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Mgr Stanislas-Xavier
Touchet
La SAINTE
de la PATRIE
Vie de la
Bienheureuse
Jeanne d’Arc
P. LETHIELLEUX, LIBRARIE-ÉDITEUR
PARIS – 1921
Préface
I
Ce livre procède d’un sentiment et d’une observation dont nous
voudrions faire confidence à « l’Ami Lecteur », comme on disait jadis
avec une courtoisie de bon aloi. Je le prie de me pardonner le côté per-
sonnel du récit.
Le 8 août 1914, vers cinq heures d’après-midi (car aucun Français
qui y fut mêlé n’oubliera les détails de cette journée-là), nous nous
trouvions sur la place de Jaude à Clermont-Ferrand, attendant une
voiture qui nous conduisît à Royat. Une agitation de caractère éton-
nant (elle était à la fois très active et très silencieuse) émouvait la
vieille capitale Auvergnate. Le tocsin venait de se taire ; le tocsin de la
mobilisation ! Une femme que je ne connaissais point mais qui avait
assisté à ma messe, me dit-elle, s’approcha de moi :
– Vous êtes Monseigneur l’Évêque d’Orléans ?
– Oui, Madame.
– Ah ! Priez votre chère petite sainte, la Bienheureuse Jeanne d’Arc,
pour moi et mes enfants. Mes trois fils vont partir. Reviendront-ils ?
Et les deux pauvres yeux de cette mère, deux yeux qui ont beau-
coup pleuré depuis, je l’ai su, se mouillèrent.
– Espérez, répondis-je.
Mais elle, s’obstinant doucement, presque comme si elle ne m’eût
pas entendu, reprenait :
– Priez votre chère petite sainte pour moi et mes enfants. Priez-la
pour la France.
Je regagnai mon diocèse la nuit même. Dans la gare de Montargis
où je devais joindre la ligne d’Orléans, un train chargé de dragons ou
de cuirassiers, je ne me rappelle plus, stationnait. Un lieutenant très
jeune, très beau – qu’est-il devenu ? – me salua.
– Monseigneur, priez votre Jeanne pour nous qui nous croyons un
peu ses frères, en tout cas, qui voulons l’être.
Le samedi suivant, un groupe nombreux de femmes d’officiers se
présentaient à mon audience habituelle.
– Nous venons vous demander un conseil, Monseigneur.
4 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Documents relatifs à la fête du 8 mai, Q. V, 296. Il paraît juste de ne pas oublier ici les dames et
les jeunes filles d’Orléans, auxquelles il appartenait spécialement, il est vrai, de garder la mémoire de
notre Bienheureuse. Le Hollandais Pontus Heuterus leur rend hommage. « J’ai vu de mes yeux, dit-
il, sur un pont au-dessus de la Loire à Orléans une belle statue en bronze de la Pucelle. Elle est age-
nouillée des deux genoux devant un Christ également en bronze. Jeanne y est représentée avec les
cheveux « bellement » épars sur les épaules. Le monument est dû au zèle et à l’argent des jeunes fil-
les et des dames d’Orléans. » (Pontus Heuterus, Q. IV, 448). Mgr Dupanloup invita de nouveau les
dames et lus demoiselles d’Orléans à lui prêter leur collaboration pour une souscription publique
dont le montant servirait à poser des vitraux racontant l’histoire de Jeanne d’Arc dans la cathédrale.
Son appel fut entendu. Nous-même avons présidé à l’inauguration de ces verrières en 1897. Lors des
fêtes de la Béatification a Rome, les filles de celles qui s’étaient montrées si dévouées aux désirs du
grand Évêque, ne nous marchandèrent pas leur concours moral et pécuniaire. Nous pûmes ainsi faire
dans la Ville Eternelle des solennités dignes de la Bienheureuse et de la France.
2 QUICHERAT, V, 317.
6 LA SAINTE DE LA PATRIE
d’Orléans et le Procès de la Pucelle tant en accusation qu’en justification qui se garde encore en la Li-
brairie de Saint-Victor ». Malingre, cité par CHARPENTIER et CUISSARD, préface du Journal du Siège, V.
5 CHARPENTIER et CUISSARD, préface, LII.
12 LA SAINTE DE LA PATRIE
ses vigueurs, les avait persuadées que l’imbattable ennemi serait bat-
tu ; il avait suivi la stratégie de ce général de dix-huit ans, allant de
l’église où elle s’animait dans la prière, la communion, les larmes pieu-
ses, à la muraille et au fossé où elle enlevait et modérait à son gré les
hommes, forçait les bastilles, se faisait blesser et finalement réalisait
en trois ou quatre jours ce que les plus sages avaient traité d’impossi-
ble. Et alors, sans aucune recherche d’emphase, mais lucidement, fer-
mement, il écrivit sur son livre de tabellionnage : « Le samedy ensui-
vant, après l’Ascension de Nostre-Seigneur (7 mai 1429) et aussi
comme par miracle le plus évident qui jusqu’à maintenant ait apparu
depuis la Passion, à l’aide des dictes gens du roy et de la dicte ville
d’Orléans, fut levé le siège que les dicts Anglais avaient mis ès Thorel-
les au bout du pont d’Orléans, au costé de la Sauloigne, qui furent
prinses par effort et assault le XIIe jour du mois d’octobre précédent et
dernier passé… ad ce présent la dicte Pucelle qui conduit la besoigne
armée de toutes pièces » 1.
Le clerc de Pluscardin, qui a laissé derrière lui quelques renseigne-
ments sur le siège, a-t-il droit de trouver une place ici ? Il dit bien qu’il
a connu Jeanne aux temps où elle délivrait son pays ; même, qu’il l’a
suivie jusqu’à la fin de son existence 2. Est-ce absolument certain ?
Plusieurs méprises de son récit pourraient faire naître un doute. En
tout cas, le lecteur n’aurait guère à trouver chez lui que deux détails
assez curieux : l’un sur le Duc de Bourgogne, qui aurait négocié à
Bourges, Tours, Angers et Lyon pour décider les échevins à se donner
à lui, plutôt que de tomber aux mains des Anglais ; l’autre sur la tac-
tique des soldats de Bedfort qui auraient à peu près inventé la guerre
au fond des trous qui sévit aujourd’hui. « Dans leurs fossés et dans
leurs mines, ils avaient des appartements, des fours, des rues avec des
carrefours souterrains, semblables aux places d’une ville. Les mar-
chands, les artisans circulaient sans danger dans ces cités sous terre.
On y voyait des tavernes où se vendaient toutes les choses nécessaires
à la vie ».
Il y a, croyons-nous, une part de vérité et une part d’exagération,
dans ce double dire. Philippe de Bourgogne avait assez d’appétit pour
tenter l’absorption de Bourges, Tours, Angers, Lyon ; il en eût absorbé
d’autres. Cependant ne serait-ce pas la proposition des échevins
d’Orléans au Grand Duc qui se serait ainsi défigurée sous la plume du
moine ? Quant aux travaux souterrains, nous le verrons en son temps,
les Anglais se montrèrent de remarquables ouvriers, et leurs terrasse-
ments furent assurément considérables.
1 QUICHERAT, I, 1, 2.
2 Procès, Q. I, 191.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 349.
22 LA SAINTE DE LA PATRIE
dol, de calomnie, d’injustice, qu’elle contient des erreurs manifestes de fait et de droit ». Sentence de
réhabilitation, Q. III, 361.
PRÉFACE 27
sens psychique » : les initiés appellent ceux-ci médiums. C’est par eux
que les désincarnés nous assistent ; c’est à eux qu’aux heures décisives
ils versent les inspirations géniales qui changent le cours des choses et
sauvent les peuples.
D’où on déduirait par exemple que Clovis de Tolbiac montra bien
qu’il était un médium ; Philippe Auguste de Bouvines, Villars de De-
nain, Kellermann de Valmy, Bonaparte et Joffre aussi.
Jeanne fut un médium ! !
Elle connut, comme ils connurent tous – n’en doutons pas – la
« transe », la fameuse « transe » ou « hypnose » rapide qui annonce
aux élus que l’Esprit approche et va les posséder. Pourquoi nul histo-
rien n’en parle-t-il en ce qui touche Jeanne ? Pourquoi encore les « dé-
sincarnés » de France prennent-ils non pas des noms français, de glo-
rieux soldats français, mais des noms d’archange et de vierges
d’Orient ? On ne répond pas à cela, on ne se préoccupe pas de cela. On
veut que Jeanne ait été douée « de médiumnité ». Reconnaissons-le :
il n’en est pas beaucoup qui s’enlisent en ces étrangetés. Il est donc
permis de passer outre.
IX
1 CALMEIL, LÉBERT, LEURET, etc., Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (Paris,
tian 1, on constatera que les faits d’hallucination allégués par ces maî-
tres présentent tous le stigmate signalé par le savant auteur.
Tous sans exception sont entachés de grotesque, d’obscène, d’horri-
ble, d’impossible matériel, parmi lesquels s’ébattent des personnages,
dont le Caliban et le Bottom de Shakespeare donnent faiblement l’idée 2.
Si d’aventure le commencement du drame perçu par l’halluciné
semble à demi raisonnable, un cahot subit se produit, et les éléments
d’équilibre se dispersent dans la coutumière confusion. Tel cet esprit
distingué dont parle Falret qui était poursuivi par le spectacle gran-
diose de Jehovah créant le monde, auquel « se mêlaient des scènes des
Mille et une Nuits ».
Les hallucinés qui gardent en dehors de leurs crises – on en voit –
le plein exercice de leurs facultés intellectuelles, assistent cependant,
comme les autres, ni plus ni moins que les autres, à des spectacles ex-
travagants : têtes de mort qui marchent, maisons qui vont et viennent,
cadavres en décomposition dans des cheminées 3.
Le délire religieux n’échappe pas à l’universelle loi. La Vierge appa-
raît à un officier. Elle lui commande de faire pénitence au désert. Il
part, erre quelques jours dans une forêt près de Langres, ne se nour-
rissant que de mûres sauvages. Épuisé de faim et de fatigue, il voit,
une nuit, la lune se détacher du ciel et tomber à ses pieds, en même
temps que se montre à lui un vieillard à barbe blanche qui lui fait signe
de le suivre, etc. Swedemborg se met à table : le Père éternel se dresse
devant lui et crie : Gourmand, ne mange pas tout 4.
On pourrait multiplier le rappel d’observations analogues.
S’agit-il d’hallucinations auditives ? Souvent les voix se réduisent à
un seul et même mot incessamment répété.
Les mots sont généralement injurieux, menaçants, grivois ; ils font
rire l’halluciné aux éclats, le mettent en fureur, le plongent dans une
mélancolie noire, lui conseillent le suicide et souvent l’y mènent. La rai-
son de ce tohu-bohu de représentations et de discours, c’est que l’artiste
qui les improvise et les peint dans l’œil et l’oreille n’est autre que
l’imagination malade, débridée, soustraite par sa maladie et son débri-
dement même à toute pondération de la raison.
Où rencontre-t-on rien de semblable dans les visions de Jeanne ?
Elles ont duré entre six et sept années ; elles ont saisi la Sainte de la
Patrie encore enfant presque, et l’ont menée à l’adolescence, puis à la
jeunesse. Quelle note discordante avec le sens commun, la décence, la
Jeanne fut la santé morale et physique dans leur plus superbe épa-
nouissement. D’une endurance, d’un entrain, d’un allant que rien
n’usait, elle ne connaissait ni la fatigue ni la maladie. La simplicité de
sa foi lui donnait cette belle confiance en Dieu, ce beau courage qui la
portèrent comme une paire d’ailes au-dessus de tous les obstacles et
de tous les dangers.
Si exquise et robuste créature, si pondérée, si maîtresse de ses im-
pressions, n’était pas de celles que dilue, qu’amoindrit l’hallucination
pathologique.
XI
Jeanne, il est certain, ne fut point une hallucinée pathologique. Elle
ne fut pas davantage une hallucinée physiologique.
L’halluciné physiologique, nous l’avons vu un peu plus haut, tire de
lui-même, ni plus ni moins que l’halluciné pathologique, les matériaux
de son hallucination. Il est l’artiste qui en suscite les personnages, les
façonne, les dispose, leur prête des attitudes, des discours, des gestes.
Ses créations sont, il est vrai, rythmées et sages : par où l’abîme se
creuse entre les siennes et celles de l’halluciné pathologique. Bien en-
tendu, il ne met dans son œuvre que ce qu’il y peut mettre, ce qu’il
porte en lui-même. Le ver à soie qui tisse son cocon n’y mélange pas
de fil d’or ; il n’en a point à sa disposition, il n’en a pas en soi. L’artiste
qui rêve une œuvre d’art, ne met dans son rêve que ce qu’il porte en
ses facultés. L’halluciné physiologique ne peut, lui non plus, produire
une hallucination dépassant sa puissance intellectuelle et sa vigueur
morale. Celles-ci seront la limitation de celle-là.
Jeanne, par hypothèse hallucinée physiologique, n’a pu produire
des hallucinations que proportionnelles à ses facultés ; sa conception
hallucinatoire en portera l’empreinte, le développement et les bornes ;
elle sera faite à leur image et ressemblance.
Il pourra en aller autrement, si au lieu d’une conception hallucina-
toire fille de son imagination, Jeanne est posée devant une vision vou-
lue, réglée par la Cause première ; étant loisible à celle-ci de déterminer
des phénomènes qui dépassent de beaucoup les facultés naturelles de la
voyante, qui les grandissent, les surélèvent, et « permettent de cueillir
des figues », suivant le mot évangélique, sur l’humble buisson, capable
au plus, sans le secours surnaturel, de produire des mûres sauvages.
Le débat se ramène donc à ceci : Jeanne fut une voyante, un géné-
ral d’année, un politique, un théologien, un prophète ; elle attribua
tout ce qu’elle fit en ces qualités à ses Voix.
Vous dites, vous, les partisans de l’hallucination physiologique, que
ses Voix ce fut elle se parlant à elle-même. Bien. Mais alors faut-il
qu’elle-même, elle seule, la paysanne de treize à dix-neuf ans, explique
36 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 52.
2 Ibid.
3 Ibid., Q. I, 171.
4 RENAN, Les Apôtres, 215, etc.
PRÉFACE 37
1 Jamais la représentation mentale, même portée à son plus haut degré, n’arrivera jusqu’à la
production de ces sensations extérieures si nettes, si précises, qui constituent la véritable hallucina-
tion. Le peintre, qui a gravé dans sa mémoire un modèle, ne le voit pas des yeux du corps, mais men-
talement, sans que jamais il puisse arriver à se le représenter matériellement (Traité du délire, 247).
38 LA SAINTE DE LA PATRIE
dans son cueur son humble requeste à Nostre Seigneur que si ainsi es-
tait qu’il fût vray descendu de la noble mayson de France, qu’il Luy
plust de luy garder et deffendre son royaulme…, (que si non, il lui)
donnât grâce de eschapper, sans mort ou prison, en Espaigne ou en
Écosse » 1.
À Poitiers, elle réclame « une espée ensevelie dans la chapelle de
Sainte-Catherine-de-Fierbois, où il y avait en la lame, assez près du
manche, cinq croix ». On lui demanda « si elle l’avait oncques vu : elle
dist que non : mais elle savait bien qu’elle y estait ». L’histoire sait
aussi qu’on la trouva.
Même lieu : à ce « bien notable homme, maistre des requestes de
l’hostel du roy » qui lui dist :
– On veut que vous essayiez à mettre vivres dans Orléans. Ce sera
forte chose pour les bastilles des Anglais qui sont forts et puissants.
– En nom Dieu, nous les mettrons dedans Orléans à notre aise ; il
n’y aura Anglais qui sorte et fasse semblant de l’empescher » 2.
Le prodige est que les choses se passèrent ainsi. Les Anglais ne
bougèrent point ; pas plus que s’ils avaient été frappés de stupeur.
Pendant le siège d’Orléans, à toute la ville : « Je serai blessée d’un
trait, mais je n’en mourrai pas ; et à l’été prochain le roi sera couronné
à Reims » 3.
À Glacidas qui l’insultait et après l’avoir exhorté à se rendre, par pi-
tié pour son âme : « Tu mourras donc, et sans saigner ». Il s’engloutit
dans la Loire 4.
À Jean Pasquerel, le mercredi vigile de l’Ascension : « Avant cinq
jours le siège d’Orléans sera levé et ne restera pas un Anglais devant
les murs de la ville » 5. Ce fut vrai à la lettre ; dans la journée du
dimanche, les Anglais finirent d’évacuer leur bastille. Il n’en resta
pas un.
À André Viole le matin du 7 mai 1429 : « La bastille des Tourelles
sera prise et je rentrerai dans la ville par le pont ». C’était apparem-
ment impossible, continue Viole ; le pont avait été rompu : ce fut tout
de même 6.
Aux conseillers du Dauphin sous les murs de Troyes : « Noble
Dauphin, ordonnez à vos gens de se disposer à assiéger la ville de
Troyes, et ne prolongez pas plus longtemps les Conseils. Au nom de
Dieu, avant trois jours je vous ferai ouvrir les portes. Le Fausse Bour-
gogne en tombera de stupeur » 1. L’oracle se réalisa.
Au Dauphin lui-même qui s’apeure à l’approche de Reims parce
qu’il manque d’artillerie pour forcer les murs, si les ponts-levis de-
meurent baissés : « N’ayez aucune peur, les Bourgeois viendront au-
devant de vous. Avant que vous soyez devant leurs remparts, ils se se-
ront rendus » 2.
À ses juges elle a prédit le retour de Paris à la monarchie nationale :
« Avant qu’il soit sept ans les Anglais perdront une ville plus grande
qu’Orléans. Je le sais par les révélations de mes Voix. Je serais bien
malheureuse qu’il fallût attendre sept ans » 3. Cinq ans et quarante-
cinq jours plus tard, Paris redevenait la Capitale de Charles VII.
Encore : l’échec complet des Anglais en France par la perte d’une
grande bataille : « Ils perdront une bataille comme ils n’en ont jamais
perdue. La victoire que Dieu enverra aux Français sera immense » 4.
En 1453, le 17 juillet, 24e anniversaire du sacre, la journée de Castillon
où fut tué le grand Talbot, décida du sort de la Guyenne qui fut resti-
tuée à la Mère Patrie… « Et ce sera sous Charles VII qui aura tout le
royaulme ».
Parfois, il est vrai, elle ne saisit pas le sens du prophétisme qui la
concerne, mais nous avons d’autres exemples de ce cas. Lorsque Jésus
dit à Pierre, en faisant allusion aux chaînes de sa captivité et à son su-
prême supplice : « Quand tu étais jeune, tu ceignais tes reins et tu al-
lais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, un autre te liera et te mènera
où tu ne voudrais pas aller » ; ni lui ni qui que ce soit des douze ne
comprit. Ainsi de Jeanne. Si elle eut des lueurs, elle n’eut pas de lu-
mières complètes sur les événements qui amèneront la fin de sa capti-
vité. « Sainte Catherine me dit que j’aurai secours : mais ne sçais si ce
sera à estre délivrée de la prison… Et le plus me disent mes Voix que je
serai délivrée par grande victoire ; et après elles me disaient : Pran
tout en gré, ne te chaille pas de ton martyre ; tu t’en viendras enfin au
royaulme de Paradis ». Le lien entre la victoire, le martyre, le royaume
de Paradis, après l’événement, pose la parole dans une clarté san-
glante. Il est certain que les Voix lui prédisent la victoire du martyre, la
victoire qui ouvre le Paradis. Jeanne attendait une autre victoire.
L’inspiration prophétique ne peut être niée à Jeanne. Où Jeanne
l’a-t-elle puisée ? À quelle source a-t-elle bu la science qui ouvre
l’avenir ? La source fut-elle en elle-même ? Comment son esprit eût-il
un homme, cela irait ; cela s’est vu, pas tout à fait ; à peu près. Mais
une jeune fille !… N’importe, ayons confiance. Elle passera un jour,
telle qu’elle est, sous le portique de Saint-Pierre ; et le Pape lui posera
sur le front une auréole qui sera plus éclatante que ne fut jamais son
cimier. Addio, Monsignore ! » 1.
Réfléchissant à cette prédiction de l’illustre chancelier 2, nous avons
pensé, plus d’une fois, que l’élévation de Jeanne aux honneurs des au-
tels pouvait être un moyen providentiel de rapprochement entre les ca-
tholiques momentanément et durement divisés par la funeste guerre,
qui désole et terrifie l’humanité.
Tous les saints ont une vertu dominante autour de laquelle les au-
tres s’étagent pour la soutenir et la porter plus haut. Saint Étienne eut
la foi ; saint Paul, saint Dominique et saint François Xavier, le zèle ;
saint Benoît, la divine sagesse ; saint François d’Assise, la passion de la
Croix ; saint Ignace de Loyola, le culte de la gloire de Dieu ; sainte Thé-
rèse, l’oraison ; saint Vincent de Paul, la charité ; le saint Curé d’Ars, la
pénitence.
Et Jeanne d’Arc, que représente-t-elle donc ?
On ne peut hésiter : le courage militaire surnaturalisé par la foi,
l’humilité, l’inspiration, le sacrifice chrétien.
Or, en ces trois dernières années, le courage militaire, le terrible et
sublime courage militaire est partout, dans tous les fossés, derrière
toutes les batteries de canon, sur toutes les mers, dans tous les cieux.
Jamais les peuples de tout nom n’en ont autant fourni. Dans cette mê-
lée fabuleuse où les ordres se donnent, où les colères s’expriment, où
les espoirs et les désespoirs se clament en toute langue, où se détrui-
sent les sentiments naturels qui tendaient – on le croyait – à établir
quelque unité au sein de la race ; dans notre Babel de massacre, où,
pour comble, on se dispute jusqu’à Dieu, que des mains rouges de sang
humain déchireraient plutôt que de laisser le bénéfice de sa puissance
à l’adversaire, que reste-t-il de commun puisque rien de la terre ni du
ciel n’est demeuré commun ? Une chose : le courage.
Eh bien, que l’humanité entière s’agenouille devant le courage sur-
naturalisé : que lui soit donné de rendre un culte au courage surnatu-
ralisé ! Que se dresse au moins un autel où l’on honore quelque chose
qui demeura substantiellement intact et à tous, au milieu de l’effro-
yable dispersion du reste ! Que Jeanne la courageuse dans la sainteté,
ait pour fidèles tous les courageux ! Si elle a pour fidèles tous les cou-
1 Conversation avec le cardinal Parrochi, trois jours avant sa mort. C’est le même jour, croyons-
nous, qu’il dit à Mgr Martini, aujourd’hui défunt : Signor avvocato, trattate mi bene la mia Pulcella !
2 Le cardinal Parrochi nommé chancelier de l’Eglise Romaine après avoir été vicaire de Sa Sain-
rageux, elle aura pour fidèles tous les soldats : il s’en trouvera d’un cô-
té et de l’autre de la tranchée.
Et puisqu’il faudra bien, justice ayant été faite, que les haines dimi-
nuent, qui sait si Jeanne ne sera pas un des organes de l’apaisement.
Elle disait aux Anglais de son temps que nous avions chose meilleure à
faire, eux et nous, que nous battre. Pourquoi ne reprendrait-elle pas le
même discours et ne dirait-elle pas, non à deux peuples mais à une
douzaine, qu’ils ont mieux à faire que s’égorger, que tuer les enfants à
leurs mères, les époux à leurs femmes, les pères à leurs petits ; que les
forces civilisatrices et progressives ne peuvent pas être éternellement
entravées ; et qu’il est beau, qu’il est bon de faire pousser un sillon de
blé où tomba un régiment.
XIV
Et maintenant, ô Jeanne vierge sacrée de mon pays, plus belle que
les jeunes filles inventées par la Grèce harmonieuse, plus divine que
les femmes augustes dont la Bible nous a transmis l’histoire sur les ta-
bles d’airain et d’or, je me prosterne devant votre image pour vous of-
frir ce livre.
Soyez-moi témoin ! Chaque journée du quart de siècle bientôt qui
vient de s’écouler a augmenté mes admirations et mon amour pour
vous. Pas une n’a commencé sans que – mes devoirs ayant été offerts
au Christ éternel et à sa Mère – je vous aie saluée et aie appuyé mes lè-
vres pieuses sur votre pied chaussé de fer. Je vous ai mêlée par la
prière à mes travaux, à mes joies, à mes peines. J’ai senti plus d’une
fois votre bénédiction descendre sur moi, protectrice. Assistez-moi
dans l’œuvre que j’entreprends. L’ombre des choses s’allonge derrière
moi ; ma plume n’a plus, je le crains, les vigueurs de jadis ; aidez-moi.
Ma meilleure, mon unique récompense, ô chère Sainte de la Patrie, se-
rait de vous faire connaître et aimer un peu plus.
En dehors de mon salut, du salut de mes fils spirituels, du bien de
la sainte Église et de la grandeur de mon pays, je ne désire rien, rien,
que voir poser sur votre front la couronne de la canonisation. Aurai-je
cette joie ? Si elle me venait du ciel et de la paternité du suprême Pon-
tife, je réciterais volontiers le Nunc dimittis des adieux d’ici-bas : la vie
m’aurait donné tout ce que j’ai sollicité d’elle.
La décevante fera-t-elle cela ?… Du moins, ô Jeanne, aurai-je jus-
qu’aux limites de mes jours accompli près de vous le service auquel je
me suis voué.
Je crois à votre sagesse précoce, petite fille de Domrémy ; à vos ap-
paritions, à votre foi, à votre obéissance qui vous détachèrent des em-
brassements de vos amies, des bras de votre père, du sein de votre
pauvre mère.
46 LA SAINTE DE LA PATRIE
I
Il faut repousser avec énergie la doctrine de substance matérialiste
et déterministe, d’après laquelle les aptitudes et les opérations des
hommes supérieurs trouvent leur raison d’être, à peu près strictement
et complètement, dans les temps et le milieu où ils naquirent et se dé-
veloppèrent. Cependant refuser toute influence à ces deux facteurs se-
rait exagéré ; pourvu toutefois qu’il ait été sérieusement établi que le
politique, le soldat, le littérateur, l’artiste, dont il s’agit, furent vrai-
ment à même de se laisser pénétrer par les souffles ambiants, auxquels
sont attribués tantôt certaines dépressions morales, tantôt certains
sursauts d’énergie et d’activité.
Aussi, un coup d’œil rapide sur l’état du monde et sur celui de la
France, à l’époque de la Sainte de la Patrie, ne saurait être jugé super-
flu : ce sera l’objet de nos deux premiers chapitres.
À qui aura regardé d’un peu près ses contemporains, la physiono-
mie morale de la vierge héroïque et pure apparaîtra, pensons-nous,
plus vive et plus nette : le dessin détaché sur ce fond prendra du relief.
L’extraordinaire efficacité d’un passage aussi rapide ici-bas deviendra
plus saisissante, et – tranchons le mot dès maintenant – plus visible-
ment surnaturelle.
48 LA SAINTE DE LA PATRIE
II
C’est le 6 janvier de l’année 1412, d’après l’opinion communément
reçue, que Jeanne d’Arc vint au monde ; étoile de notre histoire, étoile
de toute histoire nationale, dans la fête de l’étoile : petite fille qui de-
vait sauver un trône et une monarchie, dans la solennité des Rois.
Étant admise la convention qui ouvre les Temps Modernes à la
prise de Constantinople par les Turcs de Mahomet II en 1453, le
Moyen Age touchait à sa fin. Lors donc que nous parlons du temps de
la Bienheureuse, nous entendons la période qui s’étend de 1375, un
peu plus un peu moins, à 1450 un peu plus un peu moins.
Si les jours de l’Humanité ont jamais été bons, ce ne fut pas alors.
Le monde bien connu est fort étroit. Il ne comprend – ou guère ne
s’en faut – que l’Europe et l’Asie. Celle-ci même n’a pas été explorée
totalement. De l’Afrique on fréquente seulement l’extrême Nord et
l’Égypte. Les immensités du continent noir se dérobent. Les îles de
l’Océanie n’ont pas été abordées. De l’Amérique on ne se souvient
plus, supposé que quelque découvreur l’ait anciennement vue. Il faut
attendre soixante-quinze ans et plus, avant que Christophe Colomb
lance ses aventureuses caravelles, la Santa Maria, la Niña, la Pinta, à
travers des flots inconnus, sous des astres inaperçus encore des Euro-
péens, vers l’archipel de Bahma.
Or, ce monde très petit est durement écrasé. On ignore à quelle épo-
que précise l’effroi des fidèles et celui des Pasteurs introduisirent dans
les litanies des Saints l’invocation douloureuse : « A peste, fame et bel-
lo, libera nos, Domine : De la peste, de la famine, de la guerre, délivrez-
nous, Seigneur ! ». Indubitablement ce dut être la prière du temps dont
nous parlons. Quelles villes et quelles campagnes du continent échap-
pèrent aux abominables fléaux ? Il n’y a pas si longtemps que la peste
noire a fait le tour du monde, de 1346, l’année de Crécy, à 1363, presque
celle de Poitiers ; partant des obscures régions de la Chine ; désolant et
affolant successivement l’Asie Mineure, l’Arabie, l’Afrique, l’Égypte, la
Grèce, la Sicile, l’Italie, la France, l’Espagne, la Suède, la Norwège ; fau-
chant les peuples, vingt-cinq millions d’hommes en Europe, vingt-trois
millions en Asie ; ne lâchant prise que petit à petit, lentement, à regret,
dirait-on. L’horrible visiteuse, ou quelque chose qui lui ressemble fort,
revient sous Charles VI. Du 8 septembre au 8 décembre (1418), quatre
mois après le massacre populaire organisé par le potier d’étain Lam-
bert, quatre-vingt mille personnes furent enlevées à Paris 1. Les fos-
soyeurs disaient cent mille 2. Paris fut presque changé en désert.
1 Monstrelet.
2 Ibid.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE DANS LE MONDE 49
Causes de la perdition de la France sous Charles VI : une minorité de huit ans ; une
vie de mi-raison de quatre ans ; trente ans de démence. – Querelles des oncles du
roi pendant sa minorité ; dilapidations ; émancipations ; guerre dont on lui fait por-
ter la responsabilité : Roosebeke. – Tempérament impulsif du roi : au lieu de le cal-
mer, on l’excite ; ses plaisirs ; ses chasses ; son mariage. – Pas un cœur pour le sou-
tenir et soutenir le pays ; ses oncles pensent à eux-mêmes ; son frère est un char-
mant homme mais léger, bientôt assassiné d’ailleurs par Jean de Bourgogne ; Isa-
beau est une mauvaise femme ; le Dauphin est éloigné de son père. – Hors de la fa-
mille royale il n’y a pas non plus de concours utile : ni de l’Université, grand corps
actif et influent mais révolutionnaire ; ni du parlement qui se tient de parti pris a
l’écart ; ni des États généraux ; ni du peuple qui aime le roi mais ne fut jamais une
force de pouvoir, quoique pouvant être une force d’appui. – S’il n’y a plus d’autorité
en France, en revanche, il y a deux gouvernements : celui de Paris ou de Troyes et
celui de Bourges. – Leur délimitation ; leurs attributions. – La situation s’aggrave
par l’invasion anglaise de Henri V. – Portrait de ce Henri, l’une des plus complètes
et terribles figures de conquérant qui se puisse rêver. – Tentative d’accord entre
Français : son échec. – Perrinet Leclerc ouvre Paris aux Bourguignons. – Danger
croissant du voisinage de Henri V. – Essai d’entente entre le Dauphin et le Duc de
Bourgogne ; le meurtre de Jean sans Peur à Montereau. – Philippe le Bon, fils et hé-
ritier de Jean sans Peur, se jette dans les bras des Anglais ; Isabeau adhère à l’allian-
ce ; traité de Troyes (1419). – Reconnu par tous les souverains étrangers, sauf par le
pape Martin V. – Fin juridique de la France. – Misère profonde du Dauphin. – Hen-
ri V entre à Notre-Dame avec Charles VI et Isabeau. – Mort imprévue du conqué-
rant. – Vive Henri VI de Lancastre par la grâce de Dieu roi de France et d’Angle-
terre ! – Où donc est le secours ?
I
Charles V, usé par le travail et la souffrance, s’éteignit dans la qua-
rante-quatrième de ses années (1380), laissant pour héritier un enfant
de douze ans, impulsif, passionné de fêtes, de chasses, d’exercices phy-
siques où il excellait, nourri de romans de chevalerie, et ne rêvant que
« vaillantises » avec beaux coups de lance.
Afin de décider lequel des trois prendrait la tutelle du jeune prince,
peu s’en fallut que ses oncles Anjou, Berry, Bourgogne fissent de san-
glantes funérailles au roi sage, qui n’avait jamais tiré l’épée qu’à regret.
Finalement l’antique droit prévalut : l’aîné, d’Anjou, fut déclaré régent.
Chacun des prétendants n’en résolut pas moins fermement, en son pri-
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 57
1 Il servit en grande partie au duc d’Anjou lorsque celui-ci fut appelé à la succession du royaume
1 Le Religieux.
62 LA SAINTE DE LA PATRIE
1Jean de Bourgogne.
2On assassina dans le Châtelet et à la porte du Châtelet, presque avec le rituel des massacres de
septembre.
3 Un musicien nommé Courtebotte, etc.
4 La Rivière, etc.
5 JUVÉNAL des URSINS.
6 Cité par Barante.
7 JUVÉNAL.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 63
1 JUVÉNAL.
2 Ibid.
3 Ibid.
64 LA SAINTE DE LA PATRIE
du chef d’un homme ; qu’est-ce que cela nous fait ? Que nous fait un
prétendu droit salique ? Pourquoi pas se rallier à l’Anglais qui est
fort ? Pourquoi pas devenir Anglais ? On le contraindra, lui, à devenir
Français.
Terrible pourquoi pas ! qui ouvrait l’accès du trône des Capétiens
au Lancastre, et menaçait la nation.
Le dernier mot de la situation se trouvait ainsi dit. De chute en
chute, d’abandon en abandon, le peuple de Paris en arrivait à faire bon
marché de la dynastie nationale.
Celle-ci, en résumé, incarnée dans le Dauphin, se trouvait destituée
de tout état et découronnée de tout prestige. La France périssait faute
d’autorité ; ni Peuple, ni Parlement, ni Université, ni Ducs, ni Dau-
phin, ni Reine, ni Roi n’en avaient plus. L’impuissance, l’incohérence,
l’immoralité civique, pour le moins, étaient partout. La nation Fran-
çaise décentrée attendait sa fin ; cent fois pis que cela, elle la souhai-
tait ! non seulement à Paris, mais en grand nombre de lieux.
VI
Que la France ne fût plus conduite, qu’il n’y eût plus chez elle
d’autorité, cela ne signifie point qu’elle n’avait pas de gouvernements :
elle n’en avait que trop. Autorité et gouvernement sont mots qui ex-
priment des idées bien distinctes.
Les provinces immédiatement soumises à la couronne en eurent
deux, à partir de 1418. Le premier siégeait à Paris, quand il n’était pas
à Troyes. Il avait pour chef nominal la Reine qui exerçait « la lieute-
nance » au lieu de son mari. Son chef réel était Jean de Bourgogne.
Le second siégeait à Bourges et à Poitiers : c’était celui du Dauphin
« régent », par suite de l’incapacité de Charles VI.
Ces deux gouvernements, du lieutenant et du régent, levaient des
impôts, organisaient les services judiciaires et administratifs, recru-
taient des armées ; surtout ils se haïssaient. En droit public, le seul lé-
gitime était celui du Dauphin.
Vu l’état où se trouvait son père, la régence lui revenait sûrement,
lorsqu’il eut atteint sa majorité.
Le résultat de ce dualisme fut ce qu’il pouvait et devait être. En
conséquence d’un doute qui n’exista que pour ceux qui voulurent dou-
ter, les grands feudataires, déjà peu contenus par le lien féodal, fort lâ-
che quand il s’agissait d’aussi considérables personnages, tendirent à
l’émancipation complète.
La Bourgogne, l’Armagnac, le Berry, la Bretagne constituèrent des
États, plutôt que des apanages astreints à des services déterminés en-
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 65
1 Tel Alain Blanchard, après la prise de Rouen, ou encore les défenseurs de Montereau, etc.
2 À Melun, il stipula avec la garnison qu’elle sortirait la vie sauve et sans être mise a rançon.
Mais il interpréta lui-même la convention et voici les étranges conclusions : 1° La garnison serait re-
prise et renvoyée à Paris après qu’on l’aurait laissée sortir : 2° Les chefs Préaux, Goresne, Louis Jou-
venel, seraient remis au sieur de Châtillon qui les rançonnerait : car le roi d’Angleterre s’en ferait
scrupule bien entendu.
3 L’Isle-Adam l’ayant regardé en face en lui parlant : « – Comment, lui dit l’Insulaire, osez-vous
regarder un prince quand vous lui parlez ? – La coutume des Français est telle, répondit le capitaine,
que si un homme parle à un autre de quelque état qu’il soit, prince ou autre, les yeux baissés, on dit
que ce n’est pas un homme loyal puisqu’il n’ose regarder au visage celui auquel il parle. – Ah ! Dieu,
telle n’est pas notre guise », reprit le roi. Et depuis le roi Henri chercha et trouva l’occasion de faire
emprisonner L’Isle-Adam qui ne sortit point du vivant du Roi Henri.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 67
1 Il fit répondre à Jean par son secrétaire : « Le Roi est fou, le Dauphin mineur, et le duc de
Bourgogne n’a pas qualité pour rien céder en France ». Au messager du Dauphin : « Pourquoi négo-
cier ? Nous avons les lettres de votre Maître au Duc de Bourgogne, par lesquelles il lui propose de
s’unir à lui contre nous ».
68 LA SAINTE DE LA PATRIE
IX
Un roi de France n’étant pas roi, tant qu’il n’avait pas Paris, l’An-
glais voulut une entrée à Paris. N’étant pas non plus de ceux que
contente le tapage des vivats, il réclama quatre citadelles qui le rassu-
reraient mieux que des protestations officielles de fidélité : Vincennes,
la Tour de Nesle, la Bastille, le Louvre. Il venait de pendre à Melun des
chevaliers, des Écossais, des bourgeois, des moines : on ne résiste pas
à cette sorte d’hommes : il obtint tout ce qu’il voulut. Sa prise de pos-
session fut singulière. Charles VI, hagard, menait la chevauchée. No-
tre-Dame ouvrit ses portes augustes au beau-père et au gendre. Ils bai-
sèrent les reliques. Le peuple les « reçut moult joyeusement et hono-
rablement ». Il cria Noël !
Bientôt Charles VII fut cité par Charles VI à comparaître « à la ta-
ble de marbre », pour s’entendre dire justice sur la mort « piteuse » de
Jean sans Peur. Henri, « le bon et cher fils », siégea sur le même banc
que son beau-père Charles. Le Dauphin fut condamné, par défaut, au
bannissement, et déclaré déchu (3 janvier 1421). Les gouvernements
étrangers furent avisés de cet arrêt. Ils reconnurent le fait accompli :
tous, sauf un, le pape.
C’était Martin V, un grand homme dont la France doit garder le
nom.
En droit, le Dauphin était du coup mis au ban de l’Europe, mais
non de l’Église. Il était le dépouillé, mais pas le maudit, puisque les
mains sacrées du Pontife ne s’étaient pas levées contre lui.
En fait, son misérable État encerclé dans une pince formée par les
provinces du Bourguignon et celles de l’Anglais, ne respirait plus sur la
mer sinon par la Rochelle. Si la pince se resserrait, le royaume de
Bourges volerait en éclats et son roi irait se broyer sur les Pyrénées, sa
seule frontière solide ; à moins que lui-même n’eût été pris aupara-
vant, avec ses derniers fidèles.
Cependant il n’a plus le sou. À bout d’expédients financiers, il em-
prunte à ses conseillers, à ses géniteurs, à ses amis ; tout le monde lui
prête à la petite semaine, bien entendu. Il lui arrive de soupçonner, en
son for intérieur, sa misérable mère ; il suspecte le sang qui lui coule
aux veines ; il doute de ses droits, de tout lui-même. Est-ce que Dieu
permettrait qu’il subît une pareille détresse, s’il n’était réprouvé pour
sa naissance même ?… Le présent l’écrase ; il n’a pas foi en l’avenir. Et
il est le Roi.
X
Or, en écrivant ces lignes, il me revient à la mémoire une sentence
de la Sagesse juive : « Le deuil n’est pas loin des cimes de la joie ».
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 71
homme, par lequel il m’a fait révéler plusieurs choses à vous dire, les-
quelles touchent et votre âme et votre corps. La volonté de Dieu est
que désormais vous cessiez de tourmenter son chrétien peuple de
France dont les clameurs, sous votre fléau qui le châtie, ont provoqué
sa pitié. Ce n’est pas en effet pour être le persécuteur des chrétiens
qu’il vous a donné élévation et gloire… Et de persévérer plus avant
dans ce royaume, Il vous le défend, et vous avertit que si vous donnez
attention et soumission à son commandement, cela vous tournera à
gloire et salut ; mais si vous y contredisez, ce vous sera abrègement de
vie et appel sur vous de sa colère ».
Nous connaissons l’ermite de Georges Chastellain. Il venait de
Saint-Claude en Franche-Comté, où il s’était appliqué à toutes les ver-
tus de la vie solitaire : il se nommait Jean de Gand. Il mourut à Troyes
« à l’hostel des Trois Maures », fut inhumé dans l’église des Jacobins.
Louis XI demanda sa canonisation à Sixte IV 1.
Le roi anglais considéra l’ermite « comme un abuseur et un per-
sonnage feint ». Mais celui-ci voyant que le souverain ne voulait pas se
déprendre « de la vanité temporelle », lui dit pour conclusion que
« avant le dernier jour de cette présente année, le roi se ressentirait de
la main de Dieu, dont le courroux l’atteindrait et ne s’apaiserait que
par sa mort ».
Effectivement, vers le milieu de l’hiver 1421, tandis qu’il assiégeait
Meaux, où le bâtard de Wauru, le pire des scélérats d’ailleurs, se défen-
dait comme un lion, Henri fut saisi par la dysenterie qui ne lui pardon-
na pas. Énergique jusqu’au bout, il essaya vainement de dissimuler son
état ; il finit par ne plus pouvoir monter à cheval. Alors il s’enferma
dans Vincennes, y appela son frère Bedfort, et ordonna qu’on lui re-
trouvât l’Ermite. Bedfort vint. Il reçut du mourant les plus sages
conseils, en vue de la régence qu’il exercerait pendant la minorité du
petit Henri VI, âgé d’un an environ. « Par-dessus tout, que jamais le ré-
gent ne se brouillât avec le Duc de Bourgogne et que jamais il
n’abandonnât la Normandie ». Quant à l’Ermite on ne le retrouva
point : nul ne le connaissait. Finalement, il se présenta de lui-même.
Henri V, « soupirant son repentir », s’enquit « si en consentant ce dont
il avait fait refus, il pourrait recouvrer la santé et apaiser la colère de
Dieu ». Le saint homme répondit par des paroles de consolation : le Roi
ne devait pas douter de la miséricorde céleste. Sur quoi le roi lui de-
1 « Très Saint-Père, écrivait Louis XI à Sixte IV en 1482, il nous est venu en mémoire que durant
la vie de notre très cher seigneur et père, que Dieu absolve !… un hermite qui se tenait à Saint-Claude
et qui était renommé être de très bonne et sainte vie, vint plusieurs fois vers notre dit feu seigneur et
père et lui signifia qu’il aurait lignée masle et le premier succéderait a la couronne de France qui a été
nous… », etc. (Reproduit par M. le chevalier Pidoux, avec la citation de Chastellain : Un précurseur
de Jeanne d’Arc : Le Bienheureux Jehan de Gand).
76 LA SAINTE DE LA PATRIE
Tout près est la maison de Jacques d’Arc. Elle a été remaniée, elle
aussi, au cours des siècles. Il n’est pas interdit de penser, toutefois, que
ses dispositions intérieures essentielles subsistent. Dans ce cas, il fau-
drait croire qu’elle se composait d’une pièce principale et d’un cabinet.
La pièce principale servait de chambre à coucher au père et à la mère,
ainsi que de cuisine et de salle à manger à toute la famille. Le cabinet fort
exigu était le dortoir des deux filles. Au-dessus, il y avait un fenil ; à côté,
quelque part, une étable et une grange qui ont disparu. Du four à pain,
on montre encore – non sans probabilités – une petite substruction.
Les autres endroits nommés dans les Procès sont le château de
l’Isle, maison forte qui servit à abriter les troupeaux et les récoltes en
cas d’alerte (elle fut prise à bail par Jacques d’Arc et quelques-uns de
ses concitoyens) ; la fontaine des groseilliers à quatre cents mètres du
bourg qu’elle fournit d’eau ; la fontaine des Rains, c’est-à-dire des
Buissons où Jeanne a bu étant petite, le dimanche de Lætare ; le Beau
May autour duquel les enfants faisaient des danses rondes ; enfin le
Bois chesnu ou chenu que Jeanne ne fréquenta nullement 1, et où elle
n’entendit jamais ses Voix que l’on sache.
Qu’on se figure maintenant épandues autour de l’église et du châ-
teau de l’Isle face au levant ou au midi, une quarantaine de chaumières
à toit bas, avec, devant chaque porte, des charrues, des fumiers, des
tas de paille et de foin, on aura l’idée de Domrémy au XIVe siècle ;
quelque chose de calme, quand les hommes d’armes n’y passaient pas,
d’effaré quand ils y passèrent (ce fut rare), de très laborieux toujours,
d’assez séparé du reste du monde, d’assez pauvre, et, certainement, de
très religieux, de fort propre enfin à voir naître et grandir ce lys can-
dide que fut la Sainte de la Patrie.
C’est là, en effet, que vivaient de l’exploitation d’un petit domaine
agricole le père et la mère de Jeanne avec leurs enfants.
IV
Le père se nommait Jacques d’Arc. Né à Séfond près de Montieren-
der ou bien à Sermaise près de Vitry-le-François, il était d’origine
Champenoise. Sa mère s’appelait Isabelle (en patois Zabillet) Romée 2.
L’un et l’autre jouissaient d’une réputation bien établie d’honnêteté et
de vaillance au travail. « J’ai pu m’en assurer, dit le vieux Bertrand de
Poulengy : c’étaient d’excellents travailleurs et de fervents catholi-
ques ». Jean Morel de Greux, la veuve Estellin, la veuve Thevenin, Guil-
lemette qui les avaient bien connus, leur rendent le même témoignage 3.
1 Jeanne, Q. I, 68.
2 Ibid., I, 16 ; II, 388.
3 QUICHERAT, II, 388, 395, 397, 414, etc.
80 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 132.
2 Valeran Varannes, Q. V, 83.
3 QUICHERAT, V, 232.
4 Jeanne, Q. I, 131.
5 Ibid., 132.
6 L’existence de cette fille est certifiée par les témoignages de Michel Le Buin, de Perrin le dra-
que parler veut dire. Il n’a pas inventé ; il a été un écho fidèle. Il a rap-
porté ce qui se disait autour de lui. Que les merveilles de cette nuit
soient absolument historiques, je ne voudrais pas l’avancer sur la foi
de cet unique écrivain. On est étonné qu’aucun des témoins de Dom-
rémy n’ait fait allusion au prodige, si prodige il y eut. La lettre s’inspire
probablement trop de la Nativité de saint Jean-Baptiste, d’après saint
Luc. Au moins demeure-t-il prouvé par elle, qu’à la cour du roi Charles
VII, en juin 1429, on croyait que des prodiges avaient dû signaler l’en-
trée de Jeanne dans le monde. « La messagère de Dieu à la France 1,
divinitus missa », méritait cet honneur.
Au surplus, et c’est là le beau, la postérité sera de l’avis du Sénéchal
de Berry. Elle estimera que jamais trop de fleurs ne seront déposées
sur le berceau de Jeanne, pas plus, du reste, que trop de lauriers sous
ses pas, et trop de palmes sur son bûcher.
Maître Jean Minet, curé de Domrémy, la baptisa 2.
Elle eut plusieurs parrains et plusieurs marraines suivant l’usage
du temps. Lors de son procès à Rouen, elle nomma parmi les compè-
res Jean Barrey 3, qui était de Neuchâteau, et Jean Lingue. Il y eut en-
core Jean Morel de Greux, Jean Rainguesson. Les marraines furent
Jeanne, femme de Thévenin le Royer, Agnès, Sybille, Jeanne Thiesse-
lin, Béatrix Estellin. Quand la réunion des Jean et des Jeanne était si
nombreuse, il n’y avait pas à douter du nom qui serait donné à
l’enfant : on l’appela Jeanne.
L’avenir de la petite fille était clos. Quand, le soir venu, parrains et
marraines, suivant l’usage, rompirent ensemble une tourte de pain bis
et vidèrent, à la prospérité de leur filleule, un verre de vin rose, ils ne
savaient pas devoir être si bien exaucés.
Le nom qu’ils venaient d’imposer était prédestiné à l’une des plus
pures, des plus rares gloires devant les hommes et Dieu.
1 Boulainvilliers, Q. V, 115.
2 QUICHERAT, I, 46.
3 Ibid.
Chapitre IV
L’enfance de Jeanne jusqu’a la première
apparition de Saint Michel Archange
(1412 à 1424)
La petite enfance de Jeanne. – Elle ne fut pas une enfant prodige ; elle fut une en-
fant vertueuse : ses qualités naturelles ; ses qualités morales ; ses qualités chrétien-
nes. – Sa première communion. – État de Domrémy de 1420 à 1424, dans les an-
nées qui précèdent immédiatement les apparitions, paisible relativement à beau-
coup de pays de France. – Les trois premières apparitions de saint Michel à Jeanne
d’après elle-même. – Gravité du problème que soulève un pareil fait. – Splendeur
humaine et divine de ses conséquences.
I
Jeanne ne fut jamais et d’aucune manière une enfant prodige. Elle
fut une enfant vertueuse ; c’est plus et mieux.
Ses premières années sont candides et unies. Aucun coup de lu-
mière qui fasse reluire leur grisaille rustique.
À peine en eut-elle la force, elle se mêla au train de la métairie pater-
nelle, partageant avec le reste de la maisonnée, suivant ses moyens, le
travail, les ennuis, les petites joies. « Elle fit ce que faisaient les autres » 1,
dira d’elle, avec une parfaite justesse d’expression mise au service d’un
parfait bon sens, sa chère amie Hauviette de Sionne. « Elle savait ce que
savent les filles de son âge », reprendront Béatrix Estellin et Jean Morel
de Greux 2. Pour se la représenter à ce moment, dans sa vie quotidienne,
il faut avoir sous les yeux la fillette d’un fermier, ni riche, ni pauvre, à la
tête d’une nombreuse famille, dans laquelle tout le monde peine, parce
qu’il s’agit de faire honneur aux affaires de la communauté.
Les témoins de Domrémy 3, cités par le révérendissime archevêque
de Reims, lors du procès de réhabilitation, et interrogés par Réginald
de Chichery, doyen de Notre-Dame de Vaucouleurs, assisté de Thierry
Wautherin, chanoine de Toul, nous donnent, tous, cette unique idée
de leur illustre compatriote. D’elle ils se souviennent bien, assuré-
ment. Ils en ont assez parlé depuis son départ du village. Elle a été leur
gloire ; elle est leur naïf orgueil. On s’en est beaucoup entretenu aux
champs, sur la place de l’église, à la veillée, mais on n’a pas versé dans
la fantaisie et l’extraordinaire. Ces hommes, ces femmes de la terre
meusienne, positifs et calmes, sans imagination, déposant d’ailleurs en
toute loyauté chrétienne, n’ont cherché aucun embellissement d’em-
prunt à la figure qu’ils avaient vue et qu’ils ont dessinée. Or c’est jus-
tement un portrait de petite paysanne occupée comme toutes les peti-
tes paysannes, y mettant seulement sa manière propre, une manière
parfaite, qui se dégage de leur simple parler.
Ainsi qu’il convient à des laboureurs – tous le sont ou l’ont été, sauf
deux ou trois hommes d’armes et autant d’ecclésiastiques –, ils insis-
tent sur l’assiduité de Jeanne au travail. Elle aimait comme eux la
terre ; comme eux elle se plaisait à la cultiver. On sent que de cela ils
lui savent gré. Ils l’ont vue sur le sillon avec son père : la fille condui-
sait le cheval, tandis que le père enfonçait et dirigeait le soc de la char-
rue 1. Au printemps, lorsque les mauvaises herbes, les chardons, les
nielles menaçaient les orges, les avoines et les froments, elle prenait
volontiers le sarcloir 2. Elle brisait avec application les mottes que le
hersage avait laissées. Elle fanait les foins, et, l’août venu, ramassait
les épis perdus par les moissonneurs. Elle ne menait pas ordinaire-
ment les brebis ; elle n’était pas bergère, comme on l’a répété ; mais il
lui arrivait, sur le désir de son père, de conduire aux pâtures ou le
troupeau des d’Arc ou le troupeau communal 3.
Autant qu’elle pouvait et savait, elle tenait prêtes, à la maison, les
choses utiles à son père et à sa mère 4, leurs repas, leurs vêtements.
Elle aimait filer avec Isabelle Romée 5. On ne la voyait pas vagabonder
sur les chemins.
Ses qualités morales avaient frappé tout le monde. Simon Musnier,
qui l’avait bien particulièrement connue, puisqu’il avait été élevé avec
elle et que « la maison de son père touchait celle des d’Arc » 6, rendait
témoignage à sa simplicité, à sa modestie, à sa dévotion, à son amour
de Dieu et des saints, à sa bonté 7. Jamais ses lèvres n’avaient été ef-
fleurées par le mensonge ou le blasphème. Elle n’avait aucune préten-
tion ; elle était retenue dans ses dires et ses actions 8.
Jean Waterin, qui avait été probablement petit domestique chez
Jacques, en tout cas qui avait appris de lui à labourer 9, n’avait pas
II
1 Jean Morel, B. Estellin, J. Thévenin, T. Le Royer, Perrin, etc., etc. Q. II, 391, 396, 404, 407,
1 Jeanne, Q. I, 128.
2 Ibid., 73.
3 Manchon, Q. II, 340 ; Taquel, ibid., 317.
4 Jeanne, Q. I, 52.
92 LA SAINTE DE LA PATRIE
sion 1. Ce qui nous porte à l’été de 1424, puisque celui de 1425 ne nous
donne que trois ou quatre ans jusqu’à l’été de 1429, tandis que celui de
1428 nous donnerait cinq ou six ans 2.
C’est dans le jardin de son père, in horto patris sui 3 ; un jardin
campagnard de légumes épanouis, d’arbres en fleurs et en fruits déjà
noués, avec des oiseaux demi-familiers, des abeilles bourdonnantes et
quelques fleurs éclatantes, peut-être.
C’est à peu près midi, quasi hora meridiana 4 : midi, la pleine lu-
mière, la belle lumière, l’heure où toute la famille est là, Jacques d’Arc,
Jacquemin, Pierre, Catherine. Ils vaquent au soin de la ferme : tandis
qu’Isabelle Romée donne la dernière préparation au repas.
C’est la treizième année de Jeanne, dum esset tredecim annorum 5.
Elle n’est plus une enfant ; elle n’est pas une jeune fille encore. Elle est
à l’âge où l’on réfléchit déjà ; elle n’est pas encore à l’âge où l’on résout
de soi-même des choses extraordinaires. Elle est capable de belles do-
cilités ; elle est incapable de grandes initiatives.
Elle entendit une Voix sur sa droite, du côté de l’église. Audivitque
vocem a dextero latere versus ecclesiam 6.
Elle vit du même côté une grande lumière, claritas… ex eodem la-
tere in quo vox 7 : l’état du soleil de midi ne pâlissait pas cette clarté.
La Voix était digne et grave, elle lui disait de bien se conduire et de
fréquenter l’église, d’être bonne fille : docuit eam se bene regere, fre-
quentare ecclesiam 8. Son expression était tellement pénétrante que
d’un ange seulement elle pouvait venir : « Son langage était celui des
anges » 9.
Bien que le conseil fût bon et que la parole qui le donnait fût grave,
Jeanne eut peur : habuit timorem 10. Lorsque le surnaturel se dresse
devant nous, quand l’au-delà, l’inquiétant au-delà, nous approche, nos
membres fléchissent et notre cœur blêmit. Moïse tombe à genoux ;
Daniel se trouble ; l’Eliphaz du livre de Job sent un frisson rider sa
peau. Nos yeux de chair ne sont pas creusés pour regarder en face le
grand mystère des choses.
Cependant elle osa regarder, et voici ce qu’elle vit de ses yeux :
« Car je l’ai vu de mes yeux, de mes propres yeux, disait-elle à Rouen :
vidi… vidi oculis meis, de mes yeux de chair, comme je vous vois…
c’est vrai comme il est vrai que Dieu est ! Æque firmiter sicut Deus
est 1. C’est vrai comme il est vrai que Notre-Seigneur Jésus-Christ a
souffert mort et passion pour nous, credit facta sancti Michaelis qui
apparuit sibi, sicut ipsa credit quod Dominus noster Jesus Christus
passus est mortem et passionem pro nobis 2.
Voici donc ce qu’elle vit : quelqu’un qui avait l’aspect d’un homme
très vénérable : in forma unius verissimi probi hominis 3. Elle ne lui
vit pas de couronne sur le front, ni de balances à la main 4. Il était ac-
compagné d’une escorte d’anges du ciel. Non erat solus, sed erat bene
associatus angelis Dei 5.
Tout l’œil de la voyante était rempli du visage auguste, si auguste
qu’elle n’avait ni vu ni rêvé rien de tel. Quelle était la taille, la stature
de l’apparition ? Elle ne l’avait pas remarqué 6. Quel était son habit ?
Elle l’ignorait.
– Était-il donc nu ? demanda un docteur impudent.
– Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
– Avait-il des cheveux ?
– Pourquoi les aurait-on rasés ? 7.
Ce bout de dialogue, spirituel, alerte, cette passe d’armes rapide,
c’est toute la langue de Jeanne.
De la bonté, de la sagesse mystérieuse et merveilleuse, peintes sur
un front qui inspirait les plus révérencieux respects ; une clarté qui
n’était pas de celles dont s’éclaire la terre ; des paroles qui conseil-
laient suavement le bien et réconfortaient l’âme 8 ; une voix de dou-
ceur et de persuasion ; une troupe d’anges ; le tout, dans un cadre de
nature en fête ; voilà comment Jeanne retrouvait et contait sa pre-
mière vision.
Lorsque l’ange se fut retiré, l’enfant tomba dans une grande per-
plexité : magnam dubitationem 9. Qui était celui qu’elle avait ainsi
vu ? Était-ce un ange ? Était-ce saint Michel ? L’escorte ne dénonçait-
elle pas le prince des célestes milices dont lui avaient parlé Maître Mi-
net son curé et sa mère Isabelle Romée ?… Cependant elle hésitait.
1 Jeanne, Q. I, 92.
2 Ibid., 173.
3 Ibid.
4 Ibid., 89.
5 Ibid., 73.
6 Ibid., 173.
7 Ibid., 89.
8 Ibid., 174.
9 Ibid., 170.
94 LA SAINTE DE LA PATRIE
1Jeanne, Q. I, 170.
2Ibid., 109.
3 Les notes d’audience compulsées par les notaires furent traduites du français en latin par Man-
L’Archange annonce à Jeanne que sainte Catherine et sainte Marguerite seront son
Conseil et qu’elle devra les écouter. – Apparition des deux Saintes. – Récit que
Jeanne en a donné. – Sa certitude quant à la réalité objective de celles qui lui appa-
raissaient. – Ce qu’étaient saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, sui-
vant l’hagiographie. – Pourquoi, autant qu’il est possible de le lire dans le décret de
Dieu, ce furent ces saints qui apparurent à Jeanne. – Jeanne les appelle ses Voix ;
justesse et beauté de ce nom. – Elle voue entre leurs mains sa virginité. – Éducation
de l’enfant par les Voix : éducation morale qui aboutit déjà à la sainteté ; civique qui
aboutit à la passion de la France. – La fuite à Neuchâteau ; sa durée ; le retour.
I
C’est toujours l’été de 1424. Saint Michel a été reconnu par Jeanne.
Il a reçu son acte de foi sans réserve.
Il lui annonce qu’elle sera visitée par sainte Catherine et sainte Mar-
guerite. « Sainte Catherine et sainte Marguerite viendraient à elle. Elle
agirait d’après leur conseil. Elles étaient de par Dieu commises à sa
conduite, chargées de la diriger en ses actions et de la consoler. Elle de-
vait croire à leur parole. Cela était le commandement de Dieu. Dixit sibi
quod sanctæ Catharina et Margareta venirent ad ipsam, et quod ipsa
ageret per consilium ipsarum quæ erant ordinatæ pro eam conducen-
do et ei consolando, in eo quod haberet agere : et quod ipsa eis crede-
ret de hoc quod dicerent sibi, et quod erat hoc per præceptum Dei » 1.
Cette promesse et cet ordre se réfèrent aux premières apparitions
de saint Michel : Jeanne, en effet, lie les événements dans son récit,
sans laisser supposer d’intervalle de temps entre eux. Saint Michel,
quand il vint à elle, lui annonça qu’elle verrait sainte Catherine et
sainte Marguerite. Sanctus Michael quando venit ad eam dixit sibi
quod sancta Catherina et sancta Margareta venirent ad ipsam 2.
De cette fois encore, nous ne trouvons pas la date de la première vi-
site des deux Saintes : on nous laisse même ignorer le lieu où elle se
produisit. Faut-il admettre toujours que Cauchon et ses assesseurs au-
raient trouvé le renseignement quelque part, et n’auraient pas tenu à
1 Jeanne, Q. I, 170.
2 Ibid.
96 LA SAINTE DE LA PATRIE
– Quand apparaissaient-elles ?
– Elles venaient quand je les appelais, mais elles venaient aussi
sans que je les appelasse. « Interroguée s’elle les appelle ou s’ils vien-
nent sans appeler respond : Ils viennent souvent sans appeler ». Elle
les appelait par une supplication simple et candide : « Je réclame de
Dieu, disait-elle, et de Notre-Dame qu’ils m’envoient mon Conseil et
Réconfort » 1.
Elle connaissait fort bien ses visiteuses, et les discernait parfaite-
ment l’une de l’autre 2.
– Comment les distinguez-vous ?
– À leur salut. Puis il y a sept ans qu’elles me gouvernent. J’ai eu le
temps de les connaître. Elles se sont d’ailleurs nommées à moi. « Co-
gnoscit eas per salutationem… Sunt septem anni elapsi quod ipsam
acceperunt gubernandam… Illas sanctas cognoscit per hoc quod se
nominant ei » 3.
– Sont-elles vêtues de la même étoffe ?
– Assez : si vous voulez en savoir plus, envoyez à Poitiers, où l’on
m’interrogea.
– Sont-elles de même âge ?
– Je n’ai rien à vous dire là-dessus.
– Laquelle des deux vous apparut la première ?
– Voyez au livre de Poitiers.
– Avez-vous appris à les distinguer du premier coup ?
– Pas si vite que cela. (Réponse assez caractéristique contre l’auto-
suggestion. Auto-suggestionnée, elle les aurait connues du premier
coup sans doute, puisque c’est elle qui les eût créées). « Ego non co-
gnovi eas ita cito » 4.
– Vous apparaissent-elles toujours sous la même forme ?
– Oui 5, sous la même forme.
– Vous ont-elles fait des révélations concernant le roi de France ?
– Si elles m’en ont fait, elles le regardent ; pas vous 6.
– Parlent-elles en même temps, ou bien l’une après l’autre ?
– Les conseils qu’elles m’ont donnés venaient toujours des deux.
1 Jeanne, Q. I, 85.
2 Ibid., 86.
3 Ibid.
4 Ibid., 85, 86.
5 Ibid.
NOUVELLES APPARITIONS 99
1 Jeanne, Q. I, 85.
2 Ibid., 86.
3 Ibid., 93.
4 Ibid., 163.
5 Ibid.
6 Ibid., 185.
7 Ibid., 268.
8 Ibid., 186.
9 Ibid.
100 LA SAINTE DE LA PATRIE
Celui qui voudrait des réponses plus claires, plus précises, serait en
vérité trop exigeant. Jeanne n’a pas une hésitation sur la réalité objec-
tive de sainte Catherine et de sainte Marguerite, pas plus qu’elle n’en a
sur la réalité objective de saint Michel. Elle n’admet pas que ce soient
des évocations de sa fantaisie maladive et capricieuse ; ce ne sont pas
des formes de rêve. Elles sont parfaitement distinctes d’elle-même.
Elles ont un être propre, des attributs personnels, comme elle a son
être propre, ses attributs personnels. Elle est soi ; elles sont elles. Ce
n’est pas la voix de sa conscience qu’elle entend quand elles lui par-
lent ; ce sont leurs voix qui résonnent en ses oreilles. Les juges de
Rouen ne se trompèrent point sur la nature et la portée de pareilles af-
firmations : ils saisirent qu’elle leur signifiait l’existence personnelle
de ses Voix. Ceux de Poitiers ne s’y étaient pas trompés non plus ; ni le
roi, ni Baudricourt. Jeanne déclarait, soutenait avoir vu, entendu, tou-
ché, embrassé des réalités extérieures à elle-même.
Bienheureux les cœurs purs, ils verront les choses du Ciel !
La voilà donc remise à trois personnages mystérieux qui formeront
son âme et la prépareront à l’Œuvre.
Il est bon sans doute de faire connaissance plus approfondie avec
eux. Cette étude ne sera pas une digression : elle nous permettra,
croyons-nous, de saisir quelques-unes des harmonies et des profon-
deurs du plan de Dieu sur son humble servante.
III
C’est au Livre de Daniel que nous trouvons pour la première fois le
nom de Michel – lequel dans la langue hébraïque signifie : Qui est
semblable à Dieu ? L’Archange nous est donné par le prophète comme
s’intéressant efficacement à la destinée du peuple Juif, alors en capti-
vité à Babylone. Cambyse, fils de Cyrus, régent de l’empire des Perses
en l’absence de son père qui guerroyait contre les Scythes, ayant
conçu, sous l’action du Mauvais Esprit, une injuste et inexplicable
animosité contre les Israélites, interrompit la restauration du temple
de Jérusalem et arrêta le rapatriement des captifs commencé par Cy-
rus. Mais Michel, « le grand prince céleste », intervint ; et Jéhovah
adoucit le cœur de Cambyse.
Dans l’Épître catholique de saint Jude 2, l’archange remplit toujours
la fonction de défenseur d’Israël. Moïse, y lisons-nous, Moïse le su-
blime Hébreu, l’ennemi, le vainqueur de Pharaon, le nomade qui a vu
1 C’est le sens évident de la réponse à la question bizarrement tournée des juges. « Interrogée
par quelle partie elle les accolait (embrassait) respond : il affiert (convient) mieux de les accoler par
le bas que par le haut ». Q. I, 180.
2 Saint Jude, 9. Commentaire de Du Hamel, p. 445 à 460.
NOUVELLES APPARITIONS 101
gerbe d’âmes ; même, la vie des deux fut égale en durée, puisque les
deux périrent à dix-neuf ans et demi.
Jeanne n’en sut pas tant.
Sainte Catherine alla vers elle suivant la promesse de l’Archange. Il
lui suffit ; elle crut en sainte Catherine ; mais ce que Jeanne ignorait,
le Dieu des harmonies de l’ordre surnaturel le savait ; et nous le sa-
vons aussi.
V
Sainte Marguerite, appelée par les Grecs sainte Marine, naquit à
Antioche de Pisidie. Fille d’un prêtre des idoles et d’une mère qui
mourut de lui avoir donné le jour, elle fut confiée à une campagnarde
vertueuse et chrétienne ; elle s’attacha tendrement à sa nourrice, ac-
cepta sa foi, fut baptisée et voua sa virginité à Jésus-Christ.
Repoussée, délaissée, presque maudite par son père pour sa con-
version, elle demeura près de sa mère adoptive. Elle se plaisait à la
simple compagnie des petites paysannes de son âge et menait paître
un troupeau. Dieu qui a peint la corolle des lys, l’avait revêtu de beau-
té. Sa vertu fut attaquée par un personnage puissant, chargé de persé-
cuter les chrétiens au nom d’Aurélien. « Mon Dieu, dit-elle à Jésus,
envoyez-moi votre saint ange ; qu’il garde, protège et défende mon
corps et mon âme ».
Prise et jetée en prison, elle fut exaucée. Les anges la consolèrent et
la soutinrent.
Elle fut soumise à des interrogatoires infinis. Emprisonnée dans
une basse fosse, elle subit la torture de la flagellation, du feu, du glaive
enfin.
À Jeanne meurtrie par les chaînes du château de Rouen et les ques-
tions abominables de ses juges, brutalisée par la haine stupide des
houspailleurs et les flammes du bûcher de Thierrache, sainte Margue-
rite put, non moins que sainte Catherine, s’offrir en modèle. La cou-
ronne qu’elles portaient l’une et l’autre sur le front, si belles que plus
merveilleuses ne se pouvaient penser ; la béatitude qui les baignait,
étaient à elles seules une exhortation muette, mais décisive, pour l’en-
fant. Elle ne pouvait pas ne pas comprendre, en conversant avec ses
célestes amies, à quelle condition, à quel prix, ces choses d’ineffable
joie se conquièrent.
On remarquera que les deux patronnes proposées à Jeanne avaient
été l’une et l’autre visitées par des anges. Il est bon de savoir encore
que leur culte était assez étendu en France ; les croisades se retrouvent
à ses origines. Sainte Catherine avait un autel à Maxey, sainte Margue-
rite une statue à Domrémy.
NOUVELLES APPARITIONS 107
VI
Jeanne appela le collège mystérieux ses Voix ; quelquefois même,
sa Voix, afin de signifier l’identité, l’unicité de l’enseignement qu’elle
en recevait : Les Voix m’ont dit, la Voix m’a dit.
Ce mot de Voix est admirablement fait.
Une voix : quelque chose d’invisible et de sensible cependant ;
quelque chose de distant peut-être et de tout proche quoique distant ;
quelque chose qui murmure et qui tonne ; quelque chose qui multiplie
la joie et berce la douleur, qui est rude et réprimande, qui est tendre et
caresse, qui est froid, qui est passionné, qui excite le courage, qui en-
seigne, qui persuade.
La première fois qu’elle entendit sa Voix, elle fit le vœu de virgini-
té 1. Sa Voix, ce n’est pas ici saint Michel, c’est assurément sainte Ca-
therine et sainte Marguerite. La Visitation des deux saintes lui fut
tranquillisante. Par elle se vérifiait la parole de l’Archange ; par elle
tout se tenait dans le plan de Dieu sur sa destinée. L’apparition de
saint Michel prouvait celle des saintes ; l’apparition des saintes prou-
vait celle de saint Michel : un lien logique, un lien de bon sens les unis-
sait l’une à l’autre.
Jeanne en vouant sa virginité appliquait un beau principe de saint
Augustin. Le grand docteur parlant des secrets de la grâce, dit que
« l’amour de Dieu pour nous ne continue pas ainsi qu’il commence ».
Pour commencer à nous aimer, Dieu ne nous demande point de méri-
tes ; mais pour que nous croissions dans cet amour commençant, il
nous en demande 2. Les premières merveilles, conséquences d’une
élection divine toute gratuite, n’avaient rien coûté à Jeanne ; la suite
lui coûta. Elle avait entendu dire à son curé – car c’est une doctrine
courante dans l’Église – que la sainte virginité est de haut prix aux
yeux de Dieu. Messire Minet et messire Fronte avaient sûrement prê-
ché, quelque jour de Noël, que si le Verbe est descendu sur la terre, ce
fut appelé par la virginité de Marie. Ils avaient peut-être cité le texte de
saint Grégoire de Nysse : « C’est la virginité qui fait que Dieu ne refuse
pas de venir vivre avec les hommes ; c’est elle qui donne aux hommes
des ailes pour prendre leur vol du côté du ciel. Elle est le lien sacré de
la familiarité de l’homme avec Dieu ; elle est l’intermédiaire qui ac-
corde et joint des choses si différentes par nature » 3. L’enfant sérieuse
avait réfléchi. Voulant donc l’œuvre de Dieu en elle-même et par elle-
même, totale, parfaite, elle voua sa virginité entre les mains des deux
1 Procès, I, p. 128.
2 BOSSUET, Sermon pour une profession prêché le jour de l’Epiphanie.
3 S. GREG. NYSS., Orat. de Virg., ch. II.
108 LA SAINTE DE LA PATRIE
vierges ses amies. Sans plus tarder, elles commencèrent son éduca-
tion.
Leur enseignement différa de celui des pédagogues humains. Il
n’eut rien de didactique. Ce fut une conversation amicale, une suite de
conseils donnés au jour le jour, à l’heure l’heure, suivant le besoin. Il
dura de 1424 à 1431, de la première apparition à Domrémy, à la der-
nière sur le bûcher de Rouen. Jeanne n’y a signalé aucun incident par-
ticulier jusqu’au moment de son départ pour Vaucouleurs. C’est pour-
quoi, bien que, d’après son titre, ce chapitre cinquième dût compren-
dre seulement les événements qui marquèrent la fin de 1424 et ceux de
1425, dans le tableau de la formation de Jeanne et de son succès, nous
décrirons certains développements d’âme qui se réfèrent aux années
1426, 1427 et 1428. Il est impossible qu’il en soit autrement, vu la na-
ture des documents dont nous disposons.
Cela du reste importe peu, encore que ce dût être remarqué.
Jeanne eut pour ses Voix un grand respect et un grand amour. Elle
ne manquait jamais de se prosterner à leur approche. Si une fois ou
l’autre elle oublia de le faire, elle leur en demanda pardon. Elle posait
ses lèvres sur la poussière que leurs pieds avaient foulée. Elle pleurait
quand elles la quittaient ; elle eût voulu qu’elles l’emportassent où
elles s’en retournaient 1. Et tous ces respects, tout cet amour n’étaient
pas de trop puisque ses Voix étaient bien le saint Michel, la sainte Ca-
therine, la sainte Marguerite « du Paradis ». Ces sentiments facilitè-
rent sa surnaturelle éducation : on écoute et on comprend mieux un
maître aimé. Cependant cette formation ne put aller ni sans surprise,
ni sans douleur de la disciple.
VII
Au commencement, les propos des Voix furent particulièrement
simples. Il fallait toucher l’âme d’une enfant, la décider à se perfec-
tionner et ne point l’effaroucher.
Ses Voix donc lui parlèrent sa langue, une langue courante, une
langue de petite paysanne de Domrémy. Saint Michel lui recommanda
d’être une bonne fille, de se bien conduire, d’aller à l’église 2. Être une
bonne fille, aller à l’église, se bien conduire ; Jeanne comprenait ces
choses. Ce n’étaient pas pour elles paroles vides, mais pleines de sens.
Et comme si l’Ange eût voulu prévenir une objection tirée des difficul-
tés que l’âme rencontre dans la pratique de la vertu chrétienne – diffi-
cultés qu’elle connaît trop dès la treizième année –, il ajoutait : Dieu
t’aidera 3.
Ce thème général fut développé plus tard. Jeanne a dit en effet aux
juges de Rouen : Vous avez la plus grande partie de ce que saint Mi-
chel me dît dans le livre de Poitiers 1.
Le livre de Poitiers contenait donc autre chose que ce que nous ve-
nons de voir : qu’était-ce ? Nous ne nous avancerons pas trop en af-
firmant que l’éducation des Voix affecta deux caractères essentiels :
elle fut morale et civique. Les paroles de Jeanne, ses réticences même,
nous permettent de l’induire avec certitude.
Morale : le mot synthétique de l’Archange : Sois bonne fille, fut
précisé. Sous l’influence d’une direction assidue, Jeanne devint de plus
en plus grave. Elle s’abstint le plus qu’elle put des jeux et des prome-
nades 2.
« L’infini sérieux de la vie chrétienne » l’avait touchée.
Elle fréquenta plus assidûment encore son église et les lieux de dé-
votion : la chapelle de Bermont sûrement. Sa marraine Berthe Estellin
et d’autres personnes le remarquèrent 3.
Elle s’approcha de la Pénitence et de l’Eucharistie, si souvent et
avec tant de ferveur, qu’elle n’échappa point à quelque plaisanterie de
village : elle exagère ; elle est trop dévote, pensait, disait la jeunesse 4.
Elle, cependant, laissait parler et sourire. Son âme était ailleurs, plus
haut et plus loin.
Ses visites au Saint Sacrement ne finissaient pas 5. On la voyait
prosternée, verser des larmes abondantes devant l’ostensoir à la béné-
diction 6 et devant le calice à la consécration. Elle éprouvait de telles
consolations intérieures dans les sanctuaires consacrés à la Vierge, ce-
lui de Notre-Dame des Voûtes, par exemple, qu’elle ne pouvait s’en ar-
racher 7.
Elle avait notoirement une tendre dévotion aux âmes du Purga-
toire 8.
Sa réserve en paroles, la modestie de sa conduite, son humilité, sa
bonté crûrent et fleurirent comme des tiges vigoureuses. Les témoins
de la réhabilitation, originaires de Domrémy, sont unanimes à la louer
pour l’excellence de ces vertus.
Elle ne cessa point d’ailleurs d’être docile et appliquée au travail.
Elle se plaisait à son aiguille et à son rouet autant que par le passé ;
Jeanne n’avaient sonné. Mais « deux ou trois fois » par semaine la Voix
revenait ; et elle répétait : Il faudra quitter Domrémy, il faudra se ren-
dre en France, il faudra porter secours au Roi 1. Il convenait aux Voix
que de l’âme rompue de la petite voyante s’exhalât – sans qu’aucune ex-
plication lui eût été fournie – l’acte de foi et de soumission vainqueur.
Bientôt au sentiment pénible de son insuffisance s’ajouta pour
Jeanne la douleur anticipée et consternante de tous les brisements qui
l’attendaient. Elle mesura – même sans l’analyser probablement – la
force des mille liens qui attachent au foyer, au père, à la mère, aux frè-
res, aux sœurs, au clocher, aux horizons familiers, aux amis, aux par-
fums, aux brises, au soleil, jusqu’aux brumes et aux frimas de la terre
natale. Et voilà ce qu’il faudrait rompre ! Son cœur se tordait, mais son
cœur acceptait. Souffrance n’est pas rébellion : pas plus que « com-
ment cela se fera-t-il ? » 2 n’est doute.
À travers les demi-révélations de Jeanne aux juges funestes de
Rouen, on saisit que sainte Catherine et sainte Marguerite se montrè-
rent pitoyables à son égard. Son tourment intérieur ne les laissa pas
indifférentes. Et cela est encore un point de vue de beauté dans cette
histoire toute de beauté. Elles essayaient d’endormir ce légitime cha-
grin par de douces paroles et de doux gestes. Plus d’une fois elles lui
mirent au front un baiser. En leur compagnie, Jeanne s’apaisait, se ra-
fraîchissait ; mais quand elles s’éloignaient, tout elle-même se repor-
tait vers ses amères pensées ; elle pleurait ; elle eût voulu suivre ses
amies, et en finir avec ici-bas.
Nous croyons que cette lutte intérieure, dans laquelle l’âme de vo-
lonté acceptait clairement, tandis que l’âme de sensibilité repoussait,
ne trouva jamais tout à fait de terme. Quand Jeanne quitta Domrémy,
elle put s’assurer à elle-même qu’elle serait partie, eût-elle dû contris-
ter cent pères et cent mères 3 ; mais sa meurtrissure ne se guérit pas. À
Crespy-en-Valois, quelques jours après les triomphes de Reims, elle
était encore bouleversée. « Je mourrai où il plaira à Dieu, disait-elle
mélancoliquement. Je ne suis sûre ni du temps ni du lieu ». Puis d’un
coup d’aile, elle retournait à Domrémy. « Ah ! s’il plaisait à mon Créa-
teur que je dépose les armes et retourne près de mon père et de ma
mère garder leur troupeau !… ». Le mouvement est d’une grâce infi-
nie ; mais ne voyez-vous pas que l’oiselet est toujours blessé ?
IX
Les problèmes ne manquèrent pas à Jeanne en conséquence de
cette tempête.
1 Jeanne, Q. I, 52.
2 Paroles de Marie à l’ange de l’Annonciation.
3 Jeanne, Q. I, 129.
112 LA SAINTE DE LA PATRIE
de cinq sols « pour n’avoir pas répondu à un appel du maire ». D’autre part il était à Neuchâteau.
Isabelle Girardin dépose en effet (Procès, II, 428) avoir rencontré Jeanne avec ses sœurs. Ses sœurs,
c’était Catherine et la femme de Jacquemin, belle-sœur de Jeanne.
Chapitre VI
La lutte intérieure et les difficultés
extérieures avant le départ pour Chinon
(1426 à 1429)
23 février 1429
Calme relatif à Domrémy pendant les années 1426 et 1427. – Cependant, Bedfort
prépare une poussée contre la France de l’Est et celle du Centre. – Pourquoi ? Deux
raisons : à l’intérieur, l’Angleterre a besoin d’une diversion ; à l’extérieur, jamais le
Dauphin ne fut plus abandonné. – Vergy est lancé contre l’Est ; Salisbury contre le
Centre. – Activité des Voix de Jeanne : sa lutte intérieure ; elle cède. – Premier
voyage à Vaucouleurs avec Durand Laxart ; insuccès. – Octobre 1428, Salisbury met
le siège devant Orléans : insistance nouvelle et ardente des Voix : Jeanne leur cède
encore. – Deuxième départ pour Vaucouleurs ; attente pénible ; lettre à Jacques et à
Isabelle ; visite de ceux-ci ; tentative singulière pour la ressaisir ; Jeanne à Toul. –
Le bruit de la sainteté de Jeanne se répand ; voyage à Nancy. – Retour à Vaucou-
leurs. – Suprêmes hésitations du capitaine ; l’exorcisme de messire Fournier. – La
bataille des Harengs et le consentement de Baudricourt. – Jeanne est équipée. – Les
compagnons de Jeanne. – Le départ : 23 février 1429.
I
Les deux années 1426 et 1427 qui suivirent la fuite à Neuchâteau ne
furent marquées à Domrémy par aucun événement grave que nous sa-
chions. Tout au plus pourrions-nous signaler les songes de Jacques
d’Arc qui doivent se rapporter à ce temps. Il rêva plusieurs fois que
Jeanne partait avec des hommes d’armes. Jacques prit ces songes pour
un avertissement du ciel. Il s’en ouvrit à sa femme et à ses enfants 1.
Quoi ! sa fille, sa fille à lui ! partir ainsi ! partir avec des soldats ! L’aus-
tère et fier paysan sentait tout son honneur et toute sa probité frémir à
cette pensée ; et il disait à ses garçons : Si je croyais que mes craintes
pussent se réaliser, je vous ordonnerais de la noyer dans la Meuse, et
si vous ne vouliez pas, je la noierais de mes propres mains 2.
Jacques avait un autre souci, petit comparativement parce que
moins poignant, réel cependant : Jeanne le connaissait bien. En 1424,
nous l’avons dit plus haut, Robert de Saarbrück avait imposé plus en-
core qu’offert sa protection à Domrémy. De ce chef il réclama deux
1 Jeanne Q. I, 132.
2 Ibid.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 115
gros par feu entier, un demi-gros par feu de veuve : total deux cent
vingt écus d’or. C’était la ruine du village. Les habitants résolurent
d’en appeler « à la chambre royale » – cour présidée par le capitaine
de Vaucouleurs –, et ils désignèrent pour leurs avoués : Maître Fla-
ment leur cure, Jacques Morel de Greux et Jacques d’Arc. Le litige
était encore pendant en 1427. Homme de tête, Jacques d’Arc ne man-
quait pas d’en être préoccupé.
Jeanne cependant demeurait la ménagère rustique et la chrétienne
fervente, mais toujours fermée sur ses états intérieurs, que nous avons
décrite. Vouloir présenter son portrait d’alors au lecteur, ce serait nous
répéter. Ses semaines, ses mois se suivaient et se ressemblaient, faits
de travail, de prières, de colloques avec ses Voix, de batailles intimes,
où les exigences de sa mission entraient en conflit avec celles de son
cœur. Sa condition matérielle et morale se poursuivait. Dieu polissait
l’outil et le trempait, par des coups de souffrance et de lumière, avant
de l’employer.
II
même porter la main sur un personnage, bien plus que douteux il est
vrai, mais de l’intimité, « des retraits du roi », le Sire de Giac 1. Le
malheur voulut enfin que Jean VI de Bretagne adhérât au traité de
Troyes. Après les avances du roi, ç’avait tout l’air d’une trahison. Les
ennemis de Richemont s’armèrent de tout contre lui ; le roi ne le sou-
tint pas. Boudeur et colère il quitta la cour. Il ne trouva d’abri nulle
part que dans son château de Parthenay où il se rongea. La révolution
de palais fut complète. La Trémouille, le Maçon, Regnault de Chartres,
prirent le pouvoir : ce fut « un ministère d’affaires ». Il en valait un au-
tre : le roi devant être exploité par tous, ou plus ou moins. La disgrâce
du connétable fit cependant un vide, au moins en apparence. Le bel
échafaudage d’Yolande d’Anjou fut mis à bas. Paradoxe étrange !
Charles VII en vint à interdire à son connétable de se battre pour sa
cause ! Il faudra le coup d’œil et la dextérité de Jeanne pour arranger
cette affaire, sous les murs de Beaugency.
Ainsi le Dauphin se trouve à peu près seul. Près de lui, presque plus
d’Armagnacs, très peu d’Écossais, plus de Bretons.
Sa chance unique, c’était la détresse du trésor d’Angleterre, soit
dans l’île, soit sur le continent. Bedfort y suppléa de son mieux. À dé-
faut de haute paie, il promit des terres et des titres à ceux qui vien-
draient l’aider ; et, finalement, il prit deux mesures décisives :
La première (août 1427) concernait les pays d’Aisne et de Meuse.
Les places que Charles VII occupait encore, seraient réduites à
l’obéissance anglaise. Mouzon-sur-Meuse, Beaumont-en-Argonne fu-
rent occupés dès les premiers mois de 1428. Il ne resta plus à tenir
ferme que Vaucouleurs.
La seconde beaucoup plus grave, parce qu’elle atteignait les posses-
sions de Charles, non pas sur leurs ailes, mais à leur centre, se rap-
porte à janvier ou février de 1428.
Inspiré par le Régent de France, le grand conseil d’Angleterre réso-
lut d’envoyer le meilleur capitaine d’alors, Salisbury, contre la princi-
pale forteresse française : Orléans. C’était la pointe dirigée vers le
cœur.
Le fait nous est venu, entre autres, par un chroniqueur anonyme,
dans une page de si joli relief que le mieux est de la citer textuelle-
ment 2.
« En l’an mil quatre cent et vingt et huit, les Anglais tinrent leur
conseil au païs d’Angleterre ; et là fut ordonné que le comte de Salebe-
ry (Salisbury) descendrait au païs de France pour conquérir les païs de
Mgr d’Orléans, lequel ils tenaient prisonnier ; et avait esté pris par
eulx et fait prisonnier à une journée qui fut Agincourt (Azincourt), en
laquelle journée il fut pris et plusieurs aultres seigneurs de France. Au
dit Comte de Salebery fut baillé de six à sept mille Anglais combatens.
Et lors mon dit Seigneur d’Orléans averti de ces choses, considérant le
dommage et destruction qu’il doubtait advenir en ses terres et Sei-
gneuries, au moyen de la dite entreprise du dit comte de Salebery, et
lui recommanda sa terre ; lequel comte de Salebery lui promit qu’il la
supporterait (respecterait) ; et moyennant ce, mon dit Seigneur d’Or-
léans lui promit six mille écus d’or. Et de tout ce le dit comte de Sale-
bery n’en tint riens ; aussi il lui en prit en mal, comme vous orrez (ouï-
rez), car Dieu l’en punit ».
III
Tandis que ces attaques sur deux fronts se préparaient, ou même se
développaient, les Voix poussaient plus vivement Jeanne.
La pitié du Royaume de France se faisait très profonde. Il était ur-
gent d’y pourvoir : l’ordre du ciel devint précis. Jeanne irait trouver
Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. Il lui donnerait des
gens d’armes 1, avec lesquels elle accomplirait l’œuvre de Dieu.
La sainte inspirée redoubla de prières. Le curé de Gondrecourt,
messire Henri Arnolin, la vit prosternée devant le crucifix ou la statue
de la Vierge, les mains fortement jointes, le visage et les regards ar-
dents, dans une supplication passionnée et douloureuse 2.
Aller à Vaucouleurs… y parler au capitaine… elle ne pouvait entre-
prendre cela toute seule. Il lui fallait trouver un complice… Un de ses
frères ? Impossible d’y songer, il l’aurait sûrement trahie ; elle pensa à
Durand Laxart, cousin germain de sa mère, qu’elle appelait son oncle 3.
C’était un homme de cœur, un bon Français. Les vertus de sa nièce
l’avaient séduit. Il en a parlé avec élan 4. Le mauvais sort de Charles
VII l’attristait. Serait-il jamais tout à fait roi, ce jeune Dauphin ? Se-
rait-il jamais sacré, couronné ?
Jeanne le rassurait. C’est elle-même qui le ferait couronner. Elle
irait pour cela en France : n’était-il pas écrit – et depuis longtemps –
« que la France désolée par une femme serait sauvée par une vierge » ? 5.
Mais avant tout, il était indispensable de parler à Baudricourt, qui
la ferait conduire au Dauphin. Le reste suivrait.
1 Jeanne, Q. I, 53.
2 Arnolin, Q. II, 459.
3 Jeanne, Q. I, 53.
4 Laxart, Q. II, 443.
5 Ibid., 444.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 119
V
Cependant Jeanne songeait toujours à son départ. La porte à la-
quelle il lui fallait frapper n’avait pas changé : elle était à Vaucouleurs.
Ses Voix la pressaient étrangement d’y aller heurter : « Va, Jehanne la
Pucelle, fille de Dieu. Va, lui disaient-elles. C’est toi qui délivreras Or-
léans et forceras les Anglais à lever le siège » 1.
Lorsque novembre et décembre 1428 arrivèrent, l’insistance de
sainte Catherine et de sainte Marguerite devint si forte, que Jeanne n’y
put pas tenir 2. De nouveau elle recourut à Laxart.
Les premières démarches de la nièce et de l’oncle à Vaucouleurs
étaient demeurées secrètes. Ni Jacques d’Arc, ni Isabelle Romée, n’en
avaient entendu parler. Autant le second passage de Jeanne dans la
petite ville eut d’éclat, autant le premier avait été inaperçu. Baudri-
court s’était tu. Il avait gardé pour lui la proposition d’une petite folle,
que, tout de même, il ne fallait pas compromettre.
Un événement de famille fournit le prétexte à cette seconde ab-
sence. Jeanne Le Vauseuil, la femme de Durand, allait faire ses rele-
vailles 3. C’était, il y a quelques années encore, une occasion de ré-
jouissances, dans nos campagnes au moins. La mère suffisamment
remise se rendait à l’église, entendait une messe, s’agenouillait devant
l’autel, et le curé lisait l’évangile de la Purification de la Vierge, dans
lequel il est raconté que Marie et Joseph offrirent, dans le temple de
Jérusalem, une paire de colombes, quarante jours après la naissance
de Jésus, pour satisfaire au vœu de la loi mosaïque. Le prêtre bénissait
ensuite un pain que la mère « relevée » emportait. On le mangeait
dans un repas, auquel étaient conviés quelques proches ou amis. On
ne manquait pas de boire à la santé du nouveau-né. Au village, où ce
qui brise l’uniformité de l’existence est rare, ces petites fêtes étaient at-
tendues. N’ayant rien de cérémonieux, rien de guindé, elles donnaient
de la joie comme tout ce qui vient du cœur et y va. Les enfants en rê-
vaient : les grandes personnes s’en amusaient vraiment.
Ce fut sous le prétexte d’assister à une solennité de ce genre que
Jeanne retourna à Burey. Il fut convenu qu’elle y resterait ensuite
quelque temps, pour aider sa parente encore à ménager 4.
femme de Laxart en couches, ainsi que plusieurs ont traduit ; mais irait faire ses relevailles. Guil-
laume le Conquérant ayant appris que Philippe Ier de France avait dit de lui : Quand est-ce que ce
gros homme accouchera, répondit : J’irai me relever à Notre-Dame avec mille lances en guise de
cierges. « Ibo relevatum ». Il l’eût fait probablement comme il l’avait dit, sans l’accident de Mantes.
On dit encore aujourd’hui, en plusieurs endroits, d’une femme qui accomplit cet acte elle se relève.
4 Mengette Joyart, Q. II, 431.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 123
Son premier départ avait été dur à Jeanne, le second lui fut cruel.
Rouvrir une plaie est souvent plus douloureux que l’ouvrir. Elle goûta
toute l’amertume de son obéissance à « l’appel ». La croix morale dont
elle portait le fardeau depuis des années donna toute sa pesanteur.
Cependant elle demeurait résolue. « Eût-elle eu cent pères et cent
mères, elle serait partie » 1. Le ciel le voulait ! Nous n’éprouvons aucun
embarras d’ailleurs à nous représenter sainte Catherine et sainte Mar-
guerite lui mettant au front un baiser d’encouragement 2.
Un matin, elle embrassa longuement Jacques, Isabelle, Jacquemin,
Jean et Pierre, et s’éloigna.
Elle rencontra Mengette, sa plus jeune compagne. « À Dieu ! lui
dit-elle. Je te recommande à Dieu ! ». Ne dirait-on pas la bénédiction
d’un vieillard tombant sur une tête blonde ? La sainteté est comme
une vieillesse, dit l’Écriture.
En passant devant la maison de ses voisins, les Guillemette, elle vit
le père. Elle lui dit : Je vais à Vaucouleurs.
Mais elle n’eut pas le courage de prévenir son amie la plus chère,
Hauviette. Il valait mieux pour les deux ne pas se revoir. Hauviette
pleura beaucoup.
Décembre étendait ses mornes gels. Les arbres étaient dépouillés.
La plaine était morte. Le givre s’accrochait sous le brouillard gris aux
branches et aux herbes rudes. Le passé de Jeanne fuyait derrière les
brumes qui montaient de la Meuse. L’avenir venait… L’avenir, c’était
Vaucouleurs, Chinon, Orléans, Patay, Reims : l’avenir, c’était Rouen !
VI
Jeanne, en quittant Domrémy, se rendit tout droit à Burey-le-Petit,
où l’attendait sa cousine. Elle prit part à la petite fête des relevailles ;
passa dans la prière les jours de Noël et de l’Épiphanie, puis revint à
son unique objet. Puisqu’elle devait, avant la mi-carême, porter au
Dauphin le secours de Dieu, il n’y avait aucun temps à perdre : il fallait
retourner vers Baudricourt.
Le capitaine était-il toujours dans la même disposition ? Allait-il
encore offrir des soufflets à Jeanne, en guise de réponse ?
Il savait le siège d’Orléans. Lui-même avait été menacé de blocus
par Antoine de Vergy. N’avait-il pas en présence du danger pensé plus
d’une fois à la fillette vêtue de droguet rouge, qui lui avait offert le se-
cours de Dieu ? Ce n’est pas probable. Des récits on doit plutôt
1 Jeanne, Q. I, 129.
2 Ibid., 186.
124 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 129.
2 Ibid., 132.
3 Ibid., 129.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 125
1 Jeanne, Q. I, 128.
2 Catherine Le Royer, Q. II, 446.
3 Ibid.
4 Le Fumeux, Q. II, 461.
5 Catherine Le Royer, Q. II, 446.
126 LA SAINTE DE LA PATRIE
Par quelque côté le voyage de Nancy marque une date. C’est à son
occasion, en effet, que Jeanne commença de conseiller aux grands vas-
saux un rapprochement avec la couronne de France. Dans l’esprit de
cette paysanne, presque enfant encore, plusieurs idées directrices
avaient été allumées par ses anges ; entre autres celle-ci, qu’elle ex-
prima au duc de Bourgogne, au duc d’Alençon, à Richemont : il faut
l’union du roi et de tous les Français, mais spécialement de tous les
hauts feudataires, pour arracher la France à l’étranger. C’est donc le
devoir des feudataires de s’unir pour cette grande œuvre avec leur
souverain : Notre-Seigneur le veut.
Le duc de Lorraine, tout Bourguignon endurci qu’il fût, entendit
l’affirmation de ce principe.
Jeanne le pria en effet de lui donner son gendre René d’Anjou 3. Il
l’accompagnerait jusque chez le Dauphin et combattrait avec les bra-
ves gens contre l’envahisseur. La requête fut naturellement écartée.
Les oreilles de Charles n’étaient pas ouvertes à de pareilles proposi-
tions. Plus tard, cependant, René deviendra bon Français.
Elle profita de son séjour à Nancy pour aller se recommander au
grand thaumaturge de Myre, saint Nicolas, immémorialement honoré
1 Le Greffier de la Rochelle.
2 Jeanne, Q. I, 54.
3 Novellompont, Q. II, 437 ; Poulengy, 450.
4 Novellompont, ibid.
132 LA SAINTE DE LA PATRIE
Du 23 février au 6 mars
I
Le voyage de Vaucouleurs à Chinon n’a pas duré fort longtemps :
onze journées. Le présent chapitre sera donc court. Toutefois il est fort
important.
Ce qui, en effet, ne nous est pas encore advenu, nous y verrons
Jeanne livrée à elle-même. La jeune fille – nous pourrions dire sans
beaucoup exagérer, l’enfant de dix-sept ans et deux mois – a toujours,
jusqu’à maintenant, vécu sous la protection de quelqu’un ; de son père
et de sa mère à Domrémy, de Laxart à Vaucouleurs. Son père et sa
mère désormais sont loin ; Laxart est retourné à Burey. Elle est seule
sur les grands chemins. Seule ? Non, la voilà au milieu des hommes,
au milieu des soldats. Quelle attitude va-t-elle choisir en face d’eux ?
Quelle attitude va-t-elle leur imposer à eux-mêmes ? Comment les
traitera-t-elle et comment la traiteront-ils ? Avec quelle vigueur, quelle
constance, portera-t-elle un pareil changement de condition ? Est-ce
que sa jeune vertu, sa précoce sainteté, y résisteront ? On voit le pro-
blème moral.
Le problème matériel, de tout autre nature, était sérieux aussi. La
route est longue de Vaucouleurs à Chinon, où se tenait le Dauphin ; et
elle était difficile soit à cause des ennemis qui battaient la campagne,
soit à cause du défaut de routes, des débordements de rivières et de
fleuves, du manque de gîtes sûrs. Les compagnons avaient bien un
courrier royal avec eux, c’est-à-dire un homme qui, voyageant par état,
connaissait chemins et haltes ; encore demeuraient-ils exposés à mille
134 LA SAINTE DE LA PATRIE
roses et de lys, comme si une touffe de ces belles fleurs eût été mêlée à
sa chevelure. Son ange la gardait, et quand il le fallait il se montrait
afin de défendre celle qui avait consacré au Christ sa virginité. Sans
que nul vît son ange, sans que se répandît autour d’elle ce parfum de
lys et de roses, Dieu ne permettait pas que les désirs pervers naquis-
sent dans le voisinage de l’enfant mystérieuse.
Poulengy et Novellompont nous l’ont dit avec la simplicité un peu
crue de gens que les mots n’effraient pas. Nous retrouverons du reste
la même confession sur les lèvres de ses autres frères d’armes : Du-
nois, d’Aulon, le duc d’Alençon. « La nuit, dit Poulengy – dans ces au-
berges où l’on dormait en chambrée –, elle prenait son repos à côté de
Jean de Novellompont et de moi. Elle demeurait enfermée dans son
pourpoint ; son haut-de-chausse était très fermement attaché au pour-
point par des aiguillettes. J’étais jeune alors. Cependant je ne fus ja-
mais ému, tant reluisait en elle de perfection » 1.
Novellompont tient à peu près le même langage. « La nuit, elle de-
meurait vêtue de ses vêtements d’en haut et de ses vêtements infé-
rieurs, bien liés, et enfoncés les uns dans les autres. Mais qui eût osé se
permettre devant elle même une parole inconvenante ? Je jure n’avoir
jamais eu une mauvaise pensée à son endroit » 2.
Sa piété, sa simplicité, sa modestie, sa gravité douce ne se démenti-
rent pas un instant par la route 3.
Elle aurait aimé entendre la messe tous les jours. « Si nous pou-
vions entendre la messe, ce serait bien », disait-elle aux hommes 4.
Mais on devait s’en abstenir le plus souvent ; on voulait, en allant, vite
diminuer les chances d’être suspectés. La petite troupe n’y assista que
deux fois en dehors des dimanches 5. Jeanne profita de ses haltes pour
se confesser et communier 6. Tant qu’elle eut quelque argent, elle fit la
charité aux pauvres 7. « Si jamais, pensaient Poulengy et Novellom-
pont, Dieu daigne choisir une femme pour être son envoyée à la
France, elle ne sera pas autre qu’est Jeanne » 8.
III
Rien du reste n’épouvantait la Sainte de la Patrie : rien du présent,
rien de l’avenir. Elle n’avait aucune inquiétude des Anglais, des Bour-
guignons, des bandits. Pourquoi s’en serait-elle inquiétée ? Puisque
1 Jeanne, Q. I, 54.
2 QUICHERAT, ibid.
3 Dunois, Q. III, 3.
4 Jeanne, Q. I, 56.
5 Ibid., 54.
6 Dunois, Q. III, 3.
138 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 75.
2 Ibid.
LE VOYAGE DE VAUCOULEURS A CHINON 139
1 AYROLES, IV, p. 7.
2 Chronique du Mont Saint-Michel.
140 LA SAINTE DE LA PATRIE
Une quinzaine à Chinon auprès du roi Charles. – Hésitations avant l’octroi de la pre-
mière audience à Jeanne : ce qu’étaient le roi et ses conseillers : débat où sont ouïs,
personnellement Poulengy et Novellompont, Baudricourt par correspondance. – Dé-
cision. – Première audience : la curiosité qu’elle excite : comment y parut Jeanne : en-
tretien avec le roi. – Le roi ému et sympathique mais toujours hésitant. – Le secret du
roi révélé par Jeanne. – Scène d’un pathétique surhumain. – L’alternative : ou Jeanne
a été inspirée divinement ou elle a été inspirée diaboliquement. – Le roi se décide à
faire examiner Jeanne par son conseil ecclésiastique siégeant à Poitiers.
I
À Chinon, Jeanne descendit dans l’hôtellerie « d’une femme de
bonne renommée » 1, tout près du château. Suivant sa coutume elle se
mit en prières, dès son arrivée, suppliant le Seigneur d’envoyer son
Esprit de conseil au roi 2, et elle attendit.
Le roi était un timide, ce qui est un défaut chez un roi ; et un pru-
dent, ce qui est une haute qualité. Défaut et qualité conjuraient, dans
la circonstance, pour des atermoiements exagérés, plutôt que pour une
précipitation téméraire.
Que penser, en effet, d’une pareille nouveauté ? Que croire de cette
jeune fille qui se disait le Bras de Dieu ? C’était inouï : n’était-ce pas
absurde ? Se commettre avec elle, n’était-ce pas aller au-devant du ri-
dicule ? Être malheureux, passait. Être risible, non, il ne le fallait pas.
Baudricourt avait connu ces perplexités. Le roi ne manqua pas d’en
ressentir l’angoisse, multipliée par sa dignité, sa responsabilité, sa ré-
serve, et son naturel esprit politique.
Les conseillers principaux de la couronne n’étaient pas d’humeur
plus que le souverain à se jeter, les yeux bandés, dans une aventure.
La Trémouille, le favori du jour, banquier plus que ministre d’État,
usurier plus que banquier, se souciait modérément d’une restauration
1 Jeanne, Q. I, 143.
2 Ibid.
142 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 75.
2 Gaucourt, Q. III, 16.
3 Livre noir de la Rochelle.
4 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 207.
146 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 La requête dont parle Jean d’Alençon figure aussi dans le chapitre d’Eberhard.
2 QUICHERAT, IV, 486.
3 Ainsi ne dit-il rien du voyage de Jeanne à Poitiers, etc.
4 Eberhard, Q. IV, 486, 487.
5 Jeanne, Q. I, 121.
6 Ibid., 120.
154 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208. Nous n’hésitons pas à placer avant l’examen de Poitiers
cette scène admirable que plusieurs ont placée après. La cohérence des événements exige en effet
cette disposition. Comment après Poitiers, quand tout est réglé, aurait-elle dit : Gentil Dauphin,
pourquoi ne me croyez-vous, etc.
2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208.
3 Ibid., 209.
4 Ibid., 208.
5 Sala, Q. IV, 279.
6 Ibid.
7 Ibid.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 155
La semaine sainte de l’année 1429 à Poitiers. – Jeanne, qui a été conviée à suivre le
roi, est remise pour examen de moralité et de foi aux clercs de Charles VII. – Sa-
gesse de cette mesure. – La sainte de la Patrie descend chez Me Rabateau. – Liste
des commissaires royaux qui intervinrent : gravité de leurs débats. – Les quatre té-
moins du procès de Poitiers. – Ce qu’on peut tirer de leurs dépositions. – « Grande
manière » des réponses de Jeanne ; elle prophétise. – Conclusions des commissai-
res ; conclusion du Roi. – Il envoie Yolande à Blois. – Il commence à armer Jeanne.
– Joie populaire des Poitevins. – Encore une prophétie de Jeanne. – Le récit d’un
centenaire. – Beau départ de la sainte : la pierre de la rue Saint-Étienne.
I
Une douzaine ou une quinzaine de jours, estimons-nous, avait pas-
sé dans les pourparlers de Chinon. Du dimanche Lætare on était arri-
vé à celui de la Passion. De la Passion on avait marché vers les Ra-
meaux. La semaine se terminait. Charles donna le signal du départ
pour Poitiers, où les docteurs examineraient Jeanne.
C’était de la sagesse ; nous le pensons. C’était du retard aussi.
C’était l’angoisse des assiégés d’Orléans prolongée, l’ordre des Voix
inexécuté, la céleste mission en souffrance. Jeanne en éprouva quel-
que contrariété.
– « Où me mène-t-on encore ? disait-elle, quand on fut en route.
– À Poitiers » 1, répondit quelqu’un.
Eh ! elle ne l’ignorait pas ! Mais à celle qui avait dit plusieurs mois
auparavant : Le temps me pèse, ainsi qu’à une femme dont le terme
approche, cette remise du départ pour le front était dure. Enfin ; puis-
que ainsi Dieu voulait…
– « En nom Dieu ! je sçay, conclut-elle, qu’à Poitiers j’auray beau-
coup affaire. Mais Messire m’aydera. Or, allons ! de par Dieu ! ».
Dieu ! Toujours Dieu ! « Dieu est ma force et mon salut » 2, chante
le psalmiste juif.
Ils lui dirent donc qu’ils voulaient avant tout savoir pourquoi elle
avait quitté Domrémy.
– « Je suis venue de la part du Roi du ciel afin de conduire le roi à
Reims pour son couronnement et sa consécration 1.
Puis, subitement, intervertissant les rôles et se tournant vers un
dominicain :
– Maître Jean Érault, avez-vous une plume et de l’encre ? Écrivez
ce que je vais dicter : Vous, Suffolk, Glacidas, La Poule, je vous somme
de par le Roy des cieulx que vous vous en alliez en Angleterre » 2.
C’est ainsi que Thibault Gobert résumait le texte qu’il avait entendu
vingt-sept ans auparavant. Sa mémoire en avait seulement gardé, en
trois ou quatre mots, l’adresse et le sens général. Nous avons, nous, le
document entier. Il ne saurait se comparer mieux qu’à une éruption de
lave. L’âme de la sainte s’est longuement contenue. À la fin, elle
éclate ; un flot jaillit de paroles ardentes dans lesquelles se pressent la
compassion, la menace et l’inspiration prophétique. C’est une page
admirable qui domine, de la hauteur du céleste au-dessus du terrestre,
la littérature du temps.
Les causes de ce bouillonnement intérieur ne sont pas indiscerna-
bles. Il y eut d’abord la fièvre intérieure produite par l’attente des réali-
sations auxquelles Jeanne se savait vouée : l’âme a ses fièvres comme
le sang des veines. Il y eut aussi la coïncidence des méditations reli-
gieuses de la Sainte de la Patrie en ces jours du Carême.
Il faut se souvenir, en effet, que nous sommes au mardi qui suit le
dimanche des Rameaux. L’Église s’est abîmée dans la mémoire des sa-
crifices, des humiliations et des triomphes posthumes de Jésus-Christ.
Les prêtres ont lu et chanté à la messe la Passion. Ils ont répété à
l’envi l’antienne superbe : « Il faut que tout genou fléchisse devant Lui,
au ciel, sur la terre et dans les enfers ».
La chrétienté que n’a désolée aucune apostasie générale, croit ; et
parce qu’elle croit elle vit, en cette semaine, de la divine tragédie. Elle
écoute prosternée, jeûnante, gémissante, les quatre récits des quatre
évangélistes. Les saintes âmes s’en abreuvent parmi les larmes du re-
pentir et parfois de l’extase. La lumière qui éclaira les François d’Assi-
se, les Brigitte, les Gertrude, les Catherine de Sienne, les stigmatisés,
n’est pas descendue sous l’horizon : elle continue d’éclairer. Le vase où
ils ont bu à longs traits le breuvage du chaste amour n’est pas séché :
l’univers ne vit pas « d’une ombre » ; encore moins « de l’ombre d’une
ombre ». Il n’en a jamais vécu du reste, et n’en peut vivre.
Pucelle qui est envoyée de Dieu, le Roi du ciel, les clés de toutes les
bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est venue
ici de la part de Dieu pour réclamer le sang royal. Elle est toute prête à
faire la paix si vous voulez lui faire raison, à condition que vous ren-
drez le pays de France et que vous paierez les dommages que vous y
avez faits pendant le temps que vous l’avez occupé. Et vous, archers,
compagnons de guerre, nobles, gentils et autres, qui estes devant la
bonne ville d’Orléans, allez-vous-en, de par Dieu, en votre pays. Et si
vous ne le faites, attendez des nouvelles de la Pucelle qui vous ira voir
bientôt à votre bien grand dommage. Roi d’Angleterre, si vous ne le
faites ainsy, en quelque lieu que soient vos gens en France, je les at-
teindrai, je les chasserai, qu’ils le veuillent ou non. Je suis envoyée par
Dieu, le roi du ciel, pour vous bouter hors de toute la France. Et s’ils
veulent obéir je les prendrai à merci. Ne vous obstinez pas dans votre
projet, car vous ne conserverez pas le royaume de France qui est à
Dieu, le roi du ciel, fils de sainte Marie.
« Mais c’est le roi Charles, vray héritier qui le conservera, car Dieu
le roi du ciel le veut ; et cela lui est révélé par la Pucelle, car il entrera à
Paris en bonne compagnie.
« Si vous ne voulez pas croire ces nouvelles qui viennent de la part
de Dieu, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous frapperons
sur vos gens et nous ferons un si grand tumulte que, depuis mille ans,
il n’y en a pas eu de si grand en France. Et croyez fermement que le
Roi du ciel enverra plus de force à la Pucelle qu’il n’en faut pour re-
pousser les assauts que vous dirigez contre elle et ces bonnes gens
d’armes, et on verra aux horions qui aura le meilleur droit, du Roi du
ciel ou de vous.
« Vous, duc de Bedfort, la Pucelle vous prie et vous requiert de ne
pas vous faire détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez encore
venir en sa compagnie, là où les Français feront le plus beau fait qui
fut jamais accompli par la chrétienté. Et faites réponse si vous voulez
faire la paix en la cité d’Orléans ; si vous ne le faites, qu’il vous sou-
vienne bientôt de vos très grands dommages.
« Écrit ce mardi de la grande semaine » 1.
L’authenticité de cette lettre est-elle absolument certaine ?
On en a disputé.
Voici ce qui est indubitable.
1º Une lettre aux Anglais fut écrite le mardi saint (le mardi de la
grande semaine, majoris hebdomadæ). Le témoignage de Thibault
Gobert si précis, si net, ne permet pas d’en douter.
1 QUICHERAT, I, 240.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 167
1 QUICHERAT, I, 55.
2 Ibid., 240.
3 Ibid., 55.
4 Ibid., 210.
168 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, I, 210.
2 Séguin, Q. III, 202.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 169
ne devait pas hésiter à croire. Eh bien ! elle avait obéi, et elle était arri-
vée jusqu’au roi.
– Jeanne, interrompit Guillaume Aymeri, vous dites que Dieu veut
délivrer le peuple de France de ses calamités ; mais s’il le veut, il ne lui
est pas nécessaire de mettre en mouvement les hommes d’armes.
– En nom Dieu, repartit l’enfant, les hommes d’armes batailleront
et Dieu donnera la victoire 1…
Maître Guillaume se déclara satisfait. On l’eût été à moins 2.
Quand son tour vint, Séguin de Séguin prit la parole. Limousin de
Limoges, il prononçait à la Limousine.
– « Quelle langue donc parlaient vos Voix ? », demanda-t-il.
Jeanne eut un de ces éclairs d’espièglerie qui la rendent très char-
mante.
– « Ah ! messire, fit-elle, meilleure que la vôtre » 3.
On sourit certainement, et pour le moins. Le maître Limousin se
sentit un peu piqué, et, violemment :
– « Croyez-vous en Dieu ? », interrogea-t-il.
C’était dépasser la mesure. Jeanne le ramena :
– « Messire, mieux que vous » 4.
La riposte était à la lettre exacte, puisque Séguin de Séguin ne
croyait pas, ou affectait de ne pas croire à une révélation venue de Dieu,
tandis que Jeanne y croyait et se sacrifiait à sa foi. Le Docteur ne releva
pas le mot. Il se répandit en une argumentation aiguisée de scolastique.
– « Dieu ne veut pas que nous croyions à vos paroles, si vous ne
nous faites voir que nous y devons croire. Dieu ne nous permet pas de
conseiller au roi de vous employer, de vous confier des hommes
d’armes, sur votre seule assertion. Vous pourriez fort bien tout
conduire au désastre. Faites quelque miracle »…
Elle répondit :
– « En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des mi-
racles. Conduisez-moi à Orléans. Je vous y montrerai des miracles qui
prouveront ma mission. Que l’on me donne des hommes : ce qu’on
voudra. Je délivrerai Orléans » 5.
Puis, brusquement, l’Esprit fut sur elle 6, suivant le terme biblique.
Le voile qui cache l’avenir se déchira devant ses yeux. En présence de cet
auditoire de Docteurs, grave, recueillie, mais si ferme, elle prophétisa :
X
Le roi, qui avait été si lent à se résoudre, agit très rapidement
quand son parti fut pris. Il chargea Yolande de Sicile d’aller immédia-
tement à Blois avec le duc d’Alençon et d’y organiser un convoi de se-
cours pour Orléans 1. Il voulut que d’Aulon préparât la maison mili-
taire de Jeanne : il devenait ainsi son « maître d’hostel », c’est-à-dire,
à peu près, le major chargé de commander les hommes d’armes atta-
chés à sa personne.
Charles VII reprit incontinent la route de Chinon.
Jeanne fit partie de sa suite. Ce fut avant de s’éloigner de Poitiers
qu’elle connut pour la première fois les enthousiasmes populaires. La
nouvelle que les Docteurs ne contredisaient pas à sa surnaturelle mis-
sion, et que le roi s’était décidé à l’envoyer vers Orléans, avait marché
avec la rapidité d’un vent d’orage. L’on voulait voir une dernière fois et
souhaiter bon succès à celle qui devenait « de par Dieu » l’espoir de la
France. On n’aimait pas moins puiser près d’elle un courage perdu de-
puis si longtemps, et s’assurer qu’elle était très certaine de l’issue des
combats vers lesquels elle marchait. L’affluence des visiteurs et des vi-
siteuses redoubla donc à l’hôtel de la Rose.
« Entre les autres il y eut un bien notable homme, maître des re-
quêtes à l’hôtel du Roi, qui lui dit :
– Jeanne, on veut que vous essayez de mettre des vivres dedans Or-
léans ; mais il semble que ce sera forte chose, vu les bastilles qui sont
devant et que les Anglais sont forts et puissants.
– En nom Dieu, répondit-elle, nous les mettrons dedans à notre
aise ; et il n’y aura pas d’Anglais qui saille de ses bastilles ni qui fasse
semblant de l’empêcher » 2.
Ces paroles prophétiques, et d’autres semblables, passaient de bou-
che en bouche. Et puis elle était si bonne, si vertueuse, « de si sainte
vie » 3, la mystérieuse jeune fille ; la dame Rabateau et tant d’autres lui
rendaient un tel témoignage ! On l’avait vue si tendrement pieuse à
l’église quand « elle se confessait et recevait le Corpus Domini » 4. Lui
parler, la voir une dernière fois, semblaient une bénédiction.
Qui donc n’aurait voulu lui dire adieu, lui adresser un dernier sou-
rire, voir comment elle s’en irait ? Quand elle était arrivée, elle était en
pourpoint noir. S’en retournerait-elle avec le même habillement ? Tout
d’elle intéressait.
L’heure douce de la vie de Jeanne. – Seconde visite à Chinon : rencontre avec la du-
chesse d’Alençon. – Après Chinon : Tours. – Satisfactions que la ville très française lui
donne. – Arrivée de Novellompont et Poulengy accompagnés de Pierre et Jean d’Arc,
après le jubilé fameux de Notre-Dame du Puy en compagnie d’Isabelle Romée. – Des-
cription du pèlerinage. – Convention entre les Meusiens. – Présentation de Pâquerel
à Jeanne. – Lui et les autres Meusiens admis à faire partie de sa maison. – Équipe-
ment de Jeanne (cheval, cuirasse, épée). – L’épée de Fierbois. – L’étendard ; qui lui
ordonna de le prendre ? sa signification. – Départ pour Tours. – Nouveaux compa-
gnons qu’elle y trouve : Loré, Culan, Boussac, La Hire, Rais. – Ombrage que son arri-
vée suscite à Blois. – Elle ne s’en occupe pas, ayant infiniment mieux à faire. – Mis-
sion donnée aux soldats : Sommation faite aux Anglais de déguerpir de bonne amitié.
– En guise de réponse son héraut Guienne est condamné au feu. – Achèvement du
convoi de ravitaillement. – L’armée de trois mille hommes environ se met en marche.
– Est-ce une procession religieuse ? Sont-ce des gens d’armes ?…
I
Est-il homme qui, descendant le cours de ses années, ne rencontre
une ou plusieurs périodes sur lesquelles il reposera ses yeux avec des
complaisances et un charme particuliers ? Dieu ménage cette joie aux
saints eux-mêmes en compensation de tant d’aridités souvent. Nous
imaginons que le mois environ, qui s’écoula entre le départ de Poitiers
et l’entrée à Orléans, fut pour Jeanne le plus délicieux de sa courte vie,
sans en excepter ceux de son enfance. Elle s’y trouve en pleine lumière
et en plein espoir ; nulle ténèbre, nul doute en elle ; nulle faculté insa-
tisfaite. Sa mission a été soumise à un tribunal ecclésiastique qui n’y
voit rien à reprendre. Son roi s’est décidé à lui donner des hommes
avec lesquels elle réalisera la délivrance d’Orléans. La ville encerclée,
étouffée, l’attend. Elle ne se connaît pas d’ennemis – et on ne voit pas
qu’elle en ait – en dehors de l’ennemi national. Les ardeurs populaires
la suivent et la portent. Le printemps avec ses vols d’hirondelles et ses
jonchées vertes accourt au-devant de ses pas ; elle-même est du prin-
temps. Elle est jeune ; elle se sent vaillante. Sa conscience pure et
blanche comme une aile de colombe, n’a pas un pli qui la gêne. Elle
aime Jésus-Christ, la Vierge, la Patrie, à plein cœur. Ses Voix l’encou-
ragent et la bénissent. Jeanne ! Jeanne ! Vous paierez quelque jour
176 LA SAINTE DE LA PATRIE
avec Bertrand qu’ils avaient jugé d’emblée ce qu’il était, sérieux, chré-
tien, loyal et bon. Il fut convenu, entre les paysans et l’écuyer, qu’on se
reverrait. Eux ne pouvaient aisément quitter la ferme, mais lui n’avait
aucune difficulté pour s’y rendre. Effectivement il fit le voyage de Do-
mrémy plus d’une fois 1, afin d’y porter des nouvelles de la chère ab-
sente et en prendre.
Des vues furent échangées, surtout quand il devint à peu près cer-
tain que Baudricourt se déciderait, et qu’aucun obstacle n’arrêterait
plus l’enfant. Poulengy promit de se faire son compagnon et son pro-
tecteur. Il remplacerait Jacques près d’elle, jusqu’à ce qu’elle eût été
remise au roi. Quant à Isabelle, il la retrouverait au Puy, justement à la
solennité du Jubilé. De fait, il conduisit Jeanne jusqu’à l’audience
royale ; mais quand celle-ci eut été confiée à la femme très excellente,
très sûre, du bailli Guillaume Bellier, il disparut : il avait pris avec No-
vellompont la route du Puy 2.
Cependant Isabelle Romée, accompagnée de ses deux garçons Jean
et Pierre, s’engageait de son côté dans le même voyage. Suivant toute
probabilité, la petite caravane alla de Neuchâteau à Lyon, et de Lyon
au fameux sanctuaire.
Les Meusiens eurent lieu de s’émerveiller lorsqu’ils furent arrivés
au terme. Le pays d’austère et tourmentée beauté, ces cratères éteints,
ces marécages gelés, ces montagnes violentes contrastaient singuliè-
rement avec les horizons équilibrés, dans une mesure et une grâce un
peu douceâtre, auxquels ils étaient habitués. La Basilique, avec ses au-
dacieuses arches jetées sur l’abîme afin de lui servir d’assise ; son
énorme escalier, les voûtes, sa façade d’une tenue si imposante, durent
leur paraître quelque œuvre de géants ou d’anges dédiée à la Vierge
Marie. On leur expliqua sûrement que ce lieu avait toujours été sacré ;
que c’était une des montagnes saintes de l’univers ; que les siècles
après les siècles y avaient prié : que jadis, lors du paganisme, il y avait
sur cette cime, offerte aujourd’hui à la mère de Dieu, une enceinte de
pins hauts et rudes dans laquelle on honorait Isis, la Vierge, mère des
Égyptiens, la figure, le mystique symbole, la préfiguration de l’unique
Marie. On leur montra une large pierre sur laquelle la Bénie entre tou-
tes femmes avait posé son pied ; la pierre avait gardé du céleste attou-
chement la vertu de guérir les fiévreux. On leur conta que la Chambre
sacrée, c’est-à-dire l’abside de l’édifice, achevée par l'évêque Vosy,
avait été consacrée par la main des anges. Ils vénérèrent les saintes re-
liques. Ils firent longuement et tendrement leur cour à Marie, maî-
tresse du lieu. Isabelle, mère désormais alarmée sans paix ni trêve, re-
commanda sa fille et ses fils qui devaient, eux aussi, se séparer d’elle, à
la Mère des mères, celle avec laquelle les mères s’entendent toujours.
Ils se mêlèrent à cette multitude de trois ou quatre centaines de mille
hommes, qui allait, venait, roulait par les rues en tortillon et à pic, bat-
tant de ses remous le pied de l’acropole, chantant, priant, pleurant, ac-
clamant. Ils eurent la sensation étrange, prenante, d’être la goutte
d’eau d’un océan humain, fouetté par le vent d’un Esprit maître, qui en
soulevait et calmait les vagues. C’était, dans la circonstance, un vent de
religion et de patriotisme. Tout pèlerin priait ardemment pour le roi et
la France, car on savait au Puy comme ailleurs que la partie finale était
engagée, que le pays pris à la gorge était à bout de respiration, qu’il fal-
lait à brève échéance ou vaincre ou périr 1 ; mais on savait au Puy
quelque chose d’autre. On y savait que la Vierge du Puy devait être te-
nue pour bonne Française. Charles lui avait fait de nombreux pèleri-
nages ; il lui avait envoyé, en ex-voto, la bannière de Clarence après la
victoire de Baugé. C’était l’hommage du client à sa patronne. Isabelle
Romée et ses fils avaient plus de raison que qui que ce fût de supplier
avec ardeur.
Tandis qu’ils étaient à ces impressions, les Meusiens retrouvèrent
Bertrand de Poulengy et Novellompont. Un moine Augustin du nom
de Jean Pasquerel 2 entra dans l’intimité. On causa des uns et des au-
tres, du voyage de Chinon, de ses divers incidents, de l’accueil que le
roi avait fait à Jeanne. Poulengy et Novellompont durent affirmer qu’il
n’y avait plus aucun espoir que l’enfant retournât à Domrémy. La su-
prême chance semblait perdue, depuis que le roi s’était entretenu avec
elle sans l’écarter.
Alors Isabelle Romée prit héroïquement son parti. Ses fils ne ren-
treraient pas à la ferme. Ils iraient rejoindre leur sœur. Poulengy et
Novellompont, d’autre part, lui renouvelèrent l’assurance qu’ils fe-
raient tout pour ne jamais abandonner Jeanne. Elle décida Pasquerel,
qui était professeur de théologie dans un couvent de Tours 3, à se pré-
senter lui aussi à sa fille 4 ; elle confiait à Dieu les suites de cette entre-
vue. Elle recommanda le moine aux hommes d’armes, leur faisant
promettre de ne point se séparer de lui avant le terme du voyage 5. Et
ces actes de suprême vigilance accomplis, en larmes, elle remit l’enfant
de son amour et de sa souffrance à la seule Mère, dont le regard ac-
compagne et la main protège partout.
1 Jeanne, Q. I, 70.
2 Ibid.
3 Ibid., 78.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid., 117.
184 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 117
2 Ibid., 178.
3 Jean Chartier, Q. IV, 53.
DE POITIERS À BLOIS 185
yante, avait opéré cette merveille qu’on ignorait auparavant, qu’on n’a
pas retrouvée depuis, dont saint Louis même n’avait pas connu la joie.
Les soucis pieux ne la détournaient pas de sa très haute et très hu-
maine conception « du Mardi de la grande semaine dernière », alors
qu’elle avait écrit aux Anglais une offre de paix. Sentant le choc très
voisin, elle ne se résigna point à désespérer qu’il pût être évité. L’effu-
sion du sang humain lui paraissait ce qu’elle est : horrible. On ne doit
recourir à l’épée qu’après avoir épuisé tous les moyens de n’y pas re-
courir. Il faut redouter l’anathème de Jésus-Christ : celui qui frappe de
l’épée périra par l’épée. On l’évite en travaillant pour la paix, jusqu’à ce
qu’il devienne évident que l’injuste et souvent hypocrite agresseur veut
absolument croiser le fer. Il manquerait vraiment trop d’esprit de dou-
ceur et de pitié à la sainte jeune fille, si la démarche de conciliation
qu’elle tenta n’eût été accomplie.
Elle résolut d’envoyer à Talbot son héraut Guienne, avec la lettre
dictée par elle au Dominicain de Poitiers. Nous pensons que ce fut le
lundi 25 avril. Le pauvre Guienne fut fort mal traité, d’après le récit de
l’un de ses collègues, Jacques Le Bouvier, héraut lui aussi et chroni-
queur renseigné 1. Les Anglais le saisirent et le condamnèrent finale-
ment au feu. Ils avaient même dressé le bûcher avec le pieu où ils vou-
laient le lier, lorsque quelqu’un s’avisa qu’il serait bon de consulter
l’Université de Paris sur la légitimité du procédé. « L’œil de l’Univers »
ne se hâta point de regarder chose de si petite importance. La prise des
Tourelles survint ; puis la fuite des Godons. Guienne abandonné par
eux, au fond d’une casemate, fut retrouvé 2. Trop heureux d’en avoir
été quitte pour quelques jours passés sous terre.
IX
Tandis que Jeanne priait, évangélisait, négociait ainsi à Blois, Yo-
lande et d’Alençon terminaient l’organisation de leur convoi de ravi-
taillement.
Il se serait composé, d’après le trésorier de l’empereur Sigismond,
Eberhard de Windecken, que nous avons déjà cité, de soixante voitu-
res et de quatre cents têtes de gros bétail 3. Les gens à cheval et à pied
étaient bien trois mille. Ce dernier chiffre doit être tenu pour exact ou
à peu près. Outre l’autorité du personnage qui l’affirme – il eut entre
les mains des documents diplomatiques 4 –, il convient de se rappeler
la déposition de Dunois. Il n’osa essayer d’entrer dans Orléans avec
Jeanne en passant sur le corps des Anglais : ceux-ci lui parurent trop
1 Dunois, Q. III, 5.
2 Pasquerel, Q. III, 105.
3 Dubois, Jollois, Wallon, Loiseleur, cités par M. BOUCHER DE MOLANDON : Première expédition
prouve suffisamment qu’elle ne l’avait jamais vu, comme aussi la réponse de Dunois prouve qu’il
avait délibéré à Blois. – Est-ce vous qui avez voulu qu’on allât par la rive gauche ? – Oui, et de plus
sages que moi aussi. Dunois, Q. III, 5. Il est inutile de rappeler que les usages d’alors retiraient tout
caractère blessant à la question de Jeanne.
190 LA SAINTE DE LA PATRIE
I
Orléans, que les Anglais assiégeaient depuis le 13 octobre de l’an-
née précédente, n’était pas une petite forteresse.
Ses murailles achevées en 1389 1 l’enfermaient de toute part. Elles
avaient été bâties selon les règles les plus strictes de la défensive
d’alors. Elles étaient armées de trente-cinq tours, disposées de telle
sorte que nulle partie du rempart ne demeurait à l’abri du jet des ar-
chers ou des arbalétriers, qui les occupaient au besoin. Elles ne pré-
sentaient aucun retrait dans lequel l’ennemi pût se dérober. Leurs li-
gnes dessinaient un parallélogramme presque parfait, avec tout au
plus un léger fléchissement au point où la muraille nord s’approchait
de la muraille ouest et un certain renflement dans cette dernière ; mais
ces déviations fort douces, fort ménagées, ne gênaient en rien la sur-
veillance des sentinelles. Les tours d’angle étaient particulièrement
fortes. Cinq portes ouvraient les murs : la porte du Pont va être décrite
plus bas : la porte Bourgogne, à l’Est, qui recevait la route de Briare,
avec ses voies confluentes venues du côté d’Auxerre et de Clamecy, et
par delà, de Troyes et de Dijon ; la porte Parisis, au Nord, qui donnait
1 Le beffroi du guet a été démoli en 1831. Les souvenirs héroïques qui y étaient attachés n’ont pu
le sauver. C’est ainsi que les villes appauvrissent leur patrimoine. Tout monument de leur passé de-
vrait être sacré.
2 MANTELLIER, 426e anniversaire, 15.
3 Ibid., 16.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 193
1 BOUCHER DE MOLANDON, L’armée vaincue par Jeanne d’Arc sont les murs d’Orléans.
2 BARAUDE, Orléans et Jeanne d’Arc.
194 LA SAINTE DE LA PATRIE
le rédacteur est un étranger intelligent, qui a sous son regard les situa-
tions : « Si les Anglais avaient pris Orléans, ils pouvaient aisément se
rendre maîtres du reste de la France et envoyer le Dauphin mourir à
l’hôpital » 1.
Salisbury dressa donc le plan d’une campagne très sévère. Il assu-
rerait avant tout ses communications avec ses deux bases de ravitail-
lement : la Normandie à l’Ouest, et l’Île-de-France au Nord. Pour cela,
il maîtriserait les routes vers l’une et l’autre province en réduisant les
places qui les commandaient. Puis il isolerait Orléans de tout secours
possible en occupant les villes et les châteaux de son voisinage, même
un peu éloigné. On verrait seulement ensuite à régler le compte de la
forteresse.
Chartres, qui était anglais, lui fournit son premier quartier général.
C’est de là que furent dirigées ses colonnes volantes contre Rambouil-
let, Nogent, Courville. La plaine entière de Chartres, avec Dreux et
Étampes, passa vite entre ses mains. Les voies normandes qui y dé-
bouchaient furent du coup assurées.
Il se jeta ensuite sur Janville, châtellenie royale de valeur non seule-
ment par ses fortifications, mais par sa position. Française, elle eût in-
quiété les convois expédiés de Paris par Bedfort. Malgré une défense
très vigoureuse de Prégent de Coëtigny, Janville succomba dans un as-
saut. Ce fut un lieu heureux à l’envahisseur : il y reçut les clefs de Meung.
La première partie du programme étant ainsi exécutée, Salisbury
entama la seconde. Il s’installa à Janville, où il continua la pratique
des colonnes volantes, composées invariablement d’hommes d’armes
à cheval et d’archers. Elles soumirent Patay, Sougy, Saint-Sigismond,
Machelainville, Montpipeau. Cette petite forteresse devint le troisième
cantonnement du généralissime anglais. Il en partit contre Beaugency
qu’il attaqua en personne. À son approche la ville ouvrit ses portes. Le
donjon seul refusa de se rendre. L’Anglais ne s’en occupa même point.
Que lui faisaient quelques soldats incapables de sortir sans tomber en-
tre ses mains ? Un jour ou l’autre il en aurait le bout : cela ne manqua
pas d’ailleurs. Ce qui lui importait, c’était de commander les routes de
terre et d’eau en aval d’Orléans afin d’empêcher les ravitaillements de
ce côté. Or, en tenant Meung et Beaugency, même imparfaitement, il
pensait bien avoir réussi. Ce n’était pas absolument vrai : nous le ver-
rons. Bien que fortement établis de ce fait sur le chemin de Blois à Or-
léans, ses lieutenants devenus ses héritiers ne réussirent point à inter-
rompre la communication entre les deux villes. À Beaugency il eut une
mauvaise inspiration : il ordonna le pillage de Notre-Dame de Cléry 2.
1 1404.
2 Journal du Siège, 5, 6, 7.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 199
femmes y prirent part. Elles firent une chaîne qui, de la ville, traversait
hardiment le pont et aboutissait au boulevard. Elles se passaient de
main en main des pierres, des traits, des seaux d’huile et d’eau bouil-
lantes. Les Anglais finirent par se retirer : ils étaient battus. Ils avaient
eu sept cents hommes mis hors de combat ; les Orléanais six cents. La
différence n’était pas considérable apparemment. Dans la réalité, elle
était importante. Les soldats de métier qui n’étaient alors en effet que
quatre cents dans la ville, avaient perdu trois cents des leurs. L’effectif
qui constituait le meilleur, le plus solide noyau de résistance, était
donc devenu fort petit.
Les Anglais ne s’abandonnèrent point. La nuit n’était pas encore
tombée qu’ils avaient ouvert une mine dirigée de leur fossé à la douve
sèche du boulevard. Arrivés là ils devaient travailler à découvert. Né-
cessairement, ils étaient exposés aux regards et aux coups. Comment
la garnison du fort les laissa-t-elle faire tranquillement ? Dormait-
elle ? S’amusait-elle pour se compenser des fatigues de la veille ? Était-
elle retournée dans la ville, convaincue que les Anglais en avaient, eux
aussi, assez pour quelques jours au moins ? Ce qui est certain, c’est
que l’ennemi sorti de sa mine ne rencontra aucun obstacle au fond de
la douve. Alors, il eut l’audace de s’en prendre au gros œuvre du bou-
levard, notamment au parapet.
À l’aurore du 22 1, les assiégés, effrayés sans doute des dégâts de la
nuit, prirent une résolution à première vue étrange : celle de se retirer
dans le fort des Tourelles, en abandonnant le boulevard. L’explication
est probablement celle-ci. Ils avaient eu tant de peine à se défendre la
veille quand tout était en bon état et que leur force se trouvait entière,
qu’ils désespérèrent de soutenir l’effort sur une fortification à moitié
démantelée, et avec une troupe considérablement amoindrie.
Mais voici une erreur, ou une nécessité, plus grave encore : après le
boulevard, les Tourelles furent jugées également intenables. On y lais-
serait quelques hommes seulement avec consigne d’abîmer de leur
mieux le fort et de se retirer si les Anglais faisaient seulement mine de
vouloir l’écheller.
Pendant la journée du 23, la garnison exécuta les ordres reçus. Elle
brûla les pieux du boulevard, abattit le parapet, ravagea le terre-plein.
Les Anglais ne remuèrent pas. Ils voyaient bien que ce serait minime
travail pour eux de rétablir les choses s’il en était besoin. En revanche,
ils supposèrent justement que si les assiégés délaissaient l’ouvrage
avancé, c’est qu’ils n’avaient guère de force pour défendre l’ouvrage
principal. Le samedi 24, ils en commencèrent l’escalade. Suivant le
1 22 octobre 1428.
200 LA SAINTE DE LA PATRIE
mot d’ordre, la petite troupe orléanaise se sauva ; et avec une telle pré-
cipitation qu’elle n’eut le temps de rien démolir.
Elle se replia dans une défense de fortune élevée à la hâte sur le
pont, trois ou quatre arches plus loin. On l’appela du nom ambitieux
de « Boulevard » de la Belle-Croix. C’était tout bonnement une barri-
cade, bien construite, il est vrai, et capable de tenir. Entre la barricade
et les Tourelles, les arches du pont furent rompues 1.
Ces journées du 21, du 22, du 23 et du 24 octobre comptent parmi
les plus noires du siège : trois journées de défaite et de reculade.
V
Le dimanche 25, un événement fort imprévu remit quelque bleu
dans notre ciel.
Glasdalle s’était installé dès le 24 au soir dans les Tourelles aban-
données. Il avait donné l’ordre de commencer immédiatement les ré-
parations.
Salisbury de son côté s’était confirmé, par la résistance qu’il avait
rencontrée, dans le parti d’affamer la place. Il fallait donc l’encercler
dans une ceinture de tranchées et de bastilles. Avec sa redoutable dé-
cision il résolut de fixer de suite la ligne des tranchées et les points où
seraient assises les bastilles. Il monta tout au haut des Tourelles, d’où
comme d’un belvédère il pouvait inspecter la position.
Il regardait donc à travers une lucarne lorsqu’un boulet lancé de la
Tour Notre-Dame l’atteignit, lui enlevant un œil et lui brisant le front.
On l’emporta de suite à Meung. Il y mourut le 27. On ne sut jamais qui
avait mis le feu à la pièce. Les personnes sorties au bruit de la détona-
tion déclarèrent avoir vu un enfant qui s’enfuyait. Les Orléanais re-
marquèrent le nom de la Tour qui avait frappé. Ils crurent que Notre-
Dame de Cléry, justicière de son affront, avait vengé l’incendie et le
pillage de la basilique 2.
Les Anglais ne manquèrent pas de rappeler « l’astrologien de Char-
tres » qui avait recommandé à Salisbury de prendre garde à sa tête.
Les destins s’étaient accomplis.
En tout cas, un des meilleurs soldats de Bedfort disparaissait. Tal-
bot, brave et grave, n’avait cependant pas son autorité : il n’était que
de la monnaie d’Alexandre. Il partagea le commandement avec les au-
tres lieutenants du chef : chacun demeurant maître dans son secteur.
Jamais, que l’on sache, la mésintelligence ne se glissa entre eux.
1 Journal du Siège, 8, 9.
2 Ibid., 10.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 201
ni blescher personne, qu’on dit avait été miracle faict par Notre-
Seigneur à la requête de Monsieur saint Aignan, patron d’Orléans ».
Le 7, alarme par « Trompille ». C’étaient les Anglais qui essayaient
de prendre par surprise la barricade de la Belle Croix, sur le pont. Ils
furent repoussés.
Le 23, on installe « Rifflard », une très grosse bombarde sortie de
l’atelier du fondeur et canonnier Duisy, devant la poterne du Ches-
neau : Rifflard était chargé de répondre à la batterie des Tourelles. Ce
fut une fête d’entendre pour la première fois son tonnerre.
Le 25, jour de Noël, trêve de neuf heures du matin à trois heures
d’après midi. Glasdalle donne un concert de tambours, de trompettes
et de clairons dont la ville va écouter le redoutable vacarme. Adouci
par le lointain, ce put être à peu près tolérable.
Le 30, un renfort sérieux de 2.500 hommes arrive aux Anglais, de
Meung et de Beaugency. Les nouveaux venus s’établissent dans la
place d’armes de Saint-Laurent.
Le lendemain, Gasquet et Védille, de la compagnie de La Hire, don-
nent une « vaillantise » à laquelle il fut grandement couru. Ils défirent
deux Anglais à la lance. Gasquet avait eu rapidement le bout de son
homme ; Védille, quoique vainqueur, n’avait pu désarçonner le sien.
Gasquet fut mis à la mode par son exploit.
Le 1er janvier, les Anglais pour célébrer l’an nouveau, probablement
aussi pensant que nous n’étions pas sur nos gardes, firent une tenta-
tive contre la Porte Renart ; ils durent se retirer.
Le 3 janvier, entrée à Orléans d’un convoi de bétail : neuf cent cin-
quante pourceaux, soixante moutons. On a noté cinq ou six de ces en-
trées souvent moins riches, au cours du siège. C’était peu pour 30.000
assiégés.
Le 4 janvier, deux attaques à la Porte Renart et à la barricade Belle-
Croix : repoussées.
Le 12, Dunois, Sainte-Sévère, Chabannes essaient à leur tour d’en-
lever Saint-Laurent ; inutilement.
Le 26, très vive échauffourée dans une sortie, toujours contre le
camp de Saint-Laurent.
Le 29, conversation, après sûretés prises, entre La Hire au nom des
Français et Lancelot de l’Isle au nom des Anglais. Peut-être les Orléa-
nais tirèrent-ils quelque peu hâtivement un coup de canon qui empor-
ta la tête du chef anglais 1.
1 Journal du Siège, 31. Les faits et les dates qui précèdent viennent de la même source.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 203
sible entre Blois et Orléans, sinon avec un long détour ou bien en bu-
tant du front dans l’un ou l’autre des postes fortifiés de l’ennemi. De
plus, la porte Renart devenait inutilisable. Le passage par le fleuve
pouvait, un peu du moins, suppléer le passage par terre. Afin d’y pour-
voir, l’ennemi éleva, entre le 1er et le 6 janvier, les forteresses de Saint-
Pryvé et de l’Île Charlemagne. Elles le commandaient et le coupaient si
bien, que de l’aval il était impossible de monter jusqu’à la ville. Aucune
barque, aucun chaland, venu de l’ouest, ne passera sans la permission
de l’ennemi.
Le 10 mars, ils commencent leur bastille Saint-Loup qui surveillera
la porte Bourgogne.
Restaient donc uniquement et faiblement accessibles les portes Pa-
risis et Bernier. Contre elles ils édifièrent le boulevard des Douze Pier-
res, qu’ils appelèrent Londres, celui du Pressoire Ars qu’ils appelèrent
Rouen, celui de Saint-Pouair qu’ils appelèrent Paris 1.
Ce système fut complété par une bastille cachée dans la forêt « à
demi distante de Saint-Pouair et de Saint-Loup ».
Les bastilles ainsi posées se trouvaient à trois ou quatre cents mè-
tres les unes des autres. Elles étaient reliées par de larges fossés qui
servaient comme chemins couverts autant que comme fossés.
Cependant les Anglais observèrent vite que quelques têtes de bétail
avaient pu être embarquées par surprise au port Saint-Loup, et por-
tées de là sur des charrières au quai de la Tour Neuve. Afin de suppri-
mer cette étroite ressource, continue le Journal du Siège, « vers le 20
avril, fortifièrent Anglois, Saint-Jean-le-Blanc, au Val-de-Loire, et y fi-
rent un guet pour garde passage ».
L’investissement était achevé. Il embrassait le périmètre entier de
la ville : celle-ci était enclose dans l’étau. Pour assurer l’entrée de trois
chevaux le 21, de quatre le 22, il fallut que notre artillerie tirât à toute
volée, et contînt l’ennemi dans ses casernements. Naturellement, si le
jeu en eût valu la chandelle, s’il ne se fût pas agi de trois, puis de qua-
tre chevaux seulement, il serait sorti.
On put s’en apercevoir le 27. Le guet ayant signalé un gros convoi
de victuailles, la manœuvre des jours précédents fut recommencée.
Notre artillerie donna. Bien plus, un gros de cavaliers poussa une
pointe jusqu’à la Croix-Fleury. Mais arrivés là, ils ne trouvèrent rien.
Les Anglais avaient déjà tout enlevé.
Dans la pénurie où se trouvait la ville, une arrivée d’hommes
d’armes nouveaux était un danger, à moins qu’ils n’apportassent, avec
eux, leurs vivres comme fera Jeanne. Cependant, pris qu’ils étaient en-
1 Journal du Siège, 73. C’est à ce document, nous le répétons, que nous avons emprunté les évé-
nements et les dates cités précédemment. A cause de l’unité de source facilement reconnaissable, il
nous a paru inutile de multiplier les renvois.
2 Breviarium historiale, découvert à la Vaticane en 1885 par le comte Ugo Balzacci. Bibliothèque
27-28-29 avril
La communion du jeudi 27. – Les deux routes de Blois à Orléans. – Les capitaines
prennent la route de Sologne, rive gauche, contrairement à l’avis de Jeanne qui eût
voulu la route de Beauce, rive droite. Pourquoi ? – Arrivée le 28 à Saint-Loup. – En-
trevue de Jeanne et de Dunois. – Le miracle du changement de vent. – Marche sur
Chécy. – On s’aperçoit à Chécy qu’il faudra renvoyer le gros de l’armée à Blois et de
cette fois la faire revenir par la route de Beauce, rive droite ; Jeanne avait eu raison.
– Jeanne passe de Chécy, rive gauche, à Chécy, rive droite. – Elle est reçue au ma-
noir de Reuilly ; apparitions de ses Voix. – Le 29 au soir entrée à Orléans. – L’en-
thousiasme de la foule. – La réception chez Jacques Boucher.
I
À la fin du chapitre X nous avons dû, pour conter le siège d’Or-
léans, dont le récit était absolument nécessaire à l’intelligence de ce
qui va suivre, laisser Jeanne au moment précis où, le mercredi 27
avril, elle s’avançait, ayant à sa gauche la Loire, à sa droite les bois de
la Sologne, devant soi une bannière représentant le Sauveur crucifié,
autour de soi des prêtres qui chantaient le Veni Creator, l’hymne des
créations surnaturelles, derrière soi une armée purifiée par la récep-
tion des sacrements, au-dessus de sa tête le ciel, couleur de pervenche
claire, qui orne souvent les fins d’avril de l’Orléanais, dans son cœur
très humble l’indéfectible foi à sa mission, et l’espoir, sans nulle ombre
de doute, qu’elle portait à la ville de ses prières et de son héroïque
amour, une prochaine délivrance.
De Blois à Orléans l’étape était longue, surtout si l’on considère que
la jeune sainte traînait derrière elle un lourd convoi de vivres et de
munitions : bétail sur pied, farines, boissons, poudres, traits, etc. 1. Les
capitaines que nous connaissons déjà, Loré, Culan, Boussac, La Hire,
Rais, décidèrent de couper le chemin par une halte de nuit. On campa
en route vers le point où le Loiret se jette dans la Loire, probablement,
sans qu’il soit possible de déterminer l’endroit avec une absolue préci-
sion. Jeanne ne voulut point déposer sa cuirasse. Elle s’étendit dans
1 Journal du Siège.
DE BLOIS À ORLÉANS 209
son vêtement de fer : c’était son cilice à elle, et un rude cilice ; plus
rude que celui des filles austères de Sainte-Thérèse et de Sainte-Claire.
Le lendemain, elle s’éveilla très meurtrie 1.
Ce jeudi 28, elle commença sa journée par la messe et la commu-
nion, en présence de l’armée 2. Puis on se remit en marche. Convoi et
hommes d’armes étaient, au commencement de l’après-midi, derrière
Olivet. Quelques-uns ont dit que Jeanne s’était aperçue alors seule-
ment qu’elle avait suivi la rive gauche de la Loire. Cette supposition est
d’une invraisemblance absolue : Jeanne avait vu couler sa Meuse. Elle
savait distinguer la gauche de la droite d’un fleuve. Un regard jeté sur
le cours d’eau en passant le pont de Blois aurait suffi à la fixer. Il est
certain encore que ni Pasquerel, ni Poulengy, ni Novellompont, ni son
frère, ni Contes, ni d’Aulon, ni personne de sa maison militaire ne lui
auraient laissé ignorer de quel côté elle marchait.
Elle fut mécontente du parti qu’avaient pris les capitaines. Elle y lut
un défaut de confiance. Ils avaient trop peur des Anglais. Ils ne cro-
yaient pas assez. Cependant l’œuvre de Dieu qu’elle venait accomplir
ne se consommerait que dans la foi. Si Dieu n’y mettait la main, on ne
chasserait pas l’ennemi. Alors pourquoi ces calculs d’humaine pru-
dence ? Puis elle avait hâte de voir les assiégés, de les réconforter. Plus
tôt le contact serait pris avec eux, mieux leur fortune et celle de la
France s’en trouveraient. Même une journée, une seule journée de re-
tard, était considérable.
Son génie et son inspiration la poussaient au plus courageux tou-
jours ; et, pour elle, le plus courageux se confondait avec le plus sûr :
« Marchez résolument, disait-elle à Charles VII, ne doutez pas, soyez
homme, et vous reconquerrez votre royaume » 3. Enfin ses Voix lui
avaient annoncé qu’elle passerait et que les Anglais ne bougeraient
point. Cependant, puisque les capitaines avaient décidé ainsi, elle suivit
les capitaines. Elle avait fait de même le voyage de Poitiers, sans satis-
faction ; uniquement parce que le roi avait voulu. Elle n’avait pas été en-
voyée pour supprimer la liberté des chefs, mais pour les aider dans la
mesure de leur consentement, de leur foi. Cette remarque est capitale.
Les capitaines n’avaient eu qu’une pensée : éviter les bastilles an-
glaises, contre lesquelles ils se seraient heurtés en marchant par la
route de droite, au bout de laquelle le camp de Saint-Laurent les at-
tendait avec le système de forts dont il était appuyé. Ils suivirent la
rive de la Loire jusqu’à Saint-Hilaire ; puis ils prirent celle du Loiret
qu’ils franchirent sur le pont d’Olivet. Se tenant ensuite à distance des
1 Dunois, Q. III, 5.
2 Beaucroix, Q. III, 78.
3 Ibid.
4 Nous le verrons, en effet, seul des capitaines de Blois, entrer demain dans la suite de Jeanne à
1 Quittances du Bâtard. Il y prend toujours ce titre. Quittances du 1er, du 2 mai 1429. Archives
municipales d’Orléans.
2 Dunois, Q. III, 5, 6.
212 LA SAINTE DE LA PATRIE
S’il n’y avait eu que ces paroles, si belles qu’elles soient, le Bâtard
n’eût pas été fort ému peut-être. Sans dire en effet qu’il ne croyait pas à
Jeanne avant la journée du 28, il nous donne à entendre qu’il lui restait
quelques doutes 1. Lui aussi voulait un prodige. Il estima en avoir vu un.
Jeanne, en effet, ayant fini de lui parler du secours de Dieu qu’elle
apportait et qu’elle était, non par ses mérites mais par ceux des saints
de France, ajouta en propres termes 2 que le vent allait changer. Or,
comme si elle n’eût attendu que ce mot, la rafale qui venait d’Est passa
sans transition à l’Ouest. Aussitôt, les charrières d’appareiller, de ten-
dre leurs voiles et de remonter le fleuve « droitement poussées sur
Chécy » par le plus heureux temps que pût rêver un marinier. Beau-
coup pensèrent avec Dunois que le ciel avait voulu contresigner les dé-
clarations de la merveilleuse enfant. « Le vent qui était contraire se
tourna d’aval et tellement que un chaland menait deux ou trois cha-
lands, qui était une chose merveilleuse et falloit dire que ce fut mira-
cle » 3. La flottille fut canonnée par les Tourelles et le guet de Saint-
Jean-le-Blanc, mais ne souffrit pas.
S’étant entretenu avec Jeanne, Dunois se réembarqua. Nicolas de
Giresme, grand prieur des Chevaliers de Rhodes pour la France, le
suivit. Ils se rendirent à Chécy. De son côté, Jeanne montait à cheval
avec les capitaines et y devançait le Bâtard. Le gros des hommes de-
meura au port de Saint-Loup.
Un conseil de guerre se tint à Chécy. Deux questions, autant qu’on
peut reconstituer les choses, grâce à la déposition de Dunois, semblent
y avoir été examinées. L’armée venue de Blois pouvait-elle, avec les dis-
ponibilités de matériel qu’on avait sous la main, franchir la Loire ? Pou-
vait-elle établir soit un va-et-vient suffisant, soit un pont de bateaux ? 4.
L’avis fut qu’elle ne le pouvait. Probablement le Bâtard craignait quel-
que piège des Anglais bien capables d’attaquer par les deux rives au
moment où les nôtres seraient au plus vif de leur travail d’embarque-
ment et de débarquement. L’insistance qu’il met à répéter que nous
n’étions pas en force pour tenir devant eux, fait naître cette idée 5.
Le Conseil de guerre souleva aussi, pense-t-on, l’hypothèse d’un
forcement de la Loire. Dans ce cas, il se fût fait vers le guet de Saint-
Jean-le-Blanc abandonné par les Anglais le 28 au matin 6. Là, en effet,
le fleuve était fort resserré et les trois petites îles juxtaposées des Mar-
tinets, de Saint-Loup et des Toiles, formaient presque une voie ferme
1 Après cette journée, dit-il, ex tunc, j’eus bon espoir en Jeanne plus qu’avant, habuit bonam
avançait. Jeanne passa la Loire sur une barque et gagna Chécy, rive
droite.
Chécy, où Jeanne aborda, était un centre considérable ; il avait été le
douaire de deux reines de France, la première fort délaissée, la seconde
fort aimée, l’Ingeburge de Philippe-Auguste et la Marguerite de saint
Louis. On y admirait deux églises : Saint-Pierre et Saint-Germain.
Saint-Germain a été détruit. Saint-Pierre existe toujours. Il s’enlève
extérieurement et intérieurement avec une grande allure architectu-
rale. Il offre des parties de notre plus beau XIIIe. Étant connue l’habi-
tude de la sainte jeune fille d’aller, avant tout, saluer « son Seigneur »,
quand elle entrait pour la première fois dans un lieu, on peut penser
qu’elle s’est agenouillée à Saint-Pierre.
Tout près se trouvait le manoir de Reuilly. Il tirait son nom d’une
famille qui figure au cartulaire de Philippe-Auguste 1. Il était alors ha-
bité par Guy de Cailly. Il accueillit Jeanne sous son toit avec la plus
respectueuse et patriotique déférence. Depuis il voulut être compté au
nombre de ses hommes d’armes.
De ce dévouement simple et primesautier il fut récompensé, dès la
fin de juin de cette année. Il fut anobli lui et sa postérité par un acte
daté de Sully, et sollicité par Jeanne elle-même.
Un fait qui mérite d’être remarqué est relaté dans ce brevet. Pen-
dant son séjour au manoir de Reuilly, Jeanne eut la visite de ses Voix.
La Sainte entrait dans « sa Terre de Promission ». Elle y entrait au
prix de mille tracas et de mille fatigues. Elle y ferait son œuvre au prix
de fatigues et de tracas plus pesants encore. Il était bon qu’elle fût féli-
citée et encouragée par ses amis du ciel 2. Mais Guy de Cailly aurait eu,
lui aussi, sa vision. Les Voix lui auraient apparu. Ce fut la raison pour
laquelle il reçut ce blason illustré de trois têtes de Chérubins « d’azur,
rehaussé d’argent à trois têtes de chérubins ailés et barbelés de couleur
flamboyante, qui est d’or ombré de gueules ».
II
Le lendemain, les chalands commencèrent de descendre la Loire à
une heure concertée avec le Bâtard d’Orléans. L’itinéraire qu’ils suivi-
rent est certain. Partis de Chécy (rive gauche), ils s’engagèrent dans un
chenal naturel formé entre la rive et le bord des îles aux Bourdons 3,
Chalencois, première et seconde Saint-Loup. Cette dernière affectait la
forme allongée d’une barque. Arrivé à ce point, le convoi tira sur sa
droite et, filant entre la proue de la seconde Saint-Loup et l’île des
1 Herves de Ruello.
2 Anoblissement de Guy de Cailly, Q. V, 341.
3 Elle était ainsi nommée pour appartenir à la famille Bourdon.
DE BLOIS À ORLÉANS 215
Du 29 avril au 9 mai
I
Du 30 avril au 9 mai, Jeanne, Jeanne toute seule a rempli Orléans.
Ses paroles y ont sonné une fanfare d’espoir, sa piété y a semé une édi-
fication toujours renaissante, ses desseins y ont été réalisés avec un
220 LA SAINTE DE LA PATRIE
succès qui ne s’est jamais démenti ; son cœur a été le cœur de la cité ;
elle a paru la disciple des Vierges, et la Vierge des combats de Dieu ; la
compagne des anges et l’ange de la victoire ; la Libératrice, celle dont
la vue seule « desassiégeait ». Heure unique ! heure divine ! parmi
toutes les heures qui comptent dans notre histoire nationale, dont la
ville qui la vécut garde encore le goût et le parfum.
On supposera sans peine que l’hôtel de Jacques Boucher fut assez
fréquenté pendant le séjour de Jeanne. Ce qui s’était produit chez maî-
tre Rabateau de Poitiers se reproduisit : les dames de la ville furent
avides de rencontrer la mystérieuse enfant. Quand elle fut de loisir,
elle se laissa interroger avec simplicité, et répondit gracieusement. Il y
a des saints austères ; il n’y en eut jamais de maussades.
Les conversations aboutissaient infailliblement au même carrefour.
La ville serait-elle délivrée ? Comment serait-elle délivrée ?
Et Jeanne soulevant ces âmes jusqu’à Celui dont elle était l’épée :
– Espérez en Dieu, répondait-elle. Il viendra en aide à la cité. C’est
Lui qui chassera l’ennemi 1.
Les anecdotes coururent bientôt, charmantes et graves. Ainsi sut-
on qu’ayant entendu « un homme puissant » qui blasphémait, reniant
Dieu honteusement, en pleine rue, elle s’était arrêtée, et prise d’un
saint zèle l’avait saisi au collet disant :
– « O maître, osé-vous bien regnier (renier) notre Sire ? En nom
Dieu, vous vous en dédiré avant que je parte d’icy ».
Et « l’homme puissant », honteux et pénitent, avait exprimé des
regrets 2.
Le peuple trouvait cela très bien : d’abord c’était un homme puis-
sant qui avait été corrigé ; puis, dans sa foi simple et profonde, il pen-
sait que « blasphémer et renier Dieu honteusement » n’était bon qu’à
alourdir le courroux du ciel.
Chaque matin elle se rendait à l’église Saint-Paul. Il y avait là une
statue célèbre de la Vierge. Elle était noire, conformément au texte de
l’Écriture : « Nigra sum sed formosa : Je suis noire, mais belle ».
C’était une statue guerrière ; elle avait assisté à une bataille. Au IXe siè-
cle, les Normands assiégèrent Orléans. Hardis, bien armés, ils mena-
çaient de forcer portes et murailles. Les citoyens résolurent de porter
leur Vierge noire sur les remparts ; peut-être la mère de Jésus qu’elle
représentait, écarterait-elle ces païens qui ne respectaient rien, ni mo-
nastères, ni églises, ni pain sacré, ni calices, ni ciboires ; rien. Or, la
statue était taillée dans un bloc de pierre. Un archer se cacha donc
sunt quæ concinit David fideli carmine. Salut, Croix, mon unique es-
pérance : Ave spes unica ! Salut, Croix de victoire ici-bas, de triomphe
là-haut : Quibus Crucis victoriam largiris, adde prœmium !
Ce fut en sortant de ce service religieux qu’elle rencontra le Docteur
en théologie Jean de Maçon, « un très sage homme », lequel l’interpel-
lant paternellement lui dit :
– Ma fille, êtes-vous venue pour lever le siège ?
– En nom Dé, ouy.
– Ma fille, ils sont forts et bien fortifiés, et ce sera une grant chose à
les mettre hors.
– Il n’est rien impossible à la puissance de Dieu.
Ce dialogue si rapide, si simple et humain, fit le tour de la ville. Il
ne fut personne qui n’admirât la prudence, la modestie et la confiance
en Dieu de la jeune fille.
V
Le mardi 3, solennité de « l’Invention de la Sainte-Croix de Notre-
Seigneur ».
Les Arts et l’Histoire ont conspiré pour célébrer ce fait illustre des
annales religieuses. Paul Véronèse, le Tintoret, Coberger, le Domini-
quin, pour ne citer que les plus célèbres, se sont plu à représenter
sainte Hélène, inspirée de retrouver la croix du Christ ensevelie sous le
parvis déshonoré par les débauches d’un temple de Vénus. Hélène, en
effet, mère de Constantin, humble d’origine mais magnifique de corps
et de cœur, avertie en songe de ce que le Christ attendait d’elle, se ren-
dit aux lieux saints où il avait souffert. Elle renversa l’édifice de raille-
rie et de blasphème qui couvrait le jardin de Joseph d’Arimathie, or-
donna une fouille, et trouva trois croix, avec le titre que Pilate avait
mis sur celle de Jésus, à part. Cependant quelle était la croix du Sau-
veur ? Un miracle la renseigna. Macaire, évêque de Jérusalem, ordon-
na des prières, fit imposer ensuite les croix à une femme très grave-
ment malade. Les deux premières ne produisirent aucun résultat. À
peine la troisième eut-elle touché l’infirme que celle-ci se leva guérie.
Ces recherches et ce prodige reçurent dans les liturgies grecque et
latine le nom « d’invention de la sainte Croix ».
L’Invention de la Sainte-Croix devint la fête principale de la Croix,
si bien que les cathédrales dédiées à ce signe sacré, comme était celle
d’Orléans, reçurent pour fête patronale « l’Invention ».
Ce jour était d’ordinaire fêté très magnifiquement à Orléans. Les
procureurs ne manquaient point de se rendre à la Cathédrale. Il y avait
une procession, où se portait une relique de la vraie croix dont l’église
était pieusement fière ; mais l’année 1429, il y eut un redoublement de
LA GRANDE SEMAINE 227
bénéfice de Jehan de la Rue, « qui avait reçu en son hôtel les Nottoniers (bateliers) qui amenèrent les
blés qui furent amenés de Bloys le IIIIe jour de May », ont conclu que les blés avaient été conduits par
la rive gauche jusqu’à Chécy et de là avaient été, comme on fit le 29 mai, descendus par la Loire à Or-
léans. La pièce de mandatement n’en dit pas si long. Des bateliers de Blois, ou passés par Blois, sont
descendus chez un hôtelier nommé de la Rue ; et le Bâtard a fait payer leur dépense. Voilà tout ce
que dit le document. Où habitait l’aubergiste ? d’où venaient les nautoniers ? de Blois, d’Angers, de
Tours ?… Jusqu’où ont-ils accompagné leur marchandise ? jusqu’à la porte Renart ?… jusqu’à Ché-
cy ?... Aucune solution n’est donnée à ces questions ; le texte est trop peu explicite pour prévaloir
contre celui du Journal du Siège qui dit : « Et s’en alla Jeanne au-devant du Bastard d’Orléans, du
maréchal de Rays, du maréchal de Saincte Sévère, du baron de Coulonces qui amenoyent vivres (le
convoi de ravitaillement) que ceulx de Bourges, Tours, Angiers, Blois envoyoient à ceulx d’Orléans,
lesquels reçurent en leur ville, en laquelle ils entrèrent par-devant la bastille des Angloys, qui n’osè-
rent oncques saillir, mais se tenaient fort en garde » (Journal du Siège, Charpentier, p. 81). La Chro-
nique dit de même : « Se rendant au devant des vivres qu’ils rencontrèrent et si passèrent pardevant
les Angloys, qui n’osèrent yssir de leur bastille ».
228 LA SAINTE DE LA PATRIE
tres sur le point de leur faire un mauvais parti, elle les réclama, et dit
en haussant les épaules avec un sourire charitable :
– Laissez-les ; on n’inquiète pas des clercs 1.
Elle les retint comme ses prisonniers, les fit conduire à son hôtel.
C’est eux probablement qu’elle proposa d’échanger contre son héraut
Guienne. Elle adoucissait la guerre suivant ses forces.
L’église ne fut pas pillée. Jeanne l’avait interdit 2. Il n’aurait pas fal-
lu probablement qu’un capitaine eût fait pareille défense s’il eût voulu
être obéi.
C’était la Victoire ! la première Victoire !
Les grands triomphes et les grandes tristesses sont presque égale-
ment l’épreuve des fortes âmes ; elles portent les unes et les autres
d’une épaule que ne sait pas leur prêter le vulgaire. Voir fuir l’ennemi
de son pays devant soi, attacher une étoile au drapeau, est un noble
rêve et doit être une singulière griserie. Dans le cas dont il s’agit, c’était
la mission de Jeanne et la certitude d’une prochaine délivrance d’Or-
léans confirmées. La sainte héroïne perdit-elle l’équilibre, la possession
de soi-même, la claire vue de ce qu’elle était et de ce que Dieu était pour
elle ? La gloire humaine, l’enthousiasme populaire accouraient vers sa
jeunesse. Succombera-t-elle à la tentation de s’enivrer ? La voilà trans-
portée, elle aussi, sur le sommet du « mont de Tentation » 3.
Le Ciel la garda comme il l’avait gardée à la cour, comme il la gar-
dera partout. Et afin de la mieux garder, il permit qu’elle fût investie
par une grande peine spirituelle.
Voyant tout ce sang, tous ces cadavres entassés, songeant à tant
d’âmes appelées au Suprême Tribunal sans la grâce d’une absolution,
elle pleura 4. Puis elle se mit à deux genoux et humblement fit sa confes-
sion 5. L’orgueilleuse joie du triomphe avait été repoussée bien loin. Qui
ne reconnaît d’ailleurs que l’attendrissement si humain d’une sainte est
plus beau que l’exaltation même légitime d’un triomphateur ? Elle pria
Pasquerel d’avertir les hommes d’armes de se confesser, eux aussi, et de
rendre grâces à Dieu, car c’était Dieu qui avait tout conduit 6.
Dieu, qui aime se donner aux humbles, ne laissa point ces purs et
rares sentiments sans récompenses. Il leva subitement devant les re-
gards de sa servante le voile de cet avenir qui n’est qu’à lui, et elle pro-
phétisa :
1 Ibid.
2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 221.
3 Contes, Q. III, 69.
4 Pasquerel, Q. III, 107.
5 Pasquerel, Q. III, 107.
6 Ibid.
LA GRANDE SEMAINE 233
1 Jean Chartier, Bayeusain d’origine, chantre de Saint-Denys, déjà cité, historiographe en titre.
trouver avec les troupes de Talbot dans le dos, et personne aux rem-
parts pour les recevoir 1.
Sans le peuple d’Orléans, peuple qui fut alors, en vérité, le cœur
d’enthousiasme et de foi de la nation, tout était une fois encore perdu,
du moins reculé.
LE SAMEDI 7 MAI 1429 n’aurait pas été le jour des sublimes réalisa-
tions de DIEU et de LA SAINTE DE LA PATRIE.
XI
Dès l’aurore, Jeanne se confessa, entendit la messe ; « et reçut en
moult grande dévotion le précieux corps de Jésus-Christ ».
Lorsque ses dévotions furent terminées, on lui offrit pour déjeuner
une alose.
– « Non, dit-elle en souriant ; pas maintenant ; ce soir, je vous amè-
nerai un Godon qui en mangera sa part » 2.
Puis, parce que le ciel voulait que quelque miracle fleurît toujours
ses lèvres, comme se parlant à elle-même, à haute voix cependant :
– « Je rentrerai par le pont ».
D’Aulon l’entendit 3.
Devant la porte, les bourgeois l’attendaient. Leur rassemblement
n’avait rien de tumultueux ni rien de fortuit. Eux aussi avaient tenu
conseil. L’irrésolution des capitaines était notoire. La résolution de
Jeanne ne l’était pas moins ; mais il n’était pas inutile de la soutenir, et
de se mettre sous son égide pour sortir. Ce qui avait si bien réussi le 6
n’échouerait pas le 7. Ils étaient donc venus, procureurs, bourgeois,
miliciens, la « requérir » – pas la supplier – la « requérir » qu’elle vou-
lût « accomplir la charge qu’elle avait de par Dieu et aussi du Roy ».
Et « à ce », dit le Journal du Siège dans sa magnifique simplicité,
« elle fut émue, et elle partit » 4.
Qu’elle eût été émue, il y avait de quoi. Le peuple venait de penser,
de parler comme elle. Il avait regardé par-dessus toute tête de sa con-
naissance ; il avait vu « Dieu et le Roy » ; et il en avait appelé à Jeanne
qui lui représentait Dieu et le roi. Il avait fait totalement, pleinement
l’acte de foi que les chefs refusaient à moitié ; Jeanne savait comment
« Messire » y répondrait.
Elle monta à cheval et dit (encore un mot qui a traversé l’histoire
comme la flèche d’or des étoiles tombantes traverse les belles nuits) :
ment des Augustins. Elle s’arrête, croise ses mains gantées de fer et
s’absorbe pendant un demi-quart d’heure 1 dans une profonde oraison.
Jeanne y traite dans une instance définitive de la libération d’Orléans
et de la victoire de la France, avec le Maître des libérations et des vic-
toires 2. Elle se sait et elle se sent entendue. Elle reprend le chemin des
Tourelles.
Tandis que Jeanne priait, d’Aulon resté sur place avec l’étendard de
la Sainte, eut, comme il dit lui-même, une « ymaginacion » 3.
Effrayé de la conséquence qu’aurait la retraite, sachant d’ailleurs le
culte des gens d’armes pour l’étendard de Jeanne, il pensa que s’ils le
voyaient engagé, même sans elle, ils se rallieraient et le suivraient. Il
résolut un suprême effort, malgré que les trompettes eussent annoncé
la fin du combat, et le ralliement aux portereaux de Saint-Marceau.
S’adressant donc à un soldat très réputé pour sa bravoure et appelé
le Basque, probablement du nom de son pays natal :
– « Basque, lui dit-il, si je descends au fossé et vais jusqu’au boule-
vard, me suivras-tu ? (Nous saisissons sur le vif la manière dont com-
munément s’engageaient les prouesses).
– Assurément », répondit le Basque.
Sans attendre davantage, d’Aulon lui donna l’étendard et se mit en
devoir de lui ouvrir le chemin, tout en essayant de protéger avec une
targe 4 son compagnon et lui-même, contre les javelots anglais qui
pleuvaient du boulevard.
Or, juste au moment où le Basque disparaissait au-dessous du re-
bord, ne laissant plus paraître que le haut de l’étendard, Jeanne arri-
vait de la vigne où elle avait prié.
– Ha ! Mon étendard ! Mon étendard ! s’écria-t-elle.
Et elle en saisit la pointe. Le Basque, tout entier à sa manœuvre, ti-
ra sans même se retourner 5.
L’étendard secoué parut faire des signes. Quelques-uns vinrent.
Jeanne lâcha prise. Le Basque dégagé courut vers le talus de la douve.
Alors, prise par une pensée soudaine – on pourrait presque dire
par une vision dont elle jouissait seule, mais dont elle sentait ne pou-
voir pas se détourner –, Jeanne dit :
– Prenez garde, quand la queue de mon étendard touchera le bou-
levard.
1 Dunois, Q. III, 8.
2 Journal du Siège, Charpentier, 86.
3 D’Aulon, Q. III, 216.
4 Bouclier d’osier recouvert de cuir.
5 D’Aulon, Q. III, 216-217.
246 LA SAINTE DE LA PATRIE
Elle se contenta d’un peu de vin étendu d’eau avec quelques mouillet-
tes de pain ; et simple comme à son habitude, elle pria et s’endormit 1.
« De ceste déconfiture les Anglais furent en grand détresse, et tin-
rent ceste nuictée grand conseil » 2. Qu’allaient-ils faire ? Attendre la
terrible jeune fille dans leur camp retranché de Saint-Laurent des Or-
gerils ?… Mais elle les avait prévenus qu’elle les chasserait, qu’il reste-
rait sous Orléans surtout ceux qui y laisseraient leurs os ; et les faits
semblaient justifier l’oracle. Le Pressoir Ars, Saint-Pouair, Fleury qu’ils
continuaient d’occuper, n’étaient pas aussi forts que les Tourelles dont
l’incendie les éclairait. Le mieux et le plus sage ne serait-il pas de se re-
plier sur Meung et Beaugency, où il y avait de solides murailles ? Les
petites garnisons de Beauce demeureraient moins en l’air. S’il en était
besoin on prendrait les champs, avec risque d’une bataille de plein air
où la fortune ne les avait jamais trahis, depuis les temps de du Guesclin.
Ce dernier projet fut jugé très sage. Un détachement partit pour Jar-
geau sous la conduite de Suffolk. Talbot emmena le gros sur Meung 3.
Ils délogèrent donc avant le petit jour, rapidement, sans tambours ni
trompettes, avec leurs prisonniers et ce qu’ils purent emporter, mais
abandonnant « leurs malades, leurs bombardes, canons, artilleries,
pouldres, pavois, habillements de guerre et tous leurs vivres et biens » 4.
L’orgueil et la fermeté britannique les soutenaient. Ce ne fut pas
une déroute. Le départ se fit en belle ordonnance, étendards dé-
ployés 5. Ils s’arrêtèrent même à petite distance comme des gens qui
provoquent. Encore échauffés des ardeurs de la victoire, les nôtres
n’auraient pas mieux demandé que de « leur courir sus » 6. Les maré-
chaux, Boussac et de Rais, Graville, Coulonces, Florent d’Illiers, Coar-
raze, Xaintrailles, La Hire, Alain Giron, du Tilloy se mirent en bataille.
XIV
Jeanne cependant arrivait, couverte d’une cotte de mailles légère,
parce que sa blessure ne lui avait pas permis de prendre sa cuirasse.
Les gens d’armes allèrent au-devant d’elle.
– Est-il bon, lui demandèrent-ils, de combattre les Anglais aujour-
d’hui dimanche ?
Jeanne, sans répondre directement, leur dit :
– Il faut entendre la messe. Cependant s’ils vous attaquent, frappez
fort et hardiment 7.
Du 9 mai au 3 juin
I
Il est impossible de ne pas rechercher quelle impression produisit
sur les contemporains, ennemis, amis, étrangers, la victoire d’Orléans.
Parmi le populaire Anglais on ne manqua pas de croire au sortilège.
Glacidas et ses hommes avaient été attaqués et déconfits par le Diable.
C’était moins honteux d’avoir été battus par l’antique ennemi que de
l’avoir été par une jeune fille. Un clerc français de la cour de Martin V
prend soin de réfuter cette sottise.
Les chroniqueurs n’ont naturellement pas de pareilles faiblesses.
Monstrelet, sur lequel Quicherat porta le jugement connu : s’il est im-
partial ce n’est pas en parlant de Jeanne d’Arc qu’il l’a montré, car son
témoignage sur elle respire d’un bout à l’autre la prévention d’un en-
254 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Ce passage emporte très probablement la conclusion que ce morceau fut écrit entre le Traité de
Troyes où, en effet, la France fut jetée à bas (1420), et la mort du roi Henri survenue en 1422.
260 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Breviarium historiale découvert à la Vaticane par le Comte Ugo Balsani, 1885, publié par Léo-
pold Delisle, même année. Traduction du P. AYROLES : La Pucelle devant l’Église de son temps, 54-55.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 261
1 Journal du Siège, Charpentier, 95. « Par Monseigneur d’Orléans avec tout le clergé, et aussi
par le moyen et ordonnance de Mgr de Dunois, et aussi les bourgoys, fut ordonné être faicte une pro-
cession le 8e du dict may, et qu’on irait jusques aux Augustins et partout où avait été estoc (combat).
On y ferait station et office propice… et le lendemain messe pour les trespassés ».
2 Journal du Siège, Charpentier, 91.
3 Ibid.
4 Dunois, Q. III, 6 ; Champeaux, Q. III, 29 ; Chronique de la Pucelle, références relatives aux
ordres de Jean Falstoff. Où était-elle cette armée ? Bien plus, les garni-
sons qui tenaient Beaugency, Meung, Jargeau, au milieu desquelles on
passerait nécessairement, ne se réveilleraient-elles point ?
Le roi ne pouvait être ainsi risqué. Un coup de main, et c’était la
captivité de Jean le Bon recommencée ; et combien aggravée !
Ces raisonnements impressionnaient d’autant plus le roi qu’il hési-
tait toujours, quand il s’agissait de sortir de ces « retraicts » où son in-
dolence native, exagérée par l’habitude, se plaisait tant.
Jeanne, jusqu’à ce jour, avait rencontré une opposition person-
nelle, l’opposition des sceptiques. Elle commença de rencontrer une
opposition de système : l’opposition des politiques. Ceux-ci rêvaient
avec le Bourguignon une alliance qui eût contraint l’Anglais isolé à re-
gagner son île. Et ils auraient eu raison de faire ce rêve si le Duc eût été
de leur avis. S’ils escomptaient vraiment une alliance prochaine, ils
faisaient le plus faux des calculs. Philippe le Bon leur offrira sous tou-
tes les formes et à travers toutes les vicissitudes, ce mirage, sans ja-
mais cependant interrompre ses pratiques avec l’Anglais. Ce fut sa di-
plomatie très simple et très fructueuse. En attendant l’issue de la lutte,
ce qui affaiblissait l’Anglais lui allait ; ce qui affaiblissait le Français ne
lui allait pas moins. Il avait été ravi de la bataille des Harengs. Il fut
enchanté de la chute des Tourelles. Avec son sens droit et les lumières
surnaturelles que Dieu ne lui refusait pas – pas plus qu’il ne les avait
refusées, dans des conjonctures quasi analogues, à sainte Catherine de
Sienne –, Jeanne avait lu dans les cartes de Philippe. Elle aussi voulait
son alliance : mais elle pensait que l’on devait tendre à l’imposer par la
vigueur, non à la quémander par des concessions. Surtout il ne fallait
pas que le Duc Philippe oubliât sa qualité de vassal. L’avenir à cette
manière de voir donnera trop raison.
Elle n’ignorait pas d’ailleurs que le vassal n’avait pas le droit de re-
fuser le passage à son suzerain se rendant à la ville de son sacre ; d’où
elle concluait que si l’une de ses forteresses barrait obstinément le
chemin, on la forcerait.
Par cette ouverture, les politiques de la cour reprenaient avantage ;
car forcer une forteresse supposait une armée ; une armée supposait
de l’argent ; et on n’avait plus d’argent.
Alors quoi ?… Que résoudre ?
Le roi multipliait ses conseils : encore un de ses goûts ; et on
n’aboutissait à rien.
Fatiguée de ces débats oiseux pendant lesquels l’ennemi se ressai-
sissait, Jeanne, nous raconte joliment Dunois, alla frapper un jour à la
porte de l’un des « retraicts » du roi. Il y était enfermé avec Christophe
266 LA SAINTE DE LA PATRIE
les deux 1 eussent couru plus vite la chance heureuse d’être libérés du
séquestre anglais. Ils étaient même en condition d’apporter des motifs
de valeur. Rouen était moins loin que Reims. Pour y aller, on n’aurait à
forcer que des terres anglaises, franchement ennemies, et non les do-
maines équivoques du Bourguignon. Il était permis de supposer que
Rouen, centre de la puissance de Bedfort, ayant été réduit, la ruine du
restant suivrait.
Jeanne tenait bon. Ses Voix lui avaient indiqué comme second ob-
jectif le sacre.
On finit par s’arrêter à une solution moyenne : c’est assez la loi des
délibérations.
Préalablement à toute marche vers Reims, les rives de la Loire de-
vraient être nettoyées, c’est-à-dire que Beaugency, Meung et Jargeau
devraient être repris.
Le Bâtard avait tâté Jargeau quelques jours auparavant avec Bous-
sac, Graville, Coarraze, Poton. Ils avaient fait une démonstration sous
les murailles, espérant décider le gros de la garnison à sortir. Mais elle
s’était bien gardée de commettre pareille faute, se sentant à l’abri der-
rière des fossés que l’hiver avait remplis. Toutefois, le capitaine Henri
Biset avec quelques-uns des siens n’avait pas voulu laisser la provoca-
tion sans réponse ; il avait escarmouché, et s’était fait tuer.
On sut que les Anglais avaient enterré leur chef et l’avaient bien
pleuré 2. Ce fut l’unique gain. On était condamné à reprendre l’expé-
dition.
D’Alençon, qui venait de se libérer définitivement de sa rançon et
pouvait donc rentrer au service actif, fut nommé lieutenant général 3.
Le roi mit cependant une condition à l’arrangement, c’est que le prince
« usât et feist entièrement par le conseil de la Pucelle » 4.
Le roi en venait à la ligne de conduite préconisée par l’archevêque
d’Embrun.
Le rendez-vous indiqué à la nouvelle armée fut Selles-en-Berri, sur
les bords du Cher, un gros bourg, à dix-huit kilomètres de Romorantin.
Nous ne savons si Jeanne fut tout à fait satisfaite du plan de cam-
pagne. Il n’est pas invraisemblable qu’elle l’ait trouvé un peu lent. Tou-
tefois on marchait. On ne piétinait plus dans les « chastels royaux ».
Le noble et cher Dauphin allait sortir de ses « retraicts ». C’était à peu
près bien.
Message des Orléanais à Jeanne le 4 juin : elle est toujours pour eux le centre des cho-
ses de la guerre. – Le roi à Saint-Aignan le 6. – Première entrevue des Laval et de
Jeanne : une narration charmante. – Le 9, Jeanne de nouveau à Orléans : il s’agit de
nettoyer les rives de la Loire en amont et en aval de la ville. – Manifestations des
Bourgeois d’Orléans à l’égard de Jeanne : comment ils lui vinrent en aide en lui prê-
tant leur matériel de siège. – Arrivée du Duc d’Alençon. – Siège et prise de Jargeau ;
Jeanne blessée ; une scène de paladins. – Retour à Orléans. – Départ le 15, pour
Meung et Beaugency. – Prise du pont de Meung. – Le 16, attaque de Beaugency. –
Force et charme de cette ville. – Arrivée de Richemont ; colère du Duc d’Alençon ;
Jeanne pacificatrice. – La nouvelle de l’approche de Falstoff donne du poids à ses rai-
sons : arrangement. – Récit des événements qui dans l’armée anglaise, spécialement
à Janville, avaient précédé l’apparition de Falstoff aux environs de Beaugency. – Les
Anglais se retirent à Meung, la nuit du 16 au 17. – Reddition de Beaugency cette même
nuit. – Évacuation de Meung, le 17 à l’aurore. – Les Anglais en fuite vers Janville par
Patay. – Les nôtres à leur poursuite. – Prophéties de Jeanne. – Rencontre. – Les An-
glais culbutés à Patay. – Étendue de leur désastre. – Le Te Deum de Jeanne et de ses
compagnons. – Trois villes prises et une bataille gagnée dans le même jour, 17 juin. –
Troisième entrée de Jeanne à Orléans. – La conclusion que le populaire tire des évé-
nements. – La Sainte de la Patrie entraîne le peuple aux églises.
I
On peut tenir pour certain que Jeanne fut des premières au rendez-
vous de la Selle-en-Berri.
Dès le samedi 4 juin, elle y reçut un messager de la ville d’Orléans
chargé de lui donner « des nouvelles des Anglais » 1.
Elle apparaissait toujours comme le centre auquel devaient aboutir
les choses militaires.
Le 6, on annonça que le roi avait pris logement, tout près, à Saint-
Aignan. Parmi les gentilshommes de sa suite se trouvaient deux petits-
fils de du Guesclin, Gui et André de Laval. Gui de Laval fut créé comte
dans la promotion du sacre. Il y remplit la fonction de pair. André par-
vint jusqu’au maréchalat. Il acquit de la réputation sous le nom de ma-
réchal de Lohéac. De ces deux jeunes hommes, quoique dignes de leur
1 QUICHERAT, V, 262.
270 LA SAINTE DE LA PATRIE
illustre grand-père, il est permis de dire qu’ils sont plus connus pour
une lettre exquise sortie de leur plume, en ce juin 1429, que pour leurs
services.
Partis de leur château de Vitré afin de se refaire un peu, s’ils le
pouvaient, d’une lourde rançon payée aux Anglais par le plus jeune,
André, ils voulurent donner à leur mère et à leur grand’mère des nou-
velles de la cour, où ils paraissaient pour la première fois. C’est l’aîné
qui écrivit. Or il advint que cette dépêche fut un petit chef-d’œuvre de
fraîcheur, de justesse, d’émotion contenue. Des personnages très inté-
ressants avaient posé devant le conteur : le petit Dauphin, le roi, Jean-
ne, une armée toute à l’espérance, dans un décor de village solognot ;
il vit parfaitement ces divers objets et réussit, sans y penser, à les
peindre de même.
Nous savons déjà ce qu’il avait écrit de l’enfant royal 1.
Quant à Charles, il nous le montre prodigue de gracieuses paroles,
reconnaissant de tout ce que l’on tente pour sa cause, joyeux de rece-
voir les descendants de l’incomparable serviteur de son aïeul, au point
de déclarer qu’il « n’eust faict si bon accueil et si bonne chière à aucun
de ses parents ou amis » 2.
Tout cela met en beau train le narrateur. Quand il arrive à Jeanne,
il sème à travers ses lignes le pittoresque le plus charmant, avec une
pointe de croyance religieuse, à peine appuyée, et d’autant plus appré-
ciable aux délicats.
Le roi a voulu qu’il vît la prodigieuse enfant avec laquelle il combat-
tra. Il l’a dirigé lui-même de Saint-Aignan sur la Selle-en-Berri. Il a
prié Jeanne de venir au-devant d’eux.
Quand elle apparaît, Gui de Laval n’a d’yeux que pour elle : il en
oublie de nous conter la scène des présentations qui eût été intéres-
sante tout de même. Après avoir noté d’une ligne, où il met beaucoup
de complaisance, la bonté du roi qui a ménagé si aimablement la ren-
contre : « Disaient aucuns (que le roi avait fait cela) en ma faveur pour
ce que je la veisse » ; il en vient au sujet qui plus que tout le reste inté-
ressera « ses très redoutées Dames et mères »… « Et fit la dite Pucelle
très bonne chère à mon frère et à moi, armée de toutes pièces, sauf la
teste, et tenait la lance en main. Et après que feusmes descendus à Sel-
les, j’allay à son logis la voir ; et fist venir le vin et me dist qu’elle m’en
ferait bientôt boire à Paris, et me semble chose toute divine de son
faict, et de la voir et de l’ouïr. Elle s’est partie ce lundy, après les Ves-
pres, de Selles pour aller à Romorantin, à trois lieues en allant avant,
faudrait prêter les canons et les chevaux pour les traîner, les couleu-
vrines, les échelles ; donner les poudres, les boulets de pierre et de fer,
les traits, des provisions de toute sorte ; gager des équipes de charpen-
tiers, de maçons, de forgerons, de convoyeurs, de mariniers. Il faudrait
trouver de l’argent. (Le roi les imposait de trois mille livres). Mais
quand il s’agissait de combattre l’Anglais, les Orléanais se seraient sai-
gnés à toutes les veines. Rien ne leur pesait ; ou si quelque chose leur
pesait, ils n’en geignaient point.
La joie des joies c’était que Jeanne fût redevenue leur. Elle fit sa se-
conde entrée à Orléans le jeudi 9. Elle s’avança par ce pont des Tourel-
les dont elle-même leur avait rendu l’accès, toute blanche, avec son
étendard tout blanc. Elle fut acclamée comme au premier jour, plus
qu’au premier jour. Les autres chefs avaient été reçus « à grant joye de
tous les citoyens », mais « elle sur tous les autres » : elle fut accueillie
avec délire. On voulait la voir, la revoir ; personne ne l’avait assez vue
ni revue. « Laquelle voir ne povoyent se saouler » 1.
Les bourgeois ne s’en tinrent pas à des manifestations platoniques ;
ils prouvèrent qu’ils avaient gardé mémoire de leur offre récente à la
Libératrice « de tout ce qu’ils avaient et étaient de leurs personnes et
biens ». Ils ne lui refusèrent rien. À lire les comptes de forteresse, on
se convainc que leurs procureurs se la proposent toujours comme rai-
son de leurs sacrifices et terme de leurs intentions : « Au hérault pour
avoir été à Selles, le quatrième jour de Juing, devers la Pucelle dire des
nouvelles des Anglais, 6 liv. 8 s. 2… À Jaquet Compaing pour façon de
deux seings (poinçons) pour signer, les pics, pioches, échelles, pelles et
autres choses de guerre données à Jeanne pour aller faire le siège de
Jargeau. Au même, pour argent baillé à Jean Leclerc qui fut avec
François Joachim devers la Pucelle 3… À Robin le Boçant pour la dé-
pense de lui et d’un cheval d’estre venu de Beaugency à Orléans par
l’ordonnance de Jeanne quérir des pouldres 4… », etc., etc.
Les négociants rangés et probes ont de l’ordre. Ils entendent que
les petites dépenses soient notées comme les grosses : le pain, le vin,
les poinçons 5. Les procureurs se conduisent en gens rangés. Ils ne
veulent pas que leur matériel de siège soit perdu dans l’excursion mili-
taire de Jargeau. Au reste, ils ont de l’intelligence, du cœur : ils sen-
tent, ils voient que la ville dont ils ont pris charge 6, ne sera jamais en
sécurité tant que les Anglais tiendront Jargeau en amont, Meung et
certaine que Dieu la conduit (moi aussi je m’en irais), j’aimerais mieux
garder les brebis que mener cette vie de dangers. Ayez bon courage 1.
Cette surnaturelle harangue fut goûtée. On marcha.
Des miliciens cependant, sans attendre le signal de l’attaque,
s’étaient jetés sur les faubourgs de Jargeau. Les Anglais virent bien à
qui ils avaient affaire. Ils sortirent et jetèrent le désordre dans l’aven-
tureuse bande. Heureusement Jeanne arriva, étendard au vent, en tête
d’une compagnie, et rétablit le combat : les assiégés rentrèrent dans
leurs murailles. Jeanne resta maîtresse des faubourgs. C’était le same-
di soir 11 juin.
Les hommes d’armes s’installèrent ; et vraiment, racontait d’Alen-
çon avec quelque candeur, « il fallait bien que Dieu nous gardât, sui-
vant le mot de Jeanne ; car nous n’avions pas même placé de sentinel-
les ; et si l’ennemi fût sorti, il nous eût assurément châtiés de notre
imprudence » 2.
Au cours de la nuit, Jeanne, fidèle à la loi de ne verser le sang que
contrainte et forcée, jeta une sommation à des hommes d’armes qui
faisaient le guet sur le rempart :
– Rendez la place au Roy du ciel et au gentil Roy Charles ; et vous
en allez : autrement il vous arrivera malheur 3.
Il ne fut tenu aucun compte de la proposition.
Les bombardes et les canons furent mis en place et, le lendemain
dimanche, vers neuf heures, s’ouvrit le siège proprement dit.
Le premier acte fut un combat d’artillerie. Les pièces d’Orléans fi-
rent des merveilles, spécialement celle que les canonniers avaient bap-
tisée « la Bergère » : un hommage à Jeanne, peut-être. En trois coups
de ses énormes boulets elle fit choir la plus grosse tour 4.
Cependant Suffolk avait pris langue avec La Hire 5. Sachant la ve-
nue prochaine de Falstoff, il lui importait de gagner du temps ; il pro-
posait donc au capitaine gascon de rendre la ville dans quinze jours s’il
n’avait été secouru 6. Cette tentative de négociation déplut au lieute-
nant général d’Alençon. Jeanne donna son avis :
– Pas dans quinze jours ; maintenant. Qu’ils s’en aillent mainte-
nant s’ils veulent, avec leurs chevaux, sans armes ni bagages, vie
sauve ; sinon, l’assaut 7.
– Es-tu chevalier ?
– Non.
– Eh bien, agenouille-toi.
Le Français s’agenouilla, se fiant, sans hésiter, à la loyauté de Suf-
folk : l’Anglais le frappa des trois coups d’usage à l’épaule, prononça
les paroles rituelles, l’embrassa et lui remit sa lame 1. Chevalier, il
s’était rendu à un chevalier.
Beaux adversaires, qui se combattaient et pouvaient s’estimer !
J’écris ces choses au cours de l’invasion allemande 1914-15-16…
Suffolk laissait ensevelis dans Jargeau presque tous ses soldats,
parmi lesquels son frère Alexandre. L’autre, Jehan, fut capturé avec
son aîné. De notre côté, il y eut de seize à vingt tués.
Le lendemain, les prisonniers suivirent Jeanne et d’Alençon, qui
regagnèrent Orléans, après avoir installé une garnison à Jargeau 2.
Le corps d’armée victorieux prit gîte dans la ville et les gracieux vil-
lages situés de « l’un et l’autre côté du fleuve » 3. Ils furent très fêtés, la
soirée du lundi et le mardi. Les rives de la Loire avec leurs bois, leurs
arbres fruitiers nombreux, leurs vignes, sont ravissantes à la mi-juin.
Le triomphe des nôtres eût d’ailleurs vêtu d’allégresse le plus insigni-
fiant paysage. Les capitaines et les simples hommes d’armes ne taris-
saient point d’éloges pour Jeanne, dont la prudence les avait décidés à
l’assaut, comme son courage les y avait soutenus. La confiance montait
irrésistiblement vers elle. On eût été mal venu à dire que Dieu ne
l’avait pas envoyée « pour remettre le roy en sa seigneurie » 4.
IV
Jeanne, qui avait coutume de participer à la messe le matin et aux
vêpres l’après-midi, quand elle le pouvait, n’y manqua point à Orléans
le mardi 14.
L’office terminé, elle appela « son beau duc d’Alençon et lui dist :
Je vueil (veux) demain après disner aler voir ceulx de Meun. Faites
que la compagnie soit preste de partir à ceste heure » 5. On devait
prendre le chemin de Sologne (rive gauche).
Au fait, son objectif principal n’était pas Meung, qu’elle entendait
seulement aveugler pendant son travail contre Beaugency.
Beaugency était la grosse place de la rive beauceronne. Talbot y
commandait ; et si nous ne l’y trouvâmes pas devant nous, mais seu-
lement son lieutenant Richard Guestin, c’est qu’il avait cru bon de se
porter à la rencontre de Falstoff, probablement afin de hâter la marche
de celui-ci. Suivant donc la pente de son génie et de son inspiration, qui
était de donner le coup violent où elle pressentait la plus forte somme
de résistance, Jeanne voulait avoir raison de Beaugency d’abord.
Cependant, par prudence, il fallait préalablement rendre Meung
inoffensif. De là, en effet, les Anglais pouvaient inquiéter les deux rou-
tes (rive droite et rive gauche) qui aboutissaient à Beaugency. S’enga-
ger sur l’une ou sur l’autre en laissant derrière soi le camp de Meung,
c’était s’exposer à ce que l’ennemi organisât une poursuite, et fît fonc-
tion de marteau, tandis que la garnison de Beaugency ferait fonction
d’enclume ; d’où le broiement entre deux. La nécessité d’immobiliser
ceux de Meung, pour mieux détruire ceux de Beaugency, s’imposait.
La ville de Meung, si nous comprenons bien le Journal du Siège, la
Chronique, la Déposition de d’Alençon et les Mémoires de Perceval de
Cagny, ne devait pas alors tout à fait confiner à la Loire. Elle en était
séparée par quelques champs et aussi par des faubourgs qui l’entou-
raient, s’étendant au midi vers le fleuve, au nord vers la Beauce. On y
avait construit pour le service des habitants une église 1.
Le pont jeté sur la Loire reliait la Sologne, non pas immédiatement
à la ville, mais aux champs et aux faubourgs.
Tous ces ponts sur la Loire étaient fortifiés, quoique inégalement.
Celui de Meung avait des tourelles de protection auxquelles, suivant
leur méthode habituelle, les Anglais avaient ajouté un boulevard.
L’enlever fut pour les nôtres l’affaire d’un instant : « Nonobstant
ses deffenses, il fut pris de plain assaut sans gueres arrêter » 2.
Le sire de Scales que Jeanne avait déjà rencontré devant elle, et le
fils de Warwick son futur geôlier, avaient dirigé la résistance. Talbot,
sous les ordres duquel ils étaient placés, était parti avec quarante lan-
ces et deux cents archers 3 au devant de Falstoff ; nous allons bientôt le
retrouver.
Les Français, après avoir balayé le pont, ne manquèrent pas de le
franchir, et de se jeter, tandis que les Anglais s’enfermaient dans le
château, sur les faubourgs, même celui du nord où ils couchèrent. La
nuit ne fut pas absolument tranquille. Il y eut des contre-attaques.
D’Alençon raconte lui-même, non sans agrément, qu’il se réfugia dans
l’église et qu’il faillit s’y faire prendre 4.
Telle fut la journée du 15 juin.
V
Le 16, dès le petit matin, le jeune Duc fit sonner la marche sur
Beaugency, mais par la rive droite, la rive de Beauce. Avant de partir, il
disposa des postes, dont la tâche était de surveiller l’ennemi, et de le
tenir interné dans le château.
Beaugency, que Jeanne prétendait s’ouvrir, était une jolie vieille
ville, tassée au soleil, sous la protection de ses murs, autour de sa no-
ble église romane et de son château hautainement dominé par un so-
lide donjon carré, que les habitants appelaient la Tour de César, sans
que, ni de près ni de loin, il eût de rapport avec le conquérant romain.
Le destin de Beaugency n’avait pas été et ne sera pas de vivre des jours
paisibles. Il fut pris et repris pendant la guerre de Cent ans. Cette fa-
meuse période passée, La Trémouille et Dunois se le disputèrent. Au
cours des malheureuses guerres de religion, il fut brûlé. Il n’est pas
jusqu’à notre lutte de 1870-71 où son nom ne figure 1. Beaugency, com-
me Meung, comme Orléans, avait un pont par où l’on communiquait
avec la Sologne, et des faubourgs.
Les Anglais, maîtres dans l’art de l’embuscade, ne firent pas mine
de se protéger, au moins dans le faubourg nord. Ils laissèrent les nô-
tres s’y engager tranquillement, au sortir de la route de Beauce. Mais
quand ils les virent assez avancés, ce fut une grêle de flèches, de vire-
tons, de balles de plomb, de pierres, volant de partout. L’affaire fut ra-
pide et chaude. Elle tourna bien. L’ennemi jugea prudent de se replier
vers le château et les fortifications du pont 2.
On en était là lorsqu’un bruit fort inattendu se répandit parmi les
Français : le connétable de Richemont arrivait avec quatre cents lances
et huit cents archers, parmi lesquels Beaumanoir, Rostrenem, La Feuil-
lée, Montauban, Saint-Gilles, et les garnisons de Sablé, de la Flèche, de
Duretal 3. Le bruit était fondé, tellement fondé que Rostrenem, qui
avait déjà vu Jeanne, lors de la mission du Duc de Bretagne près d’elle,
lui demandait audience pour solliciter une place au siège.
Le cas était embarrassant. D’une part, on avait besoin de toutes les
bonnes volontés en vue de la besogne qui restait. Cette compagnie ar-
rivait donc juste à point. Son chef était moins à dédaigner que qui que
ce soit. Très avisé, très audacieux, ce Breton, connétable de France,
comptait. Le souvenir d’Azincourt où il avait été trouvé percé de coups
sous un monceau de morts, ce qui ne l’empêcha pas de vivre jusqu’à
quatre-vingt-treize ans, ses prisons d’Angleterre, sa parenté, la maniè-
re même dont il avait traité quelques favoris de Charles, l’auréolaient.
1 En décembre 1870 il fut occupé par les Mecklembourgeois après le départ du général Pams.
2 Perceval de Cagny, Q. IV, 14.
3 Gruel, Q. IV, 316.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 279
Beaugenci, les Français furent advertis de leur venue, eulx environ VI mille combattans ». Q. IV, 416.
282 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Les pavas étaient de vastes boucliers d’osier sous lesquels les assaillants s’abritaient contre les
dénier sans être trop vus ; ç’allait être la revanche d’Orléans, de Jar-
geau, de Beaugency peut-être : les batailles en plein champ étaient de-
puis longtemps favorables aux étendards anglais : il résolut d’attendre
et de se battre.
Après avoir ordonné à l’artillerie, dont il ne voulait pas user, et au
train des équipages, d’avancer le plus loin possible, il se mit en devoir
de placer cinq cents archers derrière les haies, et une très forte troupe
dans la dépression de la Retrève 1.
La combinaison était bonne, si La Hire n’eût accouru « moult rai-
dement » 2 gagnant Talbot de vitesse et disloquant sa manœuvre.
À la suite de quelles délibérations, et de quels incidents de route
s’était produit le coup de main du capitaine ?
Ce matin du 18 juin 1429, quand les Anglais eurent quitté Beaugen-
cy conformément au traité de la nuit, les nôtres en prirent possession.
Ce ne fut pas long.
Immédiatement la question se posa du parti à prendre contre Fals-
toff. Allait-on le poursuivre ? Allait-on le laisser se retirer ? Au fond,
quelques-uns des gens du roi avaient un peu peur 3. Ils se donnèrent à
eux-mêmes et donnèrent aux autres quelques mauvaises raisons, quel-
ques défaites. On était mal monté pour une chasse ; il fallait attendre
des chevaux frais 4. Cette campagne avait été glorieuse ; autant valait-il
ne pas s’exposer à en faner les lauriers.
Monstrelet – encore un ennemi de Jeanne pourtant – nous décou-
vre le rôle qu’elle joua dans le conseil des chefs : « Et fut demandé par
aucuns des princes estant là à Jehanne la Pucelle, quelle chose il estait
de faire et quoy bon lui semblait d’ordonner » 5.
La sainte jeune fille se garda bien de répondre en son nom. Elle
n’était rien et le savait ; mais immédiatement s’élevant au ton qui
convenait à l’ambassadrice « de Messire » :
– Au nom de Dieu, dit-elle, il faut combattre.
Puis, regardant les nuées qui tendaient le ciel lourd de leurs drape-
ries houleuses :
– Fussent-ils pendus aux nues, nous les aurons. Dieu les a mis en
notre main pour qu’ils soient châtiés 6.
La discussion fut close.
il s’était acquise près des « hauts seigneurs », son zèle qui s’était tra-
duit par la levée d’une troupe de quinze cents hommes. Il avait eu des
torts ; il les reconnaissait et en implorait le pardon 1.
La supplique était prévue ; et la réponse préparée.
Le roi déclara pardonner par égard pour la suppliante ; mais ses
condescendances n’étaient pas illimitées ; le Connétable ne paraîtrait
pas au voyage du sacre, si sacre il devait y avoir.
La cour comprit fort bien. La Trémouille, qui n’avait pas de raison
d’aimer beaucoup le sire de Giac, le vengeait tout de même. « Le roi
faisait ainsi pour l’amour du Seigneur de La Trémouille, qui avait la
plus grant autorité autour de luy » 2. Jeanne fut peinée : « Le sang de
France ne voulait donc pas se réunir contre l’ennemi commun ! ».
L’union ne se faisait pas !
Plus tard, plus tard, Jeanne ! Ni tes conseils ni tes douleurs ne se-
ront perdus. Richemont sera ton vrai héritier ; il complétera ton œu-
vre. Tu as vu la prise de Talbot à Patay et la délivrance de l’Orléanais ;
lui, il verra la délivrance de la Normandie et la mort de « l’Achille an-
glais » à Castillon. Plus tard ! Plus tard !
En attendant le Breton, qui détestait l’inaction, avait assiégé Mar-
chenoir, que gardait un détachement de Bourguignons et d’Anglais. Se
sentant aux abois, et probablement espérant profiter de la discussion
qu’ils allaient exciter, les hommes d’armes demandèrent un entretien
non à Richemont, mais à d’Alençon. Ce fut pour lui offrir la clef de la
forteresse. Le Duc, par et pour le roi, accepta. Il accorda dix jours de
déguerpissement « à eux et à tout ce qui leur appartenait » 3.
Le Breton avait chassé ; un autre, eût dit Bedfort, « mangeait les oi-
sillons ».
En une différente conjoncture, le Connétable se fût montré moins
accommodant ; mais il avait fait des promesses à Jeanne. Bien plus,
ayant appris de sûr par Rostrenem et Beaumanoir, qui avaient vu La
Trémouille, que le roi ne voulait pas de lui dans le voyage du sacre, il
s’en retourna vers sa ville de Parthenay, « joyeux de la journée de Pa-
thay que Dieu avait donnée au roy, très marry cependant de ce que ce-
lui-ci ne voulait pas prendre en gré son service » 4.
Les négociations de Marchenoir finirent en comédie. Les Anglo-
Bourguignons avaient laissé des otages aux mains du Duc d’Alençon.
Ils réussirent, par on ne sait quelle ruse, à mettre la main sur un nom-
bre égal de gens d’armes français ; probablement par une invitation à
dîner au bout de laquelle ils embastillèrent leurs hôtes : puis ils déclarè-
rent effrontément à d’Alençon : Vous avez des otages, nous aussi. Ren-
dez-nous ceux que vous retenez ; vous aurez ceux que nous retenons.
On en dut passer par là : Marchenoir ne devint pas de cette fois
ville royale 1. Le Connétable en garda la mine moins longue.
III
L’affaire du sacre fut plus épineuse : et elle était tellement simple
pourtant !
Jeanne voulait le sacre par obéissance et par piété. Ses « Voix » lui
avaient ordonné de mener le roi recevoir « son digne sacre ». Le sacre
était de son « message ». Elle avait été envoyée pour délivrer Orléans
et faire sacrer Charles. Charles ne serait roi, c’est-à-dire, au sens supé-
rieur qu’elle attachait à ce titre, lieutenant de Jésus-Christ, qu’après
avoir reçu la grâce de l’onction, à Reims, comme ses pères. « C’estoit la
volonté divine » 2.
Le sacre était, à ses yeux et à ceux des chrétiens de son temps, le
sacrement de la royauté.
Le roi ne pouvait pas ne pas désirer son sacre. Il était d’âme reli-
gieuse ; les rites traditionnels lui parlaient. Esprit excellemment délié,
il comprenait d’ailleurs le prestige que sa personne et sa cause retire-
raient de la haute cérémonie.
La foule des chevaliers, des écuyers, des miliciens, Auvergnats, Li-
mousins, Nivernais, Berrichons, Armagnacs, que sais-je ? accourus à la
nouvelle des faits de la Loire, souvent pauvres à ne pouvoir se payer un
harnais, mais assez patriotes pour se réduire à un équipage d’archer et
de coutillier, qui ne leur permettait pas de se battre suivant leur état,
mais leur permettait de se battre, n’aspiraient, eux aussi, qu’à deux cho-
ses : « la compagnie de la Pucelle » 3 et la marche vers Reims. Quand
Jeanne leur disait familièrement : « Par mon martin, je méneray le gen-
til Roy Charles au dit lieu de Reims », elle sentait « qu’ils iraient partout
où elle voudrait aler » 4, qu’elle les mènerait au bout du monde.
Il n’y avait que les « quelques gens de son hostel, qui déconseil-
laient Charles de aler à Reims » 5 ; qui lui chuchotaient qu’il avait des
choses plus pressées à tenter, telle province à libérer, telle ville à pren-
dre, tel château à occuper. Cette contradiction paralysait le mobile et
incertain prince.
blait leur faire cortège, l’intimité des temps de Chinon se rétablit vite,
entre le Capétien, que La Trémouille et Regnault de Chartres ne sur-
veillaient plus, et la prodigieuse fille du peuple. Charles la vit défaite,
usée par la fatigue. Il lui conseilla de se reposer.
C’était un mot d’intérêt, mais qui pouvait signifier que le roi dési-
rait une halte dans l’œuvre, si urgente que fût celle-ci. La Sainte de la
Patrie sentit les larmes lui monter aux yeux. Se tournant vers le souve-
rain, elle dit :
– « Ne doutez pas, je vous prie, ne doutez pas. Vous aurez votre
royaume tout entier, et avant peu vous serez couronné » 1.
Il fallait d’ailleurs bien user d’elle, ajoutait-elle, car sa durée ne se-
rait guère de plus d’un an 2.
Le roi fut ému.
Toutefois la délibération, à laquelle de très nombreux personnages
prirent part, ne conclut à rien d’absolument positif et ferme.
Il fut seulement arrêté que Charles partirait pour Gien, et que ren-
dez-vous y était donné aux Français 3.
C’était peu : le mouvement pouvait se muer en faux départ ; il pou-
vait être arrêté à Gien. La Trémouille escomptait probablement cette
issue ; mais enfin, c’était quelque chose, puisque c’était un départ.
C’était un maillon de la chaîne royale qui se rompait.
Dans l’après-dîner, Charles regagna Sully ; et Jeanne, Orléans ; ce-
lui-ci pour reprendre en partie ses liens, celle-là pour activer l’organi-
sation des convois. Quoi qu’il advînt, elle entendait qu’à l’heure dite,
rien ne manquât par sa faute 4.
V
Le vendredi 24, les préparatifs étaient terminés. Jeanne se trans-
porta chez d’Alençon. L’un de ses procédés très habiles et humbles, qui
consistait à suggérer les résolutions plus qu’à les commander, peut
être ici saisi sur le vif. Elle dit au Duc :
– « Faites sonner les trompettes et montons à cheval. Il est temps
d’aller retrouver le gentil Dauphin, et de le diriger sur le chemin de
Reims, pour son sacre ».
D’Alençon fit sonner les trompettes.
Le roi qui, tout de même, avait eu la fermeté de s’éloigner de Sully,
reçut très bien la colonne quand elle pénétra, vers la nuit tombante,
dans le château de Gien.
1 QUICHERAT, V, 125.
2 Ibid., 121.
3 Nous n’avons pas ce document. Mais nous sommes certains qu’il exista. Il est mentionné dans
18 juin au 17 juillet
I
Que sont devenus les Anglais et les Bourguignons, nos deux adver-
saires, depuis Patay ?
Nous avons touché très rapidement la réponse à cette question, à
propos du siège de Marchenoir et de Bonny, où nous les avons vus fra-
terniser. Il convient de nous y étendre davantage et de montrer ce que
les uns et les autres firent dans les trente jours qui vont de la bataille
de Patay à la solennité du sacre. Nous verrons que ni Bedfort ni Phi-
lippe ne perdirent leur temps. Le second intrigua sans vergogne ni re-
lâche. Le premier agit habilement sur ses armées, sur l’Angleterre, et
sur la Bourgogne sa douteuse alliée.
Ainsi comprendrons-nous mieux certains faits – surtout de l’ordre
diplomatique de la campagne du sacre –, ainsi surtout préparerons-
nous l’intelligence de la mystérieuse, de l’étrange campagne de Paris.
304 LA SAINTE DE LA PATRIE
tion nouvelle, Bedfort lança un appel à tous les hommes d’armes rele-
vant, à quelque titre que ce fût, de l’obédience du petit roi Henri VI. Le
succès fut médiocre. Les vassaux Picards, notamment, firent assez la
sourde oreille ; ils se « prindrent (se prirent) à dépriser (moins esti-
mer) les Anglais, et à les délaisser et à les haïr » 1.
Ce qui était plus significatif, c’est que les gens d’armes de race an-
glaise ne rêvaient que retour dans l’Île mère. Le Duc dut ordonner aux
capitaines des villes maritimes – Dieppe, Fécamp, Honfleur – de veil-
ler à cette émigration spéciale et de s’y opposer. Les Anglais du conti-
nent étaient condamnés à la guerre à perpétuité.
Les débris de Patay, de Meung, de Beaugency, des forteresses de
moindre importance, n’en furent que plus soigneusement recueillis :
ils pouvaient constituer un noyau.
II
Surtout Bedfort se tourna vers « les Seigneurs conseillers du Grand
Conseil d’Angleterre », auquel il adressa deux requêtes :
Il fallait lui envoyer le petit roi Henry : il le ferait sacrer ; ce sacre
importait. Trop heureux serait-on, s’il équilibrait devant l’opinion pu-
blique celui de Charles.
Plus encore, il fallait lui expédier des soldats et de l’argent.
Les conseillers royaux de ce temps étaient souvent doublés d’hom-
mes d’affaires : ils faisaient la banque, même et surtout à leurs souve-
rains.
La Trémouille fut plus Lombard que n’importe quel Lombard.
Le Cardinal de Winchester, président du Conseil d’Angleterre, était
un de ces hommes d’affaires ; un homme de vastes affaires ; un très
gros banquier. Pape manqué, il menait un train de roi. Son arrière-
neveu Henri VI n’était qu’un mendiant comparé à ce riche. Plus il était
fortuné, plus il voulait de fortune. Décidé à prêter, il entendait prêter
au taux le plus usuraire possible. Le procédé en pareil cas n’a jamais
varié ; les prêteurs à la petite semaine et tous autres le connaissent : se
prétendre mal en fonds et faire désirer ses écus afin qu’ils soient payés
plus cher. Winchester connaissait ce jeu à fond. Plus Bedfort multi-
pliait les députations, plus l’astucieux vieillard se taisait.
Le 1er juillet, trouvant les choses à point, il signa un traité.
Il consentait un prêt, et pas un prêt de famille ; pas un prêt à bon
marché, on le peut croire. Il promettait aussi de lever une armée de
quatre mille hommes, au moins. Quant au petit roi, on le garderait
faim ? Non : c’était la faute aux criminels, aux assassins, aux perfides,
aux maudits. Aussi, enverrait-il secours à son bon frère Bedfort. Les
Parisiens allaient donc lever la main comme quoi « tous seraient bons
et loyaux au Régent et au duc de Bourgogne ». Ce qui fut fait. « Les
seigneurs, de leur côté, promirent par leur foi de garder la ville » 1.
Toute cette mise en scène était la réponse, anticipée de soixante-
douze heures, au sacre. Elle était aussi un encouragement du magnifi-
que Duc à ceux de ses clients qui aimaient rendre service aux Anglais :
bref, c’était un échec pour la France.
Bedfort espérait fermement avoir pris son rusé compère au trébu-
chet, l’avoir engagé à fond. Toutefois, et bien qu’il jouât l’absolue con-
fiance, il n’était certain ni de l’homme ni de son secours. Accoutumé du
reste à compter sur lui-même plus que sur les autres, dès le 16, il envoya
son héraut Jarretière au Conseil de Henri VI pour l’Angleterre.
Il lui avait donné des instructions écrites que nous a conservées
Rymer 2.
Nous y apprenons ce fait intéressant qu’outre l’armée de Winches-
ter, une autre était préparée en Angleterre : Bedfort en réclamait d’ur-
gence l’embarquement. Il suppliait aussi, une fois de plus, qu’on lui
envoyât le jeune roi. Tel est le sommaire du document qui a beaucoup
de tenue et d’insinuante souplesse.
« Premièrement, y est-il dit, Jarretière remerciera les seigneurs du
Conseil, de l’armée réunie pour passer la mer, en plus de celle de Mon-
seigneur le Cardinal et de Messire Radcliffe.
« Il les priera affectueusement, et aussi instamment qu’il pourra,
de faire vite et puissamment, afin qu’avec l’aide de Dieu on puisse re-
bouter les ennemis arrivés si avant ». Il serait bon que nous fussions
prévenus de la date du débarquement « pour régler et disposer les af-
faires en conséquence ».
« Jarretière racontera les progrès de Charles de Valois, la prise de
Troyes, de Châlons, celle de Reims qui est inévitable ; il avertira du
sacre.
« Il ajoutera qu’incontinent après le sacre, ce sera la marche sur
Paris, qu’on a, il est vrai, trouvé moyen de se défendre par batailles et
aultrement, spécialement dans Paris.
« Il fera valoir la loyauté du duc de Bourgogne dans le service du
roi. Sans son aide, Paris et tout le reste s’en allait du coup.
« Il préviendra que le régent de France prendra les champs, vers le
25 juillet, avec les Anglais qui sont en Normandie et en Picardie, afin
de rallier les troupes du Cardinal.
Mais qu’il se fut abstenu de le porter par zèle de bon parent, par loya-
lisme vis-à-vis de ce bambin d’Henri VI… Ah ! non, par exemple !
S’engraisser de la discorde, grandir entre deux rivaux qui s’épui-
sent l’un par l’autre ; donc, entretenir la querelle en se promettant al-
ternativement, et mieux encore simultanément, aux deux, tel était son
enviable destin. Ainsi se fondera-t-il un empire à soi, bien à soi, tout à
soi : un empire qui ira de la Comté aux Flandres. Il n’est pas encore
constitué ; mais patience ! Avec quelques villes, quelques bandes de
terrain, tout se rejoindra, tout se suivra. Les villes et les bandes de ter-
rain, on les aura. Le cadet de la Maison de France deviendra l’égal de
l’aîné, roi comme l’aîné, plus roi que l’aîné, aux dépens de l’aîné, et aux
dépens des Anglais !
Voilà le programme.
Jeanne l’avait deviné. Les Conseillers du roi l’avaient deviné. Mais
il existait cet abîme entre les Conseillers du roi et Jeanne : que ceux-ci
ne disaient pas non au programme, et que celle-là en avait horreur.
V
Jeanne est une inspirée et une fille du peuple. Fille du peuple, elle
tend de tous ses instincts profonds à l’unité nationale. L’unité natio-
nale a été le besoin sentimental de tous les peuples. Les créateurs
d’unité sociale ont trouvé leurs principaux leviers, leurs principaux
appuis, à tout âge de l’histoire, dans la masse.
Les lumières surnaturelles de l’Inspirée firent plus que conspirer
avec son mouvement intérieur : elles en décuplèrent les énergies.
Charles lui apparaît comme le lieutenant du Christ pour la France, la
France entière ; lui, et lui seul est cela. Un féodal si considérable, si
énorme soit-il, eût-il l’or, les tapisseries, les pierres précieuses, les ter-
res du Bourguignon, est un vassal, ne peut être qu’un vassal. Il n’a pas
le droit moral de diviser « le saint Royaume ». Quiconque veut diviser
« le saint Royaume », quiconque agit comme s’il voulait le diviser, est
un ennemi. Il doit être sommé de revenir à résispiscence ; et s’il se
montre récalcitrant, qu’on le traite « à la rigueur de la lance ». Il fait
mal « au saint Royaume ». Il est un révolutionnaire contre le lieute-
nant du Christ. Il est un rebelle contre le vrai Roi, Notre-Seigneur.
Telle est la conception qui ressort de toutes les paroles de Jeanne,
mais plus spécialement de sa lettre célèbre au Duc Philippe : la se-
conde.
Elle lui en a écrit deux. La première nous manque. Elle dort dans
quelque coffre d’archives ; elle se retrouvera.
Mais nous avons la seconde. Écrite immédiatement avant le sacre,
toute vibrante d’un patriotisme qui s’exalte dans sa joie et va se cou-
312 LA SAINTE DE LA PATRIE
ronner sur sa cime, elle est la coulée d’or échappée du cœur le plus
épris du plus beau, du plus saint amour. Jeanne y apparaît humble et
haute, très haute et très humble, telle qu’elle est dans la réalité. Elle a
visiblement conscience de la surnaturelle contradiction qui fait comme
le fond d’elle-même, et lui impose tantôt les respects, tantôt les ferme-
tés de son langage.
Ce qu’elle réclame, cette chétive, du grand Duc d’Occident, c’est le
bien suprême des peuples vidés de sang, d’argent, de blé qui nourrit :
la paix. Qu’il le veuille, qu’il soit désintéressé, qu’il soit Français, qu’il
accepte en puissant sujet, mais en sujet, la main de Charles ; la paix se
conclura. Et ici la pauvrette fait un retour sur elle-même : elle tombe
quasi à genoux : Comment ose-t-elle tenir un pareil langage ?… Qui
est-elle ?… Puis nouveau mouvement ; elle se relève, car ce n’est pas
en son nom qu’elle parle au magnifique prince ; c’est au nom de
« Messire son souverain et droicturier seigneur » ; « c’est au nom du
Roy du ciel ». Elle n’a du reste d’autre intérêt que celui du « saint
Royaulme » ; à quoi elle ajoute – car elle ose tout dire – l’intérêt de
Philippe, de sa prospérité, de son honneur !
Non, peu de pages, en quelque littérature que ce soit, sont de cette
inspiration. Cette lettre a jailli de la « Source fermée » 1 dont l’Esprit
garde la clef.
Voici ce noble document :
« Jhesus † Maria :
« Hault et redoulté prince, duc de Bourgogne, Jehanne la Pucelle
vous requiert de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain Sei-
gneur, que le roy de France et vous faciez bonne paix ferme, qui dure
longuement, ainsi que doivent faire loyaux chrétiens. Et s’il vous plaît
à guerroyer, alez contre les Sarrazins.
« Prince de Bourgogne, je vous prie, supplie et requiers, tout hum-
blement que requérir vous puis, que ne guerroyez plus le Saint Royau-
me de France ! Faictes retraire (retirer) incontinent et briefment vos
gens qui sont en aucunes places et forteresses du dict Saint Royaume.
Et de la part du gentil Roy de France, il est prêt de faire la paix à vous,
sauve son honneur. Il ne tient qu’à vous.
« Et vous fais savoir de par le Roy du ciel mon droicturier et souve-
rain Seigneur, pour vostre bien et vostre honneur et sur votre vie, que
vous ne gagnerez point bataille à rencontre des loyaulx Français, et
que tous ceux qui guerroient au dict Saint Royaume de France, guer-
roient contre le roy Jhésus, roy du ciel et de tout le monde, mon droic-
turier et souverain seigneur.
nistration des finances françaises. C’était fou. Autant eût valu offrir au
roi la plume pour signer son abdication.
Les États généraux convoqués à Chinon il y avait six mois s’étaient,
il est vrai, tenus éloignés de ce radicalisme apanagiste, quand « ils
supplièrent le roi de vouloir entendre par tous les moyens à la paix de
Mgr de Bourgogne ». Ils ne retiraient pas à Charles son droit d’appré-
ciation sur les clauses de la paix. Ils ne lui conseillaient pas, si la paix
ne pouvait se faire qu’à ce prix, de souscrire l’indépendance de Philip-
pe. Cela, c’était la division du royaume : les États n’en voulaient point.
Les féodaux en voulaient au contraire, parce que par la brèche ouverte
au Bourguignon, les autres essaieraient de passer.
Or, La Trémouille est un parvenu féodal. Il sera créé comte au sacre.
Puissamment riche de son chef et du chef de sa femme, jadis Dame de
Giac, il aspire à un rôle de premier ordre. Comte il est, pourquoi ne de-
viendrait-il pas duc ? Il est vassal, mais les vassaux par ce temps étran-
ge, ne peuvent-ils pas devenir indépendants du suzerain ? Et voilà le
« principal gouverneur du roi » lancé dans l’orbite du duc de Bourgo-
gne, « le vassal souverain » de demain, presque même d’aujourd’hui.
Or, entre les féodaux quels qu’ils soient, une chaîne d’intérêts com-
muns contre le roi, la bourgeoisie et le peuple, s’est forgée spontané-
ment, qui les rattache les uns aux autres, qui les pose en ligue, cons-
ciemment ou inconsciemment. De cette ligue les Ducs de Bourgogne,
d’Orléans, d’Anjou, de Bourbon, de Bretagne, sont les têtes de colon-
nes ; les comtes d’Albret, de Foix, de Comminges, d’Armagnac vien-
nent ensuite ; mais combien de « sires », de simples chevaliers, d’écu-
yers peut-être, s’ingénient à pénétrer dans le cénacle des Demi-Dieux,
et ne désespèrent pas de devenir des souverains de quatrième ou de
cinquième marque ?
De tous ceux-là, le roi, appuyé sur la bourgeoisie, parlementaire ou
non, et sur le peuple, est le manifeste danger. Il y a contradiction de vi-
sée entre lui et eux, puisque lui doit être porté à les éteindre, eux étant
portés à le restreindre. Il est leur tête, leur chef, c’est entendu encore.
Ils demandent et obtiennent de lui le plus possible. Mais le roi connaît
trop l’histoire pour qu’il lui échappe que plus il leur a donné, plus il s’est
appauvri ; eux, de leur côté, voient que plus le roi grandit, plus ils dimi-
nuent. Le conflit féodal et royal est plus qu’un fait passager, à l’ordre du
jour par suite d’une conjoncture transitoire ; il est un fait découlant du
régime même, tel que des hommes passionnés et intéressés le peuvent
comprendre et pratiquer. Le citoyen de nos jours n’a pas l’idée que sa
fidélité à la patrie soit méritoire ; s’il en déchire le pacte, s’il trahit dans
une heure de criminelle folie, il se juge tel qu’il est, il se prend pour ce
qu’il est : un scélérat, un maudit. Le féodal n’a aucun de ces scrupules.
LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 315
coups reçus a cessé : ils se ressaisissent. Ils ont envoyé une armée sur
le continent : loyalement, déloyalement levée par Winchester, elle y
est. On en attend une seconde. La lutte peut et va reprendre. C’est
d’une belle activité.
Les féodaux grands et moindres s’aiguisent toujours les dents et se
font toujours les griffes. Ils sont loin d’avoir désespéré de dépecer la
France. Le gardien de celle-ci a beaucoup grandi en deux mois : mais il
a contre lui, lui-même avec ses défaillances.
Parmi la bande avide, Philippe tient le premier rang. Il flirte avec
tout le monde : avec les Conseillers royaux, qui le servent, parce qu’en
le servant ils estiment se servir eux-mêmes ; avec les Anglais, auxquels
il jure fidélité dans Paris au milieu de tremblements de colère et de
douleur affectés ; avec le roi Charles, qu’il ne désespère pas de jouer, et
qu’il jouera.
Plus il négocie, plus il s’arme ; plus il s’arme, plus il négocie. Il est
un prodigieux fabricant de bulles de savon irisées par un rayon de so-
leil : c’est séduisant et ce n’est rien. Nulle parole doucereuse, caute-
leuse, prometteuse de paix ou semeuse de guerre, jureuse de haine ou
assureuse d’amitié ne lui coûte. Il ment sans vergogne ; il trompe ceux
qui veulent se laisser tromper.
Et chose prodigieuse, le roi lui-même a posé sa candidature au mé-
tier de dupe. Il espère battre Philippe au jeu des finesses, c’est sa de-
mi-excuse : il sera battu. Son partenaire sera plus fort que lui.
La France paiera les frais du jeu. Jeanne aussi.
La grande œuvre, mise en mouvement par la Sainte de la Patrie,
traînera en longueur et s’achèvera sans elle.
Mais la contradiction et le martyre l’élèveront plus haut près de son
œuvre incomplète, que n’eût fait le succès près de son œuvre couron-
née.
Ainsi Dieu tire, quand il veut et daigne, le bien du mal, la gloire de
l’humiliation, la joie de la souffrance.
Chapitre XVIII
La campagne du Sacre
(1429)
Une armée de douze mille combattants se forme dans l’Orléanais autour du roi
Charles. – Sa composition ; son aspect. – Le roi à la tête de son armée. – Le 29, prise
de Saint-Fargeau ; la formule des redditions subséquentes y est adoptée. – 1er juillet,
arrivée devant Auxerre ; négociations ; La Trémouille reçoit un pot-de-vin ; arran-
gement. – 3, prise de Brinon-l’Archevêque et de Saint-Florentin. – 4, le roi écrit aux
Rémois, après plusieurs autres ; l’attitude des Rémois se dessine à moitié. – Charles
devant Troyes ; difficultés de prendre la ville qui n’entend pas capituler ; lettre que
Jeanne envoie aux bourgeois sans les décider : à ce sujet, correspondance des
Troyens avec les Rémois ; l’aventure du Frère Richard. – Le samedi 9, les Français
sont à bout de patience et de provisions ; conseil de guerre ; Regnault de Chartres
conclut à la nécessité de rebrousser chemin ; Robert Le Maçon conseille d’appeler
Jeanne ; grande attitude de l’Inspirée : «Demain la ville sera rendue ». – Préparatifs
de l’assaut ; dimanche 10, reddition de la ville ; l’ambassade de Mgr Leguisé ; condi-
tions généreuses que fait le roi ; joyeuse kermesse. – Entrée du roi avec la Bienheu-
reuse à ses côtés ; libération de nos prisonniers ; lettre rectificative des Troyens aux
Rémois. – 13, reddition de Châlons ; Jeanne y rencontre l’un de ses parrains et l’un
de ses camarades d’enfance ; un cadeau, une parole prophétique. – 14, départ pour
Reims ; le roi réconforté par Jeanne. – Comment la ville de Reims fut travaillée
pendant la première quinzaine de juillet. – 14, au soir, coucher à Sept-Saulx au ma-
noir de l’archevêque. – 15, grand conseil des Rémois qui décident de baisser leur
pont-levis ; l’ambassade à Charles. – 16, entrée de l’archevêque dans la ville archi-
épiscopale, le matin ; entrée du roi, l’après-midi ; magnificence du spectacle. Jeanne
prie pour le souverain ; le soir, vêpres de la vigile du sacre ; Jacques d’Arc et Isabelle
Romée retrouvent leur fille. – 17, le sacre ; ses origines religieuses ; sa description ;
Jeanne embrasse les pieds de son roi ; seconde partie de « son message » accom-
plie ; Isabelle Romée dans la cathédrale ; y pleurait-elle de joie ?
I
Le roi n’était pas riche ; mais il était le droit ; et, on l’espérait fer-
mement, il était l’avenir. C’est vu.
Une belle armée d’environ « douze mil combatants, preux, hardis,
de grand couraige » 1, l’avait donc rejoint promptement dans l’Orléa-
nais. Tous ces hommes, qui communiaient à l’esprit de Jeanne, étaient
soulevés par un vrai souffle d’enthousiasme, comme s’ils eussent déjà
tenu les portiques quasi divins de la Cathédrale des Sacres. La fleur de
à juste titre pour l’une des plus belles du royaume, riche, très approvi-
sionnée.
La rumeur s’était répandue sans doute qu’elle ne traiterait point ;
puisque, ce même 1er juillet, Philibert de Moulant, capitaine de No-
gent-sur-Seine, écrivait à ceux de Reims que les Auxerrois ne se sou-
ciaient « ny des armagnacs ny de la Pucelle » 1 ; qu’ils tiendraient bon
et que Charles n’arriverait pas à Reims, contenu qu’il serait, à chaque
bout de route, par des rivières et des villes irréductibles ; qu’au sur-
plus, il se mettait lui, Philibert de Moulant, et ses hommes à la disposi-
tion des Rémois 2. Comme si Moulant et les habitants de Troyes
s’étaient donné le mot, ceux-ci prévinrent Reims de leur côté. L’enne-
mi était à Auxerre, disaient ces autres correspondants. Il se vantait de
marcher sur Reims. Ils ignoraient quels étaient les desseins de Charles
sur Troyes. Mais assurément, si sommation leur était faite, à eux bour-
geois de Troyes, d’un acte contraire à l’intérêt de Henri VI d’Angleterre
ou de Philippe de Bourgogne, « ils refuseraient jusques à la mort, in-
clusive » 3.
Allons !… on verra bien ce qu’il adviendra de ce français et de ce la-
tin. Les Auxerrois étaient moins assurés, étant exposés immédiate-
ment aux coups. Cette armée nombreuse leur imposait. Jeanne et plu-
sieurs capitaines étaient d’avis de leur donner de suite l’assaut, puis-
qu’ils refusaient d’abaisser leurs ponts-levis. Ce serait une leçon pour
plusieurs autres. Mais les malins Bourgeois avaient réussi à pratiquer
La Trémouille. Ils savaient comment celui-ci se manœuvrait. Ils lui fi-
rent arriver deux mille écus d’or, moyennant quoi il obtint du prince
qu’il n’y aurait ni assaut ni entrée. Charles exigea seulement une abon-
dante réquisition de vivres. Les Auxerrois servirent bien ; et l’armée de
France passa au large des murailles, sans même heurter les portes que
l’on sache. Elle entraînait La Trémouille un peu plus déconsidéré, car
on n’ignora pas le marché. Que faisait au favori, puisqu’il s’était enri-
chi de deux mille écus d’or ? 4.
Ces négociations pitoyables avaient pris soixante-douze heures.
Le dimanche 3 juillet, l’armée fut, le soir, à Brinon-l’Archevêque et
à Saint-Florentin, qui n’opposèrent aucune résistance. Jeanne entra
dans l’église, fit sonner les cloches pendant une demi-heure, réunit les
religieux qui suivaient ses gens, pria beaucoup avec eux, enfin chanta
une antienne à la Vierge Marie. C’était sa pratique quotidienne 5, avant
de se retirer dans la plus honnête maison qui put être trouvée dans la
1 Cette formule de la lettre du 4 juillet se trouve déjà dans celle du 1er, ce qui induit à penser que
les deux sont du même rédacteur, quelque greffier de la ville. Q. IV, 280.
2 Jean Rogier, Q. IV, 289, 290.
3 Ibid., 290.
LA CAMPAGNE DU SACRE 323
III
1 « Il disait apporter la nouvelle que l’an 1430 amènerait les plus merveilleuses choses qu’on eût
Dans l’autre parti qu’y avait-il que des bandits menés par une sor-
cière ?
Frère Richard était d’ailleurs imbu de tous les préjugés de ses amis
parisiens. Il se sentait des plus mal fixé lui aussi sur Jeanne. Il ne sa-
vait pas plus que Monstrelet ce que c’était que cela « qui était habillé
en guise d’homme » 1 ; cela qui pétrifiait et battait, en toute rencontre,
l’imbattable Anglais.
Aussi, lorsque confiant – et l’événement prouva que sur ce point il
avait vu juste – dans sa robe comme dans le meilleur des sauf-con-
duits, il eut obtenu d’être mené à Jeanne au milieu des troupes fran-
çaises, sa manière d’être fut-elle des plus curieuses à observer.
Le voyageur, qui avait affronté les furies de la mer et le péril des
Sarrasins, s’avança précautionnément. À chaque pas il faisait de grands
signes de croix, plongeait un goupillon dans l’eau bénite, et aspergeait
copieusement.
Jeanne ne se fâcha point ; probablement même fut-elle amusée :
son invitation souriante l’indique assez :
– Allons ! dit-elle au saint homme. Du courage ! Je ne m’envolerai
pas ! 2.
Le saint homme s’enhardit. Il interrogea, causa longuement avec
Jeanne, et fut convaincu, comme tout le monde, qu’elle était bien « le
message de Dieu ».
Il se retira plein de certitude ; à ce point qu’il voulut se charger de
la lettre aux Troyens. C’est cette fonction de héraut de la « Coquarde »
qui lui fut reprochée avec tant d’amertume, même par ses admirateurs
de la veille. Il avait compromis, en quelques heures, sa réputation de
« bon prud’homme ».
Le Frère Richard ne se laissa pas effrayer par ce remous d’opinion :
il avait subi d’autres tempêtes.
L’imagination populaire, ardente et féconde, fut travaillée forte-
ment par cette rencontre de Jeanne et du Cordelier. Tout provoquait
l’invention ; la célébrité des personnages, la gravité des circonstances.
À La Rochelle, on ne put croire que le Frère Richard eut hésité un seul
instant sur la valeur de Jeanne. On y conta qu’à peine l’avait-il aper-
çue, il s’était prosterné à deux genoux devant elle. Jeanne, comme il
était décent, le lui avait rendu. Rentré dans la ville, il avait évangélisé
la venue « de la Sainte Pucelle », avec tant de ferveur qu’il avait re-
tourné les Troyens en un tour de main. À ceux qui criaient une heure
avant : Vive Angleterre et Bourgogne ! il avait fait crier instantané-
ment : Vive Charles roi de France ! et les avait précipités sans délai aux
pieds du miséricordieux Prince 1.
Ces fables charmantes sont en contradiction avec les pièces les plus
historiques, même avec la déposition de Jeanne. Elles doivent être
écartées.
Le seul point à retenir au milieu de ces grossissements, c’est que
l’intervention du Cordelier eut une tendance pacificatrice. Il en faut
dire autant de celle du Révérend Père en Dieu Messire Leguisé, évêque
de Troyes.
Le Frère Richard jouit d’une popularité spéciale dans l’armée fran-
çaise.
Au cours de l’Avent 1428, il avait entretenu les Troyens des fruits
de salut que doit produire une âme chrétienne. Il nous faut, avait-il
dit, labourer la terre de notre âme, la semer, la sarcler, afin que le maî-
tre, Jésus-Christ, puisse y récolter, quand sonnera cette heure de la
mort qui vient rapidement. Puis se servant d’une comparaison simple
tout à fait dans le goût de l’époque – ce n’est pas un blâme –, il avait
conclu : Semez, mes Frères, semez beaucoup de fèves, car Celui qui
doit venir, viendra bientôt.
« Semez, mes Frères, semez beaucoup de fèves, car Celui qui doit
venir viendra bientôt » : Frère Richard entendait parler de Jésus-
Christ, juge de chaque homme, à sa mort.
Ses candides ou espiègles auditeurs, quand vint la saison de semer
des fèves, se rappelèrent la parole du Capucin ; et ils se disaient les uns
aux autres : « Semons des fèves largement ! Frère Richard nous a dit
de semer des fèves largement ! ».
Elles arrivaient à maturité en cette fin de juillet. L’armée de Charles
les mangea. Ce ne fut pas sans donner une interprétation fantaisiste
aux mots mystérieux : « Celui qui doit venir viendra bientôt ». Celui-
là, prétendirent les hommes d’armes, c’était Charles en personne. Le
Cordelier avait prophétisé l’arrivée de Charles. Il avait été son fourrier
en faisant semer des fèves. Et « toutefois le dit prêcheur ne songeait
pas à la venue du roi » 2.
Les fèves augmentèrent heureusement le menu de beaucoup de
soldats. Manquant de pain, ils vécurent cinq ou six jours d’épis de blés
pas mûrs, réduits en bouillie. Ils ajoutèrent à cette pâte « les fèves du
Frère Richard ».
IV
1 Ibid., 287.
2 Ibid., 288, 289.
3 Ibid., 289.
4 Jean Rogier, Q. IV, 292.
5 Ibid., 294.
6 Ibid., 295.
336 LA SAINTE DE LA PATRIE
VII
1 Ibid., 295-298.
2 Ibid., 299.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 19.
4 Journal du Siège, 113.
LA CAMPAGNE DU SACRE 339
Avant que la nuit fût tout à fait tombée, les tambours battirent so-
lennellement, et des crieurs lurent l’ordonnance par laquelle qui de
droit était avisé que le sacre aurait lieu le lendemain.
Il y eut vêpres très pompeuses à la cathédrale : les premières du sa-
cre. Jeanne, qui les faisait chanter devant elle par ses chapelains cha-
que soir, pria beaucoup à celles-là. Demain ! Demain son noble Dau-
phin, son roi, le lieutenant de Jésus-Christ, sera couronné !… Demain
ses Voix seront obéies !… Actions de grâces… supplications…
VIII
Jeanne ne se livrait point à sa gloire. En tout cas, comme si Dieu
eût voulu l’en distraire, il lui offrit dès son arrivée à Reims un bonheur
qui dépassait tout, qui effaçait tout : celui de revoir son père, et comme
elle disait, sa « pauvre mère » 1.
Ils étaient descendus chez la veuve « Alix Moriau, hostesse de
l’Asne Rayé » 2, rue du Parvis, devant la cathédrale : une hôtellerie
bien placée, où la ville de Reims voulut loger et défrayer le père et la
mère de Jeanne d’Arc.
Que d’événements depuis le départ de Domrémy, il y avait à peine
six mois ! Vaucouleurs… Chinon… Orléans… Patay… la Cour… l’ar-
mée… Les passèrent-ils en revue ? Que dirent-ils de la ferme ?… du vil-
lage… des humbles amis ?… De quoi s’entretinrent ces petites gens re-
trouvant leur petite fille ?
Imagine qui pourra les mots de tendresse, les regards, les questions
de Jacques d’Arc et d’Isabelle, leurs silences d’ouvriers plus accoutu-
més à se taire qu’à prononcer des phrases. Imagine qui pourra l’émoi
de Jeanne… Durand Laxart, l’oncle Laxart, l’ami fidèle, le premier
croyant, le seul peut-être au monde qui n’eût jamais douté, était pré-
sent aussi 3.
On se sépara la nuit bien avancée… quand on put… comme on put.
Autour d’eux la ville s’agitait. Les cérémoniaires préparaient la so-
lennité. La chose n’était pas simple, tant on manquait de tout.
La couronne « de saint Charlemagne », toute d’or et de rubis, était
au trésor de Saint-Denis. Elle en sortira : les Parisiens l’admireront
bientôt, quand le petit Henri VI sera sacré dans Notre-Dame par « my-
lord le Cardinal », son oncle. À vrai dire, elle paraîtra bien lourde pour
la tête de l’enfant « prédestiné au malheur de tout perdre » 4.
cet homme, qui, dans un instant, sera reçu et acclamé comme une
moitié de Dieu !
Pour la troisième fois les évêques reprirent :
– Le roi ?
Charles se leva et sortit entre eux.
Il était vêtu de la robe fendue à la poitrine et entre les épaules, à
manches raccourcies jusqu’au-dessus du coude, afin que les onctions
saintes pussent lui être facilement faites.
Un personnage non prévu au rituel était là.
L’enfant de dix-huit ans ! La paysanne ! La fille de Jacques d’Arc et
d’Isabelle Romée, qui respiraient à peine de la voir. Le roi, en ce jour,
ne fut pas ingrat. Il sut reconnaître et affirmer à qui il devait toutes ces
magnificences. Il fit céder les protocoles devant sa royale volonté et sa
royale gratitude.
Il entendit que Jeanne fût près de lui, immédiatement près de lui.
Elle accepta ; et elle prit son étendard ; cela qui lui avait été donné par
ses Voix ; cela qui, dans sa pensée, dans sa conception haute et chré-
tienne, représentait, personnifiait Jésus-Christ, souverain des empires
par sa nature humaine et divine, mais particulièrement souverain de la
France par sa libre élection. Il fallait que le vrai Roi fût présent quand
son lieutenant lui était dédié, consacré. Jeanne resta donc près de
Charles tant que dura la cérémonie. Elle-même tint quelque temps son
étendard levé 1. Son page Louis de Contes le porta aussi ; et, assure-t-
on, le Frère Richard.
Jeanne priait, priait. Elle s’associait à des oraisons, à des monitions
qu’elle ne comprenait point, la pauvrette, mais combien belles : la
première par exemple, de si haute inspiration :
« Grand prince, vous allez donc recevoir l’onction sacrée et les insi-
gnes de votre royauté. Il faut vous avertir de vos charges. Vous allez
prendre une place enviée des mortels ; croyez cependant qu’elle est
pleine de dangers, de labeurs et d’angoisses.
« Considérez que tout pouvoir vient de Dieu ; que par lui règnent
les rois, et les législateurs font de justes lois. Vous rendrez compte à
Dieu, vous aussi, de l’immense bercail qui vous est confié. Soyez pieux.
Honorez Dieu de tout votre cœur. Gardez la religion chrétienne et la
foi catholique qui ornèrent votre enfance. Défendez-les contre tous
leurs ennemis.
XI
La campagne jugée impossible avait duré dix-neuf jours.
Son impossibilité était allée rejoindre l’impossibilité de la levée du
siège d’Orléans.
Les chevaliers, les hommes d’armes, les miliciens, la foule, crièrent
Hosannah ! Noël ! à soulever les voûtes de Notre-Dame.
Jeanne sortit de ses recueillements et, fondant en larmes, elle se
prosterna devant Charles, lui baisa les pieds et dit :
– « Gentil roy, or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que le-
vasse le siège d’Orléans et que vous amenasse en ceste cité de Reims
recevoir votre Saint-Sacre en montrant que vous êtes vray roy et celui
auquel le royaume de France doit appartenir » 2.
Oh non ! Le roi n’était plus le roi de Chinon, ou même de Bourges ;
il était le roi de France. S’il eût voulu, il fût devenu de suite le roi de
Paris.
Mais Jeanne qu’était-elle maintenant ?
À quelle cime était montée la très humble Meusienne ?… Sur quelle
nuée de gloire ?… Où va-t-elle ?… Aux orgueils de la terre ?… Aux hu-
milités de la foi ?… N’ayons crainte, Dieu la garde ; elle suivra sa voie.
Sa voie, c’est la sainteté : donc les douleurs ne sont pas loin. Dou-
leurs surhumaines, après un triomphe surhumain.
Je pense que dans un coin d’ombre, Isabelle Romée pleurait.
Cette rosée était-elle toute de joie ?
Pauvres et saints cœurs de nos mères !…
1 Pour tous les détails ci-dessus, Pontifical, II, De la Bénédiction et du Couronnement des rois.
2 Journal du Siège, 114.
Chapitre XIX
Une campagne diplomatique du Grand
Duc ; le leurre Bourguignon
(1429)
Du 18 juillet au 28 août
Le roi dès le lendemain du sacre devait marcher contre Paris alors désarmé. – Amis et
ennemis s’y attendaient. – Au contraire, après s’être attardé à Reims, il chemine avec
son armée comme un errant. – Raison qu’en donne le doyen de Saint-Thibaud. – Rai-
sons tirées du caractère de Charles : ce ne fut pas jalousie contre Jeanne ; ce ne fut pas
froissement de ses interventions à propos de Richemont ; ce fut un vouloir déterminé,
réfléchi, de ne pas entrer par force dans Paris ; et conjointement, l’espoir que son cou-
sin de Bourgogne, réconcilié avec la France, lui ouvrirait les portes de sa capitale. – Il
écarte Jeanne qui préconise l’énergie ; il refuse de croire « au message de Dieu ». –
Pourquoi ? – Les deux voies. – Définitions « du leurre bourguignon ». – Son passé ; le
protocole de 1423 ; l’intervention de Martin V et d’Amédée VI ; l’influence des Semi-
Bourguignons du Conseil ; l’activité des ambassadeurs de Philippe ; fausses nouvel-
les ; les Angevins y sont pris. – Première conclusion : une trêve de quinze jours dé-
terminée par l’affaire de Bray. – Contre-coup de la trêve, à Reims. – Jeanne rassure
les Rémois. – Ce que contenait sa lettre. – Bedfort résout de marcher contre Charles
afin de reconquérir Philippe par une victoire. – La victoire étant impossible, il fait des
offres à son beau-frère : le gouvernement de Paris. – Charles l’apprend, mais ne se dé-
tache pas du leurre Bourguignon. – Il envoie Regnault de Chartres à Arras. – Conces-
sions de celui-ci ; appréciation de Monstrelet ; mouvement autour de Monseigneur
Regnault. – Expiration de la trêve ; nouvelles négociations. – Entrée de Charles à
Compiègne le 18 août ; il s’y éternise ; Jeanne, n’y tenant plus, part, et occupe Saint-
Denys le 26. – Philippe prend peur ; il presse ses ambassadeurs de présenter un traité
par lui rédigé à la signature du roi ; son texte ; comment le roi a-t-il pu signer un ins-
trument diplomatique pareil ! – Le leurre bourguignon, toujours. – Le sort que faisait
ce traité aux trois principaux intéressés : Charles, Philippe, Jeanne. – Charles y fut
joué ; Philippe y fut roué ; Jeanne y fut victime.
I
La fin de juillet et les deux premiers tiers d’août 1429 furent rem-
plis, chez nous, par une double campagne : une campagne diplomati-
que et une campagne militaire. Nous les séparerons pour plus de clar-
té, consacrant un chapitre à chacune d’elles. Le lecteur cependant ne
perdra pas de vue qu’elles évoluèrent dans une dépendance très étroi-
te : la diplomatique influençant la militaire, la contrariant, brisant son
élan et définitivement la vouant à l’échec.
D’abord quelle chose pouvait et devait faire le roi, dès le soir de son
sacre ?
LE LEURRE BOURGUIGNON 347
menta fuere Burgundorum legati, qui salutatum venerunt et aliquid ad concordiam afferebant ». Pie
II, Q. IV, 514.
LE LEURRE BOURGUIGNON 355
IV
On arriva ainsi au 2, 3, 4 août.
C’est l’époque du premier engagement écrit. On a causé, on aboutit
à un protocole : une trêve de quinze jours est signée entre le duc Phi-
lippe et le roi de France.
Les ambassadeurs ont eu effectivement une certaine peur à Bray.
Bray possédait un pont qui unissait les deux rives de la Seine. Char-
les, plein de l’idée de retrouver ses châteaux de la Loire, et de laisser à
Philippe le soin de lui préparer son entrée à Paris, demanda aux bour-
geois de Bray, le 4 août, la faculté de passer, lui et son armée, de la rive
droite où il se trouvait, à la rive gauche où étaient ses chemins de re-
tour vers Sully, Loches, Chinon et autres lieux.
Les gens de Bray consentirent. Pourquoi n’auraient-ils pas consen-
ti ? L’armée de Charles en Berri et Touraine aurait fondu comme la
neige au soleil, nul des soldats n’ayant plus rien à attendre de l’expédi-
tion. Charles, sorti de Reims roi très chrétien de France, serait retour-
né « à ses retraicts » roi minable de Bourges.
Par bonheur Bedfort manqua de coup d’œil. Il n’avait qu’à laisser
faire ; au lieu de cela, il ne résista pas à la tentation de tendre une em-
buscade, une de ces embuscades qui étaient de l’art militaire du temps.
Ayant appris le dessein du roi, il envoya nuitamment une troupe im-
posante occuper Bray ; et quand le matin les Français, comptant sur la
parole donnée, se présentèrent sans défiance, ils furent très rudement
accueillis, si bien que beaucoup furent tués. Un plus grand nombre
demeura « prisonnier et détroussé » 1.
Qu’allait faire Charles ? N’allait-il pas de cette fois prendre le che-
min de Paris, puisque celui de Tours lui était fermé ? Les ambassa-
deurs et leur patron en eurent peur. Ils comprirent qu’ils ne pouvaient
s’abandonner absolument à l’imprévu, et ils se hâtèrent de signer une
trêve de quinze jours.
Quinze jours ; c’était assez pour voir si Bedfort et Charles en vien-
draient ou n’en viendraient pas aux mains, et juger, que ce fût l’affir-
mative, que ce fût la négative, comment les événements prendraient
figure. « Au chieff (au terme) de ces quinze jours le Duc de Bourgoigne
doit rendre la cité de Paris paisiblement » 2.
Regnault de Chartres serait envoyé en légation près de Philippe,
afin qu’il fût avisé « de commun accord aux mesures ultérieures ». Le
lieu de la rencontre serait Arras.
1 Jeanne, Q. V, 140.
2 Monstrelet, Q. V, 183.
360 LA SAINTE DE LA PATRIE
Lors des discussions de la trêve d’août, il avait été prévu que Re-
gnault de Chartres, chancelier de France, serait député au duc de Bour-
gogne. L’un et l’autre rechercheraient en commun accord, s’il n’était
pas possible d’arrêter une convention définitive. L’affaire du gouver-
nement de Paris et de la lieutenance aurait pu, semble-t-il, ébranler la
foi de Charles et de ses serviteurs dans la paix de Bourgogne. Il n’en
fut rien, qu’on sache. Monseigneur de Chartres se mit en route 1 « en-
viron la mi-aoust », avec Christophe d’Harcourt, Dampierre, Gaucourt
et Jean Tudert, qu’on appelait « le Doyen de Paris », conseiller du par-
lement et maître des requêtes de l’hôtel. C’est lui qui, au nom du roi,
prononcera en 1435 dans l’église Saint-Wast l’humiliante amende ho-
norable pour l’assassinat de Jean sans Peur. Il y avait aussi des cheva-
liers et d’autres gens d’état 2.
Philippe ménagea aux envoyés de Charles une distraction de route :
la rencontre à La Fère de Jean de Luxembourg, chancelier de Bourgo-
gne, suivi de Croy et de Saligny 3 : chancelier de Bourgogne contre chan-
celier de France. C’était donner à entendre, autant que possible, l’égali-
té de ceux que le vulgaire appelait par habitude le vassal et le suzerain.
Inutile de remarquer que les deux chanceliers ne s’entendirent pas 4. Ils
n’en avaient pas moins usé quarante-huit heures, lorsqu’ils décidèrent
de mettre fin au colloque ; c’était appréciable. Tout ce qui pouvait re-
tarder les mouvements militaires de Charles était appréciable.
Voici enfin Regnault de Chartres et sa suite arrivés. Le magnifique
Duc commença par les prier d’attendre. Il ne lui déplaisait pas de leur
faire faire antichambre devant ses Flamands. Lorsqu’il crut bon d’être
de loisir, il reçut la députation en présence de sa chevalerie, de son
conseil, et de qui il lui plut d’admettre à cette audience. Ce fut sûre-
1 Nous ignorons la date exacte ; mais Jeanne la signalant le 5 dans sa lettre aux Rémois, elle doit
« En tout ce qui est par deçà (au Nord) de la rivière de Seine, de-
puis Nogent-sur-Seine jusqu’à Harfleur, sauf et réservées les villes,
places et forteresses faisans passage sur la dicte rivière de Seine, réser-
vé aussi à notre cousin de Bourgogne, que, si bon luy semble, il pourra,
durant la dicte abstinence, emploïer luy et ses gens à la deffense de la
ville de Paris et résister à ceux qui voudraient faire guerre ou porter
dommage à ycelle ;
« À commencer la dicte abstinence depuis le jourd’huy XXVIIIe jour
de ce présent mois d’Aoust au regard de notre dict cousin de Bourgo-
gne, et au regard des Anglais du jour où nous aurons vu, reçu leurs let-
tres de consentement.
« Pour durer jusqu’à Noël prochainement venant.
« Durant le temps de la présente abstinence, aucune des parties
l’ayant consentie ne pourront, dans les limites ci-dessus dictes, pren-
dre, gagner, conquester l’une sur l’autre aucune ville, place ou forte-
resse, estant ès dicts termes et limites, ni n’en recepvront obéissance
aucune, posé ores que icelles villes, places ou forteresses voudraient
volontairement rendre à l’une des parties ou l’autre.
« Donné à Compiègne le 28e jour d’aoust ».
Ce traité est totalement incompréhensible à première vue de la part
du roi Charles.
Quoi ! Les capitaines des châteaux et les bourgeois des villes assié-
gées par lui de Troyes à Compiègne ne lui ont opposé quasi aucune ré-
sistance ; et il s’interdit par acte authentique le droit de continuer le
cours de ses succès au delà de la Seine !
Les Anglais se tiennent l’arc en main et la mèche au canon, à deux
pas, assez embarrassés cependant, comme des gens bien battus et bien
destitués de confiance en leur revanche au moins immédiate ; et il
abandonne à leur arbitraire de décider s’il doit continuer contre eux la
guerre ou l’interrompre, les pousser la lance aux reins ou traiter !
Il a entre les mains une arme divinement forgée et trempée, devant
laquelle tout plie par terreur ou par amour – mais qui ne durera guère
plus d’une année, il en est prévenu –, Jeanne ; et cette arme, il l’inuti-
lise longuement, et restreint délibérément sa portée !
Il veut Paris. À qui ferait-il croire qu’il ne veut pas Paris ? Comment
pourrait-il ne pas vouloir Paris ? Qu’est-ce que le roi de France sans
Paris ? Et il permet à son compétiteur d’y jeter une garnison pour le
défendre contre tout assiégeant, donc contre lui-même !
Jeanne est à Saint-Denys. Elle occupe la ville qui garde la nécropole
des vieux rois. Du bout de sa lance elle montre à leur héritier la cité de
son trône et de son activité. Il avertit Anglais, Bourguignons, Pari-
LE LEURRE BOURGUIGNON 365
siens, que cela ne signifie rien, que cela n’est qu’un geste, qu’il n’avoue
pas la Victorieuse dans son entreprise, et ne la soutient pas !
Luxembourg et Brimeu sont arrivés. Il a suffi ; le sortilège de Bour-
gogne opère par eux. Charles ne compte plus sur son droit, ni sur « le
message de Dieu », ni sur les destins de la France ; il compte sur « son
bon cousin de Bourgogne », sur lui, lui tout seul, pour le conduire à
son Louvre et à Notre-Dame !
Ce n’est pas encore assez d’étrangetés. Par une clause secrète, Char-
les s’engageait à remettre Compiègne au Duc, en garantie ! 1. Compiè-
gne, qui venait de s’offrir à lui si gracieusement, où il recevait une hos-
pitalité de laquelle il semblait ne pas vouloir se détacher. Il n’eût pas
dû traiter de la sorte la première ville venue ; et Compiègne n’était pas
la première ville venue. Trait d’union possible entre la Bourgogne de
Philippe et ses provinces du Nord, stratégiquement et commerciale-
ment elle était une admirable position. Sans elle, les terribles états de
Philippe n’étaient pas unifiés ; avec elle, ils l’étaient. Elle commandait
leurs routes. En la cédant, le roi se diminuait, se mutilait à plaisir.
Heureusement, nous le verrons plus bas avec quelque détail, les Com-
piégnois tinrent bon, même contre Charles. Quand ils connurent la
clause, « les Compiégnois, d’une commune voix », firent réponse
« qu’ils étaient les très humbles sujets du roi, désireux de lui obéir et
de le servir de corps et de biens, mais qu’ils ne pouvaient se commettre
au Duc de Bourgogne… et que, plutôt que d’être exposés à sa merci, ils
étaient décidés à se perdre eux, leurs femmes et enfants » 2.
Ah ! les braves gens qui résistèrent au roi de France plutôt que de
consentir à n’être plus les sujets du roi de France ! Encore reste-t-il
que le roi de France les avait abandonnés.
VII
Après ce coup d’œil sur le fond même du traité, il est indispensable
de regarder les principaux d’entre les personnages qui y furent inté-
ressés. Il y en eut trois : Charles de France, Philippe de Bourgogne,
Jeanne.
En ce qui concerne Philippe, son jeu, pour habile et fourbe qu’il
soit, n’est pas compliqué.
Il a pénétré les deux idées dominantes de Charles. Qu’elles aient
jailli de son propre fonds, qu’elles lui aient été suggérées, il n’importe ;
elles le possèdent ; le grand Duc le sait.
Charles veut Paris.
Du 21 juillet au 30 septembre
La campagne militaire alourdie, malgré ses succès, par les faux calculs des politi-
ques. – Corbeny où Laon rend ses clefs. – Wailly. – Soissons ; accueil cordial que
Jeanne y reçoit. – Abandon du chemin de Paris ; Château-Thierry. – Poésie de
Christine de Pisan ; Greux et Domrémy exemptés d’impôts. – Montmirail. – Pro-
vins. – La Motte-Nangis. – Bedfort attendu ne paraît pas. – L’heureux revers de
Bray. – Provins de nouveau. – Coulommiers. – Château-Thierry. – La Ferté-Milon.
– Crespy-en-Valois, où Jeanne parle de sa fin et de ses désirs de retourner au vil-
lage. – Insolent défi de Bedfort, qui cède cependant la route. – Lagny-le-Sec ; cam-
pements ; dispositions tactiques ; combat de Mont-Épilloy ; repli des Anglais. – Sen-
lis se rend. – Compiègne se rend. – Places voisines qui se rendent. – Philippe pris de
peur ; Charles ressaisi par la foi étrange au leurre Bourguignon ; convention de
Compiègne. – Jeanne prend le chemin de Paris. – Ses Voix ne le lui ont pas conseil-
lé, ne le lui ont pas interdit. – Richemont à Évreux. – Jeanne à Saint-Denys. – Trou-
ble de Paris. – Quand, comment, et pourquoi le roi se décide bien trop tardivement
à rejoindre la Libératrice. – L’assaut de Paris. – Jeanne blessée. – Elle veut rester et
passer la nuit sur place comme aux Tourelles, afin de reprendre le lendemain matin.
– On l’enlève de force des fossés. – Le lendemain elle veut retourner à l’assaut ; le
roi l’interdit formellement ; Dieu ne lui rendra pas Paris malgré lui. – Dernier coup
de la fourberie du Duc Philippe. – Le roi donne ordre de quitter Saint-Denys. –
Jeanne, brisée, consacre à la Vierge et à l’apôtre de Paris « un blanc harnoys » et
une épée. – Responsabilités du roi Charles. – Jeanne victime. – Que retombe l’échec
sur la tête de qui voulut et prépara l’échec !
I
Tandis que la campagne diplomatique s’en allait ainsi misérable et
tortueuse, la campagne militaire qu’il nous plaît d’appeler la campagne
de Paris, non parce qu’elle eut Paris pour objectif – on pourrait la croire
et la dire sans objectif –, mais parce qu’elle l’eut pour terme, s’avançait
heureuse en somme, quoique infiniment moins brillante que celles de
la Loire et du Sacre. Nous avions des succès ; les villes s’ouvraient, les
châteaux-forts se rendaient : mais on traînait, on avait l’impression
d’errer plutôt que de marcher à un but nettement défini. Quelque chose
manquait, quelque chose de juvénile comme le printemps, comme la
flamme ; et quelque chose pesait, quelque chose entravait : les calculs
de l’arrière, un arrière puissant autant que lourd, puisque c’était
« l’hôtel du roy », son Conseil. La bravoure candide et le saint enthou-
370 LA SAINTE DE LA PATRIE
tant connaître Jeanne, la vierge dont les yeux ont regardé les anges dès
ici-bas, qui a délivré Orléans et fait du Dauphin un roi. On sait qu’à
Corbeny elle a, comme en toute abbaye, communié avec les enfants
élevés par les moines, qu’elle a longuement prié et pleuré après la par-
ticipation au sacrement, que ses succès n’ont pas diminué son humili-
té, qu’elle se confesse souvent, souvent, au Frère Pasquerel. Partout
d’ailleurs, Charles orné du sacre attirait ; et Jeanne ornée de sa mis-
sion attirait plus encore. La belle histoire de Saül et de David se re-
nouvelait. Saül en a tué mille, David en a tué dix mille ! chantaient
naïvement les douces filles d’Israël sur le passage du roi et du héros.
Les populations du Soissonnais eussent volontiers répété la strophe
ingénue. Elles avaient avec Jeanne de jolies conversations où s’épan-
chait leur admiration.
– On n’a jamais rien vu de semblable à ce que vous avez fait. Dans
aucun livre les clercs n’ont rien lu de semblable.
Et elle souriante :
– Mon Seigneur a un livre où nul ne peut lire, tant parfait soit-il en
cléricature.
Mais elle ne tirait vanité de rien 1. Elle savait et disait que son ac-
tion n’était qu’un ministère. Elle n’était qu’une servante, moins en-
core, un outil. Elle continuait de vivre dans la plus prudente réserve,
prenant son repos à part, sous le regard de femmes honnêtes et pieu-
ses, aimant mieux se priver de nourriture que manger ce qui n’avait
pas été scrupuleusement acheté, passant des nuits les genoux pliés, le
front à terre, à prier pour son roi qui la désolait par son retour à ses
originelles « muabletés et diffidences ».
Soissons, il faut le penser, charma le prince, puisqu’il voulut y sé-
journer cinq jours. Décidément il ignorait que le temps dans la con-
joncture valait une capitale ; vainement Jeanne et le parti de la guerre,
qu’on doit désormais appeler le parti français par opposition au parti
semi-bourguignon, tentaient de l’amener à s’en souvenir.
Bedfort, lui, ne l’oubliait pas ; Winchester non plus. Et, tandis que
Charles VII jouissait de la cité où le Franc brisa, sous l’œil irrité de
Clovis, le vase fameux, le neveu et l’oncle introduisaient, le 25, une
armée de cinq mille hommes dans Paris 2. Ils y appelèrent encore des
gens d’armes, Normands et Picards, tant qu’ils purent. Ils relevaient la
tête et reprenaient cœur.
Charles n’avait pas su – n’avait pas voulu serait aussi juste – préve-
nir, par une pointe rapide sur Paris, la levée et l’arrivée de ces renforts.
1 Chef, capitaine.
LA CAMPAGNE DE PARIS 375
elle eût voulu sauver le roi malgré lui, y pourvut. Charles, dans la nuit
où il comptait franchir le fleuve, reçut les étrivières de la petite défaite
que l’on sait. De force il lui fallait continuer la campagne et « conques-
ter ». La belliqueuse jeunesse sourit un peu de la mésaventure roya-
le 1 ; Jeanne s’en félicita devant Dieu.
La joie de l’armée en face de l’échec de Bray éclaira-t-elle Charles ?
On a le droit de le penser. Il prescrivit un retour à Provins. Ce n’était
pas la marche héroïque au bout de laquelle on découvrirait Notre-
Dame et l’antique Louvre ; au moins n’était-ce pas non plus le replie-
ment, plus qu’à moitié couard, vers « les retraicts » de Chinon.
La Trémouille et Mgr Regnault ne retardèrent ni d’une nuit ni d’un
jour leur revanche. Ils signèrent le 4 août avec les ambassadeurs de
Bourgogne la célèbre trêve d’une quinzaine. Nous en avons indiqué la
portée au chapitre précédent.
Jeanne riposta, pendant l’étape de Bray à Provins, le 5 août ; elle
riposta par sa lettre aux Rémois 2. On se la rappelle.
Samedi 6 août, toujours marche vers le nord, de Provins à Cou-
lommiers ; 7, Coulommiers, et suite du mouvement vers Château-
Thierry ; 8 et 9 Château-Thierry 3. L’armée de Jeanne, l’armée des
campagnes de la Loire et du Sacre, d’Orléans, de Patay, de Troyes, se
retrouvait le 9 août au bivouac qu’elle avait occupe le 9 juillet !…
C’était le triomphe de Regnault de Chartres et de La Trémouille. On en
verra d’autres.
Charles eut hâte de quitter Château-Thierry. Après une nuit, il partit
sur la Ferté-Milon et Crespy-en-Valois. Les populations qu’il traversait
ainsi étaient d’esprit excellent. Elles accouraient au-devant de leur roi
dans l’élan d’un amour qui avait été trop longtemps contenu et contre-
dit. Elles exultaient et criaient Noël ! 4. C’était du vrai peuple de France,
loyal, cordial et simple, dans lequel Jeanne se retrouvait et s’enflam-
mait. Ce spectacle de champêtre candeur, si violemment contrastant
avec les intrigues de la cour, la reportait toute vers les rives de la Meuse
et sa paisible maison ; le parfum du petit coin natal lui montait au cœur.
Aussi, chevauchant entre Dunois et l’Archevêque de Reims, elle ne put
retenir ses pensées, et elle dit à Monseigneur le Bâtard :
– Voilà certes un bon peuple. Nulle part je n’en ai vu qui se montrât
plus joyeux de l’arrivée de notre noble roi. Quand mes jours finiront,
j’aimerais être inhumée dans cette terre.
Être inhumée dans cette terre !… Jeanne ! Pauvre Jeanne !
née ; et comme vous l’avez bien sceu, et bien le sçavez, nous vous
avons poursuyvi, nous vous poursuyvons de lieu en lieu, pour vous
trouver et rencontrer.
« C’est pourquoy, nous qui de tout notre cœur désirons l’abrège-
ment de cette guerre, vous sommons et requérons que si vous êtes
prince d’honneur, et si vous avez compassion du paure (pauvre) peu-
ple chrestien, qui tant longuement a été inhumainement traicté, et
foulé et opprimé, à vostre cause, briefment il soit mis hors de ses af-
flictions et doleurs, sans plus continuer la guerre.
« Prenez au pays de Brie, où nous et vous sommes, ou en l’Isle de
France, qui est bien prochain de nous et vous, aucune place aux
champs, raisonnable, et tel jour compétent, auxquels jours et place si
comparoir y voulez en vostre personne avecque le conduict (la direc-
tion) de la diffamée femme et apostate dessus dicte, et tous les parju-
res que voudrez, nous, au plaisir de Nostre Seigneur y comparerons, et
Monseigneur le Roy en nostre personne.
« Et si vous voulés aucune chose offrir, regardant le bien de la paix,
nous l’orrons (entendrons) et ferons tout ce que bon prince catholique
doibt faire ; car toujours sommes enclins à toute paix, non feinte, cor-
rompue, dissimulée, violée, parjurée, comme fut à Montereau où fault
l’Yonne, celle dont par vostre coulpe et consentement, s’ensievy (s’en-
suivit) le terrible et cruel murdre (meurtre) commis contre loy et hon-
neur de chevalerie, en la personne du Duc Jehan de Bourgogne.
« Toutefois si par l’iniquité et malice des hommes ne pouvons pro-
fiter au bien de la paix (produire le bien de la paix), chacun de nous
pourra garder et défendre à l’épée sa cause et sa querelle, ainsy que
Dieu, qui est le seul juge…, lui en donnera la grâce.
« Si, faites-nous savoir hastivement et sans plus dilayer le temps
par escriptures ne arguments, ce que faire voudrés : car si par vostre
faulte, plus grands maux, inconvénients, continuations de guerre, ran-
çonnements, occisions de gens, dépopulations de pays adviennent,
nous prenons Dieu en témoing, et protestons devant luy et les hom-
mes, que nous n’en serons point cause et que nous avons faict et fai-
sons notre debvoir.
« En témoignage de ce, nous avons fait sceller les présentes de no-
tre scel.
« Donné au dict lieu de Montereau où fault l’Yonne, le septième
jour d’aoust, l’an de grâce mil quatre cent vingt-neuf » 1.
Charles, en recevant le cartel des mains du héraut, se serait conten-
té de lui répondre froidement :
Les adversaires sont à deux heures l’un de l’autre, tout près de Sen-
lis. Senlis est à cette heure anglais.
V
Tout le 13, Anglais et Français s’observent. Il se fit seulement
« quelque vaillantise » ; des combats singuliers à nombre égal de deux
côtés. C’étaient des spectacles qui n’allaient pas sans risques pour les
acteurs, des spectacles tout de même. On avait choisi pour ces exerci-
ces le bord de la Biberonne du côté de Thieux 1.
Sur le soir, les Anglais disparurent. En explorant la Biberonne, ils
avaient trouvé non loin de sa source, au village de Louvres, une posi-
tion avantageuse, d’où ils menaçaient sérieusement notre droite. Nos
capitaines s’en aperçurent. Ils se replièrent sur leur centre de l’avant-
veille qui était Crépy : non sans laisser toutefois une garde vers leur
nord à Baron. Ils plaçaient ainsi Senlis au centre d’une espèce de
pince. Est-ce pour cette raison que l’ennemi se retira le 13 au soir jus-
qu’en arrière de cette ville, sur la route de Paris, là où Xaintrailles et
Loré le découvrirent le lendemain matin ? Peut-être.
Ces opérations de très modeste envergure ne demandèrent pas plus
de trois ou quatre heures de la soirée, au moins de notre côté.
Le 14 était un dimanche. Charles ordonne à Xaintrailles et à Loré
de reconnaître les Anglais.
Les éclaireurs ne tardèrent pas à voir sur la route de Paris à Senlis
un nuage de poussière qui marchait : c’était l’ennemi qui revenait de
son casernement de la nuit : ils l’avaient trouvé. Ils avertirent le roi,
qui donna l’ordre de partir vers Senlis, ne doutant pas que ce fût l’ob-
jectif de Bedfort.
Mais tout d’un coup quittant la route, celui-ci avait fait demi-tour.
Il piquait vers un gué de la Nonnette. Peut-être voulait-il la prendre à
revers.
Le gué de la Nonnette n’était pas large : on disait que deux hommes
pouvaient à peine s’y engager de front.
Charles, apprenant par une estafette de Loré le mouvement de Bed-
fort, conçut l’espoir de le culbuter avant qu’il eût fini de franchir le
gué. Il poussa vivement ses troupes. Toutefois, quand il arriva, les An-
glais avaient déjà passé à peu près tous, avec armes et bagages.
Les deux armées « s’entrevirent » l’une l’autre, à distance d’une
lieue environ. Elles voulurent se regarder de plus près au moins par
délégués. Elles se députèrent donc mutuellement quelques chevaliers
choisis parmi ceux qui étaient renommés. Le petit jeu des « vaillanti-
de son beau-père Charles ; de son frère aine Louis III, le Duché d’Anjou, le comté de Provence, le
Napolitain ; de sa mère Yolande, le trône d’Aragon ; mais il fut malheureux dans toutes ses guerres,
vit mourir ses enfants, eut maille à partir avec Louis XI, lequel finalement sut mettre la main sur
l’Anjou, le Maine et la Provence. Le roi René se consolait de beaucoup de déboires en écrivant des
traités de chevalerie et de religion et de petits romans ; en peignant, en construisant. Au gai pays de
Provence on l’appelle encore le bon Roi René.
LA CAMPAGNE DE PARIS 383
Les archers y prirent une part spéciale. Ceux de Graville, s’étant ap-
prochés à bonne portée, attaquèrent violemment les Picards, qui ripos-
tèrent. Ce duel à distance fit plus d’une victime 1, les Picards y méritè-
rent un compliment de Bedford, une citation à l’ordre du jour : « Mes
amis, vous êtes très bonne gent ; vous avez soutenu grand faix pour
nous, nous vous en remercions très grandement. Et vous prions, s’il
vous vient quelque nouvelle affaire, que vous persévériez en votre vail-
lantise et hardiesse » 2.
Un nouvel incident, plus vif encore, se produisit vers le coucher du
soleil.
« Le seigneur de La Trémouille » eut la fantaisie de se montrer 3. Il
voulut « aler ». Il montait « un courcier moult joliz et grandement ha-
billé… Il tenait sa lance au poing ». Le voilà donc, ainsi fait, qui s’élan-
ce, en mettant « ses espérons au ventre de son cheval », mais celui-ci
« par cas d’aventure cheut à terre », entraînant son cavalier. Les im-
passibles Anglais n’y tiennent plus ; ils sortent en torrent de leur parc ;
ils enveloppent le célèbre favori. Si peu sympathique fût-il, les nôtres
ne voulurent pas l’abandonner. « Pour le secourir et remonter en selle
ils firent de grandes diligences » 4. On le dégagea par un corps-à-corps
des plus vifs. Si l’aventure s’était produite le matin, peut-être eût-elle
amené une mêlée générale et Mont-Épilloy eût nommé une grande ba-
taille. Sur le soir rien de pareil n’était à espérer ou à craindre : la nuit
partagea les combattants.
Charles était las ; las de sa journée, las de la nuit précédente. Au
lieu de coucher une seconde fois aux champs afin d’être sur place si
l’occasion se trouvait de courir sus à l’ennemi, il regagna Crespy 5
« avec son ost ».
Cependant Jeanne et d’Alençon bivouaquèrent à Mont-Épilloy. Ils
voulaient voir ce qui se passerait. Vers une heure d’après-midi, le 16,
ils s’aperçurent que les Anglais s’ébranlaient, front à Senlis. Ils couru-
rent au roi. Un raid de cavalerie du genre de celui de Patay pouvait en-
core amener une décision, comme on parle aujourd’hui.
Le roi ne le commanda point. Définitivement, il répugnait trop à
l’action.
Il laissa s’éloigner tranquillement les Anglais ; mais entra dans
Senlis à peu près sur leurs talons. Les bourgeois n’offrirent pas l’om-
bre d’une résistance. Le 15, ils avaient « refreschi » Bedfort et ses
gens ; le 16, ils offrirent le vin à Charles et aux siens. Et ce fut sans
chagrin, puisque Charles était le plus fort. Pourquoi le Régent avait-il
fui si Charles n’était pas le plus fort ? Ils l’avaient bien vu l’avant-veille
« s’avancer hardiment jusqu’à l’ennemi » : mais ils l’avaient vu de
même « éluder d’en venir aux mains en mettant les Français dans l’im-
possibilité de l’attaquer » 1. Cela n’était-il pas un signe de faiblesse ?
D’ailleurs, « les grant conquestes que le Roy avait faites en peu de
temps par l’aide de Dieu et le moïen de la Pucelle » 2, n’étaient-elles
pas évidentes ? On ne rame pas sans témérité contre certains courants.
Les Senlisiens firent comme tout le monde : ils allèrent au victorieux ;
ils crièrent Noël ! à Charles et Noël ! à la Pucelle. Ils reçurent pour
commandant de place Vendôme, « lequel parmi eux acquist chevance
et honneur » 3.
VII
Dès Senlis les désirs et la pensée de Charles couvaient Compiègne :
et il y avait de quoi.
Compiègne a été pendant la guerre de Cent Ans une ville de pre-
mière importance : jamais elle ne mérita mieux qu’alors le jugement
que François Ier portait d’elle : « C’est une clef de France, faisant fron-
tière du pays de Picardie » 4. Voisine de Paris, nœud de routes menant
de la capitale vers le nord, admirablement fortifiée, vaste, facile à
pourvoir à cause de sa belle rivière, assise dans une contrée où tout
abondait – au moins dans la paix –, poisson, gibier, fourrages, trou-
peaux, fruits ; Armagnacs, Anglais, Bourguignons, se la disputèrent
avec acharnement. Ils la perdirent et la reprirent tous. Française
même après Azincourt, puisque le Duc d’Aquitaine, Dauphin de Char-
les VI, y mourut en décembre 1415 « d’une aposthume près de l’oreille,
laquelle creva et l’estrangla », elle devient Bourguignonne en juin
1418. Cette occupation ne dura que deux mois. Bosquiaux, alors capi-
taine de Pierrefond, le même qui devait bientôt finir à Paris « descollé,
escartellé » 5, la rendit aux Armagnacs. Ce fut, il est vrai, pour le plus
grand mal de la pauvre ville. Elle passa par le feu et le sang. Ni les per-
sonnes ni les biens ne furent respectés ; les archives même périrent 6.
Quatre années s’écoulèrent et Bedfort en personne parut sous les mu-
railles. Guillaume de Gamaches gouvernait.. Il entendait tenir. Mais
l’Anglais avait mis la main sur son frère Philippe, abbé de Saint-
Pharon de Meaux ; il n’eut pas honte, tout gentilhomme qu’il fût, de
1 Archives de Compiègne.
2 Ibid.
3 Dom Bertheau, Mémoires manuscrits pour servir à l’histoire de Compiègne.
4 SOREL, La prise de Jeanne d’Arc devant Compiègne, 119, 102.
5 Ibid., 12.
LA CAMPAGNE DE PARIS 389
Interrogée : si quand elle alla contre Paris, elle le fit par ordre de
ses Voix :
– Non, répond-elle. Je le fis à la demande des gentils hommes qui
voulaient faire une escarmouche, une vaillance d’armes.
Le Juge trouve l’occasion bonne pour jeter un coup de sonde dans
ce mystère des Voix qui est l’objet de sa préoccupation constante. Il
pose une sous-question :
– Mais vous vouliez, vous, aller à Paris ?
– Assurément je le voulais ; je voulais même franchir les fossés.
Les Voix de Jeanne ne lui conseillaient ni tout ce qu’elle voulait, ni
tout ce qu’elle désirait, ni tout ce qu’elle disait, ni tout ce qu’elle espé-
rait. Elle décida de marcher contre Paris dans un élan parfaitement ré-
fléchi et parfaitement libre.
X
Tandis que les politiciens contredisent Jeanne et la mettent en
échec à l’extérieur, on la tenait pour la plus haute autorité de la cour et
la plus large bienfaitrice de son pays : l’invincible, la libératrice, la par-
faite, l’illuminée du Saint-Esprit, que l’on pouvait consulter sur tout,
parce que sur tout elle avait les lumières de Dieu.
Nous avons lu les strophes admiratives de Christine de Pisan. Vers
le même moment, quelque pauvre clerc dauphinois chantait la des-
truction longtemps attendue, enfin arrivée, des Anglais, « des Englois
coués »,
Par le vouloir du roy Jésus
Et Jeanne la bonne Pucelle.
Un autre poète, bien qu’il écrive en prose 1 – mais sa prose est si ai-
lée, si embaumante ! – s’écriait : « O lys arrosé par les princes, ceint de
roses merveilleusement odorantes, combien tu es beau ! Mais que le
lys tremble d’épouvante ! que le verger meure d’effroi ! Voici des bêtes
horribles, les unes venues de loin, les autres nourries dans le verger,
qui foulent, qui étouffent, qui déracinent, qui sèchent le beau lys. Ce-
pendant par la Pucelle les bêtes seront chassées du verger. Elle porte
un petit signe derrière l’oreille droite, elle parle doucement, elle a le
cou bref. Elle rouvre au lys les fraîches fontaines ; elle chasse les souf-
fles empoisonnés ; elle orne à Reims de l’immortel laurier le jardinier
du lys, Charles fils de Charles », etc. C’est charmant comme expression
de foi populaire, si c’est plus que douteux comme oracle.
Dans le même ordre d’idées, nous rencontrons, justement aux jours
où nous sommes, la curieuse consultation du comte d’Armagnac, dite
1 Attribué, comme prophétie, à une Engélide de Hongrie, Q. III, 340, 344, 345.
392 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, I, 245.
2 Ibid.
3 Nous supprimons délibérément la fin de la lettre qui est ainsi conçue : « Vous feray savoir tout
au vray, auquel vous devez croire (des trois papes), et que en aurait sceu par le Conseil de mon droic-
turier et souverain Seigneur le Roy de tout le monde et que en aurez à faire à tout mon pouvoir ».
Raison de notre suppression c’est que Jeanne, déclarant avoir adressé une lettre à Jean d’Armagnac,
a maintenu le 1er mars devant les juges de Rouen n’avoir jamais écrit ni fait écrire de promesses ni
d’avis concernant les trois papes. Elle l’a même maintenu sous la foi du serment.
394 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, I, 246.
2 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.
3 Aubert des Ourches, Q. II, 450.
4 Ibid.
5 D’Alençon, Q. III, 100.
6 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 395
de Bourgogne avait fait promettre une fois de plus fidélité à Henri VI.
Et puis, est-ce qu’avant le récent départ du Régent, beaucoup n’avaient
pas renouvelé leurs serments ? Est-ce qu’ils ne s’étaient pas engagés à
vivre en paix, en union « dans cette ville de Paris soubz l’obéissance du
roy de France et d’Angleterre ? » 1. C’était l’occasion de montrer la va-
leur de leur parole.
Il fallait voir aussi à nommer des commissaires qui iraient par la
ville près des gens d’Église « réguliers et séculiers » 2, et leur feraient
jurer haine à la cause « de Messire Charles de Valoys dont les hommes
estaient en plusieurs villes et cités environ de Paris » 3.
Le trésorier de la Sainte-Chapelle, Philippe de Rully, et l’archidia-
cre de Thiérache, Marc de Foras, furent délégués « à visiter les cou-
vents, chapistres et églises de cette ville pour faire ce que dit est » 4.
Puis, comme aux heures de suprême péril ou de grand deuil, le parle-
ment décida de suspendre ses audiences sauf pour les cas urgents. On
avait mieux à faire que de délibérer sur les causes de justice courante.
Ce que Monseigneur de Thérouanne n’avait pas conseillé – au
moins publiquement – mais ce qui eut lieu néanmoins, ce fut une
campagne de fausses nouvelles dans le populaire.
De Jeanne on répétait que c’était une créature « en forme de fem-
me ; mais quoi dans fond, Dieu seul le savait » 5. Le moins qu’on dût
croire, c’est qu’elle était une sorcière.
Quant au roi, les propos étaient plus décisifs : Qui ne connaissait
les Armagnacs ? Qui ne se souvenait des crimes de ces scélérats ? Eh
bien, Charles, mauvais roi comme il avait été mauvais fils et mauvais
parent ; Charles, le révolté de tout temps contre le pauvre roi dément
« derrenier trespassé, à qui Dieu pardonne » 6 ; Charles, l’assassin du
pont de Montereau, avait abandonné à ses soldats « la ville de Paris, et
les habitants d’icelle, grans et petits, de tous estats, hommes et fem-
mes » 7. Il détruirait la cité et y ferait passer la charrue : Quod erat sua
intentio redigendi ad aratrum urbem 8. Malheurs aux pauvres chers
chrétiens qui l’habitaient ! Christianissimis civibus habitatam 9.
L’honnête Clément de Fauquembergue, après avoir enregistré ces
calomnies, ajoute : Quod non erat facile credendum 10 : ce n’était pas
facile à croire. Peut-être ; mais quelle calomnie politique n’a pas fait
son chemin ?
Celle-ci fit le sien.
Elle servit grandement à exciter le zèle des « quarteniers ». La pre-
mière semaine de septembre, ils commencèrent chacun à son endroit à
fortifier Paris de boulevards devant les portes. « Ès maisons qui es-
taient sur les murs ils affustèrent canons et cuves pleines de pierres ;
ils redressèrent les fossés dehors la ville et faisaient des barricades de-
hors et dedans » 1.
Elle servit aussi à monter la population 2. Les joueurs et les élégan-
tes furent les premiers à y trouver leur compte. Frère Richard les avait
décidés, lors de sa prédication du cimetière des Innocents, à abandon-
ner qui leurs pernicieux amusements, qui leurs toilettes excentriques
et immodestes. Mais quand ils surent que ce cordelier « chevauchait à
la suite de la Pucelle et que par ses discours il faisait tourner les côtés
qui avaient fait serment au régent de France », ils coururent de plus
belle aux cartes, aux dés, aux boules, aux « cornes », aux robes terri-
blement fendues, et au reste. Ce qui touchait au roi Charles et à Jean-
ne, de près ou de loin, devint en horreur à Paris.
La religion fut mêlée à ce mouvement.
Une messe fut célébrée tous les jours à Notre-Dame pour obtenir la
défaite de Charles 3.
Une procession solennelle fut fixée au 4 septembre sur la montagne
Sainte-Geneviève ; les reliques de la patronne de Paris y furent por-
tées 4.
À cette procession on pria sans doute, mais on causa plus encore
probablement. Les fidèles de sainte Geneviève se répétaient les uns
aux autres que « l’ennemi mettrait à mort toute personne de l’un et
l’autre sexe qui lui tomberait entre les mains. Il en avait fait serment, il
s’en vantait » 5. Pour tout achever, la vie renchérit considérablement.
« Pas un homme n’osait sortir pour cueillir un fruit à sa vigne, ou du
verjus, ni aller aux marais rien ramasser » 6.
Est-ce à dire que Charles n’avait plus aucun tenant dans la place ?
Ce serait fort extraordinaire ; et nous ne le pensons pas. Le soin que
prit Monseigneur de Thérouanne de faire prêter un nouveau serment
de fidélité le 27 et le 28 août aux ecclésiastiques tant réguliers que sé-
Sauve qui peut !… Tout est perdu !… afin d’assurer l’entrée des assail-
lants 1. Il n’a pas voulu, il ne voudra point : le charme Bourguignon lui
a fermé et fermera irrémédiablement les deux yeux.
Le roi est à Saint-Denys. Le parti de la guerre a cette confiance qu’il
va se laisser entraîner. Charles est jeune. Le sang des aïeux va lui bat-
tre aux veines. Il ne va pas laisser partir seuls ses chevaliers à lui, les
camarades de son âge. Et Jeanne, d’Alençon, le Bâtard d’Orléans,
Bourbon, Laval, Boussac, Rais, La Hire, Xaintrailles, de lever le camp
joyeux, bannières en tête, la nuit venue, pour aller prendre gîte à mi-
chemin de Paris, au village de Saint-Denys de la Chapelle 2. Saint-
Denys de la Chapelle est aujourd’hui une paroisse de Paris : on y garde
pieusement le souvenir d’une longue prière et d’une communion de la
Sainte de la Patrie faite dans l’église d’alors. Nulle tradition ne saurait
avoir des bases plus assurées.
Eh bien, non ! Charles ne se décida pas. Il resta en son logis, l’ab-
baye sans doute. Il n’y avait certainement consulté ni Louis le Gros, ni
Suger, ni Charles V, ni du Guesclin, ni personne de ces déterminés hé-
ros qui « dormaient leur sommeil » dans les cryptes.
XV
Le lendemain matin 8 septembre, fête de la Nativité de Marie 3, la
chevalerie quitta la Chapelle. Jeanne avait environ douze mille com-
battants, au dire du faux Bourgeois 4. Elle était suivie d’un gros équi-
page de chariots, de charrettes, de chevaux, de mulets qui traînaient
« des bourrées à trois harts », et tout ce qu’il fallait soit pour remplir
les fossés de Paris, soit pour en écheller les murailles.
Ses nombreuses reconnaissances opérées depuis huit jours qu’elle
battait le pays, l’avaient convaincue que le meilleur point d’attaque était
la porte Saint-Honoré. Elle mit donc en bataille tout en face, sur la Butte
aux Moulins, les compagnies de Rais et de Gaucourt. « Elle avait appelé
qui bon lui semblait » 5, c’est-à-dire tous les hommes de bonne volonté.
Ce plan offrait un danger : c’était qu’au moment de l’assaut, alors
qu’elle serait occupée en face, les Anglo-Bourguignons de Paris, sortis
par la porte Saint-Denys, la prissent en flanc avec menace de la tour-
ner. C’est pourquoi elle posa d’Alençon et Bourbon en réserve derrière
les vallonnements où se tenait habituellement « le marché aux pour-
ceaux » 6. Ainsi pouvaient-ils surveiller la manœuvre éventuelle et la
pé. Il eût cessé de croire que son prince voulait l’égaler au sol : et ses
ponts-levis se seraient abaissés. Henri IV eût compris et saisi l’instant.
Sans contredit, admirable est Jeanne, telle que nous la représentent
les chroniques : debout, son étendard à la main, découverte à la mi-
traille qu’elle brave, en appelant aux assiégés par son cri :
– Rendez-vous ! Rendez-vous au Roi Jhésus ! 1.
Sans contredit, le soldat qui lui répond : Voire ! ribaude 2, paillarde !
n’est qu’un rustre. Cependant Jeanne était la sujette : le roi seul avait
qualité pour prononcer le mot décisif. Mais il demeura du côté « de
Montmartre, ses prinches aviecq luy » 3.
Qu’est-ce qui le retenait loin de la mêlée ?
Une prudence un peu couarde ? Non ; autre chose : toujours la
même. L’auteur de la « Chronique Normande » 4 nous livre le secret. Il
a su que Philippe de Bourgogne ne permit pas à Charles de souffler. Le
8, au moment où se livrait l’assaut, renseigné de tout, il envoya au
souverain un héraut qui représenta l’inutilité de cette violence. Le Duc
Philippe tiendrait sa promesse et mettrait Charles dans sa ville 5. Et ce-
lui qui s’était laissé berner par le Bourguignon à Reims, à Soissons, à
Arras, à Compiègne, se laissa berner encore à Paris. Il va bientôt en
donner la preuve suprême.
Jeanne a échoué dans son adjuration aux Parisiens. Il faut préparer
l’échellage : autant dire qu’il faut d’abord passer le fossé plein d’eau.
Elle ordonne d’aller chercher à la Butte aux Moulins « les fagots à trois
harts », les fascines et tout ce qu’on pourra réunir de bois. Il ne s’en
trouva pas assez pour établir le passage. Jeanne se mit à explorer la
profondeur du bout de sa lance. Peut-être rencontrera-t-elle quelque
endroit où l’eau serait moins haute. Tandis qu’elle allait et venait ainsi,
elle « fut navrée d’un trait d’arbalète à haussepied, par la cuisse » 6.
Les blessures ne l’épouvantaient guère. Elle avait été blessée le 7 mai
et le 2 juin, et n’en avait pas moins pris les Tourelles et Jargeau. Dieu
lui avait demandé du sang comme rançon de ses victoires. Elle s’en
souvenait. Ce n’est donc pas parce qu’un méchant vireton l’avait at-
teinte qu’elle quitterait le lieu du combat. Elle y resterait ; et le lende-
main, dès l’aube, on verrait bien… Le mois de mai dernier aux heures
ailées et sublimes du jeune enthousiasme, sur les bords de la Loire,
c’est ainsi qu’on faisait. Quand la nuit surprenait, on dormait sur le
nique justement estimée, sous le titre de Chronique Normande. Elle va de 1108 à 1430.
5 Cochon, publication d’A YROLES, III, 472.
6 Jean Chartier, Q. IV, 87 ; Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
LA CAMPAGNE DE PARIS 407
1 Le Breton.
2 « Le Sire de La Trémouille fist retourner les gens d’armes à S. Denys », dit le Hérault de Berri,
Q. IV, 48. « Il fut avisé (à ce qu’ils n’entrassent pas dans Paris) par un nommé Messire de La Tré-
mouille du côté du dit Charles ». Pierre Cochon, publié par AYROLES, III, 472.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 23.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 409
On voudrait savoir s’il vit Jeanne ; et s’il lui parla, on voudrait sa-
voir ce qu’il lui dit, ce qu’ils se dirent ; quelles innocences diplomati-
ques il débita devant l’enfant lucide qui savait que la paix avec Phi-
lippe se ferait à la pointe de la lance. Sur ces choses, les chroniques
sont muettes ; c’est dommage. Elles ont retenu seulement qu’il tint des
conseils où l’on parla beaucoup sans se mettre d’accord sinon sur ceci,
qu’il « fallait retourner sur la rivière de Loire » 1.
XVII
« Le beau Cousin de Bourgogne » avait pourtant des soucis ; c’était
sa seule simplicité. Tant que le roi était à Saint-Denys, il y avait du
danger. Un pont coupé se rétablit ; la résolution de ne pas assaillir se
mue en la résolution d’assaillir. Ces considérations le décidèrent à
l’envoi d’une nouvelle ambassade : et une ambassade chargée de paro-
les précises. Les ambassades ne lui coûtaient pas, et les paroles préci-
ses ne lui coûtaient guère plus que les paroles vagues.
Le sire de Charny vint donc demander au roi un sauf-conduit pour
son maître, car il voulait aller à Paris, prendre langue avec des hom-
mes à lui, sur la grosse affaire de la reddition. Un sauf-conduit ! Un
sauf-conduit pour cette négociation ! De cette fois enfin on touchait au
but. Les conseillers royaux s’enflammèrent. Et le roi crut encore cela.
Il délivra le sauf-conduit 2.
Le magnifique Duc mit le papier dans sa poche et demeura sur ses
terres. Il savait du reste que Charles, après l’avoir attendu – que faisait-
il que l’attendre depuis Reims ? –, finirait bien par s’en aller vers la
Loire de ses rêves indolents et puérils. Alors lui-même irait retrouver
le Régent et l’on fêterait ensemble l’échec de « Messire Charles de
Valoys ».
Effectivement Charles, fatigué de son interminable station « sous
l’orme », s’engageait le 13 novembre sur le chemin de Lagny pour aller
vers Provins, Bray, et par delà, gagner un gué près de Sens, puis, Cour-
tenay, Montargis, Gien. Son armée fondait à chaque étape. Elle perdit
vite jusqu’à la forme d’armée en marche pour arriver à celle d’une
troupe en déroute. Lui-même, Charles, changea les traits d’un roi
triomphant contre son ancienne figure de prince battu. Certaines cho-
ses sont pleines de larmes.
Il avait cependant nommé des gouverneurs avant de s’éloigner.
Clermont avait été fait lieutenant de l’Île-de-France et du Beauvaisis,
Culan de Saint-Denys, Flavy de Compiègne et Chabannes de Creil 3. Ce
1 Jeanne, Q. I, 57.
2 Ibid.
3 Ibid., 179.
4 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 411
Le Prince qui conduit son armée contre l’ennemi, doit être décidé à
produire tout son effort pour s’assurer la victoire. Nul prétexte ne l’en
dispense. Charles l’oublia ; ses conseillers l’oublièrent autant que lui.
L’histoire, elle, ne saurait l’oublier. Ce qu’elle n’oublie pas non plus,
c’est que le roi se laissa berner comme un enfant, n’étant plus un en-
fant. Comment ne mesura-t-il pas mieux la haine que lui portait le
grand Duc et le jeu de ses convoitises anti-nationales ? Quant aux fa-
voris, il est pour le moins difficile qu’on les excuse de collusion avec
Philippe. L’envie et l’ambition les égarèrent. S’ils avaient voulu, le roi
eût vu clair et marché généreusement.
Jeanne fut leur victime. Assistée, elle eût pris Paris : elle fut aban-
donnée. Il eût suffi de persévérer, comme on persévéra aux Tourelles,
pour réussir. On refusa de persévérer. Il fallait ne la pas entraver ; on
résolut de l’entraver. Dieu ne sauve ni les individus ni les peuples mal-
gré eux ; il n’introduit personne contre son gré dans le Paradis ; il
n’arrache pas davantage un roi à la défaite contre son gré. Il faut au
moins, suivant le mot de Jeanne, que les hommes d’armes bataillent
tant qu’ils peuvent pour que de là-haut leur vienne la victoire. Quand,
au matin du 9, notre chevalerie retournait au combat, elle fut arrêtée ;
quand, au soir du 8, Jeanne appelait aux armes, sa voix fut étouffée :
on l’enleva de force du champ d’honneur. Que la responsabilité de
l’échec retombe sur la tête de qui prépara l’échec : ce ne fut pas la
Sainte de la Patrie.
Chapitre XXI
La retraite sur Bourges
et le séjour à Bourges
(1429)
Du 13 septembre au 25 octobre
État des troupes royales après l’échec sous Paris, d’après Jean Chartier ; le Hérault
de Berri ; Perceval de Cagny. – Jeanne au milieu de ce désarroi : sa souffrance. – Le
désordre civil après le désordre militaire : Clermont, Vendôme, le Doyen de Paris,
reviennent aux pratiques anarchiques. – Philippe de Bourgogne part de Hesdin ; sa
rencontre avec Regnault de Chartres et Clermont ; son arrivée à Paris ; amitiés que
lui fait Bedfort ; entente parfaite. – Philippe reçoit le brevet de gouverneur de Paris
et de toute la France anglaise, sauf la Normandie ; il regagne ses États. – Charles à
ces nouvelles quitte Gien. – D’Alençon va ferrailler en Normandie. – La Trémouille
contraint Jeanne à suivre « la Compagnie » du roi. – Elle correspond avec les villes
de France ne pouvant plus se battre pour la France. – Marche sur Bourges : Charles
redevient roi de Bourges. – Rencontre de la reine et de Jeanne à la Selle-en-Berri. –
Rencontre de Marie de Bouligny. – Portrait qu’elle nous a laissé de Jeanne à cette
époque. – Inaction ; combien pesante à Jeanne.
I
Trois chroniqueurs français entre autres nous ont laissé un croquis
assez vivant des troupes royales après l’échec sous Paris : Jean Char-
tier, le Hérault de Berri, Perceval de Cagny.
Jean Chartier indique surtout l’extérieur du fait, sa formule géo-
graphique, le chemin suivi par Charles : historiographe officiel, il s’abs-
tient de juger.
Parti de Saint-Denys le 13 de septembre, le prince « s’en ala cou-
cher à Lagny-sur-Marne, auquel lieu il ordonna demeurer Messire Am-
broise de Loré, lequel prit et accepta icelle charge. Et demeura avec lui
ung chevalier nommé Messire Jehan Foucault, et le lendemain se par-
tit le roi de Lagni, et s’en ala passer la rivière de Seine à Bray, et la ri-
vière d’Yonne au gué près Sens, et de là s’en ala à Montargis et tout
oultre la rivière de Loire… » 1.
Le Hérault de Berri a certainement voulu relever, en deux ou trois
phrases courtes et assez coupantes, les causes de la catastrophe et les
1 Monstrelet, LXXIII.
2 Ibid.
3 Le Faux Bourgeois, publication d’AYROLES, III, 522.
LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 417
Jeanne y était avec lui. Pas plus là qu’ailleurs elle ne partagea l’illu-
sion royale ; et l’on peut supposer qu’elle fût partie volontiers pour une
expédition en Normandie organisée par le Duc d’Alençon : sachant, lui
aussi, à quoi s’en tenir, il avait décidé de se séparer du roi. Le roi ne
demandait pas mieux. « Le sire de La Trémouille ne voulut pas » 1. Il
ne tenait point à laisser au service de d’Alençon, qu’il détestait, la
force, réelle toujours, qu’était Jeanne.
D’Alençon et Jeanne se séparèrent donc, un jour d’automne, pres-
que disgraciés, dans cette petite ville 2, d’où ils étaient partis quatre
mois auparavant, un jour d’été, entraînant le roi sur le chemin de la
gloire, et de son « digne sacre ».
Le « beau Duc » et la Sainte de la Patrie qui l’avait corrigé de l’habi-
tude du blasphème, qui lui avait inspiré les pratiques de la dévotion
chrétienne, ne devaient pas se revoir ici-bas.
Ce fut une peine personnelle ajoutée aux deuils publics dont souf-
frait Jeanne. C’eût été la solitude au milieu de ses adversaires, s’il
n’était resté autour d’elle quelques compagnons de la première heure,
même du voyage de Vaucouleurs à Chinon 3. Elle ne se découragea
point ; son ressort moral ne se brisa pas ; il avait pour âme sa soumis-
sion à la volonté de Dieu.
Elle ne peut plus se battre pour la France, au moins va-t-elle tenter
de rassurer les villes de France inquiétées par la politique royale. C’est
ainsi que, dès le 22 septembre, elle écrivait aux habitants de Troyes,
qui lurent sa lettre « en la sale royale » 4.
Le roi leur écrivit de son coté. Il n’était pas trop chiche d’écrire.
S’ils étaient menacés, il leur enverrait Vendôme. Ces dépêches furent
rédigées à vingt-quatre heures d’intervalle : celle de Jeanne le 22 sep-
tembre ; celle du roi le 23 5.
VI
Tandis qu’on vaquait à ces menues besognes, le bruit des dernières
menées de Philippe parvint jusqu’à Gien. On y fut informé, sans doute
possible, que Bedfort et Philippe s’entendaient mieux que jamais ; il
devenait notoire que l’Anglais allait se substituer le Bourguignon, sauf
en Normandie.
Le coup fut rude à Charles ; si rude qu’il l’éveilla de son intermina-
ble et prodigieux rêve. Il cessa enfin de voir le « beau Cousin » lui pré-
I
Ne rien tenter contre l’Anglais était insupportable à Jeanne ; pen-
ser que son roi ne tentait rien lui était plus insupportable encore.
La peur finit cependant par opérer, à moitié, ce que n’avait pu réus-
sir le sentiment du devoir et de la dignité militaire.
S’étant en effet réuni à Mehun-sur-Yèvre, le Conseil royal avisa que
les deux forteresses de Saint-Pierre-le-Moustier et de La Charité
étaient tenues par les Anglo-Bourguignons ; qu’elles n’étaient pas fort
éloignées de Bourges, et conséquemment pouvaient mettre la cour en
quelque danger d’un coup de main 1. Ils désiraient tant vivre en tran-
quillité, que, pour s’en assurer le délice, La Trémouille et Regnault de
Chartres se rallièrent à l’idée d’une nouvelle campagne. Une raison
très personnelle s’ajoutait à celle de l’intérêt public, peut-être douteu-
sement invoquée, et pressait les tout-puissants ministres. Henriette de
Sully avait laissé aux enfants de son second et de son troisième lit, les
La Trémouille et les d’Albret, de vastes domaines dans l’Orléanais, le
III
Mais voici un terrain absolument solide :
Le 9 novembre, elle écrivit, de Moulins, au clergé et aux Bourgeois
de Riom cette lettre, dans laquelle elle demande une vraie aumône de
soldat : de la poudre, des traits, des appareils de siège.
« Chiers et bon amys, mande-t-elle, vous savez bien comment la
ville de Saint-Pierre-le-Moustier a été prise d’assaut, et avec la grâce
de Dieu, ai intention de faire vider les autres places qui sont contraires
au roy : mais pour ce que grant dépenses ont été faites de poudres, de
traits et autres habillements de guerre, devant la dicte ville, et que, pe-
titement, les seigneurs qui sont en cette ville et moi en sommes pour-
vus pour aller mettre le siège devant la Charité, où nous allons pres-
tement, je vous prie, surtout que vous aimez le bien et honneur du Roy
et aussi de tous les autres de par deçà, que vous veuilliez incontinent
envoyer et aider pour le dict siège, des pouldres, salpestres, souffre,
traits et arbalestres fortes, et d’aultres habillements de guerre. Et en ce
faictes tant, que par faulte des dictes pouldres et aultres habillements
de guerre, la chose ne soit pas longue, et qu’on ne vous puisse dire en
ce estre négligents ou refusants.
« Chiers et bons amys, Notre-Seigneur soit garde de vous 1.
« Escrit à Molins le neuvième jour de Novembre » (1429).
L’auteur de cette histoire s’est mis à genoux, un jour d’août, en la
seconde année de notre terrible guerre contre l’Allemagne, devant ce
texte conservé pieusement au trésor de la mairie de Riom. Il a pensé
que la vaillante Sainte avait touché ce papier, au moins quand elle y
apposa sa signature tout ensemble ferme et lentement tracée.
Il l’a suppliée de veiller sur les héros de France, ses frères en bra-
voure. Il a cherché aussi dans l’empreinte du cachet de cire rouge « le
reste du cheveu noir » que Quicherat y avait vu 2. La relique n’existe
plus ; le temps ou l’indiscrétion de quelque curieux a détruit le seul
débris peut-être – et si peu considérable fût-il, de quel prix ! – de ce
qui fut le corps sacré de Jeanne.
« Monseigneur de Lebret » écrivit en même temps, pour le même
objet 3.
La ville de Clermont reçut aussi ce double appel. On n’en a pas en-
core retrouvé les textes, mais les livres de comptes ne laissent doute
sur ce point.
1 D’Estivet, Q. I, 295.
2 Jeanne, Q. I, 296.
3 Registre des Comptes de la ville de Tours, Q. IV, 473.
4 Ibid.
5 Comptes de la ville, Q. V, 268.
432 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Drap blanc.
2 Comptes de la ville, Q. V, 219.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Pièce imprimée par Le Thaumassière, Q. V, 350.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 433
Loire ; ce qui était leur meilleur et plus sûr chemin. Le fleuve n’avait
plus l’éclat estival et comme glorieux de mai et de juin derniers ; mais
enfin, c’était lui ; et sur sa large nappe d’eau blonde et paisible il portait
encore tant de souvenirs pour la sainte jeune fille et ses camarades !
La fête de Noël les surprit à Jargeau. Ils ne voulurent point mar-
cher en une si sainte solennité : la charmante petite ville les garda.
De cette halte il se fit bruit à Paris l’année suivante 1. Un Domini-
cain, que Quicherat estime avoir été Maître Jean Graverent lui-même 2,
grand inquisiteur de France, en donna une version et une glose dans
un sermon prononcé le 4 juillet 1431 à Saint-Martin des Champs.
Il raconta que Jeanne avait été communiée ce jour de Noël, aux
trois messes du frère Richard. Trois autres « poures femmes », Cathe-
rine de La Rochelle, Pierronne-la-Bretonne, une dernière qu’il ne nom-
mait pas, l’avaient été deux fois seulement. Ah ! le frère Richard était
un beau directeur, un « beau père » spirituel ! 3.
Très probablement le grand Inquisiteur tenait ces clabaudages de
Catherine de La Rochelle qu’il avait interrogée : nous l’avons vu.
Eût-ce été vrai, que s’en serait-il suivi sinon ceci : que le frère Ri-
chard, communiant les fidèles comme lui-même à chacune de ses trois
messes, avait une pratique qui n’a point prévalu dans l’Église ?
Nous croyons d’ailleurs l’historiette totalement fausse. Supposé
qu’elle eût eu une ombre de vraisemblance, d’Estivet s’en fût armé. Il
en fallait bien moins pour exciter sa fureur. Son réquisitoire ne porte
pas trace de cette accusation.
Pierronne eut une fin qui mérite d’être retenue. Elle donna sa vie
en témoignage à Jeanne.
Saisie dans les environs de Paris 4 avec une compagne, probable-
ment la troisième des « poures femmes », elle comparut devant l’Uni-
versité de Paris, raconte Jean Nider, qui tenait l’aventure de Nicolas
Lami, ambassadeur au Concile de Bâle 5.
Les Juges la retinrent « demy an en prison » 6. Ils la questionnè-
rent sur Jeanne. Elle protesta qu’elle la tenait pour « bonne, que ce
qu’elle faisoit estoit bien fait et selon Dieu ». Elle affirmait encore
« que Nostre-Seigneur lui avoit apparu, long vestu de robe blanche,
avec une huque vermeille ».
Oui, elle avait bien vu dans les mains d’un Écossais un portrait
d’elle. Elle y était représentée sous les armes, offrant une lettre à son
roi, genou à terre. Personne ne lui en avait montré d’autre 1.
Elle ignorait si ceux de son parti avaient fait « service, messe, orai-
son pour elle… S’ils l’avaient fait, ce n’était pas par son commande-
ment : s’ils avaient prié pour elle, ils n’avaient point faict de mal »,
sans doute.
– « Mais tout cela prouve que vous leur avez mis en tête votre mis-
sion divine.
– Ne seais s’ils le croient et m’en attends à leur couraige : si ne le
croient, suis-je cependant envoiée de Dieu… S’ils le croient, ils n’en
sont point abusés » 2.
Rien ne se peut entendre de plus simple et de plus ferme. C’est bien
l’Est, est ; Non, non du Maître 3. Point de phrases ou longues ou ambi-
tieuses, dans lesquelles perce la superbe.
IX
Si les amusements de la cour et les rumeurs flatteuses venues du
populaire lui allaient peu, les nouvelles militaires et diplomatiques la
troublaient : les premières, parce qu’elles étaient bonnes, lui don-
naient le regret cuisant de n’être plus mêlée à la lutte – et l’on devine
que si elles avaient été mauvaises ce regret eût été plus vif encore – :
les secondes, parce qu’elles continuaient d’être détestables, renouve-
laient ses chagrins de la campagne de Paris.
Dans le Maine, en effet, et en Normandie, où ses compagnons les
plus chers, La Hire, d’Alençon, le maréchal de Boussac, étaient partis,
on se battait fort bien. Laval et Louviers avaient été repris ; bientôt ce
sera Château-Gaillard. Des émeutes donnaient de gros soucis à Bed-
fort. L’archevêque de Rouen, qui avait son tribunal à Déville, avait dû
le transporter dans son manoir archiépiscopal, « parce qu’il y avait
dangier des ennemys et adversaires du roy Henry » 4.
De hardis partisans qui n’avaient jamais voulu prêter le serment de
« ligeance » à l’étranger, s’étaient jetés dans les bois et sur les grandes
routes. N’ayant aucun quartier à attendre, proscrits, mis à prix à rai-
son de six livres par tête, liés par le serment « de grever les Anglais de
tout leur pouvoir », ils ne connaissaient d’autre moyen d’existence que
les embuscades et les coups de main où l’on risque le tout pour le tout.
Ils avaient avec eux le petit clergé et les paysans 5.
1 Jeanne, Q. I, 100.
2 Ibid., 101.
3 « Oui, oui ; non, non ». Matth. V, 37.
4 Jehan Wasselin, Journal des États, 529.
5 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 32.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 439
1 QUICHERAT, V, 270.
2 Sur la location de la maison au Chapitre, nous avons cru pouvoir adopter l’opinion de M. Doi-
nel. Il est bon de noter cependant qu’un paléographe distingué, M. Jarry, a soutenu que la lecture de
M. Doinel avait été fautive. (Eug. Jarry, Ann. de la S. Arch. de l’Orléanais, 1908, XV).
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 441
Jeanne : six semaines ! un peu plus de sa douzième partie, que les tâ-
tonnements du roi et l’hostilité des favoris frappèrent d’une déplorable
infécondité : c’est le néant, avec un rêve… Le néant, quant au service
du pays. Un rêve, quant à l’avenir : Jeanne s’établirait dans la ville dé-
livrée ; la ville de sa jeune fortune, de ses exploits, de ses prières, de
ses actions de grâces, de ses confortantes apparitions. Orléans ! Or-
léans deviendrait sa seconde patrie. Cinquante-neuf ans : une location
de cinquante-neuf ans !… Elle y vivrait ; elle y mourrait !
Dieu ne veut pas, Dieu ne peut pas vouloir cette chose.
Non, Jeanne ! Dans deux mois et vingt-trois jours ce sera Compiè-
gne !… Et puis, le reste !
Chapitre XXIII
Les derniers jours dans l’Orléanais ;
retour a l’Île-de-France
(1430)
Jeanne se retrouve à Sully. – Lettre aux Hussites. – Ce qu’il faut penser de son au-
thenticité. – Relations entre la France et l’Autriche : deux missions. – Cause de la
mission française. – Don de la Champagne et de la Brie à Philippe, par Henri VI. –
Émoi des Rémois : première lettre de Jeanne ; seconde lettre de Jeanne. – Mots mys-
térieux éclaircis : le complot des Carmes de Melun. – Jeanne sort de Sully, peut-être
pour l’appuyer. – Course sur Melun et Lagny. – Le miracle de la résurrection d’un en-
fant à Lagny. – Combat avec Franquet d’Arras. – Défense et prise de Franquet. – Son
jugement et son exécution. – Les secondes Pâques de la vie publique de Jeanne. –
Jeanne sur les murs de Melun. – La visite des Voix. – Elles lui annoncent qu’elle sera
prise par les Anglais. – Dureté et onction de l’oracle. – Fiat voluntas tua.
I
Mars commençant, Jeanne se retrouvait à Sully dont elle n’avait
revu ni les tours hautaines ni la blonde Loire, depuis juin de l’année
précédente. Le hasard de sa vie vagabonde et son goût pour La Tré-
mouille y avaient ramené Charles. C’est là qu’il avait convoqué les
États généraux de Languedoc, lesquels s’y tinrent dans les premiers
jours du mois 1.
La présence de la Sainte de la Patrie nous est signalée par un do-
cument connu sous le nom de Lettre aux Hussites, qui porte en sus-
cription : donné à Sully le 3 mars 2.
Nous avons dit ailleurs 3, et assez au long pour n’être pas contraint
d’y revenir, ce qu’étaient les Hussites : une horde de Huns revenus sur
terre, incendiaires de moutiers et d’églises, égorgeurs de religieux et de
prêtres, de mœurs enfin si effroyablement crapuleuses que l’imagina-
tion se refuse à le concevoir.
Jeanne leur aurait adressé la lettre qui suit :
« Moi, Jeanne la Pucelle, j’ai déjà depuis longtemps appris, par une
bruyante renommée, que de vrais chrétiens vous étiez devenus héréti-
ques et semblables aux Sarrasins. Vous avez supprimé parmi vous la
vraie religion et son culte ; vous l’avez remplacée par une ignomi-
nieuse et criminelle superstition que vous vous appliquez à défendre et
à propager. Pas de turpitude, pas de cruauté que vous n’osiez attenter ;
vous ruinez les sacrements de l’Église, vous déchirez les articles de foi,
vous détruisez les temples, vous brisez, vous brûlez les statues desti-
nées à nous rappeler les saints, vous massacrez les chrétiens pour les
forcer d’embrasser votre foi. Quelle est votre fureur ? Quelle folie,
quelle rage s’est emparée de vous ? La religion implantée dans le
monde par le Dieu Tout-Puissant, par son Fils, par son Saint-Esprit,
vous vous en faites les persécuteurs, et vous rêvez de la renverser, de
l’anéantir ! Vous êtes aveugles, et non pas d’un aveuglement qui vous
enlèverait seulement la vue et les yeux du corps. Croyez-vous que tout
cela restera impuni ? Ne savez-vous pas que Dieu permet vos criminels
attentats, permet que vous marchiez dans les ténèbres de l’erreur,
pour que la mesure de vos scélératesses sacrilèges soit la mesure de
vos châtiments et de vos supplices ?
« Pour moi, je l’avoue en toute vérité, si je n’étais pas occupée à
combattre les Anglais, il y a longtemps que je vous aurais visités ; et si
je n’apprends pas que vous vous êtes amendés, il peut se faire que je
laisse les Anglais pour me tourner contre vous, bien résolue, si je ne le
puis pas autrement, d’exterminer par le fer votre vaine et obscène su-
perstition, à vous enlever l’hérésie ou la vie. Si vous voulez revenir à la
foi catholique, marcher aux clartés de l’antique lumière, envoyez-moi
vos ambassadeurs, je leur dirai ce que vous avez à faire. Si vous vous y
refusez, si vous regimbez contre l’aiguillon, souvenez-vous des des-
tructions, des forfaits dont vous vous êtes rendus coupables ; attendez-
moi, avec d’immenses forces humaines et divines, pour vous faire su-
bir le sort que vous avez fait subir aux autres.
« Donné à Sully le 3 mars.
« Aux Bohémiens hérétiques.
« Pasquerel ».
Cette pièce est-elle authentique, c’est-à-dire Jeanne l’a-t-elle vrai-
ment dictée ?
Sûrement il courut en Allemagne une lettre adressée aux Hussites
et à elle attribuée ; Nider en a parlé 1. Mais de fait correspondit-elle
avec les bandits ? Si oui, est-ce la lettre ci-dessus qu’elle leur adressa ?
Quelques-uns l’ont cru ; d’autres l’ont nié.
Simon Charles furent signés le 4 avril 1430 1 : date à retenir ; c’est, de-
puis bien longtemps, le premier rayon de lumière que nous voyons fil-
trer dans le cabinet où la cour de France traite ses affaires étrangères.
Les conseillers royaux vont-ils comprendre enfin et le péril qui naît de
la politique du grand Duc et les devoirs qui en découlent ? Le choix
d’un ami de Jeanne – car Simon Charles était cela – pour négocier
contre Philippe le Bon n’est pas non plus complètement sans intérêt.
L’idée de la mission autrichienne, si elle vint, comme il est plus que
probable, à la connaissance de la libératrice, dut lui être de quelque
consolation.
II
Nous pensons que ce qui mit la cour et son roi sur ce chemin de
Damas, ce fut une libéralité assez singulière d’Henri VI d’Angleterre au
Bourguignon. Il lui donna, dans la première huitaine de mars, la Cham-
pagne et la Brie. Bien entendu, le petit roi de neuf ans, émancipé et
couronné à Londres depuis décembre dernier, n’était maître ni de la
Champagne ni de la Brie. N’importe ; on connaissait assez Philippe
pour ne pas ignorer qu’il était fort capable de faire, un jour ou l’autre,
valoir comme un droit cette collation, de mince conséquence pour le
moment. En tout cas, l’acte prouvait que les pratiques entre Bruges et
Londres n’avaient pas été interrompues par l’ambassade de Gaucourt,
le dernier envoyé de Charles.
Nous venons d’écrire que le don de la Champagne et de la Brie à
Philippe n’importait que peu, dans les conjonctures où il se produisit.
Cela est vrai. Cependant il eut ce résultat d’alarmer vivement les bour-
geois de Reims.
Après la solennelle célébration de ses noces où il déployait présen-
tement toute son ardeur, tout son faste, tout son temps, toutes ses
complaisances de mari déjà mûr, avec tout son génie de metteur en
scène, de créateur d’ordre militaire, d’amateur et d’organisateur de
tournois, le donataire de la Champagne n’allait-il pas apparaître à la
tête de ses Picards et de ses Brabançons ? Un peu épouvantés de cette
possibilité, les Rémois écrivirent à Jeanne afin de la mettre au cou-
rant. Jeanne était le refuge universel.
Elle leur répondit par une lettre charmante de cordialité, d’allant
militaire, de belle humeur.
« Très chiers et bien amés et bien désirés : Moy, Jehanne la Pu-
celle, ay reçu votre lettre faisant mancion que vous doptés (doutez)
avoir siège ; veilhez scavoir que vous n’arez point, si je puis les ren-
contrer. Si ainsi fût que je ne les rencontrasse, fermés vos portes. Car
1 Ils furent signés à Jargeau. D’Herbomet, Revue des Questions historiques, avril 1882.
446 LA SAINTE DE LA PATRIE
je serai bien brief vers vous. Et si eux y sont, je leur ferey chausser
leurs espérons si à aste qu’ils ne sauront par où les prendre, et leur es-
sil (destruction) est si brief que ce sera bientost. Autre chose je ne vous
escrit pour le présent ; mais que vous soyez toujours bons et loyals.
« Je pry Dieu que vous y eût en sa guarde.
« Escrit à Sully le XVIe jour de mars.
« Je vous manderais encore auqunes nouvelles de quoy vous sériés
bien joyeux ; mais je doubte que les lettres ne fussent prises en chemin
et que l’on ne vît les dites nouvelles.
« Jehanne.
« À mes très chiers et bons aimés gens d’Église, bourgeois, et aul-
tres habitans de la ville de Raims » 1.
À peine sortis de la première perplexité, les bourgeois tombèrent
dans une seconde.
Ils avaient appris, on ne sait par qui, ni comme, que le roi était très
mécontent d’eux. Un certain Jean Labbé avait prévenu le souverain
que plusieurs se disposaient à baisser les ponts-levis devant le grand
Duc 2 ; il avait même précisé que ce serait pour la prochaine Saint-
Sacrement.
Nouvelle requête à Jeanne ; ils lui confient derechef leur cause. Elle
n’eut probablement pas de peine à rétablir les faits, et dès le 28 elle
leur adressait cette seconde dépêche :
« À mes chiers et bons amis les gens d’Église, eschevins, bourgeois
et habitants, maistres de la bonne ville de Reyms.
« Très chiers et bons amis, plaise vous savoir que je ay reçu vos let-
tres, lesquelles font mantion, comment on a rapporté au roy, que de-
dans la bonne cité de Rayms il y avait moult de mauvais. C’est bien
vray qu’on lui a rapporté qu’il y en avait beaucoup, lesquels devaient
traïr la ville et mestre les Bourguignons dedans. Et depuis, le roy a
bien seu le contrayre parce que vous lui en avez envoyé la certaineté ;
dont il est très content de vous ; et croiez que vous êtes bien en sa
grâce ; et si vous aviez à besoigner, il vous secourerait. Cognoit bien
que vous avez moult à souffrir pour la dureté que vous font ces traités
Bourguignons adversaires. On vous en délivrera au plaisir de Dieu
bien brief, c’est assavoir le plus tôt que fare se pourra.
« Je vous prie et requier, très chiers amis, que vous guardiez bien
ladite bonne cité pour le roy et que vous fassiez très bon guet. Vous en-
tendrez bientôt de mes bonnes nouvelles à plus plain. Autre chose pré-
1 Jeanne, Q. V, 160.
2 Rogier, Q. IV, 299.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 447
1 Jeanne, Q. V, 161.
2 Le Faux Bourgeois, publication d’AYROLES, III, 524.
3 STEVENSON, Letters and papers, publication d’A YROLES, III, 553.
448 LA SAINTE DE LA PATRIE
que Perceval de Cagny ne savait pas tout quand il écrivait : « Le roi es-
tant en la ville de Sulli sur Loire, la Pucelle, qui avait veu la manière
que le roy et son conseil tenaient pour le recouvrement de son royaul-
me, et estant très malcontente de ce, trouva manière de soy départir
d’avecques eux. Elle fist semblant de s’en aller en aucun esbat et s’en
ala en la ville de Laingni-sur-Marne » 1.
Il n’est pas douteux que Jeanne désapprouvât les tractations avec
Philippe. Cependant, en ce qui concerne la cause de son départ, nous
sommes assez porté à croire que l’on fit courir le bruit relaté par Per-
ceval, justement afin de dissimuler le véritable motif…
IV
Quoi qu’il en soit, voici une fois encore Jeanne « aux champs ».
Elle tire droit au nord sur Lagny 2, par Melun où elle passe la Seine.
Melun et Lagny, c’étaient l’Île-de-France ; l’Île-de-France, c’était Paris.
Paris l’attirait invinciblement, parce que sans Paris, Charles n’avait
pas, ne pouvait avoir la France. Les révélations de ses Voix dans sa
prison lui apprendront bientôt la date approchée de la reddition de la
grande ville. Présentement elle l’ignore, et elle rêve de déclencher
l’événement. Puis, elle ne respirait pas à Sully, derrière des murailles
épaisses de trois mètres et demi, dans le voisinage de La Trémouille.
Vive la grande route, et ses chances de rencontrer l’ennemi ! Elle re-
prend la grande route, à la tête d’une petite troupe où se trouvaient
certainement son frère et Jean Pasquerel 3. Elle recouvre son allant si-
non sa joie.
Lagny, terme de l’étape, s’était mis sous l’obéissance de Charles, le
dernier 29 août, par les soins de son abbé et ceux d’Arthur de Saint-
Marry. Ambroise de Loré en avait pris possession au nom du Roi : de-
puis on y faisait très bonne guerre aux Anglais 4, sous les ordres de
Jean de Foucault, et de Kennedy que nous appelions Canède.
Melun était redevenu Français après Lagny, au cours de l’hiver, à
une date qui ne se peut tout à fait préciser. Les Bourgeois, profitant de
ce que les soldats de la garnison étaient partis pour Yèvre en Gâtinais,
afin d’y faire, si l’occasion s’en présentait, une razzia de bétail, leur fer-
mèrent les portes, après avoir appelé le commandeur de Giresmes – ce-
lui de l’assaut des Tourelles – et Messire Henri de Chailly à leur aide.
Les deux capitaines accoururent de Pont-de-Seine : emportèrent le châ-
teau qui n’était plus tenu que par une dizaine d’hommes ; et repoussè-
rent Dreux d’Humières quand il revint du Gâtinais avec ses pillards.
Jeanne ne pouvait douter qu’elle serait bien accueillie par les deux
villes. Il semble qu’elle ait couru de Sully à Lagny sans s’arrêter. Si des
mouvements se produisaient à Paris, si les Carmes réussissaient, mieux
valait être tout près.
Lagny rappelle dans l’histoire de Jeanne l’un de ces coups de lu-
mière qu’on rencontre seulement, et à longs intervalles, dans la vie des
grands saints : la résurrection d’un mort.
Les Juges de Rouen n’ignoraient pas le fait. Ils essayèrent, à son su-
jet, de surprendre la Libératrice en délit de superbe.
À brûle-pourpoint, le 3 mars 1431, ils lui firent cette question :
– Quel âge avait l’enfant que vous allâtes visiter à Lagny ?
– Trois jours, répondit-elle sans l’ombre d’hésitation. Il fut porté à
Notre-Dame. Il me fut dit que les jeunes filles de la ville estaient elles-
mêmes à prier Dieu et Notre-Dame qu’ils lui voulussent donner la vie.
On me demanda de me joindre à elles. J’y allai et priai avec les autres,
et finalement il apparut vie en lui. Il bâilla trois fois, fut baptisé, et
bientôt il mourut. Il fut enterré en terre sainte. Il y avait trois jours
qu’en cet enfant il n’était apparu vie, disait-on. Il était noir comme ma
cotte. Quand il eut bâillé, la couleur commença de lui revenir. J’étais à
genoux avec les jeunes filles devant Notre-Dame à faire ma prière.
– Ne fut-il point dit par la ville que ç’avait été vous qui aviez fait
faire le miracle ; qu’il s’était fait à votre prière ?
– Je ne m’en enquerroy (m’en enquis) point 1.
Mot de profonde et simple humilité. On ne voit pas que les juges
aient insisté.
Il nous souvient qu’au cours du procès canonique sur les vertus et
les miracles de la Bienheureuse, nous eûmes l’honneur d’interroger le
vénérable et illustre M. Wallon. Nous lui demandâmes en particulier
s’il croyait que Jeanne eût ressuscité l’enfant mort de Lagny.
– C’est un événement certain, nous répondit-il vivement. Les enne-
mis de Jeanne l’ont constaté, et, en le constatant, l’ont mis au-dessus
de toute discussion.
Unique destinée que celle de cette enfant !
En ce même temps Colette de Corbie s’illustrait par des prodiges
analogues 2 ; mais une heure avant qu’ils se produisissent à sa prière,
elle était enclose par les grilles de son cloître. Une heure plus tard, elle
s’agenouillait de nouveau sous ses impénétrables voiles. La Sainte de
la Patrie n’est pas une moniale, n’en mène pas la vie. Elle revient de la
cour : descend de cheval : elle va y remonter au sortir de l’église. De-
mes, disposa en avant et sur les côtés ses archers, protégés à l’an-
glaise 1, par une ligne de pieux – toujours la tactique des hérissons – :
et il attendit.
Jeanne assaillit à plusieurs reprises le redoutable bloc sans pouvoir
le rompre. Alors, s’il faut en croire le Bourguignon Monstrelet, elle eut
une inspiration de génie. Jusqu’à ce jour on ne s’était guère servi de
l’artillerie que contre les murailles : elle fit venir des couleuvrines de
Lagny, les mit en batterie derrière ses hommes, les démasqua subite-
ment ; brisa le centre de Franquet à coups de canons, et l’œuvre faite,
se précipita par la brèche. La troupe de Franquet fut abîmée 2 ; ce qui
ne périt pas fut pris. Franquet lui-même resta aux mains d’un soldat
qui le remit à Jeanne.
– Cette remise se fit-elle contre argent de vous ou de qui ce soit ?
lui fut-il demandé au procès.
– Je ne suis pas le monoyer ou le trésorier de France pour bailler
de l’argent.
– Mais prendre un homme, le tenir comme prisonnier de guerre et
le faire mourir, n’est-ce pas un péché mortel ?
– Aussi ne l’ai-je point fait 3.
Et elle raconta ce qui s’était passé.
Elle avait désiré avoir Franquet, afin de l’échanger contre l’auber-
giste de l’Ours. Elle n’ignorait pas que le capitaine était un malfaiteur 4.
Cependant, si avec lui elle eût pu sauver « le Seigneur de l’Ours », elle
n’y aurait pas manqué. Mais quand elle apprit que l’hôtelier avait été
exécuté par les Anglo-Bourguignons, elle crut ne pouvoir le refuser au
bailli de Senlis qui le lui réclamait : « Puisque mon homme est mort,
lui dit- elle, que je vouloye avoir, faictes de icelluy ce que devrez faire
en justice » 5.
Le Bailli de Senlis ne hâta rien. Le procès dura quinze jours. L’accu-
sé fut convaincu de vol, d’assassinat, de trahison. Non seulement il fut
convaincu ; il dut avouer. « Le bailly de Senlis et ceux de la justice de
Lagny le condamnèrent à la peine capitale… » 6.
VI
Les secondes Pâques de la vie publique de Jeanne étaient arrivées.
Elle avait célébré les premières à Poitiers, dans la société de son roi.
Elle célébra les secondes dans celle de ses soldats. Leur joie fut courte,
si joie elles offrirent à la Sainte. En même temps, ou à peu près, que
leur triomphal alléluia, sonna dans ses oreilles et son cœur la plus poi-
gnante, la plus inattendue des prophéties. De Lagny, ville de miracle et
d’exploit, elle était descendue jusqu’à Melun.
On était à la semaine avant Quasimodo, par conséquent entre le 16
et le 23 avril. Elle se promenait sur les fossés. Soudain « ses Voix lui
apparurent : c’est à savoir sainte Catherine et sainte Marguerite » 1 ; et
elles lui annoncèrent qu’elle serait prise « avant qu’il fust la Saint Je-
han prochaine ». L’enfant eut un sursaut d’atroce épouvante. Ses Voix
reprirent « qu’elle ne devait pas avoir d’émoi ; qu’il fallait que ainsy il
fust fait ; qu’elle acceptât tout en gré et que Dieu lui aiderait ».
À partir de ce jour, bien des fois elle entendit le funeste oracle, tem-
péré toujours, il est vrai, par ce très suave encouragement : « Prends
tout en gré » 2.
« Prendre tout en gré ! ». Mais cela peut-il être pris en gré ? Peut-
elle oublier le cri sauvage de Glasdalle aux Tourelles : « Va, si nous te
saisissons, nous te ferons ardre, sorcière ! ». N’est-ce pas l’heure de re-
tourner à Domrémy près de son père et de sa pauvre mère ? Jeanne, il
est encore temps d’échapper au destin !
L’intrépide n’y pensa même pas. Elle courba la tête et marcha où le
malheur l’attendait.
« Ses Voix ne lui dirent point l’heure » de sa capture. « Elle la leur
demanda plusieurs fois : mais elles ne la lui dirent point ». On revien-
dra là-dessus.
– Si vos Voix vous eussent dit l’heure et vous eussent commandé de
sortir, et que vous eussiez su être prise en sortant, interrogèrent les ju-
ges de Rouen, seriez-vous sortie au risque d’être prise ?
– Pas volontiers : toutefois, si elles avaient commandé, j’eusse fait
leur commandement, quelle que chose qui dust m’en être venue 3.
Fiat voluntas tua : Que votre volonté soit faite !
1 Jeanne, Q. I, 115.
2 Ibid.
3 Ibid., 115, 116.
Chapitre XXIV
Dernières luttes et prise de Jeanne
(1430)
I
La présence de Jeanne à Lagny et Melun fut vite connue dans les
villes et les villages de l’Île-de-France. Elle y produisit un élan de pa-
triotisme et d’espérance. Des hommes d’armes se présentèrent ; tant
et si bien que le 24 avril la Sainte de la Patrie pouvait frapper à la porte
de Senlis avec mille chevaux : une vraiment considérable armée d’alors.
Senlis était le siège du gouvernement provincial pour le roi Char-
les ; mais Senlis avait horreur de tout ce qui ressemblait à une occupa-
tion, fût-elle transitoire, fût-elle opérée par des amis. Les échevins ré-
pondirent par une fin de non-recevoir : « Vu la pauvreté de ville en
fourrages, grains, avoine, vivres et vin, trente ou quarante hommes, et
non plus, pourraient entrer »… Louis de Vendôme et Clermont, qui
avaient, comme représentants de Charles, la haute main dans les affai-
res publiques de la région, furent-ils complètement étrangers à la déci-
sion ?… Nous en doutons beaucoup : toutefois, les entrepôts de Senlis
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 455
1 Jeanne, Q. I, 147.
2 Ibid., 116.
3 Monstrelet, Q. IV, 395.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 457
guignon. On n’avait pas voulu la croire : cependant elle avait dit vrai
quand elle déclarait que le Duc se moquait de tout le monde. « Il nous
a amusés ! Il nous a déçus ! », convenaient-ils enfin, avec un accent de
repentir abattu.
L’Esprit-Saint baisse le bandeau, quand il veut, sur la paupière des
subtils, et il ouvre les yeux des candides. La prudence politique, partie
de la prudence tout court, doit se rencontrer dans les saints qui sont
mêlés par dessein providentiel à la politique. On la trouve en Jeanne
d’Arc, comme on la trouverait en Catherine de Sienne.
Regnault de Chartres ne devait guère pardonner à Jeanne d’avoir
été plus habile que lui. Il devait moins pardonner encore à Philippe de
l’avoir, suivant la vulgaire mais très forte expression, roulé.
Dès lors, nous nous représentons assez aisément les sentiments de
Mgr Regnault, lors de sa rencontre avec Jeanne, le 13 ou 14 mai. Il eût
voulu tous les Bourguignons au fond de l’Oise ; mais il n’aurait pas
aimé voir la Sainte les y jeter. La voir battre Philippe après l’avoir vue
le percer à jour, c’était trop pour ses yeux. Sa ligne de conduite serait
donc d’assurer la libération de Compiègne, mais autant que possible,
pas par Jeanne. Un plan de cette sorte était assez compliqué : les com-
plications ne déplaisaient pas au personnage. Autre point de vue im-
portant, l’idée devait être du goût de Guillaume de Flavy, capitaine, ou
pour parler avec une exactitude absolue, vice-capitaine de Compiègne 1.
IV
1 La Trémouille avait été nommé capitaine par le roi, et il avait fait en sorte que « ledit Flavy se
serait contenté de la lieutenance, et en cette qualité aurait été délaissé en ladite ville où néanmoins
les habitants l’auraient toujours tenu pour le capitaine ». Mémoire à consulter, Q. V, 174.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 461
1 Mémoire de Duclerq, cité par Albert SOREL, La prise de Jeanne à Compiègne, 292.
2 Ibid.
3 Ibid., 291.
4 Pour tous ces détails voir la Chronique de Mathieu d’Escouchy, édition du Fresne de Beaucourt.
5 Tour qui appartenait à Flavy, d’où il exerçait ses brigandages dans tout le Soissonnais. SOREL, 292.
6 Mémoire à consulter, Q. V, 176.
7 Archives de Compiègne, C. C. 13, fol. 133.
462 LA SAINTE DE LA PATRIE
même voulut joindre la forteresse, elle dut aller chercher fort loin un
passage sur l’Aisne.
En temps ordinaire, Compiègne et Choisy communiquaient direc-
tement. Une route traversant la forêt de Guise aboutissait au pont de
Choisy. Mais les assiégés l’avaient rompu. Si l’on avait eu de la batelle-
rie, ou bien si les eaux eussent été basses, on se serait arrangé. L’Aisne
roulait à plein, et on manquait de chalands.
Jeanne résolut de monter jusqu’à Soissons. Les capitaines iraient
jusque-là par la rive gauche ; puis, se rabattant par la rive droite, ils
essaieraient de prendre les Bourguignons entre eux et les fossés de
Choisy. Le plan était bon.
Mais on avait compté sans le capitaine Guichard Bournel, à qui
Clermont avait fort imprudemment confié la place. C’était un mauvais
homme. Il s’était laisse pratiquer par le duc de Bourgogne et déjà
s’était vendu. Il n’attendait que l’heure de se livrer.
Il fit accroire aux Soissonnais que cette grosse troupe venait occuper
la ville. Les échevins, épouvantés de la charge que leur imposerait une
pareille garnison, décidèrent de baisser leurs ponts-levis. Ils n’admi-
rent que Jeanne, Mgr Regnault et le comte de Vendôme avec « petite
compagnie ». Cependant les gens d’armes couchaient aux champs. Dès
le lendemain, désespérant de trouver « de quoy vivre » sur le pays, se
souciant d’ailleurs assez peu – au moins un certain nombre – de s’en-
fermer dans Compiègne et d’y subir les privations d’un siège qu’ils pré-
voyaient imminent, ils se dispersèrent sans façon. On ne pouvait at-
teindre les Bourguignons sous Choisy ; on s’en retournait.
Le Hérault de Berri 1, qui conte au long cette trahison, conclut :
« Et incontinent que Jeanne fust partie de Soissons, le dit Guichard
vendit la ditte cité au Duc de Bourgogne, et la mist entre les mains de
Messire Jehan de Luxembourg ; dont il fist laidement contre son hon-
neur ; et ce fait, s’en alla avec le dit Duc, lequel, par ce moyen, eut
obéissance de Choisy, et vint mettre le siège devant Compiègne ».
On est content, tout de même, de trouver sous la plume d’un hon-
nête homme cette protestation brève, mais sévère. Guichard Bournel
est une laide figure.
Il a rencontré cependant des avocats. Le plus ancien en date fut
d’Estivet : les deux « faillis Français » ne pouvaient ne pas se plaire.
Par trahison, arracher deux villes au domaine de Charles et disperser
une belle armée, c’était une fort louable action aux yeux du Promoteur.
Le curieux est qu’il entendit faire honte à Jeanne de son apprécia-
tion différente.
VI
Compiègne, assise sur la rive gauche de l’Oise, s’étendait à l’abri
d’une double enceinte de pierre et d’eau, une muraille et un fossé.
Le fossé était alimenté par l’Oise. Il comptait plus de vingt pieds de
large.
La muraille, couronnée de vingt-deux tours, s’ouvrait par dix por-
tes et une poterne. Un beau pont traversait le fleuve ; il mérite une
description de quelque étendue si l’on veut bien comprendre la cap-
ture de Jeanne.
Il se composait d’une dizaine d’arches. Son extrémité midi touchait
la ville ; son extrémité nord, de vastes prairies qui s’étendaient sur la
rive droite de l’Oise.
À l’extrémité midi il était défendu par une porte fortifiée dite porte
du pont, et aussi par un pont-levis qui se manœuvrait sans doute,
comme tous ceux de cette espèce, de l’intérieur de la ville 1.
À son extrémité nord, il se remparait d’une autre porte, la porte de
l’avant-pont, et d’un boulevard. Celui-ci, protégé par un solide para-
pet, s’étalait à pleine rivière en forme de triangle. Le fossé défensif de
vingt pieds contournait la pointe du triangle qu’il protégeait d’un bel
ourlet d’eau. On franchissait celui-ci sur une passerelle dormante, éta-
blie juste dans le prolongement du chemin de Noyon. La chaussée de
Margny y aboutissait en biais, laissant un petit espace libre, un recoin
entre elle-même et l’ourlet d’eau 2. C’est dans ce recoin que se joua la
tragédie à laquelle nous assisterons.
En plus de ses fortifications, Compiègne avait à son service une
bonne garnison et une bonne artillerie. Les soldats de métier n’y man-
quaient pas. La milice bourgeoise comptait de nombreux archers et
arbalétriers disposés à son service, de jour et de nuit. Les canons
étaient manœuvrés par des servants habiles : l’un d’eux, un capucin
grand et barbu et laid, acquit presque la réputation de Jean le Lorrain
à Orléans. Les « Attournés » (échevins) donnaient le spectacle du plus
bel entrain et du plus parfait dévouement 3. Ils mobilisèrent la popula-
tion civile – rien n’est neuf sous le soleil – : « les orfèvres », pour pré-
parer les fers des flèches ; les « fusilliers », pour faire les tampons à
canon ; les tonneliers, pour organiser les « pavois » ; les « artillers »,
pour mettre des cordes aux arcs, etc. 4.
VII
Nous sommes au 23 mai 1. Dans un mois et un jour ce sera la
« Saint-Jehan ». Or les Voix de Melun ont dit : « Il faut que tu sois
prise avant la Saint-Jehan ».
À quelle heure se livra le funeste combat de Compiègne ? Quelles
furent ses phases diverses ?
Nous possédons deux récits de témoins oculaires, celui de Jeanne
et celui d’Enguerrand de Monstrelet 2. Ils sont naturellement les plus
importants et de beaucoup les plus sobres.
C’est le 10 mai 1431 – la première fois qu’on l’interroge dans sa pri-
son –, que Jeanne raconte à Messire Jean de la Fontaine comment elle
fut capturée. Le mieux nous paraît être de citer textuellement le pro-
cès-verbal de la séance.
– Sous le serment que vous avez fait : quand vous vîntes la dernière
fois à Compiègne, de quel lieu étiez-vous partie ? – respond : de Cres-
py-en-Valois.
– Interrogée si, quand elle fust venue à Compiègne, elle fust plu-
sieurs journées avant qu’elle fist aucune sortie ? – respond : qu’elle
vint à heure secrette du matin, et entra en la ville sans que les ennemis
le sussent, comme elle pense, et le jour même, sur le soir, fist la sortie
où elle fut prise.
– Interrogée si à la sortie on sonna les cloches ? – respond : si on
les sonna, ce ne fut point à son commandement ni à son su ; elle n’y
pensait point ; il ne lui souvient si elle avait dit qu’on les sonnât.
– Interrogée si elle fist cette sortie du commandement de ses Voix ?
– respond : en la semaine de Pâques dernièrement passée, elle estant
sur les fossés de Melun, luy fut dit par ses Voix, saincte Katerine et
saincte Marguerite, qu’elle serait prise avant qu’il fust la Saint-Jéhan,
et qu’ainsi il fallait que fust faict ; qu’elle ne s’esbahît et prist tout en
gré, et que Dieu luy ayderait.
– Interrogée si depuis ce lieu de Melun lui fust point dit par ses
Voix qu’elle serait prise ? – respond que oui ; par plusieurs fois, et
comme tous les jours. Et à ses Voix elle demandait que, quand elle se-
rait prise, elle mourût bientôt sans long travail de prison. Et ses Voix
lui dirent qu’elle prist tout en gré, et que ainsi fallait faire. Elles ne lui
dirent point l’heure. Si elle l’eust su, elle ne fust point sortie. Elle avait
demandé plusieurs fois l’heure, et ses Voix ne la lui dirent point.
peu avant la nuit, afin « que les religieux de son armée pussent se ré-
unir et chanter une antienne à la Bienheureuse Vierge Marie, tandis
qu’elle-même faisait oraison 1, par excès de précaution, afin d’être très
certaine de ne pas offenser la vérité, elle ajouta qu’elle ne savait si oui
ou non elle avait donné l’ordre habituel : elle ne s’en souvenait plus.
« Et ainsi ne lui souvenait si elle avait dit qu’on sonnât les cloches » 2.
IX
Il existe, bien entendu, des récits d’annalistes français : par exem-
ple « le Mémoire sur Guillaume de Flavy », qui nous parle d’arbalé-
triers et de couleuvriniers placés en observation autour du boulevard,
afin d’appuyer le mouvement de Jeanne et de repousser l’ennemi s’il
tentait d’approcher 3. Le même texte nous montre encore des barques
attachées à la rive nord de l’Oise, prêtes à recevoir les nôtres et à les
passer, si la malchance les contraignait à rentrer 4.
Le Mémoire est seul à donner ces détails, dont Jeanne et Monstre-
let non seulement ne disent rien, mais ne laissent supposer rien. Et
« le Mémoire », quoique visiblement « livret de bonne foi », est du
commencement du XVIe siècle. Il y a lieu de beaucoup réfléchir avant
d’admettre sa version sur ce point.
« Le Miroir des femmes vertueuses » lance quelque chose d’infini-
ment plus grave ; Jeanne aurait été trahie par Guillaume de Flavy.
La Pucelle serait sortie « hors de la ville de Compiègne accompa-
gnée de XXV ou XXX archers. Flavy, qui savait l’embûche où elle allait
tomber, fit fermer les barrières et la porte de la ville. Quand la Pucelle
fut à un quart de lieue, elle fut rencontrée par Luxembourg et aultres
Bourguignons. Elle les vit plus puissants qu’elle et s’en retourna à
coure, soy cuidant sauvé devant la ville. Mais ce traître de Flavy lui
avait fait clore les barrières et ne voulut ouvrir la porte. À cette cause
fut la Pucelle prise par les Bourguignons et livrée aux Anglais l’an des-
sus dit 1430 au signe des Gemini ».
L’auteur tenait le crime de Flavy de « deux vieulx et anciens hom-
mes de la ville de Compiègne », âgés « l’un de quatre-vingt-dix-huit
ans, l’autre de quatre-vingt-six ».
« Il est évident, dit Quicherat, que c’est l’origine de ce que tous les
historiens postérieurs… ont débité sur cette prétendue trahison ».
Nous ne saurions partager l’avis de l’illustre paléographe. La Chro-
nique de Jean Chartier, écrite bien avant le « Miroir des femmes ver-
tueuses », contient sur la capture de Jeanne une phrase faite pour in-
quiéter : « Ce disaient aulcuns que la barrière fut fermée, et d’autres
disaient que trop grande presse y avait eu ». La précision manque,
mais certainement pas l’insinuation. En tout cas, l’avocat des héritiers
du maréchal de Rieux, lors du procès que ceux-ci intentèrent à Flavy
en 1444, osa dire – et nul ne releva sa parole que l’on sache – : « Flavy
ferma la porte à Jeanne la Pucelle par quoy elle fut prise, et dit-on que,
pour fermer les dites portes, il eut plusieurs lingoz d’or » 1.
Le bruit circulait donc, vrai ou faux, avant la publication du « Mi-
roir ».
Nous en examinons la valeur un peu plus bas.
Perceval de Cagny ajoute deux détails auxquels se sont arrêtés les
historiens : un bref échange de propos entre Jeanne et ses fidèles au
moment pénible où elle dut reculer, un cri héroïquement chrétien et
chevaleresque au moment tragique où elle se rendit.
Les Français donc succombaient sous le bloc des ennemis, accou-
rus de Venette et de Clairoix pour appuyer ceux de Margny. Le combat
devenait visiblement trop inégal. Quelqu’un des siens, qui n’est pas
nommé, s’approche de Jeanne – on a cru que c’était d’Aulon : nous
doutons que ce fût lui ; il eût probablement rappelé l’aventure dans sa
déposition de Lyon –.
– Hâtez-vous de regagner la ville, dit ce compagnon, ou bien vous
et nous sommes perdus.
– Taisez-vous, répondit Jeanne « très marrie ». Il ne tiendra que à
vous que ils ne soient desconfits ; ne pensez que à frapper sur eulx 2.
Mais les dés étaient jetés : la Providence les laissait tourner. La
masse des nôtres rentrait en hâte, en déroute, poussée, pressée, bous-
culée, confuse, par la passerelle du boulevard. En vain Jeanne, ainsi
que dit Chastellain en deux mots qui méritent de rester pour leur ex-
pressive beauté littéraire, s’efforçait de les couvrir, « passant nature de
femme, soutenant grant fès, demeurant derrière comme chef et le plus
vaillant du troupeau » 3.
À la fin, elle est acculée au fossé, où six hommes ensemble s’efforcent
de la saisir, « les uns mettant la main sur elle, les autres sur son cheval,
chacun d’iceulx disant : Rendez-vous à moy et baillez votre foy ».
Mais de ces paroles « baillez votre foy », Jeanne, d’un rapide regard
d’esprit, voit les conséquences. D’abord, si elle donne sa foi, pourra-t-
elle penser à se sauver ? Puis, celle qui a donné sa foi à Jésus-Christ,
peut-elle donner sa foi à un homme ? Celle qui a été engagée par Jé-
sus-Christ à son service, peut-elle librement y renoncer ? Qu’on la
prenne si on veut, si on peut ! Elle ne se rendra pas. Elle « ne baillera
pas sa foy ». Et alors la sublime parole :
– « Je ay donné et baillé ma foy à un aultre que à vous, et je luy
tiendrai mon serment » ! 1.
X
Que penser touchant ce problème historique : Flavy a-t-il trahi ?
Le misérable homme fut capable de tout : la question n’est pas là.
A-t-il trahi ?
Par exemple : aurait-il vraiment vendu Jeanne pour « les lingoz
d’or » dont parle l’avocat du maréchal de Rieux ?
La preuve n’est pas faite : nul document ne la fournit. L’avocat lui-
même ne manque pas de réserve dans son articulation : c’est un « on
dit » qu’il rapporte.
Si Flavy n’a pas reçu, comme Bournel, une poignée d’or malpropre,
ne s’est-il pas entendu avec Luxembourg, n’a-t-il pas connivé avec lui,
pour lui assurer la capture de Jeanne ?
« Le Miroir » fait plus que l’insinuer. Le capitaine, dit-il, « scavoit
bien l’embusche » où la sainte Héroïne allait succomber. Mais com-
ment l’aurait-il sue s’il n’y avait eu intelligence entre lui et Luxem-
bourg ?
Trace de cette collusion n’existe pas ailleurs : nous n’y croyons
point.
La Chronique de Normandie et celle de Tournay se font l’écho d’une
autre conception. « Les Anglais chargèrent si fort sur Jeanne qu’elle
fut prise avec sa compagnie ; et ce firent faire les capitaines parce qu’à
elle allait toute la gloire » 2.
Ici pas de bourse reçue, pas de traité passé avec l’ennemi ; mais une
volonté obscure ou expresse « des capitaines » de se débarrasser, sui-
vant l’incertaine fortune des circonstances, de l’accapareuse de re-
nommée pour laquelle seule le peuple avait des yeux.
De cette fois, nous touchons le vrai. Et ce vrai éclabousse non seu-
lement la cuirasse de Flavy, mais encore, au moins peut-on le crain-
dre, la simarre de Regnault de Chartres. Les deux amis – le client et le
patron de jadis – se sont-ils ouverts l’un à l’autre de leur plaie secrète ?
Sont-ils devenus des conjurés et des complices non pour vendre ou
pour livrer, mais pour laisser Jeanne dans l’embarras, s’ils avaient la
chance qu’elle s’y mît ? Peut-être. De si habiles gens n’ont laissé rien
traîner de clair sur une semblable entente. Mais l’attitude de Flavy le
23, le fait qu’il n’a pas tout tenté pour sauver Jeanne, une sortie en
masse, on ne sait quoi d’autre, mais tout ; la vilaine lettre de Regnault
de Chartres aux Rémois – nous la trouverons bientôt –, découvrent le
fond de leurs sentiments. Leur cœur mauvais a souhaité le mal de
Jeanne ; et quand il est survenu, Flavy n’a rien fait pour l’empêcher.
La capture de Jeanne ne s’est pas, en effet, exécutée à l’improviste :
Flavy l’a vue venir. Il a assisté au départ de la sainte héroïne et de sa
troupe : piétons, cavaliers, environ cinq cents. De ses murailles, il a
suivi les phases de la lutte : Margny n’était qu’à un kilomètre de Com-
piègne. Il s’est rendu compte du flottement des fronts, de l’enfonce-
ment des Bourguignons par nous, des retours offensifs de ceux-ci. Les
mouvements des Anglais de Montgommery à Venette, ceux des Pi-
cards de Luxembourg à Clairoix, ne lui ont pas échappé. Or, il avait
des hommes sous la main : c’était une réserve. Pourquoi n’a-t-il pas
fait donner sa réserve ? Les Anglais de Venette et les Picards de Clai-
roix ont fini par se poster vers le bout du pont : ils sont passés sous
son artillerie. Pourquoi ne leur a-t-il pas envoyé une volée de canon ?
Flavy n’a pas aidé Jeanne, parce qu’il lui plaidait que Jeanne subît
un échec.
Il n’a pas voulu « marcher au canon », afin que fût battue celle qui
le défendait. Qu’il ait fermé la porte de Compiègne dans le dessein for-
mel de la faire prendre ou non, il importe sans doute ; mais, à y réflé-
chir, pas autant qu’on le pourrait croire. Flavy a failli au devoir ; il s’est
conduit en faux frère d’armes : il a été un félon. « Je ne crains que la
trahison », avait dit Jeanne à Gérardin d’Épinal » 1.
XI
Jeanne, « tirée bas de son cheval par un archier qui appartenait au
bâtard de Wandosnne, fut emmenée à Margny et avec elle Poton et
aulcuns aultres » 2. C’étaient notamment « le frère de la Pucelle et son
maistre d’hôtel » 3.
Ce fut un immense et implacable hourrah chez les Bourguignons et
les Anglais. Le soldat qui avait capturé Jeanne fut plus joyeux que s’il
eût pris « un roy » 4. Les Anglais « firent de grands cris et resbaudis-
sements, car ils ne redoutaient aucun chief de guerre tant comme
ycelle Pucelle » 1. Le Duc de Bourgogne ne fut pas plus retenu que les
reîtres. « On lui dist l’accquiest qui avait été fait et comment la Pucelle
était prisonnière ; dont qui en fut bien joyeux ». Il eut le succès sans
modestie ni retenue. Curieux et superbe, pour mieux afficher son
triomphe, il se porta en personne de Coudun à Margny. Les chroni-
queurs bourguignons, généralement moins sobres quand il s’agit des
paroles de leur grand Duc, se contentent, soit Monstrelet soit Chastel-
lain, de noter « qu’il eut avec Jeanne aulcuns langages » ; mais ils
ajoutent « qu’ils ne se souviennent pas lesquels » 2. Serait-ce que par
hasard ils auraient même eux, moins apprécié les propos de Philippe
que ceux de la prisonnière ?
Philippe ne crut pouvoir mieux faire qu’annoncer le grand événe-
ment à tous ses sujets. De retour à Coudun il écrivit aux habitants de
Saint-Quentin :
« À nos très chiers et bien amez les gens d’église, bourgeois et habi-
tans de Saint-Quentin en Vermandois :
« Très chiers et bien amez, sachans que vous désirez savoir de noz
nouvelles, vous signifions que ce jourd’uy XXIIIe de may, environ six
heures après midi, les adversaires de Monseigneur le roy (Henri VI
d’Angleterre) et les nostres, qui s’estoient mis ensemble en très grosse
puissance en la ville de Compiègne, devant laquelle nous et les gens de
nostre armée somme logez, sont sortis de la dicte ville à puissance sur
le logis de nostre avangarde le plus prochain d’eulx ; à laquelle sortie
estait celle qu’ils appellent la Pucelle, avecques plusieurs de leurs prin-
cipaux capitaines.
« À l’encontre desquels beau Cousin messire Jehan de Luxem-
bourg, qui y estait présent, et autres de nos gens et aucuns des gens de
Monseigneur le roy (Henri) qu’il avait envoié par devers nous pour
passer oultre et aller à Paris, ont fait très grant et aspre résistence ; et
prestement en nostre personne y arrivasme ; et trouvasme que les dits
adversaires estaient déjà repoussés. Et par le plaisir de nostre benoist
Créateur, la chose est ainsi avenue et nous a fait tele grâce que icelle
appelée la Pucelle a esté prise ; et avecques elle plusieurs capitaines,
chevaliers, escuiers et autres ont été pris, noiez et tués, dont à ceste
heure nous ne savons encore les noms, sans ce que aucuns de nos gens
ne des gens de mon dit seigneur le roy Henri y aient été tués ou pris, ni
qu’il y ait eu celui de vingt de nos gens blessés, par la grâce de Dieu.
« De laquelle prise, ainsi que tenons certainement, seront grans
nouvelles partout, et sera connue l’erreur et folle créance de tous ceulx
qui ès faiz d’icelle femme se sont rendus et favorables ; et ceste chose
Le sort des prisonniers de guerre. – Luxembourg, à qui fut remise Jeanne ; son por-
trait. – Jeanne à Clairoix, à Beaulieu ; qui elle y trouve ; tentative d’évasion. – À
Beauvoir ; qui elle y trouve ; vie de prière ; lutte avec les Voix ; tentative d’évasion. –
À Arras ; qui elle y trouve. – Pourquoi Jeanne est passée des châteaux de Luxem-
bourg aux prisons du Duc de Bourgogne ; pourquoi passera-t-elle des prisons du
Duc de Bourgogne à celles des Anglais. – Inertie de la diplomatie française tandis
que Jeanne est à Clairoix. – Vrais sentiments de Mgr Regnault d’après sa lettre à ses
diocésains sur la prise de Jeanne. – Par opposition : activité des Anglo-Bourgui-
gnons. – Éverard et Billori. – Causes de leur haine contre Jeanne. – Action parallèle
et tendant au même but de Pierre Cauchon. – Quel était ce nouveau personnage ;
son passé ; sa fin. – Comment il pose la reddition de Jeanne sur un terrain autre
qu’Éverard et Billori : ceux-ci la demandaient gratis à Luxembourg et au duc Phi-
lippe afin de la juger en matière de foi ; celui-là la demande pour Bedfort, qui la
paiera et la donnera à l’Église pour qu’elle la juge, toujours en matière de foi. – Lu-
xembourg conclut pour deux mille écus d’or. – Les espèces n’étant pas prêtes, Jean-
ne est confiée au Duc de Bourgogne, qui la remettra lors du versement réel. – Ver-
sement réel. – Jeanne au Crotoy. – Les Véroniques d’Abbeville. – Une apparition de
saint Michel. – L’Université se plaint de la longueur du séjour de la prisonnière dans
cette forteresse. – Injustice de ses invectives, soit contre Mgr de Beauvais soit contre
le régent. – Départ de Jeanne pour Rouen en la seconde quinzaine de décembre.
I
De très nombreux chevaliers du XIVe et du XVe siècle ont connu la
disgrâce de la captivité militaire. Du Guesclin, d’Orléans, Loré, d’Alen-
çon, ont été pris. On se rappelle le mot du grave Talbot tombé aux
mains des Français le soir de Patay : c’est la fortune de la guerre.
Aussi de certaines conventions, un certain droit international non
écrit, un code d’honneur, stipulaient-ils le respect à l’égard de ceux qui
avaient rendu leur épée. Le hodie mihi, cras tibi, « aujourd’hui c’est à
moi, demain ce sera à toi », avait beaucoup servi pour l’établissement
de ces mœurs. Le propriétaire du prisonnier le gardait soigneuse-
ment ; c’était son butin, son trésor ; mais s’il le maltraitait – ce qui
pouvait advenir –, il se disqualifiait par sa brutalité.
Luxembourg, comte de Ligny, à qui appartenait Jeanne, parce que
le bâtard de Wandonne lui-même était de sa compagnie, n’avait ni
478 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 413 ; Monstrelet, d’après la même publi-
II
Luxembourg garda Jeanne trois ou quatre journées dans son logis
de Clairoix 1. Ce détail n’est pas sans importance ; on verra pourquoi.
Puis trouvant, pensons-nous, le gîte mal sûr, il la fit transférer au châ-
teau de Beaulieu en Vermandois. C’était une bonne forteresse. Jadis
du domaine des Nesle, elle commandait une fertile et gracieuse région
des bords de l’Oise. Il y avait toujours une église dédiée à sainte Cathe-
rine. Ce fut un rafraîchissement d’âme pour la prisonnière d’y prier.
Beaulieu était à huit ou dix lieues de Compiègne ; pas si loin que
Ligny ne pût y avoir l’œil, tout en suivant le siège ; pas si près que les
Français assiégés ne pussent essayer contre lui un coup de main tout à
fait imprévu.
Il nous paraît que l’escorte de la prisonnière, peu curieuse de ren-
contrer quelque parti ennemi en quête d’aventures, dut brûler rapide-
ment l’étape ; plutôt en une journée qu’en deux, et par des chemins aus-
si couverts que possible. Peut-être passa-t-elle par Erlincourt. Jeanne
put y envoyer de nouveau son pauvre cœur meurtri à sainte Marguerite.
La captive ne fut pas maltraitée à Beaulieu. Elle y retrouva les gens
de sa maison pris avec elle, particulièrement ce fidèle et honnête
d’Aulon. « Le Maître de l’Ost » la connaissait trop pour ignorer ce qui
pouvait le plus durement l’affliger. C’était moins sa capture que la red-
dition trop probable de Compiègne.
– Cette pauvre ville de Compiègne, lui dit-il, que vous avez moult
aimée, sera donc de cette fois remise ès mains et à la subjection des
ennemis de la France !
– Non ! non ! reprit-elle vivement. Des places que le roy du ciel a
réduit et remises en la main et obéissance du gentil roy Charles par
mon moïen, aucune ne sera reprise par ses ennemis tant qu’on fera
diligence pour les garder 2.
Bref dialogue, tout parfumé vraiment de haut patriotisme ! Com-
bien fidèle à elle-même s’y montre la Sainte de la Patrie par sa con-
fiance en Dieu, sa certitude des droits du roi Charles, sa conviction que
celui-là seul obtient du succès qui ne se borne pas à prier, mais qui
joint à la prière l’activité qu’il eût déployée, s’il n’avait pas prié. « Les
hommes d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire », avait-elle
dit jadis. Elle n’a pas changé d’avis.
Charles et ses lieutenants oublièrent trop parfois cette règle d’éthi-
que guerrière. Au moins s’en souvinrent-ils à Compiègne ; et la vic-
toire donna raison à l’oracle de Jeanne.
1 Jeanne, Q. I, 163.
2 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 481
IV
Les Dames de Beauvoir se montraient gracieuses. Jeanne n’en était
pas moins en prison : sa prison lui pesa bientôt plus encore à Beauvoir
qu’à Beaulieu ; de quoi elle a donné les motifs. Deux nouvelles lui
étaient parvenues :
La première, que si Compiègne tombait, la ville serait réduite en
cendres et tous les habitants au-dessus de sept années seraient passés
par les armes.
La seconde, qu’elle-même était vendue aux Anglais.
Or, elle ne pouvait se résigner ni à l’une ni à l’autre catastrophe.
Voir ses amis de Compiègne ainsi traités, se voir elle-même aux mains
des Godons, lui était insupportable. Tout, même mourir s’il le fallait,
plutôt que de ne pas essayer d’écarter pareils malheurs.
« Interrogée quelle fust la cause pourquoy elle saillit de la tour de
Beauvoir, répond qu’elle avoyt ouy dire que ceulx de Compiègne, tous,
depuis l’aage de VII ans, devaient être mis à feu et à sang et qu’elle
aymait mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes
gens ; et fut l’une des causes. L’aultre, c’est qu’elle sçut qu’elle estoyt
vendue aux Anglais et eût eu plus cher mourir que d’être en les mains
de pareils ennemis » 1.
Elle se mit à prier beaucoup pour Compiègne. Lorsque son Conseil
daignait la visiter, elle s’agenouillait, suppliant les saintes d’unir leurs
prières aux siennes pour la chère ville 2 : et les deux grandes amies du
ciel, avec leur petite amie de la terre, invoquaient le Dieu des Déli-
vrances de prendre en compassion les assiégés. Le dogme de la com-
munion des saints n’eut jamais application plus touchante.
Bientôt cependant prier ne lui suffit plus. Une conception prodi-
gieuse s’empara de son esprit. Elle était enfermée dans une tour d’une
soixantaine de pieds. « Elle trouverait bien quelque chose par où, par
quoi se suspendre » et se jeter en bas. Il y avait, il est vrai, chance « de
se rompre les reins et le dos » 3 ; mais il y avait chance de réussir aussi,
chance donc de pouvoir secourir Compiègne, chance d’éviter la prison
anglaise. Un soldat pesant ces deux chances : rendre un grand service
à son pays s’il réussit, peut-être mourir s’il échoue, a le droit de courir
le risque. Courir le risque est même de cette vertu de force dont Suarez
a écrit qu’elle est la capitale des vertus militaires.
Ses Voix cependant lui déconseillaient la tentative.
– Avez-vous fait ce saut du conseil de vos Voix ?
1 Jeanne, Q. I, 150.
2 Ibid., 110.
3 Gilles de Roy, publication d’AYROLES, III, 453.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 483
1 Jeanne, Q. I, 151.
2 Exode, XXXII, 7 et suiv.
3 Jeanne, Q. I, 152.
4 Ibid., 151.
5 Ibid., 152.
484 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 169.
2 Ibid., 152.
3 Ibid., 160.
4 Ibid., 161.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 485
rapports avec les bourgeois de la ville de Tournai ; elle leur avait écrit,
les avait invités au Sacre de Charles ; elle les avait appelés « ses chers
et bons amis ». À bout de ressources, elle prit la confiance de leur ten-
dre la main. Ce ne fut pas inutilement. Ces Français des pays de Bour-
gogne lui envoyèrent « XXII couronnes d’or pour emploier en ses né-
cessités ». Le clerc que nous venons de nommer fut chargé de les lui
porter.
Aux heures mauvaises un rien est précieux : quelques lignes d’écri-
ture, une fleur qu’a coupée une main amie, une brise qui rappelle les
temps heureux, une offrande faite avec cœur à notre détresse immé-
ritée.
L’attention des habitants de Tournai fut plus consolatrice à Jeanne
que la rencontre fortuite de son portrait ; quoiqu’il s’en soit fallu de
peu qu’on lui ait fait un crime de cette peinture.
– N’avez-vous point vu, n’avez-vous point fait faire aucunes ymai-
ges de vous ?
– Je vis à Arras une paincture dans la main d’un Escot (Écossais) ;
et y avait la semblante de moy toute armée et présentant une lettre à
mon roy, et étais agenouillée d’un genoul 1.
Où est-elle la vieille « paincture » ? Qui nous la retrouvera la « sem-
blance » ?… Mais où sont au moins les cuirasses, où sont les épées,
puisque la Seine a pris le reste ?
Les Juges de Rouen, ou furent convaincus ou affectèrent d’être
convaincus que Jeanne avait rêvé à Arras, comme à Beauvoir et à
Beaulieu, de rompre sa chaîne.
– N’aviez-vous pas des limes à Beauvoir, à Arras ?
– M’en a-t-on trouvé ?
C’était décliner la question.
D’Arras elle fut dirigée sur le Crotoy, une forteresse de Picardie,
avec garnison anglaise, en plein pays de domination anglaise.
Les sombres oracles se réalisaient donc peu à peu. « Il faut que tu
sois prise avant la Saint-Jéhan prochaine », lui avait-il été dit d’abord.
Et elle avait été prise.
« Il faut que tu voies le roi d’Angleterre ». Et la voilà qui s’ache-
mine vers le petit souverain.
Le ciel, miséricordieux et dur tout ensemble pour cette âme de cou-
rage et de pureté, veut bien que sur l’autel où vont aboutir tous les
immolés depuis le Christ, elle reçoive le coup qui lui donnera son der-
1 Jeanne, Q. I, 100.
486 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, V, 253-254.
2 Prières tirées d’un missel conservé à la bibliothèque de Grenoble.
3 Analyse d’une lettre de Jacques Gélu, archevêque d’Embrun, d’après le P. Fournier, Histoire
1 L’Université avait certainement écrit au Duc de Bourgogne. Cf. Lettres de l’Université à Phi-
lippe le Bon, Q. I, 9.
496 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Lettres à Philippe et à Luxembourg écrites évidemment en même temps. La première est non
XII
Luxembourg se laissa tenter, il convint de troquer sa captive contre
dix mille livres. On marche dans l’histoire comme on peut : ce n’est
pas toujours sous les arceaux de l’héroïsme. Le mal fut que Cauchon
n’avait pas la somme dans sa poche. Le Régent en était encore à réflé-
chir sur le coffre où il la trouverait. La bonne idée se dégagea.
Les États de Normandie – pas de leur plein gré sûrement – avaient
voté « un crédit de VI vingt mil livres tournois » 1 à verser par tran-
ches. Ce vote facilitait toutes choses : on prélèverait sur ce fond : 1º dix
mille livres tournois « pour l’achapt de Jehanne la Pucelle, que l’on dit
être sorcière, personne de guerre conduisant les osts du Dauphin » ;
2º somme égale « pour le fait du siège de Louviers » 2.
C’eût été parfait, si Luxembourg se fût trouvé d’humeur à faire ab-
solue confiance à l’acquéreur : mais voilà, il n’avait pas entendu ven-
dre à crédit, même très bref. Donnant donnant : pas d’engagement ou
verbal ou écrit ; de bonnes monnaies, loyalement trébuchantes. Nous
supposons qu’un compromis intervint entre les deux parties. Consen-
tant à se fermer toute voie de revenir sur sa promesse, Luxembourg
remettrait Jeanne au Duc de Bourgogne ; afin d’assurer le paiement à
son vassal, celui-ci garderait la prisonnière jusqu’à l’acquit réel de la
rançon.
Cette hypothèse expliquerait l’assez singulier voyage de Jeanne à
Arras.
L’ordre d’exécution pour le recouvrement de vingt mille livres en
Normandie fut donné à Rouen le 3 septembre 1430 3.
L’achat des pièces d’or indispensables à la consommation du con-
trat – il fallut payer Luxembourg en or – fut opéré par le lord trésorier
près du caissier particulier d’Henri VI. La remise des espèces est datée
du 24 octobre 4. Ce fut un peu plus tard, pas beaucoup vraisemblable-
ment, qu’elles furent expédiées à Luxembourg. Dès lors, Philippe reçut
décharge de son dépôt, et Jeanne appartint aux Anglais.
Ceux-ci l’acheminèrent vers un de leurs châteaux : le Crotoy. Elle
passa par Drugy, quelque domaine campagnard dépendant de l’Ab-
baye de Saint-Riquier. Elle y séjourna une nuit. Les plus vénérables re-
ligieux, « le prévost Nicolas Bourdon et le grand aumônier Jean Chap-
pelin », lui firent visite, avec « les principaux de la ville. Tous avaient
compassion de la voir persécutée, estant très innocente » 5.
1 Jeanne, Q. I, 89.
502 LA SAINTE DE LA PATRIE
Le même jour, les mêmes Maîtres écrivent au petit roi Henri VI, ou
plutôt, sous ce nom, à son tuteur Bedfort.
Le document est d’absolue obséquiosité ; les rudesses du précédent
ont disparu. Le jeune Henri est « le roi de France et d’Angleterre, le
très redoubté seigneur et souverain, le Père de l’Université de Paris… à
qui celle-ci se présente en très humble et très loyale recommanda-
cion ». Quant au fond : il faut se hâter. C’est à l’Université de le dire,
parce que c’est à elle d’extirper « telles iniquités manifestes ». Il faut
se hâter « pour l’amour divin de notre saincte foy ». Il faut se hâter
« pour le bien du bon peuple ». Il faut en finir avec « la longue retar-
dacion de justice qui doit déplaire à chaque bon chrestien, et à la ma-
jesté royale plus qu’à nul autre » 1.
Enfin se produit l’inévitable conclusion :
« Qu’on mette cette femme ès mains de la Justice d’Église, c’est-à-
dire de R. P. en Dieu l’Évêque-Comte de Beauvais, et aussi de l’Inquisi-
teur établi en France… et semble fort convenable qu’elle soit amenée
en ceste cité pour faire son procès » 2.
XIV
Pierre Cauchon n’avait pas mérité les invectives de l’Université. Il
ne perdait pas son temps. Nous allons le voir.
Il connaissait comme pas beaucoup la procédure d’inquisition. Il la
connaissait si bien qu’il s’était fait une réputation de spécialiste en la
matière. Son collègue Gilles de Duremort lui confiera la judicature dans
l’action intentée à Guillaume d’Auberive, archidiacre de Hauptois 3.
Il savait à merveille que le droit n’abandonnait pas tout à l’absolue
discrétion du Juge ; et il désirait se mettre en règle avec le droit, au-
tant qu’il pourrait, sans lâcher la captive.
La saisie ne devenait légitime que si elle était la conséquence ou
d’une dénonciation en crime d’hérésie, ou d’une rumeur publique, ou
d’une déposition de témoins, ou d’un aveu du coupable 4. Sur l’aveu il
n’y avait assurément pas à compter.
Une demi-dénonciation se trouvait peut-être au dossier, provenant
de Catherine de la Rochelle ; mais que valait-elle, émanant d’une folle ?
On connaissait le cri de Glasdale et des siens contre « la sorcière »,
et les folles terreurs des gens d’armes auxquelles un récent décret
d’Henri VI avait tenté de remédier. Si l’on ne trouvait mieux, il fau-
chon et Bedfort, pour des décimes. Cf. SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 58.
5 Litteræ territorii, Q. I, 20.
504 LA SAINTE DE LA PATRIE
avec son état et son sexe, qui a déposé toute pudeur, qui n’a plus de re-
tenue… » 1. Il fallait bien la fouler, la piétiner, « la certaine femme »,
pour justifier, pour expliquer au moins, comment on s’était en défini-
tive montre coulant avec Pierre Cauchon.
Ayant obtenu du Chapitre ce qu’il voulait, l’évêque de Beauvais se
retourna vers le régent Bedfort. Il ne pouvait se soulever de difficultés
entre eux. Ils avaient la même volonté, ayant les mêmes rancunes. En-
core fallait-il qu’il intervînt un règlement. « Henri, par la grâce de Dieu,
roy de France et d’Angleterre », octroya donc « que toutes et quantes
fois que bon semblerait au Révérend Père en Dieu, évêque de Beauvais
, icelle Jeanne lui fût baillée et délivrée réellement et de fait par ses gens
et officiers qui l’ont en leur garde, pour icelle interroger et examiner et
faire son procès, selon Dieu, la raison, les droits divins et les saints ca-
nons ». Henri entend que jamais il n’y ait « refus ou contredit aucun…
de la part de ses subjects tant Français comme Anglais » 2.
Cependant intervient en finale la réserve léonine. « Toutefois c’est
notre intencion de ravoir et reprendre par devers nous icelle Jeanne,
se ainsi c’était qu’elle ne fust convaincue ou acteinte d’aulcuns cas re-
gardent notre dicte foy » 3.
Il est décidé dès maintenant, et quoi qu’il advienne, que Jeanne
demeurera aux Anglais.
Le restant à peu près de la lettre serait pur fatras de chancellerie ou
répétition de la dictée universitaire, si l’on n’y découvrait une articula-
tion qui n’a encore été alléguée, au moins positivement, nulle part :
l’articulation que le port de l’habit d’homme par Jeanne fût un crime
sans pardon. « Il est assez notoire et connu depuis quelque temps
qu’une femme qui se fait appeler Jeanne la Pucelle, laissant l’abbit et
vesture de sexe féminin, s’est, contre la loy divine, comme chose ab-
bominable à Dieu, réprouvée et défendue de toute loy, vestue, habillée
et armée en estât d’habit d’homme ».
Ce qui sortira de ce grief incompréhensible au sens commun – puis-
que évidemment, ainsi qu’elle le disait, l’œuvre d’homme confiée à
Jeanne d’Arc était plus dignement et plus facilement faite en habit
d’homme qu’en habit de femme –, ce qui sortira de ce grief, disons-
nous, sera effroyable. Il fallait en noter l’origine.
C’est ainsi que Mgr de Beauvais travaillait auprès de tout le monde,
et travaillait bien. Il dut estimer l’Université singulièrement ingrate de
lui reprocher ses indolences ; il n’avait pas pensé mériter cette se-
monce.
1 Litteræ territorii.
2 Lettre du roi Henri à Pierre Cauchon, Q. I, 18, 19.
3 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 505
XV
Le Régent n’était pas plus inactif que l’évêque.
Jeanne… Il l’avait payée trop cher pour en faire cadeau à l’Inquisi-
teur ou à l’Université. Il ne l’enverrait donc pas à Paris ; on l’amènerait
à Rouen. Les Docteurs la jugeraient à Rouen s’ils voulaient ; ce ne leur
serait pas si difficile ; la Seine était, à défaut d’autre, une belle grande
route.
Mais alors, on aurait besoin du clergé : abbés, prieurs, chanoines. Il
fallait conséquemment se les concilier. Pour ce faire, Bedfort sentait
l’utilité d’un peu de temps. Si l’Université ne comprenait pas, elle avait
tort. Il se mit à combler les monastères et l’église métropolitaine 1.
Bien plus, en octobre 1429, le 23, il eut cette subtile attention de se
faire agréger au Chapitre de Rouen.
Pour une belle fête, ce fut une belle fête : Monseigneur le Régent
s’agenouilla devant la porte qui donnait accès au chœur, par-dessous
le Jubé ; et Monseigneur le Comte-Évêque de Beauvais lui imposa les
insignes canoniaux 2.
Anne de Bourgogne, la femme du prince, était là.
Et il y avait aussi l’évêque d’Avranches et celui d’Évreux ; et une
foule d’abbés, de prieurs, d’écuyers, de dames, de demoiselles.
Nicolas Coppequesne, l’orateur du Chapitre, le harangua ; « le pain
et le vin lui furent offerts, qu’accompagnaient des enfants en aube, avec
de grands candélabres et des cierges ardents ». Il y eut enfin une ma-
gnifique procession. Cependant elle eut une ombre : comme Monsei-
gneur de Bedfort était affaibli par la maladie dont il se relevait derniè-
rement, il ne put mettre sa chape. Ce fut bien dommage. Le ciel jaloux
ne permet jamais qu’on ait ou qu’on donne toutes les joies.
Chanoine de Rouen, il eut à se choisir des collègues. Il se garda de
prolonger la vacance des prébendes auxquelles il pourvoyait par droit
de régale. Midy fut nommé peu avant le supplice de Jeanne 3. Beau-
père peu après 4, et aussi Sabrevois 5, et aussi Erard 6, et aussi Ti-
phaine 7 ; tous vers le même moment.
On remarquera le hasard heureux qui fit tomber cette pluie de bé-
néfices sur la tête des clercs mêlés de plus près au procès de Jeanne.
« Bienheureux celui qui n’a pas collé son cœur à l’argent ! », disait le
vieux sage juif. Il est fort rare…
Après tant d’attentions, les chanoines de Rouen auraient été les pi-
res des oublieux s’ils n’avaient donné à l’Évêque-Comte, appuyé, nul
ne l’ignorait, par Monseigneur le Régent, « des lettres de territoire ».
Ils comprirent à quoi la reconnaissance les obligeait.
Toutes ces mesures, toutes ces combinaisons, étaient des prélimi-
naires ; mais il n’est pas de préparatifs qui ne finissent. Cauchon et
Bedfort étaient prêts : ils l’étaient même depuis quelque temps déjà.
Ils savaient ne plus rien compromettre, ne plus rien risquer, en ame-
nant Jeanne du Crotoy à Rouen.
Dans la seconde quinzaine de décembre, sans qu’il soit possible de
préciser exactement la date, Jeanne dut s’éloigner de la forteresse. Ce
fut un chagrin pour les habitants qu’elle avait édifiés, même « gran-
dement consolés » 1.
Au sortir du pont-levis, « on la mist dans une barque accompagnée
de plusieurs gardes pour luy faire passer le trajet de la rivière de
Somme qui est fort large en cet endroit, à cause que c’est l’embouchure
de la mer océane qui contient envyron deux lieues quand le fleuve est
monté ; et descendit à Saint-Valéry qu’elle salua du cœur et des yeux,
estant patron du pays de Vimeu où elle entrait, comme elle avait salué
l’église de Saint-Riquier patron du pays de Ponthieu, d’où elle sortait.
« Elle ne s’arresta pas en la ville de Saint-Valéry, car ses gardes la
conduisirent au château d’Eu » 2.
Très probablement elle y fut enfermée pour la nuit dans une prison
située à l’angle nord, que l’on a désignée quelquefois par le nom de
« Fosse aux Lions » 3.
Elle continua sa route par Dieppe.
« Puis enfin elle fut à Rouen, qui estait la ville qu’on avait choisie
pour estre le dernier théâtre d’honneur où la vertu de nostre sainte
fille devait paraître » 4.
Sa suprême course était accomplie. Elle fut enfermée dans le châ-
teau de Bouvreuil.
L’antique Léopard tenait l’agneau.
Du 9 janvier au 21 février
I
Du jour où Jeanne fut réclamée par maître Billori et Pierre Cau-
chon, elle avait été supposée suspecte en matière de foi. Pourquoi ?
Nul ne le disait. Des accusations avaient été exprimées contre elle, en
termes vagues ; rien de plus ne se lit dans les lettres aux chefs bour-
guignons. Ceux-ci s’en étaient peu souciés.
L’entrée de la captive en sa suprême résidence ne changeait rien à
sa situation canonique ; elle changeait tout à sa condition matérielle.
Comment ?
Le château de Rouen, appelé communément château de Bouvreuil,
était un palais, une caserne, une forteresse, une prison.
Le palais abritait, en 1431, d’abord le petit roi Henri VI. Il avait fait
sa joyeuse entrée à Rouen le 29 juillet de l’année précédente.
La Chronique s’en souvenait : « Furent les rues de la ville mieux
tendues là où il devait passer que oncques le jour du Sacrement… Il y
avait deux grandes bestes nommées antelopes, et deux lions ou deux
508 LA SAINTE DE LA PATRIE
liépards, qui avaient entre leurs piés ou à leurs cornes les armes de
Rouen et aultres… Il y avait des siraines qui jetaient du vin et du lait…
Et cela le regarda le petit roy ».
Cependant le vieil écrivain normand, qui n’aimait guère les Anglais,
ajoutait, non sans quelque dédain : c’était « du mirelifique fatras » 1.
Né d’un père superbe et d’une mère admirable, Henri VI était un
très bel enfant, « un très beau fitz » 2.
La rude et froide construction ogivale de Philippe-Auguste devait
lui être assez austère. Il fit bien d’ailleurs de s’accoutumer aux don-
jons ; il finira la plus éprouvée, la plus calamiteuse des vies, dans la
tour de Londres.
Près de lui il y avait son oncle Bedfort, le régent pour le royaume de
France, et son grand-oncle Winchester, le cardinal d’Angleterre, un
vieillard assez désabusé pour avoir manqué jadis la tiare, riche et revê-
che. On y remarquait encore les évêques de Thérouanne, de Beauvais,
d’Ely, de Norwich, de Noyons ; les chevaliers Warwick, Strafford, Crom-
well ; tous étaient du grand Conseil. Les secrétaires de la haute assem-
blée se nommaient Laurent Calot, Jean Thiessard et Rynel, qui avait
épousé une nièce de Mgr Pierre Cauchon ; ce sont autant de noms à
retenir.
La caserne logeait les soldats de la garde et du service intérieur.
Elle était sous les ordres de Richard de Beauchamp, comte de War-
wick, lequel faisait fonction de gouverneur.
La forteresse était imposante : flanquée de six tours, appuyée par
un très robuste donjon, entourée de murailles puissantes 3. Philippe-
Auguste l’avait entreprise l’année où il força Rouen, 1204 : ç’avait été
sa menace contre la ville, que néanmoins il tentait de s’attacher par la
plus habile et la plus libérale des politiques.
Presque toutes les pièces pouvaient servir à l’incarcération, dans
ces architectures massives, plus spécialement toutefois les tours et les
souterrains. Ceux de Bouvreuil assistèrent à d’innombrables tragédies
avec pour metteurs en scène des rois 4, des juges de l’Échiquier 5, des
hommes d’armes vengeurs sans pitié des mouvements insurrection-
nels 6.
Jamais cependant ces lieux d’un pathétique terrible n’avaient vu
rien de comparable aux scènes qui allaient s’y dérouler.
1 Chronique de Normandie.
2 Ibid.
3 FOUCHER, cité par SARRAZIN, Le vieux château de Rouen, 8.
4 Jean le Bon y arrêta de sa main et y emprisonna Charles le Mauvais, roi de Navarre et comte
d’Évreux, puis, sans désemparer, fit exécuter « dans le champ du pardon » d’Harcourt et Graville.
5 L’Échiquier, cour de justice, y tenait ses séances bisannuelles. (SARRAZIN).
6 D’Arondel y exécuta le courageux Ricarville.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 509
II
Jeanne y fut certainement enfermée. Les dépositions de Nicolas de
Houppeville, de Laurent Guesdon, de Cusquel, de Martin Ladvenu, les
procès-verbaux des séances, ne permettent aucun doute sur ce point.
Mais en quel lieu du château précisément subit-elle sa détention ?
Dans une tour versus campos, vers les champs, répondent Raymond
de Macy et Pierre Cusquel ; dans une pièce à laquelle un escalier don-
nait accès 1.
Or, une tradition rouennaise, gardée par des hommes de valeur 2,
situe cette geôle justement dans une tour appelée depuis lors Tour de
la Pucelle. Elle se dressait au nord-ouest, en pendant à la tour Saint-
Patrice 3. Les deux défendaient une porte de secours qui ouvrait sur la
campagne 4, versus campos.
Dieu en soit béni ! À travers les hautes fenêtres grillées, la pauvre
petite fille des bords de la Meuse aura pu voir naître les feuilles des ar-
bres et verdir la pointe des blés de son dernier printemps.
La porte du château fut close sur elle, et les duretés commencèrent.
Deux bourgeois de Rouen, Cusquel et Thomas Marie, nous ont par-
lé d’une cage en fer, commandée à Jean Son, maître ouvrier du châ-
teau. Cusquel l’avait vue peser. Massieu savait le nom du serrurier qui
l’avait fabriquée : il s’appelait Étienne Castille 5.
Nous pensons que cette cage ne fut pas complètement honoraire.
Elle servit quelque temps, racontait Castille. La prophétie mauvaise de
Catherine de la Rochelle : « N’importe où vous la mettrez, elle s’échap-
pera ; le diable vous la tirera des mains », dut affoler les geôliers 6.
Tout de même, si on l’enfermait dans une solide cage, « liée par les
pieds, les mains et le col » 7, il y aurait quelque chance de la garder ! Et
ils se seraient résolus à cet extrême moyen 8.
Le scandale cessa, d’après nous, le 21 février, lorsqu’elle fut remise
par le tribunal à trois hommes de confiance : Jean Gris, Jean Berwoit
et Guillaume Talbot. L’Évêque-Comte leur fit jurer : 1º de garder bien
et fidèlement la prisonnière ; 2º de ne permettre à personne de l’entre-
tenir sans une licence spéciale de lui-même. Ils prêtèrent l’un et l’autre
serment sur les Évangiles 9.
1 Procès, Q. I, 28.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., 31.
6 Taquel, Q. III, 196.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 513
des textes sûrs son inanité absolue. Nicolas Bailly, qui avait fait fonc-
tion de greffier près de Torcenay, bailli de Chaumont, et délégué de
Cauchon en cette affaire, rapporte que le délégué ne sut retenir un cri
de rage en lisant la relation des enquêteurs : « Ce sont tous de faillis
menteurs d’Armagnacs ! » 1. Nous devons être fixés : le bailli n’aurait
pas éprouvé cet accès d’humeur si la relation eût écrasé Jeanne.
Le Buin avait recueilli parmi ses camarades de Domrémy que les
émissaires de l’évêque de Beauvais « n’avaient rien trouvé » 2.
Il n’est pas jusqu’à certain refus de Pierre Cauchon qui ne soit révé-
lateur. Il avait confié à un « Lorrain considérable » de ses connaissan-
ces le soin d’une visite à Domrémy. L’homme s’acquitta de sa mission ;
travailla beaucoup ; fit pas mal de frais. Il espérait bien être dédom-
magé largement par Monseigneur Pierre. Mais celui-ci se fâcha vio-
lemment au retour du malheureux informateur :
– « Vous n’êtes qu’un traître, criait-il, un mauvais traître ! De quoi
me serviront vos informations ? Je ne vous paierai pas.
– Qu’y pouvais-je ? ajoutait le Lorrain déconfit à son compère et
confident Jean Moreau : J’ai interrogé dans cinq ou six paroisses. Est-
ce ma faute si je n’ai rien appris que je ne voulusse trouver en ma pro-
pre sœur ? » 3.
Les articles, résumé de l’enquête et de l’instruction, n’avaient évi-
demment rien donné, puisque l’enquête et l’instruction ne donnaient
pas.
Mgr de Beauvais ne voulut cependant point s’arrêter en sa voie :
bien plus, il ne le pouvait : les Anglais veillaient. Il résolut de passer
outre, se fiant à son influence sur ses assesseurs pour les décider à or-
donner le procès, fût-ce contre le droit, qu’ils n’ignoraient pas plus que
leur président. Il réussit.
V
Plus il s’engageait dans un chemin d’iniquité, plus il sentait le be-
soin de s’entourer de complaisants. Il résolut donc d’adjoindre à son
tribunal d’abbés de province et de chanoines Rouennais, indépendants
à moitié par situation, et capables d’un accès de révolte, des Docteurs
de Paris, très fermes, très assurés dans les rancunes dont nous avons
exposé les motifs.
Il ne choisit pas les moindres. Tous à peu près étaient d’ailleurs des
créatures de Bedfort. D’après le compte rendu de la séance du 13 fé-
vrier 4, ce furent :
1 Châtillon, Éverard, Nibat, Guesdon, du Quesnay, Lefèvre, Boucher, Houdenc, Dupré, Carpen-
tier, Sobrevoye, de Cormelles, Guérin, Rousselle, Sauvage, de Baudrebois, Medici, Legaigneur, Du-
val, etc., etc.
2 Manchon, Q. II, 11.
516 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Procès, Q. I, 33.
2 Ibid., 34.
3 Ibid.
520 LA SAINTE DE LA PATRIE
Du 21 février au 3 mars
Vague de la prévention contre Jeanne. – Les trois chapitres du procès d’office. – Ca-
ractères communs des six premières séances : orageuses, partiales, privées d’indé-
pendance, décelant le vouloir des juges de condamner. Elles roulent principalement
sur la vie de Jeanne. – Première séance : Lecture des « Lettres de territoire », etc. ;
protocole de l’huissier Massieu ; deux requêtes de Jeanne rejetées. – Entrée de
Jeanne devant le tribunal ; effet produit. – Le serment : Pierre Cauchon exige un
serment général ; Jeanne refuse ; Pierre Cauchon cède. – Autre requête de Pierre
Cauchon quant à la non-évasion de la captive : Jeanne refuse. – État civil de Jeanne.
– Seconde séance : Relations avec le vice-inquisiteur. – Entrée de Jeanne. – Discus-
sion sur le serment : Pierre Cauchon recule. – Beaupère chargé par Cauchon d’inter-
roger. – Histoire de Jeanne à Domrémy, à Vaucouleurs, à Nancy, pendant son
voyage à Chinon ; la Voix et le roi : la longue parabole de l’ange qui apporte une cou-
ronne. – Lacune probable du procès-verbal. – Quelques mots du siège de Paris. –
Troisième séance : Discussion sur le serment toujours : Pierre Cauchon recule tou-
jours. – Beaupère interroge. – Audition des Voix. – Le secret du roi effleuré. – État
politique de Domrémy lors des premières apparitions. – L’arbre enchanté. – Le bois
Chesnu. – L’habit de femme. – Quatrième séance : Jeanne chassée de la porte de la
chapelle castrale par d’Estivet. – Même bataille quant au serment ; même issue. –
Beaupère interroge : paroles de la Voix dans la prison. – Nature des Voix. – Certi-
tude de la réalité des Apparitions. – Certitude de leur caractère divin. – L’habit
d’homme. – Lumière qui accompagne les Voix. – La scène de Chinon. – L’épée de
Fierbois. – L’étendard chanceux. – L’assaut : comment Jeanne y montait. – Jar-
geau. – Cinquième séance : Même bataille quant au serment ; même issue. – Le
pape de Rome et le comte d’Armagnac. – Les oracles. – Conversation avec les Sain-
tes. – Leurs formes. – Les Saintes et le Beau May. – La libération de captivité. – La
mandragore. – Si saint Michel n’était qu’un follet, une espèce d’Ariel… ? – L’état de
péché mortel. – Le signe donné au roi. – Sixième séance : Toujours la bataille du
serment ; même issue. – La nature de saint Michel. – La libération. – Encore l’habit
d’homme. – L’étendard. – Le Frère Richard. – Les peintures de Jacques Boucher. –
La résurrection de l’enfant de Lagny. – Catherine de la Rochelle. – Le saut de Beau-
voir. – Conclusion du premier interrogatoire, plutôt favorable à Jeanne dans le pu-
blic. – Conséquences.
I
Voilà donc Jeanne prévenue.
Prévenue de quoi ? En général, très imprécisément, de délits contre
la foi ; mais lesquels ? On ne sait pas. Rien n’a été précisé parce que
rien ne pouvait être précisé. Lohier réclamait pour la validité du pro-
LE PREMIER INTERROGATOIRE 523
question ; par quoy elle estait souvent troublée et précipitée dans ses
réponses » 1. Jeanne leur en faisait l’observation, sans colère, sans
âpreté, fermement tout de même : « Beaux Seigneurs, faictes l’un
après l’autre » 2.
L’impartiale et auguste sérénité du juge faisait absolument défaut
aux « beaux Seigneurs ». Dévoués corps et âme aux Anglais, ils parta-
geaient la préoccupation de leurs patrons. Or ceux-ci voulaient la mort
de Jeanne, convaincus que, elle vivante, « ils n’auraient jamais gloire
ne prospérité en fait de guerre ». Cette idée les pressait à ce point
qu’ils n’osèrent aller « planter le siège devant Louviers qu’incontinent
après la combustion d’icelle » 3.
« Plusieurs se sont comportés au jugement, dépose Martin Ladve-
nu, plus par l’amour des Anglais et de la faveur qu’ils attendaient
d’eux, que pour un bon zèle de justice et de foy catholique ».
« À mon avis, répète Maître Guillaume Manchon, ceulx qui avaient
la charge de mener et conduire le procès, c’est assavoir Monseigneur
de Beauvais et les Maistres qu’il envoya quérir à Paris… ainsi que les
Anglais à l’instance desquels les procès se faisaient, procédaient plus
par haine et contempt (mépris) du roy de France, que si elle n’eût
point représenté son party » 4.
La partialité de certains juges se porta jusqu’à des extrémités beau-
coup plus qu’étranges chez des clercs. Au surplus que pouvaient-ils
désirer ces hommes qui ont plein la bouche « de notre sainte Foy »,
sinon que la jeune « hérétique » ainsi qu’ils la nommaient, priât ? Il
n’est âme si désespérante et désespérée qui n’ait le droit de prier No-
tre-Seigneur, spécialement en son sacrement d’amour, l’Eucharistie.
Bien plus, il n’est pas une âme priante qui soit désespérante ou déses-
pérée. Pourquoi donc excommunièrent-ils Jeanne autant qu’ils purent
de la prière ? Pourquoi lui interdirent-ils même l’accès d’une porte
d’oratoire ?
Massieu, qui fut en son privé un pauvre homme, dit-on, mais dans
son office un brave homme 5, le connut à ses dépens.
Il fut menacé de prison, et de prison « où il ne verrait d’un mois ni
soleil ni lune », pour avoir permis que la sainte jeune fille s’agenouillât
devant « l’huis » de la chapelle castrale 6. Dieu eut de ces serviteurs
parmi les Maîtres !
gations sur cela, et l’on trouvait que ce qui estait escript par cellui qui
parle c’était vrai » 1.
Que signifient ces pressions, sinon le vouloir déterminé du juge de
regarder par-dessus ou par-dessous le bandeau de la justice ?
Enfin les six séances inaugurales eurent ceci de commun : qu’elles
roulèrent principalement sur la vie de Jeanne. Cependant chacune
d’elles en toucha plus particulièrement certaines circonstances. Il y eut
moins de redites, moins de désordre que plusieurs se l’imaginent.
L’interrogatoire n’allait nullement à l’aventure. Il se déroulait suivant
un plan tracé à l’avance, pas tellement strict toutefois qu’il ne pût se
prêter à un débat imprévu ou bien à l’éclaircissement d’un incident
d’audience.
III
Chapitre, le siège vacant, moi Jean Massieu prêtre…, j’offre mon obéis-
sance diligente à ses ordres avec tous mes respects et mes dévoies.
« Sache votre Révérende Paternité… que j’ai cité péremptoirement
à comparaître dans cette chapelle, le 21 mars présent, à huit heures du
matin… une certaine femme appelée par le vulgaire la Pucelle, que
vous tenez pour suspecte d’hérésie. Je l’ai assignée en personne dans
une prison du château, lui signifiant qu’elle aurait à vous répondre sur
des articles et questions qui lui seraient donnés, touchant la matière
de la foi et autres sur lesquelles vous la suspectez.
« Cette Jeanne m’a répondu qu’elle comparaîtrait volontiers de-
vant vous et répondrait la vérité aux questions que vous lui poserez, et
qu’elle requérait qu’en pareille question vous voulussiez prendre avec
vous des clercs du parti français en nombre égal à ceux du parti an-
glais. De plus, elle supplie votre Révérende Paternité qu’avant de com-
paraître elle puisse entendre la messe.
« Elle m’a requis de vous signifier ces choses. Je vous les signifie
par les présentes ».
Ainsi, même avant l’ouverture du débat, Jeanne présentait deux
requêtes, l’une qui procédait de la conscience de son droit, l’autre qui
procédait de sa piété.
Dans la première, Jeanne n’épuisait même pas ses possibilités. Le
Code inquisitorial prévoyait la récusation de l’inquisiteur en personne,
pour suspicion de partialité 1. L’inquisiteur ainsi atteint ne pouvait plus
procéder légitimement. Jeanne en demandait moins ; elle demandait
un tribunal mi-anglais, mi-français. Mais rien au monde n’eût décidé
Monseigneur de Beauvais à cette mesure d’équité ; encore moins au-
rait-il consenti à se dessaisir de la présidence. Il prit le parti de considé-
rer la supplique comme non avenue. Il n’en fut pas délibéré 2.
Quant à la messe, il aurait pu comprendre que l’enfant avait besoin
de force, et que le moins pour des prêtres était de lui permettre d’aller la
puiser à l’une de ses sources surnaturelles. Il aima mieux se renfermer
dans l’airain de son indifférence hautaine et de ses implacables refus :
– J’ai parlé de cela avec des Maîtres notables, dit-il. Vu les crimes
de cette femme et la difformité de son habit, il y a lieu de surseoir à la
concession.
IV
Pierre Cauchon ordonna que fût introduite « la femme » 3.
Ce n’était pas la première fois que Jeanne faisait une entrée. Nous
l’avons vue entrer dans la grande salle de Chinon, dans la tente du
conseil de guerre de Troyes, dans la cathédrale de Reims. Les signes de
Dieu autour de son jeune front l’avaient toujours rendue impression-
nante ; que ce fût à la foule, aux hommes d’armes, aux clercs, au
Prince.
De cette fois les signes de Dieu étaient réputés par la tapageuse as-
sistance pour le moins supercherie, peut-être diabolisme. Quelque
chose comme une colère farouche et préalable agitait beaucoup de
ceux qui attendaient ; les autres se tenaient dans une défiance fort voi-
sine, elle aussi, de l’hostilité. Presque aucun ne l’avait jamais ren-
contrée. Si Cauchon lui-même l’avait aperçue, c’était probablement de
loin. Maître Jean de la Fontaine, qui avait dirigé l’examen préparatoire
avait laissé filtrer quelques impressions. Mais ç’allait être bien mieux !
Ils allaient voir. Ils allaient lui parler ; ils allaient la questionner, per-
cer l’impatientant mystère : ou menteuse, ou sorcière, ou inspirée.
Mais pourquoi trois hypothèses ? Sorcière sûrement, et menteuse : elle
ne pouvait être que cela… Ils l’allaient voir !
La porte de la chapelle s’ouvrit ; toutes les têtes se retournèrent. La
Sainte de la Patrie parut à côté de Massieu. Ses cheveux, qui n’avaient
certainement pas été coupés depuis le commencement de sa captivité,
se cachaient mal sous sa coiffure de soldat. Sa blouse noire était atta-
chée solidement à son haut-de-chausses, par de fortes aiguillettes de
cuir. Elle alla modestement et simplement, sans audace que l’on vît,
sans timidité que l’on sentît, s’asseoir devant le Juge.
Celui-ci prit la parole, et sans s’adresser à elle directement, de pri-
me abord – elle en était indigne sans doute – :
– Nous avertissons charitablement, dit-il, cette Jeanne qui est as-
sise devant nous et nous lui demandons que pour l’accélération de ce
procès et la décharge de sa conscience, elle nous dise la pleine vérité
sur les choses concernant la foi qui feront l’objet de notre interro-
gatoire… Nous la sommons d’en prêter serment, la main sur les Évan-
giles 1.
Puis, tout de même, se tournant vers elle :
– Voulez-vous jurer de répondre la vérité aux questions qui vous
seront faites par nous ?
Mais Jeanne, prudente parce que l’Esprit la guide :
– Je ne sais sur quoi vous voulez m’interroger. Vous pourriez me
demander telle chose sur quoi je ne pourrais vous répondre.
1 Procès, Q. I, 47.
2 Ibid., 48.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 531
pas invraisemblable que dès cette première séance elle ait senti les dif-
ficultés de la bataille qu’on lui offrait. Faire seule tête à cette meute la
dépassait, avait dit Lohier. Au surplus, un conseil ne pouvait lui être
refusé canoniquement. « Jamais, écrit Eymeric, un défenseur ne doit
être refusé au suspect, pourvu toutefois qu’il soit probe, instruit en
l’un et l’autre droit, désireux enfin du progrès de la foi » 1.
Il aurait été répondu à l’inculpée qu’elle se défendrait comme elle
voudrait, mais qu’elle n’aurait aucun conseiller 2.
Ainsi fut close cette journée où rien, sauf la description de l’état ci-
vil de Jeanne, n’aboutit.
Pierre Cauchon avait exigé que l’inculpée fît serment de dire la vé-
rité sur toute question qui lui serait posée, Jeanne avait refusé ; de ne
pas s’évader, Jeanne avait refusé.
Jeanne avait prié que l’on constituât un tribunal mi-partie français,
mi-partie anglais ; qu’on l’autorisât à entendre la messe ; qu’on lui
donnât un défenseur ; Pierre Cauchon n’avait pas consenti.
VI
Deuxième séance. Examen de la vie de Jeanne ; 22 février, pre-
mier jeudi de carême ; dans la salle des parements du château ; qua-
rante-huit assesseurs présents 3.
Cauchon crut bon de mettre d’abord l’assistance au courant de ses
négociations avec le sous-inquisiteur. Il l’avait requis de prendre sa
place au procès, lui offrant communication de tout ce qui avait été fait
dans le passé et de tout ce qui serait fait dans l’avenir. Mais celui-ci
avait décliné la proposition. Il n’était pas certain d’avoir, dans l’espèce,
juridiction : Cauchon informait à Rouen, en qualité d’évêque de Beau-
vais, et lui n’était pas inquisiteur à Beauvais.
– C’est vrai, acquiesça Le Maistre qui était présent ; cependant j’ai
ratifié et ratifie, autant que je peux et autant qu’il est en moi, votre
procès, Monseigneur.
Cauchon, après s’être fait garantir au civil par Henri VI 4 contre
toute responsabilité pouvant naître de l’action qu’il intentait, venait de
se faire garantir à l’ecclésiastique : l’habile homme dut se frotter les
mains. Quant à Le Maistre, mal sûr de la position qu’il a prise, il fuira,
se dérobera, et enfin se soumettant il siégera !
l’abbé de Préaulx ; l’Ermite, curé de la Haye ; Desjardins, chancelier de l’église de Bayeux, chanoine
de Rouen, Docteur en médecine ; Morellet et Leroy, chanoines de Rouen.
4 Colles, Q. III, 161, etc.
532 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Procès, Q. I, 50.
2 Taquel. Q. III, 196.
3 Procès, Q. I, 50.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 533
1 Præterea quod si ipsa esset in uno nemore, bene audiret voces venientes ad eam. Q. I, 52.
2 Jeanne, Q. 53, etc.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 535
Charles de Bourbon était de ces autres. (Le Roi et Bourbon virent que
Jeanne ne parlait pas d’elle-même, était sous une influence surnatu-
relle. Allusion d’ailleurs à la scène rapportée par Dunois, que nous re-
tracerons en son lieu).
– Entendez-vous la Voix souvent ?
– Il n’est pas de jour que je ne l’entende, et j’en ai bien besoin.
– Que lui demandez-vous comme récompense ?
– Une seule chose : la récompense finale, le salut de mon âme.
Ici il y a une vaste lacune dans le procès-verbal. Nous ne pouvons
supposer, étant connues les habitudes des canonistes en ces examens
de vie, qu’ils aient passé des faits de Chinon à ceux de Saint-Denys
sans transition. Quoi qu’il en soit, nous y voici transportés très à l’im-
proviste.
– Ma Voix me dit de rester à Saint-Denys ; mais les chefs m’en ar-
rachèrent malgré ma volonté. Si je n’eusse pas été blessée sur les fos-
sés de Paris, on ne m’en aurait pas arrachée.
– Votre blessure fut-elle grave ?
– Non : au bout de cinq jours j’étais guérie. J’avais fait faire une es-
carmouche contre la ville.
– N’était-ce pas un jour de fête ?
– Certainement.
– Alors était-ce bien fait ?
– Passez 1.
La séance se termina ainsi : et rendez-vous fut assigné au prochain
samedi.
VIII
Troisième séance ; les Voix ; 24 février, premier samedi de ca-
rême ; dans la salle des parements du château ; soixante-trois asses-
seurs présents 2.
Jamais pareil chiffre de présences n’avait été atteint. La raison en
est que jamais séance n’avait promis un tel intérêt. On allait fouiller le
mystère des mystères. Avait-elle vu des Anges ? Avait-elle parlé aux
Saints ? N’avait-elle point bâti, créé plutôt, un édifice de mensonges ?
Et au surplus, si elle avait eu des révélations, ces révélations étaient-
– La Voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant que vous lui ayez
adressé votre prière ?
– Oui, mais je n’ai pas très bien compris. Ce que je sais, c’est qu’elle
m’a dit de vous répondre hardiment.
Puis, pour la seconde fois, se tournant vers Pierre Cauchon :
– Vous dites que vous êtes mon juge. Considérez sérieusement ce
que vous faites ; car en vérité, j’ai été envoyée de la part de Dieu. Je
vous le répète, vous vous jetez dans un grand danger.
– La Voix change-t-elle quelquefois d’avis ?
– Jamais je ne l’ai saisie en contradiction avec elle-même. Encore
cette nuit elle m’a dit deux fois la même chose en me conseillant de ré-
pondre hardiment.
– La Voix vous a-t-elle défendu de répondre à tout ce qui vous se-
rait demandé ?
– Je ne vous le dirai pas. Je vous répète : j’ai des révélations con-
cernant mon roi que vous ne saurez pas.
– La Voix vous a-t-elle défendu de nous dire ces révélations-là ?
– Je ne suis pas à même de vous répondre sur ce point. Donnez-
moi quinze jours, je vous répondrai.
Le juge insista pour une réponse immédiate.
– Si la Voix, reprit-elle, ne veut pas que je vous réponde, qu’aurez-
vous à dire ?
– Si la Voix ne vous a pas encore défendu de nous répondre, qui
donc vous l’a défendu ?
– Croyez-moi, ce ne sont pas les hommes.
– Êtes-vous bien sûre que votre Voix vient de Dieu, parle par
l’ordre de Dieu ?
– Je le crois aussi fermement que je crois ma foi chrétienne ; aussi
fermement que Dieu nous a rachetés des peines de l’enfer. Oui, cette
Voix vient de Dieu ; elle parle par l’ordre de Dieu.
– Cette Voix, est-elle celle d’un ange, vient-elle de Dieu immédia-
tement, est-ce celle d’un saint, d’une sainte ?
– Cette Voix vient de la part de Dieu. Assurément je ne vous dis pas
tout ce que je sais. Je redoute bien plus de manquer en disant trop, au
gré de ces Voix, que je ne désire vous contenter en vous répondant. Ne
me questionnez plus là-dessus : donnez-moi un délai.
– Croyez-vous donc que dire la vérité déplaît à Dieu ?
– Les Voix m’ont dit pour le roi certaines choses qui ne sont pas
pour vous. Tenez, cette nuit même, j’ai entendu certaines choses que
540 LA SAINTE DE LA PATRIE
j’aimerais que le roi sût, dussé-je ne boire que de l’eau jusqu’à Pâques.
Il en aurait meilleur appétit à son dîner.
– Mais vous pourriez obtenir de la Voix qu’elle dît au roi ces bon-
nes nouvelles.
– Je ne sais si la Voix le voudrait. Je ne sais si c’est la volonté de
Dieu et son plaisir. Si c’est le plaisir de Dieu, il saura le faire révéler à
mon roi : j’en serais bien contente.
– Pourquoi donc la Voix ne parle-t-elle pas au roi comme du temps
où vous étiez près de lui ?
– Probablement parce que telle est la volonté de Dieu. En tout cas,
moi je n’ai jamais rien pu sans la grâce de Dieu.
– Votre Conseil vous a-t-il révélé que vous vous évaderiez de votre
prison ?
– Je n’ai rien à vous dire là-dessus.
– Votre Voix vous a-t-elle donné, cette nuit, conseil, avis, sur ce que
vous deviez nous répondre ?
– Si elle l’a fait, je n’ai pas bien compris.
– Dans ces deux derniers jours, quand vous avez entendu vos Voix,
a-t-il brillé quelque lumière ?
– Quand je parle de Voix, entendez que je parle aussi de clarté.
– Avec les Voix, voyez-vous autre chose ?
– Je ne vous dirai pas tout. Je n’en ai pas la licence. Mon serment
ne touche pas ce que vous me demandez. La Voix est bonne et digne.
Et sur cela même je ne suis pas tenue à vous éclairer. Donnez-moi
donc par écrit les points sur lesquels (vous voudriez que je vous ré-
pondisse et trouvez que) je ne vous réponds pas.
– La Voix à qui vous demandez conseil, a-t-elle des yeux ? Voit-
elle ?
– Laissez… pas maintenant… on a pendu des hommes pour une pa-
role de trop.
– Savez-vous si vous êtes dans la grâce de Dieu ?
– Si je n’y suis pas, Dieu m’y mette ; si j’y suis, Dieu m’y garde. Je
serais la plus dolente du monde, si je pensais n’être pas dans la grâce
de Dieu. Je pense d’ailleurs que si je n’étais pas dans la grâce de Dieu,
la Voix ne viendrait pas à moi. Je voudrais que tout le monde le com-
prît aussi bien que moi.
– Quel âge aviez-vous quand la Voix vint à vous la première fois ?
– Treize ans environ.
– Dans votre jeunesse alliez-vous vous promener aux champs avec
les autres jeunes filles ?
LE PREMIER INTERROGATOIRE 541
1 Nous n’avons pas toutes les questions de Beaupère. Aux réponses de Jeanne on peut les suppo-
ser. Ces détails sur les guérisons par boisson à une source, la fréquentation d’un hêtre, le chant au-
tour de cet arbre, nous rappellent beaucoup le Directorium de Bernard Gui, sur la manière d’interro-
ger les sorciers et les sorcières, p. 292. Alph. Picard, Paris.
2 La prétendue prophétie du Bois Chesnu, à laquelle Jeanne ne croyait pas, ne peut se confondre
avec celle de la Vierge sauvant ce qu’une femme dépravée a perdu, qu’elle rappela à Laxart.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 543
1Procès, Beaupère, Jeanne. Q. I, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68.
2 Manchon, Q. III, 148.
3 Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Beaupère, Touraine, Midi, Maurice, Feuillet, Nibat,
Guesdon, du Quesnoy, Lefèvre, Boucher, Houdenc, Castillon, Emengard, du Fay, Sabrevois, Medici,
Charpentier, de Jumièges, de Sainte-Catherine, de Cormelles, Guérin, Roussel, Le Maistre, Vautier,
de Préaux, Haiton, Coppequesne, Baudribois, Grouchy, Minier, Courcelles, Duchemin, La Fontaine,
Colombelle, Brullot, Auguy, Alespée, du Crotoy, Deschamps, Laval, Carrel, Moulin, Loiseleur, Morel,
Desjardins, Barberi, Gastinel, Ledoux, Vendères, Pinchon, Basset, Morel.
544 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Pour les autres, ou elle ne l’a pas demandée, ou elle l’a demandée sans l’obtenir.
2 Ferrari, IV, 98.
548 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 C’est-à-dire jamais.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 549
1 Nous avons exposé en son lieu la particularité qui place cette prophétie au-dessus de toute
contradiction.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 551
XIII
Cinquième séance. Le pape, les oracles, encore l’extérieur des
Voix ; 1er mars, troisième jeudi de carême, dans la salle des pare-
ments ; cinquante-huit assesseurs présents 1.
Cette séance fut l’une des plus remarquables soit pour les affirma-
tions relatives au pape, que n’eût pas désavouées sainte Catherine de
Sienne, soit pour certains oracles, dignes vraiment des antiques pro-
phètes.
Elle commença par l’inévitable discussion sur l’étendue du ser-
ment. Pierre Cauchon se figurait certainement lasser Jeanne. Il ou-
bliait dans quel airain Dieu avait voulu tailler cette enfant.
– Nous vous sommons, nous vous requérons de faire et prêter ser-
ment, simplement et absolument, de dire la vérité sur les choses qui
vous seront demandées.
– Je suis prête à faire serment comme je l’ai déjà fait sur tout ce
que je saurai concerner le procès. Je sais beaucoup de choses qui ne le
regardent pas, il n’est pas besoin de vous les dire. Je parlerai volon-
tiers de tout ce que je saurai toucher le procès.
– Nous vous sommons et requérons pour la seconde fois.
– Pour la seconde fois je vous réponds : je dirai volontiers ce que je
saurai toucher le procès.
Et la main sur les saints Évangiles elle jura comme il suit :
– En ce que je saurai toucher le procès, je vous dirai autant que si
j’étais devant le Pape de Rome.
– Vous parlez du pape de Rome, quel est, pensez-vous, le vrai
Pape ?
– Y en a-t-il donc deux ?
– N’avez-vous pas reçu une lettre du comte d’Armagnac vous de-
mandant auquel des trois papes il devait obéir ?
– Le comte effectivement m’a écrit à ce sujet. Je lui ai répondu en-
tre autres choses que je lui donnerais réponse lorsque je serais en re-
pos à Paris ; j’étais sur le point de monter à cheval quand sa lettre
m’arriva.
Beaupère, Touraine, Midi, Sabrevois, Maurice, Feuillet, du Quesnoy, Boucher, Houdenc, Nibat, Lefè-
vre, Guesdon, Nicolas de Jumièges, Guillaume de Sainte-Catherine, Guillaume de Cormelles, Jean
Guérin, Roussel, les abbés de Saint-Ouen des Prés et de Saint-Laud ; Haiton, Coppequesne, Courcel-
les, Baudrebois, Pigache, Forestier, de Grouchet, Minier, Le Maistre, Le Veutier, de Vendères, Brul-
lot, Pinchon, Basset, de la Fontaine, Auguy, Colombelles, des Saules, Morelle, Duchemin, du Bust,
Maréchal, Gastinel, Ledoux, Barberi, Marguerie, Alespée, Deschamps, Caval, du Grotoy, Cave, Mou-
lin, Morel, Loiseleur.
552 LA SAINTE DE LA PATRIE
sion. J’ai dicté moi-même la vraie lettre ; ce fut moi, non un Maître. Je
l’ai montrée cependant à quelques-uns des nôtres.
XIV
Ici très probablement on lui fit quelque remarque sur l’inefficacité
de ses menaces. Elle avait déclaré que les Anglais seraient chassés de
France ; et elle était dans le château de Rouen, prisonnière, impuis-
sante. Cette idée est la transition nécessaire avec celles qui vont suivre.
Nous n’oserions dire qu’à ce moment précis l’inspiration tomba sur
elle. Tout au moins, par une résolution dont rien de l’audience ne pou-
vait donner la prévision, elle prit le parti de montrer aux Anglais plu-
sieurs choses de leur avenir.
– Oui, prononça-t-elle, avant qu’il se soit écoulé sept années, les
Anglais abandonneront un gage plus considérable qu’Orléans ; et puis
ils perdront tout en France. Ils auront un échec en France plus grand
qu’ils n’en éprouvèrent jamais. Ce sera par une grande victoire que
Dieu enverra aux Français.
– Comment savez-vous ces choses ?
– Je le sais par la révélation qui m’en a été faite. Je vous le répète,
ce sera avant sept années.
Et faisant un retour sur elle-même, livrant le fond de son âme :
– Je serais bien malheureuse si c’était différé jusqu’à sept ans. Je
sais cela aussi certainement que je sais que vous êtes ici devant moi.
– Ce sera avant sept ans, dites-vous. Quand donc ?
– Je ne sais ni le jour ni l’heure.
– L’année, au moins ?
– Je ne vous le dirai pas.
Puis, avec un défi à cette tourbe de faux Français qui oublie trop
que l’amour de la patrie est un grand devoir :
– Je voudrais que ce fût avant la Saint-Jean !
Deux prophéties de Jeanne, contresignées par « ses ennemis capi-
taux » eux-mêmes, viennent de nous passer sous les yeux.
Celle de la prise de Paris, « gage plus considérable qu’Orléans »,
avant sept ans par les Français ;
Celle d’une grande défaite qui perdra définitivement les Anglais.
Or Paris revint à Charles VII le 14 avril 1436, cinq ans environ
après le 1er mars 1431 dans lequel Jeanne prophétisait. L’événement
n’avait pas tardé sept ans.
La grande défaite fut celle de Castillon. Talbot, le meilleur soldat
d’outre-mer, y périt avec son fils : l’armée anglaise fut anéantie. C’est
554 LA SAINTE DE LA PATRIE
ainsi que le 17 juillet 1453, l’héritier et l’ami de Jeanne, qui seule avait
osé le défendre, le connétable de Richemont, devenu le connétable duc
de Bretagne, commémora le vingt-quatrième anniversaire du sacre.
Encore un oracle. Il est jeté obscurément, sommairement, visible-
ment en abrégé au procès-verbal dont il occupe quatre lignes 1. Il ne se
rattache ni à ce qui précède ni à ce qui suit. Cette concision presque
inintelligible du procès-verbal fut-elle voulue ? Nous n’en doutons
guère.
Nous croyons qu’il y était question de Rouen, et qu’il parut dange-
reux aux juges de relater au milieu d’une ville agitée, peu sûre, une
prophétie qui la regardait, en promettant la fin du régime anglais. Voi-
ci le texte.
– Avez-vous dit que les événements (la prise de Paris, la grande ba-
taille) arriveraient avant la Saint-Martin d’hiver ?
– J’ai dit qu’avant une Saint-Martin d’hiver beaucoup de choses se-
raient vues, et qu’il pourrait arriver que les Anglais fussent par terre.
– Qu’est-ce que vous avez dit à Jean Gris, votre gardien, au sujet de
cette Saint-Martin ?
– Je viens de vous le dire.
S’il s’agit dans ce passage d’une Saint-Martin d’hiver indéterminée,
comme nous le supposons et l’avons traduit, il y aurait lieu de se sou-
venir de l’année 1449.
Cette année-là, la veille de la Saint-Martin, le 10 novembre, Du-
nois, Brézé et Guillaume Cousinot envoyèrent un hérault planter les
bannières du roi sur les portes de la ville, au vieux château et au vieux
palais 2. Le vieux château bâti par Philippe-Auguste rentra dans la
maison de Philippe-Auguste. Le dernier gouverneur anglais de Nor-
mandie, Sommerset, quitta Rouen en pleurant ; Talbot, demeuré en
otage, fut remis à la garde de Jean d’Aulon, le fidèle écuyer de Jeanne.
La province donnée à l’antique « Roy » par Charles le Simple exul-
ta. On aimerait bien en vérité que Jeanne eût vu prophétiquement ce
retour des choses.
XV
Beaupère continua.
– Par qui connaissez-vous cet avenir ?
– Par sainte Catherine et sainte Marguerite.
– Saint Gabriel était-il avec saint Michel quand celui-ci vint à
vous ?
1 Procès, Q. I, 88.
558 LA SAINTE DE LA PATRIE
– Je vous ai toujours dit que vous ne sauriez pas tout. Il faudra bien
qu’une fois je sois délivrée. Je veux avoir permission de vous révéler ce
que vous voulez m’arracher. Donnez-moi un délai.
– Vos Voix vous ont-elles défendu de dire la vérité ?
– Voulez-vous que je vous dise ce qui regarde le roi de France ?
Beaucoup de choses ne touchent pas mon procès. Je veux bien vous
dire que mon roi recouvrera la France, je le sais : je le sais aussi bien
que je sais que vous êtes devant moi pour me juger. (Puis son âme
s’échappant dans un cri qui bouleverse aujourd’hui encore) : Ah ! Je
serais morte d’être dans votre prison si cette révélation ne me confor-
tait quotidiennement !
Les juges furent-ils remués ? Cette âme si saintement, si ardem-
ment éprise de la patrie, impressionna-t-elle les Français « faillis »,
des Français tout de même ? Voulurent-ils secouer un vague remords,
échapper à une étreinte soudaine et sourdement douloureuse en po-
sant une question saugrenue ? Plutôt, crurent-ils vraiment, dans le dé-
sarroi où les jetait cette tempête d’oracles, que quelque démon inspi-
rait Jeanne et soulevait devant elle le voile de l’avenir ? Toujours est-il
que leur esprit frappé semble s’être représenté subitement ces follets
moitié rieurs, moitié méchants, que connaissaient tous les experts en
sortilège. Les sorciers, affirmait-on, réussissaient parfois à les saisir,
même à les enfermer dans de petites poupées. Ces poupées étaient
taillées dans de la racine de mandragore, plante, chacun le savait, ex-
cellemment magique. Celui qui avait la chance de posséder une de ces
« mandragores » 1 devenait bien savant et bien puissant. Le lutin ma-
ladroit, étourdi, qu’il avait capturé par la force de ses incantations,
était son serviteur, obligé de le guider, de le renseigner, de l’assister.
On devine !…
Jeté sur cette piste étrange, voulant démasquer la criminelle par
une attaque brusquée :
– Qu’avez-vous fait de votre mandragore, demande tout d’un coup
Beaupère ?
– Je n’ai pas de mandragore ni n’en ai jamais eu. J’ai bien entendu
qu’il y en avait une pas loin de mon village ; je ne l’ai jamais vue. On
ajoutait que c’était une chose dangereuse, mauvaise à garder ; j’ignore
à quoi cela sert.
1 Voici, d’après COLIN DE PLANCY (Dictionnaire infernal, 440), les idées bizarres qui circulaient
sur « les mandragores » parmi les démonologues. « Les Mandragores étaient des démons familiers
plutôt débonnaires, qui apparaissaient sous la forme de petits hommes sans barbe, avec les cheveux
épars. Les sorciers les enfermaient parfois dans de petites poupées, pour les consulter dans leurs
embarras. Leur mandragore les instruisait de l’avenir, leur faisait découvrir les objets cachés, spécia-
lement les trésors, etc. ».
LE PREMIER INTERROGATOIRE 559
1 Saint Michel, « peseur d’âmes », fut souvent représenté avec une balance à la main. Se souvenir
que je ne les aie jamais faites ! et que je ne fasse jamais ce qui charge-
rait ma conscience.
– Quel signe avez-vous donné à votre roi que vous veniez de la part
de Dieu ?
– Je vous ai toujours dit que vous ne m’arracheriez pas cela des lè-
vres. Allez le lui demander.
– Mais cela touche le procès.
– Je me suis toujours réservé de ne pas vous dire ce qui concerne
mon roi. De cela, je ne parlerai pas.
– Au surplus savez-vous quel signe votre roi a eu ?
– Je ne vous réponds pas.
– C’est du procès.
– Ce que j’ai promis de garder secret, je le garderai secret. J’ai pro-
mis de telle façon que je ne parlerais pas sans parjure.
– À qui avez-vous promis cela ?
– À sainte Catherine et à sainte Marguerite. Et le roi sut ma pro-
messe. Je l’ai promis à mes deux saintes sans qu’elles le demandas-
sent. C’est moi-même qui l’ai voulu. Sans cela, j’aurais été trop inter-
rogée, par trop de monde.
– Quand vous avez montré le signe au roi, y avait-il quelqu’un avec
lui ?
– Quelqu’un avec lui, non ; mais il y avait beaucoup de gens assez
près.
– Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez
montré le signe ?
– Je me parjurerais si je vous répondais.
– Votre roi avait-il une couronne à Reims ?
– Oui. Il prit avec joie, je pense, la couronne qu’il trouva à Reims.
Une bien plus riche lui fut apportée ensuite. Il se fit sacrer en hâte à
Reims, à la requête des bourgeois, pour éviter de les grever par la pré-
sence des gens d’armes. S’il eût attendu, il aurait eu une couronne
mille fois plus riche 1.
– Avez-vous vu, vous, cette couronne qui est plus riche ?
– Je ne puis vous le dire sans parjure. Si je ne l’ai pas vue, au moins
ai-je entendu dire qu’elle est très riche et opulente.
1 S’il avait attendu, en effet, et laissé faire son armée, elle eût pu lui conquérir, avant le sacre, les
villes et territoires qu’elle lui conquit après : « Sa couronne serait devenue plus riche ».
LE PREMIER INTERROGATOIRE 561
1 QUICHERAT, I, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91.
2 Gilles de la Sainte-Trinité, Pierre de Longueville-Giffard, Jean de Catillon, Emengart, Beau-
père, Touraine, Midi, Sabrevoies, Lami, Evrard, Maurice, Feuillet, du Quesnoy, Houdenc, Nibat,
Guesdon, Guillaume de Cormelles, des Jardins, Quenivet, Rolland d’Ecrit, de la Chambre, l’abbé de
Saint-Georges, l’abbé des Prés, le prieur de Saint-Laud, Coppequesne, Courcelles, Le Maistre, Bau-
dribois, Pigache, Forestier, de Grouchet, Minier, Le Doux, de Quemin, Colombelles, Auguy, Morelle,
du Crotoy, de Cormelles, Moulin, Loiseleur.
562 LA SAINTE DE LA PATRIE
J’écrivis à mon roi ce qu’il devait faire. Frère Richard voulait qu’on
l’employât. Elle et lui furent mal contents de moi.
– Avez-vous parlé avec Catherine du siège de la Charité ?
– Oui. Elle me déconseillait d’y aller. Elle trouvait qu’il faisait trop
froid. Elle me disait qu’elle n’y irait pas. En revanche elle voulait aller
au Duc de Bourgogne pour traiter de la paix avec lui. Je lui répondais
qu’à mon avis il n’y avait paix avec le Duc qu’au bout de la lance. Je
demandai à Catherine si la Dame blanche venait chaque nuit, ajoutant
que je voudrais bien la voir, et que pour cela je partagerais son lit.
C’est ce qui eut lieu. Je veillai jusqu’à minuit, et ne vis rien. Après mi-
nuit, je m’endormis. Au matin, je dis à Catherine : – La Dame blanche
est-elle venue ? – Oui, répondit-elle, mais vous dormiez si bien que je
n’ai pu vous réveiller. – Viendrait-elle encore la nuit prochaine ? – As-
surément. Alors je dormis pendant la journée afin de pouvoir veiller
toute la nuit, et je partageai encore le lit de Catherine. – Viendra-t-elle,
demandais-je souvent à Catherine ? – Certainement, tout à l’heure, me
répondait-elle. Mais il ne vint rien.
– Qu’avez-vous fait sur les fossés de la Charité ?
– Un assaut.
– N’y avez-vous pas jeté ou fait jeter une aspersion d’eau bénite ?
– Non.
– Pourquoi n’êtes-vous pas entrée dans la Charité, puisque vous
aviez ordre de Dieu de l’assiéger ?
– Qui vous a dit que j’avais l’ordre de Dieu ?
– Aviez-vous au moins un conseil de vos Voix ?
– Je voulais aller en France. Les hommes d’armes dirent qu’il valait
mieux aller à la Charité.
– Avez-vous été longtemps dans la tour de Beauvoir ?
– Quatre mois environ. Quand je sus que les Anglais venaient pour
m’acheter, je fus très courroucée. Mes Voix me défendaient de sauter
de la tour. Enfin, par horreur des Anglais, je sautai en recommandant
mon âme à Dieu et à la Vierge Marie. Je fus blessée. La Voix de sainte
Catherine me dit alors de ne pas m’attrister : elle ajouta que Compiè-
gne serait secouru. Je priais toujours pour ceux de Compiègne, en
compagnie de mon Conseil.
– Que dites-vous immédiatement après le saut de Beauvoir ?
– Quelques-uns prétendaient que j’étais morte : mais quand les
Bourguignons s’aperçurent que je vivais, ils me dirent : Vous avez
sauté !
– N’avez-vous pas dit alors que vous aimeriez mieux mourir que-
tomber aux mains des Anglais ?
568 LA SAINTE DE LA PATRIE
– J’ai dit que j’aimerais mieux rendre mon âme à mon Dieu qu’être
aux mains des Anglais.
– À ce moment-là ne vous êtes-vous pas mise en colère ? N’avez-
vous pas blasphémé le nom de Dieu ?
– Je n’ai jamais maudit ni saint ni sainte. Je n’ai pas l’habitude de
jurer.
– À Soissons, n’avez-vous pas blasphémé contre le Capitaine (Bour-
nel) qui remit la ville (au Duc de Bourgogne) ? N’avez-vous pas dit que
si vous le teniez, vous le feriez trancher en quatre morceaux ?
– Je n’ai jamais blasphémé ni saint ni sainte à ce sujet. Ceux qui
auraient rapporté chose semblable se seraient trompés 1.
XVIII
Cet interrogatoire fut le dernier de la chambre des parements. Le
travail se continuera ; il se continuera même sans interruption 2 ; mais
ce sera à huis clos, par des hommes tout à fait de la confiance et du
choix de l’Évêque-juge.
Ces précautions lui sembleront bonnes. Des bruits nullement défa-
vorables à Jeanne circulaient. Ainsi maître Eustache Turquetil contait
à qui voulait l’entendre une confidence de Massieu :
– Que te semble de ses réponses ? avait-il demandé à l’huissier. Se-
ra-t-elle brûlée ? Qu’en fera-t-on ?
– Jusqu’ici je n’ai vu que bien et honneur en elle, avait répondu
l’huissier. Cependant quelle sera la fin, Dieu le sait 3.
Rapport fut fait de cette conversation à Monseigneur de Warwick
qui entra dans une belle colère. Il appela Monseigneur de Beauvais
pour conférer avec lui de l’événement.
Celui-ci a son tour vit Massieu, lui reprocha sans ménagement son
imprudence et conclut :
– Sans vos amis, vous seriez déjà au fond de la Seine. Prenez garde
à vous, si vous ne voulez boire plus que de besoin 4.
Il y avait aussi l’aventure du notaire Manchon qui se contait, plus
mystérieusement sans doute, parce que c’était plus grave et plus laid.
Warwick et Cauchon l’avaient mandé. Jeanne, lui confièrent-ils,
parlait admirablement de ses révélations 5.
1 Procès, Q. I, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109,
110, 111.
2 Procès, Q, I, 111.
3 Massieu, Q. II, 10.
4 Ibid.
5 Manchon, Q. III, 140.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 569
Du 4 mars au 9
I
Quiconque lira les documents sans parti pris préalable aura le sen-
timent que Jeanne avait gagné la première bataille. Elle s’était mon-
trée nette sans violence, courageuse sans orgueil, et suivant qu’il avait
convenu à Dieu de le lui donner, inspirée sans emphase.
Ni les surprises, ni les feintes d’une escrime théologique si neuves
pour elle ne l’avaient trouvée dépourvue ou inattentive. Vainement les
Maîtres l’avaient assaillie de questions captieuses, ambiguës ; vaine-
ment ils avaient soulevé autour d’elle d’indécents tumultes 1 ; sa prodi-
gieuse mémoire, son sang-froid, son bon sens impeccable, avaient tout
débrouillé, tout bravé. Elle avait évité le piège du serment général qui
l’eût livrée pieds et poings liés à ses ennemis, et elle l’avait évité sans
biais, sans restriction mentale, ouvertement. Elle avait déclaré qu’on
lui abattrait la tête des épaules sans pouvoir lui arracher le secret de
son roi, et elle l’avait gardé. Elle avait fait sonner sous les voûtes de ce
prétoire, où ne siégeaient guère que des vendus, les accents de son
loyalisme : son Roi, sa Reine, son Dieu ! mots sacrés qui avaient chan-
té sur ses lèvres intrépides pour, de là, aller éveiller peut-être un res-
souvenir en des cœurs qui de longtemps ne s’en étaient émus. L’ortho-
doxie la plus exacte ne trouvera rien à reprendre dans ses déclarations
sur la grâce, les anges, les saints, le Pape, l’habit d’homme. Ces ma-
tières sont délicates, « trop délicates pour une simple fille », disaient
avec justesse Lohier et Houppeville ; sur certaines questions elle n’était
vraiment pas obligée à répondre, reprenait Chatillon 1. N’importe : la
sainte accusée ne trébuchait pas.
Lors du procès canonique pour la Béatification de Jeanne, nous
avons vu passer sous nos yeux beaucoup d’animadversions (d’objec-
tions). Les unes étaient bonnes, les autres mauvaises ; les unes fortes,
les autres insignifiantes. Il est de la fonction du Promoteur de la foi de
les présenter toutes. Nous ne nous souvenons pas d’en avoir rencontré
une seule qui fût tirée des réponses de Jeanne, au nom de la saine et
pure doctrine. On ne nous a pas dit : Jeanne a énoncé telle proposition
qui est dogmatiquement fausse. Cela est une merveille, qui n’aura été
jamais assez remarquée. Les principes de la vie profonde et person-
nelle de Jeanne sont aussi simples, aussi lucides que sa foi : rien de
compliqué, rien d’embrouillé. Tous sont de la voie commune, celle des
âmes candides ; il faut chercher la volonté de Dieu, la vouloir, l’accom-
plir quoi qu’il en coûte.
Rien ne peut prévaloir contre elle : pas même l’amour filial. A-t-elle
dit souvent à ses juges : si Dieu le voulait ; si Dieu l’eût voulu ; pourvu
que Dieu le veuille ! Armée de cette disposition générale, elle se tient
dans une grande pureté. Elle est pleine de cette confiance qu’elle ex-
prime naïvement de n’avoir point, avec la grâce de Dieu, fait les œu-
vres du péché mortel ; cela lui paraît presque simple. Quant à ces im-
perfections auxquelles nul chrétien n’échappe, elle s’en accusait en des
confessions très fréquentes auxquelles la conviaient ses Voix. L’Eucha-
ristie, humblement et souvent reçue, parfumait de son arôme et forti-
fiait de ses énergies sa vertu et ses recueillements, difficiles partout,
plus difficiles dans le métier des armes, parmi le tumulte des camps.
Elle ne disait pas que ses apparitions fussent la récompense de ces
pratiques ; mais elle disait que sans doute ses Voix ne fussent pas ve-
nues la visiter habituellement et familièrement si elle se fût trouvée
dans l’inimitié de Dieu : ce qui est l’avis de tous les Maîtres spirituels.
Dieu enfin, sous l’œil dilaté par l’étonnement, par la terreur peut-
être des juges rouennais, avait daigné couronner ce jeune front du
double rayon de la prophétie et du miracle. Elle avait semé, ils n’en
pouvaient douter, les oracles sur tous les chemins. Comme sainte Ca-
therine de Sienne avait dévoilé ses pensées secrètes à Grégoire XI, elle
avait révélé ses mortelles anxiétés à Charles VII. Presque à la veille de
son procès, Notre-Seigneur, pour publier la sainteté de sa servante et
s’en faire le répondant, avait permis la résurrection de l’enfant de La-
1 Procès, Q. I, 112.
2 Ibid.
3 Courcelles, Q. III, 58.
4 Procès, Q. I, 112.
574 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Feuillet ne figure point dans la liste des assesseurs du 9 mars. Mais nous le trouvons aux côtés
Du 10 mars au 17
I
Décidé dans la maison de Pierre Cauchon, l’interrogatoire supplé-
mentaire occupa sept jours ; trois comptèrent deux séances, l’une de
matin, l’autre d’après-midi : en tout donc il y eut neuf vacations, du 10
mars au 17.
Il s’y produisit un incident d’assez mince conséquence, à noter ce-
pendant : l’accession du vice-inquisiteur Le Maistre au tribunal. Le
mandat de son chef Graverent lui arriva le 12. Il le présenta sans retard,
comme sans enthousiasme ; il tenait peu à siéger 1. Pour établir aux yeux
1 Gen., XVII, 1.
2 Act., IX, 4.
3 Ibid., X, 3, 4, 5. etc.
4 Le Bourgeois de Paris.
578 LA SAINTE DE LA PATRIE
toire à huis clos que nous allons suivre. Rien ne se réfère, que l’on voie
bien, à ce point de vue. Si quelqu’un eût dit que Glasdalle et Talbot
avaient été battus par une déséquilibrée ; que Charles, La Hire, d’Alen-
çon, Dunois, avaient subi les suggestions d’une démente ; qu’eux-
mêmes, dans l’assaut qu’ils livraient, étaient en face d’une folle, ils au-
raient haussé les épaules. Ils le voyaient bien ; ils le voyaient trop à
leur gré : la folie ni ne conduit ainsi la guerre, ni n’exerce cette in-
fluence, ni ne parle de ce ton à la barre d’un tribunal de foi.
Toute leur attention, au contraire, s’était déjà tournée et continuera
de se tourner vers la simulation et la sorcellerie. Jeanne est une men-
teuse ; Jeanne est une sorcière. Ils ne l’ont pas encore établi, mais ce
sera fait, elle n’échappera pas jusqu’au bout.
En quelque matière que ce soit, l’inventeur d’un mensonge compli-
qué finit par se laisser prendre ; il hésite, il se trouble, il se contredit,
s’il est habilement pressé. Surtout il sera malhabile à inventer et sou-
tenir un roman surnaturel devant les théologiens. Sa langue laissera
échapper des maladresses quand il s’agira de décrire les mœurs des
anges et celles des saints, de rendre leurs discours, de peindre la suavi-
té de leur compagnonnage. Le simulateur n’évitera pas le danger de
mêler aux scènes, dans la description desquelles il s’aventure, des ex-
travagances, tout au moins des erreurs de composition.
Source de fantasmagories, l’Esprit mauvais duquel les vrais mysti-
ques se sont méfiés toujours, depuis Antoine le vieil ermite – pour ne
pas remonter plus haut – jusqu’à sainte Thérèse, à saint Jean de la
Croix, au Bienheureux curé d’Ars, l’Esprit Mauvais, de son côté, ne
manque jamais de se déceler, même s’il se vêt en habit de lumière. À
travers la lumière, un œil exercé saisit l’ombre.
Si c’est lui, il ne traitera ni longuement ni fréquemment avec une
âme qui sera pure et sainte. Ses menées contre elle seront rares, du
moins courtes. Il mêlera quelque trait sentant le ridicule ou le dépravé
dans ses manifestations. Supposé qu’il s’avise de dogmatiser, il finira
par enseigner le faux, même sous prétexte de vérité, le mal sous pré-
texte de bien. Ses visites ne pacifieront pas ; elles troubleront. Surtout
il sera inspirateur d’orgueil et non pas d’humilité 1.
De là pour maître Jean de La Fontaine le devoir de vider à fond
l’examen de moralité de Jeanne, et, si nous osons nous exprimer ainsi,
celui de ses Voix.
Sur aucun sujet le questionnaire ne fut plus éparpillé, plus décousu
d’apparence ; sur aucun il ne fut plus serré ; ses arabesques forment
1 Le Père de Maumigny, dans son excellent traité sur l’Oraison mentale (chapitre des précau-
tions à prendre avant d’ajouter foi aux visions et aux locutions surnaturelles), t. II, 229, note toutes
ces caractéristiques, connues d’ailleurs de tout temps de la théologie morale catholique.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 579
1 Jeanne, Q. I, 127.
2 Ibid.
580 LA SAINTE DE LA PATRIE
suicide parfois ; l’oubli facile des liens de famille ; la cupidité des hon-
neurs et de l’argent.
Sur ces différents chefs on exigea de Jeanne un examen de cons-
cience.
Respecta-t-elle le bien d’autrui ?
Et de revenir au fait de Senlis.
– N’avez-vous pas commis un péché mortel en prenant à Senlis le
cheval de l’Évêque ?
– Je crois fermement n’en avoir pas commis. Le cheval fut estimé
deux cents saluts d’or. Délégation fut donnée au Prélat pour en tou-
cher le prix. Le Seigneur de ta Trémouille fut chargé de l’affaire.
J’offris même à l’Évêque de lui rendre l’animal, qui était trop faible
pour le service de la guerre 1.
Fut-elle révérencieuse envers le saint Nom de Dieu ?
– N’avez-vous pas renié Dieu et maugréé contre les saints, lorsque
vous revîntes à vous après le saut de Beauvoir ?
– Jamais je ne reniai Dieu ni ne maugréai contre les saints en ce
lieu ou ailleurs.
– Ne vous en êtes-vous pas confessée ?
– Je ne m’en suis pas confessée, n’ayant aucune mémoire de l’avoir
fait.
– L’information dit que vous l’avez fait. Ne voulez-vous pas vous en
rapporter à l’information ?
– Je m’en rapporte à Dieu, pas à d’autres et à bonne confession 2.
– Depuis que vous êtes en prison, n’avez-vous pas renié Dieu et ses
saints ?
– Non. Quand je dis : À la grâce de Dieu ! Saint Jehan ! Notre-
Dame ! ce n’est pas renier Dieu 3.
– Devant Paris, ne dites-vous pas : Rendez la ville de par Jésus ?
– Non, je dis : Rendez-la au roi de France 4.
N’eut-elle pris le mépris de la vie humaine ?
– Est-ce un péché mortel de prendre un homme à rançon et de le
faire mourir ? Nous vous parlons de Franquet d’Arras.
– Je vous l’ai dit : je donnai mon consentement à sa mort, sous la
condition qu’il l’eût mérité. Or, il avoua être larron et meurtrier. Il
1 Jeanne, Q. I, 160.
2 Ibid., 152, 153.
3 Ibid., 157.
4 Ibid., 148.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 581
avait même trahi. Son procès dura quinze jours. Il fut instruit par le
bailli de Senlis et la justice de Lagny. J’avais demandé qu’on me don-
nât Franquet que j’eusse échangé contre un Parisien, le maître de
l’Ours 1. Mais quand je sus que celui-ci avait été exécuté, et le bailli
m’ayant dit que je m’exposais à faire un tort notable à la justice en li-
bérant ce Franquet, je dis : Puisque mon homme est mort, faites de ce-
lui-ci ce que vous devez en faire par justice.
– Avez-vous donné de l’argent à celui qui avait pris Franquet ?
– Je ne suis pas le trésorier du roi de France pour donner ainsi de
l’argent 2.
Ne fut-elle pas désobéissante à son père et à sa mère ?
– Avez-vous bien agi de partir sans le congé de votre père et de vo-
tre mère, quoique leur soit dû honneur ?
– En toutes autres choses je leur ai bien obéi. Après les avoir quit-
tés je leur ai écrit, et ils m’ont pardonné.
– Quand vous quittâtes votre père et votre mère, pensiez-vous pé-
cher ?
– Puisque Dieu commandait, il convenait de partir. Puisque Dieu
commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères je serais partie 3.
N’est-elle pas répréhensible de goûts luxueux ?
– Quand vous fûtes prise étiez-vous à cheval ? Montiez-vous un
coursier, une haquenée ?
– Oui, je montais un demi-coursier.
– Qui vous avait donné ce cheval ?
– Mon roi ou ses gens m’avaient donné de l’argent pour l’acheter.
J’avais cinq coursiers et plus de sept trottiers acquis de la même ma-
nière.
– Le roi vous a-t-il donné autre chose que ces chevaux ?
– Je ne lui demandais rien que de bonnes armes, de bons chevaux
et de l’argent pour payer mes hommes.
– N’avez-vous point de trésor ?
– Oui, dix ou douze mille livres. Ce n’est pas une grosse réserve
pour mener la guerre ; c’est peu de chose. Ce que j’ai, je le tiens de
mon roi ; c’est entre les mains de mes frères 4.
1 Le maître de l’hôtel de l’Ours, ou s’étaient réunis les conjurés de la conspiration des Carmes,
– Depuis que vos Voix vous ont dit que vous iriez à la fin au
royaume de Paradis, vous tenez-vous pour assurée de votre salut ?
Êtes-vous certaine de n’aller pas en enfer ?
– Mes Voix m’ont dit que je serais sauvée ; je le crois fermement,
aussi fermement que si je le fusse déjà.
– Cette réponse est de grand poids.
– Ce m’est un grand trésor.
– Pensez-vous donc après cette révélation ne pouvoir commettre de
péché mortel ?
– Je n’en sais rien. Je me rapporte de tout à Notre-Seigneur. Si je dis
d’ailleurs que je serai sauvée, c’est à la condition que je tienne mes ser-
ments à Notre-Seigneur, spécialement que je garde bien ma virginité.
– Avez-vous besoin de vous confesser, croyant à la parole de vos
Voix que vous serez sauvée ?
– Je ne sais point que j’aie péché mortellement. Si j’étais en état de
péché mortel, je pense que sainte Catherine et sainte Marguerite ne
viendraient pas à moi. Pour ce qui est de me confesser (je le voudrais
cependant), on ne saurait trop purifier sa conscience 1. Tout ce que j’ai
fait de bien (n’est pas de moi) ; je l’ai fait par le commandement de
mes Voix.
– Dites-vous facilement à votre roi toutes vos révélations ?
– Non : je lui confiai très difficilement ce que m’avaient dit mes
Voix de faire peindre le roi du ciel sur mon étendard, et de le prendre
hardiment, et de le porter hardiment 2.
V
Cette fouille psychologique minutieuse, redoutable, s’étendit sur
cinq journées des six de l’interrogatoire supplémentaire, sans les avoir
remplies totalement 3. La Fontaine ne fut pas moins pointilleux sur la
version que Jeanne avait déjà fournie touchant ses Voix. Il fallait voir
si elle demeurerait constante avec elle-même, si plutôt elle ne se cou-
perait point. Puis, plus on aurait de détails, plus on serait à même de la
submerger dans le flot perfide des subtilités.
Feuillet, Fécard, Massieu ; le 12 mars, devant Pierre Cauchon, La Fontaine, Midi, Feuillet, Pasquier
de Vaux, Thiévet, Nicolas de Hubent ; le 13 mars, devant Pierre Cauchon, Le Maistre, Midi, Feuillet,
de Hubent, Ysambart de la Pierre ; le 14 mars, devant Jean de La Fontaine, Le Maistre, Midi, Feuil-
let, de Hubent, Ysambart de la Pierre et sans doute Taquel, le notaire particulier de Le Maistre, ins-
tallé le jour même dans sa fonction ; le 15 mars, devant Jean de La Fontaine, Le Maistre, Midi, Feuil-
let, de Hubent, Ysambart de la Pierre.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 585
ront chassés de France, excepté ceux qui y mourront. Je sais que Dieu
enverra victoire aux Français contre les Anglais.
– Dieu était-il pour les Anglais quand la fortune leur souriait en
France ?
– Je ne sais (s’il était pour les Anglais), et s’il haïssait les Français ;
je crois plutôt qu’il punissait ceux-ci pour leurs péchés, s’ils étaient en
péché 1.
– Avez-vous embrassé jamais sainte Catherine, sainte Marguerite ?
– Oui, je les ai embrassées toutes les deux.
– Fleuraient-elles bon ?
– Assurément.
– En les embrassant, sentiez-vous quelque chaleur, un contact ?
– Je ne pouvais les embrasser sans les sentir et les toucher.
– Qu’embrassiez-vous ? Leurs pieds, leur visage ?
– Mieux valait leur baiser les pieds.
– Leur avez-vous point offert des fleurs ?
– Oui, en leur honneur j’en ai mis plusieurs fois devant leurs ima-
ges dans les églises. À mes apparitions mêmes je n’en ai jamais offert,
que je me souvienne.
– Vous mettiez des fleurs au Beau Mai : était-ce en honneur de
sainte Catherine et de sainte Marguerite ?
– Non.
– Quand les saints venaient à vous, leur faisiez-vous des révéren-
ces ?
– Oui, le plus profondément que je pouvais ; car je sais qu’elles
sont l’une et l’autre habitantes du Paradis 2.
– Saint Michel ou vos Voix vous ont-ils jamais écrit ?
– Non.
– Vos Voix vous ont-elles jamais appelée : fille de Dieu, fille de
l’Église, la fille au grand cœur ?
– Avant le siège d’Orléans et depuis, quand elles me parlent tous
les jours, elles m’ont appelée plusieurs fois Jehanne la Pucelle, fille de
Dieu.
– Puisque vous vous dites la fille de Dieu, pourquoi ne voulez-vous
pas dire le Pater Noster ?
– Je le dis. Quand j’ai refusé de le dire hors de la confession, c’était
pour que Mgr de Beauvais me confessât.
1 Jeanne, Q. I, 178.
2 Ibid., 186, 187.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 589
1 Jeanne, Q. I, 134.
2 Ibid., 140.
3 Ibid., 151.
4 Ibid.
5 DE MAUMIGNY, Oraison mentale, II, 230.
590 LA SAINTE DE LA PATRIE
1Jeanne, Q. I, 128.
2 Ibid., 146.
3 A fructibus eorum cognoscetis. On connaît l’arbre, on connaît la sagesse, on connaît la vertu,
croire que ce fût lui. J’eus grand’peur. Je le vis plusieurs fois avant
d’être convaincue que c’était lui.
– Pourquoi, quand vous avez cru que c’était saint Michel, l’avez-
vous cru plutôt que la première fois, alors que vous hésitiez ?
– La première fois j’étais troublée par la peur, n’étant qu’une en-
fant. Mais il m’enseigna et me montra de telles choses que je ne pus ne
pas croire que c’était lui.
– Que vous enseigna-t-il donc ?
– Que je fusse bonne : que Dieu m’aiderait : et entre autres choses,
que j’irais au secours du roi de France. La plus grande partie de ce que
l’ange m’enseigna est déjà consignée dans votre livre. L’ange me con-
tait la pitié qui était au royaume de France 1.
VI
Mais voici que La Fontaine, impatienté du peu qu’il avance, décou-
vre à moitié son jeu. Les Voix sont nécessairement de mauvais Esprits,
et Jeanne est une possédée des mauvais Esprits. Il va donc lui démon-
trer qu’elle traîne après elle un appareil de sorcellerie : des anneaux 2,
une épée marquée de croix singulièrement disposées 3, un étendard
avec des caractères spéciaux 4, « des cierges et des chappeaulx de
fleurs », des habitudes de sonneries de cloche bizarres, bref tout un
fourniment de magie plus que suspect. Et puisqu’elle tient ces choses
de ses Voix, sont diaboliques ses Voix ?
Sortilèges des Voix et de Jeanne.
Jean de La Fontaine semble en avoir soupçonné long sur l’entrée
de Jeanne à Compiègne. Elle avait échappé à la vigilance des Anglo-
Bourguignons, comment cela avait-il pu se faire ? Quelle voie avait-elle
bien suivie ? Serait-ce celle des sorcières par hasard, celle des airs ?
Cela eût bien été l’affaire de Mgr de Beauvais qui prétendait l’avoir sai-
sie en pleine pratique de maléfices.
Et l’interrogateur de prendre à cette occasion je ne sais quel ton de
solennité. Il adjure la prévenue :
– Par votre serment, dites-nous, quand vous vîntes la dernière fois
à Compiègne, d’où étiez-vous partie ?
Jeanne dégonfla l’outre d’un coup d’épingle.
– De Crespy-en-Valois. J’entrai dans la ville à une heure très mati-
nale sans que les ennemis s’en aperçussent 5.
1 Jeanne, Q. I, 114.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 593
1 Jeanne, Q. I, 179.
2 Ibid., 177.
3 Ibid., 187.
4 Ibid.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 595
Jeanne lui avait révélé cette prière très royale au surplus, et si ja-
lousement tenue cachée, afin que le roi crût en elle ; et il y avait alors
cru.
Il est facile de deviner quel prix les Anglais auraient mis à savoir
pareil secret. Ils n’auraient pas eu assez de trompettes pour répandre à
travers la France et l’Europe, que Charles lui-même manquait de foi en
sa filiation royale ; la belle aventure ! Le droit du sang n’était pas
thème à badinage au XVe siècle.
Jeanne le comprenait comme eux, pour le moins. De là son affir-
mation quasi violente et dix fois répétée : Vous m’abattrez la tête des
épaules plutôt que de me tirer des lèvres ce qui concerne Charles fils
de Charles !
De là aussi l’effort passionné de l’adversaire pour la contraindre à
jurer sans restriction.
La question du signe fut introduite le samedi 10 mars, revint le
lundi 12 avant et après midi, reparut encore le mardi 13 1.
Il va falloir à la sainte des prodiges de souplesse pour déjouer la
curiosité avide de ses juges ; elle les exécutera. S’il ne s’agissait d’une
histoire pleine de sang et de larmes, il serait permis de dire que son
procédé fut en vérité fort gracieux et piquant. Devant la bête étonnée
elle joua du voile de pourpre de la parabole, avec une remarquable
prestesse ; ne disant pas une parole qui ne fût vraie en soi, n’en lâ-
chant pas une qui fût indiscrète.
VIII
– Quel est ce signe que vous avez donne à votre roi ?
– Il est beau, et honorable, et bien croyable, et plus riche que quoi
que ce soit au monde. (Le signe étant la filiation royale de Charles, on
voit l’exactitude absolue de cette réponse).
– Pourquoi ne voulez-vous pas dire ce signe ? Vous avez bien de-
mandé celui de Catherine de la Rochelle.
– Si le signe de Catherine avait été montré aussi bien que celui dont
vous parlez, devant de notables gens d’Église (à Poitiers), évêques, ar-
chevêques, l’archevêque de Reims, des évêques dont je ne sais pas le
nom, même devant Charles de Bourbon, le Sire de La Trémouille et
plusieurs autres chevaliers qui virent le signe et l’ouïrent, aussi bien
que je vois ceux qui me parlent aujourd’hui, je n’aurais pas demandé à
voir le signe de la dite Catherine. Je savais par sainte Catherine et
sainte Marguerite que dans le fait de Catherine de la Rochelle il n’y
avait rien que néant.
1 Lundi 12 mars, lundi de la semaine avant le dimanche de lu Passion ou, si l’on aime mieux, len-
demain du 4e de carême. Toujours dans la prison et devant Pierre Cauchon, La Fontaine, Midi, Feuillet,
Fiefvet, un docteur en théologie et en Droit canonique qui fut ambassadeur de l’université au Concile
de Bâle, Pasquier de Vaux, ancien notaire apostolique au Concile de Constance, chanoine de Rouen,
chanoine d’Amiens, chanoine de Paris, secrétaire et chapelain de Bedfort, bien rente, bien anglais.
Évêque de Meaux, il fut transféré de Meaux à Évreux quand Meaux devint français. Évêque d’Évreux, il
fut transféré à Lisieux quand Évreux devint français, etc. (DE BEAUREPAIRE, Les Juges, 92).
2 Procès, Q. I, 126.
3 Séance du 13, mardi avant la Passion ; dans la prison, devant Pierre Cauchon, Jehan Le Mais-
1 La Fontaine, Q. I, 162.
602 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 166.
2 Jeanne ne dit pas ici une grande bataille, ni une grande victoire ; mais une grande affaire, le
traité d’Arras sans doute, « duquel branla vraiment tout le royaume de France ».
3 Ce n’est déjà pas exact ; les âmes du purgatoire sont « sauvées » et elles sont de l’Église souf-
frante.
4 Encore une inexactitude : les catholiques baptisés, même mauvais chrétiens, font partie de
l’Eglise militante.
5 Ici l’erreur est plus considérable. D’après la définition, feraient partie de l’Eglise enseignante,
celle qui ne peut errer, quand elle est bien assemblée, le Pape, les cardinaux, les évêques, le reste du
clergé et même le peuple. Manifestement faux.
604 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 176.
2 Ibid.
3 Ibid., 184, 185.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 605
1 Jeanne, Q. I, 177.
2 Ibid., 177.
3 Ibid., 179.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 607
1 Résumé des conclusions données par les Docteurs de Poitiers, Q. III, 392.
Chapitre XXX
Les conclusions tirées des interrogatoires
(1431)
Du 18 mars au 25
I
La clôture des interrogatoires fut prononcée le samedi veille du Di-
manche de la Passion.
On était parvenu à « la crise du procès », au point où légalement et
avec des juges, dont le siège n’aurait pas été fait d’avance, il eût été
discuté dans une paix sereine s’il fallait continuer ou abandonner la
poursuite.
Leur instruction terminée, en effet, les inquisiteurs avaient juste les
mêmes pouvoirs et les mêmes devoirs que nos juges d’instruction con-
temporains : décider la libération ou la non-libération du suspect.
C’est pourquoi ce chapitre fort court devrait être fort long ; parce qu’il
devrait contenir le procès-verbal de ces débats doctrinaux entre Maî-
tres, dont la conclusion fut que Jeanne serait inculpée d’hérésie. Nous
connaîtrions ainsi les erreurs qui lui furent reprochées dans cette se-
maine de mars, et lui méritèrent une accusation capitale. Rien de sem-
blable ne va se produire. Nous distinguerons quelques mouvements
des juges se réunissant, ou plus ou moins longtemps, ici et là, mais
nous n’entendrons pas leurs paroles : seule chose au fond qui nous im-
porterait.
Pierre Cauchon y a veillé ; il ne lui a pas convenu de nous rensei-
gner dans son récit. Le lecteur aurait saisi, de lui-même, les lacunes
volontaires partout où elles vont se produire.
LES CONCLUSIONS TIRÉES DES INTERROGATOIRES 609
II
Le Dimanche de la Passion 18 de mars, malgré la solennité du jour,
l’Évêque-juge convoqua pour la seconde fois, en son logis, ses asses-
seurs. Ils s’y rendirent, une douzaine juste, les intrépides, les toujours
prêts : Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Beaupère, Touraine,
Midi, Maurice, Feuillet, Rousselle, Vendères, La Fontaine, Coppeques-
ne et Courcelles 1.
Monseigneur Pierre fit l’historique des procédures. Il insista sur
leur dernière phase : ces six jours d’information supplémentaire qui
venaient de finir. Il parla des aveux de Jeanne, « confessiones » 2 ; puis
interpellant les assistants :
– Que dois-je faire désormais ? conclut-il, quel conseil me donnez-
vous ? 3.
Afin d’éclairer l’audience, il ordonna – le bon Président ! – de lire
un certain nombre de propositions extraites par des Maîtres qu’il avait
commissionnés, de l’interrogatoire de Jeanne 4.
Quels étaient ces Maîtres ?…
Quelles étaient ces propositions ?…
Quand les Maîtres avaient-ils extrait les propositions, puisque l’in-
terrogatoire avait fini il n’y avait pas vingt-quatre heures ?…
Qui garantissait que les propositions dites extraites fussent vrai-
ment de Jeanne, puisque celle-ci n’avait pas encore approuvé les der-
niers procès-verbaux ?
Tout ce manque de netteté ne peut pas ne pas inquiéter. Visible-
ment l’Évêque-juge ne tient pas à nous mettre à nu les dessous de
l’affaire.
Les douze assesseurs en surent-ils plus long que nous ? Leur réso-
lut-on les points d’interrogation qui nous laissent sans réponse ? Peut-
être au surplus. Entre camarades, il n’est pas trop lieu de se gêner.
Cauchon affirme que la lecture des propositions par lui incriminées
fut suivie d’une délibération « longue et solennelle ».
Qu’est-ce qui se dit dans cette délibération « longue et solen-
nelle » ? Silence toujours.
En conséquence de quoi, cependant, lui-même prescrivit que cha-
cun étudiât sérieusement, à l’aide d’auteurs autorisés, la valeur doctri-
nale des extraits 5. Puis, il ajourna l’assemblée à une conférence com-
1 QUICHERAT, I, 188.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid., 189, 190.
5 Ibid.
610 LA SAINTE DE LA PATRIE
Cette octave dans laquelle l’inculpée n’eut à porter que deux fois la
fatigue d’une audience, ne se termina pas sans une apparition de l’évê-
que de Beauvais . Il était dit que les heures de paix de la pauvre enfant
seraient toujours courtes. Le matin des Rameaux, Messire Pierre leva
le loquet de la prison, accompagné des fidèles parmi les fidèles, Beau-
père, Midi, Maurice, Courcelles, d’Estivet.
Le tendre « Père » s’était senti ému de sollicitude pour l’âme de
l’accusée. Il voulait réaliser l’un des plus chers vœux de sa pitié.
– Plusieurs fois, lui dit-il, et hier encore, vous nous avez demandé,
eu égard à la solennité des jours et du temps, de vous permettre d’ouïr
la messe ; plus spécialement en cette fête des Rameaux. À notre tour
1 QUICHERAT, I, 191.
2 Ibid.
612 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, I, 192.
2 Ibid., 191, 192.
3 Ibid., 192.
LES CONCLUSIONS TIRÉES DES INTERROGATOIRES 613
D’Estivet exigea l’attestation de tout ce qui avait été dit 1. Elle lui fut
remise. Monseigneur Pierre appelle, en son latin, cette pièce un
« instrumentum » 2, ce qui emporte l’idée de pièce authentique.
Ne serait-ce pas à fin d’authentication que furent admis dans le se-
cret de la prison trois prêtres anglais, dont le nom apparaît subite-
ment, en dernière ligne du récit, qui ne sont point assesseurs, qui
n’ont pas de fonction définie, desquels il est dit uniquement qu’ils fu-
rent présents ? 3. Sans doute le contre-seing de maître Milet, secrétaire
d’Henri VI, et celui de ses acolytes, ne donne pas pleine assurance
d’impartialité. Cependant, la forme devient sauve, sur ce point. Nous
ne déduirons pas moins de cette présence évidemment commandée,
que cette scène avait été prévue. Ils savaient d’avance ce qu’ils deman-
deraient à Jeanne, ils étaient certains qu’elle refuserait. Il appartien-
drait alors à d’Estivet d’intervenir et de présenter ses réquisitions.
Il sera fait le plus grand état, soit dans les soixante-dix articles de
d’Estivet, soit dans les douze de l’Université, de la position que prit
Jeanne ce matin des Rameaux. Ces gens-là pensèrent à tout.
VI
Pierre Cauchon se retira avec Beaupère, d’Estivet, Milet, les autres,
tous ravis que Jeanne n’eût pas voulu déférer à leur conseil sur le port
de l’habit d’homme, ravis surtout de pouvoir écrire qu’elle avait mieux
aimé s’obstiner qu’assister à la messe le jour des Rameaux, même que
communier le jour de Pâques. Comme si une femme, une sainte, mise
entre l’accomplissement de ces préceptes et le danger de son honneur,
n’avait pas le droit d’assurer son honneur, au détriment des précep-
tes ! Comme si la faute du non-accomplissement des préceptes ne re-
tombait pas sur la tête de ceux qui posaient une âme – pouvant, de-
vant faire autrement – en pareille alternative !
Ayant fait leur vilain coup, ils allèrent assister à la messe. Qu’y di-
rent-ils au Dieu des justices et des douleurs ? Jeanne demeura dans sa
prison. Elle gardait son habit d’homme qui la gardait. Du fond de son
cœur virginal une voix douloureuse, mais ferme et pure, s’éleva-t-elle
chantant : « Gloire, louange, honneur soient à vous, ô mon unique roi, ô
mon Christ, ô mon unique Rédempteur ; les enfants et ceux qui leur res-
semblent savent seuls vous dire un hosannah dont la piété vous agrée ».
Gloria, laus et honor tibi sit, Rex Christe, Redemptor,
Cui puerile decus prompsit Hosanna pium 4.
1 QUICHERAT, I, 193.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Hymne de la procession des palmes, le jour des Rameaux.
Chapitre XXXI
Les articles de d’Estivet
(1431)
Du 26 mars au 28
Plan sommaire du second procès dit procès ordinaire. – Le rocher battu par les va-
gues jamais apaisées d’un amer océan. – Réunion préparatoire du lundi des Ra-
meaux, 26 mars. – Audience générale du 27. – Sa physionomie ; d’Estivet. – Pre-
mières réquisitions du promoteur. – Débat entre les trente-huit Maîtres présents ;
propositions de Thomas Courcelles adoptées. – Pierre Cauchon propose un conseil-
ler à Jeanne ; Jeanne déclare s’en tenir à celui qu’elle eut jusqu’à ce jour, Notre-
Seigneur. – Jeanne prête serment de dire la vérité dans les matières qui concernent
légitimement le procès. – Sommaire du promoteur lu en latin. – Courcelles traduit
les articles à Jeanne ; comment ?… Elle doit répondre à chacun. – Comment les arti-
cles étaient rédigés. – Leurs caractères. – Jeanne répond, le 27, aux trente pre-
miers ; analyse de ceux-ci ; réponses de Jeanne. – Jeanne répond le 28 aux quarante
derniers ; analyse de ceux-ci ; réponses de Jeanne. – Belle réponse à Jacques de
Touraine ; admiration de l’Anglais. – Passe d’armes sur la soumission à l’Église. –
Réponse renvoyée au samedi. – Conclusion de la confrontation. – D’Estivet et Pierre
Cauchon ; l’excuse misérable d’un misérable prêtre !
I
Nous entrons dans l’histoire des secondes procédures. Elles pre-
naient en droit inquisitorial le nom de Procès ordinaire, comme les in-
terrogatoires auxquels nous avons assisté retenaient celui de Procès
d’office.
Dans le Procès ordinaire, nous verrons d’abord Jeanne et d’Estivet
s’affronter.
Puis ce sera une lutte entre Jeanne et ses juges. Pierre Cauchon y
interviendra, soit par son insistance à convaincre Jeanne du devoir
d’accepter « sa détermination », c’est-à-dire sa manière de voir quant
aux Voix (détermination qu’il appellera obstinément celle de l’Église) ;
soit par ses tractations au sujet des douze articles prétendument ex-
traits des aveux de la sainte inculpée.
Les docteurs rouennais et l’Université de Paris appelés à donner
leur avis ne le refuseront point. Et Jeanne sera mise en demeure de
faire des soumissions inacceptables à sa conscience.
C’est assez dire que nous raconterons les tentatives multiples diri-
gées contre la fermeté de la jeune vierge, les pires ruses, des efforts
d’intimidation qui iront jusqu’à la menace de la torture.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 615
1 QUICHERAT, I, 194.
2 Beaupère, Touraine, Castillon, Midi, Maurice, Feuillet, Rouselle, Marguerie, Vendères, La Fon-
taine, Courcelles, Loiseleur.
3 QUICHERAT, I, 195.
4 En plus de ceux de la veille assistaient Maîtres Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Emen-
gart, Boucher, du Quesnoy, Nibat, Guesdon, Guérin, Barberi, Gastinel, Le Doux, Pinchon, Basset,
Morelle, du Chemin, Alespée, Laval, du Crotoy, Dujardin, Haiton, la Chambre, de la Pierre, Brobster,
d’Estivet, Q. I, 196.
616 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 D’Estivet, Q. I, 198.
2 Vendères, Châtillon, Q. I, 198.
3 Pinchon, Q. I, 198, Basset, Guérin, Gilles des Champs, etc., Q. I, 199.
4 L’abbé de Fécamp, Geoffroy du Crotoy, Ledoux, Emengard, Boucher, Nibat, etc., ibid.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 617
1 Jeanne, Q. I, 201.
2 D’Estivet, Q. I, 203, 204.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 619
1 QUICHERAT, Q. I, 201.
2 Articles, Q. I, 269.
620 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 D’Estivet, Q. I, 262.
2 Ibid., 204, 247.
3 Articles, Q. I, 205.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Art. IV, Q. I, 208.
7 Art. V, ibid., 210.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 621
pendant le jour, c’était à l’heure des offices 1… Elle portait une man-
dragore 2… Devineresse (par le secours de Satan), elle reconnaissait
ceux qu’elle n’avait pas vus ; leur révélait les secrets de leur vie 3…
Ayant consulté ses démons, elle découvrit et envoya chercher l’épée de
Fierbois 4. Son armure, son étendard, certains panonceaux, jetaient le
mauvais sort à qui les regardait » 5, etc.
La sorcellerie va de pair avec les mauvaises mœurs.
« Vers sa vingtième année 6, elle eut l’impudeur d’aller se louer,
contre le gré de ses parents, dans une auberge à soldats fort mal famée
de Neuchâteau 7. L’effrontée poursuivit un jeune homme qu’elle vou-
lait épouser, devant l’official de Toul sous le prétexte faux qu’il lui
avait promis le mariage 8. Ses propos étaient fort libres et folâtres. À
Robert de Baudricourt elle déclara qu’elle aurait trois fils dont le pre-
mier serait pape, le second empereur, le troisième roi 9. Plus tard, elle
tiendra ce qu’elle promettait. Aux camps elle sera toujours avec les
hommes, ne voulant que leur compagnie et leurs services ». Est-ce
d’une personne pudique cela ?
« C’est cette fille qui s’est vantée d’avoir des apparitions de saint
Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite, dont elle aurait
tenu l’annonce qu’elle lèverait le siège d’Orléans, et ferait sacrer celui
qu’elle appelle son roi 10… Visions du diable ! si visions il y a.
« Et pour quels conseils, ces Voix ? Des conseils de guerre toujours.
Toujours se battre contre les Anglais, contre les Bourguignons ! Quelle
soif a-t-elle de leur sang ! ».
Ici, une belle réponse interrompit la monotonie de la diatribe.
– J’ai écrit au Duc de Bourgogne de faire la paix avec le roi ; quant
aux Anglais, la paix qu’il faut, c’est qu’ils s’en aillent dans leurs pays 11.
Mais la vanne était levée ; le flot d’invectives ne s’arrêta point.
D’Estivet reprit :
« Baudricourt, lui cédant, la fit partir en habit d’homme armé…, les
cheveux coupés en rond, chaussée de longs éperons ; au côté une épée,
habitants de Domrémy.
7 Art. VIII, Q. I, 214.
8 Art. IX, ibid., 215. C’est tout le contraire qui était vrai. Jeanne l’avait déclaré dans la séance du
12 mars, ce qui n’a pas empêché d’Estivet de se référer à cette même déclaration pour justifier
l’article. C’est incompréhensible.
9 Art. XI, Q. I, 219. Nous examinerons plus bas la curieuse référence de cet article.
10 Art. X, ibid., 215.
11 Jeanne, Q. I, 233, 234.
622 LA SAINTE DE LA PATRIE
une dague ; sur les épaules une cuirasse, une lance en main, tout
comme un soldat ; femme vêtue en homme 1, ce qui est abominable à
Dieu… Or elle veut persister en cet habit de dissolution 2… Elle ne veut
pas le quitter même pour pouvoir entendre la messe et communier 3…
Vainement à Beauvoir des amis lui ont-ils conseillé de se vêtir autre-
ment ; elle ne veut rien entendre » 4.
La présomptueuse ! Elle a timbré du nom de Jésus et de Marie et
du signe de la croix des lettres impertinentes au roi notre maître et à
Monseigneur de Bedfort, régent de France 5.
L’impie ! Elle s’est servie des mêmes noms sacrés, du même signe
sur d’autres lettres, pour signifier aux siens qu’ils ne devaient pas
croire ce qu’elle y avait écrit 6.
L’écervelée ! Elle attribue à des anges sa mission qui eut pour objet
des voies de fait jusqu’à l’effusion du sang, inclusivement 7.
La prétentieuse ! C’était sa manie de traiter avec les puissants. Ne
s’est-elle pas donné l’air de conseiller le comte d’Armagnac, qui avait
cru devoir, il est vrai, l’interroger sur la validité ou l’invalidité de l’élec-
tion des trois papes ? Elle lui a bien déclaré que le pape de Rome était
le seul légitime. Mais pour avoir dit vrai, en sortait-elle moins de la
modestie convenable à l’ignorance ? 8.
Là-dessus Pierre Cauchon et ses assesseurs, Le Maistre et d’Estivet
se retirèrent. Ils avaient gagné leur journée. D’Estivet pensa peut-être
avoir avancé quelque affaire d’ambition ou d’intérêt lui tenant au
cœur. Malheureux homme, en vérité !
VI
Il sied, avant de passer outre, de regarder le procédé d’accusation ;
procédé curieux, pourrait-on dire, si dans une pareille tragédie quel-
que chose pouvait être qualifié curieux.
Après chaque réponse de Jeanne, d’Estivet alléguait, comme pour
la confondre, une référence au procès d’office. Or, de ces références, il
n’en est pas une qui aille à condamner la sainte.
Prenons deux ou trois exemples : Jeanne enfant, prétend le promo-
teur, s’adonnait à la sorcellerie avec quelque vieille femme, courait
derrière les fées, la nuit ; le jour, c’était pendant les offices 9.
VII
Le lendemain 28, tout le monde se remit à l’ingrate et folle beso-
gne, au moins le croyons-nous, puisque contrairement à sa pratique
Pierre Cauchon ne cite pas les consulteurs qui assistèrent à cette au-
dience 1. Supposons que ce furent ceux de la veille.
Ils durent être intéressés médiocrement. L’accusation, pour tou-
jours colérique qu’elle continue d’être, ne marche guère ; elle va, elle
vient, elle retourne, elle revient.
Le promoteur répéta jusqu’à satiété que Jeanne était une dissimu-
lée, une superbe, une désobéissante, une effrontée, une désespérée.
Dissimulée : elle ne disait pas tout concernant la visite de ses Voix,
elle gardait pour elle plus d’un secret ; donc l’Esprit mauvais et de
mensonge la possédait 2.
Superbe : elle prétendait : connaître l’avenir, comme si cela n’était
pas un attribut de la seule divinité 3 ; discerner les anges, les archan-
ges, les saints, les saintes, à leur parler 4 ; savoir par révélation quels
hommes Dieu aime le mieux 5 ; avoir obtenu par ses instances près de
Lui que plusieurs connussent et sussent vraiment qu’une Voix, invisi-
ble de sa nature, la visitait 6 ; n’avoir jamais agi que par le vouloir du
Créateur, malgré le scandale, la mauvaiseté, les cruautés, les hontes de
sa vie 7 ; n’avoir pas conscience d’un péché mortel, quoique le juste
tombe sept fois 8.
Désobéissante : elle avait fait souvent le contraire de ce que com-
mandaient ses Voix quoiqu’elle prétendît les révérer 9.
Effrontée : elle avait reçu le corps du Christ en habit d’homme 10.
Désespérée : elle s’était jetée du haut de la tour de Beauvoir afin de
se tuer.
Idolâtre : elle avait adoré de mauvais esprits ; les avait consultés,
s’était vantée faussement de voir saint Michel.
Séductrice du pauvre peuple : elle avait été vénérée comme une
sainte ; elle avait abusé de son prestige pour amasser de grandes ri-
chesses et se créer de hautes relations ; elle avait poussé ses hommes à
1 Il ne faut jamais perdre de vue que le texte dont nous nous servons a été en effet rédigé par
Pierre Cauchon. Tout le procès de condamnation est de lui, sous forme de récit, de lettres pour parler
strictement, adressées à quiconque les lira. Q. I, 1.
2 Art. XXXI, Q. I, 247.
3 Art. XXXIII, ibid., 251.
4 Art. XXXIV, ibid., 255.
5 Art. XXXV, ibid., 257.
6 Art. XXXVI, ibid., 259.
7 Art. XXXVIII, ibid., 261.
8 Art. XXXIX, ibid., 262.
9 Art. LII, ibid., 290.
10 Art. LII-LV, LVII-LVIII-LIX, ibid., 200 et ss.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 625
Du 29 mars au 31
I
Le 28 mars au soir, sa méchante besogne achevée, d’Estivet requit
modestement les Maîtres « de le suppléer, de le corriger, de le réfor-
mer en mieux », par les questions qu’ils voudraient bien poser eux-
mêmes à cette « criminelle » 1.
La supplique était parfaitement inutile. Pierre Cauchon n’avait
garde de laisser les choses où elles en étaient.
Aussi bien Jeanne avait-elle demandé trois jours pour se consulter
sur sa réponse à l’article LXI, qui lui reprochait de refuser la soumis-
sion due à l’Église militante. « Envoyez-moi un clerc samedi prochain,
avait-elle dit, et je vous répondrai » 2.
Lui envoyer un clerc ? Non. La soumission à l’Église militante,
c’était un des défilés théologiques où Pierre Cauchon la guettait ; il
irait lui-même l’entendre.
II
Le vendredi – c’était le Vendredi saint – il se produisit un fait de
pitié qui mérite d’être signalé, tant ceux de cette espèce sont rares au
cours du cruel procès.
Jean de La Fontaine, mû par un sentiment d’honnêteté, résolut
d’expliquer clairement à Jeanne ce que c’était que cette Église mili-
1 D’Estivet, Q. I, 323.
2 Jeanne, Q. I, 314.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 629
1 Ysambart de la Pierre, Q. II, 4. Nous mettons au 17 mars le fait rapporté par ce maître. Il ne
trouve point place ailleurs. La séance du 17 est la seule où il ait été question des rapports de Jeanne
et de l’Église militante devant Ysambart de la Pierre.
2 Manchon, Q. II, 13.
3 Ibid.
4 Q. I, 323, 324.
5 Ibid., 324.
6 Ibid.
630 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Jeanne, Q. I, 326.
2 Ibid.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 631
1 Jeanne, Q. I, 326.
2 Ibid.
3 Pierre Cauchon, Q. I, 326.
632 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 SUAREZ, Tractatus de fide, Disput. III, Sectio X, nº 7. Édition Vives, XII, 92.
2 Ibid.
3 Conc. Trid., Sessio VI.
4 SUAREZ, Tractatus de fide, Disput. III, Sectio X. Édition Vives, XII, 91, 92.
5 Ibid., 92, nº 7.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 633
Pâques de 1431. – Le lundi, décision est prise par les juges de rédiger douze articles
prétendument extraits des réponses de Jeanne. – On ignore qui fit l’extrait ; pour-
quoi ? – Les douze articles ; comment ils ne représentent pas la pensée de Jeanne. –
Les notaires, certains qu’ils différaient de la minute, refusent de les contresigner. –
On leur promet des rectifications et retranchements. – Rien n’est fait. – Cependant
les articles sont envoyés aux Maîtres pour avis. – Jeanne ne les a pas connus. – Si
bien que les articles étant le fondement de sa condamnation, elle a été suppliciée sur
une pièce fausse et qui lui a été celée. – Déposition des notaires, particulièrement de
Manchon, sur ce sujet. – Lettre impérieuse qui communique les articles aux Maî-
tres. – Réponses de ceux-ci. – Répugnance du chapitre de Rouen. – Comment et en
quoi il se décide. – Réponse de l’Université. – Étrange déclaration sur les Diables
qui possédèrent Jeanne. – Les Maîtres opinent de nouveau après l’Université. –
Congratulations. – Conclusion terrible d’Ysambart de la Pierre : les uns rendirent
leur sentence par convoitise, les autres par haine ; ceux-ci avaient été payés, ceux-là
eurent peur.
I
Pâques tombait cette année-là le 1er avril.
Avril est parfois charmant en Normandie. L’hiver adouci par le voi-
sinage de la mer s’éloigne déjà. La terre s’ouvre ; les prairies reverdis-
sent et les troupeaux en reprennent le chemin. Les arbres se couvrent
de bourgeons qui deviendront demain feuilles et fleurs. Les oiseaux se
saluent ; ils commencent à s’occuper de leurs installations prochaines.
L’alouette, le mauvis et le merle, les trois plus précoces chanteurs des
plaines et des bois de la riche province, entonnent leur concert. Tout
est renaissance, vie discrète et cependant énergique. À l’époque où
nous sommes, ce beau mois était encore réputé ouvrir l’année, comme
fait Janvier aujourd’hui. Son premier était la journée des étrennes, de
la joie des enfants, des intimités du foyer. La solennité des solennités
chrétiennes, Pâques, ajoutant son éclat aux allégresses familiales, le 1er
avril 1431 dut être particulièrement aimable. Il n’était si médiocre arti-
san dont l’âtre ne fût plus chaud ; des vols d’alléluia s’échappaient ar-
dents de tout clocher ; les rues étaient pleines d’hommes, de femmes,
qui couraient à la sainte table, l’âme renouvelée : partout on se sentait
plus proche les uns des autres, plus content de vivre, parce qu’on
636 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Cauchon, Q. I, 326.
LES DOUZE ARTICLES 637
s’arrêter devant les négations, les peser, en délibérer avec leur cons-
cience, se demander quoi les détruisait ?
Qu’à cela ne tînt ! Sous prétexte que cette partie de la procédure
était bien longue, ils déclareraient l’avoir condensée 1. Les soixante-dix
articles de d’Estivet deviendraient douze articles anonymes ; les viri
boni leur feraient confiance de plus ou moins bonne foi ; ils jugeraient
non sur des originaux, mais sur une documentation frelatée à souhait.
Que les douze articles ne soient qu’une compilation tendancieuse,
mensongère même, nous en avons la certitude soit par les dépositions
de Manchon et de Taquel, soit par leur comparaison avec les paroles
de Jeanne.
Manchon et Taquel – nous le verrons en détail plus bas –, si peu-
reux fussent-ils, quand on leur présenta les douze articles, refusèrent
tout net d’y apposer leurs sceaux : ils les avaient trouvés en contradic-
tion avec leurs manuscrits. Ce n’en était pas un extrait loyal. Et cepen-
dant, c’est là-dessus que l’Université prononça ; c’est là-dessus que
Jeanne fut déclarée hérétique, puis brûlée.
Comprend-on que Monseigneur de Beauvais ait conduit avec un tel
mystère ce travail ? Manchon n’en a jamais connu l’auteur 2. Courcel-
les lui-même – ce bon ami ! – n’avait pas été beaucoup plus renseigné.
Il « conjecturait », il ne lui paraissait pas invraisemblable, que « ce pût
être Nicolas Midy » 3. Il suffira du reste pour convaincre le lecteur de
la fraude criminelle, de mettre en regard, par un simple procédé typo-
graphique, le texte des articles et celui des réponses de Jeanne d’où le
rédacteur déclara les avoir tirés. Nous ne pensons pas que cette lecture
soit attrayante ; nous la croyons utile. Il faut avoir vu cette œuvre de
faussaire homicide.
III
Art. I
(de Midy ou de tout autre)
A. « Une certaine femme dit et affir- Afin de prêter couleur de diabolisme à
me que étant âgée de treize ans, elle vit de l’apparition, le rédacteur a supprime tout
ses yeux corporels saint Michel qui la ce qui lui donne si belle allure de divin
consolait et parfois saint Gabriel, appa- dans le récit de Jeanne : la gravité de
raissant sous une forme corporelle. Quel- l’archange, la splendeur de la lumière qui
quefois aussi elle vit une grande multi- l’accompagne, la sérénité et la simplicité
tude d’anges. Et depuis lors, les saintes de ses conseils, les hésitations prudentes
Catherine et Marguerite se sont montrées de l’enfant qui ne croit qu’après réflexion,
à elle corporellement visibles. Elle les voit etc.
1 Cauchon, Q. I, 327.
2 Manchon, Q. III, 143.
3 Courcelles, ibid., 60.
638 LA SAINTE DE LA PATRIE
quotidiennement ; elle les entend et par- Non seulement le rédacteur a sup-
fois les a tenues dans ses bras et embras- primé, il a altéré.
sées, les touchant sensiblement de corps, Jeanne avait dit : « Jamais je n’ai vu
réellement. Elle a vu les têtes des dits an- de fées auprès de l’arbre. Mon frère m’a
ges et saints ; mais des autres parties de dit qu’on affirmait, au pays, que j’avais
leur corps ou de leurs vêtements elle n’a pris mon fait près de l’arbre des fées… Je
rien voulu dire. Les dites saintes Cathe- ne l’avais pas fait et lui disais le con-
rine lui ont parlé quelquefois à une fon- traire 1… Jamais je ne suis allée avec les
taine près d’un grand arbre, communé- fées… Je n’y crois pas » 2.
ment appelé l’arbre des fées. Le bruit
court que les fées fréquentent cet arbre et
cette fontaine, que beaucoup de fiévreux
s’y rendent pour recouvrer la santé, bien
qu’ils soient situés en un lieu profane ».
B. « Là et ailleurs la certaine femme a La vénération de Jeanne était fort or-
vénéré sainte Catherine et sainte Margue- thodoxe. « Je fais cela en l’honneur de
rite et leur a fait des révérences. Elle dit Dieu, de la Bienheureuse Marie, de sainte
de plus que sainte Catherine et sainte Catherine qui est dans le ciel et se montre
Marguerite lui apparaissent couronnées à moi » 3. Pourquoi d’ailleurs n’eussent-
de diadèmes fort beaux et précieux ». elles pas apparu couronnées, comme le vit
Jeanne ?
C. « Plusieurs fois elles dirent à la C’eût été l’occasion de prononcer le
même femme de la part de Dieu qu’elle nom d’Orléans, celui de Reims, celui de
devait aller trouver un certain prince sé- Patay, où « la dite femme » prouva par les
culier pour lui promettre que par son se- faits sa mission. L’accusateur s’en garde.
cours et le moyen de ses travaux, il recou- Ces événements, pour lui, ne sont pas. Il
vrerait un grand domaine temporel, des ne veut pas que d’eux soit conclue l’origi-
honneurs mondains et qu’il obtiendrait la ne divinement surnaturelle des Voix révé-
victoire sur ses adversaires. Le même latrices.
prince recevrait la dite femme, lui confie-
rait des armes et une armée pour exécuter
l’entreprise ».
D. « Les dites sainte Catherine et Pierre Cauchon savait, mieux que qui
sainte Marguerite ont prescrit à la même que ce soit, pourquoi Jeanne avait pris
femme, de la part de Dieu, de prendre et l’habit d’homme et pourquoi elle le gar-
de porter l’habit d’homme, qu’elle a porté dait. Ce n’était pas indécente effronterie.
et porte encore ; la prescription devant Elle l’avait pris, parce qu’il était plus séant
être suivie avec persévérance ; tellement de faire la guerre en habit d’homme. Elle
que la femme elle-même a dit qu’elle ai- le gardait, parce qu’il la protégeait mieux
mait mieux mourir que de quitter cet ha- que l’habit de femme contre les tentatives
bit, disant cela simplement parfois, et honteuses des houssepailleurs ; tentatives
d’autres fois disant : « À moins que ce soit dont elle s’était plainte « au dit Évêque et
sur l’ordre de Dieu ». au comte de Warvick » 4. Une honnête
femme aimerait mieux mourir que subir
certains outrages. Dieu d’ailleurs avait
ordonné : « Puisque je porte cet habit par
commandement de Dieu et à son service,
1 Jeanne, Q. I, 161.
2 Ibid., Q. I, 176, 332 ; IV, 503, 509.
3 Ibid., Q. I, 165.
4 Ibid., 82, 83.
5 Ibid., 129.
6 Jeanne, Q. I, 185 ; De la Pierre, Q. II, 4.
7 De la Pierre, Q. II, 4.
640 LA SAINTE DE LA PATRIE
âme sera acquis, si elle conserve sa virgi- virginité. Cette pratique ne nécessite pas
nité, qu’elle leur a vouée, la première fois la grâce finale ; elle la prépare, y dispose.
qu’elle les a vues et entendues ». Cette fidélité par elle-même ne suffit pas à
ouvrir le ciel, mais elle s’accompagne,
avec le secours de la grâce, d’autres ver-
tus, qui produisent tout le constitutif
d’une vie complètement chrétienne ; et
nul théologien ne verra ce qui peut empê-
cher le Maître des choses de révéler un
pareil dessein de bonté.
Jeanne sentait d’instinct cette doc-
trine, à supposer qu’elle n’en distinguât
point toutes les lignes. Sa conviction ne
nuisait ni à sa prudence morale, ni à son
observance des commandements, ni à ses
sévérités de conscience. « On ne peut trop
nettoyer sa conscience », disait-elle ; et
elle se confessait presque quotidienne-
ment. Elle communiait de même. Pour-
quoi ces choses n’ont-elles pas été no-
tées ?
I. « En raison de cette révélation la Jeanne n’a tenu nulle part ces propos.
dite femme assure qu’elle est aussi cer- Elle a répondu : « Je crois fermement ce
taine de son salut que si elle était présen- que mes Voix m’ont dit que je serai sauvée
tement et de fait dans le royaume des aussi fermement que si je le fusse déjà » 1.
cieux ». Ce qui est simplement une nouvelle
affirmation de sa foi entière à la parole
des saintes envoyées de Dieu.
Le concile de Trente a prévu que par
suite d’une révélation privée, l’homme peut
être certain de sa prédestination au ciel.
Art. II
« La dite femme dit que le signe Non ; tout cela n’est pas le signe. Le
qu’eut le prince auquel elle était envoyée, signe du roi, ce fut la révélation de cette
signe par lequel il se détermina à la croire pensée secrète de découragement, de
en ses révélations et à la charger de cette prière pour la France et lui-même,
conduire la guerre, fut que saint Michel que Dieu seul pouvait connaître : nous
vint à lui avec une multitude d’anges dont l’avons raconté 2.
les uns avaient des couronnes, les autres Jeanne avait d’ailleurs prévenu Cau-
des ailes, et avec lesquels étaient sainte chon qu’elle ne croyait rien lui devoir sur
Catherine et sainte Marguerite. L’ange et les révélations qui concernaient le roi.
la dite femme s’avancèrent ensemble. Ils
firent ainsi un long trajet dans le chemin, Ce que l’article allègue comme « le si-
l’escalier, l’appartement, accompagnés gne du roi » n’est qu’une parabole, exacte
par d’autres anges et les saintes susdites. de point en point, parabole, cependant.
Un certain ange remit au prince une cou- Elle a seulement avec le signe ce rapport
ronne précieuse de l’or le plus pur et qu’elle fut inventée pour le cacher.
s’inclina devant lui, témoignant du res-
1 Jeanne Q. I, 156.
2 Chap. VIII.
LES DOUZE ARTICLES 641
pect. Et une fois, elle dit que, quand son
prince eut le signe, elle pense qu’il était
seul, quoique plusieurs personnes fussent
très près. Une autre fois, elle dit que, se-
lon elle, un archevêque reçut ce signe de
la couronne et le remit au prince susdit en
présence et sous les yeux de plusieurs sei-
gneurs temporels ».
Art. III
« La dite femme connut et est cer- Jeanne, en disant que le bien spiri-
taine que le visiteur est saint Michel, par tuel, en elle produit par l’archange, lui
le bon conseil, le réconfort et la bonne avait été une preuve qu’elle n’était pas le
doctrine qu’elle en reçut. Puis il se nom- jouet d’une illusion de l’esprit pervers ou
ma. De même elle reconnaît sainte Cathe- de sa propre imagination, a raisonné
rine et sainte Marguerite, parce qu’elles la comme les plus sages mystiques, et No-
saluent et se nomment à elle. Elle croit tre-Seigneur lui-même : « Vous reconnaî-
que c’est bien saint Michel, que ses actes trez l’arbre à son fruit ». Quant à sa certi-
sont vrais, bons, aussi fermement qu’elle tude absolue au sujet de ses visions, nous
croit que Notre-Seigneur Jésus-Christ a renvoyons au chapitre XXXII, où nous
souffert et est mort pour nous ». avons exposé la doctrine décisive de Sua-
rez touchant l’obligation de croire à une
révélation privée certaine pour ceux qui
l’ont reçue.
Art. IV
« La dite femme assure qu’elle est La loyauté voulait qu’il fût démontré,
aussi sûre que certaines choses futures et puisqu’on entendait jeter le doute sur tou-
purement contingentes arriveront qu’elle tes les prophéties de la sainte voyante,
est sûre de ce qu’elle voit s’accomplir de- qu’elles ne s’étaient pas réalisées ; qu’elle
vant elle. Elle se vante d’avoir connu par n’avait pas reconnu Baudricourt et Char-
révélation faite à elle par les Voix de les sans les avoir vus jamais, qu’elle
sainte Catherine et de sainte Marguerite n’avait pas à cent cinquante lieues de là
qu’elle sera délivrée de prison et que les annoncé la défaite de Rouvray, le jour
Français accompliront en sa société le même où nous la subissions, la délivrance
plus beau fait qui se soit vu en chrétienté. des Tourelles à sa date, sa blessure pen-
Elle dit aussi que sans aucune indication, dant l’assaut, l’époque du sacre, etc. ; la
et seulement par révélation, elle a connu loyauté voulait encore que ses paroles
des hommes qu’elle n’avait jamais vus ; fussent relatées exactement, quant au
elle a découvert et montré une épée ca- « beau fait », nos lecteurs savent ce qui en
chée en terre ». est. Elle avait écrit à Bedfort : « Si faictes
raison (à la Pucelle) encore pourrez venir
en sa compagnie, là où que les Franchois
feront le plus bel faict que oncques fut
faict pour la chrétienté » 1. Elle eût tenté
de l’entraîner dans une croisade.
Sur sa délivrance de prison, elle avait
dit : « Mes Voix me disent : Ne te chaille
pas de ton martyre… tu t’en viendras par
grande victoire au royaume de Paradis ».
Art. V
Tout entier consacré à l’habit d’hom-
me que portait Jeanne. Inutile de le
transcrire. Il est la reproduction presque
mot pour mot de la partie de l’article I
concernant le même sujet. Nous en avons
fait l’examen.
Art. VI
« La dite femme confesse et assure Jeanne avait dit :
qu’elle a fait écrire beaucoup de lettres. 1º « Quelquefois je mettais Jhesus
Sur quelques-unes étaient écrits les mots Maria sur mes lettres, quelquefois pas.
Jhesus Maria, avec une croix. Parfois elle Quelques-uns de mon parti m’avaient
mettait une croix alors qu’elle ne voulait conseillé de le mettre » 1. Où est le mal ?
pas qu’on fît ce qu’elle ordonnait dans la
lettre. Et dans d’autres lettres elle a fait 2º En un temps où les partis ennemis
écrire qu’elle mettrait à mort ceux qui croisaient si facilement les amis, une let-
n’obéiraient pas à ses lettres ou à ses tre était vite prise. Jeanne quand elle en-
avertissements, et qu’aux coups on dis- voyait une lettre d’ordre mettait parfois
tinguerait qui a le bon droit pour le Dieu une croix en tête. Conventionnellement
du ciel. Et fréquemment, elle ne fait rien cela signifiait : « Ne faites pas ce que je
que par révélation et ordre de Dieu ». dis » 2. Où est le crime ?
3º Jeanne a timbré du « Jhesus Ma-
ria » sa lettre à Bedfort pour lui appren-
dre le surnaturel de sa mission. Elle lui a
demandé de quitter la France lui et ses
Anglais, sinon elle les mettrait dehors :
car ils n’étaient pas chez eux ; ils étaient
chez le Roi du ciel, fils de sainte Marie « à
qui est la France ». Où est la faute ?
Art. VII
C’est encore la réplique d’une partie On ne saisit pas l’intérêt de l’accusa-
de l’article I ; celle qui raconte son départ tion à se répéter ainsi, sans apporter plus
de Domrémy, décrit son habit d’homme, de preuves la seconde fois que la pre-
et relate sommairement ses promesses à mière, et la troisième que la seconde.
Charles.
Art. VIII
« La dite femme dit que sans y être À lire l’article VIII nous serions en
poussée ni contrainte, elle s’est précipitée face d’une tentative de suicide déterminée
d’une tour très élevée, aimant mieux par le désespoir. Cependant Jeanne a dit :
mourir que d’être livrée aux mains de ses « Je ne faisais pas ce saut par désespoir,
adversaires et de vivre après la destruc- mais dans l’espérance de sauver mon
Art. IX
Reproduction des dernières lignes de La créance de Jeanne que les saintes
l’article I sur le salut certifié à Jeanne par ne la visiteraient pas quotidiennement, si
ses Voix si elle garde son vœu de virgini- elle était en état de péché mortel, serait
té ; avec une addition cependant : « La signée de tout homme de saine doctrine
dite femme ne pense pas avoir fait œuvre ascétique. « Bienheureux les cœurs purs,
de péché mortel ; car si elle était en état a dit Jésus ; ils verront Dieu ! ».
de péché mortel les saintes Catherine et
Marguerite ne la visiteraient pas, comme
elles le font quotidiennement ».
Art. X
« La dite femme affirme que Dieu Les « quelques-uns nommément dé-
chérit quelques-uns désignés nommé- signés » par Jeanne comme spécialement
ment par elle, encore voyageurs sur la chéris de Dieu sont le roi Charles et le
terre, plus qu’elle-même. Elle sait cela par Duc Charles d’Orléans. Jeanne a dit
révélations des saintes Catherine et Mar- d’eux : « Je sais que Dieu aime le Duc
guerite, qui lui parlent fréquemment en d’Orléans » 3. Et encore : « Je sais que
français et non en anglais, n’étant pas de Dieu aime mon roi et le Duc d’Orléans
ce parti. Et après qu’elle sut que ses Voix plus que moi, pour ce qui est de l’aise du
étaient pour le prince en question plus corps » 4. Ce qui signifie qu’ils avaient re-
haut, elle n’aima pas les Bourguignons ». çu plus de biens qu’elle. Elle connaissait
par révélation cette préférence. Eh oui,
puisque ses Voix lui avaient déclaré que la
couronne de la France était à Charles, fils
de Charles, et le duché d’Orléans à son
cousin.
1 Jeanne, Q. I, 160.
2 Ibid., 110.
3 Ibid., 257, 258.
4 Ibid.
644 LA SAINTE DE LA PATRIE
Quelle langue lui auraient parlée les
Voix autre que la française, si elles vou-
laient être comprises d’elle ?
Comment Jeanne aurait-elle pu pen-
ser que ses Saintes étaient « du parti an-
glais », quand chaque jour elles lui inspi-
raient le vouloir et les moyens de repous-
ser, chez eux, les Anglais, injustes enva-
hisseurs et détenteurs de la France ?
Comment aurait-elle aimé non les
habitants du pays de Bourgogne, ses frè-
res en Jésus-Christ au surplus, mais les
Bourguignons, c’est-à-dire ceux qui
étaient imbus des idées séparatistes du
Duc Philippe, en tant qu’ils en étaient im-
bus, quand ses Voix l’avaient chargée de
les combattre et de rendre sa couronne au
Dauphin, lieutenant de Jésus-Christ pour
toute la terre de France ?
Art. XI
L’article XI fait grief à Jeanne de sa Il n’est personne qui ne devine le se-
familiarité avec ses Voix, et de son obsti- cret dessein de Dieu quand il permit ces
nation à croire en leur parole. D’ailleurs relations étroites entre l’enfant et ses
pourquoi ne s’est-elle ouverte ni à curé, ni Voix : ce fut au Tout-Puissant le moyen de
à évêque, ni à qui que ce soit de ses états formation et de consolation d’une âme
surnaturels ? prédestinée.
Enfin quel est ce serment de ne révé- De la fermeté et de la confiance de
ler à qui que ce soit le « secret du Roi » ? Jeanne en la parole de ses saintes, nous
avons dit tout ce que nous pouvions dire
doctrinalement. Il n’y faut pas revenir.
Touchant le reste :
1º Aucune loi de quelque autorité lé-
gitime que ce soit n’oblige celui qui a reçu
une révélation privée à s’en ouvrir à prê-
tre ou laïque, avant que d’y croire. Il peut
même y avoir de bonnes raisons de
s’abstenir de le faire, au moins pour un
temps. Jeanne au surplus avait été ame-
née par les circonstances à soumettre ses
révélations aux Docteurs de Poitiers qui
valaient bien ceux de Rouen.
2º Quelle répugnance doctrinale ou
morale peut-on trouver dans le fait qu’elle
ait juré à ses Voix de ne pas révéler le se-
cret du roi ?
Art. XII
Ce n’est qu’une redite de l’article Ier Il en faut toujours revenir à la même
(vers la fin). réponse puisque c’est toujours la même
objection.
LES DOUZE ARTICLES 645
Jeanne refuse de rien faire, de rien Pourquoi Pierre Cauchon prétend-il
croire, qui soit contraire à ses révéla- parler au nom de l’Église militante, alors
tions ; dût l’Église militante (ici Pierre que Jeanne en a appelé souvent au Pape
Cauchon et ses assesseurs) vouloir lui im- et au Concile ? Pourquoi suppose-t-il que
poser une autre ligne de conduite. le Pape ou le Concile interdiraient à
Jeanne la foi en ses Voix ? Sur quel fon-
dement s’appuie-t-il ?
IV
Tels furent, en substance, ces célèbres XII articles qui entraînèrent
peine de mort infamante et cruelle, peine de mort par le bûcher et la
main du bourreau, contre une sainte créature.
D’une innocuité dogmatique absolue, malgré les cris de stupeur par
lesquels on affecte de les saluer, quand ils sont loyalement tirés des
réponses de l’accusée, ils ne prennent quelque figure d’hérésie, que
s’ils tronquent et maquillent celles-ci.
Les notaires Manchon, Taquel, Boisguillaume, s’en aperçurent ; et
lorsqu’il leur fut proposé de les contresigner, ce qui revenait à déclarer
qu’ils les jugeaient légitimement extraits du procès dont ils détenaient
la minute, ils n’y consentirent point 1 : leur conscience avait crié de-
vant un acte malhonnête qui pouvait devenir un acte assassin.
Le dialogue des juges de la réhabilitation avec Manchon, sur ce su-
jet, porte la trace évidente de l’embarras du notaire. Il voudrait bien ne
pas trop dire comment la chose s’est passée ; il redoute qu’on lui signi-
fie qu’il avait, de par sa charte, le devoir d’avertir les maîtres consultés
par Monseigneur Pierre, de la supercherie du rédacteur des articles.
Cependant, la force de la vérité le presse, et il arrive aux aveux com-
plets, ou peu s’en faut :
– Qui rédigea les douze articles ?
– Ce n’est pas moi ; je n’y suis pour rien ; je ne sais qui les a com-
posés ou extraits.
– Comment les soixante-dix articles de d’Estivet, plus les réponses
de Jeanne, ont-ils pu être condensés en douze ? Comment ces douze
ont-ils pu se trouver si éloignés des paroles de Jeanne ? Il n’est pas
vraisemblable que des hommes si importants aient osé se livrer à pa-
reille falsification.
Manchon fuit devant la question. Il n’y répond pas directement : il
en a vu la gravité.
– Je crois que, dans ma minute, la minute en français (par où il
donne à suspecter la traduction latine que nous avons), j’ai inséré vé-
ridiquement les interrogatoires, les articles du promoteur, ceux des
1 Toute cette scène est tirée de la déposition de Manchon, Q. III, 141, 142, 143, 144, 145.
2 Ibid., 143, 144.
648 LA SAINTE DE LA PATRIE
tre chose que ce soit. Vous devez nous dire enfin ce qu’il faut en con-
clure dans un jugement en matière de foi ».
Pierre Cauchon avait fixé, comme date rigoureuse de l’arrivée des
réponses, le mardi 10 avril. Cinq jours de délai, c’était en vérité trop
peu ; même pour des gens pressés. Personne ne fut prêt avant le 10.
Après ce jour, les Maîtres opinèrent chacun à son heure, qui plus tôt,
qui plus tard, suivant son zèle, son inspiration, probablement son in-
térêt.
VI
1 Le procès-verbal de Pierre Cauchon nomme quinze docteurs seulement, tandis que l’intitulé du
Chapitre en annonce seize (Q. I, 337). Ce sont, d’après le procès-verbal, Emengard, Beaupère, Bou-
cher, Touraine, Midy, Miget, du Quesnoy, Nibat, Houdanc, Lefèvre, Maurice, Théronde, Feuillet,
Dupru, Carpentier, Haitou, Dubois, Coppequesne, de la Pierre, Courcelles, Loyseleur.
2 Ibid.
3 Ibid., 339, 340.
LES DOUZE ARTICLES 649
Cauchon prit le parti d’en venir avec les chanoines aux grands moyens.
Il leur fit adresser une convocation le 13 pour le 14. Les bénéficiers dé-
faillants seraient privés de distributions pécuniaires, une semaine 1. Ils
obtempérèrent. Mais ils prouvèrent que délibérer n’est pas se soumet-
tre. Leur conclusion ne fut pas pour causer toute joie à l’Évêque prési-
dent : « Lisez à la détenue, répondirent-ils, et en français, les douze ar-
ticles. Puis éclairez-la charitablement ». C’était signifier à mots presque
pas couverts que le droit était audacieusement foulé aux pieds, par le
seul fait que l’accusée ignorait les termes de l’accusation.
Cauchon se rembrunit.
Cependant les consultations arrivaient : Denys Gastinel, Basset,
Gilles de Fécamp, Guesdon, Maugier, Brullot, Vendères, Deschamps,
Caval, de Barbery, Alespée, de Castillon, Bonesgue, Guérin, Morel,
Jean du Quesnoi, les onze avocats de la curie Rouennaise, Philibert de
Coutances, Zanon de Lisieux, Saint-Avit d’Avranches, les abbés de
Jumièges et de Cormeilles, Roussel, Minier, Pigache, Grouchet, Du-
bois, déféraient à l’ordonnance du 5, les uns après les autres.
Ils ne furent point unanimes.
Une dizaine furent de l’avis relaté plus haut, l’avis des vingt et un 2.
C’était bref, commode, et ils le crurent – en quoi ils se trompaient –
moins compromettant.
Il serait dommage de ne pas se donner une idée de la manière dont
cette sorte d’adhésion fut exprimée. On a voulu faire passer cela pour
un modèle de style ecclésiastique. Non, tout de même. Citons la lettre
de l’abbé de Fécamp à Pierre Cauchon :
« Très Révérend Père et Maître éminent, Vous désirez avoir mon
opinion sur ces douze articles ? Mais les docteurs présentement à
Rouen viennent de donner la leur. Après de si grands Maîtres, tels que
peut-être on n’en trouverait pas dans l’univers, que pourrait concevoir
mon ignorance ou enfanter ma parole inhabile ? Rien ; absolument
rien ! ». Conclusion : l’abbé de Fécamp opine avec les vingt et un.
Plusieurs, par exemple Gastinel chanoine de Rouen, Philibert de
Montjeu évêque de Coutances, Zanon de Castiglione évêque de Li-
sieux, Aubert, Morel, du Quesnoi, prirent les mêmes conclusions que
les vingt et un ; mais sans leur faire d’adhésion explicite ; ils décident
sous leur responsabilité propre.
Les plus osés dirent ou qu’il n’était pas impossible que les visions
de Jeanne vinssent de Dieu, et de même les ordres qu’elle prétendait
1Registre capitulaire.
2 Ce furent : Gilles de Fécamp, le Franciscain Guesdon, Maugier, Brullot, Vendères, Deschamps,
Caval, de Barbery, Alespée, Castillon, Guérin.
650 LA SAINTE DE LA PATRIE
en avoir reçus, bien que cette origine ne leur fût pas absolument dé-
montrée 1 ; ou que la cause était assez difficile pour être déférée soit au
siège apostolique, soit au « général Concile 2. L’honneur de la Majesté
royale, celui des juges, le repos, la pacification des consciences, gagne-
raient 3 à la prise en considération de cette mesure ».
Ceux-là furent mal accueillis. Grouchet, Pigache et Minier qui en
étaient, furent traités en méchants écoliers dignes de la férule. Cau-
chon les convoqua : « C’est vous, dit-il, vous qui vous mêlez de soute-
nir de pareilles opinions ! » 4.
Saint-Avit, évêque d’Avranches, vieillard vénérable, depuis long-
temps à Rouen sous la surveillance de l’Angleterre, ne fut pas épargné.
Il subit les injurieuses remontrances de « Bénédicité » 5.
VII
Mais toutes ces voix n’étaient que des chalumeaux, toutes ces lu-
mières de la demi-nuit, en comparaison de la grande voix, du grand
astre, l’Université de Paris. C’était d’elle qu’on attendait non pas une
détermination, mais la détermination, le mot qui décide tout, tranche
tout, finit tout.
Et comme l’Alma mater, « l’œil de la vérité », « le soleil du
monde », devait se traiter d’une certaine façon, ce ne fut point un vul-
gaire courrier qui lui porta les douze articles ; ce furent, avec missive
spéciale du roi Henri, quatre docteurs éminents : Beaupère, Touraine,
Midy, Feuillet. Et ils purent bien figurer, ayant été bien payés. « Hen-
ry, par la grâce de Dieu roy de France et d’Angleterre… charge son
bien-aimé Pierre Sureau de payer à eux de ses finances de Norman-
die… cent livres tournois pour une fois. C’est à savoir à chacun d’eux
vingt-cinq livres » 6.
Le recteur qu’ils trouvèrent en charge se nommait Pierre de Gonda
ou de Gouda, maître ès arts 7. Il réunit le 29 avril 8 ses collègues à
Saint-Bernard, fit ouvrir le pli qui accréditait les envoyés royaux, or-
donna la lecture des douze articles. L’un des « ambassadeurs du sei-
gneur Roi » pérora sur l’affaire. On ne sait lequel. Gouda lui répondit :
– Elle est grave, difficile, ardue, la question qui nous est soumise.
Elle concerne la foi orthodoxe, la religion chrétienne, les règles saintes.
1 Jean Basset, Q. I, 343 ; Minier, Pigache, Grouchet, Q. I, 369, 370 ; les onze avocats, Q. I, 358.
2 Jean de Saint-Avit, évêque d’Avranches, Q. II, 6 ; Raoul le Sauvage, Q. I, 374.
3 Ibid.
4 Grouchet, Q. II, 359.
5 « Bénédicité », surnom de d’Estivet. Ysambart de la Pierre, Q. II, 348.
6 Q. V, 203.
7 Q. I, 411.
8 Ibid., 413.
LES DOUZE ARTICLES 651
1 Q. I, 414.
2 Ibid., 416, 417.
652 LA SAINTE DE LA PATRIE
de l’oublier. À leur éloge 1, ils furent moins prolixes que les théolo-
giens. Arrivés à l’article VI, ils s’arrêtèrent. Ils avaient vu que les six
derniers numéros n’étaient que de vagues redites.
VIII
Lecture ayant été ouïe de ces déterminations, le Recteur demanda
si les facultés de Théologie et de Décret les avaient adoptées à l’una-
nimité.
– Oui, répondit Jean de Troyes, doyen de la Théologie.
– Oui, reprit Guerould Boissel, doyen du Décret.
– Eh bien, que l’Université veuille déclarer si elle entend les faire
siennes, conclut le Recteur.
Les diverses facultés et les nations se retirèrent, chacune dans le
lieu de leurs séances. Elles rapportèrent un acte d’adhésion : personne
n’avait contredit.
Beaupère, Midy, Touraine, demandèrent qu’il leur fût délivré de
tout, délibérations et qualifications, des copies authentiques. Ce fut
fait 2.
Les Maîtres y joignirent de belles lettres d’envoi « à très excellent,
très hault et très puissant prince le Roy de France et d’Angleterre
(Henri VI), notre très redoubté et souverain Seigneur » 3, ainsi qu’au
« Révérend Père et Seigneur… dont l’ardeur immense d’une très sin-
gulière charité…, le travail assidu…, la vigilance pastorale, brillent d’un
si vif éclat, Pierre Cauchon » 4.
Puis ce furent des congratulations sans fin : « La pureté de la foi al-
lait être vengée…, les escandes (scandales) de ceste femme allaient être
châtiés…, les envoyés de Rouen, nos suppôts et très honorés maîtres,
avaient bien accompli leur mission…, mais l’Université avait, elle aus-
si, bien fait sa tâche, avec très grandes diligences, par sainctes et intè-
gres affections, sans épargner paines, personnes et facultés.
« Toutefois il convenait que son excellente haultesse (le Roy) me-
nât à fin ceste matière très briefvement, et par justice », etc., etc. 5.
Le petit roi Henri VI ne pouvait rien comprendre à ces recomman-
dations ; mais son Conseil y entendait fort bien.
À Pierre Cauchon, les Parisiens souhaitaient en retour de son zèle
« que le Prince des Pasteurs, quand il apparaîtra, donnât à sa révé-
1 Q. I, 416, 417.
2 Ibid., 420, 421.
3 Lettre de l’Université à Henri VI, ibid., 407.
4 Lettre de l’Université à Pierre Cauchon, ibid., 409, 410.
5 Lettre de l’Université à Henri VI, ibid., 407, 408.
LES DOUZE ARTICLES 653
Du 18 avril au 23 mai
I
Si la plume était capable de quelque sourire ironique et doulou-
reux, lui serait-il bien possible de se contenir en traçant cette demi-
douzaine de mots : les admonestations charitables de Pierre Cau-
chon ?
Il faut cependant se résigner à les écrire. Nous devons en effet ca-
ractériser de ce nom générique – bien que la première seule le porte
explicitement – quatre procédures qui eurent apparemment pour but
de ramener Jeanne, mais furent en réalité destinées à consommer sa
perte.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 655
bonne venait vous dire qu’elle a eu des révélations de par Dieu tou-
chant votre fait, la croiriez-vous ? (Que signifie cela ? avaient-ils l’in-
tention de susciter contre Jeanne quelque prétendue inspirée ? Quel-
que fausse mystique leur avait-elle fait des confidences spontanées ?).
Jeanne rabattit d’un mot leurs espoirs, s’ils en avaient conçu de ce
genre.
– Il n’y a chrétien au monde chargé d’une révélation me concernant
duquel je ne susse s’il dit vrai ou faux, car je le saurais par saintes Ca-
therine et Marguerite.
– Dieu ne peut-il donc révéler quelque chose à une sainte créature
sans que vous en soyez informée ?
– Assurément oui. Mais ni homme ni femme n’aurait ma foi s’il ne
me donnait un signe.
– Croyez-vous à la sainte Écriture ?
– Vous le savez bien. Certes oui, j’y crois.
– Voulez-vous vous soumettre à l’Église vous et vos faits ?
– Quoi qu’il s’en puisse suivre, je vous ai dit là-dessus ce que j’avais
à vous dire au cours du procès, je n’en ferai ni dirai autre chose 1.
Ici intervinrent les Maîtres présents 2. Ce dut n’être pas court ; ils
parlèrent tous, si l’on s’en rapporte au procès-verbal. Ils exhortèrent
Jeanne à se soumettre à eux qui étaient l’Église. Ils lui citèrent de
nombreuses règles et nombreux exemples tirés de l’Écriture. Ils rivali-
sèrent de zèle et d’éloquence. Nicolas Midy, au cours de son exhorta-
tion, sut amener ce texte de saint Matthieu : « Si quelqu’un n’écoute
pas l’Église, qu’il soit comme un païen ou un publicain » 3. Il semble
que ses collègues l’aient beaucoup admiré 4. La conclusion surtout pa-
rut imposante.
– Jeanne, si vous ne voulez vous soumettre, il nous faudra vous
abandonner comme une Sarrasine.
Jeanne répondit simplement et doucement :
– Je suis une chrétienne, bien baptisée : je mourrai comme une
bonne chrétienne.
– Puisque vous requérez l’Église de vous donner l’Eucharistie, ne
voulez-vous pas vous soumettre à elle, et nous vous permettrons de
communier ?
Ce marchandage ne convint pas à la Sainte de la Patrie.
du procès, à raison de ses sympathies pour Jeanne (Manchon, Q. III, 153). Nous en serions étonné
nous-même. Cependant l’intervention de l’archidiacre pourrait s’expliquer même après quelque
orage entre lui et l’Evêque de Beauvais, supposé qu’il eût donné de très sérieux gages de repentir, ce
qui, tout pesé, n’est pas impossible. Il eût apporté à son nouveau rôle la ferveur d’un converti.
4 DE BEAUREPAIRE, Les juges du Procès de Condamnation. Son prédécesseur à ce titre avait été
Jeanne était fixée sur ces propos qu’elle avait entendus souvent.
Elle leva les yeux vers l’archidiacre :
– « Lisez votre livre, lui dit-elle ; je vous répondrai. Je me actens à
Dieu (je m’en rapporte à Dieu) mon Créateur, de tout ; je l’aime de
tout mon cœur » 1.
– Avez-vous quelque chose de plus à dire sur notre monition géné-
rale ?
D’un mot bref, elle déclina la compétence du Docteur en ce qui
concernait une révélation dont rien ne pouvait la faire douter.
– Je m’en actens à mon juge ; c’est le Roy du ciel et de la terre 2.
L’archidiacre n’insista point, il déroula ses notes.
Elles comprenaient six numéros. C’était : un rappel à l’humilité que
Jeanne devait concevoir en face de gens plus sages et plus instruits
qu’elle 3 ; un mensonge avéré sur le refus par elle opposé de se soumet-
tre à qui que ce soit de l’Église militante 4, car enfin elle s’était ouverte
aux docteurs de Poitiers, elle avait demandé d’être conduite devant le
Pape ou le Concile général, et Châtillon ne l’ignorait pas ; c’était une
diatribe contre son habit d’homme et la coupe de ses cheveux, tenue
indécente, scandaleuse, d’hérétique et de blasphématrice 5 ; c’était une
défiguration systématique et un retournement absolu de ses appari-
tions. Quelle menteuse que cette Jeanne d’attribuer à des Voix ces pré-
ceptes qu’elles n’ont pu lui donner ! Quelle niaise de croire que ce sont
des saintes, des anges, qui lui apparaissent sous de telles formes et en
de telles circonstances ! Quelle obstinée de s’entêter en une conviction
que ne partagent pas de si notables docteurs ! Quelle superbe de se
croire digne, elle un rien, de pareilles visions ! Quelle ignorante de ne
pas savoir que le diable est mêlé aux recherches présomptueuses et se
transforme en ange de lumière ! 6. Ainsi, l’archidiacre Châtillon com-
prenait-il « une salutaire exhortation ». Étant posé que la Sainte de la
Patrie n’avait rien fait que de mal, ses prophéties étaient une usurpa-
tion de ce qui appartient à Dieu seul, sa confiance que la tentative de
Beauvoir lui avait été pardonnée une insupportable témérité, ses res-
pects pour les saints de l’idolâtrie, sa foi en ce qu’elle appelle sainte
Catherine et sainte Marguerite un crime contre la foi 7.
Comme conclusion :
1 Jeanne, Q. I, 385.
2 Ibid., 385.
3 Châtillon, nº I, Q. I, 380.
4 Ibid., nº II, 380.
5 Ibid., nº III, 388.
6 Ibid., nº V, 389, 390.
7 Ibid., nº VI, 391, 392.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 663
1 Ne jamais perdre de vue dans tout le cours de ce débat la doctrine de Suarez exposée plus haut,
concernant l’adhésion de foi que doivent à une révélation privée ceux qui vraiment en furent favo-
risés.
664 LA SAINTE DE LA PATRIE
– Mais en disant que c’est Dieu et les saints qui vous conseillent
pareillement, vous les blasphémez !
– Je ne les blasphème point.
– Allons ! prenez un autre costume ; il le faut : nous vous en aver-
tissons.
– Non.
– Quand sainte Catherine et sainte Marguerite vous visitent, vous
signez-vous ?
– Quelquefois oui, quelquefois non.
– Vos révélations sont-elles de Dieu ?
– De Dieu certainement.
– Le signe que vous donnâtes à votre roi… voyons, voulez-vous que
nous demandions à ceux de votre parti, l’archevêque de Reims, Bous-
sac, Charles de Bourbon, La Hire, La Trémouille, ceux qui ont vu la
couronne, quel il fut ?
Ainsi la prétendue monition charitable déviait-elle, se muait-elle en
interrogatoire, aboutissant au point vif : le signe du roi. Le seigneur
archidiacre perdit son temps, non moins que les autres. Jeanne était
toujours en éveil sur cet objet.
– Donnez-moi un messager et je leur écrirai de tout ce procès 1.
Mais que ce ne soit pas vous autres qui écriviez.
– C’est témérité de prétendre que vous connaissez l’avenir.
– C’est de Dieu que je la tiens, si j’en ai la connaissance.
– On vous amènera deux, trois, quatre chevaliers de votre parti
avec un sauf-conduit, et vous vous en rapporterez à eux de vos révéla-
tions.
– Eh bien, faites-les venir. Je leur parlerai.
– Voulez-vous vous en rapporter aux Maîtres de Poitiers qui vous
interrogèrent et vous soumettre à eux ?
De cette fois, c’était trop. Si Jeanne eût répondu oui, ils auraient ré-
torqué : les Maîtres de Rouen valent bien ceux de Poitiers ; l’Église de
Rouen égale celle de Poitiers. C’était la réouverture d’une discussion
interminable. Elle eut un haut-le-cœur de dégoût et prit le parti de
rompre net. Certaine de son fait par la divine lumière que ses Voix lui
avaient apportée et par les prodiges qu’elle avait opérés, ayant pleine
conscience que, livrée à ses seules forces, elle eût été absolument inca-
pable de l’œuvre qu’elle avait accomplie ; vengeresse du surnaturel
1 M. le comte de Maleyssie a cru voir dans ce passage la preuve que Jeanne avait appris à écrire a
1 Q. I, 399.
2 Le Parmentier, Q. III, 185.
3 Q. III, 185. Il est traité « d’honestus vir » au procès de réhabilitation.
4 Le Parmentier, Q. III, 185.
5 Ibid.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 667
ordres – c’était cela – venus de Paris, bien que Jeanne eût déjà reçu
trois admonestations, ils en décrétèrent une quatrième.
Mais comme il fallait aboutir, après cette suprême instance près de
la coupable, on conclurait le procès ; ce serait l’affaire d’une séance.
D’ailleurs cette terminaison rapide entrevue par tous, était bien
celle que l’Université avait suggérée au Grand Conseil d’Angleterre 1 :
« Il faut une justice menée à fin brièvement », c’est-à-dire, sauf rési-
piscence, il faut l’abandon immédiat au bras séculier 2.
Plusieurs avaient certainement espéré que la dernière monition se-
rait publique. Ainsi ils auraient pu réclamer et obtenir que les douze
articles fussent lus à Jeanne et compris d’elle. Cette mesure leur pa-
raissait d’autant plus indispensable, qu’ils n’ignoraient pas le refus de
contresigner opposé par les notaires, pour non-identité de leur minute
et des articles.
Ils furent vite détrompés. Pierre Cauchon ne voulut pas. Il leur si-
gnifia brusquement, sans façon, qu’il n’avait aucun besoin d’eux pour
cette ultime monition, quoiqu’ils tinssent à y prendre part, même
parce qu’ils y tenaient.
« Seigneurs et maîtres très vénérés, nous vous rendons grâces.
Nous avertirons charitablement cette Jeanne une fois encore de ren-
trer dans le chemin de la vérité où elle trouvera le salut de son corps et
celui de son âme. Nous procéderons ensuite, conformément à votre
bonne délibération et à vos sages conseils, aux autres choses qui res-
tent à faire, c’est-à-dire que nous déclarerons les débats terminés et
nous fixerons un jour pour rendre le jugement » 3.
VIII
La préparation de l’admonestation réclamée par l’Université prit
quatre jours.
Ce n’était pas trop. Il y avait plus d’une affaire importante à arran-
ger : trouver les hommes de confiance qui assisteraient à l’affaire. On
les voulait considérables par leur situation, mais très anglais par leurs
attaches. Considérables, ils donneraient confiance ; anglais par leurs
attaches, ils fermeraient plus aisément les yeux sur les tares substan-
tielles de la procédure : cette différence entre les articles et la minute,
cette inexplication des mêmes articles à Jeanne ; ce qui équivalait à
son assassinat, la tête au fond d’un sac, suivant l’expression populaire.
L’Évêque pensa donc à Châtillon qui s’était bien tenu récemment, à
Beaupère le docile, le fidèle de toujours, à Nicolas Midy qui prêcha la
l’arbre des fées. Le bruit court que les fées fréquentent cet arbre et
cette fontaine, que beaucoup de fiévreux s’y rendent pour recouvrer la
santé, bien qu’ils soient situés en un lieu profane.
« Là et ailleurs la certaine femme les a vénérées. Elle dit de plus
que sainte Catherine et sainte Marguerite lui apparaissent couronnées
de couronnes fort précieuses.
« Plusieurs fois elles dirent à la même femme, de la part de Dieu,
qu’elle devait aller trouver un certain prince séculier, pour lui promet-
tre que par son secours et le moyen de ses travaux, il recouvrerait un
grand domaine temporel, des honneurs mondains, et qu’il obtiendrait
la victoire sur ses adversaires. Le même prince recevrait la dite femme,
lui confierait des armes et une armée pour exécuter ces promesses.
« Les dites sainte Catherine et sainte Marguerite ont prescrit à la
même femme, de la part de Dieu, de prendre et de porter l’habit
d’homme, qu’elle a porté et porte encore, la prescription devant être
suivie avec persévérance ; tellement que la femme elle-même a dit
qu’elle aimait mieux mourir que de quitter cet habit, disant cela sim-
plement parfois, et d’autres fois disant : « À moins que ce soit sur
l’ordre de Dieu ».
« Elle préfère même ne pas assister à la messe, et être privée de la
sainte Eucharistie dans le temps prescrit, que de quitter l’habit
d’homme et de reprendre l’habit de femme.
« Les Saintes étaient favorables à la dite femme, quand à l’insu et
contre la volonté de ses parents, elle s’évada de la maison paternelle et
se mit dans la société des gens de guerre, jour et nuit s’entretenant
avec eux, jamais ou rarement n’ayant avec elle une autre femme.
« Les dites Saintes ont dit et prescrit à la même femme beaucoup
d’autres choses en vertu desquelles elle se dit envoyée par le Dieu du
ciel et par l’Église triomphante des saints qui jouissent déjà de la béa-
titude, à qui elle soumet toutes ses bonnes actions ; mais à l’Église mi-
litante elle a différé et diffère de se soumettre, elle, ses actes, ses paro-
les. Plusieurs fois avertie et requise de le faire, elle dit qu’il lui est im-
possible de faire le contraire de ce qu’elle a affirmé dans son procès ;
qu’elle l’a fait par l’ordre de Dieu et qu’elle ne s’en rapporterait sur ces
choses à la détermination ou au jugement d’aucun homme vivant,
mais seulement au jugement de Dieu.
« Elles ont révélé à la même femme qu’elle sera sauvée dans la
gloire des Bienheureux, et que le salut de son âme sera acquis, si elle
conserve sa virginité qu’elle leur a vouée, la première fois qu’elle les a
vues et entendues.
« En raison de cette révélation, la dite femme assure qu’elle est
aussi certaine de son salut que si elle était présentement et de fait dans
le royaume des cieux ».
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 673
1 On se rappelle que ni Manchon, ni Touraine, ni qui que ce soit, semble-t-il, ne savaient au juste
1 Psalm. LI, 4.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 675
vous l’auriez condamné. Et vous (car il faut que revienne l’éternel so-
phisme qui consiste à dire que Jeanne est tenue de croire qu’elle n’a eu
ni apparitions ni mission, que l’Église lui impose ce devoir), et vous
qui avez été enfantée dans la foi au Christ, qui avez été baptisée et êtes
ainsi devenue la fille de l’Église et l’épouse de Jésus-Christ, que faites-
vous quand vous n’obéissez pas aux officiers du Christ, c’est-à-dire aux
Prélats ?…
« Ah ! n’ayez pas de respect humain…, ne regrettez pas les hon-
neurs dont vous avez joui… Préférez à tout l’honneur de Dieu et votre
salut… Si vous ne vous soumettez pas à l’Église, vous vous retirez
d’elle…, vous errez contre l’article Unam sanctam. Souvenez-vous que
vous n’avez jamais rencontré aucun prélat ni autre ecclésiastique qui
vous ait informée sérieusement ».
Aucun prélat ! Aucun ecclésiastique !… Mais les Docteurs de Poi-
tiers n’étaient-ils pas des Ecclésiastiques et des Prélats ?
Maurice acheva :
« Vu ces choses, de par Monseigneur de Beauvais et de par Mon-
seigneur le vicaire de l’Inquisiteur, vos juges, je vous avertis, je vous
supplie, je vous conjure par la pitié que vous professez pour la passion
de votre Créateur, par le soin que vous avez du salut de votre âme et de
votre corps, d’obéir à l’Église, de subir son jugement dans les choses
qui ont été dites. En agissant ainsi vous sauverez votre âme et, je le
crois, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites pas, si vous per-
sévérez, sachez que votre âme sera enfouie dans la damnation ; et je
crains fort la destruction de votre corps. De ces malheurs daigne vous
préserver Jésus-Christ ! » 1.
XI
La harangue est habile, toute de câlineries et de menaces, de dissi-
mulations et de ruses. Moins enracinée dans ses surnaturelles certitu-
des, moins gardée par ses surnaturelles visiteuses, Jeanne eût peut-
être trébuché.
Dieu veillait. Son âme ne fut point diminuée.
La Sainte de la Patrie releva ses regards vers Maurice, et elle pro-
nonça gravement :
– Quant aux dits et aux faits que j’ai déclarés au procès, je m’y rap-
porte et veux les soutenir.
Quelqu’un a écrit en marge du manuscrit, en cet endroit même :
Responsio superba ! réponse superbe. Oui assurément, c’est superbe
comme le témoignage que le martyr rend à la vérité !
1 Jeanne, Q. I, 441.
2 QUICHERAT, I, 441, 442.
3 Ibid., 442.
4 Manchon, Q. III, 146.
678 LA SAINTE DE LA PATRIE
Ce que nous apprenons par Manchon, bien placé pour savoir, c’est
que le prêchement 1 en vue d’obtenir la rétractation de Jeanne fut dé-
cidé. Erard reçut certainement commission de préparer son discours à
la sainte inculpée – ce qui signifiait de la salir de son mieux –, et pro-
bablement Beaupère de l’aller visiter dès le petit matin – ce qui signi-
fiait de la duper –. Les deux formules susceptibles d’être souscrites par
Jeanne, les deux conclusions de sentences éventuelles, qui se trouve-
ront à point, dès le petit jour demain, durent être ébauchées au moins.
Inutiles efforts ; plus ils font de fumée, plus l’astre monte et brille.
Ils la tueront ; mais ils se déshonoreront.
I
Le lendemain de cette clôture vint comme tous les lendemains, à
son heure ; trop tôt cependant au gré de quelques-uns ; et chose cu-
rieuse, les gens qui eurent l’impression que le soleil aurait dû retarder
son lever se trouvèrent du côté des Juges.
Quand il partit de sa maison, Erard chargé depuis la veille « du
preschement », si anglais fût-il et quoique se rendant à la plus anglaise
des besognes, ne put s’empêcher de dire à son homme de confiance
Lenozolles : Je vais prêcher Jeanne ; j’aimerais mieux aller en Flandre.
Qu’est-ce que cette répugnance ? L’œuvre se montrait-elle donc si
embarrassante ? Supposé qu’elle offrît tant de difficultés, qu’étaient-
elles, d’où provenaient-elles ?
Afin de les bien comprendre, surtout afin de bien comprendre la
comédie qui va se jouer, en attendant la tragédie finale, il faut préciser
la position des parties en présence.
680 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 En 1451, le Cordelier Ferré y fut « présent », pour avoir publié sans autorisation des miracles
1 Erard, Q. I, 444.
2 Massieu, Q. II, 16, 17.
3 Ibid., 17, 335.
4 Ibid.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 685
V
Nul appel ne pouvait être plus positif. Canoniquement il retirait la
procédure aux Maîtres de Rouen : « L’appel survenant, dit Eymeric
dans son Directorium, les inquisiteurs (Cauchon et Le Maître agis-
saient comme inquisiteurs) enverront le procès scellé à la cour Ro-
maine. Ils ne doivent rien tenter qui puisse gêner l’appel. Il faut remet-
tre les appelants à leurs juges 1 de Rome ».
À dater de ce moment au moins – nous disons au moins, car le
nom du Pape avait déjà retenti dans le prétoire de Pierre Cauchon, on
s’en souvient –, les juges ont le moyen, disposant de la force, de conti-
nuer des actes apparemment de juges ; dans la réalité profonde, ils
n’ont plus le haut pouvoir de justice ; ils sont des fantômes, des simu-
lacres de ce qu’ils prétendent être.
L’émoi dut être réel parmi ces canonistes. Pierre Cauchon, payant
d’audace, commença vite le prononcé de la sentence qu’il tenait en ré-
serve :
« Au nom du Seigneur. Amen. Tout pasteur qui veut soigner fidè-
lement le troupeau du Maître, se dressera toujours sur la brèche, alors
que le perfide semeur de mensonges et de fraudes s’efforce d’empoi-
sonner le bercail du Christ, pour repousser avec une vigilance obstinée
de si pernicieuses tentatives. Ce devoir est plus urgent encore en nos
temps pleins de dangers, auxquels semble s’appliquer l’avertissement
de l’apôtre, qu’il apparaîtra des faux prophètes avec des sectes de per-
dition et d’erreur, lesquels seraient capables d’entraîner les fidèles, si
notre sainte Mère l’Église n’était pas là, avec sa sainte doctrine et ses
sanctions canoniques, pour repousser de funestes inventions.
« Comme il est que toi Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, tu
as été defférée et évoquée en matière de foi devant nous, Pierre, par la
miséricorde de Dieu évêque de Beauvais, et devant Frère Jean Le Maî-
tre, vicaire en cette ville de son Excellence Jehan Graverent, Inquisi-
teur de France, pour répondre de tes mensonges et graves scélérates-
ses ; il advient que vu la suite de ton procès, tes réponses, tes aveux,
tes affirmations ; attendu la célèbre délibération des Maîtres en théo-
logie et en Décret de l’Université de Paris, même de l’Université en-
tière ; attendu les consultations de Prélats, de docteurs, de Maîtres ;
après conseil et mûre délibération avec de zélés chrétiens ; considéré,
pesé, tout ce qui doit être considéré et pesé ; considéré tout ce qui peut
mouvoir un bon juge, nous, n’ayant sous les yeux que le Christ et
processus clausos et sigillatos ad Romanam Curiam mittant, nec inquisitores curent in agere con-
tra appelantes sed dimittant eos prædictis suis judicibus judicandos (BYMERICI, Directorium, 460).
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 687
Erard tire un papier sur lequel il avait écrit une formule d’abjura-
tion ; puis revenant à son naturel, violemment il criait après avoir lu le
papier :
– Abjurez ; révoquez 1.
– Abjurer ?… Je ne sais ce que c’est.
– Expliquez-le-lui, commanda-t-il à Massieu.
Massieu s’excuse. Ce ministère ne le concerne pas 2. Erard insiste.
Massieu se décide, et vaille que vaille, il dit :
– Abjurer, voici ce que c’est. Si vous allez à rencontre de ce qui
vient de vous être lu, vous serez arse 3.
Loyseleur s’approche :
– Jeanne, faites ce que je vous ai conseillé, reprenez l’habit de
femme 4.
De concert, Erard et lui, très au courant des répugnances de Jeanne
sur ce point et de leur motif, promettent qu’elle sera remise aux mains
d’une femme.
La foule cependant, semblable au chœur antique, se mêle à la tra-
gédie. La vierge couronnée de courage et de victoires, de douleurs et
de résignations, l’émeut :
– Jeanne, supplie-t-elle, signez ! signez ! ne vous faites pas mou-
rir 5.
Massieu voit le péril auquel la Sainte de la Patrie est exposée 6. Re-
fuse-t-elle de signer le papier d’Erard ? Ils vont peut-être la brûler. Le
signe-t-elle ? Ils la reprendront de façon ou d’autre. L’intervention de
Loyseleur, « l’homme bien plus fait pour la décevoir que pour la con-
duire », ajoute à son anxiété. Il lui paraît qu’il serait bon de gagner du
temps, ou comme les juristes d’alors parlaient, « de tirer le procès en
longueur » 7. Elle en a appelé sur le fond au Pape et au Concile. Les ju-
ges passent outre ; ils veulent la contraindre à signer ; qu’elle les pour-
suive d’un second appel ; qu’elle déclare s’en rapporter au Pape si elle
doit signer. C’était bien la logique de la situation. Et tout en lui relisant
la cédule d’Erard, Massieu lui glisse parmi le tapage :
– Appelez-en à l’Église universelle pour savoir si vous devez signer
ou non 8.
Jeanne saisit.
– Je veux que votre cédule soit vue par l’Église, qu’elle en délibère,
qu’elle prononce si je dois signer ou non ; que d’ici là on me soustraie à
ces Anglais, qu’on me mette en prison d’Église 1.
Erard se dépite. Il soupçonne d’où part l’avis.
– Que lui as-tu conté ? demande-t-il durement à Massieu.
– Je lui ai lu la cédule et lui ai conseillé de la signer 2.
– Assez, ne lui parle plus.
Et se tournant vers Jeanne :
– Signe de suite ou tu seras brûlée 3.
Ainsi Jeanne se trouva posée dans cette alternative : reprendre son
habit de femme et signer le papier d’Erard, ou monter sur le bûcher.
VII
C’est le moment de chercher quel était ce papier, cette cédule
d’Erard.
D’abord – et très certainement – la cédule était brève.
« Elle comprenait sept ou huit lignes et pas plus », d’après Massieu
qui la connaissait parfaitement, l’ayant lue 4 à l’accusée. « Je suis abso-
lument certain, continuait-il, que ce n’est pas celle dont il est fait men-
tion au procès. Non, ce n’est pas celle qui est insérée au procès, que j’ai
lue à Jeanne et qu’elle a signée ».
« Elle contenait six ou sept lignes sur une feuille de papier plié.
J’étais si près que je pouvais aisément voir les lignes et leur disposi-
tion », rapporte le médecin de La Chambre 5.
« J’étais assez rapproché de l’estrade pour voir ce qui s’y passait et
entendre ce qui s’y disait. Ce fut maître Jean Massieu qui lut à Jeanne
la cédule. Elle contenait environ six lignes de grosse écriture. Elle était
en français et commençait par les mots : Je Jehanne », dépose le no-
taire Taquel 6.
« La lecture de la cédule était à peu près de la longueur d’un Pater
noster », reprend Miget, prieur de Longueville-Giffart 7.
« J’ai vu la cédule. C’était une petite cédule de six ou sept lignes,
me semble-t-il », déclare le chanoine Monnet 8.
1 Q. I, 447, 448.
2 Il en est qui ont voulu y ajouter Jean Moreau. Ils ne le tentèrent qu’en donnant une entorse
grave à la déposition du bourgeois de Rouen : puisqu’il dit en propres termes avoir ignoré ce qui était
sur la cédule. « Quid in eâ (schedula) continebatur, nesciebat ». Tout ce dont il se souvient, c’est que
l’on disait (dicebatur) que Jeanne était une hérétique et qu’elle avait commis le crime de lèse-
majesté, etc. Ce sont les accusations d’Erard dans son « preschement ». Q. III, 194.
3 Massieu, Q. III, 156.
4 Taquel, Q. III, 197.
5 Du Désert, Q. II, 338.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 691
giles. En signe de quoy j’ay signé cette cédule de mon signe » 1. Les pa-
roles entendues par du Désert sont l’équivalent abrégé de cette finale
qui était de style, et qui concordait avec les idées et les sentiments de
Jeanne.
La finale pouvait être réduite pourvu que rien de substantiel n’y
manquât.
Recomposons maintenant en rapprochant ces tronçons disjoints ;
nous trouvons :
« Je Jehanne me garderai de porter à l’avenir les armes, l’habit
d’homme, les cheveux rasés. Je me soumets à la détermination, au ju-
gement, et aux commandements de l’Église, à notre saint Père le Pape.
Et cecy je dis affirmer, et jure par Dieu Tout-Puissant, et les saints
Évangiles. En signe de quoi, j’ai signé ».
Il est difficile, nous semble-t-il, d’arriver à des probabilités plus ap-
prochées et plus vraisemblables, dans la restitution d’une cédule de six
à huit lignes, de la longueur d’un Pater noster.
Le livre des Évangiles sur lequel elle aurait dû jurer ne fut pas ap-
porté. Pourquoi cette solennité, qui était du rite inquisitorial essentiel,
fut-elle omise ? Nous ne pouvons en imaginer qu’une raison. Par peur
des Anglais, cela convint aux juges. La soldatesque de Warwick ne rê-
vait, ne voulait que le bûcher. Tout ce qui lui paraissait destructif de
son farouche espoir lui était une déclaration d’hostilité ; or les Maîtres
n’ignoraient point comment se traduisaient ses colères.
Il était indispensable donc que les traîneurs d’épées et de bâtons ne
comprissent point. Ils n’entendraient sûrement pas le latin de Pierre
Cauchon libérant l’accusée du feu. Mais si l’on apportait un Évangé-
liaire, si Jeanne étendait la main au-dessus, évidemment ils saisiraient
la portée du geste ; et alors quel jeu mèneraient-ils ? Les docteurs s’en
tirèrent par une incorrection ; une de plus, une de moins…
VIII
Le document de cinq ou six lignes présenté par Erard 2, considéré
en lui-même, était inoffensif. Quel mal à ce que Jeanne promît de ne
pas porter les armes à l’avenir, ni l’habit d’homme, ni les cheveux cou-
pés en rond ? Quel mal à ce qu’elle se soumît à la détermination, au
jugement, aux commandements de l’Église ? L’Église, n’était-elle pas,
à son sens, le pape de Rome et, uni à lui, le Concile ?
Alors pourquoi ne signerait-elle point ?
Assurément, mais – car il y avait un mais – les juges, à des mots
possiblement inoffensifs, attachaient un sens qui ne l’était pas. Jeanne
pouvait les entendre d’une façon ; ils voulaient qu’ils fussent entendus
d’une autre.
Après avoir posé en principe qu’ils étaient l’Église, l’Église ensei-
gnante même, vu leur qualité de « clercs instruits », ils concluaient
que, dans le cas où la sainte accusée se soumettrait à la détermination,
au jugement, aux commandements de l’Église, c’est à eux qu’elle aurait
voué obéissance de volonté, assentiment d’esprit. Poussant d’un pas,
ils se croyaient en droit, si Jeanne promettait de ne point reprendre les
armes, ni l’habit d’homme, ni sa chevelure « à la soldat », de soutenir
qu’elle avait avoué n’avoir point reçu du Ciel la mission de se battre
pour la délivrance du pays et le couronnement de son roi ; tel ayant été
le sens par eux attaché, durant le procès entier, à cet engagement.
Équivoque mortelle !
Est-ce que Jeanne l’aperçut ?
Nous écrivons pour dire en loyauté pleine notre pensée :
Nous croyons qu’elle l’aperçut. Sa répugnance avant de prendre
parti, sa tristesse des jours qui vont suivre, bien que l’expression en ait
pu être grossie, certains reproches de ses Voix ne nous semblent ni
niables, ni explicables autrement. Nous le verrons.
Elle hésita longtemps à signer.
Erard se fit plus insistant : Foi d’Erard ! si elle écoutait ses conseils,
elle serait délivrée de sa prison. Il l’en assurait expressément 1.
À la fin, pesant l’innocuité verbale du texte, considérant que de ses
deux sens, elle avait le droit d’adopter celui qui lui était favorable,
prise par l’horreur du bûcher, peut-être même imaginant dans ses ju-
ges une ombre d’honnêteté, qui leur dicterait de ne pas repousser ab-
solument son interprétation, elle se recueillit au milieu du vaste tu-
multe, recourut aux lumières de saint Michel, bien loin de le renier, lui
dit à haute voix : « Dirigez-moi, conseillez-moi » 2, attesta qu’elle
n’entendait rien faire « si ce n’estait pourvu qu’il plust à Notre-
Seigneur » 3, tout cela, au moment même « en l’eure » 4, et finalement
prit le parti de prononcer :
– J’aime mieux signer qu’être arse.
Massieu lui relut la formule d’Erard qu’elle répéta mot pour mot et
souriant 5, elle signa.
Elle souriait ! Elle pensait s’être soustraite à l’horrible prison an-
glaise.
de ce, j’ay signé ceste cédule de mon signe ». Ainsi signée : « Je-
hanne † ».
Il suffit de considérer la dimension de ce morceau pour compren-
dre qu’il ne peut être confondu avec le document bref, de la longueur
d’un Pater, de sept ou huit lignes de grosse écriture, au plus, que nous
savons par témoignages indéniables avoir été lu à Jeanne.
Calot détenait la cédule Vendères 1. Or l’estrade sur laquelle il était
assis, étant fort rapprochée de l’ambon 2 d’Erard, de Massieu et de
Jeanne, il voyait et entendait aussi bien que Toquel, Monnet, de La
Chambre, d’autres, la pièce dont l’huissier donnait lecture. Il aperçut
vite la différence qui existait entre elle et le papier dont il était déposi-
taire. Le sien lui plaisait : violent il en aimait la violence. Il résolut
d’obtenir lui aussi une signature.
Courant donc à l’ambon, il sortit son texte de sa manche 3 et tendit
une plume à la jeune fille.
– Mais je ne sais ni lire ni écrire, répondit celle-ci ; ce qui signifiait :
Comment puis-je signer ce dont je n’ai aucune notion ? 4.
Calot pressait ; il voulait.
Jeanne fit un geste de raillerie impatiente équivalant à un tout mili-
taire « laissez-moi tranquille ». Elle dessina brusquement, de main le-
vée, au bas de la page, une espèce de rond, « quoddam rotundum », en
se moquant « per modum derisionis » 5.
L’Anglais lui saisit le poignet, la contraignit à esquisser un autre si-
gne 6, la croix ou son nom, et s’enfuit. Il lui suffisait.
Il existe une différence qui ne fuira personne entre les deux signa-
tures données par Jeanne à Saint-Ouen. La première, suscription du
document Erard ; la seconde, suscription du document Vendères. La
première suivit une délibération de la sainte accusée, la seconde fut le
résultat d’une raillerie d’elle et d’une violence de Calot.
Quand fut rédigé le récit de cette journée, les juges, de leur libre
choix et en conformité avec un plan réfléchi, les notaires, sous la pres-
1 Nous avons hésité longtemps à identifier le document que fit signer Calot avec la cédule Vendè-
res ; mais nous sommes arrivé à une conviction absolue. D’une part le texte inséré au procès est cer-
tainement la cédule Vendères, nous l’avons vu. D’autre part, quelque peureux que fussent les notai-
res, nous ne pensons point qu’ils eussent laissé passer la pièce Vendères, s’ils n’avaient eu quelque
prétexte de le faire. Le prétexte fut que Cauchon la leur offrit paraphée vaille que vaille. Or il n’y eut
sûrement que deux pièces présentées le jour de Saint-Ouen à Jeanne : la pièce Erard signée libre-
ment, la pièce Calot paraphée par contrainte et dérision ; ce n’est pas la pièce Erard que nous avons,
donc Calot détenait la pièce Vendères.
2 De La Chambre, Q. III, 52.
3 Macy, Q. III, 123.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 697
sion des juges qui ne les laissa jamais indifférents, inscrivirent le texte
Vendères. Ces faibles gens affectèrent de penser que le paraphe cou-
vrait suffisamment leur responsabilité.
Non, l’usage d’une signature pareille était un faux en écriture pu-
blique. Bien plus, résumant le document, ils écrivirent qu’à Saint-Ouen,
Jeanne avait déclaré tenir tout ce que les juges et l’Église « vouldraient
dire et soutenir » ; et encore, « que puisque les gens d’Église disoient
que ses apparicions et révélacions n’estaient pas à soutenir ni à croire,
elle ne les voulait soustenir, mais en tout s’en rapportait aux juges et à
nostre mère saincte Église » 1.
XI
Dieu soit loué, qui prépara ici deux arches pour sauver l’enfant me-
nacée par ce flot de dissimulations.
D’abord, Cauchon en personne lui donna l’occasion de se faire en-
tendre à la postérité.
– Vous avez reconnu, sur l’échafaud de Saint-Ouen, avoir dit, men-
songeusement et par vanterie, que sainte Catherine et sainte Margue-
rite vous apparaissaient.
Jeanne vivement :
– Je ne l’ai jamais entendu ainsi faire ou dire.
– Vous avez révoqué vos apparitions.
– Je n’ai point dit que je les révoquais. Je n’ai pas entendu les ré-
voquer 2.
Puis, il y eut le procès de réhabilitation, sur lequel on ne comptait
point. À cette grande résurrection de tant de cadavres qui déconcerta
tout, des témoins se présentèrent, pour déclarer la longueur et la te-
neur de la cédule authentique, établissant sans l’ombre de débats pos-
sibles le mensonge de l’autre.
Les rédacteurs du procès eurent cependant une bonne fortune :
grâce à l’extorsion de Calot, la scène de Saint-Ouen a pu être intitulée
l’abjuration de Saint-Ouen ; et pas mal d’historiens tombant dans le
rets à eux tendu, ont répété ce titre, sans se rendre compte de la
contre-vérité dont ils étaient victimes.
Erard avait fini son « preschement » ; Cauchon sa sentence ; Calot
sa manœuvre.
La toile se baissa sur la noire comédie.
1 Procès, Q. I, 446.
2 Cauchon, Q. I, 458.
698 LA SAINTE DE LA PATRIE
Loyseleur dit à Jeanne : « Vous avez fait une bonne journée ; s’il
plaît à Dieu, vous avez sauvé votre âme » 1.
Jeanne dit : « Or ça, entre vous, gens d’Église, conduisez-moi en
vos prisons et que je ne sois plus aux mains de ces Anglais » 2.
Cauchon dit à Massieu : « Menez-la où vous l’avez prise » 3.
Warwick dit : « Les affaires du roi vont mal ; elle échappe » 4.
Un Maître lui répondit : « Seigneur, ne vous tourmentez pas ; nous
la reprendrons » 5.
Du 25 au 29 mai
Cruauté de ces cinq jours. – Dès le jeudi après dîner, visite des Maîtres les plus
acharnés contre Jeanne. – Équivoque de leur langage. – Refus de la mettre en pri-
son d’Église, malgré les promesses du matin. – Joie des « houssepailleurs ». –
L’incident de Simon Jeannotin, le tailleur. – Peines intérieures de Jeanne ; elle
examine si elle est tout à fait irréprochable. – Visite manquée de Beaupère et de Mi-
dy ; leur effroi. – Le dimanche de la Trinité, les « houssepailleurs » retirent l’habit
de femme. – Le bruit se répand que la prisonnière a repris l’habit d’homme. – On
veut savoir pourquoi. – Fureur des Anglais. – Lundi, visite de Manchon à Jeanne
avec Pierre Cauchon et quelques assesseurs choisis. – Nouvel interrogatoire de
Jeanne. – Pourquoi avez-vous repris l’habit d’homme ? – Imprécision du procès-
verbal. – Précision de la déposition de Manchon sur le même objet. – Sévérité du
jugement que Jeanne porte sur elle-même ; expliquée par les sévérités habituelles
des saints sur eux-mêmes : la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque ; saint
François d’Assise. – Admirable délicatesse d’âme de Jeanne. – Mardi matin, visite
de d’Estivet et de Massieu ; confidences de Jeanne à l’huissier. – Même jour, Cau-
chon réunit les Docteurs ; leur rappelle les procédures ; leur raconte à sa façon le
dernier interrogatoire de Jeanne, et leur demande ce qu’il doit maintenant faire. –
Coup d’œil sur la législation inquisitoriale au point de vue des droits du bras sécu-
lier. – Avis des Docteurs. – Cauchon procédera suivant le droit et la raison !
I
Les cinq journées qui séparent la scène du cimetière Saint-Ouen de
celle du Vieux-Marché 1 furent d’une exceptionnelle cruauté pour
Jeanne. Peines intérieures, abominables vexations des gardes, interro-
gatoires de mensonge et de déloyauté, rien ne lui fut épargné. Il sem-
ble que Dieu ait voulu donner à son perfectionnement le suprême coup
de ciseau des souffrances les plus rares, les plus exquises.
Elle fut certainement déçue de se voir reconduire à « la Tour des
champs » : on lui avait si bien promis la prison d’Église et un service
de femmes ! Au surplus, bien différé n’est pas perdu ; elle espéra qu’ils
lui tiendraient bientôt parole.
Tandis qu’elle roulait ces pensées, le jeudi après dîner, elle reçut la
visite de quelques-uns des juges conduits par Le Maître.
1 Il prouva en 1419 « n’avoir jamais été Armagnac ou Delphinal » Reg. cap. Il était réputé habile
dans les procédures d’inquisilion. (DE BEAUREPAIRE, Les juges de Rouen, 83).
2 Custel, Q. III, 180 ; Massieu, Q. III, 158.
3 Massieu, Q. III, 158.
4 Ibid., II, 19.
5 Manchon, Q. II, 14.
6 Ibid.
7 Ibid., Q. III, 148 ; II, 14.
8 Q. I, 454.
704 LA SAINTE DE LA PATRIE
précédentes ils ignorent tout ; ils ont été conviés pour faire nombre :
leur complaisance n’est d’ailleurs pas douteuse. Le premier nommé
des trois, Le Camus, chanoine de Reims, docteur en théologie, privé de
son temporel par Charles VII, a reçu en compensation la cure de la
Trinité de Falaise. Il fut un Anglais tellement fougueux que Pierre
Cauchon n’osa jamais lui demander un vote au cours du procès ; il au-
rait été trop suspect de partialité 1.
Mais au point où l’on en est, il n’y a plus de mesure à garder ; il faut
des hommes de tout repos ; on l’appelle. Les autres le valent à peu
près. On devine quel parti Monseigneur de Beauvais en tirera.
La passe était difficile en effet. Il s’agissait de constater la reprise
de l’habit d’homme, sans que filtrât le motif de la reprise. Jeanne par-
lerait ; c’était à prévoir ; qu’importait si ses auditeurs se taisaient ? Les
prisons ne furent-elles pas de tout temps le tombeau des secrets ?
Jeanne en effet ne se tut point. Manchon l’attesta devant les juges
de la réhabilitation. Ainsi répara-t-il, pour l’histoire au moins, le si-
lence qu’il n’eut pas le courage de rompre, lorsqu’il rédigea son procès-
verbal de séance. Voici comment il déposa.
Jeanne, dit-il, fut questionnée. On lui demanda :
– Pourquoi avez-vous repris votre habit d’homme ?
– Vêtue de l’habit de femme, je n’étais pas en sécurité au milieu de
mes gardes, j’ai dû pourvoir à mon honneur.
Puis tout d’un coup se tournant vers l’évêque de Beauvais :
– Évêque, vous le saviez ; et le duc de Warwick le savait aussi. Je
me suis assez plainte à vous. Vous m’aviez promis de me mettre en
prison d’Église, de placer une femme près de moi. Mettez-moi en lieu
sûr, je me vêtirai en femme sans difficulté, comme je vous l’avais dit à
Saint-Ouen 2.
D’après Ysambart de la Pierre, elle aurait ajouté :
– Si vous, Messeigneurs d’Église, m’eussiez menée en vos prisons,
mon aventure ne fût point arrivée 3.
Combien le procès-verbal est alambiqué, fuyant, flou, comparé à
ces dépositions ! Il n’y contredit pas absolument ; mais on sent un tel
désir de les atténuer, de les contourner ! Lisons-le :
– Vous voilà de nouveau avec l’habit d’homme, interpellent les ju-
ges. Quand, pourquoi l’avez-vous repris ?
– Je l’ai repris récemment et laissé l’habit de femme.
1 Jeanne, Q. I. 456.
2 Ibid., 458.
708 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Q. I, 458. Chose digne de remarque et qui prouve une fois de plus que la version latine du pro-
cès est suspecte ; les mots : à l’heure même, qui sont capitaux, y ont été supprimés.
2 Ysambart de la Pierre, Ladvenu, Q. II, 5-8.
3 Massieu, Q. II, 18.
4 Cauchon, Le Maître, trois abbés, ceux de Fécamp, de Saint-Ouen, de Mortemer ; le Prieur de
Longueville ; Châtillon, Emengard, Erard, Bouchier, Nibat, Lefèvre, Guesdon, Maurice, Guêrin, de
Vaux, Marguerie, Vendères, Haiton, Coppequesne, Baudribois, Grouchet, Courcelles, Pinchon, Ales-
pée, Gastinel, Mauger, Caval, Loyseleur, Desjardin, Tiphaine, de la Chambre, de Livet, de Crotoy, Le
Doux, Colombelle, Morelle, Carré, Ladvenu, de la Pierre, du Désert, Carel, Pigache.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 709
« La cause fut alors conclue. Jeudi dernier fut choisi pour rendre la
sentence juridique. Elle fut rédigée conformément aux vues de notre
Illustre Mère et d’après l’avis des Maîtres présents. Une variante avait
été préparée à tout événement, pour le cas où la femme abjurerait, au
preschement solennel de ce jour même à Saint-Ouen. Elle fut sommée
d’obéir aux dits de l’Église ; et comme elle faisait difficulté, la sentence
fut commencée. Avant la fin, elle se soumit à l’Église et aux juges
d’Église ; et suivant la teneur d’une cédule qui lui avait été lue, elle ré-
voqua ses erreurs comme il demeure constant par sa signature.
« En conséquence, elle fut absoute, à la condition qu’elle eût agi
avec un sincère regret. Une pénitence lui fut imposée.
« Ce même jeudi, Messire le sous-inquisiteur et plusieurs Maîtres
l’avertirent qu’elle eût à se tenir en l’obéissance de l’Église. (Toujours
l’Église ; toujours les juges d’Église ; toujours l’équivoque ; même en-
tre eux). Ils l’induisirent à s’habiller en femme. Elle le fit.
« Mais, à la persuasion du Diable, dès la nuit suivante et depuis
plusieurs jours, elle a prétendu que ses Esprits, ses Voix, sont revenus
et lui ont beaucoup parlé. De plus, mal contente de son vêtement fé-
minin, elle a repris le masculin aussitôt qu’elle a pu.
« Hier, les Seigneurs juges, avertis par le cri public, sont retournés
près d’elle. Nous l’avons interrogée et avons constaté ce que nous ve-
nons de dire.
« Les aveux et assertions de Jeanne qui portent la date d’hier vont
vous être lus ; puis vous voudrez bien nous donner votre avis » 1.
La cédule Quotiens avec le paraphe extorqué à Jeanne fut commu-
niquée aux maîtres 2.
VI
Le discours présidentiel ne manquait ni d’audace ni de rouerie.
Il était audacieux de louer Maurice, pour son explication des arti-
cles, en présence des notaires qui leur avaient refusé un contre-seing,
les tenant pour une compilation de faussaire et les déclarant tels ; en
présence aussi des docteurs qui n’avaient pas ignoré le fait.
Surtout, il était bien impossible que les assesseurs n’eussent pas vu
les lacunes du procès-verbal.
Pourquoi ce vague sur les causes du retour de Jeanne à l’habit
d’homme ? Encore plus, cette cédule Quotiens, était-il constant qu’elle
avait été lue à Jeanne ?
Le bruit de l’existence de deux cédules s’était certainement répandu.
Ce monde ecclésiastique, nombreux, causeur, divisé, fort intéressé, sa-
Le mercredi 30 mai
I
Voici un chapitre que l’on voudrait lire dans les documents et puis
écrire à deux genoux. Ce n’est pas d’une fin qu’il s’agit ; c’est d’une
immolation, l’immolation de la Sainte de la Patrie à la Patrie. La Fable
ne trouva rien de mieux, quant à la mort du plus fameux de ses héros,
que de la placer parmi les flammes de l’Œta. La Fable est la Fable. Ce-
pendant le génie subtil et pondéré des poètes de l’Hellade, dont elle est
issue, n’avait ici vu que juste : à certaines vies il faut un terme non
commun. On ne se figure pas Jeanne retournant à Domrémy cultiver
les champs paternels, encore moins épousant un paysan ou bien un
gentilhomme. Le Ciel lui épargna ces disgrâces ; il l’en délivra, comme
lui disaient ses Voix, qu’elle ne comprit bien qu’au moment tout à fait
suprême, par une victoire. Elle fut emportée « sur un char de feu »,
ainsi que l’Hercule de la légende, et mieux l’Élie du quatrième livre des
Rois. Elle a péri pour avoir affirmé sa mission ; elle a affirmé sa mis-
sion pour rendre témoignage à Dieu qui la lui avait donnée, au roi qui
en avait bénéficié, à la France qu’elle avait sauvée. Elle avait bravé la
716 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 QUICHERAT, I, 88.
2 Ibid., 468, 469.
3 Toutmouillé, Q. II, 3.
LA MORT 717
III
Jeanne se trouva enfin seule avec Martin Ladvenu. Elle lui fit sa
confession 1, et demanda l’Eucharistie.
Or Massieu était revenu au château sur les pas de Monseigneur
Pierre. Dévoué à Jeanne, il cherchait l’occasion de lui être utile, rôdant
autour de la prison. Ladvenu le chargea d’aller demander un bon avis
à Cauchon.
– Elle demande la communion, que faut-il faire ?
– Dites à Frère Martin, fit répondre l’évêque, qu’il la lui donne, et
tout ce qu’elle voudra 2.
Un prêtre qui n’est pas nommé, alla chercher le Sacrement. Il
l’apporta comme en cachette, comme honteusement ; sans étole, sans
flambeaux. On voulait bien la communier, mais il fallait que ce fût se-
cret autant que possible. Ils craignaient l’étonnement : Quoi ! le Sa-
crement à cette excommuniée ! D’autre part, leur âme de prêtre criait
à l’idée de lui refuser l’Hostie !… Moyen terme : la lui donner à petit
bruit, sans lumières. Infortunés !
Ladvenu avait du cœur et de la foi. Il ne se prêta pas à cette miséra-
ble politique. Il se fit donner des vêtements sacerdotaux et des cires ;
puis il communia la sainte jeune fille.
Elle ignorait cette consolation depuis son internement à Bouvreuil.
Pas même la messe : pas même le salut à l’Hostie à travers la porte de
la chapelle ! Son émoi sacré n’en fut que plus profond. Elle fondit en
de telles larmes, s’abîma en une humilité si profonde, se recueillit en
une si sincère dévotion, que Ladvenu manquait de termes pour s’en
expliquer : « Cela ne se peut exprimer », convenait-il 3.
À partir de ce moment, Jeanne entre dans la plus élevée des pitiés
et le plus résigné des abandons. L’avertissement sévère, celui que les
martyrs ne refusèrent pas à leurs bourreaux, comme un principe et un
germe de salutaires remords, celui dont nos liturgies ont gardé le sou-
venir et la trace, a été donné. Maintenant, ce sera le silence, interrom-
pu seulement par des pardons, des appels confiants à la suprême mi-
séricorde, la plus décisive des professions de foi, le cri de l’union enfin.
IV
Huit heures ayant sonné, ils déferrèrent Jeanne ; lui passèrent le
vêtement des condamnées au feu 4, une longue chemise en toile écrue
1 De la Pierre, Q. II, 6.
2 Massieu, Q. II, 19 ; De la Pierre, Q. II, 6.
3 Q. I, 471 à 475.
4 De la Pierre, Q. II, 6.
5 Massieu, Q. II, 20.
6 De la Pierre, Q. II, 6.
7 Massieu, Q. II, 20.
724 LA SAINTE DE LA PATRIE
larmes. Et ce n’était pas lui seul qui avait ainsi pleuré, c’étaient encore
les Maîtres, les prélats, véritablement tout le monde. L’argent qu’il
avait reçu à titre d’honoraires lui pesait ; il n’avait pas voulu l’en-
caisser ; « il en avait acheté un petit bréviaire dans lequel il priait pour
elle » 1.
Plusieurs crurent avoir lu « le nom de Jhésus escrit dans les flam-
mes » 2.
Le chanoine Alespée, l’un des juges, protestait qu’il voudrait bien
être où était cette femme.
– Ah ! plût à Dieu que mon âme fût où elle est ! 3.
Le bourreau, un coupe-tête auquel le sang et la douleur humaine
n’avaient jamais fait peur, alla heurter au couvent des Dominicains.
« Il estait frappé et esmeu d’une merveilleuse repentance et terrible
contrition, et comme tout désespéré, craignant de ne jamais savoir
impétrer pardon de ce qu’il avait fait à cette sainte femme » 4.
Jean Tressart, secrétaire du petit roi Henri VI, était agité des pires
pressentiments.
– Tout ce que j’ai vu m’épouvante, avouait-il ; nous sommes per-
dus, pour avoir brûlé cette sainte 5.
X
Vers deux heures, Thierrache crut son travail achevé. Or le cardinal
d’Angleterre, qui mourra dément dans seize ans, après avoir ordonné
l’assassinat de son neveu Glocester, avait prescrit de jeter à la Seine
tous les débris de l’exécution 6.
C’était un serviteur exact que le bourreau Thierrache ; il se fût fait
scrupule d’un manquement à la discipline. Il s’était bien plaint un
moment que « l’eschafault fût trop hault et qu’il ne la povait bonne-
ment et facilement expédier » 7 ; mais maintenant que tout était fini, le
mécontentement s’oubliait. Il avait donc amené son tombereau ; et il y
jetait, à larges pelles, charbons encore fumants, cendres chaudes, os
calcinés, lorsque quelque chose frappa ses yeux. Il regarda de près :
c’étaient bien les entrailles et le cœur de la grande victime ! Le cœur
n’avait pas été mordu par la flamme ; il demeurait plein de sang. La
consigne étant que Jeanne fût « arse », Thierrache conclut qu’il devait
brûler ces restes sacrés. Il versa dessus « de l’huile, du souffre, des
charbons » 1. Rien n’y fit. Ce cœur qui n’avait aimé que son père, sa
« pauvre mère », son roi, la France, ses Voix, la Vierge, « Messire Jé-
sus », était devenu de diamant. Thierrache tira la conséquence.
– Ce fut un miracle évident, dit-il 2.
Alors il se décida brutalement, en bourreau… D’un coup de pelle il
jeta le plus vénérable, le plus pur, le plus sacré des débris dans le tom-
bereau. Un quart d’heure plus tard, du haut du pont Mathilde, tout
allait au fleuve.
Dieu a ses secrets.
Les Hébreux n’eurent rien des restes de Moïse.
Les Français n’ont rien des restes de Jeanne.
Les flots de la belle Seine, hospitaliers et paisibles, ont porté jus-
qu’à la Manche voisine les cendres de l’enfant que les siècles ont appe-
lée et appelleront la Sainte de la Patrie.
1 De la Pierre, Q. II, 7.
2 Ibid.
Chapitre XXXVIII
Du bûcher a la réhabilitation
Crainte que la sainte, même brûlée, inspire à ses ennemis. Cette peur, mauvaise
conseillère et mauvaise politique, leur inspira de rédiger les « actes posthumes ». –
Ces actes frappés de nullité juridique par les notaires, si timides fussent-ils. – Juste
sévérité de Quicherat pour eux. – Quelques-unes de leurs invraisemblances. – Leurs
auteurs. – Lettre à l’empereur, aux rois, aux ducs, aux princes. – Lettre aux prélats
de l’Église. – Lettre au pape et aux cardinaux. – Le populaire fronde les juges. – Ar-
restation et condamnation de Bosquier. – La cour de France est loin de réagir :
« Guillaume le Bergier du Gévaudan ». – Fin de la fortune de l’Angleterre en
France ; mort de Bedfort ; le traité d’Arras. – Preuve nouvelle de l’insouciance de la
cour à l’égard de la mémoire de Jeanne : Dame Claude. – Paris rendu à son roi ; la
bataille de Châtillon et la Guyenne recouvrée : deux prophéties de Jeanne réalisées.
– Charles se ressaisit, il entreprend une réhabilitation de Jeanne par le moyen de
son Grand Conseil : difficulté de cette procédure. – Il s’adresse à d’Estouteville, légat
du pape Nicolas V ; nouvelles difficultés. – Il fait intervenir Isabelle Romée : c’était
le bon moyen. – Calixte III agrée la requête de la pauvre mère. – L’archevêque de
Reims, les évêques de Paris et de Coutances, juges délégués par lui. – Enquêtes à
Orléans, Domrémy, Rouen, Paris, Lyon. – Au bout de huit mois la sentence de réha-
bilitation est rendue. – Calixte III avait réparé, autant que scélératesse pareille se
peut réparer, l’iniquité de Pierre Cauchon.
I
Jeanne a été brûlée. Ses cendres ont été jetées à la Seine. Ses en-
nemis sont-ils en tranquillité ?
Nullement. Ils la craignirent vivante, pour la vigueur de son bras ;
ils la redoutent morte, pour l’injustice dont ils l’accablèrent. Lorsque
leur mauvais coup fut accompli, lorsque fut tombée l’espèce d’ivresse
dans laquelle l’assassin tue, ils virent l’horreur de leur crime, et ne
formèrent qu’un vœu : pouvoir en atténuer la responsabilité devant le
monde et l’histoire, fût-ce par de nouvelles supercheries : la nature du
moyen ne les gênait pas.
Messires Cauchon et Le Maître décidèrent donc une séance nou-
velle fixée au jeudi 7 juin. Le prétexte fut de recueillir certaines paroles
prononcées par Jeanne, au dire des juges, le matin du mercredi 30
mai, in articulo mortis 1, alors qu’elle était à l’article de la mort.
1 QUICHERAT, I, 454.
2 Manchon, Q. II, 10, 342.
3 QUICHERAT, I, 403 ; Manchon, Q. III, 135, etc.
4 Q. I, 477.
5 Manchon, Q. III, 143 ; Taquel, II, 319.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 731
1 Q. I, 481.
2 Toutmouillé, Q. II, 4.
3 Q. I, 484, 485.
4 Courcelles, Q. II, 483.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 733
1 Q. I, 483.
2 Tenor litterarum, Q. I, 485, etc.
734 LA SAINTE DE LA PATRIE
Étant donné que les insulaires avaient pour principe d’être utiles à
leurs amis, on voit la nécessaire conclusion de ces hautes faveurs.
VI
Plus Charles, conciliateur par tempérament, prenait contact avec
les anciens adversaires de la sainte Pucelle, moins il sentait ses impé-
rieuses, ses imprescriptibles obligations à l’égard de sa mémoire. De
quoi, une aventure extraordinaire, presque contemporaine de la paix
d’Arras, fournit une preuve douloureuse.
En 1436 parut au pays de Metz une femme qui, sous le nom de
Claude, réussit à pénétrer dans la haute société du lieu. Elle déclara
subitement être Jeanne d’Arc, revenue en terre.
Payant d’audace, elle commença par donner rendez-vous à Pierre
et à Jean, fils de Jacques et d’Isabelle. Elle les endoctrina si bien de sa
parenté avec eux, qu’elle les persuada ; du moins firent-ils comme s’ils
étaient persuadés. Ils la reconnurent ; c’était leur sœur !
Les cadeaux affluèrent. Le Sire Nicolas Lowe lui donna un roussin
de trente francs et une paire de houseaux ; le sire Aubert de Boulay un
chaperon, car, comme de juste, elle était vêtue en homme ; le sire de
Groigna, une épée. À ses paroles, à plusieurs signes, confessaient les
admirateurs de Claude, « on ne pouvait douter qu’elle fût la pucelle
Jehanne de France ».
Jehanne de France ! Bien que placé indignement, par suite d’une
sotte erreur, comme ce mot émeut sous la plume du vieil historien qui
l’entendit ou le trouva ! 1.
Naturellement il y en avait qui s’étonnaient de tout cela :
– Mais, disaient-ils, Jeanne a été arse à Rouen, en Normandie. Et
puis, que celle-ci fasse donc ce que faisait l’autre.
Dame Claude, qui avait réponse à tout, reprenait qu’elle n’aurait
« puissance avant la Saint-Jean-Baptiste » 2. En attendant, elle voya-
geait, s’installait à Marville chez Jean Quenast, faisait un pèlerinage à
« Nostre Dame de Liesse » en compagnie de « ses frères », et conti-
nuait de recevoir les offrandes de ses dupes : de Joffroy Daix « ung
cheval », de quelques autres plusieurs joyaux. Souffrant impatiem-
ment de rester en place, elle passait bientôt dans le Duché de Luxem-
bourg, où elle devint la familière d’Elisabeth de Gorlitz, nièce du duc
de Bourgogne par alliance. C’est dans la maison de cette princesse
qu’elle rencontra un jeune fou, assez balourd, le fils du Comte de Wur-
temberg, qui s’éprit d’elle : « Il l’aymait très fort ». Elle en profita pour
1 Une victoire dont tout le royaume tremblera, porte le procès-verbal. Lorsque les Juges et les
greffiers de Rouen parlent du roi sans qualificatif, c’est de Henri VI qu’il s’agit ; de même, quand ils
parlent du royaume, ils entendent l’Angleterre.
742 LA SAINTE DE LA PATRIE
IX
Dès sa prise de possession de Rouen, Charles, à moitié libéré déjà,
et saisi par le lieu des souffrances de Jeanne, avait tenté quelque chose
pour sa réhabilitation. Il avait prescrit « à Maistre Guillaume Bouille,
docteur en théologie, son amé et féal conseiller » 1, vu « les faultes et
abbus du procès », de s’enquérir « bien et délégentement » sur ce qui
s’était passé, et d’envoyer ou de porter l’information « close et scellée
par devers lui et les gens de son grand Conseil ».
C’était un premier pas, mais presque un faux pas. Il était plus que
difficile d’évoquer en appel, devant le Grand Conseil, une affaire jugée
par l’Inquisition. Heureuse faute au surplus, qui nous valut des dépo-
sitions auxquelles nous avons recouru plus d’une fois 2.
Bientôt arriva chez nous le cardinal d’Estouteville, archevêque de
Rouen, avec qualité de légat du Pape Nicolas V. Le Pontife, épouvanté
justement de la prise de Constantinople par les Turcs, l’avait chargé de
négocier une réconciliation définitive entre la France et l’Angleterre,
lesquelles, sorties de leurs querelles, pourraient se croiser contre Ma-
homet II. Charles profita de l’arrivée de d’Estouteville pour le saisir de
l’affaire de Jeanne.
De cette fois le juge avait véritablement qualité ; à double titre
même, comme légat et aussi comme archevêque de Rouen. Guillaume
d’Estouteville, de vieille souche normande, traditionnellement très
bonne française, grand homme d’Église et grand homme d’État, entra
du premier coup dans les plans du roi. Il s’associa le dominicain Jean
Bréhal, inquisiteur de France, et commença les procédures. Il entendit
quelques témoins : Manchon, Miget, Ysambart de la Pierre, Cusquel,
Ladvenu.
Tout de même, ce n’était pas encore cela. Le diplomate gênait le
juge : le diplomate avait pour mission de se concilier les Anglais ; et le
juge ne pouvait manquer de les mécontenter. Puis, les loisirs lui fai-
saient défaut. Frappé de ces inconvénients, d’Estouteville remit
l’œuvre à Philippe de la Rose, trésorier de l’Église de Rouen 3, le 6 mai
1452. Bréhal continua ses fonctions de promoteur.
Sous ces deux chefs suprêmes, il fut procédé à de nouvelles infor-
mations à Rouen.
Cependant, que ce fût Philippe de la Rose, que ce fût d’Estouteville,
qui conduisissent l’enquête, ils agissaient sous l’impulsion de Charles
VII. Les Anglais n’allaient-ils pas se susceptibiliser et susciter des dif-
1 Q. II, 1.
2 Celles de Toutmouillé, de la Pierre, Ladvenu, Duval, Manchon, Massieu, Beaupère.
3 Lettre de pouvoir de d’Estouteville à Philippe de la Rose, Q. II, 309.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 743
I
Le procès de Réhabilitation replaça, pour un temps, la mémoire de
Jeanne devant le grand public. Il revit l’enfant devenue subitement
chef de guerre, la paysanne des Marches de Lorraine prophétisée et
prophétesse, l’ignorante dont la langue avait sonné comme le plus pré-
cieux cristal, la guerrière qui n’avait jamais versé de sang, la triompha-
trice que ses victoires n’avaient pas enivrée, la vierge tellement pure
que sa seule présence inspirait la pureté, l’âme tant unie à Dieu que les
fracas de la bataille ne l’en séparaient point, l’héroïne brave comme
une lame de chevalier et humble comme la plus petite des moniales,
l’intrépide que ses blessures n’arrachaient pas au combat, mais qui
fondait en larmes à la pensée que plusieurs étaient morts sans confes-
sion, la simple très profonde qui eut une vie de miracle et une mort de
martyre. L’étoile avait réapparu. Des yeux d’admiration et d’extase
s’étaient de nouveau tournés vers elle.
Depuis lors, sa mémoire a connu toutes les alternatives. Elle a été
vénérée, ce qui s’entend de soi. Elle a été injuriée, ce ne fut pas le pire.
Elle a été défigurée, ce fut bien plus dangereux.
Quand il s’agit d’injures à Jeanne, des noms fameux se présentent à
l’esprit : Voltaire, Shakespeare, hélas ! Quand il s’agit de défiguration,
c’est la série des poètes, des peintres, des sculpteurs, qui l’ont repré-
sentée en Amazone, en Bellone, en romanesque étrange : des Graviers,
Malherbe, Chapelain, Vouet, Deruet, Goix, etc.
Cependant, la ville d’Orléans tenait ferme sa tradition. Devant
l’oubli elle dressait sa fête du 8 mai : la fête de la Délivrance et de la
Libératrice, ininterrompue, sauf aux très mauvaises heures de notre
746 LA SAINTE DE LA PATRIE
Tours ; Mgr Caverot, évêque de Saint-Dié ; Mgr Pie, évêque de Poitiers ; Mgr du Parc, évêque de
Blois ; Mgr Meignan, évêque de Châlons ; Mgr Foulon, évêque de Nancy ; Mgr Hacquart, évêque de
Verdun ; Mgr de la Tour-d’Auvergne, archevêque de Bourges ; Mgr Gignoux, évêque de Beauvais ;
Mgr de Las-Cases, évêque de Constantine ; Mgr Lacarrière, ancien évêque de Basse-Terre.
748 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Compagnie de Saint-Sulpice.
2 Mgr Agostini Caprara, rentrant d’une réunion présidée par S. Ém. le cardinal Aloïsi Masella,
préfet des Rites, fut frappé d’apoplexie, le 17 janvier 1895.
752 LA SAINTE DE LA PATRIE
1 Le Tribunal fut ainsi composé. Président : l’évéque d’Orléans, Mgr Touchet. Vice-président : M.
le vicaire général Branchereau. Notaire : M. le chancelier Filiol. Juges adjoints : MM. les chanoines
Dulouart et Agnés. Sous-promoteur : M. l’archiprêtre Despierres. Vice-postulateur : M. l’abbé Clain.
2 Le R. P. Ayroles, le vicaire général Rocher, les chanoines Cochard et Duchâteau, MM. Herlui-
1 Le tribunal avait été composé comme il suit : Président : Mgr Touchet, évêque d’Orléans ; vice-
président : M. le vicaire général d’Allaines ; notaire : M. le chancelier Filiol ; juges : MM. les chanoi-
nes Dulouart, Agnés, Génin, Casterat ; promoteur : M. le Vicaire Général Boullet ; sous-promoteur :
M. l’archîprêtre Despierres ; vice-postulateur : M. l’abbé Clain.
754 LA SAINTE DE LA PATRIE
VI
En même temps que l’étude des vertus de la sainte de la Patrie, s’était
mené l’examen de plusieurs miracles qui étaient attribués à son inter-
cession. L’Église ne consent pas en effet à prononcer d’un personnage,
si vertueux paraisse-t-il, qu’il est digne de son culte, si des faits ne se
sont produits portant le caractère du miracle, vrai et seul Signe de Dieu.
Sept de ces guérisons réputées prodigieuses nous avaient été sou-
mises. Deux autres avaient été traitées, l’une par la curie d’Arras, la se-
conde par celle d’Évreux.
Notre documentation fut tout entière transmise à Rome. Six des
faits furent écartés, que nous tenions, et que respectueusement nous
tenons encore, au moins plusieurs, pour miraculeux. Qu’ils aient été
écartés, cela prouve la prudente sévérité des médecins et des théolo-
giens Romains. Qui s’en plaindrait ?
Trois furent retenus. Ils furent passés au crible, serré de trois Con-
grégations : l’ante-préparatoire, le mardi 12 novembre 1907 ; la pré-
paratoire, le 9 juin 1908 ; la Pontificale, le 24 novembre de la même
année.
Des enquêtes médicales, suivies de longs rapports, se répétèrent jus-
qu’à cinq fois, exigées par les théologiens consulteurs, bien que les
hommes de science fussent tombés d’accord, dès le premier jour, que les
faits dont il s’agissait étaient en dehors du cours ordinaire de la nature.
Le 13 décembre sortit le décret qui les déclarait certainement mira-
culeux.
Nous citons le document :
« Le premier miracle, par ordre de présentation, eut lieu dans la
maison d’Orléans des Sœurs de l’Ordre de Saint-Benoît, en 1900. La
sœur Thérèse de Saint-Augustin, qui souffrait, depuis trois ans, d’un
758 LA SAINTE DE LA PATRIE
ulcère à l’estomac, avait vu son mal faire de tels progrès que, ayant
perdu tout espoir de guérison, elle s’apprêtait à recevoir les derniers
sacrements des mourants. Mais voici que, le dernier jour d’une neu-
vaine faite pour implorer le secours de la Vénérable Jeanne, elle se
lève de son lit, assiste au saint sacrifice de la messe, absorbe sans diffi-
culté de la nourriture et reprend ses anciennes occupations, ayant été
subitement et complètement guérie.
« Le second miracle arriva en 1893, dans la petite ville de Faverol-
les 1. Julie Gauthier de Saint-Norbert, de la Congrégation de la Divine
Providence d’Évreux, souffrait, depuis plus de dix ans, d’un ulcère
spongieux éréthistique incurable au sein gauche. Tourmentée d’indici-
bles douleurs et ayant enfin perdu tout espoir de guérison naturelle,
soutenue par huit jeunes filles, elle s’avança péniblement jusqu’à
l’église pour implorer le secours de la Vénérable Jeanne. Elle l’implo-
ra, et le jour même, elle se sentit radicalement guérie, à la stupéfaction
des médecins et des autres personnes présentes.
« C’est la sœur Jeanne-Marie Sagnier, de la Congrégation de la
Sainte-Famille, qui fut l’objet du troisième miracle, dans la petite ville
de Fruges 2 en 1891. Depuis trois mois déjà, elle souffrait de douleurs
intolérables dans les deux jambes. Des ulcères et des abcès s’étaient
produits, qui augmentaient tous les jours, et les médecins, n’y pouvant
rien, avaient diagnostiqué une ostéo-périostite chronique tubercu-
leuse. Mais la Vénérable Jeanne d’Arc, invoquée, apporta un secours
inespéré : le cinquième jour des prières faites à cette intention, et ce
jour-là, la malade se leva soudainement et parfaitement guérie ».
VII
L’ambassade de France n’était plus là pour entendre : la loi de sé-
paration battait son plein de colère. Cependant la salle du Consistoire
était remplie de bons Français, tout frémissants des inquiétudes que
donnait l’avenir, et de la joie qu’offrait le présent.
La lecture de l’acte terminée, l’Évêque d’Orléans prit la parole. Il ne
crut pouvoir se dispenser d’une allusion aux douleurs de l’Église : n’en
point parler n’eût pas été les supprimer.
« Chez nous, dit-il, là-bas, au cher Pays, quand reviennent mars et avril, c’est, dans
les ciels dont on ne saurait dire s’ils appartiennent à l’hiver qui s’en va, ou bien au
printemps qui approche, la bataille du soleil avec les nuées : et le laboureur suivant
l’issue, tantôt grelotte sur ses sillons, tantôt relève allègrement la tête.
« O Père ! ô laboureur intrépide des sillons de Dieu ! qu’il nous serait précieux que
le cher Pays n’eût jamais contristé vos horizons, avec ses nuages glacés.
1 Diocèse d’Évreux.
2 Diocèse d’Arras.
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 759
« Hélas !…
« Au moins, nous permettrez-vous de penser qu’en cette heure, faite très bonne par
Votre Suprême Autorité, nous ne vous apportons que du soleil sans mélange de
bourrasque et de froidure ? ».
Revenant sur la même idée, et la précisant à la fin de son discours,
après avoir remercié, au nom de tous les personnages qui avaient droit
d’être nommés dans l’occasion, le prélat concluait :
« Ah ! Si le cher Pays de là-bas consentait, dans ses masses profondes, à réadorer ce
Dieu, qui transparaît si évidemment dans Jeanne ; si encore, sous l’influence de
celle qui fut guerrière, mais autant pacificatrice, il voulait… S’il imposait à tous ses
enfants bien unis, Saint-Père, sur le terrain patriotique (nous tenons à l’affirmer
dans ce Vatican qui est le plus haut lieu du monde), mais trop cruellement divisés
sur le terrain religieux ; s’il imposait, dis-je, une ère de liberté, dans laquelle les ca-
tholiques trouveraient la paix d’aujourd’hui et les garanties de demain !… O Jeanne,
glaive et arc-en-ciel de la France, voilà une œuvre digne de toi.
« Rêve !… Qui sait !…
« Saint-Père, bénissez ce rêve ; bénissez-nous ».
Sa Sainteté s’empara du thème qui lui était offert, déclarant, avec
une énergie puissante, à quel prix la grâce souhaitée serait obtenue :
« Je suis reconnaissant, Vénérable Frère, à votre cœur généreux qui voudrait me
voir travailler dans le champ du Seigneur toujours à la lumière du soleil, sans nuage
ni bourrasque. Mais vous et moi nous devons adorer les dispositions de la divine
Providence qui, après avoir établi son Église ici-bas, permet qu’elle rencontre sur
son chemin des obstacles de tout genre et des résistances formidables. La raison en
est d’ailleurs évidente. L’Église est militante… ».
Le Pape ne s’étonnait donc pas trop, tout en le déplorant, que, chez
nous, « ceux qui détenaient les pouvoirs publics eussent déployé ou-
vertement le drapeau de la rébellion et voulu rompre à tout prix tous
les liens avec l’Église » ; et passant des gouvernants aux gouvernés, le
Pontife continuait :
« Oui, nous sommes à une époque où beaucoup rougissent de se dire catholiques.
Beaucoup d’autres prennent en haine Dieu, la foi, la révélation, le culte et ses minis-
tres, nient tout et tournent tout en dérision et en sarcasme, ne respectant même pas
le sanctuaire de la conscience…
« Les catholiques eux-mêmes n’ont pas fait toujours tout leur devoir. Oh ! s’il m’était
permis, comme le faisait en esprit le prophète Zacharie, de demander au divin Ré-
dempteur : Que sont ces plaies au milieu de vos mains ? la réponse ne serait pas
douteuse : Elles m’ont été infligées par ceux qui disaient m’aimer, par mes amis qui
n’ont rien fait pour me défendre…
« À votre retour, Vénérable Frère, vous direz à vos compatriotes que s’ils aiment la
France, ils doivent aimer Dieu, aimer la Foi, aimer l’Église, qui est pour eux une
mère très tendre, comme elle fut pour leurs pères ».
VIII
Il ne restait plus, avant la Béatification, que la Congrégation dite
« de Tuto », la Congrégation de Sécurité. Elle se tint le 12 janvier 1909.
En assemblée générale des Rites et devant Sa Sainteté Pie X, le Cardi-
nal Ferrata posa la question suivante : « Les vertus héroïques de la vé-
nérable Jeanne d’Arc ayant été constatées ; trois miracles opérés par
son intercession étant certains ; peut-on, en sécurité, procéder à sa
Béatification solennelle ? ». Tous les Cardinaux et tous les Consulteurs
présents répondirent affirmativement.
Le Souverain Pontife, conformément à la tradition, s’abstint d’ex-
primer un avis. Il différa son jugement, et avertit ceux qui étaient pré-
sents d’implorer, pour un objet aussi grave, les lumières du ciel.
Le dimanche 24 janvier, Sa Sainteté réunissait de nouveau les offi-
ciers de la S. Congrégation ; et, à onze heures, après avoir approuvé les
miracles proposés pour la Canonisation de Clément Hofbauër, en pré-
sence de Son Éminence le cardinal Ferrata, de plusieurs prélats dont
Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul du Minnesota, Mgr Bonnet,
évêque de Viviers, et Mgr Gilbert, ancien évêque du Mans, le Pape ap-
prouva qu’on procédât à la Béatification solennelle de Jeanne.
L’Évangile du jour rapportait le fait du Lépreux et du Paralytique
guéris par Notre-Seigneur. Pie X en prit texte pour rappeler « à la Socié-
té lépreuse et paralytique » qu’il lui faut, « si elle veut guérir et échapper
aux calamités dont elle est menacée, revenir à Dieu ». Puis, le premier
de tous, comme pasteur et chef suprême du troupeau du Christ, il invo-
qua Clément Hofbauër et Jeanne d’Arc. « Oh ! saint Clément ! Oh ! bien-
heureuse Jeanne d’Arc ! Priez pour que cette pauvre lépreuse…, cette
pauvre paralytique, qu’est la société actuelle, reconnaisse ses torts et re-
tourne à Dieu, qui seul peut la guérir. Que Dieu entre dans les esprits et
les éclaire, dans les cœurs et les purifie, dans les familles, les écoles, les
ateliers, et les sanctifie… Clément, Jeanne, priez pour nous !… ».
IX
Pie X décida, sur la demande de l’Évêque d’Orléans, que la Béatifi-
cation serait fixée au dimanche 18 avril. On le sut un mois à l’avance.
Aussitôt ce fut un grand mouvement d’organisation de pèlerinages
d’un bout de la France à l’autre. Soixante-trois de nos évêques, condui-
sant une quarantaine de mille de pèlerins, se rendirent à Rome. La so-
lennité eut lieu dans la basilique de Saint-Pierre, avec les rites accou-
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 761
1 M. d’Antas, ancien ministre du roi de Portugal à Paris, mort ambassadeur du même souverain
près le Vatican.
762 LA SAINTE DE LA PATRIE
« Pierre fut crucifié par Néron, il y aura bientôt dix-neuf siècles. Peut-être sa sainte
dépouille n’est-elle présentement qu’une pincée de cendre que porterait la main
étendue d’un enfant, puisque c’est à cette extrémité si voisine du rien qu’aboutit
communément ce qui fut chair. Mais Pierre se survit en ses successeurs.
« Empoignés par lui », oserait dire un peu étrangement, mais si fortement, saint
François de Sales, les membres de l’unique et sublime dynastie que le pêcheur gali-
léen fonda, se transmettent de main en main, comme « une lampe de vie » à laquelle
s’éclairent les peuples, sa mission, sa dignité, ses pouvoirs réglés de par la volonté de
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« Vous êtes Pierre, ô Pontife suprême. Hier, quand vous entrâtes dans la basilique,
des voix, voix des chantres, voix de vos prédécesseurs dans leurs tombes de marbre
et d’or, voix des textes évangéliques ceignant les nefs de la coupole géante, vous
crièrent ardentes, passionnées, enthousiastes : « Tu es Petrus : vous êtes Pierre ».
L’Évêque d’Orléans expliquait ensuite le sens et la portée de ce
mot, d’après les Docteurs de notre pays, depuis saint Irénée et saint
Prosper d’Aquitaine, jusqu’à saint Bernard et Bossuet.
Puis faisant allusion à des querelles, Dieu merci, vieillies :
« On nous reproche d’être des Papistes et des Romains. Nous n’avons peur ni des
mots, ni des idées exprimées par les mots… Ce n’est ni d’hier ni d’avant-hier qu’il y a
des Papistes et des Romains en France, puisque ce n’est ni d’hier ni d’avant-hier
qu’il y a des fidèles et des docteurs catholiques en France. Notre foi, nous sommes
heureux de la tenir de nos pères ; et nous serons fiers de la transmettre à nos fils.
Elle n’est pas idolâtrie, elle est pure croyance ; elle n’est source de révolte contre au-
cun pouvoir légitimement exercé, elle est racine de loyalisme et de juste obéissance ;
elle n’est pas mère de servitude, elle et principe de liberté ; elle n’est pas antipatrio-
tisme : Papistes et Romains nous sommes : mais Français aussi, « vrays Français de
France », aurait dit Jeanne ».
Le Pape prit ensuite la parole. « Je veux lire moi-même ma réponse
aux pèlerins de France », avait-il dit à Mgr l’Évêque d’Orléans qui,
craignant la fatigue du Pontife, suggérait respectueusement une autre
solution. Le Pape lut donc. Il eut cette exquise bonté, lui qui jusqu’à ce
jour ne s’était exprimé publiquement qu’en italien et en latin, de vou-
loir, s’adressant aux Français, parler en notre langue maternelle. Tous
comprirent le prix de cette délicatesse.
« On nous avait annoncé que le Saint Père parlerait en latin ; quand
je l’ai entendu parler en français, j’ai pleuré », disait un pèlerin. La voix
sonore et pleine de Pie X emplissait la nef. Fidèle à sa haute manière
doctrinale, après avoir félicité l’Église de France « réduite à mendier le
toit et le pain », et avoir rendu grâces à Dieu de l’union du peuple avec
le clergé, du clergé avec les évêques, des évêques avec le Pasteur su-
prême, union plus forte que jamais, il s’éleva tout d’un coup à une expo-
sition de principes sur les rapports nécessaires entre la Papauté et les
catholiques français, puis encore, entre ceux-ci et la Patrie. L’une et
l’autre de ces pensées lui tira des accents d’une singulière émotion.
« Les perpétuels ennemis de l’Église n’ont rien épargné pour séparer le peuple du
clergé, le clergé des évêques, les évêques du Pasteur suprême. Grâces soient rendues
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 763
à Dieu ! Ces tentatives criminelles sont restées sans effet, et à aucune autre époque
de votre histoire, on ne vit une union aussi forte, aussi universelle et aussi compacte.
« Conservez-la cette union, Vénérables Frères et Fils bien-aimés, car c’est elle qui
sera votre force dans les luttes terribles que vous soutenez courageusement avec le
secours de Dieu. C’est elle qui vous aidera à protéger sans faiblesse et à défendre
sans peur les droits de la justice, de la vérité et de la conscience.
« Vous aurez, en outre, cette consolation et cette récompense de travailler au bien de
votre patrie, car c’est la religion qui garantit l’ordre et la prospérité de la société ci-
vile, et les intérêts de l’une et de l’autre sont inséparables.
« Aussi, Vénérable Frère, c’est à juste titre que vous avez évoqué le souvenir de vos
grands docteurs de la France qui, par leur union et leur dévotion à la sainte Église,
ont proclamé et défendu la doctrine des Pères et des docteurs du monde entier.
« C’est avec un légitime orgueil que vous avez affirmé que tous les catholiques fran-
çais, sans exception, par cela même qu’ils sont patriotes, se glorifient d’être appelés
« papistes et romains ».
« Vénérables Frères et Fils bien-aimés, parce que vous prêchez et pratiquez, sans
respect humain et pour obéir à votre conscience, les enseignements de l’Église, vous
avez à souffrir toutes sortes d’injures. On vous signale au mépris public ; on vous
marque de cette note infamante : « Ennemis de la patrie ».
« Ayez courage, Vénérables Frères et Fils bien-aimés, et rejetez à la face de vos accu-
sateurs cette vile calomnie, qui ouvre dans votre cœur de catholiques une blessure
profonde, et telle, que vous avez besoin de toute la grâce divine pour la pardonner.
« Il n’y a pas, en effet, de plus indigne outrage pour votre honneur et votre foi, car si
le catholicisme était l’ennemi de la patrie, il ne serait plus une religion divine.
« Oui, elle est digne non seulement d’amour, mais de prédilection la patrie dont le
nom sacré éveille dans votre esprit les plus chers souvenirs, et fait tressaillir toutes
les fibres de votre âme, cette terre commune où vous avez eu votre berceau, à la-
quelle vous rattachent les liens du sang et cette autre communauté plus noble des
traditions.
« Mais cet amour du sol natal, ces liens de fraternité patriotique qui sont le partage
de tous les pays, sont plus forts quand la patrie terrestre reste indissolublement unie
à cette autre patrie qui ne connaît ni les différences des langues, ni les barrières des
montagnes et des mers, qui embrasse à la fois le monde visible et celui d’au delà de
la mort, à l’Église catholique…
« Sous la protection de la Bienheureuse Jeanne d’Arc et des autres saints, vos avo-
cats auprès de Dieu, vous aurez la gloire de vous signaler dans les plus nobles entre-
prises…, d’apaiser les discordes qui sont le fruit des malentendus et des préjugés.
Vous reconduirez les esprits à la vérité et les cœurs à la charité de Jésus-Christ.
« En vous adressant ces vœux, à vous, Vénérables Frères, très chers prêtres et Fils
bien-aimés, à vous et à vos familles, Nous accordons de toute l’affection de Notre
cœur paternel la bénédiction apostolique ».
XI
Tandis que le Pape parlait, des exemplaires de son discours étaient
distribués à chacun des assistants.
Le Pape reçut l’hommage des cardinaux, bénit l’assistance, remon-
ta sur la Sedia et s’éloigna.
Par fidélité à la consigne donnée, pas un cri ne sortait des poitrines,
ni un applaudissement des mains. Seulement au-dessus de l’océan des
764 LA SAINTE DE LA PATRIE
I
Dans les procédures qui aboutissent à la Béatification, les premiè-
res paroles appartiennent aux hommes. C’est la part des autorités
compétentes, en effet, de solliciter l’ouverture de la Cause, et celle des
Théologiens d’établir que le personnage dont il est question a pratiqué
les vertus naturelles et surnaturelles dans un degré héroïque. L’étude
des miracles vient en dernier lieu.
Au contraire, dans les procédures qui se terminent à la Canonisa-
tion, la première parole est à Dieu. « Deux miracles au moins sont in-
dispensables pour la Canonisation de ceux qui ont été béatifiés. Ils
doivent être attribués certainement aux prières du Bienheureux et être
postérieurs à la cérémonie de la Béatification ». Ainsi porte le Droit 1.
Tout donc, le soir de la Béatification, 18 avril 1909, était fini pour la
terre, tout y était clos de l’effort humain, en vue de la glorification ec-
clésiastique de Jeanne d’Arc. Il fallait épier le ciel et attendre son
heure, qu’il manifesterait, ou ne manifesterait point, par des prodiges.
Pape Pie X.
2 Le Pape Pie X s’appelait Joseph Sarto. L’acte dont il s’agit est un des deux que le Pape signe de
son nom de baptême, pas de son nom de Pape, afin de bien établir que le Pape n’entend préjuger en
rien le résultat du procès.
768 LA SAINTE DE LA PATRIE
III
Premier fait prodigieux.
Le 25 décembre 1908, Mme A. M. fut saisie d’une douleur très vive
dans le talon gauche. Marchait-elle ou simplement se tenait-elle de-
bout, la souffrance s’aiguisait. Sortir lui devint difficile, à ce point
qu’elle devait, dehors, se servir de son ombrelle comme d’une béquille.
À l’intérieur, elle s’appuyait aux meubles et sautillait sur la jambe
droite, d’un lieu à l’autre.
Au mois de juin, elle commença de souffrir, même assise ; sa dou-
leur, quand elle était debout, devenait parfois si intolérable qu’elle sen-
tait approcher la syncope.
Elle prit le parti d’aller consulter un médecin considérable de la
ville, M. le Docteur X.
Le Dr X. semble bien avoir saisi, du premier coup d’œil, qu’il s’agis-
sait d’un mal tirant son origine des centres nerveux. Peut-être connais-
sait-il ce commémoratif, que seize années auparavant Mme A. M. était
tombée sur le dos, dans un escalier de pierre, en avait parcouru la ving-
taine de marches en cet état, et avait dû demeurer sur son lit pendant
des mois, de douleurs dans la moelle épinière. Quoi qu’il en soit, le Dr
X. ordonna des applications de courant électrique, renouvelées deux
fois la semaine. La médication demeurant inopérante, l’infirme cessa
de s’y soumettre, découragée, au bout de cinq ou six mois.
Entre le 15 et le 20 janvier 1910, sans qu’il soit possible de fixer plus
précisément la date, Mme A. M. s’aperçut qu’il s’était produit une sup-
puration au talon. Cette suppuration, de couleur rousse, collait les lin-
ges que l’infirme y posait, même le bas de laine noire qu’elle mettait
par-dessus.
Les souffrances inaugurent alors leur troisième phase : la malade
souffrait non seulement debout, non seulement assise, mais encore
couchée : le sommeil lui devint difficile et rare.
Le 29 janvier, elle retourna voir le Dr X. Celui-ci se contenta de dire
en considérant la suppuration : « Je m’y attendais. Revenez ; je vous fe-
rai consulter des collègues, à l’hôpital ». Deux jours plus tard, en effet,
le médecin traitant la présentait à deux de ses confrères, hommes de
capacité, devant deux internes et la religieuse de service, une hospita-
lière expérimentée.
Voici comment le pied atteint s’offrait, cette journée-là. « Il était très
enflé ; avec une circulation veineuse apparente, rouge jusqu’à être vio-
lacée ; luisant. La plaie, située sous le talon, était rougeâtre, d’aspect
sale… La suppuration avait imprégné fortement la compresse qui re-
couvrait la plaie », dit la sœur infirmière. « La plaie était comme creu-
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 769
frir les fleurs de son jardin. Plus d’une fois, lorsque celles-ci lui man-
quaient, elle en achetait au marché, malgré ses moyens fort étroits. Sa
confiance égalait sa piété : « Elle se lassera plus tôt de ne pas m’accor-
der ma guérison, disait-elle, que moi de la lui demander ». Lors du tri-
duum de sa paroisse, en commémoraison de la Béatification, elle réso-
lut de faire violence à Jeanne et implora ardemment la fin de son mal.
Elle ne l’obtint pas. Le 1er février 1910, elle recommença une neuvaine
pour le même objet. Les quatre premiers jours, Jeanne demeura
muette ; le cinquième et le sixième, le mot merveilleux et mystérieux fut
prononcé au ciel : Mme A. M. était guérie.
V
Second fait prodigieux.
Il s’agira d’abord de la longue et monotone histoire clinique d’une
petite ouvrière lyonnaise.
Elle était bouillonneuse, c’est-à-dire fabricante de franges pour or-
nements d’église et épaulettes. Elle avait eu un frère enlevé à la tendres-
se de son père et de sa mère, encore au berceau, à l’âge d’un an, d’une
entérite. L’un de ses oncles était mort d’une embolie. Sa grand’mère pa-
ternelle avait fini d’une cyrrhose du foie.
Ces antécédents étant rappelés, on en vient aux faits qui concernent
personnellement Mlle T. B.
En 1904 (23 mai), elle est prise d’un violent rhumatisme articulaire,
lequel dure un mois. Une endocardite s’ensuit.
Même année, dans la nuit du 10 au 11 novembre, Mlle T. B. est saisie
de douleurs fort vives à l’estomac et à l’abdomen. Le médecin diagnos-
tique une appendicite chronique.
En 1905 (18 janvier), elle entre à l’hôpital de la Charité (service des
enfants). On lui ordonne le repos absolu, de la viande crue, de l’huile de
foie de morue créosotée.
Au bout de trois semaines elle est envoyée à l’hôpital de Giens, à la
campagne, avec cette mention : appendicite chronique, induration au
sommet droit.
À Giens (fin février), elle souffre horriblement de l’abdomen ; la
constipation devient opiniâtre ; la température monte à 39.
Cet état s’améliore, grâce au traitement : pilules créosotées, collo-
dion sur l’abdomen, immobilité presque absolue. Mlle T. B. regagne son
chez soi en mars 1905.
Elle souffre toujours, mais pas de façon aiguë ; la constipation per-
siste ; elle digère difficilement, éprouve des oppressions en montant les
escaliers, a des points dans le dos, du côté droit.
772 LA SAINTE DE LA PATRIE
feu, les soins de tous les instants, le repos, l’air de la mer, pourraient
quelque chose sur votre pupille. Rien n’y peut ; elle est perdue ». Dans
une pièce écrite, le même médecin, ne considérant plus le poumon mais
l’estomac et l’intestin, dit : « L’estomac et l’intestin sont, aussi, atteints
de spasmes tellement douloureux et d’un fonctionnement tellement ir-
régulier, qu’ils compromettent chacun de leur côté presque journelle-
ment l’existence ».
(18 août). Départ de Mlle T. B. pour Lourdes, malgré son déplorable
état.
Pendant le voyage de 460 kilomètres, toux continuelle ; pour toute
nourriture, absorption d’un demi-litre de lait, pas tout à fait ; aussitôt
vomi.
(19 août, jeudi soir). Arrivée à Lourdes. Après un peu de repos, on
traîne Mlle T. B. comme on peut aux piscines ; elle s’y fait plonger ; elle
paraît à sa marraine « suffoquée, haletante, ayant grand’peine à avoir
sa respiration ». Rentrée chez elle, elle prend le restant de son demi-
litre de lait, qu’elle vomit immédiatement.
(20 août, vendredi). On la reconduit aux piscines ; elle veut y prier
les bras en croix ; soudain elle s’écrie : « Ah ! Que je souffre du cœur » ;
et tombe inanimée comme une masse.
Le chirurgien en chef des hôpitaux de St-Q., qui était peu loin de là,
accourt, se penche, ausculte.
– « Êtes-vous sa mère ? dit-il à la marraine.
– Non.
– A-t-elle ses parents ?
– Oui.
– Il faut leur télégraphier, il n’y a pas d’espoir ; suivant toute appa-
rence, ce sera fini aujourd’hui ».
Il fait cependant une piqûre ; Mlle T. B. ne réagit pas. Il prescrit la
traction de la langue. Au bout d’un long temps, Mlle T. B. produit un
mouvement ; il ordonne le transport à l’Hôpital des Sept-Douleurs.
Lui-même appelle l’aumônier : « Je n’ai qu’une peur, c’est qu’elle n’y
soit plus quand je rapporterai la potion que je vais lui préparer ».
L’aumônier administre les sacrements.
Il est important de donner la parole au chirurgien : « Je n’ai pu
constater, le matin du 20 août, disait-il dans sa déposition devant le
juge délégué, les lésions du cœur, parce que le cœur ne battait plus, ou
du moins le pouls n’était plus perceptible. La respiration était arrêtée.
Le réflexe pupillaire était complètement aboli. La malade était froide et
cyanosée ; bref, son état était tel, que c’est par acquit de conscience que
je fis commencer et continuer la respiration artificielle, les tractions de
776 LA SAINTE DE LA PATRIE
la langue et les frictions. J’ai dû ordonner une potion, mais sans avoir
d’ailleurs la moindre idée de guérison. On admit la moribonde à l’hôpi-
tal, où elle n’avait pas son logement, parce que tous croyaient ses der-
niers moments arrivés. Deux heures après, je retournai voir Mlle T. B. et
constatai des lésions mitrales très prononcées et que, dans des cas ana-
logues, je considère toujours comme fatalement mortelles : souffle au
premier temps à la pointe et dédoublement au deuxième temps. Étant
donné l’état de la malade, j’étais persuadé que ces lésions devaient
avoir une issue fatale, à très brève échéance ».
Et comme le juge devant lequel déposait le chirurgien lui disait :
– « Vous estimiez donc les chances de guérison très faibles ?
– Ce n’est pas faibles qu’il faut dire : c’est nulles », répondit-il.
Nuit terrible de souffrances.
(21 août, samedi). On lui donne le viatique. On la reconduit aux pis-
cines avec mille précautions. On la plonge évanouie, on la retire éva-
nouie. On la ramène à l’hôpital.
L’après-midi, on veut la conduire à la procession du Saint Sacre-
ment. Mais, à une centaine de mètres, les brancardiers s’arrêtent ; inu-
tile d’aller plus loin, disaient-ils : Elle est morte. On lui fait une piqûre
d’éther. Elle rouvre les yeux ; on se remet en marche, à raison de 800 ou
900 mètres parcourus en une heure et quart. On arrive à l’esplanade où
se déroule la procession. On la croit de nouveau morte : un médecin lui
fait une seconde piqûre. Le Saint Sacrement la bénit. Avant qu’elle re-
parte, une piqûre encore. Elle est rapportée à l’hôpital en 80 minutes !
(22 août, dimanche). Le matin, on veut lui faire faire la Commu-
nion, à la grotte, en viatique.
On la transporte, on la croit expirante : on appelle un prêtre, qui
l’absout pendant le voyage. On la ramène. Elle demeure dans son lit,
épuisée.
Après débat sur l’opportunité, ou l’inopportunité, de conduire Mlle
T. B. à la procession de l’après-midi, on décide de l’y mener. « Nous ne
sommes pas ici pour ceux qui se portent bien », dit son infirmière aux
opposantes.
L’après-midi, vers 2 heures et demie, les brancardiers la repren-
nent donc : à 25 mètres, la marraine dit : N’allez pas plus loin ; c’est
fini. Mlle T. B. rouvre les yeux ; on repart. On arrive aux piscines
comme on peut : on la plonge, on retire une loque : la tête est ballante,
elle a le râle de l’agonie.
Un médecin accourt. Il fait deux piqûres, ordonne aux brancardiers
de rentrer à l’hôpital : « Ce n’est pas un lieu pour mourir, ici », dit-il.
Mlle de B., l’infirmière, tient bon ; Mlle T. B. ira à la procession. Aussi
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 777
bien, rien ne vaut sur cet incident le rapport même du docteur, in-
croyant, alors, a-t-on dit, sans que nous le sachions positivement, et
converti par le fait qu’il constata.
« J’étais aux piscines ; un brancardier me reconnut à mon insigne
de médecin et me demanda de venir près d’une personne qui était très
mal. Sur un brancard plan, la tête très basse, par conséquent en posi-
tion ne favorisant pas la syncope, je trouvai Mlle T. B.
« J’ai vu mourir beaucoup de malades à l’hôpital. L’impression
d’un agonisant n’est nullement celle d’une personne en syncope acci-
dentelle. Mlle T. B. présentait vraiment l’aspect d’une personne qui
agonise ; elle avait les yeux chavirés, qui indiquent la paralysie céré-
brale commençante, les traits tirés, le nez pincé, les lèvres absolument
décolorées, la respiration très faible et le hoquet d’agonie. Quelques
personnes essayaient de lui faire prendre de l’eau de Lourdes (sans
succès d’ailleurs, tant la malade avait les dents serrées). Je jugeai le
traitement insuffisant, même dangereux, et je les bousculai. Avec une
seringue de Pravaz je fis deux piqûres au bras.
« J’eus l’impression que je piquais un bras de cadavre. J’imposai
aux brancardiers de repartir au plus vite pour l’hôpital, disant : Il ne
faut pas que cette personne meure devant la foule ; ce n’est pas la
place pour mourir.
« La malade ne réagit pas.
« Je fus tellement convaincu qu’elle était au bout, que je dis aux in-
firmières : Vous pouvez faire des piqûres à la caféine tant que vous
voudrez en la reconduisant à l’hôpital, si vous pouvez la prolonger
jusque-là.
« Je sais bien que c’est à ce moment qu’un brancardier, m’ayant
demandé s’il y avait quelque espoir, je lui répondis en haussant les
épaules : Si celle-là en réchappe, je me fais chartreux.
« À ce moment-là, je la perds de vue, et je m’en vais au bureau des
constatations ».
Tel était l’état où le mal avait conduit Mlle T. B., le dimanche 22
août 1909, vers quatre heures d’après-midi.
VI
Revenons maintenant en arrière, au vendredi 20.
La veille de ce vendredi, Mgr l’Évêque d’Orléans, installé à Bagnè-
res-de-Bigorre, où les médecins l’avaient envoyé soigner son larynx fa-
tigué, avait appris fortuitement que le pèlerinage national et le Tri-
duum en l’honneur de Jeanne d’Arc coïncidaient, par l’ordre de Mgr
l’Évêque de Tarbes. Il résolut d’aller, dès le lendemain, offrir ses de-
voirs à la Reine Immaculée et à sa fidèle servante du XVe siècle.
778 LA SAINTE DE LA PATRIE
– Absolument pas.
– Eh bien, vous n’en êtes que plus indépendant ; je vous charge de
faire le rapport sur ce cas.
« Je repassai avec T. B. là où était son brancard ; elle s’y assit, et fut
transportée, quasi au pas de course, à l’hôpital. J’ai remarqué qu’elle se
tenait assise et non couchée. Les brancards sont extrêmement souples.
À chaque pas il y avait comme un mouvement de tangage, capable
presque de rendre malade une personne bien portante. Elle n’en souf-
frit pas. Elle riait et causait avec moi pendant que je courais à ses côtés.
« Je l’abandonnai pendant une demi-heure ; je sais qu’elle mangea.
« Je me retrouvai ensuite à l’hôpital pour faire mes constatations.
J’y rencontrai un médecin beaucoup plus âgé que moi ; son nom
m’échappe. J’auscultai la malade aux poumons, au cœur ; je la palpai à
l’estomac, à l’abdomen ; je vis les cicatrices des opérations antérieures.
« On avait constaté antérieurement deux ganglions, à la hauteur de
l’ombilic. J’ai la conviction que s’ils avaient été sensibles, je les aurais
trouvés. Je trouvai tout en parfait état, au cœur, aux poumons. Je sai-
sis au sommet du poumon droit une trace de cicatrisation. Le pouls
était plein et ferme. L’épigastre était indolore. L’abdomen était abso-
lument normal, sans météorisme, ne révélant aucune douleur à la
pression.
« Pour plus de sécurité, je priai mon confrère de bien vouloir re-
nouveler de son côté l’examen complet de la malade. Il le fit très cons-
ciencieusement, et son avis fut en tout conforme au mien. Je pris des
notes et me retirai.
« Le lendemain matin, je me levai de bonne heure. Je m’étais dit :
C’est trop beau ; ça ne durera pas. Il y aura une rechute foudroyante
dans la nuit. Je me rendis au bureau des constatations. J’y retrouvai
Mlle T. B. Elle me raconta qu’elle avait déjeuné d’un chocolat fort épais.
Je l’examinai à fond. Aucun organe n’avait fléchi depuis la veille. La
guérison s’était donc affirmée.
« Tous les symptômes morbides disparurent à la fois, symptômes
d’estomac, symptômes du cœur, symptômes des poumons, symptômes
abdominaux. Elle monta les escaliers et les descendit, sans lassitude ;
elle put prendre n’importe quelle nourriture et la digérer ».
Ainsi déposèrent, de leur côté, la malade et sa marraine.
Mlle T. B. fut suivie de très près, sur notre ordre, et de son consen-
tement, par son médecin ordinaire à Lyon. Il s’agissait de savoir si la
guérison se démentirait. Or, six mois plus tard, il nous écrivait : « Je
déclare que T. B. n’a cessé, depuis les événements de Lourdes, de pré-
senter les signes d’un complet rétablissement, avec retour de l’appétit,
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 783
1 L’évêque président, juge délégué ; les autres juges délégués : MM. d’Allaines, Genin, Branchu,
miracles soient faits pour confirmer une fausse doctrine ou une fausse
sainteté » 1. Et le fidèle disciple de saint Thomas, de reconnaître qu’il a
emprunté cette doctrine à son Maître, auquel on doit l’axiome théologi-
que bref et décisif : « Les miracles prouvent ce pour quoi ils ont été de-
mandés, ce pour quoi on y a fait appel ». Daignez faire attention tou-
jours… Dieu n’a-t-il pas voulu, en choisissant un certain moment pour
opérer la guérison de T. B., vous en indiquer le principe et le but ? Car
enfin ce n’est pas aux piscines qu’elle eut lieu ; ce n’est pas quand pas-
sait l’Auguste Sacrement ; ni quand la foule invoquait Jésus fils de Da-
vid, ou Notre-Dame de Lourdes, très pure guérisseuse ; ce fut quand
elle invoqua Jeanne d’Arc ; à cet instant précis. Elle clama : Bien-
heureuse Jeanne d’Arc, priez pour nous ! Mlle T. B. sortit du coma. Elle
clama encore : Bienheureuse Jeanne d’Arc, guérissez nos malades ! Mlle
T. B. dit : Je suis guérie ; et elle l’était. Elle clama une troisième fois :
Bienheureuse Jeanne d’Arc, faites que je marche ! Mlle T. B. dit : Je veux
marcher. Comment Dieu eût-il pu s’exprimer plus clairement ?
Il est vrai ! Néanmoins, les convictions – voilà un mot qui s’écrit
toujours avec respect –, les convictions opposées ne cédaient point.
Les animadversions, ainsi qu’on s’exprime a Rome, s’allongeaient
par centaines et centaines de pages : revenant sur elles-mêmes, renais-
sant alors qu’on les croyait enterrées, s’aiguisant jusqu’à d’incroyables
subtilités. Et l’on sentait que ce n’était pas simple virtuosité théologi-
que, que c’était résolution arrêtée d’amener l’échec, parce que l’échec
était considéré comme de la justice.
Toutefois, grâce à une excellente défense, les choses furent mises
au point, et dans la Congrégation du 26 mai 1914, le miracle de Lour-
des ne fut pas accueilli sans faveur par un nombre notable de Pères.
XIII
Or, ce fut parmi cet apaisement, que s’éleva la plus terrible bour-
rasque qu’ait connue la Cause.
Sa Sainteté Pie X, jusque-là si sympathique, prit le parti de la sus-
pendre. Les bruits dont nous avons parlé avaient été portés jusqu’au
saint Pontife ; nous avons des raisons de croire qu’ils avaient alarmé
sa loyauté sans tache.
La nouvelle du désastre nous arriva le 27 juin. Nous sollicitâmes
immédiatement une audience, par dépêche adressée à Son Éminence
le Cardinal Secrétaire d’État. Elle ne put nous être accordée. Il ne nous
restait plus qu’une ressource : la prière. Nous partîmes pour Lourdes,
afin de confier l’affaire à Notre-Dame. Elle la regardait seule désor-
XVII
Le Saint-Père, prenant enfin la parole, fit goûter si l’auditoire fran-
çais qui l’écoutait, l’une des plus belles minutes qu’il ait pu vivre :
« Jamais pape n’avait prononcé sur la France pareilles paroles » 1.
Il serait difficile, presque impossible, de réunir en un seul bouquet les nombreuses
fleurs qui émaillent l’admirable discours de l’orateur dont Nous venons d’entendre
l’éloquente parole. Aussi Nous bornerons-nous à ne cueillir que quelques-unes de
ces fleurs qui Nous ont paru avoir une beauté particulière et répandre un parfum
plus suave.
Recueillons avant tout la fleur de la gratitude envers Dieu et envers l’auguste Vierge,
car Nous devons reconnaître que c’est à Dieu seul que nous sommes redevables des
deux miracles attribués à la bienheureuse Jeanne d’Arc, et dont l’authenticité a été
aujourd’hui proclamée ; et si, dans tous les prodiges, il convient de reconnaître la
médiation de Marie, par laquelle, selon le vouloir divin, nous arrivent toute grâce et
tout bienfait, on ne saurait nier que, dans un des miracles précités, cette médiation
de la Très Sainte Vierge s’est manifestée d’une façon toute spéciale.
Nous pensons que le Seigneur en a disposé ainsi, afin de rappeler aux fidèles qu’il ne
faut jamais exclure le souvenir de Marie, pas même lorsqu’un miracle semble devoir
être attribué à l’intercession ou à la médiation d’un bienheureux ou d’un saint.
Tel est l’enseignement que nous croyons devoir tirer du fait que Thérèse Belin a ob-
tenu sa guérison parfaite et instantanée au sanctuaire de Lourdes.
D’un côté, le Seigneur nous montrait que sur la terre même, confiée au domaine de
sa Très Sainte Mère, il peut opérer des miracles par l’intercession d’un de ses servi-
teurs ; d’un autre côté, il Nous rappelait que dans ces cas aussi, il faut supposer
l’intervention de Celle que les Saints Pères ont salué du nom de Mediatrix mediato-
rum omnium.
L’éminent orateur avait donc ainsi raison de déposer la première fleur de la recon-
naissance au pied du trône de Dieu et aux pieds de la Vierge.
Nous n’entendons pas relever les fleurs qui font allusion aux vertus de la Pucelle
d’Orléans, mais Nous ne voulons toutefois pas omettre de déclarer que Nous recon-
naissons Nous-même que Jeanne d’Arc doit être couronnée d’innombrables fleurs,
car ses vertus furent innombrables.
Nous reconnaissons également que les fleurs qui doivent orner la tête de Jeanne
d’Arc doivent être de premier choix, parce que ses vertus ont brillé d’un éclat in-
comparable.
Mais pour en venir à ce qui concerne plus directement la cause de la Canonisation,
Nous avouerons qu’elle Nous a plu, la fleur de la commémoration des magnifiques
éloges que les anciens Papes et les Papes récents ont décernés à Jeanne ; les uns en
s’étonnant que le procès de Canonisation n’ait pas été introduit plus tôt, les autres,
comme Nos prédécesseurs immédiats, en se montrant disposés à faire tout ce qui
était en leur pouvoir afin de hâter ce procès.
Préface....................................................................................................... 3
1375-1425
Chapitre 1 : Les temps de la Sainte de la Patrie dans le monde........... 47
1380-1422
Chapitre 2 : Les temps de la Sainte de la Patrie en France .................. 56
1412
Chapitre 3 : Le village, la famille et la naissance de Jeanne ................ 72
1412-1424
Chapitre 4 : L’enfance de Jeanne et l’apparition de Saint Michel ....... 83
1424-1425
Chapitre 5 : Nouvelles apparitions ........................................................ 95
1426-1429
Chapitre 6 : La lutte intérieure et les difficultés extérieures...............114
1429
Chapitre 7 : Le voyage de Vaucouleurs a Chinon ............................... 133
Chapitre 8 : Les entrevues de Jeanne et de Charles à Chinon ............141
Chapitre 9 : Les débats et le jugement de Poitiers ............................. 158
Chapitre 10 : De Poitiers à Blois ...........................................................175
Chapitre 11 : Le siège d’Orléans............................................................191
Chapitre 12 : De Blois à Orléans ..........................................................208
Chapitre 13 : La grande semaine ......................................................... 219
Chapitre 14 : Le retentissement immédiat de la délivrance............... 253
Chapitre 15 : La campagne de La Loire ............................................... 269
Chapitre 16 : Première lutte contre les politiques .............................. 292
Chapitre 17 : Les Anglais et les Bourguignons, de Patay au Sacre.....303
Chapitre 18 : La campagne du Sacre ....................................................317
800 LA SAINTE DE LA PATRIE