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SEMINARIO INTERNACIONAL

NUESTRA SEÑORA CORREDENTORA

Mgr Stanislas-Xavier
Touchet

La SAINTE
de la PATRIE
Vie de la
Bienheureuse
Jeanne d’Arc

P. LETHIELLEUX, LIBRARIE-ÉDITEUR
PARIS – 1921
Préface

I
Ce livre procède d’un sentiment et d’une observation dont nous
voudrions faire confidence à « l’Ami Lecteur », comme on disait jadis
avec une courtoisie de bon aloi. Je le prie de me pardonner le côté per-
sonnel du récit.
Le 8 août 1914, vers cinq heures d’après-midi (car aucun Français
qui y fut mêlé n’oubliera les détails de cette journée-là), nous nous
trouvions sur la place de Jaude à Clermont-Ferrand, attendant une
voiture qui nous conduisît à Royat. Une agitation de caractère éton-
nant (elle était à la fois très active et très silencieuse) émouvait la
vieille capitale Auvergnate. Le tocsin venait de se taire ; le tocsin de la
mobilisation ! Une femme que je ne connaissais point mais qui avait
assisté à ma messe, me dit-elle, s’approcha de moi :
– Vous êtes Monseigneur l’Évêque d’Orléans ?
– Oui, Madame.
– Ah ! Priez votre chère petite sainte, la Bienheureuse Jeanne d’Arc,
pour moi et mes enfants. Mes trois fils vont partir. Reviendront-ils ?
Et les deux pauvres yeux de cette mère, deux yeux qui ont beau-
coup pleuré depuis, je l’ai su, se mouillèrent.
– Espérez, répondis-je.
Mais elle, s’obstinant doucement, presque comme si elle ne m’eût
pas entendu, reprenait :
– Priez votre chère petite sainte pour moi et mes enfants. Priez-la
pour la France.
Je regagnai mon diocèse la nuit même. Dans la gare de Montargis
où je devais joindre la ligne d’Orléans, un train chargé de dragons ou
de cuirassiers, je ne me rappelle plus, stationnait. Un lieutenant très
jeune, très beau – qu’est-il devenu ? – me salua.
– Monseigneur, priez votre Jeanne pour nous qui nous croyons un
peu ses frères, en tout cas, qui voulons l’être.
Le samedi suivant, un groupe nombreux de femmes d’officiers se
présentaient à mon audience habituelle.
– Nous venons vous demander un conseil, Monseigneur.
4 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Sur quel sujet ?


– Nos maris sont en route pour le champ de bataille ; quelques-uns
ont déjà subi l’épreuve du premier choc. La séparation a été ce que
vous devinez. Nos alarmes ne se peuvent décrire. Nous voudrions
mettre les chers absents et nous-mêmes sous la tutelle de votre Jeanne
d’Arc, lui faire un vœu ; mais lequel ?
J’aurais pu les engager à élever une statue, une église à la Bienheu-
reuse ; elles auraient tout accepté ; je le sentais.
Dieu me donna cette vue que les lancer sur pareil chemin serait
peut-être intéressé de ma part, pourrait même prendre air d’abus d’un
effroi sacré.
– Sous la réserve que vos maris y consentent, promettez, répondis-
je, de faire votre possible après la victoire, tout votre possible, pour
obtenir enfin des pouvoirs publics l’établissement d’une fête nationale
en l’honneur de la Libératrice.
– Comment nous y prendrons-nous ?
– Je n’ai pas réfléchi aux voies et moyens ; vous m’interrogez à
l’improviste. Cependant… Probablement, pourriez-vous entre veuves,
femmes, mères, filles, sœurs d’officiers, de sous-officiers, de soldats,
organiser un vaste pétitionnement au nom de vos angoisses, de vos
douleurs, de vos deuils, trop à prévoir. Qui osera vous refuser ?
N’aurez-vous pas assez souffert et assez offert pour être entendues ?
– Et vous pensez que votre Jeanne sera contente, Monseigneur ?…
Votre Jeanne ; toujours votre Jeanne. Votre Jeanne, me disaient
ces nobles femmes ; votre Jeanne, m’avaient dit la mère de Clermont
et le dragon de Montargis.
J’ai reçu des lettres et des lettres de partout, écrites dans le même
esprit et les mêmes termes.
Cette espèce d’attribution par voix populaire peut avoir deux cau-
ses : l’une qui m’est totalement étrangère, l’autre qui me regarde un
peu plus.
La Providence – et en cela je n’ai ni mérite ni démérite, n’y étant
pour rien – m’a placé sur le siège épiscopal de cette ville d’Orléans qui
maintint Jeanne, par la ténacité de sa mémoire pieuse, au-dessus de
l’étrange océan d’oubli où, partout ailleurs, elle fut en danger perpé-
tuel de sombrer. La passion de Jeanne ne s’est jamais éteinte, n’a ja-
mais subi d’éclipse au cœur des Orléanais. De l’année 1429 à cette an-
née 1915, où j’écris, Jeanne et Orléans ont été indissolublement unis ;
il n’est pas jusqu’à leurs noms qui ne se puissent diviser.
Or, aucun historien ne méconnaîtra que les évêques et le clergé Or-
léanais sont au premier chef les artisans de l’infrangible nœud. Ils fu-
PRÉFACE 5

rent les initiateurs du mouvement ; ils en ont été les continuateurs et


les propagateurs.
« Monseigneur l’Évesque d’Orléans, voyant les merveilles de la li-
bération de sa ville, avec tout le clergié, et aussi par le moyen et or-
donnance de Monseigneur de Dunois, frère de Monseigneur le duc
d’Orléans, avec le conseil d’icelui et aussi les bourgeois et habitants
d’Orléans, fut ordonné être faicte une procession le huitième du dict
May, et que chascun y portast lumière et que on irait jusqu’aux Augus-
tins. On y ferait stacion et service propice en chaque lieu, et oraison ;
et les douze procureurs de la ville auraient chascun ung sierge en leur
main, où seraient les armes de la ville, et qu’il en demeurerait quatre à
Sainte-Croix, quatre à Sainte-Euverte et quatre à Saint-Aignan ; et
aussi que le dict jour seraient dictes vigilles à Saint-Aignan, et le len-
demain messe pour les trespassés, etc. ».
Ainsi s’exprime un vieillard qui conte, sans faire connaître son
nom, les origines de la fête du 8 mai, dont il a été jadis le témoin 1…
Les évêques Thibaud d’Aussigni et François de Brillac entretinrent
par des actes dont parlent nos annales, la ferveur première de la popu-
lation orléanaise. Ils établirent une tradition que chacun de leurs suc-
cesseurs perpétua pieusement. On s’accoutuma d’âge en âge à considé-
rer Jeanne comme leur cliente, tandis qu’eux-mêmes naturellement la
tenaient pour leur patronne. C’est Mgr Bernier qui obtint du ministre
Chaptal, le 22 février 1803, le rétablissement de la solennité supprimée
en 1793 2. Il n’est personne qui ignore le zèle de Mgr Dupanloup et du
cardinal Coullié notamment pour la vierge sacrée. Ils auraient pu dire
comme Léon XIII : Johanna nostra est : Notre Jeanne. Le public avait
le droit de leur dire : votre Jeanne ; il le leur disait. J’ai hérité d’eux.
Voici maintenant, en toute simplicité, et véritablement pour
« l’Ami Lecteur », ce qui pourrait être un peu plus attribué à l’auteur.
Mgr Dupanloup avait eu cette intuition, issue tout autant de son
grand cœur que de son noble esprit, que Jeanne était plus qu’une hé-

1 Documents relatifs à la fête du 8 mai, Q. V, 296. Il paraît juste de ne pas oublier ici les dames et

les jeunes filles d’Orléans, auxquelles il appartenait spécialement, il est vrai, de garder la mémoire de
notre Bienheureuse. Le Hollandais Pontus Heuterus leur rend hommage. « J’ai vu de mes yeux, dit-
il, sur un pont au-dessus de la Loire à Orléans une belle statue en bronze de la Pucelle. Elle est age-
nouillée des deux genoux devant un Christ également en bronze. Jeanne y est représentée avec les
cheveux « bellement » épars sur les épaules. Le monument est dû au zèle et à l’argent des jeunes fil-
les et des dames d’Orléans. » (Pontus Heuterus, Q. IV, 448). Mgr Dupanloup invita de nouveau les
dames et lus demoiselles d’Orléans à lui prêter leur collaboration pour une souscription publique
dont le montant servirait à poser des vitraux racontant l’histoire de Jeanne d’Arc dans la cathédrale.
Son appel fut entendu. Nous-même avons présidé à l’inauguration de ces verrières en 1897. Lors des
fêtes de la Béatification a Rome, les filles de celles qui s’étaient montrées si dévouées aux désirs du
grand Évêque, ne nous marchandèrent pas leur concours moral et pécuniaire. Nous pûmes ainsi faire
dans la Ville Eternelle des solennités dignes de la Bienheureuse et de la France.
2 QUICHERAT, V, 317.
6 LA SAINTE DE LA PATRIE

roïne, qu’elle était une sainte. Il commença de recueillir les traditions


qui couraient sur ce point dans son diocèse. Il interrogea ceux qui,
comme lui, avaient plus que de l’admiration, avaient de la dévotion
pour elle. Il reconnut que des grâces de guérison, de conversion, de
préservation, étaient dites provenir de son pouvoir près de Dieu. Mgr
Coullié, son successeur et son fils spirituel, continua pieusement ce
travail. Les soins des deux Évêques furent couronnés d’un succès mé-
rité. En 1894 parut le décret qui permettait de faire la preuve devant la
Congrégation des Rites des vertus héroïques de Jeanne et des miracles
opérés à sa prière, en vue d’obtenir sa Béatification. Il fut connu et ap-
plaudi de la France entière sous le nom de décret de la vénérabilité.
Cependant Nous avions été promu au siège d’Orléans. Dès la pre-
mière année de notre épiscopat Nous fûmes chargé par Sa Sainteté
Léon XIII de la conduite des nouvelles procédures canoniques. Pie X
voulut bien nous continuer cette confiance. En 1909, après quinze ans
de très épineux débats, on annonça – à la joie nous pouvons dire de
l’Univers Catholique, puisque plus de huit cents prélats, cardinaux,
archevêques, évêques, abbés, s’étaient associés à nous pour la deman-
der – que la béatification de Jeanne serait proclamée dans Saint-
Pierre de Rome, le dimanche dix-septième jour d’avril.
L’exode de milliers et de milliers de Français vers la Ville Éter-
nelle ; l’enthousiasme qui soulevait les masses les plus populaires, et
fit que de la cathédrale de Reims – peut-on écrire son nom sans amer-
tume aujourd’hui ? –, de Notre-Dame de Paris, de Sainte-Croix d’Or-
léans, à la plus étroite des églises villageoises, pas un temple ne se ren-
contra, chez nous, qui ne retentît des louanges de Jeanne ; le respect
sympathique des indifférents devant ces manifestations de religion, le
silence sans mauvaise humeur de la généralité même des habituelle-
ment hostiles, ont gravé l’événement dans l’esprit de nos concitoyens,
voire des catholiques qui ne sont point de notre nation, et les ont ren-
dus curieux de l’effort qui l’avait préparé.
On a su alors, au moins partiellement, par les feuilles publiques, la
longueur des controverses préliminaires, la précision des exposés
théologiques et historiques, la vivacité des controverses médicales. On
a su les oppositions légitimes dont il avait fallu triompher, les sages
lenteurs qui se laissèrent difficilement forcer, bref, les minutieuses, les
infinies précautions dont l’Église s’entoure avant de conclure en ces
considérables affaires. On a saisi la sainte passion, la sainte foi, des-
quelles avaient dû s’armer les promoteurs de la cause pendant les
quinze années qu’avait duré ce qu’on peut appeler la lutte.
De là, sans nul doute, une opinion courante et l’habitude de certai-
nes expressions : Jeanne, votre Jeanne.
PRÉFACE 7

Quoi qu’il en soit, ces redites s’imposaient à notre réflexion ; et une


idée en amenant une autre, nous nous demandions si nous n’aurions
pu, si nous ne pouvions pas tenter autre chose encore pour la magnifi-
que sainte, la magnifique Française : par exemple, tenter d’écrire son
histoire. Nous nous prenions à envier, pour ne citer que ceux-là, les
Wallon, les Ayroles, les Dunand, les Sépet, les Debout, qui en lui
consacrant leur plume avaient bien mérité d’elle, de l’Église et du pays.
Cette préoccupation nous pressa très particulièrement pendant les
derniers jours d’août et les premiers jours de septembre 1914. La
guerre faisait rage, et nous montrait cruelle figure. Il y eut telles se-
maines où les communiqués de source militaire et les nouvelles de
source privée nous écrasèrent. On se répétait : Joffre veille partout…
Galliéni monte la garde à Paris… Dieu là-haut ne permettra pas… Ce-
pendant, au fond de l’âme, au plus secret, car il fallait cacher cette an-
goisse à tous, on se disait : Que va-t-il advenir ? Où en serons-nous
demain ? Est-ce la fin qui approche, la fin de la France ? Finis Galliæ !
L’ennemi avait pille, brûlé, massacré la sublime Belgique. Il nous
avait écrasés dans Charleroi. Il avait forcé Maubeuge. Il avait couvert
de ses vagues rouges et boueuses, notre Nord et notre Est extrêmes. Il
avait paru sur la Somme. Oui, un dimanche matin, nous apprîmes que
les prés verts ombragés de trembles et de peupliers, parmi lesquels
coule la délicieuse rivière, étaient occupés par l’Allemand ! Il était re-
venu le séculaire ennemi, celui de Tolbiac, celui de Bouvines, celui de
Valmy ! Il marchait sur Paris. Il y marchait si bien que Galliéni, pour
n’avoir rien à ménager dans la redoutable défense qu’il préparait, pour
n’être gêné par rien, avait exigé le départ du Gouvernement. Et celui-ci
n’avait même pas fait étape à Tours comme en 1870 ; il était allé tout
droit à Bordeaux !
Il est vrai, au sein de ces tristesses, on respirait un air où se mê-
laient des arômes d’héroïsme et des parfums de prières. Le sang qui
coulait là-bas paraissait à beaucoup, au grand nombre, du sang de
martyrs, tant il était chaud, tant il était généreux, tant il était, à l’ordi-
naire, saintement versé. Ah ! Ils ne songeaient plus à s’amuser ces jeu-
nes hommes que nous avions parfois jugés irrémédiablement frivoles ;
ils songeaient à sauver le pays ! Alors, le mot du cavalier revenait à
mes oreilles : Nous sommes un peu les frères de Jeanne ! Et je lui ré-
pondais, à distance : Non, vous n’êtes pas seulement un peu, vous êtes
beaucoup les frères de Jeanne. Par une ligne ininterrompue, on re-
monte de vous, les héros du présent, à l’héroïne du XVe siècle commen-
çant, et des ruines de l’heure aux résurrections d’alors. Avec tant de
soldats, de mères, d’épouses, de fiancées, d’enfants, de bons citoyens,
j’implorais de la Libératrice la libération. Je sentais ces évocations ra-
nimer ma force d’espérer. Le rayon de soleil, qui dore même la masure
8 LA SAINTE DE LA PATRIE

croulante, passait sur tant d’horreurs, et sans me les rendre belles me


les rendait plus supportables. La foi en Jeanne opérait cette merveille
de me rasséréner, au moins un peu. Alors, pourquoi ne pas me livrer
tout entier à sa sublime mémoire dans les instants rares qui ne se-
raient pas remplis par un ministère de plus en plus chargé ? Pourquoi
ne pas suspendre d’autres travaux et tenter cette Vie de Jeanne à la-
quelle j’avais souvent pensé ? N’était-ce pas le moment de fuir vers
elle ? Confugiendum ad Joannam.
C’est ainsi que le sentiment me poussait vers une entreprise dont je
ne me dissimulais ni l’étendue ni les difficultés.
II
Ici une objection se présentait : À quoi bon une nouvelle Vie de
Jeanne ? Il en existe un grand nombre (je me suis permis d’en citer
plusieurs que j’aime et admire), bonnes, mauvaises, médiocres, soit en
elles-mêmes, soit relativement au point de vue vers lequel chaque lec-
teur se tourne.
Mais celle que je me proposais ne pourrait-elle pas avoir un carac-
tère particulier, déterminé par la nature même de mes longues études
antécédentes ? Si oui, lequel serait-ce ?
En 1896, j’eus l’honneur d’interroger comme témoin au procès ca-
nonique que j’instruisais M. Godefroy Kurth, le célèbre professeur
d’histoire médiévale à l’Université de Gand. Il déposa comme il le
pouvait faire, avec toute la gravité et toute la plénitude de sa compé-
tence. Quand il eut fini, je pris la liberté de lui poser, au nom du tribu-
nal dont j’avais l’honneur d’être le président, une question qui n’était
pas au programme.
– Monsieur, lui dis-je, que pensez-vous de notre tentative de faire
béatifier Jeanne d’Arc ?
Godefroy Kurth se leva, redressa sa grande taille, tendit la main
droite du côté du livre des évangiles posé sur notre table et dit :
– Je n’ai plus à prêter serment de ne pas m’écarter de la vérité telle
qu’elle m’est connue. C’est fait. Continuant donc de parler sous la foi
jurée, je réponds ceci : Je ne connais pas l’histoire : personne ne la
connaît. Cependant il y a quarante années que je l’étudié ; eh bien,
j’affirme n’avoir vu sur ce théâtre illustre que j’ai tant fréquenté, per-
sonne, depuis le Christ et la Vierge Marie, qui soit plus digne de
l’honneur des autels que votre Jeanne d’Arc.
Et voilà bien le côté supérieur de l’histoire de Jeanne ; elle accom-
plit des prodiges de vaillance, des prodiges de service ; mais, nous ne
craignons pas de le dire, elle les accomplit parce qu’elle fut un prodige
de Sainteté. C’est cela qu’il s’agira de montrer.
PRÉFACE 9

Puis-je encore raconter ceci à « l’Ami Lecteur » ?


Du procès où déposa Kurth c’est moi-même qui remis à Léon XIII
la copie authentique. L’illustre Pontife avait toujours été épris de la
cause. Son action discrète et puissante l’a tirée de plus d’une passe pé-
rilleuse. Il aimait Jeanne en poète et en grand homme d’Église : le
poète avait senti cette idéale beauté ; le grand homme d’Église avait
saisi combien il était important d’inscrire un pareil personnage à nos
Fastes sacrés, si Dieu le permettait ainsi. Lorsqu’il vit le dossier énor-
me, de plusieurs milliers de pages, constitué en cent trente-cinq séan-
ces de neuf ou dix heures de matinée et de relevée chacune :
– Comment, Monseigneur, me dit-il, c’est vous qui avez présidé
tout le temps ?…
– Mais oui, Saint-Père.
– C’est beaucoup ; avec votre ministère épiscopal, c’est trop.
– Saint-Père, s’il y avait à se fatiguer, autant valait-il que ce fût à
moi qu’à un autre. Puis, j’avais une seconde raison.
– Laquelle ?
– À parler franchement, j’avais besoin d’être convaincu le premier.
Quand j’ai ouvert les procédures, je savais comme tout le monde que
Jeanne avait été le plus beau des chevaliers, mais en était-elle la plus
sainte ?… Je n’en avais pas l’idée.
– Et maintenant ?
– Ah ! Maintenant, Saint-Père, c’est fait ; je sais. Je sais qu’elle fut
une héroïne de courage, et une héroïne de vertus. Que de fois les Juges
et moi, tandis que nous recueillions les dépositions, nous nous som-
mes regardés disant : Se peut-il que Dieu ait créé une âme pareille ?
Aussi quand Votre Sainteté aura béatifié Jeanne, dès le lendemain,
avec sa permission, je poursuivrai la canonisation.
– Bien, fit laconiquement le vieux Pape.
Ce monosyllabe de l’un des plus vastes esprits que j’aie rencontrés,
m’a dicté ma route toujours et m’a encouragé souvent, depuis un quart
de siècle ; nul que Dieu ne sait combien il a influé sur la direction de
ma vie.
En tout cas, je prie qu’on observe le fait que je signale. Avant le
procès j’avais lu plusieurs vies de Jeanne et je n’avais pas une idée dis-
tincte de sa sainteté. L’âme de la vierge pétrie de force, de prudence,
de justice, de tempérance, de chasteté, d’humilité, de foi, d’espoir vail-
lant, d’amour de Dieu, de dilection du prochain, cette âme que Gode-
froy Kurth magnifiait du mot quasi étrange : depuis le Christ et la
Vierge Marie, je n’en sais aucune qui soit plus belle ; cette âme m’avait
presque échappé.
10 LA SAINTE DE LA PATRIE

La cause ? Probablement parce qu’elle ne m’avait pas été tout à fait


assez montrée.
C’est sûrement ce que voudraient voir à leur tour plusieurs de ceux
qui m’ont encouragé à écrire une histoire de Jeanne. Puissé-je ne pas
tromper leur désir et leur attente : ainsi serai-je justifié d’avoir repris
un chemin où certains m’ont précédé, non sans éclat.
III
Jeanne a prodigieusement intéressé ses contemporains, desquels
on doit dire, si l’on veut bien considérer les habitudes de lecture
d’alors, qu’ils ont beaucoup écrit sur elle.
La première éclosion de documents est tout à fait contemporaine
de l’entrée de la Bienheureuse dans la carrière publique.
Ce sont des théologiens qui ouvrent la série (mars-avril 1429) : Re-
gnault de Chartres, Gérard Machet, Pierre de Versailles, Erault, Lam-
bert, Aimeri, Seguin de Seguin. Ils se présentent avec leur « Résumé
de conclusions » 1 soumis au roi, après le célèbre examen de Poitiers.
Ni enthousiastes ni crédules par habitude d’esprit, plutôt défiants de
toute révélation privée par doctrine, tous d’âge mûr, ils ont vu Jeanne
presque enfant (dix-sept ans et demi !), et l’ont interrogée. Ils ont
tourné et retourné sa vie ; à la cour, par une surveillance personnelle
très active ; là-bas, au village de Domrémy, par des émissaires soi-
gneusement choisis. Toutes ces circonstances donnent un prix supé-
rieur à la consultation qu’ils ont laissée.
Or tandis que les maîtres l’interrogeaient, Jeanne, sans le vouloir, se
rendait témoignage à elle-même en dictant, « le mardi de la grande se-
maine » (le mardi 21 avril), sa lettre au roi d’Angleterre. « Roy d’An-
gleterre, et vous Duc de Bedfort qui vous dictes Régent du royaume de
France, vous Guillaume de la Poule comte de Suffolk, Jehan sire de Ta-
lebot, qui vous dictes lieutenans du dit Duc de Bedfort, faites raison au
roy du ciel… Archiers, compaignons de guerre, gentilz et autres qui êtes
devant Orléans, alez-vous-en en votre pays, de par Dieu. Si ainsy ne
faictes, attendez des nouvelles de la Pucelle… Le roy Charles vray héri-
tier tiendra le royaume de France ; car ainsy Dieu le veult… etc. » 2.
Jamais, pensons-nous, la question débattue entre les Anglais et
nous, lance au poing, depuis un siècle, n’avait été si clairement posée ;
jamais non plus âme de héros ne s’était montrée comme ce jour-là
« sous les espèces » de deux pages d’écriture. La prédestination provi-
dentielle de la jeune fille, sa valeur morale d’instrument aux mains de
Dieu, le peu qu’elle s’estime, mais le prix qu’elle adjuge à Celui qui la

1 Les Docteurs de Poitiers, Q. III, 391.


2 Jeanne, Q. I, 240.
PRÉFACE 11

choisit et l’envoya, trouvent ici une expression si parfaite qu’on serait


tenté de se mettre à genoux pour lire, comme on fait devant un ou-
vrage inspiré.
Concluons, en tout cas, qu’il faudra examiner de très près chacune
des lettres de Jeanne : lettre aux chefs Anglais, lettre aux Troyens, let-
tre au Duc Philippe, lettre aux Tournaisiens, etc. On n’a pas de peine à
supposer dès maintenant que la sainte âme, qui y palpite, fut ardente
et humble 1.
Voici la libératrice devant Orléans. Nous serons renseignés sur son
œuvre par le Petit traictié par manière de Chronique contenant au
brief le siège mis par les Anglais devant Orléans et les saillyes et as-
saults et escarmouches qui durant le siège y furent faictes de jour en
jour ; la venue et les vaillants faicts de Jehanne la pucelle et comment
elle fist partir les Anglais et lever le siège par grâce divine et force
d’armes 2.
Ce mémorial, connu sous le nom légitime d’ailleurs de Journal du
Siège, va du 12 octobre 1428 à la fin de septembre 1429. Il fut très cer-
tainement composé au jour le jour, par un assiégé, qui eut un extrême
souci de ne laisser passer aucun événement de guerre de ces mois
mémorables. L’inscription des dates qui se suivent, sauf erreurs vé-
nielles évidemment attribuables au copiste, dans l’ordre strict du ca-
lendrier ; les détails de lieu, de température, de crue et de décrue du
fleuve ; les citations du nom des rues, des tours, des poternes, des ha-
bitants et des habitantes même fort modestes ; l’emploi de locutions
parfaitement orléanaises ; le compte exact des soldats, voire des têtes
de bétail qui réussissent à forcer par-ci par-là le blocus anglais ; les
faits divers, les nouvelles locales mêlés aux événements considérables ;
tout décèle quelqu’un qui voit, non quelqu’un qui se souvient, un té-
moin oculaire, non un historien du passé.
Le cahier primitif est perdu. Il fut copié par Pierre Soudan ou
Subsdan, clerc, aux frais de la ville d’Orléans, en 1466 3. Une autre co-
pie en fut tirée six ans plus tard sur l’ordre de Nicaise de Lorme, prieur
de Saint-Victor, un fervent de Jeanne, digne de n’être pas tout à fait
oublié 4. C’est cette dernière transcription que publièrent en 1896 MM.
Charpentier et Cuissard 5. Nous nous sommes souvent référé à leur
texte établi avec un grand soin.

1 « Le style c’est l’homme ».


2 Titre du Manuscrit 14665 de la Bibliothèque Nationale.
3 Extrait des comptes de ville, cité par CHARPENTIER et CUISSARD, préface III.
4 « Nicaise de Lorme étant prieur de Bussy-le-Roi (près Orléans) fit escrire l’histoire du Siège

d’Orléans et le Procès de la Pucelle tant en accusation qu’en justification qui se garde encore en la Li-
brairie de Saint-Victor ». Malingre, cité par CHARPENTIER et CUISSARD, préface du Journal du Siège, V.
5 CHARPENTIER et CUISSARD, préface, LII.
12 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le scribe qui transcrivit le livret original ne se gêna pas pour y


ajouter une douzaine d’annotations 1 tout à fait reconnaissables et cer-
tainement de son cru. Elles ne pèchent pas par défaut d’exactitude.
Elles ne sont pas encombrantes étant du genre de celles-ci : le comte
de Clermont, « depuis duc de Bourbon ». Cependant, habitués que
nous sommes à l’absolu respect du manuscrit, il nous est impossible
de ne pas regretter ces menues libertés. Sans compter qu’elles ont
fourni quelque prétexte aux critiques désireux d’infirmer la contempo-
ranéité du texte. Nous tenons que son autorité n’en est pas blessée ; ni
non plus la certitude de sa provenance. Le « Petit Traictié » est bien
une œuvre du moment, rédigée par une plume émue des inquiétudes,
des espoirs, des joies, des batailles triomphales du moment.
La Chronique de la Pucelle 2, œuvre des Cousinot, offre, quoique
non datée, les mêmes caractères d’authenticité que le Petit Traictié.
Les deux Cousinot, père et fils, habitaient Orléans lorsque Jeanne y
commanda. Le père avait l’hôtel du Grand Saint-Martin, rue de la
Clouterie ; le fils, en attendant la seigneurie de Montreuil et sa partici-
pation aux grandes affaires sous Charles VII et Louis XI, prenait ses
degrés à l’université de Droit. Ils étaient les familiers de Jacques Bou-
cher qui fut l’hôte de la Libératrice. Ils furent placés au centre même
des événements de la Délivrance, du Sacre, de la campagne de Paris.
Quoique d’une prudence extrême, comme il sied à gens qui savent la
valeur d’une parole écrite, leur relation simple et honnête mérite cré-
dit. « La partie 3 consacrée à la Pucelle est incontestablement la source
la plus importante pour la vierge inspirée », disait – avec une légère
pointe d’exagération – M. de Beaucourt. L’historien de Charles VII eût
été complètement dans le vrai s’il eût écrit que la Chronique est une
source très importante.
Tandis que ces mémorialistes étaient à leurs registres, un notaire
du Châtelet d’Orléans, Guillaume Girault, eut cet honneur « de cou-
cher par écrit », le premier peut-être, l’impression de stupeur admira-
tive que causa la libération de la ville. Il avait vu se resserrer petit à pe-
tit comme une tenaille, lentement mais inéluctablement, la formidable
étreinte anglaise. Aucun de nos déboires ne lui avait échappé. Il
connaissait le misérable état moral des gens d’armes royaux, toujours
battus, même quand ils avaient, comme à Rouvray, si bon moyen de
vaincre. Et tout à coup il assistait à la rupture de la force assiégeante.
Il se rendait compte qu’une âme d’enfant avait pénétré une multitude
d’âmes, les avait ranimées, les avait fait communier à sa confiance et à

1 CHARPENTIER et CUISSARD, préface, XXXIII.


2 Elle fut publiée pour la première fois par Denys Godefroi II, né à Paris le 24 août 1615, mort à
Lille le 8 juin 1681.
3 Cité par le P. AYROLES : La libératrice, 64.
PRÉFACE 13

ses vigueurs, les avait persuadées que l’imbattable ennemi serait bat-
tu ; il avait suivi la stratégie de ce général de dix-huit ans, allant de
l’église où elle s’animait dans la prière, la communion, les larmes pieu-
ses, à la muraille et au fossé où elle enlevait et modérait à son gré les
hommes, forçait les bastilles, se faisait blesser et finalement réalisait
en trois ou quatre jours ce que les plus sages avaient traité d’impossi-
ble. Et alors, sans aucune recherche d’emphase, mais lucidement, fer-
mement, il écrivit sur son livre de tabellionnage : « Le samedy ensui-
vant, après l’Ascension de Nostre-Seigneur (7 mai 1429) et aussi
comme par miracle le plus évident qui jusqu’à maintenant ait apparu
depuis la Passion, à l’aide des dictes gens du roy et de la dicte ville
d’Orléans, fut levé le siège que les dicts Anglais avaient mis ès Thorel-
les au bout du pont d’Orléans, au costé de la Sauloigne, qui furent
prinses par effort et assault le XIIe jour du mois d’octobre précédent et
dernier passé… ad ce présent la dicte Pucelle qui conduit la besoigne
armée de toutes pièces » 1.
Le clerc de Pluscardin, qui a laissé derrière lui quelques renseigne-
ments sur le siège, a-t-il droit de trouver une place ici ? Il dit bien qu’il
a connu Jeanne aux temps où elle délivrait son pays ; même, qu’il l’a
suivie jusqu’à la fin de son existence 2. Est-ce absolument certain ?
Plusieurs méprises de son récit pourraient faire naître un doute. En
tout cas, le lecteur n’aurait guère à trouver chez lui que deux détails
assez curieux : l’un sur le Duc de Bourgogne, qui aurait négocié à
Bourges, Tours, Angers et Lyon pour décider les échevins à se donner
à lui, plutôt que de tomber aux mains des Anglais ; l’autre sur la tac-
tique des soldats de Bedfort qui auraient à peu près inventé la guerre
au fond des trous qui sévit aujourd’hui. « Dans leurs fossés et dans
leurs mines, ils avaient des appartements, des fours, des rues avec des
carrefours souterrains, semblables aux places d’une ville. Les mar-
chands, les artisans circulaient sans danger dans ces cités sous terre.
On y voyait des tavernes où se vendaient toutes les choses nécessaires
à la vie ».
Il y a, croyons-nous, une part de vérité et une part d’exagération,
dans ce double dire. Philippe de Bourgogne avait assez d’appétit pour
tenter l’absorption de Bourges, Tours, Angers, Lyon ; il en eût absorbé
d’autres. Cependant ne serait-ce pas la proposition des échevins
d’Orléans au Grand Duc qui se serait ainsi défigurée sous la plume du
moine ? Quant aux travaux souterrains, nous le verrons en son temps,
les Anglais se montrèrent de remarquables ouvriers, et leurs terrasse-
ments furent assurément considérables.

1 Guillaume Girault, Q. IV, 282.


2 Prologue du livre VIe de la Chronique d’Ecosse, AYROLES, IV, 300.
14 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le clerc de Pluscardin professe un culte sincère pour Jeanne qu’il


appelle « l’admirable Pucelle » 1 ; par malheur nous ne possédons
presque rien du chapitre qu’il voulut lui consacrer.
Après le siège, nous sommes entraînés dans le tourbillon joyeux et
héroïque des campagnes de la Loire et du Sacre. La fin de mai 1429,
tout juin et tout juillet nous apportent une belle moisson documentaire.
Le roi commence avec sa Circulaire du 9 et 10 mai aux bonnes vil-
les du Midi : pages vibrantes de gratitude et de fermeté royales, dont
l’original se trouve à l’hôtel de ville de Narbonne 2.
Le 8 juin nous rencontrons la Lettre adressée par André et Guy de
Laval aux très redoutées Dames 3, leur mère et leur aïeule, cette der-
nière, veuve de Bertrand du Guesclin. Les jeunes gens y racontent leur
arrivée au camp de Charles, l’accueil qui leur a été fait, ce qu’ils y ont
observé, les bontés du souverain, mais surtout leur rencontre avec
Jeanne. Rien ne se peut rêver de plus frais, de plus ailé, de plus natu-
rel, de plus chrétien, de plus dans le goût « de la belle histoire ».
Le 15, Jeanne écrit « aux loyaulx Franchois de Tournai ». Notre sûr
et vaillant boulevard du Nord, perdu parmi les terres bourguignonnes,
comme un vaisseau de guerre sur lequel flotte le pavillon national, au
milieu d’une mer ennemie, méritait bien semblable attention. La
sainte héroïne annonce aux Bourgeois qu’elle a « cachié les Anglais
hors de toutes les places qu’ils tenaient sur la rivière de Loire par as-
sault ou aultrement où il en a eu maint morts et prins, et les a des-
confits en bataille ». Elle désigne par leur nom ceux qui sont tombés
pour ne plus se relever. Elle invite « au sacre du gentil roy Charles »
ses bons amis des bords de l’Escaut 4.
Le 21 juin, un homme très important de la cour de Charles VII,
Perceval de Boulainvilliers, envoie sur la « Puella » (il écrit en latin)
une missive au Duc de Milan, Philippe-Marie Visconti. Nous y trou-
vons toute l’histoire de Jeanne, telle qu’elle se contait, depuis sa nais-
sance jusqu’à la bataille de Patay. Quæ omnia miraculo divino facto
attribuimus, pose en thèse le narrateur ; tous ces événements nous les
attribuons à un miracle de Dieu. L’esquisse qu’il nous donne de
Jeanne prouve bien qu’il l’a observée et entendue. « Cette Pucelle, dit-
il, est d’une élégance décente ; elle a le port martial ; elle parle peu ;
elle est prudente dans ses conversations, elle sait ce qu’il faut dire. Elle
a la voix gracieuse, féminine ; elle mange peu ; elle boit moins ; elle
aime son cheval et ses armes qui sont belles ; elle chérit ses gens et les

1 AYROLES, IV, 303.


2 Charles aux habitants de Narbonne, Q. V, 100.
3 Gui et André de Laval, Q. V, 105.
4 Jeanne, Q. V, 115.
PRÉFACE 15

chevaliers ; elle déteste les assemblées où l’on bavarde ; elle a le don


des saintes larmes ; son visage n’a cependant rien de triste ; elle est
d’une activité incroyable ; elle est si robuste qu’elle peut rester complè-
tement armée six jours de suite, jour et nuit ». Plus haut Perceval avait
signalé la persévérance de Jeanne dans les exercices de piété : « la
prière, la messe, la Communion » 1.
Le jour du Sacre, Jeanne dicte de nouveau. De cette fois, elle
s’adresse au Duc de Bourgogne en personne, avec un mélange, un fon-
du admirable de modestie et de fermeté. Elle ne se leurre sur sa condi-
tion, en trop ni en trop peu. Elle est une paysanne et une inspirée. Elle
sait l’un comme l’autre. L’inspirée ne détruit pas la paysanne ; mais la
paysanne ne courbe pas l’inspirée. Devant le haut et puissant Sei-
gneur, oncle de son roi, plus puissant que son roi, elle se met à sa
place. Si elle dit à genoux : « Vous prie et vous requiers à jointes mains
que ne faictes ni ne guerroiez contre nous, vous, vos gens et sub-
jects » ; elle ajoute, bien debout, et regardant bien en face : « Et vous
fais assavoir de par le roy du ciel mon droiturier et souverain Seigneur,
pour votre bien et pour votre honneur et sur vos vies que vous ne gai-
gnerez point bataille à l’encontre des loyaux François » 2.
Toujours le 17, part une autre dépêche, non plus de Jeanne mais de
son entourage ; celle des trois gentilshommes Angevins à Marie et à Yo-
lande de Sicile, la femme et la belle-mère de Charles VII. Description du
sacre ; attitude de la Pucelle pendant la cérémonie ; espérances de l’ar-
mée pour le lendemain ; vues intéressantes quoique volontairement
obscurcies par une certaine réserve diplomatique, sur les intentions se-
crètes du Duc de Bourgogne 3 : tel est le sommaire du document.
Le 24, le comte de la Marche adresse à l’évêque de Laon une lettre
dont les objets principaux sont la bataille de Patay et le sacre. Il s’en
explique comme s’il y avait assisté 4.
Fin du mois (sans date), écrit d’Alain Chartier adressé « à un illus-
tre prince » qui n’est pas autrement désigné.
L’auteur, familier du roi de Bourges, raconte les origines, les pre-
mières occupations, les apparitions, le voyage de Jeanne. Il sait com-
ment le roi la reçut ; comment il ne se décida pas sans examen à
l’employer, comment elle délivra Orléans. La terreur folle, l’inexplica-
ble terreur des Anglais, « de ces hommes devenus des femmes, de ces
guerriers dont on aurait cru qu’ils avaient les mains liées », quand elle
fit entrer des vivres et une petite armée dans la place, l’étonne. Sa

1 Perceval de Boulainvilliers, Q. V, 114, 121.


2 Jeanne, Q. V, 6 ; 126, 127.
3 Beauvau, Q. V, 127, 129, 130.
4 Publication d’AYROLES, III, 367, 368.
16 LA SAINTE DE LA PATRIE

course vers Reims ornée de faciles triomphes l’enchante. L’écrivain sa-


crifie un peu trop à la préoccupation du beau latin, au zèle de l’anti-
thèse et de la prosopopée 1. Néanmoins ces pages ne sont pas sans prix
puisqu’elles expriment les récits qui circulaient autour de l’auteur.
Toutefois le capital témoin de cette période, parce qu’il est le plus
complet, et parce que d’ailleurs il se trouva en très belle place pour
bien tout voir, fut Perceval de Cagny.
Perceval de Cagny, « qui a servi et demeuré en l’hostel d’Alençon
par l’espace de quarante-six ans, continuellement, nous confie-t-il lui-
même, d’abord en office de pennetier, puis d’escuier d’esquierie… puis
de maistre d’hostel » 2, suivit son maître dans les campagnes qu’il fit
près de Jeanne : campagne de la Loire, campagne du Sacre, campagne
de Paris ; et il commença de dicter ses mémoires sur ce sujet cinq ans
après la mort de la Libératrice, en 1436 3. Un si court espace de temps
ne peut lui faire perdre sa qualité de témoin oculaire. Sa loyauté fut
égale à sa compétence. Quicherat l’estimait « le premier des chroni-
queurs » qui ont parlé de Jeanne 4. C’est trop à notre humble avis ;
l’appréciation était à noter cependant.
Jean Rogier nous a fourni plus d’une référence sur cette même
époque ; mais convient-il de le classer parmi ceux qui offrent une do-
cumentation de visu ? Nous le pensons, bien qu’il soit du XVIe siècle.
Paléographe de son temps, il ne fit, en effet, qu’analyser ou relater des
pièces authentiques émanées de Charles VII, de Jeanne, des municipa-
lités de Troyes et de Châlons, du capitaine de Chastillon, etc. ; pièces
qu’il avait trouvées « en la maison et hostel de ville comme aussi en la
chambre de l’eschevinage de Reims » 5. On estimera sans doute avec
nous que la source par lui ouverte tira bien son origine de la première
couche historique.
Nous ne parlons pas d’Enguerran de Monstrelet ni du hérault de
Berri. Enguerran de Monstrelet n’a vu Jeanne que quelques minutes 6.
Le hérault de Berri l’a-t-il vue ? Il est possible ; quoique cela ne nous pa-
raisse point démontré.
IV
Tout près de ces annalistes, néanmoins pas sur le même rang, nous
en placerons d’autres qui n’ont pas rencontré la sainte Pucelle, nous
paraît-il. Cependant ils écrivirent d’elle pendant sa manifestation et

1 Alain Chartier, Q. V, 131.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 1, 2.
3 Ibid., 2.
4 Ibid.
5 Jean Rogier, Q. IV, 284.
6 Enguerran de Monstrelet, Q. IV, 402.
PRÉFACE 17

ressentirent son influence : le sire de Rotselaër, Henri de Gorcum,


Clément de Fauquembergue, le faux bourgeois de Paris, le greffier de
la Rochelle, Pancrace Justiniani, Jacques de Bourbon, les trois chroni-
queurs Normands.
Rotselaër, ambassadeur extraordinaire, dirions-nous aujourd’hui,
près Yolande de Sicile, correspondait avec un greffier de la chambre
des comptes de Brabant. Il avait ouï parler de Jeanne à Lyon par un
homme d’armes dont il ne dit pas le nom, mais qu’il qualifie de
« conseiller et de maître de l’ost de Charles de Bourbon ». L’homme
d’armes avait été frappé de trois prophéties attribuées à Jeanne. Il les
conta à Rotselaër. Celui-ci se hâta de les transmettre à son ami le Bra-
bançon.
1º Jeanne délivrera Orléans et forcera les Anglais à lever le siège ;
2º Pendant une des batailles elle sera blessée d’un trait, mais n’en
mourra pas ;
3º Au cours du prochain été, le roi sera sacré à Reims 1.
Le greffier de Brabant eut l’heureuse inspiration d’inscrire ces ora-
cles dans ses registres à la date où la dépêche qui les contenait lui fut
remise (22 avril 1429), afin de voir ce qui en adviendrait. On le vit.
Il semble que ce fut un goût des greffiers d’alors de se servir de
leurs livres pour y garder mémoire des événements qui les intéres-
saient, si étrangers fussent-ils à leurs sollicitudes professionnelles.
Clément de Fauquembergue, chanoine de Cambrai, greffier au Par-
lement de Paris, céda à cette mode. Entre deux arrêts de la compagnie
à laquelle il appartient, il insinue des nouvelles relatives à la chose pu-
blique, spécialement à Jeanne (10 mai 1429, 14 juin, 18 du même, 19
juillet, etc., etc.). Ainsi a-t-il sauvé son propre nom de l’oubli 2 ; et
nous a-t-il gardé trace de quelques mouvements d’opinion observés
dans la capitale et déterminés par les seuls faits et gestes de la Libé-
ratrice.
En revanche, on trouvera peu de choses utiles, c’est-à-dire absolu-
ment pures de passion et d’erreurs, chez un autre Parisien, Chuffard,
vraisemblablement l’auteur du Journal d’un Bourgeois de Paris. Sa
haine farouche a empoisonné tout ce qu’il écrivit 3.
Le greffier de la Rochelle 4 ne manque ni de pittoresque ni de
charme dans les tableaux qu’il a brossés des réceptions royales à Chi-
non, des salutations du Frère Richard (tout n’y est pas exact), du rôle

1 Le Greffier de la Chambre des comptes de Brabant, Q. IV, 425.


2 Clément de Fauquembergue, Q. IV, 450.
3 Le faux Bourgeois, Q. IV, 461.
4 Publication d’AYROLES, III, 202.
18 LA SAINTE DE LA PATRIE

de l’Évêque de Troyes, Leguisé. Quicherat pensait que sa relation re-


monte à septembre ou octobre 1429 1.
Morosini a laissé une histoire partielle de Venise qui commence à
Dandolo, le sage aveugle. Il est bien de son pays et de sa race. Ses
compatriotes, marchands et à demi flibustiers, s’enrichissaient de
tout trésor d’argent ou d’art qui leur tombait dans les mains ; lui, en-
richit ses manuscrits de toute nouvelle d’où qu’elle lui vienne. Un cer-
tain Pancrace Justiniani résidant à Bruges fut de ses correspondants.
Morosini en recevait-il une lettre, vite il la copiait sur ses registres. Et
comme Pancrace, sujet d’occasion de Philippe le Bon, suivait de près
la politique du Duc, il n’avait rien tant à cœur que de la conter à Mo-
rosini. Reconnaissons que, spécialement dans l’affaire des trêves,
Pancrace sut lire dans les cartes du grand duc. La finesse italienne
perça les roueries du madré Bourguignon. Les conclusions de l’épisto-
lier Brugeois sont d’autant plus remarquables qu’il n’y met aucune
passion nationale. « Tous s’accordent pour affirmer les grands mira-
cles opérés par la Demoiselle depuis qu’elle est avec le Dauphin. Si
quelqu’un n’y croit pas, il ne se damnera pas pour cela ; cependant, il
est incontestable que les affaires du Dauphin vont prospérant, à un
point que cela semble impossible à croire, quand on se rappelle l’état
où les Anglais l’avaient réduit : il n’en pouvait littéralement plus » 2.
Les lettres d’annoblissement des d’Arc nous permettent de péné-
trer les sentiments du roi pour la sainte jeune fille.
Le Sire d’Albret ouvre dans une lettre aux habitants de Riom quel-
que jour sur l’obscure campagne de la Haute-Loire qu’il commanda.
Du reste, Jeanne a écrit, elle aussi, aux habitants de la même ville.
Le Duc de Bourgogne en personne nous instruit de la prise de
Jeanne à Compiègne par une circulaire « aux très chers et bien amez »
bourgeois de Saint-Quentin.
Jean Lefèvre nous raconte les détails de cette capture avec une pré-
cision si parfaite que Quicherat crut en devoir conclure qu’il y avait as-
sisté. Nous voulons bien. Cependant le récit de Lefèvre se déshonore
d’un bruit bourguignon dont Chastellain lui aussi s’est fait l’écho :
Jeanne aurait prédit à Compiègne avant sa funeste sortie « qu’elle
prendrait le Duc Philippe ». Assurément si pareille rumeur, nous ne
disons pas eût été fondée, mais avait possédé une ombre de vraisem-
blance, les juges de Rouen l’auraient retenue au moins comme thème
d’interrogatoire ; ils ne le firent pas.
Les chroniqueurs Normands très concis, trop concis, mènent leur
narration jusqu’à l’entrée du petit roi Henri VI à Rouen vers 1430

1 Publication d’AYROLES, III, 200.


2 Ibid., 587.
PRÉFACE 19

commençant. Ont-ils vu Jeanne au vieux château ? En tout cas, ils sont


du temps.
Nous terminerons cette première nomenclature par la bonne Chris-
tine de Pisan.
C’est une femme, une vieille femme déjà, que l’on devine char-
mante ; c’est un poète, c’est une étrangère.
Dans le moutier où elle a plouré,
unze ans en abbaye close,

elle s’est éprise de Jeanne d’une tendresse de Française d’adoption,


de femme au brave cœur, et de pieuse chrétienne. Son canzone en no-
tre langue n’a rien de lyrique ; c’est bien plutôt une narration rimée
qu’un chant. Littérairement, c’est le balbutiement de l’oiseau qui dé-
rouille sa voix, sur la fin de l’hiver, sous les premiers et pâles soleils de
mars. Le français en est timide, difficile, mais tellement honnête, si
naïvement content, qu’il séduit les plus difficiles. C’eût été péché
d’omettre tout de cette pièce ; d’autant plus que, sûrement, elle fut
écrite avant la fin de 1429.
Ainsi peut-on suivre la Sainte de la Patrie, d’étape en étape, au
cours de sa carrière publique ; de Chinon à Orléans, d’Orléans à
Reims, de Reims à Compiègne, et toujours en feuilletant des pages
dont les auteurs l’ont vue, l’ont entendue, l’ont pratiquée, l’ont admi-
rée, et parfois l’ont haïe. La légende n’a rien à faire ici. Il lui faut pour
accumuler ses brumes, ses nuages d’or faux, de l’espace, des reculs,
une demi-ténèbre inconciliables avec la connaissance que donnent
d’un personnage la vie en commun, la fréquentation intime, les con-
versations échangées. Jeanne, vue de si près, discutée si minutieuse-
ment, décrite par un tel nombre de plumes aussi avisées au surplus
que les nôtres, apparaît en plein jour d’histoire. Ses lauriers de triom-
phe et ses palmes de douleur n’ont rien de mythique.
C’est le lieu sans doute, afin de confirmer notre conclusion, de
nommer, au moins, quelques-uns des annalistes, qui dans la trentaine
d’années postérieures à la mort de Jeanne recueillirent des rensei-
gnements sur elle, mieux encore classèrent leurs souvenirs propres et
nous les transmirent. Car enfin, si trente années sont deux fois plus
qu’il ne faut pour beaucoup compter dans la vie d’un homme, ce n’est
pas si long espace que le souvenir d’un héros véritablement historique
puisse s’y déformer gravement.
Jean Chartier écrivit vers la moitié du XVe siècle, quinze ou vingt
ans après le supplice de Rouen ;
Wavrin du Forestel, même époque à peu près ;
Mathieu Thomassin, aussi ;
20 LA SAINTE DE LA PATRIE

Guillaume Gruel, aussi ;


Le Doyen de Saint-Thibaud, aussi ;
Eberhard de Windecken, aussi ;
Georges Chastellain, un peu plus tôt et un peu plus tard probable-
ment, car l’indiciaire de Philippe le Bon fit toujours de l’histoire ; et,
né en 1405, il ne mourut qu’en 1475 ;
Pierre Sala, un peu plus tard, mais il touche par le sire de Boisy,
son protecteur, à Charles VII, dont celui-ci avait été le confident ;
Etc., etc.
V
Or, nous n’avons pas encore parlé des deux sources par excellence
de l’histoire de Jeanne : le procès de condamnation et le procès de ré-
habilitation.
Le premier a été commencé, conduit, rédigé par des ennemis sous
la présidence de Pierre Cauchon, avec l’assistance d’une soixantaine de
Docteurs de l’Université de Paris, et le concours du vice-inquisiteur de
la Sainte-Foi pour le diocèse de Rouen.
Il s’ouvrit le 21 février 1431, dans la chapelle du château de Bou-
vreuil et se conclut le 30 mai de la même année, sur la place du Vieux-
Marché, parmi les flammes du plus inique des auto-da-fe.
Au cours de ces trois mois et demi, Jeanne a été interrogée et inter-
rogée encore. Toute sa vie a été fouillée curieusement, avidement, impi-
toyablement. Son existence au village, à la cour, aux camps ; ses rela-
tions avec son père, sa mère, ses camarades de bataille, son roi ; la pro-
digieuse histoire de ses apparitions ont été tournées et retournées par
des mains brutalement irrespectueuses.
Au moins ce déchaînement d’hommes résolus à tout savoir parce
qu’ils étaient décidés à tout commettre, a-t-il servi à nous renseigner
merveilleusement. Jeanne a répondu sans forfanterie ; mais, comme
ses Voix le lui ont recommandé bien des fois, sans timidité. Ainsi a-t-
elle rédigé une autobiographie d’une luminosité, d’une précision, d’une
intensité de vibration incomparables.
Il y a des mots de Jeanne qui sonnent dans la mémoire et le cœur
de tout Français cultivé. Ce ne sont pas seulement les mots qu’il fau-
drait savoir ; nous osons dire qu’un Français cultivé qui n’a pas lu le
procès entier dans son texte, s’est privé d’une jouissance amère et tra-
gique qu’il ne goûtera nulle part ailleurs.
Est-ce à dire qu’on puisse se servir de ce document les yeux fer-
més ? Non.
Il le faut lire avec la plus sérieuse attention, une attention qui ne se
détende jamais.
PRÉFACE 21

Pierre Cauchon a jugé bon de le rédiger sous forme d’une narration


ininterrompue, dans laquelle il est supposé relater ce qu’il a fait, au
jour le jour : « Nous Pierre, par la miséricorde divine, évêque de Beau-
vais, et Jean le Maître de l’Ordre des Prêcheurs…, à tous ceux qui li-
ront ces lettres que nous écrivons, ou plutôt cet instrument public…,
salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’auteur et le consommateur de
notre foi » 1. Puis, il conte : Nous avons fait ceci à telle date, en tel lieu,
et encore ceci, et encore cela, et toujours ceci, et toujours cela.
Le narrateur insinue dans son récit plusieurs documents : lettres
du roi d’Angleterre, du chapitre de Rouen, pouvoirs de l’Inquisiteur,
etc. Mais en somme il a intercalé ce qu’il a voulu, rien que ce qu’il a
voulu. Tout y est-il ? Nous ne pouvons croire que les réunions dans sa
propre maison les 4, 5, 6, 7, 8, 9 mars, qui furent capitales, longues,
difficultueuses – on n’a pas pu le dissimuler tout à fait – se soient pas-
sées sans procès-verbal. Nous ne l’avons pas ce procès-verbal ; et,
grâce à la forme narrative, un lecteur inattentif ne s’en apercevra que
difficilement.
Certaines formules inquiètent. En voici une entre plusieurs. On
vient de lire à Jeanne en langue française les notes d’audience de
Manchon, questions et réponses. Jeanne aurait répondu : « Je crois
avoir bien dit ce qui est contenu dans le cahier ». Sans doute : mais
elle n’affirme pas n’avoir dit que ce qui est contenu dans le cahier, et
voilà qui est grave. Le cahier exprime ce qu’elle a dit, soit ; mais ex-
prime-t-il tout ce qu’elle a dit ? 2.
La scène entre Ysambart de la Pierre et l’Évêque est connue. Le
Docteur souffle à Jeanne de se soumettre au concile général alors as-
semblé ; il y a là des prélats du parti français. Jeanne saisit du premier
coup.
– Je me soumets au concile, dit-elle.
Cauchon se tourne vers Ysambart.
– Taisez-vous, fait-il, au nom du Diable !
Le notaire Manchon intervient :
– Faut-il écrire l’appel ?
– Non, c’est inutile, répond l’Évêque 3.
Cette journée-là – et d’autres sans doute – le compte rendu fut sû-
rement incomplet : or c’était en matière d’importance.
Encore : que ne doit-on pas craindre d’un historien qui ose falsifier
la formule de la prétendue abjuration de Jeanne, c’est-à-dire le point

1 QUICHERAT, I, 1, 2.
2 Procès, Q. I, 191.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 349.
22 LA SAINTE DE LA PATRIE

de départ du procès de rechute, celui qui aboutit au supplice de la


sainte accusée ?
Nous pensons ceci : l’instrument a été plus d’une fois adultéré ; et
s’il ne le fut davantage, gré n’en soit pas attribué à l’évêque qui osa
presser les notaires de dénaturer le sens des réponses suivant « son
imagination… Parlant latin (pour n’être pas compris de Jeanne) il les
voulait contraindre qu’ils missent en d’autres termes muant la sen-
tence (le sens) de ses paroles » 1.
La version du français en latin faite sur l’ordre de Cauchon par
Thomas Courcelles, n’offre pas elle-même pleine sécurité. Des mots de
valeur n’y figurent pas ; certaines expressions latines ne rendent pas
exactement les expressions originales 2.
Enfin, il demeure constant qu’une partie du récit de Pierre Cau-
chon est frappée bien plus que de suspicion, puisqu’elle est frappée de
nullité juridique ; celle qui va, dans le tome premier de Quicherat, de
la page 477 à la page 499 ; sous le titre : Actes ajoutés.
Son nom indique ce qu’ils sont. Les notaires n’ont pas consenti à
les authentiquer. Ils en suspectèrent la véracité et en nièrent la régula-
rité canonique. « Monseigneur de Beauvais voulut contraindre Man-
chon à les signer ; laquelle chose il ne voulut faire » 3.
Et il eut raison. Que l’on compare les dépositions de Toutmouillé,
de Courcelles, de Ladvenu, relatées dans les préliminaires de la réha-
bilitation, et les récits que leur prêtent les Actes ajoutés, on saisira les
différences fondamentales entre ceux-ci et ceux-là. Les Actes ajoutés
sont un récit de faussaire.
Ces tares sont graves.
Il reste cependant que l’on peut, avec confiance, s’appuyer sur les
paroles rapportées comme étant de Jeanne, dans la partie paraphée
par les notaires d’office ; elle les a prononcées.
VI
« Le quinzième jour de février, l’an de grâce mille quatre cens qua-
rante neuf, et de son règne le vingt-huitième », a Rouen, Charles VII or-
donnait à son « ami et féal conseiller… Guillaume Bouille, Docteur en
théologie », en considération « des plusieurs fautes et abbus » imputa-
bles aux Anglais et aux suppôts « députés par eulx » dans le procès au
terme duquel fut Jeanne « très iniquement et contre raison bruslée », de

1Manchon, Q. II, 13.


2Q. II, 104. Voir la traduction du paragraphe qui a trait à la confession et aux communions de
Jeanne, et la suppression des mots en l’eure, Q. I, 458, etc.
3 Manchon, Q. II, 14.
PRÉFACE 23

s’enquérir « bien diligentement de ce qui en était sur ce fait », de recueil-


lir « escriptures, procès, ou aultres choses concernant la matière » 1.
Tel est le premier acte préliminaire au procès de réhabilitation. Il
est dû à l’initiative du roi de France ; quelques-uns semblent l’avoir
oublié.
En conséquence, les 4 et 5 mars suivants, Frère Jean Toutmouillé,
Frère Ysambart de la Pierre, Frère Martin Ladvenu, Frère Duval, tous
les quatre prêcheurs, Guillaume Manchon le notaire du premier pro-
cès, Massieu qui en avait été l’huissier, Beaupère qui y avait joué l’un
des premiers rôles, furent interrogés sur ce qu’ils avaient su et entendu
alors. On conçoit l’intérêt de ces dépositions sur une affaire qui avait
eu tant de dessous, qu’ils connaissaient fort bien, pour y avoir été mê-
lés intimement. Il est loisible de supposer qu’ils ne dirent pas tout. Ils
en dirent assez cependant pour laisser entrevoir les violences et les lâ-
chetés au milieu desquelles avait sombré l’indépendance des juges,
leur impartialité et finalement leur honneur ; assez aussi pour que
Guillaume Bouille, appuyé de deux consultations, l’une de ce Théodore
de Léliis que Pie II appelait « sa harpe », l’autre de l’Orléanais Paul
Dupont, ait conclu à la possibilité d’une révision du premier procès 2.
Sur la fin de l’année, Jean Bréhal, Inquisiteur de France, s’était sai-
si de la question 3.
Le cardinal d’Estouteville négocia longtemps avec la cour romaine
sur ce sujet. Il y avait lieu. Introduire la cassation du procès de 1431,
n’était-ce pas froisser l’Angleterre ?
Finalement, le 7 novembre 1455, sous le Pontificat de Calixte III, à
Notre-Dame de Paris, Isabelle « Veuve d’Arc » se présenta « humble-
ment devant le très révérend Père en Dieu, Jean, Archevêque de
Reims, et les révérends seigneurs Guillaume Évêque de Paris, Richard
Évêque de Coutances et Jean Bréhal inquisiteur de la foi…, et parmi de
grandes larmes…, présentant un ordre certain et un rescript du Saint-
Siège apostolique, assistée de son fils Pierre d’Arc », demanda que fut
frappé d’annulation l’inique procès institué contre sa fille 4.
Bréhal prit des réquisitions. Des témoins furent appelés et enten-
dus, chacun en son temps et en cinq lieux différents à Rouen, à Dom-
rémy, à Paris, à Orléans et à Lyon.
À Rouen, le cardinal d’Estouteville, qui s’était déjà donné un tel
mouvement, voulut commencer personnellement les interrogatoires ;

1 Procès de réhabilitation, Lettre du roi à Guillaume Bouillé, Q. II, 2.


2 Léliis et Dupont, Q. II, 22 à 66.
3 Bréhal, Lettre au prieur de Vienne, Q. II, 70.
4 Présentation des suppliques par Isabelle Romée, Q. II, 82, 83.
24 LA SAINTE DE LA PATRIE

puis il passa la présidence à Philippe de la Rose, « trésorier de la Véné-


rable Église » 1.
À Domrémy, les témoins comparurent devant Réginald Chichery,
doyen de la chapelle de Vaucouleurs, et Wautrin Thierry, chanoine de
Tulle, ecclésiastiques de science et de vertu 2.
À Orléans ce fut l’archevêque de Reims qui dirigea les audiences 3
et parfois le conseiller royal Guillaume Bouille 4.
À Paris, la liste des personnages à citer fut dressée par l’Évêque et
l’Inquisiteur 5.
À Lyon, d’Aulon, le seul cité, fut entendu sur commission rogatoire
par Jean des Prés, vice-inquisiteur de France 6.
La gravité la plus absolue présida donc à la composition des tribu-
naux, où l’on vit siéger les hommes les plus considérables du clergé de
France.
Les témoins convoqués sont souverainement intéressants.
À Domrémy, ce furent ceux qui avaient connu Jeanne enfant et
adolescente, soit au village, soit au cours du voyage de Vaucouleurs à
Chinon. Presque tous étaient de sa paroisse. Grâce à eux, nous pou-
vons nous faire une idée des qualités dont s’embellissait à cet âge la
Sainte de la Patrie.
À Orléans, ce furent ceux qui avaient assisté aux prouesses du
siège, et à celles des campagnes de la Loire, du Sacre, de l’Île-de-
France.
À Paris et à Rouen, comparurent principalement ceux qui avaient
suivi à quelque titre que ce fût les phases diverses de la condamnation.
Des personnages qui avaient examiné ou connu Jeanne au procès
de Poitiers, plusieurs survivaient : tels Seguin de Seguin, Gobert Thi-
baud, François Garivel. Ils furent appelés : avec leurs récits, il n’est pas
impossible de reconstituer la physionomie de cet événement considé-
rable.
Il restait un plus grand nombre encore des juges de Rouen. On les
somma de venir déposer, même et surtout les plus notoires, tant on
entendait que la lumière se fit : Beaupère, Courcelles, l’Évêque de
Noyons, Manchon, Massieu, Marguerie, de Migiet, etc. On n’oublia
pas ceux qui avaient été mis en cause dans les Actes ajoutés.

1 Réhabilitation, Q. II, 157.


2 Réhabilitation, Q. II, 386.
3 Ibid., Q. III, 1.
4 Ibid., 23.
5 Ibid., 44.
6 Ibid., 207.
PRÉFACE 25

Tel fut l’aspect général du procès de réhabilitation.


L’historien a le devoir strict de contrôler les procès l’un par l’autre,
de les confronter à chaque pas, pour ainsi dire, sans prendre parti à
priori pour l’un contre l’autre. Sous bénéfice de cette précaution, il est
facile de deviner quelles mines précieuses de renseignements du
temps, de l’heure même, eux aussi, mettent à sa disposition.
VII
Personne n’étudiera la Bienheureuse sans rencontrer ce qu’il faut
appeler : son problème.
Celui-ci en effet gît au fond de toute son activité extérieure, de
toute sa vie intime, de toute sa moralité.
Il est au-dessus de quelque contestation que ce soit qu’elle préten-
dit avoir un commerce de surnaturelle amitié avec des êtres du monde
invisible et clos, qu’elle appelait de leurs noms propres : saint Michel 1,
sainte Catherine 2, sainte Marguerite 3.
Ce commerce s’établit subitement, sans qu’elle l’eût demandé ni
prévu. Elle en eut peur d’abord. Bientôt, il lui parut tellement doux
qu’elle pleurait lorsque ses Voix s’éloignaient.
Il semble qu’elle ne distingua pas aussi nettement que nos yeux le
font pour les objets qu’ils considèrent, les formes, les contours, les
couleurs de ses apparitions.
Ces quatre caractères de spontanéité, d’effroi premier, de joie suc-
cédant à l’effroi, de perception demi-confuse, se trouvent dans toute
vision de nature divine. Le docteur mystique par excellence, sainte
Thérèse, a remarqué et décrit ces phénomènes fugitifs, subtils, avec
une extrême précision : « Alors, dit-elle dans son Château intérieur,
dixième demeure, c. IX, que l’âme est fort loin de s’attendre à voir quoi
que ce soit, qu’elle n’en a pas eu l’idée, soudain l’apparition se présente
bouleversant ses puissances et ses sens, les remplissant de frayeur et
de trouble pour les faire jouir ensuite d’une paix délicieuse… Notre-
Seigneur veut-il favoriser tout particulièrement une âme, Il lui décou-
vre son humanité sous la forme qu’il veut. Si l’on cherche à considérer
quelque détail en particulier, aussitôt la vision cesse » 4.
De sa treizième année au 30 mai 1431, c’est-à-dire du jardinet de
Jacques d’Arc au bûcher de Rouen, s’il convient de l’en croire ;
n’importe où elle se trouva, à la ferme, à la cour, aux armées, au com-
bat, en méditation, en voyage, blessée, bien portante, à Domrémy, à

1 Jeanne, Q. I, 72, 73, 169, 170.


2 Ibid., 71, 72, 74, 85, etc.
3 Ibid.
4 Ibid., 29.
26 LA SAINTE DE LA PATRIE

Vaucouleurs, à Poitiers, à Orléans, à Reims, à Melun, à Compiègne, au


Crotoy, à Bouvreuil, il se tint un dialogue fréquent, habituel, entre elle
et ses « Voix » ; qu’elle appelait encore « son Conseil », ou encore
« ses Saintes », ou encore plus tendrement, plus naïvement, « ses Frè-
res du Paradis » 1. Les Voix s’offraient, illuminatrices, auxiliatrices,
consolatrices suivant ses besoins.
Or la question se dresse : Jeanne a-t-elle vu, n’a-t-elle pas vu ; a-t-
elle entendu, n’a-t-elle pas entendu ; a-t-elle touché, n’a-t-elle pas tou-
ché ce qu’elle prétendit voir, entendre, toucher ? Fut-elle une inspirée,
ne le fut-elle point ? C’est le problème de Jeanne.
Les juges de Poitiers ont été mis en face de lui. La déposition de Se-
guin de Seguin 2 ne permet aucun doute à ce sujet. – Quelle langue
parlaient vos Voix ? avait-il demandé lui-même à Jeanne. Et un autre,
Guillaume Aimery : – Vos Voix vous signifient que Dieu veut par votre
fait délivrer le pauvre peuple de France. Mais si Dieu le veut, qu’a-t-il
besoin d’hommes d’armes ?
Ces fragments d’interrogatoire supposent un débat sur la mission
de Jeanne. Les docteurs Poitevins conclurent qu’il n’y avait en Jeanne
« fors que bien, humilité, virginité, dévocion, honnesteté, simplesse…
Attendu cette probacion… considérée sa responce qui est de démons-
trer signe divin devant Orléans… le roy ne doit pas l’empescher
d’aler » 3.
Par où les maîtres confessaient qu’ils ne voyaient rien à redire aux
exposés de la sainte jeune fille pas plus qu’à sa conduite.
Pierre Cauchon et ses assesseurs reprirent le débat. Ils ont entendu
laisser leur appréciation à la postérité dans une pièce très étudiée, très
concertée : la sentence définitive. On y voit rapprochées deux explica-
tions plus que difficiles à concilier : Jeanne aurait été une menteuse et
une démoniaque. Menteuse, elle avait inventé de toutes pièces
l’insoutenable roman de ses Voix ; démoniaque, elle avait vu, ouï, tou-
ché le Maudit. Elle était une sorcière, une blasphématrice de Dieu et
de ses saintes 4.
La fortune de ce jugement fut brève : la cassation de Calixte III 5 et
le bon sens public le réduisirent à néant. Le droit et l’opinion qui sont,
en tout temps, des puissances, ne tolérèrent pas que la loyauté de
Jeanne et la pureté de sa foi fussent soupçonnées longuement.

1 Jeanne, Q. I, 52, 53, 54 etc.


2 Seguin de Seguin, Q. III, 202, 203, 204.
3 Résumé des conclusions des docteurs de Poitiers, Q. III, 391.
4 Sentence de condamnation, Q. I, 474.
5 « Nous disons, prononçons, décrétons et déclarons que la sentence de Rouen est entachée de

dol, de calomnie, d’injustice, qu’elle contient des erreurs manifestes de fait et de droit ». Sentence de
réhabilitation, Q. III, 361.
PRÉFACE 27

La critique historique raisonnable a ratifié l’arrêt de Juvénal des


Ursins, délégué du Suprême Pontife.
Elle ne s’occupe même pas – et nous ferons comme elle – du Sata-
nisme de Jeanne. Il est par trop fantaisiste de reconnaître en elle une
possédée. Quels actes déshonnêtes, moins que cela, incohérents, lui
reprochera-t-on ?
En ce qui concerne sa duplicité : celle qui ne trompa jamais, com-
ment aurait-elle monte cet échafaudage de fourberies ? Et si ce fut un
échafaudage de fourberies, comment toutes les pièces s’équilibrent-
elles, se joignent-elles, s’emboîtent-elles avec cette perfection ? Com-
ment ne découvre-t-on pas une parole, un geste contradictoire aux pa-
roles et aux gestes antécédents ? Comment les promesses les plus in-
vraisemblables quant à la levée du siège, au sacre, se réalisent-elles ?
Comment les nombreuses prophéties semées au jour le jour s’accom-
plissent-elles ? Comment le caractère des personnages surnaturels qui
interviennent au drame, se trouve-t-il, de l’avis des plus compétents, si
vrai, et demeure-t-il si constant ? Le mensonge a-t-il donc cette tenue,
la fourberie ce succès ?
VIII
Il n’en eût pas moins été merveilleux que notre âge sans respect
n’eût point touché à Jeanne. De fait, si nous risquons un tour à ce pays
des systèmes tant fréquenté par nos contemporains, nous en trouve-
rons plus d’un provoqué par la mémoire de la sainte héroïne.
Ainsi : ce ne serait pas de son initiative personnelle que Jeanne se
serait choisi le rôle qu’elle joua. Il lui aurait été dicté par quelque pa-
triote frappé de son intelligence et possédé du désir de ranimer le culte
de la royauté plus qu’à demi éteint. Le mal est que cette supposition ne
repose sur rien. Pas un chroniqueur, pas un mémorialiste, pas un épis-
tolier du temps ne met sur la trace de ce bon Français.
Alors on se risque : la témérité est l’assaisonnement obligé des rê-
veries hypercritiques : on met en avant tantôt quelque Franciscain de
Neuchâteau, tantôt quelque Bénédictin de Cheminon, tantôt même
Baudricourt, comme si le sceptique capitaine, loin de vouloir l’exploi-
ter, n’avait pas donné dix preuves de sa méchante humeur quand il se
trouva face à face avec Jeanne ; comme si les Franciscains de Neuchâ-
teau l’avaient vue plus que deux ou trois fois, en quelques jours, pour
la confesser, pendant la fuite des habitants de Domrémy ; comme si
son parent le Bénédictin l’avait rencontrée en dehors de visites très,
très rares de parenté, à Sermaize ; comme si on montait une enfant de
treize ans pour ce jeu terrible où elle se jeta, en quelques séances ou de
conversation, ou de confessionnal ! 1.

1 Jeanne, Q. I, 51 ; AYROLES, II, 263.


28 LA SAINTE DE LA PATRIE

Dans la même catégorie d’inventeurs, quoique mettant moins di-


rectement Jeanne en cause, se rangeront ceux qui veulent qu’attribu-
tion de miracles, de prophéties, de visions, de colloques avec les anges
du ciel lui ait été faite parce qu’elle était une sainte, parce qu’on voulait
qu’elle fût une sainte et que la sainteté de son temps devait être ac-
compagnée du cortège de ces prodiges.
L’idée n’est pas neuve. Elle a été appliquée au Seigneur en per-
sonne. Au temps de Jésus, a-t-on dit, les Juifs, d’une part, se représen-
taient le Messie sous de certains traits, d’autre part Jésus se disait le
Messie ; conclusion : ceux qui voulurent croire ou faire croire à son
messianisme le peignirent avec les couleurs suggérées par le type mes-
sianique.
Telle Jeanne. A-t-elle prophétisé ? Eh ! non, nul ne prophétise. A-t-
elle vu l’ange ? Eh ! non, nul n’a vu ni ne verra l’ange, etc. Mais elle eut
ce destin d’être une sainte, et d’avoir des amis qui ne pensèrent pou-
voir prôner sa sainteté, sans l’embarrasser d’oripeaux thaumaturgi-
ques, prophéties, miracles, visions, de rigueur pour les saints.
Les écrivains qui ont parlé d’elle, au moins ceux de son parti, imbus
de ce préjugé, se sont ligués pour lui fabriquer une couronne de perles
fausses. À quoi l’on sera bien forcé d’ajouter ceci : qu’elle-même par
besoin de passer pour une envoyée du ciel, « une fille de Dieu », est
entrée dans le jeu, s’est laissé convaincre ou a paru se laisser convain-
cre d’avoir opéré des œuvres qu’elle n’avait jamais opérées, des œuvres
qui ne s’opèrent pas ; et définitivement s’est parée de son rêve naïf, fils
et frère du rêve de ses contemporains, jusqu’à le porter à travers le
plus cruel des procès, sur le bûcher !
Je ne sais si puérilités plus invraisemblables et plus insolentes se
peuvent penser et écrire, soit contre les historiens contemporains de
Jeanne, soit contre Jeanne elle-même. Ce sont pures gamineries intel-
lectuelles.
Encore une hypothèse des plus étranges.
Jeanne consciente ou inconsciente eût été l’intermédiaire entre les
« désincarnés » amis de notre patrie et nos compatriotes du XVe siècle :
elle serait un médium, une espèce d’Eusapia « possédée », si je com-
prends une langue qui ne manque pas plus de singularité que les idées
dont elle est l’enveloppe, par l’âme des bons Français descendus au
tombeau.
Les « désincarnés » nous demeurent voisins. Ils nous voient agir,
combattre, pleurer. Ils habitent un pays que les sens du commun ne
peuvent atteindre, puisqu’il est le pays de l’Invisible. Cependant sur lui
ouvrent certaines portes mystérieuses, et ces portes sont le terme de
quelques couloirs étroits par où passent les privilégiés, pourvus « du
PRÉFACE 29

sens psychique » : les initiés appellent ceux-ci médiums. C’est par eux
que les désincarnés nous assistent ; c’est à eux qu’aux heures décisives
ils versent les inspirations géniales qui changent le cours des choses et
sauvent les peuples.
D’où on déduirait par exemple que Clovis de Tolbiac montra bien
qu’il était un médium ; Philippe Auguste de Bouvines, Villars de De-
nain, Kellermann de Valmy, Bonaparte et Joffre aussi.
Jeanne fut un médium ! !
Elle connut, comme ils connurent tous – n’en doutons pas – la
« transe », la fameuse « transe » ou « hypnose » rapide qui annonce
aux élus que l’Esprit approche et va les posséder. Pourquoi nul histo-
rien n’en parle-t-il en ce qui touche Jeanne ? Pourquoi encore les « dé-
sincarnés » de France prennent-ils non pas des noms français, de glo-
rieux soldats français, mais des noms d’archange et de vierges
d’Orient ? On ne répond pas à cela, on ne se préoccupe pas de cela. On
veut que Jeanne ait été douée « de médiumnité ». Reconnaissons-le :
il n’en est pas beaucoup qui s’enlisent en ces étrangetés. Il est donc
permis de passer outre.
IX

Si le nombre des blasphémateurs qui attaquèrent la véracité de


Jeanne au sujet de ses visions, est relativement petit, bien plus grand
est celui des systématiques qui ont incriminé la santé de ses sens ou sa
lucidité d’esprit.
Fourbe, elle ! Non, assurément.
Trompée par elle-même, se séduisant elle-même, en un mot hallu-
cinée : oui. Il peut en coûter de le dire, mais il le faut bien dire, puis-
qu’en vérité telle elle fut.
Comprenons en analysant ; et repoussons sans crainte.
L’œil de l’homme est organisé pour recevoir l’impression des objets
visibles. Il n’est pas une lucarne par où l’intelligence en prend notion ;
il est un appareil photographique dans lequel ils s’impriment, se pei-
gnent. De cet appareil la rétine est la plaque impressionnable.
L’oreille joue à l’égard des sonorités le rôle de l’œil relativement
aux objets visibles : elle les recueille.
La sensibilité générale s’émeut au contact, aux émanations, aux
odeurs des objets matériels. Elle touche, goûte, flaire.
L’œil, l’oreille, la sensibilité générale, constituent notre faculté de
sentir. Plus ces organes nous traduisent exactement les objets avec
lesquels ils sont en relation perpétuelle, consciente ou inconsciente,
plus notre faculté de sentir est parfaite.
30 LA SAINTE DE LA PATRIE

Or, il advient que l’œil est affecté de spectacles, l’oreille de sons, la


sensibilité générale de contacts, d’odeurs, de saveurs, qui ne leur vien-
nent pas du point d’où physiologiquement ils les devraient recevoir :
du monde extérieur.
Et il advient en même temps que les sens abusés abusent par contre-
coup la conscience, qui attribue, avec une conviction absolue, à des per-
ceptions du monde extérieur, ce qui leur fut totalement étranger 1.
Ces impressions, très originales, très bizarres, soustraites aux nor-
mes habituelles, prennent, suivant les circonstances et suivant les éco-
les qui les étudient, des noms divers, et trouvent des explications, di-
verses comme leurs noms, réductibles rependant à trois principales.
Première dénomination et première explication. – Toute impres-
sion de ce genre est une hallucination pathologique ou morbide. Qui-
conque perçoit des spectacles, des sons, des odeurs, des contacts, des
saveurs qui n’ont pas pour point de départ un objet matériel, exté-
rieur, est un halluciné ; tout halluciné est un malade. Halluciné et
aliéné sont synonymes : c’est l’imagination affolée, déséquilibrée qui
fait ce coup.
Seconde dénomination et seconde explication. – Sûrement, trop
sûrement, les phénomènes dont il s’agit sont, la plupart du temps, des
hallucinations pathologiques, morbides, dénotant l’aliénation : pas
toujours cependant. À qui fera-t-on croire que saint Paul, saint Fran-
çois d’Assise, saint Ignace de Loyola, sainte Catherine de Sienne, etc.,
fussent des aliénés ? Hallucinés soit, pas aliénés. Et à cette hallucina-
tion conciliable avec la raison, ils imposent le nom d’hallucination
physiologique 2. Voici son processus.
Quelques-uns ont la prodigieuse faculté de donner sinon un corps
au moins les apparences d’un corps à leurs imaginations. Pensent-ils
au Christ, à ses saints, aux Anges ? Ils se les représentent si fortement,
ils voudraient si ardemment les entendre, baiser leurs pieds, leurs
mains, la frange de leur vêtement, que leurs yeux, leurs oreilles, leur
sensibilité générale, excités par la violente poussée du désir, s’affectent
d’une présence qui n’est pas. Pensent-ils au démon ? C’est d’horreur
qu’ils palpitent ; et cette horreur est telle qu’elle aboutit au même ré-
sultat et extériorisation que le désir. Des images se dressent devant
eux, leur parlent, les touchent. Elles ont tous les attributs de la réalité,
de la vie ; tant et si bien que, sans réalité ni vie, elles s’imposent à la
certitude du cerveau dont ils sont la création, comme s’ils étaient
doués de réalité et de vie extérieure au cerveau.

1 CALMEIL, LÉBERT, LEURET, etc., Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (Paris,

Masson, 1901), 29.


2 Ibid. ; Brierre de Boismond, Christian, etc.
PRÉFACE 31

Un système tellement compliqué ne s’improvise pas ; il faut de lon-


gues réflexions pour l’élaborer ; mais le succès répond-il à l’effort ? Sur
quelles observations légitimes s’appuie-t-on ? Où est la preuve, qu’à
l’état de veille et de santé, l’être humain puisse réaliser ce qu’il réalise
dans les conditions du rêve et de la maladie ? Peut-on d’ailleurs appe-
ler sain l’esprit irrésistiblement pressé de croire, pour prendre l’exem-
ple fameux, que le Christ lui apparaît sur le chemin de Damas quand le
Christ ne lui apparaît pas, et quand c’est lui-même qui le forge et le
dresse devant lui-même ? Le héros de ce poème médical n’est-il pas
réduit, quoi qu’on dise, à avoir subi, momentanément au moins, une
hallucination d’aliéné ?
À parler clair, la conception de l’hallucination physiologique tire ses
origines bien plutôt du vouloir et de l’espérance d’éviter une rencontre
avec Dieu, cause des visions réelles, que d’une nécessité scientifique.
Troisième dénomination et troisième explication. – Les impres-
sions dont nous traitons ne sont pas fatalement de l’hallucination pa-
thologique ou physiologique, quoiqu’il faille y aller avec la plus ex-
trême réserve, avant d’exclure le diagnostic d’état morbide. Quand
elles ne sont pas de l’hallucination, elles prennent le nom de « Vi-
sions ». L’œil, l’oreille, la sensibilité sont émus par Notre-Seigneur, les
saints, les anges bons, mauvais : soit que par un acte de puissance
ceux-ci se peignent sur la rétine comme font les objets matériels eux-
mêmes, soit qu’ils agissent directement sur l’intelligence, ainsi que fe-
rait l’image rétinienne.
Les tenants de cette opinion trouvent d’ailleurs dans l’étude mé-
thodique de l’hallucination des critères qui leur permettent de distin-
guer celle-ci de la Vision.
X
Après cet exposé quelque peu austère, nous pouvons passer au cas
spécial de la Bienheureuse Jeanne d’Arc, et poser, dans la clarté des
notions que nous venons de rappeler brièvement les trois questions
suivantes :
Eut-elle des hallucinations pathologiques ?
Eut-elle des hallucinations physiologiques ?
Eut-elle des visions ?
C’est le lieu de mettre en relief, par le rapprochement de deux faits
qui ne manquent pas d’analogie, la différence que nous concevons en-
tre l’hallucination et la vision.
Baillarger vit à la Salpêtrière une femme qui tenait habituellement
les bras écartés, d’une façon singulière. Il s’enquit. La femme s’imagi-
nait porter ainsi une étoffe taillée en forme de chemise qu’elle éten-
32 LA SAINTE DE LA PATRIE

dait, afin de la passer plus facilement à son fils. Baillarger conclut de


l’explication que la femme était hallucinée. Entendu 1.
Un aliéniste qui reconnaît – et à juste titre – Baillarger pour un
maître, se reporte par la pensée vers Constantin le Grand. À lui aussi,
l’Imperator apparut près des Roches Rouges, aux bords du vieux Ti-
bre, comme une étoffe flottante. Et sur cette étoffe qui se détachait
dans le ciel bleu, il y avait une croix avec l’inscription : In hoc signo
vinces, tu vaincras par ce signe.
Le disciple de Baillarger assimile les deux cas 2. Si j’avais été près
de Constantin, raisonne-t-il, je n’aurais vu ni l’étoffe, ni l’inscription ;
donc Constantin fut halluciné. La femme de la Salpêtrière, en effet,
voyait une chemise invisible aux autres, et elle était hallucinée. Cons-
tantin vit le labarum invisible aux autres : l’équation s’impose ; et nous
disons : la plus forte tête de l’Empire Romain au quatrième siècle, le
restaurateur des choses d’Auguste, le fondateur de Constantinople fut
un halluciné. Son cerveau branla ni plus ni moins que le cerveau de la
détraquée dont on avait réfugié la détresse à l’hôpital.
Ne sera-t-on pas de mon avis, si je prie qu’avant de se résigner à
cette extrémité, il soit réfléchi ; si j’ose dire qu’il y a lieu de rechercher
les critères, s’il en est, qui permettraient de ne point confondre la vi-
sion avec l’hallucination.
Il y en a.
Et pour circonscrire le sujet, je me borne à dire que les caractéristi-
ques des visions de Jeanne sont nettement contradictoires aux carac-
téristiques des hallucinations pathologiques et physiologiques.
D’abord les visions de Jeanne sont caractéristiquement opposées
aux hallucinations pathologiques.
Le Père de Bonniot, dans un livre de tout premier ordre intitulé : Le
miracle et les sciences médicales, écrit : « L’étrangeté, l’étrangeté qui
offusque le bon sens, l’étrangeté qui se répète et persévère, est un des
caractères les plus saillants de l’hallucination 3. Les phénomènes du
monde sensible sont soumis à des lois dont aucune puissance ne sau-
rait les dispenser. Les fantômes de l’hallucination, au contraire, sont
toujours, et cela, qu’on le remarque bien, d’une façon ridicule, en
contradiction avec ces lois » 4.
Ces lignes sont de stricte exactitude. Qu’on veuille lire les observa-
tions d’Esquirol, de Brigues, de Baillarger, de Pitre 5, l’abrégé de Chris-

1 Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, t. XII, 81.


2 Ibid., 82.
3 DE BONNIOT, Le miracle et les sciences médicales, 10.
4 Ibid., 52, 53.
5 PITRE, Hystérie et hypnotisme, II, 34, 35.
PRÉFACE 33

tian 1, on constatera que les faits d’hallucination allégués par ces maî-
tres présentent tous le stigmate signalé par le savant auteur.
Tous sans exception sont entachés de grotesque, d’obscène, d’horri-
ble, d’impossible matériel, parmi lesquels s’ébattent des personnages,
dont le Caliban et le Bottom de Shakespeare donnent faiblement l’idée 2.
Si d’aventure le commencement du drame perçu par l’halluciné
semble à demi raisonnable, un cahot subit se produit, et les éléments
d’équilibre se dispersent dans la coutumière confusion. Tel cet esprit
distingué dont parle Falret qui était poursuivi par le spectacle gran-
diose de Jehovah créant le monde, auquel « se mêlaient des scènes des
Mille et une Nuits ».
Les hallucinés qui gardent en dehors de leurs crises – on en voit –
le plein exercice de leurs facultés intellectuelles, assistent cependant,
comme les autres, ni plus ni moins que les autres, à des spectacles ex-
travagants : têtes de mort qui marchent, maisons qui vont et viennent,
cadavres en décomposition dans des cheminées 3.
Le délire religieux n’échappe pas à l’universelle loi. La Vierge appa-
raît à un officier. Elle lui commande de faire pénitence au désert. Il
part, erre quelques jours dans une forêt près de Langres, ne se nour-
rissant que de mûres sauvages. Épuisé de faim et de fatigue, il voit,
une nuit, la lune se détacher du ciel et tomber à ses pieds, en même
temps que se montre à lui un vieillard à barbe blanche qui lui fait signe
de le suivre, etc. Swedemborg se met à table : le Père éternel se dresse
devant lui et crie : Gourmand, ne mange pas tout 4.
On pourrait multiplier le rappel d’observations analogues.
S’agit-il d’hallucinations auditives ? Souvent les voix se réduisent à
un seul et même mot incessamment répété.
Les mots sont généralement injurieux, menaçants, grivois ; ils font
rire l’halluciné aux éclats, le mettent en fureur, le plongent dans une
mélancolie noire, lui conseillent le suicide et souvent l’y mènent. La rai-
son de ce tohu-bohu de représentations et de discours, c’est que l’artiste
qui les improvise et les peint dans l’œil et l’oreille n’est autre que
l’imagination malade, débridée, soustraite par sa maladie et son débri-
dement même à toute pondération de la raison.
Où rencontre-t-on rien de semblable dans les visions de Jeanne ?
Elles ont duré entre six et sept années ; elles ont saisi la Sainte de la
Patrie encore enfant presque, et l’ont menée à l’adolescence, puis à la
jeunesse. Quelle note discordante avec le sens commun, la décence, la

1 CHRISTIAN, Hallucinations, Dictionnaire Encyclopédique de médecine, t. XII, 77 et suivantes.


2 Ibid., 81, 82, 83, 84, 85, etc.
3 Ibid., 86.
4 Ibid., 81, 86, 87, 83.
34 LA SAINTE DE LA PATRIE

tenue la plus sévère y signale-t-on pendant ce long espace de temps ?


Que manque-t-il à la gravité des personnages, à la noblesse simple de
leurs attitudes ? Quel mot ont prononcé les Voix qui ne soit digne et
sage : qui ne soit d’eurythmie parfaite avec leur être et leur qualité
d’ambassadeurs de Dieu, près d’une enfant appelée à la sainteté, et
destinée à sauver la France ?
Je signalerai un second caractère de l’hallucination ; elle est tou-
jours involontaire. Cette loi a été établie par Baillarger. Les hallucinés
qui ont eu conscience de leurs hallucinations, s’accordent tous à dire
que c’est un phénomène involontaire. Nicolaï raconte qu’il essaya sou-
vent de reproduire les hallucinations visuelles qui l’obsédaient ; jamais
il n’y réussit. Kandisky insiste longuement sur la passivité des halluci-
nés. C’est un état qui s’impose au cerveau, que le cerveau subit, « mais
dans lequel il ne joue aucun rôle ; il est incapable de le produire » 1.
Jeanne au contraire demandait à Dieu et à Notre-Seigneur de lui
envoyer ses Voix quand elle en sentait le besoin, et celles-ci venaient.
« Je réclame à Dieu et à Notre-Seigneur, disait-elle, qu’ils m’envoient
mon Conseil et mon Secours, et après que je l’ai demandé, Il me
l’envoie.
– Par quelles paroles demandez-vous cette chose à Dieu et à Notre-
Seigneur ?
– Je dis : Très doulx Dieu, en l’onneur de vostre saincte passion, je
vous requiers si vous me aimez, que vous me révéliez comment je dois
répondre à ces gens d’Église. Pour ce, plaise à vous me le enseigner. Et
aussitôt mes Voix viennent » 2.
La belle scène du château de Loches devant Charles, Dunois,
d’Harcourt, Trêves, Machet 3 ; celle du soir de l’assaut des Tourelles
quand elle gagne une vigne voisine pour y invoquer son Conseil 4, ne
laissent point de doute sur cette faculté que Jeanne avait d’évoquer ses
Voix dans ses nécessités. Son emprise de prière sur elles est certaine.
Enfin, l’hallucination a des causes. Les médecins signalent les
traumatismes 5, les impressions sensorielles très vives et très prolon-
gées 6, les ébranlements moraux très profonds 7, les congestions céré-
brales ou cardiaques 8, les jeûnes excessifs, la mélancolie, la débilité
d’un corps et d’un esprit malingres 9.

1 CHRISTIAN, Hallucinations, Dictionnaire Encyclopédique de médecine, t. XII, 114.


2 Jeanne, Q. I, 279.
3 Dunois, Q. III, 12.
4 Ibid. ; Jeanne, Q. I, 79.
5 DECAISNE, Muller physiol., II, 238.
6 CHRISTIAN, Hallucinations, Dictionnaire Encyclopédique de médecine, t. XII, 99.
7 Ibid.
8 MAURY, Sommeil et rêves, 42.
9 FODÉRÉ, Traité du Délire, II, 121.
PRÉFACE 35

Jeanne fut la santé morale et physique dans leur plus superbe épa-
nouissement. D’une endurance, d’un entrain, d’un allant que rien
n’usait, elle ne connaissait ni la fatigue ni la maladie. La simplicité de
sa foi lui donnait cette belle confiance en Dieu, ce beau courage qui la
portèrent comme une paire d’ailes au-dessus de tous les obstacles et
de tous les dangers.
Si exquise et robuste créature, si pondérée, si maîtresse de ses im-
pressions, n’était pas de celles que dilue, qu’amoindrit l’hallucination
pathologique.
XI
Jeanne, il est certain, ne fut point une hallucinée pathologique. Elle
ne fut pas davantage une hallucinée physiologique.
L’halluciné physiologique, nous l’avons vu un peu plus haut, tire de
lui-même, ni plus ni moins que l’halluciné pathologique, les matériaux
de son hallucination. Il est l’artiste qui en suscite les personnages, les
façonne, les dispose, leur prête des attitudes, des discours, des gestes.
Ses créations sont, il est vrai, rythmées et sages : par où l’abîme se
creuse entre les siennes et celles de l’halluciné pathologique. Bien en-
tendu, il ne met dans son œuvre que ce qu’il y peut mettre, ce qu’il
porte en lui-même. Le ver à soie qui tisse son cocon n’y mélange pas
de fil d’or ; il n’en a point à sa disposition, il n’en a pas en soi. L’artiste
qui rêve une œuvre d’art, ne met dans son rêve que ce qu’il porte en
ses facultés. L’halluciné physiologique ne peut, lui non plus, produire
une hallucination dépassant sa puissance intellectuelle et sa vigueur
morale. Celles-ci seront la limitation de celle-là.
Jeanne, par hypothèse hallucinée physiologique, n’a pu produire
des hallucinations que proportionnelles à ses facultés ; sa conception
hallucinatoire en portera l’empreinte, le développement et les bornes ;
elle sera faite à leur image et ressemblance.
Il pourra en aller autrement, si au lieu d’une conception hallucina-
toire fille de son imagination, Jeanne est posée devant une vision vou-
lue, réglée par la Cause première ; étant loisible à celle-ci de déterminer
des phénomènes qui dépassent de beaucoup les facultés naturelles de la
voyante, qui les grandissent, les surélèvent, et « permettent de cueillir
des figues », suivant le mot évangélique, sur l’humble buisson, capable
au plus, sans le secours surnaturel, de produire des mûres sauvages.
Le débat se ramène donc à ceci : Jeanne fut une voyante, un géné-
ral d’année, un politique, un théologien, un prophète ; elle attribua
tout ce qu’elle fit en ces qualités à ses Voix.
Vous dites, vous, les partisans de l’hallucination physiologique, que
ses Voix ce fut elle se parlant à elle-même. Bien. Mais alors faut-il
qu’elle-même, elle seule, la paysanne de treize à dix-neuf ans, explique
36 LA SAINTE DE LA PATRIE

la voyante et ses visions, le général d’armée et ses succès, le politique


et ses conseils, le théologien et ses subtilités, le prophète et ses oracles.
Cela se peut-il ? Voilà ce qu’il s’agit de voir.
Jeanne eut sa première vision vers sa treizième année 1, dans l’été
de 1424. Celle-ci fut d’un éclat admirable, que ne surpassent pas les
plus belles de nos Saints Livres. On ne saurait penser qu’une petite
paysanne de cet âge, limitée jusqu’alors aux horizons de Domrémy,
aux spectacles de Domrémy, aux idées de Domrémy, ait su combiner
cette féerie auguste dans laquelle se détaillent et se nuancent parmi les
rusticités d’un potager de ferme, avec un art parfait, une lumière qui
efface celle du soleil en son midi, cette apparition de suprême majesté
et d’exquise bonté, cette voix grave prononçant des paroles très sim-
ples et très sages. Pour précoce que l’on suppose Jeanne, si la vision
eût été de sa fabrique, comme il le semble aux Docteurs de l’halluci-
nation physiologique, elle aurait porté sa marque : il se fût glissé dans
le tableau, qu’elle objectiva elle-même devant elle-même, quelque
chose de son âge, de ses puérilités, de son milieu : ce quelque chose n’y
est point.
La vision de 1424 fût accompagnée de mouvements d’âme que
Jeanne n’avait garde d’oublier. « Cette première fois, dit-elle, j’eus une
grande peur » 2… Et encore : « Je ne sus pas ce que c’était… J’ai vu
plusieurs fois avant de savoir ce que c’était » 3.
Or, les deux semences de l’hallucination physiologique sont,
d’après ses tenants, et ne peuvent pas ne pas être, la réflexion pro-
fonde, obstinée, avec un désir ardent. Les hallucinés physiologiques,
nous dit-on et doit-on nous dire, attachent toutes leurs puissances à la
poursuite d’un certain objet. Est-ce un souvenir ? Ils en vivent. Est-ce
un espoir ? Ils en rêvent. L’imagination vivement excitée, par ce désir,
par cet amour 4 crée leur objet.
Laissons passer, bien qu’il y ait de fortes autorités et de plus fortes
raisons contre une pareille idéologie : c’est du Baur ; c’est du Strauss ;
c’est de l’allemand pur. Au moins sera-t-il compris que ce qui est si
fort désiré, quand il se présente, n’effraie pas ; et que ce qui est tota-
lement créé par nous doit être, dès son apparition, connu de nous.
Quand l’halluciné physiologique s’est fortement auto-suggestionné, il
ne saurait ignorer à qui il a affaire dès qu’aboutit son auto-suggestion.
Il ne tombe pas davantage sous le sens qu’il se trouble de sa rencontre
avec l’objet dont il a longuement mûri et façonné les aspects, le carac-

1 Jeanne, Q. I, 52.
2 Ibid.
3 Ibid., Q. I, 171.
4 RENAN, Les Apôtres, 215, etc.
PRÉFACE 37

tère, les discours éventuels 1. En vérité non, la thèse de l’hallucination


physiologique n’expliquera ni la vision de Jeanne ni ses contre-coups
psychologiques.
Jeanne devient chef de guerre. Elle a la responsabilité réelle, effec-
tive de la campagne de la Loire, si elle ne reçoit pas le titre de général
en chef. La libération d’Orléans, de Jargeau, de Meung, de Beaugency,
du cours de la Loire entre Gien et Blois, de la Beauce, de Patay et
d’Étampes, lui revient de tout droit. Autant dire, c’est à elle le broie-
ment de la force anglaise en son centre vif et le plus agissant. Les dé-
positions de Dunois, de d’Alençon, de d’Aulon, de dix autres, placent
ce fait au-dessus de toute contestation.
Or Jeanne ne s’en attribue pas le mérite. Elle l’attribue à ses Voix.
Ses Voix l’ont conseillée au jour le jour, à l’heure l’heure. S’écartait-on
de son avis, par exemple pour la conduite des convois de secours de
Blois à Orléans ? On s’en trouvait mal. Le suivait-on, comme à l’assaut
des Tourelles, à la marche sur Patay, à l’attaque de Troyes ? On s’en
trouvait bien. Elle ne se croyait pas dispensée de travailler : notre Dieu
n’est pas plus le Dieu des paresseux que celui des morts. Elle était tout
soldat : elle visitait les fortifications, en discernait le fort et le faible,
reconnaissait les bastilles ennemies, ordonnait la mise en place des
batteries de canon : elle disait aux camarades le mot qu’il fallait pour
les entraîner. Elle avait le coup d’œil et la langue militaires.
Ses succès répondaient à son ardeur. Sans anticiper sur le récit, on
peut rappeler l’appréciation de Dragomiroff. D’après lui la campagne
de la Loire par sa rapidité foudroyante et ses résultats qui remirent la
France en équilibre et annoncèrent à l’Angleterre la fin de son rêve, n’a
de comparable que celle d’Italie par le Premier Consul.
Je sais bien qu’il a été écrit qu’on naît général comme on naît
poète ; qu’Alexandre avait vingt-trois ans quand il franchit le Grani-
que ; Condé vingt-deux à Rocroy : Lazare Hoche vingt-cinq à Wœrth,
et Bonaparte vingt-sept à Rivoli. Tous ceux-là cependant avaient étu-
dié la guerre. Alexandre sous son père ; Condé sous Châtillon, Chaul-
nes et La Melleraye ; Hoche sous Le Veneur ; Bonaparte à Brienne. Un
grand général ne s’improvise pas ; les qualités dont il doit présenter
l’ensemble prestigieux sont acquises. La réflexion l’a mûri, silencieuse
parfois, réelle toujours ; qu’elle s’applique à de grosses armées ou bien
à de petites, que ces armées soient outillées supérieurement ou rudi-
mentairement, il n’importe. Turenne ne conduisit jamais de gros ba-

1 Jamais la représentation mentale, même portée à son plus haut degré, n’arrivera jusqu’à la

production de ces sensations extérieures si nettes, si précises, qui constituent la véritable hallucina-
tion. Le peintre, qui a gravé dans sa mémoire un modèle, ne le voit pas des yeux du corps, mais men-
talement, sans que jamais il puisse arriver à se le représenter matériellement (Traité du délire, 247).
38 LA SAINTE DE LA PATRIE

taillons ; du Guesclin avec sa lance et son bouclier fut un grand hom-


me de guerre.
Jeanne seule n’a pas eu de maître ; elle ne s’est assise sur les bancs
d’aucune école ; elle n’a fréquenté aucun chef avant de devenir chef.
Cependant elle n’était qu’une enfant de dix-sept ans et quatre mois. Sa
science antécédente consistait à regarder et à imiter sa mère. Elle
commençait tout juste à étudier la tenue d’une petite ferme de village,
la place qu’une bonne et brave femme doit y prendre. On l’avait laissée
sans lettres ni culture, même la plus élémentaire. À quoi bon ? Elle en
saurait assez pour diriger le ménage de quelque marguillier de Greux
ou de Burey, nourrir ses petits et être « bonne paroissienne ».
Comment s’est-elle élevée d’un coup à une telle hauteur au-dessus
de ses compétences naturelles ? En quel lieu d’elle-même la prétendue
hallucinée physiologique a-t-elle pris non seulement le point d’appui
pour monter, mais le bagage de savoir militaire qu’elle emportait avec
elle en montant ? Qui ne reconnaîtrait ici de nouveaux éléments exclu-
sifs de l’hallucination physiologique ?
Jeanne fut un politique. Elle tient inébranlablement trois ou quatre
idées directives qui sont comme des étoiles, sous lesquelles elle marche
dans le temps si noir qu’il fait. Il faut que les princes français fassent la
paix entre eux. « Plus il y aura de sang de France ensemble, mieux les
choses iront ». Il faut que les princes français, cerviers qui veulent dé-
pecer la France, déposent cette passion mauvaise aux pieds du roi
Charles, leur centre d’unité parce qu’il est leur Suzerain. Il faut que le
roi Charles prenne au sérieux sa fonction ; il n’est pas roi pour lui ; il est
roi pour son peuple et le Christ, car il est le lieutenant de Jésus-Christ.
Il faut, si le duc de Bourgogne fait le réfractaire, qu’on lui impose sa
place à la pointe de la lance. Ces propositions de lumière et de vie nous
paraissent simples aujourd’hui ; comment se fait-il que Jeanne seule,
oui seule – car pas même le roi ne s’y éleva, sinon sur la fin de son rè-
gne – les conçut ? On demandait où fut son maître dans l’art de la
guerre : on demande où fut son maître dans l’art de la politique.
Elle comparut devant le plus dangereux des tribunaux : un tribunal
composé de théologiens très forts, très subtils, très décidés à la per-
dre ; la plupart sous l’empire de deux passions redoutables, la haine et
la cupidité. Ils la jugèrent « par appétit de vengeance perverse 1… par
affection désordonnée, plus par l’amour des Anglais et de la faveur
qu’ils avaient envers eux que pour le bon zèle de justice et de foy ca-
tholique 2, par haine et contempt (mépris) de la querelle du roy de
France » 3.

1 Jean Toutmouillé, Q. II, 3.


2 Ladvenu, ibid., 7.
3 Manchon, ibid., 10.
PRÉFACE 39

La majeure partie de leurs questions cachait un piège. Un homme


du métier ne s’y peut tromper.
Certaines sont célèbres : celle-ci par exemple : Êtes-vous en état de
grâce ? Dit-elle : oui ; on lui opposera le texte de saint Paul : Personne
ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Dit-elle : non ; on déclamera
sur ses scélératesses. Elle répond : « Si je n’y suis pas, Dieu daigne m’y
mettre. Si j’y suis, Dieu m’y garde ». Mais il y en a bien d’autres aussi
périlleuses.
– Vous dites que vos Voix ne vous ont jamais failli : cependant ne
vous ont-elles pas failli aux biens de la fortune, puisque vous voilà
prise ?
– Puisqu’il plaist à Noire-Seigneur, c’est qu’il vaut mieux que je sois
prise.
– Ne vous ont-elles pas failli aux biens de la grâce ?
– Et comment m’auraient-elles failli quand elles me confortent
tous les jours ?
– Savez-vous si sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent les
Anglais ?
– Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime et haïssent ce qu’il hait.
– Dieu hait-il les Anglais ?
– De l’amour ou de la haine de Dieu pour les Anglais je ne sais ; ce
que je sais, c’est qu’ils seront boutés hors de France, excepté ceux qui y
laisseront leurs os. Dieu donnera victoire aux Français.
– Dieu était-il pour les Anglais quand ils étaient en prospérité en
France ?
– Je ne sais. Je crois qu’il lui plaisait de laisser battre les Français
pour leurs péchés, s’ils y étaient.
Le procédé, qu’on le remarque, est toujours le même. Jeanne écarte
les questions qu’on lui pose ; elle n’y répond pas directement. Elle ne
s’engage pas dans le débat théologique qu’on lui propose. Dans la
première question, c’est toute la doctrine de la grâce qui est évoquée :
dans la dernière, c’est celle du gouvernement des peuples par la Provi-
dence et ses lois. Elle fuit devant le fer qu’on lui présente ; mais avec
tant de souplesse, tant de perfection de mouvement, une grâce si
achevée, une modestie, une possession d’elle-même, une distinction
telles que l’admiration s’empare de nous.
Voyait-elle les rets que l’on tendait devant elle ? Nous ne le pensons
pas. Elle les évitait : elle passait à côté, laissant leur méchanceté pour
compte à ses interrogateurs. On dirait un aveugle conduit par un
voyant au milieu des précipices.
40 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le voyant, c’est le Conseil de Jeanne, ses Voix. Jeanne se réfère sou-


vent à elles : Je n’ai pas licence de mon Conseil de vous répondre là-
dessus… J’ai besoin du Conseil de mes Voix avant de vous répondre…
En conscience, après avoir lu de très près les interrogatoires de P.
Cauchon, de Beaupère, de Le Maître, de Lafontaine, nous n’admettons
pas que Jeanne eût échappé sans une erreur, sans un faux pas, avec
ses propres lumières. Nous convions les Théologiens de vocation,
peut-être même les esprits simplement sérieux, à réfléchir là-dessus.
Mais alors, et une fois de plus, que l’on se représente la conséquence :
Jeanne n’a pas tiré ses réponses de son propre fond ; elle n’a point
parlé en hallucinée physiologique.
XII
Jeanne fut un prophète.
Avant de partir pour Vaucouleurs, elle dit à Jean Watterin, plu-
sieurs fois : « Je relèverai la France et le sang royal » 1.
À Michel Lebuin, une vigile de Saint-Jean-Baptiste : « Il y a entre
Coussey et Vaucouleurs (c’est l’emplacement de Domrémy), une jeune
fille qui, avant un an, fera consacrer le roi de France » 2.
À Baudricourt, la première fois qu’elle le vit : « Mandez au Dauphin
de bien se contenir et de ne pas livrer bataille à l’ennemi (Clermont
passa outre à la recommandation et fut battu cruellement à Rouvray),
le Seigneur lui enverra le grand secours à la moitié du Carême pro-
chain » 3. Elle arriva à Chinon le dimanche « de Lætare », troisième de
Carême.
Au même, le jour de Rouvray, autrement dit des Harengs : « En
nom Dieu vous tardez trop à m’envoyer : aujourd’hui le gentil Dauphin
a eu, assez près d’Orléans, bien grant dommage et sera-t-il en cas de
l’avoir plus grant, si ne m’envoyez bien tost vers luy ». Comment sa-
vait-elle cela ? Rouvray est à cent lieues de Vaucouleurs 4.
Au débauché de Chinon, en se rendant à l’audience royale : « Tu
blasphèmes et tu es si près de la mort ! » 5. Une heure plus tard il se
noyait.
Au roi qu’elle reconnut sans l’avoir jamais vu et bien qu’il se cachât,
elle révèle sa pensée et sa prière les plus secrètes : « Ung matin » il se
trouva si bas qu’il douta de son avenir, de ses fidèles, de son sang
même. Étant donc entré dans son oratoire, « tout seul, il avait fait de-

1 Wattrin, Q. II, 421.


2 Michel Lebuin, Q. II, 440.
3 Poulengy, Q. II, 456.
4 Journal du Siège, Q. IV, 125.
5 Pasquerel, Q. III, 102.
PRÉFACE 41

dans son cueur son humble requeste à Nostre Seigneur que si ainsi es-
tait qu’il fût vray descendu de la noble mayson de France, qu’il Luy
plust de luy garder et deffendre son royaulme…, (que si non, il lui)
donnât grâce de eschapper, sans mort ou prison, en Espaigne ou en
Écosse » 1.
À Poitiers, elle réclame « une espée ensevelie dans la chapelle de
Sainte-Catherine-de-Fierbois, où il y avait en la lame, assez près du
manche, cinq croix ». On lui demanda « si elle l’avait oncques vu : elle
dist que non : mais elle savait bien qu’elle y estait ». L’histoire sait
aussi qu’on la trouva.
Même lieu : à ce « bien notable homme, maistre des requestes de
l’hostel du roy » qui lui dist :
– On veut que vous essayiez à mettre vivres dans Orléans. Ce sera
forte chose pour les bastilles des Anglais qui sont forts et puissants.
– En nom Dieu, nous les mettrons dedans Orléans à notre aise ; il
n’y aura Anglais qui sorte et fasse semblant de l’empescher » 2.
Le prodige est que les choses se passèrent ainsi. Les Anglais ne
bougèrent point ; pas plus que s’ils avaient été frappés de stupeur.
Pendant le siège d’Orléans, à toute la ville : « Je serai blessée d’un
trait, mais je n’en mourrai pas ; et à l’été prochain le roi sera couronné
à Reims » 3.
À Glacidas qui l’insultait et après l’avoir exhorté à se rendre, par pi-
tié pour son âme : « Tu mourras donc, et sans saigner ». Il s’engloutit
dans la Loire 4.
À Jean Pasquerel, le mercredi vigile de l’Ascension : « Avant cinq
jours le siège d’Orléans sera levé et ne restera pas un Anglais devant
les murs de la ville » 5. Ce fut vrai à la lettre ; dans la journée du
dimanche, les Anglais finirent d’évacuer leur bastille. Il n’en resta
pas un.
À André Viole le matin du 7 mai 1429 : « La bastille des Tourelles
sera prise et je rentrerai dans la ville par le pont ». C’était apparem-
ment impossible, continue Viole ; le pont avait été rompu : ce fut tout
de même 6.
Aux conseillers du Dauphin sous les murs de Troyes : « Noble
Dauphin, ordonnez à vos gens de se disposer à assiéger la ville de
Troyes, et ne prolongez pas plus longtemps les Conseils. Au nom de

1 Sala, Q. IV, 277.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 212.
3 Rotselaër au greffier de Brabans, Q. IV, 426.
4 Chronique de la Délivrance d’Orléans, AYROLES, III, 306.
5 Pasquerel, Q. III, 106.
6 Viole, Q. III, 127.
42 LA SAINTE DE LA PATRIE

Dieu, avant trois jours je vous ferai ouvrir les portes. Le Fausse Bour-
gogne en tombera de stupeur » 1. L’oracle se réalisa.
Au Dauphin lui-même qui s’apeure à l’approche de Reims parce
qu’il manque d’artillerie pour forcer les murs, si les ponts-levis de-
meurent baissés : « N’ayez aucune peur, les Bourgeois viendront au-
devant de vous. Avant que vous soyez devant leurs remparts, ils se se-
ront rendus » 2.
À ses juges elle a prédit le retour de Paris à la monarchie nationale :
« Avant qu’il soit sept ans les Anglais perdront une ville plus grande
qu’Orléans. Je le sais par les révélations de mes Voix. Je serais bien
malheureuse qu’il fallût attendre sept ans » 3. Cinq ans et quarante-
cinq jours plus tard, Paris redevenait la Capitale de Charles VII.
Encore : l’échec complet des Anglais en France par la perte d’une
grande bataille : « Ils perdront une bataille comme ils n’en ont jamais
perdue. La victoire que Dieu enverra aux Français sera immense » 4.
En 1453, le 17 juillet, 24e anniversaire du sacre, la journée de Castillon
où fut tué le grand Talbot, décida du sort de la Guyenne qui fut resti-
tuée à la Mère Patrie… « Et ce sera sous Charles VII qui aura tout le
royaulme ».
Parfois, il est vrai, elle ne saisit pas le sens du prophétisme qui la
concerne, mais nous avons d’autres exemples de ce cas. Lorsque Jésus
dit à Pierre, en faisant allusion aux chaînes de sa captivité et à son su-
prême supplice : « Quand tu étais jeune, tu ceignais tes reins et tu al-
lais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, un autre te liera et te mènera
où tu ne voudrais pas aller » ; ni lui ni qui que ce soit des douze ne
comprit. Ainsi de Jeanne. Si elle eut des lueurs, elle n’eut pas de lu-
mières complètes sur les événements qui amèneront la fin de sa capti-
vité. « Sainte Catherine me dit que j’aurai secours : mais ne sçais si ce
sera à estre délivrée de la prison… Et le plus me disent mes Voix que je
serai délivrée par grande victoire ; et après elles me disaient : Pran
tout en gré, ne te chaille pas de ton martyre ; tu t’en viendras enfin au
royaulme de Paradis ». Le lien entre la victoire, le martyre, le royaume
de Paradis, après l’événement, pose la parole dans une clarté san-
glante. Il est certain que les Voix lui prédisent la victoire du martyre, la
victoire qui ouvre le Paradis. Jeanne attendait une autre victoire.
L’inspiration prophétique ne peut être niée à Jeanne. Où Jeanne
l’a-t-elle puisée ? À quelle source a-t-elle bu la science qui ouvre
l’avenir ? La source fut-elle en elle-même ? Comment son esprit eût-il

1 Dunois, Q. III, 13.


2 Simon Charles, ibid., 119.
3 Jeanne, Q. I, 84.
4 Ibid.
PRÉFACE 43

prévu, auguré des événements qui dépendaient de la liberté humaine,


des chefs d’armée ennemis, du hasard des combats, de la route des
combattants, des combinaisons et des complications politiques « du
temps le plus fertile en surprises », des timidités ou bien de l’audace
des populations également possibles, également vraisemblables ? Sur
quel système de probabilités merveilleusement efficace a-t-elle basé
ses oracles ? Pourquoi les hommes les plus perspicaces de son époque,
les plus avertis, n’en ont-ils pas vu autant qu’elle ? Ne touche-t-on pas
l’invraisemblance d’une Jeanne prophétisant si souvent et si juste, au
moyen de ses propres lumières ? Un homme dépouillé de préjugés
peut-il ne pas voir cette évidence ? Il ne peut pas ne pas la voir. Mais
que la suite ne lui échappe point : c’est, de ce chef encore, la fin de
l’hallucination, même physiologique.
Au fond, Notre-Seigneur a posé la règle, d’un mot. On reconnaît les
arbres à leur fruit. On reconnaît les prophéties véritablement inspirées
à leur réalisation ; on reconnaît les visions vraiment divines à leurs
effets.
Les prophéties de Jeanne se sont réalisées ; elles sont divines. Les
visions de Jeanne ont arraché le roi à ses torpeurs et sauvé la France
comme il lui avait été promis. Elles sont divines.
Mais ces visions, en plus de certaines notes communes à toute vi-
sion divine, en offrent d’autres bien particulièrement spécifiques.
L’ayant prédestinée à l’action, à la plus vive des actions, celle de la
guerre, Dieu voulut que les visions de Jeanne ne suspendissent point
le fonctionnement habituel de sa vie. Jeanne n’a jamais eu d’extase,
que nous sachions. Ses Voix lui prêchaient la dépense d’elle-même, la
vigueur du dévouement au service de son roi et de la France. Elles lui
versaient leurs lumières dans la mesure où celle-ci était nécessaire à
leur pupille pour son œuvre. Constantes avec elles-mêmes, pas un
quart d’heure elles ne lui accordèrent les oublis transitoires de sa per-
sonnalité, ou les sorties d’elle-même pour quelque rapide abordage
aux régions de l’Invisible. Jeanne ne fut point une extatique malgré ses
relations prodigieusement fréquentes avec le ciel. Elle fut une mysti-
que à part, une mystique active, la mystique du courage guerrier et des
coups de clairon qui réveillent les peuples en les sauvant.
XIII
Le cardinal Parrochi, un admirable savant et un grand cœur, nous
disait, peu d’heures avant de mourir : « Il faut vous le confesser, la
Sainteté de Jeanne en étonne plusieurs – et il faisait un geste qui ne
signifiait pas que les étonnés fussent bien loin –. Cette sainte à cheval,
casquée et cuirassée, dont les Voix excitent à la bataille, bouleverse
certaines idées comme elle bouleversa les bataillons anglais. Si c’était
44 LA SAINTE DE LA PATRIE

un homme, cela irait ; cela s’est vu, pas tout à fait ; à peu près. Mais
une jeune fille !… N’importe, ayons confiance. Elle passera un jour,
telle qu’elle est, sous le portique de Saint-Pierre ; et le Pape lui posera
sur le front une auréole qui sera plus éclatante que ne fut jamais son
cimier. Addio, Monsignore ! » 1.
Réfléchissant à cette prédiction de l’illustre chancelier 2, nous avons
pensé, plus d’une fois, que l’élévation de Jeanne aux honneurs des au-
tels pouvait être un moyen providentiel de rapprochement entre les ca-
tholiques momentanément et durement divisés par la funeste guerre,
qui désole et terrifie l’humanité.
Tous les saints ont une vertu dominante autour de laquelle les au-
tres s’étagent pour la soutenir et la porter plus haut. Saint Étienne eut
la foi ; saint Paul, saint Dominique et saint François Xavier, le zèle ;
saint Benoît, la divine sagesse ; saint François d’Assise, la passion de la
Croix ; saint Ignace de Loyola, le culte de la gloire de Dieu ; sainte Thé-
rèse, l’oraison ; saint Vincent de Paul, la charité ; le saint Curé d’Ars, la
pénitence.
Et Jeanne d’Arc, que représente-t-elle donc ?
On ne peut hésiter : le courage militaire surnaturalisé par la foi,
l’humilité, l’inspiration, le sacrifice chrétien.
Or, en ces trois dernières années, le courage militaire, le terrible et
sublime courage militaire est partout, dans tous les fossés, derrière
toutes les batteries de canon, sur toutes les mers, dans tous les cieux.
Jamais les peuples de tout nom n’en ont autant fourni. Dans cette mê-
lée fabuleuse où les ordres se donnent, où les colères s’expriment, où
les espoirs et les désespoirs se clament en toute langue, où se détrui-
sent les sentiments naturels qui tendaient – on le croyait – à établir
quelque unité au sein de la race ; dans notre Babel de massacre, où,
pour comble, on se dispute jusqu’à Dieu, que des mains rouges de sang
humain déchireraient plutôt que de laisser le bénéfice de sa puissance
à l’adversaire, que reste-t-il de commun puisque rien de la terre ni du
ciel n’est demeuré commun ? Une chose : le courage.
Eh bien, que l’humanité entière s’agenouille devant le courage sur-
naturalisé : que lui soit donné de rendre un culte au courage surnatu-
ralisé ! Que se dresse au moins un autel où l’on honore quelque chose
qui demeura substantiellement intact et à tous, au milieu de l’effro-
yable dispersion du reste ! Que Jeanne la courageuse dans la sainteté,
ait pour fidèles tous les courageux ! Si elle a pour fidèles tous les cou-

1 Conversation avec le cardinal Parrochi, trois jours avant sa mort. C’est le même jour, croyons-

nous, qu’il dit à Mgr Martini, aujourd’hui défunt : Signor avvocato, trattate mi bene la mia Pulcella !
2 Le cardinal Parrochi nommé chancelier de l’Eglise Romaine après avoir été vicaire de Sa Sain-

teté Léon XIII pour la Ville éternelle.


PRÉFACE 45

rageux, elle aura pour fidèles tous les soldats : il s’en trouvera d’un cô-
té et de l’autre de la tranchée.
Et puisqu’il faudra bien, justice ayant été faite, que les haines dimi-
nuent, qui sait si Jeanne ne sera pas un des organes de l’apaisement.
Elle disait aux Anglais de son temps que nous avions chose meilleure à
faire, eux et nous, que nous battre. Pourquoi ne reprendrait-elle pas le
même discours et ne dirait-elle pas, non à deux peuples mais à une
douzaine, qu’ils ont mieux à faire que s’égorger, que tuer les enfants à
leurs mères, les époux à leurs femmes, les pères à leurs petits ; que les
forces civilisatrices et progressives ne peuvent pas être éternellement
entravées ; et qu’il est beau, qu’il est bon de faire pousser un sillon de
blé où tomba un régiment.
XIV
Et maintenant, ô Jeanne vierge sacrée de mon pays, plus belle que
les jeunes filles inventées par la Grèce harmonieuse, plus divine que
les femmes augustes dont la Bible nous a transmis l’histoire sur les ta-
bles d’airain et d’or, je me prosterne devant votre image pour vous of-
frir ce livre.
Soyez-moi témoin ! Chaque journée du quart de siècle bientôt qui
vient de s’écouler a augmenté mes admirations et mon amour pour
vous. Pas une n’a commencé sans que – mes devoirs ayant été offerts
au Christ éternel et à sa Mère – je vous aie saluée et aie appuyé mes lè-
vres pieuses sur votre pied chaussé de fer. Je vous ai mêlée par la
prière à mes travaux, à mes joies, à mes peines. J’ai senti plus d’une
fois votre bénédiction descendre sur moi, protectrice. Assistez-moi
dans l’œuvre que j’entreprends. L’ombre des choses s’allonge derrière
moi ; ma plume n’a plus, je le crains, les vigueurs de jadis ; aidez-moi.
Ma meilleure, mon unique récompense, ô chère Sainte de la Patrie, se-
rait de vous faire connaître et aimer un peu plus.
En dehors de mon salut, du salut de mes fils spirituels, du bien de
la sainte Église et de la grandeur de mon pays, je ne désire rien, rien,
que voir poser sur votre front la couronne de la canonisation. Aurai-je
cette joie ? Si elle me venait du ciel et de la paternité du suprême Pon-
tife, je réciterais volontiers le Nunc dimittis des adieux d’ici-bas : la vie
m’aurait donné tout ce que j’ai sollicité d’elle.
La décevante fera-t-elle cela ?… Du moins, ô Jeanne, aurai-je jus-
qu’aux limites de mes jours accompli près de vous le service auquel je
me suis voué.
Je crois à votre sagesse précoce, petite fille de Domrémy ; à vos ap-
paritions, à votre foi, à votre obéissance qui vous détachèrent des em-
brassements de vos amies, des bras de votre père, du sein de votre
pauvre mère.
46 LA SAINTE DE LA PATRIE

Je crois à votre amour ineffable de Messire Jésus-Christ, de sa


Mère Marie, de Monseigneur saint Michel, de Mesdames sainte Cathe-
rine et sainte Marguerite ; à votre pureté qui inspirait la retenue, ô lys
des Vallées Meusiennes ; à votre courage qui forçait les bastilles, ô Pu-
celle d’Orléans.
Je crois à votre patience surhumaine, ô martyre de Rouen.
Je crois, ô prédestinée, à l’efficacité humaine de votre œuvre ; il
fallait que l’Angleterre et la France demeurassent distinctes de langues,
de mœurs, d’intérêts, donc de frontières. L’une et l’autre dans leurs
disparates profondes, leurs oppositions de génie, sont indispensables à
la race : celle-ci, du vaisseau qui porta le progrès à travers le monde,
fut par sa gravité immuable, ses desseins longuement mûris, le lest ;
celle-là, par ses ardeurs, ses audaces, ses mobilités artistes, la proue.
Je crois aux conséquences catholiques de votre intervention, ô fille
de l’Église ; sans elle notre Patrie tombée sous le sceptre des Tudors,
se serait détachée du Siège Apostolique. Pourquoi lui serait-elle de-
meurée plus fidèle que l’Île des saints ? La nation prosélyte, mission-
naire au service de l’hérésie !… L’esprit s’étonne à cette pensée ; il
conçoit que Dieu n’ait pas voulu. Pour les perfections de votre cœur,
pour les résultats de votre effort, je crois, ô Jeanne, à votre sainteté.
J’écris afin de dire cette chose ; je n’écris qu’afin de la dire.
Dieu fasse par votre supplication que je la dise comme il sied ; et
que je persuade !
Mgr Stanislas-Xavier TOUCHET
Évêque d’Orléans
Orléans, le 8 mai 1915, dans l’anniversaire de la Délivrance
Chapitre I
Les temps de la Sainte de la Patrie
dans le monde
(1375-1450)

Les hommes extraordinaires ne trouvent leur raison nécessaire et suffisante d’être, ni


dans les circonstances de temps, ni dans les circonstances de lieu qui les entourent. –
Cependant ces circonstances sont utiles à étudier, quand on traite de la Sainte de la
Patrie. – Pourquoi ? – Circonstances dans le monde. – Étendue de celui-ci. – Son
abandon à la peste, à la famine, à la guerre. – Parole de La Hire. – Peste noire. –
Guerre universelle. – Où en sont l’Indoustan, la Perse, la Babylonie, la Syrie, l’Égypte,
le Danemark, la Russie, la Hongrie, Chypre, Constantinople, Pise, Gènes, Venise, Mi-
lan, l’empire allemand ? – Albert Durer et son chevalier symbolique. – Galeas Vis-
conti et ses prohibitions. – Ce que deviennent l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre. On
parlera de la France au chapitre suivant. – Comment et pourquoi l’action de l’Église
devient moins efficace dans cette crise universelle. – D’ailleurs, nul grand mouve-
ment d’esprit humain au temps de Jeanne. – Pédantisme et inefficacité de l’humanis-
me naissant. – Combien Jeanne dépasse son époque. – Elle est loin, très loin, du XVe
siècle naissant, parce qu’elle est au-dessus de lui, très au-dessus de lui.

I
Il faut repousser avec énergie la doctrine de substance matérialiste
et déterministe, d’après laquelle les aptitudes et les opérations des
hommes supérieurs trouvent leur raison d’être, à peu près strictement
et complètement, dans les temps et le milieu où ils naquirent et se dé-
veloppèrent. Cependant refuser toute influence à ces deux facteurs se-
rait exagéré ; pourvu toutefois qu’il ait été sérieusement établi que le
politique, le soldat, le littérateur, l’artiste, dont il s’agit, furent vrai-
ment à même de se laisser pénétrer par les souffles ambiants, auxquels
sont attribués tantôt certaines dépressions morales, tantôt certains
sursauts d’énergie et d’activité.
Aussi, un coup d’œil rapide sur l’état du monde et sur celui de la
France, à l’époque de la Sainte de la Patrie, ne saurait être jugé super-
flu : ce sera l’objet de nos deux premiers chapitres.
À qui aura regardé d’un peu près ses contemporains, la physiono-
mie morale de la vierge héroïque et pure apparaîtra, pensons-nous,
plus vive et plus nette : le dessin détaché sur ce fond prendra du relief.
L’extraordinaire efficacité d’un passage aussi rapide ici-bas deviendra
plus saisissante, et – tranchons le mot dès maintenant – plus visible-
ment surnaturelle.
48 LA SAINTE DE LA PATRIE

II
C’est le 6 janvier de l’année 1412, d’après l’opinion communément
reçue, que Jeanne d’Arc vint au monde ; étoile de notre histoire, étoile
de toute histoire nationale, dans la fête de l’étoile : petite fille qui de-
vait sauver un trône et une monarchie, dans la solennité des Rois.
Étant admise la convention qui ouvre les Temps Modernes à la
prise de Constantinople par les Turcs de Mahomet II en 1453, le
Moyen Age touchait à sa fin. Lors donc que nous parlons du temps de
la Bienheureuse, nous entendons la période qui s’étend de 1375, un
peu plus un peu moins, à 1450 un peu plus un peu moins.
Si les jours de l’Humanité ont jamais été bons, ce ne fut pas alors.
Le monde bien connu est fort étroit. Il ne comprend – ou guère ne
s’en faut – que l’Europe et l’Asie. Celle-ci même n’a pas été explorée
totalement. De l’Afrique on fréquente seulement l’extrême Nord et
l’Égypte. Les immensités du continent noir se dérobent. Les îles de
l’Océanie n’ont pas été abordées. De l’Amérique on ne se souvient
plus, supposé que quelque découvreur l’ait anciennement vue. Il faut
attendre soixante-quinze ans et plus, avant que Christophe Colomb
lance ses aventureuses caravelles, la Santa Maria, la Niña, la Pinta, à
travers des flots inconnus, sous des astres inaperçus encore des Euro-
péens, vers l’archipel de Bahma.
Or, ce monde très petit est durement écrasé. On ignore à quelle épo-
que précise l’effroi des fidèles et celui des Pasteurs introduisirent dans
les litanies des Saints l’invocation douloureuse : « A peste, fame et bel-
lo, libera nos, Domine : De la peste, de la famine, de la guerre, délivrez-
nous, Seigneur ! ». Indubitablement ce dut être la prière du temps dont
nous parlons. Quelles villes et quelles campagnes du continent échap-
pèrent aux abominables fléaux ? Il n’y a pas si longtemps que la peste
noire a fait le tour du monde, de 1346, l’année de Crécy, à 1363, presque
celle de Poitiers ; partant des obscures régions de la Chine ; désolant et
affolant successivement l’Asie Mineure, l’Arabie, l’Afrique, l’Égypte, la
Grèce, la Sicile, l’Italie, la France, l’Espagne, la Suède, la Norwège ; fau-
chant les peuples, vingt-cinq millions d’hommes en Europe, vingt-trois
millions en Asie ; ne lâchant prise que petit à petit, lentement, à regret,
dirait-on. L’horrible visiteuse, ou quelque chose qui lui ressemble fort,
revient sous Charles VI. Du 8 septembre au 8 décembre (1418), quatre
mois après le massacre populaire organisé par le potier d’étain Lam-
bert, quatre-vingt mille personnes furent enlevées à Paris 1. Les fos-
soyeurs disaient cent mille 2. Paris fut presque changé en désert.

1 Monstrelet.
2 Ibid.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE DANS LE MONDE 49

Pour la famine, comment l’eût-on évitée ? La culture manquait de


bras. Pire encore : celui qui se risquait à semer pouvait-il compter sur
sa récolte ?
La chevauchée farouche des hommes d’armes piétinante, dévo-
rante, incendiaire, ne manquait guère de passer. Amis et ennemis
étaient presque également redoutables. La pillerie des uns équivalait à
la pillerie des autres. Un chroniqueur savoureux, pas français de cœur,
il est vrai, le Bourgeois de Paris, représente les Armagnacs protecteurs
de la capitale et du Dauphin fils de Charles VI, rentrant de leurs sorties
« troussés de biens comme hérissons de pommes. Ils happent tout ».
Tout leur est bon, « même les missels de l’église, même les bréviaires
des moines », dont ils se servaient assez peu pour prier, ainsi que de
multiples et décisives raisons le donnent à supposer.
La Hire se posa un jour la question étrange : « Si Dieu descendait
sur terre, quelle chose voudrait-il faire ? ». Et il la solutionna par la
réponse non moins étrange que la question : Ce qu’il ferait ? « Il se fe-
rait pillard ! ». Que pouvait devenir le cultivateur gauche, désarmé,
timide, en face de pareils visiteurs ?
Et pourtant, si de l’homme d’armes on ne sait se débarrasser, on ne
sait pas davantage s’en passer : la guerre devient universelle.
Vers l’Est, là-bas, bien loin de nous, Timour le boiteux, après s’être
couronné à Samar-Kand, a lancé ses tribus contre l’Hindoustan, la
Perse, la Babylonie, la Syrie, l’Égypte. Un incendie énorme a roulé de
la Caspienne à la mer d’Oman, de la mer Noire à la mer Rouge : il ne
s’éteint qu’en 1405, percé du cri des peuples qui meurent, à moins qu’il
ne soit plein de silences plus affreux que les cris.
La Russie gémit sous les exactions de la Horde d’Or. Attila et ses
Huns ont ressuscité : Iwan III le libérateur n’est pas encore né.
Marguerite de Danemark, la seconde Sémiramis, trouve à peine un
instant de repos, au coûts de son interminable lutte contre Albert de
Mecklembourg.
Si nous descendons un peu vers le Sud, les chevaliers teutoniques
guerroient contre les Polonais. Jadis ils guerroyaient contre les Sarra-
sins ; aujourd’hui ils s’en prennent aux chrétiens. Ne faut-il pas guer-
royer contre quelqu’un ?
Les Hongrois, grand’gardes des États catholiques en face du Turc
infidèle, trempent dans des flots de sang, celui de l’ennemi héréditaire
et le leur propre, l’épée que manieront d’un si terrible bras Jean Hu-
nyade et Scanderberg.
Les héritiers du Prophète sont dans la fureur et la ferveur de leur
foi. Les exploits de Tamerlan ne laissent dormir ni Mahomet I, ni
Amurath II. Le Soudan d’Égypte enlève de Chypre vingt mille chré-
50 LA SAINTE DE LA PATRIE

tiens ; de Salzbourg Mahomet II en arrache trente mille. Nul troupeau


d’esclaves qui leur paraisse trop nombreux ; nulle bataille trop
cruelle ; nul projet trop vaste. Ils s’arrêteront quand leurs chevaux au-
ront mangé sur l’autel de Saint-Pierre de Rome. Plutôt que de ne pas
détruire, les fanatiques de l’Islam s’extermineront entre eux ; les Ma-
meluks d’Égypte l’apprirent à leurs dépens. Cependant, le Bas Empire
agonise. Il perd ses provinces l’une après l’autre. Bientôt ce sera
l’inexorable fin. Le dernier empereur, Constantin Dracosès, pourra
mourir en héros, les destins se seront accomplis. Constantinople éven-
trée par la canonnade sera envahie. Sainte-Sophie deviendra une mos-
quée. Sur la pierre où se consacrait le calice du Christ, Mahomet II de-
bout, le cimeterre et les mains rouges, lira un verset du Coran.
Dans le port de cette Constantinople, connue à Varna, comme à
Rhodes et à Athènes, il était habituel de rencontrer les galères de Pise,
de Gênes, de Venise. Il semblait qu’il y eût place sur la mer pour les
trois Républiques.
Elles ne l’estiment pas de la sorte, et elles se battent : elles se bat-
tent pour rien, elles se battent pour quelque chose ; elles se battent
jusqu’à se mettre à bout de sang et de finances.
Les villes de Florence et de Milan, l’empereur d’Allemagne à plus
forte raison, ne savent pas résister au même diabolique entraînement.
La mêlée est donc générale.
Que voulez-vous ? C’est si amusant de sentir trembler la terre sous le
sabot de son cheval d’armes, de raser les châteaux, d’insulter Dieu et
ses saints tout en les craignant et même parce qu’on les craint ; de piller
les oratoires, de violer les sépultures, de manger l’Hostie sainte percée,
taillée à coups de pique ; de faire de la salade avec des huiles consa-
crées ; c’est si amusant de forcer l’asile des vierges de Jésus-Christ et les
couvents d’hommes ; d’écraser la tête des moines sur l’enclume avec
des marteaux « afin de voir si la scolastique leur a durci le crâne ».
Le grand Albert Durer a immortalisé le type de l’implacable et fa-
rouche soldat dans son « Chevalier » – avec injustice sans doute, parce
qu’il y a presque toujours injustice à généraliser, avec vérité cependant.
Son « Chevalier » donc va seul sur son cheval, la figure maigre, l’œil
mauvais, vêtu de fer de l’extrémité des pieds au sommet de la tête. Il est
suivi de son chien, une bête de taille à mordre. Deux personnages
l’accompagnent : le Diable et la Mort. Cette conception du vieux maître
nurembergeois pourra, nous le répétons, passer pour trop amère. Il y
avait, il devait y avoir des chevaliers honnêtes. On en avait vu qui
avaient respecté leur conscience et leur épée jusqu’à la sainteté : on en
reverra. Cependant, ceux qui imaginaient le métier de soldat comme
celui d’un détrousseur de grande route étaient légion. Et le métier ainsi
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE DANS LE MONDE 51

exercé leur paraissait si plein de certaines délices ; ils admettaient si


peu que l’existence en fût privée, que les prêtres durent modifier, sur
leur injonction, la liturgie de la messe. Ce fut un crime de prononcer,
même là, le mot de paix et d’invoquer le Seigneur, que les Prophètes et
les Anges avaient appelé le Prince de la paix, afin que la paix fût enfin
donnée au monde. Vous ne parlerez plus de paix : vous ne demanderez
plus la paix : au mot de paix vous substituerez celui de tranquillité. Cet-
te invention est de Galéas Visconti. L’aventurier, soit à Crémone, soit à
Milan, on ne sait trop, fit défense aux prêtres de dire : Agneau de Dieu
qui effacez les péchés du monde, donnez-nous la paix. Demander la
paix, c’est un attentat contre le soudard, contre le reître, contre le con-
dottiere. Vous ne direz donc plus : Agnus Dei qui tollis peccata mundi,
dona nobis pacem ; vous direz : Agnus Dei, dona nobis tranquillita-
tem : Agneau de Dieu, donnez-nous la tranquillité ! Pour être un bandit
de haut vol, on n’en cultive pas moins le latin et la subtilité verbale.
L’Aragon, la Castille et le Léon sont à la croisade permanente
contre les Sarrasins d’Espagne, inaugurée par Pelage, continuée par
Sanche le Grand, Jayme Ier « qui, pendant soixante-quatre ans de rè-
gne et de combats, ne fut jamais vaincu, gagna trente victoires, et fon-
da deux mille églises » 1, Pèdre III, Alphonse le Magnanime, d’autres.
C’est superbe de belles prouesses, de brûlant soleil, de sainteté sou-
vent ; mais c’est sanglant et violent à faire peur.
Le Saint-Empire gémit dans l’anarchie. C’est le règne de Wenceslas
l’ivrogne, qui ne pouvant lui arracher la confession de l’impératrice, fit
couper la langue à saint Jean Népomucène et le jeta dans la Moldau à
Prague : stupide et débauché, il arme tout le monde contre lui. La
Souabe et l’Alsace notamment sont à feu et à sang. Bientôt la couronne
de Charlemagne est disputée par trois compétiteurs. Naturellement, la
guerre est leur dernière raison à tous. Le peuple souffre et s’aigrit. Il
devient petit à petit prêt à tout et capable de tout. Demain sera pire
qu’aujourd’hui, car demain sera 1419, et 1419, c’est la Jacquerie des
Hussites donnant à Prague le premier acte d’une formidable tragédie.
L’Angleterre et la France sont en guerre depuis deux tiers de siècle
largement, ce qui ne les empêche pas de se déchirer intérieurement
elles-mêmes.
Nous ne parlerons pas ici des divisions intestines de la France ;
nous aurons occasion de les exposer au prochain chapitre de cette his-
toire. Disons seulement que les Anglais étaient encore plus malheu-
reux que nous. Leur pays était encore plus convulsé que le nôtre. Les
Cabochiens ne se portèrent jamais aux excès qui rendirent si horri-
blement fameux le nom de Wat-Tylor et de ses compagnons. Les rues

1 MONTALEMBERT, Enfance de sainte Elisabeth.


52 LA SAINTE DE LA PATRIE

de Paris furent tachées, mais ne se changèrent pas comme celles de


Londres en ruisseaux de sang. La lutte entre le duc de Bourgogne et le
dauphin Charles, pour avoir été cruelle, n’égala pas en férocité celle du
dernier des Plantagenets, Richard II, et de son vainqueur, le premier
des Lancastre, Henri IV.
Ainsi la guerre et ses désordres sont partout.
III
Et ce qui va suivre sera le comble de l’amertume. Jadis – un jadis
qui n’est pas bien éloigné encore – un homme s’élevait en dignité, au-
dessus de toute dignité, et en pouvoir, au-dessus de tout pouvoir : sans
nulle emphase de style, on peut dire qu’il était le phare de l’humanité.
Il ne put jamais supprimer la guerre : il essaya et échoua. Si quelqu’un
avait pu imposer son arbitrage, c’eût été lui ; il n’y réussit point ; soit
que l’humanité ait un véritable besoin d’être violente parfois, soit que
le ciel ait ses raisons de lâcher les rênes au fléau. Au moins, vers lui se
tournaient les peuples, criaient les princes, lorsqu’ils souffraient trop :
cet homme s’appelait le Pape. Grégoire VII, Urbain II, Innocent III,
Grégoire IX, avaient exercé cette unique, et superbe, et divine magis-
trature. Un soufflet, l’abominable soufflet de Nogaret ou de Colonna
sur la joue de Boniface VIII, avait diminué le Pape, il l’avait disquali-
fié : tout au moins, pour parler exactement, cette brutalité avait-elle
été le symbole d’une disqualification, d’une diminution. Une suite
d’événements contraires, notamment le transfert du siège pontifical à
Avignon, avait prolongé la marche descendante. De Boniface VIII à
Clément V, de Clément V à Grégoire XI, de Grégoire XI à Urbain VI et
Clément VII : ce fut une course à l’abîme.
Et maintenant, au temps précis de Jeanne ?
Maintenant voici ce qu’il y a, et comment ce qu’il y a est advenu.
L’an 1412 – date de la naissance de Jeanne – nous sommes en plein
schisme d’Occident (le grand schisme) ; nous y sommes plus que ja-
mais.
L’élection de Robert de Genève, qui prit le nom de Clément VII,
pape des cardinaux d’Avignon (1378), consommée en haine d’Urbain
VI, pape des cardinaux Romains, par un collège électoral factieux,
avait divisé la catholicité en deux : l’obédience Romaine et l’obédience
Avignonnaise. L’intérêt et l’orgueil coalisés avaient, depuis lors, perpé-
tué une situation qui désolait les âmes chrétiennes.
De bons esprits crurent qu’un Concile remédierait à ces calamités.
Les premiers élus étaient morts, de même, ou à peu près, les premiers
électeurs. Il paraissait plus facile d’arranger les choses. Les questions
de personne s’étaient adoucies. De l’aveu des deux rivaux, Grégoire
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE DANS LE MONDE 53

XIII, quatrième pape de l’obédience Romaine, et Benoit XIII, deuxiè-


me pape de l’obédience Avignonnaise, le Concile se réunit à Pise. Il
sollicita la démission de Grégoire et celle de Benoît.
Grégoire était un honnête homme ; il descendra plus tard de son
trône pontifical, non sans majesté. Mais il avait des neveux et pour ses
neveux il se fût damné : « Que faire ? répétait-il non sans candeur, que
faire ? Si je me démets, je trahis mes partisans et ma famille (sa fa-
mille l’inquiétait plus encore que ses partisans) ; si je refuse, j’excite
un grand scandale ». Conclusion… la conclusion des faibles : il ne fai-
sait rien, ne résolvait rien.
Benoit était un superbe. Il fulmina sans hésitation une bulle contre
les Pères de Pise. « J’ai pris connaissance de votre convocation, leur
mandait-il ; je ne me rendrai pas à Pise : et je vous défends d’élire un
pape à ma place ».
Les Pères passèrent outre aux gémissements du débile Grégoire et
aux prohibitions de l’intraitable Benoit. Par la bouche de Simon Cra-
mau, cardinal d’Alexandrie, ils déclarèrent le Saint-Siège vacant, et ils
élurent Alexandre V.
Le remède aggrava le mal au lieu de le guérir. Grégoire et Benoît
s’obstinèrent : il y eut trois papes (en apparence), au lieu de deux.
Le Concile de Constance ne ramènera l’unité que cinq ans après la
naissance de Jeanne, par l’élection de Martin V.
On devine la déchéance qu’avait subie l’autorité de Pierre dans les
mains de ces pontifes discutés. Besoigneux d’argent, plus besoigneux
de juridiction, ils sacrifièrent souvent des intérêts supérieurs aux né-
cessités de leur cause. Les souverains ne demandaient pas mieux que
de vendre une adhésion toujours recherchée. Une menace de changer
d’obédience leur coûtait peu. Les droits et les saintes indépendances
de l’Église faisaient immanquablement les frais de regrettables mar-
chés. Ainsi, c’était quand le ciel devenait très noir, que l’antique pilote
perdait du crédit près de ses passagers, et assez probablement de la
confiance légitime en soi-même. Il eût fallu au gouvernement de la na-
celle sacrée du génie et de la sainteté : il n’y avait qu’Angelo Corraro,
de la sénilité ; Pedro de Luna, de l’entêtement ; Balthasar Cossa, de
l’indécision, sinon de la duplicité.
C’est bien la nuit ; la nuit morale, dans laquelle les faibles sont foulés
et pressurés comme la grappe au fond de la cuve, tandis que les forts,
ayant aveuglé leur conscience, méprisent le devoir et rient de la bonté.
IV
Ce serait d’ailleurs faire confusion certaine d’imaginer que quelque
grand mouvement de l’esprit humain – l’humanisme par exemple –
54 LA SAINTE DE LA PATRIE

jette un arc-en-ciel sur ces noires nuées. Au temps de Jeanne d’Arc il


n’existe aucun mouvement général de l’esprit humain.
Parmi les brutalités du XIVe siècle finissant et du XVe commençant,
l’heure a passé où Anselme et Bernard, tantôt se fondaient en épan-
chements mystiques, tantôt éclataient en discours et en lettres de
flamme ; où François d’Assise vivait le poème de sa vie ; où Louis IX
fleurissait d’une chevalerie plus pure que les lys le trône des Capé-
tiens ; où Thomas d’Aquin composait la Somme ; où Giotto peignait
ses divines murailles ; où maître Robert de Luzarche et Renaud de
Cormont dessinaient la nef de Notre-Dame d’Amiens ; où Dante rêvait
de Béatrix et s’effrayait des cercles infernaux ; elle n’a pas encore son-
né de Giovanni de Fiesole, l’élève de Masaccio, de Nicolas V, ou de
Martin, du Perugin, de Bramante, de Michel Ange, de Raphaël, de Ju-
les II et de Léon X. Pétrarque même, quelles que soient ses qualités
charmantes de poète, ses inventions d’homme de goût et ses indiscu-
tables connaissances d’érudit, ne nous console ni d’avoir perdu ce pas-
sé ni de devoir attendre cet avenir.
Les maîtres ès lettres d’environ alors sont Boccace, Marsigli, Salu-
tati, Acciojuoli, Nicoli, Bruni, Filelfi, Barsiglia. Ils sont bien rentés
communément par des Mécènes généreux. Ils mettent en hexamètres
Dante, qui avait eu le tort, à leur avis, d’user de l’italien – l’italien ! un
patois, un parler de rustres, quand on le compare à l’unique latin ! Ils
commentent Cicéron ; ils font leur cour aux ducs, aux princes de fraî-
che promotion, qui ont mis à mal les turbulentes et austères Républi-
ques de la Péninsule. Ils collectionnent des médailles et des manus-
crits : surtout, ils se prisent eux-mêmes fort haut. Filelfi, un de leurs
astres, écrit au Sultan : « Si Virgile me dépasse en poésie, je suis meil-
leur orateur que lui ; si l’éloquence de Tullius Cicéron vaut mieux que
la mienne, ma poésie est supérieure à la sienne » 1. Filelfi croyait fer-
mement ce qu’il écrivait. Cependant il abusait de la candeur littéraire
de l’Ottoman, en se comparant à Virgile ou à Cicéron – supposé bien
entendu que l’Ottoman lût les distiques de Filelfi.
Le renom, l’influence de ces beaux esprits se limite à quelques cé-
nacles. Ils ne remuent pas la foule qui les ignore et de laquelle ils ont
horreur. L’Italie, la grande Italie leur échappe, à plus forte raison le
reste du monde. Ils ne produisent pas le souffle qui purifie et fait ger-
mer la terre. Ils ne sont pas de la race de ceux qui sauvent : ils n’ont
pas le pouvoir du salut ; ils n’en ont pas le moyen. À pareille œuvre, la

1 Quod si Virgilius superat me carminis ullis


Laudibus, orator ille ego sum melior.
Sin Tulli eloquio praestat facundia nostro,
Versibus ille meis cedit ubique minor.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE DANS LE MONDE 55

connaissance du latin, voire celle du grec, plus le commerce avec les


muses et les dieux antiques, ne suffisent pas.
Le moment des siècles où parut Jeanne, soit avec, soit dans l’huma-
nisme, ni ne la préparait ni ne la présageait. Sa pureté de lys au milieu
des camps, sa douceur de vierge alliée à son héroïsme de soldat, son
inspiration de voyante et ses résignations de martyre, dépassent son
époque. Elle est la fleur mystérieuse que nulle main d’homme n’a se-
mée ni arrosée. Elle est loin, très loin du XVe siècle naissant, parce
qu’elle est au-dessus de lui, très au-dessus de lui.
Chapitre II
Les temps de la Sainte de la Patrie
en France
(1380-1422)

Causes de la perdition de la France sous Charles VI : une minorité de huit ans ; une
vie de mi-raison de quatre ans ; trente ans de démence. – Querelles des oncles du
roi pendant sa minorité ; dilapidations ; émancipations ; guerre dont on lui fait por-
ter la responsabilité : Roosebeke. – Tempérament impulsif du roi : au lieu de le cal-
mer, on l’excite ; ses plaisirs ; ses chasses ; son mariage. – Pas un cœur pour le sou-
tenir et soutenir le pays ; ses oncles pensent à eux-mêmes ; son frère est un char-
mant homme mais léger, bientôt assassiné d’ailleurs par Jean de Bourgogne ; Isa-
beau est une mauvaise femme ; le Dauphin est éloigné de son père. – Hors de la fa-
mille royale il n’y a pas non plus de concours utile : ni de l’Université, grand corps
actif et influent mais révolutionnaire ; ni du parlement qui se tient de parti pris a
l’écart ; ni des États généraux ; ni du peuple qui aime le roi mais ne fut jamais une
force de pouvoir, quoique pouvant être une force d’appui. – S’il n’y a plus d’autorité
en France, en revanche, il y a deux gouvernements : celui de Paris ou de Troyes et
celui de Bourges. – Leur délimitation ; leurs attributions. – La situation s’aggrave
par l’invasion anglaise de Henri V. – Portrait de ce Henri, l’une des plus complètes
et terribles figures de conquérant qui se puisse rêver. – Tentative d’accord entre
Français : son échec. – Perrinet Leclerc ouvre Paris aux Bourguignons. – Danger
croissant du voisinage de Henri V. – Essai d’entente entre le Dauphin et le Duc de
Bourgogne ; le meurtre de Jean sans Peur à Montereau. – Philippe le Bon, fils et hé-
ritier de Jean sans Peur, se jette dans les bras des Anglais ; Isabeau adhère à l’allian-
ce ; traité de Troyes (1419). – Reconnu par tous les souverains étrangers, sauf par le
pape Martin V. – Fin juridique de la France. – Misère profonde du Dauphin. – Hen-
ri V entre à Notre-Dame avec Charles VI et Isabeau. – Mort imprévue du conqué-
rant. – Vive Henri VI de Lancastre par la grâce de Dieu roi de France et d’Angle-
terre ! – Où donc est le secours ?

I
Charles V, usé par le travail et la souffrance, s’éteignit dans la qua-
rante-quatrième de ses années (1380), laissant pour héritier un enfant
de douze ans, impulsif, passionné de fêtes, de chasses, d’exercices phy-
siques où il excellait, nourri de romans de chevalerie, et ne rêvant que
« vaillantises » avec beaux coups de lance.
Afin de décider lequel des trois prendrait la tutelle du jeune prince,
peu s’en fallut que ses oncles Anjou, Berry, Bourgogne fissent de san-
glantes funérailles au roi sage, qui n’avait jamais tiré l’épée qu’à regret.
Finalement l’antique droit prévalut : l’aîné, d’Anjou, fut déclaré régent.
Chacun des prétendants n’en résolut pas moins fermement, en son pri-
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 57

vé, de tirer le meilleur parti possible d’une conjoncture où la France


avait tout à perdre et les grands apanagistes tout à gagner. Ils se tinrent
parole. Anjou vida le trésor ; Berry se rendit indépendant, chez lui, en
Languedoc et en Guyenne ; Bourgogne traîna l’enfant royal à sa suite,
ici, là, notamment dans les Flandres où il n’avait absolument que faire.
Flatteur compromettant, il ne manqua pas de lui attribuer la victoire de
Roosebeke : c’était, du même coup, lui passer la responsabilité d’un
massacre effroyable, et lui susciter l’inextinguible haine des Gantois.
Les fêtes que l’on offre au petit souverain, afin de célébrer son
trône tout neuf, sont très somptueuses. Sa « royale entrée à Paris » fait
grand bruit : on y voit des fontaines de vin et de lait, où la foule peut se
désaltérer à sa soif, qui est incroyable ; mais la veille et le lendemain,
elle crie la faim. Aux divertissements des Ducs, les nobles hommes et
les nobles dames s’entassent, en tenue du plus étrange carnaval ; et ce
carnaval n’est que la mode. Ce sont des habits historiés de notes de
musique, d’images d’animaux et d’oiseaux, de blasons, de devises. Les
hommes semblent déguisés en femmes avec leurs traînes qui n’en fi-
nissent pas : les femmes paraissent déguisées en hommes avec leurs
cornes et leurs hennins assez semblables à des casques de cauchemar.
Le roi rend naturellement les politesses qu’on lui a faites : il y gaspille
sa fortune et la fortune publique. Quelquefois, afin d’aviver le plaisir, il
lui convient de transporter ses bals, ses tournois, ses festins, parmi les
silences d’un cloître : celui de Saint-Denis, notamment. Dans le voisi-
nage des moines et des tombeaux capétiens, il fait des folies. Cepen-
dant, par les fenêtres ouvertes, il aurait pu et dû entendre, tous au-
raient pu et dû entendre, la plainte universelle du pays épuisé, par-
dessus laquelle se détachaient de temps en temps les hurrahs sauvages
« des Maillottins » pillards, assassins, incendiaires.
Aussi bien, Charles préfère-t-il à tout la joie piquante de se dégui-
ser, et de courir aux foires, où s’amuse le populaire ; avec la perspec-
tive charmante de battre le guet, et la chance non moins agréable
d’être battu par lui.
Au cours de ses chasses, on lui ménage des rencontres singulières :
celle d’un cerf par exemple qui porte attaché à son cou une médaille,
sur laquelle une main inconnue a écrit : « Cæsar me habuit. Je fus la
propriété de César ». Et le petit monarque de se monter la tête : il de-
viendra l’égal de César sûrement, puisqu’il a trouvé le cerf de César :
les augures ont parlé.
Les guerres lui sont plus capiteuses encore. Revient-il des Flandres
après Roosebeke, il ne peut plus entrer à Paris comme par le passé. On
a tellement crié autour de lui : Évohé ! qu’il faut lui abattre les barriè-
res et les portes pour lui faire une chaussée triomphale. Il se donne à
lui-même l’illusion d’avoir forcé sa capitale. Il chevauche jusqu’à No-
58 LA SAINTE DE LA PATRIE

tre-Dame, la lance haute, le front chargé de nuages, la lèvre dure, sans


un salut pour la foule accourue à sa rencontre. Il est plus que César ; il
est devenu Mars en personne.
Il se marie, mais il a seize ans, et sa femme en a quatorze. Isabeau a
été amenée à Amiens par son oncle, le duc de Bavière Frédéric, la du-
chesse de Brabant et la comtesse de Hainaut. Le prétexte du voyage a
été d’aller en dévotion au chef de saint Jean-Baptiste que garde la ca-
thédrale d’Amiens. Charles VI s’est rendu en Picardie avec Bureau de
la Rivière, le duc et la duchesse de Bourgogne. Il rencontre Isabeau, le
vendredi 14 juillet, et s’en éprend du coup, à en perdre le sens. Il
l’épousera ; mais pas dans un mois, pas dans une semaine ; tout de
suite. Il ne faut même pas aller à Arras où la cérémonie a été préparée.
C’est à Amiens que se feront les noces, et dès lundi. Dans trois jours
tout est réglé : la rencontre, le choix, la poursuite, l’union. Il trouve et
donne d’ailleurs un motif d’art à sa précipitation. « Biaux oncles, dit-il,
d’après Froissart, au duc et à la duchesse de Bourgogne, nous voulons
être espousés en cette belle église d’Amiens : nous n’avons que faire de
plus destroyer ». S’il avait prévu l’avenir ; plus simplement, si crédule
aux présages comme il l’était, il s’était souvenu que cent quatre-vingt-
cinq ans auparavant, en cette même église, un autre mariage royal, ce-
lui de Philippe-Auguste avec Ingeburge de Danemark, s’était contrac-
té, et qu’il avait très mal tourné, il se fût moins pressé sans doute.
Ainsi, l’imprévu, le déclenchement subit des fantaisies, la poussée
du moment, semblent toute la règle de cette vie ; nulle prévision, nul
équilibre ; pas d’ancres qui retiennent ni roi, ni famille royale, ni cour
parmi la fluctuation des événements. Charles VI est visiblement dé-
centré, déséquilibre. Le raisonnement n’a pas prise sur lui ; il est à la
merci d’une secousse, d’une peur. Prions qu’il ne rencontre pas dans la
forêt un mendiant pour saisir la bride de son cheval et lui crier : « Roi,
ne chevauche pas plus outre, tu es trahi ! », sinon sa raison branlante
se détraquera ; la lumière qui vacille s’éteindra ; il cessera de se
connaître et de connaître les autres, excepté à de rares et cruels mo-
ments de lucidité ; il deviendra un vivant rayé du nombre des vivants.
Cette folie du roi doit être tenue pour la cause principale des cala-
mités de son règne, si l’on peut appeler règne une pareille occupation
du trône. D’autre part, ce règne fut très long, l’un des plus longs de
l’histoire, il dura quarante-deux ans ! sur lesquels Charles fut sous
pouvoir de tuteur, huit ans ; en santé de raison après sa minorité, qua-
tre ans ; en folie mêlée de douloureux et inutiles réveils, trente ans.
II
Il aurait fallu près de lui quelque généreux et ferme cœur qui gou-
vernât sous son nom, sauvât à force de respects pieux les majestés de
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 59

la royauté déchue, et se vouât sans réserve au service et au bien du


Pays. Il ne rencontra que des faiblesses, des cupidités, des déprava-
tions et des fureurs.
Ses oncles Anjou, Berry, Bourgogne après avoir, je l’ai déjà dit, vidé
le trésor 1 de Charles V, prirent à tâche de souffler la guerre civile, et
souvent d’attirer la guerre étrangère. Plus l’eau se trouble, plus les
mauvais pêcheurs peuvent espérer y faire capture.
Son frère, Louis d’Orléans, fut un homme séduisant, mais une tête
creuse. Valentine de Milan, sa veuve, a plus fait par sa douleur un peu
théâtrale, son séjour éternel dans une chambre aux tentures noires
lamées d’argent, son mélancolique « rien ne m’est plus, plus ne m’est
rien », elle a plus fait, dis-je, pour la mémoire et le bon renom de son
mari, que lui-même par ses vertus et ses mérites. Le peuple qui le
pleura copieusement, l’avait estimé médiocrement.
La reine Isabeau de Bavière, épouse vicieuse, mère dénaturée, sans
pudeur, affolée de plaisirs, enragée de luxe, fut capable de vendre son
mari, son fils, nos provinces, elle-même, contre l’argent nécessaire à
ses prodigalités.
On la voit successivement Armagnaque, Bourguignonne, Anglaise.
Elle poursuit de sa haine effrénée Jean sans Peur qui avait fait massa-
crer son beau-frère d’Orléans (25 novembre 1407). Ce jeu dure quatre
mois au bout desquels, y trouvant profit, elle devient Bourguignonne.
Elle permet à la chancellerie royale d’expédier des lettres authenti-
ques, desquelles il suit que l’assassin a frappé Orléans « pour le plus
grand bien du roi et de ses sujets ». Bientôt, la voici de nouveau Arma-
gnaque. Mais reléguée à Blois, puis à Tours, à la suite des révélations
scandaleuses de son favori Bosredon – lequel finit cousu dans un sac
et jeté à la Seine –, elle se fait enlever, pendant une messe, dans
l’église abbatiale de Marmoutiers. Le coup est exécuté par ce duc Jean
qu’elle avait tant haï. Dès lors et jusqu’à ce qu’elle se tourne en An-
glaise, elle devient la chose de ce complice. Ensemble ils font des en-
trées solennelles à Tours, à Chartres, à Paris. Ensemble ils organisent
la résistance au Dauphin et la destruction légale de Charles VI, en at-
tribuant à « Isabeau, reine de France par la grâce de Dieu, l’adminis-
tration du royaume ». Ensemble ils gouvernent et pressurent la capi-
tale, après que Perrinet Leclerc en a traîtreusement ouvert les portes à
Villiers de l’Isle-Adam. À la fin, lassée probablement de son servage et
curieuse d’en changer, elle se remet pieds et poings liés à Henri V de
Lancastre. Jean de Bourgogne, le maître d’hier, voulait autant de mal à
la France que l’Anglais ; au moins était-il de la Maison des Lys. Mais

1 Il servit en grande partie au duc d’Anjou lorsque celui-ci fut appelé à la succession du royaume

de Naples par Jeanne Ire, qui avait étranglé son mari.


60 LA SAINTE DE LA PATRIE

qu’importait à une créature telle qu’Isabeau ? De belles robes, des se-


rins, des chiens, de l’argent, de folles amours, des intrigues : toute sa
misérable vie fut cela.
III
Le dauphin Charles, né à Paris le 22 février 1403, à l’Hôtel Saint-
Paul, onzième des enfants royaux, cinquième des fils, aurait pu, dès
qu’il fut majeur, soutenir son infortuné père. Il avait les défauts de son
âge : un goût exagéré de la dépense, une impressionnabilité qui le pré-
disposait à subir presque simultanément les influences même les plus
contradictoires, celle par exemple de sa belle-mère Yolande, et celle
beaucoup moins heureuse du président de Provence, Louvet. Nul ce-
pendant ne lui contestera de remarquables qualités. Il était comme
tous les Capétiens naturellement courageux : on en eut la preuve lors-
que le mercredi 1er juin 1418, âgé de quinze ans, il voulut, sans qu’on
pût l’en dissuader, monter à cheval et, à la tête d’une troupe de qua-
torze à quinze cents hommes, assaillir la porte Saint-Antoine, afin de
reprendre Paris aux Bourguignons. La tentative échoua, mais pas sans
que le jeune Dauphin y eût fait bonne figure. Il donnait déjà des signes
de la prudence politique qui fut un des traits marqués de son esprit.
Sincèrement religieux et sincèrement patriote, il eut le grand honneur
de représenter et d’incarner le parti national : il le sut et se fût montré
parfaitement digne de ce haut destin, s’il n’eût été travaillé par l’incli-
nation de plaire à ses favoris, et une prudence si exagérée qu’elle ap-
prochait de la timidité.
Malheureusement ce jeune prince orné de bonnes qualités fut tou-
jours tenu loin de son père, tantôt par un fatal concours de circonstan-
ces, tantôt par le mauvais vouloir de conseillers qui trouvaient leur
profit à cette division de famille.
Ainsi, des siens nul qui pût ou voulût aider Charles.
IV
L’Université de Paris aurait-elle été capable de se constituer la tu-
trice de la Royauté ? On est porté à le croire. Par ses professeurs, ses
prédicateurs, son mouvement intellectuel, bizarre ou non, en tout cas
fort énergique, elle remplissait un rôle considérable, analogue à celui
de notre Presse. Elle détenait la maîtrise de l’opinion. La destinée vou-
lut que, sauf quelques docteurs de noble sagesse, dont Jean Gerson est
le haut modèle, elle fût devenue un élément révolutionnaire dans
l’Église et dans l’État.
Dans l’Église elle essayait de dominer sinon de supprimer la Hié-
rarchie instituée par le Seigneur. Dans l’État sa passion de réformes
– toutes celles qu’elle rêva n’étaient pas mauvaises – la mit à la remor-
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 61

que des Bourguignons, des Anglais, des Maillotins, des Cabochiens, de


tous ceux qui exercèrent anarchiquement le pouvoir. Quelques faits
démontreront la vérité de cet aperçu.
Le 25 novembre 1407, Louis d’Orléans avait soupe chez sa belle-
sœur Isabeau. Il sortit de la fête fort gai, sifflotant un air à la mode, sans
cotte de mailles par-dessus sa robe de damas noir, accompagné de
quelques hommes seulement. Tout à coup, dans la rue Vieille-du-
Temple, Raoul d’Anquetonville et des bandits apostés, aux ordres et
aux gages du Bourguignon, se précipitent sur lui en criant : Tue, tue ! Il
tomba, le crâne ouvert, la cervelle répandue sur le pavé. Jean sans Peur,
duc de Bourgogne, joua la comédie de la douleur ; mais effrayé par les
menaces du prévôt de Paris, qui se faisait fort de trouver l’assassin, si
on lui laissait carte blanche, il alla se confesser à son oncle de Berry :
« C’est moi, dit-il, qui ai fait le coup : le diable m’a tenté ! » 1. On s’en
doutait dès avant l’aveu. Ce fut une telle explosion d’horreur que Jean
estima prudent de vider les lieux : il regagna ses États à franc étrier. Ses
terreurs furent de courte durée. Il revint ; et avec trois mille hommes
casqués et cuirassés. Cette fois on cria : « Noël ! », et un docteur fort
considérable de l’Université, Maître Jean Petit, se chargea de démon-
trer, aux applaudissements d’un grand nombre de ses collègues, que le
meurtre du duc d’Orléans avait été « licite et méritoire ». On comprend
bien que « licite » n’eût pas été assez !
Les audaces devinrent vite une tradition de l’Université. Lorsqu’au
lendemain de la paix de Bicêtre (1411) le duc de Bourgogne demanda
qu’elle votât un subside pour la mise en défense de la capitale alarmée,
le chancelier de Notre-Dame ne craignit pas d’avancer, « l’histoire en
main, disait-il, que les princes peuvent être déposés ». Au mot
d’impôt, l’Université n’était pas devenue Armagnaque ou Française,
bien entendu ; mais elle était devenue anti-Bourguignonne, puisque
c’était le Duc de Bourgogne qui demandait de l’argent.
Quatre années après le meurtre de la rue Vieille-du-Temple, l’anar-
chie monte au comble. Jean sans Peur joue les proconsuls, par bra-
vade, par goût, par cupidité, appuyé sur une force de mercenaires an-
glais qu’il soudoie. Il pille, tue, brûle, opérant lui-même ou bien par
ses lieutenants des Essarts, Saint-Pol, Legoix. Il a derrière lui « ses »
bouchers et « ses » Brabançons. On y trouve aussi l’Université. À la
décharge de celle-ci, peut-être convient-il de répéter que les Arma-
gnacs ne font ni ne valent mieux que les Bourguignons.
En 1413, c’est la grande révolution cabochienne. Paris se débat en
un accès de violences épileptiques qui préfigure à s’y méprendre les pi-

1 Le Religieux.
62 LA SAINTE DE LA PATRIE

res journées de 1793. Tout y est : un prince rouge 1 ; des assassins à la


porte et à l’extérieur des prisons 2 ; des petites gens massacrés 3, pêle-
mêle avec des courtisans 4 ; la demeure royale transformée en geôle ;
les honnêtes gens consternés et muets ; la rue abandonnée aux fu-
rieux. Cependant de « pervers docteurs sermonneurs et prêcheurs de
l’Université » – pas des moindres, Pierre Cauchon en était – « donnè-
rent appui, concours et autorité à la sédition » 5.
Tel était devenu ce grand corps, « l’œil et la lumière du monde » ;
ballotté à tous les vents d’orages sociaux, cédant aux plus fous et aux
plus mauvais, couvrant misérablement de ses complaisances les fu-
reurs féodales et les orgies populaires.

Cependant, le Parlement se renfermait, dans une abstention calcu-


lée. Lorsque l’Université réclama son concours, soit prudence, soit
aversion pour la démagogique puissance, il répondit avec gravité : « Il
ne convient pas à une compagnie établie pour rendre la justice au nom
du roi, de se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus le
Parlement est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de
choisir quelques-uns de ses membres, pour s’occuper des affaires du
royaume » 6.
Les États généraux régulièrement convoqués et bien dirigés, au-
raient exercé une influence favorable. Mais depuis la tenue de 1335, le
pouvoir central, quel qu’il fût, se déliait d’eux ; il ne les réunissait plus.
Ceux de 1413 et de 1420 ne furent que des simulacres.
Reste le peuple. Il aimait son roi : c’était dans le sang du peuple
alors. Et puis il voyait ce pauvre être si nu, si affamé parfois, si délaissé
qu’il le prenait en compassion. Mais le peuple, qui peut être une force
d’appui, n’est jamais une force de pouvoir, sans compter qu’il souffrait
trop pour demeurer toujours sage. Les spectacles de vice donnés par la
Cour le démoralisaient. À voir tant de coups de force, il prenait des
goûts d’émeute. La cherté de la vie l’aigrissait. Les denrées avaient at-
teint des prix invraisemblables ; beaucoup mouraient de faim. Les
taxes, imposées brutalement, l’affolaient ; et quand une sédition lui en
donnait la possibilité, à son tour il rançonnait 7. De là des mouvements

1Jean de Bourgogne.
2On assassina dans le Châtelet et à la porte du Châtelet, presque avec le rituel des massacres de
septembre.
3 Un musicien nommé Courtebotte, etc.
4 La Rivière, etc.
5 JUVÉNAL des URSINS.
6 Cité par Barante.
7 JUVÉNAL.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 63

révolutionnaires ininterrompus : celui de l’écorcheur Caboche, celui


du potier d’étain Lambert, celui du bourreau Capeluche ; dix autres.
Alors, le peuple défonçait les portes de l’hôtel Saint-Paul qui était le
palais. Il traînait par la chevelure les femmes d’Isabeau ; il emprison-
nait les seigneurs ; il forçait la famille royale à prendre le chaperon
rouge des Bourguignons, ou le chaperon blanc des Armagnacs, suivant
le caprice de l’heure ; il dressait l’échafaud en permanence, comme s’il
eût espéré noyer ses malheurs dans le sang, le sang qui grise plus sû-
rement que le vin. Lambert, le potier, ne craignit pas de tuer le conné-
table de France Comte d’Armagnac, le chancelier de France Henri du
Marie, l’Évêque de Coutances et celui de Senlis, qu’il traîna par les
pieds à la fosse commune, après les avoir décapités 1.
En 1413, les Cabochiens manquant d’argent prirent soixante bour-
geois riches et les mirent à contribution « à merci », dit Juvénal. Des
femmes, des enfants, qu’on alla chercher dans le ventre de leurs mè-
res, furent écrasés sur le caillou du chemin. « Il y eut bien seize cents à
deux mille personnes ainsi massacrées inhumainement. Les exécu-
teurs rassemblèrent ensuite des tombereaux ; ils y jetèrent les corps
qu’ils menèrent aux champs » 2.
De singulières dépressions physiques et morales atteignirent, après
cette fièvre, les fauteurs de l’effroyable désordre.
Beaucoup tombèrent dans le désespoir. Ils allaient, criant par les
places publiques : « Nous sommes damnés, nous sommes damnés ! ».
Et leur commune folie les poussant, ils se précipitaient dans les puits 3.
Une épidémie, la peste, sans doute suite de la putréfaction, acheva
de leur perdre le sens ; ils se trouvèrent incapables de réagir contre le
fléau : la mortalité devint terrible.
Les politiciens populaires, puisqu’il y en avait parmi ces exaltés,
raisonnaient, et leurs raisonnements pénétraient la masse : « Quand
aurons-nous la paix ? » ; la paix dans laquelle on peut ensemencer, tis-
ser, produire, manger ; sans que le fisc prélève les trois quarts du mor-
ceau de pain, et l’homme d’armes plus de la moitié du quatrième ?
La paix ? Nous ne la rencontrerons que dans l’ombre de la force.
Alors, où est la force ? Les Armagnacs avec leur Dauphin disent bien
représenter le droit ; mais ils ne sont pas la force. Jean de Bourgogne
prétend être la force ; mais nous voyons bien le peu qu’il sait faire pour
contenir les violences du dehors et celles du dedans. Qui donc est la
force ?… L’Anglais probablement. Alors, pourquoi pas en finir ?
L’Anglais réclame le trône de France du chef d’une femme, le Dauphin

1 JUVÉNAL.
2 Ibid.
3 Ibid.
64 LA SAINTE DE LA PATRIE

du chef d’un homme ; qu’est-ce que cela nous fait ? Que nous fait un
prétendu droit salique ? Pourquoi pas se rallier à l’Anglais qui est
fort ? Pourquoi pas devenir Anglais ? On le contraindra, lui, à devenir
Français.
Terrible pourquoi pas ! qui ouvrait l’accès du trône des Capétiens
au Lancastre, et menaçait la nation.
Le dernier mot de la situation se trouvait ainsi dit. De chute en
chute, d’abandon en abandon, le peuple de Paris en arrivait à faire bon
marché de la dynastie nationale.
Celle-ci, en résumé, incarnée dans le Dauphin, se trouvait destituée
de tout état et découronnée de tout prestige. La France périssait faute
d’autorité ; ni Peuple, ni Parlement, ni Université, ni Ducs, ni Dau-
phin, ni Reine, ni Roi n’en avaient plus. L’impuissance, l’incohérence,
l’immoralité civique, pour le moins, étaient partout. La nation Fran-
çaise décentrée attendait sa fin ; cent fois pis que cela, elle la souhai-
tait ! non seulement à Paris, mais en grand nombre de lieux.
VI
Que la France ne fût plus conduite, qu’il n’y eût plus chez elle
d’autorité, cela ne signifie point qu’elle n’avait pas de gouvernements :
elle n’en avait que trop. Autorité et gouvernement sont mots qui ex-
priment des idées bien distinctes.
Les provinces immédiatement soumises à la couronne en eurent
deux, à partir de 1418. Le premier siégeait à Paris, quand il n’était pas
à Troyes. Il avait pour chef nominal la Reine qui exerçait « la lieute-
nance » au lieu de son mari. Son chef réel était Jean de Bourgogne.
Le second siégeait à Bourges et à Poitiers : c’était celui du Dauphin
« régent », par suite de l’incapacité de Charles VI.
Ces deux gouvernements, du lieutenant et du régent, levaient des
impôts, organisaient les services judiciaires et administratifs, recru-
taient des armées ; surtout ils se haïssaient. En droit public, le seul lé-
gitime était celui du Dauphin.
Vu l’état où se trouvait son père, la régence lui revenait sûrement,
lorsqu’il eut atteint sa majorité.
Le résultat de ce dualisme fut ce qu’il pouvait et devait être. En
conséquence d’un doute qui n’exista que pour ceux qui voulurent dou-
ter, les grands feudataires, déjà peu contenus par le lien féodal, fort lâ-
che quand il s’agissait d’aussi considérables personnages, tendirent à
l’émancipation complète.
La Bourgogne, l’Armagnac, le Berry, la Bretagne constituèrent des
États, plutôt que des apanages astreints à des services déterminés en-
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 65

vers la couronne. Celle-ci, du reste, en vint à cette extrémité de se sen-


tir tout à fait incapable d’exiger ce qu’on lui déniait.
Le plus indépendant des féodaux était évidemment le duc Jean
sans Peur. Ses terres, qui comprenaient la Bourgogne, presque toute la
Comté, la Picardie, l’Artois, les Flandres, étaient les plus belles de
France. Sa fortune en or et en pierreries était renommée par tout
l’Univers. Il était prodigue quand il le fallait. Les serviteurs de Charles
VII, sauf l’honnête et intrépide Barbazan, le surent bien, lors des en-
trevues du Ponceau. Son ambition était démesurée. Il était fourbe et
sanguinaire. Il se vanta d’avoir massacré, à la bataille de Hesbain,
vingt-cinq mille Liégeois prisonniers sur parole. « Le diable proba-
blement l’avait tenté » de cet assassinat, comme de celui de Louis
d’Orléans ; il n’avait pas résisté. Il fit arrêter et pendre le vieux Mon-
taigu, l’homme le plus riche de Paris ; d’aucuns crurent et dirent que
ce n’avait pas été sans bénéfice. Il assista à l’enterrement du boucher
révolutionnaire et assassin notoire, Legoix. Il mit sa main dans la main
toute rouge du bourreau Capeluche : ces sympathies n’étonnèrent per-
sonne. Ainsi fait, il eut une effroyable passion : celle de dépecer la
France, à son profit.
Des seigneurs de moindre taille, tels que le comte de Foix, firent le
même rêve d’autonomie et d’agrandissement ; il se trouva ainsi au
moins une demi-douzaine de petits États dans l’État, et de rois aussi
rois de fait que le roi.
VII

La situation s’aggrava jusqu’à perdition presque, par l’entrée en


scène et les progrès constants de l’envahisseur anglais, Henri V.
Débarqué à l’embouchure de la Seine (1415), il prend Harfleur
après un siège pénible. Il lance un défi aux Français ; va les attendre
dans les plaines de la Somme, et remporte la victoire d’Azincourt. La
fleur de notre chevalerie périt là. La tactique savante de Henri avait eu
raison de notre nombre et de notre fougue. Il se rabattit sur la Nor-
mandie et la conquit ville à ville. Les sièges les plus longs et les plus
durs, celui de Caen, celui de Rouen, ne le désespérèrent pas. Ce que la
force vive ne faisait pas, le blocus le réalisait. Il avait une belle artille-
rie dont il savait se servir ; des équipages pour passer les rivières et les
fossés. Il tenait ses hommes en main, modérait leur élan et l’excitait
suivant son besoin. Il savait l’éloquence militaire. Ses « mots » à Azin-
court, quand il passe sur le front des troupes, sont parfaits. Il est ri-
goureux sur la discipline. Il est supérieurement distingué et beau ; ce-
pendant il ne cède à l’attrait d’aucun amusement. Il est exclusivement
à son invasion, qu’il conduit avec une prodigieuse méthode, sans hâte
66 LA SAINTE DE LA PATRIE

et sans halte. Son mariage – un mariage d’amour pourtant avec la


belle Catherine de France – ne le détourne pas vingt-quatre heures de
l’œuvre. Il dévaste froidement ; il pend ses ennemis dont l’unique
crime fut de s’être battus 1. Il vide les villes qu’il a prises, et remplace
les habitants, autant qu’il se peut, par des Anglais. Vingt-cinq mille
Caennais durent s’expatrier, n’emportant avec eux que ce qu’ils
avaient sur le dos. Il est sans scrupule à l’égard de la parole donnée,
quand il lui semble utile de la violer 2. Sa superbe et sa morgue frois-
sent les plus considérables de ses sujets et de ses alliés ; il est redouta-
blement vindicatif 3. Il se croyait, tout au moins se disait, envoyé de
Dieu pour châtier les Français : c’était sa mission. D’ailleurs fort subtil
politique, et d’une habileté consommée à dissimuler ses desseins. En
somme, une des plus terribles et des plus complètes figures de
conquérant, dont il soit fait mention dans l’histoire.
VIII
Personne des nôtres n’avait à lui seul la capacité ou la force de tenir
coup contre le redoutable jouteur. L’unique chance qui nous restât de
gagner la partie, c’était l’union du pays entier, du pays Bourguignon,
du pays Dauphinois, du pays Armagnac. Il y fut pensé au moins mol-
lement.
Il est constant, en effet, qu’un accord fut négocié au monastère de
la Tombe, dans le moment même où Henri V assiégeait Rouen. S’il eût
abouti, c’était probablement le salut de la grande ville normande. La
trahison de Perrinet Leclerc, l’occupation de Paris par Villiers de l’Isle-
Adam, qui en fut la suite, l’orgueil que Jean sans Peur conçut de cet
événement imprévu, la révolution de Lambert et celle de Capeluche,
rompirent les tractations.
En 1419 on s’y reprend : la seconde tentative de rapprochement
s’inaugure.
Rouen a succombé : l’œuvre de Philippe-Auguste en Normandie a
pris fin. Des tentatives d’entente avec l’Anglais, venues et du Dauphin
et du Duc de Bourgogne, ont avorté. Henri travaille pour lui-même ;

1 Tel Alain Blanchard, après la prise de Rouen, ou encore les défenseurs de Montereau, etc.
2 À Melun, il stipula avec la garnison qu’elle sortirait la vie sauve et sans être mise a rançon.
Mais il interpréta lui-même la convention et voici les étranges conclusions : 1° La garnison serait re-
prise et renvoyée à Paris après qu’on l’aurait laissée sortir : 2° Les chefs Préaux, Goresne, Louis Jou-
venel, seraient remis au sieur de Châtillon qui les rançonnerait : car le roi d’Angleterre s’en ferait
scrupule bien entendu.
3 L’Isle-Adam l’ayant regardé en face en lui parlant : « – Comment, lui dit l’Insulaire, osez-vous

regarder un prince quand vous lui parlez ? – La coutume des Français est telle, répondit le capitaine,
que si un homme parle à un autre de quelque état qu’il soit, prince ou autre, les yeux baissés, on dit
que ce n’est pas un homme loyal puisqu’il n’ose regarder au visage celui auquel il parle. – Ah ! Dieu,
telle n’est pas notre guise », reprit le roi. Et depuis le roi Henri chercha et trouva l’occasion de faire
emprisonner L’Isle-Adam qui ne sortit point du vivant du Roi Henri.
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 67

pour lui tout seul. Il ne partagera pas avec Charles de France. Il ne


partagera pas non plus avec Jean de Bourgogne. Il faut qu’ils le sa-
chent bien. Il le leur notifie brutalement 1. Les deux Capétiens ont le
droit de se demander si le Lancastre ne les dévorera pas l’un après
l’autre. Force leur est de se retourner l’un vers l’autre.
Ils s’établissent le premier à Melun, le second à Montereau, conte
le Religieux : « En vue des conférences projetées, on dressa deux ten-
tes et une troisième entre les deux, près de l’Étang de Vert, sur la
chaussée du Ponceau-Saint-Denis ». Les pourparlers préliminaires
n’allèrent pas sans difficultés. Les officiers de Charles lui rapportaient
parfois de fâcheuses nouvelles : « Les ouvertures qu’ils avaient faites
au Duc n’avaient pas fait plus d’impression sur lui qu’un récit sur un
âne sourd ». De son côté, le Dauphin se montrait de mauvaise hu-
meur ; il annonçait son dessein de retourner dans sa province. À la fin
cependant, l’oncle et le neveu jurèrent sur les saints Évangiles, en pré-
sence d’Alain, évêque de Saint-Pol, légat du Pape, « de finir les divi-
sions qui règnent depuis longtemps dans le royaume, et de pourvoir,
chacun dans leur État, en bonne intelligence, à toutes les affaires de ce
royaume et n’entreprendre rien l’un contre l’autre ».
Cette convention du Ponceau était vague. Aussi les contractants
avaient-ils convenu de se revoir à Montereau afin d’y débattre plu-
sieurs précisions ; et c’est ce qui perdit tout. Le Duc de Bourgogne sor-
tant du Ponceau ne repassa point par Paris, quoique sa place y fût
vraiment, à cause du voisinage des Anglais. Il gagna Troyes avec la
Reine et Charles VI, et tenta les derniers efforts afin d’y attirer le Dau-
phin : « C’est là seulement, répétait-il, qu’on serait à l’aise pour conti-
nuer la conversation ». Si Charles avait consenti, le Bourguignon l’eût
empoigné et tenant déjà la Reine et le Roi, il aurait eu toute la famille.
Charles voyait le piège ; il insistait pour Montereau : « À quoi bon
changer ? Montereau avait été désigné comme la ville de l’entrevue dé-
finitive : c’est à Montereau qu’il irait ». Jean sans Peur céda.
À examiner attentivement ces pourparlers, il ne paraît pas impro-
bable que l’arrière-pensée de Jean ait été d’aller à Montereau unique-
ment pour ramener Charles à Troyes, ou de gré ou de force. Les paro-
les impérieuses adressées par Navailles, âme damnée du Duc Jean, à
Charles peuvent avoir cette explication.
Quoi qu’il en soit, le 10 septembre 1419, le Duc et le Dauphin
s’engagèrent, chacun de leur côté, dans une galerie en bois construite

1 Il fit répondre à Jean par son secrétaire : « Le Roi est fou, le Dauphin mineur, et le duc de

Bourgogne n’a pas qualité pour rien céder en France ». Au messager du Dauphin : « Pourquoi négo-
cier ? Nous avons les lettres de votre Maître au Duc de Bourgogne, par lesquelles il lui propose de
s’unir à lui contre nous ».
68 LA SAINTE DE LA PATRIE

sur le pont. Ils se rencontrèrent et s’abordèrent au milieu. Le Duc in-


sista vivement, une fois de plus, pour que Charles le suivît à Troyes :
en présence du Roi tout s’arrangerait.
Charles répondit avec décision qu’il irait près de son père quand
bon lui semblerait. Navailles se serait alors approché et aurait dit :
« Monseigneur, quiconque le veuille ou non, vous viendrez présente-
ment vers votre père ». Et il aurait mis la main gauche sur l’épaule de
Charles, tandis que de la droite il dégainait. Jean aussi aurait tiré son
épée. Mais Lairé, Bataille, d’Avaugour, du Chastel, Frottier qui accom-
pagnaient Charles, avaient vu les gestes. Rapidement ils entraînèrent
le Dauphin. On cria : Alarme ! on cria : Tue ! et Jean sans Peur avec
Navailles tombèrent sous les coups des Dauphinois.
Si l’on s’en rapporte à ce récit, Jean sans Peur aurait fini dans une
bagarre provoquée par sa violence. D’après une version accréditée au
moment même, et corroborée par un document découvert dans les ar-
chives des La Trémouille, l’attentat de Montereau devrait au contraire
être qualifié de guet-apens, prémédité par le Dauphin, en tout cas par
ceux de son parti. Les excuses imposées à Charles par Philippe lors du
traité d’Arras laissent difficilement place au doute.
Issu d’une bagarre ou d’un guet-apens, ce crime fut un incroyable
malheur. Il rejeta Philippe le Bon, fils de Jean sans Peur, dans les bras
de l’Anglais, et donna comme un vertueux prétexte à Isabeau de suivre
la même pente. Quels ménagements pouvait-on garder envers l’assas-
sin de Jean ? Son père même ne devait-il pas le déshériter et le mau-
dire ? On marierait Catherine de France avec Henri de Lancastre qui
en était épris, autant qu’il savait s’éprendre ; on réunirait sous le
même sceptre la France et l’Angleterre : ce serait la fin de la France, il
est vrai ; mais finir ne valait-il pas mieux que de subir un scélérat, tel
que ce Charles ?… Et puis, et surtout, Isabeau aurait de belles rentes,
de belles robes, de beaux oiseaux, des chiens, des fêtes… Quant au
Bourguignon, il attraperait bien, dans l’universelle liquidation, quel-
que ville, mieux encore, quelque province.
Henri de Lancastre observait. Lorsque la fastueuse solennité des
funérailles de Jean eut été terminée, et qu’il put juger le chagrin offi-
ciel suffisamment calmé, il fit porter une note diplomatique à l’héritier
du feu duc sur le pour et le contre de l’alliance anglaise. Était-elle utile
au duc de Bourgogne ; lui était-elle préjudiciable, cette alliance ? De
quel côté avait-il le plus d’avantages à recueillir ; du côté du Dauphin,
du côté de Henri ? Poser pareilles questions à Philippe le Bon, c’était
poser des questions résolues : il était fixé par sa seule colère.
Encouragés par un premier succès, les ambassadeurs du roi anglais
réclamèrent la couronne de France pour leur maître. Il y prétendait
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 69

comme descendant direct de Philippe le Bel par les femmes. Du reste,


il y avait un moyen de ne pas léser la descendance régnante de Phi-
lippe IV, c’était de lui donner en mariage Catherine de France, fille de
Charles VI. Il irait jusqu’à la prendre sans dot.
Messire de Bourgogne entendit fort bien. Pourquoi donc pas, au
surplus ? Que lui faisait à lui que la couronne fût à Charles ou fût à
Henri ? Probablement même mieux valait qu’elle fût à l’insulaire, le-
quel, de temps en temps, habiterait loin ; quant à Isabeau, elle ne dési-
rait que cela ; parce que cela ce serait l’inexpiable rancune de la mère
contre le fils satisfaite ; et sa fille Catherine bien placée sans bourse
délier ; et, la générosité de son gendre y pourvoyant, le nombre de ses
robes accru, la superficie de ses volières augmentée. La capitale même,
dont l’opinion comptait, se montrait acceptante. Plusieurs estimaient
que la paix s’ensuivrait : et ils ne voulaient que la paix.
En conclusion, le Duc, la Reine, l’Anglais résolurent un traité : celui
de Troyes. Il est à lire, pas tout entier, vu qu’il est long ; mais partiel-
lement, vu qu’il est d’un effrayant intérêt.
Naturellement c’est le pauvre Charles VI qu’on y fait parler ; c’est
lui qui est supposé dicter les redoutables clauses.
« Premièrement. Le roi Henri étant devenu notre fils et celui de no-
tre bien-aimée compagne la reine, par le mariage convenu pour le bien
de la paix entre lui et notre chère bien-aimée fille Catherine, notre di-
gne fils nous honorera tous deux comme son père et sa mère…
« Item. Notre dit fils Henri ne mettra empêchement… à ce que
nous possédions la couronne de France, les fruits, revenus, et profits
d’icelle… Il n’empêchera pas non plus notre digne compagne de tenir
« état » de reine… avec la part des revenus à elle appartenant.
« Item. Il est convenu que aussitôt après notre décès, et dorénavant
la couronne et le royaume de France avec tous leurs droits et appar-
tenances demeureront perpétuellement à notre dit fils le roi d’Angle-
terre et à ses héritiers.
« Item. Le gouvernement du dit royaume sera et appartiendra tant
que nous vivrons à notre dit fils le roi Henri.
« Item. Vu les énormes forfaits perpétrés dans le dit royaume de
France par Charles soi-disant Dauphin de Viennois, il est entendu que
ni nous, ni notre dit fils Henri, ni non plus notre cher fils Philippe, duc
de Bourgogne, ne traiteront aucunement de paix ou d’accord avec le
dit Charles… ».
C’est assez. Jamais la patrie n’avait subi un pareil désastre. Le trai-
té de Brétigny la blessait ; celui de Troyes la frappait à mort (1419).
70 LA SAINTE DE LA PATRIE

IX
Un roi de France n’étant pas roi, tant qu’il n’avait pas Paris, l’An-
glais voulut une entrée à Paris. N’étant pas non plus de ceux que
contente le tapage des vivats, il réclama quatre citadelles qui le rassu-
reraient mieux que des protestations officielles de fidélité : Vincennes,
la Tour de Nesle, la Bastille, le Louvre. Il venait de pendre à Melun des
chevaliers, des Écossais, des bourgeois, des moines : on ne résiste pas
à cette sorte d’hommes : il obtint tout ce qu’il voulut. Sa prise de pos-
session fut singulière. Charles VI, hagard, menait la chevauchée. No-
tre-Dame ouvrit ses portes augustes au beau-père et au gendre. Ils bai-
sèrent les reliques. Le peuple les « reçut moult joyeusement et hono-
rablement ». Il cria Noël !
Bientôt Charles VII fut cité par Charles VI à comparaître « à la ta-
ble de marbre », pour s’entendre dire justice sur la mort « piteuse » de
Jean sans Peur. Henri, « le bon et cher fils », siégea sur le même banc
que son beau-père Charles. Le Dauphin fut condamné, par défaut, au
bannissement, et déclaré déchu (3 janvier 1421). Les gouvernements
étrangers furent avisés de cet arrêt. Ils reconnurent le fait accompli :
tous, sauf un, le pape.
C’était Martin V, un grand homme dont la France doit garder le
nom.
En droit, le Dauphin était du coup mis au ban de l’Europe, mais
non de l’Église. Il était le dépouillé, mais pas le maudit, puisque les
mains sacrées du Pontife ne s’étaient pas levées contre lui.
En fait, son misérable État encerclé dans une pince formée par les
provinces du Bourguignon et celles de l’Anglais, ne respirait plus sur la
mer sinon par la Rochelle. Si la pince se resserrait, le royaume de
Bourges volerait en éclats et son roi irait se broyer sur les Pyrénées, sa
seule frontière solide ; à moins que lui-même n’eût été pris aupara-
vant, avec ses derniers fidèles.
Cependant il n’a plus le sou. À bout d’expédients financiers, il em-
prunte à ses conseillers, à ses géniteurs, à ses amis ; tout le monde lui
prête à la petite semaine, bien entendu. Il lui arrive de soupçonner, en
son for intérieur, sa misérable mère ; il suspecte le sang qui lui coule
aux veines ; il doute de ses droits, de tout lui-même. Est-ce que Dieu
permettrait qu’il subît une pareille détresse, s’il n’était réprouvé pour
sa naissance même ?… Le présent l’écrase ; il n’a pas foi en l’avenir. Et
il est le Roi.
X
Or, en écrivant ces lignes, il me revient à la mémoire une sentence
de la Sagesse juive : « Le deuil n’est pas loin des cimes de la joie ».
LES TEMPS DE LA SAINTE DE LA PATRIE EN FRANCE 71

Henri, après avoir ainsi réduit le Dauphin aux abois, se jugeait au


sommet de la fortune. Il y était, si la mort ne l’eût guetté de près. Elle
ne lui permit pas, en effet, « de vivre son âge », ainsi qu’il s’exprima
lui-même, en interrompant les prêtres qui l’administraient et disaient
le Miserere près de sa couche funèbre. Elle le terrassa, vingt mois seu-
lement après le jugement de la Table de Marbre. Sa dépouille mortelle
fut reportée en Angleterre.
Charles VI suivit son gendre à sept semaines d’intervalle ; il fut en-
terré à Saint-Denis. « Le peuple de Paris en pleura ; mais il fut petite-
ment accompagné de ceux de sa cour à son ultime demeure. Son
chambellan, son chancelier, son confesseur, quelques officiers infé-
rieurs composaient tout le cortège ». Un seul prince y parut, et c’était
Bedfort ! On vit bien pourquoi. Lorsqu’en effet la dépouille royale eut
été descendue dans la fosse, le hérault d’armes prononça les paroles ri-
tuelles : « Dieu veuille avoir pitié de l’âme du très haut et très excellent
prince Charles, roi de France, sixième du nom, notre naturel et souve-
rain seigneur ». Il fit une pause, puis gravement : « Dieu accorde
bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre,
notre souverain seigneur ! ». Bedfort avait touché son jeton de pré-
sence. Il se proclama régent.
Nous sommes en 1422. Jamais situation nationale fut-elle plus
grave ? Jamais l’abîme se creusa-t-il plus menaçant, plus attirant sous
les pieds d’un peuple ? Que reste-t-il de force française en France ?
Est-ce donc la fin de la France ? de la France baptisée à Reims par
saint Rémy, de la France fille aînée de l’Église ?
Et s’il y a quelque part un secours pour elle, ce secours où donc
est-il ?…
Chapitre III
L’attente, le village, la famille,
la naissance de la Sainte de la Patrie
(1412)

Quel sera le secours de Dieu à la France ? – Noble réponse de Mathieu Thomassin. –


Le secours de Dieu à la France, c’est la Sainte de la Patrie. – La Sainte de la Patrie
est aussi un secours à l’Église. – Certitude des documents qui la concernent. –
L’attente de quelqu’un qui changera la fortune de la France et celle de l’Angleterre,
avant que paraisse la Sainte de la Patrie. – Avertissement à Charles VI par Marie la
Gasque, à Henri V par Jean de Gand ; prophétie dite de Merlin ; prophéties qui
n’avaient droit à aucune créance. – Après l’attente du personnage, sa naissance. –
Le lieu de cette naissance : Domrémy. – Vue sommaire et description de Domrémy.
– Parents de Jeanne : leur caractère ; leurs occupations. – Naissance de la Sainte de
la Patrie : Jeanne. – Description faite par Perceval de Boulainvilliers au Duc de Mi-
lan, Marie-Philippe Visconti. – Baptême par le curé Jean Minet. – Les parrains, les
marraines ; le nom. – Nom prédestiné à l’une des plus pures, des plus rares gloires
devant les hommes et Dieu.
I
Au point d’interrogation qui clôt le chapitre précédent, Mathieu
Thomassin, procureur général fiscal en Dauphiné pour le roi Charles
VII, a répondu avec une gravité éloquente, qui présage, presque la
manière de Bossuet.
« Le Roy (Charles VI), étant ès mains des Anglais, dit-il, mourut
l’an mil quatre cent vingt-deux. Et donc, s’appela Roy mon dit Sei-
gneur le Dauphin. Et parce que les ennemys tenaient toutes les places
jusqu’à Reims, et aussy Reims, il ne fut point couronné jusqu’à l’avè-
nement de la Pucelle. Et s’appelait : Roy de France et Dauphin de
Viennois, ès lettres qui se dressaient par deçà (en Dauphiné), jusqu’au
temps qu’il bailla l’administration du Dauphiné à Monseigneur (ce
Monseigneur est le futur Louis XI, fils de Charles VII). Et les ennemys
se truffaient (se moquaient) de luy, et l’appeloient le Roy de Bourges,
parce qu’il s’y était retrait (retiré), et y faisait le plus sa demeurance.
Par ainsi le restaurement de la France a été moult merveilleux. Et sa-
che ung chacun que Dieu a montré et montre, ung chacun jour, qu’il a
aimé et aime la France, et l’a spécialement ellue pour son propre héri-
tage, et pour, par le moyen de elle, entretenir la saincte foy catholique,
et la remettre en tout sus (en haut), et parce que Dieu ne veut pas la
laisser perdre. Mais sur tous les signes d’amour que Dieu a envoyés au
L’ATTENTE, LE VILLAGE, LA FAMILLE, LA NAISSANCE 73

royaulme, il n’y a point eu de sy grand et sy merveilleux comme ceste


Pucelle » 1.
Ces lignes rédigées dans quelque gentilhommière du Dauphiné,
vers 1440 ou 1450, sont belles et vraies. L’utilité catholique de la mis-
sion de Jeanne est indiscutable à qui réfléchit seulement un peu. Ma-
thieu Thomassin en a eu l’intuition : nous en percevons, nous, la certi-
tude dans la lumière des événements.
Cent années plus tard, en effet, par un malheur que l’on ne saura
jamais assez déplorer, tant le catholicisme manque à la grave et reli-
gieuse Angleterre, et tant l’Angleterre manque au catholicisme, « l’Île
des saints » se donnait au Protestantisme, sous la pression de ses sou-
verains Henri VIII, Édouard VI, Élisabeth. Suivant toute probabilité la
France devenue anglaise aurait suivi le même destin.
Les peuples au XVIe siècle ne surent jamais résister aux exemples,
aux ordres, aux persécutions, venus d’en haut. « Telle est la religion du
prince, telle est la religion du peuple », passa en axiome de droit pu-
blic. La nation française se fût-elle trouvée d’un airain plus résistant
que d’autres ? Pourquoi le penser ? Et voilà l’un des périls les plus gra-
ves qu’ait courus l’Église Romaine : la défection simultanée des deux
grands peuples européens. Le coup de hache porté aux deux maîtres-
ses branches du tronc catholique, la branche Anglaise et la branche
Française, aurait produit des désastres incalculables.
Dieu ne voulut pas. Il pourvut à la situation par un dessein merveil-
leux de sa puissance.
Ainsi faisons-nous assez pressentir que nous entrons dans une his-
toire très extraordinaire ; tellement sûre et tellement précise toutefois,
dans ses contours et ses détails, que sa beauté de légende ne peut af-
faiblir en rien sa fermeté historique. Le palais d’or où pénétrera le lec-
teur n’est point construit sur des nuages ; il porte sur terre ; il est sous
nos yeux, dans nos mains ; et si Dieu, l’inimitable bâtisseur, s’est ré-
servé totalement ou partiellement le secret de son procédé, il a voulu
du moins que nous puissions voir, toucher, explorer en tous sens ses
architectures, et nous en émouvoir, afin sans doute de nous mettre
dans l’obligation de l’en mieux remercier.
II
Il n’est pas dépourvu d’intérêt de constater d’abord qu’un certain
souffle prophétique, quelque chose comme le pressentiment du pri-
sonnier qui, sans avoir approfondi pourquoi, s’est convaincu que sa
chaîne sera brisée, préoccupe alors beaucoup de personnes en France.

1 Thomassin, Q. IV, 303.


74 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le pauvre Charles VI en fut touché l’un des premiers probable-


ment. Du temps, en effet, du Pape d’Avignon Benoît XIII, à l’obédience
duquel Charles s’était rallié, vivait dans la capitale du Comtat-Venais-
sin une femme qui s’y était acquis un solide renom de sainteté. Le
peuple l’appelait : Marie la Gasque, abréviation ou traduction, pen-
sons-nous, de la Gasconne (elle était originaire des environs d’Auch).
Son vrai nom était Marie Robine. On lui attribuait de grandes lumières
sur l’avenir, non « par étude des astres, mais par inspiration d’origine
céleste » ; ses prédictions faisaient bruit ; elles obtenaient créance.
Or, au témoignage de maître Jean Barbin, docteur ès lois et avocat
au parlement 1, qui déclara avoir recueilli ce récit des lèvres du profes-
seur de théologie Érault, Marie Robine, étant allée trouver Charles, lui
révéla que de grands malheurs marqueraient son règne. Cependant il
ne devait pas perdre courage : elle n’avait pas eu que des visions de dé-
sastres. Un jour, en particulier, qu’il lui avait été montré, dans une es-
pèce de songe, de nombreuses cuirasses, elle avait eu peur. Elle avait
craint qu’il n’y en eût quelqu’une pour elle. Mais une voix l’avait rassu-
rée : « Ne crains rien, ce n’est pas pour toi. Sache seulement qu’après
toi une jeune vierge sera envoyée : elle fera la guerre et libérera de ses
ennemis le royaume de France » 2.
Le théologien Érault, et après lui, Maître Barbin, étaient ferme-
ment convaincus que la jeune fille annoncée par Marie la Gasque
n’était autre que Jeanne 3.
Le gendre de Charles VI, le redoutable Henri V, n’échappera pas
plus que son infortuné beau-père à ces extraordinaires messages.
Un écrivain bourguignon attaché à la personne de Philippe le Bon
en qualité d’historiographe, plume très féconde, très diserte, oreille
toujours aux aguets afin d’enrichir ses chroniques, Georges Chastel-
lain, rapporte l’aventure du roi anglais dans une page saisissante qui
semble bonne à reproduire tout entière.
« Entre autres récits bien grands, dit-il, que j’ai ouï conter au sujet
de ce prince, il en est un qui me fut rapporté par un haut et puissant
seigneur de la Trémoille.
« Il me certifia que le fait en question était réellement advenu au
roi Henri. Il vint devers lui, me dit ce seigneur, un ermite se disant en-
voyé de Dieu, qui insista fort pour lui parler. Le roi, à grande peine,
consentit à lui donner audience. Et l’ermite lui parla ainsi :
« Notre Seigneur Dieu qui ne veut point votre perte, sire, mais bien
vous avertir au sujet de votre salut, m’a député à moi-même un saint

1 Barbin, Q. III, 82.


2 Ibid., 84.
3 Ibid.
L’ATTENTE, LE VILLAGE, LA FAMILLE, LA NAISSANCE 75

homme, par lequel il m’a fait révéler plusieurs choses à vous dire, les-
quelles touchent et votre âme et votre corps. La volonté de Dieu est
que désormais vous cessiez de tourmenter son chrétien peuple de
France dont les clameurs, sous votre fléau qui le châtie, ont provoqué
sa pitié. Ce n’est pas en effet pour être le persécuteur des chrétiens
qu’il vous a donné élévation et gloire… Et de persévérer plus avant
dans ce royaume, Il vous le défend, et vous avertit que si vous donnez
attention et soumission à son commandement, cela vous tournera à
gloire et salut ; mais si vous y contredisez, ce vous sera abrègement de
vie et appel sur vous de sa colère ».
Nous connaissons l’ermite de Georges Chastellain. Il venait de
Saint-Claude en Franche-Comté, où il s’était appliqué à toutes les ver-
tus de la vie solitaire : il se nommait Jean de Gand. Il mourut à Troyes
« à l’hostel des Trois Maures », fut inhumé dans l’église des Jacobins.
Louis XI demanda sa canonisation à Sixte IV 1.
Le roi anglais considéra l’ermite « comme un abuseur et un per-
sonnage feint ». Mais celui-ci voyant que le souverain ne voulait pas se
déprendre « de la vanité temporelle », lui dit pour conclusion que
« avant le dernier jour de cette présente année, le roi se ressentirait de
la main de Dieu, dont le courroux l’atteindrait et ne s’apaiserait que
par sa mort ».
Effectivement, vers le milieu de l’hiver 1421, tandis qu’il assiégeait
Meaux, où le bâtard de Wauru, le pire des scélérats d’ailleurs, se défen-
dait comme un lion, Henri fut saisi par la dysenterie qui ne lui pardon-
na pas. Énergique jusqu’au bout, il essaya vainement de dissimuler son
état ; il finit par ne plus pouvoir monter à cheval. Alors il s’enferma
dans Vincennes, y appela son frère Bedfort, et ordonna qu’on lui re-
trouvât l’Ermite. Bedfort vint. Il reçut du mourant les plus sages
conseils, en vue de la régence qu’il exercerait pendant la minorité du
petit Henri VI, âgé d’un an environ. « Par-dessus tout, que jamais le ré-
gent ne se brouillât avec le Duc de Bourgogne et que jamais il
n’abandonnât la Normandie ». Quant à l’Ermite on ne le retrouva
point : nul ne le connaissait. Finalement, il se présenta de lui-même.
Henri V, « soupirant son repentir », s’enquit « si en consentant ce dont
il avait fait refus, il pourrait recouvrer la santé et apaiser la colère de
Dieu ». Le saint homme répondit par des paroles de consolation : le Roi
ne devait pas douter de la miséricorde céleste. Sur quoi le roi lui de-

1 « Très Saint-Père, écrivait Louis XI à Sixte IV en 1482, il nous est venu en mémoire que durant

la vie de notre très cher seigneur et père, que Dieu absolve !… un hermite qui se tenait à Saint-Claude
et qui était renommé être de très bonne et sainte vie, vint plusieurs fois vers notre dit feu seigneur et
père et lui signifia qu’il aurait lignée masle et le premier succéderait a la couronne de France qui a été
nous… », etc. (Reproduit par M. le chevalier Pidoux, avec la citation de Chastellain : Un précurseur
de Jeanne d’Arc : Le Bienheureux Jehan de Gand).
76 LA SAINTE DE LA PATRIE

manda avec insistance et précision si, oui ou non, il pourrait échapper à


la mort et obtenir grâce du ciel. L’Ermite ainsi serré et obligé de donner
une réponse exacte, après avoir tout fait pour l’éviter, répondit :
– « Pour la vie du corps, n’y comptez pas, car vous êtes à votre fin ;
mettez ordre à votre âme.
– Or donc, puisqu’il en est ainsi, savez-vous si selon le plaisir de
Dieu, mon héritier pourra en mon nom régner sur la France ? ».
L’Ermite répartit que le roi ne devait pas s’inquiéter de cela en une
telle extrémité. Mais celui-ci voulut à tout prix savoir. Et pour satis-
faire à ses instances, l’Ermite lui certifia « qu’il n’en serait pas de la
sorte et que jamais son héritier n’aurait en France ni règne ni durée ».
« Ainsi parla l’Ermite au roi Henri, conclut Chastellain, et il s’en al-
la, cela fait, sous la garde de Dieu ». Henri V s’éteignit hanté, croit-on,
par le souvenir de Jean de Gand. Vers ses derniers moments il répétait
encore : « Henri de Monmouth (c’était lui-même né au château de
Monmouth) a régné peu et conquis beaucoup. Henri de Windsor
(c’était son fils né au château de Windsor) régnera longtemps et per-
dra tout. La volonté de Dieu soit faite ! ».
Henri V n’a pas régné en France, nous l’avons dit au chapitre pré-
cédent : consumé de soucis et de labeurs à la poursuite de sa chimère,
il a manqué de deux mois la couronne des Lys. L’Elie franc-comtois,
descendu de ses montagnes avec ordre de faire la leçon au preneur de
villes, sut-il la mort d’Henri ? Sut-il que Dieu avait accompli la menace
de son pauvre serviteur ? Au surplus, il estima sans doute avoir mieux
à faire que vérifier comment se clorait cette aventure. Il acheva la
consommation de sa vertu, et mourut en laissant derrière lui le parfum
de sa sainteté. On travaille présentement à lui obtenir l’honneur des
autels.
Outre ces oracles signés, pour ainsi dire, il en circulait d’anonymes,
tel celui que Jeanne citait à Laxart : « N’a-t-il pas été dit que la France
désolée par une Femme (Isabeau de Bavière) serait sauvée par une
Vierge ? » 1.
Telle encore la prophétie dite de Merlin. Son texte primitif est bref :
une ligne et demie : « Descendet virgo dorsum sagittarii et flores vir-
gineos obscurabit. Une Vierge foulera aux pieds l’archer et sauvera la
fleur de Lys » 2. Pierre Migiet, prieur de Longueville-Giffard, dépose
avoir trouvé l’oracle dans un vieux livre 3. Il est assez clair : l’Archer,
c’est l’Anglais, arbalétrier de première force, qui, l’arc et la flèche en

1 Durand Laxart, Q. II, 444.


2 Procès, Q. IV, 305.
3 Migiet, Q. III, 133.
L’ATTENTE, LE VILLAGE, LA FAMILLE, LA NAISSANCE 77

mains, abattit les chevaliers de Crécy et d’Azincourt. La vierge qui le


foule, et sauve la fleur de lys, c’est Jeanne. Cette belle vision, cette
vierge de foudre qui passe sur un coursier de feu, broyant l’ennemi sé-
culaire, était de nature à séduire l’imagination du peuple et même des
clercs. Ils cherchèrent donc à qui en attribuer la paternité. On ne trou-
va rien mieux que Merlin, l’antique voyant des légendes galloises,
l’ami du roi Arthur, l’adversaire de la vindicative fée Viviane.
Après la mort de Jeanne, peut-être même dans les derniers temps
de son existence, on commenta le « Descendet virgo dorsum, etc. » en
prose et en vers. Mathieu Thomassin a conservé les vers 1, Bréhal la
prose 2. On fit conter à Merlin les points saillants de la carrière publi-
que de Jeanne sans oublier sa mort, car il était prévu qu’elle serait
« tuée par le cerf dix cors » : entendons Henri VI, roi d’Angleterre, âgé
de dix ans. Ce style d’apocalypse avait la prétention de sauver les vrai-
semblances. Les commentaires de fantaisie ont fait tort au «Descen-
dit… etc. » authentique, croyons-nous, sans que nous soyons prêt à ju-
rer que Christine de Pisan fut en règle avec les lois de la critique quand
elle l’attribua à l’Enchanteur.
Le chronogramme dit de Bède 3, le saint moine de Yearmouth, n’est
qu’un jeu auquel il fut sûrement étranger. De même n’y a-t-il aucune
créance à donner aux divinations de «l’astrologien » Guillaume Babin
et du faiseur d’almanachs Rolland l’Écrivain, rapportées si vaguement
par Simon de Phares 4.
Encore reste-t-il – ayant été écarté ce qui doit l’être – que de cer-
tains effluves prophétiques passaient sur la France au moment où pa-
rut Jeanne : la France attendait quelque chose et quelqu’un. Des per-
sonnages de vertu avaient été près d’elle la bouche de l’Esprit. Elle
avait le sentiment qu’elle ne mourrait pas ; qu’il n’appartenait à per-
sonne, ni à l’Anglais Henri, ni à la Bavaroise Isabeau, de la tuer : que le
ciel la secourrait, ferait un miracle, plutôt que de la laisser choir dans
l’abîme où finissent les patries. Cette foi lui était un rayon d’aube par-
mi sa nuit.

1 Procès, Q. IV, 305.


2 Ibid., Q. III, 341.
3 Il est cité par Bréhal qui nous en donne la clef :

Vivae vi chalybis ter septem se sociabunt


Gallorum pulli tauro nova bella parabunt
Ecce beant bella ; tunc fert vexilla puella.
C’est-à-dire : J’ai la force d’une vivante épée. Vingt et un guerriers s’associeront (vingt et un est
pris ici pour exprimer un chiffre indéfini). Les fils de France feront une guerre nouvelle au taureau
anglais. Oui voici la guerre : une pucelle porte l’étendard.
Et maintenant si vous voulez lire le chronogramme ; soulignez toutes les lettres du premier vers
qui ont une signification en numération, doublez la somme fournie par le mot principal chalybis,
vous arriverez au total de 1429, année des grands exploits de Jeanne, Q. III, 338.
4 Simon de Phares, Q. IV, 536.
78 LA SAINTE DE LA PATRIE

Aujourd’hui, après les événements, nous pouvons croire que Dieu


même l’avait allumé pour la consolation et la restauration du peuple
premier-né de son Église, comme aussi pour la glorification de sa pe-
tite servante Jeanne d’Arc.
III

Le village, où le fait providentiel, principe de nos relèvements, se


produisit, était nommé, alors comme aujourd’hui, Domrémy. C’était
une paroisse vouée au Bienheureux Rémy, l’antique archevêque de
Reims, l’évangéliste de Clovis et de ses Francs, le donataire de la sainte
ampoule, que lui avait apportée du ciel la toute blanche et mystérieuse
Colombe ; le premier qui ait versé l’onction d’huile sur le front d’un roi
de la Loi Nouvelle, pour y attirer la sagesse, et sur son bras pour y dé-
poser la force ; l’ami vénérable de Clotilde, la belle et sainte Reine.
La haute Meuse arrose les terres de ce hameau, comme celles de
ses voisins : Fébrecourt, Coussey, Greux, Maxey, Burey-la-Côte, Bu-
rey-en-Vaux. Étroite et fort peu profonde dans cette partie de son
cours, elle coule lentement, peuplée de joncs et de cépées d’aulnes. La
bande de prairie qui la longe sur les deux rives aboutit à un cadre de
champs de vignes, de blé, d’avoine, d’orge, de céréales de toutes sortes,
au-dessus desquelles se dessinent des coteaux médiocrement élevées,
avec des bois ici et là.
Ce paysage n’est pas dénué de grâce au printemps, ni d’austérité à
l’hiver. Cependant ceux qui l’égalent, en France, sont communs, même
si l’on fait état de l’intéressant point de vue sur le camp de Julien,
Neuchâteau et Bourlemont, que l’on peut avoir du Bois Chenu. N’était
le souvenir de Jeanne qui anoblit quasi divinement ces lieux, il retien-
drait assez peu, suivant toute probabilité, l’attention des voyageurs.
Domrémy appartenait au bailliage de Chaumont en Champagne 1,
au moins dans la partie où s’éleva la petite ferme des parents de
Jeanne ; l’autre partie appartenait au Barrois mouvant. La libératrice
est donc une pure Française, non seulement d’instinct et de services,
mais de nationalité. Elle put en toute exactitude appeler Charles VII
son seigneur et son roi, après Dieu. Ecclésiastiquement Domrémy re-
levait de l’évêché de Toul.
L’église où pria Jeanne existe encore. Par malheur, elle a été assez
profondément modifiée, soit par des agrandissements, soit par un
changement d’orientation. La porte d’entrée se trouve actuellement
juste où était l’autel primitif ; une inscription placée sur l’un des piliers
en avertit le pèlerin.

1 De Ballivio Calvi Montis… (Lettres d’anoblissement, 1429).


L’ATTENTE, LE VILLAGE, LA FAMILLE, LA NAISSANCE 79

Tout près est la maison de Jacques d’Arc. Elle a été remaniée, elle
aussi, au cours des siècles. Il n’est pas interdit de penser, toutefois, que
ses dispositions intérieures essentielles subsistent. Dans ce cas, il fau-
drait croire qu’elle se composait d’une pièce principale et d’un cabinet.
La pièce principale servait de chambre à coucher au père et à la mère,
ainsi que de cuisine et de salle à manger à toute la famille. Le cabinet fort
exigu était le dortoir des deux filles. Au-dessus, il y avait un fenil ; à côté,
quelque part, une étable et une grange qui ont disparu. Du four à pain,
on montre encore – non sans probabilités – une petite substruction.
Les autres endroits nommés dans les Procès sont le château de
l’Isle, maison forte qui servit à abriter les troupeaux et les récoltes en
cas d’alerte (elle fut prise à bail par Jacques d’Arc et quelques-uns de
ses concitoyens) ; la fontaine des groseilliers à quatre cents mètres du
bourg qu’elle fournit d’eau ; la fontaine des Rains, c’est-à-dire des
Buissons où Jeanne a bu étant petite, le dimanche de Lætare ; le Beau
May autour duquel les enfants faisaient des danses rondes ; enfin le
Bois chesnu ou chenu que Jeanne ne fréquenta nullement 1, et où elle
n’entendit jamais ses Voix que l’on sache.
Qu’on se figure maintenant épandues autour de l’église et du châ-
teau de l’Isle face au levant ou au midi, une quarantaine de chaumières
à toit bas, avec, devant chaque porte, des charrues, des fumiers, des
tas de paille et de foin, on aura l’idée de Domrémy au XIVe siècle ;
quelque chose de calme, quand les hommes d’armes n’y passaient pas,
d’effaré quand ils y passèrent (ce fut rare), de très laborieux toujours,
d’assez séparé du reste du monde, d’assez pauvre, et, certainement, de
très religieux, de fort propre enfin à voir naître et grandir ce lys can-
dide que fut la Sainte de la Patrie.
C’est là, en effet, que vivaient de l’exploitation d’un petit domaine
agricole le père et la mère de Jeanne avec leurs enfants.
IV
Le père se nommait Jacques d’Arc. Né à Séfond près de Montieren-
der ou bien à Sermaise près de Vitry-le-François, il était d’origine
Champenoise. Sa mère s’appelait Isabelle (en patois Zabillet) Romée 2.
L’un et l’autre jouissaient d’une réputation bien établie d’honnêteté et
de vaillance au travail. « J’ai pu m’en assurer, dit le vieux Bertrand de
Poulengy : c’étaient d’excellents travailleurs et de fervents catholi-
ques ». Jean Morel de Greux, la veuve Estellin, la veuve Thevenin, Guil-
lemette qui les avaient bien connus, leur rendent le même témoignage 3.

1 Jeanne, Q. I, 68.
2 Ibid., I, 16 ; II, 388.
3 QUICHERAT, II, 388, 395, 397, 414, etc.
80 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jacques ne manquait pas d’entente des affaires. Il fut élu « Doyen de


la chrétienté » de son village, et soutint à ce titre un procès, au moins,
dans l’intérêt de la Communauté. Il ne badinait pas sur ce qui paraissait
intéresser l’honneur de sa maison. Jeanne a raconté ingénument les
confidences que lui faisait sa mère sur les préoccupations de Jacques à
son endroit. Il avait, une nuit, songé qu’elle s’enfuyait de la maison pa-
ternelle avec des gens d’armes – les gens d’armes d’alors ! –. Ce rêve
l’avait beaucoup tourmenté. Il s’en était ouvert à sa femme, et avait
conclu fermement : plutôt que d’assister à un tel malheur, à un tel
scandale, il aimerait mieux, lui Jacques d’Arc, la traîner à la Meuse de
ses propres mains et l’y noyer 1. Ces colères avant l’événement n’empê-
chèrent point, paraît-il, le pauvre doyen de Domrémy de mourir de
douleur en apprenant le supplice de son enfant 2. Le rude paysan frap-
pé au cœur tomba. Comme ces chênes qu’un seul coup de foudre ren-
verse, il ne s’en remit pas.
Isabelle Romée fut une courageuse chrétienne. Elle soutint sans
fléchir le fardeau de cinq maternités. Quelques-uns ont induit de son
nom de Romée qu’elle avait fait le pèlerinage de Rome. C’est plus que
douteux. Nicolas, dit de Vouthon, religieux profès cistercien, neveu
d’Isabelle, portait lui aussi ce nom de Romée 3. Elle est certainement
allée à Notre-Dame du Puy. Or le voyage de Domrémy au Puy n’était
pas alors, pour la longueur et les difficultés de la route, une excursion
de plaisir : la pénitence l’assaisonnait. Elle tenait ses enfants « en
grand’subjection et avait grant cure de les bien garder » 4. Très tendre
cependant, elle avait pris tout le cœur de Jeanne, laquelle n’en parlait
qu’avec un attendrissement ému, et l’appelait toujours sa pauvre
mère. Il s’en fallut de bien peu que le père et la mère « perdissent le
sens » 5, lorsque leur enfant s’éloigna de Vaucouleurs.
Isabelle a connu toutes les grandes douleurs de la femme. Elle vit
mourir une de ses filles, Catherine 6, un de ses fils, Jacquemin, son
mari ; elle sut qu’on avait brûlé Jeanne. Cependant elle ne se laissa pas
abattre ; sa foi la soutint. Elle résolut de poursuivre la réhabilitation de
son enfant. Elle réclama de Rome la révision de l’horrible iniquité. Elle
l’obtint. Elle eut, avant de fermer les yeux, la joie auguste de voir le
Pape Calixte III réformer, abroger, annuler, comme mensongère, illé-
gale, injuste, la sentence de l’évêque de Beauvais.

1 Jeanne, Q. I, 132.
2 Valeran Varannes, Q. V, 83.
3 QUICHERAT, V, 232.
4 Jeanne, Q. I, 131.
5 Ibid., 132.
6 L’existence de cette fille est certifiée par les témoignages de Michel Le Buin, de Perrin le dra-

pier, marguillier de Domrémy. QUICHERAT, II, 413, etc…


L’ATTENTE, LE VILLAGE, LA FAMILLE, LA NAISSANCE 81

Jacquemin, Jean et Pierre d’Arc, les frères de Jeanne, eurent une


fortune à laquelle leur naissance ne les prédestinait point. La gloire de
leur héroïque et sainte sœur rayonna quelque peu sur eux : ils s’en
montrèrent dignes tous les trois.
Jacquemin, l’aîné, figure aux lettres d’anoblissement octroyées en
décembre 1429 par Charles VII à Jeanne d’Arc et à sa famille. Il dispa-
raît ensuite. Il aima Jeanne de cette tendresse quasi paternelle que les
frères aînés ressentent souvent pour une sœur beaucoup plus jeune.
Pas plus que Jacques, il ne put survivre à la tragédie de Rouen 1. Nous
retrouvons Jean et Pierre aux côtés de leur illustre sœur, fidèles, ré-
servés et braves. Pierre fut fait chevalier 2 ; Jean devint bailly de Ver-
mandois, capitaine de Chartres 3 et de Vaucouleurs 4.
En attendant des destins ignorés encore, tout ce petit monde actif,
probe, discipliné, chrétien, vivait du produit de sa médiocre terre et de
quelques champs pris à bail.
V
Jeanne, la quatrième des enfants de Jacques et d’Isabelle, « vint au
monde en la fête de l’Épiphanie 1412, avons-nous dit au chapitre pre-
mier, étoile dans la solennité de l’étoile, vierge qui devait relever le
trône des rois, en la fête des Rois ».
Perceval de Boulainvilliers a raconté cette naissance dans une lettre
adressée le 29 juin 1429 au duc de Milan, Philippe Marie Visconti,
avec un enthousiasme qui peut passer pour naïf, mais qui est certai-
nement très sincère. « Dans cette nuit, dit-il, où tout le monde se sou-
vient plus tendrement des mystères du Christ, cette enfant parut à la
lumière des mortels. Aussitôt, chose prodigieuse ! les paysans de son
village se sentirent pénétrés d’une incroyable joie, et bien qu’ils igno-
rassent encore cette naissance, ils furent pressés de s’aller visiter les
uns les autres et de se demander ce qui pouvait bien être arrivé de
nouveau. Les coqs eux-mêmes par de longs battements d’ailes et des
chants sonores qu’on n’avait jamais entendus à cette heure, signifiè-
rent leur allégresse, et présagèrent un ordre de choses heureuses » 5.
On ne peut nier la gravité de l’écrivain. C’était un personnage fort
important à la cour de Charles VII, dit Quicherat 6. Il signe : conseiller,
chambellan du roi et Sénéchal de Berry. Il avait négocié avec les Écos-
sais et les Milanais la levée de plusieurs corps de troupes. Il savait ce

1 Procès, II, 388.


2 QUICHERAT, V, 279, 381.
3 Ibid., 279.
4 Ibid., 280.
5 Ibid., 115-116.
6 Ibid., 115.
82 LA SAINTE DE LA PATRIE

que parler veut dire. Il n’a pas inventé ; il a été un écho fidèle. Il a rap-
porté ce qui se disait autour de lui. Que les merveilles de cette nuit
soient absolument historiques, je ne voudrais pas l’avancer sur la foi
de cet unique écrivain. On est étonné qu’aucun des témoins de Dom-
rémy n’ait fait allusion au prodige, si prodige il y eut. La lettre s’inspire
probablement trop de la Nativité de saint Jean-Baptiste, d’après saint
Luc. Au moins demeure-t-il prouvé par elle, qu’à la cour du roi Charles
VII, en juin 1429, on croyait que des prodiges avaient dû signaler l’en-
trée de Jeanne dans le monde. « La messagère de Dieu à la France 1,
divinitus missa », méritait cet honneur.
Au surplus, et c’est là le beau, la postérité sera de l’avis du Sénéchal
de Berry. Elle estimera que jamais trop de fleurs ne seront déposées
sur le berceau de Jeanne, pas plus, du reste, que trop de lauriers sous
ses pas, et trop de palmes sur son bûcher.
Maître Jean Minet, curé de Domrémy, la baptisa 2.
Elle eut plusieurs parrains et plusieurs marraines suivant l’usage
du temps. Lors de son procès à Rouen, elle nomma parmi les compè-
res Jean Barrey 3, qui était de Neuchâteau, et Jean Lingue. Il y eut en-
core Jean Morel de Greux, Jean Rainguesson. Les marraines furent
Jeanne, femme de Thévenin le Royer, Agnès, Sybille, Jeanne Thiesse-
lin, Béatrix Estellin. Quand la réunion des Jean et des Jeanne était si
nombreuse, il n’y avait pas à douter du nom qui serait donné à
l’enfant : on l’appela Jeanne.
L’avenir de la petite fille était clos. Quand, le soir venu, parrains et
marraines, suivant l’usage, rompirent ensemble une tourte de pain bis
et vidèrent, à la prospérité de leur filleule, un verre de vin rose, ils ne
savaient pas devoir être si bien exaucés.
Le nom qu’ils venaient d’imposer était prédestiné à l’une des plus
pures, des plus rares gloires devant les hommes et Dieu.

1 Boulainvilliers, Q. V, 115.
2 QUICHERAT, I, 46.
3 Ibid.
Chapitre IV
L’enfance de Jeanne jusqu’a la première
apparition de Saint Michel Archange
(1412 à 1424)

La petite enfance de Jeanne. – Elle ne fut pas une enfant prodige ; elle fut une en-
fant vertueuse : ses qualités naturelles ; ses qualités morales ; ses qualités chrétien-
nes. – Sa première communion. – État de Domrémy de 1420 à 1424, dans les an-
nées qui précèdent immédiatement les apparitions, paisible relativement à beau-
coup de pays de France. – Les trois premières apparitions de saint Michel à Jeanne
d’après elle-même. – Gravité du problème que soulève un pareil fait. – Splendeur
humaine et divine de ses conséquences.

I
Jeanne ne fut jamais et d’aucune manière une enfant prodige. Elle
fut une enfant vertueuse ; c’est plus et mieux.
Ses premières années sont candides et unies. Aucun coup de lu-
mière qui fasse reluire leur grisaille rustique.
À peine en eut-elle la force, elle se mêla au train de la métairie pater-
nelle, partageant avec le reste de la maisonnée, suivant ses moyens, le
travail, les ennuis, les petites joies. « Elle fit ce que faisaient les autres » 1,
dira d’elle, avec une parfaite justesse d’expression mise au service d’un
parfait bon sens, sa chère amie Hauviette de Sionne. « Elle savait ce que
savent les filles de son âge », reprendront Béatrix Estellin et Jean Morel
de Greux 2. Pour se la représenter à ce moment, dans sa vie quotidienne,
il faut avoir sous les yeux la fillette d’un fermier, ni riche, ni pauvre, à la
tête d’une nombreuse famille, dans laquelle tout le monde peine, parce
qu’il s’agit de faire honneur aux affaires de la communauté.
Les témoins de Domrémy 3, cités par le révérendissime archevêque
de Reims, lors du procès de réhabilitation, et interrogés par Réginald
de Chichery, doyen de Notre-Dame de Vaucouleurs, assisté de Thierry
Wautherin, chanoine de Toul, nous donnent, tous, cette unique idée
de leur illustre compatriote. D’elle ils se souviennent bien, assuré-
ment. Ils en ont assez parlé depuis son départ du village. Elle a été leur
gloire ; elle est leur naïf orgueil. On s’en est beaucoup entretenu aux

1 Hauviette de Sionne, Q. II, 418.


2 Jean Morel, Q. II, 389 ; Béatrix Estellin, ibid., 396.
3 Témoins de Domrémy, Q. II, 389, 393, 396, 400, 404, 407, 408, etc.
84 LA SAINTE DE LA PATRIE

champs, sur la place de l’église, à la veillée, mais on n’a pas versé dans
la fantaisie et l’extraordinaire. Ces hommes, ces femmes de la terre
meusienne, positifs et calmes, sans imagination, déposant d’ailleurs en
toute loyauté chrétienne, n’ont cherché aucun embellissement d’em-
prunt à la figure qu’ils avaient vue et qu’ils ont dessinée. Or c’est jus-
tement un portrait de petite paysanne occupée comme toutes les peti-
tes paysannes, y mettant seulement sa manière propre, une manière
parfaite, qui se dégage de leur simple parler.
Ainsi qu’il convient à des laboureurs – tous le sont ou l’ont été, sauf
deux ou trois hommes d’armes et autant d’ecclésiastiques –, ils insis-
tent sur l’assiduité de Jeanne au travail. Elle aimait comme eux la
terre ; comme eux elle se plaisait à la cultiver. On sent que de cela ils
lui savent gré. Ils l’ont vue sur le sillon avec son père : la fille condui-
sait le cheval, tandis que le père enfonçait et dirigeait le soc de la char-
rue 1. Au printemps, lorsque les mauvaises herbes, les chardons, les
nielles menaçaient les orges, les avoines et les froments, elle prenait
volontiers le sarcloir 2. Elle brisait avec application les mottes que le
hersage avait laissées. Elle fanait les foins, et, l’août venu, ramassait
les épis perdus par les moissonneurs. Elle ne menait pas ordinaire-
ment les brebis ; elle n’était pas bergère, comme on l’a répété ; mais il
lui arrivait, sur le désir de son père, de conduire aux pâtures ou le
troupeau des d’Arc ou le troupeau communal 3.
Autant qu’elle pouvait et savait, elle tenait prêtes, à la maison, les
choses utiles à son père et à sa mère 4, leurs repas, leurs vêtements.
Elle aimait filer avec Isabelle Romée 5. On ne la voyait pas vagabonder
sur les chemins.
Ses qualités morales avaient frappé tout le monde. Simon Musnier,
qui l’avait bien particulièrement connue, puisqu’il avait été élevé avec
elle et que « la maison de son père touchait celle des d’Arc » 6, rendait
témoignage à sa simplicité, à sa modestie, à sa dévotion, à son amour
de Dieu et des saints, à sa bonté 7. Jamais ses lèvres n’avaient été ef-
fleurées par le mensonge ou le blasphème. Elle n’avait aucune préten-
tion ; elle était retenue dans ses dires et ses actions 8.
Jean Waterin, qui avait été probablement petit domestique chez
Jacques, en tout cas qui avait appris de lui à labourer 9, n’avait pas

1 Gérard Guillemette, Q. II, 415, etc.


2 Gérardin d’Épinal, Q. II, 422, etc.
3 Jean Waterin, Q. II, 420.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Simon Musnier, Q. II, 424.
7 Ibid.
8 Jean Waterin, Q. II, 420.
9 Ibid.
ENFANCE DE JEANNE JUSQU’À L’APPARITION DE SAINT MICHEL 85

perdu le souvenir de la rare piété de Jeanne. Il en allégua un trait bien


particulier, capable de jeter un jour précieux sur cette âme recueillie et
candide. Il se rappelait l’avoir rencontrée avec des enfants de même
âge qu’elle « aux pâtures » 1. On y organisait alors de belles parties.
Jeanne ne refusait pas d’y prendre part ; mais à son moment, sans rien
dire, « elle quittait le jeu et se retirait, un peu loin, à l’écart pour par-
ler à Dieu » 2. Parler à Dieu… Le jeune polisson riait bien un peu
d’elle, et les camarades aussi 3 ; mais elle ne se troublait point. Elle
s’épanouissait déjà dans une vie intérieure profonde. L’Esprit divin,
qui souffle où il veut et quand il veut, n’avait pas attendu beaucoup
pour visiter cette prédestinée.
Elle aimait le son des cloches, non pour bercer sa rêverie – nul n’a
été moins rêveur que Jeanne, toute en décision, toute en action –,
mais parce que le son des cloches lui rappelait la pensée de Dieu : et,
n’importe où elle fût dans les champs, dès qu’elle entendait les tinte-
ments du beffroi, elle s’agenouillait et faisait une brève oraison 4. Aussi
quand Perrin le drapier 5, marguillier de Domrémy, oublieux et négli-
gent de sa fonction, « omettait de sonner complies », elle le rappelait
gentiment au respect des usages paroissiaux. Puis connaissant son fai-
ble, elle lui promettait des gâteaux en forme de croissant 6, s’il se mon-
trait à l’avenir plus fidèle à son office. Elle était fort assidue à la messe
et aux vêpres : elle se confessait régulièrement et fort souvent 7 à son
propre curé, ou à un prêtre autorisé par lui.

II

À trois ou quatre kilomètres de Domrémy, dans un lieu tellement


solitaire qu’un ermite alla s’y établir peu après la mort de Jeanne, se
cachait parmi les bois de Bermont une toute petite chapelle dédiée à la
Vierge. Jeanne aimait plus que tout s’y rendre le samedi. La paix de ce
désert parlait à son cœur ; la contemplation de la vieille et fruste statue
lui semblait un tête-à-tête avec la divine Marie elle-même, très doux,
très propice aux épanchements. C’était pour elle seule, en ces mo-
ments-là, que la mère tenait son enfant bien tranquillement posé sur
son bras gauche ; pour elle seule encore, qu’elle portait de sa main
droite un sceptre de puissance capable d’écarter tout mal ; et l’âme de
la petite fille, parfumée ainsi que les marguerites et les roses dont elle

1 Jean Waterin, Q. II, 420.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Perrin, Q. II, 412.
6 Lunas. Quelques-uns ont lu lanas, des écheveaux de laine.
7 Perrin le Drapier ; veuve Thiesselin, etc. Q. II, 404, 413, 418, etc.
86 LA SAINTE DE LA PATRIE

faisait des oblations ingénues à sa reine, pure comme le cierge de cire


qu’elle lui allumait, se fondait d’amour 1.
Nous ne sommes pas documentés sur la date exacte de sa première
communion. Une griffe en fer, dans une muraille de l’église de Dom-
rémy, indique peut-être l’endroit où fut scellée la grille devant laquelle
Jeanne s’agenouilla pour cette action. Libre au voyageur d’essayer d’en
déterminer le lieu précis ; libre à lui surtout de se représenter l’humble
petite fille s’avançant à pas lents, en silence, les yeux voilés de modes-
tie, le cœur ému d’amour, puis entr’ouvrant les lèvres, tandis qu’un
vieux prêtre y dépose l’hostie…
Plusieurs ont pleuré en pensant à cette minute de mystère. Ce qui
est historiquement certain c’est qu’elle garda de cette première ren-
contre un goût si vif du Sacrement 2, que la cruelle, l’insupportable
privation de sa captivité, fut celle de la messe et de la communion.
Très propre aux choses du cœur, elle était aimable pour tout le
monde, et tout le monde l’aimait. Elle chérit avec tendresse Hauviette
de Sionne et Mengette Joyart dont la pensée lui fut amère, quand elle
quitta Domrémy 3. Elle était si attachée à son père et à sa mère, à tous
les siens que, même comblée de gloire, après Reims, elle ne souhaitait
rien tant que de retourner près d’eux et d’embaumer leurs derniers
jours dans sa tendresse. Les infirmes ne s’adressaient pas inutilement
à elle. Simon Musnier encore enfant tomba bien malade, Jeanne, en-
fant elle-même, allait le soigner et le consoler 4. Elle prenait de son né-
cessaire pour le donner aux indigents 5. On la vit plus d’une fois laisser
son lit à des fugitifs afin qu’ils pussent mieux se reposer. Elle cepen-
dant, ces nuits-là, s’accommodait dans l’âtre du four à pain.
Bref il n’est pas une mère qui n’eût souhaité avoir une telle fille.
Messire Guillaume Fronte et Jean Minet, curés de Domrémy, la ci-
taient en exemple à toute la paroisse 6. Cependant elle n’était nulle-
ment sauvage ou morose. Elle n’imposa jamais, ne créa jamais la tris-
tesse autour de soi. Son esprit vif, primesautier, était bien plutôt dis-
posé à se pénétrer de joie, et à la semer. Les amusements de son âge
lui furent agréables 7 ; de même les veillées où elle causait en tournant
le rouet avec de petites voisines ; de même les belles courses où l’on
combattait entre compagnes à qui arriverait la première au but 8.

1 Perrin ; Vve Thiesselin, Q. II, 413, 420, etc.


2 D’Alençon, Q. III, 100 ; Ricarville, ibid., 22 ; Beaucroix, ibid., 81, etc.
3 Hauviette de Sionne, Q. II, 119.
4 Simon Musnier, Q. II, 424.
5 Ibid.
6 Étienne de Sionne, Q. II, 402.
7 Jean Waterin, Q. II, 420.
8 Boulainvilliers, Q. V, 116.
ENFANCE DE JEANNE JUSQU’À L’APPARITION DE SAINT MICHEL 87

Les fêtes de tradition locale ne la laissaient pas indifférente. Une


fois l’an, après les offices du quatrième dimanche de carême, afin de
fêter Pâques qui venait et de s’associer à la demi-exultation de l’Église
qui avait dit dans l’Introït de la messe : Réjouissez-vous, Jérusalem !
et qui avait habillé ses prêtres en rose au lieu de les habiller en violet,
la jeunesse de Domrémy organisait une promenade de laquelle on
causait au village longtemps avant et longtemps après 1. Les petits
conduits par leurs parents, les aînés marchant librement, en bande,
prenaient le chemin herbu et assez raide qui monte au bois chenu et à
la fontaine des Rains. Non loin de celle-ci ils rencontraient un hêtre
dont la taille et la forme étaient l’admiration de la contrée. Il se dres-
sait ombreux et touffu, tout d’émeraude au printemps, tout d’or roux à
l’automne. On l’appelait l’arbre des Dames 2 ou encore l’arbre des
Fées, ou encore le Beau Mai. Il était passé en proverbe de dire de lui :
Il est beau ; il est beau comme un lys !
On s’asseyait par groupes dans le voisinage ; on mangeait de petits
pains cornus, salés, poivrés, cuits rapidement, dont l’usage se conser-
vait naguère encore, au moins dans les fermes de Normandie ; on bu-
vait de l’eau de la fontaine des Rains ; les mères un peu généreuses et
pourvues ajoutaient au festin une poignée de noix 3 ; on cueillait des
narcisses sauvages, des primevères, des coucous jaunes, les premières
violettes ; on en faisait des guirlandes avec lesquelles on fleurissait le
Beau Mai ; on chantait, on organisait des rondes. À la nuit tombante,
on rentrait au logis un peu las, mais fort joyeux. Cela s’appelait : faire
ses Fontaines. Jeanne, avant sa septième année, se mêlait comme les
autres à cette humble kermesse campagnarde ; « elle y dansait des
danses rondes ; elle y chantait des chansons d’enfant avec les petites
comme elle 4, quoiqu’elle y eût moins dansé que chanté » 5. Parvenue à
l’âge de discrétion, elle ne dansa plus ; « elle fit des bouquets pour
l’autel de Notre-Dame de Domrémy » 6.
III
Jeanne elle-même a volontiers et sans nulles réticences donné aux
juges de Rouen les explications les plus détaillées sur son existence à
Domrémy. Se reporter des horreurs de son cachot aux calmes journées
de sa vie paysanne, lui était probablement une douceur. Son récit ré-
pète les documents que nous venons de dépouiller, sauf, bien entendu,

1 Jean Morel, B. Estellin, J. Thévenin, T. Le Royer, Perrin, etc., etc. Q. II, 391, 396, 404, 407,

413, etc., etc.


2 Ibid.
3 Hauviette de Sionne, Q. II, 418.
4 Cf. page précédente.
5 Jeanne, Q. I, 68.
6 Ibid.
88 LA SAINTE DE LA PATRIE

leur partie élogieuse. Nous y trouvons pourtant un détail de plus, dé-


tail touchant et qui ne se doit pas omettre : elle attribue à sa mère tout
ce qu’elle avait été.
De sa mère elle tenait « sa créance » ; nous dirions aujourd’hui son
catéchisme et ses prières. Ignorante de la lecture, de l’écriture, Isabelle
n’avait pu les lui apprendre. Mais sérieusement et fortement pieuse,
elle connaissait fort bien sa religion : et là-dessus elle avait formé sa
disciple à merveille, si l’on en juge par les réponses de celle-ci aux cap-
tieuses questions des ergoteurs de Rouen. C’est elle aussi qui lui avait
appris les travaux d’intérieur, la cuisine, la couture, le rouet, où elle
excella, nous ont dit ses compatriotes. Ne serait-ce pas pour rendre
hommage à Isabelle Romée que Jeanne disait avec une naïve confian-
ce : Pour ce qui est de filer, je ne craindrais aucune dame de Rouen ?
En résumé, nullement mélancolique, nullement rêveuse, nullement
agitée, nullement prétentieuse, nullement fausse ; très active, mettant
volontiers la main à tout, à la terre, au ménage, au bétail ; serviable
aux pauvres, à ses camarades, à ses compagnes ; docile à son père et à
sa mère ; aimant Notre-Seigneur, la Vierge Marie, adonnée aux plus
saines pratiques de la piété, la confession, l’exercice de la présence de
Dieu : telle nous apparaît Jeanne enfant.
IV
La pastorale que nous venons d’esquisser ne fut pas toujours sans
nuages. Domrémy porta sa part des maux qui affligeaient la France :
une part infiniment plus légère cependant que nombre d’autres lieux.
Sans remonter plus haut, en 1419, alors que Jeanne avait sept ans,
le Damoiseau de Commercy, Robert de Saarbrück – un bandit – assié-
gea les frères Didier et Durand de Saint-Dié dans Maxey où ils
s’étaient fortifiés. Il leur tua quelques hommes et fit une trentaine de
prisonniers dont Thiesselin qui était marié à Jeannette, marraine de
Jeanne. Il les mit à rançon et les relâcha. Domrémy, français tandis
que Maxey était bourguignon, put chanter un Te Deum puisque le
Damoiseau, français lui-même – pour le moment du moins – avait
battu son adversaire 1. Est-ce à la suite de ce fait d’armes, et par un
certain désir de le reproduire à leur façon, que les galopins de Maxey,
Bourguignons, et ceux de Domrémy, Armagnacs, prirent l’habitude de
se battre à coups de pierres sur le pont qui unissait les deux villages ?
Jeanne se souvenait bien de ces rixes, où parfois le sang coula.
1423. Jeanne atteint onze ans. Jean de Vergy et Robert de Baudri-
court sont aux prises.

1 AYROLES, Q. II, 186, et pour le fait suivant, ibid., 72, 94.


ENFANCE DE JEANNE JUSQU’À L’APPARITION DE SAINT MICHEL 89

Ce fut une guerre de rapines dans laquelle la plupart des paroisses


du Bassigny furent dévastées. Cependant Domrémy en fut quitte pour
la peur. Il est permis de penser que Jacques d’Arc et ses concitoyens
conduisirent plus d’une fois leur bétail au château de l’Isle, abri mé-
diocre, abri tout de même. Ils l’en ramenèrent tel qu’ils l’avaient
conduit, sans avoir rien perdu.
1423 toujours : le Damoiseau reparaît. Il offre sa protection à Dom-
rémy. Offrir, c’était imposer : c’était plus encore préparer la levée d’un
tribut. Pour droit de protection, il exigea qu’il lui fût payé 220 écus.
Grosse somme ! Il fallut en passer par là.
Ce sont les seuls faits de guerre à relever au détriment de Domrémy
avant les premières apparitions de Jeanne en 1424. L’incursion du bâ-
tard de Savoie qui n’eut d’ailleurs pas de suites bien fâcheuses – nous
en parlerons en son lieu – se passa en 1425. La rencontre à main ar-
mée de Maxey, bien qu’elle soit unique ; ces pilleries et ces incendies
du Bassigny, bien qu’ils n’atteignent que les environs de Domrémy ;
cette extorsion de deniers, quoique non sanglante, sont trop, bien de
trop. Ce n’est pas la tranquillité à laquelle avaient droit des laboureurs
honnêtes et consciencieux. Que nous sommes loin toutefois des spec-
tacles d’horreur dont la Picardie, la Normandie, l’Île-de-France, l’Or-
léanais, foulés et foulés encore, par les soudards de Bedfort et de Phi-
lippe le Bon, sont le douloureux théâtre ! Il y avait long chemin des ri-
ves de la haute Meuse à celles de la Seine, de l’Oise, de la Somme, de la
Loire, qui étaient la région des grosses chevauchées. Les hommes
d’armes ne quittaient pas volontiers leurs bases d’opération ; bien que,
à vrai dire, nulle part le pays ne fût sûr, et qu’on pût toujours tomber
sur une bande de partisans et passer près d’un château fort, d’où vous
guettait un brigand. Ce n’étaient pas les paysans meusiens qui
criaient : « Fuyons aux bois avec les bêtes fauves. Adieu les femmes :
faisons le plus de mal possible ! Remettons-nous entre les mains du
diable ». Si le tremblement du sol, sous le sabot des chevaux bardés de
fer, avait pu ébranler quelque part une cervelle de jeune fille, jusqu’à la
jeter dans le délire des fausses visions, et allumer en elle, on ne sait
comment et on ne dit comment, la flamme du génie guerrier, ce n’est
pas à Domrémy que le singulier phénomène se devait produire.
La France en son centre vif, sinon en ses extrémités, n’en est pas
moins arrivée à un point de détresse terrible.
V
1424. Il y a neuf ans, de la funeste bataille d’Azincourt ; cinq ans, de
l’assassinat de Jean sans Peur ; quatre ans, de l’abominable traité de
Troyes, et de la royale entrée de Henri V de Lancastre dans Paris ;
deux ans, de la mort du même Henri, de celle de son infortuné beau-
90 LA SAINTE DE LA PATRIE

père Charles VI, de la régence de Bedfort, de la royauté branlante de


Charles VII ; un an, de notre défaite de Crevant ; nous sortons du dé-
sastre de Verneuil. Le roi national n’est plus le roi de France, il est le
roi de Bourges.
De son côté, Jeanne en est au point de candeur et de vertus crois-
santes que nous avons dit.
Ce fut alors que se produisit l’événement prodigieux qui devait tout
mûrir en elle et tout sauver dans le Pays : si nous osions, nous dirions
– avec les réserves qui s’imposent – son annonciation, qui est la pre-
mière apparition de saint Michel.
Cet événement est tellement fondamental dans la vie de la sainte
héroïne : il est si intimement lié à chacun de ses triomphes et à cha-
cune de ses douleurs, que nul historien, nul profane même, ne pensera
sérieusement à Jeanne sans le trouver perpétuellement posé devant
ses yeux. On peut – quoique avec la plus inégale rectitude de raison et
de raisonnement – l’admettre ou le contredire. Personne n’a le droit
ou le moyen de se tenir neutre en face de lui. Il faut prendre parti. Il
faut être pour ou contre. On peut taire les conclusions qui en sortent ;
on peut les proclamer : il est impossible de ne pas conclure.
Mais puisqu’il est indispensable de nier ou d’affirmer, il devient in-
dispensable de considérer les suites de la négation ou de l’affirmation.
Être contre le fait, le nier : c’est placer l’enfant de bon sens, de droi-
ture, de courage, de loyauté, de pitié, de piété, dans la catégorie des
hallucinés, des illusionnés, des faibles de cerveau, dont la raison flé-
chissante ne compte pas ; à moins qu’on aille à cet excès, de la ravaler
parmi les simulatrices, les menteuses, dont la moralité n’est pas. On
enveloppera le dire de périphrases, d’expressions atténuantes et cha-
toyantes, tant que l’on pourra et tant que l’on voudra, le fond n’en sera
pas moins cela. Rien n’y fait, rien n’y fera ; rien n’y peut, rien n’y pour-
ra ; quiconque est contre le fait va jusqu’à l’un ou jusqu’à l’autre de ces
abîmes intellectuels : ou Jeanne – pendant les six derniers ans de sa
vie, ceux de sa prodigieuse activité – fut une menteuse forcenée ; ou
elle fut une hallucinée déplorable. Si elle se trompe, hallucination ; si
elle trompe, mensonge. Au surplus, c’est là le fond du procès de
Rouen. Pierre Cauchon et d’Estivet soutinrent contre la vierge de
France l’hallucination ou le mensonge. L’incrimination d’hérésie fut
une conclusion de cette prémisse juridique.
Ceux donc qui sont contre le fait se posent, le sachant ou ne le sa-
chant point, dans la ligne et la lignée des deux juges. On n’ignore pas
que l’histoire est obligée de passer par là-dessus si la vérité l’y con-
traint. On n’ignore pas davantage que la remarque est d’importance,
qu’elle vaut la peine d’être notée.
ENFANCE DE JEANNE JUSQU’À L’APPARITION DE SAINT MICHEL 91

Au contraire, être pour le fait, c’est élever Jeanne jusqu’à la dignité


de ces mystiques illustres : les Étienne, les Paul, les François d’Assise,
les Brigitte, les Catherine de Sienne, d’autres, pas très nombreux ce-
pendant, pour lesquels se sont abaissées, dès cette vie, les barrières du
monde de Dieu.
Être pour le fait, c’est garder à la vierge sacrée son honnêteté, qui
serait détruite si elle se fût composé à elle-même, ou bien eût accepté
d’autrui un rôle de fausse inspirée ; sa majesté, qui serait atteinte si
elle eût été simplement le jouet d’une maladie mentale, par un hasard
étonnant heureuse et tournant bien.
Être pour le fait, c’est enfin (et voilà pourquoi plusieurs hésitent)
professer la réalité du monde surnaturel, des anges, des saints, de
l’autre vie, du Christ roi des nations, de la Providence ; c’est avouer
que ces divines réalités ne se rencontrent pas seulement dans l’Écritu-
re et les Sommes des Théologiens, mais qu’elles ont fait un jour inva-
sion dans l’Histoire.
Nous convenons que cela peut passer pour grave. Du prodige,
Jeanne s’ouvrit avec Baudricourt 1, son roi auquel elle dit tout, les doc-
teurs de Poitiers 2, auxquels elle en dit assez pour qu’ils la comprissent
bien et portassent leur jugement – un jugement dont nous parlerons –,
en pleine connaissance de cause. Enfin, sur ce point principalement,
elle dut répondre aux juges de Rouen. Or, le procès de Poitiers ne nous
est pas parvenu : il demeure perdu. Les chroniques sont peu explicites
sur les confidences reçues par Charles VII et surtout par le capitaine
de Vaucouleurs. Notre source principale d’information sera donc le
document de Rouen. Rédigé sous le regard d’adversaires peu scrupu-
leux, il n’est pas au-dessus du soupçon. Cependant si tout ce que dit
Jeanne sur ses apparitions n’y fut pas enregistré (elle s’en est plainte),
on peut tenir pour dit par elle ce qui s’y trouve sous le seing des gref-
fiers : ils ne furent pas des héros, ils ne furent pas des malhonnêtes
gens 3. Ce qu’ils relatent est suffisant pour nous donner une scène
d’admirable beauté, décrite par la voyante elle-même.
VI
C’est l’été, tempore æstivo 4. Cet été est celui de l’année 1424.
Jeanne contera à Novellompont, pendant leur voyage de Vaucouleurs
à Chinon, lequel a date certaine (départ 25 février 1429), qu’il y avait
quatre ou cinq ans que « ses frères du ciel » lui parlaient de sa mis-

1 Jeanne, Q. I, 128.
2 Ibid., 73.
3 Manchon, Q. II, 340 ; Taquel, ibid., 317.
4 Jeanne, Q. I, 52.
92 LA SAINTE DE LA PATRIE

sion 1. Ce qui nous porte à l’été de 1424, puisque celui de 1425 ne nous
donne que trois ou quatre ans jusqu’à l’été de 1429, tandis que celui de
1428 nous donnerait cinq ou six ans 2.
C’est dans le jardin de son père, in horto patris sui 3 ; un jardin
campagnard de légumes épanouis, d’arbres en fleurs et en fruits déjà
noués, avec des oiseaux demi-familiers, des abeilles bourdonnantes et
quelques fleurs éclatantes, peut-être.
C’est à peu près midi, quasi hora meridiana 4 : midi, la pleine lu-
mière, la belle lumière, l’heure où toute la famille est là, Jacques d’Arc,
Jacquemin, Pierre, Catherine. Ils vaquent au soin de la ferme : tandis
qu’Isabelle Romée donne la dernière préparation au repas.
C’est la treizième année de Jeanne, dum esset tredecim annorum 5.
Elle n’est plus une enfant ; elle n’est pas une jeune fille encore. Elle est
à l’âge où l’on réfléchit déjà ; elle n’est pas encore à l’âge où l’on résout
de soi-même des choses extraordinaires. Elle est capable de belles do-
cilités ; elle est incapable de grandes initiatives.
Elle entendit une Voix sur sa droite, du côté de l’église. Audivitque
vocem a dextero latere versus ecclesiam 6.
Elle vit du même côté une grande lumière, claritas… ex eodem la-
tere in quo vox 7 : l’état du soleil de midi ne pâlissait pas cette clarté.
La Voix était digne et grave, elle lui disait de bien se conduire et de
fréquenter l’église, d’être bonne fille : docuit eam se bene regere, fre-
quentare ecclesiam 8. Son expression était tellement pénétrante que
d’un ange seulement elle pouvait venir : « Son langage était celui des
anges » 9.
Bien que le conseil fût bon et que la parole qui le donnait fût grave,
Jeanne eut peur : habuit timorem 10. Lorsque le surnaturel se dresse
devant nous, quand l’au-delà, l’inquiétant au-delà, nous approche, nos
membres fléchissent et notre cœur blêmit. Moïse tombe à genoux ;
Daniel se trouble ; l’Eliphaz du livre de Job sent un frisson rider sa
peau. Nos yeux de chair ne sont pas creusés pour regarder en face le
grand mystère des choses.
Cependant elle osa regarder, et voici ce qu’elle vit de ses yeux :
« Car je l’ai vu de mes yeux, de mes propres yeux, disait-elle à Rouen :

1 Novellompont, Q. II, 437.


2 AYROLES, La vraie Jeanne d’Arc, p. 279.
3 Jeanne, Q. I, 52.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid., 170.
10 Ibid., 171.
ENFANCE DE JEANNE JUSQU’À L’APPARITION DE SAINT MICHEL 93

vidi… vidi oculis meis, de mes yeux de chair, comme je vous vois…
c’est vrai comme il est vrai que Dieu est ! Æque firmiter sicut Deus
est 1. C’est vrai comme il est vrai que Notre-Seigneur Jésus-Christ a
souffert mort et passion pour nous, credit facta sancti Michaelis qui
apparuit sibi, sicut ipsa credit quod Dominus noster Jesus Christus
passus est mortem et passionem pro nobis 2.
Voici donc ce qu’elle vit : quelqu’un qui avait l’aspect d’un homme
très vénérable : in forma unius verissimi probi hominis 3. Elle ne lui
vit pas de couronne sur le front, ni de balances à la main 4. Il était ac-
compagné d’une escorte d’anges du ciel. Non erat solus, sed erat bene
associatus angelis Dei 5.
Tout l’œil de la voyante était rempli du visage auguste, si auguste
qu’elle n’avait ni vu ni rêvé rien de tel. Quelle était la taille, la stature
de l’apparition ? Elle ne l’avait pas remarqué 6. Quel était son habit ?
Elle l’ignorait.
– Était-il donc nu ? demanda un docteur impudent.
– Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
– Avait-il des cheveux ?
– Pourquoi les aurait-on rasés ? 7.
Ce bout de dialogue, spirituel, alerte, cette passe d’armes rapide,
c’est toute la langue de Jeanne.
De la bonté, de la sagesse mystérieuse et merveilleuse, peintes sur
un front qui inspirait les plus révérencieux respects ; une clarté qui
n’était pas de celles dont s’éclaire la terre ; des paroles qui conseil-
laient suavement le bien et réconfortaient l’âme 8 ; une voix de dou-
ceur et de persuasion ; une troupe d’anges ; le tout, dans un cadre de
nature en fête ; voilà comment Jeanne retrouvait et contait sa pre-
mière vision.
Lorsque l’ange se fut retiré, l’enfant tomba dans une grande per-
plexité : magnam dubitationem 9. Qui était celui qu’elle avait ainsi
vu ? Était-ce un ange ? Était-ce saint Michel ? L’escorte ne dénonçait-
elle pas le prince des célestes milices dont lui avaient parlé Maître Mi-
net son curé et sa mère Isabelle Romée ?… Cependant elle hésitait.

1 Jeanne, Q. I, 92.
2 Ibid., 173.
3 Ibid.
4 Ibid., 89.
5 Ibid., 73.
6 Ibid., 173.
7 Ibid., 89.
8 Ibid., 174.
9 Ibid., 170.
94 LA SAINTE DE LA PATRIE

À la troisième visite seulement, elle crut que c’était bien l’archange


saint Michel. Dieu lui avait fait cette grâce qu’elle voulut croire, habuit
istam voluntatem hoc credendi 1 ; et l’ange, satisfait sans doute de
cette libre adhésion, lui donna sa parole, loquelam suam 2, qu’il était
ce qu’elle pensait. Dès lors, jamais plus elle ne vacilla dans ses certitu-
des.
VII
Nous avons toujours été étonné que les juges de Rouen, curieux
d’ordinaire, n’aient pas demandé à Jeanne la date précise de sa pre-
mière vision. Ils ne l’ont pas fait. S’ils avaient posé la question, et que
la sainte accusée, ou bien eût refusé de répondre, ou bien eût déclaré
qu’elle ne se souvenait pas, nous le saurions ; ils nous auraient préve-
nus. Rien de semblable n’existe. D’ailleurs, on ne voit pas quelle raison
intéressante, même à leur point de vue, ils auraient trouvée de passer
sous silence un renseignement de cette nature.
Peut-être avaient-ils rencontré la date dans quelque pièce, et ne
crurent-ils pas opportun de la rechercher autrement. Peut-être même
les greffiers ont-ils omis ce détail, comme ils en omirent bien d’autres
dans leurs hâtifs et brefs comptes rendus de séance 3.
Quelle que soit la journée du prodige, que le lecteur veuille ici se
recueillir. S’il en a la dévotion, qu’il se mette à genoux. Cette journée-
là, Domrémy devint l’Horeb de la France. À jamais, ceux qui écoute-
ront bien percevront, sous les pins qui enveloppent de leur ombre aus-
tère la maison de Jeanne d’Arc, dans le voisinage de la petite église,
comme des battements d’ailes d’ange. Cette journée-là, une petite fille
fut muée virtuellement en guerrière, en victorieuse, en martyre. Cette
journée-là, la fortune de l’Angleterre fut bouleversée, chez nous ; nos
frontières se redressèrent contre elle ; ses hommes d’armes furent
voués à la défaite. Cette journée-là, les destins du monde commencè-
rent de reprendre leur cours, parce que pour le bien de l’Humanité,
pensons-nous, l’Angleterre fut vouée à demeurer l’Angleterre, et la
France à demeurer la France. Cette journée-là, le ciel s’affirma à la
terre. Cette journée-là est une des plus solennelles de notre Histoire
nationale et de toute l’Histoire religieuse !

1Jeanne, Q. I, 170.
2Ibid., 109.
3 Les notes d’audience compulsées par les notaires furent traduites du français en latin par Man-

chon et Courcelles. Manchon, Q. III, 135.


Chapitre V
Nouvelles apparitions
(1424-1425)

L’Archange annonce à Jeanne que sainte Catherine et sainte Marguerite seront son
Conseil et qu’elle devra les écouter. – Apparition des deux Saintes. – Récit que
Jeanne en a donné. – Sa certitude quant à la réalité objective de celles qui lui appa-
raissaient. – Ce qu’étaient saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, sui-
vant l’hagiographie. – Pourquoi, autant qu’il est possible de le lire dans le décret de
Dieu, ce furent ces saints qui apparurent à Jeanne. – Jeanne les appelle ses Voix ;
justesse et beauté de ce nom. – Elle voue entre leurs mains sa virginité. – Éducation
de l’enfant par les Voix : éducation morale qui aboutit déjà à la sainteté ; civique qui
aboutit à la passion de la France. – La fuite à Neuchâteau ; sa durée ; le retour.

I
C’est toujours l’été de 1424. Saint Michel a été reconnu par Jeanne.
Il a reçu son acte de foi sans réserve.
Il lui annonce qu’elle sera visitée par sainte Catherine et sainte Mar-
guerite. « Sainte Catherine et sainte Marguerite viendraient à elle. Elle
agirait d’après leur conseil. Elles étaient de par Dieu commises à sa
conduite, chargées de la diriger en ses actions et de la consoler. Elle de-
vait croire à leur parole. Cela était le commandement de Dieu. Dixit sibi
quod sanctæ Catharina et Margareta venirent ad ipsam, et quod ipsa
ageret per consilium ipsarum quæ erant ordinatæ pro eam conducen-
do et ei consolando, in eo quod haberet agere : et quod ipsa eis crede-
ret de hoc quod dicerent sibi, et quod erat hoc per præceptum Dei » 1.
Cette promesse et cet ordre se réfèrent aux premières apparitions
de saint Michel : Jeanne, en effet, lie les événements dans son récit,
sans laisser supposer d’intervalle de temps entre eux. Saint Michel,
quand il vint à elle, lui annonça qu’elle verrait sainte Catherine et
sainte Marguerite. Sanctus Michael quando venit ad eam dixit sibi
quod sancta Catherina et sancta Margareta venirent ad ipsam 2.
De cette fois encore, nous ne trouvons pas la date de la première vi-
site des deux Saintes : on nous laisse même ignorer le lieu où elle se
produisit. Faut-il admettre toujours que Cauchon et ses assesseurs au-
raient trouvé le renseignement quelque part, et n’auraient pas tenu à

1 Jeanne, Q. I, 170.
2 Ibid.
96 LA SAINTE DE LA PATRIE

en ouïr la répétition ? Cette indifférence finit par étonner. Il ne paraît


pas invraisemblable que l’omission soit volontaire. Moins les juges
amenaient Jeanne à préciser, plus ils se donnaient le droit de la dire il-
luminée follement. Il n’y a pas de petits bénéfices contre un ennemi.
II
Jeanne a été interrogée trois fois sur les apparitions de sainte Ca-
therine et sainte Marguerite : le mardi 27 février 1431, le jeudi 1er mars
et le jeudi 15 mars 1.
L’interrogatoire offre je ne sais quoi de décousu, à première vue :
réellement, il est fort serré. Les questionneurs sont des théologiens
malveillants et retors, remplis d’une idée préconçue. Ils ont tressé un
lacis savant dans lequel ils espèrent bien faire trébucher l’innocente.
Nous examinerons de près ce point de vue dans nos chapitres sur le
procès de Rouen.
Ici, nous nous proposons seulement de rappeler comment Jeanne a
conté ces nouvelles apparitions.
Elle vit et entendit sainte Catherine et sainte Marguerite comme
elle avait vu et entendu saint Michel. Elle reçut d’elles le réconfort que
lui avait apporté l’archange. Certains phénomènes surnaturels se pro-
duisirent cependant, spéciaux et comme réservés. Jeanne put s’appro-
cher des deux martyres, les toucher 2, les embrasser 3. Cette intimité,
ce cœur à cœur ne bannirent pas de son âme très fidèle le respect. Elle
ne savait par quelles effusions exprimer sa révérence. Elle s’inclinait
très bas devant elles, baisait la terre où s’étaient appuyés leurs pieds 4.
Encore reste-t-il évidemment que les douces Saintes avaient consenti à
aimer l’enfant comme feraient des sœurs aînées, et avaient daigné
vouloir se faire aimer d’elle.
Mise en confiance elle produisit entre leurs mains des actes ravis-
sants de religion. C’est merveilleux ; c’est mystérieux ; c’est ainsi.
Il lui fut donc demandé avant tout quelle forme avaient revêtue ses
Saintes quand elles la visitèrent. Elle répondit sans ambages.
– Le visage des Saintes était beau. Elles portaient d’opulentes cou-
ronnes, très opulentes, très précieuses. Et figuræ earum erant coro-
natæ pulchris coronis, multum opulenter et multum pretiose 5.
Leur voix était douce, modeste ; elles donnaient de bons conseils et
réconfortaient 6.

1 Articles du Promoteur, Q. I, 255-256.


2 Jeanne, Q. I, 185, 186.
3 Ibid.
4 Ibid., 187.
5 Ibid., 71.
6 Ibid.
NOUVELLES APPARITIONS 97

– Quand apparaissaient-elles ?
– Elles venaient quand je les appelais, mais elles venaient aussi
sans que je les appelasse. « Interroguée s’elle les appelle ou s’ils vien-
nent sans appeler respond : Ils viennent souvent sans appeler ». Elle
les appelait par une supplication simple et candide : « Je réclame de
Dieu, disait-elle, et de Notre-Dame qu’ils m’envoient mon Conseil et
Réconfort » 1.
Elle connaissait fort bien ses visiteuses, et les discernait parfaite-
ment l’une de l’autre 2.
– Comment les distinguez-vous ?
– À leur salut. Puis il y a sept ans qu’elles me gouvernent. J’ai eu le
temps de les connaître. Elles se sont d’ailleurs nommées à moi. « Co-
gnoscit eas per salutationem… Sunt septem anni elapsi quod ipsam
acceperunt gubernandam… Illas sanctas cognoscit per hoc quod se
nominant ei » 3.
– Sont-elles vêtues de la même étoffe ?
– Assez : si vous voulez en savoir plus, envoyez à Poitiers, où l’on
m’interrogea.
– Sont-elles de même âge ?
– Je n’ai rien à vous dire là-dessus.
– Laquelle des deux vous apparut la première ?
– Voyez au livre de Poitiers.
– Avez-vous appris à les distinguer du premier coup ?
– Pas si vite que cela. (Réponse assez caractéristique contre l’auto-
suggestion. Auto-suggestionnée, elle les aurait connues du premier
coup sans doute, puisque c’est elle qui les eût créées). « Ego non co-
gnovi eas ita cito » 4.
– Vous apparaissent-elles toujours sous la même forme ?
– Oui 5, sous la même forme.
– Vous ont-elles fait des révélations concernant le roi de France ?
– Si elles m’en ont fait, elles le regardent ; pas vous 6.
– Parlent-elles en même temps, ou bien l’une après l’autre ?
– Les conseils qu’elles m’ont donnés venaient toujours des deux.

1 Jeanne, Q. I, 127, 72.


2 Ibid., 72.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., 56, 64, 72, etc.
98 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Vous êtes bien certaine que c’étaient sainte Catherine et sainte


Marguerite ?
– Oui, bien certaine, je vous l’ai dit. Croyez-moi si vous voulez.
– Êtes-vous bien certaine que ce sont des femmes ?
– À leur voix je ne puis me tromper. Elles me l’ont d’ailleurs dit 1.
– Que voyez-vous d’elles ?
– Leur visage 2.
– Ont-elles des cheveux ? 3.
– En doutez-vous ?
– Y a-t-il quelque chose entre leur couronne et leur chevelure ?
– Non.
– Leurs cheveux sont-ils longs ? pendent-ils bas ?
– J’ignore.
– Ont-elles des bras ?
– J’ignore.
– D’autres membres ? 4.
– J’ignore. (Son attention était dévorée pour ainsi dire par le vi-
sage).
– Parlent-elles bien ?
– Très bien, très bellement.
– Leur voix est-elle harmonieuse ?
– Très belle, très douce, très modeste, et puis elles parlent français.
– Sainte Marguerite parle-t-elle anglais ?
– Comment parlerait-elle anglais ? Elle n’est pas du parti anglais,
elle !
– Avaient-elles des pendants d’oreille ? D’autres bijoux ?
– Je ne sais 5.
Cauchon intervenant brusquement à l’interrogatoire :
– Vous-même vous aviez un anneau.
– Vous me l’avez pris, rendez-le-moi.
– N’en avez-vous pas quelque autre ?
– Oui, j’en avais un autre : les Bourguignons l’ont gardé.

1 Jeanne, Q. I, 85.
2 Ibid., 86.
3 Ibid.
4 Ibid., 85, 86.
5 Ibid.
NOUVELLES APPARITIONS 99

– Ne vous est-il pas revenu ? Montrez-le-moi. Qui vous l’avait don-


né ?
– Mon père et ma mère. On y avait gravé les noms de Jésus et de
Marie. Mon père m’en avait donné un troisième ; vous l’avez. J’en
charge votre conscience. Je veux qu’il soit remis à une église 1.
Cet incident clos, on revint, et on reviendra souvent, au sujet prin-
cipal.
– Voyons, vous les avez bien vues, sainte Catherine et sainte Mar-
guerite ? 2.
– Oui, je les ai bien vues, ces saintes du Paradis 3.
– Avez-vous vu d’elles autre chose que le visage ?
– Je vous ai répondu sur ce point : c’est assez.
– Sont-elles précédées et accompagnées de lumière quand elles
viennent à vous ? 4.
– Oui.
– Toujours ?
– Oui 5.
– Les avez-vous touchées de vos mains ?
– Oui. Et j’aimais bien mon anneau marqué de trois croix parce
qu’il avait touché sainte Catherine 6.
– Où l’avait-il touchée ?
– Assez.
– Vous ont-elles embrassée ?
– Oui 7. Toutes les deux 8.
– Quand vous les embrassiez, respiriez-vous une bonne odeur ? 9.
– Assurément.
– Sentiez-vous comme la chaleur d’un corps ?
– Je ne pouvais les embrasser sans les sentir et les toucher.
– Comment les avez-vous embrassées ?
– J’ai baisé leurs pieds et serré dans mes bras leurs genoux 1.

1 Jeanne, Q. I, 85.
2 Ibid., 86.
3 Ibid., 93.
4 Ibid., 163.
5 Ibid.
6 Ibid., 185.
7 Ibid., 268.
8 Ibid., 186.
9 Ibid.
100 LA SAINTE DE LA PATRIE

Celui qui voudrait des réponses plus claires, plus précises, serait en
vérité trop exigeant. Jeanne n’a pas une hésitation sur la réalité objec-
tive de sainte Catherine et de sainte Marguerite, pas plus qu’elle n’en a
sur la réalité objective de saint Michel. Elle n’admet pas que ce soient
des évocations de sa fantaisie maladive et capricieuse ; ce ne sont pas
des formes de rêve. Elles sont parfaitement distinctes d’elle-même.
Elles ont un être propre, des attributs personnels, comme elle a son
être propre, ses attributs personnels. Elle est soi ; elles sont elles. Ce
n’est pas la voix de sa conscience qu’elle entend quand elles lui par-
lent ; ce sont leurs voix qui résonnent en ses oreilles. Les juges de
Rouen ne se trompèrent point sur la nature et la portée de pareilles af-
firmations : ils saisirent qu’elle leur signifiait l’existence personnelle
de ses Voix. Ceux de Poitiers ne s’y étaient pas trompés non plus ; ni le
roi, ni Baudricourt. Jeanne déclarait, soutenait avoir vu, entendu, tou-
ché, embrassé des réalités extérieures à elle-même.
Bienheureux les cœurs purs, ils verront les choses du Ciel !
La voilà donc remise à trois personnages mystérieux qui formeront
son âme et la prépareront à l’Œuvre.
Il est bon sans doute de faire connaissance plus approfondie avec
eux. Cette étude ne sera pas une digression : elle nous permettra,
croyons-nous, de saisir quelques-unes des harmonies et des profon-
deurs du plan de Dieu sur son humble servante.
III
C’est au Livre de Daniel que nous trouvons pour la première fois le
nom de Michel – lequel dans la langue hébraïque signifie : Qui est
semblable à Dieu ? L’Archange nous est donné par le prophète comme
s’intéressant efficacement à la destinée du peuple Juif, alors en capti-
vité à Babylone. Cambyse, fils de Cyrus, régent de l’empire des Perses
en l’absence de son père qui guerroyait contre les Scythes, ayant
conçu, sous l’action du Mauvais Esprit, une injuste et inexplicable
animosité contre les Israélites, interrompit la restauration du temple
de Jérusalem et arrêta le rapatriement des captifs commencé par Cy-
rus. Mais Michel, « le grand prince céleste », intervint ; et Jéhovah
adoucit le cœur de Cambyse.
Dans l’Épître catholique de saint Jude 2, l’archange remplit toujours
la fonction de défenseur d’Israël. Moïse, y lisons-nous, Moïse le su-
blime Hébreu, l’ennemi, le vainqueur de Pharaon, le nomade qui a vu

1 C’est le sens évident de la réponse à la question bizarrement tournée des juges. « Interrogée

par quelle partie elle les accolait (embrassait) respond : il affiert (convient) mieux de les accoler par
le bas que par le haut ». Q. I, 180.
2 Saint Jude, 9. Commentaire de Du Hamel, p. 445 à 460.
NOUVELLES APPARITIONS 101

l’Ange dans le buisson ardent de l’Horeb et sur le mont Sinaï, le législa-


teur dont la main dure et souple a tiré un peuple libre d’un troupeau
d’esclaves, vient de mourir. On l’a enterré au pays de Moab. Satan
s’irrite. Il veut que les fils de Jacob emportent la dépouille sainte dans
la Terre de Promission où ils vont entrer ; et cela pour deux raisons.
Il déplaît à l’antique tentateur que ce cadavre repose dans une ré-
gion qu’il considère comme sienne. N’est-elle pas le repaire fameux de
la plus impure et de la plus abaissée des idolâtries ? Tous les monstres
et toutes les monstruosités ont des temples en Moab.
Puis, Satan espère bien que les tribus saintes, emportées par une
admiration et une gratitude exagérées, rendront à ces restes le culte
d’adoration qui n’est dû qu’à Jéhovah. Le serviteur détrônera le maître.
Mais Michel pénètre le diabolique dessein. Il prononce contre l’En-
nemi l’anathème décisif : un seul mot : Imperet tibi Deus ! Que Dieu te
commande, maudit ! Et celui-ci s’éloigne.
Cette contradiction entre les deux émules se reproduit sous le Tes-
tament nouveau. Saint Jean, dans son extase de Pathmos, aperçoit une
femme 1, vêtue de soleil, l’Église, ayant la lune sous ses pieds et une
couronne de douze étoiles. Elle enfantait un monde nouveau, le mon-
de chrétien. Alors le grand Dragon rouge, à sept têtes et à douze cor-
nes, se précipita sur elle afin de la dévorer. Or Michel et ses anges en-
gagèrent un combat contre le Dragon et les siens, et ceux-ci furent
précipités des Cieux.
L’Archange aurait donc reçu le patronat des deux sociétés religieu-
ses voulues providentiellement, la première préparatoire, la seconde
définitive : l’Église mosaïque et l’Église chrétienne. Les deux gardien-
nes successives de la notion du vrai Dieu auraient été successivement
chères à l’impérieux Esprit, si uniquement possédé de la gloire du
Très-Haut, que ce sentiment a pénétré jusqu’à son nom : Michaël, qui
est semblable à Dieu ?
Michel ne se laissa pas oublier de sa seconde cliente, l’Église Catho-
lique. Dès la fin du premier siècle, il apparaît à un païen de Chône en
Phrygie, guérit sa fille atteinte de mutisme ; et ordonne qu’en ex voto
un temple lui soit élevé 2.
Un peu plus tard, il se montre à Rome, si l’on en croit une poésie de
Florus de Trepani : une solennité annuelle s’établit en son honneur
dans la capitale de l’Empire 3.

1 Apocalypse, XII, 1-10.


2 Petits Bollandistes, V, 150.
3 Ibid.
102 LA SAINTE DE LA PATRIE

Constantin le Grand, au dire de Sozomène et de Nicéphore, aurait


été honoré de l’une de ses apparitions, avant sa conversion 1.
L’an 492, un homme de Siponto qui était riche et possédait un
nombreux bétail, perdit un de ses taureaux. Les bouviers cherchèrent
longtemps l’animal ; ils le trouvèrent enfin étendu paisiblement dans
une caverne. Ils lui lancèrent une flèche : mais la flèche revint contre
l’archer, et le blessa légèrement. L’Évêque, étonné du prodige qui lui
fut immédiatement conté, se mit en prière avec son peuple. La troi-
sième journée, Michel lui enseigna qu’il avait pris sous sa garde la
montagne et la caverne, et qu’il entendait qu’elles lui fussent consa-
crées. L’Évêque n’hésita point. Il se rendit à la caverne du taureau qu’il
trouva creusée en forme d’église. Il la dédia à l’archange ; de là, la fête
de saint Michel sur le mont Gargan 2.
Environ un siècle plus tard (590), la peste désole Rome : Grégoire
le Grand ordonne des prières publiques. Au moment où elles pre-
naient fin, le saint aperçut, au sommet du monument d’Hadrien,
l’archange qui remettait dans sa gaine une épée sanglante. Il comprit
que la colère de Dieu était apaisée. Afin de perpétuer ce souvenir, Be-
noît II bâtit une chapelle sur le flanc du Môle 3.
709. C’est chez nous, gens de France. Il y avait alors, sur le trône
épiscopal d’Avranches, un vieillard vénéré nommé Aubert. Michel le
visita tandis qu’il reposait, une nuit. « Bâtis-moi, commanda-t-il, une
église au sommet du mont Tombe ». Or le mont Tombe était un piton
de granit, ou si l’on aime mieux une aiguille solennelle dressée, on ne
sait par quel monstrueux et magnifique jaillissement, au péril de la
mer de Manche. Comment aller bâtir là ? Le vieillard se récusa : il ne
pouvait tenter l’entreprise. L’impérieux archange lui posa son doigt
sur le front. La pression fut si forte que le frontal sans être troué se dé-
prima suivant la forme d’un index appuyé 4. L’évêque promit tout.
Il édifia une chapelle, « parfaitement historique », qui a été le
noyau autour duquel s’étagèrent successivement les remparts, les
corps de garde, la salle des chevaliers, la merveille, les cloîtres prodi-
gieux, la basilique du cardinal d’Estouteville ; en un mot, cette chose
sublime, unique, cette sylve de pierre taillée, ajourée, élancée, connue
de la terre entière, sous le nom de « Mont Saint-Michel » ; autour de
quoi, la mer mélancoliquement chantante et les grèves infinies font
une ceinture de rêve, tandis que les architectures folles d’audace por-

1 Petits Bollandistes, V, 394.


2 Ibid., 395.
3 Ibid.
4 On montre à la cathédrale d’Avranches dans un reliquaire précieux le crâne de saint Aubert. Il

porte très visible le stigmate auquel nous faisons allusion.


NOUVELLES APPARITIONS 103

tent dans la nuée la statue de l’archange casqué, cuirassé, l’aile en


flammes, seigneur suzerain de ces beaux lieux.
Ne poursuivons pas davantage l’historique des Epiphanies de
l’archange, comme eût dit Tertullien.
Rappelons seulement, qu’au temps de Jeanne, le Mont venait de
subir un siège de trente années ; trois fois la durée de celui de Troie.
La lutte avait été de terre et de mer, sans trêve, quasi. Les Anglais
avaient essayé de tout : de la force, de la ruse, de la corruption. Il y
avait eu des scènes de terribles carnages. Un jour de 1419, ils crurent
bien en avoir fini avec la forteresse. Robert Jolivet, capitaine-abbé de-
puis 1411, homme instruit, capable en affaires, reconstructeur même
d’une partie des fortifications, mais amoureux de l’argent et des pla-
ces, ne sut pas résister à ce séducteur d’Henri V qui l’acheta en lui
donnant le titre et les appointements de chancelier. Jolivet, le capi-
taine-abbé, alla mettre le siège devant la citadelle qu’il avait juré de
défendre ! Les Anglais en rugirent de joie. C’est alors que Jean Gon-
nault fut nommé vicaire général du traître. Il assuma le poids de la dé-
fense avec d’Estouteville, le grand ferrailleur, parent du cardinal de ce
nom, qui réhabilitera Jeanne, Jean d’Harcourt duc d’Aumale, une poi-
gnée de « nobles hommes de Normandie et de Bretagne » 1, moines ou
soldats, vêtus qui de bure qui d’acier, sans parler de ces pittoresques
chiens de combat aux descendants desquels Louis XI attribua le 23
janvier 1475 vingt-quatre livres tournois de rente sur les revenus de
l’Avranchin 2. Jean Gonnault et ses compagnons tinrent bon : ils sau-
vèrent tout. Aux moments les plus désespérés, quelque événement im-
prévu se produisait, qui remettait la fortune des assiégés. On disait
couramment que l’archange veillait sur son sol sacré. Fugat Angelus
Anglos, l’ange dissipe les Anglais 3.
Si Jeanne – et nous en doutons (pas une fois elle n’y a fait allusion) –
connut cette épopée, combien sa piété pour l’archange dut en être af-
fermie !
Quoi qu’il en soit, et avec les précautions qui s’imposent quand il
s’agit de pénétrer les conseils de Dieu, nous pouvons maintenant
soupçonner quelque cause des interventions de l’archange près de la
Sainte de la Patrie.
On supposera, par exemple, que s’étant choisi chez nous une de-
meure – temple et palais – illustré par tant de signes et de gestes fa-
meux, il aime de prédilection la France, première convertie des na-
tions barbares au vrai Dieu, son Dieu à lui.

1 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 261.


2 ADIGART, Un voyage de Louis X au mont St-Michel.
3 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 261.
104 LA SAINTE DE LA PATRIE

On supposera encore que, protecteur de l’Église, en vertu d’un divin


mandat, il vit pour elle un péril extrême dans l’hypothèse de la main-
mise de l’Angleterre sur nous. La France anglaise, nous l’avons déjà dit,
mais il nous plaît de le répéter, c’était un siècle plus tard, sous Henri
VIII, la France protestante. À cette époque, la religion des princes de-
venait immanquablement la religion des peuples. La France et l’Angle-
terre protestantes, c’étaient les deux branches maîtresses du catholi-
cisme retranchées du tronc séculaire, et lui-même quasi séché. L’Ar-
change voulut conjurer ce désastre. Ce sont là conceptions qui jettent
notre âme, tant exposée à l’erreur, dans des régions de mystères. Mais
où donc échappe-t-elle au mystère, notre âme ? Ce sont néanmoins
conceptions soutenables, et de nature à relever en nous l’un des plus
beaux et des plus efficaces de nos sentiments : le sentiment national.
IV
Sainte Catherine est une vierge martyre, morte en l’année 309.
Voici comment, dans son fameux martyrologe, le très savant et très
scrupuleux Baronius annonce sa fête : « Aujourd’hui, 25 novembre, à
Alexandrie, passion de sainte Catherine, vierge et martyre, laquelle
emprisonnée par l’Empereur Maximin, pour la foi du Christ, subit
d’abord de cruelles fustigations, avec des lanières armées de pointes
de fer, et finit par être décapitée. Son corps fut, après le supplice, mi-
raculeusement porté par les anges au mont Sinaï. Un pieux pèlerinage,
très fréquenté, y conduit souvent les chrétiens ».
À côté de cette note un peu sèche, la légende de sainte Catherine
telle que la rapporte Métaphraste, semble bien touffue. Elle contient
d’abord une espèce de roman d’amour : le récit de la passion violente
conçue par Maximin II pour la belle martyre. L’empereur serait allé
jusqu’à lui proposer de répudier l’impératrice, si elle consentait à leur
union. On est porté à croire que l’annaliste a mêlé ici à l’histoire de
sainte Catherine le souvenir d’une aventure très réelle, celle de Valérie,
veuve de Galère, et par conséquent tante de Maximin II. Son farouche
neveu s’éprit, en effet, de la jeune veuve jusqu’à la frénésie, et juste-
ment lui fit d’abord la proposition qui lui coûtait le moins : il divorce-
rait. Valérie, chrétienne peut-être, en tout cas grande dame, refusa sa
main à l’étrange brutal, se réfugiant derrière ses voiles de veuve encore
dans leur neuf et le corps de son mari à peine refroidi. Maximin ne lui
pardonna jamais.
Si l’on écarte ce premier enjolivement, en revanche on retiendra ce
qui, d’une part, est affirmé par la tradition de l’Église d’Alexandrie et,
d’autre part, s’accorde, soit avec les mœurs de la métropole égyp-
tienne, soit avec les faits de l’histoire générale, c’est-à-dire l’essentiel
des actes de la martyre.
NOUVELLES APPARITIONS 105

Ainsi est-il indéniable que la dernière des persécutions fut entrete-


nue, rajeunie même, par Maximin II le Dace. Singe malfaisant de Dio-
clétien et de Galère, il se plaisait à interroger les oracles, à organiser des
liturgies pompeuses 1, à éditer des pamphlets antichrétiens 2, à se plon-
ger dans le sang de sacrifices énormes, qu’il assaisonnait d’homélies
sentimentales 3 et de formidables débauches ; n’épargnant rien, ni la
majesté de la vertu, ni la gravité de l’âge, ni la dignité des familles ; il
devenait alors un dément de luxure, un monstre. Plus d’une femme se
tua pour éviter le déshonneur. Quelquefois il lui sembla piquant de
mettre aux prises les sophistes et les théurges à gage, dont regorgeait sa
cour, avec les martyrs qu’il estimait dignes de figurer en de si glorieux
tournois. Il ne voulut point faire cet honneur à l’ermite Antoine, sorti de
son désert dans l’intention d’offrir son sang pour Jésus-Christ.
Il est fort naturel après cela que Catherine, ainsi que le rapporte
Métaphraste, ait été saisie au milieu d’un sacrifice solennel ; que
l’occasion lui ait été fournie de disputer contre plusieurs philosophes ;
qu’elle ait dû défendre sa virginité ; qu’elle ait craint que son corps
« net et pur », suivant le mot que prononcera Jeanne plus tard, fût
profané dans quelque impériale orgie, même après avoir été supplicié ;
et qu’elle ait prié les anges de l’emporter en un lieu secret afin de le
préserver de l’abominable insulte. Il nous paraît ravissant que ceux-ci
aient entendu l’oraison de la fière et belle Alexandrine ; qu’ils lui aient
apparu ; et que, le jour même de son martyre, ils aient enseveli la
sainte dépouille sur le mont Sinaï 4.
Cette susceptibilité d’outre-tombe d’une vierge est très conforme à
l’idéalisme chrétien ; et cette mission d’anges est très digne de la bonté
du Seigneur.
Le mystique mariage de sainte Catherine avec l’enfant Jésus est une
manière d’exprimer qu’elle voulut garder et garda sa virginité. C’est
d’ailleurs ce qui l’a rendue tellement célèbre. Il n’est pas une école de
peinture qui ne se soit efforcée de reproduire la scène. Celui qui n’a pas
vu le divin triptyque de Memling à Bruges, ne sait pas, ne saura pas ce
que peut exprimer de gravité pieuse, de recueillement attendri, de joie
profonde et comme mélancolique, le pinceau d’un inspiré.
Or, plusieurs de ces particularités – tranquillité d’âme au milieu du
tumulte, souci de sa virginité, visite des anges, discussion avec des ad-
versaires retors, zèle d’un corps « net et pur » – font de Catherine la
sœur aînée de Jeanne. L’Égyptienne et la Française sont de la même

1 LACTANCE, De morte persecutorum, 36.


2 EUSÈBE, I, 2.
3 EUSÈBE, IX, 72 ; LACTANCE, De morte persecutorum, 36.
4 Petits Bollandistes, XI, p. 543.
106 LA SAINTE DE LA PATRIE

gerbe d’âmes ; même, la vie des deux fut égale en durée, puisque les
deux périrent à dix-neuf ans et demi.
Jeanne n’en sut pas tant.
Sainte Catherine alla vers elle suivant la promesse de l’Archange. Il
lui suffit ; elle crut en sainte Catherine ; mais ce que Jeanne ignorait,
le Dieu des harmonies de l’ordre surnaturel le savait ; et nous le sa-
vons aussi.
V
Sainte Marguerite, appelée par les Grecs sainte Marine, naquit à
Antioche de Pisidie. Fille d’un prêtre des idoles et d’une mère qui
mourut de lui avoir donné le jour, elle fut confiée à une campagnarde
vertueuse et chrétienne ; elle s’attacha tendrement à sa nourrice, ac-
cepta sa foi, fut baptisée et voua sa virginité à Jésus-Christ.
Repoussée, délaissée, presque maudite par son père pour sa con-
version, elle demeura près de sa mère adoptive. Elle se plaisait à la
simple compagnie des petites paysannes de son âge et menait paître
un troupeau. Dieu qui a peint la corolle des lys, l’avait revêtu de beau-
té. Sa vertu fut attaquée par un personnage puissant, chargé de persé-
cuter les chrétiens au nom d’Aurélien. « Mon Dieu, dit-elle à Jésus,
envoyez-moi votre saint ange ; qu’il garde, protège et défende mon
corps et mon âme ».
Prise et jetée en prison, elle fut exaucée. Les anges la consolèrent et
la soutinrent.
Elle fut soumise à des interrogatoires infinis. Emprisonnée dans
une basse fosse, elle subit la torture de la flagellation, du feu, du glaive
enfin.
À Jeanne meurtrie par les chaînes du château de Rouen et les ques-
tions abominables de ses juges, brutalisée par la haine stupide des
houspailleurs et les flammes du bûcher de Thierrache, sainte Margue-
rite put, non moins que sainte Catherine, s’offrir en modèle. La cou-
ronne qu’elles portaient l’une et l’autre sur le front, si belles que plus
merveilleuses ne se pouvaient penser ; la béatitude qui les baignait,
étaient à elles seules une exhortation muette, mais décisive, pour l’en-
fant. Elle ne pouvait pas ne pas comprendre, en conversant avec ses
célestes amies, à quelle condition, à quel prix, ces choses d’ineffable
joie se conquièrent.
On remarquera que les deux patronnes proposées à Jeanne avaient
été l’une et l’autre visitées par des anges. Il est bon de savoir encore
que leur culte était assez étendu en France ; les croisades se retrouvent
à ses origines. Sainte Catherine avait un autel à Maxey, sainte Margue-
rite une statue à Domrémy.
NOUVELLES APPARITIONS 107

VI
Jeanne appela le collège mystérieux ses Voix ; quelquefois même,
sa Voix, afin de signifier l’identité, l’unicité de l’enseignement qu’elle
en recevait : Les Voix m’ont dit, la Voix m’a dit.
Ce mot de Voix est admirablement fait.
Une voix : quelque chose d’invisible et de sensible cependant ;
quelque chose de distant peut-être et de tout proche quoique distant ;
quelque chose qui murmure et qui tonne ; quelque chose qui multiplie
la joie et berce la douleur, qui est rude et réprimande, qui est tendre et
caresse, qui est froid, qui est passionné, qui excite le courage, qui en-
seigne, qui persuade.
La première fois qu’elle entendit sa Voix, elle fit le vœu de virgini-
té 1. Sa Voix, ce n’est pas ici saint Michel, c’est assurément sainte Ca-
therine et sainte Marguerite. La Visitation des deux saintes lui fut
tranquillisante. Par elle se vérifiait la parole de l’Archange ; par elle
tout se tenait dans le plan de Dieu sur sa destinée. L’apparition de
saint Michel prouvait celle des saintes ; l’apparition des saintes prou-
vait celle de saint Michel : un lien logique, un lien de bon sens les unis-
sait l’une à l’autre.
Jeanne en vouant sa virginité appliquait un beau principe de saint
Augustin. Le grand docteur parlant des secrets de la grâce, dit que
« l’amour de Dieu pour nous ne continue pas ainsi qu’il commence ».
Pour commencer à nous aimer, Dieu ne nous demande point de méri-
tes ; mais pour que nous croissions dans cet amour commençant, il
nous en demande 2. Les premières merveilles, conséquences d’une
élection divine toute gratuite, n’avaient rien coûté à Jeanne ; la suite
lui coûta. Elle avait entendu dire à son curé – car c’est une doctrine
courante dans l’Église – que la sainte virginité est de haut prix aux
yeux de Dieu. Messire Minet et messire Fronte avaient sûrement prê-
ché, quelque jour de Noël, que si le Verbe est descendu sur la terre, ce
fut appelé par la virginité de Marie. Ils avaient peut-être cité le texte de
saint Grégoire de Nysse : « C’est la virginité qui fait que Dieu ne refuse
pas de venir vivre avec les hommes ; c’est elle qui donne aux hommes
des ailes pour prendre leur vol du côté du ciel. Elle est le lien sacré de
la familiarité de l’homme avec Dieu ; elle est l’intermédiaire qui ac-
corde et joint des choses si différentes par nature » 3. L’enfant sérieuse
avait réfléchi. Voulant donc l’œuvre de Dieu en elle-même et par elle-
même, totale, parfaite, elle voua sa virginité entre les mains des deux

1 Procès, I, p. 128.
2 BOSSUET, Sermon pour une profession prêché le jour de l’Epiphanie.
3 S. GREG. NYSS., Orat. de Virg., ch. II.
108 LA SAINTE DE LA PATRIE

vierges ses amies. Sans plus tarder, elles commencèrent son éduca-
tion.
Leur enseignement différa de celui des pédagogues humains. Il
n’eut rien de didactique. Ce fut une conversation amicale, une suite de
conseils donnés au jour le jour, à l’heure l’heure, suivant le besoin. Il
dura de 1424 à 1431, de la première apparition à Domrémy, à la der-
nière sur le bûcher de Rouen. Jeanne n’y a signalé aucun incident par-
ticulier jusqu’au moment de son départ pour Vaucouleurs. C’est pour-
quoi, bien que, d’après son titre, ce chapitre cinquième dût compren-
dre seulement les événements qui marquèrent la fin de 1424 et ceux de
1425, dans le tableau de la formation de Jeanne et de son succès, nous
décrirons certains développements d’âme qui se réfèrent aux années
1426, 1427 et 1428. Il est impossible qu’il en soit autrement, vu la na-
ture des documents dont nous disposons.
Cela du reste importe peu, encore que ce dût être remarqué.
Jeanne eut pour ses Voix un grand respect et un grand amour. Elle
ne manquait jamais de se prosterner à leur approche. Si une fois ou
l’autre elle oublia de le faire, elle leur en demanda pardon. Elle posait
ses lèvres sur la poussière que leurs pieds avaient foulée. Elle pleurait
quand elles la quittaient ; elle eût voulu qu’elles l’emportassent où
elles s’en retournaient 1. Et tous ces respects, tout cet amour n’étaient
pas de trop puisque ses Voix étaient bien le saint Michel, la sainte Ca-
therine, la sainte Marguerite « du Paradis ». Ces sentiments facilitè-
rent sa surnaturelle éducation : on écoute et on comprend mieux un
maître aimé. Cependant cette formation ne put aller ni sans surprise,
ni sans douleur de la disciple.
VII
Au commencement, les propos des Voix furent particulièrement
simples. Il fallait toucher l’âme d’une enfant, la décider à se perfec-
tionner et ne point l’effaroucher.
Ses Voix donc lui parlèrent sa langue, une langue courante, une
langue de petite paysanne de Domrémy. Saint Michel lui recommanda
d’être une bonne fille, de se bien conduire, d’aller à l’église 2. Être une
bonne fille, aller à l’église, se bien conduire ; Jeanne comprenait ces
choses. Ce n’étaient pas pour elles paroles vides, mais pleines de sens.
Et comme si l’Ange eût voulu prévenir une objection tirée des difficul-
tés que l’âme rencontre dans la pratique de la vertu chrétienne – diffi-
cultés qu’elle connaît trop dès la treizième année –, il ajoutait : Dieu
t’aidera 3.

1 Jeanne, Q. I, 186, 187.


2 Ibid., 171, 62.
3 Paroles de Jeanne, Q. I, 166.
NOUVELLES APPARITIONS 109

Ce thème général fut développé plus tard. Jeanne a dit en effet aux
juges de Rouen : Vous avez la plus grande partie de ce que saint Mi-
chel me dît dans le livre de Poitiers 1.
Le livre de Poitiers contenait donc autre chose que ce que nous ve-
nons de voir : qu’était-ce ? Nous ne nous avancerons pas trop en af-
firmant que l’éducation des Voix affecta deux caractères essentiels :
elle fut morale et civique. Les paroles de Jeanne, ses réticences même,
nous permettent de l’induire avec certitude.
Morale : le mot synthétique de l’Archange : Sois bonne fille, fut
précisé. Sous l’influence d’une direction assidue, Jeanne devint de plus
en plus grave. Elle s’abstint le plus qu’elle put des jeux et des prome-
nades 2.
« L’infini sérieux de la vie chrétienne » l’avait touchée.
Elle fréquenta plus assidûment encore son église et les lieux de dé-
votion : la chapelle de Bermont sûrement. Sa marraine Berthe Estellin
et d’autres personnes le remarquèrent 3.
Elle s’approcha de la Pénitence et de l’Eucharistie, si souvent et
avec tant de ferveur, qu’elle n’échappa point à quelque plaisanterie de
village : elle exagère ; elle est trop dévote, pensait, disait la jeunesse 4.
Elle, cependant, laissait parler et sourire. Son âme était ailleurs, plus
haut et plus loin.
Ses visites au Saint Sacrement ne finissaient pas 5. On la voyait
prosternée, verser des larmes abondantes devant l’ostensoir à la béné-
diction 6 et devant le calice à la consécration. Elle éprouvait de telles
consolations intérieures dans les sanctuaires consacrés à la Vierge, ce-
lui de Notre-Dame des Voûtes, par exemple, qu’elle ne pouvait s’en ar-
racher 7.
Elle avait notoirement une tendre dévotion aux âmes du Purga-
toire 8.
Sa réserve en paroles, la modestie de sa conduite, son humilité, sa
bonté crûrent et fleurirent comme des tiges vigoureuses. Les témoins
de la réhabilitation, originaires de Domrémy, sont unanimes à la louer
pour l’excellence de ces vertus.
Elle ne cessa point d’ailleurs d’être docile et appliquée au travail.
Elle se plaisait à son aiguille et à son rouet autant que par le passé ;

1 Paroles de Jeanne, Q. I, 94, 171.


2 Ibid., I, 68 ; II, 427.
3 B. Estellin, Q. II, 300.
4 Hauviette, Q. II, 418.
5 Dom Jacobi, Q. II, 393 ; Le Drapier, ibid., 413.
6 Compaing, Q. III, 32.
7 Le Fumeux, Q. II, 461.
8 Minet, Q. II, 402.
110 LA SAINTE DE LA PATRIE

elle ne refusait pas le coup de main à la culture ou bien au bétail,


quand il convenait à Jacques d’Arc. Elle était exemplaire ; elle était
irréprochable dans l’accomplissement de tout devoir. Dieu et les hom-
mes trouvaient leur compte dans son service. Elle devint tellement
parfaite qu’une amie de sa mère, dont elle avait été fort observée, se
reportant par le souvenir à ces temps de Jeanne, ne trouva pour ex-
primer son jugement sur elle que ce grand mot : « Elle vivait comme
une sainte » 1.
VIII
L’éducation des Voix eut un second objet : allumer en elle la
flamme du patriotisme. Jeanne a résumé leur doctrine sur ce point
dans une phrase qui ne passe pas : « Elles me dirent la grande pitié qui
était au royaume de France ». La grande pitié qui était au royaume de
France !… Est-il de Jeanne ce mot-là ? Est-il de ses Voix ?… Où doit al-
ler notre admiration ? Puis, que contient précisément cette parole ?
Jusqu’à quel point les Voix entrèrent-elles dans le détail de la pitié ?
Nous avons au moins une indication. Il est certain, en effet, que
Jeanne ne parut étrangère à rien des calamités de la Patrie et de leurs
causes profondes. Ni les fureurs d’ambition du Duc de Bourgogne, ni
les angoisses de Charles VII, ni les divisions de sa cour, ni la misère
des pauvres gens, ni l’âpreté des Anglais, ni la ruine – irréparable sans
elle – de la France, ne l’étonnèrent à sa sortie de son village. Quand il
le fallut, aussitôt qu’il le fallut, elle eut des lumières sur tout. Dut-elle à
ses Voix cette connaissance de « la grande pitié » ?… Où donc l’aurait-
elle prise ailleurs, la sainte ignorante ?…
La conclusion pratique qui sortait, pour elle, de la grande pitié ne
se fit pas attendre : Jeanne devait quitter Domrémy et se rendre en
France. Elle y secourrait le roi 2.
Pour enfant de treize ans qu’elle fût, Jeanne comprit. Pour docile
qu’elle fût, cette annonciation abîma son âme dans la surprise et
l’angoisse.
Elle, quitter Domrémy ! Elle, se rendre en France !… Mais com-
ment ? Par quels chemins ? En quelle compagnie ? Elle n’était qu’une
pauvre fille. Elle ne savait même pas monter à cheval : « Elle était in-
capable de conduire une guerre » 3. On le voit : c’est à peu près un
« comment cela se fera-t-il ? » qui jaillit spontanément du plus pro-
fond de l’enfant.
La Voix ne répondit pas au comment. Dieu n’est jamais précipité
dans l’exécution de ses desseins ; il va pas à pas. Son heure ni celle de

1 Vve Thiesselin, Q. II, 404.


2 Jeanne, Q. I, 52, 171.
3 Ibid., 53.
NOUVELLES APPARITIONS 111

Jeanne n’avaient sonné. Mais « deux ou trois fois » par semaine la Voix
revenait ; et elle répétait : Il faudra quitter Domrémy, il faudra se ren-
dre en France, il faudra porter secours au Roi 1. Il convenait aux Voix
que de l’âme rompue de la petite voyante s’exhalât – sans qu’aucune ex-
plication lui eût été fournie – l’acte de foi et de soumission vainqueur.
Bientôt au sentiment pénible de son insuffisance s’ajouta pour
Jeanne la douleur anticipée et consternante de tous les brisements qui
l’attendaient. Elle mesura – même sans l’analyser probablement – la
force des mille liens qui attachent au foyer, au père, à la mère, aux frè-
res, aux sœurs, au clocher, aux horizons familiers, aux amis, aux par-
fums, aux brises, au soleil, jusqu’aux brumes et aux frimas de la terre
natale. Et voilà ce qu’il faudrait rompre ! Son cœur se tordait, mais son
cœur acceptait. Souffrance n’est pas rébellion : pas plus que « com-
ment cela se fera-t-il ? » 2 n’est doute.
À travers les demi-révélations de Jeanne aux juges funestes de
Rouen, on saisit que sainte Catherine et sainte Marguerite se montrè-
rent pitoyables à son égard. Son tourment intérieur ne les laissa pas
indifférentes. Et cela est encore un point de vue de beauté dans cette
histoire toute de beauté. Elles essayaient d’endormir ce légitime cha-
grin par de douces paroles et de doux gestes. Plus d’une fois elles lui
mirent au front un baiser. En leur compagnie, Jeanne s’apaisait, se ra-
fraîchissait ; mais quand elles s’éloignaient, tout elle-même se repor-
tait vers ses amères pensées ; elle pleurait ; elle eût voulu suivre ses
amies, et en finir avec ici-bas.
Nous croyons que cette lutte intérieure, dans laquelle l’âme de vo-
lonté acceptait clairement, tandis que l’âme de sensibilité repoussait,
ne trouva jamais tout à fait de terme. Quand Jeanne quitta Domrémy,
elle put s’assurer à elle-même qu’elle serait partie, eût-elle dû contris-
ter cent pères et cent mères 3 ; mais sa meurtrissure ne se guérit pas. À
Crespy-en-Valois, quelques jours après les triomphes de Reims, elle
était encore bouleversée. « Je mourrai où il plaira à Dieu, disait-elle
mélancoliquement. Je ne suis sûre ni du temps ni du lieu ». Puis d’un
coup d’aile, elle retournait à Domrémy. « Ah ! s’il plaisait à mon Créa-
teur que je dépose les armes et retourne près de mon père et de ma
mère garder leur troupeau !… ». Le mouvement est d’une grâce infi-
nie ; mais ne voyez-vous pas que l’oiselet est toujours blessé ?
IX
Les problèmes ne manquèrent pas à Jeanne en conséquence de
cette tempête.

1 Jeanne, Q. I, 52.
2 Paroles de Marie à l’ange de l’Annonciation.
3 Jeanne, Q. I, 129.
112 LA SAINTE DE LA PATRIE

L’un des premiers, et sûrement des capitaux, fut celui-ci : parlerait-


elle à son père, à sa mère, des phénomènes surnaturels qui agitaient
son âme ?
Avec une décision et une fermeté bien au-dessus de son âge, elle ré-
solut de s’en taire. Une certaine pudeur de dévoiler des grâces aussi
exceptionnelles l’inclinait vers le silence ; mais surtout, l’idée, l’instinct
qu’elle rencontrerait assez et trop d’obstacles sur son chemin, même si
elle n’avait pas averti Jacques et Isabelle. Prévenus, ils feraient sûre-
ment autour d’elle meilleure garde encore. Cependant, puisque Dieu
ordonnait…
Cet abandon à l’ordre de Dieu, et cette prudence dans l’abandon,
doivent être tenus pour l’un des plus crucifiants et des plus sancti-
fiants états d’âme par lesquels ait passé l’incomparable vierge.
Il y avait autour d’une année que l’Ange s’était montré à Jeanne, un
an aussi qu’elle gardait son secret, lorsque subitement une mauvaise
nouvelle circula 1 : Henri d’Olry, dit le bâtard de Savoie, marchait
contre Domrémy à la tête d’une troupe de pillards. La bande n’était
pas considérable, et d’Olry n’était pas un très gros sire : nous en au-
rons bientôt la preuve ; mais les uns et les autres étaient d’avérés co-
quins. Jacques d’Arc résolut, ainsi qu’une grande partie des habitants
de Domrémy, de fuir à Neuchâteau. Ce fut un exode misérable dans
lequel on vit en file, et pêle-mêle, les gens, leur bétail, leurs instru-
ments aratoires, ce qu’ils prirent de pain, de fourrages, de literie. Le
séjour à Neuchâteau fut aussi bref que possible. Il dura, suivant les
témoins, entre quatre ou cinq jours pour les uns, et une quinzaine
pour les autres : tout le monde, en effet, partit ensemble, et ne rentra
pas de même. Henri d’Olry enleva plusieurs têtes de bétail et tous les
pauvres meubles qu’il rencontra. S’il ne pilla pas davantage, c’est qu’il
ne trouva pas davantage. Mais Barthélémy de Defmont ramassa sept
ou huit soldats, força le château de Doulevant où le bandit s’était reti-
ré, lui reprit son butin, et ramena l’ordre à Domrémy 2.
La fuite à Neuchâteau fournit à d’Estivet le texte d’un impur ro-
man. De sa propre volonté, sans permission de son père et de sa mère,
Jeanne, écrit le promoteur du procès de Rouen, se rendit à la ville de
Neuchâteau. Elle y resta servante quelque temps, chez une cabaretière,
nommée La Rousse. Cette femme était une entremetteuse : et sa mai-
son mal famée recevait les débauchés de l’endroit. La dite Jeanne fré-
quenta cette déplorable compagnie. Elle menait les brebis de La
Rousse aux champs, ses chevaux à l’abreuvoir et aux prés ; c’est là
qu’elle apprit à monter à cheval et à manier les armes 3.

1 QUICHERAT, II, 409, etc.


2 SIMÉON LUCE, Jeanne d’Arc à Domrémy.
3 D’Estivet, Q. I, 214.
NOUVELLES APPARITIONS 113

Bien que ces incriminations abominables, articulées au réquisitoire,


aient été écartées de l’accusation proprement dite 1, on conçoit qu’elles
aient préoccupé les juges de la réhabilitation. Aussi posèrent-ils une
question précise aux témoins de Domrémy, cités par eux. Ceux-ci, en
effet, devaient se rappeler l’aventure et ses détails : on verrait bien.
L’article XII de l’interrogatoire fut donc ainsi rédigé : Quand Jeanne
fuyant l’approche des hommes d’armes se rendit à Neuchâteau, resta-t-
elle toujours dans la compagnie de son père et de sa mère ? 2.
Vingt-quatre témoins, qui avaient été de l’expédition, racontèrent
que Jeanne était partie avec son père et sa mère, qu’elle était rentrée
avec eux ; qu’elle n’avait jamais conduit que les animaux de son père ;
enfin que La Rousse était une honnête femme 3. L’histoire vraie sait
d’ailleurs que la sainte jeune fille fut à Neuchâteau ce qu’elle était à
Domrémy. Elle ne négligea rien de ses pratiques religieuses. Dans le
très peu de jours qu’elle dut passer à la ville, elle s’approcha deux ou
trois fois des sacrements 4.
Quelques-uns ont cru que le village et son église avaient, pendant
l’absence de la population, souffert du feu. Ce n’est pas impossible,
quoiqu’on doive estimer plus qu’invraisemblable que des trente-deux
témoins de Domrémy, pas un seul n’ait, d’un mot au moins, rappelé
ces incendies. Quoi qu’il en soit, les journées du retour furent douces
aux d’Arc. La famille s’était accrue récemment. L’aîné, Jacquemin,
s’était marié. Mais il n’était pas encore parti pour Vouthon où il avait
pris femme. Il n’y arriva que plus tard vers 1425 5. Le père, la mère,
tous les enfants se retrouvèrent donc dans la petite maison. Le jeune
ménage prenait, il est vrai, sur la place commune ; mais être un peu
gêné dans ces circonstances ne va pas sans quelque agrément. Les
bœufs, les vaches, les moutons avaient retrouvé leurs crèches, les che-
vaux leur écurie. Les hommes visitèrent les champs et se remirent plus
activement au travail pour réparer le bout de temps perdu. Ainsi fait
toujours cet admirable recommenceur qu’est le paysan. Les femmes
reprirent leurs besognes d’intérieur. L’alerte les avait encore resserrés
les uns contre les autres. Jeanne seule dut penser longuement…
Si elle avait tant souffert à s’éloigner en la compagnie de tout le
monde, et pour quelques jours seulement, que serait-ce à la séparation
définitive ? Douloureux cœur trop jeune pour être tant agité : que cher
lui coûtait déjà la rançon de la Patrie !…

1 QUICHERAT, I, 328 et suiv.


2 Ibid., II, 386.
3 Ibid., 372, 95, 92, 99, 402, 109, 11, 14, 16, 19, 21, 23, 25, 35, 41, 54.
4 Ibid., I, 51.
5 La présence de Jacquemin à Vouthon en 1425 est certaine. On l’y voit condamné à une amende

de cinq sols « pour n’avoir pas répondu à un appel du maire ». D’autre part il était à Neuchâteau.
Isabelle Girardin dépose en effet (Procès, II, 428) avoir rencontré Jeanne avec ses sœurs. Ses sœurs,
c’était Catherine et la femme de Jacquemin, belle-sœur de Jeanne.
Chapitre VI
La lutte intérieure et les difficultés
extérieures avant le départ pour Chinon
(1426 à 1429)

23 février 1429

Calme relatif à Domrémy pendant les années 1426 et 1427. – Cependant, Bedfort
prépare une poussée contre la France de l’Est et celle du Centre. – Pourquoi ? Deux
raisons : à l’intérieur, l’Angleterre a besoin d’une diversion ; à l’extérieur, jamais le
Dauphin ne fut plus abandonné. – Vergy est lancé contre l’Est ; Salisbury contre le
Centre. – Activité des Voix de Jeanne : sa lutte intérieure ; elle cède. – Premier
voyage à Vaucouleurs avec Durand Laxart ; insuccès. – Octobre 1428, Salisbury met
le siège devant Orléans : insistance nouvelle et ardente des Voix : Jeanne leur cède
encore. – Deuxième départ pour Vaucouleurs ; attente pénible ; lettre à Jacques et à
Isabelle ; visite de ceux-ci ; tentative singulière pour la ressaisir ; Jeanne à Toul. –
Le bruit de la sainteté de Jeanne se répand ; voyage à Nancy. – Retour à Vaucou-
leurs. – Suprêmes hésitations du capitaine ; l’exorcisme de messire Fournier. – La
bataille des Harengs et le consentement de Baudricourt. – Jeanne est équipée. – Les
compagnons de Jeanne. – Le départ : 23 février 1429.

I
Les deux années 1426 et 1427 qui suivirent la fuite à Neuchâteau ne
furent marquées à Domrémy par aucun événement grave que nous sa-
chions. Tout au plus pourrions-nous signaler les songes de Jacques
d’Arc qui doivent se rapporter à ce temps. Il rêva plusieurs fois que
Jeanne partait avec des hommes d’armes. Jacques prit ces songes pour
un avertissement du ciel. Il s’en ouvrit à sa femme et à ses enfants 1.
Quoi ! sa fille, sa fille à lui ! partir ainsi ! partir avec des soldats ! L’aus-
tère et fier paysan sentait tout son honneur et toute sa probité frémir à
cette pensée ; et il disait à ses garçons : Si je croyais que mes craintes
pussent se réaliser, je vous ordonnerais de la noyer dans la Meuse, et
si vous ne vouliez pas, je la noierais de mes propres mains 2.
Jacques avait un autre souci, petit comparativement parce que
moins poignant, réel cependant : Jeanne le connaissait bien. En 1424,
nous l’avons dit plus haut, Robert de Saarbrück avait imposé plus en-
core qu’offert sa protection à Domrémy. De ce chef il réclama deux

1 Jeanne Q. I, 132.
2 Ibid.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 115

gros par feu entier, un demi-gros par feu de veuve : total deux cent
vingt écus d’or. C’était la ruine du village. Les habitants résolurent
d’en appeler « à la chambre royale » – cour présidée par le capitaine
de Vaucouleurs –, et ils désignèrent pour leurs avoués : Maître Fla-
ment leur cure, Jacques Morel de Greux et Jacques d’Arc. Le litige
était encore pendant en 1427. Homme de tête, Jacques d’Arc ne man-
quait pas d’en être préoccupé.
Jeanne cependant demeurait la ménagère rustique et la chrétienne
fervente, mais toujours fermée sur ses états intérieurs, que nous avons
décrite. Vouloir présenter son portrait d’alors au lecteur, ce serait nous
répéter. Ses semaines, ses mois se suivaient et se ressemblaient, faits
de travail, de prières, de colloques avec ses Voix, de batailles intimes,
où les exigences de sa mission entraient en conflit avec celles de son
cœur. Sa condition matérielle et morale se poursuivait. Dieu polissait
l’outil et le trempait, par des coups de souffrance et de lumière, avant
de l’employer.
II

1428 se présente avec un caractère beaucoup plus accusé. Ce ne


sont pas encore les très graves événements. C’est visiblement leur vi-
gile.
Tandis que Domrémy jouissait de son calme relatif, il se préparait
en Angleterre, contre la France, un très gros effort dont les causes,
tout à la fois de politique intérieure et de politique extérieure, méritent
d’être exposées.
Glocester, frère de Bedfort, et sinon de fait, au moins de droit, ré-
gent d’Angleterre, n’avait ni la tête ni la conscience remarquablement
organisées de son aîné : aussi lorsque Jacqueline de Hainaut, déjà ma-
riée à un cousin du Duc de Bourgogne, était allée, sans façon, lui offrir
sa main, il n’avait pas dit non. Jacqueline avait de belles terres et de
belles villes : l’Anglais convoiteux les trouva fort à son gré. Il consentit
à prendre la femme pour avoir les terres et les villes. Philippe de Bour-
gogne, qui se souciait assez peu des frasques de sa cousine, suivait de
l’œil, lui aussi, la destinée du Hainaut, de la Hollande et autres lieux.
À la nouvelle que ce bien allait passer à Glocester, il entra dans une
belle fureur ; et ne pouvant s’en prendre à celui des Anglais dont la
mer le séparait, il se tourna contre celui qui habitait le continent. Sans
plus attendre, il réclama de Bedfort une très grosse somme, qui lui
était vraiment due. Bedfort était sans le sou. Le Bourguignon insista,
exigea des gages. Il était homme à jeter, comme l’antique Brenne, son
épée dans la balance. Le débiteur le savait. Plutôt que de courir ce ris-
que, il abandonna au créancier plusieurs villes, dont Montdidier.
116 LA SAINTE DE LA PATRIE

L’aventure fit mauvais effet en Angleterre : on s’en doute. Surtout


elle mit beaucoup de froid entre Bedfort et Philippe le Bon. Que deve-
nait la suprême recommandation d’Henri V mourant : À tout prix
nous devons demeurer les amis du Duc de Bourgogne ?
Refroidi avec Bedfort, Philippe se rapprocha de Charles ; c’était son
habituel et profitable jeu.
Sous les auspices du Duc de Savoie, une trêve fut conclue entre
France et Bourgogne à la date du 26 novembre 1427, valable de Noël à
la Saint-Jean 1, prolongeable trois ans au gré des parties. Elle fut sû-
rement très désagréable à l’Anglais.
Bedfort voulut reconquérir et l’opinion anglaise et l’amitié bourgui-
gnonne. Il lui parut que rien ne valait, pour assurer ce double résultat,
une poussée vive contre Charles VII : et il avait raison. Une menace sé-
rieuse contre la France réveillait toujours le zèle des Anglais, toujours
aussi l’appétit du Bourguignon. Celui-ci en arrivait immanquablement
à chercher quelle part lui reviendrait lors de la grande curée.
Aussi bien le moment était-il admirablement choisi. Jamais Char-
les VII ne s’était trouvé autant seul que dans les six derniers mois de
1427. Il n’avait plus une épaule sur laquelle s’appuyer.
Ses Armagnacs, mécontents de l’influence d’Yolande d’Anjou,
belle-mère de Charles, une très habile femme au demeurant et une
bonne Française, quoique meilleure Angevine 2, s’étaient à demi reti-
rés, grondants. Afin de les suppléer, car s’ils étaient pillards abomina-
blement, ils étaient braves soldats, le roi avait appelé les Écossais.
Ceux-ci avaient été battus à Crevant et décimés à Verneuil. Yolande
avait alors fait donner l’épée de connétable à Richemont. Ce n’était pas
mal vu. Richemont était le frère du Duc de Bretagne ; un jour même il
ceindra la couronne du Duché des Hermines ; Yolande pouvait croire
que la connétablie détacherait de la cause anglaise cette rude et fière
province, et qu’elle fournirait des hommes. Le souvenir du grand Ber-
trand et celui d’Olivier de Clisson auréolaient tout connétable de leur
pays. Surtout, Richemont avait un renom de justicier exact, nullement
inutile par ces temps « de roberie et de pillerie ». Le malheur voulut
qu’il crut pouvoir absolument ligoter le roi. On remettrait Charles à la
discrétion « de ceux de son sang, principalement du Duc de Bourgo-
gne » ; et il devrait faire « des offres raisonnables aux Anglais ». Telles
furent les conclusions étranges de l’entrevue de Saumur à laquelle fut
activement mêlé le premier officier militaire de la Couronne. Il osa

1 Archives de la Côte-d’Or. Cité par le P. AYROLES, II, 78.


2 René d’Anjou son fils s’allia avec les Anglais pour son duché de Lorraine. Il n’est pas bien cer-
tain que Yolande n’eût pas quelque satisfaction de le voir prendre des sûretés dans l’état ou était la
fortune de son gendre.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 117

même porter la main sur un personnage, bien plus que douteux il est
vrai, mais de l’intimité, « des retraits du roi », le Sire de Giac 1. Le
malheur voulut enfin que Jean VI de Bretagne adhérât au traité de
Troyes. Après les avances du roi, ç’avait tout l’air d’une trahison. Les
ennemis de Richemont s’armèrent de tout contre lui ; le roi ne le sou-
tint pas. Boudeur et colère il quitta la cour. Il ne trouva d’abri nulle
part que dans son château de Parthenay où il se rongea. La révolution
de palais fut complète. La Trémouille, le Maçon, Regnault de Chartres,
prirent le pouvoir : ce fut « un ministère d’affaires ». Il en valait un au-
tre : le roi devant être exploité par tous, ou plus ou moins. La disgrâce
du connétable fit cependant un vide, au moins en apparence. Le bel
échafaudage d’Yolande d’Anjou fut mis à bas. Paradoxe étrange !
Charles VII en vint à interdire à son connétable de se battre pour sa
cause ! Il faudra le coup d’œil et la dextérité de Jeanne pour arranger
cette affaire, sous les murs de Beaugency.
Ainsi le Dauphin se trouve à peu près seul. Près de lui, presque plus
d’Armagnacs, très peu d’Écossais, plus de Bretons.
Sa chance unique, c’était la détresse du trésor d’Angleterre, soit
dans l’île, soit sur le continent. Bedfort y suppléa de son mieux. À dé-
faut de haute paie, il promit des terres et des titres à ceux qui vien-
draient l’aider ; et, finalement, il prit deux mesures décisives :
La première (août 1427) concernait les pays d’Aisne et de Meuse.
Les places que Charles VII occupait encore, seraient réduites à
l’obéissance anglaise. Mouzon-sur-Meuse, Beaumont-en-Argonne fu-
rent occupés dès les premiers mois de 1428. Il ne resta plus à tenir
ferme que Vaucouleurs.
La seconde beaucoup plus grave, parce qu’elle atteignait les posses-
sions de Charles, non pas sur leurs ailes, mais à leur centre, se rap-
porte à janvier ou février de 1428.
Inspiré par le Régent de France, le grand conseil d’Angleterre réso-
lut d’envoyer le meilleur capitaine d’alors, Salisbury, contre la princi-
pale forteresse française : Orléans. C’était la pointe dirigée vers le
cœur.
Le fait nous est venu, entre autres, par un chroniqueur anonyme,
dans une page de si joli relief que le mieux est de la citer textuelle-
ment 2.
« En l’an mil quatre cent et vingt et huit, les Anglais tinrent leur
conseil au païs d’Angleterre ; et là fut ordonné que le comte de Salebe-
ry (Salisbury) descendrait au païs de France pour conquérir les païs de

1 Il fit jeter ce sire de Giac dans l’Auron.


2 QUICHERAT, V, 285.
118 LA SAINTE DE LA PATRIE

Mgr d’Orléans, lequel ils tenaient prisonnier ; et avait esté pris par
eulx et fait prisonnier à une journée qui fut Agincourt (Azincourt), en
laquelle journée il fut pris et plusieurs aultres seigneurs de France. Au
dit Comte de Salebery fut baillé de six à sept mille Anglais combatens.
Et lors mon dit Seigneur d’Orléans averti de ces choses, considérant le
dommage et destruction qu’il doubtait advenir en ses terres et Sei-
gneuries, au moyen de la dite entreprise du dit comte de Salebery, et
lui recommanda sa terre ; lequel comte de Salebery lui promit qu’il la
supporterait (respecterait) ; et moyennant ce, mon dit Seigneur d’Or-
léans lui promit six mille écus d’or. Et de tout ce le dit comte de Sale-
bery n’en tint riens ; aussi il lui en prit en mal, comme vous orrez (ouï-
rez), car Dieu l’en punit ».
III
Tandis que ces attaques sur deux fronts se préparaient, ou même se
développaient, les Voix poussaient plus vivement Jeanne.
La pitié du Royaume de France se faisait très profonde. Il était ur-
gent d’y pourvoir : l’ordre du ciel devint précis. Jeanne irait trouver
Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. Il lui donnerait des
gens d’armes 1, avec lesquels elle accomplirait l’œuvre de Dieu.
La sainte inspirée redoubla de prières. Le curé de Gondrecourt,
messire Henri Arnolin, la vit prosternée devant le crucifix ou la statue
de la Vierge, les mains fortement jointes, le visage et les regards ar-
dents, dans une supplication passionnée et douloureuse 2.
Aller à Vaucouleurs… y parler au capitaine… elle ne pouvait entre-
prendre cela toute seule. Il lui fallait trouver un complice… Un de ses
frères ? Impossible d’y songer, il l’aurait sûrement trahie ; elle pensa à
Durand Laxart, cousin germain de sa mère, qu’elle appelait son oncle 3.
C’était un homme de cœur, un bon Français. Les vertus de sa nièce
l’avaient séduit. Il en a parlé avec élan 4. Le mauvais sort de Charles
VII l’attristait. Serait-il jamais tout à fait roi, ce jeune Dauphin ? Se-
rait-il jamais sacré, couronné ?
Jeanne le rassurait. C’est elle-même qui le ferait couronner. Elle
irait pour cela en France : n’était-il pas écrit – et depuis longtemps –
« que la France désolée par une femme serait sauvée par une vierge » ? 5.
Mais avant tout, il était indispensable de parler à Baudricourt, qui
la ferait conduire au Dauphin. Le reste suivrait.

1 Jeanne, Q. I, 53.
2 Arnolin, Q. II, 459.
3 Jeanne, Q. I, 53.
4 Laxart, Q. II, 443.
5 Ibid., 444.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 119

L’oncle se laissa persuader ; il fut convenu que Jeanne irait passer


quelques journées à Burey, posé juste à mi-chemin entre Domrémy et
Vaucouleurs. De là, elle trouverait bien les moyens d’atteindre Baudri-
court.
Le projet se réalisa en mai. Comment Jacques et Isabelle laissèrent-
ils s’éloigner leur fille ? Leurs craintes antérieures s’étaient-elles as-
soupies ? Avaient-ils en Laxart une confiance illimitée ? Les deux hy-
pothèses sont faisables et conciliables.
Jeanne et Laxart se présentèrent à l’audience du capitaine vers
l’Ascension 1 qui tombait, cette année, le 13 mai.
Baudricourt était un soldat, un bon soldat de ce temps ; langue
épaisse, moins délicat, beaucoup moins délicat que Boucicault, Par-
diac et Bayard. Il tenait ferme la bannière royale sur cette marche de
Lorraine. Il était fidèle ; tout autant intéressé ; justicier par état ; pil-
lard dans l’occasion. Les honneurs où savent s’élever les hommes de
second plan ne lui ont pas manqué. Il fut créé chevalier ; devint cham-
bellan du roi et bailli de Chaumont. Il mourut un ou deux ans avant le
procès de réhabilitation. C’est dommage ; sa déposition eût été de va-
leur, très probablement. En tout cas, elle aurait éclairé certains points
demeurés obscurs, par suite du laconisme des greffiers, dans le récit
des deux voyages de Jeanne à Vaucouleurs.
La crédulité n’était pas le péché de Baudricourt. Que Jeanne avertie
par des Voix l’eût reconnu sans l’avoir vu jamais, il ne s’en émouvait
guère. Cette grande fillette de dix-sept ans, en habit de gros droguet
rouge, qui prétendait tenir mission de « son Seigneur » d’aller en
France et d’y sauver Charles, ne lui disait rien qui vaille. Elle paraissait
grave, modeste ; mais qui peut bien savoir ?… Si tout de même elle était
une aventurière jouant la comédie ?… Si elle était une folle ?… Bon pour
les naïfs de se laisser prendre. Mais lui qui n’était pas un naïf !… Et avec
sa position !… Et avec ses responsabilités !… Néanmoins il ne refusa pas
toute conversation. Le discours que tint l’enfant au soldat mérite d’être
lu et médité. Rien de plus haut, rien de plus grave, rien de plus ferme ne
se peut concevoir. Le langage des prophètes est égalé.
– « Je suis venue, dit Jeanne, vers vous, Robert, de la part de mon
Seigneur, afin que vous mandiez au Dauphin qu’il se garde bien, mais
qu’il ne livre présentement à ses ennemis aucune bataille ; parce que le
Seigneur lui enverra le secours vers la mi-carême prochaine. Le
royaume n’est pas au Dauphin. Il est à mon Seigneur. Mais mon Sei-
gneur veut que le Dauphin soit roi, et qu’il tienne en commende son
royaume. Malgré ses ennemis, le Dauphin sera roi. Moi-même je le
conduirai recevoir son sacre.

1 Poulengy, Q. II, 456.


120 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Et quel est donc ton Seigneur ? interrogea Robert.


– Le Roi du ciel » 1.
Au souvenir de ces paroles, Poulengy, qui nous les a conservées,
s’émouvait. On sent un frisson dans sa déposition. Baudricourt au
contraire n’avait point l’âme qu’il fallait pour goûter pareil accent. Il
demeura sceptique, au moins.
– Souffletez-moi bien cette gamine, recommanda-t-il à Laxart, et la
reconduisez à son père 2.
Le chroniqueur anglo-bourguignon Wavrin, qui se trouvait à Or-
léans et à Patay, et ne pardonna jamais à Jeanne de l’y avoir battu, re-
présente – c’est le premier qui eut cette conception digne de sa ra-
geuse intimité – Jeanne devenue entre les mains de Baudricourt l’ins-
trument d’une manœuvre politique 3. Baudricourt l’endoctrina, pré-
tend-il, lui apprit ce qu’elle devrait dire au roi, ce qu’elle devrait en-
suite faire.
En vérité, il n’y paraît guère. Le « souffletez-moi bien cette ga-
mine » est un mode singulier d’endoctrinement.
Jeanne regagna Domrémy. Elle n’était pas découragée. La veille de
la fête de la décollation de saint Jean-Baptiste, elle dit à Michel le Buin
« qu’il y avait entre Coussey et Vaucouleurs (Domrémy est entre Cous-
sey et Vaucouleurs), une jeune fille qui, avant un an, ferait couronner
le roi de France » 4 (28 août 1428).
IV
L’été lui rapporta les occupations coutumières. Elle reprit le râteau
pour recueillir le foin des bords de la Meuse, la faucille pour couper les
blés. Elle reprit aussi le chemin de son église et le sentier qui menait à
Notre-Dame de Bermont. Puis ce fut l’automne, puis ce fut l’hiver.
Et l’appel des Voix ne se taisait toujours pas.
Et en effet soit à l’Est, soit au Centre, les Anglais se remuaient.
À l’Est, deux mois 5 après l’ouverture de Jeanne à Baudricourt, An-
toine de Vergy avait réuni une troupe et l’avait passée en revue à Saint-
Urbain 6. Elle était destinée à forcer Vaucouleurs. Ce Vergy, vassal du
Duc de Bourgogne, avait été blessé à Montereau, aux côtés de Jean
sans Peur. Il gardait une haine implacable à Charles VII. On lui faisait

1 Poulengy, Q. II, 456.


2 Ibid.
3 Wavrin, Q. IV, 406.
4 Michel le Buin, Q. II, 440.
5 19 ou 17 juillet.
6 SIMÉON LUCE, Jeanne d’Arc à Domrémy.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 121

couramment honneur parmi les Anglo-Bourguignons de la victoire de


Crevant 1.
Son expédition semble avoir avorté. Dès le 22 juillet en effet, Vergy
annonce au comte de Fribourg, l’un des chefs sur lesquels il comptait
pour le siège de Vaucouleurs, qu’il lui est inutile d’aller plus loin ; que
tout est arrangé : « Traité d’accord a été fait pour la reddition de Vau-
couleurs » 2. Qu’est-ce que ce traité d’accord dont personne n’a retrou-
vé le texte ? Fut-ce un protocole de reddition de la forteresse, sous une
condition qui ne se réalisa pas dans la suite ? Faut-il y voir l’aveu im-
plicite d’un recul d’Antoine de Vergy ? L’homme-lige du Duc de Bour-
gogne fut-il contraint de se rappeler qu’il n’avait pas le droit de pren-
dre les armes, même au nom de l’Angleterre, quand son suzerain avait
signé une trêve non dénoncée avec le roi de France ? Dans ce cas, qui
lui avait fait la leçon ? Le duc de Savoie, garant de la trêve ?… Le duc
de Bourgogne, son signataire ?… Peut-être la solution de ce problème
– pas bien considérable – gît-elle dans quelque dépôt d’archives.
Du côté de Salisbury, chef de l’armée du Centre, les choses n’al-
laient pas de même. Elles ne s’arrangeaient pas. Débarqué en Nor-
mandie « avec six à sept mille Anglais combatans » 3, il « tira droit sur
Chartres » 4. C’est dans cette ville que se fit le rassemblement. En at-
tendant l’arrivée de ses arrières, le noble Lord ne manquait pas de loi-
sirs. Il voulut les employer utilement. Il consulta donc sur la guerre
qu’il entreprenait Maître Jean de Meun 5, dit un écrivain normand,
Maître Jehan de Builhons, dit Simon de Phares 6.
« L’astrologien » lui fit une simple recommandation : « Prenez bien
garde à votre tête ». C’est là conseil qu’un « astrologien » pouvait don-
ner en tout repos à Salisbury ; quoi qu’il advînt, il était bon. Cependant
les amis du général se souvinrent du propos quand il fut frappé à la
tête par un boulet de fauconneau, et tué à peu près du coup.
L’obscur pronostic n’arrêta pas l’Anglais. Il prit Nogent-le-Roy et
« tira » jusqu’à Janville, « Yenville en Beausse, et là mist le siège ; et,
de faist, prit y celui lieu d’Yenville » 7. Les gens de Meung allèrent le
chercher jusque-là pour lui faire leur soumission 8. L’Anglais occupa
ensuite Beaugency, puis Jargeau. Il pilla Notre-Dame de Cléry. Enfin
le 13 octobre, il arriva en vue d’Orléans, où son destin s’accomplira 9.
Cette campagne devra être, plus bas, racontée en détail.

1 AYROLES, III, 20.


2 SIMÉON LUCE, Jeanne d’Arc à Domrémy.
3 Chronique du rétablissement de la fête du 8 mai, Q. V, 286.
4 Ibid.
5 Chronique de Normandie, Q. IV, 345.
6 Ibid.
7 Ibid., 286.
8 Ibid.
9 Ibid.
122 LA SAINTE DE LA PATRIE

V
Cependant Jeanne songeait toujours à son départ. La porte à la-
quelle il lui fallait frapper n’avait pas changé : elle était à Vaucouleurs.
Ses Voix la pressaient étrangement d’y aller heurter : « Va, Jehanne la
Pucelle, fille de Dieu. Va, lui disaient-elles. C’est toi qui délivreras Or-
léans et forceras les Anglais à lever le siège » 1.
Lorsque novembre et décembre 1428 arrivèrent, l’insistance de
sainte Catherine et de sainte Marguerite devint si forte, que Jeanne n’y
put pas tenir 2. De nouveau elle recourut à Laxart.
Les premières démarches de la nièce et de l’oncle à Vaucouleurs
étaient demeurées secrètes. Ni Jacques d’Arc, ni Isabelle Romée, n’en
avaient entendu parler. Autant le second passage de Jeanne dans la
petite ville eut d’éclat, autant le premier avait été inaperçu. Baudri-
court s’était tu. Il avait gardé pour lui la proposition d’une petite folle,
que, tout de même, il ne fallait pas compromettre.
Un événement de famille fournit le prétexte à cette seconde ab-
sence. Jeanne Le Vauseuil, la femme de Durand, allait faire ses rele-
vailles 3. C’était, il y a quelques années encore, une occasion de ré-
jouissances, dans nos campagnes au moins. La mère suffisamment
remise se rendait à l’église, entendait une messe, s’agenouillait devant
l’autel, et le curé lisait l’évangile de la Purification de la Vierge, dans
lequel il est raconté que Marie et Joseph offrirent, dans le temple de
Jérusalem, une paire de colombes, quarante jours après la naissance
de Jésus, pour satisfaire au vœu de la loi mosaïque. Le prêtre bénissait
ensuite un pain que la mère « relevée » emportait. On le mangeait
dans un repas, auquel étaient conviés quelques proches ou amis. On
ne manquait pas de boire à la santé du nouveau-né. Au village, où ce
qui brise l’uniformité de l’existence est rare, ces petites fêtes étaient at-
tendues. N’ayant rien de cérémonieux, rien de guindé, elles donnaient
de la joie comme tout ce qui vient du cœur et y va. Les enfants en rê-
vaient : les grandes personnes s’en amusaient vraiment.
Ce fut sous le prétexte d’assister à une solennité de ce genre que
Jeanne retourna à Burey. Il fut convenu qu’elle y resterait ensuite
quelque temps, pour aider sa parente encore à ménager 4.

1 Jeanne, Q. I, 130, 220, etc.


2 Non poterat durare. Jeanne, Q. I, 53.
3 Iret relevatum uxorem (Laxart, Procès, II, p. 428). Cette phrase ne signifie pas : irait assister la

femme de Laxart en couches, ainsi que plusieurs ont traduit ; mais irait faire ses relevailles. Guil-
laume le Conquérant ayant appris que Philippe Ier de France avait dit de lui : Quand est-ce que ce
gros homme accouchera, répondit : J’irai me relever à Notre-Dame avec mille lances en guise de
cierges. « Ibo relevatum ». Il l’eût fait probablement comme il l’avait dit, sans l’accident de Mantes.
On dit encore aujourd’hui, en plusieurs endroits, d’une femme qui accomplit cet acte elle se relève.
4 Mengette Joyart, Q. II, 431.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 123

Son premier départ avait été dur à Jeanne, le second lui fut cruel.
Rouvrir une plaie est souvent plus douloureux que l’ouvrir. Elle goûta
toute l’amertume de son obéissance à « l’appel ». La croix morale dont
elle portait le fardeau depuis des années donna toute sa pesanteur.
Cependant elle demeurait résolue. « Eût-elle eu cent pères et cent
mères, elle serait partie » 1. Le ciel le voulait ! Nous n’éprouvons aucun
embarras d’ailleurs à nous représenter sainte Catherine et sainte Mar-
guerite lui mettant au front un baiser d’encouragement 2.
Un matin, elle embrassa longuement Jacques, Isabelle, Jacquemin,
Jean et Pierre, et s’éloigna.
Elle rencontra Mengette, sa plus jeune compagne. « À Dieu ! lui
dit-elle. Je te recommande à Dieu ! ». Ne dirait-on pas la bénédiction
d’un vieillard tombant sur une tête blonde ? La sainteté est comme
une vieillesse, dit l’Écriture.
En passant devant la maison de ses voisins, les Guillemette, elle vit
le père. Elle lui dit : Je vais à Vaucouleurs.
Mais elle n’eut pas le courage de prévenir son amie la plus chère,
Hauviette. Il valait mieux pour les deux ne pas se revoir. Hauviette
pleura beaucoup.
Décembre étendait ses mornes gels. Les arbres étaient dépouillés.
La plaine était morte. Le givre s’accrochait sous le brouillard gris aux
branches et aux herbes rudes. Le passé de Jeanne fuyait derrière les
brumes qui montaient de la Meuse. L’avenir venait… L’avenir, c’était
Vaucouleurs, Chinon, Orléans, Patay, Reims : l’avenir, c’était Rouen !
VI
Jeanne, en quittant Domrémy, se rendit tout droit à Burey-le-Petit,
où l’attendait sa cousine. Elle prit part à la petite fête des relevailles ;
passa dans la prière les jours de Noël et de l’Épiphanie, puis revint à
son unique objet. Puisqu’elle devait, avant la mi-carême, porter au
Dauphin le secours de Dieu, il n’y avait aucun temps à perdre : il fallait
retourner vers Baudricourt.
Le capitaine était-il toujours dans la même disposition ? Allait-il
encore offrir des soufflets à Jeanne, en guise de réponse ?
Il savait le siège d’Orléans. Lui-même avait été menacé de blocus
par Antoine de Vergy. N’avait-il pas en présence du danger pensé plus
d’une fois à la fillette vêtue de droguet rouge, qui lui avait offert le se-
cours de Dieu ? Ce n’est pas probable. Des récits on doit plutôt

1 Jeanne, Q. I, 129.
2 Ibid., 186.
124 LA SAINTE DE LA PATRIE

conclure qu’il différa l’audience de Jeanne, ou qu’il ne voulut pas, à


l’audience, lui donner de décision.
Cependant Jeanne écrivit à son père et à sa mère. La perte de cette
lettre est irréparable. Elle n’avait pas à leur expliquer son départ de la
maison. Ils étaient informés. Elle avait à leur expliquer pourquoi elle
n’y retournait pas. Que leur dit-elle ? Comment essaya-t-elle de les
consoler ? Quelles tendresses leur exprima-t-elle ? Très probablement
il faut voir le canevas de sa communication respectueuse et filiale dans
ses réponses du 12 mars à Jean de la Fontaine, commis par l’évêque de
Beauvais aux interrogatoires de la prison.
La Fontaine lui demanda si elle pensait avoir bien fait de partir
sans le congé de son père et de sa mère, auxquels elle devait honneur
et respect ?
– En toutes choses, répondit-elle, je leur ai bien obéi, excepté alors.
Depuis, je leur écrivis et ils me pardonnèrent.
– Mais ne pensiez-vous pas pécher en vous éloignant sans leur
aveu ?
– Puisque Dieu commandait, il le fallait bien faire… Puisque Dieu
commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères, je serais partie.
– Avez-vous demandé à vos Voix s’il fallait ou non prévenir votre
père et votre mère ?
– Mes Voix m’ont laissée libre ; elles auraient été contentes que
j’eusse parlé, n’eût été la peine que je devais faire à mes parents si je
leur parlais 1.
La conscience de Jeanne et son cœur sont ici tout à nu. Dieu com-
mandait. L’ordre divin broyait ses tendresses. Elle imposa silence à
celles-ci, et donna sa soumission à celui-là. « Celui qui aime son père
et sa mère plus que moi, dit le Maître, n’est pas digne de moi… Il vaut
mieux obéir à Dieu qu’aux hommes », fût-ce le père, fût-ce la mère,
reprennent en écho les Apôtres.
En apprenant la résolution de leur fille, Jacques d’Arc et Isabelle
Romée pensèrent « perdre le sens » 2. Ils coururent à Vaucouleurs où
Jean Le Fumeux, enfant de chœur à Notre-Dame des Voûtes avant d’y
devenir chanoine, les avait rencontrés. Les explications de Jeanne leur
firent impression, et ils lui pardonnèrent 3 ; pas toutefois sans s’être li-
vrés à une tentative assez singulière.
Un jeune garçon prétendit que Jeanne lui avait été fiancée ; et
comme les fiançailles constituaient un engagement solide aux yeux de

1 Jeanne, Q. I, 129.
2 Ibid., 132.
3 Ibid., 129.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 125

l’Église, il cita sa prétendue « promise » à comparaître devant l’official


de Toul, duquel relevait Domrémy. Elle s’entendrait condamner à te-
nir sa promesse. Était-il soudoyé par Jacques ? Quelques-uns l’ont dit.
Il semble au moins que celui-ci se soit montré sympathique à la bi-
zarre requête. Si elle eût abouti, en effet, Jeanne aurait réintégré le vil-
lage et la maison paternelle : c’eût été la douloureuse affaire arrangée.
Jeanne se rendit à Toul ; se défendit devant le Tribunal ecclésiasti-
que ; prêta serment que la demande de sa partie était une pure inven-
tion. Le Juge lui donna gain de cause 1.
Revenue à Vaucouleurs, elle reprit son existence de travail, d’atten-
te et de piété. Elle filait 2 avec Catherine Royer ; lui répétait son impa-
tience d’aller vers le roi 3 ; écoutait ses Voix qui l’encourageaient, lui
montrant Orléans délivré et le roi couronné. Elle faisait aussi de très
longues stations à Notre-Dame de Vaucouleurs.
De cette église elle affectionnait particulièrement la crypte où l’on
vénérait une antique statue connue des pèlerins sons le nom de Notre-
Dame des Voûtes.
Notre-Dame des Voûtes lui rappelait la madone des années douces,
du bon lieu solitaire et ombreux, Notre-Dame de Bermont. Devant
l’image vénérée on la remarquait en dévotion profonde, tantôt le front
baissé, tantôt les yeux ardemment levés. Elle avait coutume d’y enten-
dre plusieurs messes de suite comme si elle n’eût pu se détacher du
sanctuaire et de sa reine 4. Elle se confessait souvent à maître Four-
nier, le curé de sa paroisse. Le petit clerc d’alors, promu chanoine,
Jean Le Fumeux, avait conservé l’impression profonde, presque la vi-
sion, de Jeanne agenouillée : c’était une bonne fille, disait-il ; puis,
parce que sans doute ce terme vague ne traduisait pas suffisamment sa
pensée, il ajoute le mot décisif : c’était une sainte. C’est la seconde fois
que ce mot apparaît dans notre histoire. Le chanoine Le Fumeux en
connaissait tout le sens.
VII
C’était une sainte… La rumeur en courait, du reste, tout autour de
Jeanne et plus loin même. Les bourgeois et le peuple de Vaucouleurs
avaient fréquemment son nom sur les lèvres. Ils étaient touchés de la
candeur de la jeune fille, de sa simplicité, de sa douceur, de sa modes-
tie. Sa vigueur aussi les charmait 5. On se répétait qu’elle venait de la
part de Dieu pour faire sacrer le Dauphin et qu’elle accomplirait l’anti-

1 Jeanne, Q. I, 128.
2 Catherine Le Royer, Q. II, 446.
3 Ibid.
4 Le Fumeux, Q. II, 461.
5 Catherine Le Royer, Q. II, 446.
126 LA SAINTE DE LA PATRIE

que prophétie : Une femme a perdu la France, une femme la sauvera.


Ils s’étonnaient de l’indifférence de Baudricourt. Les hommes d’armes
notamment ne dissimulaient guère leur mauvaise humeur.
Par réaction, ces sympathies allumaient de plus en plus le désir de
départ dont brûlait Jeanne. « Elle se desséchait ; le temps lui pesait
ainsi qu’à une femme qui attend son terme » 1. On croyait la consoler
en lui parlant des espoirs qui se posaient sur sa tête.
Un des soudoyers de Baudricourt, Jean de Novellompont, plus
connu sous le nom de Jean de Metz, étant allé la voir, ne manqua
point de mettre la conversation sur ce sujet :
– « Mon amie, lui dit-il, que faites-vous ici ? Faut-il donc que le roi
soit chassé de son royaume ? Faut-il donc que nous devenions An-
glais ? ».
Cette virile impatience, fortement contrastante avec la singulière
apathie de Baudricourt, n’était pas pour déplaire à la Sainte de la Pa-
trie. Sans sortir de son habituelle réserve, elle livra quelque chose du
vif de son âme.
– « Je suis venue ici, dit-elle, dans une ville royale, demander à
Robert de Baudricourt qu’il veuille me conduire ou me faire conduire
vers le roi. Mais il n’a cure ni de moi ni de mes paroles. Cependant il
faut qu’avant la mi-carême je sois près du roi, et j’y serai, dussé-je user
mes jambes jusqu’aux genoux ».
Puis, faisant allusion au bruit qui s’était répandu qu’on allait fian-
cer le fils de Charles VII tout jeune à la fille du roi d’Écosse plus jeune
encore :
– « Il n’y a personne au monde, ni rois, ni généraux, ni fille de roi
d’Écosse, ni autres quelconques, qui puissent restaurer le royaume de
France. Il n’y a de secours qu’en moi. J’aimerais mieux filer près de ma
pauvre mère. Ce n’est pas mon état, la guerre. Mais il faut que j’aille ; il
faut que je le fasse ».
Jean de Novellompont, l’esprit plein d’idées féodales, reprit, avec
une gravité respectueuse, la question posée plusieurs mois auparavant
par Baudricourt, avec raillerie :
– « Et quel est donc votre Seigneur, Jeanne ?
– C’est Dieu ! » 2.
Le soldat fut très ému.
D’un élan il tendit la main à Jeanne. Il la trouvait plus soldat que
lui-même, et surtout soldat d’un Maître plus grand que le sien. Il lui

1 Catherine Le Royer, Q. II, 447.


2 Novellompont, Q. II, 436.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 127

donna sa foi de la mener, Dieu aidant, au Dauphin. Il alla jusqu’à lui


demander quand elle voulait partir.
– « Plutôt aujourd’hui que demain ; plutôt demain qu’après ».
Jean entra aussitôt dans le détail des préparatifs :
– « Garderez-vous ces habits-ci ? (il montrait la pauvre robe de
droguet rouge).
– Devant faire œuvre d’homme, je prendrai volontiers des habits
d’homme » 1, répondit Jeanne.
La mâle éloquence des réponses de la sainte, leur spontanéité, leur
décision, leur mystique gravité étonneraient sur des lèvres si jeunes, si
on ne la savait éclairée par l’Esprit. De l’étonnement on passe sans
peine à quelque sourde larme de patriotique et pieuse émotion.
La conversation avec Jean de Novellompont n’eut pas de suite im-
médiate.
Vers ce temps Jeanne reçut un message, qui prouve que sa renom-
mée de sainte avait été portée assez loin et assez haut déjà. Charles duc
de Lorraine désirait la voir, et lui envoyait un sauf-conduit. Elle ne re-
fusa pas la visite. Jean de Novellompont et Laxart l’accompagnèrent 2 ;
Jean jusqu’à Toul, Laxart jusqu’à Nancy. Si elle eût bien connu le per-
sonnage qui l’appelait, peut-être n’aurait-elle pas été sans inquiétude.
C’était le plus Bourguignon des Bourguignons 3. Lors de l’apologie de
Jean sans Peur par Petit, il tint à honneur de prendre séance près de
l’assassin. Dans un testament de 1409, il avait stipulé que s’il mourait
sans descendance mâle, nulle de ses filles ne pourrait épouser un
prince français. Les Neuchâtelois ayant appelé de lui, dans un procès,
à son suzerain le roi de France, il attacha l’écusson fleurdelisé à la
queue de son cheval et le traîna dans la boue par les rues de leur ville.
Lors de la solennelle entrée d’Isabeau et de Jean sans Peur à Paris en
juillet 1418, il parut comme connétable au cortège ; il venait de rece-
voir l’épée. Le dérèglement de ses mœurs était notoire. Il avait éloigné
sa femme Marguerite de Bavière, une sainte à miracles, contait le peu-
ple, et s’était livré, pieds et poings liés, à la fille d’une revendeuse de
légumes de Nancy, Alizon Dumay. Il en avait eu cinq enfants : il fut le
scandale de ses sujets.
Pourquoi ce paillard ennemi de la France appela-t-il Jeanne ? Par
simple désœuvrement ? Ce n’est pas probable. Par curiosité de connaî-
tre celle que la voix publique annonçait comme la libératrice de de-
main, et désir de juger ce que l’on en devait craindre ? Je ne serais pas

1 Novellompont, Q. II, 436.


2 Ibid., 437.
3 Dom CALMET, Histoire de Lorraine.
128 LA SAINTE DE LA PATRIE

éloigné de le penser : sa rancune contre la France devait le rendre in-


quiet ; il n’était du reste pas un sot.
Marguerite de Bouligny 1 donne une autre raison qu’elle tenait de
Jeanne.
Le vieux duc était malade. Il appela Jeanne avec l’espoir qu’elle le
guérirait. C’est ainsi que Louis XI appellera saint François de Paule à
son lit de mort. Le saint homme de Calabre ne guérit pas le magnifique
roi, le plus roi des rois : mais il lui donna de bons conseils qui
l’aidèrent à bien mourir. Jeanne de même. Elle osa parler de réforme à
Charles II.
– Vous vous conduisez mal, lui dit-elle avec une apostolique au-
dace, et ne guérirez pas, tant que vous ne vous serez point amendé.
Reprenez votre bonne femme 2.
L’infirme n’en fit rien. Il eût été plus sage cependant s’il avait suivi
le conseil. Il eût retardé sa mort probablement, et eût épargné à Alizon
les déboires dont les Nancéens l’accablèrent après la disparition de
son vieux protecteur.
VIII

Par quelque côté le voyage de Nancy marque une date. C’est à son
occasion, en effet, que Jeanne commença de conseiller aux grands vas-
saux un rapprochement avec la couronne de France. Dans l’esprit de
cette paysanne, presque enfant encore, plusieurs idées directrices
avaient été allumées par ses anges ; entre autres celle-ci, qu’elle ex-
prima au duc de Bourgogne, au duc d’Alençon, à Richemont : il faut
l’union du roi et de tous les Français, mais spécialement de tous les
hauts feudataires, pour arracher la France à l’étranger. C’est donc le
devoir des feudataires de s’unir pour cette grande œuvre avec leur
souverain : Notre-Seigneur le veut.
Le duc de Lorraine, tout Bourguignon endurci qu’il fût, entendit
l’affirmation de ce principe.
Jeanne le pria en effet de lui donner son gendre René d’Anjou 3. Il
l’accompagnerait jusque chez le Dauphin et combattrait avec les bra-
ves gens contre l’envahisseur. La requête fut naturellement écartée.
Les oreilles de Charles n’étaient pas ouvertes à de pareilles proposi-
tions. Plus tard, cependant, René deviendra bon Français.
Elle profita de son séjour à Nancy pour aller se recommander au
grand thaumaturge de Myre, saint Nicolas, immémorialement honoré

1 Marguerite de Bouligny, Q. III, 87.


2 Ibid.
3 Jeanne, Q. I, 54.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 129

dans l’église du Port ; puis elle reprit la route de Vaucouleurs. En re-


venant elle fit présent à Laxart des quatre francs d’or dont le vieux duc
l’avait gratifiée 1.
IX
Ce voyage augmenta la popularité de Jeanne. Quelle qu’eût été
l’arrière-pensée de Charles, il avait tenu à entretenir la jeune fille : les
gens en étaient frappés.
Par un contre-coup nécessaire l’attitude de Baudricourt en fut ju-
gée plus sévèrement. « Pourquoi tant de délais et de tergiversations ?
Qu’attendait-il ? ». Pressé par l’opinion, il prit le parti d’examiner la
chose de près.
Il croyait à la bonne foi de Jeanne, à sa parfaite loyauté. Mais
n’était-elle pas le jouet du démon ou de ses mauvais anges ?
Il résolut de s’en assurer.
Il convoqua donc messire Fournier, curé de Vaucouleurs ; et tous
les deux se rendirent à la demeure de Catherine Royer.
Jeanne filait avec son hôtesse. Ils prièrent celle-ci de s’éloigner.
Puis le curé se couvrit les épaules de son étole, trempa son goupillon
dans de l’eau bénite, aspergea la sainte et prononça une formule dé-
précatoire : « Si tu es quelque chose de mauvais, éloigne-toi ; si tu es
quelque chose de bon, viens ». Humblement, Jeanne se traîna sur les
genoux jusqu’au prêtre 2.
Baudricourt et messire Fournier conclurent qu’elle n’était pas quel-
que chose de mauvais, même qu’elle était quelque chose de bon. Ce-
pendant le capitaine ne remua pas encore.
Arriva le 12 février. Cette date nous emporte vers la Loire.
Bedfort avait expédié aux assiégeants d’Orléans un convoi de vi-
vres. Il y avait bien là trois cents chariots ou charrettes réunis et char-
gés. Falstoff et Morbier, prévôt des marchands de Paris, protégeaient
la marche avec des arbalétriers parisiens. Tout cela s’avançait lourde-
ment, lentement et à la file, à travers les plaines de la Beauce, détrem-
pées par l’hiver, quasi impraticables. « La terre de Beauce est de bonne
amitié, suivant un dicton de nos paysans : elle s’attache à tout ce qui
passe par elle ».
Les assiégés eurent vent de l’affaire. Ils résolurent une sortie. Cler-
mont, fils du duc de Bourbon, « le plus agile corps de France, un Absa-
lon, un autre Paris, très facondeux, mais susceptible et léger en guer-
re », prit le commandement. La Hire, toujours fougueux, enleva ses
Gascons avec les Écossais. Rien ne lui était plus facile que de culbuter

1 Laxart, Q. II, 444.


2 Catherine Le Royer, Q. II, 446.
130 LA SAINTE DE LA PATRIE

au premier moment les Anglais surpris 1. Mais Clermont lui défendit


de bouger avant l’arrivée de sa troupe. Il fallait que la gloire de la jour-
née fût à lui prince du sang, à lui Clermont. Or, il marchait à petits pas.
Falstoff pressentit ce qui allait se passer. Il ordonna de planter les
pieux de défense, sans lesquels ses hommes ne se mettaient jamais en
route. Derrière, il fit ranger les chariots en carré. Au centre il disposa
soigneusement les arbalétriers parisiens, et il attendit. Au bout de peu
d’heures, ce qui devait arriver arriva. Les Gascons ne purent pas résis-
ter à leur rancune contre les Parisiens, ni les Écossais à leur haine des
Anglais. Ils se ruèrent contre l’enceinte de pieux et de chariots. Mais
accueillis par une grêle de flèches, ils furent contraints de reculer. La
débandade suivit la reculade. En conclusion, la poursuite par les An-
glais nous coûta beaucoup de monde en tués et en blessés ; Dunois
même y reçut un mauvais coup. Le connétable d’Écosse y fut tué 2.
Les nôtres, au cours de leur assaut, avaient défoncé des barils
pleins de harengs. C’était une provision pour le carême. Les Orléanais,
espiègles jusque dans la mauvaise fortune, ne manquèrent pas de qua-
lifier par cette circonstance la bataille de Rouvray. Ils la baptisèrent du
nom pittoresque sous lequel son souvenir nous est parvenu : La Jour-
née des Harengs. « Pour cette male aventure, Charles eut au cœur tris-
tesse, voyant de toutes parts ses besognes venir au contraire et persé-
vérer de mal en pis » 3.
Or, le journal du siège qui nous donne ces détails sur le combat,
mentionne à la suite une coïncidence plus qu’intéressante. Au moment
même où il se livrait, Jeanne – l’aînée, ce jour-là, de Pie V le voyant de
Lépante – prévint Baudricourt que le roi subissait un échec grave.
« Cestuy propre jour aussy, sceut Jehanne la Pucelle, par grâce divine,
ceste déconfiture, et dist à messire Robert de Baudricourt, que le roy
avait eu grant dommaige devant Orléans et aurait encore plus s’elle
n’estait menée devers luy » 4.
– « Vous tardez trop à m’envoyer, lui dit-elle. Le gentil Dauphin a
eu près d’Orléans un grand dommaige » 5.
Le capitaine pensa que l’occasion était bonne de juger les préten-
tions de Jeanne. Si la bataille avait eu lieu, Jeanne n’avait pu l’appren-
dre que surnaturellement. Il suffisait d’ajouter un bref délai aux longs
délais précédents ; on contrôlerait efficacement ses dires.
Quelques jours plus tard Baudricourt apprenait la défaite de Rou-
vray ou des Harengs. Jeanne avait vu et dit juste. Elle avait prophétisé.

1 Journal du Siège, Q. IV, 121, 122.


2 Documents, Q. V, 288 ; Journal du Siège, ibid., 120 à 124.
3 Monstrelet.
4 Journal du Siège, Q. IV, 125.
5 Chronique du Siège, Q. V, 206.
LA LUTTE INTÉRIEURE ET LES DIFFICULTÉS EXTÉRIEURES 131

Le capitaine aurait pu se souvenir encore – et plus probablement il n’y


manqua pas – qu’à son premier voyage la jeune sainte l’avait prié de
transmettre au roi le conseil respectueux d’éviter tout engagement
jusqu’à la mi-carême. Il eût été évidemment mieux de suivre cet avis.
Baudricourt éclairé prit son parti.
Qu’avait-il à perdre d’ailleurs ? Ses atermoiements le garantissaient
contre l’accusation de précipitation et de crédulité. Puis il aurait tou-
jours la ressource d’alléguer qu’il avait dû céder à un irrésistible mou-
vement d’opinion. Qui sait même si le madré personnage ne craignit
pas que Jeanne partît brusquement, lui faisant perdre par cette résolu-
tion le bénéfice du succès éventuel ?
Les bourgeois et les artisans de Vaucouleurs en effet n’étaient pas
moins impatients que Jeanne elle-même : le peuple a de ces intuitions.
Ils s’étaient cotisés et avaient acheté les vêtements de voyage de la sainte
héroïne. C’était un pourpoint noir qu’elle attachait très fortement, par
des aiguillettes, aux chausses. Une huque, espèce de dalmatique assez
semblable de coupe à celle du diacre, en gros gris noir, recouvrait le
pourpoint, et lui descendait jusque vers les pieds. Elle était chaussée de
souliers à guêtre fort pointus, armés de longs éperons. Elle était coiffée
d’un chapeau noir. Ses cheveux noirs étaient coupés en rond 1, comme
sont ceux des moines, sauf la tonsure. Baudricourt lui donna son épée 2.
Elle monta le cheval que lui avaient payé Laxart et Alain. On aime à voir
ce mouvement de très petites gens autour de Jeanne.
Jean de Novellompont, qui l’avait déjà menée sur le chemin de
Nancy jusqu’à Toul, et Bertrand de Poulengy, qu’elle avait vu l’année
précédente chez Baudricourt, l’un et l’autre hommes d’expérience, de
courage et de probité, voulurent l’accompagner 3. Ils l’avaient promis.
Laxart, Novellompont, Poulengy : autant de noms sans grand éclat.
Ils doivent cependant être fixés dans le cœur des bons Français. Ceux
qui les portèrent ont bien mérité pour avoir cru les premiers à la mis-
sion de l’héroïne, et n’avoir jamais rougi de leur foi. Ils y allèrent
même de leurs deniers. Poulengy et Novellompont supportèrent les
frais du voyage 4. Ils s’adjoignirent deux domestiques, Julien et Jean
de Honnecourt, un archer, Richard, enfin un courrier royal, Colet de
Vienne. La petite troupe se composa de sept personnes.
X
Jeanne, Poulengy et Novellompont tinrent à la dernière heure une
espèce de conseil, pour se mettre, quand il en était temps encore, de-
vant eux-mêmes et leur résolution.

1 Le Greffier de la Rochelle.
2 Jeanne, Q. I, 54.
3 Novellompont, Q. II, 437 ; Poulengy, 450.
4 Novellompont, ibid.
132 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il y avait cent cinquante lieues de Vaucouleurs à Chinon ; cent cin-


quante lieues par des routes qui n’en étaient pas ; au milieu d’ennemis
qui en étaient trop.
– « Comment pourrez-vous, dirent-ils à Jeanne, mener à terme un
tel voyage et parmi de tels dangers ? Réfléchissez ».
Mais elle, tranquille et confiante en son Seigneur :
– « Je ne crains pas les hommes d’armes. Si nous rencontrons des
routiers, mon Seigneur me gardera : il m’ouvrira la voie au milieu
d’eux pour que j’arrive au Dauphin. Je suis née pour cela. Il y a quatre
ou cinq ans que mes frères du Paradis et mon Seigneur me le di-
sent » 1.
Baudricourt s’honora en faisant prêter serment aux cinq hommes
de conduire la jeune sainte en tout respect et en toute prudence jus-
qu’au Dauphin 2. Il mit Jeanne à cheval :
– « Va ! dit-il ; puis, avec un léger mouvement d’épaules : et de tout
cela, advienne ce qu’il en pourra advenir » 3.
C’était le mercredi, 23 février 1429, vers midi.
La bonne terre de France se réveillait un peu de ses sommeils et de
ses engourdissements d’hiver. Des pointes frileuses, timides, verdis-
saient les guérets ; les bourgeons se gonfleront bientôt : ce n’est pas le
renouveau : c’en est l’aube.
Symboles !
Jeanne et sa troupe s’éloignèrent par la porte de France.
À ce moment, jeta-t-elle un regard suprême dans la direction du
Sud, du côté d’où vient la Meuse, vers Domrémy ? Ou bien aurait-elle
pu, si elle les eût connues, prendre à son compte les paroles du bon
sire de Joinville partant à la Croisade : « Je n’osé oncques tourner la
face devers Joinville de paour d’avoir trop grant regret et que le cueur
me attendrit ? ».
L’arc surbaissé sous lequel passèrent les compagnons avait, au
cours des siècles, vu bien des cortèges militaires plus gros et plus bril-
lants : nul de ceux-ci n’avait emporté avec soi une part aussi considé-
rable des destinées du Pays. Nul non plus n’avait eu à sa tête chef plus
originalement lancé dans la carrière, plus originalement beau, plus
originalement saint.

1 Novellompont, Q. II, 437.


2 Jeanne, Q. I, 55.
3 Ibid.
Chapitre VII
Le voyage de Vaucouleurs a Chinon
(1429)

Du 23 février au 6 mars

Durée du voyage de Vaucouleurs à Chinon. – Son importance morale. – Ses diffi-


cultés matérielles. – Bruits populaires sur les incidents qui l’auraient marqué. – Les
admirations de Poulengy, de Novellompont. – La confession des trois soldats à la
dame de Bouligny. – Influence surnaturelle de Jeanne sur les uns et les autres. – Les
quatre étapes certaines du voyage : Saint-Urbain, Auxerre, Sainte-Catherine-de-
Fierbois, Chinon. – Les routiers immobilisés. – Lettre de Jeanne à Charles VII. –
Arrivée à Chinon le quatrième dimanche de Carême. – Lætare, Jérusalem ! Réjouis-
toi, Jérusalem !

I
Le voyage de Vaucouleurs à Chinon n’a pas duré fort longtemps :
onze journées. Le présent chapitre sera donc court. Toutefois il est fort
important.
Ce qui, en effet, ne nous est pas encore advenu, nous y verrons
Jeanne livrée à elle-même. La jeune fille – nous pourrions dire sans
beaucoup exagérer, l’enfant de dix-sept ans et deux mois – a toujours,
jusqu’à maintenant, vécu sous la protection de quelqu’un ; de son père
et de sa mère à Domrémy, de Laxart à Vaucouleurs. Son père et sa
mère désormais sont loin ; Laxart est retourné à Burey. Elle est seule
sur les grands chemins. Seule ? Non, la voilà au milieu des hommes,
au milieu des soldats. Quelle attitude va-t-elle choisir en face d’eux ?
Quelle attitude va-t-elle leur imposer à eux-mêmes ? Comment les
traitera-t-elle et comment la traiteront-ils ? Avec quelle vigueur, quelle
constance, portera-t-elle un pareil changement de condition ? Est-ce
que sa jeune vertu, sa précoce sainteté, y résisteront ? On voit le pro-
blème moral.
Le problème matériel, de tout autre nature, était sérieux aussi. La
route est longue de Vaucouleurs à Chinon, où se tenait le Dauphin ; et
elle était difficile soit à cause des ennemis qui battaient la campagne,
soit à cause du défaut de routes, des débordements de rivières et de
fleuves, du manque de gîtes sûrs. Les compagnons avaient bien un
courrier royal avec eux, c’est-à-dire un homme qui, voyageant par état,
connaissait chemins et haltes ; encore demeuraient-ils exposés à mille
134 LA SAINTE DE LA PATRIE

surprises. Et puis il faisait froid. La saison en fin de février et commen-


cement de mars n’est généralement pas bonne. Les giboulées de mars
ont un fâcheux renom. Les nuits sont spécialement dures. Or, il fau-
drait aller de nuit probablement, pour échapper à certaines rencontres.
Tout cela était de la fatigue, des privations, plus encore des terreurs.
Comment Jeanne accepterait-elle fatigues, privations et terreurs ? N’y
aurait-il pas une limite promptement atteinte à l’endurance de cette en-
fant ? Ces questions, non plus, ne sont pas dénuées d’intérêt.
II
Des bruits populaires furent vite mis en circulation an sujet de ce
voyage. Il ne faut pas s’en étonner. L’imagination des masses fut tou-
jours féconde. Un certain Husson Le Maître s’en est fait l’écho. Té-
moin du procès de réhabilitation, parce qu’il était né à Viville-en-
Bassigny, village qui jouxtait Domrémy, et parce qu’il avait rencontré
Pierre d’Arc à Reims, il racontait volontiers un épisode recueilli au
cours de pérégrinations que lui imposait son état de chaudronnier. On
lui avait dit que les plus jeunes compagnons de Jeanne se déguisaient
parfois en Anglais afin de lui faire peur. Mais elle qui les reconnaissait
fort bien et entrait dans la plaisanterie, disait à Poulengy et à Novel-
lompont : N’ayons pas peur, ils ne nous feront pas de mal 1.
Au surplus, ce n’est pas impossible.
Les jeunes reîtres avaient d’abord pensé à des jeux moins inno-
cents. Novellompont et Poulengy étaient des hommes de gravité. Ju-
lien, Honnecourt, Colet, Richard étaient de jeunes bandits. Logés à
Bourges chez noble et vertueuse Dame Marguerite La Touroulde,
veuve de Maître de Bouligny 2, ils confessèrent à leur hôtesse avoir
prémédité contre Jeanne les pires projets, alors qu’ils ne la connais-
saient pas. Ce ne pouvait être qu’une écervelée bonne à jeter au pas-
sage dans quelque solide forteresse, après qu’elle aurait été traitée
comme une simple ribaude 3. Mais dès qu’ils la connurent, ils éprouvè-
rent pour elle un tel respect, qu’ils n’eussent jamais osé prononcer en
sa présence une parole déplacée 4.
C’est ici encore le lieu de noter pour la première fois l’expérimenta-
tion d’une puissance singulière qui était en Jeanne : d’elle irradiait la
pureté. La légende sainte 5 rapporte que la jeune et pure patricienne
Cécile inspira le culte de la chasteté à son époux Valérien et à son
beau-frère Tiburce. D’elle émanait une odeur profonde et pacifiante de

1 Le Maistre, Q. III, 199.


2 M. La Touroulde, Q. III, 85.
3 Ibid., 86.
4 Ibid., 87.
5 Petits Bollandistes, XIII, 546, 547.
LE VOYAGE DE VAUCOULEURS A CHINON 135

roses et de lys, comme si une touffe de ces belles fleurs eût été mêlée à
sa chevelure. Son ange la gardait, et quand il le fallait il se montrait
afin de défendre celle qui avait consacré au Christ sa virginité. Sans
que nul vît son ange, sans que se répandît autour d’elle ce parfum de
lys et de roses, Dieu ne permettait pas que les désirs pervers naquis-
sent dans le voisinage de l’enfant mystérieuse.
Poulengy et Novellompont nous l’ont dit avec la simplicité un peu
crue de gens que les mots n’effraient pas. Nous retrouverons du reste
la même confession sur les lèvres de ses autres frères d’armes : Du-
nois, d’Aulon, le duc d’Alençon. « La nuit, dit Poulengy – dans ces au-
berges où l’on dormait en chambrée –, elle prenait son repos à côté de
Jean de Novellompont et de moi. Elle demeurait enfermée dans son
pourpoint ; son haut-de-chausse était très fermement attaché au pour-
point par des aiguillettes. J’étais jeune alors. Cependant je ne fus ja-
mais ému, tant reluisait en elle de perfection » 1.
Novellompont tient à peu près le même langage. « La nuit, elle de-
meurait vêtue de ses vêtements d’en haut et de ses vêtements infé-
rieurs, bien liés, et enfoncés les uns dans les autres. Mais qui eût osé se
permettre devant elle même une parole inconvenante ? Je jure n’avoir
jamais eu une mauvaise pensée à son endroit » 2.
Sa piété, sa simplicité, sa modestie, sa gravité douce ne se démenti-
rent pas un instant par la route 3.
Elle aurait aimé entendre la messe tous les jours. « Si nous pou-
vions entendre la messe, ce serait bien », disait-elle aux hommes 4.
Mais on devait s’en abstenir le plus souvent ; on voulait, en allant, vite
diminuer les chances d’être suspectés. La petite troupe n’y assista que
deux fois en dehors des dimanches 5. Jeanne profita de ses haltes pour
se confesser et communier 6. Tant qu’elle eut quelque argent, elle fit la
charité aux pauvres 7. « Si jamais, pensaient Poulengy et Novellom-
pont, Dieu daigne choisir une femme pour être son envoyée à la
France, elle ne sera pas autre qu’est Jeanne » 8.
III
Rien du reste n’épouvantait la Sainte de la Patrie : rien du présent,
rien de l’avenir. Elle n’avait aucune inquiétude des Anglais, des Bour-
guignons, des bandits. Pourquoi s’en serait-elle inquiétée ? Puisque

1 Poulengy, Q. III, 457.


2 Novellompont, Q. II, 438.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.
136 LA SAINTE DE LA PATRIE

Dieu l’envoyait, ne se devait-il pas de la garder ? La foi transporte les


monts : elle donne à un cœur d’enfant la calme robustesse des plus vi-
rils cœurs d’homme. Elle trouvait pour exprimer sa confiance des mots
charmants. À Novellompont qui lui confiait ses alarmes :
– « Pourquoi donc, disait-elle, vous défiez-vous ? C’est ma consigne
d’aller où je vais. Il y a quatre ou cinq ans que mes frères du Paradis et
le Seigneur Dieu m’ont dit qu’il me faudrait faire la guerre, pour le re-
couvrement du royaume de France » 1.
Quelquefois aussi les hommes d’armes causaient de l’accueil qui
leur serait fait à la cour ; ils ne savaient trop qu’en penser : à l’enthou-
siasme du premier moment succédaient parfois des heures d’anxiété.
Elle les rassurait :
– « N’ayez pas peur : le Dauphin nous fera bon visage » 2.
Ses paroles étaient si persuasives, si ferventes, que ses auditeurs
s’en trouvaient tout remplis d’amour de Dieu 3. « À l’entendre nous
nous sentions pleins d’amour divin », répètent à l’envi Novellompont
et de Poulengy. C’est tout à fait remarquable. Ainsi préludait Jeanne à
son apostolat militaire des bords de la Loire. Et ce que Jeanne ne leur
disait point, par modestie et discrétion, c’était que ses Voix la visi-
taient souvent et la réconfortaient de leurs conseils et de leur amitié 4.
IV
Des érudits respectables et dignes d’éloge se sont appliqués à fixer
l’itinéraire de Jeanne, chacun pour sa région. Tels, à ne citer qu’eux, M.
de Pimodan pour la région Meusienne et M. le chanoine Cochard pour
l’Orléanais. L’intérêt de ces monographies est réel. Cependant les tradi-
tions locales ne donnent pas en toute circonstance la certitude absolue.
Jeanne et ses compagnons ne purent, en effet, toujours suivre les
routes. Ils s’en écartèrent, s’ils en eurent le moyen, lorsque l’ennemi
les occupait. Ils traversèrent cinq ou six grandes rivières, la Marne,
l’Aube, la Seine, l’Yonne, la Loire, l’Indre, sans compter les autres de
moindre importance. À cette saison, les berges mal entretenues étaient
couvertes d’eau ; les ponts, souvent provisoires, souvent de fortune,
étaient rompus 5. Il fallait chercher des gués. On en trouvait où l’on
pouvait. Ils étaient connus ou inconnus. Autant de circonstances qui
faussèrent la direction, et rendent le voyage presque impossible à sui-
vre dans ses détails.

1 Novellompont, Q. II, 437, 438.


2 Poulengy, Q. II, 458.
3 Ibid.
4 Jeanne, Q. I, 54.
5 Simon Charles, Q. III, 115.
LE VOYAGE DE VAUCOULEURS A CHINON 137

Les témoignages authentiques et précis de Jeanne, de Dunois, de


Poulengy, nous ont fixés sur quatre points seulement. Elle passa sû-
rement par Saint-Urbain 1, Auxerre 2, Gien 3, Sainte-Catherine-de-
Fierbois 4. Voilà le jalonnement incontestable de sa route. Celle-ci fut
donc presque directe ; légèrement infléchie vers l’Ouest.
Saint-Urbain était une abbaye bénédictine, cachée dans la forêt de
la Sannoire. Son abbé Jean d’Aulnay avait des relations de parenté
avec la mère de Baudricourt, Marguerite d’Aulnay. Les moines fai-
saient profession de fidélité au parti national. Jeanne pouvait se pré-
senter chez eux en toute sécurité. Elle heurta à la porte vers deux heu-
res du matin, le jeudi 24 février. Elle fut reçue dans les bâtiments ap-
pelés l’hôtellerie, qui étaient l’annexe charitable de toute abbaye béné-
dictine.
Le dimanche suivant, 27, Jeanne se trouve à Auxerre. Elle y entend
la messe, à la Cathédrale 5.
Le 1er mars, nous la voyons à Gien : Dunois se souvenait d’avoir ouï
dire à Orléans, où il commandait déjà, qu’une jeune fille y avait ému
vivement la curiosité publique, car, racontait-on, « elle se dit envoyée
de Dieu pour lever le siège d’Orléans et faire sacrer le roi ». L’émotion
fut assez vive pour que « le Bastard » envoyât au roi le sire de Villars,
sénéchal de Beaucaire, et Jamet du Tillay 6, s’enquérir de ce qu’il y
avait au fond de cette affaire.
Est-ce entre Gien et Sainte-Catherine-de-Fierbois, est-ce entre
Sainte-Catherine-de-Fierbois et Chinon, que doit se placer l’aventure
des soldats pillards, figés sur place par une force mystérieuse, au mo-
ment où ils se préparaient à dévaliser Jeanne et peut-être à l’enfermer
dans quelque basse fosse, jusqu’à ce qu’on eût payé rançon pour elle ?
Quoi qu’il en soit du lieu, des batteurs d’estrade ayant appris
l’approche de Jeanne, se postèrent en vue de la surprendre. Ils
n’avaient pas la moindre envie de la mettre à mort : la tuer n’eût rien
rapporté. La prendre, la séquestrer, la vendre enfin, était seul profita-
ble. Les enlèvements à fin de rançon étaient du goût de l’époque. Mon-
seigneur Martin Gouge, évêque de Clermont et chancelier du Roi, fut
enlevé pour La Trémouille. La fortune, juste parfois en ses ironies, per-
mit que La Trémouille fût à son tour l’objet d’une tentative de ce genre à
Gençais du Poitou. Au moment de se jeter sur l’escorte de Jeanne, les

1 Jeanne, Q. I, 54.
2 QUICHERAT, ibid.
3 Dunois, Q. III, 3.
4 Jeanne, Q. I, 56.
5 Ibid., 54.
6 Dunois, Q. III, 3.
138 LA SAINTE DE LA PATRIE

bandits se sentirent comme liés et incapables de mouvement. Cela ne


ressemble-t-il pas au miracle qui réduisit l’Empereur Valens dans son
conflit avec Basile le Grand ? Il voulait signer contre le saint évêque de
Césarée un décret de bannissement. Mais voici que le siège sur lequel il
était assis se brisa ; puis son calaine refusa l’encre ; enfin, comme il
s’obstinait, sa main parut se sécher. Dieu avait rendu témoignage à la
sainteté de son serviteur et à l’utilité de son ministère.
C’est le 4 mars que Jeanne dut arriver à Sainte-Catherine-de-Fier-
bois. Aussitôt elle fit écrire au roi en son nom pour solliciter une au-
dience. Elle-même le raconte au juge de Rouen, Beaupère, qui l’interro-
geait le 27 février 1431 1. De sa requête elle donna trois motifs : elle ve-
nait de cent cinquante lieues pour voir le Dauphin ; elle lui apportait le
secours de Dieu ; elle savait beaucoup de choses qui intéresseraient le
jeune souverain. Peut-être avait-elle ajouté que, ne l’ayant jamais vu,
elle saurait cependant le discerner au milieu de ses courtisans 2.
C’était un beau pèlerinage que celui de Sainte-Catherine-de-Fier-
bois. Les soldats l’aimaient. Charles le Marteau, revenant de la bataille
de Poitiers – la bataille d’une semaine dans laquelle il avait écrasé Ab-
dérame et ses bandes d’envahisseurs –, avait, disait-on, offert son épée
à la patronne du lieu.
Le Maingre, dit Boucicault, le magnifique chevalier, le pupille de
Du Guesclin, sous lequel il fit ses premières armes à l’âge de douze
ans, le héros de Nicopolis, devenu de presque rien Maréchal de
France, l’aïeul par ses vertus, son courage et sa loyauté, de notre
Bayard, y avait bâti par dévotion une hôtellerie. Elle existe encore,
transformée naturellement. Qu’est-ce que respectent le temps et les
hommes ? Aux murailles de la chapelle étaient appendus en ex-voto
des harnois, des épées, des lances, aussi des chaînes, qui signifiaient
que sainte Catherine avait arraché quelqu’un de ses fidèles aux hor-
reurs de la captivité. Ces trophées rappelaient donc des victoires ou
des délivrances. Les Anglais et les Bourguignons se détournaient de
cette chapelle. Seuls y allaient, et avec foi, les Armagnacs et les Fran-
çais. Ils avaient pris sainte Catherine pour patronne, presque pour leur
bien. Sa statue avait un aspect quasi guerrier. Sa robe roide, à plis ra-
res, ouvrée, ressemblait assez aux belles cuirasses. La roue brisée qui
gisait à ses pieds, rappelait le supplice auquel l’avait en vain condam-
née le tyran Maxence : mais aussi, pour ces hommes simples, tout ce
qu’un véritable homme de guerre brise en bataille. L’épée, sur laquelle
elle appuyait la droite, était l’instrument de son définitif martyre : ce-
pendant, l’arme ne s’éloignait nullement, dans sa formule, du glaive à

1 Jeanne, Q. I, 75.
2 Ibid.
LE VOYAGE DE VAUCOULEURS A CHINON 139

deux mains que maniaient terriblement les chevaliers. Nul n’ignorait


le courage avec lequel elle avait versé son sang : par là, elle se rappro-
chait encore des soldats.
Pour Jeanne, sainte Catherine était autre chose qu’un modèle de
son état. C’était une amie, la plus tendre, la plus bienveillante des
amies ; une sœur, la plus chère et la plus vénérée des sœurs. Depuis
Vaucouleurs, elle lui avait apparu souvent. On devine avec quelle allé-
gresse intérieure la jeune fille pénétra dans ce sanctuaire. Après le fa-
tigant voyage, son amie, sa sœur, l’accueillait. Elle la conviait à lui tout
dire, à lui tout demander. Dieu était bon qui lui ménageait une pareille
halte avant l’entrevue de Chinon ! Et ses frères du Paradis étaient bons
aussi ! Elle entendit trois messes.
V
Après un arrêt d’une demi-journée et d’une nuit, la caravane se re-
mit en route. C’était la dernière étape ; l’avant-dernière si l’on admet,
conformément à une tradition locale, qu’elle alla passer la nuit à l’Île
Bouchard 1. Bientôt on apercevrait les hauts pignons du château de
Chinon. Là était le Dauphin ; le Dauphin à convaincre, à ranimer, à
sauver. Là était le cœur de la France à ressusciter.
Elle monta en selle, réconfortée par ses effusions devant l’autel de
sainte Catherine, pénétrée des souffles d’héroïsme qui animaient ce
lieu sacré ; et ne se doutant pas, dans son humilité, que ce passage
couronnerait Fierbois d’une célébrité plus durable, que n’avait fait ce-
lui de plusieurs capitaines fameux.
Le dimanche 6 mars 2, Jeanne entra dans Chinon.
La première partie des oracles était accomplie : elle se trouvait près
du roi, vers la mi-carême. Le voyage plein de dangers était terminé sans
incidents fâcheux. Quant au reste, on verrait ce qui en adviendrait.
Il était midi. Les cloches tintaient l’Angélus. À la grand’messe qui
venait de finir – car ce jour-là était le quatrième dimanche de carême –,
les clercs avaient chanté l’Introït : Lætare Jérusalem ! Réjouis-toi, Jé-
rusalem ; réjouis-toi ! Vous qui l’aimez et qui vous étiez attristés de sa
détresse, réjouissez-vous ! La consolation s’épanche sur elle et sur
vous, douce comme le lait qui coule sur les lèvres des petits enfants, de
la mamelle pleine des mères.
Le Dauphin Charles avait entendu l’hymne. Qui sait si son cœur ne
s’était pas serré comme lorsqu’une dérision nous est adressée… Et
pourtant… le secours de Dieu arrivait !

1 AYROLES, IV, p. 7.
2 Chronique du Mont Saint-Michel.
140 LA SAINTE DE LA PATRIE

La saison était plus avancée à Chinon qu’à Vaucouleurs : la Tou-


raine est plus précoce que les austères pays Meusiens. Ses hauts peu-
pliers n’étaient déjà plus tout à fait dépouillés.
Des pousses vertes, rares encore il est vrai, vêtaient leurs maigres
fuseaux. Le vent était moins âpre.
Allons ! demain ce sera le plein renouveau de la nature.
Il présidera jeune et joyeux au renouveau de la Patrie.
En attendant, voilà Jeanne au bout de sa première chevauchée.
Elle l’a fournie en soldat accompli ; bien plus et bien mieux, elle l’a
fournie comme une sainte, seule, le pouvait faire : sicut fuisset san-
cta 1.

1 Poulengy, Q. II, 458.


Chapitre VIII
Les entrevues de Jeanne et de Charles
à Chinon
(1429)

Du 6 mars au 20, environ

Une quinzaine à Chinon auprès du roi Charles. – Hésitations avant l’octroi de la pre-
mière audience à Jeanne : ce qu’étaient le roi et ses conseillers : débat où sont ouïs,
personnellement Poulengy et Novellompont, Baudricourt par correspondance. – Dé-
cision. – Première audience : la curiosité qu’elle excite : comment y parut Jeanne : en-
tretien avec le roi. – Le roi ému et sympathique mais toujours hésitant. – Le secret du
roi révélé par Jeanne. – Scène d’un pathétique surhumain. – L’alternative : ou Jeanne
a été inspirée divinement ou elle a été inspirée diaboliquement. – Le roi se décide à
faire examiner Jeanne par son conseil ecclésiastique siégeant à Poitiers.

I
À Chinon, Jeanne descendit dans l’hôtellerie « d’une femme de
bonne renommée » 1, tout près du château. Suivant sa coutume elle se
mit en prières, dès son arrivée, suppliant le Seigneur d’envoyer son
Esprit de conseil au roi 2, et elle attendit.
Le roi était un timide, ce qui est un défaut chez un roi ; et un pru-
dent, ce qui est une haute qualité. Défaut et qualité conjuraient, dans
la circonstance, pour des atermoiements exagérés, plutôt que pour une
précipitation téméraire.
Que penser, en effet, d’une pareille nouveauté ? Que croire de cette
jeune fille qui se disait le Bras de Dieu ? C’était inouï : n’était-ce pas
absurde ? Se commettre avec elle, n’était-ce pas aller au-devant du ri-
dicule ? Être malheureux, passait. Être risible, non, il ne le fallait pas.
Baudricourt avait connu ces perplexités. Le roi ne manqua pas d’en
ressentir l’angoisse, multipliée par sa dignité, sa responsabilité, sa ré-
serve, et son naturel esprit politique.
Les conseillers principaux de la couronne n’étaient pas d’humeur
plus que le souverain à se jeter, les yeux bandés, dans une aventure.
La Trémouille, le favori du jour, banquier plus que ministre d’État,
usurier plus que banquier, se souciait modérément d’une restauration

1 Jeanne, Q. I, 143.
2 Ibid.
142 LA SAINTE DE LA PATRIE

royale qui mettrait fin à son influence et le forcerait à rendre compte,


sinon à rendre gorge. Puis, certains rêves que nous dirons plus bas ne
le laissaient point insensible.
Regnault de Chartres, archevêque de Reims à trente-quatre ans,
avait vu assassiner son père, lors des tueries cabochiennes. Lui-même
avait subi une fort dangereuse incarcération, de laquelle il avait pensé
ne devoir « sortir jamais ». Prêtre exact, juriste instruit, diplomate
sans scrupule, mûri par les événements auxquels il avait été mêlé, ré-
volutions et négociations, de santé frêle et cependant toujours prêt au
service, discret, fermé, froid, il croyait pleinement à l’Évangile, mais
n’éprouvait aucun goût pour les révélations privées.
Le cousin de Charles, Jean d’Alençon, avait l’élan de la jeunesse ;
Jeanne le traitera en ami, l’appellera « son Beau Duc ». Elle ne lui fera
pas cependant oublier les geôles d’Angleterre, desquelles il venait de
sortir contre une grosse rançon. Quoique brave, Jean redoutait la
guerre, moins pour ses périls que pour l’argent que parfois elle coûtait.
Raoul de Gaucourt, très énergique soldat, armé chevalier sur le
champ de bataille de Nicopolis, premier chambellan de Charles VII,
bailli d’Orléans, prisonnier plusieurs fois, avait, pour payer ses libéra-
tions, consommé de sa fortune « six vingt quatorze mille livres ». Dans
la monnaie du temps, c’était énorme. Il avait donc acheté le droit de
savoir combien les armes offrent de mauvaises chances, et n’était nul-
lement disposé à y ajouter en prenant pour général une jeune fille. Il
semble n’avoir jamais été des amis de Jeanne. Esprit traditionaliste,
jusque dans Orléans il lui fut plutôt hostile. C’est lui que Jeanne appe-
la, un jour, méchant homme 1.
Robert Le Maçon, ancien maître des requêtes de Charles VI, chance-
lier de France sous le Dauphin, était « homme de grand conseil », dit le
Journal du Siège 2. Que pouvait penser, que pouvait loyalement dire un
« homme de grand conseil », dans un cas aussi extraordinaire ?
On ne parle ici que pour mémoire de Gérard Machet. Il confessait
Charles 3. Par cette fonction seule, il était obligé à une extrême réserve.
Aucun de ces puissants personnages ne pouvait décemment pous-
ser le roi vers Jeanne.
II
Ce n’est pas qu’à notre avis personne n’ait voulu plaider sa cause.
Dunois, nous l’avons vu, avait envoyé deux de ses hommes au roi,
le sire de Villars, capitaine de Montargis, sénéchal de Beaucaire, et

1 Simon Charles, Q. III, 117.


2 Journal du Siège, Q. IV, 182.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 143

Jamet du Tillay. Ils avaient commission de rapporter au souverain


l’excitation confiante d’Orléans, à la nouvelle du passage de Jeanne à
Gien, et l’impatience de la fidèle ville de recevoir bientôt celle en qui le
populaire voyait déjà la libératrice.
Poulengy et Novellompont n’étaient que de très petites gens à la
cour de Chinon. C’est eux néanmoins qui présentèrent Jeanne aux
commissaires royaux. On fit état de leur recommandation. Ils dirent la
sainte énergie avec laquelle Jeanne les avait soutenus pendant le
voyage, sa piété à la messe, sa modestie et sa retenue, sa générosité
aumônière, l’influence de vertu qu’elle exerçait autour d’elle. Une
chose particulièrement les avait frappés, et ils y insistaient dans leurs
enthousiastes récits : c’était d’être arrivés « sauvement vu les périlleux
passaiges qu’ils avaient trouvés, les dangereuses et grosses rivières
qu’ils avaient passées à gué, le grant chemin qu’il leur avait convenu
faire, au long duquel ils avaient passé par plusieurs villes et villages
tenant le parti Angloys, sans celles estant Françaises auxquelles se fai-
saient innumérables maulx et pilleries. Pourquoi lors ils louaient No-
tre-Seigneur de la grâce qu’il leur avait faite, ainsi que leur avait an-
noncé la Pucelle par avance » 1.
De cela les chefs militaires à la solde du Dauphin, bien au courant
par état des redoutables grandes routes de leur pays, demeuraient ab-
solument d’accord 2.
Baudricourt enfin avait écrit. Il avait dû expliquer pourquoi il était
sorti de son indécision. Ainsi avait-on appris qu’au jour et à l’heure de
la bataille des Harengs, Jeanne avait prévenu le capitaine du désastre
de l’armée royale 3. Quel mystérieux messager l’avait avertie ? N’était-
ce pas cette Voix dont elle parlait si souvent ?
Les conseillers royaux posés à ce confluent de discours et de nou-
velles, s’affermirent dans la résolution d’examiner Jeanne par eux-
mêmes. Ils se rendirent près d’elle, accompagnés de Poulengy et de
Novellompont. Ils se firent répéter l’histoire du voyage, les apprécia-
tions inspirées par la conduite de la sainte héroïne, les espoirs nés sur
son passage comme naissent des fleurs sur un chemin ensoleillé de
printemps. Ils s’adjoignirent même deux personnes de mérite, Jeanne
de Preuilly, Dame de Gaucourt, et Jeanne de Mortemer, Dame de Trê-
ves 4, que nous retrouverons à Poitiers.
Tout fut donc discuté, très mûrement même, pour la simple résolu-
tion préliminaire : l’audience à concéder ou à refuser.

1 Journal du Siège, Q. IV, 126.


2 Simon Charles, Q. III, 115.
3 Journal du Siège, Q. IV, 128.
4 Poulengy, Q. II, 458.
144 LA SAINTE DE LA PATRIE

La conclusion du débat n’eut rien de décourageant, rien non plus


de tout à fait affirmatif. Pourquoi, disaient les conseillers, Charles ne
recevrait-il pas la visiteuse ? À quoi s’engagerait-il ? 1.
Yolande de Sicile, belle-mère du roi, et Marie d’Anjou sa femme allè-
rent plus loin : il fallait entendre la jeune Lorraine. Dans l’état des cho-
ses, c’était un devoir. Les femmes, dans les conjonctures délicates, sont
souvent mieux inspirées dans leur subtil instinct que les hommes par
leur prétendue raison. Quelques-uns sont allés jusqu’à penser que Ma-
rie reçut Jeanne avant son royal époux. Ce n’est pas invraisemblable.
Il y avait quarante-huit heures que Jeanne attendait et priait, quand
il lui fut notifié que Charles la recevrait le soir, après son dîner 2.
Aussi bien n’avait-elle eu aucune inquiétude : ses Voix lui avaient
annoncé que l’attente serait courte et se terminerait heureusement 3.
III
Le château de Chinon où elle allait pénétrer, passait pour une des
plus belles masses de pierre qui fût en France, au monde même. Cette
réputation n’était pas usurpée. En réalité, il y avait trois châteaux plu-
tôt qu’un seul : Le Coudray avec ses huit tours, le Grand Logis où saint
Louis avait habité, où Charles VII résidait, enfin la Caserne qui rece-
vait les gardes et les soldats de la garnison. Dans le quartier de la Ca-
serne se dressait une vaste et haute chapelle dédiée à saint Georges.
Quand le soir descendait, sous les suprêmes rayons du soleil incliné,
ces mâchicoulis, ces tours, ces toitures à pignons aigus, ces chemins de
ronde protégés, revêtaient des aspects de singulière fantaisie et de sin-
gulière beauté. La sainte enfant tout entière à la pensée du drame qui
allait se jouer, en même temps que se joueraient les destinées de la
France, ne dut point s’abandonner à l’admiration de l’édifice quand
elle y entra. Elle invoquait ses Voix.
De ce recueillement elle fut tirée par un blasphème contre Dieu et
un propos obscène contre elle-même.
– « Est-ce pas là la Pucelle ? demandait quelque reître. Si… ».
Jeanne relève la tête : et regardant le soldat avec une infinie com-
passion :
– « Malheureux ! dit-elle, tu renies Dieu ; et tu es si près de paraître
devant lui ».
Moins d’une heure plus tard, l’homme se noya 4.

1 Pasquerel, Q. III, 102.


2 Simon Charles, Q. III, 115.
3 Jeanne, Q. I, 56 ; Simon Charles, Q. III, 115, 116.
4 Pasquerel, Q. III, 102.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 145

Cependant elle avait continué son chemin.


Conduite par le Duc de Vendôme, elle arriva jusqu’à la grand’salle.
On appelait ainsi une vaste nef gothique d’une trentaine de mètres de
long sur seize de large. On l’avait éclairée avec cinquante torches 1.
L’octroi d’une audience royale à Jeanne avait été regardé comme
une espèce de bonne fortune par cette cour ennuyée et désœuvrée. Du
moins aurait-on un peu de nouveau. On la verrait cette Pucelle qui
était sur toutes les lèvres. Ce serait amusant. Et puis, tout de même, si
elle apportait quelque chose de bon ; on en était déshabitué depuis si
longtemps ! L’assistance à l’entrevue fut regardée comme une partie
très intéressante, assaisonnée, relevée d’une pointe de patriotisme. Les
courtisans n’eurent garde de faire défaut. À ne compter que les hom-
mes d’armes, ils s’y trouvèrent plus de trois cents.
Le spectacle valut d’ailleurs la peine d’être vu.
La jeune sainte s’avança, calme et modeste, avec une suprême sim-
plicité, conte Gaucourt qui était là 2. Elle avait alors dix-sept ans et deux
mois ; paraissait robuste ; elle était bien proportionnée. Elle portait
l’habit d’homme : « un pourpoint noir, d’étoffe rude, des chausses lon-
gues attachées au pourpoint, une huque de gros gris noir. Elle avait les
cheveux coupés en rond, à la soldat, noirs. Un chaperon noir lui cou-
vrait la tête » 3. Sa voix était douce, une vraie voix de femme. Sa langue
– la langue de Jeanne que Français et Anglais connaîtront bientôt, que
l’humanité cultivée admirera toujours, d’une frappe très pure, sonore,
rapide, avec un beau mélange de spontanéité et de prudence –, est déjà
toute formée. La pratique d’une société polie n’y ajoutera rien. Elle ex-
primait une âme : telle était l’âme de Jeanne avant son arrivée à la cour,
telle était sa langue : telle demeura l’âme et telle demeura sa langue. La
langue de Jeanne fut toujours exactement montée à la mesure de son
âme. L’âme étant toujours héroïque et humble, la langue est héroïque et
humble. Personne ne peut l’oublier de ceux qui, un seul jour, en ont
goûté la saveur un peu âpre et si chrétienne.
Cependant le roi s’était retiré avant l’entrée de la jeune fille. Vou-
lut-il savoir si elle le reconnaîtrait comme elle avait reconnu Baudri-
court, sans l’avoir vu jamais ?
Tandis donc que le souverain se dissimulait, le comte de Clermont,
le Beau Seigneur, le « Paris de la cour », « feignait qu’il était le roi » 4.
Magnifiquement vêtu, très entouré, il jouait fort bien son personnage.
Jeanne ne s’y laissa point prendre.

1 Jeanne, Q. I, 75.
2 Gaucourt, Q. III, 16.
3 Livre noir de la Rochelle.
4 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 207.
146 LA SAINTE DE LA PATRIE

Quand Charles sortit de la chambre où il se tenait et se mêla aux


courtisans, elle l’aperçut. Or « combien que elle ne le cognaissait pas et
ne l’avait onques veu » 1, elle alla droit à lui. Sa Voix la menait.
– « Quand j’entrai dans le palais de mon roi, affirmera-t-elle aux ju-
ges de Rouen, je le connus au milieu de son entourage sur l’indication
de ma Voix qui me le révéla » 2.
« Lors, ycelle, venue devant le roy, fist les inclinations et révérences
accoutumées de faire aux roys, ainsi que se elle eût été nourrie en la
court, et la salutation faicte dist en adressant la parole au roy : Dieu
vous donne bonne vie, gentil Roy. Et il y avait là plusieurs seigneurs
pompeusement vestus plus que n’estait le roy. C’est pourquoi il respon-
dit à la dicte Jehanne : Ce n’est pas moy qui suis le roy. Et luy montrant
un de ses seigneurs dit : Voilà le roy. À quoy elle répondit : Gentil
Prince, en nom Dieu, c’est vous et non un autre » 3.
N’est-elle pas saisissante cette entrée de Jeanne dans la demeure
de son roi ? N’est-elle pas charmante aussi de fraîcheur et de grâce ?
Ne dirait-on pas un rayon perçant à l’improviste le nuage, et jetant de
la lumière, de la chaleur, de la beauté sur un paysage sombre, désolé :
le paysage de la « grande Pitié » ? C’est une prophétesse qui se dé-
voile ; mais une prophétesse de dix-sept ans douce comme une fleur
de Pâques. Sa Voix lui avait désigné son roi.
Charles lui demanda son nom, et ce qu’elle venait faire.
– Gentil Dauphin, j’ai nom Jeanne la Pucelle 4.
Cinq siècles déjà ont ratifié cette réponse. Elle déclara ensuite que
ce n’étaient pas les hommes qui l’envoyaient. Elle s’était mise en che-
min, de par « le Roy des cieulx » 5.
– « Mon très illustre maître, conclut-elle ; je suis venue pour don-
ner secours au royaume et à vous 6… Et vous mande le Roi du ciel, par
moi, que vous serez sacré et couronné dans la ville de Reims ; et que
vous serez lieutenant à Luy, qui est vray Roy de France » 7.
La question ne pouvait se poser plus nettement. Pas d’ambages,
pas d’hésitation : c’est Dieu qui a mis Jeanne en route. Il lui a confié
une mission ; elle est son ange près du roi. Et de cette mission les ré-
sultats sont annoncés avec une précision éblouissante : Orléans sera
repris 8 ; le roi sera sacré ; mais qu’il ne l’oublie pas : sacré, il sera un

1 Jean Chartier, Q. IV, 52.


2 Jeanne, Q. I, 56.
3 Jean Chartier, Q. IV, 52
4 Pasquerel, Q. III, 103.
5 Ibid.
6 Gaucourt, Q. III, 17.
7 Livre noir de la Rochelle.
8 Gaucourt, Q. III, 17.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 147

lieutenant. On l’appellera le roi : il ne sera que le lieutenant du vrai


roi : le vrai Roi, c’est le Christ ! 1.
Impressionné quoi qu’il en eût, Charles éloigna la foule ; et rete-
nant Jeanne à l’écart, dans une des extrémités de la salle, il entama
une conversation particulière avec elle.
Il ne sut point, ou ne voulut point cacher quelque doute, car la
jeune fille en vint à se faire plus insistante. Elle eut un cri du cœur.
L’âme d’un peuple meurtri, broyé depuis près de cent années, vibra
subitement en elle :
– « Gentil Sire, dit-elle ; employez-moi ; la Patrie sera bientôt allé-
gée ! » 2.
Puis elle développa sa toute première réponse, confiant au souve-
rain le mystère entier de sa mission : ses relations avec saint Michel,
sainte Catherine, sainte Marguerite ; cette belle histoire des dilections
du ciel pour la France et le roi, Dieu était prêt à opérer des merveilles ;
mais il fallait que le roi voulût croire.
– « Si le roy voulait croire et avoir foy en Dieu ; à Monsieur saint
Michel, à sainte Catherine, à Madame sainte Marguerite, elle, elle le
manerait corronner à Reims, et le remettrait paisible en son royau-
me ! » 3.
Or, le scandale intellectuel de Charles VII en présence de Jeanne
était justement qu’il fallait avoir « foy en Monsieur saint Michel, en
Madame sainte Catherine, en Madame sainte Marguerite ». Quand
Jeanne lui parlait patrie, elle l’émouvait ; quand elle lui parlait vision,
elle l’inquiétait.
Jeanne le devina. Elle eut l’intuition qu’il faudrait des prodiges,
comme disait Jésus, pour conquérir ce cœur incertain. Et au risque de
lui faire mal, elle résolut de débrider fermement, quoique discrète-
ment, l’une de ses plaies les plus cachées et les plus douloureuses.
Charles effectivement en était arrivé à ce point de douter de son
sang 4. Tant de malheurs avaient fondu sur lui qu’il avait fini par les
regarder comme le signe d’une réprobation inexplicable supposé que
le trône lui appartînt. Et à tout peser équitablement, avec une mère
telle qu’Isabeau, nulle inquiétude n’était exagérée. Toutefois si Charles
souffrait durement de cette angoisse, il la dissimulait profondément.
De certains maux on rougit.

1 QUICHERAT, III, 103.


2 Interrogata respondit quod dixit regi suo quod poneretur ad opus et patria statim erit alle-
viata. Jeanne, Q. I, 126.
3 Le Doyen de Saint-Thibault, Q. IV, 320.
4 L’abbréviateur, Q. IV, 258-259.
148 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne toucha la blessure avec une souveraine délicatesse. Regar-


dant le roi, et s’élevant tout d’un coup au tutoiement des antiques pro-
phètes :
– « Je te dis de la part de Messire que tu es vrai héritier de France
et fils de roi ! Il m’envoie vers toi pour que je te conduise à Reims, si tu
veux » 1, prononça-t-elle.
Le roi ne répondit pas, que l’on sache.
Il conclut l’audience. Son mélancolique visage était éclairé de quel-
que joie. Il ne dissimula point avoir entendu des choses extraordinai-
res, des secrets que Dieu seul pouvait connaître. C’est pourquoi il
n’était pas sans confiance 2.
IV
Supposé toutefois que Jeanne eût cru avoir ville gagnée, elle aurait
mal connu le mobile jeune souverain. Celui auquel le bonheur finira
par donner une si belle fermeté n’était encore, sans aucune exagéra-
tion littéraire, qu’un roseau agité par le vent.
Il fut tôt replongé dans ses incertitudes. Il reprit ses délibérations,
n’aimant rien tant que de délibérer, parce que la délibération qui est à
peu près le contraire de l’action, crée en certaines gens l’illusion qu’ils
agissent. On a donné à entendre qu’il avait joué la comédie de l’indé-
cision afin de mieux mettre en lumière la personne de Jeanne, de la
mieux faire connaître à son entourage. Nous n’en croyons absolument
rien. Il céda à son humeur ; il ne fit pas de calcul.
Il se trouvait près de lui quelques clercs, même en dehors de Gé-
rard Machet et de Regnault de Chartres. C’étaient Simon Bonnet, qui
devint évêque de Senlis ; de Rouvres, évêque de Séez avant d’avoir été
transféré à Maguelonne ; Hugues de Combaret, évêque de Poitiers, ce-
lui que le sire de Giac avait voulu faire jeter à la rivière, parce qu’en vo-
tant la taille il avait protesté contre les pilleries des gens de guerre ;
Pierre de Versailles, futur évêque de Meaux ; Jean Morin, qui repré-
senta son souverain au concile de Constance 3.
Il leur déféra Jeanne. Ils l’interrogeraient, en présence du duc
d’Alençon. Ils lui demanderaient pourquoi elle était venue et qui
l’avait envoyée. Ils lui adresseraient ensuite un rapport. Il fut fait ainsi.
Aux questions précises des clercs, elle répondit avec précision :
c’est dire qu’elle répéta ce que Charles n’ignorait plus : elle était venue
de la part du Roi des cieux, et sur l’ordre de ses Voix, afin de délivrer
Orléans et de faire couronner le roi à Reims 4.

1 Pasquerel, Q. III, 103.


2 Ibid.
3 D’Alençon, Q. III, 92.
4 Ibid.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 149

De l’interrogatoire et des réponses, relation fut soumise au roi 1. Il


n’en tira naturellement aucune conclusion. Il ne prit pas plus parti après
l’écrit de ses clercs, qu’il n’en avait pris après son audience personnelle.
Est-ce à dire que la soirée du château et l’intervention des maîtres
avaient été totalement perdues ? Non.
Si Jeanne n’avait pas décidé le roi à l’employer, si elle ne lui avait
pas communique la force de secouer ses torpeurs et le joug de La Tré-
mouille, hostile par système à tout ce qui n’était pas de lui ou dépen-
dant de lui, au moins lui avait-elle inspiré la conviction qu’elle était la
loyauté même. Puis ce surnaturel qu’il touchait pour ainsi dire de la
main, le rendait respectueux.
Il défendit que Jeanne retournât à son auberge. Elle prendrait
l’hospitalité au château et serait remise à l’une des plus chrétiennes
Dames de la cour, la femme de Guillaume Bellier, son majordome 2 et
son bailli de Troyes.
Un adolescent de quatorze ans, Louis de Contes, fut attaché à sa
personne en qualité de page. Quelques femmes aussi furent désignées
pour vivre avec elle. Elle logea dans une tour du Coudray 3. Un ora-
toire très voisin, où elle répandit son âme immédiatement après
l’audience royale, la vit souvent. Elle y priait à deux genoux, en larmes.
Sa chambre de la Tour fut témoin des mêmes oraisons 4.
V
Un commencement de faveur royale, la complaisance assez nette-
ment déclarée d’Yolande de Sicile et de Marie d’Anjou, la curiosité, sa
vertu, lui valurent immédiatement de nombreuses visites. Les plus
grands eurent à cœur d’entrer en rapport avec elle : de ceux-là fut le
duc d’Alençon.
Il avait appris l’arrivée de Jeanne à Chinon et la rumeur qu’elle y
avait soulevée, tandis qu’il chassait aux cailles, dans sa terre de Saint-
Florent-les-Saumur. Doublement intéressé par la nouvelle, comme pa-
triote et comme gendre du duc d’Orléans, il quitta l’Anjou dès le len-
demain, et se rendit directement chez le roi, avec lequel il en usait fort
familièrement en ce temps-là.
Il trouva Jeanne en conférence avec Charles 5.
– « Qui est celui-ci ? », interrogea-t-elle.
Le roi nomma d’Alençon.

1 D’Alençon, Q. III, 92.


2 Gaucourt, Q. III, 17.
3 On a vu que le château du Coudray avait été réuni à celui de Chinon.
4 De Contes, Q. III, 66.
5 D’Alençon, Q. III, 91.
150 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Vous, soyez le bienvenu, dit-elle alors ; et avec un de ses beaux


mots vibrants et concis : plus il y aura de sang de France ensemble, en
vérité mieux nous en vaudra 1.
Cette phrase évoque un programme politique dont Jeanne était
inspirée déjà quand elle avait réclamé René d’Anjou au duc Charles de
Lorraine ; pour faire tête aux Anglais, il fallait la réunion de tous les
grands vassaux, de tout le sang de France.
La leçon était bonne à Charles VII plus encore qu’à d’Alençon.
Jeanne, très subtile, très fine, ne l’avait-elle pas bien vu ? Que, Dau-
phin encore, Charles eût contribué beaucoup aux dissensions nationa-
les, il était impossible de le nier ; même roi, il s’était, à tort ou à raison,
aliéné les Bretons. Mais le passé de division était le passé : il fallait le
noyer dans un volontaire oubli. Le temps était arrivé de se souvenir
entre Français qu’on était de France. L’âme nationale ne pouvait de-
meurer tiraillée, disloquée entre Bourguignons et Armagnacs, Bretons,
Dauphinois, toujours prêts à se couper la gorge. Qui gagnait à ces ini-
mitiés non seulement de province à province, mais de ville voisine à
ville voisine, de château à château se regardant des deux bords d’une
rivière, de village à village unis par un chemin mitoyen ? L’Anglais.
Qui avait intérêt à attiser, à éterniser les colères ? L’Anglais. Que donc
le sang de France se ralliât, fît bloc. Oui, il fallait oublier… et se souve-
nir ! Oublier les rancœurs et les colères ; se souvenir de l’origine com-
mune ; courir à l’intérêt commun, aimer ensemble la Patrie, et la sau-
ver ! « Plus il y aura de sang de France ensemble, mieux nous en vau-
drons ! ». Ni le roi, ni d’Alençon, ne surent mauvais gré à Jeanne de sa
sainte audace.
Charles l’admettait à sa messe quotidienne 2, causait volontiers
avec elle, l’emmenait en ses chevauchées, se prêtait à ses conceptions
mystiques avec une bonté réelle nullement vide de déférence.
D’Alençon la recevait à sa table 3. Les plus hautes dames voulaient
entrer en relation avec elle.
Ce commerce quotidien avec « des gens de grand état » 4 aurait pu
la griser, la déformer. C’était un très grave danger. La grâce de Dieu
aidant, elle n’y trébucha point. Elle n’essaya jamais de se former aux
manières et aux discours mondains. Elle sut demeurer la bonne, la
vraie petite Française des Marches de Lorraine. Les bizarres atours des
Dames et Damoiselles ne la séduisirent point. Elle garda son noir et
rude 5 habit d’homme, retenu par des agrafes en cuir grossier. Elle

1 D’Alençon, Q. III, 91.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 De Contes, Q. III, 66.
5 QUICHERAT, I, 220.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 151

n’eut aucun souci de modifier le jeu de sa chevelure coupée disgracieu-


sement en rond, ainsi que celle du dernier varlet. Elle ne cacha pas
d’ailleurs aux gens de Poitiers et plus tard à ses juges pourquoi il valait
mieux qu’elle fût accommodée ainsi. Celui qui aime le péril y périra,
dit l’Esprit. Elle connaissait cet axiome de discipline morale et s’y
soumettait.
Toutefois, naturellement bonne et distinguée, radieuse de courage
et de pureté, elle ne fut déplacée nulle part. Son maintien séduisait par
sa grâce candide. Elle demeurait volontiers silencieuse. Sortait-elle de
sa réserve, son parler était admirable. Il est peu de génies de son
temps, même d’un temps postérieur dont il reste autant de « mots »
que d’elle. Jeanne disait des choses tellement convenantes en toute oc-
casion que dans ce milieu malicieux et de nulle bienveillance aux nou-
veaux venus, on ne lui reprocha jamais une imprudence de parole. Sa
vie intérieure qui ne subit aucun déchet la défendit. Elle pria tout au-
tant à Chinon qu’à Domrémy ; elle y pleura beaucoup plus.
Son besoin d’activité cependant n’avait pas diminué. Elle aimait
toujours les exercices de plein air : aussi ne refusa-t-elle pas de courir
une lance avec le roi et d’Alençon dans les prés qu’arrose la Vienne. Elle
le fit en cavalier accompli, si bien que le duc lui offrit un cheval de ses
écuries normandes 1. Il lui arrivait même de parler guerre et on s’éton-
nait alors qu’elle devisât des ordonnances militaires « en aussi bonne
manière comme eussent pu en faire des chevaliers et escuyers estant
continuellement aux faits de la guerre. De quoy le roy et tous ceulx de
son hostel se donnèrent très grands merveilles » (étonnements) 2.
La condescendance royale lui parut assez sûre, pour qu’en l’un des
jours de cette semaine de Chinon, elle ait osé proposer à Charles de
donner, par acte authentique, son royaume à Notre-Seigneur.
D’Alençon témoigne du fait dans sa déposition du 3 mai 1456. La
Trémouille était présent, dit-il. Jeanne adressa plusieurs requêtes au
roi, entre autres, qu’il fît donation de son Royaume à Jésus-Christ.
Après cet acte, le Roi du ciel travaillerait pour lui comme il l’avait fait
pour ses prédécesseurs. Il serait replacé dans l’ancienne condition des
rois de France 3.
Charles fut-il fort surpris de cette communication ? Nous ne le
croyons guère. Il avait certainement remarqué ce que Jeanne lui avait
dit si peu auparavant de sa « lieutenance » : « Vous serez le lieutenant
du Roy du ciel ». Faites donation de votre royaume à Jésus-Christ,
n’est que la répétition de la même pensée. Cette conception occupait

1 D’Alençon, Q. III, 92.


2 Perceval de Lagny, Q. IV, 3.
3 D’Alençon, Q. III, 91.
152 LA SAINTE DE LA PATRIE

fortement la sainte. Qu’on lise la lettre aux Anglais datée de Blois ;


qu’on lise celle aux gens de Troyes et au duc de Bourgogne ; qu’on se
souvienne de dix passages du Procès ; on retrouve partout la même
dominante notion : « La France est « le Sainct Royaume », Charles
pour le recouvrer aura le secours « du Roy Jhesus »… « Roy d’Angle-
terre, faictes raison au Roy du ciel de son sang royal »… « Vous ne
tiendrez jamais la France du Roy du ciel. Mais la tiendra Charles, vray
héritier à qui Dieu l’a donnée ». « Tous ceux qui guerroient au dict
sainct royaume de France guerroient contre le Roy Jésus ». Aussi son
suprême maître, son seul maître en définitive, ce n’est pas Charles,
c’est quelqu’un de plus grand que Charles puisque Charles dépend de
lui, c’est « le Roy Jésus son droicturier – souverain Seigneur » 1. Il se-
rait facile de multiplier les citations.
Par où Jeanne devient un anneau de cette chaîne de mystiques qui
firent profession de rattacher la France immédiatement à Jésus Roi ;
et de subordonner le développement de ses destins à sa fidélité au su-
zerain qui l’avait spécialement choisie.
Tel saint Rémy, qui déclarait à Clovis la pérennité de la France,
supposé qu’elle demeurât digne de sa prédestination. « Apprenez,
mon Fils, que le royaume des Francs est prédestiné à la défense de la
seule véritable Église de Jésus-Christ ».
Tel saint Louis, qui entendait être et demeurer « le bon sergent de
Dieu ».
Telle Marguerite-Marie, pleine jusqu’à une sainte ivresse de la
royauté du Christ sur la France : « Ce divin Cœur de Jésus, s’écrie-t-
elle, veut régner, et il régnera en dépit de Satan et de ses ennemis ».
« Fais savoir, lui commande un jour Notre-Seigneur, au Fils aîné de
mon Sacré-Cœur (le Roi de France), que mon cœur adorable veut
triompher du sien, et par son entremise, de celui des grands de la
terre. Il veut régner dans son palais, être peint sur ses étendards, gravé
dans ses armes pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis ».
Jeanne a bu à cette source de prophétisme ; elle est du même esprit,
de la même école : la seule différence qui se puisse relever entre elle et
les autres, c’est que mêlée à des exploits prodigieux, les faits qu’elle
produit, les discours qu’elle tient, les symboles qu’elle invente, son
étendard par exemple, manifeste flottant des droits du Christ, donnent
à ses déclarations un éclat devant lequel toutes les autres pâlissent.
D’Alençon, après avoir averti que Jeanne avait présenté plusieurs
requêtes au roi, en apporte une seule : celle que nous venons d’ana-
lyser.

1 Jeanne (Lettre au Duc de Bourgogne), Q. V, 127, etc.


LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 153

Les deux autres 1 nous sont connues par Eberhard de Windecken,


trésorier et historiographe de l’empereur Sigismond. Il a eu entre les
mains des relations d’ambassadeurs adressées à son maître, il les pro-
duit 2, en les abrégeant probablement 3. Quicherat lui reconnaissait
une très sérieuse autorité. Or, d’après le chroniqueur allemand, Jean-
ne aurait supplié le roi non seulement « de se démettre de son royau-
me et de le donner à Dieu » ; mais « de pardonner à tous ceux des
siens qui avaient été contre lui, et lui avaient jamais fait de la peine » ;
et enfin « de demeurer humble pour tous ceux qui viendraient à lui,
pauvres ou riches. Et à ceux qui lui demanderaient quelques grâces, il
les leur accorderait, soit amis soit ennemis » 4. Le roi de France ne
vengerait pas les injures du Dauphin. Toujours l’idée, la noble idée,
l’idée juste et politique ; cent fois mieux l’idée chrétienne d’essence :
Pardonnez ; soyez miséricordieux. Plus il y aura de sang de France en-
semble, mieux nous nous en trouverons. Quelle est belle cette éduca-
tion d’un roi par une « bergerette » !
VI
Charles oscillait donc passant de la défiance à la confiance, pour
revenir à la défiance. Ce flux et ce reflux d’impressions n’échappaient
point à Jeanne. Aussi bien les mots qui s’échangeaient entre les clercs
de Charles, mots qui lui revenaient, sur la mission qu’elle s’attribuait,
ses origines, ses conditions 5, eussent suffi à lui ouvrir les yeux, parce
qu’évidemment ils reflétaient la pensée royale. D’autre part, elle
n’ignorait pas que tout était entre les mains du roi. Si elle essayait de
convaincre les autres, c’était afin d’écarter de lui des influences adver-
ses. Bientôt elle n’y tint plus. Elle verrait Charles et achèverait la révé-
lation que, par un ménagement respectueux, elle avait seulement com-
mencée lors de leur premier entretien. N’était-ce pas cela que ses Voix
avaient voulu lui indiquer, le jour où elles lui avaient dit : « Va coura-
geusement ; quand tu seras devant le roi, il recevra bon signe qu’il doit
t’accueillir et te croire » 6.
Elle se rendit donc au château, espérant trouver le souverain tout
seul ; mais elle rencontre près de lui d’Alençon, le sire de Trêves,
Christophe de Harcourt, Machet, peut-être La Trémouille. Elle prit
son parti de leur présence avec sa décision coutumière, et usant de
l’ascendant extraordinaire qu’elle exerçait quand il s’agissait de son
œuvre, elle exigea et obtint de ces seigneurs qu’ils prêteraient serment

1 La requête dont parle Jean d’Alençon figure aussi dans le chapitre d’Eberhard.
2 QUICHERAT, IV, 486.
3 Ainsi ne dit-il rien du voyage de Jeanne à Poitiers, etc.
4 Eberhard, Q. IV, 486, 487.
5 Jeanne, Q. I, 121.
6 Ibid., 120.
154 LA SAINTE DE LA PATRIE

de ne révéler à personne ce qu’elle allait dire ; elle prêta le même ser-


ment, puis elle commença 1.
– « Gentil Dauphin, pourquoi ne me croyez-vous ? Je vous dis que
Dieu a pitié de vous, de vostre royaume, de vostre peuple ; car saint
Louys et Charlemagne sont à genoux devant Luy ; et je vous dyrai s’il
vous plaît telle chose qu’elle vous donnera à connaître que vous me
devez croire » 2.
De fait, elle dit au roi « une chose de grant qu’il avait faicte, bien
secrète, qu’il n’y avait personne qui le peust scavoir que Dieu et luy » 3.
La conséquence prévue par Jeanne s’ensuivit ; le roi se décida, car,
ajoute le chroniqueur, « dès lors il fut convenu que le roy essayerait à
escouter ce qu’elle disait. Toutefois il advisa qu’il était expédiant qu’il
l’amenât à Poictiers » 4.
VII

Cette chose « de grant » que Jeanne dit à Charles, « afin de lui


donner à connaître qu’il la devait croire », c’est ce qu’on a appelé le se-
cret du Roi.
Quel était-il ?
Les juges de Rouen ont tenu à le savoir. Jeanne le leur cacha obsti-
nément. « Vous ne pouvez vouloir que je devienne parjure », répondit-
elle. Et c’était vrai puisqu’elle avait juré de ne jamais le découvrir. On
l’eût probablement ignoré toujours si Charles ne l’eût lui-même révélé
à Guillaume Gouffier, sire de Boisy 5. Ce seigneur de Boisy servit trois
rois avec des fortunes diverses. Moitié disgracié par Louis XI qui n’eut
jamais de faible pour les conseillers intimes de son père, il fut élevé
aux plus hautes dignités par Charles VIII. Il devint gouverneur de
Charles Rolland, Dauphin de France 6, le même qui mourut jeune en
ouvrant l’accès du trône à Louis XII. Il avait été « choisy entre tous
ceux du Royaume », « pour ses mérites et ses vertus », parce qu’il était
un bon et loyal prud’homme » 7.
Les mérites de messire Guillaume étaient appréciés de fort vieille
date. Il était éloquent ; « de sa bouche ne sortaient que beaux exem-

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208. Nous n’hésitons pas à placer avant l’examen de Poitiers

cette scène admirable que plusieurs ont placée après. La cohérence des événements exige en effet
cette disposition. Comment après Poitiers, quand tout est réglé, aurait-elle dit : Gentil Dauphin,
pourquoi ne me croyez-vous, etc.
2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208.
3 Ibid., 209.
4 Ibid., 208.
5 Sala, Q. IV, 279.
6 Ibid.
7 Ibid.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 155

ples » 1. Il avait été si cher à Charles VII que ce souverain, lorsque


quelqu’un devait passer la nuit dans sa chambre, n’acceptait personne
d’autre.
Boisy fut à son tour plein de bonté pour un écrivain nommé Pierre
Sala, l’auteur des « Hardiesses des grands rois et empereurs » ; et il
lui conta ce que Charles VII, « étant en ceste grande privauté 2 avec
lui », avait daigné lui confier touchant « le secret du Roi ». Voici le ré-
cit du « bon et loyal prud’homme ».
« Au temps de la grande adversité de ce roy Charles VII, il se trouva
si bas qu’il ne sçavait plus que faire, et ne faisait que penser au remède
de sa vie, car il était entre ses ennemys enclos de tous côtés. Le roy es-
tant dans cette extrême pensée, entra ung matin dans son oratoire,
tout seul, et là fist une humble requeste et prière à Notre-Seigneur,
dans son cœur, sans prononciation de parolle, où il lui requérait dévo-
tement que se ainsy estait qu’il fût vray héritier descendu de la noble
maison de France, et que le royaulme pust lui appartenir justement, il
lui plust de le garder et défendre ; que s’il n’estait pas vray héritier, il
lui donnât grâce de eschapper sans mort ni prison ; et qu’il se peust
sauver ou en Espagne ou en Écosse qui estait de toute ancienneté frè-
res d’armes et alliés du roy de France ».
Lors de sa première audience solennelle Jeanne avait fait une allu-
sion lointaine à ce fait : « Je te dis que tu es vray héritier, etc. ». De
cette fois elle va préciser. Elle indiquera tout : le lieu, le jour, les détails
de l’admirable prière : car elle est admirable cette prière ; admirable
de loyauté, de résignation, d’abandon à Dieu, d’amour pour la France,
de laquelle Charles s’exclura plutôt que de prolonger ses malheurs.
C’est un cri de royale foi et de royale pitié.
– « Sire, dit donc Jeanne, n’avez-vous pas bien mémoire que le jour
de la Toussaint dernière, vous estant dans la chapelle de vostre chas-
teau de Loches, en vostre oratoire, tout seul, vous feistes trois reques-
tes à Dieu ? Le roi répondit qu’il estait bien mémoratif (qu’il se souve-
nait bien) lui avoir fait quelques requestes.
« Et alors la Pucelle lui demanda si jamais il avait dist et révélé les
dictes requestes à son confesseur ne à aultres. Le roy dit que non.
– « Et si je vous dis les trois requestes que vous feistes, croirez-
vous bien en mes paroles ?
« Le roy répondit que oui. Adonc la Pucelle lui dist :
– « Sire, la première requeste que vous fiestes à Dieu fut que vous
priastes que si vous n’estiez vray héritier du royaume de France, ce fût

1 Sala, Q. IV, 279.


2 Ibid., 280.
156 LA SAINTE DE LA PATRIE

son plaisir de vous oster le courage de le poursuivre, afin que vous ne


fussiez plus cause de faire et soutenir la guerre dont procèdent tant de
maulx.
« La seconde fut que vous le priastes si les grantes adversités et tri-
bulations que le pauvre peuple de France souffrait et avait souffert si
longtemps, procédaient de vostre péché, et que vous en fussiez cause,
que ce fust son bon plaisir en relever le peuple et que vous seul en fus-
siez puni, portassiez la pénitence soit par la mort, ou par telle autre
peine qu’il lui plairait.
« La tierce fut que si le péché du peuple était cause des dictes ad-
versités, que ce fust son plaisir pardonner au dict peuple, et apaiser
son ire et mestre le royaume hors des tribulations esquelles il estait ; jà
avait douze ans et plus.
« Le roy cognoissant qu’elle disait vérité adjouta foy à ses parol-
les ».
VIII
Le roi pouvait concevoir cette foi. Jeanne venait de lui apporter une
preuve nouvelle de son inspiration en prophétisant. La prophétie en
effet qui concerne généralement l’avenir peut regarder le passé 1 ; sous
cette condition que celui-ci ne puisse avoir été connu ni du voyant, ni
de qui que ce soit capable de l’avoir renseigné.
Or le roi avait gardé son secret : « Il n’y avait personne qui le peust
scavoir que Dieu et luy » 2.
Aucune lumière d’ici-bas n’avait éclairé Jeanne. Puisqu’elle savait,
c’est qu’une puissance surnaturelle l’avait illuminée.
– « Il y a ès livres de Notre-Seigneur plus que ès vostre » 3, répon-
dra-t-elle un jour aux clercs.
Cela signifiait : il y a « ès livres de nostre Seigneur » des choses qui
ne se trouvent pas dans les vôtres. Les révélations privées sont ès li-
vres de Notre-Seigneur et ne sont pas « ès livres des Docteurs ». No-
tre-Seigneur lui avait ouvert ses livres parce qu’il lui avait convenu.
C’est là qu’elle avait lu la prière sublime et désolée de Charles.
IX
Le Conseil Royal ne se crut pas tenu cependant d’admettre d’em-
blée que ce fût bien Notre-Seigneur qui avait tenu le livre. Un pro-
blème se posa devant lui qui se fût posé devant tout conseil royal
d’alors : la révélation était incontestable. De quelle nature était-elle ?

1 Benoit XIV, De Canon. SS., lib. III, c. XLV.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 209.
3 Jeanne, Q. III, 80.
LES ENTREVUES DE JEANNE ET DE CHARLES À CHINON 157

Divine ? Diabolique ? Glissa-t-on dans l’oreille de Charles que « diabo-


lique » n’était pas impossible ? Franchement, on ne voyait pas trop
comment « diabolique »… Mais Satan est si malin, si subtil ! On ne
pouvait pas négliger l’hypothèse. Il fallait la débattre. Si cette discus-
sion se produisit, il n’en est resté aucune trace documentaire. On
pourrait à la rigueur l’inférer d’un fait que nous rencontrerons bientôt
et sur lequel nous nous expliquerons.
Nous pensons que l’insinuation, si elle se produisit, ne mordit pas
sur le droit esprit du souverain. Sa conviction était établie ; « il adjou-
tait foy aux parolles » de Jeanne.
Cependant puisqu’une question d’ordre théologique se soulevait,
autant pour couvrir sa responsabilité que pour obéir aux usages, Char-
les résolut de la soumettre à son tribunal en matière de foi.
Un collège composé de Docteurs demeurés fidèles à la monarchie
nationale, siégeait à Poitiers depuis 1427. C’est à cette ville qu’il enver-
rait la jeune fille. Lui-même s’y rendrait avec Regnault de Chartres,
Gérard Machet, Hugues de Combaret, quelques officiers de sa maison
et leurs femmes, et l’on aviserait définitivement. Quoi qu’il dût arriver
ensuite, la prudence royale serait sauve.
Jeanne allait rencontrer pour la première fois un tribunal composé
d’ecclésiastiques.
Chapitre IX
Les débats et le jugement de Poitiers
(1429)

Du 20 mars environ aux premiers jours d’avril

La semaine sainte de l’année 1429 à Poitiers. – Jeanne, qui a été conviée à suivre le
roi, est remise pour examen de moralité et de foi aux clercs de Charles VII. – Sa-
gesse de cette mesure. – La sainte de la Patrie descend chez Me Rabateau. – Liste
des commissaires royaux qui intervinrent : gravité de leurs débats. – Les quatre té-
moins du procès de Poitiers. – Ce qu’on peut tirer de leurs dépositions. – « Grande
manière » des réponses de Jeanne ; elle prophétise. – Conclusions des commissai-
res ; conclusion du Roi. – Il envoie Yolande à Blois. – Il commence à armer Jeanne.
– Joie populaire des Poitevins. – Encore une prophétie de Jeanne. – Le récit d’un
centenaire. – Beau départ de la sainte : la pierre de la rue Saint-Étienne.

I
Une douzaine ou une quinzaine de jours, estimons-nous, avait pas-
sé dans les pourparlers de Chinon. Du dimanche Lætare on était arri-
vé à celui de la Passion. De la Passion on avait marché vers les Ra-
meaux. La semaine se terminait. Charles donna le signal du départ
pour Poitiers, où les docteurs examineraient Jeanne.
C’était de la sagesse ; nous le pensons. C’était du retard aussi.
C’était l’angoisse des assiégés d’Orléans prolongée, l’ordre des Voix
inexécuté, la céleste mission en souffrance. Jeanne en éprouva quel-
que contrariété.
– « Où me mène-t-on encore ? disait-elle, quand on fut en route.
– À Poitiers » 1, répondit quelqu’un.
Eh ! elle ne l’ignorait pas ! Mais à celle qui avait dit plusieurs mois
auparavant : Le temps me pèse, ainsi qu’à une femme dont le terme
approche, cette remise du départ pour le front était dure. Enfin ; puis-
que ainsi Dieu voulait…
– « En nom Dieu ! je sçay, conclut-elle, qu’à Poitiers j’auray beau-
coup affaire. Mais Messire m’aydera. Or, allons ! de par Dieu ! ».
Dieu ! Toujours Dieu ! « Dieu est ma force et mon salut » 2, chante
le psalmiste juif.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 128.


2 Psalm. XLII, 2.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 159

Le logement de Jeanne à Poitiers avait été préparé chez maître


Jean Rabateau, à l’hôtel de la Rose. (Une enseigne représentant une
rose pendait au-dessus de la porte).
Jean Rabateau 1 n’était pas un mince personnage. Conseiller du
Roi, avocat général au Parlement, il sera créé président de la Chambre
des comptes à Bourges, et finira sa carrière sous le mortier d’un prési-
dent du Parlement de Paris.
Sa femme, qui était de beaucoup de mérite, se montra très mater-
nelle à Jeanne. Cette héroïque enfant, éloignée des siens, isolée de
tous par sa destinée, posée pour ainsi dire entre le ciel et la terre,
l’avait émue et conquise.
Jeanne retrouva d’ailleurs dans l’hôtel de la Rose son ami le plus
chèrement aimé, Notre-Seigneur.
La maison comprenait une chapelle où elle priait quotidiennement
« les genoux pliés, après son dîner ». Presque chaque nuit encore, elle
interrompait son sommeil afin de reprendre ses oraisons. Ces veillées
nocturnes étaient invariablement longues 2. À Poitiers, comme par-
tout, elle se confessait et communiait fréquemment 3.
II
La commission chargée de son examen définitif – du moins pou-
vait-on l’espérer – se composait à peu près exclusivement de « grands
clercs ». Nous en connaissons plusieurs pour les avoir déjà rencontrés
à Chinon. Regnault de Chartres, Pierre de Versailles, Machet, etc. On
leur avait adjoint : Jean Lombart, professeur de la faculté de Théologie
de Paris ; Jacques Madelon ; Le Maire, chanoine de Poitiers ; les Do-
minicains Guillaume Aimeri et Séguin de Séguin ; Pierre Turrelure,
qui deviendra évêque de Digne ; Jean Érault, qui avait connu Marie
d’Avignon et recueilli d’elle-même des prophéties réalisées – il n’en
doutait pas – dans la personne de Jeanne ; Mathieu Mesnage et Guil-
laume Lemarié, simples bacheliers à cette époque 4.
Plusieurs conseillers royaux et des licenciés in utroque furent aussi
commissionnés.
Charles confia la présidence du tribunal à son chancelier Regnault
de Chartres.
Celui-ci était hébergé par une dame Macée ou Le Macé 5. C’est chez
elle qu’il réunit les commissaires afin de leur exposer ce que le roi at-
tendait du zèle et de la science de tous.

1 Garivel, Q. III, 19 ; Thibault, 74, etc. ; Chronique de la Pucelle, Q. IV, 209.


2 Barbin, Q. III, 82.
3 Garivel, Q. III, 20.
4 Ibid., 19.
5 Séguin, Q. III, 203.
160 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le point de délibération fut formulé comme il suit : Eux, les clercs,


les gens d’Église, les théologiens de profession, trouveraient-ils en
Jeanne une de ces tares qui dût empêcher le roi de l’employer ? Sa mo-
ralité, sa foi étaient-elles irréprochables ?
À vrai dire, ils ne manquaient pas de sources d’information. Ils
avaient la correspondance de Baudricourt 1, les attestations de Poulen-
gy et de Novellompont qui étaient ses témoins pour le voyage de Vau-
couleurs à Chinon, un rapport de religieux mendiants, l’opinion de
tant de personnes qui l’avaient examinée sérieusement et curieuse-
ment depuis son arrivée en Touraine.
Les conseillers royaux, au collège desquels appartenaient Regnault
de Chartres, Pierre de Versailles et Gérard Machet, n’étaient pas sans
avoir pour le moins un commencement de conviction. Ils avaient fait
une première étude de la Sainte de la Patrie, en vue de l’audience de
Chinon.
Toutefois, puisque le souverain avait cru expédient de solliciter leur
avis définitif, ils convinrent d’un commun accord de vider l’affaire à
fond et à nouveau, et d’interroger Jeanne comme si elle n’avait été in-
terrogée encore. On intéresserait les plus notables Dames au procès,
même Yolande de Sicile, qui serait priée de rechercher s’il existait en
Jeanne « quelque trace de corruption », ou si elle avait conservé une
parfaite intégrité. La gravité de Madame Yolande permettait de lui
confier une sollicitude délicate ; sa loyauté donnerait à son avis force
incontestée.
III
De cette dernière résolution du chancelier de France et de ses as-
sesseurs il a été beaucoup jasé. On a dit qu’ils s’y étaient arrêtés,
convaincus de l’impossibilité dans laquelle se trouverait Satan d’illu-
sionner les vierges. Beau sujet de variations, quelquefois légèrement
grivoises. Disons qu’aucun maître comptant dans l’École n’a reconnu
cette immunité des vierges. L’opinion de ceux qui croient le contraire,
au moins l’écrivent, est plaisante, quasi drôle : elle n’est pas scien-
tifique.
L’Église ne dissimule cependant pas qu’elle estime la virginité : elle
l’a toujours estimée. Ses docteurs l’ont louée 2. Ses plus illustres saints
de l’un et de l’autre sexe l’ont pratiquée. Elle partage ce goût même
avec quelques païens. Les Athéniens raffinés adorèrent sur la sainte
acropole Pallas Athéné, la déesse vierge. Les Romains honorèrent les
Vestales et leur bâtirent un palais au Forum, près de la fontaine de Ju-

1 QUICHERAT, III, 115.


2 Se rappeler le beau traité de saint Ambroise.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 161

turne et du temple de Vesta. Ils commirent à leur vertu les destins de


l’Éternelle Cité. Les Gaulois et les Saxons se fièrent aux oracles de
leurs Vellédas.
La virginité mérite ces hommages. Volontaire, elle est la vertu des
forts, de ceux dont la chair s’est mélangée d’airain, sous l’action d’une
grâce très réservée, et dans l’exercice d’une volonté très éveillée. Que
celui-là la pratique qui la peut pratiquer, a dit Jésus : tous ne le peu-
vent pas.
Du reste, certaines vertus semblent n’être pas compatibles avec
certains vices. Le respect de son corps, poussé jusqu’au zèle le plus
scrupuleux, semble ne pouvoir coexister avec la fourberie qui est une
dégradation de l’âme. Psychologues et moralistes par état, les théolo-
giens de Poitiers avaient, pour le moins, peine à croire que Jeanne fût
modeste et pure, et en même temps menteuse et hypocrite. Dissolue et
menteuse, passe : très pure et menteuse, non. La pudeur parfaite et la
simple véracité leur paraissaient jumelles. Ceux qui prendront la peine
de réfléchir se rangeront à leur avis.
Le Moyen Age observateur, chrétien et studieux, sut ces choses au-
tant que nous. Autant que nous encore il dédaigna les billevesées qui
couraient à travers les antres des mages. La « licorne » n’intéressa ni
saint Thomas d’Aquin, ni Albert le Grand, ni Duns Scot. La chèvre
blanche, terrible et douce, qui tuait les obscènes du glaive aigu dont le
ciel avait armé son front, et se laissait lier câlinement entre les bras
des vierges, n’était pour les hommes sensés qu’un sujet d’enluminures
jolies ; elle n’eut jamais droit de cité dans les amphithéâtres où ensei-
gnaient les Docteurs.
Les clercs de Charles ne croyaient aux maléfices de Satan qu’autant
qu’il y faut croire, c’est-à-dire avec la plus extrême réserve.
Mais ils étaient décidés à savoir si la jeune fille, qui se présentait
devant eux, était une aventurière ou non. Le roi leur avait confié une
tâche importante de laquelle dépendaient l’honneur et le salut peut-
être de la monarchie ; ils s’en acquitteraient en conscience, sans rien
négliger de ce qui pourrait diminuer toute chance d’erreur. Ils s’adres-
seraient donc à tous : à la reine-mère, aux frères mendiants, au popu-
laire. Il n’y a rien en cela qui sente la démonologie ; tout y respire le
sens commun.
IV
Yolande entra dans la préoccupation des Maîtres. Elle eut des en-
tretiens très intimes avec Jeanne, qui comprit de son côté les soucis de
la respectable femme, et voulut bien permettre qu’ils fussent absolu-
ment dissipés.
162 LA SAINTE DE LA PATRIE

Des religieux mendiants avaient été envoyés à Domrémy 1 pour y


prendre langue au sujet de la jeune sainte. Ils étaient fort propres à ce
genre d’expédition. Partout où les autres avaient chemin barré, eux
trouvaient voie ouverte : leur habit était le meilleur et le plus respecté
des sauf-conduits. La coule brune d’un franciscain et son âne paisible
le mettaient plus en sûreté que le haubert et le cheval cuirassé de
l’homme d’armes. Ils furent entendus.
Leurs nouvelles ne pouvaient être qu’excellentes. Jeanne avait lais-
sé au village la plus exquise des réputations.
Ce qu’elle avait été à Chinon n’était ignoré de personne : elle avait
vécu, prié, communié, confessé ses péchés, prophétisé aussi, au grand
jour.
Quant à Poitiers, il suffisait de ne pas fermer les yeux et les oreilles
pour être fixé. Dame Rabateau 2 ne tarissait pas d’éloges sur elle. Les
autres Dames et Damoiselles partageaient ces sentiments ; et on ima-
gine aisément qu’elles n’avaient pas été les dernières à fréquenter
l’hôtel de la Rose 3. Elles s’étaient émerveillées de la simplicité cordiale
et de la bonne grâce avec lesquelles elles avaient été accueillies. Jeanne
s’était excusée gentiment de son costume masculin : « Je vois bien
qu’il vous étonne, avait-elle dit ; mais quand on doit vivre avec les
hommes mieux vaut porter leur habit » 4. Elles comprenaient et s’en
retournaient édifiées, charmées ; beaucoup disaient : « Vraiment, c’est
une créature du bon Dieu » 5.
V
Débarrassés de toute hésitation quant à la conduite de Jeanne, les
Maîtres procédèrent à son examen sur la foi. Cet aspect du problème
les regardait exclusivement.
Ici doit se placer une remarque importante. Ils n’ont point recher-
ché Jeanne, que nous sachions, sur un article – prétendument ratta-
ché à la Foi –, qui parut énorme aux Juges de Rouen, parce que ceux-
ci voulurent le faire énorme : le port de l’habit d’homme. Ils connais-
saient la parole de bon sens dite aux Dames de Poitiers, et ils eurent la
sagesse de s’en contenter. Un de leurs pairs, l’archevêque d’Embrun,
Jacques Gélu, pour réservé, presque défiant qu’il fût, avait écrit : « Il
est plus décent d’accomplir le métier militaire en habits d’homme,
puisqu’on le remplit au milieu des hommes ». On se demandera éter-
nellement – à moins qu’on ne se le demande pas, pour avoir compris

1 Barbin, Q. III, 82.


2 Ibid.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 211.
4 Ibid.
5 Ibid.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 163

que la haine fait arme de tout – pourquoi et comment Pierre Cauchon,


avec ses complices, n’ont pas voulu comprendre une si élémentaire vé-
rité. Cet aveuglement, cette obstination doivent être comptés parmi les
plus étranges dont s’entretienne l’histoire. Il doit rester que notre foi
n’avait rien à voir en ce détail.
Le registre des interrogatoires et des réponses de Poitiers a existé.
Jeanne y a fait allusion plus d’une fois, avec complaisance. « Il vous
plairait de savoir cela, disait-elle à ses juges de Rouen, consultez le li-
vre de Poitiers… Je voudrais que vous ouvrissiez le livre de Poitiers » 1.
Celui qui en retrouvera les feuillets égarés, aura bien mérité des
amis de Jeanne et de la Vérité.
À défaut de ce document, il subsiste quatre ou cinq dépositions
d’inégale longueur et d’inégal intérêt. Toutes ont été recueillies lors du
procès de réhabilitation. Elles sont du dominicain Séguin de Séguin,
de l’écuyer Thibault Gobert, du chevalier Jean d’Aulon et du conseiller
François Garivel. Il faut les étudier successivement.
VI
Nous tenons du dominicain et de l’écuyer les noms des commis-
saires cités plus haut. L’écuyer trace en plus un croquis fort coloré, fort
vivant de la première séance. Il y avait assisté : comme garde peut-être.
C’est à l’hôtel de la Rose qu’elle se tint : on traita Jeanne avec de
grands égards : on fut sur le point d’aller chez elle plutôt que de la man-
der. La jeune sainte n’en conçut nul orgueil. Comme il était convenable,
à peine eut-elle appris la venue des « solennels » docteurs, elle s’avança
modestement à leur rencontre. Cependant, c’est Gobert qui eut ses
premières attentions. Il était l’ami de Jean de Metz et de Bertrand de
Poulengy. Il connaissait par le détail le voyage de Domrémy à Chinon.
Jeanne l’avait rencontré quelque part. Elle ne manqua pas d’aller droit
à lui ; et lui frappant sur l’épaule, avec cette familiarité des grands chefs
qui gagne, à la vie et à la mort, le cœur du soldat :
– « Que voilà donc un brave homme, dit-elle ; et que je voudrais en
avoir un grand nombre comme lui ! » 2.
Pierre de Versailles, impatienté de cette entrée en matière qui
n’était pas au programme, crut devoir rappeler qu’on était là pour au-
tre chose ; qu’on était là de la part du roi pour un interrogatoire.
– « Je sais bien que vous êtes venus pour m’interroger » (Que vou-
lez-vous me demander ?). « Je ne sais ni A ni B, » répondit humble-
ment Jeanne 3.

1 Jeanne, Q. I, 73, 94, 171.


2 Gobert, Q. III, 74.
3 Ibid.
164 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ils lui dirent donc qu’ils voulaient avant tout savoir pourquoi elle
avait quitté Domrémy.
– « Je suis venue de la part du Roi du ciel afin de conduire le roi à
Reims pour son couronnement et sa consécration 1.
Puis, subitement, intervertissant les rôles et se tournant vers un
dominicain :
– Maître Jean Érault, avez-vous une plume et de l’encre ? Écrivez
ce que je vais dicter : Vous, Suffolk, Glacidas, La Poule, je vous somme
de par le Roy des cieulx que vous vous en alliez en Angleterre » 2.
C’est ainsi que Thibault Gobert résumait le texte qu’il avait entendu
vingt-sept ans auparavant. Sa mémoire en avait seulement gardé, en
trois ou quatre mots, l’adresse et le sens général. Nous avons, nous, le
document entier. Il ne saurait se comparer mieux qu’à une éruption de
lave. L’âme de la sainte s’est longuement contenue. À la fin, elle
éclate ; un flot jaillit de paroles ardentes dans lesquelles se pressent la
compassion, la menace et l’inspiration prophétique. C’est une page
admirable qui domine, de la hauteur du céleste au-dessus du terrestre,
la littérature du temps.
Les causes de ce bouillonnement intérieur ne sont pas indiscerna-
bles. Il y eut d’abord la fièvre intérieure produite par l’attente des réali-
sations auxquelles Jeanne se savait vouée : l’âme a ses fièvres comme
le sang des veines. Il y eut aussi la coïncidence des méditations reli-
gieuses de la Sainte de la Patrie en ces jours du Carême.
Il faut se souvenir, en effet, que nous sommes au mardi qui suit le
dimanche des Rameaux. L’Église s’est abîmée dans la mémoire des sa-
crifices, des humiliations et des triomphes posthumes de Jésus-Christ.
Les prêtres ont lu et chanté à la messe la Passion. Ils ont répété à
l’envi l’antienne superbe : « Il faut que tout genou fléchisse devant Lui,
au ciel, sur la terre et dans les enfers ».
La chrétienté que n’a désolée aucune apostasie générale, croit ; et
parce qu’elle croit elle vit, en cette semaine, de la divine tragédie. Elle
écoute prosternée, jeûnante, gémissante, les quatre récits des quatre
évangélistes. Les saintes âmes s’en abreuvent parmi les larmes du re-
pentir et parfois de l’extase. La lumière qui éclaira les François d’Assi-
se, les Brigitte, les Gertrude, les Catherine de Sienne, les stigmatisés,
n’est pas descendue sous l’horizon : elle continue d’éclairer. Le vase où
ils ont bu à longs traits le breuvage du chaste amour n’est pas séché :
l’univers ne vit pas « d’une ombre » ; encore moins « de l’ombre d’une
ombre ». Il n’en a jamais vécu du reste, et n’en peut vivre.

1 Gobert, Q. III, 74.


2 Ibid.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 165

Les chrétiens d’alors, communiant tous à la même manne spiri-


tuelle, se l’approprient pourtant diversement, suivant leur humeur
propre et suivant leur besoin.
Jeanne, remplie de l’idée de la royauté de Jésus sur la France, de-
vait y ramener la plénitude de ce qu’elle voyait et entendait.
Sérieuse, profonde, elle n’avait pu assister à la procession des Ra-
meaux comme à quelque spectacle de délassement et d’oisiveté pieux.
Elle avait offert gravement au Christ le laurier et le buis toujours verts,
pour fêter son éternel triomphe.
Elle avait ouï les enfants acclamer le Sauveur Maître : « Gloire,
louange, honneur soient à vous, Roi, Christ, Rédempteur !… Vous êtes
le prince d’Israël, le descendant saint de David… Que tout mortel,
toute créature vous crie Vivat !… Roi bon, roi clément, puisse te plaire
le cantique que nous t’offrons !… ». Elle s’était associée à l’enthousias-
te supplication.
Oui ! oui ! qu’il voulût bien agréer, son « droicturier Seigneur »,
son « unique Seigneur », le pauvre cantique qu’elle lui offrait, elle
aussi : c’était toute elle-même, chétive lyre ; toute elle-même, son
corps « net et pur », son cœur très épris, son courage indomptable, ses
lèvres et sa langue, son bras, sa mort, sa vie !
Le dialogue de Jésus et de Pilate devait la transporter et la confir-
mer. Pilate dit à Jésus :
– Êtes-vous donc roi ?
– Vous l’avez dit. Je suis venu pour régner 1.
C’était cela ! C’était bien cela ! Jésus est roi, Roi de France. Charles
VII n’est qu’un lieutenant. Le roseau dans la main de l’Homme-Dieu
lui apparaissait un sceptre ; la casaque rouge, boueuse, un manteau
royal ; le buisson d’épines un diadème ; la croix un trône de douleur,
trône tout de même.
Des pensées aussi fortes tendaient nécessairement, en vertu de leur
force même, à s’incarner, à se matérialiser dans la parole, dans l’écri-
ture. Elles aboutirent au brûlant manifeste dont se souvenait – som-
mairement, ce qui est naturel – Thibault Gobert.
Avant tout elle voulut armorier l’écrit. Elle y mit en guise d’écu les
noms de sa reine et de son roi : « Jhesus ! Maria ! ». Puis le texte :
« Roy d’Angleterre, et vous duc de Bedfort, qui vous dites régent au
royaume de France, et vous Guillaume de la Poule, comte de Suffolk,
Jean sire de Talbot, et vous Thomas sire d’Escales, qui vous dites lieu-
tenants du dit duc de Bedfort, faites raison au Roi du ciel. Rendez à la

1 Joan. XVIII, 33-37.


166 LA SAINTE DE LA PATRIE

Pucelle qui est envoyée de Dieu, le Roi du ciel, les clés de toutes les
bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est venue
ici de la part de Dieu pour réclamer le sang royal. Elle est toute prête à
faire la paix si vous voulez lui faire raison, à condition que vous ren-
drez le pays de France et que vous paierez les dommages que vous y
avez faits pendant le temps que vous l’avez occupé. Et vous, archers,
compagnons de guerre, nobles, gentils et autres, qui estes devant la
bonne ville d’Orléans, allez-vous-en, de par Dieu, en votre pays. Et si
vous ne le faites, attendez des nouvelles de la Pucelle qui vous ira voir
bientôt à votre bien grand dommage. Roi d’Angleterre, si vous ne le
faites ainsy, en quelque lieu que soient vos gens en France, je les at-
teindrai, je les chasserai, qu’ils le veuillent ou non. Je suis envoyée par
Dieu, le roi du ciel, pour vous bouter hors de toute la France. Et s’ils
veulent obéir je les prendrai à merci. Ne vous obstinez pas dans votre
projet, car vous ne conserverez pas le royaume de France qui est à
Dieu, le roi du ciel, fils de sainte Marie.
« Mais c’est le roi Charles, vray héritier qui le conservera, car Dieu
le roi du ciel le veut ; et cela lui est révélé par la Pucelle, car il entrera à
Paris en bonne compagnie.
« Si vous ne voulez pas croire ces nouvelles qui viennent de la part
de Dieu, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous frapperons
sur vos gens et nous ferons un si grand tumulte que, depuis mille ans,
il n’y en a pas eu de si grand en France. Et croyez fermement que le
Roi du ciel enverra plus de force à la Pucelle qu’il n’en faut pour re-
pousser les assauts que vous dirigez contre elle et ces bonnes gens
d’armes, et on verra aux horions qui aura le meilleur droit, du Roi du
ciel ou de vous.
« Vous, duc de Bedfort, la Pucelle vous prie et vous requiert de ne
pas vous faire détruire. Si vous lui faites raison, vous pourrez encore
venir en sa compagnie, là où les Français feront le plus beau fait qui
fut jamais accompli par la chrétienté. Et faites réponse si vous voulez
faire la paix en la cité d’Orléans ; si vous ne le faites, qu’il vous sou-
vienne bientôt de vos très grands dommages.
« Écrit ce mardi de la grande semaine » 1.
L’authenticité de cette lettre est-elle absolument certaine ?
On en a disputé.
Voici ce qui est indubitable.
1º Une lettre aux Anglais fut écrite le mardi saint (le mardi de la
grande semaine, majoris hebdomadæ). Le témoignage de Thibault
Gobert si précis, si net, ne permet pas d’en douter.

1 QUICHERAT, I, 240.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 167

2º Une lettre aux Anglais a été présentée à Jeanne, le 22 février


1431, par Jean Beaupère qui interrogeait ce jour-là au nom des juges
de Rouen 1. Mais elle ne fut pas remise aux greffiers.
3º Une lettre aux Anglais, celle qu’on vient de lire, a été insérée par
d’Estivet, le promoteur du procès de Rouen, dans les articulations
proposées par lui contre Jeanne 2.
4º Si la lettre aux Anglais insérée par d’Estivet ne concorde pas ab-
solument avec celle qui fut envoyée aux Anglais, elle n’en doit pas dif-
férer beaucoup. En effet, Jeanne après avoir écouté, le 22 février 1431,
la lecture de la lettre qui lui était opposée, déclara qu’elle la reconnais-
sait, sauf trois expressions : – elle n’avait pas écrit que c’était à elle-
même qu’il fallait remettre les villes injustement détenues par l’enva-
hisseur ; elle avait écrit qu’il fallait les remettre au roi ; – elle n’avait
pas employé le mot : corps pour corps ; – elle ne s’était pas appelée
chef de guerre 3. Il faut reconnaître que ces rectifications conviennent
bien, s’emboîtent bien, à la lettre que nous avons. Cependant d’Estivet
ne l’a-t-il pas maquillée quelque peu ? Un changement de mots, un
rien en apparence, quelque chose en réalité ne lui a-t-il pas semblé
opportun en vue de son mauvais coup ? Quelle raison y eut-il de réser-
ver le document, de ne pas le remettre aux greffiers pour transcription,
comme de droit, puisqu’il avait été allégué au débat ? Les juges de
Rouen n’ont pas reculé – nous le verrons – devant des faits plus graves
qu’un changement de mots dans le corps d’une lettre. On me soutien-
drait que ce texte a subi plus probablement quelque brève altération,
je n’oserais trop y contredire.
En résumé, nous tenons pour certain que Jeanne a fait écrire à
Érault, le mardi saint 1429, une lettre qui doit être, à peu de chose près,
celle que nous venons de donner, déduction faite des mots répudiés par
Jeanne. Il doit être regretté que, contrairement à la procédure régu-
lière, Boisguillaume et ses collègues n’aient pas inséré la pièce à leur
minute, dans l’audience où elle fut produite par le juge délégué de
l’évêque de Beauvais, Jean Beaupère 4. Mais quoique l’on puisse discu-
ter sur l’authenticité de telle expression et encore de telle autre, assu-
rément la dépêche est superbe, tout le monde en peut convenir, dans
son déchaînement de patriotisme et d’ardente charité. Jeanne y est la
guerrière, mais la guerrière du droit et de la paix. Une notion s’affirme
qui ne va plus s’obscurcir dans ses rapports avec l’ennemi. Même
contre lui, même contre l’injuste occupant du saint Royaume, on ne
peut lever la main s’il consent à se retirer dans son île. Qu’il s’en aille, il

1 QUICHERAT, I, 55.
2 Ibid., 240.
3 Ibid., 55.
4 Ibid., 210.
168 LA SAINTE DE LA PATRIE

sera traité en frère. S’il s’obstine à demeurer, à détenir injustement le


bien d’autrui, à pressurer le pauvre peuple, l’épée et la lance, la force !
Elle se battra sans colère ; le droit seul l’armera. « Allez-vous-en,
Anglais ! Allez-vous-en ! Je ne vous demande que de vous en aller.
Non seulement je vous le demande, je vous en prie humblement » 1.
« Vous, duc de Bedfort, la Pucelle vous prie de ne pas vous faire dé-
truire ». Cette phrase est une des plus étonnantes de charité, de
confiance en soi, de respect de l’adversaire, de certitude de l’avenir,
qui se puisse concevoir. Les Anglais d’alors n’entendirent pas, ne vou-
lurent pas entendre ; ils furent détruits chez nous. Et la postérité équi-
table ne s’est jamais trompée sur l’origine du prodige ; elle a dit : ils
furent détruits par Jeanne. Ce fut elle qui posa la cause d’où suivirent
tous les effets.
Tel fut le témoignage de l’écuyer Thibault ; et telles sont les ques-
tions qu’il soulève.
VII
Le dominicain Séguin de Séguin a été plus frappé que le soldat par
le côté doctrinal de la séance : on n’en saurait être surpris.
D’après son récit, les maîtres, avant de se rendre à l’hôtel de la
Rose, s’étaient entretenus. Pierre de Versailles 2 les avait mis au cou-
rant de certaines particularités intéressantes. Il leur avait rapporté
l’aventure des bandits, embusqués pour dépouiller Jeanne et subite-
ment liés par une force surnaturelle, la prédiction de Jeanne qu’elle et
ses compagnons arriveraient sans encombre, l’annonce à Baudricourt
de la Journée des Harengs, avant que qui que ce soit l’eût connue et
pu la connaître. Tout cela ne semblait pas naturel à maître Pierre.
Séguin de Séguin se souvenait encore que le feu des interrogatoires
avait été ouvert par Jean Lombart. C’est lui qui avait posé à Jeanne la
première question, signalée par Thibault Gobert : Pourquoi êtes-vous
venue ?
La réponse est plus développée dans la relation du dominicain que
dans celle de l’écuyer.
Jeanne répondit « de grande manière », atteste Séguin. Au temps
où elle gardait les animaux de son père, commençât-elle, une Voix lui
apparut. Elle dit que Dieu avait une grande pitié du peuple de France,
et qu’il faudrait qu’elle, Jeanne, allât en France. À ces paroles, elle
s’attrista. Et alors la Voix lui dit qu’elle devait se rendre à Vaucouleurs.
Là, il y avait un capitaine qui la conduirait en France jusqu’au roi. Elle

1 QUICHERAT, I, 210.
2 Séguin, Q. III, 202.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 169

ne devait pas hésiter à croire. Eh bien ! elle avait obéi, et elle était arri-
vée jusqu’au roi.
– Jeanne, interrompit Guillaume Aymeri, vous dites que Dieu veut
délivrer le peuple de France de ses calamités ; mais s’il le veut, il ne lui
est pas nécessaire de mettre en mouvement les hommes d’armes.
– En nom Dieu, repartit l’enfant, les hommes d’armes batailleront
et Dieu donnera la victoire 1…
Maître Guillaume se déclara satisfait. On l’eût été à moins 2.
Quand son tour vint, Séguin de Séguin prit la parole. Limousin de
Limoges, il prononçait à la Limousine.
– « Quelle langue donc parlaient vos Voix ? », demanda-t-il.
Jeanne eut un de ces éclairs d’espièglerie qui la rendent très char-
mante.
– « Ah ! messire, fit-elle, meilleure que la vôtre » 3.
On sourit certainement, et pour le moins. Le maître Limousin se
sentit un peu piqué, et, violemment :
– « Croyez-vous en Dieu ? », interrogea-t-il.
C’était dépasser la mesure. Jeanne le ramena :
– « Messire, mieux que vous » 4.
La riposte était à la lettre exacte, puisque Séguin de Séguin ne
croyait pas, ou affectait de ne pas croire à une révélation venue de Dieu,
tandis que Jeanne y croyait et se sacrifiait à sa foi. Le Docteur ne releva
pas le mot. Il se répandit en une argumentation aiguisée de scolastique.
– « Dieu ne veut pas que nous croyions à vos paroles, si vous ne
nous faites voir que nous y devons croire. Dieu ne nous permet pas de
conseiller au roi de vous employer, de vous confier des hommes
d’armes, sur votre seule assertion. Vous pourriez fort bien tout
conduire au désastre. Faites quelque miracle »…
Elle répondit :
– « En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des mi-
racles. Conduisez-moi à Orléans. Je vous y montrerai des miracles qui
prouveront ma mission. Que l’on me donne des hommes : ce qu’on
voudra. Je délivrerai Orléans » 5.
Puis, brusquement, l’Esprit fut sur elle 6, suivant le terme biblique.
Le voile qui cache l’avenir se déchira devant ses yeux. En présence de cet
auditoire de Docteurs, grave, recueillie, mais si ferme, elle prophétisa :

1 Séguin, Q. III, 203.


2 Ibid., 204.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., 205.
6 Judic. III, 10 ; XV, 14, etc.
170 LA SAINTE DE LA PATRIE

– « Les Anglais seront anéantis en France ; le siège d’Orléans sera


levé ; Orléans échappera aux ennemis ! Mais auparavant, elle leur fera
parvenir sa sommation de retourner dans leur île ;
« Le roi sera consacré à Reims ;
« Paris rentrera dans son obéissance ;
« Le duc d’Orléans reviendra d’Angleterre ».
Et moi, concluait Séguin de Séguin encore ébloui : « J’ai vu toutes
ces prophéties s’accomplir ! » 1. Comprend-on l’émoi de ces bons
Français en entendant pareilles choses ? Comprend-on qu’ils aient
trouvé qu’elle parlait « de grande manière » ?
Les maîtres voulurent savoir accessoirement pourquoi Jeanne ap-
pelait Charles le Dauphin. N’était-il donc pas roi depuis la mort de
son père ?
Elle ne se jeta pas dans le débat de droit public qu’on lui offrait.
Elle réitéra sa ferme décision de ne l’appeler roi qu’après son sacre et
son couronnement à Reims. Le sacre, le couronnement à Reims était,
d’après elle, le préambule nécessaire de la royauté. Pour devenir lieu-
tenant du Christ, il fallait avoir été marqué de l’huile du sacre. « Et ce
serait elle-même qui mènerait a chevauchée jusqu’à la cathédrale » 2.
Ce fut François Garivel, « conseiller général de notre Sire le roi sur
le fait de justice et des aides », qui rapporta ces derniers détails dans
sa déposition reçue à Orléans. Il ajoutait : « Vraiment c’était une très
simple paysanne, aimant Dieu de toutes ses forces, se confessant et
communiant souvent. Les clercs délibérèrent longuement sur elle :
mais ils firent sagement de conseiller au roi de l’employer et de l’envo-
yer au siège d’Orléans » 3.
VIII
Notre quatrième témoin de Poitiers, Jean d’Aulon, jouissait de la
plus belle réputation de bravoure et de loyauté dans l’armée française.
Intendant de Jeanne quand on lui organisa «une maison », homme de
main, et quand il le fallait diplomate avisé, nous le voyons figurer dans
le cortège qui accompagna Charles jusqu’à Notre-Dame, lors de sa so-
lennelle entrée à Paris. Il devint sénéchal de Beaucaire, conseiller et
maître d’hôtel du roy.
Nous savons par lui que « les maîtres firent leur rapport de ce qu’ils
avaient trouvé de la dite Pucelle ». Il était présent aussi quand « Ma-
dame Yolande reyne de Cécile (Sicile) rendit compte au Roi de ses
constatations ».

1 Séguin, Q. III, 205.


2 Garivel, Q. III, 20.
3 Ibid.
LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 171

Les docteurs exprimèrent catégoriquement et publiquement « qu’ils


ne veoient, seavoient, cognaissoient en la dite Pucelle aucune chose,
fors seulement tout ce qui peut être en bonne chrétienne et vraye ca-
tholique ; et que pour telle ils la tenaient, et estait leur advis que estoit
une très bonne personne » 1.
Yolande de Sicile affirma qu’il n’apparaissait en Jeanne « aucune
corruption ou violence » 2.
Les conférences de Poitiers furent ensuite closes. Elles avaient duré
une dizaine de jours.
Ces délais avaient pesé lourdement aux assiégés d’Orléans. L’ange
libérateur s’était approché ; quels méchants le retenaient si longtemps
éloigné d’eux ?… Ce n’étaient pas des méchants ; c’étaient des pru-
dents.
Et des chercheurs d’aiguilles dans les feuilles tombées de la forêt !…
pensera quelqu’un.
Ce quelqu’un se tromperait.
Les habitudes intellectuelles du théologien, sa fonction même, ne le
prédisposeront pas en faveur de l’Inspiré. Le vrai théologien n’arrive à
faire bon ménage avec l’Inspiré que contraint et forcé par des raisons
absolument démonstratives ; mais alors l’Inspiré n’a ni meilleur ami,
ni meilleur appui que le vrai théologien, à moins pourtant que la pas-
sion l’égaré, ainsi qu’il advint à Rouen.
IX
Les théologiens de Poitiers rendirent leur arrêt fin mars ou com-
mencement d’avril.
Nous le citons intégralement ; il porte tous les caractères de la gra-
vité, de l’impartialité et du patriotisme.
« Le Roy, attendue la nécessité de luy et de son Royaulme, et
considéré les prières de son pauvre peuple envers Dieu, ne devait
point rejetter la Pucelle qui se dist estre envoyée de Dieu pour lui don-
ner secours, bien que ces promesses concernent des œuvres humai-
nes ; ne aussy ne devait croire en ce secours vite et legièrement. Mais
en suivant la Saincte Escriture le devait esprover par deux manières :
c’est assavoir par prudence humaine en enquérant de sa vie, de ses
mœurs, de son intension, comme dit saint Paul l’apostre : Probate spi-
ritus si ex Deo sunt ; et par dévote oraison, requérir signe de quelque
œuvre ou prophétie divine, par quoy on puisse juger de la volonté de
Dieu. Ainsi commande Dieu à Achaz qu’il demandât signe quand Dieu

1 D’Aulon, Q. III, 209.


2 Ibid., 210.
172 LA SAINTE DE LA PATRIE

lui faisait promesse de victoire en luy disant : Pete signum a Domino,


et semblablement fist Gédéon qui demanda signe, et plusieurs autres.
« Le Roy depuis la venue de la ditte Pucelle a observé et tenu œuvres
et les deux manières dessus dittes : c’est assavoir probasion par pru-
dence humaine, et par oraison en demandant signe de Dieu. Quant à la
première qui est par prudence humaine il a fait esprouver la ditte Pu-
celle, de sa vie, de sa naissance, de ses mœurs, de son intension, et la
fait garder avec luy par l’espace de plusieurs semaines, en la montrant à
toutes gens, soient clercs, gens d’Église, gens de dévosion, gens d’ar-
mes, femmes, veufves et aultres. Et publiquement et secrètement elle a
conversé avec toutes gens ; mais en elle on ne trouve pas de mal ; on ne
trouve que bien, humilité, virginité, dévosion, honnêteté, simplesse ; et
de sa vie plusieurs choses merveilleuses sont dittes comme vrayes.
« Quant à la seconde manière de probasion, le Roy lui demande si-
gne, auquel elle respond que devant la ville d’Orléans, elle le monstre-
ra et non pas en un aultre lieu, car ainsy lui est ordonné de par Dieu.
« Le Roy, attendu la probasion faicte de la ditte Pucelle en tant que
luy est possible, et ne se trouvant nul mal en elle et considérée sa res-
ponse qui est de demonstrer signe devant Orléans ; vues sa constance
et sa persévérance en son propos, et ses requestes instantes d’aler à
Orléans avec ses gens d’armes, la doit faire conduire honnestement, en
espérant en Dieu. Car la doubter ou délaisser sans apparence de mal
serait combattre contre le Saint-Esprit et se rendre indigne du secours
de Dieu, comme dit Gamaliel en un conseil des Juifs tenu au sujet des
apostres » 1.
Jeanne avait donc, avant d’entrer dans la carrière, soumis tout
d’elle-même aux Docteurs de Poitiers : sa mission, les origines de
celle-ci, l’habit sous lequel elle l’accomplirait. Lorsque les juges de
Rouen la déclareront hérétique pour ne pas vouloir se soumettre à leur
jugement, ils arriveront trop tard, Jeanne leur répondra avec raison :
J’ai soumis mes faits à des maîtres qui vous valent. Ils m’ont jugée.
Pourquoi recommencez-vous le procès ?
Au surplus, ni l’honnête Pierre de Versailles et Regnault de Char-
tres, docteurs de Poitiers ; ni Thomas de Courcelles et Pierre Cauchon,
docteurs de Rouen, ne sont l’Église ; ils sont des hommes d’Église ; ils
ne sont pas l’Église. L’Église n’est ni un docteur particulier, ni cin-
quante docteurs particuliers. L’Église interviendra plus tard : ce sera
quand le Pape Calixte III, puis Pie X mettront leur autorité dans la ba-
lance. L’Église prononcera son jugement alors : c’est le seul duquel on
peut lui demander compte ; des autres, non !

1 Résumé des conclusions, Q. III, 391.


LES DÉBATS ET LE JUGEMENT DE POITIERS 173

X
Le roi, qui avait été si lent à se résoudre, agit très rapidement
quand son parti fut pris. Il chargea Yolande de Sicile d’aller immédia-
tement à Blois avec le duc d’Alençon et d’y organiser un convoi de se-
cours pour Orléans 1. Il voulut que d’Aulon préparât la maison mili-
taire de Jeanne : il devenait ainsi son « maître d’hostel », c’est-à-dire,
à peu près, le major chargé de commander les hommes d’armes atta-
chés à sa personne.
Charles VII reprit incontinent la route de Chinon.
Jeanne fit partie de sa suite. Ce fut avant de s’éloigner de Poitiers
qu’elle connut pour la première fois les enthousiasmes populaires. La
nouvelle que les Docteurs ne contredisaient pas à sa surnaturelle mis-
sion, et que le roi s’était décidé à l’envoyer vers Orléans, avait marché
avec la rapidité d’un vent d’orage. L’on voulait voir une dernière fois et
souhaiter bon succès à celle qui devenait « de par Dieu » l’espoir de la
France. On n’aimait pas moins puiser près d’elle un courage perdu de-
puis si longtemps, et s’assurer qu’elle était très certaine de l’issue des
combats vers lesquels elle marchait. L’affluence des visiteurs et des vi-
siteuses redoubla donc à l’hôtel de la Rose.
« Entre les autres il y eut un bien notable homme, maître des re-
quêtes à l’hôtel du Roi, qui lui dit :
– Jeanne, on veut que vous essayez de mettre des vivres dedans Or-
léans ; mais il semble que ce sera forte chose, vu les bastilles qui sont
devant et que les Anglais sont forts et puissants.
– En nom Dieu, répondit-elle, nous les mettrons dedans à notre
aise ; et il n’y aura pas d’Anglais qui saille de ses bastilles ni qui fasse
semblant de l’empêcher » 2.
Ces paroles prophétiques, et d’autres semblables, passaient de bou-
che en bouche. Et puis elle était si bonne, si vertueuse, « de si sainte
vie » 3, la mystérieuse jeune fille ; la dame Rabateau et tant d’autres lui
rendaient un tel témoignage ! On l’avait vue si tendrement pieuse à
l’église quand « elle se confessait et recevait le Corpus Domini » 4. Lui
parler, la voir une dernière fois, semblaient une bénédiction.
Qui donc n’aurait voulu lui dire adieu, lui adresser un dernier sou-
rire, voir comment elle s’en irait ? Quand elle était arrivée, elle était en
pourpoint noir. S’en retournerait-elle avec le même habillement ? Tout
d’elle intéressait.

1 D’Alençon, Q. III, 93.


2 Chronique de la Pucelle, AYROLES, III, 71.
3 Le Greffier de la Rochelle, AYROLES, III, 205.
4 Ibid.
174 LA SAINTE DE LA PATRIE

Elle s’en retourna « armée en blanc » 1, montée sur un cheval


noir 2, fort difficile d’apparence et qu’elle maniait avec une merveil-
leuse dextérité 3.
Un siècle plus tard, ou peu s’en faut, Christophe du Peirat, alors
presque centenaire, se souvenait de l’impression profonde que Jeanne
lui avait laissée à ce moment d’enthousiasme sacré, où victorieuse de
tant de difficultés, par la protection de ses Voix, le cœur embrasé pour
son Dieu, son roi et son pays, d’une flamme qui anoblissait merveilleu-
sement son visage, elle posa le pied sur une petite pierre « qui est au
coin de la rue Saint-Étienne » 4, monta lestement à cheval, et faisant
un signe cordial de la main aux vrais Français qui étaient là, prit congé
d’eux et s’élança vers ces rives de la Loire où la Patrie l’attendait sup-
pliante et meurtrie.
L’émotion de du Peirat fut celle de tout Poitiers : elle était celle du
roi et de sa cour, des Docteurs et des politiques. Les défiances revien-
dront, et les hostilités sourdes, et les mesquines jalousies ; mais alors
personne ne se rencontrait qui ne fût à l’enthousiasme et à l’espérance.

1 Annales d’Aquitaine de Jean Bouchot, AYROLES, III, 294.


2 Le Greffier de la Rochelle, AYROLES, III, 201.
3 Chronique de la Pucelle, ibid., III, 71 ; Le Greffier, AYROLES, III, 204.
4 Annales d’Aquitaine de Jean Bouchet, AYROLES, III, 294 ; Q. IV, 537.
Chapitre X
De Poitiers à Blois
(1429)

Depuis les premiers jours d’avril au 27

L’heure douce de la vie de Jeanne. – Seconde visite à Chinon : rencontre avec la du-
chesse d’Alençon. – Après Chinon : Tours. – Satisfactions que la ville très française lui
donne. – Arrivée de Novellompont et Poulengy accompagnés de Pierre et Jean d’Arc,
après le jubilé fameux de Notre-Dame du Puy en compagnie d’Isabelle Romée. – Des-
cription du pèlerinage. – Convention entre les Meusiens. – Présentation de Pâquerel
à Jeanne. – Lui et les autres Meusiens admis à faire partie de sa maison. – Équipe-
ment de Jeanne (cheval, cuirasse, épée). – L’épée de Fierbois. – L’étendard ; qui lui
ordonna de le prendre ? sa signification. – Départ pour Tours. – Nouveaux compa-
gnons qu’elle y trouve : Loré, Culan, Boussac, La Hire, Rais. – Ombrage que son arri-
vée suscite à Blois. – Elle ne s’en occupe pas, ayant infiniment mieux à faire. – Mis-
sion donnée aux soldats : Sommation faite aux Anglais de déguerpir de bonne amitié.
– En guise de réponse son héraut Guienne est condamné au feu. – Achèvement du
convoi de ravitaillement. – L’armée de trois mille hommes environ se met en marche.
– Est-ce une procession religieuse ? Sont-ce des gens d’armes ?…

I
Est-il homme qui, descendant le cours de ses années, ne rencontre
une ou plusieurs périodes sur lesquelles il reposera ses yeux avec des
complaisances et un charme particuliers ? Dieu ménage cette joie aux
saints eux-mêmes en compensation de tant d’aridités souvent. Nous
imaginons que le mois environ, qui s’écoula entre le départ de Poitiers
et l’entrée à Orléans, fut pour Jeanne le plus délicieux de sa courte vie,
sans en excepter ceux de son enfance. Elle s’y trouve en pleine lumière
et en plein espoir ; nulle ténèbre, nul doute en elle ; nulle faculté insa-
tisfaite. Sa mission a été soumise à un tribunal ecclésiastique qui n’y
voit rien à reprendre. Son roi s’est décidé à lui donner des hommes
avec lesquels elle réalisera la délivrance d’Orléans. La ville encerclée,
étouffée, l’attend. Elle ne se connaît pas d’ennemis – et on ne voit pas
qu’elle en ait – en dehors de l’ennemi national. Les ardeurs populaires
la suivent et la portent. Le printemps avec ses vols d’hirondelles et ses
jonchées vertes accourt au-devant de ses pas ; elle-même est du prin-
temps. Elle est jeune ; elle se sent vaillante. Sa conscience pure et
blanche comme une aile de colombe, n’a pas un pli qui la gêne. Elle
aime Jésus-Christ, la Vierge, la Patrie, à plein cœur. Ses Voix l’encou-
ragent et la bénissent. Jeanne ! Jeanne ! Vous paierez quelque jour
176 LA SAINTE DE LA PATRIE

cette fête intérieure, vous la paierez par l’abandon, la meurtrissure, le


bûcher ; en attendant jouissez en paix et en simplicité d’un bonheur
auquel pour ma part je ne vois rien d’égal, rien d’approchant, rien
même de semblable, fût-ce de loin.
II
En quittant Poitiers, Jeanne reprit le chemin de Chinon 1. Cette se-
conde visite au vaste château royal ne fut marquée par aucun événe-
ment, excepté, croirais-je, sa rencontre avec la duchesse d’Alençon.
Celle-ci n’avait pas vu, sans inquiétude, l’ordre royal qui associait
son mari à la reine de Sicile, Yolande, pour l’entreprise du ravitaille-
ment d’Orléans 2. Cette annonce d’une expédition nouvelle, presque au
lendemain du jour où le duc était sorti des prisons anglaises, moyen-
nant une énorme rançon, alarmait son cœur et sa prévoyance. Si nos
armes allaient, ne fût-ce que par habitude, succomber une fois de
plus… Si le duc allait être repris… ce serait une seconde séparation ; ne
serait-ce pas la ruine aussi de leurs finances déjà fortement obérées ?
Jeanne rassura gracieusement la duchesse : « Madame, on vous le ra-
mènera sain et sauf, en meilleure condition même qu’il ne partira » 3.
De Chinon le roi dirigea la jeune Sainte sur Tours. Ce devait être
vers le 20 avril.
Là, une belle joie de famille et d’amitié l’attendait. Pour la raconter,
il nous faut remonter un peu plus haut. On nous pardonnera une di-
gression – purement apparente – eu égard à l’intérêt des événements.
III
En l’année 1429 – dans laquelle nous sommes – la fête de l’Annon-
ciation et celle du Vendredi Saint tombaient le même jour, le 25 mars.
Or, à chaque retour de cette coïncidence, on célébrait au Puy le grand
jubilé ; c’est-à-dire que quiconque absous de ses fautes et le cœur vé-
ritablement contrit, visitait la célèbre cathédrale de cette ville, y obte-
nait la remise de toute peine due à la Divine Justice pour ses fautes
passées.
Le Jubilé périodique n’était pas le privilège exclusif de Notre-Dame
du Puy.
Ainsi y avait-il jubilé de la portioncule à Assise institué par Hono-
rius III à la prière de saint François.
Chaque année, le 31 juillet et le 1er août, vigile et solennité de saint
Pierre ès liens, des armées de pèlerins, par dizaines et centaines de

1 Pasquerel, Q. III, 102.


2 D’Alençon, Q. III, 93.
3 Ibid.
DE POITIERS À BLOIS 177

mille, s’ébranlaient dans l’Italie entière pour aller gagner « le Jubilé ».


La douce et tendre Ombrie sonnait de cantiques. Les moines, les che-
valiers, les prélats, les femmes du peuple, les grandes dames, confon-
daient leurs larmes de repentir à la voix de quelque frate, ignorant ou
non, vêtu de haillons, émacié de jeûnes, broyé de disciplines, épris à la
folie de Jésus crucifié. On s’écrasait autour de cette petite église de « la
Portioncule » où le Poverello avait tant prié, tant gémi, tant aimé. On
se confessait ; on communiait ; on campait sous le ciel chaud et pro-
fond, dans l’ombre des oliviers et des vignes taillées en tonnelles. Puis,
ces hommes, ces femmes s’en retournaient, les yeux remplis de visions
de foi, l’âme pénétrée de componction, fragiles sans doute et passion-
nés – l’histoire de leur époque calamiteuse le prouve trop –, meilleurs
pourtant. L’élan dura tout le XIIIe siècle.
L’an 1300, sous le règne du rude et tragique Boniface VIII, l’af-
fluence des pèlerins fut prodigieuse à Rome. L’on y tint pour miracle
que les choses nécessaires à la vie n’y eussent point manqué. La ville
redevint, pendant plusieurs mois, le carrefour du genre humain. On y
voit des Sibériens, des Mongols, des Turcomans. Villani put y rencon-
trer Dante, l’homme qui revenait de l’Enfer. Ce fut dans la Basilique
des apôtres, où tous allèrent s’agenouiller, la confusion des langues et
l’harmonie des sentiments de repentir et de religion. Le seul mot de
Jubilé, ou halte joyeuse, entre le siècle qui mourait de vieillesse et celui
qui naissait, exerçait un prestige. On eût dit que l’humanité cherchait à
se rajeunir dans un bain de foi. Boniface, étonné lui-même, informa
longuement et minutieusement. Des centenaires furent interrogés ; il
fut conclu que la pratique du Jubilé, au retour du siècle, était connue
précédemment.
La France n’était pas demeurée étrangère à ces usages. L’Église pri-
matiale de Saint-Jean de Lyon s’honorait d’un Jubilé, lequel, suivant
toute probabilité, n’est pas antérieur à l’époque qui nous occupe.
Auparavant, en 1309, un autre avait été établi à Saint-Bertrand-de-
Comminges par le pape français Clément V, pour les années où la fête
de l’Invention de la sainte Croix tombe un vendredi.
Cependant le plus célèbre, le plus antique était assurément celui de
Notre-Dame du Puy.
Quelques Aniciens (ainsi s’appellent les habitants du Puy) pensent
que leur jubilé remonte à 992. Ils se demandent – tout en avouant ne
pouvoir déchiffrer le document par suite de l’usure des lettres – si cer-
tain fragment de Bulle, écrit sur de l’écorce d’arbre et conservé dans
leur musée, n’aurait pas trait à cette solennité.
Ce qui est bien établi, c’est qu’Élie de Lestrange célébra le Jubilé du
Puy en 1407, et ce fait religieux, raconte Juvénal des Ursins, « advint
parce que l’Annonciation de Notre-Dame fut le Vendredi Saint ».
178 LA SAINTE DE LA PATRIE

En 1411, la coïncidence se reproduit. Lestrange, qui avait présidé le


jubilé de 1407, se rappela que la foule avait été telle que deux cents
personnes avaient péri, écrasées. Or, il se trouvait au concile de Cons-
tance. Il demanda pour éviter les douloureuses chances de pareil dé-
sastre, que le jubilé durât, non un seul jour, mais cinq jours.
Martin V, auquel la supplique fut adressée, prescrivit une enquête.
D’où donc venait à l’Église du Puy ce privilège ? On ne trouva aucun
document écrit, propre à le justifier. Mais la lumière du Concile, le
cardinal d’Ailly, ancien évêque du Puy, le cardinal de Viviers, le cardi-
nal de Saluées, ex-doyen du chapitre du Puy, attestèrent l’immemoria-
lité du Jubilé : Martin V se laissa convaincre et il décida que, pour
cette fois, la période jubilaire s’étendrait du Vendredi Saint au mardi
après Pâques, inclusivement.
En 1429, Élie de Chalençon a remplacé Élie de Lestrange. Le passé
l’inquiète. Même avec cinq jours de durée, au jubilé de 1418 on a
compté cinq deuils. Il faudrait en finir avec ces accidents. Chalençon
pria Charles VII d’obtenir encore une prolongation. Le roi mit en
mouvement le cardinal de Saint-Marc, et on obtint que le jubilé dure-
rait quinze jours 1.
Ces pourparlers entre l’évêque et le souverain, ces négociations en-
tre le roi et le cardinal protecteur de la France, enfin entre le Cardinal et
le Pape ; même la mémoire évoquée des écrasements tragiques ; le mys-
tère dont se couronnait aux époques de légende la montagne du Puy ;
les reliques que l’on vénérait dans l’antique église ; les miracles que la
Vierge Marie y opérait, avaient échauffé les imaginations. On s’était
animé à des résolutions de voyage. On partirait tel jour avec tel ou tel
voisin, telles et telles connaissances. On suivrait tel chemin. On évite-
rait telle tour, tel château mal famé. On ferait telle halte. On prierait à
telles intentions. Une perspective de pèlerinage, l’approche d’un grand
jubilé, étaient d’inépuisables matières de projets et de conversations.
IV
Or voici que, dans le moment où ces choses étaient partout en l’air,
il se noua des relations entre Bertrand de Poulengy et les d’Arc.
Bertrand les avait probablement rencontrés à Vaucouleurs, quand
les pauvres gens désolés s’y étaient rendus pour y rejoindre leur fille,
et essayer de la ramener à Domrémy.
Ils avaient échoué : la voix de Dieu avait été plus forte que celle du
sang. Cependant leur voyage n’avait pas été complètement perdu.
Comptant bien garder l’œil ouvert sur Jeanne, ils s’étaient abouchés

1 Histoire du Jubilé de Notre-Dame du Puy, par l’abbé Edouard PEYRON.


DE POITIERS À BLOIS 179

avec Bertrand qu’ils avaient jugé d’emblée ce qu’il était, sérieux, chré-
tien, loyal et bon. Il fut convenu, entre les paysans et l’écuyer, qu’on se
reverrait. Eux ne pouvaient aisément quitter la ferme, mais lui n’avait
aucune difficulté pour s’y rendre. Effectivement il fit le voyage de Do-
mrémy plus d’une fois 1, afin d’y porter des nouvelles de la chère ab-
sente et en prendre.
Des vues furent échangées, surtout quand il devint à peu près cer-
tain que Baudricourt se déciderait, et qu’aucun obstacle n’arrêterait
plus l’enfant. Poulengy promit de se faire son compagnon et son pro-
tecteur. Il remplacerait Jacques près d’elle, jusqu’à ce qu’elle eût été
remise au roi. Quant à Isabelle, il la retrouverait au Puy, justement à la
solennité du Jubilé. De fait, il conduisit Jeanne jusqu’à l’audience
royale ; mais quand celle-ci eut été confiée à la femme très excellente,
très sûre, du bailli Guillaume Bellier, il disparut : il avait pris avec No-
vellompont la route du Puy 2.
Cependant Isabelle Romée, accompagnée de ses deux garçons Jean
et Pierre, s’engageait de son côté dans le même voyage. Suivant toute
probabilité, la petite caravane alla de Neuchâteau à Lyon, et de Lyon
au fameux sanctuaire.
Les Meusiens eurent lieu de s’émerveiller lorsqu’ils furent arrivés
au terme. Le pays d’austère et tourmentée beauté, ces cratères éteints,
ces marécages gelés, ces montagnes violentes contrastaient singuliè-
rement avec les horizons équilibrés, dans une mesure et une grâce un
peu douceâtre, auxquels ils étaient habitués. La Basilique, avec ses au-
dacieuses arches jetées sur l’abîme afin de lui servir d’assise ; son
énorme escalier, les voûtes, sa façade d’une tenue si imposante, durent
leur paraître quelque œuvre de géants ou d’anges dédiée à la Vierge
Marie. On leur expliqua sûrement que ce lieu avait toujours été sacré ;
que c’était une des montagnes saintes de l’univers ; que les siècles
après les siècles y avaient prié : que jadis, lors du paganisme, il y avait
sur cette cime, offerte aujourd’hui à la mère de Dieu, une enceinte de
pins hauts et rudes dans laquelle on honorait Isis, la Vierge, mère des
Égyptiens, la figure, le mystique symbole, la préfiguration de l’unique
Marie. On leur montra une large pierre sur laquelle la Bénie entre tou-
tes femmes avait posé son pied ; la pierre avait gardé du céleste attou-
chement la vertu de guérir les fiévreux. On leur conta que la Chambre
sacrée, c’est-à-dire l’abside de l’édifice, achevée par l'évêque Vosy,
avait été consacrée par la main des anges. Ils vénérèrent les saintes re-
liques. Ils firent longuement et tendrement leur cour à Marie, maî-

1Poulengy, Q. II, 455.


2Pasquerel, Q. III, 101. Poulengy et Novellompont ne sont pas nommés ; mais ils sont suffi-
samment désignés par l’expression : la mère de Jeanne était au Puy avec quelques-uns de eaux qui
conduisaient Jeanne au roi.
180 LA SAINTE DE LA PATRIE

tresse du lieu. Isabelle, mère désormais alarmée sans paix ni trêve, re-
commanda sa fille et ses fils qui devaient, eux aussi, se séparer d’elle, à
la Mère des mères, celle avec laquelle les mères s’entendent toujours.
Ils se mêlèrent à cette multitude de trois ou quatre centaines de mille
hommes, qui allait, venait, roulait par les rues en tortillon et à pic, bat-
tant de ses remous le pied de l’acropole, chantant, priant, pleurant, ac-
clamant. Ils eurent la sensation étrange, prenante, d’être la goutte
d’eau d’un océan humain, fouetté par le vent d’un Esprit maître, qui en
soulevait et calmait les vagues. C’était, dans la circonstance, un vent de
religion et de patriotisme. Tout pèlerin priait ardemment pour le roi et
la France, car on savait au Puy comme ailleurs que la partie finale était
engagée, que le pays pris à la gorge était à bout de respiration, qu’il fal-
lait à brève échéance ou vaincre ou périr 1 ; mais on savait au Puy
quelque chose d’autre. On y savait que la Vierge du Puy devait être te-
nue pour bonne Française. Charles lui avait fait de nombreux pèleri-
nages ; il lui avait envoyé, en ex-voto, la bannière de Clarence après la
victoire de Baugé. C’était l’hommage du client à sa patronne. Isabelle
Romée et ses fils avaient plus de raison que qui que ce fût de supplier
avec ardeur.
Tandis qu’ils étaient à ces impressions, les Meusiens retrouvèrent
Bertrand de Poulengy et Novellompont. Un moine Augustin du nom
de Jean Pasquerel 2 entra dans l’intimité. On causa des uns et des au-
tres, du voyage de Chinon, de ses divers incidents, de l’accueil que le
roi avait fait à Jeanne. Poulengy et Novellompont durent affirmer qu’il
n’y avait plus aucun espoir que l’enfant retournât à Domrémy. La su-
prême chance semblait perdue, depuis que le roi s’était entretenu avec
elle sans l’écarter.
Alors Isabelle Romée prit héroïquement son parti. Ses fils ne ren-
treraient pas à la ferme. Ils iraient rejoindre leur sœur. Poulengy et
Novellompont, d’autre part, lui renouvelèrent l’assurance qu’ils fe-
raient tout pour ne jamais abandonner Jeanne. Elle décida Pasquerel,
qui était professeur de théologie dans un couvent de Tours 3, à se pré-
senter lui aussi à sa fille 4 ; elle confiait à Dieu les suites de cette entre-
vue. Elle recommanda le moine aux hommes d’armes, leur faisant
promettre de ne point se séparer de lui avant le terme du voyage 5. Et
ces actes de suprême vigilance accomplis, en larmes, elle remit l’enfant
de son amour et de sa souffrance à la seule Mère, dont le regard ac-
compagne et la main protège partout.

1 Histoire du Jubilé de Notre-Dame du Puy, par l’abbé Edouard PEYRON.


2 Pasquerel, Q. III, 101.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
DE POITIERS À BLOIS 181

Les Lorrains firent leurs adieux à Isabelle, et repartirent ensemble


pour Chinon. Ils y arrivèrent trop tard. Ils n’y trouvèrent plus Jeanne,
comme ils l’avaient espéré. Déjà elle était à Tours 1.
V
La toute gracieuse ville était bouillante de sentiments français. Lors
de la délivrance d’Orléans et de la bataille de Patay, la joie y fut telle
que ses échevins tinrent à donner une large récompense aux messa-
gers qui avaient apporté la nouvelle 2 ; elle souscrivit de ses deniers
mille livres pour l’expédition de Jargeau 3. Lorsque Jeanne fut prise à
Compiègne, le deuil éclata de toutes parts. Des prières publiques fu-
rent ordonnées afin d’obtenir sa délivrance ; on fit une procession gé-
nérale à laquelle les chanoines de l’église cathédrale, le clergé séculier
et régulier, prirent part : tous marchaient pieds nus 4.
La jeune Sainte s’y trouva immédiatement entourée de sympathie.
Elle descendit dans l’hôtel d’une dame de Lapau, dont le mari, Jean
Dupuy, portait le tire de conseiller de la reine de Sicile 5, Madame Yo-
lande.
C’est là qu’elle fut rejointe par ses amis, les pèlerins du Puy, et ses
frères. Ils lui annoncèrent la visite de l’Augustin Pasquerel : « Il est
très bon, lui dirent-ils, et quand vous le connaîtrez, vous l’aimerez
beaucoup » 6.
Jeanne leur répondit qu’elle serait très contente de voir l’Augustin ;
et que, dès le lendemain, elle se confesserait à lui. Par le fait, Pasquerel
l’entendit, chanta la messe devant elle, devint son chapelain ; et, à dater
de ce jour, il ne la quitta plus jusqu’à ce qu’elle fût prise à Compiègne 7.
Les autres s’attachèrent de même à la personne de Jeanne. Ils fu-
rent « de sa compagnie ». Le roi les arma à cette intention. Nous les
retrouverons tous ensemble à Orléans, logés « en l’ostel de Jacques
Boucher, pour lors thrésaurier du Duc » 8 Charles.
Une maison militaire avait été en effet constituée à Jeanne 9, de la-
quelle, nous l’avons vu, d’Aulon était devenu le chef. Il avait été élevé à
ce poste « parce qu’il passait, dit Dunois, pour le plus sage et le plus
honnête homme de l’armée française » 10. Les Lorrains entrèrent,

1 Pasquerel, Q. III, 101.


2 QUICHERAT, V, 260.
3 Ibid., 261.
4 Ibid., 254.
5 Ibid., 154.
6 Pasquerel, Q. III, 101.
7 Ibid., 101, 104.
8 Journal du Siège, Q. IV, 153.
9 D’Aulon, Q. III, 210.
10 Dunois, Q. III, 15.
182 LA SAINTE DE LA PATRIE

comme de droit, dans cette compagnie. « Ils furent baillés à Jeanne


pour le service de sa personne et pour la conduite d’elle » 1. Deux pa-
ges leur furent adjoints, « un certain Raymond » 2, et Louis de Contes,
qui devint seigneur de Novyon et de Reugles : ses camarades l’appe-
laient familièrement Mugo, ou encore Immerguet 3. Les surnoms ne
sont pas d’aujourd’hui en usage dans les camps.
VI
Il ne suffisait pas que Jeanne eût la suite d’un chef ; il lui fallait un
équipement militaire.
Un cheval d’abord. D’Alençon lui en avait donné un à Chinon. Il
voulut lui en offrir un second. Louis de Contes le vit et l’admira dans
l’écurie de la Dame de Lapau 4.
La cuirasse fut forgée, polie et montée, à Tours même, peut-être
par Colas de Montbarois 5. Elle était soignée, solide, faite sur mesure 6,
sans rien de luxueux ; le roi avait alloué cent livres à l’armurier pour
son travail 7.
L’épée, signe de la force et outil du courage, était la pièce sacrée de
l’armement. Tant que le chevalier gardait son épée, il demeurait son
maître ; la rendait-il, il appartenait à qui l’avait reçue. Jeanne tenait sa
première épée de Baudricourt 8. Elle en désira une autre. Celle-ci se
trouverait, annonça-t-elle, dans l’église de Fierbois, enfouie peu pro-
fondément derrière l’autel 9. Elle appartenait à la sainte martyre,
l’amie, la Voix de Jeanne. Elle lui avait été offerte. Elle était un des
nombreux ex-voto militaires de sa chapelle. Lorsqu’on voulut savoir de
Jeanne qui lui avait appris l’existence de cette arme, elle répondit,
sans hésiter, que c’étaient ses Voix 10. Elle chargea un armurier d’aller
la demander, lui remettant une lettre pour les prêtres qui adminis-
traient l’église. Ceux-ci s’empressèrent de rechercher l’arme suivant le
désir de la Sainte de la Patrie, et non sans quelque sentiment assez ex-
cusable, pensons-nous, de curiosité.
La trouverait-on, en effet, cette épée ? La trouverait-on au lieu in-
diqué ? Quelle serait-elle ? Comment faite ? De quels signes caractéri-
sée ?

1 D’Aulon, Q. III, 210.


2 De Contes, Q. III, 67.
3 Ibid., 65.
4 Ibid., 66.
5 MESSIRE, Jeanne d’Arc en Touraine.
6 D’Aulon, Q. III, 210.
7 QUICHERAT, V, 258.
8 Jeanne, Q. I, 76.
9 Ibid.
10 Ibid.
DE POITIERS À BLOIS 183

La fouille exécutée mit l’arme à nu. Elle était rouillée et marquée de


cinq croix, sur la lame, près de la garde. Les prêtres la frottèrent. Ils
remarquèrent combien les morsures de la rouille avaient disparu faci-
lement 1. Ils l’enfermèrent dans un étui de velours vermeil comme ils
eussent fait d’une relique. Les Tourangeaux offrirent un second four-
reau, celui-là de drap d’or ; c’était la même idée : les ossements saints
étaient déposés dans des étoffes de pourpre ou d’or. Jeanne comman-
da un troisième étui : il était en gros cuir, solide, fait pour affronter les
longues chevauchées 2.
Il eût été surprenant que l’imagination populaire n’eût pas travaillé
sur cet événement. L’épée de Fierbois devint bientôt pour plusieurs
celle de Charles Martel ; celle qui avait arrêté les hordes musulmanes
dans les champs de Poitiers. Le grand Carolingien passant par Fierbois
l’avait consacrée à la martyre Alexandrine. Celle-ci la remettait à
Jeanne, ornée déjà par la victoire. Bénie par les puissances célestes,
elle délivrerait Orléans.
Un pareil travail d’enluminure, d’enjolivement, prouve au moins
que les masses virent dans ce fait comme une nouvelle investiture de
Jeanne, par la Volonté Toute-Puissante, dans les choses de la guerre.
Sa mission en fut confirmée.
Vers la même époque, la Sainte reçut un ordre de ses Voix : « Prends
un étendard de par le Roy du ciel » 3. Dès lors que « le Roy du ciel » vou-
lait, sa servante voulut. Elle confia à Henri Polnoir, de Tours, le soin de
le peindre. Mais elle-même en donna la composition à l’artiste, suivant
ce qu’elle tenait de Notre-Seigneur par sainte Marguerite et sainte Ca-
therine, car « tout l’étendard était commandé par Notre-Seigneur, par
les Voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite » 4.
Il serait en bougran blanc, avec un semis de fleurs de lys de France,
et un effilé de soie jaune en bordure 5. Polnoir y représenterait le
Christ en Majesté, c’est-à-dire assis sur un arc-en-ciel, tenant le globe
du monde dans sa gauche et le bénissant de trois doigts de sa droite.
L’artiste y écrirait le nom du suprême Roi et de la suprême Reine :
Ihesus, Maria 6. Enfin, il aurait soin d’y montrer deux anges fléchis-
sant le genou devant le Seigneur des Seigneurs 7.
Tout dans cette composition était symbolisme ; et ce symbolisme
avait du sens ; les juges de Rouen le virent bien.

1 Jeanne, Q. I, 70.
2 Ibid.
3 Ibid., 78.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid., 117.
184 LA SAINTE DE LA PATRIE

On pouvait, on devait comprendre que les combats où paraîtrait


l’étendard ne seraient ni ceux de Jeanne, ni ceux de Charles, mais ceux
du Christ et de sa Mère ; et de même sa fortune, et de même sa vic-
toire. Quand il ombragera, le jour du sacre, la tête de Charles VII, il
faudra le savoir encore. Non ! ce ne sera pas la main d’une paysanne
qui s’élèvera sur la tête du Capétien pour le protéger, ce seront les
mains du Christ et de Marie. Le Christ et Marie auront tout conduit,
tout produit : Ihesus ! Maria ! la levée du siège d’Orléans, Patay, la re-
mise des clefs de Reims, le reste : tout.
Ainsi devient-il facile de saisir pourquoi il convint au Seigneur que
Jeanne eût un étendard. Une fois de plus aussi on aperçoit que, s’il
daigne vouloir quelque chose, à cette chose, si humble, si petite pa-
raisse-t-elle considérée en elle-même, il donnera une certaine partici-
pation de la magnificence dont toutes ses conceptions sont marquées.
Lorsque l’étendard terminé lui eut été remis par Polnoir, il se passa
entre ses Voix et Jeanne une scène, qui rappelle les liturgies dont
l’Église entourait la bénédiction du chevalier.
Le Pontife l’ayant revêtu de son armure lui offrait l’épée : « Prends-
la, prononçait-il, sois un brave soldat, dévot à Dieu ». Les Voix répétè-
rent presque cette exhortation. Présentant l’étendard à la Sainte, elles
dirent : « Prends-le et porte-le hardiment ! » 1.
Jeanne avait senti toute la valeur et la portée surnaturelle de ces
mystères. Aussi déclarait-elle sans hésitation qu’elle préférait son
étendard à son épée.
– Qu’aimiez-vous le mieux, lui demanda Jean Beaupère, votre épée
ou votre étendard ?
– Mon étendard ; quarante fois plus 2.
Jeanne n’est pas un soldat comme tout autre ; elle est le soldat du
Christ et de Marie.
VII
Cependant le convoi de ravitaillement était à peu près complet à
Blois. Le roi, qui suivait les événements de très près, ordonna le départ
de Tours.
Jeanne se remit en route 3.
Elle trouva dans Blois, l’attendant, quelques grands seigneurs
qu’elle avait déjà rencontrés, d’autres qu’elle ne connaissait pas en-
core : Regnault de Chartres, archevêque de Reims, Gaucourt, les ma-

1 Jeanne, Q. I, 117
2 Ibid., 178.
3 Jean Chartier, Q. IV, 53.
DE POITIERS À BLOIS 185

réchaux de Rais et de Boussac, l’amiral de France Louis de Culan, La


Hire, Ambroise de Loré 1.
Cette société mêlée mérite une présentation ; ils vivront assez avec
Jeanne pour que nous essayions de les connaître.
Nous savons déjà quels étaient l’archevêque de Reims et son collè-
gue du Haut Conseil Royal, Gaucourt. Voyons les autres.
Loré était un Bas-Normand. Sorti très jeune de sa gentilhommière
des bords de l’Orne, il courait depuis longtemps derrière la fortune,
qu’il atteindra enfin par son courage, sinon par une absolue vertu. Il
avait fait son devoir à la bataille d’Azincourt : une défaite, mais une de
ces défaites comme Waterloo, qu’on était fier d’avoir vue, parce que
« toute la France » y était. Il y avait été fait prisonnier. Dix ans plus
tard, il bat l’estrade dans le Maine et l’Anjou, harcelant Anglais et
Bourguignons, inlassablement, en partisan nullement peureux et tou-
jours affamé. Nous le rencontrons à Blois ; il sera à Jargeau et à Patay.
Jeanne morte, il rentrera dans le Maine. De cette fois il tient l’argent et
la célébrité. Il eut, en effet, la chance de prendre, de ci de là, deux ou
trois mille Anglais, qu’il mit à rançon de son mieux : et son mieux était
tout le possible, on peut le croire. Pris à son tour, il eut l’honneur de
servir de contre-partie au grand Talbot, captif depuis Patay : ils furent
échangés l’un pour l’autre. Il accompagna Charles au beau siège de
Meaux, et fut nommé d’emblée prévôt de Paris. Si l’on considère l’état
désolé de la capitale d’alors, les désordres dont elle était le théâtre, les
ruines effroyables qui l’attristaient 2, on doit penser que Loré passait
pour un homme de précieuses capacités.
Louis de Culan était un Berrichon. Amiral de France, il avait la plus
considérable des juridictions qui fût dans le royaume. L’amiral de
France était à la fois administrateur, juge et soldat. Tout le matériel et
tout le personnel de la marine, matelots, bâtiments de guerre, garde-
côtes, dépendait de lui. Il rendait la justice maritime. Il commandait la
flotte. Sa charge était éminente à ce point, elle côtoyait de si près la
prérogative royale que Richelieu, le formidable niveleur, ne manqua
pas de la supprimer.
Boussac était Limousin. Il s’était fait la main en assassinant, à
l’instigation du connétable de Richemont, Le Camus de Beaulieu, un
favori de Charles, dont il jeta le corps dans le Clain. Cela ne l’empêcha
point de devenir maréchal. Parfois on l’appelle le maréchal de Boussac
et parfois le maréchal de Sainte-Sévère. On a de lui une charte de 1427

1 Jean Chartier, Q. IV, 53.


2 Entre la porte Saint-Antoine et Montmartre, les loups en septembre 1438 « mangèrent un enf-
fant de nuit en la place aux chats, derrière les Innocents »… Les maisons de Paris tombaient en ruine
et demeuraient fermées. « Les gens du Roy s’informaient parmy Paris, quand ils veaient huys fermés.
Ha, Sire, leur répondit-on, ils demeurent ailleurs »… (Le Bourgeois).
186 LA SAINTE DE LA PATRIE

par laquelle il affranchit les habitants de Boussac. Le jour où il la signa


il ne manqua point de sentiments humanitaires… à moins qu’il ne
manquât totalement d’argent.
La Hire avait quarante ou quarante-cinq ans quand il rencontra
Jeanne. Il fut le plus populaire des Gascons qui lièrent leur fortune à
celle de Charles VII. Toujours en guerre, battant ou battu, nul des fer-
railleurs de cette époque n’a moins connu le repos et la méditation que
lui. Il s’appelait de son vrai nom Étienne de Vignoles ; ce fut son impé-
tuosité dans le combat, et sa violence partout, qui lui valurent son sur-
nom de La Hire (la furie). C’est lui qui disait, en guise de justification
personnelle : « Si Dieu revenait sur terre, il se ferait pillard ! ». Il se
battit contre les plus grands seigneurs du temps, Salisbury, Vaudé-
mont. Il fut pris deux fois. En revanche, il força plusieurs villes, dont
Chartres. Ses plus brillants faits d’armes sont la « Rescousse de Mon-
targis », sa part de Patay, et la victoire de Gerberoy. Jeanne prit un as-
cendant singulier sur cet homme de fer qui ne craignait rien ni per-
sonne, pas même le roi. Il admirait dans la sainte enfant son courage
singulier, égal au sien même, et tout à côté, des vertus qu’il n’avait pas.
Elle le convertit et le déshabitua de blasphémer. Sa candeur, sa pureté,
son enthousiasme sacrés vainquirent l’enragé Gascon. Quand il la sut
captive à Rouen, il alla rôder avec ses gens dans la haute Normandie.
Mais… Jeanne devait mourir sur un bûcher. Lui-même finit à Mon-
tauban.
Le plus étrange de ces compagnons fut le maréchal de Rais. Issu
des Laval, c’est-à-dire de la souche des Ducs de Bretagne par les Mont-
fort, il était beau autant que noble, et prodigue autant que beau ; avec
cela, brave, artiste, lettré. Il aimait la musique ; et selon l’usage des
seigneurs italiens, il entretenait à ses frais une maîtrise qui le suivait
quasi partout. Mais quand il fut arrivé vers la quarantaine, il fut saisi
d’une frénésie, d’un délire d’argent et de puissance. Il voulait être ri-
che, devenir puissant, à tout prix, au prix du crime, au prix de son
âme. Il se voua au diable. Il entendait le voir ; il le contraindrait à se
montrer à lui, à causer, à traiter avec lui, à lui acheter son âme. Il lo-
gea, nourrit, paya des sorciers. Toutes ces folies n’étaient que folie ;
mais d’elles il passa à d’abominables forfaits. Il offrit à Satan des sacri-
fices de sang humain, de sang d’enfant, de mains d’enfant, d’yeux
d’enfant, tant qu’il fallut, tant que ses sorciers lui en demandèrent, en
exigèrent. Une horrible vieille, nommée d’un horrible nom, la Mef-
fraie, lui amenait les petits qui servaient à ses abominables holocaus-
tes. Satan ne vint pas : le tête-à-tête tant rêvé, tant promis, n’eut pas
lieu. Mais l’évêque de Nantes et l’Inquisiteur de la Foi saisis par la ru-
meur publique, mirent la main sur le démoniaque. Il fut jugé,
condamné, pendu. Il avait avoué. On dit qu’il finit dans des sentiments
DE POITIERS À BLOIS 187

de réelle pénitence. Il est universellement connu sous le nom de


Barbe-Bleue.
D’après les chefs il est assez facile de conjecturer quels étaient les
soldats. Et voilà le milieu dans lequel devait se mouvoir Jeanne.
VIII
Son arrivée à Blois aurait suscité quelques murmures, si l’on en
croit certaines chroniques 1. La chose au surplus n’est pas absolument
merveilleuse. Devant cette frêle et simple enfant, on imagine aisément
que les reîtres se soient peu contraints : « C’était certes un beau chef
qu’on leur envoyait là ; et bien capable de remettre les affaires en bon
état ! » 2. On essaya d’imposer silence à ces mauvais esprits. Ce fut La
Hire qui accomplit le retournement. Sortant des rangs et saluant bas la
sainte jeune fille, il déclara que lui et sa compagnie la suivraient par-
tout où elle les voudrait mener. L’adhésion du « brave des braves » en
imposa 3.
Il faut d’ailleurs savoir que Jeanne n’avait pas été troublée par cette
opposition. Son âme était à des préoccupations de tout autre ordre.
Pesant avec sa prudence précoce ce que peut la Religion sur le moral
des soldats, combien elle les console dans leurs fatigues, leurs souf-
frances, leurs dangers, leur mort, elle résolut d’assurer aux siens le bé-
néfice d’une mission, dirions-nous aujourd’hui.
Elle fit confectionner par Pasquerel une bannière distincte de son
étendard personnel. On y peignit l’image de Jésus-Christ en croix.
Cette bannière, vraie bannière religieuse, bannière des prêtres, ban-
nière processionnelle, fut bénite.
Chaque matin et chaque soir on élevait ce signe. Les prêtres s’as-
semblaient à l’entour, frères mendiants et séculiers. Ils chantaient des
hymnes, des antiphones, des cantiques en l’honneur de la Vierge Ma-
rie. Puis se donnait l’exhortation. Jeanne assistait à l’exercice entier.
Les prédicateurs se tenaient ensuite à la disposition des soldats pour
les entendre, les absoudre 4. Et ils se confessaient « les écorcheurs »,
les vieux bandits, les pillards et les paillards, La Hire même et sa com-
pagnie. Ils redevenaient comme de petits enfants tout simples, pro-
mettant, s’efforçant, de se corriger de leurs perverses habitudes, ren-
voyant leurs « folles femmes », ne jurant plus et « parlant doux ». Ils
se sentaient heureux d’avoir allégé et amolli leur dure et lourde cons-
cience ; l’avril qui épanouissait tout leur en semblait plus joyeux. La
parole, la vue de Jeanne : la vue d’une sainte, très candide, très cro-

1 Chronique du Doyen de Saint-Thibaud, Q. IV, 327.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Pasquerel, Q. III, 104, 105.
188 LA SAINTE DE LA PATRIE

yante, avait opéré cette merveille qu’on ignorait auparavant, qu’on n’a
pas retrouvée depuis, dont saint Louis même n’avait pas connu la joie.
Les soucis pieux ne la détournaient pas de sa très haute et très hu-
maine conception « du Mardi de la grande semaine dernière », alors
qu’elle avait écrit aux Anglais une offre de paix. Sentant le choc très
voisin, elle ne se résigna point à désespérer qu’il pût être évité. L’effu-
sion du sang humain lui paraissait ce qu’elle est : horrible. On ne doit
recourir à l’épée qu’après avoir épuisé tous les moyens de n’y pas re-
courir. Il faut redouter l’anathème de Jésus-Christ : celui qui frappe de
l’épée périra par l’épée. On l’évite en travaillant pour la paix, jusqu’à ce
qu’il devienne évident que l’injuste et souvent hypocrite agresseur veut
absolument croiser le fer. Il manquerait vraiment trop d’esprit de dou-
ceur et de pitié à la sainte jeune fille, si la démarche de conciliation
qu’elle tenta n’eût été accomplie.
Elle résolut d’envoyer à Talbot son héraut Guienne, avec la lettre
dictée par elle au Dominicain de Poitiers. Nous pensons que ce fut le
lundi 25 avril. Le pauvre Guienne fut fort mal traité, d’après le récit de
l’un de ses collègues, Jacques Le Bouvier, héraut lui aussi et chroni-
queur renseigné 1. Les Anglais le saisirent et le condamnèrent finale-
ment au feu. Ils avaient même dressé le bûcher avec le pieu où ils vou-
laient le lier, lorsque quelqu’un s’avisa qu’il serait bon de consulter
l’Université de Paris sur la légitimité du procédé. « L’œil de l’Univers »
ne se hâta point de regarder chose de si petite importance. La prise des
Tourelles survint ; puis la fuite des Godons. Guienne abandonné par
eux, au fond d’une casemate, fut retrouvé 2. Trop heureux d’en avoir
été quitte pour quelques jours passés sous terre.
IX
Tandis que Jeanne priait, évangélisait, négociait ainsi à Blois, Yo-
lande et d’Alençon terminaient l’organisation de leur convoi de ravi-
taillement.
Il se serait composé, d’après le trésorier de l’empereur Sigismond,
Eberhard de Windecken, que nous avons déjà cité, de soixante voitu-
res et de quatre cents têtes de gros bétail 3. Les gens à cheval et à pied
étaient bien trois mille. Ce dernier chiffre doit être tenu pour exact ou
à peu près. Outre l’autorité du personnage qui l’affirme – il eut entre
les mains des documents diplomatiques 4 –, il convient de se rappeler
la déposition de Dunois. Il n’osa essayer d’entrer dans Orléans avec
Jeanne en passant sur le corps des Anglais : ceux-ci lui parurent trop

1 QUICHERAT, IV, 40.


2 Jacques Le Bouvier, Q. IV, 42.
3 Eberhard, Q. IV, 401.
4 QUICHERAT, IV, 485.
DE POITIERS À BLOIS 189

forts. Les maréchaux de Rais et de Boussac, l’amiral de Culan, La Hire


que nul n’accusera de couardise, furent du même avis. Ils ne se crurent
pas en nombre 1. Pasquerel se souvenait aussi que les troupes anglai-
ses étaient beaucoup plus considérables que la petite armée royale, et
que l’on trouva fort étrange leur inaction 2. Les Anglais n’avaient pas à
la fin d’avril plus de dix ou onze mille combattants autour d’Orléans
dont quatre mille sur la rive gauche 3. Comment Dunois aurait-il craint
quatre mille Anglais, au plus, s’il avait disposé de dix ou douze mille
Français, sans compter les miliciens d’Orléans, qui eussent pu l’assis-
ter d’une sortie ? Si Jeanne, dans la séance du 26 février 1431, a vrai-
ment répondu que le roi lui avait donné « quand il se servit d’elle » dix
à douze mille hommes ; s’il n’y a pas eu là, comme plusieurs l’ont pen-
sé, une faute de copiste, de telle sorte qu’il faille lire un à trois mille
hommes, assurément la sainte jeune fille ou bien a voulu parler de la
totalité des armées dont le roi disposa tandis qu’elle le servit, ou bien
elle fit entrer les bourgeois armés d’Orléans dans le total de ses soldats
de la première heure. Et, à vrai dire, ils se livrèrent à elle, avec tant de
dévouement et d’entrain, qu’on doit penser qu’elle aurait eu ce droit.
Les capitaines donnèrent le signal du départ le mercredi 27 avril.
Ils avaient tenu conseil auparavant sur la route à suivre. Dunois prit
part à la discussion soit par lettre, soit par envoyé, soit par acte de pré-
sence. S’il fut présent, Jeanne ne le rencontra point 4.
Il y avait effectivement deux routes possibles : celle de la rive droite
et celle de la rive gauche. Celle de la rive droite ou de Beauce était con-
trôlée par des places ou des châteaux dont les Anglais avaient eu soin
de s’emparer : Beaugency, Meung, Marchenoir, Montpipeau, etc. De
plus, elle allait donner en plein dans les principales bastilles anglaises.
La route de gauche ou de Sologne était plus aisée, d’apparence ; on
verra ce qu’elle fut en réalité. Rien absolument n’y inquiétait jusqu’à
Saint-Pryvé, où l’ennemi avait construit la redoute de ce nom. Deux ou
trois kilomètres plus loin on trouvait les Tourelles complétées par les
Augustins, et enfin Saint-Jean-le-Blanc. Mais le contact avec ces
points périlleux s’évitait facilement au moyen d’un détour en arc de
cercle. Il suffisait de prendre les bords du Loiret au point où il se jette
dans la Loire, de les suivre exactement, de franchir la rivière à Olivet et

1 Dunois, Q. III, 5.
2 Pasquerel, Q. III, 105.
3 Dubois, Jollois, Wallon, Loiseleur, cités par M. BOUCHER DE MOLANDON : Première expédition

de Jeanne d’Arc, 26.


4 La question qu’elle lui pose à leur rencontre de Saint-Loup : – Êtes-vous le Bâtard d’Orléans ?

prouve suffisamment qu’elle ne l’avait jamais vu, comme aussi la réponse de Dunois prouve qu’il
avait délibéré à Blois. – Est-ce vous qui avez voulu qu’on allât par la rive gauche ? – Oui, et de plus
sages que moi aussi. Dunois, Q. III, 5. Il est inutile de rappeler que les usages d’alors retiraient tout
caractère blessant à la question de Jeanne.
190 LA SAINTE DE LA PATRIE

de se diriger ensuite vers le Port de Saint-Loup. On appelait ainsi un


tout petit havre, situé non à Saint-Loup, mais en face Saint-Loup, sur
cette rive gauche.
Les capitaines se rallièrent à l’idée de suivre ce chemin.
X
Lorsque dans les fraîcheurs et la nouveauté du matin le corps ex-
péditionnaire quitta Blois, ce fut un curieux spectacle.
Jeanne avait rangé les prêtres et les moines, en tête, autour de la
bannière de Pasquerel, la bannière au Crucifix. Ainsi l’armée prenait-
elle quelque air d’immense confrérie en partance pour un pèlerinage
lointain, où elle devait emporter ses armes et ses bagages. Sous les
chênes et les hêtres de Sologne encore maigrement verdis, les hommes
vêtus de fer ou de cuir s’avançaient en chantant le « Veni Creator Spi-
ritus, Venez, Esprit créateur ! », l’hymne à Celui qui jadis par les apô-
tres, des gens de si peu, bouleversa le monde ; l’hymne qui ouvre les
grandes liturgies, les grandes rencontres de l’homme avec Dieu. Ceux
qui entendaient comprenaient bien. Il leur était signifié qu’ils voyaient
passer plus qu’une armée en marche, que Dieu même s’avançait. Oui,
ils comprenaient bien. Les paysans debout sur le seuil de leurs mai-
sons basses, en pisé, regardaient gravement et se signaient. Les reîtres
ne se moquaient plus. Ils étaient domptés. Le prodige que portait
Jeanne avec soi, le prodige qu’était Jeanne, les avait domptés. Les plus
mal disposés se taisaient. Ils se réservaient et attendaient le dénoue-
ment : la fin ferait le compte. C’était singulier, très singulier sûrement,
ce qui se passait ; mais on ne tarderait pas à savoir… Orléans n’était
plus loin, Orléans la ville du signe.
Chapitre XI
Le siège d’Orléans
(1428-1429)

Du 13 octobre 1428 au 27 avril 1429

La forteresse d’Orléans ; sa description. – Les trois éléments de sa garnison ; le gé-


néral qui les commandait. – Le double objectif de Salisbury : garder ses communica-
tions avec la Normandie et l’Île-de-France ; isoler la place de tout secours. – Réus-
site du plan. – Prise de Janville, de Meung, de Montpipeau, de Jargeau, de Château-
roux, de Marchenoir, de Beaugency. – Le siège mis devant Orléans. – Destruction
des moulins. – Les Tourelles évacuées tombent aux mains des Anglais. – Salisbury
est tué par un boulet. – Péripéties du siège. – Les Orléanais brûlent leurs faubourgs.
– Les Anglais construisent des bastilles afin d’affamer la ville qu’ils sont incapables
de prendre de vive force. – Progrès de l’encerclement. – Bataille des Harengs. – Les
chevaliers perdent espoir. – Le prévôt et les échevins se montrent résolus : jusqu’au
bout ! ; noms de ces braves gens. – Toutes les bastilles debout. – La famine est pro-
che. – Paroles du Breviarium historiale et de Dunois dans sa déposition. – Hommes
de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? Voici « le secours de Dieu ».

I
Orléans, que les Anglais assiégeaient depuis le 13 octobre de l’an-
née précédente, n’était pas une petite forteresse.
Ses murailles achevées en 1389 1 l’enfermaient de toute part. Elles
avaient été bâties selon les règles les plus strictes de la défensive
d’alors. Elles étaient armées de trente-cinq tours, disposées de telle
sorte que nulle partie du rempart ne demeurait à l’abri du jet des ar-
chers ou des arbalétriers, qui les occupaient au besoin. Elles ne pré-
sentaient aucun retrait dans lequel l’ennemi pût se dérober. Leurs li-
gnes dessinaient un parallélogramme presque parfait, avec tout au
plus un léger fléchissement au point où la muraille nord s’approchait
de la muraille ouest et un certain renflement dans cette dernière ; mais
ces déviations fort douces, fort ménagées, ne gênaient en rien la sur-
veillance des sentinelles. Les tours d’angle étaient particulièrement
fortes. Cinq portes ouvraient les murs : la porte du Pont va être décrite
plus bas : la porte Bourgogne, à l’Est, qui recevait la route de Briare,
avec ses voies confluentes venues du côté d’Auxerre et de Clamecy, et
par delà, de Troyes et de Dijon ; la porte Parisis, au Nord, qui donnait

1 BIMBENET, II, 272.


192 LA SAINTE DE LA PATRIE

accès au chemin de Paris ; la porte Bernier, sur la place actuelle du


Martroi ; la porte Renart enfin, sise dans la ligne de la rue du Tabour.
Elles étaient protégées, entre autres travaux, par deux tourelles cha-
cune. Il serait injuste d’oublier, quoique je parle de tours et de tourel-
les, le beffroi du guet, haut de quarante-sept mètres sous toiture, de
cinquante-trois en comptant la toiture. C’était le clocher de Saint-
Pierre-Empont. Les Anglais ne faisaient guère de mouvements – sauf
la nuit – qui ne fussent aperçus de là : à la moindre alerte, la fameuse
cloche Trompille de guet s’ébranlait et donnait l’éveil 1.
Un pont, qui mérite d’être décrit plus en détail à cause des événe-
ments dont il sera le théâtre, était jeté à quelque cinquante ou soixante
mètres de notre actuel pont Royal, en amont du fleuve. Il faisait com-
muniquer la ville avec la rive gauche de la Loire, c’est-à-dire Saint-
Marceau, Olivet, et par delà, la Sologne, puis le Blésois, la Touraine, le
Berry. Il avait dix-neuf arches 2.
Tout à fait à son extrémité méridionale, celle qui est opposée à la
ville, il aboutissait à la place dite des Augustins, parce que des moines
Augustins y avaient construit une église et un couvent. Au point où il
poussait l’avant-dernière de ses arches vers la rive, les ingénieurs
avaient jeté un pont-levis. Ce pont-levis était manœuvré du fort des
Tourelles.
On avait ainsi nommé une fortification, munie de quatre tours soli-
des, d’inégale hauteur, qui défendait le pont du côté de la Sologne. Le
rez-de-chaussée était vide. Le plancher construit en grosses poutres
était ainsi disposé qu’il était possible de voir du premier tout ce qui se
passait sous lui : par conséquent, aucun voyageur, aucune marchan-
dise ne pouvaient entrer de ce côté dans Orléans, sans être parfaite-
ment contrôlés par les hommes d’armes installés aux étages supé-
rieurs. Ce n’était pas toute la défense possible du pont : ses arches, en
effet, étaient susceptibles d’être rompues en cas d’extrême péril. Plu-
sieurs des piles qui les portaient étaient fort larges et massives. Elles
fournissaient une vraie plate-forme en dehors du parapet : on les avait
utilisées, en y bâtissant des boutiques étroites, mais recherchées.
Au centre, les fondations avaient été enracinées dans une île qui por-
tait indifféremment trois noms : « la motte Saint-Antoine », ou encore,
la « motte des poissonniers » ou la « motte des chalands percés » 3.
Cette appellation de « motte » signifie que l’île était d’assez peu
d’importance ; celle de motte « Saint-Antoine », qu’un petit hôpital de

1 Le beffroi du guet a été démoli en 1831. Les souvenirs héroïques qui y étaient attachés n’ont pu

le sauver. C’est ainsi que les villes appauvrissent leur patrimoine. Tout monument de leur passé de-
vrait être sacré.
2 MANTELLIER, 426e anniversaire, 15.
3 Ibid., 16.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 193

voyageurs pauvres et une chapelle y étaient dédiés au célèbre ermite


égyptien ; celle de « motte des poissonniers », que les membres de
l’honorable corporation des pêcheurs en Loire y attachaient leurs bar-
ques ; celle de « motte des chalands percés », que les pêcheurs gar-
daient là, dans des bateaux plats à fond troué, leurs provisions de
poisson.
Un fortin agencé à l’instar de celui des Tourelles et contrôlant le
passage Nord, comme faisait l’autre du passage Midi, n’était séparé de
la rive urbaine que par un second pont-levis, avec herse de fer et porte,
qui se nommait « la porte du Pont ».
Les précautions des ingénieurs d’alors avaient été bien prises.
II
La garnison offrait des éléments d’origine différente 1.
Les archers et les arbalétriers d’abord. Leurs compagnies dataient
de Philippe de Valois 2. Ce prince qui devait finir parmi de navrants
désastres, avait eu d’admirables débuts. Plébiscité par la noblesse, di-
rait-on aujourd’hui, pour roi de France, lorsque s’éteignit la branche
mâle, directe et aînée, des Capétiens, dans la personne des trois fils de
Philippe le Bel ; couronné par la victoire dans les plaines de Flandre, il
avait reçu l’hommage-lige même du roi d’Angleterre. Sa cour était bril-
lante comme sa propre jeunesse ; les tournois de Vincennes, dans
l’ombre des chênes sous lesquels son aïeul avait rendu la justice,
éblouissaient. Trois ou quatre ans, il fut le grand monarque d’Occi-
dent. Il aimait la fête, mais n’était pas tout à la fête. Il a entrepris
d’utiles travaux publics, et parmi ceux-ci la restauration des murailles
d’Orléans, auxquelles il donna la formule que nous venons d’exposer
et d’expliquer. Préoccupé de l’exigence de ses barons qui entendaient
toucher une solde pour leur service de guerre – ils la touchèrent au
moins temporairement dès 1338, le banneret vingt sols par jour, le
chevalier dix –, marchant d’ailleurs sur les traces de ses prédécesseurs,
spécialement de saint Louis qui avait créé la charge de « Grand Maître
des arbalétriers », Philippe suscita pour la garde de la place une com-
pagnie d’arbalétriers et une compagnie d’archers Orléanais. Elles sub-
sistaient encore, l’une et l’autre, en 1429.
Cependant elles s’étaient doublées dès lors de combattants qui fini-
ront par les supprimer : les canonniers et les couleuvriniers. C’eût été
merveille qu’on n’eût pas trouvé à Orléans ces tard venus de l’art mili-
taire, puisque la ville avait des fonderies desquelles il sortit, dit-on,
soixante et onze bouches à feu. Les canonniers et les couleuvriniers du

1 BOUCHER DE MOLANDON, L’armée vaincue par Jeanne d’Arc sont les murs d’Orléans.
2 BARAUDE, Orléans et Jeanne d’Arc.
194 LA SAINTE DE LA PATRIE

siège furent réputés dans le royaume entier. On y sut le nom de Bar-


thélémy Courtbec de Pesson-Bailly, de Bertin, de Perrin Bontemps, de
Guillaume, de Lucas, d’Arnoul du Vointre, de Jehan du Pont-Bassin,
de Malier de la Forest, de Gubin, de Duisy, pointeur et fondeur. En
tout ils étaient douze maîtres. Cependant la célébrité du couleuvrinier
Jehan le Lorrain, que la ville avait fait venir de son pays, effaça toutes
les autres. C’est lui qui abattit, le 3 mars 1429, Richard de Grey, propre
neveu de Salisbury 1. D’adresse consommée, il avait formé une section
de tireurs : François Hurecoq, Mauviel, Gabriau et Troisillon. Il ne
voulait aucune solde ; il se battait pour le plaisir et pour l’honneur. La
ville dut lui voter un subside de gratitude lorsqu’il repartit. Ce patriote
désintéressé n’épuisa jamais sa provision de belle humeur. L’une de
ses joyeusetés était de se laisser choir pour donner aux Anglais la
fausse joie de penser qu’ils l’avaient tué ou blessé. Quatre ou cinq
hommes chargeaient alors Jehan sur leurs épaules et l’emportaient ;
mais il reparaissait au moment opportun. De cette plaisanterie, si ré-
pétée fût-elle, les assiégés ne se lassaient point.
Depuis 1412 Orléans recrutait encore une milice bourgeoise qui
comprenait tous les citoyens capables de servir. Les villes considé-
raient la faculté de ce recrutement comme une de leurs belles libertés.
Elle les délivrait de l’astriction dangereuse d’être uniquement défen-
dues par des hommes d’armes. Il ne faisait pas bon d’être absolument
à la merci de ces protecteurs.
Archers, arbalétriers, canonniers, convoyeurs, miliciens de toute
sorte, présentèrent un effectif de cinq mille hommes au recensement
de septembre 1428.
Les chevaliers et leurs soldats d’état n’étaient pas plus de cinq
cents. La faiblesse de la place jusque vers la fin du siège consista en ce-
ci, que la proportion des hommes d’armes ne fut vraiment pas assez
considérable. Pour les grandes attaques ou les grandes défenses, il n’a
jamais fallu compter trop sur les gardes municipales.
Le général en chef de cette garnison portait un nom demeuré sym-
pathique à l’histoire. Il s’appela sur le tard Dunois, comte de Longue-
ville. On le nommait alors tout simplement : le Bastard d’Orléans, et
quand on voulait s’exprimer avec cérémonie : Mgr le Bastard. Fils na-
turel de Louis d’Orléans et de Mariette d’Enghien, « la Dame de Ca-
ny », il avait vingt-six ans. Son portrait de la Bibliothèque nationale
nous le représente avec les traits les plus virils et les plus plaisants : de
beaux grands yeux sous un front solide, un nez busqué, une bouche
bien faite et riante, un menton énergiquement dessiné. Si l’on en juge
par les ossements trouvés dans son tombeau, il était de stature remar-

1 Journal du Siège, 54,


LE SIÈGE D’ORLÉANS 195

quablement élevée. Nourri dans la maison de son père par Valentine


de Milan, il avait su conquérir la tendresse et presque l’admiration de
cette femme remarquable. « Celui-là, disait-elle mélancoliquement,
m’a été volé ». Il avait la langue polie et le bras ferme. Il partage avec
La Hire l’honneur de la Rescousse de Montargis. Il fut blessé à la ba-
taille des Harengs. Il se montra toujours d’une grâce chevaleresque
près de Jeanne. Il doit être tenu pour l’un des meilleurs et plus fidèles
gardiens de sa mémoire. Devenu un très illustre soldat après la prise
de Chartres, de Saint-Denys et de Meulan ; diplomate, grand chambel-
lan de France, comte de Dunois et de Longueville, il voulut témoigner
au procès de réhabilitation. Sa déposition émue, loyale, précise, est
une des belles pages qui se puisse lire à l’honneur de la sainte jeune
fille. Il lui attribue sans hésiter les victoires de la Loire, il tient que
c’est à elle qu’on les doit. « Elles nous vinrent par son moyen, per me-
dium ejus » 1. Le portrait moral qu’il nous a tracé de l’enfant pieuse,
bonne, prudente, loyale, chaste et brave, suppose l’admiration la plus
fervente.
Au moment où il rencontra Jeanne, il était comte de Poitiers et de
Mortain 2, et il défendait de son mieux l’apanage de son père.
Le nerf de la guerre était dès lors, on s’en doute, ce qu’il est au-
jourd’hui. Quatre semaines avant l’investissement de la place, alors
que tout l’annonçait imminent, Dunois édicta un impôt extraordinaire
de défense. Le Chapitre de la Cathédrale Sainte-Croix souscrivit la
somme considérable pour le temps de deux cents écus d’or. Des villes
et des provinces demeurées fidèles à la cause de Charles envoyèrent
quelques subsides. Les chroniques nomment l’Auvergne, Le Bourbon-
nais, La Rochelle, Poitiers, Albi, Angers, Bourges, Tours. Du plus loin,
il arriva du numéraire et des munitions ; du plus près, des provisions
de bouche et du bétail.
III
Les Anglais, fort au courant du pouvoir de résistance d’Orléans, ré-
solurent d’y aller avec une extrême prudence.
D’autre part, ils savaient à merveille l’importance de la partie. Or-
léans tombé, ils se rapprochaient de leur grande et belle Guyenne. Ils
prenaient barre contre la Touraine, le Berri, les pays Armagnacs. Ils
avaient une base d’opération d’où ils menaçaient immédiatement le roi
de Bourges. Le dernier bouclier de la monarchie nationale était brisé.
C’est ce que le Vénitien Pancrace Justiniani, alors en résidence à
Bruges, signifiait à son père, dans une lettre de haut intérêt parce que

1 Dunois, Q. III, 10.


2 Quittance du « Bastard d’Orléans », Archives de la ville d’Orléans.
196 LA SAINTE DE LA PATRIE

le rédacteur est un étranger intelligent, qui a sous son regard les situa-
tions : « Si les Anglais avaient pris Orléans, ils pouvaient aisément se
rendre maîtres du reste de la France et envoyer le Dauphin mourir à
l’hôpital » 1.
Salisbury dressa donc le plan d’une campagne très sévère. Il assu-
rerait avant tout ses communications avec ses deux bases de ravitail-
lement : la Normandie à l’Ouest, et l’Île-de-France au Nord. Pour cela,
il maîtriserait les routes vers l’une et l’autre province en réduisant les
places qui les commandaient. Puis il isolerait Orléans de tout secours
possible en occupant les villes et les châteaux de son voisinage, même
un peu éloigné. On verrait seulement ensuite à régler le compte de la
forteresse.
Chartres, qui était anglais, lui fournit son premier quartier général.
C’est de là que furent dirigées ses colonnes volantes contre Rambouil-
let, Nogent, Courville. La plaine entière de Chartres, avec Dreux et
Étampes, passa vite entre ses mains. Les voies normandes qui y dé-
bouchaient furent du coup assurées.
Il se jeta ensuite sur Janville, châtellenie royale de valeur non seule-
ment par ses fortifications, mais par sa position. Française, elle eût in-
quiété les convois expédiés de Paris par Bedfort. Malgré une défense
très vigoureuse de Prégent de Coëtigny, Janville succomba dans un as-
saut. Ce fut un lieu heureux à l’envahisseur : il y reçut les clefs de Meung.
La première partie du programme étant ainsi exécutée, Salisbury
entama la seconde. Il s’installa à Janville, où il continua la pratique
des colonnes volantes, composées invariablement d’hommes d’armes
à cheval et d’archers. Elles soumirent Patay, Sougy, Saint-Sigismond,
Machelainville, Montpipeau. Cette petite forteresse devint le troisième
cantonnement du généralissime anglais. Il en partit contre Beaugency
qu’il attaqua en personne. À son approche la ville ouvrit ses portes. Le
donjon seul refusa de se rendre. L’Anglais ne s’en occupa même point.
Que lui faisaient quelques soldats incapables de sortir sans tomber en-
tre ses mains ? Un jour ou l’autre il en aurait le bout : cela ne manqua
pas d’ailleurs. Ce qui lui importait, c’était de commander les routes de
terre et d’eau en aval d’Orléans afin d’empêcher les ravitaillements de
ce côté. Or, en tenant Meung et Beaugency, même imparfaitement, il
pensait bien avoir réussi. Ce n’était pas absolument vrai : nous le ver-
rons. Bien que fortement établis de ce fait sur le chemin de Blois à Or-
léans, ses lieutenants devenus ses héritiers ne réussirent point à inter-
rompre la communication entre les deux villes. À Beaugency il eut une
mauvaise inspiration : il ordonna le pillage de Notre-Dame de Cléry 2.

1 Chronique de Morosini, AYROLES, IV, 572.


2 Journal du Siège, CHARPENTIER et CUISSARD, 13, 102, etc.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 197

Il donna ce jour-là un scandale et commit une faute.


On le traita de sacrilège ; les Orléanais pensèrent unanimement
que le ciel châtierait cette impiété. Leur fermeté s’en accrut.
En attendant il continuait le cours de ses succès. Il occupait Mar-
chenoir et la Ferté-Hubert.
Pour en finir, avec les lieux forts des environs d’Orléans, il ne fallait
plus que prendre Jargeau et Châteauneuf.
Jargeau résista trois jours, du 2 au 5 octobre. Châteauneuf s’aban-
donna le 6. Jean de la Pôle avait mené l’expédition.
Ces suprêmes coups portés, ce fut fait.
Tout s’était rendu ou avait été pris. La conception stratégique de
Salisbury avait abouti de point en point. Deux mois y avaient suffi : la
ville était demeurée seule. Il fallait aller jusqu’à Châteaudun, Montar-
gis, Châteaurenard, Gien, pour trouver des citadelles demeurées na-
tionales. Encore étaient-elles presque vides, puisque le Bâtard avait
ordonné à leurs petites garnisons de venir le rejoindre 1.
Dès le 7 octobre Jean de la Pôle revenait de Châteauneuf et de Jar-
geau où il avait laissé quelques-uns des siens. Il passa par Olivet. Les
Anglais ne perdaient vraiment pas leur temps. La Pôle ne s’arrêta
point : quelques heures, une nuit peut-être ; le temps de reconnaître la
position. Il jugea bon de rentrer assez vite à son casernement de
Meung.
Mais le 12, dans le beffroi de Saint-Pierre-Empont, « Trompille »
s’agita furieusement. Le guet signala des mouvements de troupes par
delà la Loire, vers Olivet. Les bourgeois coururent aux murailles. Ce ne
fut plus alors les hommes de la Pôle, un détachement, qu’ils eurent
sous les yeux ; ce fut l’armée entière d’outre-mer. Il y avait foison de
« Godons », de « Coués » ; car toutes ces appellations étaient synony-
mes dans le populaire.
La grande lutte allait s’ouvrir.
IV
Son premier épisode fut une volée d’artillerie. Les Anglais établis
sur la levée de Saint-Jean-le-Blanc tirèrent énergiquement contre une
douzaine de moulins posés sur des bateaux du côté de la Tour-Neuve.
Ils n’en laissèrent pas un debout. Tout fut écrasé par leurs boulets de
pierre de 116 livres 2.
Puis les adversaires se tâtèrent à leur point de friction le plus im-
médiat, auprès du fort des Tourelles.

1 Première expédition de Jeanne d’Arc, 28. (BOUCHER DE MOLANDON).


2 MANTELLIER, Le 426e anniversaire, 18. Journal du Siège, 5.
198 LA SAINTE DE LA PATRIE

Comprenant bien l’importance de cet ouvrage, et supposant après


la visite de Jean de la Pôle qu’ils pourraient être attaqués par là, les
Orléanais avaient résolu de le fortifier encore. Ils avaient dressé sur un
type commun, devant leurs portes, des ouvrages en terre (en boue),
appelés boulevards ; ils en firent autant devant leur pont. Ils creusè-
rent une douve sèche de vingt-quatre pieds de large, qui circonscrivait
un espace de quatre-vingts pieds sur soixante, juste à la sortie du pont.
Ils garnirent de pieux aiguisés les trois côtés de la douve sèche par où
l’ennemi pourrait tenter l’escalade. Ils couronnèrent la place ainsi dé-
fendue par un parapet, derrière lequel les défenseurs recevraient
l’assaillant, quand il se présenterait.
C’est autour de ce boulevard que se joua la première partie ; nous la
perdîmes.
Salisbury avait installé son camp du côté de Saint-Jean-le-Blanc. À
cet endroit, la levée de la Loire qu’on appelait « la turcie », protégeait
sa droite contre les surprises. Fidèle à sa règle de n’aller que pas à pas,
il abrita son front et peut-être sa gauche par un bon fossé. Cela fait, il
entra dans l’église et le couvent des Augustins qu’il consolida soigneu-
sement ; enfin, devant ces deux constructions, il coupa la place d’une
tranchée qui le portait, clos et couvert, à une douzaine de mètres du
boulevard des assiégés.
Qui l’empêcherait de sauter de là, à son jour, à son heure, dans la
douve sèche des Orléanais et d’assaillir leurs Tourelles ? Le 21 octobre
il risqua le coup. Les chevaliers, les soldats de métier, des miliciens
prévenus par « Trompille » coururent au danger. Il y avait là messire
Archambault de Villars, l’un des sept Français qui avaient eu l’honneur
de se battre à Montendre en combat singulier contre sept Anglais 1 ;
messire Madré, seigneur d’Archiac ; les Guitry ; Pierre de la Chapelle,
un Beauceron ; trois Gascons, Raymond Arnaud, seigneur de ce village
de Courraze où un jour Henri IV enfant fera ses premières armes en
échangeant des coups de poing avec de petits Béarnais, pieds nus
comme lui et pourpoints percés comme le sien, Xaintrailles et Poton
son frère.
Devant eux ils trouvèrent Thomas Montaigu, comte de Salisbury ;
Guillaume de la Pôle, comte de Dreux ; Jehan de la Pôle, le vainqueur
de Jargeau ; Scales, vidame de Chartres ; Neville, gouverneur d’Évreux ;
Richard Grey, neveu du généralissime ; Glasdalle, que Jeanne appelait
Glacidas, et son frère Malgus ; Lancelot de l’Isle, bailly d’Alençon 2.
Ces vaillants hommes étaient dignes de s’affronter. Ils entraînèrent
leurs gens et ce fut une belle bataille de quatre heures ; même les

1 1404.
2 Journal du Siège, 5, 6, 7.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 199

femmes y prirent part. Elles firent une chaîne qui, de la ville, traversait
hardiment le pont et aboutissait au boulevard. Elles se passaient de
main en main des pierres, des traits, des seaux d’huile et d’eau bouil-
lantes. Les Anglais finirent par se retirer : ils étaient battus. Ils avaient
eu sept cents hommes mis hors de combat ; les Orléanais six cents. La
différence n’était pas considérable apparemment. Dans la réalité, elle
était importante. Les soldats de métier qui n’étaient alors en effet que
quatre cents dans la ville, avaient perdu trois cents des leurs. L’effectif
qui constituait le meilleur, le plus solide noyau de résistance, était
donc devenu fort petit.
Les Anglais ne s’abandonnèrent point. La nuit n’était pas encore
tombée qu’ils avaient ouvert une mine dirigée de leur fossé à la douve
sèche du boulevard. Arrivés là ils devaient travailler à découvert. Né-
cessairement, ils étaient exposés aux regards et aux coups. Comment
la garnison du fort les laissa-t-elle faire tranquillement ? Dormait-
elle ? S’amusait-elle pour se compenser des fatigues de la veille ? Était-
elle retournée dans la ville, convaincue que les Anglais en avaient, eux
aussi, assez pour quelques jours au moins ? Ce qui est certain, c’est
que l’ennemi sorti de sa mine ne rencontra aucun obstacle au fond de
la douve. Alors, il eut l’audace de s’en prendre au gros œuvre du bou-
levard, notamment au parapet.
À l’aurore du 22 1, les assiégés, effrayés sans doute des dégâts de la
nuit, prirent une résolution à première vue étrange : celle de se retirer
dans le fort des Tourelles, en abandonnant le boulevard. L’explication
est probablement celle-ci. Ils avaient eu tant de peine à se défendre la
veille quand tout était en bon état et que leur force se trouvait entière,
qu’ils désespérèrent de soutenir l’effort sur une fortification à moitié
démantelée, et avec une troupe considérablement amoindrie.
Mais voici une erreur, ou une nécessité, plus grave encore : après le
boulevard, les Tourelles furent jugées également intenables. On y lais-
serait quelques hommes seulement avec consigne d’abîmer de leur
mieux le fort et de se retirer si les Anglais faisaient seulement mine de
vouloir l’écheller.
Pendant la journée du 23, la garnison exécuta les ordres reçus. Elle
brûla les pieux du boulevard, abattit le parapet, ravagea le terre-plein.
Les Anglais ne remuèrent pas. Ils voyaient bien que ce serait minime
travail pour eux de rétablir les choses s’il en était besoin. En revanche,
ils supposèrent justement que si les assiégés délaissaient l’ouvrage
avancé, c’est qu’ils n’avaient guère de force pour défendre l’ouvrage
principal. Le samedi 24, ils en commencèrent l’escalade. Suivant le

1 22 octobre 1428.
200 LA SAINTE DE LA PATRIE

mot d’ordre, la petite troupe orléanaise se sauva ; et avec une telle pré-
cipitation qu’elle n’eut le temps de rien démolir.
Elle se replia dans une défense de fortune élevée à la hâte sur le
pont, trois ou quatre arches plus loin. On l’appela du nom ambitieux
de « Boulevard » de la Belle-Croix. C’était tout bonnement une barri-
cade, bien construite, il est vrai, et capable de tenir. Entre la barricade
et les Tourelles, les arches du pont furent rompues 1.
Ces journées du 21, du 22, du 23 et du 24 octobre comptent parmi
les plus noires du siège : trois journées de défaite et de reculade.
V
Le dimanche 25, un événement fort imprévu remit quelque bleu
dans notre ciel.
Glasdalle s’était installé dès le 24 au soir dans les Tourelles aban-
données. Il avait donné l’ordre de commencer immédiatement les ré-
parations.
Salisbury de son côté s’était confirmé, par la résistance qu’il avait
rencontrée, dans le parti d’affamer la place. Il fallait donc l’encercler
dans une ceinture de tranchées et de bastilles. Avec sa redoutable dé-
cision il résolut de fixer de suite la ligne des tranchées et les points où
seraient assises les bastilles. Il monta tout au haut des Tourelles, d’où
comme d’un belvédère il pouvait inspecter la position.
Il regardait donc à travers une lucarne lorsqu’un boulet lancé de la
Tour Notre-Dame l’atteignit, lui enlevant un œil et lui brisant le front.
On l’emporta de suite à Meung. Il y mourut le 27. On ne sut jamais qui
avait mis le feu à la pièce. Les personnes sorties au bruit de la détona-
tion déclarèrent avoir vu un enfant qui s’enfuyait. Les Orléanais re-
marquèrent le nom de la Tour qui avait frappé. Ils crurent que Notre-
Dame de Cléry, justicière de son affront, avait vengé l’incendie et le
pillage de la basilique 2.
Les Anglais ne manquèrent pas de rappeler « l’astrologien de Char-
tres » qui avait recommandé à Salisbury de prendre garde à sa tête.
Les destins s’étaient accomplis.
En tout cas, un des meilleurs soldats de Bedfort disparaissait. Tal-
bot, brave et grave, n’avait cependant pas son autorité : il n’était que
de la monnaie d’Alexandre. Il partagea le commandement avec les au-
tres lieutenants du chef : chacun demeurant maître dans son secteur.
Jamais, que l’on sache, la mésintelligence ne se glissa entre eux.

1 Journal du Siège, 8, 9.
2 Ibid., 10.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 201

Cependant les Anglais se ralentirent. L’âme maîtresse n’était plus


là. Beaucoup s’en allèrent prendre leurs quartiers d’hiver qui à Jar-
geau, qui à Meung 1, qui même à Paris 2. Probablement les hommes
d’armes engagés par Salisbury voulaient, conformément aux usages,
avant de reprendre du service sous un nouveau chef, renouveler leurs
contrats, leurs endentures. Toutefois, des garnisons assez fortes pour
exercer une surveillance efficace demeurèrent aux Tourelles et aux
Augustins 3.
L’auteur des documents sur la fête du 8 mai, dont Quicherat prisait
si fort l’information, estime que la garnison restée sous les ordres de
Glacidas et « d’un nommé Talebot ordonné à être son chef » pouvait
compter « cinq à six mille combattens » 4, avant Noël.
VI
On pourrait penser que le siège traîné ainsi en longueur dut être
terriblement monotone pour les assiégés. Il n’en fut rien. Tandis que
les Anglais, obstinés sapeurs, remuaient persévéramment la terre de
leurs tranchées et de leurs boulevards, la ville s’animait de nouvelles
assez variées.
D’abord le lundi après le dimanche où fut frappé Salisbury, Mon-
seigneur le Bastard amena un renfort de huit cents hommes : les per-
tes du 21 étaient compensées et au delà. Il y avait des archers, des ar-
balétriers, des fantassins italiens. Ils étaient commandés par le maré-
chal de Sainte-Sévère, le Tourangeau de Rueil, Chabannes, qui ne
mourut pas sans avoir vu la suprême déconfiture des Anglais à Castil-
lon, le Lombard Valpergue, Cernay, d’Amboise, qui fut chambellan de
Charles VII et de Louis XI, enfin le héros populaire, intrépide, violent
et loyal, l’ami et le converti de Jeanne, La Hire 5.
En novembre, ce fut un immense incendie qui s’alluma autour de la
ville. Les Orléanais, voyant ce que l’ennemi avait fait des Augustins,
comment il s’y était installé à l’aise, résolurent de ne plus lui fournir
d’aussi confortables casernements. Préludant à l’exploit des Russes de
Rostopchine, ils décidèrent de brûler leurs magnifiques faubourgs,
afin que les Anglais ne s’y pussent loger.
Le 1er décembre, Talbot et Scales amenèrent trois cents hommes à
Glasdalle avec des vivres, mais surtout des canons et des bombardes.
Un de leurs boulets de pierre tomba « dans la rue Aux Petits Sou-
liers sur la table d’un homme qui dînait lui cinquième, sans aucun tuer

1 Journal du Siège, 13.


2 Document sur la fête du 8 mai, Q. V, 288.
3 Journal du Siège, 13.
4 Document sur la fête du 8 mai, Q. V, 288.
5 Journal du Siège, 12.
202 LA SAINTE DE LA PATRIE

ni blescher personne, qu’on dit avait été miracle faict par Notre-
Seigneur à la requête de Monsieur saint Aignan, patron d’Orléans ».
Le 7, alarme par « Trompille ». C’étaient les Anglais qui essayaient
de prendre par surprise la barricade de la Belle Croix, sur le pont. Ils
furent repoussés.
Le 23, on installe « Rifflard », une très grosse bombarde sortie de
l’atelier du fondeur et canonnier Duisy, devant la poterne du Ches-
neau : Rifflard était chargé de répondre à la batterie des Tourelles. Ce
fut une fête d’entendre pour la première fois son tonnerre.
Le 25, jour de Noël, trêve de neuf heures du matin à trois heures
d’après midi. Glasdalle donne un concert de tambours, de trompettes
et de clairons dont la ville va écouter le redoutable vacarme. Adouci
par le lointain, ce put être à peu près tolérable.
Le 30, un renfort sérieux de 2.500 hommes arrive aux Anglais, de
Meung et de Beaugency. Les nouveaux venus s’établissent dans la
place d’armes de Saint-Laurent.
Le lendemain, Gasquet et Védille, de la compagnie de La Hire, don-
nent une « vaillantise » à laquelle il fut grandement couru. Ils défirent
deux Anglais à la lance. Gasquet avait eu rapidement le bout de son
homme ; Védille, quoique vainqueur, n’avait pu désarçonner le sien.
Gasquet fut mis à la mode par son exploit.
Le 1er janvier, les Anglais pour célébrer l’an nouveau, probablement
aussi pensant que nous n’étions pas sur nos gardes, firent une tenta-
tive contre la Porte Renart ; ils durent se retirer.
Le 3 janvier, entrée à Orléans d’un convoi de bétail : neuf cent cin-
quante pourceaux, soixante moutons. On a noté cinq ou six de ces en-
trées souvent moins riches, au cours du siège. C’était peu pour 30.000
assiégés.
Le 4 janvier, deux attaques à la Porte Renart et à la barricade Belle-
Croix : repoussées.
Le 12, Dunois, Sainte-Sévère, Chabannes essaient à leur tour d’en-
lever Saint-Laurent ; inutilement.
Le 26, très vive échauffourée dans une sortie, toujours contre le
camp de Saint-Laurent.
Le 29, conversation, après sûretés prises, entre La Hire au nom des
Français et Lancelot de l’Isle au nom des Anglais. Peut-être les Orléa-
nais tirèrent-ils quelque peu hâtivement un coup de canon qui empor-
ta la tête du chef anglais 1.

1 Journal du Siège, 31. Les faits et les dates qui précèdent viennent de la même source.
LE SIÈGE D’ORLÉANS 203

Le dimanche 30, dans une randonnée de cavalerie, Poton, Sainte-


Sévère et Chabannes tuent sept pillards et ramènent quatorze prison-
niers.
Le 8 février, entrent à Orléans Gaucourt, Verduran, Guillaume
Stuart avec un millier de combattants ; puis c’est Guillaume d’Albret
avec deux cents, et La Hire avec cent vingt. Ce petit corps d’armée res-
sortira pour aller prendre part à la bataille des Harengs : beaucoup y
resteront.
Quatre jours après, en effet, ce fut la triste défaite due à la fatuité et
à la jalousie misérable du comte de Clermont.
Nous eûmes trois ou quatre cents tués, dont Guillaume d’Albret, les
deux Stuart, Chateaubrun, Louis de Rochechouart, qui avait espéré
venger son expulsion de sa châtellenie de Montpipeau. On se souvint
plus tard que Jeanne avait chargé Baudricourt de prier le roi de ne li-
vrer aucune bataille, avant qu’elle fût près de lui. Clermont, reçu froi-
dement – ce qui se conçoit – par les Orléanais, les quitta la semaine
suivante. Le mal eût été petit s’il n’avait emmené avec lui deux mille
hommes dont Culan, Regnault de Chartres, l’évêque de Saint-Michel,
qui était Écossais, et La Hire 1.
La moitié juste des soldats de métier s’éloignait, Dunois n’en avait
plus assez devant les Anglais, aguerris, bien approvisionnés, et entraî-
nés par le souvenir de tant de victoires.
Les chevaliers eurent un moment de faiblesse, au moins de pru-
dence exagérée. Ils songèrent, semble-t-il, à capituler. Ils réunirent-ils
les procureurs de la ville (ceux que plus tard on nommera échevins) et
les chefs de la milice, et tentèrent de leur persuader que le possible
avait été fait, que le reste était l’impossible. Ils concluaient à la reddi-
tion de la place 2.
Les procureurs se montrèrent dignes d’une ville qui comprenait le
tragique de son devoir. Ils opinèrent contre la capitulation. On mour-
rait jusqu’au dernier ; les Anglais n’entreraient pas. Dieu aime ce fier
courage 3.
L’énergie n’exclut pas le sens politique. Ils résolurent d’offrir leur
ville à Philippe de Bourgogne qui la garderait et la remettrait à leur
Duc, quand il aurait quitté les prisons d’Angleterre. Ils connaissaient
Philippe ; ils savaient que tout ce qui l’agrandissait lui était bon. Même
provisoire, le gouvernement d’une grosse ville ne devait pas le laisser
indifférent. D’autre part, ils ne pouvaient ne pas voir l’obstacle ; ils le

1 Journal du Siège, 50, 51.


2 Henri Baraude, Orléans et Jeanne d’Arc, p. 182-183, Roger et Chernoviz, Paris.
3 Histoire de la Pucelle d’Orléans, citation de l’abbé Dubois. Abbé Dubois, 27.
204 LA SAINTE DE LA PATRIE

voyaient. L’obstacle, c’était Bedfort. Bedfort voulait Orléans. Bedfort


avait dépensé ses derniers écus au siège d’Orléans. Bedfort avait perdu
du monde sous les murs d’Orléans. Bedfort enfin serrait Orléans. Nul
n’aurait Orléans s’il n’y consentait.
Proposer Orléans au Duc de Bourgogne, c’était déchaîner la mé-
chante humeur de Bedfort. Mais si Bedfort refusait Orléans au grand
Duc, celui-ci peu endurant et fort convoiteux ne manquerait pas d’en
concevoir un terrible dépit : ce serait le tourner peut-être vers la neu-
tralité ; ce serait, sinon couper, au moins desserrer ses liens d’amitié
anglaise.
Il faut en vérité écrire le nom du prévôt de ce temps : il s’appelait
Alain du Bey. Il mourut trois semaines plus tard, entouré du regret de
ses concitoyens. Les procureurs qu’il présidait étaient : Compaing, du
Foussé, Brume, de Saint-Mesmin, de Coulons, Mignon, Peuvrier, Fil-
leul, Bordier, de Mareau, Étienne de Bourges 1. L’histoire doit tenir à
honneur de garder quelque mémoire de ces braves gens.
Xaintrailles, qui connaissait le Bourguignon, fut chargé d’aller por-
ter la proposition. Nous avons vu l’issue de l’affaire : comment Phi-
lippe tout à fait charmé voulut aller lui-même parler avec l’Anglais,
comment Bedfort répondit avec une bonhomie narquoise, qu’il n’avait
pas « chassé pour que d’autres mangeassent les oisillons », comment
le grand Duc convoiteux et superbe s’en retourna décidé à se venger.
La première manifestation de sa mauvaise humeur fut de rappeler
immédiatement tous ceux de ses vassaux qui participaient au siège. Ils
obéirent ou n’obéirent point.
Le 20 février, Jeanne passe à Gien venant de Vaucouleurs : c’est un
beau rayon de soleil sur Orléans.
21. Sept bannières anglaises nous provoquent. Nous relevons le dé-
fi et nous reculons : l’artillerie de la place donne, libère les nôtres, met
en fuite l’ennemi.
22. Échange de politesses entre les chefs. Suffolk envoie du raisin,
des dattes, des figues à Dunois. Dunois lui envoie de la panne noire
pour doubler un pourpoint.
27. Grande crue de la Loire. Le fleuve roule comme à ses jours de
furieuse colère. Du haut des remparts, les Orléanais regardent son dé-
chaînement. Ils espèrent bien que les terrassements anglais vont être
emportés. Les ingénieurs anglais faisaient solide : leurs boulevards
tinrent bon. Vingt-quatre heures plus tard, l’inondation baissa. Dégâts
presque nuls pour l’ennemi.

1 MANTELLIER, 426e anniversaire, 17.


LE SIÈGE D’ORLÉANS 205

4 mars : un vendredi. Les Anglais cueillent quelques pauvres labou-


reurs de Saint-Jean-de-la-Ruelle dans leurs champs, et les emmènent.
En revanche, les Orléanais ont la joie de voir entrer douze chevaux
chargés de farine et de harengs.
17. Mort d’Alain du Bey, le magnifique prévôt d’Orléans.
19. Le potier d’étain Jean Rousseau est tué d’un boulet. Le même
coup frappa cinq autres personnes. Plusieurs Orléanais avaient déjà
été atteints de la même manière – une dizaine –, ou dans leurs mai-
sons ou dans la rue.
21. Bataille, sans résultat ; sauf pour l’Anglais Robin Héron, si
brave, qu’il en devint du coup célèbre.
24. Retour du Sieur du Tillay qui raconte ce qu’il a appris de bien
touchant Jeanne. Débordement de joie populaire.
27. Pâques. Trêve tout le jour.
3 avril, Quasimodo. Spectacle militaire. Duel à la fronde entre les
pages des deux armées, dans l’ille de Sable 1, probablement. Ils se bat-
tirent sans boucliers, se couvrant seulement avec des raquettes d’osier.
Le jeune chef des nôtres, André de Puiseux, bel adolescent blond « très
esveillé » et fort, fut surnommé par La Hire Capdorat, tête d’or. Nos
pages demeurèrent maîtres du terrain. Le lendemain, ils perdirent leur
drapeau. Cependant l’un des Anglais avait été tué.
16. Une quinzaine d’Anglais se laissent prendre.
18. Mêlée à la porte Bernier. Tués assez nombreux de part et d’autre.
Nous finîmes par céder la place.
Ces passes d’armes, ces vaillantises, ces attaques repoussées ou
non, ces coups de mains, ces blessés, ces morts, ces prisonniers, ce
service du guet, du rempart, cette confiance et ces déceptions, de
temps en temps une procession sur les remparts avec reliques de saint
Aignan, de saint Euverte, les patrons de la ville, défrayaient les cause-
ries, coupaient la monotonie des jours ; elles ne changeaient pas la po-
sition des assiégés : celle-ci demeurait critique.
Chaque matin, ils voyaient et sentaient diminuer leur quantité d’air
respirable.
L’occupation des Tourelles, fin octobre 1428, et la construction de
la bastille des Augustins, même date, les avaient privés de l’usage du
pont, par où principalement ils communiquaient avec les provinces du
Midi demeurées nationales. Le dernier jour de la même année, ils vi-
rent terminer le camp de Saint-Laurent, et une ou deux semaines plus
tard, le boulevard de la Croix-Boisée. Il n’y eut plus de va et vient pos-

1 Plan Jollois, MANTELLIER.


206 LA SAINTE DE LA PATRIE

sible entre Blois et Orléans, sinon avec un long détour ou bien en bu-
tant du front dans l’un ou l’autre des postes fortifiés de l’ennemi. De
plus, la porte Renart devenait inutilisable. Le passage par le fleuve
pouvait, un peu du moins, suppléer le passage par terre. Afin d’y pour-
voir, l’ennemi éleva, entre le 1er et le 6 janvier, les forteresses de Saint-
Pryvé et de l’Île Charlemagne. Elles le commandaient et le coupaient si
bien, que de l’aval il était impossible de monter jusqu’à la ville. Aucune
barque, aucun chaland, venu de l’ouest, ne passera sans la permission
de l’ennemi.
Le 10 mars, ils commencent leur bastille Saint-Loup qui surveillera
la porte Bourgogne.
Restaient donc uniquement et faiblement accessibles les portes Pa-
risis et Bernier. Contre elles ils édifièrent le boulevard des Douze Pier-
res, qu’ils appelèrent Londres, celui du Pressoire Ars qu’ils appelèrent
Rouen, celui de Saint-Pouair qu’ils appelèrent Paris 1.
Ce système fut complété par une bastille cachée dans la forêt « à
demi distante de Saint-Pouair et de Saint-Loup ».
Les bastilles ainsi posées se trouvaient à trois ou quatre cents mè-
tres les unes des autres. Elles étaient reliées par de larges fossés qui
servaient comme chemins couverts autant que comme fossés.
Cependant les Anglais observèrent vite que quelques têtes de bétail
avaient pu être embarquées par surprise au port Saint-Loup, et por-
tées de là sur des charrières au quai de la Tour Neuve. Afin de suppri-
mer cette étroite ressource, continue le Journal du Siège, « vers le 20
avril, fortifièrent Anglois, Saint-Jean-le-Blanc, au Val-de-Loire, et y fi-
rent un guet pour garde passage ».
L’investissement était achevé. Il embrassait le périmètre entier de
la ville : celle-ci était enclose dans l’étau. Pour assurer l’entrée de trois
chevaux le 21, de quatre le 22, il fallut que notre artillerie tirât à toute
volée, et contînt l’ennemi dans ses casernements. Naturellement, si le
jeu en eût valu la chandelle, s’il ne se fût pas agi de trois, puis de qua-
tre chevaux seulement, il serait sorti.
On put s’en apercevoir le 27. Le guet ayant signalé un gros convoi
de victuailles, la manœuvre des jours précédents fut recommencée.
Notre artillerie donna. Bien plus, un gros de cavaliers poussa une
pointe jusqu’à la Croix-Fleury. Mais arrivés là, ils ne trouvèrent rien.
Les Anglais avaient déjà tout enlevé.
Dans la pénurie où se trouvait la ville, une arrivée d’hommes
d’armes nouveaux était un danger, à moins qu’ils n’apportassent, avec
eux, leurs vivres comme fera Jeanne. Cependant, pris qu’ils étaient en-

1 Chronique de la Pucelle, citation de BOUCHER DE MOLANDON. (Première expédition, p. 13).


LE SIÈGE D’ORLÉANS 207

tre la famine et le manque de défenseurs, les Orléanais accueillirent


Florent d’Illiers, qui s’était présenté le 28 avec quatre cents hommes
venus de Châteaudun, où ils avaient fait héroïquement leurs preuves.
Les assiégés sortirent afin de les libérer de l’ennemi qui entendait leur
barrer la route. Les troupes de Talbot, redoutant d’être serrées entre
deux feux, se replièrent sur leurs boulevards 1.
VII
Orléans ne connut pas la peur, mais sentit la faim. De là, les mis-
sions de Dunois, de Clermont, de La Hire à la cour afin d’y solliciter
quelque subside urgent. Les maigres arrivages notés par le Journal du
Siège – qui les signale tous assurément – étaient tout à fait insuffi-
sants pour une population de vingt mille âmes, portée à trente mille
depuis l’incendie des faubourgs. C’était le souci des meilleurs citoyens
et des meilleurs amis de Charles, même à l’étranger. La ville leur pa-
raissait tellement menacée qu’ils auguraient sa chute prochaine et,
avec elle, celle de la monarchie. Ils eussent signé avec peine mais sans
hésitation le verdict porté par l’auteur strictement contemporain du
Breviarium historiale 2 : « Orléans va succomber et le sceptre du
royaume de France passera dans une main étrangère ». Le noble pré-
vôt Alain du Bey mourut le 17 mars des fatigues qu’il s’était imposées
en vue de la défense et de la sustentation de ses concitoyens. Il ne
manquait pas de prophètes pour annoncer que les procureurs recon-
naîtraient trop promptement leur folie d’avoir repoussé l’idée d’une
capitulation. Bref, tous arrivaient à la conclusion de Luillier dans sa
déposition du 16 mars 1455 : « Les habitants et les hommes d’armes se
croyaient alors réduits aux abois et à l’impossibilité de tenir contre un
ennemi véritablement trop fort » 3.
Hommes de petite foi, pourquoi doutez-vous ? La Sainte de la Pa-
trie est à quelques heures de marche. Les cantiques de son armée
éveillent les rives prochaines de la Loire. Elle apportera demain « le
Secours de Dieu », comme avait dit, au quatrième siècle, sur ces bords
prédestinés aux prodigieuses délivrances, Aignan l’évêque centenaire,
le premier libérateur 4.

1 Journal du Siège, 73. C’est à ce document, nous le répétons, que nous avons emprunté les évé-

nements et les dates cités précédemment. A cause de l’unité de source facilement reconnaissable, il
nous a paru inutile de multiplier les renvois.
2 Breviarium historiale, découvert à la Vaticane en 1885 par le comte Ugo Balzacci. Bibliothèque

des Chartes, vol. XLVI, 649-668.


3 QUICHERAT, III, 26.
4 Saint Aignan, averti par un guetteur, pendant le siège d’Orléans par Attila, qu’on apercevait un

nuage de poussière à l’horizon, s’écria : C’est le secours de Dieu.


Chapitre XII
De Blois à Orléans
(1429)

27-28-29 avril

La communion du jeudi 27. – Les deux routes de Blois à Orléans. – Les capitaines
prennent la route de Sologne, rive gauche, contrairement à l’avis de Jeanne qui eût
voulu la route de Beauce, rive droite. Pourquoi ? – Arrivée le 28 à Saint-Loup. – En-
trevue de Jeanne et de Dunois. – Le miracle du changement de vent. – Marche sur
Chécy. – On s’aperçoit à Chécy qu’il faudra renvoyer le gros de l’armée à Blois et de
cette fois la faire revenir par la route de Beauce, rive droite ; Jeanne avait eu raison.
– Jeanne passe de Chécy, rive gauche, à Chécy, rive droite. – Elle est reçue au ma-
noir de Reuilly ; apparitions de ses Voix. – Le 29 au soir entrée à Orléans. – L’en-
thousiasme de la foule. – La réception chez Jacques Boucher.

I
À la fin du chapitre X nous avons dû, pour conter le siège d’Or-
léans, dont le récit était absolument nécessaire à l’intelligence de ce
qui va suivre, laisser Jeanne au moment précis où, le mercredi 27
avril, elle s’avançait, ayant à sa gauche la Loire, à sa droite les bois de
la Sologne, devant soi une bannière représentant le Sauveur crucifié,
autour de soi des prêtres qui chantaient le Veni Creator, l’hymne des
créations surnaturelles, derrière soi une armée purifiée par la récep-
tion des sacrements, au-dessus de sa tête le ciel, couleur de pervenche
claire, qui orne souvent les fins d’avril de l’Orléanais, dans son cœur
très humble l’indéfectible foi à sa mission, et l’espoir, sans nulle ombre
de doute, qu’elle portait à la ville de ses prières et de son héroïque
amour, une prochaine délivrance.
De Blois à Orléans l’étape était longue, surtout si l’on considère que
la jeune sainte traînait derrière elle un lourd convoi de vivres et de
munitions : bétail sur pied, farines, boissons, poudres, traits, etc. 1. Les
capitaines que nous connaissons déjà, Loré, Culan, Boussac, La Hire,
Rais, décidèrent de couper le chemin par une halte de nuit. On campa
en route vers le point où le Loiret se jette dans la Loire, probablement,
sans qu’il soit possible de déterminer l’endroit avec une absolue préci-
sion. Jeanne ne voulut point déposer sa cuirasse. Elle s’étendit dans

1 Journal du Siège.
DE BLOIS À ORLÉANS 209

son vêtement de fer : c’était son cilice à elle, et un rude cilice ; plus
rude que celui des filles austères de Sainte-Thérèse et de Sainte-Claire.
Le lendemain, elle s’éveilla très meurtrie 1.
Ce jeudi 28, elle commença sa journée par la messe et la commu-
nion, en présence de l’armée 2. Puis on se remit en marche. Convoi et
hommes d’armes étaient, au commencement de l’après-midi, derrière
Olivet. Quelques-uns ont dit que Jeanne s’était aperçue alors seule-
ment qu’elle avait suivi la rive gauche de la Loire. Cette supposition est
d’une invraisemblance absolue : Jeanne avait vu couler sa Meuse. Elle
savait distinguer la gauche de la droite d’un fleuve. Un regard jeté sur
le cours d’eau en passant le pont de Blois aurait suffi à la fixer. Il est
certain encore que ni Pasquerel, ni Poulengy, ni Novellompont, ni son
frère, ni Contes, ni d’Aulon, ni personne de sa maison militaire ne lui
auraient laissé ignorer de quel côté elle marchait.
Elle fut mécontente du parti qu’avaient pris les capitaines. Elle y lut
un défaut de confiance. Ils avaient trop peur des Anglais. Ils ne cro-
yaient pas assez. Cependant l’œuvre de Dieu qu’elle venait accomplir
ne se consommerait que dans la foi. Si Dieu n’y mettait la main, on ne
chasserait pas l’ennemi. Alors pourquoi ces calculs d’humaine pru-
dence ? Puis elle avait hâte de voir les assiégés, de les réconforter. Plus
tôt le contact serait pris avec eux, mieux leur fortune et celle de la
France s’en trouveraient. Même une journée, une seule journée de re-
tard, était considérable.
Son génie et son inspiration la poussaient au plus courageux tou-
jours ; et, pour elle, le plus courageux se confondait avec le plus sûr :
« Marchez résolument, disait-elle à Charles VII, ne doutez pas, soyez
homme, et vous reconquerrez votre royaume » 3. Enfin ses Voix lui
avaient annoncé qu’elle passerait et que les Anglais ne bougeraient
point. Cependant, puisque les capitaines avaient décidé ainsi, elle suivit
les capitaines. Elle avait fait de même le voyage de Poitiers, sans satis-
faction ; uniquement parce que le roi avait voulu. Elle n’avait pas été en-
voyée pour supprimer la liberté des chefs, mais pour les aider dans la
mesure de leur consentement, de leur foi. Cette remarque est capitale.
Les capitaines n’avaient eu qu’une pensée : éviter les bastilles an-
glaises, contre lesquelles ils se seraient heurtés en marchant par la
route de droite, au bout de laquelle le camp de Saint-Laurent les at-
tendait avec le système de forts dont il était appuyé. Ils suivirent la
rive de la Loire jusqu’à Saint-Hilaire ; puis ils prirent celle du Loiret
qu’ils franchirent sur le pont d’Olivet. Se tenant ensuite à distance des

1 Contes, Q. III, 67.


2 Ibid.
3 Simon Charles, Q. III, 118.
210 LA SAINTE DE LA PATRIE

Tourelles et même du guet de Saint-Jean-le-Blanc, se déniant sous les


bois autant qu’ils purent, ils piquèrent sur le port Saint-Loup, ainsi
appelé parce que de l’autre côté du fleuve, juste en face, se dressait la
falaise Saint-Loup, sur laquelle les Anglais, nous l’avons dit, avaient
planté une bastille.
Mais ici les capitaines se trouvèrent dans un sérieux embarras 1. La
Loire était très grosse. Les lourds bateaux plats, les charrières sur les-
quels ils comptaient pour la passer ou la descendre, n’étaient pas arrivés
et ne se montraient pas ; le vent qui soufflait d’amont les retenait, inca-
pables qu’ils étaient de remonter à la rame le courant rapide et violent.
Ils demeuraient attachés à leurs amarres du pont de la Tour Neuve ; et
nul ne pouvait prévoir quand la situation changerait. Combien de temps
faudra-t-il attendre le bon plaisir des éléments contraires ? Comment
les Anglais profiteraient-ils des délais qui leur seraient ainsi donnés ?
On commença donc de délibérer s’il ne conviendrait pas de retourner à
Blois chercher le pont, sur lequel on était passé l’avant-veille, afin d’y
prendre la route de la rive droite, celle que Jeanne avait préconisée 2.
Au surplus il faudrait bien un jour ou l’autre se colleter avec les An-
glais, et à supposer qu’il leur convînt de sortir de leur camp de Saint-
Laurent, on aurait la chance de les prendre entre deux feux, celui de la
ville et celui de la troupe convoyeuse. Ainsi apparaissait la sagesse de
Jeanne, puisqu’on revenait à son avis.
Elle n’en triomphait point ; tout au contraire. Puisqu’on s’était en-
gagé, elle entendait qu’on allât jusqu’au bout. Le retour à Blois ne lui
disait rien de bon 3 : effet moral déplorable ; diminution du « mor-
dant » de la petite armée ; retardement de la délivrance ; mésaventu-
res possibles du dernier moment.
À la fin, comme il advient fréquemment dans les conseils auxquels
prennent part des indécis – tous étaient indécis sauf elle –, on adopta
un moyen terme : les gens d’armes s’arrêteraient au port Saint-Loup,
sauf l’escorte de sûreté attachée au convoi ; Messire le Bâtard qu’on at-
tendait, déciderait si le reste de la troupe retournait à Blois pour y
trouver le pont et le chemin définitif d’Orléans. Quant au convoi il al-
lait partir vers Chécy, rive gauche, la rive sur laquelle on était. Là, il ne
serait pas encore sous la main des Anglais de Jargeau, et il deviendrait
assez éloigné des Anglais d’Orléans. Très probablement ce fut La Hire
et sa compagnie qui furent désignés pour accompagner le ravitaille-
ment à Chécy 4.

1 Dunois, Q. III, 5.
2 Beaucroix, Q. III, 78.
3 Ibid.
4 Nous le verrons, en effet, seul des capitaines de Blois, entrer demain dans la suite de Jeanne à

Orléans. Dunois, Q. III, 7.


DE BLOIS À ORLÉANS 211

Cependant Dunois avait été averti par le guet de l’arrivée de ses


amis de Blois. Il se jeta dans une barque, traversa la Loire au risque de
recevoir quelque boulet qui l’eût coulé, et les rejoignit.
C’était sa première rencontre avec Jeanne. Elle est intéressante à
cause de cela même. Dunois est un prince du sang, « le Lieutenant de
Monseigneur le Roy » 1 : mais Jeanne est la messagère du ciel. D’un
côté il y a l’autorité légitime et constituée, exercée sagement et coura-
geusement ; de l’autre, l’inspiration. Le langage de Jeanne fut respec-
tueux, mais combien ferme et décisif.
La jeune Sainte a soupçonné qui est le nouvel arrivant.
Elle va droit à lui :
– Vous êtes le Bâtard d’Orléans ? interrogea-t-elle.
– Oui : et je suis très heureux de votre arrivée…
Elle ne s’arrête pas à la parole aimable :
– Est-ce vous qui avez été d’avis que je vinsse de ce côté, et que je
n’allasse point tout droit où est Talbot avec ses Anglais ?
– Oui, j’ai été de tel avis et de plus sages que moi en ont été.
Le comte de Dunois, en racontant les particularités au procès de
réhabilitation, ajouta non sans une certaine solennité qui perce à tra-
vers la sécheresse du procès-verbal :
« Alors Jeanne :
– « Au nom de Dieu, je vous dis que le conseil de Notre-Seigneur
est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez cru que je me trom-
pais. C’est vous qui vous êtes trompé. Je vous apporte le meilleur se-
cours qui soit venu jamais à un soldat ou à une ville. Car c’est le se-
cours du Roi des cieux ».
Puis avec humilité et quittant le ton des prophètes :
– « Ah ! ce n’est pas pour mes mérites, mais par la bonté de Dieu
lequel, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié
de la ville d’Orléans. Il ne peut souffrir que les ennemis aient la per-
sonne du Duc et sa ville » 2.
On remarquera cette notion de droit public jetée en passant. Outre
que Salisbury avait pris l’engagement vis-à-vis de Charles d’Orléans de
ne pas s’attaquer à son bien, se faisant d’ailleurs chèrement payer ce
contrat, il était dans les coutumes du temps que nul n’envahît la terre
d’un prisonnier de guerre.

1 Quittances du Bâtard. Il y prend toujours ce titre. Quittances du 1er, du 2 mai 1429. Archives

municipales d’Orléans.
2 Dunois, Q. III, 5, 6.
212 LA SAINTE DE LA PATRIE

S’il n’y avait eu que ces paroles, si belles qu’elles soient, le Bâtard
n’eût pas été fort ému peut-être. Sans dire en effet qu’il ne croyait pas à
Jeanne avant la journée du 28, il nous donne à entendre qu’il lui restait
quelques doutes 1. Lui aussi voulait un prodige. Il estima en avoir vu un.
Jeanne, en effet, ayant fini de lui parler du secours de Dieu qu’elle
apportait et qu’elle était, non par ses mérites mais par ceux des saints
de France, ajouta en propres termes 2 que le vent allait changer. Or,
comme si elle n’eût attendu que ce mot, la rafale qui venait d’Est passa
sans transition à l’Ouest. Aussitôt, les charrières d’appareiller, de ten-
dre leurs voiles et de remonter le fleuve « droitement poussées sur
Chécy » par le plus heureux temps que pût rêver un marinier. Beau-
coup pensèrent avec Dunois que le ciel avait voulu contresigner les dé-
clarations de la merveilleuse enfant. « Le vent qui était contraire se
tourna d’aval et tellement que un chaland menait deux ou trois cha-
lands, qui était une chose merveilleuse et falloit dire que ce fut mira-
cle » 3. La flottille fut canonnée par les Tourelles et le guet de Saint-
Jean-le-Blanc, mais ne souffrit pas.
S’étant entretenu avec Jeanne, Dunois se réembarqua. Nicolas de
Giresme, grand prieur des Chevaliers de Rhodes pour la France, le
suivit. Ils se rendirent à Chécy. De son côté, Jeanne montait à cheval
avec les capitaines et y devançait le Bâtard. Le gros des hommes de-
meura au port de Saint-Loup.
Un conseil de guerre se tint à Chécy. Deux questions, autant qu’on
peut reconstituer les choses, grâce à la déposition de Dunois, semblent
y avoir été examinées. L’armée venue de Blois pouvait-elle, avec les dis-
ponibilités de matériel qu’on avait sous la main, franchir la Loire ? Pou-
vait-elle établir soit un va-et-vient suffisant, soit un pont de bateaux ? 4.
L’avis fut qu’elle ne le pouvait. Probablement le Bâtard craignait quel-
que piège des Anglais bien capables d’attaquer par les deux rives au
moment où les nôtres seraient au plus vif de leur travail d’embarque-
ment et de débarquement. L’insistance qu’il met à répéter que nous
n’étions pas en force pour tenir devant eux, fait naître cette idée 5.
Le Conseil de guerre souleva aussi, pense-t-on, l’hypothèse d’un
forcement de la Loire. Dans ce cas, il se fût fait vers le guet de Saint-
Jean-le-Blanc abandonné par les Anglais le 28 au matin 6. Là, en effet,
le fleuve était fort resserré et les trois petites îles juxtaposées des Mar-
tinets, de Saint-Loup et des Toiles, formaient presque une voie ferme

1 Après cette journée, dit-il, ex tunc, j’eus bon espoir en Jeanne plus qu’avant, habuit bonam

spem plus quam ante (Dunois, Q. III, 6).


2 Gaucourt, expresse predixit. Q. III, 18.
3 Documents pour la fête du 8 mai, Q. V, 290.
4 Dunois, Q. III, 7.
5 Ibid.
6 Chronique de Jean Chartier, Q. IV, 57.
DE BLOIS À ORLÉANS 213

ininterrompue, d’une rive à l’autre. Cependant on l’écarta, toujours


pour la même raison : on n’était pas de taille.
La conséquence s’imposait. Les hommes d’armes retourneraient à
Blois. Ce qu’on avait admis comme une possibilité le matin, dans la
conversation de Saint-Loup, on le regarda comme une nécessité le
soir, dans la délibération de Chécy, Les Anglais avaient fait de la vrai-
ment bonne besogne autour d’Orléans.
Jeanne alors voulut repartir avec ses hommes. Ils étaient à elle par
le cœur déjà. Elle les avait convertis et ramenés à Jésus-Christ ; ils
avaient prié ensemble, reçu les sacrements ensemble, chanté les hym-
nes ensemble ; c’étaient ses soldats et ses néophytes. Si les Anglais des
Tourelles et d’ailleurs avaient d’aventure préparé quelque embuscade,
elle voulait partager leur péril. Puis, probablement, n’était-elle pas
tout à fait rassurée sur leur retour. Les soldats d’alors, même leurs
chefs, prenaient souvent d’étranges et subites libertés avec la disci-
pline et la fidélité à leur bannière.
La perspective de rentrer à Orléans sans Jeanne préoccupait Du-
nois. Il la supplia (supplicavit eam) de bien vouloir traverser la Loire,
et rentrer avec lui dans la ville, où elle était désirée avec tant de fer-
veur. Les capitaines s’engagèrent à revenir sans faute par la rive droite.
On aboutissait à son plan un peu par nécessité, un peu par confiance,
issue des événements de la journée : l’aventure du changement de vent
avait impressionné.
À la fin, elle consentit sous la condition que le Frère Pasquerel re-
partirait à la tête des hommes, avec sa bannière et chantant des hym-
nes, comme il était venu. Qu’elle fût présente, qu’elle fût absente, Dieu
devait avoir sa place dans l’armée libératrice. Ce fut ainsi entendu. Le
maréchal de Rais et Ambroise de Loré dirigèrent le retour sur Blois.
Les vivres et les munitions furent chargés sur les chalands. On pos-
sède encore aux archives municipales d’Orléans quelques-uns « des
mandements de paiement » délivrés aux maîtres bateliers pour le prix
de leurs peines. L’un d’eux s’appelait Jehan le Camus ; quelques-uns
logèrent chez « Jehan de la Rue », d’autres chez « Guiot Boillève ».
Pierre Novion passa douze jours à mesurer le blé, à quatre sous parisis
par jour 1. On veilla peut-être autour de la flottille qui était allée s’ancrer
près de l’île aux Bourdons. Elle n’était du reste qu’en très minime dan-
ger, puisque les Anglais n’ayant que fort peu de batellerie, se fussent
trouvés bien empêchés de l’aborder, si la pensée leur en était venue.
Lorsque le chargement fut terminé en vue du départ qui devait
avoir lieu le lendemain 29 avril, au moment le plus favorable, la soirée

1 Archives municipales : mandements de paiement (BOUCHER DE MOLANDON). Première expédi-

tion de Jeanne d’Arc à Orléans, p. 56, 57, 58.


214 LA SAINTE DE LA PATRIE

avançait. Jeanne passa la Loire sur une barque et gagna Chécy, rive
droite.
Chécy, où Jeanne aborda, était un centre considérable ; il avait été le
douaire de deux reines de France, la première fort délaissée, la seconde
fort aimée, l’Ingeburge de Philippe-Auguste et la Marguerite de saint
Louis. On y admirait deux églises : Saint-Pierre et Saint-Germain.
Saint-Germain a été détruit. Saint-Pierre existe toujours. Il s’enlève
extérieurement et intérieurement avec une grande allure architectu-
rale. Il offre des parties de notre plus beau XIIIe. Étant connue l’habi-
tude de la sainte jeune fille d’aller, avant tout, saluer « son Seigneur »,
quand elle entrait pour la première fois dans un lieu, on peut penser
qu’elle s’est agenouillée à Saint-Pierre.
Tout près se trouvait le manoir de Reuilly. Il tirait son nom d’une
famille qui figure au cartulaire de Philippe-Auguste 1. Il était alors ha-
bité par Guy de Cailly. Il accueillit Jeanne sous son toit avec la plus
respectueuse et patriotique déférence. Depuis il voulut être compté au
nombre de ses hommes d’armes.
De ce dévouement simple et primesautier il fut récompensé, dès la
fin de juin de cette année. Il fut anobli lui et sa postérité par un acte
daté de Sully, et sollicité par Jeanne elle-même.
Un fait qui mérite d’être remarqué est relaté dans ce brevet. Pen-
dant son séjour au manoir de Reuilly, Jeanne eut la visite de ses Voix.
La Sainte entrait dans « sa Terre de Promission ». Elle y entrait au
prix de mille tracas et de mille fatigues. Elle y ferait son œuvre au prix
de fatigues et de tracas plus pesants encore. Il était bon qu’elle fût féli-
citée et encouragée par ses amis du ciel 2. Mais Guy de Cailly aurait eu,
lui aussi, sa vision. Les Voix lui auraient apparu. Ce fut la raison pour
laquelle il reçut ce blason illustré de trois têtes de Chérubins « d’azur,
rehaussé d’argent à trois têtes de chérubins ailés et barbelés de couleur
flamboyante, qui est d’or ombré de gueules ».
II
Le lendemain, les chalands commencèrent de descendre la Loire à
une heure concertée avec le Bâtard d’Orléans. L’itinéraire qu’ils suivi-
rent est certain. Partis de Chécy (rive gauche), ils s’engagèrent dans un
chenal naturel formé entre la rive et le bord des îles aux Bourdons 3,
Chalencois, première et seconde Saint-Loup. Cette dernière affectait la
forme allongée d’une barque. Arrivé à ce point, le convoi tira sur sa
droite et, filant entre la proue de la seconde Saint-Loup et l’île des

1 Herves de Ruello.
2 Anoblissement de Guy de Cailly, Q. V, 341.
3 Elle était ainsi nommée pour appartenir à la famille Bourdon.
DE BLOIS À ORLÉANS 215

Martinets, il piqua sur le quai de la Tour Neuve, d’où il entra dans le


fossé de la porte Bourgogne comme dans un havre très sûr. Ce ne dut
pas être long 1.
Tandis que les charrières s’abandonnaient presque au courant qui
les conduisait tout seul – car « la rivière coulait à plein chantier » 2 –,
les Orléanais avaient exécuté une sortie contre le fort Saint-Loup, afin
de l’aveugler du côté de la Loire. La diversion réussit : les batteries de
Saint-Loup ne tirèrent point sur la flottille qui passa sans encombre.
Ainsi se réalisa la prophétie de Jeanne à Poitiers.
« Un bien notable homme, maître des requêtes de l’Hôtel du roy,
luy dist :
– Jeanne, on veult que vous essayez à mettre les vivres dedans Or-
léans ; mais il semble que ce sera forte chose, veues les bastilles qui
sont devant, et que les Anglais sont forts et puissants.
– En nom Dieu, nous les mettrons dans Orléans à notre aise ; et n’y
aura Anglais qui saille, ni qui face semblant de l’empêcher » 3.
Le vendredi, le convoi étant en sûreté, Jeanne reçut de nouveau la
visite du Bâtard à Chécy. Il était accompagné de quelques « escuyers et
gens de guerre, tant d’Orléans comme d’autre part, moult joyeux de la
venue d’elle, que tous luy feirent grant révérence et belle chière ; et si
fust elle à eulx ; et aussy des bourgoys d’Orléans qui luy estaient allez
au-devant » 4.
Ce mouvement qui commence à se dessiner ira toujours grossissant
jusqu’à la délivrance. Il est terminé et précipité d’un côté par les an-
goisses, les lassitudes, les deuils d’une ville qui n’a ni repos ni répit de-
puis une demi-année, de l’autre par les espoirs qui reposent sur la
sainte héroïne et les réalisations qu’on lui attribue déjà. Elle vient
comme la bonne messagère du Seigneur apaisé, la douce et terrible
vengeresse du droit méconnu par l’ennemi séculaire, la restauratrice
du trône croulant. Elle fait lever l’aurore de l’ordre dans cette France
qui ne le connaît plus, il y a tantôt cent années. Sa fonction reconnue,
avouée, entérinée par les Docteurs de Poitiers d’ambassadrice du ciel
pour faire sacrer le roi, la couronne qu’elle lui offre d’une main si
ferme et si pure, la placent en un lieu qui n’est qu’à elle, qui n’est pas à
Monseigneur le Bâtard d’Orléans, ni à Messire de Gaucourt, ni à Mon-
seigneur Regnault de Chartres, ni à Charles VII lui-même : le lieu de
Jeanne n’est pas sur terre, il est entre la terre et le ciel. Les hommes
d’armes, les bourgeois, le peuple savent cela, mieux encore, s’émeu-

1 Cf. BOUCHER DE MOLANDON : Première expédition de Jeanne d’Arc. Plan.


2 Documents sur la fête du 8 mai. Pièces annexes (QUICHERAT, V, 290).
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 212.
4 Journal du Siège, 76.
216 LA SAINTE DE LA PATRIE

vent, s’éprennent de cela, sans l’analyser peut-être tout à fait. Et ils


sont pressés de voir la grande merveille. Ils lui ont apporté du respect
beaucoup ; mais en la trouvant si simple, si douce, si accueillante, ils
lui donnent ce qui est supérieur au respect, de l’amour beaucoup. « Ils
lui font grande révérence et belle chière ». L’auteur du Journal du
Siège a fort bien dit parce qu’il est l’écho de gens qui ont fort bien ob-
servé, et ils ont fort bien observé parce qu’ils ont fort bien senti.
III
Le Bâtard pria Jeanne de retarder son entrée jusqu’au soir. Quel-
ques-uns ont imaginé qu’il craignait une trop grande foule, des désor-
dres. Je n’en crois rien. À huit heures du soir, la foule devait être plus
nombreuse même qu’à trois ou quatre de l’après-midi, parce que la li-
berté des gens de peine était plus complète. Quant à l’idée du désordre,
elle ne pouvait sérieusement se présenter à aucun esprit. Le peuple
n’est pas porté au désordre quand il est content. Les émeutes ne sorti-
rent jamais de la joie populaire. Sans compter que le désordre est plus à
redouter à la nuit tombante qu’en plein soleil. Plus bonnement, je pen-
serais qu’on voulut donner à tous la satisfaction d’apercevoir la sainte
jeune fille, dans le cadre d’un beau spectacle de chevalerie, à la lumière
des torches : on voulut quelque chose comme « une royale entrée ».
Dunois, grand cœur sans jalousie – il l’a prouvé plus d’une fois –, esti-
ma que cet honneur convenait au « message de Dieu », comme cette
joie revenait à l’héroïque cité.
Vers six heures et demie du soir elle partit donc à cheval du manoir
de Reuilly, accompagnée de Dunois, du Maréchal de Boussac, de La
Hire, de ses frères, de Poulengy, de Novellompont, de d’Aulon, de ses
deux pages, de Guy de Cailly, des bourgeois qui étaient allés la saluer.
Le cortège prit l’ancienne voie romaine d’Autun à Paris. Il traversa
la Bionne à Saint-Jean-de-Braye, passa, sans se détourner, à portée de
la bastille Saint-Loup, sous l’œil des Anglais immobiles, comme pétri-
fiés, et se présenta enfin à la porte Bourgogne.
Il était huit heures du soir 1.
Derrière les battants « rudement ferrés », la foule immense, hale-
tante, attendait. Il y avait des gens de guerre, des prêtres, des moines,
des bourgeois, des bourgeoises, des petits enfants 2, qui se serraient, se
haussaient autant que possible, l’œil tendu, tous, au même point. Des
torches « en quantité » 3 jetaient leur lumière rouge, mobile, qui sem-
ble vivre.

1 Journal du Siège, 69.


2 Ibid. 76, 77.
3 Ibid.
DE BLOIS À ORLÉANS 217

La porte s’ouvrit. Jeanne parut.


Elle était cuirassée. Elle montait un cheval tout blanc. Devant elle
on portait son étendard blanc aussi, écussonné aux chiffres de Jésus et
de Marie, et un pennon sur lequel était peinte l’Annonciation de la
Vierge 1, avec deux anges qui lui offraient une fleur de lys, la pure fleur
de France.
Dunois s’avançait à sa gauche. Derrière eux, La Hire et les capitai-
nes. Dunois sentait que cela était divin, non humain 2.
À ce spectacle on imagine aisément qu’il y eut comme un instant de
grand silence, l’instant où le cœur s’arrête, cesse de battre, puis la dé-
tente, une prodigieuse acclamation : un Noël ! Noël ! qui dut aller jus-
qu’aux forteresses anglaises.
Ce fut comme s’ils avaient vu « Dieu descendre entre eux et non
sans cause car ils avaient eu plusieurs ennuys, travaux et peines, et qui
pis est grand doubte de non être secourus et perdus, tout corps et
biens. Mais ils se sentaient là tout réconfortés et comme désassiégés
par la vertu divine qu’on leur avait dit estre en cette simple pucelle,
qu’ils regardaient moult affectueusement, tant hommes, femmes que
petits enfants » 3.
Il n’y eut ce soir de regards que pour elle, de confiance qu’en elle,
d’élan que vers elle. Tout d’elle émerveillait. Le feu ayant pris à son
pennon duquel une torche s’était rapprochée, elle éperonna son cheval
et le tournant avec l’habileté d’un cavalier consommé, éteignit elle-
même la flamme. Ce fut un nouveau délire. « Chevaulchant, elle por-
tait aussi gentiment son harnois que si elle n’eust faist aultre chose de
sa vie : dont tous s’émerveillaient » 4. On voulait toucher ses pieds
chaussés de fer, ses mains enfermées dans des gantelets, tout au moins
le harnachement de son cheval. Il y avait en ces désirs une piété plus
ou moins latente, plus ou moins avouée pour la sainte. À l’égard d’un
général victorieux on n’eût pas fait cela. On l’eût acclamé ; on n’eût pas
baisé le harnois de son cheval. Des yeux qui avaient vu les anges, un
front sur lequel les lèvres de vierges martyres s’étaient posées, sem-
blaient vénérables à ce peuple de croyants. On ne savait pas tout des
apparitions ; mais on en savait assez ; il en avait assez transpiré pour
que les prestiges d’une existence toute pénétrée de surnaturel fissent
une auréole de magnificence à l’inspirée, aux regards d’une population
pétrie de foi.
D’instinct le peuple se porta de la porte Bourgogne vers l’église ma-
jeure, la Cathédrale Sainte-Croix. Il était certain que Jeanne irait avant

1 Journal du Siège, 76, 77.


2 Potius erant a Deo facta quam ab homine. Dunois, Q. III, 7.
3 Journal du Siège, 69.
4 Chronique de la Pucelle, ch. 43.
218 LA SAINTE DE LA PATRIE

tout, ante omnia, y prier. Un des témoins du procès de réhabilitation


se souvint du respect avec lequel Jeanne y adora 1.
Elle gagna finalement le logis qui lui avait été préparé par Dunois
dans la demeure de Jacques Boucher, alors argentier du Duc d’Orléans
et trésorier du roi. Personnage considérable, Boucher occupait un vaste
hôtel tout près de la porte Renart et de l’église Saint-Paul. Il l’avait
embelli d’objets d’art réputés, notamment d’un tableau qui inquiéta les
juges de Rouen, sans que l’on devine pourquoi. Trois femmes y étaient
représentées avec l’inscription : la Justice, la Paix, l’Union 2. Jeanne,
qui avait mieux à faire qu’à admirer une peinture, n’avait pas remar-
qué celle-ci. Il était marié à une très « honnête Dame de la ville, l’une
des notables femmes d’icelle » 3. De cette union était née une fille,
Charlotte, qui devait avoir douze ou quatorze ans. Elle se maria à Guil-
laume Havet. Elle s’attacha vivement à Jeanne qui lui témoignait
beaucoup d’amitié. Dès le premier soir, conformément aux usages du
temps, elle partagea le lit de la sainte héroïne. Dans cette intimité si
étroite, protestera-t-elle au procès de réhabilitation, « je ne remarquai
chez elle que simplicité, humilité, pureté et piété » 4.
Jacques Boucher avait préparé « un souper bien et très honora-
blement appareillé » ; Jeanne accepta seulement un peu de vin large-
ment mêlé d’eau, où elle trempa quelques tranches de pain. C’était un
vendredi. Elle jeûnait tous les vendredis.
La foule cependant se retirait. Bientôt le silence s’étendit sur la
ville, qui s’endormit, rêvant de libératrice et de libération.

1 Jacques l’Esbahy, Q. III, 27.


2 Jeanne, Q. I, 101.
3 D’Aulon, Q. III, 211.
4 Charlotte Havet, Q. III, 34.
Chapitre XIII
La grande semaine
(1429)

Du 29 avril au 9 mai

Comment Jeanne a rempli Orléans pendant la grande semaine. – Ses conversations.


– Ses réprimandes. – Sa piété pour Notre-Dame des Miracles et la Sainte Eucharis-
tie. – « Une sainte s’est montrée à Orléans ». – Mais c’est une sainte guerrière ! –
Dunois ne veut pas attaquer immédiatement, comme elle eût désiré. – L’attente. –
Aventure de Guienne et d’Ambleville. – Sommation à Glasdale. – Journée du di-
manche : Dunois va à Blois ; Jeanne prie et communie à Orléans ; visite de la ville ;
sommation à Talbot. – Le lundi, étude des lieux et des bastilles anglaises. – Vêpres à
la cathédrale Sainte-Croix. – Prophétie à Jean de Maçon. – Mardi, fête de la Sainte-
Croix. – Mercredi, retour du Bâtard de Blois, le matin. – Conversation de Dunois
avec Jeanne pendant le repas de celle-ci : menace aimable. – Repos de Jeanne ; éveil
mystérieux ; le Français blessé ; le combat rétabli à Saint-Loup ; la prise de Saint-
Loup ; la première victoire ; comment Jeanne en supporte l’épreuve ; Dieu la garde.
– Jeudi, fête de l’Ascension ; comment Jeanne la sanctifie et la fait sanctifier ; con-
seil de guerre chez Cousinot ; résolutions du conseil quant aux attaques du lende-
main ; intervention de Jeanne : « Dites-moi tout » ; troisième sommation pacifica-
trice de Jeanne, à la Belle-Croix ; échec définitif ; « son courage lui accroît » et elle
résout de les aller trouver le lendemain. – Vendredi, messe ; lutte contre Gaucourt ;
Jeanne passe la Loire et marche contre les Augustins ; l’avis des chefs ; les nôtres,
impatients, partent avant le moment contre les Augustins ; les Anglais les repous-
sent ; Jeanne les ramène au combat ; fluctuations de la lutte ; Jeanne blessée au
pied ; les Augustins pris et brûlés. – Pour une fois Jeanne, épuisée de fatigue, con-
sent à ne pas jeûner, quoique ce fût vendredi. – Prophétie quant à sa blessure du
lendemain. – Samedi, messe ; l’alose du déjeuner. – Les bourgeois l’attendent sur le
seuil de sa maison ; elle se met à leur tête et passe le fleuve pour atteindre les Tou-
relles ; l’attaque ; la blessure au sein ; elle se déferre de sa propre main ; pansement
sommaire ; Dunois fait sonner la retraite ; attendez ! ; la prière dans une vigne ;
« Entrez, tout est vôtre ! ». – Glasdale, j’ai pitié de ton âme ! – Mort de l’Anglais,
« sans saigner ». – Les Tourelles prises. – Orléans, délirant d’enthousiasme, va au-
devant de Jeanne ; Te Deum à Sainte-Croix. – Pendant la nuit les Anglais quittent
les autres bastilles. – Journée du dimanche, messe en plein air : « Nous les aurons
une autre fois ». – Solennité de l’apparition de saint Michel admirablement fêtée. –
Communion de Jeanne. – Visite des bastilles anglaises. – Le mot de Guillaume Gi-
rault : « Le miracle le plus évident qui ait apparu depuis la Passion ».

I
Du 30 avril au 9 mai, Jeanne, Jeanne toute seule a rempli Orléans.
Ses paroles y ont sonné une fanfare d’espoir, sa piété y a semé une édi-
fication toujours renaissante, ses desseins y ont été réalisés avec un
220 LA SAINTE DE LA PATRIE

succès qui ne s’est jamais démenti ; son cœur a été le cœur de la cité ;
elle a paru la disciple des Vierges, et la Vierge des combats de Dieu ; la
compagne des anges et l’ange de la victoire ; la Libératrice, celle dont
la vue seule « desassiégeait ». Heure unique ! heure divine ! parmi
toutes les heures qui comptent dans notre histoire nationale, dont la
ville qui la vécut garde encore le goût et le parfum.
On supposera sans peine que l’hôtel de Jacques Boucher fut assez
fréquenté pendant le séjour de Jeanne. Ce qui s’était produit chez maî-
tre Rabateau de Poitiers se reproduisit : les dames de la ville furent
avides de rencontrer la mystérieuse enfant. Quand elle fut de loisir,
elle se laissa interroger avec simplicité, et répondit gracieusement. Il y
a des saints austères ; il n’y en eut jamais de maussades.
Les conversations aboutissaient infailliblement au même carrefour.
La ville serait-elle délivrée ? Comment serait-elle délivrée ?
Et Jeanne soulevant ces âmes jusqu’à Celui dont elle était l’épée :
– Espérez en Dieu, répondait-elle. Il viendra en aide à la cité. C’est
Lui qui chassera l’ennemi 1.
Les anecdotes coururent bientôt, charmantes et graves. Ainsi sut-
on qu’ayant entendu « un homme puissant » qui blasphémait, reniant
Dieu honteusement, en pleine rue, elle s’était arrêtée, et prise d’un
saint zèle l’avait saisi au collet disant :
– « O maître, osé-vous bien regnier (renier) notre Sire ? En nom
Dieu, vous vous en dédiré avant que je parte d’icy ».
Et « l’homme puissant », honteux et pénitent, avait exprimé des
regrets 2.
Le peuple trouvait cela très bien : d’abord c’était un homme puis-
sant qui avait été corrigé ; puis, dans sa foi simple et profonde, il pen-
sait que « blasphémer et renier Dieu honteusement » n’était bon qu’à
alourdir le courroux du ciel.
Chaque matin elle se rendait à l’église Saint-Paul. Il y avait là une
statue célèbre de la Vierge. Elle était noire, conformément au texte de
l’Écriture : « Nigra sum sed formosa : Je suis noire, mais belle ».
C’était une statue guerrière ; elle avait assisté à une bataille. Au IXe siè-
cle, les Normands assiégèrent Orléans. Hardis, bien armés, ils mena-
çaient de forcer portes et murailles. Les citoyens résolurent de porter
leur Vierge noire sur les remparts ; peut-être la mère de Jésus qu’elle
représentait, écarterait-elle ces païens qui ne respectaient rien, ni mo-
nastères, ni églises, ni pain sacré, ni calices, ni ciboires ; rien. Or, la
statue était taillée dans un bloc de pierre. Un archer se cacha donc

1 Charlotte Havet, Q. III, 34.


2 Reginalde Huré, Q. III, 34.
LA GRANDE SEMAINE 221

derrière elle, et de là il faisait grand mal aux assaillants. Un Normand


l’aperçoit, s’avance à bonne portée et lui tire une flèche qui le devait
percer. Mais la Vierge Noire avança le genou, et le trait s’y enfonça
profondément. Épouvantés du prodige, les barbares se replièrent vers
leurs barques et s’en allèrent ailleurs.
Jeanne aima cette légende. De même aima-t-elle la Vierge, sécu-
laire palladium d’Orléans, et l’église qui l’abritait. C’est là qu’elle com-
muniait après avoir assisté à la messe 1. C’est là aussi probablement
que « Maître Pierre Compaing, prêtre, licencié en droit, chantre et
chanoine de l’église Saint-Aignan, l’observant à l’élévation du corps de
Notre-Seigneur », vit qu’elle versait d’abondantes larmes 2.
Elle continuait d’ailleurs son apostolat près des hommes d’armes et
des chevaliers. Maître Compaing fut témoin de la conversion de La
Hire et de quelques-uns de sa compagnie 3. Maître André Bordes, cha-
noine lui aussi de Saint-Aignan, atteste que des soudards très dissolus
cessèrent leur mauvaise vie sur les exhortations de la sainte jeune
fille 4. « Si vous saviez comme elle se montrait parmi nous simple, pu-
dique, chaste, ennemie du vin, soigneuse d’écarter tout ce qui eût été
capable de détourner du devoir ses gens d’armes, et comme elle met-
tait ses vertus sous la garde de l’humilité ! ». Ainsi se souvenait la
Dame de Saint-Mesmin 5. Laïques et prêtres, bourgeois et bourgeoises,
hommes et femmes du peuple, étaient sur elle de même opinion :
« Une sainte s’était montrée à Orléans » 6.
II
Au surplus, elle n’était pas venue à Orléans rien que pour prier. Elle
n’était pas une sainte carmélite ; elle était une sainte guerrière. La pra-
tique des armes, de par sa vocation très spéciale, était son devoir d’état.
Dès le 30, au matin, elle fut à sa tâche. Elle se rendit chez le Bâtard.
Elle aurait aimé commencer immédiatement les assauts ; cette déci-
sion impétueuse n’était pas de son tempérament seul ; elle était de sa
foi en la mission reçue. Ce n’était pas elle, ce n’étaient pas les hommes
d’armes ; ce n’était pas le lieutenant général qui sauverait Orléans : ce
serait Dieu ! Le roi avait dû adhérer au décret d’en Haut en lui don-
nant des hommes, aussi peu d’hommes d’ailleurs qu’il avait voulu.
C’était fait. Il restait à Dieu fidèle d’arranger le reste en assurant la li-
bération avec ce peu d’hommes.

1 Charlotte Havet, Q. III, 31 ; Contes, Q. III, 68.


2 Compaing, Q. III, 32.
3 Ibid.
4 Bordes, ibid., 33.
5 Jeanne de Saint-Mesmin, ibid.
6 Cosme de Commy, Q. III, 28.
222 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le lieutenant général ne se laissa pas convaincre. Rais et Loré, repar-


tis du port Saint-Loup et de Chécy, pour aller chercher un pont à Blois,
reviendraient. Il fallait les attendre avant de rien risquer. Jeanne rentra
chez Jacques Boucher attristée 1, mais soumise. Nous l’avons remarqué
précédemment, on le remarquera dans la suite encore, sa fonction
n’était pas de faire vouloir les hommes malgré eux, mais de se mettre à
la disposition des hommes qui voulaient. Sa mission s’était caractérisée
suffisamment pour que les esprits sains y crussent ; elle n’était pas suffi-
samment impérieuse pour forcer le ressort de la liberté d’autrui, lorsque
la liberté d’autrui n’acquiesçait pas. Il aurait été beau de la voir aux pri-
ses avec les Anglais, entourée de la seule troupe que Dunois trouva trop
faible pour l’œuvre. Nous sommes convaincu qu’elle aurait eu le bout de
l’ennemi aussi bien le 30 avril que le 7 mai : Dieu le lui avait promis. Au
surplus, les spectacles de grandeur morale qu’elle nous donnera pen-
dant une huitaine, compensent sans doute l’attente à laquelle les Orléa-
nais furent condamnés par les calculs et l’hésitation du Bâtard.
La journée ne se passa pas toutefois sans coup férir. La Hire, Flo-
rent d’Illiers et leur compagnie résolurent une « prouesse » du côte de
la Bastille Saint-Pouair. Les Anglais, en plus de leurs principaux ou-
vrages, avaient établi dans ce quartier un guet, à deux portées d’arc de
la ville, au-dessus de la porte Bernier. C’est à ce guet que les capitaines
en voulaient.
Ils virent de près le moment qu’ils le brûleraient. Ils criaient déjà :
Apportez des fagots ! Apportez de la paille ! quand les Anglais sortirent
« en ordonnance » ; et le feu de leur artillerie s’en mêlant, les nôtres
durent reculer 2. Jeanne ne fut point de cette échauffourée.
III
L’après-midi, elle examina une question qui la touchait vivement :
l’attitude des Anglais devant la sommation qu’elle leur avait expédiée
de Blois.
On n’avait pas revu Guienne. En ce temps de troubles et de surpri-
ses de tout genre, où un homme disparaissait et se retrouvait si aisé-
ment, Jeanne s’était d’abord peu troublée de cette absence. Il y avait
lieu cependant de vérifier si le message était arrivé. Elle envoya donc
son second héraut, Ambleville, avec mission de dire verbalement aux
Anglais ce qu’elle leur avait écrit.
Ambleville rentra bientôt avec une mauvaise nouvelle. Guienne
avait fait exactement son service ; mais les Anglais déclaraient qu’ils le
gardaient, qu’ils le brûleraient et brûleraient Jeanne elle-même 3.

1 Contes, Q. III, 68.


2 Journal du Siège., p. 78.
3 L’Esbahy, Q. III, 27.
LA GRANDE SEMAINE 223

La brûler… Voilà un mot qu’il faut remarquer : il est de conséquence.


Pourquoi pas leur abattre la tête des épaules ? Pourquoi les brûler ? Le
feu était le supplice spécial des sorciers et de leurs suppôts. On prétend
brûler Guienne parce qu’il est le suppôt, le complice de la sorcière. Le
mot mortel, le mot qui dressera le bûcher, est prononcé déjà.
Jeanne ordonna à Ambleville de retourner « au nom du Seigneur 1.
Ils ne te feront aucun mal, ajouta-t-elle, et on retrouvera Guienne ».
Puis relevant le mot que les Anglais voulaient brûler le héraut et celle
qui l’avait envoyé :
– Dis à Talbot qu’il se trouve en place devant la ville ; s’il peut me
prendre, qu’il me fasse brûler. Si je le bats, qu’il lève le siège et s’en re-
tourne dans son pays 2.
C’était citer Talbot à comparaître dans une espèce de Jugement de
Dieu. Elle s’en remettait à Dieu même de prouver ce qu’elle était et
valait.
Son ascendant était tel qu’Ambleville repartit incontinent. Dunois
l’avait, lui aussi, chargé d’un mot.
– Dis-leur que s’ils ne te renvoient, toi et Guienne, je ferai mourir
tous les Anglais prisonniers 3.
Guienne se retrouva le 9 au fond d’une casemate anglaise.
Tandis qu’Ambleville s’acheminait vers le camp de Saint-Laurent
où commandait Talbot, Jeanne se dirigeait vers la barricade de la
Belle-Croix, sur le pont, d’où il était possible de communiquer avec
Glasdale et ses hommes 4.
Sans fausse honte, et quoique doutant plus encore, après le rapport
d’Ambleville qu’avant, de l’accueil que recevrait son ouverture, elle
leur proposa de s’en aller chez eux, « avec la vie sauve ». Il est difficile
de calculer ce que ce discours jeté par-dessus trois ou quatre arches du
pont rompu, à des soldats jusqu’à ce moment toujours vainqueurs,
suppose de foi. Ce n’est même plus de la foi : c’est de la vision. Jeanne
voit les Tourelles prises ; c’est un fait acquis. Rien ne peut prévaloir
contre cette issue. Il n’y a point de débat possible. C’est comme si les
Anglais étaient acculés déjà entre la mort et la captivité ; qu’ils aban-
donnent donc leurs armes et leurs bagages à titre de rançon, et on leur
laisse la vie sauve ! Ils doivent se tenir pour très satisfaits 5.
Glasdale, outré de cette tranquille audace, injuria bassement Jean-
ne, il la traita de vachère, de ribaude ; puis revenant à la pensée qui le
travaillait si fort :

1 L’Esbahy, Q. III, 27.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, p. 221.
3 Ibid., 220.
4 Journal du Siège, 79.
5 Ibid.
224 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Va, sorcière, si nous te prenons, nous te ferons ardre (brûler) ! 1.


Sorcière ! toujours. Et ils le croyaient comme ils le disaient. Ils la
croyaient sorcière. Pourquoi ?… Ont-ils vraiment senti hier, quand elle
passait, une force inconnue les frapper ? Une force d’effroi, de stupeur,
de je ne sais quoi. Cette force les a-t-elle vraiment paralysés dans leurs
bastilles ? Est-ce elle que pressentait Jeanne, quand elle prophétisait
qu’ils ne remueraient pas et laisseraient passer gens et convois ?
Jeanne répondit fermement à Glasdale, puis elle « rentra dans la
cyté » 2. À son retour, Jacques Boucher lui offrit au nom du Duc pri-
sonnier une robe et une huque. La robe était un vêtement long à l’usa-
ge des hommes ; la huque, une cotte courte qui se portait par-dessus
l’armure. La robe offerte à Jeanne était de drap cramoisi, la huque
était de même étoffe mais verte. Elle était bordée de satin blanc. Il y en
avait pour trois écus d’or 3.
Le lendemain dimanche 1er mai, le Bâtard se rendit à Blois. Il
s’agissait de décider les capitaines repartis de Chécy, Rais, Loré, les au-
tres, à revenir 4. Ce n’était peut-être pas fort simple. Ils avaient constaté
l’impossibilité d’entrer dans Orléans par la rive gauche. D’autre part, on
leur avait tellement signalé le danger d’y aller par la rive droite !… Ce-
pendant ils avaient pris un engagement envers Jeanne. Afin qu’ils n’en
perdissent pas mémoire, celle-ci leur avait laissé Pasquerel avec son
étendard. De cette fois elle leur envoya, dans la compagnie du lieute-
nant général, le maître de son « ost », le sage et brave d’Aulon 5. L’esti-
me universelle dont il jouissait lui donnait de l’autorité.
Jeanne assista aux offices et communia 6. La ville cependant de-
mandait autre chose. C’était le dimanche ; sauf aux remparts, on chô-
mait. Des gens qui n’avaient pas encore rencontré Jeanne la voulaient
voir. Ils se trouvèrent même en tel nombre devant l’hôtel de l’argentier
qu’ils en rompirent presque « l’uys » (la porte). Jeanne dut se mon-
trer. Elle monta à cheval et suivie d’une partie de sa maison militaire,
elle parcourut la ville. C’était un acte de bonne grâce pour ceux dont
elle était devenue l’hôte ; et tout ensemble une mesure de prudence. Il
n’y avait à redouter aucune émotion populaire de mauvais aloi, là où
elle se trouvait : il y eut tant de monde par les rues où elle passa, « tant
grand gens de la cyté que à grand’peine y povait-on circuler », car
ajoute naïvement et si joliment le Journal du Siège, « le peuple ne se
povait saouler de la voir » 7.

1 Journal du Siège, 79.


2 Ibid.
3 Cités par MANTELLIER, Le 426e anniversaire de la délivrance. Comptes de ville.
4 Journal du Siège, Charpentier, 79.
5 D’Aulon, Q. III, 211.
6 Charlotte Havet, Q. III, 34.
7 Journal du Siège, 80.
LA GRANDE SEMAINE 225

Avant de rentrer Jeanne décida de faire une démarche près de Tal-


bot. Glasdale était un grossier soldat de fortune, Talbot avait une répu-
tation bien établie de religion et de gravité. Qui sait s’il ne compren-
drait pas mieux ? Elle gagna le clos Morin où il y avait une vigne, et
dans la vigne une croix 1. Comprenant une partie de coteau sur lequel
est bâti l’actuel quartier Saint-Laurent, il offrait une vue sur le camp
retranché des Anglais. Pour la troisième fois elle fit son offre :
– Voulez-vous partir ? Vous aurez la vie sauve.
Ce fut un débordement d’injures pires que la veille 2.
– Crois-tu donc, lui cria le Bâtard de Granville, que nous nous ren-
drons à une femme ? Les Français sont honteux ! (il se servit d’une lo-
cution plus soldatesque), ils sont des mécréants 3.
Allons ! les dés se jetaient. Il faudrait en venir à la force. Au moins
avait-elle libéré son âme. Le soir, la ville la traita comme elle traitait les
reines ; elle lui offrit un vin d’honneur, que servit Jacques Le Prestre 4.
IV
Son premier devoir, puisqu’il ne lui restait d’autre alternative que
de chasser l’ennemi, était de bien connaître la position des bastilles,
afin de trouver le point d’attaque le plus favorable.
Jeanne décida, le lundi après midi, d’y aller voir de près. Elle gagna
les champs, à cheval, et repéra soigneusement les emplacements. Une
foule de peuple la suivait. Ce cortège bigarré passa sûrement à portée
des boulevards. L’ennemi aurait pu charger ces manants qui suivaient
une enfant, et tenter de prendre celle-ci. Il n’en fit rien ; il n’osa ; tou-
jours le sortilège.
Quand elle eut terminé son inspection, les premières vêpres de la
Sainte Croix sonnaient à la Cathédrale : elle eut la dévotion d’entendre
l’office. On y chanta la belle hymne Vexilla Regis 5, « l’étendard du
grand Roi flotte au vent ; le miracle de la Croix resplendit ; la Croix
porta la mort ; la Croix donna la vie ». Quelles furent les pensées de
l’âme très simple mais très lumineuse et très profonde, à l’ouïe de ces
paroles ? S’en fit-elle l’application à elle-même ? L’étendard sauveur
de Jésus, c’est elle qui le soutenait maintenant ! Il allait s’embraser
d’une victoire nouvelle. La Croix des guerriers anglais qui portait la
mort dans notre pays, reculerait devant la Croix des guerriers français
qui allait lui rendre la vie ! Ainsi les oracles s’accompliront : Impleta

1 Journal du Siège, Charpentier, 61.


2 Ibid., Q. IV, 156.
3 Contes, Q. III, 68.
4 Comptes de ville, Q. V, 259.
5 Cf. Breviarium Romanum.
226 LA SAINTE DE LA PATRIE

sunt quæ concinit David fideli carmine. Salut, Croix, mon unique es-
pérance : Ave spes unica ! Salut, Croix de victoire ici-bas, de triomphe
là-haut : Quibus Crucis victoriam largiris, adde prœmium !
Ce fut en sortant de ce service religieux qu’elle rencontra le Docteur
en théologie Jean de Maçon, « un très sage homme », lequel l’interpel-
lant paternellement lui dit :
– Ma fille, êtes-vous venue pour lever le siège ?
– En nom Dé, ouy.
– Ma fille, ils sont forts et bien fortifiés, et ce sera une grant chose à
les mettre hors.
– Il n’est rien impossible à la puissance de Dieu.
Ce dialogue si rapide, si simple et humain, fit le tour de la ville. Il
ne fut personne qui n’admirât la prudence, la modestie et la confiance
en Dieu de la jeune fille.
V
Le mardi 3, solennité de « l’Invention de la Sainte-Croix de Notre-
Seigneur ».
Les Arts et l’Histoire ont conspiré pour célébrer ce fait illustre des
annales religieuses. Paul Véronèse, le Tintoret, Coberger, le Domini-
quin, pour ne citer que les plus célèbres, se sont plu à représenter
sainte Hélène, inspirée de retrouver la croix du Christ ensevelie sous le
parvis déshonoré par les débauches d’un temple de Vénus. Hélène, en
effet, mère de Constantin, humble d’origine mais magnifique de corps
et de cœur, avertie en songe de ce que le Christ attendait d’elle, se ren-
dit aux lieux saints où il avait souffert. Elle renversa l’édifice de raille-
rie et de blasphème qui couvrait le jardin de Joseph d’Arimathie, or-
donna une fouille, et trouva trois croix, avec le titre que Pilate avait
mis sur celle de Jésus, à part. Cependant quelle était la croix du Sau-
veur ? Un miracle la renseigna. Macaire, évêque de Jérusalem, ordon-
na des prières, fit imposer ensuite les croix à une femme très grave-
ment malade. Les deux premières ne produisirent aucun résultat. À
peine la troisième eut-elle touché l’infirme que celle-ci se leva guérie.
Ces recherches et ce prodige reçurent dans les liturgies grecque et
latine le nom « d’invention de la sainte Croix ».
L’Invention de la Sainte-Croix devint la fête principale de la Croix,
si bien que les cathédrales dédiées à ce signe sacré, comme était celle
d’Orléans, reçurent pour fête patronale « l’Invention ».
Ce jour était d’ordinaire fêté très magnifiquement à Orléans. Les
procureurs ne manquaient point de se rendre à la Cathédrale. Il y avait
une procession, où se portait une relique de la vraie croix dont l’église
était pieusement fière ; mais l’année 1429, il y eut un redoublement de
LA GRANDE SEMAINE 227

ferveur ; on alluma beaucoup de torches et on implora ardemment


« Nostre Seigneur pour la délivrance de la dicte ville d’Orléans » 1.
Jeanne se mêla aux femmes pieuses qui suivaient avec vénération le
cortège. Ce furent quelques heures de recueillement bon à l’âme.
Puis, comme si même ces jours de dévotion ne pouvaient fleurir
jusqu’au bout sans quelque accompagnement de sollicitude guerrière,
on reçut, le soir, la nouvelle que le Bâtard avait quitté Blois et arrive-
rait le lendemain.
C’est pourquoi, dès l’aube du 4, La Hire et Florent d’Illiers, qui
avaient escarmouché côte à côte, le samedi précédent, contre la bastille
de Saint-Pouair, le Breton Alain Giron, Jamet du Tilloy, qui avait connu
Jeanne à Chinon, et cinq cents soldats à peu près 2, se jetèrent sur le
chemin de Blois afin d’assister le Bâtard autant qu’il en aurait besoin.
Le lieutenant général avait réussi en effet auprès des membres du
conseil royal présents à Blois. On lui avait confié un second convoi de
ravitaillement formé toujours par « ceulx de Bourges, d’Angiers, de
Tours, de Blois » 3, sauf quatorze mille traits qu’il avait achetés au
compte de la ville 4. Il avait persuadé aux maréchaux « de Rais et de
Saincte Sévère » 5 de revenir à Orléans. Un chef que nous ne connais-
sons pas encore, « le Baron de Coulonces » 6, Normand de bonne sou-
che, qui sera fait chevalier à Patay, s’était joint à eux.
Pasquerel avec sa bannière reprit la tête des troupes 7. Les prêtres
et les religieux se groupèrent autour de lui ; le chant des cantiques re-
commença. Les hommes d’armes encadrèrent le convoi. Les Anglais
ne bougèrent pas ; et tout entra sous leurs yeux par la porte Renart 8.

1 MANTELLIER, 426e anniversaire, 63.


2 Journal du Siège, Charpentier, 81.
3 Ibid.
4 Comptes de forteresse, MANTELLIER, 426e anniversaire, 64.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Pasquerel, Q. III, 106.
8 Quelques auteurs s’appuyant sur un mandat de paiement délivré par le lieutenant général au

bénéfice de Jehan de la Rue, « qui avait reçu en son hôtel les Nottoniers (bateliers) qui amenèrent les
blés qui furent amenés de Bloys le IIIIe jour de May », ont conclu que les blés avaient été conduits par
la rive gauche jusqu’à Chécy et de là avaient été, comme on fit le 29 mai, descendus par la Loire à Or-
léans. La pièce de mandatement n’en dit pas si long. Des bateliers de Blois, ou passés par Blois, sont
descendus chez un hôtelier nommé de la Rue ; et le Bâtard a fait payer leur dépense. Voilà tout ce
que dit le document. Où habitait l’aubergiste ? d’où venaient les nautoniers ? de Blois, d’Angers, de
Tours ?… Jusqu’où ont-ils accompagné leur marchandise ? jusqu’à la porte Renart ?… jusqu’à Ché-
cy ?... Aucune solution n’est donnée à ces questions ; le texte est trop peu explicite pour prévaloir
contre celui du Journal du Siège qui dit : « Et s’en alla Jeanne au-devant du Bastard d’Orléans, du
maréchal de Rays, du maréchal de Saincte Sévère, du baron de Coulonces qui amenoyent vivres (le
convoi de ravitaillement) que ceulx de Bourges, Tours, Angiers, Blois envoyoient à ceulx d’Orléans,
lesquels reçurent en leur ville, en laquelle ils entrèrent par-devant la bastille des Angloys, qui n’osè-
rent oncques saillir, mais se tenaient fort en garde » (Journal du Siège, Charpentier, p. 81). La Chro-
nique dit de même : « Se rendant au devant des vivres qu’ils rencontrèrent et si passèrent pardevant
les Angloys, qui n’osèrent yssir de leur bastille ».
228 LA SAINTE DE LA PATRIE

Cette inaction des Anglais donnait beaucoup à penser. On compre-


nait difficilement « qu’étant si nombreux, si forts, si entraînés, et
voyant l’armée royale si peu nombreuse par rapport à eux, ils se rédui-
sissent à regarder » 1.
VI
Jeanne dînait avec d’Aulon lorsque le Bâtard se présenta. Par ma-
nière de conversation il raconta qu’il n’était pas sans inquiétude au su-
jet de Falstoff, le vainqueur de la Journée des Harengs. Ses coureurs
lui avaient appris qu’il approchait. Ils le lui avaient signalé dans les
environs de Janville.
– « Bâtard, Bâtard, lui dit Jeanne demi-sérieuse, demi-plaisante ;
au nom de Dieu, je te commande qu’aussitôt que tu sauras sa venue, tu
me la fasses savoir, car s’il passe sans que je le sache, je te promets que
je te ferai ôter la tête ».
C’était lui signifier par une joyeuseté, qu’elle entendait être préve-
nue de toute bataille possible. Le Bâtard répondit qu’assurément elle
le saurait 2.
Mais pourquoi donc ne lui dit-il pas qu’à l’heure même, et en vertu
d’un projet arrêté, nous allions marcher contre Saint-Loup ?…
Le Bâtard se retira. Jeanne, fatiguée de la chevauchée du matin, se
jeta sur son lit pour y prendre quelque repos.
Elle dormait, lorsque soudain éveillée elle laissa échapper comme
un cri. D’Aulon accourut :
– Que voulez-vous ?
– Ah ! mon Dieu ! mes Voix m’ont dit que j’aille contre les Anglais.
Mais, est-ce contre Falstoff ? Est-ce contre leurs bastilles ? 3…
Ce détail est d’intérêt. Ses Voix l’avaient éveillée et lui avaient don-
né l’avis de marcher. Rien de plus. Le reste était laissé à sa prudence et
à son courage. Son Conseil la traitait avec le respect qui est dû à toute
liberté humaine.
Le miracle du réveil de Jeanne a beaucoup frappé ses contempo-
rains Orléanais. D’Aulon le raconte avec émotion ; de même Louis de
Contes. « L’esprit de Dieu la conduisit » 4, dépose Simon Beaucroix.
« Elle s’éveilla, dit Pierre Milet 5, un survivant du siège devenu greffier
des Élus de Paris, et immédiatement s’écria : Ah ! que mes gens ont af-
faire ! ». Le même fait n’avait pas échappé à l’anonyme auquel nous

1 Pasquerel, Q. III, 105.


2 D’Aulon, Q. III, 212.
3 Ibid.
4 Beaucroix, Q. III, 70.
5 Pierre Milet, Q. III, 126.
LA GRANDE SEMAINE 229

devons la Chronique de la Pucelle. Tous avaient remarqué avec admi-


ration comment l’esprit prophétique veillait en elle lors même que ses
yeux étaient clos par le sommeil.
D’Aulon commença de l’armer 1. Cependant le tumulte qui se faisait
à la porte Bourgogne par où les troupes sortaient contre Saint-Loup,
gagnait petit à petit la ville entière. La rumeur finit par arriver à l’ex-
trême opposé, jusqu’à l’hôtel de Jacques Boucher. On entendit dans la
rue des gens qui criaient que les Français étaient mis en cruel échec.
Jeanne descendit rapidement aux nouvelles ; et, apercevant son page
de Contes :
– Ha ! sanglant garçon, lui cria-t-elle, vous ne me disiez pas que le
sang de France fût répandu ! Allez me chercher mon cheval » 2.
Son hôtesse et sa fille achevèrent de la cuirasser, tandis que d’Aulon
se préparait de son côté.
Le cheval avait été amené. Jeanne sauta en selle. D’une fenêtre le
page lui passa son étendard. Elle s’élança vers la rue Bourgogne d’un
tel train que le feu jaillissait sous le sabot de sa monture 3.
– Suivez-la, dit la femme de Jacques Boucher au page.
Il le fit comme il put 4. D’Aulon lui-même ne la sut rejoindre.
Cependant, arrivée à la porte Bourgogne, elle ralentit sa marche.
On rapportait du champ de bataille un homme qui était « très fort
blessé » 5.
– Qui est-ce ? demanda-t-elle.
– Un Français.
C’est alors qu’elle tira du plus profond d’elle-même un mot qui s’est
enfoncé dans la mémoire dés hommes ainsi qu’une cognée dans le
cœur d’un chêne :
– Ah ! fit-elle, je n’ai jamais vu sang de Français sans que les che-
veux m’aient levé sur la tête 6.
Il n’y avait pas qu’un seul blessé : il y en avait beaucoup, et des tués
aussi. La partie avait été des plus mal engagée.
Partis sur le midi, après s’être munis à l’hôtel de ville de tous les
appareils propres au combat et à l’escalade, soldats et miliciens bour-
geois étaient allés donner du front contre la bastille Saint-Loup, qui
relevait de Talbot et avait été très habilement et fortement établie par

1 D’Aulon, Q. III, 212.


2 Contes, Q. III, 68.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 223.
4 Contes, Q. III, 69.
5 D’Aulon, Q. III, 213.
6 Ibid.
230 LA SAINTE DE LA PATRIE

ce chef consommé 1. Elle avait d’ailleurs une garnison très suffisante.


Six à sept cents hommes 2, abrités derrière des ouvrages bien condi-
tionnés, pouvaient tenir longtemps en ces affaires où jouait si peu l’ar-
tillerie. Les nôtres avaient cru l’emporter en un tour de main. Combat-
tant d’ailleurs tout à fait à découvert, ils payèrent leur belle assurance.
Bien qu’ils fussent à peu près le double des ennemis, ils rencontrèrent
« une très aspre résistance » 3. Ces troupes, ardentes mais vite décou-
ragées, s’obstinaient généralement peu : soldats de métier et gardes
municipaux veillaient à leur conservation. La bataille était de leur
train de vie comme le travail est du train de vie de l’ouvrier. Ils ne s’y
pressaient point, ne s’y enflammaient point. Il fallait pour les exciter
une forte secousse, ou bien un gros enjeu : le péril par exemple d’être
pris et mis à rançon, le danger de mort, la perspective d’un beau butin,
la voix d’un chef irrésistible. Nos assaillants de Saint-Loup, n’ayant rien
qui les électrisait, se retiraient en désordre. Mais à peine eurent-ils
aperçu Jeanne déboucher de la porte Bourgogne, ils jetèrent une im-
mense acclamation 4, se remirent en bataille « avec plus d’acharne-
ment » que jamais. L’assaut « dura longuement » 5 encore néanmoins.
Finalement le boulevard fut enlevé. La garnison se réfugia dans le clo-
cher de l’église et s’y barricada.
Ce que devinant, Talbot tenta une sortie afin d’opérer au moins une
diversion, et d’attirer, s’il était possible, l’effort des Français contre lui-
même 6. Mais sans qu’il y eût loin de Saint-Laurent des Orgerils à
Saint-Loup, un mouvement même plus que dissimulé que le sien eût
été difficile à cacher aux guetteurs du beffroi. Ceux-ci veillaient. Ils
prévinrent la place 7. Boussac mena sa compagnie observer le jeu. On
alla en gardant les distances des deux côtés jusqu’au pavé de Fleury.
Arrivé là, Talbot vit « saillir une immense colonne de flamme et de
fumée ». Il comprit. Saint-Loup flambait. Il ne s’entêta point, ne cher-
cha pas de revanche immédiate ; il lui parut préférable de rentrer dans
son camp retranché de Saint-Laurent. Boussac d’ailleurs le laissa
s’éloigner tranquillement.
Les Anglais réfugiés dans le clocher n’étaient pas en état de se dé-
fendre efficacement. Les uns furent tués ; les autres furent faits pri-
sonniers. Quelques-uns de ces malheureux s’étaient affublés de souta-
nes et de surplis trouvés par fortune dans les sacristies. Ils ne pou-
vaient tromper qui que ce soit. Cependant lorsque Jeanne vit les nô-

1 Chronique de la Pucelle, Q. VI, 222.


2 Journal du Siège, Charpentier, 81.
3 Ibid.
4 Inceperunt clamare. Contes, Q. III, 69.
5 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 221.
6 Ibid.
7 Journal du Siège, 82.
LA GRANDE SEMAINE 231

tres sur le point de leur faire un mauvais parti, elle les réclama, et dit
en haussant les épaules avec un sourire charitable :
– Laissez-les ; on n’inquiète pas des clercs 1.
Elle les retint comme ses prisonniers, les fit conduire à son hôtel.
C’est eux probablement qu’elle proposa d’échanger contre son héraut
Guienne. Elle adoucissait la guerre suivant ses forces.
L’église ne fut pas pillée. Jeanne l’avait interdit 2. Il n’aurait pas fal-
lu probablement qu’un capitaine eût fait pareille défense s’il eût voulu
être obéi.
C’était la Victoire ! la première Victoire !
Les grands triomphes et les grandes tristesses sont presque égale-
ment l’épreuve des fortes âmes ; elles portent les unes et les autres
d’une épaule que ne sait pas leur prêter le vulgaire. Voir fuir l’ennemi
de son pays devant soi, attacher une étoile au drapeau, est un noble
rêve et doit être une singulière griserie. Dans le cas dont il s’agit, c’était
la mission de Jeanne et la certitude d’une prochaine délivrance d’Or-
léans confirmées. La sainte héroïne perdit-elle l’équilibre, la possession
de soi-même, la claire vue de ce qu’elle était et de ce que Dieu était pour
elle ? La gloire humaine, l’enthousiasme populaire accouraient vers sa
jeunesse. Succombera-t-elle à la tentation de s’enivrer ? La voilà trans-
portée, elle aussi, sur le sommet du « mont de Tentation » 3.
Le Ciel la garda comme il l’avait gardée à la cour, comme il la gar-
dera partout. Et afin de la mieux garder, il permit qu’elle fût investie
par une grande peine spirituelle.
Voyant tout ce sang, tous ces cadavres entassés, songeant à tant
d’âmes appelées au Suprême Tribunal sans la grâce d’une absolution,
elle pleura 4. Puis elle se mit à deux genoux et humblement fit sa confes-
sion 5. L’orgueilleuse joie du triomphe avait été repoussée bien loin. Qui
ne reconnaît d’ailleurs que l’attendrissement si humain d’une sainte est
plus beau que l’exaltation même légitime d’un triomphateur ? Elle pria
Pasquerel d’avertir les hommes d’armes de se confesser, eux aussi, et de
rendre grâces à Dieu, car c’était Dieu qui avait tout conduit 6.
Dieu, qui aime se donner aux humbles, ne laissa point ces purs et
rares sentiments sans récompenses. Il leva subitement devant les re-
gards de sa servante le voile de cet avenir qui n’est qu’à lui, et elle pro-
phétisa :

1 De Contes Q. III, 69.


2 Pasquerel, Q. III, 108.
3 Math. IV, 1.
4 Multum plangebat. Pasquerel, Q. III, 106.
5 Ibid.
6 Pasquerel, Q. III, 106.
232 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Avant cinq jours, dit-elle, le siège sera levé, et il ne restera plus


un Anglais autour d’Orléans 1.
Or, on était au 4 de mai. C’est donc avant le 9 que les Tourelles se-
ront prises et que les Anglais auront disparu de toutes leurs bastilles.
Souvenons-nous-en ; on verra bien.
VII
Les troupes victorieuses reprirent par les bords de la Loire, traînant
avec elles les vivres et le reste du butin saisi dans la forteresse. En
avant, Jeanne à cheval au milieu du peloton des capitaines. Les cloches
de Sainte-Croix, de Saint-Donatien, de Saint-Paul, de Saint-Pierre Em-
pont, les acclamèrent. Toute la ville debout sur leur passage exulta. Les
Anglais « purent bien ouyr » cette vaste rumeur de fête. On se précipita
vers l’église majeure, vers les autres aussi. Ce furent d’ardentes actions
de grâces, des louanges passionnées à Dieu, « des hymnes, de dévotes
oraisons ». La respiration revenait à Orléans et les Anglais étaient « fort
abaissés de puissance par cette partye, et aussi de courage » 2.
Ainsi conte, dans une page si animée, si colorée, qu’elle nous donne
le vif regret qu’il nous ait caché son nom, le rédacteur de la Chronique.
Le soir, pour toute réfection, Jeanne prit un peu de pain. Aussi bien
arrivait-il souvent à l’austère jeune fille de ne rien manger d’autre de
tout le jour 3, malgré les fatigues de son état.
Enfin, elle appela Messire Pasquerel. Elle lui annonça qu’elle se
confesserait encore le lendemain, jour de l’Ascension, et qu’elle com-
munierait. Il n’y aurait aucun mouvement de troupes « pour la révé-
rence due à la solennité » 4. Elle dicta le plan de son prône à l’Augus-
tin. Il devrait presser les soldats de ne sortir point de la ville, surtout
de ne donner aucun assaut sans avoir reçu le sacrement de pénitence ;
qu’ils songeassent sérieusement aussi à écarter les femmes de mau-
vaise réputation. « Car, concluait-elle, c’est le péché qui fait perdre les
batailles » 5.
Pasquerel n’eut garde d’oublier ces commissions ; il les lit toutes 6.
VIII
S’il n’y eut point de prise d’armes le jour de l’Ascension, au moins y
eut-il conseil de guerre. Le lieutenant général, le maréchal de Sainte-
Sévère, le maréchal de Rais, le Seigneur de Graville, le baron de Cou-

1 Ibid.
2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 221.
3 Contes, Q. III, 69.
4 Pasquerel, Q. III, 107.
5 Pasquerel, Q. III, 107.
6 Ibid.
LA GRANDE SEMAINE 233

lonces, Xaintrailles, Gaucourt, La Hire, Coarraze, Chailly, Thibaud de


Termes, Jamet de Tillay, l’Écossais Hugues de Kennedy que les Fran-
çais, défigurant son nom, appelaient Canède, « et aultres cappitaines
et chiefs de guerre et aussi les bourgois d’Orléans se réunirent pour
adviser et conclure ce qui estoit à faire contre les Anglois, qui les te-
naient assiégés » 1. Ils se réunirent chez le chancelier Cousinot, au
Grand Saint-Martin 2.
Comme on voit, ce fut une espèce d’assemblée plénière de l’élément
militaire et de l’élément civil, où chacun fut appelé à donner son avis
sur la situation et les conséquences qu’elle comportait.
La conclusion fut que dès le lendemain on prendrait pour objectif
les Tourelles. Mais on n’y irait pas directement. On lancerait d’abord
une attaque contre le camp de Saint-Laurent, attaque en règle d’appa-
rence, c’est-à-dire « avec manteaulx et taudis de bois » 3. Suivant toute
probabilité, les Anglais des Tourelles, des Augustins et de Saint-Pryvé,
passeraient en partie la Loire pour aider ceux de Saint-Laurent. À ce
moment précis, nous déclencherions la véritable attaque. Les meilleu-
res de nos troupes franchiraient à leur tour la Loire, et se jetteraient
sur les forts à moitié vides. En résumé, le plan était simple. Par une
menace tactique amener les Anglais de la rive gauche, au moins par-
tiellement, à Saint-Laurent sur la rive droite et, tandis que la rive gau-
che serait ainsi dégarnie, y apparaître subitement en force 4.
C’était bien raisonné. Il fallait supposer toutefois que les Anglais,
très fins renards et peu faciles à duper, se laisseraient prendre et que
Talbot, qui commandait à Saint-Laurent, serait acculé à crier au se-
cours.
Ce plan ayant été arrêté, une question se posa : allait-on prévenir
Jeanne qui était alors près de son hôtesse ; et si on la prévenait, que lui
dirait-on ?
Il fut arrêté qu’on la préviendrait. C’était prudence. Son ascendant
sur les soldats et les miliciens était tel, l’imprévu de ses décisions per-
sonnelles se manifestait si clairement, l’enthousiasme de la masse la
portait si haut, que tout lui taire était périlleux : mais on lui cacherait
le dernier mot, le fin du fin, le grand secret : on ne lui dirait pas que
l’attaque contre Saint-Laurent n’était qu’une feinte. Songez… si elle al-
lait répéter ce qu’on lui aurait ainsi confié ! Elle était femme, jeune
fille même ! Capitaines et bourgeois ne font pas ici figure de profonds
psychologues. Ils font plutôt figure, à bien regarder, de dieux jaloux.

1 Journal du Siège, Charpentier, 83.


2 Jean Chartier, Q. IV, 57 ; AYROLES, III, 62.
3 Jean Chartier, ibid.
4 Ibid.
234 LA SAINTE DE LA PATRIE

Avaient-ils encore dans les oreilles les hosannah du retour de Saint-


Loup ?… Il ne fallait cependant pas que cette petite Meusienne eût
toute la gloire. Elle les avait moult « esbahis et courrouchiez » (éton-
nés et irrités), dit fortement le chantre de Saint-Denys 1. Déjà !…
Ambroise de Loré fut chargé de l’aller chercher.
Et ici se place une scène pathétique, grandiose, dans laquelle Jean-
ne prend allure de Juge inspiré ; j’ai été sur le point d’écrire de « Da-
niel inspiré ».
Quand elle eut été introduite, le chancelier d’Orléans prit la parole.
Il expliqua que, le lendemain vendredi, on attaquerait du côté de
Saint-Laurent, et ne dit rien des Augustins et des Tourelles. Jeanne
cependant n’avait pas voulu s’asseoir. Elle marchait par la salle 2.
Le chancelier, un peu gêné, finit. La sainte jeune fille s’arrêta, et,
avec une sévérité attristée, défonçant d’un mot leur secret et la raison
de leur secret :
– « Dites-moi tout ; tout ce que vous avez conclu et appointié. Je
cèlerais bien plus grande chose que cette-ci » 3.
Le bâtard d’Orléans crut qu’il devait intervenir et réparer une ma-
ladresse.
– « Jehanne, ne vous courrouchiez point. On ne peut pas tout dire
à une fois. Ce que le chancelier vous a dit a esté conclud et appointié.
Mais si ceulx de l’autre costé sortent pour venir aider la grant bastille
de Saint-Laurent, nous passerons la rivière pour besogner (contre les
Tourelles et les Augustins). Et nous semble que cette conclusion est
bonne et profitable ».
Jeanne répondit qu’elle avait satisfaction. Toutefois elle ajouta une
parole assez mystérieuse et qui prouve qu’elle avait vu les difficultés.
– « C’est bien ; à la condition que tout s’exécute ainsi » 4.
Elle espérait peu que nous fussions capables de manœuvrer l’en-
nemi.
Après l’événement il fut observé que rien ne s’était produit de ce
que les capitaines avaient arrangé. « Et d’icelle conclusion (la leur) ne
fut rien fait ni exécuté » 5.
Jeanne avait reçu des confidences, mais n’avait rien promis : on ne
lui avait rien demandé. Sa liberté de mouvement était entière ; ce fut
un grand bonheur.

1 Jean Chartier, Bayeusain d’origine, chantre de Saint-Denys, déjà cité, historiographe en titre.

QUICHERAT, IV, 60.


2 Ibid., 59.
3 Ibid.
4 Jean Chartier, Q. IV, 59.
5 Ibid.
LA GRANDE SEMAINE 235

Ce même jour, elle retourna jusqu’à la Belle-Croix. Avant le choc


qu’elle prévoyait, qui lui avait été annoncé par ses Voix ; avant la nou-
velle tuerie, elle essaierait encore de la sommation : sa charité serait
plus satisfaite.
Elle dicta le message à Pasquerel. C’est un abrégé de la lettre de
Poitiers :
« Vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez pas de droit sur le royau-
me de France, le Roi des Cieux vous ordonne et mande par moi, Je-
hanne la Pucelle, que vous sortiez de vos bastilles et vous retiriez chez
vous : sinon je vous ferai un tel hahai qu’il en restera éternelle mé-
moire. C’est la troisième et dernière fois que je vous écris. Je ne vous
écrirai plus.
« Jhesus ! Maria ! signé : Jehanne la Pucelle ».
Elle prit une flèche, y attacha le parchemin et tira en criant :
– « Faites attention : voici des nouvelles ».
En post-scriptum elle avait dicté : « J’aurais voulu vous envoyer ma
dépêche plus honorablement ; mais vous retenez mon héraut qui
s’appelle Guienne. Renvoyez-le-moi. De mon côté je vous renverrai
quelques-uns des vôtres que j’ai pris à Saint-Loup ».
– Ah oui ! criaient les Anglais, des nouvelles ! des nouvelles !… de
la p… des Armagnacs.
À cette basse injure qu’elle avait déjà entendue pourtant, Jeanne
pleura. Elle supplia Notre-Seigneur de l’assister. Ses Voix vinrent : elle
fut consolée 1.
L’insolence de ces têtes de fer les servit mal. Voyant qu’il n’y avait
rien à gagner par la douceur, elle prit son parti définitivement. « Son
courage lui accreust, et elle délibéra de les aller visiter le lende-
main » 2.
IX
Nous voici au vendredi 6. Dès le petit matin Jeanne s’est confessée.
Elle a entendu une messe que Pasquerel a chantée pour elle et ses
gens 3. Il faut être pure pour aller au combat. Elle le pense ; elle l’a dit
équivalemment : la victoire et la pureté sont sœurs : au moins sa vic-
toire à elle, simple instrument du Christ et de sa Mère.
Une grande rumeur courait à travers les rues d’Orléans. Miliciens
et hommes d’armes allaient, venaient. C’était la fièvre de préparation
d’une forte affaire.

1 Pasquerel, Q. III, 108.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 225.
3 QUICHERAT, III, 108.
236 LA SAINTE DE LA PATRIE

Gaucourt tenait fermée la porte de Bourgogne. Il faut supposer que


le plan des capitaines d’une fausse attaque sur Saint-Laurent subsistait.
Cependant les heures de la matinée s’avançaient et ils ne bougeaient
pas. Jeanne se rendait naturellement compte de cette faute. Elle voyait
bien qu’il faudrait du temps pour sortir contre Saint-Laurent, pour
mettre ce camp parfaitement défendu dans la nécessité de demander
secours aux Tourelles et aux Augustins, pour permettre aux secours
d’arriver, et plus encore peut-être pour que nous puissions, nous, lors-
que les Augustins et les Tourelles seraient à moitié dégarnis de leurs dé-
fenseurs, prendre pied sur la rive gauche, ouvrir le combat, et chasser le
reste des occupants. Avec le peu de batellerie dont les adversaires dis-
posaient, ces opérations étaient compliquées et longues.
Elle conçut donc un projet de marche plus rapide qui bouleversa de
fond en comble celui des chefs : attaquer directement les Augustins et
les Tourelles. Talbot resterait enfermé plus probablement ; il n’avait
osé combattre ni le mardi ni le mercredi, pourquoi oserait-il le ven-
dredi ? Et au surplus, s’il se montrait, on le recevrait à la pointe de la
lance. De cette fois, il n’y avait plus de « procédé » ; on n’en était plus
à se demander si les Anglais entreraient ou n’entreraient pas dans le
jeu. Du courage, il ne s’agissait plus que d’avoir du courage.
Le prévôt d’Orléans, Gaucourt, lui donna la prise qui lui était né-
cessaire à cette heure décisive.
Dans la matinée déjà avancée, Jeanne se dirigea vers la porte Bour-
gogne. Elle était close et gardée par lui et ses soldats. Il suffit, aux
moments d’excitation populaire, qu’une porte soit close et gardée pour
que tous y courent : un veut voir ; dix veulent voir ; tous veulent voir.
Gaucourt tenait à grand’peine contre le flot qui s’était amassé et le
pressait de toute part. Il raconta, plus tard, qu’il n’avait pas été « sans
inquiétude » 1.
Où un homme d’armes n’eût su se frayer le chemin, Jeanne passa
sans difficulté. Rien qui ne s’écartât devant elle. Certainement elle par-
lementa avec le noble chef. Mais le trouvant intraitable, inflexible, de-
vinant le principe misérable de cette hostilité aveugle, considérant que
le temps pressait, et qu’il était déraisonnable de laisser se disperser,
sans l’avoir utilisée, cette masse qui ne réclamait qu’une chose : la ba-
taille, la bataille libératrice, la bataille voulue de Dieu même ; assez
psychologue enfin pour savoir que le seul moyen de faire revenir un
homme, c’est de lui porter un coup brutal, elle prononça « une parole
dure ».
Regardant Gaucourt bien droit :

1 Simon Charles, Q. III, 117.


LA GRANDE SEMAINE 237

– « Méchant homme, lui dit-elle, que vous vouliez ou que vous ne


vouliez pas, les soldats vont passer » 1.
Puis, comme si elle voulait lui mettre à nu devant lui-même son
sentiment de jalousie avoué ou inavoué :
– « Et la victoire qu’ils ont déjà remportée, ils la remporteront en-
core » 2.
Loyal, dans le fond solide de l’âme, Gaucourt comprit, vit et fut
guéri. Non seulement il ouvrit la porte, mais avec d’Aulon et de Villars
il passa l’eau 3.
Plus tard, il racontera sans façon au président Simon Charles 4 les
péripéties de cette matinée, en homme qui n’en est nullement ulcéré ;
et quand vint le procès, il fit une déposition que son accent de cordiali-
té place non loin de celle de Dunois.
Les Orléanais, libres enfin, montèrent sur des barques amarrées
dans ce fossé où nous avons vu entrer, avant leur débarquement, les blés
venus de Chécy, le 29 avril. Il y avait là, tout près de la porte Bourgogne,
une espèce de petit havre bien couvert et protégé. Le point de ralliement
fixé à ceux qui s’embarquaient était l’île aux Toiles, juste en face le guet
de Saint-Jean-le-Blanc. Lorsque la troupe anglaise qui gardait le guet
eut reconnu le mouvement, elle se replia, comme elle avait fait la se-
maine précédente, sur les Augustins 5 et les Tourelles. Mais cette fois,
craignant sans doute que nous ne fissions de ce fortin abandonné un
point d’appui, avant de s’en aller, les occupants y mirent le feu.
Les Orléanais passaient de l’île aux Toiles à la rive gauche sur deux
bateaux disposés bout à bout 6. C’était lent : lent de la porte de Bour-
gogne à l’île aux Toiles, lent de l’île aux Toiles à la rive, à cause du dé-
faut de matériel. Ceux qui avaient touché la rive gauche, auraient dû
attendre d’être assez nombreux avant de tenter l’attaque des Augus-
tins. Ils auraient dû attendre Jeanne surtout qui présidait à l’embar-
quement sur la rive droite. Mais le propre de ces milices était une fâ-
cheuse indépendance ; on partait quand on était prêt, quand on en
avait l’inspiration.
Un bataillon de miliciens impatients se porta donc contre la bastille
des Augustins. Les Anglais les reçurent fort mal. Parmi eux il y avait
une espèce de géant, « grand et fort » rapide, partout à la fois, qui ne
laissait approcher personne sans dommage.

1 Simon Charles, Q. III, 117.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 226.
6 Ibid.
238 LA SAINTE DE LA PATRIE

Découragés, reconnaissant leur faute, les nôtres reculent. L’enne-


mi sort et se jette à leur poursuite. Gaucourt et Villars essaient de les
couvrir.
Heureusement Jeanne et La Hire qui, de l’autre côté du fleuve,
avaient suivi l’escarmouche, atterrissaient, même avec leurs chevaux.
Aussitôt ils se mettent en selle, baissent leur lance et se jettent sur les
Anglais. Ceux-ci à leur tour lâchent pied.
Jeanne ramène les fuyards à la bastille. Soudain un cri :
– Les Anglais de la bastille Saint-Pryvé (une bastille du même côté
de la Loire, mais plus en aval) arrivent ! 1.
Nouveau sauve-qui-peut. Nouvelle sortie des Anglais, Jeanne reste
au dernier rang pour protéger les siens. Elle est injuriée 2.
Elle se retourne et marche contre eux son étendard déployé. Les
nôtres sont pris de honte de ne pas la soutenir. Ils font tête. Jeanne
leur crie :
– Allons hardiment, au nom de Dieu.
Les Anglais reprennent « la fuite laide et honteuse » 3. Jeanne va
planter son étendard sur le fossé qui entoure le fort. Rais arrive 4, et
aussi le Bastard, et aussi Boussac. Un gentilhomme espagnol, Alphon-
se de Partarda, et un autre qui n’est pas nommé, après s’être querellés
et défiés, pour se réconcilier descendent ensemble et les premiers dans
le fossé 5. D’autres les imitent. Les échelles sont amenées. Jeanne ré-
pète son cri :
– Hardi, au nom du Seigneur 6.
Beau cri de guerre. L’assaut est donné : d’Aulon signale à maître
Jean le Lorrain le redoutable géant anglais. L’illustre canonnier l’abat
d’une plombée. Les Anglais se font tuer en braves qu’ils sont. Quel-
ques-uns seulement parviennent à traverser la petite place qui sépare
les Augustins de la douve des Tourelles où ils se jettent 7. Tout est à
l’abandon. Les prisonniers faits par les Anglais sont libérés. Jeanne
ordonne d’incendier les Augustins, de peur que les nôtres, qui doivent
rester sous les armes toute la nuit, se livrent aux désordres et à l’im-
prévoyance qui suivaient immanquablement les pillages.
Une immense colonne de flammes et de fumée annonça aux amis
et aux ennemis le second désastre anglais.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 226.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 D’Aulon, Q. III, 214.
6 Simon Beaucroix, Q. III, 79.
7 D’Aulon, Q. III, 214.
LA GRANDE SEMAINE 239

Ainsi finit le combat, que le Journal du Siège déclare « plein de


beaux faiz d’armes d’une part et d’autre » 1. Jeanne y fut blessée au
pied par une « chausse-trappe ».
X
Les deux forts des Tourelles et des Augustins s’appuyaient l’un
l’autre. Ils faisaient partie du même système de fortifications. Avoir les
Augustins n’était pas avoir les Tourelles cependant. Les Tourelles
étaient d’autre allure et d’autre valeur militaire que les Augustins.
Au moins l’occasion de les attaquer était-elle donnée ; Jeanne n’en-
tendait pas la perdre.
Je ne sais si elle craignait la lassitude des hommes ; elle devait
craindre les hésitations des chefs. Quoi qu’il en soit, elle fit investir les
Tourelles par un petit corps d’observation. On cria par la ville qu’il leur
fût porté du pain, du vin, des provisions. La population s’y prêta dans
un élan de reconnaissance et d’allégresse. Elle-même eût désiré rester
au milieu des sentinelles : « Je redoute, disait-elle, qu’on les perde à
les laisser seuls » 2.
Les chefs, la voyant lasse et un peu blessée, n’y consentirent pas.
Elle dut rentrer avec eux dans la ville. Celle-ci fut moins émue qu’après
la prise de Saint-Loup. L’avantage n’était pourtant pas moins considé-
rable, mais tout le monde l’avait escompté. Avec Jeanne l’insuccès
était impossible : Dieu ne l’eût pas permis.
Arrivé à ce point de son récit, Pasquerel nous donne un détail très
intéressant, parce qu’il nous ouvre un jour sur les mortifications de
Jeanne.
Épuisée par la bataille, nous dit-il, elle ne jeûna point 3, contrai-
rement à ses habitudes, car elle ne manquait jamais à cette sainte pra-
tique le vendredi ; c’était en l’honneur de la Sainte Passion. Son repas
fut cependant très frugal comme toujours. À peine était-il terminé
qu’un seigneur considérable se présenta devant elle et lui tint un dis-
cours qui ne manque pas d’étrangeté. Les capitaines, lui dit-il, avaient
délibéré. Ils avaient constaté leur infériorité en hommes par rapport
aux Anglais. C’était une grande grâce que Dieu leur avait faite que les
victoires passées. Mais convenait-il de continuer de suite la lutte ? La
ville était remplie de vivres. Elle était facile à garder jusqu’à ce que le
roi envoyât un nouveau secours. En vérité, il était plus expédient que
l’armée française se tînt dans ses casernements le lendemain 4.

1 Journal du Siège, 158.


2 Simon Beaucroix, Q. III, 70.
3 Pasquerel, Q. III, 109.
4 Ibid.
240 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le même péril renaissait de la même cause. Des délais étaient de-


mandés par des gens qui manquaient de foi. Ils avaient vu des mira-
cles et ils ne se confiaient pas à la thaumaturge. Alors Jeanne :
– « Vous êtes allés à votre conseil, et moi de même, au mien.
Croyez bien que le conseil de mon Seigneur prévaudra et que le vôtre
échouera ».
Puis à Pasquerel :
– « Demain, levez-vous de très matin. Vous aurez plus à faire
qu’aujourd’hui. Faites de votre mieux. Tenez-vous toujours à ma por-
tée. Demain j’aurai un terrible labeur, un labeur tel que je n’en eus ja-
mais de semblable. Demain je serai blessée. Le sang me jaillira au-
dessus du sein » 1.
Le noble seigneur avait déjà pu ouïr quelque chose de semblable.
Cette prophétie, en effet, complétait et précisait celle qui se trouve ins-
crite dans « le Registre noir de la chambre des comptes de Brabant ».
Un greffier de nom inconnu y a inséré l’extrait d’une lettre écrite de
Lyon « le 22 avril 1429 », quinze jours avant l’événement 2. D’après
l’auteur de la lettre, qui s’appelait de Rotselaër, Jeanne avait prophéti-
sé qu’elle forcerait les Anglais à lever le siège d’Orléans, et qu’elle se-
rait blessée d’une flèche, mais ne mourrait point de sa blessure. Qui-
cherat déclare que du fait de son inscription « au Registre noir », cette
prophétie doit être mise au nombre des faits les mieux prouvés 3.
La nuit ne fut pas de plein repos pour Jeanne. Elle se demandait si
les Anglais n’allaient pas exécuter quelque sortie contre ses gens cam-
pés dans les portereaux, parmi les ruines des Augustins 4. L’idée eût
été juste. Ils n’en firent rien. Ceux de Saint-Pryvé aimèrent mieux aban-
donner leur forteresse qu’ils brûlèrent, passer la Loire et se réfugier
dans le camp de Saint-Laurent avec Talbot 5.
L’opération ne pouvait manquer d’attirer notre attention. À vrai
dire elle déchargeait d’autant nos troupes de la rive gauche ; mais Or-
léans ne semblait-il pas menacé directement ? Ce transfert ne signi-
fiait-il pas que si nous nous jetions sur les Tourelles, l’ennemi se jette-
rait sur la porte Renart ?
Les capitaines l’entendirent ainsi, et le samedi matin leur opinion
se manifesta de nouveau. Il leur paraissait imprudent de se lancer
dans l’affaire des Tourelles, non seulement parce que la prise de ce fort
nécessiterait un bien long siège, mais parce que l’on était exposé à se

1 Pasquerel, Q. III, 109.


2 QUICHERAT, IV, 425.
3 Ibid., 426.
4 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 227.
5 Ibid.
LA GRANDE SEMAINE 241

trouver avec les troupes de Talbot dans le dos, et personne aux rem-
parts pour les recevoir 1.
Sans le peuple d’Orléans, peuple qui fut alors, en vérité, le cœur
d’enthousiasme et de foi de la nation, tout était une fois encore perdu,
du moins reculé.
LE SAMEDI 7 MAI 1429 n’aurait pas été le jour des sublimes réalisa-
tions de DIEU et de LA SAINTE DE LA PATRIE.
XI
Dès l’aurore, Jeanne se confessa, entendit la messe ; « et reçut en
moult grande dévotion le précieux corps de Jésus-Christ ».
Lorsque ses dévotions furent terminées, on lui offrit pour déjeuner
une alose.
– « Non, dit-elle en souriant ; pas maintenant ; ce soir, je vous amè-
nerai un Godon qui en mangera sa part » 2.
Puis, parce que le ciel voulait que quelque miracle fleurît toujours
ses lèvres, comme se parlant à elle-même, à haute voix cependant :
– « Je rentrerai par le pont ».
D’Aulon l’entendit 3.
Devant la porte, les bourgeois l’attendaient. Leur rassemblement
n’avait rien de tumultueux ni rien de fortuit. Eux aussi avaient tenu
conseil. L’irrésolution des capitaines était notoire. La résolution de
Jeanne ne l’était pas moins ; mais il n’était pas inutile de la soutenir, et
de se mettre sous son égide pour sortir. Ce qui avait si bien réussi le 6
n’échouerait pas le 7. Ils étaient donc venus, procureurs, bourgeois,
miliciens, la « requérir » – pas la supplier – la « requérir » qu’elle vou-
lût « accomplir la charge qu’elle avait de par Dieu et aussi du Roy ».
Et « à ce », dit le Journal du Siège dans sa magnifique simplicité,
« elle fut émue, et elle partit » 4.
Qu’elle eût été émue, il y avait de quoi. Le peuple venait de penser,
de parler comme elle. Il avait regardé par-dessus toute tête de sa con-
naissance ; il avait vu « Dieu et le Roy » ; et il en avait appelé à Jeanne
qui lui représentait Dieu et le roi. Il avait fait totalement, pleinement
l’acte de foi que les chefs refusaient à moitié ; Jeanne savait comment
« Messire » y répondrait.
Elle monta à cheval et dit (encore un mot qui a traversé l’histoire
comme la flèche d’or des étoiles tombantes traverse les belles nuits) :

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 227.


2 Ibid., 231.
3 Colette Millet et d’Aulon, Q. III, 124, 217.
4 Journal du Siège, Charpentier, 149.
242 LA SAINTE DE LA PATRIE

– « Au nom de Dieu, j’irai, et qui m’aimera me suivra » 1.


Tout le monde suivit, bien qu’à pas inégaux. Les milices bourgeoi-
ses d’abord ; les capitaines et leurs hommes, tous accompagnés d’un
nombreux équipage de traits, de boucliers, d’échelles. La ville fut un
peu abandonnée à la grâce de Dieu. Au surplus, si Talbot faisait mine
de vouloir attaquer, « Trompille de guet » du haut du beffroi donnerait
l’alarme, et avant que les Anglais eussent escaladé ou brûlé une porte,
on aurait le loisir de rentrer.
Jeanne cependant, pleine de confiance en ses Voix, pensait : Talbot
se tiendra coi ; et nous franchirons la porte brisée des Tourelles que le
soleil ne sera pas encore couché ; et joyeuse en elle-même, elle rendait
grâce.
XII
Il semble que les assaillants se soient attendus de cette fois sur la
berge de la Loire avant de marcher contre la forteresse ; c’était comme
un débordement qui se répandait petit à petit de l’île aux Toiles.
Quinze cents ou deux mille hommes à pied, à cheval, avec leurs har-
nais, leurs voitures de vivres et de munitions, couvraient beaucoup de
terrain sur la turcie de Saint-Jean-le-Blanc, parmi les ruines des Au-
gustins et dans les portereaux de Saint-Marceau. Cependant cette
masse, précieuse si les Anglais se décidaient à une sortie offensive,
demeurait inutilisable tant qu’ils s’obstinaient à rester sur la défensive
derrière leurs murailles. La forteresse se composait, en effet, de deux
parties comme nous l’avons indiqué plus haut : en avant, un boule-
vard, derrière lui les Tourelles. Les Tourelles étaient inattaquables tant
que le boulevard n’était pas pris.
Mais le boulevard lui-même était rude d’accès ; avec son premier
fossé, son parapet au-dessus, dressé à pic et collerette de pieux aigui-
sés, durcis au feu, sa douve circulaire de vingt-quatre pieds de large ;
ses taudis, d’où l’on tirait des flèches et des plombées à peu près à cou-
vert ; sa plate-forme défendue par une bonne artillerie. Déchaîner
contre cette forteresse une attaque en torrent, avec l’armement de
l’époque, c’était jouer une grosse partie. Peut-être, sur le nombre et à
cause du nombre même, quelques hommes auraient-ils réussi à pren-
dre pied sur le parapet ; mais derrière le parapet, ils auraient trouvé la
douve. Et c’était l’hypothèse la plus favorable ; car peut-être aussi,
avant d’arriver là, les assaillants se gênant les uns les autres auraient-
ils abouti à quelque retentissant écrasement. Les gens d’armes, soldats
de métier, conservateurs de leur existence avant tout, n’avaient aucun
goût pour de pareils risques.

1 Documents pour servir à la fête du 8 mai, Q. V, 293.


LA GRANDE SEMAINE 243

Harceler l’assiégé, le lasser, l’épuiser en une lutte de détail par petits


paquets, saisir une chance subitement offerte, était alors de tactique
commune. Le goût général des « belles prouesses », des « belles vaillan-
tises » vues de toute l’armée, de tout le camp, y trouvait son compte.
La bataille se développa donc dans une suite d’actions particuliè-
res, chacun y allant selon son courage et son inspiration. Les hommes
descendaient au fossé, à leur moment, appliquaient les échelles, et
tentaient de prendre pied sur le parapet. Ainsi des Français apparais-
saient ici ou là, lorsqu’ils n’avaient pas été renversés avant d’être arri-
vés en haut. Les Anglais accouraient armés de maillets de plomb, de
haches, de guisarmes, de lances ; ils essayaient d’abattre l’assaillant.
Notre poussée se faisait-elle trop pressante, nos hommes devenaient-
ils trop épais, les couleuvrines et les canons donnaient 1. Les assail-
lants se battaient comme s’ils s’étaient crus immortels, dit le Journal
du Siège avec quelque emphase. Les assaillis faisaient front avec un
égal courage. Ils étaient commandés par des officiers de ferme et re-
nommée valeur, Glasdale, Maleyris et Poynings.
Sur le midi, on mangea les vivres dont on s’était muni le matin 2.
À la reprise, Jeanne, toujours ardente, descendit au fossé. Elle dres-
sait une échelle, tête levée, lorsqu’un vireton d’arbalète – peut-être à
elle destiné, peut-être perdu – l’atteignit au défaut du gorgerin. Il était
tiré si roide qu’il traversa de part en part. Ainsi s’accomplissait la pro-
phétie, connue jusqu’en Brabant, qu’elle avait faite sur elle-même.
Il est possible que les Anglais, la voyant tomber, aient poussé des
hurrahs de joie. Aucun document, ni déposition, ni chronique, ne l’at-
teste. Nous savons, au contraire, que parmi les Français il y eut une
vive impression.
Elle se déferra de sa propre main 3.
Cependant la douleur la mordait ; des larmes lui montèrent aux
yeux ; mais ce frémissement de la nature dura peu. Elle reprit sa séré-
nité et dit :
– J’ai été consolée 4.
Parmi ceux qui l’entouraient, un sorcier de corps de garde-lui pro-
posa de « charmer » la plaie. Il en est encore aujourd’hui qui préten-
dent, par des paroles vides de sens souvent, « charmer » les entorses,
les coliques, la fièvre, les brûlures, etc. Jeanne, dans sa raison, voyait
le ridicule de ces pratiques, et, dans sa foi, leur superstition.

1 Journal du Siège, Charpentier, 85.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 227 ; Pasquerel, Q. III, 109.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 228.
4 Pasquerel, Q. III, 109.
244 LA SAINTE DE LA PATRIE

– « Non, dit-elle avec gravité, j’aimerais mieux, beaucoup mieux


mourir que commettre un péché ; ou faire quoi que ce soit contre la
volonté de Dieu. Je mourrai quand Dieu voudra. Cependant si vous
pouvez faire quelque chose pour ma blessure, sans offenser Dieu, j’y
consens bien » 1.
Elle fut désarmée 2. Ils lui posèrent un emplâtre grossier composé
de lard et d’huile d’olive. Et Jeanne se confessa. De quoi ? De sa sur-
prise passagère quand elle avait été blessée, sans doute. Elle dut la
traiter de lâcheté. Les saints ont de ces délicatesses et de ces rigueurs
de conscience. Puis, bravant la douleur, elle reprit sa cuirasse et re-
tourna à la bataille.
Le soir venait. Nos hommes s’épuisaient depuis de longues heures ;
et la palissade ne se laissait pas entamer.
Le Bâtard crut qu’ils étaient incapables de plus rien tenter d’utile,
et puis, cette blessure de Jeanne qui allait la paralyser sûrement 3…
Le mieux était de remettre la tentative au lendemain. On avait
échoué : on recommencerait. Il fit sonner la retraite 4.
Jeanne courut à lui et à sa compagnie :
– « Au nom de Dieu, dit-elle, vous allez entrer bientôt. N’en faites
nul doute. Les Anglais ne vont plus avoir aucune force sur vous. Repo-
sez-vous un peu ; buvez ; mangez ».
Ce qu’ils firent par une merveille d’obéissance. Et quand ils eurent
bu, elle leur dit :
– « Retournez de par Dieu à l’assaut. Sans nulle faute, les Anglais
ne vont plus avoir la force de se défendre ; leurs Tourelles vont être
prises, et leur boulevard aussi » 5.
L’histoire vient de faire un pas dans le merveilleux. Pourquoi les
Anglais, qui se sont si énergiquement défendus, vont-ils subitement se
trouver semblables à des hommes qui auraient les bras cassés ? Pour-
quoi Jeanne l’annonce-t-elle avec tant de sécurité ? Quelle est cette
terreur dont ils vont être frappés ? Quelle est cette chaîne qui va lier
leur courage ? Cette journée va-t-elle donc se finir en plein prodige ?
En vérité, les choses semblent y tourner. Dans les scènes qui vont
suivre nous allons voir des êtres de chair et d’os s’agiter, mais c’est une
force de mystère qui va les mener.
Ayant parlé comme nous venons de le rappeler, Jeanne monte à
cheval. Elle gagne rapidement une vigne un peu au delà de l’emplace-

1 Pasquerel, Q. III, 109.


2 De Contes, Q. III, 70.
3 Journal du Siège, Charpentier, 85.
4 Dunois, d’Aulon, Q. III, 8-216.
5 Journal du Siège, Dunois, Q. III, 8 ; Charpentier, 86.
LA GRANDE SEMAINE 245

ment des Augustins. Elle s’arrête, croise ses mains gantées de fer et
s’absorbe pendant un demi-quart d’heure 1 dans une profonde oraison.
Jeanne y traite dans une instance définitive de la libération d’Orléans
et de la victoire de la France, avec le Maître des libérations et des vic-
toires 2. Elle se sait et elle se sent entendue. Elle reprend le chemin des
Tourelles.
Tandis que Jeanne priait, d’Aulon resté sur place avec l’étendard de
la Sainte, eut, comme il dit lui-même, une « ymaginacion » 3.
Effrayé de la conséquence qu’aurait la retraite, sachant d’ailleurs le
culte des gens d’armes pour l’étendard de Jeanne, il pensa que s’ils le
voyaient engagé, même sans elle, ils se rallieraient et le suivraient. Il
résolut un suprême effort, malgré que les trompettes eussent annoncé
la fin du combat, et le ralliement aux portereaux de Saint-Marceau.
S’adressant donc à un soldat très réputé pour sa bravoure et appelé
le Basque, probablement du nom de son pays natal :
– « Basque, lui dit-il, si je descends au fossé et vais jusqu’au boule-
vard, me suivras-tu ? (Nous saisissons sur le vif la manière dont com-
munément s’engageaient les prouesses).
– Assurément », répondit le Basque.
Sans attendre davantage, d’Aulon lui donna l’étendard et se mit en
devoir de lui ouvrir le chemin, tout en essayant de protéger avec une
targe 4 son compagnon et lui-même, contre les javelots anglais qui
pleuvaient du boulevard.
Or, juste au moment où le Basque disparaissait au-dessous du re-
bord, ne laissant plus paraître que le haut de l’étendard, Jeanne arri-
vait de la vigne où elle avait prié.
– Ha ! Mon étendard ! Mon étendard ! s’écria-t-elle.
Et elle en saisit la pointe. Le Basque, tout entier à sa manœuvre, ti-
ra sans même se retourner 5.
L’étendard secoué parut faire des signes. Quelques-uns vinrent.
Jeanne lâcha prise. Le Basque dégagé courut vers le talus de la douve.
Alors, prise par une pensée soudaine – on pourrait presque dire
par une vision dont elle jouissait seule, mais dont elle sentait ne pou-
voir pas se détourner –, Jeanne dit :
– Prenez garde, quand la queue de mon étendard touchera le bou-
levard.

1 Dunois, Q. III, 8.
2 Journal du Siège, Charpentier, 86.
3 D’Aulon, Q. III, 216.
4 Bouclier d’osier recouvert de cuir.
5 D’Aulon, Q. III, 216-217.
246 LA SAINTE DE LA PATRIE

Quelqu’un, au bout d’un instant, répondit :


– Jeanne, la queue y touche.
– Eh bien, reprit-elle paisiblement, sans se détacher de son specta-
cle intérieur, et, semble-t-il, sans avoir donné un coup d’œil à l’éten-
dard qu’elle eût vu aussi facilement que le chevalier qui lui avait parlé ;
eh bien, entrez, tout est vôtre 1.
Les nôtres se ruent en torrent vers le fossé ; les palissades sont, de
cette fois, renversées ; les pieux durcis et recourbés n’arrêtent plus. Ils
« ressemblent à une grouée (un vol) d’oisillons tombant sur un buis-
son 2. Ils escaladent aussi aisément comme par un degré ce qui ne se
pouvait sinon par œuvre divine ».
« Car, dit le grave Dunois, les Anglais, ayant vu l’étendard de Jean-
ne planté sur le talus du boulevard, avaient été pris d’épouvante et
comme frappés de stupeur, tandis que les nôtres électrisés se jetaient à
l’assaut ». Vexillum… posuit supra bordum fossati, ipsa ibi existente,
Anglici fremuerunt et effecti sunt pavidi ; armati vero regis resump-
serunt animum 3.
Jeanne aperçut Glasdale dans le désarroi de sa fortune : elle fut
prise d’une immense pitié. C’était un soldat et un brave : c’était plus
encore une âme à sauver. Toute sa flamme apostolique lui monta du
cœur aux lèvres :
– « Glassidas, Glassidas, lui cria-t-elle douloureusement, rends-ty
(toi), rends-ty. Tu m’as appelée p… J’ai grande pitié de ton âme et de
celle des tiens ».
Et afin de faciliter l’acceptation de l’offre, d’en écarter toute humi-
liation, afin aussi de rendre hommage au vrai et seul vainqueur, elle
ajoutait :
– Rends-ty au Roy du ciel 4.
Mais les destins de Glasdale étaient clos.
Tandis en effet que Jeanne parlait ainsi, le feu détruisait le pont-
levis qui réunissait, nous l’avons vu, le boulevard attaqué aux Tou-
relles.
Les Orléanais s’étaient avisés de charger un vaste chaland d’huiles,
de graines, d’os desséchés, de fagots 5. Grâce au trouble du combat, ils
avaient pu l’amener jusqu’aux piles sur lesquelles reposait le pont entre
le boulevard et le fort. Ils l’amarrèrent solidement et y mirent le feu.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 208 ; Journal du Siège, Charpentier, 86.


2 Chronique de la fête, Q. V, 294 ; Chronique de la Pucelle, Q. IV, 230.
3 Dunois, Q. III, 8.
4 Pasquerel, Q. III, 110.
5 Documents sur la fête du 8 mai, Q. V, 291, 295.
LA GRANDE SEMAINE 247

La manœuvre était fort dangereuse pour les Anglais, supposé qu’ils


vinssent à perdre le boulevard. Ils devaient craindre que le pont-levis
ainsi charbonné ne pût porter le poids des hommes quand ils se replie-
raient sur les Tourelles. Et il n’en advint pas autrement. Le gros des
fuyards passa. Mais lorsque Glasdale et les capitaines qui avaient vou-
lu rester les derniers afin de couvrir la retraite, se furent engagés sur le
dangereux chemin, tout se rompit. Ils s’abîmèrent dans la Loire.
Glasdale, armé de la tête aux pieds, ne put s’en retirer 1. « Il y mou-
rut, accomplissant la prophétie que on avait faict, c’est assavoir la Pu-
celle, qu’il mourrait sans saigner » 2.
Jeanne, mue de pitié sur tant d’hommes ensevelis dans les flots
sans confession, pleura 3. Les capitaines eurent du regret, eux aussi,
car s’ils les avaient pris vivants « pour leur rançon, ils eussent pu avoir
grande finance » 4.
XIII
Il ne restait plus que les Tourelles proprement dites. Or tandis que
Jeanne et les siens faisaient la grande besogne du boulevard au midi,
le commandeur de Giresme, qui avait sous ses ordres « quinze hom-
mes d’armes et dix archers » 5, attaquait du côté du nord.
Les arches du pont avaient été rompues entre le boulevard de la
Belle-Croix qui était à nous et les Tourelles ; mais le fort étant demeu-
ré vide ou presque, le jour entier, puisque ses défenseurs étaient au
boulevard, les ouvriers avaient pu, sans trop de peine, établir un pont
de fortune, avec une vieille large gouttière et une poutre 6. C’est par là
que passa Giresme.
Il incendia la barricade qui fermait de son côté la voûte au-dessus
du pont. L’accès de la forteresse lui était ouvert, par le nord. Il y péné-
trait au moment où Jeanne y entrait par le midi.
Pris entre deux feux, les quatre ou cinq cents Anglais survivants fu-
rent faits prisonniers, ou périrent les armes à la main. L’œuvre réputée
impossible, sinon après un très long siège, était accomplie ; les Tourel-
les étaient prises. La Loire devenait libre ; Orléans était délivré ; la
France de derrière le fleuve respirait ; Jeanne avait donné « son si-
gne », dans l’effusion de son sang, de ses larmes, de ses prières, de ses

1 Pasquerel, Q. II, 110.


2 Documents sur la fête du 8 mai, Q. V, 294. Glasdale ne resta pas au fond du fleuve. « Il fut pos-
ché, dit le Bourgeois de Paris, et dépecé par quartiers, bollu et embasmé, et apporté à Saint-Merry, et
fut huit ou dix jours dans la chapelle devant le Cellier, et nuit et jour ardoient devant son corps qua-
tre cierges ou torches, et après fut apporté en son pays pour enterrer ». QUICHERAT, IV, 463.
3 Pasquerel, Q. III, 110.
4 Journal du Siège, Charpentier, 86.
5 Ibid., 161.
6 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 229.
248 LA SAINTE DE LA PATRIE

pitiés et de ses inspirations. Le 7 mai, elle parut plus que jamais la


Sainte de la Patrie !
Les charpentiers de Giresme, sous la direction de Jehan Cham-
peaux, achevèrent de rendre le pont provisoire plus praticable 1. Nos
soldats et nos chefs purent, s’il leur convint, rentrer dans la ville par le
pont de la Loire. Jeanne prit cette route 2. Elle l’avait annoncé le matin.
Orléans courut à la rencontre des victorieux. Les trompettes qui
avaient sonné à cinq heures la retraite des Français, sonnèrent à huit
l’entière déconfiture des Anglais. Les carillons ébranlèrent les beffrois.
Montargis, Rifflard et le gros canon que maître Duisy avait installé au
Chesneau, tonnèrent. Les femmes, les enfants, les vieillards qui
n’avaient pas pris part à l’action, crièrent des Noël et des Hosannah
qui ne s’interrompaient point ; c’était pour Monseigneur le Bâtard,
lieutenant général ; c’était pour Monseigneur de Gaucourt, gouver-
neur ; c’était pour La Hire, et Boussac, et Poton, et Graville, et Rais, et
Guitry, et Coarraze, et Florent d’Illiers, et Giresme, et Giron, et les
hommes d’armes et les miliciens. C’était pour Jeanne surtout 3.
Cependant à l’extrémité sud du pont, au-dessus de la Loire sombre
au loin, et tout près rouge de sang, des gerbes folles d’étincelles, et un
ruissellement de flammes, semblables à celles d’un volcan, s’échap-
paient des Tourelles. Talbot, d’épouvante, demeurait enfermé dans
son camp morne.
La ville délirait de patriotisme, de joie, d’amour pour sa Sainte, et
pour le Dieu qui lui avait envoyé sa Sainte.
Sainte-Croix ouvrit ses portes, Jeanne y entra. La foule s’y engouf-
fra. Le clergé entonna le Te Deum, un Te Deum à soulever les voûtes
de l’édifice. Mgr Saint Aignan et Mgr Saint Euverte, patrons de la ville,
les protecteurs des heures mauvaises où l’on avait eu faim, où l’on
avait tremblé, où l’on avait versé du sang, ceux dont quelques-uns di-
saient avec gravité « que pendant le combat ils se tenaient au-dessus
des Tourelles », ceux dont nul ne souriait, car tous avaient la foi ; les
deux grands évêques furent commémorés et remerciés avec Nostre
Seigneur « pour cette glorieuse consolacion divine » 4.
On ne voulait plus se séparer de Jeanne. Elle fut reconduite par les
capitaines et la foule jusqu’à l’hôtel de Jacques Boucher. Un chirurgien
pansa soigneusement sa blessure 5. Elle ne voulut même pas souper de
l’alose qu’en souriant elle avait recommandé de garder pour le soir.

1 Journal du Siège, Charpentier, 88.


2 Ibid.
3 Journal du Siège, Charpentier, 88.
4 Ibid.
5 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 231.
LA GRANDE SEMAINE 249

Elle se contenta d’un peu de vin étendu d’eau avec quelques mouillet-
tes de pain ; et simple comme à son habitude, elle pria et s’endormit 1.
« De ceste déconfiture les Anglais furent en grand détresse, et tin-
rent ceste nuictée grand conseil » 2. Qu’allaient-ils faire ? Attendre la
terrible jeune fille dans leur camp retranché de Saint-Laurent des Or-
gerils ?… Mais elle les avait prévenus qu’elle les chasserait, qu’il reste-
rait sous Orléans surtout ceux qui y laisseraient leurs os ; et les faits
semblaient justifier l’oracle. Le Pressoir Ars, Saint-Pouair, Fleury qu’ils
continuaient d’occuper, n’étaient pas aussi forts que les Tourelles dont
l’incendie les éclairait. Le mieux et le plus sage ne serait-il pas de se re-
plier sur Meung et Beaugency, où il y avait de solides murailles ? Les
petites garnisons de Beauce demeureraient moins en l’air. S’il en était
besoin on prendrait les champs, avec risque d’une bataille de plein air
où la fortune ne les avait jamais trahis, depuis les temps de du Guesclin.
Ce dernier projet fut jugé très sage. Un détachement partit pour Jar-
geau sous la conduite de Suffolk. Talbot emmena le gros sur Meung 3.
Ils délogèrent donc avant le petit jour, rapidement, sans tambours ni
trompettes, avec leurs prisonniers et ce qu’ils purent emporter, mais
abandonnant « leurs malades, leurs bombardes, canons, artilleries,
pouldres, pavois, habillements de guerre et tous leurs vivres et biens » 4.
L’orgueil et la fermeté britannique les soutenaient. Ce ne fut pas
une déroute. Le départ se fit en belle ordonnance, étendards dé-
ployés 5. Ils s’arrêtèrent même à petite distance comme des gens qui
provoquent. Encore échauffés des ardeurs de la victoire, les nôtres
n’auraient pas mieux demandé que de « leur courir sus » 6. Les maré-
chaux, Boussac et de Rais, Graville, Coulonces, Florent d’Illiers, Coar-
raze, Xaintrailles, La Hire, Alain Giron, du Tilloy se mirent en bataille.
XIV
Jeanne cependant arrivait, couverte d’une cotte de mailles légère,
parce que sa blessure ne lui avait pas permis de prendre sa cuirasse.
Les gens d’armes allèrent au-devant d’elle.
– Est-il bon, lui demandèrent-ils, de combattre les Anglais aujour-
d’hui dimanche ?
Jeanne, sans répondre directement, leur dit :
– Il faut entendre la messe. Cependant s’ils vous attaquent, frappez
fort et hardiment 7.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 231.


2 Ibid.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 231.
4 Ibid., 231-32.
5 Journal du Siège, Q. IV, 164.
6 Ibid.
7 Champeaux, Q. III, 29.
250 LA SAINTE DE LA PATRIE

On dressa un autel en plein champ, sous un beau ciel de mai, parmi


les arbres fruitiers déjà en fleurs, à deux pas de la Loire, où se miraient
le soleil et les derniers panaches de l’incendie des Tourelles.
Les clercs entonnèrent l’office, et on disait dans la foule : Ils chan-
tent de belles hymnes 1. C’était vrai, plus vrai même que la foule ne
pensait.
Ce jour, en effet, l’Église célébrait l’apparition de saint Michel ar-
change. Et conformément à la liturgie, les voix disaient : « Salut à toi
porte-drapeau triomphant… salut à toi qui foules aux pieds la tête du
vieil ennemi !… Salut à toi qui repousses le général et ses troupes de
perdition… Nous te suivons, prince des célestes milices, contre un chef
superbe… Oh ! prie pour nous devant le trône de l’Agneau ; et pose sur
notre front la couronne des victorieux ! » 2.
Elles disaient encore, les voix des chantres : « Saint Michel Ar-
change, défends-nous dans le combat… Les eaux se sont troublées et la
terre a tremblé quand l’Archange Michel est descendu des cieux ».
Les clercs comprenaient le sens de ces paroles ; quelque moine
prédicateur les expliquait probablement aux laïcs. Oui, c’étaient de
« belles hymnes ».
Et s’ils regardaient Jeanne, abîmée dans sa supplication et son ac-
tion de grâce à l’austère et vigilant archange son maître, son illumina-
teur de Domrémy, de Chinon, de Poitiers, d’Orléans, de partout, quel
sens ne devaient-ils pas donner aux paroles de l’offertoire ?
« Un ange se tint près de l’autel. Il avait dans ses mains un encen-
soir d’or. Beaucoup de grains d’encens lui furent donnés. Et l’odeur
précieuse en monta jusqu’à Dieu ».
Cet ange, n’était-ce pas elle ? Cet encensoir, n’était-ce pas son
cœur ? Ce parfum qui montait jusqu’au ciel, n’était-ce pas celui de son
ardente dévotion ?
La foule reprenait : Alléluia ! Parfois aussi elle sentait se déchaîner
en elle le besoin de crier Noël, Noël 3. Et son Noël dominait tout. Pour-
quoi ? À qui criait-elle ainsi ? À tout et à rien sans doute ; à la beauté
du jour, à Dieu qui l’avait faite, au triomphe de la veille, à la tranquilli-
té de demain, à la retraite des Anglais, à ceux qui allaient recommen-
cer la bataille, à la céleste blessée qui, sous sa cotte de maille encore
trop lourde, eu égard à la plaie que lui avait ouverte le trait, était au
milieu d’eux un Signe d’en Haut.
Jeanne communia et entendit une seconde messe, en action de
grâce. Le Bienheureux Charles de Blois – le terrible saint, Français

1 Journal du Siège, Charpentier, 151.


2 Hymne des premières Vêpres de la fête.
3 Journal du Siège, Charpentier, 151.
LA GRANDE SEMAINE 251

comme elle et, à un demi-siècle près, son contemporain – avait fait


quelque chose comme cela.
Les hommes d’armes respectèrent son oraison ; mais quand elle fut
finie, ils revinrent à la charge. Sa réponse avait été dilatoire ; ils en
voulaient une qui fût directe, précise.
– Maintenant qu’ils avaient ouï la messe, que devaient-ils faire ?
Jeanne les interrogea à son tour :
– De quel côté regardent les Anglais ?
– Du côté de Meung.
– Au nom de Dieu qu’ils s’en aillent. Laissez-les aller. Continuons
de prier ; car c’est le grand jour du Seigneur 1.
Probablement, la guerrière pacifique voulait espérer que les enne-
mis, formés par les événements, tiendraient compte de ses somma-
tions précédentes. Sa charité leur accordait un délai de grâce. S’ils n’en
profitaient, elle connaissait l’issue. Elle ajouta :
– Il ne plaît pas à Messire qu’on combatte aujourd’hui, vous les au-
rez une autre fois 2. Allons rendre grâces à Dieu !
Elle n’avait pas défendu de les observer. La Hire donc et Ambroise
de Loré les suivirent de près, jusqu’aux environs de Meung ; puis ils
revinrent.
Un incident bouffon égaya vivement la matinée.
Talbot avait pris, le 9 février 3, Le Bourg de Bar, sur le chemin
d’Orléans à Blois. Le Bourg de Bar était gentilhomme, et Talbot le gar-
dait vigilamment dans l’espoir d’en tirer une grosse rançon. Pour plus
de sûreté, il l’avait ferré des deux pieds : Talbot était un précautionné.
Voyant bien qu’il ne pourrait emmener son homme dans le désar-
roi du dimanche matin, et désireux de le confier à quelqu’un de sûr, il
pensa que nul ne vaudrait dans ce rôle un Augustin, son confesseur 4 ;
et voilà Le Bourg de Bar en route avec le moine. Le Bourg traînait ses
fers et marchait lentement : l’Augustin n’avait aucune hâte d’arriver. À
un moment donné, Le Bourg prit à la gorge l’Augustin ; lui prouva
sans aucun doute possible qu’il était le plus fort ; le menaça d’un très
mauvais parti ; l’enfourcha, et dans cet équipage rentra dans Orléans.
L’éclat de rire ne s’éteignit pas de si tôt.
Cet accès de folle gaieté n’empêcha pas les Orléanais de penser aux
choses sérieuses. Les Bastilles furent soigneusement visitées et cons-
ciencieusement vidées.

1 Champeaux, Q. III, 29-30.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 232.
3 Journal du Siège, Q. V, 119.
4 Jean Chartier, Q. IV, 63.
252 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Les victuailles servirent à faire de bons dîners qui ne coûtaient


pas cher à ceux qui les mangeaient » 1. Ce méchant bruit relaté par le
Bourguignon Monstrelet pourrait bien n’être pas de tout point sans
fondement.
Finalement « les bastilles furent prestement arses et démolies jus-
qu’en terre, afin que nuls gens de guerre ne se y pussent plus dans lo-
gier » 2.
Ainsi les Anglais étaient tous partis, et leurs forteresses toutes dé-
truites le dimanche matin. Jeanne avait dit le mardi : ce sera avant
cinq jours 3. C’était avant la cinquième journée révolue.
Un notaire au châtelet d’Orléans, ancien procureur de la ville, Guil-
laume Girault, rédigea le même dimanche le procès-verbal sommaire
des événements auxquels il venait d’assister.
« Le mercredi, veille de l’Ascension (IVe jour de mai) l’an mil quatre
cens vingt neuf, par les gens du roi notre sire et les habitants de la ville
d’Orléans, présent et aidant Jehanne la Pucelle, trouvée par ses œu-
vres estre vierge et ad ce envoyée de Dieu et aussi comme par miracle,
fut prins par force d’armes la forteresse des Anglais à Saint-Loup les
Orléans, que avaient faicte et tenaient les Anglais, ennemys du roi nos-
tre dit Seigneur. Et y furent prins et mort plus de six vingt Anglais.
« Et le samedi ensuivant après l’Ascension de Nostre-Seigneur, VIIe
jour du dict mois de may, et aussi par grâce de Nostre Seigneur, et
aussi comme par miracle le plus évident qui ad ce a esté apparu de-
puis la Passion… fut levé le siège que les diz Anglais avaient mis ès
Thorelles du bout du pont d’Orléans » 4.
Soit ce mot d’un honnête homme, visiblement simple et grave, le
dernier sur cette grande semaine dans laquelle Dieu se montra « si
bon Français » et Jeanne si vraiment « Fille de Dieu ».

1 Monstrelet, Q. IV, 367.


2 Ibid., 351.
3 Wavrin, Q. IV, 410, etc.
4 QUICHERAT, IV, 282.
Chapitre XIV
Le retentissement immédiat
de la délivrance en Europe
et dans les conseils de Charles VII
(1429)

Du 9 mai au 3 juin

Le retentissement immédiat de la Délivrance, et le retour près du roi avec les pre-


miers débats qu’il provoque. – Dans le populaire anglais, on prend Jeanne pour une
sorcière. – Monstrelet attribue toute la victoire à Jeanne. – De même, Warin, Lefè-
vre et Chastellain, c’est-à-dire les Bourguignons. – Les chroniqueurs français : Per-
ceval de Cagny, le Journal du Siège, etc., pensent de même. – De même aussi les
étrangers : entre autres, témoignage de Pie II et de Morosini. – Comment la secous-
se donnée à la fortune de l’Angleterre se répercute dans les villes royales : Tournai,
Tours, Bourges, Montpellier, etc. – Témoignage du roi. – Témoignages des Théolo-
giens : de Jacques Gélu qui fut presque pape, du grave Gerson, du clerc de Martin V.
– Jeanne se recueille ; procession du dimanche 8, exercices pieux du lundi 9. – Ré-
sume des faits de la grande semaine. – Comment Jeanne y apparaît inspirée. – Re-
tour de Jeanne à Blois le mardi 10 mai. – À Tours. – La rencontre du roi. – Le séjour
à Loches où elle vit probablement le futur Louis XI. – Portrait de celui-ci. – Enthou-
siasme de la population. – Relations. – Comment Jeanne en évita saintement le
danger. – Curieuse ambassade du Duc de Bretagne. – Premières ouvertures de
Jeanne quant au sacre. – Premières difficultés des politiques. – Malgré le signe
donné à Orléans, ils tentent de remettre en question la mission de Jeanne. – Com-
ment les Voix parlaient. – Comme solution est adopté le projet d’une campagne sur
la Loire. – Jeanne à moitié contente. – Une menace d’orage assombrit le ciel d’or.

I
Il est impossible de ne pas rechercher quelle impression produisit
sur les contemporains, ennemis, amis, étrangers, la victoire d’Orléans.
Parmi le populaire Anglais on ne manqua pas de croire au sortilège.
Glacidas et ses hommes avaient été attaqués et déconfits par le Diable.
C’était moins honteux d’avoir été battus par l’antique ennemi que de
l’avoir été par une jeune fille. Un clerc français de la cour de Martin V
prend soin de réfuter cette sottise.
Les chroniqueurs n’ont naturellement pas de pareilles faiblesses.
Monstrelet, sur lequel Quicherat porta le jugement connu : s’il est im-
partial ce n’est pas en parlant de Jeanne d’Arc qu’il l’a montré, car son
témoignage sur elle respire d’un bout à l’autre la prévention d’un en-
254 LA SAINTE DE LA PATRIE

nemi 1 ; Monstrelet, disons-nous, n’a pu s’empêcher de reconnaître


qu’à Jeanne fut dès lors attribué l’honneur de l’affaire : elle emporte
« la commune renommée d’en avoir été conducteresse » 2.
Wavrin, brave mais fielleux soldat, qui appela Jeanne une « femme
monstrueuse », constate que « de la Pucelle il estait grant renommée
parmy le pays ; et même en la chambre du Roy s’en faisait de grans
devises (longues causeries) disant que tout l’exploit se faisait par ses
consaulx (conseils) et emprinses (entreprises) » 3.
Le Fêvre, un Abbevillois, conseiller du duc de Bourgogne et héraut
de la Toison d’Or : « Icelle bastille (des Tourelles) fut par la dicte Pu-
celle et les vaillants hommes d’armes assaillie et prinse de bel assault,
et là fut Cassedag (Glasdale) mort ; quy sambla chose miraculeuse vu
la force de la bastille et des gens qui la gardaient » 4.
Georges Chastellain, historiographe de Philippe le Bon : « Le nom
de la Pucelle était si grant et fameux, que chacun la resongnoit (consi-
dérait) comme une chose dont on ne savait comment jugier ne en bien
ne en mal ; mais avait tant fait ja (déjà) de besongnes et menées à chief
(à bien), que ses ennemis la doubtaient (redoutaient), et l’aouraient
(portaient aux nues) ceulx de son party, principalement pour le siège
d’Orléans, là où elle ouvra merveilles » 5.
Il est naturel que les nôtres se soient montrés enthousiastes. Perce-
val de Cagny, des chroniqueurs « le plus instruit, le plus complet, le
plus sincère » 6, le plus correct, donne au chapitre où il conte la fin du
siège d’Orléans, ce titre significatif : « Comme la Pucelle print et leva
les bastilles d’Orléans », et il le conclut ainsi qu’il suit : « Dieu sçait à
quelle joie elle et ses gens furent reçus, quand ils rentrèrent dans la
ville… Et par ainsy la bonne cité d’Orléans secourue et mise en fran-
chise par la Pucelle, message de Dieu, en l’aide du roi de France » 7.
L’annaliste du Journal du Siège émet la même idée quoique moins
magnifiquement, et avec une science moindre de l’art d’écrire « Les
vaillants Français feirent grant joye et louèrent Notre-Seigneur de
cette belle victoire qu’il leur avait donnée, et bien le dévoient faire, car
cellui assault qui dura depuis le matin jusqu’au soleil couchant…, fut
un des plus beaux faits d’armes qui eust été faict depuis longtemps. Et
aussy fut miracle de Nostre Seigneur… Pour quoy tout le clergé et le
peuple d’Orléans chantèrent dévotement : Te Deum laudamus… don-

1 QUICHERAT, IV, 360.


2 Monstrelet, Q. IV, 360.
3 Wavrin, Q. IV, 411.
4 Lefèvre de Saint-Rémy, Q. IV, 431.
5 Chastellain, Q. IV, 442.
6 QUICHERAT, IV, 1.
7 Perceval de Cagny, Q. IV, 10.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 255

nant merveilleuses louanges à leurs vaillants défenseurs et par espe-


cial et sur tout à Jeanne » 1.
Les étrangers s’occupèrent beaucoup de « la Belle aventure », An-
glais 2, Écossais 3, Allemands 4, Hollandais 5, Italiens 6.
Trois extraits de ces auteurs, deux de Morosini, le troisième de Pie
II, donneront l’idée exacte de tous les autres. On choisit ceux de Moro-
sini parce que non seulement ils sont du mois même des événements,
mais parce qu’ils portent – cette fois du moins – l’empreinte vive du
génie le plus frais et le plus fin. On choisit celui de Pie II, à cause de la
dignité de son auteur et de sa supériorité d’esprit, qui en firent un des
vraiment grands penseurs du siècle.
« Je veux vous parler d’une gentille demoiselle des contrées de
France, écrit le Vénitien Justiniani, relaté par son compatriote Moro-
sini, je dirai mieux, d’un bel ange venu de par Dieu, pour relever le bon
pays de France, qui était perdu sans ce secours. La demoiselle a nom
Jeanne… » 7.
« Les grands faits qui se sont réalisés devant Orléans ne sont pas
œuvre d’une vertu humaine, mais c’est Dieu qui les a accomplis. Dieu
a considéré la tribulation du plus beau pays du monde, dont les habi-
tants sont plus chrétiens qu’en aucune autre contrée. Après l’avoir pu-
rifié de ses péchés et de son orgueil. Dieu a voulu l’aider de sa main
alors qu’il était sur le point de sa destruction finale » 8.
Pie II, malgré la réserve que lui impose sa charge de Pontife Ro-
main, dira presque la même chose.
« Oh ! l’admirable, la prodigieuse jeune fille, s’écrie-t-il avec un en-
thousiasme non dissimulé, qui rétablit le royaume de France tombé et
comme réduit à rien ; enfant qui infligea tant de défaites aux Anglais ;
général vierge qui conduisit des hommes et demeura d’une pureté de
lys. Elle fit lever le siège d’Orléans, libéra les bords de la Loire, soumit
Reims au roi qu’elle y fit consacrer, mit en fuite Talbot et défit son ar-
mée, brûla une porte de Paris, fut tant habile qu’elle remit les affaires
de France en bon état » 9.
Jeanne remplit toute l’histoire de France et d’Angleterre pendant
une année. Autour d’elle, si puissants que soient les hommes par la

1 Journal du Siège, Q. IV, 163.


2 Wircester, Caxton.
3 Le religieux de Dunfermling.
4 Eberhard de Windecken, Nider, Henri de Guienne, le clerc de Spire.
5 Pontus Heuterus.
6 Buonincontro, Morosini, Pie II.
7 Chronique de Morosini, Traduction du P. AYROLES, IV, 579.
8 Ibid., 580.
9 Pie II, Q. IV, 518.
256 LA SAINTE DE LA PATRIE

naissance, la condition sociale, les services, ils apparaissent à ceux du


dedans et à ceux du dehors comme de simples comparses. Le halo de
gloire et de mystère qui enveloppe la Sainte de la Patrie, allant et ve-
nant avec elle, voile tout à moitié dans son voisinage. Derrière ce lys,
les chênes disparaissent. Les chroniqueurs, les diplomates, les hom-
mes de guerre et les hommes d’église s’occupent d’elle ; elle est la su-
prême actualité. Le « message » 1 de Dieu ne pouvait recevoir plus di-
gne accueil.
II
La secousse prodigieuse donnée à la fortune anglaise sous les murs
d’Orléans, se répercute dans les principales villes de l’obédience royale.
Tournai la fidèle, le berceau, le nid des vieux aigles francs, posé en
sentinelle perdue au milieu des terres du Bourguignon, fit des fêtes,
déroula des processions, alluma des feux de joie, pour célébrer la vic-
toire 2.
Tours paya cher le chevaucheur Jean Colet 3 « pour les bonnes et
joyeuses nouvelles par lui apportées de la prinse (prise) faicte par la
Pucelle, des bastilles qu’avait faictes les Anglais devant Orléans ».
Bourges décida pour chaque année une procession d’actions de
grâces, le dimanche dans l’octave de l’Ascension 4.
Carcassonne, La Rochelle, Châteaudun averti par Florent d’Illiers,
organisèrent des solennités religieuses.
Montpellier marqua par un oratoire dédié à « Notre-Dame de la
Bonne Nouvelle » le lieu où, dans l’aube, on aperçut le courrier qui
cria : Orléans est délivré 5.
Le roi lui-même avait dirigé une circulaire vers tous les pays de son
obéissance 6. Elle fut commencée alors qu’il connaissait seulement la
victoire de Saint-Loup ; mais arrive un courrier qui annonce la chute
des Tourelles : il ajoute un post-scriptum au récit concernant Saint-
Loup. Enfin, le bruit se répand à Chinon que les Anglais ont levé le
siège en hâte « si hastement qu’ils laissèrent leurs bombardes, canons,
artillerie et la plupart de leurs vivres et bagages », le souverain n’a
garde de ne pas le noter ; et la dépêche s’allonge d’un second post-
scriptum. On sent, à travers ces allongements successifs, comment et
combien les événements se sont précipités. En somme, c’est un beau
compte rendu militaire un peu sec, très clair, avec la note religieuse

1 Perceval de Cagny (vide supra).


2 Morosini.
3 Dix livres tournois. QUICHERAT, V, 201.
4 QUICHERAT, V, 297.
5 Richemont, Jeanne d’Arc d’après les documents, 120.
6 Les Archives de Narbonne en gardent un authentique.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 257

qui convenait à l’âme du roi Charles. Réservé dans la distribution des


éloges particuliers, le prince ne « met à l’ordre du jour » aucun des
chefs qui prirent part à l’action, sauf Jeanne. Il la nomme seule, mais
avec un profond respect pour ses vertus et une royale admiration pour
ses hauts faits.
« Depuis, dit-il dans son premier post-scriptum, les lettres com-
mencées, nous est cy venu héraut, environ une heure après mie-nuit
lequel nous a rapporté, sur sa vie, que vendredi dernier, nos gens pas-
sèrent la rivière par bateaux à Orléans et assiégèrent du costé de la So-
loigne la bastide du bout du pont ; et le même jour gangnèrent le logis
des Augustins (le roi considère ici et avec raison les Augustins comme
un ouvrage appartenant à l’ensemble des Tourelles), le corps avancé
de la dite bastide qui était le boulevard du pont, où il y avait bien six
cents combattants anglais sous deux bannières et l’étendard de Chan-
dos ; et finalement par grande prouesse et vaillantise, moyennant tou-
jours la grâce de Notre-Seigneur, gagnèrent toute la dite bastide. Et
ont esté, tous les dits Anglais qui y estoient, mors ou prins. Pour ce,
plus que devant, devez louer et regracier nostre dit Créateur, que de sa
divine clémence ne nous a voulu mettre en oubly, et ne pourriez assez
honorer les vertueux faits et choses merveilleux que le dit héraut qui a
esté présent nous a rapporté, et aultres aussi, de la Pucelle, laquelle a
toujours été en personne à l’exécution de toutes ces choses ».
Évidemment ceux qui penseraient que Charles fut indifférent aux
exploits de Jeanne, et ne sut trop qu’en croire, auraient oublié cette
« Encyclique » royale. En deux lignes fermes et hautes, noble justice
est faite.
III
Il aurait été merveilleux que les théologiens, véritable puissance, et
puissance alors aux aguets, disputeuse, citant tout à son tribunal, ne se
fussent pas occupés de Jeanne. Ces prophéties qui se formulaient et
s’accomplissaient au su et au vu de tout le monde ; cette étrangeté
d’une fille des champs conduisant des troupes au combat ; ces victoi-
res remportées contre toute apparence et toute espérance ; cet État,
cette monarchie sauvés par une enfant, devaient piquer leur curiosité
et aiguiser leurs plumes.
Les plus graves personnages ecclésiastiques, en effet, dirent leur
mot.
Au milieu de ceux-ci Jacques Gelu, alors archevêque d’Embrun,
tient assurément le premier rang par sa dignité. Ami très particulier
du roi, mêlé largement aux affaires du Concile de Constance, où il as-
sista en qualité d’archevêque de Tours très écouté ; presque pape
avant l’élection de Martin V – il recueillit cinq voix des électeurs ponti-
258 LA SAINTE DE LA PATRIE

ficaux – ; négociateur, malheureux il est vrai, auprès du terrible Ara-


gonais Benoît XIII, qui lui refusa, si délié fût-il, sa démission, comme
il l’avait refusée à tous ; ambassadeur de Charles VII ; homme de doc-
trine et de piété, il s’est occupé plusieurs fois de Jeanne. Aussi bien Or-
léans l’intéressait-il. Il y avait étudié sept ans la Théologie et le Droit.
Son premier mouvement en présence de la sainte héroïne fut d’in-
quiétude. L’extraordinaire du « message » de celle-ci étonnait sa pru-
dence ; mais immédiatement après la victoire d’Orléans sa pensée prit
un autre tour.
Les conclusions de son mémoire diffus, pénible à lire, sont, contrai-
rement au corps du texte, à forme vive et parfaitement nette :
« Jeanne remplit tous ses devoirs envers Dieu. Fidèle chrétienne,
elle se confesse souvent et communie dévotement. L’honnêteté reluit
dans sa conversation. Elle parle peu, évitant par là beaucoup de pé-
chés. Elle est sobre dans sa nourriture. Rien dans ses actes qui ne mar-
que la retenue d’une vierge : et cela dure depuis plusieurs mois. Si le
mal avait existé, il aurait eu le temps de se montrer.
« Elle a triomphé des Anglais à main armée, mais pas sans les avoir
avertis charitablement de quitter un pays occupé injustement ».
Puis, passant énergiquement aux résolutions pratiques :
« Nous disons que c’est le conseil de la Pucelle qui doit être de-
mandé, cherché principalement, et avant celui de tous les autres.
« Elle représente la majesté divine. Que devant cette majesté
courbe son front et fléchisse les genoux la douce humilité du roi mor-
tel, et qu’il seconde les bonnes dispositions de la bienveillance divine.
C’est son devoir. Il apaisera ainsi Celui par qui règnent les rois, à qui
soit honneur et gloire dans les siècles éternels » 1.
Au même temps allait s’éteindre Jean Chartier. Originaire de Ger-
son, près Rethel 2, ce qui lui a valu d’être connu sous le nom vraiment
populaire de Jean Gerson, chancelier de l’Université par la résignation
de Pierre d’Ailly, le cardinal (1395), il devient l’âme de la partie saine
de ce grand corps. Souvent il essaya de contenir l’autre dans les limites
d’une politique raisonnable et pondérée. Jean Petit et ses émules lui
vouèrent pour cela d’implacables haines. Aussi récolta-t-il ce que
moissonnent ordinairement les sages, aux heures où le haut du pavé
est aux fous. Les Cabochiens lui eussent fait un mauvais parti s’ils eus-
sent pu le prendre. Retiré à Lyon près de son frère, le prieur des Céles-
tins, il leur échappa. Il n’évita point quelques erreurs : même les meil-
leurs esprits sont de leur temps. Son charitable apostolat près des pe-

1 Gelu, AYROLES (La vraie Jeanne d’Arc), I, 51-52.


2 FELLER, Dictionnaire.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 259

tits enfants de Lyon, auxquels il aimait à enseigner le catéchisme, lui a


fait une renommée plus durable que ses livres de théologie. Ce fut un
esprit très vigoureux et un prêtre exemplaire.
Pesant ce qui s’est accompli par Jeanne, le lumineux et saint vieil-
lard écrit :
« Que la grâce à nous accordée par Dieu dans la Pucelle ne soit ni
pour elle ni pour les autres un sujet de vanité, d’enflure, de profit
mondain, de haine des partis. Cette faveur doit être reçue dans un es-
prit de mansuétude, de supplication et de reconnaissance : chacun
doit libéralement contribuer de ses biens, de ses efforts au but voulu
de tous. Ce but, c’est que la paix revienne dans les foyers, et que déli-
vrés de la main de nos ennemis par la bonté de Dieu, nous marchions
dans la sainteté et la justice, tous les jours de la vie ».
« Ce qui a été fait est l’œuvre du Seigneur : A Domino factum est
istud ».
Ainsi, à la flamme de l’Inspirée, se ranimait le patriotisme du vieux
Français.
Un clerc de la Cour de Martin V, dont nous ignorons le nom, écri-
vait alors un « Breviarium historiale », un « Abrégé d’histoire ».
« Ceux qui réfléchiront, dit-il, seront forcés de conclure que les
œuvres de la Pucelle viennent de Dieu, et ne sont pas l’effet du sorti-
lège, ainsi que le répètent quelques esprits que la vérité offusque ».
C’est un Français, et un Français très Français. Il sait les misères de
son pays. Dire qu’il en gémit n’est pas assez ; il en rugit. Qu’on écoute
plutôt :
« Sous le Pontificat de Martin V, le royaume de France, fleur de lys
du monde, opulent entre les plus opulents, devant lequel l’univers s’in-
clinait, a été jeté bas par le tyran Henri 1, cet envahisseur, cet injuste
détenteur de l’Angleterre elle-même. Tel est son état, qu’on ne peut en
croire ses yeux, quand ils nous montrent à quel degré d’humiliation en
est momentanément réduit un royaume autrefois si haut, si puissant
que la langue a peine à l’exprimer ».
Tout d’un coup, l’auteur passe aux traîtres qui ont pactisé avec
l’Anglais, et s’accommodent de sa domination. Sa plume ne peut rete-
nir l’invective :
« Qu’ils portent le stigmate des parjures ceux qui ont violé leurs
serments ! Qu’ils soient mis au nombre des traîtres ceux qui ont pré-
paré la ruine de leurs concitoyens ! Qu’à travers les âges soient notés
d’infamie ces destructeurs de la patrie ! Qu’ils aient les yeux crevés,

1 Ce passage emporte très probablement la conclusion que ce morceau fut écrit entre le Traité de

Troyes où, en effet, la France fut jetée à bas (1420), et la mort du roi Henri survenue en 1422.
260 LA SAINTE DE LA PATRIE

qu’ils périssent de mort violente les ennemis atroces de la gloire de


leur pays, ceux qui l’ont livré à l’étranger ! ».
Sept années plus tard, le patriote passionné se remet à l’œuvre :
« Pendant que je demeurais à Rome, dit-il, après l’achèvement de
mon travail (le Breviarium), parmi les nouveaux événements qui sont
survenus dans l’univers, il s’en est produit un si grand, si considérable,
qu’il ne parut pas en être arrivé de pareil depuis l’origine du monde. Je
ferai donc une addition à mon ouvrage, pour en dire quelques mots…
« Une pucelle nommée Jeanne s’est levée dans le royaume de
France, elle y a seulement paru quand le royaume était à la veille d’une
ruine complète, et au moment où le sceptre de ce royaume devait pas-
ser dans une main étrangère. Cette jeune fille réalisa des actes qui sont
plutôt divins qu’humains… ».
Oui, lorsqu’on réfléchira sur eux, « on sera forcé de conclure que
les œuvres de la Pucelle viennent de Dieu, et ne sont pas l’effet d’un
sortilège, ainsi que le répètent certaines gens que la vérité offusque » 1.
Inutile de prolonger ces citations de documents contemporains.
Les extraits du clerc de Spire, de Henri de Gorcum, « le solennel maî-
tre ès arts de Cologne », d’Eberhard de Windecken, etc., deviendraient
de la répétition.
Ce qui a été rappelé suffit amplement pour établir, une fois encore,
l’éclat que fit partout la libération d’Orléans.
IV
Tandis que tout retentissait d’elle, Jeanne se recueillait.
La matinée du dimanche 8 avait été employée à la surveillance des
Anglais sortis de leur camp, et à la destruction méthodique de leur for-
teresse.
L’après-midi, rendez-vous avait été donné à la cathédrale. Les
corps saints y furent découverts. Des clercs les chargèrent sur leurs
épaules, et un cortège se forma. Le Bâtard en était, les capitaines, les
procureurs, les miliciens ; Jeanne sans armure, parce que sa blessure
la faisait souffrir, était à la tête des femmes, où elle se tenait en toute
modestie. Les cloches retentissaient joyeusement ; les cantiques em-
plissaient l’air. Jamais la Loire n’avait paru plus aimable. La foule en-
tière la franchit par le vieux pont : il y avait deux cent neuf jours qu’il
avait été fermé par l’ennemi. Ce fut un délice de le revoir. On passa
comme on put à travers les décombres des Tourelles. Sans doute les
Portereaux étaient fort ravagés ; le beau couvent des Augustins, son

1 Breviarium historiale découvert à la Vaticane par le Comte Ugo Balsani, 1885, publié par Léo-

pold Delisle, même année. Traduction du P. AYROLES : La Pucelle devant l’Église de son temps, 54-55.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 261

église, les maisons de campagne, les vide-bouteilles n’existaient plus.


On se consolait de ce qui était, on considérant ce qui aurait pu être.
Une antienne et une oraison furent chantées au milieu des ruines. On
rentra par la porte Renart. C’est l’origine de la célèbre procession d’Or-
léans qui, depuis lors, n’a jamais cessé de se faire le 8 mai, sauf dans
certains temps de crise 1.
Le lundi 9 fut encore marqué par des exercices religieux : proba-
blement un service funèbre pour les trépassés du siège.
Dès le mardi, Jeanne dut se séparer de ses amis d’Orléans.
« Son saint voyage » 2, comme dit le Journal du Siège, n’était pas
fini : la première étape seulement était fournie, il fallait continuer. Les
adieux furent doux et pénibles. Il y avait de la joie dans les larmes des
Orléanais, puisqu’ils étaient délivrés ; mais ils versaient des larmes, et
comprenant bien qu’ils devaient tout à Jeanne, ils lui offraient tout
« eulx et leurs biens, à elle et à sa volonté » 3. Elle cependant répondait
très doucement… Douce elle était apparue à la glorieuse ville ; douce
elle s’en éloigna : simple et modeste dans le triomphe comme elle avait
été simple et modeste dans l’attente et la promesse du triomphe.
Jeanne s’éloigna, non seulement avec la couronne de laurier des
victorieux, mais avec l’auréole des thaumaturges et des prophètes.
Tous, de l’humble milicien à Dunois, qui n’avait pas la réputation
d’être un crédule, étaient bien convaincus que le 29 avril, les vents
contraires qui soufflaient sur la Loire avaient à son ordre subitement
changé d’orientation 4.
Elle avait annoncé la libération d’Orléans du voisinage de tout An-
glais, pour avant cinq jours, le mercredi vigile de l’Ascension ; elle
avait annoncé encore qu’elle serait blessée, que son sang coulerait à
l’assaut des Tourelles, que Glasdale périrait « sans saigner », que les
Anglais laisseraient forcer la bastille sans résistance lorsque son éten-
dard en toucherait le talus, qu’elle rentrerait par le pont dont les ar-
ches étaient alors détruites : tout s’était réalisé. L’Esprit de Dieu repo-
sait sur cette enfant.
Lorsqu’elle s’engagea, le mardi matin, sur la route de Blois d’où elle
devait partir pour aller saluer le roi, tous ces souvenirs lui faisaient es-
corte : « Ni Rais, ni Coulonces, ni les écuiers et gens de guerre » 5 qui

1 Journal du Siège, Charpentier, 95. « Par Monseigneur d’Orléans avec tout le clergé, et aussi

par le moyen et ordonnance de Mgr de Dunois, et aussi les bourgoys, fut ordonné être faicte une pro-
cession le 8e du dict may, et qu’on irait jusques aux Augustins et partout où avait été estoc (combat).
On y ferait station et office propice… et le lendemain messe pour les trespassés ».
2 Journal du Siège, Charpentier, 91.
3 Ibid.
4 Dunois, Q. III, 6 ; Champeaux, Q. III, 29 ; Chronique de la Pucelle, références relatives aux

prophéties, cf. plus haut, Q. IV, 218.


5 Journal du Siège, Q. IV, 165.
262 LA SAINTE DE LA PATRIE

l’accompagnaient, ni les villes par où elle allait passer, ni les Anglais


qu’elle allait défier en longeant les murailles de Meung et de Beaugen-
cy, n’avaient garde de l’oublier.
Seulement les Anglais la tenaient pour une sorcière. Ils avaient vu
une colombe voleter autour de son étendard, le jour des Tourelles. Et
puis, s’il n’avait pas été ensorcelé, cet étendard d’une fille des champs,
« d’une ribaude, d’une vachère », ainsi qu’ils s’exprimaient dans leur
furie, aurait-il donc fait reculer la bannière du grand Chandos 1, confiée
à Glasdale comme au plus digne de la porter et de la maintenir ? Le
Diable et la Diablesse avaient seuls pu leur arracher les bastilles et les
réduire à cette extrémité, si peu connue d’eux, d’une fuite précipitée. Le
soin pris par les théologiens dont nous avons cité les travaux, Gelu,
Gerson, l’auteur du Bréviaire, le clerc de Spire, de réfuter cette idée qui
nous semble saugrenue ; le mot singulier du Faux-Bourgeois de Paris
sur Jeanne dont « on ne savait pas ce que c’était », prouvent combien
les battus, soit par désir de trouver une excuse à leur défaite, soit par
incapacité de se soustraire à des crédulités grossières, étaient ancrés
dans la conviction qu’ils s’étaient trouvés victimes d’un maléfice. Leur
épouvante était telle que Bedfort, afin d’éviter la débâcle de ses troupes,
fit défendre aux capitaines des ports de Normandie de laisser rembar-
quer aucun homme d’armes, pour l’Angleterre.
Pour l’ennemi elle était visiblement le suppôt du Mauvais ; et il ti-
rera de son appréciation de terribles conclusions. Pour les nôtres elle
était devenue non moins visiblement la disciple de l’archange, mais in-
conséquents avec eux-mêmes, ils n’allèrent pas au bout de cette foi ;
nous allons le voir.
V
Elle fit son entrée dans Blois le mardi même. De ce coup elle ne
traînait plus de convoi à sa suite. L’étape n’avait rien de difficile avec
une bonne monture.
Après quarante-huit heures de halte, elle se dirigea sur Tours, où le
roi devait la rencontrer. Arrivée la première, elle chevaucha au-devant
de lui, non toutefois sans avoir pris son étendard qu’elle voulut porter
flottant. Il n’était pas tout à fait le sien ; il était, plus encore que le sien,
celui de Jésus et de Marie. Il fallait que le souverain qui – entre ses
mains et par acte authentique – avait donné son royaume à Jésus-
Christ, comprît bien que c’était Jésus-Christ, et non sa mandataire, qui
le lui avait rendu.
Arrivée devant Charles, elle se tint la tête profondément inclinée
« aussi profondément qu’elle put sur l’encolure de son cheval ». Il la

1 Lettres du roi aux villes de son obédience (Archives de Narbonne), Q. V, 103.


LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 263

pria aussitôt de se relever. Tous remarquèrent la joie du roi ; et on


pensait « qu’il l’aurait bien embrassée » de satisfaction 1.
De Tours à Loches il n’y avait plus loin. C’est là, sur les bords aima-
bles de l’Indre, que Jeanne a passé probablement la majeure partie de
son séjour près du roi. Y rencontra-t-elle le Dauphin, le futur Louis
XI ? Nous le tenons pour à peu près certain. Sûrement il y était au
commencement de juin, Gui et André de Laval l’y virent : « Arrivay le
samedi (premier samedi de juin) à Loches, écrit Gui de Laval, et allay
voir Monseigneur le Dauphin au Chastel, à l’issue des vespres de
l’Église collégiale ; qui est très bel et gracieux seigneur et très bien
formé et bien agile, de l’aage environ de sept ans qu’il doit avoir ». On
aimerait que Jeanne ait prié sur cet enfant qui deviendra le plus roi de
nos rois ; celui qui ne connut jamais le repos, ni le faste, ni la dissolu-
tion ; l’artisan le plus heureux et le plus subtil de notre agrandisse-
ment national ; l’avare qui économisait sur ses houseaux, mais trou-
vait plus d’or qu’il n’en fallait pour acheter des provinces ; le médecin
clairvoyant et terrible qui finit par guérir la plaie profonde de la
France, en arrachant la Bourgogne, fief masculin, à la fille du Témé-
raire et à son mari l’archiduc autrichien. La belle rencontre que celle
de cette simple et candide jeune fille avec le renardeau précoce, fort
capable de la comprendre au moins un peu, et de l’admirer !
La population de Loches, agréable et douce, fit à Jeanne le plus
cordial, le plus tendre accueil.
Les hommes d’armes ne se lassaient point de vanter sa sainteté 2 ;
les pauvres femmes et les pauvres hommes couraient sur ses pas. Ils
voulaient baiser ses mains, ses pieds, ses habits. Les enfants se jetaient
entre les pieds de son cheval 3. Les scènes d’Orléans se répétaient. Des
médailles de plomb étaient frappées à son honneur 4.
De l’extérieur lui arrivaient des relations flatteuses. Jeanne de La-
val et sa mère, qui avait été la seconde femme de Bertrand du Gues-
clin, correspondaient avec elle ; elle envoyait un petit anneau d’or à la
noble femme, en s’excusant d’adresser si petit présent à personne si
haute 5. Le député de la ville de Tournai lui faisait visite et liait avec
elle, au nom de ses concitoyens, un commerce duquel sortira la célèbre
invitation « aux loïaulx Franchois de la ville de Tournay d’estre prez de
venir au sacre du gentilz Roy Charles à Rains » 6. Le Duc de Bretagne
lui envoya une véritable ambassade : son confesseur Yves Milbeau, le

1 Ces détails sont d’Eberhard de Windecken, Q. IV, 497.


2 Barbin, Q. III, 84.
3 Ibid.
4 QUICHERAT, I, 291.
5 Gui de Laval, Q. V, 109.
6 Lettre de la Bienheureuse, Q. V, 125.
264 LA SAINTE DE LA PATRIE

sire de Rostrenem Auffrey Guinar, un poursuivant d’armes, pour la fé-


liciter de sa victoire. Ils lui offrirent une dague précieuse, plusieurs
chevaux de prix 1, et causèrent avec elle. Milbeau lui demanda si c’était
de par Dieu qu’elle était venue secourir le Roi.
– Oui.
– S’il en est ainsi (à cette conclusion on reconnaît le théologien qui
établit un raisonnement), Dieu a aidé Charles, donc Charles est le véri-
table roi. Dans ce cas, Mgr le Duc de Bretagne est disposé à venir aider
le roi de son service. Il ne peut venir de son propre corps, car il est
dans un grand état d’infirmité, mais il enverra son frère.
– Assurément, reprit Jeanne avec tranquillité. Le Duc ne devrait
pas raisonnablement avoir attendu si longtemps 2.
Quelques hommes graves, tel Pierre de Versailles, qui lui avait tou-
jours porté intérêt, même avant Poitiers 3, s’inquiétaient. Au milieu de
ces témoignages d’admiration, saurait-elle garder l’équilibre ?
– Prenez garde, lui disait le Docteur, prenez garde, cela devient de
l’idolâtrie.
Jeanne ne souriait pas de l’observation. Bien que le mot d’idolâtrie
dépassât les réalités, accoutumée à surveiller de près son âme, elle
sentait le danger ; et sachant bien que Dieu seul donne et protège l’hu-
milité :
– En vérité, répondait-elle, je ne saurais me garder de tant de pé-
rils, si Dieu ne me gardait pas 4.
VI
Jeanne ne se laissait pas détourner de sa grande tâche, de son
grand « message » par ces « festoiements ». La délivrance d’Orléans
n’était que l’ouverture de son œuvre : la suite, la suite nécessaire, si le
roi voulait comme il avait voulu pour Orléans, c’était le Sacre.
Le Sacre ! Le roi n’eût pas mieux demandé. Pourquoi eût-il mieux
demandé ? Chrétien, il croyait à la valeur du rite. Roi, il désirait l’ac-
croissement d’autorité qui devait lui en revenir. Mais Reims était loin.
Les routes à travers la Bourgogne qu’il faudrait suivre, étaient mal sû-
res. Les grosses villes que l’on rencontrerait, comme Auxerre, appar-
tenaient à Philippe le Bon. Reims même n’était plus à la couronne.
Que feraient les Rémois ?
Puis, les Anglais avaient bien été contraints de lever le siège ; mais
ils n’étaient pas détruits. Dunois parlait d’une armée réunie sous les

1 Dom Morice, Q. V, 264.


2 Eberhard de Windecken, IV, 498.
3 Cf. supra, paroles de Pierre de Versailles au procès de Poitiers.
4 Barbin, Q. III, 84.
LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 265

ordres de Jean Falstoff. Où était-elle cette armée ? Bien plus, les garni-
sons qui tenaient Beaugency, Meung, Jargeau, au milieu desquelles on
passerait nécessairement, ne se réveilleraient-elles point ?
Le roi ne pouvait être ainsi risqué. Un coup de main, et c’était la
captivité de Jean le Bon recommencée ; et combien aggravée !
Ces raisonnements impressionnaient d’autant plus le roi qu’il hési-
tait toujours, quand il s’agissait de sortir de ces « retraicts » où son in-
dolence native, exagérée par l’habitude, se plaisait tant.
Jeanne, jusqu’à ce jour, avait rencontré une opposition person-
nelle, l’opposition des sceptiques. Elle commença de rencontrer une
opposition de système : l’opposition des politiques. Ceux-ci rêvaient
avec le Bourguignon une alliance qui eût contraint l’Anglais isolé à re-
gagner son île. Et ils auraient eu raison de faire ce rêve si le Duc eût été
de leur avis. S’ils escomptaient vraiment une alliance prochaine, ils
faisaient le plus faux des calculs. Philippe le Bon leur offrira sous tou-
tes les formes et à travers toutes les vicissitudes, ce mirage, sans ja-
mais cependant interrompre ses pratiques avec l’Anglais. Ce fut sa di-
plomatie très simple et très fructueuse. En attendant l’issue de la lutte,
ce qui affaiblissait l’Anglais lui allait ; ce qui affaiblissait le Français ne
lui allait pas moins. Il avait été ravi de la bataille des Harengs. Il fut
enchanté de la chute des Tourelles. Avec son sens droit et les lumières
surnaturelles que Dieu ne lui refusait pas – pas plus qu’il ne les avait
refusées, dans des conjonctures quasi analogues, à sainte Catherine de
Sienne –, Jeanne avait lu dans les cartes de Philippe. Elle aussi voulait
son alliance : mais elle pensait que l’on devait tendre à l’imposer par la
vigueur, non à la quémander par des concessions. Surtout il ne fallait
pas que le Duc Philippe oubliât sa qualité de vassal. L’avenir à cette
manière de voir donnera trop raison.
Elle n’ignorait pas d’ailleurs que le vassal n’avait pas le droit de re-
fuser le passage à son suzerain se rendant à la ville de son sacre ; d’où
elle concluait que si l’une de ses forteresses barrait obstinément le
chemin, on la forcerait.
Par cette ouverture, les politiques de la cour reprenaient avantage ;
car forcer une forteresse supposait une armée ; une armée supposait
de l’argent ; et on n’avait plus d’argent.
Alors quoi ?… Que résoudre ?
Le roi multipliait ses conseils : encore un de ses goûts ; et on
n’aboutissait à rien.
Fatiguée de ces débats oiseux pendant lesquels l’ennemi se ressai-
sissait, Jeanne, nous raconte joliment Dunois, alla frapper un jour à la
porte de l’un des « retraicts » du roi. Il y était enfermé avec Christophe
266 LA SAINTE DE LA PATRIE

d’Harcourt, Gérard Machet et le sire de Trêves. Elle entra rapidement


et, se jetant à genoux, elle dit à peu près :
– « Noble Dauphin, ne tenez plus tant et de si longs conseils ; venez
vite à Reims ; prenez-y votre digne couronne.
– « Jeanne, interrompit d’Harcourt, est-ce votre Conseil qui vous a
chargée de dire ces choses ?
– « Oui. Et je suis très aiguillonnée de les voir s’accomplir.
– « Jeanne, voulez-vous nous dire en présence du roi comment s’y
prend votre Conseil pour vous parler ? ».
La Sainte comprit à merveille. Christophe d’Harcourt revenait en
arrière. Il oubliait les temps de Chinon et de Poitiers où la réalité des
Voix avait été débattue. Il oubliait Orléans où elle avait été prouvée. Il
se posait devant elle dans le doute qui pouvait lui être le plus cruel, le
doute de sa divine mission, le doute du « message ».
« Jeanne rougit.
– « Je conçois, dit-elle, ce que vous voulez. Mais oui, je vous le dirai
bien ».
« Cependant elle s’arrêtait.
« Le roi intervint :
– « Oui Jeanne, dit-il doucement, et comme si, lui-même étant fixé,
n’avait aucun besoin de pareille confidence : Qu’il vous plaise de leur
dire ce qu’ils demandent.
– « Ainsi ferai-je, reprit-elle. Et poursuivant la pensée de Chris-
tophe jusqu’au fond de son âme bien plus encore que son propos :
Quand je suis chagrinée par quelqu’un qui ne croit pas facilement à ce
que je dis au nom de Dieu, je me retire à part, et je prie en me plai-
gnant d’être si difficilement crue ; mon oraison faite, j’entends une
Voix qui me dit : Fille de Dieu, va, va, va ! Je serai à ton aide. Va !
Quand j’entends cette Voix je suis pleine de joie et je voudrais que cela
durât toujours.
« Or, en répétant la parole de ses Voix, Jeanne levait les yeux au
ciel. Elle semblait se soulever d’allégresse, et c’était grande merveille
de la voir comme transfigurée » 1.
Ainsi contait Dunois, manifestement remué.
Christophe d’Harcourt fut-il aussi touché que lui ? Nous l’ignorons.
Il eût mieux aimé que le roi, abandonnant l’idée d’une marche sur
la Champagne, se tournât contre la Normandie, comme il en avait été
question. D’Alençon pouvait bien être du même avis. Leurs fiefs à tous

1 Dunois, Q. III, 12.


LE RETENTISSEMENT IMMÉDIAT DE LA DÉLIVRANCE 267

les deux 1 eussent couru plus vite la chance heureuse d’être libérés du
séquestre anglais. Ils étaient même en condition d’apporter des motifs
de valeur. Rouen était moins loin que Reims. Pour y aller, on n’aurait à
forcer que des terres anglaises, franchement ennemies, et non les do-
maines équivoques du Bourguignon. Il était permis de supposer que
Rouen, centre de la puissance de Bedfort, ayant été réduit, la ruine du
restant suivrait.
Jeanne tenait bon. Ses Voix lui avaient indiqué comme second ob-
jectif le sacre.
On finit par s’arrêter à une solution moyenne : c’est assez la loi des
délibérations.
Préalablement à toute marche vers Reims, les rives de la Loire de-
vraient être nettoyées, c’est-à-dire que Beaugency, Meung et Jargeau
devraient être repris.
Le Bâtard avait tâté Jargeau quelques jours auparavant avec Bous-
sac, Graville, Coarraze, Poton. Ils avaient fait une démonstration sous
les murailles, espérant décider le gros de la garnison à sortir. Mais elle
s’était bien gardée de commettre pareille faute, se sentant à l’abri der-
rière des fossés que l’hiver avait remplis. Toutefois, le capitaine Henri
Biset avec quelques-uns des siens n’avait pas voulu laisser la provoca-
tion sans réponse ; il avait escarmouché, et s’était fait tuer.
On sut que les Anglais avaient enterré leur chef et l’avaient bien
pleuré 2. Ce fut l’unique gain. On était condamné à reprendre l’expé-
dition.
D’Alençon, qui venait de se libérer définitivement de sa rançon et
pouvait donc rentrer au service actif, fut nommé lieutenant général 3.
Le roi mit cependant une condition à l’arrangement, c’est que le prince
« usât et feist entièrement par le conseil de la Pucelle » 4.
Le roi en venait à la ligne de conduite préconisée par l’archevêque
d’Embrun.
Le rendez-vous indiqué à la nouvelle armée fut Selles-en-Berri, sur
les bords du Cher, un gros bourg, à dix-huit kilomètres de Romorantin.
Nous ne savons si Jeanne fut tout à fait satisfaite du plan de cam-
pagne. Il n’est pas invraisemblable qu’elle l’ait trouvé un peu lent. Tou-
tefois on marchait. On ne piétinait plus dans les « chastels royaux ».
Le noble et cher Dauphin allait sortir de ses « retraicts ». C’était à peu
près bien.

1 D’Alençon et d’Harcourt avaient des biens considérables en Basse Normandie.


2 Journal du Siège, 93.
3 Ibid.
4 D’Alençon, Q. III, 99.
268 LA SAINTE DE LA PATRIE

C’était d’autant mieux qu’une lumière nouvelle, lumière de direc-


tion plus encore que de prophétisme, s’imposa vers cette époque à
l’esprit de la Sainte : « Elle durerait peu ; il était sage d’user d’elle bien
et vite ; elle ne durerait guère plus d’un an » 1.
Ce sera trop vrai. L’événement de Compiègne se produira dans un
an et un mois : « Guère plus d’un an ». L’impérieux besoin de l’heure
était d’activer les événements.
Tout au fond de ces choses divines, quand nous nous retournons
du côté de la Sainte, nous entrevoyons la sollicitude des Voix pour
l’âme qu’elles ont prise en garde. Afin de la tenir dans la dépendance
et l’humilité, au-dessus de la gloire humaine qui la cherche et la dé-
truirait, elles lui montrent déjà la mélancolique fragilité de sa destinée.
Elle ne durera guère plus d’un an ! Une menace d’orage assombrit le
ciel d’or.
Cette attente austère lui rendit plus facile, sans doute, la haute te-
nue morale de laquelle Pierre Vaillant, bourgeois d’Orléans, déposa :
« Tous conviennent, dit-il, que portée à une si éclatante fortune par
ses exploits et par l’opinion, Jeanne ne s’attribua jamais la gloire des
événements. Ils étaient de Dieu, l’honneur en était à Dieu seul. Autant
qu’elle pouvait, elle se soustrayait aux ovations populaires. Elle préfé-
rait la solitude aux sociétés des hommes ; elle ne paraissait à celles-ci
que pour les besoins de la guerre » 2.

1 D’Alençon, Q. IV, 90.


2 Pierre Vaillant, Q. III, 31.
Chapitre XV
La campagne de La Loire
(1429)

Du samedi 4 juin au dimanche 19 du même mois

Message des Orléanais à Jeanne le 4 juin : elle est toujours pour eux le centre des cho-
ses de la guerre. – Le roi à Saint-Aignan le 6. – Première entrevue des Laval et de
Jeanne : une narration charmante. – Le 9, Jeanne de nouveau à Orléans : il s’agit de
nettoyer les rives de la Loire en amont et en aval de la ville. – Manifestations des
Bourgeois d’Orléans à l’égard de Jeanne : comment ils lui vinrent en aide en lui prê-
tant leur matériel de siège. – Arrivée du Duc d’Alençon. – Siège et prise de Jargeau ;
Jeanne blessée ; une scène de paladins. – Retour à Orléans. – Départ le 15, pour
Meung et Beaugency. – Prise du pont de Meung. – Le 16, attaque de Beaugency. –
Force et charme de cette ville. – Arrivée de Richemont ; colère du Duc d’Alençon ;
Jeanne pacificatrice. – La nouvelle de l’approche de Falstoff donne du poids à ses rai-
sons : arrangement. – Récit des événements qui dans l’armée anglaise, spécialement
à Janville, avaient précédé l’apparition de Falstoff aux environs de Beaugency. – Les
Anglais se retirent à Meung, la nuit du 16 au 17. – Reddition de Beaugency cette même
nuit. – Évacuation de Meung, le 17 à l’aurore. – Les Anglais en fuite vers Janville par
Patay. – Les nôtres à leur poursuite. – Prophéties de Jeanne. – Rencontre. – Les An-
glais culbutés à Patay. – Étendue de leur désastre. – Le Te Deum de Jeanne et de ses
compagnons. – Trois villes prises et une bataille gagnée dans le même jour, 17 juin. –
Troisième entrée de Jeanne à Orléans. – La conclusion que le populaire tire des évé-
nements. – La Sainte de la Patrie entraîne le peuple aux églises.

I
On peut tenir pour certain que Jeanne fut des premières au rendez-
vous de la Selle-en-Berri.
Dès le samedi 4 juin, elle y reçut un messager de la ville d’Orléans
chargé de lui donner « des nouvelles des Anglais » 1.
Elle apparaissait toujours comme le centre auquel devaient aboutir
les choses militaires.
Le 6, on annonça que le roi avait pris logement, tout près, à Saint-
Aignan. Parmi les gentilshommes de sa suite se trouvaient deux petits-
fils de du Guesclin, Gui et André de Laval. Gui de Laval fut créé comte
dans la promotion du sacre. Il y remplit la fonction de pair. André par-
vint jusqu’au maréchalat. Il acquit de la réputation sous le nom de ma-
réchal de Lohéac. De ces deux jeunes hommes, quoique dignes de leur

1 QUICHERAT, V, 262.
270 LA SAINTE DE LA PATRIE

illustre grand-père, il est permis de dire qu’ils sont plus connus pour
une lettre exquise sortie de leur plume, en ce juin 1429, que pour leurs
services.
Partis de leur château de Vitré afin de se refaire un peu, s’ils le
pouvaient, d’une lourde rançon payée aux Anglais par le plus jeune,
André, ils voulurent donner à leur mère et à leur grand’mère des nou-
velles de la cour, où ils paraissaient pour la première fois. C’est l’aîné
qui écrivit. Or il advint que cette dépêche fut un petit chef-d’œuvre de
fraîcheur, de justesse, d’émotion contenue. Des personnages très inté-
ressants avaient posé devant le conteur : le petit Dauphin, le roi, Jean-
ne, une armée toute à l’espérance, dans un décor de village solognot ;
il vit parfaitement ces divers objets et réussit, sans y penser, à les
peindre de même.
Nous savons déjà ce qu’il avait écrit de l’enfant royal 1.
Quant à Charles, il nous le montre prodigue de gracieuses paroles,
reconnaissant de tout ce que l’on tente pour sa cause, joyeux de rece-
voir les descendants de l’incomparable serviteur de son aïeul, au point
de déclarer qu’il « n’eust faict si bon accueil et si bonne chière à aucun
de ses parents ou amis » 2.
Tout cela met en beau train le narrateur. Quand il arrive à Jeanne,
il sème à travers ses lignes le pittoresque le plus charmant, avec une
pointe de croyance religieuse, à peine appuyée, et d’autant plus appré-
ciable aux délicats.
Le roi a voulu qu’il vît la prodigieuse enfant avec laquelle il combat-
tra. Il l’a dirigé lui-même de Saint-Aignan sur la Selle-en-Berri. Il a
prié Jeanne de venir au-devant d’eux.
Quand elle apparaît, Gui de Laval n’a d’yeux que pour elle : il en
oublie de nous conter la scène des présentations qui eût été intéres-
sante tout de même. Après avoir noté d’une ligne, où il met beaucoup
de complaisance, la bonté du roi qui a ménagé si aimablement la ren-
contre : « Disaient aucuns (que le roi avait fait cela) en ma faveur pour
ce que je la veisse » ; il en vient au sujet qui plus que tout le reste inté-
ressera « ses très redoutées Dames et mères »… « Et fit la dite Pucelle
très bonne chère à mon frère et à moi, armée de toutes pièces, sauf la
teste, et tenait la lance en main. Et après que feusmes descendus à Sel-
les, j’allay à son logis la voir ; et fist venir le vin et me dist qu’elle m’en
ferait bientôt boire à Paris, et me semble chose toute divine de son
faict, et de la voir et de l’ouïr. Elle s’est partie ce lundy, après les Ves-
pres, de Selles pour aller à Romorantin, à trois lieues en allant avant,

1 Cf. Chapitre précédent.


2 Laval, Q. V, 107.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 271

le maréchal de Boussac et grand nombre de gens armés avec elle. Et la


veis monter à cheval, armée tout en blanc, une petite hache en sa
main, sur un grand coursier noir qui, à l’huis de son logis, se démenait
très fort et ne souffrait qu’elle montast. Et lors elle dist : « Menez-le à
la croix » qui estait devant l’église, auprès, sur le chemin. Et lors elle
monta sans qu’il se meust, comme s’il fust lié. Et lors se tourna vers
l’huis de l’église qui était bien prochain, et dist en assez haute voix de
femme : « Vous les prestres et gens d’Église, faictes procession et priè-
res à Dieu ». Et lors se retourna à son chemin en disant : « Tirés avant,
tirés avant » ; son étendard était ployé que portait un gracieux paige,
et avait sa hache petite en la main. Et un sien frère, qui est venu depuis
huit jours partait aussy avec elle tout armé en blanc ».
Voilà un pastel exécuté à souhait pour nous donner l’idée de Jean-
ne, à la tête d’une troupe, en ce moment de sa carrière. Beaucoup de
simplicité, d’entrain militaire de bon aloi, de l’autorité, et par-dessus
tout, un je ne sais quoi de surnaturel dans les détails – jusque dans la
manière de monter son cheval –, qui dénote l’envoyée, « le message »
de Dieu.
Gui de Laval nous peint encore le mouvement de l’armée quand
elle s’ébranle.
Jeanne s’est déjà éloignée. Maintenant 1 « c’est Monseigneur d’Alen-
çon, le Bastard d’Orléans, Gaucourt qui vont partir ». D’Alençon plaint
« celui qui demeurerait » : il le dit « abandonné ». L’artillerie de siège
a été préparée : « On pense que le roy se mettra en route le jeudy sui-
vant, afin de se rapprocher de l’ost » (de l’armée). Des gens d’armes
arrivent « de toutes parts, chaque jour… Avant qu’il soit deux jours,
l’affaire sera bien advencée de costé ou d’autre… mais tous ont si
bonne espérance en Dieu que je croy qu’il nous aydera ». Les Laval
eussent bien voulu prendre part à l’expédition. Ils durent se résigner à
demeurer près du Roi, qui ne partit pas.
II
L’armée gagna vite Orléans, d’où elle devait marcher sur Jargeau.
Le jeudi 9, Jeanne se retrouvait dans sa chère ville.
Les bourgeois patriotes reçurent bien tous les soldats. Ils les con-
naissaient et les aimaient ; d’Alençon qui était le gendre de leur Duc, le
Bâtard, Gaucourt, Vendôme, Boussac, La Hire, Florent d’Illiers, du Til-
lay, Kermoisan, Rais, qui avait engagé de grosses sommes pour l’expé-
dition 2. C’étaient des charges nouvelles qui s’annonçaient pour eux. Il

1 Gui de Laval, Q. V, 107-108.


2 QUICHERAT, V, 261. « La ville d’Orléans lui versa « mil livres » pour aucunement le récompen-
ser des grants frais, mises et dépens que faire lui a convenu pour son service » (le service du roi).
272 LA SAINTE DE LA PATRIE

faudrait prêter les canons et les chevaux pour les traîner, les couleu-
vrines, les échelles ; donner les poudres, les boulets de pierre et de fer,
les traits, des provisions de toute sorte ; gager des équipes de charpen-
tiers, de maçons, de forgerons, de convoyeurs, de mariniers. Il faudrait
trouver de l’argent. (Le roi les imposait de trois mille livres). Mais
quand il s’agissait de combattre l’Anglais, les Orléanais se seraient sai-
gnés à toutes les veines. Rien ne leur pesait ; ou si quelque chose leur
pesait, ils n’en geignaient point.
La joie des joies c’était que Jeanne fût redevenue leur. Elle fit sa se-
conde entrée à Orléans le jeudi 9. Elle s’avança par ce pont des Tourel-
les dont elle-même leur avait rendu l’accès, toute blanche, avec son
étendard tout blanc. Elle fut acclamée comme au premier jour, plus
qu’au premier jour. Les autres chefs avaient été reçus « à grant joye de
tous les citoyens », mais « elle sur tous les autres » : elle fut accueillie
avec délire. On voulait la voir, la revoir ; personne ne l’avait assez vue
ni revue. « Laquelle voir ne povoyent se saouler » 1.
Les bourgeois ne s’en tinrent pas à des manifestations platoniques ;
ils prouvèrent qu’ils avaient gardé mémoire de leur offre récente à la
Libératrice « de tout ce qu’ils avaient et étaient de leurs personnes et
biens ». Ils ne lui refusèrent rien. À lire les comptes de forteresse, on
se convainc que leurs procureurs se la proposent toujours comme rai-
son de leurs sacrifices et terme de leurs intentions : « Au hérault pour
avoir été à Selles, le quatrième jour de Juing, devers la Pucelle dire des
nouvelles des Anglais, 6 liv. 8 s. 2… À Jaquet Compaing pour façon de
deux seings (poinçons) pour signer, les pics, pioches, échelles, pelles et
autres choses de guerre données à Jeanne pour aller faire le siège de
Jargeau. Au même, pour argent baillé à Jean Leclerc qui fut avec
François Joachim devers la Pucelle 3… À Robin le Boçant pour la dé-
pense de lui et d’un cheval d’estre venu de Beaugency à Orléans par
l’ordonnance de Jeanne quérir des pouldres 4… », etc., etc.
Les négociants rangés et probes ont de l’ordre. Ils entendent que
les petites dépenses soient notées comme les grosses : le pain, le vin,
les poinçons 5. Les procureurs se conduisent en gens rangés. Ils ne
veulent pas que leur matériel de siège soit perdu dans l’excursion mili-
taire de Jargeau. Au reste, ils ont de l’intelligence, du cœur : ils sen-
tent, ils voient que la ville dont ils ont pris charge 6, ne sera jamais en
sécurité tant que les Anglais tiendront Jargeau en amont, Meung et

1 Journal du Siège, Q. IV, 170.


2 Livres de comptes, Q. V, 262.
3 Ibid.
4 Ibid., 263.
5 Ibid.
6 Ibid., 261.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 273

Beaugency en aval ; et quand, pour libérer le fleuve, Charles leur de-


mande un nouveau subside après tant de subsides, ils n’allèguent pour
s’excuser, ni qu’ils sortent d’un siège, ni que leurs murailles sont à ré-
parer, ni que leurs faubourgs sont à rebâtir ; ils s’exécutent. Plutôt que
de laisser dans l’embarras la sainte jeune fille, qu’ils appellent « Jean-
ne » avec une familiarité touchante, ils vident leurs entrepôts et leur
bourse.
Si Jeanne ne les avait pas eus, le départ contre les Anglais de Jar-
geau aurait longuement traîné. Eût-on même pu commencer la cam-
pagne, faute de l’outillage de siège qu’ils fournirent ?
III
Le repos de Jeanne parmi de si braves gens et si aimants fut bref.
Dès le lendemain, sur le soir, on apprenait que le Duc d’Alençon était
arrivé avec six cents lances et qu’il avait résolu de camper dans les bois
voisins, probablement ceux d’Olivet.
À l’aurore, il fut rejoint par Jeanne, Monseigneur le Bâtard, Florent
d’Illiers et d’autres. Le bruit avait couru – et il était exact – que Fals-
toff arrivait de Paris avec une armée, de l’artillerie, des munitions, en-
voyé par Bedfort au secours des villes tenues encore par les Anglais 1.
On savait d’ailleurs que Suffolk s’était jeté dans Jargeau avec six ou
sept cents hommes déterminés, parmi lesquels ses deux frères : Jehan
et Alexandre de la Pôle 2.
Ces mouvements donnaient à penser. Un conseil de guerre fut tenu
entre les chefs français. Le siège pour lequel on s’était armé fut remis
en question. Si l’on se risquait contre Jargeau, pensait le grand nom-
bre des capitaines, ne devait-on pas redouter une surprise de la part de
Falstoff ? Le vainqueur de la Journée des Harengs s’était prouvé hom-
me de ressources. Que deviendrait-on entre deux feux, le feu de la
place et celui de la nouvelle armée ? Le meilleur n’était-il pas de mar-
cher contre Falstoff ? On reviendrait ensuite contre Jargeau. À vrai
dire, nul ne savait où pouvait bien être Falstoff ; mais enfin, en le cher-
chant, on le trouverait.
À ces discours, plusieurs prirent le parti de s’en aller. Ils estimaient
sans doute être venus pour un siège, non pour une bataille rangée 3.
Jeanne intervint :
– N’ayez point peur d’eux, quel que soit leur nombre, dit-elle. Don-
nez-leur hardiment l’assaut. Dieu conduit votre entreprise. Si je n’étais

1 Journal du Siège, 95.


2 Ibid.
3 Ibid., 96.
274 LA SAINTE DE LA PATRIE

certaine que Dieu la conduit (moi aussi je m’en irais), j’aimerais mieux
garder les brebis que mener cette vie de dangers. Ayez bon courage 1.
Cette surnaturelle harangue fut goûtée. On marcha.
Des miliciens cependant, sans attendre le signal de l’attaque,
s’étaient jetés sur les faubourgs de Jargeau. Les Anglais virent bien à
qui ils avaient affaire. Ils sortirent et jetèrent le désordre dans l’aven-
tureuse bande. Heureusement Jeanne arriva, étendard au vent, en tête
d’une compagnie, et rétablit le combat : les assiégés rentrèrent dans
leurs murailles. Jeanne resta maîtresse des faubourgs. C’était le same-
di soir 11 juin.
Les hommes d’armes s’installèrent ; et vraiment, racontait d’Alen-
çon avec quelque candeur, « il fallait bien que Dieu nous gardât, sui-
vant le mot de Jeanne ; car nous n’avions pas même placé de sentinel-
les ; et si l’ennemi fût sorti, il nous eût assurément châtiés de notre
imprudence » 2.
Au cours de la nuit, Jeanne, fidèle à la loi de ne verser le sang que
contrainte et forcée, jeta une sommation à des hommes d’armes qui
faisaient le guet sur le rempart :
– Rendez la place au Roy du ciel et au gentil Roy Charles ; et vous
en allez : autrement il vous arrivera malheur 3.
Il ne fut tenu aucun compte de la proposition.
Les bombardes et les canons furent mis en place et, le lendemain
dimanche, vers neuf heures, s’ouvrit le siège proprement dit.
Le premier acte fut un combat d’artillerie. Les pièces d’Orléans fi-
rent des merveilles, spécialement celle que les canonniers avaient bap-
tisée « la Bergère » : un hommage à Jeanne, peut-être. En trois coups
de ses énormes boulets elle fit choir la plus grosse tour 4.
Cependant Suffolk avait pris langue avec La Hire 5. Sachant la ve-
nue prochaine de Falstoff, il lui importait de gagner du temps ; il pro-
posait donc au capitaine gascon de rendre la ville dans quinze jours s’il
n’avait été secouru 6. Cette tentative de négociation déplut au lieute-
nant général d’Alençon. Jeanne donna son avis :
– Pas dans quinze jours ; maintenant. Qu’ils s’en aillent mainte-
nant s’ils veulent, avec leurs chevaux, sans armes ni bagages, vie
sauve ; sinon, l’assaut 7.

1 D’Alençon, Q. III, 95.


2 Ibid.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 12.
4 Journal du Siège, 96.
5 D’Alençon, Q. III, 95.
6 Ibid.
7 Ibid., 79, 80.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 275

L’ennemi refusa : ce fut l’assaut : un assaut bref de trois ou quatre


heures, mais avec des mots et des gestes héroïques, sans parler du
courage, de part et d’autre.
Les hérauts en effet crièrent : Aux fossés !
D’Alençon eut un moment d’hésitation. Était-ce déjà l’heure ? L’ar-
tillerie ne pouvait-elle battre davantage la muraille ? Jeanne l’exhorta
d’une phrase ardente et profonde :
– Allons ! En avant, gentil duc ! N’hésitez pas ! C’est l’heure quand
il plaît à Dieu. Il faut œuvrer quand Dieu le veut : œuvrez et Dieu œu-
vrera.
Puis du ton des prophètes passant à celui d’une camaraderie mili-
taire charmante :
– As-tu peur, gentil duc ? N’ai-je pas promis à ta femme de te ra-
mener sain et sauf ? 1.
Partis ensemble ils s’arrêtèrent sur une éminence pour surveiller la
bataille. Ce fut alors que lui montrant un canon en batterie :
– Otez-vous d’où vous êtes, lui dit-elle, cette machine vous tuerait.
D’Alençon continua son chemin, et le sire de Lude qui n’avait pas
entendu la conversation, ayant pris quelque temps après la place du
Duc, y fut tué 2.
Jeanne s’était engagée dans le fossé. Suffolk fit crier, paraît-il, qu’il
voulait parler à d’Alençon. Il était trop tard. Parmi le fracas de la ba-
taille on ne l’entendit point.
La sainte guerrière avait appliqué une échelle au mur. Elle montait,
tenant son étendard, quand une pierre lancée d’en haut vint se briser
sur sa capeline. Le coup fut si rude que Jeanne fléchit et tomba. Ce ne
fut qu’un instant. Aussitôt debout que tombée :
– Amis ! Amis ! cria-t-elle aux nôtres : En avant ! En avant ! Notre-
Seigneur a condamné les Anglais.
Ceux-ci se précipitèrent vers le pont dans une fuite éperdue 3.
C’est alors que se passa une scène de haut caractère, digne des
beaux âges de la chevalerie. Suffolk lui-même tentait de s’échapper,
serré de près par un gentilhomme auvergnat, du nom de François-
Guillaume Regnault. Comprenant qu’il lui fallait se rendre, l’Anglais fit
face à Guillaume :
– Es-tu gentilhomme ? demanda-t-il.
– Oui.

1 D’Alençon, Q. III, 96.


2 Ibid.
3 Journal du Siège, 98.
276 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Es-tu chevalier ?
– Non.
– Eh bien, agenouille-toi.
Le Français s’agenouilla, se fiant, sans hésiter, à la loyauté de Suf-
folk : l’Anglais le frappa des trois coups d’usage à l’épaule, prononça
les paroles rituelles, l’embrassa et lui remit sa lame 1. Chevalier, il
s’était rendu à un chevalier.
Beaux adversaires, qui se combattaient et pouvaient s’estimer !
J’écris ces choses au cours de l’invasion allemande 1914-15-16…
Suffolk laissait ensevelis dans Jargeau presque tous ses soldats,
parmi lesquels son frère Alexandre. L’autre, Jehan, fut capturé avec
son aîné. De notre côté, il y eut de seize à vingt tués.
Le lendemain, les prisonniers suivirent Jeanne et d’Alençon, qui
regagnèrent Orléans, après avoir installé une garnison à Jargeau 2.
Le corps d’armée victorieux prit gîte dans la ville et les gracieux vil-
lages situés de « l’un et l’autre côté du fleuve » 3. Ils furent très fêtés, la
soirée du lundi et le mardi. Les rives de la Loire avec leurs bois, leurs
arbres fruitiers nombreux, leurs vignes, sont ravissantes à la mi-juin.
Le triomphe des nôtres eût d’ailleurs vêtu d’allégresse le plus insigni-
fiant paysage. Les capitaines et les simples hommes d’armes ne taris-
saient point d’éloges pour Jeanne, dont la prudence les avait décidés à
l’assaut, comme son courage les y avait soutenus. La confiance montait
irrésistiblement vers elle. On eût été mal venu à dire que Dieu ne
l’avait pas envoyée « pour remettre le roy en sa seigneurie » 4.
IV
Jeanne, qui avait coutume de participer à la messe le matin et aux
vêpres l’après-midi, quand elle le pouvait, n’y manqua point à Orléans
le mardi 14.
L’office terminé, elle appela « son beau duc d’Alençon et lui dist :
Je vueil (veux) demain après disner aler voir ceulx de Meun. Faites
que la compagnie soit preste de partir à ceste heure » 5. On devait
prendre le chemin de Sologne (rive gauche).
Au fait, son objectif principal n’était pas Meung, qu’elle entendait
seulement aveugler pendant son travail contre Beaugency.
Beaugency était la grosse place de la rive beauceronne. Talbot y
commandait ; et si nous ne l’y trouvâmes pas devant nous, mais seu-

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 173.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 13.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., 73.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 277

lement son lieutenant Richard Guestin, c’est qu’il avait cru bon de se
porter à la rencontre de Falstoff, probablement afin de hâter la marche
de celui-ci. Suivant donc la pente de son génie et de son inspiration, qui
était de donner le coup violent où elle pressentait la plus forte somme
de résistance, Jeanne voulait avoir raison de Beaugency d’abord.
Cependant, par prudence, il fallait préalablement rendre Meung
inoffensif. De là, en effet, les Anglais pouvaient inquiéter les deux rou-
tes (rive droite et rive gauche) qui aboutissaient à Beaugency. S’enga-
ger sur l’une ou sur l’autre en laissant derrière soi le camp de Meung,
c’était s’exposer à ce que l’ennemi organisât une poursuite, et fît fonc-
tion de marteau, tandis que la garnison de Beaugency ferait fonction
d’enclume ; d’où le broiement entre deux. La nécessité d’immobiliser
ceux de Meung, pour mieux détruire ceux de Beaugency, s’imposait.
La ville de Meung, si nous comprenons bien le Journal du Siège, la
Chronique, la Déposition de d’Alençon et les Mémoires de Perceval de
Cagny, ne devait pas alors tout à fait confiner à la Loire. Elle en était
séparée par quelques champs et aussi par des faubourgs qui l’entou-
raient, s’étendant au midi vers le fleuve, au nord vers la Beauce. On y
avait construit pour le service des habitants une église 1.
Le pont jeté sur la Loire reliait la Sologne, non pas immédiatement
à la ville, mais aux champs et aux faubourgs.
Tous ces ponts sur la Loire étaient fortifiés, quoique inégalement.
Celui de Meung avait des tourelles de protection auxquelles, suivant
leur méthode habituelle, les Anglais avaient ajouté un boulevard.
L’enlever fut pour les nôtres l’affaire d’un instant : « Nonobstant
ses deffenses, il fut pris de plain assaut sans gueres arrêter » 2.
Le sire de Scales que Jeanne avait déjà rencontré devant elle, et le
fils de Warwick son futur geôlier, avaient dirigé la résistance. Talbot,
sous les ordres duquel ils étaient placés, était parti avec quarante lan-
ces et deux cents archers 3 au devant de Falstoff ; nous allons bientôt le
retrouver.
Les Français, après avoir balayé le pont, ne manquèrent pas de le
franchir, et de se jeter, tandis que les Anglais s’enfermaient dans le
château, sur les faubourgs, même celui du nord où ils couchèrent. La
nuit ne fut pas absolument tranquille. Il y eut des contre-attaques.
D’Alençon raconte lui-même, non sans agrément, qu’il se réfugia dans
l’église et qu’il faillit s’y faire prendre 4.
Telle fut la journée du 15 juin.

1 D’Alençon, Q. III, 97.


2 Journal du Siège, 100.
3 Wavrin, Q. IV, 414.
4 D’Alençon, Q. III, 97.
278 LA SAINTE DE LA PATRIE

V
Le 16, dès le petit matin, le jeune Duc fit sonner la marche sur
Beaugency, mais par la rive droite, la rive de Beauce. Avant de partir, il
disposa des postes, dont la tâche était de surveiller l’ennemi, et de le
tenir interné dans le château.
Beaugency, que Jeanne prétendait s’ouvrir, était une jolie vieille
ville, tassée au soleil, sous la protection de ses murs, autour de sa no-
ble église romane et de son château hautainement dominé par un so-
lide donjon carré, que les habitants appelaient la Tour de César, sans
que, ni de près ni de loin, il eût de rapport avec le conquérant romain.
Le destin de Beaugency n’avait pas été et ne sera pas de vivre des jours
paisibles. Il fut pris et repris pendant la guerre de Cent ans. Cette fa-
meuse période passée, La Trémouille et Dunois se le disputèrent. Au
cours des malheureuses guerres de religion, il fut brûlé. Il n’est pas
jusqu’à notre lutte de 1870-71 où son nom ne figure 1. Beaugency, com-
me Meung, comme Orléans, avait un pont par où l’on communiquait
avec la Sologne, et des faubourgs.
Les Anglais, maîtres dans l’art de l’embuscade, ne firent pas mine
de se protéger, au moins dans le faubourg nord. Ils laissèrent les nô-
tres s’y engager tranquillement, au sortir de la route de Beauce. Mais
quand ils les virent assez avancés, ce fut une grêle de flèches, de vire-
tons, de balles de plomb, de pierres, volant de partout. L’affaire fut ra-
pide et chaude. Elle tourna bien. L’ennemi jugea prudent de se replier
vers le château et les fortifications du pont 2.
On en était là lorsqu’un bruit fort inattendu se répandit parmi les
Français : le connétable de Richemont arrivait avec quatre cents lances
et huit cents archers, parmi lesquels Beaumanoir, Rostrenem, La Feuil-
lée, Montauban, Saint-Gilles, et les garnisons de Sablé, de la Flèche, de
Duretal 3. Le bruit était fondé, tellement fondé que Rostrenem, qui
avait déjà vu Jeanne, lors de la mission du Duc de Bretagne près d’elle,
lui demandait audience pour solliciter une place au siège.
Le cas était embarrassant. D’une part, on avait besoin de toutes les
bonnes volontés en vue de la besogne qui restait. Cette compagnie ar-
rivait donc juste à point. Son chef était moins à dédaigner que qui que
ce soit. Très avisé, très audacieux, ce Breton, connétable de France,
comptait. Le souvenir d’Azincourt où il avait été trouvé percé de coups
sous un monceau de morts, ce qui ne l’empêcha pas de vivre jusqu’à
quatre-vingt-treize ans, ses prisons d’Angleterre, sa parenté, la maniè-
re même dont il avait traité quelques favoris de Charles, l’auréolaient.

1 En décembre 1870 il fut occupé par les Mecklembourgeois après le départ du général Pams.
2 Perceval de Cagny, Q. IV, 14.
3 Gruel, Q. IV, 316.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 279

D’autre part, La Trémouille l’exécrait, et Charles VII l’avait disgracié.


Celui-ci avait même donné ordre de le combattre s’il se présentait 1.
Le combattre ?… Allait-on reprendre les vieilles erreurs ? Allait-on
entre Français se tuer sous l’œil narquois de l’ennemi ? Franchement
Jeanne n’avait pas reçu « message » de Dieu pour pareille œuvre.
D’Alençon lui-même n’y pensait pas ; il pensait à se retirer. Il en
avertit Jeanne :
– Si le Connétable vient, je m’en irai 2.
Cela seul était déjà fort grave.
Mais c’était la journée des nouvelles, au camp français.
Tandis en effet qu’on y délibérait sur l’accueil à faire au Connéta-
ble, l’après-midi avançait ; et Talbot, qui avait été annoncé par des
coureurs dès le matin 3, paraissait entre Meung et Beaugency.
VI
Cela nous contraint à revenir un peu en arrière pour nous rendre
compte des mouvements des chefs militaires anglais depuis la prise
d’Orléans.
Les garnisons des bastilles non enlevées s’étaient retirées sur
Meung, Beaugency, Jargeau, et peut-être les petits châteaux tels que
Montpipeau, Marchenoir, etc.
Cependant Bedfort ne s’abandonnait pas lui-même. Il réunissait à
Paris une armée nouvelle de cinq mille combattants « les mieux prins
qu’on eut oncques vu au pays de France » 4.
Il la mettait sous les ordres de Falstoff, son homme de confiance, le
vainqueur de la Journée des Harengs, et dès le 9 mai l’expédiait au se-
cours des places de la Loire dont il prévoyait le danger.
La tête de la colonne, s’avançant à marche forcée, coucha à Étam-
pes. Là elle attendit le reste de sa formation et, le dimanche 12, tout le
monde gagna Janville. Falstoff s’arrêta quatre jours dans « l’assez bon-
ne petite ville qui par dedans avait une grosse tour à manière de don-
jon » 5, rapporte Wavrin, qui était de l’expédition. Il espérait y recevoir
un renfort que lui avait promis le régent.
C’est là que lui parvint l’avis de la reprise de Jargeau par Jeanne et
d’Alençon. Falstoff en conclut que nous étions plus forts que jamais, et
s’ancra de plus en plus dans sa résolution d’expectative.

1 Gruel, Q. IV, 316.


2 D’Alençon, Q. III, 98.
3 Ibid.
4 Wavrin, Q. IV, 413.
5 Ibid.
280 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il en était là, lorsque Talbot arriva avec quarante lances et deux


cents archers 1.
Il allait orienter les esprits dans une autre direction. Il n’était pas le
chef, c’était Falstoff ; mais son influence morale était décisive. Il pas-
sait « pour estre le plus sage et le plus vaillant chevalier du royaulme
d’Angleterre ».
« Quand le dict Seigneur de Thalbot fut descendu en son hostel,
messire Jehan Falstoff, messire Thomas Rameston, et les aultres sei-
gneurs anglais l’allèrent bienviengnier (lui souhaiter la bienvenue) et
le révérender, lui demandant de ses nouvelles ; lequel leur en dist ce
qu’il en estait, puis s’en allèrent dîner tous ensemble ». Pendant le dî-
ner, on fit trêve aux affaires ; mais immédiatement après, on enleva les
tables et on tint un conseil très sérieux, « où maintes choses furent
ataintes et débattues » 2.
Jehan Falstoff exposa sa manière de voir : « Attendre le renfort, et
cela parce que les Français depuis Orléans et Jargeau et autres lieux…
s’exaltaient, s’esjouissaient et resvigouroient », tandis que « les An-
glais étaient amatis (aplatis) et moult effrayez ». Il fallait leur rendre
confiance avant de rien risquer. Beaugency traiterait au mieux de ses
intérêts. Si cette forteresse ne se pouvait défendre, elle se rendrait !
Talbot paraît l’avoir pris de haut avec messire Falstoff : sans discu-
ter ses raisons, il déclara péremptoirement que ceux qui voudraient le
suivraient ; et qu’au demeurant, fût-il seul avec ses gens « il yrait com-
battre les Français à l’ayde de Dieu et de Monseigneur Saint Geor-
ges ».
Falstoff, voyant que « nulle excusation de lui ou remontrance n’y
valloit…, se leva du conseil. Ainsi firent tous les autres et s’en allèrent
chacun en son logis », non sans avoir défini qu’il était commandé aux
capitaines de se tenir prêts à prendre les champs le lendemain.
Le rassemblement se fit en effet le 17, suivant la convention. Fals-
toff, toujours convaincu de la valeur de son avis, tenta un suprême ef-
fort. Il en appela même à la grande mémoire du conquérant, dont le
nom dominateur n’était oublié d’aucun de ses compagnons : Henri V.
– « Si la fortune tourne maulvaise contre nous, tout ce que le roy
Henry a conquis en France à grant labeur et long terme sera en voye
de perdition ; c’est pourquoi, il vaudrait mieux un peu soi tenir en
bride et attendre que notre puissance soit renforcée ».
Talbot demeura inébranlable. Il voulait aller au secours de Beau-
gency ; il irait.

1 Wavrin, Q. IV, 414.


2 Ibid., 415.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 281

Alors, Falstoff apparut vraiment en grandeur : sans rancune étroi-


te, sans bouderie misérable, il fit ce qu’un chef doit faire. Devinant
bien qu’on allait se battre, il marcha au canon. « Messire Falstoff
voyant bien que nulle remontrance ne pouvait prouffiter à ses compai-
gnons, commanda à ses estandards qu’ils prissent le droit chemin vers
Meung 1… et Beaugency ».
Le sort en était jeté ; l’Anglais courait au désastre.
De Janville à Patay, et de Patay à Beaugency par Meung, la route
était directe du nord au sud, plate, large, ouverte, avec ces très rares
ressauts que présente l’immense plaine beauceronne. Les « estandards
de Falstoff » pouvaient avancer assez rapidement malgré le gros train
qu’ils menaient, et en belle ordonnance. Sur le soir, ils arrivèrent à une
lieue « de Meung et assez près de Beaugency » 2.
Ces mots de Wavrin et toute la suite de son récit, comme aussi la
déposition du Duc d’Alençon, nous portent à croire, contrairement à la
pensée commune, que l’armée anglaise ne s’arrêta point à une lieue de
Meung au nord, du côté du Bardon, mais plutôt à une lieue vers
l’ouest, du côté de Messas ou de Villorceau. Par un léger détour, Talbot
et Falstoff avaient évité le contact avec Meung, dont ils ne savaient pas
trop le sort depuis le message reçu à Janville. Ils avaient pris une posi-
tion à cheval entre les deux forteresses. Ainsi, leur était-il permis de
surveiller soit l’une soit l’autre, sans cependant s’exposer à être retar-
dés dans la poursuite de leur objectif. Beaugency, dont en effet ils
étaient assez près, se trouve dans le triangle formé par Villorceau,
Messas et Baule.
Arrivés à cet endroit, ils rencontrèrent un peloton de nos éclaireurs
qui les surveillaient. Ils distinguèrent même l’armée française, dont
l’arrière-garde, dans notre supposition, n’était pas éloignée d’eux. Et
comme Wavrin le dit, ils purent croire qu’il y avait là cinq ou six mille
hommes et qu’ils allaient être attaqués. Bien entendu, si le contact en-
tre les Anglais et nos vedettes se fût réalisé dès avant Meung, à une
lieue au nord, nos troupes établies sous Beaugency n’auraient pu être
aperçues. Et alors, quelle singulière berlue eût été celle de l’ennemi de
prendre quelques coureurs pour un corps d’armée 3.
Les Anglais avaient fourni une pénible étape ; ils étaient las et ils
avaient faim : le gîte et la soupe les appelaient. Ils se connaissaient mal
en forme, et ne désiraient guère une action immédiate.
Les Français n’y tenaient pas davantage. Ils pensaient que ceux de
Beaugency, s’ils pouvaient ignorer l’approche de Talbot, arriveraient

1Wavrin, Q. IV, 416.


2 Ibid.
3 Wavrin dit : « Quand ils (les Anglais) parvinrent à une lieue près de Meung et assez près de

Beaugenci, les Français furent advertis de leur venue, eulx environ VI mille combattans ». Q. IV, 416.
282 LA SAINTE DE LA PATRIE

plus facilement à composition : probablement quelques pourparlers


avaient eu lieu déjà.
De part et d’autre on affecta cependant des dispositions belliqueu-
ses. Nos éclaireurs sentant de l’appui à peu de distance ne bougèrent
pas de la « montaignette » 1 qu’ils occupaient. Les Anglais mirent pied
à terre. Leurs archers plantèrent « les peuchons estaquiez » (pieux
durcis et recourbés) derrière lesquels ils combattaient d’habitude. Et
on se regarda. On ne pouvait cependant s’éterniser au port d’armes ; la
nuit venait. Les Anglais, comme solution provisoire, proposèrent un
cartel : trois contre trois. Les Français refusèrent. Leur mot d’ordre ce
soir-là semble avoir été : pas de bruit.
– Allez prendre gîte, répondirent-ils. Il est trop tard ; mais demain,
au plaisir de Dieu et de Notre-Dame, on se verra de plus près 2.
Les Anglais avaient tout ce qu’ils voulaient. Mais où aller ? À tout
risque ils se dirigèrent vers Meung. Ils connaissaient l’auberge depuis
que Salisbury l’avait occupée. Ils n’étaient pas bien certains que nous
en fussions les hôtes : en tout cas il y avait lieu de voir. Ils furent heu-
reusement surpris d’y pouvoir entrer sans coup férir, par la route de
Beauce, puisque nous en occupions seulement le pont, du côté de la
Sologne. « Les seigneurs anglais voiant qu’ils ne seraient pas combat-
tus, chevaulchèrent vers Meun, où ils logèrent cette nuit car ils ne
trouvèrent nulle résistance en la ville, fors tant seullement que le pons
se tenait pour les Franchois » 3.
Or ce pont les intéressait. C’était leur chemin pour aller ravitailler
Beaugency, puisque nous barrions en force celui de la Beauce. L’artil-
lerie résolut donc de battre ses tours et son boulevard. Jusqu’au matin
ce fut un vacarme ininterrompu de bombardes et de veuglaires.
Il se fit plus de bruit que de besogne. Les capitaines anglais l’avaient
un peu prévu, puisqu’ils étaient convenus de recourir à l’assaut dès le
petit jour du lendemain 18, afin de compléter les résultats insuffisants
de l’artillerie 4.
VII
Revenons au camp français.
La rumeur de l’arrivée de Falstoff s’y était répandue promptement.
Jeanne fut avertie par un homme de La Hire – l’un de ceux du peloton
de la « Montaignette » sans doute –, au moment où elle traitait avec
d’Alençon de la réception à faire au Connétable. Profitant avec déci-
sion du danger nouveau :

1 Wavrin, Q. IV, 417.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 D’Alençon, Q. III, 98.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 283

– Ce n’est pas l’heure de s’en aller, dit-elle à d’Alençon courroucé et


grondant. C’est celle de s’entendre.
Et montant à cheval elle se porta de sa personne vers Richemont,
jusqu’à un lieu nommé la Maladrerie 1.
L’entrevue fut piquante.
Jeanne mit pied à terre.
Le Connétable fit de même.
Il prit le premier la parole : et de la brusque et originale manière
qui lui était propre :
– « Jeanne, on m’a dit que vous vouliez me combattre. Je ne scay si
vous êtes de par Dieu ou non. Si vous êtes de par Dieu, je ne vous
crains de rien, car Dieu sait mon bon vouloir. Si vous estes de par le
Diable, je vous crains encore moins » 2.
– « Beau Connétable, répondit la jeune fille, vous n’êtes pas venu
de par moi, mais puisque vous êtes venu, soyez le très bien venu » 3.
Cependant elle n’entendait point passer par-dessus les intérêts de
son roi. Elle obtint du Connétable qu’il jurât « de le toujours servire
loyaument » (loyalement). En retour de quoi, d’Alençon, de son côté,
donna sa parole de traiter en frères d’armes Richemont et les siens.
C’était le conflit évité. Le Connétable prit le guet qui était la charge des
nouveaux venus, d’après les usages.
« Et fust, remarque Guillaume Gruel, l’enthousiaste écuyer de Ri-
chemont, le plus beau guet qui eût esté en France passé depuis long-
temps » 4. Il semble que le Connétable ait dépêché une vingtaine de
lances pour appuyer le poste du pont de Meung 5. C’était encore une
appartenance de son guet.
Ce ne fut pas la beauté de ce guet, si admirable aux yeux de Gruel,
qui troubla les Anglais. Ce fut la terreur que leur inspirait Jeanne. Wa-
vrin, qui était son ennemi violent, témoigne de cette disposition, avec
une vigueur et une précision extraordinaires. Les Français, dit-il, assié-
geaient Beaugency et serraient de très près la garnison. D’ailleurs, ils
répandaient habilement le bruit que l’armée de Falstoff arriverait trop
tard pour aider la forteresse, si bien que les Anglais de la place ne sa-
vaient pas « bonnement à quel parti eulx arrêter… ». Ils étaient surtout
frappés de ceci, « que par la renommée de Jeanne la Pucelle les coura-
ges des leurs étaient fort altérés et faillis. Ils voyaient, ce leur semblait,

1 Gruel, Q. IV, 317.


2 Ibid.
3 D’Alençon, Q. III, 98.
4 Gruel, Q. IV, 318.
5 Ibid.
284 LA SAINTE DE LA PATRIE

la fortune tourner sa roe (roue) rudement à leur contraire… Car ils


avaient déjà perdu plusieurs villes, qui s’estaient remises en l’obéissan-
ce du roy de France principalement par les entreprinses de la dite Pu-
celle » 1. Leur panique était telle, que plusieurs, dont les terres étaient
situées dans l’Île-de-France, prenaient le parti désespéré de tout aban-
donner, et de se retirer en Normandie qui leur paraissait plus sûre 2.
En conclusion, les deux capitaines Richard Guettin, Bailli d’Évreux,
et le Gallois Mathe Goux, qu’on appelait communément Mathago, « fi-
rent requérir de la Pucelle négociation de traité », qu’on leur accorda.
Il fut convenu qu’ils rendraient le château et le pont ; qu’ils emmène-
raient leurs chevaux, leurs harnais, leurs meubles même, jusqu’à va-
leur d’un marc d’argent. Ni eux, ni leurs hommes ne pouvaient repren-
dre les armes avant dix jours 3.
Guettin fut retenu en otage. Il servit de garant de la foi jurée. Ses
soldats prirent la route de Paris à travers la Beauce 4 : c’était celle de
Janville et d’Étampes.
Ainsi finit, fort avant dans la nuit, cette journée du 17 juin, l’une
des plus mouvementées de la campagne de la Loire.
Le rôle de Jeanne y apparaît d’une éclatante prépondérance. Ce
vieux reître de Wavrin en avait encore l’impression – et il nous la
donne –, quand retiré de l’estrade qu’il avait tant battue, il rédigea ses
mémoires à l’honneur de l’Angleterre, et « pour l’instruction d’un sien
neveu ». Jeanne lui apparaît comme la terreur des Anglais ; elle les af-
fole. « Ils ne savent pas quel parti prendre le meilleur, le plus prouffi-
table ». Elle les « a amatis ». Le rédacteur du Journal du Siège ne s’y
trompe pas davantage. Il est impossible de le lire sans comprendre que
la sainte jeune fille est l’âme de tout, des négociations aussi bien que
des coups de force.
VIII
L’aube du 18 juin se lève. Vent brûlant ; ciel chargé de ces lourds
nuages qui se forment très facilement au-dessus d’une plaine. La
Beauce encore boisée et marécageuse – les grands blés y étaient rares
alors – respire mal. Cependant les hommes d’armes la trouvent belle 5.
Ils peuvent s’y défiler et s’y étaler tout à tour. Le terrain permet d’avan-
cer sans désordre, sans rupture de rang, au large ; les couverts éten-
dus, quelques dépressions de terrain subites et assez profondes, offrent
des cachettes imprévues. Les Anglais vont le montrer.

1 Wavrin, Q. IV, 413.


2 Ibid.
3 Journal du Siège, 102.
4 Wavrin, Q. IV, 419.
5 Ibid.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 285

En attendant, puisque les ouvrages du pont avaient tenu la nuit en-


tière contre leurs boulets de pierre, les Anglais de Meung préparèrent
tout ce qu’il fallait pour un assaut : fascines, échelles, pavas 1. Ils s’ap-
prêtaient à descendre aux fossés, lorsqu’on leur dit deux choses : la
première, que Mathago et Guettin avaient capitulé, et que donc la prise
de la fortification, en vue du ravitaillement de Beaugency, devenait
peine perdue ; la seconde, que les Français, « par l’exhortation de la
Pucelle Jehanne, s’ébranlaient et les allaient quérant ».
Falstoff changea immédiatement l’ordre de la journée. Il abandon-
na son assaut, et commanda la retraite sur Janville en passant par Pa-
tay. On ne voit pas que Talbot ait, de cette fois, fait d’opposition : Beau-
gency s’était rendu ; son plan était devenu sans objet. Le repliement
commença prestement et s’exécuta de même. Il ne resta pas un An-
glais à Meung. Les troupes qui s’ébranlèrent ainsi formaient un effectif
d’environ six à huit mille hommes 2.
En tête marchait un chevalier qui portait un étendard blanc ; puis
l’avant-garde ; puis l’artillerie ; puis les vivres et les marchands de tout
état ; puis « la bataille », c’est-à-dire le gros de l’armée où se trou-
vaient Talbot, Falstoff, Rameston, et les autres chefs principaux. À
l’arrière-garde, Falstoff n’avait, pour plus de sécurité, laissé que des
Anglais de race 3. Enfin, des coureurs étaient chargés de surveiller le
pays et de dénoncer l’ennemi aussitôt qu’ils l’apercevraient.
Tout cela s’en allait silencieux, et aussi rapide que possible parmi la
poussière brûlante et une chaleur d’accablement.
Marchant droit vers le Nord, ils passèrent très probablement sur
les terres du Bardon, de Huisseau, de Bricy, de Rosières, de Gémigny,
de Saint-Sigismond, de Saint-Péravy, de Coïnces-Lignerolles. Là ils
trouvèrent, vers une heure de relevée, un lieu propice à faire souffler
leurs montures qui venaient de fournir sept lieues. Ils y dressèrent
leurs cuisines de campement. C’était un pli de terrain au fond duquel
se creusait le lit, desséché en cette saison, d’un cours d’eau intermit-
tent, que les gens du pays nommaient la Retrève.
À peine s’y étaient-ils installés que les coureurs vinrent prévenir
Talbot qu’on avait aperçu de loin des cavaliers français.
La nouvelle ne parut pas mauvaise au grand chef anglais.
Le creux de la Retrève dissimulait une partie de son arrière. De
grosses haies qui le couronnaient étaient propres à abriter ses archers.
Patay, avec ses épaisses touffes de bois, permettait aux équipages de se

1 Les pavas étaient de vastes boucliers d’osier sous lesquels les assaillants s’abritaient contre les

coups qui pleuvaient du haut des murailles. Q. IV, 420.


2 Wavrin, Q. IV, 419.
3 Ibid., 421.
286 LA SAINTE DE LA PATRIE

dénier sans être trop vus ; ç’allait être la revanche d’Orléans, de Jar-
geau, de Beaugency peut-être : les batailles en plein champ étaient de-
puis longtemps favorables aux étendards anglais : il résolut d’attendre
et de se battre.
Après avoir ordonné à l’artillerie, dont il ne voulait pas user, et au
train des équipages, d’avancer le plus loin possible, il se mit en devoir
de placer cinq cents archers derrière les haies, et une très forte troupe
dans la dépression de la Retrève 1.
La combinaison était bonne, si La Hire n’eût accouru « moult rai-
dement » 2 gagnant Talbot de vitesse et disloquant sa manœuvre.
À la suite de quelles délibérations, et de quels incidents de route
s’était produit le coup de main du capitaine ?
Ce matin du 18 juin 1429, quand les Anglais eurent quitté Beaugen-
cy conformément au traité de la nuit, les nôtres en prirent possession.
Ce ne fut pas long.
Immédiatement la question se posa du parti à prendre contre Fals-
toff. Allait-on le poursuivre ? Allait-on le laisser se retirer ? Au fond,
quelques-uns des gens du roi avaient un peu peur 3. Ils se donnèrent à
eux-mêmes et donnèrent aux autres quelques mauvaises raisons, quel-
ques défaites. On était mal monté pour une chasse ; il fallait attendre
des chevaux frais 4. Cette campagne avait été glorieuse ; autant valait-il
ne pas s’exposer à en faner les lauriers.
Monstrelet – encore un ennemi de Jeanne pourtant – nous décou-
vre le rôle qu’elle joua dans le conseil des chefs : « Et fut demandé par
aucuns des princes estant là à Jehanne la Pucelle, quelle chose il estait
de faire et quoy bon lui semblait d’ordonner » 5.
La sainte jeune fille se garda bien de répondre en son nom. Elle
n’était rien et le savait ; mais immédiatement s’élevant au ton qui
convenait à l’ambassadrice « de Messire » :
– Au nom de Dieu, dit-elle, il faut combattre.
Puis, regardant les nuées qui tendaient le ciel lourd de leurs drape-
ries houleuses :
– Fussent-ils pendus aux nues, nous les aurons. Dieu les a mis en
notre main pour qu’ils soient châtiés 6.
La discussion fut close.

1 Wavrin, Q. IV, 421-22.


2 Ibid.
3 D’Alençon, Q. III, 98.
4 Ibid.
5 Monstrelet, Q. IV, 371.
6 D’Alençon, Q. III, 98.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 287

Les capitaines Poton de Xaintrailles, La Hire, Loré, de Termes, fu-


rent choisis avec quatre-vingts cavaliers comme éclaireurs.
Au moment de sauter en selle, ils se retournèrent vers Jeanne :
– Quelle direction prendre ?
Leurs chevaux étaient tournés, tête au Nord.
– Chevaulchez hardiment ; vous aurez bon conduict 1.
Ils partirent, ignorants encore du rôle qui les attendait. Jeanne eût
voulu être avec eux. D’Alençon la pria de se réserver pour le gros de
l’armée, « le corps de bataille », où il resta lui-même avec les Laval, le
maréchal de Rais et probablement le Connétable 2.
Richemont, après Patay, retournera vers Beaugency, afin d’y atten-
dre l’issue des négociations entre Jeanne et le Roi, touchant sa rentrée
en grâce 3.
Les « éclaireurs chevaulchaient donc hardiment », tête au Nord. Et
il y avait longtemps déjà ; et ils n’avaient pas aperçu l’ennemi.
Très probablement ils allaient donner de plein front dans le ravin
de la Retrève, lorsqu’ils firent lever un cerf 4.
Le rapide animal fut en quelques bonds dans la zone des Anglais.
Ceux-ci ne surent pas s’empêcher de le saluer par des hurrahs.
Nos éclaireurs furent avertis 5.
Ils coururent prévenir d’Alençon. Au même moment les coureurs
de Talbot nous avaient vus. Et de leur côte avaient donné l’alarme.
– Jeanne, interrogea le Duc, voici les Anglais en bataille, combat-
trons-nous ?
– Avez-vous vos éperons ?
– Comment cela ? Nous faudra-t-il retirer ou fuir ?
– Non pas : au nom de Dieu allez sur eux, car ils s’enfuiront, et ne
s’arrêteront point ; et seront déconfits, sans guère de perte de nos
gens ; et pour ce faut-il vos éperons 6… Le gentil roy aura aujourd’huy
la plus grant victoire qu’il eut jamais. Et m’a dit mon Conseil qu’ils
sont tous nôtres 7.
C’est l’inspiration dans ce qu’elle a de plus vibrant.
Éclaireurs et avant-garde n’en demandèrent pas plus. Ils foncèrent,
bride abattue, sur les gens de la Retrève et les archers des haies.

1 Monstrelet, Q. IV, 371.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 16 ; Gruel, Q. IV, 319.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 245.
4 Monstrelet, Q. IV, 372.
5 Ibid.
6 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 213.
7 D’Alençon, Q. III, 99.
288 LA SAINTE DE LA PATRIE

Rien ne leur résista. Ce fut l’écrasement général et effroyable de


l’ennemi au fond du large ravin, et partout où il put être atteint.
Le train des équipages s’enfuit. Le chevalier à l’étendard blanc qui
guidait l’armée fit comme les équipages 1.
Falstoff, qui se trouvait un peu en avant, accourut. Il ne réussit qu’à
jeter ses gens à la boucherie.
« Les Français purent, à leur volonté, prendre ou occire ceux que
bon leur semblait » 2.
Plus de deux mille hommes perdirent la vie. Il se trouva parmi les
tués des hommes considérables ; les autres, ajoute cruellement Mons-
trelet, « estoient des gens de petit état ou moyen tels et ainsi faits que
les Anglois ont accoutumé de les amener de leur pays en France » 3.
Les nôtres firent deux cents prisonniers de marque ; parmi les-
quels, Talbot, Scales, Thomas Rameston, Hungerfort, le jeune War-
wick, furent « la proye » des victorieux.
Falstoff au désespoir chercha la mort : le bâtard de Thian et autres
eurent peine à l’arracher au champ de bataille. Quand ce fut fait, il
s’élança vers Étampes, avec une poignée de survivants, dont Wavrin
du Forestel, l’historien de la bataille. Il ne s’arrêta qu’à une heure
après minuit. Le « grand duel » 4 était fini.
IX
Jeanne avait dit : Il faudra de bons éperons pour courir après eux.
Elle avait dit encore : Nous perdrons très peu de monde ; nous per-
dîmes un ou deux hommes.
Elle avait dit toujours : Ce sera la plus belle victoire du gentil Dau-
phin. Tout le monde la jugea telle.
Wavrin, qui eut un sens réel de la langue et de l’émotion, s’élève, en
terminant son récit, presque au ton de l’épopée :
« Ainsy comme vous entendez, obtindrent les Français la victoire
au dict lieu de Pathai, où ils couchèrent cette nuict, regraciant Nostre
Seigneur de leur belle adventure. Et le lendemain se délogèrent de Pa-
thai qui sied à deux lieues de Janville. Cette bataille portera perpétuel-
lement nom : la journée de Pathai 5.
« Après cette belle victoire s’en allèrent tous les capitaines français
qui là estaient, avec eulx Jehanne la Pucelle, devers le roy Charles qui

1 Wavrin, Q. IV, 423.


2 Ibid.
3 Monstrelet, Q. IV, 371.
4 Wavrin, Q. IV, 424.
5 Ibid.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 289

moult les félicita en se réjouissant avec eux, et grandement les remer-


cia de leurs bons services. Lesquels lui dirent que sur tous on devait
scavoir gré à la dicte Pucelle » 1.
Quelques-uns des nôtres cependant donnèrent la chasse aux An-
glais jusqu’à Janville, tuant sur le chemin ce qui traînait. Les fuyards
auraient aimé entrer dans « l’assez bonne petite ville où par dedans est
un donjon » 2 ; mais les Janvillais avaient fermé leurs portes. Ils se
donnèrent même la satisfaction de monter sur les murailles pour jouir
de la déconfiture de leurs maîtres de la veille.
Le lieutenant du château, un brave homme au demeurant, qui
s’était fait Anglais par peur ou par intérêt, comme plusieurs autres
d’alors, se rendit aux procureurs qui lui assurèrent la vie sauve, sous la
seule condition qu’il redeviendrait loyal Français. Eux-mêmes rendi-
rent les clefs de leur ville au roi 3.
Lorsque les cavaliers de la poursuite de Janville eurent fini leur be-
sogne, et que Jeanne eut retrouvé tous ses compagnons, elle s’age-
nouilla. Les autres s’agenouillèrent avec elle et d’un cœur unanime ils
remercièrent Dieu humblement et dévotement 4.
On aimerait en vérité savoir le lieu précis où les héros de la plus
prodigieuse des reconstructions nationales plièrent ainsi le genou.
Chaque dix-huitième de juin, à la saison où les grands blés de Beauce
commencent à mûrir ; à l’heure où le soleil, énorme globe de fer rougi
dans une prodigieuse fournaise, s’abaisse jusqu’à la plaine sans fin, vê-
tue splendidement de l’or, de l’émeraude, de la pourpre de ses récoltes,
on se rendrait en ce lieu trois fois sacré de la terre de France. On y
chanterait au milieu des gens de la terre, noblement patriotes, un Te
Deum de reconnaissance au Dieu qui fit la France immortelle. Leur
journée serait finie. Ils accourraient en habit de travail, de Patay, de
Lignerolles, de Coinces, de Saint-Sigismond, de Saint-Péravy, de bien
ailleurs, car ils connaissent tous la sublime aventure de leur petite pa-
trie ; et ils en sont fiers. On aurait le spectacle d’une grande foule, ac-
clamant le passé, honorant le présent, et prophétisant sur l’avenir. Ce
serait beau, très beau.
À revenir au fait lui-même, il peut compter parmi les plus singu-
liers de notre histoire militaire. Le matin, deux villes étaient tombées
en nos mains, à deux heures nous avions combattu et vaincu en ba-
taille rangée. Au soir, nous apprîmes que Janville se rendait et que
l’étranger déguerpissait de Montpipeau, de Saint-Sigismond, et des

1 Wavrin, Q. IV, 424.


2 Ibid., 413.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 244.
4 Monstrelet, Q. IV, 371.
290 LA SAINTE DE LA PATRIE

autres forteresses de la Beauce. « Et crois, dit là-dessus Perceval de


Cagny, que nul n’existe qui ait vu pareille chose, telle que mettre en
l’obéissance du roy, en un jour, trois notables places, c’est à savoir la
ville et château de Meun-sur-Loire, la ville et château de Beaugency, la
ville et château de Janville, et gaigné une journée près le village de Pa-
tay sur les Anglais » 1.
Puisque l’objet de toute campagne militaire est de détruire l’enne-
mi, celle de la Loire avait réussi. Sauf leur avant-garde qui s’était sau-
vée derrière le chevalier à l’étendard blanc, le reste des Anglais avait
comme fondu ; c’était, dans cette région, fini.
Nulle expédition de cette espèce, nous entendons avec les armes et
les armées du Moyen Age, qui ait été aussi foudroyante.
Les victorieux couchèrent à Patay 2.
Le soir, on conduisit Talbot chez le duc d’Alençon où se trouvait dé-
jà le Bâtard. D’Alençon lui dit :
– Vous ne croyiez pas ce matin qu’ainsi vous adviendrait ?
– C’est la fortune de la guerre, répondit gravement l’Anglais.
X
Le lendemain, Jeanne et ses amis reprirent la route d’Orléans. Elle
pensait y trouver le roi. Les Orléanais avaient eu l’espoir de sa visite.
Ils avaient même acheté de belles tentures « à ciel et grand appareil
pour honorer sa joyeuse venue » 3. À tout dire, ils y avaient quelque
droit. Le salut du souverain à eux adressé fût allé au plus ferme dé-
vouement, au plus héroïque courage. Charles n’était pas démonstratif.
C’en était à se demander si les foules ne lui faisaient pas peur. Il les
fuyait. Il fallait sans cesse le disputer à la solitude de ses « retraicts ».
Reçu par La Trémouille, au château de Sully, il n’en voulut sortir. Au
surplus, probablement avait-il une autre raison que sa difficulté à se
livrer au public ; nous l’indiquerons ailleurs.
Ce fut en retournant à Orléans que Jeanne rencontra l’Anglais bles-
sé et l’aida à bien mourir 4.
C’était un prisonnier. Son conducteur et maître du moment, pour
on ne sait quel motif, le frappa si violemment au front qu’il tomba
comme mort. Jeanne vit de loin la scène. Elle accourut et, pénétrée de
compassion, descendit de cheval. Elle s’assit sur une pierre, souleva la
tête du malheureux insulaire, étancha le sang, qui coulait à flots de la

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 17.


2 D’Alençon, Q. III, 99.
3 Chronique de la Pucelle, Q. VI, 245.
4 Louis de Contes, Q. III, 71.
LA CAMPAGNE DE LA LOIRE 291

blessure, et voyant trop qu’elle ne pouvait lui conserver la vie, le dispo-


sa à bien mourir. Caritas inter arma 1.
Jeanne fit sa troisième entrée à Orléans dimanche 19 juin. La ville
ne se lassait point d’elle. Jeanne lui donnait, à chacun de ses retours,
d’immenses joies. Elle était la couronne, la fierté, la tendresse de la ci-
té. De cette fois elle fut encore reçue très grandement. Probablement
les tentures « à ciel et le grand appareil » 2 destinées à Charles ne de-
meurèrent pas tout à fait inutiles.
Mais avec Jeanne les exultations aboutissaient immanquablement
à la prière. Elle entraîna la foule qui se pressait sur ses pas aux églises
pour « mercier Dieu, la Vierge Marie et les benoits Saints du paradis
de la grâce et de l’honneur que Notre-Seigneur avait fait au roy et à
eux tous » 3.
Quelle que fût sa modestie et quoiqu’elle fît tout remonter jusqu’au
ciel, ni le peuple, ni qui que ce soit ne manquait de lui attribuer une
part extraordinaire dans les événements qui venaient de s’accomplir.
Suivant la conviction unanime, « elle avait acquis en icelles besognes
si grant louange et renommée qu’il semblait à toutes gens que les en-
nemys du roy n’eussent plus puissance contre elle, et que bientôt, par
son moyen, le roy devait être remis et restabli du tout en son royau-
me ».
Eh oui ! ainsi pensait le bon sens populaire ; ainsi pensaient les
hommes de guerre de droite vue ; ainsi pensait Jeanne elle-même,
uniquement forte des promesses de son Conseil.
Mais les politiques jaloux veillaient et complotaient déjà peut-être :
la lutte encore sourde de ces gens est proche.

1 La charité parmi la fureur des armes.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 245.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 16.
Chapitre XVI
Première lutte contre les politiques ;
victoire de Jeanne
(1429)

Du mardi 21 juin au mercredi 29 du même mois

Les victoires de la campagne de la Loire donnent du cœur aux Français. – Multitude


de ceux qui accourent à Orléans pour s’enrôler, même sans solde et sans état égal à
leur rang. – Enthousiasme que leur inspire « le voyage » du sacre. – Les politiques,
La Trémouille et Regnault de Chartres principalement, sont mécontents. – Pour-
quoi. – Jeanne déplaît non seulement pour son projet de marche sur Reims, mais
par son estime des qualités militaires de Richemont. – Inimitié de Richemont et de
La Trémouille. – Le roi ne veut pas se rendre à Orléans où il est attendu par la Bien-
heureuse. – Celle-ci va le trouver à Sully chez La Trémouille. – Elle lui recommande
Richemont inutilement. – Elle ne peut rien en tirer quant au voyage du sacre. – Ce-
pendant le roi consent à tenir un conseil à Châteauneuf. – Conversation émouvante
à Saint-Benoît-sur-Loire. – Jeanne demande au roi un acte de foi. – Résolutions de
Châteauneuf. – Le roi part pour Gien, Jeanne pour Orléans. – Le 24, Jeanne, qui a
fini ses préparatifs à Orléans, rejoint le roi à Gien. – Lettre de Jeanne aux Tournai-
siens le 25. – Reddition de Bonny-sur-Loire. – Le roi semble hésiter toujours à mar-
cher sur Reims. – Jeanne prend le parti de brusquer la situation. – Elle part sur la
route d’Auxerre. – Une partie de l’armée la suit. – Le roi, comme s’il n’eût attendu
que cette espèce de mise en demeure, ordonne de prendre les champs. – La candeur
de la Sainte et l’obéissance aux Voix triomphent de l’astuce des politiques. – Bien-
heureux les simples !
I
Les prestigieuses victoires de Jeanne avaient donné du cœur aux
Français. « Le cœur crust aux Français », dit énergiquement le Jour-
nal du Siège 1. De ces Français, de ces vrais et bons Français dont les
chroniqueurs parlent ainsi, il en arrivait de partout, à Orléans 2. Ils
voulaient voir celle dont on racontait tant de prodiges, « qui parloit
aussi prudamment de la guerre comme cappitaine pouvait faire et qui,
quand il y avait à l’os aucun cry ou effroi de gens d’armes venoit, fust à
pié fust à cheval, et donnoit hardiesse en admonestant de faire bon
guet et garde, ainsi que par raison on doit faire ». Ils se déclaraient
prêts à servir Charles « même à leurs despens » 3.

1 Journal du Siège, Q. IV, 105.


2 Jean Chartier, Q. IV, 71.
3 Ibid.
PREMIÈRE LUTTE CONTRE LES POLITIQUES 293

Le bruit avait couru, en effet, que le roi partirait de la noble ville


pour « le voyage » de son sacre. Ce mot est à noter. Ce n’était déjà plus
de dangers, de fatigues, de conquêtes ouvrant le chemin de Reims qu’il
s’agissait : mais de « voyage » 1. Ce serait, ce ne pouvait être, qu’une
procession joyeuse, cette marche au sacre : la procession sainte des
Lys reverdis, de la royauté ressuscitée. Lequel de ceux pouvant en être
n’eût rêvé en être ? « Et disaient plusieurs que si le dit Sire de La Tré-
mouille et aultres du conseil du roi eussent voulu accueillir tous ceux
qui venoient à son service, ils eussent pu facilement recouvrer tout ce
que les Anglais tenoient du royaulme » 2. On était cependant bien dé-
cidé à se battre, si bataille il fallait engager ; personne qui n’y fût déci-
dé, sauf quelques prétendus habiles gens endormis par le Bourguignon
dans le rêve d’une réconciliation éternellement fuyante.
Les habiles, c’étaient avant et plus que tous autres La Trémouille,
« pour qui le roy faisait de tout en tout » 3, Regnault de Chartres, puis
« les gens de l’hostel du roy », une coterie ; ceux desquels on se contait
à la cour, à la ville, aux champs, « qu’ils avaient la plus grande auctori-
té sur luy » 4. Vouloir, comme Jeanne et ses amis voulaient, mener
Charles à Reims, coûte que coûte, et tout de suite, fût-ce malgré le Duc
Philippe, c’était les blesser dans le vif de leur système politique : qui
sait ? peut-être au plus profond de leurs intérêts. Le pot-de-vin fut de
tous les âges, parce que la cupidité en est 5. La seule pensée de la cam-
pagne du sacre « les courrouçait » 6 merveilleusement.
La sainte innocente fournit un second grief contre elle-même.
Elle avait jugé du premier coup d’œil Richemont à son prix. Le sol-
dat qui venait de lever de ses deniers une si belle troupe, et qui de-
mandait comme unique faveur de combattre pour son pays et son roi,
pouvait être un violent, mais ce violent était brave et paraissait loyal ;
il lui avait plu. Il était manifestement une force dans le désarroi du
royaume. Elle lui promit, avant de le quitter à Patay, d’intercéder en sa
faveur près du souverain.
Malheureusement La Trémouille avait juré une haine mortelle à
Richemont. C’est de ce côté probablement qu’il faut chercher l’explica-
tion du séjour têtu de Charles à Sully, et de son refus de pousser de
quelques lieues pour donner à Orléans la joie d’une entrée solennelle,
que la ville avait fort préparée et beaucoup mieux méritée encore. Le
château de Sully appartenait au favori. Il savait bien que le Connétable

1 Jean Chartier, Q. IV, 71.


2 Ibid.
3 Journal du Siège, Q. IV, 106.
4 Ibid., IV, 178.
5 On verra plus tard comment les Auxerrois s’y prirent avec La Trémouille.
6 Jean Chartier, Q. IV, 71.
294 LA SAINTE DE LA PATRIE

n’en viendrait pas heurter la porte, si hardi, si entreprenant fût-il ; il


n’eût osé passer l’huis de Madame de La Trémouille, dont il avait mis à
mal le premier mari, messire de Giac. Au contraire, il pouvait fort bien
surgir à l’improviste, devant le Châtelet d’Orléans, quand Charles y se-
rait installé ; demander – selon sa façon de demander – l’accès à l’au-
dience royale, s’expliquer, protester, accuser : la suite devenait chan-
ceuse. Avec un prince impressionnable et mystérieux, sait-on jamais
ce qui peut arriver ? Le plus sûr était véritablement de le garder à Sully
puisqu’on l’y tenait. Les Orléanais avaient préparé une grande fête
pour sa réception, « de beaux pavois » 1 ; ils y seraient pour leurs pré-
paratifs ; le mal ne serait pas grand.
Jeanne, avec son engagement envers le Breton, passait à la traverse
de ces combinaisons, les ignorant peut-être, quoiqu’elle fût très sub-
tile ; en tout cas les dédaignant, si elle ne les ignorait point. La Tré-
mouille ne sera pas homme à laisser un compte de ce genre impayé.
Il sentait bien aussi que Charles ne manquait pas de sympathie
pour l’héroïque et sainte enfant. Il suffisait au surplus que le souverain
daignât regarder tout ce qu’en six semaines elle avait redressé de cho-
ses chancelantes et croulantes pour que lui apparussent ses obliga-
tions. Jusqu’où monterait cet astre qui se levait si brillant et si pur ?
Quelle carrière parcourrait-il ? Quoi et qui rejetterait-il dans l’ombre ?
Le susceptible courtisan s’alarmait ; et il entraînait dans son alarme
tous les familiers des « Retraicts royaux ».
Ils constituèrent le bloc de la sourde contradiction à Jeanne. Leur
programme fut vite établi : ne se rallier à aucune des propositions de
la Libératrice, sans apparence de parti pris toutefois. Puisqu’on ne
pouvait pas écarter sa personne, ni lui imposer silence, on la neutrali-
serait ; on lui opposerait la force d’inertie ; on profiterait de toutes les
occasions pour la diminuer ; on soulèverait des questions sur l’utilité
de son œuvre ; on exciterait, à l’occasion, le roi méditatif, quasi peu-
reux, contre cette héroïque et populaire créature. La lutte entre l’astu-
cieuse politique et l’inspiration commence là.
II
Jeanne avait attendu le roi, pensant, elle aussi, qu’il viendrait à Or-
léans, la journée du 20. Ne le voyant pas, elle résolut de se rendre près
de lui le 21. Elle était trop inexpérimentée des cours pour se demander
dans quelles dispositions d’âme il se trouvait. À peine arrivée, elle l’en-
tretint du sacre et de Richemont.
Quant à Richemont, elle lui dit les excellentes dispositions de sou-
mission et de fidélité du Connétable, la sympathie qu’en quelques jours

1 Journal du Siège, Q. IV, 105.


PREMIÈRE LUTTE CONTRE LES POLITIQUES 295

il s’était acquise près des « hauts seigneurs », son zèle qui s’était tra-
duit par la levée d’une troupe de quinze cents hommes. Il avait eu des
torts ; il les reconnaissait et en implorait le pardon 1.
La supplique était prévue ; et la réponse préparée.
Le roi déclara pardonner par égard pour la suppliante ; mais ses
condescendances n’étaient pas illimitées ; le Connétable ne paraîtrait
pas au voyage du sacre, si sacre il devait y avoir.
La cour comprit fort bien. La Trémouille, qui n’avait pas de raison
d’aimer beaucoup le sire de Giac, le vengeait tout de même. « Le roi
faisait ainsi pour l’amour du Seigneur de La Trémouille, qui avait la
plus grant autorité autour de luy » 2. Jeanne fut peinée : « Le sang de
France ne voulait donc pas se réunir contre l’ennemi commun ! ».
L’union ne se faisait pas !
Plus tard, plus tard, Jeanne ! Ni tes conseils ni tes douleurs ne se-
ront perdus. Richemont sera ton vrai héritier ; il complétera ton œu-
vre. Tu as vu la prise de Talbot à Patay et la délivrance de l’Orléanais ;
lui, il verra la délivrance de la Normandie et la mort de « l’Achille an-
glais » à Castillon. Plus tard ! Plus tard !
En attendant le Breton, qui détestait l’inaction, avait assiégé Mar-
chenoir, que gardait un détachement de Bourguignons et d’Anglais. Se
sentant aux abois, et probablement espérant profiter de la discussion
qu’ils allaient exciter, les hommes d’armes demandèrent un entretien
non à Richemont, mais à d’Alençon. Ce fut pour lui offrir la clef de la
forteresse. Le Duc, par et pour le roi, accepta. Il accorda dix jours de
déguerpissement « à eux et à tout ce qui leur appartenait » 3.
Le Breton avait chassé ; un autre, eût dit Bedfort, « mangeait les oi-
sillons ».
En une différente conjoncture, le Connétable se fût montré moins
accommodant ; mais il avait fait des promesses à Jeanne. Bien plus,
ayant appris de sûr par Rostrenem et Beaumanoir, qui avaient vu La
Trémouille, que le roi ne voulait pas de lui dans le voyage du sacre, il
s’en retourna vers sa ville de Parthenay, « joyeux de la journée de Pa-
thay que Dieu avait donnée au roy, très marry cependant de ce que ce-
lui-ci ne voulait pas prendre en gré son service » 4.
Les négociations de Marchenoir finirent en comédie. Les Anglo-
Bourguignons avaient laissé des otages aux mains du Duc d’Alençon.
Ils réussirent, par on ne sait quelle ruse, à mettre la main sur un nom-
bre égal de gens d’armes français ; probablement par une invitation à

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 245.


2 Journal du Siège, Q. IV, 105.
3 Ibid., 179.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 16.
296 LA SAINTE DE LA PATRIE

dîner au bout de laquelle ils embastillèrent leurs hôtes : puis ils déclarè-
rent effrontément à d’Alençon : Vous avez des otages, nous aussi. Ren-
dez-nous ceux que vous retenez ; vous aurez ceux que nous retenons.
On en dut passer par là : Marchenoir ne devint pas de cette fois
ville royale 1. Le Connétable en garda la mine moins longue.
III
L’affaire du sacre fut plus épineuse : et elle était tellement simple
pourtant !
Jeanne voulait le sacre par obéissance et par piété. Ses « Voix » lui
avaient ordonné de mener le roi recevoir « son digne sacre ». Le sacre
était de son « message ». Elle avait été envoyée pour délivrer Orléans
et faire sacrer Charles. Charles ne serait roi, c’est-à-dire, au sens supé-
rieur qu’elle attachait à ce titre, lieutenant de Jésus-Christ, qu’après
avoir reçu la grâce de l’onction, à Reims, comme ses pères. « C’estoit la
volonté divine » 2.
Le sacre était, à ses yeux et à ceux des chrétiens de son temps, le
sacrement de la royauté.
Le roi ne pouvait pas ne pas désirer son sacre. Il était d’âme reli-
gieuse ; les rites traditionnels lui parlaient. Esprit excellemment délié,
il comprenait d’ailleurs le prestige que sa personne et sa cause retire-
raient de la haute cérémonie.
La foule des chevaliers, des écuyers, des miliciens, Auvergnats, Li-
mousins, Nivernais, Berrichons, Armagnacs, que sais-je ? accourus à la
nouvelle des faits de la Loire, souvent pauvres à ne pouvoir se payer un
harnais, mais assez patriotes pour se réduire à un équipage d’archer et
de coutillier, qui ne leur permettait pas de se battre suivant leur état,
mais leur permettait de se battre, n’aspiraient, eux aussi, qu’à deux cho-
ses : « la compagnie de la Pucelle » 3 et la marche vers Reims. Quand
Jeanne leur disait familièrement : « Par mon martin, je méneray le gen-
til Roy Charles au dit lieu de Reims », elle sentait « qu’ils iraient partout
où elle voudrait aler » 4, qu’elle les mènerait au bout du monde.
Il n’y avait que les « quelques gens de son hostel, qui déconseil-
laient Charles de aler à Reims » 5 ; qui lui chuchotaient qu’il avait des
choses plus pressées à tenter, telle province à libérer, telle ville à pren-
dre, tel château à occuper. Cette contradiction paralysait le mobile et
incertain prince.

1 Journal du Siège, Q. IV, 106.


2 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 247.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 18 ; Chronique de la Pucelle, Q. IV, 248.
4 Ibid.
5 Ibid.
PREMIÈRE LUTTE CONTRE LES POLITIQUES 297

Encore, ajoutaient-ils, si le plan de Jeanne eût été sans danger ;


mais il était des plus périlleux. « La dicte ville de Reims, toutes les vil-
les et forteresses de Picardie, Champagne, Île-de-France, Gastinais,
Auxerrois, Bourgogne – avec lesquelles il fallait compter – ; tout le pays
d’entre la rivière de Loire et la mer estait occupé par les Anglois – ou
les Bourguignons –, comment se tirer de ces difficultés ? ». Il y avait
des hommes ; mais comment les armer ? Comment les nourrir ? Com-
ment les payer ? Le trésor était vide, Jeanne prétendait que de ces obs-
tacles il ne fallait avoir cure. On eût beaucoup aimé la croire. Cepen-
dant, qui le pouvait ? 1. Enfin : du côté du Duc Philippe, voulait-on
mettre tout au pire ? Que dirait-il si l’on violait son territoire, si l’on
forçait quelques villes vraiment siennes ? Ne serait-ce pas la colère et
la rancune inexpiables ?
La face puissante, à vaste nez, à larges oreilles, à lèvres lippues, à
grands yeux rudes de Philippe le Bon, ricanait sans doute derrière les
« gens de l’hostel du roy » quand ils tenaient ces discours. Charles la
voyait distinctement, la reconnaissait à ne s’y pouvoir tromper. Les
semi-Bourguignons de son entourage le fascinaient pourtant, et aussi
la face qui ricanait ; bien plus, celle-ci au moins, lui faisait quasi peur.
Finalement quant au sacre, Jeanne n’obtint d’abord rien du souve-
rain. Il eût voulu consentir : il n’osait dire qu’il consentait. Alors elle
eut cette vue de haute prudence que la première précaution à prendre
était de l’arracher à Sully ; la seconde, de lui proposer une délibération
solennelle qui atténuerait sa responsabilité en la divisant. Une délibé-
ration ! C’était toujours l’affaire de Charles. Il fut convenu que le len-
demain 23, le roi quitterait Sully et se rendrait à Châteauneuf, où les
capitaines par lui convoqués se réuniraient en conseil. On y délibére-
rait à loisir touchant le sacre 2.
IV
Le mercredi 22, au matin, Charles et Jeanne sortirent ensemble du
château.
Ils suivirent les rives délicieusement fraîches de la Loire ; passèrent
devant la magnifique église de Saint-Benoît, dont la crypte gardait les
ossements du patriarche de l’ordre monastique, l’un des patrons de la
France ; s’avancèrent vers Germigny-des-Prés, où « saint Charlema-
gne », l’orant du Paradis vu par Jeanne auprès de saint Louis 3, a laissé
une chapelle castrale et des souvenirs jamais oubliés.
Dans cette course, botte à botte, par un matin très pur et doux,
parmi toute cette histoire héroïque qui se levait autour d’eux et sem-

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 248 ; Perceval de Cagny, ibid., 18.


2 Ibid., 245.
3 « Saint Louis et saint Charlemagne prient pour vous » (paroles de Jeanne au Dauphin).
298 LA SAINTE DE LA PATRIE

blait leur faire cortège, l’intimité des temps de Chinon se rétablit vite,
entre le Capétien, que La Trémouille et Regnault de Chartres ne sur-
veillaient plus, et la prodigieuse fille du peuple. Charles la vit défaite,
usée par la fatigue. Il lui conseilla de se reposer.
C’était un mot d’intérêt, mais qui pouvait signifier que le roi dési-
rait une halte dans l’œuvre, si urgente que fût celle-ci. La Sainte de la
Patrie sentit les larmes lui monter aux yeux. Se tournant vers le souve-
rain, elle dit :
– « Ne doutez pas, je vous prie, ne doutez pas. Vous aurez votre
royaume tout entier, et avant peu vous serez couronné » 1.
Il fallait d’ailleurs bien user d’elle, ajoutait-elle, car sa durée ne se-
rait guère de plus d’un an 2.
Le roi fut ému.
Toutefois la délibération, à laquelle de très nombreux personnages
prirent part, ne conclut à rien d’absolument positif et ferme.
Il fut seulement arrêté que Charles partirait pour Gien, et que ren-
dez-vous y était donné aux Français 3.
C’était peu : le mouvement pouvait se muer en faux départ ; il pou-
vait être arrêté à Gien. La Trémouille escomptait probablement cette
issue ; mais enfin, c’était quelque chose, puisque c’était un départ.
C’était un maillon de la chaîne royale qui se rompait.
Dans l’après-dîner, Charles regagna Sully ; et Jeanne, Orléans ; ce-
lui-ci pour reprendre en partie ses liens, celle-là pour activer l’organi-
sation des convois. Quoi qu’il advînt, elle entendait qu’à l’heure dite,
rien ne manquât par sa faute 4.
V
Le vendredi 24, les préparatifs étaient terminés. Jeanne se trans-
porta chez d’Alençon. L’un de ses procédés très habiles et humbles, qui
consistait à suggérer les résolutions plus qu’à les commander, peut
être ici saisi sur le vif. Elle dit au Duc :
– « Faites sonner les trompettes et montons à cheval. Il est temps
d’aller retrouver le gentil Dauphin, et de le diriger sur le chemin de
Reims, pour son sacre ».
D’Alençon fit sonner les trompettes.
Le roi qui, tout de même, avait eu la fermeté de s’éloigner de Sully,
reçut très bien la colonne quand elle pénétra, vers la nuit tombante,
dans le château de Gien.

1 Simon Charles, Q. III, 116.


2 « Usez bien de moi : je ne durerai guère plus d’un an » (paroles de Jeanne). D’Alençon, Q. III, 99.
3 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 245.
4 Ibid.
PREMIÈRE LUTTE CONTRE LES POLITIQUES 299

Après cet accueil on pouvait penser que le « voyage» de Reims était


assuré. Nullement ; le samedi fut une journée de crise. Les adversaires
du sacre prouvèrent qu’ils n’avaient pas désarmé. Ils reprirent avec
plus de vivacité que jamais leurs arguments 1.
Oui ! on jetait le roi dans une aventure. Oui ! les garnisons et les mu-
railles que l’on devrait affronter étaient dangereuses. Oui ! si l’on voulait
se battre, il y avait d’autres terrains de bataille à choisir. Oui ! l’entre-
prise ne pouvait manquer d’être fort longue. Et on était sans le sou !
Puisqu’ils n’ajoutaient rien à leurs prévisions, Jeanne n’ajoutait rien
aux siennes. Elle savait tout ce qu’on disait, mais il y avait lieu de pas-
ser outre. Tout devait céder devant l’importance de la consécration du
roi. Notre-Seigneur le voulait et le peuple l’attendait. Ceux qui par-
laient d’une longue expédition se trompaient. Ce ne serait pas long 2.
On ne sait trop de quel côté pencha la reine. Elle se trouvait effecti-
vement à Gien. Le roi l’avait appelée, pour le cas où il la couronnerait
en même temps qu’on le sacrerait.
On ne connaît pas avec plus de certitude l’avis de Regnault de Char-
tres. Archevêque de Reims, il avait un intérêt évident à la marche vers
Reims. Cependant sa liaison avec La Trémouille, un certain dépit en
face du soleil qui se levait sans son agrément, ne le rattachaient-ils pas
à l’opinion du Seigneur de Sully ? Perceval de Cagny le donne à soup-
çonner 3.
Tiraillé, Charles ne se prononçait toujours pas.
VI
Jeanne cependant, à dater du 25, semble ne plus avoir aucun doute
sur l’issue. Elle parle, elle agit, elle écrit, comme si la coterie de La Tré-
mouille reculait, comme si Charles était décidé. Le voyage lui apparaît
certain ; elle le dit certain. Ses Voix lui ont-elles révélé ce qui advien-
dra ? A-t-elle trouvé un moyen de presser le roi auquel lui-même ne
résistera pas ?
Les Tournaisiens, dont le représentant l’avait saluée après la déli-
vrance d’Orléans, reçurent le premier gage de cette disposition d’esprit.
Elle leur écrivit :
« Jhesus † Maria.
« Gentils, loyaux Français de la ville de Tournay, la Pucelle vous fait
savoir des nouvelles de par ici, que en huit jours cachés (chassés) ont
été les Anglais de toutes les places qu’ils tenaient sur la rivière de Loire,

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 17, 18.


2 Ibid., 18.
3 Ibid., 17.
300 LA SAINTE DE LA PATRIE

par assault ou aultrement. Il y en a eu maints mortz et priz ; et elle les a


desconfits en bataille. Et croyez que le comte de Suffolk, la Pôle son
frère, et le sire de Tallebot, le sire de Scales et plusieurs chevaliers et
capitaines ont été prinz, et le frère du comte de Suffolk et Glasdall sont
mortz. Maintenez-vous bien loyaulx Français. Je vous en pry, et vous
requiers que vous soyez tous prèx à venir au sacre du gentil roy Charles
à Reims, où nous serons très rapidement. Et venez au-devant de nous
quand vous saurez que nous approcherons.
« À Dieu vous recommande. Dieu soit la garde de vous et qu’il vous
doinst (donne) la grâce que vous puissiez maintenir le bon combat,
pour le royaume de France.
« Escript à Gien, XXVe jour de juin » 1.
Si l’on veut connaître d’ores et déjà la suite de cette correspondan-
ce, les Consaux – c’était le nom des échevins de Tournay – réunirent
« les bannières » (les corporations). Celles-ci déclarèrent s’en rappor-
ter à la sagesse de leurs mandataires. Des députés furent désignés. Ce
furent « Bertemieu Carlier, grand doyen du chapitre, Jules Quéval et
maistre Henri Romain ». Ils arrivèrent à temps non seulement pour
assister au sacre, mais encore à l’entrée de Charles dans Troyes et Châ-
lons. « Le 22 juillet, ils firent leur relation, à la pierre dessus les degrés
de l’entrée de la halle, en présence et audience du peuple » 2.
Ces mœurs municipales très actives, très simples, très populaires,
des vieilles cités belges sont charmantes.
Ce même jour probablement Jeanne s’adressa au duc de Bourgo-
gne afin de lui annoncer, à lui aussi, le sacre 3.
Cette seconde dépêche n’était pas un acte de politesse ; elle était un
acte de politique. Elle rappelait une obligation bien plutôt qu’elle
n’offrait un honneur. Les grands feudataires, précisément parce qu’ils
étaient grands feudataires, devaient assister à la dation de l’huile
sainte aux rois. Ils étaient les témoins du rite et, pour ainsi dire, ses ac-
teurs civils. La présence de ces hauts seigneurs était l’affirmation de
leur valeur sociale, et aussi de leur sujétion au suzerain.
Le Bourguignon, dévoré par son rêve d’indépendance et d’empire
personnel, entendait se bien garder de tout ce qui, de près ou de loin,
eût ressemblé à l’hommage-lige. Il ne répondit pas à Jeanne.
VII
Cependant le roi, du moins apparemment, ne prenait toujours pas
de parti. Mais il s’occupait.

1 QUICHERAT, V, 125.
2 Ibid., 121.
3 Nous n’avons pas ce document. Mais nous sommes certains qu’il exista. Il est mentionné dans

la lettre du 17 juillet que nous rapporterons en son temps.


PREMIÈRE LUTTE CONTRE LES POLITIQUES 301

Dans cette halte de Gien, il s’était approché des villes de Bonny, de


Cosne, de La Charité, qui toutes étaient occupées par des Anglo-Bour-
guignons. Il somma les capitaines qui y commandaient de remettre
leurs clefs. Ils s’en iraient vie sauve, avec armes et bagages. Les capi-
taines refusèrent net, sans aucun débat.
Le roi prescrivit à l’amiral de Culan d’approcher ses troupes et ses
machines de Bonny. Ce n’était pas la peine qu’ils eussent tant fait les
matamores. Ils se soumirent sans même attendre douze heures 1.
Ce modeste succès plut à Jeanne, sans la consoler des délais aux-
quels se soumettait le roi. Ses Voix la pressaient. Pourquoi lui avaient-
elles révélé qu’elle ne durerait guère plus d’un an, sinon pour la déci-
der à faire vite ? Elle se rendait compte que plus on tardait, plus les
Anglais reprenaient haleine ; et que, plus ils reprenaient haleine, plus
les Bourguignons se rapprochaient d’eux. Elle n’avait pas ignoré l’or-
dre donné par Philippe à ses vassaux de se séparer des Anglais lors du
siège d’Orléans ; et voilà qu’elle retrouvait les uns et les autres sous la
même bannière à Bonny et ailleurs. Ces rapprochements étaient symp-
tomatiques ; ils révélaient le fond de la diplomatie du Grand Duc 2 et
de Bedfort. Partir pour Reims, tout était là.
VIII
Les braves gens accourus des quatre coins du royaume, celui-ci en
petit, celui-là en grand équipage, pour la suivre, rêvaient autant
qu’elle-même de la sainte Cathédrale et de la Sainte Ampoule. Ils la
soutenaient, la poussaient, la soulevaient de leurs vœux, de leurs ad-
hésions, de leurs enthousiasmes 3. Ils pensaient comme elle que Char-
les, tant qu’il n’avait pas été oint, n’était qu’une moitié de roi.
Aussi, le lundi 27, voyant que le souverain ne délogeait pas, elle prit
le grand parti de déloger elle-même avec une très forte suite. Elle se
porta sur la route d’Auxerre, à quatre kilomètres.
C’était peut-être ce que Charles attendait. Il se trouva pris dans
l’heureuse obligation d’opter : il lui fallait ou bien suivre son armée
qu’entraînait Jeanne, ou bien s’enfermer avec « les gens de son hostel
qui lui déconseillaient de entreprendre le chemin d’aler à Rains » 4.
Le sang des vieux capitaines batailleurs, ses pères, lui bondit au
cœur. Il prit deux jours pour ses suprêmes préparatifs, renvoya la
reine à Bourges, ne trouvant pas la route assez sûre pour elle, et rejoi-
gnit Jeanne.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 245, 246.


2 Ibid., 246.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 18.
4 Ibid., 17.
302 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne avait promis de lever le siège d’Orléans : elle avait réussi.


Elle avait promis de mener le roi au sacre et « de brief », rapidement :
allait-elle réussir ?
Avant d’ouvrir la campagne, le roi versa, suivant l’usage, un acomp-
te aux « chevaliers, escuiers, gens de guerre et miliciens » 1. Ce ne fut
pas gros : à personne il ne donna plus « de trois escus ». Il n’avait
point d’argent pour « souldoier » les siens. Mais que leur importait ?
Ces gens étaient les pères des héros qui meurent, au moment où
j’écris 2, « à raison de cinq sous par jour » ! Encore a-t-on dû, pour les
porter à ce taux de solde, les élever de quatre sous !
Chez nous, on en a toujours trouvé qui furent capables de se battre,
et gratuitement, pour le roi, l’empereur, ou la république ; par amour
de la bataille, par culte de l’épée et de la poudre, par haine et terreur
de l’ennemi ; par passion de la Patrie.
Dans ces derniers jours de juin 3, dont nous venons d’esquisser
l’agitation et les intrigues, la candide inspiration triompha des subtili-
tés de la politique.
Bienheureux les cœurs simples !
Cette victoire ne sera d’ailleurs qu’éphémère ; les vaincus la feront
bientôt payer cher à la victorieuse.

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 18 ; Jean Chartier, Q. IV, 71.


2 Juin 1916.
3 Nous devrons y revenir, y insister plus tard.
Chapitre XVII
Les Anglais et les Bourguignons,
de la bataille de Patay au Sacre
(1429)

18 juin au 17 juillet

Colère de Bedfort contre Falstoff au lendemain de Patay. – Le Régent se ravise par


prudence, superstition et justice. – Il rend à Falstoff par sentence l’ordre de la Jarre-
tière. – Mécontentement de Talbot. – Bedfort demande au Grand Conseil d’Angle-
terre des hommes et le petit roi. – Négociations avec Winchester. – Celui-ci lève une
armée sous prétexte d’une croisade contre les Hussites : le Grand Conseil l’expédie
en France. – Le Renard rouge trompe ses soldats, Bedford, et Martin V. – Bedfort se
rapproche de Philippe de Bourgogne avec lequel il était en froid depuis son refus de
lui laisser la protection d’Orléans. – Réception à Paris. – Serments. – Bedfort, con-
servant de légitimes défiances à l’égard de Philippe, demande une seconde armée à
l’Angleterre. – Effronterie du double jeu de Philippe. – Il envoie des ambassadeurs à
Charles. – Raisons de cette ambassade. – Son démon : combien il eût payé les sor-
cières de Macbeth ! – Toute son égoïste politique. – Jeanne, inspirée et fille du peu-
ple, est son adversaire nécessaire. – En revanche, les féodaux petits et gros sont ses
alliés conscients ou inconscients. – Admirable lettre de Jeanne au duc Philippe. –
Différence entre la doctrine des États généraux et celle des Féodaux. – La Tré-
mouille féodal candidat ; un ligueur de la ligue du Bien public, un Frondeur, un
Fouquet avant la lettre. – Ce qui sera prodigieux, c’est que le roi ira du côté des Féo-
daux. – Dessein de Dieu sur Jeanne ; rude en apparence, glorificateur en réalité.

I
Que sont devenus les Anglais et les Bourguignons, nos deux adver-
saires, depuis Patay ?
Nous avons touché très rapidement la réponse à cette question, à
propos du siège de Marchenoir et de Bonny, où nous les avons vus fra-
terniser. Il convient de nous y étendre davantage et de montrer ce que
les uns et les autres firent dans les trente jours qui vont de la bataille
de Patay à la solennité du sacre. Nous verrons que ni Bedfort ni Phi-
lippe ne perdirent leur temps. Le second intrigua sans vergogne ni re-
lâche. Le premier agit habilement sur ses armées, sur l’Angleterre, et
sur la Bourgogne sa douteuse alliée.
Ainsi comprendrons-nous mieux certains faits – surtout de l’ordre
diplomatique de la campagne du sacre –, ainsi surtout préparerons-
nous l’intelligence de la mystérieuse, de l’étrange campagne de Paris.
304 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le soir de Patay, l’armée remise par Bedfort aux mains de Falstoff,


avec une très ferme confiance, n’existe plus 1. Dans sa lettre aux Ré-
mois, Charles VII constate que les trois quarts des soldats qui la com-
posaient ont été tués ou faits prisonniers. L’un des deux généraux en
chef, Talbot, est captif ; l’autre, Falstoff, a fui jusqu’à Étampes, cer-
tains disent Corbeil, d’une traite. Quand il s’est présenté devant Bed-
fort, le flegmatique duc est sorti de son tempérament et de ses habitu-
des ; il s’est abandonné à des reproches violents ; le bruit court même
que voyant, à la jambe du chef malheureux, l’ordre de la Jarretière, il
le lui a brutalement arraché 2.
Bedfort n’était pas homme à s’éterniser dans un accès de fureur. Il
savait que le trouble ne remédie à rien. Songer au relèvement de la
chose anglaise devait lui paraître, et lui parut bientôt, et plus digne et
plus intéressant.
Il commença par se remettre avec Falstoff. C’était, au surplus, un
vieux serviteur. Il avait été chef de « son ost ». Il avait de beaux états de
service : on lui devait la victoire « des Harengs ». Il n’y avait, tout pesé,
capitaine qui valût mieux que lui. Qu’est-ce qui l’avait pris le 18 juin ?
Ne devait-on pas supposer qu’il avait été la victime d’un sortilège ? Il
avait été détruit par cette femme « adonnée aux pratiques superstitieu-
ses, désordonnée et diffamée, abominable à Dieu, Jehanne la Pu-
celle » 3. Donc, le diable était intervenu « par enlacements de folles
craintes, par enchantements et sorcelleries ». Là était la cause « de son
meschef et de sa déconfiture ». Pauvre Falstoff ! Quel homme de chair
peut résister à Satan ? Enfin, était-ce tout à fait de sa faute, ce désastre ?
N’avait-il pas eu la sagesse de déconseiller le combat ? Ne voulait-il pas
que l’armée se repliât sur Paris ? 4. L’amitié, la superstition, et quelque
justice, plaidaient pour Falstoff. Bedfort lui rendit sa Jarretière ; et afin
que la réparation eût assez de solennité pour effacer la défaveur, cette
restitution fut opérée « par sentence de procès » 5. Qui ne fut point sa-
tisfait ? Ce fut Talbot. La réparation semblait bien incriminer un peu la
sagesse « d’Achille ». Dès sa sortie de captivité, il tint à s’expliquer avec
Falstoff : il y eut brouille entre les deux camarades 6.
Cependant le Régent 7, pas absolument rassuré sur les dispositions
des Parisiens, se retirait dans le château de Vincennes. La demeure
était solide. Henri V, le conquérant, l’avait habitée et organisée à son
gré. On ne devait guère y craindre l’émeute. Du fond de cette installa-

1 Wavrin de Forestel, Q. IV, 424.


2 Monstrelet, Q. IV, 375, 376.
3 Lettre de Bedfort à Charles VII, Q. IV, 382.
4 Wavrin, Q. IV, 415.
5 Monstrelet, Q. IV, 376.
6 Ibid.
7 Bedfort s’intitulait Régent de France au nom du roi Henri VI.
LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 305

tion nouvelle, Bedfort lança un appel à tous les hommes d’armes rele-
vant, à quelque titre que ce fût, de l’obédience du petit roi Henri VI. Le
succès fut médiocre. Les vassaux Picards, notamment, firent assez la
sourde oreille ; ils se « prindrent (se prirent) à dépriser (moins esti-
mer) les Anglais, et à les délaisser et à les haïr » 1.
Ce qui était plus significatif, c’est que les gens d’armes de race an-
glaise ne rêvaient que retour dans l’Île mère. Le Duc dut ordonner aux
capitaines des villes maritimes – Dieppe, Fécamp, Honfleur – de veil-
ler à cette émigration spéciale et de s’y opposer. Les Anglais du conti-
nent étaient condamnés à la guerre à perpétuité.
Les débris de Patay, de Meung, de Beaugency, des forteresses de
moindre importance, n’en furent que plus soigneusement recueillis :
ils pouvaient constituer un noyau.
II
Surtout Bedfort se tourna vers « les Seigneurs conseillers du Grand
Conseil d’Angleterre », auquel il adressa deux requêtes :
Il fallait lui envoyer le petit roi Henry : il le ferait sacrer ; ce sacre
importait. Trop heureux serait-on, s’il équilibrait devant l’opinion pu-
blique celui de Charles.
Plus encore, il fallait lui expédier des soldats et de l’argent.
Les conseillers royaux de ce temps étaient souvent doublés d’hom-
mes d’affaires : ils faisaient la banque, même et surtout à leurs souve-
rains.
La Trémouille fut plus Lombard que n’importe quel Lombard.
Le Cardinal de Winchester, président du Conseil d’Angleterre, était
un de ces hommes d’affaires ; un homme de vastes affaires ; un très
gros banquier. Pape manqué, il menait un train de roi. Son arrière-
neveu Henri VI n’était qu’un mendiant comparé à ce riche. Plus il était
fortuné, plus il voulait de fortune. Décidé à prêter, il entendait prêter
au taux le plus usuraire possible. Le procédé en pareil cas n’a jamais
varié ; les prêteurs à la petite semaine et tous autres le connaissent : se
prétendre mal en fonds et faire désirer ses écus afin qu’ils soient payés
plus cher. Winchester connaissait ce jeu à fond. Plus Bedfort multi-
pliait les députations, plus l’astucieux vieillard se taisait.
Le 1er juillet, trouvant les choses à point, il signa un traité.
Il consentait un prêt, et pas un prêt de famille ; pas un prêt à bon
marché, on le peut croire. Il promettait aussi de lever une armée de
quatre mille hommes, au moins. Quant au petit roi, on le garderait

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 233.


306 LA SAINTE DE LA PATRIE

provisoirement en Angleterre. Le recrutement des quatre mille par


« Mylord cardinal » fut son chef-d’œuvre ; un chef-d’œuvre qu’il est
bon de ne pas laisser passer, sans y jeter un regard, supposé qu’on
veuille connaître quelque peu le personnage qui suivit de si près le
procès de Jeanne.
Depuis quinze ans que Jean Huss avait été condamné à Constance,
la Bohême, soulevée comme une mer que la tempête fouetterait sans
cesse, donnait le spectacle d’effroyables bouleversements intellectuels
et sociaux. Les plus sanguinaires émeutes la désolaient. Les héritiers de
Jean Huss, plus terribles que leur auteur, se roulaient dans la débauche
et le meurtre. Taboristes et Adamites épouvantaient la Chrétienté.
« La Défenestration de Prague » a laissé dans la mémoire populaire
un souvenir de forfait abominable. À parler vrai, elle fut un détail, un
rien quasi, dans l’ensemble. Les Hussites Adamites s’abandonnaient à
de tels déportements, que leurs frères, les Hussites Taboristes, décidè-
rent de les détruire par le fer et le feu. Sodome et Gomorrhe étaient
des temples de vertu comparés à leurs campements. Ziska, le justicier,
celui qui les broya, moins abominable moralement que ces énergumè-
nes de luxure, mais encore plus rouge de sang, voulait que ses bandes
l’écorchassent après sa mort, et fissent de sa peau un tambour. Ainsi
du moins les conduirait-il encore aux massacres et à la victoire.
Martin V, quoique débonnaire, finit par proclamer la croisade con-
tre cette écume furieuse du genre humain.
Lorsque les papes en arrivaient à cette extrémité, ils avaient cou-
tume de déléguer aux souverains qui se croisaient certaines possibili-
tés de prélèvement sur les revenus d’Église : c’était le mode reçu de
soutenir la charge de ces expéditions. La religion aidait ceux qui se
proposaient pour défendre la religion : ce n’était que justice.
Winchester se croisa. Martin V lui octroya les bénéfices qui s’ensui-
vaient. Le Cardinal put lever un tribut sur toute l’Angleterre ecclésias-
tique ; grâce à quoi il réunit quatre mille routiers, qu’il mit sous les or-
dres de Messire Radcliffe 1. Bien entendu – et cette condition avait fa-
cilité la levée –, il devait conduire ses compagnies en Bohême. Il les
embarqua à Douvres, les débarqua à Boulogne, et les laissa en France.
Furent-ils contents ? Furent-ils mécontents ? On ne sait. Bedfort les
prit à son service contre beaux deniers comptants. Le vieux renard
rouge avait tiré du même sac deux moutures : son armée ne lui coûtait
rien, et il la faisait payer à Bedfort.
Le plus surpris et le seul mécontent fut le pape Martin V. Lui aussi
avait donné pas mal d’argent. Un arrêt du Grand Conseil d’Angleterre

1 Lettre de Bedfort au Grand Conseil. Rymer, IV, part. 4.


LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 307

statuait bien qu’on le rembourserait, en février et en mai 1430. Mais le


pontife n’ignorait pas ce que valaient les promesses du Grand Conseil
en matière de finances. Au surplus, il n’avait point prescrit une levée
de boucliers contre les Français, mais contre les Hussites. Il demanda
des explications au cardinal, lequel répondit effrontément que tout se
faisait contre son gré. C’était le Grand Conseil, et pas lui, qui avait exi-
gé que l’expédition de France fût substituée à celle de Bohême !
Martin V n’en crut rien. Il cita Winchester à venir se justifier.
Henri VI répondit par un second arrêt. Puisque le Seigneur Pape
voulait éloigner de lui son vénérable Père en Dieu, le cardinal d’Angle-
terre ; puisqu’il se prêtait ainsi « aux astucieuses machinations des
ennemis de la cour anglaise » ; lui, Henri VI, interdisait à quiconque
de ses sujets d’accompagner le Cardinal à Rome. Celui-ci, ne pouvant
bonnement aller tout seul, s’abstint de répondre à la sommation ponti-
ficale.
Ainsi finit la comédie 1.
Il serait difficile de dire que le Cardinal y ait montré les scrupules
convenables à son état.
Nous ignorons la date absolument exacte du débarquement de
Boulogne. Colart de Mailly, bailli de Vermandois, annonce aux Ré-
mois, le 10 juillet, que le Duc de Bourgogne et messire Jean de Lu-
xembourg sont entrés le 9 à Paris, et que huit mille Anglais sont dé-
barques à Boulogne. Ce sera « de bref la plus belle compaignie et la
plus grande pour résister à l’ennemi qui ait esté depuis vingt ans » 2.
Mais le renseignement est-il exact ? Les Anglais sont-ils bien débar-
qués à Boulogne avant le 10 ? N’est-ce pas une fausse nouvelle desti-
née à influencer les Rémois, vers lesquels marche à ce moment même
le roi Charles ? La supposition est d’autant moins infaisable qu’il se
trouve d’autres allégations inexactes dans la dépêche de Colard 3.
Qu’importait bien à l’Anglo-Bourguignon l’absolue vérité, pourvu que
la ville du sacre tînt closes ses portes ? La seule certitude que nous
ayons, c’est que la compagnie de Mylord cardinal était à Paris le 25
juillet. Nous la retrouverons.
III
Bedfort, tout en ranimant dans l’Île le zèle de la guerre française,
essayait de réchauffer les colères de Philippe le Bon. Il avait d’autant
plus besoin des Bourguignons que les Bretons lui échappaient. Il

1 Rymer, t. IV, p. 265, cité par AYROLES, III, 546-47.


2 Jean Rogier, Q. IV, 294-295.
3 Par exemple celle-ci : que le Duc de Bourgogne marche sur les derrières de l’armée française en

route pour Reims et lui coupera le retour.


308 LA SAINTE DE LA PATRIE

n’ignorait pas au service de quel parti le consciencieux Yves Milbeau


exerçait son influence très efficace, à la cour ducale. Surtout, l’arrivée
du Connétable, et son intervention à Beaugency, prouvaient que le
Duc, son frère, avait au moins déposé le plus fougueux de ses antipa-
thies contre le prince français.
Afin de diminuer, s’il ne pouvait l’effacer totalement, le cuisant
souvenir « des oisillons », dans l’âme superbe de Philippe, Bedfort
profita d’un voyage à Paris de son magnifique beau-frère 1. Il l’accueil-
lit pompeusement ; et, de commun accord, ils montèrent une repré-
sentation à double fin : à fin d’amusement populaire ; à fin de politi-
que générale.
Arrivé le dimanche 10 juillet, vers six heures de relevée, le grand
Duc prolongerait son séjour jusqu’au 15 2 ; et on emploierait ce temps
au mieux des intérêts communs, dont le premier était d’arrêter l’in-
quiétant progrès de l’Idée Française. Ce furent d’abord conseils sur
conseils ; ce fut ensuite une procession générale à Notre-Dame, avec
un sermon, que le Faux Bourgeois trouva très beau 3 : d’où l’on peut
conclure que ni le roi de France, ni Jeanne, ni aucun Armagnac, n’y fu-
rent épargnés 4.
Finalement tout Paris, seigneurs, membres du parlement, sorbon-
nistes, chanoines, curés, populaire, fut convoqué au Palais. Un haran-
gueur rappela par le détail la vieille querelle des Bourguignons et des
Armagnacs ; comment ces deux partis s’étaient réconciliés ; comment
le Dauphin et Jean sans Peur avaient partagé la même hostie, à la ta-
ble du Seigneur, en signe de foi et de fraternité jurées ; comment le
Duc de Bourgogne, père de Monseigneur le duc actuel, avait voulu sin-
cèrement, pauvre cher sire ! la paix du royaume ; comment enfin, pour
reconnaître tant de bonne volonté, le Dauphin et ses complices – ses
complices qui étaient aussi ses plus intimes amis – avaient assassiné
sur le pont de Montereau, par noire trahison, le meilleur des princes,
alors qu’il était à genoux comme chacun sait, devant le Dauphin 5.
L’orateur épuisé s’arrêta. Il sortit de la foule, indignée par toutes
ces noirceurs armagnaques, de violents murmures. Bedfort, de la
main, indiqua le silence. Et le duc de Bourgogne se leva. Une fois de
plus, il protesta contre le forfait, fit le peuple de Paris juge de la bonté
de sa cause. Était-ce sa faute, à lui, si l’on était toujours en guerre, si le
pays souffrait, si les denrées étaient hors de prix, si Paris même avait

1 Bedfort avait épousé la sœur de Philippe le Bon.


2 Le Faux Bourgeois, publication du P. AYROLES : La vraie Jeanne d’Arc, la libératrice, III, 518.
3 Ibid.
4 QUICHERAT et AYROLES et quiconque a lu les chroniques du temps tiennent le Faux Bourgeois

pour le plus haineux des écrivains contre la cause royale.


5 Le Faux Bourgeois, AYROLES, III, 518.
LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 309

faim ? Non : c’était la faute aux criminels, aux assassins, aux perfides,
aux maudits. Aussi, enverrait-il secours à son bon frère Bedfort. Les
Parisiens allaient donc lever la main comme quoi « tous seraient bons
et loyaux au Régent et au duc de Bourgogne ». Ce qui fut fait. « Les
seigneurs, de leur côté, promirent par leur foi de garder la ville » 1.
Toute cette mise en scène était la réponse, anticipée de soixante-
douze heures, au sacre. Elle était aussi un encouragement du magnifi-
que Duc à ceux de ses clients qui aimaient rendre service aux Anglais :
bref, c’était un échec pour la France.
Bedfort espérait fermement avoir pris son rusé compère au trébu-
chet, l’avoir engagé à fond. Toutefois, et bien qu’il jouât l’absolue con-
fiance, il n’était certain ni de l’homme ni de son secours. Accoutumé du
reste à compter sur lui-même plus que sur les autres, dès le 16, il envoya
son héraut Jarretière au Conseil de Henri VI pour l’Angleterre.
Il lui avait donné des instructions écrites que nous a conservées
Rymer 2.
Nous y apprenons ce fait intéressant qu’outre l’armée de Winches-
ter, une autre était préparée en Angleterre : Bedfort en réclamait d’ur-
gence l’embarquement. Il suppliait aussi, une fois de plus, qu’on lui
envoyât le jeune roi. Tel est le sommaire du document qui a beaucoup
de tenue et d’insinuante souplesse.
« Premièrement, y est-il dit, Jarretière remerciera les seigneurs du
Conseil, de l’armée réunie pour passer la mer, en plus de celle de Mon-
seigneur le Cardinal et de Messire Radcliffe.
« Il les priera affectueusement, et aussi instamment qu’il pourra,
de faire vite et puissamment, afin qu’avec l’aide de Dieu on puisse re-
bouter les ennemis arrivés si avant ». Il serait bon que nous fussions
prévenus de la date du débarquement « pour régler et disposer les af-
faires en conséquence ».
« Jarretière racontera les progrès de Charles de Valois, la prise de
Troyes, de Châlons, celle de Reims qui est inévitable ; il avertira du
sacre.
« Il ajoutera qu’incontinent après le sacre, ce sera la marche sur
Paris, qu’on a, il est vrai, trouvé moyen de se défendre par batailles et
aultrement, spécialement dans Paris.
« Il fera valoir la loyauté du duc de Bourgogne dans le service du
roi. Sans son aide, Paris et tout le reste s’en allait du coup.
« Il préviendra que le régent de France prendra les champs, vers le
25 juillet, avec les Anglais qui sont en Normandie et en Picardie, afin
de rallier les troupes du Cardinal.

1 Le Faux Bourgeois, AYROLES, III, 519.


2 Rymer, IV, part. 4.
310 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Il suppliera très humblement le roi qu’il lui plaise avancer sa ve-


nue sur le continent ; car s’il eût plu à Dieu qu’il fût venu plus tôt, ainsi
que par deux fois déjà le régent de France l’en a supplié par des am-
bassadeurs et des messagers, les inconvénients ne seraient pas tels
qu’ils sont ».
L’issue de la légation de Jarretière n’a pas été notée.
IV
Au moment où Jarretière prenait congé de Bedfort, des messagers
de Philippe de Bourgogne s’acheminaient vers Reims, adressés par lui
à Charles VII.
Le Bourguignon avait-il imaginé qu’à Paris on ignorerait cette dé-
marche ? Avait-il espéré qu’à Reims on n’était pas, ou l’on ne serait
pas, au courant des déclamations et du sermon du palais de Justice ?
Lui importait-il si peu qu’on sût ici et là ce qui s’était passé là et ici ?
Lui plaisait-il de proclamer aux Anglais et aux Français son indépen-
dance et sa volonté de faire et de dire ce que bon lui semblait, au mé-
pris total de ce qu’en jugeraient les uns et les autres ? Avait-il estimé
que, ne voulant assister au sacre, il lui était utile de pallier par une
demi-mesure l’effet mauvais de son absence ? Grâce, en effet, à son
ambassadeur, il y serait quoique n’y étant pas. Avait-il cru que l’occa-
sion de se renseigner sur ce sacre et ses conséquences ne pouvait être
manquée ; et qu’il lui était avantageux de reprendre contact avec les
conseillers du roi ?
En présence d’un personnage aussi compliqué que Philippe, nulle
hypothèse n’est à écarter, que celle d’un acte désintéressé.
Son démon – la passion ambitieuse d’une couronne – l’agita sans
cesse. Il eût payé cher les sorcières de Macbeth pour qu’elles lui eus-
sent dit à l’oreille, parmi ses vignes de Bourgogne ou dans l’ombre de
ses palais de Flandre : Tu seras roi ! C’est son rêve, son cauchemar !
Son jeu politique au moment du sacre en devient incohérent d’appa-
rence. Il n’est réellement qu’audacieux ; c’est le rêve d’un homme qui
brave toutes les mauvaises chances, afin de n’en perdre aucune bonne.
Il eût donné très gros pour l’échec du sacre. Maintenant que le sa-
cre est fait, ou va certainement se faire, il donnerait également très
gros pour que du sacre il ne sortît rien d’utile à la France.
Il ne désire pas un meilleur bien à l’Angleterre. La dépêche, dans
laquelle Bedfort loue, avec tant de conviction, son attitude au cours du
siège d’Orléans et de la campagne de la Loire, dut lui tirer un singulier
sourire, voisin d’une singulière grimace. Qu’il eût pu – s’il lui eût con-
venu – donner « le dernier coup » 1 aux insulaires : Oui, certainement.

1 Rymer, IV, part. 4.


LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 311

Mais qu’il se fut abstenu de le porter par zèle de bon parent, par loya-
lisme vis-à-vis de ce bambin d’Henri VI… Ah ! non, par exemple !
S’engraisser de la discorde, grandir entre deux rivaux qui s’épui-
sent l’un par l’autre ; donc, entretenir la querelle en se promettant al-
ternativement, et mieux encore simultanément, aux deux, tel était son
enviable destin. Ainsi se fondera-t-il un empire à soi, bien à soi, tout à
soi : un empire qui ira de la Comté aux Flandres. Il n’est pas encore
constitué ; mais patience ! Avec quelques villes, quelques bandes de
terrain, tout se rejoindra, tout se suivra. Les villes et les bandes de ter-
rain, on les aura. Le cadet de la Maison de France deviendra l’égal de
l’aîné, roi comme l’aîné, plus roi que l’aîné, aux dépens de l’aîné, et aux
dépens des Anglais !
Voilà le programme.
Jeanne l’avait deviné. Les Conseillers du roi l’avaient deviné. Mais
il existait cet abîme entre les Conseillers du roi et Jeanne : que ceux-ci
ne disaient pas non au programme, et que celle-là en avait horreur.
V
Jeanne est une inspirée et une fille du peuple. Fille du peuple, elle
tend de tous ses instincts profonds à l’unité nationale. L’unité natio-
nale a été le besoin sentimental de tous les peuples. Les créateurs
d’unité sociale ont trouvé leurs principaux leviers, leurs principaux
appuis, à tout âge de l’histoire, dans la masse.
Les lumières surnaturelles de l’Inspirée firent plus que conspirer
avec son mouvement intérieur : elles en décuplèrent les énergies.
Charles lui apparaît comme le lieutenant du Christ pour la France, la
France entière ; lui, et lui seul est cela. Un féodal si considérable, si
énorme soit-il, eût-il l’or, les tapisseries, les pierres précieuses, les ter-
res du Bourguignon, est un vassal, ne peut être qu’un vassal. Il n’a pas
le droit moral de diviser « le saint Royaume ». Quiconque veut diviser
« le saint Royaume », quiconque agit comme s’il voulait le diviser, est
un ennemi. Il doit être sommé de revenir à résispiscence ; et s’il se
montre récalcitrant, qu’on le traite « à la rigueur de la lance ». Il fait
mal « au saint Royaume ». Il est un révolutionnaire contre le lieute-
nant du Christ. Il est un rebelle contre le vrai Roi, Notre-Seigneur.
Telle est la conception qui ressort de toutes les paroles de Jeanne,
mais plus spécialement de sa lettre célèbre au Duc Philippe : la se-
conde.
Elle lui en a écrit deux. La première nous manque. Elle dort dans
quelque coffre d’archives ; elle se retrouvera.
Mais nous avons la seconde. Écrite immédiatement avant le sacre,
toute vibrante d’un patriotisme qui s’exalte dans sa joie et va se cou-
312 LA SAINTE DE LA PATRIE

ronner sur sa cime, elle est la coulée d’or échappée du cœur le plus
épris du plus beau, du plus saint amour. Jeanne y apparaît humble et
haute, très haute et très humble, telle qu’elle est dans la réalité. Elle a
visiblement conscience de la surnaturelle contradiction qui fait comme
le fond d’elle-même, et lui impose tantôt les respects, tantôt les ferme-
tés de son langage.
Ce qu’elle réclame, cette chétive, du grand Duc d’Occident, c’est le
bien suprême des peuples vidés de sang, d’argent, de blé qui nourrit :
la paix. Qu’il le veuille, qu’il soit désintéressé, qu’il soit Français, qu’il
accepte en puissant sujet, mais en sujet, la main de Charles ; la paix se
conclura. Et ici la pauvrette fait un retour sur elle-même : elle tombe
quasi à genoux : Comment ose-t-elle tenir un pareil langage ?… Qui
est-elle ?… Puis nouveau mouvement ; elle se relève, car ce n’est pas
en son nom qu’elle parle au magnifique prince ; c’est au nom de
« Messire son souverain et droicturier seigneur » ; « c’est au nom du
Roy du ciel ». Elle n’a du reste d’autre intérêt que celui du « saint
Royaulme » ; à quoi elle ajoute – car elle ose tout dire – l’intérêt de
Philippe, de sa prospérité, de son honneur !
Non, peu de pages, en quelque littérature que ce soit, sont de cette
inspiration. Cette lettre a jailli de la « Source fermée » 1 dont l’Esprit
garde la clef.
Voici ce noble document :
« Jhesus † Maria :
« Hault et redoulté prince, duc de Bourgogne, Jehanne la Pucelle
vous requiert de par le Roy du ciel, mon droicturier et souverain Sei-
gneur, que le roy de France et vous faciez bonne paix ferme, qui dure
longuement, ainsi que doivent faire loyaux chrétiens. Et s’il vous plaît
à guerroyer, alez contre les Sarrazins.
« Prince de Bourgogne, je vous prie, supplie et requiers, tout hum-
blement que requérir vous puis, que ne guerroyez plus le Saint Royau-
me de France ! Faictes retraire (retirer) incontinent et briefment vos
gens qui sont en aucunes places et forteresses du dict Saint Royaume.
Et de la part du gentil Roy de France, il est prêt de faire la paix à vous,
sauve son honneur. Il ne tient qu’à vous.
« Et vous fais savoir de par le Roy du ciel mon droicturier et souve-
rain Seigneur, pour vostre bien et vostre honneur et sur votre vie, que
vous ne gagnerez point bataille à rencontre des loyaulx Français, et
que tous ceux qui guerroient au dict Saint Royaume de France, guer-
roient contre le roy Jhésus, roy du ciel et de tout le monde, mon droic-
turier et souverain seigneur.

1 Cant. IV, 12.


LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 313

« Et vous prie et vous requiers à jointes mains que ne faictes nulle


bataille ni guerroyez contre nous, vous, vos gens ou sujets, et croyez
que quelque nombre que amenez contre nous qu’ils n’y gagneront
pas : et sera grant pitié de la grant bataille et du sang qui sera répandu
de ceux qui viendront contre nous.
« Il y a trois semaines je vous avais escript et envoyé bonne lettre
par un hérault que feussiez au sacre du roy qui, aujourd’hui dimanche
XVIIe jour de juillet, se faict en la cité de Reims, dont je n’ay eu point de
réponse ne n’ouy oncques plus du dict hérault.
« À Dieu je vous recommande, qu’il soit garde de vous, s’il lui plaist.
Et prie Dieu qu’il mecte (mette, fasse) bonne paix.
« Escript au dict lieu de Reims le XVIIe jour de juillet » 1.
Les meilleures graines ne produisent pas quand elles tombent sur
des pierres, dit Jésus 2. Le cœur de Philippe était durci par l’orgueil. La
pierre résista. Il méprisa la lettre de Jeanne. Ce n’est nullement prodi-
gieux.
VI
Ce qui peut sembler prodigieux et ne l’est cependant pas davan-
tage, c’est que les idées de Philippe n’étaient nullement antipathiques
à quelques conseillers du roi, et principalement à La Trémouille. Elles
étaient dans la tradition du Conseil. Pour ne remonter qu’à cinq ou six
ans, qu’était-ce que la convention d’Amiens, par exemple, à laquelle
était intervenue plus ou moins secrètement Yolande, la belle-mère de
Charles, l’une des influences de son Conseil – et pas une des mauvai-
ses – ; qu’était-ce, dis-je, qu’un projet de diminution graduelle de la
prérogative et des possessions royales au profit des ducs anglais et
français, sans oublier le Comte de Foix, Richemont et Yolande elle-
même ? Pendant toute la présidence du Conseil par Richemont, à quoi
a-t-il été tendu non pas en cachette, mais à ciel bien ouvert, qu’à ro-
gner les ongles du souverain et à fortifier ceux des apanagistes ? De
1425 à 1428, tout est allé vers cet objet. On peut lire dans Beaucourt à
quel point d’audace en était arrivé le duc de Bretagne. Ce qu’il veut,
c’est la liquidation de la royauté. Dans ce cas, il y aura toujours quel-
que chose à recevoir ou bien à prendre. Le duc de Bretagne était d’avis
que Charles devait faire « des offres raisonnables » à tout le monde,
aux Bourguignons, même aux Anglais. On ne lui laissait pas le soin de
juger ce que c’était que des offres raisonnables. Ce serait le duc de Bre-
tagne qui en connaîtrait, en dernier ressort. Le roi devrait abandonner
au puissant seigneur de Nantes, Rennes et autres lieux, même l’admi-

1 QUICHERAT, V, 126, 127.


2 Luc. VII, 6.
314 LA SAINTE DE LA PATRIE

nistration des finances françaises. C’était fou. Autant eût valu offrir au
roi la plume pour signer son abdication.
Les États généraux convoqués à Chinon il y avait six mois s’étaient,
il est vrai, tenus éloignés de ce radicalisme apanagiste, quand « ils
supplièrent le roi de vouloir entendre par tous les moyens à la paix de
Mgr de Bourgogne ». Ils ne retiraient pas à Charles son droit d’appré-
ciation sur les clauses de la paix. Ils ne lui conseillaient pas, si la paix
ne pouvait se faire qu’à ce prix, de souscrire l’indépendance de Philip-
pe. Cela, c’était la division du royaume : les États n’en voulaient point.
Les féodaux en voulaient au contraire, parce que par la brèche ouverte
au Bourguignon, les autres essaieraient de passer.
Or, La Trémouille est un parvenu féodal. Il sera créé comte au sacre.
Puissamment riche de son chef et du chef de sa femme, jadis Dame de
Giac, il aspire à un rôle de premier ordre. Comte il est, pourquoi ne de-
viendrait-il pas duc ? Il est vassal, mais les vassaux par ce temps étran-
ge, ne peuvent-ils pas devenir indépendants du suzerain ? Et voilà le
« principal gouverneur du roi » lancé dans l’orbite du duc de Bourgo-
gne, « le vassal souverain » de demain, presque même d’aujourd’hui.
Or, entre les féodaux quels qu’ils soient, une chaîne d’intérêts com-
muns contre le roi, la bourgeoisie et le peuple, s’est forgée spontané-
ment, qui les rattache les uns aux autres, qui les pose en ligue, cons-
ciemment ou inconsciemment. De cette ligue les Ducs de Bourgogne,
d’Orléans, d’Anjou, de Bourbon, de Bretagne, sont les têtes de colon-
nes ; les comtes d’Albret, de Foix, de Comminges, d’Armagnac vien-
nent ensuite ; mais combien de « sires », de simples chevaliers, d’écu-
yers peut-être, s’ingénient à pénétrer dans le cénacle des Demi-Dieux,
et ne désespèrent pas de devenir des souverains de quatrième ou de
cinquième marque ?
De tous ceux-là, le roi, appuyé sur la bourgeoisie, parlementaire ou
non, et sur le peuple, est le manifeste danger. Il y a contradiction de vi-
sée entre lui et eux, puisque lui doit être porté à les éteindre, eux étant
portés à le restreindre. Il est leur tête, leur chef, c’est entendu encore.
Ils demandent et obtiennent de lui le plus possible. Mais le roi connaît
trop l’histoire pour qu’il lui échappe que plus il leur a donné, plus il s’est
appauvri ; eux, de leur côté, voient que plus le roi grandit, plus ils dimi-
nuent. Le conflit féodal et royal est plus qu’un fait passager, à l’ordre du
jour par suite d’une conjoncture transitoire ; il est un fait découlant du
régime même, tel que des hommes passionnés et intéressés le peuvent
comprendre et pratiquer. Le citoyen de nos jours n’a pas l’idée que sa
fidélité à la patrie soit méritoire ; s’il en déchire le pacte, s’il trahit dans
une heure de criminelle folie, il se juge tel qu’il est, il se prend pour ce
qu’il est : un scélérat, un maudit. Le féodal n’a aucun de ces scrupules.
LES ANGLAIS ET LES BOURGUIGNONS, DE PATAY AU SACRE 315

S’il peut agir en souverain, il agit en souverain. Il déclare la guerre


quand il lui plaît, à qui il lui plaît ; même à son suzerain, s’il est assez
fort. Il agit mal suivant le droit : l’habitude est prise qu’il n’observe le
droit que dans la mesure de ses intérêts et la limite de sa force. Fidèle, il
retrouve sa fidélité méritoire. Est-il certain qu’il n’aille pas, dans son for
intérieur, jusqu’à la considérer comme une duperie ?
De cet état social destiné à périr avec les avantages qu’il présentait,
Louis XI connaîtra tous les venins. Assis sur le trône de Charles VII de-
puis quatre ans à peine, ayant eu le temps néanmoins de montrer déjà
la griffe du lion, il vit ses feudataires se dresser contre lui en bataille
rangée : Dunois en fut. Le joug royal avait gêné leurs indépendances.
De suite, une ligue et une guerre. Ils appelèrent cela – toute langue peut
se prêter à ces sophismes – « la guerre et la ligue du Bien public ! ».
Si, au cours des funestes guerres de religion, il y eut plus d’un appel
à l’étranger, l’une des causes déterminantes fut certainement la tenace
survivance de l’esprit féodal. Les luttes intérieures de Richelieu
n’eurent d’autre objet que d’extirper ce mal. La Fronde en fut le der-
nier sursaut de quelque ampleur. Louis XIV, dans ses mémoires,
avoue qu’il s’en inquiétait encore, quand il donna l’ordre à d’Artagnan
d’empoigner Fouquet au château de Nantes. Voyant le surintendant
mettre la main sur tant de choses et de gens, embellir royalement
Vaux, et surtout fortifier Belle-Isle-en-Mer, un ressouvenir le prit du
duc de Bouillon à Sedan ; et il résolut l’arrestation qui jeta dans les
larmes Pellisson, La Fontaine et Mme de Sévigné.
La Trémouille est un ligueur « du Bien public », « un Frondeur »,
« un Fouquet » avant la lettre, parce qu’il est un petit féodal, aspirant
à devenir un grand féodal. Les attitudes de Philippe de Bourgogne ne
le heurtent pas ; elles l’attirent et l’encouragent.
Ce qui revient à dire que le Bourguignon, quand il lui plaira de faire
le siège du roi Charles, trouvera au cœur de la place des intelligences
sur lesquelles il pourra compter. Il fera, ou ne fera pas, comme les
Bourgeois d’Auxerre qui payèrent La Trémouille : le résultat sera pro-
duit. Avouée ou non, il y aura collusion entre les deux personnages ; et
cette collusion sera contre Jeanne, parce qu’elle sera contre le roi, qui
voudra le comprendre ou non. Regnault de Chartres marchera dans le
sillage de La Trémouille. La lettre à ses Diocésains après le supplice de
la Sainte, que cet habile homme a malencontreusement laissé traîner
dans l’histoire, nous en dit long sur l’intime de ses sentiments.
VII
En raccourci : un mois après Patay, à l’heure du sacre, les Anglais
sont loin d’avoir pansé leurs blessures ; mais l’étourdissement des
316 LA SAINTE DE LA PATRIE

coups reçus a cessé : ils se ressaisissent. Ils ont envoyé une armée sur
le continent : loyalement, déloyalement levée par Winchester, elle y
est. On en attend une seconde. La lutte peut et va reprendre. C’est
d’une belle activité.
Les féodaux grands et moindres s’aiguisent toujours les dents et se
font toujours les griffes. Ils sont loin d’avoir désespéré de dépecer la
France. Le gardien de celle-ci a beaucoup grandi en deux mois : mais il
a contre lui, lui-même avec ses défaillances.
Parmi la bande avide, Philippe tient le premier rang. Il flirte avec
tout le monde : avec les Conseillers royaux, qui le servent, parce qu’en
le servant ils estiment se servir eux-mêmes ; avec les Anglais, auxquels
il jure fidélité dans Paris au milieu de tremblements de colère et de
douleur affectés ; avec le roi Charles, qu’il ne désespère pas de jouer, et
qu’il jouera.
Plus il négocie, plus il s’arme ; plus il s’arme, plus il négocie. Il est
un prodigieux fabricant de bulles de savon irisées par un rayon de so-
leil : c’est séduisant et ce n’est rien. Nulle parole doucereuse, caute-
leuse, prometteuse de paix ou semeuse de guerre, jureuse de haine ou
assureuse d’amitié ne lui coûte. Il ment sans vergogne ; il trompe ceux
qui veulent se laisser tromper.
Et chose prodigieuse, le roi lui-même a posé sa candidature au mé-
tier de dupe. Il espère battre Philippe au jeu des finesses, c’est sa de-
mi-excuse : il sera battu. Son partenaire sera plus fort que lui.
La France paiera les frais du jeu. Jeanne aussi.
La grande œuvre, mise en mouvement par la Sainte de la Patrie,
traînera en longueur et s’achèvera sans elle.
Mais la contradiction et le martyre l’élèveront plus haut près de son
œuvre incomplète, que n’eût fait le succès près de son œuvre couron-
née.
Ainsi Dieu tire, quand il veut et daigne, le bien du mal, la gloire de
l’humiliation, la joie de la souffrance.
Chapitre XVIII
La campagne du Sacre
(1429)

Du mercredi 29 juin au dimanche 17 juillet

Une armée de douze mille combattants se forme dans l’Orléanais autour du roi
Charles. – Sa composition ; son aspect. – Le roi à la tête de son armée. – Le 29, prise
de Saint-Fargeau ; la formule des redditions subséquentes y est adoptée. – 1er juillet,
arrivée devant Auxerre ; négociations ; La Trémouille reçoit un pot-de-vin ; arran-
gement. – 3, prise de Brinon-l’Archevêque et de Saint-Florentin. – 4, le roi écrit aux
Rémois, après plusieurs autres ; l’attitude des Rémois se dessine à moitié. – Charles
devant Troyes ; difficultés de prendre la ville qui n’entend pas capituler ; lettre que
Jeanne envoie aux bourgeois sans les décider : à ce sujet, correspondance des
Troyens avec les Rémois ; l’aventure du Frère Richard. – Le samedi 9, les Français
sont à bout de patience et de provisions ; conseil de guerre ; Regnault de Chartres
conclut à la nécessité de rebrousser chemin ; Robert Le Maçon conseille d’appeler
Jeanne ; grande attitude de l’Inspirée : «Demain la ville sera rendue ». – Préparatifs
de l’assaut ; dimanche 10, reddition de la ville ; l’ambassade de Mgr Leguisé ; condi-
tions généreuses que fait le roi ; joyeuse kermesse. – Entrée du roi avec la Bienheu-
reuse à ses côtés ; libération de nos prisonniers ; lettre rectificative des Troyens aux
Rémois. – 13, reddition de Châlons ; Jeanne y rencontre l’un de ses parrains et l’un
de ses camarades d’enfance ; un cadeau, une parole prophétique. – 14, départ pour
Reims ; le roi réconforté par Jeanne. – Comment la ville de Reims fut travaillée
pendant la première quinzaine de juillet. – 14, au soir, coucher à Sept-Saulx au ma-
noir de l’archevêque. – 15, grand conseil des Rémois qui décident de baisser leur
pont-levis ; l’ambassade à Charles. – 16, entrée de l’archevêque dans la ville archi-
épiscopale, le matin ; entrée du roi, l’après-midi ; magnificence du spectacle. Jeanne
prie pour le souverain ; le soir, vêpres de la vigile du sacre ; Jacques d’Arc et Isabelle
Romée retrouvent leur fille. – 17, le sacre ; ses origines religieuses ; sa description ;
Jeanne embrasse les pieds de son roi ; seconde partie de « son message » accom-
plie ; Isabelle Romée dans la cathédrale ; y pleurait-elle de joie ?

I
Le roi n’était pas riche ; mais il était le droit ; et, on l’espérait fer-
mement, il était l’avenir. C’est vu.
Une belle armée d’environ « douze mil combatants, preux, hardis,
de grand couraige » 1, l’avait donc rejoint promptement dans l’Orléa-
nais. Tous ces hommes, qui communiaient à l’esprit de Jeanne, étaient
soulevés par un vrai souffle d’enthousiasme, comme s’ils eussent déjà
tenu les portiques quasi divins de la Cathédrale des Sacres. La fleur de

1 Journal du Siège, Charpentier, 108.


318 LA SAINTE DE LA PATRIE

la chevalerie et de la bravoure fidèles était là, autour du suzerain :


d’Alençon, Clermont, qui sera duc de Bourbon, Vendôme, Laval, Bou-
logne, Dunois, Graville, Sainte-Sévère, Rais, Culan, Thouars, Sully,
Chaumont, Préaux, Chauvigny, La Trémouille, La Hire, Poton, du Til-
loy, Kermoisan, etc… Ce n’était pas de trop, car sur ce chemin qu’on se
proposait de suivre « tout était à la dévotion de l’Anglais » 1.
Plus brillante que tous dans sa modestie, sa pureté, sa mystique ré-
serve, sa piété ; plus couronnée de services : Jeanne !… Elle ne triom-
phe point de cette chevauchée qu’elle a mise en branle, malgré tant
d’obstacles ; elle ne fait pas sentir sa défaite à La Trémouille, confon-
du, maintenant qu’il est question non d’intrigues mais de marche mili-
taire, parmi la foule des chevaliers.
Elle va, et elle prie. Dans chacune des bonnes villes où le roi s’arrê-
te, elle se confesse et communie 2.
II
À la tête de la noblesse, parmi les acclamations de son peuple, le roi
reprend sa majesté ; la joie lui met un rayon au front ; il se transfi-
gure : ce je ne sais quoi de gêné, de cachottier, d’obscur, qui le dimi-
nuait, s’évanouit presque ; on le trouve beau – ce qui est peut-être
beaucoup dire –, « étant doulx, gracieux, pitoyable et miséricordieux,
bel personne, de bel maintien, de haut entendement » 3.
Le 29 juin, il entre dans Saint-Fargeau, « qui tenoit le parti au petit
roi Henri ». Les habitants lui jurent d’être désormais de bons et loyaux
sujets. « De son côté, le roi assure qu’il les fera gouverner en bonne
justice et suivant leurs anciennes coutumes » 4.
Cette formule reviendra dans tous les actes signés au cours de la
campagne du sacre : elle est la charte de la paix entre Charles et ses su-
jets. Au fond, elle exprime une limitation du pouvoir royal par les pra-
tiques locales dûment établies. On en pourrait déduire que le gouver-
nement des Bourguignons avait été libéral : la conclusion ne serait pas
absolument rigoureuse. Les libertés locales ainsi visées avaient été éta-
blies communément par saint Louis.
Le 1er juillet, Charles était devant Auxerre. Auxerre et le comté au-
quel la ville donnait son nom, avaient été achetés trente mille écus d’or
par Charles V. Le roi demandait le retour de son bien au légitime pro-
priétaire : lui-même. Or, la ville était solide ; bien appuyée sur l’Yonne,
bien enfermée dans ses murailles, fière de sa Cathédrale qu’elle tenait

1 Jean Rogier, Q. IV, 286.


2 Jeanne, Q. I, 104.
3 Jean Rogier, Q. IV, 298.
4 Monstrelet, Q. IV, 377.
LA CAMPAGNE DU SACRE 319

à juste titre pour l’une des plus belles du royaume, riche, très approvi-
sionnée.
La rumeur s’était répandue sans doute qu’elle ne traiterait point ;
puisque, ce même 1er juillet, Philibert de Moulant, capitaine de No-
gent-sur-Seine, écrivait à ceux de Reims que les Auxerrois ne se sou-
ciaient « ny des armagnacs ny de la Pucelle » 1 ; qu’ils tiendraient bon
et que Charles n’arriverait pas à Reims, contenu qu’il serait, à chaque
bout de route, par des rivières et des villes irréductibles ; qu’au sur-
plus, il se mettait lui, Philibert de Moulant, et ses hommes à la disposi-
tion des Rémois 2. Comme si Moulant et les habitants de Troyes
s’étaient donné le mot, ceux-ci prévinrent Reims de leur côté. L’enne-
mi était à Auxerre, disaient ces autres correspondants. Il se vantait de
marcher sur Reims. Ils ignoraient quels étaient les desseins de Charles
sur Troyes. Mais assurément, si sommation leur était faite, à eux bour-
geois de Troyes, d’un acte contraire à l’intérêt de Henri VI d’Angleterre
ou de Philippe de Bourgogne, « ils refuseraient jusques à la mort, in-
clusive » 3.
Allons !… on verra bien ce qu’il adviendra de ce français et de ce la-
tin. Les Auxerrois étaient moins assurés, étant exposés immédiate-
ment aux coups. Cette armée nombreuse leur imposait. Jeanne et plu-
sieurs capitaines étaient d’avis de leur donner de suite l’assaut, puis-
qu’ils refusaient d’abaisser leurs ponts-levis. Ce serait une leçon pour
plusieurs autres. Mais les malins Bourgeois avaient réussi à pratiquer
La Trémouille. Ils savaient comment celui-ci se manœuvrait. Ils lui fi-
rent arriver deux mille écus d’or, moyennant quoi il obtint du prince
qu’il n’y aurait ni assaut ni entrée. Charles exigea seulement une abon-
dante réquisition de vivres. Les Auxerrois servirent bien ; et l’armée de
France passa au large des murailles, sans même heurter les portes que
l’on sache. Elle entraînait La Trémouille un peu plus déconsidéré, car
on n’ignora pas le marché. Que faisait au favori, puisqu’il s’était enri-
chi de deux mille écus d’or ? 4.
Ces négociations pitoyables avaient pris soixante-douze heures.
Le dimanche 3 juillet, l’armée fut, le soir, à Brinon-l’Archevêque et
à Saint-Florentin, qui n’opposèrent aucune résistance. Jeanne entra
dans l’église, fit sonner les cloches pendant une demi-heure, réunit les
religieux qui suivaient ses gens, pria beaucoup avec eux, enfin chanta
une antienne à la Vierge Marie. C’était sa pratique quotidienne 5, avant
de se retirer dans la plus honnête maison qui put être trouvée dans la

1 Jean Rogier, Q. IV, 286.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Journal du Siège, Charpentier, 109.
5 Dunois, Q. III, 14.
320 LA SAINTE DE LA PATRIE

localité. Ainsi passait-elle sa journée entre deux prières : la messe ma-


tinale avec la Communion, l’office du soir avec l’hymne à la Vierge.
Elle pouvait dire, non seulement à cause de sa mission, mais à cause
de son assiduité à la prière, qu’elle était « chaque jour au roïal service
du Roy du Ciel, son souverain et droicturier Seigneur » 1.
Le lundi 4, Charles adresse une lettre aux Rémois. Il leur conte les
avantages qu’il a remportés sur les Anglais, à Orléans, à Jargeau, à
Meung, à Beaugency, à Patay, « plus par grâce divine en vérité que par
œuvre humaine » 2. Il insiste sur la bataille de Patay. Les Anglais y ont
subi un désastre : leurs pertes s’y élevèrent jusqu’au nombre de « qua-
tre mil morts ou prisonniers ». Il avertit les bourgeois « qu’il a pris le
chemin de Reims pour y recevoir son sacre et couronnement ». En
conclusion, il leur demande, « sur la loyauté et obéissance qu’ils luy
doivent, de se disposer à le recevoir en la manière accoutumée de ses
prédécesseurs… Il les traitera comme bons et loyaux subjects ».
Les Rémois sont devenus évidemment l’objectif d’un siège de nou-
veau genre : d’un siège épistolaire. Moulant leur a écrit. Les Troyens
leur ont écrit. Le roi leur écrit. Colard de Mailly, Bailli de Vermandois,
leur écrit. Les Troyens leur écriront de nouveau. Les Châlonnais aussi,
et Châtillon, et Regnault de Chartres.
Les déliés Champenois n’avaient pas besoin de tant d’avances pour
apprécier à leur prix la valeur de leur soumission. Ils ne répondirent à
personne. Quelques-uns semblent bien avoir comploté de remettre la
ville à Charles, si les échevins ne consentaient à le faire. Jean Rogier,
qui avait eu entre les mains des documents de haut intérêt, l’atteste. Il
faut le croire, dit-il, « encore que l’histoire de France ne fasse pas men-
tion de ces particularitez ». Mais la masse citadine laissa dire et faire.
Elle ne se pressa point ; elle attendit sans impatience les événements,
en particulier ceux qui se passeraient à Troyes. Troyes les intéressait
spécialement. Ce qui s’explique. C’était une ville voisine : il est tou-
jours bon dans les circonstances critiques de voir comment s’y prend
le voisin et comment cela lui réussit. C’était une grande ville et forte et
riche. Encore une raison de l’observer. Elle avait été une capitale : celle
d’Ysabeau. Elle s’était amusée des débordements de la vieille reine, de
ses volières, de ses velours bordés d’hermine. Elle avait acclamé la
folle vicieuse et malfaisante, que rien n’avait corrigée, ni l’adversité ni
les ans. Elle avait assisté à de royales entrées : elle possédait le palais
où s’était signé le traité qui avait mis la France à deux doigts de sa fin.
On pouvait supposer que Charles avait contre elle des rancunes terri-
bles : s’il les oubliait, ce serait très bon signe. Ysabeau avait distribué

1 Lettre aux habitants de Troyes, Q. IV, 287.


2 Rogier, Q. IV, 291.
LA CAMPAGNE DU SACRE 321

des bénéfices à ses clercs, donné des privilèges à ses marchands. Si le


Dauphin respectait ces droits acquis, pourquoi ne crierait-on pas :
Vive le Roi ? Pourquoi ne laisserait-on pas le vieux fond national, celui
qui vient de la terre, du sang, des croyances, reprendre le dessus ? On
n’était pas si joyeux d’être menacés de devenir des Anglais, des Go-
dons, des Coués… mais enfin, il fallait voir. Ainsi raisonnaient les Ré-
mois ; c’étaient des sages.
Les Troyens, plus radicaux, avaient pour le moment la peur du
Dauphin et une inquiétude soupçonneuse de Jeanne. Son nom était
sur toutes les lèvres. Les prédicateurs, vrais journalistes du temps, ne
parlaient que d’elle dans les églises ; et ils étaient loin de se prononcer
avec une faveur déterminée. Avant de savoir qu’en penser, il était ur-
gent de l’entretenir, peut-être de l’exorciser. Charles et Jeanne soup-
çonnaient bien cet état d’esprit. Ils écrivirent l’un et l’autre à l’inquiète
et récalcitrante population, afin de la calmer.
Charles, dans sa dépêche, rappela ses droits et promit l’oubli.
Le Roi ne vengerait pas le Dauphin. Il signa de sa main, scella « de
son scel secret », et expédia par ses hérauts 1.
Jeanne, fidèle à elle-même, affirma cordialement sa divine mis-
sion ; d’où elle conclut que les Troyens devaient se rattacher au roi :
« Jhesus † Maria.
« Très chers et bons amis, Seigneurs, bourgeois et habitants de la
Ville de Troies, Jehanne la Pucelle vous mande et fait sçavoir de par le
roy du ciel, son droitturier et souverain Seigneur, au service roïal du-
quel elle est chaque jour, que vous fassiez vraye obéissance et recon-
naissance au gentil Roy de France qui sera bien brief (sous très peu) à
Reims et à Paris, quy que vienne contre, et en ses bonnes villes du
Saint Royaume avec l’aide du roy Jhesus. Loyaulz Français, venez au-
devant du roy Charles ; qu’il n’y ait point de faulte. Ne soyez inquiets
ni de vos corps ni de vos biens si ainsi faictes. Si ainsi ne faictes, je
vous promets et certifie sur vos vies, que nous entrerons avec l’ayde de
Dieu en toutes les Villes qui doivent être du Sainct Royaulme, et ferons
bonne paix ferme, qui que vienne contre.
« À Dieu vous (recommande). Dieu soit garde de vous, s’il lui plaist.
Devant la cité de Troies. Responce brief.
« Escrit à Saint-Fale le mardi quatrième de Juillet » 2.
Les Troyens se hâtèrent de communiquer, avec commentaires as-
sez désobligeants, les deux dépêches aux Rémois. Ils entendaient en-
core à ce moment se poser comme le centre de l’opposition à Charles.

1 Jean Rogier, Q. IV, 287-289.


2 Ibid., 287, 288.
322 LA SAINTE DE LA PATRIE

C’était, disaient-ils à leurs correspondants, vers neuf heures du ma-


tin que l’armée royale avait apparu sous leurs murs. Les hérauts por-
teurs des dépêches s’étaient aussitôt présentés aux portes. On avait
pris les plis ; mais on avait laissé les commissionnaires dehors. Le
Conseil avait lu les écritures, et l’affaire n’avait pas tourné comme « les
Armagnacs » l’avaient rêvé. Car tous, écuyers, chevaliers, artisans,
avaient juré de n’ouvrir à qui que ce soit, que du commandement du
roi Henri VI et du duc de Bourgogne.
Même, qu’ils n’avaient point manqué de finesse, eux les bourgeois
troyens ; car ils avaient trouvé une belle excuse, celle-ci : quand ils au-
raient voulu abaisser leurs ponts-levis, ils ne l’auraient pu ; les gens de
guerre présents dans la ville s’y seraient opposés ; et ils étaient de
beaucoup les plus forts. À cela que pouvait répondre le roi de France ?
En finale éclatait de nouveau le serment ; le serment solennel et sacré :
« Si l’ennemi tente l’assaut, on tiendra jusqu’à la mort » 1.
L’écrivain n’en laissait pas moins percer quelque trouble :
Les Rémois seraient aimables « de remonstrer au duc de Bourgogne
de la nécessité de Troies… et au régent aussi ». « Jehanne la Pucelle »
ne pouvait pas manquer d’avoir plus que son mot : ils disaient donc
d’elle, en bonne et verte prose, que « c’était une Coquarde » (hâbleuse).
Ils « certiffiaient elle estre folle, pleyne du diable. Sa lettre n’avait ni
ryme ni raison, et après l’avoir lue et s’en estre beaucoup mocqués, ils
l’avaient jectée au feu – ce qui n’est pas bien sûr, puisque Jean Rogier
l’a retrouvée « dans un lot de titres, chartes et arrêts notables » – sans
lui faire de réponce, d’autant que ce n’était que mocquerie » 2.
La dépêche troyenne contenait en plus un bon avis aux Rémois.
« Un Cordelier avait juré sa parole de prêtre avoir rencontré trois ou
quatre bourgeois de Reims, du moins se disant tels, qui s’étaient por-
tés forts de faire entrer Charles. Il appartenait à qui de droit de se soi-
gneusement garder » 3. Est-ce du complot dont nous avons parlé plus
haut qu’on retrouve trace ici ?…
Ainsi s’épanchait l’épistolier troyen.
Il jugea bon de faire passer le même « advis » à ceux de Châlons ;
avec quelques détails en plus cependant. Ils concernaient un prêcheur
du nom de Richard, connu à Châlons comme à Troyes.
L’infortuné Frère, que tous avaient regardé jusqu’à ce jour comme
un « prud’homme » dans les saines idées anglo-bourguignonnes,
n’avait-il pas consenti à servir de héraut à « la Coquarde, à la Dia-

1 Cette formule de la lettre du 4 juillet se trouve déjà dans celle du 1er, ce qui induit à penser que

les deux sont du même rédacteur, quelque greffier de la ville. Q. IV, 280.
2 Jean Rogier, Q. IV, 289, 290.
3 Ibid., 290.
LA CAMPAGNE DU SACRE 323

blesse » ? Il avait osé présenter sa lettre au Conseil ! Évidemment elle


l’avait ensorcelé. Tout le monde en demeurait «esbahy » 1.

III

Qu’était-ce que ce Frère Richard qui se trouve ainsi subitement mê-


lé à l’histoire de Jeanne, où il jouera quelque rôle ? Comment Jeanne
l’avait-elle, non « ensorcelé », mais conquis, au moins pour un temps ?
Quel crime avait-il commis pour avoir tant baissé, et de chute telle-
ment subite, dans l’estime des Troyens ?
C’était peut-être un Augustin, plus probablement un Cordelier. Il
revenait d’un pèlerinage aux Lieux saints. Par là il se couronnait de
courage et de piété.
Comme saint Bernardin, le populaire apôtre de Sienne, le grand
remueur de foules, il avait une dévotion profonde au Saint Nom de Jé-
sus, qu’il faisait inscrire sur des plaques de cuivre et dressait avec de
hautes perches, dans les endroits où il s’arrêtait pour évangéliser 2.
Il était austère et fort éclairé dans le discernement des esprits : nous
nous le représentons comme une espèce de Père Marie-Antoine de son
temps, avec plus d’éclat encore que le célèbre Capucin de Toulouse.
À la mi-avril de 1429, il commença des prédications à Sainte-
Geneviève de Paris. Mais bientôt l’église se trouva trop petite. Il trans-
féra sa chaire en plein air, au cimetière des Innocents. Ce lieu funèbre,
ces ossements séchés, amassés en tas, cette Danse Macabre qui courait
folle et terrible sur les murailles, entraînant dans les bras de la mort
papes, empereurs, rois, cardinaux, grandes dames, chevaliers, ma-
nants, tout convenait à l’éloquence du Cordelier, « savant à oraison,
semeur de bonne doctrine pour édifier son proxime » (son prochain) 3.
Il tonnait contre les bals, les dés, les boules, la toilette éhontée des
femmes. Il distribuait des médailles d’étain où était gravé le nom de Jé-
sus 4.
Doué d’inlassables poumons, il commençait un sermon à cinq heu-
res du matin et le prolongeait, quasi sans souffler, jusqu’à dix et onze
heures. Il groupait des auditoires qui ne descendaient jamais à moins
de cinq à six mille personnes.
Il donna dix sermons à Paris et un à Boulogne.

1 Jean Rogier, Q. IV, 291.


2 « Phelippot d’Orléans pour avoir taillé un Jésus en cuivre pour Frère Richard, VI saluts ». Comp-
tes de la ville d’Orléans.
3 Le Bourgeois de Paris, publié par A YROLES, Q. I, 90.
4 Ibid., III, 519.
324 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Le Bourgeois » auquel nous devons ces détails, pour si peu prodi-


gue d’éloges qu’il soit, lui rend ce témoignage : que ses discours
« tournèrent plus de peuple à dévotion que tous les sermonneurs qui
depuis cent ans avaient presché à Paris ».
Le 1er mai de l’année 1429, il avait promis de se faire entendre à
Montmartre. Chacun s’attendait à des merveilles. Celui qui avait prié
et pleuré auprès du Saint Tombeau de Jésus, quels rapprochements
établirait-il entre le Golgotha et la colline où « Monsieur saint Denys »
avait eu la tête abattue des épaules ?
Et puis, s’il avait choisi ce lieu élevé, très sonore parce qu’il était
au-dessus de Paris, n’était-ce pas pour révéler enfin le secret rapporté
de la Terre des prophètes, ce secret qu’il formulait ainsi : l’année 1430
sera marquée par des événements prodigieux ? 1.
La ville était fiévreuse, à ce point que, dès le 30 avril au soir, beau-
coup montèrent à Montmartre, résolus à camper en plein air plutôt
que de manquer de places 2. Le grand Vincent Ferrier n’avait pas con-
nu plus prodigieux succès.
Bedfort fut-il d’avis qu’assembler ainsi le peuple c’était l’émouvoir
dangereusement ? Craignait-il que les apocalypses du Frère Richard
donnassent à prévoir la caducité du régime anglais ? On ne sait jamais
quels oracles peuvent tomber des lèvres d’un voyant.
L’Université elle-même n’avait-elle pas été préoccupée de certaines
interprétations d’Écriture lancées par le moine tribun ?
Il en fallait moins pour mettre en mouvement les maîtres et les
suppôts.
Le certain, c’est que le matin du 1er mai Frère Richard fit défaut. On
l’avait prié de disparaître durant la nuit ; et sagement, il avait obtem-
péré, ayant eu le temps de remarquer, dans son bref séjour à Paris, que
les Sarrasins musulmans n’étaient pas les seuls à avoir la main lourde.
Il était parti pour la Bourgogne et la Champagne qu’il connaissait
déjà, puisqu’il avait prêché l’Avent précédent à Troyes.
Il y retournait, précédé du plus éclatant renom d’orateur chrétien,
avec ce je ne sais quoi d’achevé que donne le support d’une tracasserie,
grossie tout de suite en persécution.
Tous les Anglo-Bourguignons le tenaient pour Anglo-Bourguignon.
Comment d’ailleurs, un si grand, un si saint personnage, n’eût-il pas
été Anglo-Bourguignon ?

1 « Il disait apporter la nouvelle que l’an 1430 amènerait les plus merveilleuses choses qu’on eût

jamais vues ». QUICHERAT, I, 99.


2 Ibid.
LA CAMPAGNE DU SACRE 325

Dans l’autre parti qu’y avait-il que des bandits menés par une sor-
cière ?
Frère Richard était d’ailleurs imbu de tous les préjugés de ses amis
parisiens. Il se sentait des plus mal fixé lui aussi sur Jeanne. Il ne sa-
vait pas plus que Monstrelet ce que c’était que cela « qui était habillé
en guise d’homme » 1 ; cela qui pétrifiait et battait, en toute rencontre,
l’imbattable Anglais.
Aussi, lorsque confiant – et l’événement prouva que sur ce point il
avait vu juste – dans sa robe comme dans le meilleur des sauf-con-
duits, il eut obtenu d’être mené à Jeanne au milieu des troupes fran-
çaises, sa manière d’être fut-elle des plus curieuses à observer.
Le voyageur, qui avait affronté les furies de la mer et le péril des
Sarrasins, s’avança précautionnément. À chaque pas il faisait de grands
signes de croix, plongeait un goupillon dans l’eau bénite, et aspergeait
copieusement.
Jeanne ne se fâcha point ; probablement même fut-elle amusée :
son invitation souriante l’indique assez :
– Allons ! dit-elle au saint homme. Du courage ! Je ne m’envolerai
pas ! 2.
Le saint homme s’enhardit. Il interrogea, causa longuement avec
Jeanne, et fut convaincu, comme tout le monde, qu’elle était bien « le
message de Dieu ».
Il se retira plein de certitude ; à ce point qu’il voulut se charger de
la lettre aux Troyens. C’est cette fonction de héraut de la « Coquarde »
qui lui fut reprochée avec tant d’amertume, même par ses admirateurs
de la veille. Il avait compromis, en quelques heures, sa réputation de
« bon prud’homme ».
Le Frère Richard ne se laissa pas effrayer par ce remous d’opinion :
il avait subi d’autres tempêtes.
L’imagination populaire, ardente et féconde, fut travaillée forte-
ment par cette rencontre de Jeanne et du Cordelier. Tout provoquait
l’invention ; la célébrité des personnages, la gravité des circonstances.
À La Rochelle, on ne put croire que le Frère Richard eut hésité un seul
instant sur la valeur de Jeanne. On y conta qu’à peine l’avait-il aper-
çue, il s’était prosterné à deux genoux devant elle. Jeanne, comme il
était décent, le lui avait rendu. Rentré dans la ville, il avait évangélisé
la venue « de la Sainte Pucelle », avec tant de ferveur qu’il avait re-
tourné les Troyens en un tour de main. À ceux qui criaient une heure
avant : Vive Angleterre et Bourgogne ! il avait fait crier instantané-

1 Monstrelet, Q. IV, 361.


2 Jeanne, Q. I, 100.
326 LA SAINTE DE LA PATRIE

ment : Vive Charles roi de France ! et les avait précipités sans délai aux
pieds du miséricordieux Prince 1.
Ces fables charmantes sont en contradiction avec les pièces les plus
historiques, même avec la déposition de Jeanne. Elles doivent être
écartées.
Le seul point à retenir au milieu de ces grossissements, c’est que
l’intervention du Cordelier eut une tendance pacificatrice. Il en faut
dire autant de celle du Révérend Père en Dieu Messire Leguisé, évêque
de Troyes.
Le Frère Richard jouit d’une popularité spéciale dans l’armée fran-
çaise.
Au cours de l’Avent 1428, il avait entretenu les Troyens des fruits
de salut que doit produire une âme chrétienne. Il nous faut, avait-il
dit, labourer la terre de notre âme, la semer, la sarcler, afin que le maî-
tre, Jésus-Christ, puisse y récolter, quand sonnera cette heure de la
mort qui vient rapidement. Puis se servant d’une comparaison simple
tout à fait dans le goût de l’époque – ce n’est pas un blâme –, il avait
conclu : Semez, mes Frères, semez beaucoup de fèves, car Celui qui
doit venir, viendra bientôt.
« Semez, mes Frères, semez beaucoup de fèves, car Celui qui doit
venir viendra bientôt » : Frère Richard entendait parler de Jésus-
Christ, juge de chaque homme, à sa mort.
Ses candides ou espiègles auditeurs, quand vint la saison de semer
des fèves, se rappelèrent la parole du Capucin ; et ils se disaient les uns
aux autres : « Semons des fèves largement ! Frère Richard nous a dit
de semer des fèves largement ! ».
Elles arrivaient à maturité en cette fin de juillet. L’armée de Charles
les mangea. Ce ne fut pas sans donner une interprétation fantaisiste
aux mots mystérieux : « Celui qui doit venir viendra bientôt ». Celui-
là, prétendirent les hommes d’armes, c’était Charles en personne. Le
Cordelier avait prophétisé l’arrivée de Charles. Il avait été son fourrier
en faisant semer des fèves. Et « toutefois le dit prêcheur ne songeait
pas à la venue du roi » 2.
Les fèves augmentèrent heureusement le menu de beaucoup de
soldats. Manquant de pain, ils vécurent cinq ou six jours d’épis de blés
pas mûrs, réduits en bouillie. Ils ajoutèrent à cette pâte « les fèves du
Frère Richard ».

1 Le greffier de La Rochelle, publié par AYROLES, III, 210 ; Procès.


2 Chronique de la Pucelle, publiée par AYROLES, La vraie Jeanne d’Arc, III, 96.
LA CAMPAGNE DU SACRE 327

IV

En dépit de son autorité, le Frère Richard ne changea point les dis-


positions des Troyens.
Les six cents Anglais de la garnison tentèrent même une sortie. Ils
furent repoussés, et les Français s’établirent dans les faubourgs.
Garnison et bourgeoisie parurent alors aux remparts, sans injures,
sans forfanterie, affirmant seulement leur vouloir de résister. C’était le
mardi 5 de juillet.
La situation demeura inchangée jusqu’au samedi 9. Pas de sortie
des assiégés, pas d’attaque des nôtres.
Les assiégés savaient que les fèves du Frère Richard ne dureraient
pas éternellement, et que nous finirions par avoir faim.
Le pronostic se réalisa : la famine devint menaçante.
Le roi provoqua un conseil de guerre 1. On peut soupçonner La Tré-
mouille de n’avoir pas été étranger à cette résolution : c’était sa revan-
che. D’Alençon, Clermont, Vendôme, tous les conseillers ordinaires,
beaucoup de capitaines, se présentèrent et prirent séance.
Le chancelier, Regnault de Chartres, fut chargé par le roi d’exposer
la question :
« L’ost ne pouvait plus bonnement demeurer devant Troyes, pour
plusieurs raisons » : premièrement, la famine sévissait, et les vivres ne
venaient plus de nulle part ; secondement, il n’y avait plus un homme
qui eût de l’argent – était-ce tout à fait certain ? – ; troisièmement, de
prendre Troyes on ne pouvait concevoir l’espérance : la ville était trop
forte, trop bien pourvue, trop déterminée à la résistance ; si on avait
de l’artillerie – on en avait au moins un peu, mais il était bon de dire
qu’on n’en avait pas –, il y aurait lieu de faire une tentative peut-être ;
mais on en manquait ; on manquait de tout. Gien, la seule forteresse
d’où l’on pût tirer quelques secours, était à trente lieues !
Ayant ainsi parlé, le prédicateur de découragement s’arrêta. Le roi
n’ajouta rien. Il était retombé de son passager sursaut dans la résigna-
tion à l’échec.
Tourner dos, avec sa grosse armée, ne paraissait pas chose insup-
portable à son courage… à moins que – car il y a un à moins que, au-
quel pour notre part nous ne sommes pas éloigne de croire – il fût
d’accord avec Robert le Maçon.

1 Jean Chartier, Q. VI, 73.


328 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il ordonna tranquillement à l’archevêque chancelier de recueillir


les avis.
Langue dorée, Regnault de Chartres ne manqua pas de signaler
l’importance de la délibération, et de supplier les conseillers de donner
leur pensée en conscience.
Presque tous opinèrent qu’il convenait de s’en retourner, roi et ar-
mée 1.
Lorsque le chancelier en vint à Robert Le Maçon, le ton changea
subitement.
Le seigneur de Trêves commença par demander qu’on envoyât qué-
rir Jeanne. « Elle pourrait dire quelque chose de profitable au roy » 2.
Quand le roi, ajouta-t-il, avait entrepris le voyage du sacre, il ne s’y
était décidé ni parce que son armée était très forte, ni parce que son
trésor était rempli, mais seulement par déférence à l’avis de Jeanne. Si
cet avis fut bon à ouïr alors, il n’était pas mauvais aujourd’hui. Elle
avait dit que la volonté de Dieu était que le souverain se rendît à Reims
pour y recevoir le sacre ; qu’on éprouverait bien peu de résistance.
C’était là-dessus que Charles s’était décidé. Eh bien, il fallait savoir si
elle était toujours du même avis.
Cette brève harangue remettait la question sur sa base.
Robert parlait encore, que l’on entendit heurter à la porte. C’était
Jeanne elle-même. La scène décrite par Chartier devient de haute al-
lure.
La Sainte de la Patrie entre. Elle salue profondément le roi.
Regnault reprend son exposé : les difficultés matérielles où se dé-
bat l’armée, l’impossibilité de forcer la ville.
Jeanne laisse dire Mgr Regnault et ne lui répond point.
Ce qu’elle veut, parce que Dieu le veut, c’est un acte de foi de Charles.
Tournée vers lui, humble mais ferme :
– « Croirez-vous ce que je vous dirai ? interroge-t-elle.
– Si vous dites chose raisonnable et profitable, volontiers on vous
croira 3.
– Noble Dauphin, ordonnez à vos gens d’assiéger vraiment Troyes.
Ne prolongez pas ces conseils. Au nom de Dieu ! je vous introduirai
avant trois jours dans cette ville qui est vôtre, soit par force, soit par
amour. Toute la Bourgogne en sera stupéfaite » 4.

1 Jean Chartier, Q. VI, 74.


2 Ibid.
3 Jean Chartier, Q. VI, 75.
4 Dunois, Procès, III, 13.
LA CAMPAGNE DU SACRE 329

L’assemblée se tait. Cette tranquille audace la trouble. Dunois, qui


en déposa vingt-cinq ans plus tard, rien qu’à s’en souvenir n’échappait
pas à l’émotion.
Mais Regnault de Chartres se ressaisit. Le vieux routier des Con-
seils royaux veut susciter un doute dans l’auditoire qu’il sent lui échap-
per, et pour cela il travaille Jeanne elle-même.
– Jeanne, vous avez dit qu’avant trois jours nous aurions Troyes. Si
on était certain de l’avoir dans six, on attendrait bien. Mais est-ce cer-
tain ?
– Je n’en fais aucun doute 1.
Et précisant son « avant trois jours » d’il y avait un instant :
– Vous aurez Troyes demain 2, conclut-elle.
Le Conseil, revenant sur sa décision première, jugea qu’il fallait
continuer le siège, et avec plus de vigueur.
Une fois encore Jeanne avait porté dans ses mains la fortune de la
France – perdue si Charles eût reculé – ; et par l’inspiration d’En Haut,
une fois encore elle l’avait sauvée.
Aussitôt elle monte à cheval, « un baston dans sa main », appelle
tout le monde à la besogne, chevaliers, écuyers, coutilliers, archers,
miliciens communaux, valets. Entraînés, subjugués par sa foi, ils ap-
portent des fagots, des portes de maisons, des fenêtres, des tables. Ils
comblent les fossés, préparent des taudis et des pavas pour l’approche
des murailles. Elle amène les canons, les bombardes, les place en bat-
terie comme eût pu faire « le plus vieil capitaine ». Elle ordonne de
planter sa tente sur le bord des fossés qu’elle comble de fascines. La
nuit même n’interrompt pas le travail 3.
Dès le petit jour tout est prêt.
Les bourgeois s’épouvantent de la prestesse avec laquelle les dispo-
sitions ont été prises. Ils comprennent que pour le coup la chose est
parfaitement sérieuse : c’est l’assaut ; l’assaut de suite. Frère Richard,
et tout autant l’Évêque Jean Leguisé, donnent des conseils de pru-
dence. « Au surplus Charles est leur seigneur » et Jeanne « le message
de Dieu ». Les auditeurs ne se montrent nullement durs d’oreille. Il a
plu sur la magnifique flambée de la veille, celle qui projetait sa réver-
bération jusqu’à Reims. Sans plus de débat, on décide d’envoyer l’évê-
que et le capitaine de la garnison au camp royal. Ils y traiteront au
mieux des intérêts de tous : clercs, soldats, bourgeois.

1 Chartier, Q. IV, 75 ; Journal du Siège, 111.


2 Le président Simon Charles, Q. III, 117.
3 Journal du Siège, 111.
330 LA SAINTE DE LA PATRIE

Les Troyens avaient sagement fait de se hâter. Jeanne venait de


pousser son cri : À l’assaut ! À l’assaut ! quand les portes s’ouvrirent.
Leguisé, orné du rameau d’olivier, parut avec sa suite. Jeanne arrêta
les nôtres.
Les tractations ne demandèrent pas longtemps. Charles avait don-
né sa parole royale de tout oublier. Il affecta de ne se souvenir de
rien 1. C’était humain, et c’était politique. Le souvenir des affronts de
Troyes n’était pas honorable à la mémoire des morts, et pas bon à la
tranquillité des vivants.
Il accorda tout ce que les plénipotentiaires voulurent.
Les gens de guerre désiraient se retirer, libres de leurs personnes et
libres de leurs biens : ce fut accordé.
Les gens d’église voulaient demeurer titulaires des bénéfices confé-
rés par le précédent gouvernement. Ce fut accordé. Bien plus, ceux qui
perdraient quelque prébende située dans les pays soumis encore à
Henri VI, seraient indemnisés 2.
Les bourgeois réclamaient la conservation de leurs privilèges, les
privilèges de saint Louis : ce fut accordé.
Charles était décidé à ne refuser rien.
La bonne nouvelle se répandit avec une rapidité de foudre.
La ville entière fut aussitôt hors de ses portes. Ce fut une fête, une
kermesse indescriptible. On apporta du pain, du vin, des victuailles
aux soldats du roi, affamés comme des gens qui vivaient de bouillie de
fèves à l’eau depuis une semaine. En quelques heures, l’abondance
avait succédé à la disette. On se retrouvait, entre frères, après tant
d’années de séparation. Le mauvais rêve de la discorde civile finissait.
Ces événements se passèrent le dimanche 10 juillet.
V
Le lundi 11 la garnison anglo-bourguignonne qui se retirait, trouva
Jeanne devant la porte. Elle avait appris qu’il y avait des prisonniers
français dans la place ; elle craignait qu’ils fussent enlevés. Bien en prit
aux pauvres gens : on les emmenait.
Qu’était-ce bien que ces prisonniers ? Très probablement des vi-
gnerons et des cultivateurs comme ceux que les Anglais prirent plus
d’une fois autour d’Orléans : ils étaient retenus surtout comme man-
œuvres.

1 Le président Simon Charles, Q. III, 117.


2 Journal du Siège, 111.
LA CAMPAGNE DU SACRE 331

Jeanne ne s’inquiéta pas de leur origine ; elle ne s’inquiéta pas non


plus de savoir comment on paierait leur rançon. Si le roi voulait la
payer, il la paierait. C’était affaire à lui. Quant à elle, elle se borna à dé-
clarer péremptoirement qu’ils ne sortiraient pas.
– Ils ne les emmèneront pas ! répétait-elle. Non ; ils ne les emmè-
neront pas !
Les Anglais protestaient : « Ces hommes étaient de leur bien ». Le
roi avait signé qu’ils partiraient libres de corps et de biens ; ils ne lais-
seraient rien derrière eux.
Jeanne, cœur, conscience, honneur, voix populaire, sentait et disait
l’horreur d’abandonner des frères à ces vaincus auxquels on avait fait
miséricorde, et qui, se prévalant d’un oubli, refusaient miséricorde.
Elle reprenait indéfiniment :
– Ils ne les emmèneront pas.
Le roi paya l’amende de son oubli ; il offrit un marc d’argent par
tête ; les Anglo-Bourguignons furent contents ; et les nôtres furent
rendus à la liberté 1.
Cette bonne œuvre accomplie, la Sainte de la Patrie disposa le long
des rues que devait suivre le roi une ligne d’archers 2. C’était par hon-
neur ; par précaution aussi. Si le général Potioreck eût agi de même à
Sérajévo, que de drames évités, au milieu desquels nous vivons et
mourons présentement !
Sur les neuf heures, le roi fit son entrée dans cette ville où neuf an-
nées auparavant 3 il avait été déclaré, proclamé, dénoncé, à son de
trompes et à battements de tambour, pour jamais exclu du trône de
France. Il voulut que Jeanne prît place à son côté, casquée, cuirassée,
portant son étendard. C’était l’acte d’une royale justice.
Il dut remarquer, et Robert Le Maçon, et Regnault de Chartres, et
les autres membres du Conseil aussi, que Jeanne avait dégagé sa pa-
role prophétique :
– Demain, vous aurez Troyes !
La prise de possession eut de l’éclat. Ces princes du sang, cette
nombreuse chevalerie, ces hommes d’armes « bien montez, bien habil-
lez » 4, ces miliciens même, refaits et reposés, avaient, derrière le Sou-
verain et la Vierge sacrée, « bel air ».

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 252.


2 Ibid., 253.
3 En 1420, au traité de Troyes.
4 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 253.
332 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne fut la joie et l’amour du peuple de Troyes. En souvenir de


l’inoubliable jour on la pria d’être marraine d’un nouveau-né, comme
une princesse : elle accepta.
Les Troyens se montrèrent loyaux. Craignant – à tort – d’avoir mal
influencé les Rémois, par des lettres qu’ils estimaient inexactes et in-
justes, depuis qu’ils avaient fait connaissance avec le roi et Jeanne, ils
se donnèrent à eux-mêmes les démentis nécessaires.
Ils prévinrent sans nul retard leurs amis du changement de leurs
dispositions et de leurs idées : Le roi était bon : il leur avait fait savoir
qu’ils pouvaient aller à lui en toute sécurité. Il était sage : il avait ex-
pliqué au Révérend Père en Dieu Mgr l’Évêque et aux notables, avec
un sens parfait, pourquoi il était venu : il voulait se faire sacrer, puis
ramener tous les partis à l’obéissance, en qualité d’unique héritier du
royaume, depuis la mort de Charles VI. Il pardonnerait d’ailleurs les
vieilles offenses et respecterait les vieilles franchises octroyées par le
roi saint Louis ; que pouvait-on souhaiter de mieux ?
Ils terminaient en suppliant les Rémois « de vouloir faire au roi
plénière obéissance, telle qu’eux-mêmes l’avaient faite », afin aussi
que fussent « préservés les Rémois corps et biens, de tout péril », car il
fallait le savoir et le dire : « Charles était le plus modéré, le plus avisé,
le plus vaillant qui soit jamais sorti de la noble maison de France » 1.
Ainsi se consommait la préparation des voies du sacre : les vents
heureux soufflaient et enflaient la bannière fleurdelisée.
Le 12, toute l’armée repartit. Charles se fût arrêté volontiers plus
longuement ; mais « la Pucelle moult le hastoit » 2.
Après avoir franchi l’Aube et chevauché dans la chaleur épaisse et
la poussière grise d’interminables plaines, chargés de sommeil et d’en-
nui, « l’ost royal » campa au village de Bussy-Lettrée : c’est de là que le
héraut d’armes, Montjoye, partit, sur l’ordre de Charles, pour faire
sommation d’obédience à Châlons.
Les Châlonnais répondirent le 13 par l’envoi d’un ambassadeur.
Quiconque entretenait Charles subissait la séduction de sa parole
enveloppante et contenue. Il fut l’un des maîtres du dire habile. L’am-
bassadeur goûta le charme : probablement même il ne chercha guère à
y échapper : l’exemple de Troyes commençait à fructifier. Après son
audience, le Châlonnais retourna promptement vers ses compatriotes.
Il leur conta l’accueil courtois qu’il avait reçu, et leur exposa les disposi-
tions certaines du roi : amnistie, bonnes grâces et le reste.

1 Jean Rogier, Q. IV, 296.


2 Journal du Siège, 112.
LA CAMPAGNE DU SACRE 333

La conséquence devait suivre et suivit : Châlons abaissa ses ponts-


levis 1.
Afin de donner toute la solennité désirable à l’acte de soumission,
l’Évêque Comte, qui était des Sires de Commercy, se porta, entouré
des notables, au-devant du Souverain. La rencontre eut lieu à mi-
route, entre Bussy-Lettrée et Châlons 2.
Les anciens rites s’accomplirent. Les clefs furent offertes sur un
plat d’argent. Charles « les reçut bénignement » 3.
Les Châlonnais trouvèrent le roi fort à leur gré. Ils admirèrent « sa
bonne grâce », à laquelle nous croyons ; « sa beauté » même, à la-
quelle il est plus difficile d’ajouter foi ; « son haut entendement », qui
est certain 4 : il assura le succès du règne.
Jeanne fit une rencontre imprévue et heureuse à Châlons : celle de
Jean Morel et de Gérardin d’Épinal.
Jean Morel l’avait tenue sur les fonts baptismaux : il était son par-
rain. La filleule et le parrain causèrent avec confiance et joie.
Jeanne lui fit cadeau d’une veste rouge qu’elle portait, et que le bon
homme avait remarquée 5.
Gérardin d’Épinal, le Bourguignon de jadis, était-il converti ? Il est
probable. Jeanne retrouva sa familiarité de bonne camarade avec lui.
Et comme il lui parlait des dangers de sa vie militaire :
– Je ne crains que la trahison, répondit-elle.
Mot mélancolique et juste 6.
VI
Les meilleures choses passent vite : dès le lendemain matin les
deux Meusiens, emportant des merveilles plein leur cœur et leurs
yeux, regagnèrent Greux et Domrémy. Jeanne s’engagea dans la su-
prême étape, au bout de laquelle on arriverait en face de la porte Dieu-
Lumière et des tours dominatrices de la Cathédrale des Sacres.
Elle cheminait aux côtés du roi. Celui-ci était à ses pensées ; elle, à
sa prière.

1 Jean Rogier, Q. IV, 297, 298.


2 Ibid.
3 Jean Rogier, Q. IV, 297, 298.
4 Ibid.
5 Jean Morel, Q. II, 391.
6 Gérardin d’Épinal, Q. II, 423.
334 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le roi avait vu des prodiges : il sentait cependant un besoin d’encou-


ragement. Même dans le voisinage de Reims, il se troublait. Comme
tous les prudents avec excès, il mettait d’instinct chaque chose au pire.
Il s’ouvrit à Jeanne de son anxiété.
– Les Bourgeois, dit-il, ne voudront-ils pas résister ?
– Ne doutez pas ! (toujours cette nécessité de la foi, c’est elle qui
opère les miracles). Ne doutez pas ! Ils viendront au-devant de vous.
– Cependant, s’ils ne venaient pas ?… Je suis sans artillerie, sans
machines de siège.
– Allons, marchez hardiment. Ne doutez pas. Soyez homme. Vous
reprendrez tout votre royaume 1.
N’est-ce pas chose charmante et surhumaine que cette audacieuse
exhortation de l’enfant à son roi ?
Il n’était pas mauvais néanmoins de savoir avec exactitude où en
étaient les Rémois.
Ils avaient été soumis à toutes les pressions.
Le premier qui eût pris date près d’eux, c’était Philippe le Bon : à
tout seigneur, tout honneur.
Tandis qu’on disputait encore à Gien sur le que si que non du
voyage, il écrivait à Reims. « On lui avait fait des rapports auxquels il
ne pouvait croire » ; notamment que certains bourgeois de Reims
étaient allés prévenir Charles qu’ils se chargeaient de « lui faire ouver-
ture des portes de la ville avec entière obéissance ». Eh bien, lui, Duc
de Bourgogne, avertissait les Bourgeois de n’être pas assez hardis pour
faire un pareil coup. Non ; « qu’ils ne fussent tant enhardis de venir en
ces marches » 2.
Voici maintenant un bien moindre sire quoique du même parti, et
au fond, de même langue : le capitaine de Noisy-sur-Seine, Meulan.
Il jette à la ville de Reims un cri de réconfort dans lequel perce pas
mal d’alarmes. « L’ennemi, dit-il, marche sur Sens par Montargis. Mais
il va trouver les forces de Bedfort et de Philippe qui lui disputeront le
passage de l’Yonne. Dût-il franchir la rivière, n’ayez pas peur. Je suis
prêt, si vous désirez, à vous aller en aide ».
Ce mot est du 1er juillet 3.
Toujours le 1er juillet. La ville de Troyes à la ville de Reims : L’en-
nemi est près d’Auxerre. S’il pousse jusqu’à Troyes, on y est « délibéré

1 Le Président Simon Charles, Q. III, 118.


2 Jean Rogier, Q. IV, 285.
3 Ibid., 286.
LA CAMPAGNE DU SACRE 335

à s’en tenir au party de Henri VI et du duc de Bourgogne, jusqu’à la


mort » 1.
4 juillet : la même à la même : deux dépêches dans la journée.
1º Copie expédiée des lettres du roi et de Jeanne avec les plaisanteries
que l’on a vues 2. 2º Avis que le « roy et son ost » campent sous les
murs. Ils n’entreront pas. Que les Rémois se gardent comme les
Troyens. Quatre bourgeois se sont vantés d’ouvrir au roi les portes de
Reims 3. C’est la seconde édition du bruit déjà signalé par Philippe.
4 juillet encore : mais du point opposé de l’horizon politique. Lon-
gue dépêche de Charles. Il y résume l’histoire de ses succès. Les noms
d’Orléans, de Jargeau, de Meung, de Beaugency, de Patay, viennent
sous sa plume. Il affirme qu’il a oublié le passé, qu’il est prêt à recevoir
tout négociateur qui lui sera envoyé. Seulement qu’on s’apprête à le
traiter comme ses prédécesseurs 4.
Sous une date indéterminée, mais avant le 8 juillet, essai de tracta-
tions entre Châtillon, capitaine de la Ville de Reims, retiré provisoire-
ment à Château-Thierry, et les échevins. « Il se mettra, lui Châtillon,
en campagne. Et, si l’on veut, il défendra la ville avec quatre cents
hommes au moins, sous charge qu’on l’entretiendra lui et les siens, et
qu’on lui remettra la garde des portes » 5.
Le 10 juillet. Grandes nouvelles expédiées par le bailli de Verman-
dois : Jehan de Luxembourg et Philippe de Bourgogne sont à Paris de-
puis quelques jours. Huit mille Anglais ont débarqué à Boulogne. Ils
viennent. Que pourra faire l’armée française envahisseuse ? Le désas-
tre l’attend ; d’autant plus certain, d’autant plus terrible, que le grand
Bourguignon lui a coupé sa ligne de retraite 6.
Le 11. Troisième ou quatrième lettre de la Ville de Troyes à la Ville
de Reims. Les Troyens, revenus à résipiscence, avouent leurs erreurs,
et conseillent aux Rémois de faire comme eux : de se soumettre.
Le 12. Pastorale de Regnault de Chartres à ses Diocésains ; pasto-
rale plutôt ministérielle qu’épiscopale, facile à résumer en une ligne :
Il faut que soit préparée la réception du roi.
13. Instance de Châtillon : C’est vrai, Charles est entré à Troyes,
mais appelé par le seul menu peuple, les gens qui ne comptent pas.
Encore a-t-il fallu que ce séducteur de Leguisé les soulevât avec le

1 Ibid., 287.
2 Ibid., 288, 289.
3 Ibid., 289.
4 Jean Rogier, Q. IV, 292.
5 Ibid., 294.
6 Ibid., 295.
336 LA SAINTE DE LA PATRIE

concours du doyen de son chapitre et celui du Cordelier Richard. Mais


les Rémois ne sont pas gens à se laisser duper… Quant à cette Jeanne
qui fait peur à tout le monde, Rochefort, Meulan, d’autres, lui ont par-
lé et ils ont juré à Châtillon « que son faict n’a ni ryme ni raison et
qu’on ne vit jamais rien de plus sot ». À la bonne heure Madame
d’Or ! 1. Voilà une personne vaillante ! Nos ennemis se moquent quand
ils prétendent nous faire peur avec leur Pucelle 2.
14. La Ville de Châlons à la Ville de Reims : « Elle s’est rendue et
s’en félicite… Charles est un charmant prince. Que les frères de Reims
imitent leurs frères de Châlons. C’est de la « joye, c’est de l’honneur » 3
que ceux-ci offrent à ceux-là.
Les Rémois eussent été les plus malheureux des hommes s’ils
avaient dû se décider sur conseils : qui en reçoit trop de contradic-
toires, n’en reçoit point. Ils en avaient reçu vraiment trop.
Par chance ils étaient gens de poids et de raison, décidés à penser
par eux-mêmes.
Ils se sentaient entre deux périls : le péril anglo-bourguignon et le
péril français.
Ouvrir à Charles, c’était s’aliéner Bedfort et Philippe, qui enten-
daient qu’on lui fermât. Fermer à Charles, c’était s’aliéner la France
qui entendait qu’on lui ouvrît. Peser les chances contraires était défini-
tivement affaire à eux et à eux seuls. S’ils s’en tiraient mal, ils paie-
raient les frais ; s’ils s’en tiraient bien, ils en auraient le bénéfice.
Conséquemment, ils formèrent avant tout le dessein de demeurer
muets comme le silence. Leur parlerait, leur écrirait qui voudrait, ils
ne répondraient pas. Ils tinrent leur résolution. Ni Philippe de Bour-
gogne, ni Meulan, ni Charles de France, ni les Troyens, ni les Châlon-
nais, ni Châtillon, ni le bailli de Vermandois, n’eurent un mot d’eux. Ils
voyaient venir, et réfléchissaient. Le second article de leur programme
fut celui de toute ville d’alors qui pouvait s’y ranger : surtout pas de
garnison ; pas de garnison qui nous gruge et nous mène.
Les villes qui raisonnaient de la sorte, savaient bien qu’elles ne de-
meureraient pas closes à jamais. C’était justement pour s’ouvrir à leur
moment, qu’elles écartaient les soldats.

1 Personnage inconnu, note QUICHERAT, IV, 297.


2 Jean Rogier, Q. IV, 297.
3 Jean Rogier, Q. IV, 298.
LA CAMPAGNE DU SACRE 337

VII

Après la chevauchée où nous avons entendu Jeanne donner de si


virils conseils au roi, les troupes campèrent à Sept-Saulx.
Sept-Saulx était renommé pour sa forteresse archiépiscopale, du
haut de laquelle les successeurs de saint Rémy et de Hincmar surveil-
laient et commandaient depuis deux siècles la Vesle. L’archevêque Re-
gnault en avait les clefs, ou bien il les trouva.
Il y reçut son roi. Le souverain passa la nuit au manoir.
Il était à quatre lieues de Reims.
Cependant Châtillon, fatigué de demeurer sans réponse, avait déci-
dé de quitter Château-Thierry et de gagner Reims, naturellement par
un autre chemin que le roi. Il était accompagné d’un fort parti de gens
d’armes. Recevoir ce monde n’entrait pas du tout dans le dessein des
Rémois : nous savons pourquoi. Ils s’enfermèrent, sans nulle cérémo-
nie. Par transaction, ils voulurent bien recevoir le capitaine, il est tou-
jours bon et prudent d’entendre les gens ; mais le capitaine seul, tout
au plus suivi d’un ou deux officiers.
Châtillon dut en passer par là. Il entra avec Saveuse et L’Isle-Adam.
Il exposa deux choses aux Échevins. D’abord, il arrivait de la part
du très haut et très puissant Duc de Bourgogne, qui ne manquerait pas
de secourir Reims… Mais – et c’était le second point – ce serait dans
six semaines. Son armée ne pouvait être prête auparavant 1.
C’était, en résumé, six semaines de siège que le sire capitaine pro-
posait.
Les Rémois remercièrent de la communication et congédièrent son
auteur. Celui-ci aurait aimé faire souffler la troupe qui l’avait escorté,
sur la place de la cathédrale. Trois ou quatre cents lances eussent bien
appuyé son discours. Le bailli Hodierne ne l’ignorait pas non plus : il
refusa l’accès de sa ville aux lances de Châtillon.
Il dut se retirer avec Saveuse et L’Isle-Adam. On leur poussa soi-
gneusement la porte sur les talons 2.
Un conseil général fut convoqué pour le lendemain matin, vendredi.
Le peuple entier y fut admis. Trois questions furent débattues.
Fallait-il faire obédience à Charles ?
Fallait-il faire obédience immédiate ?

1 Jean Rogier, Q. IV, 294.


2 Ibid.
338 LA SAINTE DE LA PATRIE

Fallait-il envoyer à Sept-Saulx prévenir Charles que Reims lui fai-


sait obédience immédiate ? On demanderait les conditions accordées à
Troyes et à Châlons 1.
Le grand conseil répondit affirmativement à tout.
Le samedi, dès l’aube, la pacifique députation se mit en marche.
Elle assura Charles de son loyalisme propre et de la fidélité de la ville.
En gage de quoi elle lui remit les clefs. Le roi, en retour, donna de suite
des lettres patentes d’amnistie sous forme de Charte 2. Il fut convenu
que le jour même le prince ferait sa royale entrée.
L’archevêque fit la sienne dans la matinée. Sa ville épiscopale ne
l’avait pas encore vu.
L’après-midi, ce fut le tour du prince. Il suivit avec son armée la
berge de la Vesle parmi les vignobles en fruits. Le grand voyage allait
finir. Le soir approchait. Les hautes murailles apparurent trouées par
la porte Dieu-Lumière qui était ouverte.
Dominant tout, la cathédrale, jeune encore à cette époque, dressait
la splendeur de ses pierres, le tumulte savant et ordonné de ses architec-
tures, ses paradis d’anges, de prophètes, d’apôtres, au milieu desquels
trônaient le Christ et la Vierge sa mère, parmi les roses du soleil tom-
bant de juillet. Plus loin saint Denis ; plus loin saint Rémy austère et
somptueux. C’étaient les saints de France qui accueillaient, du parvis de
leurs demeures sacrées, le dernier rejeton des rois. Il n’y a pas à douter,
quoique les chroniqueurs ne l’aient point marqué, que cloches et bom-
bardes tonnaient. L’archevêque alla au-devant de Charles. Le peuple sur
le parcours se pressa, s’écrasa, criant : Noël ! Noël ! 3. On voulait le voir,
lui, Charles fils de Charles ; et tout autant elle, Jeanne, fille de Jacques
d’Arc. Le reste semblait n’être pas, quoique le reste fût intéressant.
Derrière le roi son armée, mouvant océan d’acier, de buffleteries,
de lances levées, d’étendards, de panaches, de pennons.
Rejoignant, ralliant ce noyau central, passaient des corps nouveaux
de Lorrains ; par exemple, ceux de René de Bar et du Damoiseau de
Commercy. Partout les trompettes donnaient de la voix : les maisons
et les églises étaient tendues 4. Le spectacle était grand et beau, comme
héroïque. La fête du cœur égalant celle des yeux, les bons citoyens y
trouvaient un gage enfin assuré des ententes nationales.

1 Ibid., 295-298.
2 Ibid., 299.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 19.
4 Journal du Siège, 113.
LA CAMPAGNE DU SACRE 339

Avant que la nuit fût tout à fait tombée, les tambours battirent so-
lennellement, et des crieurs lurent l’ordonnance par laquelle qui de
droit était avisé que le sacre aurait lieu le lendemain.
Il y eut vêpres très pompeuses à la cathédrale : les premières du sa-
cre. Jeanne, qui les faisait chanter devant elle par ses chapelains cha-
que soir, pria beaucoup à celles-là. Demain ! Demain son noble Dau-
phin, son roi, le lieutenant de Jésus-Christ, sera couronné !… Demain
ses Voix seront obéies !… Actions de grâces… supplications…
VIII
Jeanne ne se livrait point à sa gloire. En tout cas, comme si Dieu
eût voulu l’en distraire, il lui offrit dès son arrivée à Reims un bonheur
qui dépassait tout, qui effaçait tout : celui de revoir son père, et comme
elle disait, sa « pauvre mère » 1.
Ils étaient descendus chez la veuve « Alix Moriau, hostesse de
l’Asne Rayé » 2, rue du Parvis, devant la cathédrale : une hôtellerie
bien placée, où la ville de Reims voulut loger et défrayer le père et la
mère de Jeanne d’Arc.
Que d’événements depuis le départ de Domrémy, il y avait à peine
six mois ! Vaucouleurs… Chinon… Orléans… Patay… la Cour… l’ar-
mée… Les passèrent-ils en revue ? Que dirent-ils de la ferme ?… du vil-
lage… des humbles amis ?… De quoi s’entretinrent ces petites gens re-
trouvant leur petite fille ?
Imagine qui pourra les mots de tendresse, les regards, les questions
de Jacques d’Arc et d’Isabelle, leurs silences d’ouvriers plus accoutu-
més à se taire qu’à prononcer des phrases. Imagine qui pourra l’émoi
de Jeanne… Durand Laxart, l’oncle Laxart, l’ami fidèle, le premier
croyant, le seul peut-être au monde qui n’eût jamais douté, était pré-
sent aussi 3.
On se sépara la nuit bien avancée… quand on put… comme on put.
Autour d’eux la ville s’agitait. Les cérémoniaires préparaient la so-
lennité. La chose n’était pas simple, tant on manquait de tout.
La couronne « de saint Charlemagne », toute d’or et de rubis, était
au trésor de Saint-Denis. Elle en sortira : les Parisiens l’admireront
bientôt, quand le petit Henri VI sera sacré dans Notre-Dame par « my-
lord le Cardinal », son oncle. À vrai dire, elle paraîtra bien lourde pour
la tête de l’enfant « prédestiné au malheur de tout perdre » 4.

1 Husson Lemaître, Q. III, 198.


2 QUICHERAT, V, 266.
3 Durand Laxart, Q. II, 445.
4 Parole de son père Henri V.
340 LA SAINTE DE LA PATRIE

La longue épée du vieux Carolingien est au même lieu. Les vête-


ments royaux, le manteau d’hermines, la main de justice d’ivoire et
d’or manquent.
On rencontra une couronne quelque part, et le reste aussi. « Ce fut
un cas bien merveilleux que l’on trouva en la dicte cité toutes les cho-
ses nécessaires, qui sont grandes » 1.
IX
Le sacre est d’origine hébraïque.
« En ce temps-là, Saül, l’homme qui dépassait de la tête tous les fils
de Juda et d’Israël, était entré dans la maison de Samuel le Voyant de
Jéhovah ; car, peut-être, pourrait-il lui donner des nouvelles de son
troupeau d’ânesses qui s’était égaré à travers la montagne.
« Or, Jéhovah avait dit la veille au Voyant : Demain, à cette heure
même, je t’enverrai un homme de la tribu de Benjamin. Tu le sacreras
roi de mon peuple, qu’il sauvera de la main des Philistins : Je prends
en pitié les fils de Jacob, tant le cri de leur détresse est navrant ! ».
Lors donc que Saül eut franchi à l’heure dite le seuil de Samuel, ce-
lui-ci l’accueillit avec de profonds respects. Il lui fit servir une portion
de chevreau – la meilleure – ; et il lui offrit un lit pour la nuit.
Le lendemain, avant même que le soleil eût couronné les monts de
Ramatha, le Voyant appela Saül, endormi de ce sommeil qui est le lot
heureux de la jeunesse lassée par la marche.
« – Lève-toi, Saül. Il faut que tu repartes.
« Et Saül se leva. Et le jeune homme sortit avec le vieillard.
« Et ils descendirent ensemble jusqu’à l’extrémité de la ville.
« Et Samuel dit à Saül :
« – Commande à ton serviteur de marcher devant nous. Je vais te
révéler le secret de Jéhovah. Arrêtons-nous.
« Et ils s’arrêtèrent.
« Alors Samuel prit une ampoule pleine d’huile. Il la répandit sur la
tête de Saül. Et l’ayant baisé, il lui dit :
« – Voici que l’Éternel a oint ton front pour que tu deviennes le
chef de son peuple et que tu le délivres des ennemis qui nous entou-
rent. Voici maintenant le signe que Dieu t’a bien choisi pour prince :
« Après m’avoir quitté, tu rencontreras deux hommes près du tom-
beau de notre aïeule Rachel, qui fut l’épouse de Jacob. Et ces deux
hommes te diront : Les ânesses que tu cherchais ont été retrouvées.

1 Chronique de la Pucelle, Q. IV, 185.


LA CAMPAGNE DU SACRE 341

« Tu passeras, te dirigeant vers le Thabor. Là tu trouveras trois


hommes qui monteront vers Béthel. L’un portera trois chevreaux,
l’autre trois tourtes de pain, l’autre une amphore de vin. Ils te salue-
ront et t’offriront deux pains que tu accepteras.
« Tu iras encore plus outre. Tu rencontreras une troupe de prophè-
tes avec des psaltérions, des cithares et des flûtes.
« Tu prendras leur tête. L’esprit de Dieu s’emparera de toi. Alors
marche dans sa lumière et sa sagesse ; tu seras devenu un autre
homme.
« Et Samuel, se retournant, regagna pensif sa demeure de Rama-
tha » 1.
Il venait de changer la constitution du peuple juif ; d’une fédération
théocratique de tribus il avait fait un royaume que la révolution divise-
ra bientôt en deux.
Tel fut le premier des sacres, silencieux et secret, au milieu d’un
cirque de montagnes qui lui servait de temple, sous le vélum de pour-
pre d’une aurore orientale.
X
Nos antiques rois reprirent cette tradition. Clovis fut peut-être sa-
cré. Hincmar de Reims le prétend et Guillaume le Breton aussi. En
tout cas, Pépin le Bref le fut.
Ses successeurs jusqu’à Louis XVIII exclusivement l’ont été. Char-
les X releva l’usage interrompu par son frère.
L’huile qui servait au sacre était renfermée dans une fiole appelée
la Sainte Ampoule. On racontait qu’à la prière de l’Évêque Rémy une
colombe l’avait apportée du ciel, quand il baptisa Clovis.
La liturgie du sacre porte trace de cette tradition. Tandis que
l’archevêque la portait à l’autel à travers la nef, les clercs chantaient
l’antiphone suivante : « O précieux présent, huile précieuse qui avez
été envoyée du ciel par le ministère d’un ange pour sacrer les rois de
France ! » 2.
Rulh brisa l’ampoule à coups de marteau sur la place publique de
Reims, en 1793. Qu’avait bien pu faire le vase glorieux au stupide mar-
teleur ?… Mais qu’ont bien pu faire plusieurs merveilles à plusieurs
autres ?
L’ampoule était confiée à la garde de l’abbé de Saint-Rémy. Le ma-
tin du sacre, quatre chevaliers, après avoir prêté serment de veiller sur

1 1er Livre des Rois, IX-X.


2 Paroles liturgiques.
342 LA SAINTE DE LA PATRIE

elle, fût-ce au risque de leur vie, allaient prier l’abbé dépositaire de


l’apporter à Notre-Dame.
Celui-ci, revêtu de ses habits pontificaux, se plaçait sous un dais,
précédé de tous les moines de son abbaye en coules noires. Il allait
jusqu’au grand portail de Notre-Dame ; s’arrêtait sous l’arceau triom-
phal, devant le Christ roi et juge, aussi « beau que le Dieu d’Amiens » ;
et remettait le baume mystérieux à l’archevêque de Reims, « tout paré
d’or », qui le déposait sur le maître-autel.
Ce furent Culan, Graville, Rais et Boussac, deux maréchaux, l’ami-
ral de France, et le grand-maître des arbalétriers, qui allèrent chercher
l’ampoule 1.
Le roi d’armes, du milieu du transept, fit sommation aux pairs ec-
clésiastiques et pairs laïcs de prendre leur service. Trois furent décla-
rés défaillants : l’évêque comte de Langres, l’évêque comte de Noyon,
l’évêque comte de Beauvais, parmi les pairs ecclésiastiques.
Tous les pairs laïcs manquèrent : le duc de Bourgogne, le duc de
Normandie, le duc d’Aquitaine, le comte de Toulouse, le comte de
Flandre, le comte de Champagne. D’Alençon, Vendôme, La Trémouille,
Maillé, Beaumanoir, les représentèrent.
L’évêque de Séez représenta celui de Langres, l’évêque d’Orléans
celui de Noyon ; on ignore le nom du prélat qui représenta celui de
Beauvais.
La pairie ainsi constituée prit séance sur des bancs à droite et à
gauche du chœur ; elle décida que le roi serait prié de venir.
Les deux plus dignes des pairs ecclésiastiques après Regnault de
Chartres allèrent heurter à ses appartements.
– Le roi ?… dirent-ils.
Le grand chambellan, montrant le souverain étendu sur un lit de
parade suivant les rites, répondit :
– Le roi dort.
Les évêques insistèrent, et dirent pour la seconde fois :
– Le roi ?…
– Le roi dort.
Par où il était rappelé au prince non encore sacré, deux choses : la
première, qu’il n’était pas encore tout à fait roi, que celui qui avait été
tout à fait roi dormait à Saint-Denis ; la deuxième, que lui-même irait
y prendre réellement, au jour de Dieu et de ses justices, ce sommeil
qu’il jouait présentement. Belle leçon de la vanité des choses, donnée à

1 Angevins, Q. V, 128-120 ; Monstrelet, Q. IV, 380.


LA CAMPAGNE DU SACRE 343

cet homme, qui, dans un instant, sera reçu et acclamé comme une
moitié de Dieu !
Pour la troisième fois les évêques reprirent :
– Le roi ?
Charles se leva et sortit entre eux.
Il était vêtu de la robe fendue à la poitrine et entre les épaules, à
manches raccourcies jusqu’au-dessus du coude, afin que les onctions
saintes pussent lui être facilement faites.
Un personnage non prévu au rituel était là.
L’enfant de dix-huit ans ! La paysanne ! La fille de Jacques d’Arc et
d’Isabelle Romée, qui respiraient à peine de la voir. Le roi, en ce jour,
ne fut pas ingrat. Il sut reconnaître et affirmer à qui il devait toutes ces
magnificences. Il fit céder les protocoles devant sa royale volonté et sa
royale gratitude.
Il entendit que Jeanne fût près de lui, immédiatement près de lui.
Elle accepta ; et elle prit son étendard ; cela qui lui avait été donné par
ses Voix ; cela qui, dans sa pensée, dans sa conception haute et chré-
tienne, représentait, personnifiait Jésus-Christ, souverain des empires
par sa nature humaine et divine, mais particulièrement souverain de la
France par sa libre élection. Il fallait que le vrai Roi fût présent quand
son lieutenant lui était dédié, consacré. Jeanne resta donc près de
Charles tant que dura la cérémonie. Elle-même tint quelque temps son
étendard levé 1. Son page Louis de Contes le porta aussi ; et, assure-t-
on, le Frère Richard.
Jeanne priait, priait. Elle s’associait à des oraisons, à des monitions
qu’elle ne comprenait point, la pauvrette, mais combien belles : la
première par exemple, de si haute inspiration :
« Grand prince, vous allez donc recevoir l’onction sacrée et les insi-
gnes de votre royauté. Il faut vous avertir de vos charges. Vous allez
prendre une place enviée des mortels ; croyez cependant qu’elle est
pleine de dangers, de labeurs et d’angoisses.
« Considérez que tout pouvoir vient de Dieu ; que par lui règnent
les rois, et les législateurs font de justes lois. Vous rendrez compte à
Dieu, vous aussi, de l’immense bercail qui vous est confié. Soyez pieux.
Honorez Dieu de tout votre cœur. Gardez la religion chrétienne et la
foi catholique qui ornèrent votre enfance. Défendez-les contre tous
leurs ennemis.

1 Lettre des trois Angevins, Q. V, 291.


344 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Rendez aux prélats, aux prêtres, la révérence à laquelle ils ont


droit. Ne foulez jamais aux pieds la liberté de l’Église.
« Administrez fermement la justice : sans elle un État ne peut tenir.
Aux bons les récompenses, aux méchants les châtiments.
« Défendez de l’oppression les veuves, les orphelins, les pauvres,
tous ceux qu’on appelle les petits.
« Soyez doux à quiconque s’approchera de vous, fût-il le dernier de
vos sujets.
« Vous n’êtes pas roi pour vous, pour votre utilité personnelle ;
vous êtes roi pour tout votre peuple et son utilité » 1.
Quand messire Regnault parlait ainsi à Charles, il s’exprimait en la-
tin. Non, Jeanne n’entendait point ; mais elle s’en rapportait à l’Égli-
se ; elle savait que ses conseils sont toujours bons ; et si elle eût connu
par le détail ceux-là, comme elle y eût applaudi !
Charles, après les monitions de l’archevêque, prêta serment.
D’Alençon l’arma chevalier.
Puis ce fut l’imposition de l’épée.
« Brave entre les braves, placez cette épée sur votre cuisse ; servez-
vous-en pour la défense de l’Église et de votre peuple ! Souvenez-vous
cependant que ce n’est pas par l’épée, mais par la foi, qu’on remporte
des victoires dans la sainteté ».
Puis l’imposition de la Couronne par les trois évêques à la fois :
« Recevez votre couronne royale. Elle signifie gloire, surtout gloire
de sainteté ; honneur, surtout honneur du paradis ; mais aussi travail
courageux et incessant ».
La tradition de la main de justice :
« Recevez cette verge de vertu et de vérité. En l’étendant, encoura-
gez les bons, effrayez les pervers, ramenez les égarés, relevez les tom-
bés, dispersez les superbes, fortifiez les humbles, et quand de son
ivoire vous frapperez à la porte du paradis, puisse Jésus vous ou-
vrir ! ».
L’intronisation :
« Maintenez-vous dans cette place que vous tenez par droit d’héri-
tage et par l’autorité de Dieu ».

1 Pontifical, II, De la Bénédiction et du Couronnement d’un roi.


LA CAMPAGNE DU SACRE 345

Enfin, ce furent les onctions à l’avant-bras, entre les deux épaules,


au front avec l’huile des catéchumènes ; et des appels à l’esprit de
conseil et de force.
À la messe, le roi communia sous les deux espèces, l’espèce du pain
et l’espèce du vin.
Messire Regnault de Chartres entonna le Te Deum 1.
Charles fils de Charles avait reçu « son digne sacre ».

XI
La campagne jugée impossible avait duré dix-neuf jours.
Son impossibilité était allée rejoindre l’impossibilité de la levée du
siège d’Orléans.
Les chevaliers, les hommes d’armes, les miliciens, la foule, crièrent
Hosannah ! Noël ! à soulever les voûtes de Notre-Dame.
Jeanne sortit de ses recueillements et, fondant en larmes, elle se
prosterna devant Charles, lui baisa les pieds et dit :
– « Gentil roy, or est exécuté le plaisir de Dieu qui voulait que le-
vasse le siège d’Orléans et que vous amenasse en ceste cité de Reims
recevoir votre Saint-Sacre en montrant que vous êtes vray roy et celui
auquel le royaume de France doit appartenir » 2.
Oh non ! Le roi n’était plus le roi de Chinon, ou même de Bourges ;
il était le roi de France. S’il eût voulu, il fût devenu de suite le roi de
Paris.
Mais Jeanne qu’était-elle maintenant ?
À quelle cime était montée la très humble Meusienne ?… Sur quelle
nuée de gloire ?… Où va-t-elle ?… Aux orgueils de la terre ?… Aux hu-
milités de la foi ?… N’ayons crainte, Dieu la garde ; elle suivra sa voie.
Sa voie, c’est la sainteté : donc les douleurs ne sont pas loin. Dou-
leurs surhumaines, après un triomphe surhumain.
Je pense que dans un coin d’ombre, Isabelle Romée pleurait.
Cette rosée était-elle toute de joie ?
Pauvres et saints cœurs de nos mères !…

1 Pour tous les détails ci-dessus, Pontifical, II, De la Bénédiction et du Couronnement des rois.
2 Journal du Siège, 114.
Chapitre XIX
Une campagne diplomatique du Grand
Duc ; le leurre Bourguignon
(1429)

Du 18 juillet au 28 août

Le roi dès le lendemain du sacre devait marcher contre Paris alors désarmé. – Amis et
ennemis s’y attendaient. – Au contraire, après s’être attardé à Reims, il chemine avec
son armée comme un errant. – Raison qu’en donne le doyen de Saint-Thibaud. – Rai-
sons tirées du caractère de Charles : ce ne fut pas jalousie contre Jeanne ; ce ne fut pas
froissement de ses interventions à propos de Richemont ; ce fut un vouloir déterminé,
réfléchi, de ne pas entrer par force dans Paris ; et conjointement, l’espoir que son cou-
sin de Bourgogne, réconcilié avec la France, lui ouvrirait les portes de sa capitale. – Il
écarte Jeanne qui préconise l’énergie ; il refuse de croire « au message de Dieu ». –
Pourquoi ? – Les deux voies. – Définitions « du leurre bourguignon ». – Son passé ; le
protocole de 1423 ; l’intervention de Martin V et d’Amédée VI ; l’influence des Semi-
Bourguignons du Conseil ; l’activité des ambassadeurs de Philippe ; fausses nouvel-
les ; les Angevins y sont pris. – Première conclusion : une trêve de quinze jours dé-
terminée par l’affaire de Bray. – Contre-coup de la trêve, à Reims. – Jeanne rassure
les Rémois. – Ce que contenait sa lettre. – Bedfort résout de marcher contre Charles
afin de reconquérir Philippe par une victoire. – La victoire étant impossible, il fait des
offres à son beau-frère : le gouvernement de Paris. – Charles l’apprend, mais ne se dé-
tache pas du leurre Bourguignon. – Il envoie Regnault de Chartres à Arras. – Conces-
sions de celui-ci ; appréciation de Monstrelet ; mouvement autour de Monseigneur
Regnault. – Expiration de la trêve ; nouvelles négociations. – Entrée de Charles à
Compiègne le 18 août ; il s’y éternise ; Jeanne, n’y tenant plus, part, et occupe Saint-
Denys le 26. – Philippe prend peur ; il presse ses ambassadeurs de présenter un traité
par lui rédigé à la signature du roi ; son texte ; comment le roi a-t-il pu signer un ins-
trument diplomatique pareil ! – Le leurre bourguignon, toujours. – Le sort que faisait
ce traité aux trois principaux intéressés : Charles, Philippe, Jeanne. – Charles y fut
joué ; Philippe y fut roué ; Jeanne y fut victime.

I
La fin de juillet et les deux premiers tiers d’août 1429 furent rem-
plis, chez nous, par une double campagne : une campagne diplomati-
que et une campagne militaire. Nous les séparerons pour plus de clar-
té, consacrant un chapitre à chacune d’elles. Le lecteur cependant ne
perdra pas de vue qu’elles évoluèrent dans une dépendance très étroi-
te : la diplomatique influençant la militaire, la contrariant, brisant son
élan et définitivement la vouant à l’échec.
D’abord quelle chose pouvait et devait faire le roi, dès le soir de son
sacre ?
LE LEURRE BOURGUIGNON 347

Sans plus tarder, reprendre les champs et pousser contre Paris.


Dans le parti Français, tout le monde espérait ce mouvement ; dans
le parti Anglo-Bourguignon, tout le monde le redoutait.
De Reims à Paris il y avait quatre ou cinq étapes. Si Charles eût
montré de la décision, il aurait infailliblement pris sa capitale ; il l’eût
enlevée. Les fortifications de la ville, ses portes, son artillerie, ses ma-
chines de jet, n’étaient pas en état. Les quarteniers ne se mirent sé-
rieusement à l’œuvre de la défense que plus tard : ils la finirent la
première semaine de septembre 1. D’autre part, l’armée de Winchester
– l’armée levée contre les Hussites – ne parvint à sa destination que le
25 juillet ; et très vraiment elle avait fait toutes les diligences possi-
bles 2. Peut-être même Charles n’eût-il pas trouvé Bedfort en face de
lui. Son départ, le 18 juillet, sous prétexte de se rendre au-devant de
son oncle et de hâter ses manœuvres, a tout l’air d’une fuite : au fond,
le Régent suspectait la ville. Il craignait qu’elle lui devînt une souri-
cière. Philippe de Bourgogne lui-même n’aurait pas croisé le fer avec
Charles de France pour lui couper la route. Cet acte péremptoire, vio-
lent, que le Téméraire eût risqué, n’allait pas au rusé personnage :
lions et renards ne marchent pas de même allure. Enfin, le succès va
au succès, comme l’argent à l’argent ; il y avait bien des chances pour
que les cloches de Notre-Dame de Paris s’ébranlassent en l’honneur de
Charles VII, quasi d’elles-mêmes, et par simple sympathie harmoni-
que avec celles de Notre-Dame de Reims.
Le gros de l’armée française – celle qui finissait la campagne du sa-
cre – voyait nettement ces facteurs d’ordre matériel et d’ordre moral,
prometteurs d’une fortune que rien plus ne pouvait arrêter 3. Plus ar-
demment que qui que ce fût, Jeanne conseillait l’action sans retard ni
délibération 4. Or le roi ne partit pas ; il ne voulut point partir ; il s’en-
têta à ne pas vouloir.
Le lundi 18 il demeura inactif à Reims.
Et le mardi 19 encore.
Et le mercredi 20 toujours.
Que fait-il ? Qu’est-ce qui le retient ?
Il marche enfin ; mais c’est pour suivre un itinéraire hésitant, in-
certain, sans cesse interrompu. Sa route est toute droite : Reims, Châ-
teau-Thierry, Meaux, Paris ; ou bien encore : Reims, Soissons, Senlis,
Paris. Il ne veut pas voir sa route. Il ne veut pas comprendre ce que
comprend le dernier de ses coutilliers.

1 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 463.


2 Fauquembergue, Q. IV, 453.
3 Les Angevins, Q. V, 130.
4 Le Doyen de Saint-Thibaud, Q. IV, 312.
348 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il s’en va comme un errant à Corbeny 1 ; de Corbeny à Wailly 2 ; de


Wailly à Soissons 3 ; de Soissons à Château-Thierry 4 ; de Château-
Thierry à Montmirail 5 ; de Montmirail à Provins 6 ; de Provins à Châ-
teau-Thierry ; de Château-Thierry à Bray, où l’étonnement de ceux qui
regardent devient stupeur ; car ce qu’il va chercher à Bray 7, c’est un
pont qui lui permette, après avoir franchi la Seine, de gagner l’Yonne
et de retrouver par delà l’Orléanais et le Berry, Chinon, Loches, les
châteaux pleins de « retraicts ». Le roi de France veut redevenir le roi
de Bourges ! De Bray il retourne à Provins, puis il gagne Coulommiers,
de nouveau Château-Thierry 8, la Ferté-Milon, Crespy, Montepilloy,
enfin Compiègne !
À regarder une carte, on s’aperçoit que l’armée a cheminé en zig-
zags, avec allers et retours fréquents, sans compter les haltes dénuées
de tout motif appréciable : deux jours à Corbeny, autant à Wailly, cinq
jours à Soissons, autant à Château-Thierry, plus à Compiègne !… Que
nous sommes loin, Seigneur ! des foudroyantes marches de la campa-
gne de la Loire ! On le sait bien : ce n’est plus Jeanne qui est à la tête
des troupes : c’est le roi qui commande ; mais encore une fois, à quoi
pense le roi ? que veut le roi ? qui arrête le roi ?
Le Doyen de Saint-Thibaud, de Metz, a écrit sur ce sujet une phrase
courte et pleine : « Pour le temps qu’elle (Jeanne) régnait avec le bon
Roy Charles, elle lui conseillait bien d’aller devant Paris tantost après
son sacre, et disait pour vray qu’il la prendrait ; mais un sire appelé de
Trimouille qui gouvernait le roy descriat icelle chose ; et fust dit que le
sire de Trimouille n’était pas bien loyal au dict roy son seigneur ; et
qu’il était jaloux des faicts que Jeanne faisait » 9.
Cette note du Doyen, par sa concision et son délié, prend air d’ap-
partenir à de la grande histoire. Sans revenir sur ce qui fut dit à un
chapitre précédent, mais pour le rappeler, il est certain que La Tré-
mouille détestait Jeanne, parce qu’il détestait toute influence près du
roi. Il est certain encore qu’il n’était pas « bien loyal au dict roy ».
L’ex-protégé de Jean sans Peur, qui avait obtenu pour lui, de Charles
VI en démence, la grande maîtrise des Eaux et Forêts ; l’ex-familier
des scandaleuses soirées d’Ysabeau ; le féodal apparenté de si près par
sa mère Marie de Sully aux Ducs de Berri et aux sires d’Albret – elle

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 20 ; Monstrelet, ibid., 381.


2 Ibid.
3 Journal du Siège, 114, 115.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., 21.
7 Jean Chartier, Q. IV, 79.
8 Ibid.
9 Le Doyen de Saint-Thibaud, Q. IV, 323.
LE LEURRE BOURGUIGNON 349

avait épousé en premières noces le duc de Berri et en troisièmes le sire


d’Albret – « ce bien grand seigneur et l’un des plus grands terriens ba-
rons de France » 1 – ne fut jamais tout à fait Français : il fut toujours
demi-Bourguignon, au moins ; et il n’aima jamais, sinon Charles VII
– ce qu’on ne sait –, au moins le roi : le roi qui était l’adversaire né du
féodal et l’obstacle au sectionnement de la France « en une cinquan-
taine de morceaux » 2.
Là où le Doyen voit moins nettement, c’est quand il semble attribuer
à La Trémouille l’entière responsabilité de la diplomatie royale. Il est
certain que le Charles d’alors manquait de volonté. Il voulait à peu près
ce que voulait La Trémouille. Il suffit de lire les chroniqueurs et les li-
vres de comptes du temps pour en être assuré. De même, avant La Tré-
mouille, il avait voulu à peu près ce que voulaient Richemont, Beaulieu,
Giac, etc. Il avait la folle maladie de l’abdication, au moins relative, ès
mains de ses favoris : c’était la tare à lui léguée par un père dégénéré.
Un jour il réagira, et vaincra : ce temps n’est pas encore. Cependant, dès
cette année 1429, il avait su se montrer un peu maître : à Poitiers, à
Gien, à Troyes, il avait pris parti contre le chef de son conseil.
Pourquoi donc maintenant cette défaillance ? Pourquoi prend-il
position contre les avis de Jeanne ? La raison tirée de sa faiblesse pour
ses favoris est une explication insuffisante. On a fait deux réponses au-
tres, dont l’une me paraît indigne et l’autre invraisemblable. Charles
eût été jaloux de la Libératrice, c’est la réponse indigne ; il lui aurait
gardé rancune de son intervention en faveur de Richemont, c’est l’in-
vraisemblable.
Que Charles ait connu les morsures de la jalousie à l’égard de Jean-
ne ; que les acclamations à la paysanne lui aient été amères, et qu’il ait
trouvé son étendard bien rapproché et bien dominateur, pendant la
cérémonie du sacre ; que les gestes de la foule et de la Bienheureuse
aient excité les trois vices dont Chastellain – un Bourguignon – l’accu-
se : sa « muableté… sa diffidence… et son envie », l’histoire n’a pas de
raison suffisante de le penser. Ses attentions ininterrompues pour la
sainte jeune fille déposeraient même contre l’hypothèse. Il n’était pas
homme à sacrifier l’intérêt de la couronne à la satisfaction d’un senti-
ment mesquin.
Jeanne l’avait-elle froissé au sujet de Richemont ? De ce chef, lui
gardait-il rancune ? À tout dire, le roi en savait sur Richemont beau-
coup plus qu’elle. Celle-ci n’avait vu que le soldat et encore pas long-

1 Régent de Cortivy. Archives du Duc de La Trémouille.


2 Parlant d’une tentative d’empoisonnement contre Charles VII, le grave de Beaucourt n’a pas
hésité à écrire : « Sans qu’il faille se demander si La Trémouille fut ou ne fut pas mêlé à cet attentat,
on peut croire qu’il n’eût pas reculé devant un tel crime s’il l’eût jugé utile a ses desseins ». Beau-
court, t. II, 287.
350 LA SAINTE DE LA PATRIE

temps ; le roi connaissait l’homme, et l’homme avait dans son histoire


des pages sombres et vilaines. Ses mains avaient été rougies plusieurs
fois du sang de ses adversaires politiques. On ne se souvenait pas sans
effroi du sire de Giac jeté dans l’Auron par un bourreau mandé de
Bourges, et de Beaulieu tombé dans un pré qu’arrosait le Gain, la tête
fendue et une main coupée 1. Il était célèbre pour sa facilité grande à
prêter des serments et sa facilité plus grande encore à les violer. On
l’accusait à juste titre d’avoir falsifié des pièces de chancellerie 2. Con-
nétable, il semblait être bien plus au service de la Bretagne qu’à celui
de la France. Lui aussi était un féodal, plus même que La Trémouille,
puisqu’il deviendra le très haut et très puissant duc de Bretagne, en
conséquence de quoi l’unité de la Patrie ou lui disait peu, ou lui disait
mal. Mais, en vérité, que pouvait bien faire au roi que la sainte héroïne
ne fût pas au courant de ces dessous ? On n’insulte pas un roi pour lui
demander d’oublier ; il refuse ou il accorde. Jeanne, en sollicitant un
oubli, possible au surplus puisqu’il viendra, ne pouvait blesser son
souverain.
D’autre part, on imagine difficilement que le roi ait été ressaisi au
lendemain de la campagne du sacre par ses invétérées apathies ; qu’il
n’ait pu fournir un plus long effort. Quelles fatigues avait-il donc tant
connues de Gien à Reims ? Son armée l’a porté en avant autant, pour
le moins, qu’il l’a conduite. Nulle part il n’a donné signe de lassitude. Il
a été gracieux à tout venant ; il n’a offert visage sévère à qui que ce
soit. La fortune et la popularité ont accompagné chacun de ses pas. Les
peuples ont poussé l’enthousiasme jusqu’à le trouver beau !
II
Il faut véritablement chercher d’autres raisons d’une inexplicable
attitude, et des raisons conformes au génie de Charles, donc des rai-
sons d’ordre politique.
Nous estimons qu’avant tout le roi se refusait à forcer sa capitale.
« Bien qu’il y avait alors dans Paris plusieurs notables personnages qui
reconnaissaient que le roy Charles, septième du nom, était leur souve-
rain seigneur et le vray héritier du royaulme de France, que c’estait à
grand tort qu’on les avait séparés de la seigneurie et enlevés à son
obéissance » 3, Charles se savait peu aimé dans sa ville.
L’idolâtrie traditionnelle des Français pour les Ducs de Bourgogne
lui nuisait. Les maîtres de l’Université le détestaient, convaincus qu’il

1 Plus tard, il fera assassiner La Trémouille dans son lit.


2 S’il n’a pas inventé le complot dont il accusa Bedfort contre la vie du Duc de Bourgogne, il est
plus que vraisemblable que, pour le moins, il fut de connivence avec Nicolas Briffaut pour inventer
des pièces accusatrices contre le Régent. Cf. de Beaucourt, t. II, note, p. 59-60.
3 Journal du Siège, Charpentier, 128.
LE LEURRE BOURGUIGNON 351

était l’ennemi de leurs privilèges. Les vieux cabochiens le craignaient.


Ne vengerait-il pas le sang de ses fidèles qu’ils avaient versé à flots ?
Les amis et créatures de Bedfort et de Philippe le Bon n’étaient pas eux
non plus rassurés : ils avaient de belles situations, bien rentées : le
nouvel arrivant les leur conserverait-il ? Charles n’ignorait pas ces
alarmes, ces causes d’impopularité. Y ajouterait-il donc l’impopularité
terrible d’une escalade avec ses conséquences ?… Qui savait, qui pou-
vait prévoir, ce que feraient les traîneurs de sabre pendant et après un
assaut ? Qui les contiendrait ? Henri IV dira plus tard sous les murail-
les de cette même capitale et en songeant aux mêmes éventualités :
« Je ressemble à la vraie mère de Salomon : j’aimerais mieux n’avoir
pas Paris que de l’avoir déchiré en lambeaux ».
Nous imaginons sans difficulté que Charles VII, qui fut toujours « un
pitoyable » 1, un tendre, n’était pas loin de ce sentiment. Sa contempo-
raine, Christine de Pisan, en eut indubitablement l’intuition quand elle
écrivit dans sa pièce célèbre composée à l’honneur de Jeanne :
Afin que ne soit occision
Charles retarde, tant qu’il peut,
Sur chair d’homme la moisson
Car de sang espandu se deult.

Puis, le danger toujours voisin de Charles, c’était l’entente de Bed-


fort et de Philippe. Contre les deux séparément pris, il pouvait quelque
chose ; contre les deux unis, il ne pouvait humainement rien. Or, Paris
se trouvait la pomme de discorde entre les beaux-frères. L’un et l’autre
voulaient Paris. Bedfort entendait le garder et Philippe ne désespérait
probablement pas de le prendre. Que Charles y apparût subitement en
maître, les deux rivaux s’embrassaient et se retournaient, forces liées,
contre l’ennemi commun ; et cet ennemi commun qu’il était, devenait
trop faible pour leur résister, du moins il le pensait, quand il lui conve-
nait d’oublier que Jeanne avait toujours eu devant elle des Bourgui-
gnons et des Anglais, et les avait toujours cependant battus.
Ces raisonnements étaient de nature à prendre sur l’esprit de Char-
les, précisément parce qu’ils s’adaptaient à ses qualités et à ses dé-
fauts. Il n’avait moyen d’échapper à leur étreinte qu’en se réfugiant
dans la foi. Ce n’eût pas été son coup d’essai. Avant Orléans, il avait dû
croire en la mission de Jeanne. Il avait cru, et la ville du miracle avait
été libérée. Avant la campagne du sacre, le même acte intérieur lui
avait été réclamé. Jeanne lui avait dit en passant devant Saint-Benoît :
« Sortez de vos doutes, croyez ; vous recouvrerez tout votre royaume et
serez bientôt couronné » 2. Après le débat de Châteauneuf, il avait fini

1 Il était « moult piteulx » (Martial d’Auvergne).


2 Le Président Simon Charles, Q. III, 116.
352 LA SAINTE DE LA PATRIE

par acquiescer ; et Troyes, Châlons, Reims, s’étaient donnés à lui sans


résistance, quelque invraisemblable que l’événement eût paru avant sa
réalisation.
Il lui faut croire encore pour entrer dans sa capitale, Jeanne le lui
demande et ne lui demande pas autre chose. « Elle le fera entrer dans
Paris. Elle ne craint d’aucune façon l’armée du Duc de Bourgogne et
celle du Régent, car Dieu, qui a plus de puissance qu’eux, la secour-
rait… Que si le Duc de Bourgogne et le Régent amènent plus de gens
contre elle, ils n’en seront que mieux battus, ce qu’elle est prête à ga-
rantir, à condition qu’on ne prendra rien à personne et qu’on ne fera
aucune violence aux pauvres gens » 1. Respectez la justice, roi Charles,
et croyez ; vous deviendrez Charles le Victorieux !
Pourquoi Charles se cabra-t-il tout d’un coup contre les idées si fa-
milières à Jeanne et partant à lui-même ? N’avait-il pas vu des mer-
veilles ? Ne lui en avait-on pas raconté ? De la première entrevue à
Chinon au sacre de Reims, l’histoire de Jeanne n’était-elle pas tissée
de prodiges ? Pourquoi, au lieu de monter une fois de plus vers l’azur
de la foi en compagnie de la glorieuse et sainte enfant, va-t-il s’enliser
dans le terre-à-terre des incertitudes et des ruses, à côté de La Tré-
mouille et de ses diplomates Bourguignons ?
Hé ! Pourquoi nous aussi connaissons-nous des heures où il nous
est très difficile de croire ? Pourquoi à certaines heures voulons-nous
croire ? Pourquoi à d’autres voulons-nous douter ? Toute cette histoire
de délivrance est miraculeusement dominée par la psychologie de la
foi religieuse. Il avait fallu que l’instrument principal, Jeanne enfant,
commençât par un acte de foi ; il fallait que l’instrument subordonné,
le roi, continuât par des actes de foi. Jeanne disait équivalemment au
souverain : « Croyez ! Prenez ! Lorsque vous aurez cru, vous prendrez.
Rien de ce que vous redoutez n’arrivera. Tout sera vôtre : universitai-
res, cabochiens, vieux Anglo-Bourguignons. Je suis envoyée vers vous
pour que vous preniez, après avoir cru ». Ainsi parlait la voix mysti-
que, la Voix d’en Haut.
La Trémouille et les Bourguignons reprenaient : « Attendez un
peu ; négocions un peu. Philippe se détachera par son propre poids,
par ses attractions héréditaires, de Bedfort et de ses Anglais : il vous
remettra Paris que vous aurez sans risque, parce que Bedfort isolé sera
réduit à l’impuissance ». Ainsi chuchotait la Voix trompeuse, la Voix
d’en Bas.
Or, le roi refusait son adhésion à la Voix d’en Haut. Il la donnait à
la Voix d’en Bas.

1 Eberhard, Q. IV, 500.


LE LEURRE BOURGUIGNON 353

Drame singulier au fond d’une âme de roi, entre le sens humain et


l’Inspiration ! L’Inspiration fut battue, le sens humain triompha. Par
malheur, l’Inspiration tira des événements une prompte et longue re-
vanche. L’échec sous Paris, principe de ceux qui suivirent, a sa raison
première, humaine et divine, nous le croyons, nous osons le dire, dans
une infidélité de Charles VII. Il faudra, pour en réparer les conséquen-
ces, la rançon payée par Jeanne sur le bûcher de Rouen.
Au surplus, quiconque repousserait notre interprétation, ne devrait
pas moins accepter les événements. Il est indubitable que Jeanne, au
sortir du sacre, proposa un élan de foi à Charles, et que Charles le lui
refusa. Il est indubitable de même que La Trémouille et les ambassa-
deurs lui proposèrent le leurre de la paix Bourguignonne, et que le roi
s’y laissa prendre, ou fit comme s’il y était pris. Nous saurons bientôt
ce qu’il y perdit et la France avec lui, ce que Philippe y gagna et l’An-
gleterre avec lui.
Le leurre Bourguignon consistait en ceci précisément : répéter que
le Duc Philippe voulait la paix, qu’il était prêt à la signer ; que de
bonne foi il demandait à vivre en bon parent et fidèle sujet, avec son
cousin le roi Charles.
Ses propagateurs, ses prôneurs, ne se trompaient pas en affirmant
la nécessité, la beauté de « la paix de Bourgogne » ; ils se trompaient
en affirmant qu’elle était imminente ; qu’on allait voir en 1429 ce
qu’on vit six ans plus tard, en 1435.
Non, « la paix de Bourgogne » n’était pas mûre en 1429. Avant que
le bienfait en soit assuré, il faudra que le pays, l’infortuné pays, souffre
encore ; que pas mal de combats le désolent ; que Philippe éprouve
plusieurs déboires, et Charles de même. Pour n’avoir voulu écouter
Jeanne ni l’un ni l’autre, le Duc et le roi connaîtront la sévérité des
campagnes de 1431, de 1433 et du commencement de 1434. Beaucoup
de sang coulera.
III
Le leurre Bourguignon avait un long passé. Il avait été esquissé
presque dès le lendemain du meurtre de Montereau.
Il ne faudrait pas supposer, en effet, qu’après l’assassinat de Jean
sans Peur, Charles de France et Philippe de Bourgogne soient restés
sans aucunes relations. Ils ne se virent pas ; leurs ambassadeurs du-
rent parfois, quoique rapprochés, ne se parler que par intermédiaires ;
ainsi s’affirmait la rancune des deux cousins ; mais il y eut très vite des
médiateurs qui, pour le bien public, ou toute autre raison, essayèrent
de s’interposer entre eux. Tels, à ne citer que les plus considérables, le
Pape Martin V, un grand et généreux esprit ; Amédée VI de Savoie, qui
354 LA SAINTE DE LA PATRIE

était l’oncle de Philippe ; et cet égoïste brouillon, le Duc de Bretagne,


frère de Richemont, Jean VI.
Dès 1423, un protocole en vingt articles, rédigé sous l’action princi-
pale d’Amédée VI que le Pape encourageait, courut les chancelleries
intéressées.
Charles devrait « demander mercy du crime de Montereau à Mgr
Philippe et à Mesdemoiselles de Bourgogne » ; leur livrer « les faisans
et consenteurs » du forfait ; fonder des églises où seraient dites des
messes pour l’âme de Jean sans Peur ; rendre et restituer tout ce qui
avait été pris au Duc le jour de l’assassinat ; indemniser la famille de
Navailles ; surtout accepter que Philippe ne ferait jamais aucun hom-
mage de vassalité au roi 1. C’est le thème sur lequel travailleront jus-
qu’au traité d’Arras (1435) tous les conciliateurs laïcs et ecclésiasti-
ques. Ce sont les premiers linéaments du « leurre » ; c’est l’appareil di-
plomatique derrière lequel Philippe cachera, quoique assez peu, il en
faut convenir, son vouloir définitif : le démembrement de la France.
Au moment où nous sommes arrivés, dix ans après le meurtre, la
première fureur, celle de sentiment mais aussi d’apparat, est tombée.
Les ambassades sont nombreuses, et les ambassadeurs sont reçus des
deux côtés, avec d’autant plus d’empressement que, tout au fond, on
s’aime moins et qu’on est plus possédé de l’envie de se mutuellement
tromper.
La campagne de la Loire à peine finie, Amédée VI crut l’occasion
bonne de proposer une fois de plus ses services. C’est lui qui ouvrit le
feu des négociations ; son succès fut médiocre. Vint le sacre, avec pour
préambule toutes ces redditions de villes. L’astre de la Royauté re-
monte haut. Philippe est saisi de peur : que va devenir son rêve ? Il ex-
pédie immédiatement une ambassade 2. Les ambassadeurs accourent
saluer le roi, et lui faire quelques ouvertures : c’est le prétexte ; ils
viennent regarder ce qui se passe et, s’ils peuvent, retarder Charles sur
le chemin de Paris : c’est la raison. « Le Duc de Bourgogne envoya des
ambassadeurs devers le Roy au dict lieu de Rains ; mais ce n’était que
dissimulation et pour cuider amuser le Roy, qui était tout disposé
d’aler tout droit devant Paris » 3.
Les semi-Bourguignons du Conseil, nommons La Trémouille et Re-
gnault de Chartres, accueillirent sûrement bien les Bourguignons de
l’ambassade ; « la paix Bourguignonne » les hypnotisait ; elle arrange-
rait tout ; elle était la panacée merveilleuse 4. Les nouveaux venus et le

1 De Beaucourt, Histoire de Charles VII, II, 553, 54, 55.


2 Lettre des Angevins, Q. V, 130.
3 3e Compte de Jean Abonnel, Archives du Nord.
4 Pie II l’a su : il dit dans ses mémoires : « Non est peregrinatus novus rex statuta die : impedi-

menta fuere Burgundorum legati, qui salutatum venerunt et aliquid ad concordiam afferebant ». Pie
II, Q. IV, 514.
LE LEURRE BOURGUIGNON 355

tout puissant ministre se trouvèrent donc du même côté de la barrica-


de, avec le même objectif, très audacieux, réalisable cependant – l’évé-
nement le prouva – : amener le roi au milieu d’eux.
Les opérations commencèrent, comme la plupart de celles qui relè-
vent de la diplomatie, par une campagne de nouvelles habilement do-
sées sur l’excellence et la proximité de la paix Bourguignonne.
Philippe, allait-on colportant, en avait assez de son passé ; assez
des divisions ; assez de la guerre ; assez des Anglais. L’union, l’amour
des Français serrés les uns contre les autres, tel était son vœu désor-
mais, son unique vœu. Il lui fallait sans doute le temps moral de se re-
tourner ; mais ce serait si peu ! quelques jours seulement, quelques
heures même, peut-être. Comment le roi, comment les conseillers du
roi, lui refuseraient-ils ce crédit ?
Les résultats valaient d’ailleurs la peine d’être considérés ; car enfin
le Duc mettrait Paris tout tranquillement aux mains de Charles.
Personne ne doutait que ce fût dans les facultés du Duc. On allait
jusqu’à insinuer que si le roi partait contre Paris, fût-ce le lendemain
du sacre, et si les ambassadeurs de Bourgogne s’en retournaient en
même temps vers leur maître, le traité magnifiquement consolateur et
réparateur entre les deux Princes Français, pourrait cependant avoir
été signé, et sortirait certainement ses effets.
À ces bruits heureux, l’armée royale s’émouvait. Les gentilshommes
Angevins, Lusse, Montréal, Beauveau, se faisaient, le 17 juillet, l’écho
de l’attente générale dans leur dépêche à Madame Yolande : « Demain
se doibt partir le roy, tenant son chemin vers Paris. À ceste heure nous
espérons que le bon traité se fera avant qu’il parte ».
Le « bon traité », par définition, c’est, suivant les Angevins, celui
qui interviendrait entre le Duc de Bourgogne et le roi de France. Le
« leurre Bourguignon » commence d’opérer : d’autant mieux que
Charles veut qu’il opère. Naturellement, en effet, le traité ne se signe
pas le 16 dans la nuit, comme l’avaient rêvé ces optimistes. Le roi at-
tend donc ; il ne donne pas le signal du départ de Reims le 17 ; et voilà
justement ce qui comble de joie les ambassadeurs. Même jeu le 18, le
19, le 20.
Le 21 1, Charles, sentant le ridicule de sa condition, ordonna de le-
ver le camp ; mais d’une façon qui n’alarme pas les ambassadeurs. Il
ne va point vers Paris ; il lui tourne le dos. Il va faire un pèlerinage à
Corbeny !…
Corbeny possédait un antique monastère dédié à saint Marculphe.

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 20.


356 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le Bénédictin Marculphe ou Marcoul avait fondé l’abbaye de Nan-


teuil. On lui attribuait aussi l’évangélisation de Jersey. Il était mort en
grand renom de sainteté : sa tombe était l’objet d’un culte fort répandu.
Lors de la dernière invasion des Normands, celle qui se termina par
l’établissement de Rollon à Rouen, les redoutables pirates pillèrent et
brûlèrent Nanteuil. Les moines s’échappèrent avec le corps de Mar-
culphe. Ils demandèrent asile à l’empereur Charles le Simple qui les
reçut à Corbeny, dans le voisinage d’une résidence qu’il aimait, comme
l’avaient aimée avant lui Pépin le Bref et Charlemagne. L’abbaye de
Corbeny fut largement traitée par son bienfaiteur. Elle devint considé-
rable. Les rois s’y rendaient après leur sacre. En retour de cet acte d’al-
légeance, Marculphe leur obtenait de guérir les écrouelles qu’ils tou-
chaient de leurs doigts nouvellement consacrés.
Aller toucher les écrouelles à Corbeny était un beau prétexte à
Charles de perdre deux jours, au cours desquels il continuerait à négo-
cier avec les ambassadeurs bourguignons qui ne l’avaient point lâché
d’une semelle.
Philippe cependant n’était pas celui qui laisserait le moindre de ses
services sans rétribution : et probablement estimait-il d’assez haut
prix celui qu’il rendait en ce moment à l’Anglais. Au surplus il n’avait
pas tort. Amuser Charles et, en l’amusant, l’arrêter sur le chemin de
Paris désemparé et vide de soldats, non, ce n’était pas rien. Philippe
réclama pour son dû la ville de Meaux, un beau denier. Bedfort ne lé-
sina pas, il céda Meaux 1.
Les Anglo-Bourguignons du Conseil, en tout cas le roi, auraient dû
se réveiller à cet éclat. Il n’en fut rien.
La Providence ménagea cependant à Charles, tandis qu’il séjour-
nait à Corbeny, un encouragement s’il eût été en disposition de com-
prendre.
La ville de Laon, qui passait dès lors pour une très grosse forteresse
presque imprenable de vive force, se rendit.
Le mouvement universel vers le roi légitime avait emporté les
bourgeois. À peine surent-ils « de certain » que le prince se trouvait à
l’Abbaye qu’ils lui envoyèrent leurs clefs. La Hire devint bailli de Laon,
en remplacement de Colard de Mailly, que nous vîmes si ardent près
des Rémois contre Charles VII.
Au lieu de s’armer de cette reddition et du fait de Meaux pour écar-
ter les enragés combinateurs et tout rompre, le roi poursuit le jeu, à
Wailly, à Soissons, à Château-Thierry, à Montmirail, à Provins, à Bray.

1 De Richemont, Jeanne d’Arc d’après les documents contemporains, 186.


LE LEURRE BOURGUIGNON 357

IV
On arriva ainsi au 2, 3, 4 août.
C’est l’époque du premier engagement écrit. On a causé, on aboutit
à un protocole : une trêve de quinze jours est signée entre le duc Phi-
lippe et le roi de France.
Les ambassadeurs ont eu effectivement une certaine peur à Bray.
Bray possédait un pont qui unissait les deux rives de la Seine. Char-
les, plein de l’idée de retrouver ses châteaux de la Loire, et de laisser à
Philippe le soin de lui préparer son entrée à Paris, demanda aux bour-
geois de Bray, le 4 août, la faculté de passer, lui et son armée, de la rive
droite où il se trouvait, à la rive gauche où étaient ses chemins de re-
tour vers Sully, Loches, Chinon et autres lieux.
Les gens de Bray consentirent. Pourquoi n’auraient-ils pas consen-
ti ? L’armée de Charles en Berri et Touraine aurait fondu comme la
neige au soleil, nul des soldats n’ayant plus rien à attendre de l’expédi-
tion. Charles, sorti de Reims roi très chrétien de France, serait retour-
né « à ses retraicts » roi minable de Bourges.
Par bonheur Bedfort manqua de coup d’œil. Il n’avait qu’à laisser
faire ; au lieu de cela, il ne résista pas à la tentation de tendre une em-
buscade, une de ces embuscades qui étaient de l’art militaire du temps.
Ayant appris le dessein du roi, il envoya nuitamment une troupe im-
posante occuper Bray ; et quand le matin les Français, comptant sur la
parole donnée, se présentèrent sans défiance, ils furent très rudement
accueillis, si bien que beaucoup furent tués. Un plus grand nombre
demeura « prisonnier et détroussé » 1.
Qu’allait faire Charles ? N’allait-il pas de cette fois prendre le che-
min de Paris, puisque celui de Tours lui était fermé ? Les ambassa-
deurs et leur patron en eurent peur. Ils comprirent qu’ils ne pouvaient
s’abandonner absolument à l’imprévu, et ils se hâtèrent de signer une
trêve de quinze jours.
Quinze jours ; c’était assez pour voir si Bedfort et Charles en vien-
draient ou n’en viendraient pas aux mains, et juger, que ce fût l’affir-
mative, que ce fût la négative, comment les événements prendraient
figure. « Au chieff (au terme) de ces quinze jours le Duc de Bourgoigne
doit rendre la cité de Paris paisiblement » 2.
Regnault de Chartres serait envoyé en légation près de Philippe,
afin qu’il fût avisé « de commun accord aux mesures ultérieures ». Le
lieu de la rencontre serait Arras.

1 Jean Chartier, Q. IV, 79.


2 Lettre de Jeanne, Q. V, 1-10.
358 LA SAINTE DE LA PATRIE

Voilà donc Philippe en tranquillité pour deux semaines ; voilà se


dessinant l’échec à Jeanne, à Vendôme, à Clermont, au Bâtard, à La
Hire, à Rais 1, à tout le parti militaire. Pendant deux semaines on peut
travailler beaucoup ; Philippe le prouva.
Cependant, à la nouvelle de cette trêve, les villes qui s’étaient ren-
dues à Charles, malgré l’avis, les ordres même, du magnifique Duc, ne
pouvaient que s’inquiéter ; spécialement Reims, plus compromise que
n’importe quelle autre. La notoire « muableté » du Roi n’allait-elle pas
causer de terribles désagréments à la vieille cité champenoise ? Char-
les n’allait-il pas l’abandonner aux colères du vindicatif Philippe ?
Jeanne devina ces inquiétudes. Elle savait que les bourgeois possé-
daient un moyen infaillible de rentrer en grâce près du Bourguignon,
c’était de lui envoyer les clefs, avec lesquelles le roi était entré, le 16
juillet au soir.
À cette pensée, la sainte héroïne trembla. Dans le but de prévenir
ce malheur, elle écrivit cette lettre franche comme elle-même, où elle
livre toute sa pensée sur la situation diplomatique.
« Mes chers bons amis, les bons et loyaux Français de la cité de
Reims, Jeanne la Pucelle vous faict à savoir de ses nouvelles, et vous
prie et vous requiert que vous ne fassiez nul doubte de la bonté de la
querelle qu’elle mène pour le sang royal. Je vous promet et vous cer-
tiffy que je ne vous abandonneray pas tant que je vivray.
« Il est vray que le roy a faict trêve de quinze jours durant au Duc
de Bourgogne, parce qu’il doibt lui rendre la cité de Paris paisiblement
au chieff (au terme) de ces quinze jours.
« Cependant ne vous donnés nule merveille (ne vous étonnez pas)
si je ne y entre si brieffement (si je ne me range de sitôt à goûter cette
trêve). Des trêves qui sont ainsi faictes je ne suis point contente, et ne
sçay si je les tiendray. Mais si je les tiens ce sera seulement pour gar-
der l’honneur du roy.
« Combien aussi (qu’ils soient convaincus aussi) qu’ils ne rabruse-
ront (tromperont) pas le sang royal, car je tiendray et maintiendray
ensemble l’armée du roy pour être preste au chieff (terme) des dicts
quinze jours, s’ils ne font pas la paix.
« Pour ce, mes très chiers et parfaits amis, je vous prie que vous ne
vous en donniez point malaise tant comme je vivray ; mais vous re-
quiers que vous faictes bon guet et gardez la bonne cité du roy.
« Et me faictes sçavoir s’il y a nuls (quelques) triteurs (traîtres) qui
vous veulent grever (pressurer) et au plus bref que je pourray, je les
oteray.

1 Jean Chartier, Q. IV, 79.


LE LEURRE BOURGUIGNON 359

« Faictes moi sçavoir de vos nouvelles. À Dieu vous recommande ;


qu’il soit garde de vous.
« Escrit ce vendredy, cinquième d’août, emprès un logis sur le
chemin de Paris.
« Aux loyaux Français habitans en la ville de Reims » 1.
De cette lettre il résulte : 1º que Jeanne avait connaissance, le 5 août,
de la trêve de quinze jours ; 2º qu’elle la tenait pour une combinaison
de mauvais aloi où nous faisions figure de dupes ; 3º qu’elle comprenait
la tentation où cet événement pouvait jeter Reims ; 4º qu’elle se croyait
en position de donner un conseil de courage à la noble cité ; 5º que son
dessein à elle avait été et continuait d’être la marche vers Paris. L’esprit
de Sagesse politique était en cette enfant.
Cependant, Philippe apparaissait aux Anglais armé d’une trêve :
c’était un pas fait par les deux cousins l’un vers l’autre. Mais que de
trêves, que de paix même étaient demeurées sans effet ! Le 21 septem-
bre 1433, dans l’église Saint-Wast, d’Arras, au moment où les sei-
gneurs prêtaient serment de respecter la paix jurée entre Philippe et
Charles, Jean de Launoy osa dire devant le Duc et les cardinaux de
Chypre et de Sainte-Croix, médiateurs : « Je lève la propre main qui a
autrefois prêté serment pour cinq paix dont aucune n’a été observée ;
mais je promets à Dieu que celle-ci sera observée et que jamais je ne
l’enfreindrai » 2. Bedfort connaissait assez l’histoire de son temps en
général, et celle de son beau-frère en particulier, pour ne pas s’alarmer
foncièrement. Il savait ce que les reculs lui coûtaient lorsqu’il y trou-
vait son profit. Il s’agissait, en somme, de chercher encore un morceau
qui lui convînt et de le lui offrir.
En attendant, si le Régent arrivait à battre le Roi, la victoire arran-
gerait beaucoup de choses. Il se mit en campagne, le 7 août, rêvant for-
tune. Ce fut pour rentrer à ses casernes presque immédiatement.
L’insuccès avait ce résultat sur Bedfort de l’amollir. Il revint à la
pensée d’un cadeau à Philippe.
Il avisa que l’offre du gouvernement de Paris pourrait lui agréer.
C’était gros assurément. Mais Henri V, le sage des sages, n’avait-il pas
pensé sur son lit de mort confier au Bourguignon même la tutelle de
son fils, et donc le gouvernement de la France entière ? N’avait-il pas
recommandé de tout sacrifier, sauf la Normandie, à la conservation de
l’amitié bourguignonne ? Et puis, si on laissait approcher de Paris
Charles et Jeanne, le danger ne devenait-il pas extrêmement grave ?
Que ferait Paris mis à choix par la Libératrice entre Charles et Henri

1 Jeanne, Q. V, 140.
2 Monstrelet, Q. V, 183.
360 LA SAINTE DE LA PATRIE

VI ? Au moins, certains éléments très français ne remueraient-ils pas ?


Nul homme n’aurait plus d’ascendant que Philippe pour les maintenir
attachés aux Anglais.
Le 13 août, Bedfort franchit le fossé. Il fit à son « chier et bien ai-
mé » beau-frère des ouvertures quant au gouvernement de Paris et la
lieutenance du royaume continental anglais, la Normandie exceptée.
Trop heureux Philippe, son repas continuait d’être servi sur deux ta-
bles ; et chacun des amphitryons rivalisait de somptuosité pour lui
faire honneur et plaisir !
V

Lors des discussions de la trêve d’août, il avait été prévu que Re-
gnault de Chartres, chancelier de France, serait député au duc de Bour-
gogne. L’un et l’autre rechercheraient en commun accord, s’il n’était
pas possible d’arrêter une convention définitive. L’affaire du gouver-
nement de Paris et de la lieutenance aurait pu, semble-t-il, ébranler la
foi de Charles et de ses serviteurs dans la paix de Bourgogne. Il n’en
fut rien, qu’on sache. Monseigneur de Chartres se mit en route 1 « en-
viron la mi-aoust », avec Christophe d’Harcourt, Dampierre, Gaucourt
et Jean Tudert, qu’on appelait « le Doyen de Paris », conseiller du par-
lement et maître des requêtes de l’hôtel. C’est lui qui, au nom du roi,
prononcera en 1435 dans l’église Saint-Wast l’humiliante amende ho-
norable pour l’assassinat de Jean sans Peur. Il y avait aussi des cheva-
liers et d’autres gens d’état 2.
Philippe ménagea aux envoyés de Charles une distraction de route :
la rencontre à La Fère de Jean de Luxembourg, chancelier de Bourgo-
gne, suivi de Croy et de Saligny 3 : chancelier de Bourgogne contre chan-
celier de France. C’était donner à entendre, autant que possible, l’égali-
té de ceux que le vulgaire appelait par habitude le vassal et le suzerain.
Inutile de remarquer que les deux chanceliers ne s’entendirent pas 4. Ils
n’en avaient pas moins usé quarante-huit heures, lorsqu’ils décidèrent
de mettre fin au colloque ; c’était appréciable. Tout ce qui pouvait re-
tarder les mouvements militaires de Charles était appréciable.
Voici enfin Regnault de Chartres et sa suite arrivés. Le magnifique
Duc commença par les prier d’attendre. Il ne lui déplaisait pas de leur
faire faire antichambre devant ses Flamands. Lorsqu’il crut bon d’être
de loisir, il reçut la députation en présence de sa chevalerie, de son
conseil, et de qui il lui plut d’admettre à cette audience. Ce fut sûre-

1 Monstrelet, publication d’AYROLES, III, 420.


2 Ibid., 421.
3 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 443.
4 Ibid.
LE LEURRE BOURGUIGNON 361

ment très pompeux et très éclatant. Philippe entendait la mise en


scène : il en avait le génie 1.
Regnault de Chartres fit une harangue. Il parla « fort saigement »,
au goût de Monstrelet 2.
Le Bourguignon Monstrelet aurait été difficile s’il n’avait ainsi pen-
sé. L’archevêque exposa « entre autres choses la parfaite affection, le
vray désir que le roy Charles avait de faire la paix avec le duc Philippe
et d’en venir à un traité. Le même roy, pour y parvenir, était content
de faire des avances et de condescendre plus même qu’il ne convenait
à sa Majesté royale ». Puis l’Archevêque-ambassadeur excusa le roy du
meurtre perpétré autrefois sur la personne du feu Duc Jean de Bour-
gogne, alléguant que, « dans ses jeunes années, il était sous le gouver-
nement de gens qui n’avaient pas d’égards ni de considération pour le
bien du royaume, ni de la chose publique, et que dans ce temps il
n’aurait osé ni les dédire, ni se les aliéner » 3.
« Ces considérations, et plusieurs autres fort notables exposées par
l’archevêque, furent ouïes avec faveur par le Duc et par ses gens » 4.
Toutefois, si « saigement » que se fût exprimé Regnault, Philippe
trouva peu digne de lui donner personnellement une réponse. Il se
contenta de lui signifier par son chancelier qu’il « avait bien enten-
du », qu’il dirait « sa pensée et son advis… et que ce serait bientost » 5.
Les tenants envers et contre tout de la paix de Bourgogne ne man-
quèrent pas de la déclarer faite. On ne pouvait bonnement, pensaient-
ils, exiger plus d’humiliation du roi. Et cela était absolument vrai.
Ce fut dès lors à l’hôtel de l’archevêque-duc de Reims un étrange
défilé. Ceux qui ne se sentaient pas la conscience absolument tran-
quille couraient près de lui, afin « d’impétrer des lettres de rémission
et de grâce ». Ceux qui rêvaient d’exploiter une situation nouvelle sol-
licitaient « des offices et plusieurs autres faveurs royales » 6.
L’archevêque ne marchandait rien. Il savait bien mieux que les
quémandeurs la longue distance qui sépare la coupe des lèvres. Ce
n’est pas demain, en effet, qu’ils utiliseront leurs quitus et leurs bre-
vets.
Philippe, ravi de l’encens qui s’exhalait des cassolettes de Monsei-
gneur de Chartres, prétendait cependant des avantages plus positifs.
Lesquels ?

1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 421.


2 Monstrelet, publication d’AYROLES, III, 420.
3 Ibid., 421.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
362 LA SAINTE DE LA PATRIE

La trêve de quinze jours expira vers le 20 août 1. Elle s’était écoulée


parmi les pourparlers de La Fère et d’Arras, vaine et vide, donnant, en
dehors du retard de la marche royale, tout ce qu’elle avait promis :
c’est-à-dire aussi peu que possible. Surtout Paris n’était pas ouvert.
Raison de plus, dirait-on, pour qu’il fût continué par le ministre de
Charles, dans cette voie de néant !
On se mit donc à causer d’une nouvelle trêve plus longue, d’une
« abstinence », comme on disait alors. Ses caractères principaux fu-
rent esquissés d’avance. Elle serait générale, parce que les Anglais eux-
mêmes seraient pressés par Philippe d’y adhérer ; elle serait prépara-
toire, parce que, grâce à elle, l’on se donnerait le temps d’organiser la
paix définitive.
Ayant ainsi ordonné l’avenir, ce qui fut souvent la prétention de
ceux qui ne savent pas assurer le présent, chacun retourna vers ses af-
faires propres.
Philippe, qui ne se laissait pas prendre aisément au dépourvu, ob-
servant que la cause royale malgré tout faisait des progrès, que l’armée
de Charles avançait, quoique lentement, devinant que Jeanne et le
parti de la guerre pourraient tenter un coup de force, se livra en com-
pagnie de ses conseillers à un travail de délibération dont la fréquence
fut remarquée. L’inquiétude le mordait.
De ce labeur sortit un instrument diplomatique excessivement cu-
rieux, lequel devint excessivement funeste, quand il eut été revêtu le
28 août de la signature des deux parties. Nous touchons, en effet, au
troisième acte de la comédie. Le premier s’est joué à Reims, le second
à Arras, le troisième va se dérouler à Compiègne. Celui-là n’ira pas
sans dénouement. À Reims, Charles temporisait. De même à Arras,
quoiqu’il fût déjà un peu plus engagé. À Compiègne, il va devoir pren-
dre attitude claire et définie ou pour le leurre Bourguignon ou contre
lui, ou pour Philippe ou pour Jeanne.
VI
Le 18 août, le roi avait fait une entrée triomphale à Compiègne.
Depuis lors il s’y éternisait et Jeanne se rongeait. Paris ! Paris ! tout
près !… Et Bedfort à qui on laissait, comme à plaisir, un temps duquel
il profitait !
Le 23 elle n’y tint plus. Elle appela d’Alençon.
– Mon beau duc, faites appareiller votre compagnie et les autres
capitaines ; par mon martin, je veux voir Paris de plus près que je ne
l’ai vu 2.

1 Nous ignorons la date exacte ; mais Jeanne la signalant le 5 dans sa lettre aux Rémois, elle doit

dater de ce jour ou guère ne s’en faut.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.
LE LEURRE BOURGUIGNON 363

Le beau duc appareilla. Le 26, Jeanne occupait Saint-Denys.


Philippe crut-il que la grande cité, dont il tenait, au moins en pro-
messe, le gouvernement depuis une semaine et demie, était menacée ?
Crut-il que menacée ou non il convenait, quand il s’agissait d’elle, d’aller
au plus sûr ? Le certain est qu’il agit comme il avait toujours agi, dans les
derniers temps, quand il était alarmé : il entama précipitamment une
négociation. Le 26 ou le 27 – donc à peu près sur les talons de l’Arche-
vêque-Duc –, ses ambassadeurs se retrouvaient près de Charles 1.
Ils étaient porteurs de la pièce élaborée dans les conciliabules
d’Arras, les « détroits parlements », écrit Monstrelet. Qui dira même si
Messire de Thoisy et Hue de Lannoy, arrivés à Arras de la part de Bed-
fort, en cette fin d’août, « pour exhorter Philippe à tenir son serment
au roi Henri », n’avaient pas influé, au moins indirectement, et tout
autant que le Duc de Savoie 2, médiateur attitré, sur leur rédaction ?
Quoi qu’il en soit de ce détail, l’écrit fut présenté par Monseigneur de
Luxembourg, évêque d’Arras, Messire David de Brimeu, rédigé ne va-
rietur, bien au clair, bien au net, de telle sorte que la discussion pût
n’être pas longue malgré l’importance des clauses.
Voici le précis de ce texte, tel qu’il nous est parvenu dans la Chro-
nique des Cordeliers 3.
« Charles, par la grâce de Dieu roy de France, à tous ceux qui ces
présentes lettres verront, salut. Pour parvenir à mettre paix dans notre
royaume et faire cesser les grants et innumérables maulx et inconvé-
nients qui par les guerres et divisions sont en y celui, y sont advenues
et y adviennent chacun jour, ont été, par le moïen des ambassadeurs
de notre cher très et très aimé cousin le Duc de Savoie, tenues quel-
ques journées, tant par nous et nos gens que par notre cousin de Bour-
gogne et les siens…
« Et parce que la matière de la dicte paix, qui touche plusieurs par-
ties toutes grandes et puissantes, ne se peut démener et conduire à
bonne fin sans délai et traict de temps, il a semblé aux ambassadeurs
qu’il était nécessaire de prendre abstinence (suspension d’armes) jus-
qu’au temps convenable pour parler de la paix…
« Cette abstinence a été prise et accordée entre nos gens, pour nous
et au nom de nous d’une part, et les gens de notre dict cousin de Bour-
gogne, pour et au nom de lui d’autre part, et aussi au nom des Anglais,
leurs gens, serviteurs et sujets, si à cela veulent consentir, ès termes et
limittes qui suivent, c’est assavoir :

1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 422.


2 Amédée VI de Savoie est nommé comme ayant lui aussi donné ses bons offices : « Par le moïen
des ambassadeurs de nostre bien aimé cousin le Duc de Savoie »…
3 Publication d’AYROLES, III, 422.
364 LA SAINTE DE LA PATRIE

« En tout ce qui est par deçà (au Nord) de la rivière de Seine, de-
puis Nogent-sur-Seine jusqu’à Harfleur, sauf et réservées les villes,
places et forteresses faisans passage sur la dicte rivière de Seine, réser-
vé aussi à notre cousin de Bourgogne, que, si bon luy semble, il pourra,
durant la dicte abstinence, emploïer luy et ses gens à la deffense de la
ville de Paris et résister à ceux qui voudraient faire guerre ou porter
dommage à ycelle ;
« À commencer la dicte abstinence depuis le jourd’huy XXVIIIe jour
de ce présent mois d’Aoust au regard de notre dict cousin de Bourgo-
gne, et au regard des Anglais du jour où nous aurons vu, reçu leurs let-
tres de consentement.
« Pour durer jusqu’à Noël prochainement venant.
« Durant le temps de la présente abstinence, aucune des parties
l’ayant consentie ne pourront, dans les limites ci-dessus dictes, pren-
dre, gagner, conquester l’une sur l’autre aucune ville, place ou forte-
resse, estant ès dicts termes et limites, ni n’en recepvront obéissance
aucune, posé ores que icelles villes, places ou forteresses voudraient
volontairement rendre à l’une des parties ou l’autre.
« Donné à Compiègne le 28e jour d’aoust ».
Ce traité est totalement incompréhensible à première vue de la part
du roi Charles.
Quoi ! Les capitaines des châteaux et les bourgeois des villes assié-
gées par lui de Troyes à Compiègne ne lui ont opposé quasi aucune ré-
sistance ; et il s’interdit par acte authentique le droit de continuer le
cours de ses succès au delà de la Seine !
Les Anglais se tiennent l’arc en main et la mèche au canon, à deux
pas, assez embarrassés cependant, comme des gens bien battus et bien
destitués de confiance en leur revanche au moins immédiate ; et il
abandonne à leur arbitraire de décider s’il doit continuer contre eux la
guerre ou l’interrompre, les pousser la lance aux reins ou traiter !
Il a entre les mains une arme divinement forgée et trempée, devant
laquelle tout plie par terreur ou par amour – mais qui ne durera guère
plus d’une année, il en est prévenu –, Jeanne ; et cette arme, il l’inuti-
lise longuement, et restreint délibérément sa portée !
Il veut Paris. À qui ferait-il croire qu’il ne veut pas Paris ? Comment
pourrait-il ne pas vouloir Paris ? Qu’est-ce que le roi de France sans
Paris ? Et il permet à son compétiteur d’y jeter une garnison pour le
défendre contre tout assiégeant, donc contre lui-même !
Jeanne est à Saint-Denys. Elle occupe la ville qui garde la nécropole
des vieux rois. Du bout de sa lance elle montre à leur héritier la cité de
son trône et de son activité. Il avertit Anglais, Bourguignons, Pari-
LE LEURRE BOURGUIGNON 365

siens, que cela ne signifie rien, que cela n’est qu’un geste, qu’il n’avoue
pas la Victorieuse dans son entreprise, et ne la soutient pas !
Luxembourg et Brimeu sont arrivés. Il a suffi ; le sortilège de Bour-
gogne opère par eux. Charles ne compte plus sur son droit, ni sur « le
message de Dieu », ni sur les destins de la France ; il compte sur « son
bon cousin de Bourgogne », sur lui, lui tout seul, pour le conduire à
son Louvre et à Notre-Dame !
Ce n’est pas encore assez d’étrangetés. Par une clause secrète, Char-
les s’engageait à remettre Compiègne au Duc, en garantie ! 1. Compiè-
gne, qui venait de s’offrir à lui si gracieusement, où il recevait une hos-
pitalité de laquelle il semblait ne pas vouloir se détacher. Il n’eût pas
dû traiter de la sorte la première ville venue ; et Compiègne n’était pas
la première ville venue. Trait d’union possible entre la Bourgogne de
Philippe et ses provinces du Nord, stratégiquement et commerciale-
ment elle était une admirable position. Sans elle, les terribles états de
Philippe n’étaient pas unifiés ; avec elle, ils l’étaient. Elle commandait
leurs routes. En la cédant, le roi se diminuait, se mutilait à plaisir.
Heureusement, nous le verrons plus bas avec quelque détail, les Com-
piégnois tinrent bon, même contre Charles. Quand ils connurent la
clause, « les Compiégnois, d’une commune voix », firent réponse
« qu’ils étaient les très humbles sujets du roi, désireux de lui obéir et
de le servir de corps et de biens, mais qu’ils ne pouvaient se commettre
au Duc de Bourgogne… et que, plutôt que d’être exposés à sa merci, ils
étaient décidés à se perdre eux, leurs femmes et enfants » 2.
Ah ! les braves gens qui résistèrent au roi de France plutôt que de
consentir à n’être plus les sujets du roi de France ! Encore reste-t-il
que le roi de France les avait abandonnés.
VII
Après ce coup d’œil sur le fond même du traité, il est indispensable
de regarder les principaux d’entre les personnages qui y furent inté-
ressés. Il y en eut trois : Charles de France, Philippe de Bourgogne,
Jeanne.
En ce qui concerne Philippe, son jeu, pour habile et fourbe qu’il
soit, n’est pas compliqué.
Il a pénétré les deux idées dominantes de Charles. Qu’elles aient
jailli de son propre fonds, qu’elles lui aient été suggérées, il n’importe ;
elles le possèdent ; le grand Duc le sait.
Charles veut Paris.

1 Extrait d’un mémoire à consulter sur Flavy, Q. V, 174.


2 Ibid.
366 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il veut Paris, sans forcer Paris.


Or, pense-t-il candidement, « son beau et bon cousin » lui donnera
Paris ; bien plus, il va lui donner Paris.
Luxembourg et Brimeu, La Trémouille et Regnault de Chartres – on
ne nomme que les plus marquants – ont bercé leur souverain, le ber-
cent dans ce rêve de roi éveillé.
Mais Paris vaut beaucoup. D’où Philippe déduit qu’il peut exiger
beaucoup, et Charles qu’il doit concéder beaucoup. Résultat : Philippe
exige et exige ; Charles concède et concède.
Philippe n’est-il qu’exigeant ; n’est-il pas déloyal ?
Il est déloyal. Peut-être pouvait-il rendre Paris ; certainement il ne
le voulait pas.
Lorsqu’il eut, par le traité de Compiègne, ligoté Charles et brisé
l’irrésistible élan de Jeanne, il s’inquiéta peu de l’illusoire promesse
mise en circulation sous son nom.
Dès le 30 septembre on le retrouvera au Louvre. Il réclamera de
Bedfort la rétribution de ses bons offices. Ce sera le moment de préci-
ser la valeur du cadeau du 13 août. L’Anglais ne se fera pas trop prier :
Philippe sera nommé régent de France. Le brevet de sa charge lui sera
délivré le 13 octobre, « par Henry roy de France et Dengleterre ».
L’insulaire mettra au service du premier prince du sang de la maison
de France « en bonnes foy ses gens toutes et quantes fois charge de
guerre luy sourvendra » 1.
À la même date, Lannoy dressait, avec le consentement et l’appui
de son maître Philippe, un plan de destruction de sa Patrie 2. Il fallait
en revenir au traité d’Amiens de 1422. Les grands apanagistes qui
avaient projeté alors de dépecer le Pays de compte à demi avec les An-
glais, Philippe de Bourgogne, Jean VI de Bretagne, Richemont, Foix et
Comminges, étaient toujours là, prêts à la curée. Philippe recevrait de
l’argent et quelque vaste seigneurie qu’on ne désignait pas ; Jean VI le
Poitou ; Richemont la Touraine et une issue sur la mer – on pensait à
tout – : l’issue sur la mer, c’était La Rochelle. L’épée de connétable ne
lui serait pas enlevée. À quoi bon ? Il la porterait au nom de Henri VI.
Foix et Comminges, desquels il faudrait s’occuper, comme de bien
d’autres, sans nul doute, seraient émancipés.
En attendant la réalisation de ce beau projet, Philippe reçut en oc-
tobre, outre le gouvernement de Paris, celui des villes et bailliages de
Chartres, Melun, Sens, Troyes, Chaumont-en-Bassigny, Amiens, Tour-

1 Chronique des Cordeliers, fos 490, 91. Richemont, 219, 220.


2 Champion, Guillaume de Flavy.
LE LEURRE BOURGUIGNON 367

nai, Saint-Amand, etc. 1. Moyennant quoi il laissa les Anglais bien


tranquilles.
C’est ainsi que le cousin de Bourgogne travaillait pour son cousin
de France !
VIII
Quant à Charles, sa condition tiendrait en six mots : il fut joué par
un roué.
M. de Beaucourt, qui n’est pas suspect de sévérité pour le prince, a
développé cette déclaration sommaire en une page saisissante qui doit
être citée :
« Une trêve de quatre mois avait été conclue entre Charles VII et le
duc de Bourgogne. Elle comprenait les pays situés au nord de la Seine
depuis Nogent jusqu’à Harfleur, sauf les villes ayant passage sur le
fleuve.
« Il n’avait fallu rien moins que l’espérance fondée (hélas ! ou fol-
lement acceptée) 2 d’une réconciliation avec le duc de Bourgogne pour
qu’on eût renoncé à poursuivre les hostilités dans le nord. Les popula-
tions étaient admirablement disposées : non seulement dans les pays
soumis à la domination anglaise, mais dans les possessions mêmes du
duc Philippe ; toutes les portes étaient prêtes à s’ouvrir. Senlis, Creil,
Pont-Sainte-Maxence, Beauvais, avaient déjà fait obéissance, et les vil-
les de la Picardie n’attendaient qu’un signal pour redevenir françaises.
Les Anglais à bout de ressources défendaient mollement la Normandie
attaquée vigoureusement par les troupes royales et par des capitaines
picards qui s’étaient déclarés pour le roi. Aumale, Étrépagny, Torcy,
Blangy, furent soumis ; Évreux aurait été pris si Bedfort ne se fût hâté
de le secourir : Rouen était à la veille de faire une nouvelle tentative
pour secouer le joug anglais ; Paris même donnait des espérances de
soumission ». Tels sont les espoirs que Charles abandonna.
Encore si la trêve du 28 eût été observée ; mais non, pas même cela
ne fut ! Dès septembre, Bourguignons et Anglais, unis sous les mêmes
fanions, font prisonnier Jacques de Chabannes, capitaine de Creil pour
le roi. Même mois, c’est nous qui enlevons Laval et Louviers. Un peu
plus tard, mais bien avant l’expiration de la trêve, Philippe convoque
toutes ses armées contre son suzerain, etc., etc. Il est vrai qu’il a reçu
une convenable libéralité de son beau-frère : le comté de Champagne
et celui de Brie avec 12.500 marcs.
Ah !… Charles et ses conseillers avaient traité sous une heureuse
inspiration ! Que de malheurs ils eussent épargnés si, s’en rapportant

1 Registres du parlement, Félibien, IV, 591.


2 Cette remarque est de l’auteur.
368 LA SAINTE DE LA PATRIE

à la prudence de Jeanne, ils avaient consenti qu’elle poussât le siège de


Paris à fond !
IX
Et nous venons de nommer le troisième intéressé dans ces tracta-
tions : Jeanne.
Charles ne les dirigeait pas contre la Libératrice. D’elle il était in-
contestablement respectueux, à elle il était reconnaissant. S’il avait pu
concilier sa folie du leurre Bourguignon, avec son culte pour la sainte
jeune fille, il n’y aurait pas manqué. Philippe, au contraire, négociait
positivement et sciemment contre elle : elle était l’ennemie parce
qu’elle était la vigueur et la clarté auprès du trône.
On doit soupçonner véhémentement La Trémouille et Regnault de
Chartres d’avoir préparé le coup fourré de Paris, duquel ne se releva
jamais tout à fait le prestige militaire de l’Inspirée. Charles n’était
point jaloux de Jeanne, qui ne pouvait l’éclipser devant le pays. La
Trémouille et Regnault étaient jaloux de Jeanne, qui pouvait les pri-
mer dans la faveur de Charles.
Quoi qu’il en soit, elle fut la grande victime de 28 août.
Ce jour-là, il fut authentiquement déclaré par Charles qu’il donnait
à Philippe de Bourgogne le droit de repousser son héroïque servante,
son héroïque soldat, du haut des murailles de Paris, les armes à la
main. À bien lire, c’était plus qu’une déclaration, c’était presque une
exhortation. Le choc frappa Jeanne en plein cœur.
Et ce n’est que la première des désastreuses conséquences de
l’erreur royale : voici la seconde.
Le 28 août toujours, Compiègne fut offert en garantie à Philippe
par Charles. Philippe ne tint pas un seul de ses engagements ; il n’en
prétendit pas moins se saisir du gage ; et il marcha contre Compiègne.
Ce fut en défendant la noble et charmante ville, la ville de « ses bons
amis », que la Sainte de la Patrie fut prise.
Ainsi Dieu permit-il que les infortunes majeures de sa servante dé-
rivassent de cette lugubrement mal avisée politique, qu’elle avait re-
poussée de toutes ses énergies, parce qu’elle en avait vu le péril de tou-
tes ses lumières.
Mais, nonne oportuit pati ? Ne fallait-il pas qu’elle souffrît ? Sans
souffrance il n’est pas de sainteté parfaite ; et Dieu la voulait parfaite
en sainteté comme il l’avait voulue parfaite en courage militaire et en
prévoyance civiques.
Chapitre XX
La campagne de Paris
(1429)

Du 21 juillet au 30 septembre

La campagne militaire alourdie, malgré ses succès, par les faux calculs des politi-
ques. – Corbeny où Laon rend ses clefs. – Wailly. – Soissons ; accueil cordial que
Jeanne y reçoit. – Abandon du chemin de Paris ; Château-Thierry. – Poésie de
Christine de Pisan ; Greux et Domrémy exemptés d’impôts. – Montmirail. – Pro-
vins. – La Motte-Nangis. – Bedfort attendu ne paraît pas. – L’heureux revers de
Bray. – Provins de nouveau. – Coulommiers. – Château-Thierry. – La Ferté-Milon.
– Crespy-en-Valois, où Jeanne parle de sa fin et de ses désirs de retourner au vil-
lage. – Insolent défi de Bedfort, qui cède cependant la route. – Lagny-le-Sec ; cam-
pements ; dispositions tactiques ; combat de Mont-Épilloy ; repli des Anglais. – Sen-
lis se rend. – Compiègne se rend. – Places voisines qui se rendent. – Philippe pris de
peur ; Charles ressaisi par la foi étrange au leurre Bourguignon ; convention de
Compiègne. – Jeanne prend le chemin de Paris. – Ses Voix ne le lui ont pas conseil-
lé, ne le lui ont pas interdit. – Richemont à Évreux. – Jeanne à Saint-Denys. – Trou-
ble de Paris. – Quand, comment, et pourquoi le roi se décide bien trop tardivement
à rejoindre la Libératrice. – L’assaut de Paris. – Jeanne blessée. – Elle veut rester et
passer la nuit sur place comme aux Tourelles, afin de reprendre le lendemain matin.
– On l’enlève de force des fossés. – Le lendemain elle veut retourner à l’assaut ; le
roi l’interdit formellement ; Dieu ne lui rendra pas Paris malgré lui. – Dernier coup
de la fourberie du Duc Philippe. – Le roi donne ordre de quitter Saint-Denys. –
Jeanne, brisée, consacre à la Vierge et à l’apôtre de Paris « un blanc harnoys » et
une épée. – Responsabilités du roi Charles. – Jeanne victime. – Que retombe l’échec
sur la tête de qui voulut et prépara l’échec !

I
Tandis que la campagne diplomatique s’en allait ainsi misérable et
tortueuse, la campagne militaire qu’il nous plaît d’appeler la campagne
de Paris, non parce qu’elle eut Paris pour objectif – on pourrait la croire
et la dire sans objectif –, mais parce qu’elle l’eut pour terme, s’avançait
heureuse en somme, quoique infiniment moins brillante que celles de
la Loire et du Sacre. Nous avions des succès ; les villes s’ouvraient, les
châteaux-forts se rendaient : mais on traînait, on avait l’impression
d’errer plutôt que de marcher à un but nettement défini. Quelque chose
manquait, quelque chose de juvénile comme le printemps, comme la
flamme ; et quelque chose pesait, quelque chose entravait : les calculs
de l’arrière, un arrière puissant autant que lourd, puisque c’était
« l’hôtel du roy », son Conseil. La bravoure candide et le saint enthou-
370 LA SAINTE DE LA PATRIE

siasme étaient repoussés vers le second plan : on réussira à les y confi-


ner. Les calculs égoïstes, les combinaisons prétendument savantes et
habiles – nous savons d’ores et déjà leur valeur – convoitaient le pre-
mier rang : ils s’y installeront. La France et Jeanne paieront.
Le mouvement des troupes hors de Reims commença quatre jours
après le sacre, le 21 juillet. Un esprit avisé comme l’était Charles sent
toujours le faux d’une position : l’étrangeté de la sienne, le jeu de ces
ambassadeurs, prometteurs inlassables d’arrangements pour le len-
demain, finirent par lui causer de l’ennui. Désireux cependant de ne
les pas décourager, il alla, nous le savons, à Corbeny.
Il y séjourna quarante-huit heures. C’était beaucoup d’heures,
quand tous rêvaient du chemin droit, court et immédiatement pris sur
Paris 1. Cependant le jeune Souverain n’eût point absolument perdu
son temps, supposé qu’après avoir éveillé longuement le souvenir du
pauvre Carolingien, fondateur de l’abbaye, Charles le Simple, et par
association d’idées celui de Rollon, il se fût persuadé que c’est grande
pitié quand le roi tombe à la merci de son vassal. Ou Charles n’enten-
dit pas la leçon, ou il n’en profita point. Il n’avait pas encore l’âme as-
sez vigoureusement royale pour en profiter.
Il rencontra pourtant dès Corbeny une certaine fortune. À peine
« surent-ils de certain » la présence du prince à l’abbaye, les échevins
de Laon lui envoyèrent leurs clefs 2. Ce n’était pas un petit joyau qui lui
était ainsi offert. Laon était demeuré un jour l’unique domaine de
Louis d’Outremer ; domaine étroit, mais facile à défendre : la ville pas-
sait pour imprenable sauf par la famine. Ses bourgeois étaient fiers de
leurs murailles, de leur citadelle, de leur incomparable cathédrale, de
leurs franchises qui remontaient à Louis le Gros, de leurs richesses
produites principalement par la flotte de l’Oise. Ils étaient naguère
Anglo-Bourguignons, commandés par le capitaine Colard de Mailly,
que nous avons vu si zélé contre les Français, près des Rémois.
L’accession spontanée de ces hommes au roi était de bon augure.
Les lys n’étaient donc pas séchés ; ils avaient donc toujours pour les
peuples l’attrait du parfum et de la beauté ! Le roi institua La Hire
bailly de Laon et du Vermandois 3.
Le 23, Charles, après être passé par Wailly, se trouve à Soissons 4.
Encore une belle ville. Son écu est frappé de la fleur de France ; elle
court à son souverain retrouvé. Elle veut voir celui qui sort de l’onction
sainte, qui vient de guérir les scrofuleux à Corbeny. Elle désire tout au-

1 Lettre des Angevins, Q. V, 130.


2 Perceval de Cagny ; Jean Chartier ; etc., Q. IV, 20, 78, etc.
3 Monstrelet, Q. IV, 381.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 20.
LA CAMPAGNE DE PARIS 371

tant connaître Jeanne, la vierge dont les yeux ont regardé les anges dès
ici-bas, qui a délivré Orléans et fait du Dauphin un roi. On sait qu’à
Corbeny elle a, comme en toute abbaye, communié avec les enfants
élevés par les moines, qu’elle a longuement prié et pleuré après la par-
ticipation au sacrement, que ses succès n’ont pas diminué son humili-
té, qu’elle se confesse souvent, souvent, au Frère Pasquerel. Partout
d’ailleurs, Charles orné du sacre attirait ; et Jeanne ornée de sa mis-
sion attirait plus encore. La belle histoire de Saül et de David se re-
nouvelait. Saül en a tué mille, David en a tué dix mille ! chantaient
naïvement les douces filles d’Israël sur le passage du roi et du héros.
Les populations du Soissonnais eussent volontiers répété la strophe
ingénue. Elles avaient avec Jeanne de jolies conversations où s’épan-
chait leur admiration.
– On n’a jamais rien vu de semblable à ce que vous avez fait. Dans
aucun livre les clercs n’ont rien lu de semblable.
Et elle souriante :
– Mon Seigneur a un livre où nul ne peut lire, tant parfait soit-il en
cléricature.
Mais elle ne tirait vanité de rien 1. Elle savait et disait que son ac-
tion n’était qu’un ministère. Elle n’était qu’une servante, moins en-
core, un outil. Elle continuait de vivre dans la plus prudente réserve,
prenant son repos à part, sous le regard de femmes honnêtes et pieu-
ses, aimant mieux se priver de nourriture que manger ce qui n’avait
pas été scrupuleusement acheté, passant des nuits les genoux pliés, le
front à terre, à prier pour son roi qui la désolait par son retour à ses
originelles « muabletés et diffidences ».
Soissons, il faut le penser, charma le prince, puisqu’il voulut y sé-
journer cinq jours. Décidément il ignorait que le temps dans la con-
joncture valait une capitale ; vainement Jeanne et le parti de la guerre,
qu’on doit désormais appeler le parti français par opposition au parti
semi-bourguignon, tentaient de l’amener à s’en souvenir.
Bedfort, lui, ne l’oubliait pas ; Winchester non plus. Et, tandis que
Charles VII jouissait de la cité où le Franc brisa, sous l’œil irrité de
Clovis, le vase fameux, le neveu et l’oncle introduisaient, le 25, une
armée de cinq mille hommes dans Paris 2. Ils y appelèrent encore des
gens d’armes, Normands et Picards, tant qu’ils purent. Ils relevaient la
tête et reprenaient cœur.
Charles n’avait pas su – n’avait pas voulu serait aussi juste – préve-
nir, par une pointe rapide sur Paris, la levée et l’arrivée de ces renforts.

1 Pasquerel, Q. III, 110-111.


2 Fauquembergue, Q. IV, 453.
372 LA SAINTE DE LA PATRIE

Cependant, à Soissons, il est encore sur le chemin direct de sa capi-


tale. Même le 29, puisque c’est le 29 qu’il décide le départ, rien n’est
désespéré ; qu’il aille vite. Il peut arriver à Saint-Denys sans rencon-
trer une grosse ville : il lui suffit de passer entre deux, laissant sur sa
droite Senlis, et Meaux sur sa gauche.
Pas du tout, on le dirait ignorant du chemin, et comme perdu, sur
le domaine premier de sa famille, le domaine du grand Hughes le
Blanc. Au lieu de marcher vers Saint-Denys, le voilà vers Château-
Thierry 1. Il pousse de l’Aisne à la Marne.
Châtillon, de Croy et Brimeu commandaient à Château-Thierry.
L’approche de Charles les jeta dans une profonde perplexité. Leurs
quatre cents hommes ne pourraient tenir bien longtemps 2. Une nou-
velle, sans grande consistance, il est vrai, mais qui n’avait rien d’abso-
lument invraisemblable, vint les réconforter. Le bruit se répandit que
Bedfort utilisant ses contingents nouvellement disponibles accourait à
leur secours.
Châtillon résolut d’attendre au moins jusqu’au soir avant de pren-
dre parti 3.
Charles avait entendu aussi bien que Châtillon que le Régent ap-
prochait. Il se tint sur ses gardes, choisit une position sans perdre de
vue la ville, et prépara la bataille 4. Rien ne parut.
Sur le soir « après les vêpres » 5, les capitaines décidèrent de ne pas
s’exposer à un assaut ; ils ouvriraient. Ce ne fut toutefois pas sans user
habilement de la rumeur répandue le matin. Supposant que Charles
désirait régler au plus tôt le sort de Château-Thierry précisément parce
qu’il était mal rassuré du côté de Bedfort, ils imposèrent leurs condi-
tions plutôt qu’ils n’acceptèrent celles du roi. Ils s’en iraient « sauve-
ment », avec leurs gens, leurs armes, leurs bagages, leurs biens. On ne
leur désignerait pas le lieu de leur retraite. Ils reprendraient du service
quand ils voudraient. Ils ne pouvaient, dans leur capitulation, préten-
dre à de plus beaux honneurs de guerre.
Mais Château-Thierry était une grande place ; le donjon bâti, di-
sait-on, par Charles Martel, était solide. Le roi ne marchanda point
avec Châtillon. Il vit l’accroissement sérieux qu’il recevait immédiate-
ment, et concéda tout.
Les capitaines profitèrent de la facilité royale. Ils tirèrent droit « de
vers le duc de Bethfort qui lors faisait grant assemblée de gens d’armes

1 Monstrelet, Q. IV, 381.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 20.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 373

pour venir combattre le roi Charles et sa puissance » 1. Ils entrèrent


dans le rang. L’appoint qu’ils apportaient aux troupes anglaises n’était
nullement méprisable.
II
Ici – car c’est sa date parfaitement exacte – doit être mentionné
l’un des écrits les plus curieux et les plus charmants qui se réfèrent à
cette époque, où Dieu se plut à fondre les choses aimables et gracieu-
ses avec les terribles et les héroïques.
C’est le poème dont nous avons déjà donné une strophe ; le poème
que Christine de Pisan termina l’an mil quatre cent vingt et neuf, « le
jour où finit le mois de juillet ».
Cette Christine était une bonne veuve vénitienne qui avait dû se ca-
cher pendant onze ans, au fond d’un monastère, pour échapper aux
Anglo-Bourguignons.
Je suis Christine qui ay plouré
Onze ans en abbaye close…

Elle dédie son hymne de délivrance à la vierge mystérieuse par la-


quelle avait été rompu le filet où elle était prise :
Et toi doulce béneurée 2
Ne dois-tu mie estre obliée.
Puisque Dieu t’a tant honorée
Qui as la corde desliée
Qui tenait France étroit liée…

Christine sait d’ailleurs tout de Jeanne : sa vocation, son examen à


Poitiers, sa sainteté :
Et sa belle vie, par foy !
Montre qu’elle est de Dieu en grâce.
Par quoi on ajoute plus foy
À son fait…

la délivrance prodigieuse d’Orléans :


Quand le siège leva d’Orléans
Tout d’abord sa force apparut ;
Nul miracle je le tiens
Ne fut plus cler…

Il n’échappe pas à Christine que les miracles de Jeanne ne sont pas


son fait, mais celui du Tout-Puissant :
D’Anglais va France descombrant
En recouvrant châteaux et villes.

1 Monstrelet, Q. IV, 381.


2 Bénie.
374 LA SAINTE DE LA PATRIE
Jamais force ne fut si grant.
Soit à cens, soit à miles
Et de nos gens preux et abiles
Elle est le principal chevetain 1 :
Telle force n’eut Hector ni Achilles.
En tout ce fait est Dieu qui mène.

Quant à l’avenir de la Sainte, le voici :


En chrestienté et en Église
Sera par elle concorde mise…
Ne sais si Paris se rendra…
Ni si la Pucelle attendra ;
Mais s’il en fait son ennemie
S’il résiste heure ou demie,
Mal ira je crois de son fait.

Le suprême intérêt de ces vers, c’est qu’ils traduisent l’opinion pu-


blique d’alors. Ils en sont un procès-verbal. Christine met en bouts ri-
més ce que disait le populaire sur la Sainte de la Patrie. Par là le témoi-
gnage de la bonne veuve est de tout premier ordre, et l’on a trouvé du
plaisir à s’y arrêter.
Tandis que Christine lui jetait, comme elle savait et pouvait, ces ro-
ses et ces lys, Jeanne recevait de Charles à Château-Thierry un témoi-
gnage de sa royale gratitude : l’exemption des tailles, aides, subsides,
subventions, à perpétuité, pour les gens de Greux et Domrémy.
« Charles, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre, est-il
dit dans le texte authentique, au bailly de Chaumont, aux trésoriers et
commissaires commis et à commettre pour asseoir et imposer les ai-
des, tailles, subsides, subventions, au dit baillaige, et à tous nos autres
justiciers ou à leurs lieutenants, salut et dilection.
« Sçavoir nous faisons que en faveur et à la requeste de nostre
bien-aimée Jehanne la Pucelle ; considéré le grant, haut, notable et
profitable service qu’elle nous a fait et fait chaque jour au recouvre-
ment de nostre Seigneurie, nous avons octroyé et octroyons de grâce
espéciale par ces présentes aux manans et aux habitants des villes et
villaiges de Greux et Domrémy, au dict baillaige de Chaumont-en-
Bassigny, dont la dite Jehanne est natifve, qu’ils soient d’ores en avant
francs, quites et exemptz de toutes tailles, aides, subsides et subven-
tions mises ou à mettre au dit baillaige… lors et pour le temps à venir,
car ainsi nous plaist et voulons estre faitt, nonobstant quelxconques
ordonnances, restrictions, mandements, ou deffenses contraires.
« Donné au Chasteau Thierry, le dernier jour de juillet, l’an de
grâce mil quatre cens vingt neuf, et de nostre règne le septiesme ».

1 Chef, capitaine.
LA CAMPAGNE DE PARIS 375

À cet acte de libéralité, Jeanne eût préféré sûrement un acte de vo-


lonté ; mais elle avait déjà reconnu que les rois aiment assez payer en
menue monnaie les «grands, hauts, notables et profitables services » :
puis, c’étaient son père, ses proches, ses amis, des pauvres gens bien
dignes d’intérêt, sinon de compassion, qui bénéficieraient de la muni-
ficence royale ; elle accepta le don avec le sentiment qui convient et at-
tendit qu’il plût au roi de reprendre son chemin.
III
Une fois de plus Charles biaisa. Au lieu de se diriger du côté de Pa-
ris à l’ouest, il se dirigea vers le sud-est et aboutit à Montmirail 1.
Le lendemain 2 août, il descendit toujours dans la même direction,
jusqu’à Provins qui l’accueillit bien 2.
Soudain il se répand pour la seconde fois que Bedfort s’avance. De
quel côté ? Par quel chemin ? Personne ne le sait au juste : les éclai-
reurs ne fournissent aucun renseignement. Suivant le plus probable, il
doit tenir quelque route de Melun à Provins. C’est par là que le roi
s’oriente, en prenant pour objectif La Motte-de-Nangis 3, juste à mi-
voie des deux villes.
Bedfort ne parut pas plus à La Motte-de-Nangis qu’à Château-
Thierry. Il était retourné sur Paris « avec son ost, lequel on disait qu’il
avait bien de dix ou douze mille combatans. Et aussi le roi de France
en avait bien autant et plus » 4.
Charles, le soir venu, prit gîte à la belle étoile.
Le 4 il découvrit, de sorte que personne ne s’y pût tromper, son se-
cret et cher dessein. De Provins il lui était encore assez loisible de
marcher sur sa capitale. Mais quand on le vit pousser toujours au mi-
di, vers Bray-sur-Seine, il ne resta qui que ce fût à concevoir de doute.
Le roi voulait passer sur le pont de Bray, ainsi que nous l’avons dit
plus haut, traverser la Seine, gagner l’Yonne, retrouver enfin la Loire
regrettée ; la Loire où se miraient les châteaux silencieux, où l’on dor-
mirait, où l’on causerait, où l’on attendrait l’heure et les bons offices
du « Cousin ». Jeanne, songeant aux vouloirs du ciel, tomba dans la
désolation ; et aussi l’ardente chevalerie dont elle était l’âme guer-
rière 5. René d’Anjou, d’Alençon, Dunois, Bourbon, La Hire, Vendôme,
Laval, avaient goûté au vin de la victoire ; ils voulaient boire encore ; et
c’était Charles qui leur retirait la coupe ! 6. La Providence, comme si

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 20.


2 Ibid., 21.
3 Chartier, Q. IV, 79.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
376 LA SAINTE DE LA PATRIE

elle eût voulu sauver le roi malgré lui, y pourvut. Charles, dans la nuit
où il comptait franchir le fleuve, reçut les étrivières de la petite défaite
que l’on sait. De force il lui fallait continuer la campagne et « conques-
ter ». La belliqueuse jeunesse sourit un peu de la mésaventure roya-
le 1 ; Jeanne s’en félicita devant Dieu.
La joie de l’armée en face de l’échec de Bray éclaira-t-elle Charles ?
On a le droit de le penser. Il prescrivit un retour à Provins. Ce n’était
pas la marche héroïque au bout de laquelle on découvrirait Notre-
Dame et l’antique Louvre ; au moins n’était-ce pas non plus le replie-
ment, plus qu’à moitié couard, vers « les retraicts » de Chinon.
La Trémouille et Mgr Regnault ne retardèrent ni d’une nuit ni d’un
jour leur revanche. Ils signèrent le 4 août avec les ambassadeurs de
Bourgogne la célèbre trêve d’une quinzaine. Nous en avons indiqué la
portée au chapitre précédent.
Jeanne riposta, pendant l’étape de Bray à Provins, le 5 août ; elle
riposta par sa lettre aux Rémois 2. On se la rappelle.
Samedi 6 août, toujours marche vers le nord, de Provins à Cou-
lommiers ; 7, Coulommiers, et suite du mouvement vers Château-
Thierry ; 8 et 9 Château-Thierry 3. L’armée de Jeanne, l’armée des
campagnes de la Loire et du Sacre, d’Orléans, de Patay, de Troyes, se
retrouvait le 9 août au bivouac qu’elle avait occupe le 9 juillet !…
C’était le triomphe de Regnault de Chartres et de La Trémouille. On en
verra d’autres.
Charles eut hâte de quitter Château-Thierry. Après une nuit, il partit
sur la Ferté-Milon et Crespy-en-Valois. Les populations qu’il traversait
ainsi étaient d’esprit excellent. Elles accouraient au-devant de leur roi
dans l’élan d’un amour qui avait été trop longtemps contenu et contre-
dit. Elles exultaient et criaient Noël ! 4. C’était du vrai peuple de France,
loyal, cordial et simple, dans lequel Jeanne se retrouvait et s’enflam-
mait. Ce spectacle de champêtre candeur, si violemment contrastant
avec les intrigues de la cour, la reportait toute vers les rives de la Meuse
et sa paisible maison ; le parfum du petit coin natal lui montait au cœur.
Aussi, chevauchant entre Dunois et l’Archevêque de Reims, elle ne put
retenir ses pensées, et elle dit à Monseigneur le Bâtard :
– Voilà certes un bon peuple. Nulle part je n’en ai vu qui se montrât
plus joyeux de l’arrivée de notre noble roi. Quand mes jours finiront,
j’aimerais être inhumée dans cette terre.
Être inhumée dans cette terre !… Jeanne ! Pauvre Jeanne !

1 Chartier, Q. IV, 79.


2 Archives de Reims.
3 Chartier, Q. IV, 80.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 21.
LA CAMPAGNE DE PARIS 377

Regnault de Chartres avait entendu. Ce lui sembla l’occasion de ti-


rer un renseignement : tout renseignement peut servir.
– Jeanne, en quel lieu espérez-vous mourir ?
– Où il plaira à Dieu. Je ne suis pas plus sûre que vous ni du temps,
ni du lieu. Là-dessus je n’en sais pas plus que vous.
Puis exhalant la plainte de sa lassitude intérieure et de son an-
goisse :
– « Plût à Dieu mon créateur que je pusse me retirer maintenant,
déposer mes armes et aller servir mon père et ma mère, en gardant
leurs brebis avec ma sœur et mes frères, qui seraient si heureux de me
revoir ! ».
Et le silence tomba sur les causeurs. Dunois fut attendri. Regnault
de Chartres était d’autre complexion. Demain ou après-demain il par-
tira pour Arras. Il y retrouvera Philippe. Philippe et ses idées lui con-
viennent beaucoup mieux que Jeanne et ses tristesses.
IV
À Crespy, Charles reçut de Bedfort la plus insolente des missives.
Elle est à citer tout entière :
« Nous, Jehan de Lancastre, régent de France et duc de Bedfort,
sçavoir faisons à vous, Charles de Valois, qui aviez l’habitude de vous
nommer Dauphin de Viennois, et maintenant, sans cause, vous dites
Roy, pour ce que avez de nouveau entrepris contre la couronne et la
seigneurie du très haut et excellent prince, mon souverain Seigneur
Henri, par la grâce de Dieu vray, naturel et droiturier roy de France et
d’Angleterre ; donnant à entendre au simple peuple que vous venez
pour luy donner paix et seurté, ce qui n’est pas, ce qui ne peut être par
les moyens que vous avez tenus et tenez. Vous qui faictes séduire et
abuser les ignorants, et vous aidez de gens superstitieux comme d’une
femme désordonnée, diffamée, estant en habit d’homme, de gouver-
nement dissolut, et d’un frère mendiant, apostat, sédicieux, comme
nous sommes informés. Tous deux selon la sainte Escripture sont
abominables à Dieu. Vous, qui par force et puissance avez occupé au
pays de Champagne et aultre part, des villes, des châteaux, des cités
appartenant à mon dit Seigneur le roi et avez contraint ses sujets à dé-
loyauté, parjurement, leur faisant rompre la paix jurée par les rois de
France et d’Angleterre, qui lors vivaient, et les grands Seigneurs, pairs,
prélats, barons ; et les trois États de ce royaume :
« Nous, pour garder et défendre le vray droit de mon Seigneur le
Roy (Henry) et vous rebouter (repousser) vous et votre puissance de
ses pays et seigneuries, à l’ayde du Tout Puyssant, nous tenons les
champs de notre personne et avec la puissance que Dieu nous a don-
378 LA SAINTE DE LA PATRIE

née ; et comme vous l’avez bien sceu, et bien le sçavez, nous vous
avons poursuyvi, nous vous poursuyvons de lieu en lieu, pour vous
trouver et rencontrer.
« C’est pourquoy, nous qui de tout notre cœur désirons l’abrège-
ment de cette guerre, vous sommons et requérons que si vous êtes
prince d’honneur, et si vous avez compassion du paure (pauvre) peu-
ple chrestien, qui tant longuement a été inhumainement traicté, et
foulé et opprimé, à vostre cause, briefment il soit mis hors de ses af-
flictions et doleurs, sans plus continuer la guerre.
« Prenez au pays de Brie, où nous et vous sommes, ou en l’Isle de
France, qui est bien prochain de nous et vous, aucune place aux
champs, raisonnable, et tel jour compétent, auxquels jours et place si
comparoir y voulez en vostre personne avecque le conduict (la direc-
tion) de la diffamée femme et apostate dessus dicte, et tous les parju-
res que voudrez, nous, au plaisir de Nostre Seigneur y comparerons, et
Monseigneur le Roy en nostre personne.
« Et si vous voulés aucune chose offrir, regardant le bien de la paix,
nous l’orrons (entendrons) et ferons tout ce que bon prince catholique
doibt faire ; car toujours sommes enclins à toute paix, non feinte, cor-
rompue, dissimulée, violée, parjurée, comme fut à Montereau où fault
l’Yonne, celle dont par vostre coulpe et consentement, s’ensievy (s’en-
suivit) le terrible et cruel murdre (meurtre) commis contre loy et hon-
neur de chevalerie, en la personne du Duc Jehan de Bourgogne.
« Toutefois si par l’iniquité et malice des hommes ne pouvons pro-
fiter au bien de la paix (produire le bien de la paix), chacun de nous
pourra garder et défendre à l’épée sa cause et sa querelle, ainsy que
Dieu, qui est le seul juge…, lui en donnera la grâce.
« Si, faites-nous savoir hastivement et sans plus dilayer le temps
par escriptures ne arguments, ce que faire voudrés : car si par vostre
faulte, plus grands maux, inconvénients, continuations de guerre, ran-
çonnements, occisions de gens, dépopulations de pays adviennent,
nous prenons Dieu en témoing, et protestons devant luy et les hom-
mes, que nous n’en serons point cause et que nous avons faict et fai-
sons notre debvoir.
« En témoignage de ce, nous avons fait sceller les présentes de no-
tre scel.
« Donné au dict lieu de Montereau où fault l’Yonne, le septième
jour d’aoust, l’an de grâce mil quatre cent vingt-neuf » 1.
Charles, en recevant le cartel des mains du héraut, se serait conten-
té de lui répondre froidement :

1 Monstrelet, Q. IV, 382.


LA CAMPAGNE DE PARIS 379

– « Ton maître aura peu de peine à me trouver : c’est bien plutôt


moi qui le cherche » 1.
Enguerran de Monstrelet, soldat et écrivain Anglo-Bourguignon fa-
rouche, n’eût pas inséré le document dans ses chroniques partiales et
peu scrupuleuses 2, s’il ne l’eût admiré. Ce qu’il a de violent, de bizarre
sous la plume d’un envahisseur, ne l’a pas étonné. Bedfort, qui le rédi-
gea, était-il de bonne foi ? Vraiment, croyait-il à la légitimité des re-
vendications qu’il défendait ? Lui paraissait-il si naturel de « conques-
ter et de retenir » les terres de France, par terreur et violence ? Tenait-
il Jeanne pour une scélérate, une dissolue, une sorcière, une impie ?
Ce serait une preuve de plus des aveuglements prodigieux où jettent la
fureur et l’orgueil des armes. On veut vaincre ; ce n’est pas assez, on
veut vaincre avec le droit et pour le droit. Tout sophisme est bon qui
sert à se forger à soi-même, et à forger au public, la conviction qu’on
tient l’épée pour la justice. Non contents de mettre la force de leur
côté, les guerroyeurs iniques entendent y mettre Dieu. Ils sentent que
leur œuvre est terrible et horrible ; que pour l’expliquer, ils ont besoin
d’en appeler à l’on ne sait quels principes ; enfin, qu’il leur sied de
faire parade de sentiments d’humanité, juste au moment où ils insul-
tent le plus cruellement l’humanité.
Modèle du genre, cette lettre a été imitée souvent, et l’on ne saurait
espérer qu’elle cessera tôt à fournir de sophismes, chanceliers, ambas-
sadeurs, écrivains de tout ordre et de toute valeur, qui auront des
guerres malhonnêtes à justifier, et se sentiront le goût de s’adonner à
la plus hypocrite et la plus misérable des apologies.
Bedfort fut châtié de son outrecuidance. Que ç’ait été crainte de se
mesurer avec celui qu’il venait de défier en l’outrageant ; que ç’ait été
préoccupation tactique ; l’Anglais n’alla pas au-devant de Charles.
Lorsque celui-ci reçut la dépêche, il s’était déjà retiré de l’Yonne jus-
qu’à la marche de l’Île-de-France, peut-être jusqu’à Paris 3. À vrai dire,
il ne s’y endormit point longtemps. La nouvelle de la trêve conclue, le
4 ou le 5, entre Philippe et Charles lui étant parvenue, il se persuada
que le meilleur pour déterminer la rupture entre les cousins, était de
battre les Français. Il se remit donc en campagne, et le 12, nous le
trouvons établi à Mitry, derrière un affluent de la Marne, la Biberonne,
fort étroit à vrai dire, capable cependant d’offrir quelque protection.
De son côté Charles s’est porté jusqu’à Lagny-le-Sec ; son avant-
garde tenant Dammartin 4.

1 HOLINSHED, The Chronicle of England, London, 1586-87, II, 602.


2 QUICHERAT, IV, 360.
3 Monstrelet, Q. IV, 382-86.
4 Le Hérault de Berri, Q. IV, 46.
380 LA SAINTE DE LA PATRIE

Les adversaires sont à deux heures l’un de l’autre, tout près de Sen-
lis. Senlis est à cette heure anglais.
V
Tout le 13, Anglais et Français s’observent. Il se fit seulement
« quelque vaillantise » ; des combats singuliers à nombre égal de deux
côtés. C’étaient des spectacles qui n’allaient pas sans risques pour les
acteurs, des spectacles tout de même. On avait choisi pour ces exerci-
ces le bord de la Biberonne du côté de Thieux 1.
Sur le soir, les Anglais disparurent. En explorant la Biberonne, ils
avaient trouvé non loin de sa source, au village de Louvres, une posi-
tion avantageuse, d’où ils menaçaient sérieusement notre droite. Nos
capitaines s’en aperçurent. Ils se replièrent sur leur centre de l’avant-
veille qui était Crépy : non sans laisser toutefois une garde vers leur
nord à Baron. Ils plaçaient ainsi Senlis au centre d’une espèce de
pince. Est-ce pour cette raison que l’ennemi se retira le 13 au soir jus-
qu’en arrière de cette ville, sur la route de Paris, là où Xaintrailles et
Loré le découvrirent le lendemain matin ? Peut-être.
Ces opérations de très modeste envergure ne demandèrent pas plus
de trois ou quatre heures de la soirée, au moins de notre côté.
Le 14 était un dimanche. Charles ordonne à Xaintrailles et à Loré
de reconnaître les Anglais.
Les éclaireurs ne tardèrent pas à voir sur la route de Paris à Senlis
un nuage de poussière qui marchait : c’était l’ennemi qui revenait de
son casernement de la nuit : ils l’avaient trouvé. Ils avertirent le roi,
qui donna l’ordre de partir vers Senlis, ne doutant pas que ce fût l’ob-
jectif de Bedfort.
Mais tout d’un coup quittant la route, celui-ci avait fait demi-tour.
Il piquait vers un gué de la Nonnette. Peut-être voulait-il la prendre à
revers.
Le gué de la Nonnette n’était pas large : on disait que deux hommes
pouvaient à peine s’y engager de front.
Charles, apprenant par une estafette de Loré le mouvement de Bed-
fort, conçut l’espoir de le culbuter avant qu’il eût fini de franchir le
gué. Il poussa vivement ses troupes. Toutefois, quand il arriva, les An-
glais avaient déjà passé à peu près tous, avec armes et bagages.
Les deux armées « s’entrevirent » l’une l’autre, à distance d’une
lieue environ. Elles voulurent se regarder de plus près au moins par
délégués. Elles se députèrent donc mutuellement quelques chevaliers
choisis parmi ceux qui étaient renommés. Le petit jeu des « vaillanti-

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 46.


LA CAMPAGNE DE PARIS 381

ses » recommença. Le capitaine d’Orbec, un Anglo-Normand avec dix


ou douze autres, fut tué. Il y eut des blessés des deux côtés 1.
Le soleil descendait. On avait à ce temps-là l’usage de dormir la
nuit, même en guerre.
Les Anglais allèrent se coucher dans un village qui portait un nom
sonore : Notre-Dame de la Victoire.
Sans nulle emphase, il flamboie dans nos annales, ce nom.
Deux cents années auparavant, en effet, Philippe-Auguste, reve-
nant de l’épique journée de Bouvines, s’était arrêté là en compagnie de
Garin, évêque de Senlis, son chef d’état-major, « le premier après le
roi » 2.
Encore remué par un événement égal à celui de Tolbiac, et pour
l’époque à celui de la Marne, le souverain se demanda quel ex-voto il
pourrait offrir à Dieu, et un peu au Prélat dont l’histoire ne devait pas
séparer des siens la gloire et le service 3. Il imagina de fonder une égli-
se et un monastère, sur les terres épiscopales de Garin : église et mo-
nastère furent dédiés sous le vocable de Notre-Dame de la Victoire. Je
ne sais si quelque part, au chœur ou au capitulum, on avait gravé les
paroles de Philippe adjurant Messire Dieu de se souvenir de son bon
droit et de confondre, malgré leur nombre triple du nôtre, les brutaux
envahisseurs : « Messire Dieu, avait-il dit, je ne suis qu’un homme,
mais je suis roi de France. C’est à vous de me garder. Vous n’y perdrez
rien. Partout où vous irez, je vous suivrai » 4. Dût l’inscription avoir il-
lustré les murailles claustrales, les rudes insulaires n’en eussent pas
été fort émus sans doute.
Quoi qu’il en soit, ils se reposèrent peu : la plupart employèrent
leur nuit à se fortifier de pieux, de fossés, de chariots accumulés en
barricades 5 : les ingénieurs anglais n’innovaient jamais. Pourquoi eus-
sent-ils innové, quand leurs méthodes les avaient si utilement servis ?
Charles VII avait établi son quartier général à Mont-Épilloy 6. Le
village couvrait un mamelon d’où l’on pouvait surveiller la Nonnette et
correspondre par signaux, avec le détachement des nôtres demeurés à
Baron.
Le parti de la guerre, le parti jeune exultait. On allait enfin causer
avec ces Anglais !

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 22.


2 Guillaume Le Breton, chapelain de Philippe-Auguste.
3 « La victoire de Bouvines a été littéralement gagnée par un évêque ». Henri Delpech, La tacti-

que au XIIIe, t. I, p. 11.


4 Guillaume Le Breton.
5 Jean Chartier, Q. IV, 83.
6 Le Hérault de Berri, Q. IV, 47.
382 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne seule se défendait d’une certaine perplexité 1. La chrétienté


célébrait le quinzième d’août – car on était au 15 août – la solennité de
l’Assomption. La dévote servante de la Mère de Dieu, son porte-fanion
– puisqu’elle avait écrit le nom de Jésus et celui de Marie sur son éten-
dard –, l’orante recueillie de Notre-Dame de Bermont, de Notre-Dame
des Voûtes, de Notre-Dame des Miracles, pouvait-elle combattre, un
pareil jour ? Ne devait-elle pas être tout entière à Celle que les liturgies
lui représentaient montant au ciel « sur une nuée de désirs sacrés » 2,
et à son cher Fils ?
D’autre part, elle savait ce que vaut l’occasion en campagne, et qu’il
faut la saisir par son unique cheveu.
Jeanne interrogeait sa conscience. Elle se décida pour le parti sage :
si le roi engageait la bataille, elle se battrait.
Elle eut d’ailleurs lieu d’être satisfaite des hommes. Elle, qui ne leur
recommandait rien tant que de se purifier avant de marcher au dan-
ger, eut la joie de les voir tous « se mettre en meilleur état de confiance
que faire le peut » 3. Puis « ils ouïrent la messe dès l’aurore » 4 ; le der-
nier Évangile terminé, « à cheval » ! 5.
VI
L’armée fut rangée suivant les principes du temps sur quatre lignes.
Tout en avant, un corps absolument libre de ses mouvements des-
tiné à se porter où le besoin de l’attaque l’exigerait, sous les ordres de
Jeanne, du Bâtard, du sire d’Albret, de La Hire : c’étaient les intrépi-
des parmi les intrépides.
La première ligne, la plus forte, se composait de gens de cheval et
d’archers : d’Alençon et Vendôme y commandaient les cavaliers, Gra-
ville et Jean Foucault les hommes de trait.
La deuxième ligne comportait un centre, avec deux garde-flanc. Le
centre avait à sa tête ce jeune René d’Anjou, fils de la reine Yolande, hé-
ritier présomptif de Lorraine, que Jeanne avait osé demander au vieux
Duc lors du voyage de Nancy. Prédestiné à beaucoup d’héritages 6 et à
tout autant d’adversités, il avait alors vingt ans avec tout le charme,

1 Monstrelet ; AYROLES, III, 419.


2 BOSSUET.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 22.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Il tient le Duché de Bar de son grand-oncle maternel le cardinal de Bar, le Duché de Lorraine

de son beau-père Charles ; de son frère aine Louis III, le Duché d’Anjou, le comté de Provence, le
Napolitain ; de sa mère Yolande, le trône d’Aragon ; mais il fut malheureux dans toutes ses guerres,
vit mourir ses enfants, eut maille à partir avec Louis XI, lequel finalement sut mettre la main sur
l’Anjou, le Maine et la Provence. Le roi René se consolait de beaucoup de déboires en écrivant des
traités de chevalerie et de religion et de petits romans ; en peignant, en construisant. Au gai pays de
Provence on l’appelle encore le bon Roi René.
LA CAMPAGNE DE PARIS 383

toute la bravoure, toute la poésie de son âge. La garde-flanc droite


obéissait au maréchal de Boussac ; la gauche au maréchal de Rais.
À la troisième ligne était le roi avec le Duc de Bourbon et La Tré-
mouille.
Notre chevalerie, toute hérissée de lances, toute empanachée de
cimiers, « d’estandards, de pennons », toute luisante de l’éclair des
aciers et bruyante du hennissement des chevaux, bien étalée, bien
rangée sur la rase campagne, par le grand soleil vibrant d’août, était
fort du goût de ce temps, on n’en saurait douter : Joinville l’eût consi-
dérée avec complaisance ; il l’eût dite « belle et hardie » ; il y eût cher-
ché le roi Charles de ses yeux éblouis, quitte à le trouver moins magni-
fique et somptueux que son saint aïeul.
Le difficile pour cette troupe éclatante était de décider l’ennemi à
descendre dans la lice, non par petits paquets, mais en bloc. Les Anglais
étant moins nombreux que nous, avaient compensé cette infériorité par
le choix judicieux de leur position. Ils s’étaient établis en très « fort
lieu » 1. Ils étaient adossés « à la Nonnette et à un étang » 2, sans comp-
ter « de grosses haies d’épines » 3, lesquelles les gardaient encore « sur
les costés » 4. Leur front, protégé par des tranchées, des barricades, des
pieux aiguisés, était garni d’archers « en ordonnance, tous à pied » 5.
Derrière les gens de trait se tenait « le régent avec sa seigneurie et no-
blesse en une seule bataille » 6. Les Anglais de nation étaient à l’aile
gauche ; leurs alliés d’origine française, à l’aile droite. Afin d’affirmer
clairement la double royauté de France et d’Angleterre qu’il prétendait
représenter, Bedfort avait dressé au-dessus de ses gens deux bannières
jumelles blasonnées l’une de l’écu de France, l’autre de l’écu d’Angle-
terre. Aussi haut qu’elles flottait l’étendard du grand Saint Georges,
porté « pour ce jour par Jehan de Villiers, Seigneur de l’Isle-Adam » 7,
le même qui avait jadis bravé les foudres du superbe Henri V.
Philippe de Bourgogne s’était bien gardé de rappeler « six ou huit
cens » 8 des siens qui servaient à côté des miliciens de Bedfort : cet
oubli volontaire était de son double jeu.
Les principaux de ces Bourguignons étaient « L’Isle-Adam, de Croy,
Créqui, Béthune, Fosseux, Saveuse, Launoy, Brimeu, Lalan, le Bastard
de Saint-Pol » 9.

1 Journal du Siège, 120, 121.


2 Monstrelet, Q. IV, 386.
3 Journal du Siège, Q. IV, 194.
4 Monstrelet, Q. IV, 386.
5 Ibid.
6 Ibid., 386, 387.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
384 LA SAINTE DE LA PATRIE

Au petit matin du 15, Bedfort fit une promotion de Chevaliers. Lui-


même voulut donner ses éperons au bâtard de Saint-Pol 1.
Quoique présidant cette scène héroïque, Monseigneur le Régent
n’oubliait pas le positif de l’existence : il convint avec la ville de Senlis
qu’elle « le resfreichirait de vivres et de munitions suivant son be-
soin » 2.
Disposée comme nous l’avons vu, l’armée anglaise ressemblait as-
sez à un hérisson qui présente de partout ses pointes vives.
Elle y trouvait son compte. Le souvenir d’Azincourt, où sa manœu-
vre avait triomphé de notre nombre et de notre fougue, l’encourageait.
Elle était tout à fait de l’avis de son chef, qui avait résolu de la tenir
inébranlablement au ferme.
Nos hommes d’armes eurent beau s’approcher à pied, à cheval, du
camp retranché, le provoquer de leurs allées et venues narquoises,
crier et répéter qu’ils attendaient ; les ennemis ne voulurent pas sortir
de leurs parcs 3.
Le roi n’eut pas meilleur succès. Ce fut en vain qu’il alla chevaucher
avec Bourbon et La Trémouille « en avant de ses batailles » 4. Si enga-
geant qu’il fût ou de le faire reculer, ou de le prendre, ou de l’abattre,
pour le moins d’en venir aux mains avec lui, les Anglais le laissèrent
retourner à son arrière garde sans avoir plus fait que de le regarder.
Jeanne alors intervint. Elle essaya d’engager la bataille par conven-
tion mutuelle. Elle fit retirer La Hire et le Bâtard d’Orléans jusqu’à la
ligne du Duc d’Alençon, prévenant les Anglo-Bourguignons que s’ils
n’avaient pas encore assez de place comme cela pour se déployer, on
leur en ferait davantage. C’était, semble-t-il, leur en donner par où ils
en désiraient. Ils avaient unanimement applaudi à l’invention de celui
des leurs qui portait « un estandard » sur lequel il avait été écrit : « Or,
Vienne la Belle !… ». La Belle venait ; elle s’offrait ; on n’était pas obli-
gé de l’aller chercher.
Tout fut inutile : ils n’entendirent pas perdre le bénéfice du lieu
choisi par eux pour le vain honneur de répondre à ce qu’ils estimaient
des bravades sans conséquence.
On devine bien que la journée fut cependant marquée par plus
d’une « escarmuche » 5. Il y en eut même « de grandes », dans lesquel-
les on releva de part et d’autre des morts et des blessés.

1 Monstrelet, Q. IV, 386-87.


2 Ibid.
3 Chartier, Q. IV, 81.
4 Ibid., 83.
5 Monstrelet, Q. IV, 388.
LA CAMPAGNE DE PARIS 385

Les archers y prirent une part spéciale. Ceux de Graville, s’étant ap-
prochés à bonne portée, attaquèrent violemment les Picards, qui ripos-
tèrent. Ce duel à distance fit plus d’une victime 1, les Picards y méritè-
rent un compliment de Bedford, une citation à l’ordre du jour : « Mes
amis, vous êtes très bonne gent ; vous avez soutenu grand faix pour
nous, nous vous en remercions très grandement. Et vous prions, s’il
vous vient quelque nouvelle affaire, que vous persévériez en votre vail-
lantise et hardiesse » 2.
Un nouvel incident, plus vif encore, se produisit vers le coucher du
soleil.
« Le seigneur de La Trémouille » eut la fantaisie de se montrer 3. Il
voulut « aler ». Il montait « un courcier moult joliz et grandement ha-
billé… Il tenait sa lance au poing ». Le voilà donc, ainsi fait, qui s’élan-
ce, en mettant « ses espérons au ventre de son cheval », mais celui-ci
« par cas d’aventure cheut à terre », entraînant son cavalier. Les im-
passibles Anglais n’y tiennent plus ; ils sortent en torrent de leur parc ;
ils enveloppent le célèbre favori. Si peu sympathique fût-il, les nôtres
ne voulurent pas l’abandonner. « Pour le secourir et remonter en selle
ils firent de grandes diligences » 4. On le dégagea par un corps-à-corps
des plus vifs. Si l’aventure s’était produite le matin, peut-être eût-elle
amené une mêlée générale et Mont-Épilloy eût nommé une grande ba-
taille. Sur le soir rien de pareil n’était à espérer ou à craindre : la nuit
partagea les combattants.
Charles était las ; las de sa journée, las de la nuit précédente. Au
lieu de coucher une seconde fois aux champs afin d’être sur place si
l’occasion se trouvait de courir sus à l’ennemi, il regagna Crespy 5
« avec son ost ».
Cependant Jeanne et d’Alençon bivouaquèrent à Mont-Épilloy. Ils
voulaient voir ce qui se passerait. Vers une heure d’après-midi, le 16,
ils s’aperçurent que les Anglais s’ébranlaient, front à Senlis. Ils couru-
rent au roi. Un raid de cavalerie du genre de celui de Patay pouvait en-
core amener une décision, comme on parle aujourd’hui.
Le roi ne le commanda point. Définitivement, il répugnait trop à
l’action.
Il laissa s’éloigner tranquillement les Anglais ; mais entra dans
Senlis à peu près sur leurs talons. Les bourgeois n’offrirent pas l’om-
bre d’une résistance. Le 15, ils avaient « refreschi » Bedfort et ses

1 Monstrelet, Journal du Siège, etc., Q. IV, 388.


2 Ibid., 389.
3 Journal du Siège, 121.
4 Ibid.
5 Perceval de Cagny, Q. IV, 23.
386 LA SAINTE DE LA PATRIE

gens ; le 16, ils offrirent le vin à Charles et aux siens. Et ce fut sans
chagrin, puisque Charles était le plus fort. Pourquoi le Régent avait-il
fui si Charles n’était pas le plus fort ? Ils l’avaient bien vu l’avant-veille
« s’avancer hardiment jusqu’à l’ennemi » : mais ils l’avaient vu de
même « éluder d’en venir aux mains en mettant les Français dans l’im-
possibilité de l’attaquer » 1. Cela n’était-il pas un signe de faiblesse ?
D’ailleurs, « les grant conquestes que le Roy avait faites en peu de
temps par l’aide de Dieu et le moïen de la Pucelle » 2, n’étaient-elles
pas évidentes ? On ne rame pas sans témérité contre certains courants.
Les Senlisiens firent comme tout le monde : ils allèrent au victorieux ;
ils crièrent Noël ! à Charles et Noël ! à la Pucelle. Ils reçurent pour
commandant de place Vendôme, « lequel parmi eux acquist chevance
et honneur » 3.
VII
Dès Senlis les désirs et la pensée de Charles couvaient Compiègne :
et il y avait de quoi.
Compiègne a été pendant la guerre de Cent Ans une ville de pre-
mière importance : jamais elle ne mérita mieux qu’alors le jugement
que François Ier portait d’elle : « C’est une clef de France, faisant fron-
tière du pays de Picardie » 4. Voisine de Paris, nœud de routes menant
de la capitale vers le nord, admirablement fortifiée, vaste, facile à
pourvoir à cause de sa belle rivière, assise dans une contrée où tout
abondait – au moins dans la paix –, poisson, gibier, fourrages, trou-
peaux, fruits ; Armagnacs, Anglais, Bourguignons, se la disputèrent
avec acharnement. Ils la perdirent et la reprirent tous. Française
même après Azincourt, puisque le Duc d’Aquitaine, Dauphin de Char-
les VI, y mourut en décembre 1415 « d’une aposthume près de l’oreille,
laquelle creva et l’estrangla », elle devient Bourguignonne en juin
1418. Cette occupation ne dura que deux mois. Bosquiaux, alors capi-
taine de Pierrefond, le même qui devait bientôt finir à Paris « descollé,
escartellé » 5, la rendit aux Armagnacs. Ce fut, il est vrai, pour le plus
grand mal de la pauvre ville. Elle passa par le feu et le sang. Ni les per-
sonnes ni les biens ne furent respectés ; les archives même périrent 6.
Quatre années s’écoulèrent et Bedfort en personne parut sous les mu-
railles. Guillaume de Gamaches gouvernait.. Il entendait tenir. Mais
l’Anglais avait mis la main sur son frère Philippe, abbé de Saint-
Pharon de Meaux ; il n’eut pas honte, tout gentilhomme qu’il fût, de

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Alexandre SOREL, La prise de Jeanne d’Arc.
5 En 1422 ; SOREL, 49.
6 Registre de l’Hôtel de Ville de Compiègne.
LA CAMPAGNE DE PARIS 387

prendre le Bénédictin pour otage, et de faire savoir au capitaine que


s’il ne capitulait pas, l’abbé de Saint-Pharon « serait jeté en rivière » 1.
« Messire Guillaume, voyant et considérant qu’il faudrait, voulant ou
non, après avoir résisté quelque temps, qu’il cédât la place mal garnie
de vivres et de gens ; pour éviter la mort de son frère, il la mit aux
mains des ennemis, puis s’en alla tous ses biens saufs » 2. Juin 1422.
Dix-sept mois plus tard, nouvelle aventure : Falstoff, l’homme de la
Journée des Harengs et de Patay, assiégeait le château de Passy-en-
Valois. Il avait besoin de soldats : il appela une partie de la garnison de
Compiègne. C’était l’occasion que guettaient La Hire et quelques rudes
compagnons 3 installés pour lors à la Fère de Nesle. Ils accoururent,
échellèrent silencieusement les remparts, ne réveillèrent ce qui restait
des soldats que pour leur mettre la corde aux mains, sinon au cou,
rançonnèrent les bourgeois, et jetèrent « tout le pays d’environ en
grant soucy de tribulation » 4.
Février 1424. Compiègne Français gêne Monseigneur le Régent. Il
dépêche Saveuse à la tête d’une assez grosse armée. Au bout de deux
semaines, les assiégés entrèrent en négociation. Il fut convenu que si le
roi Charles n’envoyait des secours avant le 1er avril, la garnison sorti-
rait avec armes et bagages. Charles n’étant pas alors en état d’envoyer
secours que ce fût, Compiègne redevint anglais.
Il resta tel pendant plus de cinq ans.
Ces fortunes contraires jettent une lumière de plus sur la situation
du Pays ; elles font voir aussi le grand prix que chacun attachait à la
possession de la ville.
Charles VII désirait autant que qui que ce soit Compiègne ; et chose
assez belle – car les pires traitements que cette ville eût connus lui
étaient venus de capitaines français : Bosquiaux, La Hire, quelques au-
tres –, chose assez belle, disons-nous, Compiègne penchait pour Char-
les VII.
Le roi le savait. Dès le 9 août, il envoya son hérault Montjoie avec
une sommation adressée aux Attournés – on appelait ainsi à Compiè-
gne les procureurs et les échevins –. Les Attournés ne firent nullement
la sourde oreille. Ils demandèrent un sauf-conduit pour les ambassa-
deurs qu’ils chargeraient de négocier avec le Souverain. Ce furent le
Jacobin Pierre Morel, le Curé de Saint-Jacques Laurent Conne, Pierre
de Durcat, Jean le Féron, Simon Lefèvre, et enfin un homme d’armes
que nous rencontrons pour la première fois, et que nous retrouverons,

1 Chronique de Jean Lefèvre, citée par Alexandre SOREL, 55.


2 Ibid.
3 Monstrelet, Q. IV, 174.
4 Ibid.
388 LA SAINTE DE LA PATRIE

Guillaume de Flavy 1. Le sauf-conduit fut accordé, sans difficulté, on


s’en doute bien.
Pierre Morel supplia le roi de donner un délai à la ville ; elle ne sa-
vait trop que répondre présentement ; à la fin des trêves consenties
par Sa Majesté aux Bourguignons, elle serait certainement fixée 2.
Le roi refusa net. Très probablement il savait ne pas faire une gros-
se peine aux Compiégnois 3. Si le lendemain, à quatre heures du matin,
la porte n’était pas ouverte, le siège commencerait.
L’ambassade retourna d’où elle était venue. Les Attournés délibérè-
rent immédiatement et décidèrent la remise de la place. Ils élurent en
qualité de capitaine de la garnison Guillaume de Flavy et remercièrent
Monseigneur d’Offrémont, créature de Bedfort. Guillaume alla porter
les bonnes nouvelles au roi. Tout fut mené en tel secret que les hom-
mes de Charles se trouvèrent au cœur de la ville avant que la troupe
d’occupation anglaise eût reçu le moindre éveil.
En sa solennelle entrée, le roi apparut armé, mais non casqué. Il
portait un de ces vastes et hauts chapeaux avec bords doubles que les
peintres du temps ont notés. De cette fois, la doublure était de couleur
vermeille. Son cheval était caparaçonné d’azur de la tête aux pieds. Le
populaire le regardait beaucoup et l’acclamait de même.
Jeanne se partageait avec Charles l’enthousiasme de la foule.
« Chacun voulut voir l’héroïne qui, en délivrant Orléans, avait sauvé la
France ; et c’est à peine si son beau cheval blanc réussissait à avancer,
tant on s’empressait autour d’elle. Les vieillards pleuraient, les fem-
mes cherchaient à baiser son armure ; les jeunes filles jetaient des
fleurs sur son passage… Ce n’était pas seulement de l’enthousiasme,
c’était du délire… » 4. Que fut-il pensé de cette nouvelle manifestation
parmi les politiques ?… Tandis que Charles allait occuper le palais où
avait fini son frère, elle-même se rendit à l’Hôtel du Bœuf qui apparte-
nait à Jean le Féron, procureur royal. L’église Saint-Antoine en était
toute voisine. Elle s’y rendit chaque matin, s’y confessa, y communia, y
entendit plusieurs messes, suivant sa pratique invariable 5.
VIII
Charles eut à Compiègne des bonheurs et un malheur.
Ses bonheurs furent le retour de la ville non seulement au pouvoir
mais au sentiment Français, puis la soumission de Beauvais, de Creil,

1 Archives de Compiègne.
2 Ibid.
3 Dom Bertheau, Mémoires manuscrits pour servir à l’histoire de Compiègne.
4 SOREL, La prise de Jeanne d’Arc devant Compiègne, 119, 102.
5 Ibid., 12.
LA CAMPAGNE DE PARIS 389

de Pont-Sainte-Maxence, de Choisy, de Gournay, de Mognay, de Chan-


tilly, de Saintines 1, qui revinrent au giron national malgré des pres-
sions d’ordre divers.
Son malheur fut l’encerclement de plus en plus étroit de son esprit
et l’obscurcissement de sa lucidité politique par le Duc de Bourgogne.
C’est là en effet qu’il reçut Jean de Luxembourg et Brimeu, ambas-
sadeurs du « beau Cousin », avec « moult de promesses de faire la paix
dont il ne pouvait être rien sinon de le décevoir » 2.
C’est là qu’il décida de ne pas suivre les conseils de Jeanne, qui
« chaque jour l’induisait à brusquer Paris ».
C’est là qu’il retrouva revenus d’Arras, et pas pour le bien de la
chose publique, ses propres envoyés. Tous lui répétèrent que la Bour-
gogne entière « avait désir et affection pour que les deux parties se ré-
conciliassent » 3. Or, en épilogue de cette réconciliation, Charles devait
se voir entrant sans coup férir à Paris. Charles aurait cru Jean de
Luxembourg, eût-il été tout seul à lui donner ces nouvelles couleur de
rose ? Comment eût-il fermé l’oreille à Jean de Luxembourg appuyé de
Regnault de Chartres et disant avec lui le duo de l’espérance ? Tissé
par ces mains, le rets de Bourgogne devenait infrangible à Charles,
aveugle et débile.
C’est là, enfin – et ce mot résume tout – qu’il signa la Convention
de Compiègne !
Les conséquences suivirent. La Trémouille obtint la capitainerie de
Compiègne. C’eût été merveille que l’armée qu’il exécrait n’eût pas tra-
vaillé pour lui. La campagne du Sacre, à laquelle il s’opposait, lui avait
rapporté les deux mille écus d’or d’Auxerre. La campagne de Paris,
dont il ne voulait pas davantage, lui rapportait la capitainerie de Com-
piègne. C’était une nouvelle et nullement négligeable prébende qui
grossissait sa scandaleuse opulence. La valeur de la ville augmentait
aussi son influence ; mais ce qu’il n’attendait pas se produisait. Les
Compiégnois lui posèrent un échec. Ils soutinrent que nommer leur
capitaine était de leurs franchises et ils voulurent Flavy. Il fallut tran-
siger. La Trémouille demeura capitaine ; Flavy devint lieutenant 4. Le
pouvoir militaire effectif fut retenu par le lieutenant.
Il fut clair dès le 16 que Charles s’éterniserait dans sa nouvelle pos-
session. Jeanne « en fust moult marrie » 5. Son roi avait reçu des grâ-

1 Monstrelet, Q. IV, 391.


2 Le Hérault de Berri, Q. IV, 47.
3 On se rappelle que c’est Regnault de Chartres qui fut chef de la mission d’Arras, et de ce qu’il

dit et fit dans cette ville. Voir chap. précédent.


4 Mémoire à consulter, Q. V, 174.
5 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.
390 LA SAINTE DE LA PATRIE

ces, beaucoup de grâces, pensait-elle, et voici qu’il se conduisait com-


me s’il eût signifié au Seigneur que c’était assez. Car quel autre sens
pouvait avoir cette apathie, cette volonté lâche de s’arrêter et de tout
arrêter « sans autre chose entreprendre » ? 1. Les dons de Dieu négli-
gés, l’œuvre de libération entravée, le joug anglais prolongé, l’intrigue
bourguignonne triomphante, son gentil roi berné par ses ennemis et
ses amis, ce fut trop pour la sainte et la patriote qu’elle était.
Ses camarades l’avaient déjà pressée de partir ; ils n’attendaient
que son signal ; elle se décida.
Elle voulut voir Paris « de plus près qu’elle ne l’avait vu » 2.
IX
Ici peut et doit se poser une question qui ne manque pas de poids.
Sont-ce ses Voix qui conseillèrent à Jeanne la tentative contre Paris ?
Il faut se rappeler qu’Elles n’étaient ni l’intelligence, ni la volonté,
ni la conscience de Jeanne, sans quoi celle-ci devrait être dite privée
de ses énergies propres et personnelles. Restant d’apparence elle-
même, la Sainte de la Patrie eût cessé d’être réellement elle-même.
Elle fût devenue un fantôme, une ombre de personne. Dieu ne voulait
pas cela ; le bon sens ne permet pas de supposer cela. Or, dans la con-
joncture grave dont il s’agit, Jeanne avait l’esprit trop droit pour ne
pas juger sévèrement la politique « de la Paix de Bourgogne » et la vo-
lonté trop ferme pour ne pas l’écarter. Elle avait assez de lumières na-
turelles pour apprécier l’importance de Paris et conseiller au roi de
faire vite, s’il voulait arriver à temps.
Il y avait d’ailleurs des semaines, des mois qu’elle pensait à la prise
de Paris et l’augurait. Lorsqu’elle offrit le vin aux Laval en leur pre-
mière rencontre, elle leur promit aimablement de leur en faire bientôt
boire à Paris. Dans la lettre aux Troyens, « datée du mardi quatrième
jour de juillet », elle exprime que le gentil roi de France sera bientôt à
Reims et à Paris. Avec ses compagnons d’armes, elle parlait couram-
ment de cette reddition pour laquelle elle comptait sur le secours de
Dieu. « Elle n’avait peur ni du Duc de Bourgogne, ni du Régent, ni de
leurs hommes » 3.
Cependant ses Voix ne lui avaient rien conseillé quant à la marche
sur Paris.
L’interrogatoire qu’elle subit sur ce point le 3 mars 1431 mérite
d’être retenu 4.

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.


2 Ibid.
3 Eberhard de Windek, Q. IV, 500 ; Lettre de Gui de Laval, lettre aux Troyens, etc.
4 Q. I, 146, 147.
LA CAMPAGNE DE PARIS 391

Interrogée : si quand elle alla contre Paris, elle le fit par ordre de
ses Voix :
– Non, répond-elle. Je le fis à la demande des gentils hommes qui
voulaient faire une escarmouche, une vaillance d’armes.
Le Juge trouve l’occasion bonne pour jeter un coup de sonde dans
ce mystère des Voix qui est l’objet de sa préoccupation constante. Il
pose une sous-question :
– Mais vous vouliez, vous, aller à Paris ?
– Assurément je le voulais ; je voulais même franchir les fossés.
Les Voix de Jeanne ne lui conseillaient ni tout ce qu’elle voulait, ni
tout ce qu’elle désirait, ni tout ce qu’elle disait, ni tout ce qu’elle espé-
rait. Elle décida de marcher contre Paris dans un élan parfaitement ré-
fléchi et parfaitement libre.
X
Tandis que les politiciens contredisent Jeanne et la mettent en
échec à l’extérieur, on la tenait pour la plus haute autorité de la cour et
la plus large bienfaitrice de son pays : l’invincible, la libératrice, la par-
faite, l’illuminée du Saint-Esprit, que l’on pouvait consulter sur tout,
parce que sur tout elle avait les lumières de Dieu.
Nous avons lu les strophes admiratives de Christine de Pisan. Vers
le même moment, quelque pauvre clerc dauphinois chantait la des-
truction longtemps attendue, enfin arrivée, des Anglais, « des Englois
coués »,
Par le vouloir du roy Jésus
Et Jeanne la bonne Pucelle.

Un autre poète, bien qu’il écrive en prose 1 – mais sa prose est si ai-
lée, si embaumante ! – s’écriait : « O lys arrosé par les princes, ceint de
roses merveilleusement odorantes, combien tu es beau ! Mais que le
lys tremble d’épouvante ! que le verger meure d’effroi ! Voici des bêtes
horribles, les unes venues de loin, les autres nourries dans le verger,
qui foulent, qui étouffent, qui déracinent, qui sèchent le beau lys. Ce-
pendant par la Pucelle les bêtes seront chassées du verger. Elle porte
un petit signe derrière l’oreille droite, elle parle doucement, elle a le
cou bref. Elle rouvre au lys les fraîches fontaines ; elle chasse les souf-
fles empoisonnés ; elle orne à Reims de l’immortel laurier le jardinier
du lys, Charles fils de Charles », etc. C’est charmant comme expression
de foi populaire, si c’est plus que douteux comme oracle.
Dans le même ordre d’idées, nous rencontrons, justement aux jours
où nous sommes, la curieuse consultation du comte d’Armagnac, dite

1 Attribué, comme prophétie, à une Engélide de Hongrie, Q. III, 340, 344, 345.
392 LA SAINTE DE LA PATRIE

la consultation des trois papes, de laquelle il faut bien parler puis-


qu’on en fera un tel crime à Jeanne, lors du procès.
Jean IV d’Armagnac, fils du farouche connétable et beau-frère de
Charles d’Orléans, se trouvait dans un cruel embarras duquel il n’avait
pas le droit de se plaindre, en étant fort responsable.
Il avait pris l’habitude, sur cette fin du grand schisme, de changer
d’obédience pontificale au gré de ses intérêts. Ainsi, après avoir adhéré
à Martin V, indiscutablement vrai et unique pontife depuis son élec-
tion à Constance, il était retourné à Benoît XIII, entêté parjure, aban-
donné de tous, de la France, de l’Espagne, de ses cardinaux même, sauf
deux ; incapable d’autre chose que d’anathématiser à tort et à travers
la chrétienté entière, du haut de son rocher de Peniscola ; et – c’était là
le secret de rattachement nouveau de Jean –, de lancer quelque bulle
qui permît, ici et là, aux seigneurs ses partisans de pressurer les clercs.
À la mort de l’intraitable Aragonais, Jean inventa de se donner un
pontife pour lui-même et pour ses états. Il arrangea l’affaire avec un
certain cardinal « de Saint-Estienne », qui fit un conclave sans contra-
diction, puisqu’il l’ouvrit et le ferma tout seul. Saint-Estienne procla-
ma un Benoît XIV qui continuerait Benoît XIII. Jean d’Armagnac le
reconnut. Schismatique, il voulut se compléter, dirait-on, en devenant
traître. Lui, comte d’Armagnac, de par son nom ennemi juré des An-
glais, il se rallia à Henri VI d’Angleterre ! Ainsi devint-il un objet d’exé-
cration pour ses anciens compagnons d’armes, et un objet de scandale
pour le peuple chrétien.
Martin V l’excommunia, délia ses vassaux de leur serment de fidéli-
té, et chargea Charles VII de l’exécution de sa sentence. Dans cette ex-
trémité, le comte Jean chercha qui pourrait détourner un coup de fou-
dre possible. Il pensa à Jeanne et lui il écrivit.
La lettre est du plus retors des Gascons. Évidemment il n’ignore
pas qui est le vrai pape, puisqu’il donne la raison pour laquelle c’était
Martin V. La consultation n’est donc qu’un prétexte. Ce qu’il veut c’est
un aide près de Charles, quelqu’un qui dise au roi que le rebelle n’est
plus un rebelle, qu’il est sur le chemin de la soumission. Il se garde de
le demander explicitement, mais il espère que Jeanne comprendra et
qu’elle ne refusera pas le service.
Tout cela se lit aisément entre ces lignes.
« Ma très chière Dame,
« Je me recommande humblement à vous et vous supplie par Dieu
que attendu la division qui présentement est en la sainte Église uni-
verselle sur le fait des papes, car il y a trois prétendants du Papat. L’un
demeure à Rome qui se fait appeler Martin Quint, auquel tous les rois
LA CAMPAGNE DE PARIS 393

chrétiens obéissent ; l’autre se fait appeler pape Clément VIIIe ; le tiers


(troisième) se fait nommer Benoît XIVe.
« Le premier qui se dit le pape Martin fut esleu à Constance par le
consentement de toutes les nations des chrestiens ; celui qui se fait ap-
peler Clément fut esleu à Paniscole après la mort du Pape Benoît XIIIe
par trois de ses Cardinaux ; celui qui se fait appeler Benoît XIVe fut
esleu secrètement par le cardinal de Saint-Estienne.
« Veuillez prier Nostre Seigneur Jhésus-Christ qui par sa miséri-
corde infinité, nous veuille par vous déclarer qui est des trois dessus
ditz le vray Pape, et à qui il plaira que on obéisse de cy en avant : ou à
celui qui se dit Martin, ou à celui qui se dit Clément, ou à celui qui se
dit Benoît, car nous serons tout prests de faire le vouloir et plaisir de
Nostre Seigneur Jhésus-Christ,
« Le tout vostre, comte d’Armagnac » 1.
Jeanne entendit sûrement bien ce qu’on lui demandait, et ce qu’on
ne lui demandait pas.
Le comte Jean paraissait savoir assez de théologie : ce n’est pas
pour rien qu’il rappelait l’élection de Martin V à Constance, « du con-
sentement de toutes les nations des chrestiens », et celle de son Benoît
XIV choisi par le seul Saint-Estienne. Que Jeanne lui prêtât un con-
cours politique, il serait content.
Trop prudente pour s’avancer sur ce terrain, elle prit un moyen di-
latoire. Elle profita de la charge d’affaires que lui créait le départ pour
Paris, et se déclara – ce qui était exact – pressée. Le Comte voudra
bien lui écrire de nouveau quand elle sera au repos à Paris 2.
« Jhésus † Maria.
« Comte d’Armagnac, mon chier et bon ami. Jehanne la Pucelle
vous fait savoir que votre message est venu, lequel m’a dit que vous
l’aviez envoyé par deçà pour savoir auquel des trois papes vous devés
croire. De laquelle chose je ne puis bonnement vous faire savoir au
vray pour le présent jusqu’à ce que je soie à Paris ou ailleurs à repos ;
car je suis pour le moment trop empêchié du fait de la guerre ; mais
quand vous saurez que je suis à Paris, envoyez messagez par devers
moi et je vous ferai savoir 3.
« À Dieu vous recommande. Dieu soit garde de vous.

1 QUICHERAT, I, 245.
2 Ibid.
3 Nous supprimons délibérément la fin de la lettre qui est ainsi conçue : « Vous feray savoir tout

au vray, auquel vous devez croire (des trois papes), et que en aurait sceu par le Conseil de mon droic-
turier et souverain Seigneur le Roy de tout le monde et que en aurez à faire à tout mon pouvoir ».
Raison de notre suppression c’est que Jeanne, déclarant avoir adressé une lettre à Jean d’Armagnac,
a maintenu le 1er mars devant les juges de Rouen n’avoir jamais écrit ni fait écrire de promesses ni
d’avis concernant les trois papes. Elle l’a même maintenu sous la foi du serment.
394 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Escript à Compièngne le XVIIe jour d’aoust » 1.


Ainsi Jeanne éconduisit le comte d’Armagnac. Outre qu’elle n’avait
jamais eu de goût pour les affaires qui ne concernaient pas sa mission,
elle se jugeait probablement impuissante à rendre à Jean IV le bon of-
fice qu’il sollicitait par un détour. Elle avait mesuré l’espace, chaque
jour allongé, qui la séparait de son roi. Peut-être aussi estimait-elle
que si elle rentrait à Paris, la situation pourrait changer ; et qu’il lui se-
rait loisible de tenter alors ce qu’elle devait différer maintenant.
Le messager de Jean IV courut un très grand péril : les nôtres, fai-
sant porter au serviteur la colère méprisante qu’ils avaient vouée à son
maître, prétendaient le jeter à l’Oise. Jeanne le sauva.
XI
« Et le mardi XXIIIe jour du dit mois d’oust, la Pucelle et le duc
d’Alençon partirent du dit lieu de Compièngne de devers le roy avec
belle compaignie de gens » 2.
Telles sont les paroles que Perceval de Cagny écrit en tête de la plus
cruelle, de la plus décevante attaque qu’ait menée Jeanne : l’attaque
contre Paris. Perceval ne nomme que les deux chefs principaux : il y en
avait d’autres, par exemple Clermont 3. Le Frère Richard partit avec
eux 4. Jeanne et le jeune Duc passèrent ensemble environ deux semai-
nes. C’est alors que d’Alençon put le mieux pénétrer cette âme toute de
courage et de pureté, « qu’il la trouva bonne, pieuse, parfaitement
chaste ; qu’il la vit recevoir souvent le corps du Christ avec des flots de
larmes, après des confessions réitérées » 5.
C’est alors aussi qu’il éprouva comme d’autres le mystique pouvoir
d’apaisement qui rayonnait pour ainsi dire tout autour de sa virginale
compagne : jamais, quels que fussent les hasards d’intimité occasion-
nés par la guerre, il n’éprouva près d’elle l’ombre d’un trouble 6.
On ne se fatigue pas de recueillir ces témoignages que nous avons
trouvés déjà sur les lèvres de Dunois et de d’Aulon. Un lys surgissant
lumineux et très droit parmi les épines tordues d’un ravin revêt une
grâce achevée qui arrête.
D’Alençon subit plus que jamais l’influence militaire et sanctifiante
de la jeune Sainte. Il n’essaya pas de se le dissimuler ; il n’essaya pas
de le dissimuler aux autres.

1 QUICHERAT, I, 246.
2 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.
3 Aubert des Ourches, Q. II, 450.
4 Ibid.
5 D’Alençon, Q. III, 100.
6 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 395

Dans la conduite des choses de la guerre, surtout en ce qui concer-


nait la disposition de l’artillerie, il la préférait à n’importe quel capi-
taine, eût-il eu vingt ou trente années de pratique, nous l’avons vu 1…
Pour sa conduite personnelle, elle lui en imposa tellement qu’en sa
présence il n’osait blasphémer, en dépit de ses mauvaises habitudes ;
les paroles grossières lui restaient clouées dans la gorge 2. Elle l’avait
décidé à communier fréquemment ainsi que Clermont. Aubert des
Ourches les vit tous les trois communier deux jours de suite à Senlis. Il
avait vu de même Jeanne se confesser au Frère Richard 3.
De Compiègne Jeanne et d’Alençon dirigèrent leurs gens vers Sen-
lis. C’était bien le chemin de Paris. Puis ils espéraient emmener une
partie des hommes qui avaient occupé la ville quand elle s’était rendue
au roi 4.
Jeanne eut à Senlis une aventure qui agita les juges de Rouen ; bien
entendu, parce qu’il leur plut de s’en agiter.
L’évêque Jean Fauquerel avait une haquenée. L’Intendance d’alors
la réquisitionna, non sans la faire estimer. Une délégation fut ensuite
donnée à l’évêque pour toucher à quelque caisse publique le montant
de l’estimation, deux cents saluts d’or. Fauquerel cependant protestait,
soit qu’il regrettât sa bête, soit qu’il la trouvât mal payée, soit qu’il eût
des difficultés à toucher la somme stipulée. Jeanne, à qui la haquenée
avait échu, peut-être pour elle-même, peut-être pour un de ses hom-
mes, apprit le mécontentement de Fauquerel. Justement elle n’était
pas satisfaite non plus. On n’avait pas trouvé ce qu’on cherchait : la
haquenée épiscopale était trop faible pour porter un soldat cuirassé.
Elle offrit à l’évêque de lui renvoyer l’animal.
La Trémouille se chargea de la négociation 5. Que se passa-t-il ? La
Trémouille crut-il qu’il n’y avait pas de petits bénéfices ? Garda-t-il la
haquenée et les deux cents saluts d’or ? Laissa-t-il l’affaire en l’état,
c’est-à-dire les deux cents saluts entre les mains de l’évêque, et une
haquenée qui lui plaisait, dans son écurie ? Des deux hypothèses, ni
l’une ni l’autre n’est infaisable. L’histoire ne nous donne là-dessus au-
cune lumière : vraiment, l’histoire est parfois bien mal renseignée…
On devine tout ce que bâtit sur pareil événement l’imagination mal-
faisante de d’Estivet. Jeanne avait dérobé une haquenée ! « Et une ha-
quenée d’évêque ! ». Et elle soutenait n’avoir pas, en l’affaire, commis
un péché mortel !… Quelle était donc la conscience de cette fille ? 6.

1 D’Alençon, Q. III, 100.


2 Ibid., 99.
3 Aubert des Ourches, Q. II, 450.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 24.
5 Jeanne, Q. I, 159-160.
6 D’Estivet, Q. I, 263, 264, 265.
396 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le prétendu Bourgeois de Paris a relevé un autre méfait commis


par Jeanne dans la même ville. « À Senlis et ailleurs, écrit-il, elle fit
« ydolatrer le simple peuple ; car par sa faulce hypocrisie ils la sui-
vaient comme sainte Pucelle. Elle leur donnait à entendre que le glo-
rieux archange saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite lui
apparaissaient souvent et lui parlaient corporellement, et bouche à
bouche, comme un amy à un autre » 1.
Tandis que les exultations patriotiques dont le Bourgeois se fait,
venimeusement suivant son habitude, l’écho, animaient Senlis, une
bonne nouvelle y fut apportée.
Rebuté par Charles VII, après la campagne de la Loire, et retiré
dans son château de Parthenay, le Connétable en avait eu bientôt assez
de son inactivité.
À la tête des hommes qu’il avait naguères menés à Beaugency et à
Marchenoir, il avait envahi la Normandie 2. Son hypothèse était que le
roi marchait sur Paris, et que donc lui-même devait prendre cet objec-
tif, afin que l’ennemi fût saisi de deux côtés simultanément. Toutefois
il était de haute utilité que même la marche sur Paris ne lui ôtât point
le contrôle de Rouen.
Or ce qu’on apprenait à Senlis, c’est qu’il avait réalisé de point en
point ce plan.
Établi sous Évreux 3, c’est-à-dire au sommet d’un angle droit, dont
les lignes formatrices mènent l’une à Rouen l’autre à Paris, il faisait
échec aux deux grandes villes. Qu’allait-il décider ?… Vers laquelle se
porterait-il ? Ce qui était certain, c’est qu’en trois ou quatre étapes, il
serait sous les murs de l’une ou sous les murs de l’autre, s’il lui con-
venait.
Cette manœuvre était dangereuse à l’ennemi. Supposé que Bedfort
s’obstinât à garder Paris, Richemont le pouvait couper de sa base prin-
cipale en Normandie. Supposé qu’il sortît, le roi de France n’avait plus
qu’à s’approcher de sa capitale, avec « toute sa puissance», ou même à
joindre son adversaire, qu’on détruirait assez aisément à deux.
Le raisonnement s’établissait sur une base qui fit défaut, à savoir
qu’il se trouverait de la décision et de la prestesse d’exécution chez le
prince.
Bedfort en savait plus que Richemont. Il connaissait le tempéra-
ment de Charles, que n’ignorait pas le Breton, il est vrai ; il connaissait
de plus ses tractations avec Philippe.

1 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 468.


2 Monstrelet, Q. IV, 391.
3 Ibid., 377-391.
LA CAMPAGNE DE PARIS 397

Il savait que le roi, ébloui par le « leurre Bourguignon », arrêtait et


arrêterait le gros de son armée en dépit des chances qu’il avait de
« remettre sa Seigneurie dans Paris ». Le Régent prit le parti de sortir,
et c’était le bon.
Laissant la capitale à la garde des Bourgeois, de leur prévôt Simon
Morhier, l’un des victorieux de la Journée des Harengs, de Jean de
Luxembourg, évêque de Thérouanne, chancelier d’Henri VI pour la
France, de Villiers de l’Isle-Adam enfin, d’autant plus sûr qu’il était
« un Français renié », il courut au-devant de Richemont. Il ne demeu-
ra presque pas d’Anglais à Paris. Le roi ne voulut pas profiter de l’occa-
sion. Il ne sut pas mobiliser son armée. Il ne fit même pas mine de
l’ébranler. Le Régent débloqua Évreux et rassura Rouen. Le raid de
Richemont en Normandie finit sans résultat.
XII
Le 26 août, Jeanne et sa compagnie étaient arrivées à Saint-Denys.
La royale abbaye se dressait alors dans toute son austère majesté.
L’histoire de la France religieuse et civile s’évoquait, revivait, palpitait,
entière, sous le toit de ses deux édifices : le monastère et la basilique.
Ils avaient été élevés à la gloire du premier apôtre de Paris. Décapi-
té avec son prêtre Rusticus et son diacre Eleuthère, Dyonisius, l’un de
ces Grecs subtils et courageux qui portèrent la foi nouvelle au bout du
monde, survécut à son supplice dans la mémoire des habitants de Lu-
tèce. Clotaire II, le terrible fils de Frédégonde, éleva sur ses reliques un
premier monument. Dagobert, le plus célèbre des chevelus après Clo-
vis, l’agrandit. Pépin le Bref et Charlemagne le réformèrent en style de
leur temps. Enfin Suger, le populaire Suger, le collaborateur de Louis
le Gros, le premier qui, sorti d’une origine petite, soit devenu ministre
d’un roi, conçut sur cet emplacement un temple magnifique. Il en bâtit
le chœur, l’abside, les parties basses de la nef. Louis IX le saint et Phi-
lippe le Hardi son fils terminèrent les ogives.
Sa crypte fut la nécropole de nos Capétiens ; ils y ont dormi un
sommeil paisible jusqu’au jour où la grande révolution l’a troublé.
C’est là que le Héraut d’armes prononçait : Messieurs, le roi est mort.
Vive le roi !
Du Guesclin avait mérité l’honneur de ce tombeau. Il y reposait aux
pieds de son maître Charles V.
Le trésor de Saint-Denys était célèbre dans toute la chrétienté.
« L’inventaire manuscrit de ses richesses, terminé en 1654, occupe un
volume grand in-quarto de 536 pages… » 1 ; il fut mis à sac en septem-
bre 1793.

1 Histoire de l’Abbaye de Saint-Denys, par Mme D’AYSAC, Imprimerie impériale, 1861.


398 LA SAINTE DE LA PATRIE

L’une des plus précieuses reliques était certainement l’oriflamme.


Cette bannière rouge, constellée d’étoiles ou de flammes d’or, avait-
elle d’abord été celle des abbés de Saint-Denys ou celle des comtes de
Vexin ? Il importe assez peu. Il est hors de doute qu’on la gardait à
l’église de l’abbaye. C’est là que Louis le Gros, alarmé par l’empereur
allemand Henri V, qui nous avait envahis et s’était avancé jusqu’à
Reims, la prit au milieu de rites chevaleresques qui se reproduisirent
invariablement depuis. Lorsque l’oriflamme « se levait », tous les feu-
dataires du roi, toutes les milices communales, devaient venir faire
leur service. Il était le centre et le signe du ralliement. Philippe-Auguste
à Bouvines marchait avec l’oriflamme, toujours contre l’Allemand. Si
Jeanne, comme le veut Mathieu Thomassin, appelait Charles « aucu-
nes fois l’auriflamble » (l’oriflamme) 1, c’était pour signifier que tous
les bons Français devaient se serrer autour de lui. Après s’être présen-
tés et avoir servi sous l’héroïque drapeau, il n’était pas rare que les
chevaliers déposassent, en ex-voto devant lui, leur cuirasse. On disait
alors qu’ils l’avaient offerte à Saint-Denys.
Il est facile de supposer dans quels sentiments de religion et de fer-
veur pour la cause à laquelle elle avait été dédiée corps et âme, Jeanne
fit, sous les nobles voûtes, au milieu de pareils souvenirs, ses prières et
ses communions.
XIII
Cependant, des deux côtés de l’enceinte de Paris, on se préparait.
Au dedans, Luxembourg, évêque de Thérouanne, demeuré maître
par le départ de Bedfort, procédait à des cérémonies un peu ostentatoi-
res, propres tout de même à ranimer l’esprit de résistance des Parisiens.
Le jour où Jeanne parut à Saint-Denys, donc le 26 août, sans perdre
une heure, il se rendit à la grand’chambre du parlement. Il y trouva ré-
unis les présidents et les conseillers des trois chambres, les maîtres des
requêtes, l’Évêque de Paris, le prévôt Morhier, les maîtres et les clercs
de la cour des comptes, des avocats, des procureurs, l’abbé de Châtillon,
le prieur de Corbeilles, Me Jean Chuffart, Pasquier de Vaulz, le doyen de
Saint-Marcel, le Commandeur de Saint-Antoine, le prieur de Sainte-
Catherine et celui des Jacobins, le curé de Saint-Nicolas des-Champs,
celui de Saint-Médard, celui de Sainte-Croix, celui de Saint-Laurent,
bien d’autres, toute la fleur des Anglo-Bourguignons 2.
Monseigneur de Thérouanne savait parler. C’était sinon vertu, du
moins devoir d’état, chez un chancelier. Il harangua l’assistance. Il
rappela la grande, la magnifique séance de juillet passé, quand le Duc

1 Mathieu Thomassin, Q. IV, 304.


2 Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris, Q. IV, 454.
LA CAMPAGNE DE PARIS 399

de Bourgogne avait fait promettre une fois de plus fidélité à Henri VI.
Et puis, est-ce qu’avant le récent départ du Régent, beaucoup n’avaient
pas renouvelé leurs serments ? Est-ce qu’ils ne s’étaient pas engagés à
vivre en paix, en union « dans cette ville de Paris soubz l’obéissance du
roy de France et d’Angleterre ? » 1. C’était l’occasion de montrer la va-
leur de leur parole.
Il fallait voir aussi à nommer des commissaires qui iraient par la
ville près des gens d’Église « réguliers et séculiers » 2, et leur feraient
jurer haine à la cause « de Messire Charles de Valoys dont les hommes
estaient en plusieurs villes et cités environ de Paris » 3.
Le trésorier de la Sainte-Chapelle, Philippe de Rully, et l’archidia-
cre de Thiérache, Marc de Foras, furent délégués « à visiter les cou-
vents, chapistres et églises de cette ville pour faire ce que dit est » 4.
Puis, comme aux heures de suprême péril ou de grand deuil, le parle-
ment décida de suspendre ses audiences sauf pour les cas urgents. On
avait mieux à faire que de délibérer sur les causes de justice courante.
Ce que Monseigneur de Thérouanne n’avait pas conseillé – au
moins publiquement – mais ce qui eut lieu néanmoins, ce fut une
campagne de fausses nouvelles dans le populaire.
De Jeanne on répétait que c’était une créature « en forme de fem-
me ; mais quoi dans fond, Dieu seul le savait » 5. Le moins qu’on dût
croire, c’est qu’elle était une sorcière.
Quant au roi, les propos étaient plus décisifs : Qui ne connaissait
les Armagnacs ? Qui ne se souvenait des crimes de ces scélérats ? Eh
bien, Charles, mauvais roi comme il avait été mauvais fils et mauvais
parent ; Charles, le révolté de tout temps contre le pauvre roi dément
« derrenier trespassé, à qui Dieu pardonne » 6 ; Charles, l’assassin du
pont de Montereau, avait abandonné à ses soldats « la ville de Paris, et
les habitants d’icelle, grans et petits, de tous estats, hommes et fem-
mes » 7. Il détruirait la cité et y ferait passer la charrue : Quod erat sua
intentio redigendi ad aratrum urbem 8. Malheurs aux pauvres chers
chrétiens qui l’habitaient ! Christianissimis civibus habitatam 9.
L’honnête Clément de Fauquembergue, après avoir enregistré ces
calomnies, ajoute : Quod non erat facile credendum 10 : ce n’était pas

1 Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris, Q. IV, 455.


2 Ibid.
3 Ibid., 456.
4 Ibid., 455.
5 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 464.
6 Fauquembergue, Q. IV, 458.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
400 LA SAINTE DE LA PATRIE

facile à croire. Peut-être ; mais quelle calomnie politique n’a pas fait
son chemin ?
Celle-ci fit le sien.
Elle servit grandement à exciter le zèle des « quarteniers ». La pre-
mière semaine de septembre, ils commencèrent chacun à son endroit à
fortifier Paris de boulevards devant les portes. « Ès maisons qui es-
taient sur les murs ils affustèrent canons et cuves pleines de pierres ;
ils redressèrent les fossés dehors la ville et faisaient des barricades de-
hors et dedans » 1.
Elle servit aussi à monter la population 2. Les joueurs et les élégan-
tes furent les premiers à y trouver leur compte. Frère Richard les avait
décidés, lors de sa prédication du cimetière des Innocents, à abandon-
ner qui leurs pernicieux amusements, qui leurs toilettes excentriques
et immodestes. Mais quand ils surent que ce cordelier « chevauchait à
la suite de la Pucelle et que par ses discours il faisait tourner les côtés
qui avaient fait serment au régent de France », ils coururent de plus
belle aux cartes, aux dés, aux boules, aux « cornes », aux robes terri-
blement fendues, et au reste. Ce qui touchait au roi Charles et à Jean-
ne, de près ou de loin, devint en horreur à Paris.
La religion fut mêlée à ce mouvement.
Une messe fut célébrée tous les jours à Notre-Dame pour obtenir la
défaite de Charles 3.
Une procession solennelle fut fixée au 4 septembre sur la montagne
Sainte-Geneviève ; les reliques de la patronne de Paris y furent por-
tées 4.
À cette procession on pria sans doute, mais on causa plus encore
probablement. Les fidèles de sainte Geneviève se répétaient les uns
aux autres que « l’ennemi mettrait à mort toute personne de l’un et
l’autre sexe qui lui tomberait entre les mains. Il en avait fait serment, il
s’en vantait » 5. Pour tout achever, la vie renchérit considérablement.
« Pas un homme n’osait sortir pour cueillir un fruit à sa vigne, ou du
verjus, ni aller aux marais rien ramasser » 6.
Est-ce à dire que Charles n’avait plus aucun tenant dans la place ?
Ce serait fort extraordinaire ; et nous ne le pensons pas. Le soin que
prit Monseigneur de Thérouanne de faire prêter un nouveau serment
de fidélité le 27 et le 28 août aux ecclésiastiques tant réguliers que sé-

1 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 463, 464.


2 Le Bourgeois de Paris, publications d’AYROLES, III, 519.
3 AYROLES, d’après les Registres du chapitre de Notre-Dame, III, 530, 531.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Chuffart, dans AYROLES, III, 520.
LA CAMPAGNE DE PARIS 401

culiers, prouve qu’il n’était pas sans inquiétudes. Nous possédons


même des témoignages positifs établissant le loyalisme de plusieurs.
« Il y en avait qui cognoissaient le roy Charles, septième de ce nom,
estre leur souverain seigneur et le vray héritier du royaume de France,
et comment à grand tort on les avait séparés et ôtés de sa seigneurie et
obéissance et mis soub le roy Henry, usurpant grant partie du
royaum » 1.
Le clergé donnait partiellement dans cette opinion. Il n’est pas im-
possible que quelques chanoines de Notre-Dame, par exemple Jean
Pinchenot et Jean Guenet, soient passés au camp de Jeanne dès qu’elle
fut à Saint-Denys. Sûrement ils laissaient derrière eux des amis politi-
ques.
Le suprême effort de résistance que nous connaissions avant l’as-
saut fut un effort d’argent. Les dépôts remis aux banques par certains
particuliers furent réquisitionnés « et baillés aux receveurs ». Les égli-
ses et personnes ecclésiastiques furent conviées à emprunter et à por-
ter le montant des prêts à la même caisse 2. En preuve de son zèle, le
chapitre de Notre-Dame vendit pour deux cents saluts d’or un buste de
Mgr Saint Denys « qui se portait processionnellement aux fêtes de
supplication ».
XIV
Tandis que Paris offrait ce spectacle d’une grande cité enfiévrée par-
ce que l’ennemi campe sous ses murs, que se passait-il de notre côté ?
Jeanne et d’Alençon, ayant établi leur quartier général à Saint-
Denys, se trouvaient fort à même d’aller fréquemment reconnaître la
capitale. Ils escarmouchaient « deux ou trois fois chacun jour, une fois
en ung lieu et puis en l’autre » 3 ; au moulin à vent de la Chapelle, à la
Porte Saint-Denys, ou bien devant quelque poterne de l’enceinte bâtie
par Charles V et Charles VI. Jeanne cherchait le point faible de ces
hautes et longues murailles grises interrompues seulement par de hau-
tes et grosses tours.
L’activité qu’elle remarquait sur les fortifications ne l’épouvantait
point ; mais elle comprenait que plus le roi tardait, plus il rendait la
tâche difficile. Elle lui envoyait messager sur messager pour le presser.
D’Alençon faisait de même ; nulle réponse. Le 1er septembre, le Duc,
d’accord avec Jeanne, prit le parti de se rendre près de Charles : le roi
ne voulait pas venir, il irait trouver le roi 4. Il le rejoignait à Senlis.

1 Journal du Siège, Q. IV, 200.


2 Fauquembergue, Q. IV, 456.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 25.
4 Ibid.
402 LA SAINTE DE LA PATRIE

Charles y était arrivé le 30. Le séjour de Compiègne le gênait de-


puis que l’avant-veille il avait signé qu’il donnerait Compiègne en ga-
rantie au « beau Cousin ». Le moins était qu’il ne fût pas présent lors-
que se ferait l’abandon. Or il savait que Philippe ne laissait pas traîner
ces sortes d’affaires.
Effectivement, à peine avait-il quitté Compiègne que les commis-
saires du magnifique Duc se présentaient 1. Ils réclamaient le dû au
nom de leur maître. Le roi envoya l’ordre à Flavy, lieutenant du capi-
taine La Trémouille, et aux Attournés de s’exécuter. Flavy voulut obéir :
il n’était pas le lieutenant de son capitaine pour rien. Mais les Attour-
nés étaient d’autre pâte. Ils refusèrent de livrer leurs clefs 2.
Regnault de Chartres 3, qui ne s’émouvait pas aisément, s’émut.
Quelle peine pour son ami de Dijon, d’Arras, et de cent autres lieux ! Il
courut à Compiègne, supplia les Attournés, supplia le clergé, supplia les
bourgeois. Allait-on laisser en souffrance la signature du roi ? C’était
dur d’y faire honneur ; il était le premier à reconnaître que c’était dur.
Mais « la nécessité des affaires » 4 ne permettait pas l’hésitation. Il fal-
lait « gratifier le Duc de Bourgogne pour le retirer et faire départir de
l’alliance de l’Anglais ». Et puis ce serait court, l’occupation des Bour-
guignons ; cela durerait pendant les trêves seulement, ainsi qu’il l’avait
désiré et qu’il lui avait été accordé 5.
Monseigneur le chancelier de France n’eut aucun succès. Ses audi-
teurs répondirent « d’une commune voix qu’ils estaient très humbles
sujets du roi, désiraient le servir de corps et de bien ; mais de se sou-
mettre au Duc de Bourgogne ils ne le pouvaient pour la grande haine
que le dit duc avait conçue contre eux, à cause qu’ils n’avaient voulu
faire ce qu’il désirait au préjudice du bien et du service de Sa Majesté.
Ils l’exposeraient d’ailleurs à Sa Majesté par leur très humble suppli-
que et remontrance. Les instances du chancelier, les jussions même
réitérées, ne les feraient pas départir de leur avis. Ils étaient résolus de
se perdre, eux, leurs femmes et leurs enfants, plutôt que d’être exposés
à la mercy du dit Duc » 6.
Regnault de Chartres aux abois offrit à Philippe Pont-Sainte-Ma-
xence, qui venait de se remettre à Charles 7. Philippe accepta : mieux
valait Pont-Sainte-Maxence que rien. Il se réservait de trouver Com-
piègne à son heure.

1 Mémoire à consulter, Q. V, 174.


2 Ibid.
3 Ibid., 175.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 403

On devine que le Duc d’Alençon arrivait mal au milieu de ces


manœuvres. Il n’était pas bon qu’il sût la déconvenue de Regnault à
Compiègne parce qu’il aurait su le traité du 28, duquel personne
n’était fier. On fit tout pour se débarrasser de lui. Particulièrement, on
lui promit que Charles serait sous Saint-Denys le lendemain 1. Jean
d’Alençon n’en demandait pas davantage. Il remonta en selle pour son
campement, muni, non pas d’un « bon billet », mais d’une « bonne pa-
role » ; ce qui dans la conjoncture était tout un.
D’Alençon attendit le roi le 1er ; pas de roi ; le 2, le 3, le 4, même ab-
sence 2.
C’est durant ces longues et lourdes journées qu’il écrivit aux Pari-
siens. Il s’adressait au prévôt de Paris, au prévôt des marchands et aux
échevins. Nous ne savons de ce document que ce qu’a bien voulu nous
en garder le Bourgeois, c’est-à-dire un travesti. Le Duc mandait cer-
tainement aux personnages ci-dessus désignés ce qui avait été mandé
aux villes de Troyes, de Reims et de Soissons ; il prononçait des mots
de pacification et promettait « l’abolition » du passé. Mais on vit bien
« sa malice », conclut le Bourgeois qui fait le fin. C’était du « bel lan-
guaige pour émouvoir le peuple » 3. Et il lui fut conseillé de ne pas per-
dre son papier dans l’avenir 4.
Quand les troupes sont au repos, le diable n’est jamais bien loin. Le
bivouac de Saint-Denys n’échappa point aux communes tentations,
quoique Jeanne fût vigilante. Bien plus, parce qu’elle était vigilante,
elle aperçut « une jouvencelle » qui attendait les soldats. Aussitôt son
zèle s’anime. Sa pensée : c’est le péché qui perd les batailles, la pos-
sède. Elle tire son épée, poursuit la Dalila de barrière, la rejoint et la
frappe du plat de sa lame, si bel et bien que celle-ci se rompit. Était-ce
le glaive virginal de Fierbois ? 5.
Ne voyant rien venir et ne comprenant rien à l’attitude du roi,
d’Alençon crut devoir retourner à Senlis, le 5.
« Il fist tant que Charles se mist à chemin, et le mercredi fut a dis-
ner au dit lieu de Saint-Denys. De quoy la Pucelle et toute la compa-
gnie furent moult resjouis. Et n’y avait celui de quelque estât qu’il fût,
qui ne dît : Elle mettra le roy dans Paris : il ne tient qu’à lui » 6.
Sans doute, il y avait longtemps qu’il tenait à lui ; et il y tiendra
jusqu’au bout !… Sa présence sous les murs aurait donné du cœur à ses
partisans, à ceux qui, le 8, crieront sur les deux rives de la Seine :

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 25, 26.


2 Ibid.
3 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 463, 464.
4 Ibid.
5 D’Alençon, Q. III, 99.
6 Perceval de Cagny, Q. IV, 26.
404 LA SAINTE DE LA PATRIE

Sauve qui peut !… Tout est perdu !… afin d’assurer l’entrée des assail-
lants 1. Il n’a pas voulu, il ne voudra point : le charme Bourguignon lui
a fermé et fermera irrémédiablement les deux yeux.
Le roi est à Saint-Denys. Le parti de la guerre a cette confiance qu’il
va se laisser entraîner. Charles est jeune. Le sang des aïeux va lui bat-
tre aux veines. Il ne va pas laisser partir seuls ses chevaliers à lui, les
camarades de son âge. Et Jeanne, d’Alençon, le Bâtard d’Orléans,
Bourbon, Laval, Boussac, Rais, La Hire, Xaintrailles, de lever le camp
joyeux, bannières en tête, la nuit venue, pour aller prendre gîte à mi-
chemin de Paris, au village de Saint-Denys de la Chapelle 2. Saint-
Denys de la Chapelle est aujourd’hui une paroisse de Paris : on y garde
pieusement le souvenir d’une longue prière et d’une communion de la
Sainte de la Patrie faite dans l’église d’alors. Nulle tradition ne saurait
avoir des bases plus assurées.
Eh bien, non ! Charles ne se décida pas. Il resta en son logis, l’ab-
baye sans doute. Il n’y avait certainement consulté ni Louis le Gros, ni
Suger, ni Charles V, ni du Guesclin, ni personne de ces déterminés hé-
ros qui « dormaient leur sommeil » dans les cryptes.
XV
Le lendemain matin 8 septembre, fête de la Nativité de Marie 3, la
chevalerie quitta la Chapelle. Jeanne avait environ douze mille com-
battants, au dire du faux Bourgeois 4. Elle était suivie d’un gros équi-
page de chariots, de charrettes, de chevaux, de mulets qui traînaient
« des bourrées à trois harts », et tout ce qu’il fallait soit pour remplir
les fossés de Paris, soit pour en écheller les murailles.
Ses nombreuses reconnaissances opérées depuis huit jours qu’elle
battait le pays, l’avaient convaincue que le meilleur point d’attaque était
la porte Saint-Honoré. Elle mit donc en bataille tout en face, sur la Butte
aux Moulins, les compagnies de Rais et de Gaucourt. « Elle avait appelé
qui bon lui semblait » 5, c’est-à-dire tous les hommes de bonne volonté.
Ce plan offrait un danger : c’était qu’au moment de l’assaut, alors
qu’elle serait occupée en face, les Anglo-Bourguignons de Paris, sortis
par la porte Saint-Denys, la prissent en flanc avec menace de la tour-
ner. C’est pourquoi elle posa d’Alençon et Bourbon en réserve derrière
les vallonnements où se tenait habituellement « le marché aux pour-
ceaux » 6. Ainsi pouvaient-ils surveiller la manœuvre éventuelle et la

1 Fauquembergue, Q. IV, 457.


2 Journal du Siège, Q. IV, 197, 198.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 26.
4 Chuffart, Q. IV, 465.
5 Perceval de Cagny, Q. IV, 26.
6 Jean Chartier, Q. IV, 86-87.
LA CAMPAGNE DE PARIS 405

réprimer. Cependant ils «demeuraient à l’abri des canons, veuglaires


et couleuvrines » 1 des artilleurs parisiens.
La Butte aux Moulins fournit à Jeanne un bel emplacement pour
son artillerie 2. De là aussi elle observait commodément les remparts.
Elle voyait les bannières ennemies aller, venir, appelant les défenseurs
à leur poste : une surtout très grande, blanche et marquée de la croix
vermeille anglaise 3.
Sur les deux heures après midi, « toutes les gens estant ès ser-
mons » de la feste de la Nativité de Marie, mère de Dieu, l’attaque se
déclencha 4. Le sire de Saint-Vallier, un Dauphinois, s’y distingua.
« Il fist tant que luy et ses gens allèrent bouter le feu au boulevard
et à la barrière de la porte Saint-Honoré » 5. Après l’incendie du boule-
vard, Jeanne put descendre aux fossés : c’était la tactique d’alors.
Il y en avait deux, concentriques, autour de Paris. Le premier était
sec, le second plein d’eau. Jeanne et ses gens, en grand nombre, fran-
chirent vivement le premier et se présentèrent sur le terre-plein ou
« dos d’âne » qui les séparait du second. Ils y furent accueillis par une
grêle de traits, de cailloux, de boulets de pierre. Les traits étaient fi-
chés si nombreux « en la terre qu’elle en paraissait hérissée ». Il y eut
des chevaliers et des écuyers frappés, renversés même, bien peu furent
blessés ; aucun ne le fut grièvement « par la grâce de Dieu et la prière
de la Pucelle » 6.
Cependant la panique se répandait dans Paris. Les églises se vi-
daient de la foule qui les remplissait. Chacun courait chez soi et « fer-
mait son huys » 7, tandis que « des gens affectez ou corrompus (des
amis de Charles) en toutes les parties de la ville, en deçà et en delà des
ponts, criaient que tout était perdu et que les ennemys estaient entrés
et que chacun se retirât et fît diligence de soy sauver ».
Plusieurs comptaient, de chaque côté du rempart, croyons-nous,
sur cette « commoission » 8.
C’eût été la grande heure, véritablement l’heure du roi. S’il se fût
trouvé au milieu de ses gendarmes, et s’il eût voulu, levant sa visière,
jeter aux Parisiens d’en face par-dessus le fossé plein d’eau, sa royale
parole, qu’il tendait la main à son peuple, qu’il pardonnait tout, qu’il
oubliait tout, Paris mobile, impressionnable, cordial, se serait détrom-

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 26.


2 Jean Chartier, Q. IV, 86.
3 Ibid.
4 Fauquembergue, Q. IV, 457.
5 Journal du Siège, 126.
6 Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
7 Fauquembergue, Q. IV, 457.
8 Ibid.
406 LA SAINTE DE LA PATRIE

pé. Il eût cessé de croire que son prince voulait l’égaler au sol : et ses
ponts-levis se seraient abaissés. Henri IV eût compris et saisi l’instant.
Sans contredit, admirable est Jeanne, telle que nous la représentent
les chroniques : debout, son étendard à la main, découverte à la mi-
traille qu’elle brave, en appelant aux assiégés par son cri :
– Rendez-vous ! Rendez-vous au Roi Jhésus ! 1.
Sans contredit, le soldat qui lui répond : Voire ! ribaude 2, paillarde !
n’est qu’un rustre. Cependant Jeanne était la sujette : le roi seul avait
qualité pour prononcer le mot décisif. Mais il demeura du côté « de
Montmartre, ses prinches aviecq luy » 3.
Qu’est-ce qui le retenait loin de la mêlée ?
Une prudence un peu couarde ? Non ; autre chose : toujours la
même. L’auteur de la « Chronique Normande » 4 nous livre le secret. Il
a su que Philippe de Bourgogne ne permit pas à Charles de souffler. Le
8, au moment où se livrait l’assaut, renseigné de tout, il envoya au
souverain un héraut qui représenta l’inutilité de cette violence. Le Duc
Philippe tiendrait sa promesse et mettrait Charles dans sa ville 5. Et ce-
lui qui s’était laissé berner par le Bourguignon à Reims, à Soissons, à
Arras, à Compiègne, se laissa berner encore à Paris. Il va bientôt en
donner la preuve suprême.
Jeanne a échoué dans son adjuration aux Parisiens. Il faut préparer
l’échellage : autant dire qu’il faut d’abord passer le fossé plein d’eau.
Elle ordonne d’aller chercher à la Butte aux Moulins « les fagots à trois
harts », les fascines et tout ce qu’on pourra réunir de bois. Il ne s’en
trouva pas assez pour établir le passage. Jeanne se mit à explorer la
profondeur du bout de sa lance. Peut-être rencontrera-t-elle quelque
endroit où l’eau serait moins haute. Tandis qu’elle allait et venait ainsi,
elle « fut navrée d’un trait d’arbalète à haussepied, par la cuisse » 6.
Les blessures ne l’épouvantaient guère. Elle avait été blessée le 7 mai
et le 2 juin, et n’en avait pas moins pris les Tourelles et Jargeau. Dieu
lui avait demandé du sang comme rançon de ses victoires. Elle s’en
souvenait. Ce n’est donc pas parce qu’un méchant vireton l’avait at-
teinte qu’elle quitterait le lieu du combat. Elle y resterait ; et le lende-
main, dès l’aube, on verrait bien… Le mois de mai dernier aux heures
ailées et sublimes du jeune enthousiasme, sur les bords de la Loire,
c’est ainsi qu’on faisait. Quand la nuit surprenait, on dormait sur le

1 Chuffart, Q. IV, 465.


2 Ibid.
3 Monstrelet, Q. IV, 392.
4 Pierre Cochon, né à Fontaine-le-Dun, près Yvetot, clerc de l’église de Rouen, a écrit une chro-

nique justement estimée, sous le titre de Chronique Normande. Elle va de 1108 à 1430.
5 Cochon, publication d’A YROLES, III, 472.
6 Jean Chartier, Q. IV, 87 ; Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
LA CAMPAGNE DE PARIS 407

champ de bataille ; et on reprenait l’œuvre le lendemain au point où


on l’avait laissée 1. Il fallait recommencer cela ! Non, elle ne partira pas
du pied de ces murailles 2. Il se trouvera sans doute des soldats pour
demeurer avec elle. Au fond elle se défiait. Elle voyait bien que les
siens étaient prêts à ne pas s’obstiner, à ne pas tenir. Elle s’était bien
aperçue que La Trémouille faisait tout pour ramener ses hommes à
Saint-Denys 3. Et pourtant s’obstiner, tenir, fut de tout temps le grand
secret du gain des batailles.
Gaucourt la pressa de se retirer, elle refusa 4. D’Alençon et Clermont
insistèrent, elle refusa encore 5. Le mal était que sa blessure ne lui per-
mettait pas de se tenir debout, de marcher, d’aller quérir les camara-
des ; elle était livrée à la merci de ceux qui voudraient l’emporter mal-
gré elle : ce fut ce qui advint. Sur les onze heures du soir, rapporte Per-
ceval, « contre son voulloir ils l’emmenèrent, ils la tirèrent hors du fos-
sé » 6. Elle a déposé de cette violence dans la session du 22 février.
– « Les seigneurs me tirèrent de force. Si je n’avais été blessée, rien
ne m’eût fait partir » 7.
Ce fut de cette façon que « faillit l’assault. La Pucelle avait très
grand regret d’elle ainsy soi départir, en disant : Par mon martin, la
ville eût été prise. Ils la mirent à cheval et la ramenèrent au dict lieu de
la Chapelle » 8.
Concluons par un mot de juriste qui exprime à merveille le triste
résultat de la tentative : les troupes royales « se retirèrent à leur dom-
mage » 9. Elles avaient perdu leur procès, elles avaient perdu leur
journée. À qui la faute ?
XVI
Le lendemain, malgré la fatigue de la veille et sa blessure, la sainte
intrépide était levée de bonne heure. Elle appela son « Beau Duc » et le
pria de faire sonner les trompettes. Elle ne voulait pas s’éloigner « sans
avoir la ville » 10. D’Alençon et d’autres capitaines étaient forts de cet
avis. Quelques-uns cependant pensaient autrement. Tandis que se te-
nait le conseil de guerre, on annonça l’arrivée du baron de Montmoren-
cy avec une cinquantaine de gentilshommes. L’arrière-petit-fils de Jac-

1 6 et 7 mai ; 11 et 12 juin ; etc.


2 Jean Chartier, Q. IV, 87.
3 Le Héraut de Berri, Q. IV, 48.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 23.
5 Jean Chartier, Q. IV, 87.
6 Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
7 Jeanne, Q. I, 57.
8 Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
9 Le greffier du Parlement, Fauquembergue, Q. IV, 457.
10 Perceval de Cagny, Q. IV, 27.
408 LA SAINTE DE LA PATRIE

ques, le rude moissonneur d’étendards allemands à Bouvines – il en


apporta, le soleil tombé, une douzaine à son roi, afin que Philippe Au-
guste reposât cette nuit sur un lit de gloire 1 – appartenait jusqu’alors
au parti Anglo-Bourguignon. Il s’en détachait et se donnait à la compa-
gnie de la Pucelle. Il fournit de bonnes nouvelles de Paris d’où il sortait.
Il fallait bien que les portes et les murs fussent douteusement gardés
puisqu’il avait pu les franchir sans difficultés. Les capitaines reprirent
« le cueur et le courage ». Ils décidèrent de retourner à la ville. Les souf-
fles de jadis, les souffles sains et vifs comme ceux qui viennent du large,
se levaient de nouveau.
Ce ne fut qu’un matin. L’aveuglement royal persistait. La ville ?…
Pourquoi l’attaquer ? Le Duc de Bourgogne va la remettre ! Et puis il y
avait l’homme funeste, tout-puissant : La Trémouille ! Le Hérault de
Berri et l’auteur de la Chronique de Normandie le voient et le montrent
menant l’intrigue qui va faire retourner sur ses pas l’ardente troupe.
Comment ne l’eût-on pas rencontré dans cette louche opération ? 2.
Ils allaient donc Jeanne, d’Alençon, Montmorency, lorsque le Duc
de Bar et le Comte de Clermont se présentèrent à eux. Ils « prièrent à
la Pucelle que sans aler plus avant, elle retournât de vers le roi au lieu
de Saint-Denys. Et aussi de par le roy prièrent le Duc d’Alençon et
commandèrent à tous les autres capitaines qu’ils s’en vinssent et ame-
nassent la Pucelle avec eux » 3.
Le mécontentement fut grand, mécontentement mêlé de chagrin.
« Ils furent très marris » 4. Et néanmoins ils obéirent à l’ordre royal.
Au surplus, tout n’était pas désespéré. Ce pouvait n’être que partie
remise. La semaine précédente, en effet, d’Alençon avait ou pris ou sim-
plement jeté un pont sur la Seine à Saint-Denys même. On pourrait
l’utiliser et attaquer Paris par là. On irait près de Charles puisqu’il le dé-
sirait, et vingt-quatre heures plus tard on reprendrait les champs 5.
Certains hommes pris de la frénésie du suicide préparent leur mort
avec une telle perfection de détails, que la sollicitude la plus vigilante
est incapable de les soustraire à leur destin. Tel fut alors Charles, le
singulier, l’étonnant, l’inconcevable Charles. Il avait pensé au pont ; à
la possibilité de l’évasion, par ce pont, de la bravoure française qu’il
entendait contenir. Et la nuit suivante, il le fit détruire ! 6.

1 Le Breton.
2 « Le Sire de La Trémouille fist retourner les gens d’armes à S. Denys », dit le Hérault de Berri,
Q. IV, 48. « Il fut avisé (à ce qu’ils n’entrassent pas dans Paris) par un nommé Messire de La Tré-
mouille du côté du dit Charles ». Pierre Cochon, publié par AYROLES, III, 472.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 23.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 409

On voudrait savoir s’il vit Jeanne ; et s’il lui parla, on voudrait sa-
voir ce qu’il lui dit, ce qu’ils se dirent ; quelles innocences diplomati-
ques il débita devant l’enfant lucide qui savait que la paix avec Phi-
lippe se ferait à la pointe de la lance. Sur ces choses, les chroniques
sont muettes ; c’est dommage. Elles ont retenu seulement qu’il tint des
conseils où l’on parla beaucoup sans se mettre d’accord sinon sur ceci,
qu’il « fallait retourner sur la rivière de Loire » 1.
XVII
« Le beau Cousin de Bourgogne » avait pourtant des soucis ; c’était
sa seule simplicité. Tant que le roi était à Saint-Denys, il y avait du
danger. Un pont coupé se rétablit ; la résolution de ne pas assaillir se
mue en la résolution d’assaillir. Ces considérations le décidèrent à
l’envoi d’une nouvelle ambassade : et une ambassade chargée de paro-
les précises. Les ambassades ne lui coûtaient pas, et les paroles préci-
ses ne lui coûtaient guère plus que les paroles vagues.
Le sire de Charny vint donc demander au roi un sauf-conduit pour
son maître, car il voulait aller à Paris, prendre langue avec des hom-
mes à lui, sur la grosse affaire de la reddition. Un sauf-conduit ! Un
sauf-conduit pour cette négociation ! De cette fois enfin on touchait au
but. Les conseillers royaux s’enflammèrent. Et le roi crut encore cela.
Il délivra le sauf-conduit 2.
Le magnifique Duc mit le papier dans sa poche et demeura sur ses
terres. Il savait du reste que Charles, après l’avoir attendu – que faisait-
il que l’attendre depuis Reims ? –, finirait bien par s’en aller vers la
Loire de ses rêves indolents et puérils. Alors lui-même irait retrouver
le Régent et l’on fêterait ensemble l’échec de « Messire Charles de
Valoys ».
Effectivement Charles, fatigué de son interminable station « sous
l’orme », s’engageait le 13 novembre sur le chemin de Lagny pour aller
vers Provins, Bray, et par delà, gagner un gué près de Sens, puis, Cour-
tenay, Montargis, Gien. Son armée fondait à chaque étape. Elle perdit
vite jusqu’à la forme d’armée en marche pour arriver à celle d’une
troupe en déroute. Lui-même, Charles, changea les traits d’un roi
triomphant contre son ancienne figure de prince battu. Certaines cho-
ses sont pleines de larmes.
Il avait cependant nommé des gouverneurs avant de s’éloigner.
Clermont avait été fait lieutenant de l’Île-de-France et du Beauvaisis,
Culan de Saint-Denys, Flavy de Compiègne et Chabannes de Creil 3. Ce

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 23.


2 Le Hérault de Berri, Q. IV, 48.
3 Monstrelet, Q. IV, 394.
410 LA SAINTE DE LA PATRIE

fut le boni de la campagne de Paris, avec une cérémonie dans la basili-


que dont il aurait bien pu se dispenser : son intronisation.
La décision de quitter Saint-Denys fut un nouveau coup pour la
Sainte de la Patrie. Saint-Denys, c’était Paris en vue, l’armée encore en
alerte, des événements tels que le retour de Montmorency au giron na-
tional possibles, les Voix obéies ; car ses Voix, qui ne lui avaient pas dit
d’assaillir Paris, lui disaient de ne pas quitter Saint-Denys 1. Pas de doute
qu’elle eût confié à son roi l’invitation mystérieuse ; pas d’épine plus
pénétrante que de voir son roi passer outre à la confidence, et lui
imposer la contrainte morale d’un départ qu’elle sentait gros de désas-
tres 2.
Elle se souvint alors qu’elle n’était pas à l’armée au même titre que
les hommes d’armes ; qu’elle n’y était pas de par la volonté du prince,
mais de par la volonté d’un infiniment plus grand que lui, dont il
n’était que le lieutenant. « Messire » était son seigneur à elle, « Mes-
sire Jésus » qui avait près de soi « la reine Marie ». Elle regarda le fa-
nion qu’elle avait reçu de ses Voix pour lui signifier à jamais ces cho-
ses ; elle revit Notre-Dame de Bermont, Notre-Dame des Voûtes, No-
tre-Dame des Miracles, à qui elle avait fait serment aux jours longs de
l’attente et aux jours glorieux de la victoire ; elle alla chercher près de
sa souveraine et mère le réconfort pour sa via crucis commençante.
Elle entra dans la basilique de Saint-Denys, s’agenouilla devant la sta-
tue de Marie qui présidait, comme il était d’usage commun, à la cha-
pelle absidale de la basilique, et en présence des reliques vénérables de
Saint Denys, « qui est le cri de France », elle offrit « le blanc harnoys »
dont elle avait été équipée : celui-là même très probablement qui avait
fixé l’attention de Gui de Laval, à la Selle-en-Berri. Ce harnais blanc,
c’était son armure d’acier avec les buffleteries qui en dépendaient. Un
Anglais lui avait rendu son épée 3 soit lors de l’assaut de Paris, soit lors
des courses et escarmouches de la semaine précédente. Comme le
jeune David avait laissé devant l’arche le glaive de Goliath, elle déposa
l’arme de son prisonnier en oblation. Plusieurs blessés de l’assaut de
Paris firent comme elle 4. Puis, silencieuse, obéissante et meurtrie, elle
se disposa à suivre le roi.
Les responsabilités de Charles de France, celles de La Trémouille et
de Regnault de Chartres, sont lourdes dans la campagne militaire qui
se clôt ainsi.

1 Jeanne, Q. I, 57.
2 Ibid.
3 Ibid., 179.
4 Ibid.
LA CAMPAGNE DE PARIS 411

Le Prince qui conduit son armée contre l’ennemi, doit être décidé à
produire tout son effort pour s’assurer la victoire. Nul prétexte ne l’en
dispense. Charles l’oublia ; ses conseillers l’oublièrent autant que lui.
L’histoire, elle, ne saurait l’oublier. Ce qu’elle n’oublie pas non plus,
c’est que le roi se laissa berner comme un enfant, n’étant plus un en-
fant. Comment ne mesura-t-il pas mieux la haine que lui portait le
grand Duc et le jeu de ses convoitises anti-nationales ? Quant aux fa-
voris, il est pour le moins difficile qu’on les excuse de collusion avec
Philippe. L’envie et l’ambition les égarèrent. S’ils avaient voulu, le roi
eût vu clair et marché généreusement.
Jeanne fut leur victime. Assistée, elle eût pris Paris : elle fut aban-
donnée. Il eût suffi de persévérer, comme on persévéra aux Tourelles,
pour réussir. On refusa de persévérer. Il fallait ne la pas entraver ; on
résolut de l’entraver. Dieu ne sauve ni les individus ni les peuples mal-
gré eux ; il n’introduit personne contre son gré dans le Paradis ; il
n’arrache pas davantage un roi à la défaite contre son gré. Il faut au
moins, suivant le mot de Jeanne, que les hommes d’armes bataillent
tant qu’ils peuvent pour que de là-haut leur vienne la victoire. Quand,
au matin du 9, notre chevalerie retournait au combat, elle fut arrêtée ;
quand, au soir du 8, Jeanne appelait aux armes, sa voix fut étouffée :
on l’enleva de force du champ d’honneur. Que la responsabilité de
l’échec retombe sur la tête de qui prépara l’échec : ce ne fut pas la
Sainte de la Patrie.
Chapitre XXI
La retraite sur Bourges
et le séjour à Bourges
(1429)

Du 13 septembre au 25 octobre

État des troupes royales après l’échec sous Paris, d’après Jean Chartier ; le Hérault
de Berri ; Perceval de Cagny. – Jeanne au milieu de ce désarroi : sa souffrance. – Le
désordre civil après le désordre militaire : Clermont, Vendôme, le Doyen de Paris,
reviennent aux pratiques anarchiques. – Philippe de Bourgogne part de Hesdin ; sa
rencontre avec Regnault de Chartres et Clermont ; son arrivée à Paris ; amitiés que
lui fait Bedfort ; entente parfaite. – Philippe reçoit le brevet de gouverneur de Paris
et de toute la France anglaise, sauf la Normandie ; il regagne ses États. – Charles à
ces nouvelles quitte Gien. – D’Alençon va ferrailler en Normandie. – La Trémouille
contraint Jeanne à suivre « la Compagnie » du roi. – Elle correspond avec les villes
de France ne pouvant plus se battre pour la France. – Marche sur Bourges : Charles
redevient roi de Bourges. – Rencontre de la reine et de Jeanne à la Selle-en-Berri. –
Rencontre de Marie de Bouligny. – Portrait qu’elle nous a laissé de Jeanne à cette
époque. – Inaction ; combien pesante à Jeanne.

I
Trois chroniqueurs français entre autres nous ont laissé un croquis
assez vivant des troupes royales après l’échec sous Paris : Jean Char-
tier, le Hérault de Berri, Perceval de Cagny.
Jean Chartier indique surtout l’extérieur du fait, sa formule géo-
graphique, le chemin suivi par Charles : historiographe officiel, il s’abs-
tient de juger.
Parti de Saint-Denys le 13 de septembre, le prince « s’en ala cou-
cher à Lagny-sur-Marne, auquel lieu il ordonna demeurer Messire Am-
broise de Loré, lequel prit et accepta icelle charge. Et demeura avec lui
ung chevalier nommé Messire Jehan Foucault, et le lendemain se par-
tit le roi de Lagni, et s’en ala passer la rivière de Seine à Bray, et la ri-
vière d’Yonne au gué près Sens, et de là s’en ala à Montargis et tout
oultre la rivière de Loire… » 1.
Le Hérault de Berri a certainement voulu relever, en deux ou trois
phrases courtes et assez coupantes, les causes de la catastrophe et les

1 Jean Chartier, Q. IV, 89.


LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 413

mécomptes qu’elle ne manqua pas d’occasionner au souverain. Il est


bien facile même de discerner dans son récit quelque chose qui res-
semble fort à une ironie discrète : « Et le roi se partit de Saint-Denys
pour venir en Berri. Et vint à Lagny qui estait à lui réduict, et de là s’en
ala à Provins et à Bray. Et passa la rivière d’Yonne a gué, luy et son ost,
près de Sens et vint à Courtenay, à Chasteau-Regnart et de là à Gien,
cuidant avoir accord avec le Duc de Bourgogne, lequel Duc lui avait
mandé par le sire de Charny, qu’il lui ferait avoir Paris, où il viendrait
parler à ceux de son party. Et pour cette cause, le roy lui envoya un
sauf-conduit pour venir à Paris. Mais quant il fut à Paris, le Duc de
Bethfort et luy firent leurs alliances plus fort que devant n’avaient fait
à l’encontre du roy Charles » 1.
Et ici, le petit rire moitié aigre moitié goguenard, à la pensée des
candeurs du prince, qui semblait avoir donné sa garantie au Bourgui-
gnon afin qu’il pût facilement conspirer avec l’Anglais contre lui :
« Et s’en retourna le dit Duc avec son sauf-conduict par les pays de
l’obéissance du roy, en ses pays de Picardie et de Flandre » 2.
Perceval de Cagny, « le plus sérieux, le plus instruit », d’après Qui-
cherat, de ceux qui écrivaient de la Pucelle, va jusqu’à l’analyse morale
des deux principaux personnages : Charles et Jeanne.
Charles lui apparaît pressé, très pressé de regagner les châteaux de
la Loire. C’est un homme las qui accepte tout, même la débandade de
ses troupes pourvu qu’on fasse promptement. La terre de l’Île-de-
France et de l’Auxerrois lui brûle les pieds. Plus vite ! Encore plus
vite ! Toujours plus vite ! Il court « le plus tost que faire il peult : et au-
cunes fois en fesant son chemin en manière de desordonnance » 3,
comme un homme frappé de quelque délire, qui se précipite sans ré-
flexion, sans savoir pourquoi ; « sans cause », affirme d’un mot calme
et peremptoire l’écrivain. On dirait qu’il tente d’échapper à la respon-
sabilité toujours présente et pressante d’ « avoir rompu le vouloir de la
Pucelle » et celui « de son armée » 4.
Sur cette fin de l’été 1429, il ressuscita beaucoup de Charles VI
dans Charles VII ; beaucoup des aveuglements du père infortuné, et de
ses entêtements, et de ses puérils effrois.
Quant à Jeanne, elle n’est plus l’ordonnatrice de ses propres mou-
vements. Elle a lutté pour ne pas quitter la palissade des fossés de Pa-
ris, puis pour ne pas quitter Saint-Denys ; mais elle s’est aperçue
« qu’à son parlement ne pouvait-elle trouver aucun remède ». Elle a

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 48.


2 Ibid.
3 Perceval de Cagny, Q. IV, 29.
4 Ibid.
414 LA SAINTE DE LA PATRIE

dû se mettre « de la compaignie du roy » 1. Puisqu’elle est « de la com-


paignie du roy », il faut bien qu’elle suive le roi ; c’est sa chaîne ; elle la
porte « à très grant regret » 2 : le roi est sorti des sentiers de Dieu ; « le
lieutenant », des voies de son chef ; ses lys recommencent à se faner ;
la source mystique ne les arrose plus. S’il voulait quitter Paris, au
moins devait-il pousser une pointe vers le Nord. « En vérité, porte
Monstrelet, si avec son armée il fût venu à Saint-Quentin, Corbie,
Amiens, Abbeville et plusieurs autres villes et forts châteaux, la plus
grande partie des habitants d’icelles villes étaient tout prêts à le rece-
voir comme seigneur ; et ne désiraient au monde aultre chose que de
lui faire obéissance » 3. Mais non : plus la Somme ; la Loire ! Et alors,
Abbeville et Amiens, travaillées par Philippe, vont lui retourner ; tan-
dis que Paris prêtera un nouveau serment de résistance à mort contre
son légitime roi 4.
De ces choses le cœur de Jeanne se serrait. Cependant elle devait
aller ! N’était-elle pas « de la compaignie du roy » ? Pauvre Sainte de
la Patrie, qui se meurtrissait des apathies volontaires de Charles et de
la meurtrissure involontaire de la France !
II
Le désordre civil marcha de pair avec le désordre militaire. Dès le
18 septembre, quand Charles n’était pas encore à Montargis, ses lieu-
tenants laissaient tout à l’abandon. Clermont, estimant Saint-Denys
peu sûr, se retirait à Senlis. Conséquence immédiate : Bedfort rentrait
dans la pauvre ville presque sur les talons du fuyard ; il la frappait
d’une grosse amende 5, en châtiment de sa trop facile reddition à Jean-
ne et à d’Alençon. Ce ne fut pas assez pour le gouverneur général au
nom de Charles, pour le prince du sang, d’abandonner un poste dont il
n’avait pas été relevé, d’où il pouvait, ou bien inquiéter Paris, ou bien y
nouer des intelligences ; revenant à ses instincts de féodal par un
mouvement subit de régression, il fit acte d’indépendance. Il convoqua
Vendôme, Christophe d’Harcourt, le Doyen ; et ensemble, de commun
accord, d’eux-mêmes, de leur autorité propre, ils rédigèrent un acte
par lequel Vincennes, les ponts de Charenton et de Saint-Cloud, Paris
enfin, furent soumis au régime des « abstinences » de Compiègne :
« ce devant durer jusqu’à Noël prochain » 6. Ce qui signifie que jusqu’à
Noël prochain, les ponts de Charenton et de Saint-Cloud, Vincennes et

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 29.


2 Ibid.
3 Monstrelet, LXX.
4 Ibid.
5 Monstrelet, LXX, D ; Le Faux Bourgeois, publication d’AYROLES, II, 522.
6 Chronique des Cordeliers, publiée par AYROLES, III, 448.
LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 415

Paris, ne pouvaient être occupés ou conquis par les Français. Voilà


Clermont et Vendôme bien à l’aise et tout excusés d’avance, s’ils ne font
rien. Quand le Duc Philippe – d’ailleurs mentant – déclare qu’il remet-
tra Paris au roi, les lieutenants du roi stipulent que Paris restera eu
l’état jusqu’à Noël !
Bien entendu, les Anglais et ceux de leur service demeuraient li-
bres, d’après ce second protocole, comme d’après le premier, d’adhé-
rer ou de ne pas adhérer « à l’abstinence ».
Cette dernière clause, d’aspect inoffensif, est cependant énorme.
Pour peu, en effet, que les Anglais refusent leur adhésion, et que
Philippe par un procédé quelconque, nullement introuvable, s’allie
avec eux, à vrai dire il ne pourra se battre comme Duc de Bourgogne,
mais il pourra se battre comme ayant mis son épée au service de
l’Angleterre. C’est ce qui arriva. Bedfort n’adhéra pas « aux abstinen-
ces » ; mais il donna plein effet à sa résolution de créer Philippe lieu-
tenant d’Henri VI pour la France, la Normandie exceptée : et Philippe
se battit non comme Bourguignon, mais comme lieutenant général du
petit roi anglais. La huque du Duc de Bourgogne ne devait pas recou-
vrir une cuirasse ; la huque du lieutenant général le pouvait !… Le mal
était que l’une et l’autre vêtaient le même personnage, et que sur la
cuisse du personnage battait une longue, très longue épée.
Comme si le vice du fond n’eût pas suffi à le rendre intolérable, il se
trouvait un vice de forme bien étonnant, pour ne dire plus, dans cet
instrument diplomatique. Charles était supposé le signer et le dicter,
Charles qui sûrement l’ignorait. Son nom figurait en tête : « Charles,
etc. ». À la fin, Clermont, Vendôme, Harcourt, le Doyen, déclaraient
agir « par le roy, en son Conseil » ! 1.
Le royaume était retombé dans ses anciennes anarchies. Les féo-
daux recommençaient à tout oser contre leur suzerain, du moins à côté
de lui.
III
Le beau Cousin profita de sa fortune. Il en profitait toujours.
Quand il sut de tout à fait absolue certitude que Charles ne revien-
drait point sur ses pas ; que Clermont effaré n’était plus à Saint-
Denys ; il décida de quitter sa résidence d’Hesdin et de tirer sur Paris.
C’était un voyage de tout repos, avec le sauf-conduit de Charles.
Il reconduisait sa sœur, la Duchesse de Bedfort, à son mari, menant
luxueux train, marchant à petites journées « en grand appareil » 2,

1 Chronique des Cordeliers, publiée par AYROLES, III, 448.


2 Monstrelet, LXXIII.
416 LA SAINTE DE LA PATRIE

humant l’air parfumé des vergers de septembre qu’il traversait. Sa


belle humeur ne diminuait en rien sa circonspection. Très décidé à
jouer Charles jusqu’au bout, et tout autant à ne se découvrir définiti-
vement qu’à son heure, il résolut de ne voir que le moins possible les
représentants du souverain. Il eut donc la cruauté de ne pas vouloir
entrer dans Senlis où l’attendaient impatiemment, humblement, Re-
gnault de Chartres et Clermont. Il longea seulement la ville.
Aussitôt l’archevêque et le gouverneur de l’Île-de-France s’ébranlè-
rent. Philippe ne venait pas à eux ; ils allaient à Philippe « afin de lui
faire révérence » 1.
Ils furent assez mal payés de leur hâte.
Clermont était le beau-frère de Philippe, pour avoir épousé une fille
de Jean sans Peur ; mais le Bourguignon flairait autre chose qu’une vi-
site de parent dans la démarche. Si, par hasard, le chancelier de France
et lui allaient s’aviser d’interroger sur les promesses relatives à la resti-
tution de Paris au roi Charles…
L’homme au sauf-conduit pensa que les conversations les plus
courtes sont les moins périlleuses, et que le plus simple était de glacer
toutes les effusions. La scène qu’il joua fut assez piquante.
Monstrelet nous présente d’abord le magnifique Duc ; à tout sei-
gneur tout honneur. Il n’a pas attendu ses hôtes sous sa tente ; il ne
s’est pas ménagé avec eux le plus bref entretien particulier. Il est à
cheval, cuirassé des pieds au col. Ses aciers étincellent ; le harnache-
ment de sa superbe monture éblouit. Il est suivi d’une douzaine de pa-
ges, vêtus comme il sied à pareil maître.
Quant à l’Archevêque-duc de Reims et au comte de Clermont, ils
s’avancent avec une cinquante de chevaliers 2 ; ce n’est pas mal.
Que pensèrent-ils en trouvant sur son cheval de guerre celui auquel
ils avaient projeté « de faire révérence » ? Ils comprirent sûrement.
Le Bourguignon fut poli, sans nulle ouverture, sans nulle sympa-
thie. Il inclina son chaperon, ne se découvrit pas. Pourquoi se serait-il
découvert, puisqu’il se tenait pour souverain ? Il n’embrassa pas son
beau-frère : quelques mots rapides, ce fut assez aux deux hommes
pour se témoigner leur attachement 3. Clermont alla baiser sa belle-
sœur Bedfort ; l’accueil ne fut pas bien plus brûlant : on échangea de
très courtes banalités. Puis l’archevêque et Clermont dirent adieu, et
les deux chevauchées se séparèrent sur le terrain même de la ren-
contre.

1 Monstrelet, LXXIII.
2 Ibid.
3 Le Faux Bourgeois, publication d’AYROLES, III, 522.
LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 417

Charles ignora-t-il l’entrevue sous Senlis ? En tout cas, ce ne fut


probablement ni Regnault de Chartres ni La Trémouille qui la lui
contèrent.
IV
Que les attitudes et les visages furent changés quelques jours plus
tard à Paris !
De cette fois, c’est Bedfort qui va au-devant du Bourguignon ; et
alors de celui-ci ce ne sont que sourires et tendres grâces, protesta-
tions et « chaudes accolades », suivant la pittoresque constatation de
Monstrelet. L’Anglais ne reste pas en retard. Il enguirlande son beau-
frère de bienvenue et joyeuse réception. Les Parisiens soufflent sur ce
beau feu ; ils l’animent. Ils n’aimaient pas Bedfort, mais Philippe était
leur idole. Pourquoi ? Eh ! sait-on jamais au juste le pourquoi des en-
gouements populaires ? L’enthousiasme fut si haut porté que les bour-
geois, naturellement serrés et habituellement hostiles aux billets de
logement, « installèrent dans leurs ménages » les troupes ducales, et
« ses dix hérauts, tous vêtus de cottes d’armes estampées de l’écu de
leur maître », et « ses dix trompettes » 1.
Ce lui était bien l’occasion, semble-t-il, d’user de son influence et
de dégager la parole donnée vingt fois à Charles de rendre Paris et les
Parisiens. Il en alla fort autrement.
Lorsqu’une semaine après, Winchester à son tour pénétra dans la
capitale, l’enthousiasme devint du délire, surtout lorsqu’on vit les trois
compères tenir conseils sur conseils. Quelles merveilles la chose publi-
que ne pouvait-elle attendre des réflexions de si augustes personnages !
L’Université, le Parlement et quelques bourgeois entendirent ne pas
tout abandonner à la fortune des débats tant célébrés. Ils voulaient de
vieille date que Philippe fût, non pas titulairement, mais effectivement,
gouverneur de Paris. Ils le demandèrent avec une insistance impéra-
tive : Bedfort était préparé à la démarche, on l’a vu précédemment.
Le brevet délivré à Philippe par Henri VI, roi de France et d’Angle-
terre, est un rare monument.
« Jehan Bedfort 2 régent de France », y est-il énoncé, se sent trop
chargé « de grandes affaires », notamment « pour le Duchié de Nor-
mandie auquel les anemis se sont boutes à grosses puissances » ; Bed-
fort a donc « prié et requis bien instamment le très chier et très amé
oncle du roi, Philippe duc de Bourgogne, de lui aydier à conduire et
supporter partie des dittes affaires, et par espécial de prendre et accep-
ter le gouvernement de la bonne ville, prévosté et visconté de Paris et

1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 448, 449.


2 Ibid.
418 LA SAINTE DE LA PATRIE

des villes de Chartres, Melun, Sens, Troyes, Chaumont, Amiens. Le-


quel nostre oncle, pour amour et honneur de nous et de nostre dit on-
cle, le régent son beau-frère, a prins et accepté le gouvernement et
garde de Paris… » 1.
L’art de sauver la face n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier.
C’est le 13 octobre que cette pièce fut expédiée. Au nombre des si-
gnataires nous trouvons : Winchester, Falstoff, Scales et quelques per-
sonnages dont il sera reparlé : Bouthillier, l’abbé du Mont Saint-
Michel, l’évêque de Beauvais.
Bedfort, qui n’aimait pas faire trop longtemps figure de dupe de-
vant qui que ce fût, se retira sans plus tarder dans son gouvernement
de Normandie. Au moins y serait-il maître et n’y subirait-il plus le re-
gard narquois du Bourguignon.
Philippe lui-même ne remit pas beaucoup à quitter son hôtel Saint-
Pol 2. Il était plus assuré de loin que de près de l’amitié des Parisiens. Il
préposa des capitaines de son choix aux places dont il venait d’assu-
mer, d’un cœur fort léger, on peut le croire, la charge. Il remit en route
la noble compagnie, « ses dix hérauts, ses dix trompettes », ses Fla-
mands et ses Picards, et s’orienta vers les Flandres 3. Ceci se passait
aux environs de la mi-octobre.
Par quelque raffinement de moquerie, il portait dans la poche de sa
huque le sauf-conduit de Charles. Personne n’avait envie de l’arrêter ;
mais si quelqu’un en eût éprouvé la tentation, il lui aurait opposé le
papier libérateur. Prendre à un roi sa capitale, et se couvrir pour pa-
reille opération d’une espèce de privilège royal, ce n’est pas joie com-
mune ni courante. Philippe la goûta. Le meurtre de Montereau était-il
vengé ? L’orgueil du féodal était-il satisfait ?
En tout cas, la comédie était finie. D’ambassades en ambassades,
de conférences en conférences, de mensonges en mensonges, Philippe
l’avait menée à sa dernière scène. Il avait joué Charles ; il avait forcé la
main à Bedfort. Paris, au moins provisoirement, était à lui. Un gou-
verneur de ce temps-là, un gouverneur de sa sorte, n’était pas loin de
faire figure de propriétaire.
V

Charles cependant s’était acharné en ses ingénuités. Il avait atten-


du à Reims, à Corbeny, à Soissons, à Compiègne, le bon plaisir, le bon
mouvement du beau Cousin. Il l’attendit encore à Gien.

1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 451.


2 Ibid.
3 Ibid. ; Journal du Siège, Q. IV, 201.
LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 419

Jeanne y était avec lui. Pas plus là qu’ailleurs elle ne partagea l’illu-
sion royale ; et l’on peut supposer qu’elle fût partie volontiers pour une
expédition en Normandie organisée par le Duc d’Alençon : sachant, lui
aussi, à quoi s’en tenir, il avait décidé de se séparer du roi. Le roi ne
demandait pas mieux. « Le sire de La Trémouille ne voulut pas » 1. Il
ne tenait point à laisser au service de d’Alençon, qu’il détestait, la
force, réelle toujours, qu’était Jeanne.
D’Alençon et Jeanne se séparèrent donc, un jour d’automne, pres-
que disgraciés, dans cette petite ville 2, d’où ils étaient partis quatre
mois auparavant, un jour d’été, entraînant le roi sur le chemin de la
gloire, et de son « digne sacre ».
Le « beau Duc » et la Sainte de la Patrie qui l’avait corrigé de l’habi-
tude du blasphème, qui lui avait inspiré les pratiques de la dévotion
chrétienne, ne devaient pas se revoir ici-bas.
Ce fut une peine personnelle ajoutée aux deuils publics dont souf-
frait Jeanne. C’eût été la solitude au milieu de ses adversaires, s’il
n’était resté autour d’elle quelques compagnons de la première heure,
même du voyage de Vaucouleurs à Chinon 3. Elle ne se découragea
point ; son ressort moral ne se brisa pas ; il avait pour âme sa soumis-
sion à la volonté de Dieu.
Elle ne peut plus se battre pour la France, au moins va-t-elle tenter
de rassurer les villes de France inquiétées par la politique royale. C’est
ainsi que, dès le 22 septembre, elle écrivait aux habitants de Troyes,
qui lurent sa lettre « en la sale royale » 4.
Le roi leur écrivit de son coté. Il n’était pas trop chiche d’écrire.
S’ils étaient menacés, il leur enverrait Vendôme. Ces dépêches furent
rédigées à vingt-quatre heures d’intervalle : celle de Jeanne le 22 sep-
tembre ; celle du roi le 23 5.
VI
Tandis qu’on vaquait à ces menues besognes, le bruit des dernières
menées de Philippe parvint jusqu’à Gien. On y fut informé, sans doute
possible, que Bedfort et Philippe s’entendaient mieux que jamais ; il
devenait notoire que l’Anglais allait se substituer le Bourguignon, sauf
en Normandie.
Le coup fut rude à Charles ; si rude qu’il l’éveilla de son intermina-
ble et prodigieux rêve. Il cessa enfin de voir le « beau Cousin » lui pré-

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 48.


2 Ibid.
3 Marguerite de Bouligny, Q. III, 86.
4 Registre de Troyes, Q. V, 145.
5 Ibid.
420 LA SAINTE DE LA PATRIE

sentant les clefs de sa bonne ville sur un plat d’argent 1 ; l’ultime


chance des réalisations prophétisées, préconisées par les conseillers
royaux, avait sombré.
Un autre eût probablement conclu que les gens « de son ost » méri-
taient une exemplaire correction ; et il eût pris confiance dans le parti
opposé, le seul qui eût vu clair et conseillé sagement. Il se fût avoué
que Jeanne avait eu raison. Charles était incapable de cette logique. Il
portait encore en lui-même une âme de Mérovingien asservi à son
maire du Palais. La Trémouille était le maire. Regnault de Chartres, le
substitut du maire. Le roi demeura sous leurs chaînes.
Afin de prouver, outre besoin, que les opérations militaires ne l’in-
téressaient plus, tout au moins l’intéressaient aussi peu que possible, il
s’en écarta le plus loin que possible. Il se replia jusqu’à Bourges 2.
Roi de Bourges !… Roi de Bourges !… Il retourna vers son titre de
dérision.
VII
La reine se porta de sa personne à la rencontre de son époux jusqu’à
la Selle-en-Berri. Elle était accompagnée de Dames d’honneur entre
lesquelles se trouvait une Bourgeoise considérable, Marguerite La Tou-
roulde, femme du receveur général des finances, le sire René de Bouli-
gny 3. C’est à cette Marguerite que nous devons de savoir quelque chose
sur le séjour que Jeanne fit à Bourges. Elle y fut son hôtesse, sa com-
mensale et, suivant les usages du temps, sa compagne de chambre 4.
Quand elle déposa au procès de réhabilitation, elle avait soixante-qua-
tre ans ; c’était donc une personne d’une quarantaine d’années lors-
qu’elle reçut Jeanne, à la prière du roi et de Monseigneur d’Albret, au
lieu et place de Jean Du Chêne, primitivement désigné pour cet office.
La Dame de Bouligny nous a retracé un portrait de la jeune Sainte
qui doit être ressemblant. Il est sans recherche, consciencieux mani-
festement, de couleurs peu voyantes, finement et sobrement dessiné.
C’est à la Selle-en-Berri qu’eut lieu la première rencontre entre les
deux femmes. Marguerite vit Jeanne s’avancer à cheval vers la Reine
de France, qu’elle salua 5. Il n’y avait pas de présentation à faire : la
reine connaissait la jeune fille depuis Chinon.
Marguerite de Bouligny apprécia vite la grande piété de Jeanne,
son amour de la prière, en particulier de la prière liturgique : la messe
et les heures canoniales ; son zèle pour les sacrements, son habitude

1 Journal du Siège, Q. IV, 201.


2 Marguerite de Bouligny, Q. III, 86.
3 Ibid.
4 Ibid., 86, 87.
5 Ibid., 86.
LA RETRAITE SUR BOURGES ET LE SÉJOUR À BOURGES 421

de se confesser fréquemment, très fréquemment, de communier de


même ; sa charité tendre et compatissante pour les pauvres : « Vrai-
ment, disait-elle, Dieu m’a envoyée pour les consoler » ; la réserve de
ses manières et de sa tenue, cette candeur de fille des champs qu’elle
avait gardée, une simplicité très aimable, excepté en ce qui touchait la
guerre 1.
Elle craignait toute dissipation, même le jeu de dés avec son hô-
tesse.
Parfois on causait. Elle racontait volontiers certains épisodes de sa
vie : sa visite au Duc de Lorraine, à qui elle avait donné de bons con-
seils, qu’il n’avait pas suivis ; son examen de Poitiers, au cours duquel
elle avait répondu aux maîtres qui l’interrogeaient : « Il y a plus aux li-
vres de Notre-Seigneur que dans les vôtres » ; mais elle demeurait si-
lencieuse sur le côté très lumineux de sa prodigieuse carrière : la libé-
ration d’Orléans, Patay, le sacre. Elle étouffait toutes les fanfares de la
gloire sous un linceul d’humilité.
Un jour cependant elle se livra un peu. On lui disait que si elle allait
allègrement à l’assaut, c’était sans doute parce qu’elle savait bien qu’il
ne lui arriverait rien.
Que pouvait bien signifier ce propos ? Voulait-on lui dire qu’elle
était préservée des mauvais coups par quelque charme, ou qu’elle avait
une promesse du ciel de spéciale protection, quelque chose comme
une lettre de garantie endossée par ses Voix ?
Elle crut bon de couper court à ces rêveries :
– Non, répondit-elle, je ne suis sûre de rien ; pas plus que n’impor-
te quel homme d’armes.
Sa modestie ne lui permettait pas d’accepter certains hommages
que les dames de Bourges lui eussent voulu rendre. Elles lui en-
voyaient des médailles, des chapelets, des objets de piété divers à tou-
cher : qu’elle daignât poser la main sur eux, ils porteraient bonheur.
La Dame de Bouligny était leur intermédiaire.
Jeanne souriait, et sans en faire accroire à son hôtesse ou à elle-
même :
– Touchez ces choses, disait-elle. Cela vaudra autant que si c’était
moi 2.
Du bon sens et beaucoup de vertu : c’est partout Jeanne.
Cette douceur de paix et d’amitié dans le voisinage d’une femme at-
tentive et judicieuse, sous un toit honorable et redevenu aisé après

1 Marguerite de Bouligny, Q. III, 86.


2 Ibid., 87.
422 LA SAINTE DE LA PATRIE

avoir été dans la gêne, ni n’amollissait ni ne consolait la Sainte. Elle


voyait son roi retomber de trop haut. Tant d’inaction, tant d’insoucian-
ce de la chose publique, tant de paresseuse apathie, la brûlaient.
« Le roi passait son temps ès paï de Touraino, de Poitou, de Berri.
La Pucelle était le plus de temps de vers lui, mais très marrie de ce
qu’il n’entreprenait à conquester de ses places sur ses ennemis » 1.
D’un mot, Jeanne souffrait. L’air des camps… où retrouvera-t-elle
l’air des camps, et la fortune des armes dans laquelle on joue sa vie,
avec la chance de libérer le Pays ?

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 31.


Chapitre XXII
Inaction dans les châteaux ; la campagne
de la Haute-Loire ; nouvelle inaction
(1429-1430)

D’octobre 1429 à mars 1430

Le Conseil royal s’aperçoit que Bourges est bien près de Saint-Pierre-le-Moustier et


de La Charité ; La Trémouille s’aperçoit que ces deux forteresses menacent les terres
de son frère utérin d’Albret ; conclusion : la campagne de la Haute-Loire est décidée.
– La troupe mise sous les ordres de d’Albret et de Jeanne est petite, mal pourvue. –
Prise de Saint-Pierre-le-Moustier. – Scène mystérieuse. – Jeanne protège les habi-
tants contre les pillards. – Jeanne à Moulins ; Colette de Corbie ; le Château ; les
habitants ; l’échevinage. – Lettre à ceux de Riom et de Clermont. – Disparition de
Catherine de la Rochelle. – Siège de La Charité ; échec. – Jeanne se replie sur les
bords de la Loire jusqu’à Jargeau. – Fêtes de Noël. – Elle est appelée à Mehun-sur-
Yèvre ; elle est anoblie. – Sa popularité, même au loin. – Peu de prix qu’elle attache
à ces vanités. – Son chagrin de n’être pas mêlée aux choses de la guerre à côté de ses
anciens compagnons. – Son chagrin des choses diplomatiques. – Comment le roi re-
commençait à traiter. – Joie de Jeanne de retourner à Orléans. – Temps de nouveau
perdu à Bourges. – Ce ne sera plus long.

I
Ne rien tenter contre l’Anglais était insupportable à Jeanne ; pen-
ser que son roi ne tentait rien lui était plus insupportable encore.
La peur finit cependant par opérer, à moitié, ce que n’avait pu réus-
sir le sentiment du devoir et de la dignité militaire.
S’étant en effet réuni à Mehun-sur-Yèvre, le Conseil royal avisa que
les deux forteresses de Saint-Pierre-le-Moustier et de La Charité
étaient tenues par les Anglo-Bourguignons ; qu’elles n’étaient pas fort
éloignées de Bourges, et conséquemment pouvaient mettre la cour en
quelque danger d’un coup de main 1. Ils désiraient tant vivre en tran-
quillité, que, pour s’en assurer le délice, La Trémouille et Regnault de
Chartres se rallièrent à l’idée d’une nouvelle campagne. Une raison
très personnelle s’ajoutait à celle de l’intérêt public, peut-être douteu-
sement invoquée, et pressait les tout-puissants ministres. Henriette de
Sully avait laissé aux enfants de son second et de son troisième lit, les
La Trémouille et les d’Albret, de vastes domaines dans l’Orléanais, le

1 D’Aulon, Q. III, 217.


424 LA SAINTE DE LA PATRIE

Bourbonnais et le Berry. Les La Trémouille avaient eu ceux de l’Orléa-


nais, les d’Albret ceux du Bourbonnais et du Berry 1. La Trémouille
bon parent, au moins pour son frère utérin, désira le soustraire aux
ennuis du voisinage anglo-bourguignon. Si Philippe et lui s’accor-
daient assez, les reîtres du grand Duc n’entendaient à rien qu’aux
« roberics », et incendies, et meurtres. Ce serait élégant en vérité que
Jeanne tirât d’alarme l’intéressante famille ; d’autant plus qu’on veille-
rait à ce qu’il lui fût accordé peu d’argent et guère d’hommes.
Elle retourna donc de Mehun-sur-Yèvre, où elle se trouvait, « en la
ville de Bourges, en laquelle elle fist son assemblée de gens d’ar-
mes » 2. Le sire d’Albret, qui avait porté l’épée de connétable au sacre à
la place de Richemont, reçut le commandement 3.
Ce n’était pas un commandement nominal, pensons-nous, comme
celui du Duc d’Alençon à Jargeau. D’Albret appartenait de trop près à
La Trémouille pour accepter d’être traité en quantité, sinon négligea-
ble, au moins secondaire. Le Tribunal de Rouen n’en attribua pas
moins à Jeanne la conduite de la campagne sur la Haute-Loire 4 : en
quoi, il se trompa, comme en tant d’autres choses.
La troupe petite et mal pourvue – les coffres du roi étaient vides et
les belles compagnies de jadis dispersées – prit son chemin par Saint-
Juste, Sancoins, Mornay, Langeron, et vint camper sous les murs de
Saint-Pierre-le-Moustier. C’était une ville d’importance, commandant
le plat pays entre la Loire et l’Allier, Decize et Saint-Léopardin, bien
couverte de murailles réparées il y avait sept ou huit ans 5. Elle avait
pour bailli François de Surrienne, surnommé l’Aragonais, « un aven-
turier espagnol allié aux Borgia » 6. Le capitaine de la garnison, un bon
soldat, s’appelait Galardon de Goulat 7.
Les gens d’armes et les habitants de Saint-Pierre, bien forcés de
penser comme les hommes d’armes, avaient décidé de résister. Pour
commencer, ils renversèrent une chapelle dédiée à saint Babyle, de
peur que les assiégeants y trouvassent un abri ; puis ils attendirent
tranquillement.
L’attaque ne fut pas immédiate 8 ; Jeanne et d’Albret tâtaient ces
hautes et dures murailles. À leur moment ils ordonnèrent l’assaut.
L’Aragonais et Goulat n’étaient pas faciles à intimider. Ils tinrent
bon. Les nôtres reculèrent.

1 Chanoine CLÉMENT, La Chevauchée de Jeanne d’Arc, en Bourbonnais, 26.


2 D’Aulon, Q. III, 217 ; cf. Jean Chartier, Perceval de Cagny, etc.
3 D’Aulon, ibid.
4 QUICHERAT, Procès, I, 109.
5 En 1421 ; Jalandon.
6 AYROLES, III, 21.
7 Abbé CLÉMENT, 31.
8 D’Aulon, Q. III, 217 et suiv.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 425

Ici se place une grande scène mystérieuse, analogue à celle des


Tourelles.
Jeanne ne s’était pas laissé entraîner par le flot des fuyards. Elle
tenait bon avec quelques fidèles, quatre ou cinq hommes au plus.
Or Jean d’Aulon, le maître de son « ost », blessé naguère au « ta-
lion » – si bien que marchant « appuyé sur une béquille » il ne prenait
point part au combat –, regardait de loin. À la vue de Jeanne demeu-
rée tellement seule, il fut pris de peur. Une sortie pouvait fort bien se
produire dans laquelle elle serait enlevée avec sa petite troupe… Il mon-
ta, comme il put, sur un cheval, et courut vers la Sainte de la Patrie.
– Que faites-vous ici seule ? Pourquoi ne retrahiez-vous pas avec
les aultres ?
Jeanne eut un geste que d’Aulon ne comprit pas d’abord : un geste
de respect, duquel « le maître de l’ost » ne pouvait dire à qui il
s’adressait.
Elle ôta son casque, comme pour un salut à d’invisibles arrivants :
puis :
– Je ne suis pas seule : il y a en ma compaignie cinquante mille de
mes gens, et d’ilec (de là) ne me partiroi point jusqu’à ce que soit
prinse la ville.
Et poussant le cri qui avait si souvent ranimé le courage des siens :
– « Aux fagots, aux cloies, tout le monde ! affin de faire pont » 1.
Le pont est « incontinent dressé », si incontinent que d’Aulon en
fut « tout esmerveillé ; et incontinent aussi la dicte ville fut prinse
d’assault, sans y trouver pour lors trop grande résistance » 2.
« Les gens de la compaignie » de Jeanne, l’innombrable et invisible
troupe des anges, l’avait assistée.
Et voilà une assistance qui mérite attention.
La Sainte de la Patrie n’avait pas entrepris la campagne de la
Haute-Loire sur l’ordre de ses Voix, pas plus que la marche sur Paris.
Ses Voix l’avaient laissée libre. Ce n’avait été ni contre ni par leur
commandement qu’elle s’était décidée 3, ç’avait été à la requête des
hommes d’armes et de son roi 4.
Cependant le secours d’en Haut ne s’éloigne pas d’elle. Son grand
cœur et son courage font violence au ciel. Il fallait sans doute que sur
sa voie d’amertume elle trouvât quelque brève consolation. A la brebis
tondue Dieu mesurait encore le vent. Ce sera ainsi jusqu’aux mois pré-

1 D’Aulon, Q. III, 218.


2 Ibid.
3 Jeanne, Q. I, 169.
4 Ibid., 108.
426 LA SAINTE DE LA PATRIE

paratoires à l’ultime et tragique sacrifice ; aux mois de Rouen, c’est-à-


dire des oblations ininterrompues de l’Hostie. Alors la tempête souf-
flera sans relâche ni mesure.
Nos hommes, ayant forcé la ville, se mirent en devoir de la piller.
N’était-ce pas pour cela qu’ils s’étaient battus ? Le pillage des villes
prises n’était-il pas d’universelle pratique ? Ils trouvèrent que les habi-
tants, en prévision de ce qui était arrivé, avaient déposé leurs objets les
plus précieux dans l’église 1. Ce n’était pas pour les arrêter : c’était
même beaucoup mieux ainsi, puisqu’on trouvait tout ramassé en un
seul tas ; mais Jeanne s’interposa. Elle défendit de toucher à rien 2.
Elle distingua entre une population très française de sang et d’aspira-
tion et sa garnison étrangère, commandée par un Espagnol de mauvais
aloi. Son intervention, dictée par la justice et la bonté, n’était pas sans
mérite, puisque l’armée royale manquait à peu près de tout, en fait de
vivres, de munitions et d’argent 3.
II
Après qu’eut été nommé gouverneur de la place conquise un cheva-
lier tout jeune, mais qui avait eu le temps déjà de faire ses preuves de
courage et de prudence, Chabannes, elle résolut de descendre jusqu’à
Moulins, où la conduisait une route directe et courte, par Chantevray
et Villeneuve. Elle y arriva avant le 9 novembre 4. Si l’on en croit une
tradition locale, elle logea dans une maison, maintenant de quincaille-
rie, qui fait l’angle des rues d’Allier et de La Flèche, sous l’enseigne
Aux Forges de Vulcain 5. Était-elle occupée alors par les Montenaison
ou les Cordier ? 6. Nous manquons d’éléments pour le déterminer.
Moulins pouvait n’être point partout sympathique à Jeanne. Le
château ducal en particulier lui réservait quelque froideur pour le
moins.
La Duchesse Marie de Berry, qui y commandait, se souvenait d’avoir
signé, il y avait sept ans, un traité avec Jean sans Peur et d’avoir marié
sa fille Bonne au Bourguignon. Ce double lien s’était resserré quand
celui-ci avait de son côté donné l’une de ses sœurs à Clermont, fils de
Madame de Berry. Ces pactes de famille attachaient, plus fortement
que tout traité, le château de Moulins au Duc Jean, bien que Clermont
fût au service du roi de France. Serait-il d’ailleurs faux de dire que
l’homme de Rouvray et de Saint-Denys exploitait la cause de Charles
autant qu’il la servait ?

1 Réginald Thierry, Q. III, 23.


2 Ibid.
3 Lettre aux habitants de Riom, Q. V, 147, 148.
4 Abbé CLÉMENT, La chevauchée de Jeanne d’Arc en Bourbonnais, 54.
5 Ibid.
6 Ibid.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 427

Mais si Jeanne ne pouvait que modérément compter sur le Palais,


elle avait le droit de beaucoup mieux espérer de l’échevinage et du
peuple. Les « Moulinois » avaient envoyé deux cents livres de poudre à
canon lors du siège d’Orléans ; ils avaient payé six écus d’or au che-
vaucheur qui leur avait annoncé la prise de Jargeau ; ils avaient impo-
sé chaque feu – ce qu’on appelait un fouage – en vue de fournir au
siège de Saint-Pierre-le-Moustier 1.
Ces libéralités étaient d’une belle tenue patriotique. Jeanne pouvait
attendre dans sa détresse militaire quelque chose de cette ville.
Y rencontra-t-elle sainte Colette de Corbie, « la petite servante de
Notre-Seigneur », la réformatrice des Pauvres Dames de Sainte-
Claire ? Il semble avéré que celle-ci, au moment même où Jeanne ha-
bita Moulins, visitait le couvent de son ordre, dont la première pierre
avait été posée le 18 novembre 1421, par le Révérendissime Évêque
d’Autun, sur une délégation spéciale du Suprême Pontife. Ce monas-
tère jouxtait les murailles de la ville ; il était situé entre la tour de la
Cigogne et la grosse Tour.
C’était une noble religieuse que cette Colette de Corbie, d’une ex-
traordinaire austérité. On lui attribuait de grands et nombreux mira-
cles. On racontait qu’elle avait reçu de saint Jean l’Évangéliste un an-
neau d’or enrichi d’un petit saphir. Elle avait noué un commerce de
confiance et de réciproques prières avec le prodigieux prêcheur d’alors,
le grand dominicain saint Vincent Ferrier. Celui-ci lui avait fait cadeau
d’une Croix sur laquelle il s’appuyait dans ses courses apostoliques, et
qu’il fichait en terre pour indiquer aux multitudes accourues afin de le
voir et de l’entendre, qu’il allait leur adresser la parole 2.
On aimerait se représenter Jeanne en tête-à-tête spirituel avec
l’illustre Franciscaine. Il faut en convenir cependant, jusqu’à ce jour on
n’a trouvé aucun document qui permette de sortir en ceci des hypothè-
ses, pour passer aux certitudes.
Les habitants de Moulins regardent comme certain que Jeanne alla
prier devant Notre-Dame de Moulins. Étant connues ses habitudes, il
est difficile d’en douter. Cette vieille Madone noire, œuvre d’un ima-
gier inconnu du XIIe siècle, dut l’attirer comme avaient fait Notre-
Dame de Bermont, Notre-Dame des Voûtes et Notre-Dame des Mi-
racles.
Là encore la documentation manque : l’historien est cependant en
face d’une très grande vraisemblance.

1 Abbé CLÉMENT, La chevauchée de Jeanne d’Arc en Bourbonnais, 54.


2 La Bague « de saint Jean » a disparu à la grande révolution. La croix de saint Vinrent Ferrier
est conservée dans le monastère des Clarisses de Besançon.
428 LA SAINTE DE LA PATRIE

III
Mais voici un terrain absolument solide :
Le 9 novembre, elle écrivit, de Moulins, au clergé et aux Bourgeois
de Riom cette lettre, dans laquelle elle demande une vraie aumône de
soldat : de la poudre, des traits, des appareils de siège.
« Chiers et bon amys, mande-t-elle, vous savez bien comment la
ville de Saint-Pierre-le-Moustier a été prise d’assaut, et avec la grâce
de Dieu, ai intention de faire vider les autres places qui sont contraires
au roy : mais pour ce que grant dépenses ont été faites de poudres, de
traits et autres habillements de guerre, devant la dicte ville, et que, pe-
titement, les seigneurs qui sont en cette ville et moi en sommes pour-
vus pour aller mettre le siège devant la Charité, où nous allons pres-
tement, je vous prie, surtout que vous aimez le bien et honneur du Roy
et aussi de tous les autres de par deçà, que vous veuilliez incontinent
envoyer et aider pour le dict siège, des pouldres, salpestres, souffre,
traits et arbalestres fortes, et d’aultres habillements de guerre. Et en ce
faictes tant, que par faulte des dictes pouldres et aultres habillements
de guerre, la chose ne soit pas longue, et qu’on ne vous puisse dire en
ce estre négligents ou refusants.
« Chiers et bons amys, Notre-Seigneur soit garde de vous 1.
« Escrit à Molins le neuvième jour de Novembre » (1429).
L’auteur de cette histoire s’est mis à genoux, un jour d’août, en la
seconde année de notre terrible guerre contre l’Allemagne, devant ce
texte conservé pieusement au trésor de la mairie de Riom. Il a pensé
que la vaillante Sainte avait touché ce papier, au moins quand elle y
apposa sa signature tout ensemble ferme et lentement tracée.
Il l’a suppliée de veiller sur les héros de France, ses frères en bra-
voure. Il a cherché aussi dans l’empreinte du cachet de cire rouge « le
reste du cheveu noir » que Quicherat y avait vu 2. La relique n’existe
plus ; le temps ou l’indiscrétion de quelque curieux a détruit le seul
débris peut-être – et si peu considérable fût-il, de quel prix ! – de ce
qui fut le corps sacré de Jeanne.
« Monseigneur de Lebret » écrivit en même temps, pour le même
objet 3.
La ville de Clermont reçut aussi ce double appel. On n’en a pas en-
core retrouvé les textes, mais les livres de comptes ne laissent doute
sur ce point.

1 L’original se garde a la Mairie de Riom.


2 QUICHERAT, V, 147.
3 Lettre du sire d’Albret aux habitants de Riom, Q. V, 148.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 429

« Mémoyre soit, portent-ils, que la pucelle Jehanne et messaige de


Dieu, et messire de Lebret (d’Albret signait de Lebret) envoyèrent à la
ville de Clermont lettres faisant mension que la ville leur voulût aider
de poudre de canon, et de trait, et d’artillerie, pour le siège de la Chari-
té. Et fut ordonné par Messeigneurs les esleus et par les abitants… que
leur fût envoyé par Jehan Merle… premièrement deux quintaux de
saupêtre, un quintal souphre, deux quaisses de traicts, contenant un
milhe : et pour la personne de la dicte Jehanne, une espée, deux da-
gues et une apche (hache) d’armes » 1.
Riom promit « soixante écus d’or » qui furent versés pour être re-
mis à la destinataire, sur l’instance de Pierre de Tholon, chancelier du
Bourbonnais.
IV
Vers ce temps disparut de l’entourage de Jeanne une aventurière
des plus étranges, un instant rapprochée de la Sainte. Elle a pénétré
dans l’histoire sous le nom de Catherine de la Rochelle, parce qu’elle
venait de la ville qui porte ce nom.
Elle était mariée et avait plusieurs enfants 2. Elle affectait les airs
« d’une femme de dévocion » 3, et elle dogmatisait. Elle déclarait voir à
la Consécration « les merveilles du hault secret de Notre-Seigneur » 4,
c’est-à-dire comment s’opère la transsubstantiation. Par respect pour
« le haut secret de Notre-Seigneur », elle ne faisait confidence à per-
sonne de ce qu’elle voyait. Elle travaillait dans la politique Bourgui-
gnonne ; elle eût voulu aller vers le grand Duc et causer paix avec lui.
Elle s’indignait fort, lorsque Jeanne lui répondait qu’avec certaines
gens il n’y a de paix qu’au bout de la lance 5.
Sa mission était de recueillir de l’or pour les caisses vides du roi, et
sa prétention, de découvrir les mauvais Français qui auraient le per-
vers vouloir de lui cacher leurs économies 6. On ne voit pas que la
cueillette de Catherine ait été abondante. Elle contait que chaque nuit
lui apparaissait « une Dame blanche vêtue de drap d’or 7. C’était bien
la moindre des choses pour une collectrice de son genre.
C’est la dame vêtue de drap d’or qui avait ordonné « qu’elle alast
par les bonnes villes, et que le roy lui baillast des héraults et trompet-
tes pour faire crier quiconque aurait or, argent ou trésor mucié (caché)
qu’il apportast tantoust (bien vite) ; et que ceux qui ne le feroient et

1 Le Papier du chien, fol. 41, Q. V, 146.


2 Jeanne, Q. I, 107.
3 Livre des comptes de la Ville de Tours, Q. IV, 473.
4 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 473.
5 Jeanne, Q. I, 108.
6 Ibid., 107.
7 Ibid., 100.
430 LA SAINTE DE LA PATRIE

qui en auraient de mucié, qu’elle les cognaistrait bien ; et scarait trou-


ver les dits trésors ; et que seroit pour payer les gens d’armes de Je-
hanne » 1.
Ainsi à chacune son rôle : Jeanne commanderait ; Catherine de la
Rochelle paierait ; la première général, la seconde payeur.
À Jargeau ou bien à Montfaucon-du-Berry 2, Jeanne voulut en avoir
le cœur net. Elle pria Catherine de lui faire voir la Dame Blanche ; et
puisque celle-ci venait toutes les nuits, il fut convenu que les deux
femmes partageraient la même chambre. Jeanne veilla jusqu’à mi-
nuit ; puis, vaincue par la fatigue de sa journée, elle s’endormit. Au
matin elle demanda si la Dame Blanche était venue.
– Oui, répondit Catherine ; mais vous dormiez si bien que je n’ai pu
vous réveiller.
– Viendra-t-elle la prochaine nuit ? reprit Jeanne.
– N’en doutez point.
La jeune Sainte résolut alors de se reposer pendant le jour, afin de
pouvoir veiller la nuit.
Effectivement elle ne ferma pas les yeux. De temps en temps elle
disait à Catherine :
– Viendra-t-elle point ?
– Oui, tantôt.
Mais la Dame Blanche ne vint pas 3.
Jeanne écrivit au roi ce qui en était : Catherine était une folle.
À la visionnaire elle-même, elle donna l’excellent conseil d’aller
soigner son ménage, son mari et ses petits. Catherine n’en trouva pas
moins un appui dans Frère Richard, qui la dirigeait et voulait qu’on
l’employât. « Tous deux, conclut Jeanne, furent très mécontents de
moi » 4.
Catherine n’aimait pas le froid. Elle voulut détourner Jeanne du
siège de La Charité.
– Moi, je n’y irais pas, disait-elle ; le temps est trop dur 5.
Si elle ne voulut pas aller à La Charité, elle voulut bien aller à Paris,
se faire saisir et interroger par l’official, après que Jeanne eut été cap-
turée à Compiègne 6. Elle ouvrit et vida son sac à rancunes devant le
magistrat d’Église. Elle lui apprit que « Jeanne avait deux conseillers

1 Jeanne, Q. I, 106, 107.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid., 107.
5 Ibid., 108.
6 D’Estivet, Q. I, 295.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 431

qu’elle appelait ses conseillers de la fontaine », qu’elle portait « der-


rière son heaume quelque chose de roux » ; enfin qu’elle échapperait
de prison « avec le secours du dyable, supposé qu’on ne la gardât avec
le plus grand soin » 1.
C’était donner un bon conseil aux Anglais, et rendre un beau ser-
vice à Jeanne !
Celle-ci dut se défendre des propos de Catherine de la Rochelle de-
vant les Juges de Rouen, qui les avaient soigneusement notés.
– Les conseillers de la fontaine, répondit-elle, je ne sais ce qu’on
veut me dire. Je crois bien pourtant y avoir entendu, une fois, sainte
Catherine et sainte Marguerite. Je puis jurer d’ailleurs que j’aimerais
mieux rester en prison jusqu’à ma mort qu’en être tirée par le Diable 2.
L’excellente Rochelaise ne s’en prit pas seulement à la Sainte de la
Patrie. Elle attaqua devant le roi « le bien et l’honneur des gens d’Égli-
se, bourgeois et habitants de la ville de Tours et de la ville d’Angers, à
telles enseignes que ceux-ci crurent devoir envoyer l’Augustin Jehan
Bourget rectifier les allégations calomnieuses de la Dame, devers le roy
notre sire, la royne de Sicille, Monseigneur l’Évêque de Séez et Mon-
seigneur de Trêves, principaux conseillers du roy » 3. La dénonciation
n’eut aucun succès, et le silence se fit sur la dénonciatrice 4.
À bien réfléchir, Catherine de la Rochelle fait assez figure d’agent
marron du Duc de Bourgogne et de La Trémouille. Cette prétendue
inspirée est une première « épreuve » du petit berger du Gévaudan
cher à Mgr Regnault. Sa préoccupation de la paix avec le grand Duc,
son ressentiment contre Jeanne, son souci de trouver de l’argent, la
classent parmi les ouvrières des puissants personnages que nous
connaissons trop. On ne sait quelle fut sa fin. La bulle d’écume dispa-
rut avec le remous qui l’avait soulevée.
V
Cependant la force armée à envoyer contre La Charité se consti-
tuait petit à petit.
Clermont, nous l’avons vu, avait envoyé un peu de poudre et des
traits. Riom allait expédier sa contribution de soixante écus. Orléans,
toujours au premier rang du dévouement à Jeanne, avait recruté qua-
tre-vingt-neuf hommes sous la conduite « du Cappitaine Voiau » 5. La
ville les avait vêtus de huques neuves en drap gros bleu – déjà la cou-

1 D’Estivet, Q. I, 295.
2 Jeanne, Q. I, 296.
3 Registre des Comptes de la ville de Tours, Q. IV, 473.
4 Ibid.
5 Comptes de la ville, Q. V, 268.
432 LA SAINTE DE LA PATRIE

leur horizon ! Une croix en « blanchet » 1 marquait le costume qui


donnait fort bon air « aux compagnons ». Deux joueurs de couleu-
vrine, Fauveau et Gervaise Lefèvre, constituaient l’artillerie du batail-
lon 2. Il y avait aussi « du train » que menait Colin le Godelier, et enfin
un aumônier Franciscain, frère Jacques 3. « L’estendard de la ville »
présidait le petit corps d’armée 4.
Au cours du siège, Bourges, apprenant la détresse des soldats du
roi, vota treize cents écus d’or, « empruntés sur la ferme du treizième
des vins vendus en détail », car « ce serait le plus grand dommage
pour la dicte ville et tout le pays de Berry si le siège était levé pour dé-
fault de paiement de la somme » 5. Cette résolution des habitants de
Bourges est datée du 24 novembre, ce qui signifie que dès lors le siège
était ouvert.
La Charité-sur-Loire, contre laquelle Jeanne allait se heurter, était
une ville très forte et vigoureusement défendue. Ses murailles, qui lon-
geaient la Loire au midi, affectaient la forme d’un quadrilatère à peu
près régulier. Elles étaient renforcées et contrôlées par dix ou douze
tours et par cinq poternes dont la principale commandait le pont.
La Charité s’enorgueillissait de plusieurs beaux édifices, plus parti-
culièrement d’une admirable église bénédictine qui subsiste encore, un
peu injuriée par le temps.
Sa garnison reconnaissait pour chef un certain Perrinet Gressart dit
Grasset.
Perrinet n’était pas le premier venu. D’apprenti maçon d’après les
uns, d’ouvrier boulanger d’après les autres, il était devenu pannetier
du Duc de Berry. De la ville de La Charité, siège de son gouvernement,
il avait fait une espèce d’aire où il commandait en maître, ne recon-
naissant l’autorité de qui que ce soit, et détroussant tout le monde. La
Trémouille en savait quelque chose.
Quatre ans auparavant, comme il passait à portée du bandit, celui-
ci mit la main sur le favori. Tout le monde s’employa pour le faire relâ-
cher. Perrinet n’entendit à rien : ou bien on lui paierait quinze mille
écus d’or, ou bien il garderait La Trémouille. Il fallut s’exécuter. La
Trémouille ne paya point ; c’est justice à lui rendre de le dire ; le pau-
vre homme n’était pas assez riche !… Mais le roi qui était riche, ainsi
que personne n’en ignore, paya pour lui. Il importait fort peu à Perri-
net de quelle caisse sortissent les écus.

1 Drap blanc.
2 Comptes de la ville, Q. V, 219.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Pièce imprimée par Le Thaumassière, Q. V, 350.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 433

Ce routier, brave autant que peu scrupuleux, passait pour un hom-


me de guerre accompli, connaissant miraculeusement toutes les recet-
tes, tous les tours de son métier. Il se doutait bien que La Trémouille,
nullement oublieux de nature, lui ferait un destin digne de son passé,
s’il était réduit à merci. En conséquence il avait pris parti avec lui-
même de subir toutes les extrémités avant de se rendre.
Les choses allèrent mieux qu’il eût pu craindre.
L’armée royale était peu nombreuse, et sa chevalerie clairsemée : on
nomme Louis de Bourbon, Raymond de Montremur, qui fut tué 1, Bous-
sac 2. Les chevaliers aimaient, l’hiver venu, le manoir et le coin du feu.
Les ressources en vivres et en munitions n’étaient pas plus abondantes
que les hommes ; elles ne pouvaient pas ne pas manquer vite. L’artille-
rie mordait mal sur des murs en bon état : enfin le temps était très dur.
Malgré l’inclémence de la saison, malgré ses impuissances éviden-
tes, la poignée d’assiégeants tint pendant trois mois entiers ; mais leur
solde n’étant plus payée parce que Charles n’envoyait rien, soit qu’il
fût sans ressources, soit qu’il se désintéressât de l’opération après
l’avoir désirée 3, les hommes résolurent de s’en retourner chacun chez
soi. Jeanne n’avait aucun moyen de les retenir. « Et quant elle eut été
(sous les murs de La Charité) un espasse de temps, pour ce que le roy
ne fist finance de lui envoyer vivres ni argent pour entretenir sa com-
paignie, lui convint lever son siège et s’en aller à grant déplaisances » 4.
Plusieurs pièces de canon restèrent sur le terrain.
Jeanne connut pour la seconde fois l’amertume d’un recul. À La
Charité comme à Saint-Denys l’indifférence ou l’impuissance royale
avaient produit leur nécessaire effet.
Sa consolation fut de penser qu’elle avait obéi. Lorsqu’elle s’était
engagée en cette mésaventure, son roi l’avait voulu.
La déférence à l’ordre du Souverain, quand il n’est pas contraire
aux dictées de la conscience, est une obligation morale. Elle disait sans
ambages, nous le savons déjà, mais on peut le répéter : « J’allai à La
Charité sur la requête de mon roi ; ce ne fut ni contre, ni par le com-
mandement de mes Voix » 5.
VI
Jeanne avait retrouvé près de La Charité ses chers Orléanais. Elle
résolut de les reconduire jusque chez eux, en suivant les rives de la

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 49.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 31.
3 Jeanne, Q. I, 147.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 31.
5 Jeanne, Q. I, 147.
434 LA SAINTE DE LA PATRIE

Loire ; ce qui était leur meilleur et plus sûr chemin. Le fleuve n’avait
plus l’éclat estival et comme glorieux de mai et de juin derniers ; mais
enfin, c’était lui ; et sur sa large nappe d’eau blonde et paisible il portait
encore tant de souvenirs pour la sainte jeune fille et ses camarades !
La fête de Noël les surprit à Jargeau. Ils ne voulurent point mar-
cher en une si sainte solennité : la charmante petite ville les garda.
De cette halte il se fit bruit à Paris l’année suivante 1. Un Domini-
cain, que Quicherat estime avoir été Maître Jean Graverent lui-même 2,
grand inquisiteur de France, en donna une version et une glose dans
un sermon prononcé le 4 juillet 1431 à Saint-Martin des Champs.
Il raconta que Jeanne avait été communiée ce jour de Noël, aux
trois messes du frère Richard. Trois autres « poures femmes », Cathe-
rine de La Rochelle, Pierronne-la-Bretonne, une dernière qu’il ne nom-
mait pas, l’avaient été deux fois seulement. Ah ! le frère Richard était
un beau directeur, un « beau père » spirituel ! 3.
Très probablement le grand Inquisiteur tenait ces clabaudages de
Catherine de La Rochelle qu’il avait interrogée : nous l’avons vu.
Eût-ce été vrai, que s’en serait-il suivi sinon ceci : que le frère Ri-
chard, communiant les fidèles comme lui-même à chacune de ses trois
messes, avait une pratique qui n’a point prévalu dans l’Église ?
Nous croyons d’ailleurs l’historiette totalement fausse. Supposé
qu’elle eût eu une ombre de vraisemblance, d’Estivet s’en fût armé. Il
en fallait bien moins pour exciter sa fureur. Son réquisitoire ne porte
pas trace de cette accusation.
Pierronne eut une fin qui mérite d’être retenue. Elle donna sa vie
en témoignage à Jeanne.
Saisie dans les environs de Paris 4 avec une compagne, probable-
ment la troisième des « poures femmes », elle comparut devant l’Uni-
versité de Paris, raconte Jean Nider, qui tenait l’aventure de Nicolas
Lami, ambassadeur au Concile de Bâle 5.
Les Juges la retinrent « demy an en prison » 6. Ils la questionnè-
rent sur Jeanne. Elle protesta qu’elle la tenait pour « bonne, que ce
qu’elle faisoit estoit bien fait et selon Dieu ». Elle affirmait encore
« que Nostre-Seigneur lui avoit apparu, long vestu de robe blanche,
avec une huque vermeille ».

1 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 474.


2 QUICHERAT, ibid., 472.
3 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 474.
4 Jean Nider, Q. IV, 504.
5 Ibid.
6 Le Faux Bourgeois, Q. IV, 467.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 435

Elle fut « preschée le dimanche 3 septembre sur le parvis Nostre-


Dame ». Mais elle ne voulut se dédire, ni sur l’apparition de Notre-
Seigneur, ni sur les qualités qu’elle attribuait à la Sainte de la Patrie.
Le premier crime était probablement pardonnable ; le second ne l’était
probablement pas. On se servit du prétexte du premier pour châtier le
second ; et la pauvre Bretonne bretonnante fut condamnée « à estre
arse, et mourut ce dit jour de Dimenche ». Sa compagne fut de meil-
leure composition ; elle dit ce que les Maîtres voulurent : et « elle fut
délivrée sur l’heure » 1.
La haine contre Jeanne a déjà monté bien haut dans ce milieu pari-
sien.
VII
De Jargeau, Jeanne fut appelée à Mehun-sur-Yèvre, pour y être
anoblie. Que voulait positivement le roi par cet acte ? Faire entendre
qu’il la récompensait, jugeant sa carrière finie quoi qu’il en ait auguré
dans les lettres patentes ?… Signifier que malgré son échec sous La
Charité il la tenait en haute estime ?… Lui offrir une consolation des
chagrins qu’il devinait, mais qu’il n’avait pas le pouvoir ou le courage
de lui éviter ?…
On ne sait trop. Charles fut toujours difficile à lire. Il ne livrait son
secret en rien, à peu près. Son geste en tout cas fut aimable, et les let-
tres qui exprimèrent sa royale volonté sont de haute et très chrétienne
allure. Le début notamment n’est ni plus ni moins qu’un sublime acte
de foi, dans lequel Jeanne et sa divine mission resplendissent d’un
éclat que rien ne peut vraiment surpasser :
« Charles, par la grâce de Dieu roi des Français ; et afin que la mé-
moire n’en soit jamais perdue, voulant célébrer les très éclatantes et
très abondantes grâces que la Divine Majesté nous fit par le ministère
de la Pucelle, Jeanne d’Arc de Domrémy, notre chère et bien-aimée…,
et celles plus grandes encore que nous en attendons, nous jugeons
convenable et opportun que Jeanne et sa famille soient élevées et ano-
blies par de dignes marques d’honneur de notre Majesté royale ; ce
que nous voulons, non pas tant encore pour honorer les services de
Jeanne, que pour rendre gloire à Dieu ; car il faut que le souvenir de si
grandes grâces aille se perpétuant à travers les siècles, sans être oublié
jamais » 2.
Voilà qui ne manque pas d’élan. Ne peut-on dire que si Charles ne
tira point, par faiblesse de caractère, toutes les conséquences possibles
de la mission divine de l’Envoyée, au moins personne n’en a mieux
parlé que lui ?

1 Nider, Q. IV, 504 ; le Faux Bourgeois, Q. IV, 467.


2 Charles VII, Q. V, 150.
436 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le roi reprend ensuite l’éloge de celle qui a rendu à sa personne et à


son royaume « les plus louables, les plus beaux, les plus précieux ser-
vices ». Il revient sur l’idée qu’elle en rendra encore. Il en a la certi-
tude… Puis, « par grâce spéciale, de la plénitude de son pouvoir royal,
parfaitement éclairé, en faveur de la Pucelle, en sa considération, il
l’anoblit, la fait noble, il anoblit et fait nobles Jacques d’Arc de Dom-
prémy, Ysabelle son épouse, mère de Jeanne ; Jacquemin et Jean
d’Arc, Pierrelot d’Arc, toute leur parenté et lignage, toute leur descen-
dance masculine et féminine, née ou à naître de légitime mariage ».
Le reste des lettres patentes est consacré à exposer les avantages
que le Roi attache à la collation du titre. Ils sont considérables : exemp-
tion de la taxe d’anoblissement, exemption d’impôts, port du baudrier
quand il plaira aux anoblis, etc. La pièce se termine comme il suit :
« Voulant que ceci ait force perpétuelle, nous avons fait apposer
notre sceau ordinaire, à défaut du grand : notre droit et celui des au-
tres étant sauf pour tout le reste.
« Donné à Mehun-sur-Yèvre, le 29 décembre, l’an du Seigneur
1429, de notre règne le huitième.
« Par le roi, en présence de l’Évêque de Séez, des sires de La Tré-
mouille et de Trêves et d’autres » 1.
La Trémouille, puisqu’il y assista, fit-il, à l’audition de cette pièce,
la grimace d’Aman, quand Assuérus le chargea de mener par la bride
le cheval du vieux Mardochée ?
Les lettres furent entérinées à Bourges le 16 de janvier : on ne sait
si Jeanne assista à l’entérinement.
Elle fut certainement touchée du vouloir aimable de son roi. Ce-
pendant elle ne se targua jamais de cette faveur.
Lorsque quelque héraut d’armes eut composé l’écu des d’Arc, elle
n’en timbra ni sa cuirasse, ni ses huques, ni son étendard, ni son pen-
non. Elle retint les emblèmes que lui avaient donnés ses Voix.
VIII
La fête intime de Mehun-sur-Yèvre passée, le traintrain d’une cour
futile, et terriblement intrigante, reprit.
À une autre que Jeanne la vie du palais aurait pu paraître d’intérêt.
Il y avait assez nombreuse compagnie, Charles ayant toujours mainte-
nu l’étiquette ancienne, malgré la pénurie du trésor. Il se plaisait à
combler les officiers de la Reine et les siens. Ainsi avait-il confirmé,
même au plus profond de sa détresse, leurs exemptions de tailles,

1 Charles VII, Q. V, 150.


LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 437

d’aides, de subventions et exactions, acquits et péages, etc. 1. Les da-


mes d’honneur, conseillers, ministres, grands officiers remuaient beau-
coup, que ce fût ou non comme les malades, qui pour tromper la lon-
gueur de leur inaction, se tournent et se retournent sur le lit où sans
cela ils se courbaturaient. On chevauchait à travers les châteaux de
Touraine, du Poitou, du Berri, de l’Orléanais. On chassait. Un favori
recevait Charles 2, qui s’arrêtait, puis repartait ; on tuait le temps.
D’autre part, une rumeur flatteuse, contre laquelle Jeanne devait
par humilité garder ses oreilles, montait vers elle de plusieurs points
du pays autant et plus que jamais.
Ces inanités ne suffisaient pas à la Sainte ; elle demeurait « mar-
rie ». La gloire même ne la savait contenter.
Vainement, dans les provinces de l’obédience de Charles, les prê-
tres chantaient une oraison dans laquelle elle était célébrée.
« O Dieu, disaient-ils, auteur de la paix, qui sans arc ni flèche brisez
les ennemis de ceux qui mirent leur espoir en vous, secourez-nous.
Nous vous en supplions, Seigneur, prenez notre adversité en compas-
sion. Vous qui avez délivré votre peuple par la main d’une femme, fai-
tes que Charles, notre roi, lève un bras victorieux ; que maintenant il
puisse triompher de nos ennemis qui se confient dans leur multitude
et leurs armes, et qu’enfin il mérite, avec le peuple qui lui est confié, de
parvenir glorieusement jusqu’à vous, qui êtes la voie, la vérité et la vie.
Par Notre-Seigneur Jésus-Christ » 3.
On frappait de petites médailles d’étain à son effigie ; on les portait
au cou comme l’on eût fait de celles d’une sainte ; on montrait en Al-
lemagne « un tableau la représentant en victorieuse », et cette exhibi-
tion était considérée comme une des solennités capables de marquer
et d’honorer le passage de l’empereur Sigismond dans la ville de Ra-
tisbonne 4. Ses ennemis, ce qui est une autre sorte d’hommage, la pour-
suivaient d’une haine implacable. Pancrace Justiniani l’a constaté :
l’Université de Paris lui en veut à mort. Elle est une hérétique, préten-
dent les Maîtres avec lesquels le Vénitien, résidant à Bruges, a causé ;
tous ceux qui ont foi en elle naufragent dans la foi. Elle est une sor-
cière. Et « ils ont envoyé des députés à Rome pour prévenir le Pape 5 à
son sujet. S’ils la prennent, ils ne la lâcheront pas ».
Tant de bruit autour de son nom ne l’agitait pas.
Elle en parlait avec le plus entier détachement.

1 Ordonnances, XIII, 85.


2 Lettre de Jeanne datée du château de Sully, Q. V, 159, 160.
3 Manuscrit de la Bibliothèque nationale, Q. V, 104.
4 Livre de dépenses de Ratisbonne, Q. V, 270.
5 Morosini, publié par AYROLES, III, 601.
438 LA SAINTE DE LA PATRIE

Oui, elle avait bien vu dans les mains d’un Écossais un portrait
d’elle. Elle y était représentée sous les armes, offrant une lettre à son
roi, genou à terre. Personne ne lui en avait montré d’autre 1.
Elle ignorait si ceux de son parti avaient fait « service, messe, orai-
son pour elle… S’ils l’avaient fait, ce n’était pas par son commande-
ment : s’ils avaient prié pour elle, ils n’avaient point faict de mal »,
sans doute.
– « Mais tout cela prouve que vous leur avez mis en tête votre mis-
sion divine.
– Ne seais s’ils le croient et m’en attends à leur couraige : si ne le
croient, suis-je cependant envoiée de Dieu… S’ils le croient, ils n’en
sont point abusés » 2.
Rien ne se peut entendre de plus simple et de plus ferme. C’est bien
l’Est, est ; Non, non du Maître 3. Point de phrases ou longues ou ambi-
tieuses, dans lesquelles perce la superbe.
IX
Si les amusements de la cour et les rumeurs flatteuses venues du
populaire lui allaient peu, les nouvelles militaires et diplomatiques la
troublaient : les premières, parce qu’elles étaient bonnes, lui don-
naient le regret cuisant de n’être plus mêlée à la lutte – et l’on devine
que si elles avaient été mauvaises ce regret eût été plus vif encore – :
les secondes, parce qu’elles continuaient d’être détestables, renouve-
laient ses chagrins de la campagne de Paris.
Dans le Maine, en effet, et en Normandie, où ses compagnons les
plus chers, La Hire, d’Alençon, le maréchal de Boussac, étaient partis,
on se battait fort bien. Laval et Louviers avaient été repris ; bientôt ce
sera Château-Gaillard. Des émeutes donnaient de gros soucis à Bed-
fort. L’archevêque de Rouen, qui avait son tribunal à Déville, avait dû
le transporter dans son manoir archiépiscopal, « parce qu’il y avait
dangier des ennemys et adversaires du roy Henry » 4.
De hardis partisans qui n’avaient jamais voulu prêter le serment de
« ligeance » à l’étranger, s’étaient jetés dans les bois et sur les grandes
routes. N’ayant aucun quartier à attendre, proscrits, mis à prix à rai-
son de six livres par tête, liés par le serment « de grever les Anglais de
tout leur pouvoir », ils ne connaissaient d’autre moyen d’existence que
les embuscades et les coups de main où l’on risque le tout pour le tout.
Ils avaient avec eux le petit clergé et les paysans 5.

1 Jeanne, Q. I, 100.
2 Ibid., 101.
3 « Oui, oui ; non, non ». Matth. V, 37.
4 Jehan Wasselin, Journal des États, 529.
5 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 32.
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 439

Morosini donne à croire des faits plus considérables encore : une


conjuration avait été formée à Rouen, par entente avec d’Alençon : si
elle eût réussi, on se rendait maître de la ville, de Bedfort, de tous les
Anglais 1.
À Paris, cependant, le mécontentement devenait général. Le plus
Bourguignon des Bourguignons, le faux Bourgeois, grondait. Philippe
en effet, le fameux gouverneur octobriste 2, l’homme fort sous la ban-
nière duquel on s’était si allègrement réfugié, parce qu’il était, croyait-
on, l’ordre, avait retiré ses six mille Picards, « lesquels, quoique très
larrons », réprimaient tout de même les soulèvements révolutionnai-
res. Philippe avait tenu à les avoir sous la main pour escorter sa nou-
velle jeune femme, attendue au premier jour dans le port de l’Écluse.
Mais « le Bourgeois » s’inquiétait fort peu d’Isabelle de Portugal et de
sa solennelle entrée. Sa fureur se concentrait en mots d’amertume qui
ont un air de mots de repentir. « Véez, s’écriait-il, véez tout le bien que
Philippe fist pour la ville ! ».
Le mécontentement et la déception sont donc partout ; et il y aurait
quelque chose à faire partout. Mais l’on muse misérablement !
On faisait pis que de muser : on recommençait à traiter avec Philip-
pe. Le 18 décembre on envoyait Gaucourt à Bruges 3. Il y resta jusqu’aux
premiers jours de janvier, arrangeant avec Philippe une prolongation
des trêves jusqu’en mars. Cette nouvelle soulève une multitude de com-
mentaires. Est-ce que la paix va définitivement se signer entre Bourgo-
gne et France ? Est-ce que, tout bonnement, Philippe ne voudrait pas se
donner le loisir de goûter sa lune de miel avec sa jeune femme ? Justi-
niani, dans sa lettre à Morosini du 4 janvier, ne sait trop que décider 4.
En tout cas, quand renouait-on ainsi ? Au moment précis où Phi-
lippe se faisait représenter par le plus déterminé de nos ennemis, Hu-
gues de Lannoy, près du grand conseil d’Angleterre. Or nous connais-
sons les propositions que le négociateur portait outre-Manche : la
principale était de faire le suprême effort, Anglais, Bourguignons et
Bretons, contre celui qu’il s’obstinait à nommer « le Dauphin ». Hu-
gues se faisait fort de décider Richemont si on pouvait fournir à celui-
ci mille combattants. Il serait possible alors d’acculer « le Dauphin »
battu sur tous les fronts, jusqu’en Languedoc au moins 5.
Et le roi revenait, revenait sans cesse, toujours, sans dégoût, à vou-
loir traiter avec le maître de cet Hugues de Lannoy, oublieux des avan-

1 Morosini, publié par AYROLES, III, 601.


2 On se souvient que les lettres du roi Henri VI, qui déclaraient Philippe le Bon gouverneur de
Paris, étaient datées du 15 octobre.
3 Archives du Nord. B. 1483.
4 Chronique de Morosini ; Lettre de Justiniani, 4 janvier 1430.
5 RYMER, IV, part. 4. 152
440 LA SAINTE DE LA PATRIE

tages que lui donnait la guerre, où, en dépit de l’échec de La Charité, il


continuait de passer pour avoir de la fortune ; oublieux du mouvement
qui, dans la Normandie, l’Île-de-France, et jusqu’en Picardie, s’épa-
nouissait en un renouveau d’esprit royaliste ; sans un regard, qu’on vît,
pour cette colère, qui grossissait comme une marée d’équinoxe soule-
vée par le vent, contre les insulaires et leur allié ! Cela était inconceva-
ble ; cela déchirait toutes les fibres du cœur de Jeanne, son cœur de
guerrière, son cœur d’envoyée de Dieu.
Trop idéalement détachée pour trouver un soutien dans la cons-
cience égoïste de sa propre excellence et du sentiment qu’on en avait
autour d’elle, à l’exemple du Maître, elle cherchait quelque réconfort
dans l’amitié. C’est pour cela qu’elle s’était rapprochée d’Orléans jus-
qu’à Jargeau.
Nous ne doutons point qu’elle ait passé par la chère ville lorsqu’elle
fut rappelée subitement de Jargeau à Mehun-sur-Yèvre. Le chemin le
plus direct pour s’y rendre se jalonnait Jargeau, Orléans, Vierzon,
Mehun.
Quoi qu’il en soit, qu’elle ait suivi ou non cette voie vers Noël, il est
certain que Jacques Boucher et sa fille, les échevins, tous les bons amis
du temps pleinement heureux, la reçurent le 19 janvier 1430.
Elle fut conviée à dîner avec « Jehan de Velly, Messire Jean Raba-
teau le maître de l’hôtel de la Rose à Poitiers, et Monseigneur de Mor-
temar » 1. L’échevinage voulut traiter dignement ses hôtes, si l’on s’en
rapporte à un menu de cuisine, élevé jusqu’à la dignité de document
historique, parce que le nom de Jeanne y est cité.
Cette apparition au pays des Tourelles passa vite. Il fallut retourner
là où était fixée la chaîne.
À l’inspection des documents, on reconnaît que Jeanne ne trouva
rien à faire pendant la fin de janvier et tout février.
Une lettre de recommandation en faveur d’Héliotte Polnoir, fille du
peintre tourangeau à qui elle avait commandé son étendard et sa ban-
nière des prêtres – Héliotte était sur le point de se marier ; elle n’était
pas riche ; Jeanne voulait intéresser au sort de son amie l’échevinage
de Tours – ; peut-être la location au chapitre 2 – il nous semble vrai-
semblable qu’elle est d’alors – d’une maison située rue Bourgogne,
non loin de la chapelle Saint-Maclou, location conclue entre les par-
ties, comme toutes celles du même genre, pour cinquante-neuf ans ;
voilà tout ce qu’on peut glaner en six semaines de la vie publique de

1 QUICHERAT, V, 270.
2 Sur la location de la maison au Chapitre, nous avons cru pouvoir adopter l’opinion de M. Doi-
nel. Il est bon de noter cependant qu’un paléographe distingué, M. Jarry, a soutenu que la lecture de
M. Doinel avait été fautive. (Eug. Jarry, Ann. de la S. Arch. de l’Orléanais, 1908, XV).
LA CAMPAGNE DE LA HAUTE-LOIRE 441

Jeanne : six semaines ! un peu plus de sa douzième partie, que les tâ-
tonnements du roi et l’hostilité des favoris frappèrent d’une déplorable
infécondité : c’est le néant, avec un rêve… Le néant, quant au service
du pays. Un rêve, quant à l’avenir : Jeanne s’établirait dans la ville dé-
livrée ; la ville de sa jeune fortune, de ses exploits, de ses prières, de
ses actions de grâces, de ses confortantes apparitions. Orléans ! Or-
léans deviendrait sa seconde patrie. Cinquante-neuf ans : une location
de cinquante-neuf ans !… Elle y vivrait ; elle y mourrait !
Dieu ne veut pas, Dieu ne peut pas vouloir cette chose.
Non, Jeanne ! Dans deux mois et vingt-trois jours ce sera Compiè-
gne !… Et puis, le reste !
Chapitre XXIII
Les derniers jours dans l’Orléanais ;
retour a l’Île-de-France
(1430)

Du commencement de mars à la troisième semaine d’avril

Jeanne se retrouve à Sully. – Lettre aux Hussites. – Ce qu’il faut penser de son au-
thenticité. – Relations entre la France et l’Autriche : deux missions. – Cause de la
mission française. – Don de la Champagne et de la Brie à Philippe, par Henri VI. –
Émoi des Rémois : première lettre de Jeanne ; seconde lettre de Jeanne. – Mots mys-
térieux éclaircis : le complot des Carmes de Melun. – Jeanne sort de Sully, peut-être
pour l’appuyer. – Course sur Melun et Lagny. – Le miracle de la résurrection d’un en-
fant à Lagny. – Combat avec Franquet d’Arras. – Défense et prise de Franquet. – Son
jugement et son exécution. – Les secondes Pâques de la vie publique de Jeanne. –
Jeanne sur les murs de Melun. – La visite des Voix. – Elles lui annoncent qu’elle sera
prise par les Anglais. – Dureté et onction de l’oracle. – Fiat voluntas tua.

I
Mars commençant, Jeanne se retrouvait à Sully dont elle n’avait
revu ni les tours hautaines ni la blonde Loire, depuis juin de l’année
précédente. Le hasard de sa vie vagabonde et son goût pour La Tré-
mouille y avaient ramené Charles. C’est là qu’il avait convoqué les
États généraux de Languedoc, lesquels s’y tinrent dans les premiers
jours du mois 1.
La présence de la Sainte de la Patrie nous est signalée par un do-
cument connu sous le nom de Lettre aux Hussites, qui porte en sus-
cription : donné à Sully le 3 mars 2.
Nous avons dit ailleurs 3, et assez au long pour n’être pas contraint
d’y revenir, ce qu’étaient les Hussites : une horde de Huns revenus sur
terre, incendiaires de moutiers et d’églises, égorgeurs de religieux et de
prêtres, de mœurs enfin si effroyablement crapuleuses que l’imagina-
tion se refuse à le concevoir.
Jeanne leur aurait adressé la lettre qui suit :

1 D. VAISSETTE, IV, 475.


2 La lettre aux Hussites publiée par QUICHERAT et venant d’un texte allemand retrouvé par Hor-
mayr, porte le 3 mars. La même venant du latin, retrouvée par Hormayr encore, et traduite par
AYROLES, porte le 23 mars. Q. V, 156 ; AYROLES, V, 89.
3 Chapitre XVI, p. 306.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 443

« Moi, Jeanne la Pucelle, j’ai déjà depuis longtemps appris, par une
bruyante renommée, que de vrais chrétiens vous étiez devenus héréti-
ques et semblables aux Sarrasins. Vous avez supprimé parmi vous la
vraie religion et son culte ; vous l’avez remplacée par une ignomi-
nieuse et criminelle superstition que vous vous appliquez à défendre et
à propager. Pas de turpitude, pas de cruauté que vous n’osiez attenter ;
vous ruinez les sacrements de l’Église, vous déchirez les articles de foi,
vous détruisez les temples, vous brisez, vous brûlez les statues desti-
nées à nous rappeler les saints, vous massacrez les chrétiens pour les
forcer d’embrasser votre foi. Quelle est votre fureur ? Quelle folie,
quelle rage s’est emparée de vous ? La religion implantée dans le
monde par le Dieu Tout-Puissant, par son Fils, par son Saint-Esprit,
vous vous en faites les persécuteurs, et vous rêvez de la renverser, de
l’anéantir ! Vous êtes aveugles, et non pas d’un aveuglement qui vous
enlèverait seulement la vue et les yeux du corps. Croyez-vous que tout
cela restera impuni ? Ne savez-vous pas que Dieu permet vos criminels
attentats, permet que vous marchiez dans les ténèbres de l’erreur,
pour que la mesure de vos scélératesses sacrilèges soit la mesure de
vos châtiments et de vos supplices ?
« Pour moi, je l’avoue en toute vérité, si je n’étais pas occupée à
combattre les Anglais, il y a longtemps que je vous aurais visités ; et si
je n’apprends pas que vous vous êtes amendés, il peut se faire que je
laisse les Anglais pour me tourner contre vous, bien résolue, si je ne le
puis pas autrement, d’exterminer par le fer votre vaine et obscène su-
perstition, à vous enlever l’hérésie ou la vie. Si vous voulez revenir à la
foi catholique, marcher aux clartés de l’antique lumière, envoyez-moi
vos ambassadeurs, je leur dirai ce que vous avez à faire. Si vous vous y
refusez, si vous regimbez contre l’aiguillon, souvenez-vous des des-
tructions, des forfaits dont vous vous êtes rendus coupables ; attendez-
moi, avec d’immenses forces humaines et divines, pour vous faire su-
bir le sort que vous avez fait subir aux autres.
« Donné à Sully le 3 mars.
« Aux Bohémiens hérétiques.
« Pasquerel ».
Cette pièce est-elle authentique, c’est-à-dire Jeanne l’a-t-elle vrai-
ment dictée ?
Sûrement il courut en Allemagne une lettre adressée aux Hussites
et à elle attribuée ; Nider en a parlé 1. Mais de fait correspondit-elle
avec les bandits ? Si oui, est-ce la lettre ci-dessus qu’elle leur adressa ?
Quelques-uns l’ont cru ; d’autres l’ont nié.

1 Nider, Q. IV, 503.


444 LA SAINTE DE LA PATRIE

Bornons-nous à remarquer combien cette dépêche est dissemblable


de style, de manière, de fond même, des autres dépêches parfaitement
authentiques de Jeanne. Dans celles-ci on constate je ne sais quoi
d’ailé, de spontané, de libre, d’entrain, des mots qui font sentir, parfois
très expressément « l’envoyée de Dieu, le message de Dieu ». Nulle dis-
cussion d’école ; nul débat de doctrine ; de l’éloquence – Jeanne fut
éloquente – mais pas de recherche ; pas d’effet. D’ailleurs elle signe.
Elle sait au moins peindre sa signature ; elle la peint. Elle dicte, ou l’on
rédige sous ses yeux, dans une langue qu’elle comprend. Tous ces élé-
ments font défaut dans le document dont nous traitons. Il vise au dog-
matisme. Il n’est pas signé de Jeanne. Il fut écrit en un latin habile, où
l’on constate des souvenirs d’humaniste. Certaines menaces, telles que
celle de se détourner des Anglais pour s’aller jeter sur les Hussites, sem-
blent bien étrangères aux dispositions de Jeanne. Il n’y a pas jusqu’à la
signature de Pasquerel au bas d’un document commençant par ces
mots : Moi Jehanne la Pucelle, qui n’étonne. En tout cas, celui qui tint
la plume rendit un hommage à Jeanne, puisqu’il imagina que son in-
fluence pouvait s’exercer jusque sur les lointains et débridés sectaires.
Le plus probable nous paraît être ceci : Jeanne, à qui l’on aura re-
présenté le bien qui pouvait sortir de la missive, certaine en tout cas
qu’il n’en pouvait advenir aucun mal, n’aura point fait opposition à ce
qu’il y fût fait usage de son nom. Elle s’en sera remise à un clerc de sa
suite pour la rédaction, sans toutefois avoir consenti à la souscrire.
On sait d’ailleurs qu’il existait des relations fréquentes et suivies
entre la France et l’Allemagne. On rêvait alors, outre-Rhin et chez
nous, d’un mariage de Radegonde de France avec le fils aîné du Duc
d’Autriche. Deux ans auparavant, on avait vu, à Orléans, en compagnie
de Dunois, les ambassadeurs de l’empereur Sigismond 1. Trois semai-
nes après la lettre aux Hussites, Simon Charles, avec lequel nous fîmes
connaissance en sa qualité de témoin des événements de Chinon et de
la journée des Tourelles, partait, afin d’exciter Louis de Bavière, Albert
et Frédéric d’Autriche, l’empereur Sigismond et les grosses villes alle-
mandes de Berne, de Zurich, de Strasbourg, de Bâle, contre Philippe 2.
Philippe n’avait-il pas mis la main sur le Brabant, marquisat d’empire,
sans même crier gare à qui que ce soit ? Sa force n’était-elle pas un
danger pour tous les confédérés rhénans ? Charles semble avoir enfin
un doute sur les visées de Philippe. En tout cas, il agit comme ayant un
doute. Puisque le Bourguignon maintient son attitude plus qu’équivo-
que à l’égard de la France, le roi essaie de se trouver des amis hors de
France et d’y susciter des ennemis au beau Cousin. Les pouvoirs de

1 Registre des comptes de la ville.


2 D’Herbomet, cité par de Beaucourt.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 445

Simon Charles furent signés le 4 avril 1430 1 : date à retenir ; c’est, de-
puis bien longtemps, le premier rayon de lumière que nous voyons fil-
trer dans le cabinet où la cour de France traite ses affaires étrangères.
Les conseillers royaux vont-ils comprendre enfin et le péril qui naît de
la politique du grand Duc et les devoirs qui en découlent ? Le choix
d’un ami de Jeanne – car Simon Charles était cela – pour négocier
contre Philippe le Bon n’est pas non plus complètement sans intérêt.
L’idée de la mission autrichienne, si elle vint, comme il est plus que
probable, à la connaissance de la libératrice, dut lui être de quelque
consolation.
II
Nous pensons que ce qui mit la cour et son roi sur ce chemin de
Damas, ce fut une libéralité assez singulière d’Henri VI d’Angleterre au
Bourguignon. Il lui donna, dans la première huitaine de mars, la Cham-
pagne et la Brie. Bien entendu, le petit roi de neuf ans, émancipé et
couronné à Londres depuis décembre dernier, n’était maître ni de la
Champagne ni de la Brie. N’importe ; on connaissait assez Philippe
pour ne pas ignorer qu’il était fort capable de faire, un jour ou l’autre,
valoir comme un droit cette collation, de mince conséquence pour le
moment. En tout cas, l’acte prouvait que les pratiques entre Bruges et
Londres n’avaient pas été interrompues par l’ambassade de Gaucourt,
le dernier envoyé de Charles.
Nous venons d’écrire que le don de la Champagne et de la Brie à
Philippe n’importait que peu, dans les conjonctures où il se produisit.
Cela est vrai. Cependant il eut ce résultat d’alarmer vivement les bour-
geois de Reims.
Après la solennelle célébration de ses noces où il déployait présen-
tement toute son ardeur, tout son faste, tout son temps, toutes ses
complaisances de mari déjà mûr, avec tout son génie de metteur en
scène, de créateur d’ordre militaire, d’amateur et d’organisateur de
tournois, le donataire de la Champagne n’allait-il pas apparaître à la
tête de ses Picards et de ses Brabançons ? Un peu épouvantés de cette
possibilité, les Rémois écrivirent à Jeanne afin de la mettre au cou-
rant. Jeanne était le refuge universel.
Elle leur répondit par une lettre charmante de cordialité, d’allant
militaire, de belle humeur.
« Très chiers et bien amés et bien désirés : Moy, Jehanne la Pu-
celle, ay reçu votre lettre faisant mancion que vous doptés (doutez)
avoir siège ; veilhez scavoir que vous n’arez point, si je puis les ren-
contrer. Si ainsi fût que je ne les rencontrasse, fermés vos portes. Car

1 Ils furent signés à Jargeau. D’Herbomet, Revue des Questions historiques, avril 1882.
446 LA SAINTE DE LA PATRIE

je serai bien brief vers vous. Et si eux y sont, je leur ferey chausser
leurs espérons si à aste qu’ils ne sauront par où les prendre, et leur es-
sil (destruction) est si brief que ce sera bientost. Autre chose je ne vous
escrit pour le présent ; mais que vous soyez toujours bons et loyals.
« Je pry Dieu que vous y eût en sa guarde.
« Escrit à Sully le XVIe jour de mars.
« Je vous manderais encore auqunes nouvelles de quoy vous sériés
bien joyeux ; mais je doubte que les lettres ne fussent prises en chemin
et que l’on ne vît les dites nouvelles.
« Jehanne.
« À mes très chiers et bons aimés gens d’Église, bourgeois, et aul-
tres habitans de la ville de Raims » 1.
À peine sortis de la première perplexité, les bourgeois tombèrent
dans une seconde.
Ils avaient appris, on ne sait par qui, ni comme, que le roi était très
mécontent d’eux. Un certain Jean Labbé avait prévenu le souverain
que plusieurs se disposaient à baisser les ponts-levis devant le grand
Duc 2 ; il avait même précisé que ce serait pour la prochaine Saint-
Sacrement.
Nouvelle requête à Jeanne ; ils lui confient derechef leur cause. Elle
n’eut probablement pas de peine à rétablir les faits, et dès le 28 elle
leur adressait cette seconde dépêche :
« À mes chiers et bons amis les gens d’Église, eschevins, bourgeois
et habitants, maistres de la bonne ville de Reyms.
« Très chiers et bons amis, plaise vous savoir que je ay reçu vos let-
tres, lesquelles font mantion, comment on a rapporté au roy, que de-
dans la bonne cité de Rayms il y avait moult de mauvais. C’est bien
vray qu’on lui a rapporté qu’il y en avait beaucoup, lesquels devaient
traïr la ville et mestre les Bourguignons dedans. Et depuis, le roy a
bien seu le contrayre parce que vous lui en avez envoyé la certaineté ;
dont il est très content de vous ; et croiez que vous êtes bien en sa
grâce ; et si vous aviez à besoigner, il vous secourerait. Cognoit bien
que vous avez moult à souffrir pour la dureté que vous font ces traités
Bourguignons adversaires. On vous en délivrera au plaisir de Dieu
bien brief, c’est assavoir le plus tôt que fare se pourra.
« Je vous prie et requier, très chiers amis, que vous guardiez bien
ladite bonne cité pour le roy et que vous fassiez très bon guet. Vous en-
tendrez bientôt de mes bonnes nouvelles à plus plain. Autre chose pré-

1 Jeanne, Q. V, 160.
2 Rogier, Q. IV, 299.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 447

sentement ne vous rescry, fors que toute la Bretagne est française, et


doibt le Duc assurer au roy III mille combattans paies, pour II mois. À
Dieu vous commant qui soit guarde de vous.
« Escript à Sully le XXVIIIe de Mars » 1.
III
Le lecteur aura pu remarquer dans la première lettre aux Rémois
un passage assez mystérieux : « Je vous manderais encore auqunes
bonnes nouvelles de quoy vous seriés bien joyeux, mais je doubte (je
crains) que les lettres ne fussent prises ».
Que signifiait cette énigme ? Nous allons esquisser une supposition
liée à l’histoire de Jeanne.
L’hiver avait été très rude à Paris. Rien plus n’y entrait, note le
Bourgeois, ni vin, ni viande, ni marée, ni légumes. Le peu qui pénétrait
avait dû payer à deux ou trois tourniquets, avant d’arriver à terme.
Tout aux halles devenait inabordable pour les pauvres gens. La famine
fut toujours mauvaise conseillère. Elle ouvrit de cette fois encore une
période d’émeutes et de pilleries. Le guet, quoique peu nombreux – et
peut-être parce que peu nombreux –, se montra de main très lourde.
Ainsi prit-il d’un seul coup de filet quatre-vingt-dix-huit misérables. Il
en pendit une douzaine le 2 janvier.
Une semaine plus tard, il amena la seconde charretée. On ne pendit
pas de cette fois : on abattit des têtes : dix tombèrent à la file. On ima-
gine la mare de sang et l’horreur. Le bourreau se disposait à poursui-
vre son horrible besogne, quand il se produisit une espèce de coup de
théâtre. C’était le tour d’un jeune homme très beau, d’une vingtaine
d’années. Il avait déjà le bandeau sur les yeux ; il était dévêtu des
épaules. Une vendeuse aux halles, prise de pitié, s’avança hardiment,
déclara qu’il y en avait assez comme cela ; qu’on avait assez pendu, as-
sez tué ; s’indigna, émut les spectateurs, bref, fit tant et si bien que son
protégé fut reconduit au Châtelet. Ensuite, conte toujours le Bour-
geois, ils se marièrent 2.
La tragédie finit en idylle ; mais tragédie il y avait eu.
Il est facile de supposer ce que ces disettes et ces massacres, même
par autorité de justice, amassaient de colères.
Le mécontentement du populaire engendrait par réaction les sévé-
rités du pouvoir ; il suffisait d’une plainte pour être mis en prison 3.
Des Carmes de Melun, très fidèles à Charles, résolurent d’utiliser la
crise et d’organiser une conjuration contre les Anglo-Bourguignons.

1 Jeanne, Q. V, 161.
2 Le Faux Bourgeois, publication d’AYROLES, III, 524.
3 STEVENSON, Letters and papers, publication d’A YROLES, III, 553.
448 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ils commencèrent par se munir de lettres d’abolition, c’est-à-dire


d’amnistie générale de la part du Roi. S’ils désiraient que Paris rentrât
dans les devoirs, ils ne voulaient pas que les Parisiens en pâtissent.
Puis ils dressèrent leur plan.
D’abord, ils se déguisèrent, comme il sied à tout conspirateur
même de comédie. Ils déposèrent leur costume de Carmes et s’habillè-
rent en vignerons, en cultivateurs. Les paysans n’étaient pas mal vus
dans une ville affamée ; aussi bien ayant affaire partout pour offrir et
vendre leurs denrées, leur était-il plus aisé qu’à d’autres de conquérir
des affidés. Cette partie du programme s’exécuta de point en point.
Les Carmes allèrent et vinrent facilement sous leurs blouses ; ils réus-
sirent en peu de temps à grouper un bon nombre de conjurés, ou-
vriers, bourgeois, marchands. Naturellement, ils entrèrent en commu-
nication avec Charles. Il était en effet indispensable que celui-ci se mît
d’accord avec eux, puisqu’à lui et à ses troupes appartiendrait l’exécu-
tion du suprême coup.
On décida que la révolution serait pour le dimanche de Pâques
fleuries (les Rameaux).
Le rendez-vous fut fixé à la porte Baudet. On commencerait par
publier à son de trompe les lettres d’abolition. Des soldats attablés à
l’hôtel de l’Ours, tenu par un ami qu’on appelait « le Seigneur de
l’Ours », sortiraient au premier tumulte. On se précipiterait à travers
la ville en criant : la Paix ! On pousserait en torrent jusqu’à la porte
Saint-Antoine, qu’on ouvrirait aux gens de Charles apostés pour en-
trer. Paris se soumettrait et acclamerait son roi !
Le projet échoua. Le prieur des Carmes, Pierre d’Allée, fut soumis à
la torture. On lui arracha le nom de plusieurs conjurés, qui furent sai-
sis à leur tour et exécutés 1.
De cette fois, il y eut d’autres pendus et décapités que de minables
petites gens. Pierre Morant, procureur au Châtelet de Paris, Jean de la
Chapelle, membre de la Cour des Comptes, Regnaud Chavin, l’orfèvre
Guillaume Leloir, en furent. Il y eut aussi Jacquet Guillaume, Seigneur
ou patron de l’Ours 2. Jeanne s’intéressa spécialement à cet aubergiste.
Elle eût voulu l’échanger contre Franquet d’Arras.
C’est très probablement à ce complot, sur lequel elle aurait assez
compté, que la Libératrice faisait allusion dans sa lettre du 16 aux Ré-
mois. Peut-être même ne quitta-t-elle Sully et ne gagna-t-elle Melun,
une quinzaine après l’envoi de son message, que pour se rapprocher
des Carmes et suivre de près les événements. Il faudrait alors admettre

1 STEVENSON, Letters and papers, publication d’AYROLES, III, 514-525.


2 Ibid., 525.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 449

que Perceval de Cagny ne savait pas tout quand il écrivait : « Le roi es-
tant en la ville de Sulli sur Loire, la Pucelle, qui avait veu la manière
que le roy et son conseil tenaient pour le recouvrement de son royaul-
me, et estant très malcontente de ce, trouva manière de soy départir
d’avecques eux. Elle fist semblant de s’en aller en aucun esbat et s’en
ala en la ville de Laingni-sur-Marne » 1.
Il n’est pas douteux que Jeanne désapprouvât les tractations avec
Philippe. Cependant, en ce qui concerne la cause de son départ, nous
sommes assez porté à croire que l’on fit courir le bruit relaté par Per-
ceval, justement afin de dissimuler le véritable motif…
IV
Quoi qu’il en soit, voici une fois encore Jeanne « aux champs ».
Elle tire droit au nord sur Lagny 2, par Melun où elle passe la Seine.
Melun et Lagny, c’étaient l’Île-de-France ; l’Île-de-France, c’était Paris.
Paris l’attirait invinciblement, parce que sans Paris, Charles n’avait
pas, ne pouvait avoir la France. Les révélations de ses Voix dans sa
prison lui apprendront bientôt la date approchée de la reddition de la
grande ville. Présentement elle l’ignore, et elle rêve de déclencher
l’événement. Puis, elle ne respirait pas à Sully, derrière des murailles
épaisses de trois mètres et demi, dans le voisinage de La Trémouille.
Vive la grande route, et ses chances de rencontrer l’ennemi ! Elle re-
prend la grande route, à la tête d’une petite troupe où se trouvaient
certainement son frère et Jean Pasquerel 3. Elle recouvre son allant si-
non sa joie.
Lagny, terme de l’étape, s’était mis sous l’obéissance de Charles, le
dernier 29 août, par les soins de son abbé et ceux d’Arthur de Saint-
Marry. Ambroise de Loré en avait pris possession au nom du Roi : de-
puis on y faisait très bonne guerre aux Anglais 4, sous les ordres de
Jean de Foucault, et de Kennedy que nous appelions Canède.
Melun était redevenu Français après Lagny, au cours de l’hiver, à
une date qui ne se peut tout à fait préciser. Les Bourgeois, profitant de
ce que les soldats de la garnison étaient partis pour Yèvre en Gâtinais,
afin d’y faire, si l’occasion s’en présentait, une razzia de bétail, leur fer-
mèrent les portes, après avoir appelé le commandeur de Giresmes – ce-
lui de l’assaut des Tourelles – et Messire Henri de Chailly à leur aide.
Les deux capitaines accoururent de Pont-de-Seine : emportèrent le châ-
teau qui n’était plus tenu que par une dizaine d’hommes ; et repoussè-
rent Dreux d’Humières quand il revint du Gâtinais avec ses pillards.

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 32.


2 Jean Chartier, Q. IV, 91.
3 Jean Chartier, publication d’AYROLES, III, 164.
4 Ibid.
450 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne ne pouvait douter qu’elle serait bien accueillie par les deux
villes. Il semble qu’elle ait couru de Sully à Lagny sans s’arrêter. Si des
mouvements se produisaient à Paris, si les Carmes réussissaient, mieux
valait être tout près.
Lagny rappelle dans l’histoire de Jeanne l’un de ces coups de lu-
mière qu’on rencontre seulement, et à longs intervalles, dans la vie des
grands saints : la résurrection d’un mort.
Les Juges de Rouen n’ignoraient pas le fait. Ils essayèrent, à son su-
jet, de surprendre la Libératrice en délit de superbe.
À brûle-pourpoint, le 3 mars 1431, ils lui firent cette question :
– Quel âge avait l’enfant que vous allâtes visiter à Lagny ?
– Trois jours, répondit-elle sans l’ombre d’hésitation. Il fut porté à
Notre-Dame. Il me fut dit que les jeunes filles de la ville estaient elles-
mêmes à prier Dieu et Notre-Dame qu’ils lui voulussent donner la vie.
On me demanda de me joindre à elles. J’y allai et priai avec les autres,
et finalement il apparut vie en lui. Il bâilla trois fois, fut baptisé, et
bientôt il mourut. Il fut enterré en terre sainte. Il y avait trois jours
qu’en cet enfant il n’était apparu vie, disait-on. Il était noir comme ma
cotte. Quand il eut bâillé, la couleur commença de lui revenir. J’étais à
genoux avec les jeunes filles devant Notre-Dame à faire ma prière.
– Ne fut-il point dit par la ville que ç’avait été vous qui aviez fait
faire le miracle ; qu’il s’était fait à votre prière ?
– Je ne m’en enquerroy (m’en enquis) point 1.
Mot de profonde et simple humilité. On ne voit pas que les juges
aient insisté.
Il nous souvient qu’au cours du procès canonique sur les vertus et
les miracles de la Bienheureuse, nous eûmes l’honneur d’interroger le
vénérable et illustre M. Wallon. Nous lui demandâmes en particulier
s’il croyait que Jeanne eût ressuscité l’enfant mort de Lagny.
– C’est un événement certain, nous répondit-il vivement. Les enne-
mis de Jeanne l’ont constaté, et, en le constatant, l’ont mis au-dessus
de toute discussion.
Unique destinée que celle de cette enfant !
En ce même temps Colette de Corbie s’illustrait par des prodiges
analogues 2 ; mais une heure avant qu’ils se produisissent à sa prière,
elle était enclose par les grilles de son cloître. Une heure plus tard, elle
s’agenouillait de nouveau sous ses impénétrables voiles. La Sainte de
la Patrie n’est pas une moniale, n’en mène pas la vie. Elle revient de la
cour : descend de cheval : elle va y remonter au sortir de l’église. De-

1 Jeanne, Q. I, 105, 106.


2 Sainte Colette, par l’abbé Bizouard.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 451

main, elle enfoncera un carré d’Anglo-Bourguignons. Cependant, elle


est une sainte puisqu’elle fait des œuvres de sainte, avec la puissance
et l’humilité des saintes. Mais sûrement aussi, elle est une sainte tail-
lée sur un certain patron que Dieu seul conçut, et duquel, depuis, il ne
lui a pas plu de donner une seconde copie.
V
Peu après, en effet, la résurrection de Lagny, elle fut mêlée à une
bataille qui dut être sensible au parti Bourguignon, si l’on considère
l’amertume avec laquelle ils en ont écrit 1.
Par une opposition assez naturelle, les écrivains français l’ont rela-
tée avec enthousiasme ; elle a même trouvé place dans la chronique
rimée de Martial d’Auvergne.
Cet an, du pays de Berry
Si se départit la Pucelle ;
Pour venir secourir Lagny,
Et d’autres gens avecque elle.
Lors était bruyt que les Anglois
Le voulaient venir assiéger ;
Et l’eussent fait si les François
Ne les eussent fait délogier.
Si vint après à cognoissance
Que quelques trois cents combattants
Estaient en France
Le pays pillans et gastans.
Adonc, Elle, Loré, Foucault
Et un autre nommé Parrecte 2
Les cherchèrent par bas et par haut
Pour parler bien à leur barrecte.
Si advint qu’ils se rencontrèrent ;
Et que les Français desconfirent
Les Anglais ; dont plusieurs ils tuèrent,
Et les autres si s’enfuyèrent.
Pour avoir été mis en vers, le fait n’en est pas moins vrai de point
en point.
L’on avait appris à Lagny qu’une bande de partisans, sous les or-
dres d’un terrible chef nommé Franquet d’Arras, était venue battre
l’estrade dans les environs. Jeanne résolut d’en purger le pays. Elle se
mit avec Loré, Foucault et Barretta 3, que Martial a appelé Parrecte, à
la recherche du capitaine. Elle le rencontra entre Lagny et Senlis.
Franquet essaya de se dérober. Mais acculé, il fit tête bravement et
habilement. Il s’adossa à une haie avec ses trois ou quatre cents hom-

1 Monstrelet, Georges Chastellain.


2 Parrecte est le nom défiguré et francisé de Barreta, un Italien qui avait une compagnie.
3 Martial d’Auvergne, Q. V, 72.
452 LA SAINTE DE LA PATRIE

mes, disposa en avant et sur les côtés ses archers, protégés à l’an-
glaise 1, par une ligne de pieux – toujours la tactique des hérissons – :
et il attendit.
Jeanne assaillit à plusieurs reprises le redoutable bloc sans pouvoir
le rompre. Alors, s’il faut en croire le Bourguignon Monstrelet, elle eut
une inspiration de génie. Jusqu’à ce jour on ne s’était guère servi de
l’artillerie que contre les murailles : elle fit venir des couleuvrines de
Lagny, les mit en batterie derrière ses hommes, les démasqua subite-
ment ; brisa le centre de Franquet à coups de canons, et l’œuvre faite,
se précipita par la brèche. La troupe de Franquet fut abîmée 2 ; ce qui
ne périt pas fut pris. Franquet lui-même resta aux mains d’un soldat
qui le remit à Jeanne.
– Cette remise se fit-elle contre argent de vous ou de qui ce soit ?
lui fut-il demandé au procès.
– Je ne suis pas le monoyer ou le trésorier de France pour bailler
de l’argent.
– Mais prendre un homme, le tenir comme prisonnier de guerre et
le faire mourir, n’est-ce pas un péché mortel ?
– Aussi ne l’ai-je point fait 3.
Et elle raconta ce qui s’était passé.
Elle avait désiré avoir Franquet, afin de l’échanger contre l’auber-
giste de l’Ours. Elle n’ignorait pas que le capitaine était un malfaiteur 4.
Cependant, si avec lui elle eût pu sauver « le Seigneur de l’Ours », elle
n’y aurait pas manqué. Mais quand elle apprit que l’hôtelier avait été
exécuté par les Anglo-Bourguignons, elle crut ne pouvoir le refuser au
bailli de Senlis qui le lui réclamait : « Puisque mon homme est mort,
lui dit- elle, que je vouloye avoir, faictes de icelluy ce que devrez faire
en justice » 5.
Le Bailli de Senlis ne hâta rien. Le procès dura quinze jours. L’accu-
sé fut convaincu de vol, d’assassinat, de trahison. Non seulement il fut
convaincu ; il dut avouer. « Le bailly de Senlis et ceux de la justice de
Lagny le condamnèrent à la peine capitale… » 6.
VI
Les secondes Pâques de la vie publique de Jeanne étaient arrivées.
Elle avait célébré les premières à Poitiers, dans la société de son roi.

1 Martial d’Auvergne, Q. V, 72 ; Monstrelet, Q. IV, 309, etc.


2 Monstrelet, publication d’AYROLES, III, 130.
3 Jeanne, Q. I, 158, 159.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., 158.
LES DERNIERS JOURS DANS L’ORLÉANAIS 453

Elle célébra les secondes dans celle de ses soldats. Leur joie fut courte,
si joie elles offrirent à la Sainte. En même temps, ou à peu près, que
leur triomphal alléluia, sonna dans ses oreilles et son cœur la plus poi-
gnante, la plus inattendue des prophéties. De Lagny, ville de miracle et
d’exploit, elle était descendue jusqu’à Melun.
On était à la semaine avant Quasimodo, par conséquent entre le 16
et le 23 avril. Elle se promenait sur les fossés. Soudain « ses Voix lui
apparurent : c’est à savoir sainte Catherine et sainte Marguerite » 1 ; et
elles lui annoncèrent qu’elle serait prise « avant qu’il fust la Saint Je-
han prochaine ». L’enfant eut un sursaut d’atroce épouvante. Ses Voix
reprirent « qu’elle ne devait pas avoir d’émoi ; qu’il fallait que ainsy il
fust fait ; qu’elle acceptât tout en gré et que Dieu lui aiderait ».
À partir de ce jour, bien des fois elle entendit le funeste oracle, tem-
péré toujours, il est vrai, par ce très suave encouragement : « Prends
tout en gré » 2.
« Prendre tout en gré ! ». Mais cela peut-il être pris en gré ? Peut-
elle oublier le cri sauvage de Glasdalle aux Tourelles : « Va, si nous te
saisissons, nous te ferons ardre, sorcière ! ». N’est-ce pas l’heure de re-
tourner à Domrémy près de son père et de sa pauvre mère ? Jeanne, il
est encore temps d’échapper au destin !
L’intrépide n’y pensa même pas. Elle courba la tête et marcha où le
malheur l’attendait.
« Ses Voix ne lui dirent point l’heure » de sa capture. « Elle la leur
demanda plusieurs fois : mais elles ne la lui dirent point ». On revien-
dra là-dessus.
– Si vos Voix vous eussent dit l’heure et vous eussent commandé de
sortir, et que vous eussiez su être prise en sortant, interrogèrent les ju-
ges de Rouen, seriez-vous sortie au risque d’être prise ?
– Pas volontiers : toutefois, si elles avaient commandé, j’eusse fait
leur commandement, quelle que chose qui dust m’en être venue 3.
Fiat voluntas tua : Que votre volonté soit faite !

1 Jeanne, Q. I, 115.
2 Ibid.
3 Ibid., 115, 116.
Chapitre XXIV
Dernières luttes et prise de Jeanne
(1430)

De la troisième semaine d’avril au 23 mai

Une armée se réunit à la nouvelle de la présence de Jeanne. – Attitude de la ville de


Senlis. – La prière dans l’église de Sainte-Marguerite d’Erlincourt ; les résolutions. –
Dernière lutte : Philippe prend Gournay ; déconfiture du Damoiseau de Commercy ;
siège de Choisy. – Jeanne, comprenant que Philippe en veut à Compiègne, résout de
défendre la ville. – Elle y entre ; Regnault de Chartres et Louis de Bourbon y entrent
avec elle. – Qu’y viennent-ils faire ? – Le chancelier est chargé d’accuser publique-
ment Philippe qui assiège le château royal de Choisy ; c’est le triomphe de la politi-
que de Jeanne, et de sa sagesse. – Sentiments que laissent au cœur de Regnault ces
événements ; comment ils rejoignent ceux de Flavy. – Portrait de Flavy. – Jeanne
décide de secourir Choisy. – Soissons lui ferme la route ; trahison de Guichard-
Bournel. – L’armée se disperse. – Tristesse et prophétie. – Jeanne à Crespy-en-
Valois, à Pont-l’Évêque, de nouveau à Crespy. – Prise de Choisy ; Compiègne assié-
gé ; Jeanne y entre le 23 mai. – Combat de Compiègne. – Prise de Jeanne. – Récit
de Monstrelet. – Explication d’après les récits qui concordent vraiment. – Fantaisies
ajoutées plus tard par les auteurs bourguignons. – Version des annalistes français ;
le « Mémoire » sur Flavy ; le « Miroir des femmes vertueuses » ; Perceval de Cagny.
– Flavy a-t-il trahi ? – Solution. – Joie immodérée des Anglo-Bourguignons. – Let-
tre du Duc de Bourgogne aux Bourgeois de Saint-Quentin et au Duc de Bretagne. –
La Saint Jehan se célébrera dans un mois.

I
La présence de Jeanne à Lagny et Melun fut vite connue dans les
villes et les villages de l’Île-de-France. Elle y produisit un élan de pa-
triotisme et d’espérance. Des hommes d’armes se présentèrent ; tant
et si bien que le 24 avril la Sainte de la Patrie pouvait frapper à la porte
de Senlis avec mille chevaux : une vraiment considérable armée d’alors.
Senlis était le siège du gouvernement provincial pour le roi Char-
les ; mais Senlis avait horreur de tout ce qui ressemblait à une occupa-
tion, fût-elle transitoire, fût-elle opérée par des amis. Les échevins ré-
pondirent par une fin de non-recevoir : « Vu la pauvreté de ville en
fourrages, grains, avoine, vivres et vin, trente ou quarante hommes, et
non plus, pourraient entrer »… Louis de Vendôme et Clermont, qui
avaient, comme représentants de Charles, la haute main dans les affai-
res publiques de la région, furent-ils complètement étrangers à la déci-
sion ?… Nous en doutons beaucoup : toutefois, les entrepôts de Senlis
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 455

pouvaient, comme tant d’autres, être assez épuisés. Cela se passait le


21 avril.
Entre le 24 avril, date certaine du fait de Senlis, et le 23 mai, date
certaine de la capture de Jeanne, se placent quelques événements
d’importance diverse.
D’après une tradition accréditée au diocèse de Beauvais 1, Jeanne
aurait inauguré le mois de mai par une visite au château de Borenglise.
Borenglise relevait de la paroisse d’Erlincourt, et celle-ci était con-
sacrée à sainte Marguerite 2.
Au commencement de sa carrière publique, alors que tout de son
avenir flamboyait de beaux espoirs, elle avait rencontré la chapelle de
Sainte-Catherine-de-Fierbois. Maintenant que la fin approche, que le
ciel s’obscurcit, n’est-ce pas une Providence bienveillante qui l’appro-
che de Sainte-Marguerite d’Erlincourt ?
Elle devait avoir en effet un infini besoin de sa céleste amie. L’ora-
cle de Melun la poursuivait : « Il faut que tu sois prise avant la saint
Jehan ! ». Elle l’entendait « comme tous les jours » 3. Elle ne s’en ou-
vrait à personne 4 ; mais ne s’accoutumait pas à l’effroyable perspec-
tive. L’horreur de tomber entre les mains de l’ennemi national lui pâ-
lissait le sang.
Ne serait-ce pas en priant sainte Marguerite d’Erlincourt qu’elle in-
venta et proposa à ses Voix une transaction candide et douloureuse ?
Elle voulait bien être prise, pourvu qu’il lui fût donné de mourir, et que
ce fût le plus tôt possible après sa capture 5. Elle les suppliait donc, les
adjurait, elles ses Voix, ses guides, son conseil, ses amies ; elles qui
avaient posé leurs lèvres sur son front de petite fille, de ne point per-
mettre qu’elle dût subir « un long travail de prison » 6.
Or, les Voix n’avaient qu’une réponse : « Prends tout en gré » 7.
« Prendre tout en gré », même « le long travail de prison ! ». On se
la représente à genoux, longuement, devant la statue de sainte Mar-
guerite, comme elle avait fait devant celle de Notre-Dame de Bermont
ou des Voûtes. On se persuade que parmi le silence et les recueille-
ments d’Erlincourt, son âme, de plus en plus détachée, s’efforça d’ac-
cepter et accepta tout, sans même avoir compris tout. Allant plus loin,
osant fixer du regard intérieur la troublante certitude, elle dut arrêter
les résolutions que les circonstances lui dictaient.

1 HERMANT, Histoire manuscrite, Q. V 165.


2 QUICHERAT, V, 105.
3 Jeanne, Q. I, 115.
4 Ibid., 147.
5 Ibid., 115.
6 Ibid.
7 Ibid.
456 LA SAINTE DE LA PATRIE

De ces débats d’elle-même avec elle-même, nous croyons distin-


guer la trace, le canevas, dans ses interrogatoires du 10 et du 13 mars
1431.
Et d’abord, puisqu’elle devait être capturée, qu’allait-elle faire quant
à son devoir d’état, qui était la conduite de la guerre ? Valait-il mieux
intervenir très activement comme par le passé ? Valait-il mieux s’en
rapporter beaucoup plus aux capitaines, ses continuateurs ? Elle déci-
da pour le second part 1. Au moins serait-elle certaine de n’avoir ni
précipité ni retardé par son fait l’accomplissement des desseins de
Dieu. Peut-être aussi était-il meilleur que les capitaines prissent plus
d’initiative, puisqu’ils étaient destinés à commander sans elle.
Ce point fixe ainsi établi, elle irait, bien entendu, partout où le be-
soin du pays l’appellerait, comme si nulle menace n’était suspendue
au-dessus de sa tête. Tout elle-même demeurait à Charles et à la Patrie
qu’elle confondait avec Charles.
Elle en arriva enfin à se poser la rude question ultime : si ses Voix
exigeaient d’elle une sortie et lui apprenaient que ce serait la dernière,
qu’elle y perdrait la liberté, que ferait-elle ? Et elle se répondit brave-
ment qu’elle obéirait 2.
Ceux qui ont pratiqué, fût-ce un peu seulement, les exercices spiri-
tuels, et analysé le procédé de l’Esprit Maître dans les âmes de bonne
volonté, discerneront sans peine, à travers le récit disjoint des interro-
gatoires, la suite logique des réflexions de Jeanne et des inspirations
qu’elle reçut.
Au surplus, à douter que cette poignante et belle lutte intime se soit
passée dans l’ombre de l’église d’Erlincourt, en l’un des temples de
sainte Marguerite, on n’en supprimerait ni la réalité ni les péripéties,
puisqu’elles ont été notées et décrites par la Sainte de la Patrie elle-
même.
Dieu, qui lui avait ménagé une courte halte de pieuse paix, la rejeta
immédiatement après en plein tumulte d’armes.
II
Dès avant Pâques en effet, Philippe, rompant prématurément les
trêves, avait quitté Montdidier 3. Son objectif était Gournay-sur-
Aronde, un fief de Clermont.
Clermont, fils de Marie de Berry, nous l’avons remarqué déjà plus
haut, était le frère de Bonne, la défunte femme de Philippe. Celui-ci

1 Jeanne, Q. I, 147.
2 Ibid., 116.
3 Monstrelet, Q. IV, 395.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 457

s’en prenait donc au bien de son beau-frère ; ce n’était point considé-


ration capable de le gêner.
La place était commandée par Tristan de Magnelers 1. Philippe le
somma de se rendre. Tristan regarda par ses lucarnes, « vit que bon-
nement il ne pourrait résister contre l’armée d’y celui Duc » 2, et il
proposa un arrangement. Si Charles ne l’avait pas secouru avant le
mois d’août, il sortirait… « Durant le temps dessus dit, ni luy ni les
siens ne feroient guerre au Duc ; et par ainsy il demeura paisible, jus-
qu’au dit jour » 3.
Le Damoiseau de Commercy fut celui qui le plus souffrit de la com-
binaison.
Espérant que Philippe en avait pour quelque temps autour de
Gournay, il avait cru le moment opportun pour reprendre Montaigu,
que les gens du Bourguignon lui avaient enlevé. Il y avait amené toute
son artillerie et serrait la place, comme il savait, avec sa redoutable
fougue. Bien que Montaigu résistât sous la garde d’un Anglais et du
sire de la Croix, le Damoiseau en aurait eu sûrement le bout. La
convention de Gournay dérangea tout. Redoutant que le Duc, qui avait
les mains libres, se tournât contre lui et le surprît entre deux feux, il
abandonna la partie. Il l’abandonna même si prestement, qu’il laissa
derrière lui « ses canons, ses veuglaires, ses bombardes et aultres ha-
billements de guerre » 4.
Le Damoiseau s’était probablement trop pressé. Ce n’était pas à lui
que Philippe en voulait. Montaigu le touchait beaucoup moins que
Compiègne ; Compiègne qui avait refusé de le recevoir ; Compiègne
qui, pour ne pas le recevoir, avait désobéi au roi. Il entendait réduire
Compiègne. Gournay n’était qu’une première étape ; Choisy-sur-Aisne
serait la seconde ; puis ce serait le beau coup final, celui en vue duquel
la campagne avait été engagée, la prise de Compiègne.
Après donc s’être reposé une huitaine à Noyon, il ordonna l’offen-
sive contre « le chastel de Choisy-sur-Aisne », situé à cinq ou six kilo-
mètres de Compiègne, à son nord-ouest 5.
Qu’on ajoute à ces mouvements stratégiques, les marches et contre-
marches, embuscades, coups de main des routiers ; on aura l’idée du
va-et-vient militaire sur les bords de l’Oise au printemps de 1430. C’est
dans cette fournaise que Jeanne se replongeait au sortir de Lagny et
d’Erlincourt.

1 Monstrelet, Q. IV, 395.


2 Ibid.
3 Ibid., 396.
4 Ibid.
5 Mémoire à consulter, Q. V, 176.
458 LA SAINTE DE LA PATRIE

Bourguignons et Anglais continuaient de se battre sous les mêmes


bannières ; on voyait côte à côte Suffolk et Jean de Luxembourg, Aron-
del et Brimeu.
Ce dernier même fut pris par Poton de Xaintrailles et ceux de sa
compagnie, qui avaient passé l’Aisne entre Soissons et le pont 1.
Lorsqu’elle connut l’attaque de Choisy-sur-Aisne, Jeanne comprit
tout. L’effort contre Gournay, le séjour à Noyon, pouvaient laisser des
doutes sur les desseins de Philippe ; l’investissement de Choisy éclai-
rait d’une lumière crue sa visée.
Or, Jeanne aimait Compiègne ; elle l’aimait parce qu’elle y avait été
bien accueillie ; parce que c’était une brave ville qui avait refusé d’ap-
partenir à Philippe ; elle l’aimait parce qu’elle était une forteresse com-
mandant l’Oise, sa noble voie d’eau, avec pas mal de routes de terre ;
elle l’aimait parce qu’elle coupait en deux l’immense domaine du Bour-
guignon.
Elle résolut de porter secours à Compiègne.
III
Elle y entra dans la soirée du 3 mai et se logea, rue de l’Étoile 2.
L’hôtel qu’elle y occupa retint dans la mémoire populaire le nom de
« Maison de la Pucelle d’Orléans ».
« Les attournés » ou échevins, lui firent visite comme à « Mgr de
Vendôme » et à « Mgr le Chanceillier ». Ils offrirent à Mgr de Vendô-
me « cinq pos de vin contenant dix los, au prix de X s. p. ». À Jeanne et
à Mgr le Chanceillier « quatre pos » 3 seulement de même contenance.
L’étiquette était sauve.
Nous venons de nommer Vendôme et Regnault de Chartres. Ces
hauts personnages pénétrèrent effectivement à Compiègne en même
temps que Jeanne. Que venaient-ils bien faire là ?
« Mgr de Vendôme », Louis de Bourbon, n’était ni l’ami ni le satel-
lite de Mgr Regnault. Il avait toujours été du parti de la guerre, tandis
que le haut prélat avait toujours été du parti de la paix. Il n’inquiéta
sûrement pas Jeanne ; tout autre était Mgr le Chancelier. Avec une lé-
gèreté qui étonne chez un homme d’allure parfaitement grave, il avait
poursuivi jusqu’à ce jour la remise de la ville au grand Duc. Au précé-
dent automne, après en avoir négocié secrètement au nom de Charles,
il avait été jusqu’à jouer de l’attendrissement afin de décider les bour-
geois récalcitrants. Il les avait suppliés de ne pas résister à l’exécution

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 49.


2 SOREL, 145.
3 Comptes de la ville (C. 4, 13 fol. 291).
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 459

des conventions signées : il avait parlé de l’honneur du roi ! 1. Repous-


sé avec perte, il avait remis au représentant attitré du Bourguignon,
Hugues de Lannoy, un papier que celui-ci n’eut garde d’égarer, dans
lequel il était constaté avec une mauvaise humeur très sensible que les
Compiégnois « n’ont pas encore voulu obéir ; mais, était-il ajouté, si
on y veult mettre le siège, personne ne fera empeschement » 2.
On ne pouvait être plus engageant ; on ne pouvait mieux dire aux
reîtres des Flandres : Venez donc ! Et voici Mgr Regnault qui arrive à
l’heure du siège, après avoir promis qu’il n’y aurait aucun empêche-
ment au siège. Viendrait-il pour faciliter la reddition ? Viendrait-il
pour surveiller la Sainte de la Patrie ? La contrecarrer ? Essayer une
fois de plus de décider Compiègne ? Qui sait même si le jeu qu’il se
proposait n’était pas plus compliqué encore ?
Lorsqu’en effet la cour de France avait vu Philippe devant les mu-
railles de Choisy, une réaction subite s’y était déterminée. Quoi, « le
beau Cousin », qui devait remettre Paris, non seulement ne remettait
rien du tout, mais menaçait de nouveau les forteresses royales ! Que
signifiait ? Avait-il donc berné son Suzerain ? Les écailles tombaient
des yeux à tous ces habiles.
Le Chancelier, qui avait la plume meilleure que le jugement, fut
chargé d’expliquer aux bonnes villes l’erreur de la Cour, et le mauvais
coup du Bourguignon. Il se hâta. Il pouvait parler tant que Philippe
était sous Choisy ; mais lorsqu’il serait sous Compiègne, que dire,
étant donnés les engagements passés ? Il rédigea une espèce de ma-
nifeste dont le texte a été retrouvé dans les archives de la ville de
Reims 3.
« Notre adversaire, y disait-il le 4 mai, nous a trop longtemps déçus
et amusés par des trêves, sans ombre de bonne foi, alors qu’il disait et
affirmait ne vouloir parvenir qu’au bien de la paix. Maintenant il mon-
tre bien quelle est sa vraye volonté. Il n’a cessé de favoriser nos enne-
mis ; et il a levé une armée pour faire la guerre à nous, nos pays et nos
loyaux subjets ».
Cette confession et ce mea culpa, c’était, ni plus ni moins, le triom-
phe de Jeanne. Ce n’étaient pas les clairvoyants de la politique qui
s’étaient trouvés clairvoyants : renards, ils avaient rencontré plus re-
nard qu’eux-mêmes 4. C’était la simple colombe des bois meusiens.
Elle avait vu plus profondément et plus loin que le chancelier, que La
Trémouille et que le roi. Elle seule n’avait pas subi le sortilège bour-

1 Mémoire à consulter sur Guillaume de Flavy, Q. V, 175.


2 Flavy, Champion, 149.
3 Jadard.
4 Cf. Hanoteaux, Jeanne d’Arc, 217.
460 LA SAINTE DE LA PATRIE

guignon. On n’avait pas voulu la croire : cependant elle avait dit vrai
quand elle déclarait que le Duc se moquait de tout le monde. « Il nous
a amusés ! Il nous a déçus ! », convenaient-ils enfin, avec un accent de
repentir abattu.
L’Esprit-Saint baisse le bandeau, quand il veut, sur la paupière des
subtils, et il ouvre les yeux des candides. La prudence politique, partie
de la prudence tout court, doit se rencontrer dans les saints qui sont
mêlés par dessein providentiel à la politique. On la trouve en Jeanne
d’Arc, comme on la trouverait en Catherine de Sienne.
Regnault de Chartres ne devait guère pardonner à Jeanne d’avoir
été plus habile que lui. Il devait moins pardonner encore à Philippe de
l’avoir, suivant la vulgaire mais très forte expression, roulé.
Dès lors, nous nous représentons assez aisément les sentiments de
Mgr Regnault, lors de sa rencontre avec Jeanne, le 13 ou 14 mai. Il eût
voulu tous les Bourguignons au fond de l’Oise ; mais il n’aurait pas
aimé voir la Sainte les y jeter. La voir battre Philippe après l’avoir vue
le percer à jour, c’était trop pour ses yeux. Sa ligne de conduite serait
donc d’assurer la libération de Compiègne, mais autant que possible,
pas par Jeanne. Un plan de cette sorte était assez compliqué : les com-
plications ne déplaisaient pas au personnage. Autre point de vue im-
portant, l’idée devait être du goût de Guillaume de Flavy, capitaine, ou
pour parler avec une exactitude absolue, vice-capitaine de Compiègne 1.
IV

Nous venons de nommer Flavy. Il faut nous arrêter pour regarder


l’homme qui va jouer bientôt un si redoutable rôle. II sortait d’une ho-
norable famille de Picardie, qui compta six garçons. Soit goût, soit cal-
cul, trois se donnèrent au parti Français, trois au parti Bourguignon.
Guillaume étudia à Paris ; il y aurait même pris quelques degrés en
cléricature. Mais la robe lui convenant peu, il fit comme tant de gen-
tilshommes du temps : il courut l’aventure. Il s’attacha à Messire Re-
gnault de Chartres. Existait-il un lien de famille entre les Chartres et
les Flavy ? On a observé que la mère de Guillaume était une de Nesle ;
et que la mère de Mgr Regnault était une de Nesle aussi. Quoi qu’il en
soit, Messire Regnault, destiné par ses fonctions diplomatiques à voya-
ger beaucoup et par des chemins mal sûrs, soit en France, soit hors de
France, n’était sans doute pas fâché d’avoir près de soi un homme de
main. Guillaume fut cet homme. Il était brave et nullement sot, se bat-
tant bien et ne menant pas mal une affaire.

1 La Trémouille avait été nommé capitaine par le roi, et il avait fait en sorte que « ledit Flavy se

serait contenté de la lieutenance, et en cette qualité aurait été délaissé en ladite ville où néanmoins
les habitants l’auraient toujours tenu pour le capitaine ». Mémoire à consulter, Q. V, 174.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 461

Aucun scrupule ne le gênait : « Il était le plus tyran et faisait le plus


de tyrannie et horribles crimes qu’on pût voir… violer, faire mourir
gens sans pitié, et les noyer » 1.
Ce métier de bandit lui avait rapporté. « Il avait acquis moult che-
vance, conte Mathieu d’Escouchy, et de seigneuries aux dépens de plu-
sieurs grants seigneurs ses voisins et aussi du pauvre peuple » 2. Il osa
un jour arrêter le maréchal de Rieux, qu’il laissa mourir en prison,
parce que son captif ne voulut pas racheter assez cher sa liberté ; et le
roi n’osa pas poursuivre Flavy.
Vers la quarantaine, « impotent déjà jusqu’à ne pouvoir mettre ses
gants, ayant perdu l’un des pies » 3, il s’avisa que les terres du vicomte
d’Acy arrondiraient bien les siennes. Il demanda la main de Blanche
d’Aurrebruche, demoiselle d’Acy, et comme il était de ceux auxquels il
est difficile de refuser, il l’obtint. La demoiselle d’Acy avait dix ans !
Ce mariage eut la fortune qu’il méritait. Indigné que son beau-père
lui fît attendre trop longtemps son héritage, Flavy l’assassina.
La jeune Blanche, grossière et buveuse, valait son vieux mari. Elle
prépara sa vengeance avec un ami, Pierre de Louvain. Une nuit ils
étouffèrent eux-mêmes Flavy, disent quelques-uns ; ils choisirent un
barbier pour exécuter leurs hautes œuvres, disent les autres. Puis ils se
marièrent.
Pierre finit par tomber à son tour sous le poignard de Raoul de Fla-
vy, un des frères de Guillaume. Les cimetières de Compiègne furent
seuls cléments aux deux bandits. « Le chœur des Jacobins » reçut le
premier ; « celui des Franciscains » 4 reçut le second.
Tel fut Flavy : un des hommes les plus représentatifs de la scéléra-
tesse d’un temps fécond en scélérats. Le boiteux podagre, horrible phy-
siquement, odieux moralement, n’avait qu’une qualité : il était capable
de défendre Compiègne ou cette tour d’Ambleny 5 d’où il bravait, com-
me un épervier narquois, même le roi, jusqu’à épuisement du suprême
moyen, pourvu que ce fût son intérêt.
Flavy, quand il apprit l’approche des soldats de Bourgogne, fut fort
inquiet ; d’autant plus que c’était son frère Louis qui commandait à
Choisy 6. Il lui envoya quelques gens d’armes avec un gros canon 7. On
ne sait trop le succès de cette petite expédition. Quel chemin suivit-
elle ? Comment arriva-t-elle ? Quoi qu’il en soit, lorsque Jeanne elle-

1 Mémoire de Duclerq, cité par Albert SOREL, La prise de Jeanne à Compiègne, 292.
2 Ibid.
3 Ibid., 291.
4 Pour tous ces détails voir la Chronique de Mathieu d’Escouchy, édition du Fresne de Beaucourt.
5 Tour qui appartenait à Flavy, d’où il exerçait ses brigandages dans tout le Soissonnais. SOREL, 292.
6 Mémoire à consulter, Q. V, 176.
7 Archives de Compiègne, C. C. 13, fol. 133.
462 LA SAINTE DE LA PATRIE

même voulut joindre la forteresse, elle dut aller chercher fort loin un
passage sur l’Aisne.
En temps ordinaire, Compiègne et Choisy communiquaient direc-
tement. Une route traversant la forêt de Guise aboutissait au pont de
Choisy. Mais les assiégés l’avaient rompu. Si l’on avait eu de la batelle-
rie, ou bien si les eaux eussent été basses, on se serait arrangé. L’Aisne
roulait à plein, et on manquait de chalands.
Jeanne résolut de monter jusqu’à Soissons. Les capitaines iraient
jusque-là par la rive gauche ; puis, se rabattant par la rive droite, ils
essaieraient de prendre les Bourguignons entre eux et les fossés de
Choisy. Le plan était bon.
Mais on avait compté sans le capitaine Guichard Bournel, à qui
Clermont avait fort imprudemment confié la place. C’était un mauvais
homme. Il s’était laisse pratiquer par le duc de Bourgogne et déjà
s’était vendu. Il n’attendait que l’heure de se livrer.
Il fit accroire aux Soissonnais que cette grosse troupe venait occuper
la ville. Les échevins, épouvantés de la charge que leur imposerait une
pareille garnison, décidèrent de baisser leurs ponts-levis. Ils n’admi-
rent que Jeanne, Mgr Regnault et le comte de Vendôme avec « petite
compagnie ». Cependant les gens d’armes couchaient aux champs. Dès
le lendemain, désespérant de trouver « de quoy vivre » sur le pays, se
souciant d’ailleurs assez peu – au moins un certain nombre – de s’en-
fermer dans Compiègne et d’y subir les privations d’un siège qu’ils pré-
voyaient imminent, ils se dispersèrent sans façon. On ne pouvait at-
teindre les Bourguignons sous Choisy ; on s’en retournait.
Le Hérault de Berri 1, qui conte au long cette trahison, conclut :
« Et incontinent que Jeanne fust partie de Soissons, le dit Guichard
vendit la ditte cité au Duc de Bourgogne, et la mist entre les mains de
Messire Jehan de Luxembourg ; dont il fist laidement contre son hon-
neur ; et ce fait, s’en alla avec le dit Duc, lequel, par ce moyen, eut
obéissance de Choisy, et vint mettre le siège devant Compiègne ».
On est content, tout de même, de trouver sous la plume d’un hon-
nête homme cette protestation brève, mais sévère. Guichard Bournel
est une laide figure.
Il a rencontré cependant des avocats. Le plus ancien en date fut
d’Estivet : les deux « faillis Français » ne pouvaient ne pas se plaire.
Par trahison, arracher deux villes au domaine de Charles et disperser
une belle armée, c’était une fort louable action aux yeux du Promoteur.
Le curieux est qu’il entendit faire honte à Jeanne de son apprécia-
tion différente.

1 Le Hérault de Berri, Q. IV, 49, 50.


DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 463

Comment ne comprenait-elle pas « que c’était mauvaiseté de s’être


si grandement courroucée » contre cet honnête Guichard ? Quoi donc !
N’avait-elle pas dit que, si elle le tenait, elle le ferait trancher en qua-
tre ? Bien plus, n’avait-elle pas, en proférant ces horreurs, « renié
Dieu » ?
Jeanne ne daigna pas répondre aux premières articulations. À quoi
bon ? Elle ne pouvait donner à d’Estivet deux sens qui lui manquaient,
celui de l’honneur et celui du patriotisme français. Elle se contenta de
dire :
– Je n’ai jamais renié Dieu ni les saints. Je n’ai pas l’habitude de
jurer 1.
V
La fermeture de Soissons aux troupes royales est du 11 ou 12 mai,
plus probablement du 12 que du 11. Dès le 13, Vendôme regagna Sen-
lis 2, avec plusieurs autres « grans seigneurs ». Quelques compagnies
allèrent chercher fortune ailleurs. Jeanne et le chancelier de France
rentrèrent dans Compiègne 3.
Jeanne s’endolorissait de plus en plus. La trahison de Bournel l’avait
meurtrie ; probablement aussi l’inaction de Vendôme et du Chancelier
à Soissons ; car enfin, s’ils l’avaient bien voulu, comment n’auraient-ils
pas tiré les Soissonnais d’erreur ? C’était si simple de leur dire : Nous
ne resterons pas chez vous, nous vous demandons uniquement libre
passage ; c’était si simple de leur offrir, au besoin, une caution.
Il est probable qu’il faut reporter à cette date l’événement duquel
ont déposé deux octogénaires de Compiègne, l’un de 98 ans, l’autre de
86. Ils dirent avoir entendu Jeanne « annoncer sa fin prochaine, à
l’issue d’une messe où elle avait reçu le corps du Seigneur… Il y avait
là, dans l’église Saint-Jacques, cent ou six vingt enfants et plusieurs
gens de la ville ». Et elle dit :
– « Mes enfants et chers amys, je vous signifie que l’on m’a vendue
et trahie et que de brief seray livrée à mort. Aussi vous supplie que
vous priiez Dieu pour moi ; car jamais n’auray plus de puissance de
faire service au roy, ni au royaulme de France ».
Pauvre Jeanne ! Pauvre Sainte ! Comme la Patrie passe avant elle-
même toujours ! Elle pleure sur soi ; mais plus encore sur sa Jérusa-
lem : « Je n’aurai plus puissance de faire service au roy, ni au royaul-
me de France ».

1 D’Estivet, Réquisitoire, Q. I, 273.


2 Le Hérault de Berri, Q. IV, 50.
3 Ibid. Les comptes de la ville de Compiègne notent un vin d’honneur offert le 13 à Regnault de

Chartres et à Jeanne le 14.


464 LA SAINTE DE LA PATRIE

Son séjour à Compiègne, au lendemain de Soissons, fut de très


courte durée. De même que la tactique du Bourguignon était de s’assu-
rer le plus de points d’appui possible avant de commencer l’action
principale, de même la tactique de Jeanne était de le harceler partout.
Elle reprit donc au plus vite les champs. Probablement elle se porta
d’abord vers Crespy-en-Valois, où elle mit ses gens en subsistance.
C’était la petite ville dont elle avait reçu tant d’amitié l’année précé-
dente, qu’elle aurait voulu, disait-elle, y mourir. Il lui avait paru que sa
cendre reposerait tranquillement sous la garde de la bonne et loyale
population.
Peu après on la trouve à Pont-l’Évêque, suivie de Poton, Chabanne,
Valpergue ; elle y eut une passe d’armes avec l’Anglais Montgommery 1.
Elle retourne à Crespy 2. Après avoir rêvé d’y finir, au moins y vé-
cut-elle ses derniers jours de liberté. Ainsi va-t-elle et vient-elle, pour
repartir et revenir encore, au midi, à l’est, au nord de Compiègne, sus-
citant partout des ennemis au Bourguignon et des amis à la ville pré-
cieuse dont la pensée la presse. Cependant Guichard Bournel avait
bien gagné les écus d’or que lui avait payés Philippe ; l’échec de Sois-
sons avait produit le résultat escompté. Louis de Flavy, désespérant de
recevoir du secours dans son fort de Choisy, s’était rendu. Martial
d’Auvergne a suspecté cette capitulation :
Le dit Choisy se défendit
Assez ; et puis soudainement
Le Capitaine le vendit
Aux Anglais deshonnestement 3.

À parler en loyauté, on ne voit pas sur quoi est fondé ce soupçon.


Monstrelet a conté l’issue du siège avec bonne foi, semble-t-il.
« Après que le Duc de Bourgogne eust séjourné en la cité de Noyon,
huit jours ou environ, il s’en ala mettre le siège devant le chastel de
Choisi-sur-Ayne, dedans laquelle forteresse était Loys de Flavi, qui la
tenait de par Messire Guillaume de Flavi. Et fist le dict Duc dresser
plusieurs de ses engins pour y celuy chastel confondre et abattre. Il fut
moult travaillé par les dicts engins ; tant que, en conclusion, les dicts
assiégés firent traité avec les commis du Duc de Bourgogne, tel qu’ils
se départirent, leur corps sauf et leurs biens, en rendant la dicte forte-
resse. Laquelle sans délay, après qu’ils s’en furent départis, fut démolie
et arasée » 4.
Rien plus n’arrêtait Philippe. Il allait avoir affaire à Compiègne.

1 Monstrelet, publication d’AYROLES, III, 429.


2 Perceval, Q. IV, 32.
3 Martial d’Auvergne, Q. V, 73.
4 Monstrelet, Q. IV, 397.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 465

VI
Compiègne, assise sur la rive gauche de l’Oise, s’étendait à l’abri
d’une double enceinte de pierre et d’eau, une muraille et un fossé.
Le fossé était alimenté par l’Oise. Il comptait plus de vingt pieds de
large.
La muraille, couronnée de vingt-deux tours, s’ouvrait par dix por-
tes et une poterne. Un beau pont traversait le fleuve ; il mérite une
description de quelque étendue si l’on veut bien comprendre la cap-
ture de Jeanne.
Il se composait d’une dizaine d’arches. Son extrémité midi touchait
la ville ; son extrémité nord, de vastes prairies qui s’étendaient sur la
rive droite de l’Oise.
À l’extrémité midi il était défendu par une porte fortifiée dite porte
du pont, et aussi par un pont-levis qui se manœuvrait sans doute,
comme tous ceux de cette espèce, de l’intérieur de la ville 1.
À son extrémité nord, il se remparait d’une autre porte, la porte de
l’avant-pont, et d’un boulevard. Celui-ci, protégé par un solide para-
pet, s’étalait à pleine rivière en forme de triangle. Le fossé défensif de
vingt pieds contournait la pointe du triangle qu’il protégeait d’un bel
ourlet d’eau. On franchissait celui-ci sur une passerelle dormante, éta-
blie juste dans le prolongement du chemin de Noyon. La chaussée de
Margny y aboutissait en biais, laissant un petit espace libre, un recoin
entre elle-même et l’ourlet d’eau 2. C’est dans ce recoin que se joua la
tragédie à laquelle nous assisterons.
En plus de ses fortifications, Compiègne avait à son service une
bonne garnison et une bonne artillerie. Les soldats de métier n’y man-
quaient pas. La milice bourgeoise comptait de nombreux archers et
arbalétriers disposés à son service, de jour et de nuit. Les canons
étaient manœuvrés par des servants habiles : l’un d’eux, un capucin
grand et barbu et laid, acquit presque la réputation de Jean le Lorrain
à Orléans. Les « Attournés » (échevins) donnaient le spectacle du plus
bel entrain et du plus parfait dévouement 3. Ils mobilisèrent la popula-
tion civile – rien n’est neuf sous le soleil – : « les orfèvres », pour pré-
parer les fers des flèches ; les « fusilliers », pour faire les tampons à
canon ; les tonneliers, pour organiser les « pavois » ; les « artillers »,
pour mettre des cordes aux arcs, etc. 4.

1 Monstrelet, Q. IV, 397.


2 Perceval de Cagny parle de ce pont-levis : « Le Capitaine de la place veant la grant multitude de
Bourguignons et Englais prette d’entrer sur son pont, pour la crainte qu’il avait de la perte de sa place,
fist lever le pont de la ville et fermer la porte ». Q. IV, 34. Jeanne a aussi parlé du fossé, Q. I, 117.
3 Cf. La prise de Jeanne d’Arc devant Compiègne, ch. XI.
4 Ibid.
466 LA SAINTE DE LA PATRIE

De son côté, le Duc de Bourgogne disposait de cinq ou six mille


hommes, en trois corps principaux : les Bourguignons et les Flamands,
commandés par Jehan de Luxembourg ; les Picards, commandés par
Baudot de Noyelles ; les Anglais, sous les ordres de Montgommery.
Il installa toute sa force sur la rive droite. Peut-être n’avait-il guère
de moyen de passer sur la rive gauche. Peut-être voulait-il recommen-
cer la manœuvre de Salisbury sous Orléans, lequel s’en était pris
d’abord à la tête de pont.
Quoi qu’il en soit de ses intentions, il disposa ses trois bandes sur
une même ligne, allant d’ouest en est : les Anglais à Venette, à l’ouest ;
Baudot de Noyelles à Margny, au centre ; Luxembourg à Clairoix, à
l’est. Lui-même établit son quartier général un peu en arrière, à Cou-
dun 1. Venette, Margny, Clairoix, étaient reliés par une bonne route.
Par cette route, il y avait de Venette à Margny environ deux kilomè-
tres, et le double de Margny à Clairoix. Les campements se trouvaient
ainsi très à même de se prêter main-forte, en cas d’alerte.
Ajoutons, pour compléter cet aperçu topographique, que Margny
était à un kilomètre du pont de Compiègne ; Venette à deux ou trois ;
Clairoix à trois ou quatre.
Le Duc avait des bombardes, des veuglaires et des couleuvrines.
« L’un de ses alliés Anglais, le comte de Huttington, commandait des
pièces du calibre 2 le plus fort qu’on eût jamais vu ».
À Crespy-en-Valois 3 où elle se trouvait, Jeanne reçut la nouvelle de
ces dispositions.
Elle prit immédiatement son parti : elle rentrerait à Compiègne.
« Et combien que ses gens lui dissent qu’elle avait peu de monde
pour passer parmi l’ost Bourguignion et Anglois, elle dist :
– « Par mon martin, nous sommes assez, je iray voir mes bons
amis de Compiègne » 4.
La petite troupe se composait de trois ou quatre cents hommes.
Elle s’ébranla vers minuit 5, traversa la forêt de Compiègne et heurta
« environ soleil levant » à la porte de « Pierrefonds » 6, qui s’ouvrit de-
vant elle.
– « C’était à l’heure secrète du matin, conta Jeanne elle-même, et
les ennemis ne le surent guère » 7.

1 Enguerrand de Monstrelet, Q. IV, 399.


2 Histoire du Duché de Valois, II, 461.
3 Jeanne, Q. I, 114.
4 Perceval de Cagny, Q. IV, 33.
5 Ibid.
6 Jeanne, Q. I, 114.
7 Cf. Le plan de campagne en 1430 par H. Bernard, publié par Alexandre SOREL.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 467

VII
Nous sommes au 23 mai 1. Dans un mois et un jour ce sera la
« Saint-Jehan ». Or les Voix de Melun ont dit : « Il faut que tu sois
prise avant la Saint-Jehan ».
À quelle heure se livra le funeste combat de Compiègne ? Quelles
furent ses phases diverses ?
Nous possédons deux récits de témoins oculaires, celui de Jeanne
et celui d’Enguerrand de Monstrelet 2. Ils sont naturellement les plus
importants et de beaucoup les plus sobres.
C’est le 10 mai 1431 – la première fois qu’on l’interroge dans sa pri-
son –, que Jeanne raconte à Messire Jean de la Fontaine comment elle
fut capturée. Le mieux nous paraît être de citer textuellement le pro-
cès-verbal de la séance.
– Sous le serment que vous avez fait : quand vous vîntes la dernière
fois à Compiègne, de quel lieu étiez-vous partie ? – respond : de Cres-
py-en-Valois.
– Interrogée si, quand elle fust venue à Compiègne, elle fust plu-
sieurs journées avant qu’elle fist aucune sortie ? – respond : qu’elle
vint à heure secrette du matin, et entra en la ville sans que les ennemis
le sussent, comme elle pense, et le jour même, sur le soir, fist la sortie
où elle fut prise.
– Interrogée si à la sortie on sonna les cloches ? – respond : si on
les sonna, ce ne fut point à son commandement ni à son su ; elle n’y
pensait point ; il ne lui souvient si elle avait dit qu’on les sonnât.
– Interrogée si elle fist cette sortie du commandement de ses Voix ?
– respond : en la semaine de Pâques dernièrement passée, elle estant
sur les fossés de Melun, luy fut dit par ses Voix, saincte Katerine et
saincte Marguerite, qu’elle serait prise avant qu’il fust la Saint-Jéhan,
et qu’ainsi il fallait que fust faict ; qu’elle ne s’esbahît et prist tout en
gré, et que Dieu luy ayderait.
– Interrogée si depuis ce lieu de Melun lui fust point dit par ses
Voix qu’elle serait prise ? – respond que oui ; par plusieurs fois, et
comme tous les jours. Et à ses Voix elle demandait que, quand elle se-
rait prise, elle mourût bientôt sans long travail de prison. Et ses Voix
lui dirent qu’elle prist tout en gré, et que ainsi fallait faire. Elles ne lui
dirent point l’heure. Si elle l’eust su, elle ne fust point sortie. Elle avait
demandé plusieurs fois l’heure, et ses Voix ne la lui dirent point.

1 Lettre du Duc de Bourgogne, Q. V, 106 ; Registre du Parlement de Paris, Q. IV, 458.


2 « Le Duc de Bourgogne alla voir Jeanne le soir de sa prise et parla à elle aulcunes paroles dont
je ne suis bien souvenant quoique je y étais présent ». Monstrelet, Q. IV, 402.
468 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Interrogée si ses Voix lui eussent commandé qu’elle fust sortie et


signifié qu’elle eust été prise, si elle y fust allée ? – respond : si elle
eust su l’heure et qu’elle dust être prise, elle n’y fut point allée volon-
tiers ; toutefois elle eust fait leur commandement à la fin, quelque
chose que lui dust en être advenue.
– Interrogée si quand elle fist cette sortie elle avait eu voix de partir
et faire cette sortie ? – respond : que ce jour sceut point qu’elle serait
prise et n’eut commandement de sortir ; mais toujours lui avait été dit
qu’il fallait qu’elle fust prisonnière.
– Interrogée si, à faire cette sortie, elle passa par le pont ? – res-
pond : qu’elle passa par le pont et par le boulevard, et alla avec la com-
pagnie des gens de son party contre les gens de Monseigneur de
Luxembourg ; et les repoussa par deux fois jusqu’au campement des
Bourguignons ; et à la tierce fois jusqu’à mi-chemin. Et alors les An-
glais qui là estoient, coupèrent à elle et à ses gens le chemin pour rega-
gner le boulevard du pont. Et à cause de cela se retirèrent elle et ses
gens ès champs en côté ; près du boulevard, devers la Picardie ; elle fut
prinse. Et estait la rivière entre Compiègne et le lieu où elle fut prinse.
Et n’y avait seulement entre le lieu où elle fut prinse et Compiègne que
la rivière, le boulevart et le fossé du dit boulevart.
Rien de plus clair. Une sortie sur le soir. Une marche contre les
Bourguignons. Surprise de ceux-ci. Ils se ressaisissent et repoussent
les nôtres. Jeanne fait tête. Par deux fois elle ramène l’ennemi à son
logis. Nouvel effort de celui-ci. Jeanne une troisième fois le fait recu-
ler, mais seulement jusqu’à mi-route. Retour de l’adversaire contre
elle. Elle recule elle-même vers le pont du boulevard afin de rentrer à
Compiègne. Les nôtres, qui l’ont laissée se battre à peu près seule, se
sont jetés en désordre sur la passerelle du boulevard et le pont. Les
Anglais, attendant ce petit escadron qui continue de tenir, ont laissé
passer le gros des fuyards. Ils guettent embusqués au coin du pont.
Jeanne, après avoir cédé le terrain pied à pied, arrive enfin. Elle voit
l’ennemi qui lui barre le chemin. Elle se jette dans la prairie. Elle est
cernée avec sa petite troupe sur le bord du fossé. Elle est prise !
Jeanne ne s’est plainte de personne, n’a accusé personne. C’est sa
méthode.
Monstrelet a mis des noms sur les figures des combattants et sur
les lieux de l’action ; en dehors de quoi il a bien peu ajouté :
« À cinq heures après midi Jehanne la Pucelle, Pothon et aultres
capitaines françois, avec de cinq à six cens combatans sortirent hors,
tout armés, de pied et de cheval, de la dicte ville de Compiègne, par la
porte du pont. Ils avaient intencion de combattre et ruer jus (détruire)
le campement de Messire Baudot de Noyelle qui estait à Margny, au
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 469

bout de la chaussée. Y estait à cette heure Messire Jean de Luxem-


bourg, avec lui le sire de Créqui et huit ou dix gentilshommes, tous ve-
nus à cheval en très petite compagnie. Il regardait par quelle manière
on pourrait assiéger y celle ville de Compiègne. Et donc les François
commencèrent très fort à approcher le campement de Margny auquel
estoient, pour la plupart, tous désarmés.
« Toutefois en assez long temps se assemblèrent, et commença l’es-
carmouche très grande, durant laquelle fut crié à l’armée en plusieurs
lieux, tant de la partie de Bourgogne comme des Anglois. Et se mirent
en bataille les dits Anglois contre les François, sur la prairie, au dehors
de Venette où ils étaient logés ; et estoient environ cinq cens comba-
tans. Et d’aultre côté, les gens de Messire Jehan de Luxembourg, qui
estoient logés à Clairoix, sachant cet effroy, vinrent les aucuns hasti-
vement pour secourir leur Seigneur et capitaine, qui entretenait la dite
escarmouche, et auquel pour la plus grande partie les aultres se ral-
liaient : en laquelle fut très gravement navré au visage le Seigneur de
Créqui. Finalement, après que la dite escarmouche eut duré assez lon-
gue espace, les François voyant leurs ennemis multiplier en grand
nombre, se retirèrent devers leur ville, toujours la Pucelle derrière eux,
faisant grand manière de ramener ses gens sans perte. Mais ceux de
Bourgogne, considérant que de toutes parts ils auraient brief secours,
les approchèrent et les férirent vigoureusement. Et fut en conclusion,
comme je fus informé, la dite Pucelle tirée bas de son cheval par un ar-
cher auprès duquel estoit le bastard de Wandosnne, à qui elle se rendit
et donna sa foi ; lequel sans délay l’emmena prisonnière à Margny, où
elle fui mise en bonne garde : avec laquelle fut pris Pothon le Bourgui-
gnon et aucuns aultres non en grand nombre » 1.
Les détails géographiques aident à l’intelligence de ce récit. On voit
très bien Jeanne et sa troupe sortir par la porte du boulevard, vers
cinq heures du soir, avec une compagnie de gens à pied et à cheval.
Elle va tout droit au nord, contre Margny. Elle veut ou reconnaître ou
surprendre le campement central, celui de Baudot de Noyelles. De fait,
le maréchal bourguignon et ses gens sont d’abord culbutés, tant l’atta-
que a été subite, Margny n’étant guère qu’à un kilomètre de la tête du
pont. Cependant les reîtres se remettent. Ils crient aux armes du côté
de Clairoix et de Venette, c’est-à-dire aux Anglais et aux Picards. Ils
ont trouvé un secours inespéré dans Jehan de Luxembourg, Créqui et
d’autres capitaines venus là pour discuter du siège avec Baudot de
Noyelles. Leur résistance donne le temps aux corps picards campés à
gauche et aux corps anglais campés à droite d’envoyer du renfort. Les
Français ne sont plus en force. Ils se replient. Jeanne, suivant « sa

1 Monstrelet, Q. VI, 400, 401, 402.


470 LA SAINTE DE LA PATRIE

grande manière habituelle », s’acharne à les couvrir. Elle veut rentrer


la dernière dans Compiègne ; mais l’ennemi a déjà occupé les abords
du pont ; quand elle essaie de le franchir, il est trop tard.
VIII
Le récit du Bourguignon « s’enrichit » avec le temps, et même sans
beaucoup de temps, parmi les écrivains de son parti.
Jeanne aurait pendant « deux nuits 1 et un jour mûri son plan
d’attaque » ; il en devenait d’autant plus glorieux de l’avoir battue.
Puis, elle avait monté la tête de ses gens « par plusieurs folles fantom-
meries » 2. Enfin, elle avait joué le grand jeu. « Dans une assemblée du
peuple et des gens de guerre » 3, elle aurait déclaré « comment sainte
Katerine et sainte Marguerite lui avaient transmis de Dieu qu’il volait
que le jour même elle se mist en armes, sortist à l’encontre des enne-
mis du roy, soit Anglais soit Bourguignons, et que sans doulte elle au-
rait victoire » 4.
Il va de soi que ces pauvres stupides Français « avaient mis créance
bien follement en elle » 5.
Avant de sortir, elle avait jeté par-dessus sa cuirasse « une huque
vermeille ».
Tout cela n’est que roman surajouté au récit de Monstrelet, roman
d’après coup, sauf probablement le détail de la huque. Il n’y eut ni ré-
flexion de deux nuits et un jour, ni réunion du peuple et des gens d’ar-
mes en leurs comices, ni harangue sur le vouloir de Dieu transmis par
sainte Catherine et sainte Marguerite : Jeanne a démenti ces détails de
fantaisie. Quant à la huque vermeille, elle la portait en bataille pour être
mieux vue. C’était un danger pour elle ; mais résolue qu’elle était à tou-
jours se montrer au plus épais du combat, c’était l’encouragement de ses
hommes. Henri IV avait son panache blanc, Jeanne sa huque vermeille.
Le Tribunal de Rouen joignit à tout cela une histoire de cloches. Le
son des cloches bénites par l’Église, comme l’eau bénite, comme le sel
bénit, comme le buis bénit, comme la cire bénite, pouvait entrer, en
vertu de l’axiome « corruptio optimi pessima, on se sert du meilleur
pour le pire », dans la composition des maléfices. Jeanne n’avait-elle
pas voulu maléficier Philippe et son armée en faisant sonner les clo-
ches de Compiègne ?
Elle répondit ignorer totalement qu’il y eût eu sonnerie. Toutefois,
comme il était de son usage de faire sonner, chaque après-midi, un

1 Lefèvre de Saint-Rémy, Q. IV, 438 ; Chastellain, ibid., 443.


2 Chastellain, Q. IV, 443.
3 Ibid., 443.
4 Ibid., 444.
5 Ibid., 443.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 471

peu avant la nuit, afin « que les religieux de son armée pussent se ré-
unir et chanter une antienne à la Bienheureuse Vierge Marie, tandis
qu’elle-même faisait oraison 1, par excès de précaution, afin d’être très
certaine de ne pas offenser la vérité, elle ajouta qu’elle ne savait si oui
ou non elle avait donné l’ordre habituel : elle ne s’en souvenait plus.
« Et ainsi ne lui souvenait si elle avait dit qu’on sonnât les cloches » 2.
IX
Il existe, bien entendu, des récits d’annalistes français : par exem-
ple « le Mémoire sur Guillaume de Flavy », qui nous parle d’arbalé-
triers et de couleuvriniers placés en observation autour du boulevard,
afin d’appuyer le mouvement de Jeanne et de repousser l’ennemi s’il
tentait d’approcher 3. Le même texte nous montre encore des barques
attachées à la rive nord de l’Oise, prêtes à recevoir les nôtres et à les
passer, si la malchance les contraignait à rentrer 4.
Le Mémoire est seul à donner ces détails, dont Jeanne et Monstre-
let non seulement ne disent rien, mais ne laissent supposer rien. Et
« le Mémoire », quoique visiblement « livret de bonne foi », est du
commencement du XVIe siècle. Il y a lieu de beaucoup réfléchir avant
d’admettre sa version sur ce point.
« Le Miroir des femmes vertueuses » lance quelque chose d’infini-
ment plus grave ; Jeanne aurait été trahie par Guillaume de Flavy.
La Pucelle serait sortie « hors de la ville de Compiègne accompa-
gnée de XXV ou XXX archers. Flavy, qui savait l’embûche où elle allait
tomber, fit fermer les barrières et la porte de la ville. Quand la Pucelle
fut à un quart de lieue, elle fut rencontrée par Luxembourg et aultres
Bourguignons. Elle les vit plus puissants qu’elle et s’en retourna à
coure, soy cuidant sauvé devant la ville. Mais ce traître de Flavy lui
avait fait clore les barrières et ne voulut ouvrir la porte. À cette cause
fut la Pucelle prise par les Bourguignons et livrée aux Anglais l’an des-
sus dit 1430 au signe des Gemini ».
L’auteur tenait le crime de Flavy de « deux vieulx et anciens hom-
mes de la ville de Compiègne », âgés « l’un de quatre-vingt-dix-huit
ans, l’autre de quatre-vingt-six ».
« Il est évident, dit Quicherat, que c’est l’origine de ce que tous les
historiens postérieurs… ont débité sur cette prétendue trahison ».
Nous ne saurions partager l’avis de l’illustre paléographe. La Chro-
nique de Jean Chartier, écrite bien avant le « Miroir des femmes ver-

1 Dunois, Q. III, 14.


2 Jeanne, Q. I, 114.
3 Mémoire, Q. V, 176.
4 Ibid.
472 LA SAINTE DE LA PATRIE

tueuses », contient sur la capture de Jeanne une phrase faite pour in-
quiéter : « Ce disaient aulcuns que la barrière fut fermée, et d’autres
disaient que trop grande presse y avait eu ». La précision manque,
mais certainement pas l’insinuation. En tout cas, l’avocat des héritiers
du maréchal de Rieux, lors du procès que ceux-ci intentèrent à Flavy
en 1444, osa dire – et nul ne releva sa parole que l’on sache – : « Flavy
ferma la porte à Jeanne la Pucelle par quoy elle fut prise, et dit-on que,
pour fermer les dites portes, il eut plusieurs lingoz d’or » 1.
Le bruit circulait donc, vrai ou faux, avant la publication du « Mi-
roir ».
Nous en examinons la valeur un peu plus bas.
Perceval de Cagny ajoute deux détails auxquels se sont arrêtés les
historiens : un bref échange de propos entre Jeanne et ses fidèles au
moment pénible où elle dut reculer, un cri héroïquement chrétien et
chevaleresque au moment tragique où elle se rendit.
Les Français donc succombaient sous le bloc des ennemis, accou-
rus de Venette et de Clairoix pour appuyer ceux de Margny. Le combat
devenait visiblement trop inégal. Quelqu’un des siens, qui n’est pas
nommé, s’approche de Jeanne – on a cru que c’était d’Aulon : nous
doutons que ce fût lui ; il eût probablement rappelé l’aventure dans sa
déposition de Lyon –.
– Hâtez-vous de regagner la ville, dit ce compagnon, ou bien vous
et nous sommes perdus.
– Taisez-vous, répondit Jeanne « très marrie ». Il ne tiendra que à
vous que ils ne soient desconfits ; ne pensez que à frapper sur eulx 2.
Mais les dés étaient jetés : la Providence les laissait tourner. La
masse des nôtres rentrait en hâte, en déroute, poussée, pressée, bous-
culée, confuse, par la passerelle du boulevard. En vain Jeanne, ainsi
que dit Chastellain en deux mots qui méritent de rester pour leur ex-
pressive beauté littéraire, s’efforçait de les couvrir, « passant nature de
femme, soutenant grant fès, demeurant derrière comme chef et le plus
vaillant du troupeau » 3.
À la fin, elle est acculée au fossé, où six hommes ensemble s’efforcent
de la saisir, « les uns mettant la main sur elle, les autres sur son cheval,
chacun d’iceulx disant : Rendez-vous à moy et baillez votre foy ».
Mais de ces paroles « baillez votre foy », Jeanne, d’un rapide regard
d’esprit, voit les conséquences. D’abord, si elle donne sa foi, pourra-t-
elle penser à se sauver ? Puis, celle qui a donné sa foi à Jésus-Christ,

1 Bulletin de la Société de l’histoire de la France, 1861, 176.


2 Perceval de Cagny, Q. IV, 34.
3 Chastellain, IV, 446.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 473

peut-elle donner sa foi à un homme ? Celle qui a été engagée par Jé-
sus-Christ à son service, peut-elle librement y renoncer ? Qu’on la
prenne si on veut, si on peut ! Elle ne se rendra pas. Elle « ne baillera
pas sa foy ». Et alors la sublime parole :
– « Je ay donné et baillé ma foy à un aultre que à vous, et je luy
tiendrai mon serment » ! 1.
X
Que penser touchant ce problème historique : Flavy a-t-il trahi ?
Le misérable homme fut capable de tout : la question n’est pas là.
A-t-il trahi ?
Par exemple : aurait-il vraiment vendu Jeanne pour « les lingoz
d’or » dont parle l’avocat du maréchal de Rieux ?
La preuve n’est pas faite : nul document ne la fournit. L’avocat lui-
même ne manque pas de réserve dans son articulation : c’est un « on
dit » qu’il rapporte.
Si Flavy n’a pas reçu, comme Bournel, une poignée d’or malpropre,
ne s’est-il pas entendu avec Luxembourg, n’a-t-il pas connivé avec lui,
pour lui assurer la capture de Jeanne ?
« Le Miroir » fait plus que l’insinuer. Le capitaine, dit-il, « scavoit
bien l’embusche » où la sainte Héroïne allait succomber. Mais com-
ment l’aurait-il sue s’il n’y avait eu intelligence entre lui et Luxem-
bourg ?
Trace de cette collusion n’existe pas ailleurs : nous n’y croyons
point.
La Chronique de Normandie et celle de Tournay se font l’écho d’une
autre conception. « Les Anglais chargèrent si fort sur Jeanne qu’elle
fut prise avec sa compagnie ; et ce firent faire les capitaines parce qu’à
elle allait toute la gloire » 2.
Ici pas de bourse reçue, pas de traité passé avec l’ennemi ; mais une
volonté obscure ou expresse « des capitaines » de se débarrasser, sui-
vant l’incertaine fortune des circonstances, de l’accapareuse de re-
nommée pour laquelle seule le peuple avait des yeux.
De cette fois, nous touchons le vrai. Et ce vrai éclabousse non seu-
lement la cuirasse de Flavy, mais encore, au moins peut-on le crain-
dre, la simarre de Regnault de Chartres. Les deux amis – le client et le
patron de jadis – se sont-ils ouverts l’un à l’autre de leur plaie secrète ?
Sont-ils devenus des conjurés et des complices non pour vendre ou
pour livrer, mais pour laisser Jeanne dans l’embarras, s’ils avaient la

1 Perceval de Cagny, Q. IV, 34.


2 Chronique de Normandie, publication d’AYROLES, III, 384.
474 LA SAINTE DE LA PATRIE

chance qu’elle s’y mît ? Peut-être. De si habiles gens n’ont laissé rien
traîner de clair sur une semblable entente. Mais l’attitude de Flavy le
23, le fait qu’il n’a pas tout tenté pour sauver Jeanne, une sortie en
masse, on ne sait quoi d’autre, mais tout ; la vilaine lettre de Regnault
de Chartres aux Rémois – nous la trouverons bientôt –, découvrent le
fond de leurs sentiments. Leur cœur mauvais a souhaité le mal de
Jeanne ; et quand il est survenu, Flavy n’a rien fait pour l’empêcher.
La capture de Jeanne ne s’est pas, en effet, exécutée à l’improviste :
Flavy l’a vue venir. Il a assisté au départ de la sainte héroïne et de sa
troupe : piétons, cavaliers, environ cinq cents. De ses murailles, il a
suivi les phases de la lutte : Margny n’était qu’à un kilomètre de Com-
piègne. Il s’est rendu compte du flottement des fronts, de l’enfonce-
ment des Bourguignons par nous, des retours offensifs de ceux-ci. Les
mouvements des Anglais de Montgommery à Venette, ceux des Pi-
cards de Luxembourg à Clairoix, ne lui ont pas échappé. Or, il avait
des hommes sous la main : c’était une réserve. Pourquoi n’a-t-il pas
fait donner sa réserve ? Les Anglais de Venette et les Picards de Clai-
roix ont fini par se poster vers le bout du pont : ils sont passés sous
son artillerie. Pourquoi ne leur a-t-il pas envoyé une volée de canon ?
Flavy n’a pas aidé Jeanne, parce qu’il lui plaidait que Jeanne subît
un échec.
Il n’a pas voulu « marcher au canon », afin que fût battue celle qui
le défendait. Qu’il ait fermé la porte de Compiègne dans le dessein for-
mel de la faire prendre ou non, il importe sans doute ; mais, à y réflé-
chir, pas autant qu’on le pourrait croire. Flavy a failli au devoir ; il s’est
conduit en faux frère d’armes : il a été un félon. « Je ne crains que la
trahison », avait dit Jeanne à Gérardin d’Épinal » 1.
XI
Jeanne, « tirée bas de son cheval par un archier qui appartenait au
bâtard de Wandosnne, fut emmenée à Margny et avec elle Poton et
aulcuns aultres » 2. C’étaient notamment « le frère de la Pucelle et son
maistre d’hôtel » 3.
Ce fut un immense et implacable hourrah chez les Bourguignons et
les Anglais. Le soldat qui avait capturé Jeanne fut plus joyeux que s’il
eût pris « un roy » 4. Les Anglais « firent de grands cris et resbaudis-
sements, car ils ne redoutaient aucun chief de guerre tant comme

1 Gérardin d’Épinal, Q. II, 423.


2 Ceux qui out lu Perceval remarqueront que nous n’avons même pas discuté la prétendue sortie
que Jeanne eût faite d’après lui le 23, vers neuf heures du matin. Cette assertion doit être écartée
comme contraire à la déposition de Jeanne relatée plus haut.
3 Lefèvre de Saint-Rémy, Q. IV, 439.
4 Chastellain, Q. IV, 447.
DERNIÈRES LUTTES ET PRISE DE JEANNE 475

ycelle Pucelle » 1. Le Duc de Bourgogne ne fut pas plus retenu que les
reîtres. « On lui dist l’accquiest qui avait été fait et comment la Pucelle
était prisonnière ; dont qui en fut bien joyeux ». Il eut le succès sans
modestie ni retenue. Curieux et superbe, pour mieux afficher son
triomphe, il se porta en personne de Coudun à Margny. Les chroni-
queurs bourguignons, généralement moins sobres quand il s’agit des
paroles de leur grand Duc, se contentent, soit Monstrelet soit Chastel-
lain, de noter « qu’il eut avec Jeanne aulcuns langages » ; mais ils
ajoutent « qu’ils ne se souviennent pas lesquels » 2. Serait-ce que par
hasard ils auraient même eux, moins apprécié les propos de Philippe
que ceux de la prisonnière ?
Philippe ne crut pouvoir mieux faire qu’annoncer le grand événe-
ment à tous ses sujets. De retour à Coudun il écrivit aux habitants de
Saint-Quentin :
« À nos très chiers et bien amez les gens d’église, bourgeois et habi-
tans de Saint-Quentin en Vermandois :
« Très chiers et bien amez, sachans que vous désirez savoir de noz
nouvelles, vous signifions que ce jourd’uy XXIIIe de may, environ six
heures après midi, les adversaires de Monseigneur le roy (Henri VI
d’Angleterre) et les nostres, qui s’estoient mis ensemble en très grosse
puissance en la ville de Compiègne, devant laquelle nous et les gens de
nostre armée somme logez, sont sortis de la dicte ville à puissance sur
le logis de nostre avangarde le plus prochain d’eulx ; à laquelle sortie
estait celle qu’ils appellent la Pucelle, avecques plusieurs de leurs prin-
cipaux capitaines.
« À l’encontre desquels beau Cousin messire Jehan de Luxem-
bourg, qui y estait présent, et autres de nos gens et aucuns des gens de
Monseigneur le roy (Henri) qu’il avait envoié par devers nous pour
passer oultre et aller à Paris, ont fait très grant et aspre résistence ; et
prestement en nostre personne y arrivasme ; et trouvasme que les dits
adversaires estaient déjà repoussés. Et par le plaisir de nostre benoist
Créateur, la chose est ainsi avenue et nous a fait tele grâce que icelle
appelée la Pucelle a esté prise ; et avecques elle plusieurs capitaines,
chevaliers, escuiers et autres ont été pris, noiez et tués, dont à ceste
heure nous ne savons encore les noms, sans ce que aucuns de nos gens
ne des gens de mon dit seigneur le roy Henri y aient été tués ou pris, ni
qu’il y ait eu celui de vingt de nos gens blessés, par la grâce de Dieu.
« De laquelle prise, ainsi que tenons certainement, seront grans
nouvelles partout, et sera connue l’erreur et folle créance de tous ceulx
qui ès faiz d’icelle femme se sont rendus et favorables ; et ceste chose

1 Monstrelet, Q. IV, 402.


2 Ibid.
476 LA SAINTE DE LA PATRIE

nous escrivons, espérans que en aurez joye, confort et consolation et


en rendrez grâces et louanges à nostre dit Créateur, qui tout voit et
coignoist. Que, par son bénit plaisir, il veuille conduire le surplus de
noz entreprises au bien de nostre dit seigneur le roy Henri et au relie-
vement de nos bons et loyaulx subgez. Très chiers et bien amez, le
Saint-Esprit vous ait en sa sainte garde.
« Escript à Coudun emprès Compiengne, le XXIIIe jour de may » 1.
Le même soir peut-être, le lendemain au plus, il expédia « le che-
vaucheur Lorraine » au duc de Bretagne pour lui notifier la nouvelle.
Rien ne peut mieux prouver l’importance du rôle de Jeanne que
cette joie tapageuse. La grande ennemie était donc prise ! Le roi de
France fit un bien moindre bruit quand Jeanne mit la main sur le
premier des hommes de guerre anglais, Talbot.
Cependant ils eurent tort d’exagérer les conséquences de leur cap-
ture : ils étaient d’ores et déjà perdus. Jeanne a semé les causes : de-
main les effets lèveront.
La France est debout ; la servante de Dieu l’a remise sur pied. Avant
qu’il se passe longtemps elle sera entièrement libérée ; l’Anglais sera
chassé. L’esprit de la Pucelle ne cessera de souffler sur nos armées et
de les animer. L’outil ne servira plus, mais l’œuvre s’accomplira. Ce-
pendant l’épreuve, sublime et rude présent du ciel propice, affinera
l’airain dans lequel fut taillée la jeune fille sacrée ; elle la magnifiera ;
elle lui donnera ce quelque chose d’achevé dont le malheur seul sait
marquer le front des victimes illustres. Jeanne deviendra plus tou-
chante aux hommes et plus précieuse au Christ, d’avoir tant souffert.
Sans cela, elle eût été l’Héroïne mais pas la Sainte de la Patrie.
« Il faut que tu sois prise avant la Saint-Jéhan prochaine ! Prends
tout en gré ! ».

1 Lettre du Duc Philippe, Q. V, 166.


Chapitre XXV
Translations et tractations
(1430)

Du 23 mai à la fin de décembre

Le sort des prisonniers de guerre. – Luxembourg, à qui fut remise Jeanne ; son por-
trait. – Jeanne à Clairoix, à Beaulieu ; qui elle y trouve ; tentative d’évasion. – À
Beauvoir ; qui elle y trouve ; vie de prière ; lutte avec les Voix ; tentative d’évasion. –
À Arras ; qui elle y trouve. – Pourquoi Jeanne est passée des châteaux de Luxem-
bourg aux prisons du Duc de Bourgogne ; pourquoi passera-t-elle des prisons du
Duc de Bourgogne à celles des Anglais. – Inertie de la diplomatie française tandis
que Jeanne est à Clairoix. – Vrais sentiments de Mgr Regnault d’après sa lettre à ses
diocésains sur la prise de Jeanne. – Par opposition : activité des Anglo-Bourgui-
gnons. – Éverard et Billori. – Causes de leur haine contre Jeanne. – Action parallèle
et tendant au même but de Pierre Cauchon. – Quel était ce nouveau personnage ;
son passé ; sa fin. – Comment il pose la reddition de Jeanne sur un terrain autre
qu’Éverard et Billori : ceux-ci la demandaient gratis à Luxembourg et au duc Phi-
lippe afin de la juger en matière de foi ; celui-là la demande pour Bedfort, qui la
paiera et la donnera à l’Église pour qu’elle la juge, toujours en matière de foi. – Lu-
xembourg conclut pour deux mille écus d’or. – Les espèces n’étant pas prêtes, Jean-
ne est confiée au Duc de Bourgogne, qui la remettra lors du versement réel. – Ver-
sement réel. – Jeanne au Crotoy. – Les Véroniques d’Abbeville. – Une apparition de
saint Michel. – L’Université se plaint de la longueur du séjour de la prisonnière dans
cette forteresse. – Injustice de ses invectives, soit contre Mgr de Beauvais soit contre
le régent. – Départ de Jeanne pour Rouen en la seconde quinzaine de décembre.

I
De très nombreux chevaliers du XIVe et du XVe siècle ont connu la
disgrâce de la captivité militaire. Du Guesclin, d’Orléans, Loré, d’Alen-
çon, ont été pris. On se rappelle le mot du grave Talbot tombé aux
mains des Français le soir de Patay : c’est la fortune de la guerre.
Aussi de certaines conventions, un certain droit international non
écrit, un code d’honneur, stipulaient-ils le respect à l’égard de ceux qui
avaient rendu leur épée. Le hodie mihi, cras tibi, « aujourd’hui c’est à
moi, demain ce sera à toi », avait beaucoup servi pour l’établissement
de ces mœurs. Le propriétaire du prisonnier le gardait soigneuse-
ment ; c’était son butin, son trésor ; mais s’il le maltraitait – ce qui
pouvait advenir –, il se disqualifiait par sa brutalité.
Luxembourg, comte de Ligny, à qui appartenait Jeanne, parce que
le bâtard de Wandonne lui-même était de sa compagnie, n’avait ni
478 LA SAINTE DE LA PATRIE

l’extérieur ni la réalité d’une âme tendre. En 1418 il avait assisté im-


passible – est-ce assez dire ? – aux massacres qui firent de Paris, pen-
dant deux ou trois jours, une succursale d’enfer. On peut s’en souve-
nir : évêques – ceux de Bayeux, de Saintes, de Senlis, de Coutances,
d’Évreux –, voleurs, geôliers de prison, bourgeois, ouvriers, connéta-
ble, membres du parlement, furent assassinés dans un pêle-mêle ter-
rible, avec d’exquis raffinements de cruauté, par les Bourguignons,
auxquels un traître avait ouvert les portes de Paris. Luxembourg re-
gardait ces exploits de fauve du haut de son cheval. Il ne trempait
point, que l’on sache, ses mains dans le flot de sang ; mais il pronon-
çait de ces paroles dont un honnête homme doit se repentir : Mes en-
fants, répétait-il, vous faites bien ; vous faites bien.
Depuis lors, on le trouve mêlé à toutes les opérations du grand Duc :
opérations militaires et opérations diplomatiques. Il fut un des plus dé-
liés organisateurs de la conjuration pour la paix de Bourgogne. Il paraît
aux journées de La Fère, d’Arras, de Compiègne, causant, traitant, pro-
mettant ; en tête-à-tête avec La Trémouille et Regnault de Chartres 1.
Ses négociations ne l’empêchèrent pas de traîner sa rapière partout où
il put espérer un beau coup. Il s’acquit une réputation de sérieux soldat.
Il fit campagne contre René d’Anjou, même contre Charles VII ; au pre-
mier il prit Guise ; il assiégea Beaumont, qui appartenait alors au se-
cond. Les négociations lui donnèrent « honneur », la guerre « chevan-
ce », suivant le style du temps. Il fut l’un des premiers Toison d’or, créés
par Philippe ; et il avait pas mal de bien. Il en attendait plus encore
d’une vieille et bonne demoiselle, sa tante, Jeanne de Luxembourg, qui
lui laissera le château et la terre de Beauvoir. Bedfort entra dans sa fa-
mille en épousant Jacqueline de Saint-Pol 2. Il se flattait d’être le neveu
du jeune cardinal Pierre de Luxembourg, mort à dix-huit ans en odeur
de sainteté. Il avait épousé une Béthune. Plus sa parenté était considé-
rable, plus il voulait devenir riche, afin de soutenir son état. Sa cupidité
native s’était enflée de ce qu’il estimait les nécessités de son rang.
Cauchon et Flavy le connaissaient bien tel qu’il était. Flavy avait été
assiégé par lui à Beaumont ; Cauchon avait levé pour lui, et justement
en vue du siège de Beaumont, un impôt en Champagne 3.
Les traîtres ne lui répugnaient que de sorte. Il avait arrangé l’affaire
de Soissons avec Guichard Bournel 4.
On dit que ce grand personnage médiocrement sympathique était
borgne.

1 Chronique des Cordeliers, publication d’AYROLES, III, 413 ; Monstrelet, d’après la même publi-

cation, ibid., 422 ; le Hérault de Berri, Q. IV, 47.


2 Bedfort épousa en 1431 Jacqueline de Saint-Pol.
3 AYROLES, II, 70.
4 Le Hérault de Berri, Q. IV, 50.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 479

II
Luxembourg garda Jeanne trois ou quatre journées dans son logis
de Clairoix 1. Ce détail n’est pas sans importance ; on verra pourquoi.
Puis trouvant, pensons-nous, le gîte mal sûr, il la fit transférer au châ-
teau de Beaulieu en Vermandois. C’était une bonne forteresse. Jadis
du domaine des Nesle, elle commandait une fertile et gracieuse région
des bords de l’Oise. Il y avait toujours une église dédiée à sainte Cathe-
rine. Ce fut un rafraîchissement d’âme pour la prisonnière d’y prier.
Beaulieu était à huit ou dix lieues de Compiègne ; pas si loin que
Ligny ne pût y avoir l’œil, tout en suivant le siège ; pas si près que les
Français assiégés ne pussent essayer contre lui un coup de main tout à
fait imprévu.
Il nous paraît que l’escorte de la prisonnière, peu curieuse de ren-
contrer quelque parti ennemi en quête d’aventures, dut brûler rapide-
ment l’étape ; plutôt en une journée qu’en deux, et par des chemins aus-
si couverts que possible. Peut-être passa-t-elle par Erlincourt. Jeanne
put y envoyer de nouveau son pauvre cœur meurtri à sainte Marguerite.
La captive ne fut pas maltraitée à Beaulieu. Elle y retrouva les gens
de sa maison pris avec elle, particulièrement ce fidèle et honnête
d’Aulon. « Le Maître de l’Ost » la connaissait trop pour ignorer ce qui
pouvait le plus durement l’affliger. C’était moins sa capture que la red-
dition trop probable de Compiègne.
– Cette pauvre ville de Compiègne, lui dit-il, que vous avez moult
aimée, sera donc de cette fois remise ès mains et à la subjection des
ennemis de la France !
– Non ! non ! reprit-elle vivement. Des places que le roy du ciel a
réduit et remises en la main et obéissance du gentil roy Charles par
mon moïen, aucune ne sera reprise par ses ennemis tant qu’on fera
diligence pour les garder 2.
Bref dialogue, tout parfumé vraiment de haut patriotisme ! Com-
bien fidèle à elle-même s’y montre la Sainte de la Patrie par sa con-
fiance en Dieu, sa certitude des droits du roi Charles, sa conviction que
celui-là seul obtient du succès qui ne se borne pas à prier, mais qui
joint à la prière l’activité qu’il eût déployée, s’il n’avait pas prié. « Les
hommes d’armes batailleront et Dieu donnera la victoire », avait-elle
dit jadis. Elle n’a pas changé d’avis.
Charles et ses lieutenants oublièrent trop parfois cette règle d’éthi-
que guerrière. Au moins s’en souvinrent-ils à Compiègne ; et la vic-
toire donna raison à l’oracle de Jeanne.

1 Perceval, Q. IV, 34.


2 Ibid., 35.
480 LA SAINTE DE LA PATRIE

À peine arrivée, Jeanne se mit à méditer sur les moyens de s’évader


de Beaulieu. Pourquoi pas ? N’était-ce pas son droit ? Elle n’avait vou-
lu donner « sa foy » à personne. Si elle s’était échappée, nul n’aurait
pu se plaindre qu’elle eût violé ses engagements.
On l’avait logée dans une tour. Des gens d’armes l’y surveillaient.
En cherchant bien, elle découvrit qu’une certaine pièce de plancher
était mobile et qu’elle avait la place de passer entre deux poutrelles.
Elle n’hésita pas un instant, et profitant soit du sommeil, soit de l’inat-
tention des soldats, elle se laissa glisser par l’ouverture qu’elle avait
pratiquée. Déjà même ayant réussi à sortir du donjon, elle tournait la
clef dans la serrure pour y enfermer le garde, lorsqu’elle fut surprise
par le portier du Château 1.
Ce fut grand dommage : la garde mise sous clef… la jeune fille agile
et forte se glissant entre des pièces de bois… l’évasion eût été jolie.
Il ne semble pas qu’on lui ait imputé à gros crime sa tentative. Elle-
même ne se contrista pas outre mesure d’avoir manqué son coup. Elle
se rappela que ses Voix lui avaient annoncé qu’il fallait qu’elle vît le
petit roi d’Angleterre – elle le verra à Rouen – : elle pensa que l’heure
de la libération n’était pas venue ; elle attendit 2. L’espérance, la sainte
espérance, la soutiendra toujours.
III
Troisième ou quatrième étape : Beauvoir. Le Bernardin Gilles de
Roye prétend que Jeanne a été conduite à Noyon ; la jeune Duchesse
de Bourgogne aurait désiré l’y rencontrer. Caprice de nouvelle mariée ;
ce n’est pas invraisemblable. On admettrait alors que la prisonnière
passa par la jolie ville de Saint-Éloi pour gagner Beauvoir. Ce qui est
hors de doute, c’est que sa détention à Beauvoir fut très douce.
Avant tout, elle trouvait dans cette résidence un service religieux
suivant son cœur, tout de prière et de piété. Son zèle d’assister à plu-
sieurs messes quotidiennes se pouvait satisfaire. Un Luxembourg du
XIVe siècle y avait fondé une église, desservie par quatre, puis par sept
chapelains. L’office, les dimanches et fêtes, se chantait. Les maîtresses
du lieu étaient trois femmes charmantes et françaises de cœur, aux-
quelles elle s’attacha : Jeanne de Luxembourg, dont nous avons dit un
mot déjà – on sait que Beauvoir lui appartenait – ; Jeanne de Béthune,
qui avait épousé en secondes noces Jean de Luxembourg ; la fille enfin
du premier lit de celle-ci.
Jeanne les aima vite et beaucoup. Elle a laissé trace de ce sentiment
dans ses réponses à l’audience du 3 mars 1431, et en si noble langage
qu’il serait difficile de ne le pas citer.

1 Jeanne, Q. I, 163.
2 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 481

Le débat s’était engagé sur la question des habits d’homme qu’elle


portait. Or il était de notoriété que les dames de Beauvoir lui avaient
conseillé de les quitter et qu’elle n’avait pas consenti. C’était un beau
sujet de récriminations.
– Quand vous étiez à Beauvoir, lui dit-on, les dames ne vous ont-
elles pas sollicitée de quitter ce vêtement ?
– Oui, en vérité. Je ne pouvais le faire sans la permission de Dieu.
Bien plus la Demoiselle de Luxembourg et la dame de Beauvoir (Jean-
ne de Béthune) m’offrirent un habit de femme ou du drap pour le faire ;
je répondis que je n’en avais pas congé de Notre-Seigneur et qu’il n’était
pas encore temps 1.
– Messire Jean de Pressy et d’autres à Arras ne vous offrirent-ils
pas un habit de femme ?
– Luy et plusieurs autres me l’ont plusieurs fois offert.
– Croyez-vous que vous eussiez fait péché mortel de prendre habit
de femme ?
– Je fais mieulx d’obéir et de servir mon souverain Seigneur, c’est
assavoir Dieu. Si j’eusse dû le faire, je l’eusse fait à la requêste des
deux Dames de Beauvoir, plus qu’à celle de toute autre dame qui soit
en France, excepté ma reine 2.
Excepté ma reine… Oui, voilà une noble langue, et qui devait son-
ner singulièrement dans ce prétoire de rebelles à leur prince et d’asser-
vis à l’étranger.
Au demeurant, les Dames de Beauvoir avaient tort et Jeanne avait
raison. Sa volonté de vivre en habit d’homme n’était qu’une prudente
sagesse. La cordialité des Dames de Beauvoir ne pouvait la suivre, ni la
défendre partout contre les gens d’armes.
Or, de ceux-ci les meilleurs ne valaient pas cher ; leurs jeux, leurs
plaisanteries, n’étaient pas de toute réserve. L’habit d’homme les te-
nait mieux à distance qu’un habit de femme.
Jeanne d’ailleurs savait se protéger ; elle était capable d’y mettre
une incontestable vigueur. L’homme d’armes Aimond de Macy en fit
l’expérience, un jour qu’il lui avait manqué d’égards. Il n’en garda pas
rancune à l’héroïne, et déposant au procès de réhabilitation vingt-cinq
ans plus tard, sur la vie de celle qu’il avait vue à Beauvoir et au Crotoy,
il ne pouvait se lasser d’admirer la gravité de sa conversation et la di-
gnité de sa vie 3.

1 Nous aurons l’occasion d’expliquer plus bas la portée de cette réponse.


2 Jeanne, Q. I, 95-96.
3 De Macy, Q. III, 121.
482 LA SAINTE DE LA PATRIE

IV
Les Dames de Beauvoir se montraient gracieuses. Jeanne n’en était
pas moins en prison : sa prison lui pesa bientôt plus encore à Beauvoir
qu’à Beaulieu ; de quoi elle a donné les motifs. Deux nouvelles lui
étaient parvenues :
La première, que si Compiègne tombait, la ville serait réduite en
cendres et tous les habitants au-dessus de sept années seraient passés
par les armes.
La seconde, qu’elle-même était vendue aux Anglais.
Or, elle ne pouvait se résigner ni à l’une ni à l’autre catastrophe.
Voir ses amis de Compiègne ainsi traités, se voir elle-même aux mains
des Godons, lui était insupportable. Tout, même mourir s’il le fallait,
plutôt que de ne pas essayer d’écarter pareils malheurs.
« Interrogée quelle fust la cause pourquoy elle saillit de la tour de
Beauvoir, répond qu’elle avoyt ouy dire que ceulx de Compiègne, tous,
depuis l’aage de VII ans, devaient être mis à feu et à sang et qu’elle
aymait mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes
gens ; et fut l’une des causes. L’aultre, c’est qu’elle sçut qu’elle estoyt
vendue aux Anglais et eût eu plus cher mourir que d’être en les mains
de pareils ennemis » 1.
Elle se mit à prier beaucoup pour Compiègne. Lorsque son Conseil
daignait la visiter, elle s’agenouillait, suppliant les saintes d’unir leurs
prières aux siennes pour la chère ville 2 : et les deux grandes amies du
ciel, avec leur petite amie de la terre, invoquaient le Dieu des Déli-
vrances de prendre en compassion les assiégés. Le dogme de la com-
munion des saints n’eut jamais application plus touchante.
Bientôt cependant prier ne lui suffit plus. Une conception prodi-
gieuse s’empara de son esprit. Elle était enfermée dans une tour d’une
soixantaine de pieds. « Elle trouverait bien quelque chose par où, par
quoi se suspendre » et se jeter en bas. Il y avait, il est vrai, chance « de
se rompre les reins et le dos » 3 ; mais il y avait chance de réussir aussi,
chance donc de pouvoir secourir Compiègne, chance d’éviter la prison
anglaise. Un soldat pesant ces deux chances : rendre un grand service
à son pays s’il réussit, peut-être mourir s’il échoue, a le droit de courir
le risque. Courir le risque est même de cette vertu de force dont Suarez
a écrit qu’elle est la capitale des vertus militaires.
Ses Voix cependant lui déconseillaient la tentative.
– Avez-vous fait ce saut du conseil de vos Voix ?

1 Jeanne, Q. I, 150.
2 Ibid., 110.
3 Gilles de Roy, publication d’AYROLES, III, 453.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 483

– Sainte Catherine me disait presque tous les jours de ne pas me je-


ter en bas 1.
Et alors il s’engageait dans cette dure tour de Beauvoir un débat
comme les saints seuls en ont eu parfois avec le ciel. Il peut vraiment
se rapprocher de celui de Moïse avec Jéhovah sur le Sinaï, quand il ar-
racha au Seigneur en courroux le pardon du peuple, qu’on entendait
idolâtrer, aux racines de la montagne fumante 2.
– Est-ce que, disait Jeanne, Dieu laissera mourir ces bonnes gens
de Compiègne qui ont été si loyaux à leur Seigneur le Roi ?
Et sainte Catherine condescendante reprenait :
– Dieu t’aidera et aidera ceux de Compiègne. Sans faulte, ils auront
secours avant la Saint-Martin d’yver 3. (La Saint-Martin d’hiver est le
11 novembre).
– Puisque Dieu aidera ceux de Compiègne, je voudrais y être.
Et les interlocutrices de passer au second thème, celui de la livrai-
son aux Anglais.
– Ne t’ai-je pas dit que tu devais prendre tout en gré ? Ne t’ai-je pas
dit que rien ne serait fini sans que tu aies vu le roy d’Angleterre ?
– Vraiment je ne le voudrais pas voir 4.
Puis, l’enfant brisée par l’angoisse se reprenait à moduler sa plainte
tragique :
– J’aimerais mieux mourir qu’être mise entre les mains des An-
glais.
Ici le juge de Rouen l’interrompit. La question qu’il posa n’est pas
bien claire : elle n’a pourtant qu’un sens. Le soupçon d’une tentative
de suicide lui avait traversé l’esprit ; Jeanne n’avait-elle pas voulu se
suicider ?
– Quand vous vous êtes précipitée, pensiez-vous vous tuer ?
La réponse jaillit nette et précise.
– Non. En me précipitant je me recommandai à Dieu. Par le moyen
de ce saut je pensais m’évader et échapper que je fusse livrée aux An-
glais 5… Ce n’était pas du désespoir ; mais espérais de sauver mon
corps et de aler secourir plusieurs bonnes gens qui estaient en né-
cessité ».
D’Estivet lui-même, qui inculpa Jeanne quasi de tout, a reculé de-
vant l’accusation d’attentat à sa vie.

1 Jeanne, Q. I, 151.
2 Exode, XXXII, 7 et suiv.
3 Jeanne, Q. I, 152.
4 Ibid., 151.
5 Ibid., 152.
484 LA SAINTE DE LA PATRIE

La discussion entre ses Voix et Jeanne se termina par l’acte redou-


table. Elle se laissa tomber du haut de la tour, « e summitate turris ».
La Chronique des Cordeliers, d’origine et d’attaches bourguignonnes,
relate que ce par quoi elle « dévallait » se brisa. La chute fut terrible.
Mais ses Voix, qui avaient vu et compris l’impatience patriotique dans
laquelle la mettaient ses sentiments d’amitié pour Compiègne et d’hor-
reur pour une prison anglaise, eurent pitié d’elle, lui pardonnèrent sa
résistance pour la raison de la résistance, et la sauvèrent. « Elles lui
secourirent la vie et la gardèrent de se tuer » 1.
On la releva plus morte que vive. Sa chute l’avait tellement broyée
qu’elle fut trois jours sans boire ni manger. Et toutefois « elle fut ré-
confortée de sainte Katerine, qui lui dist qu’elle se confessât et requist
mercy à Dieu de ce qu’elle était allée contre le conseil de ses Voix, ré-
pétant que ceux de Compiègne auraient secours avant la Saint-Martin
d’hyver ».
Cette visite de la céleste amie, cette ouverture rassurante sur l’ave-
nir de Compiègne, c’était le bon et sûr remède : « Et adoncques se prit
à revenir et à recommencer à manger ; et bientôt fut guérie » 2.
Elle se confessa « et requist mercy à Notre-Seigneur ». Elle sut « par
la relation de saincte Katerine » qu’elle l’avait « obtenu » 3.
Le Juge étrangement indiscret lui demanda s’il lui avait été imposé
une forte pénitence. Jeanne échappa par un demi-sourire.
– La grosse pénitence, dit-elle, ce fut le mal que je m’étais fait 4.
V
Cependant la santé de la Demoiselle de Luxembourg déclinait ; elle
devait mourir au prochain novembre.
Fût-ce la raison qui détermina une nouvelle translation de Jeanne,
et de cette fois chez le grand Duc en personne ? Nous croyons à un au-
tre motif : certaine négociation que nous exposerons aurait amené ce
changement de prison.
Quoi qu’il en soit, il est certain que Jeanne arriva, vers octobre, à
Arras.
Elle y trouva encore quelques sympathies : Jean de Pressy, tréso-
rier ducal, lui conseilla, nous le savons – et dans un sentiment non
équivoque d’intérêt –, de quitter l’habit d’homme.
Elle y reçut la visite d’un clerc tournaisien, Naviel, qui lui prouva
qu’elle n’était pas oubliée de l’univers entier. Jadis elle avait eu des

1 Jeanne, Q. I, 169.
2 Ibid., 152.
3 Ibid., 160.
4 Ibid., 161.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 485

rapports avec les bourgeois de la ville de Tournai ; elle leur avait écrit,
les avait invités au Sacre de Charles ; elle les avait appelés « ses chers
et bons amis ». À bout de ressources, elle prit la confiance de leur ten-
dre la main. Ce ne fut pas inutilement. Ces Français des pays de Bour-
gogne lui envoyèrent « XXII couronnes d’or pour emploier en ses né-
cessités ». Le clerc que nous venons de nommer fut chargé de les lui
porter.
Aux heures mauvaises un rien est précieux : quelques lignes d’écri-
ture, une fleur qu’a coupée une main amie, une brise qui rappelle les
temps heureux, une offrande faite avec cœur à notre détresse immé-
ritée.
L’attention des habitants de Tournai fut plus consolatrice à Jeanne
que la rencontre fortuite de son portrait ; quoiqu’il s’en soit fallu de
peu qu’on lui ait fait un crime de cette peinture.
– N’avez-vous point vu, n’avez-vous point fait faire aucunes ymai-
ges de vous ?
– Je vis à Arras une paincture dans la main d’un Escot (Écossais) ;
et y avait la semblante de moy toute armée et présentant une lettre à
mon roy, et étais agenouillée d’un genoul 1.
Où est-elle la vieille « paincture » ? Qui nous la retrouvera la « sem-
blance » ?… Mais où sont au moins les cuirasses, où sont les épées,
puisque la Seine a pris le reste ?
Les Juges de Rouen, ou furent convaincus ou affectèrent d’être
convaincus que Jeanne avait rêvé à Arras, comme à Beauvoir et à
Beaulieu, de rompre sa chaîne.
– N’aviez-vous pas des limes à Beauvoir, à Arras ?
– M’en a-t-on trouvé ?
C’était décliner la question.
D’Arras elle fut dirigée sur le Crotoy, une forteresse de Picardie,
avec garnison anglaise, en plein pays de domination anglaise.
Les sombres oracles se réalisaient donc peu à peu. « Il faut que tu
sois prise avant la Saint-Jéhan prochaine », lui avait-il été dit d’abord.
Et elle avait été prise.
« Il faut que tu voies le roi d’Angleterre ». Et la voilà qui s’ache-
mine vers le petit souverain.
Le ciel, miséricordieux et dur tout ensemble pour cette âme de cou-
rage et de pureté, veut bien que sur l’autel où vont aboutir tous les
immolés depuis le Christ, elle reçoive le coup qui lui donnera son der-

1 Jeanne, Q. I, 100.
486 LA SAINTE DE LA PATRIE

nier perfectionnement moral : mais il faut qu’elle en soit prévenue,


que soit soulevé devant elle, lentement, progressivement, on dirait à
petits coups, le voile qui dérobe au commun des hommes le secret de
leurs destinées : il faut qu’elle voie, au moins confusément, les choses
qui l’attendent, soit afin qu’elle n’éprouve pas trop d’horreur en face
des réalités quand elles se présenteront, soit afin que ses acceptations
soient plus réfléchies et conséquemment plus méritoires.
Le prophétisme dont elle est l’objet, autant que celui dont elle fut
l’instrument, la séparent de la masse commune. L’atmosphère où elle
vit et se meut n’est jamais tout à fait et simplement la nôtre.
VI
Pourquoi et comment Jeanne passa-t-elle des prisons Bourgui-
gnonnes aux prisons Anglaises ? Il y eut des négociateurs : lesquels ?
Des tractations : lesquelles ? Des abandons : lesquels ? Un acheteur :
qui ?
Les abandons vinrent de la Cour de Charles ; les tractations se pas-
sèrent sous Compiègne et à Rouen ; les négociateurs furent le recteur
de l’université de Paris Éverard, le vice-inquisiteur Billori, l’évêque
Pierre Cauchon ; l’acheteur fut Bedfort.
Le soir de sa prise, trois hypothèses pouvaient être soulevées, non
sans quelque vraisemblance, quant à l’avenir de Jeanne, en dehors de
celle de son évasion.
Ou bien elle demeurerait indéfiniment dans les geôles de Bourgo-
gne, ainsi qu’il était advenu de Charles d’Orléans dans celles de Lon-
dres ;
Ou bien elle serait vendue puis livrée à Bedfort, à la suite d’on ne
pouvait trop savoir quelles négociations ;
Ou bien elle serait rendue à la France par elle sauvée, en consé-
quence soit d’un rachat soit d’un traité.
La dernière éventualité aurait même pu se donner pour la plus
vraisemblable. Comment admettre que Charles se désintéresserait de
celle à qui, après Dieu, il devait son trône et sa couronne ? Comment
supposer que la France oublierait celle qui, la veille encore, la faisait
« ydolâtrer » ? Bertrand Du Guesclin s’était noblement vanté, en sem-
blable épreuve, que toutes les femmes de France fileraient à l’intention
du Connétable ; toutes les femmes de France ne reprendront-elles pas
leurs fuseaux à l’intention de la Libératrice ?
Et cependant, sauf en quelques villes où il fut prié à son intention,
tout, du côté français, semble avoir été ici indifférence, là hostilité, ail-
leurs, au plus, inefficace vouloir.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 487

À Tours 1, où Jeanne était tant aimée, les chanoines ordonnèrent


des supplications comme on en faisait dans les calamités publiques : la
population y suivit, pieds et tête nus, la châsse du grand saint Martin,
qui fit le tour des murailles. On eût dit que la Libératrice, une fois aux
mains de l’ennemi, il était temps de songer de nouveau à écarter d’im-
minentes calamités.
En Dauphiné, les Prélats ordonnèrent de réciter à la messe une col-
lecte, une secrète et une postcommunion appropriées, jusqu’à la déli-
vrance :
Collecte : « Dieu tout-puissant et éternel qui, dans votre inexpri-
mable miséricorde, avez commandé à la Pucelle de relever et sauver le
royaume de France et de repousser ses ennemis, et qui avez permis
qu’au cours de cette œuvre sainte elle tombât entre leurs mains et
dans leurs chaînes, nous vous prions, par la Bienheureuse Vierge Ma-
rie et tous les Saints, de la délivrer de leurs mains sans qu’elle ait
éprouvé aucun mal, afin qu’elle achève d’accomplir ce pourquoi vous
l’avez envoyée » 2.
La secrète et la postcommunion étaient de même esprit liturgique.
Gélu, le noble archevêque d’Embrun, tout retiré de la terre et de ses
intérêts, s’émut profondément à la nouvelle de la capture de Jeanne.
Il conçut une inquiétude : le roi n’avait-il pas commis quelque faute
dont la punition était un pareil désastre ? Et il eut le courage d’en
écrire à Charles dont l’âme l’avait depuis longtemps touché :
« En tout cas, le roi devait ne rien épargner pour libérer la captive ;
sinon il se rendrait coupable de la plus noire des ingratitudes ».
Gélu termina sa dépêche en recommandant au roi d’ordonner des
supplications pour la sainte héroïne 3.
Les juges de Rouen ne manquèrent pas d’interroger Jeanne sur ces
liturgies, scandaleuses à leurs avis. Une collecte, une secrète, une post-
communion dédiées à elle ! Son nom, « la Pucelle », prononcé au
cours du sacrifice ! !
– S’ils ont fait quelque service pour moi, répondit-elle, ce ne fut pas
à mon commandement. S’ils ont prié, m’est avis que ce n’est point mal
fait.
Encore une de ces paroles de religion droite et ferme qui mérite
d’échapper à l’oubli.

1 QUICHERAT, V, 253-254.
2 Prières tirées d’un missel conservé à la bibliothèque de Grenoble.
3 Analyse d’une lettre de Jacques Gélu, archevêque d’Embrun, d’après le P. Fournier, Histoire

des Alpes-Maritimes, cité par AYROLES, I, 79.


488 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ces rares témoignages consolent faiblement de tant d’inexplicables


inattentions, pour ne dire rien de plus.
À Compiègne, quelle que soit la raison de ce silence, il ne fut point
parlé de la capture de Jeanne que l’on sache.
« C’est en vain que nous avons feuilleté les comptes de ville, écrit
Alexandre Sorel, il ne nous ont révélé aucun envoi de message se fai-
sant l’écho de la douleur publique. Aucunes prières ne furent célébrées
à Saint-Corneille 1 ; pas le moindre vœu pour la délivrance de la cap-
tive. Le 26 mai, les Attournés expédièrent des lettres à Jargeau pour
demander des secours à Charles VII ; il n’y était nullement question de
Jeanne d’Arc » 2.
On dirait un mot d’ordre ou de Flavy, ou de Regnault de Chartres,
puisqu’ils étaient là. Des deux plus probablement.
VII
Le rôle de Regnault de Chartres, mauvais avant la capture, devient
exécrable après.
Comment, à deux pas qu’il est de Clairoix, n’essaie-t-il pas, dès le
24, de négocier avec Luxembourg ? Et le lendemain et le surlende-
main, pourquoi ne fait-il pas ce qu’il a négligé la veille et l’avant-veille,
puisque Jeanne est toujours là, et que certainement le chef Bourgui-
gnon la garde toujours là, avec intention ?
Monseigneur le Chancelier s’occupait à d’autres pensées. Il prépa-
rait une pastorale à ses ouailles de Reims décidément trop amies de la
Libératrice. Il voulait leur expliquer les causes de « l’accident », en re-
montant jusqu’aux secrets desseins de Dieu ; il avait même à leur ad-
ministrer une certaine consolation sur laquelle il comptait beaucoup.
L’étrange document archiépiscopal ne nous est parvenu qu’en ana-
lyse. Combien c’est encore trop ! 3 et qu’il suffit, lui tout seul, à jeter un
méchant jour sur la mémoire de son auteur !
Après avoir donné « advis à son peuple » de la prise de « Jehanne
la Pucelle », le Prélat indique, telle qu’il la conçoit, la cause de cette
disgrâce : « Elle ne vouloit croire personne, mais faisoit tout à son
plaisir » 4. Bonnement, Dieu ne pouvait bénir semblable désordre.
Au fond, Monseigneur le Chancelier de France n’avait-il pas sur le
cœur les oppositions si légitimes de Jeanne à la politique bourgui-
gnonne ? N’avoir pas cru aux promesses du Duc Philippe, n’est-ce pas

1 Saint-Corneille, le grand monastère bénédictin de Compiègne.


2 Alexandre SOREL, La prise de Jeanne d’Arc devant Compiègne, p. 221.
3 Analyse d’une lettre du chancelier de France, aux habitants de Reims, d’après Jean Rogier, pu-

bliée par Varin, Q. V, 168.


4 Jean Rogier, Q. V, 168.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 489

cela qu’il appelait en avoir fait à sa tête ? On observera encore ceci :


pourquoi l’homme qui alla chercher jusqu’au ciel les raisons de la cap-
ture de Jeanne, n’a-t-il rien dit des circonstances dans lesquelles elle
s’opéra ici-bas ? C’eût été intéressant pour les Rémois. Mais fi de cette
querelle ! Que reprocher à un homme qui donnait à ses fidèles la joie
d’apprendre que la Sainte de la Patrie était déjà remplacée par le Tout-
Puissant ? Dieu avait en effet daigné lui substituer un petit berger des
montagnes du Gévaudan, diocèse de Mende, « lequel disait ne plus ne
moing qu’avait fait la Pucelle. Il avait commandement d’aller avec des
gens du roy. Sans faulte les Anglais et Bourguignons seroient des-
confits » 1.
Lefèvre de Saint-Rémy nous a décrit lui aussi le « pastour du Gé-
vaudan » que Messire Regnault présente si magnifiquement. C’était
« un fol et innocent berger » 2, dit-il. Les Anglais le saisirent, d’aven-
ture, l’enfermèrent dans un sac, et sans plus, le jetèrent au fond de
l’eau. Bien entendu, le pauvret n’avait jamais fait ni bien ni mal :
c’était tout ce qu’il pouvait.
Enfin, Messire Regnault, se mettant cette fois avec plus de perfidie
que de bravoure dans l’ombre de son berger, portait ce qu’il dut esti-
mer le dernier coup à la Libératrice : « L’innocent » avait énoncé deux
choses qui méritaient notoriété : la première, « qu’il deviendrait mal-
heur aux Bourguignons, dans la mesure où ils maltraiteraient leur pri-
sonnière » ; la seconde, que « Dieu avait souffert prendre Jeanne parce
qu’elle s’était constituée en orgueil, et pour les riches habits qu’elle
avait pris, et qu’elle n’avait faict ce que Dieu lui avait commandé ; mais
avait faict sa volonté » 3.
Le jour où Messire Regnault de Chartres, archevêque de Reims,
écrivit cette lettre, il se crut peut-être un diplomate : il n’était qu’un
pauvre homme.
Tous les conseillers de Charles, et Charles lui-même, furent d’ail-
leurs de pauvres gens à ce moment.
Essayèrent-ils quelque négociation avec Luxembourg ? Les Univer-
sitaires de Paris en eurent le soupçon et l’inquiétude. Le devoir d’agir
était si impérieux, qu’il était naturel de supposer l’action. « C’est un
on-dit, écrivent-ils, à Jean, que aucuns des adversaires veulent s’effor-
cer de faire délivrer la Pucelle, et appliquent à ce tous leurs entende-
ments par toutes voies exquises, et, qui pis est, par argent et par ran-
çon » 4.

1 Analyse de la lettre de Messire Regnault, Q. V, 168.


2 Lefèvre de Saint-Rémy, publication d’AYROLES, III, 512.
3 Analyse de la lettre de Messire Regnault, Q. V, 169.
4 Lettre au Duc de Bourgogne, Q. I, 10-11.
490 LA SAINTE DE LA PATRIE

Rien jusqu’à ce jour n’est venu expliquer le pourquoi de cette peur.


Tout ce que, d’autre part, on a tenté pour justifier l’indifférence de la
cour royale est demeuré plaidoyer vide et vain 1.
VIII
Il n’y eut à faire activement leur tâche – telle qu’ils l’entendaient,
telle que leur mission la dictait – que les Universitaires et les Anglais.
L’Université de Paris haïssait Jeanne de haine politique, de haine
intéressée, de haine corporative.
Elle était fort bourguignonne, ayant été flattée jusqu’à l’adulation
par Jean sans Peur 2, et très choyée par Philippe le Bon. Par un contre-
coup nécessaire, elle avait contracté une espèce d’alliance anglaise ; en
tout, cas elle se sentait anti-delphinale jusqu’aux moelles. Sept de ses
maîtres collaborèrent à ce traité de Troyes, qui livrait juridiquement la
France à Henri IV de Lancastre.
Or, Jeanne revendiquait le trône de Charles VI « pour Charles fils
de Charles » ; et cela, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, « son
Droicturier Seigneur ». Elle devait indigner les Docteurs ; elle les indi-
gnait.
Ce peuple de suppôts, on s’en doute bien, était un peuple faméli-
que. Cadets de bonne famille entrés dans l’Église pour chercher for-
tune ; basochiens et demi-basochiens ayant accepté la tonsure, même
les quatre ordres moindres, afin de remplir certaines fonctions qui ap-
partenaient traditionnellement à l’Église ; petits bourgeois ambitieux ;
moines turbulents parfois ; orateurs populaires ; tous les politiciens du
temps s’agitaient dans cette fournaise intempérante, intéressée, bouil-
lante d’idées et de projets d’avenir. Pour tout ce monde – sauf pour les
moines voués à la pauvreté par état, et quelques sages –, la grande af-
faire, l’étoile toujours cherchée, c’était la prébende : le prieuré, la pa-
roisse, le canonicat, l’abbaye, l’évêché. Pour beaucoup, la prébende
était l’unique moyen de subsister. Or beaucoup, sinon tous, avaient été
prébendés par Henri V et Bedfort ; et beaucoup, qui ne l’étaient pas
encore, avaient reçu des promesses, ou précises ou vagues. Leur pré-
sent et leur avenir dépendaient de la stabilité du régime anglo-bour-
guignon.
Qu’était venue faire, que venait faire « icelle femme », comme ils
disaient, que tout déranger, et en tout dérangeant, les réduire peut-
être à la famine ?
Quant au patronage sous lequel elle avait osé se présenter, n’était-
ce pas celui des Docteurs de Poitiers ? Les Docteurs de Poitiers, hier

1 Cf. Du Fresne de Beaucourt, II, 241-242.


2 Richer, Histoire de Jeanne d’Arc, liv. II.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 491

Docteurs de Paris, faisant cause commune avec les Docteurs de Paris,


assis à l’abri des mêmes vieux murs, serviteurs des mêmes traditions,
passionnés des mêmes privilèges, aujourd’hui qu’étaient-ils que des
schismatiques, voués au servage du misérable Dauphin, du banni de
Troyes, de l’assassin de Montereau, du chef des Armagnacs, du roi de
Bourges ? Qu’étaient-ils comme nombre ? Qu’étaient-ils comme auto-
rité ? Que savaient-ils, pour s’être prononcés sur le fait inouï des appa-
ritions et des révélations de cette « Pucelle » ? Y avait-il donc « deux
soleils de vérité en France », l’un à Poitiers, l’autre à Paris ? Le grand
corps, à ces réflexions, tremblait tout de colère.
Rancœurs et inquiétudes étaient en pleine flambée, quand le jour
de l’Ascension de Notre-Seigneur, le bruit se répandit que Jeanne avait
été prise. Prise !… Elle !… Prise !… Ah !… On allait enfin voir !… La
nouvelle avait été apportée par une lettre de Messire Jehan de Luxem-
bourg à son frère l’évêque de Thérouanne 1.
Éverard, solennel doyen de la faculté de Droit, s’échauffa. Sans plus
attendre, il fallait ouvrir contre Jeanne un procès en matière de foi. Le
mal était qu’il n’avait pas Jeanne sous la main, que même il n’avait au-
cune qualité pour procéder contre elle. Mais il savait bien à quelle
porte frapper ; c’était à celle du grand Inquisiteur de la France an-
glaise, le Dominicain Graverent ; celui-là s’arrangerait avec « l’enne-
mie » et avec le détenteur de l’ennemie.
Le grand Inquisiteur avait effectivement la faculté d’enquêter sur
tous les faits certains ou simplement probables « d’hérésie, de blas-
phème, de sortilège, de nécromancie » 2 : et l’usage était que personne,
pas même de dignité souveraine, ne lui refusât les inculpés qu’il avait
assignés.
Éverard écrivit donc à Graverent pour l’incendier du feu qui le dé-
vorait lui-même.
Graverent était-il absent ? Commençait-il prudemment le jeu qu’il
continuera à Rouen de ne pas trop agir par lui-même dans l’affaire de
Jeanne ? Toujours est-il que ce ne fut pas lui, mais Martin Billori, vice-
inquisiteur, qui donna satisfaction à Éverard. Éverard fut content, si
content qu’il prêta son greffier Hébert pour écrire la dépêche qui ré-
clamait la prisonnière au Duc de Bourgogne.
Dès le 26, en effet, Billori se tournait vers Philippe, et sous des for-
mes onctueuses qui dissimulaient mal le caractère impérieux du fond,
intimait que Jeanne lui fût remise au plus tôt.
Il y a lieu de citer la pièce qui fut le principe d’une si terrible procé-
dure.

1 Le Greffier de Fauquembergue, Q. IV, 458.


2 DOUAIS, L’Inquisition, 13.
492 LA SAINTE DE LA PATRIE

« À très hault et très puissant prince Philipe, duc de Bourgoingne,


comte de Flandre, d’Artois, de Bourgogne et de Namur ; à tous autres
à qui il appartiendra ; frère Martin, maistre en théologie, et vicaire de
l’inquisiteur de la foy au royaume de France : salut en Jhesu Crist nos-
tre vray sauveur. Comme tous les loyaulx princes chrestians et tous au-
tres vrais catholiques sont tenus d’extirper toutes erreurs venans
contre la foy, et les scandales qui s’ensuivent pour le simple peuple
chrestien ; sachez que présentement il est bruit et commune renom-
mée que, par une certaine femme nommée Jehanne (que les adversai-
res de ce royaume appellent la Pucelle), et à l’occasion d’icelle ont esté,
en plusieurs citez, bonnes villes et autres lieux de ce royaume, semez,
dogmatisez, publiez et faits publier et dogmatiser diverses erreurs,
dont s’en sont suiviz et s’ensuivent plusieurs grands scandales contre
l’honneur divin et nostre sainte foy, à la perdicion des âmes de plu-
sieurs simples chrestians. Or ces choses ne se peuvent ni doivent dis-
simuler, ni passer sans bonne et convenable réparation. D’autre part il
arrive que, à la mercy Dieu ! la dicte Jehanne est de présent en vostre
puissance et subjeccion, ou celle de vos nobles et loyaulx vassaulx.
Pour ces causes, nous supplions de bonne affection à vous, très puis-
sant prince, et prions vos diz nobles vassaulx, que la dicte Jehanne par
vous ou iceulx nous soit envoiée sûrement ici et briefment ; et avons
espérance que ainsi le ferez comme vrais protecteurs de la foy et dé-
fendeurs de l’honneur de Dieu. Et afin que aucunement on ne fasse
emmpeschement ou delay sur ce, Nous, usant des drois de nostre of-
fice et de l’autorité à nous commix par le saint-siège de Romme, re-
quérons instamment et enjoignons en faveur de la foy catholique, et
sur les peines de droit aux dessus diz et à toutes autres personnes ca-
tholiques de quelque estât, condition, prééminence ou auctorité qu’ilz
soient, que le plustost, et le plus sûrement, et le plus convenablement
feire se pourra, chacun d’eulx, envoient et amènent prisonnière par
devers nous la dicte Jehanne, souspeçonnée véhémentement de plu-
seurs crimes sentens hérésie, pour ester par-devant nous, respondre et
procéder comme raison devra ; avec le bon conseil, faveur et aide des
bons docteurs et maistres de l’Université de Paris, et autres notables
conseillers estans ici. Donné à Paris, soubz nostre seel de l’office de la
sainte inquisicion, l’an mill CCCCXXX, le XXVIe jour de may. Sic signa-
ta : Lefourbeur, Hébert ».
Ces gens-là ne vont-ils pas droit et sans hésiter ?
Le grand Duc tenait certainement à faire plaisir à l’Université. Il
avait de la sympathie pour l’Inquisition, qui lui paraissait un tribunal
d’ordre social, en un temps où les hérétiques étaient des révolution-
naires politiques autant que religieux. Il n’aimait pas plus Jeanne
qu’Éverard, Billori ou Hébert. Passer pour protecteur « de la foy » et
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 493

« défendeur de l’honneur de Dieu » lui allait. Mais il fallait décider


Luxembourg à se dessaisir : et Luxembourg ne se déciderait assuré-
ment pas. De quoi il y avait au moins cette raison que ni Éverard ni
Billori n’offraient de payer Jeanne et que, lui, Messire Jehan, enten-
dait bien ne la pas donner gratis. C’eût été le moment pour Charles
d’en venir à une offre généreuse. L’intimation de l’inquisiteur eût été
plus utile que nuisible au succès de la démarche. Jeanne, en effet, était
devenue, de par la requête de Billori, un trophée déprécié, parce que
moins bien assuré entre les mains de son propriétaire. Charles demeu-
ra immobile.
Philippe aussi d’ailleurs ; il ne répondit rien à l’instance de Maître
Billori.
IX
Soudain une action parallèle quoique tendant au même but, c’est-
à-dire au procès d’inquisition, s’ouvrit. Ce fut une action épiscopale :
celle de l’évêque de Beauvais.
Les papes, en créant les inquisiteurs généraux, Dominicains ou
Franciscains pour la plupart, et en leur donnant la délégation néces-
saire à leur état, n’avaient pas entendu dépouiller les évêques de la fa-
culté, qu’ils tiennent de leur ordre et de leur office, d’informer et de
procéder personnellement en matière de foi.
Ce fut de ce droit épiscopal que l’évêque de Beauvais entendit arrê-
ter Jeanne ; tandis que Billori élevait la même prétention du droit in-
quisitorial.
Il n’était d’ailleurs pas à craindre – ou à espérer – qu’il surgît entre
les deux hommes un conflit de compétences ; ils marchaient d’accord,
au bénéfice de leurs colères propres et à celui des colères anglaises.
Réussît à arrêter Jeanne qui voudrait, qui pourrait !… pourvu qu’elle
fut arrêtée. Le prix de la course au plus rapide, au plus chanceux ! Le
moins rapide, le moins chanceux, demeurerait l’âme sereine, l’âme
joyeuse, devant le succès de son concurrent – mieux vaudrait écrire de
son complice –, autant que s’il l’avait lui-même obtenu.
Quel était cet évêque de Beauvais, qui apparaît à l’improviste dans
la tragédie, et va bientôt y jouer le premier rôle ?
Pierre Cauchon, né à Reims, de famille noble, fut beaucoup plus un
homme d’État qu’un homme d’Église.
Sa jeunesse turbulente fut mêlée à des émeutes où le sang même ne
s’épargna guère ; sa virilité fut jetée en de grandes affaires dont la
seule énumération étonne ; il finit dans l’administration d’un évêché
intéressant, celui de Lisieux, mais qui n’était pas à la mesure de son
ambition et de ses capacités ; il ne lui aurait pas suffi, s’il n’avait eu
494 LA SAINTE DE LA PATRIE

d’autres entreprises à mener. L’histoire a d’ailleurs à peu près oublié


tout – et assez justement – pour ne se souvenir que d’une judicature
de six mois, dont il demeurera flétri éternellement : il est demeuré en
effet et demeurera le juge du procès de Rouen, du procès où périt la
Sainte de la Patrie ! Il y a, comme cela, quelques juges dont l’histoire
ne veut, ne peut oublier le nom.
Docteur en théologie, licencié en décret, nous le trouvons, dès 1403,
recteur de l’Université, charge éphémère de trois mois, recherchée ce-
pendant ; elle était élective et donnait du crédit. Il se tint à l’écart des
débats passionnés que suscita le grand schisme et des fluctuations
d’obédience de ses collègues. À cause de cela peut-être, il reçut une
mission pour l’Italie, de moitié avec Gerson, en 1407. En revanche, la
passion de la politique l’enragea. Le parti extrême, le parti de la bruta-
lité, de la pique, de la hache, du maillot, le parti cabochien, l’attira et
l’enrôla. On lui attribua une part dans l’organisation des journées rou-
ges de 1412 et de 1413, tant et si bien que lors de la réaction Armagna-
que, il fut compris dans la proscription des quarante : ceux qui, notoi-
rement, s’étaient le plus compromis.
Là fut le principe de sa fortune. Exilé, il alla frapper à la porte de
Jean sans Peur, l’ami de Caboche. Un peu ou beaucoup de sang n’épou-
vanta pas l’assassin de la rue Barbette ; il accueillit le prêtre au moins
complice de meurtriers ; il en fit son aumônier d’abord, puis son am-
bassadeur au concile de Constance.
En 1418, Paris est repris d’un nouvel accès de fièvre sanglante ;
c’est l’heure des Bouchers. Cauchon réapparaît ; il fait fonction de Juge
ecclésiastique ; il condamne les prêtres Armagnacs : à quoi il gagne
une charge de maître des requêtes.
Jean sans Peur est tué au pont de Montereau : Philippe le Bon lui
succède. La faveur de Cauchon augmente. On l’ignore si peu à Paris
que l’Université le choisit pour l’un de ses deux conservateurs. Quel-
que temps après, il devient évêque-comte de Beauvais ; le duc de Bour-
gogne veut assister en personne à son intronisation.
Ce haut honneur garda le nouvel Évêque contre tout et tous, jus-
qu’au jour où Beauvais redevint terre de France : alors ce qui avait été
force se mua en péril. Le comte-évêque fut chassé de son siège et de
ses domaines : il ne pardonna ni l’injure, ni le tort. Il attendit et tra-
vailla.
De Bourguignon à Anglais il n’y avait pas loin. Il franchit le pas, et
par un jeu qui n’avait rien de très difficile ni de très original alors, sans
rompre avec le Duc Philippe, il s’attacha au roi Henri. Il fréquenta
l’Hôtel de Nesle. Il fut l’un des exécuteurs testamentaires de Charles
VI, sûrement parce qu’il s’était fait agréer de son gendre.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 495

Henri V s’éteint à Vincennes. Voici Cauchon dès 1423 membre du


conseil privé de son fils, aumônier de sa veuve, chancelier de la même.
Son zèle anglais est incontestable. On le rencontre au cours de 1429 à
Londres avec ce traître, de Jollivet, abbé du Mont-Saint-Michel ; ils vont
y chercher « secours et tuicion », les affaires de Bedfort tournant mal.
Au même moment, il rêve de l’archevêché de Rouen. S’il n’a pas re-
çu de promesse positive, il a le droit de concevoir une espérance.
Il ne deviendra pas archevêque de Rouen, mais évêque de Lisieux ;
et il poursuivra sa carrière de négociateur à Calais, à Arras, à Londres,
où il traitera même de la libération du duc d’Orléans. Il aura des mis-
sions secrètes et publiques ; il fera fonction de pair ecclésiastique au
sacre d’Henri VI, par Winchester, à Notre-Dame ; il représentera le roi
anglais au Concile de Bâle ; il fera bien d’autres choses encore. Puis
tout de l’humain ayant un terme, cet homme qui aura tant couru, tant
prévu, sera arrêté à l’improviste. Il meurt de mort subite à Rouen le 18
décembre 1442, pendant que son barbier le rasait. Et le souvenir le
plus clair qui restera sur lui sera le mot de Jeanne : « Évêque, c’est par
vous que je meurs ! ».
Cauchon fut un violent et un passionné dans sa violence. Il n’eut
aucun scrupule. Il fut ambitieux. Il était tout à fait d’une heure histori-
que où la vie humaine, et la loyauté, et la justice, comptaient peu. Il ne
les respecta point. Il fut plus fidèle que plusieurs à son parti : l’anglais.
On veut se figurer que l’autre n’eût pas consenti à l’accueillir.
Dans cette carrière assez longue de prêtre et d’évêque on ne décou-
vre rien de sacerdotal ni d’épiscopal. Il est un laïc assoiffé d’arriver à
tout, et pour arriver à tout, prêt à prendre tout moyen, en toute conjonc-
ture ; il s’est égaré dans le sanctuaire. Il repose dans la cathédrale de Li-
sieux où son corps fut rapporté. S’il ressemblait à la statue funéraire qui
orna son tombeau, il fut un homme de haute et large stature, à la tête
puissante et régulière. On a répété qu’il avait construit la chapelle absi-
dale de sa cathédrale en expiation de son crime. C’est une légende.
Tel est l’homme qui se lance sur la trace de Jeanne, avec la résolu-
tion bien arrêtée de s’en emparer et de la juger. Billori a écrit ; lui il
part : les deux personnages sont là.
X
Juin en effet s’avançait ; et nulle réponse ne revenait à Maître Mar-
tin ni à l’Université, de la chancellerie Bourguignonne 1. Les Docteurs
s’impatientaient. S’étonnaient-ils ? Nous en serions surpris. Si les gens
d’armes ne se hâtaient point, ils avaient une raison appréciable et fort

1 L’Université avait certainement écrit au Duc de Bourgogne. Cf. Lettres de l’Université à Phi-

lippe le Bon, Q. I, 9.
496 LA SAINTE DE LA PATRIE

compréhensible : ils n’avaient pas travaillé pour des compliments en


style, ou plus ou moins, scolastique.
Éverard n’en résolut pas moins de porter un nouveau coup à leur
apathie. Son rectorat trimestriel expirait le 23 juin. Le 22, il convoqua
ses collègues en assemblée plénière. On y traita de l’opportunité d’écri-
re à Luxembourg et à Philippe le Bon 1, touchant « la femme qui se di-
sait la Pucelle ». Finalement, il fut réglé que Mgr le Comte évêque de
Beauvais , puisqu’il voulait bien s’intéresser à cette grave affaire de foi,
serait prié de s’aboucher avec les détenteurs de la prisonnière 2.
Pierre Cauchon avait vu plus à fond. Il avait causé rançon avec Bed-
fort, et l’on s’était entendu. Ainsi pourvu des deux côtés, il arrivait
quelques jours plus tard au logis d’où Philippe continuait d’assiéger
Compiègne. Nul ambassadeur ne pouvait être plus agréable. C’était un
ennemi certain, absolu, de la France, qui se présentait ; un client avoué
de la Bourgogne et de l’Angleterre alliées ; une connaissance, plus que
cela même, un ami, un affidé de quinze ans du maître.
Il fut solennellement reçu par le Duc en personne, entouré de son
chancelier Raulin et de nobles hommes, entre autres Nicolas de Mail-
ly, bailli de Vermandois, et Jean de Pressy, celui qui, dans Arras, avait
conseillé à Jeanne de reprendre ses habits de femme. Il y en eut « bien
d’autres encore » qui assistèrent à l’entrevue 3.
L’Évêque-Comte avait préparé ses papiers : 1º une lettre de l’Uni-
versité au grand Duc ; 2º une lettre de la même à Luxembourg ; 3º un
duplicata de la dépêche de Billori, du 26 mai ; 4º ses propres somma-
tions au Duc de Bourgogne, à Mgr de Luxembourg, au bâtard de Wan-
donne 4. Il n’avait oublié qui que ce soit. Il présenta le dossier à Mgr
Philippe, qui le remit à Raulin « avec ordre de transmettre à puissant
homme Sire Jehan de Luxembourg, soldat, Seigneur de Beaurevoir, ce
qui lui revenait ».
Fort à propos survint celui-ci. Raulin s’acquitta sans plus tarder de
sa commission. Et autant qu’en purent juger l’Évêque-Comte et son
notaire Triquellot, Jehan lut la pièce d’un bout à l’autre 5.
XI
La supplique de l’Université au Duc de Bourgogne paraît de la plus
merveilleuse humilité, surtout étant connue l’habituelle superbe de la

1 Lettres à Philippe et à Luxembourg écrites évidemment en même temps. La première est non

datée, la seconde est datée du 14 juillet, Q. I, 8, 9, 10, 11.


2 Cela résulte du fait que P. Cauchon remit a Philippe les lettres de l’Université en même temps

que sa propre sommation. Procès-verbal de remise, Q. I, 14, 15.


3 Procès-verbal de réception, Q. I, 14, 15.
4 QUICHERAT, I, 8, 9, 10, 11, 12, 13.
5 Procès-verbal signé : Triquellot, Q. I, 15.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 497

grande corporation. Philippe est « un très hault, très puissant prince,


un très redoubté seigneur » ; l’Université se recommande « très hum-
blement à sa noble hautesse ». Ce que demandent les Maîtres en se
traînant ainsi sur les genoux, « c’est que cette femme, la Pucelle, tom-
bée, la mercy de Dieu ! en la subjection de Philippe, soit mise ès mains
de la justice d’Église, pour lui être fait son procès » 1.
Et ici suit un sommaire d’articulation sans preuve et sans précision,
mais d’autant plus redoutable. « La femme dicte la Pucelle » est re-
cherchée « pour ses ydolatries et aultres matières touchant nostre
saincte foy, ses scandales à réparer, les dommages innumérables qui
ont suivi » 2.
Aussi faut-il se presser. Tout délai est dangereux : retarder serait
travailler aux affaires de « l’ennemy d’enfer et des mauvaises person-
nes qui mettent toute leur cure à vouloir délivrer ycelle femme » 3.
La conclusion est à noter : les Maîtres demandent qu’elle soit re-
mise « ès mains de l’inquisiteur de la foy, mais par deçà », c’est-à-dire,
malgré l’imprécision du terme, chez eux, à Paris 4.
On peut d’ailleurs « la bailler à Révérendissime Père en Dieu Mgr
l’évêque de Beauvais », qui la leur conduira « et lui fera son procès en
foy ».
La lettre à Luxembourg ne diffère pas sensiblement de la précé-
dente. Lui aussi est « très noble et puissant seigneur. Il s’est conduit
en vray chevalier en prenant cette femme au moyen de laquelle l’on-
neur de Dieu a été tant offensé, la foy excessivement blessée, et l’Église
trop fort déshonorée, car, par son occasion, ydolatries, erreurs, mau-
vaises doctrines et aultres maux et inconvénients inestimables se sont
ensuivis en ce royaume » 5.
Les motifs de hâter la remise de Jeanne déduits à Luxembourg sont
les mêmes que ceux qui ont été déduits à Philippe : mais Messire Je-
han étant un plus petit sire que Messire Philippe, les docteurs en pren-
nent plus à leur aise avec lui ; ils ne se gênent pas de faire sentir la
pointe du couteau : « L’Évêque-Comte de Beauvais et l’Inquisiteur sont
juges d’ycelle en la matière de foy, et est tenu d’obéir a eux tout chré-
tien de quelque état qu’il soit, en ce cas présent, sur les peines de droit
qui sont grandes » 6.
Il eût été impolitique de finir là-dessus ; après la douche froide, la
douche chaude.

1 Lettre de l’Université au Duc de Bourgogne, Q. I, 8, 9.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid., 9.
5 Lettre de l’Université à Luxembourg, Q. I, 10.
6 Ibid., 11.
498 LA SAINTE DE LA PATRIE

« En ce faisant vous acquerrez la grâce et amour de la haute divini-


té ; vous serez moyen de l’exaltation de la sainte foy, et aussi accroîtrez
la gloire de vostre très haut et très noble nom ; et sera chacun tenu à
prier Dieu pour la prospérité de vostre très noble personne… » 1.
Eh bien, nous sommes convaincu que si maître Triquellot eût bien
regardé Messire de Luxembourg quand il eut fini la lecture de ce do-
cument, il aurait lu dans l’œil unique du borgne avare une question :
Est-ce tout ?
Cauchon va mieux parler, beaucoup mieux, dans sa sommation 2.
D’abord il dit tout ce qu’a dit l’Université, quant aux chefs d’accusa-
tion : c’est la même imprécision voulue.
Mais le ton change subitement. Ce n’est pas à l’Inquisiteur qu’il
faut remettre Jeanne ; ce n’est pas à lui-même ; ce n’est pas à l’Uni-
versité ; en un mot, ce n’est pas à l’Église ; c’est au roi d’Angleterre, qui
la délivrera à l’Église suivant le besoin. « Elle appartiendra au roy
d’Angleterre, qui se prêtera de tout son pouvoir à ce qu’elle soit jugée
en matière de foi ».
Le point de vue anglais proposé par Pierre Cauchon n’est plus tout
à fait celui de l’Université. La conséquence est intéressante, c’est que
Bedfort financera. Et de fait, Cauchon annonce qu’il est disposé à
fournir la rançon de Jeanne : à Wandonne trois cents livres de rente
« pour soutenir son estât » ; à Luxembourg dix mille livres tour-
nois » 3.
Que si Luxembourg ne consentait pas, il resterait un moyen de
droit, dont on se servirait. « Suivant le droit, usaige et coustume de
France, moyennant dix mille francs…, le roy peut exiger du preneur
tout prisonnier, fût roy, le Dauphin, ou autres princes… Combien que
la prise d’y celle femme ne soit pareille à la prise du roy », Bedfort était
décidé à verser « les dix mil frans » 4.
Luxembourg attendait cela : avoir, ou paraître avoir la main forcée,
et dans cette main forcée recevoir la grosse somme, Cauchon maître
en décret fournissait, apparemment au moins, l’article de droit public
qui fallait.
Le sort de Jeanne était fixé : elle sera vendue aux Anglais le prix
d’un Roi !
Nous n’avons rien dit du texte de maître Martin Billori : c’eût été
nous répéter. Il était la réédition de sa première lettre.

1 Lettre de l’Université à Luxembourg, Q. I, 11.


2 Sommation de P. Cauchon, Q. I, 13, 14.
3 Ibid.
4 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 499

XII
Luxembourg se laissa tenter, il convint de troquer sa captive contre
dix mille livres. On marche dans l’histoire comme on peut : ce n’est
pas toujours sous les arceaux de l’héroïsme. Le mal fut que Cauchon
n’avait pas la somme dans sa poche. Le Régent en était encore à réflé-
chir sur le coffre où il la trouverait. La bonne idée se dégagea.
Les États de Normandie – pas de leur plein gré sûrement – avaient
voté « un crédit de VI vingt mil livres tournois » 1 à verser par tran-
ches. Ce vote facilitait toutes choses : on prélèverait sur ce fond : 1º dix
mille livres tournois « pour l’achapt de Jehanne la Pucelle, que l’on dit
être sorcière, personne de guerre conduisant les osts du Dauphin » ;
2º somme égale « pour le fait du siège de Louviers » 2.
C’eût été parfait, si Luxembourg se fût trouvé d’humeur à faire ab-
solue confiance à l’acquéreur : mais voilà, il n’avait pas entendu ven-
dre à crédit, même très bref. Donnant donnant : pas d’engagement ou
verbal ou écrit ; de bonnes monnaies, loyalement trébuchantes. Nous
supposons qu’un compromis intervint entre les deux parties. Consen-
tant à se fermer toute voie de revenir sur sa promesse, Luxembourg
remettrait Jeanne au Duc de Bourgogne ; afin d’assurer le paiement à
son vassal, celui-ci garderait la prisonnière jusqu’à l’acquit réel de la
rançon.
Cette hypothèse expliquerait l’assez singulier voyage de Jeanne à
Arras.
L’ordre d’exécution pour le recouvrement de vingt mille livres en
Normandie fut donné à Rouen le 3 septembre 1430 3.
L’achat des pièces d’or indispensables à la consommation du con-
trat – il fallut payer Luxembourg en or – fut opéré par le lord trésorier
près du caissier particulier d’Henri VI. La remise des espèces est datée
du 24 octobre 4. Ce fut un peu plus tard, pas beaucoup vraisemblable-
ment, qu’elles furent expédiées à Luxembourg. Dès lors, Philippe reçut
décharge de son dépôt, et Jeanne appartint aux Anglais.
Ceux-ci l’acheminèrent vers un de leurs châteaux : le Crotoy. Elle
passa par Drugy, quelque domaine campagnard dépendant de l’Ab-
baye de Saint-Riquier. Elle y séjourna une nuit. Les plus vénérables re-
ligieux, « le prévost Nicolas Bourdon et le grand aumônier Jean Chap-
pelin », lui firent visite, avec « les principaux de la ville. Tous avaient
compassion de la voir persécutée, estant très innocente » 5.

1 Répartition d’impôt, Q. V, 170.


2 Ibid.
3 Ibid., 181.
4 Achat de monnaie d’or, Q. V, 191.
5 Histoire généalogique des Comtes de Pontieu, Q. V, 361.
500 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le Crotoy était une sombre forteresse du Ponthieu, élevée dans une


région alors quasiment inhabitée, pour commander l’embouchure de
la Somme. La mer d’automne déjà grondeuse disait aux grises et rudes
murailles ses mélancoliques plaintes et sa mauvaise humeur presque
ininterrompue.
Jeanne n’y fut cependant pas sans quelques joies, même humai-
nes : les dernières. Elle y rencontra un bon prêtre, maître Nicolas de
Queuville 1, docteur en droit, chancelier de l’Église d’Amiens. Il avait
été emprisonné avant elle, on ne sait pourquoi : quelque discours con-
tre le régime anglais probablement. Il célébrait la messe dans la cha-
pelle du château. Jeanne y assistait, se confessait, communiait.
Garde, jeune sainte, le goût du pain sacré ; garde-le au plus profond
de ton âme pure ; les temps viennent que te sera interdite la table
sainte où il se sert !
Maître Nicolas, et ceux qui la voyaient ainsi prier, la regardaient
comme « une bien bonne chrétienne et de très haute dévotion » 2.
Les femmes de France furent toujours pitoyables à l’infortune. Cel-
les d’Abbeville désirèrent connaître la Libératrice ; curiosité d’abord
probablement, mais curiosité qui devint, dès la première rencontre, un
attachement pieux. Elles l’allèrent voir « comme la merveille de leur
sexe et comme une âme généreuse inspirée de Dieu pour le bien de la
France » 3.
Leur attente ne fut pas trompée, tant elles la sentirent « constante
et résignée à la volonté de Notre-Seigneur ».
« La Pucelle les remercia cordialement de leur charitable visite, se
recommanda à leurs prières et, les baisant amiablement, leur dit : À
Dieu.
« Ces personnes respectables jetaient des larmes de tendresse en
prenant congé d’elle. Elles s’en retournèrent de compagnie par batteau
sur la rivière de Somme, comme elles estaient venues, car il y a cinq
lieues d’Abbeville au Crotoy » 4.
Depuis lors on vénéra comme un sanctuaire la chambre que la
Sainte de la Patrie avait occupée.
Il se dégage un parfum très doux, très atténué, de cette scène chré-
tienne ; un parfum qui rappelle, dirait-on, si l’on ne craignait quelque
recherche, celui des héliotropes et des verveines déjà inclinés par cette
fin d’octobre qu’il était. Ce serait fortune de connaître le nom des Vé-

1 Histoire généalogique des Comtes de Pontieu, Q. V, 361.


2 De Macy, Q. III, 121.
3 Ignace de Jésus Maria, Q. V, 361.
4 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 501

roniques Abbevilloises qui firent ce pèlerinage. Au surplus, Dieu le


sait.
Le Crotoy fut le théâtre d’une apparition de saint Michel. L’Archan-
ge voulut conforter sa disciple en la vigile de sa grande tribulation :
l’agonie allait commencer, il se montra. Jeanne le dit aux juges de
Rouen dans la session du 5 mars.
– La dernière fois que j’ai vu saint Michel, c’était au Crotoy. Je ne le
vois pas très souvent 1.
Elle n’ajouta rien ; et les juges ne lui demandèrent rien.
XIII
Le séjour au Crotoy se prolongeait. Les Maîtres parisiens perdirent
patience une fois de plus.
Ils s’en prirent à l’Évêque-Comte et au roi Henri VI.
À l’Évêque-Comte ils adressèrent une lettre assez vive.
Mais comme Pierre Cauchon a pris soin de l’insérer dans les préli-
minaires de son procès, il sera prudent de se demander si elle n’était
pas concertée.
Les docteurs ne dissimulent pas leur peine de devoir constater que
le zèle « du révérend Père et Seigneur dans le Christ » se ralentit.
« Nous sommes surpris particulièrement, lui disent-ils, des retards
prolongés mis à l’envoi de cette femme que le vulgaire appelle la Pu-
celle. C’est une blessure à la foi et à la juridiction ecclésiastique, sur-
tout quand on annonce qu’elle est déjà entre les mains de notre sei-
gneur le roi ».
Puis, le ton déjà sévère s’enfle :
« Si Votre Paternité avait apporté en ce qui la concerne une plus
grande diligence, l’affaire serait maintenant entre les mains d’un tri-
bunal ecclésiastique.
« Afin donc que dans la chose en question, l’autorité de l’Église
n’ait pas à subir par d’autres retards de plus graves outrages, daigne
Votre Paternité travailler activement à faire remettre cette femme en-
tre les mains de l’Inquisiteur ».
Et où, dans quelle ville, cette remise doit-elle s’opérer ?
« Dans cette ville de Paris où est grand le nombre des sages et des
savants. C’est ici que tout peut être examiné le plus rapidement et le
plus sûrement ».
Cela était encore signé Hébert, et daté du 21 novembre 1430.

1 Jeanne, Q. I, 89.
502 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le même jour, les mêmes Maîtres écrivent au petit roi Henri VI, ou
plutôt, sous ce nom, à son tuteur Bedfort.
Le document est d’absolue obséquiosité ; les rudesses du précédent
ont disparu. Le jeune Henri est « le roi de France et d’Angleterre, le
très redoubté seigneur et souverain, le Père de l’Université de Paris… à
qui celle-ci se présente en très humble et très loyale recommanda-
cion ». Quant au fond : il faut se hâter. C’est à l’Université de le dire,
parce que c’est à elle d’extirper « telles iniquités manifestes ». Il faut
se hâter « pour l’amour divin de notre saincte foy ». Il faut se hâter
« pour le bien du bon peuple ». Il faut en finir avec « la longue retar-
dacion de justice qui doit déplaire à chaque bon chrestien, et à la ma-
jesté royale plus qu’à nul autre » 1.
Enfin se produit l’inévitable conclusion :
« Qu’on mette cette femme ès mains de la Justice d’Église, c’est-à-
dire de R. P. en Dieu l’Évêque-Comte de Beauvais, et aussi de l’Inquisi-
teur établi en France… et semble fort convenable qu’elle soit amenée
en ceste cité pour faire son procès » 2.
XIV
Pierre Cauchon n’avait pas mérité les invectives de l’Université. Il
ne perdait pas son temps. Nous allons le voir.
Il connaissait comme pas beaucoup la procédure d’inquisition. Il la
connaissait si bien qu’il s’était fait une réputation de spécialiste en la
matière. Son collègue Gilles de Duremort lui confiera la judicature dans
l’action intentée à Guillaume d’Auberive, archidiacre de Hauptois 3.
Il savait à merveille que le droit n’abandonnait pas tout à l’absolue
discrétion du Juge ; et il désirait se mettre en règle avec le droit, au-
tant qu’il pourrait, sans lâcher la captive.
La saisie ne devenait légitime que si elle était la conséquence ou
d’une dénonciation en crime d’hérésie, ou d’une rumeur publique, ou
d’une déposition de témoins, ou d’un aveu du coupable 4. Sur l’aveu il
n’y avait assurément pas à compter.
Une demi-dénonciation se trouvait peut-être au dossier, provenant
de Catherine de la Rochelle ; mais que valait-elle, émanant d’une folle ?
On connaissait le cri de Glasdale et des siens contre « la sorcière »,
et les folles terreurs des gens d’armes auxquelles un récent décret
d’Henri VI avait tenté de remédier. Si l’on ne trouvait mieux, il fau-

1 Lettre de l’Université au roy d’Angleterre, Q. I, 17, 18.


2 Ibid.
3 DE BEAUREPAIRE, Note sur les juges de Rouen, 19.
4 DOUAIS, L’Inquisition, 165.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 503

drait bien tenir cela pour de la rumeur publique ; cependant il serait


bon de trouver mieux.
Dans cet espoir, Cauchon avait envoyé l’ordre d’informer au pays
de Jeanne, à Domrémy. Qui savait s’il n’y recueillerait pas ce qu’il
cherchait ?
La commission rogatoire fut adressée à Jean de Torcenay, bailli de
Chaumont, au nom du roi d’Angleterre. Il prit pour commissaire ad-
joint Girard Petit, et pour greffier Nicolas Bailly 1. L’enquête se fit à
Domrémy même, assez secrètement et avec pas mal d’inquiétudes, à
cause « de ceux de Vaucouleurs ». Les gens de Torcenay redoutaient
que Baudricourt, prévenu, ne tentât un coup de main contre eux 2.
Écrivons dès maintenant, quitte à y revenir bientôt que, pour le moins,
on ne découvrit rien, absolument rien à la charge de Jeanne 3.
Ce n’était pas tout.
Quoique résidant à Rouen, l’Évêque-Comte de Beauvais n’y avait
aucune juridiction. Il ne pouvait conséquemment y instituer de lui-
même une procédure valide.
À l’heure où nous sommes, les pouvoirs appartenaient au Chapi-
tre ; le siège était devenu vacant par la translation à l’archevêché de
Besançon du Cardinal Jean de la Rochetaillée.
Cauchon s’adressa donc au Chapitre afin d’obtenir les facultés in-
dispensables. Ses cinquante membres formaient une compagnie riche,
jalouse de ses privilèges, procédurière, savante 4 ; mais nullement in-
sensible aux avantages qu’offrait l’amitié anglaise, voire à ses cajo-
leries.
La demande de Mgr de Beauvais fut-elle octroyée d’emblée ?…
Quelques-uns ont cru lire une certaine hésitation dans la lettre dire de
« territoire ». Ils ont allégué ce passage : « Par de hautes considéra-
tions longuement pesées, tirées surtout de l’état actuel des affaires, le
Révérend Père en Dieu, Pierre, évêque de Beauvais, a fait choix de la
ville de Rouen, pour y procéder contre une personne appelée commu-
nément Jehanne la Pucelle… Prenant cette demande en considération,
avons concédé, etc. » 5. Peut-être.
Ce qui est certain, c’est que le Chapitre traite Jeanne durement :
« Une certaine femme, dit-il, que le vulgaire appelle Jehanne la Pu-
celle, qui se comporte d’une manière déréglée, qui vit en contradiction

1 Michel Lebuin, Q. II, 441 ; Bailly, ibid., 451, 453, etc.


2 Jacquard, Q. II, 462, 463.
3 Michel Lebuin, Q. II, 441.
4 Le chapitre venait de lutter contre La Rochetaillée et le pape Martin V lui-même, contre Cau-

chon et Bedfort, pour des décimes. Cf. SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 58.
5 Litteræ territorii, Q. I, 20.
504 LA SAINTE DE LA PATRIE

avec son état et son sexe, qui a déposé toute pudeur, qui n’a plus de re-
tenue… » 1. Il fallait bien la fouler, la piétiner, « la certaine femme »,
pour justifier, pour expliquer au moins, comment on s’était en défini-
tive montre coulant avec Pierre Cauchon.
Ayant obtenu du Chapitre ce qu’il voulait, l’évêque de Beauvais se
retourna vers le régent Bedfort. Il ne pouvait se soulever de difficultés
entre eux. Ils avaient la même volonté, ayant les mêmes rancunes. En-
core fallait-il qu’il intervînt un règlement. « Henri, par la grâce de Dieu,
roy de France et d’Angleterre », octroya donc « que toutes et quantes
fois que bon semblerait au Révérend Père en Dieu, évêque de Beauvais
, icelle Jeanne lui fût baillée et délivrée réellement et de fait par ses gens
et officiers qui l’ont en leur garde, pour icelle interroger et examiner et
faire son procès, selon Dieu, la raison, les droits divins et les saints ca-
nons ». Henri entend que jamais il n’y ait « refus ou contredit aucun…
de la part de ses subjects tant Français comme Anglais » 2.
Cependant intervient en finale la réserve léonine. « Toutefois c’est
notre intencion de ravoir et reprendre par devers nous icelle Jeanne,
se ainsi c’était qu’elle ne fust convaincue ou acteinte d’aulcuns cas re-
gardent notre dicte foy » 3.
Il est décidé dès maintenant, et quoi qu’il advienne, que Jeanne
demeurera aux Anglais.
Le restant à peu près de la lettre serait pur fatras de chancellerie ou
répétition de la dictée universitaire, si l’on n’y découvrait une articula-
tion qui n’a encore été alléguée, au moins positivement, nulle part :
l’articulation que le port de l’habit d’homme par Jeanne fût un crime
sans pardon. « Il est assez notoire et connu depuis quelque temps
qu’une femme qui se fait appeler Jeanne la Pucelle, laissant l’abbit et
vesture de sexe féminin, s’est, contre la loy divine, comme chose ab-
bominable à Dieu, réprouvée et défendue de toute loy, vestue, habillée
et armée en estât d’habit d’homme ».
Ce qui sortira de ce grief incompréhensible au sens commun – puis-
que évidemment, ainsi qu’elle le disait, l’œuvre d’homme confiée à
Jeanne d’Arc était plus dignement et plus facilement faite en habit
d’homme qu’en habit de femme –, ce qui sortira de ce grief, disons-
nous, sera effroyable. Il fallait en noter l’origine.
C’est ainsi que Mgr de Beauvais travaillait auprès de tout le monde,
et travaillait bien. Il dut estimer l’Université singulièrement ingrate de
lui reprocher ses indolences ; il n’avait pas pensé mériter cette se-
monce.

1 Litteræ territorii.
2 Lettre du roi Henri à Pierre Cauchon, Q. I, 18, 19.
3 Ibid.
TRANSLATIONS ET TRACTATIONS 505

XV
Le Régent n’était pas plus inactif que l’évêque.
Jeanne… Il l’avait payée trop cher pour en faire cadeau à l’Inquisi-
teur ou à l’Université. Il ne l’enverrait donc pas à Paris ; on l’amènerait
à Rouen. Les Docteurs la jugeraient à Rouen s’ils voulaient ; ce ne leur
serait pas si difficile ; la Seine était, à défaut d’autre, une belle grande
route.
Mais alors, on aurait besoin du clergé : abbés, prieurs, chanoines. Il
fallait conséquemment se les concilier. Pour ce faire, Bedfort sentait
l’utilité d’un peu de temps. Si l’Université ne comprenait pas, elle avait
tort. Il se mit à combler les monastères et l’église métropolitaine 1.
Bien plus, en octobre 1429, le 23, il eut cette subtile attention de se
faire agréger au Chapitre de Rouen.
Pour une belle fête, ce fut une belle fête : Monseigneur le Régent
s’agenouilla devant la porte qui donnait accès au chœur, par-dessous
le Jubé ; et Monseigneur le Comte-Évêque de Beauvais lui imposa les
insignes canoniaux 2.
Anne de Bourgogne, la femme du prince, était là.
Et il y avait aussi l’évêque d’Avranches et celui d’Évreux ; et une
foule d’abbés, de prieurs, d’écuyers, de dames, de demoiselles.
Nicolas Coppequesne, l’orateur du Chapitre, le harangua ; « le pain
et le vin lui furent offerts, qu’accompagnaient des enfants en aube, avec
de grands candélabres et des cierges ardents ». Il y eut enfin une ma-
gnifique procession. Cependant elle eut une ombre : comme Monsei-
gneur de Bedfort était affaibli par la maladie dont il se relevait derniè-
rement, il ne put mettre sa chape. Ce fut bien dommage. Le ciel jaloux
ne permet jamais qu’on ait ou qu’on donne toutes les joies.
Chanoine de Rouen, il eut à se choisir des collègues. Il se garda de
prolonger la vacance des prébendes auxquelles il pourvoyait par droit
de régale. Midy fut nommé peu avant le supplice de Jeanne 3. Beau-
père peu après 4, et aussi Sabrevois 5, et aussi Erard 6, et aussi Ti-
phaine 7 ; tous vers le même moment.
On remarquera le hasard heureux qui fit tomber cette pluie de bé-
néfices sur la tête des clercs mêlés de plus près au procès de Jeanne.

1 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 167, 168.


2 Pierre COCHON, Chronique de Normandie.
3 DE BEAUREPAIRE, Note sur les juges, etc. 38.
4 Ibid., 27.
5 Ibid., 44.
6 Ibid., 34.
7 Ibid., 42.
506 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Bienheureux celui qui n’a pas collé son cœur à l’argent ! », disait le
vieux sage juif. Il est fort rare…
Après tant d’attentions, les chanoines de Rouen auraient été les pi-
res des oublieux s’ils n’avaient donné à l’Évêque-Comte, appuyé, nul
ne l’ignorait, par Monseigneur le Régent, « des lettres de territoire ».
Ils comprirent à quoi la reconnaissance les obligeait.
Toutes ces mesures, toutes ces combinaisons, étaient des prélimi-
naires ; mais il n’est pas de préparatifs qui ne finissent. Cauchon et
Bedfort étaient prêts : ils l’étaient même depuis quelque temps déjà.
Ils savaient ne plus rien compromettre, ne plus rien risquer, en ame-
nant Jeanne du Crotoy à Rouen.
Dans la seconde quinzaine de décembre, sans qu’il soit possible de
préciser exactement la date, Jeanne dut s’éloigner de la forteresse. Ce
fut un chagrin pour les habitants qu’elle avait édifiés, même « gran-
dement consolés » 1.
Au sortir du pont-levis, « on la mist dans une barque accompagnée
de plusieurs gardes pour luy faire passer le trajet de la rivière de
Somme qui est fort large en cet endroit, à cause que c’est l’embouchure
de la mer océane qui contient envyron deux lieues quand le fleuve est
monté ; et descendit à Saint-Valéry qu’elle salua du cœur et des yeux,
estant patron du pays de Vimeu où elle entrait, comme elle avait salué
l’église de Saint-Riquier patron du pays de Ponthieu, d’où elle sortait.
« Elle ne s’arresta pas en la ville de Saint-Valéry, car ses gardes la
conduisirent au château d’Eu » 2.
Très probablement elle y fut enfermée pour la nuit dans une prison
située à l’angle nord, que l’on a désignée quelquefois par le nom de
« Fosse aux Lions » 3.
Elle continua sa route par Dieppe.
« Puis enfin elle fut à Rouen, qui estait la ville qu’on avait choisie
pour estre le dernier théâtre d’honneur où la vertu de nostre sainte
fille devait paraître » 4.
Sa suprême course était accomplie. Elle fut enfermée dans le châ-
teau de Bouvreuil.
L’antique Léopard tenait l’agneau.

1 Ignace de Jésus Maria, Q. V, 362.


2 Ibid.
3 Estancelin, Histoire des Comtes d’Eu.
4 Ignace de Jésus Marie, Q. V, 363.
Chapitre XXVI
Constitution du Tribunal :
Jeanne suspecte et prévenue
(1431)

Du 9 janvier au 21 février

Le château de Bouvreuil, palais, caserne, forteresse, prison. – Où était située la geôle


de Jeanne ? – La cage de fer. – Les gardiens apostés par Cauchon. – Première cons-
titution du tribunal ; qui en fit partie ? – Première réunion ; des enquêtes, notam-
ment à Domrémy, sont prescrites. – Deuxième réunion : lecture des enquêtes ; elles
devront être mises en articles. – Troisième réunion ; lecture des articles ; une ins-
truction est prescrite. – Elle dure trois jours. – Pierre Cauchon n’a inséré, quoiqu’il
l’eût dû faire, ni informations, ni articles, ni l’instruction, au procès rédigé par lui :
pourquoi ? – Seconde constitution du tribunal : plus le président veut procéder en
dehors du droit, plus nombreux doivent être les amis qu’il s’adjoint : Docteurs de
Paris auxquels il fait appel. – Opinion de Maître Loyer sur les premières procédures.
– Opinion de Nicolas de Houppeville ; effets de leurs déclarations. – Opinion de
Thomas Courcelles. – Débat orageux. Pierre Cauchon dut concevoir quelques in-
quiétudes ; pourquoi ? – Ordonnance qu’il prend. – Jeanne, de suspecte devient
prévenue. – Invitation au vicaire du grand Inquisiteur. – Infamie de la lettre : le
beau procès ! – Suzanna ! Seniores !

I
Du jour où Jeanne fut réclamée par maître Billori et Pierre Cau-
chon, elle avait été supposée suspecte en matière de foi. Pourquoi ?
Nul ne le disait. Des accusations avaient été exprimées contre elle, en
termes vagues ; rien de plus ne se lit dans les lettres aux chefs bour-
guignons. Ceux-ci s’en étaient peu souciés.
L’entrée de la captive en sa suprême résidence ne changeait rien à
sa situation canonique ; elle changeait tout à sa condition matérielle.
Comment ?
Le château de Rouen, appelé communément château de Bouvreuil,
était un palais, une caserne, une forteresse, une prison.
Le palais abritait, en 1431, d’abord le petit roi Henri VI. Il avait fait
sa joyeuse entrée à Rouen le 29 juillet de l’année précédente.
La Chronique s’en souvenait : « Furent les rues de la ville mieux
tendues là où il devait passer que oncques le jour du Sacrement… Il y
avait deux grandes bestes nommées antelopes, et deux lions ou deux
508 LA SAINTE DE LA PATRIE

liépards, qui avaient entre leurs piés ou à leurs cornes les armes de
Rouen et aultres… Il y avait des siraines qui jetaient du vin et du lait…
Et cela le regarda le petit roy ».
Cependant le vieil écrivain normand, qui n’aimait guère les Anglais,
ajoutait, non sans quelque dédain : c’était « du mirelifique fatras » 1.
Né d’un père superbe et d’une mère admirable, Henri VI était un
très bel enfant, « un très beau fitz » 2.
La rude et froide construction ogivale de Philippe-Auguste devait
lui être assez austère. Il fit bien d’ailleurs de s’accoutumer aux don-
jons ; il finira la plus éprouvée, la plus calamiteuse des vies, dans la
tour de Londres.
Près de lui il y avait son oncle Bedfort, le régent pour le royaume de
France, et son grand-oncle Winchester, le cardinal d’Angleterre, un
vieillard assez désabusé pour avoir manqué jadis la tiare, riche et revê-
che. On y remarquait encore les évêques de Thérouanne, de Beauvais,
d’Ely, de Norwich, de Noyons ; les chevaliers Warwick, Strafford, Crom-
well ; tous étaient du grand Conseil. Les secrétaires de la haute assem-
blée se nommaient Laurent Calot, Jean Thiessard et Rynel, qui avait
épousé une nièce de Mgr Pierre Cauchon ; ce sont autant de noms à
retenir.
La caserne logeait les soldats de la garde et du service intérieur.
Elle était sous les ordres de Richard de Beauchamp, comte de War-
wick, lequel faisait fonction de gouverneur.
La forteresse était imposante : flanquée de six tours, appuyée par
un très robuste donjon, entourée de murailles puissantes 3. Philippe-
Auguste l’avait entreprise l’année où il força Rouen, 1204 : ç’avait été
sa menace contre la ville, que néanmoins il tentait de s’attacher par la
plus habile et la plus libérale des politiques.
Presque toutes les pièces pouvaient servir à l’incarcération, dans
ces architectures massives, plus spécialement toutefois les tours et les
souterrains. Ceux de Bouvreuil assistèrent à d’innombrables tragédies
avec pour metteurs en scène des rois 4, des juges de l’Échiquier 5, des
hommes d’armes vengeurs sans pitié des mouvements insurrection-
nels 6.
Jamais cependant ces lieux d’un pathétique terrible n’avaient vu
rien de comparable aux scènes qui allaient s’y dérouler.

1 Chronique de Normandie.
2 Ibid.
3 FOUCHER, cité par SARRAZIN, Le vieux château de Rouen, 8.
4 Jean le Bon y arrêta de sa main et y emprisonna Charles le Mauvais, roi de Navarre et comte

d’Évreux, puis, sans désemparer, fit exécuter « dans le champ du pardon » d’Harcourt et Graville.
5 L’Échiquier, cour de justice, y tenait ses séances bisannuelles. (SARRAZIN).
6 D’Arondel y exécuta le courageux Ricarville.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 509

II
Jeanne y fut certainement enfermée. Les dépositions de Nicolas de
Houppeville, de Laurent Guesdon, de Cusquel, de Martin Ladvenu, les
procès-verbaux des séances, ne permettent aucun doute sur ce point.
Mais en quel lieu du château précisément subit-elle sa détention ?
Dans une tour versus campos, vers les champs, répondent Raymond
de Macy et Pierre Cusquel ; dans une pièce à laquelle un escalier don-
nait accès 1.
Or, une tradition rouennaise, gardée par des hommes de valeur 2,
situe cette geôle justement dans une tour appelée depuis lors Tour de
la Pucelle. Elle se dressait au nord-ouest, en pendant à la tour Saint-
Patrice 3. Les deux défendaient une porte de secours qui ouvrait sur la
campagne 4, versus campos.
Dieu en soit béni ! À travers les hautes fenêtres grillées, la pauvre
petite fille des bords de la Meuse aura pu voir naître les feuilles des ar-
bres et verdir la pointe des blés de son dernier printemps.
La porte du château fut close sur elle, et les duretés commencèrent.
Deux bourgeois de Rouen, Cusquel et Thomas Marie, nous ont par-
lé d’une cage en fer, commandée à Jean Son, maître ouvrier du châ-
teau. Cusquel l’avait vue peser. Massieu savait le nom du serrurier qui
l’avait fabriquée : il s’appelait Étienne Castille 5.
Nous pensons que cette cage ne fut pas complètement honoraire.
Elle servit quelque temps, racontait Castille. La prophétie mauvaise de
Catherine de la Rochelle : « N’importe où vous la mettrez, elle s’échap-
pera ; le diable vous la tirera des mains », dut affoler les geôliers 6.
Tout de même, si on l’enfermait dans une solide cage, « liée par les
pieds, les mains et le col » 7, il y aurait quelque chance de la garder ! Et
ils se seraient résolus à cet extrême moyen 8.
Le scandale cessa, d’après nous, le 21 février, lorsqu’elle fut remise
par le tribunal à trois hommes de confiance : Jean Gris, Jean Berwoit
et Guillaume Talbot. L’Évêque-Comte leur fit jurer : 1º de garder bien
et fidèlement la prisonnière ; 2º de ne permettre à personne de l’entre-
tenir sans une licence spéciale de lui-même. Ils prêtèrent l’un et l’autre
serment sur les Évangiles 9.

1 Macy et Cusquel, Q. III, 121, 180.


2 Deville, Ballin, Chéruel, Bouquet, Sarrazin (Le vieux château de Rouen, 29).
3 Ibid., 8.
4 Cusquel, Q. III, 180.
5 Massieu, Q. III, 155.
6 D’Estivet, Q. I, 295.
7 Massieu, Q. III, 155.
8 Ibid.
9 Procès, Q. I, 48.
510 LA SAINTE DE LA PATRIE

Les trois nobles hommes se firent assister de cinq soldats « du plus


bas étage », de ceux que l’on nommait houssepailleurs. Non seulement
ceux-ci gardaient Jeanne ; ils ne la quittaient ni jour ni nuit ; trois
dans sa chambre même, deux hors de sa chambre, derrière la porte.
Tout autant et plus encore, ils l’injuriaient, la bafouaient, lui promet-
tant mille morts horribles, la torturant de leurs propos et de leurs vigi-
lances de tous les instants 1, la suppliciant avant son supplice. Si l’in-
fortunée avait su parler le langage de saint Ignace d’Antioche, elle au-
rait, elle aussi, pu se plaindre non de dix 2, mais de cinq léopards
acharnés contre elle. L’histoire ne se recommence pas, dit-on ; mais
les passions, les tortures des saints se répètent. Ce fut odieux, ce fut
abominable de lâcheté cruelle du côté des bourreaux ; ce fut héroïque,
ce fut sublime de patience et d’acceptation du côté de la victime.
III
Tandis que Jeanne faisait le douloureux apprentissage de la geôle
anglaise, Pierre Cauchon s’employait à constituer son tribunal.
Il lui fallait d’abord un certain nombre de conseillers – le droit ne
disait pas combien –, puis un promoteur, magistrat ecclésiastique,
dont la fonction correspondait assez exactement à celle de nos procu-
reurs ; un ou deux notaires pour écrire les réponses de l’inculpée ; un
huissier pour porter les convocations.
Il résolut – ses projets en seraient facilités – de s’entourer d’amis.
En conséquence, il choisit pour promoteur un ex-chanoine de Beau-
vais, chassé de la ville épiscopale avec lui-même, devenu chanoine de
Bayeux : d’Estivet, que l’on surnommait Bénédicité : un misérable.
Nous aurions pu au premier coup, oubliant les sérénités de l’histoire,
écrire que ce fut une brute 3. Il finit, peu après l’exécution de Rouen,
noyé, enseveli dans un bourbier 4.
Pour juges, Mgr de Beauvais s’associa dès la première heure, car il
fera bientôt appel à quelques autres : Gilles de Duremort, abbé de Fé-
camp, conseiller appointé du petit roi Anglais ; Nicolas Le Roux, abbé
de Jumièges ; Pierre Miget, prieur de Longueville-Giffard ; puis des
chanoines de la Métropole de Rouen : Nicolas de Vendères, archidia-
cre d’Eu qui avait prétendu à l’archevêché 5, et n’y avait pas encore re-
noncé ; Raoul Roussel, trésorier de l’église primatiale qui, lui, devien-
dra archevêque ; Robert Le Barbier, maître ès arts, licencié in utro-

1 Massieu, Q. III, 154.


2 Nocte dieque ligatus cum decem leopardis, hoc est militibus. (Ex libris Hier. de scrip. Eccl.).
3 Tiphaine, Q. III, 49 ; De la Chambre, 52.
4 Q. I, 7. Quelques-uns (entre autres M. de Beaurepaire) ont dit frappé de mort subite dans les

ordures d’un colombier : ce n’est guère contradictoire.


5 DE BEAUREPAIRE, Notes sur les Juges du procès de condamnation.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 511

que ; Coppequesne, qui avait réputation d’orateur, ayant harangué


Bedfort le jour où celui-ci vêtit l’aumusse canoniale ; Loiseleur, né à
Chartres, une figure de traître : comme Pierre Cauchon, comme d’Esti-
vet, il fut foudroyé par la mort subite à Bâle. Il y avait aussi Jean de La
Fontaine, qui va être choisi, en qualité d’assesseur spécial, pour en-
quêter contre Jeanne, près de Jeanne elle-même. La faveur dont il
jouit un jour ne durera d’ailleurs pas jusqu’au bout. Après la prédica-
tion de Saint-Ouen, il sera bâtonné par les Anglais et contraint de quit-
ter la ville 1 : il avait rendu des services : on en eût voulu plus encore 2.
Les notaires ou greffiers ecclésiastiques furent Guillaume Colle,
surnommé Boisguillaume, et Guillaume Manchon 3, prêtres de Rouen ;
l’huissier s’appelait Massieu 4.
Pierre Cauchon les pourvut tous de commissions écrites. Ces com-
missions ne marquaient pas la fin des formalités les concernant : un
officier de tribunal ecclésiastique n’était constitué en sa fonction
qu’après prestation de serment.
IV
Le 9 janvier, l’évêque de Beauvais convoqua « ces si grants et célè-
bres personnages » 5, sauf vraisemblablement les greffiers et l’huissier.
Il leur lut les lettres de l’Université, celles de Martin Billori, sa propre
sommation, toutes pièces qui sont passées sous nos yeux, et il leur
demanda que faire.
– Faites une enquête, conseillèrent-ils 6.
D’où il faut conclure qu’ils n’estimaient pas rumeur publique suffi-
sants le tapage que les Anglais menaient contre Jeanne, ni dénoncia-
tion les incriminations de Catherine de la Rochelle.
L’Évêque répondit que c’était déjà fait, qu’il avait enquêté. Il visait
certaines enquêtes à Domrémy et dans les environs. Mais il n’était pas
pressé de les produire. Il ajouta qu’il en recueillerait de nouvelles et
que bientôt il ferait tout connaître, « afin qu’on vît plus clairement ce
qu’il y avait à décider » 7.
Le 13 janvier, seconde assemblée des mêmes, plus un clerc Anglais,
« secrétaire des commandements du roi Henri VI » 8, Guillaume Hai-
ton.

1 Manchon, Q. II, 13.


2 De la Pierre, Q. II, 349.
3 Q. I, 8.
4 Ibid., 8.
5 Ibid., 6.
6 Ibid., 7.
7 Procès, Q. I, 7.
8 Ibid., 27.
512 LA SAINTE DE LA PATRIE

De cette fois, lecture est donnée des résultats obtenus à « Domrémy


et divers autres endroits, comme aussi de mémoires sur certains bruits
publics » 1.
– Que l’on mette ces choses en articles, déclare le conseil. On verra
mieux s’il y a matière à évoquer une cause de foi 2.
Le 23 janvier, troisième réunion ; les articles sont présentés.
– Ils sont en bonne forme, prononcent les Maîtres : qu’il soit rédigé
un questionnaire correspondant aux articles et qu’il soit procédé à l’in-
formation préparatoire 3.
L’information préparatoire équivalait à ce que nous appelons l’ins-
truction.
Elle dura trois journées, le 14, le 15 et le 16 février. Elle fut menée
par Jean de la Fontaine. Nous n’en savons autre chose.
Ici trois questions viennent à l’esprit :
Pourquoi l’évêque de Beauvais, si zélé à introduire, dans la copie du
procès dressée par lui, des documents extra-judiciaires : lettre de l’Uni-
versité, lettre de Henri VI, en a-t-il écarté l’enquête de Domrémy ?
Pourquoi ne nous a-t-il pas donné la joie de lire les articles que ses
amis déclarèrent si remarquablement rédigés ? 4.
Pourquoi ne nous a-t-il pas transmis davantage l’instruction des
trois jours ? Ce n’est pas qu’il ait manqué de procès-verbal puisque,
nous dit-il lui-même, deux notaires assistaient Jean de La Fontaine 5.
Ils remplirent leur office certainement.
Cette documentation qui nous est soustraite nous eût importé ce-
pendant. Il était de la dignité de la justice ecclésiastique de ne pas se
mettre en mouvement sans motif légitime. Nous aimerions savoir,
nous aurions le droit de savoir, pourquoi elle suspecta Jeanne. C’est
dans les pièces manquantes que nous l’aurions trouvé.
Mais voilà bien ce qui gêna Pierre Cauchon lorsque quelques an-
nées après le supplice de Jeanne 6, il rédigea son procès. Lohier avait
raison ; la matière à un procès de foi avait manqué au tribunal de
Rouen. Ce vice eût été trop apparent à la lecture des enquêtes, des
premiers articles, de l’instruction ; il prit le parti de les supprimer.
Et nous ne sommes pas réduits ici à une simple induction. Par
exemple, en ce qui concerne l’enquête de Domrémy, nous savons par

1 Procès, Q. I, 28.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., 31.
6 Taquel, Q. III, 196.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 513

des textes sûrs son inanité absolue. Nicolas Bailly, qui avait fait fonc-
tion de greffier près de Torcenay, bailli de Chaumont, et délégué de
Cauchon en cette affaire, rapporte que le délégué ne sut retenir un cri
de rage en lisant la relation des enquêteurs : « Ce sont tous de faillis
menteurs d’Armagnacs ! » 1. Nous devons être fixés : le bailli n’aurait
pas éprouvé cet accès d’humeur si la relation eût écrasé Jeanne.
Le Buin avait recueilli parmi ses camarades de Domrémy que les
émissaires de l’évêque de Beauvais « n’avaient rien trouvé » 2.
Il n’est pas jusqu’à certain refus de Pierre Cauchon qui ne soit révé-
lateur. Il avait confié à un « Lorrain considérable » de ses connaissan-
ces le soin d’une visite à Domrémy. L’homme s’acquitta de sa mission ;
travailla beaucoup ; fit pas mal de frais. Il espérait bien être dédom-
magé largement par Monseigneur Pierre. Mais celui-ci se fâcha vio-
lemment au retour du malheureux informateur :
– « Vous n’êtes qu’un traître, criait-il, un mauvais traître ! De quoi
me serviront vos informations ? Je ne vous paierai pas.
– Qu’y pouvais-je ? ajoutait le Lorrain déconfit à son compère et
confident Jean Moreau : J’ai interrogé dans cinq ou six paroisses. Est-
ce ma faute si je n’ai rien appris que je ne voulusse trouver en ma pro-
pre sœur ? » 3.
Les articles, résumé de l’enquête et de l’instruction, n’avaient évi-
demment rien donné, puisque l’enquête et l’instruction ne donnaient
pas.
Mgr de Beauvais ne voulut cependant point s’arrêter en sa voie :
bien plus, il ne le pouvait : les Anglais veillaient. Il résolut de passer
outre, se fiant à son influence sur ses assesseurs pour les décider à or-
donner le procès, fût-ce contre le droit, qu’ils n’ignoraient pas plus que
leur président. Il réussit.
V
Plus il s’engageait dans un chemin d’iniquité, plus il sentait le be-
soin de s’entourer de complaisants. Il résolut donc d’adjoindre à son
tribunal d’abbés de province et de chanoines Rouennais, indépendants
à moitié par situation, et capables d’un accès de révolte, des Docteurs
de Paris, très fermes, très assurés dans les rancunes dont nous avons
exposé les motifs.
Il ne choisit pas les moindres. Tous à peu près étaient d’ailleurs des
créatures de Bedfort. D’après le compte rendu de la séance du 13 fé-
vrier 4, ce furent :

1 Bailly, Q. II, 452, 453.


2 Le Buin, Q. II, 441.
3 Jean Moreau, Q. III, 192, 193.
4 Procès, Q. I, 29.
514 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jacques de Touraine, un frère mineur, qui avait siégé au concile de


Constance 1 ;
Nicolas Midy, le futur sermonneur du Vieux-Marché, qui sera ins-
tallé chanoine dans deux mois 2 ;
Pierre Maurice, ex-recteur de l’Université qui, lui, n’attendait plus,
comme Midy ; il était chanoine depuis deux semaines 3 ;
Feuillet ; que nous ne connaissons pas autrement ;
Courcelles 4, le défenseur de la Pragmatique sanction à Bâle : théo-
logien de vastes connaissances. Pie II, qui l’y avait rencontré, a pris la
peine de dessiner son portrait. Il l’a fait en trois ou quatre lignes de re-
lief étonnant : on y voit le personnage : « Thomas de Courcelles, dit-il,
docteur insigne en saintes Lettres : personne n’a dicté un plus grand
nombre de décrets du saint concile que lui. Cet homme de doctrine
était vénérable et aimable ; d’une modestie et d’une réserve touchan-
tes : il regardait toujours la terre ; on aurait dit qu’il voulait s’y enfon-
cer pour se cacher » 5. Il joua cependant un mauvais rôle au procès de
condamnation de Jeanne : il l’atténua, du mieux qu’il put, au procès de
réhabilitation 6 ;
Beaupère 7 enfin, à ce moment le plus considérable de l’escouade,
bien que réellement inférieur à Courcelles ; ami de Pierre Cauchon,
avec lequel il avait siégé à Troyes lors de la préparation du traité qui
détruisait la France : ami du traître Loiseleur qui prendra pour lui, le
12 octobre de cette année 1430, possession de sa stalle canoniale ; pré-
bende en Normandie, prébende en Franche-Comté, prébende à Pa-
ris 8. Cauchon, dans le but de l’honorer, le chargea plusieurs fois de di-
riger l’interrogatoire 9.
Ils voyagèrent tous de Paris à Rouen aux frais du roi Anglais :
c’était son secrétaire Rivel qui payait 10.
Avec Gilles de Duremort, Vendères, Le Barbier, La Fontaine, Hai-
ton, Coppequesne, Loiseleur, ils composèrent le collège des assesseurs
proprement dits. Les uns et les autres prêtèrent serment de remplir fi-
dèlement leur office, le 13 février et, avec eux Boisguillaume, Man-
chon, Estivet, Cauchon lui-même, facto pectore, la droite sur sa poi-
trine, tandis que les autres la posaient sur l’Évangile.

1 DE BEAUREPAIRE, Les Juges du Procès de condamnation, 13.


2 Procès, Q. I, 29.
3 DE BEAUREPAIRE, Les Juges du Procès de condamnation.
4 Procès, Q. I, 30.
5 Æneas Sylvius (plus tard Pie II). Sur le concile de Bâle.
6 Thomas de Courcelles, Q. III, 56 et suiv.
7 Procès, Q. I, 29.
8 DE BEAUREPAIRE, Les Juges du Procès de condamnation.
9 Procès, Q. I, 61, 70.
10 Courcelles, Q. III, 57.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 515

Un nombre assez considérable de Maîtres se présentèrent dans la


suite aux audiences, qui à celle-ci, qui à celle-là 1. Ce furent des ama-
teurs, si l’on ose dire, des curieux, des zélés la plupart aussi des hai-
neux. On leur donnait une place spéciale, on tolérait qu’ils parlassent ;
on les nommait au compte rendu de la séance ; mais ils étaient là sans
mandat officiel ; ils n’avaient pas été assermentés.
VI
Juste au moment où se constituait ainsi le tribunal, 16 février, arri-
va « un solempnel clerc de Normandie » 2, sur lequel Pierre Cauchon
paraît avoir d’abord compté, mais qui prit le rôle du plus incommode
censeur, parce qu’il fut un simple honnête homme.
Maître Jehan Lohier avait de la réputation. Pierre Cauchon désira
son avis sur le procès, et pour le soir même. Il était pressé. Lohier se
mit à l’étude. Après examen consciencieux, il donna son opinion.
« Icelluy Maistre Lohier déclara sans ambages que la procédure qui
lui était soumise ne valait rien, et cela pour plusieurs motifs. D’abord,
les formes des procès ordinaires n’étaient pas observées. « Item », le
procès se faisait dans le château de Rouen, un lieu clos, fermé, surveil-
lé, où les assistants n’étaient pas en pleine et pure liberté. « Item », on
y traitait de choses où était intéressé l’honneur du roi de France ; et
cependant on ne l’avait appelé ni lui-même ni un procureur qui le re-
présentât. « Item », ni les informations ni les articles n’étaient remis à
la prévenue ; ni un conseil ne lui était offert qui l’éclairât ; cependant
elle n’était qu’une simple fille pour répondre à tous ces Maîtres, et ce
n’était pas de petites matières qu’il s’agissait, spécialement celle de ses
révélations ».
L’évêque de Beauvais, à l’ouïe de ces conclusions, tomba dans un
de ses redoutables accès. Il courut vers Beaupère, Touraine, Midy,
Maurice, Courcelles, Loyseleur.
– Voilà Lohier, cria-t-il, qui prétend nous donner de belles interlo-
cutoires ! Il calomnie tout ! Il dit que rien ne vaut ! À l’en croire il fau-
drait tout recommencer ! Tout ce que nous avons fait serait mau-
vais !…
Puis s’exaspérant par ses propres paroles :
– On voit bien de quel pied il cloche. Par Saint-Jéhan ! nous conti-
nuerons notre procès comme il est commencé.
Le lendemain, le notaire Manchon, qui fait ce récit, rencontra Lo-
hier à Notre-Dame.

1 Châtillon, Éverard, Nibat, Guesdon, du Quesnay, Lefèvre, Boucher, Houdenc, Dupré, Carpen-

tier, Sobrevoye, de Cormelles, Guérin, Rousselle, Sauvage, de Baudrebois, Medici, Legaigneur, Du-
val, etc., etc.
2 Manchon, Q. II, 11.
516 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Eh bien, lui dit-il, que vous semble du procès de Jeanne ?


– Vous voyez comme ils procèdent. Ils la prendront s’ils peuvent
par ses propres paroles. Probablement quand elle dit : Je scai de cer-
tain ce qui touche les apparitions, si elle disait : Il me semble au lieu
de Je scai de certain, il n’est homme qui pourrait la condamner. Ils
procèdent plus par passion que par autrement, et pour cette cause je
ne resterai pas ici : je m’en vais 1.
C’était dire : il n’y a pas contre elle de prévention ; mais on fera le
procès quand même : on ira jusqu’à l’interrogatoire, dans lequel on
embrouillera l’innocente ; et on mettra la main sur ceux qui verront
trop clair ; partons ! Maître Jehan Lohier le fit comme il l’avait annon-
cé. De Rouen il gagna Rome. Il y mourut doyen de la Rote, ce qui sup-
posait une belle force en Décret 2. Il n’en avait pas moins ouvert un as-
sez pauvre avis à Manchon. Si Jeanne avait dit : « Il me semble », elle
eût renié ses certitudes, ses Voix, sa mission : elle n’eût plus été l’Ins-
pirée, la Sainte de la Patrie, et assurément elle ne se fût pas sauvée. Ses
juges ne l’auraient pas laissée échapper : ils voulaient son supplice.
Un Maître ès arts, Nicolas de Houppeville, reprit ces objections. Il
en avait même énoncé d’autres, celles-ci par exemple, que les juges
étaient récusables à titre d’ennemis de la prévenue, et que l’archevê-
que de Reims, métropolitain de l’évêque de Beauvais , s’étant pronon-
cé à Poitiers, il répugnait qu’un de ses suffragants tentât d’infirmer sa
sentence 3.
Pierre Cauchon ne pardonna pas plus à Houppeville qu’à Lohier.
VII
Toutefois ces oppositions perçaient. Il se produisit un remous d’opi-
nion auquel les juges assermentés eux-mêmes semblent ne pas s’être
dérobés.
Leur séance du 19 février fut difficile 4. Le procès-verbal laisse en-
trevoir des tiraillements ; avec une discrétion parfaite, bien entendu :
« Les maîtres, porte-t-il, eurent une longue et très mûre délibéra-
tion » 5. Cela n’alla pas tout seul.
Mais voici Courcelles qui va nous donner des détails circonstanciés.
Il avait rencontré « le solempnel Maistre normand ». Leur conversa-
tion était tombée nécessairement sur le fait du jour. Lohier n’avait pas
dissimulé à son jeune collègue sa manière de voir : les charges relevées

1 Manchon, Q. II, 11, 12.


2 Ibid.
3 Houppeville, Q. III, 170.
4 Procès, Q. I, 31.
5 Ibid., 32.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 517

contre Jeanne étaient insuffisantes pour intenter l’action 1. Courcelles


lui-même ne voyait pas sur quoi l’on pouvait s’appuyer sérieusement 2.
C’est que les inquisiteurs, malgré l’extension de leur pouvoir, étaient
limités par une tradition ferme, quand il s’agissait de frapper qui que
ce fût de suspicion en matière de foi. Saint Raymond de Pennafort leur
avait tracé des règles, il y avait un siècle et demi, précisées depuis lors
par Eymeric et Bernard Gui, pour ne citer que ceux-là. Ces légistes re-
tenaient sept ou huit cas de suspicion pouvant donner prise à la pour-
suite inquisitoriale : l’hérésie formelle non avouée, avouée ; l’ensabba-
tisme, qui correspondait assez exactement à notre anarchisme radical
et au nihilisme russe, exclue pourtant la négation de Dieu et du Christ,
jusqu’où n’allaient pas les ensabbatés ; l’adhésion à l’hérésie ensei-
gnée par d’autres ; les relations dogmatiques avec les hérétiques : au-
dition de leurs prêtres, prière en commun avec eux ; le recel des héré-
tiques ; la défense de l’hérésie, par la parole, par les écrits, à main ar-
mée ; la faveur accordée aux hérétiques, par exemple en leur donnant
des conseils de résistance matérielle ou morale ; le relapse dans l’héré-
sie, après abjuration de l’hérésie.
Ni Cauchon, ni Courcelles, ni aucun des docteurs-juges n’igno-
raient ces choses. La théologie et le droit avaient peu de secrets pour
ces praticiens de la théologie et du droit. Mais alors auquel des délits
prévus rattacher une poursuite légitime de Jeanne ?
N’y eût-il eu que par sentiment de leur science, les assesseurs ne
pouvaient ne pas faire des observations à Cauchon. Ils en firent même
sur un ton élevé. Le débat fut ardent entre les opinants : magna diffi-
cultas inter opinantes ; il y eut forte dispute : magna contentio 3.
Pierre Cauchon dut avoir un instant d’inquiétude. C’était le sort de
son procès qui se débattait. S’il était prononcé que la prévention était
insuffisante, la cause n’irait pas plus loin. Le cas, il est vrai, avait été
prévu. Jeanne devait être rendue au roi d’Angleterre, qui l’avait ache-
tée et prêtée aux Maîtres pour la juger, supposé qu’ils prononçassent
une relaxe. Cependant la contrariété serait grande. Le but que les hom-
mes au courant poursuivaient : déshonorer Jeanne et, en la déshono-
rant, déshonorer Charles de France, serait manqué. Quelle fut au juste
l’issue de la discussion ? Les avis se partagèrent-ils ? S’ils se partagè-
rent, dans quelle proportion fut-ce ? Courcelles ne l’a pas dit. Pierre
Cauchon encore moins. Il se contente de conclure en termes qui pour-
raient exprimer un simple acte de son bon plaisir, de sa volonté pro-
pre : « Nous enfin, entendus les conseils des Maîtres, ouïes leurs déli-

1 Courcelles, Q. III, 58.


2 Il faut retenir le mot : il éclaire plusieurs dessous de ce procès, spécialement la conduite de
Loiseleur.
3 Courcelles, Q. III, 58.
518 LA SAINTE DE LA PATRIE

bérations, nous avons décrété que d’après les informations et autres


documents, il y avait matière à citer et évoquer la dite femme en ma-
tière de foi, afin qu’elle nous répondît sur certaines questions » 1.
Le pas était franchi. De suspecte Jeanne devenait prévenue.
À étudier de près ce texte, si l’on se souvient du soin avec lequel
Pierre Cauchon se couvre quand il le peut, on est porté à penser qu’il
reçut tout bonnement un blanc-seing de ses assesseurs : « Faites ce
que vous jugerez bon de faire ». Cette manière n’indique pas que les
Maîtres fussent de vaste courage. Ils pensèrent sans doute que le cou-
rage était peu de saison. La mésaventure de Nicolas de Houppeville,
peut-être à l’ouverture de cette séance du 19 février, peut-être à quel-
que autre précédente, avait pu les renseigner.
Cauchon n’avait pas en effet ignoré les propos audacieux de maître
Nicolas. Son sang mal éteint de vieux Cabochien s’était repris à bouil-
lir. Il avait chassé Houppeville, assez téméraire malgré son méfait,
pour s’être présenté à son audience 2. Non content, il l’avait enfermé
dans un solide cachot anglais d’où, sans les prières de l’abbé de Fé-
camp, il fût difficilement sorti. Plus tard, le prisonnier délivré fut
menacé de bannissement et de noyade. Cet exemple n’était pas pour
assurer la liberté des délibérations, et faire prononcer l’innocence de
Jeanne.
VIII
Cette première décision quant à l’ouverture d’un procès d’hérésie à
peine prise, Cauchon et ses conseillers examinèrent s’ils ne devraient
pas faire appel au grand Inquisiteur. Ils se prononcèrent pour l’affir-
mative 3. Ils voyaient plus d’un avantage à cette intervention. C’était,
disaient-ils, une manière de témoigner leur révérence au siège aposto-
lique, duquel seul les inquisiteurs tenaient leur autorité ; une manière
aussi de rendre le procès plus sûr 4.
La première raison laisse assez incrédule, alléguée par les hommes
de Constance et de Bâle ; les mêmes qui aux appels de Jeanne à la
Chaire apostolique firent si déterminément la sourde oreille.
En revanche, nous croyons à la seconde.
Les observations critiques de Houppeville et de Lohier, leurs pro-
pres débats, avaient inquiété les assesseurs. Si la présence du grand
Inquisiteur ne les prémunissait pas absolument contre un appel tou-
jours possible, cependant elle leur était une garantie, vu la juridiction

1 Pierre Cauchon, Q. I, 32.


2 Houppeville, Q. II, 326.
3 Procès, Q. I, 32.
4 Ibid.
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 519

très large, très générale, très autorisée, que ce personnage tenait du


Pape, et du Pape tout seul.
Le grand Inquisiteur, Jean Graverent, de l’ordre des Prêcheurs,
siégeait à Paris ; mais il avait un vicaire à Rouen, Le Maistre, domini-
cain comme lui.
Dès ce même lundi 19, il lui fut demandé officieusement ce qu’il
pensait du désir des juges de l’associer à l’affaire. Le vice-inquisiteur
souleva un doute sur sa compétence. Cauchon agissait à vrai dire à
Rouen, mais il y agissait comme évêque de Beauvais , contre une pré-
venue saisie au diocèse de Beauvais, et par pure tolérance du chapitre
de Rouen. Or lui, Le Maistre, n’avait pas délégation pour le diocèse de
Beauvais. L’évêque et le vice-inquisiteur se donnèrent d’un commun
accord une nuit de réflexion 1.
Le lendemain 20, Cauchon et les Juges firent une instance : Le Mais-
tre était le jouet d’un scrupule ; son refus était sans raison 2. Celui-ci
persista : il n’avait pas réussi à mettre sa conscience « en sérénité » 3.
Mais il acceptait que l’évêque de Beauvais , auquel un délai serait
préjudiciable, allât plus outre et n’interrompît point la procédure tan-
dis qu’il prendrait conseil. À son acceptation il avait cependant mis
cette réserve : dans la mesure où le droit ne s’y opposait pas.
C’était une position sans netteté ni courage. Cauchon avait plus de
ressources qu’il n’en fallait pour contraindre Le Maistre à en sortir. Il
le fit sans ménagement.
Dès le lendemain 21 février, il expédiait en effet une dépêche à Gra-
verent :
« Son roi (Henri VI), lui écrivait-il, brûlant de zèle pour la foi, lui
avait remis une femme que le vulgaire appelle la Pucelle, perdue de
réputation pour des crimes contre la foi et la religion ». Suivait l’histo-
rique des « lettres de territoire délivrées par le chapitre ». Puis, une
demi-page fort déclamatoire sur son zèle à lui, Cauchon, notamment
en ce qui regarde la conservation de la foi du peuple chrétien ; enfin
arrivait l’invitation : « Il est de l’office de Votre Vénérable Paternité de
rechercher toute hérésie ; c’est pourquoi en faveur de la foi, nous vous
sommons de venir ici, sans retard, afin de mener ce procès… juridi-
quement… avec les sanctions requises… d’accord avec nous. Que si le
grand Inquisiteur, à cause de ses importantes affaires, était dans l’im-
possibilité de venir, on s’adresserait à son substitut Le Maistre ».
Nous demandons au lecteur la permission de nous arrêter une se-
conde seulement.

1 Procès, Q. I, 33.
2 Ibid., 34.
3 Ibid.
520 LA SAINTE DE LA PATRIE

Nous avons écrit, depuis le commencement de cette histoire, bien


plus d’une de ces lignes déjà, dans lesquelles la plume, pour ainsi dire,
tremble. La plume a, Dieu merci, des pudeurs et des indignations.
Nous n’avons cependant rencontré rien encore qui nous ait été plus
pénible à tracer que cet appel à l’austère et magnifique idée de droit,
au zèle sacré de la foi, à l’amour du peuple chrétien, sous lequel es-
saient de se cacher, sans y réussir, la haine et les embûches d’un tribu-
nal homicide. C’est faire servir les vases du temple aux festins de
l’impureté : c’est abominable.
IX
Quoi qu’il en soit, le voilà constitué ce tribunal ! Le seul officier qui
y manque encore, l’Inquisiteur, s’y adjoindra certainement.
Ce sera, il est vrai, avec quelque retard. Malgré l’urgence déclarée
par Pierre Cauchon, Le Maistre ne reçut sa commission que le 12
mars. Son chef y affirme « être légitimement empêché ». Il délègue
donc son substitut à seule fin de mener « jusqu’à sentence définitive
inclusivement… l’affaire de cette femme… justement et saintement…,
pour la louange de Dieu, l’exaltation de la foi, l’édification des peu-
ples ».
Encore !…
Dès après la prestation du serment de ses collègues et les premiers
pourparlers avec le vice-inquisiteur, l’Évêque-Comte se considéra
comme ayant libre voie. Canoniquement c’était vrai ou c’était faux, car
enfin, s’il estimait nécessaire la présence de l’Inquisiteur, il ne pouvait
procéder sans lui. Que lui faisait ? Il n’en sera jamais à une irrégularité
près. Cela n’empêchera point les écrivains étrangers au droit canoni-
que de répéter sur la foi de Pierre Cauchon lui-même « que son procès
fut un beau procès ».
Le vrai est que ce procès s’annonce mal ; ce n’est pas assez dire, il
s’annonce horriblement.
Tous les juges sentent l’iniquité : leurs balances sont faussées par
l’argent, les parchemins de prébende, les terreurs dont Bedfort, War-
wick et Pierre Cauchon en ont chargé les plateaux ; leur prétoire prend
figure de méchant lieu où se préparent des embuscades et se tendent
des pièges ; leurs procédures sont vicieuses. Paul Dupont, l’avocat
consistorial Orléanais, et Théodore de Lellis, l’auditeur de Rote que
Pie II appelait « la Harpe », tant il était savant et disert, y relèvent, le
second sept cas d’annulation et le premier dix-neuf.
Lorsqu’on tente de se représenter la sublime Sainte de la Patrie, qui
n’était tout de même qu’une pauvre petite fille seule, sans secours hu-
main, traquée dans le château de Rouen, la mémoire court d’un élan
CONSTITUTION DU TRIBUNAL : JEANNE SUSPECTE ET PRÉVENUE 521

vers la peinture du cimetière de Saint-Calixte au bas de laquelle l’artis-


te primitif écrivit Suzanna. Au centre une brebis, mais une brebis qui
ne craint pas, qui regarde en face et défie ; de chaque côté, deux loups
cerviers, avec ce mot : Seniores, « les vieillards », pourvus d’yeux sin-
guliers, hagards de peur, de convoitises et de colères fondues.
Jeanne vit aussi les cerviers, qu’ils fussent vieux, qu’ils fussent jeu-
nes. Mais comme la sainte Suzanne de l’ère des martyrs, type de la re-
vanche du droit sur la force, de la vertu sur le vice, de la vérité sur le
mensonge, elle vaincra les fauves ; ce sera quand ils l’auront déchirée,
et parce qu’ils l’auront déchirée, qu’elle entrera plus triomphante dans
l’histoire et très pure au paradis.
Chapitre XXVII
Le premier interrogatoire
(1431)

Du 21 février au 3 mars

Vague de la prévention contre Jeanne. – Les trois chapitres du procès d’office. – Ca-
ractères communs des six premières séances : orageuses, partiales, privées d’indé-
pendance, décelant le vouloir des juges de condamner. Elles roulent principalement
sur la vie de Jeanne. – Première séance : Lecture des « Lettres de territoire », etc. ;
protocole de l’huissier Massieu ; deux requêtes de Jeanne rejetées. – Entrée de
Jeanne devant le tribunal ; effet produit. – Le serment : Pierre Cauchon exige un
serment général ; Jeanne refuse ; Pierre Cauchon cède. – Autre requête de Pierre
Cauchon quant à la non-évasion de la captive : Jeanne refuse. – État civil de Jeanne.
– Seconde séance : Relations avec le vice-inquisiteur. – Entrée de Jeanne. – Discus-
sion sur le serment : Pierre Cauchon recule. – Beaupère chargé par Cauchon d’inter-
roger. – Histoire de Jeanne à Domrémy, à Vaucouleurs, à Nancy, pendant son
voyage à Chinon ; la Voix et le roi : la longue parabole de l’ange qui apporte une cou-
ronne. – Lacune probable du procès-verbal. – Quelques mots du siège de Paris. –
Troisième séance : Discussion sur le serment toujours : Pierre Cauchon recule tou-
jours. – Beaupère interroge. – Audition des Voix. – Le secret du roi effleuré. – État
politique de Domrémy lors des premières apparitions. – L’arbre enchanté. – Le bois
Chesnu. – L’habit de femme. – Quatrième séance : Jeanne chassée de la porte de la
chapelle castrale par d’Estivet. – Même bataille quant au serment ; même issue. –
Beaupère interroge : paroles de la Voix dans la prison. – Nature des Voix. – Certi-
tude de la réalité des Apparitions. – Certitude de leur caractère divin. – L’habit
d’homme. – Lumière qui accompagne les Voix. – La scène de Chinon. – L’épée de
Fierbois. – L’étendard chanceux. – L’assaut : comment Jeanne y montait. – Jar-
geau. – Cinquième séance : Même bataille quant au serment ; même issue. – Le
pape de Rome et le comte d’Armagnac. – Les oracles. – Conversation avec les Sain-
tes. – Leurs formes. – Les Saintes et le Beau May. – La libération de captivité. – La
mandragore. – Si saint Michel n’était qu’un follet, une espèce d’Ariel… ? – L’état de
péché mortel. – Le signe donné au roi. – Sixième séance : Toujours la bataille du
serment ; même issue. – La nature de saint Michel. – La libération. – Encore l’habit
d’homme. – L’étendard. – Le Frère Richard. – Les peintures de Jacques Boucher. –
La résurrection de l’enfant de Lagny. – Catherine de la Rochelle. – Le saut de Beau-
voir. – Conclusion du premier interrogatoire, plutôt favorable à Jeanne dans le pu-
blic. – Conséquences.

I
Voilà donc Jeanne prévenue.
Prévenue de quoi ? En général, très imprécisément, de délits contre
la foi ; mais lesquels ? On ne sait pas. Rien n’a été précisé parce que
rien ne pouvait être précisé. Lohier réclamait pour la validité du pro-
LE PREMIER INTERROGATOIRE 523

cès que les chefs d’accusation fussent communiqués à la suspecte.


Sans doute, cela est du sens commun. Toutefois, comment faire ?
puisqu’il n’existait pas de chefs d’accusation, et que seulement on es-
pérait en tirer du procès qui allait commencer. Justice prodigieuse !
dont la position s’exprime ainsi : elle ne peut rien lui reprocher ; elle
tiendra cependant l’infortunée jeune fille des mois entiers dans une
prison infernale ; elle la harassera, l’épuisera de questions ; elle tendra
mille pièges à sa candeur ; puis, bon gré, mal gré, elle extraira des ré-
ponses quelque chose qui lui donnera prétexte, non raison, à la plus
abominable des sentences. Ce que ces habiles gens, point gênés par
leur conscience, pourront faire sortir d’un mot, d’un geste, d’un si-
lence, est incalculable.
Cet interrogatoire, sur lequel comptaient tellement les juges de
Rouen, constituait dans les inquisitions en matière de foi le procès
d’office.
Dans l’affaire de Jeanne, il comprit, d’une seule série, six séances :
une dans la chapelle castrale, cinq dans la salle des parements de Bou-
vreuil. Intervint ensuite une suspension d’une semaine, pendant la-
quelle Pierre Cauchon eut six jours de conseil dans sa maison. Enfin il
fut procédé à un interrogatoire supplémentaire qui eut sept sessions
dans la prison de l’inculpée. Le tout fut couronné par une étude des
conclusions à prendre, cette fois encore chez l’évêque de Beauvais.
Aussi présenterons-nous cette matière en quatre chapitres, fort
inégaux d’étendue, il est vrai. Ils prendront pour titre : le premier in-
terrogatoire ; l’étude des assesseurs ; l’interrogatoire supplémentaire à
huis clos ; les conclusions des interrogatoires.
II
Les six vacations du premier interrogatoire offrirent certains carac-
tères communs.
Elles furent orageuses. Accoutumés aux disputes de l’école, aux vio-
lences de ce qu’ils appelaient « leurs conciles », à l’intempérance de
langage des réunions populaires, excités par des systèmes politiques et
idéologiques qui n’avaient rien à démêler souvent avec la saine théo-
logie 1, ces quarante-deux, quarante-huit, soixante-trois, cinquante-
quatre, cinquante-huit, quarante et un Maîtres – suivant les séances –
apportèrent au prétoire leurs habituelles impétuosités. Ils interro-
geaient tous à la fois, brisant le fil du débat principal, coupant la ré-
ponse de la prévenue, s’efforçant, eût-on dit, de la déconcerter, ayant
certainement pour but de l’embarrasser. « Devant qu’elle eust donné
sa réponse à ung, ung autre des assistants lui interjectait une autre

1 1re, 2e, 3e, 4e, 5e, 6e session, Q. I.


524 LA SAINTE DE LA PATRIE

question ; par quoy elle estait souvent troublée et précipitée dans ses
réponses » 1. Jeanne leur en faisait l’observation, sans colère, sans
âpreté, fermement tout de même : « Beaux Seigneurs, faictes l’un
après l’autre » 2.
L’impartiale et auguste sérénité du juge faisait absolument défaut
aux « beaux Seigneurs ». Dévoués corps et âme aux Anglais, ils parta-
geaient la préoccupation de leurs patrons. Or ceux-ci voulaient la mort
de Jeanne, convaincus que, elle vivante, « ils n’auraient jamais gloire
ne prospérité en fait de guerre ». Cette idée les pressait à ce point
qu’ils n’osèrent aller « planter le siège devant Louviers qu’incontinent
après la combustion d’icelle » 3.
« Plusieurs se sont comportés au jugement, dépose Martin Ladve-
nu, plus par l’amour des Anglais et de la faveur qu’ils attendaient
d’eux, que pour un bon zèle de justice et de foy catholique ».
« À mon avis, répète Maître Guillaume Manchon, ceulx qui avaient
la charge de mener et conduire le procès, c’est assavoir Monseigneur
de Beauvais et les Maistres qu’il envoya quérir à Paris… ainsi que les
Anglais à l’instance desquels les procès se faisaient, procédaient plus
par haine et contempt (mépris) du roy de France, que si elle n’eût
point représenté son party » 4.
La partialité de certains juges se porta jusqu’à des extrémités beau-
coup plus qu’étranges chez des clercs. Au surplus que pouvaient-ils
désirer ces hommes qui ont plein la bouche « de notre sainte Foy »,
sinon que la jeune « hérétique » ainsi qu’ils la nommaient, priât ? Il
n’est âme si désespérante et désespérée qui n’ait le droit de prier No-
tre-Seigneur, spécialement en son sacrement d’amour, l’Eucharistie.
Bien plus, il n’est pas une âme priante qui soit désespérante ou déses-
pérée. Pourquoi donc excommunièrent-ils Jeanne autant qu’ils purent
de la prière ? Pourquoi lui interdirent-ils même l’accès d’une porte
d’oratoire ?
Massieu, qui fut en son privé un pauvre homme, dit-on, mais dans
son office un brave homme 5, le connut à ses dépens.
Il fut menacé de prison, et de prison « où il ne verrait d’un mois ni
soleil ni lune », pour avoir permis que la sainte jeune fille s’agenouillât
devant « l’huis » de la chapelle castrale 6. Dieu eut de ces serviteurs
parmi les Maîtres !

1 Jehan Massieu, Q. II, 16.


2 Ibid., Q. III, 155.
3 Toutmouillé, Q. II, 3.
4 Guillaume Manchon, ibid., 10.
5 Relation d’execution, Q. I, 43.
6 Jehan Massieu, Q. II, 16.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 525

Lohier croyait et disait que les assesseurs étaient contraints dans


leur liberté 1. Ces tours, ces hommes d’armes, ces chefs anglais, traî-
nant rapière et portant dagues, ne lui paraissaient pas plus faits que
Cauchon lui-même, pour inspirer aux moines, aux docteurs, aux cha-
noines, le sentiment de leur indépendance. Cette cause de nullité fut
mise en valeur au procès de réhabilitation ; mais pour parler net, à
leur indépendance les juges ne tenaient guère. La pression anglaise
s’exerçait dans le sens qui allait à leur humeur. S’il y eut des excep-
tions, elles furent rares.
Plusieurs, dès le commencement, furent décidés à pactiser avec
l’injustice, sinon à se mettre les mains dans le sang.
La preuve de ce dire se trouverait dans le procès-verbal des séances
que nous devons étudier. Rien de simple comme la rédaction d’un
procès-verbal qui vise exclusivement à l’honnêteté. Le greffier écrit les
questions et les réponses au fur et à mesure qu’elles se produisent ; en
fin de séance, il lit les unes et les autres à l’inculpé, pour en contrôler
l’exactitude ; enfin il fait signer.
Plusieurs voulaient que les choses allassent d’autre allure à Rouen.
Manchon nous en a fait la confidence.
« Au commencement du procès, dit-il, par cinq ou six journées
– donc au moment où nous sommes –, quand celluy qui parle mettait
en escript les réponses et excusations d’icelle Pucelle, quelquefois les
juges le voulaient contraindre, en parlant latin – précaution pour que
Jeanne ne comprît pas –, qu’il se servît d’autres termes, muant le sens
de ses parolles, en aultres manières que celui qui parle ne l’enten-
dait » 2.
Afin de gêner le greffier assermenté, des greffiers volontaires
avaient été inventés : greffiers de tout repos, parce que tout à la dévo-
tion de Mgr de Beauvais.
« Furent mis deux hommes du commandement de Monseigneur de
Beauvais en une fenestre près du lieu où étaient les juges. Et y avait
une serge devant la dicte fenestre afin qu’ils ne fussent vus ; lesquels
deux hommes écrivaient et rapportaient ce qui faisait charge contre
Jeanne, en taisant les explications qui l’excusaient » 3.
On eût fort voulu imposer leur version à Manchon ; et comme il se
refusait à l’endosser, « Monseigneur de Beauvais se courrouça gran-
dement contre cellui qui parle ; et ès partie (de sa minute) où il y a
écrit Nota, c’était où il y avait eu controverse » entre lui et les notaires
officieux. « Il fallait alors convenir de recommencer nouvelles interro-

1 Manchon, Q. II, 11.


2 Ibid., 12.
3 Ibid.
526 LA SAINTE DE LA PATRIE

gations sur cela, et l’on trouvait que ce qui estait escript par cellui qui
parle c’était vrai » 1.
Que signifient ces pressions, sinon le vouloir déterminé du juge de
regarder par-dessus ou par-dessous le bandeau de la justice ?
Enfin les six séances inaugurales eurent ceci de commun : qu’elles
roulèrent principalement sur la vie de Jeanne. Cependant chacune
d’elles en toucha plus particulièrement certaines circonstances. Il y eut
moins de redites, moins de désordre que plusieurs se l’imaginent.
L’interrogatoire n’allait nullement à l’aventure. Il se déroulait suivant
un plan tracé à l’avance, pas tellement strict toutefois qu’il ne pût se
prêter à un débat imprévu ou bien à l’éclaircissement d’un incident
d’audience.
III

Première séance, 21 février, mercredi des Cendres, dans la cha-


pelle ; quarante-deux assesseurs présents 2.
Cette séance pourrait prendre nom : séance de l’état civil de
Jeanne et des requêtes. De celles-ci, les unes furent énoncées par le
juge, les autres furent présentées par l’inculpée.
Avant tout, cependant, on expédia une besogne de formalités : lec-
ture de la lettre de Henri VI, que le compte rendu appelle magnifi-
quement « lettre de reddition et de restitution » – on sait comment
Jeanne était « restituée et rendue » aux gens d’Église ; le titre exact
eût été : lettre de prêt – ; lecture de la lettre « de territoire » ; lecture
d’un acte de d’Estivet, duquel il résultait que Jeanne avait été citée à
comparaître en ce lieu, ce jour, cette heure même ; lecture des cita-
tions ; d’un protocole enfin de l’huissier Massieu, analysant sa pre-
mière entrevue avec Jeanne 3.
Les pièces de procédure sont du plus mince intérêt. D’ailleurs, nous
les connaissons, sauf la dernière qui peut nous fixer sur l’esprit de la
séance. Elle est donc à citer :
« Au Révérend Père en Dieu et Seigneur Pierre, évêque de Beauvais,
ayant territoire dans la ville et diocèse de Rouen de la part du vénérable

1 Manchon, Q. II, 12.


2 Il y eut tous les juges assermentés, sauf Loyseleur : Gilles de Duremort, Jean Beaupère, Jac-
ques de Touraine, Nicolas Midy, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, Nicolas de Vendères, Jean de la
Fontaine, Guillaume Haiton, Coppequesne, Courcelles ; puis : Pierre, prieur de Longueville-Giffard,
Jean de Chaillou, Jean de Nibat, Guesdon, Lefèvre, du Quesnoy, Le Boucher, Houdenc, Dupré, Nico-
las abbé de Jumièges, Guillaume abbé de Sainte-Catherine, Guillaume abbé de Cormeilles, Jean Ga-
rin, Raoul Roussel, Le Maistre, Grouchet, Minier, Pigache, Le Sauvage, Barbier, Gastinel, Ledoux,
Basset, Brouillot, Morel, Colombelle, Dubost, Anguy, Marguerie, Alespée, du Crotoy, Deschamps.
Procès, Q. I, 38, 39.
3 Massieu, Q. I, 42, 43.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 527

Chapitre, le siège vacant, moi Jean Massieu prêtre…, j’offre mon obéis-
sance diligente à ses ordres avec tous mes respects et mes dévoies.
« Sache votre Révérende Paternité… que j’ai cité péremptoirement
à comparaître dans cette chapelle, le 21 mars présent, à huit heures du
matin… une certaine femme appelée par le vulgaire la Pucelle, que
vous tenez pour suspecte d’hérésie. Je l’ai assignée en personne dans
une prison du château, lui signifiant qu’elle aurait à vous répondre sur
des articles et questions qui lui seraient donnés, touchant la matière
de la foi et autres sur lesquelles vous la suspectez.
« Cette Jeanne m’a répondu qu’elle comparaîtrait volontiers de-
vant vous et répondrait la vérité aux questions que vous lui poserez, et
qu’elle requérait qu’en pareille question vous voulussiez prendre avec
vous des clercs du parti français en nombre égal à ceux du parti an-
glais. De plus, elle supplie votre Révérende Paternité qu’avant de com-
paraître elle puisse entendre la messe.
« Elle m’a requis de vous signifier ces choses. Je vous les signifie
par les présentes ».
Ainsi, même avant l’ouverture du débat, Jeanne présentait deux
requêtes, l’une qui procédait de la conscience de son droit, l’autre qui
procédait de sa piété.
Dans la première, Jeanne n’épuisait même pas ses possibilités. Le
Code inquisitorial prévoyait la récusation de l’inquisiteur en personne,
pour suspicion de partialité 1. L’inquisiteur ainsi atteint ne pouvait plus
procéder légitimement. Jeanne en demandait moins ; elle demandait
un tribunal mi-anglais, mi-français. Mais rien au monde n’eût décidé
Monseigneur de Beauvais à cette mesure d’équité ; encore moins au-
rait-il consenti à se dessaisir de la présidence. Il prit le parti de considé-
rer la supplique comme non avenue. Il n’en fut pas délibéré 2.
Quant à la messe, il aurait pu comprendre que l’enfant avait besoin
de force, et que le moins pour des prêtres était de lui permettre d’aller la
puiser à l’une de ses sources surnaturelles. Il aima mieux se renfermer
dans l’airain de son indifférence hautaine et de ses implacables refus :
– J’ai parlé de cela avec des Maîtres notables, dit-il. Vu les crimes
de cette femme et la difformité de son habit, il y a lieu de surseoir à la
concession.
IV
Pierre Cauchon ordonna que fût introduite « la femme » 3.

1 EYMERIC, Directorium, 491.


2 Petitio promotoris. Conclusions, Q. I, 43.
3 Pierre Cauchon, Q. I, 44.
528 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ce n’était pas la première fois que Jeanne faisait une entrée. Nous
l’avons vue entrer dans la grande salle de Chinon, dans la tente du
conseil de guerre de Troyes, dans la cathédrale de Reims. Les signes de
Dieu autour de son jeune front l’avaient toujours rendue impression-
nante ; que ce fût à la foule, aux hommes d’armes, aux clercs, au
Prince.
De cette fois les signes de Dieu étaient réputés par la tapageuse as-
sistance pour le moins supercherie, peut-être diabolisme. Quelque
chose comme une colère farouche et préalable agitait beaucoup de
ceux qui attendaient ; les autres se tenaient dans une défiance fort voi-
sine, elle aussi, de l’hostilité. Presque aucun ne l’avait jamais ren-
contrée. Si Cauchon lui-même l’avait aperçue, c’était probablement de
loin. Maître Jean de la Fontaine, qui avait dirigé l’examen préparatoire
avait laissé filtrer quelques impressions. Mais ç’allait être bien mieux !
Ils allaient voir. Ils allaient lui parler ; ils allaient la questionner, per-
cer l’impatientant mystère : ou menteuse, ou sorcière, ou inspirée.
Mais pourquoi trois hypothèses ? Sorcière sûrement, et menteuse : elle
ne pouvait être que cela… Ils l’allaient voir !
La porte de la chapelle s’ouvrit ; toutes les têtes se retournèrent. La
Sainte de la Patrie parut à côté de Massieu. Ses cheveux, qui n’avaient
certainement pas été coupés depuis le commencement de sa captivité,
se cachaient mal sous sa coiffure de soldat. Sa blouse noire était atta-
chée solidement à son haut-de-chausses, par de fortes aiguillettes de
cuir. Elle alla modestement et simplement, sans audace que l’on vît,
sans timidité que l’on sentît, s’asseoir devant le Juge.
Celui-ci prit la parole, et sans s’adresser à elle directement, de pri-
me abord – elle en était indigne sans doute – :
– Nous avertissons charitablement, dit-il, cette Jeanne qui est as-
sise devant nous et nous lui demandons que pour l’accélération de ce
procès et la décharge de sa conscience, elle nous dise la pleine vérité
sur les choses concernant la foi qui feront l’objet de notre interro-
gatoire… Nous la sommons d’en prêter serment, la main sur les Évan-
giles 1.
Puis, tout de même, se tournant vers elle :
– Voulez-vous jurer de répondre la vérité aux questions qui vous
seront faites par nous ?
Mais Jeanne, prudente parce que l’Esprit la guide :
– Je ne sais sur quoi vous voulez m’interroger. Vous pourriez me
demander telle chose sur quoi je ne pourrais vous répondre.

1 Pierre Cauchon, Q. I, 44.


LE PREMIER INTERROGATOIRE 529

Le vieux procédurier devina qu’il avait touché un roc inébranlable ;


il recula prudemment, c’est-à-dire qu’il précisa et circonscrivit sa
question :
– Voulez-vous jurer de dire la vérité dans les choses qui concerne-
ront la foi, et que vous saurez ?
On le voit : l’objet du serment tout à fait général il y a un instant
s’est régulièrement rétréci. Jeanne peut le prêter sans dommage. Elle
aperçoit d’un coup d’œil que ce qu’elle veut et voudra cacher – les ré-
vélations sur le roi Charles –, ne concernent pas « la foi ».
Cependant sa loyauté de cristal serait plus à l’aise si elle exprimait
formellement cette réserve.
– De vous dire ce qui regarde mon père, ma mère, mes actions de-
puis que j’ai pris le chemin de France, je le jurerai volontiers. Mais je
ne jurerai pas touchant certaines révélations que Dieu m’a faites, que
je n’ai dites à personne qu’à Charles, mon roi ; que je ne dirai à per-
sonne, dût-on me couper la tête ; que j’ai eues par visions et par mon
Conseil secret. Au surplus, je saurai bien dans une huitaine de jours si
oui ou non je pourrai les révéler.
– Nous vous demandons de jurer de dire la vérité dans les choses
qui toucheraient votre foi 1.
Jeanne, armée de sa déclaration et sûre qu’avec la grâce de Dieu
elle ne se laissera pas entraîner sur un terrain dangereux, fléchit les
genoux, appuya ses deux mains sur le livre sacré et prêta serment « de
répondre la vérité autant qu’elle la saurait quant aux choses qui lui se-
raient demandées sur la matière de la foi » 2.
V
Ces préliminaires posés, le grand duel commença.
– Votre nom ?
– Au village on m’appelle Jeannette ; en France Jeanne.
– Votre surnom ?
– Je ne sais ce que vous voulez dire.
– Votre lieu de naissance ?
– Domrémy, qui est un avec Greux. À Greux est la principale église.
– Le nom de votre père et celui de votre mère ?
– Le nom de mon père, Jacques d’Arc ; de ma mère, Isabelle Ro-
mée.

1 Premier interrogatoire, Q. I, 45, 46.


2 Le procès-verbal avec un sous-entendu évident note que Jeanne ne renouvela pas sa restriction
de ne dire à personne ses révélations. L’observation porte à faux. Jeanne n’avait pas dit qu’elle ne
s’ouvrirait à personne de ses révélations, mais bien des révélations qui regardaient son roi.
530 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Le lieu de votre baptême ?


– Domrémy.
– Qui vous servit de parrain et de marraine ?
– De marraines, Agnès, Jeanne, Sybille ; de parrains : Jean Lingué,
Jean Barrey. Il y en eut d’autres.
– Quel prêtre vous a baptisée ?
– Jean Minet, je crois.
– Vit-il encore ?
– Oui, pensé-je.
– Quel âge avez-vous ?
– Vers dix-neuf ans.
– Qui vous apprit vos prières ?
– Ce fut ma mère qui m’enseigna le Notre Père, le Je vous salue
Marie.
– Récitez-nous le Notre Père.
– Entendez-moi en confession. Je vous le réciterai.
– Voulez-vous que nous vous désignions deux hommes, deux
clercs, sachant le français à qui vous le réciterez ?
– Qu’ils m’entendent en confession, je le leur réciterai.
– Nous vous défendons de vous éloigner des prisons du château de
Rouen, sans notre permission, sous peine d’être regardée comme con-
vaincue d’hérésie.
– Je n’accepte pas votre défense. Si je m’échappe, personne ne
pourra se plaindre que j’aie violé ma foi ; je ne l’ai donnée à personne :
mais moi je me plains qu’on m’ait liée aux pieds et au corps avec des
chaînes de fer.
– Si vous n’aviez pas tenté de vous évader plusieurs fois, on ne vous
aurait pas ainsi traitée.
– Oui, j’ai voulu plusieurs fois m’échapper, et je le voudrais encore.
S’échapper, c’est du droit de tout prisonnier 1.
Sur ce, Pierre Cauchon appela trois hommes d’armes en qui il avait
confiance, l’écuyer Jean Gris, Berwoit et Talbot. Il leur confia la sur-
veillance de Jeanne, et leur fit jurer sur les Évangiles de s’acquitter de
leur garde avec une diligence extrême 2.
Fût-ce alors que Jeanne réclama l’assistance d’un conseil ? Massieu
a dit seulement que ce fut « dès le commencement du procès ». Il n’est

1 Procès, Q. I, 47.
2 Ibid., 48.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 531

pas invraisemblable que dès cette première séance elle ait senti les dif-
ficultés de la bataille qu’on lui offrait. Faire seule tête à cette meute la
dépassait, avait dit Lohier. Au surplus, un conseil ne pouvait lui être
refusé canoniquement. « Jamais, écrit Eymeric, un défenseur ne doit
être refusé au suspect, pourvu toutefois qu’il soit probe, instruit en
l’un et l’autre droit, désireux enfin du progrès de la foi » 1.
Il aurait été répondu à l’inculpée qu’elle se défendrait comme elle
voudrait, mais qu’elle n’aurait aucun conseiller 2.
Ainsi fut close cette journée où rien, sauf la description de l’état ci-
vil de Jeanne, n’aboutit.
Pierre Cauchon avait exigé que l’inculpée fît serment de dire la vé-
rité sur toute question qui lui serait posée, Jeanne avait refusé ; de ne
pas s’évader, Jeanne avait refusé.
Jeanne avait prié que l’on constituât un tribunal mi-partie français,
mi-partie anglais ; qu’on l’autorisât à entendre la messe ; qu’on lui
donnât un défenseur ; Pierre Cauchon n’avait pas consenti.
VI
Deuxième séance. Examen de la vie de Jeanne ; 22 février, pre-
mier jeudi de carême ; dans la salle des parements du château ; qua-
rante-huit assesseurs présents 3.
Cauchon crut bon de mettre d’abord l’assistance au courant de ses
négociations avec le sous-inquisiteur. Il l’avait requis de prendre sa
place au procès, lui offrant communication de tout ce qui avait été fait
dans le passé et de tout ce qui serait fait dans l’avenir. Mais celui-ci
avait décliné la proposition. Il n’était pas certain d’avoir, dans l’espèce,
juridiction : Cauchon informait à Rouen, en qualité d’évêque de Beau-
vais, et lui n’était pas inquisiteur à Beauvais.
– C’est vrai, acquiesça Le Maistre qui était présent ; cependant j’ai
ratifié et ratifie, autant que je peux et autant qu’il est en moi, votre
procès, Monseigneur.
Cauchon, après s’être fait garantir au civil par Henri VI 4 contre
toute responsabilité pouvant naître de l’action qu’il intentait, venait de
se faire garantir à l’ecclésiastique : l’habile homme dut se frotter les
mains. Quant à Le Maistre, mal sûr de la position qu’il a prise, il fuira,
se dérobera, et enfin se soumettant il siégera !

1 EYMERIC, Directorium, 446.


2 Massieu, Q. II, 334.
3 C’étaient les mêmes que la veille, plus l’archidiacre Pinchon, chanoine de Paris et de Rouen ;

l’abbé de Préaulx ; l’Ermite, curé de la Haye ; Desjardins, chancelier de l’église de Bayeux, chanoine
de Rouen, Docteur en médecine ; Morellet et Leroy, chanoines de Rouen.
4 Colles, Q. III, 161, etc.
532 LA SAINTE DE LA PATRIE

Cependant, comme tous les trembleurs, il ne saura jamais cacher


ses répugnances ; il aura besoin de les confier : « Je vois bien, répétait-
il à Massieu, que si je ne procède pas conformément au désir des An-
glais, ce sera ma mort ».
Ce Prêcheur ne fut pas le dogue hardi, alerte, inlassable du blason
de saint Dominique, portant à travers le monde le flambeau ardent et
luisant de son grand Ordre ; ce fut un pauvre chien mouillé, battu, ef-
facé dans un coin 1. Il ne sut même pas recruter des officiers qui cons-
tituassent sa propre cour : il prit ceux de Pierre Cauchon, sauf un no-
taire nommé Taquel, qui n’écrivit rien et ne fit qu’écouter ou signer.
Celui-ci fut d’ailleurs mal payé : on lui avait promis vingt francs : il
n’en reçut que dix. Taquel n’avait pas oublié cette déconvenue un
quart de siècle plus tard, lors du procès de réhabilitation 2.
VII
L’incident du promoteur fut clos. Jeanne se présenta.
– Nous vous requérons, prononça l’Évêque président, sous les pei-
nes de droit, de faire serment simple et absolu de dire la vérité sur les
choses qui vous seront demandées, dans la matière pour laquelle vous
êtes déférée à ce tribunal, et suspecte.
Jeanne, qui avait appris qu’il ne faut pas prendre en vain le nom du
Seigneur, répondit :
– J’ai juré hier, cela doit vous suffire.
– Mais non, quiconque, fût-il prince, est recherché en matière de
foi doit prêter serment (à toute séance).
– Encore une fois j’ai prêté serment hier, c’est assez ; vous me fati-
guez trop.
Elle finit cependant par se décider : elle reprit sa formule de la
veille. Cela réglé, Pierre Cauchon voulut que Maître Jean Beaupère eût
les honneurs de la journée : il le chargea d’interroger Jeanne sur l’his-
toire de sa vie 3.
En bon courtisan, Beaupère crut devoir avant tout appuyer l’injonc-
tion de l’Évêque.
– Vous direz bien, n’est-ce pas, la vérité sur les choses qui vous se-
ront demandées, ainsi que vous venez de le jurer ?
La formule redevenait ambiguë : c’était la première de Pierre Cau-
chon qui reparaissait. Jeanne s’en aperçut.

1 Procès, Q. I, 50.
2 Taquel. Q. III, 196.
3 Procès, Q. I, 50.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 533

– Prenez garde, reprit-elle. Vous pourrez bien me demander telle


chose sur quoi je vous dirai la vérité : mais aussi telle autre, sur quoi je
ne vous répondrai pas.
Puis une de ces paroles profondes qui font venir comme un petit
frisson à la peau :
– Si vous étiez bien informé de moi, vous devriez vouloir que je
fusse hors de vos mains. Je n’ai rien fait que d’après ma révélation.
Oui, s’ils avaient su, ces juges, ils auraient dû vouloir que Jeanne
fût hors de leurs mains ! Tous !
– Quel âge aviez-vous exactement quand vous quittâtes la maison
de votre père ?
– Je ne saurais déposer là-dessus.
– Avez-vous appris quelque métier dans votre enfance ?
– Mais oui, j’ai appris à coudre et à filer. Pour ce qui est de coudre
et de filer, je ne crains aucune des dames de Rouen.
– Pourquoi avez-vous un jour quitté votre maison de Domrémy ?
– Parce qu’un parti de Bourguignons nous menaçait. Nous nous
rendîmes à Neuchâteau de Lorraine, chez une personne qu’on appelait
la Rousse, où je passai une quinzaine de jours. Dans la maison de mon
père, je vaquais aux soins du ménage. Je n’allais pas aux champs gar-
der les brebis ni les autres animaux.
– Confessiez-vous chaque année vos péchés ?
– Oui, à mon propre curé ; quelquefois, s’il était empêché, à l’un ou
l’autre prêtre, toujours avec la permission du curé. Deux ou trois fois je
me suis confessée à des religieux mendiants, à Neuchâteau justement.
– Receviez-vous l’Eucharistie le jour de Pâques ?
– Je la recevais.
– La receviez-vous en d’autres fêtes que Pâques ?
– Passez.
– Avez-vous entendu jamais quelque Voix ?
– Oui, vers treize ans, j’eus de Dieu une Voix pour m’aider à me
gouverner. La première fois j’eus une grande peur. La Voix vint vers
midi. C’était un jour d’été, dans le jardin de mon père. J’avais jeûné la
veille. J’entendis la Voix du côté droit qui est celui de l’église.
– Etait-elle accompagnée d’une clarté ?
– Rarement je l’entends sans qu’il y ait clarté. Cette clarté est du
côté où la Voix parle ; elle est communément fort vive. Quand je vins
en France, j’entendais souvent la Voix.
– Comment pouviez-vous voir la clarté puisqu’elle était sur le côté ?
534 LA SAINTE DE LA PATRIE

La question dut paraître pitoyable à Jeanne. Elle n’y répondit


point. « Elle ajouta, porte le procès-verbal, que si elle était dans un
bois silencieux (au lieu d’être dans une salle pleine de bruit), elle en-
tendrait bien les Voix, si elles venaient à elles » 1.
– La Voix était digne ; je crois qu’elle était envoyée par Dieu.
Quand je l’eus entendue trois fois je connus que c’était la voix d’un
ange. La Voix m’a toujours bien gardée : je l’ai bien comprise.
– Quel enseignement vous donnait la Voix pour le salut de votre
âme ?
– Elle me recommanda de bien me conduire, de fréquenter l’église ;
elle me dit qu’il était nécessaire que j’allasse en France.
– Sous quelle forme la Voix vous apparut-elle ?
– Cela… pas pour cette fois. Deux ou trois fois par semaine la Voix
me pressait de partir, d’aller en France.
– Quand vous partîtes, votre père le sut-il ?
– Non. Quand la Voix me disait d’aller en France, je ne pouvais du-
rer. La Voix me disait que je ferais lever le siège d’Orléans.
– Vous disait-elle autre chose ?
– Oui, d’aller vers Robert de Baudricourt, à Vaucouleurs. Il me
donnerait des gens qui m’accompagneraient. Et moi, je répondais que
j’étais une pauvre fille, que je ne savais monter à cheval, que je ne
pouvais mener une guerre. J’allai chez mon oncle. Je restai chez lui
une huitaine. Je lui dis que je devais aller à Vaucouleurs, et il m’y
conduisit.
– Que se passa-t-il à Vaucouleurs ?
– J’y reconnus Robert de Baudricourt, bien que je ne l’eusse jamais
vu. Ce fut ma Voix qui me le fit connaître. Je lui dis que je devais aller
en France. Deux fois il me refusa et me repoussa. La troisième, il me
reçut et me donna des hommes. Je savais d’avance par ma Voix ce qui
arriverait 2.
Puis elle conta sa visite au vieux duc de Lorraine, son départ de
Vaucouleurs et son voyage jusqu’à Chinon par Saint-Urbain, Auxerre,
Gien, Sainte-Catherine-de-Fierbois. On lui présenta une lettre écrite
au roi d’Angleterre ; elle la reconnut pour sienne sauf quelques mots.
Nous avons en son lieu rapporté ces choses d’après elle-même ; inutile
d’y revenir.
L’interrogatoire continua.
– Vous avez eu des révélations quant au Duc d’Orléans ?

1 Præterea quod si ipsa esset in uno nemore, bene audiret voces venientes ad eam. Q. I, 52.
2 Jeanne, Q. 53, etc.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 535

– Je sais que Dieu l’aime : j’ai eu plus de révélations le concernant


que concernant homme en vie 1, mon roi excepté.
– Vous avez changé d’habit avant d’entreprendre votre voyage de
Vaucouleurs à Chinon ?
– Il le fallait. C’était opportun. Mon Conseil me l’a dit, je crois.
– Comment connûtes-vous celui que vous appelez votre roi ?
– Quand j’entrai dans l’appartement où il se tenait, je le reconnus
par l’avertissement de ma Voix. Je lui dis que je voulais aller faire la
guerre aux Anglais.
– Quand la Voix vous montra votre Roi, y avait-il de la lumière
dans l’appartement ?
– Passez.
– Avez-vous vu quelque ange au-dessus du roi ?
– Passez. Sachez seulement que le roi, avant de me mettre en œu-
vre, eut beaucoup d’apparitions et de belles révélations.
Ici commence la parabole que Jeanne mènera fort loin afin de ne
pas découvrir le secret du roi. Chacune des phrases la composant sera
exacte en soi, dans le sens qu’elle leur donnera, au moment où elle
parlera ; sens que d’ailleurs elles peuvent avoir réellement, mais que
l’ennemi ne saisira pas, que même il ne doit pas saisir, puisque l’inten-
tion de l’accusée est de le lui dérober. La parabole est de source évan-
gélique : elle remplit tous les écrits du moyen âge, mystique ou satiri-
que. Jeanne, en l’employant, usait du droit qu’elle s’était réservé clai-
rement, loyalement, explicitement, de se taire sur ce qui concernerait
son roi, parce qu’elle avait juré de ne jamais le révéler. Ainsi, à sa der-
nière réponse, il nous parait certain que « les belles apparitions » dont
elle parle furent ses propres visites, que voulait certainement Dieu mi-
séricordieux, à la France et au Dauphin ; comme aussi « les belles ré-
vélations » furent celles que transmit la Sainte de la Patrie.
Beaupère s’en douta, car immédiatement il posa une question qui
tendait à l’éclairer.
– Quelles révélations et apparitions votre roi eut-il ?
– Je ne vous le dirai pas. Envoyez au roi : il vous le dira, s’il lui
convient. Ma Voix m’avait promis que mon roi ne me ferait pas atten-
dre longtemps à Chinon sans me recevoir. Ceux de mon parti surent
bien que je venais de la part de Dieu ; ils furent renseignés sur la Voix ;
ils la virent. (Ici intentionnellement elle se confond avec la Voix ; elle-
même fut une Voix qu’on vit ; la Voix de celles qu’elle seule avait vues).
Mon roi et plusieurs autres entendirent et virent les Voix venir à moi.

1 Tout ce qui concernait la ville d’Orléans concernait son Duc.


536 LA SAINTE DE LA PATRIE

Charles de Bourbon était de ces autres. (Le Roi et Bourbon virent que
Jeanne ne parlait pas d’elle-même, était sous une influence surnatu-
relle. Allusion d’ailleurs à la scène rapportée par Dunois, que nous re-
tracerons en son lieu).
– Entendez-vous la Voix souvent ?
– Il n’est pas de jour que je ne l’entende, et j’en ai bien besoin.
– Que lui demandez-vous comme récompense ?
– Une seule chose : la récompense finale, le salut de mon âme.
Ici il y a une vaste lacune dans le procès-verbal. Nous ne pouvons
supposer, étant connues les habitudes des canonistes en ces examens
de vie, qu’ils aient passé des faits de Chinon à ceux de Saint-Denys
sans transition. Quoi qu’il en soit, nous y voici transportés très à l’im-
proviste.
– Ma Voix me dit de rester à Saint-Denys ; mais les chefs m’en ar-
rachèrent malgré ma volonté. Si je n’eusse pas été blessée sur les fos-
sés de Paris, on ne m’en aurait pas arrachée.
– Votre blessure fut-elle grave ?
– Non : au bout de cinq jours j’étais guérie. J’avais fait faire une es-
carmouche contre la ville.
– N’était-ce pas un jour de fête ?
– Certainement.
– Alors était-ce bien fait ?
– Passez 1.
La séance se termina ainsi : et rendez-vous fut assigné au prochain
samedi.
VIII
Troisième séance ; les Voix ; 24 février, premier samedi de ca-
rême ; dans la salle des parements du château ; soixante-trois asses-
seurs présents 2.
Jamais pareil chiffre de présences n’avait été atteint. La raison en
est que jamais séance n’avait promis un tel intérêt. On allait fouiller le
mystère des mystères. Avait-elle vu des Anges ? Avait-elle parlé aux
Saints ? N’avait-elle point bâti, créé plutôt, un édifice de mensonges ?
Et au surplus, si elle avait eu des révélations, ces révélations étaient-

1 Procès, Q. I, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57.


2 Les précédents, plus : Charpentier, professeur de théologie ; Richard Legaigneur ; Nicolas Me-
dici ; le chanoine Baudrebois ; Sabrevois, député au concile de Bâle ; Du Mesle, abbé de Saint-Ouen
de Rouen ; Jean de Rouen, abbé de Bocherville ; Le Boure, prieur de Saint-Laud de Rouen ; le prieur
de Sigy ; l’avocat Duchemin ; l’avocat Bureau de Cormeilles ; l’avocat Richard de Senlis.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 537

elles de Dieu ? N’étaient-elles pas du Diable ? Devant ces problèmes la


curiosité théologique haletait.
Plus les questions étaient intéressantes, plus il fallait interdire tout
échappatoire à la prévenue. Le juge résolut de faire l’effort suprême
pour lui arracher un serment général, sans restriction. La passe d’ar-
mes fut vive.
– Nous vous requérons, prononça Messire Pierre, de jurer simple-
ment et absolument de dire la vérité sur les choses qui vous seront
demandées, sans aucune condition ni réserve ajoutée à votre serment.
La prétention du premier jour revenait.
Par trois fois il répéta sans s’interrompre la même adjuration 1.
Jeanne, un peu étonnée de ce flux de sommations, répondit :
– Laissez-moi parler.
Et, immobile sur sa position précédente :
– Vous pourriez me demander ce que je ne dois pas vous dire.
Parmi mes révélations il y a des choses en quoi je ne dois pas vous ren-
seigner. Vous ne pouvez vouloir me contraindre à révéler des choses
que j’ai juré de taire. Ainsi je me parjurerais. Vous ne devez pas vouloir
que je me parjure.
Puis, directement à Pierre Cauchon :
– Écoutez-moi ; faites attention à ceci : vous prétendez être mon
juge : vous prenez sur vous une lourde charge en me chargeant trop
moi-même.
– Voulez-vous jurer simplement, absolument, sans condition ni ré-
serve ?
– Vous pouvez ne pas insister. Je m’en tiens au serment que j’ai
prêté déjà deux fois. Tout le clergé de Paris et Rouen fût-il réuni ne
saurait me condamner, sans droit qu’il est sur moi. Je vous dirai la vé-
rité sur mon avènement, mais pas sur tout. Aussi bien huit jours ne
suffiraient pas à tout vous dire.
– Prenez conseil de l’assistance pour savoir si vous devez jurer
pleinement et sans réserve.
– Je n’ai pas cela à faire : vous savez ma réponse. Qu’on ne m’en
parle plus.
– Vous vous rendez suspecte si vous ne jurez pas de dire la vérité.
– Je vous ai répondu.
– Jurez de répondre, jurez sans restriction ni réserve.
– Je ne vous dirai pas tout. Je suis venue de la part de Dieu. Je n’ai
rien à faire ici. Remettez-moi à Dieu de la part de qui je suis venue.

1 Session troisième, Q. I, 60 et suivantes…


538 LA SAINTE DE LA PATRIE

C’était leur dire clairement : Je vous récuse ; je vous récuse tous.


– Jurez sous peine d’être condamnée pour ce dont vous êtes accu-
sée.
– Passez.
Et alors Cauchon, vaincu et abaissant la pointe de son fer empoi-
sonné :
– Au moins jurez de dire la vérité sur ce qui touche votre procès.
Jeanne, à qui le juge offrait la condition juridique du mercredi et
du jeudi précédents, consentit. Elle jura de dire la vérité en ce qu’elle
saurait toucher le procès 1.
Pierre Cauchon avait cependant réalisé un bénéfice : il avait imposé
à la sainte enfant qui comparaissait à jeun, par austérité pendant le ca-
rême, la redoutable fatigue d’un débat violent, autant qu’il était de-
meuré stérile.
IX
« L’illustre Docteur » Beaupère reprit la parole :
– Quand avez-vous mangé et bu pour la dernière fois ?
– Depuis hier après midi, je n’ai ni mangé ni bu.
– Avez-vous entendu votre Voix ?
– Oui, hier et aujourd’hui.
– À quelle heure hier ?
– Dans la matinée, dans l’après-midi, à l’Ave Maria du soir, d’au-
tres fois encore.
– Hier matin, quand la Voix alla vers vous, que faisiez-vous ?
– Je dormais. La Voix m’a éveillée.
– Est-ce en vous touchant le bras que la Voix vous a éveillée ?
– Elle m’a éveillée sans me toucher.
– La Voix était-elle dans votre chambre ?
– Pas que je sache de sûr ; elle était dans le château certainement.
– Avez-vous remercié la Voix ; avez-vous fléchi les genoux ?
– Je l’ai remerciée, m’étant mise sur mon séant dans mon lit : j’ai
joint les mains après lui avoir demandé son secours. La Voix m’a dit de
vous répondre hardiment.
– Aussitôt après votre réveil que vous a dit la Voix ?
– Je lui ai demandé avis sur les réponses à vous faire ; la priant de
prendre elle-même conseil près de Dieu. Elle a répété : Réponds har-
diment, Dieu t’aidera.

1 Session troisième, Q. I, 60, 61.


LE PREMIER INTERROGATOIRE 539

– La Voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant que vous lui ayez
adressé votre prière ?
– Oui, mais je n’ai pas très bien compris. Ce que je sais, c’est qu’elle
m’a dit de vous répondre hardiment.
Puis, pour la seconde fois, se tournant vers Pierre Cauchon :
– Vous dites que vous êtes mon juge. Considérez sérieusement ce
que vous faites ; car en vérité, j’ai été envoyée de la part de Dieu. Je
vous le répète, vous vous jetez dans un grand danger.
– La Voix change-t-elle quelquefois d’avis ?
– Jamais je ne l’ai saisie en contradiction avec elle-même. Encore
cette nuit elle m’a dit deux fois la même chose en me conseillant de ré-
pondre hardiment.
– La Voix vous a-t-elle défendu de répondre à tout ce qui vous se-
rait demandé ?
– Je ne vous le dirai pas. Je vous répète : j’ai des révélations con-
cernant mon roi que vous ne saurez pas.
– La Voix vous a-t-elle défendu de nous dire ces révélations-là ?
– Je ne suis pas à même de vous répondre sur ce point. Donnez-
moi quinze jours, je vous répondrai.
Le juge insista pour une réponse immédiate.
– Si la Voix, reprit-elle, ne veut pas que je vous réponde, qu’aurez-
vous à dire ?
– Si la Voix ne vous a pas encore défendu de nous répondre, qui
donc vous l’a défendu ?
– Croyez-moi, ce ne sont pas les hommes.
– Êtes-vous bien sûre que votre Voix vient de Dieu, parle par
l’ordre de Dieu ?
– Je le crois aussi fermement que je crois ma foi chrétienne ; aussi
fermement que Dieu nous a rachetés des peines de l’enfer. Oui, cette
Voix vient de Dieu ; elle parle par l’ordre de Dieu.
– Cette Voix, est-elle celle d’un ange, vient-elle de Dieu immédia-
tement, est-ce celle d’un saint, d’une sainte ?
– Cette Voix vient de la part de Dieu. Assurément je ne vous dis pas
tout ce que je sais. Je redoute bien plus de manquer en disant trop, au
gré de ces Voix, que je ne désire vous contenter en vous répondant. Ne
me questionnez plus là-dessus : donnez-moi un délai.
– Croyez-vous donc que dire la vérité déplaît à Dieu ?
– Les Voix m’ont dit pour le roi certaines choses qui ne sont pas
pour vous. Tenez, cette nuit même, j’ai entendu certaines choses que
540 LA SAINTE DE LA PATRIE

j’aimerais que le roi sût, dussé-je ne boire que de l’eau jusqu’à Pâques.
Il en aurait meilleur appétit à son dîner.
– Mais vous pourriez obtenir de la Voix qu’elle dît au roi ces bon-
nes nouvelles.
– Je ne sais si la Voix le voudrait. Je ne sais si c’est la volonté de
Dieu et son plaisir. Si c’est le plaisir de Dieu, il saura le faire révéler à
mon roi : j’en serais bien contente.
– Pourquoi donc la Voix ne parle-t-elle pas au roi comme du temps
où vous étiez près de lui ?
– Probablement parce que telle est la volonté de Dieu. En tout cas,
moi je n’ai jamais rien pu sans la grâce de Dieu.
– Votre Conseil vous a-t-il révélé que vous vous évaderiez de votre
prison ?
– Je n’ai rien à vous dire là-dessus.
– Votre Voix vous a-t-elle donné, cette nuit, conseil, avis, sur ce que
vous deviez nous répondre ?
– Si elle l’a fait, je n’ai pas bien compris.
– Dans ces deux derniers jours, quand vous avez entendu vos Voix,
a-t-il brillé quelque lumière ?
– Quand je parle de Voix, entendez que je parle aussi de clarté.
– Avec les Voix, voyez-vous autre chose ?
– Je ne vous dirai pas tout. Je n’en ai pas la licence. Mon serment
ne touche pas ce que vous me demandez. La Voix est bonne et digne.
Et sur cela même je ne suis pas tenue à vous éclairer. Donnez-moi
donc par écrit les points sur lesquels (vous voudriez que je vous ré-
pondisse et trouvez que) je ne vous réponds pas.
– La Voix à qui vous demandez conseil, a-t-elle des yeux ? Voit-
elle ?
– Laissez… pas maintenant… on a pendu des hommes pour une pa-
role de trop.
– Savez-vous si vous êtes dans la grâce de Dieu ?
– Si je n’y suis pas, Dieu m’y mette ; si j’y suis, Dieu m’y garde. Je
serais la plus dolente du monde, si je pensais n’être pas dans la grâce
de Dieu. Je pense d’ailleurs que si je n’étais pas dans la grâce de Dieu,
la Voix ne viendrait pas à moi. Je voudrais que tout le monde le com-
prît aussi bien que moi.
– Quel âge aviez-vous quand la Voix vint à vous la première fois ?
– Treize ans environ.
– Dans votre jeunesse alliez-vous vous promener aux champs avec
les autres jeunes filles ?
LE PREMIER INTERROGATOIRE 541

– J’y suis allée ; je ne saurais préciser l’âge que j’avais.


– Les habitants de Domrémy étaient-ils Bourguignons ou Fran-
çais ?
– Je n’y connaissais qu’un seul Bourguignon : je lui aurais voulu la
tête coupée, si c’eût été la volonté de Dieu.
– Et ceux de Maxey ?
– Ils étaient Bourguignons.
– Votre Voix, quand vous étiez jeune, vous a-t-elle dit de haïr les
Bourguignons ?
– Quand j’eus bien saisi que mes Voix étaient pour le roi de France,
je n’aimai pas les Bourguignons. Les Bourguignons auront la guerre
s’ils ne font pas ce qu’ils doivent. Je le sais par la Voix.
– La Voix vous a-t-elle révélé que les Anglais viendraient en
France ?
– Hé ! Ils étaient en France, les Anglais, quand les Voix vinrent à
moi.
– Avez-vous été avec les petits enfants qui se battaient chez vous
pour le parti auquel vous appartenez ?
– Je ne m’en souviens pas : mais j’en ai vu plus d’un rentrer à Dom-
rémy, blessé et ensanglanté, après s’être battu avec ceux de Maxey.
– Avez-vous eu un grand désir de combattre les Bourguignons ?
– J’avais un grand désir, je formais le vœu ardent que mon roi re-
couvrât son royaume.
– Eussiez-vous désiré être un homme quand vous vîntes en
France ?
– J’ai répondu ailleurs.
– Conduisiez-vous les animaux aux champs ?
– J’ai répondu déjà. Quand je fus assez grande, je ne gardai pas les
animaux habituellement ; mais il m’est arrivé d’aider quand on les
menait paître, ou bien encore quand on allait les mettre à l’abri au
château de l’Île, par peur des gens d’armes. Les ai-je gardés quand
j’étais toute petite, je ne m’en souviens pas.
X
Au point où nous arrivons, l’attention, un peu tombée croyons-
nous, tandis que se narraient ces menus détails de l’existence à Dom-
rémy et à Maxey, dut rebondir subitement. Beaupère se préparait à
toucher l’un des nœuds sensibles et maîtres de l’affaire ; il allait parler
« fées », « sortilèges », « arbre enchanté », en un mot il allait essayer
de démasquer la sorcière. Car elle l’était ; certainement, elle l’était…
542 LA SAINTE DE LA PATRIE

Sans cela, eût-elle battu les invincibles Anglais ? Et on la brûlerait !…


Dans quel embarras l’illustre Maître allait la jeter ! 1.
Le malheur fut qu’elle répondit avec une clarté parfaite et une sim-
plicité égale à la clarté.
– N’y avait-il pas près de votre village un arbre fort renommé ?
– Oui, assez près de Domrémy, il y avait un arbre connu sous le
nom d’arbre des Dames. Quelques-uns l’appelaient l’arbre des fées.
Tout auprès il y a une fontaine. J’ai entendu dire que ceux qui étaient
malades de la fièvre, ou bien allaient y boire, ou bien envoyaient puiser
de son eau pour se guérir. J’en ai vu moi-même qui faisaient cela. Je
ne sais s’ils furent guéris ou non. J’ai entendu dire aussi que certains
malades, quand ils pouvaient se lever, aimaient à aller prendre l’air
dans le voisinage de l’arbre. L’arbre est un grand hêtre : le Beau May.
Il appartenait au Sire Pierre de Bourlemont. Je suis allé m’y promener
moi-même avec les jeunes filles ; j’ai cueilli là des fleurs dont je faisais
des couronnes pour Notre-Dame de Domrémy. J’ai entendu dire aux
anciens, pas de ma famille, que les dames fées se réunissaient en ce
lieu. Ma marraine Jeanne, la femme du maire Aubery, prétendait les
avoir vues. Je ne dirai pas si c’était vrai ou non. Moi, je n’ai jamais vu
de fées près du Beau May. Je ne sais pas en avoir vu ailleurs. Les peti-
tes filles attachaient quelquefois des guirlandes aux branches ; j’ai fait
comme elles. Tantôt nous les emportions, tantôt nous les laissions.
Depuis que j’ai su que je devais venir en France, j’ai pris peu de part
aux jeux et aux promenades ; le moins que j’ai pu. Depuis ma septième
année, je n’ai jamais dansé près du May. Avant, j’ai bien pu y faire des
danses rondes avec des enfants comme moi.
– N’y a-t-il pas aussi dans votre village un bois qui porte le nom de
Bois Chesnu ?
– Oui ; on le voit de la porte de mon père. Il en est distant d’une
demi-lieue. Je n’ai jamais entendu dire que des Dames Fées le fré-
quentassent. Mon frère m’a bien rapporté qu’au village il se contait
que j’y avais reçu ma mission sous l’arbre des Dames Fées. Je le dé-
trompai ; ce n’est pas vrai. Quand je vins vers mon roi, quelques-uns
me demandaient si je connaissais le Bois Chesnu, parce que certaines
prophéties annonçaient « qu’il en sortirait une jeune fille qui opérerait
des merveilles ». À ces discours je n’ajoutai pas foi 2.
– Voudriez-vous avoir un habit de femme ?

1 Nous n’avons pas toutes les questions de Beaupère. Aux réponses de Jeanne on peut les suppo-

ser. Ces détails sur les guérisons par boisson à une source, la fréquentation d’un hêtre, le chant au-
tour de cet arbre, nous rappellent beaucoup le Directorium de Bernard Gui, sur la manière d’interro-
ger les sorciers et les sorcières, p. 292. Alph. Picard, Paris.
2 La prétendue prophétie du Bois Chesnu, à laquelle Jeanne ne croyait pas, ne peut se confondre

avec celle de la Vierge sauvant ce qu’une femme dépravée a perdu, qu’elle rappela à Laxart.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 543

– Donnez-m’en un ; je le prendrai et m’en irai. Je ne le prendrai


pas à d’autre condition (que celle de m’en aller). Je suis contente de
celui que j’ai, puisque c’est la volonté de Dieu que je le porte 1.
La réponse de Jeanne s’éclaire d’un jour terrible, si l’on veut se
rappeler la brutalité des soldats commis à sa garde. Warwick, pour
haineux qu’il fût, dut les menacer des plus graves châtiments s’ils re-
nouvelaient certaines abominables tentatives 2. La prison de Rouen fût
devenue le lupanar de sainte Agnès, supposé que Jeanne n’eût su as-
surer personnellement sa protection. Son habit d’homme lui servait à
cela. C’est pourquoi résignée à tout, sauf au mal, résignée même à
donner sa vie, elle osait déclarer : Je suis contente d’avoir mon habit,
puisque c’est la volonté de Dieu.
La suite fut renvoyée au mardi 27 février.
XI
Quatrième séance. L’extérieur des Voix ; 27 février, deuxième
mardi de carême ; dans la salle des parements ; cinquante-quatre as-
sesseurs présents 3.
Jésus-Christ, « droicturier Seigneur de Jeanne » et « vray roy de
France », dont « Charles fils de Charles était le lieutenant », ne permit
pas que la forme, l’extérieur de mystère de sa miséricordieuse bonté
sur notre pays et sa Libératrice, demeurassent totalement ensevelis
sous d’impénétrables voiles. Il inspira sa servante, sinon de les écarter
complètement, au moins de les soulever un peu. Ses affirmations jus-
qu’à ce mardi 27 sont précises ; cependant des questions nous mon-
tent aux lèvres non encore résolues. Qui étaient les Voix ? Quel nom ?
Quelles leurs manières d’être à l’égard de l’inspirée ?
Une scène, si étrange qu’elle est, à peine croyable de la part d’un
homme d’Église, marqua le petit voyage que fit Jeanne ce 27 février,
de la « tour vers les champs » à la salle d’audience. Comme elle passait
devant la chapelle castrale :
– Cy est le corps de Jésus-Christ, dit-elle à l’huissier.
Celui-ci lui fit de la tête signe que oui.
Aussitôt Jeanne de se mettre à genoux et de jeter à travers la porte
sa pauvre âme meurtrie aux pieds de l’autel.

1Procès, Beaupère, Jeanne. Q. I, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68.
2 Manchon, Q. III, 148.
3 Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Beaupère, Touraine, Midi, Maurice, Feuillet, Nibat,

Guesdon, du Quesnoy, Lefèvre, Boucher, Houdenc, Castillon, Emengard, du Fay, Sabrevois, Medici,
Charpentier, de Jumièges, de Sainte-Catherine, de Cormelles, Guérin, Roussel, Le Maistre, Vautier,
de Préaux, Haiton, Coppequesne, Baudribois, Grouchy, Minier, Courcelles, Duchemin, La Fontaine,
Colombelle, Brullot, Auguy, Alespée, du Crotoy, Deschamps, Laval, Carrel, Moulin, Loiseleur, Morel,
Desjardins, Barberi, Gastinel, Ledoux, Vendères, Pinchon, Basset, Morel.
544 LA SAINTE DE LA PATRIE

Mais Bénédicité rôdait, épiant. Il surgit ; et s’adressant à Massieu :


– « Truand ! Qui te rend si hardi de laisser approcher cette p… ex-
communiée de l’Église, sans licence ? Je te ferai mettre en telle tour
que tu ne verras lune ni soleil d’icy à un mois » 1.
Le Promoteur était-il assuré que toutes ses messes réunies avaient
agréé au Souverain Prêtre Jésus-Christ, autant que le faisait la simple
prostration de l’innocente créature ? Jeanne s’écarta silencieuse et
triste. Mais qu’elle fût à la porte ou loin de la porte, qui put l’empêcher
de dire bas à son Maître qu’elle était sienne, et qui put empêcher son
Maître de l’entendre ? Ne coupe pas qui veut les ponts entre une âme
et son Dieu.
Elle ne retrouva Pierre Cauchon que pour une autre alerte : tou-
jours la même.
– Jurez de dire la vérité sur les choses qui touchent au procès.
– Volontiers je jurerai de dire la vérité sur les choses qui touchent
au procès, mais pas sur tout ce que je sais.
– Jurez de dire la vérité sur tout ce qui vous sera demandé !
– Non, je jurerai comme je viens de dire. Vous le savez bien d’ail-
leurs ; j’ai juré assez de fois déjà.
Pierre Cauchon fit signe à Beaupère de reprendre ses questions.
XII
Le Docteur commença par de la bénignité.
– Comment vous êtes-vous portée depuis samedi ?
– Vous le voyez : le mieux que j’ai pu.
– Jeûnez-vous chaque jour ?
– Est-ce de votre procès ? Oui ?… Eh bien, j’ai jeûné tous les jours
de la quarantaine.
– Avez-vous entendu depuis samedi la Voix qui vient à vous ?
– Ce n’est pas de votre procès. Cependant je vous dis que je l’ai en-
tendue.
– Qu’est-ce que la Voix vous dit samedi ?
– Je ne la comprenais pas très bien ; plutôt je ne compris rien que
je puisse vous dire, jusqu’à ce que je fusse rentrée dans la prison.
– Que vous dit la Voix dans votre prison ?
– De vous répondre hardiment. Je lui demanderai conseil sur vos
questions. Je vous dirai volontiers ce que le Seigneur me permettra.

1 Massieu, II, 16.


LE PREMIER INTERROGATOIRE 545

Quant aux révélations qui concernent le roi de France, je ne dirai rien


que ma Voix ne m’en ait accordé licence.
– La Voix vous a-t-elle défendu de dire tout ?
– Je n’ai pas bien compris.
– Que vous a dit la Voix en dernier lieu ?
– Elle m’a conseillée sur quelques-unes de vos questions. Il est des
points sur lesquels je suis fixée ; il en est sur lesquels je ne dois pas ré-
pondre sans permission. Si je répondais sans permission, peut-être
mes Voix ne me garantiraient-elles pas ; quand j’aurai la permission
du Seigneur je ne craindrai plus de parler, j’aurai un bon garant.
– Est-ce la Voix d’un ange qui vous parle ? ou celle d’un saint,
d’une sainte ? ou celle de Dieu sans intermédiaire ?
– C’est sainte Catherine et sainte Marguerite. Elles sont couronnées
de belles couronnes très riches et précieuses. Cela j’ai la permission de
vous le dire : si vous doutez de ma parole, envoyez à Poitiers, où je fus
interrogée jadis.
– Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes ? Les distin-
guez-vous bien l’une de l’autre ?
– Je sais bien que ce sont elles et je les distingue bien.
– Comment est-ce que vous les distinguez ?
– À leur salut. Voilà sept ans passés qu’elles m’ont prise sous leur
conduite ; et puis elles se sont nommées à moi.
– Sont-elles vêtues de la même étoffe ?
– Passez. Je n’ai pas licence de vous en révéler plus maintenant. Si
vous en voulez plus, allez à Poitiers.
Ici encore il manque certainement une question ou des questions.
La réponse qui suit ne correspond à rien.
– Ces révélations regardent le roi de France, et non pas vous qui
m’interrogez.
– Les Saintes sont-elles du même âge ?
– Je n’ai pas permission de le dire.
– Parlent-elles ensemble ou l’une après l’autre ?
– Je n’ai pas permission de le dire. Cependant je dirai ceci : tou-
jours, j’ai été conseillée par elles deux.
– Quelle est celle qui vous apparut la première ?
– Je ne les ai pas reconnues si vite.
Ici encore une question qui manque.
– J’ai su cela autrefois, mais je l’ai oublié. Si j’en ai la permission, je
ne vois pas d’inconvénient à vous le dire. C’est écrit sur le registre à
Poitiers…
546 LA SAINTE DE LA PATRIE

– J’ai été confortée par saint Michel.


– Laquelle de ces apparitions vint à vous d’abord ?
– Saint Michel.
– Combien de temps s’est-il écoulé depuis que saint Michel vous
est apparu ?
– Je ne vous parle pas du temps de l’apparition de saint Michel ; je
vous parle du réconfort que j’ai reçu de lui.
– Quelle est la première Voix qui vint à vous quand vous eûtes
treize ans ?
– Saint Michel. Je l’ai vu de mes yeux. Il n’était pas seul ; mais bien
accompagné d’anges du ciel. Je ne suis venue en France que de l’ordre
de Dieu.
– Avez-vous vu saint Michel et ces anges corporellement et réelle-
ment ?
– Je les ai vus de mes yeux de chair comme je vous vois. Quand ils
se retiraient, je versais des larmes ; j’aurais voulu qu’ils m’eussent em-
portée avec eux.
– Quelle était la figure de saint Michel ?
– Je ne vous répondrai pas ; je n’ai pas encore reçu permission de
répondre.
– Que vous a dit saint Michel la première fois que vous l’avez vu ?
– Je ne vous répondrai pas aujourd’hui. Puisque mes Voix m’ont
dit de vous répondre audacieusement, je dis que j’ai bien tout dit à
mon roi, tout ce qui m’avait été révélé. Cela le regardait ; mais à vous
je ne peux le révéler ; je n’en ai pas encore la permission. Je voudrais
bien que nous eussions une copie du livre de Poitiers, pourvu que cela
plût à Dieu.
– Les Voix vous ont-elles dit de ne pas faire connaître vos révéla-
tions sans leur permission ?
– Je ne vous répondrai pas. Sachez seulement que ce qu’il me sera
permis de dire, je le dirai. Si les Voix m’ont fait cette défense je ne l’ai
pas bien compris.
– Quel signe donnez-vous que vos révélations sont de Dieu, et que
ce sont sainte Catherine et sainte Marguerite qui vous parlent ?
– Je vous ai assez dit que ce sont sainte Catherine et sainte Mar-
guerite ; croyez-moi si vous voulez.
– Vous est-il donc défendu de nous dire le signe ?
– Je n’ai pas encore compris si ce m’était défendu ou permis.
– Par quel principe savez-vous distinguer entre points et points,
points sur lesquels vous ne répondez pas, points sur lesquels vous ré-
pondez ?
LE PREMIER INTERROGATOIRE 547

– Pour certains points j’ai demandé licence et l’ai obtenue 1.


Ici le questionnaire est encore tronqué.
– J’aimerais mieux, dit-elle, avoir été tirée à quatre chevaux qu’être
venue en France sans la permission de Dieu.
– Est-ce Dieu qui vous a ordonné de prendre l’habit d’homme ?
– L’habit d’homme ? c’est peu : ce n’est rien. Je ne l’ai pris par con-
seil d’homme au monde. Ni je n’ai pris cet habit, ni je n’ai rien fait que
par commandement de Dieu et des anges.
– Pensez-vous qu’il soit permis de vous avoir donne pareil com-
mandement ?
– Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par le commandement de Dieu. Si
Dieu me commandait de prendre un autre habit, je le prendrais, parce
que ce serait le commandement de Dieu.
– Ne serait-ce pas par l’ordre de Baudricourt que vous auriez fait
cela ?
– Non.
– Vous croyez donc avoir bien fait de prendre l’habit d’homme ?
– J’ai bien fait, puisque je l’ai fait par l’ordre de Dieu. Oui, j’ai bien
fait, Dieu m’est un bon garant, comme il m’est un bon secours.
Beaupère n’ignorait pas la doctrine des canonistes sur le port de
l’habit d’homme. Il savait que la gravité morale du fait se tire des cir-
constances dans lesquelles il se produit.
Ferrari, qui résume la tradition des Docteurs sur ce point, a écrit :
« Le Deutéronome porte, il est vrai : que la femme ne revête pas un
habit d’homme, que l’homme ne revête pas un habit de femme, car ce-
la est abominable à Dieu. Cependant il n’y a nulle faute à changer le
costume de son sexe quand la nécessité l’exige » 2. Or Jeanne soutenait
à juste titre que pour l’œuvre qu’elle avait à accomplir au milieu des
gens de guerre, mieux valait-il qu’elle fût habillée en homme.
Beaupère ne se lassa pas d’insister.
– Voyons, dans votre cas particulier, croyez-vous avoir bien fait de
prendre l’habit d’homme ?
Jeanne imperturbablement :
– Je n’ai rien fait, rien, que du commandement de Dieu.
Après cette semi-digression, Beaupère revint aux Voix.
– Quand la Voix alla à vous, y avait-il de la lumière ?
– Oui beaucoup, de tous côtés : cela convient bien.

1 Pour les autres, ou elle ne l’a pas demandée, ou elle l’a demandée sans l’obtenir.
2 Ferrari, IV, 98.
548 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Toute la lumière quand la Voix allait à vous se mouvait-elle avec


la Voix ?
– Non.
– Quand vous vîtes votre roi pour la première fois, y avait-il un
ange au-dessus de sa tête ?
– Par la bienheureuse Marie ! S’il y en avait un, je ne sais pas. Je ne
l’ai pas vu.
– Là, y avait-il de la lumière ?
– Il y avait plus de trois cents chevaliers et plus de cinquante flam-
beaux. Je ne parle pas des lumières intérieures. J’ai rarement des révé-
lations sans qu’il y ait lumière.
– Comment votre roi crut-il à vos paroles ?
– Il eut bons signes de le faire ; il eut aussi l’avis de ses clercs.
– Quelles révélations sut par vous votre roi ?
– Cela vous ne le saurez pas de moi cette année 1. Pendant trois
semaines les clercs m’ont interrogée à Chinon et à Poitiers. Le roi a eu
signe sur moi avant de croire à moi. Les clercs de mon parti ont d’ail-
leurs pensé que dans mon fait il n’y avait rien que de bon.
– Vous êtes allée à Sainte-Catherine-de-Fierbois ?
– Oui, j’y ai entendu trois messes le même jour. Puis je suis allée à
Chinon. De là j’ai écrit à mon roi. Je voulais savoir si je pouvais entrer
dans la ville où il était. Je lui mandai que j’avais bien fait cent cin-
quante lieues pour venir à son secours et que je savais beaucoup de
choses bonnes pour lui. Je crois bien avoir ajouté que je le reconnaî-
trais parmi tous les autres.
– Quelle épée aviez-vous ?
– J’avais une épée en quittant Vaucouleurs. Tandis que j’étais à
Tours ou à Chinon, j’en envoyai chercher une qui se trouvait dans
l’église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l’autel. Elle y fut
trouvée. Elle était toute couverte de rouille.
– Comment saviez-vous qu’il y avait une épée là ?
– Je vous l’ai dit. L’épée était là, en terre, rouillée. Il y avait dessus
cinq croix. J’ai su qu’elle était là par mes Voix. Je n’avais même pas vu
l’homme qui l’alla chercher. J’écrivis aux ecclésiastiques du lieu qu’il
leur plût de m’envoyer l’épée ; ils me l’envoyèrent. Elle n’était pas très
profondément enfouie dans la terre, me semble-t-il. Était-ce derrière,
était-ce devant l’autel que j’écrivis qu’elle se trouvait ? Je ne le sais pas
trop. Je crois pourtant avoir écrit qu’elle se trouvait derrière l’autel.

1 C’est-à-dire jamais.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 549

Les ecclésiastiques de l’endroit la frottèrent, et la rouille tomba sans


effort. C’est un armurier de Tours qui l’alla chercher. Les prêtres de
Sainte-Catherine me donnèrent un fourreau ; ceux de Tours firent de
même. Ils y joignirent deux gaines, l’une en velours rouge, l’autre en
drap d’or. J’en fis faire une troisième en cuir très solide. Quand je fus
prise, je n’avais plus l’épée. Je l’ai portée continuellement depuis que
je l’ai eue, jusqu’à ce que je me sois retirée de Saint-Denys, après l’as-
saut de Paris.
– Quelle bénédiction avez-vous faite ou fait faire sur l’épée ?
– Aucune. J’aimais bien mon épée, parce qu’elle avait été trouvée
dans l’église de Sainte-Catherine que j’aimais beaucoup.
– Êtes-vous allée au village de Coulange-la-Vineuse ?
– Je ne le sais pas.
– Avez-vous jamais placé votre épée sur l’autel, afin qu’elle y acquît
de la chance ?
– Non, pas que je sache.
– Avez-vous jamais prié pour que votre épée eût de la chance ?
– Il est bon à savoir que j’aurais voulu que mon harnais eût de la
chance.
– Lorsque vous fûtes prise, aviez-vous cette épée ?
– Non, j’en avais une qui avait appartenu à un Bourguignon.
– Où est restée l’épée ? En quel endroit ?
– J’ai offert une épée à Saint-Denys avec mes armes ; ce n’était pas
celle de Fierbois. Celle du Bourguignon, je l’ai portée depuis Lagny où
elle fut prise jusqu’à Compiègne ; parce que c’était une solide épée
propre à donner de bonnes buffes et de bons torchons (de bons
coups). Quant à l’épée de Fierbois, dire où je l’ai laissée, cela ne re-
garde pas le procès ; je ne répondrai pas là-dessus pour le moment.
Mes frères ont ce qui m’appartient, mes chevaux, mon épée. Je croirais
que cela vaut douze mille écus.
– Quand vous allâtes à Orléans, aviez-vous un étendard ou ban-
nière ? De quelle couleur était-il ?
– Oui, ma bannière était semée de lis ; on y avait peint le monde
avec deux anges ; elle était de boucassin (linon) blanc. Les noms Jhe-
sus, Maria y étaient écrits ; elle était frangée de soie.
– Où était écrit le nom de Jésus : dans le haut, dans le bas, sur le
côté ?
– Sur le côté, me semble-t-il.
– Qu’aimiez-vous le mieux ? Votre épée ou votre étendard ?
– Quarante fois mieux mon étendard que mon épée.
550 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Qui fit faire cette peinture sur l’étendard ?


– Je vous ai assez dit que j’ai tout fait du commandement de Dieu.
Je portais mon étendard quand je marchais à l’ennemi pour éviter de
tuer. Je n’ai jamais tué personne.
– Quelle compagnie le roi a-t-il mis à vos ordres pendant qu’il vous
employa ?
– Environ dix ou douze mille hommes. J’allai d’abord à Orléans, à
la Bastille de Saint-Loup, puis à la Bastille du Pont.
– D’où avez-vous fait retirer vos hommes ?
– Je n’ai jamais fait retirer mes hommes. J’étais certaine par la ré-
vélation à moi faite que le siège d’Orléans serait levé. Je l’avais dit à
mon roi avant de partir.
– Quand vous allâtes à l’assaut, dites-vous à vos hommes que c’est
vous qui recevriez les flèches, les viretons, les pierres des machines, les
boulets ?
– Non. Il y eut cent et plus de blessés. Je dis à mes gens qu’ils fus-
sent certains que nous ferions lever le siège. À l’assaut de la Bastille du
Pont, je fus blessée par une flèche ou bien un vireton, au cou. Je fus
confortée par sainte Catherine. Au bout d’une quinzaine, j’étais guérie.
Au reste je n’avais cessé ni d’aller à mes affaires ni de monter à cheval.
– Aviez-vous prévu que vous seriez blessée ?
– Je le savais. Je l’avais dit à mon roi. J’avais ajouté que je ne ces-
serais point pour cela de conduire la bataille. Tout m’avait été révélé
par sainte Catherine et sainte Marguerite 1. C’est moi qui la première
levai l’échelle contre la Bastille du Pont. C’est justement en la levant
que je fus blessée au cou par le vireton.
– Pourquoi n’avez-vous pas voulu conclure une convention avec le
capitaine de Jargeau ?
– Les chefs des nôtres répondirent aux Anglais qu’on ne pouvait
leur accorder le délai d’une quinzaine qu’ils demandaient ; qu’ils de-
vaient se retirer immédiatement, eux et leurs chevaux. Quant à moi, je
leur dis que s’ils voulaient se retirer « en leur petite cotte », ils au-
raient la vie sauve ; sinon ils seraient pris d’assaut.
– Avez-vous délibéré avec votre Conseil pour savoir si vous leur
donneriez ou non des délais ?
– Je ne m’en souviens pas.
Et l’interrogatoire fut interrompu. Assignation fut donnée pour le
jeudi 1er mars.

1 Nous avons exposé en son lieu la particularité qui place cette prophétie au-dessus de toute

contradiction.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 551

XIII
Cinquième séance. Le pape, les oracles, encore l’extérieur des
Voix ; 1er mars, troisième jeudi de carême, dans la salle des pare-
ments ; cinquante-huit assesseurs présents 1.
Cette séance fut l’une des plus remarquables soit pour les affirma-
tions relatives au pape, que n’eût pas désavouées sainte Catherine de
Sienne, soit pour certains oracles, dignes vraiment des antiques pro-
phètes.
Elle commença par l’inévitable discussion sur l’étendue du ser-
ment. Pierre Cauchon se figurait certainement lasser Jeanne. Il ou-
bliait dans quel airain Dieu avait voulu tailler cette enfant.
– Nous vous sommons, nous vous requérons de faire et prêter ser-
ment, simplement et absolument, de dire la vérité sur les choses qui
vous seront demandées.
– Je suis prête à faire serment comme je l’ai déjà fait sur tout ce
que je saurai concerner le procès. Je sais beaucoup de choses qui ne le
regardent pas, il n’est pas besoin de vous les dire. Je parlerai volon-
tiers de tout ce que je saurai toucher le procès.
– Nous vous sommons et requérons pour la seconde fois.
– Pour la seconde fois je vous réponds : je dirai volontiers ce que je
saurai toucher le procès.
Et la main sur les saints Évangiles elle jura comme il suit :
– En ce que je saurai toucher le procès, je vous dirai autant que si
j’étais devant le Pape de Rome.
– Vous parlez du pape de Rome, quel est, pensez-vous, le vrai
Pape ?
– Y en a-t-il donc deux ?
– N’avez-vous pas reçu une lettre du comte d’Armagnac vous de-
mandant auquel des trois papes il devait obéir ?
– Le comte effectivement m’a écrit à ce sujet. Je lui ai répondu en-
tre autres choses que je lui donnerais réponse lorsque je serais en re-
pos à Paris ; j’étais sur le point de monter à cheval quand sa lettre
m’arriva.

1 Gilles abbé de Fécamp, Pierre prieur de Longueville-Giffard, Jean de Castillon, Emengard,

Beaupère, Touraine, Midi, Sabrevois, Maurice, Feuillet, du Quesnoy, Boucher, Houdenc, Nibat, Lefè-
vre, Guesdon, Nicolas de Jumièges, Guillaume de Sainte-Catherine, Guillaume de Cormelles, Jean
Guérin, Roussel, les abbés de Saint-Ouen des Prés et de Saint-Laud ; Haiton, Coppequesne, Courcel-
les, Baudrebois, Pigache, Forestier, de Grouchet, Minier, Le Maistre, Le Veutier, de Vendères, Brul-
lot, Pinchon, Basset, de la Fontaine, Auguy, Colombelles, des Saules, Morelle, Duchemin, du Bust,
Maréchal, Gastinel, Ledoux, Barberi, Marguerie, Alespée, Deschamps, Caval, du Grotoy, Cave, Mou-
lin, Morel, Loiseleur.
552 LA SAINTE DE LA PATRIE

À ce moment le juge ordonna de lire une copie de la lettre du comte


et une copie de la lettre de Jeanne 1.
– Les reconnaissez-vous ? Sont-elles exactes ?
– En partie oui, en partie non.
– Avez-vous dit que vous sauriez par le conseil de vos Voix auquel
des trois le comte devrait obéir ?
– Je n’ai aucun souvenir de cela.
– Doutez-vous à qui le comte doit obéissance ?
– Le comte désirait savoir à qui Dieu voulait qu’il obéît. Je ne sa-
vais pas quoi lui mander. Pour ce qui est de moi, je tiens et je crois que
nous devons obéir au Pape qui est à Rome. J’ai dit au messager du dit
comte d’autres choses qui ne sont pas dans la copie que vous venez de
me lire (d’ailleurs nous étions pressés l’un et l’autre). S’il ne s’était pas
éloigné promptement, il aurait été jeté à l’eau, pas par moi naturelle-
ment 2. Je mandai verbalement plusieurs choses au comte d’Arma-
gnac. Quant à moi, je crois à notre saint Père le Pape qui est à Rome.
– Pourquoi donc, puisque vous croyez au Pape qui est à Rome,
écriviez-vous que vous donneriez conseil plus tard ?
– (Parce qu’il m’avait interrogé sur d’autres affaires que celle des
trois papes). La réponse à donner par moi portait sur d’autres ma-
tières.
– Sur le fait des trois papes, ne disiez-vous pas que vous auriez
conseil ?
– Je n’ai jamais écrit ni fait écrire sur le compte des trois papes.
J’affirme sous la foi du serment que je n’ai jamais écrit ni fait écrire
sur ce sujet.
– N’avez-vous pas coutume d’écrire, en tête de vos lettres, Jhesus
Maria, et d’accompagner ces noms d’une croix ?
– Quelquefois je mettais ces noms ; quelquefois je ne les mettais
pas ; quelquefois je mettais une croix pour signifier à quelqu’un de
mon parti auquel j’écrivais de ne pas faire ce que je lui écrivais.
– On va vous lire votre lettre au roi d’Angleterre et au duc de Bed-
fort 3… La reconnaissez-vous ?
– Oui, excepté trois mots. On me fait dire : Rendez à la Pucelle (les
villes que vous avez prises) ; j’ai dit : Rendez au roi. On me fait dire
que je me suis appelée chef de guerre ; je ne me suis pas appelée ainsi.
On me fait dire : corps pour corps : je n’ai pas employé cette expres-

1Nous les avons données plus haut.


2Nous avons indiqué en son temps pourquoi la chevalerie française était tant irritée contre le
comte d’Armagnac.
3 Nous l’avons donnée ailleurs ; on pourra s’y reporter.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 553

sion. J’ai dicté moi-même la vraie lettre ; ce fut moi, non un Maître. Je
l’ai montrée cependant à quelques-uns des nôtres.
XIV
Ici très probablement on lui fit quelque remarque sur l’inefficacité
de ses menaces. Elle avait déclaré que les Anglais seraient chassés de
France ; et elle était dans le château de Rouen, prisonnière, impuis-
sante. Cette idée est la transition nécessaire avec celles qui vont suivre.
Nous n’oserions dire qu’à ce moment précis l’inspiration tomba sur
elle. Tout au moins, par une résolution dont rien de l’audience ne pou-
vait donner la prévision, elle prit le parti de montrer aux Anglais plu-
sieurs choses de leur avenir.
– Oui, prononça-t-elle, avant qu’il se soit écoulé sept années, les
Anglais abandonneront un gage plus considérable qu’Orléans ; et puis
ils perdront tout en France. Ils auront un échec en France plus grand
qu’ils n’en éprouvèrent jamais. Ce sera par une grande victoire que
Dieu enverra aux Français.
– Comment savez-vous ces choses ?
– Je le sais par la révélation qui m’en a été faite. Je vous le répète,
ce sera avant sept années.
Et faisant un retour sur elle-même, livrant le fond de son âme :
– Je serais bien malheureuse si c’était différé jusqu’à sept ans. Je
sais cela aussi certainement que je sais que vous êtes ici devant moi.
– Ce sera avant sept ans, dites-vous. Quand donc ?
– Je ne sais ni le jour ni l’heure.
– L’année, au moins ?
– Je ne vous le dirai pas.
Puis, avec un défi à cette tourbe de faux Français qui oublie trop
que l’amour de la patrie est un grand devoir :
– Je voudrais que ce fût avant la Saint-Jean !
Deux prophéties de Jeanne, contresignées par « ses ennemis capi-
taux » eux-mêmes, viennent de nous passer sous les yeux.
Celle de la prise de Paris, « gage plus considérable qu’Orléans »,
avant sept ans par les Français ;
Celle d’une grande défaite qui perdra définitivement les Anglais.
Or Paris revint à Charles VII le 14 avril 1436, cinq ans environ
après le 1er mars 1431 dans lequel Jeanne prophétisait. L’événement
n’avait pas tardé sept ans.
La grande défaite fut celle de Castillon. Talbot, le meilleur soldat
d’outre-mer, y périt avec son fils : l’armée anglaise fut anéantie. C’est
554 LA SAINTE DE LA PATRIE

ainsi que le 17 juillet 1453, l’héritier et l’ami de Jeanne, qui seule avait
osé le défendre, le connétable de Richemont, devenu le connétable duc
de Bretagne, commémora le vingt-quatrième anniversaire du sacre.
Encore un oracle. Il est jeté obscurément, sommairement, visible-
ment en abrégé au procès-verbal dont il occupe quatre lignes 1. Il ne se
rattache ni à ce qui précède ni à ce qui suit. Cette concision presque
inintelligible du procès-verbal fut-elle voulue ? Nous n’en doutons
guère.
Nous croyons qu’il y était question de Rouen, et qu’il parut dange-
reux aux juges de relater au milieu d’une ville agitée, peu sûre, une
prophétie qui la regardait, en promettant la fin du régime anglais. Voi-
ci le texte.
– Avez-vous dit que les événements (la prise de Paris, la grande ba-
taille) arriveraient avant la Saint-Martin d’hiver ?
– J’ai dit qu’avant une Saint-Martin d’hiver beaucoup de choses se-
raient vues, et qu’il pourrait arriver que les Anglais fussent par terre.
– Qu’est-ce que vous avez dit à Jean Gris, votre gardien, au sujet de
cette Saint-Martin ?
– Je viens de vous le dire.
S’il s’agit dans ce passage d’une Saint-Martin d’hiver indéterminée,
comme nous le supposons et l’avons traduit, il y aurait lieu de se sou-
venir de l’année 1449.
Cette année-là, la veille de la Saint-Martin, le 10 novembre, Du-
nois, Brézé et Guillaume Cousinot envoyèrent un hérault planter les
bannières du roi sur les portes de la ville, au vieux château et au vieux
palais 2. Le vieux château bâti par Philippe-Auguste rentra dans la
maison de Philippe-Auguste. Le dernier gouverneur anglais de Nor-
mandie, Sommerset, quitta Rouen en pleurant ; Talbot, demeuré en
otage, fut remis à la garde de Jean d’Aulon, le fidèle écuyer de Jeanne.
La province donnée à l’antique « Roy » par Charles le Simple exul-
ta. On aimerait bien en vérité que Jeanne eût vu prophétiquement ce
retour des choses.
XV
Beaupère continua.
– Par qui connaissez-vous cet avenir ?
– Par sainte Catherine et sainte Marguerite.
– Saint Gabriel était-il avec saint Michel quand celui-ci vint à
vous ?

1 QUICHERAT, I, 84, 85.


2 SARRAZIN, Jeanne et la Normandie, 476.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 555

– Je ne m’en souviens pas.


– Depuis mardi dernier avez-vous parlé avec sainte Catherine et
sainte Marguerite ?
– Oui. Je ne sais pas à quelle heure.
– Quel jour fut-ce ?
– Hier et aujourd’hui. Tous les jours je les entends.
– Les voyez-vous toujours sous le même aspect ?
– Oui. Elles sont très richement couronnées. Je ne vous parle pas
de leurs vêtements ; de leurs robes je ne sais rien.
– Comment savez-vous que cette chose qui vous apparaît est un
homme ou une femme ?
– Je le sais très bien. Je le reconnais à la voix. D’ailleurs les Voix
m’ont dit qui elles étaient. Je ne sais rien et n’ai rien fait que par révé-
lation et commandement de Dieu.
– Quelles formes voyez-vous d’elles ?
– Je vois leur visage.
– Les saintes que vous voyez ont-elles des cheveux ?
– Certainement.
– Y a-t-il quelque chose entre leurs cheveux et leurs couronnes ?
– Non.
– Leurs cheveux sont-ils longs ? Pendent-ils sur leurs épaules ?
– Je ne sais pas. Je ne sais rien non plus de leurs bras, ou de leurs
autres membres. Elles parlent très bien, très bellement, et je les com-
prends très bien.
– Comment parlent-elles si elles n’ont pas de membres ?
– Je m’en rapporte à Dieu. Leur voix est belle, douce et humble,
elles s’expriment en français.
– Sainte Marguerite parle-t-elle anglais ?
– Pourquoi parlerait-elle en anglais, n’étant pas du parti des An-
glais ?
– En plus de leurs couronnes, ont-elles des anneaux aux mains, aux
oreilles, ailleurs ?
– Je ne sais rien de cela.
– Vous-même avez-vous des anneaux ?
Jeanne se tournant vers l’évêque de Beauvais :
– Vous en avez un qui m’appartient. Rendez-le-moi. Les Bourgui-
gnons en ont un autre. Si vous l’avez, montrez-le-moi.
556 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Qui vous a donné l’anneau des Bourguignons ?


– Mon père ou ma mère. Il porte écrit les noms de Jésus et de Ma-
rie. Je ne sais qui les a fait graver. Il est sans pierre. Il m’a été donné à
Domrémy. Celui que vous avez ici m’a été donné par mon père. J’en
charge votre conscience : je veux qu’il soit offert à une église. Je n’ai
jamais essayé de guérir qui que ce soit par l’attouchement de mes an-
neaux.
– Sainte Catherine et sainte Marguerite ont-elles parlé avec vous
sous le Beau May ?
– Pas que je sache.
– Les mêmes saintes vous ont-elles parlé à la fontaine qui est près
du Beau May ?
– Oui, je les y ai entendues.
– Que vous ont-elles dit là ?
– Je ne sais plus.
– Que vous ont-elles promis là ou ailleurs ?
– Elles ne m’ont fait aucune promesse que ce ne fût de la permis-
sion de Dieu.
– Quelles promesses vous ont-elles faites (de la permission de
Dieu) ?
– Ce n’est pas de votre procès du tout. Cependant si vous voulez le
savoir, elles m’ont dit que mon roi serait rétabli dans son royaume,
que ses ennemis le veuillent ou non. Elles m’ont dit encore qu’elles me
conduiraient en Paradis ; et je leur ai demandé.
Et voilà encore une prophétie : « Son roi sera rétabli dans son
royaume, que ses ennemis le veuillent ou non » ; son roi Charles, son
roi qu’on appelle le roi de Bourges, son roi que détestent les Maîtres ici
présents, actuellement, et devant lequel ils s’agenouilleront alors.
– Vous ont-elles fait une autre promesse ?
– Oui, j’en ai une autre. Je ne vous la dirai pas. Elle ne touche pas
le procès. Dans trois mois je vous la dirai.
–Vous ont-elles dit qu’avant trois mois vous seriez libérée de votre
prison ?
– Ce n’est pas de votre procès ; et je ne sais pas quand je serai libé-
rée. Ceux qui veulent m’enlever de ce monde peuvent partir avant moi.
– Votre Conseil vous a-t-il dit que vous serez délivrée de votre pré-
sente prison ?
– Revenez me parler de cela dans trois mois. Avant trois mois je
vous répondrai.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 557

L’interrogateur sentit qu’il y avait là un mystère. Il y en avait un ef-


fectivement, un mystère de prophétisme toujours, mais incompara-
blement charitable et attendri.
Cette enfant toute sainte, de laquelle on tirait de si belles larmes,
faisait pitié au ciel. Ses Voix lui annoncèrent qu’avant trois mois elle
serait délivrée dans une grande victoire. La nature de la victoire était
caractérisée par certaines expressions qui auraient pu fixer Jeanne ;
celles-ci par exemple : elle ne devait pas « se chailler de son martyre,
elle s’en irait au royaume de Paradis ». La victoire la mettrait en Para-
dis et cette victoire était liée à un martyre.
Mais l’attention de la prisonnière s’était portée d’un autre côté…
Une victoire… avaient dit les Voix. Or elle savait ce qu’est une victoire.
Elle en avait vu ; elle avait vu des cuirasses bosselées sous le heurt des
masses d’armes et des coups de lance ; elle avait été mêlée, bien qu’elle
n’y frappât point, aux corps à corps terribles ; elle avait ouï les plaintes
des blessés, les cris des vaincus, les hourrahs des victorieux, le tonnerre
des bombardes, la fanfare des cloches, l’hosannah des cités délivrées.
Elle se figura par un effet d’optique intellectuelle qu’elle reverrait ces
choses ; qu’elle serait délivrée par une victoire d’armes, non par une
victoire de martyre. Elle se le figura presque jusqu’au bout. Grâces en
soient rendues au Ciel, qui versa la douceur d’une petite dose d’espoir
dans les absinthes abominables de son emprisonnement. Ainsi, parmi
les ténèbres de son cachot, y eut-il toujours un rayon, quelque chose
comme une veilleuse pâle, qui en diminuait faiblement la nuit.
La prophétie, pour n’avoir pas été entendue de la prophétesse, n’en
est pas moins là. C’était le 1er mars qu’elle donna ce rendez-vous à ses
juges « pour avant trois mois ». Le 31 mai, trois mois moins un jour
après, son âme pure s’élançait du bûcher de Rouen et prenait posses-
sion de l’immortalité.
XVI
L’interrogateur, d’autant plus curieux d’approfondir qu’on semblait
vouloir lui cacher un secret, insista :
– Je vous le répète, dites-nous la promesse de vos Voix !
– Demandez aux assistants sous la foi du serment, si cela est du
procès (c’est-à-dire, si un événement qui se produira dans trois mois,
qui ne dépend pas de moi, peut devenir matière à investigation contre
moi, et conséquemment peut toucher mon procès !).
Bien entendu, ils jurèrent tous que cela touchait le procès 1. Mais
elle ne fut pas dupe ; elle ne pouvait être dupe.

1 Procès, Q. I, 88.
558 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Je vous ai toujours dit que vous ne sauriez pas tout. Il faudra bien
qu’une fois je sois délivrée. Je veux avoir permission de vous révéler ce
que vous voulez m’arracher. Donnez-moi un délai.
– Vos Voix vous ont-elles défendu de dire la vérité ?
– Voulez-vous que je vous dise ce qui regarde le roi de France ?
Beaucoup de choses ne touchent pas mon procès. Je veux bien vous
dire que mon roi recouvrera la France, je le sais : je le sais aussi bien
que je sais que vous êtes devant moi pour me juger. (Puis son âme
s’échappant dans un cri qui bouleverse aujourd’hui encore) : Ah ! Je
serais morte d’être dans votre prison si cette révélation ne me confor-
tait quotidiennement !
Les juges furent-ils remués ? Cette âme si saintement, si ardem-
ment éprise de la patrie, impressionna-t-elle les Français « faillis »,
des Français tout de même ? Voulurent-ils secouer un vague remords,
échapper à une étreinte soudaine et sourdement douloureuse en po-
sant une question saugrenue ? Plutôt, crurent-ils vraiment, dans le dé-
sarroi où les jetait cette tempête d’oracles, que quelque démon inspi-
rait Jeanne et soulevait devant elle le voile de l’avenir ? Toujours est-il
que leur esprit frappé semble s’être représenté subitement ces follets
moitié rieurs, moitié méchants, que connaissaient tous les experts en
sortilège. Les sorciers, affirmait-on, réussissaient parfois à les saisir,
même à les enfermer dans de petites poupées. Ces poupées étaient
taillées dans de la racine de mandragore, plante, chacun le savait, ex-
cellemment magique. Celui qui avait la chance de posséder une de ces
« mandragores » 1 devenait bien savant et bien puissant. Le lutin ma-
ladroit, étourdi, qu’il avait capturé par la force de ses incantations,
était son serviteur, obligé de le guider, de le renseigner, de l’assister.
On devine !…
Jeté sur cette piste étrange, voulant démasquer la criminelle par
une attaque brusquée :
– Qu’avez-vous fait de votre mandragore, demande tout d’un coup
Beaupère ?
– Je n’ai pas de mandragore ni n’en ai jamais eu. J’ai bien entendu
qu’il y en avait une pas loin de mon village ; je ne l’ai jamais vue. On
ajoutait que c’était une chose dangereuse, mauvaise à garder ; j’ignore
à quoi cela sert.

1 Voici, d’après COLIN DE PLANCY (Dictionnaire infernal, 440), les idées bizarres qui circulaient

sur « les mandragores » parmi les démonologues. « Les Mandragores étaient des démons familiers
plutôt débonnaires, qui apparaissaient sous la forme de petits hommes sans barbe, avec les cheveux
épars. Les sorciers les enfermaient parfois dans de petites poupées, pour les consulter dans leurs
embarras. Leur mandragore les instruisait de l’avenir, leur faisait découvrir les objets cachés, spécia-
lement les trésors, etc. ».
LE PREMIER INTERROGATOIRE 559

– Où est la mandragore dont vous avez ouï parler ?


– Elle serait du côté du Beau May ; je ne sais en quel lieu précisé-
ment. On contait qu’il y avait au-dessus d’elle un coudrier.
– Vous a-t-on dit à quoi servait une mandragore ?
– À faire venir l’argent, paraît-il. Je n’en crois rien du tout.
– Vos Voix vous ont-elles parlé des mandragores ?
– Jamais.
Cette réponse péremptoire n’arrête pas le juge sur son extraordi-
naire chemin. Si le saint Michel de Jeanne n’allait être lui-même qu’un
de ces êtres qui jouent les follets fantasques, les Ariel auxquels s’amu-
sera l’invention de Shakespeare, pour mieux tromper les humains,
mais qui, dans leur substance sont des esprits mauvais, détachés des
sataniques phalanges ? Si même il était Satan, l’esprit du mal ? Sa des-
cription permettra probablement de se reconnaître dans ce mystère
d’iniquité.
Beaupère poursuit donc :
– Quelle figure avait saint Michel quand il vous apparut ?
– Je ne lui vis pas de couronne. De ses habits je ne sais rien.
– Était-il nu ?
– Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
– Avait-il des cheveux ?
– Pourquoi les lui aurait-il rasés ? Je ne l’ai pas revu depuis le Cro-
toy. Je ne le vois pas souvent.
– Avez-vous remarqué ses cheveux ?
– Je ne les ai pas remarqués.
– Avait-il une balance ? 1.
– Je ne sais pas. J’éprouve une grande joie quand je le vois. Il me
semble alors n’être pas en état de péché mortel. Sainte Catherine et
sainte Marguerite me conseillent souvent de me confesser.
– Êtes-vous en état de péché mortel ?
– Si j’y étais, je l’ignorerais.
– Quand vous vous confessez, pensez-vous être en cet état de péché
mortel ?
– Je ne sais si j’ai été jamais en état de péché mortel. Je ne crois
pas avoir fait les œuvres qui sont péchés mortels. Oh ! plaise à Dieu

1 Saint Michel, « peseur d’âmes », fut souvent représenté avec une balance à la main. Se souvenir

du saint Michel qui se trouve au portail de la cathédrale de Bourges, etc.


560 LA SAINTE DE LA PATRIE

que je ne les aie jamais faites ! et que je ne fasse jamais ce qui charge-
rait ma conscience.
– Quel signe avez-vous donné à votre roi que vous veniez de la part
de Dieu ?
– Je vous ai toujours dit que vous ne m’arracheriez pas cela des lè-
vres. Allez le lui demander.
– Mais cela touche le procès.
– Je me suis toujours réservé de ne pas vous dire ce qui concerne
mon roi. De cela, je ne parlerai pas.
– Au surplus savez-vous quel signe votre roi a eu ?
– Je ne vous réponds pas.
– C’est du procès.
– Ce que j’ai promis de garder secret, je le garderai secret. J’ai pro-
mis de telle façon que je ne parlerais pas sans parjure.
– À qui avez-vous promis cela ?
– À sainte Catherine et à sainte Marguerite. Et le roi sut ma pro-
messe. Je l’ai promis à mes deux saintes sans qu’elles le demandas-
sent. C’est moi-même qui l’ai voulu. Sans cela, j’aurais été trop inter-
rogée, par trop de monde.
– Quand vous avez montré le signe au roi, y avait-il quelqu’un avec
lui ?
– Quelqu’un avec lui, non ; mais il y avait beaucoup de gens assez
près.
– Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez
montré le signe ?
– Je me parjurerais si je vous répondais.
– Votre roi avait-il une couronne à Reims ?
– Oui. Il prit avec joie, je pense, la couronne qu’il trouva à Reims.
Une bien plus riche lui fut apportée ensuite. Il se fit sacrer en hâte à
Reims, à la requête des bourgeois, pour éviter de les grever par la pré-
sence des gens d’armes. S’il eût attendu, il aurait eu une couronne
mille fois plus riche 1.
– Avez-vous vu, vous, cette couronne qui est plus riche ?
– Je ne puis vous le dire sans parjure. Si je ne l’ai pas vue, au moins
ai-je entendu dire qu’elle est très riche et opulente.

1 S’il avait attendu, en effet, et laissé faire son armée, elle eût pu lui conquérir, avant le sacre, les

villes et territoires qu’elle lui conquit après : « Sa couronne serait devenue plus riche ».
LE PREMIER INTERROGATOIRE 561

Sur ces mots finit la séance du 1er mars 1…


« En ce temps-là Daniel le jeune prophète fut appelé par Baltassar.
La Main invisible avait écrit sous les yeux du roi de Babylone et sur les
murailles de son palais une ligne du livre des Destins qu’il n’avait pas
comprise : Mane, Thecel, Phares : il voulut comprendre. L’interprète
se recueillit ; puis il traduisit :
Mane : Dieu a compté les jours de ton règne ; ils sont finis.
Thecel : Tu as été pesé dans une balance et tu as été trouvé injuste.
Phares : Ton empire va passer aux Mèdes et aux Perses ».
Est-ce que la scène du palais de Bouvreuil ne rappelle pas celle du
palais oriental ? « Le livre aux sept sceaux », qui garde jalousement le
secret de la fortune et de l’infortune des États, fut-il en ce jour plus
obscur à Jeanne qu’à Daniel ? Qui semble le juge en cette séance : les
universitaires ou l’enfant ? Qui se trouble d’elle ou d’eux ? Qui a peur ?
XVII
Sixième séance ; L’habit d’homme, l’étendard, le miracle de Lagny,
Catherine de la Rochelle et le frère Richard ; 3 mars, troisième same-
di de carême ; dans la salle des parements ; quarante et un asses-
seurs présents 2.
Pierre Cauchon revenant à la charge infatigablement :
– Jurez simplement et absolument de dire la vérité touchant les
choses qui vous seront demandées.
– Je suis prête à jurer comme j’ai déjà fait.
Le juge n’insista pas, elle jura comme elle avait déjà fait ; ni plus ni
moins.
– Vous avez dit – on ne voit nulle part qu’elle ait tenu ce propos –
que saint Michel avait des ailes ; vous n’avez pas parlé du corps, des
membres de sainte Catherine et sainte Marguerite. Voulez-vous en
dire quelque chose ?
– Je vous ai dit ce que je sais ; vous n’aurez pas d’autre réponse.
J’ai vu saint Michel et mes saintes. Je crois les avoir vus, aussi ferme-
ment que je les crois au Paradis.
– Avez-vous vu autre chose que leur face ?

1 QUICHERAT, I, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91.
2 Gilles de la Sainte-Trinité, Pierre de Longueville-Giffard, Jean de Catillon, Emengart, Beau-
père, Touraine, Midi, Sabrevoies, Lami, Evrard, Maurice, Feuillet, du Quesnoy, Houdenc, Nibat,
Guesdon, Guillaume de Cormelles, des Jardins, Quenivet, Rolland d’Ecrit, de la Chambre, l’abbé de
Saint-Georges, l’abbé des Prés, le prieur de Saint-Laud, Coppequesne, Courcelles, Le Maistre, Bau-
dribois, Pigache, Forestier, de Grouchet, Minier, Le Doux, de Quemin, Colombelles, Auguy, Morelle,
du Crotoy, de Cormelles, Moulin, Loiseleur.
562 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Je vous ai dit tout que je sais là-dessus. Certaines choses autres,


je ne vous les dirai pas. J’aimerais mieux me laisser abattre la tête des
épaules.
– Croyez-vous que saint Michel et saint Gabriel aient des têtes na-
turelles ?
– Je les ai vus de mes yeux. Je crois que c’est eux, aussi fermement
que je crois l’existence de Dieu.
– Croyez-vous que c’est Dieu qui les a formés de cette façon et en
cette forme sous lesquelles vous les avez vues ?
– Je le crois.
– Croyez-vous que dès le commencement Dieu les créa de cette fa-
çon et en cette forme ?
– Tenez-vous-en à ce que j’ai répondu.
– Avez-vous su par révélation que vous seriez libérée ?
– Cela ne touche pas votre procès. Voulez-vous que je parle contre
moi-même ?
– De cette libération que vous ont dit vos Voix ?
– Cela ne vous regarde pas. Si tout vous regardait, je vous dirais
tout. Je ne sais ni le jour ni l’heure de ma libération.
– Vos Voix vous ont cependant dit quelque chose de cela, sans en-
trer dans les détails ?
– Oui vraiment, elles m’ont dit que je serais libérée ; mais je ne sais
ni quel jour ni à quelle heure. Elles ont ajouté que je vous répondisse
hardiment, que je fisse bon visage.
– Quand vous arrivâtes près de votre roi, s’informa-t-il si c’était par
révélation que vous aviez changé d’habit ?
– Je vous ai répondu sur ce changement. Je n’ai pas souvenir que
mon roi m’ait rien demandé à ce sujet. Tout est écrit dans le livre de
Poitiers.
– Les Maîtres de votre parti qui vous examinèrent ou trois semai-
nes ou un mois, vous ont-ils interrogée sur ce changement d’habit ?
– Je n’ai pas souvenir qu’ils l’aient fait. Ils m’ont cependant de-
mandé où j’avais pris mon habit d’homme : je leur ai dit que c’était à
Vaucouleurs.
– Les Maîtres vous ont-ils demandé si vous aviez agi de l’ordre de
vos Voix ?
– Je n’ai pas souvenir.
– Votre reine vous a-t-elle demandé de changer d’habit à votre
première visite ?
LE PREMIER INTERROGATOIRE 563

– Je n’en ai pas souvenir.


– Votre roi, votre reine, d’autres de votre parti vous ont-ils quel-
quefois fait cette demande ?
– Ce n’est pas de votre procès.
– À Beauvoir, ne vous l’a-t-on pas demandé ?
– Oui, et j’ai répondu que je ne le quitterais pas sans licence de
Dieu. Mademoiselle de Luxembourg, Madame de Beauvoir m’offrirent
un habit de femme ou de l’étoffe pour en faire un. Je répondis que je
n’avais pas licence de Dieu, qu’il n’était pas encore temps.
– Le sire de Pressy ne vous fit-il point à Arras la même proposi-
tion ?
– Oui, lui et d’autres.
– Croyez-vous que vous eussiez commis une faute, que vous eussiez
péché mortellement, si vous aviez repris l’habit de femme ?
– J’agis mieux en obéissant à mon Maître suprême qui est Dieu. Si
j’avais dû reprendre mon habit de femme, je l’aurais fait à la requête
des deux Dames de Beauvoir, plus qu’à celle de n’importe laquelle en
France, ma reine exceptée.
– Quand Dieu vous révéla qu’il vous fallait changer d’habit, fut-ce
par la voix de saint Michel, de sainte Catherine, de sainte Marguerite ?
– Assez.
– Quand votre roi vous mit à l’œuvre et que vous fîtes faire votre
étendard, les gens d’armes à votre exemple ne se firent-ils pas faire des
pannonceaux ?
– Assurément, les seigneurs montraient leurs armes. Quelques
compagnons se firent des pannonceaux, les autres non, à leur guise.
– De quelle étoffe se servaient-ils, de toile, de drap ?
– De blanc satin. Sur quelques-uns il y avait des lis. Dans ma com-
pagnie deux ou trois compagnons seulement en avaient. Les compa-
gnons en firent faire quelquefois afin de se reconnaître entre eux.
– Ces pannonceaux étaient-ils renouvelés souvent ?
– Je ne sais pas. Quand la hampe se rompait, il fallait les renou-
veler.
– Avez-vous jamais dit que les étendards semblables au vôtre au-
raient bonne chance ?
– Je disais autre chose aux miens. Je leur disais : Entrez hardiment
au milieu des Anglais ; et j’y entrais moi-même.
– Leur avez-vous dit de porter leurs étendards et qu’ils auraient
bonne chance ?
564 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Je leur ai dit ce qui arriva et ce qui arrivera encore.


– Avez-vous jeté ou fait jeter de l’eau bénite sur les étendards
quand ils étaient neufs ?
– Je ne sais rien de cela. Si cela se fit, ce ne fut pas par mon ordre.
– Les avez-vous vu asperger d’eau bénite ?
– Cela n’est pas de votre procès. Supposé que je les aie vu ainsi bé-
nir, je n’ai pas conseil de vous répondre.
– Les compagnons ne faisaient-ils pas écrire sur leurs étendards les
noms de Jésus et de Marie ?
– Je ne sais, en vérité, pas.
– Les avez-vous fait tourner comme en procession autour de quel-
que château, autour de quelque église ?
– Non, et je n’ai jamais vu faire cela.
– Quand vous fûtes devant Jargeau, qu’est-ce que c’est que cette
chose ronde que vous portiez derrière votre haume ?
– Je n’y portais rien du tout.
– Connaissez-vous le Frère Richard ?
– Je ne l’avais jamais vu avant d’aller devant Troie.
– Quelle figure vous y fit-il ?
– Ceux de la ville de Troie me l’envoyèrent, pensé-je, ne sachant
trop si j’étais chose venant de Dieu ; si bien qu’en approchant de moi,
il faisait des signes de croix et aspergeait avec de l’eau bénite. Je lui
dis : Venez hardiment, je ne m’envolerai pas.
– Avez-vous vu des images, des peintures vous représentant ; en
avez-vous fait faire ?
– J’en ai vu à Arras en la main d’un Écossais. J’étais représentée
fléchissant le genou et offrant une lettre à mon roi. Je n’en ai jamais vu
d’autre.
– Dans la maison de votre hôte à Orléans, n’y avait-il pas un ta-
bleau représentant trois femmes avec cette inscription : Justice, Paix,
Union ?
– Je n’en sais rien.
– Ceux de votre parti n’ont-ils pas célébré en votre honneur des
services, des messes, des prières solennelles ?
– Je n’en sais rien. S’ils firent ces choses, ce ne fut pas par mon or-
dre. S’ils prièrent pour moi, je ne vois pas où est le mal.
– Ceux de votre parti croient-ils fermement que vous êtes envoyée
de Dieu ?
LE PREMIER INTERROGATOIRE 565

– Je ne sais s’ils le croient. De cela je me rapporte à leur cœur. S’ils


ne le croyaient pas, je n’en serais pas moins envoyée de Dieu.
– Vous, ne pensez-vous pas que s’ils vous croient envoyée de Dieu
leur créance est légitime ?
– S’ils me croient envoyée de Dieu, ils ne sont pas abusés.
– Savez-vous les dispositions de ceux de votre parti qui baisaient
vos mains, vos pieds, vos vêtements ?
– Beaucoup me voyaient volontiers. Ils baisaient mes mains et mes
vêtements le moins que je pouvais. Les pauvres surtout accouraient à
moi. Je ne leur fis jamais de peine ; je les aidai bien plutôt de toutes
mes forces.
– Quelle révérence vous firent les gens de Troie, à votre entrée dans
leur ville ?
– Mais aucune révérence. Le Frère Richard, me semble-t-il, accom-
pagna mes gens et moi. Je ne sais plus si je le vis à l’entrée (solennelle
du Roi).
– Le Frère Richard prêcha-t-il à votre entrée ?
– Je demeurai peu à la ville. Je n’y passai même pas la nuit. Je ne
sais rien de ce sermon.
– Avez-vous été longtemps à Reims ?
– Cinq ou six jours, je crois.
– Y avez-vous été marraine de quelque enfant ?
– À Troie, oui ; à Reims et à Château-Thierry, je n’ai pas souvenir ;
à Saint-Denys, en France, deux fois. J’appelais volontiers les garçons
Charles, par honneur pour mon roi, et les filles Jeanne. Quelquefois je
donnai le nom qui agréait aux mères.
– Les bonnes femmes ne faisaient-elles pas toucher leurs anneaux
au vôtre ?
– Maintes femmes ont touché mes mains et mes anneaux. J’ignore
en quel esprit et à quelle intention.
– Qui sont ceux de votre compagnie qui, à Château-Thierry, prirent
tant de papillons sur votre étendard ?
– Les nôtres n’ont rien fait de semblable. C’est une invention de
nos ennemis.
– Que s’est-il passé à Reims à l’occasion des gants distribués par le
roi pour son sacre ?
– Le roi fit aux chevaliers une distribution de gants. Quelqu’un per-
dit les siens. Il m’en avertit. Mais je ne dis point que je les lui ferais re-
trouver. Mon étendard entra dans la cathédrale de Reims ; il fut assez
566 LA SAINTE DE LA PATRIE

près de l’autel du sacre. Moi-même je le tins un peu. Je ne sais si le


Frère Richard le porta.
– Quand vous étiez dans votre pays, receviez-vous souvent le sa-
crement de pénitence et d’eucharistie ?
– Oui, les deux à la fois.
– Receviez-vous ces sacrements en habit d’homme ?
– Oui ; mais je ne me souviens pas de les avoir reçus armée.
– Pourquoi avez-vous pris la haquenée de l’Évêque de Senlis ?
– Elle fut achetée deux cents saluts. Je ne sais s’il en reçut le prix
ou non : mais il reçut un mandat pour se faire payer. D’ailleurs j’écri-
vis moi-même à l’Évêque qu’il reprît son animal s’il lui plaisait, que
moi je n’en voulais pas. Il était trop faible pour suffire au travail.
– Quel âge avait l’enfant que vous avez ressuscité à Lagny ?
– L’enfant avait trois jours. Il fut apporté devant Notre-Dame de
Lagny. On me dit que les jeunes filles s’étaient réunies autour de
l’autel ; et on me demanda de vouloir y aller prier Dieu et la Bienheu-
reuse Vierge que la vie fût rendue à l’enfant. J’y allai ; je priai avec les
autres. Finalement la vie apparut en lui. Il bâilla trois fois et fut bapti-
sé ensuite. Bientôt il mourut, et fut inhumé en terre bénite. Il y avait
trois jours passés, disait-on, que la vie s’était retirée de lui. Il était noir
comme ma cotte. Après qu’il eut bâillé, la couleur lui revint. J’étais
avec les jeunes filles, priant, genoux pliés, devant Notre-Dame.
– On dit par la ville que c’est vous qui aviez opéré cette résurrec-
tion, qu’elle s’était faite à votre prière ?
– Je ne m’en enquis point.
– Avez-vous vu Catherine de la Rochelle ?
– Oui, à Jargeau et à Montfaucon de Berry.
– Vous a-t-elle montré une dame vêtue de blanc qu’elle disait lui
apparaître quelquefois ?
– Non.
– Que vous a dit à ce sujet Catherine ?
– Elle m’a dit qu’une dame blanche vêtue d’une robe d’or venait à
elle, lui commandait d’aller par les bonnes villes. Le roi devait lui don-
ner des hérauts et des trompettes. Elle ferait proclamer que quiconque
avait de l’or, de l’argent, un trésor, était tenu de le lui apporter. Si
quelqu’un en gardait de caché et ne l’apportait point, elle saurait le dé-
couvrir. Cet argent servirait à la solde de mes hommes d’armes. Je lui
répondis de retourner près de son mari, de faire son ménage et d’éle-
ver ses enfants. Afin d’avoir le cœur net de son fait, j’en parlai à sainte
Catherine et sainte Marguerite qui me dirent que tout d’elle était folie.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 567

J’écrivis à mon roi ce qu’il devait faire. Frère Richard voulait qu’on
l’employât. Elle et lui furent mal contents de moi.
– Avez-vous parlé avec Catherine du siège de la Charité ?
– Oui. Elle me déconseillait d’y aller. Elle trouvait qu’il faisait trop
froid. Elle me disait qu’elle n’y irait pas. En revanche elle voulait aller
au Duc de Bourgogne pour traiter de la paix avec lui. Je lui répondais
qu’à mon avis il n’y avait paix avec le Duc qu’au bout de la lance. Je
demandai à Catherine si la Dame blanche venait chaque nuit, ajoutant
que je voudrais bien la voir, et que pour cela je partagerais son lit.
C’est ce qui eut lieu. Je veillai jusqu’à minuit, et ne vis rien. Après mi-
nuit, je m’endormis. Au matin, je dis à Catherine : – La Dame blanche
est-elle venue ? – Oui, répondit-elle, mais vous dormiez si bien que je
n’ai pu vous réveiller. – Viendrait-elle encore la nuit prochaine ? – As-
surément. Alors je dormis pendant la journée afin de pouvoir veiller
toute la nuit, et je partageai encore le lit de Catherine. – Viendra-t-elle,
demandais-je souvent à Catherine ? – Certainement, tout à l’heure, me
répondait-elle. Mais il ne vint rien.
– Qu’avez-vous fait sur les fossés de la Charité ?
– Un assaut.
– N’y avez-vous pas jeté ou fait jeter une aspersion d’eau bénite ?
– Non.
– Pourquoi n’êtes-vous pas entrée dans la Charité, puisque vous
aviez ordre de Dieu de l’assiéger ?
– Qui vous a dit que j’avais l’ordre de Dieu ?
– Aviez-vous au moins un conseil de vos Voix ?
– Je voulais aller en France. Les hommes d’armes dirent qu’il valait
mieux aller à la Charité.
– Avez-vous été longtemps dans la tour de Beauvoir ?
– Quatre mois environ. Quand je sus que les Anglais venaient pour
m’acheter, je fus très courroucée. Mes Voix me défendaient de sauter
de la tour. Enfin, par horreur des Anglais, je sautai en recommandant
mon âme à Dieu et à la Vierge Marie. Je fus blessée. La Voix de sainte
Catherine me dit alors de ne pas m’attrister : elle ajouta que Compiè-
gne serait secouru. Je priais toujours pour ceux de Compiègne, en
compagnie de mon Conseil.
– Que dites-vous immédiatement après le saut de Beauvoir ?
– Quelques-uns prétendaient que j’étais morte : mais quand les
Bourguignons s’aperçurent que je vivais, ils me dirent : Vous avez
sauté !
– N’avez-vous pas dit alors que vous aimeriez mieux mourir que-
tomber aux mains des Anglais ?
568 LA SAINTE DE LA PATRIE

– J’ai dit que j’aimerais mieux rendre mon âme à mon Dieu qu’être
aux mains des Anglais.
– À ce moment-là ne vous êtes-vous pas mise en colère ? N’avez-
vous pas blasphémé le nom de Dieu ?
– Je n’ai jamais maudit ni saint ni sainte. Je n’ai pas l’habitude de
jurer.
– À Soissons, n’avez-vous pas blasphémé contre le Capitaine (Bour-
nel) qui remit la ville (au Duc de Bourgogne) ? N’avez-vous pas dit que
si vous le teniez, vous le feriez trancher en quatre morceaux ?
– Je n’ai jamais blasphémé ni saint ni sainte à ce sujet. Ceux qui
auraient rapporté chose semblable se seraient trompés 1.
XVIII
Cet interrogatoire fut le dernier de la chambre des parements. Le
travail se continuera ; il se continuera même sans interruption 2 ; mais
ce sera à huis clos, par des hommes tout à fait de la confiance et du
choix de l’Évêque-juge.
Ces précautions lui sembleront bonnes. Des bruits nullement défa-
vorables à Jeanne circulaient. Ainsi maître Eustache Turquetil contait
à qui voulait l’entendre une confidence de Massieu :
– Que te semble de ses réponses ? avait-il demandé à l’huissier. Se-
ra-t-elle brûlée ? Qu’en fera-t-on ?
– Jusqu’ici je n’ai vu que bien et honneur en elle, avait répondu
l’huissier. Cependant quelle sera la fin, Dieu le sait 3.
Rapport fut fait de cette conversation à Monseigneur de Warwick
qui entra dans une belle colère. Il appela Monseigneur de Beauvais
pour conférer avec lui de l’événement.
Celui-ci a son tour vit Massieu, lui reprocha sans ménagement son
imprudence et conclut :
– Sans vos amis, vous seriez déjà au fond de la Seine. Prenez garde
à vous, si vous ne voulez boire plus que de besoin 4.
Il y avait aussi l’aventure du notaire Manchon qui se contait, plus
mystérieusement sans doute, parce que c’était plus grave et plus laid.
Warwick et Cauchon l’avaient mandé. Jeanne, lui confièrent-ils,
parlait admirablement de ses révélations 5.

1 Procès, Q. I, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109,

110, 111.
2 Procès, Q, I, 111.
3 Massieu, Q. II, 10.
4 Ibid.
5 Manchon, Q. III, 140.
LE PREMIER INTERROGATOIRE 569

Loiseleur s’était chargé de l’amener à se compromettre. Il se pré-


senterait devant elle comme un Lorrain et la pousserait dans quelque
chausse-trape théologique. Cependant lui, Manchon, assisté de Bois-
guillaume, et caché dans une pièce voisine, entendrait la conversation
par une ouverture pratiquée à cet effet, et il l’enregistrerait.
Manchon eut un sursaut ; il refusa 1.
On devine aisément que les mauvais esprits, les « traîtres Arma-
gnacs » 2, s’emparaient de ces bruits, les commentaient, s’en servaient
pour ébranler le crédit de l’honnête tribunal présidé par Monseigneur
Pierre. En vérité il n’était que temps de prononcer le huis clos. Le huis
clos éteindrait le clapotis des langues pernicieuses.

1 Manchon, Q. III, 141.


2 Massieu, Q. II, 330.
Chapitre XXVIII
Étude des assesseurs sur les
interrogatoires publics
(1431)

Du 4 mars au 9

Jeanne a gagné la première bataille. – Irréprochabilité de son orthodoxie et de sa


conduite. Beauté de ses prophéties, de son miracle de Lagny, de sa vie intérieure. –
Conséquences qu’en tire Cauchon : il fait solder le dû de ses assesseurs par les An-
glais : ce qu’étant fait, il les invite 1º à lire attentivement les réponses à l’interroga-
toire, 2º à extraire les propositions sur lesquelles ils voudraient être éclairés davan-
tage. – C’est la préparation d’un interrogatoire supplémentaire. – Le travail fut diffi-
cile, puisque les Docteurs eurent besoin de six jours de réunion. – Ce que dit Pierre
Cauchon des débats. – Nomination d’un nombre restreint de juges pour l’interroga-
toire supplémentaire. – À défaut de Beaupère, La Fontaine dirigera les audiences.

I
Quiconque lira les documents sans parti pris préalable aura le sen-
timent que Jeanne avait gagné la première bataille. Elle s’était mon-
trée nette sans violence, courageuse sans orgueil, et suivant qu’il avait
convenu à Dieu de le lui donner, inspirée sans emphase.
Ni les surprises, ni les feintes d’une escrime théologique si neuves
pour elle ne l’avaient trouvée dépourvue ou inattentive. Vainement les
Maîtres l’avaient assaillie de questions captieuses, ambiguës ; vaine-
ment ils avaient soulevé autour d’elle d’indécents tumultes 1 ; sa prodi-
gieuse mémoire, son sang-froid, son bon sens impeccable, avaient tout
débrouillé, tout bravé. Elle avait évité le piège du serment général qui
l’eût livrée pieds et poings liés à ses ennemis, et elle l’avait évité sans
biais, sans restriction mentale, ouvertement. Elle avait déclaré qu’on
lui abattrait la tête des épaules sans pouvoir lui arracher le secret de
son roi, et elle l’avait gardé. Elle avait fait sonner sous les voûtes de ce
prétoire, où ne siégeaient guère que des vendus, les accents de son
loyalisme : son Roi, sa Reine, son Dieu ! mots sacrés qui avaient chan-
té sur ses lèvres intrépides pour, de là, aller éveiller peut-être un res-
souvenir en des cœurs qui de longtemps ne s’en étaient émus. L’ortho-
doxie la plus exacte ne trouvera rien à reprendre dans ses déclarations

1 Manchon, Q. III, 139, etc.


ÉTUDE DES ASSESSEURS SUR LES INTERROGATOIRES PUBLICS 571

sur la grâce, les anges, les saints, le Pape, l’habit d’homme. Ces ma-
tières sont délicates, « trop délicates pour une simple fille », disaient
avec justesse Lohier et Houppeville ; sur certaines questions elle n’était
vraiment pas obligée à répondre, reprenait Chatillon 1. N’importe : la
sainte accusée ne trébuchait pas.
Lors du procès canonique pour la Béatification de Jeanne, nous
avons vu passer sous nos yeux beaucoup d’animadversions (d’objec-
tions). Les unes étaient bonnes, les autres mauvaises ; les unes fortes,
les autres insignifiantes. Il est de la fonction du Promoteur de la foi de
les présenter toutes. Nous ne nous souvenons pas d’en avoir rencontré
une seule qui fût tirée des réponses de Jeanne, au nom de la saine et
pure doctrine. On ne nous a pas dit : Jeanne a énoncé telle proposition
qui est dogmatiquement fausse. Cela est une merveille, qui n’aura été
jamais assez remarquée. Les principes de la vie profonde et person-
nelle de Jeanne sont aussi simples, aussi lucides que sa foi : rien de
compliqué, rien d’embrouillé. Tous sont de la voie commune, celle des
âmes candides ; il faut chercher la volonté de Dieu, la vouloir, l’accom-
plir quoi qu’il en coûte.
Rien ne peut prévaloir contre elle : pas même l’amour filial. A-t-elle
dit souvent à ses juges : si Dieu le voulait ; si Dieu l’eût voulu ; pourvu
que Dieu le veuille ! Armée de cette disposition générale, elle se tient
dans une grande pureté. Elle est pleine de cette confiance qu’elle ex-
prime naïvement de n’avoir point, avec la grâce de Dieu, fait les œu-
vres du péché mortel ; cela lui paraît presque simple. Quant à ces im-
perfections auxquelles nul chrétien n’échappe, elle s’en accusait en des
confessions très fréquentes auxquelles la conviaient ses Voix. L’Eucha-
ristie, humblement et souvent reçue, parfumait de son arôme et forti-
fiait de ses énergies sa vertu et ses recueillements, difficiles partout,
plus difficiles dans le métier des armes, parmi le tumulte des camps.
Elle ne disait pas que ses apparitions fussent la récompense de ces
pratiques ; mais elle disait que sans doute ses Voix ne fussent pas ve-
nues la visiter habituellement et familièrement si elle se fût trouvée
dans l’inimitié de Dieu : ce qui est l’avis de tous les Maîtres spirituels.
Dieu enfin, sous l’œil dilaté par l’étonnement, par la terreur peut-
être des juges rouennais, avait daigné couronner ce jeune front du
double rayon de la prophétie et du miracle. Elle avait semé, ils n’en
pouvaient douter, les oracles sur tous les chemins. Comme sainte Ca-
therine de Sienne avait dévoilé ses pensées secrètes à Grégoire XI, elle
avait révélé ses mortelles anxiétés à Charles VII. Presque à la veille de
son procès, Notre-Seigneur, pour publier la sainteté de sa servante et
s’en faire le répondant, avait permis la résurrection de l’enfant de La-

1 Manchon, Q. III, 139.


572 LA SAINTE DE LA PATRIE

gny. Mais de ce prophétisme, de cette thaumaturgie, elle n’avait pas


éprouvé d’orgueil. Les prophéties étaient de ses Voix ; quant à la ré-
surrection, ce n’était point, pensait-elle – contre l’avis commun, il est
vrai –, sa prière qui avait opéré le prodige, c’était la prière de toutes
celles qui étaient prosternées devant l’autel de Notre-Dame.
La vue de cette existence intérieure tout unie, ornée cependant de
beaux phénomènes surnaturels très hauts ; cette exposition de pen-
sées, de certitudes, dénuée de prétention, évidemment loyale, auraient
dû toucher les Maîtres. C’était une grâce que Dieu leur faisait, de met-
tre sous leurs yeux pareil spectacle moral ; la suprême grâce dans
l’aventure où ils s’étaient jetés en aveugles volontaires. Ils la repoussè-
rent et s’endurcirent. La haine, la cupidité, la politique, causes de tant
d’erreurs et de crimes, crevèrent les yeux de l’esprit à Pierre Cauchon
et à ses complices.
II
Monseigneur le Président commença par faire payer ses six asses-
seurs assermentés venus de Paris. Nous avons leur reçu.
« Vénérables et discrètes personnes, Maître Jehan Beau-père, Jac-
ques de Touraine, Nicole Midi, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, doc-
teurs, et Thomas Courcelles, bachelier formé en théologie, confessent
avoir reçu de honorable homme et sage Pierre Sureau, receveur géné-
ral du roy notre sire, en Normandie, la somme de six vingt livres tour-
nois en déduccion de ce qui peut et pourra leur estre dû à cause de cer-
taine taxation à eux faite par le roy nostre dict seigneur, c’est assavoir
XX sous tournois pour chaque jour qu’ils affirmeront vaquer ou avoir
vaqué au procès ecclésiastique commencé contre cette femme qui se
fait appeler Jehanne la pucelle… » 1.
L’utile précaution ayant été prise, Cauchon appela chez lui plus
spécialement ces docteurs susnommés. Il ne leur ménagea aucun com-
pliment. « Ils étaient gens d’habileté consommée en droit divin et ca-
nonique : ils étaient de solennels Maîtres » 2. Il ne pouvait s’adresser à
plus compétents qu’eux. Aussi les exhortait-il vivement à vouloir se
rendre bien compte des réponses de Jeanne aux six séances d’interro-
gatoires qu’elle avait subies.
Il attendait plus encore de leur zèle.
Leur devoir, après cette étude, serait : premièrement, d’extraire ce
qui leur paraîtrait bon à noter ; secondement, de signifier à lui, Pierre
Cauchon, les points sur lesquels « la dite Jeanne ne leur semblerait
pas s’être suffisamment expliquée » 3.

1 Pièces détachées, Q. V, 196, 197.


2 Procès, Q. I, 112.
3 Ibid.
ÉTUDE DES ASSESSEURS SUR LES INTERROGATOIRES PUBLICS 573

Sur ces points on reviendrait plus amplement 1.


C’était la porte entrebâillée à un interrogatoire complémentaire.
Mgr de Beauvais en sentait la nécessité. La besogne de la semaine pré-
cédente ne donnait pas pleine satisfaction aux Maîtres. Peut-être d’ail-
leurs l’une des causes était-elle la trop vaste publicité des procédures ;
il y pourvoirait. Sous prétexte d’une discrétion louable, afin de ne pas
déranger trop de personnes, il déclara que les audiences seraient te-
nues sans l’appareil des premières, en petit comité, devant quelques
docteurs seulement par lui commis à cet office.
Les réponses de l’inculpée seraient écrites ; et chaque fois qu’il
paraîtrait opportun le dossier serait présenté aux Maîtres absents 2 : ce
serait un débat clos, derrière des murailles dont Pierre Cauchon gar-
derait à son gré les portes et les fenêtres. Le peu d’indépendance qui
naît spontanément au sein des assemblées même surveillées, même
opprimées, du seul fait de leur nombre, serait étouffé faute d’air.
III
Les docteurs se mirent en besogne. Leur travail ne fut pas, semble-
rait-il, d’absolue facilité. Il fallait à tout prix trouver des dires formel-
lement hérétiques. Le plus avisé, le plus subtil de la réunion, Courcel-
les, ne voyait rien à noter positivement 3. Il y eut séance quotidienne et
longue chez l’évêque de Beauvais , le 4, le 5, le 6, le 7, le 8 et 9 mars 4 ;
au bout de quoi on aboutit cependant à présenter des extraits et à ré-
diger le catalogue des points qu’il convenait d’éclaircir.
Nous serions curieux de connaître les débats qui eurent lieu à cette
occasion, les paroles qui furent échangées, les points de vue auxquels
on se plaça ; nous sommes privés de cette bonne fortune. Pierre Cau-
chon, dans le document qu’il nous a laissé, s’est bien gardé d’en dire
un mot. Cela fait beaucoup d’ignorances auxquelles il nous condam-
ne : ignorance des informations de Domrémy et d’ailleurs ; ignorance
de la discussion du 13 janvier, quand fut donnée lecture de ces enquê-
tes ; ignorance de la solution apportée aux suppliques de Jeanne
d’avoir un défenseur et un tribunal mi-partie anglais, mi-partie fran-
çais ; ignorance des idées échangées pendant les six journées du mois
de mars. Non, ce procès ne mérite guère la réputation que Mgr Pierre
lui souhaitait : ce n’est pas « un beau procès ». On ne le proclamera
bien fait qu’à la condition, qui paraîtra excessive à plusieurs, d’admet-
tre qu’il est permis au juge de dissimuler les parties gênantes de la
procédure, gênantes parce qu’elles sont à la décharge de l’accusé.

1 Procès, Q. I, 112.
2 Ibid.
3 Courcelles, Q. III, 58.
4 Procès, Q. I, 112.
574 LA SAINTE DE LA PATRIE

Quoi qu’il en soit, Pierre Cauchon commit à l’interrogatoire sup-


plémentaire et fermé ceux dont il venait de régler la note : Beaupère,
Touraine, Midi, Maurice, Courcelles, Feuillet 1. On aimerait mieux
pour le renom du tribunal que quelques autres y eussent trouvé place.
Il se donna un substitut dans la personne du licencié en décret Jean
de la Fontaine, qu’il chargea de mener l’instruction, « ayant trop d’af-
faires, dit-il, pour retenir celle-là » 2. Il la suivit cependant de fort près.
« Parce que, dit-il, nos multiples occupations ne nous permettaient
pas de toujours interroger en personne, nous députâmes à l’interroga-
toire juridique de la dite Jeanne, vénérable et discrète personne, Maî-
tre Jean de la Fontaine, le vendredi 9 mars, en présence de Jean Beau-
père, Jacques de Touraine, Midi, Maurice, de Courcelles, Loiseleur,
Manchon » 3.
Probablement il eût préféré Beaupère à la Fontaine. Le licencié en
droit ne fut pas bon ; il fut cependant moins vénéneux que le docteur
en théologie. Mais celui-ci jugeait sans doute avoir épuisé ses muni-
tions dans les premières rencontres ; la main fut passée.
Loiseleur ne pouvait manquer d’être adjoint à ce groupe choisi. Ce
fut fait 4.
Manchon continua de tenir les écritures : n’était pas greffier qui
voulait ni qui on voulait.
Tels furent les préambules de l’interrogatoire supplémentaire et à
huis clos : in carcere.

1 Feuillet ne figure point dans la liste des assesseurs du 9 mars. Mais nous le trouvons aux côtés

de Pierre Cauchon dès le 10.


2 Procès, Q. I, 112, 113.
3 Ibid.
4 Ibid.
Chapitre XXIX
L’interrogatoire supplémentaire à huis clos
(1431)

Du 10 mars au 17

Le vice-inquisiteur Le Maistre se joint difficilement aux juges. – Pauvre figure qu’il


fait. – Points auxquels La Fontaine ramena l’interrogatoire supplémentaire. – La mo-
ralité de Jeanne et celle de ses Voix : Jeanne est-elle une illusionnée maladive ? une
comédienne ? une possédée ? – La Fontaine écarte la première hypothèse et s’attache
aux deux autres : de là son étude psychologique de Jeanne. – Jeanne fut-elle intègre
de corps, pure d’âme ? – Ne fut-elle pas prise par les vices habituels aux camps :
l’amour du pillage, le blasphème, la dureté pour les captifs, le mépris du jour de Dieu,
le zèle du point d’honneur poussé jusqu’à l’excès, même jusqu’au suicide, l’oubli de la
famille, la cupidité ? – Est-elle humble ? – Comment décrit-elle ses Voix ? Quelles ha-
bitudes leur attribue-t-elle ? Fréquence de leurs visites ; leurs doctrines ; leurs sug-
gestions ; leur prophétisme ; à quels signes l’inculpée, son roi, les gens d’Église, les
ont-ils reconnues pour bons esprits ? – Au contraire, les Voix n’étaient-elles pas de
mauvais esprits ? – N’ont-elles pas conseillé à Jeanne des pratiques de magie ? –
Qu’était-ce que son étendard ? son épée ? – Le signe du roi : importance de la ques-
tion. – Jeanne échappe à la curiosité des juges par une parabole ; beauté de celle-ci ;
sa vérité, sa longueur. – Le vice-inquisiteur insiste après La Fontaine. – La joute se
termine sans que ni lui ni le juge aient une satisfaction et sans que Jeanne ait blessé la
vérité. – La soumission à l’Église : le dilemme perfide. – Avertissement de La Fon-
taine. – Protestation parfaitement orthodoxe de Jeanne. – Insistance du juge. –
Jeanne le renvoie au samedi suivant. – Le débat du samedi. – Sublimes déclarations.
– Appel au Pape. – La Fontaine ne va pas plus loin. – Ce qu’il aurait dû faire canoni-
quement. – Le port de l’habit d’homme. – L’habit d’homme pour Jeanne : décence,
protection, symbole. – Jeanne le porte par le commandement de Notre-Seigneur. –
Sa résolution ferme à ce sujet. – Fin de l’interrogatoire complémentaire et fermé.

I
Décidé dans la maison de Pierre Cauchon, l’interrogatoire supplé-
mentaire occupa sept jours ; trois comptèrent deux séances, l’une de
matin, l’autre d’après-midi : en tout donc il y eut neuf vacations, du 10
mars au 17.
Il s’y produisit un incident d’assez mince conséquence, à noter ce-
pendant : l’accession du vice-inquisiteur Le Maistre au tribunal. Le
mandat de son chef Graverent lui arriva le 12. Il le présenta sans retard,
comme sans enthousiasme ; il tenait peu à siéger 1. Pour établir aux yeux

1 Pièces insérées au procès, Q. I, 122, 123. Manchon, II, 340.


576 LA SAINTE DE LA PATRIE

de tous qu’il serait seulement la doublure de Monseigneur Pierre, il ne


s’adjoignit même pas les officiers auxquels il avait droit. Il n’était pas
homme dépourvu de mérite. Longuement prieur de son Ordre à Rouen,
il y exerça jusqu’à sa mort probablement la charge de vice-inquisiteur. Il
jouissait d’une réputation d’éloquence. Bref il avait assez d’esprit et
manquait trop de caractère 1. L’intervention d’un semblable inquisiteur
ne pouvait rompre l’accord parfait des juges. Elle n’apporta non plus
aucune lumière, aucune découverte, dans un débat qui ne cessa point, et
ne pouvait cesser, d’être assez souvent une fastidieuse redite.
Jeanne elle-même s’en lassait, en dépit de sa prodigieuse patience :
– « Si vous devez me mener à Paris, disait-elle, qu’on y présente le
double de mes interrogatoires et de mes réponses ; qu’on le donne aux
Maîtres ; et que je puisse leur dire : Voici comment je fus interrogée à
Rouen, et voici mes réponses ; et que je ne sois plus travaillée de tant
de demandes ».
Malgré ce caractère de « réplique » duquel sont frappées les neuf
séances de huis clos, l’histoire ne peut les négliger, pour trois motifs :
le premier, que les buts du procès y apparaissent de plus en plus clai-
rement ; le second, que tout de même plusieurs détails inédits y furent
donnés ; le troisième, que la beauté morale de Jeanne éclate là non
moins qu’ailleurs.
La Fontaine ramena tout son effort autour de quatre articles :
La moralité de Jeanne et celle de ses Voix,
Le signe du Roi,
La soumission de Jeanne à l’Église,
Le port de l’habit d’homme.
Les discussions étrangères à ces quatre points – il y en a quelques-
unes – ne sont que du remplissage, de la transition, du très accessoire.
II
1º La moralité de Jeanne et celle de ses Voix.
De cette fois donc, nous sommes dans la prison. C’est la vigile du
quatrième dimanche de carême. Demain, les chantres entonneront
l’introït : Lætare, Jérusalem ! Réjouis-toi, Jérusalem ! Il y aura deux
ans, Jeanne entrait à Chinon. Elle avait de l’espoir plein le cœur ; tant
d’espoir qu’elle en offrait, qu’elle en donnait. Elle provoquait l’admira-
tion respectueuse et confiante de tous les Français de bonne volonté ;
et la voilà dans cette dure tour versus campos, ferrée aux quatre
membres, traitée non en captive de guerre mais en scélérate, fouillée

1 DE BEAUREPAIRE, Les Juges de Rouen, 21.


L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 577

et refouillée par le scalpel, par le poignard d’une théologie sans cons-


cience et sans cœur ! On va lui faire subir un examen de moralité,
comme à une voleuse de grand chemin, comme à une ribaude.
À coup sûr les Maîtres sont conséquents avec eux-mêmes ; mais de
quels principes partent-ils ? Quelles idées les dirigent ? Peut-être est-il
de quelque importance d’insister là-dessus ?
Les Maîtres admettaient sans difficulté que Dieu sait parler aux
âmes soit directement par un acte de sa Suprême Bienveillance, soit
médiatement par le ministère des anges, des saints, des saintes. Abra-
ham avait entendu Dieu en Chaldée : « Marche devant moi et sois par-
fait ! » 1. Saint Paul avait entendu le Christ : « Saul ! Saul ! pourquoi
me persécutes-tu ? » 2. Le bon centurion Cornélius avait entendu l’ange
lui dire à Césarée : « Envoie quelqu’un vers Simon Pierre…, il te dira
ce que tu dois faire » 3.
Ni Cauchon, ni La Fontaine, ni Le Maître, ni les autres n’avaient un
doute sur la réalité de ces faits, et donc sur la possibilité d’un com-
merce surnaturel entre le Ciel et l’homme. Ils eussent réprouvé, ana-
thématisé, abandonné au bras séculier, quiconque ne fût pas tombé
d’accord avec eux de ces choses.
Mais entre la possibilité d’une intervention divine et sa réalité, l’es-
pace est long. Les Maîtres rouennais ne l’ignoraient pas.
Trois hypothèses, ou plus ou moins plausibles, se pouvaient soule-
ver contre cette réalité.
Jeanne n’était-elle pas une illusionnée, une victime malheureuse de
lubies maladives, qui s’imaginait voir, entendre, toucher, et ne voyait
rien, n’entendait rien, ne touchait rien ?
N’était-elle pas une simulatrice, une comédienne, jouant un rôle
d’inspirée devant un parterre de dupes et de profiteurs ? Ne mentait-
elle pas pour le plus grand bien de son misérable roi ?
N’était-elle pas une possédée, une fille de Béelzébuth, une sor-
cière ? N’était-ce pas le prince des ténèbres qui en sa personne mau-
dite, dont « on ne savait ce que c’était » 4, avait battu les Anglais ? Si
oui, quelle honte pour Charles d’avoir employé un pareil instrument !
Et qu’il serait donc bon de lui prouver sa pitoyable erreur !
III
On ne s’arrêta pas à discuter de l’illusion de Jeanne, ni dans l’inter-
rogatoire public dont nous avons rendu compte, ni dans l’interroga-

1 Gen., XVII, 1.
2 Act., IX, 4.
3 Ibid., X, 3, 4, 5. etc.
4 Le Bourgeois de Paris.
578 LA SAINTE DE LA PATRIE

toire à huis clos que nous allons suivre. Rien ne se réfère, que l’on voie
bien, à ce point de vue. Si quelqu’un eût dit que Glasdalle et Talbot
avaient été battus par une déséquilibrée ; que Charles, La Hire, d’Alen-
çon, Dunois, avaient subi les suggestions d’une démente ; qu’eux-
mêmes, dans l’assaut qu’ils livraient, étaient en face d’une folle, ils au-
raient haussé les épaules. Ils le voyaient bien ; ils le voyaient trop à
leur gré : la folie ni ne conduit ainsi la guerre, ni n’exerce cette in-
fluence, ni ne parle de ce ton à la barre d’un tribunal de foi.
Toute leur attention, au contraire, s’était déjà tournée et continuera
de se tourner vers la simulation et la sorcellerie. Jeanne est une men-
teuse ; Jeanne est une sorcière. Ils ne l’ont pas encore établi, mais ce
sera fait, elle n’échappera pas jusqu’au bout.
En quelque matière que ce soit, l’inventeur d’un mensonge compli-
qué finit par se laisser prendre ; il hésite, il se trouble, il se contredit,
s’il est habilement pressé. Surtout il sera malhabile à inventer et sou-
tenir un roman surnaturel devant les théologiens. Sa langue laissera
échapper des maladresses quand il s’agira de décrire les mœurs des
anges et celles des saints, de rendre leurs discours, de peindre la suavi-
té de leur compagnonnage. Le simulateur n’évitera pas le danger de
mêler aux scènes, dans la description desquelles il s’aventure, des ex-
travagances, tout au moins des erreurs de composition.
Source de fantasmagories, l’Esprit mauvais duquel les vrais mysti-
ques se sont méfiés toujours, depuis Antoine le vieil ermite – pour ne
pas remonter plus haut – jusqu’à sainte Thérèse, à saint Jean de la
Croix, au Bienheureux curé d’Ars, l’Esprit Mauvais, de son côté, ne
manque jamais de se déceler, même s’il se vêt en habit de lumière. À
travers la lumière, un œil exercé saisit l’ombre.
Si c’est lui, il ne traitera ni longuement ni fréquemment avec une
âme qui sera pure et sainte. Ses menées contre elle seront rares, du
moins courtes. Il mêlera quelque trait sentant le ridicule ou le dépravé
dans ses manifestations. Supposé qu’il s’avise de dogmatiser, il finira
par enseigner le faux, même sous prétexte de vérité, le mal sous pré-
texte de bien. Ses visites ne pacifieront pas ; elles troubleront. Surtout
il sera inspirateur d’orgueil et non pas d’humilité 1.
De là pour maître Jean de La Fontaine le devoir de vider à fond
l’examen de moralité de Jeanne, et, si nous osons nous exprimer ainsi,
celui de ses Voix.
Sur aucun sujet le questionnaire ne fut plus éparpillé, plus décousu
d’apparence ; sur aucun il ne fut plus serré ; ses arabesques forment

1 Le Père de Maumigny, dans son excellent traité sur l’Oraison mentale (chapitre des précau-

tions à prendre avant d’ajouter foi aux visions et aux locutions surnaturelles), t. II, 229, note toutes
ces caractéristiques, connues d’ailleurs de tout temps de la théologie morale catholique.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 579

une ligne toujours reconnaissable, quels qu’en soient les caprices de


va-et-vient, d’arrêt et de reprise.
Nous avons cru pouvoir reconstituer cet examen de moralité : en
voici le canevas.
Jeanne est-elle intègre de corps ?
Est-elle pure d’âme ?
Est-elle humble ?
Quelle description donne-t-elle de ses Voix ?
Quelles sont les habitudes de celles-ci, la fréquence de leurs visites,
leurs doctrines, leurs suggestions, etc. ?
Que vaut leur prophétisme ?
À quels signes l’inculpée, son roi, les gens d’Église, les ont-ils re-
connues pour bons esprits ?
IV
Jeanne est-elle intègre de corps ?
– Quand vous promîtes à Notre-Seigneur de garder votre virginité,
est-ce bien à lui que vous parliez ?
– Il devait suffire de promettre à celles qui étaient envoyées de par
lui, savoir sainte Catherine et sainte Marguerite. La première fois que
j’ai entendu ma Voix, j’ai fait vœu de virginité tant qu’il plaira à Dieu.
J’avais treize ans alors 1.
Les docteurs savaient à quoi s’en tenir sur la fidélité de la sainte. La
Duchesse de Bedfort et Anne Baron avaient pourvu à ce qu’il ne pût
subsister de doute.
Mais il est une intégrité matérielle, physique, qui peut s’allier avec
quelque convoitise du cœur. Jeanne n’avait-elle pas tenté d’épouser un
jeune paysan de Domrémy ?
– Qu’est-ce qui vous a poussée à faire citer un homme, à Toul, en
cause de mariage ?
– Je ne le fis pas citer : ce fut lui qui me fit citer. Je jurai devant le
Juge de dire la vérité, et j’ai dit que je ne lui avais pas fait de promesse.
Le juge me donna raison 2.
Soit ! Au surplus, on sait d’autres fautes que celles qui blessent la li-
liale vertu. Certaines même sont le propre des camps, telles : le pil-
lage ; le blasphème ; la dureté pour les prisonniers ; le mépris du jour
de Dieu ; le zèle du point d’honneur poussé jusqu’à l’excès, jusqu’au

1 Jeanne, Q. I, 127.
2 Ibid.
580 LA SAINTE DE LA PATRIE

suicide parfois ; l’oubli facile des liens de famille ; la cupidité des hon-
neurs et de l’argent.
Sur ces différents chefs on exigea de Jeanne un examen de cons-
cience.
Respecta-t-elle le bien d’autrui ?
Et de revenir au fait de Senlis.
– N’avez-vous pas commis un péché mortel en prenant à Senlis le
cheval de l’Évêque ?
– Je crois fermement n’en avoir pas commis. Le cheval fut estimé
deux cents saluts d’or. Délégation fut donnée au Prélat pour en tou-
cher le prix. Le Seigneur de ta Trémouille fut chargé de l’affaire.
J’offris même à l’Évêque de lui rendre l’animal, qui était trop faible
pour le service de la guerre 1.
Fut-elle révérencieuse envers le saint Nom de Dieu ?
– N’avez-vous pas renié Dieu et maugréé contre les saints, lorsque
vous revîntes à vous après le saut de Beauvoir ?
– Jamais je ne reniai Dieu ni ne maugréai contre les saints en ce
lieu ou ailleurs.
– Ne vous en êtes-vous pas confessée ?
– Je ne m’en suis pas confessée, n’ayant aucune mémoire de l’avoir
fait.
– L’information dit que vous l’avez fait. Ne voulez-vous pas vous en
rapporter à l’information ?
– Je m’en rapporte à Dieu, pas à d’autres et à bonne confession 2.
– Depuis que vous êtes en prison, n’avez-vous pas renié Dieu et ses
saints ?
– Non. Quand je dis : À la grâce de Dieu ! Saint Jehan ! Notre-
Dame ! ce n’est pas renier Dieu 3.
– Devant Paris, ne dites-vous pas : Rendez la ville de par Jésus ?
– Non, je dis : Rendez-la au roi de France 4.
N’eut-elle pris le mépris de la vie humaine ?
– Est-ce un péché mortel de prendre un homme à rançon et de le
faire mourir ? Nous vous parlons de Franquet d’Arras.
– Je vous l’ai dit : je donnai mon consentement à sa mort, sous la
condition qu’il l’eût mérité. Or, il avoua être larron et meurtrier. Il

1 Jeanne, Q. I, 160.
2 Ibid., 152, 153.
3 Ibid., 157.
4 Ibid., 148.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 581

avait même trahi. Son procès dura quinze jours. Il fut instruit par le
bailli de Senlis et la justice de Lagny. J’avais demandé qu’on me don-
nât Franquet que j’eusse échangé contre un Parisien, le maître de
l’Ours 1. Mais quand je sus que celui-ci avait été exécuté, et le bailli
m’ayant dit que je m’exposais à faire un tort notable à la justice en li-
bérant ce Franquet, je dis : Puisque mon homme est mort, faites de ce-
lui-ci ce que vous devez en faire par justice.
– Avez-vous donné de l’argent à celui qui avait pris Franquet ?
– Je ne suis pas le trésorier du roi de France pour donner ainsi de
l’argent 2.
Ne fut-elle pas désobéissante à son père et à sa mère ?
– Avez-vous bien agi de partir sans le congé de votre père et de vo-
tre mère, quoique leur soit dû honneur ?
– En toutes autres choses je leur ai bien obéi. Après les avoir quit-
tés je leur ai écrit, et ils m’ont pardonné.
– Quand vous quittâtes votre père et votre mère, pensiez-vous pé-
cher ?
– Puisque Dieu commandait, il convenait de partir. Puisque Dieu
commandait, eussé-je eu cent pères et cent mères je serais partie 3.
N’est-elle pas répréhensible de goûts luxueux ?
– Quand vous fûtes prise étiez-vous à cheval ? Montiez-vous un
coursier, une haquenée ?
– Oui, je montais un demi-coursier.
– Qui vous avait donné ce cheval ?
– Mon roi ou ses gens m’avaient donné de l’argent pour l’acheter.
J’avais cinq coursiers et plus de sept trottiers acquis de la même ma-
nière.
– Le roi vous a-t-il donné autre chose que ces chevaux ?
– Je ne lui demandais rien que de bonnes armes, de bons chevaux
et de l’argent pour payer mes hommes.
– N’avez-vous point de trésor ?
– Oui, dix ou douze mille livres. Ce n’est pas une grosse réserve
pour mener la guerre ; c’est peu de chose. Ce que j’ai, je le tiens de
mon roi ; c’est entre les mains de mes frères 4.

1 Le maître de l’hôtel de l’Ours, ou s’étaient réunis les conjurés de la conspiration des Carmes,

fut pris a la suite de cette affaire et exécuté.


2 Jeanne, Q. I, 158, 150.
3 Ibid., 128, 129.
4 Ibid., 118.
582 LA SAINTE DE LA PATRIE

Fut-elle fidèle en toute circonstance à la parole donnée ?


– Était-ce bien de vouloir vous échapper du château de Beauvoir ?
– Je ne serai jamais prisonnière en un lieu sans vouloir m’en
échapper.
– Avez-vous donc la permission de Dieu ou de vos Voix de vous
échapper toutes les fois qu’il vous plaira ?
– J’ai souvent demandé cette permission à Dieu. Je ne l’ai pas en-
core obtenue.
– Présentement, partiriez-vous si vous trouviez l’occasion de par-
tir ?
– Si je voyais la porte ouverte, je m’en irais ; je penserais que No-
tre-Seigneur me signifie ainsi sa permission. Si les Anglais étaient
culbutés, oui, je croirais que c’est en permission de Notre-Seigneur.
Contre la volonté de Notre-Seigneur je ne voudrais pas m’en aller. Je
tenterais même un coup de force pour me délivrer, si j’en avais l’occa-
sion. Cette occasion me certifierait que Notre-Seigneur veut ma sortie
de prison. Le proverbe dit : Aide-toi, le ciel t’aidera. Je vous dis tout
cela, afin que vous le sachiez bien. Si je m’en vais, ce n’aura pas été
sans congé de mon Maître 1.
A-t-elle observé religieusement les jours fériés ?
– Vous avez assailli Paris un jour de Fête ? (le 8 septembre, jour de
la Nativité de Marie).
– Oui.
– Fut-ce bien fait d’assaillir Paris un jour de fête ?
– Il est bien de garder les fêtes de Notre-Dame ; il faudrait les gar-
der toutes 2.
– Alors ne fut-ce pas péché mortel de donner l’assaut au jour où
vous le donnâtes ?
– Je ne le pense pas. Si c’en était un, ce serait à Dieu d’en connaître
en confession.
N’est-elle pas coupable d’une tentative de suicide à Beauvoir ?
– Pourquoi avez-vous sauté de la tour de Beauvoir ?
– J’avais ouï dire que ceux de Compiègne, tous jusqu’à l’âge de sept
ans, seraient passés au fil de l’épée. J’aimais mieux mourir que sup-
porter une pareille destruction de braves gens. Ce fut la première des
causes. La seconde, c’est que j’avais appris qu’on voulait me rendre

1 Jeanne, Q. I, 163, 164.


2 Ibid., 147, 148.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 583

aux Anglais. Et plutôt que de tomber aux mains de pareils ennemis,


j’aurais voulu mourir.
– N’avez-vous pas sauté de la tour par désespoir ?
– Non, je ne l’ai pas fait par désespoir ; mais par espoir de me sau-
ver et d’aller secourir les braves gens qui avaient besoin de moi. Après
cette tentative je me confessai. J’en demandai pitié et pardon à Notre-
Seigneur. Je crois que je ne fis pas bien, que j’eus tort. Mais je sais par
révélation de sainte Catherine que ce tort me fut pardonné après que
je l’eus avoué en confession ; c’est de son conseil que je me confessai 1.
– Reçûtes-vous une grande pénitence ?
– La plus grande pénitence fut le mal que je m’étais fait en tom-
bant.
– Fîtes-vous un péché mortel ?
– Je n’en sais rien. Je m’en rapporte à Notre-Seigneur.
– Avez-vous dit à sainte Catherine et sainte Marguerite : Dieu lais-
sera-t-il mourir si mauvaisement ces braves gens de Compiègne ? 2.
– Non, j’ai dit : Comment Dieu laissera-t-il mourir ces braves gens
de Compiègne qui furent si loyaux à leur Seigneur ? Je fus deux ou
trois jours si malade de ma chute que je ne pouvais ni boire ni man-
ger ; je fus réconfortée par sainte Catherine qui me dit de me confesser
et de demander pardon à Dieu. Elle ajouta que les Compiégnois se-
raient secourus avant la Saint-Martin d’hiver. Je me pris à mieux aller.
Je recommençai à manger et fus bientôt guérie.
– En sautant, pensiez-vous vous tuer ?
– Non, en sautant je me recommandai à Dieu et je pensai échapper
aux Anglais.
A-t-elle pratiqué cette vertu capitale, l’humilité ?
– N’avez-vous point un écu et des armes ?
– Je n’en eus jamais. Mon roi donna des armes à mon frère : un écu
d’azur, deux fleurs de lis d’or et une épée au milieu : ce don fut fait par
mon roi, sans que je l’eusse sollicité et sans que rien sur ce sujet ait été
révélé par mes Voix 3.
– Pourquoi est-ce vous plutôt qu’une autre qui fûtes choisie de
Dieu pour donner secours aux bonnes gens d’Orléans ?
– Il plut à Dieu de faire cette œuvre par une simple et pauvre fille 4.

1 Jeanne, Q. I, 160, 161.


2 Ibid., 151, 152.
3 Ibid., 145.
4 Ibid., 117.
584 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Depuis que vos Voix vous ont dit que vous iriez à la fin au
royaume de Paradis, vous tenez-vous pour assurée de votre salut ?
Êtes-vous certaine de n’aller pas en enfer ?
– Mes Voix m’ont dit que je serais sauvée ; je le crois fermement,
aussi fermement que si je le fusse déjà.
– Cette réponse est de grand poids.
– Ce m’est un grand trésor.
– Pensez-vous donc après cette révélation ne pouvoir commettre de
péché mortel ?
– Je n’en sais rien. Je me rapporte de tout à Notre-Seigneur. Si je dis
d’ailleurs que je serai sauvée, c’est à la condition que je tienne mes ser-
ments à Notre-Seigneur, spécialement que je garde bien ma virginité.
– Avez-vous besoin de vous confesser, croyant à la parole de vos
Voix que vous serez sauvée ?
– Je ne sais point que j’aie péché mortellement. Si j’étais en état de
péché mortel, je pense que sainte Catherine et sainte Marguerite ne
viendraient pas à moi. Pour ce qui est de me confesser (je le voudrais
cependant), on ne saurait trop purifier sa conscience 1. Tout ce que j’ai
fait de bien (n’est pas de moi) ; je l’ai fait par le commandement de
mes Voix.
– Dites-vous facilement à votre roi toutes vos révélations ?
– Non : je lui confiai très difficilement ce que m’avaient dit mes
Voix de faire peindre le roi du ciel sur mon étendard, et de le prendre
hardiment, et de le porter hardiment 2.
V
Cette fouille psychologique minutieuse, redoutable, s’étendit sur
cinq journées des six de l’interrogatoire supplémentaire, sans les avoir
remplies totalement 3. La Fontaine ne fut pas moins pointilleux sur la
version que Jeanne avait déjà fournie touchant ses Voix. Il fallait voir
si elle demeurerait constante avec elle-même, si plutôt elle ne se cou-
perait point. Puis, plus on aurait de détails, plus on serait à même de la
submerger dans le flot perfide des subtilités.

1 Jeanne, Q. I, 156, 157.


2 Ibid., 117.
3 L’interrogatoire à huis clos eut lieu le 10 mars, devant Pierre Cauchon, La Fontaine, Midi,

Feuillet, Fécard, Massieu ; le 12 mars, devant Pierre Cauchon, La Fontaine, Midi, Feuillet, Pasquier
de Vaux, Thiévet, Nicolas de Hubent ; le 13 mars, devant Pierre Cauchon, Le Maistre, Midi, Feuillet,
de Hubent, Ysambart de la Pierre ; le 14 mars, devant Jean de La Fontaine, Le Maistre, Midi, Feuil-
let, de Hubent, Ysambart de la Pierre et sans doute Taquel, le notaire particulier de Le Maistre, ins-
tallé le jour même dans sa fonction ; le 15 mars, devant Jean de La Fontaine, Le Maistre, Midi, Feuil-
let, de Hubent, Ysambart de la Pierre.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 585

L’extérieur des Apparitions importait, on le conçoit, à ce but ; et


aussi certaines de leurs suggestions ; et aussi leur fidèle bonté ou leur
malice à l’égard de leur cliente ; et aussi leurs mouvements saisissa-
bles, de répulsion, de sympathies, etc., leur prophétisme vrai, faux. Il
convenait toujours de se renseigner sur les marques auxquelles les
Français avaient reconnu l’origine céleste des visions. Une étude ser-
rée des armes, de l’étendard, des secours extraordinaires offerts à
l’accusée par ses Voix, jetterait de la lumière sur le problème : il est
probable qu’on y rencontrerait des preuves du diabolisme soupçonné
par les docteurs, affirmé par les Anglais, dans l’activité de « cette
femme ». Tel est le fil directeur de La Fontaine ; nous-mêmes ne le
perdrons point.
L’extérieur des Voix.
– De quelle figure était l’ange que vous vîtes et de quelle grandeur ?
– Je n’ai point licence de m’expliquer là-dessus. Demain on verra.
– Ceux qui accompagnaient l’ange étaient-ils tous de même figure ?
– Quelques-uns se ressemblaient ; les autres non, au moins tels que
je les voyais. Quelques-uns avaient des ailes ; quelques autres étaient
couronnés. Dans leur société je voyais sainte Catherine et sainte Mar-
guerite 1.
– Quand vos Voix viennent à vous, sont-elles accompagnées de lu-
mière ?
– Elles ne viennent point sans lumière.
– Vous avez dû demander licence de vous expliquer sur vos Voix.
Dites-nous en quelle forme, dans quelles espèces (apparences), gran-
deur, habit, vient saint Michel ?
–Sous la forme d’un vrai prud’homme. De l’habit et autres choses,
je n’ai rien à dire. J’ai vu les anges de mes yeux ; il suffit. Je crois les
paroles et les apparitions de saint Michel, comme je crois que Notre-
Seigneur Jésus-Christ souffrit mort et passion pour nous.
– Quels étaient l’âge, les vêtements de sainte Catherine et de sainte
Marguerite ?
– Considérez que je vous ai répondu. Je ne vous dirai rien de plus.
Je vous ai dit tout ce dont j’ai la certitude. (Elle avait répondu, en effet,
lors du premier interrogatoire).
Les suggestions des Voix.
– Quand vous fîtes votre sortie de Compiègne, fut-ce sur le com-
mandement de vos Voix ?

1 Jeanne, Q. I, 143, 144.


586 LA SAINTE DE LA PATRIE

– En la semaine de Pâques dernier, j’étais sur les fossés de Melun.


Il me fut dit par mes Voix, sainte Catherine et sainte Marguerite, que
je serais prise avant la Saint-Jéhan ; qu’il fallait que ce fût ainsi, que je
ne m’en étonnasse pas, que je prisse tout en gré, que Dieu m’aiderait.
– Depuis lors, vos Voix vous ont-elles répété que vous seriez prise ?
– Oui, plusieurs fois, comme tous les jours. Je leur demandai alors
de mourir bientôt sans avoir à souffrir un long travail de prison. Elles
me faisaient toujours la même réponse : Prends tout patiemment, il
faut ainsi faire. Mais elles ne me dirent pas l’heure, bien que je la leur
eusse demandée plusieurs fois. Si j’eusse su devoir être prise à Com-
piègne, je ne serais pas sortie.
– Si vos Voix vous avaient commandé de sortir, vous signifiant que
vous seriez prise, seriez-vous sortie ?
– Pas volontiers : mais finalement je leur aurais obéi quoi qu’il eût
dû m’en advenir.
– Ce jour de Compiègne, avez-vous reçu ordre de sortir ?
– Non, mais je répète, il m’avait été dit qu’il fallait que je fusse pri-
sonnière 1.
– Vos Voix vous conseillèrent-elles d’avertir votre père et votre
mère de votre départ ?
– Elles auraient été satisfaites que j’eusse pu les avertir ; mais elles
comprenaient la peine que je leur aurais faite. Pour rien au monde je
ne les aurais avertis. Mes Voix s’en rapportaient à moi du oui ou du
non 2.
– Quand vous allâtes devant Paris, fût-ce de l’ordre de vos Voix ?
– Non, ce fut toujours à la requête des gens d’armes. Cependant
j’aurais bien voulu passer le fossé 3.
– Sous Pont-l’Évêque, eûtes-vous quelque révélation ?
– Depuis l’avertissement de Melun, je m’en rapportai de la guerre
beaucoup plus aux capitaines, sans leur dire toutefois que je serais
prise 4.
– Quand vous voulûtes sauter de la tour de Beauvoir, fût-ce du
conseil de vos Voix ?
– Non, sainte Catherine me disait presque tous les jours que je ne
le fisse point, que Dieu m’aiderait et aiderait aussi ceux de Compiè-
gne ; et moi je répondais que, puisque Dieu aiderait ceux de Compiè-
gne, je voulais y être.

1 Jeanne, Q. I, 114, 115, 116.


2 Ibid., 129.
3 Ibid., 146.
4 Ibid., 147.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 587

La fidèle bonté ou la malice des Voix à l’égard de leur cliente.


– Vos Voix vous ont-elles jamais trompée, au moins quant aux
biens de la fortune, puisque vous avez été prise ?
– Je crois, puisque cela plut à Notre-Seigneur, qu’il vaut mieux que
je sois prise.
– Et quant aux biens de la grâce, votre Voix vous a-t-elle fait dé-
faut ?
– Et comment pourrais-je dire qu’elle m’a fait défaut, quand elle
me réconforte tous les jours ?
– Appelez-vous vos Voix ? Vous viennent-elles sans que vous les
appeliez ?
– Elles viennent souvent sans que je les appelle ; quelquefois je re-
quiers Notre-Seigneur de me les envoyer.
– Quelquefois les avez-vous appelées sans qu’elles soient venues ?
– Je n’en eus jamais besoin sans qu’elles soient venues 1.
– Avez-vous entendu vos Voix depuis hier ?
– Oui. Elles m’ont dit plusieurs fois de vous répondre hardiment en
ce qui touche le procès.
– Quelquefois vos Voix réclament du temps pour répondre à vos
demandes ?
– Il y a des moments où sainte Catherine me répond, sans que je
comprenne à cause du bruit qui se fait dans la prison.
Les mouvements intérieurs des Voix.
– Sainte Catherine et sainte Marguerite se courroucent-elles quel-
quefois ?
– Oui ; que ceux qui entendent cela s’amendent. Pour moi, le plus
que je les ai courroucées ce fut, je pense, à Beauvoir. Je leur demandai
pardon.
– Sainte Catherine et sainte Marguerite sont-elles capables de se
venger ?
– Je ne sais. Je ne le leur ai pas demandé.
– Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais ?
– Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime et haïssent ce qu’il hait.
– Dieu hait-il les Anglais ?
– De l’amour ou de la haine que Dieu a aux Anglais, de ses senti-
ments pour leurs âmes, je ne sais rien. Je sais en revanche qu’ils se-

1 Jeanne, Q. I, 126, 127.


588 LA SAINTE DE LA PATRIE

ront chassés de France, excepté ceux qui y mourront. Je sais que Dieu
enverra victoire aux Français contre les Anglais.
– Dieu était-il pour les Anglais quand la fortune leur souriait en
France ?
– Je ne sais (s’il était pour les Anglais), et s’il haïssait les Français ;
je crois plutôt qu’il punissait ceux-ci pour leurs péchés, s’ils étaient en
péché 1.
– Avez-vous embrassé jamais sainte Catherine, sainte Marguerite ?
– Oui, je les ai embrassées toutes les deux.
– Fleuraient-elles bon ?
– Assurément.
– En les embrassant, sentiez-vous quelque chaleur, un contact ?
– Je ne pouvais les embrasser sans les sentir et les toucher.
– Qu’embrassiez-vous ? Leurs pieds, leur visage ?
– Mieux valait leur baiser les pieds.
– Leur avez-vous point offert des fleurs ?
– Oui, en leur honneur j’en ai mis plusieurs fois devant leurs ima-
ges dans les églises. À mes apparitions mêmes je n’en ai jamais offert,
que je me souvienne.
– Vous mettiez des fleurs au Beau Mai : était-ce en honneur de
sainte Catherine et de sainte Marguerite ?
– Non.
– Quand les saints venaient à vous, leur faisiez-vous des révéren-
ces ?
– Oui, le plus profondément que je pouvais ; car je sais qu’elles
sont l’une et l’autre habitantes du Paradis 2.
– Saint Michel ou vos Voix vous ont-ils jamais écrit ?
– Non.
– Vos Voix vous ont-elles jamais appelée : fille de Dieu, fille de
l’Église, la fille au grand cœur ?
– Avant le siège d’Orléans et depuis, quand elles me parlent tous
les jours, elles m’ont appelée plusieurs fois Jehanne la Pucelle, fille de
Dieu.
– Puisque vous vous dites la fille de Dieu, pourquoi ne voulez-vous
pas dire le Pater Noster ?
– Je le dis. Quand j’ai refusé de le dire hors de la confession, c’était
pour que Mgr de Beauvais me confessât.

1 Jeanne, Q. I, 178.
2 Ibid., 186, 187.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 589

Le prophétisme vrai ou faux des Voix.


– Que vous dirent vos Voix quand vous vous présentâtes devant le
roi ?
– Va hardiment quand tu seras près de lui ; il aura bon signe de te
recevoir et de te croire. (Elles m’ont dit encore) que je serais prise
avant la Saint-Jéhan. Elles m’ont dit que le roi me mît en besogne et
que le pays serait vite allégé. (Elles m’ont dit) que je prendrais suffi-
samment d’Anglais pour avoir le Duc d’Orléans, ou que autrement je
serais « allée le quérir en Angleterre » dans l’espace de trois ans. Je dis
donc à mon roi de me laisser faire des prisonniers. Et si on ne m’eût
empêchée, pendant les trois ans je l’aurais délivré.
Parole profonde théologiquement. Les desseins de Dieu peuvent en
effet être contrecarrés par la liberté des hommes.
– Quel terme précis vos Voix avaient-elles fixé ?
– Plus long qu’un an ; plus bref que trois 1.
Les Voix d’ailleurs lui avaient dit que son roi aurait tout le royaume
de France moyennant qu’elle travaillât et besognât avec les gens d’ar-
mes qu’il lui donnerait ; sinon il ne serait pas de sitôt couronné et
consacré 2 ; que Dieu aiderait ceux de Compiègne 3 ; qu’elle ne serait
pas délivrée tant qu’elle n’aurait pas vu le roi d’Angleterre 4. Et elle ré-
pondait : Je ne le voudrais pas voir : j’aimerais mieux mourir qu’être
mise aux mains des Anglais.
Elles lui avaient dit bien d’autres choses encore, que Jeanne aurait
rappelées s’il lui avait convenu, sur sa rencontre avec Baudricourt, la
bataille des Harengs, la date de son arrivée près du roi, de la levée du
siège d’Orléans, du sacre de Charles, de la reddition de Troyes, du re-
tour de Paris à la couronne, du triomphe définitif des lys, du terme de
son odieuse captivité. Mais en définitive pourquoi leur remettre cette
suite de merveilles sous les yeux et dans les oreilles ? Au moins, nos
lecteurs n’ont-ils pas oublié ces oracles.
Les notes auxquelles avait été reconnue l’origine céleste des Voix
de Jeanne.
Jeanne ne fit pas difficulté d’accorder que sur ses apparitions elle
n’avait pas consulté son curé. Elle avait gardé son secret qui était celui
de Dieu. « Le bon Esprit pousse à tenir la grâce reçue secrète le plus
possible » 5. C’est la logique de l’humilité qu’il inspire.

1 Jeanne, Q. I, 134.
2 Ibid., 140.
3 Ibid., 151.
4 Ibid.
5 DE MAUMIGNY, Oraison mentale, II, 230.
590 LA SAINTE DE LA PATRIE

– N’avez-vous point parlé de vos visions à votre curé ?


– Non. Mes Voix ne me demandèrent pas cela, et j’hésitai fort à me
confier. Je n’étais pas sans inquiétude du côté des Bourguignons. Ils
auraient pu empêcher mon voyage ; et plus encore, mon père 1.
– Quel signe eurent le roi et ses gens de croire que c’était un ange
qui vous apparaissait ?
– Le roi le crut par l’enseignement des gens d’Église qui étaient là,
et par le signe de la couronne (c’est-à-dire par la révélation qu’elle lui
fit de ses propres pensées, de son propre doute quant à son droit sur la
couronne).
– Comment les gens d’Église surent-ils eux-mêmes que c’était bien
un ange ?
– Par leur science. Ils étaient clercs 2.
– Vous-même, faites-vous toujours ce que vos Voix vous comman-
dent ?
– Oui, de tout mon pouvoir ; elles ne me commandent rien qui ne
soit du bon plaisir de Notre-Seigneur… Quelque chose que j’aie faite,
en mes grandes affaires, elles m’ont toujours aidée, et cela est un signe
que mes Voix sont de bons Esprits 3.
– Avez-vous encore d’autres preuves que vos Voix sont de bons Es-
prits ?
– Saint Michel me les garantit avant qu’elles vinssent à moi. Saint
Michel me dit que sainte Catherine et sainte Marguerite viendraient à
moi, qu’elles me conseilleraient, qu’elles m’étaient données pour me
conduire en ce que j’aurais à faire ; que je devais croire ce qu’elles me
diraient ; que tel était le commandement de Notre-Seigneur.
– Mais était-ce bien saint Michel qui vous parlait ? Comment le
connûtes-vous ?
– Je le connus au parler, au langage des anges. Je crois fermement
que c’était lui.
– Comment connûtes-vous que saint Michel parlait le langage des
anges ?
– Je le crus assez tôt, et eus la volonté de le croire.
– Si l’Ennemi (Satan) prenait forme d’ange, comment connaîtriez-
vous si c’est le bon ou le mauvais qui vous parle ?
– Je connaîtrais fort bien si c’est saint Michel ou un être qui le
contrefait. La première fois que je vis saint Michel j’hésitai beaucoup à

1Jeanne, Q. I, 128.
2 Ibid., 146.
3 A fructibus eorum cognoscetis. On connaît l’arbre, on connaît la sagesse, on connaît la vertu,

on connaît les Esprits à leurs fruits.


L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 591

croire que ce fût lui. J’eus grand’peur. Je le vis plusieurs fois avant
d’être convaincue que c’était lui.
– Pourquoi, quand vous avez cru que c’était saint Michel, l’avez-
vous cru plutôt que la première fois, alors que vous hésitiez ?
– La première fois j’étais troublée par la peur, n’étant qu’une en-
fant. Mais il m’enseigna et me montra de telles choses que je ne pus ne
pas croire que c’était lui.
– Que vous enseigna-t-il donc ?
– Que je fusse bonne : que Dieu m’aiderait : et entre autres choses,
que j’irais au secours du roi de France. La plus grande partie de ce que
l’ange m’enseigna est déjà consignée dans votre livre. L’ange me con-
tait la pitié qui était au royaume de France 1.
VI
Mais voici que La Fontaine, impatienté du peu qu’il avance, décou-
vre à moitié son jeu. Les Voix sont nécessairement de mauvais Esprits,
et Jeanne est une possédée des mauvais Esprits. Il va donc lui démon-
trer qu’elle traîne après elle un appareil de sorcellerie : des anneaux 2,
une épée marquée de croix singulièrement disposées 3, un étendard
avec des caractères spéciaux 4, « des cierges et des chappeaulx de
fleurs », des habitudes de sonneries de cloche bizarres, bref tout un
fourniment de magie plus que suspect. Et puisqu’elle tient ces choses
de ses Voix, sont diaboliques ses Voix ?
Sortilèges des Voix et de Jeanne.
Jean de La Fontaine semble en avoir soupçonné long sur l’entrée
de Jeanne à Compiègne. Elle avait échappé à la vigilance des Anglo-
Bourguignons, comment cela avait-il pu se faire ? Quelle voie avait-elle
bien suivie ? Serait-ce celle des sorcières par hasard, celle des airs ?
Cela eût bien été l’affaire de Mgr de Beauvais qui prétendait l’avoir sai-
sie en pleine pratique de maléfices.
Et l’interrogateur de prendre à cette occasion je ne sais quel ton de
solennité. Il adjure la prévenue :
– Par votre serment, dites-nous, quand vous vîntes la dernière fois
à Compiègne, d’où étiez-vous partie ?
Jeanne dégonfla l’outre d’un coup d’épingle.
– De Crespy-en-Valois. J’entrai dans la ville à une heure très mati-
nale sans que les ennemis s’en aperçussent 5.

1 Jeanne, Q. I, 168, 169, 170, 171.


2 COLIN DE PLANCY, Dictionnaire Infernal, 37.
3 Il y a des croix dans toutes les formules de grimoire, etc. Ibid., 191.
4 Avec certains de ces signes, on peut commercer avec les esprits. Ibid., 120.
5 Jeanne, Q. I, 114.
592 LA SAINTE DE LA PATRIE

Autour des cloches.


– Sonna-t-on les cloches lors de votre sortie de Compiègne ?
– Si on les sonna ce fut à mon insu, pas par mon commandement 1.
Autour de l’étendard.
– Sur votre étendard, le monde n’était-il pas peint ? N’y avait-il pas
deux anges aussi ?
– Oui.
– Que signifiait ceci, Dieu tenant le monde assisté de deux anges ?
– Sainte Catherine et sainte Marguerite m’avaient dit de le prendre
ainsi fait et de le porter hardiment. Elles m’avaient ordonné d’y faire
peindre le roi du Ciel ; je ne sais rien de plus de la signification de ces
choses.
– Qui vous a conseillé de faire peindre des anges sur votre éten-
dard ?
– Je vous ai répondu.
– Les avez-vous fait peindre tels qu’ils viennent à vous ?
– Je les ai fait peindre comme on les voit dans les églises.
– Les avez-vous jamais vus comme ils sont peints ?
– Assez.
– Les deux anges de votre étendard, était-ce saint Michel, saint Ga-
briel ? Pourquoi n’y en avez-vous pas représenté plus de deux ?
– Les anges n’étaient là que pour signifier l’honneur dû à Dieu maî-
tre du monde. Tout l’étendard était fait d’ordre de Notre-Seigneur par
sainte Catherine et sainte Marguerite qui me dirent : Prends l’éten-
dard de par le Roi du ciel. À cause de cette parole j’y fis peindre Notre-
Seigneur et deux anges. Tout se fit par le commandement d’En-Haut.
– Avez-vous demandé à vos Voix si par la vertu de votre étendard
vous gagneriez toutes les batailles auxquelles vous seriez mêlée ?
– Les Voix m’ont dit de le porter hardiment, que Dieu m’aiderait.
– Où était l’aide principale ? Est-ce vous qui aidiez le plus à l’éten-
dard ? Est-ce l’étendard qui vous aidait le plus ?
– Que mon étendard ou moi ayons été victorieux, ce n’est pas à dis-
cuter : toute la victoire fut à Notre-Seigneur.
– Fondiez-vous l’espérance de la victoire sur vous ou sur votre
étendard ?

1 Jeanne, Q. I, 114.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 593

– Ni sur moi, ni sur mon étendard ; ma confiance était toute en No-


tre-Seigneur.
– Si vous eussiez porté l’étendard d’un de vos hommes ou même
celui de votre roi, eussiez-vous eu aussi bon espoir qu’à porter le vô-
tre ?
– Je porte plus volontiers celui que m’avait donné Notre-Seigneur.
À lui je m’en remettais de tout 1.
– Ne fit-on jamais flotter votre étendard autour de la tête de votre
roi ?
– Non, que je sache.
– Pourquoi fut-il porté à l’église de Reims pendant le sacre plutôt
que celui des autres capitaines ?
– Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur 2.
Autour des anneaux.
– De quelle matière était votre anneau où était écrit : Jesus, Ma-
ria ?
– Je ne sais trop : s’il était d’or, il n’était pas de fin or. Il était peut-
être en laiton. Il était marqué de trois croix, sans autre signe, et des
noms : Jésus, Marie.
– Pourquoi le regardiez-vous avec plaisir quand vous marchiez au
combat ?
– Parce qu’il me rappelait mon père et ma mère qui me l’avaient
donné ; et aussi parce que l’ayant au doigt j’ai touché sainte Catherine
et sainte Marguerite qui m’apparaissaient.
– En quelle partie de sainte Catherine votre anneau l’a-t-il tou-
chée ?
– Assez 3.
Autour de l’épée.
– Quelles armes avez-vous offertes à saint Denys ?
– Un blanc harnais d’homme d’armes, avec une épée que j’avais
gagnée devant Paris.
– À quelle fin fîtes-vous ces présents ?
– Par dévotion. C’est d’ailleurs la coutume des hommes d’armes
qui ont été blessés. Ayant été blessée devant Paris, j’offris un harnais à
saint Denys, où est le cri de France.

1 Jeanne, Q. I, 180, 181, 182, 183.


2 Ibid., 187.
3 Ibid., 185.
594 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Ne faisiez-vous pas cela pour que vos armes fussent adorées ?


– Non.
– De quoi servaient les cinq croix qui marquaient l’épée de Fier-
bois ?
– Je n’en sais rien 1.
Enfin, le dernier coup va se porter :
N’a-t-elle pas fréquenté les sorcières ? N’a-t-elle pas fait le sabbat
avec les fées ?
– Votre marraine, celle qui vit les fées, a-t-elle une bonne réputa-
tion ?
– Mais oui : excellente. Personne ne l’a jamais prise pour une « de-
vine » ou sorcière 2.
– Vous, ne pensez-vous point que ces fées soient de mauvais es-
prits ?
– D’elles je ne sais rien du tout 3.
– Savez-vous qu’il y en a qui vont aux solennités des fées ?
– En tout cas ce n’est pas moi qui y allai jamais. Je ne sus jamais où
ces fêtes se tenaient. On contait bien qu’elles avaient lieu le jeudi ; je
n’y crois point. Si c’était vrai, ce seraient des « sorceries » 4.
VII
L’examen de moralité de Jeanne et de ses Voix ne pouvait être
poussé plus loin : le juge s’arrêta.
2º Le signe du roi.
Il retint La Fontaine presque aussi longtemps que la discussion à
laquelle nous venons d’assister. Le juge avait bien vu, lors du premier
interrogatoire, que Jeanne ne leur disait pas tout à ce propos. Pour-
quoi ce mystère ? Il s’agissait de le percer.
On se rappelle en quoi il consistait. Désespéré par l’état de sa for-
tune, Charles en était arrivé à douter de son sang ; et, un matin de
Noël, seul dans son oratoire, il avait supplié Dieu, s’il n’était pas le fils
du pauvre roi dément, de le priver de son trône, c’était trop juste ;
mais de ne faire payer, ni à lui ni à la France, la peine d’une faute qui
n’était point la leur.

1 Jeanne, Q. I, 179.
2 Ibid., 177.
3 Ibid., 187.
4 Ibid.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 595

Jeanne lui avait révélé cette prière très royale au surplus, et si ja-
lousement tenue cachée, afin que le roi crût en elle ; et il y avait alors
cru.
Il est facile de deviner quel prix les Anglais auraient mis à savoir
pareil secret. Ils n’auraient pas eu assez de trompettes pour répandre à
travers la France et l’Europe, que Charles lui-même manquait de foi en
sa filiation royale ; la belle aventure ! Le droit du sang n’était pas
thème à badinage au XVe siècle.
Jeanne le comprenait comme eux, pour le moins. De là son affir-
mation quasi violente et dix fois répétée : Vous m’abattrez la tête des
épaules plutôt que de me tirer des lèvres ce qui concerne Charles fils
de Charles !
De là aussi l’effort passionné de l’adversaire pour la contraindre à
jurer sans restriction.
La question du signe fut introduite le samedi 10 mars, revint le
lundi 12 avant et après midi, reparut encore le mardi 13 1.
Il va falloir à la sainte des prodiges de souplesse pour déjouer la
curiosité avide de ses juges ; elle les exécutera. S’il ne s’agissait d’une
histoire pleine de sang et de larmes, il serait permis de dire que son
procédé fut en vérité fort gracieux et piquant. Devant la bête étonnée
elle joua du voile de pourpre de la parabole, avec une remarquable
prestesse ; ne disant pas une parole qui ne fût vraie en soi, n’en lâ-
chant pas une qui fût indiscrète.
VIII
– Quel est ce signe que vous avez donne à votre roi ?
– Il est beau, et honorable, et bien croyable, et plus riche que quoi
que ce soit au monde. (Le signe étant la filiation royale de Charles, on
voit l’exactitude absolue de cette réponse).
– Pourquoi ne voulez-vous pas dire ce signe ? Vous avez bien de-
mandé celui de Catherine de la Rochelle.
– Si le signe de Catherine avait été montré aussi bien que celui dont
vous parlez, devant de notables gens d’Église (à Poitiers), évêques, ar-
chevêques, l’archevêque de Reims, des évêques dont je ne sais pas le
nom, même devant Charles de Bourbon, le Sire de La Trémouille et
plusieurs autres chevaliers qui virent le signe et l’ouïrent, aussi bien
que je vois ceux qui me parlent aujourd’hui, je n’aurais pas demandé à
voir le signe de la dite Catherine. Je savais par sainte Catherine et
sainte Marguerite que dans le fait de Catherine de la Rochelle il n’y
avait rien que néant.

1 Procès, Q. I, 120, 126, 134.


596 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Le signe dure-t-il encore ?


– Certainement, il durera mille ans et plus. (C’est-à-dire toujours.
Sans doute : Charles VII sera toujours le fils de Charles VI).
– Où est-il ?
– Au trésor du roi. (C’est en effet chose de haut prix pour le roi).
– C’est de l’or ? de l’argent ? des pierres précieuses ? une cou-
ronne ?
– Je ne vous en dirai autre chose. Homme ne saurait penser aussi
riche chose comme est le signe. (Il suffit d’être sensible à l’honneur
pour comprendre que Charles dut préférer la légitimité de sa nais-
sance à tout). Mais pour vous, le signe qu’il vous faut, c’est que Dieu
me délivre de vos mains. Quand je dus partir et aller à mon roi, il me
fut dit par mes Voix : Va hardiment ; quand tu seras près de lui, le roi
aura bon signe, qu’il te doit recevoir et croire.
– Quand le signe vint à votre roi, quelle révérence lui fîtes-vous ?
Vint-il de par Dieu ?
– Un ange vint de par Dieu ; pas de la part d’un autre. (Ici elle parle
d’elle-même qui fut l’ange, c’est-à-dire au sens étymologique du mot,
« la messagère » de Dieu). L’ange donna le signe au roi. J’en remerciai
bien des fois Notre-Seigneur. Les clercs cessèrent dès lors de me pour-
suivre de leurs contradictions. Oui, je remerciai bien Notre-Seigneur
de ce qu’il m’avait tirée de cette peine. Je m’agenouillai plusieurs fois 1.
– Les gens d’Église de votre parti virent-ils le signe ?
– Quand mon roi et ceux qui étaient avec lui eurent vu le signe (eu-
rent vu qu’elle avait donné un signe), bien plus, quand ils eurent vu
l’auge (elle-même) qui le donnait, je demandai à mon roi s’il était
content. Il répondit que oui. Et alors je partis et je m’en allai en une
petite chapelle assez près (la chapelle du château de Chinon), et j’en-
tendis qu’après mon départ, plus de trois cents personnes (il y avait
plus de trois cents personnes dans la salle du palais où s’était passée la
scène), avaient vu le signe (ils avaient su en effet qu’un signe avait été
donné au roi). Pour l’amour de moi et afin que l’on cessât de me pour-
suivre de questions, Dieu le permit ainsi. (Dieu voulut qu’il se répandît
que Jeanne avait donné un signe au roi, cela coupa court aux ques-
tions indiscrètes dont elle était poursuivie).
– Votre roi et vous, fîtes-vous une révérence à l’ange quand il ap-
porta le signe ?
– Oui, moi : je m’agenouillai et ôtai mon chapeau 2. (Elle fit cela
lorsque la Voix se présenta à elle pour lui révéler le signe).

1 Procès, Q. I, 119, 120, 121, 122.


2 Ibid.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 597

– L’ange qui apporta le signe parla-l-il ? 1.


– Oui, il dit au roi qu’on me mît en besogne et que le pays serait
bientôt allégé. (L’ange ici c’est encore elle-même).
– L’ange qui porta le signe, fut-ce l’ange de votre première appari-
tion ou fut-ce un autre ?
– C’est tout un (oui, parce qu’elle était l’ambassadrice de l’ange et
que l’ambassadeur est tout un moralement dans les questions qui re-
gardent son ambassade avec son Souverain) 2.
Ce dialogue eut lieu le samedi 10 et le lundi matin 12.
L’après-midi une seule question brève et sèche fut posée sur le
même sujet : elle reçut une réponse également sèche et brève.
– Quel était le signe donné à votre roi ?
– J’aurai pour savoir si je dois vous répondre avis de sainte Cathe-
rine.
IX

Le mardi 13 au matin 3, le vice-inquisiteur accrédité de la veille,


pour bien marquer, dirait-on, qu’il était juge autant que Messire de
Beauvais, prit ce moyen singulier de revenir sur une question vérita-
blement épuisée.
– Quel signe avez-vous donné à votre roi ?
– Voulez-vous donc que je me parjure ?
– Avez-vous juré et promis à sainte Catherine de ne pas dire le si-
gne ?
– J’ai juré et promis de ne pas le dire ; et cela spontanément ; on
me pressait trop de parler. De moi-même, je prononçai ce serment :
« Je promets que je n’en parlerai à homme qui vive ». Le signe ce fut
ce dont l’ange (elle-même) donnait la certitude à mon roi (sa filiation
royale) en lui apportant la couronne, et lui disant qu’il aurait le royau-
me de France entièrement, moyennant mon labeur ; et qu’il me mît en
besogne. Le roi devait me donner des gens d’armes, sinon il ne serait
ni si tôt couronné, ni si tôt sacré.

1 Lundi 12 mars, lundi de la semaine avant le dimanche de lu Passion ou, si l’on aime mieux, len-

demain du 4e de carême. Toujours dans la prison et devant Pierre Cauchon, La Fontaine, Midi, Feuillet,
Fiefvet, un docteur en théologie et en Droit canonique qui fut ambassadeur de l’université au Concile
de Bâle, Pasquier de Vaux, ancien notaire apostolique au Concile de Constance, chanoine de Rouen,
chanoine d’Amiens, chanoine de Paris, secrétaire et chapelain de Bedfort, bien rente, bien anglais.
Évêque de Meaux, il fut transféré de Meaux à Évreux quand Meaux devint français. Évêque d’Évreux, il
fut transféré à Lisieux quand Évreux devint français, etc. (DE BEAUREPAIRE, Les Juges, 92).
2 Procès, Q. I, 126.
3 Séance du 13, mardi avant la Passion ; dans la prison, devant Pierre Cauchon, Jehan Le Mais-

tre, La Fontaine, Midi, Feuillet, Nicolas de Hubent et le dominicain Ysambart de la Pierre.


598 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Comment l’ange apporta-t-il la couronne ? La mit-il lui-même


sur la tête du roi ?
Jeanne se reportant d’un élan d’imagination à la cérémonie du sa-
cre, et revoyant Charles dans la sainte basilique de Reims :
– La couronne fut remise à un Archevêque, celui de Reims, en pré-
sence du roi. L’archevêque la mit sur la tête du roi. J’étais présente. La
couronne est maintenant au trésor du roi.
– En quel lieu fut apportée la couronne ?
Nouvel élan vers le passé : elle se retrouve de cette fois à Chinon,
conduite par ses voix et offrant au roi de lui faire recouvrer son royau-
me, et elle dit :
– À Chinon, dans la chambre royale.
– Quel jour ? Quelle heure ?
– Le jour ? Je ne sais. L’heure ? Il était heure avancée ; je n’ai pas
là-dessus une mémoire tout à fait précise. Ce fut au mois d’avril ou de
mars. Il y aura deux ans au prochain mars ou au prochain avril. Ce fut
vers Pâques.
– Le premier jour où vous vîtes le signe, le roi le vit-il aussi ?
La question est singulière. Puisqu’il s’agit de signe donné au roi et
que c’est Jeanne qui le donne, il est nécessaire que les deux l’aient vu
simultanément.
– Oui, répond-elle, je le vis quand le roi le vit.
– De quelle matière était la couronne ?
– De très pur or. Elle était si belle, si riche que je ne saurais appré-
cier les richesses en elle comprises, car cette couronne signifiait que le
royaume de France lui appartiendrait. (Cela est un écho du mot con-
nu : Le royaume de France est le plus beau après celui du paradis).
– À cette couronne y avait-il des pierreries ?
– Je vous ai dit ce que j’en savais.
– L’avez-vous touchée, baisée ?
– Non.
– L’ange qui l’apporta venait-il d’en haut ou marchait-il par terre ?
– Il vint d’en haut : je veux dire qu’il venait par le commandement
de Notre-Seigneur. Il entra par la porte de la chambre. (Elle continue
de parler d’elle-même dans tout ce passage).
– L’ange marcha-t-il sur terre de la porte, jusqu’au roi ?
– Quand il fut devant le roi, il lui fit la révérence en s’inclinant et en
prononçant les paroles que j’ai dites du signe. Il rappela au roi ses
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 599

souffrances et ses tribulations. Il avait marché par terre de la porte


jusqu’au roi.
– Quelle distance y avait-il de la porte au roi ?
Ici une belle réponse de soldat. L’innocente ne sait pas compter en
toises ; elle sait autre chose :
– Il y avait à peu près la distance d’une lance. L’ange retourna par
où il était venu. J’étais avec l’ange ; je gravis comme lui les degrés de la
chambre du roi ; l’ange entra le premier (sa qualité d’ambassadrice la
précédait). Puis moi-même je dis : Sire, voici votre signe, prenez-le.
– Où l’ange vous apparut-il ?
– J’étais quasi toujours en prière ; je suppliais Dieu qu’il envoyât
un signe au roi. J’étais installée dans la maison d’une bonne personne
à Chinon, près du château. C’est là que l’ange vint.
Cette réponse est d’intérêt. Les Voix avaient promis à Jeanne avant
son entrevue avec Charles que celui-ci recevrait « bon signe de l’em-
ployer ». Mais lequel ? Elle l’ignorait encore. Dieu va pas à pas avec les
âmes. Le moment est venu cependant. Jeanne se met en une prière
quasi ininterrompue. Dieu exauce ; et les Voix viennent lui révéler le
secret du roi, « le bon signe » annoncé.
Munie de ce talisman divin, elle va confidemment vers Charles.
– L’ange (elle-même), bien accompagné d’autres anges (ses Voix, son
ange gardien, les saints qui la protégeaient), se dirige vers le château.
Personne ne les voyait. Mais pour l’amour de moi, et croirais-je pour me
soustraire aux pénibles discussions qui se soulevaient, beaucoup de gens
(les trois cents personnes réunies dans la salle royale de Chinon), virent
l’ange, qui, sans la permission de Dieu, ne l’eussent pas vu.
– Tous ceux qui étaient présents virent-ils l’ange ?
Elle esquive la question qui devient fort pressante. Elle craint de li-
vrer une des clefs de son langage parabolique.
– L’archevêque de Reims, les sires d’Alençon, de La Trémouille,
Charles de Bourbon, le virent. Quant à la couronne, plusieurs ecclésias-
tiques et autres l’ont vue qui n’ont pas vu l’ange (la couronne imposée
à Charles dans la cérémonie du sacre fut trouvée à Reims où elle était
depuis longtemps. Jeanne ne s’avançait pas trop en disant que beau-
coup l’avaient vue qui n’avaient pas vu l’ange, elle-même, à Chinon).
– De quelle figure, de quelle taille était l’ange ?
– Je n’ai pas congé de vous le dire ; demain on répondra s’il y a
lieu.
– Les anges qui accompagnaient l’ange lui ressemblaient-ils ?
600 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Quelques-uns étaient de même figure à peu près ; d’autres non ;


tels que je les voyais (je me les représentais), quelques-uns avaient des
ailes, il y en avait de couronnés, d’autres ne l’étaient pas. Sainte Cathe-
rine, sainte Marguerite ne manquaient pas ; elles furent avec l’ange et
les autres anges aussi dans la chambre du roi.
– Comment cet ange s’éloigna-t-il de vous ?
– Dans une petite chapelle. (Cela donnerait à supposer qu’elle y eut
une des nombreuses apparitions de ses Voix). Je fus attristée de son
départ ; je pleurai, et je m’en fusse volontiers allée avec lui : mon âme
fût partie avec joie.
– Au départ de l’ange demeurâtes-vous joyeuse, effrayée, en grande
terreur ?
– Non ; ni effrayée, ni en grande peur ; attristée seulement.
– Fut-ce pour vos mérites que Dieu vous envoya son ange ?
– Il venait pour grande chose. (Elle reparle d’elle-même). Il espé-
rait que le roi croirait au signe, et qu’on me permettrait de porter se-
cours aux bonnes gens d’Orléans. Il venait aussi pour les mérites du
roi et du bon Duc d’Orléans.
– Vous a-t-il été dit où l’ange prit la couronne ?
– Elle fut apportée de la part de Dieu. Il n’est pas d’orfèvre au
monde qui aurait su en fabriquer une si belle, une si riche. Où l’ange la
prit ?… Je m’en rapporte à Dieu ; je ne sais vraiment où il la prit.
– La couronne sentait-elle bon ; était-elle luisante ?
– Je n’ai pas de souvenir là-dessus. J’y penserai.
Et puis peu après, comme si elle eût reçu la lumière qu’elle atten-
dait :
– Mais oui, elle était de bonne odeur et elle était luisante, et elle
demeurera telle pourvu qu’elle soit bien gardée. Elle était comme peut
être une couronne 1.
Telle fut la longue escrime sur le signe du roi. Elle place une para-
bole, c’est-à-dire un morceau de genre très spécial et très difficile, en
plein procès. Évidemment celle-ci ne peut se comparer aux divins pe-
tits récits évangéliques sur le Semeur, la Femme qui a perdu sa
drachme, le Pêcheur et ses filets, le Serviteur inutile, les Vignerons as-
sassins, l’Enfant prodigue. Elle n’en donne pas moins une impression
très vive de la souplesse d’esprit de Jeanne. Peut-être même, en y ré-
fléchissant bien, quelqu’un pensera-t-il qu’il y a plus que de la sou-
plesse d’esprit, qu’il y a quelque chose comme de l’inspiration ici.

1 Jeanne, Q. I, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146.


L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 601

« Le solempnel clerc Normand », Lohier, avait annoncé : ils la


prendront en paroles. Ce n’est pas encore fait. Nul réseau n’a retenu
les ailes de la colombe.
X
Ils passèrent au troisième moyen :
3º La soumission de Jeanne à l’Église.
Ce moyen était terrible : un dilemme de leur scolastique person-
nelle, qui s’exprime ainsi : Ou vous vous soumettrez au jugement de
l’Église, ou vous ne vous y soumettrez pas.
Vous soumettez-vous ?
Dans ce cas, Nous, Pierre Cauchon. Le Maistre, La Fontaine, Beau-
père, d’Estivet et autres, nous qui avons cette prétention de nous pré-
senter comme l’Église, nous vous déclarons que vos Voix sont une trou-
vaille de votre imagination, un mensonge de votre langue, à moins que
ce ne soit un phénomène diabolique. Et il vous faudra en convenir,
puisque vous aurez accepté au préalable la décision de l’Église qui est
nous. Conséquence : il demeurera entendu que vous ne reçûtes pas de
Dieu la mission de sauver Charles et la France.
Êtes-vous prête à cela ?
Que si vous refusez de vous soumettre à l’Église…
Dans ce cas, Nous, Pierre Cauchon, Le Maistre, La Fontaine, Beau-
père, d’Estivet et autres qui nous présentons toujours comme l’Église,
nous prononçons que vous êtes hérétique et schismatique, puisque
vous nous déniez la soumission due à l’Église ; et nous vous abandon-
nons au bras séculier.
Cette pince théologique avait des failles. Pierre Cauchon et ses aco-
lytes n’étaient pas l’Église. Eussent-ils été l’Église, ils outrepassaient
les droits qu’elle enseigne posséder sur ceux qui ont reçu des révéla-
tions privées. Nous verrons ces choses ; nous les préciserons à propos
de la séance du 31 mars dans laquelle elles reparurent définitivement,
et on peut dire avec un effet mortel, puisqu’elles furent l’argument
principal du supplice de Jeanne.
Le peu que nous venons d’écrire n’a d’autre objet que d’éclairer le
sens et la portée du dialogue auquel nous allons assister.
La Fontaine commença par avertir l’accusée qu’il appartenait à
l’Église de faire « la déterminacion » (de décider) si oui ou non « elle
avait fait quelque chose contre la Foy ». Et afin qu’elle vît bien qu’il
s’agissait d’une doctrine immédiatement pratique, il « la requit » de
déclarer sans plus de délai sa volonté de se soumettre à l’Église 1.

1 La Fontaine, Q. I, 162.
602 LA SAINTE DE LA PATRIE

Et La Fontaine de commencer ses coups fourrés :


– Voulez-vous vous en rapporter à la détermination de l’Église,
comme vous le devez, si vous avez fait quelque chose qui soit contre la
foi chrétienne ?
– Que mes réponses soient vues et examinées par les clercs. Qu’on
me dise ce qui serait contre la foi chrétienne. Je saurai bien par mon
Conseil ce qui en est ; et je vous dirai ce que mon Conseil en aura pen-
sé. Toutefois, si j’avais admis quelque chose de mal contre « la foi que
nostre Sire a commandée », je ne le voudrais pas soutenir, et serais
bien attristée d’aller contre elle.
Voilà qui n’est pas le discours d’une hérétique sûrement.
Le docteur se jette de suite dans la question subtile de l’Église
triomphante et l’Église militante. « Luy fut déclairé de l’Église mili-
tante et triomphante que c’étoit de l’un de l’autre » 1. Quelle explica-
tion lui en fut positivement donnée, ce n’est pas dit ; et l’omission est
fâcheuse. Les notions « des Pères de Bâle », sinon sur l’Église triom-
phante, au moins sur l’Église militante, ne peuvent être acceptées que
sous bénéfice d’inventaire.
– Voulez-vous donc vous en remettre dès maintenant à la détermi-
nation de l’Église de ce que vous avez dit ou fait, soit en bien soit en
mal ?
– Je vous ai répondu, je n’ajouterai rien présentement.
Quelque quart d’heure plus tard, seconde instance, presque dans
les mêmes termes : sa manière de dire avait paru heureuse à Jean de
La Fontaine.
– Voyons : de ce que vous avez dit, de ce que vous avez fait, voulez-
vous vous rapporter à l’avis de l’Église et vous soumettre à ce qu’elle
décidera ?
– Toutes mes paroles et toutes mes actions sont dans la main de
Dieu. Je m’en rapporte à Lui. Je vous certifie que je ne voudrais ni rien
faire, ni rien dire contre la foi chrétienne. Si j’avais dit, si j’avais fait
quoi que ce fût qui pût charger ma conscience d’après les clercs, parce
que ce serait contre la foi chrétienne, je le chasserais de mon âme.
– Mais de déterminer que vous ayez dit ou fait quelque chose
contre la foi chrétienne, ne voulez-vous pas vous en rapporter à
l’Église ?
Jeanne, qui entrevoit au moins que les juges entendent s’identifier
avec l’Église, répète prudemment :

1 Séance du jeudi 15 mars, Q. I, 162.


L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 603

– Je ne vous répondrai pas maintenant. Envoyez-moi samedi le


clerc (le greffier), si vous ne voulez venir. Je répondrai avec la grâce de
Dieu, et il écrira 1.
XI

Le samedi arrive. La Fontaine n’a garde d’oublier la promesse.


– Voulez-vous soumettre tous vos dits, tous vos faits à la détermi-
nation de notre mère la sainte Église ?
– L’Église, je l’aime. Je voudrais la soutenir de tout mon pouvoir,
avec notre foi chrétienne. Ce n’est pas moi qui devrais être empêchée
d’aller à l’église et d’ouïr la messe. Quant au bien que j’ai fait, quant à
ma venue en France, il faut m’en rapporter au Roi du ciel qui m’a en-
voyée à Charles, roi de France, qui sera roi de France.
Et alors le cri prophétique :
– Et vous verrez que les Français gagneront une grande affaire que
Dieu leur enverra ; tant que branlera presque tout le royaume de
France 2 : je vous le dis afin que quand ce sera advenu, vous ayez mé-
moire que je l’ai dit.
– Un jour vous en rapporterez-vous à l’avis de l’Église ?
– Je m’en rapporte à Notre-Seigneur qui m’a envoyée, à Notre-
Dame, à tous les bénis saints et saintes du Paradis. M’est avis que de
Notre-Seigneur et de l’Église c’est tout un. Il n’y a pas difficulté de
croire que c’est tout un. Pourquoi faites-vous difficulté d’admettre que
c’est tout un ?
– Il y a l’Église triomphante où est Dieu, les saints, les anges et les
âmes sauvées 3. L’Église militante c’est notre Saint-Père le Pape, vi-
caire de Dieu en terre, les cardinaux, les prélats de l’Église, le clergé,
tous les bons chrétiens et catholiques 4. Laquelle Église bien assemblée
ne peut errer 5 et est gouvernée par le Saint-Esprit. Eh bien donc, vou-
lez-vous vous en rapporter à l’Église militante, telle que nous venons
de définir ?
Jeanne devine que sa mission est en cause et en danger avec ces
gens. Elle vole à son secours, rapidement, tout droit.

1 Jeanne, Q. I, 166.
2 Jeanne ne dit pas ici une grande bataille, ni une grande victoire ; mais une grande affaire, le
traité d’Arras sans doute, « duquel branla vraiment tout le royaume de France ».
3 Ce n’est déjà pas exact ; les âmes du purgatoire sont « sauvées » et elles sont de l’Église souf-

frante.
4 Encore une inexactitude : les catholiques baptisés, même mauvais chrétiens, font partie de

l’Eglise militante.
5 Ici l’erreur est plus considérable. D’après la définition, feraient partie de l’Eglise enseignante,

celle qui ne peut errer, quand elle est bien assemblée, le Pape, les cardinaux, les évêques, le reste du
clergé et même le peuple. Manifestement faux.
604 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Je suis venue au roi de France de par Dieu, de par la Vierge Ma-


rie, de par les benoîts saints et saintes du Paradis, de par l’Église victo-
rieuse de là-Haut et son commandement 1. À cette Église-là, je rap-
porte toutes mes bonnes actions, toutes mes bonnes paroles…
Admirable commencement de réponse ; admirable d’éloquence : il
y passe un souffle de lyrisme qu’eût goûté Bossuet ; admirable de véri-
té si l’on considère que les saints du ciel veulent d’un vouloir unique
avec Dieu et en Dieu. Nouvelle instance du juge :
– Vous soumettez-vous à l’Église militante ?
– Je ne répondrai pas maintenant 2.
– Vous semble-t-il que vous soyez tenue de répondre pleinement la
vérité au Pape, vicaire de Dieu, de tout ce qu’il vous demanderait tou-
chant la foi et vos faits de conscience ?
À ce nom du Pape, l’âme catholique de l’enfant tressaillit. Elle sen-
tit se briser le rets dans lequel on tentait de l’étouffer. Elle entrevit,
sous la neige de son vêtement, l’homme qui, si lointain fût-il, pouvait
d’un geste de sa droite la protéger, et elle s’écria :
– Je requiers qu’on me mène devant lui ; je répondrai devant lui
tout ce que je dois répondre 3.
Du coup, et en droit strict, La Fontaine était dessaisi, et Pierre Cau-
chon et Le Maistre. L’appel à Rome s’était produit sous la forme en la-
quelle Jeanne le pouvait produire. Supposé que les juges eussent été
loyaux, ils auraient dû répéter le mot de Festus à Paul : Tu en as appe-
lé à César ; tu iras à César. Tu en as appelé au Pape ; tu iras au Pape.
Ils l’oublièrent délibérément.
Mais le Licencié es arts avait senti le danger du chemin dans lequel
il s’engageait : il s’arrêta net.
XII
4º Le port de l’habit d’homme.
L’habit d’homme fut pour Jeanne une décence, une protection, un
symbole.
Puisqu’elle était destinée à faire œuvre d’homme, il valait mieux,
confia-t-elle aux Dames de Poitiers qui comprirent bien, porter vête-
ment d’homme. L’habit féminin, à cheval, à l’assaut, parmi le tourbil-
lon de la bataille, eût été déplacé.
Dans sa prison, il la gardait des surprises des houssepailleurs igno-
bles et imbéciles. Warwick, qui ne fut pas tendre à la Sainte de la Pa-

1 Jeanne, Q. I, 176.
2 Ibid.
3 Ibid., 184, 185.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 605

trie, ne put moins faire que menacer du châtiment le plus exemplaire


les grossiers soldats auxquels il l’avait bassement remise ; il fut même
contraint d’en renvoyer deux définitivement pour tentatives abomina-
bles 1.
Ce costume militaire rappelait à tous l’œuvre de Jeanne. Elle l’avait
pris en vue de sa mission ; elle le déposerait, sa mission finie. « Puis-
que, disait-elle, je porte mon habit par le commandement de notre
Sire et à son service, je ne cuide pas mal faire ». Et voilà pourquoi les
juges se sentaient fort blessés ; pourquoi leur « prud’homie » ne pou-
vait tolérer ce spectacle ; pourquoi ils tonnaient contre « la chose
abominable à Dieu, réprouvée et défendue de toute loi ». Déclamation
et farce. Au fond ils entendaient qu’elle déposât l’habit d’homme, en
preuve qu’elle n’avait pas reçu dans le passé le message qui, disait-on,
l’avait contrainte à le porter ; en preuve également qu’elle comptait vi-
vre avec tranquillité dans l’avenir.
XIII
Jean de La Fontaine se préoccupa de l’habit d’homme.
– Est-ce à la requête de Robert de Baudricourt, fut-ce de votre pro-
pre autorité, que vous prîtes votre habit d’homme ?
– C’est moi qui le voulus : ce ne fut à la requête d’homme qui soit
au monde.
– Est-ce votre Voix qui vous commanda de prendre l’habit d’hom-
me ?
– Tout ce que j’ai fait de bien, je l’ai fait par le commandement de
mes Voix. Plus tard, quand j’aurai reçu conseil, je vous parlerai de cet
habit : demain.
– En prenant l’habit d’homme, pensiez-vous mal faire ?
– Non sûrement : et aujourd’hui encore, si en cet habit j’étais au
milieu de ceux de mon parti, il me semble que ce serait grand bien
pour la France que je fisse ce que je faisais avant d’être prise 2.
– N’est-ce pas mal à une femme de porter l’habit d’homme ?
– Puisque je le fais par commandement de Notre-Seigneur et pour
son service, je ne pense point mal faire. Quand il lui plaira de me le
commander, cet habit sera de suite mis bas 3.
– On vous offre un habit de femme afin que vous puissiez entendre
la messe.

1 Manchon, Q. II, 299.


2 Jeanne, Q. I, 132, 133.
3 Ibid., 161.
606 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Non ; je ne le prendrai pas tant qu’il plaira à Notre-Seigneur que


je ne le prenne pas… Si tant est que je doive être menée en jugement,
je requiers les seigneurs d’Église de m’accorder la grâce qu’une che-
mise de femme me soit donnée avec un couvre-chef…
– Puisque vous dites porter votre habit d’homme par le comman-
dement de Dieu, pourquoi demandez-vous une chemise de femme à
l’article de la mort ?
– Je prie que la chemise soit longue 1.
Jeanne, dans toute sa carrière, n’a prononcé que peu de paroles de
mélancolie. Nous venons d’en relever quelques-unes : elles sont com-
me une lamentation discrète sur sa fin possible. La jeune fille qui parle
de cette sorte ne tient pas au vêtement viril afin de provoquer l’étonne-
ment et l’attention du public. Que ses juges cependant ne s’y trompent
point, ils n’ont pas devant eux une découragée. Elle est toujours prête
à reprendre les vieilles luttes. Qu’on ne lui propose pas d’inacceptables
arrangements.
– Si on vous laissait aller, reprendriez-vous l’habit de femme ? Il
semble que cela plairait à Dieu.
– Si on me renvoyait en habit de femme, j’aurais tôt repris l’habit
d’homme pour faire ce que Notre-Seigneur m’a commandé, je vous l’ai
déjà répondu. Pour rien au monde, je ne prêterai serment de ne pas
m’armer, de ne pas me mettre en habit d’homme, puisque le vouloir de
Notre-Seigneur est que je combatte 2.
– Mais enfin, quelle garantie, quel secours espérez-vous, en Notre-
Seigneur, tirer de votre habit d’homme ?
– En revêtant l’habit d’homme, en faisant quoi que ce soit d’autre,
je n’ai voulu avoir d’autre loyer que la salvacion de mon âme 3.
Nous voilà bien haut !
XIV
Et ce fut tout ! tout sur les crimes de Jeanne ; tout sur le dol et le
délire de ses Voix ; tout sur ses amitiés infernales ; tout sur la scéléra-
tesse de son déguisement.
La subtilité la plus retorse, la rancune la plus tenace, la plus cruelle
patience, les préventions les plus disputeuses ne purent tirer d’une en-
fant de dix-neuf ans que ces réponses candides et profondes, où se
peint une âme tant soumise à la sainte volonté de Dieu, tant pénétrée
de l’horreur du péché ! L’iniquité s’est levée contre elle ; l’iniquité n’a
pas prévalu.

1 Jeanne, Q. I, 177.
2 Ibid., 177.
3 Ibid., 179.
L’INTERROGATOIRE SUPPLÉMENTAIRE À HUIS CLOS 607

On s’en souviendra peut-être : les juges de Poitiers conclurent à son


sujet : « En elle on ne trouve pas de mal, mais que bien, humilité, vir-
ginité, dévocion, honnesteté, simplesse ; et de sa naissance, de sa vie
plusieurs choses merveilleuses sont dittes comme vrayes » 1.
L’impartiale histoire, considérant les textes que nous venons de
rapporter, ne prononce pas différemment.
Autre sera l’avis de Pierre Cauchon et de ses assesseurs. Tant pis
pour Pierre Cauchon et ses assesseurs. Les jugements que réforme et
casse l’histoire ne sont pas seulement annulés ; ils se retournent
contre ceux qui les ont prononcés, les accusent, les jugent et les con-
damnent.

1 Résumé des conclusions données par les Docteurs de Poitiers, Q. III, 392.
Chapitre XXX
Les conclusions tirées des interrogatoires
(1431)

Du 18 mars au 25

Réunion d’une douzaine de Maîtres, le dimanche de la Passion, 18 mars, en la de-


meure de Pierre Cauchon. – Celui-ci leur fait lire des propositions qu’il présente,
sans en fournir la preuve juridique, comme extraites des interrogatoires premier et
supplémentaire. – L’assemblée s’ajourne au jeudi suivant. – Ce jeudi, après lecture
de propositions, extraites ou non, il est convenu que celles-ci seront réduites en arti-
cles. – Le samedi, réunion de plusieurs juges à la prison ; lecture à Jeanne des pro-
cès-verbaux de l’interrogatoire supplémentaire. – Sur quels points répond Jeanne. –
Le dimanche des Rameaux, visite de Pierre Cauchon et de plusieurs Maîtres à Jean-
ne. – Propositions hypocrites ; rejetées ; pourquoi ? – D’Estivet prend acte de ce re-
jet. – Les juges vont à la messe ; elle demeure dans son cachot.

I
La clôture des interrogatoires fut prononcée le samedi veille du Di-
manche de la Passion.
On était parvenu à « la crise du procès », au point où légalement et
avec des juges, dont le siège n’aurait pas été fait d’avance, il eût été
discuté dans une paix sereine s’il fallait continuer ou abandonner la
poursuite.
Leur instruction terminée, en effet, les inquisiteurs avaient juste les
mêmes pouvoirs et les mêmes devoirs que nos juges d’instruction con-
temporains : décider la libération ou la non-libération du suspect.
C’est pourquoi ce chapitre fort court devrait être fort long ; parce qu’il
devrait contenir le procès-verbal de ces débats doctrinaux entre Maî-
tres, dont la conclusion fut que Jeanne serait inculpée d’hérésie. Nous
connaîtrions ainsi les erreurs qui lui furent reprochées dans cette se-
maine de mars, et lui méritèrent une accusation capitale. Rien de sem-
blable ne va se produire. Nous distinguerons quelques mouvements
des juges se réunissant, ou plus ou moins longtemps, ici et là, mais
nous n’entendrons pas leurs paroles : seule chose au fond qui nous im-
porterait.
Pierre Cauchon y a veillé ; il ne lui a pas convenu de nous rensei-
gner dans son récit. Le lecteur aurait saisi, de lui-même, les lacunes
volontaires partout où elles vont se produire.
LES CONCLUSIONS TIRÉES DES INTERROGATOIRES 609

II
Le Dimanche de la Passion 18 de mars, malgré la solennité du jour,
l’Évêque-juge convoqua pour la seconde fois, en son logis, ses asses-
seurs. Ils s’y rendirent, une douzaine juste, les intrépides, les toujours
prêts : Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Beaupère, Touraine,
Midi, Maurice, Feuillet, Rousselle, Vendères, La Fontaine, Coppeques-
ne et Courcelles 1.
Monseigneur Pierre fit l’historique des procédures. Il insista sur
leur dernière phase : ces six jours d’information supplémentaire qui
venaient de finir. Il parla des aveux de Jeanne, « confessiones » 2 ; puis
interpellant les assistants :
– Que dois-je faire désormais ? conclut-il, quel conseil me donnez-
vous ? 3.
Afin d’éclairer l’audience, il ordonna – le bon Président ! – de lire
un certain nombre de propositions extraites par des Maîtres qu’il avait
commissionnés, de l’interrogatoire de Jeanne 4.
Quels étaient ces Maîtres ?…
Quelles étaient ces propositions ?…
Quand les Maîtres avaient-ils extrait les propositions, puisque l’in-
terrogatoire avait fini il n’y avait pas vingt-quatre heures ?…
Qui garantissait que les propositions dites extraites fussent vrai-
ment de Jeanne, puisque celle-ci n’avait pas encore approuvé les der-
niers procès-verbaux ?
Tout ce manque de netteté ne peut pas ne pas inquiéter. Visible-
ment l’Évêque-juge ne tient pas à nous mettre à nu les dessous de
l’affaire.
Les douze assesseurs en surent-ils plus long que nous ? Leur réso-
lut-on les points d’interrogation qui nous laissent sans réponse ? Peut-
être au surplus. Entre camarades, il n’est pas trop lieu de se gêner.
Cauchon affirme que la lecture des propositions par lui incriminées
fut suivie d’une délibération « longue et solennelle ».
Qu’est-ce qui se dit dans cette délibération « longue et solen-
nelle » ? Silence toujours.
En conséquence de quoi, cependant, lui-même prescrivit que cha-
cun étudiât sérieusement, à l’aide d’auteurs autorisés, la valeur doctri-
nale des extraits 5. Puis, il ajourna l’assemblée à une conférence com-

1 QUICHERAT, I, 188.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid., 189, 190.
5 Ibid.
610 LA SAINTE DE LA PATRIE

mune, le jeudi suivant. Il recueillerait alors les avis, et présenterait


vraisemblablement les articles qui seraient soutenus au tribunal con-
tre « la susdite Jeanne » 1. Les articles n’étaient rien autre chose que le
réquisitoire. Au moment donc où Pierre Cauchon invitait les Maîtres à
réfléchir à l’aide de leurs livres sur les doctrines de l’inculpée, il les
prévenait que le réquisitoire était prêt. C’était une étrange manière de
laisser à leur conscience la liberté d’appréciation.
III
Le jeudi suivant, il fut fait ainsi qu’il avait été prévu. Les Maîtres se
retrouvèrent chez Monseigneur de Beauvais ; seulement ils furent
beaucoup plus nombreux : Castillon, Emengard, Boucher, du Ques-
noy, Houdenc, Nibat, Le Fèvre, Guesdon, Haiton, de la Pierre, avaient
grossi le bataillon diminué de l’unique abbé de Fécamp 2.
On avait, semble-t-il, été curieux de savoir ce qui était sorti de l’in-
terrogatoire supplémentaire commis à La Fontaine. Ils entrèrent en
séance. Des propositions furent lues 3. Elles avaient été au préalable
réunies et étudiées par « des messieurs savants », doctorum domino-
rum, des « Maîtres », et magistrorum. Ici reviennent les nécessaires
questions : Quels étaient ces messieurs savants, quels étaient ces Maî-
tres ? Quelles étaient ces propositions ? Qu’en avaient dit les mes-
sieurs savants et les Maîtres ? Il fut conclu ferme que des articles en
petit nombre seraient rédigés 4, puis communiqués aux juges. Si, plus
tard, la prévenue subissait un interrogatoire sur quelque matière en-
core inexplorée, on procéderait de même façon : par articles tirés de
ses réponses, « qui seraient déférés à la prudence des clercs ».
C’était la continuation décidée du procès. Tout fut terminé avec
l’inévitable formule, odieuse autant qu’inévitable : « Et avec l’aide du
Seigneur, l’affaire sera conduite à la gloire de Dieu, pour l’exaltation de
la Foi, dans un procès qui sera irréprochable » !
Quand donc les bourreaux n’auront-ils plus besoin de mêler Dieu à
leurs forfaits !
IV
Le samedi 24 mars, les Juges de l’interrogatoire supplémentaire,
auxquels s’étaient joints d’Estivet et l’official de Coutances, reprirent le
chemin de la Tour versus campos. Manchon avait emporté ses écritu-
res. Il allait commencer de les lire en vue de les faire approuver par
Jeanne, lorsque d’Estivet offrit de faire la preuve que tout ce que

1 QUICHERAT, I, 189, 190.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Ibid.. 190.
LES CONCLUSIONS TIRÉES DES INTERROGATOIRES 611

contenait le registre du notaire était exact. Au cas où Jeanne contes-


terait quoi que ce fût, il l’établirait. Puis il requit qu’elle prêtât serment
de ne rien ajouter à ses dires qui ne fût la vérité. Manchon, interrompu
par la réquisition du promoteur, commença et poursuivit jusqu’au
bout la lecture du procès-verbal des séances des 10, 12, 14, 15 et 17
mars.
Jeanne n’éleva, d’après le récit qui nous est venu, la voix que pour
le serment, et un acte de dévotion filiale. À l’heure tragique, quand no-
tre âme est sur le point de quitter le monde, il n’est pas rare, dit-on,
qu’éperdus du grand vide qui s’étend devant nous, nous en appelions à
nos mères. Ainsi fit-elle. En ce moment dont la solennité ne lui échap-
pait pas, elle se plaignit que le nom d’Isabelle Romée n’eût pas trouvé
place au compte rendu.
– Je m’appelle d’Arc, dit-elle, mais aussi Romée. Dans mon pays
les filles portent le nom de leur mère 1.
Et son cœur volant vers la chère créature du Bon Dieu qu’elle ne
reverra plus :
– Donnez-moi une tunique de femme que j’aille la voir. Sachez tou-
tefois que hors de votre prison je prendrai conseil de ce que je dois
faire 2.
Lecture ouïe, l’accusée aurait déclaré qu’elle croyait avoir dit « tout
cela, contre quoi elle n’avait aucune contradiction à opposer ». Sans
doute ; mais, nous l’avons observé, n’avait-elle dit que cela ? Le con-
traire est probable. Jeanne elle-même s’était plainte jadis que ce qui
pouvait être tourné contre elle fût écrit, que ce qui était pour elle ne le
fût pas.
V

Cette octave dans laquelle l’inculpée n’eut à porter que deux fois la
fatigue d’une audience, ne se termina pas sans une apparition de l’évê-
que de Beauvais . Il était dit que les heures de paix de la pauvre enfant
seraient toujours courtes. Le matin des Rameaux, Messire Pierre leva
le loquet de la prison, accompagné des fidèles parmi les fidèles, Beau-
père, Midi, Maurice, Courcelles, d’Estivet.
Le tendre « Père » s’était senti ému de sollicitude pour l’âme de
l’accusée. Il voulait réaliser l’un des plus chers vœux de sa pitié.
– Plusieurs fois, lui dit-il, et hier encore, vous nous avez demandé,
eu égard à la solennité des jours et du temps, de vous permettre d’ouïr
la messe ; plus spécialement en cette fête des Rameaux. À notre tour

1 QUICHERAT, I, 191.
2 Ibid.
612 LA SAINTE DE LA PATRIE

nous vous faisons une demande : Si nous vous donnions l’autorisation,


voudriez-vous quitter votre habit d’homme et prendre un habit de
femme, un habit tel que les femmes de chez vous le portent ? 1.
Nous prions de remarquer l’ambiguïté des termes. Maître Pierre de
Beauvais ne dit pas : Quittez l’habit d’homme et nous vous permet-
trons d’assister à la messe ; il dit : Si nous vous permettions d’assister
à la messe, quitteriez-vous l’habit d’homme ? Jeanne voit le piège. Dît-
elle : Oui, je quitterai l’habit d’homme, ils sont capables de répondre :
Eh bien, nous allons délibérer sur l’opportunité de vous ouvrir l’accès
de la messe. En attendant nous concluons que votre nécessité de gar-
der l’habit d’homme n’est pas si impérieuse.
– Permettez-moi d’entendre la messe dans l’habit où je suis, insista
la Sainte échappant au danger. Je pourrais même recevoir ainsi l’Eu-
charistie, le jour de Pâques.
– Répondez à notre question. Voudriez-vous quitter l’habit d’hom-
me si la faculté par vous sollicitée était concédée ?
– Je ne me suis pas consultée là-dessus. Je ne puis encore vêtir un
habit de femme 2. (Elle est toujours aux mains des houssepailleurs !).
– Voulez-vous prendre à ce sujet conseil de vos Saints ?
– On peut me permettre d’ouïr la messe telle que je suis. Je le dé-
sire ardemment. Je ne puis quitter mon habit ; ce n’est pas en mon
pouvoir 3.
Le Maistre et les docteurs présents insistèrent à leur tour. Braves
gens !
– Il s’agit d’un si grand bien : vous paraissez avoir tant de religion !
Veuillez prendre un habit convenable à votre sexe.
– Il m’est impossible de faire cela ; si cela m’était possible, je le fe-
rais vite.
Il est difficile d’admettre que Jeanne n’ait pas expliqué pourquoi il
lui était impossible « de faire cela ». Elle dut dire, au moins à mots
couverts, ses légitimes effrois dans son abominable geôle. En tout cas
ni Pierre Cauchon, ni qui que ce soit des juges présents, n’ignorait la
cause des invincibles répugnances de la jeune fille. Il y avait un moyen
honnête d’en triompher : c’était de la confier à des femmes.
Et voilà ce qu’on ne voulait point. La mettre dans l’impossibilité de
quitter l’habit d’homme et lui faire un crime capital de le garder,
n’était-ce pas le comble de « l’habileté » ?

1 QUICHERAT, I, 192.
2 Ibid., 191, 192.
3 Ibid., 192.
LES CONCLUSIONS TIRÉES DES INTERROGATOIRES 613

D’Estivet exigea l’attestation de tout ce qui avait été dit 1. Elle lui fut
remise. Monseigneur Pierre appelle, en son latin, cette pièce un
« instrumentum » 2, ce qui emporte l’idée de pièce authentique.
Ne serait-ce pas à fin d’authentication que furent admis dans le se-
cret de la prison trois prêtres anglais, dont le nom apparaît subite-
ment, en dernière ligne du récit, qui ne sont point assesseurs, qui
n’ont pas de fonction définie, desquels il est dit uniquement qu’ils fu-
rent présents ? 3. Sans doute le contre-seing de maître Milet, secrétaire
d’Henri VI, et celui de ses acolytes, ne donne pas pleine assurance
d’impartialité. Cependant, la forme devient sauve, sur ce point. Nous
ne déduirons pas moins de cette présence évidemment commandée,
que cette scène avait été prévue. Ils savaient d’avance ce qu’ils deman-
deraient à Jeanne, ils étaient certains qu’elle refuserait. Il appartien-
drait alors à d’Estivet d’intervenir et de présenter ses réquisitions.
Il sera fait le plus grand état, soit dans les soixante-dix articles de
d’Estivet, soit dans les douze de l’Université, de la position que prit
Jeanne ce matin des Rameaux. Ces gens-là pensèrent à tout.
VI
Pierre Cauchon se retira avec Beaupère, d’Estivet, Milet, les autres,
tous ravis que Jeanne n’eût pas voulu déférer à leur conseil sur le port
de l’habit d’homme, ravis surtout de pouvoir écrire qu’elle avait mieux
aimé s’obstiner qu’assister à la messe le jour des Rameaux, même que
communier le jour de Pâques. Comme si une femme, une sainte, mise
entre l’accomplissement de ces préceptes et le danger de son honneur,
n’avait pas le droit d’assurer son honneur, au détriment des précep-
tes ! Comme si la faute du non-accomplissement des préceptes ne re-
tombait pas sur la tête de ceux qui posaient une âme – pouvant, de-
vant faire autrement – en pareille alternative !
Ayant fait leur vilain coup, ils allèrent assister à la messe. Qu’y di-
rent-ils au Dieu des justices et des douleurs ? Jeanne demeura dans sa
prison. Elle gardait son habit d’homme qui la gardait. Du fond de son
cœur virginal une voix douloureuse, mais ferme et pure, s’éleva-t-elle
chantant : « Gloire, louange, honneur soient à vous, ô mon unique roi, ô
mon Christ, ô mon unique Rédempteur ; les enfants et ceux qui leur res-
semblent savent seuls vous dire un hosannah dont la piété vous agrée ».
Gloria, laus et honor tibi sit, Rex Christe, Redemptor,
Cui puerile decus prompsit Hosanna pium 4.

1 QUICHERAT, I, 193.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Hymne de la procession des palmes, le jour des Rameaux.
Chapitre XXXI
Les articles de d’Estivet
(1431)

Du 26 mars au 28

Plan sommaire du second procès dit procès ordinaire. – Le rocher battu par les va-
gues jamais apaisées d’un amer océan. – Réunion préparatoire du lundi des Ra-
meaux, 26 mars. – Audience générale du 27. – Sa physionomie ; d’Estivet. – Pre-
mières réquisitions du promoteur. – Débat entre les trente-huit Maîtres présents ;
propositions de Thomas Courcelles adoptées. – Pierre Cauchon propose un conseil-
ler à Jeanne ; Jeanne déclare s’en tenir à celui qu’elle eut jusqu’à ce jour, Notre-
Seigneur. – Jeanne prête serment de dire la vérité dans les matières qui concernent
légitimement le procès. – Sommaire du promoteur lu en latin. – Courcelles traduit
les articles à Jeanne ; comment ?… Elle doit répondre à chacun. – Comment les arti-
cles étaient rédigés. – Leurs caractères. – Jeanne répond, le 27, aux trente pre-
miers ; analyse de ceux-ci ; réponses de Jeanne. – Jeanne répond le 28 aux quarante
derniers ; analyse de ceux-ci ; réponses de Jeanne. – Belle réponse à Jacques de
Touraine ; admiration de l’Anglais. – Passe d’armes sur la soumission à l’Église. –
Réponse renvoyée au samedi. – Conclusion de la confrontation. – D’Estivet et Pierre
Cauchon ; l’excuse misérable d’un misérable prêtre !

I
Nous entrons dans l’histoire des secondes procédures. Elles pre-
naient en droit inquisitorial le nom de Procès ordinaire, comme les in-
terrogatoires auxquels nous avons assisté retenaient celui de Procès
d’office.
Dans le Procès ordinaire, nous verrons d’abord Jeanne et d’Estivet
s’affronter.
Puis ce sera une lutte entre Jeanne et ses juges. Pierre Cauchon y
interviendra, soit par son insistance à convaincre Jeanne du devoir
d’accepter « sa détermination », c’est-à-dire sa manière de voir quant
aux Voix (détermination qu’il appellera obstinément celle de l’Église) ;
soit par ses tractations au sujet des douze articles prétendument ex-
traits des aveux de la sainte inculpée.
Les docteurs rouennais et l’Université de Paris appelés à donner
leur avis ne le refuseront point. Et Jeanne sera mise en demeure de
faire des soumissions inacceptables à sa conscience.
C’est assez dire que nous raconterons les tentatives multiples diri-
gées contre la fermeté de la jeune vierge, les pires ruses, des efforts
d’intimidation qui iront jusqu’à la menace de la torture.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 615

La prétendue abjuration du cimetière Saint-Ouen et la première


condamnation ne manqueront pas de nous retenir spécialement.
Enfin ce seront les jours suprêmes, les derniers resplendissements
de l’astre – les plus beaux – avant l’ascension sacrée du bûcher.
On comprend qu’il y a dans ce raccourci l’esquisse de chapitres
nombreux, assez courts, il est vrai, au moins les premiers ; chacun mé-
ritant toutefois d’être distingué des autres, parce que chacun offre une
scène spéciale du drame qui se hâte vers sa fin.
Si le lecteur veut bien se pénétrer de notre pensée, il se représente-
ra Jeanne au milieu de cette mortelle épreuve, comme un rocher à l’as-
saut duquel monteraient et remonteraient, à chaque fois plus pressan-
tes, à chaque fois plus violentes, les vagues d’un amer océan. Il résiste
immobile, inébranlable, soutenu qu’il est par une force intime dont
l’origine se tire du Créateur et Maître des choses.
II
Le lundi des Rameaux qui, cette année-là, fut le 26 de mars 1, la
douzaine de docteurs coutumière 2 se réunit chez Pierre Cauchon avec
Jean Le Maistre.
« Nous y fîmes lire, raconte l’évêque de Beauvais , certains articles
(c’est-à-dire certains chefs d’accusation) que le promoteur entendait
soutenir contre Jeanne… On en délibéra ; ils furent trouvés bons… Il
fut entendu que si Jeanne refusait de répondre ou sur tous ou sur
quelques-uns, on l’avertirait charitablement que son silence serait te-
nu pour un aveu » 3.
Le lendemain se tint ce que nous appellerions une audience géné-
rale : tous les docteurs présents à Rouen avaient été convoqués 4.
On amena Jeanne. Extraite de sa prison, elle se retrouva dans le
palais où elle avait comparu la première fois. C’étaient les mêmes lieux
et les mêmes visages, moins nombreux toutefois. Il n’y avait que
trente-huit Maîtres. Cependant quelqu’un qu’elle connaissait parce
qu’il l’avait insultée et chassée du degré de la chapelle castrale, d’où
elle envoyait son cœur au tabernacle, siégeait cette fois à la place la
plus en vue après celle du président.

1 QUICHERAT, I, 194.
2 Beaupère, Touraine, Castillon, Midi, Maurice, Feuillet, Rouselle, Marguerie, Vendères, La Fon-
taine, Courcelles, Loiseleur.
3 QUICHERAT, I, 195.
4 En plus de ceux de la veille assistaient Maîtres Gilles de Fécamp, Pierre de Longueville, Emen-

gart, Boucher, du Quesnoy, Nibat, Guesdon, Guérin, Barberi, Gastinel, Le Doux, Pinchon, Basset,
Morelle, du Chemin, Alespée, Laval, du Crotoy, Dujardin, Haiton, la Chambre, de la Pierre, Brobster,
d’Estivet, Q. I, 196.
616 LA SAINTE DE LA PATRIE

C’était d’Estivet, promoteur de la Sainte Foi, chargé de requérir au


nom de la vérité catholique et de l’Église sa gardienne.
Fonction auguste ! Nulle qui doive être remplie avec plus de séréni-
té et de religieuse pitié, pensera tout honnête homme.
On verra, sans nullement tarder, comment le chanoine de Beauvais
et de Bayeux l’entendait. Pour entrée de jeu il demanda :
1º Que Jeanne « ici présente et déférée » fût contrainte de lui ré-
pondre « en tout ce qu’il voudrait demander, dire et proposer contre
elle, concernant la foi ».
2º Qu’il lui fût loisible de prouver autant que de besoin, en vue de
conclusions ultérieures, les faits énoncés dans ses articles.
3º Que Jeanne dût prêter serment de répondre aux énoncés des ar-
ticles par un simple Je crois ou Je ne crois pas.
4º Qu’elle fût déclarée contumace et défaillante, même étant pré-
sente, si elle refusait le serment.
5º Qu’elle fût en ce cas excommuniée parce que contumace.
6º Que si elle demandait délai pour répondre aux articles, celui-ci
fût court, et que tout refus de réponse équivalût à un aveu.
Sa harangue terminée, Maître Jean d’Estivet déposa le manuscrit
de ses soixante-dix articles, car il y en avait soixante-dix, sur la table
des juges 1.
Pierre Cauchon posa la question rituelle :
– Que pensez-vous de la requête du Promoteur ?
Les trente-sept consultés ne furent pas d’avis unanime ; ils se divi-
sèrent suivant le point de vue qui les avait frappés ; nul ne fut bienveil-
lant ; encore moins, nul ne fit retour sur soi pour s’interroger et re-
chercher s’il était dans l’équanimité, dans l’impartialité qui convien-
nent au juge.
Les uns répondirent : Qu’elle prête serment, sinon qu’elle soit ex-
communiée 2.
Les autres : Lisez-nous les articles de d’Estivet avant que nous déli-
bérions, surtout avant que nous lancions l’excommunication ; c’est le
moins 3.
Ceux-ci : Elle doit la vérité au Promoteur ; mais si elle demande un
délai pour réfléchir, qu’on le lui accorde… Ce délai sera de trois jours 4.

1 D’Estivet, Q. I, 198.
2 Vendères, Châtillon, Q. I, 198.
3 Pinchon, Q. I, 198, Basset, Guérin, Gilles des Champs, etc., Q. I, 199.
4 L’abbé de Fécamp, Geoffroy du Crotoy, Ledoux, Emengard, Boucher, Nibat, etc., ibid.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 617

Ceux-là : Nous nous en rapportons aux juristes : il nous faudrait


avant de nous prononcer consulter les livres 1. Ces derniers étaient les
plus honnêtes, à moins qu’ils ne fussent les plus lâches.
Ce fut un simple bachelier, de Courcelles, qui fit prévaloir son avis.
Dès lors sans doute on lui reconnaissait les capacités qui inspirèrent
tant d’admirations, même celle du très avisé Æneas Sylvius, le futur
Pie II.
« Elle est tenue de répondre, prononça-t-il. Donc qu’on lui lise les
articles et qu’après chaque article elle réponde. Que si elle demande
des délais afin de réfléchir, qu’on les lui accorde » 2.
Elle est tenue de répondre ! Voilà une proposition et bien large et
bien vague. Est-ce sur tout ce qu’on lui demandera qu’elle est tenue de
répondre ? On peut lui demander tant de choses ! Cependant nous
sommes loin du réquisitoire. L’excommunication sans phrases n’est
plus à craindre.
L’assemblée adopta.
Pierre Cauchon crut devoir à ce moment même se faire onctueux à
l’égard de l’accusée :
– Jeanne, prononça-t-il, tous les ecclésiastiques ici présents sont
fort instruits : le droit divin et le droit humain n’ont pas de secrets
pour eux. Ils veulent vous traiter en toute pitié, en toute douceur. Ce
n’est pas une vindicte qu’ils veulent tirer de vous ; ce n’est pas une pu-
nition qu’ils entendent vous infliger ; ils veulent vous instruire, vous
ramener à la voie du salut. Vous n’êtes pas assez savante pour traiter
des matières si difficiles. Voulez-vous un ou plusieurs de ces maîtres
pour vous assister ; et si vous ne savez choisir vous-même, voulez-
vous que nous vous choisissions ce conseiller ? Il vous dira ce que vous
avez à répondre, ce que vous avez à faire, sous la réserve que, dans les
questions de foi, il s’engage à ne pas trahir la vérité. Vous-même,
Jeanne, vous allez prêter serment, n’est-ce pas, de dire la vérité en ce
qui concerne les faits ? 3.
Jeanne se méfia. Ce conseiller, ou choisi au milieu de tous ceux
qu’elle venait d’entendre donner leur avis, ou reçu de la grâce et de la
main de Pierre Cauchon, ne la rassurait pas.
Sa réponse est exquise d’ironie subtile.
– Premièrement de m’avoir ainsi admonestée pour mon bien et ce-
lui de nostre foi, je vous mercye et toute la compagnie aussi. Quant au
conseil que me offrés, aussi je vous mercye ; mais je n’ai point inten-

1 Midi, etc., Q. I, 199.


2 Courcelles, ibid., 200.
3 Cauchon, ibid.
618 LA SAINTE DE LA PATRIE

sion de me départir du conseil de Nostre- Seigneur ; quant au serment


que vous voulés que je faie, je suis preste de jurer dire vérité de tout ce
qui touchera vostre procès 1.
Et la main sur l’Évangile elle jura ainsi. D’Estivet dut se contenter
avec cette restriction : elle avait prêté serment non quant à ce qui
concernait les faits, mais quant à ce qui concernait légitimement le
procès.
III
Le promoteur, sans vergogne et sans compassion, ne s’empêtrait
pas en d’hypocrites manœuvres : c’est la seule qualité qui ne puisse lui
être déniée.
Dès le prologue de ses articles, il posa la question en des termes qui
peut-être gênèrent ses complices – au moins le voudrait-on croire –,
tant le souci d’être agréable aux Anglais et de peser sur le tribunal y
perçait.
S’adressant à Pierre Cauchon :
– « Jeanne, dit-il, que le vulgaire nomme la Pucelle, a été prise
dans les limites de votre diocèse, Vénérable Père. Elle vous a été re-
mise par le très chrétien roi des Français et des Anglais notre maître,
parce qu’elle était votre sujette, votre justiciable ; parce que c’est à
vous de corriger cette suspecte, cette scandaleuse, cette diffamée no-
toire près des honnêtes gens. Oui, elle vous a été rendue, livrée, libérée
de la prison des Bourguignons, restituée par les Anglais, pour être
prononcée et déclarée sorcière, fabricante de sortilèges, devineresse,
pseudo-prophétesse, invocatrice des esprits mauvais, conspiratrice,
superstitieuse, adonnée à la magie, mal pensante sur notre foi catholi-
que, schismatique, négatrice de l’article unam sanctam et de plusieurs
autres, sacrilège, idolâtre, apostate, médisante et malfaisante, blasphé-
matrice de Dieu et de ses saints, scandaleuse, séditieuse, perturbatrice
de la paix publique, excitatrice de guerres, altérée de sang humain, ho-
micide, oublieuse de la décence qui sied à son sexe, honteusement ha-
billée d’un habit de soldat, de ce chef abominable à Dieu et aux hom-
mes, accapareuse du culte et de l’adoration dus à Dieu seul, hérétique,
au moins suspecte d’hérésie… Il faut qu’elle soit punie conformément
aux lois divines et ecclésiastiques, etc., etc. 2.
Le roi de France et d’Angleterre « notre maître »… qui vous a re-
mis Jeanne que le vulgaire nomme la Pucelle, qui l’a achetée, qui vous
l’a livrée à cette fin que les juges la déclarent sorcière ! etc., etc. ; puis,
cette interminable diatribe dont il s’enivre, se grise, dans laquelle il se

1 Jeanne, Q. I, 201.
2 D’Estivet, Q. I, 203, 204.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 619

passionne, s’excite, s’exalte : non, ce n’est pas la clarté qui manque à


pareil morceau.
IV
Cela fut lu en latin ; afin que l’inculpée comprît mieux sans doute.
Les articles, eux aussi, étaient écrits en latin. Courcelles reçut mission
de les traduire à Jeanne 1.
Comment ils furent traduits : ou mal ou bien ? Nous l’ignorons,
n’ayant pas la version française qui en fut faite. On peut traduire de
beaucoup de façons ! Ce qui doit porter à penser que la traduction
prenait quelques libertés, c’est qu’au sujet de l’article 43, il est observé
que celui-là fut exposé de verbo ad verbum, mot à mot 2.
Jeanne semble n’avoir jamais répondu que fort brièvement.
On ne voit pas que le promoteur ait répliqué à ces réponses brèves.
Quoi qu’il en soit, dans la rédaction qui nous est parvenue, on
trouve la même marche à propos de chaque article :
1º Le texte de l’article (accusation) ;
2º La réponse de Jeanne (défense par elle-même) ;
3º Des références aux interrogatoires antécédents, références par
où le promoteur prétendait appuyer l’article.
Il est bon d’observer que d’Estivet ne fit aucune difficulté d’aller
puiser, en dehors des interrogatoires, aux bruits stupides ou malveil-
lants répandus dans les cercles Anglo-Bourguignons : racontars de
corps de garde, calomnies de femmes tarées, comme Catherine de la
Rochelle, etc.
Le réquisitoire vise à suivre la carrière de la Sainte de la Patrie, à peu
près pas à pas. Il veut nous donner d’elle un exact portrait. En réalité, il
est à cette prodigieuse physionomie morale ce que serait une caricature
à quelque visage de sublime beauté. Mensonges monstrueux, crédulité
effarante, grotesque voulu du trait, exagérations d’un hyperbolisme
énorme, parti-pris de ne rien trouver de bien ni d’honnête dans la
sainte ; telle est toute cette infâme composition. D’Estivet y serait risi-
ble, s’il n’y était assassin. Même aux endroits où les articles disent ma-
tériellement vrai et par conséquent n’accusent pas, il faut presque tou-
jours suspecter une raillerie lourde ou une insinuation perfide.
L’allure du Promoteur se différencie profondément de celle de
Pierre Cauchon et de Beaupère. Il n’a point la démarche feutrée, caute-
leuse, des deux grands juges. Il s’avance à longues enjambées de fu-
rieux. La seule gesticulation d’eurythmie avec son texte serait une dé-

1 QUICHERAT, Q. I, 201.
2 Articles, Q. I, 269.
620 LA SAINTE DE LA PATRIE

bauche de coups de poing. Il hait et il hurle sa haine. C’est un homme


déshonoré, auquel on ne ferait confiance qu’en se déshonorant. Sa fu-
reur trouble jusqu’à ses connaissances théologiques. Jeanne avait dit
le 1er mars : « À Dieu ne plaise que j’aie jamais fait les œuvres de péché
mortel. Je ne crois pas les avoir faites ». D’Estivet reprend ce propos :
« Comment a-t-elle pu parler ainsi ? L’Esprit-Saint n’a-t-il pas dit que
le juste tombe sept fois par jour ? » 1. Eh ! sans doute, mais il n’a pas
dit que le juste tombât sept fois par jour dans le péché mortel !
La lecture des articles et les réponses qu’y fit Jeanne prirent deux
jours, le 27 et le 28 mars. Le 28, furent lus les trente premiers ; le 28,
les quarante autres 2.
V
Les deux premiers articles posent une thèse.
C’est à Pierre Cauchon et à Jean Le Maistre, l’un ordinaire, l’autre
inquisiteur, qu’il appartient de connaître des crimes d’hérésie, de sor-
tilège, de superstition… Ils doivent punir, corriger, amender dans leurs
diocèses et les bornes de leur juridiction, les hérétiques, les sorciers,
les devins, les invocateurs du Diable, leurs fauteurs criminels 3.
Pareille majeure appelait une mineure. Elle vint aux articles 2 et 3,
en toute brutalité.
Or « cette scélérate, non seulement cette année, mais dès bon en-
fance… fit la sorcière, composant, mélangeant des philtres, jouant la
devineresse, se faisant adorer, vénérer. Elle a invoqué le diable, l’a fré-
quenté et fait pacte avec lui… Vous l’avez saisie, Révérendissime Père
en Dieu, dans l’exercice de ses criminelles pratiques 4… De même, est-
elle tombée en plusieurs diverses erreurs abominables et sentant l’hé-
résie. Elle a soutenu des propositions fausses, mensongères, sentant
l’hérésie, hérétiques… Elle les a vociférées, les a enfoncées dans le
cœur des simples. Elle a été scandaleuse, sacrilège, immorale » 5.
L’accusateur passait ensuite au développement des énoncés. Au ton
qu’il avait adopté, il ne pouvait naturellement que se répéter ; et il se
répétait.
« Dans son enfance, elle fut une apprentie sorcière, reprenait-il,
élève de quelque vieille femme… coureuse de visions, d’apparitions, de
fées 6… de fontaine et d’arbres hantés 7…, et cela la nuit… Que si c’était

1 D’Estivet, Q. I, 262.
2 Ibid., 204, 247.
3 Articles, Q. I, 205.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Art. IV, Q. I, 208.
7 Art. V, ibid., 210.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 621

pendant le jour, c’était à l’heure des offices 1… Elle portait une man-
dragore 2… Devineresse (par le secours de Satan), elle reconnaissait
ceux qu’elle n’avait pas vus ; leur révélait les secrets de leur vie 3…
Ayant consulté ses démons, elle découvrit et envoya chercher l’épée de
Fierbois 4. Son armure, son étendard, certains panonceaux, jetaient le
mauvais sort à qui les regardait » 5, etc.
La sorcellerie va de pair avec les mauvaises mœurs.
« Vers sa vingtième année 6, elle eut l’impudeur d’aller se louer,
contre le gré de ses parents, dans une auberge à soldats fort mal famée
de Neuchâteau 7. L’effrontée poursuivit un jeune homme qu’elle vou-
lait épouser, devant l’official de Toul sous le prétexte faux qu’il lui
avait promis le mariage 8. Ses propos étaient fort libres et folâtres. À
Robert de Baudricourt elle déclara qu’elle aurait trois fils dont le pre-
mier serait pape, le second empereur, le troisième roi 9. Plus tard, elle
tiendra ce qu’elle promettait. Aux camps elle sera toujours avec les
hommes, ne voulant que leur compagnie et leurs services ». Est-ce
d’une personne pudique cela ?
« C’est cette fille qui s’est vantée d’avoir des apparitions de saint
Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite, dont elle aurait
tenu l’annonce qu’elle lèverait le siège d’Orléans, et ferait sacrer celui
qu’elle appelle son roi 10… Visions du diable ! si visions il y a.
« Et pour quels conseils, ces Voix ? Des conseils de guerre toujours.
Toujours se battre contre les Anglais, contre les Bourguignons ! Quelle
soif a-t-elle de leur sang ! ».
Ici, une belle réponse interrompit la monotonie de la diatribe.
– J’ai écrit au Duc de Bourgogne de faire la paix avec le roi ; quant
aux Anglais, la paix qu’il faut, c’est qu’ils s’en aillent dans leurs pays 11.
Mais la vanne était levée ; le flot d’invectives ne s’arrêta point.
D’Estivet reprit :
« Baudricourt, lui cédant, la fit partir en habit d’homme armé…, les
cheveux coupés en rond, chaussée de longs éperons ; au côté une épée,

1 Art. VI, Q. I, 211.


2 Art. VII, ibid., 213.
3 Art. XVII, ibid., 231.
4 Art. XIX, ibid., 234.
5 Art. XX, ibid., 236.
6 On sait que Jeanne s’enfuit, à Neuchâteau, avec son père et sa mère, ainsi que presque tous les

habitants de Domrémy.
7 Art. VIII, Q. I, 214.
8 Art. IX, ibid., 215. C’est tout le contraire qui était vrai. Jeanne l’avait déclaré dans la séance du

12 mars, ce qui n’a pas empêché d’Estivet de se référer à cette même déclaration pour justifier
l’article. C’est incompréhensible.
9 Art. XI, Q. I, 219. Nous examinerons plus bas la curieuse référence de cet article.
10 Art. X, ibid., 215.
11 Jeanne, Q. I, 233, 234.
622 LA SAINTE DE LA PATRIE

une dague ; sur les épaules une cuirasse, une lance en main, tout
comme un soldat ; femme vêtue en homme 1, ce qui est abominable à
Dieu… Or elle veut persister en cet habit de dissolution 2… Elle ne veut
pas le quitter même pour pouvoir entendre la messe et communier 3…
Vainement à Beauvoir des amis lui ont-ils conseillé de se vêtir autre-
ment ; elle ne veut rien entendre » 4.
La présomptueuse ! Elle a timbré du nom de Jésus et de Marie et
du signe de la croix des lettres impertinentes au roi notre maître et à
Monseigneur de Bedfort, régent de France 5.
L’impie ! Elle s’est servie des mêmes noms sacrés, du même signe
sur d’autres lettres, pour signifier aux siens qu’ils ne devaient pas
croire ce qu’elle y avait écrit 6.
L’écervelée ! Elle attribue à des anges sa mission qui eut pour objet
des voies de fait jusqu’à l’effusion du sang, inclusivement 7.
La prétentieuse ! C’était sa manie de traiter avec les puissants. Ne
s’est-elle pas donné l’air de conseiller le comte d’Armagnac, qui avait
cru devoir, il est vrai, l’interroger sur la validité ou l’invalidité de l’élec-
tion des trois papes ? Elle lui a bien déclaré que le pape de Rome était
le seul légitime. Mais pour avoir dit vrai, en sortait-elle moins de la
modestie convenable à l’ignorance ? 8.
Là-dessus Pierre Cauchon et ses assesseurs, Le Maistre et d’Estivet
se retirèrent. Ils avaient gagné leur journée. D’Estivet pensa peut-être
avoir avancé quelque affaire d’ambition ou d’intérêt lui tenant au
cœur. Malheureux homme, en vérité !
VI
Il sied, avant de passer outre, de regarder le procédé d’accusation ;
procédé curieux, pourrait-on dire, si dans une pareille tragédie quel-
que chose pouvait être qualifié curieux.
Après chaque réponse de Jeanne, d’Estivet alléguait, comme pour
la confondre, une référence au procès d’office. Or, de ces références, il
n’en est pas une qui aille à condamner la sainte.
Prenons deux ou trois exemples : Jeanne enfant, prétend le promo-
teur, s’adonnait à la sorcellerie avec quelque vieille femme, courait
derrière les fées, la nuit ; le jour, c’était pendant les offices 9.

1 Art. XII, Q. I, 220.


2 Art. XIV, ibid., 225.
3 Art. XV, ibid., 227.
4 Art. XVI, ibid., 230.
5 Art. XXI, ibid., 239.
6 Art. XXIV, ibid., 242.
7 Art. XXV, ibid., 243.
8 Art. XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, ibid., 243, 214, 245, 246.
9 Art. IV, ibid., 208 ; art. VI, ibid., 211, 212, etc.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 623

Ces incriminations ont pour référence l’interrogatoire du samedi 17


mars.
Le malheur veut que ni ici, ni ailleurs du reste, on ne voie dans les
réponses de Jeanne qu’elle se soit adonnée à la magie. Si l’une de ses
nombreuses marraines croyait aux lutins, la filleule se défendait de pa-
reilles billevesées. Elle déclarait ne savoir rien ni de l’erre, ni des fées,
ni des voyages aux sabbats, ni des arbres enchantés, ni des fontaines
hantées.
Autre attaque. Jeanne portait habituellement dans son corsage une
mandragore 1.
Référence : interrogatoire du 1er mars. Nous y sommes.
Le 1er mars, Jeanne dit justement : Je n’ai pas de mandragore. Je
n’en ai jamais eu. Je ne crois pas à cela… Mes Voix ne m’ont jamais
parlé de cela 2.
D’Estivet incrimine toujours : Jeanne a cité un jeune homme de-
vant l’official de Toul afin de s’en faire épouser 3. Voyez-vous l’effron-
tée ?
Référence au lundi 12 mars. Nous y sommes encore.
Ce 12 mars, Jeanne a dit : Ce n’est pas moi qui fis citer le jeune
homme ; c’est lui qui me cita. Je prêtai serment que je ne lui avais ja-
mais promis mariage : ce qui était vrai, et l’official le débouta 4.
Jeanne a dit à Baudricourt qu’elle aurait trois fils, un pape, un em-
pereur, un roi 5. Voyez-vous la paillarde ?
Référence au 12 mars.
On ne trouve au lundi 12 mars, ou quelque jour que ce soit, mot qui
sonne chose approchante. D’Estivet a telle conscience du mensonge
qu’il écrit, comme texte à l’appui de son articulation graveleuse, ceci :
Interrogée si ses Voix l’ont appelée fille de Dieu, fille de l’Église, fille
au grand cœur, elle répondit qu’effectivement les Voix l’ont plusieurs
fois appelée Jeanne la Pucelle, fille de Dieu.
Pourquoi, comment d’Estivet a-t-il risqué une aussi audacieuse
bouffonnerie ? Quelle aberration peut justifier, expliquer, ce coq-à-
l’âne ? Est-ce raillerie ? Est-ce conviction qu’il pouvait tout écrire pour
des gens qui ne liraient pas et jugeraient les yeux fermés ? Certaine-
ment c’est cela.
En voilà assez : on peut apprécier le réquisitoire.

1 Art. VII, Q. I, 213.


2 Jeanne, Q. I, 88.
3 Art. IX, Q. I, 215.
4 Jeanne, Q. I, 128.
5 Art. XI, Q. I, 219.
624 LA SAINTE DE LA PATRIE

VII
Le lendemain 28, tout le monde se remit à l’ingrate et folle beso-
gne, au moins le croyons-nous, puisque contrairement à sa pratique
Pierre Cauchon ne cite pas les consulteurs qui assistèrent à cette au-
dience 1. Supposons que ce furent ceux de la veille.
Ils durent être intéressés médiocrement. L’accusation, pour tou-
jours colérique qu’elle continue d’être, ne marche guère ; elle va, elle
vient, elle retourne, elle revient.
Le promoteur répéta jusqu’à satiété que Jeanne était une dissimu-
lée, une superbe, une désobéissante, une effrontée, une désespérée.
Dissimulée : elle ne disait pas tout concernant la visite de ses Voix,
elle gardait pour elle plus d’un secret ; donc l’Esprit mauvais et de
mensonge la possédait 2.
Superbe : elle prétendait : connaître l’avenir, comme si cela n’était
pas un attribut de la seule divinité 3 ; discerner les anges, les archan-
ges, les saints, les saintes, à leur parler 4 ; savoir par révélation quels
hommes Dieu aime le mieux 5 ; avoir obtenu par ses instances près de
Lui que plusieurs connussent et sussent vraiment qu’une Voix, invisi-
ble de sa nature, la visitait 6 ; n’avoir jamais agi que par le vouloir du
Créateur, malgré le scandale, la mauvaiseté, les cruautés, les hontes de
sa vie 7 ; n’avoir pas conscience d’un péché mortel, quoique le juste
tombe sept fois 8.
Désobéissante : elle avait fait souvent le contraire de ce que com-
mandaient ses Voix quoiqu’elle prétendît les révérer 9.
Effrontée : elle avait reçu le corps du Christ en habit d’homme 10.
Désespérée : elle s’était jetée du haut de la tour de Beauvoir afin de
se tuer.
Idolâtre : elle avait adoré de mauvais esprits ; les avait consultés,
s’était vantée faussement de voir saint Michel.
Séductrice du pauvre peuple : elle avait été vénérée comme une
sainte ; elle avait abusé de son prestige pour amasser de grandes ri-
chesses et se créer de hautes relations ; elle avait poussé ses hommes à

1 Il ne faut jamais perdre de vue que le texte dont nous nous servons a été en effet rédigé par

Pierre Cauchon. Tout le procès de condamnation est de lui, sous forme de récit, de lettres pour parler
strictement, adressées à quiconque les lira. Q. I, 1.
2 Art. XXXI, Q. I, 247.
3 Art. XXXIII, ibid., 251.
4 Art. XXXIV, ibid., 255.
5 Art. XXXV, ibid., 257.
6 Art. XXXVI, ibid., 259.
7 Art. XXXVIII, ibid., 261.
8 Art. XXXIX, ibid., 262.
9 Art. LII, ibid., 290.
10 Art. LII-LV, LVII-LVIII-LIX, ibid., 200 et ss.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 625

se battre même un jour de la Nativité de Marie ; elle avait imposé la


présence de son étendard dans le voisinage de l’autel pendant le sa-
cre ; elle avait placé ses armes dans l’église de Saint-Denys, afin que
les gens les honorassent comme des reliques, etc., etc. 1.
Fatiguée, dégoûtée par une mauvaise foi si constante avec elle-
même, Jeanne ne faisait guère que répondre : Je m’en remets à Dieu,
ou je m’en rapporte à mes déclarations précédentes. Et cela même
était preuve que l’Esprit de Sagesse la menait. De quelle utilité se fût
trouvé ce qu’elle aurait opposé en plus ? Du reste, un simple non dé-
molit un échafaudage de calomnies.
Le désir qu’elle avait de voir les Anglais hors de France ranimait
parfois la controverse.
Jean de Touraine jouant une grande compassion pour ces pauvres
Anglais, frappés si loin de chez eux, sur le sol de France :
– En avez-vous vu, Jeanne, d’ainsi tombés ? dit-il, avec un trem-
blement dans la voix.
– En nom Dieu, oui ay vu. Comme vous parlez doulcement ! Que ne
s’en sont-ils allés de France dans leur pays 2.
Un grand seigneur anglais dont le Maître ès arts Tiphaine ne se
rappelait pas le nom, ne put à ces mots retenir son admiration.
– Ah ! La courageuse fille ! s’écria-t-il, si elle était Anglaise !…
VIII
Les Articles XLII, XLIII, XLIV, XLV, XLVI, XLIX, L, LI font repasser
sous nos yeux la description connue des apparitions, et celle des rap-
ports familiers de l’enfant avec ses Voix. D’Estivet s’indigne, sans d’ail-
leurs donner aucun motif de son indignation. Puis subitement à l’article
XLVII, une volte-face se produit : Jeanne a maudit ses Voix et Dieu.
Jeanne ne crut pas utile d’opposer de démenti.
– J’ai répondu jadis, dit-elle. Je m’en remets à Dieu 3.
On ne sera pas surpris si les attitudes de Jeanne à l’égard, non de
l’Église, que Cauchon prétendait faussement incarner ; mais à l’égard
de ces gens d’Église de Rouen, dont il était alors le premier, furent
étudiées, disséquées avec une malice spéciale par d’Estivet.
Le pilier d’airain de l’Université parisienne d’alors, c’était que le
pouvoir doctrinal suprême institué par Notre-Seigneur Jésus-Christ

1 D’Estivet, Q. I, 276, 278, 282, 290.


2 Tiphaine, Q. III, 48. Nous avons placé cette scène ici. Plusieurs historiens la niellent au 18
avril ; mais Tiphaine n’est pas cite parmi ceux qui accompagnèrent ce jour-là Pierre Cauchon dans la
prison de Jeanne. D’autre part, le 28 mars, et ce jour seulement, le maître ès arts put assister à un in-
terrogatoire en règle de Jeanne.
3 Jeanne, Q. I, 271. 212.
626 LA SAINTE DE LA PATRIE

ne réside pas dans le Pape et la hiérarchie en communion avec lui,


mais dans les clercs instruits : « Les clercs en ce connaissant », comme
ils disaient.
Or, cette Jeanne battait en brèche « le pilier », refusant de reconnaî-
tre la judicature des Maîtres de Paris et de Rouen. Cette fille têtue por-
terait la peine de son obstination ; ou elle céderait, ce qui semblait im-
probable ; ou elle serait déclarée hérétique, et alors ce serait la grande
fête : celle du bûcher. D’Estivet n’aurait perdu ni son temps ni sa peine.
Il prit cette nouvelle attaque d’assez loin : Jeanne a cru que les anges,
les archanges, les saints de Dieu lui avaient apparu. Elle le croit aussi
fermement que sa foi chrétienne. Cependant elle ne rapporte aucun
prodige qui puisse justifier sa croyance. Elle n’a consulté là-dessus ni
curé ni Évêque… elle s’est ouverte d’abord à des laïques, à Baudricourt,
à Charles 1. Jeanne aurait pu répliquer que les Docteurs de Poitiers va-
laient bien ceux de Rouen et qu’elle leur avait soumis ses faits et ses dits.
Elle aima mieux se souvenir de la liberté sainte des martyrs à l’égard de
leurs bourreaux. Le coup de lanière fut vigoureusement appliqué :
– Je voudrais que vous vissiez les prodiges que vous demandez…
J’ai prié Dieu de vous faire cette grâce, est-ce ma faute si vous n’en
êtes pas dignes ? 2.
La question se serra.
– Rapportez-vous-en à l’Église militante. C’est nous qui vous di-
rons ce que vous devez croire de vos apparitions.
– Je m’en rapporterai à Monseigneur Dieu qui me fit faire ce que je
fis 3.
– Ainsi vous scandalisez le peuple en usurpant l’autorité de Dieu et
des anges… en vous élevant au-dessus de tout pouvoir ecclésiastique ;
c’est comme cela que font les faux prophètes et ceux qui se séparent,
misérables sarments séchés, de l’unité de l’Église.
Cela c’était le grief de fond, le grief dangereux ; car à quoi peut-être
bon le sarment détaché de la vigne, qu’à être jeté au feu ?
Jeanne résolut d’user de son droit de réflexion.
– Envoyez-moi un clerc samedi, et par lui, je vous donnerai ma ré-
ponse 4.
Les derniers articles ne sont qu’un rappel approché des deux pre-
miers : adjuration aux juges d’en finir, de venir en aide au pauvre peu-
ple chrétien que les exemples de cette femme conduiront à sa perdi-

1 Art. XLVIII, Q. I, 273.


2 Art. XLVIII, ibid., 273, 274.
3 Art. LXI, ibid., 313.
4 Art. LXII, ibid., 317, 318.
LES ARTICLES DE D’ESTIVET 627

tion 1 ; cris de colère contre la menteuse 2, la fausse inspirée, la dédai-


gneuse de la vertu, même de son propre salut 3, la sorcière, l’hérétique,
etc. 4.
D’Estivet n’en avait jamais assez de ces généralités déclamatoire-
ment injurieuses.
Son dernier article ne fut pas dépourvu d’audace 5. Il y déclarait :
« Tout ce que j’ai avancé est vrai, notoire, manifeste ; la voix publique
en a été remplie, en est remplie encore et la renommée aussi. Cette
scélérate a reconnu et confessé plusieurs fois et suffisamment la vérité
de mes dires, devant vous et devant des personnes dignes de foi, soit
en jugement, soit hors de jugement ».
Jeanne, sans se départir ni du calme admirable, ni de la présence
d’esprit qu’elle montra, pendant ces deux journées rudes même à la
patience d’un ange, répondit :
– Je nie tout, excepté ce que j’ai accordé.
Ce qu’elle avait accordé, c’étaient les faits matériels de son histoire :
sa naissance à Domrémy, le nom de son père et de sa mère, ses voya-
ges à Vaucouleurs, à Chinon, etc.
IX
Tel fut l’assaut de d’Estivet contre Jeanne, autant qu’on en peut
rendre compte dans une analyse exacte quoique sommaire. Franche-
ment le mot d’assaut, qui évoque l’idée d’armes loyales, de fer battant
noblement le fer, ne nous plaît guère. D’Estivet se jetant sur Jeanne, le
gros mot à la lèvre, avec des calomnies, des brutalités empoisonnées
plein les mains, n’a rien de chevaleresque.
Cet homme a été jugé durement. Il l’a mérité. Il a partagé les ana-
thèmes lancés à Pierre Cauchon. Cela nous paraît beaucoup. Pierre
Cauchon fut un cerveau. Sa responsabilité devant Dieu et les hommes
en est aggravée d’autant. D’Estivet fut beaucoup moins. Comme on
peut sans doute oser l’écrire, puisque de ce mot la plus fraîche fleur du
XVIIe siècle, Racine, s’est servi, il ne fut qu’une « gueule ». Du com-
mencement à la fin, sa rédaction sue le clerc retors et mal embouché,
mais borné autant que retors et mal embouché.
Cette limitation est la misérable excuse d’un misérable prêtre.
Jeanne fut reconduite à son cachot.

1 Art. LXII, Q. I, 317, 318..


2 Art. LXIII, ibid., 318.
3 Art. LXIV, ibid., 319.
4 Art. LXVI, LXVII, ibid., 320, 321.
5 Art. LXX, ibid., 322, 323.
Chapitre XXXII
Une suite de la confrontation
(1431)

Du 29 mars au 31

Pierre Cauchon résout d’interroger lui-même Jeanne, le samedi. – Visite de La Fon-


taine à la prison, le Vendredi Saint. – Ses conséquences. – Pierre Cauchon interroge,
le samedi saint. – Jeanne précise dans sa réponse ses droits : elle s’en rapporte à
l’Église militante pourvu que celle-ci ne lui commande rien d’impossible ; ce qui lui
serait impossible, ce serait de croire ou que sa mission ne fut pas ou que ses appari-
tions furent diaboliques. – Doctrine de Suarez sur les révélations privées, de parfaite
conformité avec les allégations de Jeanne. – Doctrine de sainte Thérèse. – Pierre
Cauchon et ses assesseurs pris à leur propre piège.

I
Le 28 mars au soir, sa méchante besogne achevée, d’Estivet requit
modestement les Maîtres « de le suppléer, de le corriger, de le réfor-
mer en mieux », par les questions qu’ils voudraient bien poser eux-
mêmes à cette « criminelle » 1.
La supplique était parfaitement inutile. Pierre Cauchon n’avait
garde de laisser les choses où elles en étaient.
Aussi bien Jeanne avait-elle demandé trois jours pour se consulter
sur sa réponse à l’article LXI, qui lui reprochait de refuser la soumis-
sion due à l’Église militante. « Envoyez-moi un clerc samedi prochain,
avait-elle dit, et je vous répondrai » 2.
Lui envoyer un clerc ? Non. La soumission à l’Église militante,
c’était un des défilés théologiques où Pierre Cauchon la guettait ; il
irait lui-même l’entendre.
II
Le vendredi – c’était le Vendredi saint – il se produisit un fait de
pitié qui mérite d’être signalé, tant ceux de cette espèce sont rares au
cours du cruel procès.
Jean de La Fontaine, mû par un sentiment d’honnêteté, résolut
d’expliquer clairement à Jeanne ce que c’était que cette Église mili-

1 D’Estivet, Q. I, 323.
2 Jeanne, Q. I, 314.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 629

tante. Tout de même, on n’avait pas le droit d’entortiller cette enfant


dans des termes d’école où elle se perdait !… Il avait ses entrées libres
à la prison, depuis qu’il y avait interrogé Jeanne en qualité de substitut
de Pierre Cauchon. Il en profiterait.
Il emmena avec lui Ysambart de la Pierre et Martin Ladvenu. Le
premier avait déjà sommairement renseigné Jeanne, le 17 mars, sur le
Pape et le Concile de Bâle alors réuni 1. La Fontaine compléta la leçon :
les réponses de Jeanne à Messire Pierre furent, en effet, assez précises,
pour provoquer les soupçons du prélat. Mis en éveil, il interrogea la
garde anglaise. Celle-ci ne fit aucune difficulté de dire que La Fontaine
et deux Dominicains avaient entretenu la prisonnière. Le colérique
président entra dans une belle fureur devant Jean Le Maistre 2.
– Ils me le paieront. Je leur ferai du déplaisir.
– Si vous touchez aux deux Dominicains, répondit l’Inquisiteur, je
ne remets plus les pieds à l’audience.
Pierre Cauchon se le tint pour dit, quant à ceux-ci.
Mais La Fontaine n’avait pas de paratonnerre. Prévenu des inten-
tions de l’Évêque-juge, il craignit la foudre. Il partit de Rouen et n’y
reparut plus 3. Il fit comme Maître Loyer, qui n’avait pas mal fait.
III
Le samedi saint, Cauchon et ses inséparables, Touraine, Beaupère,
Midi, Haiton, Maurice, Courcelles, Feuillet, pénétraient chez Jeanne,
suivis du geôlier Jean Griz 4.
À regarder de près, la scène n’est rien de plus, rien de moins, que
les suites, le complément, de la confrontation de Jeanne avec d’Esti-
vet, sans d’Estivet. Monseigneur Pierre a pris sa pince.
Il rappela d’abord à Jeanne que le mercredi précédent elle avait
demandé un délai pour répondre à tête reposée sur certains points. Le
délai était expiré. Elle voyait les seigneurs juges prêts à l’entendre 5.
– Voulez-vous, interrogea l’Évêque, vous en rapporter au jugement
de l’Église qui est en terre, de tout ce que vous avez dit, de tout ce que
vous avez fait, bien ou mal, spécialement de vos crimes, déliz dont on
vous charge, et de tout ce qui touche à votre procès ? 6.

1 Ysambart de la Pierre, Q. II, 4. Nous mettons au 17 mars le fait rapporté par ce maître. Il ne

trouve point place ailleurs. La séance du 17 est la seule où il ait été question des rapports de Jeanne
et de l’Église militante devant Ysambart de la Pierre.
2 Manchon, Q. II, 13.
3 Ibid.
4 Q. I, 323, 324.
5 Ibid., 324.
6 Ibid.
630 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ainsi Pierre Cauchon demande à Jeanne si elle veut s’en remettre


de trois choses à l’Église qui est en terre – lui et ses assesseurs assu-
rément – ; car ils sont bien décidés à ne l’envoyer ni au Pape, ni au
concile de Bâle : 1º de ses dits : entendez de ses révélations ; 2º de ses
crimes et délits : entendez de ses victoires, de ses immixtions dans la
chose publique ; 3º de son droit à tenir cachées telles ou telles de ses
révélations à son roi : entendez qu’ils veulent attaquer Charles grâce
aux dépositions de Jeanne.
Jeanne semble avoir été pressée principalement sur le primo. Elle
répondit :
– Je m’en rapporterai à l’Église militante (et voici la précision qui
dut faire dresser l’oreille à Mgr Pierre) pourvu qu’elle ne me com-
mande chose impossible à faire.
– Mais qu’est-ce qui est impossible à faire ?
– Je répute impossible de révoquer les paroles par moi prononcées
au procès concernant mes visions, mes révélations ; paroles dans les-
quelles je disais que ces visions et ces révélations viennent de Dieu. Je
ne les révoquerai pour quelque chose que ce soit. Encore, ce que No-
tre-Seigneur m’a commandé, me commandera, je ne laisserai à aucun
homme le droit de me l’interdire. Si l’Église voulait me commander
quelque chose qui fût contraire au commandement que m’eût fait
Dieu, pour rien au monde je n’y consentirais.
– Si l’Église militante vous dit que vos révélations sont illusion, ou
chose diabolique, ou superstition, ou mauvaise chose, vous en rappor-
terez-vous à elle ?
– Je sais bien que les révélations dont il s’agit dans mon procès
sont de Dieu. Ce que j’ai dit dans mon procès avoir fait du comman-
dement de Dieu, je n’avais pas le droit de m’en abstenir ou de faire le
contraire. En cas que l’Église militante me commanderait de croire ou
de faire le contraire, je ne m’en rapporterais à homme au monde ; je
m’en rapporterais à Notre-Seigneur.
– Ne croyez-vous point être sujette à l’Église qui est en terre, sa-
voir, à Notre Saint Père le Pape, les cardinaux, les archevêques, les
évêques et autres prélats de l’Église ?
– Oui, notre Sire premier servi 1. (C’est-à-dire pourvu qu’ils ne
commandent rien contre l’ordre de Notre-Seigneur ; si par impossible
ils commandaient quelque chose contre l’ordre de Notre-Seigneur, je
ne devrais pas leur obéir).
– Avez-vous commandement de vos Voix de ne pas vous soumettre
à l’Église militante qui est en terre, ni à ses jugements ? 2.

1 Jeanne, Q. I, 326.
2 Ibid.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 631

– Je ne prends rien dans ma tête. (Mes réponses ne sont pas de


moi). Ce que je vous réponds est du commandement de mes Voix.
Elles ne me défendent pas d’obéir à l’Église. Dieu premier servi 1.
Ici, l’interrogatoire changea subitement de direction.
– À Beauvoir, à Arras, ou ailleurs, n’avez-vous point eu des limes à
votre service ?
– En a-t-on trouvé sur moi ? 2.
Pierre Cauchon se retira ; les Maîtres le suivirent.
« Lesquelles choses s’étant ainsi passées, nous nous retirâmes de la
prison avec le dessein de procéder ultérieurement à ce que nous avions
à faire dans la présente cause de foi » 3.
IV
Serait-ce le moment de regarder de près deux assertions de Jeanne
qui se détachent en saillie violente – au moins pour les théologiens –
sur la trame de ses réponses du samedi saint 1431 ? Probablement.
Pierre Cauchon pose de lui-même, de sa propre autorité, deux hy-
pothèses dans lesquelles il prétend bien envelopper Jeanne comme
dans un mortel filet :
Si l’Église militante, celle qui est sur la terre, vous disait que ce que
vous avez dit ou fait, c’est-à-dire vos interventions dans les choses de
France : libération, sacre du roi, etc., fut mal fait, que répondriez-
vous ?
Si l’Église militante vous disait que vos révélations, c’est-à-dire : les
apparitions de saint Michel, de sainte Catherine, de sainte Marguerite,
furent ou des illusions ou du diabolisme, que répondriez-vous ?
Jeanne aurait pu riposter : De quel droit prétendez-vous que l’Égli-
se militante, le Pape, les Cardinaux, les Archevêques, les Évêques, les
Prélats, puisque vous me l’avez ainsi définie, me tiendra un pareil lan-
gage ?
Elle aurait pu ajouter, car le fait était indiscutable : De quel droit
vous prenez-vous, au moins voulez-vous que je vous prenne, vous et
vos Maîtres, pour l’Église militante ? À ce compte, les maîtres de Poi-
tiers étaient eux aussi l’Église militante. Ils m’approuvèrent. Je m’en
tiens à leurs approbations.
Elle ne le fit pas.
Forte de ses protestations antérieures contre les prétentions de
Messire Pierre et des Maîtres par elle repoussées, forte aussi de ses

1 Jeanne, Q. I, 326.
2 Ibid.
3 Pierre Cauchon, Q. I, 326.
632 LA SAINTE DE LA PATRIE

soumissions réitérées au concile général de Bâle et au Souverain Pon-


tife, elle prit les questions telles qu’on les lui posait ; et, chose de mer-
veille, placée tout à coup devant un des problèmes les plus ardus que
débatte l’École : quelle est l’obligation de celui qui a été surnaturelle-
ment favorisé d’une révélation privée, elle la résolut sans rien offenser
de l’enseignement autorisé.
« Supposé, en effet, écrit Suarez, que cette révélation ne soit en rien
contraire à la doctrine catholique, telle que l’Église la propose (et il est
évident que la foi aux apparitions et aux messages angéliques ne pré-
sente pas cette contrariété) ; supposé qu’elle ne contienne rien qui soit
indigne de la divine sagesse ou par son énoncé ou par ses moyens de
réalisation (et il est évident toujours qu’il était très digne de la divine
sagesse qui choisit la faiblesse pour confondre la force, de vouloir
sauver la France, joyau de la catholicité, par le moyen d’une enfant
sainte), une telle révélation est matière suffisante pour assentiment de
foi, au moins en celui qui l’a reçue 1. Et cet assentiment de la foi est de
même nature que tout autre relevant de la foi catholique, bien que la
révélation privée ne soit évidemment pas de la foi catholique.
« Cette doctrine, continue le célèbre théologien, se prouve par
l’Écriture. Un grand nombre de révélations privées, relatives même à
des choses humaines et temporelles, n’y sont-elles pas consignées ? Et
la foi qui leur fut accordée n’est-elle pas louée comme une foi divine de
même excellence que quelque autre que ce soit ? Ainsi Sara est louée
par saint Paul, pour avoir cru finalement à la révélation qu’un fils lui
naîtrait, et (ce qui complète la preuve) elle est blâmée par la Genèse
pour y avoir cru tardivement. Ainsi Zacharie fut puni pour son doute
passager… Les Actes des Apôtres nous fourniraient des exemples ana-
logues 2… Le saint Concile de Trente 3 donne le même enseignement.
Personne, dit-il, ne peut savoir quels sont les élus de Dieu, si ce n’est
par une révélation particulière ; personne non plus ne peut être cer-
tain, d’une certitude de foi, d’être en état de grâce ou de sa persévé-
rance finale, si ce n’est par une révélation particulière. D’où il suit : et
que cette révélation est possible, et qu’elle est un principe suffisant de
foi. Mais puisque le concile ne distingue pas foi et foi, il indique assez
que la foi aux révélations privées, pour celui qui les reçoit, est la même
foi qui lui fait croire les autres vérités de foi », etc. 4.
Conséquence : « Celui qui reçoit une révélation privée est tenu de la
croire » 5.

1 SUAREZ, Tractatus de fide, Disput. III, Sectio X, nº 7. Édition Vives, XII, 92.
2 Ibid.
3 Conc. Trid., Sessio VI.
4 SUAREZ, Tractatus de fide, Disput. III, Sectio X. Édition Vives, XII, 91, 92.
5 Ibid., 92, nº 7.
UNE SUITE DE LA CONFRONTATION 633

De cette doctrine de l’illustre Maître, touchant les révélations pri-


vées, nous tirerons deux conclusions : lorsque Jeanne disait croire à la
réalité de ses Voix et à leurs révélations aussi fermement qu’à la Ré-
demption et à l’éternité des peines 1, en dépit du scandale pharisaïque
du promoteur, elle n’errait pas. Il y a plus : rendue certaine de la va-
leur de ses révélations, soit par les événements qui lui avaient été pro-
phétisés et s’étaient réalisés ; soit par les prodiges effectués par elle en
conformité des mystérieuses promesses qu’elle avait reçues, prodiges
dont elle se sentait, livrée à ses seules forces, tout à fait incapable ; soit
par les oracles à elle inspirés par ses Voix, oracles dont elle avait cons-
taté souvent l’exécution ; la Sainte de la Patrie avait le devoir strict de
croire aux apparitions, ni plus ni moins qu’à sa créance chrétienne, et
pour le même motif : la véracité de Dieu révélant. Elle avait même ce-
lui d’obéir aux Voix, quand elles lui donnaient un ordre absolu, ni plus
ni moins qu’elle était tenue d’obéir à tout commandement de Dieu ; et
cela pour l’autorité de Dieu prescrivant. Or, il ne peut exister de devoir
contre le devoir. Une âme ne saurait être astreinte sur le même objet à
croire et à ne pas croire, à faire et à ne pas faire.
Donc, si par impossible, la supposition déraisonnable de Monsei-
gneur de Beauvais se fût réalisée : si l’Église militante avait déclaré les
Voix de Jeanne illusion ou diabolisme ; si encore la même Église lui
avait interdit de leur obéir, Jeanne aurait dû s’en référer à Notre-Sei-
gneur, croire sa parole, suivre ses commandements : « Notre-Seigneur
premier servi », comme elle disait d’un de ces mots qui sont toute lu-
mière.
V
Mais pourquoi, de grâce, Pierre Cauchon hasardait-il son hypo-
thèse saugrenue ?
De quel droit ? Sur quel fondement appuyé ? Illusion ! Diabolisme !
c’est bientôt dit ; seulement ni Pierre Cauchon, ni les Maîtres rouen-
nais, ni les Maîtres parisiens, n’ont apporte un motif, ou même essayé
d’en apporter un, établissant l’illusion ou le diabolisme. Il leur plut
d’affirmer dix fois, vingt fois, qu’il y avait illusion et diabolisme : et
voilà qui ne fut réellement pas assez ; affirmation n’est pas raison.
Sainte Thérèse, à laquelle il en faut souvent revenir en ces matières,
admet que la vision, de source divine, produit dans l’âme de telles cer-
titudes que rien ne les pourrait ébranler. Cette immobilité ferme est
une de leurs notes. « L’âme conserve pendant un certain temps une
telle certitude que cette grâce est de Dieu, qu’on aurait beau lui affir-
mer le contraire, elle serait incapable de concevoir la plus légère

1 Jeanne, Q. I, 63, etc.


634 LA SAINTE DE LA PATRIE

crainte d’avoir été trompée. Si son confesseur, par exemple, cherche à


ébranler sa conviction, Dieu la laissera hésiter un peu, se demander si
ses péchés, en effet, ne doivent pas lui inspirer qu’elle ne reçut pas une
telle faveur, si le confesseur n’a pas raison ; cependant elle n’arrive pas
à se persuader qu’elle fut illusionnée. Plus l’âme est combattue, plus
elle s’affermit dans sa conviction » 1.
Dieu voulut que Jeanne produisît cette déclaration de ses droits et
de ses certitudes, afin que nul doute ne pût rester aux Maîtres prévari-
cateurs, touchant l’inanité juridique de leurs exigences.
Ils s’endurciront : mais pour réussir en cette funeste entreprise, il
leur faudra mentir à leur science de théologiens qui était sérieuse, et à
leur conscience d’hommes qui ne pouvait manquer de lumières.
Mentita est iniquitas sibi. Les méchants se sont pris en leur propre
piège.

1 Châteaux, chap. IX.


Chapitre XXXIII
Les douze articles
(1431)

Du 1er avril au 19 mai

Pâques de 1431. – Le lundi, décision est prise par les juges de rédiger douze articles
prétendument extraits des réponses de Jeanne. – On ignore qui fit l’extrait ; pour-
quoi ? – Les douze articles ; comment ils ne représentent pas la pensée de Jeanne. –
Les notaires, certains qu’ils différaient de la minute, refusent de les contresigner. –
On leur promet des rectifications et retranchements. – Rien n’est fait. – Cependant
les articles sont envoyés aux Maîtres pour avis. – Jeanne ne les a pas connus. – Si
bien que les articles étant le fondement de sa condamnation, elle a été suppliciée sur
une pièce fausse et qui lui a été celée. – Déposition des notaires, particulièrement de
Manchon, sur ce sujet. – Lettre impérieuse qui communique les articles aux Maî-
tres. – Réponses de ceux-ci. – Répugnance du chapitre de Rouen. – Comment et en
quoi il se décide. – Réponse de l’Université. – Étrange déclaration sur les Diables
qui possédèrent Jeanne. – Les Maîtres opinent de nouveau après l’Université. –
Congratulations. – Conclusion terrible d’Ysambart de la Pierre : les uns rendirent
leur sentence par convoitise, les autres par haine ; ceux-ci avaient été payés, ceux-là
eurent peur.
I
Pâques tombait cette année-là le 1er avril.
Avril est parfois charmant en Normandie. L’hiver adouci par le voi-
sinage de la mer s’éloigne déjà. La terre s’ouvre ; les prairies reverdis-
sent et les troupeaux en reprennent le chemin. Les arbres se couvrent
de bourgeons qui deviendront demain feuilles et fleurs. Les oiseaux se
saluent ; ils commencent à s’occuper de leurs installations prochaines.
L’alouette, le mauvis et le merle, les trois plus précoces chanteurs des
plaines et des bois de la riche province, entonnent leur concert. Tout
est renaissance, vie discrète et cependant énergique. À l’époque où
nous sommes, ce beau mois était encore réputé ouvrir l’année, comme
fait Janvier aujourd’hui. Son premier était la journée des étrennes, de
la joie des enfants, des intimités du foyer. La solennité des solennités
chrétiennes, Pâques, ajoutant son éclat aux allégresses familiales, le 1er
avril 1431 dut être particulièrement aimable. Il n’était si médiocre arti-
san dont l’âtre ne fût plus chaud ; des vols d’alléluia s’échappaient ar-
dents de tout clocher ; les rues étaient pleines d’hommes, de femmes,
qui couraient à la sainte table, l’âme renouvelée : partout on se sentait
plus proche les uns des autres, plus content de vivre, parce qu’on
636 LA SAINTE DE LA PATRIE

communiait aux espérances de la nature et qu’on portait en soi la paix


de Dieu.
Dans la sombre cellule de la tour « versus campos », les pieds et la
taille ferrés, Jeanne entendait la rumeur ; mais elle demeurait seule.
Pas un visage ne lui souriait ; pas une main ne se tendait vers sa main.
La chapelle castrale ne lui avait pas ouvert sa porte ; le ciboire ne
s’était pas approché de ses lèvres. Délaissée des hommes !… Séparée
de l’hostie !…
Jeanne ! Jeanne ! La voie est rude qui mène au paradis ! Cela coûte
cher la gloire et le salut de la France !
Les Voix, ce matin-là, baisèrent-elles l’enfant au front ? On vou-
drait le savoir ; ou le veut espérer.
II
Le lundi de Pâques 1431 doit être tenu pour une des journées par-
1

ticulièrement scélérates au milieu de toutes celles du procès. Pierre


Cauchon reprit langue, nous dit-il lui-même, avec quelques « Sei-
gneurs et Maîtres ». Ils relurent ensemble le réquisitoire de d’Estivet
et les réponses de Jeanne. De cette fois – la seule – Messire de Beau-
vais ne nomme pas ses assistants. Est-il bien certain que ce ne furent
pas simplement d’Estivet et Midy, ses deux âmes damnées ; ce qui
était encore cependant quelques « Seigneurs et Maîtres » ?
S’il eut d’autres complices, ceux-ci eurent-ils tellement honte et
peur de leur mauvais coup, qu’ils exigèrent le silence le plus absolu sur
leur nom ?
Quoi qu’il en soit, ils se mirent d’accord sur deux points.
Ils inviteraient à donner leur avis touchant les convictions et les ac-
tions de Jeanne des viri boni, suivant les termes du droit inquisitorial,
c’est-à-dire des compétents. Ceux-ci seraient choisis surtout parmi les
Maîtres de l’Université de Paris. Cela était déjà périlleux pour l’accu-
sée, vu l’hostilité du grand Corps contre elle.
Mais voici le très grave : grave comme une préméditation d’assas-
sinat.
Sur quoi en effet les viri boni pouvaient-ils former leur jugement ?
Sur le vu des pièces. Or, et ce fut le second point, les conjurés cherchè-
rent et trouvèrent le moyen de les leur dissimuler.
Le scabreux, à leur point de vue, était que Jeanne, si brève se fût-
elle montrée, avait opposé des négations catégoriques au promoteur.
Transmettre purement et simplement le dossier, n’était-ce pas fort
téméraire et fort compromettant ? Si les viri boni consultés allaient

1 Cauchon, Q. I, 326.
LES DOUZE ARTICLES 637

s’arrêter devant les négations, les peser, en délibérer avec leur cons-
cience, se demander quoi les détruisait ?
Qu’à cela ne tînt ! Sous prétexte que cette partie de la procédure
était bien longue, ils déclareraient l’avoir condensée 1. Les soixante-dix
articles de d’Estivet deviendraient douze articles anonymes ; les viri
boni leur feraient confiance de plus ou moins bonne foi ; ils jugeraient
non sur des originaux, mais sur une documentation frelatée à souhait.
Que les douze articles ne soient qu’une compilation tendancieuse,
mensongère même, nous en avons la certitude soit par les dépositions
de Manchon et de Taquel, soit par leur comparaison avec les paroles
de Jeanne.
Manchon et Taquel – nous le verrons en détail plus bas –, si peu-
reux fussent-ils, quand on leur présenta les douze articles, refusèrent
tout net d’y apposer leurs sceaux : ils les avaient trouvés en contradic-
tion avec leurs manuscrits. Ce n’en était pas un extrait loyal. Et cepen-
dant, c’est là-dessus que l’Université prononça ; c’est là-dessus que
Jeanne fut déclarée hérétique, puis brûlée.
Comprend-on que Monseigneur de Beauvais ait conduit avec un tel
mystère ce travail ? Manchon n’en a jamais connu l’auteur 2. Courcel-
les lui-même – ce bon ami ! – n’avait pas été beaucoup plus renseigné.
Il « conjecturait », il ne lui paraissait pas invraisemblable, que « ce pût
être Nicolas Midy » 3. Il suffira du reste pour convaincre le lecteur de
la fraude criminelle, de mettre en regard, par un simple procédé typo-
graphique, le texte des articles et celui des réponses de Jeanne d’où le
rédacteur déclara les avoir tirés. Nous ne pensons pas que cette lecture
soit attrayante ; nous la croyons utile. Il faut avoir vu cette œuvre de
faussaire homicide.
III
Art. I
(de Midy ou de tout autre)
A. « Une certaine femme dit et affir- Afin de prêter couleur de diabolisme à
me que étant âgée de treize ans, elle vit de l’apparition, le rédacteur a supprime tout
ses yeux corporels saint Michel qui la ce qui lui donne si belle allure de divin
consolait et parfois saint Gabriel, appa- dans le récit de Jeanne : la gravité de
raissant sous une forme corporelle. Quel- l’archange, la splendeur de la lumière qui
quefois aussi elle vit une grande multi- l’accompagne, la sérénité et la simplicité
tude d’anges. Et depuis lors, les saintes de ses conseils, les hésitations prudentes
Catherine et Marguerite se sont montrées de l’enfant qui ne croit qu’après réflexion,
à elle corporellement visibles. Elle les voit etc.

1 Cauchon, Q. I, 327.
2 Manchon, Q. III, 143.
3 Courcelles, ibid., 60.
638 LA SAINTE DE LA PATRIE
quotidiennement ; elle les entend et par- Non seulement le rédacteur a sup-
fois les a tenues dans ses bras et embras- primé, il a altéré.
sées, les touchant sensiblement de corps, Jeanne avait dit : « Jamais je n’ai vu
réellement. Elle a vu les têtes des dits an- de fées auprès de l’arbre. Mon frère m’a
ges et saints ; mais des autres parties de dit qu’on affirmait, au pays, que j’avais
leur corps ou de leurs vêtements elle n’a pris mon fait près de l’arbre des fées… Je
rien voulu dire. Les dites saintes Cathe- ne l’avais pas fait et lui disais le con-
rine lui ont parlé quelquefois à une fon- traire 1… Jamais je ne suis allée avec les
taine près d’un grand arbre, communé- fées… Je n’y crois pas » 2.
ment appelé l’arbre des fées. Le bruit
court que les fées fréquentent cet arbre et
cette fontaine, que beaucoup de fiévreux
s’y rendent pour recouvrer la santé, bien
qu’ils soient situés en un lieu profane ».
B. « Là et ailleurs la certaine femme a La vénération de Jeanne était fort or-
vénéré sainte Catherine et sainte Margue- thodoxe. « Je fais cela en l’honneur de
rite et leur a fait des révérences. Elle dit Dieu, de la Bienheureuse Marie, de sainte
de plus que sainte Catherine et sainte Catherine qui est dans le ciel et se montre
Marguerite lui apparaissent couronnées à moi » 3. Pourquoi d’ailleurs n’eussent-
de diadèmes fort beaux et précieux ». elles pas apparu couronnées, comme le vit
Jeanne ?
C. « Plusieurs fois elles dirent à la C’eût été l’occasion de prononcer le
même femme de la part de Dieu qu’elle nom d’Orléans, celui de Reims, celui de
devait aller trouver un certain prince sé- Patay, où « la dite femme » prouva par les
culier pour lui promettre que par son se- faits sa mission. L’accusateur s’en garde.
cours et le moyen de ses travaux, il recou- Ces événements, pour lui, ne sont pas. Il
vrerait un grand domaine temporel, des ne veut pas que d’eux soit conclue l’origi-
honneurs mondains et qu’il obtiendrait la ne divinement surnaturelle des Voix révé-
victoire sur ses adversaires. Le même latrices.
prince recevrait la dite femme, lui confie-
rait des armes et une armée pour exécuter
l’entreprise ».
D. « Les dites sainte Catherine et Pierre Cauchon savait, mieux que qui
sainte Marguerite ont prescrit à la même que ce soit, pourquoi Jeanne avait pris
femme, de la part de Dieu, de prendre et l’habit d’homme et pourquoi elle le gar-
de porter l’habit d’homme, qu’elle a porté dait. Ce n’était pas indécente effronterie.
et porte encore ; la prescription devant Elle l’avait pris, parce qu’il était plus séant
être suivie avec persévérance ; tellement de faire la guerre en habit d’homme. Elle
que la femme elle-même a dit qu’elle ai- le gardait, parce qu’il la protégeait mieux
mait mieux mourir que de quitter cet ha- que l’habit de femme contre les tentatives
bit, disant cela simplement parfois, et honteuses des houssepailleurs ; tentatives
d’autres fois disant : « À moins que ce soit dont elle s’était plainte « au dit Évêque et
sur l’ordre de Dieu ». au comte de Warvick » 4. Une honnête
femme aimerait mieux mourir que subir
certains outrages. Dieu d’ailleurs avait
ordonné : « Puisque je porte cet habit par
commandement de Dieu et à son service,

1 Jeanne, Q. I, 67, 68.


2 Ibid., 187.
3 Ibid., 168.
4 Manchon, Q. III, 147.
LES DOUZE ARTICLES 639
je ne crois pas mal faire 1. Je le quitterai
quand il plaira à Dieu » 2. Pourquoi avoir
tu ces raisons ?
E. « Elle préfère même ne pas assister « Faites-moi faire une tunique longue
à la messe et être privée de la sainte Eu- de femme, traînant à terre, comme à une
charistie, dans le temps prescrit, que de bourgeoise ; je la prendrai volontiers pour
quitter l’habit d’homme et de reprendre aller à la messe » 3. (Au retour dans sa
l’habit de femme ». prison, elle reprendra l’habit d’homme).
Telle était la disposition vraie de la
sainte accusée. Et nous voilà loin de l’es-
prit, même des termes de l’inculpation.
F. « Les saints étaient favorables à la Mieux vaut obéir à Dieu que même à
dite femme, quand à l’insu et contre la vo- son père ou à sa mère. Dieu commandait :
lonté de ses parents, elle s’évada de la « J’aimerais mieux être tirée à quatre che-
maison paternelle et se mit dans la société vaux que d’être venue en France sans l’or-
des gens de guerre, jour et nuit s’entre- dre de Dieu… J’aurais eu cent pères, cent
tenant avec eux ; jamais ou rarement mères, je serais partie » 4, disait Jeanne.
n’ayant avec elle une autre femme ». Et encore : « Mes Voix eussent été con-
tentes que je dise mon départ à mes pa-
rents, n’eût été la peine que cela leur eût
fait ». Et encore : « En toute autre chose
qu’en mon départ, je leur ai bien obéi ;
depuis, je leur ai écrit et ils m’ont par-
donné » 5. Où est le crime ?
G. « Les dites saintes ont dit et pres- Nous renvoyons pour l’appréciation
crit à la même femme beaucoup d’autres de ce passage au chapitre précédent dans
choses, en vertu desquelles elle se dit en- lequel nous avons exposé la doctrine de
voyée par le Dieu du Ciel et par l’Église Suarez sur les devoirs et les droits de ceux
triomphante des saints qui jouissent déjà qui ont été favorisés d’une révélation pri-
de la béatitude ; à qui elle soumet toutes vée, jugée prudemment surnaturelle.
ses bonnes actions ; mais à l’Église mili- On sait d’ailleurs que Jeanne, plu-
tante elle a différé et diffère de se soumet- sieurs fois, s’était soumise au Pape 6 et au
tre, elle, ses actes, ses paroles. Plusieurs concile de Bâle alors réuni 7. Il n’est fait
fois avertie et requise de le faire, elle dit aucune allusion à ces déclarations parce
qu’il lui est impossible de faire le con- qu’elles constituaient un appel canonique,
traire de ce qu’elle a affirmé dans son duquel Cauchon et ses affiliés ne vou-
procès ; qu’elle a tout fait par l’ordre de laient, contre tout droit, tenir compte.
Dieu, et qu’elle ne s’en rapporterait sur
ces choses à la détermination ou au juge-
ment d’aucun homme vivant, mais seu-
lement au jugement de Dieu ».
H. « Les Voix ont révélé à la même Dieu, s’il le daigne, peut attacher la
femme qu’elle sera sauvée dans la gloire grâce finale, celle qui sauve, à une prati-
des Bienheureux, et que le salut de son que, par exemple, la fidélité au vœu de

1 Jeanne, Q. I, 161.
2 Ibid., Q. I, 176, 332 ; IV, 503, 509.
3 Ibid., Q. I, 165.
4 Ibid., 82, 83.
5 Ibid., 129.
6 Jeanne, Q. I, 185 ; De la Pierre, Q. II, 4.
7 De la Pierre, Q. II, 4.
640 LA SAINTE DE LA PATRIE
âme sera acquis, si elle conserve sa virgi- virginité. Cette pratique ne nécessite pas
nité, qu’elle leur a vouée, la première fois la grâce finale ; elle la prépare, y dispose.
qu’elle les a vues et entendues ». Cette fidélité par elle-même ne suffit pas à
ouvrir le ciel, mais elle s’accompagne,
avec le secours de la grâce, d’autres ver-
tus, qui produisent tout le constitutif
d’une vie complètement chrétienne ; et
nul théologien ne verra ce qui peut empê-
cher le Maître des choses de révéler un
pareil dessein de bonté.
Jeanne sentait d’instinct cette doc-
trine, à supposer qu’elle n’en distinguât
point toutes les lignes. Sa conviction ne
nuisait ni à sa prudence morale, ni à son
observance des commandements, ni à ses
sévérités de conscience. « On ne peut trop
nettoyer sa conscience », disait-elle ; et
elle se confessait presque quotidienne-
ment. Elle communiait de même. Pour-
quoi ces choses n’ont-elles pas été no-
tées ?
I. « En raison de cette révélation la Jeanne n’a tenu nulle part ces propos.
dite femme assure qu’elle est aussi cer- Elle a répondu : « Je crois fermement ce
taine de son salut que si elle était présen- que mes Voix m’ont dit que je serai sauvée
tement et de fait dans le royaume des aussi fermement que si je le fusse déjà » 1.
cieux ». Ce qui est simplement une nouvelle
affirmation de sa foi entière à la parole
des saintes envoyées de Dieu.
Le concile de Trente a prévu que par
suite d’une révélation privée, l’homme peut
être certain de sa prédestination au ciel.

Art. II
« La dite femme dit que le signe Non ; tout cela n’est pas le signe. Le
qu’eut le prince auquel elle était envoyée, signe du roi, ce fut la révélation de cette
signe par lequel il se détermina à la croire pensée secrète de découragement, de
en ses révélations et à la charger de cette prière pour la France et lui-même,
conduire la guerre, fut que saint Michel que Dieu seul pouvait connaître : nous
vint à lui avec une multitude d’anges dont l’avons raconté 2.
les uns avaient des couronnes, les autres Jeanne avait d’ailleurs prévenu Cau-
des ailes, et avec lesquels étaient sainte chon qu’elle ne croyait rien lui devoir sur
Catherine et sainte Marguerite. L’ange et les révélations qui concernaient le roi.
la dite femme s’avancèrent ensemble. Ils
firent ainsi un long trajet dans le chemin, Ce que l’article allègue comme « le si-
l’escalier, l’appartement, accompagnés gne du roi » n’est qu’une parabole, exacte
par d’autres anges et les saintes susdites. de point en point, parabole, cependant.
Un certain ange remit au prince une cou- Elle a seulement avec le signe ce rapport
ronne précieuse de l’or le plus pur et qu’elle fut inventée pour le cacher.
s’inclina devant lui, témoignant du res-

1 Jeanne Q. I, 156.
2 Chap. VIII.
LES DOUZE ARTICLES 641
pect. Et une fois, elle dit que, quand son
prince eut le signe, elle pense qu’il était
seul, quoique plusieurs personnes fussent
très près. Une autre fois, elle dit que, se-
lon elle, un archevêque reçut ce signe de
la couronne et le remit au prince susdit en
présence et sous les yeux de plusieurs sei-
gneurs temporels ».

Art. III
« La dite femme connut et est cer- Jeanne, en disant que le bien spiri-
taine que le visiteur est saint Michel, par tuel, en elle produit par l’archange, lui
le bon conseil, le réconfort et la bonne avait été une preuve qu’elle n’était pas le
doctrine qu’elle en reçut. Puis il se nom- jouet d’une illusion de l’esprit pervers ou
ma. De même elle reconnaît sainte Cathe- de sa propre imagination, a raisonné
rine et sainte Marguerite, parce qu’elles la comme les plus sages mystiques, et No-
saluent et se nomment à elle. Elle croit tre-Seigneur lui-même : « Vous reconnaî-
que c’est bien saint Michel, que ses actes trez l’arbre à son fruit ». Quant à sa certi-
sont vrais, bons, aussi fermement qu’elle tude absolue au sujet de ses visions, nous
croit que Notre-Seigneur Jésus-Christ a renvoyons au chapitre XXXII, où nous
souffert et est mort pour nous ». avons exposé la doctrine décisive de Sua-
rez touchant l’obligation de croire à une
révélation privée certaine pour ceux qui
l’ont reçue.

Art. IV
« La dite femme assure qu’elle est La loyauté voulait qu’il fût démontré,
aussi sûre que certaines choses futures et puisqu’on entendait jeter le doute sur tou-
purement contingentes arriveront qu’elle tes les prophéties de la sainte voyante,
est sûre de ce qu’elle voit s’accomplir de- qu’elles ne s’étaient pas réalisées ; qu’elle
vant elle. Elle se vante d’avoir connu par n’avait pas reconnu Baudricourt et Char-
révélation faite à elle par les Voix de les sans les avoir vus jamais, qu’elle
sainte Catherine et de sainte Marguerite n’avait pas à cent cinquante lieues de là
qu’elle sera délivrée de prison et que les annoncé la défaite de Rouvray, le jour
Français accompliront en sa société le même où nous la subissions, la délivrance
plus beau fait qui se soit vu en chrétienté. des Tourelles à sa date, sa blessure pen-
Elle dit aussi que sans aucune indication, dant l’assaut, l’époque du sacre, etc. ; la
et seulement par révélation, elle a connu loyauté voulait encore que ses paroles
des hommes qu’elle n’avait jamais vus ; fussent relatées exactement, quant au
elle a découvert et montré une épée ca- « beau fait », nos lecteurs savent ce qui en
chée en terre ». est. Elle avait écrit à Bedfort : « Si faictes
raison (à la Pucelle) encore pourrez venir
en sa compagnie, là où que les Franchois
feront le plus bel faict que oncques fut
faict pour la chrétienté » 1. Elle eût tenté
de l’entraîner dans une croisade.
Sur sa délivrance de prison, elle avait
dit : « Mes Voix me disent : Ne te chaille
pas de ton martyre… tu t’en viendras par
grande victoire au royaume de Paradis ».

1 Lettre à Bedfort, Q. I, 211.


642 LA SAINTE DE LA PATRIE
Voilà ce qu’il eût fallu écrire. L’article, en
interprétant Jeanne, dénature ses paro-
les ; mieux eût valu citer les textes.

Art. V
Tout entier consacré à l’habit d’hom-
me que portait Jeanne. Inutile de le
transcrire. Il est la reproduction presque
mot pour mot de la partie de l’article I
concernant le même sujet. Nous en avons
fait l’examen.

Art. VI
« La dite femme confesse et assure Jeanne avait dit :
qu’elle a fait écrire beaucoup de lettres. 1º « Quelquefois je mettais Jhesus
Sur quelques-unes étaient écrits les mots Maria sur mes lettres, quelquefois pas.
Jhesus Maria, avec une croix. Parfois elle Quelques-uns de mon parti m’avaient
mettait une croix alors qu’elle ne voulait conseillé de le mettre » 1. Où est le mal ?
pas qu’on fît ce qu’elle ordonnait dans la
lettre. Et dans d’autres lettres elle a fait 2º En un temps où les partis ennemis
écrire qu’elle mettrait à mort ceux qui croisaient si facilement les amis, une let-
n’obéiraient pas à ses lettres ou à ses tre était vite prise. Jeanne quand elle en-
avertissements, et qu’aux coups on dis- voyait une lettre d’ordre mettait parfois
tinguerait qui a le bon droit pour le Dieu une croix en tête. Conventionnellement
du ciel. Et fréquemment, elle ne fait rien cela signifiait : « Ne faites pas ce que je
que par révélation et ordre de Dieu ». dis » 2. Où est le crime ?
3º Jeanne a timbré du « Jhesus Ma-
ria » sa lettre à Bedfort pour lui appren-
dre le surnaturel de sa mission. Elle lui a
demandé de quitter la France lui et ses
Anglais, sinon elle les mettrait dehors :
car ils n’étaient pas chez eux ; ils étaient
chez le Roi du ciel, fils de sainte Marie « à
qui est la France ». Où est la faute ?

Art. VII
C’est encore la réplique d’une partie On ne saisit pas l’intérêt de l’accusa-
de l’article I ; celle qui raconte son départ tion à se répéter ainsi, sans apporter plus
de Domrémy, décrit son habit d’homme, de preuves la seconde fois que la pre-
et relate sommairement ses promesses à mière, et la troisième que la seconde.
Charles.

Art. VIII
« La dite femme dit que sans y être À lire l’article VIII nous serions en
poussée ni contrainte, elle s’est précipitée face d’une tentative de suicide déterminée
d’une tour très élevée, aimant mieux par le désespoir. Cependant Jeanne a dit :
mourir que d’être livrée aux mains de ses « Je ne faisais pas ce saut par désespoir,
adversaires et de vivre après la destruc- mais dans l’espérance de sauver mon

1 Jeanne, Q. I, 85, 183, 259.


2 Ibid., 85.
LES DOUZE ARTICLES 643
tion de Compiègne. Elle dit qu’elle n’a pu corps et d’aller porter secours à de braves
éviter de se précipiter ainsi. Cependant gens qui avaient besoin de moi » 1.
sainte Catherine et sainte Marguerite le Jeanne n’a pas dit qu’elle aimait
lui défendaient et elle reconnaît que c’est mieux mourir qu’être livrée aux Anglais.
grande faute de les offenser ; mais elle Elle a dit : « J’aimerais mieux rendre mon
sait que ce péché lui fut pardonné dès âme à Dieu qu’être entre les mains des
qu’elle s’en fut confessée. Elle dit en avoir Anglais » 2. Il y a plus qu’une nuance en-
eu révélation ». tre ces deux paroles.
Les Voix ont dit à Jeanne de se con-
fesser de sa désobéissance qu’un théolo-
gien estimerait difficilement grave, étant
donné qu’au surplus Jeanne était un sol-
dat, et que ses Voix la conseillaient sans
supprimer sa liberté d’action. La confes-
sion faite, ses amies du ciel assurèrent
l’enfant de son pardon : que demeure-t-il
de criminel dans cette belle histoire de
courage et de bonté ?

Art. IX
Reproduction des dernières lignes de La créance de Jeanne que les saintes
l’article I sur le salut certifié à Jeanne par ne la visiteraient pas quotidiennement, si
ses Voix si elle garde son vœu de virgini- elle était en état de péché mortel, serait
té ; avec une addition cependant : « La signée de tout homme de saine doctrine
dite femme ne pense pas avoir fait œuvre ascétique. « Bienheureux les cœurs purs,
de péché mortel ; car si elle était en état a dit Jésus ; ils verront Dieu ! ».
de péché mortel les saintes Catherine et
Marguerite ne la visiteraient pas, comme
elles le font quotidiennement ».

Art. X
« La dite femme affirme que Dieu Les « quelques-uns nommément dé-
chérit quelques-uns désignés nommé- signés » par Jeanne comme spécialement
ment par elle, encore voyageurs sur la chéris de Dieu sont le roi Charles et le
terre, plus qu’elle-même. Elle sait cela par Duc Charles d’Orléans. Jeanne a dit
révélations des saintes Catherine et Mar- d’eux : « Je sais que Dieu aime le Duc
guerite, qui lui parlent fréquemment en d’Orléans » 3. Et encore : « Je sais que
français et non en anglais, n’étant pas de Dieu aime mon roi et le Duc d’Orléans
ce parti. Et après qu’elle sut que ses Voix plus que moi, pour ce qui est de l’aise du
étaient pour le prince en question plus corps » 4. Ce qui signifie qu’ils avaient re-
haut, elle n’aima pas les Bourguignons ». çu plus de biens qu’elle. Elle connaissait
par révélation cette préférence. Eh oui,
puisque ses Voix lui avaient déclaré que la
couronne de la France était à Charles, fils
de Charles, et le duché d’Orléans à son
cousin.

1 Jeanne, Q. I, 160.
2 Ibid., 110.
3 Ibid., 257, 258.
4 Ibid.
644 LA SAINTE DE LA PATRIE
Quelle langue lui auraient parlée les
Voix autre que la française, si elles vou-
laient être comprises d’elle ?
Comment Jeanne aurait-elle pu pen-
ser que ses Saintes étaient « du parti an-
glais », quand chaque jour elles lui inspi-
raient le vouloir et les moyens de repous-
ser, chez eux, les Anglais, injustes enva-
hisseurs et détenteurs de la France ?
Comment aurait-elle aimé non les
habitants du pays de Bourgogne, ses frè-
res en Jésus-Christ au surplus, mais les
Bourguignons, c’est-à-dire ceux qui
étaient imbus des idées séparatistes du
Duc Philippe, en tant qu’ils en étaient im-
bus, quand ses Voix l’avaient chargée de
les combattre et de rendre sa couronne au
Dauphin, lieutenant de Jésus-Christ pour
toute la terre de France ?

Art. XI
L’article XI fait grief à Jeanne de sa Il n’est personne qui ne devine le se-
familiarité avec ses Voix, et de son obsti- cret dessein de Dieu quand il permit ces
nation à croire en leur parole. D’ailleurs relations étroites entre l’enfant et ses
pourquoi ne s’est-elle ouverte ni à curé, ni Voix : ce fut au Tout-Puissant le moyen de
à évêque, ni à qui que ce soit de ses états formation et de consolation d’une âme
surnaturels ? prédestinée.
Enfin quel est ce serment de ne révé- De la fermeté et de la confiance de
ler à qui que ce soit le « secret du Roi » ? Jeanne en la parole de ses saintes, nous
avons dit tout ce que nous pouvions dire
doctrinalement. Il n’y faut pas revenir.
Touchant le reste :
1º Aucune loi de quelque autorité lé-
gitime que ce soit n’oblige celui qui a reçu
une révélation privée à s’en ouvrir à prê-
tre ou laïque, avant que d’y croire. Il peut
même y avoir de bonnes raisons de
s’abstenir de le faire, au moins pour un
temps. Jeanne au surplus avait été ame-
née par les circonstances à soumettre ses
révélations aux Docteurs de Poitiers qui
valaient bien ceux de Rouen.
2º Quelle répugnance doctrinale ou
morale peut-on trouver dans le fait qu’elle
ait juré à ses Voix de ne pas révéler le se-
cret du roi ?

Art. XII
Ce n’est qu’une redite de l’article Ier Il en faut toujours revenir à la même
(vers la fin). réponse puisque c’est toujours la même
objection.
LES DOUZE ARTICLES 645
Jeanne refuse de rien faire, de rien Pourquoi Pierre Cauchon prétend-il
croire, qui soit contraire à ses révéla- parler au nom de l’Église militante, alors
tions ; dût l’Église militante (ici Pierre que Jeanne en a appelé souvent au Pape
Cauchon et ses assesseurs) vouloir lui im- et au Concile ? Pourquoi suppose-t-il que
poser une autre ligne de conduite. le Pape ou le Concile interdiraient à
Jeanne la foi en ses Voix ? Sur quel fon-
dement s’appuie-t-il ?

IV
Tels furent, en substance, ces célèbres XII articles qui entraînèrent
peine de mort infamante et cruelle, peine de mort par le bûcher et la
main du bourreau, contre une sainte créature.
D’une innocuité dogmatique absolue, malgré les cris de stupeur par
lesquels on affecte de les saluer, quand ils sont loyalement tirés des
réponses de l’accusée, ils ne prennent quelque figure d’hérésie, que
s’ils tronquent et maquillent celles-ci.
Les notaires Manchon, Taquel, Boisguillaume, s’en aperçurent ; et
lorsqu’il leur fut proposé de les contresigner, ce qui revenait à déclarer
qu’ils les jugeaient légitimement extraits du procès dont ils détenaient
la minute, ils n’y consentirent point 1 : leur conscience avait crié de-
vant un acte malhonnête qui pouvait devenir un acte assassin.
Le dialogue des juges de la réhabilitation avec Manchon, sur ce su-
jet, porte la trace évidente de l’embarras du notaire. Il voudrait bien ne
pas trop dire comment la chose s’est passée ; il redoute qu’on lui signi-
fie qu’il avait, de par sa charte, le devoir d’avertir les maîtres consultés
par Monseigneur Pierre, de la supercherie du rédacteur des articles.
Cependant, la force de la vérité le presse, et il arrive aux aveux com-
plets, ou peu s’en faut :
– Qui rédigea les douze articles ?
– Ce n’est pas moi ; je n’y suis pour rien ; je ne sais qui les a com-
posés ou extraits.
– Comment les soixante-dix articles de d’Estivet, plus les réponses
de Jeanne, ont-ils pu être condensés en douze ? Comment ces douze
ont-ils pu se trouver si éloignés des paroles de Jeanne ? Il n’est pas
vraisemblable que des hommes si importants aient osé se livrer à pa-
reille falsification.
Manchon fuit devant la question. Il n’y répond pas directement : il
en a vu la gravité.
– Je crois que, dans ma minute, la minute en français (par où il
donne à suspecter la traduction latine que nous avons), j’ai inséré vé-
ridiquement les interrogatoires, les articles du promoteur, ceux des

1 Manchon Q. III, 143, 144.


646 LA SAINTE DE LA PATRIE

Juges, et les réponses de Jeanne. Quant aux douze articles, je dois en


laisser la responsabilité à ceux qui les composèrent. Nous n’aurions
osé ni moi ni mes compagnons leur faire d’observations.
La peur n’était pas merveille en face de Messeigneurs Pierre et
Warwick, qui avaient mené Houppeville, la Fontaine, Ysambart, de si
mémorable et cavalière façon. Cependant l’archevêque de Reims et
Jean Bréhal 1 ne laissent pas que d’insister :
– Lorsque les douze articles vous furent présentés, en fîtes-vous la
collation avec les réponses de Jeanne pour voir s’il y avait accord entre
les deux ?
– Je ne m’en souviens pas.
Les Juges lisent alors quelques articles à Manchon, les rapprochent
des réponses de Jeanne, font saillir les contradictions, puis :
– Vous voyez : les divergences ne se peuvent contester.
Manchon en convient. Ils lui présentèrent un papier :
– Reconnaissez-vous cette note ?
– Oui : c’est moi qui l’ai écrite.
– Nous allons appeler vos collègues Boisguillaume et Taquel.
Les trois étant réunis, les juges reprirent :
– Cette note en français, du 4 avril 1431, est bien de la main de
Manchon ?
– Assurément.
– Eh bien, il y est dit que les douze articles n’étaient pas loyalement
composés, qu’ils étaient en partie étrangers aux réponses de Jeanne,
que donc ils devaient être corrigés. Vous aviez même pris la peine
d’indiquer sur quoi devaient porter les corrections et les retranche-
ments. Rien ne fut fait. De qui fut-ce la faute ? Comment après cela,
avez-vous inséré les articles au procès et dans la sentence, sans aucune
observation ? Comment les avez-vous envoyés aux délibérants (dont
on sollicitait l’avis) ?
– Manchon a écrit la note que vous avez lue. Nous répétons ignorer
qui rédigea les articles. On nous dit que la coutume était de faire des
extraits semblables dans les procès d’hérésie. Cela se pratiquait à Pa-
ris, nous dit-on encore. Les Maîtres en théologie s’étaient conformés à
l’usage de Paris. Nous croyons nous rappeler qu’il avait été convenu
que des amendements au texte seraient apportés, suivant qu’il est
proposé sur le papier que vous nous avez montré. Mais nous pensons
aussi, d’après une déclaration de Maître d’Estivet, qu’il les transmit
lui-même, dès le lendemain, sans aucune retouche.

1 Manchon comparut devant l’archevêque de Reims et l’inquisiteur Bréhal.


LES DOUZE ARTICLES 647

– Croyez-vous que ces articles expriment véritablement ce qu’avait


dit Jeanne ?
– Son procès exprime ce qu’avait dit Jeanne. Quant aux articles,
c’était à qui les rédigea de veiller à ce qu’il n’y eût pas désaccord entre
eux et leur source. Je ne les rédigeai point, reprend Manchon.
– Les Maîtres ont-ils donné leur avis sur les articles ou sur le pro-
cès ?
Voilà une question capitale ; car enfin si les articles ne sont pas
loyalement extraits du procès, et si les Maîtres n’ont eu que ce docu-
ment sous les yeux, que valut leur sentiment ?
La réponse ne laissa place à aucun doute.
– Les Maîtres prononcèrent sur les articles ; non sur le procès. Le
procès n’était pas rédigé. Il ne fut rédigé qu’après la mort de Jeanne.
– Au moins les douze articles furent-ils lus à Jeanne ?
– Non… Sur tout cela les juges firent ce qu’ils voulurent 1.
Conclusion nécessaire et abominable : Jeanne a été condamnée sur
une pièce fausse, et dont elle n’a pas eu communication.
V
On suppose facilement que les articles n’étaient pas destinés à de-
meurer en portefeuille.
Ordonnés le 2, rédigés le 3, présentés le 4 au visa des notaires qui
le refusent, d’Estivet en commençait l’expédition dès le 5 2. Ce 5 avril
était un jeudi.
Ils furent adressés au Chapitre de Rouen, à plusieurs autres maî-
tres Rouennais et Normands, enfin à l’Université de Paris.
La lettre d’envoi signée de Cauchon et de Le Maître, impérieuse,
pressante, est bien plutôt un canevas de réponse qu’un simple billet
d’envoi.
« Nous, Pierre, par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et
Jean Le Maître, vicaire de l’Inquisiteur, nous demandons et requérons
que, dans l’intérêt de la foi, pour mardi prochain, vous nous donniez,
par écrit scellé, votre conseil éclairé sur les propositions ici transcrites.
Vous voudrez nous dire si, tout pesé, considéré, comparé, toutes ou
quelques-unes blessent l’orthodoxie, sont suspectes contre l’Écriture
sainte, l’enseignement de l’Église, celui des Docteurs autorisés, la lé-
gislation canonique, scandaleuses, téméraires, capables de troubler
l’État, injurieuses, criminelles, immorales, offensives, ou quelque au-

1 Toute cette scène est tirée de la déposition de Manchon, Q. III, 141, 142, 143, 144, 145.
2 Ibid., 143, 144.
648 LA SAINTE DE LA PATRIE

tre chose que ce soit. Vous devez nous dire enfin ce qu’il faut en con-
clure dans un jugement en matière de foi ».
Pierre Cauchon avait fixé, comme date rigoureuse de l’arrivée des
réponses, le mardi 10 avril. Cinq jours de délai, c’était en vérité trop
peu ; même pour des gens pressés. Personne ne fut prêt avant le 10.
Après ce jour, les Maîtres opinèrent chacun à son heure, qui plus tôt,
qui plus tard, suivant son zèle, son inspiration, probablement son in-
térêt.
VI

Les premiers qui apparurent se montrèrent en bataillon : seize doc-


teurs et six licenciés ou bacheliers formés 1. Cela faisait figure : Cau-
chon fut ravi. C’étaient les risque-tout de l’asservissement aux Anglais.
On est d’autant plus surpris de trouver parmi eux Ysambart de la
Pierre, qui s’est écrit et qui s’écrira de plus belles passes au cours de
l’affreuse aventure.
Ils avaient délibéré sous la présidence du fougueux Emengard. Afin
de donner plus de solennité à leurs conclusions, ils les dictèrent aux
notaires Manchon et Boisguillaume qui en dressèrent acte 2.
La pièce est audacieuse.
Après les humbles protestations de style, ils déclaraient soumettre
leur sentiment à l’Église Romaine. L’Église Romaine ! On a vu, on ver-
ra comment elle leur importa pratiquement.
Ce qui étant posé : « Les apparitions, continuaient-ils, ou étaient de
mensongères fictions ou de diaboliques prestiges ; les prophéties de
superstitieuses divinations ; les propos des blasphèmes contre Dieu et
les saints ; les rapports avec les Voix de l’idolâtrie, à moins que ce ne
fussent des mensonges ; les sentiments sur l’Église, du schisme ; la foi
accordée aux Voix, une erreur dans le bien croire ; le refus du sacre-
ment d’Eucharistie dans le temps prescrit par l’Église, plutôt que
d’abandonner l’habit d’homme, un blasphème, et encore une erreur
dans la foi » 3.
C’était évidemment très bien au goût de Mgr Pierre ; et ce fut vite
communiqué aux autres Maîtres afin de les décider, en leur fournissant
l’exhortation d’un exemple à suivre. L’opinion conforme du Chapitre
eût été bien aussi, eût été mieux même. Or, celle-ci ne paraissait pas.

1 Le procès-verbal de Pierre Cauchon nomme quinze docteurs seulement, tandis que l’intitulé du

Chapitre en annonce seize (Q. I, 337). Ce sont, d’après le procès-verbal, Emengard, Beaupère, Bou-
cher, Touraine, Midy, Miget, du Quesnoy, Nibat, Houdanc, Lefèvre, Maurice, Théronde, Feuillet,
Dupru, Carpentier, Haitou, Dubois, Coppequesne, de la Pierre, Courcelles, Loyseleur.
2 Ibid.
3 Ibid., 339, 340.
LES DOUZE ARTICLES 649

Cauchon prit le parti d’en venir avec les chanoines aux grands moyens.
Il leur fit adresser une convocation le 13 pour le 14. Les bénéficiers dé-
faillants seraient privés de distributions pécuniaires, une semaine 1. Ils
obtempérèrent. Mais ils prouvèrent que délibérer n’est pas se soumet-
tre. Leur conclusion ne fut pas pour causer toute joie à l’Évêque prési-
dent : « Lisez à la détenue, répondirent-ils, et en français, les douze ar-
ticles. Puis éclairez-la charitablement ». C’était signifier à mots presque
pas couverts que le droit était audacieusement foulé aux pieds, par le
seul fait que l’accusée ignorait les termes de l’accusation.
Cauchon se rembrunit.
Cependant les consultations arrivaient : Denys Gastinel, Basset,
Gilles de Fécamp, Guesdon, Maugier, Brullot, Vendères, Deschamps,
Caval, de Barbery, Alespée, de Castillon, Bonesgue, Guérin, Morel,
Jean du Quesnoi, les onze avocats de la curie Rouennaise, Philibert de
Coutances, Zanon de Lisieux, Saint-Avit d’Avranches, les abbés de
Jumièges et de Cormeilles, Roussel, Minier, Pigache, Grouchet, Du-
bois, déféraient à l’ordonnance du 5, les uns après les autres.
Ils ne furent point unanimes.
Une dizaine furent de l’avis relaté plus haut, l’avis des vingt et un 2.
C’était bref, commode, et ils le crurent – en quoi ils se trompaient –
moins compromettant.
Il serait dommage de ne pas se donner une idée de la manière dont
cette sorte d’adhésion fut exprimée. On a voulu faire passer cela pour
un modèle de style ecclésiastique. Non, tout de même. Citons la lettre
de l’abbé de Fécamp à Pierre Cauchon :
« Très Révérend Père et Maître éminent, Vous désirez avoir mon
opinion sur ces douze articles ? Mais les docteurs présentement à
Rouen viennent de donner la leur. Après de si grands Maîtres, tels que
peut-être on n’en trouverait pas dans l’univers, que pourrait concevoir
mon ignorance ou enfanter ma parole inhabile ? Rien ; absolument
rien ! ». Conclusion : l’abbé de Fécamp opine avec les vingt et un.
Plusieurs, par exemple Gastinel chanoine de Rouen, Philibert de
Montjeu évêque de Coutances, Zanon de Castiglione évêque de Li-
sieux, Aubert, Morel, du Quesnoi, prirent les mêmes conclusions que
les vingt et un ; mais sans leur faire d’adhésion explicite ; ils décident
sous leur responsabilité propre.
Les plus osés dirent ou qu’il n’était pas impossible que les visions
de Jeanne vinssent de Dieu, et de même les ordres qu’elle prétendait

1Registre capitulaire.
2 Ce furent : Gilles de Fécamp, le Franciscain Guesdon, Maugier, Brullot, Vendères, Deschamps,
Caval, de Barbery, Alespée, Castillon, Guérin.
650 LA SAINTE DE LA PATRIE

en avoir reçus, bien que cette origine ne leur fût pas absolument dé-
montrée 1 ; ou que la cause était assez difficile pour être déférée soit au
siège apostolique, soit au « général Concile 2. L’honneur de la Majesté
royale, celui des juges, le repos, la pacification des consciences, gagne-
raient 3 à la prise en considération de cette mesure ».
Ceux-là furent mal accueillis. Grouchet, Pigache et Minier qui en
étaient, furent traités en méchants écoliers dignes de la férule. Cau-
chon les convoqua : « C’est vous, dit-il, vous qui vous mêlez de soute-
nir de pareilles opinions ! » 4.
Saint-Avit, évêque d’Avranches, vieillard vénérable, depuis long-
temps à Rouen sous la surveillance de l’Angleterre, ne fut pas épargné.
Il subit les injurieuses remontrances de « Bénédicité » 5.
VII
Mais toutes ces voix n’étaient que des chalumeaux, toutes ces lu-
mières de la demi-nuit, en comparaison de la grande voix, du grand
astre, l’Université de Paris. C’était d’elle qu’on attendait non pas une
détermination, mais la détermination, le mot qui décide tout, tranche
tout, finit tout.
Et comme l’Alma mater, « l’œil de la vérité », « le soleil du
monde », devait se traiter d’une certaine façon, ce ne fut point un vul-
gaire courrier qui lui porta les douze articles ; ce furent, avec missive
spéciale du roi Henri, quatre docteurs éminents : Beaupère, Touraine,
Midy, Feuillet. Et ils purent bien figurer, ayant été bien payés. « Hen-
ry, par la grâce de Dieu roy de France et d’Angleterre… charge son
bien-aimé Pierre Sureau de payer à eux de ses finances de Norman-
die… cent livres tournois pour une fois. C’est à savoir à chacun d’eux
vingt-cinq livres » 6.
Le recteur qu’ils trouvèrent en charge se nommait Pierre de Gonda
ou de Gouda, maître ès arts 7. Il réunit le 29 avril 8 ses collègues à
Saint-Bernard, fit ouvrir le pli qui accréditait les envoyés royaux, or-
donna la lecture des douze articles. L’un des « ambassadeurs du sei-
gneur Roi » pérora sur l’affaire. On ne sait lequel. Gouda lui répondit :
– Elle est grave, difficile, ardue, la question qui nous est soumise.
Elle concerne la foi orthodoxe, la religion chrétienne, les règles saintes.

1 Jean Basset, Q. I, 343 ; Minier, Pigache, Grouchet, Q. I, 369, 370 ; les onze avocats, Q. I, 358.
2 Jean de Saint-Avit, évêque d’Avranches, Q. II, 6 ; Raoul le Sauvage, Q. I, 374.
3 Ibid.
4 Grouchet, Q. II, 359.
5 « Bénédicité », surnom de d’Estivet. Ysambart de la Pierre, Q. II, 348.
6 Q. V, 203.
7 Q. I, 411.
8 Ibid., 413.
LES DOUZE ARTICLES 651

La qualification des articles relève surtout de la Vénérable faculté de


Théologie et de celle des Décrets… Il convient de s’en rapporter à elles.
En conséquence, chacune des deux facultés se constitua en comité,
à part, et tint une séance ordinaire. L’examen des articles, avec rapport
à l’Université, y fut décidé par l’une et l’autre.
Le 14 mai tout se trouva prêt.
La faculté de Théologie donna d’abord ses qualifications. Elle ré-
pondit :
Sur l’article Ier : Les apparitions de Jeanne ou sont de mensongères
inventions ou sont du diabolisme. Et comme ce soleil du monde devait
tout éclairer, même les infernales ténèbres, si c’était du diabolisme,
« les démons qui opéraient ne pouvaient être que Bélial, Satan et Bé-
hemmoth » 1.
Sur l’article II : Tout ce que Jeanne dit des anges est mensonger et
dérogatoire à la dignité angélique.
Sur l’article III : La dite femme n’ayant aucun signe qu’elle doit
croire, croit légèrement, affirme témérairement, fait mal, croit mal,
erre dans la foi.
Sur l’article IV : Superstition, divination, présomption, vaine gloire :
toute sa vie prétendument merveilleuse se résume en ces mots.
Sur l’article V : Elle a blasphémé Dieu, elle a méprisé Dieu, ses sa-
crements, la loi divine, les saintes doctrines ; elle a violé les canons ;
elle est suspecte d’idolâtrie ; elle a imité les mœurs des payens par la
mode exécrable dont elle s’habilla.
Nous ne voyons aucun intérêt à continuer. Ce n’est jusqu’à l’article
XII inclusivement que la répétition de ces injures tapageuses : héréti-
que, schismatique, présomptueuse, blasphématrice, idolâtre, invoca-
trice du diable, apostate, telles sont les paroles qui se répètent sans
jamais s’interrompre.
Les consulteurs de la Faculté des Décrets ne furent pas moins vio-
lents.
Pour eux aussi, Jeanne est une apostate, une hérétique, une men-
teuse, une devineresse.
Ils admirent cependant une excuse possible ; ce fut leur originalité :
« Au surplus peut-être n’était-elle pas sui compas », responsable ;
peut-être avait-elle été travaillée par la démence 2. Ils soumettaient
leur opinion au Pape et au suprême concile : Pierre Cauchon se hâtera

1 Q. I, 414.
2 Ibid., 416, 417.
652 LA SAINTE DE LA PATRIE

de l’oublier. À leur éloge 1, ils furent moins prolixes que les théolo-
giens. Arrivés à l’article VI, ils s’arrêtèrent. Ils avaient vu que les six
derniers numéros n’étaient que de vagues redites.
VIII
Lecture ayant été ouïe de ces déterminations, le Recteur demanda
si les facultés de Théologie et de Décret les avaient adoptées à l’una-
nimité.
– Oui, répondit Jean de Troyes, doyen de la Théologie.
– Oui, reprit Guerould Boissel, doyen du Décret.
– Eh bien, que l’Université veuille déclarer si elle entend les faire
siennes, conclut le Recteur.
Les diverses facultés et les nations se retirèrent, chacune dans le
lieu de leurs séances. Elles rapportèrent un acte d’adhésion : personne
n’avait contredit.
Beaupère, Midy, Touraine, demandèrent qu’il leur fût délivré de
tout, délibérations et qualifications, des copies authentiques. Ce fut
fait 2.
Les Maîtres y joignirent de belles lettres d’envoi « à très excellent,
très hault et très puissant prince le Roy de France et d’Angleterre
(Henri VI), notre très redoubté et souverain Seigneur » 3, ainsi qu’au
« Révérend Père et Seigneur… dont l’ardeur immense d’une très sin-
gulière charité…, le travail assidu…, la vigilance pastorale, brillent d’un
si vif éclat, Pierre Cauchon » 4.
Puis ce furent des congratulations sans fin : « La pureté de la foi al-
lait être vengée…, les escandes (scandales) de ceste femme allaient être
châtiés…, les envoyés de Rouen, nos suppôts et très honorés maîtres,
avaient bien accompli leur mission…, mais l’Université avait, elle aus-
si, bien fait sa tâche, avec très grandes diligences, par sainctes et intè-
gres affections, sans épargner paines, personnes et facultés.
« Toutefois il convenait que son excellente haultesse (le Roy) me-
nât à fin ceste matière très briefvement, et par justice », etc., etc. 5.
Le petit roi Henri VI ne pouvait rien comprendre à ces recomman-
dations ; mais son Conseil y entendait fort bien.
À Pierre Cauchon, les Parisiens souhaitaient en retour de son zèle
« que le Prince des Pasteurs, quand il apparaîtra, donnât à sa révé-

1 Q. I, 416, 417.
2 Ibid., 420, 421.
3 Lettre de l’Université à Henri VI, ibid., 407.
4 Lettre de l’Université à Pierre Cauchon, ibid., 409, 410.
5 Lettre de l’Université à Henri VI, ibid., 407, 408.
LES DOUZE ARTICLES 653

rende sollicitude l’immarcessible couronne ». Car enfin le combat qu’il


avait mené était du plus parfait honnête homme et du meilleur évêque.
« Oui certes, il était grand temps que votre très sincère ardeur se dé-
ployât dans le combat fameux qu’avec la grâce du Christ et les efforts
infatigables de votre vaillante probité, la justice a livré à la femme
qu’on nomme la Pucelle dont le virus s’est répandu à travers la berge-
rie très chrétienne de l’Occident presque entier ».
Il fallut que de ces lèvres brûlées par la haine sortît un témoignage
à la Sainte de la Patrie : le voilà 1.
Si l’on traduit en effet ce texte contourné en simple et naïve prose,
il signifie : la réputation de Jeanne, sa réputation de vierge inspirée est
répandue dans la majeure partie de l’univers baptisé. Mais, patience !
bon ordre va être mis à cet intolérable abus. Il a été fait belle besogne
« dont chascun doit estre bien content » 2.
IX
L’avis des Docteurs parisiens ébranla tout. Cinquante et un Maîtres
y souscrivirent, à Rouen, dans la séance du 19 mai. Ils avaient, sauf
trois ou quatre, déjà exprimé leur pensée. Mais quel plus grand hon-
neur, quelle plus grande joie se pouvaient-ils donner qu’apposer leur
signature au bas de pièces théologiques ornées du « bene placitum »
de l’Alma Parens ?
Ces subtilités, ce pédantisme qui va jusqu’à nommer les trois dia-
bles qui jouèrent saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite,
cette haine ici pateline, là violente, épanchée en un flot de latin dou-
teux, ce déchaînement de meute grondante et mordante contre une
petite fille, une petite paysanne, simple, héroïque, couronnée de vic-
toires évidemment divines, toute pure et toute pieuse ; ce volcan en
éruption pour tuer une colombe, ne peuvent faire rire ; ils feraient
bien plutôt pleurer sur les folies où la passion sait entraîner la miséra-
ble humanité.
C’est ici le lieu d’appliquer plus spécialement le verdict qu’Ysam-
bart de la Pierre rendait sur tout le procès. « Il y en eut qui rendirent
leur sentence par espoir de quelques faveurs ; d’autres par haine et par
esprit de vengeance ; d’autres parce qu’ils avaient été payés ; quelques-
uns par peur » 3.
Ce ne fut pas beau !

1 Lettre de l’Université à Pierre Cauchon, Q. I, 409, 410.


2 Ibid., 407 ; Lettre à Henri VI.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 348.
Chapitre XXXIV
Les admonestations charitables
de Pierre Cauchon
(1431)

Du 18 avril au 23 mai

Les admonestations charitables : singularité de pareils mots dans la conjoncture. –


Comment elles étaient du Droit. – Il y en eut quatre : – 1º l’admonestation du 18
avril, provoquée par le chapitre de Rouen. – Jeanne malade. – Touchante requête
de Jeanne : être enterrée en terre sainte. – Débat sur l’autorité de l’Église. – Inter-
vention des Maîtres après celle de Pierre Cauchon. – Fermeté de Jeanne ; – 2º l’ad-
monestation du 2 mai, provoquée par les abbés de Jumièges et de Cormeilles. –
Soixante-trois Maîtres réunis. – Discours de Pierre Cauchon. – Châtillon chargé
d’admonester : quel homme il était. – Comment il comprit son rôle. – Sa diatribe. –
Débat nouveau sur l’Église. – Jeanne demande une fois de plus d’être menée au
Pape. – L’habit d’homme. – Au fond, l’acte de Châtillon ne fut pas une admonesta-
tion charitable, mais une reprise d’interrogatoire. – Regnault de Chartres y est mêlé.
– Conclusions menaçantes de part et d’autre ; – 3º l’admonestation du 9 mai, de-
vant les instruments de torture. – Description du lieu, et des personnages de la
scène. – Courage de Jeanne. – Encore l’archevêque de Reims. – La torture n’est pas
infligée à Jeanne. – Délibération trois jours plus tard sur le point de savoir si elle y
sera soumise. – Dix voix contre, trois pour ; – 4º l’admonestation du 23 mai, confor-
mément à l’une des conclusions de l’Université. – Précautions de Pierre Cauchon. –
Choix des assesseurs : choix plus délicat encore du Maître qui admonestera. – Pierre
Maurice choisi. – Quel il était. – Sa méthode. – L’article 1er tel qu’il avait été com-
muniqué à l’Université ; tel que Maurice le présente à Jeanne. – Pourquoi ? – Jean-
ne paraît n’avoir jamais voulu répondre. – Discours de Pierre Maurice, mélange de
câlinerie, de colère, d’audacieux mensonges. – Graves paroles de Jeanne, en réponse
au discours ; admirable fermeté. – Remise au lendemain par ordre de Pierre Cau-
chon pour qu’il soit procédé « suivant le droit et la raison ». – Séance secrète entre
amis. – Les rôles au cimetière Saint-Ouen distribués.

I
Si la plume était capable de quelque sourire ironique et doulou-
reux, lui serait-il bien possible de se contenir en traçant cette demi-
douzaine de mots : les admonestations charitables de Pierre Cau-
chon ?
Il faut cependant se résigner à les écrire. Nous devons en effet ca-
ractériser de ce nom générique – bien que la première seule le porte
explicitement – quatre procédures qui eurent apparemment pour but
de ramener Jeanne, mais furent en réalité destinées à consommer sa
perte.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 655

Elles étaient d’ailleurs du Code inquisitorial. Personne ne pouvait


être condamné avant d’avoir été clairement enseigné sur ses erreurs et
chrétiennement exhorté à en sortir. Bernard Guy appelle cela les « sa-
lubres exhortationes » 1, les exhortations salutaires. Elles seront tou-
jours adressées à l’hérétique, « sans quoi, dit-il, on ne pourra préten-
dre ni qu’il est descendu jusqu’au fond du mal, ni qu’il est endurci
dans ses erreurs, ni que lui-même préfère la mort au retour dans le gi-
ron de l’unité » 2. Les exhortations salutaires de Bernard Guy ne sont
autre chose que les admonestations charitables du juge de Rouen :
l’idée est la même sous des termes assez voisins. Mais Bernard, très
honnête prêtre, entendait quelque chose de sérieux. Pierre Cauchon
voulut quelque chose de perfide.
Nous connaissons quatre admonestations, ou exhortations, ou mo-
nitions, ou avertissements, le mot importe peu, charitables. Elles eu-
rent lieu le 18 avril, et les 2, 9, enfin 23 du mois de mai.
II
La première fut provoquée par le chapitre de Rouen.
Réuni d’office, quasi de force, le 11 avril, contraint à donner son
avis sur les articles, il avait répondu fort sagement et canoniquement :
« Avant tout, il faut que les propositions attribuées à la prisonnière et
mentionnées par les douze articles lui soient expliquées en français ;
puis qu’elle soit avertie charitablement qu’elle doit se soumettre à
l’Église » 3.
Traduire à Jeanne les douze articles, Pierre Cauchon n’y consentait
point ; il n’y consentira jamais : il fallait qu’elle ne les comprît point.
Quand il fera mine de les mettre à sa portée par le moyen de Pierre
Maurice 4, ce ne sera pas encore leur texte vrai qui lui sera exposé.
Si une traduction légitime lui eût été donnée, elle aurait eu trop
beau jeu de répondre : Je n’ai pas tenu ces propos que vous m’attri-
buez. Vos notaires eux-mêmes ont disqualifié vos imputations ; ils en
ont marqué le caractère déloyal, en refusant de les contresigner. Voilà
à quoi Monseigneur de Beauvais entendait mettre bon ordre. Dans la
première partie de sa requête, le chapitre de Rouen échouera.
Au contraire, l’Évêque-Président était enchanté de devoir exhorter
Jeanne. L’exhortation dérivait si facilement du côté de l’interrogatoire !
Et des interrogatoires, plus il y en aurait, en étroit comité surtout,
mieux il vaudrait ; car plus il y aurait de chance de prendre cette « ru-

1 Bernard GUY, Practica Inquisitionis hæreticæ, Tertia pars, 143.


2 Ibid.
3 Registre capitulaire de Rouen.
4 QUICHERAT, I, 430.
656 LA SAINTE DE LA PATRIE

sée » 1, comme l’appelait mal élégamment Warwick, laquelle n’avait pas


tout dit, tant s’en fallait, particulièrement touchant son roi.
Il décida donc, le 18 avril, d’aller porter lui-même la bonne parole à
la prisonnière.
Il la trouva malade. L’épuisement produit par les lassitudes de
l’interrogatoire, les dégoûts de sa réclusion, les privations de l’austère
carême d’alors auquel elle avait voulu se soumettre, bien que son âge
l’en dispensât, n’était pas encore guéri. La saignée des Maîtres ès Arts
amenés près d’elle par Warwick et d’Estivet, n’avait pas eu plein suc-
cès. Jeanne était portée à penser qu’elle aurait plus que de la peine à se
remettre.
Autre que Messire Pierre eût peut-être molli ; lui, non. Sans s’attar-
der à de vaines condoléances sur l’état de sa victime, il entra du pre-
mier coup dans le vif du sujet 2.
– Jeanne, les docteurs qui viennent à vous dans votre maladie fa-
milièrement et charitablement (c’étaient Boucher, Touraine, du Ques-
noy, Midy, Adelie, Feuillet et Haiton), se proposent de vous consoler et
de vous réconforter. Nous vous avons interrogée bien des fois. Les ma-
tières dont il s’agissait étaient grandes et ardues. Des hommes savants
ont vu vos réponses. Ils y ont trouvé beaucoup de choses pour le moins
aventurées à l’égard de la foi. Au surplus, vous n’êtes qu’une femme
sans lettres ; vous ignorez les Écritures. Voulez-vous que nous vous
désignions quelques hommes instruits et bienveillants qui vous éclai-
rent ? Nous vous exhortons même à choisir parmi les docteurs ici pré-
sents. C’est pour le salut de votre âme, et le bien de votre corps. En
connaissez-vous d’autres ? Nous les appellerons ; ils vous conseilleront
sur ce qu’il vous reste à faire ; nous sommes d’Église, nous ne voulons
rien tant que votre salut ; nous ferons pour vous ce que nous ferions
pour nos proches et nous-mêmes. Vous verrez vos conseils autant que
vous voudrez. Ainsi a coutume de faire l’Église. Elle ne ferme jamais
son sein à qui revient vers elle.
Puis se tournant vers sa suite :
– Maîtres et Docteurs qui nous assistez ici, nous vous exhortons, au
nom de vos devoirs de baptisés et de prêtres, de ne pas refuser à Jean-
ne le secours de vos conseils pour le salut de son âme et de son corps 3.
Car enfin, si elle allait contre notre avis, et si elle voulait s’obstiner
dans son sentiment, se fier à sa tête sans expérience, en vérité elle au-
rait à considérer de près à quoi elle s’exposerait. Et voilà ce que nous
voulons éviter de toutes nos forces et de toute notre affection 4.

1 Guillaume de la Chambre, Q. III, 51.


2 Cauchon, Q. I, 375, 376, 377.
3 Ibid., 376.
4 Ibid., 377.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 657

– Puisque vous me parlez pour mon salut, répondit Jeanne, merci.


(Mais moi aussi j’ai quelque chose à vous demander pour mon salut).
Il me semble être en grand péril de mort, vu la maladie que j’ai. S’il en
est ainsi, que soit faite la volonté de Dieu sur moi. En ce cas, je re-
quiers de vous de me confesser, de recevoir le sacrement d’Eucharistie,
d’être enterrée en terre sainte.
– Si vous voulez recevoir les sacrements de l’Église, il faut que vous
vous confessiez en bonne catholique ; il faut que vous vous soumettiez
à l’Église. Si vous lui refusez opiniâtrement cette soumission, vous ne
pouvez recevoir les sacrements, sauf celui de pénitence, que nous som-
mes toujours disposés à vous offrir.
Mais Jeanne sans se laisser entraîner sur ce terrain qu’on lui ou-
vrait :
– Je ne saurais vous dire rien de plus.
Le laconisme de cette réponse n’était point pour agréer à Messire
de Beauvais. Il tenait à faire parler la prisonnière ; il insista :
– Mais, Jeanne, plus vous êtes malade, plus vous craignez pour vo-
tre vie, plus vous devez vous amender. Vous avez raison de vouloir les
droits des catholiques à leur mort ; mais dans ce cas soumettez-vous à
l’Église.
Répétons, il le faut : Pierre Cauchon, et ceux qui le suivent, sont-ils
donc l’Église ? Jeanne en a appelé au Pape, au Concile, pourquoi lui
interdisent-ils l’accès près du Pape et du Concile ? Si une inspirée,
vraiment inspirée, certaine par ses œuvres, ses prophéties réalisées de
son inspiration, rencontre par malheur quelques ecclésiastiques incré-
dules à ses révélations privées, est-elle tenue pour leur complaire
d’abandonner sa foi ? Toujours le même problème. Jeanne, sans en-
trer en discussion, reprit plus instamment sa mélancolique prière ; ex-
primant d’ailleurs qu’elle soumettait jusqu’à ce désir à la volonté de
Dieu.
– Si mon corps meurt en prison, j’aimerais que vous le fassiez dé-
poser en terre sainte. Si vous ne l’y faites pas mettre, qu’il soit fait sui-
vant le saint plaisir de Dieu.
Oui, même cela !… Celle qui devait se détacher de tout, se détachait
des bénédictions de sa sépulture.
– Vous avez dit autrefois que si vous aviez dit ou fait quelque chose
contre notre foi de chrétiens qui nous vient de Dieu, vous ne voudriez
pas le soutenir.
– Assurément, et je m’en tiens à cet engagement.
– Vous avez dit avoir eu plusieurs révélations de saint Michel, de
sainte Catherine, de sainte Marguerite. Si quelque âme vraiment
658 LA SAINTE DE LA PATRIE

bonne venait vous dire qu’elle a eu des révélations de par Dieu tou-
chant votre fait, la croiriez-vous ? (Que signifie cela ? avaient-ils l’in-
tention de susciter contre Jeanne quelque prétendue inspirée ? Quel-
que fausse mystique leur avait-elle fait des confidences spontanées ?).
Jeanne rabattit d’un mot leurs espoirs, s’ils en avaient conçu de ce
genre.
– Il n’y a chrétien au monde chargé d’une révélation me concernant
duquel je ne susse s’il dit vrai ou faux, car je le saurais par saintes Ca-
therine et Marguerite.
– Dieu ne peut-il donc révéler quelque chose à une sainte créature
sans que vous en soyez informée ?
– Assurément oui. Mais ni homme ni femme n’aurait ma foi s’il ne
me donnait un signe.
– Croyez-vous à la sainte Écriture ?
– Vous le savez bien. Certes oui, j’y crois.
– Voulez-vous vous soumettre à l’Église vous et vos faits ?
– Quoi qu’il s’en puisse suivre, je vous ai dit là-dessus ce que j’avais
à vous dire au cours du procès, je n’en ferai ni dirai autre chose 1.
Ici intervinrent les Maîtres présents 2. Ce dut n’être pas court ; ils
parlèrent tous, si l’on s’en rapporte au procès-verbal. Ils exhortèrent
Jeanne à se soumettre à eux qui étaient l’Église. Ils lui citèrent de
nombreuses règles et nombreux exemples tirés de l’Écriture. Ils rivali-
sèrent de zèle et d’éloquence. Nicolas Midy, au cours de son exhorta-
tion, sut amener ce texte de saint Matthieu : « Si quelqu’un n’écoute
pas l’Église, qu’il soit comme un païen ou un publicain » 3. Il semble
que ses collègues l’aient beaucoup admiré 4. La conclusion surtout pa-
rut imposante.
– Jeanne, si vous ne voulez vous soumettre, il nous faudra vous
abandonner comme une Sarrasine.
Jeanne répondit simplement et doucement :
– Je suis une chrétienne, bien baptisée : je mourrai comme une
bonne chrétienne.
– Puisque vous requérez l’Église de vous donner l’Eucharistie, ne
voulez-vous pas vous soumettre à elle, et nous vous permettrons de
communier ?
Ce marchandage ne convint pas à la Sainte de la Patrie.

1 Jeanne, Q. I. 377, 378, 379.


2 Bouclier, Haiton, du Quesnoy, Touraine, Adélie, Feuillet, Midy.
3 Matth, XVIII, 12.
4 Q. I, 380.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 659

– Touchant cette soumission, je vous ai répondu. J’aime Dieu, je le


sers, je suis bonne chrétienne ; la sainte Église, je voudrais l’aider, la
soutenir de tout mon pouvoir.
– Ne voudriez-vous point qu’on ordonnât une belle et notable pro-
cession dans laquelle on prierait pour votre retour à un bon état ?
– Je veux très bien que l’Église et les catholiques prient pour moi.
Telle fut la première admonestation charitable.
D’un côté, une pauvre sainte enfant épuisée par la maladie ; de
l’autre, une demi-douzaine de docteurs, qui n’ont que le souci de la
surprendre, dans leurs offensives réitérées et sournoises sur la sou-
mission qu’ils requièrent sans droit ; et définitivement, c’est l’infirme
qui l’emporte : les Maîtres s’en retournent avec leur courte honte.
Ils la retrouveront le 2 mai.
III

La seconde admonestation, celle du 2 mai, fut réclamée, pensons-


nous, par les abbés de Jumièges et de Cormeilles. Ces deux personna-
ges semblent ne s’être décidés que difficilement à donner leur avis sur
les douze articles. Ils avaient essayé de s’en tirer par une fin de non-
recevoir : « Demandez à l’Université de Paris : tout le procès doit lui
être remis, et nous nous rangerons au parti qu’elle prendra » 1.
Mais Monseigneur Pierre avait tenu bon ; les abbés étaient des per-
sonnages. Il voulait la pensée des abbés ; ils la lui donneraient. « Mé-
content de notre réponse, lui écrivent-ils, le 29 avril, vous exigez notre
consultation ».
C’eût été l’occasion pour des hommes, à peu près indépendants
tout de même derrière les murailles de leurs abbayes, de se montrer
absolument fermes. Ils ne le surent. Ils aboutirent à des pesées du
pour, du contre, très timides, nullement concluantes.
« Les révélations de l’inculpée semblent bien ne pouvoir être
crues… Cependant sa sainteté…, des miracles, pourraient être une
preuve. Mais cette sainteté est-elle ? Les miracles sont-ils ?…
« Est-elle en état de péché mortel ? N’y est-elle pas ?… C’est là une
chose occulte ; nous n’avons pas à juger des choses occultes… Enfin,
nous nous en rapportons aux théologiens…
« Reste sa soumission à l’Église ; eh bien, là-dessus, qu’on lui fasse
une admonestation encore, et, s’il le faut, publique » 2.

1 Nicolas le Roux et Bonnel, Q. I, 368.


2 Nicolas le Roux, ibid.
660 LA SAINTE DE LA PATRIE

Évidemment cela ne put paraître parfait à Pierre Cauchon. Les


deux abbés n’avaient point cette généreuse ardeur qu’il eût aimée. Puis
il aurait préféré une monition mystérieuse, non publique. Pourtant
combien cela était meilleur que l’idée de ce Rodolphe Le Sauvage ! Ce-
lui-là n’avait-il pas opiné qu’il fallait envoyer la procédure à Rome !
« De peur que les mauvaises gens, avait-il suggéré, s’arment de ca-
lomnies contre vous et la majesté royale, transmettez les douze ar-
ticles, avec les qualifications dont ils auront été notés, au Saint-
Siège » 1.
Cela c’était la pire des aventures, d’après Monseigneur de Beauvais.
On ne s’y exposerait pas.
Une séance d’admonestation publique pouvait être le dérivatif de
ce courant d’opinion qu’il importait de ne pas laisser grossir ; elle fut
décidée et fixée au 2 mai.
Soixante-trois maîtres s’y rendirent 2.
Le discours que leur adressa Pierre Cauchon avant l’appel de la pri-
sonnière, est une merveille d’hypocrisie audacieuse.
« Nous avons interrogé d’abord, et à fond, cette femme. Elle ré-
pondit aux griefs que lui proposa judiciairement le Promoteur. Ses
aveux furent résumés sous forme d’articles et transmis par nous aux
Maîtres tant en théologie qu’en droit canon et en droit civil, afin
d’avoir leur avis.
« Ce ne fut cependant pas tout…
« Charitablement, il fallait l’avertir qu’elle voulût penser à son sa-
lut. Dès le début nous avons tenté de la ramener par le zèle des doc-
teurs. Mais l’astuce du diable prévalant, ils n’ont pu obtenir quoi que
ce soit.
« Une admonestation privée n’a rien produit, c’est pourquoi nous
avons cru devoir tenter une admonestation publique et solennelle. Qui
sait si notre présence ne la décidera pas à l’humilité, à l’obéissance, à
l’oubli de son propre sentiment… C’est très à souhaiter, car de graves
dangers menacent son âme et son corps.
« Ce sera Maître Jean de Châtillon, particulièrement expert en ces
matières, qui lui donnera les explications nécessaires… et tentera de
l’amener à la résipiscence de ses crimes et à la vérité…

1 Raoul Le Sauvage, Q. I, 374.


2 Les abbés de Cormeilles, de Jumièges et de Saint-Ouen, les prieurs de Saint-Lô et de Longeville,
Nibat, Guesdon, Fouchier, du Quesnoy, Bouchier, Houdenc, Castillon, Emengart, Dupré, Carpentier,
Maurice, Coppequesne, Haiton, Courcelles, Grouchet, Minier, Le Sauvage, Pigache, Maugier, Eude,
Rousselle, Guarin, de Barbery, Gastinel, Ledoux, de Vendères, Pinchon, Brullot, de Sauls, de Bust, Mo-
relle, du Chemin, Colombelle, Auguy, Tavernier, Postelle, Marguerie, Alespée, Deschamps, Caval, de
Livet, Carré, du Crotoy, de Cormelles, des Jardins, Tiphaine, Guillaume de la Chambre, de la Pierre,
Legrand, de Rosay, des Bats, Cateleu, Lejeune, Mahommet, Le Cauchois, Le Tonnelier, Ducis.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 661

« Elle va venir… Si quelqu’un peut faire ou dire quelque chose pour


faciliter sa soumission, nous le supplions de ne pas nous refuser son
concours » 1.
L’huissier introduisit Jeanne.
IV
Seconde harangue de Messire Pierre. En son nom, au nom de Le
Maître, il avertit l’accusée de bien écouter. « C’était un grand profes-
seur de théologie qui allait lui parler, l’archidiacre d’Évreux ; il allait
lui dire de bien bonnes choses intéressant le salut de son âme et de son
corps… Ah ! oui elle ferait sagement de se pénétrer de sa parole, sinon
à quels dangers elle s’exposait !… Et maintenant, Nous, juges, prions le
Seigneur archidiacre de procéder à son office » 2.
Le Seigneur archidiacre semble bien avoir été très anglais 3. En tout
cas, tôt après la séance, il commença une superbe carrière anglaise. Au
bout de trois ans il fut nommé chanoine de Rouen, en remplacement
de Couppequesne décédé. Il reçut une seconde stalle à la cathédrale de
Coutances. À ses deux prébendes il joignit le vicariat général du Vexin
Normand 4. Son antipathie pour Jeanne fut tenace : Châtillon fait fi-
gure d’arriviste cupide. Valeran de Varanes l’a représenté dénonçant
en chaire aux Rouennais les criminelles sorcelleries de la sainte pri-
sonnière 5.
On peut penser qu’entre la collation de ses multiples bénéfices et le
rôle qu’il va jouer, il y eut quelque rapport.
Le Grand Conseil anglais se souvint du service rendu.
L’archidiacre se leva. Il tenait en sa main un pro-memoria, des no-
tes afin de se diriger 6.
Il débuta par des généralités : « Tous les chrétiens sont tenus à
croire les articles du symbole… Jeanne, vous y êtes tenue. Il faut corri-
ger vos paroles et vos actes selon les désirs de ces vénérables docteurs.
Considérez qu’ils sont des Maîtres en droit divin, en droit canonique,
en droit civil même… » 7.

1 Pierre Cauchon, Q. I, 382, 383, 384.


2 Ibid., 384, 385.
3 M. de Beaurepaire ne croit pas que Châtillon ait été jamais malmené par P. Cauchon, au cours

du procès, à raison de ses sympathies pour Jeanne (Manchon, Q. III, 153). Nous en serions étonné
nous-même. Cependant l’intervention de l’archidiacre pourrait s’expliquer même après quelque
orage entre lui et l’Evêque de Beauvais, supposé qu’il eût donné de très sérieux gages de repentir, ce
qui, tout pesé, n’est pas impossible. Il eût apporté à son nouveau rôle la ferveur d’un converti.
4 DE BEAUREPAIRE, Les juges du Procès de Condamnation. Son prédécesseur à ce titre avait été

nommé évêque de Tournai.


5 Q. V, 84.
6 Q. I, 385.
7 Jean de Châtillon, Q. I, 385.
662 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne était fixée sur ces propos qu’elle avait entendus souvent.
Elle leva les yeux vers l’archidiacre :
– « Lisez votre livre, lui dit-elle ; je vous répondrai. Je me actens à
Dieu (je m’en rapporte à Dieu) mon Créateur, de tout ; je l’aime de
tout mon cœur » 1.
– Avez-vous quelque chose de plus à dire sur notre monition géné-
rale ?
D’un mot bref, elle déclina la compétence du Docteur en ce qui
concernait une révélation dont rien ne pouvait la faire douter.
– Je m’en actens à mon juge ; c’est le Roy du ciel et de la terre 2.
L’archidiacre n’insista point, il déroula ses notes.
Elles comprenaient six numéros. C’était : un rappel à l’humilité que
Jeanne devait concevoir en face de gens plus sages et plus instruits
qu’elle 3 ; un mensonge avéré sur le refus par elle opposé de se soumet-
tre à qui que ce soit de l’Église militante 4, car enfin elle s’était ouverte
aux docteurs de Poitiers, elle avait demandé d’être conduite devant le
Pape ou le Concile général, et Châtillon ne l’ignorait pas ; c’était une
diatribe contre son habit d’homme et la coupe de ses cheveux, tenue
indécente, scandaleuse, d’hérétique et de blasphématrice 5 ; c’était une
défiguration systématique et un retournement absolu de ses appari-
tions. Quelle menteuse que cette Jeanne d’attribuer à des Voix ces pré-
ceptes qu’elles n’ont pu lui donner ! Quelle niaise de croire que ce sont
des saintes, des anges, qui lui apparaissent sous de telles formes et en
de telles circonstances ! Quelle obstinée de s’entêter en une conviction
que ne partagent pas de si notables docteurs ! Quelle superbe de se
croire digne, elle un rien, de pareilles visions ! Quelle ignorante de ne
pas savoir que le diable est mêlé aux recherches présomptueuses et se
transforme en ange de lumière ! 6. Ainsi, l’archidiacre Châtillon com-
prenait-il « une salutaire exhortation ». Étant posé que la Sainte de la
Patrie n’avait rien fait que de mal, ses prophéties étaient une usurpa-
tion de ce qui appartient à Dieu seul, sa confiance que la tentative de
Beauvoir lui avait été pardonnée une insupportable témérité, ses res-
pects pour les saints de l’idolâtrie, sa foi en ce qu’elle appelle sainte
Catherine et sainte Marguerite un crime contre la foi 7.
Comme conclusion :

1 Jeanne, Q. I, 385.
2 Ibid., 385.
3 Châtillon, nº I, Q. I, 380.
4 Ibid., nº II, 380.
5 Ibid., nº III, 388.
6 Ibid., nº V, 389, 390.
7 Ibid., nº VI, 391, 392.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 663

– Jeanne, consultez-vous bien.


– Quant à vos articles premier et second, dit fermement la sainte,
j’ai répondu déjà bien des fois.
– Vous savez ce que c’est que l’Église militante. Vous devez profes-
ser l’article : Je crois l’Église une, sainte, catholique et apostolique, et
vous soumettre à elle.
– Je crois l’Église d’ici-bas. Mais de mes faits et dits je me rapporte
à Dieu 1. Je crois que l’Église militante ne peut errer ni faillir. Dieu ce-
pendant m’a fait faire ce que j’ai fait. Je m’en rapporte à Lui. Oui, je
suis soumise à Dieu mon Créateur, je m’en rapporte à Lui ; à sa per-
sonne propre.
– Voulez-vous dire que vous n’avez pas de juge sur terre et que no-
tre saint Père le Pape n’est pas votre juge ?
– J’ai assez parlé. Notre-Seigneur est mon bon Maître, je m’en rap-
porte à Lui de tout.
– Si vous ne voulez croire l’Église, si vous rejetez l’article : Je crois
l’Église sainte, catholique, vous tombez dans l’hérésie, vous méritez la
peine du feu par jugement.
– Je répète, j’ai assez parlé. Quand je verrais le feu allumé, je ne
pourrais ni vous dire autre chose ni faire autre chose. (Ce qui signifie :
Je ne pourrais vous dire que je n’ai pas reçu une mission par mes
Voix).
– Si le souverain Pontife, le Concile général, les Cardinaux étaient
ici, ne vous en rapporteriez-vous pas à eux, ne vous soumettriez-vous
pas à eux ?
– J’ai dit tout ce que j’avais à dire.
– Ne voulez-vous pas vous soumettre à notre saint Père le Pape ?
– Menez-moi à lui, je lui répondrai.
– Et votre habit ?
– Je veux bien prendre une robe et un chapeau de femme pour al-
ler à l’église et recevoir le Sauveur. J’ai répondu cela autrefois. Mais
tantôt après je reprendrai les vêtements que je porte. (Ils le savent
pourtant bien : ses habits d’homme la protègent contre les brutes qui
la gardent !).
– Croyez-vous donc sagement faire de vous vêtir ainsi ?
– Je m’en rapporte à Dieu.

1 Ne jamais perdre de vue dans tout le cours de ce débat la doctrine de Suarez exposée plus haut,

concernant l’adhésion de foi que doivent à une révélation privée ceux qui vraiment en furent favo-
risés.
664 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Mais en disant que c’est Dieu et les saints qui vous conseillent
pareillement, vous les blasphémez !
– Je ne les blasphème point.
– Allons ! prenez un autre costume ; il le faut : nous vous en aver-
tissons.
– Non.
– Quand sainte Catherine et sainte Marguerite vous visitent, vous
signez-vous ?
– Quelquefois oui, quelquefois non.
– Vos révélations sont-elles de Dieu ?
– De Dieu certainement.
– Le signe que vous donnâtes à votre roi… voyons, voulez-vous que
nous demandions à ceux de votre parti, l’archevêque de Reims, Bous-
sac, Charles de Bourbon, La Hire, La Trémouille, ceux qui ont vu la
couronne, quel il fut ?
Ainsi la prétendue monition charitable déviait-elle, se muait-elle en
interrogatoire, aboutissant au point vif : le signe du roi. Le seigneur
archidiacre perdit son temps, non moins que les autres. Jeanne était
toujours en éveil sur cet objet.
– Donnez-moi un messager et je leur écrirai de tout ce procès 1.
Mais que ce ne soit pas vous autres qui écriviez.
– C’est témérité de prétendre que vous connaissez l’avenir.
– C’est de Dieu que je la tiens, si j’en ai la connaissance.
– On vous amènera deux, trois, quatre chevaliers de votre parti
avec un sauf-conduit, et vous vous en rapporterez à eux de vos révéla-
tions.
– Eh bien, faites-les venir. Je leur parlerai.
– Voulez-vous vous en rapporter aux Maîtres de Poitiers qui vous
interrogèrent et vous soumettre à eux ?
De cette fois, c’était trop. Si Jeanne eût répondu oui, ils auraient ré-
torqué : les Maîtres de Rouen valent bien ceux de Poitiers ; l’Église de
Rouen égale celle de Poitiers. C’était la réouverture d’une discussion
interminable. Elle eut un haut-le-cœur de dégoût et prit le parti de
rompre net. Certaine de son fait par la divine lumière que ses Voix lui
avaient apportée et par les prodiges qu’elle avait opérés, ayant pleine
conscience que, livrée à ses seules forces, elle eût été absolument inca-
pable de l’œuvre qu’elle avait accomplie ; vengeresse du surnaturel

1 M. le comte de Maleyssie a cru voir dans ce passage la preuve que Jeanne avait appris à écrire a

l’école des clercs qui l’accompagnaient.


LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 665

dont le ciel lui avait confié la dispensation et la défense ; gardienne au


péril de ses jours d’une mission qu’il avait plu à la Providence de lui
remettre par un choix tout gratuit, dont elle sentait la lourde charge,
elle eut un accès de sainte indignation :
– Me cuidez-vous donc prendre par ces manières, fit-elle, et par là
attirer à vous ?
L’archidiacre et les autres comprirent qu’il n’y avait plus de ques-
tion à poser.
Ils passèrent à la menace. Ils essayèrent de l’arme des brutaux qui
n’ont pour eux ni la raison ni les raisons.
– Jeanne, sachez que si vous ne vous soumettez, vous serez délais-
sée par l’Église et vous trouverez en grand péril du corps et de l’âme.
Vous trouverez le feu éternel quant à l’âme, le feu temporel quant au
corps : ce dernier par la sentence d’autres juges que nous.
– Et vous, vous ne ferez ce que vous dites maintenant contre moi,
qu’il ne vous en prenne mal à vous-mêmes, et pour votre corps et pour
votre âme.
Plusieurs des assistants, s’ils avaient connu l’avenir, auraient su
qu’elle venait de prophétiser.
– Jeanne, réfléchissez bien…
Mais comme si elle eût voulu leur faire entendre qu’elle n’était pas
dupe de leurs odieuses sollicitudes, qu’elle savait leur parti pris à
tous :
– Combien de temps, fit-elle, me donnez-vous pour réfléchir ?
– C’est maintenant qu’il faut se décider.
Elle ne dit rien. Ils attendaient sa réponse.
Enfin, comme elle se taisait toujours, ils se séparèrent : et Jeanne
fut reconduite en prison 1.
V
Franchement, j’éprouve quelque défaillance d’âme, à poursuivre. Si
accoutumé que l’on soit aux scènes odieuses dans ce procès, elles vont
s’enchaîner désormais avec un crescendo d’horreur qui déconcerte
toute prévision.
Il subsiste à Rouen un reste notable de l’antique château de Phi-
lippe-Auguste 2 ; c’est la « grosse Tour », ainsi appelée de date immé-
moriale, peut-être depuis sa construction. Dans le système des défen-
ses, elle protégeait l’angle nord-ouest de la forteresse et dominait de sa

1 Jeanne, Q. I, 392 à 399.


2 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 344.
666 LA SAINTE DE LA PATRIE

hauteur et de sa masse tout l’ensemble. Elle était couverte par un fos-


sé. Ses très rares fenêtres, ouvertures parcimonieusement ménagées
plutôt que fenêtres, étaient closes avec de rudes barreaux en fer. On y
accédait par une poterne qui se voit encore ; elle donnait dans un rez-
de-chaussée, presque sans lumière, qui n’était autre que la chambre de
torture. Il y béait une vaste cheminée, nullement hospitalière, destinée
qu’elle était à chauffer les instruments de douleur, quand le fer rouge
jouait sa partie dans la terrible épreuve.
Jeanne fut conduite dans ce lieu aveugle et sourd, pour une troi-
sième admonestation, le mercredi 9 mai. Elle y trouva – que l’on re-
tienne les noms : si les hommes qui les portèrent n’allèrent pas jusqu’au
bout, ils n’en sont pas moins, par leur exécrable menace et leur inten-
tion, de la descendance des bourreaux des vieux âges, ceux qui tour-
mentèrent les saints martyrs –, elle y trouva Pierre Cauchon, Le Maître,
Dacier abbé de Saint-Corneille de Compiègne, un Bourguignon farou-
che que Charles VII avait chassé de son bénéfice et qui trouvait l’occa-
sion de régler un compte, Jean de Châtillon, Erard, Marguerie, Vendè-
res, Haiton, Morelle, Loiseleur, Massieu enfin, qu’il est juste de mettre
à part, puisqu’il ne tint là, comme partout, que l’emploi d’huissier 1.
Derrière ces grands personnages, Jeanne put apercevoir l’appari-
teur Le Parmentier et son collègue 2. Ils avaient déjà procédé au pre-
mier acte de leur funèbre besogne : leurs outils avaient été mis en
place, graissés, étalés. Tel affrontait le supplice qui redoutait la tor-
ture ; c’est en spéculant sur cet effroi, que le droit Romain l’avait in-
troduite dans l’interrogatoire.
C’était la première fois que Le Parmentier voyait Jeanne. Il était
jeune alors – une trentaine d’années – et nullement une brute comme
ses fonctions le feraient peut-être supposer. Il ne manquait pas de
lettres 3. Il fut fort frappé du spectacle auquel il assista, et s’en souvint
avec netteté, lors de la réhabilitation.
Il y raconta avoir été vraiment appelé « pour soumettre Jeanne à la
torture ». On avait eu garde de dissimuler à l’inculpée les horribles
préparatifs. « Elle fut quelque peu interrogée » 4. Malgré le voisinage
du supplice elle ne se troubla pas. « Ses réponses furent supérieure-
ment sages » ; si bien « qu’il était impossible de ne pas l’admirer » 5.
Effectivement, l’admonestation paraît avoir été courte, et violente ;
en revanche, « la Grosse Tour » entendit de l’admonestée de belles et
braves répliques.

1 Q. I, 399.
2 Le Parmentier, Q. III, 185.
3 Q. III, 185. Il est traité « d’honestus vir » au procès de réhabilitation.
4 Le Parmentier, Q. III, 185.
5 Ibid.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 667

– Soumettez-vous à l’Église (qui est nous). Vous nous avez parfois


trompés, certaines informations nous le prouvent. Dites-nous la véri-
té ; si non, ce sera la torture. Vous voyez ces instruments. Vous voyez
ces appariteurs. Ils sont prêts. Il faut vous ramener à la voie de la véri-
té, à sa connaissance (même par leur ministère) ; ainsi assurerons-
nous le salut de votre corps et de votre âme, que vos inventions men-
songères exposent à de si graves dangers 1.
– Vraiment, dussiez-vous me détraire (désarticuler) les membres,
me faire partir l’âme hors du corps, ne vous dirai-je autre chose ; et si
aucune chose vous en disoye, après diroye-je toujours que vous me les
avez fait dire par force. À la Sainte-Croix (3 mai dernier), j’ai reçu du
confort de saint Gabriel. Croyez que c’était lui. Je l’ai su par mes Voix.
J’ai demandé conseil à celles-ci. Je leur ai exposé que vous me pressez
fort de me soumettre à l’Église (vous ! et de reconnaître que ma mis-
sion n’est pas de Dieu). Mes Voix m’ont dit que si je veux que Notre
Seigneur m’aide, il faut dire que tout ce que j’ai fait est de lui ; qu’il a
été toujours maistre de mes faits ; que l’Ennemi Satan n’a eu oncques
puissance sur eux. J’ai demandé à mes Voix, si je serais arse ; elles
m’ont répondu de m’en rapporter à Nostre Sire et qu’il m’aidera.
– Parlons du signe du Roi. Voulez-vous vous en rapporter à l’arche-
vêque de Reims de ce qu’il fut ?
– Faites-le venir ici ; et que je l’entende parler, et puis je vous ré-
pondrai. Il n’oserait dire le contraire de ce que je vous ay dit 2.
Voilà une question et une réponse qui donnent à réfléchir, prin-
cipalement si on les rapproche des paroles de Monseigneur Pierre :
Nous avons recueilli certaines informations.
Est-ce que celles-ci auraient été prises près de l’Archevêque de
Reims ? Se serait-il prêté à cette manœuvre ?
Est-ce pour cela qu’on l’offre à Jeanne en qualité d’arbitre dans
l’affaire du secret du roi, secret qu’il ne connaissait d’ailleurs pas ?
Est-ce pour cela que Jeanne, avertie par quelques détails de l’inter-
rogatoire de nous inconnus, ou par une lumière intérieure, ou par sa
finesse naturelle, articula si nettement, si vivement même : Confron-
tez-nous ; que je l’entende ; il n’osera pas dire autre chose que ce que
j’ai dit ?
Plus on regarde de près, plus l’archevêque-ministre semble prendre
attitude équivoque.
Quoi qu’il en soit de ce point de vue, la fermeté, la magnifique
grandeur d’âme de la Sainte de la Patrie en imposa même aux juges.

1 Pierre Cauchon, Q. I, 400.


2 Jeanne, Q. I, 400.
668 LA SAINTE DE LA PATRIE

La torturer, « lui détraire » les membres avec « les poids de douleur »,


ils n’osèrent ; et ils ont écrit avec une inconscience prodigieuse : « Vu
l’endurcissement de son âme, vu sa manière de répondre, nous crai-
gnîmes que la torture lui fût peu profitable, et résolûmes d’y surseoir,
jusqu’à ce que nous eussions été plus pleinement conseillés sur cet
objet » 1.
VI
La lumière totale se fit trois jours après.
Ce samedi Pierre Cauchon réunissait dans sa demeure douze maî-
tres auxquels il narra l’épisode de la « Grosse Tour » ; d’où suivait na-
turellement la question : Faut-il mettre Jeanne à la torture ?
Rousselle, Vendères, Marguerie, Barbier, Gastinel, Couppequesne,
Jean le Doux, Ysambart de la Pierre, Haiton répondirent : Non 2.
Erard fut du même avis, mais il tint à donner sa raison : N’en
avons-nous pas assez, sans cela, pour la condamner ? 3.
Morelle dit : Nous devons savoir toute la vérité, faisons-la tortu-
rer 4.
Loiseleur : Pour la guérison de son âme, faisons torturer son corps.
Courcelles : Il est bon qu’elle soit torturée 5.
Abominable !…
La torture cependant était écartée à la majorité ; nous ne reverrons
plus les « bas estages » de la Grosse Tour.
VII
Comme nous l’avons raconté au chapitre précédent, les qualifica-
tions des douze articles par l’Université de Paris, signées le 14 mai,
étaient arrivées à Rouen. Sans perdre une minute, le 19, Pierre Cau-
chon les avait présentées plus qu’à l’adhésion, à la vénération de ses
collègues. Il s’agissait en effet, pour lui-même et pour ceux-ci, « de
rendre témoignage de respect, d’hommage profond à leur mère au-
guste l’Université, qui avait daigné tout faire pour l’éclaircissement
jusqu’à l’évidence de la matière, la pleine pacification de la conscience
de ses fils, et l’édification des chrétiens » 6.
Nous savons que quarante-sept Maîtres acclamèrent la motion de
l’évêque de Beauvais ; et afin d’entrer jusqu’au fond dans l’esprit des

1 Pierre Cauchon, Q. I, 402.


2 Ibid., 403.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., 405.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 669

ordres – c’était cela – venus de Paris, bien que Jeanne eût déjà reçu
trois admonestations, ils en décrétèrent une quatrième.
Mais comme il fallait aboutir, après cette suprême instance près de
la coupable, on conclurait le procès ; ce serait l’affaire d’une séance.
D’ailleurs cette terminaison rapide entrevue par tous, était bien
celle que l’Université avait suggérée au Grand Conseil d’Angleterre 1 :
« Il faut une justice menée à fin brièvement », c’est-à-dire, sauf rési-
piscence, il faut l’abandon immédiat au bras séculier 2.
Plusieurs avaient certainement espéré que la dernière monition se-
rait publique. Ainsi ils auraient pu réclamer et obtenir que les douze
articles fussent lus à Jeanne et compris d’elle. Cette mesure leur pa-
raissait d’autant plus indispensable, qu’ils n’ignoraient pas le refus de
contresigner opposé par les notaires, pour non-identité de leur minute
et des articles.
Ils furent vite détrompés. Pierre Cauchon ne voulut pas. Il leur si-
gnifia brusquement, sans façon, qu’il n’avait aucun besoin d’eux pour
cette ultime monition, quoiqu’ils tinssent à y prendre part, même
parce qu’ils y tenaient.
« Seigneurs et maîtres très vénérés, nous vous rendons grâces.
Nous avertirons charitablement cette Jeanne une fois encore de ren-
trer dans le chemin de la vérité où elle trouvera le salut de son corps et
celui de son âme. Nous procéderons ensuite, conformément à votre
bonne délibération et à vos sages conseils, aux autres choses qui res-
tent à faire, c’est-à-dire que nous déclarerons les débats terminés et
nous fixerons un jour pour rendre le jugement » 3.
VIII
La préparation de l’admonestation réclamée par l’Université prit
quatre jours.
Ce n’était pas trop. Il y avait plus d’une affaire importante à arran-
ger : trouver les hommes de confiance qui assisteraient à l’affaire. On
les voulait considérables par leur situation, mais très anglais par leurs
attaches. Considérables, ils donneraient confiance ; anglais par leurs
attaches, ils fermeraient plus aisément les yeux sur les tares substan-
tielles de la procédure : cette différence entre les articles et la minute,
cette inexplication des mêmes articles à Jeanne ; ce qui équivalait à
son assassinat, la tête au fond d’un sac, suivant l’expression populaire.
L’Évêque pensa donc à Châtillon qui s’était bien tenu récemment, à
Beaupère le docile, le fidèle de toujours, à Nicolas Midy qui prêcha la

1 Lettre de l’Université à Henri VI, 408.


2 Délibération des Maîtres, Q. I, 422, 423, 424, etc.
3 Pierre Cauchon, Q. I, 420.
670 LA SAINTE DE LA PATRIE

solennité du grand Marché, à Guillaume Erard, à Marguerie, à Vendè-


res, et, pour jeter sur le groupe comme un reflet de leur dignité, aux
Révérendissimes Luxembourg et Mailly ; le second, évêque de Noyon,
le premier, Évêque de Thérouanne et chancelier de France. Plus im-
portant encore que le recrutement des assesseurs était le choix du
Maître qui aurait la mission d’exposer les articles sans les exposer, de
les expliquer en expliquant tout autre chose. L’évêque de Beauvais fit
appel à Pierre Maurice.
Quel était ce Pierre Maurice ?
Ex-recteur de l’Université, ex-curé de Saint-Sébastien de Préaux, il
occupait une stalle canoniale à Rouen, depuis le 11 janvier 1430 1.
En possession de quelque renom d’éloquence, il avait harangué
Henri VI et Winchester. Nullement maladroit, il sera député par le pe-
tit roi anglais au Concile de Bâle. Il deviendra vicaire capitulaire à la
vacance du siège de Rouen, en 1436. Encore un qui trouve sa part, on
le voit, sur la liste des bénéfices ; l’envahisseur faisait largesse à ses
amis. On lui attribuait des goûts d’érudit. Sa bibliothèque assez éclec-
tique contenait les œuvres d’Ockam et celles de Virgile, de Végèce et de
Térence ; il vendit un beau bréviaire à Louis de Luxembourg 2.
Mais on peut être disert, ami des grands, même d’un roi, diplomate
et bibliophile, et n’en porter pas moins en sa poitrine un misérable et
lâche cœur. De quoi Pierre Maurice fournit la preuve.
Il se vanta plus tard, paraît-il, d’avoir été mal vu des Anglais, me-
nacé même de coups, pour son attitude ce 23 mai. Nous avons plus
que de la peine à croire cela. Ce propos, s’il a été tenu, fut un essai de
disculpation de sa faiblesse ou de sa lâcheté, à moins – car ce n’est pas
impossible absolument – que les insulaires n’aient rien compris à son
jeu, comme ils ne comprendront rien à celui de Cauchon, au cimetière
de Saint-Ouen.
Son rôle était facile : il suffisait d’agir en honnête homme ; de tra-
duire, suivant le vœu de l’Université, les douze articles à Jeanne et de
lui montrer comment et pourquoi les qualifications des Maîtres attei-
gnaient ceux-ci.
Le danger pour Pierre Maurice était, de cette fois comme les précé-
dentes, que l’accusée déclarât ce qu’avaient signifié les notaires, à sa-
voir qu’elle n’avait jamais soutenu la majeure partie des propositions
insérées aux articles, et que conséquemment les qualifications des
Maîtres parisiens ne l’atteignaient point.
À tout prix il fallait éviter cette mésaventure : il ne fallait pas
échouer au port.

1 DE BEAUREPAIRE, Les juges du Procès, 86.


2 Ibid.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 671

Une combinaison fut cherchée, et trouvée. Maurice ne communi-


querait pas les articles à Jeanne ; il ferait seulement mine de les lui
communiquer ; sous prétexte qu’ils étaient bien longs – toujours le
même prétexte ! –, qu’il fallait les abréger dans la traduction, il les
« camouflerait », il les tronquerait, il les édulcorerait de telle façon que
l’inculpée n’aurait aucune raison de s’élever contre eux.
À vrai dire, étant commise cette supercherie, la censure de l’Uni-
versité s’appliquerait de moins en moins. La connexion entre l’article
et les qualifications se distendrait de plus en plus. Mais qui s’en aper-
cevrait ? Jeanne ?… La pauvrette ! c’était bien invraisemblable. Les
théologiens ?… Oui ; mais triés sur le volet, ils se tairaient.
Châtillon, Beaupère, Midy, Marguerie, Erard, Vendères, qu’on avait
eu soin d’appeler à la séance, ne diraient rien. Ils se tairaient d’autant
mieux qu’ils se trouveraient sous les yeux de l’évêque de Noyon et sur-
tout de celui de Thérouanne, venus l’un et l’autre tout exprès vraisem-
blablement pour les rassurer ou les intimider.
Ainsi se jouèrent la duplicité et l’audace de Mgr de Beauvais assisté
de Pierre Maurice. Nous enfonçons de plus en plus dans l’odieux.
IX
Jeanne fut introduite. Maurice commença sans préambule la lec-
ture des feuillets qu’il avait préparés.
Il serait insupportable que fussent reproduits, même pour être
confrontés avec le prétendu résumé de Maurice, les douze articles dont
nous avons donné plus haut le texte intégral, sauf ses répétitions. Tou-
tefois, comme il faut que l’on se fasse au moins l’idée de la méthode du
chanoine Rouennais, nous mettons en parallèle l’article 1er d’après le
rédacteur anonyme et l’article 1er d’après Maurice. Il deviendra facile
d’apprécier les transformations osées par ce dernier ; telles en effet
elles sont là, telles elles sont partout.
Article 1er (du rédacteur anonyme).
« Une certaine femme dit et affirme que étant âgée de treize ans,
elle vit de ses yeux corporels saint Michel qui la consolait et parfois
saint Gabriel lui apparaissant sous une forme corporelle. Quelquefois
aussi elle vit une grande multitude d’anges. Et depuis lors les saintes
Catherine et Marguerite se sont montrées à elle corporellement visi-
bles. Elle les voit quotidiennement, elle les entend et parfois les a te-
nues dans ses bras et embrassées, les touchant sensiblement de corps
et réellement. Elle a vu les têtes des dits anges et saints ; mais des au-
tres parties de leur corps ou de leurs vêtements elle n’a rien voulu dire.
Les dites saintes Catherine et Marguerite lui ont parlé quelquefois à
une certaine fontaine, près d’un grand arbre communément appelé
672 LA SAINTE DE LA PATRIE

l’arbre des fées. Le bruit court que les fées fréquentent cet arbre et
cette fontaine, que beaucoup de fiévreux s’y rendent pour recouvrer la
santé, bien qu’ils soient situés en un lieu profane.
« Là et ailleurs la certaine femme les a vénérées. Elle dit de plus
que sainte Catherine et sainte Marguerite lui apparaissent couronnées
de couronnes fort précieuses.
« Plusieurs fois elles dirent à la même femme, de la part de Dieu,
qu’elle devait aller trouver un certain prince séculier, pour lui promet-
tre que par son secours et le moyen de ses travaux, il recouvrerait un
grand domaine temporel, des honneurs mondains, et qu’il obtiendrait
la victoire sur ses adversaires. Le même prince recevrait la dite femme,
lui confierait des armes et une armée pour exécuter ces promesses.
« Les dites sainte Catherine et sainte Marguerite ont prescrit à la
même femme, de la part de Dieu, de prendre et de porter l’habit
d’homme, qu’elle a porté et porte encore, la prescription devant être
suivie avec persévérance ; tellement que la femme elle-même a dit
qu’elle aimait mieux mourir que de quitter cet habit, disant cela sim-
plement parfois, et d’autres fois disant : « À moins que ce soit sur
l’ordre de Dieu ».
« Elle préfère même ne pas assister à la messe, et être privée de la
sainte Eucharistie dans le temps prescrit, que de quitter l’habit
d’homme et de reprendre l’habit de femme.
« Les Saintes étaient favorables à la dite femme, quand à l’insu et
contre la volonté de ses parents, elle s’évada de la maison paternelle et
se mit dans la société des gens de guerre, jour et nuit s’entretenant
avec eux, jamais ou rarement n’ayant avec elle une autre femme.
« Les dites Saintes ont dit et prescrit à la même femme beaucoup
d’autres choses en vertu desquelles elle se dit envoyée par le Dieu du
ciel et par l’Église triomphante des saints qui jouissent déjà de la béa-
titude, à qui elle soumet toutes ses bonnes actions ; mais à l’Église mi-
litante elle a différé et diffère de se soumettre, elle, ses actes, ses paro-
les. Plusieurs fois avertie et requise de le faire, elle dit qu’il lui est im-
possible de faire le contraire de ce qu’elle a affirmé dans son procès ;
qu’elle l’a fait par l’ordre de Dieu et qu’elle ne s’en rapporterait sur ces
choses à la détermination ou au jugement d’aucun homme vivant,
mais seulement au jugement de Dieu.
« Elles ont révélé à la même femme qu’elle sera sauvée dans la
gloire des Bienheureux, et que le salut de son âme sera acquis, si elle
conserve sa virginité qu’elle leur a vouée, la première fois qu’elle les a
vues et entendues.
« En raison de cette révélation, la dite femme assure qu’elle est
aussi certaine de son salut que si elle était présentement et de fait dans
le royaume des cieux ».
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 673

Tel est l’article envoyé à l’Université : le voici maintenant d’après


Maurice à l’usage de Jeanne :
« D’abord vous avez dit, Jeanne, que depuis treize ans environ,
vous avez eu des apparitions d’anges ; vous avez vu de vos yeux fré-
quemment sainte Catherine et sainte Marguerite. Celles-ci vous ont
parlé et vous parlent souvent. Elles vous disent beaucoup de choses re-
latées au cours du procès ».
Et c’est tout. La différence est-elle assez notable, assez criante !
La rédaction originale est semée de mensonges. Nous avons mon-
tré précédemment comment Jeanne n’a jamais tenu la plupart des
propos qui lui sont imputés, ni sur « les fées », ni sur leur « may », ni
sur leur « fontaine », ni sur certaines communications de ses Voix, etc.
Les inventions de l’anonyme 1 n’avaient qu’un but : insinuer le diabo-
lisme des apparitions ou leur impossibilité, et par contre-coup le men-
songe de Jeanne ; et ainsi donner motif à une condamnation de l’Uni-
versité.
La rédaction de Maurice est brève, candide, véridique au surplus.
Ce qui y est articulé, Jeanne l’a bien prononcé. Comment le nierait-
elle ? Un prêtre lui affirme que c’est l’exact résumé de l’article. Elle le
croit sans doute. Quel moyen d’ailleurs aurait-elle de contester, puis-
qu’on ne lui a jamais donné l’article à connaître ?… Et le but capital,
faire que Jeanne ne discute point le document expédié aux Maîtres pa-
risiens, est obtenu.
À ce résumé innocent, mais faux autant qu’innocent, Maurice coud
vaille que vaille les proscriptions de l’Université :
« Les clercs de l’Université de Paris et d’autres ont considéré le
mode de ces révélations et apparitions, leur fin, leur matière, la qualité
de votre personne ; et tout mûrement pesé, ils ont dit que ce sont de
mensongères inventions, bonnes à séduire les simples, pernicieuses, à
moins qu’elles ne fussent superstitieuses, et procédant de mauvais es-
prits ». Ici encore une opportune suppression. Ces mauvais esprits que
l’Université de Paris avait appelés Bélial, Satan et Béhemmoth, Mau-
rice plus modeste ne les nomme pas. Il observe sans doute les distan-
ces. À la Mère Vénérée seule de tout savoir, du ciel, de la terre et des
enfers.
Jeanne, saisie dans les mâchoires de cette mortelle fourberie, prit
son parti.
Exiger la prolation de l’article authentique ? On lui affirmait impu-
demment : Nous vous le lisons.

1 On se rappelle que ni Manchon, ni Touraine, ni qui que ce soit, semble-t-il, ne savaient au juste

à qui appartenait la paternité des articles.


674 LA SAINTE DE LA PATRIE

Nier ce qui y était contenu ? Ce qu’elle entendait était bien d’elle.


Discuter les appréciations dogmatiques de l’Université ? Est-ce qu’elle
le pouvait ? Bien plus, qui le pouvait ? L’Université n’était-elle pas « le
soleil de l’Univers » ? Est-ce qu’on discute avec le soleil ? On ne saurait
même le regarder en face.
Elle retint fermement en son esprit que ses Voix étaient du Ciel,
puisque Dieu avait daigné lui en fournir la certitude ; elle préserva ses
lèvres, même au péril de la vie, des reniements qui auraient souillé sa
conscience et détruit sa mission ; elle cessa la discussion avec des
hommes « faux comme des poignards d’assassins » 1, et s’enferma
dans le silence.
Il semble qu’elle n’ait effectivement jamais répondu à Maurice :
une ressemblance de la disciple avec son Maître. Il y en a d’autres.
X
Pierre Maurice dut aller devant cette muette gênante, jusqu’au
bout, jusqu’à son XIIe article. Celui-ci avait toutes les caractéristiques
du premier. À aucun elles ne manquaient. Puis il commença une éton-
nante harangue.
L’exorde en deux lignes est « par insinuation », comme portaient
les vieux manuels de rhétorique : Maurice essaye même d’y mêler de la
tendresse :
« Jeanne, amie très chère, votre procès va finir. Ah ! pesez bien ce
qui vous fut dit ! ».
Puis, largement, l’éloge des intentions du tribunal, un tribunal
composé de si hauts, si désintéressés personnages !
« Monseigneur de Beauvais, Monseigneur le vice-inquisiteur, d’au-
tres docteurs commis par eux, vous ont avertie avec une telle sollici-
tude, publiquement, privément ! Ils n’avaient qu’une ambition : l’hon-
neur, le respect de Dieu, de la foi, de la loi chrétienne, la sérénité des
consciences, l’apaisement du scandale produit, le salut de votre âme et
de votre corps, car enfin ils vous ont dit les peines de corps et d’âme
que vous encourez si vous ne vous corrigez et soumettez vous et vos
actes à l’Église, en acceptant son jugement ».
Ici un reproche ; mais prudent, réservé, compatissant presque :
« À ces avis, vous n’avez jamais voulu prêter attention. Après cela,
beaucoup se seraient trouvés édifiés. Vos juges, eux, animés de zèle
pour le salut de votre âme et de votre corps, soumirent vos paroles à
l’Université de Paris, (et vous savez, Jeanne, ce que c’est que l’Univer-
sité de Paris), la lumière de toutes les sciences, l’extirpation de l’erreur !

1 Psalm. LI, 4.
LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 675

« Ayant ainsi fait, vos juges décidèrent de vous supplier encore…,


par les entrailles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de ne pas vouloir
être séparée de lui…, de ne pas vouloir de la damnation éternelle avec
les ennemis de Dieu, les Diables ».
Ce mot sert de transition à Maurice. Il tente, ayant prononcé le
nom des esprits pervers, de glisser un doute dans l’âme de la Sainte de
la Patrie.
« Vous le savez bien, Jeanne, ils s’amusent à troubler l’esprit des
hommes, prenant la forme du Christ, d’un ange, des saints, disant et
affirmant qu’ils sont ce que faussement ils prétendent être. Ah ! ne les
croyez pas. Croyez à l’Université, aux Docteurs. Il semble qu’il ne faille
croire à aucune apparition insolite, que sur la sainte Écriture ou signe
suffisant ».
Le théologien reprenait contact par ces derniers mots avec la terre
familière. La logique exigeait qu’il démontrât justement à Jeanne
qu’elle n’avait produit aucun signe. Il le vit bien. Mais il dut se conten-
ter de son affirmation générale, que personne n’avait envie de contes-
ter. Puis, comme si négation équivalait à raison, il continua désinvol-
tement : « Vous n’avez pour vous ni l’un ni l’autre, ni l’Écriture ni le
signe ».
Quoi ! Jeanne n’a pas de signe ! Elle n’a pas délivré Orléans, à jour
dit ! Elle n’a pas conduit le roi à Reims ! Suivant la prophétie cent fois
invraisemblable de ses Voix ! Elle n’a pas rendu d’oracles sur elle-
même et sur autrui !…
« Vous n’avez même pas fait une dévote prière, vous ne vous êtes pas
tournée vers Dieu pour qu’il vous donnât la certitude de tout cela ».
Quoi ! Jeanne n’a pas prié ! Elle n’a pas prié Dieu ! la Vierge Marie !
Elle n’a pas purifié sa conscience dans la confession ! Elle n’a pas
communié ! Et ses stations interminables à l’église de son village, à
Notre-Dame de Bermont, à Notre-Dame des Miracles, à la chapelle de
Chinon, à l’église de Lagny. Coupons au court : toute sa vie n’est
qu’une prière.
Maurice crut bon de faire une allusion à l’autorité du Pape. « No-
tre-Seigneur Jésus-Christ montant au ciel a confié le gouvernement de
son Église à saint Pierre et à ses successeurs », fit-il. Il n’insista pas
cependant. Probablement il se souvint que Jeanne en avait appelé au
Pontife, qu’elle avait demandé d’être menée à lui et aussi au Concile
général.
Le docteur se laisse même aller à une explosion de sentiment dans
laquelle sont habilement dosés le miel et l’absinthe.
« Voyons, Jeanne…, si un chevalier né sur le domaine de votre roi
était venu vous dire : Je ne lui obéirai pas, ni à lui, ni à ses officiers,
676 LA SAINTE DE LA PATRIE

vous l’auriez condamné. Et vous (car il faut que revienne l’éternel so-
phisme qui consiste à dire que Jeanne est tenue de croire qu’elle n’a eu
ni apparitions ni mission, que l’Église lui impose ce devoir), et vous
qui avez été enfantée dans la foi au Christ, qui avez été baptisée et êtes
ainsi devenue la fille de l’Église et l’épouse de Jésus-Christ, que faites-
vous quand vous n’obéissez pas aux officiers du Christ, c’est-à-dire aux
Prélats ?…
« Ah ! n’ayez pas de respect humain…, ne regrettez pas les hon-
neurs dont vous avez joui… Préférez à tout l’honneur de Dieu et votre
salut… Si vous ne vous soumettez pas à l’Église, vous vous retirez
d’elle…, vous errez contre l’article Unam sanctam. Souvenez-vous que
vous n’avez jamais rencontré aucun prélat ni autre ecclésiastique qui
vous ait informée sérieusement ».
Aucun prélat ! Aucun ecclésiastique !… Mais les Docteurs de Poi-
tiers n’étaient-ils pas des Ecclésiastiques et des Prélats ?
Maurice acheva :
« Vu ces choses, de par Monseigneur de Beauvais et de par Mon-
seigneur le vicaire de l’Inquisiteur, vos juges, je vous avertis, je vous
supplie, je vous conjure par la pitié que vous professez pour la passion
de votre Créateur, par le soin que vous avez du salut de votre âme et de
votre corps, d’obéir à l’Église, de subir son jugement dans les choses
qui ont été dites. En agissant ainsi vous sauverez votre âme et, je le
crois, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites pas, si vous per-
sévérez, sachez que votre âme sera enfouie dans la damnation ; et je
crains fort la destruction de votre corps. De ces malheurs daigne vous
préserver Jésus-Christ ! » 1.
XI
La harangue est habile, toute de câlineries et de menaces, de dissi-
mulations et de ruses. Moins enracinée dans ses surnaturelles certitu-
des, moins gardée par ses surnaturelles visiteuses, Jeanne eût peut-
être trébuché.
Dieu veillait. Son âme ne fut point diminuée.
La Sainte de la Patrie releva ses regards vers Maurice, et elle pro-
nonça gravement :
– Quant aux dits et aux faits que j’ai déclarés au procès, je m’y rap-
porte et veux les soutenir.
Quelqu’un a écrit en marge du manuscrit, en cet endroit même :
Responsio superba ! réponse superbe. Oui assurément, c’est superbe
comme le témoignage que le martyr rend à la vérité !

1 Maurice, Q. I, 437, 438, 439, 440.


LES ADMONESTATIONS CHARITABLES DE PIERRE CAUCHON 677

– Croyez-vous que vous n’êtes pas tenue de soumettre vos faits et


vos dits à l’Église militante ou à d’autres qu’à Dieu ?
– La manière que j’ai dite et tenue au procès (donc avec appel au
Pape et au Concile général, avec récusation des juges de Rouen, qu’elle
sait être ses ennemis capitaux), je la veux maintenir.
Et, d’un coup d’aile de son courage, s’élevant au-dessus des pas-
sions et des craintes misérables :
– Si j’étais en jugement, si je voyais le feu allumé, les bourrées, le
bourreau prêt à y mettre le feu, si j’étais dans le feu, je n’en dirais pas
autre chose et je soutiendrais ce que j’ai dit au procès de mes révéla-
tions, de ma mission, jusqu’à la mort » 1.
Les juges durent se regarder, assez interdits. Cette enfant dominait
leurs roueries d’une telle hauteur ! Nul n’insista.
– Messire promoteur, avez-vous quelque chose à ajouter ? deman-
da Pierre Cauchon à d’Estivet.
– Rien, Monseigneur.
– Jeanne, avez-vous quelque chose à ajouter ?
– Rien 2.
Pierre Cauchon lut donc en son nom et au nom du vice-inquisiteur
un papier qu’il avait préparé.
« Nous, y était-il écrit, juges compétents en l’affaire, et autant que
besoin en est, décrétons et déclarons que nous sommes compétents,
nous fermons les débats, et renvoyons à demain, pour rendre notre
sentence et procéder ensuite suivant le droit et la raison » 3.
La pièce signée par Cauchon et le Maître, fut contresignée par
Ysambart de la Pierre, Mathieu Le Bateur et Orsel, en qualité de té-
moins d’office.
XII
La séance publique était finie. Les notaires et les bas officiers du
tribunal se retirèrent. Une tenue secrète s’ouvrit 4, où l’on restait entre
amis, amis intimes, affidés.
On s’occupa naturellement de la « fête » du lendemain. Le pro-
gramme dut en être arrêté jusqu’en plusieurs de ses détails. Les rôles
que nous verrons jouer par Beaupère, Loyseleur, Erard, y furent-ils
distribués tous ? Les déplorables vilenies que nous devrons constater y
furent-elles résolues toutes ? Nous n’en avons pas la preuve complète.

1 Jeanne, Q. I, 441.
2 QUICHERAT, I, 441, 442.
3 Ibid., 442.
4 Manchon, Q. III, 146.
678 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ce que nous apprenons par Manchon, bien placé pour savoir, c’est
que le prêchement 1 en vue d’obtenir la rétractation de Jeanne fut dé-
cidé. Erard reçut certainement commission de préparer son discours à
la sainte inculpée – ce qui signifiait de la salir de son mieux –, et pro-
bablement Beaupère de l’aller visiter dès le petit matin – ce qui signi-
fiait de la duper –. Les deux formules susceptibles d’être souscrites par
Jeanne, les deux conclusions de sentences éventuelles, qui se trouve-
ront à point, dès le petit jour demain, durent être ébauchées au moins.
Inutiles efforts ; plus ils font de fumée, plus l’astre monte et brille.
Ils la tueront ; mais ils se déshonoreront.

1 Manchon, Q. III, 146.


Chapitre XXXV
Le « preschement » du cimetière
Saint-Ouen

Répugnance d’Erard à faire « le preschement ». – Raisons de cette répugnance ; afin


de les éclaircir on établit la position respective des parties en présence : Jeanne, qui
n’accepte ni de reprendre l’habit de femme ni de se soumettre au tribunal ; les An-
glais, qui n’ont qu’une idée, la brûler ; les juges, qui poursuivent deux buts, l’un poli-
tique, l’autre théologique. – Pour les atteindre, Erard doit obtenir de Jeanne qu’elle
abjure, tout au moins paraisse abjurer ; il doit aussi endormir la colère probable des
Anglais. – Situation difficile. – Il tentera d’obtenir ce résultat par une abjuration ap-
parente. – Lieu de celle-ci. – Préliminaires : Beaupère à la prison. – Voyage de Jean-
ne au cimetière Saint-Ouen. – Rencontre de Loyseleur. – Jeanne sur l’ambon : pre-
mier contact avec la foule. – « Preschement d’Erard » : sa violence contre Charles
VII. – Protestation de Jeanne. – Débat entre elle et le « prescheur ». – Appel au
pape, réitéré. – Conséquence canonique : les juges dessaisis. – Cauchon, pour mater
l’émoi, commence à lire sa sentence. – Tandis que l’Évêque de Beauvais lit son latin,
conversation entre Jeanne, Erard, Massieu, Loyseleur, la foule. – Bon conseil de
Massieu. – Nouvel appel de Jeanne au pape. – Jeanne se décide à signer une cédule
présentée par Erard. – Ce qu’elle contenait. – Comment et pourquoi elle était inof-
fensive. – Pourquoi Jeanne signa. – Cauchon à Winchester : « Que faut-il faire ? »
Réponse : « La recevoir à pénitence ». – Cauchon la condamne au pain de douleur et
à l’eau de tristesse. – Émeute sur la place. – Dispute de Cauchon et de Calot. – Calot
tire de Jeanne par la violence un simulacre de signature : la cédule Vendères :
qu’était-elle ? – Le bénéfice que les Juges retirèrent de leur comédie de Saint-Ouen.
– Suprême parole : « Nous la reprendrons ».

I
Le lendemain de cette clôture vint comme tous les lendemains, à
son heure ; trop tôt cependant au gré de quelques-uns ; et chose cu-
rieuse, les gens qui eurent l’impression que le soleil aurait dû retarder
son lever se trouvèrent du côté des Juges.
Quand il partit de sa maison, Erard chargé depuis la veille « du
preschement », si anglais fût-il et quoique se rendant à la plus anglaise
des besognes, ne put s’empêcher de dire à son homme de confiance
Lenozolles : Je vais prêcher Jeanne ; j’aimerais mieux aller en Flandre.
Qu’est-ce que cette répugnance ? L’œuvre se montrait-elle donc si
embarrassante ? Supposé qu’elle offrît tant de difficultés, qu’étaient-
elles, d’où provenaient-elles ?
Afin de les bien comprendre, surtout afin de bien comprendre la
comédie qui va se jouer, en attendant la tragédie finale, il faut préciser
la position des parties en présence.
680 LA SAINTE DE LA PATRIE

Jeanne d’abord. On lui a fait deux réquisitions : reprendre l’habit de


femme ; accepter la décision des juges de Rouen et celle de l’Université
en ce qui concerne sa révélation privée : elle a refusé. Reprendre ses
habits de femme, elle ne pense le pouvoir : un vêtement d’homme la
protège mieux contre ses odieux geôliers. Accepter la décision des juges
de Rouen et de l’Université, elle ne le veut. Elle tient les juges pour ses
ennemis capitaux, et sans se rendre un compte exact de ce que sont les
universitaires Parisiens, elle ne manque pas de saisir le lien étroit qui
existe entre eux et les juges. De plus, elle sent que la volonté de Dieu
n’est pas avec eux. Le Christ lui a donné la certitude de sa révélation :
juges et universitaires nient celle-ci ou la taxent de diabolisme ; entre
eux et son Maître elle n’hésite pas ; elle croit son Maître.
Les Anglais n’ont qu’une idée, brûler Jeanne. Elle les a battus.
Leurs meilleurs hommes de guerre ont succombé sous ses coups :
Glasdalle, Talbot ; les uns sont morts, les autres sont prisonniers : c’est
une sorcière. Elle a prophétisé pour avant sept années la prise d’une
ville plus importante qu’Orléans, Paris sans doute ; une victoire des
Français « dont tremblera » le pays : c’est une sorcière. Au bûcher, la
sorcière ! Monseigneur de Warwick l’a bien dit : le roi l’a payée trop
cher pour qu’elle finisse de maladie.
Les juges en veulent-ils autant ? Ils procureront que cela arrive, mais
dès ce matin 24 mai, le veulent-ils ? On ne saurait encore répondre. Ce
qui est certain, c’est qu’ils poursuivent depuis le commencement un but
politique et un but théologique. Leur but politique, c’est de décon-
sidérer Charles VII qu’ils haïssent et redoutent. Ils le haïssent comme
Bourguignons avoués, ex-Cabochiens, Anglophiles compromis ; ils le
redoutent, parce que s’il redevient pleinement roi, il pourra bien punir
leurs anciennes attaches par la privation des bénéfices dont ils vivent.
Théologiens, l’axe de leur doctrine est que toute judicature dans les cho-
ses doctrinales appartient aux clercs instruits, « en ce connaissant »,
comme ils disent. Jeanne repousse leur prétention, du droit de sa
conscience, du droit de son appel au Pape et au Concile, c’est-à-dire à
la Hiérarchie. Il faut la réduire : la politique et la théologie l’exigent.
Comment ? Par quel procédé ? L’abjuration.
Si elle abjure, en effet, c’est-à-dire si elle consent à reprendre l’ha-
bit de femme et à reconnaître la justesse des énoncés de Pierre Cau-
chon, de Beaupère, de La Fontaine, de Maurice, donc à s’avouer men-
teuse, hérétique, sorcière, leur position doctorale et la théorie des
clercs « en ce connaissant » sont sauvées. D’autre part, Charles est
bien perdu. Par le fait des idées du temps, il est déshonoré pour avoir
rétabli ses affaires au moyen d’une telle femme. Comment tenir pour
vrai roi celui qui se serait pareillement oublié ?
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 681

Les Anglais ne seront probablement pas contents. Car enfin, après


l’abjuration, il deviendra impossible de l’abandonner au bras séculier
et de la condamner au feu : tout au plus sera-t-elle frappée de prison
perpétuelle. Au surplus, à chaque jour sa peine ! On s’y prendra plus
tard de façon à les satisfaire. Le capital, pour le présent, c’est qu’elle
abjure ; pour le moins qu’au milieu du tumulte d’une grande assem-
blée, elle paraisse abjurer. Il faut que l’on puisse dire au peuple de
Rouen, au peuple de France, même au monde entier d’alors, qu’elle a
confessé publiquement ses crimes, que tout de sa prétendue mission
fut une farce criminelle, et qu’elle l’a reconnu.
Comprend-on pourquoi Maître Erard est soucieux ?
Jeanne peut tenir bon. Les Anglais peuvent se fâcher… Réussira-t-il
à duper celle-ci, à calmer ceux-là ? Le programme tracé hier soir en
conciliabule très fermé n’est vraiment pas commode.
Pour peu commode qu’il fût, a-t-il été réalisé ?
S’il l’a été, dans quelle mesure et à quel prix ?
II
Le sermon, le « preschement » aux inculpés d’hérésie ou de sorcel-
lerie, était « obligatoire, au moins dans les cas graves ».
« Il se faisait de bon matin » 1.
Les Inquisiteurs en déterminaient le lieu à leur convenance. Le
peuple étant fort avide de ce spectacle, ils choisissaient quelque vaste
place où les curieux ne fussent pas à l’étroit : celle du cimetière Saint-
Ouen était une des plus étendues de Normandie. Dès le VIIe siècle 2, il
s’y était établi un « charnier » destiné à des fortunes diverses. Guil-
laume le Conquérant y avait ouvert, par charte, un marché de bouche-
rie, ce qui n’empêchait nullement d’y enterrer. Le terrain appartenait
aux Bénédictins dont il longeait l’abbaye et l’église. Le 25 août de cha-
que année, il se muait en champ de foire. Tous les dimanches, il ser-
vait de rendez-vous pour des divertissements de nature variée et des
rixes qui n’avaient rien de commun avec l’édification. « Les gueux et
les voleurs y hantaient journellement ». Les morts et les vivants s’y ar-
rangeaient du mieux qu’ils pouvaient ; ceux-ci pour leur repos, ceux-là
pour leurs folies. Le public chrétien cependant avait fini par se scanda-
liser ; il avait demandé que des clôtures protégeassent le champ des
défunts proprement dit, et il avait obtenu gain de cause. Mais comme
les murailles étaient très basses, comme des baies avaient été ména-
gées pour les piétons et même les chariots, on devine que le respect
des sépultures n’était que très relatif ; en revanche, les spectateurs,

1 Bernard GUY, pars tertia, LI, 83.


2 Abbé Cochet, cité par Beaurepaire.
682 LA SAINTE DE LA PATRIE

que pouvait loger la place Saint-Ouen, avaient bien peu diminué de


nombre par suite du nouvel aménagement.
Pierre Cauchon décida que « le preschement » s’y ferait. Ce n’était
pas la première fois que pareille cérémonie s’y passait ; ce ne sera pas
la dernière 1.
III
Dès l’aurore, Beaupère pénétra seul « par congié » 2, dans la prison
de Bouvreuil : « le congié » émanait de Cauchon ; il avait été donné la
veille. Le Maître fit patte de velours, ouvrant la série des duplicités de
la journée.
Le code inquisitorial exigeait que préalablement « aux presche-
ments » lumière pleine fût donnée aux prévenus, sur le texte et la por-
tée de l’abjuration qui allait leur être proposée 3. Beaupère se garda
d’expliquer à Jeanne et le terme assez mystérieux d’abjuration et la
formule qui lui serait proposée. Il se contenta de lui dire :
– Vous serez tantost à l’escherfaul. Si vous estes bonne chrétienne,
vous répondrez que tous vos fais et dis vous les mettez en l’ordonnan-
ce de nostre mère saincte Église, et en especial des juges ecclésiasti-
ques 4.
L’équivoque commençait. Qui empêche Jeanne de penser que
« nostre mère saincte Église » est l’Église universelle et que donc les
juges ecclésiastiques sont le Pape et le Concile auxquels elle s’en est
déjà rapportée ? Elle répondit :
– Ainsi ferai-je 5.
Beaupère, lui, entend que l’Église et les juges ce sont Pierre Cau-
chon et ses savants clercs. Il ne réplique cependant rien qui soit capa-
ble de dissiper le malentendu possible : le malentendu l’arrange.
Les gardes firent monter Jeanne sur une charrette et l’entourèrent.
Elle portait son habit d’homme, sa cotte noire, plus probablement fort
usée. Ses cheveux rasés jadis au-dessus des oreilles, avaient dû re-
pousser. Son visage était altéré par la maladie dont elle relevait à
peine. Elle était l’objet de tous les propos. Beaucoup ne l’avaient ja-
mais vue ; ils la voulaient voir. Plusieurs qui l’avaient vue la voulaient
revoir. Une foule immense l’attendait 6.
Il est difficile de déterminer avec une absolue certitude les rues
qu’elle suivit, eût-on sous les yeux un plan de l’époque.

1 En 1451, le Cordelier Ferré y fut « présent », pour avoir publié sans autorisation des miracles

de saint Bernardin de Sienne.


2 Beaupère, Q. II, 21.
3 Bernard GUY, Direct., pars tertia, 1. I, 83.
4 Beaupère, Q. II, 21.
5 Ibid.
6 Cauchon, Q. I, 443.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 683

Le convoi s’arrêta devant l’une des portes du cimetière ; Jeanne


descendit. Ce triple traître de Loyseleur la guettait. Il s’approcha, pa-
telin :
– Jeanne, croyez-moi ; si vous voulez, vous serez sauvée. Acceptez
un habit de femme et faites tout ce qui vous sera ordonné. Sinon vous
êtes en danger de mort. Si vous faites ce que je vous conseille, c’est le
salut. Il ne vous en arrivera que bien, et vous serez remise en prison
d’Église 1.
Loyseleur avait deviné où et comment frapper : ne proposer claire-
ment à Jeanne que la reprise de l’habit de femme ; sur le reste, passer
vite, avec un simple conseil de déférente soumission ; couronner le
tout par le mirage de la prison d’Église où le cauchemar des odieux
« houssepailleurs » serait terminé.
Elle ne répliqua point. Quelqu’un l’avait promptement poussée vers
l’ambon. Erard l’y attendait, avec les deux notaires Manchon et Bois-
guillaume, requis pour verbaliser 2.
Elle gravit les degrés, s’assit, et leva les yeux.
Un peu loin, un peu à l’écart, elle put découvrir le bourreau Thier-
rache, monté sur une voiture de bourrées : vivante menace. Aux fenê-
tres des maisons, sur les quelques arbres de la place, sur la margelle
du puits banal où les gens du quartier s’abreuvaient, sur les murettes
protectrices du cimetière, sur les échafaudages de l’abbatiale en cons-
truction, sur les toits transformés, suivant l’usage du temps, en belvé-
dères de fortune, grouillait un entassement d’hommes, de femmes,
d’enfants.
Les foules normandes ne sont guère tapageuses. Elles ne crient pas.
Impressionnables au fond, elles conservent la réserve extérieure ; elles
ne se départent pas de leur circonspection originelle. Elles observent.
Venues pour regarder, il leur déplairait de ne pas voir. Volontiers ju-
geuses, elles jugent. Jeanne n’y dut pas trouver d’antipathie systéma-
tique, bien plutôt de la compassion.
À quelques mètres de l’ambon du « preschement », s’élevait une
tribune, beaucoup plus vaste, sur laquelle Jeanne reconnut Cauchon et
le vice-inquisiteur, quatre Évêques, huit abbés, deux prieurs, vingt-
sept Maîtres ; et enfin, les dominant tous de sa dignité, le grand-oncle
du roi, plus roi que le roi, le cardinal d’Angleterre, Winchester en per-
sonne.
Si quelque chose donne une idée de l’importance de cette jeune
fille, c’est à coup sûr un pareil rassemblement. Et que veulent-ils

1 Manchon, Q. III, 146.


2 Le procès-verbal était requis par le droit inquisitorial.
684 LA SAINTE DE LA PATRIE

tous ? La tromper. « Vous prenez beaucoup de peine pour me sé-


duire », leur dira-t-elle.
C’est donc bien important de la tromper ?…
IV
Erard commença. Nous n’avons que quelques bribes de sa haran-
gue. Il l’avait sûrement écrite. Pierre Cauchon n’a pas jugé utile de
nous la conserver entièrement. Ce que le procès a retenu est assez
pour nous, et beaucoup trop pour l’orateur.
Il tira son texte de saint Jean : « Le rameau ne peut porter de fruit
par lui-même ; il faut qu’il demeure attaché à la vigne » 1.
Jeanne est, bien entendu, le rameau. Triste rameau, maintenant
stérile, pour s’être détaché de la vigne qui est l’Église !
Ses erreurs flagrantes, ses crimes énormes l’en ont séparée. Qui
n’a-t-elle étonné par ses effrayants scandales ?…
Après ce bel exorde, le partisan, le politicien se révélait :
« Ah ! France, que tu fus abusée, toi la nation très chrétienne !
Charles qui se dit ton roi n’est qu’un hérétique, un schismatique, pour
avoir donné sa foi aux paroles d’une femme de bas étage, perdue de
réputation, déshonorée. Que dis-je Charles ? Et tout son clergé par le-
quel elle a été examinée, comme elle dit, sans avoir été reprise…
« Noble maison de France, immaculée jusqu’ici, quelle pitié de te
voir où tu en es !
« Noble maison de France, tu n’avais jamais produit de monstres :
en voici un ! Celui qui se prétend roi, et qui entend recouvrer son
royaume par cette sorcière hérétique ! Maison de France, te voilà in-
fâme ! ».
Et s’enrageant de ses propres invectives, insultant du geste ainsi
que de la bouche :
« Jeanne, m’entends-tu ? C’est à toi que j’en ai. C’est à toi que je dis
que ton roi est schismatique et hérétique » 2.
Oui, de cette fois, elle avait entendu :
– Par ma foy, Seigneur, répliqua-t-elle, révérence gardée, je vous
peux dire et jurer sur peine de ma vie que c’est le plus noble crestien
de tous les crestiens ; et qui mieulx aime la foy de l’Église ; il n’est
point tel que vous dictes 3.
– Fais la taire, hurla l’épileptique à Massieu 4.

1 Erard, Q. I, 444.
2 Massieu, Q. II, 16, 17.
3 Ibid., 17, 335.
4 Ibid.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 685

Et il se répandit en ce flot d’injures dont les bourgeois de Rouen


gardèrent mémoire, répétant qu’elle avait insulté le vrai roi « dans sa
majesté royale, qu’elle avait commis toutes les impiétés contre Dieu et
la foi catholique, qu’elle était plusieurs fois hérétique » 1.
Il aurait conclu :
« Véécy Messeigneurs les juges, qui tant de fois vous ont requise et
sommée que voulussiez soumettre tous vos diz à notre Mère sainte
Église, parce qu’en ces diz et faiz estaient plusieurs choses, lesquelles,
comme il semblait aux clercs, n’estaient bonnes à dire ou à soutenir » 2.
La conclusion ne conclut à rien : la phrase n’est pas complète. On
en voit tout de même l’idée : Erard ajouta que Jeanne devait obéir à
Messeigneurs les juges, des juges si bienveillants !
– Je vous répondray, fit Jeanne gravement et fermement. Quant à
la soumission à l’Église, je vous ay dit que toutes les œuvres que j’ay
faictes et tous mes diz soient envoyés à Rome devers nostre sainct Père
le Pape auquel, et à Dieu premier, je m’en rapporte. Ces diz et faicts
que j’ay faicts, je les ay faicts de par Dieu. Je n’en charge personne ni
mon roy ni un autre. S’il y a quelque faulte elle est à moy.
– Voulez-vous révoquer ceux de vos dicts et de vos faicts qui sont
réprouvés par les clercs ?
– Je m’en rapporte à Dieu et à nostre sainct Père le Pape 3.
– Faut-il donc envoyer votre procès à Rome pour que le Pape en
juge ?
– Non, je veux être conduite au Pape. Je ne sais ce que vous met-
triez dans mon procès 4.
– On ne peut aller quérir nostre sainct Père le Pape si loing. Les
Ordinaires aussi sont juges, chascun en son Dyocèse. Et pour ce, est
besoing que vous vous rapportiez à nostre saincte Mère Église et que
vous teniez ce que les clercs et gens en ce connaissant dysaient et
avaient déterminé.
« Et de cela fut admonestée jusqu’à la tierce monicion » 5.
Et à chaque monition la Sainte de la Patrie, réfugiée dans son droit
comme dans un inexpugnable réduit, répétait le mot qui dessaisissait
le juge de première instance :
– Je m’en rapporte à Dieu et à Notre Saint Père le Pape.

1 Moreau, Q. III, 194.


2 Erard, Q. I, 444.
3 Cauchon, Q. I, 445.
4 De Grouchet, Q. II, 358.
5 Cauchon, Q. I, 445, 446.
686 LA SAINTE DE LA PATRIE

V
Nul appel ne pouvait être plus positif. Canoniquement il retirait la
procédure aux Maîtres de Rouen : « L’appel survenant, dit Eymeric
dans son Directorium, les inquisiteurs (Cauchon et Le Maître agis-
saient comme inquisiteurs) enverront le procès scellé à la cour Ro-
maine. Ils ne doivent rien tenter qui puisse gêner l’appel. Il faut remet-
tre les appelants à leurs juges 1 de Rome ».
À dater de ce moment au moins – nous disons au moins, car le
nom du Pape avait déjà retenti dans le prétoire de Pierre Cauchon, on
s’en souvient –, les juges ont le moyen, disposant de la force, de conti-
nuer des actes apparemment de juges ; dans la réalité profonde, ils
n’ont plus le haut pouvoir de justice ; ils sont des fantômes, des simu-
lacres de ce qu’ils prétendent être.
L’émoi dut être réel parmi ces canonistes. Pierre Cauchon, payant
d’audace, commença vite le prononcé de la sentence qu’il tenait en ré-
serve :
« Au nom du Seigneur. Amen. Tout pasteur qui veut soigner fidè-
lement le troupeau du Maître, se dressera toujours sur la brèche, alors
que le perfide semeur de mensonges et de fraudes s’efforce d’empoi-
sonner le bercail du Christ, pour repousser avec une vigilance obstinée
de si pernicieuses tentatives. Ce devoir est plus urgent encore en nos
temps pleins de dangers, auxquels semble s’appliquer l’avertissement
de l’apôtre, qu’il apparaîtra des faux prophètes avec des sectes de per-
dition et d’erreur, lesquels seraient capables d’entraîner les fidèles, si
notre sainte Mère l’Église n’était pas là, avec sa sainte doctrine et ses
sanctions canoniques, pour repousser de funestes inventions.
« Comme il est que toi Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, tu
as été defférée et évoquée en matière de foi devant nous, Pierre, par la
miséricorde de Dieu évêque de Beauvais, et devant Frère Jean Le Maî-
tre, vicaire en cette ville de son Excellence Jehan Graverent, Inquisi-
teur de France, pour répondre de tes mensonges et graves scélérates-
ses ; il advient que vu la suite de ton procès, tes réponses, tes aveux,
tes affirmations ; attendu la célèbre délibération des Maîtres en théo-
logie et en Décret de l’Université de Paris, même de l’Université en-
tière ; attendu les consultations de Prélats, de docteurs, de Maîtres ;
après conseil et mûre délibération avec de zélés chrétiens ; considéré,
pesé, tout ce qui doit être considéré et pesé ; considéré tout ce qui peut
mouvoir un bon juge, nous, n’ayant sous les yeux que le Christ et

1 Supervenientibus appellationibus, causis ad Romanam curiam devolutis, inquisitores dictos

processus clausos et sigillatos ad Romanam Curiam mittant, nec inquisitores curent in agere con-
tra appelantes sed dimittant eos prædictis suis judicibus judicandos (BYMERICI, Directorium, 460).
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 687

l’honneur de l’orthodoxie, afin que notre jugement soit un reflet de ce-


lui du Seigneur, nous disons et décrétons :
« Toi Jeanne, tu as hardiment péché ; fabricante menteuse de révé-
lations et apparitions diverses, pernicieuse séductrice, présomptueuse,
croyante légère et téméraire, qui t’adonnas à la superstition, à la divi-
nation, au blasphème contre Dieu, ses saints et ses saintes, au mépris
des sacrements, de la loi divine, des sanctions ecclésiastiques ; toi, sé-
ditieuse, cruelle, apostate, schismatique séparée de notre foi par des
abîmes ;
« Nous t’avons maintes fois charitablement avertie soit personnel-
lement soit par des hommes savants pleins du zèle de ton âme, de
t’amender, de te corriger, de te soumettre à la détermination de notre
sainte Mère l’Église. Tu n’as pas voulu. Bien plus, expressément, avec
obstination et superbe, souventes fois, tu as refusé de te soumettre au
Pape et au Concile général… » 1.
Comment Monseigneur Pierre parvint-il à prononcer ces derniers
mots ? Comment ne lui restèrent-ils pas dans la gorge ? Quoi ! Elle
avait refusé de se soumettre au Pape ! Et cette foule vibrait de son der-
nier appel, la place en sonnait, lui-même en tremblait ! 2.
Il s’interrompit : non qu’il fût gêné ; mais ayant remarqué une
scène qui se jouait entre Jeanne, Erard, Massieu, Loyseleur, la foule : il
lui convenait d’en surveiller le dénouement.
VI
Les paroles de Monseigneur de Beauvais étaient inintelligibles à
Jeanne puisqu’il parlait latin. Elle demeurait visiblement comme
étrangère à la sentence. Erard en avait profité pour l’entreprendre.
De fougueux il s’était fait doucereux.
– Jeanne, nous avons grande pitié de vous. Il faut que vous révo-
quiez ce que vous avez dit ou que nous vous livrions à la justice sécu-
lière.
– Je n’ai rien fait de mal, protestait la Sainte de la Patrie ; je crois
aux douze articles du symbole, aux dix préceptes du Décalogue ; je
m’en rapporte à la Cour Romaine ; je veux croire en tout comme la
Sainte Église 3.
– Il faut autre chose ; il faut révoquer vos dis.
– Vous vous donnez bien de la peine pour me séduire 4.

1 Cauchon, Q. I, 450, 451.


2 Bouchier, Q. II, 323 ; Cauchon, Q. I, 445, 446, etc.
3 Macy, Q. III, 123. Cusquel, ibid., 181.
4 Macy, ibid.
688 LA SAINTE DE LA PATRIE

Erard tire un papier sur lequel il avait écrit une formule d’abjura-
tion ; puis revenant à son naturel, violemment il criait après avoir lu le
papier :
– Abjurez ; révoquez 1.
– Abjurer ?… Je ne sais ce que c’est.
– Expliquez-le-lui, commanda-t-il à Massieu.
Massieu s’excuse. Ce ministère ne le concerne pas 2. Erard insiste.
Massieu se décide, et vaille que vaille, il dit :
– Abjurer, voici ce que c’est. Si vous allez à rencontre de ce qui
vient de vous être lu, vous serez arse 3.
Loyseleur s’approche :
– Jeanne, faites ce que je vous ai conseillé, reprenez l’habit de
femme 4.
De concert, Erard et lui, très au courant des répugnances de Jeanne
sur ce point et de leur motif, promettent qu’elle sera remise aux mains
d’une femme.
La foule cependant, semblable au chœur antique, se mêle à la tra-
gédie. La vierge couronnée de courage et de victoires, de douleurs et
de résignations, l’émeut :
– Jeanne, supplie-t-elle, signez ! signez ! ne vous faites pas mou-
rir 5.
Massieu voit le péril auquel la Sainte de la Patrie est exposée 6. Re-
fuse-t-elle de signer le papier d’Erard ? Ils vont peut-être la brûler. Le
signe-t-elle ? Ils la reprendront de façon ou d’autre. L’intervention de
Loyseleur, « l’homme bien plus fait pour la décevoir que pour la con-
duire », ajoute à son anxiété. Il lui paraît qu’il serait bon de gagner du
temps, ou comme les juristes d’alors parlaient, « de tirer le procès en
longueur » 7. Elle en a appelé sur le fond au Pape et au Concile. Les ju-
ges passent outre ; ils veulent la contraindre à signer ; qu’elle les pour-
suive d’un second appel ; qu’elle déclare s’en rapporter au Pape si elle
doit signer. C’était bien la logique de la situation. Et tout en lui relisant
la cédule d’Erard, Massieu lui glisse parmi le tapage :
– Appelez-en à l’Église universelle pour savoir si vous devez signer
ou non 8.

1 Massieu, Q. II, 17.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Manchon, Q. III, 146.
5 De Mailly, Q. III, 55.
6 Massieu, Q. II, 17.
7 DOUAIS, L’Inquisition. 185.
8 Massieu, Q. II, 17, 331.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 689

Jeanne saisit.
– Je veux que votre cédule soit vue par l’Église, qu’elle en délibère,
qu’elle prononce si je dois signer ou non ; que d’ici là on me soustraie à
ces Anglais, qu’on me mette en prison d’Église 1.
Erard se dépite. Il soupçonne d’où part l’avis.
– Que lui as-tu conté ? demande-t-il durement à Massieu.
– Je lui ai lu la cédule et lui ai conseillé de la signer 2.
– Assez, ne lui parle plus.
Et se tournant vers Jeanne :
– Signe de suite ou tu seras brûlée 3.
Ainsi Jeanne se trouva posée dans cette alternative : reprendre son
habit de femme et signer le papier d’Erard, ou monter sur le bûcher.
VII
C’est le moment de chercher quel était ce papier, cette cédule
d’Erard.
D’abord – et très certainement – la cédule était brève.
« Elle comprenait sept ou huit lignes et pas plus », d’après Massieu
qui la connaissait parfaitement, l’ayant lue 4 à l’accusée. « Je suis abso-
lument certain, continuait-il, que ce n’est pas celle dont il est fait men-
tion au procès. Non, ce n’est pas celle qui est insérée au procès, que j’ai
lue à Jeanne et qu’elle a signée ».
« Elle contenait six ou sept lignes sur une feuille de papier plié.
J’étais si près que je pouvais aisément voir les lignes et leur disposi-
tion », rapporte le médecin de La Chambre 5.
« J’étais assez rapproché de l’estrade pour voir ce qui s’y passait et
entendre ce qui s’y disait. Ce fut maître Jean Massieu qui lut à Jeanne
la cédule. Elle contenait environ six lignes de grosse écriture. Elle était
en français et commençait par les mots : Je Jehanne », dépose le no-
taire Taquel 6.
« La lecture de la cédule était à peu près de la longueur d’un Pater
noster », reprend Miget, prieur de Longueville-Giffart 7.
« J’ai vu la cédule. C’était une petite cédule de six ou sept lignes,
me semble-t-il », déclare le chanoine Monnet 8.

1 Massieu, Q. II, 331.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Massieu, Q. III, 150.
5 De La Chambre, Q. III, 52.
6 Taquel, Q. III, 197.
7 Miget, ibid., 132.
8 Monnet, ibid., 66.
690 LA SAINTE DE LA PATRIE

Tous ceux qui se sont occupés de ce papier en tombent d’accord : il


ne contenait que quelques lignes : ce qu’il en faut pour écrire le Pater.
Il est perdu. Les rédacteurs du procès de condamnation eurent in-
térêt à sa disparition. Il gardait la preuve que Jeanne, contrairement à
ce qu’ils prétendaient, n’avait renié ni ses Voix ni sa mission ; il dé-
nonçait les supercheries édifiées sur un autre document que nous ap-
pelons d’ores et déjà le document Vendères, long de deux pages ser-
rées 1.
Peut-on par témoignage et induction reconstituer ce petit texte ? Il
semble bien que oui.
Il fut certainement rédigé sur le type des articles « innocents » de
Maurice. Il fallait, encore à Saint-Ouen, une pièce séductrice, assez ré-
servée pour ne pas trop effaroucher Jeanne, assez dangereuse pour la
compromettre, donc ambiguë et à double entente.
Au surplus nous ne sommes pas réduit ici à une simple hypothèse.
Cinq témoins viennent de nous protester que le texte était court, de
l’étendue d’un Pater environ. Trois autres, lors de la réhabilitation,
déclarèrent conserver mémoire de sa teneur : Massieu, du Désert et
Taquel 2.
Massieu se souvenait nettement qu’il y avait : « Qu’elle se garderait
de porter à l’avenir les armes, l’habit d’homme, les cheveux rasés et
plusieurs autres choses qu’il ne savait plus » 3.
Taquel savait bien les premiers mots : c’était : « Je Jehanne » 4.
Le chanoine du Désert, qui avait vu et entendu Jeanne sur l’écha-
faud de Saint-Ouen, dépose « qu’elle jura de se soumettre à la déter-
mination, au jugement et aux commandements de l’Église » 5.
Les derniers mots n’étonneront pas ceux qui sont, même superfi-
ciellement, au courant de la discipline inquisitoriale. Il est hors de
doute qu’un serment au Pape, représenté par les Inquisiteurs, finissait
tout rite d’abjuration. En voici le type :
« À toujours demoureray en l’union de nostre sainte Mère Église, et
en l’obéissance de nostre Saint Père le Pape qui est à Romme. Et ceci
je dis, affirme et jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ces saints Évan-

1 Q. I, 447, 448.
2 Il en est qui ont voulu y ajouter Jean Moreau. Ils ne le tentèrent qu’en donnant une entorse
grave à la déposition du bourgeois de Rouen : puisqu’il dit en propres termes avoir ignoré ce qui était
sur la cédule. « Quid in eâ (schedula) continebatur, nesciebat ». Tout ce dont il se souvient, c’est que
l’on disait (dicebatur) que Jeanne était une hérétique et qu’elle avait commis le crime de lèse-
majesté, etc. Ce sont les accusations d’Erard dans son « preschement ». Q. III, 194.
3 Massieu, Q. III, 156.
4 Taquel, Q. III, 197.
5 Du Désert, Q. II, 338.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 691

giles. En signe de quoy j’ay signé cette cédule de mon signe » 1. Les pa-
roles entendues par du Désert sont l’équivalent abrégé de cette finale
qui était de style, et qui concordait avec les idées et les sentiments de
Jeanne.
La finale pouvait être réduite pourvu que rien de substantiel n’y
manquât.
Recomposons maintenant en rapprochant ces tronçons disjoints ;
nous trouvons :
« Je Jehanne me garderai de porter à l’avenir les armes, l’habit
d’homme, les cheveux rasés. Je me soumets à la détermination, au ju-
gement, et aux commandements de l’Église, à notre saint Père le Pape.
Et cecy je dis affirmer, et jure par Dieu Tout-Puissant, et les saints
Évangiles. En signe de quoi, j’ai signé ».
Il est difficile, nous semble-t-il, d’arriver à des probabilités plus ap-
prochées et plus vraisemblables, dans la restitution d’une cédule de six
à huit lignes, de la longueur d’un Pater noster.
Le livre des Évangiles sur lequel elle aurait dû jurer ne fut pas ap-
porté. Pourquoi cette solennité, qui était du rite inquisitorial essentiel,
fut-elle omise ? Nous ne pouvons en imaginer qu’une raison. Par peur
des Anglais, cela convint aux juges. La soldatesque de Warwick ne rê-
vait, ne voulait que le bûcher. Tout ce qui lui paraissait destructif de
son farouche espoir lui était une déclaration d’hostilité ; or les Maîtres
n’ignoraient point comment se traduisaient ses colères.
Il était indispensable donc que les traîneurs d’épées et de bâtons ne
comprissent point. Ils n’entendraient sûrement pas le latin de Pierre
Cauchon libérant l’accusée du feu. Mais si l’on apportait un Évangé-
liaire, si Jeanne étendait la main au-dessus, évidemment ils saisiraient
la portée du geste ; et alors quel jeu mèneraient-ils ? Les docteurs s’en
tirèrent par une incorrection ; une de plus, une de moins…
VIII
Le document de cinq ou six lignes présenté par Erard 2, considéré
en lui-même, était inoffensif. Quel mal à ce que Jeanne promît de ne
pas porter les armes à l’avenir, ni l’habit d’homme, ni les cheveux cou-
pés en rond ? Quel mal à ce qu’elle se soumît à la détermination, au
jugement, aux commandements de l’Église ? L’Église, n’était-elle pas,
à son sens, le pape de Rome et, uni à lui, le Concile ?
Alors pourquoi ne signerait-elle point ?
Assurément, mais – car il y avait un mais – les juges, à des mots
possiblement inoffensifs, attachaient un sens qui ne l’était pas. Jeanne

1 Bernard GUY, Practica Inquisitorum, 92, 93.


2 Cauchon, Q. I, 447, 448, 449.
692 LA SAINTE DE LA PATRIE

pouvait les entendre d’une façon ; ils voulaient qu’ils fussent entendus
d’une autre.
Après avoir posé en principe qu’ils étaient l’Église, l’Église ensei-
gnante même, vu leur qualité de « clercs instruits », ils concluaient
que, dans le cas où la sainte accusée se soumettrait à la détermination,
au jugement, aux commandements de l’Église, c’est à eux qu’elle aurait
voué obéissance de volonté, assentiment d’esprit. Poussant d’un pas,
ils se croyaient en droit, si Jeanne promettait de ne point reprendre les
armes, ni l’habit d’homme, ni sa chevelure « à la soldat », de soutenir
qu’elle avait avoué n’avoir point reçu du Ciel la mission de se battre
pour la délivrance du pays et le couronnement de son roi ; tel ayant été
le sens par eux attaché, durant le procès entier, à cet engagement.
Équivoque mortelle !
Est-ce que Jeanne l’aperçut ?
Nous écrivons pour dire en loyauté pleine notre pensée :
Nous croyons qu’elle l’aperçut. Sa répugnance avant de prendre
parti, sa tristesse des jours qui vont suivre, bien que l’expression en ait
pu être grossie, certains reproches de ses Voix ne nous semblent ni
niables, ni explicables autrement. Nous le verrons.
Elle hésita longtemps à signer.
Erard se fit plus insistant : Foi d’Erard ! si elle écoutait ses conseils,
elle serait délivrée de sa prison. Il l’en assurait expressément 1.
À la fin, pesant l’innocuité verbale du texte, considérant que de ses
deux sens, elle avait le droit d’adopter celui qui lui était favorable,
prise par l’horreur du bûcher, peut-être même imaginant dans ses ju-
ges une ombre d’honnêteté, qui leur dicterait de ne pas repousser ab-
solument son interprétation, elle se recueillit au milieu du vaste tu-
multe, recourut aux lumières de saint Michel, bien loin de le renier, lui
dit à haute voix : « Dirigez-moi, conseillez-moi » 2, attesta qu’elle
n’entendait rien faire « si ce n’estait pourvu qu’il plust à Notre-
Seigneur » 3, tout cela, au moment même « en l’eure » 4, et finalement
prit le parti de prononcer :
– J’aime mieux signer qu’être arse.
Massieu lui relut la formule d’Erard qu’elle répéta mot pour mot et
souriant 5, elle signa.
Elle souriait ! Elle pensait s’être soustraite à l’horrible prison an-
glaise.

1 Le médecin de La Chambre, Q. III, 52.


2 Boucher, Q. II, 323.
3 Jeanne, Q. I, 458.
4 Ibid.
5 Manchon, Q. III, 117.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 693

Elle souriait ! Elle pensait avoir échappé aux bourrées de Thierra-


che.
Et à bon compte, puisqu’il ne s’était agi que de mettre une croix sur
un papier lequel, compris comme elle le comprenait, ne blessait pas sa
conscience.
Sans doute… Pauvre Jeanne !… Simple enfant jetée dans la fosse
aux lions !… Et cependant, n’y a-t-il pas là une légère déchéance de ton
habituelle netteté, un léger fléchissement de ton audacieux courage ?…
N’y a-t-il pas là une ombre de biaisement ? À genoux nous te disons :
Héroïne sacrée, Sainte de la Patrie, la visière que tu portas intrépide-
ment levée pendant tout le procès, ne s’est-elle pas un peu close, et à
travers sa grille n’as-tu pas regardé le bourreau ? De sa présence, ne
t’es-tu pas émue ? Sans lui, sans sa torche, aurais-tu signé ?… Tu ex-
pieras dans les larmes cette imperceptible faiblesse, qu’avec tes sus-
ceptibilités de sainte tu estimeras une faute, d’autant plus, notre petite
sœur de dix-neuf ans, que tu ne l’auras point ignorée !
IX
De sa place, Pierre Cauchon avait vu le geste de Jeanne quand elle
traça sa croix. Il se pencha vers le cardinal d’Angleterre :
– Elle a signé. Que faut-il faire ?
– Recevez-la à pénitence, répondit le vieux politique 1.
Comme cela ! Tout de suite !… Nul doute qu’ils ne connussent le
contenu de la cédule d’Erard ; l’eussent-ils ignoré, la signature n’aurait
pas moins servi à répandre la bonne nouvelle de l’abjuration : ce qu’ils
poursuivaient avant tout.
Homme de précaution, l’Évêque avait préparé une terminaison de
jugement mitigé, où la peine du feu se commuait en peine de prison
perpétuelle ; il la lut :
« Cependant puisque après avoir été avertie charitablement et
longtemps attendue, par la grâce de Dieu tu reviens au sein maternel
de l’Église ; tu révoques avec contrition et sincérité tes erreurs réfutées
en prédication publique, comme tu as abjuré toute hérésie, nous t’ab-
solvons par ces présentes des liens de l’excommunication, à la seule
condition que ton retour soit d’un cœur sincère et loyal et que tu te
conformes à ce qui te sera enjoint par nous.
« Toutefois tu as gravement péché contre Dieu et la sainte Église ;
c’est pourquoi, finalement et définitivement, nous te condamnons, de
notre grâce et médication pour ta pénitence salutaire, à la prison per-
pétuelle, au pain de douleur et à l’eau de tristesse » 2.

1 Monnet, Q. III, 64.


2 Cauchon, Q. I, 451, 452.
694 LA SAINTE DE LA PATRIE

Cauchon avait parlé de nouveau en latin. Les soudards de Warwick


n’y avaient toujours entendu rien. Mais quand ils virent que Thierra-
che remportait ses bourrées sans les utiliser, ils entrèrent dans une
terrible fureur : Cauchon était trop subtil pour de tels rustres. Ils hur-
lèrent à la trahison. « Cette abjuration n’était qu’une farce » 1. La cri-
minelle « ne faisait que rire ». Des cailloux plus dangereux que les in-
jures s’abattirent sur l’estrade. Ils ne se connaissaient plus « parce
qu’elle n’était pas livrée au feu », dit le maître ès arts, Jean Favé 2.
L’un des hommes du Cardinal d’Angleterre, colérique et mal em-
bouché, du nom de Calot, invectivait plus haut que n’importe qui.
– Traître ! traître ! répétait-il à Cauchon, vous voilà d’accord avec
elle.
En fait de violence, Cauchon pouvait lui rendre des points.
– Vous n’êtes qu’un menteur, fit-il. Retirez vos paroles ou je ne
continuerai point ; et il jeta son parchemin à terre.
– Taisez-vous, commanda péremptoirement Winchester à Calot 3.
Calot se tut ; mais il avait son idée.
X
Le matin du « preschement », un texte d’abjuration éventuelle, dif-
férent de celui d’Erard, avait couru parmi les docteurs. Il était de Nico-
las de Vendères. « Je me souviens nettement que Maître Nicolas de
Vendères avait rédigé une cédule », déposa Courcelles 4.
Ce Vendères fut un des adversaires les plus zélés de Jeanne ; il ne
manqua aucune séance du procès. On voudrait croire au moins qu’il
était complètement désintéressé, c’est douteux. Probablement se sou-
venait-il d’avoir été le compétiteur, huit ans plus tôt, du Patriarche de
Constantinople au siège de Rouen, et conservait-il quelque espoir dans
l’actuel veuvage de la Métropole.
Nous ne faisons aucune difficulté d’admettre que la formule d’abju-
ration rédigée par cet homme est celle-là même que Pierre Cauchon
inséra au procès.
Courcelles nous apprend, en effet, qu’elle s’ouvrait par ces mots ca-
ractéristiques : Quotiens cordis oculis ; or, c’est dans les mêmes ter-
mes que commence le document latin transcrit par l’évêque de Beau-
vais ; ce morceau est, dans son entier, de même conception et de même
plume ; conception et plume venimeuse, conception et plume précise ;

1 Mailly, évêque de Noyon, Q. III, 55.


2 Favé, Q. II, 376.
3 Marcel, Q. III, 90. Mailly, ibid., 55.
4 Courcelles, Q. III, 61.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 695

il est d’un ennemi avéré, qui ne craint nullement de se découvrir. Nous


en donnons la traduction telle que Pierre Cauchon nous l’a transmise.
« Toute personne qui a erré et s’est toujours méprise sur la foy
chrétienne, et depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en lumière de
vérité et à l’union de nostre mère saincte Église, se doit moult bien
garder que l’ennemi d’enfer ne la reboute et face recheoir en erreur et
en damnacion. Pour cette cause, je Jehanne, communément appellée
la Pucelle, misérable pécheresse, après que j’ay cogneu le lac de erreur
ouquel je estoie tenue, et que, par la grâce de Dieu, sui retournée à
nostre mère saincte Église, affin que on voye que non pas fainctement,
mais de bon cœur et de bonne volonté, sui retournée à icelle, je con-
fesse que j’ay très griefment péchié, en faignant mençongeusement
avoir eu révélations et apparicions de par Dieu, par les anges et saincte
Katherine et saincte Marguerite, en séduisant les autres, en créant fo-
lement et légièrement, en faisant supersticieuses divinacions, en blas-
phémant Dieu, ses sains et ses sainctes ; en trespassant la loy divine, la
saincte Escripture, les droiz canons ; en portant habit dissolu, dif-
forme et deshonneste contre la décence de nature, et cheveux rongnez
en ront en guise de homme, contre toute honnesteté de sexe de fem-
me, en portant aussi armeures par grant présompcion ; en désirant
crueusement effusion de sang humain ; en disant que toutes ces cho-
ses j’ay fait par le commandement de Dieu, des anglez et des sainctes
dessus dictes, et que en ces choses j’ay bien fait et n’ay point mal fait
en mesprisant Dieu et ses sacrements ; en faisant sédicions et ydola-
trant par aourer mauvais esperis, et en invocant iceulx. Confesse aussi
que j’ay esté scismatique et par plusieurs manières ay erré en la foy.
Lesquelz crimes et erreurs, de bon cœur et sans ficcion, de la grâce de
Nostre Seigneur, retournée à voye de vérité, par la saincte doctrine et
par le bon conseil de vous et des docteurs et Maistres que m’avez en-
voyez, abjure de ceste regnie, et de tout y renonce et m’en dépars. Et
sur toutes ces choses devant dites, me soubmetz à correccion, disposi-
cion, amendement et totale déterminacion de nostre mère saincte
Église et de vostre bonne justice. Aussi je vous jure et prometz à Mon-
seigneur saint Pierre, prince des apostres, à nostre saint Père le Pape
de Romme, son vicaire et à ses successeurs, et à vous mes seigneurs,
révérend père en Dieu, Monseigneur l’Évesque de Beauvais, et reli-
gieuse personne frère Jehan Le Maistre, vicaire de Monseigneur l’In-
quisiteur de la foy, comme à mes juges, que jamais, par quelque en-
hortement ou autre manière, ne retourneray aux erreurs devant diz,
desquelz il a pleu à Nostre Seigneur moy délivrer et oster, mais à tou-
jours demourray en l’unnion de nostre saincte Église, et en l’obéis-
sance de nostre saint Père le Pape de Romme. Et ceci je diz, affirme et
jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ses sains Évangiles. Et en signe
696 LA SAINTE DE LA PATRIE

de ce, j’ay signé ceste cédule de mon signe ». Ainsi signée : « Je-
hanne † ».
Il suffit de considérer la dimension de ce morceau pour compren-
dre qu’il ne peut être confondu avec le document bref, de la longueur
d’un Pater, de sept ou huit lignes de grosse écriture, au plus, que nous
savons par témoignages indéniables avoir été lu à Jeanne.
Calot détenait la cédule Vendères 1. Or l’estrade sur laquelle il était
assis, étant fort rapprochée de l’ambon 2 d’Erard, de Massieu et de
Jeanne, il voyait et entendait aussi bien que Toquel, Monnet, de La
Chambre, d’autres, la pièce dont l’huissier donnait lecture. Il aperçut
vite la différence qui existait entre elle et le papier dont il était déposi-
taire. Le sien lui plaisait : violent il en aimait la violence. Il résolut
d’obtenir lui aussi une signature.
Courant donc à l’ambon, il sortit son texte de sa manche 3 et tendit
une plume à la jeune fille.
– Mais je ne sais ni lire ni écrire, répondit celle-ci ; ce qui signifiait :
Comment puis-je signer ce dont je n’ai aucune notion ? 4.
Calot pressait ; il voulait.
Jeanne fit un geste de raillerie impatiente équivalant à un tout mili-
taire « laissez-moi tranquille ». Elle dessina brusquement, de main le-
vée, au bas de la page, une espèce de rond, « quoddam rotundum », en
se moquant « per modum derisionis » 5.
L’Anglais lui saisit le poignet, la contraignit à esquisser un autre si-
gne 6, la croix ou son nom, et s’enfuit. Il lui suffisait.
Il existe une différence qui ne fuira personne entre les deux signa-
tures données par Jeanne à Saint-Ouen. La première, suscription du
document Erard ; la seconde, suscription du document Vendères. La
première suivit une délibération de la sainte accusée, la seconde fut le
résultat d’une raillerie d’elle et d’une violence de Calot.
Quand fut rédigé le récit de cette journée, les juges, de leur libre
choix et en conformité avec un plan réfléchi, les notaires, sous la pres-

1 Nous avons hésité longtemps à identifier le document que fit signer Calot avec la cédule Vendè-

res ; mais nous sommes arrivé à une conviction absolue. D’une part le texte inséré au procès est cer-
tainement la cédule Vendères, nous l’avons vu. D’autre part, quelque peureux que fussent les notai-
res, nous ne pensons point qu’ils eussent laissé passer la pièce Vendères, s’ils n’avaient eu quelque
prétexte de le faire. Le prétexte fut que Cauchon la leur offrit paraphée vaille que vaille. Or il n’y eut
sûrement que deux pièces présentées le jour de Saint-Ouen à Jeanne : la pièce Erard signée libre-
ment, la pièce Calot paraphée par contrainte et dérision ; ce n’est pas la pièce Erard que nous avons,
donc Calot détenait la pièce Vendères.
2 De La Chambre, Q. III, 52.
3 Macy, Q. III, 123.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid.
LE « PRESCHEMENT » DU CIMETIÈRE SAINT-OUEN 697

sion des juges qui ne les laissa jamais indifférents, inscrivirent le texte
Vendères. Ces faibles gens affectèrent de penser que le paraphe cou-
vrait suffisamment leur responsabilité.
Non, l’usage d’une signature pareille était un faux en écriture pu-
blique. Bien plus, résumant le document, ils écrivirent qu’à Saint-Ouen,
Jeanne avait déclaré tenir tout ce que les juges et l’Église « vouldraient
dire et soutenir » ; et encore, « que puisque les gens d’Église disoient
que ses apparicions et révélacions n’estaient pas à soutenir ni à croire,
elle ne les voulait soustenir, mais en tout s’en rapportait aux juges et à
nostre mère saincte Église » 1.
XI
Dieu soit loué, qui prépara ici deux arches pour sauver l’enfant me-
nacée par ce flot de dissimulations.
D’abord, Cauchon en personne lui donna l’occasion de se faire en-
tendre à la postérité.
– Vous avez reconnu, sur l’échafaud de Saint-Ouen, avoir dit, men-
songeusement et par vanterie, que sainte Catherine et sainte Margue-
rite vous apparaissaient.
Jeanne vivement :
– Je ne l’ai jamais entendu ainsi faire ou dire.
– Vous avez révoqué vos apparitions.
– Je n’ai point dit que je les révoquais. Je n’ai pas entendu les ré-
voquer 2.
Puis, il y eut le procès de réhabilitation, sur lequel on ne comptait
point. À cette grande résurrection de tant de cadavres qui déconcerta
tout, des témoins se présentèrent, pour déclarer la longueur et la te-
neur de la cédule authentique, établissant sans l’ombre de débats pos-
sibles le mensonge de l’autre.
Les rédacteurs du procès eurent cependant une bonne fortune :
grâce à l’extorsion de Calot, la scène de Saint-Ouen a pu être intitulée
l’abjuration de Saint-Ouen ; et pas mal d’historiens tombant dans le
rets à eux tendu, ont répété ce titre, sans se rendre compte de la
contre-vérité dont ils étaient victimes.
Erard avait fini son « preschement » ; Cauchon sa sentence ; Calot
sa manœuvre.
La toile se baissa sur la noire comédie.

1 Procès, Q. I, 446.
2 Cauchon, Q. I, 458.
698 LA SAINTE DE LA PATRIE

Loyseleur dit à Jeanne : « Vous avez fait une bonne journée ; s’il
plaît à Dieu, vous avez sauvé votre âme » 1.
Jeanne dit : « Or ça, entre vous, gens d’Église, conduisez-moi en
vos prisons et que je ne sois plus aux mains de ces Anglais » 2.
Cauchon dit à Massieu : « Menez-la où vous l’avez prise » 3.
Warwick dit : « Les affaires du roi vont mal ; elle échappe » 4.
Un Maître lui répondit : « Seigneur, ne vous tourmentez pas ; nous
la reprendrons » 5.

1 Manchon, Q. II, 14.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Favé, Q. II, 370.
5 Ibid.
Chapitre XXXVI
Les cinq derniers jours avant le supplice
(1431)

Du 25 au 29 mai

Cruauté de ces cinq jours. – Dès le jeudi après dîner, visite des Maîtres les plus
acharnés contre Jeanne. – Équivoque de leur langage. – Refus de la mettre en pri-
son d’Église, malgré les promesses du matin. – Joie des « houssepailleurs ». –
L’incident de Simon Jeannotin, le tailleur. – Peines intérieures de Jeanne ; elle
examine si elle est tout à fait irréprochable. – Visite manquée de Beaupère et de Mi-
dy ; leur effroi. – Le dimanche de la Trinité, les « houssepailleurs » retirent l’habit
de femme. – Le bruit se répand que la prisonnière a repris l’habit d’homme. – On
veut savoir pourquoi. – Fureur des Anglais. – Lundi, visite de Manchon à Jeanne
avec Pierre Cauchon et quelques assesseurs choisis. – Nouvel interrogatoire de
Jeanne. – Pourquoi avez-vous repris l’habit d’homme ? – Imprécision du procès-
verbal. – Précision de la déposition de Manchon sur le même objet. – Sévérité du
jugement que Jeanne porte sur elle-même ; expliquée par les sévérités habituelles
des saints sur eux-mêmes : la Bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque ; saint
François d’Assise. – Admirable délicatesse d’âme de Jeanne. – Mardi matin, visite
de d’Estivet et de Massieu ; confidences de Jeanne à l’huissier. – Même jour, Cau-
chon réunit les Docteurs ; leur rappelle les procédures ; leur raconte à sa façon le
dernier interrogatoire de Jeanne, et leur demande ce qu’il doit maintenant faire. –
Coup d’œil sur la législation inquisitoriale au point de vue des droits du bras sécu-
lier. – Avis des Docteurs. – Cauchon procédera suivant le droit et la raison !

I
Les cinq journées qui séparent la scène du cimetière Saint-Ouen de
celle du Vieux-Marché 1 furent d’une exceptionnelle cruauté pour
Jeanne. Peines intérieures, abominables vexations des gardes, interro-
gatoires de mensonge et de déloyauté, rien ne lui fut épargné. Il sem-
ble que Dieu ait voulu donner à son perfectionnement le suprême coup
de ciseau des souffrances les plus rares, les plus exquises.
Elle fut certainement déçue de se voir reconduire à « la Tour des
champs » : on lui avait si bien promis la prison d’Église et un service
de femmes ! Au surplus, bien différé n’est pas perdu ; elle espéra qu’ils
lui tiendraient bientôt parole.
Tandis qu’elle roulait ces pensées, le jeudi après dîner, elle reçut la
visite de quelques-uns des juges conduits par Le Maître.

1 Lieu du supplice de Jeanne.


700 LA SAINTE DE LA PATRIE

Voici comment la scène se serait passée d’après le récit de Pierre


Cauchon : « Messire le Vicaire de l’Inquisiteur, Maître Nicolas Midy,
Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur – tous ennemis avérés de
Jeanne –, et plusieurs autres se rendirent à la prison où elle avait re-
pris son habituelle captivité. Les très charitables Docteurs lui exposè-
rent la grande grâce que Notre-Seigneur et les clercs lui avaient faite
en la recevant à la miséricorde et pitié de notre sainte mère Église » 1.
Ils lui remontrèrent qu’il était de son suprême intérêt d’obéir avec
humilité à la sentence et aux décisions des juges et des clercs, d’oublier
complètement ses anciennes erreurs, de n’y revenir jamais. Si par
malheur elle y retournait, l’Église l’abandonnerait aux sévérités du
bras séculier. En outre, lui fut-il dit : « Quittez 2 votre habit d’homme
et reprenez votre habit de femme ». Jeanne aurait répondu « qu’elle
quitterait son habit d’homme et obéirait aux hommes d’Église en
tout » 3.
L’équivoque du matin continuait, et le mensonge avec l’équivoque.
Jeanne ne retirait point sa promesse de se soumettre à l’Église. Elle
voulait bien prendre un habit de femme, sous condition d’être remise
aux mains des femmes. Erard le lui avait promis, mais Erard l’avait
sciemment trompée, et Le Maître, Midy, Loyseleur, Courcelles, conti-
nuaient le malhonnête jeu. Quand elle eut, en effet, dépouillé l’habit
d’homme, elle dit :
– Donnez-moi des femmes près de moi. Conduisez-moi en prison
d’Église où je relèverai des clercs. Si j’y avais été mise dès le commen-
cement, je n’aurais fait aucune difficulté de prendre un habit de
femme. Mais avec ces Anglais comment oser ? 4.
Les juges ne répondirent point. Qu’eussent-ils répondu ? Ils se reti-
rèrent. Ils étaient satisfaits. Ils avaient donné leur coup de pioche à la
fosse où tombera la Sainte de la Patrie.
Les « houssepailleurs » ricanaient. Ayant vu la scène, ils n’igno-
raient point ses conséquences. Leur brutalité s’exercerait plus débri-
dée que jamais : on allait bien s’amuser. Les fers et la pièce de bois de
la prison, inutilisés depuis la maladie de Jeanne, on veut le croire, ser-
viraient de nouveau. La sorcière ne leur échapperait pas. Elle ne dor-
mirait plus que ferrée aux deux jambes 5. Saurait-on jamais prendre
assez de précautions avec ces gibiers de sabbat ? Ils ne la quitteraient
ni jour ni nuit 6. C’est eux qui lui administreraient « l’eau et le pain

1 Pierre Cauchon. Q. I, 452.


2 Ibid.
3 QUICHERAT, I, 453.
4 Manchon, Q. II, 300.
5 Massieu, Q. II, 18.
6 Ibid.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 701

d’angoisse » auxquels l’avait condamnée Messire Pierre de Beauvais ;


et ce service serait soigné.
« Celui qui gravit la montée du ciel portera sa croix », a décrété Jé-
sus.
II
La vestition de Jeanne en femme ne s’était pas faite sans quelque
incident. La duchesse de Bedfort lui avait commandé une tunique chez
un tailleur nommé Jeannotin Simon. Celui-ci apporta son travail ; et
sous ombre, sans doute, d’arranger quelque pli, se permit un geste as-
sez impertinent. La Sainte de la Patrie corrigea Maître Jeannotin du
plus vigoureux soufflet 1. Cette tentative de familiarité déplacée ne
présageait rien de bon.
Les journées, les nuits qui suivirent furent effectivement infernales.
Jeanne « fut tourmentée violemment, molestée, battue, deschoullée…
Un millourd Anglais » ne rougit pas de tenter sur elle les dernières vio-
lences 2. Ce ne fut pas un crime passionnel ; ce fut un crime politique.
Ces brutes avaient imaginé que la fortune militaire de Jeanne finirait
avec sa virginité.
Ysambart de la Pierre se souvint de l’avoir entendue expliquer, en
sa présence, qu’elle n’avait repris l’habit d’homme que pour se proté-
ger. Il l’avait vue « éplourée, son visage plein de larmes, deffigurée,
oultragée, en telle sorte qu’elle faisait pitié et compassion…, parce que
les Anglais lui avaient fait beaucoup de torts et de violences, quand elle
estait vestue en femme » 3.
Alors une autre souffrance mordit Jeanne. Elle sentit un profond
repentir d’avoir quitté l’habit d’homme, qui lui assurait une tranquilli-
té relative, au moins. N’aurait-elle pas dû tout affronter, tout accepter,
même la mort, même le feu, plutôt que d’exposer sa délicatesse à de
telles avanies ? Était-elle tout à fait irresponsable de ses déboires ? Ses
Voix, lorsqu’elle était sur l’échafaud de Saint-Ouen, lui avaient conseil-
lé de répondre « hardiment à ce faux prêcheur » 4. Avait-elle suffisam-
ment écouté ses Voix ? Tourments sacrés des consciences innocentes !
Les juges se vantèrent d’avoir eu notion de ce trouble intérieur. Ils
lui députèrent Maître Jehan Beaupère pour l’encourager et la soutenir,
à ce qu’ils disaient 5. Le code inquisitorial exigeait que les « abjurés »
reçussent de ces visites dans leurs besoins d’âmes 6. Il allait jusqu’à

1 Marcel, Q. III, 89.


2 Martin Ladvenu, Q. II, 8.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 5.
4 Jeanne, Q. I, 457.
5 Beaupère, Q. II, 21.
6 DOUAIS, L’Inquisition, 203.
702 LA SAINTE DE LA PATRIE

stipuler que les personnes chargées de ce ministère de confiance fus-


sent sympathiques aux inculpés. Serait-ce à cette fin que Beaupère se
choisit en qualité de compagnon Nicolas Midy 1, le plus farouche en-
nemi de la jeune fille, après Cauchon et d’Estivet ?…
Mais les deux Maîtres ne purent rencontrer le portier de la prison.
De plus, Midy revenu de son exploration autour de Bouvreuil, raconta
à son compère « qu’il avait entendu un Anglais proférer des paroles
terriblement comminatoires… C’est à savoir, que qui les jetterait tous
les deux à la Seine n’aurait pas perdu son temps » 2.
Beaupère confesse ingénument avoir eu peur 3. Son compagnon ne
fut pas plus brave ; l’un et l’autre se sauvèrent.
Le dimanche de la Trinité « les houssepailleurs » commirent le
mauvais coup que plusieurs avaient prévu, le mauvais coup par lequel
« on la reprendrait ».
Sur le matin, Jeanne leur dit :
– Déferrez-moi. Je me lèverai.
Tandis qu’on la débarrassait de sa chaîne, un des geôliers enleva
l’habit de femme, et tirant d’un sac, où il avait été enfermé, l’habit
d’homme :
– Lève-toi donc, fit-il mauvais.
– Vous savez bien ce qui m’est défendu ; je ne prendrai pas ce vê-
tement.
Elle tint bon jusqu’à midi. Mais enfin, contrainte de sortir de son
lit, elle dut utiliser ce qui lui avait été laissé sous la main.
Tel est le récit de Massieu. Les juges de la réhabilitation lui posè-
rent à ce sujet deux questions.
– De qui tenez-vous ces faits ?
– De Jeanne elle-même.
– Quand vous les a-t-elle racontés ?
– Le mardi après la Trinité 4.
Elle a repris l’habit d’homme ! Elle a repris l’habit d’homme ! Elle
est relapse ! Ces nouvelles coururent à travers Rouen, comme brûle
une traînée de poudre 5. Cependant André Marguerie 1, un Bourgui-
gnon pur, mais une tête solide, posait le véritable problème canonique.

1 Beaupère. Q. II, 21.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Massieu, Q. II, 18.
5 Marguerie, Q. III, 184.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 703

– Ce n’est pas de savoir si elle a repris l’habit d’homme qui im-


porte ; c’est de savoir pourquoi elle l’a repris 2.
Beaucoup donc se précipitaient vers le château, afin de savoir. Or
les Anglais, justement, ne voulaient pas qu’on sût. Les curieux furent
accueillis par des cris et des menaces. Un soldat leva sa hache sur la
tête de Marguerie.
– Traître d’Armagnac, hurlait-il, va-t’en, ou je frappe 3.
Les autres juges ne furent pas mieux reçus. Massieu rapporta les
avoir rencontrés « auprès du château, moult esbahis, espourez et di-
sant que moult furieusement avaient été reboutez à haches et glaives,
et appelez traistres, et plusieurs aultres injures » 4.
Manchon lui aussi avait gardé méchant souvenir de cet après-
dîner.
« Quatre-vingts ou cent Anglais s’étaient rués sur nous, nous appe-
lant traîtres d’Armagnacs, menteurs, faux conseillers ». Le notaire
avait vu le moment où il ne pourrait pas « yssir du chasteau » 5.
Monseigneur Pierre se serait présenté un peu plus tard, d’après
certains récits fort vraisemblables, afin de verbaliser ; mais les officiers
du tribunal avaient été dispersés déjà ; il ne put vaquer à aucune pro-
cédure 6.
III
Le lendemain lundi, Manchon fut mandé à Bouvreuil. Il refusa tout
net de s’y rendre ; il avait dans les oreilles les imprécations des An-
glais, et sur le dos le vent de leurs armes. Que Warwick lui donnât un
sauf-conduit, il verrait. Le noble lord était tellement désireux de me-
ner rondement l’affaire engagée, qu’en dépit de sa morgue, il alla, en
personne, chercher le notaire 7. Ce fut un beau moment pour celui-ci :
il n’eut garde de l’oublier jamais.
Glorieux et terrorisé, Manchon trouva réunis, avec Cauchon et Le
Maître : Courcelles, qui avait voté la torture de la sainte inculpée ;
Vendères, qui avait rédigé la cédule subreptice de Saint-Ouen ; Haiton,
secrétaire de Henri VI ; Ysambart de la Pierre, qu’on ne pouvait écar-
ter, puisqu’il était le Socius de Le Maître ; Le Camus, Bertin et Flos-
quet 8. Ces derniers apparaissent pour la première fois. Des séances

1 Il prouva en 1419 « n’avoir jamais été Armagnac ou Delphinal » Reg. cap. Il était réputé habile

dans les procédures d’inquisilion. (DE BEAUREPAIRE, Les juges de Rouen, 83).
2 Custel, Q. III, 180 ; Massieu, Q. III, 158.
3 Massieu, Q. III, 158.
4 Ibid., II, 19.
5 Manchon, Q. II, 14.
6 Ibid.
7 Ibid., Q. III, 148 ; II, 14.
8 Q. I, 454.
704 LA SAINTE DE LA PATRIE

précédentes ils ignorent tout ; ils ont été conviés pour faire nombre :
leur complaisance n’est d’ailleurs pas douteuse. Le premier nommé
des trois, Le Camus, chanoine de Reims, docteur en théologie, privé de
son temporel par Charles VII, a reçu en compensation la cure de la
Trinité de Falaise. Il fut un Anglais tellement fougueux que Pierre
Cauchon n’osa jamais lui demander un vote au cours du procès ; il au-
rait été trop suspect de partialité 1.
Mais au point où l’on en est, il n’y a plus de mesure à garder ; il faut
des hommes de tout repos ; on l’appelle. Les autres le valent à peu
près. On devine quel parti Monseigneur de Beauvais en tirera.
La passe était difficile en effet. Il s’agissait de constater la reprise
de l’habit d’homme, sans que filtrât le motif de la reprise. Jeanne par-
lerait ; c’était à prévoir ; qu’importait si ses auditeurs se taisaient ? Les
prisons ne furent-elles pas de tout temps le tombeau des secrets ?
Jeanne en effet ne se tut point. Manchon l’attesta devant les juges
de la réhabilitation. Ainsi répara-t-il, pour l’histoire au moins, le si-
lence qu’il n’eut pas le courage de rompre, lorsqu’il rédigea son procès-
verbal de séance. Voici comment il déposa.
Jeanne, dit-il, fut questionnée. On lui demanda :
– Pourquoi avez-vous repris votre habit d’homme ?
– Vêtue de l’habit de femme, je n’étais pas en sécurité au milieu de
mes gardes, j’ai dû pourvoir à mon honneur.
Puis tout d’un coup se tournant vers l’évêque de Beauvais :
– Évêque, vous le saviez ; et le duc de Warwick le savait aussi. Je
me suis assez plainte à vous. Vous m’aviez promis de me mettre en
prison d’Église, de placer une femme près de moi. Mettez-moi en lieu
sûr, je me vêtirai en femme sans difficulté, comme je vous l’avais dit à
Saint-Ouen 2.
D’après Ysambart de la Pierre, elle aurait ajouté :
– Si vous, Messeigneurs d’Église, m’eussiez menée en vos prisons,
mon aventure ne fût point arrivée 3.
Combien le procès-verbal est alambiqué, fuyant, flou, comparé à
ces dépositions ! Il n’y contredit pas absolument ; mais on sent un tel
désir de les atténuer, de les contourner ! Lisons-le :
– Vous voilà de nouveau avec l’habit d’homme, interpellent les ju-
ges. Quand, pourquoi l’avez-vous repris ?
– Je l’ai repris récemment et laissé l’habit de femme.

1 DE BEAUREPAIRE, Les Juges, etc., 120.


2 Manchon, Q. III, 149.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 5.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 705

– Pourquoi l’avez-vous repris ? Qui vous l’a fait reprendre ?


– Parce que je l’ai voulu ; sans y être contrainte ; j’aime mieux l’ha-
bit d’homme que l’habit de femme. (Eh oui ! assurément. Mais pour-
quoi aime-t-elle mieux l’habit d’homme que l’habit de femme ?).
– Vous aviez juré de ne pas reprendre l’habit d’homme.
– Jamais je n’entendis que j’eusse fait ce serment. (Elle n’avait
souscrit en effet l’engagement de ne point reprendre l’habit d’homme
que conditionnellement : si on la confiait à des femmes).
– Pour quelle cause avez-vous repris l’habit d’homme ?
– Parce qu’étant entre les hommes, il vaut mieux être vêtu comme
eux. (Eh oui ! Mais pourquoi ?… Pourquoi ?… Les dépositions le révè-
lent ; le procès-verbal le cache).
Puis Jeanne d’accentuer son assertion qu’elle n’a pas prêté un ser-
ment absolu, inconditionné. Que si elle promit, ce fut contre certaines
promesses ; donnant, donnant. Que donc elle avait la liberté de se reti-
rer si les juges se retiraient :
– Vous ne m’avez pas tenu vos engagements, c’est assavoir que
j’irais à la messe et serais tirée des fers.
Les juges rompent devant cette offensive ; et pour dissimuler leur
retraite ils reviennent à leur question.
– N’avez-vous pas juré de ne jamais reprendre cet habit ?
Jeanne, forte de son honneur outragé, frémissante des insolences
subies sans avoir la liberté pleine de se défendre, enchaînée qu’elle
était, jeta un cri que toutes les honnêtes femmes comprendront :
– J’aime mieux mourir qu’être (en habits de femme) ès fers. Si on
veut me laisser aller à la messe, me mettre en prison gracieuse avec
une femme pour me garder, je serai soumise et ferai ce que vous
voulez.
Ils n’insistèrent plus :
– Depuis jeudi avez-vous entendu vos Voix ?
– Oui.
– Que vous ont-elles dit ?
IV
Afin de comprendre ce qui va suivre, il convient de se remémorer
les saintes sévérités avec lesquelles Dieu traite les prédestinés à une
sainteté supérieure. Il ne leur passe rien. Ce qui, à nos yeux humains,
est imperfection légère, devient, à son regard redoutable, sérieux
comme une trahison. Qu’on nous permette d’en alléguer des exemples
mémorables.
706 LA SAINTE DE LA PATRIE

En 1667, les « Saintes Marie » de Paray-le-Monial, comme on ap-


pelait alors les Visitandines, n’étaient pas une communauté relâchée.
Cependant Notre-Seigneur les voulait absolument ferventes. Il pres-
crivit à une jeune professe destinée à un renom universel, sœur Mar-
guerite-Marie Alacoque, de prévenir ses sœurs que Lui, le Maître,
l’avait choisie elle, pour être la victime expiatrice des infidélités du
monastère. À cet ordre, Marguerite-Marie se troubla non des souffran-
ces annoncées, mais du message imposé. Qu’allait-on penser ? Ne l’ac-
cuserait-on point de prétention ? Ne la traiterait-on pas de visionnaire,
de folle malfaisante ?
Et voilà l’envoyée qui cherche à gagner du temps.
Mais Notre-Seigneur s’est courroucé ; et la vigile du 2 novembre,
« sa Sainteté de Justice » se manifesta contre sa servante :
– Tu m’as résisté pour échapper à certaines humiliations, fit-il en-
tendre ; d’humiliations, je te donnerai double mesure : dans la ma-
nière, dans le temps, hors de tout raisonnement humain. Il faut que tu
comprennes ce que c’est que résister à Dieu 1.
Un autre jour qu’elle s’était occupée d’un mariage, bien nécessaire
cependant, son ange gardien la reprit avec dureté. « Il me fit voir, ra-
conte-t-elle, combien c’était indigne d’une âme religieuse. Il me dit
que si je retournais à ces affaires, il me cacherait à jamais sa face » 2.
La Sainte de la Patrie est de la même gerbe d’âmes que la Voyante
de Paray.
Or, elle a été prévenue par ses Voix qu’elle devait répondre « har-
diment à ce faux prescheur ». Elle en a été prévenue avant Saint-Ouen,
elle en a été prévenue à Saint-Ouen. Il lui appartenait conséquemment
de secouer et de détruire l’équivoque proposée : elle y a cherché un re-
fuge. La crainte du bûcher, l’espoir d’une prison plus douce, l’ont in-
fluencée. Elle n’a pas apostasié ; Dieu ! non ; mais le vol de la colombe
a un peu baissé. Qu’elle comprenne, qu’elle se repente, qu’elle répare,
qu’elle expie ! Et ses Voix la placent dans cette lumière crue et dure où
Marguerite-Marie vit sa tergiversation. Alors elle constate qu’elle a été
moins conforme à la volonté de Dieu. Instruite par le Ciel du prix de la
virginité, elle tremble à l’idée que la concession funeste de son chan-
gement d’habit aurait pu exposer sa vertu. Il lui paraît qu’elle a fait
une grande « mauvaiseté » 3, « une pitoyable trahison », en cédant à
ceux qui se vantaient d’être ses juges. Comme première pénitence elle
s’en impose l’aveu, avec les grossissements que la grâce de Dieu lui
inspire ; tels qu’elle les inspirait à François le Séraphin, quand il

1 HAMON, Vie de la Bienheureuse, 217.


2 Mémoire du F. Robin.
3 Jeanne, Q. I, 451.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 707

s’avouait de bonne foi « le plus grand pécheur de la terre ». Comme


seconde réparation, elle se soumet à la mort même, plutôt que de pro-
longer une déplaisance à ses divines amies. C’est à se mettre à genoux
devant le cœur de Jeanne, en cette heure de suprêmes délicatesses.
– Que vous ont dit vos Voix ? 1.
– La grande pitié de la trahison que j’ai consentie en faisant l’abju-
ration et révocation (c’est-à-dire en signant la cédule d’Erard). Elles
m’ont dit encore que c’était là encourir la damnation pour sauver ma
vie. Elles m’avaient prévenue avant jeudi dernier de ce qui se passerait
sur l’échafaud même ; elles me recommandaient de répondre hardi-
ment à ce faux prêcheur, qui a dit tant de choses que je n’ai pas faites.
Si je vous disais que Dieu ne m’a pas envoyée, je me damnerais. C’est
la vérité que Dieu m’a envoyée. Mes Voix m’ont dit que j’avais mal agi
de ne pas vous affirmer que ce que j’avais fait était bien.
Il eût été effectivement complètement net que Jeanne, après son
appel au Pape, se fût contentée de dire en tout : J’ai bien fait.
– Mais votre histoire de la couronne.
– Je vous ai dit au procès la vérité en cela, le mieux que j’ai su.
– Sur l’échafaud vous avez dit vous être vantée mensongeusement
que c’estaient saincte Catherine et saincte Marguerite que vous voyiez.
– Je ne l’entendais pas ainsi faire ou dire.
Ici éclate l’équivoque de la cédule qu’elle signa. C’est l’évidence que
les juges y attachaient un sens, Jeanne un autre ; sans quoi cette ques-
tion et cette réponse n’auraient aucune signification. Ce qui suit donne
la même lumière. Elle continue en effet :
– Je signai, craignant le feu. Mais je n’ai pas dit ou entendu dire
que je révoquais mes apparitions. Je n’ai pas entendu les révoquer 2 :
c’étaient saincte Catherine et saincte Marguerite. Si j’avais révoqué
leurs apparitions, je serais allée contre la vérité. J’aime mieux mourir
qu’endurer plus longuement votre prison.
Tout d’un coup, semble-t-il, une méfiance lui traverse l’esprit : Que
m’ont-ils donc fait signer ? Et elle ajoute :
– Je n’ai jamais rien fait contre Dieu et la foi que je lui dois, quel-
que chose qu’on m’ait fait signer. S’il y avait quelque chose contre Dieu
et la foi, dans la cédule de l’abjuration, je ne l’entendis point. À l’heure
même, je vous dis que je n’entendais signer quoi que ce fût si ce n’était
pourvu qu’il plût à Notre-Seigneur. Si vous voulez faire ce que je vous

1 Jeanne, Q. I. 456.
2 Ibid., 458.
708 LA SAINTE DE LA PATRIE

ai demandé (me conduire en prison d’Église avec une femme), je re-


prendrai l’habit de femme 1. Pour le reste n’attendez rien de moi.
Sur ce, Pierre Cauchon leva la séance. « Il ne restait, déclara-t-il sur
un ton de candeur qui fait frémir, qu’à procéder selon le droit et la
raison ».
Les Anglais guettaient sa sortie.
– Tout va bien, dit-il en souriant ; bon appétit 2.
V
Le mardi matin, ce fut d’Estivet qui gagna la prison suivi de Mas-
sieu. Warwick, sachant le promoteur dans son voisinage, le fit appe-
ler ; on ne sait pourquoi. L’huissier demeura seul avec Jeanne. Il profi-
ta de l’occasion et lui demanda « incontinent » pourquoi elle avait re-
pris l’habit d’homme.
Jeanne lui raconta ses tribulations et ses angoisses 3, les vexations
des « houssepailleurs » et les entreprises honteuses du « milourd ».
Au même moment se passait, dans la chapelle du manoir archiépis-
copal, le dernier épisode de la procédure. Pourquoi là ? Pourquoi pas
au lieu habituel des séances ? Plus probablement, les Maîtres n’étaient
pas encore remis de leur frayeur du dimanche. Leur poltronnerie
n’était du reste pas pour déplaire à Monseigneur de Beauvais ; elle les
avait assouplis ; elle les assouplirait. La réunion compta plus de qua-
rante gradués 4.
L’évêque président prit la parole :
« La veille de la Pentecôte, leur dit-il, vous vous réunîtes pour en-
tendre l’exposé des actes de notre illustre Mère l’Université de Paris ;
très spécialement de ses facultés de Théologie et de Décret. Vous déci-
dâtes de continuer la procédure. Quelques solennels docteurs propo-
sèrent même, qu’encore que la dite femme eût été instruite et avertie
déjà, il serait bon de l’instruire et de l’avertir une fois de plus.
« Ce fut fait. Toutes les qualifications, toutes les réflexions que pou-
vait suggérer la matière lui furent proposées par Maître Pierre Mau-
rice, d’autres même, en présence des Évêques de Thérouanne et de
Noyons. Nonobstant quoi, elle demeura dans son damnable propos.

1 Q. I, 458. Chose digne de remarque et qui prouve une fois de plus que la version latine du pro-

cès est suspecte ; les mots : à l’heure même, qui sont capitaux, y ont été supprimés.
2 Ysambart de la Pierre, Ladvenu, Q. II, 5-8.
3 Massieu, Q. II, 18.
4 Cauchon, Le Maître, trois abbés, ceux de Fécamp, de Saint-Ouen, de Mortemer ; le Prieur de

Longueville ; Châtillon, Emengard, Erard, Bouchier, Nibat, Lefèvre, Guesdon, Maurice, Guêrin, de
Vaux, Marguerie, Vendères, Haiton, Coppequesne, Baudribois, Grouchet, Courcelles, Pinchon, Ales-
pée, Gastinel, Mauger, Caval, Loyseleur, Desjardin, Tiphaine, de la Chambre, de Livet, de Crotoy, Le
Doux, Colombelle, Morelle, Carré, Ladvenu, de la Pierre, du Désert, Carel, Pigache.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 709

« La cause fut alors conclue. Jeudi dernier fut choisi pour rendre la
sentence juridique. Elle fut rédigée conformément aux vues de notre
Illustre Mère et d’après l’avis des Maîtres présents. Une variante avait
été préparée à tout événement, pour le cas où la femme abjurerait, au
preschement solennel de ce jour même à Saint-Ouen. Elle fut sommée
d’obéir aux dits de l’Église ; et comme elle faisait difficulté, la sentence
fut commencée. Avant la fin, elle se soumit à l’Église et aux juges
d’Église ; et suivant la teneur d’une cédule qui lui avait été lue, elle ré-
voqua ses erreurs comme il demeure constant par sa signature.
« En conséquence, elle fut absoute, à la condition qu’elle eût agi
avec un sincère regret. Une pénitence lui fut imposée.
« Ce même jeudi, Messire le sous-inquisiteur et plusieurs Maîtres
l’avertirent qu’elle eût à se tenir en l’obéissance de l’Église. (Toujours
l’Église ; toujours les juges d’Église ; toujours l’équivoque ; même en-
tre eux). Ils l’induisirent à s’habiller en femme. Elle le fit.
« Mais, à la persuasion du Diable, dès la nuit suivante et depuis
plusieurs jours, elle a prétendu que ses Esprits, ses Voix, sont revenus
et lui ont beaucoup parlé. De plus, mal contente de son vêtement fé-
minin, elle a repris le masculin aussitôt qu’elle a pu.
« Hier, les Seigneurs juges, avertis par le cri public, sont retournés
près d’elle. Nous l’avons interrogée et avons constaté ce que nous ve-
nons de dire.
« Les aveux et assertions de Jeanne qui portent la date d’hier vont
vous être lus ; puis vous voudrez bien nous donner votre avis » 1.
La cédule Quotiens avec le paraphe extorqué à Jeanne fut commu-
niquée aux maîtres 2.
VI
Le discours présidentiel ne manquait ni d’audace ni de rouerie.
Il était audacieux de louer Maurice, pour son explication des arti-
cles, en présence des notaires qui leur avaient refusé un contre-seing,
les tenant pour une compilation de faussaire et les déclarant tels ; en
présence aussi des docteurs qui n’avaient pas ignoré le fait.
Surtout, il était bien impossible que les assesseurs n’eussent pas vu
les lacunes du procès-verbal.
Pourquoi ce vague sur les causes du retour de Jeanne à l’habit
d’homme ? Encore plus, cette cédule Quotiens, était-il constant qu’elle
avait été lue à Jeanne ?
Le bruit de l’existence de deux cédules s’était certainement répandu.
Ce monde ecclésiastique, nombreux, causeur, divisé, fort intéressé, sa-

1 Cauchon, Q. I, 460, 461, 462.


2 Ibid., 463.
710 LA SAINTE DE LA PATRIE

vait tout ce qui concernait le moindre de ses membres. Qu’Erard eût


rédigé une cédule, c’était un fait de notoriété publique ; que Vendères
en eût écrit une autre, ce ne pouvait plus être, cinq jours après, le secret
de personne parmi les chanoines et les Maîtres. Courcelles 1 le connais-
sait, d’autres le connaissaient aussi bien que lui. Les procédés de Calot
sur l’ambon ne pouvaient non plus être ignorés ; enfin Mgr Pierre Cau-
chon lui-même donnait consistance aux rumeurs par ce fait qu’hier, au
moment où elle lui opposait deux démentis, il n’avait pas osé mettre
sous les yeux de Jeanne la cédule Quotiens si bien faite pour la confon-
dre. N’était-ce pas l’aveu implicite qu’il y avait là une falsification, sur
laquelle il aimait mieux ne pas s’expliquer avec l’accusée ?
Des juges, de vrais juges auraient exigé que leur conscience fût
éclairée sur ces points multiples. Ceux de Rouen n’exigèrent que peu,
et nous allons voir ce qu’ils craignirent.
Toutefois, avant de passer outre, ouvrons un instant le code inqui-
sitorial ; sans quoi nous comprendrions difficilement une partie des
scènes qui vont se jouer.
VII
Au moment où finissait le premier quart du XIIIe siècle, vers 1225,
Frédéric II était empereur des Romains, et Grégoire IX suprême Pon-
tife.
Élu pape, étant déjà plus qu’octogénaire, vieillard magnifique d’in-
telligence et de courage, il entendait continuer Innocent III dans ses
batailles pour l’indépendance de l’Église.
L’empereur, jeune encore – une trentaine d’années –, quoiqu’il oc-
cupât depuis longtemps le trône où il avait accédé enfant, fut un des
grands ambitieux, un des grands fastueux, un des grands dissimulés,
dont s’entretient l’histoire. Il vécut le plus souvent possible dans ses pa-
lais de la Sicile, en souverain oriental ; il y mourut sous la coule des
moines de Cîteaux ; énigme à ses contemporains, énigme à la postérité.
Les deux hommes s’affrontèrent sur plus d’un terrain. Ils finirent
par se rencontrer sur celui du code inquisitorial. Frédéric avait d’infi-
nis besoins d’argent. Remplir ses caisses avec la fortune des héréti-
ques, vrais ou supposés, lui avait paru moyen facile. Grégoire voyait
clairement que laisser prononcer l’empereur en matière de foi, c’était
lui permettre de porter la main sur l’encensoir. Une espèce de concor-
dat intervint. Frédéric publia en 1224 une constitution, en consé-
quence de laquelle il appartenait au seul Inquisiteur délégué du Pape
de déclarer l’hérésie du coupable ; mais aussi à l’empereur seul de le
punir. Auctoritate nostra condemnandus… Et encore, en 1231 : Dam-

1 Courcelles, Q. III, 61.


LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 711

nati per Ecclesiam, seculari judicio relinquantur, animadversione


debita puniendi 1. Cet article a trouvé sa place au Corpus Juris, code
d’Église. Il a fait loi générale.
Les pénalités édictées par Frédéric sentaient la dureté de l’homme
et du temps ; c’était le feu, l’arrachement de la langue, sans compter le
renversement des maisons et la confiscation des biens.
Je ne sais si l’arrachement de la langue fut pratiqué souvent. Le bû-
cher le fut, surtout pour les relaps, c’est-à-dire pour ceux qui, après
avoir prêté serment de fuir l’hérésie, y étaient retombés 2.
Le juge séculier ne reprenait jamais l’instruction d’une cause d’hé-
résie ; elle était soustraite à sa compétence ; il estimait, il devait esti-
mer que l’Inquisiteur avait jugé en droit et en raison.
En revanche, la pénalité à édicter le regardait, et le regardait seul. Il
lui était loisible de peser les circonstances et de se montrer ou indul-
gent ou sévère. Très libre quant aux formes, il pouvait envoyer le cou-
pable au supplice, sans prononcé d’aucune sorte, comme s’il l’eût pris
en quelque flagrant délit emportant son châtiment de lui-même et par
son poids propre. Parfois au contraire, il rendait une sentence dis-
tincte et motivée.
Qu’il eût procédé sommairement ou non, par le seul fait que son
arrêt, quant à la nature de la peine, n’était pas lié nécessairement à ce-
lui de l’Inquisiteur, il en retenait la responsabilité.
Nous sommes maintenant à même d’apprécier les réponses, ou
plus ou moins subtiles, des juges.
VIII
Cauchon fit lire ce qu’il appelait « les aveux et assertions de Jeanne
de la veille » ; et il prit les avis. Contre toute règle, tout ordre hiérar-
chique, il interrogea d’abord Vendères 3, simple licencié en décret et
simple chanoine, au milieu de tant de docteurs et de dignitaires plus
considérables que lui. Mais l’évêque comptait sur cet homme ; il était
son chapelain et mieux encore son complice ; et Monseigneur Pierre
avait trop fréquenté les assemblées délibérantes, pour ignorer l’impor-
tance qu’y prend l’impression déterminée par le premier opinant.
Vendères n’hésita nullement.
– La dite Jeanne, prononça-t-il, est hérétique. Par sentence des ju-
ges elle doit être abandonnée à la justice séculière, qui sera priée d’en
user avec modération 4.

1 DOUAIS, L’Inquisition, 137.


2 Ibid., 203, 204, 205.
3 QUICHERAT, I, 462.
4 Ibid., I, 463.
712 LA SAINTE DE LA PATRIE

L’abbé de Fécamp parla ensuite. C’était lui qui aurait dû com-


mencer.
– La dite Jeanne est relapse. Cependant il est bon de lui relire la
cédule que nous venons d’entendre, de la lui expliquer, en lui propo-
sant la parole de Dieu. Cela fait, his peractis, les juges auront à la dé-
clarer hérétique, puis à l’abandonner à la justice séculière, non sans
demander à celle-ci de la traiter avec douceur 1.
Cet avis d’allure quelque peu incohérente semble fort rapproché de
celui de Vendères ; cependant il en diffère profondément. Vendères a
déclaré Jeanne hérétique ; Durmort la déclare relapse ; Vendères la re-
met au bras séculier avec prière de la traiter doucement ; Durmort en
agit de même. Tels sont les points de contact entre les deux Maîtres :
pour l’un comme pour l’autre Jeanne est hérétique et condamnable.
Mais l’abbé de Fécamp manifeste un scrupule de juriste. Il réclame
que lecture de la cédule, communiquée aux Maîtres, soit donnée à
Jeanne et lui soit expliquée… Après cela seulement, his peractis, elle
sera déclarée hérétique et remise au bras séculier.
Évidemment Durmort est au courant des dessous de l’affaire des
cédules. Pour le moins, il soupçonne que ce n’est pas la cédule Quo-
tiens qui a été lue à Jeanne par Massieu, que c’est une autre, plus
brève, infiniment plus brève. L’extorsion de signature exécutée par Ca-
lot doit l’inquiéter aussi. Qu’est-ce que tout cela ? Qu’est-ce que ces
substitutions de pièces ? Durmort veut savoir ; il ouvre l’avis que le
document suspect soit communiqué à l’accusée. On verra bien ce
qu’elle dira.
Un doute se discerne aisément entre ces réticences. Peut-être
même – il serait bon de le croire – un désir : celui que Jeanne trouve
l’occasion de protester qu’elle n’a pas connu la cédule Quotiens, et que,
de cette ignorance, il résulte du bien pour elle. À l’heure où il va se
teindre de sang, tout homme hésite.
Miget, prieur de Longueville-Giffard, fut plus clair encore : « Si,
souligne-t-il nettement, la dite femme a confessé, en dehors de toute
émotion, ce qui est dans la cédule (Quotiens), elle est relapse, et je
m’en tiens à la délibération de l’abbé de Fécamp ». C’était mettre en
question et la cédule et la signature 2. Il délibéra donc qu’il convenait
de la lui relire.
Nul Maître n’osa se rallier à la formule du prieur, mais plus d’une
trentaine firent leur celle de l’abbé. Elle représentait le moyen terme,
cher aux assemblées qui manquent de courage, qui rêvent d’un inci-

1 Gilles de Fécamp, Q. I, 463.


2 Miget, Q. I, 464.
LES CINQ DERNIERS JOURS AVANT LE SUPPLICE 713

dent libérateur et s’arrangent d’un : « Au surplus s’il ne se produit


rien, ce ne sera pas notre faute ».
Plusieurs mélangèrent leur adhésion aux requêtes de l’abbé de Fé-
camp d’injures plus ou moins vives à la Sainte. Ce dosage était destiné
sans doute à faire passer leur avis. Cela est bien encore de l’humaine
lâcheté.
Celui-ci dit : Vu ses moqueries, vu ses allures, elle fut toujours hé-
rétique 1.
Celui-là : C’est une impénitente 2.
Deux, Denys Gastinel et Pierre de Vaux, estimèrent qu’il ne devait
être fait au tribunal séculier « aucune supplication », c’est-à-dire au-
cune demande d’adoucissement 3. Braves cœurs ! Ils n’avaient pour-
tant pas grand’chose à craindre de la bienveillance du prévôt Le Bou-
teiller.
Ysambart de la Pierre et Courcelles, soucieux de l’âme de la Sainte
de la Patrie, voulaient, pour la mieux disposer à mourir, qu’on la pré-
vînt charitablement que sa vie allait finir 4. On croirait que, sur le point
de franchir le pas suprême qui leur ouvrira l’histoire aux pages où elle
inscrit les maudits, certains docteurs éprouvèrent comme une hésita-
tion ; l’évêque de Beauvais n’en éprouva pas.
IX
De la demande, à lui ainsi adressée par de si nombreux et autorisés
personnages, Pierre Cauchon ne tint aucun compte, il se contenta de
les « remercier gracieusement ».
Lorsque les Maîtres Rouennais demandaient la clémence du bras
séculier, étaient-ils de bonne foi, c’est-à-dire, espéraient-ils, dési-
raient-ils obtenir ce qu’ils réclamaient ?
Qu’ils l’espérassent, certainement non : le bras séculier était an-
glais ; ils n’ignoraient point comment il frapperait. Le désiraient-ils ?
Dieu, qui sonde les reins et les cœurs, le sait seul. Autant que l’homme
peut juger la conscience de l’homme, si quelques-uns le désiraient,
ceux-là ne furent pas nombreux. S’ils avaient voulu le moindre bien à
Jeanne, ils se seraient ralliés au verdict de Pierre Miget ; pas à celui de
Gilles de Durmort. Demain ils pleureront 5, Cauchon même pleurera ;
aujourd’hui encore ils haïssent.

1 Pierre Houdenc, Q. I, 465.


2 Nibat, ibid.
3 Ibid.
4 Nibat, ibid., 466.
5 Manchon, Q. III, 150.
714 LA SAINTE DE LA PATRIE

Ses actions de grâce offertes : « Ultérieurement, dit Pierre Cau-


chon, nous procéderons contre Jeanne, qui est relapse, ainsi qu’il le
faut en droit et en raison ».
Toujours le Droit et la Raison… Et le Droit, et la Raison, ce sera
demain, à l’aube, le bûcher !
Chapitre XXXVII
La mort
(1431)

Le mercredi 30 mai

Le genre de l’immolation et ses convenances. – Six heures et demie du matin : la


prophétie des trois mois ; la citation de Massieu ; l’annonce de Ladvenu ; apparition
de Pierre Cauchon : Évêque, c’est par vous que je meurs ; conversation avec Mau-
rice ; la confession et la communion en d’inexprimables sentiments. – Huit heures :
la via Crucis ; le repentir de Loyseleur. – Neuf heures : l’arrivée au « vetus forum » ;
le « vetus forum » ; le bûcher et les trois estrades ; le sermon de Midy ; la monition
de Pierre Cauchon ; la patience de Jeanne ; le mouvement du Saint-Esprit en elle ; le
grand silence de la foule ; Winchester et Cauchon pleurent ; la sentence de l’Évêque ;
la sentence du bailli ; la croix de bois ; la croix de Saint-Sauveur. – Onze heures et
demie : une pompe de sacrifice ; Jeanne monte au bûcher comme autrefois à l’as-
saut ; la prière pour Rouen ; les invocations à ses Voix ; les premières morsures de la
flamme ; le plein brasier et les suprêmes paroles. – Midi précis : la fin, le tombeau
de flammes violé ; la foule se retire oppressée ; la colombe du soldat anglais ; le sou-
hait d’Alespée ; le nom de Jésus écrit dans les flammes ; « nous sommes tous per-
dus, nous avons brûlé une sainte ». – Deux heures : « la besogne de Thierrache »
s’achève ; le cœur plein de sang ; vains efforts du bourreau pour le brûler : « c’est
une merveille ». – Quatre heures : tout au tombereau et de là à la Seine ; les Fran-
çais n’ont rien de Jeanne ; dessein providentiel.

I
Voici un chapitre que l’on voudrait lire dans les documents et puis
écrire à deux genoux. Ce n’est pas d’une fin qu’il s’agit ; c’est d’une
immolation, l’immolation de la Sainte de la Patrie à la Patrie. La Fable
ne trouva rien de mieux, quant à la mort du plus fameux de ses héros,
que de la placer parmi les flammes de l’Œta. La Fable est la Fable. Ce-
pendant le génie subtil et pondéré des poètes de l’Hellade, dont elle est
issue, n’avait ici vu que juste : à certaines vies il faut un terme non
commun. On ne se figure pas Jeanne retournant à Domrémy cultiver
les champs paternels, encore moins épousant un paysan ou bien un
gentilhomme. Le Ciel lui épargna ces disgrâces ; il l’en délivra, comme
lui disaient ses Voix, qu’elle ne comprit bien qu’au moment tout à fait
suprême, par une victoire. Elle fut emportée « sur un char de feu »,
ainsi que l’Hercule de la légende, et mieux l’Élie du quatrième livre des
Rois. Elle a péri pour avoir affirmé sa mission ; elle a affirmé sa mis-
sion pour rendre témoignage à Dieu qui la lui avait donnée, au roi qui
en avait bénéficié, à la France qu’elle avait sauvée. Elle avait bravé la
716 LA SAINTE DE LA PATRIE

mort sur le champ de bataille, toujours la première et la dernière au


combat ; mais la mort par la hache, la lance, la flèche, l’épée, n’avait
pas voulu d’elle ; quelque chose de plus solennel l’attendait, de plus
redoutable aussi. C’est ce quelque chose devant quoi on aime se pros-
terner en esprit.
Élevons-nous jusqu’à celle qui va entrer dans sa passion, qui va
pleurer, qui va prier, qui va brûler.
Cependant, un regard d’abord sur son exemplaire divin, le nôtre
aussi.
Jésus disait : « Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de
moi, néanmoins que votre volonté soit faite, non la mienne. Et étant
tombé en agonie, il redoublait ses prières ; et lui vint une sueur comme
de gouttes de sang qui coulaient jusqu’à terre ».
II
Il est six heures et demie du matin environ. Une aube tiède de mai
finissant rit sur les pignons pointus des maisons de Rouen, ses hauts
clochers, les murs sombres du palais-prison de Philippe-Auguste ; la
Seine va, grave et douce, dans son manteau de brume dorée.
Ça fait trois mois, jour pour jour, que l’évêque de Beauvais a de-
mandé à Jeanne :
– Votre Conseil vous a-t-il dit si vous serez délivrée de cette pri-
son ?
– Venez m’en reparler dans trois mois. Je ne vous répondrai autre
chose présentement 1.
Venez m’en reparler dans trois mois… Qu’elle le veuille, qu’elle ne
le veuille pas ; qu’elle le sache, qu’elle l’ignore, cette enfant s’avance
vers sa destinée, dans la prophétie. Se souvient-elle, ce matin, de ses
paroles du 1er mars ?
L’huissier Massieu a pénétré dans la prison. Il est chargé de signi-
fier à Jeanne, de la part du juge, qu’elle est citée à comparaître devant
lui, vers huit heures, sur la place du Vieux-Marché, pour s’entendre
déclarer relapse, excommuniée, hérétique. Il s’acquitte de son mandat
et se retire 2.
Ladvenu et Toutmouillé, « son socius », arrivent. Ladvenu vient of-
frir son ministère à la condamnée, sur l’ordre de Pierre Cauchon 3. Il le
fait en toute discrétion et pitié, « moult soigneusement et charitable-
ment ». Cependant, « il faut bien en venir à annoncer la mort, de quoy
elle doit mourir ce jour-là ».

1 QUICHERAT, I, 88.
2 Ibid., 468, 469.
3 Toutmouillé, Q. II, 3.
LA MORT 717

Le bûcher ! Le feu ! Jeanne se représente cette horreur ! Son sang


de soldat se révolte ; sa foi de chrétienne, qui lui déclare son droit de
reposer en terre sainte, s’indigne ; et elle s’écrie « doloreusement »,
ses deux mains contre son front et ses cheveux :
– Hélas ! me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il
faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit
aujourd’hui consumé et rendu en cendres. Ha ! j’aimerais mieux être
décapitée sept fois que d’estre ainsi brûlée. Si j’eusse été en la prison
ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise, et que j’eusse été gardée
par des gens d’Église, non par mes ennemis et adversaires, il ne me
fust pas si misérablement meschu, comme il est. J’en appelle devant
Dieu, le grant juge, des grans torts et ingravances qu’on me fait ».
Et elle se plaignait « merveilleusement des oppressions et violences
qu’on lui avait faites, en la prison, par les geôliers et par les aultres
qu’on avait faict entrer chez elle » 1.
Tandis qu’elle exhalait ainsi son âme, survint l’évêque de Beauvais
avec quelques assesseurs.
Jeanne se retrouva la créature de choc des belles batailles.
– Évêque ! C’est par vous que je meurs 2.
Mot terrible.
Pierre Cauchon voulut rendre attaque pour attaque.
– Hé ! Jeanne ; pas d’impatience ! Vous mourez pour n’avoir pas
tenu ce que vous aviez promis, et que vous estes retournée à vostre
premier maléfice.
– Si vous m’eussiez mise aux prisons de court d’Église, et rendue
entre les mains de gardiens ecclésiastiques convenables, ce ne fût pas
advenu.
Et reprenant son accusation, l’accusation du juste écrasé :
– C’est pourquoi j’appelle de vous devant Dieu ! 3.
Cependant Jeanne avait aperçu Pierre Maurice ; elle le reconnut.
– Maître Pierre, où serai-je ce soir ?
– N’avez-vous pas bon espoir dans le Seigneur ?
– Oh oui ! Avec la grâce de Dieu je serai ce soir en paradis 4.
L’entrevue entre Jeanne et ses juges ne fut pas longue ; ils étaient
pressés ; il fallait être au Vieux-Marché à 8 heures.

1 Toutmouillé, Q. II, 3-4.


2 Ibid.
3 Ibid.
4 Riquier, qui tenait ces paroles de Maurice, III, 191.
718 LA SAINTE DE LA PATRIE

III
Jeanne se trouva enfin seule avec Martin Ladvenu. Elle lui fit sa
confession 1, et demanda l’Eucharistie.
Or Massieu était revenu au château sur les pas de Monseigneur
Pierre. Dévoué à Jeanne, il cherchait l’occasion de lui être utile, rôdant
autour de la prison. Ladvenu le chargea d’aller demander un bon avis
à Cauchon.
– Elle demande la communion, que faut-il faire ?
– Dites à Frère Martin, fit répondre l’évêque, qu’il la lui donne, et
tout ce qu’elle voudra 2.
Un prêtre qui n’est pas nommé, alla chercher le Sacrement. Il
l’apporta comme en cachette, comme honteusement ; sans étole, sans
flambeaux. On voulait bien la communier, mais il fallait que ce fût se-
cret autant que possible. Ils craignaient l’étonnement : Quoi ! le Sa-
crement à cette excommuniée ! D’autre part, leur âme de prêtre criait
à l’idée de lui refuser l’Hostie !… Moyen terme : la lui donner à petit
bruit, sans lumières. Infortunés !
Ladvenu avait du cœur et de la foi. Il ne se prêta pas à cette miséra-
ble politique. Il se fit donner des vêtements sacerdotaux et des cires ;
puis il communia la sainte jeune fille.
Elle ignorait cette consolation depuis son internement à Bouvreuil.
Pas même la messe : pas même le salut à l’Hostie à travers la porte de
la chapelle ! Son émoi sacré n’en fut que plus profond. Elle fondit en
de telles larmes, s’abîma en une humilité si profonde, se recueillit en
une si sincère dévotion, que Ladvenu manquait de termes pour s’en
expliquer : « Cela ne se peut exprimer », convenait-il 3.
À partir de ce moment, Jeanne entre dans la plus élevée des pitiés
et le plus résigné des abandons. L’avertissement sévère, celui que les
martyrs ne refusèrent pas à leurs bourreaux, comme un principe et un
germe de salutaires remords, celui dont nos liturgies ont gardé le sou-
venir et la trace, a été donné. Maintenant, ce sera le silence, interrom-
pu seulement par des pardons, des appels confiants à la suprême mi-
séricorde, la plus décisive des professions de foi, le cri de l’union enfin.
IV
Huit heures ayant sonné, ils déferrèrent Jeanne ; lui passèrent le
vêtement des condamnées au feu 4, une longue chemise en toile écrue

1 Ladvenu, Q. II, 308.


2 Massieu, Q. III, 158.
3 Ladvenu, Q. II, 308.
4 Massieu, Q. III, 159.
LA MORT 719

et soufrée probablement. Ils la coiffèrent d’une mitre sur laquelle ils


avaient écrit : « Hérétique, relapse, apostate, ydolatre » 1, et la firent
monter sur une charrette. Martin Ladvenu et Massieu prirent place à
ses côtés ; Ladvenu, le confesseur, pour l’assister de son ministère ;
Massieu, l’appariteur, pour la présenter encore une fois au tribunal.
Sept ou huit cents soldats armés qui de bâtons, qui de haches, qui de
lances, qui de glaives, l’entouraient 2.
Avant que le cortège quittât la cour du château, il se serait passé
une scène, pas impossible évidemment, assez étrange cependant. Nous
ne la mentionnerions point si elle ne nous était parvenue sous le cou-
vert de deux témoins particulièrement graves et vides de toute passion
ou animosité 3, les notaires Taquel et Boisguillaume. Loyseleur, touché
subitement d’une grâce de repentir, serait monté sur la charrette et, se
jetant aux pieds de la Sainte, aurait imploré d’elle son pardon.
La narration de l’incident se poursuit dans la ligne la plus stricte des
vraisemblances. Les Anglais se seraient précipités sur le chanoine, ré-
solus à lui faire un très mauvais parti, n’eût été l’intervention person-
nelle de Warwick. Encore le noble lord aurait-il conseillé à Loyseleur de
quitter immédiatement la ville, devenue moins que sûre pour lui 4.
Jeanne étant entrée dans sa « via crucis », pleurait 5. Quelques-uns
qui la virent passer, remués à fond, n’eurent pas le courage d’aller plus
loin. Ils la suivirent des yeux tant qu’ils purent vers la place du Vieux-
Marché ; quand elle eut disparu, ils s’éloignèrent 6.
Elle recommandait son âme à Dieu, aux saints, aux saintes ; elle le
faisait avec tant d’onction, que ceux qui l’entendaient ne pouvaient pas
se retenir de mêler leurs larmes aux siennes 7.
Il pouvait être vers neuf heures, un peu moins, quand la charrette
arriva sur la place du Vieux-Marché.
Le « Vetus Forum » était traditionnellement la place du sang ; et
l’on doit ajouter : depuis l’invasion étrangère, la place du sang fran-
çais. « L’eschafault » sur lequel le bourreau décapitait, pendait, rouait,
fouettait, marquait, exposait, y était en permanence. Sa masse de bois
bruts et de pierres à peine équarries, s’élevait en face de la fontaine
Saint-Sauveur, ainsi nommée d’une église dédiée au Sauveur, dont elle
touchait presque la nef du nord 8.

1 Fauquembergue, Q. IV, 459.


2 Massieu, II, 19. Manchon, ibid., 14 ; De Houppeville, III, 173, a dit « plus quam sex viginti »,
plus de cent vingt.
3 Voir leurs dépositions, Q, II, 317 ; III, 162.
4 Taquel, II, 320 ; Boisguillaume, III, 162.
5 Houppeville, Q. III, 173.
6 Ibid.
7 Massieu, III, 159.
8 Cf. Le « Livre des Fontaines », 1525.
720 LA SAINTE DE LA PATRIE

Les rebelles (style anglais), c’est-à-dire les patriotes fidèles à la mo-


narchie nationale, très nombreux en Normandie, y avaient rendu té-
moignage à leurs convictions, sous la hache et au bout de la hart. Les
deux derniers mois avaient été particulièrement sanglants 1.
La place était d’ailleurs bien disposée pour une exécution ; dessinée,
en forme de quadrilatère moins large que long, un peu rétréci à l’est,
avec le gibet au centre. Tout près se trouvait la halle dont les étaux se
muaient en gradins et la toiture en belvédère, lorsque la curiosité pu-
blique l’exigeait. Il n’y avait pas jusqu’à l’église Saint-Gervais, dont les
balustrades et les murs d’enceinte ne pussent servir à la même fin. La
superficie était de trois mille deux cent cinquante mètres carrés 2.
V
On a dit que ce matin du 30 mai, dix mille personnes y étaient ré-
unies. C’est exagéré peut-être ; ce qui est vrai, c’est qu’elle était cou-
verte de spectateurs qui encombraient l’espace libre, les fenêtres voi-
sines, et jusqu’au toit de la boucherie 3.
Ce populaire français, généralement, n’était pas hostile à la Sainte
de la Patrie. S’il se taisait, c’était par crainte des soldats de Warwick.
Jeanne sentit la contradiction qui existait entre les dispositions de la
ville et le supplice qui la guettait, et elle murmura :
– Rouen ! Rouen ! Est-ce ici que je devrai mourir ? 4.
La pitié de nos contemporains – et elle a mille fois raison – essaie
de cacher aux pires condamnés l’instrument de leur supplice, et
d’abréger le délai entre l’avertissement suprême et la mort. Rien de
semblable ne fut fait pour Jeanne.
À côté de « l’eschafault » il y avait le bûcher, haut, énorme. Ordi-
nairement, c’étaient des bourrées posées sur le sol. De cette fois ils
avaient fait du luxe. Ne fallait-il pas que tout le monde vît commodé-
ment ? Ils avaient dressé un bâti de maçonnerie, et y avaient superpo-
sé des fagots ; le tout se couronnait d’une pièce de bois dite « esta-
che », à laquelle on lierait la suppliciée.
À quelques mètres du bûcher, en avant, un piquet était fiché en
terre, avec une pancarte sur laquelle ils avaient écrit : « Jehanne qui
s’est fait nommer la Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse du
peuple, devineresse, superstitieuse, blasphémeresse de Dieu, pré-
somptueuse, mal pensante de la foy de Jhesuscrist, vanteresse, ydolâ-

1 DE BEAUREPAIRE, Recherches sur le procès de condamnation, 24-37.


2 SARRAZIN, Jeanne d’Arc et la Normandie, 374.
3 Comptes de la ville de Rouen : Le paiement d’une réparation de la toiture de la boucherie à

l’occasion du supplice de Jeanne d’Arc.


4 Marguerie, Q. III, 185.
LA MORT 721

tre, cruelle, dissolue, invocateresse de diables, apostate, scismatique,


hérétique » 1.
Au chevet de l’église du Sauveur, sur une première estrade, se te-
naient Cauchon et Le Maître, avec le notaire Manchon. Autour d’eux,
les évêques de Thérouanne et de Noyon, Châtillon, Marguerie, Ven-
dères, Roussel, Gastinel, Bouchier, Alespée, Houdenc, Haiton, Miget,
Maurice, plusieurs autres 2 ; enfin, d’après Ysambart de la Pierre, le
cardinal d’Angleterre 3.
Face à cette estrade, appuyé à la boucherie, un ambon assez étroit,
sur lequel se tenait le prédicateur Maître Midy. Jeanne devait s’y ren-
dre avec Massieu et Ladvenu.
Il y avait encore à une petite distance, un tribunal improvisé, où
siégeait Jean le Bouteiller, bailli de Rouen, son substitut Guesdon et
son greffier Fleury 4.
VI
Jeanne embrassa d’un regard toute la funèbre scène.
Elle descendit de la charrette, gravit les degrés de l’ambon sans for-
fanterie ni défaillance, et se trouva près de Nicolas Midy. Ladvenu,
Ysambart de la Pierre et Massieu la rejoignirent 5.
Nicolas Midy commença de prêcher. Fut-il long ? Fut-il bref ? Le
procès-verbal ne dit presque rien à ce sujet. Les témoins n’avaient
gardé de lui souvenir ni impression. Son texte seulement nous est par-
venu : Si quid patitur unum membrum, compatiuntur alia membra,
« si quelque membre souffre, les autres membres souffrent » 6.
La sainte patiente « écouta sans donner un signe de lassitude », dit
Manchon ; « avec grant constance et moult paisiblement », dit Mas-
sieu 7.
Elle était ailleurs probablement. Où ?… À ses compagnons d’ar-
mes ? À ses frères ? À son père ? À sa pauvre mère ? À son roi ? À ses
Voix ? À Notre-Dame de Bermont ? À « Messire » de la part de qui elle
était venue ? Mystère sacré d’une conscience d’enfant qui peut resser-
rer en soi le monde et l’auteur du monde, comme une goutte de rosée
peut contenir toute l’image du soleil.
Le prêcheur conclut :

1 Fauquemberge, IV, 459.


2 Q. I, 469.
3 De la Pierre, Q. II, 6.
4 Guesdon, Q. III, 187.
5 Massieu, Q. II, 19.
6 Q. I, 470.
7 Manchon, Q. II, 14 ; Massieu, ibid., 19.
722 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Jeanne, va en paix ; l’Église ne peut plus te défendre, et te remet


entre les mains des séculiers 1.
« L’Église ne peut plus te défendre ». Sacrilège raillerie. Pierre Cau-
chon jugea devoir faire une monition charitable encore.
– Jeanne, pense au salut de ton âme ; pour t’assurer une contrition
salutaire, revois en esprit tes méfaits. Nous t’exhortons à croire aux
conseils des clercs qui voulaient si véritablement ton salut ; spéciale-
ment écoute ces deux vénérables frères qui sont près de toi pour y
remplir leur bienfaisant ministère 2.
Jeanne n’écoutait pas plus l’évêque de Beauvais qu’elle n’avait
écouté Midy. Toute à sa conversation intérieure, elle n’était déjà plus
de la terre ; les bruits de celle-ci ne l’atteignaient point.
À la fin, le mouvement du Saint-Esprit, auquel elle se livrait, éclata
en supplications ardentes et humbles. Elle disait :
« Bénie Trinité, ayez pitié de moi !
« Jésus, ayez pitié de moi !
« Vierge Marie, priez pour moi !
« Bénis saints du Paradis, priez pour moi ! ».
Puis à ses Voix, ses chères Voix :
« Saint Michel, priez pour moi !
« Sainte Catherine, sainte Marguerite, aidez-moi ! » 3.
Elle eut un retour sur sa vie ; plus charitable qu’on ne saurait dire,
tant Charles avait été pour le moins passif !
« Ce que j’ai fait ou bien ou mal, ce n’est pas mon roi qui m’y a
poussée 4… Que vous soyez de mon parti ou d’un autre, je vous de-
mande mercy très humblement. Je vous pardonne le mal que vous
m’avez fait. Veuillez bien prier pour moi 5… Prêtres, je vous en supplie,
donnez-moi chacun une messe » 6.
Pendant plus d’une demi-heure 7, l’âme de l’enfant s’exhala ainsi
très douce, très tendre, très surhumaine. Elle sonnait sans effort, sans
contrainte, sous l’inspiration de la grâce, assez semblable à ces harpes
divines dont parlent les poètes, qui, suspendues aux arbres, pleuraient
dans le souffle du vent.
Un grand silence s’était étendu sur la place du Vieux-Marché. Cha-
cun voulait entendre la Vierge sacrée lamentant ses novissima verba.

1 Massieu, III, 159.


2 Q. I, 470.
3 Massieu, Q. II, 19.
4 Mailly, Q. III, 56.
5 Fabri, ibid., 177.
6 Ibid.
7 Massieu, Q. II, 19.
LA MORT 723

Tous, sauf quelques soudards, étaient tellement pris, que le temps


coulait, sans qu’ils eussent presque le sentiment de sa fuite. Winches-
ter pleurait 1 ; Luxembourg pleurait ; la foule pleurait. Cauchon lui-
même pleura. Les gens d’armes anglais s’efforçaient seuls de rire, et
même pas tous, car plusieurs, « voyant une si remarquable fin, recon-
nurent sa confiance en Dieu » 2.
VII
L’évêque de Beauvais se ressaisit. Il prononça la sentence qui suit :
« Au nom de Notre-Seigneur. Amen… Nous Pierre, par la miséri-
corde divine Évêque de Beauvais, et Frère Jean Le Maître, vicaire de
l’Inquisiteur général…, te déclarons retombée dans tes erreurs ancien-
nes ; te déclarons hérétique et relapse… Nous décidons et déclarons
que, membre pourri, tu dois être rejetée de l’Unité de l’Église pour
n’infecter pas les autres membres, retranchée de son corps, et aban-
donnée au pouvoir séculier…
« En conséquence, nous te retranchons, et t’abandonnons à lui, le
priant d’atténuer pour toi la rigueur de sa justice en t’épargnant la
mort et la mutilation » 3.
Jeanne ne put point ne pas regarder le bûcher. Elle dit :
– Je voudrais une croix 4.
Il faut peu pour confectionner une croix. Un Anglais en improvisa
une avec deux bâtons. Elle la prit, la baisa ardemment, bénissant le
Sauveur qui l’avait ensanglantée pour notre rédemption, la mit dans
son sein, entre ses vêtements et sa chair 5.
Puis elle reprit, pensant que ce bois allait se consumer avec elle,
qu’en tout cas elle ne l’aurait plus sous les yeux, lorsqu’elle serait liée à
« l’estache » :
– Je voudrais la croix de l’église voisine. Je vous en supplie, allez la
chercher. Vous la tiendrez élevée tout droit devant moi jusqu’à ce que
je sois morte. Je voudrais voir la croix où Dieu pendit, jusqu’au pas de
ma mort 6.
Un clerc de Saint-Sauveur l’apporta : Jeanne la serra « moull es-
troitement et longuement » 7.
Cependant quelques Anglais perdaient patience :

1 De la Pierre, Q. II, 6.
2 Massieu, Q. II, 19 ; De la Pierre, Q. II, 6.
3 Q. I, 471 à 475.
4 De la Pierre, Q. II, 6.
5 Massieu, Q. II, 20.
6 De la Pierre, Q. II, 6.
7 Massieu, Q. II, 20.
724 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Prêtres hurlaient-ils, nous ferez-vous dîner ici ? 1.


Et, le groupe dolent ne descendant pas assez vite, ils se précipitè-
rent sur l’ambon « comme des furieux » 2, et entraînèrent Jeanne de-
vant la troisième estrade, celle où siégeait le bailli.
Il revenait effectivement à celui-ci de prononcer le dernier mot, de
décider s’il tiendrait compte ou non de la prière du juge ecclésiastique.
Pierre Cauchon savait sans nul doute à quoi s’en tenir : il n’était
nullement en peine de la modération du bailli.
Ce à quoi il ne pouvait s’attendre, ce qui l’inquiéta même, ce fut la
manière désinvolte de Messire Le Bouteiller. L’usage lui prescrivait de
prononcer une sentence : qu’il ait été troublé, ou qu’il ait jugé la pro-
cédure inutile, il s’en abstint 3.
– Conduisez-la ; conduisez-la, fit-il avec simplicité aux sergents an-
glais 4.
Au bourreau il dit :
– Fais ton office 5.
Ce fut le signal du départ des gens d’Église. Le Droit l’exigeait.
Ils s’éloignèrent tous, sauf Ladvenu et Ysambart de la Pierre, qui
demeurèrent avec Jeanne jusqu’au bout.
Il devait être vers onze heures et demie.
VIII
On ne la porta pas au sommet du bûcher. Elle y monta ferme, in-
trépide, ainsi qu’à l’assaut jadis, victime qui s’offrait et non coupable
qui se disputait. Ses yeux étaient mouillés ; ses jambes n’étaient pas
molles. Devant elle, Ysambart tenait la croix ; Martin Ladvenu gravis-
sait à son côté, l’assistant ; le bourreau suivait. Ne dirait-on pas une
pompe de sacrifice ?
La foule regardait horrifiée.
Jeanne semble avoir voulu, en retour de cette sympathie muette,
recommander Rouen à ses compagnons d’armes, quand ils le repren-
dront. Elle dit :
– Rouen, je tremble que tu aies à souffrir de ma mort 6.
Elle prit de nouveau la croix et la pressa sur son cœur : c’était se
cuirasser pour le suprême combat.

1 Massieu, Q. II, 20.


2 Miret, Q. II, 363.
3 Ysambart de la Pierre, Q. II, 6 ; Massieu, ibid., 334.
4 Manchon, Q. II, 344.
5 De la Pierre, Q. II, 6.
6 De la Chambre, Q. III, 53.
LA MORT 725

Le bourreau Thierrache intervint ; il la lia au poteau.


Tandis qu’il serrait étroitement les cordes « elle implorait saint Mi-
chel » 1 ; elle disait : « Saint Michel ! Saint Michel ! ».
Cependant Thierrache était descendu. Il avait allumé par en bas.
Un nuage de fumée se forma ; lentement le feu s’avivait. Inquiète pour
les autres, elle congédia les deux dominicains :
– Retirez-vous ; retirez-vous. Mais tenez la croix élevée très haut,
que je la voie 2.
Une langue rouge l’avait mordue subitement :
– De l’eau bénite, s’écria-t-elle 3.
Bientôt elle fut en plein brasier. Nul n’entendit une plainte, mais
l’invocation qui résume tout de la foi, de l’espérance, de l’amour, de la
contrition, de l’acceptation, de l’extase :
– Jésus ! Jésus ! Jésus ! 4.
Le nom divin, sur les lèvres de celle qui savait comment se pous-
sent les cris d’appel parmi le fracas des batailles, résonnait avec une
prodigieuse ampleur 5 sur le Vêtus Forum.
– Je ne suis ni une hérétique, ni une schismatique 6, continuait-
elle… Oh ! saints du Paradis ! Saint Michel ! Sainte Catherine ! Sainte
Marguerite !
Ces interjections haletantes partaient comme des flèches vers le
ciel.
Puis ce fut l’acte de confiance, infini, éperdu, résumant toute la vie :
– Mes Voix furent de Dieu. Tout, ce que j’ai fait fut de l’ordre de
Dieu. Mes révélations étaient de Dieu 7.
Enfin le dernier mot vint, le consummatum est (un consummatum
est qui sera le nôtre, nous le demandons) :
– Jésus ! 8.
Il était midi passé. Celle qui avait tant souffert ne souffrait plus. Sa
vie terrestre était close. Elle avait duré parmi les hommes dix-neuf
ans, quatre mois et vingt-quatre jours. En quelques mois de ce bref es-
pace de temps, elle avait accompli son œuvre d’Envoyée. Elle avait

1 Bouchier, Q. II, 324.


2 Ysambart de la Pierre, Q. II, 303.
3 Jean Moreau, Q. III, 191.
4 Cusquel, Q. III, 182.
5 « Oncques ne cessa jusqu’en le feu de confesser et resonner à haulte voix le saint nom de Jhe-

sus ». De la Pierre, Q. II, 6 ; Le Parmentier, Q. III, 186.


6 Ysambart de la Pierre, Q. II, 303.
7 Ladvenu, Q. III, 170.
8 Ysambart de la Pierre, Q. II, 7.
726 LA SAINTE DE LA PATRIE

sauvé deux peuples, le peuple anglais en le contraignant à se retirer du


continent, et à porter, comme autrefois les Athéniens de Thémistocle,
ses destinées sur mer ; le peuple français en rétablissant le cours de
son autonomie sous une royauté nationale. Elle s’était sanctifiée au vil-
lage et aux camps ; elle était demeurée très pure en devenant très sol-
dat ; elle avait été brave et prudente, comme si elle n’eût pas compté
sur sa prière ; elle avait prié, comme si elle n’eût pas compté sur sa
bravoure et sa prudence. Il ne lui manquait aucune gloire et aucune
humiliation. Elle avait couronné dans le plus cruel martyre la plus pro-
digieuse et la plus sainte des carrières.
IX
Son tombeau de flammes ne fut pas respecté. Il fut violé par le
bourreau. Tout d’elle avait été tellement extraordinaire, que les soldats
anglais avaient mis dans leurs épaisses cervelles que la toute-puissante
sorcière pourrait fort bien s’échapper, même du bûcher. Or, ils ne vou-
laient plus, ils n’osaient plus se battre, même pousser le siège de Lou-
viers, elle vivante 1. Il fallut donc, pour les sortir d’une si bizarre su-
perstition, la leur montrer morte. Thierrache écarta le brasier. Ils pu-
rent voir de leurs yeux l’horrible besogne qu’avait faite le feu : le pau-
vre corps noirci, tuméfié, entamé par des morsures, toutefois pendant
encore au poteau.
Repus de l’abominable spectacle, les gens d’armes prirent le che-
min de leurs cantonnements. La foule, en grande partie, se retira dans
ses maisons. On laissa Thierrache à son office, comme s’était exprimé
messire le Bailli.
Ceux qui s’en allaient n’étaient pas sans funestes pensées. Tel sol-
dat anglais racontait une aventure qui effrayait fort. Par haine furieuse
de Jeanne il avait juré de porter une bourrée au bûcher. Il la jetait, au
moment même où la suppliciée prononçait son suprême : Jésus ! Mais
sa charge de bois lui était tombée des mains ; il était demeuré comme
hébété, hors de lui, il s’était trouvé mal ; et on avait dû le conduire à un
cabaret voisin, pour lui faire prendre un cordial. Il avait aperçu, au
moment même où Jeanne expirait, une colombe s’élevant du milieu
des flammes, vers le ciel : l’âme de la martyre assurément. Ah ! c’était
une sainte femme 2… Qu’avait-il fait, malheureux !
Manchon qui avait, il est vrai, quelques reproches à se faire – il ne
fut pas toujours sans faiblesse –, ayant vu mourir Jeanne, conçut une
troublante douleur. Aucune mort des plus proches parmi les siens qui
l’eût tant remué. Un mois plus tard il ne pouvait encore apaiser ses

1 Toutmouillé, Q. II, 3 ; Manchon, 344.


2 De la Pierre, Q. II, 352.
LA MORT 727

larmes. Et ce n’était pas lui seul qui avait ainsi pleuré, c’étaient encore
les Maîtres, les prélats, véritablement tout le monde. L’argent qu’il
avait reçu à titre d’honoraires lui pesait ; il n’avait pas voulu l’en-
caisser ; « il en avait acheté un petit bréviaire dans lequel il priait pour
elle » 1.
Plusieurs crurent avoir lu « le nom de Jhésus escrit dans les flam-
mes » 2.
Le chanoine Alespée, l’un des juges, protestait qu’il voudrait bien
être où était cette femme.
– Ah ! plût à Dieu que mon âme fût où elle est ! 3.
Le bourreau, un coupe-tête auquel le sang et la douleur humaine
n’avaient jamais fait peur, alla heurter au couvent des Dominicains.
« Il estait frappé et esmeu d’une merveilleuse repentance et terrible
contrition, et comme tout désespéré, craignant de ne jamais savoir
impétrer pardon de ce qu’il avait fait à cette sainte femme » 4.
Jean Tressart, secrétaire du petit roi Henri VI, était agité des pires
pressentiments.
– Tout ce que j’ai vu m’épouvante, avouait-il ; nous sommes per-
dus, pour avoir brûlé cette sainte 5.
X
Vers deux heures, Thierrache crut son travail achevé. Or le cardinal
d’Angleterre, qui mourra dément dans seize ans, après avoir ordonné
l’assassinat de son neveu Glocester, avait prescrit de jeter à la Seine
tous les débris de l’exécution 6.
C’était un serviteur exact que le bourreau Thierrache ; il se fût fait
scrupule d’un manquement à la discipline. Il s’était bien plaint un
moment que « l’eschafault fût trop hault et qu’il ne la povait bonne-
ment et facilement expédier » 7 ; mais maintenant que tout était fini, le
mécontentement s’oubliait. Il avait donc amené son tombereau ; et il y
jetait, à larges pelles, charbons encore fumants, cendres chaudes, os
calcinés, lorsque quelque chose frappa ses yeux. Il regarda de près :
c’étaient bien les entrailles et le cœur de la grande victime ! Le cœur
n’avait pas été mordu par la flamme ; il demeurait plein de sang. La
consigne étant que Jeanne fût « arse », Thierrache conclut qu’il devait
brûler ces restes sacrés. Il versa dessus « de l’huile, du souffre, des

1 Manchon, Q. II, 15 ; III, 150.


2 Thomas Marie, Q. II, 372.
3 Riquier, Q. III, 191.
4 De la Pierre, Q. II, 7, 352.
5 Cusquel, Q. III, 182.
6 Marguerie, III, 185 ; Le Parmentier, ibid., 186 ; Guesdon, ibid., 188.
7 Ladvenu, Q. II, 9.
728 LA SAINTE DE LA PATRIE

charbons » 1. Rien n’y fit. Ce cœur qui n’avait aimé que son père, sa
« pauvre mère », son roi, la France, ses Voix, la Vierge, « Messire Jé-
sus », était devenu de diamant. Thierrache tira la conséquence.
– Ce fut un miracle évident, dit-il 2.
Alors il se décida brutalement, en bourreau… D’un coup de pelle il
jeta le plus vénérable, le plus pur, le plus sacré des débris dans le tom-
bereau. Un quart d’heure plus tard, du haut du pont Mathilde, tout
allait au fleuve.
Dieu a ses secrets.
Les Hébreux n’eurent rien des restes de Moïse.
Les Français n’ont rien des restes de Jeanne.
Les flots de la belle Seine, hospitaliers et paisibles, ont porté jus-
qu’à la Manche voisine les cendres de l’enfant que les siècles ont appe-
lée et appelleront la Sainte de la Patrie.

1 De la Pierre, Q. II, 7.
2 Ibid.
Chapitre XXXVIII
Du bûcher a la réhabilitation

Du 31 mai 1431 au 7 juillet 1456

Crainte que la sainte, même brûlée, inspire à ses ennemis. Cette peur, mauvaise
conseillère et mauvaise politique, leur inspira de rédiger les « actes posthumes ». –
Ces actes frappés de nullité juridique par les notaires, si timides fussent-ils. – Juste
sévérité de Quicherat pour eux. – Quelques-unes de leurs invraisemblances. – Leurs
auteurs. – Lettre à l’empereur, aux rois, aux ducs, aux princes. – Lettre aux prélats
de l’Église. – Lettre au pape et aux cardinaux. – Le populaire fronde les juges. – Ar-
restation et condamnation de Bosquier. – La cour de France est loin de réagir :
« Guillaume le Bergier du Gévaudan ». – Fin de la fortune de l’Angleterre en
France ; mort de Bedfort ; le traité d’Arras. – Preuve nouvelle de l’insouciance de la
cour à l’égard de la mémoire de Jeanne : Dame Claude. – Paris rendu à son roi ; la
bataille de Châtillon et la Guyenne recouvrée : deux prophéties de Jeanne réalisées.
– Charles se ressaisit, il entreprend une réhabilitation de Jeanne par le moyen de
son Grand Conseil : difficulté de cette procédure. – Il s’adresse à d’Estouteville, légat
du pape Nicolas V ; nouvelles difficultés. – Il fait intervenir Isabelle Romée : c’était
le bon moyen. – Calixte III agrée la requête de la pauvre mère. – L’archevêque de
Reims, les évêques de Paris et de Coutances, juges délégués par lui. – Enquêtes à
Orléans, Domrémy, Rouen, Paris, Lyon. – Au bout de huit mois la sentence de réha-
bilitation est rendue. – Calixte III avait réparé, autant que scélératesse pareille se
peut réparer, l’iniquité de Pierre Cauchon.

I
Jeanne a été brûlée. Ses cendres ont été jetées à la Seine. Ses en-
nemis sont-ils en tranquillité ?
Nullement. Ils la craignirent vivante, pour la vigueur de son bras ;
ils la redoutent morte, pour l’injustice dont ils l’accablèrent. Lorsque
leur mauvais coup fut accompli, lorsque fut tombée l’espèce d’ivresse
dans laquelle l’assassin tue, ils virent l’horreur de leur crime, et ne
formèrent qu’un vœu : pouvoir en atténuer la responsabilité devant le
monde et l’histoire, fût-ce par de nouvelles supercheries : la nature du
moyen ne les gênait pas.
Messires Cauchon et Le Maître décidèrent donc une séance nou-
velle fixée au jeudi 7 juin. Le prétexte fut de recueillir certaines paroles
prononcées par Jeanne, au dire des juges, le matin du mercredi 30
mai, in articulo mortis 1, alors qu’elle était à l’article de la mort.

1 Acta posterius, Q. I, 477.


730 LA SAINTE DE LA PATRIE

La compagnie assemblée à cette occasion présente à premier coup


d’œil une figure très significative.
En dehors de Martin Ladvenu et de Jehan Toutmouillé, deux hon-
nêtes gens certainement, il y avait : Vendères, l’auteur de la fausse cé-
dule ; Maurice, le commentateur des faux articles ; Le Camus, que
Cauchon réservait pour ses besognes secrètes 1, mais qu’il n’avait osé
appeler en consultation publique, tant il était suspect ; Loyseleur, qui
avait abusé de tout contre la sainte, du mensonge, du déguisement,
des dehors de l’amitié, de la confession même 2, pour tromper et trahir
Jeanne ; Courcelles, affligé d’œillères théologiques, canoniques, politi-
ques, qui lui rendaient Jeanne, son action et ses doctrines insupporta-
bles 3. C’était le plus beau lot d’ennemis de Jeanne qui se pût rêver.
La procédure est aussi inquiétante que les personnes. Sentence a été
rendue depuis une semaine ; le supplice a épouvanté Rouen ; l’affaire
est close ; quelle passion, quelle préoccupation les pousse à rentrer
dans la carrière ? S’ils ont été assez certains des abjurations de Jeanne
et de son relapse pour la faire brûler, quelle nouvelle preuve vont-ils
chercher dans une information posthume ? Et s’ils n’ont pas eu cette
certitude, si les preuves qu’ils ont apportées ne sont qu’un affreux tru-
quage, quel crédit leur donnera ce conciliabule de larrons en foire ?
Puis, il est de principe, en tout débat loyal, que la partie adverse inté-
ressée soit entendue : les cendres de la partie adverse se dispersent sur
les flots de l’Océan.
Le procès-verbal de la réunion est qualifié dans la publication de
Jules Quicherat : Acta posterius, ce que plusieurs ont traduit Actes
posthumes. Quicherat les a qualifiés, stigmatisés serait plus vrai, d’une
phrase coupante : « Ces pièces sont écrites de la même main que le
reste des procédures, mais elles cessent d’être revêtues de la signature
qui auparavant se trouve apposée au bas du manuscrit. On verra par
les interrogatoires du second procès que les greffiers se sont refusés à
les valider de leur attestation » 4.
Effectivement, Cauchon eût aimé leur donner quelque crédit et va-
leur, en faisant authentiquer ses Acta posterius par les notaires. Il n’y
réussit pas. Ceux-ci n’étaient que de minces personnages, comparés
aux puissants seigneurs du tribunal. Ils se l’avouaient et l’avouaient
aux autres, presque trop 5. Cependant Manchon, pressé par Monsei-
gneur de Beauvais, lui refusa son paraphe. Il s’était prêté à supprimer

1 QUICHERAT, I, 454.
2 Manchon, Q. II, 10, 342.
3 QUICHERAT, I, 403 ; Manchon, Q. III, 135, etc.
4 Q. I, 477.
5 Manchon, Q. III, 143 ; Taquel, II, 319.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 731

l’appel de Jeanne au Concile, il ne voulut point donner « aux actes


posthumes » l’honneur et la garantie de ses sceaux.
Taquel et Boisguillaume firent de même 1. Ils ne consentirent pas
plus que Manchon à prêter leur ministère. Les Acta posterius sont dis-
qualifiés. Ils ne sont ni vrais ni souvent vraisemblables. Ainsi :
Ladvenu aurait déposé, ce 7 juin 1431, avoir entendu dire à Jeanne
que : « Les hommes d’Église affirmant que si des esprits venaient à
elle c’étaient des esprits mauvais, elle le tenait et le croyait » 2.
Or Ladvenu, qui vécut assez pour comparaître au procès de réhabi-
litation, y déclara sans hésiter : « Jusqu’à la fin de sa vie Jeanne main-
tint et certifia que ses Voix étaient de Dieu ; que ce qu’elle avait fait
était du commandement de Dieu ; qu’elle ne croyait pas avoir été
trompée par ses Voix, que ses révélations étaient de Dieu » 3.
Le Camus avait raconté une scène théâtrale – il en était capable – à
propos de la communion de Jeanne :
Martin Ladvenu, tenant l’hostie, aurait dit à la Sainte :
– Croyez-vous que ce soit le corps du Christ ?
– Oui, aurait répondu Jeanne, lui seul peut me délivrer, je deman-
de qu’il me soit administré.
– Croyez-vous encore en vos Voix ?
– Je crois en Dieu seul ; je ne crois plus aux Voix qui m’ont telle-
ment trompée 4.
Je crois en Dieu seul !… Dieu seul peut me délivrer !… Pauvre Jean-
ne ! Pauvre sainte enfant candide ! Petite fleur des champs très simple,
transformée par ce lourdaud en vicaire savoyard atténué, car elle de-
mande tout de même que « le corps du Christ lui soit administré ».
Massieu, qui fut présent à la dernière communion de Jeanne,
n’avait ni vu ni entendu rien de pareil 5. Ladvenu non plus.
Ce fut infiniment plus simple : « Lorsque, rapporte Ladvenu, je lui
donnai le corps du Christ, elle le reçut très dévotement, et avec une
telle abondance de larmes qu’on ne saurait le décrire » 6.
D’après Toutmouillé, Jeanne aurait dit en style de parfait scolasti-
que, que ses apparitions « venaient à elle cum magna multitudine et
in minima quantitate », en grande multitude d’individus et en petite
quantité d’apparences !

1 Taquel, Q. III, 196.


2 Ladvenu, Q. I, 478.
3 Ibid., Q. III, 170.
4 Q. I, 482.
5 Massieu, Q. III, 158, 159.
6 Ladvenu, Q. II, 308.
732 LA SAINTE DE LA PATRIE

Suivant lui toujours, Cauchon aurait eu le loisir et la pensée de rou-


vrir le procès avec Jeanne, en ce matin tragique :
– Or ça, Jehanne, vous nous avez toujours dit que vos Voix vous
annonçaient votre délivrance. Vous voyez maintenant comment elles
vous ont déçue, dites-nous la vérité.
Et Jeanne aurait répondu :
– Vraiment, je vois bien qu’elles m’ont déçue 1.
Contre la narration inauthentique de Pierre Cauchon s’élève celle
de Toutmouillé lui-même, certaine et signée de sa main :
« Le jour que la dicte Jehanne fut délaissée au jugement séculier et
livrée à combustion, je me trouvais le matin en la prison avec Frère
Martin Ladvenu… envoyé vers elle pour lui annoncer la mort pro-
chaine et pour l’induire à vraie contrition… ce que le dit Ladvenu fit
moult soigneusement et charitativement… survint l’Évêque dénommé,
auquel elle s’adressa incontinent :
– « Évesque, je meurs par vous ».
« Et il lui commença à remonstrer :
– « Ha ! Jehanne, prenez en patience, vous mourez pour ce que
vous n’avez tenu ce que vous nous aviez promis, et que vous estes re-
tournée à votre premier maléfice.
« Et la pauvre pucelle :
– « Hélas ! Si vous m’aviez mise aux prisons de court d’Église, et
remise entre les mains des concierges ecclésiastiques, ceci ne fût pas
advenu. Pourquoy je appelle de vous devant Dieu.
« Cela fait, le dit déposant sortit hors et n’en oyt plus riens » 2.
Loyseleur, extraordinaire toujours, « l’aurait entendue, soit dans la
prison, soit sur la place du Vieux-Marché. Là, publiquement, en pré-
sence de la foule, toute pleine d’une infinie contrition, elle avait de-
mandé pardon aux Anglais et aux Bourguignons de les avoir fait tuer,
de les avoir mis en fuite » ! 3…
Naturellement, nul autre témoin n’avait ouï cette amende hono-
rable.
Enfin l’Évêque-Comte a prêté à Courcelles, l’homme dont la mé-
moire avait tout retenu, cette attitude étrange de n’avoir su affirmer
rien de précis, rien de positif sur des faits vieux de huit jours à peine.
« Il ne savait plus, il croyait, il lui paraissait » 4. Ainsi, « il lui semblait
bien avoir entendu de Jeanne que ses Voix, lui ayant conseillé de faire

1 Q. I, 481.
2 Toutmouillé, Q. II, 4.
3 Q. I, 484, 485.
4 Courcelles, Q. II, 483.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 733

bon visage à cause de sa délivrance, l’avaient trompée ». Cela lui sem-


blait, il n’en était pas sûr. Quel est ce mystère ?
Pierre Cauchon, d’après le même récit, se serait emparé de cette
parole de Jeanne pour lui arracher l’aveu que ses Voix étaient de mau-
vais esprits. Nous sommes ici au vif de l’incident. Que répondit Jean-
ne ? De réponse il n’y a pas. Tout s’arrête, c’est fini. Courcelles, au ter-
me d’une semaine, ne se souvenait pas sans doute ? Second mystère.
Et voici le troisième : lors de la réhabilitation, Courcelles déposa ; il
n’a pas fait la moindre allusion à un doute émis par Jeanne sur l’ori-
gine et la qualité de ses Voix.
II
On ne se livre pas à une manœuvre déloyale, sans raison. Les actes
posthumes eurent pour objet, pensons-nous, de donner quelque fon-
dement aux messages qui annoncèrent la fin de Jeanne.
Dès le 8 juin en effet partit une lettre adressée à l’Empereur, aux
Rois, aux Ducs et aux princes de toute la chrétienté. Elle était signée
d’Henri VI, le petit roi anglais. Sous une grêle d’injures, se dévoilait
l’importance que Jeanne avait prise dans le monde. « Il faut que la
majesté impériale et les sérénités royales, toujours éprises de la gloire
du Christ, sachent ce grand événement. Cette présomptueuse que le
vulgaire appelait la Pucelle est tombée entre nos mains par la miséri-
corde de Dieu… Elle a été remise par nous au juge ecclésiastique… Elle
a été jugée par lui en grande solennité et parfaite gravité… Longue-
ment interrogée, elle émit des propositions qui furent soumises aux
Maîtres et aux Docteurs de l’Université de Paris. Ceux-ci la déclarèrent
superstitieuse, sorcière, idolâtre, invocatrice du diable, blasphématrice
de Dieu, de ses saints, de ses saintes ». Elle avait d’insondables auda-
ces, « se vantant d’agir toujours de l’ordre de Dieu et de vierges saintes
qui se montraient à elle visiblement. Ce qui est pis, elle refusait obéis-
sance au suprême Pontife, au concile général et à toute l’Église mili-
tante » 1. Mais par la grâce de Dieu, elle se soumit dans un « presche-
ment public ». Ah ! la joie débordante que ce fut pour ses juges !… Les
tendres pasteurs ramenaient au bercail la brebis perdue ! Ce mouve-
ment salutaire ne dura pas. Elle revint aux erreurs, aux doctrines de
démence qu’elle avait vomies… « Se voyant sur le point de mourir, elle
avoua que les esprits qui lui apparaissaient étaient des esprits mauvais
et trompeurs qui l’avaient jouée en lui promettant la liberté » 2.
« Telle fut la fin de cette misérable femme. Nous avons cru devoir
vous en informer, afin que vous-même informiez ceux qu’il vous con-
viendra ».

1 Q. I, 483.
2 Tenor litterarum, Q. I, 485, etc.
734 LA SAINTE DE LA PATRIE

Vingt jours plus tard exactement, l’épistolier royal se tourne « vers


les Prélats de l’Église, les ducs, les comtes et autres nobles, ainsi que
les villes de son royaume de France ».
Pour le fond, la dépêche du 28, rédigée non plus en latin mais en
français, est à peu près identique à celle du 8. Le fait principal, aussi
faussement allégué de cette fois que la précédente, est le même : « La
dicte femme ne cognoissait, ne voulait recognoistre en terre fors que
Dieu seulement et les saints du Paradis, en refusant et reboutant le ju-
gement de nostre sainct Père le Pape, du Concile général et de l’Uni-
verselle Église militante ».
Toutefois, s’adressant à de nobles hommes portant écu, le rédac-
teur observe un crime particulier : « Elle se vestit d’armes appliquées
aux chevaliers et escuiers, leva estandard, et en trop grand oultrage,
orgueil et présomption, demanda avoir et porter les très nobles et ex-
cellentes armes de France, etc., etc. » 1.
Les nobles hommes, prélats et ducs ne pouvaient être flattés qu’une
fille de manant eût pris des armoiries. On aurait pu leur dire honnê-
tement que cet azur et ces fleurs de lys de France lui avaient été don-
nés par Charles VII, et qu’avec modestie elle ne s’en était jamais ornée.
Mais il s’agissait vraiment bien de ce scrupule de vérité, pour des
gens qui ne craignaient pas d’articuler que Jeanne avait refusé de se
soumettre au Pape et au Concile.
Enfin, pour écrire au Pape et aux Cardinaux, ce fut l’Université de
Paris qui prit la plume. « L’œil de l’Univers » ne pouvait en la circons-
tance manquer de considérer l’état général de l’Église et de s’en effra-
yer. Les Maîtres débutent par une constatation terrible à leur gré, « ce
grand nombre de faux prophètes qui se lève, si bien qu’eux, les Maîtres
– voyez combien ils sont avisés ! –, ne peuvent s’empêcher de croire
que la fin du monde est proche ». De ces faux prophètes, « cette misé-
rable femme » fut un exemplaire. « Monseigneur de Beauvais et le Vi-
caire de Messire l’Inquisiteur méritent vraiment bien que leur zèle soit
loué ». Et alors de se lancer dans ce qu’ils ont fait eux-mêmes. Des arti-
cles leur ont été envoyés ; ils contenaient les doctrines et les aventures
de « cette misérable femme » ; ils les ont lus, les ont examinés, les ont
fait examiner, etc. Croirait-on qu’elle se déclarait « indépendante de
tout homme quelle que fût sa dignité, donc du Pape et même du Concile
général !… Il fallait sauver le peuple chrétien de cette peste ; moyen : on
l’a abandonnée au bras séculier… Elle a émigré de ce siècle, contrite et
pénitente… Si jamais, par nos démérites (à nous les Maîtres) il advenait
que le pauvre peuple léger écoutât ces devineresses, ces prophétesses

1 Tenor litterarum, Q. I, 489.


DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 735

de mensonge, qui s’abritent criminellement sous le nom du Dieu, dont


elles n’ont pas reçu mission, au lieu d’écouter les pasteurs et les Doc-
teurs auxquels le Christ a dit : Allez et enseignez toutes les nations, ce
serait la fin de la religion, la ruine de la foi, la destruction de l’Église » 1.
Cette apologie s’augmente d’un post-scriptum pour le collège des
Cardinaux, pro collegio cardinalium. Plus probablement, une copie de
la dépêche à Sa Sainteté avait été adressée à chacun des Éminentissi-
mes Pères.
Ainsi la hiérarchie catholique et les princes civils apprirent-ils que
Jeanne avait été brûlée pour s’être obstinée dans la soutenance d’arti-
cles monstrueusement hérétiques, spécialement dans l’absolu refus de
l’obéissance due au suprême Pontife et au Concile général ! Remarque
d’intérêt, ils ne disent pas un mot de l’habit d’homme, qui leur avait
été un pareil sujet de scandale, tant ils sentaient l’insécurité de ce ter-
rain. L’univers entier fut bien renseigné !
III
Tandis que courait la plume des docteurs, la langue du populaire ne
s’arrêtait ni à Paris ni à Rouen. « Assez, avoue le Faux Bourgeois (et
pour qu’il l’ait écrit il faut que ç’ait été deux fois vrai), assez avait là et
ailleurs qui disaient qu’elle était martyre pour son Droit Seigneur ; au-
tres disaient que non et que mal avait fait » 2.
Pierre Cauchon et l’Inquisiteur décidèrent un exemple. Le coup
tomba sur un nommé Bosquier, dominicain comme Le Maître. C’était
un pauvre diable de frère lai, demeuré très peuple par ses goûts et ses
impatiences de parler. Il avait dit, « le jour même du supplice, que les
juges avaient bien mal fait de condamner cette pauvre pucelle… » 3.
Plus probablement, si ce propos fût demeuré isolé, nulle attention n’y
aurait été prêtée ; mais l’épidémie de mécontentement gagnait ; Bos-
quier fut saisi, cité devant Pierre Cauchon, et condamné le 8 août « au
pain et à l’eau, pénitence médicinale, et à l’emprisonnement dans son
monastère jusqu’à la prochaine fête de Pâques » 4. Nous doutons fort
qu’après ce procès les langues aient beaucoup ralenti leur train.
IV
Cependant la cour de France ne réagissait nulle part. Quelques-uns
eussent pu croire qu’elle prenait parti contre celle qui l’avait sauvée.
La reconnaissance lui pesait-elle si lourdement ?

1 Copia litterarum Universitatis, Q. I, 496, etc.


2 Le Bourgeois de Paris, Q. IV, 471.
3 Q. I, 495, 496.
4 Ibid.
736 LA SAINTE DE LA PATRIE

Par le moyen de messire Regnault, elle était allée chercher dans le


Gévaudan, « au diocèse de Mande 1, un gardeur de brebys… qui se fai-
sait appeler Guillaume le Bergier, et encore le Pastourel ». On le pré-
tendait honoré des stigmates de saint François 2. Monseigneur Re-
gnault, voulant prouver par les faits qu’un émule de Jeanne n’était pas
si difficile à trouver, l’envoya dans le Beauvaisis combattre avec la
compagnie « de Messire Pothon de Saint-Trailles, qui depuis fut ma-
réchal de France ».
Hélas ! l’ordre ne porta guère de bonheur.
Le 4 août, Pothon fut battu ; « et se fut prins le povre bergier… Les
Angloys s’en retournèrent à Rouen à grant honneur, triomphe et
gloire ; là fut mené le bergier 3… Il ne povait avoir joye, car il était fort
lié de bonnes cordes comme larron. Qu’il devint depuis je ne sçais ; je
ouy dire qu’il avait été jeté en Seyne et noyé » 4.
Messire de Chartres n’en avait pas auguré beaucoup mieux ; mais il
avait caressé l’espoir de quelque petit avantage, « que les Angloys et
les Bourguignons seroient quelque peu desconfis » ; et qu’il pourrait
dire : Vous voyez bien ; c’est comme Jeanne ! Ses espoirs lui restèrent
pour compte.
Le 25 octobre, Louviers, qu’ils n’avaient osé attaquer du vivant de
la sainte, tombe aux mains des Anglais et son défenseur aussi, La Hire.
Le 16 décembre, Winchester sacre à Notre-Dame de Paris son ar-
rière-neveu Henri VI. Puis, comme s’il n’avait pas été semé assez de
divisions et joué assez de tragédies parmi nous, en juin 1433, à Chi-
non, Pierre d’Amboise, Jean de Rueil, Coëtivy, Brezé, affidés du con-
nétable de Richemont, surprennent La Trémouille dans son lit. Le fa-
vori reçoit un coup d’épée à la tête et un coup de dague dans le ventre.
Il ne fut sauvé que par son prodigieux embonpoint : sa graisse proté-
gea les organes vitaux.
Il y avait à craindre que Charles VII relevât durement cette viola-
tion de son propre palais. Il n’en fit rien. L’énigmatique souverain
avait accepté, sans mot dire, le supplice de Jeanne ; il accepta, sans
mot dire, le demi-assassinat de son favori.
V
Ce fut le terme des chances heureuses de l’ennemi. Les deuils et les
échecs vont se multiplier chez lui.

1 Jean Rosier, Q. V, 168.


2 Le Faux Bourgeois, ibid., 170.
3 Saint Rémy, ibid., 171.
4 Ibid.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 737

Le souvenir de la Sainte fermente en Normandie ; les soulèvements


s’y multiplient. Thierrache doit se baigner dans le sang de Ricarville et
de ses amis.
Bedfort laisse ses canons entre nos mains, sous Lagny, en août
1432.
Sa femme Anne de Bourgogne meurt en septembre : Philippe le
Bon sent se distendre les liens entre lui et l’Anglais ; d’autant plus que
celui-ci n’attend pas le terme des douze mois de deuil, pour convoler à
de nouvelles noces.
Le régent lui-même s’éteint dans un château près de Rouen, « non
sans soupçon de poison », le 3 septembre 1435.
Il avait eu la disgrâce de connaître, avant de mourir, la paix d’Arras
où le roi de France et le duc de Bourgogne s’étaient juré d’oublier mu-
tuellement tant de haines et de perfidies.
La lassitude d’une guerre interminable, l’habileté du saint cardinal
chartreux Albergati, négociateur au nom d’Eugène IV, un certain revi-
rement d’esprit de la part des Universitaires, avaient opéré ce miracle.
Au congrès d’Arras nous retrouvons, outre les deux principaux in-
téressés, quelques-unes de nos anciennes connaissances :
Cauchon 1, qui est devenu évêque de Lisieux. Il réside peu dans son
diocèse, tout entier à ses graves fonctions de Missus Dominicus pour
le roi d’Angleterre. Il ne fait petite figure nulle part. Il mène grand
train, quitte à ne pas payer ses dettes au trésor pontifical 2. Il juge des
procès et il en soutient encore plus ; son vieux démon bazochien ne l’a
pas lâché. Il préside l’échiquier de Normandie ; habite ordinairement
Rouen ; pousse des pointes en Angleterre ; lève des décimes pour le
pape et Henri VI ; représente celui-ci au concile de Bâle ; enrichit sa
cathédrale d’une chapelle dédiée à la Vierge en expiation, a-t-on dit au
XVIIIe siècle 3 – et bien à tort –, de la sentence de Rouen. Sa mort su-
bite entre les mains de son barbier met, seule, fin à une activité que ses
scrupules de conscience n’entravèrent jamais.
Thomas Courcelles représente l’Université de Paris. Il esquisse un
mouvement discret, mais fort habile, vers Charles VII. Il a pris le vent.
Erard et Raoul Roussel 4 sont là aussi. Nous pensons que leur atti-
tude différa de celle du Maître Parisien ; en tout cas, Erard reçut peu
après un bénéfice de la main des Anglais, au comté de Southampton,
et Raoul Roussel atteignit par leur bon vouloir le siège métropolitain
de Rouen.

1 DE BEAUREPAIRE, Les Juges de Rouen, 17.


2 L’abbé HARDY, Saint-Pierre de Lisieux, 94.
3 DE BEAUREPAIRE, Les Juges de Rouen, 91.
4 Ibid.
738 LA SAINTE DE LA PATRIE

Étant donné que les insulaires avaient pour principe d’être utiles à
leurs amis, on voit la nécessaire conclusion de ces hautes faveurs.
VI
Plus Charles, conciliateur par tempérament, prenait contact avec
les anciens adversaires de la sainte Pucelle, moins il sentait ses impé-
rieuses, ses imprescriptibles obligations à l’égard de sa mémoire. De
quoi, une aventure extraordinaire, presque contemporaine de la paix
d’Arras, fournit une preuve douloureuse.
En 1436 parut au pays de Metz une femme qui, sous le nom de
Claude, réussit à pénétrer dans la haute société du lieu. Elle déclara
subitement être Jeanne d’Arc, revenue en terre.
Payant d’audace, elle commença par donner rendez-vous à Pierre
et à Jean, fils de Jacques et d’Isabelle. Elle les endoctrina si bien de sa
parenté avec eux, qu’elle les persuada ; du moins firent-ils comme s’ils
étaient persuadés. Ils la reconnurent ; c’était leur sœur !
Les cadeaux affluèrent. Le Sire Nicolas Lowe lui donna un roussin
de trente francs et une paire de houseaux ; le sire Aubert de Boulay un
chaperon, car, comme de juste, elle était vêtue en homme ; le sire de
Groigna, une épée. À ses paroles, à plusieurs signes, confessaient les
admirateurs de Claude, « on ne pouvait douter qu’elle fût la pucelle
Jehanne de France ».
Jehanne de France ! Bien que placé indignement, par suite d’une
sotte erreur, comme ce mot émeut sous la plume du vieil historien qui
l’entendit ou le trouva ! 1.
Naturellement il y en avait qui s’étonnaient de tout cela :
– Mais, disaient-ils, Jeanne a été arse à Rouen, en Normandie. Et
puis, que celle-ci fasse donc ce que faisait l’autre.
Dame Claude, qui avait réponse à tout, reprenait qu’elle n’aurait
« puissance avant la Saint-Jean-Baptiste » 2. En attendant, elle voya-
geait, s’installait à Marville chez Jean Quenast, faisait un pèlerinage à
« Nostre Dame de Liesse » en compagnie de « ses frères », et conti-
nuait de recevoir les offrandes de ses dupes : de Joffroy Daix « ung
cheval », de quelques autres plusieurs joyaux. Souffrant impatiem-
ment de rester en place, elle passait bientôt dans le Duché de Luxem-
bourg, où elle devint la familière d’Elisabeth de Gorlitz, nièce du duc
de Bourgogne par alliance. C’est dans la maison de cette princesse
qu’elle rencontra un jeune fou, assez balourd, le fils du Comte de Wur-
temberg, qui s’éprit d’elle : « Il l’aymait très fort ». Elle en profita pour

1 Le Doyen de Saint-Thibaud, Q. V, 322.


2 Ibid.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 739

se faire emmener à Cologne, où elle se livrait au noble amusement des


gobelets, escamotant la muscade, coupant des toiles en quatre et d’un
coup de sa baguette refaisant des morceaux une seule pièce, brisant de
la verrerie et la représentant immédiatement intacte. On s’ébahissait
de ces merveilles. On s’ébahissait, plus encore, de revoir ainsi celle que
les Anglais avaient « cruellement bruslée ».
L’Inquisiteur, que sa fonction même défendait contre la créance
trop facile aux résurrections et les délices de la prestidigitation, fit
mine de vouloir regarder en tout cela. Le jeune Wurtemberg de cacher
aussitôt Dame Claude, en quelqu’un des burgs paternels 1. Celle-ci fi-
nit-elle par s’y ennuyer ?… Elle s’éloigna des bords hospitaliers du
Rhin. On la retrouve mariée en France « au seigneur Robert des Ar-
moises, chevalier », qui demeurait « en Metz en hault de la Porte-de-
Metz, etc. » 2.
Comment le Conseil royal de France eut-il le courage de laisser va-
guer sous le nom de la vierge martyre, de celle qui avait sauvé le pays et
le roi, une semblable drôlesse ? C’était si simple de l’arrêter, de lui cou-
per la voie d’Orléans, où elle but cinquante et une « pintes » plus trois
« choppines de vin, et mangea pour 40 sous parisis de viande achetée
chez Perrin-Basin ! » 3. C’était si facile de l’éloigner du roi ! C’était si fa-
cile au moins, quand celui-ci eut constaté la supercherie, comme le
conte Pierre Sala, de lui défendre d’aller battre l’estrade en Poitou !
Que voulaient-ils ? Que rêvaient-ils, à la cour ? S’excuser de n’être
pas intervenus lors du procès, sous prétexte qu’ils avaient pu supposer
que Jeanne se sauverait, puisque tant d’autres la croyaient sauvée ?
Ébranler le respect populaire, en laissant s’exhiber une Jeanne, fausse
il est vrai, mais dont tous peut-être ne connaîtraient pas la fausseté,
tandis que tous verraient sa déchéance ? On n’y comprend rien.
L’heure est encore bien éloignée où Charles VII pensera aux réhabi-
litations.
VII

Il fallait auparavant qu’il retrouvât la pleine et royale netteté de ses


sentiments pour Jeanne, et qu’il eût pris conscience de son autorité.
Qui sait ce qu’il peut, s’il peut beaucoup, accomplit mieux ce qu’il doit.
Charles arrivera à ce point, où la gloire l’attend ; mais ce sera sur le
tard. Cet esprit fin, malheureusement servi par une volonté débile, ne
parviendra que lentement à la virilité. Lorsqu’il sera sorti de la gangue
de ses apathies, il prouvera qu’il n’a pas oublié.

1 Jean Nieder, Q. V, 325.


2 Doyen de Saint-Thibaud, Q. V, 324.
3 Comptes de ville d’Orléans, Q. V, 331.
740 LA SAINTE DE LA PATRIE

Son premier royal effort se porta, ainsi qu’il convenait, du côté de


Paris. Il signa le 28 février 1436 des lettres d’abolition en faveur des
habitants de tout ordre. Nul ne serait recherché pour ses attitudes po-
litiques passées : ni bourgeois, ni clerc, ni manant, ni noble, ni maillo-
tin, ni cabochien. Ce voile d’oubli, bienveillamment étendu, valait
mieux pour le triomphe de sa cause que dix batteries de canon dres-
sées contre les murailles. Que Paris revienne à son roi, nul Parisien
n’en souffrira. C’était bien trouvé.
Mais Paris n’était pas absolument libre de se jeter dans les bras qui
lui étaient tendus : Beaumont et Willoughby avec la garnison anglaise
veillaient. Toutefois, un siège conduit par Richemont et la cherté des
vivres aidant ; une conspiration de Michel de Lallier, jadis joyeux
compère d’Ysabeau, désormais converti à son fils, et la défaite de
Beaumont à Épinay s’ajoutant à la cherté des vivres : la capitale ouvrit
sa porte Saint-Jacques, six semaines après les lettres d’abolition. Qua-
tre jours plus tard Willoughby et ses hommes s’embarquaient pour
Rouen.
Paris, se vengeant de son long servage, criait à se rompre : À bas les
Godons ! Vive le Roi ! Vive le Duc de Bourgogne ! La Paix ! La Paix !
On promenait en triomphe l’écu fleurdelisé.
Jeanne avait dit « qu’avant sept ans les Anglais perdraient une ville
plus grande qu’Orléans et qu’elle serait bien marrie s’il fallait attendre
ces sept années ». L’oracle s’accomplissait : le 13 avril 1436, jour de la
réconciliation de Paris avec son roi, il y avait cinq ans environ que la
sainte prophétesse était morte.
Charles fut heureux d’avoir sa capitale ; mais ne se pressa pas d’y
faire sa solennelle entrée. Il attendit plus de dix-huit mois. La foule
continuait de l’intimider : il demeurait l’homme des « retraicts ».
VIII
Or voilà que tout à coup, quelle qu’en soit la cause, l’Esprit l’anime.
L’adolescent de seize ans qu’il avait été – celui qui avait voulu assaillir,
armet en tête et cuirasse aux épaules, Paris rebellé –, semble s’éveiller
d’un étonnant sommeil. Administration, artillerie, organisation des
francs-archers, sièges, l’indifférent d’hier se saisit de tout. Il prend
Meaux, réprime les Écorcheurs, les Retondeurs, la Praguerie ; il
pousse des randonnées d’essai en Guyenne et en Normandie. Toujours
le premier, sous le soleil ou le gel, il occupe le Maine, assiège Rouen
qu’il prend, et Talbot dedans. Il force Harfleur. Bien servi par ses lieu-
tenants, il couronne une belle campagne énergiquement et glorieuse-
ment menée par la victoire de Formigny, où nous perdîmes douze
hommes, les Anglais plusieurs mille.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 741

Charles d’Orléans, l’aimable et patriote captif de Londres, tressaillit


d’allégresse, et de par delà de la Manche grise, salua :
Réjouis-toi Franc Royaume de France ;
À présent Dieu pour toi se combat !

C’était le 13 avril 1450. La Normandie entière redevint Française.


Restait la Guyenne. Castillon, Blaye, Bordeaux, Bayonne, rentrè-
rent au giron national en 1451. Ce retour ne fut pas d’égale durée pour
les trois forteresses. Talbot se rouvrit Bordeaux, en 1452. Dix ans plus
tôt Charles aurait laissé faire : il ne laissa pas faire. Le mois de juin
1453 le trouva personnellement aux champs. Six semaines après, le 17
juillet, choc à Castillon entre Talbot et Richemont. Le vieux chef an-
glais, âgé de plus de quatre-vingts ans, n’avait pas perdu sa fougue.
Il précipite ses hommes sur nous ; notre artillerie les foudroie. Lui-
même tombe ; le malheur veut qu’il ne soit pas reconnu ; bien qu’il
demande merci et promette rançon, il est percé de coups par les
Francs-Archers. Son fils Lisle et son neveu Aurigham partagèrent son
sort, avec quatre mille des leurs.
Jeanne avait encore prophétisé cet événement : elle avait annoncé
une victoire dont toute l’Angleterre tremblerait 1.
Toute l’Angleterre trembla du fait d’armes de Castillon. Il s’y dé-
chaîna plus que l’émotion d’une défaite liée à plusieurs défaites anté-
rieures. Une révolution se produisit parmi les hommes d’État d’outre-
Manche. Ils cessèrent de se tourner vers les vastes établissements sur
le continent Européen. Ils comprirent que l’avenir de leur pays était lié
à la maîtrise de la mer, bien plutôt qu’à celle des duchés de Normandie
et de Guyenne. Cette lumière que la nécessité leur imposa, les consé-
quences qui devaient en suivre, suffisaient à balancer beaucoup de sa-
crifices et de déboires.
La guerre de Cent Ans était finie. De ses immenses possessions,
Henri VI retint Calais seulement. Le reste des pays si longtemps oc-
cupés, si terriblement disputés, fit retour à « Charles fils de Charles »,
lieutenant, pour son royaume, de Jésus-Christ. Poitiers et Azincourt
devinrent des souvenirs historiques d’effet perdu. Les soldats d’outre-
Manche rentrèrent dans leur Île. Le roi de France se retrouva chez lui
le maître héréditaire, sauf les droits de ses peuples. La Sainte de la Pa-
trie lui réapparut entre les deux nations remises l’une et l’autre à leur
place et dans leur voie, parmi les magnificences de son œuvre de jus-
tice et de salut.

1 Une victoire dont tout le royaume tremblera, porte le procès-verbal. Lorsque les Juges et les

greffiers de Rouen parlent du roi sans qualificatif, c’est de Henri VI qu’il s’agit ; de même, quand ils
parlent du royaume, ils entendent l’Angleterre.
742 LA SAINTE DE LA PATRIE

IX
Dès sa prise de possession de Rouen, Charles, à moitié libéré déjà,
et saisi par le lieu des souffrances de Jeanne, avait tenté quelque chose
pour sa réhabilitation. Il avait prescrit « à Maistre Guillaume Bouille,
docteur en théologie, son amé et féal conseiller » 1, vu « les faultes et
abbus du procès », de s’enquérir « bien et délégentement » sur ce qui
s’était passé, et d’envoyer ou de porter l’information « close et scellée
par devers lui et les gens de son grand Conseil ».
C’était un premier pas, mais presque un faux pas. Il était plus que
difficile d’évoquer en appel, devant le Grand Conseil, une affaire jugée
par l’Inquisition. Heureuse faute au surplus, qui nous valut des dépo-
sitions auxquelles nous avons recouru plus d’une fois 2.
Bientôt arriva chez nous le cardinal d’Estouteville, archevêque de
Rouen, avec qualité de légat du Pape Nicolas V. Le Pontife, épouvanté
justement de la prise de Constantinople par les Turcs, l’avait chargé de
négocier une réconciliation définitive entre la France et l’Angleterre,
lesquelles, sorties de leurs querelles, pourraient se croiser contre Ma-
homet II. Charles profita de l’arrivée de d’Estouteville pour le saisir de
l’affaire de Jeanne.
De cette fois le juge avait véritablement qualité ; à double titre
même, comme légat et aussi comme archevêque de Rouen. Guillaume
d’Estouteville, de vieille souche normande, traditionnellement très
bonne française, grand homme d’Église et grand homme d’État, entra
du premier coup dans les plans du roi. Il s’associa le dominicain Jean
Bréhal, inquisiteur de France, et commença les procédures. Il entendit
quelques témoins : Manchon, Miget, Ysambart de la Pierre, Cusquel,
Ladvenu.
Tout de même, ce n’était pas encore cela. Le diplomate gênait le
juge : le diplomate avait pour mission de se concilier les Anglais ; et le
juge ne pouvait manquer de les mécontenter. Puis, les loisirs lui fai-
saient défaut. Frappé de ces inconvénients, d’Estouteville remit
l’œuvre à Philippe de la Rose, trésorier de l’Église de Rouen 3, le 6 mai
1452. Bréhal continua ses fonctions de promoteur.
Sous ces deux chefs suprêmes, il fut procédé à de nouvelles infor-
mations à Rouen.
Cependant, que ce fût Philippe de la Rose, que ce fût d’Estouteville,
qui conduisissent l’enquête, ils agissaient sous l’impulsion de Charles
VII. Les Anglais n’allaient-ils pas se susceptibiliser et susciter des dif-

1 Q. II, 1.
2 Celles de Toutmouillé, de la Pierre, Ladvenu, Duval, Manchon, Massieu, Beaupère.
3 Lettre de pouvoir de d’Estouteville à Philippe de la Rose, Q. II, 309.
DU BÛCHER A LA RÉHABILITATION 743

ficultés en cour de Rome ? Comme toujours presque, on n’arriva au


moyen simple qu’en dernier lieu.
X
Isabelle Romée existait encore. Tombée dans la pauvreté, elle avait
cru qu’Orléans assisterait la mère par fidélité à la mémoire de sa fille.
Elle avait quitté son village et s’était réfugiée près des échevins de la
noble ville. Sa confiance ne fut pas déçue. Il lui fut attribué une pen-
sion mensuelle et une demeure honorable ; elle fut soignée en maladie
comme en santé 1.
On l’induisit à réclamer la réhabilitation de son enfant. Qui avait le
droit de s’en plaindre ? Qui aurait eu le cœur de s’en étonner ?
Elle adressa une supplique, en son nom et en celui de ses fils Pierre
et Jean, au Pape Calixte III, un vieillard de soixante-dix-huit ans, tout
récemment élu 2.
Le Pontife écouta la pauvre femme, et commissionna, pour ins-
truire la révision, Jean Jouvenel des Ursins, archevêque de Reims,
Guillaume Chartier, évêque de Paris, et Richard de Longueil, évêque
de Coutances 3.
Quelqu’un des premiers jours de novembre de l’année 1453, ac-
compagnée « de Pierre et de Jean, frères de la défunte Jeanne dite la
Pucelle, et de plusieurs autres personnes considérables de la ville d’Or-
léans » 4, Isabelle sortit de sa demeure qu’elle ne quittait guère. Vieil-
lie, pleine de larmes 5, cassée, mais l’esprit toujours ferme, elle se pré-
senta dans Notre-Dame à l’archevêque de Reims, qu’assistaient Guil-
laume Chartier et les Révérends abbés de Saint-Denys, de Saint-
Germain des Prés, de Saint-Magloire, de Saint-Paul, de Saint-Crespin,
de Cormelles, etc. Une grande foule s’était rassemblée autour de la
mère auguste. On raconte, qu’étouffée par les larmes, elle eut peine à
aller jusqu’au bout de sa supplique 6. En même temps elle présentait le
rescrit de Calixte.
Les juges le reçurent, et déclarèrent leur tribunal canoniquement
constitué. Ils prirent connaissance du procès de condamnation et de
rechute, que leur communiqua Manchon ; des enquêtes de Bouille et
de d’Estouteville ; eux-mêmes en prescrivirent de supplémentaires à
Orléans, à Paris, à Domrémy, à Rouen, à Lyon.

1 Comptes de la ville, Q. V, 275, 276.


2 Rescrit de Calixte III, Q. II, 59.
3 Ibid.
4 Lettre de commission à Bouille, Q. II, 1.
5 Manuscrit d’Urfé, Q. III, 368.
6 Ibid.
744 LA SAINTE DE LA PATRIE

À Orléans, ils entendirent quarante et un témoins ; à Domrémy,


trente-quatre ; à Rouen, dix-neuf ; à Lyon, un. Parmi les déposants, on
vit Dunois, d’Alençon, Gaucourt, d’Aulon, Novellompont, Poulengy,
Laxart, Seguin de Seguin, qui avait assisté au procès de Poitiers, de la
Pierre et Courcelles, qui avaient pris part à celui de Rouen 1.
À mesure que les juges de la réhabilitation avançaient dans leur
étude, la figure qui se dégageait sous leurs yeux grandissait et s’illumi-
nait. Elle produit, en effet, à la lecture de leur procès, sur quiconque la
regarde avec attention et loyauté, une vision dans laquelle il se fond,
de l’enfant, du héros, de la vierge et de l’ange.
Après sept ou huit mois de procédures, le 7 juillet 1456, en la
grande salle du manoir archiépiscopal de Rouen, étant présents Jean
d’Arc, frère de Jeanne, Prévosteau, représentant d’Isabelle Romée et
de Pierre d’Arc, Chapitault, promoteur, Maugier, avocat de la famille
d’Arc, la partie adverse défaillant et déclarée contumace, les douze ar-
ticles, bases de la condamnation de Jeanne, ayant été frappés de lacé-
ration judiciaire, la sentence fut rendue.
L’archevêque de Reims, les évêques de Paris et de Coutances, l’in-
quisiteur Jean Bréhal, y disaient :
« Nous prononçons, déclarons et définissons que les procès (de
chute et de rechute), intentés à Rouen, et les sentences qui les termi-
nèrent, sont entachés de dol, de calomnie, de méchanceté, d’injustice,
de contradiction, de violations du droit, d’erreurs de fait. Ces caractè-
res vicient l’abjuration, les exécutions avec les conséquences qui s’en-
suivent. Tout est nul, sans effet, ni valeur, ni autorité… Néanmoins, et
autant que de besoin, nous les cassons, effaçons, annulons ; nous dé-
clarons que Jeanne, ainsi que ses proches et ayant cause, n’ont encou-
ru à l’occasion de ces sentences aucune note ni tache infamantes,
qu’elle est pure de ces sentences, et autant qu’il est en nous, nous la
purifions entièrement » 2.
Enfin, suivant le mandat d’exécution, le jugement fut affiché, dès le
7, sur la place Saint-Ouen ; le lendemain, au Vieux-Marché. Une pré-
dication solennelle de réparation fut faite à l’endroit même du bûcher ;
puis une croix expiatoire fut plantée.
À Orléans, il y eut grande fête, « procession avec torches », office
« en l’église Saint-Sanxson ». Richard de Longueil, évêque de Coutan-
ces, et l’Inquisiteur Jean Bréhal, présidèrent les diverses cérémonies.
Calixte III avait réparé – suivant la mesure où scélératesse pareille
se peut réparer – l’iniquité de Pierre Cauchon.

1 Manuscrit d’Urfé, Q. III, 368.


2 Livre de Comptes de la Ville d’Orléans, Q. V, 277.
Chapitre XXXIX
De la réhabilitation a la vénérabilité

Alternatives qu’a connues la mémoire de Jeanne, de la réhabilitation à la vénérabilité.


– Orléans tient fermement la tradition véritable : fête du 8 mai, son influence. –
Comment apparaît l’idée d’une sainteté de Jeanne susceptible d’être reconnue par
une canonisation. – Mgr Dupanloup prend l’idée à cœur. – Ouverture du procès sous
la présidence de MM. Rabotin et Branchereau, 2 novembre 1874. – Enquête supplé-
mentaire ordonnée par Rome et commencée le 26 juin 1885 : même présidence. – Se-
conde enquête supplémentaire, sur plusieurs grâces obtenues par l’intercession de
Jeanne : présidence de M. Branchereau. – Léon XIII déclare la cause introduite sur
un rapport du Cardinal Parocchi. – Portrait du Prélat. – Jeanne vénérable.

I
Le procès de Réhabilitation replaça, pour un temps, la mémoire de
Jeanne devant le grand public. Il revit l’enfant devenue subitement
chef de guerre, la paysanne des Marches de Lorraine prophétisée et
prophétesse, l’ignorante dont la langue avait sonné comme le plus pré-
cieux cristal, la guerrière qui n’avait jamais versé de sang, la triompha-
trice que ses victoires n’avaient pas enivrée, la vierge tellement pure
que sa seule présence inspirait la pureté, l’âme tant unie à Dieu que les
fracas de la bataille ne l’en séparaient point, l’héroïne brave comme
une lame de chevalier et humble comme la plus petite des moniales,
l’intrépide que ses blessures n’arrachaient pas au combat, mais qui
fondait en larmes à la pensée que plusieurs étaient morts sans confes-
sion, la simple très profonde qui eut une vie de miracle et une mort de
martyre. L’étoile avait réapparu. Des yeux d’admiration et d’extase
s’étaient de nouveau tournés vers elle.
Depuis lors, sa mémoire a connu toutes les alternatives. Elle a été
vénérée, ce qui s’entend de soi. Elle a été injuriée, ce ne fut pas le pire.
Elle a été défigurée, ce fut bien plus dangereux.
Quand il s’agit d’injures à Jeanne, des noms fameux se présentent à
l’esprit : Voltaire, Shakespeare, hélas ! Quand il s’agit de défiguration,
c’est la série des poètes, des peintres, des sculpteurs, qui l’ont repré-
sentée en Amazone, en Bellone, en romanesque étrange : des Graviers,
Malherbe, Chapelain, Vouet, Deruet, Goix, etc.
Cependant, la ville d’Orléans tenait ferme sa tradition. Devant
l’oubli elle dressait sa fête du 8 mai : la fête de la Délivrance et de la
Libératrice, ininterrompue, sauf aux très mauvaises heures de notre
746 LA SAINTE DE LA PATRIE

histoire. Devant les défigurations, elle maintenait, par le panégyrique


annuel, le surnaturel de l’œuvre accomplie en 1429 et la sainteté can-
dide de l’ouvrière.
La fête du 8 mai fut le salut de la mémoire de Jeanne dans le cœur
du peuple. Elle fut la protestation jamais étouffée contre les conspira-
tions du silence, du mensonge, de l’aberration des gens de plume, de
ciseau et de pinceau. Jeanne avait par sa victoire gardé Orléans à la
France ; Orléans, par la commémoration de cette victoire, garda Jean-
ne à la France.
« Au milieu des aberrations de l’esprit public, a écrit éloquemment
M. Lecoy de La Marche, le culte de Jeanne d’Arc gardait chez les Or-
léanais… sa ferveur première. C’est ainsi que l’on voit quelquefois un
petit ruisseau, né dans une riante prairie, traverser tranquillement un
marais fangeux, sans perdre la pureté de ses ondes, et les rouler tou-
jours pures, jusqu’au pays où elles deviendront un grand fleuve ».
II
C’est dans le même lieu que prit forme et force une idée répandue
bien ailleurs, mais à l’état vague, diffus, si l’on ose dire, l’idée de la
sainteté de Jeanne, d’une sainteté susceptible d’être consacrée par la
canonisation.
Que beaucoup, au cours des âges, aient invoqué la sainte, en aient
appelé à son patronage près de Dieu, et donc l’aient crue au ciel,
comme le Docteur Alespée et le secrétaire Tressart, l’après-midi de son
supplice, nul ne fera difficulté de le penser.
Du Saussay 1 et Symphorien Guyon 2, serrant le problème de plus
près, inscrivirent Jeanne à leurs catalogues de saints. L’un de nos illus-
tres évêques, Mgr Freppel 3, développa dans un discours remarqué la
thèse de sa sainteté. Cependant, le culte privé de ceux-ci, les affirma-
tions publiques de ceux-là, n’étaient même pas les préliminaires déci-
sifs du jugement de l’Église, plaçant sur les autels la Sainte de la Patrie.
Il était réservé à Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, d’ouvrir la voie
à la solennelle et suprême justice.
III
Mgr Dupanloup fut bien servi par un événement considérable. En
1841, la Société d’Histoire de France déclara que « le travail de M. Ju-
les Quicherat sur les Procès de Condamnation et de Réhabilitation de
Jeanne d’Arc lui avait paru digne d’être publié ». Elle pensa de même

1 André du Saussay, martyrologe gallican, 1637. Paris.


2 Symphorien Guyon, curé de Saint-Victor d’Orléans, 1647.
3 Freppel, panégyrique à Sainte-Croix, 8 mai 1867.
DE LA RÉHABILITATION A LA VÉNÉRABILITÉ 747

des suites au Procès de Jeanne d’Arc. Le tout constitua cinq volumes,


dont l’édition se termina en 1849.
Leur intérêt était trop capital pour avoir échappé au Prélat. Il s’en
dégageait une Jeanne digne de toutes ses pensées. Il s’éprit pour elle
d’un culte qui ne finit qu’avec sa glorieuse vie.
Le 8 mai 1869 il réunissait douze de ses collègues 1 et les priait
d’adresser, avec lui-même, une supplique au pape Pie IX en vue d’ob-
tenir l’introduction de la cause : ce qui signifiait que le suprême Pon-
tife serait supplié instamment de permettre, dans la ville d’Orléans,
l’ouverture des études préliminaires. L’Évêque se chargeait de celles-
ci, et s’engageait à démontrer qu’il n’était pas téméraire de soutenir la
Sainteté de Jeanne, au sens strictement canonique du mot.
Survint le concile du Vatican, puis la guerre de 1870-1871. L’affaire
de Jeanne d’Arc en souffrit.
Ce fut en 1874 seulement qu’elle se reprit. L’évêque, occupé par ses
obligations politiques de sénateur, délégua ses fonctions de juge à
deux de ses vicaires généraux : MM. Rabotin et Branchereau.
Ceux-ci examinèrent onze témoins, au cours de trente-trois séan-
ces. Leur programme fut de mettre en lumière : 1º la naissance, la pa-
trie, la parenté, la pieuse éducation, la jeunesse de Jeanne ; 2º sa vie
publique, sa captivité, le procès fait contre elle en 1431 et révisé sur
l’ordre de Calixte III en 1455 ; 3º ses vertus : sa foi, son espérance, sa
charité, sa prudence, sa tempérance, sa justice, sa force, son humilité,
sa chasteté ; 4º les dons surnaturels dont elle avait été favorisée : son
esprit prophétique, sa puissance miraculeuse (cette partie de la procé-
dure s’accompagna d’une longue dissertation, sur le même objet, de
l’ingénieur en chef d’alors, Collin) ; 5º sa réputation de sainteté pen-
dant son existence, lors de son supplice, et depuis.
Ouvert le 2 novembre 1874, ce procès fut clos le 28 janvier 1876 : il
avait duré quinze mois. Au cours de février, Mgr Dupanloup en remit
le texte à la Congrégation des Rites.
Ce qui s’y lit est parfait. Les témoins étaient tous des hommes de
science, et les juges, des hommes de conscience. Cependant quelques
fautes contre le droit avaient été commises : par exemple le tribunal
avait instrumenté à Paris, pour recevoir la déposition de M. Wallon,
avec une simple permission verbale de l’archevêque ; la preuve n’avait
pas été fournie que les documents publiés par Quicherat, auxquels tout

1 Son Éminence le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen ; Mgr Guibert, archevêque de

Tours ; Mgr Caverot, évêque de Saint-Dié ; Mgr Pie, évêque de Poitiers ; Mgr du Parc, évêque de
Blois ; Mgr Meignan, évêque de Châlons ; Mgr Foulon, évêque de Nancy ; Mgr Hacquart, évêque de
Verdun ; Mgr de la Tour-d’Auvergne, archevêque de Bourges ; Mgr Gignoux, évêque de Beauvais ;
Mgr de Las-Cases, évêque de Constantine ; Mgr Lacarrière, ancien évêque de Basse-Terre.
748 LA SAINTE DE LA PATRIE

le monde en appelait, étaient conformes aux originaux ; surtout – et


c’était le point capital –, le fait d’une piété populaire envers Jeanne, de
grâces sollicitées par son intercession, d’un culte privé à elle rendu, de
sa réputation de sainteté en un mot, n’était, il faut en convenir, que
faiblement établi.
IV
Une enquête supplémentaire 1, réclamée par Rome, fut inaugurée
en 1885.
Mgr Coullié, qui avait succédé à Mgr Dupanloup, rappelé à Dieu le
11 octobre 1878, se déchargea, lui aussi, de la judicature, en la confiant
aux deux dignitaires choisis déjà par son illustre prédécesseur : MM.
Rabotin et Branchereau.
Cette seconde procédure comporta, du 26 juin 1885 au 10 novem-
bre, trente-trois séances ; juste autant que la première.
Elle s’avança d’après le même plan avec les accroissements utiles :
l’identité entre les textes de Quicherat et leurs originaux fut constatée ;
la réputation de sainteté de Jeanne fut beaucoup plus fermement éta-
blie.
V
Toutefois ce n’était pas encore complet. Le 22 novembre 1887, les
postulateurs introduisaient une supplique à l’effet d’obtenir la faculté
d’une troisième procédure, dans laquelle « seraient examinées plu-
sieurs grâces de guérison obtenues récemment, au diocèse d’Orléans,
par l’intercession de Jeanne » 2.
Il fut fait droit à la requête. Vingt-cinq sessions se déroulèrent en
conséquence, sous la direction de M. le vicaire général Branchereau,
du 1er décembre 1887 au 7 février 1888.
Des attestations de faveurs spirituelles et corporelles attribuées à
Jeanne d’Arc vinrent de plus d’un côté.
Des curés, des aumôniers, assurèrent ne jamais recourir vainement
à elle, même pour les âmes les plus rebelles.
Un père de famille, originaire de Gray (Haute-Saône), manda qu’il
lui devait la guérison de sa petite fille d’une maladie intestinale des plus
graves ; un vieil et très vénérable prêtre du Loiret, menacé d’une opéra-
tion sanglante, confessait avoir, par elle, échappé au couteau du chirur-
gien ; une hospitalière aurait tenu d’elle sa guérison quasi subite d’une
triple congestion cérébrale ; une jeune fille, du mal de Pott ; un habitant
de Saint-Dizier, d’une laryngite intermittente, mais à accès très graves 3.

1 Le Promoteur de la Foi Caprara, Animadversiones, 3.


2 Supplex libellus postulationis. In processu originali, 17.
3 Summarium de Gratiis et Miraculis, 273 et sq.
DE LA RÉHABILITATION A LA VÉNÉRABILITÉ 749

Ces faits étaient-ils des miracles, certains, indéniables, susceptibles


d’être présentés à la Congrégation des Rites, en vue d’une Béatification
ou d’une Canonisation, et d’affronter la critique austère des consul-
teurs, des experts, des médecins, qui sont interrogés d’office en sem-
blables débats ? On en peut douter : mais ils suffisaient à prouver que
Jeanne avait une réputation de sainteté, puisque tant d’âmes inquiè-
tes, tant de cœurs angoissés, recouraient à son crédit près de Dieu.
VI
Plus les préparatifs avaient été laborieux, mieux la bataille pouvait
s’engager entre le Promoteur de la Foi, vulgairement appelé l’avocat du
Diable, et les avocats romains, chargés de lui répondre. Elle fut longue.
On assure que Léon XIII intervint en personne ; il aurait invité les
consulteurs et les officiers des Rites, vers le commencement de 1894,
« à se réunir au plus tôt en séance extraordinaire, posant la condition
que le plus grand secret serait gardé sur l’objet de la délibération et
son résultat. Que si celui-ci était heureux, nul ne devait l’ébruiter jus-
qu’à ce que lui-même eût donné sa sanction » 1.
Le Pontife fut obéi : douze cardinaux, dont le cardinal Langénieux,
archevêque de Reims, se réunirent au Vatican, le 18 janvier 1894.
L’Éminentissime Parocchi, qui avait succédé au cardinal Howard com-
me rapporteur officiel de la Cause, fut chargé du rapport.
Parocchi était un bien étonnant esprit. On le disait l’un des plus sa-
vants hommes de l’Italie. Avec cela, orateur, écrivain, très fin lettré,
grand amateur de la littérature française, qu’il connaissait merveilleu-
sement. Il récitait par cœur des fables entières de La Fontaine. « La
Fontaine est le plus étonnant et le plus lyrique de vos poètes », disait-
il. Il parlait notre langue à sa façon, une façon voisine de celle de Rabe-
lais et de Montaigne. Il était aux pauvres d’une générosité admirable.
Jeanne lui devint vite familière. Il la chérissait tendrement. Quelques
jours avant de mourir, il daigna recevoir Mgr Martini, avocat du pro-
cès. « Surtout, lui dit-il, traitez-moi bien ma sainte Pucelle », et il lui
donna des conseils de très haut prix. À nous-même, qui nous trou-
vions à Rome dans le même moment, il voulut bien dire : « Vous ren-
contrerez des difficultés nombreuses ici et là : mais ne vous découra-
gez jamais. Un jour elle passera sous le porche de Saint-Pierre, cas-
quée, cuirassée, et alors vous serez récompensé de tout. Addio, monsi-
gnore, me ne vado verso la nostra Pulcella ! ». Il avait prononcé un
éloge de Jeanne en italien, sous ce titre : « Le Surnaturel dans la vie de
Jeanne d’Arc ». L’exposé des motifs d’introduire la cause ne pouvait
être confié à plus habile et plus sûr avocat.

1 Th. Cochard, Annules Religieuses d’Orléans, 1894-1899.


750 LA SAINTE DE LA PATRIE

Il mit au service de Jeanne d’Arc toute sa science et toute sa per-


suasion. Le Cardinal Langénieux, vieilli, demeurait encore sous l’im-
pression produite par le grand prélat. « Rien de plus émouvant ne se
pouvait entendre, » racontait-il. D’acclamation, il fut conclu par l’as-
semblée que le Pape serait prié d’introduire la Cause.
L’événement s’était passé le matin du 27 janvier. Le soir même, le
Préfet des Rites en présenta la relation à Léon XIII, et celui-ci, sans
plus attendre, signa le rescrit qui lui avait été préparé.
VII
Dès cet instant la cause était introduite ; le suprême Pontife agréait
qu’elle fût débattue ; Jeanne, en style ecclésiastique, prenait le titre de
Vénérable ; c’était le premier pas dans la voie, pas nécessaire, puisque
sans lui rien n’aurait pu s’entreprendre ; pas incertain, puisqu’il faudra
recommencer tout ce qui a été essayé, suivant des règles et des dé-
monstrations beaucoup plus serrées.
De quoi un signe sensible était offert à la catholicité : en vertu
d’une jurisprudence immémoriale, Léon XIII avait signé le rescrit
d’introduction de son nom personnel : Joachim Pecci, et pas de son
nom de pontife : Léon XIII. Ainsi donnait-il à entendre que l’acte pro-
duit n’engageait en rien le Pape, et ne préjugeait en rien des événe-
ments ultérieurs. Joachim Pecci avait été heureux de donner un gage
de sa bienveillance ; Léon XIII n’avait rien prononcé. Il s’abstenait,
jusqu’à plus ample informé. N’importe, ce fut déjà une belle joie pour
la France.
Chapitre XL
De la vénérabilité a la béatification

Disparition des acteurs principaux de la scène d’ouverture : la Vénérabilité. – Pro-


cès préjudiciel de non cultu, ouvert le 3 septembre 1894, terminé le 14 janvier 1895.
– Sentence de Mgr Touchet, devenu évêque d’Orléans depuis six mois. – Dispense
du procès de fama sanctitatis. – Procès apostolique sur chacune des vertus humai-
nes et divines de la Vénérable : présidence de Mgr Touchet, juge délégué de la Con-
grégation des Rites. – Clôture du procès, le 22 novembre 1897. – Luttes théologi-
ques. – Congrégations du 17 décembre 1901 ; du 17 mars 1903 ; du 6 janvier 1904. –
Décret déclarant l’héroïcité des vertus de Jeanne ; paroles de l’Évêque d’Orléans ;
réponse de Sa Sainteté Pie X. – Concurremment avec l’étude des vertus de Jeanne se
conduit l’examen des miracles : présidence de Mgr Touchet, juge délégué. – Trois
miracles retenus : Congrégations du 12 novembre 1907 ; du 9 juin 1908 ; du 24 no-
vembre de la même année. Décret du 13 décembre : remerciements de l’Évêque
d’Orléans ; discours de Sa Sainteté Pie X. – Congrégation de Tuto, 12 janvier 1909,
décret du 24 janvier. – La Béatification fixée au 18 avril. – Les fêtes à Saint-Pierre. –
Présentation des pèlerins à Sa Sainteté dans Saint-Pierre par l’Évêque d’Orléans :
ses paroles. – Discours de Sa Sainteté. – L’incident émouvant : Pie X porte à ses lè-
vres le drapeau de la France.
I
Les acteurs principaux de la scène d’ouverture avaient disparu en
grand nombre, au moment où la toile se baissa.
Mgr Coullié avait été transféré au siège de Lyon : l’auteur de ce li-
vre lui avait succédé.
M. l’abbé Hertzog, procureur général de Saint-Sulpice, avait été
agréé comme Postulateur, au lieu de M. Captier, devenu Supérieur gé-
néral de la Compagnie 1.
L’avocat Alibrandi était mort le 27 janvier, quelques heures avant
que fût signé le décret de Vénérabilité. M. Minetti s’était chargé de ses
dossiers.
Le Cardinal Aloïsi Masella, nommé Dataire, aura bientôt pour suc-
cesseur à la préfecture des Rites le cardinal Mazella, un Jésuite, très
cher à Léon XIII.
Le Promoteur Caprara sera frappé, à l’improviste, sur la brèche 2. Il
cédera sa plume redoutable à Mgr Persiani, duquel elle passera à Mgr
Lugari, puis à Mgr Verde.

1 Compagnie de Saint-Sulpice.
2 Mgr Agostini Caprara, rentrant d’une réunion présidée par S. Ém. le cardinal Aloïsi Masella,
préfet des Rites, fut frappé d’apoplexie, le 17 janvier 1895.
752 LA SAINTE DE LA PATRIE

Seul presque, subsistera le personnage, de tous le plus considérable


et le plus âgé, Léon XIII.
II
Le 23 février 1894, un ordre du Cardinal Aloïsi Masella enjoignait
aux évêques d’Orléans et de Saint-Dié, sur la requête du promoteur de
la Foi, d’instruire le procès de Non culte : ils devraient rechercher si,
déjà, quelques hommages vraiment religieux n’avaient pas été rendus
à Jeanne.
Urbain VIII en effet a défendu, dans un décret célèbre, que jamais
soit poursuivie la béatification d’un personnage qui aurait été ainsi ho-
noré avant l’aveu du suprême Pontife.
Cette action commencée le 3 septembre 1894 se termina le 7 jan-
vier 1895 1. Huit témoins y furent cités, tous aptes par leur science no-
toire des questions locales à fournir des renseignements éclairés 2.
Ayant ouï leurs dépositions, l’évêque d’Orléans rendit la sentence
qui suit :
« Le nom du Christ invoqué, siégeant en notre tribunal, n’ayant
que Dieu devant les yeux,
« Vu les décrets du Pape Urbain VIII,
« Vu la déposition des témoins légitimement cités…,
« Nous disons et prononçons que rien dans les représentations pic-
turales ou statuaires de Jeanne, rien dans les commémoraisons qui
ont été faites ou sont faites d’elle, ne nous paraît en opposition avec les
défenses de l’Église » 3.
Le 5 mai 1896, le cardinal Parocchi fit confirmer la sentence par le
tribunal de la Rote. Deux jours ensuite, Léon XIII l’approuva. La nou-
velle fut apportée sans retard, avec une autre, heureuse encore : nous
étions dispensé du procès de réputation de sainteté de Jeanne.
« Votre sentence sur le non-culte a été approuvée, nous écrivait, le
20 juin 1896, le cardinal Préfet des Rites. Vous devriez maintenant,
d’après les règles générales, examiner la réputation de sainteté de la
Vénérable. Mais, le 2 juin dernier, sur le vu d’un décret de la Congré-
gation des Rites, notre saint Père Léon XIII a concédé la dispense de
ce procès ».
Tous furent reconnaissants : personne ne fut étonné.

1 Le Tribunal fut ainsi composé. Président : l’évéque d’Orléans, Mgr Touchet. Vice-président : M.

le vicaire général Branchereau. Notaire : M. le chancelier Filiol. Juges adjoints : MM. les chanoines
Dulouart et Agnés. Sous-promoteur : M. l’archiprêtre Despierres. Vice-postulateur : M. l’abbé Clain.
2 Le R. P. Ayroles, le vicaire général Rocher, les chanoines Cochard et Duchâteau, MM. Herlui-

son, Jacob, Cuissart et Pelletier.


3 Procès de non-culte original, p. 269.
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 753

En effet, six cent quatre-vingt-deux cardinaux, patriarches, arche-


vêques, évêques ; huit abbés ayant juridiction ; huit recteurs d’Univer-
sités ; soixante-deux chefs d’Ordres et de Congrégations, avaient affir-
mé, par des lettres postulatoires à nous adressées, leur foi en la sainteté
de Jeanne. En offrant les quatre ou cinq volumes de ces lettres à Léon
XIII, nous nous étions permis d’insinuer l’idée que le Pape, appuyé,
dans la conjoncture, sur le témoignage de l’Église dispersée, pourrait,
s’il le voulait, le confirmer de sa souveraine autorité, et terminer le dé-
bat. Le vieux Pape sourit, mais ne se laissa pas convaincre. Au moins,
avait-il bien voulu ne pas exiger la preuve que beaucoup tenaient
Jeanne pour une sainte : le point lui était surabondamment établi.
La conséquence de cette décision fut que nous reçûmes presque
immédiatement, le 21 janvier 1897, l’ordre d’instruire « le procès apos-
tolique sur chacune des vertus humaines et divines de la Vénérable ».
Pour la mise en train et l’achèvement de ce procès, il nous était ac-
cordé deux ans.
III
La préparation, l’organisation du tribunal, les citations de témoins,
les délais que nous demandèrent ceux-ci en vue des études nécessai-
res, nous conduisirent au 1er mars 1897.
Notre première session eut lieu dans la chapelle de l’Évêché. De
cette fois encore nous retînmes la présidence effective 1.
Ce procès « des vertus », capital, décisif, hérissé de difficultés, com-
prit cent vingt-deux séances, de matinée et d’après-midi de six ou sept
heures quotidiennement. Nous avions le devoir d’étudier si Jeanne
avait pratiqué les vertus théologales de Foi, d’Espérance, de Charité et
les vertus humaines de Justice, de Force, de Tempérance, de Prudence,
avec leurs annexes l’Humilité et la Chasteté, dans un degré héroïque.
L’événement a prouvé que ce fut établi.
Nous entendîmes quarante-six témoins. La rédaction comporta près
de deux mille pages in-folio.
La clôture fut prononcée, le 22 novembre 1897, au bout de neuf
mois.
Il semble difficile de ne pas marquer d’un souvenir spécial cette
dernière séance. Nous nous étions donné rendez-vous à neuf heures
du soir dans la petite chapelle qui avait vu l’ouverture. Avec la lampe
du Saint Sacrement, quelques bougies nous éclairaient, placées sur

1 Le tribunal avait été composé comme il suit : Président : Mgr Touchet, évêque d’Orléans ; vice-

président : M. le vicaire général d’Allaines ; notaire : M. le chancelier Filiol ; juges : MM. les chanoi-
nes Dulouart, Agnés, Génin, Casterat ; promoteur : M. le Vicaire Général Boullet ; sous-promoteur :
M. l’archîprêtre Despierres ; vice-postulateur : M. l’abbé Clain.
754 LA SAINTE DE LA PATRIE

une table de bois blanc. Un drapeau tricolore, frappé de l’emblème du


Sacré-Cœur, pendait presque au-dessus de cette table. Tous nous sa-
vions que se terminait une œuvre très douce, mais très laborieuse, et
qui n’était pas sans conséquence. La copie du procès destinée à Rome
fut enfermée dans un coffret, scellée, et remise à l’évêque d’Orléans,
qui s’était chargé de la porter. Puis, nous nous agenouillâmes, et réci-
tâmes ensemble, juges, notaire, postulateur, d’une même voix, d’un
même cœur, le Te Deum. Nous sortîmes à peu près silencieux, occupés
avec nos pensées. Quelqu’un dit cependant : « C’est fini ; je le regrette
presque. Il faisait bon approcher longuement de Jeanne d’Arc. Se
peut-il que Dieu ait créé une âme aussi belle que celle-là ? ».
IV
À peine le tribunal de la Rote, auquel cet acte appartenait, eut-il dé-
claré que notre procédure était en bonne et due forme, la lutte com-
mença entre le Promoteur de la Foi et les avocats de la Cause. Cette
lutte devait avoir deux phases : la phase théologique relative aux ques-
tions que nous venons d’esquisser, et la phase médicale relative aux
miracles dont nous ne parlerons que plus bas, mais que nous avions
examinés concurremment avec les vertus. Dans la première, il appar-
tenait aux théologiens de démontrer que Jeanne avait été réellement
une héroïne de vertus chrétiennes. Dans la seconde, ce serait aux mé-
decins de décider si les miracles, présentés par les patrons de la Cause,
étaient réels. Le jeu de la critique était facile à prévoir : elle nierait les
miracles ; quant aux vertus, elle admettrait que Jeanne avait été une
bonne chrétienne ; mais avait-elle été de telle perfection qu’on pût la
placer sur les autels ?… Les objections ne pouvaient donc nous man-
quer : elles ne manquèrent pas. Elles nous furent communiquées en
fascicules successifs. Nous les étudiions de près, parfois avec l’assis-
tance d’historiens bien connus, spécialement le P. Ayroles. Nous expé-
diions ensuite notre manière de voir aux avocats ; avec liberté de dis-
cussion pour eux naturellement.
La première prise de corps se prolongea jusqu’au 17 décembre
1901. Ce jour-là eut lieu, sous la présidence du cardinal Parocchi, la
congrégation dite Anté-préparatoire. À la question : Jeanne a-t-elle
pratiqué héroïquement les vertus de Foi, d’Espérance, etc., les consul-
teurs répondirent qu’il y avait lieu de poursuivre l’examen, mais qu’il
subsistait des difficultés. De celles-ci le Promoteur se fit de nouveau
l’organe, et les défenseurs reprirent leur travail de débrouillage.
Celui-ci dura quinze nouveaux mois, au bout desquels, le 17 mars
1903, se tint la Congrégation dite Préparatoire ; ce ne furent plus seu-
lement les consulteurs qui opinèrent, mais encore après eux, et au-
dessus d’eux, les cardinaux des Rites.
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 755

Le cardinal Parocchi ne prit point part à la discussion. Dieu l’avait


retiré à Lui en janvier ; et nous avions fait appel à l’obligeance du car-
dinal Ferrata, qui avait accepté de le remplacer.
Le cardinal Ferrata avait été, tout jeune, avocat près de la Congré-
gation des Rites. Il en était devenu préfet, après la carrière diplomati-
que la plus brillante. Attaché à la France par sa nonciature à Paris, il
aimait la grande Française. Très accoutumé à poser les questions sur
leur vrai et solide terrain, aucune diversion, aucune subtilité ne le sur-
prenait. Actif, laborieux, d’une conception extrêmement prompte et
lucide, nous lui devons de profondes actions de grâces pour la manière
positive et séduisante dont il conduisit les travaux qui ont abouti à la
Béatification. Son nom ne saurait se séparer de cet événement consi-
dérable.
Nous espérions qu’il demeurerait uni à la Cause jusqu’à la fin. La
mort nous l’a pris en 1914, au lendemain du jour où il venait d’être ap-
pelé par S. S. Benoît XV à la secrétairerie d’État.
Au moins éclaira-t-il de ses lumières la séance du 17 mars.
La réponse des cardinaux fut favorable, quoique non définitive :
« Poursuivons ; quelques légers nuages à dissiper ».
Il fallut se remettre à l’œuvre. Cependant l’attaque avait fini par
épuiser son effort, et nous pûmes prévoir la suprême réunion devant le
pape Léon XIII : la réunion de paix, où tous salueraient d’un vote una-
nime les vertus héroïques de la Pucelle d’Orléans.
Elle fut en effet fixée au 17 juillet. Mais le vieux témoin des choses
de la première heure était tombé malade. Il expira, le 20, à 4 h. 4 mi-
nutes du soir, laissant le monde interdit du vide qu’y creusait sa dispa-
rition. Nous avons recueilli, des lèvres de son secrétaire intime, que
l’une des préoccupations de l’auguste moribond avait été de ne pou-
voir présider cette séance, à la gloire de Jeanne, dont il s’était passion-
né, en grand homme d’État et en grand homme d’Église. Le 4 août, Pie
X montait sur le trône de saint Pierre.
Pie X, étant encore Patriarche de Venise, avait bien voulu nous
écrire une lettre postulatoire, en vue de la Béatification de Jeanne. Il
daigna ne pas l’oublier. À l’audience dont il honora le Promoteur de la
Foi, après son couronnement, il décida que serait reprise, au plus tôt
et au point où elle en était, l’œuvre interrompue. Jamais, lors de nos
visites à Rome, le Pape n’omit de nous parler de Jeanne et de sa Cause,
avec la plus visible sympathie. Sur sa table de travail, il y avait deux
statues : celle du Curé d’Ars et celle de la Vénérable. « Des miracles,
Monseigneur, des miracles, et nous la béatifierons, votre Jeanne… Je
désire sa béatification plus vivement que vous-même », nous disait-il.
C’était beaucoup.
756 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le 17 novembre 1903, se tint, devant lui, la Congrégation différée


depuis le 17 juillet. Quinze cardinaux présents émirent leur vote. Il fut
favorable.
Le 6 janvier 1904, dans le 492e anniversaire de la naissance de
Jeanne, Pie X, en présence des cardinaux Cretoni, Merry del Val, Fer-
rata, Vives y Tuto, Mathieu ; de M. Nisard, ambassadeur de la Répu-
blique Française près le Saint-Siège, de MM. Laudet et de Courcel, se-
crétaires de l’ambassade ; de M. Guillaume, directeur de l’Académie de
France à Rome ; de NN. SS. Mourey, d’Armailhac, Duchesne ; de M.
Hertzog, du R. P. général des Jésuites, devant une foule considérable,
fit lire le décret d’héroïcité des vertus.
« En ce jour de l’Épiphanie, portait ce document, où le Dieu Sau-
veur se manifesta aux Gentils par une étoile et qui est le jour où naquit
la vénérable servante de Dieu, Jeanne, qui sera un jour, dans la terres-
tre et céleste Jérusalem, une brillante lumière, le Très Saint Père,
après avoir célébré la Sainte Messe…, a solennellement décrété qu’il
est constant que la vénérable servante de Dieu, Jeanne d’Arc, a prati-
qué à un degré héroïque les vertus théologales de Foi, d’Espérance et
de Charité envers Dieu et le prochain, et les vertus cardinales de pru-
dence, de courage, de tempérance et leurs annexes, et qu’on peut pro-
céder ad ulteriora, c’est-à-dire à la discussion des quatre miracles ».
V
L’Évêque d’Orléans rendit grâces de toute la puissance de son
cœur.
« Très Saint Père, débutait-il, c’est une obligation très douce pour le dernier de vos
fils dans l’Épiscopat, d’avoir à remercier Votre Sainteté du décret qu’Elle vient de
rendre.
« Ainsi se trouve affirmé, par le tribunal que Dieu même chargea de protéger l’idéal
de la moralité supérieure, que Jeanne a pratiqué héroïquement ces vertus qui con-
traignent l’admiration des philosophes : prudence, justice, tempérance, force ; et ces
autres, qui excitent l’émulation des saints : la foi, l’espérance, la charité, l’humilité,
la pureté.
« Très Saint Père, oui ! soyez remercié d’avoir voulu inaugurer un Pontificat, dont
les débuts promettent tant de services à l’Église, par ce témoignage rendu à la su-
blime jeune fille, en laquelle s’incarne le plus hautement la Patrie Française… ».

La réponse de Sa Sainteté fut un cri d’allégresse. Le Pape, ce jour-


là, parut presque oublier les inquiétudes que lui donnait notre pays ar-
rivé à quelques mois de la séparation, pour ne se souvenir que de ses
grandeurs dans le passé, et ne voir que les espérances qu’il offrait en-
core pour l’avenir.
« Réjouissons-nous, s’écriait-il, car le peuple Français, qui a accompli tant de nobles
actions, qui a porté si loin ses précieux bienfaits, qui a effectué de si grands labeurs
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 757
apostoliques et a ramené les nations barbares elles-mêmes à la lumière de la foi et à
la civilisation, peut connaître clairement, par le souvenir des vertus et des exploits
de la vénérable Jeanne, quels sont pour lui la principale gloire, le plus grand bien, et
celui qui est entre tous nécessaire : c’est d’être attaché à la religion catholique, de
vénérer sa sainteté, et aussi de défendre ses droits et sa liberté. Et quoique sur ce
point, hélas ! il ne reste que trop à désirer, que les Français, ces fils qui nous sont
très chers, se réjouissent cependant. En effet, accablés de calamités de toutes sortes,
ils trouveront auprès de la vénérable Jeanne un nouvel appui ; grâce à elle les bien-
faits de la clémence divine se répandront assurément sur ce peuple, avec plus
d’abondance. Et surtout, les Français doivent apprendre que la céleste gloire peut
être acquise seulement par de grands labeurs, par les épreuves, et par le mépris de la
vie elle-même.
« Ces considérations Nous entretiennent et Nous animent dans l’espoir que les ver-
tus éminentes, qui ont assuré à la Vénérable le droit à une récompense insigne dans
l’Église triomphante, lui seront un moyen d’obtenir un jour les honneurs suprêmes
de l’Église militante ».

VI
En même temps que l’étude des vertus de la sainte de la Patrie, s’était
mené l’examen de plusieurs miracles qui étaient attribués à son inter-
cession. L’Église ne consent pas en effet à prononcer d’un personnage,
si vertueux paraisse-t-il, qu’il est digne de son culte, si des faits ne se
sont produits portant le caractère du miracle, vrai et seul Signe de Dieu.
Sept de ces guérisons réputées prodigieuses nous avaient été sou-
mises. Deux autres avaient été traitées, l’une par la curie d’Arras, la se-
conde par celle d’Évreux.
Notre documentation fut tout entière transmise à Rome. Six des
faits furent écartés, que nous tenions, et que respectueusement nous
tenons encore, au moins plusieurs, pour miraculeux. Qu’ils aient été
écartés, cela prouve la prudente sévérité des médecins et des théolo-
giens Romains. Qui s’en plaindrait ?
Trois furent retenus. Ils furent passés au crible, serré de trois Con-
grégations : l’ante-préparatoire, le mardi 12 novembre 1907 ; la pré-
paratoire, le 9 juin 1908 ; la Pontificale, le 24 novembre de la même
année.
Des enquêtes médicales, suivies de longs rapports, se répétèrent jus-
qu’à cinq fois, exigées par les théologiens consulteurs, bien que les
hommes de science fussent tombés d’accord, dès le premier jour, que les
faits dont il s’agissait étaient en dehors du cours ordinaire de la nature.
Le 13 décembre sortit le décret qui les déclarait certainement mira-
culeux.
Nous citons le document :
« Le premier miracle, par ordre de présentation, eut lieu dans la
maison d’Orléans des Sœurs de l’Ordre de Saint-Benoît, en 1900. La
sœur Thérèse de Saint-Augustin, qui souffrait, depuis trois ans, d’un
758 LA SAINTE DE LA PATRIE

ulcère à l’estomac, avait vu son mal faire de tels progrès que, ayant
perdu tout espoir de guérison, elle s’apprêtait à recevoir les derniers
sacrements des mourants. Mais voici que, le dernier jour d’une neu-
vaine faite pour implorer le secours de la Vénérable Jeanne, elle se
lève de son lit, assiste au saint sacrifice de la messe, absorbe sans diffi-
culté de la nourriture et reprend ses anciennes occupations, ayant été
subitement et complètement guérie.
« Le second miracle arriva en 1893, dans la petite ville de Faverol-
les 1. Julie Gauthier de Saint-Norbert, de la Congrégation de la Divine
Providence d’Évreux, souffrait, depuis plus de dix ans, d’un ulcère
spongieux éréthistique incurable au sein gauche. Tourmentée d’indici-
bles douleurs et ayant enfin perdu tout espoir de guérison naturelle,
soutenue par huit jeunes filles, elle s’avança péniblement jusqu’à
l’église pour implorer le secours de la Vénérable Jeanne. Elle l’implo-
ra, et le jour même, elle se sentit radicalement guérie, à la stupéfaction
des médecins et des autres personnes présentes.
« C’est la sœur Jeanne-Marie Sagnier, de la Congrégation de la
Sainte-Famille, qui fut l’objet du troisième miracle, dans la petite ville
de Fruges 2 en 1891. Depuis trois mois déjà, elle souffrait de douleurs
intolérables dans les deux jambes. Des ulcères et des abcès s’étaient
produits, qui augmentaient tous les jours, et les médecins, n’y pouvant
rien, avaient diagnostiqué une ostéo-périostite chronique tubercu-
leuse. Mais la Vénérable Jeanne d’Arc, invoquée, apporta un secours
inespéré : le cinquième jour des prières faites à cette intention, et ce
jour-là, la malade se leva soudainement et parfaitement guérie ».
VII
L’ambassade de France n’était plus là pour entendre : la loi de sé-
paration battait son plein de colère. Cependant la salle du Consistoire
était remplie de bons Français, tout frémissants des inquiétudes que
donnait l’avenir, et de la joie qu’offrait le présent.
La lecture de l’acte terminée, l’Évêque d’Orléans prit la parole. Il ne
crut pouvoir se dispenser d’une allusion aux douleurs de l’Église : n’en
point parler n’eût pas été les supprimer.
« Chez nous, dit-il, là-bas, au cher Pays, quand reviennent mars et avril, c’est, dans
les ciels dont on ne saurait dire s’ils appartiennent à l’hiver qui s’en va, ou bien au
printemps qui approche, la bataille du soleil avec les nuées : et le laboureur suivant
l’issue, tantôt grelotte sur ses sillons, tantôt relève allègrement la tête.
« O Père ! ô laboureur intrépide des sillons de Dieu ! qu’il nous serait précieux que
le cher Pays n’eût jamais contristé vos horizons, avec ses nuages glacés.

1 Diocèse d’Évreux.
2 Diocèse d’Arras.
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 759
« Hélas !…
« Au moins, nous permettrez-vous de penser qu’en cette heure, faite très bonne par
Votre Suprême Autorité, nous ne vous apportons que du soleil sans mélange de
bourrasque et de froidure ? ».
Revenant sur la même idée, et la précisant à la fin de son discours,
après avoir remercié, au nom de tous les personnages qui avaient droit
d’être nommés dans l’occasion, le prélat concluait :
« Ah ! Si le cher Pays de là-bas consentait, dans ses masses profondes, à réadorer ce
Dieu, qui transparaît si évidemment dans Jeanne ; si encore, sous l’influence de
celle qui fut guerrière, mais autant pacificatrice, il voulait… S’il imposait à tous ses
enfants bien unis, Saint-Père, sur le terrain patriotique (nous tenons à l’affirmer
dans ce Vatican qui est le plus haut lieu du monde), mais trop cruellement divisés
sur le terrain religieux ; s’il imposait, dis-je, une ère de liberté, dans laquelle les ca-
tholiques trouveraient la paix d’aujourd’hui et les garanties de demain !… O Jeanne,
glaive et arc-en-ciel de la France, voilà une œuvre digne de toi.
« Rêve !… Qui sait !…
« Saint-Père, bénissez ce rêve ; bénissez-nous ».
Sa Sainteté s’empara du thème qui lui était offert, déclarant, avec
une énergie puissante, à quel prix la grâce souhaitée serait obtenue :
« Je suis reconnaissant, Vénérable Frère, à votre cœur généreux qui voudrait me
voir travailler dans le champ du Seigneur toujours à la lumière du soleil, sans nuage
ni bourrasque. Mais vous et moi nous devons adorer les dispositions de la divine
Providence qui, après avoir établi son Église ici-bas, permet qu’elle rencontre sur
son chemin des obstacles de tout genre et des résistances formidables. La raison en
est d’ailleurs évidente. L’Église est militante… ».
Le Pape ne s’étonnait donc pas trop, tout en le déplorant, que, chez
nous, « ceux qui détenaient les pouvoirs publics eussent déployé ou-
vertement le drapeau de la rébellion et voulu rompre à tout prix tous
les liens avec l’Église » ; et passant des gouvernants aux gouvernés, le
Pontife continuait :
« Oui, nous sommes à une époque où beaucoup rougissent de se dire catholiques.
Beaucoup d’autres prennent en haine Dieu, la foi, la révélation, le culte et ses minis-
tres, nient tout et tournent tout en dérision et en sarcasme, ne respectant même pas
le sanctuaire de la conscience…
« Les catholiques eux-mêmes n’ont pas fait toujours tout leur devoir. Oh ! s’il m’était
permis, comme le faisait en esprit le prophète Zacharie, de demander au divin Ré-
dempteur : Que sont ces plaies au milieu de vos mains ? la réponse ne serait pas
douteuse : Elles m’ont été infligées par ceux qui disaient m’aimer, par mes amis qui
n’ont rien fait pour me défendre…
« À votre retour, Vénérable Frère, vous direz à vos compatriotes que s’ils aiment la
France, ils doivent aimer Dieu, aimer la Foi, aimer l’Église, qui est pour eux une
mère très tendre, comme elle fut pour leurs pères ».

Enfin s’élevant au ton des prophètes :


« À ce titre seulement, la France est grande parmi les nations ; à cette clause, Dieu la
protégera et la fera libre et glorieuse ; à cette condition, on pourra lui appliquer ce
760 LA SAINTE DE LA PATRIE
qui, dans les livres saints, est dit d’Israël : Que personne ne s’est rencontré qui insul-
tât à ce peuple, sinon quand il s’est éloigné de Dieu.
« Ce n’est donc pas un rêve que vous avez énoncé, Vénérable Frère, mais une réali-
té : je n’ai pas seulement l’espérance, j’ai la certitude du plein triomphe ».

VIII
Il ne restait plus, avant la Béatification, que la Congrégation dite
« de Tuto », la Congrégation de Sécurité. Elle se tint le 12 janvier 1909.
En assemblée générale des Rites et devant Sa Sainteté Pie X, le Cardi-
nal Ferrata posa la question suivante : « Les vertus héroïques de la vé-
nérable Jeanne d’Arc ayant été constatées ; trois miracles opérés par
son intercession étant certains ; peut-on, en sécurité, procéder à sa
Béatification solennelle ? ». Tous les Cardinaux et tous les Consulteurs
présents répondirent affirmativement.
Le Souverain Pontife, conformément à la tradition, s’abstint d’ex-
primer un avis. Il différa son jugement, et avertit ceux qui étaient pré-
sents d’implorer, pour un objet aussi grave, les lumières du ciel.
Le dimanche 24 janvier, Sa Sainteté réunissait de nouveau les offi-
ciers de la S. Congrégation ; et, à onze heures, après avoir approuvé les
miracles proposés pour la Canonisation de Clément Hofbauër, en pré-
sence de Son Éminence le cardinal Ferrata, de plusieurs prélats dont
Mgr Ireland, archevêque de Saint-Paul du Minnesota, Mgr Bonnet,
évêque de Viviers, et Mgr Gilbert, ancien évêque du Mans, le Pape ap-
prouva qu’on procédât à la Béatification solennelle de Jeanne.
L’Évangile du jour rapportait le fait du Lépreux et du Paralytique
guéris par Notre-Seigneur. Pie X en prit texte pour rappeler « à la Socié-
té lépreuse et paralytique » qu’il lui faut, « si elle veut guérir et échapper
aux calamités dont elle est menacée, revenir à Dieu ». Puis, le premier
de tous, comme pasteur et chef suprême du troupeau du Christ, il invo-
qua Clément Hofbauër et Jeanne d’Arc. « Oh ! saint Clément ! Oh ! bien-
heureuse Jeanne d’Arc ! Priez pour que cette pauvre lépreuse…, cette
pauvre paralytique, qu’est la société actuelle, reconnaisse ses torts et re-
tourne à Dieu, qui seul peut la guérir. Que Dieu entre dans les esprits et
les éclaire, dans les cœurs et les purifie, dans les familles, les écoles, les
ateliers, et les sanctifie… Clément, Jeanne, priez pour nous !… ».
IX
Pie X décida, sur la demande de l’Évêque d’Orléans, que la Béatifi-
cation serait fixée au dimanche 18 avril. On le sut un mois à l’avance.
Aussitôt ce fut un grand mouvement d’organisation de pèlerinages
d’un bout de la France à l’autre. Soixante-trois de nos évêques, condui-
sant une quarantaine de mille de pèlerins, se rendirent à Rome. La so-
lennité eut lieu dans la basilique de Saint-Pierre, avec les rites accou-
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 761

tumés sous la présidence du cardinal-archiprêtre, ce magnifique et


saint Rampolla, celui dont un vieil et très subtil ambassadeur disait :
« J’ai rencontré dans ma longue carrière trois diplomates de génie :
Léon XIII, Bismarck, Rampolla » 1. Dans les nefs du temple immense,
la foule se pressait à ne pouvoir remuer. Les ors, les airains, les mar-
bres exultaient parmi les traînées d’un soleil d’or, qui descendait des
larges baies vitrées ; la coupole semblait se soulever.
L’Évêque d’Orléans, qui devait célébrer la grand’messe, prit place à
son siège. Aussitôt commença la lecture du suprême décret.
Après un récit abrégé de la vie de Jeanne, la Béatification était pro-
mulguée. « Touché des prières et des vœux des Évêques de la France
entière et d’autres pays, statuait Pie X, nous permettons d’appeler à
l’avenir du nom de Bienheureuse la Vénérable Servante de Dieu, Jean-
ne d’Arc, dite la Pucelle d’Orléans, de décorer ses images d’une auréole.
De plus, en vertu de notre même autorité, nous permettons que son of-
fice soit récité et sa messe célébrée chaque année, selon le Commun des
Vierges, avec les oraisons propres approuvées par nous ».
La voix du lecteur se tut et soudain le voile qui cachait la vaste
composition de Bartolini : Jeanne au Ciel entourée de ses Voix, tomba.
On aperçut la petite fille de Domrémy, la victorieuse d’Orléans, la mar-
tyre de Rouen, là-bas, très haut, au milieu de la Gloire du Bernin. La
foule s’oublia une minute, elle applaudit et acclama.
Le Te Deum laudamus fut entonné par l’Évêque d’Orléans et repris
par la multitude ; il fut en vérité comme la « vox aquarum multarum,
la voix des grandes eaux » qui s’élevait et offrait à Dieu « l’hostiam vo-
ciferationis », le tonnerre de sa supplication reconnaissante.
L’après-midi à cinq heures, Pie X descendit à Saint-Pierre. Il pria
longuement, et assista au salut du Saint Sacrement.
X
Le lendemain lundi, Il daigna recevoir les pèlerins français, et
comme ni les salles du Vatican, ni même la cour Saint-Damase ne les
pouvaient contenir, la réunion se fit de nouveau dans Saint-Pierre.
L’Évêque d’Orléans, sur l’ordre du Pontife, les présenta :
« Très Saint Père, dit-il, ceux que le Pape daigne royalement accueillir dans ce tem-
ple le plus noble que connaisse l’univers, comme s’il entendait signifier qu’aucun
lieu ne lui paraît ni trop vaste, ni trop splendide, ni trop sacré, pour abriter la ren-
contre solennelle du Père commun avec ses fils ; ceux-là, Évêques, prêtres, fidèles,
sont venus du pays de France, portant au cœur et s’en faisant gloire, la curiosité qui,
depuis saint Paul, agite toute âme sincèrement catholique : ils voulaient voir Pierre.

1 M. d’Antas, ancien ministre du roi de Portugal à Paris, mort ambassadeur du même souverain

près le Vatican.
762 LA SAINTE DE LA PATRIE
« Pierre fut crucifié par Néron, il y aura bientôt dix-neuf siècles. Peut-être sa sainte
dépouille n’est-elle présentement qu’une pincée de cendre que porterait la main
étendue d’un enfant, puisque c’est à cette extrémité si voisine du rien qu’aboutit
communément ce qui fut chair. Mais Pierre se survit en ses successeurs.
« Empoignés par lui », oserait dire un peu étrangement, mais si fortement, saint
François de Sales, les membres de l’unique et sublime dynastie que le pêcheur gali-
léen fonda, se transmettent de main en main, comme « une lampe de vie » à laquelle
s’éclairent les peuples, sa mission, sa dignité, ses pouvoirs réglés de par la volonté de
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« Vous êtes Pierre, ô Pontife suprême. Hier, quand vous entrâtes dans la basilique,
des voix, voix des chantres, voix de vos prédécesseurs dans leurs tombes de marbre
et d’or, voix des textes évangéliques ceignant les nefs de la coupole géante, vous
crièrent ardentes, passionnées, enthousiastes : « Tu es Petrus : vous êtes Pierre ».
L’Évêque d’Orléans expliquait ensuite le sens et la portée de ce
mot, d’après les Docteurs de notre pays, depuis saint Irénée et saint
Prosper d’Aquitaine, jusqu’à saint Bernard et Bossuet.
Puis faisant allusion à des querelles, Dieu merci, vieillies :
« On nous reproche d’être des Papistes et des Romains. Nous n’avons peur ni des
mots, ni des idées exprimées par les mots… Ce n’est ni d’hier ni d’avant-hier qu’il y a
des Papistes et des Romains en France, puisque ce n’est ni d’hier ni d’avant-hier
qu’il y a des fidèles et des docteurs catholiques en France. Notre foi, nous sommes
heureux de la tenir de nos pères ; et nous serons fiers de la transmettre à nos fils.
Elle n’est pas idolâtrie, elle est pure croyance ; elle n’est source de révolte contre au-
cun pouvoir légitimement exercé, elle est racine de loyalisme et de juste obéissance ;
elle n’est pas mère de servitude, elle et principe de liberté ; elle n’est pas antipatrio-
tisme : Papistes et Romains nous sommes : mais Français aussi, « vrays Français de
France », aurait dit Jeanne ».
Le Pape prit ensuite la parole. « Je veux lire moi-même ma réponse
aux pèlerins de France », avait-il dit à Mgr l’Évêque d’Orléans qui,
craignant la fatigue du Pontife, suggérait respectueusement une autre
solution. Le Pape lut donc. Il eut cette exquise bonté, lui qui jusqu’à ce
jour ne s’était exprimé publiquement qu’en italien et en latin, de vou-
loir, s’adressant aux Français, parler en notre langue maternelle. Tous
comprirent le prix de cette délicatesse.
« On nous avait annoncé que le Saint Père parlerait en latin ; quand
je l’ai entendu parler en français, j’ai pleuré », disait un pèlerin. La voix
sonore et pleine de Pie X emplissait la nef. Fidèle à sa haute manière
doctrinale, après avoir félicité l’Église de France « réduite à mendier le
toit et le pain », et avoir rendu grâces à Dieu de l’union du peuple avec
le clergé, du clergé avec les évêques, des évêques avec le Pasteur su-
prême, union plus forte que jamais, il s’éleva tout d’un coup à une expo-
sition de principes sur les rapports nécessaires entre la Papauté et les
catholiques français, puis encore, entre ceux-ci et la Patrie. L’une et
l’autre de ces pensées lui tira des accents d’une singulière émotion.
« Les perpétuels ennemis de l’Église n’ont rien épargné pour séparer le peuple du
clergé, le clergé des évêques, les évêques du Pasteur suprême. Grâces soient rendues
DE LA VENERABILITÉ A LA BÉATIFICATION 763
à Dieu ! Ces tentatives criminelles sont restées sans effet, et à aucune autre époque
de votre histoire, on ne vit une union aussi forte, aussi universelle et aussi compacte.
« Conservez-la cette union, Vénérables Frères et Fils bien-aimés, car c’est elle qui
sera votre force dans les luttes terribles que vous soutenez courageusement avec le
secours de Dieu. C’est elle qui vous aidera à protéger sans faiblesse et à défendre
sans peur les droits de la justice, de la vérité et de la conscience.
« Vous aurez, en outre, cette consolation et cette récompense de travailler au bien de
votre patrie, car c’est la religion qui garantit l’ordre et la prospérité de la société ci-
vile, et les intérêts de l’une et de l’autre sont inséparables.
« Aussi, Vénérable Frère, c’est à juste titre que vous avez évoqué le souvenir de vos
grands docteurs de la France qui, par leur union et leur dévotion à la sainte Église,
ont proclamé et défendu la doctrine des Pères et des docteurs du monde entier.
« C’est avec un légitime orgueil que vous avez affirmé que tous les catholiques fran-
çais, sans exception, par cela même qu’ils sont patriotes, se glorifient d’être appelés
« papistes et romains ».
« Vénérables Frères et Fils bien-aimés, parce que vous prêchez et pratiquez, sans
respect humain et pour obéir à votre conscience, les enseignements de l’Église, vous
avez à souffrir toutes sortes d’injures. On vous signale au mépris public ; on vous
marque de cette note infamante : « Ennemis de la patrie ».
« Ayez courage, Vénérables Frères et Fils bien-aimés, et rejetez à la face de vos accu-
sateurs cette vile calomnie, qui ouvre dans votre cœur de catholiques une blessure
profonde, et telle, que vous avez besoin de toute la grâce divine pour la pardonner.
« Il n’y a pas, en effet, de plus indigne outrage pour votre honneur et votre foi, car si
le catholicisme était l’ennemi de la patrie, il ne serait plus une religion divine.
« Oui, elle est digne non seulement d’amour, mais de prédilection la patrie dont le
nom sacré éveille dans votre esprit les plus chers souvenirs, et fait tressaillir toutes
les fibres de votre âme, cette terre commune où vous avez eu votre berceau, à la-
quelle vous rattachent les liens du sang et cette autre communauté plus noble des
traditions.
« Mais cet amour du sol natal, ces liens de fraternité patriotique qui sont le partage
de tous les pays, sont plus forts quand la patrie terrestre reste indissolublement unie
à cette autre patrie qui ne connaît ni les différences des langues, ni les barrières des
montagnes et des mers, qui embrasse à la fois le monde visible et celui d’au delà de
la mort, à l’Église catholique…
« Sous la protection de la Bienheureuse Jeanne d’Arc et des autres saints, vos avo-
cats auprès de Dieu, vous aurez la gloire de vous signaler dans les plus nobles entre-
prises…, d’apaiser les discordes qui sont le fruit des malentendus et des préjugés.
Vous reconduirez les esprits à la vérité et les cœurs à la charité de Jésus-Christ.
« En vous adressant ces vœux, à vous, Vénérables Frères, très chers prêtres et Fils
bien-aimés, à vous et à vos familles, Nous accordons de toute l’affection de Notre
cœur paternel la bénédiction apostolique ».

XI
Tandis que le Pape parlait, des exemplaires de son discours étaient
distribués à chacun des assistants.
Le Pape reçut l’hommage des cardinaux, bénit l’assistance, remon-
ta sur la Sedia et s’éloigna.
Par fidélité à la consigne donnée, pas un cri ne sortait des poitrines,
ni un applaudissement des mains. Seulement au-dessus de l’océan des
764 LA SAINTE DE LA PATRIE

têtes humaines s’agitaient, comme un vol infini d’oiseaux blancs cap-


tifs et battant des ailes, les petites brochures offertes.
Soudain, les mains qui agitaient les papiers s’arrêtèrent. Un dra-
peau tricolore, apporté dans la basilique par les jeunes gens du patro-
nage de Saint-Aignan d’Orléans, avait fait trois pas en avant, et s’était
incliné devant le Pape, lui donnant, tout seul qu’il était, le salut de la
Patrie lointaine.
Et on avait vu le Pape se lever de son siège, saisir le signe sacré, au-
quel se reconnaît la France présente, et y appuyer longuement ses lè-
vres vénérables.
Au Pape on avait demandé une bénédiction pour le drapeau ; le
Pape lui avait donné un baiser !
Alors, il plana sous les voûtes de la basilique immense, un instant
de silence qui fut court, mais qui parut long. Puis, tout d’un coup, en
dépit des recommandations faites, une acclamation retentit, un oura-
gan d’applaudissements se déchaîna, qui ne cessèrent qu’avec la dis-
parition, dans la chapelle du Saint-Sacrement, dû Souverain Prêtre.
Les cris : « Vive le Pape ! Vive la France ! » s’éteignirent. Mais une
autre clameur, si ample, si majestueuse, s’éleva avec le chant du Ma-
gnificat, dont plus d’un verset, à cette heure de l’histoire de Jeanne
d’Arc, pouvaient bien lui être appliqués : « Mon âme glorifie le Sei-
gneur, disait la foule, car il a fait de grandes choses… Il a exalté l’humi-
lité de sa servante : et toutes les générations désormais l’appelleront
bienheureuse ! ».
XII
Les fêtes de la Béatification à Rome se continuèrent par le Triduum
à Saint-Louis des Français ; passèrent les monts ; arrivèrent à Orléans
où elles furent solennisées par quarante cinq évêques. De là elles se
répandirent dans la France entière. Jeanne était allée du bûcher aux
autels !
Chapitre XLI
De la béatification a la canonisation

Fondement des procédures de Canonisation. – Prières demandées et obtenues par


l’Évêque d’Orléans. – Bruits de miracles. – L’Évêque d’Orléans les signale à Sa Sainte-
té Pie X. – La réouverture de la Cause est postulée par nombre d’Évêques : elle est ob-
tenue. – Le tribunal se reconstitue sous la présidence de Mgr Touchet, juge délégué. –
Récit des deux faits prodigieux qui ont été défendus devant la Congrégation des Ri-
tes : guérison A. M. ; guérison T. B. – Comment la Congrégation accueillit les deux
faits soumis à son appréciation. – Objections principalement médicales contre le pre-
mier ; principalement théologiques contre le second. – Causes des unes et des autres.
– Congrégation du 15 avril 1918. – Congrégation du 26 mai 1914. – Conclusions rela-
tives au premier miracle ; conclusions relatives au second miracle. – Bruits faux et
anonymes mis en circulation, principalement contre le second miracle. – Résumé des
objections théologiques. – Bourrasque contre la Cause. « Qu’elle soit suspendue ! ». –
Comment elle fut sauvée par la sainte loyauté de Pie X. « Que la Cause soit reprise ! ».
– Mort de Pie X. – Son successeur Benoit XV ordonne, lui aussi, que la Cause conti-
nue. – Un professeur de l’Université italienne et le miracle A. M. – Le troisième expert
et le même miracle. – Les théologiens aux prises quant au miracle T. B. – Les nuages
dissipés. – La Congrégation du 18 mars 1919 coram Sanctissimo. – Le décret du 6
avril approuve les miracles. – Remerciements de l’Évêque d’Orléans. – Discours de S.
S. Benoît XV. – « Jamais Pape n’a honoré la France de pareilles paroles ». – La Con-
grégation de Tuto, 17 juin ; décret du dimanche 6 juillet. – Attendons la Canonisation.

I
Dans les procédures qui aboutissent à la Béatification, les premiè-
res paroles appartiennent aux hommes. C’est la part des autorités
compétentes, en effet, de solliciter l’ouverture de la Cause, et celle des
Théologiens d’établir que le personnage dont il est question a pratiqué
les vertus naturelles et surnaturelles dans un degré héroïque. L’étude
des miracles vient en dernier lieu.
Au contraire, dans les procédures qui se terminent à la Canonisa-
tion, la première parole est à Dieu. « Deux miracles au moins sont in-
dispensables pour la Canonisation de ceux qui ont été béatifiés. Ils
doivent être attribués certainement aux prières du Bienheureux et être
postérieurs à la cérémonie de la Béatification ». Ainsi porte le Droit 1.
Tout donc, le soir de la Béatification, 18 avril 1909, était fini pour la
terre, tout y était clos de l’effort humain, en vue de la glorification ec-
clésiastique de Jeanne d’Arc. Il fallait épier le ciel et attendre son
heure, qu’il manifesterait, ou ne manifesterait point, par des prodiges.

1 Jus Can. 2136, 2138.


766 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le rôle de l’Évêque d’Orléans se limita, en cette phase, à réclamer


des prières de toute lèvre et de tout cœur. Il en sollicita d’un nombre
considérable d’ordres religieux féminins : Carmélites, Clarisses, Visi-
tandines, Filles de Saint-Vincent de Paul, de la Sagesse, Dames du Sa-
cré-Cœur, Auxiliatrices du Purgatoire, Filles de Marie, Petites Sœurs
des pauvres et leurs vieillards, Petites Sœurs de l’ouvrier et leurs ma-
lades, etc.. Des laïcs pieux reçurent le même appel. Religieuses et laïcs
s’engagèrent à une communion mensuelle, le 30 de chaque mois, en
souvenir du supplice de Jeanne, brûlée le 30 mai de l’année 1431.
L’Évêque s’adressa encore aux Franciscains, aux Dominicains, aux Jé-
suites, aux Liguoriens, à leurs tertiaires. Enfin il répandit en France,
en Italie, en Suisse, en Angleterre, et plus tard en Amérique, une fédé-
ration de sous-diacres, de diacres et de prêtres, qui promettaient de
réciter Prime, avec cette intention particulière d’arracher prompte-
ment les deux miracles requis à la bonté de Notre-Seigneur.
« Les fêtes de la Béatification avaient d’ailleurs porté le nom de
Jeanne sur toutes les plages. Leur bruit avait augmenté partout la
confiance populaire en la sainte héroïne » 1. Une tempête de prières, si
l’on osait s’exprimer ainsi, battait le trône de la Toute-Puissance divine.
II
Tant de vœux, si universels, si ardents, méritaient, peut-être d’être
exaucés ; ils le furent. De mai à octobre 1909, nous fûmes saisi de cinq
ou six faits merveilleux de guérison, attribués à la Bienheureuse.
Après leur examen, rapide nécessairement, très réfléchi néanmoins,
nous estimâmes qu’il y avait lieu d’introduire, près de Sa Sainteté, une
instance en réouverture de la Cause. Nous prîmes la liberté d’écrire à
Pie X le 6 janvier 1910, anniversaire de la naissance de Jeanne :
« Très Saint Père : Le 18 avril de l’année dernière, Votre Sainteté
proclama Jeanne d’Arc Bienheureuse, dans des fêtes d’une splendeur
toute romaine et d’un enthousiasme tout français, relevées encore et
principalement par les témoignages de la royale paternité du Suprême
Pontife envers notre nation.
« Depuis lors, nous pouvons le dire sans exagération, les solennités
inaugurées dans la ville éternelle, sous la présidence auguste du Pape,
se sont prolongées à travers le monde entier. Une fois de plus, Rome a
donné le branle à l’univers.
« Ce n’est pas en effet la France seule qui a prié sa pure Libératrice,
et lui a fait des triomphes inouïs, dans les cités les plus populeuses et les
villages les plus humbles, grâce au zèle inlassable de nos très vénérés
collègues.

1 Lettre de S. E. le Cardinal Martinelli, préfet des Rites, à Mgr l’Évêque d’Orléans.


DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 767

« C’est l’Angleterre, qui s’est acquis tant d’honneur en reconnaissant


l’incomparable beauté morale de l’humble Pucelle d’Orléans ; c’est la
Belgique ; c’est l’Italie ; ce sont l’Afrique, l’Amérique, le Japon, l’Austra-
lie ; les pays catholiques de la Domination du Sultan, qui ont tenu à té-
moigner, en plus d’un endroit, de la même piété.
« S’étonnera-t-on que, touché de ces vœux unanimes, le ciel eût déjà
voulu répondre par de hautes faveurs ? Quoi qu’il en soit, dans plu-
sieurs diocèses de France et même de l’étranger, s’il faut en croire cer-
taines feuilles publiques, le bruit s’est répandu de faits prodigieux tout
récents, dus à l’intervention de la Bienheureuse.
« Il en a été question notamment à Orléans, au Mans, à Coutances et
à Lyon, à Paris, à Mexico même.
« Sans plus affirmer qu’il ne convient, en cette matière grave et ré-
servée au Suprême Pontife, d’accord avec M. Hertzog, postulateur de la
Cause, je supplie Votre Sainteté de daigner permettre que la Cause soit
reprise, de cette fois en vue de la Canonisation. Laquelle daignent nous
accorder (les deux miracles requis ayant été obtenus et dûment consta-
tés par la S. Congrégation des Rites) la miséricorde de Dieu et la grâce
du Père commun de la Catholicité » 1.
Nos collègues de l’épiscopat français voulurent bien appuyer cette
requête. Le Pape, déférant à nos désirs, chargea la Congrégation des Ri-
tes d’examiner l’opportunité de la reprise des procédures. Il lui fut obéi.
Et dans la séance du 15 février 1910, l’assemblée, que présidait le Car-
dinal Ferrata, émit un avis favorable. Une semaine plus tard, Pie X oc-
troyait la faculté demandée par ces deux mots écrits au bas de la sup-
plique : Placet Josepho : Il plaît à Joseph 2.
Ainsi mis en demeure, nous choisîmes, dans notre dossier, trois des
faits prodigieux que nous avions plus particulièrement étudiés. Ils
avaient paru à des hommes de savoir et d’expérience, comme à Nous-
même, susceptibles d’affronter la sévérité de la critique Romaine.
Nous en donnons le précis, d’après les actes authentiques remis par
l’avoué et l’avocat de la Cause, entre les mains du Promoteur de la Foi.
Les diagnostics, les discussions qu’ils provoquèrent, les conséquences
scientifiques, qui en sortirent, proviennent de médecins très autorisés.
Il n’est pas un détail, de si secondaire importance paraisse-t-il, qui n’ait
été affirmé par des témoins au-dessus de tout soupçon, parlant sous la
foi des serments les plus graves.

1 Annales Religieuses du Diocèse d’Orléans, 1910, lettre de Mgr l’Évêque d’Orléans à S. S. le

Pape Pie X.
2 Le Pape Pie X s’appelait Joseph Sarto. L’acte dont il s’agit est un des deux que le Pape signe de

son nom de baptême, pas de son nom de Pape, afin de bien établir que le Pape n’entend préjuger en
rien le résultat du procès.
768 LA SAINTE DE LA PATRIE

III
Premier fait prodigieux.
Le 25 décembre 1908, Mme A. M. fut saisie d’une douleur très vive
dans le talon gauche. Marchait-elle ou simplement se tenait-elle de-
bout, la souffrance s’aiguisait. Sortir lui devint difficile, à ce point
qu’elle devait, dehors, se servir de son ombrelle comme d’une béquille.
À l’intérieur, elle s’appuyait aux meubles et sautillait sur la jambe
droite, d’un lieu à l’autre.
Au mois de juin, elle commença de souffrir, même assise ; sa dou-
leur, quand elle était debout, devenait parfois si intolérable qu’elle sen-
tait approcher la syncope.
Elle prit le parti d’aller consulter un médecin considérable de la
ville, M. le Docteur X.
Le Dr X. semble bien avoir saisi, du premier coup d’œil, qu’il s’agis-
sait d’un mal tirant son origine des centres nerveux. Peut-être connais-
sait-il ce commémoratif, que seize années auparavant Mme A. M. était
tombée sur le dos, dans un escalier de pierre, en avait parcouru la ving-
taine de marches en cet état, et avait dû demeurer sur son lit pendant
des mois, de douleurs dans la moelle épinière. Quoi qu’il en soit, le Dr
X. ordonna des applications de courant électrique, renouvelées deux
fois la semaine. La médication demeurant inopérante, l’infirme cessa
de s’y soumettre, découragée, au bout de cinq ou six mois.
Entre le 15 et le 20 janvier 1910, sans qu’il soit possible de fixer plus
précisément la date, Mme A. M. s’aperçut qu’il s’était produit une sup-
puration au talon. Cette suppuration, de couleur rousse, collait les lin-
ges que l’infirme y posait, même le bas de laine noire qu’elle mettait
par-dessus.
Les souffrances inaugurent alors leur troisième phase : la malade
souffrait non seulement debout, non seulement assise, mais encore
couchée : le sommeil lui devint difficile et rare.
Le 29 janvier, elle retourna voir le Dr X. Celui-ci se contenta de dire
en considérant la suppuration : « Je m’y attendais. Revenez ; je vous fe-
rai consulter des collègues, à l’hôpital ». Deux jours plus tard, en effet,
le médecin traitant la présentait à deux de ses confrères, hommes de
capacité, devant deux internes et la religieuse de service, une hospita-
lière expérimentée.
Voici comment le pied atteint s’offrait, cette journée-là. « Il était très
enflé ; avec une circulation veineuse apparente, rouge jusqu’à être vio-
lacée ; luisant. La plaie, située sous le talon, était rougeâtre, d’aspect
sale… La suppuration avait imprégné fortement la compresse qui re-
couvrait la plaie », dit la sœur infirmière. « La plaie était comme creu-
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 769

sée dans le talon », rapporte un autre témoin. « La plaie se dessinait au


centre d’une partie cornée, extrêmement épaisse, formant un trou qui
était au moins de la largeur d’une lentille. Je n’ai pas eu un instant de
doute sur la réalité du mal perforant plantaire », complète l’un des mé-
decins de cette consultation. Ceux-ci furent, tous les trois, d’avis una-
nime.
À la suite de cette entrevue, le médecin traitant, considérant que le
mal serait d’une longueur indéfinie, et qu’il suivrait difficilement la ma-
lade, la transmit à un jeune chirurgien, déjà fort considéré, avec le dia-
gnostic absolu de « mal perforant plantaire ».
Ce deuxième médecin traitant prit son service, le 2 février 1910,
examina soigneusement la malade, et se rangea, sans objection, à l’avis
de ses trois aînés. Nous lui devons, datant de cette journée même, des
observations de haut intérêt : « Le talon, débarrassé des productions
épidermiques cornées qui le recouvraient, laissa, dit-il, apparaître une
plaie de la largeur d’une pièce de cinquante centimes en argent, un peu
moins, recouverte de pus. Je fis l’exploration. La cavité me parut d’une
profondeur de deux centimètres environ, large à la base comme au
sommet à peu près. Transversalement elle était de la dimension à peu
près d’une pièce de cinquante centimes. Dans le fond, mon stylet ren-
contra le calcanéum. Le calcanéum était dénudé sur un espace égal à la
dimension de la plaie ; il était rugueux, non friable. Je n’ai pas remar-
qué de gonflement de lymphangite notable ». Le chirurgien ordonna
une pommade : 30 gr. vaseline, 5 gr. oxyde de zinc… et le repos.
Le 3 février, il retourna chez Mme A. M. Il y avait donné rendez-vous
à une religieuse auxiliatrice qui voulait apprendre comment faire le
pansement. Il avait réfléchi de nouveau sur les symptômes du mal, et
s’était ancré dans le précédent diagnostic. L’avis de ceux qui connais-
saient le cas était que même une intervention opératoire n’aurait pas
d’utilité : le mal reviendrait au moignon. C’est en effet sa terrible spé-
cialité.
Or, le 8 février, soit cinq jours plus tard, quand il arriva, pour la troi-
sième fois, devant le lit de l’infirme, voici ce que le chirurgien constata,
non sans étonnement : « Je trouvai la plaie fermée, raconte-t-il.
J’appuyai sur le talon ; je ne découvris rien qui me parût inquiétant. Je
dis à Mme A. M. : Vous êtes guérie. Cependant, par précaution, je lui
conseillai de ne pas trop marcher ».
IV
Que s’était-il donc passé, au cours des cinq journées qui vont du 3 au
8 février 1910 ? Suivons avec ordre.
Le 4, vers 9 heures, heure du pansement, nulle trace d’amélioration
n’apparaît à l’auxiliatrice qui soigne : la plaie est dans l’état où elle fut
770 LA SAINTE DE LA PATRIE

vue, la veille, par le médecin et elle-même. Le 5, même heure, lorsque la


garde-malade lève la compresse, « la plaie s’est fermée de moitié par
rapprochement des bords ». Le 6, toujours même heure, « elle s’est
fermée complètement ; plus de cavité ; nulle trace de l’état antécédent.
Une peau rose et saine, sur une chair solide », était étendue au lieu
qu’avait occupé « la plaie d’aspect sale, encombrée de pus ».
La reconstitution s’était faite sous le bandage. Il est donc impossible
de déterminer strictement le temps qu’elle dura. Le 5, la plaie est fer-
mée de moitié ; mais quand a commencé cette demi-fermeture, entre le
4, où rien ne l’a annoncée, et le 5, où elle est effectuée ? Le 6, la ferme-
ture est achevée ; mais quand s’est opéré cet achèvement, entre le 5, où
la fermeture est à moitié, et le 6, où elle apparaît totale ? Strictement,
on a le droit de réclamer, comme temps de la guérison, celui qui va du
pansement du 4 à celui du 5, soit vingt-quatre heures ; et du pansement
du 5 à celui du 6, soit encore vingt-quatre heures. Le Promoteur de la
Foi romain ne l’oubliera pas. Cependant, il reste acquis que quarante-
huit heures ont suffi pour qu’ait été restituée une masse de tissus d’au
moins trois ou quatre centimètres cubes, absolument détruits, avec lé-
sion certaine du calcanéum sous-jacent. Nous ne tenons pas encore
compte de la nature du mal, qui le rendait inguérissable ou peu s’en
faut, comme l’avaient bien vu et précisé les médecins consultés. Nous
reviendrons plus bas sur ce côté de la question.
Tous ceux qui surent cette terminaison furent stupéfaits. L’infirme
fut « bouleversée ». Quand son mari rentra de son travail, elle lui apprit
l’événement ; « tous deux remercièrent le bon Dieu avec effusion ».
Les médecins, cependant, attentifs à la nature du mal, demeuraient
sceptiques. Ils prophétisaient une rechute : la guérison ne serait que
temporaire : « Vous avez fait des neuvaines. Eh bien, ce qui est arrivé ne
durera pas ; attendons trois mois ». Humainement, ceux qui parlaient
ainsi n’avaient pas tort. Leurs verdicts étaient dictés par leur science.
Mais quand Dieu a voulu…
Il y aura bientôt dix ans que Mme A. M. a repris toutes ses occupa-
tions, qu’elle marche comme jadis, qu’elle fait son ménage et sa cui-
sine ; dix ans que le « temporaire » dure, que les « trois mois » s’allon-
gent indéfiniment. Elle est totalement guérie.
Deux autres médecins, assermentés par notre tribunal, visitèrent,
d’office, le pied qui avait été malade, et nous firent un rapport. Ils certi-
fièrent l’un et l’autre, après l’examen le plus consciencieux, la parfaite
santé du membre. La cicatrice consécutive à une lésion de cette profon-
deur n’existait même pas.
Mme A. M. avait réellement « fait des neuvaines », sans en avertir ses
médecins. D’une dévotion singulière à Jeanne d’Arc, elle aimait lui of-
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 771

frir les fleurs de son jardin. Plus d’une fois, lorsque celles-ci lui man-
quaient, elle en achetait au marché, malgré ses moyens fort étroits. Sa
confiance égalait sa piété : « Elle se lassera plus tôt de ne pas m’accor-
der ma guérison, disait-elle, que moi de la lui demander ». Lors du tri-
duum de sa paroisse, en commémoraison de la Béatification, elle réso-
lut de faire violence à Jeanne et implora ardemment la fin de son mal.
Elle ne l’obtint pas. Le 1er février 1910, elle recommença une neuvaine
pour le même objet. Les quatre premiers jours, Jeanne demeura
muette ; le cinquième et le sixième, le mot merveilleux et mystérieux fut
prononcé au ciel : Mme A. M. était guérie.
V
Second fait prodigieux.
Il s’agira d’abord de la longue et monotone histoire clinique d’une
petite ouvrière lyonnaise.
Elle était bouillonneuse, c’est-à-dire fabricante de franges pour or-
nements d’église et épaulettes. Elle avait eu un frère enlevé à la tendres-
se de son père et de sa mère, encore au berceau, à l’âge d’un an, d’une
entérite. L’un de ses oncles était mort d’une embolie. Sa grand’mère pa-
ternelle avait fini d’une cyrrhose du foie.
Ces antécédents étant rappelés, on en vient aux faits qui concernent
personnellement Mlle T. B.
En 1904 (23 mai), elle est prise d’un violent rhumatisme articulaire,
lequel dure un mois. Une endocardite s’ensuit.
Même année, dans la nuit du 10 au 11 novembre, Mlle T. B. est saisie
de douleurs fort vives à l’estomac et à l’abdomen. Le médecin diagnos-
tique une appendicite chronique.
En 1905 (18 janvier), elle entre à l’hôpital de la Charité (service des
enfants). On lui ordonne le repos absolu, de la viande crue, de l’huile de
foie de morue créosotée.
Au bout de trois semaines elle est envoyée à l’hôpital de Giens, à la
campagne, avec cette mention : appendicite chronique, induration au
sommet droit.
À Giens (fin février), elle souffre horriblement de l’abdomen ; la
constipation devient opiniâtre ; la température monte à 39.
Cet état s’améliore, grâce au traitement : pilules créosotées, collo-
dion sur l’abdomen, immobilité presque absolue. Mlle T. B. regagne son
chez soi en mars 1905.
Elle souffre toujours, mais pas de façon aiguë ; la constipation per-
siste ; elle digère difficilement, éprouve des oppressions en montant les
escaliers, a des points dans le dos, du côté droit.
772 LA SAINTE DE LA PATRIE

Cet état pénible, tolérable cependant, subsiste toute la fin de 1905 et


jusqu’en février 1906.
En 1906 (février), Mlle T. B. est grippée. Ses souffrances de l’estomac
et celles de l’abdomen (côté droit) s’avivent.
(Mai). L’abdomen devient horriblement sensible ; les points du dos
se multiplient. Le médecin qui, le premier, avait diagnostiqué une ap-
pendicite chronique, ordonne la diète la plus sévère et l’apposition de
glace sur le ventre. Aucun résultat heureux. Bien plus, au bout de trois
jours, Mlle T. B. est prise de vomissements incoercibles. Ce qu’elle rend
est affreux. Le médecin conseille une opération ; mais avant d’y procé-
der, il faut reposer la patiente. Au premier beau temps on l’enverra à la
campagne.
(Mai). Le docteur X., devenu le médecin ordinaire, donne une con-
sultation ; il constate au poumon une induration du sommet droit, au
cœur un souffle assez accusé au premier temps, un dédoublement du
deuxième temps.
(Juin, juillet, août). Elle vit à la campagne où elle a été envoyée chez
des amis ; on la soigne : peu ou pas d’amélioration ; les souffrances per-
sistent.
(Octobre). Elle entre à l’hôpital Saint-Joseph. Elle vomit fréquem-
ment, souffre de l’estomac, de l’abdomen, s’amaigrit ; après la toux, on
observe des craquements secs.
Le 31, elle est opérée pour appendicite chronique.
L’appendice fut trouvé indemne. On le réséqua cependant par pré-
caution. En revanche, on trouva des lésions desquelles on put conclure
« à une péritonite sous-hépatique, probablement de nature tubercu-
leuse, avec traînées cicatricielles du côté du pylore et du côté du côlon
ascendant jusqu’au cæcum, d’où gêne du fonctionnement du pylore et
gêne de la circulation intestinale ».
À dater de ce jour, l’opinion du médecin ordinaire de Mlle T. B., qui
assistait à l’opération, fut établie. Il tint pour certain que le mal dont
elle souffrait à l’abdomen était de nature tuberculeuse, ce qui lui com-
mandera de dire dans sa déposition devant nous : « Mon appréciation
personnelle est que le mal, qui est de nature tuberculeuse, a évolué
d’une traite depuis l’âge de douze ans jusqu’à sa guérison ».
(Novembre, 14). Elle rentre chez elle. Les douleurs de même nature
persistent aux mêmes endroits : à l’abdomen, au cœur, à l’estomac, aux
poumons. Il en va de la sorte jusqu’au mois de mai 1907.
En 1907 (mai), elle part pour Chaussan, chez des amis. Elle y a sa
première hémoptysie, puis des vomissements, qui sont alimentaires et
biliaires, toujours nauséabonds. Les renvois de l’estomac sont per-
pétuels.
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 773

(Juin). Elle rentre à Lyon pour consulter. Aucun traitement n’est


ordonné.
(Juillet, 27). Elle part pour l’hôpital de S., dont la supérieure, Fille
de la Charité, est sœur de sa marraine. Vomissements de tous ses ali-
ments après un quart d’heure d’ingestion.
(Septembre, 6). Retour à Lyon. Continuation des vomissements in-
coercibles.
En 1908 (janvier). Vomissements ; douleurs intestinales.
(Mai). Celles-ci, qui n’ont du reste jamais cessé, se font si rudes qu’il
devient quasi impossible à Mlle T. B. de marcher.
(Juillet). Elle rentre à l’hôpital horriblement défaite et amaigrie. On
la met au régime lacté ; elle vomit régulièrement son potage au lait à
midi et son potage au lait le soir.
(Fin juillet). La supérieure de l’hôpital, prévoyant une nouvelle opé-
ration, lui conseille un voyage à la campagne, afin qu’elle ne se laisse
pas trop anémier.
(Août). Elle passe ce mois chez son grand-père. Vomissements in-
discontinus, verdâtres, puants : carie dentaire.
(Septembre, 6). Retour à Lyon. Elle est conduite chez un dentiste,
qui déclare à sa marraine : « Cette jeune fille est sûrement tubercu-
leuse ».
(Octobre, 15). Rentrée à l’hôpital. Vomissements alimentaires et bi-
liaires presque indiscontinus ; toux fréquente. Un interne qui l’avait
auscultée lui dit qu’elle a le « cœur anormal ». Abdomen très dur, enflé
du côté droit ; points au cœur et dans le dos, pas plus nombreux, mais
plus pénibles qu’autrefois ; sueurs nocturnes abondantes, froides.
Deux ganglions se font sentir à la palpation, de chaque côté de
l’ombilic.
Traitement : badigeonnages d’iode ; huile créosotée.
Elle est dans un état pire qu’avant sa première opération. « Cette
jeune malade, porte une observation de cette date, n’a pas été amélio-
rée ». En conséquence, on se décide à une seconde opération.
(Novembre, 6). La seconde opération est pratiquée. On fait une en-
téro-anastomose, entre l’anse intestinale, susjacente à la gastro-entéro-
anastomose d’octobre 1906, et l’anse descendante.
On observe que l’induration à l’ombilic est sous-péritonéale. Il y a
gêne de circulation intestinale dans le côlon ascendant ; le cæcum est
distendu ; le côlon ascendant est de nouveau fixé par des adhérences ;
le côlon transverse, plein de scybales, forme un grand V, dont l’angle in-
férieur descend à la hauteur du cæcum. Ces désordres, déjà constatés à
la première opération, se sont renouvelés et ont nécessité la seconde.
774 LA SAINTE DE LA PATRIE

Quelque mieux se constate après cette seconde opération. La toux


cesse pendant plusieurs jours ; du 6 novembre à la mi-décembre, la ma-
lade ne vomit qu’une fois. Mais les sueurs nocturnes persistent ; les
renvois d’estomac aussi.
On continue de s’alarmer à son sujet à l’hôpital. On décide de la ren-
voyer à S.
La sœur, chargée de la salle où Mlle T. B. a été opérée, dit en écho des
médecins à sa marraine : « Vous allez la reconduire chez elle, mais vous
ne la garderez pas. Elle ne peut vivre : elle a deux lésions mortelles,
l’une au poumon, l’autre au cœur. Je vous le dis, parce qu’il vaut mieux
que les parents soient prévenus petit à petit ».
Le chirurgien disait à Mlle T. B. elle-même, avant son départ de
l’hôpital : « Je vais vous parler carrément ; prenez garde au brouillard.
Le côté droit de vos poumons m’inquiète ».
(16 décembre). Mlle T. B. rentre dans sa maison ; mais c’est pour
garder strictement le lit.
En 1909 (février). Mlle T. B. a une seconde hémoptysie. Les vomis-
sements ont repris, aussi nombreux que par le passé. La seconde opéra-
tion n’a pas eu d’effet plus durable que la première. La cause qui a né-
cessité les deux opérations recommence à agir.
(Mars, 21). Second départ de Mlle T. B. pour S.
Voyage très pénible. Deux crachements de sang.
Pendant tout le séjour à S., de mars à août 1909, toux continuelle.
Traitement : barres de feu équivalant à six cents pointes, disait le
médecin, à l’avant et à l’arrière, sommet du poumon droit, tous les
quinze jours ; sirop créosote ; gaïacol, sirop phéniqué.
Vomissements fréquents ; toux perpétuelle.
(Mai, 30). Crise « horrible » d’entrailles et d’estomac ; vomisse-
ments incoercibles.
À partir de ce moment jusqu’à sa guérison à Lourdes, Mlle T. B. ne
prendra qu’un peu de lait coupé d’eau de Vals, qu’elle vomit régulière-
ment dix minutes ou un quart d’heure après ; impossibilité de mar-
cher ; tout au plus la malade fait quelques pas, pliée en deux et appuyée
sur une canne ou un bras ; amaigrissement squelettique.
(Juillet). Même état. Sueurs nocturnes abondantes ; points au dos
extrêmement aigus ; difficulté telle de respirer, que souvent elle ne peut
demeurer couchée.
(17 août). La marraine, qui a conduit Mlle T. B. à S., va prendre congé
du médecin : « Cette enfant est bien malade, dit ce dernier, elle a le
cœur pris, le poumon pris… Je pensais que le traitement des pointes de
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 775

feu, les soins de tous les instants, le repos, l’air de la mer, pourraient
quelque chose sur votre pupille. Rien n’y peut ; elle est perdue ». Dans
une pièce écrite, le même médecin, ne considérant plus le poumon mais
l’estomac et l’intestin, dit : « L’estomac et l’intestin sont, aussi, atteints
de spasmes tellement douloureux et d’un fonctionnement tellement ir-
régulier, qu’ils compromettent chacun de leur côté presque journelle-
ment l’existence ».
(18 août). Départ de Mlle T. B. pour Lourdes, malgré son déplorable
état.
Pendant le voyage de 460 kilomètres, toux continuelle ; pour toute
nourriture, absorption d’un demi-litre de lait, pas tout à fait ; aussitôt
vomi.
(19 août, jeudi soir). Arrivée à Lourdes. Après un peu de repos, on
traîne Mlle T. B. comme on peut aux piscines ; elle s’y fait plonger ; elle
paraît à sa marraine « suffoquée, haletante, ayant grand’peine à avoir
sa respiration ». Rentrée chez elle, elle prend le restant de son demi-
litre de lait, qu’elle vomit immédiatement.
(20 août, vendredi). On la reconduit aux piscines ; elle veut y prier
les bras en croix ; soudain elle s’écrie : « Ah ! Que je souffre du cœur » ;
et tombe inanimée comme une masse.
Le chirurgien en chef des hôpitaux de St-Q., qui était peu loin de là,
accourt, se penche, ausculte.
– « Êtes-vous sa mère ? dit-il à la marraine.
– Non.
– A-t-elle ses parents ?
– Oui.
– Il faut leur télégraphier, il n’y a pas d’espoir ; suivant toute appa-
rence, ce sera fini aujourd’hui ».
Il fait cependant une piqûre ; Mlle T. B. ne réagit pas. Il prescrit la
traction de la langue. Au bout d’un long temps, Mlle T. B. produit un
mouvement ; il ordonne le transport à l’Hôpital des Sept-Douleurs.
Lui-même appelle l’aumônier : « Je n’ai qu’une peur, c’est qu’elle n’y
soit plus quand je rapporterai la potion que je vais lui préparer ».
L’aumônier administre les sacrements.
Il est important de donner la parole au chirurgien : « Je n’ai pu
constater, le matin du 20 août, disait-il dans sa déposition devant le
juge délégué, les lésions du cœur, parce que le cœur ne battait plus, ou
du moins le pouls n’était plus perceptible. La respiration était arrêtée.
Le réflexe pupillaire était complètement aboli. La malade était froide et
cyanosée ; bref, son état était tel, que c’est par acquit de conscience que
je fis commencer et continuer la respiration artificielle, les tractions de
776 LA SAINTE DE LA PATRIE

la langue et les frictions. J’ai dû ordonner une potion, mais sans avoir
d’ailleurs la moindre idée de guérison. On admit la moribonde à l’hôpi-
tal, où elle n’avait pas son logement, parce que tous croyaient ses der-
niers moments arrivés. Deux heures après, je retournai voir Mlle T. B. et
constatai des lésions mitrales très prononcées et que, dans des cas ana-
logues, je considère toujours comme fatalement mortelles : souffle au
premier temps à la pointe et dédoublement au deuxième temps. Étant
donné l’état de la malade, j’étais persuadé que ces lésions devaient
avoir une issue fatale, à très brève échéance ».
Et comme le juge devant lequel déposait le chirurgien lui disait :
– « Vous estimiez donc les chances de guérison très faibles ?
– Ce n’est pas faibles qu’il faut dire : c’est nulles », répondit-il.
Nuit terrible de souffrances.
(21 août, samedi). On lui donne le viatique. On la reconduit aux pis-
cines avec mille précautions. On la plonge évanouie, on la retire éva-
nouie. On la ramène à l’hôpital.
L’après-midi, on veut la conduire à la procession du Saint Sacre-
ment. Mais, à une centaine de mètres, les brancardiers s’arrêtent ; inu-
tile d’aller plus loin, disaient-ils : Elle est morte. On lui fait une piqûre
d’éther. Elle rouvre les yeux ; on se remet en marche, à raison de 800 ou
900 mètres parcourus en une heure et quart. On arrive à l’esplanade où
se déroule la procession. On la croit de nouveau morte : un médecin lui
fait une seconde piqûre. Le Saint Sacrement la bénit. Avant qu’elle re-
parte, une piqûre encore. Elle est rapportée à l’hôpital en 80 minutes !
(22 août, dimanche). Le matin, on veut lui faire faire la Commu-
nion, à la grotte, en viatique.
On la transporte, on la croit expirante : on appelle un prêtre, qui
l’absout pendant le voyage. On la ramène. Elle demeure dans son lit,
épuisée.
Après débat sur l’opportunité, ou l’inopportunité, de conduire Mlle
T. B. à la procession de l’après-midi, on décide de l’y mener. « Nous ne
sommes pas ici pour ceux qui se portent bien », dit son infirmière aux
opposantes.
L’après-midi, vers 2 heures et demie, les brancardiers la repren-
nent donc : à 25 mètres, la marraine dit : N’allez pas plus loin ; c’est
fini. Mlle T. B. rouvre les yeux ; on repart. On arrive aux piscines
comme on peut : on la plonge, on retire une loque : la tête est ballante,
elle a le râle de l’agonie.
Un médecin accourt. Il fait deux piqûres, ordonne aux brancardiers
de rentrer à l’hôpital : « Ce n’est pas un lieu pour mourir, ici », dit-il.
Mlle de B., l’infirmière, tient bon ; Mlle T. B. ira à la procession. Aussi
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 777

bien, rien ne vaut sur cet incident le rapport même du docteur, in-
croyant, alors, a-t-on dit, sans que nous le sachions positivement, et
converti par le fait qu’il constata.
« J’étais aux piscines ; un brancardier me reconnut à mon insigne
de médecin et me demanda de venir près d’une personne qui était très
mal. Sur un brancard plan, la tête très basse, par conséquent en posi-
tion ne favorisant pas la syncope, je trouvai Mlle T. B.
« J’ai vu mourir beaucoup de malades à l’hôpital. L’impression
d’un agonisant n’est nullement celle d’une personne en syncope acci-
dentelle. Mlle T. B. présentait vraiment l’aspect d’une personne qui
agonise ; elle avait les yeux chavirés, qui indiquent la paralysie céré-
brale commençante, les traits tirés, le nez pincé, les lèvres absolument
décolorées, la respiration très faible et le hoquet d’agonie. Quelques
personnes essayaient de lui faire prendre de l’eau de Lourdes (sans
succès d’ailleurs, tant la malade avait les dents serrées). Je jugeai le
traitement insuffisant, même dangereux, et je les bousculai. Avec une
seringue de Pravaz je fis deux piqûres au bras.
« J’eus l’impression que je piquais un bras de cadavre. J’imposai
aux brancardiers de repartir au plus vite pour l’hôpital, disant : Il ne
faut pas que cette personne meure devant la foule ; ce n’est pas la
place pour mourir.
« La malade ne réagit pas.
« Je fus tellement convaincu qu’elle était au bout, que je dis aux in-
firmières : Vous pouvez faire des piqûres à la caféine tant que vous
voudrez en la reconduisant à l’hôpital, si vous pouvez la prolonger
jusque-là.
« Je sais bien que c’est à ce moment qu’un brancardier, m’ayant
demandé s’il y avait quelque espoir, je lui répondis en haussant les
épaules : Si celle-là en réchappe, je me fais chartreux.
« À ce moment-là, je la perds de vue, et je m’en vais au bureau des
constatations ».
Tel était l’état où le mal avait conduit Mlle T. B., le dimanche 22
août 1909, vers quatre heures d’après-midi.
VI
Revenons maintenant en arrière, au vendredi 20.
La veille de ce vendredi, Mgr l’Évêque d’Orléans, installé à Bagnè-
res-de-Bigorre, où les médecins l’avaient envoyé soigner son larynx fa-
tigué, avait appris fortuitement que le pèlerinage national et le Tri-
duum en l’honneur de Jeanne d’Arc coïncidaient, par l’ordre de Mgr
l’Évêque de Tarbes. Il résolut d’aller, dès le lendemain, offrir ses de-
voirs à la Reine Immaculée et à sa fidèle servante du XVe siècle.
778 LA SAINTE DE LA PATRIE

Juste au moment où il descendait de voiture, en face de la Basili-


que, il rencontra le directeur du pèlerinage national.
Le directeur dit à l’évêque d’Orléans ce qu’il aurait dit à tout autre :
Monseigneur, vous viendrez bénir nos malades ?… L’évêque naturel-
lement y consentit, il s’achemina vers l’hôpital des Sept-Douleurs.
Dans l’une des salles gisait, depuis la fin de la matinée, Mlle T. B.,
que le prélat ne connaissait nullement, qu’il n’avait jamais vue ; demi-
morte parmi des estropiées, des aveugles, des paralytiques, des cancé-
reuses, toute la triste clientèle de la bonne Mère de Lourdes, expectan-
tes aquæ motum, attendant le bienfait de la sainte piscine.
Mgr d’Orléans leur souhaita la guérison. « Cependant, ajouta-t-il,
comme plusieurs, sans doute, n’auront pas ce bonheur ; de retour chez
vous, priez la Bienheureuse Jeanne d’Arc, de vous obtenir de Dieu, qui
seul opère les miracles, étant seul le maître de la nature, la santé. C’est
l’occasion pour elle de montrer sa puissance près du Très-Haut, si elle
veut être canonisée ». Il bénit et sortit.
Sur le seuil il s’arrêta : « Je n’ai pas dit à ces pauvres femmes ce que
je devais leur dire », confia-t-il à Mgr le Directeur : « Je rentre » ; et il
rentra.
« Il existe une doctrine, reprit-il, pas de foi, mais si glorieuse à la
Vierge !… Celle de saint Anselme, de saint Bernard, de saint Alphonse
de Liguori, de Bossuet, de tant d’autres : c’est que toutes les grâces
nous viennent par Marie. Elles nous ont été méritées par Notre-
Seigneur Jésus-Christ, unique médiateur, qui en amassa l’auguste tré-
sor par les actions de sa vie et l’effusion de son sang. Cependant, ce
sont les mains bénies de la Mère divine qui puisent en cette richesse,
et nous la distribuent, en absolue conformité avec la volonté de Dieu,
si bien que – et à parler sans figure – toute grâce obtenue, que nous le
sachions ou non, que nous l’ayons demandé ou non, a été préalable-
ment implorée, près du Père qui est aux cieux, par Marie.
« Or les miracles sont des grâces et n’échappent point à la loi géné-
rale.
« Voici donc ce que je peux conseiller à celles qui en auraient la dé-
votion :
« Qu’elles demandent à la Bienheureuse Jeanne d’Arc d’implorer
leur guérison de Notre-Dame de Lourdes. En même temps, qu’elles
supplient Notre-Dame de Lourdes d’exaucer la prière de Jeanne et
d’arracher le miracle à la bonté de Dieu. Si le miracle ainsi postulé se
produisait, j’ai le ferme espoir qu’il pourrait servir à la canonisation.
« Sous deux conditions cependant :
« 1º Que Jeanne seule, à l’exclusion de tout autre saint et de toute
autre sainte, soit suppliée de présenter votre requête à Notre-Dame ;
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 779

« 2º Qu’il soit spécifié, énoncé de cœur et de bouche, que si le mi-


racle se produit, il sera le signe que Dieu veut la Canonisation de la
Bienheureuse, et que conséquemment Sa Sainteté y pourrait procéder,
si Elle le trouvait bon et opportun ».
L’Évêque d’Orléans fut parfaitement compris.
À peine était-il parti, que ses deux infirmières, Mlle de S. et Mlle de
B., s’approchèrent de Mlle T. B.
– Vous êtes très malade, lui disaient-elles. Priez la bonne Vierge de
vous guérir au nom et pour la gloire de la Bienheureuse Jeanne d’Arc…
Si vous êtes guérie, nous dirons que Jeanne d’Arc a obtenu votre gué-
rison de Notre-Dame de Lourdes, et ce miracle servira à la faire cano-
niser. Voulez-vous prier ainsi ?… Il faut que vous soyez guérie au nom
et pour la gloire de la Bienheureuse.
– Je veux bien ; j’accepte, répondit Mlle T. B.
De ce moment, jusqu’au dimanche inclusivement, Mlle T. B., sa
marraine, Mlle de S., Mlle de B., prièrent, sous la forme et avec l’inten-
tion proposées par Mgr l’Évêque d’Orléans ; lequel ignorait, du reste,
si la semence qu’il avait jetée avait trouvé ou non une bonne terre.
Elles voulaient, racontent-elles dans leurs dépositions : « Que toutes
leurs prières allassent à Notre-Dame de Lourdes, par l’intermédiaire
de la Bienheureuse Jeanne d’Arc ; de telle sorte que si la guérison était
obtenue, elle fût attribuable à la puissance de la Bienheureuse près de
Marie… Elles entendaient toutes attribuer la guérison à Jeanne d’Arc
autorisée, accréditée près de Dieu, par Notre-Dame de Lourdes. Elles
formulaient expressément leurs invocations en ce sens… Elles implo-
raient le miracle expressément afin que le Pape pût canoniser Jeanne
d’Arc… ».
VII
Nous pouvons maintenant reprendre le récit des événements du
dimanche. Tandis que le médecin lançait son invective : « Si celle-là en
réchappe, je me fais chartreux », le triste brancard, où l’enfant ache-
vait de mourir, allait chercher une place dans la foule des malades
– trois mille – que le Saint Sacrement porté en procession devait bénir.
Mlle T. B., plongée dans une espèce de coma, n’entendant plus, ne
voyant plus, n’aperçut pas l’ostensoir, quand elle fut bénite. Celui qui
tient la plume portait, ce dimanche, le Saint Sacrement ; il peut attes-
ter qu’il remarqua cette enfant, et pensa n’avoir devant soi qu’un cada-
vre. Mlle de B. prenait soin de cacher le pauvre visage avec son om-
brelle, de peur de l’émoi de la foule.
Lorsque le Saint Sacrement eut passé, la marraine, Mlle de B., et un
sous-officier de cavalerie qui faisait fonction de brancardier, M. de D.,
780 LA SAINTE DE LA PATRIE

regardèrent l’agonisante. Elle n’avait fait, elle ne fit aucun mouvement.


Ils pensèrent : c’est bien fini.
Ce n’était pas fini.
VIII

Cette journée-là, Mgr l’Évêque de Tarbes, qui règle, et c’est de haute


sagesse, les invocations adressées par le héraut qui les clame et la foule
qui les répète, avait décidé qu’en raison du Triduum, après les suppli-
cations à Notre-Seigneur et à Notre-Dame, on en adresserait de paral-
lèles, si on peut parler ainsi, à la Bienheureuse Jeanne d’Arc.
La foule cria donc passionnément – ceux qui ont assisté à la scène,
au milieu de ces malades dont les yeux, les mains, le cœur, les bras, se
tendent vers la santé, vers le salut, savent combien ce mot est exact –,
la foule cria donc passionnément, suivant le rite accoutumé :
Jésus, fils de David, ayez pitié de nous !
Jésus, fils de David, guérissez nos malades !
Jésus, fils de David, faites que je marche !
Jésus, fils de David, faites que j’entende !
Jésus, fils de David, faites que je voie !
Mlle T. B. demeura prostrée.
La foule reprit :
Notre-Dame de Lourdes, priez pour nous !
Notre-Dame de Lourdes, guérissez nos malades !
Notre-Dame de Lourdes, faites que je marche !
Notre-Dame de Lourdes, faites que j’entende !
Notre-Dame de Lourdes, faites que je voie !
Mlle T. B. ne changea point.
Suivant l’ordonnance de Mgr Schœpfer, la foule continua :
Bienheureuse Jeanne d’Arc, priez pour nous !
« À ce moment précis Mlle T. B. s’est soulevée, a ouvert de grands
yeux », déposent sa marraine et Mlle de B.
La foule :
Bienheureuse Jeanne d’Arc, guérissez nos malades !
« J’ai senti la main de Mlle T. B. qui me tirait par le bras, car je priais
les yeux baissés ; et elle m’a dit : Je suis guérie », raconte Mlle de B.
La foule :
Bienheureuse Jeanne d’Arc, faites que je marche !
Mlle T. B. dit : « Je veux marcher ».
Mlle de B. lui conseilla : « Ne bougez pas. Vous n’êtes pas habillée ».
Au sortir de la piscine en effet, on n’avait pu lui mettre de corsage : on
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 781

l’avait seulement couverte d’un manteau. « De ces choses, j’ai le souve-


nir le plus précis », concluait sa marraine… « Ces instants ne peuvent
s’oublier quand on eut l’émotion de les vivre », concluait Mlle de B.
« On chanta l’Adoremus in æternum. Mlle T. B. le chanta avec la
foule. Jamais elle n’avait chanté aussi fort ».
Après la cérémonie, elle fut conduite au bureau des constatations.
Elle y retrouva le médecin d’avant la procession, qui ne l’attendait sû-
rement pas.
« Arrivée là, déposa Mlle T. B. avec une naïveté gracieuse, qui sent
la candeur de l’aveugle-né de saint Jean, je rencontrai un Monsieur
qui me regarda fort attentivement. Les brancardiers lui dirent :
– C’est votre malade.
Il répondit :
– Non. On ne revient pas de si loin.
Les brancardiers :
– Mais nous ne l’avons pas quittée depuis les piqûres de la piscine.
Le médecin :
– Je ne puis pas croire cela. Montrez-moi ces piqûres.
Il releva ma manche et vit la trace des piqûres. Ce monsieur pâlit :
il dit :
– Eh bien, je suis joli !
Et il avoua s’être engagé, si je guérissais, à se faire chartreux ».
L’intéressé a d’ailleurs lui-même raconté le fait :
« Dans un coin (de la salle d’attente du bureau des constatations),
assise sur un brancard, je vis une personne que, tout d’abord, je ne re-
connus point.
« Mais quand je retrouvai en elle ma malade des piscines, j’eus une
impression telle que je ne sais si j’en sentirai une pareille de ma vie.
Tout tourna autour de moi, brancards, chaises, personnes et murs. Je
me précipitai et levant la manche, je fis la constatation des deux piqû-
res qui se détachaient en noir.
« Mlle T. B. fut conduite par moi dans la salle principale du bureau
des constatations, où était le Dr Boissarie.
« Je fis un rapport sommaire sur ce qui s’était passé. Pendant ce
temps-là, Mlle T. B. restait debout. On l’interrogea un peu elle-même.
Elle répondit. Cette séance put durer un quart d’heure. La salle était
très mal aérée. Elle ne parut pas en souffrir : j’ai vu des personnes bien
portantes s’y trouver mal.
« Le Dr Boissarie me demanda si j’appartenais à quelque société
d’étudiants ou de médecins français.
782 LA SAINTE DE LA PATRIE

– Absolument pas.
– Eh bien, vous n’en êtes que plus indépendant ; je vous charge de
faire le rapport sur ce cas.
« Je repassai avec T. B. là où était son brancard ; elle s’y assit, et fut
transportée, quasi au pas de course, à l’hôpital. J’ai remarqué qu’elle se
tenait assise et non couchée. Les brancards sont extrêmement souples.
À chaque pas il y avait comme un mouvement de tangage, capable
presque de rendre malade une personne bien portante. Elle n’en souf-
frit pas. Elle riait et causait avec moi pendant que je courais à ses côtés.
« Je l’abandonnai pendant une demi-heure ; je sais qu’elle mangea.
« Je me retrouvai ensuite à l’hôpital pour faire mes constatations.
J’y rencontrai un médecin beaucoup plus âgé que moi ; son nom
m’échappe. J’auscultai la malade aux poumons, au cœur ; je la palpai à
l’estomac, à l’abdomen ; je vis les cicatrices des opérations antérieures.
« On avait constaté antérieurement deux ganglions, à la hauteur de
l’ombilic. J’ai la conviction que s’ils avaient été sensibles, je les aurais
trouvés. Je trouvai tout en parfait état, au cœur, aux poumons. Je sai-
sis au sommet du poumon droit une trace de cicatrisation. Le pouls
était plein et ferme. L’épigastre était indolore. L’abdomen était abso-
lument normal, sans météorisme, ne révélant aucune douleur à la
pression.
« Pour plus de sécurité, je priai mon confrère de bien vouloir re-
nouveler de son côté l’examen complet de la malade. Il le fit très cons-
ciencieusement, et son avis fut en tout conforme au mien. Je pris des
notes et me retirai.
« Le lendemain matin, je me levai de bonne heure. Je m’étais dit :
C’est trop beau ; ça ne durera pas. Il y aura une rechute foudroyante
dans la nuit. Je me rendis au bureau des constatations. J’y retrouvai
Mlle T. B. Elle me raconta qu’elle avait déjeuné d’un chocolat fort épais.
Je l’examinai à fond. Aucun organe n’avait fléchi depuis la veille. La
guérison s’était donc affirmée.
« Tous les symptômes morbides disparurent à la fois, symptômes
d’estomac, symptômes du cœur, symptômes des poumons, symptômes
abdominaux. Elle monta les escaliers et les descendit, sans lassitude ;
elle put prendre n’importe quelle nourriture et la digérer ».
Ainsi déposèrent, de leur côté, la malade et sa marraine.
Mlle T. B. fut suivie de très près, sur notre ordre, et de son consen-
tement, par son médecin ordinaire à Lyon. Il s’agissait de savoir si la
guérison se démentirait. Or, six mois plus tard, il nous écrivait : « Je
déclare que T. B. n’a cessé, depuis les événements de Lourdes, de pré-
senter les signes d’un complet rétablissement, avec retour de l’appétit,
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 783

de la digestion, des forces, de la gaieté, du sommeil, du goût et de l’ap-


titude au travail, en un mot, de tous les attributs de la santé ».
En juin 1911 il nous renouvelait son attestation.
Des photographies radioscopiques justifiaient cet avis. La balance
même lui donnait du crédit. On pesa Mlle T. B. : elle avait augmenté de
onze kilos.
Après neuf ans de bonne santé, elle fut atteinte, nous a-t-on dit, au
milieu d’une épidémie qui n’avait rien de commun avec ses maux de
jadis, la grippe espagnole, dont le passage à Lyon laissa tant de victi-
mes.
Elle s’éteignit comme une prédestinée, entre les bras des siens,
vraiment digne d’être présentée en modèle à celles de son âge et de sa
condition.
IX
Tels sont les deux faits que nous avons présentés au Siège Aposto-
lique comme capables de retenir son attention. Nous en avions étudié
un troisième : la préservation merveilleuse d’un vieux matelot de Tri-
behou (Manche) que tous avaient cru – et au meilleur droit – dévoré
par un incendie. Il était convaincu, ainsi que de nombreux témoins,
qu’il avait été sauvé par l’intercession de la Bienheureuse. Dans son
extrême péril, il lui avait adressé cette humble et naïve prière : « Bien-
heureuse Jeanne d’Arc, vous savez combien on souffre à mourir brûlé.
Et puis, vous étiez toute pure ; moi je suis un grand pécheur, sauvez-
moi, je me convertirai ». Jean Dumoitier avait été sauvé. Il s’était con-
verti. La foi du vieil homme rude était admirable.
Pour des raisons multiples : notions spéciales qu’il fallait alléguer,
difficultés inhérentes à l’établissement d’un miracle de préservation,
désir d’économiser du temps, nous retirâmes spontanément le fait ;
nous réservant d’y revenir, s’il y avait nécessité. Il n’y eut pas nécessi-
té. Nous n’en dirons donc pas davantage de lui.
X
L’examen des faits prodigieux s’accomplit en soixante-quatre séan-
ces, qui s’ouvraient le matin à neuf heures, s’interrompaient à midi, se
reprenaient à deux heures, et finissaient à cinq. Les procès-verbaux
remplissent quatorze ou quinze cents pages in-folio. Les objections en
contiendront autant : et nos réponses notablement plus.
Les interrogatoires du Promoteur de la Foi, et les délégations indis-
pensables, furent délivrés à Rome, le 28 juin 1911. Ils nous parvinrent,
le 4 juillet. Le 5, eut lieu la séance d’ouverture. Le 2 novembre, se fit la
séance de clôture. Douze témoins furent entendus dans le premier
784 LA SAINTE DE LA PATRIE

procès ; onze dans le second. Sur ce nombre, quatre médecins compa-


rurent dans chacun des deux.
La composition du tribunal, sous la présidence effective de l’évê-
que, fut à peu près la même que celle des procès précédents 1.
L’évêque d’Orléans remit la procédure à la Congrégation des Rites,
le 10 novembre ; les auditeurs de Rote la déclarèrent valide, un mois et
demi plus tard.
Comment la Congrégation des Rites a-t-elle accueilli les faits sou-
mis à son jugement ?
Celui qui s’engage dans une cause de Canonisation doit s’attendre à
des difficultés. L’acte qui présente au culte de l’humanité croyante une
créature humaine est grave. Le jugement de l’Église, qui le prépare, ne
saurait être que sévère. La Cause de Jeanne ne pouvait échapper à
cette loi ; elle la devait subir plus que nulle autre.
Les prophètes de malheur ne manquèrent pas.
Nous n’avons jamais perdu confiance, même quand tout, un jour,
parut désespéré. Très certain que Dieu avait fait des miracles, nous ne
pouvions admettre qu’il les laisserait traiter comme il laisse traiter les
feuilles mortes.
Effectivement, s’il a permis que nous fussent imposés des procédu-
res et des médecins supplémentaires, de très longs et très périlleux
débats, ce ne fut que pour mettre en relief la haute valeur dogmatique
des faits allégués, et l’infini sérieux avec lequel traitent les Consulteurs
des Rites.
XI
Les critiques contre le miracle A. M. furent principalement d’ordre
médical, et contre le miracle T. B., d’ordre théologique. Expliquons :
Le médecin romain auquel fut confié le rapport sur la guérison de
A. M. s’était, au cours d’une brillante carrière, principalement occupé
d’ostéite tuberculeuse. Il crut reconnaître, à plusieurs symptômes ins-
crits dans l’histoire clinique de Mme A. M., la maladie qu’il avait tant
fréquentée ; et il affirma qu’il ne s’agissait point, dans le cas soumis à
la Congrégation, de mal perforant plantaire, tirant son origine des cen-
tres nerveux, mais d’ostéite tuberculeuse. Les premiers chirurgiens
avaient mal vu. « D’ailleurs, concluait-il, que nous soyons en face
d’une ostéite tuberculeuse, ou en face d’un mal perforant plantaire, le
miracle est aussi évident en un cas que dans l’autre ».
Ce dernier point de vue était vrai. Mais les Consulteurs ne pou-
vaient manquer de tenir à être fixés sur la nature vraie du mal.

1 L’évêque président, juge délégué ; les autres juges délégués : MM. d’Allaines, Genin, Branchu,

Despierres, Filiol : promoteurs : MM. Boullet, Maillard ; notaire : M. Boteau.


DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 785

À la Congrégation anté-préparatoire (15 avril 1913), ils prononcè-


rent qu’avant de passer outre, il convenait de soumettre à un médecin
d’office les diagnostics contradictoires, afin que fût éclairée la voie.
Le médecin d’office, docteur N., crut, comme le docteur P., à une
ostéite tuberculeuse.
Les cardinaux appelés à en délibérer le 26 mai 1914, s’inspirant du
premier arrêt, réclamèrent un nouveau médecin d’office, qui finirait
sans doute par tirer l’affaire au clair.
Dans ces réunions de 1913 et de 1914, les Consulteurs de la Congré-
gation, simples théologiens et cardinaux, avaient étudié le miracle T.
B. en même temps que le miracle A. M. Nous venons de voir comment
ils avaient envisagé le second : où en arrivèrent-ils, et par quelles
voies, relativement au premier ?
La guérison de Mlle T. B. eut à supporter du Promoteur de la Foi
quelques attaques médicales : le Promoteur faisait son devoir. Il était
cependant facile de deviner qu’il le faisait sans conviction ; tant les
phénomènes morbides avaient été caractérisés ; tant ils avaient été
examinés avec attention au cours des opérations et des traitements
successivement imposés ; tant enfin la guérison avait été éclatante.
L’objection banale ne pouvait pas ne pas se produire : N’y aurait-il
pas de l’hystérie, en cette affaire ?
Nous avions pris Nous-même l’initiative de soulever la difficulté.
– Jamais il n’y eut en Mlle T. B. trace d’hystérie, nous répondit son
médecin ordinaire.
– On ne simule pas les phénomènes dont j’ai été le témoin. Ils ne
venaient pas de l’hystérie. En reprenant connaissance, Mlle T. B. était
absolument calme ; sans aucune excitation nerveuse.
Ainsi s’exprime le chirurgien de S., qui avait soigné la jeune fille, le
vendredi 20 août.
Celui qui avait vu et soigné Mlle T. B., le dimanche 22, ne fut pas
moins positif.
Enfin, nos deux médecins d’office, dont l’attention fut appelée très
spécialement sur ce point, cherchèrent, sans rien trouver, la trace du
redoutable et étrange mal.
XII
Ne pouvant ébranler le miracle comme miracle, Mgr le Promoteur
se rejeta sur et contre les conclusions que nous en tirions ; et il faut
d’ores et déjà en convenir, il était, en cet effort, très appuyé. L’opposi-
tion devint théologique.
Ce n’était pas l’Évêque d’Orléans qui avait organisé le pèlerinage
national : en 1909, comme dans les années antérieures et dans celles
786 LA SAINTE DE LA PATRIE

qui suivirent, ce vaste mouvement de malades, de fidèles, de curieux,


qu’on a pu appeler justement « les foules de Lourdes », relevait d’une
autorité, d’une initiative, qui lui étaient parfaitement étrangères. Il
n’avait pas sollicité de Mgr l’Évêque de Tarbes l’association du Natio-
nal et du Triduum en l’honneur de Jeanne d’Arc, récemment béati-
fiée : aucun rapport n’avait été établi sur ce sujet, entre lui et le Prélat
gardien de la grotte fameuse. Encore moins avait-il fait le rêve singu-
lier, puéril, de dériver, à la gloire de la Bienheureuse Jeanne d’Arc, des
miracles appartenant à la Vierge Immaculée ; et cela, en spéculant sur
la circonstance heureuse que la Reine du Ciel et sa servante du XVe siè-
cle étaient simultanément invoquées. Il n’avait échafaudé, sur cette
base, ni système d’intercession capable de séduire Dieu, seul auteur du
miracle, ni système de plaidoirie capable d’illusionner les consulteurs
des Rites. Il n’avait pas cette ingénuité d’estimer les juges Romains si
faciles à tromper, ou cette pauvre philosophie de croire que le Tout-
Puissant « se pipe au jeu des miracles ». Néanmoins des rumeurs ten-
dancieuses avaient circulé sur ces points divers. Parties des salons ou
de la place publique, nées, comme il advient souvent, de l’inconsidéra-
tion, du besoin de parler et de paraître savoir, pas méchantes dans leur
principe, malfaisantes dans leurs conséquences, elles firent quelque
chemin, et parvinrent à préoccuper ceux-là mêmes, qui, par leur con-
dition et leur responsabilité, avaient le droit de n’être pas préoccupés
en une Cause spécialement délicate.
L’ambiance étant telle que nous venons de la décrire, populaire et
gens instruits se mêlèrent au débat. Ce qui aurait pu rester le lot des
cénacles, descendit dans la rue : nous l’y avons rencontré.
Il n’est pas possible, articula-t-on d’abord, qu’un saint, une sainte,
obtienne de Dieu quelque miracle que ce soit à Lourdes. Les saints et
les saintes sont forclos de ce domaine exclusif de l’Immaculée.
Ce nuage intéressa la foule pieuse.
Naturellement, on demandait de quelle révélation, publique ou pri-
vée, mais autorisée, sortait une pareille impossibilité. Nul ne répon-
dait ; mais l’obstination dans cet à-priorisme ne cédait pas. La dévo-
tion même aidait l’obstination.
On continuait : Mlle T. B., allant de S. à Lourdes, n’a prié que Marie.
De quelle autorité l’Évêque d’Orléans et les infirmières ont-ils fait dé-
vier son intention ?
– D’aucune autorité : l’évêque ne connaissait ni Mlle T. B. ni ses in-
firmières. Il n’a pesé sur personne. Les infirmières ont proposé à Mlle
T. B. une forme de supplication que le prélat avait recommandée. Mlle
T. B. accepta, il est vrai. La bonté divine a couronné par un miracle
cette confiance. Voilà tout.
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 787

– Mais Marie a été invoquée seule d’abord. Jeanne ensuite avec


Marie ; à qui est le miracle ?…
– Que Marie seule ait été d’abord priée par Mlle T. B., le fait est in-
déniable. Mais, quand après l’allocution de l’Évêque d’Orléans, Jeanne
d’Arc fut invoquée, ce ne fut pas simultanément avec Marie. Les sup-
pliantes ne demandaient pas à la Reine et à sa servante de guérir Mlle
T. B. : auquel cas, le miracle eût été certainement attribuable à Marie,
d’après la sage législation des Rites. Ce fut autre chose qui se passa.
Devenues certaines par la courte instruction de l’Évêque, que les grâ-
ces nous viennent toutes par Marie, les principales intéressées de-
mandèrent à Jeanne d’obtenir de la Vierge son intervention près de
Dieu, seul auteur des miracles, et à la Vierge d’accéder à la supplica-
tion de Jeanne ; ajoutant explicitement la clause, que si le miracle était
obtenu, il servirait, dans la mesure où le Pape le jugerait bon, à la Ca-
nonisation de la Bienheureuse. Il était du droit de Mlle T. B. et de ses
compagnes de prier ainsi, et de conditionner le miracle qu’elles sollici-
taient, d’une clause que personne n’a le droit de négliger, quand Dieu
même l’a ratifiée par une évidente intervention de sa Providence.
– Nous entendons : mais ce que vous stipuliez ainsi, qui nous assure
que Dieu l’agréait ? Lorsque Dieu a décrété un miracle, aucune condi-
tion posée par l’homme ne peut l’empêcher de le réaliser. Vous lui de-
mandez un miracle pour prouver qu’Arius est un saint ; Arius n’est pas
un saint ; il n’importe ; Dieu, si le miracle est de son décret, le réalisera.
Si vous vous avisez d’en conclure qu’Arius est un saint, vous vous trom-
perez : ce ne sera qu’une erreur de plus à votre passif. Il n’y a pas de lien
logique entre le miracle et les déductions que votre fantaisie en tire.
– Ah ! Dieu réaliserait un miracle, même imploré en vue d’établir
qu’Arius est un saint, si le miracle était de son décret ! Ah ! Il n’y a point
de lien entre le miracle et le texte de l’imploration du miracle ! Cette
théologie, nous la connaissons : c’est celle de Durand de Saint-Pour-
çain : elle a été réprouvée par l’École. Du reste, un miracle de cette sin-
gulière sorte, où fut-il jamais rencontré ? À quelle page des Annales de
l’Église ? Par qui fut-il opéré ?… Daignez faire attention : les vrais mira-
cles, étant l’œuvre de Dieu, doivent avoir une fin, et cette fin doit être
digne de l’Infinie Sagesse. Daignez faire attention encore : lorsqu’il y a
eu invocation, afin d’obtenir un miracle, et quand celui-ci s’est produit :
1º c’est dans la teneur de l’invocation qu’il faut chercher le secret de la
fin que s’est proposée Dieu, en l’opérant : 2º quelle que soit la cause de
l’imploration, par exemple, qu’il ait été sollicité pour confirmer une vé-
rité ou pour démontrer la sainteté d’un homme, du moment qu’il est, la
vérité dont il s’agit ou la sainteté de l’homme doivent être tenues pour
absolument certaines. Benoît XIV l’a déclaré formellement : « Suivant
le gouvernement de la Divine Providence, il est impossible que de vrais
788 LA SAINTE DE LA PATRIE

miracles soient faits pour confirmer une fausse doctrine ou une fausse
sainteté » 1. Et le fidèle disciple de saint Thomas, de reconnaître qu’il a
emprunté cette doctrine à son Maître, auquel on doit l’axiome théologi-
que bref et décisif : « Les miracles prouvent ce pour quoi ils ont été de-
mandés, ce pour quoi on y a fait appel ». Daignez faire attention tou-
jours… Dieu n’a-t-il pas voulu, en choisissant un certain moment pour
opérer la guérison de T. B., vous en indiquer le principe et le but ? Car
enfin ce n’est pas aux piscines qu’elle eut lieu ; ce n’est pas quand pas-
sait l’Auguste Sacrement ; ni quand la foule invoquait Jésus fils de Da-
vid, ou Notre-Dame de Lourdes, très pure guérisseuse ; ce fut quand
elle invoqua Jeanne d’Arc ; à cet instant précis. Elle clama : Bien-
heureuse Jeanne d’Arc, priez pour nous ! Mlle T. B. sortit du coma. Elle
clama encore : Bienheureuse Jeanne d’Arc, guérissez nos malades ! Mlle
T. B. dit : Je suis guérie ; et elle l’était. Elle clama une troisième fois :
Bienheureuse Jeanne d’Arc, faites que je marche ! Mlle T. B. dit : Je veux
marcher. Comment Dieu eût-il pu s’exprimer plus clairement ?
Il est vrai ! Néanmoins, les convictions – voilà un mot qui s’écrit
toujours avec respect –, les convictions opposées ne cédaient point.
Les animadversions, ainsi qu’on s’exprime a Rome, s’allongeaient
par centaines et centaines de pages : revenant sur elles-mêmes, renais-
sant alors qu’on les croyait enterrées, s’aiguisant jusqu’à d’incroyables
subtilités. Et l’on sentait que ce n’était pas simple virtuosité théologi-
que, que c’était résolution arrêtée d’amener l’échec, parce que l’échec
était considéré comme de la justice.
Toutefois, grâce à une excellente défense, les choses furent mises
au point, et dans la Congrégation du 26 mai 1914, le miracle de Lour-
des ne fut pas accueilli sans faveur par un nombre notable de Pères.
XIII
Or, ce fut parmi cet apaisement, que s’éleva la plus terrible bour-
rasque qu’ait connue la Cause.
Sa Sainteté Pie X, jusque-là si sympathique, prit le parti de la sus-
pendre. Les bruits dont nous avons parlé avaient été portés jusqu’au
saint Pontife ; nous avons des raisons de croire qu’ils avaient alarmé
sa loyauté sans tache.
La nouvelle du désastre nous arriva le 27 juin. Nous sollicitâmes
immédiatement une audience, par dépêche adressée à Son Éminence
le Cardinal Secrétaire d’État. Elle ne put nous être accordée. Il ne nous
restait plus qu’une ressource : la prière. Nous partîmes pour Lourdes,
afin de confier l’affaire à Notre-Dame. Elle la regardait seule désor-

1 Benoît XIV, LIV, C. IV, nº 2.


DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 789

mais, puisque l’accès du trône apostolique nous était fermé. La Vierge


Immaculée défendit son œuvre.
Sur ces entrefaites, en effet, un événement qui semblait devoir être
sans répercussion sur la Cause, et qui la sauva, se produisit. Mgr Salot-
ti, notre avocat, fut agrégé au collège des avocats consistoriaux. C’était
la récompense méritée d’une compétence juridique et d’un zèle sacer-
dotal appréciés, reconnus. Il alla, le 20 juillet, remercier Pie X. Pie X se
souvint que le jeune prélat était l’avocat de la Cause de Jeanne ; et,
peut-être, afin d’assurer une information de plus à sa conscience très
droite, très délicate :
– Monsieur l’avocat, dit-il, faites attention à vos Causes.
– Saint-Père, mes Causes principales sont celles du Bienheureux
Curé d’Ars et celle de la Bienheureuse Jeanne d’Arc. Je vois leurs sta-
tues sur la table de travail du Pape.
– Oh ! pour le petit Curé, bien ; mais pour Jeanne d’Arc, c’est autre
chose…
Mgr Salotti a du courage autant que du talent. Il saisit la balle au
bond :
– Votre Sainteté veut-elle me permettre de lui raconter sommaire-
ment les miracles de la Bienheureuse, en toute franchise, tels qu’ils ré-
sultent des actes du procès ?
– Oui, dites.
Pie X écouta gravement, attentivement, le récit. Puis :
– Ce fut bien ainsi ?
– Ce fut ainsi.
– Il faut reprendre la Cause. Prévenez à la Congrégation.
– Il faut reprendre l’examen des deux miracles, Saint-Père ? insista
l’avocat.
– Oui, des deux miracles.
Un mois plus tard, c’était la guerre. Pie X s’endormait dans le sein
de Dieu. Mais auparavant, il avait pris, tout fatigué qu’il fût, une con-
naissance personnelle des faits. Et il en avait dit sa suprême pensée au
plus intime de ses amis, le Cardinal Merry del Val.
XIV
Sa Sainteté Benoît XV, montant sur le trône de Pierre, voulut bien
accepter en charge le legs de son prédécesseur. Les deux miracles fu-
rent remis à l’étude. Les Cardinaux des Rites, ainsi qu’on l’a raconté,
avaient appelé un second médecin d’office, qui tranchât la question de
diagnostic quant au miracle A. M.
790 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le Cardinal Granito di Belmonte, devenu ponent de la Cause, en


remplacement du Cardinal Ferrata décédé, lui apportait tout son zèle
éclairé. Il confia la tâche exigée par ses Éminents Collègues à un pro-
fesseur très réputé de l’Université de Naples.
Celui-ci réfléchit mûrement, et conclut contre ses confrères P. et N.
Il ne s’agissait pas d’ostéite tuberculeuse, mais de mal perforant plan-
taire, d’origine mécanique, acquis probablement en des marches exa-
gérées ou par suite des pressions de quelque méchante chaussure. Il
avait dû s’ensuivre comme une pustule sous le talon, puis le reste.
Ces commémoratifs présentés par le consciencieux et docte chirur-
gien, comme de simples hypothèses, étaient sans réalité objective,
d’après les actes du procès.
Ce diagnostic se rapprochait du premier, mais par les termes seu-
lement ; puisque, dans sa réalité profonde, le premier évoquait une
maladie des centres nerveux, et celui de Naples, une lésion locale. Du
reste le Maître napolitain, rejoignant l’opinion des Docteurs P. et N.,
après quelques hésitations venues d’une notion incomplète du miracle
vénielle chez un laïc, avait affirmé la valeur thaumaturgique de la gué-
rison A. M. Étant donné, ainsi qu’il l’exprimait, « sa rapidité de fou-
dre », il avait fallu qu’une force supérieure à celle de la nature rempla-
çât près d’elle l’indispensable collaboration du facteur temps.
Sa Sainteté Benoît XV suivait l’affaire dans le plus petit détail ; et,
sentant toute l’étendue de sa responsabilité devant Dieu et les hom-
mes, les moindres ombres du débat étaient visiblement à charge à sa
grande âme de pontife. La très courte indécision du Maître napolitain
ne lui avait pas échappé, et quoique la cause en fût bien où nous avons
dit, elle l’inquiétait.
Il nous imposa un troisième médecin d’office, statuant que ce serait
le dernier, à quelques conclusions qu’il fût abouti.
Le professeur C., de Rome, fut choisi, pour son incontestable valeur
scientifique et sa haute tenue morale.
Il fit attendre longuement sa solution : nul n’en fut surpris ; son ju-
gement médico-légal ne pouvait en avoir que plus de prix.
L’exorde de cet acte est marqué d’un caractère comme solennel :
« J’ai étudié attentivement tout le procès et les nombreux rapports
rédigés par mes distingués confrères. Je reconnais, sans peine, qu’un
examen du sujet pendant sa maladie assure le diagnostic. Cependant,
je déclare en toute conscience, me trouver en état de pouvoir émettre
un jugement complet et sûr » 1.

1 Judicium medico-legale, 1-2.


DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 791

Puis se plaçant in medias res, en plein sujet :


« Il y eut deux diagnostics émis sur le mal de Mme A. M.
« 1º Ce fut une ostéite tuberculeuse du talon.
« 2º Ce fut un mal perforant plantaire ».
L’expert établit que ce ne fut pas l’ostéite tuberculeuse ; il établit de
même que ce fut le mal perforant plantaire, un mal perforant venu du
désordre des centres nerveux. Après chacune de ses articulations, les
preuves s’accumulent ordonnées, précises, claires. Il concluait :
« La maladie de Mme A. M. fut très grave, insusceptible de guérison,
d’après tous ceux qui en ont traité. Si, après un repos très prolongé,
quelque amélioration semble survenir, elle n’est jamais que tempo-
raire. Chez notre malade, comme l’écrivit le professeur F., la guérison
fut « foudroyante ». Rappelons que le calcanéum était dénudé le 3 et le
4 février avec une lésion profonde, et que le 6 et le 7 du même mois,
non seulement la lésion était parfaitement fermée, mais la trace de la
cicatrice n’existait pas.
« La guérison de Mme A. M., non seulement fut prodigieusement
rapide, elle fut complète, durable ; et tout cela, sûrement, est dû à une
intervention surnaturelle » 1.
Ainsi se termina ce long périple autour du domaine des hypothèses
médicales. On avait avancé lentement, péniblement, à travers des dé-
troits, des écueils, des pertuis, parce que, dès les premières encablures,
par un coup de barre, qui n’était pas du fait de la Congrégation des Ri-
tes, le cap avait été mis sur un point d’erreur. De ce moment, l’Esprit-
Saint ne cessa jamais son rôle de pilote préservateur. Sans violenter
qui que ce soit, ni quoi que ce soit, il souleva un remous, toutes les fois
que les siens furent près d’aborder à une terre mal solide. Ce fut sa
manière de mener la barque apostolique jusqu’à la région où brillait le
soleil de la vérité.
XV
Le suprême travail était si solidement construit, si raisonnable, si
vraiment et simplement savant, qu’il conquit tous les esprits.
En même temps, la solution des problèmes théologiques soulevés
autour du miracle de Lourdes, avançait. Un mémoire de Mgr l’Évêque
d’Orléans, bien plus encore l’approbation que lui avaient donnée des
théologiens éminents, n’étaient pas demeurés sans profit. L’équité, qui
est la loi des tribunaux Romains, avait fini, étant bien éclairée, par
triompher des rumeurs troublantes. Tout s’illuminait et se pacifiait.

1 Judicium medico-legale, 17-18.


792 LA SAINTE DE LA PATRIE

Le Souverain Pontife jugea l’heure venue d’évoquer la Cause à son


tribunal propre, dans une séance solennelle, qu’il présiderait person-
nellement.
Elle eut lieu le 18 mars 1919. Ce ne fut pas une Congrégation ordi-
naire. Treize Cardinaux – tous ceux qui pouvaient y assister –, vingt-
deux consulteurs 1, trente-cinq votants, y prirent part ; elle dura de dix
heures du matin à une heure d’après-midi.
Conformément aux règles, chacun des Pères donna son avis. Les
conclusions furent ou négatives ou affirmatives, pour le rejet ou l’ac-
ceptation des miracles. Devant le Pape nul ne put se réfugier dans
l’abstention, même l’hésitation.
Le secrétaire totalisa les avis : tant contre, s’il y en eut ; tant pour.
Le secret, bien gardé, de l’addition, gît dans les archives : il ne nous
appartient pas.
On tiendra pour certain toutefois que le jugement fut heureux à la
Cause.
XVI
Sa Sainteté Benoît XV n’ignorait d’ailleurs pas que, si elle approu-
vait les miracles, elle suivrait la ligne de son prédécesseur. « Néan-
moins le Saint Père différa son avis suprême, avertissant les consul-
teurs qu’il fallait par d’instantes supplications chercher à connaître la
volonté de Dieu ».
Une quinzaine plus tard, le 6 avril « il découvrit sa pensée ». C’était
le jour de la Passion. Une foule, aussi considérable que la pouvait
contenir la salle du Consistoire, s’était réunie pour en avoir la primeur.
Les veuves françaises de la guerre, venues pour offrir leur hommage
au Pape et lui confier leur chagrin, étaient présentes au premier rang.
Sa Sainteté ordonna que lecture fût donnée de son décret, qui ratifiait
deux miracles, « le premier, la guérison instantanée et parfaite de A.
M. d’un mal plantaire perforant ; le second, la guérison instantanée et
parfaite de T. B. d’une tuberculose péritonéale et pulmonaire et d’une
lésion organique de l’orifice mitral ».
L’Évêque d’Orléans remercia le Pape avec l’effusion la plus respec-
tueusement filiale.
Il s’exprima comme il suit :
Très Saint Père,
Que ma première action de grâces soit pour notre Dieu, dont le souverainement
sage et absolu vouloir a résolu, disposé, opéré les deux miracles, que constate et
couronne cette auguste solennité.

1 Lettre de M. le Postulateur Hertzog, 18 mars 1919.


DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 793
Que ma seconde acclamation aille à Notre-Seigneur et à la bonne Vierge Marie, sa
mère ; Lui, cause méritoire de toutes grâces ; Elle, son canal prédestiné. Ainsi qu’il
sied à leur munificence, Ils ont rendu à Jeanne, et au centuple, les honneurs qu’ils
en reçurent. Elle s’était proclamée leur chevalier, en inscrivant sur sa bannière leurs
inséparables noms : « Jhesus, Maria ». Ils se sont montrés ses généreux suzerains
en lui dévoluant, sans doute possible, en la ville sacrée de Lourdes, quelque part de
leur puissance.
Ces hauts devoirs remplis, je peux et dois m’agenouiller devant le trône apostolique.
Votre Sainteté daignerait-Elle se souvenir qu’au mois de décembre 1914, Elle me di-
sait : « Qui sait ! Dieu me réserve peut-être de canoniser votre Bienheureuse Jeanne
d’Arc ». Je mis ce mot dans un coin très clos et très chaud de mon cœur. Il alla y re-
joindre celui-ci de Pie X : « Je désire plus que vous la Béatification de Jeanne d’Arc »
(c’était beaucoup dire) ; et un second de Léon XIII. En 1896, prenant congé de l’illus-
tre vieillard, je lui demandais qui charger à Rome de veiller sur cette Cause, aimée
de Lui en poète et en grand homme d’Église : « Chargez-en le Pape », me répondit-Il,
de sa voix profonde, dans son imperatoria lingua.
Aussi bien, Très Saint Père, Votre Sainteté en continuera d’autres que ses deux pré-
décesseurs. Benoît XIV, dont Elle est vraiment l’héritier par le nom et les vastes
connaissances, s’étonna qu’il n’eût pas été songé à introduire la Cause de Jeanne ;
Calixte III vengea sa mémoire des scélératesses du tribunal de Rouen ; Pie II l’appe-
lait stupenda virgo, la vierge qui stupéfie.
Jeanne avait réitéré ses appels au Pape : son instinct, sa foi, la guidait bien : jamais,
jamais, les Papes n’ont regardé cette créature, simple comme les agneaux de son
troupeau, loyale, courageuse comme une lance de chevalier, pure comme un lis,
amoureuse de l’Eucharistie, de la Vierge, des Saints du Paradis, à en pleurer ; hum-
ble, douce, pitoyable aux malheureux parmi les plus inouïs triomphes, patiente et
résignée parmi les plus atroces martyres ; celle qui jouit de la familiarité des Anges,
telle Françoise Romaine ; qui remit un peuple en possession de son légitime souve-
rain, telle Catherine de Sienne ; qui rayonna l’innocence, telle Cécile la patricienne ;
qui vit en esprit la bataille de Rouvray, tel Pie V la bataille de Lépante ; qui ressusci-
ta l’enfant mort de Lagny, comme il advint à Colette de Corbie ; qui passait de lon-
gues heures nocturnes en prières, qui menait, parmi les camps et les prisons, une vie
de jeûne ; celle dont le bûcher consuma l’humaine chair, tandis que son âme s’éle-
vait au ciel sous la forme d’une colombe, comme avait fait l’âme de Scholastique ;
celle qui pratiqua les vertus et reçut les dons de la sainteté, autant que n’importe
quelle autre, si bien que Godefroy Kurth, l’illustre historien belge, déposant devant
nous, sous la loi du serment, confessait : « Depuis le Christ et la Vierge Marie, je
n’en connais pas qui soit plus digne qu’elle de la religion des autels » ; celle-là donc,
cette merveille de la nature et de la grâce, nul pape ne l’a regardée au visage, sans lui
avoir rendu la seule chose dont elle avait besoin, la justice.
Parmi ces justiciers, Sa Sainteté tiendra sans conteste la première place.
Or il est impossible, si l’on admet que le Maître de toutes choses soit l’honorum dis-
tributor, le maître des honneurs, qu’il n’existe pas des motifs de cette prédestina-
tion ; il est même impossible, à rechercher attentivement, qu’on ne saisisse point
ceux-ci dans certaines affinités, certains voisinages d’esprit et de cœur.
Elle fut une guerrière, mais une guerrière pacifique, quoique ces deux mots rappro-
chés semblent s’opposer ; elle ne croisa le fer avec les Anglais qu’après les avoir
sommés par trois fois à intervalles nettement séparés, de signer un traité. Avant tout
et plus que tout, elle voulait une paix juste, et durable parce qu’elle serait juste.
Et vous donc, Saint Père ! N’avez-vous pas émis le premier ces pensées autour des-
quelles prétendent travailler maintenant dans une conférence illustre, les plus in-
transigeants apôtres de la pacification internationale !
794 LA SAINTE DE LA PATRIE
Elle fut une politique, mais une politique simple et droite : les peuples chacun chez
eux, leurs chefs à leur place, l’Angleterre dans son île, la France derrière ses frontiè-
res.
Et vous donc, Saint Père ! N’avez-vous pas voulu naguère, et avant tout dénoue-
ment, la Belgique, la Serbie, l’Italie, la France, vidées de l’invasion, maîtresses chez
elles ; et les peuples exprimant librement leurs aspirations !
Elle fut une théologienne sociale ; elle proclama le pouvoir du Christ, Fils de Dieu,
sur princes et peuples ; de cette idée son étendard était l’expression.
Et vous donc, Saint Père ! qui avez écrit si fermement : « Ceux qui portent devant
Dieu la terrible responsabilité de la paix et de la guerre, devront au Juge éternel et
suprême le compte de leurs entreprises publiques comme de leurs entreprises pri-
vées ! ».
Elle fut une pitoyable au milieu des armes ; jamais elle ne vit, a-t-elle confessé, le
sang couler sans que les cheveux lui aient levé sur le front.
Et vous donc, Saint Père ! Père douloureux des immenses douleurs de ces tragiques
années ; Père penché sur les morts pour prier, sur les blessés pour les secourir, sur
les prisonniers pour les arracher aux misères des camps de concentration ; sur les
orphelins pour les nourrir ! Oh ! de quel tressaillement elle eût accueilli Votre lettre
du 28 juillet 1915 ! Depuis l’évangélique Misereor super turbam, rien de tant atten-
dri sur le sort de l’humanité était-il sorti d’un cœur ! Qu’on me permette de le dire,
de cette immense littérature de guerre, que je crois connaître un peu, deux pages
s’élèveront dominatrices presque à l’infini : le cri de pitié de Benoit XV sur « les
hommes pris d’un désir de destruction », et l’ordre du jour d’airain de Joffre, à la
Marne.
L’histoire vous appellera, Saint Père, le pape de Jeanne d’Arc ; parlant ainsi, elle di-
ra vrai, plus profondément que beaucoup ne sauront, plus profondément peut-être
qu’elle-même ne pensera.
Quelles que soient les affinités morales entre la Sainte de la Patrie et le Suprême
Pontife, le Pape doit être remercié de l’acte qu’il daigne accomplir présentement, et
de celui qu’il accomplira, nous avons cette confiance, plus tard.
Ce merci, ce n’est pas moi qui prendrai la liberté de l’exprimer. Que suis-je, moi ?
Une voix, tout au plus ; et qu’est-ce qu’une voix ? un peu de souffle remué par un
cœur ; depuis Jean-Baptiste, la grande voix du grand prologue divin et humain :
rien.
Très Saint Père, ce qui vous remercie, ce sont les nobles femmes admises à votre au-
dience : cœurs brisés, résignés et chrétiens en leur meurtrissure ; c’est l’Épiscopat
français, représenté par ces prélats, parmi lesquels leur aîné : l’héroïque cardinal de
Reims.
C’est même l’épiscopat catholique ; car qui oublierait que Léon XIII, d’immortelle
mémoire, reçut de toutes les parties du monde plus de huit cents lettres postulatoi-
res lors de l’introduction de la Cause.
Ce sont les patrons de la Cause : les morts et les vivants. Votre Sainteté s’étonnerait
peut-être qu’au milieu d’eux je ne discernasse point le Père Captier et le regretté
cardinal Ferrata ; et que je n’aie point un regard pour l’abbé Hertzog et l’Éminen-
tissime Granito del Belmonte.
C’est la France, oserai-je dire, entière. Pourquoi pas ? Les autels de Jeanne d’Arc
sont les seuls qui n’aient point d’athées chez nous ; tout hommage qui lui est rendu
nous va droit au cœur.
Bénissez, Saint Père, cette France de gratitude. Elle a été, récemment encore, si
belle, belle de son entente, qu’elle n’avait pas goûtée depuis longtemps ; belle de son
idéalisme, mis au service de la justice et du droit ; belle de son héroïsme, qui
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 795
l’immolait en d’effroyables hécatombes sur ses frontières envahies ; belle d’un tel
sentiment de foi, qu’il ne s’était jamais remarqué à ce degré, au sein d’une armée
quelconque, celle de Jeanne exceptée ; bénissez-la, Saint Père, cette France ; et
puisse-t-elle être toute baptisée dans votre bénédiction : Elle a trop de vertus pour
n’être pas chrétienne.

XVII
Le Saint-Père, prenant enfin la parole, fit goûter si l’auditoire fran-
çais qui l’écoutait, l’une des plus belles minutes qu’il ait pu vivre :
« Jamais pape n’avait prononcé sur la France pareilles paroles » 1.
Il serait difficile, presque impossible, de réunir en un seul bouquet les nombreuses
fleurs qui émaillent l’admirable discours de l’orateur dont Nous venons d’entendre
l’éloquente parole. Aussi Nous bornerons-nous à ne cueillir que quelques-unes de
ces fleurs qui Nous ont paru avoir une beauté particulière et répandre un parfum
plus suave.
Recueillons avant tout la fleur de la gratitude envers Dieu et envers l’auguste Vierge,
car Nous devons reconnaître que c’est à Dieu seul que nous sommes redevables des
deux miracles attribués à la bienheureuse Jeanne d’Arc, et dont l’authenticité a été
aujourd’hui proclamée ; et si, dans tous les prodiges, il convient de reconnaître la
médiation de Marie, par laquelle, selon le vouloir divin, nous arrivent toute grâce et
tout bienfait, on ne saurait nier que, dans un des miracles précités, cette médiation
de la Très Sainte Vierge s’est manifestée d’une façon toute spéciale.
Nous pensons que le Seigneur en a disposé ainsi, afin de rappeler aux fidèles qu’il ne
faut jamais exclure le souvenir de Marie, pas même lorsqu’un miracle semble devoir
être attribué à l’intercession ou à la médiation d’un bienheureux ou d’un saint.
Tel est l’enseignement que nous croyons devoir tirer du fait que Thérèse Belin a ob-
tenu sa guérison parfaite et instantanée au sanctuaire de Lourdes.
D’un côté, le Seigneur nous montrait que sur la terre même, confiée au domaine de
sa Très Sainte Mère, il peut opérer des miracles par l’intercession d’un de ses servi-
teurs ; d’un autre côté, il Nous rappelait que dans ces cas aussi, il faut supposer
l’intervention de Celle que les Saints Pères ont salué du nom de Mediatrix mediato-
rum omnium.
L’éminent orateur avait donc ainsi raison de déposer la première fleur de la recon-
naissance au pied du trône de Dieu et aux pieds de la Vierge.
Nous n’entendons pas relever les fleurs qui font allusion aux vertus de la Pucelle
d’Orléans, mais Nous ne voulons toutefois pas omettre de déclarer que Nous recon-
naissons Nous-même que Jeanne d’Arc doit être couronnée d’innombrables fleurs,
car ses vertus furent innombrables.
Nous reconnaissons également que les fleurs qui doivent orner la tête de Jeanne
d’Arc doivent être de premier choix, parce que ses vertus ont brillé d’un éclat in-
comparable.
Mais pour en venir à ce qui concerne plus directement la cause de la Canonisation,
Nous avouerons qu’elle Nous a plu, la fleur de la commémoration des magnifiques
éloges que les anciens Papes et les Papes récents ont décernés à Jeanne ; les uns en
s’étonnant que le procès de Canonisation n’ait pas été introduit plus tôt, les autres,
comme Nos prédécesseurs immédiats, en se montrant disposés à faire tout ce qui
était en leur pouvoir afin de hâter ce procès.

1 Mgr Many, auditeur de Rote pour la France.


796 LA SAINTE DE LA PATRIE
Nous aimons à avouer ici que le désir d’imiter l’exemple de ces Pontifes si illustres
redouble Notre volonté, déjà bien arrêtée, de hâter la délivrance à Jeanne d’Arc de la
couronne qui la proclamera sainte.
Mgr l’Évêque d’Orléans, dans un transport d’affection plus que d’imagination,
croyons-Nous, a dit que l’histoire Nous appellera le Pape de Jeanne d’Arc. Il est évi-
dent qu’il faisait allusion à la Canonisation de la Pucelle. Il ne pouvait, en effet, ou-
blier d’avoir déjà célébré la mémoire de plusieurs autres Papes de Jeanne d’Arc,
mais parce qu’il espère qu’il Nous sera réservé de canoniser la Pucelle d’Orléans, la
fleur qu’il Nous présente revêt un symbole prophétique, et Nous accepterons volon-
tiers la prophétie, en raison d’un souvenir qui Nous ramène au jour de la mort de
Léon XIII. Nous étions dans un coin de la chambre où ce glorieux Pontife exhalait sa
grande âme. Le pieux cardinal Vives invoquait la Sainte Vierge et les saints, pour ob-
tenir un réconfort à l’auguste vieillard agonisant. Il Nous souvient d’avoir été sua-
vement ému par l’invocation des bienheureux et saints, auxquels le Pontife qui se
mourait avait décerné les honneurs célestes.
Oh ! ce serait une grande consolation pour Notre âme si, à l’heure de Notre agonie,
on pouvait invoquer pour Nous l’intercession de Jeanne d’Arc, pour lui avoir décer-
né l’auréole des saints.
Mais quoi qu’il soit de ce symbole prophétique, qui puisse expliquer la phrase où il
est dit que l’histoire Nous appellera le Pape de Jeanne d’Arc, Nous ne pouvons ne
pas recueillir les fleurs que l’illustre orateur a répandues à pleines mains dans son
discours, en parlant des affinités morales entre la Bienheureuse et le Pape. Ces affi-
nités morales ont été considérées au point de vue de la guerre qui a si terriblement
sévi pendant les premières années de notre Pontificat ; Nous savons que celui qui a
touché ces affinités morales entre la bienheureuse et le Pape s’est inspiré d’une
grande bienveillance envers Nous.
Il ne saurait cependant nous déplaire que l’exemple de la conduite de Jeanne, avant
et pendant la guerre des Anglais, puisse contribuer à mettre en lumière que l’atti-
tude du Saint-Siège, au cours du récent conflit, est celle qui a été constamment
maintenue par les saints eux-mêmes qui, ainsi que Jeanne d’Arc, ont aimé leur
patrie.
Cette évocation naturelle du patriotisme de la Pucelle d’Orléans Nous invite à re-
cueillir une dernière fleur du discours de l’éminent patron de la Cause de Jeanne
d’Arc. L’amour de la patrie, pareil a celui qui embrasa jadis le cœur de la Bienheu-
reuse, a vibré aujourd’hui dans les paroles de l’illustre orateur. Loin de Nous en
étonner, Nous pensons, au contraire, qu’à ce point de vue surtout, Mgr l’évêque
d’Orléans a été le fidèle interprète de ses compatriotes, présents et absents.
Nous n’en sommes pas surpris, avons-Nous dit, Nous devons dire davantage en-
core : Nous trouvons si juste que le souvenir de Jeanne d’Arc enflamme l’amour des
Français pour leur patrie, que Nous regrettons de n’être Français que par le cœur.

(À ce moment, malgré les règles du protocole, des applaudisse-


ments spontanés éclatent dans toute la salle).
Mais la sincérité avec laquelle Nous sommes Français de cœur est telle, qu’en ce jour
Nous faisons nôtre la joie ressentie par les Français de naissance, en constatant le
grand progrès que la Cause de Jeanne d’Arc a fait aujourd’hui, grâce à l’approbation
des deux miracles attribués à son intercession. Les Français de naissance se réjouis-
sent, à bon droit, de voir, dans la reconnaissance de ces miracles, un témoignage qui
confirme le pouvoir de Jeanne d’Arc auprès de Dieu. À bon droit, ils en déduisent
que le culte plus répandu de Jeanne d’Arc, par suite de sa Canonisation, obtiendra
des grâces et des bienfaits plus grands à leur patrie.
DE LA BÉATIFICATION A LA CANONISATION 797
Or, dans ce désir et dans ce vœu, le Français de cœur est en harmonie avec le Fran-
çais de naissance, pour souhaiter à la France l’accroissement de sa gloire et de son
bonheur.
Qu’il Nous soit donc permis de dire que cette dernière fleur du discours, qui atteste
l’amour des enfants de la France pour leur Mère chérie, dégage un parfum spécial.
Nous demandons seulement qu’on en réserve aussi une part à celui qui, sans être né
en France, veut être appelé l’ami de la France.

(De nouveau, l’auditoire éclate en applaudissements prolongés).


Certes, il serait aisé de recueillir d’autres fleurs du discours auquel Nous répondons,
mais si Nous n’arrêtions Notre regard, cela diminuerait peut-être l’attention et, par
conséquent, le prix de celles que Nous avons remarquées.
Nous voulons, au contraire, que ces dernières donnent plus de poids aux enseigne-
ments qui sont intimement liés à la présente publication du décret, relatif aux mira-
cles dus à l’intercession de la bienheureuse Jeanne d’Arc.
Dans cette intention, Nous Nous adressons à Dieu, pour Le supplier de répandre ses
grâces sur tous ceux qui, de toutes façons, s’intéressent à la Canonisation de Jeanne
d’Arc.
C’est, avant tout, l’épiscopat Français qui s’y intéresse, et c’est sur les évêques Fran-
çais que Nous implorons d’abondantes bénédictions, particulièrement sur les nom-
breux représentants de l’épiscopat Français dont Nous avons la joie de saluer ici la
présence, groupés autour de leur frère aîné, l’éminentissime archevêque de Reims.
Que la bénédiction de Dieu les console en réalisant promptement leurs vœux.
C’est aussi le clergé Français tout entier qui s’y intéresse, aussi bien le séculier que le
régulier, aussi bien celui qui habite la France que celui qui réside à Rome. Nous de-
mandons au Seigneur d’étendre sur tous ses bénédictions.
Enfin, à la Cause de Jeanne d’Arc, tous les bons Français doivent s’intéresser, et
nous appelons donc les grâces du ciel sur tons les bons Français, dans la douce espé-
rance que Jeanne d’Arc devienne réellement le trait d’union entre la patrie et la reli-
gion, entre la France et l’Église, entre la terre et le ciel.

Éloge plus magnifique de Jeanne ne pouvait être prononcé.


La sainte avait été aimée et louée pour elle-même.
La grande Française avait été louée et aimée en la France.
La France avait été aimée en la Sainte et en la grande Française.
Et ces idées vigoureuses, ces sentiments de si haut prix, avaient été
exprimés par la plus grande voix de l’Univers : la seule qui suffise à le
remplir, Os orbi sufficiens.
L’auditoire fut bien pardonnable de s’être échappe en transports et
en applaudissements, malgré les avertissements des cérémoniaires.
XVIII
Le 17 juin, se passa la Congrégation dite de Tuto, « de sécurité ».
Générale, comme la précédente, Sa Sainteté la présidait. En sa pré-
sence, le Cardinal Ponent, Granito di Belmonte, posa la question sui-
vante :
798 LA SAINTE DE LA PATRIE

« Étant tenue pour ferme l’approbation des deux miracles opérés


après la vénération décernée à la Bienheureuse Jeanne d’Arc, peut-il
être procédé en sécurité à sa Canonisation ? ».
À l’unanimité, les Cardinaux et les Consulteurs répondirent : Oui.
« Réfléchissons encore avant de clore, par notre suprême sentence,
un si grave jugement, reprit Sa Sainteté. Et prions de tout notre cœur
afin de nous associer les plus abondantes clartés du Père des lumiè-
res » 1.
Le dimanche 6 juillet, Benoît XV prononça le mot qui définissait et
finissait tout :
« IL PEUT ÊTRE PROCÉDÉ EN SÉCURITÉ A LA CANONISATION DE LA BIEN-
HEUREUSE JEANNE D’ARC ».
Les procédures étaient closes. Une noble page de l’histoire de Be-
noît XV, de l’histoire de l’Église, de l’histoire du Pays, était finie.
Au bas se liront éternellement les signatures de l’antique Calixte III,
de Léon XIII, de Pie X, et les couronnant dans l’ultime complément,
celle de Benoît XV.
Il ne nous reste plus que d’attendre les solennités de Saint-Pierre
de Rome. En la journée illustre et auguste qui les verra, la Catholicité
entière, faisant écho au suprême Pontife, chorège sacré, acclamera
SAINTE JEANNE D’ARC.
Deux voix cependant se discerneront aisément dans l’ovation et la
supplication : celle d’Orléans la fidèle, qui n’oublia jamais la Vierge li-
bératrice ; celle de la France, autre qu’Orléans, qui s’enthousiasma
d’elle, aussitôt que Dieu lui eut donné de se ressouvenir.
Orléans,
21 novembre 1919,
fête de la Présentation de Marie.

1 Decretum. Acta Ap. Sedis. Aug. 1919, p. 326.


Table des matières

Préface....................................................................................................... 3
1375-1425
Chapitre 1 : Les temps de la Sainte de la Patrie dans le monde........... 47
1380-1422
Chapitre 2 : Les temps de la Sainte de la Patrie en France .................. 56
1412
Chapitre 3 : Le village, la famille et la naissance de Jeanne ................ 72
1412-1424
Chapitre 4 : L’enfance de Jeanne et l’apparition de Saint Michel ....... 83
1424-1425
Chapitre 5 : Nouvelles apparitions ........................................................ 95
1426-1429
Chapitre 6 : La lutte intérieure et les difficultés extérieures...............114
1429
Chapitre 7 : Le voyage de Vaucouleurs a Chinon ............................... 133
Chapitre 8 : Les entrevues de Jeanne et de Charles à Chinon ............141
Chapitre 9 : Les débats et le jugement de Poitiers ............................. 158
Chapitre 10 : De Poitiers à Blois ...........................................................175
Chapitre 11 : Le siège d’Orléans............................................................191
Chapitre 12 : De Blois à Orléans ..........................................................208
Chapitre 13 : La grande semaine ......................................................... 219
Chapitre 14 : Le retentissement immédiat de la délivrance............... 253
Chapitre 15 : La campagne de La Loire ............................................... 269
Chapitre 16 : Première lutte contre les politiques .............................. 292
Chapitre 17 : Les Anglais et les Bourguignons, de Patay au Sacre.....303
Chapitre 18 : La campagne du Sacre ....................................................317
800 LA SAINTE DE LA PATRIE

Chapitre 19 : Le leurre Bourguignon ...................................................346


Chapitre 20 : La campagne de Paris....................................................369
Chapitre 21 : La retraite sur Bourges et le séjour à Bourges .............. 412
1429-1430
Chapitre 22 : La campagne de la Haute-Loire ....................................423
1430
Chapitre 23 : Les derniers jours dans l’Orléanais...............................442
Chapitre 24 : Dernières luttes et prise de Jeanne...............................454
Chapitre 25 : Translations et tractations............................................. 477
1431
Chapitre 26 : Jeanne suspecte et prévenue ; le tribunal.....................507
Chapitre 27 : Le premier interrogatoire ..............................................522
Chapitre 28 : Les assesseurs sur les interrogatoires publics..............570
Chapitre 29 : L’interrogatoire supplémentaire à huis clos................. 575
Chapitre 30 : Les conclusions tirées des interrogatoires .................. 608
Chapitre 31 : Les articles de d’Estivet .................................................. 614
Chapitre 32 : Une suite de la confrontation ....................................... 628
Chapitre 33 : Les douze articles ...........................................................635
Chapitre 34 : Les admonestations de Pierre Cauchon........................654
Chapitre 35 : Le « preschement » du cimetière Saint-Ouen..............679
Chapitre 36 : Les cinq derniers jours avant le supplice......................699
Chapitre 37 : La mort ........................................................................... 715
1431-1456
Chapitre 38 : Du bûcher a la réhabilitation ........................................729
1894
Chapitre 39 : De la réhabilitation a la vénérabilité.............................745
1909
Chapitre 40 : De la vénérabilité a la béatification .............................. 751
1919
Chapitre 41 : De la béatification a la canonisation .............................765

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