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LA PROVINCE

À entendre les chroniqueurs illustres et même ceux, parmi les jeunes hommes, qui
aspirent à le devenir, en buvant de crépusculaires absinthes à Tortoni, il n’y a que deux races
d’hommes dans l’univers, races parfaitement déterminées et antipodales l’une à l’autre : les
Parisiens, c’est-à-dire des êtres merveilleux, parés de toutes les qualités du cœur, de toutes les
grâces de l’esprit, et les provinciaux, c’est-à-dire des brutes, assez semblables à des
marmottes qui dorment des sommeils de six mois, au fond des trous, ou bien encore pareils
aux hérissons qui se roulent en boule, sous des amas de feuilles sèches . Lorsqu’ils veulent
marquer d’une façon irrémédiable le mépris qu’ils ont de quelqu’un, ils disent de lui, avec un
air de supérieure impertinence et de sacerdotal dégoût : « Pouah ! c’est un provincial ». Et
voilà un homme perdu dans l’esprit des boulevardiers. On peut très facilement effacer une
condamnation pour vol ; on ne se lave jamais d’une réputation de provincialisme. C’est une
tare indélébile. Or il ne faut pas se dissimuler qu’il existe en France plus de trente-quatre
millions de gens indélébilement tarés : situation morale qui doit réjouir l’étranger, ainsi que
disent les graves écrivains qui dissertent, chaque jour, sur les événements européens.
Ce mépris et cette redoutable division ethnographique, on les doit à M. Nestor
Roqueplan, qui est resté un dieu dans le monde où l’on vaudevillise. Ce M. Nestor Roqueplan,
qu’on nous représente toujours, dans les mots de la fin, comme le raffinement intellectuel, et
aussi comme le virtuose passionné, génial et charmant, du scepticisme, croyait au Parisien. En
distillant sa philosophie, il avait découvert une mystérieuse substance qui faisait du Parisien
un être d’exception, et qu’il vendait aux badauds, enfermée dans des flacons de parfumerie,
sous l’étiquette de « Parisine », et comme recette contre le provincialisme. Pour M. Nestor
Roqueplan, en dehors de Paris et de sa parisine – hommes, bêtes et choses – rien n’existait.
Ou, si cela existait, c’était à un tel état de vie obscure, de vie embryonnaire, qu’on pouvait
affirmer que, réellement, ça n’existait pas. Quand il rencontrait un ami, il lui demandait : «
Connaissez-vous rien de plus bête qu’un marronnier ? » Et l’ami, qui était généralement M.
Gustave Claudin, s’en allait, écrasé par tant de prodigieux esprit, et il clamait à tous les vents
de la chronique : « Ah ! ce Roqueplan, quel génie ! » M. Roqueplan eût souhaité de varier la
plaisanterie en y faisant participer les autres arbres, mais le marronnier était le seul arbre dont
il sût le nom, à cause de celui du 20 mars , sans soute, qui excitait la verve des chroniqueurs
de ce temps-là, qui sont les chroniqueurs de ce temps-ci, heureusement. Peut-être aussi,
croyait-il que les marrons poussaient tout rôtis sur les plaques de tôle percée des Auvergnats :
il croyait à tant de choses, ce sceptique. Deux fois, il fut obligé de sortir de Paris, et il fut
tellement irrité, tellement froissé, tellement outragé dans sa supériorité et dans son élégance
maquillée de Parisien, par la vue odieuse des arbres, qui n’étaient pas en zinc, des fleurs qui
n’étaient pas en papier, des mers qui n’étaient pas en percaline verte, des moissons, des
horizons qui n’étaient pas peints à la détrempe sur des rouleaux de toile, qu’il se mit à
invectiver la nature, à la cribler de pauvres sarcasmes, à la traiter enfin comme une vieille
actrice qui a cessé de plaire aux avant-scènes. À ces pratiques, où l’on reconnaît plus de
naïveté encore que de perversité, il gagna une illustration qui dure encore.

* * *

M. Nestor Roqueplan a fait beaucoup d’élèves. Ce sont, pour la plupart, des gens
excessivement notoires – quelques-uns même excessivement glorieux – et qui mènent
l’opinion publique , le goût du public, par la main ou par le nez, ou par quelque membre que
ce soit. Comme il arrive toujours, les élèves renchérissent sur le maître, et, il faut en convenir,
Roqueplan est aujourd’hui bien dépassé. Il est curieux de savoir comment ces observateurs de
la vie comprennent la province et les provinciaux. Le portrait qu’ils font de ceux-ci et le
tableau qu’ils font de celle-là sont vraiment amers.
La province est une sorte de terrain vague, vaseux par-ci, pierreux par-là, à la surface
duquel, au premier abord, on ne distingue rien. Cela semble inhabité. Un vent de mort a
soufflé sur cette pauvre chose, à moins que, plausible hypothèse, la Vie, lasse d’avoir créé tant
de merveilles à Paris, ne se soit arrêtée dans son œuvre et n’ait pas voulu franchir ce morne
espace, car la Vie est bien trop parisienne pour cela. Au-dessus, le ciel est lourd, l’air pesant et
malsain ; des miasmes, de partout, s’exhalent. À peine a-t-il fait quelques pas sur ce sol
maudit, dans cette atmosphère empestée, que le Parisien le plus spirituel et le plus gai, se sent
devenir stupide et morose. Le Parisien stupide… Oui, la province a produit ce résultat, qui
paraissait impossible. Elle en a produit bien d’autres, plus effrayants encore. Je connais un
écrivain, très illustre, qui était venu en province, pour y écrire un roman vertueux, et qui tirât
surtout à plus de cent mille exemplaires ; l’écrivain a dû renoncer à cette chimère. Le
provincialisme – cette substance vénéneuse – envahit aussitôt le Parisien, l’atrophie, le
terrasse. Ses brillantes facultés se paralysent, son cerveau se vide de toutes les choses
délicates qui l’ornaient. Et le voilà semblable à quelque larve inconsciente. En vain veut-il se
rappeler qui remplit jadis, lors de la création, le rôle de Ménélas dans La Belle Hélène, il ne le
peut pas. C’est au prix des efforts les plus pénibles qu’il revoit, vacillante lumière, Christian
dans La Grande-Duchesse, et que la grande figure de Paulus lui revient, apothéotique encore,
mais incertaine et brouillée. Il avance pourtant au milieu de cette désolation. Nulle part,
aucune trace de vie, pas le moindre cordon de bec de gaz annonçant la cinq centième
représentation d’une opérette en vogue. Il ne respire plus, il étouffe ; il se rend compte
qu’aucun poète ne pourrait, dans ce milieu inhabitable, rimer le plus petit couplet de café-
concert. Et, mélancoliquement, il se prend à songer à Paris. Hélas ! c’est l’heure délicieuse où
l’on voit passer sur les boulevards M. Édouard Philippe. Ah ! quelle nostalgie… Des foules
enthousiastes se précipitent vers des gouffres de lumière, empressées à se fortifier aux
généreuses moelles de M. Albin Valabrègue. Et il entend de musicales rumeurs plus douces à
l’oreille que les harmonies d’un céleste orchestre ; ce sont les critiques et les ministres, les
députés et les gommeux, les banquiers et les savants, les poètes et les grandes dames, et les
collégiens aussi, et les mendiants, et les maîtres d’hôtel, et les concierges, deux millions
d’âmes, enfin, qui discutent pour savoir si Audran vaut Varney et si Varney vaut Lacôme .

* * *

Il avance toujours, et enfin il finit par apercevoir, étendues par terre, immobiles, des
formes bizarres, gluantes, qui rappellent vaguement la forme humaine. Il les examine avec
dégoût, les soulève du bout des doigts, en faisant une grimace. Qu’est-ce que cela ?... Est-ce
une bête inconnue ? Un germe d’homme avorté, ou bien le triomphe du mollusque avant le
règne définitif du Parisien ? Est-ce que cela parle ? Est-ce que cela mange ?... Il voit, au bord
d’un trou qui sert probablement de bouche à cette chose repoussante, de la bave verdâtre,
comme il en pend au mufle des ruminants.
– Qui es-tu ? demande le Parisien.
– Hélas ! tu le vois, répond la chose… Je suis le provincial.
– Mais pourquoi es-tu couché ainsi ?
– Que veux-tu que je fasse ?... Je n’ai pas de théâtre où aller… Jamais dans mon
pauvre cerveau ne pénétra la divine lumière qui rayonne au front de Burani… Alors je dors et
je broute…
– Pourquoi ne travailles-tu pas ?
– À quoi ?... Nous n’avons rien, nous autres, pour travailler… Ah ! si Brasseur voulait
venir chez nous, si seulement nous pouvions posséder Lassouche ou Grassot …
– Grassot ?... Mais il est mort.
– Tu vois bien… nous ne savons rien, nous autres… Nous sommes voués à l’éternelle
ignorance… Ici, c’est le royaume des ténèbres.
– Il n’y a donc pas d’usines en province, de terre à remuer, de commerce à tenter ?…
Tu ne peux donc être ni médecin, ni notaire, ni propriétaire, ni juge, ni poète, ni magistrat ?...
– En province, il n’y a rien… Et nous ne pouvons être rien… Laisse-moi dormir.
– Mais tu pourrais au moins regarder ce qui est autour de toi…
– Regarder quoi ? Est-ce qu’il y a des arbres, des fleurs, des horizons… Il n’y a rien, je
te dis… Laisse-moi brouter la terre… Et va-t-en… Car l’air est mauvais à ceux qui
s’aventurent ici… Et dans un jour, tu serais pareil à moi… Retourne à Paris… Les théâtres
sont rouverts…
– Et si tu possédais des théâtres, comme là-bas, tu serais régénéré ; la vie en toi
refleurirait.
– Dame ! je le crois, puisque c’est ce que disent les Parisiens.
– Eh bien, attends, pauvre diable… Sois résigné, pendant quelques jours encore… Je
t’enverrai Coquelin .
Le Gaulois, 20 octobre 1887

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