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Hans Robert Jauss

Pour
une esthétique
de la
réception
TRADUIT DE L'ALLEMAND
PAR C L A U D E M A I L L A R D

PRÉFACE D E JEAN STAROBINSKI

I B. U. Reims Lettres

Gallimard
PRÉFACE

Les divergences textuelles qui peuvent être constatées entre l'original Alors que les principales études de Hans Robert Jauss ont été
allemand et la traduction correspondent à des modifications apportées traduites en espagnol, en italien, en serbo-croate, en japonais,
par l'auteur lui-même à ses textes, à l'occasion de la traduction.
alors que les revues américaines ont fait connaître ses écrits
« programmatiques » les plus marquants, qu 'on y a même publié
1
le sténogramme de débats le concernant , ses travaux n'ont été
2
connus en France, à ce jour, que par deux ou trois articles rela-
tifs à la littérature médiévale, et non par les textes majeurs qui
intéressent les tâches de la recherche littéraire et la fonction
même de la littérature. La traduction que voici vient toutefois à
son heure, sans le décalage excessif dont ont pâti Spitzer, Auer-
bach, Friedrich. Pour ceux-ci, les traductions françaises, bien-
venues en dépit du retard, réparaient une injustice et rendaient
accessibles des interprétations qui ne pouvaient être ignorées;
mais, à tort ou à raison, elles n'étaient pas en mesure d'influer
sur les débats de méthode des années 60 et 70, largement domi-
nés par le structuralisme et par la sémiologie. Il n'en va pas
de même dans le cas de Jauss. Car le point de départ de sa
réflexion, les problèmes qu'il soumet à l'examen et à la discus-
sion la plus serrée, sont ceux mêmes dont il est aujourd'hui le
© Petite apologie de l'expérience esthétique : Kleine Apologie der plus souvent question dans les pays de langue française. J'en
ästhetischen Erfahrung, Verlagsanstalt, Constance, 1972. augure que ce livre recevra sans tarder l'audience qu'il mérite et
© De 1'«Iphigenie.» de Racine à celle de Goethe (avec la postface),
que les thèses de Jauss, si fortement énoncées, seront prises en
La douceur du foyer: Rezeptionsästhetik, Wilhelm Fink Verlag,
Munich, 1975. compte, comme c'est le cas actuellement en Allemagne, par ceux
© Pour les autres textes: Literaturgeschichte als Provokation,
_ Suhrkamp Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1974. 1. Diacritics, printemps 1975, p. 53-61.
2. Surtout: «Littérature médiévale et théorie des genres», Poétique, I, 1970,
© Editions Gallimard, Paris, 1978, pour la traduction française
pp. 79-101 ; «Littérature médiévale et expérience esthétique», Poétique, 31 sept.
et la préface. 1977, pp. 322-336. Non recueillis dans le présent volume.
8 Préface Préface 9

qui tiennent à voir l'histoire et la théorie littéraires justifier leur nologie (celle de Husserl, d'Ingarden, de Ricoeur); la pensée hei-
activité par les arguments les mieux fondés. J'ose même croire deggérienne, dans les prolongements «herméneutiques» qu'elle
qu'une écoute et une réception attentives des écrits de Jauss reçoit chez Gadamer; le marxisme, tel qu'il s'exprime chez
seraient de nature à faire évoluer, pour leur bien, les recherches W. Benjamin, G. Lukâcs, L. Goldmann, et surtout dans la «cri-
littéraires françaises. tique de l'idéologie» formulée par l'Ecole de Francfort (Adorno,
Un double intérêt peut nous attacher aux écrits «programma- Habermas); les recherches «formalistes» des théoriciens de
tiques» de Jauss: d'une part, leur originalité, leur vigoureuse Prague (Mukafovsky, Vodicka); les divers structuralismes (Lévi-
formulation; d'autre part, le champ très large des doctrines phi- Strauss ; R. Barthes) ; la « nouvelle rhétorique », etc. C'est bien là,
losophiques, esthétiques, « méthodologiques », récentes ou moins reconnaissons-le, notre paysage intellectuel, notre constellation
récentes, dont ils font état, dont ils recueillent ou récusent la de «problèmes», ou d'écoles, mais illustrés par des témoins
leçon, toujours au terme d'un exposé et d'une discussion qui sont plus nombreux, dont certains sont parfois moins familiers aux
allés à l'essentiel. On ne saurait qu'admirer ici l'ampleur de l'in- Parisiem.
formation dont Jauss dispose pour marquer, par dérivation ou Et de même que les énoncés théoriques de Jauss ne se dévelop-
par opposition, les principes qu'il organisera, moins d'ailleurs pent pas dans la solitude par rapport aux autres programmes
en un «système» qu'en un ensemble d'incitations à des tâches théoriques contemporains, ils ne souffrent pas davantage de cette
futures. On ne trouvera chez lui ni l'étalage indéfini et neutre de solitude plus grave encore à laquelle se condamnent tant de
la simple doxographie, ni le dogmatisme clos des systèmes qui théoriciens, lorsqu'ils échafaudent leur système à partir d'un
sortent tout armés de la tête d'inventeurs solitaires, superbement «corpus» minuscule d'œuvres ou de pages effectivement lues.
ignorants de ce qui a été pensé en d'autres lieux ou d'autres L'expérience littéraire acquise, au contact des textes, chez Jauss,
temps. Si le champ théorique et historique dont Jauss possède la est d'une incomparable ampleur. Dans sa formation de «roma-
maîtrise est aussi vaste, c 'est qu 'il lui importe de faire le point de niste» — selon la tradition philologique des universités alle-
sa propre position par rapport au plus grand nombre possible de mandes — il a vue sur l'évolution de la langue et de la littérature
positions repérables dans le domaine de la pensée. Ce théoricien françaises en leur entier, des origines au temps présent. C'est l'in-
de la réception commence lui-même par percevoir et recevoir. Le timité avec la littérature (et avec des problèmes précis d'histoire
plaisir et le bénéfice que j'éprouve à lire Jauss tiennent pour une littéraire) qui précède et nourrit l'interrogation théorique de
large part à cette ouverture du dialogue (qui parfois s'accentue en Jauss (ce qui fait que la théorie sait de quoi elle parle). Le pas-
polémique), à cette volonté de ne rien omettre de ce qui réclame sage est rapide, incessant, réciproque, des problèmes de la théorie
attention, mais aussi à ce courage de trancher, de décider, de ne à ceux de la recherche appliquée. Une thèse de doctorat sur
pas s'en tenir à un confortable éclectisme, et de franchir le pas, Proust ', des travaux sur de très nombreux auteurs, dont Diderot,
lorsque de nouveaux problèmes et de nouvelles réponses s'annon- Baudelaire et Flaubert, des études d'ensemble sur l'épopée ani-
cent plus fructueux. (On s'apercevra d'ailleurs que Jauss, au male (TierdichtungJ et sur l'allégorie au Moyen Âge , la préface2

cours des années, se corrige et se «dépasse» lui-même...) Pour d'une réédition du Parallèle des Anciens et des Modernes de
rendre manifestes les enjeux du débat, il suffit de signaler, fût-ce Charles Perrault, mettant dans sa juste lumière l'importance de
sommairement, les courants doctrinaux avec lesquels Jauss ce livre pour l'évolution du concept de modernité; la conception
est en étroit rapport, soit qu'il en ait retenu certaines sugges- et la direction (avec E. Köhler) du monumental Grundriss der
tions, soit qu'il en conteste les prétentions ; ces courants doctri-
naux, s'ils sont d'origine fort diverse, sont tous représentés avec 1. Zeit und Erinnerung in Marcel Proust «A la recherche du temps perdu » : ein
quelques variantes et transpositions dans les pays de langue e
Beitrag zur Theorie des Romans, Heidelberg, 1955; 2 éd. revue, Heidelberg,
française; nous ne rencontrons rien de radicalement étranger 1970.
2. Ces travaux ont été partiellement rassemblés sous le titre Attentat und
dans les systèmes auxquels Jauss apporte réponse: la phénomé- Modernität der mittelalterlichen Literatur, Munich, W. Fink, 1977.
10 Préface Préface 11

romanischen Literaturen des Mittelalters ', donnent l'idée des au moment où pourtant l'histoire littéraire, dans ses aspects tra-
tâches concrètes que Jauss a abordées, et à partir desquelles il a ditionnels, semble avoir perdu de son efficace et de son attrait.
été amené à se poser les questions fondamentales touchant le rôle Les études qu 'on lira ici proposent une défense et illustration de
de l'historien, la raison d'être de l'enseignement universitaire, la l'histoire littéraire, en même temps qu'une révision fondamen-
fonction de communication et de transformation sociales de la tale de son statut; elles invitent à déplacer le point d'application
littérature. de l'attention historienne. Fixant de nouveaux objets, investie
Tout critique, tout historien parle à partir de son lieu présent. d'une responsabilité accrue, l'histoire se trouve en mesure, dès
Mais rares sont ceux qui en tiennent compte pour en faire l'objet lors, de lancer un défi fécond à la « théorie littéraire » — défi qui
de leur réflexion. Les enjeux contemporains, les périls et les a pour effet non de contester la légitimité de la théorie littéraire,
chances d'aujourd'hui marquent chez Jauss le point de départ et mais de l'inviter à reprendre en charge la dimension historique
le point d'arrivée de chacune des études théoriques : il s'agit pour du langage et de l'œuvre littéraire, après les années où l'approche
lui d'une question prioritaire: quelle est aujourd'hui la fonction «structurale» semblait impliquer nécessairement l'abandon de
de la littérature? Comment penser notre rapport aux textes du la dimension « diachronique ». Tel est le sens de l'écrit program-
passé? À quel sens actuel peut accéder la recherche qui travaille matique de 1967, Literaturgeschichte als Provokation der Lite-
au contact des époques révolues? Questions qui, au premier raturwissenschaft, «.L'histoire de la littérature: un défi à la
abord, semblent celles d'un philologue soucieux de ne pas laisser théorie littéraire ».
sa discipline s'ensabler dans les routines positivistes, et désireux
de prouver à ses collègues, comme à un plus large public, que *
cette vénérable discipline est capable de l'aggiornamento requis
par les circonstances présentes. Mais les propositions de Jauss, La polémique de Jauss se porte contre tout ce qui sépare, contre
qui ont très évidemment une portée considérable pour l'institu- tout ce qui réduit la réalité en substances fictives, en essences
tion universitaire (si celle-ci veut rester en vie), s'inscrivent dans prétendument éternelles. Le romantisme absolutisait les génies
la perspective plus large d'une interrogation sur les chances pré- nationaux, l'historisme envisageait des époques closes, chacune
sentes d'une communication (par le moyen du langage et de l'art « immédiate à Dieu » (Ranke), et coupée de notre présent; le posi-
en général) qui fût tout ensemble libératrice et créatrice de tivisme a cru se conformer au modèle des sciences exactes ; mais,
normes pour l'action vécue. Conscient de l'insertion temporelle sans atteindre la précision causale, il s'est perdu dans l'illimité
de son propre travail, Jauss mesure d'autant mieux la distance des sources et des influences ; sous la plume d'auteurs plus
qui le sépare d'un passé différent, dont pourtant le message ne récents, l'histoire des idées, celle des topoi, postule la pérennité
cesse de l'atteindre. C'est parce que l'historicité du moment pré- des « thèmes » fondamentaux, et se soustrait à l'historicité ; dans
sent s'impose à lui de façon si vive, que la rêtrospection histo- le marxisme, qui entend au contraire rendre justice à l'histori-
rienne lui importe corrélativement au plus haut point : les enjeux cité, l'œuvre littéraire est soit reflet involontaire, soit imitation
du monde actuel ne deviennent pleinement perceptibles qu 'à une délibérée d'une réalité socio-économique qui a toujours le pas
conscience qui a mesuré les écarts, les oppositions, la dérive, et sur elle; le douteux privilège de la substantialité passe à l'infra-
qui fait le point à l'égard de traditions dont la persistance n 'a été structure, et, tout au moins jusqu'à une date récente, la pensée
possible que moyennant mutations et reconstructions. La res- marxiste ne conçoit pas que l'œuvre d'art puisse participer à la
ponsabilité que Jauss éprouve à l'égard du présent est donc ce qui constitution de la réalité historique. Le formalisme, de son côté,
le retient de renoncer à être historien (historien de la littérature), n'envisage la succession des codes, des formes, des langages
esthétiques que dans l'univers séparé de l'art: à l'en croire,
1. Cet ouvrage de grande envergure a commencé à paraître en 1962 chez
les systèmes littéraires, en se succédant, développent l'histoire
Cari Winler à Heidelberg. propre des systèmes; mais les formalistes n'ont pas les moyens
12 Préface Préface 13

(ou souvent le désir) de replacer cette évolution dans le contexte un texte récent, à citer, à l'appui de ses propres thèses sur l'expé-
de l'histoire au sens le plus large. Chez ceux qui cherchent dans rience esthétique, les textes où Kant compare au « contrat social »
le texte, et dans sa constitution matérielle une origine première l'appel que l'œuvre d'art adresse au consensus libre et à la com-
(ou une autorité dernière), Jauss reconnaît un besoin d'absoluti- munication universelle '.
ser qui, paradoxalement, n'est pas sans ressemblance avec la Le lecteur est donc tout ensemble (ou tour à tour) celui qui
référence aux idées platoniciennes de la Beauté et de l'harmonie occupe le rôle du récepteur, du discriminateur (fonction critique
— elles aussi fondements indépassables. L'erreur ou l'inadéqua- fondamentale, qui consiste à retenir ou à rejeter), et, dans cer-
tion communes aux attitudes intellectuelles que Jauss réprouve, tains cas, du producteur, imitant, ou réinterprétant, de façon
c'est la méconnaissance de la pluralité des termes, l'ignorance polémique, une œuvre antécédente. Mais une question se pose
du rapport complexe qui s'établit entre eux, la volonté de privilé- aussitôt: comment faire du lecteur un objet d'étude concrète et
gier un seul facteur entre plusieurs; d'où résulte l'étroitesse du objective ? S'il est aisé de dire que seul l'acte de lecture assume la
champ d'exploration: on n'a pas su reconnaître toutes les per- «concrétisation» des œuvres littéraires, encore faut-il pouvoir
sonae dramatis, tous les acteurs dont l'action réciproque est dépasser le plan des principes, et accéder aune possibilité de des-
nécessaire pour qu'il y ait création et transformation dans le cription et de compréhension précises de l'acte de lecture. Ne
domaine littéraire, ou invention de nouvelles normes dans la sommes-nous pas condamnés aux conjectures psychologiques?
pratique sociale. Le grief est double: l'on a posé des entités, des Ou à la lecture exhaustive des comptes rendus contemporains
substances, là où devaient prévaloir les liens fonctionnels, les de la parution des œuvres (pour autant qu'ils existent)? Ou à
rapports dynamiques ; et non seulement l'on n'a pas su recon- l'enquête socio-historique sur les couches, classes et catégories
naître le primat de la relation, mais, en centrant la recherche lit- de lecteurs? En chaque cas, la réalité risque d'être élusive. Thi-
téraire sur l'auteur et_sur l'œuvre, l'on a restreint indûment le baudet, dont Le liseur de romans (1925) avait esquissé ce type de
système relationnel! Celui-ci doit, de toute nécessité, prendre en problème («c 'est le lecteur qui nous intéresse »), avouait à propos
considération le destinataire du message littéraire — le public, le du feuilleton, genre contemporain, son embarras, et s'en tirait
lecteur. L'histoire de la littérature et de l'art plus généralement, par une pirouette: « Quel est le genre d'action de cette littérature
insiste Jauss, a été trop longtemps une histoire des auteurs et des sur le lecteur et surtout sur les lectrices, puisque plus des trois
oeuvres. Elle a opprimé ou passé sous silence son «tiers état», le quarts de son public sont un public féminin. Je ne sais pas trop.
lecteur, l'auditeur, ou le spectateur contemplatif. On a rarement Il faudrait une enquête très longue, très vaste et très bien menée
, parlé de la fonction historique du destinataire, si indispensable dans les milieux populaires, et les enquêteurs professionnels
qu'elle fût depuis toujours. Car la littérature et l'art ne devien- trouvent d'ordinaire plus avantageuse la besogne toute faite que
\ nent processus historique concret que moyennant l'expérience de leur fournissent les confrères rasés par leurs questionnaires sau-
; ceux qui accueillent leurs œuvres, en jouissent, les jugent — qui 1
grenus .» L'on peut trouver chez Felix V. Vodicka des proposi-
1
de la sorte les reconnaissent ou les refusent, les choisissent ou les tions plus encourageantes pour la description de la figure
oublient—; qui construisent ainsi des traditions, mais qui, plus «concrétisée» que prend l'œuvre dans la conscience de ceux qui
-, particulièrement, peuvent adopter à leur tour le rôle actif qui 1
la reçoivent . Mais c'est à Jauss (et avec lui à Wolfgang Iseret à
\ consiste à répondre à une tradition, en produisant des œuvres
\ nouvelles. L'attention portée ainsi sur le destinataire, répondant 1. Ästhetische Erfahrung und literatische Hermeneutik, Munich, W. Fink,
\et «actualisateur» de l'œuvre, rattache la pensée de Jauss à des 1977, p. 22-23. On sait que le rôle du lecteur a été étudié par Gaétan Picon,
Arthur Nisin, Michael Riffaterre : Jauss expose leurs idées et les discute. La Rhé-
'• antécédents aristotéliciens ou kantiens : carAristote et Kant sont torique de ta lecture de Michel Charles (Paris, 1977) propose, sur ce même sujet,
à peu près les seuls, dans le passé, à avoir élaboré des esthétiques une approche très originale.
où les effets de l'art sur le destinataire ont été systématiquement 2. Albert Thibaudet, Le liseur de romans, Paris, Crès, 1925, p. xix.
pris en considération. Jauss le sait fort bien et n 'hésite pas, dans 3. On peut le lire en allemand, dans l'excellente traduction de Jurij Striedter:
Struktur der Entwicklung, Munich, 1975.
14 Préface Préface 15

ses collègues de 1'«école de Constance») que revient le mérite question de la subjectivité ou de l'interprétation, celle du goût de
d'avoir développé les lignes directrices d'une esthétique de la différents lecteurs ou de différentes couches sociales de lecteurs
1
réception , aujourd'hui assez affirmée pour se prêter à un large ne peut être posée de façon pertinente que si l'on a préalablement
débatjaL.pour servir de hase méthodologique à des recherches pré- su reconnaître l'horizon transsubjectifde compréhension qui
cises\L'une des idées fondamentales, ici, est que la figure du des- conditionne l'effet (WirkungJ du texte '. » '
tinataire et de la réception de l'œuvre est, pour une grande part, On aura remarqué queJauss fait crédit à l'expérience du lec-
inscrite dans l'œuvre elle-même, dans son rapport avec les teur «ordinaire». Les textes n'ont pas été écrits pour les philo-
œuvres antécédentes qui ont été retenues au titre d'exemples et de logues. Ils sont d'abord goûtés, tout simplement. L'interprétation
normes. « Même au moment où elle parait, une œuvre littéraire reflexive est une activité tard venue, et qui a tout à gagner si elle
ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant garde en mémoire l'expérience plus directe qui la précède.
dans un désert d'information; par tout un jeu d'annonces, de Et l'on aura également remarqué que, pour connaître l'expé-
signaux — manifestes ou latents — de références implicites, de rience de la réception d'une œuvre, Jauss recourt très subtilement
caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à un à une méthode différentielle ou contrastive, qui requiert plus de
certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà lues, met savoir que le simple repérage des structures intratextuelles : il
le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son faut avoir reconnu l'horizon antécédent, avec ses normes et tout
début crée une certaine attente de la "suite"et de la "fin", attente son système de valeurs littéraires, morales, etc., si l'on veut éva-
qui peut, à mesure que la lecture avance, être entretenue, modu- luer les effets de surprise, de scandale, ou au contraire constater
lée, réorientée, rompue par l'ironie. Dans l'horizon premier de la conformité de l'œuvre à l'attente du public. La méthode exige,
l'expérience esthétique, le processus psychique d'accueil d'un chez qui l'applique, le savoir complet de l'historien philologue,
texte ne se réduit nullement à la succession contingente de et l'aptitude aux fines analyses formelles portant sur les écarts et
simples impressions subjectives ; c 'est une perception guidée, qui les variations. (C'est peut-être la difficulté, dans un monde où
se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, abonde la demi-science outrecuidante: l'esthétique de la récep-
un processus correspondant à des intentions et guidé par des tiçri n 'est pas une discipline pour débutants pressés.)
signaux que l'on peut découvrir et même décrire en termes de lin- • La notion d'horizon d'attente, à laquelle Jauss recourt, joue
guistique textuelle f...]Le rapport du texte singulier à la série des un rôle central dans sa théorie de la réception] La notion est de
textes antécédents qui constituent le genre dépend d'un processus provenance husserlienne. Jauss cherche à discerner des « conte-
continu d'instauration et de modification d'horizon. Le texte nus de conscience », dans un système descriptif indemne de tout
nouveau évoque pour le lecteur (ou l'auditeur) l'horizon des psychologisme, et avec un lexique d'une très grande sobriété.
attentes et des règles du jeu avec lequel des textes antérieurs l'ont Rappelons que Husserl utilise la notion d'horizon pour définir
familiarisé ; cet horizon est ensuite, au fil de la lecture, varié, cor- l'expérience temporelle : il y a un « triple horizon du vécu » ; il y a
rigé, modifié, ou simplement reproduit. Variation et correction aussi un horizon d'attention : «L'expression d'horizon de vécu
déterminent le champ ouvert à la structure d'un genre, modifica- ne désigne pas seulement [...] l'horizon de temporalité phénomé-
tion et reproduction en déterminent les frontières. Lorsqu'elle nologique. [...], mais des différences introduites par des modes de
atteint le niveau de l'interprétation, la réception d'un texte pré- donnés répondant à un nouveau type. En ce sens un vécu qui est
suppose toujours le contexte vécu de la perception esthétique. La devenu un objet pour un regard du moi et qui a par conséquent le
mode du regardé, a pour horizon des vécus non regardés ; ce qui
I. Il faut rattachera 1'«école de Constance» les noms de Jurij Striedter, Wolf- est saisi sous un mode "d'attention", voire avec une clarté crois-
gun(î Proisendanz, Manfred Fuhrman, Karlheinz Stierle et Rainer Warning. On sante, a pour horizon un arrière-plan d'inattention qui présente
trouvera un choix de textes représentatifs, une bibliographie et une très bonne
exposition générale dans: Rainer Warning, éd., Rezeptionsàslhetik. Théorie und
Praxis, Munich. W. Fink, 1975. 1. Cf. p. 55 du présent volume.
16 Préface 17
Préface

des différences relatives de clarté et d'obscurité, ainsi que de relief résolue. Jauss affirme ainsi que la réception des œuvres est une
et d'absence de relief.» Le concept d'horizon d'attente, chez appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours
Jauss, s'applique prioritairement (mais non exclusivement) à des générations, jusqu'au moment présent où nous nous trou-
l'expérience des premiers lecteurs d'un ouvrage, telle qu'elle peut vons, face à ces œuvres, dans notre horizon propre, en situation
être perçue « objectivement» dans l'œuvre même, sur le fond de la de lecteurs (ou d'historiens). Or c'est toujours à partir de notre
tradition esthétique, morale, sociale sur lequel celle-ci se présent que nous essayons de reconstruire les rapports de l'œuvre
détache. A certains égards, cette attente est « transsubjective » à ses destinataires successifs : quoique la procédure herméneu-
— commune à l'auteur et au récepteur de l'œuvre, et Jauss lesou- tique exige constamment que nous opérions la distinction entre
tient a fortiori pour les œuvres qui transgressent ou déçoivent l'horizon actuel et celui de l'expérience esthétique révolue, cette
sciemment l'attente qui correspond à un certain genre littéraire, distinction ne doit pas favoriser l'illusion de l'historisme, qui se
ou à un certain moment de l'histoire socioculturelle. Il écrit: croit à même de reconstituer et de décrire l'horizon révolu tel
«La possibilité de formuler objectivement ces systèmes de réfé- qu'il était effectivement. Pour progresser, la réflexion herméneu-
rences à l'histoire littéraire est donnée de manière idéale dans le tique doit s'appliquer toujours à tirer consciemment les consé-
cas des œuvres qui s'attachent d'abord à provoquer chez leurs quences de la tension qui intervient entre l'horizon du présent et
lecteurs l'attente résultant d'une convention relative au genre, à le texte du passé. Nous ne pouvons que tenter d'aller à sa ren-
la forme ou au style, pour rompre ensuite progressivement cette contre, avec les intérêts, la culture — bref l'horizon — qui sont
attente — ce qui peut non seulement servir un dessein critique, les nôtres. C'est ce que Jauss, après Gadamer, nomme la «fusion
mais encore devenir la source d'effets poétiques nouveaux . » A 2 des horizons». Il convient, pour expliciter davantage une notion
ce point, la théorie de Jauss ne ferait qu 'étendre et dynamiser—à difficile, de citer ici Gadamer: «L'horizon du présent est en for-
la dimension du vécu historique et sous un regard qui ne veut mation perpétuelle dans la mesure où il faut perpétuellement,
laisser échapper aucun des éléments constitutifs du sens global — mettre à l'épreuve nos préjugés. C'est d'une telle mise à l'épreuve^
le rapport de la langue à la parole énoncé par Saussure ou Jakob- que relève elle aussi la rencontre avec le passé et la compréhen-
son, ou le rapport entre la norme et l'écart stylistiques dont sion de la tradition dont nous sommes issus. L'horizon du pré-
Spitzer ne faisait pas seulement un procédé heuristique pour sent ne peut donc absolument pas se former sans le passé. Il n'y a
l'analyse interne des œuvres, mais de surcroît un indice perti- pas plus d'horizon du présent qui puisse exister séparément qu'il,
nent, éclairant l'histoire des mentalités et les mutations qui s'y n'y a d'horizons historiques qu 'on puisse conquérir. La compré-
produisent. L'écart inscrit dans l'œuvre, puis, à mesure que hension consiste bien plutôt dans le processus de fusion de ces i
l'œuvre devient «classique», homologué par la réception, inscrit horizons qu'on prétend isoler les uns des autres » Cette fusion
dans la tradition, est un facteur de mouvement «diachronique», des horizons est, si l'on peut dire, le lieu de passage de la tradi-
qui ne peut être évalué qu'à partir d'une prise en considéra- tion. Pour Gadamer, ce sont les œuvres «classiques» qui assu-
tion d'un système de normes et de valeurs «synchroniques». rent la médiation à travers la distance temporelle : Jauss ne le
Mais alors même qu'une œuvre ne transgresse en rien les règles suit pas sur ce point. Il engage à ce propos une discussion cri-
«synchroniques» d'un code préexistant, la réception, d'âge en tique où apparaît à l'évidence sa volonté de récuser tout ce qui
âge, impose des «concrétisations» changeantes, donc met en pourrait ramener à une conception substantialiste, platonisante,
mouvement une histoire «diachronique». L'opposition, qui un de l'œuvre dans laquelle, en vertu de sa puissance mimétique, les
moment, au cours des années 60, avait pu sembler irréductible hommes seraient capables en tout temps de se reconnaître eux-
entre approche «structurale» et approche «historique» se trouve mêmes: pour Jauss, «s'insérer dans le procès de la transmis-

1. Nous citons d'après : E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie,


trad. P. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 277 à 280. 1. Nous citons d'après : H. G. Gadamer, Vérité et Méthode, trad. E. Sacre, rev
2. Cf. p. 56 du présent volume. par P. Ricœur, Paris, 1976, p. 147.
18 Préface Préface 19
1
sion » (ou de la tradition), selon la formule utilisée par Gadamer réception dispose ainsi des œuvres, en modifie le sens, suscitant,
pour définir l'acte de comprendre, c'est sacrifier l'aspect dialec- de proche en proche, pour un lecteur qui tient pour irrecevable la
tique, mouvant, ouvert du rapport entre production et réception, réponse donnée par l'œuvre consacrée, l'occasion de produire,
et de la succession jamais achevée des lectures; c'est aussi se sur le même thème, une œuvre qui apportera une réponse entière-
donner à trop bon compte le moyen de discriminer entre vraie et ment nouvelle. Et l'échange de questions et de réponses inscrites
fausse autorité de la tradition des œuvres du passé. dans des œuvres successives constitue, dans son ensemble plei-
Cette réserve, qui est importante, n'empêche pas Jauss de nement développé, la réponse que le passé apporte à la question
suivre Gadamer dans le domaine de la procédure herméneutique. posée par l'historien. La belle étude sur /'Iphigénie de Racine et
D'abord, mais avec plus de nuances, il approuve sa polémique /'Iphigénie de Gœthe constitue la démonstration exemplaire de
contre les méthodes scientifiques objectivantes, auxquelles s'op- l'herméneutique de la question et de la réponse, à la fois dans son
pose l'interprétation questionnante et compréhensive, «garante exercice et dans ses résultats, dont la portée dépasse largement ce
de vérité ». Mais ce que Jauss retient, surtout, c 'est la « logique de que le comparatisme nous propose habituellement. Il apparaît
la question et de la réponse». Car il ne suffit pas d'avoir mis en très clairement que toute œuvre d'art s'élabore d'emblée comme
place l'auteur, l'œuvre, les lecteurs, l'interprète actuel, dans leurs l'interprétation «poétique» d'un matériau à interpréter; qu'à son
rôles et leurs horizons respectifs : il faut rendre ces rôles et ces tour l'œuvre d'art devient objet d'interprétation pour une lecture
rapports «descriptibles», disposer d'un moyen précis de les tantôt « naïve », tantôt « critique », laquelle produit une nouvelle
faire parler et de les percevoir. L'herméneutique, au début du œuvre soit en percevant différemment le texte reçu, soit en le dou-
e
XIX siècle, s'était donné pour tâche d'accéder à la conscience blant d'un commentaire, soit enfin en le récrivant de fond en
même des écrivains — dont l'œuvre était l'expression, moyen- comble. Mais la chaîne des interprétations que j'évoque ici
nant une interprétation supplémentaire de la part du critique (de inclut prioritairement, selon Jauss, le «grandpublic», le lecteur
l'herméneute). Gadamer, ni Jauss, ne croient plus à une hermé- ordinaire, qui ne sait pas ce que c'est qu'interpréter, et qui n'en
neutique orientée vers une genèse subjective, originaire. Pour éprouve pas le besoin. Sans ces lecteurs-là, nous ne compren-
eux, toute œuvre est réponse à une question, et la question qu 'à drions pas, pour l'essentiel, l'histoire des genres littéraires, le
son tour doit poser l'interprète, consiste à reconnaître, dans et destin de la «bonne» et de la «mauvaise» littérature, la persis-
par le texte de l'œuvre, ce que fut la question d'abord posée, et tance ou le déclin de certains modèles ou paradigmes. (Et il se
comment fut articulée la réponse. Cela n'implique ni l'effort trouve, pour Jauss, qu'un coup d'œil sur la masse des œuvres
d'empathie, ni l'ambition de reconstruire une expérience mentale médiocres n 'est pas sans intérêt, puisque le regard se trouve ren-
possédant une antécédence ontologique absolue par rapport à voyé, plus rapidement qu'on ne l'eût attendu, vers le «chemin de
l'œuvre. C'est le texte qui doit être déchiffré; l'interprétation a crête » des chefs-d'œuvre.) Ceci amène Jauss à établir une distinc-
pour tâche d'y déceler la question à laquelle il apporte sa réponse tion entre /'effet (Wirkung) — qui reste déterminé par l'œuvre, et
propre. Or en premier lieu, ce texte a été interrogé par ses premiers qui de ce fait garde des liens avec le passé où l'œuvre a pris nais-
lecteurs ; il leur a apporté une réponse à laquelle ils ont acquiescé sance — et la réception, qui dépend du destinataire actif et libre
ou qu'ils ont refusée. Pour les œuvres qui ont survécu, les traces qui, jugeant selon les normes esthétiques de son temps, modifie
de l'acquiescement ne sont pas uniquement lisibles dans les par son existence présente les termes du dialogue
éloges des contemporains. Le seul fait de survivre est l'indice
d'un accueil. D'autres lecteurs, dans un nouveau contexte histo- *
rique, ont posé de nouvelles questions, pour trouver un sens dif-
férent dans la réponse initiale qui ne les satisfaisait plus. La

1. Op. cit., p. 130. 1. Cf. pp. 269 et 284 du présent volume.


20 Préface Préface 21

Contre les méthodes qui restent involontairement partielles psychologie contemporaine sur l'un des territoires où elle se
tout en se voulant totalisatrices, l'esthétique de la réception, donne droit de regard, mais tout aussi bien, l'on retrouve la Poé-
tout en visant une totalité, se déclare « partielle » ; elle ne veut tique aristotélicienne, et l'un des problèmes majeurs qu'elle trai-
pas être une «discipline autosuffisante, autonome, ne comptant tait et dont les psychologues se sont souvenus: la catharsis. La
que sur elle-même pour résoudre ses problèmes »'. La théorie voie s'ouvre pour que l'objet d'étude et la valeur à promouvoir ne
que je viens de résumer très brièvement, et dont les travaux de soient qu'un seul et même intérêt: la fonction communicative
Jauss et de son groupe d'amis attestent suffisamment la fécon- de l'art. A travers le plaisir esthétique, l'art du passé a souvent
dité, ne nous était pas offerte comme un système achevé. Depuis été émancipateur, ou créateur de normes sociales; pourquoi
1967, date où Jauss en a exposé les principes fondamentaux, ne poursuivrait-il pas aujourd'hui les mêmes buts? Savoir le
l'esthétique de la réception a élargi son champ d'inspection et reconnaître et le mettre en lumière accroîtra l'audience des cri-
enrichi encore son répertoire de questions. De plus en plus, tiques et des historiens eux-mêmes — que le public considère
Jauss a souhaité ne pas s'en tenir à la reconstruction de l'hori- trop souvent comme des spécialistes perdus dans leurs abstrac-
zon d'attente «intralittéraire», tel qu'il est impliqué par l'œuvre. tions: «La pratique esthétique, dans ses conduites de reproduc-
Lorsque existent des informations suffisantes, il souhaite recou- tion, de réception, de communication, suit un chemin diagonal
rir toujours davantage à l'analyse des attentes, des normes, des entre la haute crête et la banalité quotidienne; de ce fait, une
rôles «extra-littéraires», déterminés par le milieu social vivant, théorie et une histoire de l'expérience esthétique pourraient ser-
qui orientent l'intérêt esthétique des différentes catégories de lec- vir à surmonter ce qu'ont d'unilatéral l'approche uniquement
teurs. L'étude sur «La douceur du foyer», qu'on trouvera dans ce esthétique et l'approche uniquement sociologique de l'art; cela
volume, est l'illustration exemplaire de ce type de recherche, qui pourrait être la base d'une nouvelle histoire de la littérature et de
révèle la structure d'un monde vécu (Lebenswelt) historique, à l'art, qui reconquerrait, pour son étude, l'intérêt général du
travers un système de communication littéraire. L'histoire litté- public à l'égard de son objet '.» L'historien se tourne, bien sûr,
raire, à ce point, rejoint la «sociologie de la connaissance». A vers le passé; mais la manière dont il le questionne, la vigueur
cet élargissement du champ social de l'enquête (qui le rappro- et l'ampleur de son interrogation déploient leurs conséquences
cherait de «l'école des Annales »A correspond un élargissement au niveau du présent, et, dans une large mesure, décident du sta-
corrélatif du champ psychique exploré. Dans la « Petite apologie tut de l'historiographie et de l'historien dans la société d'au-
de l 'expérience esthétique », Jauss ne se borne pas à prendre la jourd'hui. Jauss ne se contente pas de le dire; il est l'un de ceux
défense (avant Barthes) de la jouissance esthétique — contre la qui, par l'ouvrage accompli, par la «provocation» méthodo-
vieille condamnation platonicienne et contre l'accusation som- logique, ouvrent au métier d'historien de nouveaux champs
maire lancée par les «critiques de l'idéologie», qui, réprouvant d'action et lui restituent la «fonction communicative» sans
le «plaisir du texte» comme le pur et simple acquiescement au laquelle il dépérirait.
statu quo social, préconisent un art de la « négativité» (Adorno),
ascétique et accusateur; Jauss souhaite surtout atteindre de Jean Starobinski.
plus près /'expérience esthétique elle-même (aisthesis, poiesis,
catharsis), et non plus seulement les jugements qui ont consti-
tué la tradition, par les choix et les interprétations échelonnés
dans l'histoire. Or étudier l'expérience esthétique, selon Jauss,
c'est chercher à reconnaître les types de participation et d'iden-
tification requis par les œuvres littéraires : on retrouve ainsi la
I. Ces lignes constituent la conclusion de la préface que Jauss a rédigée pour
I. Cf. p. 267 du présent volume. l'édition japonaise de son livre.
L'histoire de la littérature:
un défi à la théorie littéraire

De notre temps, l'histoire de la littérature est tombée dans


un discrédit toujours plus grand, et qui n'est nullement immé-
rité. Le chemin que cette discipline vénérable a suivi depuis
cent cinquante ans est, il faut bien le reconnaître, celui d'une
décadence continue. Ses plus grandes réussites remontent
e
toutes sans exception au xix siècle. Écrire l'histoire de la
littérature d'une nation : au temps de Gervinus, de Scherer, de
Lanson, de De Sanctis, c'était l'œuvre d'une vie et le couron-
1
nement d'une carrière de «philologue» . Le but suprême
de ces patriarches: représenter, à travers l'histoire des pro-
duits de sa littérature, l'essence d'une entité nationale en
quête d'elle-même. Cette voie royale n'est déjà plus aujour-
d'hui qu'un souvenir lointain. Sous sa forme héritée de la tra-
dition, l'histoire de la littérature survit péniblement en marge
de l'activité intellectuelle du temps. Elle s'est maintenue en
tant que matière obligatoire au programme d'examens qu'il
serait grand temps de réformer; en Allemagne, l'enseigne-
ment secondaire a déjà presque complètement renoncé à l'im-
poser aux élèves. En dehors de l'enseignement, on ne trouve
plus guère d'histoires de la littérature que, peut-être, dans la
bibliothèque des bourgeois cultivés, qui les consultent surtout
pour y trouver la réponse aux questions d'érudition littéraire

I. Dans le sens que la tradition universitaire allemande a donné à ce mot : la


philologie est l'étude des langues et littératures (N. d. T.). (Cf. note 3, p. 32.)
24 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 25

posées par les jeux télévisés — faute de disposer d'un diction- littéraire; mais les auteurs de tels travaux sont exposés à
naire technique plus a p p r o p r i é . 1
une double critique. Les représentants des disciplines concur-
Si l'on consulte les programmes des Universités, on constate rentes considèrent plus ou moins ouvertement leurs problèmes
que l'histoire littéraire y est en voie de disparition. Ce n'est comme de faux problèmes, et disqualifient leurs résultats
plus, depuis longtemps, trahir un secret que de dire que les comme savoir purement archéologique. Quant à la critique de
« philologues » de ma génération se font carrément une gloire la théorie littéraire, elle ne les traite pas avec beaucoup
d'avoir remplacé dans leurs cours le traditionnel tableau plus d'égards. Ce qu'elle reproche à l'histoire littéraire tradi-
de la littérature allemande, française, etc., prise dans son tionnelle, c'est sa prétention d'être une forme de l'histoire
ensemble ou découpée en tranches chronologiques, par l'étude alors qu'en réalité la dimension historique des problèmes lui
historique ou théorique des problèmes littéraires. La produc- échappe; elle est en outre incapable de fonder le jugement
tion scientifique a simultanément changé de visage ; considé- esthétique requis p a r son objet, la littérature en tant que forme
1

rées comme trop ambitieuses et dépourvues de sérieux, les d'art .


« histoires de la littérature » ont été supplantées p a r des entre- Il faut d'abord articuler cette critique avec plus de précision.
prises collectives : manuels, encyclopédies et — dernier avatar L'histoire littéraire sous sa forme la plus traditionnelle tente
des «synthèses ficelées» (Buchbinder-Synthesen) —, recueils ordinairement d'échapper à la pure et simple énumération
d'«interprétations». Fait significatif, les ouvrages collectifs de chronologique des faits en classant ses matériaux selon des
ce genre naissent rarement de l'initiative des chercheurs et tendances générales, des genres et d'autres «critères», pour
sont dus le plus souvent à l'ingéniosité d'un éditeur entrepre- traiter ensuite, à l'intérieur de ces rubriques, les œuvres selon
nant. La recherche qui se veut sérieuse, elle, aboutit à des la chronologie. La biographie des auteurs et le jugement porté
monographies que publient les périodiques spécialisés; son sur l'ensemble de leur œuvre s'insère, incidemment, n'importe
critère est la rigueur plus grande des méthodes scientifiques : où, selon la formule connue : « Et puis de temps en temps vient
2

stylistique, rhétorique, linguistique textuelle, sémantique, poé- un éléphant b l a n c . » Ou bien encore on ordonne la matière de
tique, morphologie, histoire des notions et des termes, des façon linéaire, en suivant la chronologie de quelques grands
thèmes et des genres. Certes, les revues spécialisées sont rem- auteurs qui se voient célébrés suivant le schéma consacré «X,
plies aujourd'hui encore, pour une bonne partie, d'études qui l'homme et l'œuvre»; les auteurs mineurs sont alors réduits à
se contentent de poser des problèmes sous l'angle de l'histoire la portion congrue, et l'évolution des genres est inévitablement
aussi présentée de façon morcelée. Cette seconde démarche se
1. Pour cette critique, je suis M. Wehrli dans ses propos sur «Sens et non-
prête plutôt à la présentation hiérarchique traditionnelle des
sens de l'histoire littéraire» («Sinn und Unsinn der Literaturgeschichte»), parus auteurs de l'antiquité classique, cependant que l'on trouve la
dans le supplément littéraire de la Neue Zürcher Zeitung le 26 février 1967. première surtout dans les histoires de la littérature moderne,
Parmi les travaux récents [jusqu'à 1967] concernant le problème de l'histoire lit-
téraire, j'ai consulté entre autres: R. Jakobson, «Sur le réalisme dans l'art» obligées de résoudre le problème du choix — toujours plus dif-
(1921) (in Texte der russischen Formalisten, I, éd. par J. Striedter, Munich, 1969, ficile à mesure que l'on se rapproche du présent — entre des
pp. 373 à 391); W. Benjamin, «Literaturgeschichte und Literaturwissenschaft» miteurs et des œuvres dont il est quasiment impossible de
(«Histoire de la littérature et science de la littérature»), 1931, in Angelus Novus,
Francfort, 1966, pp. 450-456; R. Wellek, «The Theory of Literary History», in dominer la multiplicité.
Etudes dédiées au 4' Congrès de linguistes, Travaux du Cercle linguistique de
Prague, 1936, pp. 173-191 ; du même, «Der Begriff der Evolution in der Litera- I. Ci. p. ex. R. Wellek, 1936, pp. 173-175, et aussi dans R. Wellek-A. Warren,
turgeschichte» («La notion d'évolution en histoire littéraire») in Grundbegriffe / liront- der Literatur, Berlin, 1966, p. 229 : « La plupart des histoires de la litté-
der Literaturkritik (« Les concepts clés de la critique littéraire »), Stuttgart-Berlin- inlinv qui font autorité sont ou bien des histoires de la civilisation ou bien des
Cologne-Mayence, 1965; W. Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher us iii-ils d'essais critiques; les unes sont bien des histoires, mais pas de l'art; les
Auftrag» («L'histoire littéraire comme tâche historique», 1950, in Studien und iiiilit-.s parlent bien d'art, mais ne sont pas des histoires.»
Aufsatze, Berlin, 1959, pp. 19-72; R. Barthes, «Histoire ou littérature?» in Sur I. «llml dann und wann ein weißer Elefant»: Rilke, Neue Gedichte, «Das
Racine, 1960. kiiiiissi-ll, Jardin du Luxembourg» («Le Manège») (N. d. T.).
26 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 27

Mais une telle description de la littérature, qui respecte une qu'elle n'est «pas scientifique». Qu'avons-nous donc encore à
hiérarchie déjà consacrée et présente l'un après l'autre, selon faire aujourd'hui d'une étude historique de la littérature — qui
la chronologie, les auteurs, leur vie, leur œuvre, comme le pour reprendre les critères classiques de Schiller définissant
remarquait déjà Gervinus, «ce n'est pas une histoire; c'est à l'intérêt de l'histoire — ne peut apporter au «contemplatif»
peine le squelette d'une histoire» '. De même, aucun historien que si peu d'enseignements, à 1'«homme d'action» nul exemple
ne considérerait comme relevant de la science historique une à suivre, au « philosophe » aucune conclusion d'importance, et
description des genres qui, enregistrant les différences appa- au lecteur rien moins qu'une «source du plus noble plaisir» ? 1

rues d'une œuvre à l'autre, suivrait séparément l'évolution spé-


cifique du lyrisme, celle du théâtre et celle du roman et, ne
pouvant les expliquer dans leur simultanéité, se contenterait
II
de les envelopper de considérations, la plupart du temps
empruntées à l'histoire, sur l'esprit du temps et les tendances
politiques de l'époque. En outre il est rare que l'historien de la Les citations invoquent le plus souvent l'autorité qui doit
littérature émette un jugement de valeur sur les œuvres du cautionner un pas en avant que l'on vient de faire dans la
passé : la chose est même carrément prohibée. On préfère se réflexion scientifique. Mais elles peuvent aussi rappeler les
réclamer de l'idéal d'objectivité qui prescrit à l'historien de ne termes d'un problème ancien, et servir à montrer qu'une solu-
décrire que «les choses telles qu'elles ont été réellement». tion devenue classique n'est plus satisfaisante, qu'elle appar-
Cette abstinence esthétique a ses raisons. En effet, la valeur et tient elle aussi à l'histoire et qu'il est nécessaire de renouveler
le rang d'une œuvre littéraire ne se déduisent ni des circons- à la fois les réponses et la question. La réponse de Schiller à la
tances biographiques ou historiques de sa naissance, ni de la question que pose sa leçon inaugurale à l'Université d'Ièna le
seule place qu'elle occupe dans l'évolution d'un genre, mais de 26 mai 1789: «Qu'est-ce que l'histoire universelle, et pourquoi
critères bien plus difficiles à manier: effet produit, «récep- l'étudier?» ne témoigne pas seulement de la façon qu'avait
tion », influence exercée, valeur reconnue p a r la postérité. Et si l'idéalisme allemand de comprendre l'histoire; elle peut aussi
l'historien de la littérature, soumis à l'idéal de l'objectivité, se nous aider à jeter un regard critique sur l'évolution de notre
cantonne dans la description d'un passé révolu et, s'en tenant à discipline. Elle montre en effet l'attente à laquelle l'histoire de
la hiérarchie consacrée des «chefs-d'œuvre», laisse à la com- la littérature a tenté de répondre au XIX siècle pour assumer,
e

pétence du critique le soin de juger la littérature de son propre rivalisant avec l'histoire en général, l'héritage de la philoso-
temps encore présent, sa « distance historique » le condamne à phie idéaliste de l'histoire. Elle permet aussi de comprendre
rester presque toujours en retard d'une ou deux générations pourquoi l'idéal scientifique de l'école historique devait néces-
par rapport à l'évolution récente de l'art littéraire. Dans le sairement conduire à la crise et provoquer la décadence de
meilleur des cas, il participe en tant que lecteur passif à l'ac- l'histoire littéraire.
tualité littéraire, à ses controverses, et devient dans son juge- Notre principal témoin à charge dans ce procès sera Gervi-
ment le parasite d'une critique qu'il méprise in petto parce nus. Il n'a pas seulement écrit le premier ouvrage scientifique
sur 1'«Histoire de la littérature nationale allemande» (Ges-
1. Georg Gottfried Gervinus: Schriften zur Lileratur, Berlin, 1962, p. 4 (dans chichte einer poetischen Nationalliteratur der Deutschen, 1835-
un compte rendu critique consacré en 1833 à des histoires de la littérature qui 1842), il a été aussi le premier (et le seul) «philologue» à
venaient de paraître) : « Ces livres ont peut-être toutes sortes de mérites, mais du
point de vue de la science historique ils n'en ont guère. Ils suivent chronologi- proposer, en tant que tel, une méthodologie historique. Ses
quement les divers genres littéraires, ils alignent les écrivains selon la chrono-
logie — comme d'autres alignent les titres des livres — et s'efforcent de I. "Was heißt und zu welchem Ende studiert man Universalgeschichte?»
caractériser tant bien que mal auteurs et œuvres. Or ce n'est pas là de l'histoire ; (Uu'cM-cc que l'histoire universelle et à quelle fin l'étudie-t-on?) in Schillers
c'est à peine un squelette d'histoire.» Silmilichc Werke (Œuvres complètes), Säkularausgabe, t. XIII, p. 3.
28 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 29

1
Eléments d'une méthodologie de l'histoire développent l'idée Cette évolution dont témoigne l'exemple de Gervinus n'est
maîtresse du traité de Wilhelm von Humboldt Sur la tâche de pas seulement un processus caractéristique de 1'« histoire de
l'historien {Über die Aufgabe des Geschichtschreibers, 1821); il l'esprit» (Geistesgeschichte) au XIX siècle. Elle comporte aussi
e

en tire une théorie ambitieuse de l'histoire littéraire, qu'il des implications méthodologiques qui se sont actualisées dans
reprendra en d'autres points de son œuvre. L'historien de la le domaine de l'histoire littéraire comme dans celui de la
littérature ne mérite vraiment le nom d'historien que s'il a science historique en général, après que l'historisme eut
découvert « l'idée fondamentale unique qui imprègne précisé- déconsidéré le modèle téléologique de la philosophie idéaliste
ment cet ensemble de phénomènes qu'il a pris pour objet de sa de l'histoire. Si l'on rejetait comme non historique la solution
recherche, qui se manifeste à travers eux et les relie aux événe- de cette philosophie, qui consistait à interpréter la marche des
2
ments de l'histoire universelle» . Cette idée directrice, chez événements à partir «d'un but, d'un sommet idéal» de l'his-
1
Schiller encore principe téléologique général qui nous permet toire universelle , comment alors comprendre et représenter
de comprendre comment l'humanité progresse à travers l'his- en tant que totalité cohérente une histoire qui n'était jamais
toire du monde, se manifeste déjà chez Humboldt sous la donnée comme un tout? Ainsi l'idéal d'une histoire universelle
forme fragmentée de 1'« idée de l'individualité nationale » . Et 3
est-il devenu — comme l'a montré H. G. Gadamer — un objet
2
quand ensuite Gervinus reprend à son compte cette « explica- d'embarras pour la science historique . L'historien, disait Ger-
tion de l'histoire p a r l'idée », il met, insensiblement, 1'« idée his- vinus, «ne peut se proposer de représenter que des séries ache-
4
t o r i q u e » de Humboldt au service de l'idéologie nationaliste: vées d'événements, car il ne peut porter un jugement lorsqu'il
3
une idée de la littérature nationale allemande doit selon lui n'a pas sous les yeux le dénouement» . On pouvait considérer
montrer comment «l'orientation rationnelle que les Grecs comme des séries achevées les histoires nationales tant qu'on
avaient imprimée à l'humanité et à laquelle les Allemands ne regardait pas au-delà de leur point culminant — en poli-
étaient depuis toujours enclins de par leur caractère spécifique tique le moment où s'accomplissait l'unité nationale, en lit-
fut reprise par ceux-ci de façon consciente et libre » . L'idée 5
térature l'apogée d'un classicisme national. Mais l'histoire
universelle posée par la philosophie de l'histoire au temps des continuait sa marche après le «dénouement», et faisait resur-
Lumières se morcelle dans l'histoire en une multiplicité d'enti- gir, inévitable, la vieille contradiction. Aussi Gervinus faisait-il
tés nationales, pour finalement se réduire au mythe littéraire seulement de nécessité vertu lorsque, rejoignant curieusement
selon lequel les Allemands avaient vocation particulière à deve- Hegel et son fameux diagnostic sur la « fin de la période artis-
nir les véritables successeurs des Grecs — en raison de cette tique » (Ende der Kunstperiode), il expédiait la littérature de son
idée, que seuls les Allemands étaient créés pour réaliser dans propre temps postclassique comme témoignage de décadence
toute sa pureté » . 6
et conseillait aux «talents qui n'ont plus de but à poursuivre»
4
de se consacrer plutôt au monde réel et à l'État .
1. Publié pour la première fois en 1837 sous le titre: Grundzüge derHistorik
in Schriften (Œuvres), op. cit., pp. 49-103. 1. Grundzüge der Historik, § 26.
2. Schriften, op. cit., p. 47. 2. Wahrheit und Méthode — Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik
3. «Über die Aufgabe des Geschichtschreibers», in Werke in fünf Bänden, éd. («Vérité et Méthode — Fondement d'une herméneutique philosophique»),
par A. Flitner et G. Kiel, Darmstadt, 1960, vol. I, p. 6 0 2 : «C'est ainsi que la Tübingen, 1960, pp. 185-205, notamment p. 187: «Elle aussi, T'école histo-
Grèce réalise une idée nationale individuelle qui n'a jamais existé auparavant et rique" savait qu'il ne saurait y avoir au fond d'autre histoire qu'une histoire uni-
n'existera plus jamais après; et de même que le secret de toute existence réside verselle, parce que la signification du particulier ne se définit qu'à partir de la
dans l'individualité, de même toute la progression de l'humanité dans l'histoire inlalilé. Comment !e chercheur, qui procède empiriquement et auquel la totalité
universelle est fonction des influences que l'individualité exerce et subit, du ne peut jamais être donnée, peut-il s'en sortir sans se dessaisir de ses droits au
degré de leur développement, de leur liberté et de leur originalité. » profit du philosophe et de ses a priori arbitraires?»
4. Grundzüge der Historik, § 27-28. V Grundzüge der Historik, § 32.
5. Schriften, op. cit., p. 48. 4. Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen, t. IV, p. vu:
6. Ibid. Notre littérature a eu son temps, et si la vie ne doit pas s'arrêter en Aile-
30 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 31
1

Pourtant l'historien, au temps de l'histcrisme, semblait pou- les périodes les plus tardives étaient privilégiées . Cependant
voir échapper à la contradiction entre l'achèvement et la la solution proposée par Ranke pour le problème que n'avait
poursuite de l'histoire en limitant son étude aux époques qu'il pas résolu la philosophie de l'histoire de l'Aufklârung était
pouvait évoquer jusqu'à leur «dénouement» et décrire comme acquise au prix d'une rupture de la continuité entre le passé et
autant de totalités spécifiques, sans se préoccuper de ce qui en le présent — entre « l'époque telle qu'elle avait été réellement»
était issu. C'est pourquoi l'histoire conçue comme description et «ce qui en était issu». En se détournant de l'Aufklârung,
d'époques délimitées promettait aussi de réaliser au mieux l'historisme n'a pas abandonné seulement le modèle téléolo-
l'idéal méthodologique de l'historisme ; l'histoire littéraire a gique de l'histoire universelle, mais aussi le principe métho-
constamment recouru à ce procédé lorsque le fil conducteur dologique qui, selon Schiller, faisait plus que toute autre
chose la spécificité et la grandeur de l'histoire «universelle» et
d'une évolution nationale «individuelle» ne suffisait plus à la 2
de sa démarche : « établir un lien entre le passé et le présent »
guider. C'est l'époque, en tant que totalité offrant avec le recul
— un mode de connaissance imprescriptible et seulement en
du temps un sens spécifique, qui permettait le mieux de
apparence spéculatif, dont 1'«école historique» ne pouvait
mettre en valeur la «règle fondamentale imposant à l'histo- 3
s'affranchir impunément , ainsi qu'en témoigne l'évolution
rien de s'effacer au profit de son objet et de le faire apparaître
ultérieure dans le domaine de l'histoire littéraire.
en toute objectivité»'. Si 1'«objectivité totale» exige que l'his-
torien fasse abstraction du point de vue de son propre temps, 1. «Mais si l'on admettait... que ce progrès consiste en ce que chaque époque
il doit être possible aussi d'appréhender indépendamment du voie la vie des hommes atteindre un niveau plus élevé, que donc chaque géné-
cours ultérieur de l'histoire le sens et la valeur d'une époque ration dépasse absolument la précédente, et que donc la dernière en date soit
toujours privilégiée, tandis que les précédentes n'auraient d'autre fonction que
révolue. Le mot fameux prononcé par Ranke en 1854 donne à de lui servir de support, cela signifierait que la Divinité commet une injustice»
ce postulat un fondement théologique: «Quant à moi, j'af- (ihid.). On peut parler de «théodicée nouvelle» en ce sens que déjà la philoso-
phie idéaliste de l'histoire que refuse Ranke visait implicitement à la justifica-
firme que toute époque est immédiatement proche de Dieu et tion de Dieu, en déchargeant celui-ci sur l'homme, posé comme sujet
que sa valeur ne découle pas de ce qui en est issu, mais réside responsable de l'histoire, et en concevant le progrès dans l'histoire comme un
dans son existence même, dans sa propre identité .» Cette 2
processus juridique — en d'autres termes, un progrès dans l'évolution du droit
humain. (Sur ce point, cf. 0. Marquard, « Idealismus und Theodizee», in Philo-
nouvelle conception du «progrès historique» assigne à l'histo- sophisches Jahrbuch, 73, 1965, pp. 33 à 47).
rien la tâche d'élaborer une nouvelle théodicée: considérant 2. Op. cit., p. 528 ; cf. p. 526 sq., où Schiller, définissant la tâche de 1'«historien
et représentant «chaque époque comme ayant en elle-même universel», lui propose une méthode permettant de suspendre provisoirement le
principe téléologique «parce qu'une histoire du monde selon ce principe n'est
sa valeur propre», l'historien justifie Dieu au regard de la phi- encore qu'une attente qui se réalisera seulement à la fin des temps ». Cette méthode
losophie du progrès ; celle-ci présupposait en effet une injus- elle-même conçoit la science historique comme une sorte d'« histoire des effets » :
tice divine, car elle ne reconnaissait à chaque époque qu'une l'historien étudiant l'histoire universelle « remonte de l'état actuel du monde vers
l'origine des choses», en faisant ressortir, parmi les événements, ceux qui ont
valeur d'étape préparatoire à la suivante, impliquant ainsi que contribué pour l'essentiel à donner au monde son visage actuel; puis, refaisant
en sens inverse le chemin qu'il a ainsi tracé, il peut alors, « guidé par l'enchaîne-
ment des faits qu'il a ainsi dégagés», exposer le rapport entre le passé et l'état
magne il nous faut attirer les talents qui n'ont plus de but à poursuivre vers le
actuel du monde — c'est-à-dire 1'« histoire du monde » (Weltgeschichte).
monde réel et l'État, là où un esprit nouveau doit être infusé à une matière
nouvelle. » 3. Si l'on pose en principe, comme Fustel de Coulanges, que l'historien doit
1. Gervinus, dans la présentation qu'il a lui-même faite de son Histoire (op. chasser de son esprit tout ce qu'il sait du cours ultérieur de l'histoire lorsqu'il
cit., p. 123) et où, défendant encore l'historisme de Y Aufklärung contre celui du veut représenter une époque du passé, la conséquence en est l'irrationalisme
romantisme, il contredit cette règle fondamentale et prend nettement ses dis- d'une identification intuitive (Einfuhlung) incapable de tirer au clair les condi-
tances par rapport à «la manière rigoureusement objective de la plupart des his- tions spécifiques et les a priori de sa propre époque. La critique que Walter Ben-
j i i n i m l'ait de cette conception, dans l'optique du matérialisme historique, va
toriens d'aujourd'hui».
Insensiblement jusqu'à dépasser l'objectivisme de la conception matérialiste de
2. [« Über die Epochen der neueren Geschichte »] (« Sur les époques de l'histoire
l'Iiisloire — cf. « Geschichtsphilosophische Thesen» («Thèses sur la philosophie
moderne») in Geschichte und Politik Ausgewählte Aufsätze und Meisterschriften,
de l'Iiisloire»), n° VII, inSchriften I, Francfort, 1955, p. 497.
éd. par H. Hofmann, Stuttgart, 1940, p. 141.
32 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 33

Les succès et la décadence de l'histoire littéraire au science littéraire national-raciste (völkisch), et en a subi les ser-
XIX siècle sont liés à la conviction que l'idée de 1'« individualité
e
vitudes. Après la guerre, des méthodes nouvelles ont pris le
nationale» était «la partie invisible de toute donnée» , et 1
relais et achevé le processus de désengagement idéologique,
qu'une succession d'« œuvres littéraires constituait un objet mais sans reprendre à leur compte les tâches traditionnelles de
aussi propre qu'un autre à faire apparaître, à travers cette idée, l'histoire littéraire. Représenter la littérature sous l'angle his-
2
la «forme de l'histoire» . Cette conviction s'affaiblissant, il torique et dans son rapport à l'histoire en général n'intéressait
était inévitable que la continuité se rompe entre les événe- pas la nouvelle histoire des idées et des concepts, et pas davan-
ments, que la littérature du passé et celle du présent finissent tage l'étude des traditions qui s'était développée à la suite des
3
par relever de deux ordres de jugement distincts et qu'il travaux de Warburg et de son école : l'une s'efforce sans le dire
devienne problématique de trier, de définir et d'évaluer les de renouveler l'histoire de la philosophie en étudiant son reflet
faits littéraires. Cette crise a été la cause initiale du passage au 1
dans la littérature ; l'autre neutralise la fonction pratique de
positivisme. L'histoire littéraire positiviste a cru pouvoir faire l'art dans la vie, en centrant le savoir sur l'origine de la tradi-
de nécessité vertu en empruntant à la science ses méthodes tion ou sa continuité transtemporelle, et non pas sur le carac-
«exactes». Le résultat n'est que trop connu: appliqué à l'his- tère actuel et unique des phénomènes littéraires . Découvrir 2

toire de la littérature, le principe d'explication purement cau- une permanence à travers ce qui ne cesse de changer dispense
sale n'a permis de mettre en lumière que des déterminismes de faire un effort de compréhension historique. Ainsi dans
extrinsèques aux œuvres, il a conduit au développement exces- l'œuvre monumentale d'Ernst Robert Curtius, qui a fourni du
sif de l'étude des sources, il a résolu la spécificité de l'œuvre lit- travail à toute une armée d'épigones chercheurs de clichés
téraire en un faisceau d'«influences» que l'on pouvait (topoi), la permanence de l'héritage antique est érigée en prin-
multiplier à volonté. La réaction ne s'est pas fait attendre. La cipe suprême et détermine l'opposition, immanente à la tradi-
Geistes geschickte — l'histoire de l'esprit — s'est emparée de la tion littéraire et que jamais l'histoire ne voit se résoudre, entre
littérature, a opposé à l'explication causale de l'histoire une la création et l'imitation, le grand art et la simple littérature :
esthétique de la création comme irrationalité, et cherché la au-dessus de ce que Curtius appelle «l'indestructible chaîne
cohérence de l'univers poétique dans la récurrence d'idées et 3
4
d'une tradition de médiocrité» s'élève le classicisme intempo-
de motifs transtemporels . En Allemagne, elle s'est laissé
rel des chefs-d'œuvre, transcendant à la réalité d'une histoire
impliquer au temps du nazisme dans les préliminaires de la
qui demeure terra incognita.
Le hiatus entre l'approche historique et l'approche esthé-
1. W. von Humboldt, op. cit., p. 586. tique de la littérature reste ici tout aussi béant qu'il l'était déjà
2. Ibid., p. 590: «L'historien digne de ce nom doit représenter tout événe-
ment comme la partie d'un tout ou, ce qui revient au même, représenter à tra- dans la théorie littéraire de Benedetto Croce, avec sa dichoto-
vers chaque événement la forme de l'histoire elle-même. » mie poussée jusqu'à l'absurde entre poésie et non-poésie.
3. Cette disjonction de l'histoire et de la critique littéraire est bien illustrée L'opposition entre vraie poésie et littérature d'intérêt histo-
par la définition de la « philologie » que donne le Grundriß der romanischen Phi-
lologie (Éléments de philologie romane) de C. Gröber, t. I, Strasbourg, 1906 rique n'a pu être levée que lorsqu'on a remis en question
e
(2 éd.), p. 194 : « L'objet propre de la philologie, ce sont donc les manifestations l'esthétique qui la fondait, et reconnu que l'antithèse création-
de l'esprit humain à travers une langue qui ne peut plus être immédiatement
comprise, et les grandes œuvres qu'il a produites autrefois dans l'ordre du dis- imitation ne s'applique avec pertinence qu'à la littérature de
cours artistique. »
4. Voir à ce sujet W. Krauss, 1950, p. 19 sqq. et W. Benjamin, 1931, p. 4 5 3 : 1. Cf. à ce sujet R. Wellek, 1965, p. 193 (cf. note i).
«Ce marécage est le repaire de l'hydre de l'esthétique scolastique avec ses sept 2. W. Krauss (1950, p. 57 sqq.) (cf. note i) montre en prenant l'exemple de
têtes: pouvoir créateur (Schöpfertum), identification intuitive [Einfühlung), E. R. Curtius combien cet idéal scientifique est tributaire de la pensée de Stefan
inlemporalité (Zeitentbundenheit), recréation de l'œuvre {Nachschöpfung), com- George et de son cercle.
munion existentielle dans l'œuvre (Miterleben), illusion et jouissance artis- 3. Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter (« Littérature européenne
tique.» et Moyen Âge latin»), Berne, 1948, p. 404.
34 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 35

l'époque humaniste et ne peut déjà plus rendre compte des conserver leur «apparence d'autonomie» quand on constate
productions de la littérature moderne ou du Moyen Âge. La que les productions dans ce domaine présupposent la produc-
sociologie de la littérature et la méthode d'interprétation tion économique et la praxis sociale, et que la production
« immanente » (werkimmanent) se sont développées en réaction artistique elle-même participe au « processus de la vie réelle »
contre le positivisme et l'idéalisme ; elles n'ont fait qu'appro- par lequel l'homme s'approprie la nature et qui détermine le
fondir encore le fossé, comme en témoigne de la façon la plus travail de l'humanité ainsi que l'histoire de sa culture.
nette l'antagonisme des théories marxiste et formaliste, sur Lorsque ce « processus de la vie active » (tätige Lebensprozeß)
lequel sera centré cet examen critique des antécédents de notre est représenté, et seulement alors, «l'histoire cesse d'être une
1

science actuelle. collection de faits morts» . La littérature et l'art ne peuvent


donc eux aussi apparaître comme devenir en cours « que dans
leur rapport avec la praxis de l'homme historique», dans leur
2

III «fonction sociale» ; c'est seulement ainsi qu'ils peuvent être


compris comme l'un des «modes d'appropriation du monde
Ces deux écoles sont d'accord sur un point, et un seul : elles par l'homme» — mode aussi fondamental et naturel que les
répudient également l'empirisme aveugle des positivistes et la autres — et représentés comme partie du processus général
métaphysique esthétique de la Geistesgeschichte. Elles ont de l'histoire, par lequel l'homme transcende l'état de nature
3

tenté de résoudre en suivant des voies diamétralement oppo- pour s'élever jusqu'à son h u m a n i t é .
sées le même problème : comment réinsérer dans le contexte Ce programme, dont on peut tout juste discerner les linéa-
historique de la littérature le fait littéraire isolé, l'œuvre litté- ments dans L'Idéologie allemande (1845-1846) et d'autres
raire apparemment autonome? comment les saisir en tant œuvres de jeunesse de Karl Marx, attend aujourd'hui encore
qu'événements, que témoignages sur un certain état de la d'être réalisé, tout au moins en ce qui concerne l'histoire de
société ou que moments de l'évolution littéraire? Mais ces l'art et de la littérature. Peu de temps après sa naissance déjà,
deux tentatives n'ont pas donné naissance encore à quelque l'esthétique marxiste se laissait enfermer (à l'occasion du débat
grande histoire de la littérature, qui récrirait en partant des de 1859 sur le Sickingen de Lassalle) dans une problématique
prémisses nouvelles — marxistes ou formalistes — les vieilles propre à l'époque et caractéristique des genres mimétiques, la
histoires littéraires nationales, réformerait l'échelle des même qui devait dominer encore de 1934 à 1938 le débat sur
valeurs qu'elles ont consacrée, et ferait apparaître la littéra- l'expressionnisme et la controverse entre Lukâcs, Brecht et
ture universelle dans son devenir et dans sa fonction libéra- d'autres : celle du réalisme comme imitation ou reflet. Le réa-
trice, à l'égard de la société qu'elle contribue à changer ou de lisme esthétique du XIX siècle, lancé par des littérateurs
e

l'individu dont elle affine la perception. Marxiste ou forma- oubliés aujourd'hui (Champfleury, Duranty) en réaction contre
liste, une perspective unilatérale et donc réductrice mène en un romantisme trop éloigné du réel, mis après coup au compte
fin de compte à des difficultés épistémologiques insurmon- des grands romanciers — Stendhal, Balzac, Flaubert — et
tables et que l'on n'aurait pu résoudre qu'en établissant entre érigé de nos jours en dogme par les théoriciens staliniens du
l'approche esthétique et l'approche historique un rapport réalisme socialiste, est resté toujours — il convient de ne pas
nouveau. 1. «... hört die Geschichte auf, eine Sammlung toter Fakta zu sein»: Marx-
Le paradoxe provocant qui a caractérisé et caractérise tou- Engels, Die deutsche Ideologie, 1845-1846, in K. Marx und F. Engels, Werke
jours la théorie marxiste de la littérature, c'est de dénier à (Œuvres), Berlin, 1959, pp. 26-27.
2. Werner Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrag» in Stu-
l'art ainsi qu'aux autres formes de la conscience — morale, dien und Aufsätze, Berlin, 1959, pp. 26, 66.
religion, métaphysique — une histoire qui leur serait propre. 3. Karel Kosik, Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967 (Theorie 2),
L'histoire de la littérature et l'histoire de l'art ne peuvent plus pp. 21-22.
36 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 37

l'oublier — sous la dépendance du principe classique de Yimi- les effets et l'apport propre de la littérature en tant que moda-
tatio naturae. Dans le temps même où, en réaction contre la lité spécifique de la praxis concrète. On a souvent dénoncé
« tradition métaphysique identifiant l'être à la nature et définis- l'aplatissement qu'ont fait subir au problème du rapport histo-
sant l'œuvre de l'homme comme "imitation de la n a t u r e " » , 1
rique évolutif entre littérature et société les diverses variantes
s'imposait une conception moderne de l'art, réalisation de l'ir- de la méthode Plekhanov, réduisant les phénomènes culturels
réalisé, «signe de l'homme créateur», pouvoir de construire ou à la simple correspondance avec des mécanismes économiques
de faire naître une réalité, l'esthétique marxiste croyait devoir sociologiques ou sociaux donnés pour seule réalité, généra-
encore fonder son identité et sa justification sur une théorie de teurs d'un art et d'une littérature conçus comme leur simple
l'imitation. Certes elle remplaçait la «nature» par la «réalité», reproduction. « Qui part de l'économie comme d'un donné non
mais pour attribuer aussitôt à celle-ci, donnée à l'art en déductible, cause initiale de tout et réalité unique que l'on ne
exemple, les qualités de la nature prétendument transcendée : saurait remettre en question, transforme l'économie en son
elle était le modèle, complet par essence, qu'il fallait suivre . 2
propre produit, en une chose, il en fait un facteur historique
1
Par rapport à la position initiale de refus du naturalisme , cette 3
autonome et tombe dans le fétichisme économiste .» «L'idéo-
réduction de la théorie à l'idéal mimétique du réalisme bour- logie du facteur économique», dont Karel Kosik fait en ces
geois ne peut être considérée que comme une rechute dans le termes le procès, a imposé à l'histoire littéraire un parallélisme
matérialisme substantialiste. En effet, si elle s'était fondée sur perpétuellement démenti par la réalité historique de la littéra-
la notion de travail selon Marx et sur sa conception de l'his- ture, que l'on considère les œuvres dans leur succession ou
toire — dialectique de la nature et du travail, des détermina- dans leur simultanéité.
tions naturelles et de la praxis concrète —, l'esthétique Dans la multiplicité des formes auxquelles elle donne nais-
marxiste n'en aurait pas été réduite à se fermer à l'évolution lit- sance, la littérature n'est que partiellement réductible et ne
téraire et artistique de notre modernité que sa critique dogma- l'est surtout pas immédiatement aux conditions concrètes du
tique a condamnée jusque dans un passé très récent comme processus économique. Des modifications de la structure éco-
décadente et laissant échapper la «vraie réalité». Le débat qui nomique et des remaniements de la hiérarchie sociale se sont
l'a depuis quelques années conduite à revenir, pas à pas, sur produits avant ce temps qui est le nôtre, presque toujours à
son oukase doit être compris aussi comme amorçant, avec un longue échéance, sans guère de césures visibles et avec peu de
siècle de retard, la pleine reconnaissance du fait obstinément révolutions spectaculaires. Le nombre des déterminations
refusé que la fonction de l'œuvre d'art n'est pas seulement de « infrastructurelles » repérables étant resté toujours incompa-
représenter le réel, mais aussi de le créer. rablement plus réduit que celui des formes que prenait dans la
La théorie orthodoxe du reflet ne s'opposait pas moins à « superstructure » le devenir plus rapide de la production litté-
cette reconnaissances sans laquelle il ne peut y avoir d'histoire raire, il fallait bien ramener toujours la multiplicité concrète
littéraire authentiquement matérialiste-dialectique, qu'à la des œuvres et des genres aux mêmes facteurs, aux mêmes
résolution du problème corollaire de savoir comment définir concepts hypostasiés : féodalité, développement des communes
bourgeoises, régression fonctionnelle de la noblesse, mode de
1. H. Blumenberg, « Nachahmung der Natur : Zur Vorgeschichte der Idee des production du capitalisme à ses débuts, à son apogée, à son
schöpferischen Menschen» («L'imitation de la nature: les antécédents de l'idée déclin. En outre, les œuvres littéraires sont plus ou moins per-
de l'homme créateur») inStudium Generale, 10 (1957), pp. 267, 270.
2. Ibid., p. 276. méables aux événements de la réalité historique, en fonction
e
3. Ibid.. p. 270: «L'antinaturalisme du xix siècle est porté par le sentiment du genre auquel elles appartiennent ou du style dominant de
que la créativité authentique de l'homme ne peut se déployer librement dans leur époque, ce qui a conduit à négliger de la façon la plus fla-
l'insupportable limite des déterminations naturelles. La sensibilité nouvelle née
de l'idéologie du travail se dresse contre la nature: Comte forge le mot d'anti-
nature, Marx et Engels parlent d'antiphysis. » I. K. Kosik, op. cit., p. 116.
38 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 39

grante les genres non mimétiques au profit du genre épique, cité spécifique de la littérature, la théorie du reflet ne peut la
narratif. Ce n'est pas par hasard que le sociologisme en quête résoudre qu'en se dépassant elle-même.
de correspondances sociales s'en tient à la série traditionnelle C'est pourquoi le principal représentant de cette théorie,
des grands chefs-d'œuvre et des grands auteurs, dont l'origi- Georg Lukâcs, s'est empêtré dans des contradictions flagrantes
1
nalité paraît pouvoir s'interpréter comme intuition directe du lorsqu'il a tenté d'en donner une version dialectique . Elles
processus social ou — à défaut d'intuition — comme expression apparaissent lorsqu'il affirme la valeur exemplaire de l'art
involontaire de transformations survenues dans l'infrastruc- antique, lorsqu'il fait de Balzac le canon de la littérature
1
t u r e . Ainsi l'historicité de la littérature est bien évidemment moderne, mais aussi dans son concept de totalité et dans la
dépouillée de ses caractères spécifiques. En effet, une œuvre notion corollaire de «réception immédiate» (Unmittelbarkeit
importante qui témoigne d'une tendance nouvelle dans l'évo- der Rezeption). Quand Lukâcs s'appuie sur le fameux fragment
lution littéraire est environnée d'une innombrable quantité de de Marx concernant l'art antique pour affirmer que même
productions correspondant à la tradition et à l'image qu'elle aujourd'hui le succès qu'ont encore les poèmes homériques
donne de la réalité, dont la valeur de document sociologique «ne peut absolument pas être dissocié de l'époque et des
ne doit donc pas être considérée comme inférieure à celle du rapports de production qui ont donné naissance à l'œuvre
2

grand chef-d'œuvre et de sa nouveauté qui souvent ne sera d ' H o m è r e » , il suppose, implicitement, résolu le problème qui
comprise que plus tard. Ce rapport dialectique entre la pro- selon Marx était encore à résoudre : pourquoi une œuvre qui, si
elle n'était que le simple reflet d'un stade d'évolution sociale
duction du nouveau et la reproduction de l'ancien ne peut être
depuis très longtemps dépassé, ne mériterait plus d'intéresser
appréhendé par la théorie du reflet que si celle-ci renonce à
que l'historien, «peut encore nous procurer un plaisir esthé-
postuler l'homogénéité du simultané, et admet un décalage 3
tique» . Comment expliquer que l'art d'un passé lointain sur-
temporel dans la correspondance entre la série des états de la
vive à la destruction de son infrastructure économique et
société et celle des phénomènes littéraires qui les reflètent.
sociale, si l'on est contraint, avec Lukâcs, de dénier aux formes
Cependant, si l'esthétique marxiste fait ce pas, elle rencontre
artistiques toute autonomie et si l'on ne peut, en conséquence,
une difficulté que Marx avait déjà reconnue: «l'inégalité rela-
interpréter l'influence que l'œuvre d'art continue d'exercer
tive entre le développement de la production matérielle (...) et
2
comme un facteur de production de l'histoire ? Pris dans cette
la production artistique» . Cette difficulté, qui révèle l'histori- contradiction, Lukâcs ne peut plus avancer qu'en invoquant le
«classicisme», concept qui a certes fait ses preuves, mais qui
1. L'exemple type en est l'interprétation de Balzac donnée par Engels dans sa
lettre à Margaret Harkness (1888), et dont la clé de voûte est l'argument sui- transcende l'histoire et ne peut, même appliqué au contenu
vant : « Que Balzac ait été contraint de la sorte à agir contre ses propres sympa- anthropologique des œuvres, réduire le hiatus entre l'art du
thies de classe et ses préjugés politiques, qu'il ait vu que la décadence de ses passé et l'effet qu'il produit aujourd'hui qu'en référant à une
chers nobles était inévitable, et qu'il les ait dépeints comme des êtres qui ne
méritaient pas un meilleur destin; et qu'il ait vu les vrais hommes de l'avenir là Idéalité intemporelle — c'est-à-dire de façon fort peu conforme
4
où l'on pouvait à l'époque seulement les voir; voilà ce que je considère comme nu matérialisme dialectique . On sait que, dans le domaine de
l'un des plus grands triomphes du réalisme...» (K. Marx/F. Engels, Über Kunst lu littérature moderne, Lukâcs a érigé Balzac et Tolstoï en
und Literatur, éd. par M. Kliem, Berlin, 1967, vol. I, p. 159). Balzac «obligé» par
la réalité sociale à décrire celle-ci objectivement, à l'encontre de ses propres
intérêts : cette mystification impute à la réalité concrète hypostasiée (de même I. Voir Beiträge zur Geschichte der Ästhetik («Contributions à l'histoire de
que chez Hegel la « ruse de la raison ») le pouvoir de produire, indirectement, l'rslliélique»), Berlin, 1954.
des oeuvres littéraires. C'est au nom de ce «triomphe du réalisme» que l'histo- 2 Und., p. 424.
riographie marxiste de la littérature s'est permis d'enrôler sous la bannière de 1. Werke, op. cit., t. XIII, p. 641.
la littérature emancipatrice des auteurs conservateurs comme Goethe ou Wal- 4 «Le caractère classique ne résulte donc pas du respect de "règles" for-
ter Scott. iiirlli's. mais précisément du fait qu'une œuvre d'art est capable de donner aux
2. Einleitung zur Kritik der Politischen Ökonomie (« Introduction à la critique illiiiitions les plus spécifiquement et typiquement humaines l'expression la plus
de l'économie politique») in Werke, op. cit., vol. XIII, p. 640. Iiii irinent individuelle et symbolique» (op. cit., p. 425).
40 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 41

norme classique du réalisme. L'histoire de la littérature français et d'une sociologie du roman, Goldmann postule une
moderne se voit appliquer ainsi un schéma déjà consacré par série de perceptions du monde, successives et présentant une
e
l'historiographie humaniste de l'art : culminant avec le classi- spécificité de classe, dégradées depuis le XIX siècle par le
e
cisme du roman bourgeois du xix siècle, elle décrit ensuite une capitalisme évolué et finalement réifiées; ces images du
courbe descendante, s'égare dans les recherches formelles de monde doivent (on voit resurgir ici le néo-classicisme, dont
la décadence, qui perd le contact avec la réalité, et ne coïnci- Goldmann ne s'est pas libéré) être conformes à l'idéal de
dera de nouveau avec son idéal que dans la mesure où elle tra- 1'«expression cohérente», dont il n'accorde le privilège qu'à
1
duira la réalité sociale du monde moderne sous des formes qui de grands écrivains . Ainsi, chez Goldmann comme avant lui
appartiennent déjà à notre passé littéraire et que Lukâcs chez Lukâcs, la production littéraire reste confinée dans une
déclare canoniques: expression du typique, de l'individuel, fonction secondaire de reproduction pure et simple, évoluant
1
« narration organique » ... de façon harmonieusement parallèle au processus écono-
L'historicité de la littérature, que le néo-classicisme de mique. Cet accord postulé entre la « signification objective » et
l'esthétique marxiste orthodoxe occulte, échappe également à 1'«expression cohérente», entre la structure sociale préexis-
Lukâcs quand celui-ci donne à son interprétation du concept tante et le phénomène artistique qui la représente, présuppose
de reflet l'apparence de la dialectique, p a r exemple dans son à l'évidence l'unité de la forme et du contenu, de l'essence et
2
explicitation des thèses de Staline « Sur le marxisme en linguis- du phénomène — c'est-à-dire l'idéalisme classique , à ceci
tique» : «Toute superstructure non seulement reflète la réalité, près que ce n'est plus l'idée mais la réalité matérielle, le fac-
mais prend activement position pour ou contre l'ancienne ou teur économique, qui est posé comme substance. La consé-
2
la nouvelle infrastructure» . Comment la littérature et l'art, en quence en est que la dimension sociale de la littérature et de
tant que superstructures, pourraient-ils bien prendre « active- l'art est réduite aussi dans le domaine de la réception à la
ment» position face à leur fondement social, si en même fonction secondaire de faire simplement reconnaître une réa-
3
temps, dans ce mécanisme d'influence réciproque, la nécessité lité déjà connue (ou supposée connue) d'autre p a r t . Réduire
économique est censée — selon Engels — imposer sa loi «en l'art à n'être qu'un simple reflet, c'est aussi limiter l'effet qu'il
dernière instance» et déterminer «les modalités du change- produit à la reconnaissance de choses déjà connues : revanche
3
ment et du développement » de la réalité sociale ; si par consé- de la mimesis platonicienne, cet héritage que l'on renie. Mais
quent l'art et la littérature, dans leur marche en avant, sont s'en tenir à cette position, ce serait aussi ôter à l'esthétique
condamnés à toujours suivre la voie que leur a tracée, de façon marxiste précisément la possibilité de saisir le caractère révo-
unilatérale, l'inévitable transformation de l'infrastructure éco-
nomique? Et même si l'on veut, comme Lucien Goldmann, 1. Cf. l'introduction («Le tout et les parties») à Le Dieu caché. Étude sur la
vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris,
fonder le rapport entre la littérature et la réalité sociale sur une 1959, et Pour une sociologie du roman, Paris, 1964, p. 44 sqq.
«homologie» des structures et non plus des contenus, cette 2. Cf. sur ce point la critique de W. Mittenzwei, « Die Brecht-Lukâcs-Debatte »
absence de réciprocité — le contraire même de la dialectique (in Das Argument, 10, 1968, p. 31); il reproche à Lukâcs d'avoir manqué à la
dialectique en mettant trop fortement l'accent sur cette unité: «La dialectique
— ne disparaît pas pour autant. marxiste, elle, part de la contradiction que recèle l'unité de l'essence et du phé-
nomène.»
Dans ses ébauches d'une histoire du classicisme littéraire 3. C'est pourquoi la notion de «totalité intensive», dans la théorie du reflet
lelle que la conçoit Lukâcs, a pour inévitable corollaire l'«immédiateté de la
1. Brecht a ironisé sur le « caractère formaliste de la théorie du réalisme » qui réception»; la réalité objective est reconnue avec exactitude à travers l'œuvre
«canonise» ainsi «la forme d'un petit nombre de romans bourgeois du siècle d'art quand le «récepteur» (lecteur, auditeur, spectateur) s'y reconnaît lui-
dernier» — cf. ses déclarations à l'occasion du débat avec Lukâcs, in Marxismus même (cf. Problème des Realismus, Berlin, 1955, p. 13 sqq.). Donc, pour que
und Literatur, par F. J. Raddatz, Hambourg, 1969, t. 2, pp. 87-98. l'œuvre d'art produise un effet, le public doit disposer a priori de l'expérience
2. Beitrage zur Geschichte der Ästhetik, op. cit., p. 419. globale et correcte de la réalité, dont l'image donnée par l'œuvre ne se distingue
3. Cilé par Lukâcs, op. cit., pp. 194-196. que graduellement, comme un reflet plus fidèle et plus complet.
42 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 43

lutionnaire de l'art, le pouvoir qu'il a d'affranchir l'homme agit. L'action de l'œuvre inclut également ce qui s'accomplit
des préjugés et des représentations figées liés à sa situation dans la conscience réceptrice et ce qui s'accomplit en l'œuvre
historique et de l'ouvrir à une perception nouvelle du monde, elle-même. La destinée historique de l'œuvre est une expres-
à l'anticipation d'une réalité nouvelle. sion de son être (...) L'œuvre est une œuvre et vit en tant que
L'esthétique marxiste ne peut échapper aux apories de la telle dans la mesure où elle appelle l'interprétation et agit à tra-
théorie du reflet et ressaisir l'historicité spécifique de la lit- vers une multiplicité de significations '. »
térature qu'en reconnaissant avec Karel Kosik que «toute Si l'on reconnaît que l'historicité de l'œuvre d'art ne réside
œuvre d'art possède un couple de caractères indissociables : pas dans sa seule fonction représentative ou expressive mais
elle exprime la réalité, mais elle est aussi constitutive d'une tout aussi nécessairement dans l'effet qu'elle produit, on
réalité qui n'existe pas avant l'œuvre et à côté d'elle mais pré- devrait en tirer deux conséquences en vue de fonder l'histoire
cisément dans l'œuvre et en elle seule» '. de la littérature sur des bases nouvelles. D'abord, si la vie de
Les premiers efforts entrepris pour rendre à la littérature et à l'œuvre résulte « non pas de son existence en elle-même, mais
2
l'art le caractère dialectique propre à la praxis historique appa- de l'interaction qui s'exerce entre elle et l'humanité» , ce tra-
raissent dans les théories littéraires de Werner Krauss, vail permanent de compréhension et de reproduction active
Roger Garaudy et Karel Kosîk. Werner Krauss, qui dans ses de ce que nous a légué le passé ne doit pas rester limité aux
études sur l'histoire littéraire de Y Aufklärung réhabilite l'étude œuvres considérées isolément. Il convient plutôt alors d'in-
des formes littéraires comme représentant « le lieu de concen- clure aussi dans cette interaction reliant l'œuvre et l'humanité
tration maximale de l'influence sociale», définit ainsi la le rapport des œuvres entre elles, et de situer le rapport histo-
littérature en tant que facteur de création de la société {gesell- rique entre les œuvres dans le complexe de relations réci-
schaftsbildend) : « La création littéraire est destinée à être per- proques qu'entretiennent la production et la réception. En
çue par un public ; c'est pourquoi elle est le lieu même de la d'autres termes: la littérature et l'art ne s'ordonnent en une
naissance de la société à laquelle elle s'adresse : le style est sa histoire organisée que si la succession des œuvres n'est pas
loi, et la connaissance de son style permet de connaître aussi rapportée seulement au sujet producteur, mais aussi au sujet
2
son public . » Roger Garaudy condamne tout « réalisme clos » et consommateur — à l'interaction de l'auteur et du public.
redéfinit l'œuvre d'art comme travail et comme mythe, par la Ensuite, si «la réalité humaine n'est pas seulement production
caractéristique d'un « réalisme sans rivage » par lequel l'homme du nouveau mais aussi reproduction (critique et dialectique)
3
d'aujourd'hui s'ouvre à son avenir : « Car le réel, lorsqu'il inclut de l'ancien» , la fonction que l'art remplit dans ce processus
l'homme, n'est plus seulement ce qu'il est mais aussi tout ce qui permanent de totalisation ne peut manifester son originalité
3
lui manque, tout ce qu'il a encore à devenir ...» Karel Kosîk que si le rôle spécifique de la forme artistique est défini non
résout le problème posé par Marx dans son fragment sur l'art plus comme simple mimesis mais comme dialectique, c'est-à-
antique (comment et pourquoi une œuvre d'art peut-elle sur- dire comme moyen de créer et de transformer la perception,
vivre au contexte social qui lui a donné naissance ?) en donnant ou — pour citer le jeune Marx — comme moyen privilégié de
4
une définition spécifique de l'art qui rend compte de son histo- «formation de la sensibilité» (Bildung der Sinne) .
ricité et établit une unité dialectique entre la nature de l'œuvre
et l'effet qu'elle produit: «L'œuvre vit dans la mesure où elle 1. Die Dialektik des Konkreten (cf. n. 1, p. 35), pp. 138-139; on peut rappeler
à ce propos l'Introduction à la critique de l'économie politique de Marx (cf. n. 1,
p. 37), p. 624: «L'objet d'art — de même que tout autre produit — crée un
1. K. Kosîk, op. cil., p. 123. public réceptif à l'art et capable de jouir de la beauté. La production ne produit
2. Studien zur deutschen und französischen Aufklärung («Études sur les donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l'objet.»
Lumières en Allemagne et en France»), Berlin, 1963, p. 6, et «Literatur- 2. Ibid., p. 140.
geschichte als geschichtlicher Auftrag» (cf. note 2, p. 35), p. 66. 3. Ibid., p. 148.
3. « En guise de postface» — D'un réalisme sans rivages, Paris, 1963, p. 250. 4. Je me réfère ici au texte fameux de Marx sur « le développement des cinq
44 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 45

Ainsi formulé, le problème de l'historicité des formes artis- conditions d'être pertinente. La littérature en tant qu'art ne
tiques est une découverte bien tardive de la recherche litté- peut être saisie qu'à partir de l'opposition du langage poétique
raire marxiste : il avait été déjà posé quarante ans plus tôt p a r au langage pratique. Toutes les déterminations non littéraires
l'école formaliste qu'elle combattait alors, au moment où cette — historiques ou sociologiques — relèvent alors du langage
école fut condamnée au silence et dispersée par l'exil dans sa fonction pratique, de la « série non littéraire » ; l'œuvre
littéraire est décrite et définie en tant qu'œuvre d'art p a r sa
différence spécifique (l'«écart poétique») et non plus, donc,
IV dans son rapport de dépendance fonctionnelle à l'égard de la
«série non littéraire». De la distinction entre langage poétique
Dès leurs débuts les formalistes, membres de la «Société et langage pratique on a tiré le concept de perception artis-
pour l'étude du langage poétique» (Opoïaz), qui se font tique, qui coupait en fin de compte le lien entre la littérature
connaître à partir de 1916 en publiant des programmes de et la pratique de la vie. Ainsi conçu, l'art devient un moyen de
recherche, mettent l'accent de façon très exclusive sur le briser l'automatisme de la perception quotidienne en recréant
caractère esthétique de la littérature. La théorie de la une «distance» (Verfremdung). Il en résulte aussi que la récep-
1
« méthode formelle » lui rend la dignité d'objet d'une science tion de l'œuvre d'art ne peut plus consister dans la simple
spécifique, en faisant abstraction de tout le conditionnement jouissance naïve du beau, mais exige que la forme soit saisie
historique de l'œuvre littéraire et en définissant celle-ci — comme telle et que soit reconnu le procédé artistique. Ce qui
avant la linguistique structurale moderne — de façon pure- définit l'art dans sa spécificité, c'est la perceptibilité de la
ment formelle, fonctionnelle, comme «la somme de tous les forme ; l'acte même de la perception y devient une fin en soi,
2
procédés artistiques qui y sont employés» . La dichotomie tra- et l'identification du procédé technique le principe d'une théo-
3
ditionnelle entre «poésie» et «littérature» cesse dans ces rie qui, renonçant délibérément à la connaissance historique,
a fait de la critique d'art une méthode rationnelle et donné
sens, travail de toute l'histoire universelle jusqu'à nos jours» — cf. «Ökono- naissance à des travaux scientifiques d'une valeur durable.
misch-philosophische Manuskripte» (1844) in K. Marx/F. Engels, Über Kunst Cependant l'école formaliste a su s'acquérir encore un autre
und Literatur, op. cit., p. 119.
1. Ont été traduits et édités en allemand: Boris Eichenbaum, Aufsätze zur mérite qu'il convient de ne pas oublier pour autant. Dévelop-
Theorie und Geschichte der Literatur (« Essais sur la théorie et l'histoire de la lit- pant sa méthode, elle s'est retrouvée confrontée à l'historicité de
térature»), Francfort, 1965; Iouri Tynianov (Jurij Tynjanov), Die literarischen la littérature, qu'elle avait d'abord refusée et qui l'a contrainte
Kunstmittel und die Evolution in der Literatur (« Les procédés artistiques en lit-
térature et l'évolution littéraire»), Francfort, 1967; Victor Chklovski (Sklovskij), à repenser les principes mêmes de la diachronie. Ce qui fait
Theorie der Prosa, Francfort, 1966. En français : Théorie de la littérature — Textes que la littérature est la littérature, sa «Iittérarité», ne se définit
des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par T. Todorov, Paris 1965 ;
pour un jugement critique sur l'école formaliste, on peut aujourd'hui se référer
pas seulement en synchronie, p a r l'opposition du langage poé-
à l'introduction aux Texte der russischen Formalisten, I (Munich, 1969) par tique et du langage pratique, mais aussi en diachronie, par
J. Striedter, aux conseils et aux suggestions de qui les chapitres iv et x du pré- l'opposition formelle toujours renouvelée des œuvres nou-
sent essai doivent beaucoup.
velles à celles qui les ont précédées dans la «série littéraire»
2. Cette formule fameuse, lancée en 1921 par Chklovski, a été peu après
remaniée pour donner naissance à la notion de «système» esthétique dans ainsi qu'au canon préétabli de leur genre. Si l'œuvre d'art «est
lequel chaque procédé artistique doit remplir une fonction déterminée; perçue par contraste avec un arrière-plan d'autres œuvres et
cf. V. Erlich, Russischer Formalismus, Munich, 1964, p. 99. par association avec celles-ci », comme l'a dit Victor Chklovski
3. L'allemand Dichtung, dont le sens est plus ample que celui du français poé-
sie et recouvre tous les genres de la création littéraire proprement dite (lyrique,
dramatique, épique ou narratif), s'oppose traditionnellement à Literatur, 1. « Der Zusammenhang der Mittel des Sujetbaus mit den allgemeinen Stil-
concept encore beaucoup plus vaste, d'extension quasiment indéfinie, englobant mitteln » (« La relation entre les moyens employés pour l'organisation du sujet et
à la lois la «poésie» (Dichtung) et tous les autres domaines de l'écriture (théorie les moyens stylistiques en général») (Poetik, 1919), cité d'après B. Eichenbaum,
cl critique littéraires, philosophie, histoire, journalisme...) (N. d. T.). op. cit., p. 27.
46 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 47

alors son interprétation doit tenir compte aussi d'autres feste nécessairement comme évolution, et que d'autre part
formes, qui lui préexistent. C'est ainsi que l'école formaliste a l'évolution présente avec nécessité les caractères d'un
1
commencé son mouvement de retour à l'histoire. La nouveauté système» . Mais comprendre l'œuvre d'art dans son histoire,
de son schéma par rapport à l'histoire littéraire à l'ancienne c'est-à-dire à l'intérieur d'une histoire littéraire définie comme
2
mode consistait en ce qu'il abandonnait l'idée fondamentale « succession de systèmes » , cela ne signifie pas encore la saisir
d'une démarche linéaire et continue, et opposait au concept dans l'histoire, selon l'horizon historique de sa naissance, dans
classique de tradition un principe dynamique d'évolution litté- sa fonction sociale et dans l'action qu'elle a exercée sur l'his-
raire. L'idée de croissance organique continue perdait sa pré- toire. L'historicité de la littérature ne se réduit pas à la succes-
éminence dans l'histoire de l'art et du style. Ainsi conçue, sion des systèmes de formes et des esthétiques; comme
l'analyse de l'évolution littéraire découvre dans l'histoire litté- l'évolution de la langue, celle de la littérature se définit non
raire une autocréation dialectique des formes nouvelles , elle 1
seulement par l'intérieur, par le rapport spécifique qu'entre-
décrit le cours prétendument paisible et continu de la tradi- tiennent en elle la diachronie et la synchronie, mais aussi p a r
3
tion comme un processus rempli de mutations brusques, de son rapport avec le processus général de l'histoire .
révoltes déclenchées par des écoles nouvelles, de conflits entre Si maintenant nous faisons le point sur l'antagonisme entre
genres concurrents. L'« esprit objectif» censé caractériser des la théorie formaliste et la théorie marxiste de la littérature,
époques considérées comme homogènes est rejeté comme rele- nous en tirerons une conséquence que ni l'une ni l'autre n'a
vant de la spéculation métaphysique. Selon Victor Chklovski et tirée. Si l'on peut interpréter d'une part l'évolution littéraire
Iouri Tynianov chaque époque voit coexister plusieurs écoles comme une succession perpétuelle de systèmes et d'autre part
littéraires, « dont l'une, érigée en canon, représente la ligne de l'histoire générale, l'histoire de la praxis humaine, comme
faîte de la littérature», une forme littéraire ainsi consacrée l'enchaînement continu des états successifs de la société, ne
dégénère en automatisme et provoque au niveau inférieur la doit-il pas être possible aussi d'établir entre la «série litté-
constitution de formes nouvelles qui « conquièrent la place des raire » et la « série non littéraire » une relation qui circonscrive
anciennes » et se développent sur une grande échelle pour être les rapports entre l'histoire et la littérature sans dépouiller
finalement à leur tour marginalisées par d ' a u t r e s . 2
celle-ci de sa spécificité esthétique et la confiner dans une
Avec ce schéma qui retourne de façon paradoxale le principe pure et simple fonction de reflet ?
de l'évolution littéraire contre le sens téléologique et organique
qu'il avait dans son acception traditionnelle, l'école formaliste
est bien près déjà d'avoir renouvelé la compréhension histo- V
rique de la littérature, concernant la naissance, la consécration
et le déclin des genres. Elle a enseigné à voir d'un œil nouveau Poser cette question, c'est, me semble-t-il, proposer à la
l'œuvre d'art dans sa dimension historique, à la situer dans le recherche littéraire une tâche nouvelle : c'est l'inviter à se res-
perpétuel changement des systèmes de formes et de genres lit- saisir du problème de l'histoire de la littérature, que la contro-
téraires. Elle a p a r là préparé la découverte de cette vérité que verse entre le formalisme et le marxisme a laissé pendant.
la linguistique elle-même devait reprendre à son compte: la
1. I. Tynianov et R. Jakobson, «Probleme der Literatur- und Sprachfor-
synchronie pure est une illusion, puisque — selon les termes de
schung» («Problèmes de la recherche littéraire et linguistique») m: Kursbuch, 5
Roman Jakobson et Iouri Tynianov — « tout système se mani- (1966), p. 75.
2. I. Tynianov (Die literarischen Kunstmittel..., op. cit.) remplace le concept
clé de la vieille histoire littéraire, la tradition, par celui d'une évolution par
1. ». Eichenbaum (Eikhenbaum), op. cit., p. 47. «succession de systèmes».
2. Ibitl, p. 46 ; I. Tynianov, «Das literarische Faktum» («Le fait littéraire») et 3. En linguistique, ce principe a été défendu surtout par E. Coseriu, cf. Sin-
«Clbcr literarische Evolution» («Sur l'évolution littéraire»), op. cit. cronia, diacronia e historia, Montevideo, 1958.
48 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 49

Pour tenter de combler le fossé qui sépare la connaissance Car même le critique qui juge une publication nouvelle, l'écri-
historique et la connaissance esthétique, l'histoire et la littéra- vain qui conçoit son œuvre en fonction du modèle — positif
ture, je peux repartir de cette limite où les deux écoles se sont ou négatif — d'une œuvre antérieure, l'historien de la littéra-
arrêtées. Leurs méthodes saisissent le fait littéraire dans le cir- ture qui replace une œuvre dans le temps et la tradition dont
cuit fermé d'une esthétique de la production et de la repré- elle est issue et qui l'interprète historiquement : tous sont aussi
sentation; ce faisant elles dépouillent la littérature d'une et d'abord des lecteurs, avant d'établir avec la littérature un
dimension pourtant nécessairement inhérente à sa nature rapport de réflexivité qui devient à son tour productif. Dans la
même de phénomène esthétique ainsi qu'à sa fonction sociale : triade formée par l'auteur, l'œuvre et le public, celui-ci n'est
la dimension de l'effet produit (Wirkung) par une œuvre et du pas un simple élément passif qui ne ferait que réagir en
sens que lui attribue un public, de sa « réception ». Le lecteur, chaîne ; il développe à son tour une énergie qui contribue à
l'auditeur, le spectateur — en un m o t : le public en tant que faire l'histoire. La vie de l'œuvre littéraire dans l'histoire est
facteur spécifique ne joue dans l'une et l'autre théorie qu'un inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle
rôle tout à fait réduit. L'esthétique marxiste orthodoxe, quand est destinée. C'est leur intervention qui fait entrer l'œuvre
elle n'ignore pas purement et simplement le lecteur, ne le dans la continuité mouvante de l'expérience littéraire, où
traite pas autrement que l'auteur: elle s'enquiert de sa situa- l'horizon ne cesse de changer, où s'opère en permanence le
tion sociale, ou bien elle cherche à le localiser dans l'organi- passage de la réception passive à la réception active, de la
sation hiérarchisée de la société que représentent les œuvres. simple lecture à la compréhension critique, de la norme esthé-
L'école formaliste n'a besoin du lecteur que comme sujet de la tique admise à son dépassement par une production nouvelle.
perception, qui, suivant les incitations du texte, doit discerner L'historicité de la littérature et son caractère de communica-
la forme ou découvrir le procédé technique. Elle lui attribue tion impliquent entre l'œuvre traditionnelle, le public et
l'intelligence théorique du «philologue» qui, connaissant les l'œuvre nouvelle un rapport d'échange et d'évolution — rap-
procédés de l'art, est en mesure de réfléchir sur eux, de même port que l'on peut saisir à l'aide de catégories comme message
que l'école marxiste identifie tout simplement l'expérience et destinataire, question et réponse, problème et solution. Ce
spontanée du lecteur à l'intérêt scientifique du matérialisme circuit fermé d'une esthétique de la production et de la repré-
historique qui cherche à découvrir dans l'œuvre littéraire les sentation, où la méthodologie de la recherche littéraire est jus-
rapports entre la superstructure et l'infrastructure. Or — pour qu'ici restée pour l'essentiel confinée, doit donc être ouvert, et
reprendre la formulation de Walther Bulst — «jamais aucun déboucher sur une esthétique de la réception et de l'effet pro-
texte n'a été écrit pour être lu et interprété philologiquement duit, si l'on veut mieux saisir comment la succession des
par des philologues» — ou, ajouterai-je, par des historiens œuvres s'ordonne en une histoire littéraire cohérente.
1
avec le regard de l'historien . Les deux méthodes passent à Cette perspective d'une esthétique de la réception ne per-
côté du lecteur et de son rôle propre, dont la connaissance met pas seulement de lever l'opposition entre consommation
esthétique aussi bien qu'historique doit absolument tenir passive et compréhension active et de passer de l'expérience
compte : c'est à lui que l'œuvre littéraire est d'abord adressée. constitutive de normes littéraires à la production d'oeuvres
nouvelles. Si l'on considère ainsi l'histoire de la littérature,
1. « Bedenken eines Philologen » (« Les inquiétudes d'un philologue »), in Stu- sous l'angle de cette continuité que crée le dialogue entre
dium Générale, 7, pp. 321-323. — Dans une série d'essais novateurs (notamment l'œuvre et le public, on dépasse aussi la dichotomie de l'aspect
dans: Questions de littérature, Gand, 1960), R. Guiette a cherché, par une
méthode originale associant critique esthétique et connaissance historique, à esthétique et de l'aspect historique, et l'on rétablit le lien
ménager un nouvel accès à la tradition littéraire ; son principe (qui reste impli- rompu par l'historisme entre les œuvres du passé et l'expé-
cite dans ses textes publiés) est presque mot pour mot le même : « Le plus grand rience littéraire d'aujourd'hui. En effet, le rapport entre
tort des philologues, c'est de croire que la littérature a été faite pour des
philologues. » l'œuvre et le lecteur offre un double aspect, esthétique et his-
50 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 51
torique. Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs partant de ces prémisses qu'il s'agit maintenant de répondre
implique un jugement de valeur esthétique, porté par réfé- — dans les sept thèses qui suivent (chap. vi à xn) — à la
1
rence à d'autres œuvres lues antérieurement . Cette première question de savoir comment aujourd'hui l'histoire de la litté-
appréhension de l'œuvre peut ensuite se développer et s'enri- rature pourrait être récrite, et sur quelles>ase»<néthodolo-
chir de génération en génération, et va constituer à travers giques.
l'histoire une « chaîne de réceptions » qui décidera de l'impor-
tance historique de l'œuvre et manifestera son rang dans la
hiérarchie esthétique. Cette histoire des réceptions succes- vi ' -
sives, dont l'historien de la littérature ne peut se dispenser
qu'en s'abstenant de s'interroger sur les présupposés qui fon- ''V
dent sa compréhension des œuvres et le jugement qu'il porte Pour rénover l histoire littéraire, il est nécessaire, jtpliminer
sur elles, nous permet tout à la fois de nous réapproprier les les préjugés de l'objectivisme historique et de fonder*la tradi-
œuvres du passé et de rétablir une continuité sans faille entre tionnelle esthétique de la production et de la représentation sur
l'art d'autrefois et celui d'aujourd'hui, entre les valeurs consa- une esthétique de l'effet produit et de la réception. L'historicité
crées par la tradition et notre expérience actuelle de la littéra- de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence
ture. Une histoire littéraire fondée sur l'esthétique de la établi a posteriori entre des «faits littéraires» mais repose sur
réception saura s'imposer dans la mesure où elle sera capable l'expérience que les lecteurs font d'abord des œuvres. Cette rela-
1
de contribuer activement à la totalisation continue du passé tion dialectique est aussi pour l'histoire littéraire la donnée
par l'expérience esthétique. Les conditions requises à cet effet première. Car l'historien de la littérature doit toujours redevenir
sont d'une part — contre l'objectivisme de l'école positiviste d'abord lui-même un lecteur avant de pouvoir comprendre et
— la recherche délibérée de nouveaux canons artistiques, et situer une œuvre, c'est-à-dire fonder son propre jugement sur la
d'autre part, corollairement — contre le néoclassicisme conscience de sa situation dans la chaîne historique des lec-
sécrété par l'étude de la tradition — le réexamen critique, teurs successifs.
sinon la destruction des canons littéraires hérités du passé. La définition que R. G. Collingwood, critiquant l'idéologie
L'esthétique de la réception définit clairement le critère qui objectiviste qui règne actuellement, a proposée de l'histoire:
devrait commander l'élaboration des nouveaux canons ainsi «History is nothing but the re-enactment of past thought
2
que l'entreprise, à jamais inachevée, d'une autre histoire litté- in the historian's m i n d » , vaut bien davantage encore pour
raire. Passant de la réception de l'œuvre singulière à travers l'histoire de la littérature. Car la conception positiviste de
l'histoire à l'histoire de la littérature, on devrait parvenir à l'histoire comme description «objective» d'une succession
voir et à montrer comment la succession historique des d'événements révolus laisse échapper aussi bien la spécificité
œuvres détermine et éclaire cette ordonnance interne de la lit- historique que le caractère esthétique de la littérature.
térature dans le passé, qui nous importe parce qu'elle est à L'œuvre littéraire n'est pas un objet existant en soi et qui pré-
l'origine de notre expérience littéraire d'aujourd'hui . C'est en 2
senterait en tout temps à tout observateur la même appa-
et non pas de faire de la littérature un domaine spécialisé de l'histoire. » (Op.
1. Cette thèse est l'une des bases de l'Introduction à une esthétique de la litté- cit., voir note 1, p. 456).
rature, de Gaétan Picon, Paris, 1953, v. p. 90 sqq. 1. Sauf référence explicite à un contexte hégélien ou marxiste, dialectique
2. Dans le même ordre d'idées, W. Benjamin écrivait en 1931 : «Car il ne correspond toujours dans la traduction de ces essais à l'allemand dialogisch,
s'agit pas de représenter les oeuvres littéraires dans le contexte de leur temps, «dialogique» (en forme de dialogue, dans ou par le dialogue) ; il s'agit de la dia-
mais de représenter, à travers le temps où elles sont nées, le temps qui les per- lectique au sens premier, de la constitution d'un sens dans le dialogue (N. d. T.).
çoit — c'est-à-dire le nôtre. Ainsi la littérature deviendra un organon de l'his- 2. («L'histoire n'est rien d'autre que la réactivation du passé dans et par la
toire, et la lâche de l'histoire littéraire est bien de faire qu'elle devienne cela — pensée de l'historien») The Idea of History, New York/Oxford, 1956, p. 228.
52 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 53
1
r e n c e ; un monument qui révélerait à l'observateur passif son histoire authentique. Considérer qu'une succession de tels
essence intemporelle. Elle est bien plutôt faite, comme une «faits littéraires» représente à elle seule une tranche de l'his-
partition, pour éveiller à chaque lecture une résonance nou- toire de la littérature, c'est confondre le caractère événemen-
velle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise tiel d'une œuvre d'art avec celui d'un fait historique objectif.
son existence: «Parole qui doit, en même temps qu'elle lui Le Perceval de Chrétien de Troyes, en tant qu'événement litté-
parle, créer un interlocuteur capable de l'entendre .» Ce 2
raire, n'est pas historique dans le même sens que par exemple
caractère dialectique de l'œuvre littéraire explique aussi pour- la troisième croisade dont il est à peu près contemporain. Il
quoi le savoir philologique ne peut consister qu'en une n'est pas un «fait» que l'on pourrait expliquer de façon cau-
confrontation permanente avec le texte et ne doit pas se figer sale, comme résultant d'une situation donnée et impliqué p a r
3
en simple connaissance de faits b r u t s . Il n'est concevable l'ensemble de ses prémisses, comme procédant d'un acte his-
qu'en relation permanente avec l'interprétation du texte, dont torique dont on pourrait reconstituer le dessein et les consé-
le but doit être non seulement de connaître son objet mais quences, nécessaires et contingentes. La continuité historique
aussi de contribuer à étudier et à décrire cette connaissance où l'œuvre littéraire apparaît n'est pas une succession d'évé-
en train de se faire, c'est-à-dire le surgissement d'une nouvelle nements objectifs que l'on pourrait considérer en elle-même
intelligence de l'œuvre. parce qu'elle existerait indépendamment de tout observateur.
L'histoire de la littérature, c'est un processus de réception Le Perceval ne devient événement littéraire que pour son lec-
et de production esthétiques, qui s'opère dans l'actualisation teur, qui lit cette dernière œuvre de Chrétien en se souvenant
des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réflé- des précédentes, qui perçoit sa particularité en la comparant
chit et l'écrivain lui-même incité à produire à son tour. La avec celles-ci et avec d'autres qu'il connaît déjà, et qui dégage
somme indéfiniment croissante des «faits», telle que la ainsi les nouveaux critères dont il usera pour juger les œuvres
recueillent les histoires traditionnelles de la littérature, n'est à venir. A la différence de l'événement politique, l'événement
rien de plus qu'un résidu de ce processus, qu'un passé collecté littéraire ne comporte pas de conséquences inéluctables qui
et mis en ordre — une pseudo-histoire, donc, et non pas une développeraient ultérieurement une existence propre et que
devraient subir toutes les générations ultérieures. Il ne peut
1. Sur ce point, je suis A. Nisin dans sa critique du platonisme sous-jacent continuer d'exercer une action qu'autant qu'il est encore ou
aux méthodes philologiques, c'est-à-dire leur adhésion à l'idée d'une substance de nouveau «reçu» par la postérité, qu'il se trouve des lec-
intemporelle de l'œuvre littéraire et d'un point de vue intemporel de l'observa- teurs pour se le réapproprier ou des auteurs pour vouloir
teur: «Car l'œuvre d'art, si elle ne peut incarner l'essence de l'art, n'est pas non
plus un objet que nous puissions regarder, selon la règle cartésienne, "sans rien
l'imiter, le dépasser ou le réfuter. La littérature en tant que
y mettre de nous-mêmes que ce qui se peut appliquer indistinctement à tous les continuité événementielle cohérente ne se constitue qu'au
objets"» (La littérature et le lecteur, Paris, 1959, p. 57). moment où elle devient l'objet de l'expérience littéraire des
2. Gaëtan Picon, Introduction... (op. cit.), p. 34 ; cette conception de la nature
dialectique de l'œuvre d'art se trouve chez Malraux (Les Voix du silence) comme
contemporains et de la postérité — lecteurs, critiques et
chez Picon, Nisin et Guiette; elle témoigne d'une tradition vivante de l'esthé- auteurs, selon l'horizon d'attente qui leur est propre. Il ne
tique française, à laquelle j'ai conscience de devoir beaucoup et qui remonte en sera donc possible de comprendre et de décrire l'histoire de la
dernière analyse à la thèse fameuse de la poétique de Valéry: «C'est l'exécution
du poème qui est le poème. »
lillérature dans ce qu'elle a de spécifique, que s'il est possible
3. P. Szondi, «Ùber philologische Erkenntnis» («Sur la connaissance philo- iiussi de faire accéder à l'objectivité cet horizon d'attente.
logique») in Hôlderlin-Studien, Francfort, 1967, voit là avec raison la différence
essentielle entre la science littéraire et la science historique — cf. p. 11 : « Nul
commentaire, nulle étude de critique stylistique ne doit se proposer pour but de
faire d'un poème une description qui vaudrait en elle-même. Même le moins cri-
tique des lecteurs voudra la confronter avec le poème, et ne la comprendra
qu'après être remonté des affirmations qu'elle renferme aux constatations dont
elles sont issues.»
54 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 55

on peut déduire, à propos de chaque œuvre, les dispositions


r particulières où le public se trouve pour l'accueillir, antérieu-
VII rement même à la réaction psychologique du lecteur isolé et à
l'intelligence subjective qu'il a de l'œuvre. Comme toute expé-
L'analyse de l'expérience littéraire du lecteur échappera au rience actuelle, l'expérience littéraire nouvelle que procure
psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire la réception une œuvre jusqu'alors inconnue comporte une «prescience
de l'œuvre et l'effet produit parcelle-ci, elle reconstitue l'horizon (Vorwissen) qui fait partie de l'expérience elle-même, sans
d'attente de son premier public, c'est-à-dire le système de réfé- laquelle la nouveauté dont nous prenons connaissance ne
rences objectivement formidable qui, pour chaque œuvre au pourrait pas même être objet d'expérience, et qui la rend, en
moment de l'histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs quelque sorte, déchiffrable dans le contexte de l'expérience
1
principaux: l'expérience préalable que le public a du genre dont déjà acquise» .
elle relève, la forme et la thématique d'œuvres antérieures dont Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se
elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans
poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quoti- un désert d'information; p a r tout un jeu d'annonces, de
dienne. signaux — manifestes ou latents —, de références implicites,
Cette thèse est dirigée contre le scepticisme, très répandu, de caractéristiques déjà familières, son public est prédisposé à
de ceux qui — comme en tout premier lieu René Wellek s'en un certain mode de réception. Elle évoque des choses déjà
prenant à la théorie de la littérature de I. A. Richards — dou- lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotion-
tent qu'une analyse des effets produits par l'œuvre d'art nelle, et dès son début crée une certaine attente de la « suite »,
puisse donner quelque accès que ce soit à la sphère de sa du «milieu» et de la «fin» du récit (Aristote), attente qui peut,
signification, et qu'il en sorte, dans le meilleur des cas, autre à mesure que la lecture avance, être entretenue, modulée,
chose qu'une simple sociologie du goût. Wellek avance que réorientée, rompue par l'ironie, selon des règles de jeu consa-
l'on ne peut déterminer empiriquement ni l'état de la crées par la poétique explicite ou implicite des genres et des
conscience individuelle, parce qu'il est le propre de l'individu styles. À ce premier stade de l'expérience esthétique, le pro-
dans l'instant, ni celui que l'œuvre d'art produit, selon cessus psychique d'accueil d'un texte ne se réduit nullement à
J. Mukafovsky, dans la conscience collective '. Roman Jakob- la succession contingente de simples impressions subjectives;
son a voulu remplacer I'« état de la conscience collective » par c'est une perception guidée, qui se déroule conformément à
une «idéologie collective» sous la forme d'un système de un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspon-
normes — la langue, présente dans toute œuvre littéraire et dant à des intentions et déclenché par des signaux que l'on
que le récepteur actualise comme parole, encore qu'imparfai- peut découvrir, et même décrire en termes de linguistique tex-
2
tement et jamais dans son intégralité . Cette théorie, certes, tuelle. Si l'on définit avec W. D. Stempel l'horizon d'attente où
limite le caractère subjectif de l'effet, mais elle ne répond pas vient s'inscrire un texte comme une «isotopie paradigma-
à la question de savoir quelles données peuvent permettre tique » qui se change, à mesure que se développe le discours,
d'appréhender et d'intégrer en un système de normes l'effet en un «horizon d'attente syntagmatique immanent au texte»,
produit p a r une œuvre déterminée, unique, sur un certain le processus de la réception peut être décrit comme l'expan-
public. Il existe cependant des moyens empiriques auxquels sion d'un système sémiologique, qui s'accomplit entre les
2

on n'a jamais pensé jusqu'ici — des données littéraires dont deux pôles du développement et de la correction du système .

1. G. Buck, Lemen undErfahmng («Apprentissage et expérience»), Stuttgart,


1. René Wellek, 1936, op. cit., p. 179. 1967, p. 56.
2. In Slovo a slovenost, I 192, cité par R. Wellek, 1936, p. 179 sqq. 2. W. D. Stempel, « Pour une description des genres littéraires », in Actes du
56 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 57

Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes teur au narrateur, l'horizon d'attente propre au schéma roma-
antérieurs qui constituent le genre, s'établit aussi suivant un nesque du «voyage», alors en vogue, ainsi que les conventions
processus analogue de création et de modification perma- (plus ou moins aristotéliciennes) de la fable romanesque — y
nentes d'un horizon d'attente. Le texte nouveau évoque pour compris la Providence qui est censée y régner — pour opposer
le lecteur (ou l'auditeur) tout un ensemble d'attente et de ensuite au roman de voyage et d'amour ainsi promis, à des fins
règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l'ont familia- de provocation, une «vérité de l'histoire» absolument étran-
risé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corri- gère au genre : la réalité bizarre et la casuistique moralisante
gées, modifiées ou simplement reproduites. La modulation et des histoires insérées dans le roman, qui ne cessent de démen-
la correction s'inscrivent dans le champ à l'intérieur duquel tir au nom de la vérité de la vie les mensonges inhérents à la fic-
évolue la structure d'un genre, la modification et la reproduc- tion poétique '. Ainsi dans L\es Chimères Nerval cite et combine
1
tion en marquent les frontières . Lorsqu'elle atteint le niveau des motifs, les amalgame en une quintessence de romantisme
de l'interprétation, la réception d'un texte présuppose tou- et d'occultisme: il crée l'horizon d'attente d'une métamor-
jours le contexte d'expérience antérieure dans lequel s'inscrit phose mythique du monde, mais c'est pour signifier qu'il se
la perception esthétique : le problème de la subjectivité de l'in- détourne de la poésie romantique; la tentative d'un mythe
terprétation et du goût chez le lecteur isolé ou dans les diffé- personnel du moi lyrique échouant, la loi de l'information suf-
rentes catégories de lecteurs ne peut être posé de façon fisante étant enfreinte et l'obscurité, devenue moyen d'expres-
pertinente que si l'on a d'abord reconstitué cet horizon d'une sion, acquérant elle-même une fonction poétique, le réseau
expérience esthétique intersubjective préalable qui fonde d'identifications et de correspondances, familières ou déchif-
toute compréhension individuelle d'un texte et l'effet qu'il
frables, qui constituaient l'univers mythique se dissipe, et le
produit. 2
lecteur est plongé dans l'inconnu .
La possibilité de formuler objectivement ces systèmes de Mais la possibilité de reconstituer objectivement l'horizon
références correspondant à un moment de l'histoire littéraire
d'attente est donnée aussi pour des œuvres dont l'originalité
est donnée de manière idéale dans le cas des œuvres qui s'atta-
historique est moins accusée. Car la disposition du lecteur en
chent d'abord à évoquer chez leurs lecteurs un horizon d'attente
face d'une œuvre donnée, telle qu'un auteur l'attend de son
résultant des conventions relatives au genre, à la forme ou au
public, peut également, en l'absence de tout signal explicite,
style, pour rompre ensuite progressivement avec cette attente
être reconstituée à partir de trois facteurs que toute œuvre
— ce qui peut non seulement servir un dessein critique, mais
présuppose: les normes notoires ou la «poétique» spécifique
encore devenir la source d'effets poétiques nouveaux. Ainsi le
du genre, les rapports implicites qui lient le texte à des œuvres
Don Quichotte suscite chez ses lecteurs toutes les attentes spé-
connues figurant dans son contexte historique, et enfin l'op-
cifiquement liées aux vieux romans de chevalerie tant appré-
ciés du public, que les aventures du dernier des chevaliers vont position entre fiction et réalité, fonction poétique et fonction
2
parodier avec tant de profondeur . Ainsi Diderot évoque au pratique du langage, opposition qui permet toujours au lec-
début de Jacques le Fataliste, p a r les questions fictives du lec- teur réfléchissant sur sa lecture de procéder, lors même qu'il
lit, à des comparaisons. Ce troisième facteur inclut pour le
XII' congrès international de linguistique romane, Bucarest, 1968 ; et Beiträge zur lecteur la possibilité de percevoir une œuvre nouvelle aussi
Textlinguistik («Contributions à la linguistique textuelle»), éd. par W. D. Stem-
pel, Munich, 1970. 1. Selon l'interprétation de R. Warning, «Tristram Shandy und Jacques le
1. Sur ce point je peux renvoyer à mon essai : « Littérature médiévale et théo- Fataliste», Munich, 1965 {Theorie und Geschichte der Literatur und der schönen
rie des genres » (en français [N. d. T.]) in Poétique, I, 1970, pp. 79-101. Künste, 4), notamment pp. 80 sqq.
2. Selon l'interprétation de H. J. Neuschäfer, «Der Sinn der Parodie im Don 2. Selon l'interprétation de K. H. Stierle, «Dunkelheit und Form («Obscurité
Quijote» («Le sens de la parodie dans le Don Quichotte») in Studia Romanica, et forme») in Gérard de Nerval "Chimères"», Munich, 1967 (Theorie und Ges-
5, Heidelberg, 1963. chichte..., 5) notamment pp. 55 et 91.
58 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 59

bien en fonction de l'horizon restreint de son attente littéraire aucun changement d'horizon, mais comble au contraire par-
que de celui, plus vaste, que lui offre son expérience de la vie. faitement l'attente suscitée par les orientations du goût
Je reviendrai dans ma dernière thèse (xn), à propos du rap- régnant : il satisfait le désir de voir le beau reproduit sous des
port entre la littérature et la vie pratique, sur le problème de formes familières, confirme la sensibilité dans ses habitudes,
ce double horizon littéraire et social, ainsi que sur la possibi- sanctionne les vœux du public, lui sert du « sensationnel » sous
lité d'en donner une expression objective en recourant à l'her- la forme d'expériences étrangères à la vie quotidienne, conve-
méneutique de la question et de la réponse. nablement apprêtées, ou encore soulève des problèmes moraux
— mais seulement pour les « résoudre » dans le sens le plus édi-
fiant, comme autant de questions dont la réponse est connue
1
d'avance . Si, au contraire, le caractère proprement artistique
VIII
d'une œuvre se mesure à l'écart esthétique qui la sépare, à son
apparition, de l'attente de son premier public, il s'ensuit de là
Pouvoir ainsi reconstituer l'horizon d'attente d'une œuvre, c'est que cet écart, qui, impliquant une nouvelle manière de voir, est
aussi pouvoir définir celle-ci en tant qu'œuvre d'art, en fonction éprouvé d'abord comme source de plaisir ou d'étonnement et
de la nature et de l'intensité de son effet sur un public donné. Si de perplexité peut s'effacer pour les lecteurs ultérieurs à
l'on appelle «écart esthétique» la distance entre l'horizon d'at- mesure que la négativité originelle de l'œuvre s'est changée en
tente préexistant et l'œuvre nouvelle dont la réception peut évidence et, devenue objet familier de l'attente, s'est intégrée à
entraîner un «changement d'horizon» en allant à l'encontre son tour à l'horizon de l'expérience esthétique à venir. C'est de
d'expériences familières ou en faisant que d'autres expériences, ce deuxième changement d'horizon que relève notamment le
exprimées pour la première fois, accèdent à la conscience, cet classicisme de ce qu'on appelle les chefs-d'œuvre ; leur beauté 2

écart esthétique, mesuré à l'échelle des réactions du public et des formelle désormais consacrée et évidente et leur « signification
jugements de la critique (succès immédiat, rejet ou scandale, éternelle » qui semble ne plus poser de problèmes les rappro-
approbation d'individus isolés, compréhension progressive ou chent dangereusement, pour une esthétique de la réception, de
retardée), peut devenir un critère de l'analyse historique. l'art «culinaire», immédiatement assimilable et convaincant,
La façon dont une œuvre littéraire, au moment où elle appa-
raît, répond à l'attente de son premier public, la dépasse, la 1. Je reprends ici les résultats de la discussion sur le kitsch comme cas limite
e

déçoit ou la contredit, fournit évidemment un critère pour le de la catégorie de l'esthétique, menée lors du 3 colloque du groupe de
recherche «Poetik und Hermeneutik» (voir le volume collectif édité sous ma
jugement de sa valeur esthétique. L'écart entre l'horizon responsabilité : Die nicht mehr schönen Künste, Grenzphänomene des Ästheti-
d'attente et l'œuvre, entre ce que l'expérience esthétique anté- schen [«Quand les arts cessent d'être beaux»] Munich, 1968). Ce qui caractérise
rieure offre de familier et le «changement d'horizon» (Hori- également le kitsch et l'attitude «culinaire» que présuppose l'art de pur et
1
simple divertissement, c'est «qu'il est entendu a priori que les exigences du
zontwandel) requis p a r l'accueil de la nouvelle œuvre consommateur sont satisfaites» (P. Beylin), que «l'attente exaucée devient la
détermine, pour l'esthétique de la réception, le caractère pro- norme du produit» (W. Iser) ou que «l'œuvre se présente comme résolvant un
problème, alors qu'elle n'en résout ni n'en pose aucun» (M. Imdahl), op. cit.,
prement artistique d'une œuvre littéraire : lorsque cette dis- pp. 651 à 667.
tance diminue et que la conscience réceptrice n'est plus 2. De même que la production des épigones: voir à ce sujet B. Tomasewsky
contrainte à se réorienter vers l'horizon d'une expérience (in Théorie de la littérature, éd. T. Todorov, cf. note 53, p. 306): «L'apparition
encore inconnue, l'œuvre se rapproche du domaine de l'art d'un génie équivaut toujours à une évolution littéraire qui détrône le canon
dominant et donne le pouvoir aux procédés jusqu'alors subordonnés. (...) Les
«culinaire», du simple divertissement. Celui-ci se définit, selon épigones répètent une combinaison usée de procédés, et d'originale et révolu-
l'esthétique de la réception, précisément par le fait qu'il n'exige tionnaire qu'elle était, cette combinaison devient stéréotypée et traditionnelle.
Ainsi les épigones tuent parfois pour longtemps l'aptitude des contemporains à
sentir la force esthétique 3es exemples qu'ils imitent: ils discréditent leurs
1. Sur ce concept emprunté à Husserl, cf. G. Buck, Lernen und Erfahrung, op. maîtres. »
cit., p. 64 sqq.
60 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 61

de sorte qu'il faut faire l'effort tout particulier de les lire à tion » nouvelle du sens ! La sociologie de la littérature ne consi-
rebours de nos habitudes pour ressaisir leur caractère propre- dère pas son objet de façon suffisamment dialectique, quand
ment artistique (cf. ix). elle établit ce rapport à sens unique entre l'auteur, l'œuvre et le
On n'épuise pas le rapport entre la littérature et le public en public. Le déterminisme est à double sens : il y a des œuvres
disant que toute œuvre a son public spécifique qui peut être qui n'ont encore de rapport avec aucun public défini lors de
défini par l'histoire et la sociologie, que tout écrivain dépend leur apparition, mais bouleversent si totalement l'horizon
du milieu, des conceptions et de l'idéologie de son public, et familier de l'attente que leur public ne peut se constituer que
que la condition du succès littéraire est un livre « qui exprime 1
progressivement . Lorsque ensuite le nouvel horizon d'attente
ce que le groupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même»'. s'est assez largement imposé, la puissance de la norme esthé-
Cet objectivisme réducteur qui lie le succès littéraire à la tique ainsi modifiée peut se manifester par le fait que le public
concordance entre le projet de l'œuvre et l'attente d'un groupe éprouve comme périmées les œuvres qui avaient jusqu'alors sa
social est toujours une source d'embarras pour la sociologie lit- faveur, et leur retire celle-ci. Si l'on tient compte de ces chan-
téraire lorsqu'elle doit expliquer une action retardée ou gements d'horizon, alors — et alors seulement — l'analyse de
durable des œuvres. Et c'est pourquoi R. Escarpit, pour expli- l'effet littéraire atteint à la dimension d'une histoire littéraire
quer « l'illusion de l'universalité et de la pérennité d'un écri- 2
du lecteur , et les courbes statistiques concernant les best-
vain», postule une «assise collective dans l'espace ou dans le sellers ont valeur de connaissance historique.
temps », ce qui le conduit à émettre au sujet de Molière un pro- On peut prendre comme exemple une « sensation » littéraire
nostic surprenant : « Molière est encore jeune pour nous, Fran- de 1857. En même temps que Madame Bovary, qui devait
e
çais du XX siècle, parce que son monde vit encore et que nous accéder par la suite à la célébrité mondiale, paraissait sous la
avons encore avec lui une communauté de culture, d'évidences signature d'un ami de Flaubert, Ernest Feydeau, une Fanny
et de langage (...) mais le cercle se rétrécit et Molière vieillira aujourd'hui tombée dans l'oubli. En dépit du procès intenté à
et mourra quand mourra ce que notre type de civilisation a Flaubert pour outrage à la moralité publique, Madame Borary
2
encore de commun avec la France de Molière .» Comme si fut d'abord reléguée dans l'ombre par Fanny: en un an le
Molière n'avait fait que « refléter les m œ u r s de son temps » et roman de Feydeau connut treize éditions, c'est-à-dire un suc-
n'avait conservé son succès, ce temps passé, qu'en raison de ce cès comme Paris n'en avait plus vu depuis YAtala de Chateau-
projet qui lui est ainsi prêté ! Dans les cas où l'accord entre briand. De par leur thématique les deux romans allaient
l'œuvre et le groupe social n'existe pas ou n'existe plus, p a r au-devant de l'attente d'un public nouveau qui — selon l'ana-
exemple quand il s'agit d'interpréter la réception d'une œuvre lyse de Baudelaire — avait abjuré tout romantisme et mépri-
dans un milieu linguistique étranger, Escarpit s'en tire en sait également la grandeur des passions et leur n a ï v e t é : ils 3

intercalant un « mythe » entre les deux : « des mythes... inventés


par une postérité devenue étrangère aux réalités dont il ont 1. Ces aspects ont été mis en lumière par la sociologie littéraire beaucoup plus
3
pris la p l a c e » . Comme si toute réception, passé le premier ambitieuse d'Erich Auerbach, qui étudie les multiples ruptures dans la relation
public socialement défini de l'œuvre, ne pouvait être qu'un des auteurs à leur public ; cf. à ce sujet l'appréciation de F. Schalk, éditeur des
Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie d'E. Auerbach, Berne/Munich,
«écho déformé», que le résultat de «mythes subjectifs», et 1967, p. 11 sqq.
n'impliquait pas aussi dans l'œuvre reçue un a priori objectif 2. Cf. à ce sujet H. Weinrich, «Für eine Literaturgeschichte des Lesers»
— sens littéral et forme de l'œuvre — qui rend possible et (« Pour une histoire littéraire du lecteur»), Merkur, XI, 1967 — tentative qui ren-
contre très heureusement mon projet, car elle est issue de la même intention de
limite à la fois toute intelligence ultérieure, toute « concrétisa- plaider pour que désormais la perspective du lecteur soit méthodiquement prise
en considération dans l'histoire littéraire — de même que la linguistique tradi-
1. R. Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, 1964, p. 110. tionnelle du locuteur est remplacée par une linguistique de l'auditeur.
2. Ibid., p. 111. 3. In Madame Bovary par Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Paris, 1951,
3. Ibid., p. 107. p. 998 : « Les dernières années de Louis-Philippe avaient vu les dernières explo-
62 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 63

traitaient un sujet banal, l'adultère en milieu provincial et sion. Ce public trouvait en outre illustrées dans les descrip-
bourgeois. Les deux auteurs avaient su, au-delà du détail tions de Feydeau les normes de la vie élégante et — objet de
attendu dans les scènes erotiques, donner un aspect frappant ses désirs inassouvis — les m œ u r s des milieux sociaux qui
1
et neuf à la relation triangulaire avant eux pétrifiée p a r la donnaient le t o n ; il pouvait se délecter sans retenue de la
convention. Ils présentaient le thème éculé de la jalousie sous scène culminante où, lascivement, Fanny séduit son époux
un jour nouveau, en inversant les rôles par rapport à l'attente (sans se douter que son amant, du balcon, assiste au spec-
du public: chez Feydeau le jeune amant de la «femme de tacle) : car il était dispensé de s'indigner vertueusement par la
trente ans», bien que comblé dans ses vœux, est jaloux de réaction de l'infortuné témoin. Mais lorsque ensuite Madame
l'époux de sa maîtresse et périt de cette situation doulou- Bovary, après n'avoir été comprise d'abord que p a r un petit
reuse ; Flaubert donne aux adultères de la femme du médecin cercle de connaisseurs puis reconnue comme marquant un
de province — que Baudelaire interprète comme une forme tournant dans l'histoire du roman, atteignit au succès mon-
subtile de dandysme — un dénouement surprenant: c'est pré- dial, le public des lecteurs de romans dont elle avait formé le
cisément la figure dérisoire du mari trompé qui présente à la goût consacra la nouvelle attente, le nouveau canon esthé-
fin des traits de grandeur. Dans la critique officielle du temps, tique qui rendait insupportables les faiblesses de Feydeau —
des voix s'élèvent pour condamner également Fanny et son style fleuri, ses effets à la mode, les clichés lyriques de ses
Madame Bovary comme des produits de la nouvelle école, du pseudo-confessions — et condamnait Fanny, best-seller d'un
réalisme, auquel ils reprochent de renier tout idéal et de saper jour, à sombrer dans l'oubli.
1
les fondements moraux de l'ordre social du Second E m p i r e .
En 1857, le public, Balzac étant mort, n'attendait plus rien de
2
grand du r o m a n : cette perspective d'attente peut expliquer IX
l'inégalité du succès des deux livres — mais à condition que
l'on pose aussi le problème de l'effet produit par leur forme La reconstitution de l'horizon d'attente tel qu'il se présentait
narrative. L'innovation formelle de Flaubert, son principe de au moment où jadis une œuvre a été créée et reçue permet en
«narration impersonnelle» — que Barbey d'Aurevilly atta- outre de poser des questions auxquelles l'œuvre répondait, et de
quait en disant, dans son langage imagé, que si l'on pouvait découvrir ainsi comment le lecteur du temps peut l'avoir vue et
construire en acier anglais une machine à raconter elle ne comprise. En adoptant cette démarche, on élimine l'influence
fonctionnerait pas autrement que Monsieur Flaubert —, ce presque toujours inconsciente qu'exercent sur le jugement esthé-
principe d'«impassibilité» devait nécessairement heurter le tique les normes d'une conception classique ou moderniste de
même public auquel s'offrait Fanny, avec son contenu émous- l'art, et l'on s'épargne la démarche circulaire qui consiste à
tillant présenté sous la forme facile et sur le ton d'une confes- recourir à l'«esprit du temps». On fait apparaître clairement la
sions d'un esprit encore excitable par les jeux de l'imagination ; mais le nouveau
différence herméneutique entre le présent et le passé dans l'intel-
romancier se trouvait en face d'une société absolument usée — pire qu'usée —,
abrutie et goulue, n'ayant horreur que de la fiction, et d'amour que pour la pos- 1. Cf. sur ce point l'excellente analyse du critique contemporain E. Montégut,
session. » qui expose avec précision pourquoi l'univers sur mesure et les personnages du
1. Cf. ibid., p. 999, et aussi l'acte d'accusation, la plaidoirie et le verdict du roman de Feydeau sont caractéristiques du public des quartiers «entre la
«procès Bovary», in Flaubert, Œuvres, éd. de la Pléiade, Paris, 1951, vol. I, Bourse et le boulevard Montmartre» (op. cit., p. 209), qui use d'un «alcool poé-
pp. 649 à 717, notamment 717; sur Fanny, voir E. Montégut, «Le roman intime tique», se plaît à «voir poétiser ses vulgaires aventures de la veille et ses vul-
de la littérature réaliste», in Revue des deux mondes, 18 (1858), pp. 196-213, gaires projets du lendemain» (p. 210) et sacrifie à une «idolâtrie de la matière»
notamment 201 et 209 sqq. — Montégut entend par là les accessoires de la « fabrique de rêves » de 1858 :
«une sorte d'admiration béate, presque dévotionneuse, pour les meubles, les
2. Ainsi qu'en témoigne Baudelaire, cf. op. cit., p. 996 ;«(...) car depuis la dis-
tapisseries, les toilettes, s'échappe, comme un parfum de patchouli, de chacune
parition de Balzac (...) toute curiosité, relativement au roman, s'était apaisée et
de ces pages» (p. 201).
endormie. »
64 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 65

ligence de l'œuvre, on prend conscience de l'histoire de sa récep- ironique et didactique de l'analogie entre nature animale et
tion, qui rétablit le lien entre les deux horizons, et l'on remet nature humaine parce qu'elle restait prisonnière, depuis
ainsi en question, comme dogme métaphysique d'une philologie Jakob Grimm, de la conception romantique d'une poésie pure-
restée plus ou moins platonicienne, la fausse évidence d'une ment naturelle (Naturpoesie), d'un conte animal naïf. On a pu
essence poétique intemporelle, toujours actuelle, révélée par le de même — pour prendre un second exemple de jugement
texte littéraire, et d'un sens objectif une fois pour toutes arrêté, esthétique selon des normes trop modernes — reprocher à bon
immédiatement accessible en tout temps à l'interprète. droit aux chercheurs français qui, depuis Bédier, ont étudié
1
Le recours à 1'«histoire de la réception» est indispensable à l'épopée médiévale, d'en être restés sans le savoir aux critères
l'intelligence des littératures anciennes. Quand l'auteur d'une de l'art poétique de Boileau, et de juger une littérature non
œuvre est inconnu, quand son dessein n'est pas attesté, que son classique selon les normes de la simplicité, de l'harmonie entre
1
rapport aux sources et aux modèles ne peut être établi qu'indi- les parties et le tout, de la vraisemblance, e t c . Le parti pris
rectement, la meilleure méthode pour répondre à la question d'objectivité historique inhérent à la méthode philologique
«philologique» de savoir comment le texte doit être compris n'empêche à l'évidence nullement l'interprète, tout en se pré-
p o u r ê t r e « b i e n c o m p r i s » — c 'est-à-dire « en fonction du temps tendant hors jeu, d'ériger en norme implicite ses propres pré-
et du projet de l'auteur» —, c'est encore de la replacer dans le jugés esthétiques et de moderniser en toute inconscience le
contexte des œuvres que l'auteur supposait, explicitement ou sens du texte. Croire que l'interprète, situé hors de l'histoire,
implicitement, connues de son public contemporain. L'auteur n'aurait qu'à se plonger dans le texte pour voir, par-delà toutes
des parties les plus anciennes du Roman de Renart admet par les 'erreurs' de ses devanciers et de la réception historique,
exemple, comme en témoigne son prologue, que ses auditeurs se révéler directement et totalement la 'vérité intemporelle'
connaissent des romans comme l'histoire de la guerre de Troie du sens d'une œuvre, c'est «occulter l'implication de la
et le Tristan, des chansons de geste et des fabliaux, et sont par conscience historique elle-même dans l'histoire de la récep-
conséquent curieux de découvrir «la guerre inouïe des deux tion». C'est nier « les présupposés involontaires mais nullement
barons Renart et Ysengrin», qui doit reléguer dans l'ombre arbitraires sur lesquels repose l'intelligence que l'interprète
tout ce qu'ils ont pu lire. Par la suite, dans le cours du récit, les a du texte», et donner simplement l'illusion d'une objectivité
2
œuvres et les genres ainsi évoqués font tous l'objet d'allusions «qui en réalité dépend de la légitimité des questions posées» .
ironiques. C'est d'ailleurs sans doute ce changement d'horizon Dans Vérité et Méthode, Hans Georg Gadamer, dont je
qui explique le succès remporté bien au-delà des limites de la reprends ici la critique de l'objectivisme historique, a présenté
France par cette œuvre tôt célèbre qui prenait pour la pre- le principe d'une «histoire des effets» (Wirkungsgeschichte)
mière fois le contre-pied de toute la tradition littéraire — qui recherche la réalité de l'histoire dans la compréhension
2
héroïque et courtoise . 3
même de l'histoire — comme une application de la «logique
La recherche philologique a longtemps méconnu l'intention de la question et de la réponse » (Logik von Frage und Antwort)
satirique dont procède le Renart médiéval et donc aussi le sens à la tradition historique. Développant la thèse de Collingwood
selon laquelle «on ne peut comprendre un texte que si l'on a
1. Le problème méthodologique du passage de l'effet produit par une œuvre 4
compris à quelle question il r é p o n d » , Gadamer explique que
à sa réception a été défini de la façon la plus précise dès 1941 par F. Vodicka ;
dans son traité Die Problematik der Rezeption von Nerudas Werk (repris dans
Struktura vyvoje, Prague, 1969), il a posé déjà la question des modifications que 1. A. Vinaver, «A la recherche d'une poétique médiévale», in Cahiers de civi-
font subir à l'œuvre les états successifs de la perception esthétique (cf. infra, lisation médiévale, 2 (1959), pp. 1 à 16.
«Histoire et histoire de l'art», note 81). 2. H. G. Gadamer, Wahrheit und Méthode (Vérité et Méthode), Tùbingen,
2. Cf. H. R. Jauss, Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung 1960, pp. 284-285.
(« Recherches sur la poésie animalière du Moyen Âge»), Tùbingen, 1959, notam- 3. Ibid., p. 283.
ment IV A et D. 4. Ibid., p. 352.
66 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 67

la question ainsi reconstituée ne peut plus être replacée dans réception et qui se révèle au jugement compréhensif dans
son horizon originel, parce que celui-ci est toujours a priori la mesure où celui-ci accomplit de façon scientifiquement
englobé dans notre horizon actuel: «Comprendre (est) tou- contrôlée, dans sa rencontre avec la tradition, la « fusion des
jours fusionner ces horizons prétendument indépendants l'un horizons ».
1
de l'autre» . La question à laquelle le texte répondait à l'ori- Cependant, ma tentative visant à fonder la possibilité d'une
gine doit être constituée ; elle ne peut pas subsister par elle- histoire littéraire sur l'esthétique de la réception cesse de
même, elle ne peut que se changer en la question «que coïncider avec le principe d'une « histoire des effets », posé p a r
2
constitue pour nous la tradition » . Ainsi se résolvent les ques- Gadamer, quand celui-ci prétend ériger le concept de classi-
tions qui, selon René Wellek, définissent l'aporie du jugement cisme en prototype de toute médiation historique entre le
littéraire : le philologue doit-il évaluer une œuvre en fonction passé et le présent. «L'œuvre que l'on appelle 'classique' n'a
de la perspective du passé, du point de vue du présent, ou du pas besoin pour être comprise que soit surmontée d'abord la
3
«jugement des siècles» ? Les critères effectifs d'un temps distance historique, car elle exerce elle-même constamment la
1
passé risquent d'être si étroits qu'en les utilisant on ne pour- médiation p a r laquelle cette distance est surmontée » : cette
rait qu'appauvrir les œuvres qui ont développé au cours de définition de Gadamer laisse échapper le rapport entre ques-
leur histoire le plus riche potentiel de signification. Le juge- tion et réponse à partir duquel se constitue toute tradition his-
ment esthétique du temps présent privilégierait les œuvres torique. À propos du texte classique il n'y aurait plus lieu de
correspondant au canon du goût moderne et serait injuste chercher d'abord la question à laquelle il répond, si est clas-
envers toutes les autres simplement parce que la fonction sique «ce qui parle à toute époque comme en s'adressant à
2

qu'elles ont remplie en leur temps n'est plus évidente. Quant à elle en particulier» . Le caractère classique de l'œuvre qui
3

1'«histoire des effets» elle-même, quelque instructive qu'elle ainsi «se signifie elle-même et s'interprète elle-même» n'est-
puisse être, elle est selon Wellek exposée « en tant qu'autorité il pas tout simplement le résultat de ce que j ' a i nommé le
aux mêmes objections que l'autorité des contemporains de «deuxième changement d'horizon»? L'évidence sans pro-
l'auteur» . 4 blème de ce que l'on est convenu d'appeler le «chef-d'œuvre»,
dont la négativité première est masquée parce qu'il apparaît
Wellek conclut qu'il serait impossible d'échapper à notre
en rétrospective à l'horizon d'une tradition exemplaire, et qui
propre jugement, qu'il faudrait seulement le rendre aussi objec-
nous oblige à restituer d'abord, contre l'autorité d'une classi-
tif que possible en faisant ce que fait tout chercheur scienti-
5 ate garantie, «la vérité de la question» à laquelle il répond
fique, c'est-à-dire « en isolant l'objet » ; mais cette conclusion
pour nous? Même en face de l'œuvre classique la conscience
ne résout pas l'aporie, elle retombe dans I'objectivisme. Le
réceptrice n'est pas dispensée de découvrir « le rapport de ten-
«jugement des siècles» sur une œuvre littéraire est plus que 4
sion entre le texte et notre temps p r é s e n t » . Hérité de Hegel,
« la somme contingente de tous les jugements des autres lec-
ce concept d'un classicisme qui est à lui-même sa propre
teurs, spectateurs, critiques et même des professeurs d'univer-
6
interprétation aboutit nécessairement à l'inversion du rapport
s i t é » ; il résulte du déploiement à travers le temps d'un 5
historique entre question et réponse , et contredit le principe
potentiel de signification, immanent à l'œuvre dès l'origine, de 1'«histoire des effets» selon lequel comprendre «n'est pas
qui s'actualise dans la succession des stades historiques de sa
1. Wahrheit und Méthode, p. 274.
1. Ibid., p. 289. 2. Ibid.
2. Ibid.. p. 356. 3. Ibid.
3. Wellek, op. cit., 1936, p. 184; 1965, pp. 20-22. 4. Ibid., p. 290.
4. Ibid., 1965, p. 20. 5. Cette inversion du rapport apparaît à l'évidence dans le chapitre: «Die
5. Ibid. Logik von Frage und Antwort » (« La logique de la question et de la réponse »),
6. Ibid. pp. 351-360 — cf. infra, «Histoire et histoire de l'art», vu).
68 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 69

une simple activité reproductive, mais aussi une activité pro- Même les grandes œuvres littéraires du passé ne sont pas
ductive» '. reçues et comprises par le fait d'un pouvoir de médiation qui
Cette contradiction s'explique à l'évidence p a r le fait que leur serait inhérent et l'effet qu'elles produisent ne peut être
Gadamer s'en tient à une conception du classicisme trop étroite comparé avec une émanation: elle aussi, la tradition artis-
pour — au-delà de son époque d'origine, l'humanisme — servir tique présuppose un rapport dialectique entre le présent et le
de fondement général à une esthétique de la réception. Il s'agit passé, et donc l'œuvre du passé ne peut nous répondre et
du concept de la mimesis comprise comme « reconnaissance », «nous dire quelque chose » aujourd'hui que si nous avons posé
ainsi que Gadamer l'expose en donnant son interprétation onto- d'abord la question qui abolira son éloignement. Lorsque chez
logique de l'expérience artistique: «Ce que l'on trouve dans Gadamer l'acte de comprendre est conçu — en analogie avec
une oeuvre d'art, et ce que l'on y cherche, en fait, c'est plutôt 1'«accomplissement de l'être» chez Heidegger (Seinsgesche-
son degré de vérité : dans quelle mesure on y reconnaît quelque hen) — comme « insertion dans un processus de tradition où
2
chose, on s'y connaît et s'y reconnaît . » Cette conception de présent et passé sont dans un rapport de médiation réci-
1
l'art peut être valablement appliquée à la période humaniste, proque p e r m a n e n t e » , nécessairement le «facteur de créati-
2
mais pas au Moyen Âge qui la précède, et moins encore à la vité inhérent à l'acte de c o m p r e n d r e » est réduit à zéro. C'est
période qui la suit, notre modernité, pour qui l'esthétique de la sur ce rôle créateur d'une compréhension évolutive, incluant
mimesis et la métaphysique substantialiste qui la fonde ne s'im- nécessairement aussi la critique de la tradition et l'oubli, qu'il
posent plus de façon contraignante. La valeur cognitive de l'art s'agit à présent de fonder l'esquisse d'une histoire littéraire
3
n'a pourtant pas disparu lors de ce tournant historique , d'où renouvelée par l'esthétique de la réception. Il faut considérer
l'on doit conclure qu'elle n'était nullement liée à la fonction de l'historicité de la littérature sous trois aspects: diachronie
reconnaissance que le classicisme attribuait à l'art. L'œuvre — la réception des œuvres littéraires à travers le temps (cf.
d'art peut aussi transmettre une connaissance échappant au chap. x) —, synchronie — le système de la littérature en un
schéma platonicien, si elle préfigure les voies d'une expérience point donné du temps, et la succession des systèmes synchro-
à venir, imagine des modèles de pensée et d'action non encore niques (chap. xi); enfin rapport entre l'évolution intrinsèque
éprouvés, ou contient une réponse à des questions nouvelle- de la littérature et celle de l'histoire en général (chap. xn).
ment posées. Ce sont précisément cette dimension virtuelle du
sens et ce rôle producteur de la compréhension qui disparais-
sent de 1'«histoire des effets» si l'on veut interpréter par le X
concept de « classicisme » la compréhension que le présent a de
l'art du passé. Postuler avec Gadamer que l'art classique
L'esthétique de la réception ne permet pas seulement de saisir
exerce lui-même constamment la médiation surmontant la dis-
le sens et la forme de l'œuvre littéraire tels qu'ils ont été compris
tance historique, c'est hypostasier la tradition et se condamner
de façon évolutive à travers l'histoire. Elle exige aussi que
à ne plus voir que cet art n'apparaissait pas encore comme
chaque œuvre soit replacée dans la «série littéraire» dont elle
« classique » au moment de sa production, mais qu'il peut au
fait partie, afin que l'on puisse déterminer sa situation histo-
contraire avoir en son temps ouvert des horizons, préparé des
rique, son rôle et son importance dans le contexte général de
expériences nouvelles, et que seule la distance historique — la
l'expérience littéraire. Passant d'une histoire de la réception des
reconnaissance de ce qui est entretemps devenu familier —
œuvres à l'histoire événementielle de la littérature, on découvre
peut lui donner l'air d'affirmer une vérité intemporelle.
celle-ci comme un processus où la réception passive du lecteur
1. Ihid., p. 280.
2. 'bld., p. 109 1. Op. cit., p. 275.
3. Ihid., p. 110.
2. Ihid, p. 280.
70 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 71

et du critique débouche sur la réception active de l'auteur et sur comme les phases d'un procès qu'il ne serait plus nécessaire
une production nouvelle; autrement dit, où l'œuvre suivante de reconstituer en fonction d'un point d'aboutissement défini
peut résoudre des problèmes — éthiques et formels — laissés d'avance, car il serait celui d'une « production dialectique des
pendants par l'œuvre précédente, et en poser à son tour de formes nouvelles par elles-mêmes» et n'aurait plus besoin
nouveaux. d'aucune téléologie. En outre, la dynamique propre de l'évo-
Comment une œuvre donnée, que l'histoire littéraire positi- lution littéraire, ainsi conçue, supprimerait le problème des
viste localise de façon déterministe dans une série chronolo- critères de sélection: n'entre en ligne de compte dans cette
gique, la réduisant ainsi à la pure extériorité d'un 'fait perspective que l'œuvre qui innove dans la série des formes
littéraire', peut-elle être replacée dans la séquence historique littéraires, et non celle où se reproduisent simplement la
dont elle fait partie, et donc recouvrer sa qualité d'événe- forme, le procédé, le genre déjà décadents et qui sont relégués
m e n t ' ? La théorie de l'école formaliste prétend — comme on dans l'ombre jusqu'au moment où une nouvelle phase de
l'a déjà vu — résoudre ce problème en posant son principe de l'évolution les rend de nouveau «perceptibles». Enfin, dans
1'«évolution littéraire», selon lequel l'œuvre nouvelle apparaît une histoire littéraire d'inspiration formaliste, le concept clé
en opposition à d'autres œuvres, précédentes ou simultanées d'évolution exclurait — contrairement au sens qui lui est
et concurrentes, définit par le succès de sa forme la « ligne de donné d'habitude — toute notion de finalité, et l'historicité
crête» d'une époque littéraire, et donne bientôt naissance à d'une œuvre s'identifierait à son caractère spécifiquement
des imitations de plus en plus stéréotypées, à un genre qui artistique: le caractère «évolutionniste» et l'importance histo-
s'use et qui pour finir, lorsque la forme suivante s'est imposée, rique d'un phénomène littéraire sont définis essentiellement
se survit seulement dans la banalité de la littérature de p a r le degré d'innovation qu'il comporte — autre façon de
consommation. Si l'on utilisait ce schéma, qui n'a guère dire que l'œuvre d'art est perçue par opposition à d'autres
1
1
été jusqu'à ce jour appliqué , pour analyser et décrire une œuvres .
période littéraire, on pourrait en attendre une description La théorie formaliste de 1 '« évolution littéraire » est assuré-
supérieure à divers égards à celles de l'histoire littéraire tra- ment pour l'histoire de la littérature l'un des facteurs de réno-
ditionnelle. Elle permettrait d'établir un rapport entre des vation les plus importants. Elle a établi que les changements
séries distinctes que l'histoire traditionnelle se contente de qui s'accomplissent dans l'histoire s'inscrivent, en littérature
juxtaposer en les insérant, au mieux, dans le cadre d'une comme ailleurs, à l'intérieur d'un système; elle a tenté de
esquisse historique générale : la série des œuvres d'un auteur construire un système de l'évolution littéraire; last but not
ou d'une école, l'évolution d'un phénomène stylistique, les least, elle a proposé le modèle épistémologique d'une littéra-
séries des différents genres littéraires ; elle découvrirait ainsi ture évoluant de la création originale (la « ligne de crête ») vers
le «rapport d'évolution dialectique entre les fonctions et les la formation d'automatismes répétitifs: autant de conquêtes
2
formes» . Les œuvres les plus marquantes, avec leurs corres- qu'il convient de conserver, même s'il faut corriger ce qu'il y
pondances et leurs rapports de succession, apparaîtraient a d'excessif dans l'importance exclusive accordée au concept
d'innovation. Les faiblesses de l'évolutionnisme formaliste ont
1. C'est dans l'article écrit en 1927 par I. Tynianov: «Uber literarische Evo- été bien suffisamment dénoncées par ses critiques : la simple
lution » (« Sur l'évolution littéraire»), op. cit., pp. 37-60, que ce programme a été opposition formelle et la variation esthétique ne suffisent pas
exposé de la façon la plus convaincante. Selon les informations que je tiens de pour expliquer le développement de la littérature; l'orienta-
J. Striedter, il n'a été que partiellement appliqué, pour traiter le problème de
l'évolution des structures à travers l'histoire des genres littéraires — par
exemple dans «Die Ode als rhetorische Gattung» («L'ode comme genre rhéto- 1. «Une œuvre d'art apparaîtra comme représentant une valeur positive si
rique») de I. Tynianov, repris dans Texte der russischen Formalislen, II, éd. par elle transforme la structure de la période précédente, une valeur négative si elle
J. Striedter, Munich, 1970. reprend cette structure sans la transformer. » (J. Mukafovsky, cité par R. Wel-
2. Tynianov, «Ùber literarische Evolution», op. cit., p. 59. lek, op. cit., 1965, p. 42.)
72 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 73
tion du devenir des formes littéraires reste une question sans forme nouvelle, le problème et sa solution, ne peut être connu
réponse ; l'innovation ne fait pas à elle seule la valeur esthé- qu'en continuité avec l'horizon actuel qui détermine la récep-
tique, et il ne suffit pas de nier le rapport entre évolution litté- tion de l'œuvre ancienne. Pour que l'histoire de la littérature
1
raire et changement social pour faire qu'il n'existe p a s . La puisse être représentée comme «évolution littéraire», pour
thèse de mon chapitre XII est consacrée à ce dernier pro- que les oppositions formelles ou les «qualités différentielles»
blème; les autres imposent que l'on ajoute à la théorie lit- soient perçues dans la continuité de leur devenir historique, il
téraire descriptive des formalistes, par l'esthétique de la est nécessaire que la dialectique de la réception et de la
réception, la dimension qui lui manque, celle de l'expérience production esthétiques se poursuive en continuité jusqu'au
historique, sans omettre de tenir compte de la situation histo- moment où l'historien écrit.
rique de l'observateur actuel, de l'historien de la littérature. Ainsi fondée sur l'étude de la réception, 1'« évolution litté-
Décrire l'évolution littéraire comme la lutte permanente du raire» se retrouve orientée, la situation de l'historien dans
neuf avec l'ancien ou comme l'alternance entre la consécra- l'histoire figurant en quelque sorte le point d'aboutissement
tion des formes et leur dégénérescence en stéréotypes, c'est (mais non pas le but !) du processus évolutif. Mais ce n'est pas
réduire l'historicité de la littérature au procès superficiel de tout : elle découvre aussi la profondeur du champ temporel où
ses changements, et borner l'intelligence historique à la per- se déroule l'expérience littéraire, en révélant les variations
ception de ceux-ci. Or les changements qui se produisent dans historiques de l'écart entre la signification actuelle et la signi-
la série littéraire ne se constituent en succession historique fication virtuelle d'une œuvre. En d'autres termes : en dépit de
que lorsque l'antithèse de la forme nouvelle à la forme la théorie formaliste qui réduit le potentiel de signification
ancienne permet de discerner le lien de continuité qui les unit. d'une œuvre littéraire à l'innovation, prise comme seul critère
Cette continuité, que l'on peut définir comme le passage de la de sa valeur artistique, cette valeur n'est pas nécessairement
forme ancienne à la forme nouvelle dans l'interaction de perceptible dès l'instant où l'œuvre apparaît, selon l'horizon
l'œuvre et du récepteur (public, critique, nouvel auteur), c'est- littéraire de cet instant, et ne peut a fortiori se mesurer tout
à-dire dans l'interaction de l'événement accompli et de la entière au seul contraste entre la forme nouvelle et la forme
réception qui lui est consécutive, peut être méthodiquement ancienne. L'écart entre la perception première que le public a
appréhendée à travers le problème — de forme aussi bien que d'une œuvre et ses significations ultérieures peut être tel,
de contenu — « que toute œuvre d'art pose et laisse derrière autrement dit: la résistance que l'œuvre nouvelle oppose à
elle, comme un horizon circonscrivant les 'solutions' qui l'attente de son premier public peut être si grande, qu'un long
2
seront possibles après elle» . Si l'on se borne à décrire le processus de réception sera nécessaire avant que soit assimilé
changement dans la structure et les nouveaux procédés artis- ce qui était à l'origine inattendu, inassimilable. Il peut en
tiques apportés p a r une œuvre, on ne remonte pas nécessaire- outre arriver qu'une signification virtuelle reste ignorée jus-
ment jusqu'à ce problème, ni donc à la fonction qu'il remplit qu'au moment où l'évolution littéraire, en mettant à l'ordre du
dans l'expérience historique de l'art. Pour définir cette fonc- jour une poétique nouvelle, aura atteint l'horizon littéraire où
tion, c'est-à-dire pour découvrir le problème dont l'œuvre la poétique jusqu'alors méconnue deviendra enfin accessible à
nouvelle a représenté, dans la série historique, la solution, l'intelligence. Il a fallu attendre ainsi le lyrisme hermétique de
l'interprète doit mettre enjeu sa propre expérience, parce que Mallarmé et de ses disciples pour que devienne possible un
l'horizon où s'inscrivaient autrefois la forme ancienne et la retour à la poésie baroque, depuis longtemps dédaignée, donc
oubliée, et notamment la réinterprétation philologique et la
1. Cf. V. Erlich, RussischerFormalismus, op. cit., pp. 284-287; R. Wellek, op. 'renaissance' de Gongora. Il serait facile de multiplier les
cit., 1965, p. 42 5 1 7 1 7 . , et J. Striedter, Texte der russischen Formalisten, I, Munich,
1969, Introduction, § X. exemples de cas où l'apparition d'une poétique nouvelle peut
2. H. Blumenberg, in Poetik und Hermeneutik, III, loc. cit., p. 692. rouvrir l'accès à une poésie oubliée ; il en est ainsi des phéno-
74 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 75

mènes appelés 'renaissances' — appelés ainsi à tort, car ce dialectique entre production et réception peut prendre à
mot suggère que le passé revient tout seul à la vie, et il fait travers l'histoire mouvante des conceptions esthétiques. Il
souvent perdre de vue que la tradition littéraire ne peut pas se se propose surtout de montrer quelle dimension nouvelle
transmettre par elle-même, qu'un passé ne peut revenir à l'ac- acquiert l'étude diachronique de la littérature, lorsqu'elle ne
tualité que si une nouvelle réception l'y ramène — soit que, se contente plus d'aligner des 'faits littéraires' au fil de la
changeant d'orientation esthétique, le présent se retourne chronologie, pour s'imaginer ensuite avoir saisi déjà l'histori-
délibérément vers lui pour se le réassimiler, soit qu'une nou- cité spécifique fascinante de la littérature.
velle phase de l'évolution littéraire jette une lumière inatten-
due sur une littérature oubliée, où l'on trouve alors quelque
1
chose que l'on n'y pouvait pas chercher auparavant . XI
La nouveauté n'est donc pas seulement une catégorie esthé-
tique. Elle n'est pas épuisée par des facteurs comme l'innova- Les résultats obtenus en linguistique grâce à la distinction et
tion, la surprise, la surenchère, le regroupement des éléments, à la combinaison méthodique de l'analyse diachronique et de
la distanciation (Verfremdung), auxquels l'école formaliste l'analyse synchronique incitent à dépasser aussi dans le
accordait une importance exclusive. La nouveauté devient domaine de l'histoire littéraire la simple étude diachronique jus-
aussi une catégorie historique lorsque l'analyse diachronique qu'ici pratiquée. Et si, traitant par l'histoire de la réception les
de la littérature, poussée plus avant, en vient à se demander changements qui surviennent dans l'expérience esthétique, on
quels sont les facteurs historiques qui font vraiment que la découvre à tout instant des corrélations structurelles entre la
nouveauté d'un phénomène littéraire est reconnue comme compréhension des œuvres nouvelles et le sens d'œuvres plus
neuve, dans quelle mesure cette nouveauté est déjà percep- anciennes, il doit aussi bien être possible d'étudier en coupe syn-
tible au moment de l'histoire où elle apparaît, quelle prise de chronique une phase de l'évolution littéraire, d'articuler en
recul, quel cheminement, quel détour de l'intelligence a structures équivalentes, antagonistes et hiérarchisées la multi-
requis l'assimilation de son contenu, et si dans le moment de plicité hétérogène des œuvres simultanées et de découvrir ainsi
sa pleine actualisation elle a exercé un effet assez puissant dans la littérature d'un moment de l'histoire un système totali-
pour modifier les vues que l'on avait jusqu'alors sur les sant. On pourrait en tirer une nouvelle méthode d'exposition de
oeuvres antérieures, et par là les valeurs consacrées du passé l'histoire littéraire, multipliant les coupes synchroniques en dif-
2
littéraire . L'aspect que prend, sous cet éclairage, le rapport férents points de la diachronie de manière à faire apparaître,
entre la théorie poétique et la pratique créatrice a déjà fait dans le devenir des structures littéraires, les articulations histo-
3
ailleurs l'objet d'un débat . Assurément mon exposé n'épuise riques et tes transitions d'une époque à l'autre.
pas, à beaucoup près, la gamme des formes que l'interférence C'est sans doute Siegfried Kracauer qui a remis en question
de la façon la plus radicale le primat de l'étude diachronique
1. On peut donner comme exemple du premier cas la revalorisation de Boi- 1
en histoire. Son étude «Time and History» conteste la pré-
leau et de la poétique classique de la contrainte par Gide et Valéry, en opposi-
tion au romantisme; et du second, la découverte tardive des hymnes de tention qu'a 1'«histoire générale» (General History) d'intégrer
Hölderlin, ou encore celle de la conception de Novalis concernant la poésie de les événements ressortissant à tous les domaines de la vie en
l'avenir (cf. H. R. Jauss, in Romanische Forschungen, 77, 1965, pp. 174-183. un processus intelligible, unitaire, cohérent à tout moment de
2. C'est ainsi qu'à partir du moment où le «romantique mineur» Nerval a été
reconnu, ses Chimères ayant fait sensation auprès d'un public préparé par l'in- l'histoire, et dont un temps chronologique homogène serait le
fluence de Mallarmé, les «grands romantiques» consacrés ont été de plus en
plus relégués dans l'ombre : Lamartine, Vigny, Musset, et même Hugo, pour une 1. Dans Zeugnisse — Theodor W. Adomo zum 60. Gehurtstag, Francfort, 1963,
bonne partie de son «lyrisme rhétorique». pp. 50-64; cf. également sa contribution à Poetik und Hermeneutik, III, «Gene-
3. Poetik und Hermeneutik, II (Immanente Ästhetik — Ästhetische Reflexion), ral History and the Aesthetic Approach», reprise dans History: The last things
éd. par W. Iser, Munich, 1966, notamment pp. 395-418. before the Last, New York, 1969.
76 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 77

vecteur. Selon Kracauer cette conception de l'histoire, qui les phénomènes simultanés correspond aussi mal à l'historicité
procède encore de l'idée hégélienne de I'« esprit objectif», pos- de la littérature que la fiction morphologique d'une série litté-
tule que tous les événements simultanés sont également mar- raire homogène où la succession de tous les phénomènes
qués par la signification de l'instant où ils se produisent; elle n'obéirait qu'à des lois immanentes à la série. Si pertinente que
occulte donc le fait que la simultanéité dans le temps n'est soit la perspective diachronique quand il s'agit d'expliquer les
qu'une apparence de simultanéité. Car les multiples événe- changements, par exemple dans l'histoire des genres, en fonc-
ments qui surviennent en un point de l'histoire et que l'on tion de la logique interne de l'innovation et de la naissance des
croit comprendre, dans la perspective d'une histoire univer- automatismes, de la question et de la réponse, la diachronie
selle, en les considérant comme autant d'expressions repré- pure n'atteint pourtant à la véritable dimension de l'histoire
sentatives d'un seul et même sens sont en réalité situés sur des que si elle s'affranchit du strict principe de l'étude morpholo-
courbes temporelles absolument différentes, soumis aux lois gique, confronte l'œuvre importante par son influence histo-
spécifiques de leur histoire particulière (Spécial History) 1
rique avec les spécimens conventionnels du genre — ceux que
ainsi que le montrent à l'évidence les interférences entre les l'histoire n'a pas retenus — et tient compte aussi du rapport
diverses «histoires» — celles de l'art, du droit, de l'économie, entre la grande œuvre et l'environnement littéraire où elle n'a
de la politique: «The shaped times of the diverse areas over- pu s'imposer qu'en concurrence avec des œuvres relevant
shadow the uniform flow of time. Any historical period must d'autres genres. C'est précisément aux intersections de la dia-
therefore be imagined as a mixture of events which émerge at chronie et de la synchronie que se manifeste l'historicité de la
différent moments of their own time . » littérature. Il doit donc être possible de reconstituer l'horizon
littéraire d'un moment déterminé de l'histoire comme le sys-
Le problème ici n'est pas de savoir si ce constat implique
tème synchronique en référence auquel les œuvres simultané-
l'incohérence première de l'histoire, de telle sorte que la cohé-
ment apparues ont pu être perçues comme non simultanées,
rence de 1'« histoire générale » ne naîtrait jamais que du regard
engageant la diachronie, comme actuelles ou inactuelles, pré-
rétrospectif et du discours des historiens, auteurs d'une unité
maturées ou attardées, à la mode d'aujourd'hui, d'hier ou de
artificielle ; et si le doute radical concernant la « raison histo-
toujours '. Car si les livres qui sont produits simultanément se
rique», qui conduit Kracauer du pluralisme des évolutions
divisent — du point de vue de la production — en une multipli-
chronologiques et morphologiques jusqu'à l'affirmation d'une
cité hétérogène, en réalité non simultanée, c'est-à-dire s'ils
antinomie fondamentale entre le général et le particulier dans
sont marqués par des moments différents du shaped time, de
l'histoire, fait apparaître en effet que l'histoire universelle est
l'évolution du genre auquel ils appartiennent (de même que
aujourd'hui épistémologiquement illégitime. Dans le domaine
l'apparente simultanéité des étoiles dans le ciel d'aujourd'hui
littéraire on peut dire en tout cas que les vues de Kracauer sur
3 se décompose pour l'astronome en une immense diversité dans
la «coexistence du simultané et du non-simultané» , bien loin
l'éloignement temporel), cette multiplicité des phénomènes lit-
d'engager la connaissance dans une impasse logique, montrent
téraires, vue sous l'angle de la réception, ne s'en recompose
plutôt qu'il est possible et nécessaire de pratiquer la coupe syn-
chronique pour découvrir la véritable historicité des phéno-
mènes littéraires. De ces vues en effet il découle que la fiction 1. Cette exigence a été formulée par R. Jakobson, en 1960, dans une confé-
rence qui forme aujourd'hui le chapitre X I : «Linguistique et poétique», de ses
historique du moment qui marquerait de son empreinte tous Essais de linguistique générale (Paris, 1963) — cf. p. 212 : «La description syn-
chronique envisage non seulement la production littéraire d'une époque don-
1. Ce concept a son origine chez Henri Focillon, Vie des Formes, Paris, 1943, née, mais aussi cette partie de la tradition littéraire qui est restée vivante ou a
et G. Kubler, The Shape of Time: Remarks on the History of Things, New été ressuscitée à l'époque en question (...) La poétique historique, tout comme
Haven/Londres, 1962. l'histoire du langage, si elle se veut vraiment compréhensive, doit être conçue
2. «Time and History», loc. cit., p. 53. comme une superstructure, bâtie sur une série de descriptions synchroniques
3. Poelik und Hermeneutik, III, p. 569. successives. »
78 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 79
pas moins, pour le public qui la perçoit comme la production contenus et des formes littéraires, ces redistributions qui, dans
de son temps et établit des rapports entre ces œuvres diverses, un système littéraire d'explication du monde, permettront de
en l'unité d'un horizon commun, fait d'attentes, de souvenirs, saisir l'évolution des horizons à travers l'histoire de l'expé-
d'anticipations et qui détermine et délimite la signification des rience esthétique.
œuvres. De ces prémisses on pourrait tirer le principe d'une histoire
Etant donné que l'avenir et le passé d'un système synchro- littéraire qui ne soit plus condamnée ni à suivre la ligne de
nique, quel qu'il soit, sont des éléments indissociables et néces- crête, trop connue, que jalonnent les grands chefs-d'œuvre
1
saires de sa structure , la coupe synchronique à travers la consacrés, ni à se perdre dans les zones basses où la somme
production littéraire d'un moment donné de l'histoire implique intégrale de tous les textes forme une totalité que l'historien
aussi nécessairement que d'autres coupes soient pratiquées en ne peut plus reconstituer ni décrire. La question de savoir ce
d'autres points, antérieurs et postérieurs, de la diachronie. De qui a de l'importance au regard d'une nouvelle histoire litté-
même que dans l'histoire d'une langue, on verra se dégager des raire pourrait recevoir de l'étude synchronique une réponse
fonctions, constantes et variables, jouant un rôle déterminé encore inédite: pour étudier un changement d'horizon qui
dans le système littéraire. Car la littérature elle aussi possède survient dans le cours de 1'«évolution littéraire», il n'est pas
une sorte de grammaire, de syntaxe relativement stable : un nécessaire de le suivre en diachronie à travers tout le réseau
système d'éléments, canoniques ou non canoniques: genres, des faits et des filiations, on peut aussi le saisir en constatant
modes d'expression, styles, figures rhétoriques; à ce domaine comment l'état du système synchronique d'une littérature
de stabilité s'oppose le domaine beaucoup plus sujet à varia- s'est modifié, et en analysant d'autres coupes transversales.
tion d'une sémantique: thèmes littéraires, archétypes, sym- En principe, on pourrait représenter une littérature nationale
boles, métaphores. C'est pourquoi l'on peut essayer d'établir comme la succession de tels systèmes dans l'histoire, en étu-
pour l'histoire de la littérature, par analogie, ce que Hans Blu- diant sur une série de points historiques à définir le recoupe-
menberg postule pour l'histoire de la philosophie, qu'il illustre ment de la synchronie et de la diachronie. Mais la dimension
en prenant des exemples de tournants historiques (Epochen- historique de la littérature, sa continuité événementielle
schwellen) et qu'il a fondé en élaborant sa logique de la ques- vivante qui échappe aussi bien au traditionalisme qu'au posi-
tion et de la réponse: «un système formel d'explication du tivisme littéraires ne saurait être ressaisie que si l'historien
monde (...), dans la structure duquel il est possible de localiser découvre des points de coupe et met en relier des œuvres qui
les redistributions factorielles qui caractérisent le processus permettent d'articuler de façon pertinente le cours de 1'« évo-
historique et donnent à certaines de ses phases le caractère lution littéraire», de distinguer ses temps forts, ses césures
2
radical d'un changement d'époque » . Si, dépassant la concep- décisives. Mais cette articulation de l'histoire littéraire ne peut
tion substantialiste d'une tradition littéraire qui se perpétue être fixée ni p a r la statistique ni p a r l'arbitraire subjectif de
par elle-même, on élabore une explication fonctionnelle du l'historien: c'est l'effet historique des œuvres qui en décide,
rapport évolutif entre la production et la réception, alors il doit l'histoire de leur réception: «ce qui est résulté de l'événe-
être possible aussi de découvrir, derrière le changement des ment» et qui constitue, au regard de l'observateur actuel, la
continuité organique de la littérature dans le passé, dont
1. I. Tynianov et R. Jakobson, «Probleme der Literatur- und Sprachfor- résulte sa physionomie d'aujourd'hui.
schung», loe. cit., p. 75: «L'histoire du système constitue elle-même encore un
autre système. La pure synchronie se révèle ainsi être une illusion : tout système
synchronique a son passé et son avenir, qui sont des éléments indissociables de
sa structure. »
2. D'abord dans «Epochenschwelle und Rezeption» («Délimitation des
époques et réception») in Philosophische Rundschau, 6 (1958), p. 101 sqq., puis
dans Die Legitimität der Neuzeit, Francfort, 1966, notamment p. 41 sqq.
80 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 81

d'une part l'existence historique de l'homme à l'actualisation


des structures d'une nature sociale primitive et d'autre part
XII l'œuvre littéraire à l'expression mythique ou symbolique de
ces structures. Mais ce faisant, il laisse échapper précisément
L'histoire de la littérature n'aura pleinement accompli sa la fonction sociale par excellence de la littérature, sa fonction
tâche que quand la production littéraire sera non seulement de création sociale {gesellschaftsbildende Funktion). Le struc-
représentée en synchronie et en diachronie, dans la succession turalisme littéraire ne se demande pas — pas plus qu'avant lui
des systèmes qui la constituent, mais encore aperçue, en tant la critique marxiste et la critique formaliste — comment la lit-
qu Tiistoire particulière, dans son rapport spécifique à / "histoire térature «contribue elle-même à façonner en retour l'image
générale. Ce rapport ne se borne pas au fait que l'on peut décou- de la société qui est à son origine» et qu'elle a déjà contribué
vrir dans la littérature de tous les temps une image typique, dans le cours antérieur de l'histoire à façonner. Ce sont là les
idéalisée, satirique ou utopique de l'existence sociale. La fonc- termes dont Gerhard Hess use dans sa conférence de 1954 sur
tion sociale de la littérature ne se manifeste dans toute l'am- «l'image de la société dans la littérature française» pour for-
pleur de ses possibilités authentiques que là où l'expérience muler le problème pendant du lien à établir entre l'histoire lit-
littéraire du lecteur intervient dans l'horizon d'attente de sa vie téraire et la sociologie ; il montre ensuite dans quelle mesure
quotidienne, oriente ou modifie sa vision du monde et par la littérature française peut revendiquer le mérite d'avoir été,
conséquent réagit sur son comportement social. au fil de son évolution pendant la période moderne, la pre-
1
La relation fonctionnelle entre littérature et société est la mière à découvrir certaines lois de la vie en société . La
plupart du temps présentée par la sociologie littéraire tradi- réponse que l'esthétique de la réception cherche à donner au
tionnelle dans les limites étroites d'une méthode qui n'a fait problème de la fonction sociale (et de création sociale) de la
que remplacer, superficiellement, le principe classique de littérature dépasse les compétences de l'esthétique tradition-
l'imitatio naturae p a r la théorie mimétique selon laquelle la nelle de la représentation. L'esthétique de la réception verra
littérature serait la représentation d'une réalité donnée, et qui sa tentative d'une médiation nouvelle entre l'histoire littéraire
p a r conséquent ne pouvait qu'ériger en norme littéraire par et la recherche sociologique facilitée par le fait que le concept
2
excellence un concept esthétique historiquement localisé et d'horizon d'attente (Erwartungshorizont), introduit p a r m o i
déterminé, le 'réalisme' du XIX siècle. Mais le structuralisme
e
dans l'interprétation historique de la littérature, joue aussi
3
littéraire à la mode, qui se réclame à plus ou moins bon droit depuis Karl M a n n h e i m un rôle dans l'axiomatique des
de la critique archétypique de Northrop Frye et de l'anthro- sciences sociales. Il est également au centre d'un essai épisté-
pologie structurale de Claude Lévi-Strauss, reste lui aussi pri- mologique sur « les lois naturelles et les systèmes théoriques »
sonnier encore de cette esthétique de la représentation, au de Karl R. Popper, dont le projet est d'enraciner l'élaboration
fond classicisante, et de son schématisme du «reflet» et du de la théorie scientifique dans l'expérience préscientifique de
«typique». Interprétant les données établies par la linguis- la praxis vécue. Dans ce texte, Popper traite le problème de
tique structurale comme des constantes anthropologiques
archaïques, présentes sous le déguisement du mythe littéraire 1. «Das Bild der Gesellschaft in der französischen Literatur» («L'image de la
— ce que souvent il ne peut réussir même qu'au prix d'une société dans la littérature française»), repris dans Gesellschaft — Literatur —
1 Wissenschaft: Gesammelte Schriften (Œuvres complètes), 1938-1966, éd. par H.
interprétation visiblement allégorique des textes —, il réduit R. Jauss et C. Müller-Daehn, Munich, 1967, pp. 1-13, notamment 2 et 4.
2. D'abord dans Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, op. cit.,
1. ... ce dont témoigne involontairement mais de la façon la plus éloquente notamment pp. 153, 180, 225, 271 ; puis dans Archiv für das Studium der neue-
C. Lévi-Strauss lui-même, essayant d'«interpréter» à l'aide de sa méthode struc- ren Sprachen, 197 (1961), pp. 223-225.
turale la description linguistique faite par Jakobson des « Chats » de Baudelaire ; 3. K. Mannheim, Mensch und Gesellschaft im Zeitalter des Umbaus (« L'homme
cf. L'Homme, 2 (1962), pp. 5-21. et la société à l'ère de la réorganisation»), Darmstadt, 1958, p. 212 sqq.
82 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 83

l'observation en partant du postulat d'un « horizon d'attentes » ; n'avoir pas à se heurter d'abord — pour rester dans l'image de
il fournit donc un terme de référence à ma tentative de définir Popper — à un nouvel obstacle avant de pouvoir accéder à une
le rôle et l'apport spécifiques de la littérature, en tant qu'acti- nouvelle expérience de la réalité. L'expérience de la lecture
vité sociale distincte de toutes les autres, dans la constitution peut le libérer de l'adaptation sociale, des préjugés et des
1
de l'expérience h u m a i n e . contraintes de sa vie réelle, en le contraignant à renouveler sa
Selon Popper, la démarche de la science et l'expérience pré- perception des choses. L'horizon d'attente propre à la littéra-
scientifique ont en commun le fait que toute hypothèse, de ture se distingue de celui de la praxis historique de la vie en ce
même que toute observation, présuppose toujours certaines que non seulement il conserve la trace des expériences faites,
attentes, «celles qui constituent l'horizon d'attente sans lequel mais encore il anticipe des possibilités non encore réalisées, il
les observations n'auraient aucun sens et qui leur confère donc élargit les limites du comportement social en suscitant des
2
précisément la valeur d'observations» . Le facteur le plus aspirations, des exigences et des buts nouveaux, et ouvre ainsi
important du progrès, dans la science aussi bien que dans l'ex- les voies de l'expérience à venir.
périence de la vie, c'est «la déception de l'attente»: «Elle est Si le pouvoir créateur de la littérature préoriente ainsi notre
semblable à l'expérience d'un aveugle qui heurte un obstacle et expérience, ce n'est pas seulement du fait qu'elle est un art, qui
en apprend ainsi l'existence. C'est en constatant que nos hypo- rompt par la nouveauté de ses formes l'automatisme de la per-
thèses étaient fausses que nous entrons vraiment en contact ception quotidienne. La forme nouvelle en art n'est pas seule-
avec la 'réalité'. La réfutation de nos erreurs est l'expérience ment «perçue par contraste avec un arrière-plan d'autres
3
positive que nous tirons de la réalité . » Ce modèle, à vrai dire, œuvres et par association avec celles-ci»; cette proposition
n'explique pas encore de façon suffisante comment se consti- célèbre de Victor Chklovski, qui est au cœur du credo forma-
4
tue la théorie scientifique ; mais il peut sans doute rendre liste, n'est pleinement juste que tournée contre le préjugé de
compte du «sens créateur de l'expérience négative dans la vie l'esthétique néo-classique qui définissait le beau comme « har-
5
pratique» , et il permet de mieux éclairer la fonction particu- monie de la forme et du contenu » et réduisait ainsi la forme
lière de la littérature dans la vie sociale. Car le lecteur possède, nouvelle à la fonction secondaire de donner figure à un
par rapport à un non-lecteur hypothétique, le privilège de contenu préexistant. En réalité la forme nouvelle n'apparaît
pas seulement « pour prendre le relais de la forme ancienne qui
1. Dans Theorie und Realität, éd. par H. Albert, Tübingen, 1964, pp. 87-102. n'a déjà plus de valeur artistique». Elle peut aussi rendre pos-
2. Ibid., p. 91. sible une autre perception des choses, en préfigurant un
3. Ibid., p. 102. contenu d'expérience qui s'exprime à travers la littérature
4. L'exemple de Popper — l'aveugle — ne distingue pas les deux possibilités avant d'accéder à la réalité de la vie. Le rapport entre la lit-
du comportement simplement réactionnel et de l'activité expérimentale. Si la
seconde possibilité est celle qui caractérise l'attitude reflexive de la science par térature et le lecteur peut s'actualiser aussi bien dans le
opposition à l'attitude non reflexive de l'homme dans la vie pratique, alors le domaine éthique que dans celui de la sensibilité, en un appel à
chercheur devrait être considéré comme «créateur», placé au-dessus de
l'aveugle et comparé plutôt, en tant que créateur d'attentes nouvelles, au poète.
la réflexion morale comme en une incitation à la perception
1
5. G. Buçk, Lernen und Erfahrung, op. cit., p. 70, et aussi: «(l'expérience esthétique . L'œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non
négative) n'exerce pas un effet pédagogique du seul fait qu'elle nous incite à seulement par contraste avec un arrière-plan d'autres formes
reconsidérer le contexte de notre expérience passée de telle façon que les faits
nouveaux s'intègrent dans l'unité rectifiée d'un sens objectif (...) Non seulement
1. J. Striedter a fait remarquer que, dans les notes de journal et les extraits de
lobjet de l'expérience se présente autrement, mais encore la conscience qui fait
l'expérience opère un retournement. Le résultat positif de l'expérience négative prose de Tolstoï auxquels Chklovski se réfère dans le premier exposé qu'il donne
est une prise de conscience de soi. Ce dont on devient conscient, ce sont les de la «distanciation» (Verfremdung), l'aspect proprement esthétique était encore
motifs qui ont jusqu'alors conduit l'expérience et qui n'ont pas été, en tant que lié à l'aspect éthique et à l'aspect épistémologique. «Ce qui à vrai dire intéresse
motifs conducteurs, soumis à l'interrogation. Ainsi l'expérience négative a d'abord Chklovski — au contraire de Tolstoï —, c'est le «procédé» artistique et
d'abord le caractère d'une expérience de soi-même qui libère le sujet pour un non pas le problème de ses présupposés et de ses répercussions éthiques.» (Poe-
mode d'expérience qualitativement nouveau.» tik und Hermeneutik, II, p. 288 sq.).
84 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 85

artistiques, mais aussi par rapport à l'arrière-plan de l'expé- time d'une erreur que l'avocat ne se fit pas faute de relever
rience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonc- aussitôt : les phrases incriminées ne sont pas une constatation
tion sociale doit être elle aussi appréhendée par l'esthétique de objective du narrateur, à laquelle le lecteur pourrait adhérer,
la réception en termes de question et de réponse, de problème mais l'opinion toute subjective du personnage, dont l'auteur
et de solution, tels qu'ils se présentent dans le contexte histo- veut décrire ainsi la sentimentalité romanesque. Le procédé
rique, en fonction de l'horizon où s'inscrit son action. artistique consiste à présenter le discours intérieur du person-
Comment une forme esthétique nouvelle peut entraîner nage sans les marques du discours direct (« Je vais donc enfin
aussi des conséquences d'ordre moral ou, en d'autres termes, posséder...») ou du discours indirect («Elle se disait qu'elle
comment elle peut donner à un problème moral la plus allait enfin posséder...»); il en résulte que le lecteur doit
grande portée sociale imaginable, c'est ce que démontre de décider lui-même s'il lui faut prendre ce discours comme
façon impressionnante le cas de Madame Bovary, tel que le expression d'une vérité ou d'une opinion caractéristique du
reflète le procès intenté à Flaubert après la première publica- personnage. En fait, E m m a Bovary est «jugée par le seul fait
tion de l'œuvre en 1857 dans La Revue de Paris. La forme lit- que son existence est caractérisée avec précision, et en raison
1
téraire nouvelle qui contraignait le public de Flaubert à de ses propres sentiments» . Cette conclusion d'une analyse
percevoir de manière inaccoutumée le «sujet éculé» était le stylistique moderne concorde exactement avec la réplique de
principe de la narration impersonnelle (ou impartiale), en l'avocat Sénard, qui souligne que la désillusion commence
rapport avec le procédé stylistique du «discours indirect pour E m m a dès le deuxième jour : « Le dénouement pour la
2
libre» que Flaubert maniait en virtuose et avec un à-propos moralité se trouve à chaque ligne du livre » — à ceci près que
parfait. Ce que cela signifie peut être mis en lumière à propos Sénard ne pouvait pas lui-même alors n o m m e r un procédé
d'une description que le procureur Pinard, dans son réquisi- stylistique qu'aucune étude n'avait encore répertorié! Le
toire, incrimina comme particulièrement immorale. Elle suit désarroi provoqué p a r les innovations formelles du narrateur
dans le roman le premier « faux pas » d ' E m m a et la montre en Flaubert éclate à travers le procès : la forme impersonnelle du
train de se regarder, après l'adultère, dans un miroir: «En récit n'obligeait pas seulement ses lecteurs à percevoir autre-
s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais ment les choses — «avec une précision photographique»,
elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle pro- selon l'appréciation de l'époque —, elle les plongeait aussi
fondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la dans une étrange et surprenante incertitude de jugement. Du
transfigurait. Elle se répétait: J'ai un a m a n t ! un a m a n t ! se fait que le nouveau procédé rompait avec une vieille conven-
délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui tion du genre romanesque : la présence constante d'un juge-
lui serait survenue. Elle allait donc enfin posséder ces plaisirs ment moral univoque et garanti porté sur les personnages, le
de l'amour, cette fièvre de bonheur dont elle avait désespéré. Elle roman de Flaubert pouvait poser de façon plus radicale ou
entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout serait pas- renouvelée des problèmes concernant la pratique de la vie, qui
sion, extase, délire... » Le procureur prit ces dernières phrases au cours des débats reléguèrent tout à fait à l'arrière-plan le
pour une description objective impliquant le jugement du nar- chef d'accusation initial, la prétendue lascivité du roman. Pas-
rateur, et s'échauffa sur cette «glorification de l'adultère», sant à la contre-attaque, le défenseur posa une question qui
qu'il tenait pour bien plus immorale et dangereuse encore que retournait contre la société le reproche fait au roman de n'ap-
1
le faux pas lui-même . Or l'accusateur de Flaubert était vic- porter rien d'autre que «l'histoire des adultères d'une femme
de province » : le sous-titre de Madame Bovary n'aurait-il pas
I. Flaubert, Œuvres, Paris, 1951, vol. I, p. 657: «Ainsi, dès cette première
faute, dès cette première chute, elle fait la glorification de l'adultère, sa poésie,
ses voluptés. Voilà, messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus 1. E. Auerbach, Mimesis, Berne, 1946, p. 430.
immoral que la chute elle-même. » 2. Op. cit., p. 673
86 Histoire de la littérature Histoire de la littérature 87

dû être bien plutôt: «Histoire de l'éducation trop souvent don- qu'aux productions des beaux-arts, conduit à un réalisme qui
1
née en province ? » Cependant la question où le procureur serait la négation du beau et du bon et qui, enfantant des œuvres
mit tout le poids de son réquisitoire reste sans réponse : « Qui également offensantes pour les regards et pour l'esprit, com-
peut condamner cette femme dans le livre? Personne. Telle mettrait de continuels outrages à la morale publique et aux
1
est la conclusion. Il n'y a pas dans le livre un personnage qui bonnes m œ u r s . »
puisse la condamner. Si vous y trouvez un personnage sage, si C'est ainsi qu'une œuvre littéraire peut rompre avec l'at-
vous y trouvez un seul principe en vertu duquel l'adultère soit tente de ses lecteurs en usant d'une forme esthétique inédite,
2
stigmatisé, j ' a i t o r t . » et les confronter à des questions dont la morale cautionnée
Si pas un des personnages représentés ne saurait jeter la pre- par l'État ou la religion ne leur a pas donné la réponse. Plutôt
mière pierre à E m m a Bovary et si le roman ne défend aucun que de multiplier les exemples, rappelons que ce n'est pas
principe moral au nom duquel on pourrait la condamner, Brecht mais bien avant lui le siècle des Lumières qui a pro-
alors, en même temps que le «principe de la fidélité conju- clamé l'existence d'un rapport d'antagonisme entre la littéra-
gale», n'est-ce pas aussi 1'«opinion publique», ses idées reçues ture et la morale établie ; le moindre témoignage n'en est pas
et son fondement, le « sentiment religieux », qui sont remis en celui de Schiller affirmant expressément la fonction morale
question? Devant quelle instance le procès de Madame Bovary du drame bourgeois: «Les lois du théâtre commencent là où
2
doit-il être porté, si les normes sociales jusqu'alors régnantes, s'achève le domaine des lois de la société .» Mais l'œuvre lit-
«opinion publique, sentiment religieux, morale publique, téraire peut aussi — et cette possibilité caractérise, dans l'his-
bonnes mœurs», n'ont plus compétence pour en j u g e r ? Ces3
toire de la littérature, la phase la plus récente de notre
questions, formulées ou implicites, ne témoignent nullement modernité — renverser le rapport entre la question et la
chez le procureur d'un manque d'intelligence esthétique et réponse et confronter le lecteur, dans la sphère de l'art, avec
d'un moralisme philistin. Elles expriment bien plutôt l'effet une nouvelle réalité 'opaque', qui ne peut plus être comprise
insoupçonné produit par une nouvelle forme artistique qui, en fonction d'un horizon d'attente donné. Il en est ainsi du
entraînant une nouvelle « manière de voir les choses », avait le «nouveau roman», forme d'art moderne très discutée qui
pouvoir d'arracher le lecteur aux évidences de son jugement représente — selon une formule d'Edgar Wind — le cas para-
moral habituel et de rouvrir un problème dont la morale doxal «où la solution est donnée mais le problème doit être
publique tenait la solution toute prête. Et si Flaubert, en raison cherché, afin que la solution puisse être comprise comme
3
de l'art de son style impersonnel, ne donnait aucune prise à la solution» . Le lecteur n'est plus alors dans la situation de pre-
condamnation de son roman pour immoralité de l'auteur, mier destinataire de l'œuvre, mais dans celle d'un tiers auquel
c'était en quelque sorte un scandale ; aussi l'action de la justice la clé n'en est plus fournie et qui, placé devant une réalité dont
fut-elle tout simplement logique lorsqu'elle acquitta l'écrivain le sens lui est encore étranger, doit trouver lui-même les ques-
Flaubert et condamna l'école littéraire qu'il était censé repré- tions qui lui révéleront quelle perception du monde et quel
senter — en fait le nouveau procédé littéraire jusqu'alors problème moral vise la réponse donnée par la littérature.
inconnu dont il avait usé : «Attendu qu'il n'est pas permis, sous De tout cela se dégage la conclusion que le rôle et l'apport
prétexte de peinture de caractère ou de couleur locale, de
reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des person- 1. Ibid., p. 717 (texte du jugement).
2. Die Schaubühne als moralische Anstalt («Le théâtre comme institution
nages qu'un écrivain s'est donné mission de peindre; qu'un morale»), Säkular-Ausgabe, vol. XI, p. 99 — cf. à ce sujet R. Koselleck, Kritik
pareil système, appliqué aux œuvres de l'esprit aussi bien und Krise, Fribourg/Munich, 1959, p. 82 sq.
3. «Zur Systematik der künstlerischen Probleme» («Vers une systématisa-
1. Ihid..p. 670. tion des problèmes artistiques»), in lahrbuch für Ästhetik, 1925, p. 440. Sur
2. Ihid., p. 666. l'application de cette formule aux formes modernes de l'art, voir Max Imdahl,
3. Ibid., pp. 666-667. Poetik und Hermeneutik, III, pp. 493-505, 663-664.
88 Histoire de la littérature

spécifiques de la littérature dans le contexte de la vie sociale


doivent être recherchés là précisément où la littérature n'est
pas réduite à la fonction d'un art de représentation. Si l'on
recherche les moments de l'histoire où des œuvres littéraires
ont provoqué l'effondrement des tabous de la morale régnante
ou offert au lecteur une casuistique pour la conduite de sa vie,
de nouvelles solutions morales qui ont pu recevoir ensuite,
p a r l'approbation de tous les lecteurs, la consécration de la
société, on ouvre à l'histoire littéraire un champ d'investiga-
tion quasiment vierge encore. La coupure entre la littérature Histoire et histoire de l'art
et l'histoire, la connaissance esthétique et la connaissance his-
torique peut être abolie si l'histoire de la littérature ne se
borne plus à répéter le déroulement de T'histoire générale' tel
qu'il se reflète dans les œuvres littéraires, mais si elle mani- i
feste, à travers la marche de 1''évolution littéraire', cette fonc-
tion spécifique de création sociale que la littérature a assumée, Dans le domaine des arts, l'histoire présente au premier
concourant avec les autres arts et les autres puissances abord deux visages contradictoires. D'une part, l'histoire de
sociales, à émanciper l'homme des liens que lui imposaient la l'architecture, de la musique, de la littérature semble caractéri-
nature, la religion et la société. sée par un degré assez élevé de consistance et aussi de transpa-
Cette tâche vaut bien peut-être que le chercheur en littéra- rence. La succession chronologique des œuvres a quelque
ture, sautant par-dessus son ombre, cesse enfin de se dérober à chose de plus concret, de plus évident qu'une séquence d'évé-
l'histoire ; elle répond sans doute aussi à la question des fins nements politiques ; il est plus facile de voir clair dans les trans-
et des justifications que peut invoquer aujourd'hui encore formations relativement lentes qui caractérisent l'histoire d'un
— aujourd'hui de nouveau — l'étude historique de la littérature. style que dans un processus anonyme de l'histoire sociale.
Valéry a bien exprimé ce rapport entre l'histoire et l'histoire de
l'art, en disant que dans celle-ci les productions sont «filles
visibles les unes des autres» alors que dans celle-là «chaque
enfant semble avoir mille pères et réciproquement » On pour-
rait en conclure que l'affirmation selon laquelle l'homme est
lui-même l'auteur de son histoire se justifie sans doute avec
plus d'évidence dans le domaine des arts que partout ailleurs.
Mais si d'autre part on étudie les différents modèles métho-
dologiques adoptés par les historiens de l'art, à l'époque
2
préscientifique aussi bien qu'au temps du positivisme , on
constate que cette consistance élevée au niveau du détail est

1. Lettre à André Lebey, septembre 1906, Œuvres, II, Paris, 1960, p. 1543 ; cf.
S. Kracauer, in Die nicht mehr schönen Künste («Quand les arts cessent d'être
beaux») éd. par H. R. Jauss, Munich, 1968 (Pœtik und Hermeneutik, III), p. 123.
2. Sur le changement des modèles dans l'histoire des sciences, cf. Th. S. Kuhn,
Die Struktur wissenschaftlicher Revolutionen, Francfort, 1967, et H. R. Jauss,
90 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 91

acquise au prix d'une inconsistance extrême au niveau de l'en- L'historisme a, dans sa phase positiviste, déterminé le pas-
semble, que l'on considère les rapports entre les différentes sage des « histoires de l'art » à un second stade de leur évolu-
formes de l'art ou ceux qu'elles entretiennent avec le processus tion. Le principe était désormais d'expliquer l'œuvre d'art par
de l'histoire en général. Avant de prendre la forme de l'histoire la somme de ses déterminations historiques ; en conséquence
des styles, l'histoire de l'art consistait en une multiplicité il fallait pour chaque œuvre reprendre intégralement la
d'études biographiques entre lesquelles le seul lien était une recherche, afin d'atteindre par-delà les sources les «origines»,
table des matières suivant l'ordre chronologique. Écrivant et par-delà la vie de l'auteur les déterminations ressortissant à
l'histoire de la littérature, les humanistes ont eux aussi écrit l'époque et au milieu. Cherchant les sources, on est inévita-
d'abord «des histoires», c'est-à-dire des biographies d'auteurs blement conduit à chercher aussi les sources des sources et à
ordonnées selon la date de leur mort et parfois même aussi en se perdre dans les « histoires » — de même qu'en cherchant les
fonction d'un classement entre auteurs '. On s'inspirait des bio- rapports entre l'œuvre et la vie. Mais c'est alors le rapport des
graphies de Plutarque, qui avait aussi donné l'exemple des œuvres dans leur succession significative qui se perd dans un
«parallèles». Ce type d'organisation de l'exposé caractérise le vide historique que la simple juxtaposition chronologique lais-
premier stade de l'histoire de l'art, celui des «histoires»; les serait apparaître s'il n'était masqué par des généralités vagues
e
«parallèles» ont été, jusqu'à la fin du x v m siècle, l'instrument concernant les «courants» et les écoles, ou comblé par un
de la « réception » de l'art antique et du débat sur son exempla- enchaînement purement extérieur emprunté à l'histoire géné-
2
r i t é . En effet, le parallèle en tant que genre littéraire, qu'il soit rale et avant tout par la référence au «devenir» d'une nation.
utilisé à propos d'oeuvres ou d'auteurs considérés en particu- Dans ces conditions, il semble que l'on soit en droit de se
lier ou, par extension, de genres, de classicismes nationaux ou demander si vraiment l'histoire de l'art peut faire autre chose
des littératures anciennes et modernes, implique l'idée d'une que d'emprunter à l'histoire son principe de synthèse.
perfection intemporelle, critère de toute comparaison. L'art se Entre ces deux stades d'évolution des «histoires» se place
manifeste dans l'histoire sous les espèces d'une multiplicité de l'historisme de Y Aufklärung, dans lequel l'histoire de l'art pré-
processus évolutifs naturels dont chacun s'ordonne par rap- cisément occupe une place importante. Le grand tournant qui
port à son « point de perfection », et que des normes esthétiques a vu l'histoire unifiée, conjointement avec la philosophie de
permettent de comparer à ceux qui les ont précédés. Faisant la l'histoire nouvellement apparue, supplanter la pluralité des
e
somme de toutes ces histoires dans lesquelles les arts se sont histoires a été amorcé au début du xvm siècle par les décou-
manifestés, on peut alors reconstituer le schéma historique vertes de la critique d'art. À l'apogée du classicisme français, la
unitaire d'un retour cyclique du classicisme — dans le sens controverse sur l'exemplarité de l'art antique se rallume; elle
large d'apogée d'une culture ; ce schéma caractérise l'histoire conduira les deux partis — Anciens et Modernes — à la conclu-
culturelle comme la concevaient et l'écrivaient les humanistes, sion commune qu'il est en dernier ressort impossible de mesu-
jusqu'à Voltaire inclusivement . 3
rer l'art antique et l'art moderne à l'aune d'une même
perfection, d'un beau absolu, parce que chaque époque a ses
m œ u r s propres, donc aussi son propre goût et sa conception
«Paradigmawechsel in der Literaturwissenschaft» («Le changement des
modèles méthodologiques dans la science de la littérature ») in Linguistische du beau (le beau relatif). La découverte du caractère historique
Berichte, I (1969), pp. 44-56. du beau marque le début d'une nouvelle interprétation histo-
1. P. Brockmaier, Darstellungen der französischen Literaturgeschichte von rique de l'art et prépare ainsi l'historisme de Y Aufklärung . 2

Claude Fauchet bis Laharpe (« Les histoires de la littérature française de C. F. à e

L. »), Berlin, 1963.


Cette évolution a conduit au cours du x v m siècle à temporali-
2. Cf. dans le présent volume «La modernité...», chap. vi.
3. Cf. H. R. Jauss, Ästhetische Normen und geschichtliche Reflexion in der 1. R. Kosellek, «Historia magister vitœ », in Natur und Geschichte («Nature et
Querelle des Anciens et des Modernes («Normes esthétiques et réflexion histo- histoire»), Karl Löwith zum 70. Geburtstag, Stuttgart, 1968, pp. 196-219.
rique dans la Q... »), Munich, 1964, pp. 22-33. 2. Thèse de l'essai mentionné en note 3, p. 90.
92 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 93

ser et unifier à la fois les «histoires», aussi bien dans le de Winckelmann par Herder peut être considérée comme la
domaine des arts que dans celui de la philosophie de l'histoire tentative d'étendre la relativisation de l'histoire de l'art à
qui, depuis Fénelon et son Projet d'un traité sur l'histoire «toute la succession des temps»' et d'affirmer, contre l'art
(1714), usait délibérément des normes classiques de l'épopée grec qui n'était saisi dans sa singularité que pour être à nou-
et des possibilités de synthèse qu'elle offrait pour établir sa veau érigé en norme, l'universalité historique du b e a u . La 2

supériorité par rapport à une histoire simplement événemen- poésie «comme outil ou comme produit de l'art et efflores-
tielle des États et des souverains '. cence de la civilisation et de la plus haute humanité » donne à
VHistoire de l'art de l'Antiquité de Winckelmann (1764) est comprendre, à travers son histoire, quelque chose qui « n'a pu
le premier monument dans le nouveau genre d'une histoire être réalisé que progressivement au cours de la longue
3
spécifique de l'art, rendue possible par l'interprétation histo- marche des temps et des peuples» . Ainsi est atteint le point
rique relativisante de l'Antiquité et par l'abandon du parallèle où s'établit entre l'histoire et l'histoire de l'art un rapport qui
comparatif. Se détournant de la traditionnelle «histoire des soulève une nouvelle question: l'histoire de l'art, que l'on
artistes», Winckelmann assigne à la nouvelle «histoire de l'art» considère le plus souvent comme une parente pauvre et
la tâche «d'enseigner son origine, sa croissance, son évolution dépendante de l'histoire générale n'a-t-elle pas pu être jadis
et sa décadence, ainsi que la différence de style entre les l'élément fécondant, et ne peut-elle pas redevenir un jour un
2
époques, les peuples et les artistes» . L'histoire de l'art telle paradigme éventuel de la connaissance historique ?
que Winckelmann l'inaugure n'a plus besoin d'emprunter à
l'histoire générale son principe de synthèse, car elle peut
revendiquer sa propre cohérence interne, une cohérence II
supérieure: «Les arts (...) ont, comme toutes les inventions,
commencé p a r produire le nécessaire ; ensuite on a recherché La décadence de l'histoire littéraire sous sa forme tradition-
e

la beauté, pour finir p a r le superflu : ce sont là les trois princi- nelle, positiviste, née au xix siècle et aujourd'hui épuisée dans
3
paux stades de l'évolution de l'art . » Par rapport au déroule- sa fonction de paradigme scientifique, ne permet plus guère
ment événementiel de l'histoire, la succession des œuvres de de soupçonner le rôle éminent qu'a joué l'histoire des arts, à
ses débuts, dans la formation de la connaissance historique au
l'art antique présente la supériorité de constituer une série
temps de {'Aufklärung, dans la philosophie de l'histoire de
complète et qui donc a valeur normative : dans le domaine des
l'idéalisme allemand et dans les premiers temps de l'histo-
arts la contingence des processus historiques peut s'accomplir
risme. Se détournant des formes jusqu'alors traditionnelles
suivant une évolution naturelle. Appliquant ce principe à la
— chroniques, histoires singulières des souverains, des États,
poésie, Friedrich Schlégel a cherché et trouvé dans la poésie
des guerres — on voyait dans l'histoire des arts le paradigme
grecque «une histoire naturelle complète de l'art et du goût»,
dans le déroulement de laquelle «même l'imperfection des 1. Briefe zur Beförderung der Humanität (« Lettres pour servir à la promotion
premiers stades et la dégénérescence des derniers» a pu e
de l'idéal d'humanité»), T et 8 séries, éd. Suphan, Berlin, 1883, vol. XVIII,
4
prendre une valeur d'exemple» . Dans ce contexte, la critique p. 57.
2. D'après H. D. Weber, Fr. Schlegels «Transzendentalpoesie» und das
Verhältnis von Kritik und Dichtung im 18. Jahrhundert («La "poésie transcen-
1. Cf. à ce sujet Nachahmung und Illusion (« Imitation et illusion »), Poetik 0
dantale" selon S. et le rapport entre critique et poésie au X V I I I » ) , dissertation de
und Hermeneutik, I, éd. par H. R. Jauss, 1963, p. 191. doctorat, Constance, 1969, pp. 111-121.
2. Geschichte der Kunst des Altertums (1764), éd. W. Senff, Weimar 1964 3. C'est là l'idée directrice de l'histoire de la poésie moderne dans laquelle
p. 7. Herder (Lettres 81 à 107) reprend en même temps que Schiller et F. Schlegel
3. Ibid., p. 21. (1796-1797) la problématique de la Querelle des Anciens et des Modernes; cf.
4. Über das Studium der griechischen Poesie, éd. P. Hankamer, Godesberg, H. R. Jauss, «Schlegels und Schillers Replik auf die "Querelle des Anciens et des
1947, p. 153. Modernes"», II, in Literaturgeschichte als Provokation, 1970, pp. 72-74.
94 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 95

d'une nouvelle histoire qui pouvait revendiquer un intérêt à artistes», mais aussi la forme de la chronique traditionnelle
prédominance philosophique: «Tous les peuples ont produit dans le domaine de l'histoire générale. L'histoire de l'art ne
des héros et des politiques : tous les peuples ont éprouvé des doit pas être « la simple relation de ce qui se passe au fil du
révolutions : toutes les histoires sont presque égales pour qui temps et des changements qui s'y opèrent», mais tout à la fois
ne veut mettre que des faits dans sa mémoire. Mais quiconque histoire et système; elle doit faire apparaître pleinement
pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne 1'« essence de l'art » et l'idée du beau à travers leurs développe-
compte que quatre siècles dans l'histoire du monde'.» Les his- ments dans l'histoire '.
toires événementielles sont d'une monotone uniformité; seul De même Herder considérait comme évidente la supériorité
le perfectionnement des arts permet à l'esprit humain d'accé- d'une histoire de la poésie des époques et des peuples, ainsi
der à la grandeur qui lui appartient en propre et de laisser à qu'en témoigne le tableau panoramique de la poésie moderne
la postérité des oeuvres qui sollicitent non seulement la qu'il dresse en 1796 dans ses Humanitdtsbriefe pour reprendre
mémoire, mais aussi la pensée et le goût. C'est ainsi que Vol- le problème de la philosophie de l'histoire posé par la Que-
taire justifie l'entreprise encore inédite de son Siècle de relle : « Dans cette galerie de mentalités, d'aspirations et de ten-
Louis XIV (1751). Peu après que Voltaire sß S^fait-ainsi orienté tatives diverses, nous apprenons assurément à connaître les
vers la «philosophie de l'histoire», Winckelmann et Herder temps et les nations avec plus de profondeur que par la voie
fondent une nouvelle histoire des arts et de la littérature. Ils aride et fallacieuse de leur histoire politique et militaire. Celle-
revendiquent la même ambition, et critiquent avec tout autant ci nous montre d'un peuple rarement plus que sa façon d'être
de netteté l'histoire traditionnelle, politique et militaire. gouverné et massacré ; celle-là nous enseigne comment il pen-
Avant ses œuvres les plus célèbres, Winckelmann a écrit des sait, ce qu'il désirait, ce qu'il voulait, quels étaient ses plaisirs
«Pensées sur l'exposé oral de l'histoire générale des temps et comment il était conduit par ses éducateurs ou par ses pen-
2
modernes » ( 1754) visant à distinguer « ce qui dans l'histoire est c h a n t s . » L'histoire des arts devient le moyen par lequel, à tra-
vraiment utile » de ce qui est simplement «plaisant et beau ». Il vers la grande marche des temps et des peuples, on représente
prend ses distances p a r rapport à «nos auteurs qui ne s'atta- la chaîne des individuations historiques de l'esprit humain.
chent qu'aux faits » et à « la plupart des histoires générales » qui Ainsi la civilisation grecque, dont Winckelmann affirmait
«semblent n'être que des histoires de personnes», il réclame encore le caractère idéal ou exceptionnel, est-elle remise à sa
«de grands exemples» et «des réflexions qui orientent le juge- place dans l'histoire ; à la normativité de la perfection succède
ment», il formule le principe d'une hiérarchie: «Parmi les la multiplicité des visages historiques du beau, et en considé-
savants et les artistes, l'histoire générale ne retient que ceux rant la poésie à l'échelle de l'histoire universelle, on aboutit à
qui ont innové, et non pas ceux qui ont copié ; que les esprits une conception de l'histoire qui n'implique plus nécessaire-
3
originaux, et non les compilateurs : les Galilée, les Huygens, les ment une téléologie i m m a n e n t e et cependant apporte à
Newton, et non les Viviani, les Hôpital (...) Tout ce qui est 1'« esthéticien » la promesse d'une totalité reconstituée. Les élé-
2
subalterne relève de l'histoire des spécialités .» L'ambition
nouvelle de Winckelmann dans son Histoire de l'art de l'Anti- 1. Op. cit., p. 7.
2. Éd. Suphan, vol. XVIII, p. 137.
quité (1764) vise à dépasser non seulement 1'« histoire des 3. Dans le tableau qu'il donne en 1796 de la poésie moderne, Herder s'en
tient encore à la notion de finalité de l'histoire, en ce sens qu'il pose au début la
1. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, introduction. question : « Quelle est la loi de ce changement ? Va-t-il vers le mieux, ou vers le
2. Winckelmann ; Gedanken vom mündlichen Vortrag der neueren allgemeinen pire?» (op. cit., p. 6) et qu'à la fin il conclut de sa comparaison entre les
Geschichte; ce fragment de 1754 est cité d'après les Œuvres complètes, I. Winc- époques : « Tendimus in Arcadiam, tendimus! C'est vers le pays de la simplicité,
kelmanns sämtliche Werke, éd. J. Eiselein, Donaueschingen, vol. 12, pp. III-XV; de la vérité, de la moralité que va notre chemin» (p. 140). Sur l'esthéticien
cf. à ce sujet Fontius, «Winckelmann und die französische Aufklärung», Berlin', (vol. XXXII, p. 63) ou le «philologue-poète» (vol. XXXII, p. 83) qu'il faut
1968 (Sitz Ber. d. dt. Akad. d. Wsch. zu Berlin, Kl. für Sprache, Literatur und être pour pouvoir s'aventurer sur l'océan de la spéculation historique, voir
Kunst, 1968/1), à qui je suis redevable de cette référence. H. D. Weber, op. cit. (cf. note 13), p. 110.
96 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 97

ments d'une histoire naturelle de l'art que l'on trouve chez sur le plan des idées avec l'histoire politique, prétendant mon-
Herder encore : la métaphore de la croissance et des âges de la trer, à travers l'enchaînement cohérent de tous les phéno-
vie, le caractère de cycle complet présenté par l'accomplisse- mènes littéraires, comment l'individualité idéale d'une nation
ment de chaque civilisation, le classicisme comme «point cul- se développait depuis ses débuts quasi mythiques jusqu'à sa
minant » de chaque cycle (das Höchste seiner Art) — tout cela pleine réalisation dans un classicisme national.
laisse à l'histoire de l'art dans son ensemble encore un visage Le positivisme a certes détruit peu à peu cet objectif idéolo-
assez traditionnel, marqué par l'aboutissement de la Querelle. gique, à mesure que les méthodes devenaient plus scienti-
Ce qui chez Herder en revanche annonce l'avenir, dépassant la fiques, mais il n'a pas su justifier la recherche en histoire
téléologie naturaliste en même temps que la théorie du progrès littéraire p a r un quelconque « intérêt de connaissance » (Erken-
artistique, procède de son retour à la tradition de l'exégèse 1
ntnisinteresse) . On peut appliquer encore à l'histoire littéraire
biblique. Là, Herder développe, comme l'a montré H. D. Weber, du positivisme, qui se borne désormais à enchaîner les événe-
une théorie du beau qui réaffirme son universalité historique ments de façon tout extérieure à la manière de l'histoire géné-
contre la relativité de ses formes individualisées dans l'espace rale, ce que Herder disait de la vieille histoire littéraire en
et le temps : le beau, qui n'est plus une entité métaphysique- forme d'annales: qu'elle «traverse les peuples et les temps au
ment définissable donnée a priori, une substance qu'il s'agirait 2
pas tranquille de l'âne du meunier » . La théorie moderne de la
d'imiter, peut cependant, en tant que résultat de ses manifesta- science de la littérature, qui s'est constituée depuis la Première
tions dans l'histoire, être reconstitué en unité par la démarche Guerre mondiale essentiellement sous l'influence du forma-
herméneutique de la critique et devenir objet d'intuition pour lisme, de la stylistique et du structuralisme, s'est détournée de
1
le critique et le connaisseur . En même temps, c'est l'histoire l'histoire littéraire en même temps que du positivisme. Depuis
elle-même qui se révèle «à la contemplation esthétique, et à lors l'historien de la littérature garde obstinément le silence
elle seule, en tant que continuité spirituelle investie d'un autre dans les débats concernant la méthode et l'herméneutique his-
2
sens que les faits historiques dans leur réalité littérale » . toriques. Cependant l'histoire littéraire peut retrouver, même
Il conviendra de se demander ultérieurement si l'historisme aujourd'hui encore, cette valeur de véritable connaissance his-
à son apogée est tributaire de Herder esthéticien, et si vraiment torique qu'elle avait acquise au temps de Y Aufklärung et de
e
l'herméneutique historique du xix siècle avait son modèle vir- l'idéalisme, si la littérature en tant que mouvement dialectique
3
tuel dans 1'« heuristique poétique » de l'histoire de l'art. Ce qui de production, de réception et de communication est enfin
caractérise le chemin suivi p a r l'histoire de l'art et de la littéra- dégagée des conventions sclérosées et des pseudocausalités de
ture au XIX siècle, c'est qu'elle restreint toujours plus son
e
l'histoire littéraire traditionnelle, et si l'historicité propre des
ambition de développer une connaissance historique qui lui œuvres est ressaisie, contre la conception positiviste du savoir
e
appartiendrait en propre. Au xix siècle, à l'apogée de l'histo- et la conception traditionaliste de l'art.
risme — que l'approche historique de l'art, antique et moderne,
e
avait au x v m siècle contribué à constituer en nouveau modèle
de connaissance — les historiens de l'art ont progressivement III
renoncé à fonder la légitimité de leur entreprise en faisant
d'elle le moyen d'une réflexion sur l'esthétique, l'herméneu-
tique et la philosophie de l'histoire. Cependant l'histoire des lit- L'histoire littéraire est, sous sa forme scientifique consa-
tératures nationales, nouvelle venue, entrait en concurrence crée, le plus mauvais moyen que l'on puisse imaginer pour
saisir l'historicité spécifique de la littérature. Elle masque ce
1. Op. cit. (ibid.), p. 123.
2. Ibid., p. 119. 1. Concept épistémologique emprunté par l'auteur à J. Habermas (N. d. T.).
3. Éd. Suphan, vol. I, pp. 441-444.
2. Éd. Suphan, vol. II, p. 112.
98 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 99

paradoxe inhérent à toute histoire de l'art que Droysen évo- du public qui interprète et réinterprète sans cesse cette forme
quait lorsqu'il exposait, prenant pour exemple les tableaux et ce sens en fonction de l'actualité. Lorsque l'histoire littéraire
d'un musée, l'écart entre la réalité passée des faits historiques a repris à son compte le paradigme de l'histoire positiviste et
et leur compréhension rétrospective : « L'histoire de l'art éta- réduit la complexité de l'expérience littéraire à la simplicité
blit entre eux des liens qui n'existent pas en réalité, en vue d'un enchaînement causal entre les œuvres et entre les
desquels ils n'ont pas été peints et desquels pourtant résulte auteurs, la communication spécifique de l'historicité littéraire
un enchaînement, une continuité dont leurs auteurs subis- qui s'établit entre l'auteur, l'œuvre et le public a disparu der-
saient l'influence sans en être conscients .» 1
rière une succession de monographies, hypostasiée en une 'his-
1
Sont considérées comme «faits objectifs» de l'histoire litté- toire' dont elle n'avait plus en fait que le n o m .
raire les données de fait concernant les œuvres, les auteurs, les Or on ne peut dégager des phénomènes littéraires aucun lien
courants, les périodes. Là même où leur chronologie est parfai- objectif entre les œuvres qui ne serait établi p a r les sujets de la
2
tement vérifiable, l'ensemble que constituent ces «faits» au production et de la réception . C'est dans ce caractère inter-
regard rétrospectif de l'historien reste sans rapport avec «ce subjectif de la continuité que réside la différence entre l'histo-
qui jadis, dans son actualité, constituait un ensemble compor- ricité propre de la littérature et celle des faits objectifs de
tant mille autres relations que celles qui nous intéressent du l'histoire en général. Mais cette différence s'amenuise si, adop-
2
point de vue de 1 histoire» . L'articulation logique «objective» tant la critique que Droysen fait du dogme de 1'« objectivité des
établie après coup entre les « faits » littéraires ne reconstitue ni faits», on reconnaît que l'événement d'abord diffus «n'accède
la continuité dont une œuvre du passé est issue, ni celle qui lui à l'unité intelligible qu'après avoir été saisi comme processus
donne un sens et une importance aux yeux du lecteur ou du cri- unique et cohérent, relation complexe entre la cause et l'effet,
tique d'aujourd'hui. L'œuvre littéraire ne peut être saisie en le projet et sa réalisation, bref comme fait unique » ; et que ce
tant qu'événement à travers les «faits» qu'une histoire de la lit- même événement, considéré «du point de vue d'un fait nou-
térature est capable d'enregistrer. Pour répondre à la question veau » ou réexaminé par un observateur situé plus tard dans le
3
qui chez Droysen reste sans réponse : comment de la succes- temps, peut prendre un autre sens e n c o r e . Droysen rend ainsi
sion chronologique des œuvres peut résulter cette continuité au fait historique, assimilable sur ce point à l'œuvre d'art, son
hors de laquelle les œuvres ne peuvent être ni conçues ni caractère d'événement dont l'interprétation reste ouverte et
« reçues », il faut d'abord reconnaître le caractère épiphénomé- peut changer en même temps que les perspectives. Car «le
nal de l'analogie entre les « faits littéraires » et les « faits histo- droit d'appréhender» les œuvres et «les faits à la lumière
3
riques» . Cette analogie issue du positivisme dégrade la valeur de l'importance qu'ils ont acquise par leurs répercussions»
événementielle de l'œuvre d'art, et donc en même temps la n'appartient pas à la seule « vision historique », mais tout aussi
4
cohérence événementielle de la littérature dans son ensemble. naturellement à l'interprétation esthétique . L'analogie consti-
Considérée comme un « fait » ou comme un n œ u d de facteurs tutive entre l'histoire et l'histoire de l'art réside donc dans le
analysables, l'œuvre littéraire est dépouillée de son caractère caractère événementiel respectif de l'œuvre d'art et du fait his-
d'événement, qui (selon Gadamer) résulte de la fusion de deux torique, également nivelé dans l'un et l'autre cas par l'objecti-
horizons : celui de l'auteur qui lui a donné forme et sens, celui visme positiviste.

1. Historik: Vorlesung über Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte


(«Cours sur la méthodologie et le savoir historiques»), éd. R. Hübner, Munich, 1. Cf. à ce sujet la critique de l'histoire littéraire par R. Barthes, «Histoire ou
1967 (5« éd.), p. 35. littérature?» in Sur Racine, Paris, 1960.
2. Ibid., p. 34. 2. Cf. dans ce volume l'essai «L'histoire de la littérature: un défi...»,
3. Droysen lui-même en était resté à l'idée que dans l'histoire d'une littéra- chap. vi.
ture ou d'un art «les faits objectifs recherchés nous sont immédiatement don-
nés» (ibid., p. 96). 3. Historik, op. cit., pp. 133-167.
4. Ibid., p. 91.
100 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 101

Il s'ensuit de là que le problème des rapports et des interfé- de notre temps celui dont l'écriture historique se rapprochait
rences structurelles entre les deux disciplines doit être remis le plus du roman de Walter Scott» (p. 322). C'est pourquoi la
en discussion. En effet, d'une part la critique faite par Droysen polémique de Droysen contre Ranke et l'idéal objectiviste de
de l'objectivisme de l'École historique permet de dégager les l'historisme vise avant tout à démasquer les illusions que
procédés de fiction narrative et les catégories esthétiques de charrie la narration apparemment objective de faits enregis-
l'histoire de l'art dont elle a usé sans le savoir et qui ont donné trés par la tradition.
naissance à la forme devenue classique de son écriture histo- La première de ces illusions est celle de la série close. Bien
rique. D'autre part il convient de se demander si la conception que tout historien sache que notre savoir historique reste tou-
de l'événement selon Droysen, qui prend en compte les réper- jours incomplet, la forme narrative prédominante «nous fait
cussions des faits et des choses ainsi que le point de vue rétros- et veut nous faire croire abusivement que nous avons sous les
pectif de l'observateur, ne présuppose pas elle-même derechef yeux les choses de l'histoire dans l'intégralité de leur déroule-
le modèle épistémologique de l'œuvre d'art du passé, dont ment, la chaîne complète des événements, des motivations,
l'interprétation reste à jamais inachevée. des fins» (p. 144). Le récit historique s'approprie cette loi de
la fiction narrative qui veut que, même disparates, les élé-
ments d'une histoire s'ordonnent pour le lecteur avec toujours
IV plus de cohérence, et constituent pour finir l'image d'une tota-
lité achevée; lorsque cet effet esthétique doit être évité et
l'imagination empêchée de combler les lacunes, l'écrivain
«La théorie de l'histoire (Historik) n'est pas une encyclopé- recourt à des procédés particuliers qui, paradoxalement, sont
die des sciences historiques et pas davantage une philosophie d'un usage plus courant dans la prose artistique moderne que
(ou une théologie) de l'histoire, ni une physique du monde his- dans le discours historique.
torique, ni surtout une poétique du discours historique. Elle
La seconde illusion est celle d'un premier commencement
doit se donner pour objectif d'être un organon de la pensée et
1
et d'une fin définie. Sur ce point, Droysen a dénoncé et rejeté,
de la recherche historiques .» La théorie de l'histoire selon
avec une perspicacité sans doute assez rare pour son temps,
Droysen est dans son principe d'abord une herméneutique;
«la fausse doctrine d'une évolution organique» dans l'histoire
elle a de ce fait quelque peine à échapper au soupçon de n'être
(p. 152): «Il n'est absolument pas dans la compétence de la
qu'une «poétique du discours historique», à la façon des Elé-
recherche historique de remonter jusqu'à un point qui serait
ments d'une méthodologie de l'histoire (Grundzûge der Historik,
absolument le premier, le commencement, au sens le plus fort
1837) de Gervinus. Son ambition d'autonomie est beaucoup
et le plus plein du terme » (p. 150). Il est tout aussi faux en his-
moins compromise par le fait qu'elle implique également une
toire de dire «que ce qui vient avant renferme déjà toutes les
philosophie (la continuité dans le progrès du travail histo-
conditions nécessaires de ce qui vient après» (p. 151), que de
rique) et une théologie de l'histoire (le but suprême d'une
représenter, ainsi que le fait Ranke dans son histoire de la
théodicée), que p a r l'idée que l'histoire pourrait bien être un
Réforme, les choses comme ayant un terme bien défini, car
art et qu'il ne conviendrait pas de l'ériger en science. En effet,
«l'évolution parvenue à son terme porte en elle tous les élé-
la seule méthode de la critique des sources, cette «physique
ments d'une agitation nouvelle» (p. 298). Quand le récit histo-
du monde historique », n'a pas suffi à donner à l'histoire cette
rique adopte la démarche génétique et veut expliquer quelque
qualité. En dépit de ses triomphes on a, selon la remarque
chose à partir de son origine, précisément, il se soumet une
railleuse de Droysen, célébré « comme le plus grand historien
fois encore aux lois de la fiction — en l'occurrence, à la défi-
nition aristotélicienne de la fable poétique, qui doit avoir un
1. Ibid., § 16. — Dans ce qui suit, (es chiffres placés après les citations ren-
voient aux pages ou aux § de cet ouvrage. commencement, un milieu et une fin, le commencement
102 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 103

n'étant pas la suite d'autre chose et la fin n'étant suivie de rien Walter Scott, qui savaient tellement mieux que le discours his-
d'autre. torique antérieur satisfaire un public curieux des choses du
La troisième illusion est celle d'une image objective du passé. Si le roman de Walter Scott a pu inciter l'histoire scien-
passé. Qui croit avec Ranke que l'historien n'a qu'à faire abs- tifique à donner du passé cette image en quelque sorte indivi-
traction de ses intérêts personnels, de son moi, de son temps dualisée dont le discours historique avait été jusqu'alors
(p. 306) pour atteindre le passé sans le déformer, ne peut pas incapable, c'était aussi pour des raisons d'ordre formel.
pour autant, plus que le poète ou le romancier, garantir la Ce qui, dans les romans de Walter Scott, impressionnait
vérité des images qu'il évoque ainsi ou des choses révolues tant Augustin Thierry, Barante et les autres historiens des
qu'il voudrait rappeler à la vie (p. 27). Même si l'on pouvait années 20, ce n'était pas seulement le pouvoir de suggestion
appréhender un passé «dans toute l'ampleur de sa présence du détail et du coloris historique, la physionomie individuelle
révolue» (p. 27), il ne contiendrait pas en lui-même déjà cette qu'ils donnaient à quelque époque révolue et la perspective
«mesure de l'importance des choses et de leur valeur signi- nouvelle qui remplaçait le grand spectacle politique habituel
fiante» (p. 283) qu'on ne peut dégager qu'en cherchant le p a r une action historique dont on pouvait suivre le déroule-
point de perspective d'où il apparaîtra comme une totalité ment à travers différents milieux représentés p a r une multi-
relative, dans sa plénitude et la multiplicité de ses visages. « Il plicité de personnages. C'était aussi et surtout la nouvelle
n'y a d'objectivité que là où il n'y a pas de pensée» ', car «c'est forme, celle du « drame » — le grand titre de gloire de Scott —
seulement en apparence que les 'faits' parlent d'eux-mêmes, qui pour les contemporains résidait moins dans l'organisation
par eux seuls, à l'exclusion de toute autre voix, 'objective- des événements en action dramatique que dans la forme dra-
ment'. Ils seraient muets sans le narrateur qui les fait parler » matique inusitée donnée au récit : du fait que le narrateur du
(§ 91). roman historique se tenait entièrement en retrait, l'histoire
Toutes ces fictions épiques : clôture de la série, commence- pouvait prendre le relief d'un spectacle et donner au lecteur
ment et fin absolus, passé dont l'image se reconstitue d'elle- l'illusion d'assister personnellement au drame dont les per-
même, sont des conséquences de l'illusion première démasquée sonnages étaient les protagonistes. En outre le lecteur était
p a r Droysen, celle de l'historisme romantique: l'historien mis en situation de juger par lui-même, et de tirer lui-même le
n'aurait qu'à raconter les faits bruts tels qu'ils se dégagent des bilan moral que jusqu'alors des historiens raisonnant sur l'his-
1
sources — « et c'est cette illusion de la transmission objective toire, comme Hume ou Robertson, avaient tiré pour lui . Ces
des faits qui a été prise ensuite pour l'histoire» (§ 360). Appli- analogies entre les règles du roman historique et l'idéal d'ob-
quant le principe selon lequel l'historien devait abolir sa sub- jectivité du discours historique contemporain se passent de
2
jectivité pour laisser l'histoire se raconter elle-même, le tout c o m m e n t a i r e . Dans l'un et l'autre cas, la loi du genre
e
discours historique qui s'épanouit au xix siècle et cherche à assume la fonction problématique, née de l'illusion d'une
nier son caractère artistique pour se faire reconnaître comme
1. A. Thierry : Sur les trois grandes méthodes historiques en usage depuis le sei-
science n'a pas su éviter de transformer son objet en fiction. La
zième siècle (1820); De Barante: Préface de l'histoire des Ducs de Bourgogne
poétique implicite du genre n'est autre que celle du r o m a n his- (1824) et l'article anonyme «De la nouvelle école historique» (1828); cité
torique qui occupe à la même époque la ligne de crête dans le d'après K. Massmann, Die Rezeption des historischen Romans von Sir Walter
paysage littéraire. Cependant, pour caractériser cette poétique Scott in Frankreich von 1816 bis 1832, Heidelberg, 1972, notamment p. 89.
2. E. Wolff («Zwei Versionen des historischen Romans: Scotts "Waverley"
nouvelle du récit historique, il ne suffit pas de constater que und Thackerays "Henry Esmond"», in Lebende Anlike, Symposion fiirR. Sùhnel,
celui-ci donne accès aux choses du passé et les rappelle à la éd. par H. Meller et H. J. Zimmermann, Berlin, 1967, pp. 348-369, notamment
vie p a r l'anecdote et la poésie — comme les romans de 357) a lui aussi montré qu'il y avait là un « parallélisme des buts qui permet d'af-
firmer que le roman historique à la manière de Scott était, de par son principe,
en mesure de réaliser le programme de l'école historique écossaise beaucoup
1. «Objektiv ist nur das Gedankenlose« — variante du tirage réduit de 1858. mieux que celle-ci ne pouvait le faire elle-même.»
104 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 105

représentation immédiate du passé, de suppléer le narrateur lorsqu'un tournant de l'histoire fait apparaître un style nou-
qui s'est explicitement absenté et pourtant reste implicitement 1
veau ; la claire articulation diachronique des évolutions sty-
présent à tout instant pour transmettre et juger. Plus encore listiques (par exemple la division de l'art grec en quatre
que le romancier Scott, qui peut déléguer sa fonction de nar- phases : «style archaïque, grand style, beau style, style des épi-
rateur à tel ou tel personnage ou la dissimuler par un effet de gones»); la stricte délimitation des périodes, qui constituent
perspective, l'historien Ranke ne cesse de trahir sa présence autant de totalités (les styles ont un premier commencement
par des vues a posteriori et des catégories d'organisation et une fin définie, marquée par la victoire d'un style nouveau).
esthétique qui n'auraient pu être le fait d'un contemporain de Dans l'exposé de Ranke, l'époque des guerres franco-
l'événement historique percevant celui-ci. Et si Ranke a tran- anglaises commence à beaucoup d'égards par un changement
ché avec ostentation le fil entre le passé « tel qu'en lui-même il radical. À Louis IX, « modèle de tous les rois inspirés par la reli-
a été » (wie es eigentlich gewesen) et « ce qui en est issu », son gion», succède Philippe le Bel, issu de la même souche capé-
histoire le paie, là surtout où quelque aspect du jugement, du tienne mais «caractère de type opposé», représentant d'une
choix, de la motivation ou de l'enchaînement des faits trahit Machtpolitik (politique de force) spécifiquement moderne
son point de vue rétrospectif d'historien qu'il nous cache (et se (p. 78). «Le premier», il ose, «poussé par une ambition effré-
cache à lui-même) en donnant l'impression que sa vision est née, violer les frontières » qu'avaient respectées ses prédéces-
«objective», est celle qu'impliquait déjà l'ordre inhérent aux seurs et pénétrer dans la sphère territoriale du pouvoir
choses du passé, alors qu'elle est rendue possible seulement
impérial ; « il savait ou sentait, commente Ranke, qu'il était en
p a r la suite de l'histoire et par le recul. De telles incohérences
accord avec la nature des choses » (pp. 78-79). Cette phrase est
sont masquées dans le discours historique de Ranke par l'illu-
l'exemple typique d'un énoncé narratif (abrégé dans ce qui suit
sion des séries événementielles closes, et cela d'une manière
en « E.N. ») que seule rend possible la vision rétrospective, mais
qui rappelle non plus celle qu'avait Scott de mener l'action de
que le narrateur Ranke impute visiblement («... ou sentait ») au
ses romans, mais celle dont usait l'histoire de l'art, depuis
personnage de Philippe le Bel. Le paradigme du tournant his-
Winckelmann, pour représenter les processus d'évolution des
torique qui voit apparaître la nouveauté intégrale est alors
styles.
illustré par le conflit de Philippe avec le pape Boniface VIII,
l'interruption de la politique de croisade et l'anéantissement de
l'ordre du Temple. Sur ce dernier point, Ranke ne pense même
V plus devoir enquêter sur ce que les accusations portées contre
les Templiers peuvent comporter de vérité, et s'en justifie en
disant «c'en est assez pour nous faire percevoir le changement
Ainsi donc le discours historique de Ranke est déterminé par
survenu dans les idées» (p. 79). La limite entre l'ancien et le
des catégories esthétiques développées d'abord par l'histoire
nouveau peut alors être définie dans sa pleine signification
des styles, qu'il véhicule implicitement; nous allons mainte-
d'ouverture d'une époque nouvelle : « les temps étaient révolus,
nant le montrer en analysant la description que Ranke, dans
qu'avait animés l'idée d'une chrétienté unitaire (E.N.); les
son Histoire de France, fait de la période des guerres franco-
biens dont le revenu devait servir à la reconquête de Jérusalem
anglaises
furent intégrés au royaume et utilisés à son profit (...) A travers
L'histoire des styles {Stilgeschichte), sous la forme que lui a
donnée Winckelmann, peut être définie par les notions sui-
1. Selon K. Badt: Eine Wissenschaftslehre der Kunstgeschichte (Cologne,
vantes : le « changement de style » (Stilwechsel), qui se produit 1971, p. 102), souvent un nouveau style à ses débuts n'est «ni tâtonnant ni
imparfait; mais, telle Athéna sortant de la tête de Zeus, le nouveau style est là
1. Französische Geschichte, chap. i", 3, 1852-1861, éd. O. Vossler, Stuttgart, devant nous dans son intégralité, peut-être un peu lourd encore, mais entière-
1954, pp. 78-95 (les chiffres suivant les citations renvoient aux pages). ment réalisé, avec toutes ses caractéristiques».
106 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 107

toute son existence (celle de Philippe) on sent déjà passer nouissement et ne présentent que des modifications perti-
l'âpre vent de l'histoire moderne» (E.N., p. 80). Les processus nentes dans la perspective de sa description.
historiques de caractère très général, comme ceux que Ranke Dans le style narratif de Ranke, l'insertion des éléments
considère ici, ne se succèdent jamais ainsi dans la réalité, hétérogènes dans le cours général des choses est souvent
comme au passage d'une simple ligne de démarcation sépa- effectuée par l'étagement et l'harmonisation des plans tempo-
rant l'ancien («... étaient révolus ») et le nouveau (« on sent déjà rels. Les faisceaux d'événements hétérogènes à l'évolution
passer...»); au contraire ils s'interpénétrent et se prolongent principale en sont rapprochés par degrés («pendant des
l'un dans l'autre suivant des stratifications multiples et des siècles... il y a longtemps... enfin..., p. 79) pour y être ensuite
phénomènes complexes de recoupement, d'avance, de retard. introduits par le « alors » qui en marque un moment important
Grâce à son art saisissant de la narration et de la mise en pers- (« Entre cette grande division en partis adverses et le conflit
pective, l'exposé de Ranke esquive le problème de l'hétérogé- concernant la succession, il s'établit alors un rapport», p. 83).
néité du simultané, et attribue au facteur de la nouveauté une Ou bien l'action principale peut laisser apparaître enfin, net-
fonction que l'on peut qualifier d'esthétique, parce que le tement introduit par un adverbe porteur du sens « enfin com-
« changement des idées » apparaît, semblable à la création d'un plètement»), un processus hétérogène jusqu'alors demeuré
style nouveau, comme un événement issu d'une origine ponc- latent, mais c'est pour l'intégrer ensuite dans le processus
tuelle et qui change d'un coup toute la perception du monde. d'ensemble. C'est ainsi que la nouvelle puissance des villes
Ranke a stylisé de façon révélatrice l'événement politique d'abord «se prépare dans le silence», reçoit ensuite «le sou-
initial de cette époque : « Mais à peine ce choix avait-il été fait tien de tous les facteurs qui agissent dans les profondeurs de
d'une politique individualiste et sans scrupules, orientée en l'histoire » et, pour finir, est « enfin libérée » (p. 82). L'articula-
fonction des seuls intérêts de l'État français, que survint un tion temporelle au moyen de «enfin», d'un «alors» caractéris-
événement p a r lequel le pays fut plongé dans la confusion tique et qui fréquemment prend la résonance d'un «à ce
générale et totalement réduit à ses propres moyens» (E.N., moment précis », ou par un enchaînement syntaxique adversa-
pp. 80-81). Avec cette articulation temporelle, chronologique- tif (schon... aber, p. 86), permet d'économiser des indications
ment très vague: «mais à peine... que survint», Ranke intro- chronologiques qu'il serait souvent bien difficile de préciser
duit subrepticement le règne d'une téléologie qui devient — ou qui, précisées, troubleraient le déroulement harmonieux
visible ultérieurement dans sa façon d'articuler et de hiérar- de l'histoire — et ordonne la contingence des événements en
chiser les événements jusqu'à l'énoncé d'un résultat terminal: une pure diachronie faite de moments d'égale importance et
«Le monde fut plongé dans l'étonnement lorsque l'on vit non d'égal relief.
seulement des étendards français flotter en Normandie, mais Ainsi idéalisée, la succession des temps décrit, comme l'his-
aussi les Anglais se retirer de leurs possessions séculaires toire d'un style, un mouvement continu d'ascension et de des-
d'Aquitaine. Ils ne conservèrent que Calais. Pour les vaincus cente, à ceci près que chez Ranke la courbe événementielle
peut-être une chance aussi grande que pour les vainqueurs; évolue en sens inverse parce que sa perspective est celle du
car il fallait que les nations se séparassent, si chacune devait déclin et de la renaissance du pouvoir royal. Au telos de l'his-
se développer en suivant ses propres tendances intérieures» toire des styles correspond ici le stade où toutes les tendances
(E.N., p. 95). De même que l'épanouissement d'un nouveau hétérogènes sont parvenues à l'homogénéité parfaite : « Cepen-
style, l'histoire de la nouvelle époque a donc son telos, son but dant la guerre avec les Anglais s'était rallumée, et il vint un
p a r référence auquel le fait isolé ou contingent acquiert un moment où tous ces problèmes, si peu de points communs
sens et son articulation une transparence: la transparence qu'ils eussent à l'origine, se confondirent pour n'en plus for-
même de la succession des œuvres d'art représentant un style, m e r qu'un seul» (p. 88). Le caractère purement idéal de ce
qui participent par chacune de leurs modifications à son épa- moment se trahit encore dans le fait qu'à l'évidence il ne coin-
108 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 109

cide avec aucun des événements de cette période (Azincourt, le forme narrative» (p. 254). Lorsqu'il constate que les créations
traité de Troyes, l'entrée d'Henri V à Paris) mais symbolise de l'art ont le caractère d'une « totalité achevée se suffisant à
l'abaissement maximal de la couronne française. Le mouve- elle-même» (p. 285), il vise le roman historique («un tableau,
ment ascensionnel débute par la référence à une nécessité une photographie de ce qui a été jadis», p. 285) et atteint en
supérieure: «Cependant sa seule épée l'aurait difficilement même temps la méthode de l'historisme, sa façon de représen-
sauvé (il s'agit du dauphin) ; il fallait d'abord qu'il se séparât ter le passé en l'articulant en époques. Derrière cette constata-
du parti des Armagnacs, s'il voulait devenir vraiment roi de tion, en effet, il y a l'argument majeur de Droysen: «Ce qui a
France» (p. 89). Encore une fois le «grand moment salvateur», été ne nous intéresse pas parce que cela a été, mais parce qu'en
sur lequel Ranke s'attarde complaisamment (p. 90), ne corres- un certain sens, agissant encore, cela est encore, parce que c'est
pond à aucun événement concret. La description du mouve- impliqué dans le grand contexte de ces choses que nous appe-
ment ascendant amalgame en un ensemble homogène les lons le monde historique, c'est-à-dire le monde moral, le cos-
événements et les évolutions qui favorisent la consolidation du mos moral» (p. 275). La forme narrative de l'exposé historique
royaume, et ne laisse plus au parti adverse des vaincus que les ne peut, selon Droysen, échapper au soupçon d'être une fiction
facteurs de déclin. C'est ainsi que peut se réaliser, dans le bilan littéraire que si, se faisant mimesis du devenir, elle inclut
historique déjà cité, l'idée immanente au processus historique et reflète «à partir d'un point de vue donné la conception
et que le narrateur fait apparaître comme le facteur de transi- que nous nous faisons des grands événements significatifs»
tion d'une époque à l'autre : l'idée d'un ordre nouveau, d'un (p. 285). Mais cette forme d'exposé, selon Droysen la seule qui
ordre monarchique, avec laquelle on voit apparaître en même mérite le nom d'histoire, est elle-même préfigurée dans la
temps la conception nouvelle d'une nation « qui se développe démarche herméneutique par laquelle nous appréhendons et
en suivant ses propres tendances intérieures» (p. 95). Mais réassimilons l'art du passé. Le sens d'une œuvre d'art ne se
l'historien, décrivant cette époque avec une telle apparence constitue, lui aussi, qu'au fil du développement de sa récep-
d'objectivité, se dispense de justifier sa conception des choses tion ; ce sens n'est donc pas une totalité métaphysique qui se
et sa perspective de narrateur, que trahit son parti pris pour serait entièrement révélée lors de sa première manifestation . 1

1'«ordre solide» de la monarchie en train de se renforcer et L'art du passé ne nous intéresse pas lui non plus seulement
contre les idées vaincues du mouvement bourgeois, populaire parce qu'il a été, mais parce qu'«en un certain sens il est
et corporatif. encore » et nous invite à le réassimiler.
La polémique de Droysen contre la narration épique ne
répond pas à la question de savoir comment il est possible
VI d'abolir cette forme classique du discours de l'histoire tout en
réalisant le projet essentiel de l'exposé didactique qui doit la
Si le principe d'exposition du discours historique renvoie remplacer: «Utiliser le passé dans toute sa richesse pour
chez Ranke au modèle latent de l'histoire des styles, chez Droy- éclairer notre présent et le comprendre plus profondément»
sen la critique de l'exposé narratif et du caractère esthétique (p. 275). Droysen semble n'avoir pas vu que cette tâche nou-
inhérent au discours «objectif» présuppose une herméneu- velle qu'il assigne à l'histoire: «Montrer le devenir de notre
tique impliquée déjà dans la méthode d'interprétation histo- temps et des idées qu'il renferme» (p. 275), pas plus qu'au-
rique de l'art. En distinguant différentes formes d'exposé non
narratif (exploratoire, didactique, discursif) et en essayant de 1. Ceci à propos de Droysen, p. 285, et aussi de A. C. Danto, Analytical Phi-
tracer la frontière entre récit artistique et récit historique, losophy of History, Cambridge, 1965, qui ne voit pas que ce qu'il appelle la dif-
férence entre la «totalité» achevée d'une œuvre d'art et la «totalité de
Droysen s'efforce d'ébranler «l'opinion traditionnelle (.••)
l'histoire», toujours inachevée, ne subsiste que tant que l'on considère l'œuvre
selon laquelle la seule forme d'exposé historique serait la en dehors de la dimension historique de sa réception.
110 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 111

cune autre «mimesis du devenir», ne peut se dispenser, au explains at once», p. 141); son affaire n'est pas de reconsti-
niveau du langage, d'une organisation narrative, autrement tuer un passé mais de s'en servir pour «organiser l'expérience
dit: d'une «histoire». Il en est ainsi déjà même de l'événement actuelle» (p. 79). Tout cela s'inscrit parfaitement dans la théo-
isolé, si, selon Droysen, le caractère événementiel d'un fait rie historique de Droysen, bien que Danto ne s'y réfère pas.
historique — comme celui d'une œuvre d'art — est le produit L'interférence de la poétique se produit lorsque Danto traite
de ses significations possibles, et ne peut donc être « concré- du rôle de la narration dans l'explication historique et cherche
tisé» qu'à travers l'interprétation des observateurs ou des un équivalent aux «lois historiques» qui ne peuvent être
acteurs ultérieurs de l'histoire. La nouvelle définition que démontrées (chap. x-xi). Il croit l'avoir trouvé dans la notion
Droysen donne du fait historique : « Ce qui arrive n'accède à la d'unité temporelle («temporal whole») qu'il explique d'abord
qualité d'événement cohérent, de fait historique distinct, qu'à par référence à la variabilité historique des formes littéraires
travers la vision unifiante de l'observateur» (pp. 133-134), (p. 226) et qu'il ramène ensuite à des définitions qui ne font en
implique nécessairement un récit, si l'événement passé diffus réalité que reprendre les normes aristotéliciennes classiques
doit être saisi comme événement selon l'horizon d'une signifi- de la fable épique (p. 233 sqq.). Cependant, pour que le récit
cation actuelle. La narration doit donc être comprise d'abord comme forme d'explication de l'histoire puisse laisser ouverte
comme une catégorie fondamentale de la perception histo- la possibilité d'autres assertions narratives ultérieures sur le
rique, et en second lieu seulement comme une forme d'exposé même événement (p. 167), il lui faudrait transcender l'horizon
historique. On pourrait décrire l'évolution de la narration his- clos qui caractérise la narration traditionnelle et faire préva-
torique depuis l'Antiquité comme un processus alternatif de loir la contingence de l'histoire contre la tendance épique des
rapprochement et d'éloignement de la forme littéraire. La « histoires ».
polémique de Droysen contre la nature artistique de l'exposé «A story is an account, I shall say an explanation, of how
narratif tel que l'historisme l'a défini suppose en retour une the change from beginning to end took place » (p. 234) : cette
forme d'exposé dépouillée de tout caractère littéraire, de toute définition de base correspond d'autant plus à celle qu'Aristote
illusion narrative — un discours fondé sur la perspective a donnée de la fable (ars poetica, 1450 b) qu'auparavant déjà
limitée et toujours ouverte qu'implique pour l'historien la (p. 233), pour désigner l'objet spécifique de l'interprétation
conscience de sa situation dans l'histoire, et dont, fait para- historique, Danto avait substitué «change», pris exactement
doxal, les paradigmes pourraient être fournis précisément par au sens de péripétie dramatique (1450 a; 1452 a), au pur et
une prose littéraire affranchie des catégories aristotéliciennes simple événement. Danto retombe ainsi dans l'illusion, déjà
de la fable. démasquée par Droysen, de la série close, comportant un
commencement et une fin; elle lui suscite aussitôt des diffi-
Ces interférences de la poétique et de la méthodologie de
cultés — dont il se délivre de la façon la plus expeditive en les
l'histoire se manifestent derechef dans la philosophie analy-
qualifiant de simple problème de causalité — lorsqu'il
tique de l'histoire de A. C. Danto. Danto pose d'abord que
remarque que le « changement des choses » peut se situer au
« our knowledge of the past is significantly limited by our igno-
milieu d'une histoire dont les jalons se multiplient à l'infini en
rance of the future » (p. 16) ; il fonde la logique narrative sur la
aval comme en amont (p. 240). Sa thèse «that we are in fact
postériorité de ses assertions: «They give descriptions of
events under which those events could not have been witnes- Iité relative en histoire, se comprendrait mieux par référence à la notion d'« ana-
sed » (p. 61); l'explication historique présuppose « conceptual logies de l'expérience historique» telle que la conçoit Droysen — cf. Historik,
1
évidence» (p. 119) et narration («a narrative describes and p. 129 : « Ce qui est censé être donné dans la nature des choses, nous l'avons tiré
de l'expérience et de la connaissance que nous avons eue d'autre part de situa-
tions analogues, de même que le sculpteur restaurant un fragment de sculpture
1. Cette « précompréhension », que Danto veut expliquer comme « social inhe- ancienne est conduit par l'analogie qu'il trouve dans l'architecture du corps
ritance" (pp. 224, 242), et d'une façon générale sa tentative d'établir une léga- humain en général.»
112 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 113

referring to a change when we demand an explanation of 1


tions historiques . On peut appliquer à la forme littéraire ou
some event» (p. 246) réduit en outre la notion d'événement à au genre artistique en tant qu'unités historiques ce que Droy-
celle de changement homogène et néglige le fait que dans sen dit de l'individualité des peuples: «Us se transforment
l'événement ce n'est pas seulement le passage d'un avant à un dans la mesure où ils ont une histoire et ils ont une histoire
après différent qu'il faut interpréter, mais aussi ses consé- dans la mesure où ils se transforment» (p. 198). Cette phrase
quences et le sens qu'il prend en vue rétrospective pour renvoie à la conception fondamentale de l'histoire exposée
l'observateur ou l'acteur. Danto croit pouvoir effacer l'hétéro- par Droysen dans ses Grundziige der Historik, la « continuité
généité en formulant une exigence qui lui paraît aller de soi : dans le progrès du travail historique » (p. 29) ou — selon Droy-
le récit historique requiert un sujet toujours identique à lui- sen — à rèitîôcoaiç eîç auto qui, selon Aristote (De anima, II,
même, et ne doit intégrer que des détails et des épisodes 4.2), distingue l'homme de l'animal, en lequel seule l'espèce se
qui servent à l'interprétation (p. 250). Mais c'est ainsi déjà reproduit. Il est évident que l'histoire de l'art, à travers la suc-
qu'Aristote avait défini l'unité de la fable épique (1451 a) et cession historique de ses formes, réalise parfaitement cette
démontré du même coup la supériorité de la poésie, qui traite notion d'une continuité « où ce qui vient avant est développé et
du possible et du général, sur l'histoire, qui doit s'accommo- complété p a r ce qui vient après» (p. 12). Si le propre du «tra-
der du réel et du particulier (1451 b). Si la logique narrative, vail historique» est «d'apporter avec l'apparition de chaque
ici tout entière encore enclose dans le c h a m p de la poétique individualité nouvelle quelque chose de neuf et quelque chose
classique, doit tenir compte aussi de la contingence de l'his- de plus» (p. 9), alors la production artistique y correspond
toire, elle pourrait adopter le modèle du r o m a n moderne, qui plus et mieux que d'autres fonctions de la vie historique, qui
depuis Flaubert a systématiquement aboli la téléologie de la changent moins vite dans le cadre d'institutions stables, et pas
fable épique et développé des techniques narratives destinées toujours de telle manière que chaque changement «apporte
à réintroduire dans la relation du passé la perspective d'un quelque chose de neuf et quelque chose de plus» — ce que
avenir encore ouvert, à remplacer la vision d'un narrateur peut en effet toute œuvre d'art, apparaissant comme une indi-
omniscient p a r une pluralité d'aperçus relatifs, et à détruire vidualité nouvelle. L'analogie que le traité de Droysen postule
l'illusion de la totalité close en usant de détails incidents, sur- entre l'événement historique et l'œuvre d'art du passé va donc
prenants, et qui, restant inexpliqués, font clairement appa- plus loin encore. L'histoire de l'art, p a r sa façon de «progres-
raître que l'histoire ne peut être totalisée. ser» dans le temps, la critique artistique, qui rétablit en
permanence la continuité entre l'art d'autrefois et celui d'au-
Le récit comme forme fondamentale de la perception et de
jourd'hui, peuvent devenir les paradigmes d'une histoire qui
l'explication historiques peut fort bien se concevoir, à la
fasse apparaître «le devenir de notre temps présent» (p. 275).
manière de Danto, p a r analogie avec la forme fondamentale
Mais l'histoire de l'art ne peut assumer cette fonction que si
des genres littéraires telle qu'elle s'est réalisée dans l'histoire.
elle s'affranchit elle-même du principe organique de l'histoire
Il faut seulement alors écarter le contresens substantialiste
des styles et, en même temps, du traditionalisme avec sa méta-
consistant à croire que, dans l'histoire d'un genre, la multipli-
physique du beau transtemporel, suivant ainsi une voie que
cité des variantes successives s'opposerait à une forme inva-
déjà Droysen avait montrée, en essayant d'intégrer les histoires
riante, «historical law» subsumant tous les avatars possibles
1 des différents arts à la « progression » du travail historique.
du g e n r e . L'histoire des genres littéraires montre plutôt
l'existence de formes qui ne possèdent en propre d'autre uni-
versalité que celle qui résulte de la somme de leurs manifesta-
1. Cf. à ce sujet H. R. Jauss, «Littérature médiévale et théorie des genres», in
1. Le schéma métrique à lui seul ne suffit pas à définir la forme spécifique du Poétique, revuede théorie et d'analyse littéraires, I (1970), pp. 79-101 (notamment
sonnet, comme Danto l'admet visiblement p. 256. p. 82).
114 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 115

avisé de parler d'une histoire de la musique», comme le


VII remarque Droysen en 1857 dans ses Grundzùge der Historik . 1

Que même la beauté intemporelle soit soumise à l'expérience


Pour développer le projet d'une histoire de l'art qui intègre historique, en raison de l'empreinte laissée sur l'œuvre d'art
les trois activités esthétiques de la production, de la commu- p a r le temps où elle est apparue comme de l'éternel inachève-
nication et de la réception et qui soit un facteur de médiation ment de sa signification qui se développe à mesure que se pour-
permanente entre l'art du passé et celui du présent, il faut suit le processus historique de son interprétation ; que les arts
prendre une distance critique à l'égard de deux positions aient eux aussi une histoire du fait qu'ils subissent toutes ces
antagonistes. Un tel projet ne s'attaque en effet pas seulement métamorphoses: ce sont là des découvertes tardives, dont
à l'objectivisme historique, qui peut bien encore assurer la même la victoire de l'historisme n'a pu faire des évidences uni-
poursuite normale de la recherche philologique mais n'aura versellement admises. Les vues que Baudelaire, contemporain
jamais, en littérature, que les apparences de la connaissance de Droysen, développe en 1859, non sans volonté de provoca-
exacte et ne jouit plus que d'une très médiocre estime auprès tion, dans sa «théorie rationnelle et historique du beau», qu'il
des sciences de la nature ou des sciences sociales qu'il consi- explicite en prenant l'exemple choquant de la mode vestimen-
dère comme ses modèles. L'histoire de l'art ainsi conçue s'en taire et qu'il oppose au goût philistin des bourgeois pour
prend aussi à la « philologie », avec sa métaphysique implicite 2
1'« éternel » , reprennent en fait le défi que la conscience « éclai-
de la tradition et son interprétation néo-classique, a-histo- rée» et la conscience historique n'avaient cessé de lancer
rique de la littérature, qui attribue à la «grande poésie» depuis la Querelle des Anciens et des Modernes à la conception
u n e relation propre avec la vérité: actualité intemporelle ou néo-classique de l'art.
1
«présence se suffisant à elle-même» , et à la succession des Selon Theodor W. Adorno, cette conception de l'art procède
chefs-d'œuvre un caractère de réalité historique supérieure d'une conception de la tradition qui, née dans le domaine des
2
(«tradition» ou «autorité de l'héritage du passé») . évolutions naturelles (lien de continuité entre les générations,
Le traditionalisme qui s'en tient au « fonds éternel» et au clas- tradition artisanale), a été transposée dans le domaine de l'es-
sicisme garanti des «chefs-d'œuvre», et s'offre ainsi le spec- 3
prit . Cette transposition confère aux œuvres du passé une
3
tacle d'une «excursion sur les cimes de l'histoire littéraire» , valeur d'exemplarité imperative, et ordonne les créations de
peut se réclamer d'une expérience séculaire. Car «personne l'esprit en une continuité substantielle qui introduit dans l'his-
avant Aristote n'avait pensé que la poésie dramatique eût une toire une harmonie, une unité excluant et reniant la nou-
histoire; jusqu'au milieu de notre siècle, personne ne s'est veauté contestataire, les phénomènes à contre-courant, les
4
tentatives avortées . Conformément à l'image de la tradition-
1. «Selbstgenügsames Anwesen»: M. Heidegger, «Der Ursprung des Kunst-
werks», in Holzwege, Francfort, 1950, p. 18 («L'origine de l'œuvre d'art», in transmission (tradere), l'action des sujets dans l'histoire est
Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Brokmeier, paris, 1962, p. 21.) Cf. la
définition de l'art classique chez H. G. Gadamer dans Wahrheit und Methode
(« Vérité et Méthode »), Tübingen, 1960, p. 272 : «... une conscience de la péren- 1. c i t . , y. I J O .
nité, du sens inaliénable indépendant de toutes les circonstances temporelles 2. Dans «Le peintre de la vie moderne», Paris, édition de la Pléiade, 1976,
(...) une sorte de présent intemporel qui a valeur de simultanéité pour tous les
temps présents » ; ou E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittel- t. II, pp. 683 à 686.
alter, Berne, 1948, p. 2 3 : «L"'actualité intemporelle" que la littérature possède 3. «Thesen ûber Tradition», in Inset Almanack auf das Jahr 1966, pp. 21-33.
par essence signifie que la littérature du passé peut continuer d'exercer son 4. Cf. Adorno, op. cit., p. 29: «(c'est là que) l'on rencontre le véritable objet
action à chaque instant dans le présent.» de la réflexion sur la tradition: ce qui est resté sur le bord du chemin, délaissé,
vaincu, ce que l'on rassemble sous le nom de vieilleries. C'est là que cherche
2. H. G. Gadamer, op. cit., p. 261 sqq. : «Die Rehabilitierung von Autorität refuge ce qu'il y a de vivant dans la tradition, et non dans la collection des
und Tradition. »
œuvres qui sont censées défier le temps», et surtout S. Kracauer, dont la philo-
3. W. Krauss, «Literaturgeschichte als geschichtlicher Auftrage» («L'histoire
sophie de l'histoire (History: The last things before the Last, New York, 1969) jus-
littéraire comme tâche historique») in Sinn und Form, 2 (1950), p. 113.
tifie à bien des égards le désir qu'il exprime «to undo the injurious work of
tradition» (p. 7).
116 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 117

ainsi supprimée et remplacée par le devenir autonome de sub- public. Au moment où l'œuvre qui sera classique apparaît, ses
stances éternelles ou comme le développement nécessaire de contemporains ne peuvent la reconnaître comme facteur
normes originelles. Pour exprimer la chose en raccourci: «La constitutif de la tradition qu'autant que le permettent l'hori-
vérité, c'est que l'histoire ne nous appartient pas mais que zon limité du temps et la première interprétation ou « concré-
1 1
nous appartenons à l'histoire .» tisation» qui en résulte. À mesure que l'horizon change et
Cette interprétation abusive, qui transforme l'activité pro- s'élargit au fil de l'histoire avec chaque «concrétisation» ulté-
ductrice de l'homme dans l'histoire en un processus autonome rieure, la réception de l'œuvre développe et justifie d'autres
par lequel se transmet une tradition érigée en essence, est révé- façons de l'interpréter, de la remanier, de la poursuivre, bref
lée, dans le domaine de l'art, par la métaphore hypostasiée de les structures d'exemplarité qui déterminent le processus
la «survie de l'art antique». Cette métaphore témoigne d'un constitutif de la tradition littéraire.
modèle de discours historique dont la variante humaniste est Si l'on veut persister à nommer « tradition » ce processus dis-
le credo de 1'«imitation des Anciens» et qui ne voit en fin continu par lequel le passé est re-produit et les normes esthé-
de compte dans l'histoire que l'incessante alternance entre tiques sont fixées et modifiées, il faut liquider, en même temps
l'abandon et la reprise des modèles classiques et des valeurs que le platonisme qui imprègne encore notre conception de
permanentes. Pourtant la tradition ne peut pas se transmettre l'art, la conception substantialiste d'un processus autonome de
elle-même. Elle présuppose la réception, partout où peut être transmission. S'il est certain que la conscience réceptrice est-
constatée une « action » exercée p a r le passé dans le présent. toujours située dans un réseau de traditions qui conditionnent
Les modèles classiques eux-mêmes ne sont présents que là où a priori sa compréhension des œuvres, il n'est pas moins cer-
ils sont reçus : s'il faut entendre p a r « tradition » le chemine- tainement illégitime d'imputer aux objets transmis les attributs
ment de la praxis artistique dans l'histoire, ce cheminement d'une existence autonome — attributs qui ne sont pas conce-
doit être conçu comme ayant son origine dans la conscience vables, en fait, sans la participation active de la conscience qui
réceptrice qui ressaisit le passé, le ramène à elle et donne à ce comprend. Aussi H. G. Gadamer retombe-t-il dans le substan-
qu'elle a ainsi transformé en présent, «traduit», «transmis», le tialisme, lorsque son herméneutique historique postule — en
sens nouveau qu'implique son éclairage p a r l'actualité. raison, visiblement, d'un préjugé favorable à l'égard du classi-
Ruinant l'illusion d'une tradition qui se transmettrait elle- cisme — que le texte transmis par la tradition (qu'il relève de
même, on ruine aussi le dogmatisme esthétique, la croyance l'art ou du témoignage historique) en lui-même «pose une
en un sens «objectif» de l'œuvre, une fois pour toutes révélé question à son interprète». «L'interprétation», poursuit Gada-
2
dès son origine et que l'interprète pourrait à chaque instant m e r , «renferme donc toujours la référence essentielle à la
restituer, à condition seulement que, s'étant abstrait de sa question posée. Comprendre un texte, c'est comprendre la
situation dans l'histoire et faisant de son esprit table rase, il question qu'il pose. » Mais un texte du passé n'a pas le pouvoir
aille ressaisir l'intention première de l'œuvre. En fait, le sens de nous poser par lui-même à travers le temps, ou de poser à
et la forme des œuvres qui constituent la tradition ne sont d'autres qui viendront plus tard encore, d'autre question que
pas des grandeurs invariantes, ni des phénomènes révélant celle que l'interprète doit reconstituer et reformuler en partant
l'essence d'une valeur esthétique indépendante de sa percep- de la réponse que le texte transmet ou semble transmettre. La
tion dans l'histoire : son potentiel de signification ne se des- tradition littéraire est une dialectique de la question et de la
sine et ne se définit que de façon progressive, à travers les réponse, dont le mouvement se poursuit toujours à partir des
changements d'horizon de l'expérience esthétique, et dialecti- positions du temps présent, encore que l'on refuse souvent de
quement, dans l'interaction de l'œuvre littéraire et de son
1. Sur ce concept (Konkretisation) que j'emprunte à F. Vodicka, cf. infra, § 9.
1. H. G. Gadamer, op. cit., p. 261. 2. Wahrheit und Méthode, loc. cit., pp. 351-355.
118 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 119

le reconnaître. Un texte du passé ne survit pas dans la tradition


en vertu de questions anciennes que celle-ci aurait conservées
VIII
et qu'elle poserait dans les mêmes termes au public de tous les
temps et donc aussi au nôtre. C'est toujours en effet d'abord un La conception néo-classique de l'art comme histoire des
intérêt issu de la situation présente, qu'il aille dans le sens de la esprits créateurs et des chefs-d'œuvre qui défient la marche
critique ou de la conservation, qui décide qu'une question du temps; la caricature qu'en a donnée le positivisme — une
ancienne ou prétendument intemporelle nous concerne encore histoire de l'art éclatée en mille monographies sur « l'homme
ou de nouveau, tandis que d'innombrables autres questions et l'œuvre » — tout cela, le structuralisme en a fait aussi la cri-
nous laissent indifférents. tique depuis les années cinquante. Cette critique a débuté
W. Benjamin est arrivé, en critiquant l'historisme, à une dans le secteur anglo-saxon par la théorie des archétypes lit-
conception analogue de la tradition: «Élaborer pour le pré- téraires de Northrop Frye, et en France par l'anthropologie
sent de chaque époque une expérience de l'histoire qui soit structurale de Claude Lévi-Strauss ; dirigée contre la concep-
neuve et spécifique, telle est la tâche du matérialisme histo- tion elitiste de la civilisation et de l'art qui régnait alors sans
rique. Il s'adresse à une conscience du présent qui rompt la partage, elle lui opposait un intérêt nouveau pour l'art primi-
continuité de l ' h i s t o i r e » Pourquoi cette tâche devrait incom- tif, le folklore et la «sublittérature», et postulait le passage
ber précisément au matérialisme historique et à lui seul, c'est méthodique de l'œuvre individuelle à un système de la littéra-
1
ce qui n'apparaît pas clairement dans l'essai de Benjamin. t u r e . Pour Frye, la littérature est «un ordre composé de
Car enfin un matérialiste historique doit bien croire encore à mots » et non pas « une collection d'œuvres » : « L'histoire de la
une «continuité historique objectivement réelle», si comme littérature considérée dans sa totalité suggère la possibilité de
Benjamin il reprend à son compte la lettre d'Engels à Meh- concevoir la littérature comme un complexe de formules
ring en date du 14 juillet 1893. Si l'on veut comme Engels simples et relativement limitées en nombre que l'on peut étu-
2
interpréter les victoires apparentes de la pensée comme «les dier dans les civilisations primitives .» Entre la structure des
reflets intellectuels de changements survenus dans les réalités mythes primitifs et les formes ou les figures de la littérature et
économiques», on ne peut aussi créditer la conscience du de l'art évolués, il existe une continuité, celle des archétypes
pouvoir de «rompre la continuité de l'histoire». On ne peut, ou communicable symbols. La dimension historique de la lit-
suivant le dogme matérialiste, développer une conscience pré- térature est rejetée dans un arrière-plan lointain par l'omni-
sente qui ne soit déterminée a priori par le changement des présence ou la transmissibilité de ces schèmes, que l'on voit se
réalités économiques, et donc par la continuité historique transformer d'eux-mêmes avec leurs modes d'expression litté-
objectivement réelle qu'elle doit paradoxalement rompre. Le raire, tout au long de l'évolution qui mène du mythe à la
fameux «bond du tigre à l'intérieur du passé» (Thèses sur la mimesis; elle ne réapparaît que quand Frye attribue finale-
philosophie de l'histoire, XIV) est aussi un bond par-dessus le ment au mythe, par opposition au rituel, une fonction eman-
matérialisme historique ; Benjamin l'a déjà fait sans s'en aper- cipatrice, pour attribuer à l'art avec Matthew Arnold, la
cevoir, lorsqu'il développe dans son essai sur Edward Fuchs mission d'abolir les classes et l'associer à la «vision du but de
3
toute activité sociale», à l'idée d'une société libre .
sa théorie de la réception dirigée contre la tradition.
1. Cf. la critique détaillée de G. Hartmann, «Toward Literary History», in
Daedalus, printemps 1970, pp. 355-383; C. Segre, I segni e la critica, Turin,
1969, qui soumet également à une critique argumentée les ambitions de la théo-
rie sémiologique de la littérature.
2. Northrop Frye, Anatomy of Criticism (1957), cité d'après l'édition alle-
mande de E. Lohner et H. Clewig, Stuttgart, 1964, p. 23.
1. « Edward Fuchs, der Sammler und Historiker », in Angelus Nävus, Franc-
fort, 1966, p. 304. 3. Op. cit., pp. 343-347.
120 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 121

L'hiatus entre la structure et l'événement, le système syn- nant», Kehre, chez Heidegger): belle réplique panstructura-
chronique et l'histoire devient total chez Lévi-Strauss, qui ne liste, digne de l'original, du mythe heideggérien de l'oubli de
cherche plus derrière les mythes que la structure profonde du l'être !
système synchronique clos d'une logique fonctionnelle. Le Pour Lévi-Strauss toute forme d'art s'explique intégralement
chapitre «Du mythe au roman», dans L'origine des manières par sa fonction dans le système structural secondaire de la
de table, est caractéristique du rousseauisme latent de cette société, tout acte de discours se réduit au jeu de la combina-
1
théorie . Lorsque, dans l'analyse structurale des mythes toire d'un système primaire de signes, tout sens et toute indivi-
indiens auxquels un seul et même trait de plume accorde et dualisation se résout dans un système anonyme et sans sujet.
refuse une «liberté d'invention» («nous pouvons au moins Comme en conséquence l'ordre naturel est posé comme pre-
démontrer la nécessité de cette liberté», p. 104), apparaît un mier par rapport à tout processus historique, on peut s'attendre
processus historique comme l'évolution du mythe au roman, il avec Paul Ricceur à ce que le paradigme de l'anthropologie
est tout aussitôt présenté comme une irréversible dégradation, structurale ne puisse être appliqué avec fruit à la science de la
au sein de la «débâcle» universelle de l'histoire (pp. 105-106). littérature et de l'art que si celle-ci, recueillant les acquis de
Dans le mouvement descendant qui mène, en passant par le l'analyse structurale, admet et reprend à son compte ce que
symbolisme, du réel à l'imaginaire, les structures d'opposition celle-là dans son dogmatisme veut exclure : « Une production
se dégradent en structures de répétition. Lévi-Strauss pense à dialectique, qui fasse advenir le système comme acte et la
ce propos au roman-feuilleton qui vit, pareillement, de la structure comme événement . » 1

répétition dénaturée d'œuvres originales et obéit à la même Cependant, un effort pour surmonter l'opposition de la
loi de périodicité brève et aux mêmes « contraintes formelles » structure et de l'événement se manifeste déjà dans la théorie
que le «mythe à tiroir». Cette réédition de la vieille théorie littéraire de Roland Barthes, pionnier en France de la critique
du «bien culturel (ou plutôt désormais naturel) perdu» est du lansonisme universitaire et qui le premier a montré ce que
cependant contredite p a r le fait que le roman-feuilleton du peut donner l'analyse structurale d'une œuvre littéraire. Son
e
xix siècle n'est pas « l'état dernier de la dégradation du genre interprétation de Racine, débarrassant l'œuvre de l'exégèse
romanesque » mais tout au contraire l'origine du grand roman historique et des naïvetés de la psychologie de la création litté-
« original » à la manière de Balzac ou de Dostoïevski ; et qu'en raire, élabore une sorte d'anthropologie structurale de la tra-
outre le roman-feuilleton dans le style des Mystères de Paris gédie classique. Le système archaïque des personnages est
développe une nouvelle mythologie de la civilisation urbaine inséré dans un ensemble extraordinairement riche de fonc-
qu'il est impossible de situer sur la courbe déclinante de tions, et celui-ci découvre, depuis les trois dimensions de
1'«exténuation du mythe». Finalement cette courbe déclinante l'espace dramatique jusqu'à la métaphysique et à la théologie
devient, sous la plume de Lévi-Strauss, elle-même un nouveau racinienne de la rédemption inversée, un horizon nouveau de
mythe, lorsqu'il trouve dans le dénouement moralisant des significations qui élargit et stimule la compréhension histo-
romans-feuilletons un équivalent de la structure close du 2
r i q u e . Répondre à la question que laisse en suspens L'homme
mythe «par lequel une société qui se livre à l'histoire croit racinien: que signifiait la littérature pour Racine et ses
pouvoir remplacer l'ordre logico-naturel qu'elle a abandonné, contemporains {Sur Racine, p. 155), est l'une des tâches que
à moins qu'elle-même n'ait été abandonnée p a r lui» (p. 106).
L'histoire comme chute de la société hors d'une Nature repré- 1. «La structure, le mot, l'événement», in Esprit, 35 (1967), pp. 801-821,
notamment 808 ; on se reportera pour plus de détails directement à cette cri-
sentée par 1'« ordre logico-naturel » — si tant est que la Nature tique fondamentale qui jette les bases d'un dépassement herméneutique du dog-
elle-même ne se soit pas détournée de l'homme (cf. le « tour- matisme structuraliste.
e
2. Sur Racine, Paris, 1963 ( 3 éd.), notamment p. 17: «Les trois espaces exté-
rieurs: mort, fuite, événement», et p. 54: «La faute» («La théologie racinienne
1. Paris, 1968 {Mythologiques, III), pp. 69-106. est une rédemption inversée: c'est l'homme qui rachète Dieu», p. 55).
122 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 123

l'histoire littéraire ne pourra mener à bien qu'en effectuant ouverture de la structure de l'œuvre est aperçue déjà, dans
«une conversion radicale, analogue à celle qui a pu faire passer l'ouverture du rapport entre sens, question et réponse, mais
ces chroniques royales à l'histoire proprement dite ». Car c'est c'est au prix d'un hiatus entre l'œuvre du passé, avec cette
«au niveau des fonctions littéraires (production, communica- question «qui demeure», et l'arbitraire de son interprétation
tion, consommation) que l'histoire peut seulement se placer, et continue (« les sens qui passent ») — hiatus inévitable dans la
non au niveau des individus qui les ont exercées» . Selon 1
théorie de Barthes aussi longtemps qu'il n'accepte pas le corol-
Barthes, une histoire littéraire à prétention scientifique « n'est laire d'une herméneutique littéraire qui, à l'encontre de l'arbi-
possible que si elle se fait sociologique, si elle s'intéresse aux traire de la subjectivité des interprétations, permet d'expliquer
2
activités et aux institutions, non aux individus» ; l'autre aspect l'enchaînement entre question et réponse à l'aide de catégories
de la littérature : le rapport entre l'auteur et son œuvre, l'œuvre d'interaction entre l'œuvre et sa reconnaissance publique, à la
et son interprétation, resterait alors le terrain où s'exercerait la base de «ses sens» concrétisés et consacrés au fil de l'histoire
subjectivité du critique, dont Barthes peut exiger avec raison de sa réception. Ce n'est pas une question éternelle, mais la
qu'elle annonce clairement ses présupposés (« qu'elle affiche question impliquée pour nous dans la réponse que nous offre
3
ses choix») . Mais alors se posent les questions de savoir si la ou semble nous offrir le texte, qui seule en fait a le pouvoir de
subjectivité ainsi affichée et justifiée, ou encore la série des susciter aujourd'hui notre intérêt pour l'œuvre du passé. Voilà
interprétations d'une œuvre, n'est pas elle-même «institution- pourquoi les œuvres littéraires se distinguent, par cette média-
nalisée » p a r l'histoire ; si donc cette série ne peut pas consti- tion dialectique entre réponse préalable et nouvelle question,
des textes qui n'ont qu'une valeur de témoignage historique : ils
tuer, dans sa succession historique, un système ; et comment
restent « parlants » au-delà de leur temps dans la mesure où,
d'autre part on peut concevoir la structure d'une œuvre qui
tentant de répondre à des problèmes de forme ou de contenu,
— contre l'axiome structuraliste de la clôture — reste transpa-
ils émergent au-dessus des simples reliques du passé, devenues
rente, ouverte à une interprétation toujours inachevée en prin- 1
muettes .
cipe et dont cette ouverture et cette dépendance à l'égard de la
réception future fondent précisément le caractère artistique. Si le texte littéraire est reçu dès l'origine comme une
R. Barthes ne s'est pas posé la première de ces questions; à réponse, ou si le lecteur ultérieur y cherche d'abord une
la seconde il a répondu, à l'égale colère des dogmatiques du réponse consacrée p a r la tradition, cela ne présuppose pas du
4 tout que l'auteur ait dû nécessairement y formuler lui-même
positivisme et du structuralisme : «Écrire, c'est ébranler le
une réponse expresse. Le fait que l'œuvre puisse être définie
sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle
comme une réponse, sans lequel il n'y aurait pas de continuité
l'écrivain, p a r un dernier suspens, s'abstient de répondre. La
historique entre l'œuvre du passé et sa compréhension ulté-
réponse, c'est chacun de nous qui la donne, en y apportant son
rieure, est une modalité de sa structure considérée déjà sous
histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage
l'angle de sa réception, et non pas un paramètre invariant de
et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l'écri-
l'œuvre en elle-même. La réponse — ou le sens — que le lec-
vain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été
teur cherche ultérieurement dans l'œuvre peut y avoir été lais-
écrit hors de toute réponse : affirmés, puis mis en rivalité, puis
5
remplacés, les sens passent, la question d e m e u r e . » Ici, cette la connotation, il n'y a pas de question pure : une question n'est jamais que sa
propre réponse éparse, dispersée en fragments entre lesquels le sens fuse et fuit
1. Ibid. («Histoire ou littérature?»), p. 156. tout à la fois.» Cette accentuation nouvelle donnée au problème implique en
2. Ibid., p. 156 elle-même déjà le fait, non reconnu par Barthes, que le texte est une réponse et
3. Ibid., pp. 166-167. que c'est du texte comme réponse que part le processus de réception. »
4. Cf. dans G. Schiwy, Der französische Strukturalismus, Hambourg, 1969, les 1. De là résulte la résistance plus grande au temps qui caractérise l'art
propos de R. Picard (p. 67) et de C. Lévi-Strauss (p. 71). — cette nature « essentiellement paradoxale » de l'œuvre, qui « est à la fois signe
5. Sur Racine, op. cit., avant-propos, p. 11 ; cf. «Littérature et signification» d'une histoire et résistance à cette histoire» (Sur Racine, «Histoire ou littéra-
(Essais critiques, Paris, 1964, p. 261): «En littérature, qui est un ordre de ture?», p. 149).
124 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 125
sée à l'origine ambiguë ou même tout à fait indéterminée. C'est ou de nouveau ne peut être qu'implicite; elle présuppose en
même au degré de cette indétermination précisément que se effet l'activité complémentaire d'une compréhension qui doit
mesure l'efficacité esthétique de l'œuvre, et donc sa qualité d'abord soumettre la réponse traditionnelle à l'examen, la
1
artistique, ainsi que l'a montré Wolfgang Iser . Mais même trouver convaincante ou insuffisante, la rejeter ou la voir sous
dans le cas extrême de l'ouverture maximale, celui des textes un jour nouveau, afin de pouvoir découvrir la question que
fictionnels dont le degré d'indétermination est conçu de l'œuvre implique pour nous. Une œuvre ancienne ne survit
manière à engager l'imagination du lecteur actif à intervenir, dans la tradition de l'expérience esthétique ni par des ques-
on constate que chaque réception nouvelle se développe à par- tions éternelles ni par des réponses permanentes, mais en rai-
tir d'un sens attendu ou préexistant, dont la réalisation ou la son d'une tension plus ou moins ouverte entre question et
non-réalisation fait apparaître la question qu'il implique et réponse, problème et solution, qui peut appeler une compré-
déclenche le processus de réinterprétation. C'est dans l'his- hension nouvelle et relancer le dialogue du présent avec le
toire de la réception des grandes œuvres que ce phénomène se passé.
manifeste avec le plus de clarté, lorsque le nouvel interprète ne Analyser dans l'histoire de l'art et de la littérature cette dia-
se satisfait plus de la réponse ou du sens qui ont été formulés lectique de la question et de la réponse, dont naît la tradition,
avant lui et qui font encore autorité, et cherche à donner une est une tâche à laquelle la recherche littéraire ne s'est guère
réponse nouvelle à la question impliquée par le texte ou qui lui encore attaquée. Elle sort du cadre trop étroit où R. Barthes
a été transmise. Cette opération est rendue possible p a r la veut confiner la nouvelle «science de la littérature», qu'il
structure ouverte, indéterminée, qui permet des interpréta- conçoit comme une sémiologie: «Ce ne pourra être une
tions toujours nouvelles, et celles-ci sont protégées contre un science des contenus (sur lesquels seule la science historique la
excès d'arbitraire par les limites et les conditions de l'horizon plus stricte peut avoir prise), mais une science des conditions
historique et social où s'inscrit la dialectique de la question et du contenu, c'est-à-dire des formes: ce qui l'intéressera, ce
de la réponse. seront les variations de sens engendrées, et, si l'on peut dire,
Que la réponse traditionnellement admise ait été formulée 1
engendrables, par les œuvres .» Cependant l'interprétation
dans le texte par l'auteur lui-même de façon expresse, ambi- toujours renouvelée est plus qu'une réponse laissée à la discré-
guë ou tout à fait indéterminée, ou qu'elle soit une significa- tion de l'interprète, car la tradition littéraire est elle aussi plus
tion qui ne s'y trouvait pas et que la réception lui a donnée, le qu'une série variable de projections subjectives sur les œuvres,
changement d'horizon de l'expérience esthétique fait que la ou de « sens pleins » dont le support serait une simple matrice,
question impliquée dans cette réponse et à laquelle, selon 2
«le sens vide qui les supporte t o u s » . Les règles de la descrip-
R. Barthes, chaque époque doit donner sa réponse propre tion linguistique des symboles ne s'appliquent pas seulement
n'est plus telle qu'elle a été posée à l'origine du texte, mais aux caractéristiques et aux variations formelles des sens
2
telle que la fait l'interférence du présent et du p a s s é . La ques- «engendrables par les œuvres». Leur contenu aussi, la succes-
tion qui fait que l'œuvre d'art du passé nous concerne encore sion des sens dans l'histoire a sa logique : celle de la question et
de la réponse, qui permet de décrire les sens homologués par le
1. Die Appellstruktur der Texte: Unbestimmtheit als Wirkungsbedingung lite- public comme un ensemble créateur de tradition ; il a égale-
rarischer Prosa («Les textes comme structures d'appel: l'indétermination,
condition d'efficacité de la prose littéraire»), Constance, 1970 (Konstanzer Uni-
ment un pendant à la «faculté de littérature» postulée par
versitätsreden, éd. par G. Hess, H. 28) ; repris et développé dans : Der Akt des Barthes sur le modèle de la « faculté de langage » de Humboldt
Lesens: Theorie ästhetischer Wirkung («L'acte de la lecture: théorie de l'effet 3
et Chomsky , condition a priori de toutes les transformations :
esthétique»), Munich, 1976.
2. Pour une application méthodique de cette thèse, je renvoie à mon essai:
« Goethes und Valérys Faust — Zur Hermeneutik von Frage und Antwort» dans 1. Critique et Vérité, Paris, 1966, p. 57.
Comparative Literature, 28 (1976), pp. 201-232. 2. Ihid., p. 57.
3. Ihid., p. 58.
126 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 127

le message premier ou plus précisément la réponse initiale doivent être évoquées ici au moins à travers quelques travaux
de l'œuvre, contenu qui délimite a priori tous les «sens pleins» particulièrement novateurs.
ultérieurs mais ne les détermine pas, et p a r rapport auquel On peut considérer Gérard Genette comme un représentant
ceux-ci doivent se justifier. C'est pourquoi la science de la litté- typique de la «nouvelle critique». Dans son essai-programme
rature pourra parfaitement être aussi une science des conte- 1
de 1967 Structuralisme et critique littéraire il indique diffé-
nus. Elle le deviendra nécessairement, parce que la science rentes applications possibles de la description linguistique à la
historique ne peut la décharger de la tâche de combler le fossé critique littéraire, qui doivent permettre de porter au niveau
que Barthes, par rigorisme méthodologique, a encore appro- d'une synthèse structurale achevée l'analyse des structures
fondi entre auteur et lecteur, lecteur et critique, critique et his- immanentes déjà couramment pratiquée par la stylistique.
torien et donc aussi entre les fonctions de la littérature L'opposition entre l'analyse structurale et l'analyse intersub-
1
(production, communication, consommation) . Une nouvelle jective ou herméneutique n'exige pas, d'après Genette, que la
science de la littérature cessera de n'être plus qu'une science littérature soit partagée, comme P. Ricœur l'a proposé dans
auxiliaire de l'histoire générale lorsqu'elle usera de son privi- 2
sa critique de Lévi-Strauss , en deux domaines distincts, celui
lège d'avoir des sources qui nous parlent encore et de présen- de la «sublittérature» ou littérature mythographique et celui
ter un enchaînement visible entre réception et tradition, pour de la littérature artistique relevant des exégèses tradition-
tenter le passage de la vieille « histoire événementielle » à une nelles. En effet, les deux méthodes pourraient dégager du
nouvelle « histoire structurale » de la littérature. même objet des significations complémentaires: «À propos
d'une même œuvre, la critique herméneutique parlerait le
langage de la reprise du sens et de la recréation intérieure, et
IX
la critique structurale celui de la parole distante et de la
3
reconstruction intelligible .» La critique thématique, qui s'est
Comment l'histoire de l'art et de la littérature peut-elle jusqu'ici presque exclusivement occupée de la création indivi-
contribuer à surmonter l'opposition entre la méthode structu-
duelle chez les auteurs, devra mettre celle-ci en rapport avec
rale et l'herméneutique historique ? Ce problème fait aujour-
une topique collective de la littérature, que l'on peut déchif-
d'hui l'objet commun de diverses esquisses de théories qui
2
frer dans les positions, le goût et les souhaits, bref, dans
— comme ma propre tentative — tiennent pour nécessaire la 4
1'«attente du p u b l i c » . La production et la consommation lit-
liquidation de l'histoire littéraire sous sa forme traditionnelle,
téraires entretiennent, selon Genette, le même rapport que la
monographique ou « épique », pour pouvoir rendre un nouvel
« parole » et la « langue » ; il doit donc être possible aussi de sai-
intérêt à l'histoire et à l'historicité de la littérature. Il faut
sir l'histoire d'un système littéraire au moyen d'une série de
mentionner à cet égard avant tout la « nouvelle critique » fran-
3 coupes synchroniques, et de passer de la simple succession
çaise et l'école structuraliste de P r a g u e , dont les positions

rant un exposé détaillé et une édition allemande des principaux textes de cette
1. Ibid., pp. 56 à 79 passim. Dans «Histoire ou littérature?» l'histoire litté- École, m'ont donné la possibilité de citer ici une traduction encore inédite
raire projetée, «amputée de l'individu», est conçue comme une histoire de de Struktura vyvoje de Felix Vodicka, parue depuis sous le titre : Die Struktur
1'« institution littéraire » qui laisse entièrement ouvert le rapport entre produc- der literarischen Entwicklung («La structure de l'évolution littéraire») (Fink,
tion, communication et consommation, et au sujet de laquelle Barthes doit fina- Munich, 1976).
lement avouer que le résultat de cette réduction, c'est «de l'histoire tout court», 1. Dans le recueil d'essais Figures, Paris, 1966, pp. 145-170.
qui laisse échapper la spécificité historique de l'art (toc. cit., p. 156). 2. «Structure et herméneutique», in Esprit, 31 (1963), pp. 596 à 627,
2. Cf. dans le présent volume le premier essai. complété par «La structure, le mot, l'événement», in Esprit, 35 (1967), pp. 801-
3. Ce que je peux exposer ici des travaux de l'École de Prague, je le dois 821.
aux indications de Iouri Striedter et du Groupe de recherche sur le struc- 3. G. Genette, op. cit.
turalisme linguistique et littéraire de l'Université de Constance, qui, prépa- 4. Ibid., pp. 162-164.
128 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 129

d'œuvres autonomes «s'influençant» les unes les autres à C'est sans doute le structuralisme de Prague qui a le plus
l'histoire structurale de la littérature et de ses fonctions . 1 complètement dépassé le dogme de l'incompatibilité entre
De son côté, Jean Starobinski, redéfinissant la critique litté- analyse structurale et analyse historique. Il a développé en par-
raire (La relation critique, 1968), part du fait que le structura- tant des prémisses de la théorie formaliste une esthétique
lisme stricto sensu n'est applicable qu'à des littératures qui structurale qui se propose de saisir l'œuvre littéraire en usant
représentent «un jeu réglé dans une société réglée» . Dès 2 des catégories de la perception esthétique et de décrire ensuite
qu'une littérature remet en question l'ordre donné des institu- diachroniquement l'objet esthétique ainsi perçu, dans ses réali-
tions et des traditions, transgresse l'horizon clos de la société sations concrètes ou «concrétisations» déterminées p a r la
qui l'entoure et de sa littérature homologuée, et dès que réception. L'œuvre de pionnier de Jan Mukarovsky a été pour-
s'ouvre ainsi, à l'intérieur d'une civilisation, la dimension suivie principalement par Félix Vodicka. qui en a tiré une théo-
historique, il apparaît que la structure synchronique d'une rie de l'histoire littéraire fondée sur l'esthétique de la
1

société et les manifestations événementielles de sa littérature réception . Dans son liyre de 1969 sur «la structure de l'évolu-
ne s'inscrivent pas dans la texture homogène d'un même tion » (Struktura vyvoje)iil centre la tâche principale de l'histoire
logos : « La plupart des grandes œuvres modernes ne déclarent littéraire sur la relation de polarité entre l'œuvre littéraire et la
leur relation au monde que sur le mode du refus, de l'opposi- réalité ;fTTfaut selon lui concrétiser et décrire historiquement
3
tion, de la contestation» . La tâche d'une critique nouvelle cette relation en étudiant les modes de perception de l'œuvre,
doit être de réintégrer cette «relation différentielle», c'est-à- c'est-à-dire lajdynamique des rapports entre l'œuvre et le
dire le caractère d'événement présenté p a r l'œuvre, dans le public littéraire^ Cela implique d'une part que l'on reconstitue
contexte de la littérature représentée comme structure. Il ne le système des « normes littéraires » d'une société, « l'ensemble
suffit pas pour cela que la critique thématique donne à la rela- des postulats littéraires » et la hiérarchie des valeurs littéraires
tion herméneutique circulaire entre l'œuvre et l'interprète, au d'une époque donnée, et d'autre part que l'on découvre la
«trajet textuel», une ouverture sur le «trajet intentionnel» de structure littéraire p a r l'étude de la «concrétisation» des
l'œuvre vers le monde de ses lecteurs. Il y faut aussi que œuvres, de la forme concrète qu'elles ont prise dans la percep-
l'interprétation critique n'annule pas à nouveau la fonction tion de leurs publics successifs. Le structuralisme de Prague
différentielle de l'œuvre, sa « fonction de transgression » : si la conçoit donc la structure de l'œuvre comme élément constitu-
tradition résorbe systématiquement le caractère d'exception tif de la structure plus vaste de l'histoire littéraire, et celle-ci à
et de contestation de la littérature en paradigme de l'ordre son tour comme un processus qui résulte de la tension dyna-
nouveau qui succédera à l'ordre qu'elle conteste, le critique, mique entre l'œuvre et la norme, entre la série historique des
lui, doit maintenir contre cette interprétation qui assimile les œuvres littéraires et la série évolutive des normes et des dispo-
œuvres à 1'«héritage de la tradition», leur différence en tant sitions du public : « Il y a toujours entre elles une certaine cor-
4
que différence et donc mettre en relief la discontinuité de la rélation de parallélisme, étant donné que les deux créations,
littérature par rapport à l'histoire de la société.
patrimoine commun. (...) Mais la compréhension critique ne vise pas à l'assi-
1. Ibid., p. 167: «L'idée structuraliste, ici, c'est de suivre la littérature dans milation du dissemblable. Elle ne serait pas compréhension si elle ne compre-
nait pas la différence en tant que différence. »
son évolution globale en pratiquant des coupes synchroniques à diverses étapes,
et en comparant les tableaux entre eux (...). C'est dans le changement continuel 1. Les principaux écrits de J. Mukarovsky se trouvent dans Chapitres tirés de
de fonction que se manifeste la vraie vie des éléments de l'œuvre littéraire.» la poétique tchèque (Kapitolzy Z èeské poetiky) (Prague, 1948, 3 vol.) et dans
Études d'esthétique (Studie z estetiky), Prague, 1966.
2. Quatre conférences sur la «Nouvelle Critique», Turin, 1968 (Società editrice
2. L'ouvrage Struktura vyvoje («Structure de l'évolution») publié à Prague en
internazionale) p. 38.
1969 reprend deux travaux antérieurs : « Konkretizace literârniho dila » (« Concré-
3. Ibid., p. 39.
tisation de l'œuvre littéraire»), 1941, et «Literârni historié, jeji problemi a ûkoly»
4. Ibid., p. 39: «Les grandes œuvres rebelles sont ainsi trahies, elles sont —
(«L'histoire littéraire, ses problèmes, ses tâches»), 1942 — cf. note 2, p. 126.
par le commentaire et la glose — exorcisées, rendues acceptables et versées au
130 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 131

celle de la norme et celle de la nouvelle réalité littéraire procè- des valeurs éternelles, inaltérables, ou concevait l'histoire de
dent d'une origine c o m m u n e : la tradition littéraire qu'elles la réception comme une voie d'accès à la connaissance ultime
1
dépassent .» Cela présuppose que les valeurs esthétiques et et exacte. Le subjectivisme radical au contraire voyait dans
d'une façon générale 1'«essence» de l'œuvre d'art ne se mani- toutes les réceptions la preuve que perceptions et concepts
festent que dans la succession des différentes figures que leur n'étaient qu'individuels, et ne tentait qu'exceptionnellement*
donne la perception, et ne sont pas saisissables en tant que sub- de dépasser ce subjectivisme en recourant à une détermina-
stances permanentes. Selon cette réinterprétation hardie que 1
tion temporelle . » La théorie de la réception de Vodicka est
Mukafovsky a donnée de la dimension sociale de l'art, l'œuvre associée au principe méthodologique selon lequel la concréti-
littéraire n'est pas donnée comme une structure indépendante sation homologuée p a r un public littéraire et qui peut devenir
de sa réception mais seulement comme « objet esthétique », et elle-même à son tour la norme d'autres œuvres doit être dis-
elle ne peut donc être décrite que dans la série de ses concréti- tinguée des concrétisations simplement subjectives dont les
sations successives. jugements de valeur ne sont pas repris effectivement par la
Par «concrétisation», Vodicka entend l'image de l'œuvre tradition : « L'objet de la connaissance, ce ne peut être la tota-
dans la conscience de ceux «pour qui l'œuvre est un objet lité des concrétisations possibles en fonction de l'attitude
2
esthétique» . Avec ce concept, le structuralisme de Prague a individuelle des lecteurs ; ce qui importe ce sont les concréti-
emprunté un élément de l'esthétique phénoménologique de sations qui manifestent un conflit entre la structure de l'œuvre
2
Roman Ingarden en lui donnant une dimension historique. et celle des normes actuellement en vigueur .» Ainsi le cri-
Alors qu'Ingarden attribuait encore à l'œuvre, dans la poly- tique qui enregistre et livre au public une concrétisation nou-
phonie harmonieuse de ses qualités esthétiques, le caractère velle est investi d'une fonction spécifique, différente de celles
d'une structure indépendante des variations de la norme litté- de l'auteur et du lecteur, au sein de la «communauté litté-
raire dans le temps, Vodicka conteste la possibilité idéale que raire», dont la constitution en «opinion publique littéraire»
les valeurs esthétiques d'une œuvre puissent s'exprimer inté- (literarische Öffentlichkeit) est l'un des nombreux sujets
gralement à travers une concrétisation optimale: «C'est au d'étude que cette théorie d'une histoire littéraire structurale
moment où l'œuvre est intégrée p a r la réception dans un peut offrir à la sociologie de la littérature en mal de renouveau
contexte nouveau (autre stade de l'évolution de la langue, méthodologique.
autres postulats littéraires, structure sociale modifiée, nou-
veau système de valeurs intellectuelles, morales et pratiques,
etc.) que peuvent être éprouvées comme esthétiquement effi- X
cientes, dans l'œuvre, les qualités qui ne l'étaient pas aupara-
3
vant . » C'est la réception, autrement dit la vie historique de
l'œuvre dans la tradition littéraire, qui, dans et par la relation Une théorie qui veut détruire la conception substantialiste de
active entre l'œuvre littéraire et son public, fait apparaître sa la tradition et la remplacer par une conception structurale de
structure sous une série ouverte d'aspects successifs. l'histoire doit être prête à assumer, surtout dans le domaine de
Avec cette théorie le structuralisme de Prague a conquis l'art et de la littérature, le reproche d'être systématique et
pour l'esthétique de la réception une position qui l'affranchit incomplète. Abandonner le platonisme implicite de la méthode
des difficultés symétriques du dogmatisme esthétique et du philologique, considérer comme des illusions l'essence impé-
subjectivisme radical : « Le dogmatisme trouvait dans l'œuvre rissable de l'œuvre d'art et l'intemporalité de la perception qui
la saisit, concevoir désormais l'histoire de l'art comme un pro-
1. Strukutra vyvoje, p. 35.
2. Op. cit., p. 199. 1. /bld., p. 196.
3. Op. cit., p. 41.
2. IbitL, p. 206.
132 Histoire et histoire de l'art Histoire et histoire de l'art 133

cessus de production et de réception dans lequel la communi- ne seraient que la révélation. L'éternité que l'art glorifie dans
cation entre le présent et le passé est assurée non pas par ses œuvres est un absolu créé contre la fugacité des choses et
l'identité des fonctions mais par la dialectique structurale de la qui se constitue dans l'histoire même '. L'histoire de l'art saisit
question et de la réponse : tout cela expose à manquer une l'œuvre aussi bien comme phénomène historique que comme
expérience spécifique de l'art, celle qui apparaît en opposition permanence issue de cette historicité. Si l'on se représente
avec son historicité. Une histoire de l'art dont le discours pose avec Karel Kosik l'histoire comme une dialectique qui englobe
en principe que le sens des œuvres résulte de l'interaction à la fois l'historicité de la vie quotidienne — l'engloutissement
continue entre auteur, œuvre et public vise avant tout, déve- sans retour des choses périssables dans le passé — et l'histori-
loppant le projet d'une compréhension créatrice et d'une réin- cité de la production artistique — la création ou le surgisse-
2

terprétation critique, la fonction éducative et émancipatrice de ment de l'impérissable —, alors l'histoire de l'art se distingue
1
l'art . N'est-elle pas condamnée à négliger le caractère propre- des autres domaines de la réalité historique en ce que l'on y
ment esthétique de l'art au profit de sa dimension sociale, et, voit non seulement s'accomplir, dans la production des
absorbée par l'étude de ses fonctions communicative ou nor- œuvres, la naissance de l'impérissable, mais encore se renou-
mative, critique ou didactique, à perdre de vue la jouissance veler en permanence, dans leur réception, l'actualité de ce qui
esthétique où l'homme trouve, dans la beauté qui transfigure n'est plus actuel.
ses actions aussi bien que ses souffrances, les moments privilé- Cette particularité reste acquise à l'histoire de l'art même si
giés de la liberté du jeu et de la vision de l'idéal qui l'arrachent l'on admet, avec la théorie marxiste de la littérature, que l'art
à la contingence de son existence historique et aux contraintes et la littérature ne peuvent prétendre à une histoire qui leur
de sa situation sociale ? serait exclusivement propre, et ne font partie de l'histoire que
Il n'est pas question de contester que le pouvoir d'émancipa- comme composantes de la praxis en général. L'histoire de
tion et de création sociale ne soit que l'une des faces du rôle l'art conserve à l'intérieur de l'histoire de la culture humaine
que l'art joue dans l'histoire de l'humanité. L'autre face de ce ou de l'histoire en général un statut particulier en ce sens
rôle, c'est que les œuvres d'art sont «des défenses contre la qu'elle a le pouvoir de rendre immédiatement sensible par la
fuite du temps, contre le caractère périssable et contre la dis- perception et pleinement consciente par l'interprétation la
parition de toutes choses », car elles veulent conférer l'éternité, faculté de «totalisation historique par laquelle la praxis
«donner aux choses de la vie une dignité qui les éternise» . 2
humaine intègre des éléments du passé et les réanime en les
3
C'est pourquoi l'histoire de l'art a selon Kurt Badt aussi le intégrant» . L'histoire de l'art illustre de façon tout particu-
devoir de montrer « ce que l'art a su représenter de parfait en lièrement exemplaire la totalisation ainsi comprise comme
l'homme, jusque dans la souffrance, par exemple (le Christ de «processus de production et de reproduction, d'animation et
4
3
Grünewald) » . Mais reconnaître le caractère transtemporel de de rajeunissement» . En effet elle ne montre pas seulement
cette fonction de l'art qui pérennise et magnifie ne veut pas comment — selon une formule célèbre de T. S. Eliot —
dire opposer encore une fois à son historicité l'essence intem- l'œuvre authentiquement nouvelle modifie notre vision de
porelle d'un beau absolu dont les œuvres dans leur pérennité toutes les œuvres du passé. L'œuvre ancienne elle-même, avec
son apparence de beauté impérissable, incarnation de l'art,
1. Cette objection est élevée par M. Wehrli dans son discours: Literatur und cet anti-destin — comme dit Malraux —, a besoin d'être conti-
Geschichte, Jahresbericht der Universität Zürich, 1969-1970, p. 6.
2. Kurt Badt, Wissenschafts lehre der Kunstgeschichte («Théorie de l'histoire
de l'art»), Cologne, 1971, p. 160. Cette œuvre, non encore publiée au moment 1. Je suis sur ce point K. Kosik, Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967,
de la rédaction du présent essai et que je cite avec l'amicale autorisation de son notamment le chapitre «Historismus und Historizismus» (pp. 133-149).
auteur, part également d'une méditation sur VHistorik de Droysen pour donner 2. Ibid., p. 143.
à l'histoire des arts plastiques un nouveau fondement méthodologique. 3. Ibid., p. 148.
3. Ibid., p. 136. 4. Ibid, p. 148.
134 Histoire et histoire de l'art

nuellement recréée par l'interprétation pour être arrachée au


musée imaginaire et ouverte à la compréhension de notre
temps présent. Ainsi l'histoire de l'art peut renouveler son dis-
cours ; en dégageant et en formulant le canon des œuvres, la
loi qui régit leur ensemble, en rajeunissant et en mettant à la
disposition de notre connaissance le trésor d'expérience
humaine amassé et conservé dans l'art du passé, elle recou-
vrera la légitimité qui lui est aujourd'hui contestée.
Petite apologie
1
de l'expérience esthétique

Lorsqu'on est sur la défensive, on répugne à reconnaître que


l'on se trouve, de ce fait même, en posture d'accusé. Les théo-
logiens en savent quelque chose : de toutes les disciplines, la
leur est celle qui a la plus ancienne et la plus longue expérience
de ces attaques dont on se défend d'ordinaire par l'apologie, et
c'est pourquoi ils recommandent de passer aussi vite que pos-
sible d'une défensive peu efficace à l'attaque et à la lutte contre
2
les pseudo-vérités de toutes sortes . Quod licet Iovi non licet
bovi. Il convient de se méfier des recommandations politiques
des théologiens, surtout lorsqu'elles témoignent d'autorita-
risme et d'agressivité. Cela reste valable si l'on songe que les
attaques les plus récentes contre l'esthétique présentent cer-
taines analogies avec les attaques les plus anciennes contre la
théologie : l'esthétique n'est pas seulement remise en question
en raison de son dogmatisme, c'est son existence même, son
utilité, a fortiori sa nécessité que l'on ne prend plus au sérieux,

1. Conférence publique faite le 11 avril 1972 à Constance, à l'occasion du


e
13 congrès des historiens allemands de l'art. La traduction française est faite
d'après le texte original (retouché), publié sous le titre: Kleine Apologie der
ästhetischen Erfahrung dans la série Konstanter Universitätsreden (n° 59,
Constance, 1972); une version plus élaborée se trouve dans le vol. VI de la série
Poetik und Hermeneutik (éd. H. Weinrich, Munich, 1975, p. 263-339). Pour toute
référence à l'appareil scientifique complet, non reproduit ici, le lecteur est ren-
voyé à la version définitive qui fait partie de mon livre : Ästhetische Erfahrung
und literarische Hermeneutik, Munich, 1977, pp. 24-211.
2. Cf. Die Religion in Geschichte und Gegenwart («La religion à travers l'his-
toire et de nos jours»), Tübingen, 1957, art. «Apologetik», col. 490.
136 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 137

au point d'aller parfois jusqu'à prophétiser qu'elle va mourir, un ami le trouvait assis à son bureau et le saluait de ces mots :
voire — avec plus d'efficacité publicitaire encore — à constater « Tu travailles ? », eut cette réponse digne d'être méditée : « Moi,
qu'elle est déjà morte. On peut certes accueillir avec placidité je travaille ? Mais non, je jouis ! » Je prendrai précisément cette
les annonces nécrologiques de ce genre : depuis la phrase sou- opposition comme point de départ de mon apologie. Je m'abs-
vent citée de Hegel sur la « fin de l'art » jusqu'à la « fin de la cri- tiendrai à ce propos de commencer p a r la justification tradi-
tique bourgeoise», naguère proclamée, en passant par cette tionnelle: tirer de l'art une jouissance serait une chose, et
mort plus ou moins douce à laquelle la littérature a été périodi- mener une réflexion scientifique, historique ou théorique sur
1
quement vouée , toutes ces activités coupables ont jusqu'ici l'expérience artistique en serait une autre. Cette exigence clas-
défié le trépas qui leur était promis. Mais le pire, ce n'est pas le sique d'une distinction absolue entre la simple jouissance
couperet de la « critique idéologique » ou « critique des idéolo- réceptive et la réflexion scientifique sur l'art n'est pour moi en
gies » (Ideologiekritik) sous lequel l'esthétique doit tomber à son réalité qu'un argument dicté par la mauvaise conscience ; et je
tour pour que la mémoire des morts soit affranchie des transfi- voudrais précisément rendre sa bonne conscience au spécia-
2
gurations trompeuses de l'art ; c'est le rôle social dont les spé- liste de l'art dont la réflexion s'accompagne d'une jouissance,
cialistes de la littérature et de l'art sont obligés aujourd'hui de en défendant la thèse suivante :
s'accommoder. Ce qui caractérise ce rôle, c'est de n'être pris L'attitude de jouissance dont l'art implique la possibilité et
au sérieux ni par le public bourgeois, ni p a r la contestation qu'il provoque est le fondement même de l'expérience esthé-
antibourgeoise de la nouvelle génération, ni p a r les sciences tique; il est impossible d'en faire abstraction, il faut au
actuellement prépondérantes, ni par la bureaucratie planifica- contraire la reprendre comme objet de réflexion théorique, si
trice des ministères responsables de la culture. Si l'on voulait nous voulons aujourd'hui défendre contre ses détracteurs — let-
ramener à sa plus simple expression ce rôle que nous jouons trés ou non lettrés — la fonction sociale de l'art et des disci-
aux yeux des autres, il faudrait dire ceci : le spécialiste de l'art plines scientifiques qui sont à son service.
vit parmi ses contemporains comme le faux bourdon dans la Pour élucider cette problématique, il ne sera sans doute pas
ruche : ce dont tous les autres, les membres respectables de la inutile de jeter d'abord un coup d'œil sur l'usage linguistique,
société, ceux qui travaillent sérieusement, ne peuvent jouir que qui témoigne à l'évidence de la dégradation profonde que
pendant leurs loisirs, il lui est accordé d'en faire son occupa- connaît aujourd'hui la notion de jouissance.
tion principale, et il est de surcroît payé pour cela.
Dans une société qui fonde encore, en dépit d'une sécularisa-
tion achevée, la morale publique et le prestige social sur II
l'opposition entre le travail et la jouissance, l'importance de
cette attitude soupçonneuse ne doit assurément pas être sous- On se souvient des vers fameux de Faust : Und was der ganzen
estimée. Ils sont peu nombreux, ceux qui ont le courage de Menschheit zugeteilt ist, Will ich in meinem innem Selbst
transgresser l'interdit et de se comporter comme l'un des genießen (« Et ce qui est départi à l'humanité entière / Je veux
patriarches de ma discipline, Leo Spitzer, qui, un jour, comme 1
en jouir dans mon moi intime »). Oser appliquer aujourd'hui à
l'expérience esthétique les mots «jouir, jouissance» (genießen)
1. Sur le (provisoirement) dernier acte de décès de la littérature et l'autodafé
de la critique littéraire bourgeoise chez Karl Markus Michel, Hans Magnus
ainsi compris, ce serait s'exposer au reproche de philistinisme,
Enzensberger et Walter Boehlich, voir K. H. Bohrer, «Zuschauen beim Salto ou — pire encore — de satisfaire simplement à la manie de la
Mortale — Ideologieverdacht gegen die Literatur» («Les saltimbanques et leurs consommation ou au goût du kitsch. Avouer qu'on tire de l'art
spectateurs — La littérature suspecte d'idéologie ») dans Die gefahrdete Phanta-
sie, oder Surrealismus und Terror, Munich, 1970.
une jouissance n'est pas, à l'heure actuelle, prohibé seulement
2. O. K. Werckmeister, Ende derÂsthetik («La fin de l'esthétique»), Francfort,
1971, p. 79. 1. Faust, I, v. 1770-1771, trad. H. Lichtenberger, Paris, 1932 (N. d. T.).
138 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 139

quand on fait du tourisme. Le sens ancien et premier de la tin: «Il se trahit quand il parle, par exemple, du plaisir de
«jouissance», à savoir l'usage, l'usufruit d'un bien, n'est plus l'oreille (Ohrenschmaus). » Qui n'est pas capable de purger de
perçu que dans les emplois archaïques ou techniques du mot. toute jouissance le goût qu'il a pour l'art situe celui-ci tout
Mais l'acception la plus haute que celui-ci a prise dans l'his- juste dans le voisinage des productions de la gastronomie ou
toire de notre culture et dont dérive le sens particulier 'tirer de la pornographie. En dernière analyse, la jouissance artis-
plaisir ou joie de quelques chose', qui s'est maintenue jusqu'au tique n'est rien d'autre qu'une réaction bourgeoise à l'intellec-
classicisme allemand, est elle aussi de nature à nous déconcer- tualisation de l'art; c'est elle qui a permis le développement
1 e
t e r . Dans la poésie spirituelle du xvn siècle, «jouir» pouvait actuel de l'industrie de la culture, qui, fournissant en circuit
être l'équivalent de 'entrer en possession de Dieu' ; le piétisme fermé des satisfactions esthétiques de remplacement à des
a réuni les deux sens du mot — plaisir et possession — pour besoins artificiels, sert les intérêts occultes de la classe diri-
exprimer un acte par lequel le croyant s'assure par intuition geante. En bref, «le bourgeois souhaite l'opulence dans l'art
immédiate de la présence de Dieu; la poésie de Klopstock a et l'ascétisme dans la vie; il ferait mieux de souhaiter le
pour but de conduire à la «jouissance pensante » (denkendem contraire» . 1

Genuß) ; chez Herder la notion de jouissance spirituelle fonde Après la Deuxième Guerre mondiale, la peinture et la littéra-
la certitude de soi comme possession de soi, immédiatement ture d'avant-garde ont sans aucun doute contribué puissam-
donnée et dont découle la possession également immédiate ment à rendre à l'art un caractère ascétique, à l'opposé de
du monde (Existenz ist Genuß, « l'existence est jouissance ») ; l'opulence qui règne dans le monde de la consommation, et à le
dans le Faust de Goethe enfin, la notion de jouissance a pu rendre ainsi impropre à la consommation bourgeoise : que l'on
englober tous les degrés de l'expérience, jusqu'à la plus haute pense seulement à des phénomènes, apparentés dans leur ten-
aspiration à la connaissance (depuis la «jouissance de la vie» dance, comme le sublime abstrait (abstract sublime) dans la
qu'éprouve la « personne » (Lebensgenuß der Person) jusqu'à la peinture de Jackson Pollock ou de Barnett N e w m a n , et le 2

«jouissance de l'acte créateur» (Schöpfungsgenuß), en passant théâtre ou le roman de Beckett, devenus à la même époque les
par la «jouissance de l'action» (Tatengenuß) et la «jouissance étalons du nouveau style. Dans ce contexte, l'art ascétique et
accompagnée de conscience » (Genuß mit Bewußtsein), selon l'esthétique de la négativité tirent de leur opposition à l'art de
une esquisse fameuse du Faust). consommation répandu par les mass media de l'âge moderne
De ces hauteurs où planait jadis la notion de jouissance, on cette légitimité pathétique que donne la solitude. Cependant le
ne peut plus rien retrouver dans l'emploi qui est fait aujour- héraut passionné de l'esthétique de la négativité, Adorno,
d'hui du mot. Alors qu'autrefois la jouissance, conçue comme reconnaît fort bien la limite de toute expérience ascétique de
une manière de s'approprier le monde et de s'assurer de soi- l'art, lorsqu'il observe: «Mais si la jouissance était éliminée
même, justifiait l'expérience artistique, celle-ci n'est plus jusqu'au dernier vestige, on ne saurait plus que répondre à la
considérée bien souvent à présent comme authentique que question de savoir à quoi cela sert qu'il y ait des œuvres d'art . » 3

lorsqu'elle a dépassé le stade d'une quelconque jouissance A cette question, sa théorie esthétique ne donne pas plus de
pour s'élever au niveau de la réflexion esthétique. C'est dans réponse que les autres théories actuellement dominantes en
les théories esthétiques posthumes de Theodor W. Adorno que esthétique, en herméneutique et dans l'histoire de l'art.
l'on trouve la critique la plus virulente à l'encontre de toute
expérience artistique liée à la jouissance. Celui qui cherche et
1. Th. W. Adorno, Ästhetische Theorie, in Gesammelte Schriften, t. VII, Franc-
trouve une jouissance dans l'œuvre d'art est, dit-il, un philis- fort, 1970, pp. 26-27.
2. Max Imdahl, Einführung zu Barnett Newman Who's afraid of red, yellow
e
1. Hermann Paul, Deutsches Wörterbuch, 5 éd. W. Betz, art. «Genieß» et and blue, Stuttgart, 1971 (Werkmonographien zur bildenden Kunst, in Reclams
«Genosse» (Tübingen, 1966) et W. Binder, dans Archiv für Begriffsgeschichte, 17 Universal-Bibliothek, 147).
(1973), pp. 676-92. 3. hoc. cit., p. 27.
140 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 141

Pour les théoriciens actuels de l'art, l'expérience artistique littérature et de sa « réception » — et encore avec l'intention a
ne relève en général de la théorie que passé le stade de la priori de mettre en garde le sujet contre son penchant naturel
simple contemplation ou de la jouissance — attitudes qui, à la jouissance esthétique, à {'Einfühlung, à l'identification, et
constituant la face subjective de cette expérience, peuvent être de développer chez lui une attitude de réflexion critique.
abandonnées à la psychologie (qui ne s'y intéresse guère), ou Enfin, il faut reconnaître que la théorie de la réception — dont
que l'on condamnera comme manifestant une conscience je suis moi-même un représentant — ne s'est guère occupée
faussée par la culture de consommation caractéristique du jusqu'ici du problème qu'à propos de la littérature de consom-
1
capitalisme évolué . Le problème de la jouissance esthétique mation courante, ou du changement d'horizon qui fait que la
était avant la Première Guerre mondiale un des thèmes négativité initiale d'un chef-d'œuvre cesse d'être perçue lors-
majeurs de l'esthétique psychologique et de la théorie de l'art; qu'une familiarité trompeuse a fait de lui ce que l'on est
2
avec Moritz Geiger , la phénoménologie a tiré les choses au convenu d'appeler «un classique». Il faut donc reconnaître
clair, et clos le débat. Aujourd'hui, l'herméneutique — en la que cette théorie, en posant la réflexion esthétique comme
personne de H. G. Gadamer — ne s'intéresse plus à ce pro- condition préalable de toute réception de l'art, s'est associée
blème que pour critiquer la conscience esthétique; afin de jusqu'ici à la curieuse unanimité avec laquelle tous les cou-
« défendre cette expérience de la vérité que nous faisons à tra- rants de l'esthétique actuelle ont refusé l'expérience esthé-
vers l'oeuvre d'art contre une théorie esthétique emprisonnée tique spontanée pour s'imposer une attitude ascétique.
3
dans les limites étroites du concept scientifique de vérité» ,
Gadamer oppose, à la conscience esthétique, auteur du musée
imaginaire d'une subjectivité occupée à jouir d'elle-même, le III
caractère événementiel d'une compréhension esthétique qui
se soumet à la tradition. Selon la théorie matérialiste, pas plus Mais cette expérience esthétique spontanée, en quoi consiste-
que la vérité ontologique dont l'art est le véhicule, sa vérité t-elle? Comment la jouissance esthétique se distingue-t-elle de
sociale n'a besoin pour être transmise de passer par la jouis- la jouissance sensuelle en général? Quel est le rapport de la
sance esthétique — dont il faut cependant reconnaître qu'elle fonction esthétique avec les autres fonctions de l'activité
seule a permis, au long d'une expérience séculaire, de dégager humaine dans la vie quotidienne ? L'examen de cette notion de
la fonction émancipatrice de l'art. Tant que, de Plekhanov à jouissance esthétique l'a fait apparaître sous un jour négatif
Lukâcs, elle s'est limitée à la théorie du reflet, de la mimesis, comme s'opposant, dans l'usage linguistique, aussi bien au tra-
et donc bornée à reprendre à son compte l'idéal du réalisme vail qu'à la connaissance et à l'action. A ce propos, il faut dire
bourgeois, la théorie marxiste de la littérature a attendu du d'une part que jouir et travailler sont en effet les deux termes
sujet qui perçoit l'oeuvre d'art qu'il y reconnaisse immédiate- d'une authentique opposition qui s'est souvent manifestée dans
ment la réalité objective; ce n'est qu'à partir de Brecht qu'on l'histoire de l'expérience esthétique. Dans la mesure où la
peut considérer qu'elle tient compte de l'effet produit p a r la jouissance esthétique libère de la contrainte pratique du travail
et des besoins naturels de la vie quotidienne, elle fonde une
1. Pour ne citer que deux représentants de ces positions antithétiques, cf. fonction sociale spécifique par laquelle l'expérience esthétique
K. Badt, Kunsllheorelische Versuche («Essais sur la théorie de l'art»), Cologne, s'est depuis toujours distinguée de toutes les autres activités.
1968, p. 103, et O. K. Werckmeister, loc. cit., p. 83.
2. «Beiträge zur Phänomenologie des ästhetischen Genusses» («Contribu-
Mais il faut reconnaître d'autre part que l'expérience esthé-
tions à la phénoménologie de la jouissance esthétique»), in Jahrbuch für Philo- tique ne s'oppose aucunement par nature à la connaissance ni
1
sophie und phänomenologische Forschung, vol. I, 2 ' partie, 1913, p. 570 sq. à l'action. La fonction cognitive impliquée dans la jouissance
3. Wahrheit und Methode, Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik
(«Vérité et Méthode, Éléments d'une herméneutique philosophique»), Tübin-
esthétique, dont Goethe affirme encore dans son Faust la supé-
gen, 1960, p. XV riorité sur l'abstraction du savoir conceptuel, n'a été délaissée
142 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 143

qu'à partir du XIX siècle, lorsque l'on s'est mis à considérer


e
La libération par l'expérience esthétique peut s'accomplir sur
l'art comme une activité autonome. De même l'art antérieur à trois plans: la conscience en tant qu'activité productrice crée un
cette autonomie, qui véhicule et transmet de bien des manières monde qui est son œuvre propre; la conscience en tant qu'acti-
des normes de comportement social, est-il tout naturellement vité réceptrice saisit la possibilité de renouveler sa perception
investi de cette fonction de communication qu'aujourd'hui du monde; enfin — et ici l'expérience subjective débouche sur
l'esthétique de la négativité soupçonne de soutenir les intérêts l'expérience intersubjective — la réflexion esthétique adhère à
des classes dominantes, qu'elle méconnaît en n'y voyant que un jugement requis par l'œuvre, ou s'identifie à des normes
glorification de l'ordre établi, et qu'elle rejette sans appel. d'action qu'elle ébauche et dont il appartient à ses destinataires
Si nous poussons plus avant l'examen, nous constatons que de poursuivre la définition.
la jouissance esthétique se distingue de la simple jouissance L'expérience esthétique est donc toujours aussi bien libéra-
sensuelle par la distance esthétique, la «distanciation du sujet tion de quelque chose que libération pour quelque chose, ainsi
et de l'objet» ', comme l'ont confirmé toutes les théories esthé- qu'il ressort déjà de la théorie aristotélicienne de la catharsis.
tiques, quasi unanimes, depuis Kant et sa conception du plai- L'identification à un destin imaginaire, que la tragédie requiert
sir désintéressé. L'attitude théorique présuppose elle aussi du spectateur, libère celui-ci des intérêts pratiques et des com-
la distance, la différence est que dans l'attitude de jouissance plications affectives de sa vie, pour déclencher la terreur et la
esthétique, le sujet est libéré par l'imaginaire de tout ce qui pitié, affects d'autant plus purs qu'ils sont éveillés par l'imagi-
fait la réalité contraignante de sa vie quotidienne. Dans le naire de la tragédie. Ces affects à leur tour conditionnent
procès primitif, spontané, de l'expérience esthétique, l'ima- l'identification avec le héros; ils doivent amener le spectateur
ginaire n'est pas encore objet, mais — comme Sartre l'a mon- par l'émotion tragique à la souhaitable maîtrise de ses états
tré — acte de la conscience « imageante », p a r lequel celle-ci d'âme et à reconnaître ainsi ce qu'il y a d'exemplaire dans
prend ses distances tout en créant une forme {Gestalt). La l'action des personnages sur la scène.
conscience imageante doit opérer d'abord la néantisation du Pour résumer l'efficacité propre de l'expérience esthétique
monde, de l'objet réel, pour pouvoir elle-même produire, en tant que fonction de l'activité humaine, c'est-à-dire de l'atti-
à partir des signes linguistiques, optiques ou musicaux de tude rendue possible par l'art et à laquelle nous ramènent aussi
l'objet esthétique, une Gestalt faite de mots, d'images ou de bien la jouissance du beau que le plaisir produit par les objets
2
s o n s . Dégageant la conscience imageante de la contrainte tragiques ou comiques, nous pouvons maintenant introduire
des habitudes et des intérêts, l'attitude de jouissance esthé- ici trois concepts clés de la tradition esthétique : poiesis, aisthe-
tique permet à l'homme emprisonné dans son activité quoti- sis et catharsis. Poiesis, compris comme « pouvoir (savoir-faire)
dienne de se libérer pour d'autres expériences. D'où ma poïétique», désigne alors un premier aspect de l'expérience
seconde thèse : esthétique fondamentale: l'homme peut satisfaire par la créa-
tion artistique le besoin général qu'il éprouve de « se sentir de
1. M. Geiger, toc. cit., p. 632 — cf. la critique de L. Giesz dans Phänomenolo- ce monde et chez lui dans ce monde » : l'homme « dépouille le
gie des Kitschs (« Phénoménologie du kitsch »), Munich, 1971, pp. 26-35. L'argu-
mentation suivante est dirigée aussi contre la thèse de Moritz Geiger, selon qui monde extérieur de ce qu'il a d'étranger et de froid » il en fait
« la jouissance se suffit à elle-même aussi longtemps qu'elle dure. Nul pont ne la
relie au reste de la vie» (p. 27). Quoique la jouissance esthétique soit une 1. Cf. Hegel, Esthétique, en particulier : « L'homme fait cela pour, en tant que
«enclave», un vécu à l'intérieur du vécu, elle est, pour la conscience qui sujet libre, dépouiller aussi le monde extérieur de ce qu'il a d'étranger et de
l'éprouve, en relation d'opposition (libération de...) et de finalité (libération froid (ihre spröde Fremdheit) et pour, à travers les choses, jouir seulement de
pour...) avec le contexte de la vie réelle et de ses motivations; c'est-à-dire: l'ima- lui-même sous la forme d'une réalité extérieure»; et encore: «La loi géné-
ginaire se réalise, dans l'expérience esthétique, en tant qu'horizon du monde rale... est que l'homme doit être comme chez lui dans le monde qui l'entoure, et
réel, dont il dégage un sens caché ou nouveau. que l'individualité doit apparaître comme acclimatée dans la nature et dans
2. J.-P. Sartre, L'imaginaire — Psychologie phénoménologique de l'imagina- l'ensemble de sa situation extérieure, et donc comme libre» (trad. d'après les
tion, Paris, 1940, p. 234. citations de H. R. J. qui renvoie à Hegel, Ästhetik, éd. Bassenge, Berlin, 1955,
144 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 145

son oeuvre propre, et atteint de la sorte à un savoir également à la poétique normative ou à la théorie subordonnée des
distinct de la connaissance scientifique, conceptuelle, et de la affects. L'histoire de l'expérience esthétique n'est pas encore
praxis artisanale purement reproductrice, limitée par sa fina- écrite; elle devrait étudier la praxis de la production, de la
lité. Aisthesis désigne un second aspect de l'expérience esthé- réception et de la communication artistiques à travers une tra-
tique fondamentale : l'oeuvre d'art peut renouveler la perception dition qui l'a presque toujours masquée ou ignorée. La
des choses, émoussée par l'habitude; Y aisthesis rend donc à la réflexion théorique qui accompagne tout au long de son his-
connaissance intuitive (anschauende Erkenntnis) ses droits, toire l'art occidental sur le chemin de son autonomie est pla-
contre le privilège accordé traditionnellement à la connais- cée tout entière sous le signe du platonisme; le platonisme
sance conceptuelle. Enfin, catharsis désigne un troisième est l'héritage qui fait autorité, à partir de et contre lequel
aspect de l'expérience esthétique fondamentale : dans et par la l'expérience esthétique s'est développée à travers l'histoire de
perception de l'oeuvre d'art, l'homme peut être dégagé des la culture européenne. Notre propos exige que soit au moins
liens qui l'enchaînent aux intérêts de la vie pratique et disposé esquissé ici l'historique de cette évolution.
par l'identification esthétique à assumer des normes de com- Le platonisme a imprimé dès l'origine à la tradition euro-
portement social ; il peut aussi recouvrer sa liberté de jugement péenne, dans le domaine de l'histoire et de la théorie de l'art,
esthétique. une double orientation — on pourrait dire encore une orien-
tation ambiguë. En effet, la référence à Platon pouvait aussi
bien conférer à la fréquentation du beau la plus haute dignité
IV que jeter sur elle le discrédit moral. La dignité du beau réside
dans sa qualité de médiateur d'une réalité suprasensible : le
Cependant, une apologie de l'art qui définit la nature propre spectacle de la beauté terrestre évoque le souvenir de la
et la fonction pratique de l'expérience esthétique par la poie- beauté et de la vérité d'une transcendance perdue ; la faiblesse
sis, Y aisthesis et la catharsis ne peut dissimuler que le recours du beau vient de ce qu'il est tributaire des sens : la perception
à ces trois modes d'activité fondamentaux n'a permis de du beau peut ne pas mener plus loin que le plaisir procuré par
décrire encore qu'une face de la réalité. Le revers de la l'apparence sensible ou par le simple jeu ; celui qui jouit de la
médaille apparaît lorsqu'on se rappelle pourquoi les grands beauté n'est pas nécessairement renvoyé à une perfection
puritains de la philosophie de l'art — dans une longue tradi- transcendante dont la patrie est l'idéal. La dignité que Platon
tion où se rencontrent des noms aussi illustres que ceux de reconnaît au commerce de la beauté est, certes, subordonnée
Platon, saint Augustin, Rousseau et, de nos jours, Adorno — selon lui à la theoria de l'activité philosophique; cependant,
ont vu l'expérience esthétique sous un autre éclairage, qui la dans le Phèdre, l'enthousiasme ou «délire» qu'elle inspire a le
fait apparaître comme suspecte ou dangereuse, et pourquoi ils pas sur les trois autres espèces de l'enthousiasme — divina-
ont en conséquence nié ou minimisé ses prétentions à la toire, initiatique et poétique — en tant que quatrième forme
1

valeur éthique et cognitive. Ce n'est pas p a r hasard que l'es- d'expérience, ardeur allumée par Aphrodite et E r o s . Mais si
thétique s'est constituée seulement au Siècle des Lumières en dans le Phèdre le désir du beau est dignifié et justifié en tant
science autonome. La théorie de l'art qui a précédé l'esthé- que médiation entre l'humain et le divin, le caractère ambiva-
tique dans le système de la philosophie et de la théologie res- lent de l'expérience esthétique n'en subsiste pas moins pour
tait limitée à l'ontologie de l'objet esthétique, et abandonnait Platon, ainsi qu'en témoigne sa fameuse critique de la poésie,
le plus souvent les problèmes résultant de la praxis esthétique et plus particulièrement la tutelle rigoureuse que la Répu-
blique impose aux arts. Si l'on considère l'excessive sévérité
pp. 75 et 266. [N. d. T.]. Pour la tradition aristotélicienne du «savoir poétique»,
cf. J. Mittelstrass, Neuzeit und Aufklärung, Berlin/New York, 1970, § 10, 2. 1. Phèdre, 249 d - 250 a-e.
146 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 147

des tabous et des sanctions auxquels Platon les y soumet, on Le théâtre, dit Rousseau, ne reflète que les m œ u r s établies et
est amené à conclure qu'il devait sans aucun doute tenir pour doit donc être condamné par la raison pratique. En effet, il
extrêmement dangereuse la puissance de séduction sensible conduit inévitablement son public à approuver l'état présent
du beau non sublimé par la réminiscence (anamnesis), au de la société, qui est mauvais. Aux joies que procure à l'homme
regard de son idéal de l'État parfait — État fort autoritaire, si la satisfaction de ses vrais besoins, il substitue un plaisir sans
on le réfère à nos conceptions. utilité. Le plaisir du spectacle séduit le spectateur, l'éloigné, et
Certes on peut objecter que Platon n'a pas opposé comme les cette distance, elle-même source de plaisir, lui fait oublier dans
termes d'une alternative mais considéré comme des degrés sur la contemplation d'un destin imaginaire ses devoirs immé-
le chemin de l'évolution les deux aspects du beau — l'expé- diats. Le théâtre induit l'homme à s'identifier aux personnages,
rience sensible et la connaissance suprasensible; et que l'on à leurs passions ; il met en action des forces subconscientes qui
trouve chez lui, en face de la critique ontologique de l'art consi- minent notre sensibilité morale. L'horreur naturelle du mal,
déré comme une mauvaise mimesis, d'autres propos — par qu'inspire encore au spectateur, au début de la tragédie, une
exemple le mythe du démiurge, dans le Timée —, de nature à Phèdre, une Médée, est peu à peu réduite et va jusqu'à se trans-
rehausser la dignité des poètes, ces menteurs. Mais justement former en sympathie. De la même façon, le spectateur de la
ce caractère changeant des appréciations que Platon, dans des comédie est conduit à rire de ce qu'il y a de ridicule dans la
dialogues essentiels, porte sur l'expérience esthétique, a mar- vertu d'un misanthrope respectable ; la comédie flatte ainsi le
qué l'histoire de la réception du platonisme, et celle-ci a encore vice secret qui se dissimule derrière le plaisir pris au comique
accentué l'ambivalence du beau comme objet d'expérience, La phase suivante dans l'histoire de l'expérience esthétique
relevant, au cours du processus qui a conduit les «beaux-arts» voit reparaître sous un nouveau visage l'ambivalence du beau.
à l'autonomie, aussi bien la très grande misère de l'art que sa Instituant l'esthétique en discipline autonome, l'idéalisme
très haute dignité. allemand a fondé la dignité de l'expérience artistique sur la
C'est ainsi que par exemple l'humanisme de la Renaissance, haute mission qu'il lui confiait d'assumer la fonction cosmolo-
réinterprétant la théorie platonicienne des idées, a délié l'acti- gique abandonnée par la philosophie. L'art et le jugement
vité artistique de la tare de n'être qu'une mauvaise mimesis et esthétique sont désormais les médiateurs chargés de restituer
lui a reconnu la fonction cosmologique la plus haute, celle à la subjectivité sensible l'unité perdue de la nature, soustraite
d'une médiation entre la réalité de l'expérience sensible et la à l'intuition par la révolution copernicienne du kantisme . 2

vision théorique. En même temps cette autonomie acquise p a r Mais Kant lui-même précisément, s'il a érigé l'activité esthé-
les beaux-arts suscitait la contradiction des instances repré- tique en instance médiatrice entre la nature et la liberté, entre
sentatives de la morale chrétienne, étatique ou même, au la sensibilité et la raison, n'en a pas moins dénié au jugement
temps des Lumières, philosophique. Cette contradiction pou- esthétique, fondé sur la seule subjectivité, toute fonction
vait tirer ses arguments aussi bien de la critique platonicienne cognitive. C'est ainsi que dans ce contexte l'ambivalence du
de l'art que de la condamnation portée p a r les Pères de beau s'impose encore, en une opposition qu'au xix siècle la e

l'Église contre le théâtre. Ce que les critiques du classicisme théorie et l'histoire de l'art devaient transformer en un abîme
français ont repris et sur quoi Rousseau a renchéri encore au infranchissable entre le domaine autonome de l'expérience
nom de la raison éclairée, ce sont les reproches que Platon artistique et celui de l'éthique, de la vie, avec son sérieux et
avait le premier adressés aux effets négatifs de la mimesis. Je ses choix, et pousser jusqu'aux extrémités de l'art pour l'art
ne citerai ici que quelques-uns des arguments de Rousseau — d'un art totalement désengagé et coupé de la praxis.
dans la Lettre à d'Alembert; ils présentent cet intérêt sub-
sidiaire de préfigurer la critique, aujourd'hui si actuelle, de 1. Rousseau, Lettre à d'Alembert, éd. Garnier, Paris, 1960, pp. 133-150.
2. Cf. J. Ritter, art. «Ästhetik», in Historisches Wörterbuch der Philosophie,
l'effet de suggestion produit par les mass media. Bâle-Stuttgart, 1971, notamment p. 558.
148 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 149

Le dernier avatar de cette ambivalence platonicienne du


beau peut sans doute être identifié dans l'opposition fonda-
mentale que Hans Georg Gadamer, développant la philoso- V
phie de l'art de Heidegger en une ontologie herméneutique,
établit entre l'expérience esthétique en tant qu'« événement Cependant l'expérience esthétique n'est jamais restée confi-
porteur de vérité» (Wahrheitsereignis) et la «conscience esthé- née dans les limites que lui assignaient les prémisses de la
tique», simple subjectivité jouissant d'elle-même. Enfin il n'est métaphysique platonicienne du beau — peut-être pas même
pas jusqu'à Theodor W. Adorno lui-même qui, bien que se chez les Grecs. Il faudrait à ce propos demander aux spécia-
considérant comme un adversaire déterminé de Platon, ne listes de l'art grec et aux archéologues si par exemple la sta-
témoigne involontairement de la vitalité de cet héritage plato- tuaire grecque a été en effet éprouvée au temps de sa création,
nicien. Car d'une part la théorie esthétique d'Adorno crédite conformément à la théorie de Platon, comme transmettant la
l'art du pouvoir de restaurer la « dignité de la nature » violée révélation d'une vérité suprasensible, la lumière d'une Idée ;
par l'abus que fait de sa souveraineté le sujet autonome, et de pure, intemporelle. Quoi qu'il en soit, on est tenté de supposer
trouver dans la manifestation de la beauté naturelle le grand que la justification platonicienne du beau comme reflet d'une
paradigme utopique «de la réalité pacifiée (...) et de la vérité réalité supraterrestre ne fournit pas précisément la clé de
1
du passé restituée » ; d'autre part, Adorno éprouve une telle l'expérience artistique des Grecs au moment où cette expé-
méfiance à l'encontre de l'expérience pratique de l'art telle rience perdait son caractère cultuel. La notion platonicienne
qu'elle est à l'âge de la culture industrialisée, qu'il lui dénie, de beauté transcendante pourrait bien avoir été plutôt la
dans le contexte social actuel, toute fonction de communica- réponse de la philosophie au défi lancé par une beauté qui
tion, et qu'il exhorte le public à se plonger dans la solitude démentait la dichotomie du phénomène et de l'Idée, et donc
d'une expérience où «la conscience réceptive s'oublie et s'abo- une tentative pour ramener sous l'empire de la philosophie
2
lit dans l'œuvre d ' a r t » . On ne voit pas comment la contem- une expérience artistique qui se suffisait à elle-même.
plation solitaire à laquelle Adorno refuse toute jouissance Dans l'art des temps modernes en tout cas, force est de
esthétique et ne concède que la «stupeur» (Betroffenheit) ou constater que le renouveau du platonisme concomitant à
une «émotion bouleversante», pourrait mener de la récepti- chaque renaissance artistique a toujours suscité — sous des
vité passive à l'activité communicationnelle (dialogische Inter- formes différentes à travers l'histoire — un mouvement anta-
3
aktion ). En ce sens, l'esthétique de la négativité qu'Adorno goniste visant à justifier le beau comme immanence et à libérer
invente comme remède à la culture industrialisée ne répond l'expérience esthétique de toute dépendance. On pourrait
pas à la question de savoir comment combler l'abîme entre suivre l'évolution de l'art vers son autonomie, depuis la Renais-
la réalité actuelle de l'art et l'art comme «promesse de bon- sance, sous le triple rapport de la production, de la réception et
heur», et comment faire passer, grâce à l'art redevenu expé- de la communication. Il convient ici, dans la perspective du
rience de communication, la conscience réceptive de sa dialogue entre la théorie de la littérature et la théorie de l'art,
contemplation solitaire à une nouvelle solidarité dans l'action. d'élucider d'abord les aspects relatifs à la poiesis et à Yaisthe-
sis, et plus particulièrement d'étudier, à la lumière de l'esthé-
1. Ästhetische Theorie, loc. cit., p. 68. tique de Paul Valéry, le parallélisme trop négligé jusqu'à ce
2. Ibid., p. 363. jour entre l'évolution de la poésie et celle de la peinture
3. Ou communication active dans le dialogue, concept emprunté par l'auteur
à Jürgen Habermas. Dans sa thèse sur Habermas (/. Habermas — Quatre essais
1. Sur l'importance philosophique de Valéry, voir l'ouvrage de Karl Lowith,
sur la raison, la pratique et la technique), J. R. Ladmiral l'interprète comme
Paul Valéry — Grundzùge seines philosophischen Denkens, Gôttingen, 1971
«activité d'intercompréhension dans le langage» et propose de l'appeler «acti-
(Paul Valéry — les grandes lignes de sa pensée philosophique) — dont un des
vité communicationnelle» (cf. M. B. de Launay, dans Allemagne d'aujourd'hui,
42 — 3-4-74 —, p. 79) (N. d. T.). mérites est de tenir compte des Cahiers, jusqu'ici trop peu exploités.
150 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 151

Ce travail s'impose aussi en réponse à la thèse de Her- création et la réception du beau ne se laissent purement et sim-
bert Marcuse sur le « caractère affirmatif de la culture », bien plement annexer au parti de l'idéalisme et de sa «culture affir-,
que je sois d'accord avec son propos de réhabiliter la jouis- mative». L'ambivalence du beau comme expérience sensible!
sance esthétique, en réaction contre le mépris séculaire qui — puissance de distanciation, libératrice et créatrice de normes/
1
pèse sur l'expérience sensible . Dans le système à trois d'une part, et d'autre part puissance séductrice qui enchaîne
niveaux que l'esthétique de Marcuse tire de l'histoire de la par la fascination ou la sublimation — n'est pas apparue sim-
philosophie, la dichotomie aristotélicienne opposant l'utile et plement avec le péché originel d'une société qui a disjoint le
le nécessaire au beau et à la jouissance est l'événement déci- travail et le loisir. Que l'on considère l'art dans sa fonction de
sif. Pour Marcuse en effet, le matérialisme de la praxis bour- détente, de connaissance ou de communication, le fait même
geoise, qui confine la jouissance du vrai, du bien et du beau d'en tirer une jouissance présuppose que la beauté relève du
— et donc le bonheur d'une existence humaine libre — dans domaine de l'apparence. Qui veut trouver son bonheur non plus
l'espace réservé d'une culture purement spirituelle, repose dans l'apparence mais dans une jouissance sensible immédiate
aussi sur l'opposition entre travail et loisir. La «culture» se n'a plus besoin de l'ait. Il est donc tout simplement logique
sépare de la « civilisation » (Kultur vs Zivilisation) pour consti- que, pour Marcuse, réintégrer la culture dans la praxis de la vie
tuer un univers plus proche de l'idéal, par-delà cette réalité détermine le passage de la société à un état nouveau dans
quotidienne qu'il faut bien accepter, où la reproduction de la lequel la beauté et la jouissance qu'on en tire « entretiennent la
vie matérielle s'accomplit sous le règne de la marchandise. satisfaction elle-même, et non plus seulement le désir», mais
1
Avec la culture idéaliste de l'ère bourgeoise et son «royaume «ne sont absolument plus du ressort de l ' a r t » . Tant que les
de l'âme», devenu pour l'individu la fuite hors d'un monde deux utopies nous restent également lointaines — celle de
toujours plus réifié, c'est l'expérience esthétique en général l'État platonicien, d'où les poètes sont rigoureusement bannis,
qui éveille le soupçon d'être corrompue p a r l'idéalisme. Pour et celle de la troisième ère, dans laquelle, selon Marcuse, l'art
Marcuse, les rapports de l'homme avec l'art sont soumis, en tant que tel n'a plus de raison d'être puisqu'elle est placée
depuis la disjonction du travail et du loisir, à la même évolu- sous le signe opposé de la sensitivité libérée — l'expérience
tion que l'idéalisme, qui n'était nullement «affirmatif» à l'ori- esthétique trouve encore assez de terrain pour s'exercer. Qui
gine, mais au contraire tout à fait critique à l'égard de la ne veut voir en elle qu'un facteur de résignation, un expédient
société. Cette évolution n'est rien d'autre, d'après Marcuse, dont le seul effet serait d'entretenir le désir d'une vie plus heu-
que le passage insensible à l'acceptation résignée des choses reuse, méconnaît précisément le rôle authentiquement social
telles qu'elles sont. Le beau et sa jouissance désincarnée ne qu'elle a joué, souvent contre le courant de l'idéalisme philoso-
pourront être lavés de la souillure de la « culture affirmative » phique et de sa « culture affirmative ». C'est ce rôle qu'il convient
que si l'humanité d'abord «se libère de l'idéal», donne au maintenant de décrire succinctement, tel qu'il s'exerce à travers
travail et à la jouissance un visage nouveau, et quand, deve- les trois fonctions de la poiesis, de l'aisthesis et de la catharsis.
nue sujet de son histoire et exerçant sa souveraineté sur la
matière, elle aura trouvé dans la praxis matérielle même le
cadre — espace et temps — du bonheur humain. VI
A l'encontre de cette thèse on peut montrer, en se référant,
par-delà l'esthétique officielle, à l'histoire non écrite de l'expé- L'émancipation de l'expérience esthétique au cours des
rience esthétique, que ni avant ni pendant l'âge bourgeois la temps modernes peut être définie comme un processus au
terme duquel, libérés d'une tradition séculaire qui liait l'art
1. H. Marcuse, « Ûber den affirmativen Charakter der Kultur », in Kultur und
Gesellschaft, Francfort, 1965, pp. 56-101. 1. Ibid., p. 99.
152 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 153

conçu comme mimesis au cosmos, à la nature (créée par Dieu) pouvoir poïétique acquiert chez Kant une fonction médiatrice
ou à l'Idée, l'artiste et le public conçoivent leur pratique entre raison théorique et raison pratique, c'est-à-dire entre la
de l'art comme une activité constructive, créatrice, comme nature comme objet de la perception sensible et la liberté en
l'exercice d'un «pouvoir poïétique» '. Valéry, dont les théories tant que présence de la réalité suprasensible dans le sujet'.
esthétiques se développent à partir du traité de 1894 sur Léo- Par la suite, Valéry a justifié les ambitions théoriques de
nard de Vinci, montre ce processus sous le double aspect de la l'expérience esthétique dans Eupalinos ou l'architecte (1921),
production et de la réception. L'expérience esthétique produc- dialogue socratique qui pourrait bien intéresser aussi la
tive, en combinant l'activité artistique et l'activité scientifique, recherche scientifique dans le domaine de l'art. Cette œuvre,
s'assure la maîtrise de la fonction cognitive du construire ; Léo- en effet, n'est pas seulement un des plus beaux hommages qui
nard la représente dans son intégrité, mais celle-ci s'est perdue aient été rendus à l'architecture, mais aussi une remarquable
ensuite avec la dissociation des arts et des sciences, l'expé- critique de l'ontologie traditionnelle de l'objet esthétique telle
rience réceptive réhabilite la perception rénovée p a r les qu'elle a été fondée par Platon. Dans ce moderne « Dialogue
moyens de l'art (voir par les yeux), en réaction contre la pri- des morts», le Socrate de Valéry en vient à désavouer lui-
mauté traditionnelle de la connaissance conceptuelle (voir par même le rôle qu'il a joué dans l'histoire en tant que philo-
l'intellect). Ce qui fascinait Valéry dans la «méthode» de Léo- sophe. S'il pouvait recommencer sa vie, il préférerait à la
nard, en quoi il a cherché à dégager la racine commune des connaissance contemplative du philosophe le travail créateur
entreprises de la connaissance et des opérations de l'art, c'était la de l'architecte. Il a reconnu trop tard que l'art 'socratique' ne
«logique imaginative» de la construction, c'est-à-dire de cette procède pas du connaître, c'est-à-dire de la connaissance
activité qui obéit au principe faire dépendre le pouvoir du conceptuelle, mais du construire, de la production esthétique.
2
savoir . Léonard, qui nous offre à l'état p u r le spectacle de Le construire en tant qu'activité spécifique se distingue du
l'activité créatrice d'un esprit universel, commande le passage connaître en ce que l'activité de l'artiste est un agir porteur de
de la conception ancienne de la connaissance — celle de l'Anti- sa propre connaissance. Les formes les plus hautes du
quité — à la conception moderne. En effet, «construire» construire ou du pouvoir poïétique, ce ne sont ni la peinture ni
présuppose un savoir qui est plus qu'un simple retour contem- la sculpture ni la poésie, arts mimétiques, mais l'architecture
platif vers quelque vérité préexistante: un «connaître» qui et la musique, qui peuvent produire des œuvres libres de toute
dépend du «pouvoir» — d'un pouvoir qui s'expérimente lui- contrainte mimétique à l'égard du cosmos, de la nature ou de
même dans l'«agir», de telle sorte que comprendre et produire l'Idée. Le temple construit par Eupalinos apprend à Socrate
ne sont plus qu'une seule et même opération. Ce que Valéry que l'œuvre d'art n'emprunte pas son « idée » à un modèle pré-
attribue ici à Léonard correspond en fait au concept de «pou- existant, mais que cette idée n'est rien d'autre que la loi qui
voir poïétique » que J. Mittelstrass, s'appuyant sur la vieille dis- préside à et ne peut se manifester que dans sa production . Le 2

tinction aristotélicienne, a introduit pour montrer que la connaître impliqué dans la production esthétique n'est pas un
« nouvelle science » est le fondement de la découverte moderne reconnaître platonicien, il est découverte, dans le construire ou
3
du progrès depuis B a c o n . Dans la perspective ainsi ouverte, le le faire s'appliquant à réaliser l'irréalisé, de la loi qui régit
l'acte de production. La beauté ainsi créée par l'art aban-
1. Sur ce point, je suis J. Mittelstrass, op. cit. § 10, 2 («pouvoir» ou «savoir
faire» —poietisch.esKônnen —, N. d. T.). 1. Critique du Jugement, Introd., cf. IX.
2. Œuvres, éd. de la Pléiade, Paris, 1960, t. I, pp. 1192-1196, 1201, 1252- 2. Sur ce point et ce qui suit, je reprends l'interprétation de H. Blumenberg,
1253.
« Sokrates und das "objet ambigu" : Paul Valérys Auseinandersetzung mit der
3. Loc. cit., p. 349: «Cependant que le "pouvoir théorique" consiste à établir Tradition der Ontologie des ästhetischen Gegenstandes», in Epimeleia, Fest-
des propositions vraies et le "pouvoir pratique" à juger les actions selon les caté- schrift H. Kuhn, sous la direction de F. Wiedmann, Munich, 1964 («Socrate et
gories du "bon" et du "mauvais", le "pouvoir poïétique" est pouvoir de recon-
l'"objet ambigu": Valéry, critique de la tradition de l'ontologie de l'objet esthé-
naître ce qui peut ou ne peut pas être fait. »
tique»).
154 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 155

donne en même temps que la mimesis son caractère d'éter- cinq versions qu'il serait certainement erroné de considérer
nité. Selon Valéry, la perfection — l'achèvement — de l'objet — de même que les formes multiples données par Mallarmé
esthétique n'est qu'apparence. Ce qui apparaît à l'observateur ou Valéry à un même sujet poétique — comme l'approche
comme perfection formelle, ou adéquation de la forme au progressive d'une «forme parfaite».
contenu, n'est pour l'artiste que l'une des solutions possibles
en face d'un problème qui en comportait une infinité. C'est
pourquoi l'observateur lui-même ne doit pas non plus recevoir VII
la beauté simplement selon l'idéal platonicien de la vision
purement contemplative (ruhende Anschauung), mais entrer Nous nous tournerons maintenant vers Vaisthesis, la per-
dans le mouvement que l'œuvre déclenche en lui et prendre ception esthétique. Ici le processus d'émancipation de l'expé-
conscience de sa liberté en face de ce qui lui est donné. rience esthétique au XVIII siècle a conduit à opposer la
e

Cette position de Valéry qui vient d'être esquissée présente connaissance sensible (cognitio sensitiva) à la connaissance
des analogies avec la théorie et la pratique de Cézanne. Selon rationnelle et — selon une expression de Baumgarten, le fon-
Kurt Badt, construction est un mot clé dont Cézanne use pour dateur de l'esthétique en tant que discipline philosophique —
désigner le procès créateur de la réalisation, et qui oppose à revendiquer pour 1'«horizon esthétique» une légitimité
celui-ci à la peinture mimétique : « Cette vision de la nature, propre, à côté de l'horizon logique. Cette justification de la
Cézanne veut seulement la prendre comme point de départ en perception esthétique a été reprise par les artistes de la
vue d'aboutir à des constructions, à des images architecturées deuxième moitié du XIX siècle, dans leur théorie et leur pra-
e

où se trouve développé ce qui, dans le modèle (c'est-à-dire tique; il s'agissait cette fois d'une révolte contre l'idéologie
encore la nature, au sens banal du mot) n'est perceptible positiviste et les conceptions esthétiques vulgaires qui lui cor-
1
qu'à l'état d'esquisse, de suggestion .» Les interprétations de respondent: l'«art industriel» qui apparaissait à l'occasion
Kurt Badt ont montré comment des œuvres aussi importantes des premières expositions universelles, et le naturalisme. Les
que la Montagne Sainte-Victoire ou les Baigneuses sont domi- historiens de l'art et les esthéticiens n'ont pas encore dégagé
nées par une tendance à la construction architecturale et l'affinité des théories qui se sont exprimées à cette époque au
musicale. Dans le paysage architectural ou musical et dans le sujet de l'expérience esthétique dans les différents domaines
groupe de nus sur fond de paysage, on voit s'accomplir le des- de l'art. Il faudrait voir notamment : en littérature, le passage
sein fondamental de tout l'art de Cézanne, qui vise à «repré- chez Flaubert de l'esthétique de la représentation à une esthé-
senter comme indissolublement liés entre eux les objets isolés tique de la perception qui découlait de sa redéfinition du style
2
dont est constitué le monde » . Cette façon qu'a Cézanne, dans comme manière absolue de voir les choses; en peinture, la
ses dernières œuvres, d'accentuer toujours plus fortement «déconceptualisation du monde» et la retransformation de
l'élément architectonique ou musical pourrait être interprétée l'œil en organe d'une vision pure, non reflexive, opérées p a r
1
dans notre contexte comme le dépassement de l'effet mimé- l'impressionnisme français ; la théorie de l'art comme pure
tique dans un art que la nature même de sa forme destine à la sensitivité visuelle développée dans les années 1880 par Kon-
mimesis. Et la thèse de Valéry sur le caractère intrinsèque- rad Fiedler et qui, à travers Adolf Hildebrand, Alois Riegel,
ment fini du beau aurait chez Cézanne sa correspondance Heinrich Wölfflin, Richard Hamann, est restée jusqu'à nos
dans cette tendance frappante à traiter plusieurs fois le même jours à l'actualité des discussions esthétiques; presque contem-
sujet, comme par exemple les Joueurs de cartes, dont il existe
1. D'après M. Imdahl, «Die Rolle der Farbe in der neueren französischen
1. K. Badt, Die Kunst Cézannes («L'art de Cézanne»), Munich, 1956, p. 163, Malerei — Abstraktion und Konkretion » (« Le rôle de la couleur dans la peinture
2. Dos Spàtwerk Cézannes («L'œuvre tardive de Cézanne»), Konstanzer Uni- française moderne, art abstrait et art concret»), in Poetik und Hermeneutik, II,
versitâtsreden, 40, Constance, 1971, p. 11. éd. W. Iser, Munich, 1966, p. 195.
156 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 157

porain de Fiedler, le premier essai de Valéry — l'essai sur ception, dit-il, est tellement émoussée par l'habitude due à la
Léonard, qui opposait la vision renouvelée par l'art aux cli- répétition quotidienne, que nous ne voyons plus que ce que
chés et au « déjà vu » de la perception quotidienne ainsi qu'aux nous nous attendons à voir: «Au lieu d'espaces colorés, ils
concepts hypostasiés des philosophes; enfin la théorie, déve- prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blan-
loppée par Victor Chklovski et les formalistes russes, de l'«art châtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiate-
comme procédé » visant à abolir les habitudes aliénantes de la ment une maison pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord
1
perception — théorie que Chklovski illustrait en se référant à de qualités abstraites .» À l'encontre de cela, un tableau peut
1
Tolstoï et qui a exercé sur la dramaturgie moderne, à travers nous enseigner que ce que nous voyons, nous ne l'avions en
Brecht et son procédé de distanciation {Verfremdung), une vérité encore jamais vu. La perception esthétique ne requiert
influence dont il est encore impossible de prendre la mesure. donc aucune faculté particulière d'intuition, mais une vision
On ne peut ici traiter de façon exhaustive l'ensemble de ce libérée par l'art du «déjà vu» de tout ce qui la détermine a
problème, mais seulement dégager les idées essentielles priori à l'insu du sujet et qui acquiert par le fait du langage la
émises simultanément à cette époque en matière de théorie lit- fixité du cliché. Valéry donne comme exemple d'habitudes
téraire et artistique. pétrifiées par le langage et qui ont élevé des barrières autour de
La théorie de l'art comme pure sensitivité visuelle (reine nos perceptions les concepts de paysage (les beaux sites) et de
Sichtbarkeit) exposée par Fiedler en 1876 et en 1887 se fonde nature. Le principe de la « vision pure » nie donc d'abord, chez
sur la conviction «que l'homme est en mesure d'accéder à la Valéry comme chez Fiedler, le monde conceptualisé avec son
maîtrise spirituelle du monde non seulement par le concept, dictionnaire de significations connues d'avance, pour, ayant
2
mais aussi par la vision (Anschauung)» . Par «vision», Fiedler ainsi réduit le donné à sa pure qualité visuelle, élargir ensuite
entend un regard libéré de tout savoir préexistant et même de notre connaissance du monde en tant qu'apparence sensible,
l'idée ou de la Gestalt qui précéderaient dans l'esprit de désormais ouverte à la perception esthétique dans l'inépui-
l'artiste la réalisation de l'œuvre; un regard qui chez l'artiste sable multiplicité de ses significations. Pour Valéry ce principe
amorce toujours déjà l'acte de représentation, est une « activité de la vision pure s'oppose avant tout au concept de nature.
3
créatrice de formes visibles» . Le principe de la vision auto- Égarés par les poètes comme par les philosophes, nous voyons
nome, expressément dirigé contre le platonisme et la sépara- la nature dans le miroir des notions anthropocentriques telles
tion qu'il opère entre connaissance et activité artistique, exclut que la cruauté, la bonté, l'économie, comme si nous ne pou-
l'imitation de la nature (mimesis) et la reconnaissance du déjà vions supporter de la voir sous son aspect original : « La vision
connu (anamnesis), et abandonne aussi la référence à une d'une éruption verte, vague et continue, d'un grand travail élé-
beauté ou à un sentiment qu'il s'agirait de transmettre. La per- mentaire s'opposant à l'humain, d'une quantité monotone qui
2

ception esthétique ainsi comprise doit procéder uniquement va nous recouvrir . » La critique de Valéry s'inscrit dans cette
d'une déconceptualisation du monde, et veut donner à voir les tradition qui, depuis Baudelaire, a radicalement bouleversé le
choses débarrassées de tout ce qui surcharge leur pure appa- jugement esthétique porté sur la nature ; Valéry la pousse à son
rence visuelle. terme en affirmant que le seul lieu d'où l'on puisse connaître la
De son côté Valéry, dans son essai de 1894 sur Léo- nature par la vision et faire d'elle une expérience renouvelée,
nard de Vinci, a décrit la fonction cognitive de la perception c'est un coin quelconque de ce qui est, un coin d'où l'illusion ne
esthétique comme un processus d'apprentissage. Notre per- puisse plus renaître en l'homme que la nature est faite pour sa
commodité. À tout le moins, la thèse du «coin quelconque»
1. D'après I. Striedter, Poetik und Hermeneutik, II, loc. cit., pp. 263-288.
2. Schriften zur Kunst («Écrits sur l'art»), 2 vol., éd. par G. Boehm, Munich,
1971. 1. Œuvres, éd. de la Pléiade, t. I, Paris, 1960, pp. 1165-1167.
3. Ibid., p. 326. 2. Ibid., p. 1167.
15 8 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 159

(Zola, lui aussi, parle d'un « coin de la nature ») donne à penser recommandée p a r Valéry à l'examen d'un Cézanne, on ne
que l'antinaturalisme littéraire a son parallèle, à la même peut interpréter ses taches de couleur ni comme restituant la
époque, dans la théorie et la pratique de la peinture. vision d'une conscience à demi lucide, ni comme correspon-
dant à l'intention de construire une oeuvre achevée. Il faudrait
plutôt les comprendre comme invitant le spectateur à se
VIII défaire de l'aspect familier des choses, à participer à l'élabo-
ration de ce monde nouveau qui se constitue dans le tableau
(pour ne pas dire: à 1'«achever» par un acte de perception
La théorie esthétique de Valéry illustre encore une autre
constructive).
idée fondamentale de Fiedler : regarder et produire, vision et
De même que la peinture de Cézanne, la théorie et la poésie
expression sont indissociables. Cela vaut d'abord pour la pro-
de Valéry ont ouvert à l'art moderne la possibilité de faire
position de Fiedler : « l'activité artistique de l'esprit n'a pas de
appel, dans un monde aliéné p a r l'industrialisation, à la per-
résultat, elle est elle-même son propre résultat », de même que
ception esthétique contre l'oppression d'une expérience deve-
pour ses corollaires : « l'activité artistique est une activité infi-
nue purement fonctionnelle. C'est ainsi que la fonction
nie», et «tout ce qu'il (l'artiste) atteint révèle à son regard ce
qu'il n'a pas atteint encore » Ces deux propositions appellent critique de Yaisthesis a pu être développée jusqu'à la rigueur
le rapprochement avec un point essentiel de l'esthétique de d'une ascèse perceptive et d'une négation provocatrice de la
Valéry. Le premier essai sur Léonard développe — dépassant beauté. Mais elle a pu aboutir aussi à donner à l'œuvre d'art
Fiedler — les conséquences qui peuvent être tirées du prin- une fonction cosmologique nouvelle, en restituant à la percep-
cipe de la vision créatrice, du point de vue du spectateur. Qui tion esthétique sa valeur exploratoire.
veut avoir la perception esthétique d'un tableau, c'est-à-dire C'est ainsi que le nouveau roman a poussé jusqu'à l'extrême
accéder p a r la vision à une connaissance nouvelle, doit résis- la fonction critique que Flaubert avait assignée à la perception
ter à la tendance à identifier ou à reconnaître trop vite les esthétique, en détruisant toujours plus les fonctions narratives
objets, et prendre conscience, au contraire, de la façon dont se porteuses de sens. La réalité neutre des choses, que Flaubert
constituent peu à peu pour le spectateur, à partir de taches de opposait aux émotions de ses personnages, à leur «manière
couleur d'abord étrangères à toute signification, un objet et de voir» et à leurs préjugés figés en une seconde nature,
donc une signification de la réalité visuelle : « La méthode la perd chez Robbe-Grillet son aura de «poésie objectale», belle
plus sûre pour juger une peinture, c'est de n'y rien recon- encore dans son indifférence; les descriptions de l'antiroman
naître d'abord et de faire pas à pas la série d'inductions que moderne soumettent la perception à la mathématique de la
nécessite une présence simultanée de taches colorées sur un mesure et du dénombrement, contraignant le lecteur à une
c h a m p limité pour s'élever de métaphores en métaphores, de ascèse perceptive tout à fait inaccoutumée et l'entraînant au-
suppositions en suppositions, à l'intelligence du sujet, parfois delà des limites de l'ennui, afin de pousser jusqu'à l'absurde
à la simple conscience du plaisir, qu'on n ' a pas toujours eu — voire jusqu'à la mystification — l'usage instrumental du lan-
2
d'avance .» gage. Il resterait à chercher encore ce qui correspond dans le
domaine de la peinture à cette démarche ainsi qu'à l'autre
Il faudrait ici demander aux historiens de l'art si cette des- fonction de Yaisthesis, la fonction cosmologique — que nous
cription que Valéry fait de la perception des tableaux ne sug- illustrerons ici par l'exemple de la Recherche du temps perdu.
gère pas, peut-être, une solution à la controverse sur les L'œuvre de Proust associe d'une façon absolument unique les
taches de couleur chez Cézanne. Si l'on applique la démarche deux fonctions de Yaisthesis. L'écriture de Proust, merveille de
1. Fiedler, toc. cit., I, pp. 57-59.
précision qui fascine le lecteur par le profond changement,
souvent attesté, qu'elle fait subir à sa vision, résulte en dernière
2. Op. cit., I, p. 1186.
160 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 161

analyse de la découverte que le souvenir peut être pour l'art un


instrument d'exploration. Comparable à cet égard au retour du
sujet sur lui-même dans la psychanalyse, la remémoration IX
proustienne permet de pousser l'interrogation jusqu'à des pro-
fondeurs inaccessibles à la perception de surface banalisée p a r Il faut enfin considérer encore le troisième aspect de l'expé-
l'habitude, d'aller chercher dans l'espace inconscient l'expé- rience esthétique : sa fonction de communication. Cet aspect
rience perdue et de l'amener dans la sphère de l'art, où elle se n'ayant pas encore été assez étudié dans les différents
fait langage. La recherche du temps perdu rend à celui qui domaines de l'art, séparément ou de façon comparative, je ne
écrit comme à celui qui lit son identité perdue, et, en décrivant peux ici qu'esquisser le programme d'une recherche sur le
la démarche même de la remémoration, rappelle à la vie dans problème que j ' a i posé dès l'abord: comment lever l'opposi-
sa totalité un monde aboli. Monde subjectif, certes, mais aussi tion entre la jouissance et l'action, entre l'attitude esthétique
réalité unique, identique en apparence pour tous et cependant et la pratique morale. Cette opposition n'est pas nécessaire-
autre pour chacun, et dont l'altérité aux yeux du souvenir, ne ment impliquée dans l'efficacité spécifique de l'art. Elle est
peut se dévoiler avant l'expérience esthétique ni être commu- ressentie seulement depuis qu'au nom de l'autonomie de l'art
niquée autrement que par l'art. tout didactisme, toute intention d'exemplarité sont considérés
A ce rétablissement de l'art dans sa fonction cognitive, la comme des hérésies, et qu'en particulier toute identification
production et la réception esthétiques ont également participé du spectateur ou du lecteur avec l'objet représenté est décriée
depuis le milieu du XIX siècle. Ainsi peut-on répondre au
e
comme une marque de philistinisme — surtout la sympathie
reproche d'abstraction que Gadamer adresse à la conscience et l'admiration pour le héros. L'esthétique de la négativité, qui
esthétique ; ce reproche est pertinent peut-être en Allemagne, règne aujourd'hui encore sans contestation, veut — comme on
à l'encontre de la «culture esthétique» sous sa forme histo- l'a déjà vu — purger le plaisir esthétique de toute identifica-
rique issue du néo-humanisme weimarien, mais il ignore tion émotionnelle pour le réduire entièrement à la réflexion
l'évolution en sens inverse qui vient d'être retracée ici à esthétique, à la qualité sensible de la perception et à la
grands traits. conscience libératrice. Ce faisant, elle s'enferre dans une
En évoluant ainsi — telle est ma troisième thèse — l'expé- contradiction : elle présuppose chez un public déjà cultivé par
rience esthétique, sous la forme de Taisthesis, a assumé, en face le contact avec l'art cette conscience émancipée que l'expé-
d'un monde de plus en plus voué à la fonctionnalité, une tâche rience esthétique en tant que communication de normes, créa-
qui jamais encore dans l'histoire des arts ne lui était échue: trice d'un consensus, est censée pouvoir seule faire naître. A
opposer à l'expérience étiolée et au langage asservi d'une société cela, j'opposerai ma quatrième thèse :
de consommateurs la perception esthétique comme instance de L'expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale pri-
critique du langage et de création ; compenser la pluralité des maire précisément si la relation du public à l'œuvre d'art reste
rôles que l'homme joue dans la société et des visages que la enfermée dans le cercle vicieux qui renvoie de l'expérience de
science donne au monde, en maintenant présente l'image d'un l'œuvre à l'expérience de soi et inversement, et si elle ne s'ouvre
monde unique, commun à tous, d'une totalité que l'art est pas sur cette expérience de l'autre qui s'accomplit depuis tou-
encore le meilleur moyen de faire apparaître comme possible ou jours, dans l'expérience artistique, au niveau de l'identification
devant être réalisé. esthétique spontanée qui touche, qui bouleverse, qui fait admi-
rer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut
considérer comme vulgaire.
C'est précisément dans ces phénomènes d'identification, et
non au stade ultérieur d'une réflexivité esthétique affranchie
162 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 163

d'eux, que l'art transmet des normes d'action — et cela d'une modèles héroïques, religieux ou éthiques peuvent beaucoup
manière qui ménage à l'homme une marge de liberté entre gagner en puissance suggestive si l'identification s'opère à tra-
l'impératif des prescriptions juridiques et la contrainte socia- vers l'attitude esthétique. La jouissance cathartique joue alors
lisante insensiblement exercée par les institutions. — pour citer Freud — le rôle d'appât (Verlockungsprâmie) et
Pour étudier à travers l'histoire la fonction communicative peut induire le lecteur ou le spectateur à assumer beaucoup
de l'expérience esthétique, il faudrait suivre le processus plus facilement des normes de comportement et à se solidari-
d'émancipation qui a d'abord dépouillé la catharsis de son ser davantage avec un héros, dans ses exploits comme dans
caractère de participation cultuelle pour aboutir, en passant ses souffrances. L'attitude esthétique, qui peut inciter si puis-
p a r des degrés et des modes divers d'identification créatrice samment à l'identification avec un modèle ou à l'engagement
de normes, à ce refus de l'identification communicative que au service d'une grande cause, risque cependant toujours de
pratique à l'heure actuelle une expérience artistique qui se dégénérer en ce que Kant a appelé le simple «mécanisme
veut reflexive. Le meilleur moyen pour saisir la réflexion théo- d'imitation», de neutraliser l'appel à l'attitude éthique et d'en
rique sur l'art qui accompagne ce processus d'émancipation rester au pur étonnement ou à la fascination du spectaculaire.
serait de retracer l'histoire des interprétations de la Poétique L'ambiguïté de l'attitude esthétique peut être considérée
d'Aristote. Cette histoire de la catharsis reste toujours occul- comme le prix à payer pour une catharsis libératrice acquise
tée quand la théorie esthétique met l'accent plutôt sur la par la médiation de l'imaginaire. Aussi bien n'est-il pas éton-
dignité de l'œuvre d'art que sur la façon dont elle affecte la nant que dans l'histoire de l'expérience esthétique cette ambi-
conscience réceptrice — par exemple dans le platonisme de la valence fondamentale ait été l'objet d'une polémique toujours
Renaissance et dans l'idéalisme allemand; ou quand la théo- renaissante, menée au nom de l'éthique chrétienne ou de la
rie de l'art autonome — aussi bien que la théorie adverse raison pratique contre les effets produits par l'art. Le renou-
soutenue p a r l'orthodoxie matérialiste — en est réduite à veau d'une littérature et d'un art chrétiens a modifié de façon
expédier comme relevant du psychologisme ou d'une simple particulièrement importante les données du problème posé
sociologie du goût les problèmes posés par la réception de par le rapport de l'identification esthétique à la praxis « com-
1
l'œuvre d'art au niveau de la subjectivité individuelle aussi municationnelle» . En effet, investissant le domaine de l'art
bien que collective, p a r ce que l'École de Prague appelle la pour en maîtriser les effets dans la vie quotidienne, l'autorité
«concrétisation» permanente de son sens. Une étude systéma- de l'Église et de la doctrine chrétienne n'a pas seulement
tique des modèles d'identification communicative véhiculés repris au platonisme sa critique du poète menteur, mais elle a
par l'expérience esthétique pourrait recourir non seulement à développé aussi peu à peu, pour légitimer la poésie chré-
l'étude très significative de la catharsis, mais aussi à une typo- tienne, des attitudes qui renouvelaient le champ de l'expé-
logie aristotélicienne du héros, amplement développée à tra- rience esthétique : à l'imaginaire on oppose l'exemplaire, à la
vers les âges et les différents genres littéraires. purification par la catharsis la compassion incitant à l'action
La catharsis en tant que l'une des fonctions fondamentales solidaire, et au plaisir esthétique procuré par l'imitation
de l'expérience esthétique explique — comme nous l'avons l'appel conatif, l'invitation à suivre l'exemple.
déjà vu — pourquoi la transmission de normes sociales p a r
l'exemplarité de l'art permet, face à l'impératif juridique et à
la contrainte institutionnelle, de disposer d'une marge de
liberté et, en même temps, de s'identifier avec un modèle : la"
jouissance cathartique est aussi bien libération de quelque
chose que libération pour quelque chose. Certes l'identifica-
tion n'est pas par nature un phénomène esthétique. Mais des 1. Terme repris de J. R. Ladmiral; cf. n. 3, p. 148 (N. d. T.).
164 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 165

communicationnelle et intégrer ceux-ci en un système qui


recouvre le champ de l'expérience esthétique entre les deux
X pôles de la participation cultuelle et de la réflexion esthétique.
Avant même le stade de l'expérience esthétique proprement
Si l'on veut savoir comment l'expérience esthétique peut dite, le héros apparaît comme un être divin, en face duquel le
déboucher sur une action symbolique ou réorientée vers la sujet récepteur est requis de s'abolir en tant qu'individu dans
solidarité, il est particulièrement intéressant de recourir aux la communauté qui célèbre le culte. Cependant un phéno-
concepts d'exemplarité, de communication sympathique et mène analogue à la participation cultuelle se retrouve dans
d'appel conatif (das Exemplarische, Sympathetische und Appel- une phase initiale de l'expérience esthétique, celle où le sujet
lative). Ils mettent en lumière toute une gamme d'orientations assume un rôle à l'intérieur du monde imaginaire et clos du
normatives déterminées par l'art dans la société, effets qu'on jeu dramatique. Ce qui caractérise l'identification associative
laisse tout autant échapper en usant des catégories formalistes à l'intérieur du jeu, c'est que l'acteur et le spectateur ne sont
antithétiques d'innovation et de reproduction qu'en parlant pas dissociés, que la conscience réceptrice n'est pas en face de
avec mépris, comme la critique idéologique, de pure et simple l'œuvre, mais que le jeu met chacun en situation de s'exercer,
«affirmation». Avant l'émancipation de l'art, l'histoire sécu- en assumant un rôle et en reconnaissant les rôles des autres, à
laire de l'expérience esthétique ne se réduit nullement à celle des modes de communication susceptibles, en tant que com-
de l'opposition entre affirmation et négativité, entre les effets portements éventuels, d'orienter en retour la vie sociale
conservateurs et les effets libérateurs de l'art dans la société. On peut partir de la classification aristotélicienne des carac-
Entre les deux pôles de la rupture avec la norme et de la réali- tères pour schématiser les niveaux suivants de l'identification
sation de la norme, entre le renouvellement de l'horizon esthétique. Selon la Poétique (1148 a) les poètes peuvent, «à
d'attente dans le sens du progrès et l'adaptation à une idéolo- l'instar des peintres», représenter leurs personnages soit
gie régnante, l'art peut exercer dans la société toute une comme meilleurs ou pires que nous, soit comme semblables à
gamme d'effets souvent négligés aujourd'hui et que l'on appel- nous. De l'opposition entre «meilleurs que nous» et «sem-
lera effets de communication, au sens restreint d'effets créa- blables à nous », on peut déduire la distinction fondamentale
teurs de normes. Y seraient inclus aussi bien l'effet produit par entre identification admirative et identification par sympathie.
l'art héroïque, qui pose, fonde, exalte et légitime des normes 2
Comme l'a montré Max Kommerell , l'admiration, affect qui
nouvelles, que le rôle immense joué par l'art à tendance crée la distance, et la pitié, affect qui la supprime, peuvent
didactique dans la transmission, la diffusion et l'élucidation entretenir un rapport d'opposition ou bien aussi de complé-
du savoir existentiel amassé dans la pratique quotidienne et mentarité. L'histoire et la praxis de l'expérience esthétique ne
1
que chaque génération doit transmettre à la suivante . Dans cessent de démontrer qu'il existe entre elles un rapport de
ces processus de réception, il faut distinguer l'apprentissage succession : l'identification admirative avec le héros parfait, le
par la compréhension de l'exemple, c'est-à-dire l'assimilation «modèle», l'exemple qui doit être suivi, est objectivée esthéti-
d'une norme, et l'obéissance mécanique et sans liberté ou quement et se dégrade en un comportement qui ne fait que
application d'une règle. satisfaire le besoin d'évasion, le goût du spectaculaire et la
On peut prendre le «héros» comme base d'une typologie tendance à la simple édification sentimentale ; à cette dégra-
des modèles d'identification esthétique porteuse d'activité dation esthétique du modèle est opposée la norme nouvelle
d'un héros imparfait, plus familier, « de la même espèce » (von
1. Cf. à ce sujet P. L. Berger-Th. Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruk-
tion der Wirklichkeit — Eine Theorie der Wissenssoziologie («La réalité comme 1. Cf. à ce sujet G. H. Mead, Mină, Self and Society, 1934, chap. 19-20.
e
construction sociale: une théorie de la sociologie du savoir»), Francfort, 2 éd., 2. Lessing und Aristoteles : Untersuchung über die Theorie der Tragödie (« L. et
1971, notamment p. 101. A.: recherches sur la théorie de la tragédie»), Francfort, 2 e éd., 1957, p. 209.
166 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 167

gleichem Schrot und Kom) que le spectateur et qui doit le


XI
conduire, par le jeu de la sympathie qui abolit la distance, à
l'identification morale et à la reconnaissance d'une conduite à Tableau des modèles d'identification et
tenir. d'activité communicationnelle esthétiques
A l'identification admirative aussi bien qu'à l'identification
par sympathie, on peut opposer l'identification cathartique au Modalité Référence Disposition Normes de comportement
sens restreint que l'exégèse classique donne à ce concept : elle de l'identification réceptive (+ = progressives,
- = régressives)
dégage le spectateur des complications affectives de sa vie
réelle et le met à la place du héros qui souffre ou se trouve en entrer dans un rôle plaisir de vivre libre-
I associative jeu, com-
situation difficile, pour provoquer par l'émotion tragique ou pétition parmi les autres ment (sociabilité pure)
par la détente du rire sa libération intérieure. Elle met ainsi à (festivités) participants fascination collective
(régression au stade des
nu, entre l'attitude esthétique et la pratique morale, la disconti-
rituels archaïques)
nuité masquée, dans l'identification admirative, par l'influence
inconsciente du modèle, et levée, dans l'identification par sym- II admirative le héros admiration émulation (suivre
pathie, par la vertu solidarisante de la pitié. L'esthétique de parfait l'exemple)
l'idéalisme allemand a conçu précisément cette discontinuité (le sage, imitation
le saint) exemplarité
comme la condition qui devait permettre non pas d'imposer à édification ou divertis-
l'homme des modèles de comportement bien définis, mais sement par l'extraordi-
de le faire accéder par 1'«éducation esthétique» à la liberté naire (besoin d'évasion)
qu'implique son être moral.
III par le héros pitie intérêt moral (disponi-
L'aspect négatif de l'identification cathartique — le fait que bilité pour l'action)
sympathie imparfait
le spectateur n'est pas nécessairement mis en état de liberté (ordinaire) sentimentalité (plaisir
morale, mais peut aussi bien succomber à l'envoûtement de pris à la douleur)
solidarité pour une
l'illusion et se perdre dans le plaisir que procure le spectacle de
action déterminée
la douleur — a eu pour conséquence que souvent on a voulu confirmation de soi
briser la magie de l'imaginaire, et qu'on a d'une manière ou (apaisement)
d'une autre remis en question l'attitude esthétique du specta-
IV cathartique a) le héros émotion tragique, intérêt désintéressé,
teur. Tous les procédés employés à cet effet peuvent être rame-
souf- libération inté- réflexion libre
nés au dénominateur commun d'une identification ironique: plaisir du spectaculaire
frant rieure
en refusant au spectateur et au lecteur l'identification attendue (on cède à l'illusion)
avec l'objet représenté, on l'arrache à l'emprise de l'attitude b) le héros communication • libre jugement moral
en diffi- par le rire, détente dérision (rire rituel)
esthétique pour le contraindre à réfléchir et à développer une
culte par le rire
activité esthétique autonome. Dans la gamme des modèles
d'activité « communicationnelle » (Interaktion) qu'inclut l'expé- V ironique le héros étonnement + créativité en retour
rience esthétique, c'est à ce niveau surtout que la fonction de aboli ou désapprobateur solipsisme
rupture avec la norme est actualisée. Le fait que l'identification l'anti- (provocation)
-+sensibilisation de la
héros perception
ironique puisse elle aussi manquer son but et dévier vers une culture systématique de
attitude esthétique défectueuse (horreur, ennui) ou vers l'indif- - l'ennui
férence confirme l'ambivalence fondamentale qui caractérise + réflexion critique
indifférence
toute expérience esthétique, en raison de sa dépendance à -
168 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 169

l'égard de l'imaginaire. Le tableau synoptique des modèles remise en honneur, et la perte du contact avec la praxis,
d'activité « communicationnelle » et d'identification esthétiques consécutive — de même que la distinction dans l'art d'un
donné ci-dessus rend compte de cette ambivalence en oppo- domaine «supérieur» (sans finalité) et d'un domaine «infé-
1
sant des normes de comportement progressives et régressives . 1
rieur» (utilitaire) — à la conquête de l'autonomie . Si l'on
veut opposer à 1''«Anti-Aufklärung» de l'industrie de la culture
une nouvelle Aufklärung dont l'instrument serait l'expérience
XII esthétique, l'esthétique de la négativité ne doit plus reculer
devant une revalorisation de cette expérience, mais restaurer
Comment l'expérience esthétique peut-elle recouvrer son la fonction communicative de l'art, et même aller jusqu'à lui
importance au regard de la raison pratique, en un temps où rendre sa fonction créatrice de normes.
l'art, apanage d'une élite de la culture qui ne cesse de s'ame- En réponse à la question de savoir comment l'art peut assu-
nuiser, bat en retraite devant l'industrie de la culture avec la mer cette fonction sans abandonner pour autant sa négativité
masse toujours croissante de ses consommateurs, et où par face à la réalité sociale, on peut citer la solution proposée par
voie de conséquence la théorie esthétique fait de plus en plus un représentant de l'Aufklärung dont l'autorité ne saurait être
figure de parente pauvre en face des méthodes plus en faveur: mise en doute. Elle se trouve dans l'interprétation que Kant
sémiotique, théorie de l'information linguistique textuelle et donne du jugement de goût : « Le jugement de goût lui-même
«critique idéologique»? Adorno, à qui l'on doit, plus qu'à tout ne postule pas l'adhésion de chacun (seul peut le faire un juge-
autre, de voir clair dans cette évolution, dans le mécanisme de ment logique universel qui peut donner des raisons), il se
1'«industrie de la culture» et son effet global de «réaction contente d'attribuer à chacun cette adhésion, comme un cas de
2
contre les Lumières» (Anti-Aufklärung) , ne sait donner à la règle dont il attend la confirmation non de concepts mais de
2
cette question que sa réponse puritaine: «S'abstenant de la l'adhésion d ' a u t r u i . » Ainsi donc l'expérience esthétique se
3
praxis, l'art devient le schème de la praxis sociale .» Cette distingue des autres formes d'activité non seulement comme
3
ascèse imposée au producteur comme au récepteur peut, «production p a r la liberté» , mais aussi comme «réception
certes, libérer la conscience individuelle asservie par la mani- dans la liberté». Dans la mesure où la faculté de jugement
pulation des attitudes esthétiques — cette pratique détestable esthétique peut fournir le modèle aussi bien d'un jugement
4
qui s'est installée avec la transformation de l'art en marchan- désintéressé, échappant aux contraintes du besoin , que d'un
dise. Mais on ne voit pas comment la recette de la négativité consensus ouvert, non défini préalablement par des concepts
5
pure, c'est-à-dire le refus de l'identification à l'ordre social et des règles , l'attitude esthétique acquiert indirectement une
établi — le dernier mot de la sagesse aussi dans une esthétique importance dans le domaine de l'action, de la raison pratique.
matérialiste comme celle du groupe Tel Quel — pourrait bien C'est l'exemplarité — concept que Kant développe en opposant
permettre de fonder un nouveau schéma de praxis sociale. La au simple «mécanisme d'imitation» la notion de «précédent
thèse qui présente l'œuvre d'art autonome comme le véhicule pris pour guide » (Nachfolge) — qui établit la médiation entre
de l'opposition la plus irréductible aux rapports de domina-
tion sociale reprend et combine la théorie de l'art pour l'art, 1. Contre Adorno, qui dans son Résumé über Kulturindustrie (loc. cit., p. 60)
a visiblement ignoré le fait que l'art «supérieur» et l'art «inférieur» n'ont nulle-
1. «Résumé über Kulturindustrie», in Ohne Leitbild — Parva Aesthetica, ment constitué des domaines « distincts pendant des millénaires », mais sont res-
Francfort, 1967, pp. 60-70. tés confondus, dans la pratique de leur fonction sociale, jusqu'à l'accession des
2. Ästhetische Theorie, loc. cit., p. 399. « beaux-arts » à l'autonomie.
3. Pour l'élaboration historique de ce tableau voir mon article: «Levels of 2. Critique du Jugement, § 8 (trad. J. Gibelin, Paris, 1946).
Identification of Hero and Audience», in New Lilerary History, 5 ( 1974), 3. Ibid., § 43.
pp. 283-317, et la partie B 2 de mon livre : Ästhetische Erfahrung und literarische 4. Ibid., § 5.
Hermeneutik, Munich, 1977. 5. Ibid., § 8.
170 Petite apologie de l'expérience esthétique Petite apologie de l'expérience esthétique 171

raison théorique et raison pratique, entre l'universalité logique trie de la culture et l'influence croissante des mass média en
de la règle et la validité a priori de la loi morale ; c'est elle qui restituant à l'expérience esthétique la fonction communicative
permet donc de jeter un pont entre la sphère esthétique et la qu'elle semble avoir perdue, la définition kantienne du juge-
sphère morale Ce qui pourrait apparaître d'abord comme un ment générateur de consensus redevient à n'en pas douter
défaut du jugement esthétique: le fait qu'il «ne peut avoir que actuelle.
valeur d'exemplarité » et non de nécessité logique se révèle être Elle montre en effet que, pour participer à la création des
en réalité son grand avantage; requérant l'adhésion d'autrui, normes, l'art n'est pas condamné à se dégrader inévitable-
ce jugement permet l'établissement collectif d'une norme nou- ment en instrument d'adaptation soumis à l'idéologie domi-
velle ; il est donc un facteur de socialisation. En effet, Kant a nante, si l'identification qu'il réclame n'impose pas à l'action
reconnu dans le jugement de goût, avec sa valeur «nécessaire- morale une norme déjà définie, mais lui propose seulement
2
ment plurale» , «une aptitude à juger les choses qui permet- — comme 1'« exemple » de Kant — une orientation, une norme
3
tent de communiquer à tous même son propre sentiment» , et encore indéfinie et dont la définition doit être précisée par
il a établi une analogie qui, bien que notée incidemment, l'adhésion d'autrui. En outre, l'expérience esthétique considé-
mérite d'être retenue, entre cet intérêt empirique pour le beau rée dans sa fonction communicative se distingue aussi du dis-
et le contrat social de Rousseau : « De même chacun attend et cours régi par la logique en ce qu'elle présuppose uniquement
exige de l'autre qu'il tienne compte de cette communication que «compte soit tenu de la communication universelle», et
universelle, en quelque sorte en vertu d'un contrat originaire non pas que soit déjà reconnu le caractère raisonnable de la
4
dicté par l'humanité elle-même . » raison. C'est pourquoi l'on peut penser qu'en cas de discus-
Le jugement esthétique peut exiger de chacun qu'il «tienne sion sur une norme qu'il s'agit d'établir ou de préciser, l'expé-
compte de cette communication universelle » et il répond de ce rience esthétique permettrait peut-être d'établir un consensus
fait à un intérêt du niveau le plus élevé, celui que suscite la réa- avec plus de facilité que la logique propédeutique, dont le
lisation d'un contrat social « originaire » : cet argument de Kant modèle d'argumentation logico-dialectique visant au consen-
peut assurément fournir de nos jours à une apologie de l'expé- sus incontesté est plutôt propre à imposer la reconnaissance
rience esthétique plus et mieux qu'une belle conclusion rhéto- de vérités préétablies — ainsi que suffit à le révéler sa termi-
rique. Car en posant le caractère subjectif du phénomène nologie évoquant l'attaque, la défense et la «stratégie de la
esthétique, la Critique du Jugement a marqué un tournant, victoire».
cependant que sa conception pluraliste d'un jugement esthé- Pour finir, je dois dire clairement à mes lecteurs que cette
tique tributaire du consensus était confisquée au XIX siècle par e
apologie de l'expérience esthétique, fondée en grande partie
l'individualisme (ou, pour reprendre la formulation kantienne, sur la critique de l'esthétique actuelle de la négativité, vise
par la conception « égoïste ») de la culture esthétique, et n'a pas aussi le point faible de l'esthétique de la réception que j'ai ébau-
e
été reprise même au xx siècle par l'esthétique et la théorie de chée dans mon cours inaugural à l'université de Constance.
l'art. Si l'on veut tenter, dans notre monde toujours plus fonc- Comme l'évolutionnisme des formalistes, comme l'esthétique
tionnel et réglementé, de lutter contre la toute-puissante indus- de la négativité et comme toute théorie orientée vers l'émanci-
pation (y compris la théorie marxiste), la théorie de la récep-
1. Ibid., § 32; [«Se guider sur un précédent sans l'imiter, voilà qui exprime tion donnait, à ses débuts, la préséance à l'innovation et à
exactement l'influence que peuvent avoir sur d'autres les productions d'un
auteur pris comme modèle... » (trad. Gibelin).] Sur ce point je suis l'interpréta-
la rupture sur la tradition et la répétition routinière de
tion de G. Buck, «Kants Lehre vom Exempel», in Archiv fur Begriffsgeschichte, l'accompli, à la négativité et à la contestation sur la fonction
11 (1967), pp. 148-183, notamment p. 181. affirmative ou institutionnelle de l'art. Cette opposition rigou-
2. Ibid., § 29.
3. Ibid., § Al.
reuse est pertinente, dans une certaine mesure, pour l'histoire
4. Ibid., § 4 1 . et le rôle social de l'art durant la période où son autonomie a
172 Petite apologie de l'expérience esthétique

été pleinement établie, sans être encore contestée ; en revanche


elle ne saurait, ainsi qu'on l'a vu, rendre compte des fonctions
pratique, communicative et normative de l'art avant et après
cette période. C'est pourquoi je formulerai ma dernière thèse :
L'expérience esthétique est amputée de ses fonctions sociales
primaires tant qu'on l'enferme dans les catégories de l'éman-
cipation et de l'affirmation, de l'innovation et de la reproduc- La « modernité »
tion, et que l'on n'introduit pas les catégories intermédiaires
d'identification, d'exemplarité et de consensus ouvert — ces dans la tradition littéraire
catégories qui, dans l'expérience de l'art, ont été à la base de et la conscience d'aujourd'hui
toute activité communicationnelle, et qui pourraient aujour-
d'hui faire sortir les arts de l'impasse où l'on a souvent déploré
de les voir enfoncés.
Je crois que, dans la direction que je viens de définir, des i
possibilités et des tâches s'offrent à la recherche ; la science
de l'art et de la littérature se renierait elle-même si elle ne Le mot «modernité», qui doit en principe exprimer l'idée
renonçait à l'attitude apologétique à laquelle sa situation l'a que notre temps se fait de lui-même dans sa différence, sa
contrainte que pour en revenir à l'inventaire historique ou à «nouveauté» par rapport au passé, présente — si l'on consi-
l'édification grandiose d'un savoir exhaustif, et si elle s'obsti- dère l'emploi qui en a été fait dans la tradition littéraire — ce
nait à défendre une légitimité traditionnelle mais usée jusqu'à paradoxe de démentir à l'évidence à tout instant, p a r sa récur-
la corde, au lieu de définir des tâches nouvelles que les rence historique la prétention qu'il affirme. Il n'a pas été créé
attaques qu'elle a subies n'ont pas peu contribué à lui faire
pour notre temps, et il ne semble pas propre non plus à carac-
découvrir.
tériser plus généralement de façon pertinente ce qui fait l'uni-
cité d'une quelconque époque. Certes la création du substantif
français « la modernité » est récente, de même que celle de son
correspondant allemand (die Moderne). L'apparition de ces
deux mots se situe encore en deçà de l'horizon chronologique
qui sépare le monde familier que nous pouvons encore perce-
voir comme « histoire vécue » de ce passé qui ne nous est plus
accessible sans la médiation de l'intelligence historique. En ce
sens, on peut considérer le romantisme en tant qu'âge littéraire
et politique comme lointain, comme le passé révolu qui a pré-
cédé notre modernité. Si l'on en fixe le terme à la révolution de
1848, l'apparition du concept nouveau de modernité semble
bien en effet marquer l'émergence consciente d'une autre com-
préhension du monde. Ce mot, attesté pour la première fois en
1
1849 dans les Mémoires d'Outre-Tombe , a été érigé surtout p a r

1. Cf. P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue fran-


çaise, Paris, 1951-1964, art. «modernité».
174 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 175

Baudelaire en mot d'ordre d'une nouvelle esthétique '. En Alle- on constatait que cette évolution se reproduisait avec la régula-
magne, l'idée et le mot {die Moderne) ont été mis à la mode en rité d'un cycle naturel et l'on ne pouvait que voir confirmée la
1887 par E. Wolff qui, dans une conférence donnée à l'associa- sage perspicacité avec laquelle Tacite fait arbitrer par Mater-
tion berlinoise Durch, avait formulé en dix thèses son nouveau nus la controverse entre Aper et Messalla: «Comme nul ne
« principe de modernité » ; au regard de la conversion baudelai- peut obtenir à la fois une grande renommée et une grande
rienne au surnaturalisme, Wolff ne témoigne guère à vrai dire quiétude, que chacun tire profit des avantages du temps où il
1

que du retard de la théorie esthétique en Allemagne . Signe 2 lui est donné de vivre, sans dénigrer le temps des a u t r e s . » Vue
annonciateur certes d'une nouvelle ère artistique, la « moder- sous cet angle, la conscience que les 'modernes' ont toujours
nité» baudelairienne ne peut cependant faire oublier qu'elle eue de leur originalité historique, à l'occasion de toutes les
est le rejeton tardif d'une longue histoire philologique, et que 'renaissances' de la littérature européenne depuis le renou-
même la signification la plus récente prise par le substantif est veau carolingien, et qui les a fait s'opposer chaque fois aux
tributaire de celle de l'adjectif ancien dont il est issu — moder- 'anciens', peut apparaître comme une «constante littéraire»,
nus, d'après Curtius «l'un des derniers legs du bas latin au aussi courante et naturelle dans l'histoire de la culture occi-
monde moderne », mais enraciné lui-même dans une tradition dentale que la relève des générations en biologie. Et cette série
3
littéraire plus ancienne e n c o r e . Et cette tradition est bien de « Querelles des Anciens et des Modernes », toutes nées d'une
propre à faire apparaître au premier abord comme illusoire la même question et d'un même effort pour y répondre — faut-il
prétention qu'implique le concept de modernité — celle que le prendre l'Antiquité pour modèle, et quel sens donner à son imi-
temps présent, la génération actuelle ou bien notre époque tation —, ces controverses qui caractérisent l'évolution de la
aurait le privilège de la nouveauté et pourrait donc s'affirmer littérature européenne vers ses classicismes nationaux, ne
en progrès sur le passé. seraient-elles pas en fin de compte elles-mêmes encore un
« héritage de l'Antiquité », portant a priori l'empreinte d'un pré-
En effet, presque tout au long de l'histoire de la littérature et
cédent classique ; et finalement notre conscience actuelle de la
de la culture grecque et romaine, depuis la critique alexan-
modernité ne resterait-elle pas aussi prisonnière de la même
drine d'Homère jusqu'au Dialogue des orateurs de Tacite, on
démarche cyclique imposée par une loi de succession que nous
voit le débat entre les 'modernes', les tenants de cette préten-
n'aurions pas su ou pas voulu reconnaître ?
tion, et les zélateurs des 'anciens' se ranimer à tout moment,
pour être chaque fois dépassé de nouveau en dernière instance Cependant, derrière une telle argumentation se dissimule
par la simple marche de l'histoire. Car, les 'modernes' deve- une ruse de cette métaphysique de la tradition qu'ont élaborée
nant avec le temps eux-mêmes des anciens (antiquï) et de nou- les spécialistes de la science littéraire (les «philologues»), et
veaux venus reprenant alors le rôle des modernes (neoterici), dont l'origine remonte aux Anciens. Dans son livre sur la lit-
térature européenne et le Moyen Âge latin — le type même de
1. Cf. surtout Le peintre de la vie moderne ( 1859) — voir à ce sujet G. Hess, Die la recherche orientée vers la «survivance de l'Antiquité» —,
Landschaft (le paysage) in Baudelaires «Fleurs du Mal», Heidelberg, 1953, Ernst Robert Curtius en fait diverses applications, dont la
pp. 40-42.
2. Cf. F. Martini, «Modem, die Moderne», dans: Merker-Stammler, Real- plus impressionnante, sans doute, lorsqu'il cite le Traité du
lexikon der deutschen Literaturgeschichte, 2' éd., vol. II, pp. 391-415, notamment Sublime du Pseudo-Longin, pour suggérer, faisant de cette
p. 408 sq. : «En définissant "une littérature moderne, réaliste, nationale, c'est-à- citation en quelque sorte la clé de voûte de sa démonstration,
dire la réconciliation de notre esprit et de la nature qui s'est révélée avec une
puissance nouvelle" (...), E. Wolff révélait à quel point cette "révolution par la que même la conception moderne de l'imagination créatrice
modernité" se bornait à poursuivre les courants et les tendances du siècle finis- était préformée dans une tradition héritée de l'Antiquité et
sant, et à formuler avec emphase tout ce qui s'y était depuis longtemps déjà
développé. »
3. E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter («Littéra- 1. Nunc, quoniam nemo eodem tempore adsequi potest magnam famam et
ture européenne et Moyen Âge latin»), Berne, 1948, p. 257. magnam quietem, hono saeculi sui quisque citra obtrectationem alterius utatur.
176 La «modernité-» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire ill

longtemps oubliée : « Aussi y a-t-il un sens historique profond modernité, que le sens du mot latin tardif modernus n'était pas
dans le fait en apparence insignifiant que le culte de Virgile, à donné tout entier dès sa création et ne pouvait assurément pas
la fin de l'ère païenne, ait exprimé pour la première fois non plus encore être pressenti dans toute son ampleur. Ce
— encore que de façon tâtonnante — l'idée de la fonction sens ne se réduit pas à celui d'un simple topos littéraire intem-
créatrice du poète. Cette idée s'allume comme une petite porel. II se déploie bien plutôt à travers les changements
flamme mystique au soir d'un monde en déclin. Pendant près d'horizon de l'expérience esthétique et nous pouvons le
d'un millénaire et demi, elle s'était éteinte; elle se rallume découvrir dans sa fonction de délimitation historique chaque
dans la splendeur matinale de la jeunesse de Goethe. » Comme fois que se fait jour pour une nouvelle conscience de la moder-
s'il s'agissait d'une seule et même idée, restée identique en nité, l'opposition déterminante — l'élimination d'un passé par
substance, qui aurait été fâcheusement « étouffée par l'indes- la conscience historique qu'un nouveau présent prend de lui-
tructible chaîne d'une tradition de médiocrité », et n'aurait pas même.
1
retrouvé avant Goethe un esprit capable de la faire renaître ! Ainsi que l'usage quotidien suffirait à le démontrer, le meil-
C'est ainsi que l'on parvient à récupérer, au service d'une leur moyen pour saisir le sens du mot moderne est de repartir
continuité mystique de la substance culturelle occidentale, de ses contraires. Dans la langue de tous les jours, moderne
jusqu'à l'idée moderne d'un art créateur qui pourtant avait été marque la frontière entre ce qui est d'hier et ce qui est
dirigée contre le principe ancien de l'imitation de la nature'. d'aujourd'hui, entre l'ancien et le nouveau, dans tous les
La Querelle des Anciens et des Modernes a dans ce contexte le domaines ; pour parler plus précisément, à la lumière du phé-
même sens : pour Curtius elle n'est qu'un topos, un lieu com- nomène à cet égard si révélateur qu'est la mode : la frontière
mun littéraire dont l'origine remonte à l'Antiquité, et dont la entre les productions nouvelles et ce qu'elles frappent d'obso-
récurrence, déterminée par la révolte périodique des jeunes et Iescence — ce qui était hier encore actuel et qui est aujourd'hui
le conflit des générations, ne témoigne plus que d'un change- déjà vieilli. Partout où s'étend le règne de la mode, si l'on fran-
ment qui s'opère, de siècle en siècle, dans l'équilibre entre les chit la frontière de la modernité, on voit ce qui avait cours jus-
2
auteurs anciens et les m o d e r n e s . Ainsi l'on peut voir préfi- qu'à présent non seulement perdre toute valeur mais même
guré, dans le précédent de la querelle antique des Anciens et être rejeté en un instant dans l'inauthenticité des choses péri-
des Modernes, même le processus séculaire par lequel la litté- mées, sans passer par cette phase transitoire que constitue le
rature et l'art des temps modernes se sont détachés toujours déclin, dans le domaine des processus organiques: «Ce qui
plus de l'Antiquité conçue comme canon, comme un passé paraîtra bientôt le plus vieux, c'est ce qui d'abord aura paru le
dont les normes s'imposaient aux temps à venir; ainsi l'on plus m o d e r n e » Mais comme ce qui est moderne aujourd'hui
peut ignorer la rupture entre la conception antique et la ne se distingue en rien, substantiellement, de ce qui demain
conception chrétienne de la modernité, et finalement réintro- peut-être sera démodé et fera figure d'anachronisme dérisoire,
duire dans le cycle naturel d'une évolution récurrente 1 eloi- l'opposition entre ce qui est moderne et ce qui ne l'est pas doit
gnement irréversible et total de notre modernité par rapport à être recherchée ailleurs, au-delà de l'éternel retour du change-
des modèles de perfection qui n'ont plus de valeur qu'histo- ment. En fait, ce qui s'oppose en permanence à un vêtement à
rique. Si l'on considère, en revanche, le processus historique la dernière mode, ce n'est pas ce même vêtement devenu
ici masqué p a r l'apparence d'une tradition qui s'entretient par démodé, mais un vêtement dont le vendeur nous vante le carac-
elle-même, on voit, à travers l'histoire du mot et du concept de tère «classique», intemporel. Au sens esthétique, «moderne»
n'est plus pour nous le contraire de «vieux» ou de «passé»,
1. Op. cit., chap. 18, § 5 «Nachahmung und Schôpfung» («Imitation et créa-
tion»).
2. Op. cit., chap. 14, § 2 : Die «Alten» und die «Neueren» («les "Anciens" et les 1. Gide, Les Faux-Monnayeurs, cité par P. Robert, Dictionnaire alphabé-
"Modernes" »). tique... loc. cit., art. «modernité».
178 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 179

mais celui de « classique », d'une beauté éternelle, d'une valeur marque la frontière de l'actualité. Comme hodiernus de hodie,
qui échappe au temps. Nous verrons au terme de notre étude modernus est dérivé de modo, qui ne signifiait pas alors seule-
que les bases de cette conception, telle qu'elle apparaît dans ment «tout juste, à l'instant, précisément», mais peut-être bien
l'usage linguistique du mot «moderne» et de ses contraires déjà aussi «maintenant, à l'heure actuelle» — sens qui s'est
implicites, ont été jetées il y a quelque cent ans, lorsque la pen- perpétué dans les langues romanes. Modernus ne veut pas dire
v sée esthétique a pris un cours nouveau. Elle est attestée en simplement « nouveau », mais « actuel » ; W. Freund — dont je
France d'abord chez Baudelaire et sa génération, dont la suis ici l'excellent exposé — a démontré, avec de bonnes
conscience de la «modernité» détermine encore à bien des preuves à l'appui, que c'était là la nuance décisive justifiant la
égards notre compréhension esthétique et historique du monde. 1
création du m o t . Parmi les expressions approximativement
synonymes du temps, modernus est la seule qui ait pour fonc-
tion de désigner le moment présent dans son actualité his-
2

II torique, à l'exclusion de tout autre s e n s . C'est ainsi que


modernus apparaît en 494-495 dans les Epistolae pontifïcum de
Gelasius, qui en use pour distinguer les décrets pris par les der-
Comment se manifeste, dans l'apparition et l'histoire du
niers synodes romains {admonitiones modemas) des antiquis
mot «moderne», la conscience d'un passage de l'ancien au
regulis. Cette antiquitas qui fait ici pendant à modernus désigne
nouveau, et comment peut-on saisir, à travers ce qui chaque
le passé ecclésial des patres ou veteres, des successeurs des
fois s'oppose à l'expérience toujours renouvelée de la moder- 3
apôtres jusqu'aux évêques du Concile de Chalcédoine . La
nité, l'image historique qu'une époque se fait d'elle-même?
frontière qui sépare antiquitas du présent (nostra aetas) est
En retraçant maintenant l'évolution de ce mot, on ne se pro-
l'an 450 ; elle est donc éloignée de près de 50 ans déjà. Le passé
pose rien d'autre que de répondre à la question ainsi posée. Il
païen, romain, n'est pas pris ici en considération ; il sera peu
s'agit de rechercher, en considérant surtout les périodes de
après évoqué par Cassiodore sous le n o m à'antiquitas, p a r
transition, ce qui, dans les significations successives du mot et
opposition à nostra tempora ou aux saecula modema, témoi-
de ses contraires, reflète une expérience du temps que l'on
gnant ainsi «que vers 500 au plus tard, nombre de contempo-
peut ramener, suivant Schelling, à 1'«élimination du passé»
rains considèrent la culture romano-hellénistique et le vieil
(Abscheidung des Vergangenen) et considérer comme le fonde- 4
appareil d'État romain comme appartenant au passé » .
ment de la conscience spécifique de chaque époque '.
e

Le mot modernus est attesté pour la première fois dans la Dès le début du V siècle, Orose avait conçu déjà sa propre
e
dernière décennie du V siècle, au temps où se faisait le passage époque comme une ère chrétienne, tempora christiana. Sa
de l'Antiquité romaine au monde nouveau de la chrétienté ; on philosophie de l'histoire en faisait remonter le début — ger-
doit donc se demander dès l'abord si l'apparition de ce néolo- mina temporis christiani — à la période de paix que Rome
gisme signifie que l'on avait alors conscience d'être sorti d'une avait connue sous Auguste, et qu'il opposait aux guerres per-
ère révolue et de vivre les débuts d'une ère nouvelle. Dans ses pétuelles du passé païen. Sa vision de l'histoire, qui abolit
occurrences les plus anciennes, le mot n'a d'abord que le sens
1. W. Freund, Modernus undandere Zeitbegriffe des Mittelalters (« M. et autres
en quelque sorte technique impliqué p a r son étymologie: il notions temporelles du Moyen Âge»), Cologne-Graz, 1957. p. 5.
2. Cette fonction n'était pas ou plus assumée à l'époque par les synonymes en
1. Die Weltalter («les âges du monde»), Urfassungen, éd. M. Schröter, 1946, usage: le mot d'emprunt neotericus est fréquemment déformé et disparaît peu à
p. 11: «Combien rares sont ceux qui connaissent un véritable passé! Si l'on peu, praesens prend de plus en plus la fonction d'un démonstratif et ne renvoie
ne se place vigoureusement dans un présent que l'on crée en se séparant de — de même que coetanus et novus — pas exclusivement au présent historique,
soi-même, il n'y a pas de passé. L'homme qui n'est pas capable de s'opposer à c'est-à-dire actuel (cf. W. Freund, loc. cit., pp. 5, 10, 31).
son passé n'en a pas, ou plutôt il ne parvient jamais à en sortir, il y vit en 3. W. Freund, loc. cit., p. 11.
permanence. » 4. W. Freund, loc. cit., p. 28.
180 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 181
l'antithèse entre christianisme et Empire romain dans la parmi d'autres dans l'évolution historique de notre concept,
continuité supra-historique du temps instaurée depuis la nais- qui va couvrir au Moyen Âge tout le champ des significations
sance du Christ, ne laisse encore aucune place à l'opposition comprises entre les notions de 'limite temporelle' et d ' é p o q u e ' .
conceptuelle entre présent « moderne » et Antiquité classique Cette histoire, telle qu'elle a été reconstituée par les travaux de
1
investie de l'autorité d'un modèle . Cette opposition devient W. Freund et de J. Spôrl, fait apparaître dans son ensemble
pour la première fois perceptible dans un couple de mots nou- une tendance croissante à la «périodisation», à l'articulation
veaux — antiqui et moderni — chez Cassiodore, qui, déjà, voit du temps en périodes: à mesure qu'elle avance, la limite
Rome et la civilisation antique dans la perspective historique de la «modernité» englobe d'abord un espace temporel de
d'un passé révolu. C'est chez lui d'abord que prend forme, plus en plus vaste, pour le laisser ensuite derrière elle en
dans le concept d'antiquitas, la distinction si lourde de consé- tant qu'époque révolue, de telle sorte qu'un nouveau passé
quences historiques entre l'exemplarité du passé et la moder- vient s'insérer entre la modemitas du présent et Yantiquitas
nité du temps qui poursuit son cours. Pour lui, le présent — l'Antiquité païenne. C'est ainsi que le mot modemus, qui
— l'empire des Goths — a pour tâche idéale de recréer la connaît sa première grande expansion dans les temps caro-
grandeur passée de l'Empire romain et de sa civilisation. e
lingiens, distinguera d'abord au IX siècle le nouvel empire
Dans des formules comme celle de sa lettre à Symmaque: universel de Charlemagne — saeculum modemum — de l'Anti-
Antiquorum diligentissimus imitator, modemorum nobilissi- 1
quité r o m a i n e . Mais bientôt après, l'Empire germanique
2
mus institutor , s'exprime une admiration pour les «Anciens» verra dans le temps glorieux du grand empereur un passé
qui ne l'empêche nullement d'approuver l'ambition historique idéal, et dans la reconstitution de son empire une tâche
des « Modernes », parce qu'à ce stade le problème du progrès, aussi noble que la reconstitution de l'Empire r o m a i n . En 2

de la décadence ou de la renaissance n'est pas encore posé. philosophie et en littérature, moderni désigne les auteurs chré-
Mais c'est en cela que le rapport entre la modernité et ï'anti- tiens — en remontant jusqu'à Boèce — par opposition aux
quitas est différent chez Cassiodore de ce qu'il sera lors de auteurs païens de l'Antiquité gréco-latine; mais dans la tradi-
« renaissances » ultérieures, ainsi que dans la conscience his- tion didactique, il arrive que leloignement des antiqui se
torique qu'au Moyen Âge les moderni auront d'eux-mêmes, réduise de plus en plus pour n'avoir plus finalement aucun rap-
conscience fondée sur la conviction que les tempora christiana e
port avec l'Antiquité classique. Au x m siècle le couple anti-
sont égaux et même supérieurs à l'Antiquité. qui/modemi ne couvre plus que le court laps de temps qui
sépare deux générations et deux écoles, celle des antiqui qui
enseignent à Paris de 1190 à 1220 environ, et celle des moderni
III qui leur succèdent et introduisent la «nouvelle philosophie»
3
aristotélicienne . Après s'être ainsi précipité, le mouvement
e
connaît un ralentissement au xiv siècle, la dernière querelle
L'opposition entre le présent chrétien et l'Antiquité païenne,
d'école — entre le nominalisme de Guillaume d'Occam et le
qui trouve son expression la plus forte dans le cercle de lettrés
réalisme des partisans de Duns Scot et de Thomas d'Aquin —
entourant Charlemagne et, par la suite, lors de ce qu'on a
s'éternisant au point que l'opposition entre via modema et via
nommé «la Renaissance du XII siècle», n'est qu'un aspect
e

antiqua restera en usage pendant près de deux siècles, bien


1. Chez Orose, en ce qui concerne le passé, le concept d'antiquitas fait défaut,
et le temps présent ne fait pas non plus l'objet d'une distinction historique à l'in- 1. W. Freund, toc. cit., p. 47 sq., 111.
térieur de la présence méta-historique de ses tempora christiana — cf. 2. Cf. J. Spôrl, Das Alte und das Neue im Mittelalter (« Temps anciens et temps
W. Freund, toc. cit., p. 22. modernes au Moyen Âge ») in Historisches Jahrbuch, 50 ( 1930), p. 312 sq.
2. Var. 5, 51, 2. Cf. W. Freund, toc. cit., p. 32 — cf. encore var. 3, 5, 3: moder- 3. M. D. Chenu, «Antiqui, Moderni», in Revue des Sciences philosophiques et
nis saeculis morihus ornabantur antiquis. théologiques, 17 (1928), pp. 82-94.
182 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 183

longtemps après que cette antithèse terminologique aura Chrétien de Troyes, Marie de France, et d'autres — prend vers
perdu son actualité '. 1170 de son originalité, et qui la fait s'opposer aux « Anciens »,
Cependant le concept antagoniste d'« anciens » — antiqui — puise aux mêmes sources que la « Renaissance » du XII siècle e

se détachait au Moyen Âge en un autre sens encore de l'Anti- tout entière. C'est la conscience historique qu'une époque
quité païenne et romaine. Il arrivait que Y antiquitas, comprise d'épanouissement culturel a d'elle-même, la conviction, sou-
comme passé exemplaire, désigne également les veteres du vent professée, qu'elle a non pas d'imiter ou de restaurer
christianisme, les fidèles de l'Ancienne Alliance ou les Pères l'Antiquité — ce qui la distingue de la Renaissance humaniste
2
de l'Église . Mais la richesse sémantique dont une longue tra- italienne —, mais d'en accomplir les valeurs et de la dépasser.
dition a chargé ce mot ne doit pas faire oublier qu'entre Ainsi que l'a montré Friedrich Ohly, les 'modernes' du
e
auteurs chrétiens et auteurs païens, entre les patres (sanctï) et x n siècle vivent le temps sur le mode de la succession typolo-
les philosophi subsistait une frontière que même des huma- gique, et non pas cyclique C'est la façon spécifiquement chré-
nistes comme Jean de Salisbury n'ont pas tenté d'effacer tienne de vivre l'histoire : « La typologie établit entre l'ancien et
— même si celui-ci considérait Virgile et Térence comme le nouveau, qui sont séparés dans le temps, une relation de
«étant des nôtres», et est allé jusqu'à qualifier Origène de dépassement de l'un par l'autre. Le nouveau rehausse l'ancien,
3
«philosophe chrétien» . Le Moyen Âge ne situait pas encore l'ancien survit dans le nouveau. Le nouveau est la rédemption
les antiqui païens et chrétiens dans l'unité d'une «antiquité de l'ancien, sur lequel il se fonde. (...) L'interprétation typolo-
4
païenne et chrétienne à la fois» ; et si les modemi du gique est un acte p a r lequel l'ancien est assimilé en vertu du
XII siècle ont eu la conscience particulièrement nette de vivre
e nouveau ; elle assume l'ancien dans la joie et la fierté procurées
2

un tournant de l'histoire (« le début des temps modernes, p a r p a r le nouveau . » Cette façon de vivre l'histoire dans une pers-
rapport auxquels tout ce qu'il y avait eu avant était 'ancien' pective typologique est attestée aussi p a r l'image célèbre
employée pour la première fois p a r Bernard de Chartres, et
— la poétique d'Horace, les Digestes, la philosophie —, ancien
que l'on a souvent interprétée par la suite à contresens en
dans le même sens que l'Ancien Testament), il y avait dans
faveur de l'Antiquité : les modernes sont des nains juchés sur
cette «révolte de la jeunesse» contre la tradition de l'école et 3
les épaules de géants . Cette image témoigne d'une certaine
de l'autorité des classiques un peu plus qu'un simple conflit de
admiration pour les Anciens, mais d'une admiration à travers
générations, derrière lequel E. R. Curtius a cru voir la répéti-
5 laquelle s'exprime aussi la conscience d'un dépassement typo-
tion d'un modèle de l'Antiquité .
logique de l'ancien p a r le nouveau: le temps présent voit plus
La conscience qu'une nouvelle génération d'auteurs écrivant
loin que le passé ! Pour justifier le progrès que le présent chré-
en latin et en langue vulgaire — Mathieu de Vendôme,
tien pense avoir accompli par rapport à ses maîtres antiques,
Jean de Hanville, Gautier de Châtillon, Gautier Map,
on pouvait faire appel à cette phrase tirée de la grammaire de
1. W. Freund, loc. cit., p. 113.
Priscien : quanto iuniores, tanto perspicaciores. Le prologue des
2. M. D. Chenu, loc. cit., p. 88 — W. Freund, loc. cit., p. 100.
3. M. D. Chenu, «Les "philosophes" dans la philosophie chrétienne médié- 1. Synagoga et Ecclesia — Typologisches in mittelalterlicher Dichtung (« S. et
vale», in Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 26 (1937), p. 29 E. — Le problème de la typologie dans la poésie médiévale») in Miscellanea
— W. Freund (loc. cit., p. 86 sq.) cite des exceptions. Medievalia, sous la direction de P. Wilpert, vol. 4, Berlin, 1966, pp. 350-369.
4. Ceci contre E. R. Curtius, Europäische Literatur... p. 258. 2. Ibid, p. 357.
5. Cf. E. R. Curtius, ibid., p. 106: «Mais les modemi de cette époque restent 3. Cf. W. Freund, loc. cit., p. 83 sq. ; F. Ohly, loc. cit., et enfin A. Buck, «Gab
pourtant (...) si dépendants de l'enseignement reçu des modèles antiques, qu'ils es einen Humanismus im Mittelalter ? » («Y a-t-il eu un humanisme au Moyen
imitent (...) même lorsqu'ils contestent. » Curtius n'a pas vu que les modemi du Âge?») in Romanische Forschungen, 75 (1963), p. 235. L'idée de A. Buck, selon
e
XII siècle vivent le temps sur le mode de la succession typologique et non laquelle cette image serait inspirée par le désir d'un «compromis rétablissant
cyclique, bien qu'il définisse lui-même leur opposition aux Anciens comme ana- l'harmonie entre la conscience de soi et le respect de l'autorité », n'est pas sou-
logue à l'opposition entre le Nouveau et l'Ancien Testament — en ne donnant tenable dans le contexte du Metalogicon de Jean de Salisbury, où la citation de
visiblement qu'un sens métaphorique à cette analogie. Bernard de Chartres est suivie d'une sévère critique d'Aristote.
184 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 185

Lais de la poétesse Marie de France — qui écrivait en langue Le temps présent doit avoir la préséance sur l'Antiquité, de
populaire — donne un exemple de la façon qu'avait le Moyen même que l'or nouveau sur le cuivre ancien : telle est l'exigence
Âge de les citer et de les comprendre : « Les Anciens savaient que formule aussi, à la même époque, Gautier Map, renversant
bien que ceux qui viendraient plus tard en sauraient plus ainsi le schéma classique qui divise l'histoire universelle en
qu'eux, puisqu'ils (= les modernes) seraient capables de gloser quatre âges. Protestant contre le mépris du présent, il fait
sur la lettre de leurs textes et d'en enrichir ainsi le sens '. » Pris- valoir que de tout temps la modernité a suscité le déplaisir
cien constatait que la grammaire avait fait des progrès au (omnibus seculis sua displacuit modernitas) ; sa propre œuvre
cours des siècles écoulés; son constat de progrès est ici rap- ne pourra donc être consacrée que lorsqu'un avenir lointain lui
1

porté à l'exégèse de l'Ancien Testament, et interprété dans une aura conféré l'ancienneté (antiquitas) . Son traité De nugis
perspective typologique : le sens du texte dans sa plénitude et curialium (entre 1180 et 1192) mérite aussi de retenir l'atten-
son objectivité reste d'abord caché, et ne peut être dégagé que tion par le fait que le néologisme modernitas y apparaît d'em-
peu à peu, à mesure que des lecteurs plus tardifs ajoutent tou- blée plusieurs fois, et qu'il y est pour la première fois défini : ce
jours de nouvelles gloses. À la fin, quand sera venue s'ajouter la qu'il appelle « modernitas », « notre temps », ce sont les cent der-
dernière glose, le sens sera pleinement manifeste, comme il nières années, parce que les événements (notabilia) survenus
l'était à vrai dire dès l'origine pour la sagesse de Dieu. C'est dans ce laps de temps sont encore frais et présents à la
ainsi que l'on peut aujourd'hui seulement déchiffrer le sens mémoire de tous, qu'il est possible de les dominer et de les
2

caché des œuvres antiques, le sens chrétien dont les vieux raconter . Historiquement, cette définition recouvre ici à peu
e

«philosophes», c'est-à-dire les poètes païens, n'avaient pas près la période de la « Renaissance du x n siècle », mais cette
percé l'obscurité ! Mais si Marie de France se situe elle-même limite assignée à la mémoire d'une génération pourrait être
encore avec modestie sur le chemin de la révélation progres- objectivement appliquée à celles qui lui ont succédé, jusqu'à la
sive du vrai et remet à la sagesse supérieure de la postérité le nôtre. Ce mot nouveau de modernitas, ce n'est pas Gautier Map
e

soin de juger de son œuvre, ce qui s'exprime dans le prologue qui l'a créé. On le trouve dès le XI siècle chez Berthold von der
du Cligès de son contemporain Chrétien de Troyes (vers 1176), Reichenau, dans la relation d'un synode que Grégoire VII avait
c'est l'orgueil d'une époque assurée de sa valeur et qui se consi- convoqué à Rome, pendant le carême de l'an 1075, pour rap-
dère comme le point culminant d'un progrès parvenu à son peler certaines prescriptions des Pères à son temps (moderni-
3

terme. La chevalerie et la science, qui étaient «seulement prê- tas nostra) qui les avait oubliées . Dans sa première occurrence
tées» aux Anciens, sont passées par la translatio studii actuellement attestée, le mot modernitas a donc un sens péjora-
d'Athènes à Rome et de Rome en France, où elles ont trouvé tif. Ainsi que l'a montré W. Freund, ce néologisme est en
— si Dieu le veut — leur séjour définitif ! 2
rapport direct avec les tendances réformatrices qui se manifes-
tèrent pendant la Querelle des Investitures. Ici, la conscience
du temps ne se manifeste plus dans la seule opposition du pré-
1. Custume fu as anciens, pur cels ki a venir esteient
ceo testimoine Precïens, e ki aprendre les deveient, sent au passé, mais aussi dans la perception d'une double
es livres que jadis faiseient que peussent gloser la letre
assez oscurement diseient e de lur sen le surplus mètre.
(éd. Warnke, v. 9 à 16). 0«! ore est an France venue. D'aus est la parole remese
Nous suivons ici l'interprétation de Léo Spitzer dans Romanische Literaturstu- Des doint qu'ele i soit retenue Et estainte la vive brese.
dien, 1936-1956, Tùbingen, 1959, pp. 3-14. Sur la fortune de la phrase de Pris- Et que li leus li abelisse (éd. Foerster, vv. 30-44).
cien au Moyen Âge, cf. J. Spôrl, loc. cit., p. 328 sq. Sur la translatio studii et la translatio imprerii, cf. A. Buck, loc. cit., p. 226 et la
2. Ce nos ont nostre livre apris, Tant que ja mes de France n'isse bibliographie qui s'y trouve.
Que Grèce ot de chevalerie L'enors qui s'i est arrestee. 1. De nugis curialium, 4. 5, éd. M. R. James Oxford, 1914, p. 158; Cf. E. R.
Le premier los et de clergie. Des l'avoit as autres prestee, Curtius, loc. cit., p. 259, rem. 1, et W. Freund, loc. cit., p. 81.
Puis vint chevalerie a Rome Mes des Grezois ne des Romains 2. De nugis curialium, I, 30, p. 59.
Et de la clergie la some, Ne dit an mes plus ne mains; 3. Selon W. Freund, loc. cit., p. 67 (Annales, ad a. 1075. MG. SS. 5, p. 277,25).
186 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 187

césure, «l'une à la fin du temps exemplaire des antiqui, l'autre tion stéréotypée de l'histoire; il n'en est que plus difficile
juste avant le temps présent, qui a vocation pour restaurer d'identifier une expérience historique entièrement différente
1
cette antiquitas lointaine » . La modernitas apparaît ici comme lorsqu'un autre seuil est franchi — p a r exemple, plus tard, au
un stade intermédiaire dans la marche ascendante vers un début des Lumières. En effet le passage d'un seuil historique
troisième niveau d'évolution qu'une reformatio permettra n'est pas toujours et nécessairement lié à la perception d'un
d'atteindre un jour. Cette tripartition du temps par une changement radical — ecce facta sunt omnia nova (II Cor. 5,
conscience historique devenue réformatrice marque le début 17). La suite de la citation de Hutten se réfère au contexte de
d'une évolution que l'on voit s'esquisser au temps où les fonda- son époque : le sentiment de bonheur qu'il éprouve à pouvoir
tions d'ordres se multiplient, de saint Pierre Damien à Joa- vivre hic et nunc, dans un monde qui vient de naître, s'y
chim de Flore, mais qu'il est impossible de suivre ici dans le oppose de façon spécifique à une expérience également spéci-
2
détail . Ce stade ou cet «âge intermédiaire» que distingue, fique du passé. Heus tu, accipe laquium, barbaries, exilium
entre deux autres, la spéculation historique de ces modemi prospice : et maintenant la barbarie va être enchaînée et pro-
chrétiens, peut être nommé dans la perspective typologique de mise à l'exil! «Barbarie» désigne ici le Moyen Âge, désormais
l'histoire universelle du salut média aetas ; il peut aussi accé- révolu. L'image se rattache à cette idée, répandue depuis Boc-
der, en sa qualité de «temps du milieu», à une «haute cace, que les Muses sont enfin revenues d'un long exil ; ce qui 1

3
dignité » ; nous allons le retrouver sous un tout autre éclairage attend la barbarie des temps qui viennent de s'achever, c'est
en passant maintenant aux débuts de la Renaissance huma- donc un renversement de situation, par lequel le destin de
niste. l'homme sera changé. À côté de cette image du retour de l'exil
on trouve, dans urîTemoignage très ancien — le poème consa-
cré en 1323 p a r Benvenuto Campesari à la découverte d'un
IV manuscrit de Catulle —, une autre image encore pour carac-
tériser cette aube d'un nouvel épanouissement culturel : celle
2

O seculum! O litterae! luvat vivere... — cette exclamation de la résurrection (De resurrectione Catulli) . Peu après,
fameuse dont Ulrich von Hutten salue, dans une lettre de 1518 l'image du réveil de la poésie est employée à propos de
3

à Willibald Pirkheimer, le renouveau des études et la floraison Pétrarque et des grands Florentins . Et Filippo Villani loue
des grands esprits (vigent studia, florent ingénia), ne montre Dante d'avoir tiré la poésie d'un abîme d'obscurité pour la
pas seulement que la conscience de l'époque a c h a n g é . Cette 4 rendre à la lumière, et de l'avoir arrachée à sa prostration et
4

« parole ailée », ce mot historique est devenu en quelque sorte remise sur p i e d .
le symbole des débuts de toute ère nouvelle. L'idée qu'une Ces images sont antérieures à la métaphore de la «renais-
nouvelle époque puisse prendre conscience d'elle-même en sance», à l'interprétation biologique du renouveau. Elles sont
tant que telle dès l'instant où s'accomplit le passage de ce qui issues de la conscience d'une modernité dont le propre est de
fut à ce qui est a visiblement donné naissance à une percep-
1. Vita di Dante ( 1357-1359) : « Questi fu quel Dante il quale primo dovera al
ritorno delle Muse, sbandite d'Italia, aprir la via... Per costui la morta poesia
1. Ibid., pp. 67 et 59. meritamente si può dire suscitata.» Cité d'après B. L. Ullmann, Renaissance.
2. Cf. J. Spôrl, loc. cit., pp. 336-341. The word and the underlying concept. In Studies in the Italian Renaissance,
3. D'après E. Ohly (loc. cit.), qui cite à l'appui des œuvres de Rupert von Rome, 1955, p. 15.
Deutz, Gerloh von Reichersberg, saint Bonaventure et Joachim de Flore : p. 359 2. Début : Ad patriam venia longis a ftnibus exul, cité d'après B. L. Ullmann,
« Le temps qui devait être celui de la perfection finale accomplie prend place au loc. cit., p. 13.
milieu des temps, et devient le tournant qui mène à l'accomplissement, au 3. Par Coluccio Salutati; cf. B. L. Ullmann, loc. cit., p. 14.
temps de l'Église, à la fin des temps. » 4. Ea igitur iacente sine cultu, sine décore, vir maximus Dantes Allagherii,
4. Ulrich von Hutten, Schriften (Écrits), éd. Böcking, vol. I, Leipzig, 1859, quasi ex abysso tenebrarum eruptam revocavit in lucetn, dataque manu, iacentem
p. 217. erexit in pedes, cité d'après B. L. Ullmann, loc. cit., p. 17.
188 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 189

dénier totalement au passé qu'elle a j u s t e derrière elle, à son de la Renaissance italienne de leurs prédécesseurs médiévaux,
propre passé, la qualité d'époque autonome ou même seule- ce n'est pas encore tellement la fierté d'être les hommes d'un
ment préliminaire. Les temps révolus n'apparaissent plus ici temps nouveau, celui du réveil de la culture antique ; c'est plu-
que comme via negationis, comme ténèbres et barbarie; ainsi tôt et surtout cette autre conscience que manifeste la méta-
désormais c'est un temps mort, une époque intermédiaire phore des ténèbres intermédiaires, la conscience d'une
d'obscurité qui, aux yeux des moderni de l'humanisme, distance historique entre l'Antiquité et le présent immédiat.
occupe la place de cette media aetas à laquelle les chrétiens Dans le domaine des arts, cette distance est vécue comme
réformateurs attribuaient, dans leur vision typologique de recul pris face à la perfection et détermine la relation nouvelle
l'histoire, la dignité d'une grande époque de transition. La à'imitatio et â'aemulatio que l'on entretient avec les chefs-
modernité de la Renaissance à ses débuts commence par nier d'œuvre.
la tripartition de l'histoire que plus tard elle affirmera dans Cette notion d'une époque intermédiaire occupée par des
le schéma divisant l'histoire universelle en trois périodes: «siècles ténébreux» renferme aussi le premier germe de la
1
Antiquité, Moyen Âge et temps m o d e r n e s . Les humanistes nouvelle conception que la Renaissance aura de l'histoire, et
recréent la grande antithèse entre antiqui et moderni ; mais ils qui a permis de résoudre historiquement l'opposition entre les
récusent l'héritage des derniers siècles écoulés, qu'ils considè- Anciens et les Modernes, entre l'exemplarité des uns et l'auto-
rent comme un temps d'obscurité, pour chercher leur passé nomie croissante des autres, en l'intégrant dans le schéma
dans Yantiquitas des auteurs grecs et latins redécouverts, cyclique d'un retour ou d'une renaissance périodique. Cet
devenus à la fois plus lointains dans le temps et plus proches abandon d'une histoire linéaire, irréversiblement orientée à
en esprit. Ce sentiment nouveau de distance est le plus sûr travers une succession de phases ascendantes vers sa fin, telle
indice qui permet de distinguer la Renaissance proprement que l'avait conçue le Moyen Âge, c'est chez Pétrarque qu'il
dite de l'humanisme médiéval. En effet, les moderni de ce que prend figure d'un événement dans la tradition littéraire. En
l'on nomme «la Renaissance du XII siècle» n'avaient pas plus
e 1341, Pétrarque s'était rendu pour la seconde fois à Rome
d'égards pour leurs modèles antiques que pour les œuvres de afin d'y être couronné poeta laureatus. Sa lettre à Gio-
leur propre temps. Et quand les littératures de langue popu- vanni Colonna, compagnon de ses promenades à travers la
laire reprenaient, dans leur jeune épanouissement, des sujets ville, évoque l'instant où, dans les ruines des thermes de Dio-
de l'Antiquité, les modèles étaient utilisés et modernisés avec clétien, parlant du passé ils divisaient l'histoire en deux
une extraordinaire liberté, qui révèle que l'on ne se sentait grandes périodes, l'âge antique et l'âge moderne, dont la fron-
1

encore nullement contraint par le principe du respect des tière était marquée par la victoire du christianisme sur R o m e .
2
textes, propre à l'humanisme . Ce qui sépare les humanistes
liberté, que les humanistes de la Renaissance seront bien loin de revendiquer à
leur tour: romans pseudo-antiques qui introduisent de façon totalement ana-
c

1. Selon A. Klempt, Die Säkularisierung der universalhistorischen Auffassung chronique dans la réalité présente du x n siècle les héros antiques rhabillés en
(«La sécularisation de l'histoire universelle»), Göttingen, 1960, la notion de chevaliers; recréation du genre romanesque versifié, qui se détache de la bio-
media aetas (medium aevum) est courante chez les humanistes depuis 1518. La graphie d'Alexandre le Grand; remaniement du mythe de Narcisse, dont le
plus ancienne occurrence attestée en est jusqu'ici l'expression media tempestas, Roman de la Rose inverse carrément le sens (la fons mortis devient fons vitae);
dans une lettre de Giovanni Andrea (1496) — cf. N. Edelmann, in Romanie traduction d'auteurs antiques, que l'on s'approprie longtemps sous forme
Review, 29 (1938), pp. 3-25. d'adaptations libres, jusqu'au jour où soudain apparaissent des traductions lit-
2. On peut s'en faire une première idée en consultant les actes d'un colloque térales témoignant d'un respect bien différent pour les textes. Ce passage de
e
strasbourgeois sur l'humanisme médiéval dans les littératures romanes du XII au l'attitude médiévale à l'attitude humaniste face aux textes classiques a été décrit
xiv siècle (publiés sous la direction d'Anthime Fourrier, Paris, 1964). Les expo- également, sur les vulgarisations italiennes du Duecento et du Trecento, par
sés devaient examiner l'«humanisme médiéval» dans les littératures en langue Cesare Segre (Lingua, stile e società. Milan, 1963, p. 56).
c
populaire pendant et après la «Renaissance du x n siècle», et parviennent tous 1. Le Familiari, éd. Rossi, II, 58; cf. à ce sujet Theodor E. Mommsen,
par des voies différentes au même constat: où l'on attendait l'imitation des «Petrarch's conception of the "dark âges"», in Spéculum, 17 (1924), pp. 226-
Anciens, on trouve dans l'utilisation de 1'«héritage antique» une étonnante 242, que nous suivons ici.
190 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 191

Par la suite, Pétrarque a qualifié d'époque de ténèbres la 1


illico surrectura sit, si ceperit se Roma cognoscere ?) et que les
seconde de ces périodes, avant laquelle il entendait arrêter son contemporains de Hutten voient refleurir dans les études et
De viris illustribus: Nolui autem pro tam paucis nominibus les arts de leur temps la grandeur passée de l'Antiquité, der-
1
claris, tam procul tantasque per tenebras stilum ferre . Désor- rière la métaphore de la lumière apparaît aussi la conception
mais la césure entre l'Antiquité et les temps modernes est mar- cyclique de l'histoire, que Pétrarque avait annoncée en par-
quée pour lui p a r un tournant majeur de l'histoire, la chute de 2
lant d'une « époque de ténèbres» . Hoc enim seculum tanquam
Rome aux mains des Barbares et le naufrage de l'Empire aureum liberales disciplinas, ferme iam exstinctas reduxit in
romain, qui entraîne avec lui dans les ténèbres la culture lucem : Marsile Ficin voit dans son propre temps un nouvel
antique. Ainsi, dans l'histoire telle que la voit Pétrarque, c'est âge d'or qui a ramené à la lumière les arts libéraux presque
la fin de la Rome ancienne qui prend la place occupée dans 3
engloutis dans les ténèbres . La nouvelle image du retour à
l'historiographie médiévale par la naissance du Christ, seule l'Âge d'or est ici encore liée à la métaphore de la lumière, que
césure dans l'histoire du salut. Cependant, tout autant que la remplace déjà, dans nombre de documents de ce temps, celle
nouvelle articulation de l'histoire universelle, la métaphore des 4
de la renaissance . De l'alternance périodique entre des
ténèbres est d'origine religieuse : les païens vivaient dans les phases de lumière et de ténèbres au retour cyclique de l'Âge
ténèbres avant que le Christ ne vînt apporter au monde la d'or, il n'y a qu'un pas à franchir. Mais ce petit pas réduit à
2
lumière de la foi . Pétrarque, qui employait lui-même encore à peu de chose les siècles obscurs compris entre la disparition
3
l'occasion cette image dans son ancien s e n s , a peut-être été le de Rome et son retour : ils ne sont plus qu'une simple transi-
premier à l'appliquer à la culture antique, dont la lumière, tion dont le souvenir s'abolit dès qu'elle est révolue. Le carna-
ayant vaincu les ténèbres, pourra dans un avenir meilleur
4
val de 1513 à Florence représente sur son dernier char le
rayonner de nouveau dans toute sa p u r e t é . La métaphore
«Triomphe de l'Âge d'or»; le sens du spectacle est donné p a r
ancienne et la nouvelle, l'imagerie chrétienne de la lumière et
un phénix qui renaît de ses cendres pour prendre un nouvel
sa réinterprétation humaniste sont ici juxtaposées dans une 5
essor — symbole de l'idée que se fait de sa propre originalité
harmonie trompeuse.
cette époque, qui voit son univers naître de la «combustion»
Pétrarque était assurément bien loin de vouloir lui-même d'un âge de fer et prend paradoxalement conscience de sa
user de celle-ci contre celle-là. Quoi qu'il en soit, en réinter- modernité en se retournant vers un passé idéal, en jetant un
prétant ainsi cette métaphore chrétienne pour l'appliquer au
déclin et à la renaissance de Rome, Pétrarque fonde l'opposi- 1. Farn., VI, 2 (éd. Rossi, II, 58).
tion concurrentielle entre la conception linéaire et la concep- 2. Sur le lien entre la métaphore ombre-lumière et la conception cyclique,
tion cyclique de l'histoire, qui jouera p a r la suite encore un voir Hans Blumenberg : Kopernikus im Selbstverständnis der Neuzeit («Copernic
et la conscience moderne», Académie des Sciences et des Lettres de Mayence,
rôle important dans le débat entre Anciens et Modernes. publications sur les sciences de l'homme et de la société, 1964, n° 5, p. 343).
Lorsque l'espoir qu'il avait exprimé dans cette même lettre de Commentant l'événement de la révolution copernicienne, Giordano Bruno
emploie l'image d'une lumière nouvelle qui point: «Mais cette lumière, ce jour
1341 semble s'être réalisé (Quis enim dubitare potest quin qui selon Bruno s'est levé depuis Copernic, ce n'est pas encore la lumière de
XAufklärung, c'est le soleil de Yantiqua uera philosophia ; à cette métaphore est
1. Epistolae de rebus familiaribus, éd. Fracassetti, III, 30, cité d'après Th. E. liée l'idée d'une périodicité cyclique dans l'histoire, où l'absence de la lumière
Mommsen (loc. cit., p. 234). est un phénomène "naturel", au même titre que son retour. »
2. Cf. sur ce point Franco Simone, La Coscienza della Rinascita negli Uma- 3. Lettre du 13 sept. 1492, in Opera, éd. Basilea, 1561, 778; cité par Fritz
nisti, publié d'abord dans La Rinascita, 2 (1939), pp. 838-871, et 3 (1940), Schalk, «Das goldene Zeitalter als Epoche» («L'Âge d'or comme époque de
pp. 163-186. l'histoire ») in Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, 199
3. Cf. le passage cité par Th. E. Mommsen, où Pétrarque plaint Cicéron (1962), p. 87.
d'avoir dû mourir peu avant l'aube qui mit fin à la nuit de l'erreur (De sui ipsius 4. Voir exemples dans F. Schalk, op. cit.
et multorum ignorantia, éd. M. Capelli, p. 45), loc. cit., p. 227. 5. «... corne le fenice/Rinasce dal broncon del vecchioalloro, Cosi nasce dal
4. Africa, IX, pp. 451-457; cf. Th. E. Mommsen, loc. cit., p. 240. ferro un secolo d'oro» — cité d'après F. Schalk, loc. cit., p. 88.
192 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 193

regard d'admiration sur l'archétype de la perfection que au contraire le sentiment qu'ayant dépassé les stades de la jeu-
l'Antiquité a déjà réalisé avant elle et qu'elle croit ne pouvoir nesse — l'Antiquité — et de la maturité — la Renaissance —,
atteindre à nouveau, voire peut-être surpasser un jour, qu'en l'humanité était entrée dans celui de la vieillesse. Dans le dia-
l'imitant. logue initial de son Parallèle des Anciens et des Modernes, Per-
rault, s'élevant contre le «préjugé» selon lequel le rapport des
temps modernes à l'Antiquité serait celui de l'élève au maître,
V avance «que c'est nous qui sommes les Anciens», — son prin-
cipal argument. C'est à tort, dit-il, que l'on nomme «Anciens»
Le 27 janvier 1687, à l'apogée du classicisme français, les Grecs et les Romains : ceux qui viennent après d'autres peu-
Charles Perrault lançait devant l'Académie française la contes- vent recueillir l'héritage de leurs connaissances, et les hommes
tation qui mettait fin au règne sans partage de cet idéal huma- d'aujourd'hui dominent toute l'expérience accumulée avant
niste de perfection, entraînant ainsi le déclin de l'image que le eux p a r l'humanité; les véritables «Anciens», ce sont donc
classicisme universaliste s'était faite de l'homme et du monde. nécessairement les Modernes, puisqu'ils ont le plus d'expé-
1
C'était le début d'une nouvelle Querelle des Anciens et des rience . Derrière cet argument il y a la célèbre formule de
Modernes/tous ceux qui comptaient dans la vie intellectuelle Bacon selon laquelle la vérité est fille du temps, et l'idée, expri-
de l'époque y furent impliqués et se séparèrent en deux camps mée pour la première fois par Giordano Bruno, que la consta-
adverses, pour se réunir, plus de vingt ans après, dans une tation des progrès accomplis à travers le temps peut être faite à
communauté de vues nouvelles qui résolvait de manière impré- l'échelle non seulement de l'existence individuelle, mais aussi
vue l'opposition initiale. Ce conflit fut déclenché par le parti de l'histoire de l'humanité tout entière. Hans Blumenberg a
des «Modernes» qui adoptait, contre les «Anciens» et leur foi montré qu'avant Bacon et Giordano Bruno, Copernic avait eu
dans la valeur intemporelle des modèles antiques, l'idée de déjà cette idée, et qu'elle était une composante essentielle de
2
progrès développée depuis Copernic et Descartes par la science l'idée que les temps nouveaux se faisaient d'eux-mêmes .
et la philosophie des temps nouveaux ; on y voit se faire le pas- Cependant la sentence veritas temporis filia, que Perrault
sage d'une époque à une autre — en d'autres termes, la « Que- citera souvent plus tard et dont il veut étendre la validité aux
3
relle » nous permet de dater le début du Siècle des Lumières en domaines des m œ u r s et des a r t s , ne s'accompagne pas encore
F r a n c e / Ó n pourrait, avec Werner Krauss, s'appuyer sur l'im- chez lui d'une conscience historique « progressiste » qui conce-
portant témoignage de Diderot qui, dans son article de vrait les temps modernes comme un recommencement et le
4
1'«Encyclopédie», rend en effet hommage à Fontenelle et à début d'une tâche à jamais inachevée . Ayant affirmé que les
Perrault, considérés comme les pionniers des Lumières . 1
«Modernes» sont les «Anciens» au sens propre du mot,
Pourtant, le passage de l'ancien au nouveau n'en reste pas Perrault explicite aussitôt sa thèse en évoquant les âges de
moins plus difficile à déterminer que lors de la Renaissance,
parce qu'il s'accomplit sous des prémisses inverses. 1. Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les
Sciences, par M. Perrault, de l'Académie française, fac-similé de l'édition origi-
Les précurseurs des Lumières, qui prirent très vite la déno- nale en 4 volumes, Paris 1688-1697, introd. de H. R. Jauss, Munich, 1964,1, 49-
mination préexistante de «Modernes», n'avaient nullement 51 (p. 113).
conscience d'être au début d'une ère nouvelle, mais bien plutôt 2. D'abord dans Kopernikus im Selbstverstdndnis der Neuzeit, (cf. note 48,
pp. 357-360), ensuite dans DieKopemikanische Wende («La Révolution coperni-
cienne ») Francfort, 1965.
!. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 3. «Sur quelque Art que vous jettiez les yeux vous trouverez que les Anciens
éd. Diderot et d'Alembert, Genève, 1778, t. XII, p. 367: «(...) ce Perrault, et estoient extrêmement inférieurs aux Modernes par cette raison générale, qu'il
quelques autres, dont le versificateur Boileau n'était pas en état d'apprécier le n'y a rien que le temps ne perfectionne», IV, 284-285 (p. 443), cf. aussi op. cit.,
mérite : La Mothe, Terrasson, Boindin, Fontenelle, sous lesquels la raison a fait index, art. temps.
de si grands progrès. » 4. Comme par exemple Pascal dans la préface de son Traité du Vide (1647).
194 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 195

1'« homme universel»; dans leur succession, il n'assigne pas au sur celles de l'Antiquité, mais qu'entre-temps il en est venu
présent la place de l'«âge parfait» mais celle de la vieillesse, et lui-même — comme les «Anciens», encore que par une
ne craindra pas de dire ailleurs qu'après avoir atteint son som- démarche inverse — à douter que l'on puisse comparer l'art
1
met au «siècle de Louis XIV», l'évolution de l'humanité pour- antique et l'art m o d e r n e .
1
rait entrer dans une phase de déclin . Selon Fontenelle aussi À cet égard on peut en résumé distinguer trois temps dans
l'humanité est parvenue à l'âge de la «virilité»; mais il ne cette Querelle qui, au moment historique où naissent les
pousse pas la comparaison plus loin, pour ne pas devoir pré- Lumières, prélude à leur révolution intellectuelle. D'abord, à
dire à son «Homme universel», inévitablement, la vieillesse et l'affirmation que l'Antiquité est incomparable en ce sens
2
la m o r t . Cette nouvelle modernité qui prend conscience qu'elle a donné pour tous les temps la mesure idéale de la per-
d'elle-même s'insurge, au nom du progrès de la science, contre fection artistique, les «Modernes» opposent l'argument ratio-
des Anciens pour qui l'Antiquité reste le repère, l'origine et la naliste de l'égalité naturelle de tous les hommes, et ils
norme du temps présent, et donc contre l'image que se fait entreprennent de soumettre aux critères absolus du «bon
de lui-même le classicisme français à son apogée ; mais cette goût» les productions de l'Antiquité — autrement dit, de les
conscience nouvelle reste encore, à ce stade, divisée: d'une critiquer au nom du goût étroitement classique de leur temps
part elle considère son propre temps comme une phase de («les bienséances»). Les «Anciens» alors répliquent, sur un
vieillesse de l'humanité, d'autre part elle voit l'histoire pour- mode purement défensif d'abord, que chaque époque a des
suivre irrésistiblement, à la lumière de la raison critique, sa m œ u r s différentes et donc un goût propre : on ne peut donc
marche en avant à travers l'âge du progrès. juger les épopées homériques qu'en fonction des « m œ u r s d'un
Cette division de la conscience prend une forme spécifique autre temps ». Peu à peu, la controverse amène les deux camps
dans la controverse littéraire qui se développe à la fin du XVII e
à constater — sans l'avouer aussitôt ouvertement — qu'il
e
et au début du x v m siècle: du côté des «Modernes», on tente existe, à côté d'une beauté intemporelle, également une beauté
de dépasser, dans la perspective d'un progrès général et propre à chaque époque : non seulement une « beauté univer-
continu de l'homme à travers l'histoire, la contradiction entre selle» mais encore un «beau relatif». C'est ainsi que l'effrite-
les idées de perfection (dans les beaux-arts) et de perfectibilité ment des normes esthétiques du classicisme fait naître la
(dans les sciences). Toutefois, la vaste comparaison de tous les première compréhension historique des œuvres de l'Antiquité.
arts et de toutes les sciences dans les temps modernes et On découvre donc que les temps modernes et l'Antiquité sont
l'Antiquité que Perrault a développée dans cette intention de différents par essence dans le domaine des beaux-arts : telle est
1688 à 1697 aboutit à des conclusions inattendues, où se reflè- la conclusion, lourde de conséquence, d'une «Querelle» qui a
tent bien tout le déroulement de la « Querelle » et son issue. A modifié la perception de l'histoire en montrant qu'elle exclut la
la fin des quatre tomes de son ouvrage, le porte-parole des répétition, et ouvert ainsi la voie aux «Lumières». Ayant
«Modernes» se voit contraint de reconnaître que la distance constaté d'abord la différence entre l'art antique et l'art
entre l'Antiquité et les temps modernes ne peut être mesurée moderne, puis celle qui sépare les m œ u r s des temps anciens et
dans tous les domaines de l'art en termes de progrès histo- celles d'aujourd'hui, le regard s'ouvre de plus en plus à la spé-
rique. La raison n'en est pas que Perrault voudrait dénier fina- cificité des différentes époques de l'histoire. Le premier à tirer
lement à la poésie ou à l'éloquence modernes toute supériorité le bilan de cette évolution a été Saint-Évremond : « nous envi-
sageons la nature autrement que les anciens ne l'ont regardé»
1. I, 49-50 (p. 113): «(...) n'est-il pas vray que la durée du monde est ordi- (sic); dès 1685 il formule l'exigence à laquelle Montesquieu
nairement regardée comme celle de la vie d'un homme, qu'elle a eû son
enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu'elle est présentement dans sa
vieillesse», cf. op. cit., I, 99 (p. 125). 1. Op. cit., IV, 239 : sur ce point et ce qui suit, voir mon Introduction, pp. 43-
2. Ibid., Introd. p. 22. 60 (cf. note 1, p. 193).
196 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 197

plus tard devait satisfaire : le caractère propre au temps des e 1


le x v m siècle . Cet usage emphatique du mot « siècle », témoi-
Anciens et à celui des Modernes, leur «génie du siècle», doit gnage de la conscience que l'âge des «Lumières» a de sa
être recherché non seulement dans l'art mais aussi dans la dif- propre importance historique, contribue à lui donner le sens
férence des religions, des formes de gouvernement, des m œ u r s nouveau qu'il prend précisément alors, celui d'une période de
1
et des autres manifestations de la vie . Jetant un regard neuf cent années. Cependant que le vieux sens chrétien de 'monde
sur l'Antiquité, on se fait aussi désormais une autre idée de sa temporel' p a r opposition au royaume éternel de Dieu se main-
propre modernité dans l'histoire. Déjà pendant la «Querelle», tient en déclinant peu à peu, l'autre sens plus restreint de
en plus grand nombre bientôt après sa fin, des témoignages 'durée d'un règne', qui référait d'abord à la durée d'une vie
montrent que l'on a conscience d'être entré, à la lumière d'une humaine, tend de plus en plus à prendre l'ampleur qu'il a
raison libérée de tous les préjugés, dans une époque impor- depuis conservée. Dépassant les limites chronologiques du
tante et différente de toutes les autres. Devant le rapide essor « siècle de Louis XIV », l'extension du sens de ce mot finit par le
des sciences de la nature à partir des années 1680 et l'appa- faire coïncider avec le début et la fin de ce que nous appelons
rition de la critique historique issue du protestantisme, aujourd'hui le XVIII siècle, et que l'on prétend alors investi
e

Pierre Bayle parle, dans ses Nouvelles de la République des d'une mission historique originale, différente de celle du «beau
Lettres (1685), d' un « siècle philosophe » et reprend à son pro- 2
siècle» qui l'avait p r é c é d é . Ainsi la division purement for-
pos une image qui jusqu'alors n'était guère employée qu'au melle en 'centuries', que l'histoire de l'Église avait déjà utilisée,
sujet des vérités de la foi chrétienne : « C'est à nous qui vivons est-elle reprise au service de l'idée nouvelle, née de la notion de
dans un siècle plus éclairé de séparer le bon grain d'avec la «Siècle des Lumières», que tous les siècles peuvent être, à
paille (...) On se pique dans ce siècle d'être extrêmement l'instar du siècle présent, considérés comme ayant un contenu
2
éclairé .» On commence alors à voir apparaître, face à la différent et donc comme autant d'époques distinctes . Mais ce 3

e
«lumière du ciel», les «lumières de la raison». Le x v m siècle qui est plus que toute autre chose caractéristique de l'idée nou-
se considérera de plus en plus lui-même comme «le siècle velle que les «Modernes» du temps des Lumières se font de
éclairé». C'est ainsi que par exemple en 1719 un journaliste leur rôle historique, c'est que depuis la fameuse analyse du
parle du «siècle éclairé où nous sommes», qui a produit plus temps présent faite en 1735 par l'abbé de Saint-Pierre, ils com-
3
d'écrivains que d'autres époques . Ce «siècle éclairé et poli» mencent à voir leur siècle avec les yeux de l'avenir. S'appuyant
est très fier du niveau atteint p a r sa civilisation moderne et sur une série de témoignages impressionnants empruntés à des
4
revendique le titre de «siècle humain, siècle philosophique» . ouvrages d'utopie romanesques et politiques, Werner Krauss a
A partir de 1750, «Siècle des Lumières» et «siècle philoso- montré qu'à partir des années 1760 on ne cesse plus de se
phique » désignent couramment dans tous les écrits du temps demander si les actes dont le présent se réclame pourront faire
encore bonne figure au regard plus critique d'une humanité
4
1. Saint-Évremond, Œuvres meslées, IV, 296 ; cf. aussi Sur les poèmes des plus avancée . C'est dans ce leitmotiv spécifique, introuvable
Anciens, in Œuvres, éd. R. de Planhol, Paris, 1927, vol. I, p. 273.
2. D'après F. Schalk, «Zur Semantik von "Aufklärung" in Frankreich» 1. D'après W. Krauss, «Zur Periodisierung der Aufklärung» («La "périodisa-
(« L'évolution du concept des "Lumières" en France ») in Festschrift W. von Wart- tion" du Siècle des Lumières »), in Crundposilionen der französischen Aufklärung
burg, éd. K. Baldinger, Tübingen, 1968, p. 259 sq. («Les positions fondamentales de la philosophie des Lumières en France»), vol.
L
3. « Der Jahrhundertbegriff im 18. Jahrhundert » (« La notion du siècle au xvm ' I de la série Neue Beiträge zur Literaturwissenschaft, sous la direction de
siècle») in Nach W. Krauss, Studien zur deutschen und französischen Aufklärung W. Krauss et H. Mayer, Berlin, 1955, p. VIII.
(Études sur les «Lumières» en France et en Allemagne), Berlin, 1963, pp. 9-40, 2. D'après W. Krauss, Studien zur deutschen und französischen Aufklärung,
notamment p. 14 : « Dans le journalisme hollandais de langue française on trouve Berlin, 1963, pp. 9-11, 17.
des exemples comme "dans le siècle éclairé où nous sommes, il ne s'agit pas de 3. Cf. à ce sujet Fritz Schalk, «Das goldene Zeitalter als Epoche», loc. cit.,
faire le docteur" — ou encore "vous savez qu'il n'y a jamais eu de siècle si fertile p. 96, note 27.
en auteurs que celui dans lequel nous avons l'honneur de vivre". » 4. Dans: Beiträge zur romanischen Philologie, I (1961), p. 95 sq., et dans Stu-
4. Ibid., p. 13 sq. dien..., loc. cit., p. 18.
198 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 199
aux époques antérieures, que l'on voit la modernité des modernes, entre les formes de gouvernement, les systèmes
Lumières se détourner le plus catégoriquement de la position économiques, et même entre les révolutions antiques et
adverse des humanistes «anciens» : c'est désormais la perfec- modernes. La Poétique du Christianisme de Chateaubriand
tion toujours croissante de l'avenir, ouverte à l'horizon, et non (1802), bâtie sur le même plan que jadis la comparaison de
plus l'image idéale d'un passé parfait mais révolu, qui fournit Perrault entre arts et sciences antiques et modernes, peut sans
l'aune à laquelle il convient de juger la valeur historique du doute être considérée comme la dernière œuvre importante
présent et de mesurer ses prétentions à la modernité. du genre ; elle marque en même temps la fin d'une conception
de l'histoire, celle qu'avait créée l'humanisme de la Renais-
sance. En effet, le genre, littéraire à l'origine, du parallèle his-
VI torique était plus qu'un simple schéma formel neutre. Il
impliquait un critère de comparaison, le « point de la perfec-
L'éloignement croissant entre les temps modernes et l'Anti- tion», et donc une analogie entre l'histoire et la croissance
quité, considérés désormais comme deux époques historiques organique, entre les âges de l'humanité et ceux de l'homme
dont chacune a sa perfection propre indépendamment de — cette analogie dont les humanistes, en dernier lieu encore
e
l'autre, est attesté au xvm siècle par le déclin de la forme lit- les «Modernes», usaient pour considérer le déroulement de
téraire qui avait véhiculé la « Querelle » à la fin du classicisme l'histoire en général, avec les points culminants de l'Antiquité
français et que Schiller et Friedrich Schlegel reprendront et de l'età modema, aussi bien que celui de ses phases particu-
à l'aube du XIX siècle: le «parallèle» comparatif. Inspiré
e lières, les évolutions nationales, et pour le décrire comme un
d'auteurs anciens, au premier rang desquels Plutarque, ce phénomène cyclique récurrent de maturation, d'épanouisse-
1

genre avait été pratiqué depuis la Renaissance; il connut en ment et de déclin . Ce modèle de description historique a per-
France un nouvel épanouissement à l'occasion de la polé- mis pour la première fois de mettre en relation les œuvres et
mique entre «Anciens» et «Modernes», dont il fut le principal les mérites respectifs des diverses époques, de les comparer et
e
instrument; le x v m siècle en usa volontiers aussi pour décrire de les juger d'après un critère intemporel de perfection : pré-
l'histoire du monde ancien et du monde nouveau sous ses sent et passé n'y sont pas des époques uniques, qualitative-
2
aspects sociaux et culturels . La Harpe y recourt encore dans ment différentes, incommensurables; l'ancien temps peut
son Lycée ou cours de littérature ancienne et moderne (1786- revivre dans le temps présent, il peut être égalé par l'imitation
1803). Le procédé de la comparaison pouvait s'appliquer, ou même — l'objectif étant toujours le «point de la perfec-
à plus petite échelle, à des thèmes littéraires comme celui tion» — surpassé. Mais lorsqu'une nouvelle expérience de
d'Electre, traité successivement par Sophocle, Euripide, Cré- l'histoire situe les temps modernes et l'Antiquité dans la
billon et Voltaire, ainsi que dans de tout autres domaines. Il y marche irréversible du temps historique et fait apparaître
avait des «parallèles» entre la physique aristotélicienne et la toutes les époques comme également porteuses de perfection
physique cartésienne, entre la morale antique et la morale ou, selon la formule dont usera plus tard Ranke, « aussi immé-
2

chrétienne, entre les héros de l'Antiquité et ceux des temps diatement proches de Dieu» (gleich unmittelbar zu Gott ),

1. Sur la conception cyclique de l'histoire chez les humanistes de la Renais-


1. Cf. l'essai de H. R. Jauss, « Schlegels und Schillers Replik auf die "Querelle sance, voir Hans Baron, «The Querelle des anciens et des modernes as a pro-
des Anciens et des Modernes"», in Literaturgeschichte als Provokation, Franc- blem for Renaissance Scholarship», in: Journal of the History of Ideas, 20
fort, 1970. (1959), pp. 3-22; sur la survivance de cette conception dans la «Querelle» fran-
2. Cf. à ce sujet A. Buck, « Das heroische und das sentimentale Antike-Bild in çaise, voir mon introduction à Perrault, toc. cit., p. 27 sq. (cf. n. 1, p. 193).
der französischen Literatur des 18. Jahrhunderts » (« L'image de l'Antiquité dans 2. L'histoire du concept de «perfection» pourrait illustrer aussi ce processus
e
la littérature française du xvm siècle: héroïsme et sentimentalité») in Germa- c
de formation d'un nouveau sens historique: au xvm siècle, «perfection» réfère
nisch-Romanische Monatsschrift, 13 (1963), p. 166. de moins en moins aux normes intemporelles, universellement valables, et tend
200 La « modernité » dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 201

alors, avec la mesure intemporelle de leur perfection disparaît la société antique des conclusions applicables à la société
la possibilité de les comparer. Alors le parallèle historique en moderne, et mesurer les uns aux autres des temps et des
tant que genre littéraire perd inévitablement son sens, comme hommes entre lesquels il n'y avait en vérité «aucun rapport» '.
en témoigne de la façon la plus éloquente Chateaubriand Il n'a pas eu moins tort d'affirmer que le destin de l'humanité
considérant l'évolution de la France dans son Essai historique, décrivait un cercle perpétuellement répété; si l'on tient à
politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes conserver l'image, il faut se représenter une pluralité de
considérées dans leurs rapports avec la révolution française. cercles concentriques qui s'élargissent à l'infini, et donc
2
Dans la version publiée en 1797 de cet Essai, Chateau- l'image d'une spirale . Société antique et société moderne
briand entreprenait encore sa comparaison pour rechercher sont radicalement différentes, il est donc illégitime de les com-
si la forme de gouvernement issue de la révolution de 1789 parer ; rien dans l'histoire ne se répète, on ne peut donc tirer
reposait sur des « principes vrais » et promettait de durer, ou du passé nulle démonstration, nul enseignement concernant
bien si, une fois encore, cette transformation du monde était le présent. En faisant ce constat lapidaire, Chateaubriand
vouée à prouver «que l'homme, faible dans ses moyens et atteste la victoire totale de l'historisme, cette révolution de la
dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse» '. La compa- pensée qui préparée par l'issue de la «Querelle», s'est déve-
raison porte sur cinq révolutions de l'Antiquité et sept des loppée au temps des Lumières et s'achève dans la conscience
temps modernes, et sa conclusion — arrêtée d'avance — est historique d'une nouvelle génération : la modernité se définit
une condamnation de la dernière d'entre elles, qu'il déteste. encore p a r opposition à une antiquité, mais dans un sens nou-
Mais quand Chateaubriand, en 1826, réédite son Essai, il se veau, en se référant désormais expressément à l'expérience
voit contraint d'ajouter à son texte un commentaire abondant, d'un passé national et chrétien, qu'elle a redécouvert.
non seulement p o u r des raisons d'opportunité politique mais
aussi et surtout parce que entre-temps il a reconnu que son
parallèle historique de 1797 était faux dès les prémisses. Il VII
s'est trompé, dit-il, en croyant pouvoir tirer d'une analyse de
e
L'évolution qui a préparé au xvm siècle ce tournant histo-
à s'appliquer au «beau relatif»; dès 1774 Herder l'applique expressément à rique se reflète également dans celle du mot « moderne » qui,
l'unicité dans l'espace et le temps: «Toute perfection humaine est celle d'une étudiée en détail, permettrait de montrer comment le couple
nation, d'un siècle et en considérant les choses tout à fait exactement, indivi-
duelle » (Une autre philosophie de l'histoire, trad. M. Rouché, Paris (Aubier), s.d.,
antithétique qu'il formait avec « ancien » se dissout peu à peu
p. 174). Dans le traité dont est tirée cette citation — Auch eine Philosophie der pour faire place à d'autres oppositions. Souvent désormais
Geschichte der Menschheit — on voit comment Herder abandonne la conception «ancien», trop chargé de connotations polémiques, est rem-
cyclique des humanistes: pour tenter de résoudre la contradiction entre la
découverte récente de la spécificité historique de l'Antiquité et des temps placé p a r «antique» lorsqu'il s'agit de marquer l'éloignement
modernes et la vieille conception des âges historiques de l'humanité, il dédouble historique entre les temps modernes et l'Antiquité. Quand
purement et simplement 1'«homme universel»: «Celui qui observe l'état des l'Encyclopédie, dans son édition de 1779, utilise «anciens» et
pays romains (et ils étaient alors l'univers cultivé !) dans les derniers siècles sera
rempli d'étonnement et d'admiration devant cette voie choisie par la Providence « modernes » pour séparer ces deux ères en fixant la frontière à
pour préparer une si étrange relève de forces humaines (...) Les belles lois et
connaissances des Romains ne pouvaient remplacer des forces disparues, réta-
1. Éd. Louvet, pp. 614-615.
blir des nerfs que ne remplissaient plus les esprits vitaux, exciter des ressorts
2. «Le génie de l'homme ne circule point dans un cercle dont il ne peut sor-
détendus — donc la mort ! un cadavre épuisé gisant dans le sang — alors naquit
tir. Au contraire (et pour continuer l'image), il trace des cercles concentriques
dans le Nord un homme nouveau.» (ibid., p. 196).
qui vont en s'élargissant, et dont la circonférence s'accroîtra sans cesse dans un
1. Éd. critique par L. Louvet, Paris, Garnier, s.d., p. 613 — cf. R. Koselleck, espace infini» (ibid., p. 614). L'image de la spirale rend possible un compromis
«Der neuzeitliche Revolutionsbegriff als geschichtliche Kategorie» («Le entre l'évolution cyclique de l'histoire et son déroulement irréversible se pour-
concept de révolution dans les temps modernes en tant que catégorie histo- suivant à l'infini, mais elle dépasse les limites de l'analogie entre l'histoire et la
rique») in Studium Générale, 22 (1969), pp. 825-838. vie organique.
202 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 203

Boèce, elle prend soin d'expliquer qu'en matière de goût, en 1810 encore, pense devoir expliquer que «classique» n'est
« moderne » ne s'oppose plus absolument à « ancien », mais à ce pas, dans l'emploi qu'elle en fait d'après A. W. Schlegel, syno-
qui est «de mauvais goût», comme p a r exemple l'architecture nyme de « parfait » mais se réfère aux deux grandes périodes de
gothique. Le goût moderne, dont l'allégeance envers le « goût la littérature universelle: «Je m'en sers ici dans une autre
de l'antique» est soulignée dans un appendice qui témoigne acception, en considérant la poésie classique comme celle des
1
d'une tendance étroitement classique , prend ici le «goût anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de
gothique» du Moyen Âge comme antithèse. Vingt ans après, quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division
c'est précisément le « goût du gothique », le retour au Moyen se rapporte également aux deux ères du monde : celle qui a pré-
1
Âge accompli par la poétique de Chateaubriand et les premiers cédé l'établissement du christianisme, et celle qui l'a suivi .»
romans historiques, qui renouvellera encore une fois la Ainsi l'histoire des mots nous a-t-elle amenés jusqu'au
conception de la modernité ; la conséquence en sera de faire moment décisif, aube d'une nouvelle époque, où la génération
apparaître l'opposition à l'Antiquité sous le jour également montante manifeste l'idée qu'elle a d'elle-même dans l'histoire
nouveau de la relativité historique. Cette modernité qui, passé en baptisant sa modernité d'un nom particulier, le roman-
le début du siècle, se conçoit elle-même comme « romantique », tisme ; ce nom rattache le temps présent à son origine autoch-
définit l'Antiquité par un mot qu'elle doit emprunter en ce sens tone, le Moyen Âge chrétien, et marque aussi son éloignement
aux frères Schlegel: «classique». En France, jusqu'alors, ce de l'Antiquité classique, passé qu'on ne peut plus rappeler à la
mot ne s'était pas encore opposé à «moderne», parce qu'il vie et qu'on voit avec les yeux de l'histoire. Toutefois, l'emprunt
avait gardé tout au long de son histoire le sens attesté déjà dans du couple de mots « classique-romantique » ne signifie pas que
e
l'Antiquité d"exemplaire'. Même quand, au xvm siècle, le la chose était elle aussi empruntée. Cette relation de la moder-
temps de Louis XIV a disparu à l'horizon de la vie pour s'enfon- nité à son passé récent, le Moyen Âge, et à son passé lointain,
cer dans la nuit des âges révolus et devenir un classicisme l'Antiquité, s'était développée en France dans le courant du
national, l'expression «nos auteurs classiques» ne renvoie pas e
x v m siècle, bien avant que n'y parviennent les idées de Herder
2
encore étroitement à ce sens historique . Et Madame de Staël, et de Schlegel. La redécouverte du Moyen Âge ne s'est pas faite
2
contre la pensée des L u m i è r e s ; elle a commencé quand s'est
1. « Naudé appelle modernes parmi les auteurs latins, tous ceux qui ont écrits
(sic) après Boèce. On a beaucoup disputé de la prééminence des anciens sur les imposée, à la fin de la «Querelle», la constatation de la diffé-
modernes; et quoique ceux-ci aient eu de nombreux partisans, les premiers rence entre le monde antique et le monde moderne. De là naît
n'ont pas manqué d'illustres défenseurs. Moderne se dit encore en matière de l'idée que plus tard Montesquieu développera dans son Esprit
goût, non par opposition absolue à ce qui est ancien, mais à ce qui étoit de mau-
vais goût: ainsi l'on dit l'architecture moderne, par opposition à l'architecture des Lois avec la richesse orchestrale que l'on sait: non seule-
gothique, quoique l'architecture moderne ne soit belle, qu'autant qu'elle ment chaque époque mais aussi chaque nation a son « génie »
approche du goût de l'antique» (t. XXII, p. 24, cf. note 50).
propre, irremplaçable. L'intérêt suscité par la « Querelle » pour
2. Voltaire, qui dans ses Lettres philosophiques de 1734 parle encore des
«bons ouvrages du siècle de Louis XIV», use à partir de 1751 de la formule «nos les m œ u r s et la poésie des autres époques dans ce qu'elles ont
auteurs classiques» (d'après Pierre Moreau, Le Classicisme des Romantiques,
Paris, 1932, p. 5). Entre ces deux dates, Voltaire a écrit son poème-programme
Le Temps du Goût ( 1735), dans lequel il établit le premier canon de la poésie 1. De l'Allemagne (1810), chap. X I ; Mme de Staël menace quiconque rejette
classique française au temps de Louis XIV. Cependant la suite de l'histoire du cette distinction de ne jamais parvenir «à juger sous un point de vue philoso-
e
mot «classique» au xvni siècle montre qu'il est encore compris alors dans le phique le goût moderne» (cité d'après l'édition Paris, 1857, p. 145).
sens normatif («qui fait autorité») et peut impliquer des auteurs anciens et 2. À cet égard, Werner Krauss vient de réfuter une fois encore, en s'appuyant
modernes — cf. l'Encyclopédie, loc. cit., art. classique: «Classique se dit aussi sur des documents nouveaux, le préjugé qui accuse les Lumières d'être «hostiles
des auteurs mêmes (sic) modernes qui peuvent être proposés pour modèles par à l'histoire » : « Französische Aufklärung und deutsche Romantik » (« Les Lumières
la beauté du style. Tout écrivain qui pense solidement et qui sait s'exprimer en France et le romantisme allemand ») in : Wissenschaftliche Zeitschrift der Karl-
d'une manière à plaire aux personnes de goût appartient à cette classe: on ne Marx-Universität Leipzig, 12 ( 1963). Les développements qui suivent complètent
doit chercher des auteurs classiques que chez les nations où la raison est parve- sa thèse en ce qui concerne les perspectives que la Querelle des Anciens et des
nue à un haut degré de culture. » Modernes ouvrait à la pensée historique des Lumières.
204 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 205

de différent, dont Fénelon tire dans sa Lettre à l'Académie continuité exemplaire d'une évolution nationale. À la décou-
(1714) l'exigence d'une historiographie fondée sur le «détail verte des origines médiévales de l'État moderne succède
des m œ u r s de la nation », dirige en particulier les regards vers immédiatement celle de la poésie au temps des chevaliers et
1
«les ténèbres de notre antiquité m o d e r n e » . C'est pendant et des troubadours, qu'éditions populaires et recherches érudites
immédiatement après la Querelle que l'on voit apparaître les travaillent ensemble à faire connaître. Il faut mentionner ici
prémisses d'une critique nouvelle, historique, en relation, surtout De la Curne de Sainte-Palaye, qui commence en 1746
selon Raymond Naves, avec les travaux de l'Académie des Ins- à présenter à l'Académie des Inscriptions ses Mémoires sur
criptions et Belles-Lettres, ainsi que les premières descriptions l'ancienne chevalerie. Il affirmait en conclusion de ses travaux
politiques du Moyen Âge p a r Boulainvilliers et Du B o s . II est 2 que les m œ u r s du Moyen Âge chrétien avaient été non seule-
possible de suivre la double évolution en sens inverse qui rap- ment égales en valeur, mais à bien des égards même supé-
proche le Moyen Âge et éloigne l'Antiquité. D'une part on voit rieures à celles du temps d'Homère : « Un contraste singulier
se multiplier les images stylisées représentant l'Antiquité, jadis de religion et de galanterie, de magnificence et de simplicité,
modèle de ce que l'on pouvait faire encore, désormais modèle de bravoure et de soumission; un mélange d'adresse et de
historique de ce que l'on ne ferait plus, sous les aspects les plus force, de patience et de courage, de belles actions produites
divers de son altérité : images bucoliques de la simplicité et de par un motif chimérique et de fonctions presque serviles
ennoblis (sic) par un motif élevé. Mœurs à la fois grossières et
la naïveté idéales des premiers temps, image opposée de la
respectables, aussi dignes d'être étudiées surtout p a r un Fran-
poésie primitive des temps archaïques et barbares, image
çais, que celles des Grecs ou des Orientaux, comparables en
héroïque de la vie publique dans la polis grecque et la répu-
bien des points, et même supérieures en quelques-uns, à celles
blique romaine, et pour finir — après l'exhumation de Pompéi
des temps héroïques chantés par Homère '.» Ces propos pour-
et d'Herculanum — image sentimentale de la beauté des
3
raient être tirés de la Poétique du Christianisme, de 1802...
ruines .
On tient communément Chateaubriand et Madame de Staël
D'autre part on tire de l'ombre, pas à pas, le Moyen Âge,
pour les premiers auteurs de l'image que le romantisme
passé national que l'on va prendre pour modèle, on le décrit
français s'est faite du Moyen Âge ; en réalité elle est déjà pré-
dans ses institutions et ses m œ u r s comme un temps de vertus
figurée à maints égards au temps des Lumières chez Sainte-
héroïques et chrétiennes, on rétablit entre le présent et lui la
Palaye et dans les œuvres d'autres érudits qui, après lui,
étudient et éditent la littérature médiévale. Chateaubriand
1. « Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache
exactement la forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont n'avait plus qu'à développer, dans sa Poétique, les comparai-
il écrit l'histoire, pour chaque siècle. Un peintre qui ignore ce qu'on nomme il sons que d'autres avaient déjà esquissées et matériellement
costume ne peint rien avec vérité.» (Œuvres, Paris, 1854, t. V, p. 478). La dési- préparées entre les deux «antiquités», les temps héroïques de
gnation du Moyen Âge comme «antiquité moderne» remonte à J. Chapelain. De
la lecture des vieux romans (1646) (in Opuscules critiques, éd. par E. C. Hunter, l'Antiquité païenne et ceux du christianisme. Ce qu'il y a chez
Paris, 1936, p. 219). C'est selon mon enquête la plus ancienne extension du mot lui de neuf et de particulier, c'est plutôt que dans sa poétique
« antiquité » au passé national du Moyen Âge ; elle implique la comparaison avec
l'Antiquité gréco-latine et s'en tient encore à la conception d'une «époque inter-
moderne, qui prélude au romantisme, l'ère chrétienne de la
médiaire de ténèbres». modernité — «l'âge moderne» —, qui englobe le Moyen Âge et
2. Raymond Naves, Le Goût de Voltaire, Paris, 1938, pp. 108-118; Henri les temps modernes, apparaît aussitôt comme une ère dont
Comte de Boulainvilliers, Essai sur la Noblesse de France, ITS2 ; Y Histoire cri- 2
l'apogée appartient au p a s s é . La poésie nouvellement redé-
tique de l'établissement de la Monarchie Françoise dans les Gaules, de l'Abbé
Du Bos, est de 1734.
3. Cette évolution a été décrite en dernier lieu par August Buck sous l'angle 1. Mémoires sur l'ancienne chevalerie considérée comme un établissement poli-
e
de la «survie de l'Antiquité» (cf. note 2, p. 198). Il faudrait maintenant l'étudier tique et militaire, Paris, 2 éd., 1759, p. 8.
sous un autre angle, en décrivant la transformation de l'Antiquité en objet his- 2. Cf. sur ce point le chapitre «Le Guerrier — Définition du beau idéal»
torique, consécutive à la « Querelle ». (II, H, 11), notamment- «Si au contraire vous chantez l'âge moderne, vous serez
206 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 207

couverte du Moyen Âge n'est pas belle aujourd'hui seulement ration du siècle naissant y a trouvé la si juste expression de sa
parce que le contraste entre la barbarie de la société et la per- conscience de la modernité? Ce qui caractérise dans leur
fection religieuse du chevalier fait apparaître celui-ci comme ensemble les grandes phases de cette évolution, telles qu'elles
incarnant le plus haut idéal d'héroïsme et de beauté, mais en viennent d'être esquissées, c'est sans doute Friedrich Schlegel
même temps parce qu'il n'est pas de vraie poésie sans « cette qui l'a le mieux exprimé: l'art moderne se détache de l'art
vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les antique «sous l'influence d'idées directrices» (unterdirigieren-
1
muses », sans l'éloignement historique et son pouvoir de sug- den Begriffen), il s'agit d'un processus de « culture artificielle » .
1
gestion . Le sentiment de la modernité, que Chateaubriand La préhistoire du concept de « romantisme » offre le meilleur
définit comme « le vague des passions » — disposition incon- exemple imaginable de cette « origine artificielle de la poésie
nue de l'Antiquité — et qu'il a personnifié dans la figure exem- moderne».
plaire de son René, s'évade du présent parce qu'il croit ne Ce mot, dérivé du bas latin romanice (= «poème en langue
pouvoir appréhender la beauté que sous les espèces de ce qui populaire»), a désigné d'abord l'héritage littéraire antique
n'est plus, et l'authenticité que dans le retour «sentimental» le plus prisé, le roman (français romanz, anglais romount) ; sa
2
vers la «naïveté» abolie . Il manque encore dans la Poétique fortune commence en un temps où l'on a pris conscience
du Christianisme un mot pour désigner cette expérience spé- de l'écart entre le monde du roman médiéval et la vie
cifique de l'histoire, un mot qui rassemble l'attrait des loin- actuelle : on éprouve le besoin de le critiquer, tout en y décou-
tains historiques, découvert avec la poésie médiévale, et la vrant en même temps un attrait esthétique nouveau. L'adjectif
relation «sentimentale» avec la n a t u r e : le mot «romantique», «romantique» apparaît en Angleterre entre 1650 et 1660, sous
dont il convient d'étudier à présent l'histoire. 2
des formes encore instables . Il signifie 'comme dans les vieux
romans', et oppose la fiction à la vérité ou à la réalité pro-
3
saïque . De ce sens premier ('ça n'arrive que dans les romans,
VIII pas dans la vie réelle') se dégagent concurremment deux
sens dérivés, l'un péjoratif, l'autre laudatif. D'une part,
romande va désigner la quintessence de l'invraisemblable,
Ce mot qui désignait à l'origine le monde aboli des vieux
e
de la fiction pure, de la chimère, ou encore, appliqué aux
romans de chevalerie, comment a-t-il pu prendre au xvm siècle
sentiments des personnages romanesques, le comble de l'exal-
peu à peu le sens d'un sentiment nouveau de la nature, et fina-
lement associer le décor champêtre et l'histoire, la perception
1. Ûber das Studium der griechischen Poésie (Sur l'étude de la poésie grecque),
de la nature et l'attrait des lointains, de façon telle que la géné- éd. Paul Hankamer, Godesberg, 1947, p. 62 sq. : «L'art ne peut succéder qu'à la
nature, la culture artificielle ne peut succéder qu'à une culture naturelle (...) La
obligé de bannir la vérité de votre ouvrage, et de vous jeter à la fois dans le beau nature reste le principe directeur de la culture jusqu'au moment où elle a perdu
idéal moral et dans le beau idéal physique. Trop loin de la nature et de la reli- cette prérogative (...) Dès les temps les plus anciens de la culture européenne on
gion sous tous les rapports, on ne peut représenter fidèlement l'intérieur de nos trouve des traces indiscutables de l'origine artificielle de la poésie moderne. La
ménages, et moins encore le fond de nos cœurs. La chevalerie seule offre le faculté poétique et la matière étaient certes données par la nature ; mais le prin-
beau mélange de la vérité et de la fiction.» (Paris, 1948, t. I, p. 197). cipe conducteur de la culture esthétique n'était pas l'instinct, c'étaient certaines
1. Ibid., p. 195; Chateaubriand explique ensuite pourquoi la vraie poésie est idées directrices. »
poésie du passé, et ne peut être trouvée dans le présent : « Nous voyons chaque 2. Romance Story, romancicall taies, romancial, romancy, d'après L. Pearsall
jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun Smith, Four Words, Tract XVIII of the Soc. Pure Engl., Oxford, 1924. pp. 3-17.
intérêt ; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin 3. F. Baldensperger, « Romantique, ses analogues et ses équivalents — Tableau
de nous. C'est qu'au fond les plus grands événements de la terre sont petits en synoptique de 1650 à 1810 », in Harvard studies and notes in philology and litera-
eux-mêmes : notre âme, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans ture, 19 (1937), pp. 13-105, à qui nous renvoyons pour toute la bibliographie
cesse à l'immensité, tâche de ne les voir que dans le vague pour les agrandir.» antérieure, donne comme la première référence attestée ce titre de 1615:
2. « Naïf» et « sentimental » sont pris ici dans le sens que Schiller leur a donné Th. Bayly, Herba Parietis : or, the wallflower... being a history which is partly true,
dans son traité de 1795 (Ûber naive und sentimentalische Dichtung) (JV. d. T.). partly romantic, morally divine.
208 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 209
1
tation . Mais ce que les contempteurs du roman et les cri- Invraisemblable et pourtant vrai : ici, l'adjectif apparaît dans la
tiques de l'imagination écartent ainsi dédaigneusement n'en formule même qui fonde chez Aristote la supériorité de la
conserve pas moins son attrait pour les lecteurs de romans, vérité poétique sur celle de l'histoire — mais dans le commen-
qui peuvent précisément trouver singulière et captivante l'in- taire de Pepys elle veut simplement dégager de la réalité pro-
vraisemblance de l'action, extraordinaire et admirable l'exal- saïque la 'poésie de la vie'. L'instant romantique se distingue
2
tation des sentiments . C'est ainsi que d'autre part romantic des autres en ce sens qu'il répond à une attente que par ailleurs
prend, à partir du sens de 'romanesque, irréel' et en passant le roman seul, et non pas la vie, peut combler. Ainsi conçu, le
par celui de 'non banal', le sens de 'poétique'; bientôt on romantisme est une attitude qui se plaît à percevoir certains
retrouvera l'attrait romanesque dans les événements qui font moments de la vie à travers l'image qu'en donnent le sentiment
que la vie ressemble au roman, dans les lieux dont l'aspect et l'expérience littéraires. Cette définition vaut également pour
suggère l'antiquité ainsi que dans les décors qui les imitent, et, le stade ultérieur où le champ d'application de romantic s'élar-
pour finir, jusque dans la solitude de la nature. Au fil de cette git des vieux châteaux et autres décors romanesques à la
extension toujours plus large de romantic à des moments de la nature pure et simple. On peut ici toucher du doigt ce que le
vie et à des aspects de la nature, on voit se constituer l'image sentiment romantique de la nature a d'artificiel à l'origine,
du monde tel que le concevra la génération romantique qui comme l'a vu déjà L. P. Smith : « It is nature seen through the
entre en scène vers 1800. medium of literature, through a mist of associations and senti-
On qualifie d'abord de romande les lieux qui rappellent l'uni- ments derived from poetry and fiction . » 1

vers romanesque. Dès 1654 John Evelyn note dans son jour- Les textes montrent comment le caractère romantique des
nal : Salisbury Plain reminded me of the pleasant lives of the paysages, vu d'abord encore en analogie avec les descrip-
shepherds we read of in romances ; ailleurs il utilise dès l'abord 2
tions des r o m a n s , s'en détache peu à peu et de plus en plus,
le nouveau mot à propos d'une telle réminiscence : There is also de telle sorte qu'à partir d'Addison (Remarks on Italy, 1705)
7
on the side of this horrid Alp a very romantic seat near Bath '. et Thomson (The Seasons, 1726-1730) on qualifie de roman-
Peu d'années plus tard on trouve dans le journal de tic des représentations de la nature qui ne font plus pen-
Samuel Pepys un premier témoignage de son application à un 3
ser à d'éventuels événements romanesques . Cette évolution
événement qui sort de l'ordinaire. Lors d'un enterrement on e
sémantique écarte au xvm siècle l'anglais romande de son
voit les serviteurs du mort, des gens simples, lui manifester de équivalent français «romanesque», qui conserve le sens étroit
façon touchante leur fidélité, et Pepys note : There happened d'une référence au roman. On en arrive ainsi au fait qu'en
this extraordinary case — one of the most romantique that ever I 1776 le traducteur de Shakespeare, Letourneur, juge «roma-
4
heard of in my life, and could not have believed it, but I did see . nesque » impropre à rendre exactement le sens de romande et
retraduit celui-ci de l'anglais sous la forme «romantique»
1. Cf. L. P. Smith, loc. cit., p. 7. — De même encore en 1774 dans Werther: pour désigner cet aspect de la nature. Letourneur, puis aussi-
«Es ist beschlossen, Lotte, ich will sterben, und das schreibe ich dir ohne
romantische Überspannung» — «C'est chose résolue, Lotte, je veux mourir, et tôt après lui Girardin (De la composition des paysages, 1777)
je te l'écris sans exaltation romanesque» (trad. Buriot Darsiles, Paris, 1931, cf. ont expliqué aussi pourquoi «pittoresque» ne suffisait pas
Baldensperger, loc. cit., p. 75).
2. L'exemple suivant, cité par le dictionnaire de Grimm à l'article roman-
tisch, ramasse cette évolution en une définition poétologique: «Hartenstein, 1. Op. cit., p. 13.
dans la première édition de 1764; par la suite, actions romantiques; quand la rd
2. Par exemple chez J. Evelyn, Diary, June 2 3 , 1679: «The grotts in the
sublimité ou la beauté dépasse la mesure moyenne de l'expérience, on a cou- chalky rock are pretty: 'tis a romantic object, and the place altogether answers
tume de les appeler romanisch (dans une édition ultérieure romanhaft)». the most poetical description that can be made of solitude, precipice, pros-
3. D'après L. P. Smith, loc. cit., pp. 10-11. pect...» (cité d'après Baldensperger, loc. cit., p. 28).
4. The Diary of Samuel Pepys M. A. F. R. S., éd. Wheatly, Londres, 1895, 3. Cf. L. Smith, loc. cit., p. 11 «(oaks romantic, romantic mountain; where
vol. 5, p. 327 (June 13, 1666). the dun umbradge o'er the falling stream, romantic hangs). »
210 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 211
1 1
dans ce s e n s . De même que le romanesque, le pittoresque nisme —, définit comme «poésie de la solitude» , devait
ne s'applique encore qu'à l'aspect objectif d'une représenta- encore fusionner avec le romantisme comme attrait, découvert
tion de la nature ou d'une scène quelconque; ce qui leur dans la poésie médiévale, d'un monde englouti par le temps et
donne un caractère romantique, c'est bien moins la beauté qui ne peut plus être saisi qu'à travers ses reliques. Il n'est pas
objective de la nature que l'impression subjective de mélanco- nécessaire ici de retracer l'autre chemin qui mène romande
lie ou d'«intérêt» qu'elle suscite: «Si la situation pittoresque (allemand romantisch) depuis les thèmes des vieux romans jus-
enchante les yeux, si la situation poétique intéresse l'esprit et qu'à Wieland en passant par 1'«épopée romantique» italienne
la mémoire, retraçant les scènes arcadiennes en nous, si l'une (romanzo), et qui explique comment le mot en est venu peu à
e
et l'autre peuvent être formées par le peintre, et le poète, il est peu, dans la deuxième moitié du xvm siècle, à qualifier le
une autre situation que la nature seule peut offrir: c'est la temps des troubadours et des chevaliers-poètes dans son
2 2
situation romantique .» Le caractère romantique du paysage ensemble . Il suffira peut-être de citer une phrase écrite par
est ici conçu comme un effet produit p a r la nature, et p a r elle Herder en 1774 et qui montre que romantisch, qualifiant une
seule, sur l'imagination, alors que le pittoresque ne parle qu'à époque, n'a pas perdu toutes les connotations esthétiques qui
l'œil. Girardin ne pense visiblement déjà plus au fait qu'en s'y attachaient depuis sa création : « L'esprit du siècle traver-
principe ce caractère a le même support que le pittoresque: sait et unissait les particularités les plus diverses — bravoure et
une scène de la nature ou de la vie, vue à travers l'art, roman monachisme, aventure et galanterie, tyrannie et noblesse
ou peinture. Mais s'il considère ainsi comme une propriété de d'âme, les réunissait et en faisait l'ensemble qui maintenant se
la nature elle-même ce que le mot « romantique » a emprunté dresse devant nous — entre les Romains et nous — comme un
au roman pour l'y introduire, cela ne suffit pas à faire oublier fantôme, comme une aventure romantique; jadis il était la
3
l'origine artificielle du sentiment romantique de la nature. En nature, était — la vérité .» Les traits que Herder retient de
1798 encore, le Dictionnaire de l'Académie retient, pour expli- cette époque qu'il considère encore ici comme «intermé-
quer «romantique», l'analogie littéraire qu'il comporte dans diaire» sont les mêmes que nous avions déjà rencontrés chez
4
son usage primitif : « Il se dit ordinairement des lieux, des pay- De la Curne de Sainte-Palaye . Cependant Herder ajoute à
sages, qui rappellent à l'imagination les descriptions des l'image de l'époque «gothique» un élément nouveau qui
poèmes et des romans. » explique son caractère romantique : «jadis la nature, la vérité ».
Cependant, cette large extension sémantique du mot ne suffit L'attrait romantique ne réside pas tant dans la redécouverte
pas encore à lui faire couvrir tout le champ du concept de d'un passé national et chrétien que dans ce présent autre qui
romantisme tel que le développe à la m ê m e époque l'école fut le sien et qui s'est irréversiblement aboli, dans l'aventure,
romantique allemande et que plus tard Madame de Staël invraisemblable pour les hommes d'aujourd'hui et qui pour-
l'importera en France. Ce romantisme d'une perception esthé-
tique de la nature que Chateaubriand, dans son chapitre sur la 1. II, iv, 1-3, Paris, 1948, notamment I, p. 233: «Jusqu'à ce moment la soli-
«poésie descriptive» — la poésie moderne née du Christia- tude avait été regardée comme affreuse; mais les chrétiens lui trouvèrent mille
charmes. Les anachorètes écrivirent de la douceur du rocher et des délices de la
contemplation : c'est le premier pas de la poésie descriptive. »
1. « Si ce vallon n'est que pittoresque, c'est un point de l'étendue qui prête au 2. Cf. L. P. Smith, loc. cit., p. 15, et R. Ullmann-H. Gotthard, «Geschichte des
peintre et qui mérite d'être distingué et saisi par l'art. Mais s'il est Romantique, Begriffs "romantisch" in Deutschland » (« Histoire du concept du "romantique"
on désire s'y reposer, l'œil se plaît à le regarder et bientôt l'imagination atten- en Allemagne») Berlin, 1927, Germanische Studien, 50, p. 93.
drie le peuple de scènes intéressantes.» Letourneur, Discours... (cité d'après 3. Une autre philosophie de l'histoire, trad. M. Rouché, Paris, s.d., p. 214.
Baldensperger, loc. cit., p. 76). 4. La phrase qui suit dans le texte de Herder notre citation pourrait d'ailleurs
2. D'après P. Robert, Dictionnaire..., art. «romantique»; au passage cité, s'appliquer à Sainte-Palaye: «On a comparé cet esprit de 1'"honneur chevale-
Girardin ajoute encore cette explication: «J'ai préféré le mot anglais, Roman- resque nordique" aux temps héroïques des Grecs — et trouvé sans doute des
tique, parce que celui-ci désigne plutôt la fable du roman, et l'autre (...) la situa- points de comparaison...» (ibid.). Il faudrait étudier l'hypothèse d'une possible
tion, et l'impression touchante que nous en recevons. » filiation.
212 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 213

tant fut vraie, de ce temps révolu. L'histoire, image de la


nature perdue d'un autre temps, étranger et pourtant familier
aussi : si l'on fixe dans cette définition le romantisme de l'his- IX
toire, le lien qui l'unit au romantisme du paysage devient évi-
dent. Car le sentiment romantique cherche dans la perception En remontant jusqu'au Moyen Âge pour y fixer les origines
de la nature aussi quelque chose qui n'est pas présent mais au de la modernité telle qu'elle la conçoit, la conscience histo-
contraire absent, lointain — ce que nul n'a mieux attesté que rique du romantisme a donné à cette notion la plus grande
Goethe, l'anti-romantique: «Ce que l'on appelle le caractère extension chronologique qu'elle ait jamais eue. Au cours du
romantique d'un paysage, c'est le calme sentiment du sublime XIX siècle, la conscience de la modernité va maintenant
e

sous la forme du passé ou, ce qui revient au même, de la soli- accomplir une évolution singulière. Si l'on retraçait l'histoire
1
tude, de l'absence, de l'isolement .» La nature vue dans le du mot, on verrait se défaire l'identification — consacrée
paysage sous la forme du passé, le paysage comme sentiment depuis A. W. Schlegel — entre conscience romantique et
de l'harmonie perdue entre l'homme et l'univers ! Cette atti- 2
modernité ; mais ce n'est pas tout. Au moment où l'association
tude qui consiste à rechercher dans les lointains de l'histoire de «romantique» et de «moderne» est à son tour elle-même
la vérité d'une nature abolie et dans la proximité de la nature entraînée par cette dynamique propre au concept de moder-
présente l'absence du Tout et l'enfance perdue de l'humanité nité que nous avons observée à maintes reprises et où
établit entre l'histoire et le spectacle de la nature une relation s'annonce, au cours du XIX siècle, une nouvelle conscience de
e

réciproque, fondement de la conscience qu'a d'elle-même une la modernité, qui veut être plus moderne que la conscience
génération qui vit sa modernité, paradoxalement, non plus romantique, intervient un fait nouveau que nous n'avons
comme opposition aux temps anciens, mais comme désaccord encore jamais rencontré tout au long de cette histoire. Cepen-
avec le temps présent. Peu importe qu'elle ait cru trouver dant que l'extension de «moderne» se réduit progressivement
l'image historique de son idéal dans un Moyen Âge chrétien de l'ère chrétienne tout entière à la durée d'une génération et,
transfiguré par l'éloignement, ou qu'elle ait situé dans l'ave- pour finir, à la dimension dérisoire d'un changement de mode
nir, avec la «révolution esthétique» de Friedrich Schlegel, dans le domaine des goûts littéraires, le concept de «moder-
l'apogée de la culture moderne : le dénominateur commun de nité», à l'époque où précisément ce mot apparaît, cesse de se
tous les romantiques, conservateurs ou progressistes, est le définir par l'opposition historique du présent à un passé quel-
sentiment d'insatisfaction que leur inspire l'inachèvement de conque. Ce qui caractérise cette conscience de la modernité
e
leur propre temps — sentiment qui va nous mener très vite au qui se détache au xix siècle de la vision romantique du
moment où une autre génération encore fondera la modernité monde, c'est qu'elle a appris que le romantisme d'aujourd'hui
sur une nouvelle relation avec l'histoire. devenait très vite le romantisme d'hier et faisait lui-même
alors figure de classicisme. C'est ainsi que la grande antithèse
1. «Das sogenannte Romantische einer Gegend ist ein stilles Gefühl des historique entre goût antique et goût moderne cesse peu à peu
Erhabenen unter der Form der Vergangenheit oder, was gleichlautet, der Ein- d'être significative. L'opposition du romantisme et du classi-
samkeit, Abwesenheit, Abgeschiedenheit» (Maximen und Reflexionen, n° 868
— date : entre 1818 et 1827 ; éd. de Hambourg, XII, p. 488) — On pourrait rap-
cisme ne s'inscrit plus dans le cadre de l'histoire universelle,
procher de cela une phrase de Chateaubriand (Poétique du Christianisme): elle se réduit à l'opposition toute relative entre deux actualités
« Enfin, les images favorites des poètes enclins à la rêverie sont presque toutes — celle d'aujourd'hui et celle d'hier, aujourd'hui déjà dépas-
empruntées d'objets négatifs, tels que le silence des nuits, l'ombre des bois, la
solitude des montagnes, la paix des tombeaux, qui ne sont que l'absence du sée; et la conscience de la modernité, voyant s'accélérer ainsi
bruit, de la lumière, des hommes et des inquiétudes de la vie» (op. cit., p. 192). l'évolution historique de l'art et du goût, peut elle aussi évo-
2. II faut renvoyer à ce propos à l'étude de Joachim Ritter, Landschaft —Zur luer jusqu'à ne plus finalement se définir qu'en s'opposant à
Funktion des Ästhetischen in der modernen Gesellschaft (« Le paysage — Sur la elle-même.
fonction du facteur esthétique dans la société moderne») Münster/Westf., 1963.
214 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 215

Cette contraction croissante de l'espace historique couvert a la constatation que l'histoire a pris depuis 1789 un cours
par le concept post-romantique de modernité, F. Martini l'a nouveau : la Révolution a rompu le fil entre présent et passé.
étudiée pour l'Allemagne à partir du moment où s'opère chez La société moderne est séparée de l'Ancien Régime non seule-
Heinrich Heine et les représentants de la « Jeune Allemagne » ment p a r une constitution nouvelle, des habitudes de vie et
le renversement (annoncé dès 1815 par YErwin de Solger) du des idées différentes, mais aussi par un autre goût, une autre
rapport entre romantisme et modernité, qui ne sont plus relation à la beauté '. En effet, ce que la génération d'avant la
1
désormais synonymes mais opposés . Dans les années 1830, Révolution trouvait de plus admirable ou de plus touchant
la «Jeune Allemagne» a chargé d'un pouvoir expressif nou- dans la littérature de son temps, c'est cela précisément qui fait
veau l'idée de modernité, réduite au c h a m p du présent, de bâiller le plus vite la génération d'après. Si l'on s'en tient à
l'actuel, du réalisme, et, l'identifiant avec 1'« esprit du temps » l'effet produit, la beauté n'est belle immédiatement que pour
(Zeitgeist), l'a prise pour programme dans sa lutte contre son premier public, celui pour lequel elle a été créée, et elle
l'univers périmé du romantisme. Mais ce renversement avait l'est dans la mesure où elle recherche et atteint cette actualité.
été précédé et amorcé en France et en Italie par une réinter- De là Stendhal tire sa définition devenue fameuse du roman-
prétation du couple « classique — romantique », que l'on peut tisme, qui marque une rupture dans l'histoire de ce mot et
considérer sans doute comme le début de l'évolution vers une renverse carrément le sens fondamental qu'il avait jusqu'alors
«modernité» définie en opposition avec elle-même et elle dans la tradition. Le romantisme, ce n'est plus l'attrait de ce
seule, dans ses phases successives. Poursuivant la polémique qui transcende le présent, l'opposition polaire entre la réalité
sur le romanticismo qui s'était allumée en Italie dans le cercle quotidienne et les lointains du passé; c'est l'actualité, la
de Ludovico di Brème, Stendhal fait prendre à cette évolution beauté d'aujourd'hui, qui, devenant celle d'hier, perdra inévi-
le tournant décisif. Il invoque l'expérience historique de sa tablement son attrait vivant et ne pourra plus présenter qu'un
génération dans ce qu'elle a de particulier et même d'incom- intérêt historique : « Le romanticisme est l'art de présenter aux
parable : peuples les œuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs
« De mémoire d'historien, jamais peuple n ' a éprouvé, dans habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur don-
ses m œ u r s et dans ses plaisirs, de changement plus total que ner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire,
celui de 1780 à 1823; et l'on veut nous donner toujours la leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir
2
2
même littérature . » Pour Stendhal, 1789 marque une coupure possible à leurs arrière-grands-pères . »
dans l'histoire : il y a opposition entre ce qui s'est passé depuis Ainsi défini, le mot « romantisme » cesse d'évoquer la spécifi-
et tout ce qui s'était passé avant; l'événement de la Révolution cité d'une époque déterminée, et la grande antithèse historique
est un abîme qui sépare les « Français de 1785 » de sa généra- avec le classicisme est abolie. En effet, toute œuvre classique a
tion. Au lieu de lire Quinte-Curce et Tacite, les « enfants de la été elle-même en son temps romantique : « Sophocle et Euri-
3
Révolution » ont fait la campagne de Russie et assisté aux pro- pide furent éminemment romantiques .» Chez Stendhal le
digieux bouleversements de 1814; on ne peut plus attendre concept de romantisme reprend la fonction qu'avait remplie à
d'eux qu'ils prennent encore plaisir à la littérature classique : l'origine le latin modemus : il distingue l'actualité historique du
comique ou pathétique, elle leur serait également insuppor- présent, attribue à l'art moderne la valeur suprême, et définit
3
table . A l'origine de la conscience spécifique de cette époque
1. «Je respecte infiniment ces sortes de classiques, et je les plains d'être nés
qui perçoit comme une cassure radicale dans le temps le pas-
dans un siècle où les fils ressemblent si peu à leurs pères. Quel changement de
sage accompli du monde d'autrefois à celui d'aujourd'hui, il y 1785 à 1824 ! Depuis deux mille ans que nous savons l'histoire du monde, une
révolution aussi brusque dans les habitudes, les idées, les croyances, n'est peut-
1. Op. cit., (cf. note 2, p. 174) p. 402 sq. être jamais arrivée» (ibid., p. 91).
2. Œuvres complètes, éd. Martino, Paris, 1925, t. I, p. 45. 2. Ibid., p. 39.
3. Ibid., p. 79, cf. p. 45. 3. Ibid.
216 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 217

le classicisme de façon purement formelle, par un simple chan- se l'est posée dans ses réflexions sur Constantin Guys, le
gement de signe — comme un romantisme négatif, un roman- «peintre de la vie moderne» (1859). Sa réponse, dans laquelle
tisme au passé. Ainsi se referme le cercle, ainsi se définira il entend opposer à l'esthétique conventionnelle une « théorie
désormais la conscience de la modernité. A la différence de rationnelle et historique du beau», reprend la définition
« moderne » pris dans son sens traditionnel, « romantique », au «moderne» que Stendhal avait donnée de celui-ci: «que le \
sens nouveau d"actuel' et de supérieur à tout le reste par son Beau n'est que la promesse du bonheur» '. Stendhal se trompe, /
actualité, ne se situe plus en face d'une antiquitas, d'un passé dit Baudelaire, en ce qu'il soumet entièrement le beau à l'idéal j
2
faisant autorité. De même que, pour ceux qui venaient de vivre du bonheur, qui ne cesse de changer . La nature du beau ne
les dernières décennies de l'histoire, l'événement de 1789 avait peut être saisie exclusivement ni dans l'actualité, dans la mode,
scindé le temps en un « avant », un passé statique, attardé, et un la morale, les passions d'une époque, dans ce que celle-ci a de
« après » dont le mouvement s'accélérait en vertu d'une dyna- caractéristique, ni dans le classicisme des chefs-d'œuvre qui
1
mique autonome interne , de même Stendhal n'oppose plus à sont entrés dans l'éternité des musées et confortent le bour-
3
la modernité romantique ainsi conçue aucun passé, aucun geois dans son philistinisme . Le beau, dans le sens où l'exige i
antécédent qui pourrait avoir pour elle valeur d'exemple, ou la la conscience baudelairienne de la modernité, c'est dans le
préfigurer. Dans son manifeste de 1823, la conscience de la phénomène de la mode qu'on peut le mieux l'appréhender, si )
modernité ne se définit plus qu'en opposition avec elle-même ; l'on a le regard d'un Constantin Guys s'efforçant «de dégager
une évolution saccadée fait que sans cesse l'actualité d'aujour- de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'histoire,
4
d'hui, bientôt dépassée, devient le romantisme d'hier et donc, de tirer l'éternel du transitoire» . Si Baudelaire part de la ,
tel quel, classique; une nouvelle conception du classicisme mode pour développer son esthétique moderne, c'est qu'elle I
apparaît, purement négative, qui le définit comme le succès possède un double attrait qui présente un intérêt exemplaire
qu'ont obtenu jadis les œuvres du passé, et non plus comme pour le théoricien du beau. Elle incarne « le poétique dans l'his-
une perfection soustraite aux effets du temps. torique, l'éternel dans le transitoire » ; la beauté qui se révèle en
Mais si la «modernité» ne cesse de basculer ainsi de elle n'est donc pas l'apparition déjà familière d'un idéal intem-
l'actualité dans le classicisme et de devenir sa propre «anti- porel, mais l'idée que l'homme se fait lui-même du beau, qui \
2
quité » , alors se pose le problème de la nature du beau — de ce décèle la morale et l'esthétique de son temps et lui permet de '
5

beau que reproduit éternellement un tel processus toujours devenir semblable à ce qu'il voudrait ê t r e . La mode fait res-
inachevé. Comment la beauté peut-elle satisfaire aux exigences sortir ce que Baudelaire appelle « la double nature du beau » et
d'un idéal de nouveauté sans cesse renouvelé, comment peut- qu'il identifie sur le plan conceptuel à la modernité : « La <y
elle refléter dans l'art ce qui fait que le temps présent ne res- modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié i
6

semble à nul autre, et, paradoxalement, se manifester dans les de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable .» j
œuvres devenues classiques comme permanente, soustraite au Cette ultime étape dans l'histoire de la modernité nous a
devenir historique, voire éternelle ? Cette question, Baudelaire
1. Ibid., p. 875; la position antagoniste de l'esthétique conventionnelle est
représentée dès le début du texte par le goût de ces visiteurs du Louvre qui
1. Sur ce parallèle — sur le problème qui depuis la Révolution française se croient que l'art tout entier se résume aux «chefs-d'œuvre» consacrés.
pose aux historiens: comment «rattraper l'accélération de l'histoire», voir 2. Ibid., p. 876.
R. Koselleck, in Nachahmung und Illusion (« Imitation et illusion ») (Poetik und 3. Ibid., p. 873.
Hermeneutik, I) pub. sous la direction de H. R. Jauss, Munich, 1964, pp. 194 et 4. Ibid., p. 884.
234. 5. Ibid., p. 874 : «L'idée que l'homme se fait du beau s'imprime dans tout son
2. Cette formulation se trouve chez Baudelaire: cf. Le peintre de la vie ajustement, chiffonne ou raidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même
moderne, in Œuvres complètes de Baudelaire, Paris, 1950, p. 885: «En un mot, pénètre subtilement, à la longue, les traits de son visage. L'homme finit par res-
pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté sembler à ce qu'il voudrait être. »
mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. » 6. Ibid., p. 884.
218 La « modernité » dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 219

conduits jusqu'au seuil de notre temps. On voit en effet main- ne peut représenter pour la beauté de l'art moderne l'anti-
tenant qu'il était justifié d'affirmer que notre « précompréhen- thèse fondamentale.
sion » (Ricceur) de la modernité remonte à Baudelaire et à ses Il est donc tout à fait conforme à la logique interne de la
contemporains, à la conscience esthétique et historique qu'ils nouvelle expérience esthétique que Baudelaire oppose, au
avaient d'eux-mêmes; et que l'apparition de ce néologisme, mouvement perpétuel irrésistible de la modernité, un pôle de
après 1848, peut être considérée comme marquant la fron- stabilité qui se constitue dans le processus même par lequel la
tière qui sépare, dans notre conscience historique, le monde modernité se renouvelle. De même que pour l'artiste le « tran-
du passé lointain de celui qui nous est encore familier. Dans sitoire», 1'«historique» n'est que l'une des deux composantes
ses réflexions sur les thèmes connexes du beau, de la mode et de l'art, dont il lui faut tirer par l'alchimie de la création ce
du bonheur, Baudelaire introduit expressément «la moder- qu'elle contient de durable, d'inaltérable, de « poétique » et qui
1
nité» comme un néologisme . Ce mot doit servir à désigner la constitue l'autre composante de l'art, de même la conscience
double nature du beau, qui donne accès à la compréhension historique oppose à son expérience de la modernité le senti-
tout à la fois de la «vie moderne» quotidienne, dessinée par ment de l'éternel. Mais il ne s'agit nullement ici d'une variante
Constantin Guys, et de l'actualité politique : pour Baudelaire, tardive de l'antithèse platonicienne et chrétienne entre le
l'expérience esthétique et l'expérience historique de la moder- temps et l'éternité, dont le romantisme encore avait usé et
nité se confondent. Et c'est dans l'opposition qu'implique la abusé. C'est exactement le contraire: en effet, 1'«éternel»
pensée de Baudelaire ainsi formulée que l'on peut le mieux prend ici la place occupée jadis dans la tradition p a r l'Anti-
saisir la conscience d'une nouvelle identité historique qui se quité ou le classicisme ; de même que le beau idéal (« le beau
manifeste à travers cette conception de la modernité. Le unique et absolu»), l'éternel (« l'éternel et l'immuable ») a pour
contraire de la « modernité », ce n'est pas ici comme on pour- Baudelaire, en tant qu'antithèse de la modernité, le caractère
2
rait s'y attendre le romantisme , bien que celui-ci soit en fait 1
d'un passé révolu . Même ce qui nous donne une impression
le passé qui précède immédiatement l'époque de Baudelaire. d'éternelle beauté a dû, pour exister, être produit; par une
A l'exemple du romantisme selon Stendhal, la modernité conséquence nécessaire de la «théorie rationnelle et histo-
selon Baudelaire, entraînée par le mouvement accéléré de la rique du Beau», interprétée à la lumière du phénomène de la
conscience historique, ne cesse de se redéfinir en opposition mode, la beauté intemporelle n'est pour Baudelaire autre
avec elle-même (« Il y a une modernité pour chaque peintre chose que l'idée du beau, telle que l'homme lui-même la
3
a n c i e n » ) ; toute modernité doit donc inéluctablement se conçoit pour l'abandonner toujours aussitôt, et telle qu'elle
changer pour elle-même en «antiquité»; en conséquence, nous apparaît à l'état de passé.
nulle époque déterminée du passé — pas même l'Antiquité ou L'art exemplaire du «peintre de la vie moderne» découvre
une antiquité quelconque, comme l'a pensé W. Benjamin — dans l'éphémère et le fortuit un aspect du beau impérissable ;
il libère l'élément poétique contenu dans les produits de la
1. «Il (Constantin Guys) cherche ce quelque chose qu'on nous permettra mode et de l'histoire, que précisément le goût classique négli-
d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer
l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut geait ou embellissait. Pour Baudelaire l'art authentique ne
contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire» (ibid., peut et n'a jamais pu se passer de « cet élément transitoire,
p. 884). fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes » ; là où il
2. Dans les Mémoires d'Outre-Tombe, où se trouve la plus ancienne occurrence
citée par P. Robert (1849), modernité s'oppose encore expressément au roman-
est absent, l'œuvre d'art se perd «forcément dans le vide
tisme, avec une valeur depreciative que souligne l'environnement du mot: «La
vulgarité, la modernité de la douane et du passeport, contrastaient avec l'orage, 1. Cf. ibid., p. 875; le rattachement de 1'«éternel» à la catégorie du «passé»
la porte gothique, le son du cor et le bruit du torrent. » (cf. note 1, p. 173). se retrouve à la fin de l'essai «Richard Wagner et Tannhàuser», op. cit., p. 1066:
3. Le peintre de la vie moderne, loc. cit., p. 884 (suite du texte clé cité dans la «Je me crois autorisé, par l'étude du passé, c'est-à-dire de l'éternel, à préjuger
note 6, p. 217). l'absolu contraire... »
220 La «modernité» dans la tradition littéraire La « modernité » dans la tradition littéraire 221

d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de exclusif de l'art pour l'art, mais comme le témoignage d'une
l'unique femme avant le premier péché » '. Dans la conscience expérience historique qui a su faire accéder à la transparence
baudelairienne de la modernité, Eve après la chute devient la de l'art les transformations de la société du xix siècle, ce ne e

quintessence de la beauté, et le symbole de l'insurrection serait assurément pas rendre à Benjamin l'honneur qui lui est
contre la métaphysique du beau, du bien et du vrai intempo- dû que de ne pas relever, dans les fragments posthumes main-
rels. Cette image hardie consacre l'antithèse entre le moderne tenant publiés (Pariser Passagen), la conclusion préconçue qui
et l'éternel, dont l'apparition marque la dernière phase de grève sa vision originale de Baudelaire et la condamne à se
l'histoire de la «modernité» — et le terme de notre étude. contredire. Je ne pense pas ici simplement à son dessein de
Mais cette Eve moderne, qui doit à la chute même sa beauté, montrer, dans l'étude sur «Le Paris du Second Empire chez
témoigne aussi de l'orientation antiplatonicienne qui, dans Baudelaire », que « l'importance exceptionnelle de Baudelaire »
l'esthétique de Baudelaire, ouvre la voie à l'expérience esthé- est d'avoir, «le premier et avec le plus de rigueur, manifesté
tique qui caractérise, dans une large mesure, notre modernité concrètement la force productrice de l'homme aliéné, devenu
2
d'aujourd'hui . étranger à lui-même » '. Si ce dessein, qui peut en lui-même se
justifier, implique une conclusion préconçue et devient p a r là
problématique, c'est que Benjamin ne veut interpréter Les
Fleurs du Mal que comme un témoignage de l'existence déna-
APPENDICE turée des masses urbaines, et méconnaît ainsi l'envers dia-
lectique de l'aliénation: la force productrice nouvelle que
(À propos du chapitre «La modernité» dans les Fragments l'homme acquiert en s'appropriant la nature, et dont la poésie
sur Baudelaire de Walter Benjamin) de la ville et la théorie de la modernité chez Baudelaire four-
nissent un témoignage non moins important.
Fait paradoxal, la théorie baudelairienne de la modernité a
Le parti pris de Benjamin se révèle déjà dans le fait que son
été méconnue précisément p a r le critique sous l'impulsion
chapitre posthume sur la modernité (Die Moderne) laisse
décisive duquel les études baudelairiennes actuelles ont renou-
presque entièrement de côté la pièce maîtresse des théories
velé notre compréhension du poète. Si, grâce à l'interprétation
baudelairiennes sur l'art m o d e r n e : l'essai de 1859 sur
de Walter Benjamin, nous ne voyons plus Les Fleurs du Mal
Constantin Guys, peintre de la vie moderne. Benjamin donne à
comme un repliement de la poésie sur elle-même sous le signe
ce sujet quelques explications: «La théorie de l'art moderne»,
dit-il en conclusion d'un résumé très sommaire de l'essai, « est
1. «Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fré-
quentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le sup-
primant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et 1. «... die "einzigartige Bedeutung Baudelaires" darin zu erweisen, daß er
indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché... », ibid., "als erster und am unbeirrbarsten die Produktivkräfte des sich selbst entfremde-
p. 884. ten Menschen (...) dingfest gemacht (,..)" zu haben.» (H. R. J. éd. Suhrkamp,
2. La rupture avec le platonisme de l'esthétique classique, que l'on voit seu- 1974, p. 58). Citation tirée de la lettre de W. Benjamin à Max Horkheimer, en
lement s'esquisser chez Baudelaire, se développe avec toutes ses conséquences date du 16 avril 1938 (Briefe, vol. II, Francfort, 1966, pp. 752). Je me réfère ici
chez Valéry, ainsi que l'a montré Hans Blumenberg dans son essai «Socrates seulement à la première version du fragment Die Moderne, qui constitue le
e
und das objet ambigu», in Epimeleia, Festschrift für Hans Kuhn, Munich 1964, 3 chapitre du travail Das Paris des Second Empire bei Baudelaire (édité par
p. 285 sq. Le présent essai, conçu comme une contribution historique à l'étude R. Tiedemann, Walter Benjamin, Charles Baudelaire — Ein Lyriker im Zeitalter
du concept de modernité, ne pouvait mener au-delà du seuil de notre concep- des Hochkapitalismus, Francfort, 1969) — et non à la version remaniée de 1939,
tion actuelle de la modernité; sur les aspects de celle-ci dans la littérature d'au- Über einige Motive bei Baudelaire, postérieure à la critique de Th. W. Adorno
jourd'hui, qui ne pouvaient donc y être traités, je renvoie aux actes d'un (Lettre du 10 novembre 1938). Mais ce remaniement n'invalide pas mon argu-
colloque {Poetik und Hermeneutik, II) qui a été consacré à la transition de l'art mentation, étant donné que Benjamin ne voit encore, dans cette seconde ver-
classique à l'art moderne : Immanente Ästhetik — Ästhetische Reflexion, Lyrik als sion, que «les réserves de Baudelaire contre la grande ville», et y maintient sa
Paradigma der Moderne, pub. sous la direction de Wolfgang Iser, Munich, 1965. thèse de l'aliénation.
222 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 223

le point le plus faible dans la conception baudelairienne de la 1


humaine » ; par là même il rétablit aussi dans ses droits la
modernité. Celle-ci fait l'inventaire des thèmes modernes; beauté «historique», temporelle qui avait été niée par la tradi-
celle-là aurait dû sans doute traiter le problème du rapport tion du classicisme. Dans la théorie baudelairienne, l'art
entre l'art moderne et celui de l'Antiquité. Cela, Baudelaire ne moderne n'a pas besoin de s'appuyer sur l'autorité du passé
l'a jamais tenté. Cette renonciation qui s'exprime dans son antique, parce que le beau temporel, «transitoire», tel que le
œuvre par la disparition de la nature et de l'état de naïveté, il définit le concept de modernité sécrète lui-même sa propre
n'a pas réussi à la justifier par sa théorie. Celle-ci ne parvient «antiquité». Est-ce que vraiment cette théorie, dont le rapport
pas à se libérer; sa dépendance à l'égard de Poe, sensible avec d'autres positions antiplatoniciennes de l'esthétique de
jusque dans la formulation, en est une preuve. Une autre 2
Baudelaire est évident , ne parvient pas à intégrer «la renon-
preuve en est son orientation polémique ; elle tranche sur le ciation qui s'exprime dans son œuvre par la disparition de la
fond grisâtre de l'historisme, de l'alexandrinisme académique nature et de l'état de naïveté»?
mis à la mode par Villemain et Cousin. Nulle part sa réflexion On en vient à poser cette question lorsqu'on s'avise que
esthétique n'a su montrer, comme le font certaines pièces des le couple conceptuel qui supporte en dernière analyse toutes
Fleurs du Mal, l'imprégnation de l'art moderne par l'Anti- les interprétations de Benjamin, dans son chapitre sur la
quité» (p. 89). modernité, n'est autre que l'opposition formelle, relative,
Pourquoi, en fait, une théorie de l'art moderne aurait-elle entre «modernité» et «antiquité», que Benjamin reprend à
dû, à cette époque, traiter le problème du rapport entre l'art la théorie de Baudelaire en dépit des graves réserves qu'il
moderne et celui de l'Antiquité? Question sans réponse; on fait sur elle: «que toute modernité vaille vraiment de deve-
aimerait savoir comment Benjamin y eût répondu. En effet, nir un jour antiquité, c'est là pour lui l'expression même de
e
on comprend mal son postulat si l'on songe qu'au xix siècle la l'impératif artistique» (p. 87). Regardons-y de plus près.
théorie esthétique n'exigeait plus que l'art moderne tire sa Baudelaire disait dans l'essai sur Constantin Guys: «En un
légitimité d'une telle confrontation, dont le caractère obliga- mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité,
e
toire allait de soi pour le xvm siècle, jusqu'au classicisme il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met
allemand inclus. Où donc est la théorie, comparable en impor- involontairement en ait été extraite» (p. 885). En supprimant
e e
tance, qui aurait, au XIX ou au XX siècle, satisfait à ce que dans la phrase l'expression de la finalité et en y ajoutant
Benjamin exige ainsi de Baudelaire ? La raison pour laquelle «vraiment» et «un jour», Benjamin trahit une tendance à
Baudelaire et la théorie de l'art au XIX siècle pouvaient se dis-
e
l'interprétation déformante. Selon Baudelaire, la tâche de
penser d'aborder ce problème est exprimée de la façon la plus l'artiste est d'extraire de la vie moderne la beauté mystérieuse
claire dans l'essai sur Constantin Guys. Ce que Baudelaire émanée de la temporalité, afin que l'œuvre moderne puisse
appelle sa «théorie rationnelle et historique du beau» fait faire devenir «antique». Benjamin ne supprime pas seulement
un pas décisif à l'émancipation de l'art moderne, amorcée p a r ici la «beauté fugitive» comme condition de cette métamor-
l'historisme, ainsi que l'a montré notre examen de l'antithèse phose; il attribue aussi ailleurs à l'opposition purement for-
entre le «moderne» et 1'«éternel». En découvrant la «double melle entre «modernité» et «antiquité», contre l'intention de
nature du beau» — ce dont Benjamin se contente d'affirmer Baudelaire, un contenu déterminé, sans dire que les mots
péremptoirement et sans la moindre démonstration que «antique, antiquité» ne renvoient pas, là où Baudelaire les
«cela ne va pas très loin» (man kann nicht sagen, daß das in emploie dans son essai, à l'Antiquité classique, mais à l'art
die Tiefe geht, p. 89) — Baudelaire ne remet pas seulement en moderne devenu «antique» en opposition formelle avec lui-
question de la façon la plus vigoureuse la «beauté générale»,
quintessence de l'art antique et norme académique toujours
1. Cf. Baudelaire, Œuvres, Paris, 1951, p. 875.
valable, qu'il qualifie d'«élément... non approprié à la nature
2. Cf. sur ce point l'étude citée plus loin à la note 3, p. 228, notamment p. 347 sq.
224 La « modernité » dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 225
1
m ê m e . Comment Benjamin ramène subrepticement le le poème de Hugo «À l'Arc de Triomphe » « témoignerait de la
concept baudelairien de modernité à l'opposition tradition- même inspiration qui a influencé de façon décisive l'idée bau-
nelle avec l'Antiquité classique, c'est ce que montre la phrase delairienne de modernité » (p. 94) ; affirmation contredite aus-
suivante : « La 'modernité' désigne une époque; elle désigne sitôt par la remarque de Benjamin sur les gravures de Méryon
en même temps la force qui y est à l'œuvre et qui la fait évo- représentant le vieux Paris : « Personne plus que Baudelaire n'a
luer dans le sens d'une ressemblance avec l'Antiquité» (der été marqué par elles. Le véritable moteur de son imagination,
Antike sie anverwandelnd). Autant cette évolution par laquelle ce n'était pas cette vision archéologique d'une catastrophe que
l'art moderne se rapproche de celui de l'Antiquité historique l'on trouve au fond des rêves de Hugo. Pour lui l'Antiquité
(Anverwandlung der Moderne an die Antike) est un corps étran- devait jaillir d'un coup, comme Athéna de la tête intacte de
1

ger dans la théorie de Baudelaire, autant elle caractérise avec Zeus, d'une modernité intacte » (p. 94). Cette dernière méta-
pertinence un aspect, assurément important, du lyrisme de phore est difficile à interpréter de façon concrète. Pourtant ce
Victor Hugo — ce qui n'a bien sûr pas échappé à Benjamin qu'elle veut dire devrait sans doute éclairer le passage du texte
(« Pour Baudelaire, ce phénomène peut se constater chez Vic- de Baudelaire sur Méryon que Benjamin cite parce qu'il
«donne implicitement à comprendre l'importance de cette
tor Hugo», p. 88). Aussi bien n'est-ce pas un hasard si Benja-
antiquité parisienne» (p. 96). Mais la citation que Benjamin
min ne trouve cette « imprégnation de l'art moderne par l'art
s'est malheureusement abstenu de commenter ne fait nulle-
antique » (p. 89) qu'il vante dans certaines pièces des Fleurs du
ment apparaître un visage antique de la ville, et ne permet pas
Mal, que dans des poèmes proches de Hugo par leur théma-
2 davantage de voir comment «chez Méryon aussi (...) l'Anti-
tique ou leur facture . Et l'œuvre à laquelle on peut effective-
quité et la modernité s'interpénétrent » (p. 95) : « Nous avons
ment reconnaître le mérite d'avoir créé une nouvelle
rarement vu, représentée avec plus de poésie, la solennité
antiquité, une «antiquité parisienne» (p. 91), elle est de Hugo
naturelle d'une grande capitale. Les majestés de la pierre accu-
lui-même, c'est son cycle de poèmes «A l'Arc de Triomphe».
mulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de
Ce visage antiquisant de la capitale, avec son poète en qui l'industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de
Benjamin croit reconnaître un héros moderne, successeur fumées, les prodigieux échafaudages des monuments en répa-
déchu du héros antique (p. 87), n'est-il pas tout simplement le ration, appliquant sur le corps solide de l'architecture leur
paysage urbain tel qu'il est vu parfois dans Les Fleurs du Mal architecture à jour d'une beauté arachnéenne et paradoxale, le
avec un regard hugolien ? ciel brumeux, chargé de colère et de rancune, la profondeur
Cette question se pose et s'impose lorsqu'on voit Benjamin des perspectives augmentée par la pensée des drames qui y
obligé, par deux fois, de corriger son affirmation selon laquelle sont contenus, aucun des éléments complexes dont se compose
le douloureux et glorieux décor de la civilisation n'y est
1. Cf. ibid., p. 874 (sur une série de gravures qui représentent les modes ves- 2

timentaires de la Révolution) : « Ces gravures peuvent être traduites en beau et


oublié » (pp. 96-97). Nous avons là un exemple de poésie
en laid ; en laid, elles deviennent des caricatures, en beau, des statues antiques. » urbaine moderne, important en ce sens qu'il contredit isolé-
Ou encore p. 886 (après que Baudelaire a condamné l'usage inadéquat fait de ment toute conception antique, antiquisante et même encore
modèles empruntés au temps de Titien et de Raphaël) : « Malheur à celui qui étu-
die dans l'antique autre chose que l'art pur, la logique, la méthode générale!
romantique de la nature et de l'art — un paysage qui ne porte
Pour trop s'y plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les pas la moindre trace de croissance naturelle, où seul le monde
privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient
de l'estampille que le temps imprime à nos sensations. » Dans la restitution de ce
texte par Benjamin, on voit se glisser une fois encore l'Antiquité classique (Alter- 1. P. 90 déjà, Benjamin devait constater que la source de l'inspiration était
tum), à laquelle Baudelaire ne pensait nullement: «Malheur à qui étudie dans «fondamentalement différente» chez Hugo, «nature chthonienne», et chez Bau-
l'Antiquité (am Altertum) autre chose que l'art pur, la logique, la méthode géné- delaire, dans la poésie duquel « se manifeste à cent reprises, comme une sorte de
rale. Pour trop se plonger dans l'art antique {die Antike)...» (p. 88). mimesis de la mort, la tendance à la pétrification ».
2. À cet égard, je reviendrai dans un instant sur « Le Cygne». 2. Éd. de la Pléiade, 1976, tome II, p. 741.
226 La «modernité» dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 227

créé par l'homme, « le douloureux et glorieux décor de la civili- appartient en propre et dont Benjamin ne dit rien. Le texte sur
1
sation» , se voit encore reconnaître, dans chaque détail et par Méryon qu'il cite n'est pas, tant s'en faut, le seul qui aille
un geste emphatique défiant le ciel (que l'homme n'a pas créé), contre sa thèse selon laquelle Baudelaire ne connaîtrait pas
la sublimité que l'on attribuait jadis à la nature, «la solennité cet aspect de beauté sublime du paysage urbain et ses poèmes
naturelle». Cette vision de la grande ville, où triomphe une se distingueraient par une «réserve à l'égard de la grande
nouvelle sensibilité née du travail industriel, atteste le renver- ville» de «presque tous ceux que la grande ville a inspirés
sement radical des valeurs esthétiques opéré par Baudelaire à après lui aux autres poètes» (p. 90). À l'encontre de cette
2
l'encontre de la n a t u r e . Ce renversement des valeurs, Benja- « réserve » on peut citer non seulement le poème intitulé « Pay-
min s'est refusé avec constance et obstination à le reconnaître sage », placé comme un programme en tête des «Tableaux pari-
comme le noyau de la théorie baudelairienne de l'art moderne siens » pour annoncer ce qui, vu de la fenêtre d'une mansarde,
et comme un aspect essentiel des Fleurs du Mal. Était-il bien sera désormais « paysage » et sujet d'« églogue », mais encore le
nécessaire de le sacrifier pour interpréter par la méthode et « Rêve parisien» ainsi que d'autres poèmes en vers et en prose,
dans la perspective du matérialisme dialectique la situation de dont il est difficile de contester qu'ils ont donné un modèle au
Baudelaire au tournant de l'histoire ? lyrisme moderne qui vient après eux. L'allégorie des «pay-
On peut aujourd'hui répondre par la négative à cette ques- sages d'ennui» correspond à ce que Benjamin appelle «la
tion. Les contradictions de Benjamin, interprète de Baude- décrépitude de la grande ville » (p. 90), mais pour reconstituer
laire, apparaissent sous un autre éclairage si l'on renonce à dans son ensemble la réalité de la « vie moderne et abstraite »,
comprendre la «disparition de la nature et de l'état de naï- il faut leur opposer les nouveaux «paysages d'extase» que
veté » chez Baudelaire comme la pure et simple conséquence Baudelaire se plaît à évoquer avec le regard du «flâneur»
d'une aliénation développée p a r le système de la production Le «flâneur» met Benjamin dans l'embarras, parce que cette
industrielle sous le Second Empire, ou, en d'autres termes, figure moderne de la subjectivité lyrique refuse de s'inscrire
des « résistances que le monde moderne oppose à l'élan créa- dans le tableau de l'homme aliéné. La seule figure qui
teur spontané de l'homme» (p. 81). Si l'on veut comprendre convienne à Benjamin dans le cadre idéologique qui est le sien,
dialectiquement pourquoi Baudelaire s'est détourné de la c'est «le héros sous ses formes modernes» (p. 80), qu'il pour-
nature, on ne peut se permettre de nier que sa théorie esthé- suit à travers les avatars du mendiant, de l'apache, du chiffon-
tique aussi bien que sa pratique poétique portent également la nier, du dandy et du flâneur. Toutefois il n'est pas possible de
marque de la force productrice de la «vie moderne» à l'âge dire à propos de ce dernier que «pour vivre dans le monde
industriel : du nouvel élan créateur qui pousse l'homme, dans moderne il est nécessaire d'avoir une nature héroïque » (p. 80).
l'économie comme dans l'art, à surmonter l'état de nature Faut-il donc affirmer que « les tableaux évocateurs de la grande
pour accéder par le travail à un monde dont il est lui-même le ville» ne sont pas son œuvre (p. 74)? Et cela, bien que les
créateur. C'est pourquoi l'aspect menaçant et désolé de la motifs de la rue parisienne et de la foule citadine soient liés,
grande ville, dont Benjamin sait donner une description fasci- précisément, à la figure dépourvue d'héroïsme du flâneur, ces
nante, a pour contrepartie, dans Les Fleurs du Mal aussi bien motifs dont Benjamin nous a d'autre part fait saisir l'impor-
que dans Le Spleen de Paris, la découverte de la poésie qui lui tance en tant qu'expression de la perception nouvelle propre
au XIX siècle ? Mais comme on pouvait s'y attendre, il corrige
e

1. Éd. de la Pléiade, p. 840. bientôt le jugement négatif qu'il a porté sur le flâneur : « C'est le
2. H. Blumenberg a montré (dans Poetik und Hermenemik, II, Munich, 1966, regard du flâneur, dont la vie préfigure, mais nimbée encore de
p. 438) que l'antinaturalisme apparaît, dans la théorie esthétique du X I X siècle,
E

comme la résultante d'un certain stade de l'évolution scientifique: «Dès l'ins-


tant où l'homme eut perdu ses derniers doutes quant au fait que la nature 1. Préface du Spleen de Paris, op. cit., p. 273 ; sur les « paysages d'ennui » et les
n'avait pas été créée pour lui et mise à son service, il ne pouvait plus la suppor- « paysages d'extase », voir G. Hess, Die Landschaft in Baudelaires Fleurs du Mal,
ter que comme le matériau de son activité. » Heidelberg, 1953.
228 La « modernité » dans la tradition littéraire La «modernité» dans la tradition littéraire 229
paix, ce que sera plus tard (!) la vie morne et sans espoir de que ce processus antagoniste de poétisation, les «correspon-
l'homme des villes. Le flâneur se tient encore sur le seuil, aussi dances» baudelairiennes présupposent elles aussi le pouvoir
bien de la grande ville que de la classe bourgeoise; ni l'une ni d'harmonisation et d'idéalisation inhérent au souvenir; elles
l'autre encore ne l'a vaincu, il n'est chez lui ni dans l'une ni sont des « données de la mémoire » (Data des Eingedenkens) et
1
dans l'autre. Il cherche refuge dans la foule . » Que ce regard, non plus les signes d'un accord synchronique du monde inté-
qui ouvre à la poésie le domaine nouveau de la foule, du «bain rieur et de la nature, comme Benjamin l'a souligné à très juste
de multitude», de 1'«universelle communion», doive être de titre '. S'il en est ainsi, si les correspondances ne sont plus chez
2
surcroît «le regard de l'homme aliéné» , sur ce point nous ne Baudelaire des symboles naturels mais des signes commémo-
saurions plus suivre Benjamin. Enfin, on ne peut que créer ratifs d'une expérience réussie, alors la «contradiction entre la
la confusion en identifiant le regard du flâneur avec celui théorie des correspondances naturelles et le refus de la
du contemplateur allégorique que Benjamin a découvert en nature», où Benjamin croyait apercevoir «le paradoxe fonda-
revanche de la façon la plus convaincante dans Les Fleurs du 2
mental de sa théorie esthétique» , n'est plus inhérente à la
Mal. théorie baudelairienne de la «beauté moderne», mais seule-
C'est ce que Benjamin appelle le regard allégorique qui ment à l'interprétation qu'en donne Benjamin. Cette contra-
montre le mieux comment Baudelaire a su, dans son œuvre, diction, il est tout à fait possible de la lever si, établissant le
assumer et transcender la « disparition de la nature et de l'état bilan dialectique de l'histoire, on inscrit le refus baudelairien
de naïveté ». Au spleen, qui perçoit les choses dépouillées de leur de la nature non plus au seul passif — comme « témoin dans le
aura, au regard allégorique, qui voit « la terre retombée dans procès historique fait par le prolétariat à la bourgeoisie»
3
l'état de pure et simple nature» , s'oppose une expérience com- (p. 169) — mais aussi à l'actif — comme un aspect de cette
plémentaire qui parvient, sinon à rendre aux choses leur aura force productrice qui permet à l'homme de s'approprier la
naturelle, du moins à leur en donner une autre : l'expérience du nature et, en même temps, de se libérer de son empire. Le
souvenir. Dans Les Fleurs du Mal, le moins bon témoignage paradoxe qui peut-être subsiste alors, c'est que l'art, en dépit
n'en est pas «Le Cygne», que Benjamin prend pour principal du matérialisme dialectique, n'est pas simplement l'indice
exemple de cette décrépitude de Paris « où se consomme enfin d'une constellation sociale existante, mais possède aussi le
l'alliance la plus intime du monde antique et du monde pouvoir d'anticiper une constellation future. «Car tous les
moderne » (p. 89) : cependant que, dans la première partie du grands poètes, sans exception», écrit Benjamin dans Ein-
3
poème, le regard est contraint à voir, mélancolique, se défaire bahnstraße («Sens unique»), «combinent déjà les éléments
«la forme d'une ville», jusqu'à l'image accusatrice du cygne d'un monde qui viendra après eux: avant mil neuf cent, les
mourant de soif, dans la deuxième partie la force antagoniste rues de Paris n'existaient pas telles que Baudelaire les avait
du souvenir évoque en un cortège solennel les « symboles de la chantées, et pas davantage les hommes selon Dostoïevski ».
fragilité », transfigurés, et les ordonne en un univers autonome,
4
un monde de beauté qui s'oppose au monde r é e l . De même

e
1. « Paris als Hauptstadt des 19. Jahrhunderts » (« Paris, capitale du xix siècle »)
in Schriften (Œuvres) ; 1.1, pp. 416-417.
2. Cf. Le Spleen de Paris, XII: «Les Foules».
3. Über einige Motive bei Baudelaire, (Sur quelques thèmes baudelairiens), in
Schriften, t. I, pp. 458-459. 1. Schriften, t. I, p. 455.
4. Cf. sur ce point H. R. Jauss, «Zur Frage der "Struktureinheit" älterer und 2. Tiré d'une lettre du 16 avril 1938 où il expose à Max Horkheimer le
moderner Lyrik» («Le problème de l'"unité structurale" dans la poésie ancienne plan de son livre sur Baudelaire — cf. Briefe (Lettres), éd. par G. Scholem et
et moderne ») in Zur Lyrik-Diskussion Wege der Forschung, vol. CXI), Darm- Th. W. Adorno, Francfort, 1966, p. 752.
sladt, 1966, pp. 347-367. 3. Schriften, t. I, p. 518.
De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 231

ignorer combien s'est affaibli le prestige de cette pièce, préci-


sément, dont il n'est pas excessif de dire qu'elle était considé-
rée comme l'Évangile de l'humanisme allemand (Gundolf) et
qui a initié des générations de lycéens à l'esprit du classicisme
de Weimar. Elle figure au premier rang des « œuvres au pro-
gramme» que les élèves de première refusent, ainsi que l'a
De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe récemment confirmé encore une fois une enquête auprès
1
d'étudiants débutants, en République fédérale . Il est intéres-
Avec une postface sur le caractère partiel sant d'observer, sur ce cas, comment l'œuvre d'un classique
de l'esthétique de la réception de la littérature universelle, après avoir exercé longtemps une
puissante influence, perd l'auréole que lui donnait sa perfec-
tion. De ce phénomène, seuls les idéologues des deux bords
peuvent avoir sous la main une explication simple. Pour les
I uns, l'inactualité d'Iphigénie démontre une fois de plus que les
conceptions artistiques de la bourgeoisie cultivée sont péri-
Si /'Iphigenie de Goethe ne mérite pas de rester avec tant mées et que les œuvres classiques, étrangères aux problèmes
d'autres chefs-d'œuvre du passé au cimetière de l'oubli, c'est de notre temps, ont très justement leur place au musée. Pour
précisément de ce qui nous paraît étranger et lointain dans cet les autres, l'incompréhension dont souffre aujourd'hui la
héritage du classicisme weimarien que devra repartir une nou- pièce prouve seulement que notre temps n'est plus à la hau-
velle interprétation. teur des exigences auxquelles l'œuvre de Goethe soumet la
Notre temps a-t-il raison de considérer Ylphigénie de postérité à travers les âges, et que la littérature moderne n'a
Goethe comme le type même de l'œuvre dont la perfection pu se soustraire sans dommage (pour Emil Staiger, au prix
appartient au passé ? Pouvons-nous la voir encore autrement d'une décadence morale) à l'autorité des œuvres classiques.
que comme le rappel d'un art lointain, dont l'idéalité est deve- Si l'on refuse de se satisfaire de cette opposition sans nuance
nue depuis longtemps historique et qui ne peut plus être entre le traditionalisme et le modernisme à tout prix, il faut se
considérée que par la sentimentalité des 'philologues' comme donner la peine de rechercher les conditions historiques et
l'étalon de toute poésie? Ne faut-il plus en conséquence esthétiques qui, dans l'histoire de la réception de l'œuvre et de
— comme l'a demandé Martin Walser — représenter Iphige- son influence, ont préparé la compréhension ou plutôt l'in-
nie, de même que les pièces classiques en général, que comme compréhension dont elle fait aujourd'hui l'objet. Une nouvelle
des «pièces du passé», à des fins d'enseignement historique: interprétation qui veut relever le défi et chercher si le classi-
«Voilà comment c'était autrefois. Cela nous a faits ce que cisme d'Iphigénie peut encore — ou de nouveau — accéder
nous sommes. Mais c'est derrière nous. Nous n'avons peut- pour nous à l'actualité ne saurait mettre entre parenthèses son
être pas fait de progrès, mais nous venons plus tard. Cela nous évidente inactualité et se replier sur l'exégèse prétendument
1
concerne encore, mais comme nous concerne notre p a s s é » objective du 'sens originel'. En effet, outre que les interprètes
(R101)? antérieurs ont eux aussi cru découvrir quelque chose de ce
Iphigenie, de Goethe: personne aujourd'hui ne peut plus
1. Enquête de G. Blitz publiée en 1973 (Département de science de la littéra-
1. Cité d'après Erläuterungen und Dokumente, ]. W. Goethe — Iphigenie auf ture. Université de Constance), qui porte sur la hiérarchie littéraire et les goûts
Tauris, éd. J. Angst et F. Hackert (Reclam), Stuttgart, 1969, p. 101 ; l'abréviation personnels des étudiants; il en ressort que Ylphigénie de Goethe, lue en classe,
« R» renvoie directement, dans la suite de l'exposé, à cette excellente documen- a été jugée négativement (ennuyeuse, sans intérêt) ou carrément rejetée par
tation publiée dans la série Reclam. 54 % des littéraires et 63 % des non-littéraires.
232 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 233

sens originel et que l'interprète actuel peut difficilement se tar- l'œuvre a besoin d'être concrétisée, c'est-à-dire assimilée par
guer d'être le seul à faire progresser l'objectivité, la question ceux qui la reçoivent, pour accéder à la qualité d'œuvre;
qui se pose aujourd'hui est justement de savoir si le sens 'origi- l'œuvre «actualise la tension entre son 'être' et notre 'sens'»,
nel' à'Iphigénie, disons plus précisément: le sens qui s'est de telle sorte qu'une signification non préexistante se constitue
manifesté lors de son apparition ou que ses contemporains ont dans la convergence du texte et de sa réception ', et que le sens
perçu comme tel, peut encore ou de nouveau signifier pour de l'œuvre d'art n'est plus conçu comme une substance trans-
nous quelque chose. temporelle, mais comme une totalité qui se constitue dans
Il nous faut tirer d'abord au clair les interprétations qui ont l'histoire même. Je n'emploie pas le concept de «concrétisa-
recouvert ce sens historiquement originel de l'œuvre, qui sont tion » dans le sens restreint que lui a donné Roman Ingarden :
passées de l'histoire de sa réception et de son influence dans la le travail de l'imagination comblant les lacunes et précisant ce
2
«précompréhension» (P. Ricœur) que nous en avons et qui qui est resté vague dans la structure schématique de l ' œ u v r e ;
peut-être s'opposent à ce qu'elle soit de nouveau reçue. Le phé- en accord avec la théorie esthétique du structuralisme de
nomène de rejet constaté chez les lycéens allemands n'est-il Prague, je désigne par ce mot le sens à chaque fois nouveau
pas tout simplement imputable à un mauvais usage de la pièce, que toute la structure de l'œuvre en tant qu'objet esthétique
consistant à la prendre comme texte de lecture scolaire et peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa
3
comme thème d'exercice ? Ou bien s'agit-il de la contestation réception se modifient . L'évolution historique des concrétisa-
— qui s'est fait attendre bien longtemps — d'un canon esthé- tions d'une œuvre qui, comme Iphigénie, a exercé une puis-
tique sacro-saint, imprégné de la culture bourgeoise et néo- sante influence, pourrait être expliquée, dans la perspective de
e
humaniste du xix siècle ? Ne suffirait-il pas alors d'abolir les l'histoire de la société ou dans celle de la « critique des idéolo-
normes de ce canon pour débarrasser la pièce classique de sa gies », par référence à la situation et aux intérêts de ses lecteurs
fausse patine et permettre son retour à l'actualité ? Ces ques- dans les différentes couches socio-culturelles ; ou bien, dans la
tions imposent un examen critique de l'histoire de sa réception. perspective d'une «histoire des fonctions», par le changement
Une telle rétrospective n'a pas besoin nécessairement d'être des normes esthétiques et des besoins imaginatifs à travers les
complète comme devrait l'être une histoire de l'influence exer- générations. Mon propos est ici plus modestement herméneu-
cée p a r l'œuvre, une «histoire des effets» (Wirkungsgeschi- tique ; il est de reconstituer à partir des concrétisations succes-
chte) ; il suffit d'arriver à découvrir parmi les « concrétisations » sives à'Iphigénie 1'« horizon de la question et de la réponse » qui
de l'œuvre, c'est-à-dire parmi les interprétations dominantes a, dans les perspectives propres à l'histoire de cette œuvre,
dans l'histoire de sa réception, celles qui, visibles ou, fréquem- déterminé du côté de la réception les changements survenus
ment, cachées, peuvent éclairer la genèse de l'intelligence que
nous en avons aujourd'hui. Concernant la méthode et la termi- Rezeptionsästhetik: Theorie und Praxis (ouvrage collectif), Munich, 1975,
nologie, quelques remarques préliminaires seulement : comme pp. 253 à 276: «... l'œuvre littéraire a deux pôles, que l'on pourrait appeler le
pôle artistique et le pôle esthétique : le pôle artistique est le texte tel que l'auteur
la théorie phénoménologique et la sémiologie de l'art, je pré-
l'a créé; le pôle esthétique est la "concrétisation" effectuée par le lecteur (...)
suppose — suivant en cela Wolfgang Iser — une conception de C'est de la convergence du texte et du lecteur que résulte l'existence de l'œuvre
l'œuvre qui englobe à la fois le texte comme structure donnée littéraire» (p. 279 de l'original anglais, p. 253 de la traduction allemande).
(l'artefact comme signe) et sa réception ou perception par le 1. M. Jankovic, Das Werk als Geschehen des Sinns (1967) («L'œuvre comme
résultante de la constitution historique du sens») cité d'après H. Günther,
lecteur ou le spectateur (l'objet esthétique comme corrélatif du «Grundbegriffe der Rezeptions- und Wirkungsanalyse» («Les concepts clés de
1
sujet ou des sujets le percevant) . La structure virtuelle de l'analyse de la réception et des effets») in Poetica, 4, 1971, p. 228.
2. Vom Erkennen des literarischen Kunstwerks («Connaissance de l'œuvre lit-
téraire»), Tübingen, 1968, p. 49 sqq.
1. W. Iser, «The Reading Process: A Phenomenological Approach», in New 3. Felix Vodicka, Struktur der Entwicklung (« Structure de l'évolution »), 1969,
Literary History, 3, 1971-1972; traduction allemande dans Rainer Warning, cité d'après H. Günther, loc. cit., p. 229.
234 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe 235
dans son intelligence, et provoqué du côté de la production cri- divers stades de la réception au XIX siècle. On y constate qu'il
e

tique la substitution d'une nouvelle image de l'œuvre, d'une n'est plus possible après les guerres et les délires destructeurs
nouvelle « réponse », à celle dont on ne se satisfaisait plus. e
du XX siècle, de prendre sans sourciller cette œuvre comme
«le drame de la pure humanité, sanctifié par la tradition».
Pourtant, ce qui fait problème pour l'auteur, ce n'est pas telle-
II ment la pièce classique en elle-même, à laquelle il n'adresse à
tout prendre qu'un reproche théologique : « Une humanité de
Une étude historique de la réception peut montrer comment le la pure noblesse d'Iphigénie élève l'être humain beaucoup
classicisme historique de l'époque de Goethe (qui veut «se rap- trop haut, et lui reconnaît un pouvoir de guérir et de rétablir
procher de la forme antique », antiker Form sich nähernde a l'harmonie qui ne pourrait porter ses fruits, à tout le moins,
donné naissance à un néo-classicisme esthétique qui a fait que par un retour au Christ, à sa révélation, à sa mort
oublier le changement d'horizon que /'Iphigenie de Goethe rédemptrice. » Ce qui fait problème, c'est surtout le dernier
introduisait, à l'origine, dans l'expérience esthétique de son stade de la civilisation européenne, qui, dans sa « vertigineuse
temps; en d'autres termes, ce néo-classicisme esthétique a trans- déchéance humaine », est devenue incapable de répondre aux
formé la négativité première de l'œuvre en la valeur consacrée «exigences morales à'Iphigénie et de son humanité idéale».
d'une œuvre désormais familière. L'auteur reste inébranlablement convaincu que ces exigences
A quel point l'histoire de la culture allemande au XIX siècle e
sont «les plus hautes qui aient jamais sollicité l'être humain».
détermine encore aujourd'hui les idées préconçues que char- La seule concession qu'il fasse à notre temps, c'est de recom-
rient sans les remettre en question nos interprétations sco- mander ensuite à l'enseignement de dégager «les arrière-
laires d'Iphigénie, il n'est pas difficile de le montrer en plans obscurs» du mythe des Atrides, image de «ce qui s'est
analysant un opuscule fort répandu, censé fournir aux profes- révélé sans masque dans notre destin historique » ; de montrer
seurs d'allemand «les bases objectives et scientifiques» d'une dans l'humanité idéale d'Iphigénie une tâche «dont l'accom-
1
«interprétation pertinente» . Les thèmes de réflexion et pro- plissement reste menacé jusqu'au dernier instant » ; de relever
blèmes concernant Iphigenie sont distribués en rubriques inti- en particulier «le coup d'audace d'Iphigénie», d'interpréter
tulées p a r exemple: «Un drame dans une âme, Daimon et éventuellement son «triomphe moral» comme «un exemple»
Anankê ; la foi d'Iphigénie ; le fond mythique ; la victoire de ou « une promesse lumineuse à travers les temps » ; et de récu-
l'humanité idéale; la puissance du génie moral; Iphigenie, pérer ainsi cet idéal d'humanité, sinon au bénéfice de la réa-
profession de foi de Goethe ; dieux et prières ; le langage de la lité historique et sociale, du moins pour «l'humble domaine
piété ; le sommeil réparateur d'Oreste ; la Grèce d'Iphigénie ; / de la vie personnelle » où « peut toujours s'accomplir, entre
la religion de l'humanité. » La dernière rubrique : « Pour inter- des êtres qui se rencontrent et pour leur plus grand bonheur,
préter Iphigenie aujourd'hui» fait semblant de remettre en ce qui s'accomplit dans Iphigénie».
question toutes les autres, qui procèdent sans exception des Cette dernière recommandation: ramener l'idéal d'huma-
nité dans la sphère de l'existence purement privée, fait écho
1. Grundlagen und Gedanken zum Verständnis klassischer Dramen: Goethe,
e
— avec une ironie involontaire — au premier témoignage
Iphigenie aufTauris, par R. Ibel, Diesterweg, 7 éd., Francfort, 1968 (désigné
dans la suite de cet essai par l'initiale D). On trouvera un aperçu critique de la
enregistré de la réception d'Iphigénie. Le 6 avril 1779 Goethe
réception scolaire de la pièce de Goethe dû à M. Wespel, « Erstarrte Humanität » note dans son j o u r n a l : «Joué Iphigénie. Fort bon effet, surtout
(«Un humanisme fossilisé») dans Schulwissen — Probleme der Analyse von sur les êtres purs» (R. 45). Avec 1'«harmonie» (R. 47, 51, 45),
Unterrichtsinhalten, éd. par H. Rumpf, Göttingen, pp. 133 à 149. On y voit l'his-
toire de cette réception atteindre les limites du grotesque, p. ex. dans le cas
la «sainte paix» (R. 48), la «noble simplicité» et la «calme
d'auteurs comme Henze et Schröder, qui n'ont pas tiré de la pièce moins de 386 grandeur», la «pureté» était un des traits de la «simplicité
sujets d'exercices (p. 149). grecque » dont le classicisme de Weimar était alors tout entier
236 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 237

occupé, «cherchant avec son âme le pays des Grecs» '. Le pre- ment de lui un nouveau sacrifice humain» (R. 69). En 1965,
mier accueil fait à Iphigenie est une concrétisation de l'image Martin Walser a tiré dans la même direction, en remettant en
de l'Antiquité selon Winckelmann et sa célèbre formule: edle question la validité intemporelle du classicisme de Weimar:
Einfalt und stille Größe («noble simplicité et calme grandeur») « Dans les pièces classiques de Goethe, on ne voit sur la scène
— qu'il doit d'ailleurs, bien plus que n'a voulu le savoir que des personnages weimariens. Le saut périlleux d'Iphigé-
2
l'orgueil culturel des Allemands, à l'esthétique française . nie dans la véracité totale, dont il faut bien constater en tout
L'habillage grec de cette tragédie qui rivalise avec Euripide cas qu'il engage la vie de deux autres êtres, disons : humains,
n'est pas seulement à l'origine de l'image que poursuivront les ce saut périlleux serait dans tout autre espace digne du casse-
Allemands en quête de la Grèce. Alors que le classicisme fran- cou le plus écervelé. Mais Thoas est un habitant de Weimar, et
çais de Racine et de Poussin considérait encore avec une Iphigénie peut tabler là-dessus. En ce sens, le risque n'est tout
certitude entière l'Antiquité comme un modèle intemporel, de même pas tellement grand, après tout» (R 104).
le classicisme allemand se la représente en fonction de la Cependant la réception d'Iphigénie ne s'est pas expressé-
connaissance historique que lui en ont transmis les Lumières ment laissé entraîner à ces doutes fâcheux. Elle les a évités en
dont il est issu; à partir de sa version weimarienne il présup- remplaçant le principe d'humanité par le génie national et la
pose donc un degré de culture historique qui restreint la por- «beauté de l'âme» (R. 68), et la moralité par la sublimation de
tée de son influence aux milieux cultivés, pour ne pas dire 1
la sensualité ; elle a totalement laissé de côté l'élément drama-
avec Schleiermacher «aux êtres purs» (R. 48). tique et fait, de la difficulté d'un engagement actif dans l'his-
L'«enchantement de cette illusion» qui voyait dans XIphige- toire, l'authentique vertu d'une culture esthétique. Ce virage se
nie de Goethe la résurrection de l'esprit des Anciens a été manifeste, par exemple, quand Tieck dit : « Du fait que l'œuvre
déjà percé à jour par des contemporains comme Schiller ou tout entière se joue dans les âmes, que les décisions et les déve-
Wieland (R. 57). Pour Schiller, ce que Goethe a inséré dans loppements procèdent des âmes et représentent un élément
l'enveloppe d'un contexte grec et érigé en idéal, ce n'est pas la invisible qui est en quelque sorte à l'opposé de tout acte et de
Grèce des temps héroïques, mais «l'humanité plus belle de toute action, l'œuvre est, de par sa plus grande beauté même,
nos m œ u r s modernes» (R. 59). Cette seconde concrétisation: privée de ressort dramatique, encore que certaines scènes ne le
« l'humanité idéale portée à la scène » (das Drama der Huma- soient pas» (1828; R. 68). Cette nouvelle manière de com-
nität) implique « que ce que l'on appelle l'action au sens propre prendre l'œuvre a donné naissance à une troisième et à une
se passe derrière les décors, et que devient action ce qui se quatrième concrétisation: «sainte Iphigénie, modèle de la
passe dans les cœurs, dans la sphère morale » (Schiller, R. 62). noblesse humaine», et le «drame dans l'âme» (Seelendrama).
Ainsi le trait qui est absent du mythe grec : la foi d'Iphigénie / Cet « élément invisible » qui est « à l'opposé de tout acte et de
dans le pouvoir de persuasion de la parole véridique, devient toute action» s'incarne dans la pieuse nature d'Iphigénie, qui,
acte véritable, et un «acte inouï». Mais qu'adviendrait-il si par «l'effet de la pure féminité» opère le «miracle moral»
cette action qui se joue dans les cœurs était entraînée hors du consistant à délivrer sa race de la malédiction qui pesait sur
cercle où tous les cœurs nobles sont solidaires? C'est le point elle (Immermann, R. 69). C'est dans la «beauté de ce caractère
faible qu'atteint la critique dont Grillparzer a probablement de femme » que se concentre désormais « tout le pouvoir qu'a la
trouvé, en 1841, la formulation première et définitive : « Ce roi
1. La polémique contre 1'«abstraction d'une humanité idéale» s'est poursui-
Thoas n'apparaît pas tel qu'il y ait lieu de craindre aucune-
vie jusqu'à nos jours ; cf. le compte rendu de G. Hensel sur une mise en scène de
Hering au théâtre d'État de Darmstadt en 1966 (R. 78-81) : «Dans cette mise en
1. «Das Land der Griechen mit der Seele suchend»: un des vers les plus scène, l'action "morale" prend la forme sensible d'une action concrète impli-
fameux de la pièce (N. d. T.). quant des sentiments simples. La belle humanité comme sous-produit de
2. Cf. M. Fontius, Winckelmann und die französische Aufklärung («W. et les l'amour: un trait de réalisme sceptique très "moderne" chez Goethe, inconce-
Lumières en France»), Berlin (Akademieverlag), 1968. vable pour Schiller. »
238 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 239

pièce d'agir sur nous. Presque tout le reste, pour nous, c'est la public, absent au monde et à la société, c'est que Goethe
Grèce, familière peut-être à notre culture, étrangère à notre — ainsi que l'a montré encore Adorno — prenait position dans
sensibilité» (Laube, R. 70). Nourrie du mystérieux paradoxe ses Zivilisationsdramen \ Iphigénie et Torquato Tasso contre le
qui veut que précisément «l'image la plus irrésistible de la subjectivisme de 1'«époque des génies».
féminité la plus noble et la plus délicate» (R. 63) impose L'histoire de la réception à'Iphigénie ayant atteint le stade
silence à tout sentiment erotique et qu'Iphigénie dans sa pureté de l'esthétique néo-classique, cette substance historique
accomplisse une sorte d'«acte christique» (Kuno Fischer, à'Iphigénie s'est totalement volatilisée en intériorité: elle
R. 74), cette concrétisation a possédé le très singulier pouvoir devient alors le «drame dans l'âme». Vue p a r cet esthétisme,
de subjuguer des esprits aussi différents qu'Immermann, l'œuvre a perdu son pouvoir de renouveler les perspectives:
Laube, Kuno Fischer, Friedrich Gundolf (qui tire encore du ce qui était encore sensible dans la première concrétisation
côté biographique, p a r le relais de Charlotte von Stein, le — le risque impliqué par la tentative de recréer une forme
mythe d'Iphigénie-figure de l'éternel féminin-symbole des classique et la problématique morale de X'Humanitàt —
«forces de purification qui agissaient dans la vie même de n'apparaît plus dans la dernière — le classicisme du «drame
Goethe »), Walter Rehm et même encore le rédacteur de ces dans l'âme » — que comme une solution déjà familière, garan-
toutes récentes recommandations pédagogiques (R. 69-70, 73- tie pour longtemps, un objet de consommation esthétique.
74, 77). Désormais l'élément moral — pour citer Gundolf — « ne reste
Cette concrétisation d'une Iphigénie désormais transcen- plus enfermé dans les cœurs, mais se manifeste dans le monde
dante à l'histoire en tant qu'image mythique de l'idéal est sui- sensible, sous les espèces de la beauté il parle à la sensibilité »
vie d'une nouvelle définition de sa forme: le «drame dans (D. 34). Et plus l'idéalité du «drame dans l'âme» s'éloigne p a r
l'âme». C'est Wilhelm Scherer qui l'a nommée ainsi en 1883, rapport à l'inhumaine brutalité de l'histoire, plus la réception
faisant d'elle le modèle d'un «genre dramatique nouveau, dans à'Iphigénie s'égare dans la rétrospection : le néo-classicisme
lequel l'Allemagne, si fortement attirée depuis la Réforme et le esthétique vit «dans l'art comme souvenir de l'art véritable»
piétisme vers le monde intérieur, manifeste son originalité» (Nietzsche, R. 72).
(R. 74). Cette concrétisation, qui hante bon nombre de Ayant ainsi tenté — sommairement, certes — de jalonner la
manuels, dissout complètement la substance historique à'Iphi- réception de Ylphigénie allemande à travers l'histoire, nous
génie dans l'intériorité de l'âme allemande. L'humanité idéale voyons se dégager deux conclusions. Si la pièce ne nous était
dans Iphigénie n'était pourtant pas dès l'origine le produit devenue étrangère et lointaine que par l'effet de sa réception
d'une «réduction weimarienne» (M. Walser, R. 104), d'une traditionnelle, dont l'étroitesse témoigne de la crise actuelle
simple fuite hors de l'histoire et de la société. Certes, ce serait de la culture bourgeoise, alors il suffirait, pour savoir s'il est
peine d'amour socialiste perdue que de vouloir y découvrir le possible de la réactualiser, d'essayer de la lire a rebrousse-
reflet d'une situation sociale donnée. Le propos de Goethe sou- poil', contre les habitudes héritées du néo-classicisme esthé-
vent cité ces derniers temps : « Le roi de Tauride doit parler tique. On verrait bien alors si toutes ces phases de la réception
1
comme s'il n'y avait pas à Apolda un seul ouvrier bonnetier n'ont pas laissé inexploitées ou même occulté certaines signi-
qui souffre de la faim» (à Mme von Stein, 6 mars 1779) renvoie fications virtuelles inscrites dans l'œuvre. On peut se risquer à
à une réalité historique qui reste totalement exclue de son cette supposition si l'on se rappelle le propos déconcertant de
«spectacle grécisant». Si le classicisme de Goethe n'était
cependant pas, pour la cour de Weimar et pour son premier 1. Terme qu'il semble difficile de rendre autrement que par «pièces idéolo-
giques», au prix d'un anachronisme métalinguistique. Il faut noter aussi qu'à
l'allemand Drama correspond en français le plus souvent non pas le très équi-
1. Petite ville proche de Weimar, siège d'une très ancienne industrie bonne- voque «drame», mais — selon le sens particulier ou général donné par le
tière (N. d. T.). contexte — «pièce» ou «théâtre» (le genre dramatique) (N. d. T.).
240 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 241
Goethe disant à Schiller que sa « pièce grécisante » était « ter- Dans le cas de Racine c'est surtout Roland Barthes qui a,
riblement humaine » {ganz verteufelt human) et que « les effets récemment, développé la critique de l'interprétation universi-
d'un tel coup d'audace» étaient «incalculables, pour nous et taire traditionnelle et provoqué la remise en question des
pour tout le monde» (19 janvier 1802, R. 52). Comment accor- idées accréditées par le néo-classicisme esthétique, à com-
der ce jugement avec le « drame sacré de la pure humanité », mencer p a r les titres de gloire de la poésie classique bien
le «mythe de la pure féminité» ou l'idéalisme du «drame dans connus de tous les élèves de France : sa 'simplicité', le lyrisme
l'âme»? Mais il faut en même temps, à l'évidence, dégager du vers racinien, la vérité des caractères, la finesse dans la
Iphigenie du classicisme antiquisant qui l'enrobe, si l'on veut description des passions, la vérité et le naturel du jeu. Ainsi
accorder du poids au témoignage de Schiller trouvant, dans compris, Racine est selon Barthes un mythe spécifiquement
une lettre à Körner, l'œuvre de Goethe «d'une si étonnante bourgeois, créé par Voltaire ; il adapte le tragique du théâtre
modernité et si peu grecque que l'on ne comprend pas com- racinien à la psychologie du spectacle bourgeois, et permet au
ment on a jamais pu la comparer avec une pièce grecque » goût bourgeois de fréquenter Racine «dans le noble salon
(21 janvier 1802, R. 61). 1
de l'art classique, mais en famille» . Au mythe du «tendre
Toutefois il ne faut pas, en essayant ainsi de redécouvrir une Racine», concrétisation traditionnelle de la critique bour-
actualité passée derrière les réceptions ultérieures qui la mas- geoise, Barthes a opposé, non sans provocation, un «cruel
quent, s'attendre à ce que la concrétisation première de Racine». Son interprétation révèle, derrière le monde aristo-
l'œuvre nous donne accès à la signification qui pourrait nous cratique des personnages de la tragédie, une situation sociale
permettre aujourd'hui de la réactualiser. La séquence histo- archaïque analogue à celle de la horde primitive décrite par
rique des concrétisations d'une œuvre d'art est également Freud. Le théâtre de Racine ne serait donc plus un «théâtre
déterminée par le changement d'attitude du public à travers d'amour», mais un «théâtre de la violence» : tous les rapports
les générations et par la structure formelle et thématique ins- entre les personnages illustrent la relation fondamentale entre
crite dans l'œuvre elle-même. Si la nouvelle interprétation les puissants et les faibles, entre le tyran et le prisonnier — ou
veut rendre compte du processus de réception qui l'a précé- la prisonnière, entre la puissance écrasante des pères et la
dée, elle doit aussi établir si la forme moderne donnée par révolte des fils: en dernier ressort, le rapport entre le Dieu
Goethe au mythe antique n'impliquait pas en elle-même déjà despotique et fantasque de l'Ancien Testament et l'homme,
certaines raisons de la destinée qu'a connue son œuvre au fil créature faible et innocente, sans recours contre lui. Cette
de l'évolution de la lecture et de la critique ; raisons qui sont constellation fondamentale, sur laquelle Barthes édifie son
susceptibles peut-être de fixer aujourd'hui encore d'indépas- interprétation de la tragédie racinienne, paraît moins cho-
sables limites à toute tentative de réactualisation. quante et moins éloignée de l'esprit du temps si l'on se sou-
vient de la profondeur qu'Erich Auerbach avait reconnue déjà
2
dans la peinture des passions chez Racine . Dans la tragédie
III de Racine plus que jamais avant lui, selon Auerbach, le désir
terrestre «atteint la dimension d'un contenu psychique auto-
Pour revoir /'Iphigénie de Goethe, «d'une si étonnante moder- nome et irréductible, dont la sublimité suscite en soi l'admira-
nité et si peu grecque », telle qu'il voulait qu'on la vît, il est indiqué tion»; il menace «de substituer au christianisme et à toute
de se reporter à la forme sous laquelle la tragédie classique fran- forme d'humilité religieuse une métaphysique des passions».
çaise a transmis au classicisme allemand le mythe d'Iphigénie. Même dans Athalie, pièce apparemment chrétienne, on ne
Ainsi conçue, l'interprétation doit commencer par dégager aussi
l'œuvre de Racine du classicisme antiquisant qui l'enrobe et effa- 1. R. Barthes, Sur Racine, Paris, 1963, p. 143.
2. Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Berne, 1967, pp. 196-
cer la patine qu'a déposée sur elle le néo-classicisme esthétique. 203.
242 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 243

trouve « pas la moindre trace du christianisme, de sa tradition rester son enfant. À cette contradiction il n'existe qu'une issue
ancienne ou vivante », mais seulement « un chapitre effrayant (et c'est la tragédie m ê m e ) : que le fils prenne sur lui la
tiré du recoin le plus ténébreux de l'Ancien Testament», où faute du père, que la culpabilité de la créature décharge la
Athalie «pousse l'affirmation forcenée d'elle-même jusqu'à 1
divinité . »
l'antithèse absolue du christianisme et jusqu'à l'absolu de Cette inversion tragique et déjà plus ou moins blasphéma-
l'inhumanité». Dans ce contexte Auerbach va déjà lui-même toire dans une perception chrétienne : l'enfant innocent pre-
jusqu'à dire que l'on voit là resurgir en France, vers 1700, nant sur lui la faute du Père, se produit dans Iphigénie entre
«toute l'horreur d'une lutte tribale archaïque». Agamemnon et Iphigénie. Cependant c'est précisément à cette
Les interprétations de Racine qu'ont données Auerbach et pièce que Barthes rend le moins justice, parce qu'il laisse
Barthes montrent une fois encore comment, dans l'histoire de échapper ce rapport tragique fondamental entre Agamemnon
la réception d'un texte classique, la négativité originelle de et Iphigénie et attribue à la seule Ériphile le rôle tragique, de
l'oeuvre — ici la passion tragique peinte d'une manière que sorte que chez lui tout le reste de l'action, avec les conflits
Port-Royal et la critique d'Eglise, sinon le public « de la cour et qu'elle implique à l'intérieur du champ de forces que consti-
1
de la ville », devaient trouver scandaleuse — peut être de plus tue la famille d'Agamemnon, est ramené au niveau inférieur
2
en plus oubliée à mesure que s'opère le changement d'horizon, d'un drame prosaïque et bourgeois, déjà proche de Molière .
le passage à une attitude purement esthétique. Dans le cas de Mais que le dénouement non tragique à'Iphigénie y masque
Racine, ce que l'on est convenu d'appeler l'atténuation clas- simplement la tension tragique sans la résoudre, il suffit pour
sique (klassische Dämpfung) : pureté de la diction, élégance de le voir de se demander par où Goethe a pu reprendre après
l'expression, noblesse du style métaphorique, a aidé les inter- Racine le mythe d'Iphigénie.
prétations esthétiques ou édifiantes à faire disparaître derrière
la forme classique ce que le contenu avait originellement de
provocant. La tentative de Roland Barthes visant à opposer à IV
l'interprétation néo-classique de Racine la découverte dans ses
tragédies d'une structure profonde archaïque peut donc très Étant donné que le développement du classicisme allemand
bien être justifiée par référence à la situation historique au dans l'histoire littéraire du XVIII siècle ne saurait se concevoir
e

temps du classicisme français. Ce qui selon Barthes se joue sans sa composante d'opposition à l'autorité encore intacte du
entre l'homme et Dieu dans la tragédie de Racine n'apparaît classicisme français, on peut admettre aussi que pour fonder un
avec toute son intensité que si l'on se souvient qu'on pouvait y théâtre allemand de forme classique Goethe devait se démarquer
voir alors une inversion de la théologie janséniste de la y de Racine, son modèle et son concurrent. L'Iphigénie de Goethe,
rédemption: «Tout Racine tient dans cet instant paradoxal où que l'on interprète en général, génétiquement, comme une imi-
l'enfant découvre que son père est mauvais et veut pourtant tation d'Euripide, peut être comprise aussi bien comme une
solution donnée aux problèmes de forme et de contenu que celle
1. Sur la critique janséniste du théâtre (« un poète de théâtre est un empoi- de Racine avait, du point de vue d'une certaine pensée «éclai-
sonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles») et sur la brouille et rée », laissés pendants.
la réconciliation de Racine avec Port-Royal, voir Racine, Œuvres complètes,
Paris, 1952, vol. I, pp. 41 à 45, 64 à 68, 765 ; vol. II, pp. 13-14. Mon interpréta- On a le plus souvent considéré Ylphigénie de Goethe en
tion prend parti contre celle de L. Goldmann (Le Dieu caché, Paris, 1959) et l'opposant à son modèle antique. Mais si cette Iphigénie alle-
pour celles de Charles Mauron (L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine,
1957) et de Jean Starobinski (L'Œil vivant, 1961), selon lesquelles la tragédie de
mande est née de la volonté qu'avait Goethe de rivaliser avec
Racine résulterait d'un retour du refoulé contre le jansénisme (Mauron) ou
serait née contre la défense et sous le regard vengeur du Dieu janséniste (Staro- 1. R. Barthes, loc. cit., p. 54.
binski).
2. Ibid., p. 109.
244 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 245

Euripide, il n'en découle absolument pas que cette émulation toute-puissance cruelle d'une instance quasi divine. Or ce
ait été le seul mobile de Goethe. En effet le classicisme alle- même Agamemnon, qui agit d'une part comme le mandataire
mand considérait déjà les temps mythiques de la tragédie de la divinité absente, est d'autre part placé par l'incompatibi-
grecque avec un recul historique que le classicisme français lité de ses rôles de roi, chef d'une armée, de chef d'un clan,
n'avait pas eu. On peut citer à cet égard le témoignage de d'époux et de père, devant un dilemme toujours plus aigu qui
Hegel, qui dans son Esthétique prend précisément l'exemple jette sur toutes ses décisions et tous ses actes la lumière blême
à'Iphigénie pour illustrer «la transformation d'une pareille de l'ironie tragique.
machinerie divine purement extérieure en subjectivité, liberté L'insoluble ambiguïté du destin inhumain qui joue ici cruel-
et beauté morale » . 1
lement avec l'impuissance de la volonté humaine, Racine
Cette intériorisation du rapport mythique entre les dieux et l'accentue de scène en scène tout au long de la tragédie. La
les hommes prend chez Hegel la forme d'une réinterprétation ruse tortueuse d'Agamemnon cherchant à dissimuler jusqu'au
du mythe antique, celle qui sans doute était la plus adéquate à dernier instant le sacrifice d'Iphigénie, qui lui est imposé, der-
l'idéalisme allemand. Cependant, si Goethe a adopté le parti rière les préparatifs de ses noces, ne cesse de se retourner
de la subjectivité religieuse autonome, ce pouvait difficilement contre lui avec une ironie cinglante: par exemple, quand la
être en repartant de la seule forme qu'Euripide avait donnée servante Eurybate lui annonce le retour de sa fille et, sans se
au mythe, témoin d'un passé si lointain. Ce qui l'a incité à douter que ce retour va de nouveau le contraindre à accom-
créer son Iphigénie moderne, ce devrait être en premier lieu plir le sacrifice, lui fait un compliment naïf où s'ouvre à son
non pas la redécouverte de la mythologie antique, en laquelle insu le plus noir des abîmes : Jamais père ne fut plus heureux
il appréciait le jeu profond de l'imagination poétique, mais la que vous l'êtes (v. 355); ou quand plus tard Iphigénie salue
dure gravité et l'ambiguïté complexe de la tragédie où Racine innocemment de ces mots son père soucieux : Quel bonheur de
poussait au paroxysme l'arbitraire du despotisme divin. me voir la fille d'un tel père! (v. 545) ; ou encore quand, voyant
Le polythéisme du mythe grec semble entièrement réinter- son souci, elle lui adresse ce reproche plein d'amour mais
prété chez Racine comme un monothéisme dans le style de qu'Agamemnon ne peut éprouver que comme une raillerie
l'Ancien Testament. À la place de l'entente qui règne dans le cruelle : N'osez-vous sans rougir être père un moment? (v. 560).
mythe entre les dieux et les hommes, Racine établit un rapport L'ironie de l'événement tragique ouvre ici et ailleurs encore
de tension paroxystique entre l'arbitraire divin et l'impuis- entre l'agir humain et le vouloir divin un abîme que ne peu-
sance humaine. Mais ce qui pèse ici sur tout le cours de vent refermer ni la piété, par l'acceptation du décret divin, ni
l'action, ce n'est pas seulement un oracle qui sème le plus la liberté, par la révolte. Chez Racine, Iphigénie elle-même est
grand désordre et dont la menace n'est finalement écartée que bien loin d'assumer un rôle médiateur entre les dieux et les
p a r une décision du plus p u r arbitraire. Le pouvoir royal y hommes. Elle consent certes au sacrifice :
détenu par Agamemnon incarne aussi dans l'espace intérieur
de l'action, p a r les revirements successifs de sa volonté, la Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi.
1. Trad. S. Jankélévitch, Paris, 1944, t. I, p. 269: «Chez Euripide, Oreste et Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Iphigénie emportent la statue de Diane. Simple vol. Là-dessus survient Thoas Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre :
qui ordonne de les poursuivre et de leur reprendre la statue de la déesse, mais Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
voici qu'à la fin a lieu l'intervention tout à fait prosaïque d'Athéna qui ordonne
à Thoas de se calmer (innezuhalten) (...) Thoas obéit aussitôt (...) Nous ne
D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis
voyons ici qu'un ordre sec, purement extérieur, d'Athéna, et un acte d'obéis- Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis,
sance, aussi pauvre en contenu, de la part de Thoas. Chez Goethe au contraire, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante,
Iphigénie devient une déesse qui ne croit qu'à la vérité qu'elle porte en elle et
qui réside dans l'âme humaine. »
Tendre au fer de Calchas une tête innocente,
246 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 247

Et, respectant le coup par vous-même ordonné, d'Ériphile, si l'on peut dire, un bouc émissaire. Car ce dénoue-
Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné ment, auquel Racine a peut-être à dessein donné le style d'un
coup de théâtre, peut seulement trancher le nœud de toutes
(vv. 1174-1184).
ces complications tragiques mais non résoudre le problème
qu'il posait, celui de l'impuissance humaine en face de l'auto-
Mais ce faisant elle se soumet uniquement à l'autorité pater- rité du Père-Dieu. La religiosité des Lumières ne pouvait plus
1
nelle, et non pas à l'oracle divin . La réponse d'Agamemnon, du tout s'accommoder d'une volonté divine aussi arbitraire
qui cherche à s'excuser en invoquant la volonté divine, paraît que vétilleuse et qui ne se comprenait dans la tragédie de
en regard bien peu convaincante, et la facilité révoltante de Racine ni comme épreuve imposée à la vertu de l'homme ni
son exhortation : comme confirmation de l'autorité des dieux. Dès le temps de
Racine une voix au moins s'est élevée, dans la critique, pour
Montrez, en expirant, de qui vous êtes née; exprimer cette insatisfaction où laisse la problématique reli-
Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée gieuse ambiguë de son Iphigénie, en attaquant ses «manque-
1
ments à la vraisemblance» . L'insondable volonté des dieux,
( w . 1245-1246).
le sacrifice expiatoire décrété « par un pur caprice » et l'ambi-
guïté de l'oracle ne sont plus crédibles aux yeux de la critique
ne peut que compromettre l'autorité paternelle en même
rationaliste des mythes ; par voie de conséquence logique, on
temps que l'autorité divine. On voit ici s'inverser la théologie
conteste aussi que l'Agamemnon de Racine puisse avoir
de la rédemption, selon le processus décrit par Roland Barthes :
aucune motivation d'ordre élevé et l'on réduit son cas de
la fille innocente assume la mort sacrificielle comme un décret 2
conscience à sa seule ambition effrénée . Devant le tribunal
de l'arbitraire paternel, rendant ainsi coupable le père qui la
de la morale bourgeoise qui commence à s'imposer, le rôle du
juge. L'image récurrente de l'autorité paternelle qui doit rou- 3
père tel que le conçoit Racine ne peut plus se justifier . Même
gir, appliquée d'abord par Iphigénie à Agamemnon (v. 560)
Voltaire, qui célébrait en Iphigénie le sommet de l'art drama-
puis p a r Agamemnon aux dieux, ferme le cercle de cette argu-
tique européen, n'escamote pas le reproche «que dans une
mentation ambiguë et sinistre, et compromet pour finir non
tragédie où un père veut immoler sa fille pour faire changer le
plus séparément Agamemnon ou les dieux, mais l'image pater-
vent, à peine aucun des personnages ose s'élever contre cette
nelle même de l'autorité. 4
atroce absurdité» . En revanche, on pouvait continuer à van-
Si l'on veut voir dans ce circuit tragique un acte de rébellion ter et admirer la «touchante simplicité» de scènes comme la
contre la toute-puissance mythique du Deus absconditus de la première rencontre du père et de la fille, Clytemnestre s'age-
théologie janséniste et contre les grâces qu'il accorde et nouillant devant Achille ou désobéissant à son époux et roi,
reprend avec un égal arbitraire, il s'agit de la rébellion du
faible, dont les armes sont l'équivoque et la dissimulation, et 1. « Remarques sur l'Iphigénie de Monsieur Racine », 1675, in Recueil de dis-
elle ne peut déboucher sur aucune solution. Et même le sertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, Paris, 1740, vol. II,
dénouement n'y change rien, le salut d'Iphigénie, que Racine pp. 313-350. Sur cette source et le contexte de la réception de la tragédie raci-
1
nienne au xvill ' siècle, voir le nouvel essai, remarquable : Tragödie und Aufklä-
assure en donnant à l'oracle un second sens caché qui fait rung — Zum Funktionswandel des Tragischen zwischen Racine und Büchner,
Stuttgart (1976), de Roland Galle, à qui je suis redevable de ces indications.
1. Commentant cette tirade d'Iphigénie, Péguy déjà remarquait que la fille 2. Lac. cit., pp. 315-325.
n'y dit guère une phrase, guère un mot même qui ne mette le père dans son tort, 3. «Est-il possible que tant de pères ayent vu la représentation de cette pièce
et que les victimes sont souvent plus cruelles chez Racine que les bourreaux sans se récrier sur la violence qu'elle fait à la nature et à la vraisemblance ? »
chez Corneille; cf. Léo Spitzer, «Die klassische Dàmpfung in Racines Stil» (loc. cit., p. 317).
(«L'atténuation classique dans le style de R.») in Romanische Stil- und Litera- 4. Art. « Art Dramatique », Œuvres complètes, éd. Moland, vol. XVII, p. 406,
turstudien, I, Marburg, 1931, pp. 252-254. note 1.
248 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 249

ainsi que l'art avec lequel Racine savait dépeindre les carac- fait implicitement la critique « éclairée », n'a a fortiori plus rien
tères des autres membres de la famille, dans l'expression de à faire du substrat mythique à'Iphigénie, et se mettrait en diffi-
sentiments longtemps dissimulés : le désespoir déchirant de la culté s'il voulait donner au conflit que la question contient en
mère, la noblesse touchante de la fille, la fière indignation du puissance le fondement mythique d'un destin tragique. On sait
1
g e n d r e . Avant qu'apparaisse la concrétisation du «tendre que c'est là précisément le point faible des tentatives de Vol-
Racine», on voit donc sa tragédie se réduire à ce qu'il était taire dans le domaine de la tragédie : elles témoignent de la dif-
encore possible d'admirer et d'accorder avec la psychologie ficulté de concilier la forme tragique et la destruction critique
du théâtre bourgeois, alors que sa complexité ambiguë sur le des mythes. Était-il seulement possible encore de couler dans
point de la religion et de l'autorité avait cessé d'être compré- la forme classique de la tragédie les contenus de l'époque des
hensible — en d'autres termes, alors que la question première Lumières? De restituer une fois encore à la mythologie de
à laquelle elle était censée répondre, ou refusait de répondre, l'Antiquité sa fonction tragique, en un temps où déjà l'on com-
n'était plus perçue ou admise. mençait à la voir avec les yeux de l'histoire ?
Nous avons maintenant poussé notre analyse assez avant Si l'on admet que ces questions résument le problème
pour pouvoir tenter de reconstituer l'horizon d'attente où s'ins- formel que la pièce et la critique française du temps des
crivait, après Racine, une nouvelle Iphigénie; l'herméneutique Lumières transmettaient à Goethe et au classicisme allemand,
de la question et de la réponse nous permettra d'éclairer en on peut alors, considérant le sujet d'Iphigénie tel qu'il leur
particulier la situation à laquelle se référait Ylphigénie de était parvenu et le grand succès de la tragédie classique fran-
Goethe. Bien que ni la critique du temps ni Racine lui-même çaise, cerner aussi le problème du contenu tel qu'il a pu se
n'en disent rien expressément, on peut formuler à peu près de poser à Goethe et susciter la solution nouvelle qu'il donne
la façon suivante, en se référant à la critique postérieure jus- dans son Iphigénie. Vlphigénie de Racine approfondissait le
qu'à Auerbach et Barthes, la question qu'impliquait Ylphigénie fossé entre l'arbitraire divin et l'action h u m a i n e : comment
de Racine : que reste-t-il à faire à l'homme quand il découvre était-il possible d'établir une nouvelle relation, un nouvel
que l'image paternelle de l'autorité n'est plus crédible, et que accord entre l'homme devenu majeur et l'autorité divine?
pourtant, en bon enfant qu'il est, il ne veut pas refuser l'obéis- Chez Racine l'homme, privé de la grâce, restait prisonnier de
sance à son mauvais père ? La réponse implicite est que l'inno- ses passions ou de sa faute originelle: la solution du bouc
émissaire, imaginée par Racine lui-même, n'incitait-elle pas
cente Iphigénie peut, en consentant au sacrifice, prendre sur
alors à poser la question que Goethe met dans la bouche de
elle la décision despotique d'Agamemnon, rendre ainsi cou-
son Iphigénie évoquant le destin des Tantalides :
pable ce père à la volonté chancelante, et compromettre l'auto-
rité légitime; cette réponse, Racine l'a masquée par son
Cette malédiction pèsera-t-elle donc éternellement?
dénouement — le recours au bouc émissaire — et l'a privée
Cette race ne pourra-t-elle jamais se relever,
ainsi de son caractère explosif. L'insatisfaction qu'inspirait à la
Sauvée par une bénédiction nouvelle ? ( w . 1694-1696).
morale bourgeoise cette pseudo-solution et la réponse qu'elle
dissimule s'est exprimée dans une question: est-il seulement
Mais quelle force nouvelle allait établir entre l'homme et le
possible, est-il seulement licite qu'un «père pénétré de senti-
divin cet accord nouveau ; qui pouvait affranchir le temps pré-
ments naturels » en soit réduit à devoir sacrifier sa fille inno-
2
sent de cet implacable destin légué par le passé et qui selon le
cente à l'intérêt p u b l i c ? Qui répond p a r la négative, comme le
mythe faisait partie de l'ordre naturel ; comment une nouvelle
Iphigénie pouvait-elle provoquer ce revirement libérateur ?
1. Cf. «Remarques», op. cit., p. 322 et Voltaire, loc. cit., pp. 409-413 ; Diderot,
Lettre à Mlle Volland, 6 nov. 1760.
2. «Remarques», pp. 326-327.
250 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 251

l'oracle ne retourne celui-ci contre elle. Mais l'intervention


d'Ériphile ne déchaîne pas seulement dans la constellation
V familiale de nouvelles passions: la jalousie d'Iphigénie, la
haine de sa rivale, la fureur aveugle d'Achille, qui portent le
L'Iphigénie d'Euripide posait à Goethe comme à Racine le conflit privé jusqu'au point tragique où se défont tous les liens
problème de savoir s'il était possible de faire passer le mythe de la piété familiale entre la fille, le gendre et le «père homi-
antique dans une pièce moderne qui ne soit pas simplement un cide», entre l'épouse et le «barbare époux» (vv. 736-740).
e
cadre fictionnel ou un champ métaphorique, mais rende au C'est aussi la péripétie d'Ériphile qui porte au V acte le
mythe sa fonction tragique. Alors que Racine utilisait le mythe conflit dans le camp des Grecs tout entier et suscite la dis-
pour porter, dans la clôture de la constellation familiale, les corde et le sang, avant que le coup de théâtre de son oncle
passions archaïques jusqu'au point où nulle solution n'est plus n'amène l'accomplissement de sa «noire destinée» (v. 1757).
possible, Goethe s'en sert comme d'un arrière-plan devant lequel Ce dénouement reprend le rituel du bouc émissaire; il le
s'engage l'évolution qui libérera l'homme de sa faute originelle reprend aussi en ce sens que les survivants sont certes dispen-
ou de l'immaturité de son état de nature. sés de porter la souillure d'un sacrifice barbare, mais ne peu-
On considère en général que la mythologie n'a plus dans vent à coup sûr réintégrer leur état antérieur d'innocence.
le théâtre humaniste qu'une simple fonction rhétorique. Tout ce qui s'est passé pendant la tragédie entre Iphigénie et
Lorsque, à la Renaissance, on reprend des sujets antiques, la Agamemnon, entre Agamemnon et Clytemnestre, entre Aga-
mythologie, à laquelle on ne croit plus, qui s'est dégradée en memnon et Achille, entre Achille et Iphigénie : en bref l'ébran-
fiction et qui n'a plus qu'un intérêt historique est le plus sou- lement profond des liens fondés sur l'autorité sacralisée, reste
vent utilisée en raison de son potentiel de signification poé- irrémédiablement accompli après le dénouement. On peut
tique. Pourtant, celles d'entre les pièces du théâtre humaniste appliquer à Iphigénie ce que Giraudoux a montré de façon sai-
précisément qui ont survécu à leur temps en ont tiré autre sissante à propos de l'ensemble de la tragédie racinienne : sa
chose qu'un simple effet rhétorique. La préface de Racine à véritable unité, incomparablement plus forte que les «trois
son Iphigénie montre tout le travail qu'il était nécessaire unités» de la tradition, est une unité qui ferme aux person-
d'accomplir pour rendre à la fable mythologique sa vraisem- nages toute issue vers la liberté: 1'«unité de la famille». La
blance à l'usage d'un public moderne. Le sacrifice barbare de règle primordiale en est qu'«en tout lieu, en tout temps, à
cet être aussi vertueux qu'aimable est aussi insupportable à toute phase, l'intrigue serait la même pour ces personnages,
ses contemporains, dit-il en substance, qu'est absurde à leurs qui n'ont pas les souvenirs d'enfance et d'innocence, les
yeux son sauvetage au moyen d'une métamorphose opérée aventures courantes communes aux hommes, qui n'ont jamais
par Diane. La solution qu'adopte Racine et qu'il justifie en vécu dans le domaine où s'opère la réconciliation et se mani-
1
l'étayant sur une étude extraordinairement méticuleuse de la feste l'égalité, qui n'ont que des souvenirs de passion» .
mythologie, c'est l'introduction d'Ériphile, selon R. Barthes le Constellation dont restent prisonniers des personnages qui ne
seul personnage tragique parce qu'elle doit mourir afin de peuvent avoir le moindre secret les uns pour les autres, ni se
donner au dilemme tragique — Iphigénie sera-t-elle ou non changer eux-mêmes, ni changer leurs rapports, la famille
sacrifiée — une issue qui ne le soit pas. n'est pas chez Racine le cercle de la solidarité bourgeoise
2

Cependant Ériphile ne concentre pas dans sa seule per- mais le milieu tragique par excellence . Et comme le my. ie
sonne le tragique de la pièce. C'est son entrée en scène qui antique, avec ses personnages «sans souvenirs d'enfance et
porte au comble de la confusion tragique le conflit entre
les membres de la famille d'Agamemnon, avant que dans 1. Tableau de ta littérature française: xvif-xvnr siècle, Paris, 1939, p. 163.
l'horreur de l'ultime scène du sacrifice le sens caché de 2. En dépit de Roland Barthes, op. cit., p. 114.
252 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 253

d'innocence», offre le moyen de représenter dans toute sa Au demeurant, Adorno ne pouvait à l'évidence étayer sa
pureté le conflit des passions dans 1'«unité de la famille», la thèse d'une attitude antimythologique d'Oreste que sur des
1
mythologie apparaît chez Racine comme l'horizon archaïque propos tenus par Pylade et avant tout sur le seul épisode de
qui limite l'agir de l'homme, comme la sphère où il est confiné la vision d'Oreste, qui croit apercevoir dans le monde infernal
sans espoir de libération. ses aïeux, les Tantalides, délivrés de la haine et réconciliés.
L'Iphigénie de Goethe place la mythologie antique dans un Mais cette vision chiliastique qui dissout la cruauté du mythe
éclairage tout différent. Le changement d'orientation se mani- dans la rédemption même du mal radical, Oreste en recon-
feste dans la question d'Iphigénie, impensable chez Racine: naît aussitôt le caractère utopique, au moment où la vision
faudra-t-il donc que la malédiction pèse éternellement sur les s'achève sur l'image inverse et non pacifiée d'un Tantale éter-
Tantalides? Goethe n'a pas ici simplement repris le mythe en nellement enchaîné. L'opposition aux dieux incarnée par Tan-
lui donnant une forme nouvelle. En même temps qu'il le réex- tale est impuissante à rompre la malédiction mythique du
posait, il a montré comment l'homme pouvait s'affranchir des passé. Certes Goethe fait apparaître à l'arrière-plan de son
liens qui le retenaient prisonnier d'une dépendance mythique. Iphigénie les Tantalides, «membres d'une monstrueuse oppo-
Alors que Racine, en introduisant dans la fable Ériphile et le sition » (R. 53) — les Tantalides, dont Poésie et Vérité témoigne
sacrifice rituel de sa mort, ramène et confine l'action dans la qu'ils étaient pour lui depuis toujours les modèles du «héros
sphère du mythe, Goethe ouvre cette sphère pour permettre sacré» et du véritable tragique. Pourtant l'orientation antimy-
un acte nouveau, audacieux, libérateur. Ainsi donc la réfé- thologique de sa pièce ne s'articule pas sur cette opposition,
rence à Racine vient-elle étayer la thèse centrale d'Adorno elle-même encore éternelle et mythique, mais sur une décou-
dans sa réinterprétation d'Iphigénie: «On pourrait facilement verte de la raison qu'il charge Pylade d'énoncer d'abord, sans
considérer (l'œuvre de Goethe) comme représentant le seul lui donner — fait significatif — le pouvoir de la mettre en acte.
débat de l'homme aux prises avec sa nature mythique. Le Le premier argument de Pylade est déjà l'annonce d'une
mythe n'est pas ici représentation symbolique d'idées, mais relation nouvelle avec les dieux, récusant l'insoluble équi-
implication vivante, incarnée, dans la nature. La société du voque qui caractérisait chez Racine leur volonté : Les Dieux ne
temps des Lumières n'est pas encore totalement affranchie de parlent point un double langage, comme le croit l'opprimé, dans
l'état de nature archaïque et aveugle '. » son ressentiment ( w . 613-614). Une autre fois encore Pylade
Cependant Adorno a placé au centre de cette action libéra- énonce un postulat de la religiosité «éclairée», sous la forme
trice le personnage d'Oreste ; il trouve son attitude antimytho- d'une affirmation concernant l'essence de la justice divine :
logique «à la fois plus abrupte et plus reflexive» que celle de Les Dieux ne châtient pas le fils des méfaits de ses pères; cha-
2
sa s œ u r . Contre cette opinion on peut invoquer non seule- cun, fon ou mauvais, recueille le salaire de ses actes, et, de ses
ment la délivrance d'Oreste par le «sommeil réparateur», parents, la bénédiction qui les a comblés et non la malédiction
mais aussi la motivation générale qui domine l'ensemble de qui pesait sur eux (vv. 713-717). Pourtant la raison éclairée n'a
la pièce. Cette libération de l'homme, affranchi des liens pas dans la pièce de Goethe le pouvoir d'opérer seule cette
mythiques qui l'enchaînaient à l'état de nature, ce n'est pas conversion des dieux redoutables en dieux secourables (cf.
Oreste lui-même qui l'accomplit, sa guérison n'est que le signe w. 1166-1167); il y faut l'intervention d'une nouvelle ins-
tangible qui la manifeste: il ne peut trouver l'interprétation tance, qui ne se trouve ni dans la tragédie grecque ni dans
salvatrice de l'oracle qu'après avoir été guéri par la rencontre celle de Racine, mais chez le seul Goethe.
d'Iphigénie, en sa présence, et libéré p a r son acte d'audace.

1. Th. W. Adorno, « Zum Klassizismus von Goethes Iphigenie », in Neue Rund-


schau, 78, 1967, p. 586.
2. Ihid., p. 597. 1. Ibid.
254 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 255

tradition des sacrifices humains qu'invoque Thoas est ici


démasquée par la raison éclairée comme une projection
VI humaine. Prêtresse interprétant la volonté des dieux dans la
perspective d'une humanité évoluée, l'Iphigénie de Goethe
La démarche par laquelle l'Iphigénie de Goethe comble le récuse le culte institutionnel fondé sur la seule autorité du
fossé qui séparait l'homme des dieux a valeur de paradigme : elle passé. Et quand Thoas persiste à s'appuyer sur cette autorité
montre comment l'homme passe de la dépendance mythique à formelle pour contraindre Iphigénie à consentir au mariage,
la liberté du sujet adulte. L'exigence de la raison éclairée que elle implore l'assistance de Diane. Sa prière invoque l'amour
Pylade formule envers les dieux, seule Iphigénie peut l'accom- des immortels pour les hommes et se refuse à croire que les
plir dans la pièce de Goethe, seule la parole de la pureté et de uns puissent être heureux autrement que les autres :
l'amour fraternel peut attirer la bénédiction (cf. v. 1166).
Si l'on passe de l'Iphigénie de Racine à celle de Goethe, on Car les Immortels aiment que la race des hommes croisse et se
croit voir s'y dénouer le n œ u d tragique de la théologie raci- répande et prospère, ils accordent volontiers au mortel cette
nienne : en Iphigénie et par elle s'opère la métamorphose de brève existence qui est la sienne, ils consentent à le laisser jouir
l'ancienne religion manifestée par la « machinerie divine pure- un instant avec eux, dans la joie, de la vue de leur ciel, de leur
ment extérieure» en «subjectivité, liberté, beauté morale» éternité (vv. 554-560).
(Hegel, R. 67). Iphigénie, prêtresse de Diane en Tauride, qui
remplit son office dans les formes imposées p a r la tradition Cette conception nouvelle de la nature des dieux a le carac-
bien qu'«avec une secrète répugnance» (v. 36) et en est tère d'une vérité qui, en réciproque, engage les dieux à se
récompensée par les bénédictions dont la déesse comble le conformer à l'image idéale que les hommes se font d'eux. Il y
pays des Scythes (v. 283), évoque en même temps que son a là une ruse de la raison éclairée, et Pylade en usait déjà.
appartenance à la race de Tantale la vieille relation des Cependant la foi d'Iphigénie dans une nouvelle alliance entre
hommes et des dieux : l'autorité divine et l'humanité évoluée est mise à l'épreuve
au moment où Oreste entre en scène. Le récit qu'il fait des
...mais les Dieux ne devraient pas récentes horreurs consécutives au retour d'Agamemnon
frayer avec les hommes comme avec leurs semblables; réveille en elle le doute ancien, et le soupçon de n'être finale-
la race des mortels est bien trop faible, ment qu'une victime impuissante de la déloyauté des dieux
te vertige la saisit à monter trop haut (vv. 315-318). (v. 1039). Cependant la scène de la reconnaissance apparaît
alors comme un signe confirmant la nouvelle entente {C'est là,
Mais cette Iphigénie moderne ne peut plus se satisfaire de la ô Dieux, que l'on vous reconnaît, à ces dons que vous réservez et
conclusion qu'en tire le «Chant des Parques», qu'elle va citer que longuement votre sagesse prépare, w. 1102-1104). Mais la
par la suite: Que la race des hommes tremble devant les véritable épreuve dramatique est encore à venir.
Dieux... (v. 1726). La distance qui sépare l'homme des dieux La dernière phase de cette évolution qui engage réciproque-
et que ses ancêtres n'ont pu franchir impunément, Iphigénie ment hommes et dieux à se conformer désormais à l'image de
ne la croit pas insurmontable. Pour elle, les dieux ne nous par- leur nature idéale, dont l'âme humaine connaît la révélation
lent qu 'en notre cœur (v. 494). Aux yeux du cœur, instance et directe, c'est l'«acte inouï» d'Iphigénie. Pour expliquer ce
lieu de la médiation, les dieux apparaissent sous un autre jour, tournant dramatique, qui constitue l'ajout le plus profondé-
ainsi qu'Iphigénie l'enseigne à Thoas le barbare : 77 méconnaît ment personnel de Goethe à la donnée mythique, il ne suffit
les Immortels, celui qui les imagine assoiffés de sang; il ne fait pas de situer l'audace d'Iphigénie, avec Adorno, dans le fait
que leur prêter la cruauté de ses propres désirs (vv. 523- 525). La qu'anticipant l'impératif catégorique de la raison pratique elle
256 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 257

obéit au seul commandement de la véracité et trahit «elle- oublier que le vieux thème mystique de l'âme humaine, image
même et les siens, qui ne seront sauvés que parce que le bar- de Dieu, est ici renversé : parvenue à sa maturité, la subjecti-
bare est civilisé» '. L'acte d'audace d'Iphigénie ne procède pas vité de l'homme invoque par sa propre image, devenue la plus
du pur jeu de l'autonomie humaine ; il est exigé par la nou- haute, l'autorité divine et, l'identifiant à cette image, veut lui
velle alliance entre l'homme et la divinité. Si Iphigénie obéis- imposer le respect d'une loi commune, la loi du b i e n . 1

sait à la nécessité de mentir, celle-ci se retournerait contre elle Si l'on considère Ylphigénie allemande dans la perspective
comme un trait qu 'on lance et que retourne un Dieu et qui, refu- de cette évolution spirituelle on voit comment Goethe, repre-
sant d'atteindre le but, revient frapper l'archer (w. 1409-1411). nant le vieux mythe, apporte une solution satisfaisante au
Mais la confiance de l'humanité évoluée, qui seule a le pou- tragique dont les personnages de Ylphigénie française, inca-
voir de libérer la vérité, fût-ce en opposition radicale à la pables de devenir majeurs car restés prisonniers de leur
logique de l'intérêt personnel et partisan, lie en retour l'auto- immaturité et du mythe en lequel elle se projetait, n'avaient
rité réelle dont les dieux sont le symbole. C'est là ce que visent pu se dégager. Alors le monologue d'Iphigénie ne témoigne
les propos les plus hardis qu'Iphigénie se risque, dans son der- plus seulement avec grandeur de l'intériorisation du senti-
nier monologue (IV, 5), à adresser aux dieux : ment religieux, mais il applique aussi de façon très remar-
quable la ruse de la raison éclairée. Souligner cet aspect
Ainsi donc, sourde aux prières, la nécessité m'impose de sa émancipateur de l'oeuvre, ce n'est pas — comme on l'objec-
main de fer un double crime: ravir l'image sacrée si vénérée tera peut-être à l'interprète — faire une simple concession au
dont j'ai la garde, et tromper l'homme à qui je dois ma vie et ma goût de notre temps, qui accorde à la fonction libératrice de la
destinée. Puisse l'hostilité ne pas naître à la fin dans mon cœur! littérature une toute particulière importance; c'est rendre à
Puisse la haine profonde des anciens Dieux, des Titans, contre l'œuvre un peu de ce caractère de «coup d'audace terrible-
vous, Olympiens, puisse la haine, ce vautour, ne pas m'étreindre ment humain» qu'elle a perdu. A l'appui de cette interpréta-
encore de sa griffe cruelle! Sauvez-moi, et sauvez votre image en tion, qui ne s'est pas imposée dans l'histoire de l'œuvre sous
mon âme! (w. 1707-1717). la forme d'une concrétisation, il n'est possible d'invoquer
parmi les contemporains de Goethe qu'un seul témoin
Dans ces vers s'accomplit une double conversion de la plus majeur, certes, mais il est d'importance. Il s'agit de Hegel, qui
grande intensité dramatique. A la statue, à l'image extérieure, a précisément pris l'exemple de Ylphigénie de Goethe pour
objettle l'ancien culte, se substitue 1'«image dans l'âme», le décrire en ces termes la métamorphose de l'ancienne relation
rapport intériorisé de l'homme au divin. Mais avant d'invo- institutionnelle entre l'homme et le divin en une relation nou-
quer ce principe nouveau de la subjectivité religieuse, elle rap- velle, intériorisée : « D'une façon générale, le caractère plaisant
pelle une fois encore l'ancienne conception, la haine qui des dieux homériques et l'ironie qui se manifeste dans la façon
régnait entre les dieux et les Titans. Ainsi cet acte p a r lequel la dont on les vénère tiennent au fait que leur sérieux et leur
descendante des Titans, des « anciens Dieux », veut se libérer indépendance sont prompts à s'évanouir, dès l'instant où ils
de leur «haine profonde» peut-il apparaître dans toute la sont censés représenter les puissances propres de l'âme
grandeur de son audace, et par là même inciter l'autorité
divine à franchir en retour le pas qui désormais s'impose à
1. Contre K. Wais qui soutient une interprétation opposée : « En même temps
elle: en assumant ce risque, l'humanité mûrie engage les le ton devient chrétien: l'humanité a besoin pour devenir elle-même {Huma-
dieux à respecter eux aussi la loi nouvelle qu'elle vient de nität), de l'assistance divine ; c'est seulement en établissant ainsi par la prière un
découvrir. L'accent chrétien de ces vers ne doit pas faire lien avec le ciel (sauvez votre image en mon âme) qu'Iphigénie fait triompher sa
volonté contre les trois hommes également enchaînés par la passion» (Deutsche
Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 23, 1949,
1. Ibid., p. 596. p. 497.
258 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 259

humaine, ce qui a pour effet que l'homme ne retrouve plus en même comme sujet de l'histoire la responsabilité de celle-ci,
1
eux que lui-même . » l'homme décharge Dieu du mal dans le m o n d e ; ainsi le pro-
grès dans l'histoire peut être compris comme un processus
d'ordre juridique, comme le progrès du droit en tant que régu-
VII lateur des situations humaines, et le problème de la théodicée,
de la justification du mal dans un monde créé par Dieu, peut
1
En même temps que s'accomplit la métamorphose des dieux être suspendu . Comme Goethe cherchait à fonder sur la sub-
redoutés en dieux aimants et que l'homme, libéré des mythes qui jectivité un nouvel accord entre l'homme et Dieu et voulait
le retenaient prisonnier dans l'état de nature, accède à sa majo- réconcilier l'autonomie humaine avec la loi divine et ce
rité, c'est-à-dire à la maturité et à l'autonomie, la puissance qui qu'elle implique pour l'homme d'hétéronomie (ainsi dans le
opère ces changements se transforme elle-même dans /'Iphige- Faust il associe la libération de l'homme par lui-même et
nie de Goethe en un nouveau mythe — celui de la féminité pure la «rédemption venue d'en haut»), il était inévitablement
et rédemptrice. Ce nouveau mythe a contribué de façon décisive conduit dans son «drame de l'humanité idéale» {Drama der
à faire disparaître de plus en plus, depuis le XIX siècle, l'inten-
e
Humanität) à reporter sur l'instance médiatrice — Iphigénie
tion première de Goethe, l'humanisme éclairé de sa pièce, sous — la fonction qu'il ne pouvait plus accorder simplement à
la «belle apparence» ('schöner ScheinJ d'un classicisme intem- la volonté divine, cette instance impliquant l'hétéronomie
porellement vrai. humaine.
L'Iphigenie de Goethe n'a pu résoudre intégralement et sans Par «nouveau mythe», nous entendons nouvelle réponse
conséquences résiduelles la problématique de l'autonomie apportée à une question fondamentale concernant l'univers
humaine face à l'autorité divine, telle que Racine l'avait souli- dans son ensemble ; elle peut s'exprimer sous la forme imagée
gnée dans le mythe ancien. Si les dieux ici se révèlent être « les d'un récit ou d'une incarnation dramatique. Cette incarnation
puissances propres de l'âme humaine » et permettent ainsi « à du mythe nouveau recueille tout le pouvoir de suggestion que
l'homme de devenir lui-même », c'est à un prix que Hegel ne détenait, dans le système mythologique d'explication du monde,
pouvait pas encore reconnaître lorsqu'il plaçait Goethe au- l'ancienne divinité qu'elle remplace. Vlphigénie de Goethe
dessus d'Euripide en invoquant la portée libératrice de son répond à la question de savoir par le jeu de quelle force
œ u v r e : «Chez Goethe au contraire, Iphigénie devient une l'homme peut être libéré de sa dépendance à l'égard de la
déesse qui ne croit qu'à la vérité qu'elle porte en elle et qui nature et de l'arbitraire divin, et accéder à la conscience de sa
2
réside dans l'âme h u m a i n e » . Car la divinisation d'Iphigénie véritable humanité. La réponse de Goethe, ce n'est pas le seul
n'est pas une simple métaphore; c'est au niveau même de acte d^iudace qu'accomplit son Iphigénie en se fiant aveuglé-
l'action, en vertu du rôle qui lui est exclusivement dévolu et de ment à la vertu libératrice et moralement contraignante de la
la tâche que seule peut accomplir sa pure féminité : établir un véracité. Ce n'est pas seulement cet « acte inouï » en lui-même,
nouvel accord entre l'homme et le divin, qu'elle devient une c'est aussi le fait qu'il est accompli par Iphigénie et qu'il ne
déesse, autrement dit : un nouveau mythe. peut l'être que par elle seule. Notre chance est que ce soit une
À la même époque, l'idéalisme allemand a tenté de résoudre femme! Car un homme, fût-ce le meilleur, s'accoutume en esprit
de façon plus radicale, sur le plan de la philosophie de l'his- à la cruauté, et finit par se faire une loi de ce qui lui fait horreur
toire, le problème de l'autonomie humaine : en assumant lui- (vv. 786-789). Ce que Pylade suggérait ainsi dès le début: le
pouvoir de la pure féminité ou de la pureté féminine, supérieur
1. Esthétique, loc. cit., pp. 268-269. (Traduction modifiée: les passages modi-
fiés sont en italique [N. d. T.]. Littéralement: «que l'homme reste lui-même tout
en étant en eux».) 1. D'après 0. Marquard: «Idealismus und Theodizee», in Philosophisches
2. Cf. note 1, p. 244. Jahrbuch, 73, 1965, pp. 33-47.
260 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 261

à celui de toute raison, la tirade finale d'Oreste le proclame : La ment à ce prix: les mythes qui maintenaient l'homme dans
violence et la ruse, dont l'homme tire tant de gloire, sont confon- l'hétéronomie — l'assujettissement à la nature — sont désor-
dues par la loyauté de cette grande âme (vv. 2142-2144). Après mais remplacés par le nouveau mythe de la féminité, qui doit
avoir surmonté l'ancien mythe en célébrant l'audace de la 1
garantir la réalisation de l'humanité idéale . N'était-ce pas là
parole libre qui se risque à la véracité, Goethe fait surgir un payer trop cher? En d'autres termes: cette ruse à la seconde
nouveau mythe, en réduisant sa pièce sur l'humanisme éclairé puissance qui voulait transcender l'histoire, figurée par le
à une apologie du pouvoir rédempteur de la pureté féminine. «monde des hommes», au moyen d'une nature plus haute,
C'est ainsi que I'Iphigénie du classicisme allemand devient incarnée en Iphigénie, ne devait-elle pas aboutir inévitable-
l'objet ou plutôt le véhicule d'une mystérieuse exaltation, éga- ment elle-même à dénaturer encore une fois la moralité éclai-
lement étrangère à la tragédie racinienne et à la pensée de rée de cette humanité idéale? Problème que I'Iphigénie de
YAufklàrung et qui chez Goethe la projette de plus en plus Goethe n'a pas résolu, mais seulement posé. Ne marque-t-il
dans la sphère du mythe. Parmi les indices de sa fonction pas peut-être aujourd'hui encore la limite d'un possible retour
mythique, on peut citer ses différents «rôles», les qualités que à l'actualité ?
sa personne manifeste en alternance et qui souvent même se
changent brusquement en leur contraire : Iphigénie peut être
tantôt la prêtresse nimbée de majesté sévère, tantôt la fille VIII
rebelle des Tantalides, tantôt la s œ u r aimante; tantôt elle
s'exprime en des sentences dont la pédanterie platement bour-
geoise et domestique rappelle la « fidèle épouse » schillérienne Même si l'histoire de la réception permet d'interpréter aujour-
du Chant de la Cloche (Que la fortune de la femme est donc d'hui /'Iphigénie de Goethe comme le «drame de l'autonomie
limitée! Obéir à un époux grossier, c'est là tout son devoir et humaine», c'est-à-dire de «l'homme aux prises avec sa nature
tout son réconfort vv. 29-31) ; tantôt elle ressemble à une sainte mythique» (Adorno), en train de libérer sa subjectivité religieuse,
chrétienne dont Goethe pensait avoir trouvé le modèle dans la et si de la sorte on ramène au jour quelque chose encore peut-
1
sainte Agathe de Raphaël ; et pour finir, cette sainte Iphigé- être de l'intention première, du «coup d'audace terriblement
nie de la Belle Humanité ne doit nullement son triomphe à la humain», une telle interprétation ne peut que rester partielle et
seule limpidité de son c œ u r pur mais tout autant aux charmes insatisfaisante. Car le sens émancipateur virtuel ainsi dégagé par
purement féminins de la belle fille des Grecs. Il est donc la critique reste prisonnier, dans l'œuvre elle-même, d'éléments
impossible de démêler, dans le succès de son «acte inouï», la de forme et de fond qui ne peuvent plus être réactualisés : le nou-
part de la confiance exemplairement audacieuse dans la vertu veau mythe de la féminité rédemptrice, auquel Goethe recourt
d'illumination de la vérité et celle d'une rédemption mythique pour résoudre dans l'harmonie les contradictions entre l'huma-
dont le pouvoir sans pareil doit en même temps faire triom- nidé idéale et la réalité historique, et l'harmonie non moins ache-
pher les «droits innés» de la nature féminine (v. 1099) contre vée de la langue et de la forme néo-classiques dont il s'est servi
la réalité historique d'un monde entièrement dominé par la
1. Ce nouveau mythe a trouvé le terrain d'expansion le plus favorable dans
«violence et la ruse» de l'homme. Si donc l'issue de la pièce c
l'État nationaliste du xix siècle («l'acte moral d'Iphigénie ne peut être qu'un
résout le problème du « drame idéologique » — comment faire acte allemand, parce que cette abnégation aux effets expiatoires et purificateurs
passer l'homme de la barbarie à l'humanité —, c'est seule- ne semble possible qu'en Allemagne », P. Klaucke, Deutsche Aufsàtze und Dispo-
sitionen, Berlin, 1881, p. 281); citons seulement encore le témoignage du très
influent Fr. W. Foerster; «... la femme ne s'affranchit de sa féminité obscure,
1. Journal pour Charlotte von Stein, 19 octobre 1786 (R. 48). Fait intéressant inférieure, qu'en devenant prêtresse de l'Éternel féminin... en représentant, face
du point de vue génétique, Goethe n'a trouvé cet archétype mythique qu'à l'oc- à toutes les souillures d'un monde livré à la ruse et au combat des puissances,
casion de son voyage en Italie, pendant lequel il poursuit la « grécisation » de la avec une intacte pureté et une constance héroïque, partout, la haute politique de
version initiale en prose l'humanité» (cité dans M. Wespel, loc. cit., p. 136) (cf. note 7).
262 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 263

pour abolir la tension que chez Racine /'« atténuation classique nature dont elle se sépare p a r la liberté, devient une faute
avait laissé subsister encore entre la forme et le contenu psycho- contre la nature, contre une parcelle de la totalité mythique de
logique. Pour éviter que cette Iphigenie ne soit reléguée parmi les la nature » Et pourtant cette réconciliation avec le mythe que
«pièces dupasse» (Martin Walser), Userait nécessaire d'en sacri- réclame Adorno, en d'autres termes la «pacification de la
fier l'harmonie néo-classique et d'y faire réapparaître le conflit nature », c'est précisément ce que Goethe a tenté ; mais au prix
masqué entre l'humanité idéale et la réalité historique: donc, de d'un nouveau mythe, non encore identifié comme tel — ce
faire éclater la clôture de la forme classique pour rouvrir le qu'Adorno n'a pas vu. Était-il absolument nécessaire de payer
dénouement, recommencer le jeu et réactualiser le sujet, qui ne ce prix ? Le difficile problème qui se posait à {'Aufklärung est-il
s'épuise pas avec la solution idéaliste du problème. nécessairement issu de ce qu'Adorno appelle notre «faute
A l'appui de cette dernière thèse il convient de développer, envers la nature » ? Cette conception même d'une « faute envers
pour finir, trois points encore : la résolution harmonieuse du la nature » n'a-t-elle pas pour inévitable résultat de nous empê-
conflit entre l'humanité et l'histoire; l'effacement de la ten- trer une fois de plus dans un nouveau mythe ? Quelque réponse
sion entre le néo-classicisme de la forme et le contenu psy- que l'on donne à ces questions, elles témoignent suffisamment
chologique; la possibilité de réactualiser la pièce de Goethe pour nous que l'inversion de Y Aufklärung même en mythologie
en sacrifiant sa clôture formelle. reste un des problèmes très actuels que nous a légués \'Iphige-
L'harmonie des scènes terminales masque à grand-peine le nie de Goethe.
fait que le conflit idéologique de la pièce n'a pas été vraiment Si l'on ramène le classicisme de la forme à la notion d'« atté-
résolu ni poussé jusqu'à ses dernières conséquences. On peut nuation classique» développée p a r Leo Spitzer, on constate
croire d'abord que se répète sur le plan politique entre Iphige- que Goethe n'a nullement « dépassé » par des moyens formels
nie et Thoas ce qui s'est passé sur le plan religieux entre — linguistiques ou dramatiques — qui lui auraient été propres
l'homme et les dieux redoutables : le sujet non encore majeur et le classicisme français si décrié en Allemagne depuis Lessing,
le pouvoir souverain qui règne sur lui doivent se rencontrer, mais qu'il use encore des trois unités traditionnelles ainsi que
pour un nouvel accord, en ce lieu géométrique idéal qu'est la de multiples autres moyens analogues d'atténuation classique
nature humaine parvenue au stade de la majorité. Mais — ainsi — tels que p a r exemple l'abstraction du discours dramatique,
que l'a montré l'interprétation d'Adorno — même les fameuses la personnification des états d'âme, la distanciation p a r la
paroles d'adieu ne peuvent, en dépit de toute la sublimation métaphore, la sentence généralisante. Il n'apparaît entre le
dont elles témoignent, faire entièrement disparaître un certain style classique de Goethe et celui de Racine de différence
sentiment d'injustice. Ce sentiment naît du fait « que le roi des essentielle que là où chez Racine la pureté recherchée de la
Scythes, qui se comporte en fait avec bien plus de noblesse que langue et 1'« élégance de l'expression » contrastent avec la vio-
ses nobles hôtes, reste là tout seul, abandonné. L'invitation, il lence toute baroque du contenu, alors que chez Goethe l'har-
pourra difficilement la suivre. Il ne lui est pas accordé — pour monie classique du contenu psychologique répond toujours à
user d'une tournure goethéenne — de participer de l'humanité celle, parfaite, de la forme. Les moyens stylistiques de l'atté-
supérieure; il est condamné à en rester l'objet, alors qu'il en a nuation classique ont également soustrait la langue de Racine
1
été le sujet par ses a c t e s » . Ce scandale, que l'interprète d'au- et celle de Goethe à notre compréhension immédiate. En
jourd'hui peut difficilement laisser passer, Adorno ne le croyait France pourtant, à la faveur du changement d'horizon esthé-
pas imputable au seul Goethe, mais à VAufklärung tout entière : tique dont est née la poétique moderne avec son rejet des
«Une Aufklärung qui s'échappe à elle-même, qui ne sauve- normes romantiques d'accessibilité immédiate et d'expressi-
garde pas dans une réflexion sur elle-même l'intégrité de la vité affective, c'est précisément de cette abstraction et de ce

1. hoc. cit., p. 596. 1. hoc. cit., p. 598.


264 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 265

caractère contrôlé du discours dramatique qu'est née une le parti pris de reconstitution historique. Si l'on veut que
compréhension nouvelle de Racine : plus contraignante est la Xlphigénie de Goethe ne nous parle pas de notre seul passé
règle classique, plus grandit le trésor des absences qu'elle mais qu'elle se remette à nous parler, alors il faut briser la
livre à l'imagination. De même que l'unité de lieu permet au belle apparence de sa perfection classique et faire apparaître
spectateur de se représenter précisément «une infinité spa- ce qui, dans la solution idéaliste du problème posé par le
1
tiale» , de même les contraintes du langage classique peuvent mythe d'Iphigénie, ne peut plus aujourd'hui nous satisfaire. Et
donner à la violence baroque des passions représentées et de cela non pas parce que nous ne pourrions plus ressaisir le
toutes ces relations complexes entre les êtres un pouvoir de sens de l'«acte inouï» d'Iphigénie, sa foi dans le pouvoir libé-
suggestion en profondeur auquel l'expression directe n'attein- rateur et moralement contraignant de la véracité. Mais parce
drait pas. Dans le cas du classicisme de Goethe cette approche que cette foi doit aujourd'hui précisément faire ses preuves en
nouvelle serait rendue plus difficile par le fait que la langue de affrontant le problème éliminé ou masqué par Goethe : com-
son Iphigénie agit comme un filtre idéalisant: elle affaiblit ce ment le principe éthique de l'humanité évoluée peut-il s'affir-
que les données de la fable mythique ont d'effrayant, tempère mer et se faire reconnaître dans la réalité de l'histoire? Est-il
l'explosion des passions, et porte tout le contenu psycholo- inévitable que la raison éclairée ne détruise les mythes engen-
gique à un tel niveau de «dignité» et de «belle gravité» (Schil- drés par les liens de dépendance sociale, cachés ou prétendus
ler, R. 58) que le conflit élémentaire des êtres et des puissances naturels, que pour provoquer de nouvelles injustices ou se
ne nous apparaît souvent plus que comme un échange de vues changer elle-même en une nouvelle mythologie ?
entre gens de bonne compagnie. Si, répondant à ces questions, notre temps devait en arriver
à transformer l'œuvre classique au point qu'il en résulte une
Si c'est le classicisme de Goethe, avec sa volonté d'harmo-
autre Iphigénie, redevenue «d'une étonnante modernité», cela
nie, qui s'oppose aujourd'hui, tant par son contenu idéolo-
prouverait une fois de plus la puissance plus étonnante encore
gique que par sa forme linguistique, à la réactualisation, j ' e n
du vieux mythe, dont l'antique solution pose à l'homme,
tire une conclusion qui paraîtra sans doute au premier abord
d'époque en époque, toujours des questions nouvelles. Il est
paradoxale: Iphigénie ne peut être sauvée qu'au prix d'un
en tout cas un problème au moins auquel, placé devant Xlphi-
abandon de ce que la forme classique a à'achevé; elle ne peut
génie classique et ses conséquences, même un temps dit
nous être rendue présente à nouveau qu'en accueillant les
éclairé comme le nôtre, et si peu porté sur les mythes, ne
questions suscitées par l'insatisfaction où nous laisse la solu-
pourra pas se soustraire : c'est celui de savoir de quels mythes
tion de Goethe. Pour rendre une «étonnante modernité» à
nous sommes encore prisonniers sans nous en rendre compte,
Xlphigénie du classicisme allemand, il ne suffit pas de rajeunir
comme Goethe l'était du mythe de la rédemption par l'Éternel
la langue, de draper la forme dramatique dans le vêtement à
féminin. En d'autres termes : il s'agit pour nous de savoir si
la mode d'une mise en scène ingénieuse et de faire ressortir
cette transformation de XAufklàrung — du rationalisme — en
par le jeu les harmoniques prétendument modernes du texte,
mythologie ne signifierait pas aussi que la raison éclairée n'a
par exemple 1'«arrière-plan ténébreux» du destin mythique,
pu vaincre le vieux mythe de la nature qu'en nous livrant
l'image utopique d'une société idéale ou la «victoire des
2 pieds et poings liés au nouveau mythe de la société, seconde
forces de vie sur le désespoir existentiel» . Une telle actualisa-
nature à laquelle nous ne pourrions espérer échapper.
tion qui laisse intacte l'œuvre dans l'intégrité de sa forme ne
rapproche pas plus de nous Xlphigénie du passé que ne pour-
rait le faire la démarche inverse proposée p a r Martin Walser,

1. Léo Spitzer, loc. cit., p. 159.


2. Cf. R. Ibel, loc. cit., pp. 60-62 (cf. note 7) et G. Hensel (R. 78-71).
266 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe 267

qu'elle ne peut apporter seule au renouveau actuel de la


réflexion sur l'art, son historicité et son rapport à l'histoire en
général.
POSTFACE K. R. Mandelkow a déjà suffisamment répondu à la ques-
tion préalable de savoir pourquoi 1'«histoire des effets» (Wir-
L'esthétique de la réception: une méthode partielle kungsgeschichte) et l'esthétique de la réception n'avaient
jamais été développées par la théorie esthétique, depuis Frie-
L'esthétique de la réception, à peu près ignorée encore il y drich Schlegel jusqu'au New Criticism, mais avaient suscité
1
a seulement quelques années — de sorte qu'il semblait alors à depuis une dizaine d'années un regain d'intérêt . L'idée
propos de montrer les possibilités qu'elle offre de rénover d'autonomie de l'œuvre exclut par définition que soit posée la
1
l'histoire littéraire moribonde , ne suscite pas seulement question des effets qu'elle produit et de sa fonction dans la
aujourd'hui un vif intérêt parmi les chercheurs, ainsi que société. Le passage de la conscience esthétique à l'autonomie,
l'atteste une première vague d'«histoires de la réception de... » par lequel l'idéalisme allemand se démarque de l'Aufklărung
qui remplacent le genre vénérable des «fortunes littéraires». avec son esthétique des effets, a donc eu p o u r conséquence de
Méthode aux bases encore incomplètement assurées, elle doit couper de plus en plus l'expérience esthétique de la praxis. On
subir aussi les feux croisés de la théorie dite bourgeoise et de ne peut plus ignorer aujourd'hui que notre temps exige au
la théorie marxiste de l'art; elle est d'une part rejetée comme contraire que l'art, sa théorie et sa pratique fassent «de la
« démocratisation » hostile à la tradition ou soupçonnée de se nécessité du présent une vertu de l'histoire» 2 . Traduisons : cet
plier au matérialisme historique, tandis que d'autre part on art dont l'autonomie s'est pétrifiée en un dogme institutionnel,
démasque son «anticommunisme subtil», et l'on traite par le il doit être de nouveau soumis aux lois de la compréhension
mépris ce «divan confortable entre les deux chaises d'une historique, en même temps que doivent être rendus à l'expé-
recherche littéraire politiquement compromise ou devenue rience esthétique le rôle social et la fonction de communica-
inutilisable et de la science littéraire du matérialisme histo- tion qu'elle a perdus.
2
r i q u e » . Sur ces aspects politiques d'une évolution dont on ne Si l'on considère dans cette perspective les tâches que
peut savoir encore si, dans l'histoire de la science, elle repré- devront assumer la théorie et l'histoire de l'art qui sont en
sente l'enfantement d'un nouveau paradigme de la connais- train de se reconstituer, on verra que l'esthétique de la récep-
sance de l'histoire ou l'agonie pure et simple de la culture tion peut contribuer à leur accomplissement, certes, en opé-
historique, je ne prendrai pas ici politiquement position; je rant la rupture initiale avec les conventions scientifiques
me bornerai à répondre aux critiques en essayant de tirer au établies, mais non pas revendiquer la qualité pleine et entière
clair ce que l'esthétique de la réception peut apporter et ce de paradigme méthodologique. Elle n'est pas une discipline
autonome, fondée sur une axiomatique qui lui permettrait de
1. Cf. dans le présent volume le premier essai, version développée du cours
inaugural prononcé en 1967 à l'Université de Constance sous le titre: Literatur-
résoudre seule les problèmes qu'elle rencontre, mais une
geschichte als Provokation der Literaturwissenschaft. Je me réfère ici à la critique réflexion méthodologique partielle, susceptible d'être associée
contenue dans une vingtaine de comptes rendus ; voir surtout : Ch. Grivel, dans à d'autres et d'être complétée par elles dans ses résultats. Je
Het Franse Boek, 38, 1968, p. 130 sqq. ; G. Kaiser, dans Fragen der Germanistik,
bei Fink/Munich, 1971, pp. 59-65 ; R. Mandelkow, «Probleme der Wirkungsges- laisse à d'autres qui ne soient pas juges et parties le soin de
chichte» («Problème de l'histoire des effets») dans Jahrbuch für internationale décider si, dans le domaine des sciences herméneutiques et
Germanistik, 2, 1970, pp. 71 à 84; C. Träger, dans Weimarer Beiträge, 18, 1972, sociales, cet aveu d'incomplétude, fait par une méthode, doit
p. 19 sqq. ; B. J. Warneken, dans Das Argument, 14, 1972. pp. 360-366; R. Wei-
mann, Literaturgeschichte und Mythologie (« Hist. de Ia litt, et m. »), Berlin-Wei-
mar, 1971, notamment pp. 27-46, 55 sqq. 1. 1970 (cf. note 1, p. 266).
2. B. J. Warneken, p. 366 (cf. note précédente). 2. R. Mandelkow, p. 78.
268 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe 269
être considéré comme le signe de sa faiblesse, ou de sa force. comme décisive, «comment la littérature... peut-elle être com-
Quoi qu'il en soit, au contraire des théories idéaliste et maté- prise dans son actualité présente et conçue comme l'une des
rialiste qui, partant de prémisses opposées (autonomie ou 1
forces qui font l'histoire ? » L'exemple qui vient d'être donné
hétéronomie de l'art dans sa naissance et sa transmission), — celui à'Iphigénie selon Goethe et selon Racine — n'aborde
affirment l'ambition d'être des méthodes intégrales et totali- en lui-même que des aspects partiels de cette triple probléma-
santes, l'esthétique de la réception déduit s on caractère par- tique. Étudiant sous l'angle de l'histoire de la réception un
tiel de la conscience que nous avons prise qu'il est désormais sujet mythologique tel que l'a traité le classicisme, il ne peut
impossible de comprendre l'œuvre dans sa structure et l'art surtout pas remplacer une analyse systématique de l'horizon
dans son histoire comme des substances, des entéléchies. Si d'attente où s'inscrivait Ylphigénie de Goethe lors de sa paru-
l'on ne veut plus définir la nature historique d'une œuvre tion — analyse qui devrait être à son tour élargie en tableau de
indépendamment des effets qu'elle a produits, et si l'on ne la situation sociale ; mais il peut illustrer sur quelques points la
peut plus considérer que l'histoire d'un art tient tout entière démarche p a r laquelle l'esthétique de la réception doit mener
dans la succession des œuvres indépendamment de l'accueil de la réception de l'œuvre singulière à la naissance des canons
qu'elles ont reçu, alors il est nécessaire de fonder l'esthétique artistiques, à l'actualisation, à la totalisation, et finalement
traditionnelle de la production et de la représentation sur une faire déboucher l'expérience esthétique sur l'ensemble de la
esthétique de la réception. Cette entreprise ne doit et ne peut praxis humaine, dont elle est partie intégrante.
en aucun cas servir à rendre à l'art et à la littérature une his-
toire autonome. Le caractère partiel de la réception par rap-
port à la production et à la représentation correspond en fait Réception et effet produit par l'œuvre
à celui de l'histoire de l'art par rapport à l'histoire en général,
dont elle fait partie. Une histoire de la littérature ou de l'art L'exemple à'Iphigénie aura peut-être montré suffisamment
fondée sur l'esthétique de la réception présuppose que soit qu'une interprétation de ce type ne réduit pas la structure de
reconnu ce caractère partiel, cette «autonomie relative» de l'œuvre d'art à un simple produit de sa réception. Si l'on défi-
l'art; c'est pourquoi précisément elle peut contribuer à faire nit l'œuvre comme résultant de la convergence du texte et de
comprendre le rapport dialectique {Interaktion) entre l'art et sa réception, et donc comme une structure dynamique qui ne
la société — en d'autres termes : le rapport entre production, peut être saisie que dans ses « concrétisations » historiques suc-
consommation et communication à l'intérieur de la praxis his- cessives, il n'est pas difficile de distinguer l'action de l'œuvre,
torique globale dont elles sont des éléments. 2
l'effet qu'elle produit, de sa réception . Ce sont les deux compo-
De la discussion, telle qu'elle s'est jusqu'ici développée, se santes de la concrétisation ou élément constitutif de la tradi-
sont dégagées trois problématiques principales qu'il convien- tion ; l'une — l'effet (Wirkung) — est déterminée p a r le texte, et
drait à mon avis d'élucider : réception et action (ou effet produit l'autre — la réception (Rezeption) — par le destinataire. L'effet
p a r l'œuvre) — ce qui nous ramène au problème herméneu- présuppose un appel ou un rayonnement venus du texte, mais
tique de savoir quel rôle joue le couple question-réponse dans aussi une réceptivité du destinataire qui se l'approprie. Le
le passage d'une constitution unilatérale à une constitution dia- concept d'«histoire des effets» (Wirkungsgeschichte) prête à
lectique du sens — tradition et sélection : comment s'articulent, contresens dans la mesure où il fait apparaître l'effet d'une
selon l'horizon d'attente qui nous permet d'analyser une expé- œuvre d'art comme se constituant unilatéralement dans et par
rience esthétique donnée, la sédimentation culturelle incons- l'œuvre elle-même. Dans le discours historique du type «la
ciente et l'appropriation résultant d'un choix conscient? —;
horizon d'attente et fonction de communication : selon les termes 1. hoc. cit., p. 20.
2. Cf. R. Mandelkow, p. 83 ; sur l'œuvre comme convergence du texte et de la
de Claus Träger, qui considère à juste titre cette question réception, cf. W. Iser (note 1, p. 232).
270 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 271

gloire de...» ou, moins pompeusement, «l'influence de...», le sur le fait que, dans l'histoire de l'interprétation d'une œuvre,
caractère illusoire de cette apparence d'une transmission qui la réponse et la question demeurent le plus souvent implicites.
s'opère d'elle-même n'est pas percé à j o u r ; il en va de même L'effet de l'œuvre et sa réception s'articulent en un dialogue
encore dans beaucoup d'études du genre « Ovide dans les pays entre un sujet présent et un discours passé ; celui-ci ne peut
de culture latine», «l'image de Rabelais dans la littérature encore «dire quelque chose» à celui-là (selon Gadamer, lui
française», etc. On ne peut prétendre étudier vraiment l'his- dire quelque chose comme en s'adressant à lui en particulier)
toire de la réception des œuvres que si l'on reconnaît et admet que si le sujet présent découvre la réponse implicite contenue
que le sens se constitue par le jeu d'un dialogue, d'une dialec- dans le discours passé et la perçoit comme réponse à une ques-
tique intersubjective — ce que reconnaissait déjà le vieil adage tion qu'il lui appartient, à lui, de poser maintenant. On peut
herméneutique : quidquid recepitur recipitur ad modum reci- appliquer à l'expérience de l'art du passé la formule lapidaire
pientis. Pour qu'une œuvre du passé continue d'être agissante, de Jörg Drews: «L'histoire ne dit rien, elle répond'.» On ne
il faut qu'elle suscite l'intérêt, latent ou délibéré, de la postérité peut se permettre impunément d'ignorer les problèmes de la
qui poursuit sa réception ou en renoue le fil rompu. Je revien- distance historique et de la «fusion des horizons» en affir- 2

drai sur la distinction qui s'impose à cet égard entre les deux mant simplement avec G. Kaiser que si la «substance de la lit-
processus, l'un, latent, par lequel se constitue la tradition, et térature classique » est d'une telle richesse, c'est parce que « de
l'autre, conscient, qui élabore les canons artistiques. La ques- siècle en siècle elle pose au lecteur toujours les mêmes ques-
tion qui se pose ici d'abord est de savoir comment s'articulent tions, mais aussi des questions toujours nouvelles qu'il lui suf-
l'effet et la réception, l'œuvre d'art comme témoin du passé et fit d'ouvrir l'oreille et de faire un effort pour percevoir; alors
la compréhension qui lui rend valeur de présent. que d'autres œuvres vieillissent en devenant familières parce
La constitution dialectique du sens requiert le jeu, dans —•que leur potentiel d'interrogation n'est pas inépuisable et que
l'expérience esthétique, d'une communication sur les deux les questions dont elles contenaient la réponse n'ont plus qu'un
3

plans de la forme et du sens, c'est-à-dire qu'elle implique que intérêt historique» . Certes la réception implique une interro-
l'objet esthétique ait à la fois le caractère d'une forme artis- gation; mais elle va du lecteur vers le texte qu'il s'approprie.
tique (dans le domaine de l'écriture, que joue la fonction poé- En inverser le sens, c'est retomber dans le substantialisme :
tique du langage) et celui d'une réponse. Si l'œuvre d'art les questions, éternelles, s'engendrent elles-mêmes en perma-
authentique émerge parmi les reliques muettes du passé et nence, et les réponses sont également valables pour l'éternité;
peut encore «dire quelque chose» à la postérité, ce n'est pas c'est en outre oublier que l'art exclut par définition que la ques-
simplement en raison de sa « forme intemporelle » : le néo-clas- tion soit posée directement et directement perceptible, car il
sicisme antiquisant ne saurait à lui seul préserver de l'oubli implique la virtualité du sens.
l'Iphigénie de Goethe. C'est parce que sa forme, sa qualité spé- Le texte poétique n'est pas un catéchisme qui nous poserait
cifiquement artistique, transcendant la fonction pratique du des questions dont la réponse est donnée d'avance. A la diffé-
langage qui fait de l'œuvre le témoignage d'une époque déter- rence du texte religieux canonique, qui fait autorité et dont le
minée, maintient ouverte et donc présente, en dépit du temps sens préétabli doit être perçu par «quiconque a des oreilles
qui passe et qui change, sa signification conçue comme la
réponse implicite qui nous parle dans l'œuvre. Je dois ici, rap-
1. Dans son compte rendu d'une discussion entre E. Lämmert, W. Müller-
pelant les critiques que j ' a i d'autre part adressées à Seidel, K. Sontheimer, M. Wehrli, H. Weinrich et H. R. Jauss sur le thème « La
1
H. G. Gadamer et R. B a r t h e s , insister tout particulièrement culture historique, source d'ennui?» {Überdruß an der Geschichte). Cette discus-
sion a eu lieu le 7 Mai 1971 à Munich, à la Deutsche Akademie für Sprache und
Dichtung-—cf. Süddeutsche Zeitung, 10 mai 1971.
1. Cf. dans le présent volume les essais «L'histoire littéraire: un défi à la 2. Cf. « L'histoire littéraire : un défi... », chap. ix (N. d. T.).
théorie littéraire», chap. ix, et «Histoire et histoire de l'art», chap. vm. 3. Cf. G. Kaiser, toc. cit. (cf. note 1, p. 261), p. 64, note 1.
272 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 273

pour entendre», le texte poétique est conçu comme une struc- duction des richesses matérielles » a bien pu jadis « déterminer
ture ouverte où doit se développer, dans le champ libre d'une a priori... les caractéristiques de la production littéraire».
compréhension dialoguée, un sens qui n'est pas dès l'abord B. J. Warneken veut-il répondre à cette question, que je ne
«révélé» mais se «concrétise» au fil des réceptions succes- pose pas mais que je n'exclus nullement pour autant : « Dans
sives dont l'enchaînement répond à celui des questions et quelle mesure la conscience réceptrice se borne-t-elle à enté-
des réponses. Comment s'accomplit la constitution du sens riner dans leur contenu les modifications que le sens des
lorsque cet enchaînement, qui le plus souvent reste latent, est œuvres subit par l'effet des modifications du processus social,
1

au contraire opéré par un poète en toute conscience, c'est ce qui échappe, lui, pour l'essentiel, à la conscience ? » Il ne
que l'exemple à'Iphigénie se proposait de montrer; tel est le pourra pas plus que quiconque tirer d'enseignements de l'as-
sens de notre démarche herméneutique, partie de la question pect productif de ce processus social demeuré muet («qui
que nous pose aujourd'hui la réponse de l'interprétation tra- pour l'essentiel échappe à la conscience»), s'il n'a d'abord,
ditionnelle pour remonter à la question initiale telle qu'on étudiant l'aspect réceptif de l'expérience esthétique du passé,
peut la reconstituer hypothétiquement, et aboutir, à travers les qui nous est, lui, encore accessible, reconstitué la perspective
changements d'horizon correspondant aux « concrétisations » d'ensemble où s'inscrivaient les questions idéologiques et les
successives, jusqu'à la question ainsi renouvelée que le texte problèmes sociaux auxquels l'œuvre d'art a jadis répondu
«implique pour nous», qu'il nous faut poser aujourd'hui et — que sa réponse ait confirmé l'ordre établi ou l'ait contesté,
à laquelle le texte répondra implicitement — ou ne répon- peu importe. En tant que réponse impliquée dans l'œuvre et
dra pas. donc que facteur du processus social, le sens de Ylphigénie de
Goethe ou de Racine ne peut être dégagé que par une enquête
Eclairer l'évolution du rapport entre l'œuvre et le public,
objectivement contrôlable sur la conscience réceptrice de leur
entre l'effet de l'œuvre et sa réception, en usant de la logique
temps ; seule une telle enquête, révélant chez Racine le discré-
herméneutique de la question et de la réponse — cette
dit de l'autorité paternelle et chez Goethe la transformation de
démarche de l'esthétique de la réception, une esthétique
l'instance libératrice en un nouveau mythe, permet de déter-
marxiste ne saurait elle-même en faire l'économie, même si
miner la « situation de classe » particulière des deux auteurs :
avec B. J. Warneken elle soutient que «la production et la
la révolte de Racine contre le Jansénisme et le rapport de
consommation sont des moments d'un processus dont la pro-
Goethe à l'absolutisme éclairé. En bref, même si l'on pose la
duction est le véritable point de départ, et donc le facteur
1 production comme le facteur prédominant du processus
p r é d o m i n a n t » . Les forces productives et les modes de pro-
social, on ne peut connaître le rôle qui revient dans ce proces-
duction peuvent être analysés p a r les économistes ou chantés
sus à l'œuvre d'art qu'en étudiant sa réception; cette connais-
p a r les poètes, les rapports de production critiqués ou amélio-
sance alors atteindra les véritables sujets, les vecteurs sociaux
rés, mais il est impossible de déchiffrer simplement à travers
de l'évolution et non plus simplement, à travers l'anonymat de
les œuvres d'art du passé les données économiques de leur 2
celle-ci, des abstractions une fois encore hypostasiées .
temps, ou de prétendre fonder les unes sur les autres en invo-
quant des «analogies» ou des «homologies» mystérieuses
avec les documents «devenus muets» de l'histoire écono-
mique et sociale. La théorie marxiste de la connaissance est
ici dans l'embarras, car il ne suffit notoirement pas d'être
convaincu du primat de l'infrastructure économique pour voir
autrement que du dehors de quelle manière le « mode de pro-
1. Loc. cit., p. 362.
1. Loc. cit., p. 363.
2. Contre Warneken, loc. cit., p. 366.
274 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 275

ment historiques. En effet l'œuvre d'art doit dépouiller son


Tradition et sélection caractère d'événement singulier, pour pouvoir devenir le
modèle que l'on imitera ; la longue histoire des œuvres consti-
L'exemple d'iphigénie devait en outre montrer que bien loin tuant une tradition littéraire doit être réduite à la poétique d'un
de s'enthousiasmer sur la relativité de tous les points de vue 1
genre et la multiplicité des œuvres d'une époque à l'unité d'un
historiques, de professer que tous les textes offrent des possibi- style dominant, pour que puisse se constituer un canon, c'est-à-
lités illimitées d'interprétation et de sauter à pieds joints par- dire pour que s'opère le passage de la diachronie des événe-
dessus 1'« objectivité historique du processus de l'histoire ments ponctuels à la synchronie des normes qui déterminent
1
littéraire» , l'esthétique de la réception pose que notre com- l'attente de la production à venir. À ma formulation précédente
préhension actuelle de l'art évolue à l'intérieur de certaines je dois donc substituer ceci : dans le domaine de l'art, la tradi-
limites, que l'on peut reconnaître à condition d'éclairer tion n'est ni un processus autonome ni un devenir organique ni
d'abord la genèse de la précompréhension que nous avons de simplement la conservation et la «transmission d'un patri-
lui. Mais cette genèse de notre expérience actuelle de l'art, qu'il moine ». Toute tradition implique une sélection, une appropria-
s'agit d'étudier, n'est pas là devant nous, directement et tout tion de l'art du passé au prix d'un oubli, partout où peut être
entière accessible, ramassée dans l'ensemble objectif des don- constaté, dans la réception actuelle qui rend possible la survi-
nées historiques. Notre précompréhension de l'art est condi- vance de l'art du passé, un rajeunissement de l'expérience
tionnée à la fois et tout autant par les canons esthétiques dont esthétique révolue.
l'histoire a enregistré la formation et par ceux dont la consé- Le caractère partiel de l'esthétique de la réception ne
cration est demeurée latente : par la tradition consciente du s'explique donc pas seulement par son intérêt sélectif pour les
choix et par la tradition de l'événement, anonyme et incons- "rapports entre production, représentation et réception, mais
ciente comme tout ce que la société institutionnalise de façon aussi par la reconnaissance du fait que toute re-production du
latente. L'absence de cette distinction constituait jusqu'à ce passé artistique est condamnée à rester partielle. L'esthétique
jour une lacune dans mes conceptions théoriques. Il convient de la réception est donc en désaccord radical avec l'objecti-
donc de réviser ma formulation précédente : « Pourtant la tra- visme affiché des méthodes qui prétendent faire porter la com-
dition ne peut pas se transmettre elle-même. Elle présuppose préhension soit sur la totalité d'un sens intemporel, soit sur
la réception, partout où peut être constatée une action du passé celle du processus historique qui se déroule entre la naissance
2
dans le présent .» Toute re-production d'un passé n'implique 2
et la réception d'une œuvre d'art . Toute compréhension
pas en effet nécessairement son appropriation consciente et scientifiquement contrôlable inclut avec nécessité la recon-
son adaptation à l'horizon d'une nouvelle expérience esthé- naissance de ses propres limites : cette maxime de l'esthétique
tique. Les œuvres dont le consensus du public littéraire a fait de la réception s'applique à la réception des œuvres du présent
des modèles ou des classiques scolaires peuvent devenir insen- aussi bien que du passé. Elle vaut pour l'œuvre singulière, qui
siblement les normes esthétiques d'une tradition qui prédéter- n'autorise qu'un choix limité de possibilités d'interprétation
minera l'attente et l'orientation des générations ultérieures définies et impose de renoncer à toutes les autres, même si sa
dans le domaine de l'art. Toutefois, lorsque l'efficacité des polysémie peut s'analyser en une pluralité de thèmes : le « phi-
normes esthétiques se prolonge ainsi dans le temps, ce n'est lologue » qui n'a pas conscience que toute constitution effective
pas non plus par le simple jeu de la contingence, tel qu'il
s'exerce dans le domaine des faits politiques ou plus générale- 1. Ceci contre G. Kaiser, loc. cit., p. 65.
2. Par exemple chez R. Weimann (cf. note 1, p. 266) qui se réfère au «pro-
cessus historique dans son ensemble» (p. 13), au «mouvement de l'histoire
1. R. Weimann, loc. cit., pp. 30-34. universelle, dans sa totalité» (p. 34), au «processus de genèse saisi dans son
2. « L'histoire littéraire : un défi... », chap. vu. ensemble» (p. 37).
276 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 277
1
d'un sens réduit la complexité du sens potentiel et qui s'efforce tradition ; il faut considérer au contraire que le consensus pré-
de «saisir tout ce qui peut être saisi » y laisse échapper l'intérêt judiciel d'une tradition peut être «établi par la contrainte
esthétique, qui est lié à certaines orientations de l'attente. Cette 1
d'une pseudo-communication» . L'esthétique de la réception
maxime vaut également pour la formation «naturelle» de la usera d'autres méthodes — méthodes systématiques, « critique
tradition, celle qui s'opère sans intervention active et consciente idéologique», herméneutique des profondeurs — là où il ne
des sujets, vecteurs du processus: lorsque les normes esthé- suffira pas de mettre en lumière un horizon d'attente pour
tiques du passé se transmettent ainsi jusqu'au présent par le faire apparaître les concrétisations masquées ou effacées par
jeu d'un automatisme naturel, elles ne le font pas à la façon une tradition dominante. Cependant une telle analyse critique
d'une boule de neige qui se charge de tout ce qu'elle rencontre, de l'histoire de la réception d'une œuvre ancienne ne doit pas
mais en obéissant au principe d'économie qui caractérise tou- être confondue avec l'opération facile autant que gratifiante,
jours la formation d'un canon : la transmission abrège, simpli- et tellement en vogue aujourd'hui, qui consiste à «démasquer
fie, élimine les éléments hétérogènes. La même maxime enfin la fausse conscience ». En tant que réflexion consciente de son
s'applique aussi au changement opéré p a r la conscience sur caractère partiel, l'étude de la réception d'une œuvre exclut la
l'horizon de l'expérience esthétique (le seul cas que j'avais jus- «conscience vraie» dont la critique idéologique s'attribue
qu'ici considéré comme important): lorsque le mouvement l'exclusivité; ce curieux dogmatisme matérialiste fait violence
historique est entretenu par l'action délibérée du sujet récep- à la réalité de l'histoire aussi longtemps qu'il ne reconnaît pas
teur, que la re-production de l'ancien est déterminée par la pro- d'une part que son propre horizon est limité, d'autre part que
duction du nouveau et que l'horizon figé d'une tradition est toute concrétisation présente un intérêt historique, même et
bouleversé par les anticipations d'une autre expérience esthé- surtout celles qui ne répondent plus aux questions que nous
tique possible et non encore réalisée, c'est alors que le carac- IJösons aujourd'hui. Dans l'exemple de {'Iphigenie de Goethe,
tère partiel de chaque réception se manifeste avec le plus on aura peut-être eu l'impression que les quatre concrétisa-
de clarté. Un tel changement d'horizon, qui peut remettre tions historiques dégagées, et tout particulièrement la solution
en question les valeurs consacrées du passé, modifier la hié- « pseudo-communicative » qui remplace un mythe par un
rarchie des «autorités» et provoquer la «rédemption» (Erlö- autre — l'instance de la féminité rédemptrice —, étaient ver-
sung, W. Benjamin) d'un «héritage» oublié, commence en sées au rebut de la «fausse conscience» et imputées à la
général par renier la tradition établie: l'art oublié de l'Anti- e
charge exclusive de la culture bourgeoise au xix siècle, face à
quité, dont la réception par les humanistes de la Renaissance l'interprétation de Hegel que n'a pas retenue l'histoire de la
marque et légitime le début d'une époque nouvelle, a été si réception. Cette histoire de la réception d'Iphigénie, on ne
exclusivement compris comme la négation de l'époque précé- saurait pour sûr l'expliquer seulement p a r l'arbitraire du goût
dente que l'art du Moyen Age devait tomber à son tour, pour ou p a r un abus du principe d'autorité ; ne devrait-il pas être
des siècles, dans un oubli non moins profond. possible à la fin de la justifier historiquement aux yeux de la
2
C'est pourquoi l'esthétique de la réception reprend à son critique de la r é c e p t i o n ? On peut considérer en effet que le
propre compte la mise en garde adressée p a r Habermas à passage du «drame de l'humanité» au «drame dans l'âme» et
l'herméneutique philosophique : il est impossible de s'appuyer le principe affirmé de la conciliation p a r la non-violence vont
sur un consensus libre qui commanderait le mouvement de la
1. « Der Universalitätsanspruch der Hermeneutik » (« L'ambition d'universa-
1. Ici et dans ce qui suit, j'use de la terminologie de la théorie des systèmes lité de l'herméneutique ») in Hermeneutik und Ideologiekritik Theorie-Diskussion,
de N. Luhmann (in Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie — Was leistet Francfort, 1971, notamment p. 153 sqq.
die Systemforschung? Theorie-Diskussion («Théorie de la société ou technologie 2. Je reprends ici à mon compte une objection et une suggestion de H. J. Neu-
sociale — Que peut-on attendre de l'étude théorique des systèmes? Discussion schäfer (Sarrebruck), et dans ce qui suit je m'inspire des critiques de S. Häus-
de la théorie »), Francfort, 1971, notamment p. 25 sqq. ling (Würzburg), U. Gaier et G. Blitz (Constance).
278 De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 279

à contresens de l'évolution qui a conduit au XIX siècle à la vic-


e
ries marxistes qui depuis quelque temps déjà s'efforcent à nou-
toire du nationalisme et de la politique de force sur l'huma- veau de concilier 1'«appropriation de l'héritage», condition
nisme cosmopolite. En outre, critiquant le retour subreptice nécessaire au développement d'une culture socialiste, avec
du mythe comme solution, j ' a i laissé de côté l'évolution vers leur conception objectiviste des lois de l'histoire économique,
les Lumières qui s'accomplit en Thoas et dont l'enjeu n'est sociale et culturelle, sont placées par l'esthétique « bourgeoise »
rien de moins que la modification du droit dans le sens d'une de la réception devant des difficultés dont témoigne le livre
plus grande liberté. Bien qu'elle n'aille nullement de soi, cette récent et remarquable de R. Weimann '.
révolution morale qui s'opère chez le noble roi scythe et que Weimann, qui partage avec moi quant aux rapports entre la
2
l'on pourrait comparer à l'«acte inouï» d'Iphigénie a été littérature et l'histoire tout un ensemble de prémisses ,
dépouillée, au fil de la réception, de son caractère probléma- reproche avant tout à ma théorie de ne pas comprendre l'his-
tique et tendu, et considérée comme une victoire toute natu- toricité de la littérature à partir de la « corrélation historique
relle de l'idéal humaniste. Et comme l'instrument occulte de et esthétique entre la genèse des œuvres et l'effet qu'elles pro-
cette harmonisation était le nouveau mythe de la féminité duisent» (p. 31), et d'opérer entre la tradition, mouvement
rédemptrice, notre interprétation critique devait nécessaire- donné pour autonome et affecté d'une réalité substantielle, et
ment le débusquer en recherchant, avec la question qui pou- l'histoire en tant que changement d'horizon de l'expérience
vait réactualiser l'œuvre, les raisons susceptibles d'expliquer esthétique, une rupture que la conception matérialiste dialec-
que nous ne soyons plus satisfaits de la solution proposée par tique de la tradition aurait depuis longtemps permis d'éviter
Goethe. (p. 56-58). Ce «malaise méthodologique» serait, selon Wei-
Il faut élucider ici le concept d'actualisation ou de réactuali- mann, caractéristique d'une science bourgeoise de la littéra-
sation. Je n'entends par là ni la modernisation naïve qui met un ture qui « perd, lorsqu'elle pense historiquement, le sens de la
vieux sujet au goût du jour en l'habillant en style moderne, ni le tradition, et lorsqu'elle s'attache à la tradition, le sens de l'his-
fameux «bond du tigre à l'intérieur du passé» par lequel toire» (p. 51). Je crois avoir ôté sa raison d'être à ce second
W. Benjamin définit le rapport de la révolution à la continuité reproche, en associant comme on l'a vu tradition et sélection,
de l'histoire: le choix délibéré, catégorique, d'une certaine sur les deux plans de la genèse latente d'une tradition quasi
image du passé, accompagné du rejet de tout ce qui pourrait institutionnelle et de l'élaboration consciente des canons artis-
s'interposer entre elle et le présent qu'elle doit fonder et justi- tiques. Ce faisant, il est vrai, je ne suis probablement pas allé
fier en tant que recommencement. Dans le domaine de l'art, la dans le sens de R. Weimann ; car lorsqu'il affirme que par le
réactualisation doit être fondée sur et p a r l'établissement «jeu d'une compréhension historique intégrale» (privilège
conscient, réfléchi, d'un lien entre la signification passée et la 1. En 1965 encore, W. Hohmann constatait que la science marxiste de la lit-
signification présente des œuvres. Réactualiser une œuvre en térature avait totalement négligé l'étude des effets produits par la littérature (cf.
renouvelant sa réception, cela présuppose que l'on étudie le R. Mandelkow, loc. cit., p. 75); les essais de R. Weimann sur ce sujet ont été
publiés à partir de 1969; le volume initial et théorique Revolution und Literatur
rapport dialectique entre l'œuvre reçue et la conscience récep- — Zum Verhältnis von Erbe, Revolution und Literatur («Du rapport entre le
trice — étude qui sera nécessairement sélective et abrégée mais patrimoine, la révolution et la littérature») dirigé par W. Mittenzwei et R. Reis-
qui de cette nécessité même tire la vertu de pouvoir rendre au bach (Leipzig, 1971 ; «écrit en 1970») procède d'un colloque de l'Institut Cen-
tral pour l'histoire de la littérature (Deutsche Akademie der Wissenschaften).
passé vie et jeunesse. C'est pourquoi cette réactualisation de l'art
2. Le lien entre «reconstitution historique et réception vivante» (p. 6), la
ancien peut être considérée comme un aspect de la totalisation «fonction créatrice du réel» accordée à la littérature à côté de sa fonction «des-
du passé, si totaliser signifie, comme le définit Karel Kosik, criptive» (p. 12), la nécessité d'une réflexion sur la dépendance de l'historien de
1
« produire et reproduire, rendre à la vie et rajeunir » . Les théo- la littérature par rapport à sa propre situation historique (p. 15), la «position
concernant l'origine et la tradition de la pensée historique» depuis la Querelle
des Anciens et des Modernes jusqu'à Gervinus et Ranke en passant par Schiller
1. Die Dialektik des Konkreten, Francfort, 1967, p. 148. el Humboldt (pp. 15-22, 45).
280 De /Tphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 281

enviable des marxistes) la tradition peut être enfin comprise ont produit de meilleur» (Lénine, cité p. 41). Dans une philo-
comme une histoire, et cette histoire elle-même comprise «à sophie marxiste de l'histoire de l'art il n'y a place que pour
partir de l'unité du présent et du passé» (p. 50), on regrette de une connaissance qui soit reconnaissance de processus entiè-
ne pas trouver chez lui, parvenant à ce point décisif, une des- rement objectifs et soumis aux seules lois de l'histoire; il n'y
cription du fonctionnement de cette unité. S'agirait-il d'autre en a pas pour une sélection qui ferait intervenir la liberté de la
chose que de cette activité précisément que j'ai analysée en conscience h u m a i n e ; le rôle dominant dans l'expérience re-
sélection, totalisation et rajeunissement, et qui doit bien aussi, productive de l'art ancien ne peut donc pas être accordé à la
je pense, être chargée, même dans la théorie du matérialisme conscience présente. Walter Benjamin en a tiré pour le maté-
historique, d'assurer la médiation re-productive entre le passé rialisme historique une conclusion de nature eschatologique :
et le présent? Quant au premier reproche, il pourrait bien se « À vrai dire, seule une humanité libérée peut prendre intégra-
retourner contre son auteur, qui ne distingue pas entre l'effet lement possession de son passé. En d'autres termes : le passé
2
et la r é c e p t i o n ; qui veut que l'histoire de la genèse et l'his- de l'humanité ne sera disponible pour elle dans la totalité de
toire des effets de l'œuvre soient méthodologiquement liées, ses instants que quand elle sera libérée» {Thèses sur l'histoire
comme si ce que nous savons de la genèse d'une œuvre pou- de la philosophie, III).
vait éclairer la connaissance de ses effets, et ses antécédents Qui reprend cette formule célèbre à son compte (p. 45),
expliquer sans discontinuité la suite de son histoire ; qui 3
mais doit, sans pouvoir attendre d'accéder à la terre promise
enfin, pour rétablir l'unité entre l'histoire et la tradition, est de cette totalité, s'approprier dès maintenant l'héritage et
obligé de les resubstantialiser, à son corps défendant, en se donc décider de «ce qui vaut vraiment d'être conservé»
référant au programme de l'«héritage culturel». Cette tradi- (Engels, p. 40), ne s'en tire pas lui-même en tant que marxiste
tion que Weimann réassimile à l'histoire n'est rien d'autre que sans ce relativisme et cet arbitraire dans la décision qu'il
l'«idée d'un héritage historique à l'intérieur duquel le passé imputait à 1'«esthétique bourgeoise de la réception». Il ne
subsiste en tant qu'anticipation du futur» (p. 17). pourra échapper au reproche d'arbitraire que s'il est prêt à
Mais cette métaphysique matérialiste, qui permet de consi- remettre en question la pseudo-objectivité de cette totalité
dérer la « vérité de l'effet produit » à la fois comme établie dès qu'il revendique — autrement dit de cette loi de l'évolution
l'époque de sa genèse et, en dépit de cette anticipation, qu'il invoque pour s'adjuger l'exclusivité de l'héritage, et s'il
comme «toujours nouvelle et pour ainsi dire insoupçonnée» consent à justifier p a r une démarche herméneutique son
(p. 47), ne peut nous enseigner comment opérer l'assimilation entreprise de totalisation partielle du passé. Cette difficulté
de l'héritage que réclament Engels et Lénine, étant donné que devrait être l'occasion de faire enfin un usage autre que rhé-
celle-ci exige absolument la sélection de «ce qu'en plus de torique de la formule dialectique de «l'unité dans la contra-
deux mille ans d'évolution la pensée et la culture humaines diction», à propos de la continuité entre la genèse des grandes
œuvres littéraires et les effets qu'elles produisent (p. 14-47);
1. On trouve certes chez R. Weimann aussi des formules comme «le mouve- en fait, Weimann recourt pour la résoudre à un principe qui
ment historique dans le devenir et l'action sélectrice de la tradition» (p. 70) ou contredit formellement sa thèse d'une vérité préformée et
« la dialectique effective de la tradition et de la révolution, de l'évolution natu-
relle et du choix» (p. 86), mais elles n'ajoutent rien à sa thèse principale dont je
rompt l'unité objective du passé et du présent qui s'en dédui-
fais ici la critique. sait. Il s'agit de la recommandation que Schiller adresse à
2. Cf. p. 37: pour l'historien, «la meilleure façon de favoriser l'action de l'historien de laisser en suspens la question de l'histoire
l'œuvre littéraire ancienne dans notre temps, c'est d'en étudier la genèse dans le
temps qui a été le sien.» Souvent on ne sait pas si Weimann entend par
comme totalité et, « remontant à partir de l'état le plus récent
«genèse» les antécédents de l'œuvre (y compris l'histoire de ses sources), ou du monde», de dégager et de réactualiser sélectivement les
l'influence exercée sur elle par le temps où elle a été produite (cf. par ex. pp. 14, événements qui apparaissent comme les antécédents de notre
3 1 , 4 3 , 54).
expérience historique actuelle et donc justifient un discours
3. Loc. cit., pp. 147, 152.
282 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 283
partiel sur l'histoire universelle (p. 16-38). J'ai cru jusqu'ici part» ont été formulées des objections qui ne pourront être
que cette recommandation, qui occupe une place d'honneur levées sans doute, en fin de compte, que par l'épreuve de la
également dans ma propre théorie, était idéaliste; s'il se 1
mise en pratique . On observe d'abord que ma définition de
révèle qu'elle est dialectique et matérialiste, une bonne partie 1'«horizon d'attente» aurait besoin d'être sociologiquement
de toute la controverse est sans objet, et R. Weimann devra affinée, et que même à l'intérieur du champ de la littérature
modifier sa démarche à l'avenir plus que je n'ai dû modifier la elle ne sera jamais qu'une fiction heuristique tant qu'elle ne
mienne dans le passé. tiendra pas compte de la pluralité effective et de la diversité
des arrière-plans de l'attente qui peuvent déterminer un pro-
2
cessus de réception . On me reproche ensuite de rester la plu-
Horizon d'attente et fonction de communication part du temps, dans mes exemples, à l'intérieur du seul champ
littéraire pour définir l'expérience qui est censée constituer
Il reste à considérer sous un troisième angle le caractère l'attente, et de limiter l'expérience sociale au domaine
partiel de l'esthétique de la réception. D'abord elle ne veut ni éthique ; la notion d'attente — qu'il vaudrait mieux remplacer
ne peut revendiquer qu'une priorité herméneutique en ce qui par celle d'intérêt ou de besoin — ne serait plus chez moi
concerne la fonction productive et la fonction représentative «qu'une hypothèse gratuite sur l'à-venir» ; enfin, je méconnaî-
de la praxis esthétique. Ensuite, son étude critique des pro- trais le fait que le capitalisme actuel avec son industrie de la
cessus de réception reste tributaire du savoir historique et de culture « ne tolère absolument pas que la littérature modifie le
l'explication analytique, lorsqu'il s'agit d'expliquer les concré- comportement de l'individu (lecteur) dans le sens d'un déve-
tisations par le contexte historique et social de la réception. loppement de son humanité » . 3

Enfin, elle doit s'ouvrir aux théories de la communication, de Je ne chercherai pas à contester que le concept d'« horizon
l'action et de la sociologie de la connaissance, pour pouvoir d'attente» tel que je l'ai introduit se ressent encore d'avoir été
comprendre comment l'art, facteur de la praxis sociale, développé dans le seul champ de la littérature, que le code des
contribue à faire l'histoire. Car l'historicité de l'art et de la lit- normes esthétiques d'un public littéraire déterminé, tel qu'on
térature ne se réduit pas au dialogue entre le lecteur ou le le reconstituera ainsi, pourrait et devrait être modulé sociolo-
spectateur et l'œuvre, entre le présent et le passé. Le lecteur giquement, selon les attentes spécifiques des groupes et des
n'est naturellement pas isolé dans l'espace social, « réduit à la classes, et rapporté aussi aux intérêts et aux besoins de la situa-
1
seule qualité d'individu lisant» . Par l'expérience que lui tion historique et économique qui déterminent ces attentes.
transmet sa lecture, il participe à un processus de communi- (Remarquons en passant que, comme l'enseigne la critique
cation dans lequel les fictions de l'art interviennent effective- idéologique, ces intérêts et ces besoins ne pouvant le plus sou-
ment dans la genèse, la transmission et les motivations du vent, dans la réalité de la vie sociale, se manifester de façon
comportement social. L'esthétique de la réception devrait directe ni a fortiori être verbalisés, même une herméneutique
pouvoir étudier cette fonction de création sociale de l'art et la
formuler objectivement en un système de normes ou horizon
1. C. Träger, p. 21 ; B. J. Warneken, pp. 364-365; pour un premier exemple
d'attente, si elle réussit à saisir, là où le savoir pratique et les d'application pratique à l'aide de la sociologie de la connaissance, le lecteur est
modèles de comportement communicationnel se concrétisent, renvoyé au dernier essai de ce volume (« La douceur du foyer»).
la fonction médiatrice que l'expérience esthétique exerce 2. La proposition faite par R. Mandelkow de distinguer entre l'attente de
l'époque en général, ce qu'elle attend d'une œuvre et ce qu'elle attend d'un
entre eux. auteur (p. 79) me semble judicieuse, appliquée dans le champ de la littérature ;
on pourrait même à ce propos distinguer encore, à l'intérieur de l'attente de
Contre cette «théorie qui certes est juste mais ne mène nulle l'époque, l'attente spécifique du genre (style et canon littéraire des auteurs
dominants).
1. C. Träger, loc. cit., p. 21. 3. C. Träger, loc. cit., p. 21.
284 De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe 285

matérialiste est impuissante à les saisir autrement que par verte du procédé artistique, réponse à une incitation intellec-
exemple la sociologie ne saisit les normes inconscientes du tuelle — cependant que le lecteur accepte ou refuse d'intégrer
comportement : à travers les attentes des sujets sociaux.) Pour l'expérience littéraire nouvelle à l'horizon de sa propre expé-
répondre aux objections qui m'ont été faites, je voudrais pro- rience.
poser que l'on distingue désormais l'horizon d'attente littéraire À la fusion diachronique des horizons, que H. G. Gadamer
impliqué p a r l'œuvre nouvelle et l'horizon d'attente social: la a introduite dans l'herméneutique historique, nous ajoutons
disposition d'esprit ou le code esthétique des lecteurs, qui donc ainsi une fusion synchronique. Dans l'un et l'autre cas
conditionne la réception. on voit se manifester le caractère partiel de l'horizon de toute
Une analyse de l'expérience esthétique du lecteur ou d'une expérience parvenue au niveau de la formulation: de même
collectivité de lecteurs, présente ou passée, doit considérer que dans la reproduction du passé les limites de la perspective
les deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens présente n'admettent qu'un sens dominant, qu'une concrétisa-
— Veffet produit p a r l'œuvre, qui est fonction de l'œuvre elle- tion parmi celles qui ont été ou qui peuvent être, de même
même, et la réception, qui est déterminée par le destinataire de l'expérience esthétique demeure elle aussi une «enclave de
l'œuvre — et comprendre la relation entre texte et lecteur 1
sens » cernée par l'horizon d'attente de la réalité quotidienne
pomme un procès établissant un rapport entre deux horizons — ce qui n'interdit pas, toutefois, mais permet au contraire à
ou opérant leur fusion. Le lecteur commence à comprendre l'expérience esthétique de satisfaire ou de dépasser des
l'œuvre nouvelle ou qui lui était encore étrangère dans la attentes figées par l'habitude ou la norme, de les faire accéder
mesure où, saisissant les présupposés qui ont orienté sa com- au niveau de la formulation, de les confirmer ou de les
préhension, il en reconstitue l'horizon spécifiquement litté- remettre en question. Le rapport de l'expérience esthétique à
raire. Mais le rapport au texte est toujours à la fois réceptif et J^expérience pratique ne se pose donc pas d'abord au niveau
actif. Le lecteur ne peut «faire parler» un texte, c'est-à-dire du transfert d'un contenu d'expérience d'un horizon fictif à un
concrétiser en une signification actuelle le sens potentiel horizon objectif, celui de la réalité — cadre où s'accomplissent
de l'œuvre, qu'autant qu'il insère sa précompréhension du les actes. Nous dirons plutôt que le comportement spécifique
monde et de la vie dans le cadre de référence littéraire impli- de l'attitude esthétique fait accéder au niveau de la formula-
qué par le texte. Cette précompréhension du lecteur inclut les tion l'horizon virtuel d'attentes formées aussi bien par l'expé-
attentes concrètes correspondant à l'horizon de ses intérêts, rience esthétique antérieure que p a r l'expérience pratique de
désirs, besoins et expériences tels qu'ils sont déterminés par la la vie, mais qui ne sont plus ou pas encore conscientes, et
société et la classe à laquelle il appartient aussi bien que p a r donne ainsi au lecteur isolé la possibilité de reprendre à son
son histoire individuelle. Il n'est guère besoin d'insister sur le 2
compte un univers «où d'autres vivent déjà» . Ainsi, la fonc-
fait qu'à cet horizon d'attente concernant le monde et la vie
sont intégrées aussi déjà des expériences littéraires anté- 1. Sur cette définition de l'expérience esthétique et de l'expérience religieuse
rieures. La fusion des deux horizons: celui qu'implique le comme «enclaves de sens» (Sinnenklave) dans la réalité du monde quotidien, cf.
texte et celui que le lecteur apporte dans sa lecture, peut P. L. Berger-Th. Luckmann : Die gesellschaftliche Konstruktion der Wirklichkeil
— Eine Theorie der Wissenssoziologie (« La réalité comme construction sociale :
s'opérer de façon spontanée dans la jouissance des attentes e
théorie de la sociologie du savoir»), 2 éd., Francfort, 1971, p. 28; les dévelop-
comblées, dans la libération des contraintes et de la monoto- pements qui suivent s'inspirent de la théorie phénoménologique des Relevanz-
systeme de A. Schütz, développée par Luckmann («Théorie de la pertinence» —
nie quotidiennes, dans l'identification acceptée telle qu'elle Relevanz — ou non-pertinence des facteurs dans un système donné, [N. d. T.]).
était proposée, ou plus généralement dans l'adhésion au sup- Cf. A. Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort, 1971.
plément d'expérience apporté par l'œuvre. Mais la fusion des 2. Cf. à ce sujet le chapitre «Die Internalisierung der Wirklichkeit» in P. L.
horizons peut aussi prendre une forme reflexive : distance cri- Berger-Th. Luckmann, p. 139 sqq., et W. Iser, Der implizite Leser: Kommunika-
tionsformen des Romans von Bunyan bis Beckett («Le lecteur implicite; les
tique dans l'examen, constatation d'un dépaysement, décou- formes de la communication dans le roman de B. à B.»), Munich, 1972 (Uni-
286 De /'Iphigenie de Racine à celle de Goethe De /'Iphigénie de Racine à celle de Goethe 287

tion communicative ou communicationnelle de l'art, sa fonc- velles) que la contribution proprement immense de l'art
tion de création sociale donc, ne commence pas simplement à didactique à la transmission, à la diffusion, à l'élucidation du
l'instant où le lecteur isolé devient un « acteur de l'histoire en savoir existentiel amassé dans la pratique quotidienne et que
s'associant à d'autres individus dont l'effort va dans le même chaque génération devait transmettre à la suivante '. Faut-il se
sens» '. Elle joue déjà lorsque le lecteur reprend virtuellement résigner à voir la fonction communicationnelle de l'art réduite
à son compte certaines normes, certaines attentes, et qu'il à un appel « à pousser au plus haut degré l'autodétermination
2

apprend, par l'identification esthétique, ce que peut être l'ex- individuelle» , ou la laisser tout simplement en suspens jus-
périence et le rôle des autres, le tout pouvant déterminer son qu'à nouvel ordre — jusqu'au moment où une « conscience de
comportement dans le sens de l'imitation de modèles, certes, classe qui ne se sera pas formée seulement dans l'expérience
mais aussi de la motivation consciente et du changement de littéraire » aura posé les conditions d'une nouvelle communi-
3

son expérience à venir. cation par l'art, libérée de toute relation d'autorité ? Placé
4

Le rôle particulier qui revient, dans l'activité communica- devant ce choix — « Prophète à droite, prophète à gauche » —
tionnelle de la société, à l'expérience esthétique peut donc je préfère en dépit des anathèmes le divan, peut-être pas sim-
s'articuler en trois fonctions distinctes : préformation des com- plement confortable, après tout, d'une méthode qui, du fait
portements ou transmission de la norme ; motivation ou créa- même qu'elle est partielle, peut être l'invitation à poursuivre
tion de la norme ; transformation ou rupture de la norme. La en commun la réflexion sur le point de savoir si l'on peut — et
théorie esthétique de notre temps, qu'elle soit d'inspiration comment on pourra — rendre aujourd'hui à l'art la fonction
bourgeoise ou (néo-)marxiste, mes propres travaux compris, a de communication qu'il a presque complètement perdue.
mis l'accent presque exclusivement sur la fonction de rupture,
en raison de son intérêt prédominant pour le rôle émancipa-
teur de l'art. Elle a considéré que la fonction sociale la plus
eminente de l'expérience esthétique était de privilégier l'évé-
nement créateur de nouveauté par rapport à la répétition rou-
tinière de l'accompli, la négativité et l'écart par rapport à
toute affirmation des valeurs établies et à toute signification
devenue traditionnelle. Entre les pôles de la rupture et de la
réalisation des normes, entre le renouvellement des horizons
dans le sens du progrès et l'adaptation à une idéologie
régnante, cependant, l'art est intervenu dans la praxis sociale,
tout au long des siècles qui ont précédé son accession à l'au-
tonomie, en exerçant toute une gamme d'actions que l'on peut 1. J'ai développé ce point dans ma «Petite apologie de l'expérience esthé-
tique», xil, dans ce volume, et dernièrement dans mon livre: Ästhetische Erfah-
appeler communicationnelles, au sens restreint d'actions créa- rung und literarische Hermeneutik, Munich, 1977, chap. A 7/8, B 1/2.
trices de normes. En font partie aussi bien le rôle joué par l'art 2. G. Kaiser, loc. cit., pp. 56-57.
héroïque (poser, fonder, exalter et légitimer des normes nou- 3. B. J. Warneken, pp. 363-365; mais aussi C. Träger, p. 22: «Si elle (= la
thèse de Jauss) est ainsi contestée, ce n'est pas parce que l'on voudrait remettre
en question la possibilité d'une action pratique de la littérature. Mais la littéra-
Taschenbücher, 163), en particulier p. 8: «Les normes sont des régulateurs
ture ne peut travailler efficacement au progrès et à la réalisation d'un véritable
sociaux qui, transportés dans l'univers du roman, y perderit tout d'abord leur
humanisme que dans le cadre et comme élément de la lutte des individus orga-
caractère pratique. Ils y sont insérés dans un contexte nouveau qui modifie leur
nisés en classe : il fallait que cela fût dit. »
fonction en ce sens qu'ils n'y agissent plus comme régulateurs (ainsi qu'ils le fai-
saient dans le contexte de la société) mais qu'ils y deviennent eux-mêmes objets 4. «Prophète rechts, Prophète links, I Das Weltkind in der Mitten»: vers
d'une formulation théorique». célèbres de Goethe, fin d'un « poème de circonstance » de 1774 : Dîné zu Coblenz
1. C. Träger, p. 21. — Zwischen Lavaler und Basedow {N. d. T.).
La douceur du foyer 289
1
d é p a r t » , et sa mise en œuvre se trouvent coïncider avec
l'orientation de l'esthétique de la réception, que je représente.
Il n'est cependant pas question d'affronter ici les deux
méthodes, mais au contraire de les développer conjointement
en vue de savoir si — et comment — il est possible de décou-
La douceur du foyer vrir des aspects communicationnels dans la fonction de repré-
sentation du lyrisme. Poser cette question, c'est évoquer en
La poésie lyrique en 1857 même temps un problème qui concerne aussi la sociologie, à
comme exemple de transmission laquelle la praxis esthétique peut fournir pour le résoudre un
de normes sociales par la littérature apport sans doute irremplaçable : le problème de la transmis-
sion, de la formation et de la légitimation des normes sociales.
Riffaterre part de la constatation que ni le lecteur moyen ni
la critique traditionnelle ne prennent pour critère de leur juge-
I ment l'autonomie de l'art : au-dessous de cette ligne de crête
que constitue la réflexion esthétique, le poème est évalué par
Le lyrisme a toujours été le parent pauvre de la sociolo- référence à l'expérience vécue; on admire son authenticité,
gie littéraire; il le reste encore pour la nouvelle théorie ou l'on déplore qu'il en manque. De cette habitude de récep-
matérialiste de la littérature, en dépit des études demeu- tion qui caractérise le lecteur «normal», toutefois, il ne faut
rées inachevées de Walter Benjamin sur Baudelaire. Que l'on pas selon Riffaterre conclure qu'il identifierait naïvement les
considère, dans l'expérience littéraire, le rapport mimétique signes linguistiques du poème avec des choses préexistantes :
entre la forme ou la représentation et la réalité ou bien les même l'expérience que le lecteur moyen fait du lyrisme part
fonctions cognitive et communicationnelle que la société a non pas d'une réalité extérieure, mais « de mots » qui font voir
si longtemps attribuées à la littérature, le genre choisi pour les choses « d'une certaine manière » et leur donnent ainsi un
les étudier a presque toujours été jusqu'à présent le roman. 2
aspect « poétique » . La fidélité d'un poème dans la représenta-
En tant que «pur acte de langage», la poésie lyrique semble tion de l'objet se mesure au cliché linguistique ou à la «mytho-
se soustraire par nature plus complètement que toute autre logie» — en termes plus simples, à l'idée ou à l'image que le
forme littéraire à la mimesis, à 1'« illusion référentielle » aussi lecteur se fait de la réalité représentée, et non pas à la connais-
bien qu'à 1'«interaction communicationnelle». Cette seule sance objective qu'il en a. La représentation poétique d'une
raison suffirait à donner un intérêt tout particulier à la tenta- réalité est plus persuasive que sa simple expression par le dis-
tive de Michael Riffaterre visant à traiter par la stylistique cours ordinaire parce qu'elle est surdéterminée, et non parce
structurale la fonction représentative ou descriptive du qu'elle serait ressemblante ou vraisemblable. Ce concept de
1
lyrisme . Riffaterre ayant depuis des années déjà pris le parti surdétermination sert à l'analyse structurale pour tenter de
d'ouvrir sa stylistique structurale en direction du rapport saisir l'effet produit par la représentation poétique. Selon Rif-
entre le texte et le lecteur, le principe directeur de cette tenta- faterre, la surdétermination résulte de la combinaison de trois
tive : « le poème n'est pas un aboutissement, mais un point de
1. «Le poème comme représentation», p. 403.
1. « Le poème comme représentation » dàiss-Poétique 4 ( 1970), 401 - 418 ; cf. en 2. Ibid., pp. 403 et 418: «La description littéraire de la réalité ne renvoie
outre «Sémantique du poème», dans Cahiers de l'Assoc. intem. des études fran- donc aux choses, aux signifiés, qu'en apparence; en fait, la représentation poé-
çaises, 23 (1971, «The Stylistic Approach to Literary History», dans New Lite- tique est fondée sur une référence aux signifiants. » Cela signifie que l'analyse de
rary History, 2 (1970); «Modèles de la phrase littéraire», dans Problèmes de M. Riffaterre s'étend, selon la terminologie de Hjelmslev, à la «forme du
l'analyse textuelle, éd. par P. Léon et alii, Montréal et Paris, (Didier), 1971. contenu» — cf. la discussion sur les «Modèles de la phrase littéraire», p. 197.
290 La douceur du foyer La douceur du foyer 291
1
éléments : le code linguistique, la structure thématique et les action» . Et comme le contexte permet d'induire à partir de
modèles de description interférents. Le premier de ces élé- sa réalisation ou de sa modification la norme qu'il implique,
ments n'appelle l'explication que si la langue de l'auteur est tel- la surdétermination peut être établie sans recours à un savoir
lement éloignée dans l'histoire que le lecteur tardif a besoin historique ou à des valeurs esthétiques, de telle sorte que
qu'elle soit traduite dans le code linguistique de son temps. La l'analyse du processus de réception dégage des données objec-
structure thématique correspond au plan syntagmatique : elle tivement formulables (« Le contraste résultant de cette interfé-
2
devient effective et perceptible dans la mesure où le lecteur, rence est le stimulus stylistique») .
décodant le message, enregistre successivement, par rapport Si maintenant nous nous reposons la question de savoir
aux conventions lyriques attendues, tous les écarts que l'auteur comment le poème, à partir de sa fonction représentative, peut
a encodés pour attirer l'attention de ses lecteurs futurs '. Quant développer aussi une fonction communicationnelle, et com-
au plan paradigmatique, il est constitué par le système descrip- ment l'expérience de la réception peut transmettre au lecteur
tif, ce que Harald Weinrich a nommé les « champs sémantiques solitaire un modèle d'identification esthétique et d'« interaction
2
d'image » interférents {interferierende Bildfelder ), c'est-à-dire sociale» (Interaktionsmuster), nous devons pour y répondre
les associations émanant de certains mots chargés d'un poten- appliquer le procédé de Riffaterre p a r extension au-delà des
tiel connotatif suffisant; elles évoquent chez le lecteur un limites d'un poème singulier et de la norme esthétique impli-
champ spécifique et défini de représentations, dont il lui suffit quée p a r son contexte. Ce texte poétique, qui captive l'attention
souvent de rencontrer un élément pour en identifier tout le sys- du lecteur par ses interférences, ses éléments surdéterminés, et
tème (par exemple le carillon pour le champ sémantique le contraint à un décodage contrôlé, il faut bien qu'il soit aussi
d'image de Vhorloge). porteur d'une signification, d'un «message». Si le poème doit
Ce que la stylistique structurale peut donner en étudiant s'imposer à l'attention non seulement par sa forme mais aussi
l'interférence de ces trois structures, Riffaterre en a fourni la par ^on contenu, il faut bien que le message poétique se dis-
démonstration exemplaire sur un poème de Victor Hugo, tingue de la simple information. L'effet de ce message pourrait
Écrit sur la vitre d'une fenêtre flamande. La démarche de l'ana- être par exemple de rouvrir l'éventail des possibilités et de pro-
lyse ne va pas d'une réalité représentée vers sa représentation blèmes impliqués par une situation dont la signification, nive-
ou sa description dans le poème, mais parvient au contraire à lée par la routine de la vie quotidienne, n'a plus pour nous que
montrer « comment la représentation crée la chose représen- l'évidence de la banalité. À partir d'une situation occasionnelle
tée, comment elle la rend vraisemblable, c'est-à-dire recon- dont le sens est révélé dans toute la plénitude de sa richesse par
3
naissable et satisfaisante à la lecture » . Étudiant le texte sous le moi lyrique qui s'y engage ou en assume victorieusement le
l'angle de ce que W. D. Stempel appellerait le mouvement risque, le message poétique pourrait s'intégrer à l'horizon de
continu du système syntagmatique entre les pôles du dévelop- l'expérience du lecteur en tant qu'attente d'un sens ou que
4
pement et de la correction , l'interprétation permet de voir modèle communicationnel. Certes, tout texte lyrique ne ren-
comment, de mot en mot, ou plus exactement de «champ ferme pas un message explicite que le lecteur peut comprendre
d'image » en « champ d'image », le sens de la structure théma- comme la réponse à une question impliquée p a r le texte ou
tique se révèle au lecteur, entre la «surprise» et la «rétro- comme la solution d'un problème posé p a r une situation du
monde vécu. Cependant, même dans le cas limite de ce lyrisme
1. « Critères pour l'analyse du style », in Essais de stylistique structurale, Paris,
1971, p. 33. moderne qui, rejetant toute situation évoquée et toute possibi-
2. (Bildfelder) Harald Weinrich, «Münze und'Wort. Untersuchungen an lité de signification, se refuse à délivrer quelque «message»
einem Bildfeld», in Festschrift für G. Rohlfs, Halle, 1958, pp. 508-521.
3. «Le poème comme représentation», p. 404.
4. «Pour une description des genres littéraires», in Actes du XIF congrès 1. Essais de stylistique structurale, p. 58.
international de linguistique romane, Bucarest, 1968. 2. Ibid, p. 57.
292 La douceur du foyer La douceur du foyer 293

que ce soit et veut être compris et goûté comme étant son dienne. Riffaterre n'a pas encore organisé ses systèmes des-
propre réfèrent, le texte présente encore, implicites, deux criptifs en fonction de tels critères de pertinence. Il part des
caractères du message poétique: il procède d'une situation sèmes et des codes qui leur correspondent, c'est-à-dire du
donnée et il ouvre sur des significations. potentiel sémantique de concepts capables de générer un ou
Et s'il s'agit de dégager le message poétique explicite, impli- plusieurs systèmes de description; il montre comment, dans
cite, masqué ou refusé qui se communique au lecteur dans la la poésie, le développement de séquences descriptives peut
jouissance esthétique du poème, l'analyse structurale ne peut être assujetti à certaines règles (par exemple celles de la géné-
plus rester elle-même enfermée à l'intérieur du contexte, dans ration par tautologie ou par oxymoron); il recourt à des
le circuit clos de la norme induite et de l'écart, de la descrip- modèles rhétoriques, à des clés allégoriques, à des mytholo-
tion du système et des interférences. Alors doit être posée la gèmes et à des symboles. Il résulte de là que l'extension de tels
question de la norme qui détermine a priori comme attente la systèmes descriptifs ou champs sémantiques d'image peut
structure thématique et peut entrer comme représentation varier dans des limites très larges, depuis le cercle très res-
dans l'expérience du lecteur qui en a pris connaissance en treint de l'épithète classique jusqu'au vaste champ du mot
même temps qu'il «recevait» le poème. Car même si la des- symbolique chargé de toutes les richesses de la tradition et
cription littéraire de la réalité ne renvoie pas immédiatement dont le potentiel de signification peut s'articuler en une plura-
aux choses, elle se réfère à la représentation que nous en avons lité de secteurs distincts. Le seuil qui sépare le champ séman-
— soit qu'elle nous permette de les reconnaître avec évidence, tique d'image dans sa fonction représentative du modèle
soit qu'elle fasse naître cette représentation chez le lecteur descriptif à fonction communicationnelle est atteint quand le
encore jeune ou inexpérimenté qui ne la possédait pas, et pré- système d'associations lexicales s'insère dans un modèle évo-
forme ainsi son expérience à venir. Il n'est pas tout à fait juste, quant une situation déterminée. Pour savoir si un «champ
en ce sens, de dire : « Qui n'a jamais veillé au chevet d'un mou- d'image » renferme ou non un modèle d'activité communica-
rant n'en est pas moins sensible à la force évocatrice du mot tionnelle (ou «interaction sociale»), on peut se demander si le
1
râle » . Quiconque a fait cette expérience peut trouver dans la module descriptif est formulable dans les termes d'un «jeu
force évocatrice du mot une résonance supplémentaire éma- de langage» (Sprachspiel). Nous prendrons comme exemple,
née du souvenir; mais qui se représente une telle scène pour dans l'analyse de Riffaterre, l'articulation du mot carillon
la première fois à travers le poème sera orienté a priori dans selon différents codes sémantiques. Le sens du modèle des-
son attente par la norme que transmet le poème, lorsque la vie criptif est déjà préorienté pour le lecteur par le choix de tel ou
le placera dans la situation correspondante. L'expérience tel adjectif accompagnant le «son de la cloche » : « Si la sonne-
esthétique apparaît comme un univers à part, et peut cepen- rie était un tocsin appelant aux armes, les sons de la cloche
dant se rapporter aux choses mêmes de l'expérience pratique, seraient de bronze ou d'airain, métaux des armes poétiques. Si
de la vie réelle. C'est pourquoi l'on doit se demander, à propos la cloche tintait dans un clocher de village, elle serait enrouée
de la fonction de représentation du lyrisme, quel est l'apport comme le gosier d'un rustre. Si la cloche n'est que la clochette
propre du point de vue esthétique lorsqu'il communique la toute prosaïque d'un portail de jardin bourgeois, le fer vul-
1
représentation d'un objet ou d'une action, qu'il nous la donne gaire suffirait» . Le champ sémantique de l'image du carillon
à connaître ou à reconnaître. peut évoquer au lecteur par métonymie, selon les cas, la mise
en alerte, la ronde des heures ou le tintement annonciateur
Nous ne pouvons ici considérer cette question qu'à propos
d'une visite. La description d'une situation se change en
de ceux des champs sémantiques d i m a g e qui jouent un rôle
modèle d'interactior sociale lorsqu'en tant que «jeu de lan-
dans la transmission de normes concernant la vie quoti-

1. «Le poème comme représentation», p. 407. 1. Ibid., p. 408.


294 La douceur du foyer La douceur du foyer 295

gage » elle implique, nomme ou fonde en légitimité des règles qui implique certaines attitudes et que l'étranger ou l'histo-
qui informent le lecteur de ce dont il s'agit et de ce qu'il y a rien peuvent mieux observer, avec le recul de la distance, que
lieu de faire, par exemple lors d'un appel aux armes, selon les celui qui participe au jeu — car le système des comportements
phases du jour marquées par l'horloge du clocher ou quand et des relations humaines auquel son environnement l'appelle
un visiteur sonne à la porte du jardin (exemple que l'arrivée à obéir a pour lui d'ordinaire un tel caractère d'évidence ou
de Swann, dans le premier volume de la Recherche, a rendu d'invisibilité qu'il ne prend conscience des normes, des règles
célèbre). du jeu, que quand elles sont perturbées. Sauf si l'art et la litté-
Les systèmes descriptifs de la stylistique structurale rédui- rature éveillent chez lui précisément cette conscience. Car
sent une première fois le code lexical de la langue parlée, aux c'est là l'une des contributions les plus importantes, quoique
mots qui peuvent remplir dans le code poétique du lyrisme la encore bien peu étudiée, que l'expérience esthétique apporte à
fonction de noyau évocateur de normes. Le choix de ces mots la praxis sociale : faire parler les institutions muettes qui régis-
ne peut se déduire directement de l'articulation lexicale d'une sent la société, porter au niveau de la formulation thématique
langue; il présuppose une série de sélections extralinguis- les normes qui font la preuve de leur valeur, transmettre et
tiques que seule l'histoire peut expliquer, et donc un consen- justifier celles qui sont déjà traditionnelles — mais aussi faire
sus variable chez les utilisateurs familiarisés avec le code apparaître le caractère problématique de la contrainte exer-
1
poétique . Au-delà de cette première réduction il faut en opé- cée par le monde institutionnel, éclairer les rôles que jouent
rer une seconde, si l'on veut découvrir dans et derrière les les acteurs sociaux, susciter le consensus sur les nouvelles
sous-systèmes descriptifs d'un poème les modèles d'interac- normes en formation et lutter ainsi contre les risques de la réi-
tion sociale ou les «jeux de langage» qui peuvent donner au ficatidnet de l'aliénation par l'idéologie.
lyrisme, plus fait par nature pour exprimer que pour commu- La sociologie de la connaissance, dont je viens d'utiliser
1
niquer ou représenter, également une fonction communica- l'appareil conceptuel , n'a visiblement pas encore apprécié à
tionnelle. De tels modèles, que la vie sociale engendre en sa juste valeur le rôle que remplit l'expérience esthétique dans
2
«habitualisant » certaines actions, c'est-à-dire en les érigeant la constitution de la réalité sociale . Le but de l'étude que j ' e n -
en stéréotypes de comportement, ont pour effet de provoquer treprends ici est de décrire ce rôle sur un exemple pris dans
des attentes qui se fixent en normes sociales et peuvent se l'histoire, et de jeter ainsi un pont entre la théorie littéraire de
transmettre de génération en génération sans avoir besoin l'esthétique de la réception et la théorie du «monde vécu»
3
pour autant d'être expressément formulées ou codifiées comme (Lebenswelt) qu'a développée la sociologie du savoir . Je ne
les dispositions de la loi, les commandements de la religion ou peux certes trouver dans la sociologie du savoir un système
les maximes de la morale. Il s'agit d'un savoir dans l'ordre du
1. Cf. P. L. Berger et Th. Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruktion der
comportement, de Yhabitus, qui peut s'apprendre p a r l'action Wirklichkeit — Eine Théorie der Wissenssoziologie (« La réalité comme construc-
même ou p a r l'exemple, comme un rôle que l'on doit jouer, tion sociale: théorie de la sociologie de la connaissance») 2' éd., Francfort,
1971. Éd. originale américaine The Social Construction of Reality, New York,
1. La meilleure explication en est donnée par l'exemple choisi par M. Riffa- 1966. En ce qui concerne la terminologie, à Lebenswelt correspond monde vécu ;
terre lui-même pour illustrer le recoupement des systèmes descriptifs : « Le sys- à Subsinnwelt (angl. subuniverse) : univers particulier; à Sinnenklave: enclave de
tème mère dont l'hyperbole est jeune mère s'oppose au système vieille mère. Dans sens ; à Relevaniachse : axe de pertinence.
ce dernier, par exemple, le rapport "mère-enfant" est inverti, puisque c'est 2. Berger-Luckmann, op. cit., p. 28, où l'art est introduit comme «enclave de
l'enfant qui protège et nourrit, ou ne le fait pas. Situation compliquée dans la sens» mais n'est pas encore vu pour autant dans sa fonction la plus authenti-
négative: s'il y a ingratitude, fils prodigue est lié à père plutôt qu'à mère, et s'il y quement sociale : transmission, formation, légitimation des normes.
a mort, la relation relève du système mater dolorosa » (« Modèles de la phrase lit- 3. Cette étude doit être élargie progressivement à l'ensemble du système com-
téraire», p. 144, n. 34). Ces systèmes descriptifs représentent de toute évidence muntcationnel représenté dans le lyrisme français de l'année 1857 ; elle est une
des modèles élémentaires d'interaction sociale ou des normes sociales tradi- partie de l'analyse en coupe synchronique que je projette de pratiquer sur la
tionnelles et ne sont donc pas simplement « bâtis sur les signifiants et non sur les production littéraire de l'année décisive qui a vu paraître Les Fleurs du Mal et
référents». Madame Bovary. — Sur les possibilités d'un travail interdisciplinaire associant
296 La douceur du foyer La douceur du foyer 297
complet, achevé, de tous les modèles d'interaction sociale qui sociale indiquent rarement de manière expresse. Il n'en sera
fondaient la réalité quotidienne d'un monde vécu face auquel peut-être que plus profitable de voir quelles informations le
nous avons déjà un recul de plus de cent ans, bien qu'il soit à lyrisme en tant que véhicule de modèles communicationnels
l'origine de celui où nous vivons encore : le monde bourgeois peut fournir sur les univers particuliers et leur délimitation
tel qu'il était en 1857, l'année qui vit paraître Les Fleurs du dans la réalité quotidienne du monde bourgeois au XIX siècle. e

Mal. Mais je peux emprunter avec profit à cette discipline la


théorie de la construction du monde social. Cette construction
peut être saisie à la fois comme processus se décomposant en II
une succession de phases : les stéréotypes de comportement se
constituent, s'institutionnalisent, reçoivent une légitimité, sont Encore la plupart n 'ont-ils jamais connu
intériorisés (par la socialisation primaire et secondaire) — et La douceur du foyer et n 'ont jamais vécu !
comme résultat, dans un système hiérarchisé de rôles sociaux,
d'institutions et d'«univers particuliers» (Subsinnwelten) cons- Ce que le repos du soir après la journée finie apporte à la
tituant des « enclaves de sens » (Sinnenklaven) à l'intérieur de famille bourgeoise, quand le ciel enveloppe la ville comme une
la réalité quotidienne qui les englobe tous. Ce que nous avons grande alcôve, c'est assurément Baudelaire qui, sur la ligne de
jusqu'à présent nommé modèle d'interaction sociale ou jeu de crête du lyrisme de cette année 1857, en a donné la vision la
langage ne se présente pas isolément dans la praxis sociale, plus puissante. Évoqué du point de vue des exclus : prostituées,
mais à l'intérieur d'un système d'attentes bien défini; les dif- criminels, joueurs, pensionnaires de l'hôpital, le thème alors
férentes normes de comportement y sont intégrées à des rôles déjà"&anal du bonheur au coin du feu recouvre dans « Le Cré-
exigés p a r la vie en commun, les rôles normalisés p a r la puscule du soir», avec le pathétique de la négation, une force
société s'intègrent à leur tour, en se définissant réciproque- poétique douloureusement pénétrante. La douceur du foyer:
ment comme des types, dans des institutions dont l'ordre est unissant déjà dans l'intraduisible association de ces seuls mots
garanti par une légitimation qui « donne à ses impératifs prag- une image idéale de la société, les lointains d'un arrière-plan
1
matiques la dignité d'une instance normative » et peut confé- religieux et la poésie de la vie quotidienne, ce thème se
rer finalement à cet ordre le caractère — ou si l'on veut retrouve en cette année, explicite ou implicite, simplement
l'apparence idéologique — d'un «univers particulier» possé- reproduit ou varié, à tous les niveaux du lyrisme. Les normes
dant son sens propre. Comme la réalité du monde quotidien sociales sous-jacentes que ce modèle communicationnel réunit
est le plus souvent perçue et acceptée selon de telles modalités dans la synthèse d'un univers particulier et met en circulation
de signification et d'expérience strictement définies, l'analyse dans la praxis quotidienne seront dégagées par l'analyse syn-
que j'entreprends ici doit se fixer pour but de saisir les chronique des textes suivants : 1

modèles d'interaction dans le contexte de l'univers particulier


qui, formant l'horizon du monde vécu, les contient et leur 1. Ils sont tirés d'un corpus d'environ 700 poèmes lyriques qu'un séminaire
donne une légitimité. Comment chacun de ces univers parti- de l'Université de Constance a rassemblés, classés et interprétés comme vec-
culiers se délimite p a r rapport aux autres à l'intérieur de la teurs de modèles communicationnels, en vue de l'analyse synchronique de l'an-
née 1857. Les textes de ce corpus n'ont pas tous été écrits en 1856-1857.
pensée collective, c'est ce que les documents de l'histoire Beaucoup de poèmes recueillis et publiés par Hugo en 1856 dans les Contem-
plations, notamment, remontent à des années parfois bien antérieures. Ma pro-
blématique, définie selon les perspectives de l'esthétique de la réception, ne
s'appuie pas sur quelque magie symbolique de la simultanéité mais au contraire
la science de la littérature et la sociologie de la connaissance, cf. H. U. Gum- sur la non-simultanéité du simultané (cf. dans le présent volume : L'histoire de
brecht, «Soziologie und Rezeptionsästhetik », m Neue Ansichten einer künftigen la littérature: un défi... chap. XI, N. d. T.); c'est pourquoi j'ai tenu très précisé-
Germanistik, éd. par H. Kolbe, Munich, 1973, pp. 48-74. ment à ce qu'apparaisse dans cette coupe synchronique la pluralité des strates:
1. Berger-Luckmann, op. cit., p. 100. le lyrisme de l'époque antérieure, érigé en canon par la tradition et couronné
298 La douceur du foyer La douceur du foyer 299

Victor Hugo : Les Contemplations. L'ÉTOILE

1. «La Vie aux champs» (I, VI). L'autre moitié voyage,


2. « L e R o u e t d ' O m p h a l e » ( I I , III). Essayant sur les mers de suivre ton vaisseau.
3. «Paroles dans l'ombre» (II, XV).
LE M A R I N
4. «Il lui disait» (II, XXI).
5. «Aimons toujours» (II, XXII). Quand Dieu laissera-t-il les heureux vivre ensemble?...
6. «Intérieur» (III, XVIII).
7. « Elle avait pris ce pli » (IV, V). Ce dialogue entre le marin absent et la Stella maris évoque,
8. «Ô souvenirs! printemps, aurore!» (IV, IX). sur le ton sentimental d'un romantisme déjà fané, la situation
9. «A Mademoiselle Louise B.» (V, V). archétypique sous-jacente à notre modèle lyrique. L'objet de la
nostalgie, c'est le plus petit de tous les cercles, celui qui dis-
Charles Baudelaire : Les Fleurs du Mal. pense la stabilité du bonheur bourgeois: le père, la mère,
l'enfant — c'est-à-dire, en termes de mythologie, la «sainte
10. «Les Bijoux».
famille ». Le poème de Lemoyne (n° 19) montre aussi que, dans
11. «Le Balcon».
la trinité de la famille bourgeoise, c'est — du point de vue de
12. «Je n'ai pas oublié, voisine de la ville».
telles sources — à la mère que revient le rôle capital, parce
13. «Le Crépuscule du Soir».
qu'elle est la médiatrice. « La moitié de son c œ u r » appartient à
l'enfant, au fils dans son berceau, et l'autre moitié à l'époux
Autres auteurs de poèmes écrits en 1857 :
lointaiiir auquel est réservé le sort glorieux de périr héroïque-
14. Louis Bouilhet: «Démolitions». ment en m e r « avec son capitaine », pour sa patrie et pour les
15. Blaze de Bury : « Chaperon Rouge » (Intermède romantique). siens. Le modèle situationnel de base indique en même temps
16. Louis Damey: «Le Grillon». ici la répartition symétrique des rôles et des tâches : la mère
17. Alfred Lemoine : « La Veuve ». incarne l'autorité familiale à l'intérieur et le père au-dehors ; le
18. André Lemoyne: «Où sont-ils?» « dedans » et le « dehors » constituent un couple dont les équiva-
19. André Lemoyne: «Stella maris». lents sont la chaude sécurité du foyer et le danger, l'espace du
20. Léon Magnier: «Rêve agreste». bonheur et le champ d'honneur.
L'espace du bonheur, le foyer, est l'empire où règne la dou-
ceur de la femme. C'est sous le vêtement mythologique où l'a
a) Le modèle situationnel de base (rôles, lieu, temps) drapé Hugo, dans « Le Rouet d'Omphale » (n° 2), que se mani-
feste avec le plus de beauté ce rôle dominant qu'elle joue.
La mère, dans son fils, croit trouver ton image. Dans la splendeur de l'atrium le rouet abandonné, archaïque
La moitié de son cœur est là, dans un berceau. attribut du foyer bourgeois, ne tient pas sous son charme les
seuls monstres qu'a marqués au front la massue d'Hercule.
LE M A R I N
Car le sens profond de cette description (ekphrasis) est que
Et son autre moitié? « les monstres sont domptés par le héros viril et puissant, mais
1
celui-ci est dompté lui-même p a r la douceur de la femme» .
par l'accueil du public, sous les espèces du recueil de Victor Hugo; l'avant-
garde avec son parti pris de provocation, représentée p a r t e Fleurs du Mal; et, Cette prédominance reste acquise à la femme lorsque la tri-
tel qu'il apparaît dans les revues de 1857, le lyfisme écrit et publié au jour le
jour à des fins de consommation immédiate. Je (reproduis en annexe un échan- 1. D'après l'interprétation de Leo Spitzer, in [nterpretaäonen zur Geschichte
tillon de ce lyrisme de consommation courante: «Le Grillon», de Louis Damey. der französischen Lyrik, Heidelberg, 1961, p. 134.
300 La douceur du foyer La douceur du foyer 301

nité bourgeoise est réduite au couple ou élargie p a r la pré-


sence de plusieurs enfants. Quant à Baudelaire, notre analyse Ô soir, aimable soir, désiré par celui
synchronique fait ressortir incontestablement qu'il oppose au Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
bonheur familial la dualité du couple qui se suffit à lui-même, Nous avons travaillé!...
à la «douceur du foyer» 1'«intérieur de l'artiste», aux joies
paisibles de l'un les extases de la communication sensuelle ou Le cadre temporel, c'est le soir charmant, le soir qui soulage
du souvenir sublimé dont l'autre est le théâtre. Pourtant, dans (n° 13), le moment où, les tâches quotidiennes accomplies, la
«Les Bijoux» (n° 10) la scène d'intérieur indique elle aussi, famille se rassemble, souvent à la lumière de la lampe qui brûle
p a r la position donnée à la femme aimée (Et du haut du divan déjà, pour vivre tout ce que la langue allemande a réuni dans
elle souriait d'aise) ce même pouvoir de séduction qui savait un vocable intraduisible : Feierabend: Chants du soir, souper de
en la personne d'Omphale assujettir le héros. Et si «Le Bal- famille/Où chacun babille/À propos de rien (n° 16). La lampe est
con» (n° 11) revendique p a r défi pour le couple solitaire la le véritable centre du foyer; l'heure où elle s'allume introduit
«douceur du foyer», c'est encore à la «maîtresse», «mère des une situation nouvelle: c'est aussi l'heure des contes (n° 1,
souvenirs », qu'est dévolu le rôle dominant, mais le sens en est v. 30) ; son cône de lumière symbolise la clôture et l'intimité du
cette fois que la parfaite harmonie d'un bonheur qui se suffit à microcosme familial (n° 19). Dans 1'«intérieur» baudelairien,
lui-même ne peut être établie que p a r le pouvoir du souvenir. au contraire, elle s'éteint, de sorte que le flamboiement du feu
Cette aura qui ne peut apparaître qu'au moment du souvenir dans la cheminée ajoute au corps de la femme aimée le charme
et naître que de lui manque aux pièces où Hugo évoque les fantasmagorique d'une inquiétante étrangeté : Il inondait de
situations d'un bonheur familial révolu. La source de la mélan- sang cette peau couleur d'ambre (n° 10).
colie, c'est le malheur, c'est la mort de Léopoldine, la jeune Les-autres attributs du foyer, centre du monde vécu bour-
mariée; c'est autour de cette figure, sur laquelle Hugo se plaît geois, nous apparaissent dans le poème Où sont-ils, de Lemoyne
à transférer les attributions maternelles (n° 8, v. 24), que prend (n° 18). La contemplation élégiaque d'une maison abandonnée
vie la scène où sont réunis les «quatre douces têtes» des rassemble et poétise les traces d'une vie qui s'est absentée : la
enfants, la mère songeuse, le grand-père qui lit. Parfois l'ami fenêtre ouverte, le ruban de fumée qui monte, le son d'une
de la maison vient se joindre à la famille; dans «La Vie aux harpe ou d'un piano qui s'échappe du salon, les portraits muets
champs» (n° 1) Hugo en fait une figure thématique, tout à la des ancêtres, le fauteuil vide et le chant des grillons obligés de
fois celle de l'errance romantique et celle du savoir (Le poète en se chercher un autre foyer lorsque avec le feu s'éteint la vie
tout lieu/Se sent chez lui). Mais Hugo lui assigne en outre le rôle d'une famille. Un autre symbole de ce monde clos que consti-
de l'éducateur initiant les enfants aux expériences de la vie. tue le foyer bourgeois, c'est la vitre; elle fixe une limite à la
Ainsi dans la constellation familiale le poète, celui qui vient du curiosité, au-dedans comme au-dehors (n° 16, v. 24), elle cache
dehors, prend-il la place de l'autorité paternelle, vis-à-vis de la et révèle en même temps le bonheur des habitants de la mai-
femme, incarnation de la douce loi du foyer, face à la mère, son, mais peut aussi le simuler. Baudelaire introduit ce motif
principe de l'éducation. Si l'on songe que p a r ailleurs l'autorité dans le seul poème des Fleurs du Mal (n° 12) où la mère est pré-
paternelle est passée sous silence dans le modèle de base de ce sente — bien que même alors il ne la nomme pas, la lumière
lyrisme du foyer, on est tenté de croire que peut-être Hugo vou- naturelle du soleil déclinant se brise derrière la vitre et se
lait remédier à l'affaiblissement de la figure paternelle en pro- change en « reflets de cierge » qui se répandent sur la nappe et
cédant à cet échange des rôles entré,le père et le poète. les rideaux, et ce grand œil ouvert dans le ciel curieux devient
Dans le modèle situationnel de base, la «douceur du foyer» comme le témoin exclu du bonheur paisible de la famille atta-
est séparée du monde du travail et de sa praxis par l'espace blée. Ce symbolisme se retrouve, inversé, dans «L'Intérieur»
aussi bien que par le temps : de Hugo (n° 6) : ici, le même soleil déclinant illumine la fenêtre
302 La douceur du foyer La douceur du foyer 303

d'un intérieur ouvrier et cache aux passants l'affreuse scène de exhortation invitant le travailleur penché sur ses livres à don-
dispute qui se déroule au-dedans entre les trois membres d'une ner quand même de temps en temps un regard à celle qu'il
fort peu sainte famille. Il conviendra de revenir sur la fonction aime. Au demeurant, les activités qui symbolisent ainsi le foyer
idéologique de ce poème. correspondent toutes à la situation du repos du soir, après le
travail (Feierabend). Celui-ci est banni du foyer, espace du bon-
os
heur; seul est parfois présent le rouet ( n 2, 15, 19), témoin
b) Le modèle normatif de base (maximes, valeurs, sanctions) archaïque du mode de production domestique d'autrefois.
Lorsque le travail de la fileuse est pour une fois expressément
Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment décrit (n° 17), il fait partie du triste spectacle de l'harmonie
Ou l'idée ou le fait. Comme ils m'aiment, ils aiment détruite, il est l'attribut de la veuve, le signe de son délaisse-
Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt ment et du long tourment en lequel s'est changé le court bon-
Le ciel, Dieu qui s'y cache, et l'astre qu'on y voit. heur de la vie commune :
Tout, jusqu'à leur regard, m'écoute. Je dis comme
Il faut penser, rêver, chercher. Dans son grand fauteuil assise,
Tandis que ses doigts courants
Si le lyrisme en tant que fonction communicationnelle dans Tirent l'aiguille, indécise,
le monde vécu évoque ce modèle situationnel de base, cette Sa voix s'éteint dans son chant.
image de la « douceur du foyer» idéalisée p a r la poésie, ce n'est
pas simplement pour le plaisir de l'évoquer. Le thème lyrique Ailleurs, le fauteuil apparaît aussi comme le témoin très
avec ses variations est aussi un paradigme social qui commu- familier des joies et des épreuves qui marquent la vie d'un foyer
nique toujours des expériences, enseigne des modes de com- (n° 15). Le poème de Lemoine (n° 17) oppose à l'image idéale
portement, des normes de savoir quotidien. Cette fonction des «plaisirs du foyer» l'image opposée, plus rare dans le
presque toujours implicite ou cachée que les modèles poé- lyrisme, de ses « vicissitudes » : la triste destinée de celle qui voit
tiques remplissent dans ce que l'on appelle la «socialisation mourir successivement son époux et ses enfants et qui, restée
primaire » est ouvertement formulée dans « La Vie aux champs », seule, ne quitte même plus le deuil qu'elle a si souvent dû
de Hugo (n° 1). On y voit le poète, dans la situation du conteur prendre. Cette variante antithétique n'excède pas vraiment les
au foyer, non seulement dire aux enfants comment il faut limites du genre et n'est en aucune manière plus proche du réel
penser, rêver, chercher, mais encore leur donner des conseils que les images positives du foyer, mais donne un exemple de ce
plus ou moins solidement concrets: à qui l'on doit donner que l'on pourrait appeler la «contre-idéalisation ». Ce procédé
l'aumône (v. 60), comment il faut recevoir les enseignements consiste à ne décrire que la face négative d'un phénomène ;
ou le blâme des parents. Toutes ces leçons morales sont étayées cependant, s'il ne montre plus que « le revers de la médaille », il
sur la promesse Qu'être bon, c'est bien vivre (v. 67) et couron- ne rompt pas pour autant les normes positives qu'il implique et
nées p a r une petite théodicée : Dieu n'a que faire du mal, donc ne les remet pas même en question ; il accroît au contraire leur
l'homme peut trouver « la bonté » jusque dans la douleur et les pouvoir de persuasion et les renforce de manière occulte, en
larmes. À travers les variantes du modèle de base, l'éventail de les faisant apparaître comme les prédicats de la plénitude, en
ces normes de comportement implicites ou explicites va de face de ceux du manque. On peut établir le paradigme de tt.s
l'adresse avec laquelle la main féminine doit savoir répandre normes positives et de leurs contreparties négatives, — en
jusque dans la plus pauvre chaumière « contentement, lumière, s'appuyant surtout sur les poèmes n° 16 et n° 17 :
propreté» {Au-dedans, ah, c'est là qu'une main économe/
Arrange toute chose avec activité — n° 15), jusqu'à la touchante
304 La douceur du foyer La douceur du foyer 305

gaieté — tristesse «régions de sens délimitées», qui sont autant d'«enclaves


compagnie — solitude dans la réalité suprême » ; les frontières en sont marquées par
rêverie — souci des «modalités de signification et d'expérience rigoureuse-
1
douceurs — tourments ment circonscrites» . Pour nous représenter comme tel cet
plaisirs — travail horizon qui englobe le monde quotidien et rend possible la
bonheur — malheur communication entre ses «enclaves de sens», il nous faut
donc déjà faire un effort de conscience, nous arracher à l'atti-
Travaillant à rendre communicables les normes sociales, le tude qui nous oriente naturellement vers un univers particu-
lyrisme n'use pas seulement de l'idéalisation par l'image et la lier d'activité professionnelle, ludique, religieuse, etc. Nous
suggestion poétique. Il peut évoquer aussi, de façon directe ou pouvons le faire à l'occasion du passage d'une « enclave » dans
indirecte, la menace d'une sanction de la société. Il faut citer une autre, ou bien lorsque nous sommes interpellés par une
à ce propos une perle de notre recueil, «Le Grillon», de Damey affaire d'intérêt politique (en écoutant les nouvelles p a r
(n° 16; cf. Annexe), pastiche réussi de la Fontaine, d'un genre exemple), ou encore en remettant en question, d'une façon
donc — la fable — qui visiblement a survécu dans la littéra- générale, la légitimité de la vision propre à ces «enclaves de
ture de consommation (Trivialliteratur) du XIX siècle, en dépit
e
sens». Comment les univers particuliers constituant notre réa-
des historiens de la littérature qui le font volontiers mourir lité quotidienne se délimitent les uns les autres, c'est ce qu'a
avec l'Ancien Régime. Tous les jours le petit dernier, l'étourdi, déjà montré notre étude du paradigme «la douceur du foyer».
s'entend dire par la « Mère Grillon » que le bonheur est dans L'expérience esthétique présente par rapport à d'autres
l'âtre. Mais vient le moment où il ne peut plus résister quand sources d'information de l'histoire sociale l'avantage de for-
même à la curiosité; faisant un petit tour à la fenêtre, il la muler de façon expresse, thématique, le savoir existentiel quo-
trouve, par hasard, ouverte, franchit le seuil qui mène au tidien changé p a r la routine en évidence. Si l'on considère le
monde des autres et va s'ébattre dans la campagne inondée de lyrisme en tant que modèle d'activité communicationnelle, on
soleil, avec les grillons qui y vivent : jusqu'au moment où sou- y voit comment, dans la pensée collective, les frontières d'un
dain s'abat sur lui l'angoisse. Le petit tour de l'étourdi de univers particulier sont fixées, idéalisées et consacrées. Mais
l'autre côté de la fenêtre s'achève par le «mal du foyer»; Oh! le lyrisme peut aussi toujours, en usant de l'ironie ou de l'ap-
qui me donnera d'en retrouver la route! Moralité: combien pel moral contre la contrainte des institutions figées, rappeler
n'apprennent le prix des «douceurs de la famille» que lors- à la conscience tout ce que l'univers particulier exclut.
qu'ils ne peuvent plus en jouir! (Heureux qui les comprend, Dans la fable de Damey, la frontière entre le monde familier
plus heureux qui les goûte!) et le monde étranger apparaît d'abord sous un jour rassurant
du fait que le «fuyard» retrouve «dehors» aussi d'autres
grillons, ses semblables. Mais ensuite la simple petite diffé-
c) L'univers particulier et sa clôture rence entre l'univers particulier des grillons-du-foyer et celui
des grillons-des-champs suffit à signifier l'ampleur du risque
Voyant rouler ainsi qu 'une onde auquel on s'expose en sortant de ses quatre murs pour vivre la
Nos longs jours aux flots bleus, vie des autres, vie que seule la curiosité pouvait se représenter
Nous formons un petit monde sous les couleurs séduisantes d'une liberté plus grande. Le
De sages et d'heureux (n° 20). curieux téméraire qui passe ainsi la frontière attire sur lui
l'inévitable sanction. «Dehors» en effet, non seulement tout
La sociologie de la connaissance pose en principe que nous
vivons la réalité du monde quotidien en la découpant en 1. Berger-Luckmann, op. cit., p. 28.
306 La douceur du foyer La douceur du foyer 307
est autre, mais encore le « fuyard » devient un étranger auquel latente dans la réalité de la praxis quotidienne, de faire accéder
échappent toutes les joies qu'il s'était promises et qui doit ces champs sémantiques au plan de la formulation en tant
reconnaître, dans la contrition mais trop tard, que les plai- qu'univers particuliers se suffisant à eux-mêmes, et de leur y
sirs sans regrets et sans indiscrets ne lui étaient offerts que donner la forme achevée d'une perfection qui fera d'eux des
«dedans». modèles.
Les conclusions que l'on peut tirer de l'analyse de cette fable Le modèle d'interaction sociale «douceur du foyer» ne
et de sa morale explicite ne sont nullement dues au hasard: connaît, pour reprendre le langage de Lotman, que des per-
c'est ce que confirme la sémiotique littéraire de Iouri Lotman '. sonnages de l'espace clos de l'intérieur; il ne comporte pas de
L'une des catégories les plus importantes qu'il applique à héros du monde ouvert de l'extérieur. Sauf lorsque la sphère
l'organisation d'une structure spatiale est l'opposition « ouvert- de l'intimité et de la sécurité accueille un hôte venu des loin-
fermé»: «L'espace fermé, représenté dans le texte p a r des tains. Qui veut satisfaire en lui-même à l'appel du vaste
images familières et diverses comme la maison, la ville, le pays monde sans pour autant renoncer à la sécurité de son univers
natal et pourvu d'attributs spécifiques tels que T'intimité', la familier peut se faire raconter « les mers et les pays étrangers »
'chaleur', la 'sécurité', s'oppose à l'espace ouvert, 'extérieur', par un voyageur, un homme qui possède l'expérience du
dont le propre est d'être 'étranger', 'hostile' et 'froid'. » Ainsi la monde. La pièce pour piano que j'évoque en citant ce titre
frontière, la limite acquiert dans le système topologique une relève du même univers particulier; c'est la première des
signification particulièrement importante: «L'articulation célèbres Scènes d'enfants de Robert Schumann (mort en
d'un texte en fonction d'une limite de ce genre est l'une de ses 1856); elle formule le thème de l'appel du lointain, tel qu'il est
caractéristiques essentielles. Peu importe qu'il s'agisse d'une éprouvé dans l'espace intérieur: il ne s'agit pas de l'expé-
division entre amis et ennemis, vivants et morts, pauvres et rience du «dehors», mais de la nostalgie «des mers et des pays
riches, ou selon d'autres critères encore. L'important est étrangers» telle qu'elle peut s'exprimer sans danger en deçà
ailleurs : il faut que la frontière qui divise l'espace ait valeur du seuil, dans la sphère de la «douceur du foyer». La clôture
d'absolu, et que la structure interne des deux divisions soit dif- idéale de ce petit monde implique aussi l'aura bien particu-
férente». De cette topologie de 1'«espace artistique» — pour lière dont il nimbe le lointain : son image du monde étranger
reprendre son expression —, Lotman a tiré plusieurs instru- a toujours absorbé déjà le choc de tout ce qui, étant autrement,
ments d'analyse: la correspondance entre types d'espace et échappe à l'attente et suscite la crainte. Victor Hugo reprend
types de héros, une définition originale du concept d'événe- ce thème dans «La Vie aux champs» (n° 1) et confie le rôle de
ment («le transfert d'un personnage d'un champ sémantique conteur au poète, errant sans foyer. L'hôte du soir se présente
dans un autre champ sémantique ») et enfin la division binaire comme l'ami des enfants, plein de compréhension pour eux ; il
entre textes avec sujet et textes sans sujet. Ce qui vient d'être dit sait les enchanter avec des contes charmants qui vous font
suffira peut-être à faire comprendre que la topologie de Lot- peur la nuit (v. 31) et, racontant et enseignant tout à la fois, les
man doit une bonne partie de sa grande fécondité au fait que initier à la connaissance des lointains de l'espace et du temps.
cet «espace artistique» organisé autour d'une frontière reflète Des noms évoquent le destin des grands peuples sur la scène
l'organisation des univers particuliers délimités et clos — ou, de l'histoire universelle : Juifs, Grecs, Romains ; puis le peuple
pour mieux dire, la fait accéder au niveau de la représentation. le plus éloigné dans le temps, l'antique Egypte et ses plaines
L'apport original de l'attitude esthétique est de faire apparaître sans ombre (v. 73) apparaît sur le terrain toujours présent de
clairement la délimitation des champs sémantiques, qui restait son destin passé, paysage angoissant et funèbre qui fait fris-
sonner le «voyageur de nuit», c'est-à-dire le poète, qui se
1. Die Struktur lilerarischer Texte trad. allemande de R. D. Keil, Munich. place lui-même à la fin de son immense fresque historique. Ce
1972, pp. 327-340. qui avait commencé dans l'intimité circonscrite par la lumière
308 La douceur du foyer La douceur du foyer 309

de la lampe s'achève sur la vision nocturne du sphinx : magni- sans haine», dans son bonheur, Baudelaire évoque ici, contre
fique exemple du mélange du «grotesque avec le sublime». l'attente de ses lecteurs, l'existence privée de bonheur de tous
Cependant l'effet de l'étrange et de l'inquiétant s'amortit pour ceux qui, dans la grande ville, commencent alors leur «jour-
les auditeurs en un agréable frisson, et l'on ne recule même née de travail» dans les rues et les lieux de plaisir, ou vont
pas devant la jouissance esthétique que peuvent procurer les affronter à l'hôpital les tourments de la nuit. Le dénominateur
images macabres du linceul et du masque mortuaire, tant que commun de toutes ces existences forcloses dans leurs univers
la mort, dont l'idée est autrement bannie de l'espace du particuliers, c'est que les prostituées, les criminels, les joueurs
bonheur, reste confinée à la limite extrême du lointain dans et les malades ne peuvent dire Aujourd'hui nous avons tra-
l'espace. vaillé, et sont donc déchus de leurs droits au bonheur de la
L'idéalisation d'un univers particulier requiert à l'évidence «douceur du foyer». Ainsi Baudelaire aborde le problème de
un certain équilibre dans le rapport entre l'espace proche et le la légitimation et de la fonction idéologique de ce modèle
lointain ; dans notre poème, en l'occurrence, si le regard fran- communicationnel.
chit la frontière, cette ouverture de la perspective doit servir
elle-même encore, implicitement, à la célébration du pays
natal et de l'espace du bonheur. Vu de loin, le monde fami- d) Légitimation et fonction idéologique
lier de la proximité peut d'ailleurs apparaître lui-même, «si
proche soit-il», nimbé de l'auréole de 1'« unique apparition Oh ! de la mère-grand vénérable demeure,
1
d'un lointain » . Ainsi dans « Stella maris », où le marin sombre Cher cadre où, dans le buis et l'ébène enchâssé,
héroïquement sur la m e r lointaine avec, devant les yeux, Nous sourit gravement le tableau du passé;
l'image nostalgique du cher pays que toujours voit mon âme Eden où notre enfance a célébré son heure,
(n° 19). Lorsque dans de telles variantes de niveau inférieur la Théâtre fortuné de nos plus doux émois,
forme poétique, se faisant l'instrument de la « culture affirma- Où, dans la profondeur des sentiers et des bois,
tive», idéalise ainsi la «province de sens» du foyer paternel, Au murmure de l'herbe, au chant des sources vives,
abri de la sagesse (n° 16, v. 47), elle réussit à présenter l'inti- S'éveille dans nos cœurs pour la première fois
mité du foyer comme un lointain, tout en faisant oublier la Le sentiment sacré des croyances naïves ;
proximité d'autres univers particuliers exclus de l'espace du Oh ! je te reconnais, séjour calme et béni,
bonheur de l'existence bourgeoise. C'est pourquoi le début De la paix domestique humble et dernier asile,
provocant du Crépuscule du soir (n° 13) : Que la main du Seigneur protège comme un nid,
Des orages lointains qui grondent sur la ville!
Voici le soir charmant, ami du criminel;
Cette variante bucolique de notre thème, empruntée au Cha-
Il vient comme un complice, à pas de loup...
peron Rouge de Blaze de Bury (n° 15) renferme une bonne
partie de cette topique dont un modèle communicationnel a
ne produit pas, dans la synchronie des textes lyriques ici ras-
besoin pour expliquer et justifier, ouvertement ou de manière
semblés, simplement l'effet d'une licence poétique ou d'une
dissimulée, la validité des normes sociales traditionnelles.
métaphore hardie mais bien plutôt celui d'une transgression,
Même si la « douceur du foyer » présente dans le système com-
du viol d'un tabou. En même temps que le début de la veillée,
municationnel de la praxis quotidienne cet avantage spéci-
de ce moment où la famille bourgeoise «s'isole du monde,
fique, lié au cours même de la vie, d'être la norme d'un univers
1. Selon la définition de I'« aura » par W. Benjamin, Schriften, I, Francfort,
particulier qui constitue pour l'enfant dans la phase de sociali-
1955, p. 372. sation primaire le monde tout court, il n'en faut pas moins que
310 La douceur du foyer La douceur du foyer 311

ce modèle soit transmis de génération en génération, expliqué Mais chez Hugo la nature peut aussi dans sa beauté devenir
à ceux qui viennent et défendu contre les revendications des l'instance devant laquelle l'homme doit avoir honte de sa
autres groupes ou des classes sociales défavorisées, avec leurs «laideur sociale». Dans «Intérieur» (n° 6), la variante néga-
univers particuliers concurrents. La chose peut se faire ouver- tive déjà citée de notre modèle de base, Hugo présente, au
tement : on use de preuves, de symboles, ou bien l'on se réfère rebours des connotations d'harmonie et d'intimité que le titre
aux instances qui garantissent la légitimité de la norme. Mais évoquait, un concentré de réalité antipoétique peu banal pour
la caution poétique peut aussi servir, de façon volontaire ou le temps (1841): un milieu prolétarien, un «mauvais ouvrier»
involontaire, à dissimuler un intérêt inavoué. Alors la poésie, qui revient ivre du cabaret, sa femme qui le querelle et qu'il
légitimant la norme, remplit une fonction idéologique. injurie, la traitant de « prostituée » ; leur dialogue fait d'excla-
Dans le dernier texte cité la norme est justifiée d'abord par mations incohérentes et de lambeaux de phrases; un enfant
référence à une tradition qui a depuis longtemps fait ses qui pleure, apeuré, affamé. Bien que conçu comme une accu-
preuves: le foyer apparaît dans un nimbe, comme le «cher sation sociale, le poème reste à cet égard dans des limites qui
cadre» vénérable où nous sourit l'image du passé, d'un «saint sont caractéristiques de l'auteur. La scène est provocante et
héritage» amassé qui n'attend plus que d'être recueilli p a r la veut choquer, mais son encadrement en fait une contre-idéali-
génération montante. Une seconde justification est apportée sation qui corrobore implicitement l'idéalité du foyer bour-
par l'allusion à I'« Eden », au paradis de l'enfance : reprise en geois, auquel l'intérieur de cette «pauvre demeure» s'oppose
compte d'un thème central du christianisme populaire et de trait pour trait, la « sainte trinité » du père, de la mère et de
son image de l'histoire, depuis longtemps sécularisé et reven- l'enfant perdant ici toute sainteté, et la beauté devenant lai-
diqué par tous les credos politiques. Appliquée avec sentimen- deur caricaturale. De même que l'allégorie virgilienne de la
talité au temps de la prime jeunesse dont tous gardent le discordia démens sur laquelle s'ouvre le poème, l'évocation de
souvenir, cette image est chargée d'un inépuisable pouvoir de la nature qui le clôt, désamorçant la portée sociale explosive
persuasion émotionnelle. Ainsi Hugo (O souvenirs! printemps, de la scène centrale, est ambiguë. On peut penser d'abord que
aurore!) célèbre-t-il lui aussi le temps des vacances familiales la nature dans sa bonté n'est ici convoquée que pour dissimu-
comme «un coin des cieux» entrevu sur la terre (v. 52). Une ler aux yeux des étrangers une honte de l'humanité et donner
troisième instance de légitimation est fournie par la nature l'impression que le monde dans son ensemble n'en rayonne
elle-même. Dans notre texte, les clichés du locus amoenus pas moins de la beauté qu'il a reçue de son créateur:
donnent à entendre que sa bénédiction s'étend sur le foyer,
qu'elle le protège contre l'hostilité du monde et fait de lui Et leur vitre, où pendait un vieux haillon de toile,
l'ultime refuge d'une existence simple et paisible. Hugo place Etait, grâce au soleil, une éclatante étoile
en outre l'homme en situation de concurrence avec la nature Qui, dans ce même instant, vive et pure lueur,
lorsque, décrivant une idylle familiale et champêtre — la « dou- Éblouissait au loin quelque passant rêveur!
ceur du foyer» transportée dans la maison de campagne —, il
en couronne le tableau en attribuant à l'homme la création Ainsi compris, le poème démasquerait l'illusion d'une théo-
d'une telle existence, dont il peut être fier devant la nature dicée romantique à la Chateaubriand; il faudrait carrément
elle-même : interpréter la fenêtre comme une représentation métapho-
rique de l'idéologie, mensonge des apparences. Mais une telle
Et, dans l'hymen obscur qui sans fin se consomme, intention de critique idéologique est étrangère à Hugo. Les
La nature sentait que ce qui sort de l'homme vers précédents ne laissent au contraste entre la beauté du
Est divin et charmant (n° 9, w. 76-78). reflet et la disgrâce du couple hideux, que rend deux fois
infâme/La misère du cœur et la laideur de l'âme (w. 19-20)
312 La douceur du foyer La douceur du foyer 313

qu'un sens purement moral, une valeur d'édification: la


beauté de la nature, c'est précisément le moyen pour l'homme Ici le nid détruit ouvre la description du spectacle qu'offre
de mesurer combien, dans la «misère de son cœur» et la «lai- la ville après que les bataillons de démolisseurs lancés par
deur de son âme », il s'est éloigné de l'ordre voulu par Dieu tel Haussmann ont entrepris de percer les larges boulevards qui
que le manifeste au-dehors la nature et qu'il devrait régner doivent faire du Paris de Napoléon III une capitale du monde.
1
aussi à l'intérieur, dans l'harmonie du foyer . Le pic et la hache ne tranchent pas seulement le lien que les
Notre texte tiré du Chaperon Rouge présente une quatrième siècles ont établi entre la vie passée et la vie future et dont
justification de la norme, encore plus dégradée en cliché: les monuments sont le témoignage actuel. Ils ont aussi, en
l'image du nid sur lequel Dieu étend sa main protectrice. L'au- éventrant les maisons, mis à nu l'intérieur de cette vie, les
teur de cette pièce sous-titrée Intermède romantique a visible- «secrètes anatomies» (v. 11) du foyer bourgeois; ils ont, au
ment pris la métaphore au pied de la lettre. Il fait entrer en mépris de toute pudeur, profané en l'exposant aux regards de
scène à la fin de l'histoire un chasseur carrément présenté la foule le sanctuaire bien gardé de sa vie, de la « chambre des
comme le «justicier» envoyé p a r le divin protecteur pour punir agonies» aux «alcôves de l'amour». La succession d'images
un forfait inouï (Ce que les temps avaient de respect entouré,/ macabres empruntées par Bouilhet à l'anatomie, à l'abattoir,
L'aïeule centenaire au cœur évangélique/Et la vierge innocente, au cimetière, pour décrire les «carcasses nues» des vieilles
il a tout dévoré). Cette fois pourtant, chose singulière, le Chape- maisons bourgeoises qui bordent les nouveaux boulevards,
ron Rouge et sa mère-grand n'en tirent guère profit, car la s'achève sur un geste élégiaque d'impuissance résignée:
résurrection obligée n'a pas lieu. Pourquoi ne peut-elle plus se
produire tout simplement, comme d'habitude, en 1857? Peut- Pour les couvrir, montez, ô lierres!
être cette fin définitive du Chaperon Rouge, si contraire à la Brisez l'asphalte des trottoirs!
règle, enregistre-t-elle au niveau de la littérature de consom- Jetez sur la pudeur des pierres
mation courante quelque chose de la conscience qu'avait de Le linceul de vos rameaux noirs !
plus en plus le public que le foyer, espace du bonheur bour-
geois et de la paix domestique humble et dernier asile, était tout Ici la nature, instance romantique, est encore une fois invo-
aussi menacé dans la réalité de l'histoire que les maisons du quée sur le mode pathétique contre la civilisation moderne
vieux Paris p a r le progrès impitoyable de la civilisation victorieuse ; mais du coup l'univers particulier de la « douceur
urbaine. Ce qui s'annonce ici et peut-être aussi dans le vers sur du foyer» est déjà retranché du réel, et cette sentimentalité le
lequel s'achève l'image du «nid dans la main de Dieu» (Des pare de la beauté des ruines, propre à ce qui n'est «déjà plus».
orages lointains qui grondent sur la ville), Louis Bouilhet l'a dit Il n'y a guère lieu de s'étonner que seul ce dernier témoi-
expressément en l'élevant à la puissance d'un acte d'accusation : gnage laisse apparaître ouvertement un rapport avec l'histoire
du temps. La transmission par l'expérience esthétique soumet
Ah ! pauvres maisons éventrées les modèles communicationnels à une idéalisation qui les
Par le marteau du niveleur! soustrait au temps, rehausse leur efficacité didactique et leur
Pauvres masures délabrées, donne de surcroît, dans leur fonction d'éléments créateurs ou
Pauvres nids qu'a pris l'oiseleur! vecteurs de normes, la consécration de la poésie. Mais cette
apparence de validité transtemporelle fait d'eux aussi les ins-
1. Sur ce point, le passage suivant de Quatre-vingt-treize (III, vu, 6) ne laisse truments adéquats de la dissimulation idéologique du réel. Ce
aucun doute : « La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, qui caractérise l'idéologie dans ce contexte, c'est que derrière
ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l'abomination humaine; elle
accable l'homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale (cité le discours se cachent les intérêts d'une couche sociale domi-
dans le commentaire de l'éd. Garnier, p. 594). nante, que la communication est déformée par une affirma-
314 La douceur du foyer La douceur du foyer 315

tion qui est en même temps silence complice, et qu'un intérêt logique des modèles poétiques d'interaction sociale ne se
de groupe revendique une valeur universelle pour son inter- limite pas nécessairement au silence, à l'exclusion, au refus
prétation particulière du monde. On peut observer sur notre des univers particuliers étrangers ; elle peut être aussi de dis-
modèle comment la fonction sociale de la poésie passe de la simuler, à l'intérieur même des frontières sacralisées d'un
légitimation des normes au soutien idéologique de l'ordre, univers particulier la réalité d'un rapport de forces et des inté-
dans différents domaines. rêts qui s'y trouvent impliqués. L'une des conclusions de cette
Dans une perspective de critique idéologique, la fonction de enquête sur le lyrisme de l'année 1857 a été qu'il représentait
la maxime lénifiante Eh! palais ou chauminejQu'importe à le foyer, espace de bonheur du monde bourgeois, comme un
qui se trouve bien? (n° 16) se dévoile immédiatement: l'intérêt royaume de la douceur féminine où l'homme, le père, n'est
visé est la conservation de la propriété bourgeoise. Beaucoup plus investi que d'un rôle subordonné dont l'archétype mytho-
moins transparente est la phrase que Hugo, dans « La Vie aux logique orne le mur, au-dessus du lit de la grand-mère, dans le
champs», attribue aux enfants faisant l'éloge du poète, l'ami Chaperon Rouge romantique: Une image grossière/Représen-
de la maison, qui les initie à la morale bourgeoise : // est du tant Joseph et la Nativité (n° 15, v. 17-18). Si la «douceur du
même avis que monsieur le curé. Ce vers dont la résonance foyer» passe ainsi sous silence l'autorité qui, dans la bour-
idéologique paraît si révélatrice, il est facile de le porter trop geoisie du Second Empire, était en fait assumée par le père, le
vite au compte d'une tendance idéologique qui n'est pas celle chef de famille, est-ce à des fins idéologiques ? Pour répondre
de son auteur, si l'on ignore que dans toutes les pièces abor- à cette question, il est nécessaire de se tourner vers l'histoire
dant le thème de la religion, Les Contemplations développent sociale de la famille et de jeter un coup d'œil sur les modèles
avec conséquence un catéchisme laïque auquel un « monsieur communicationnels et les univers particuliers avoisinants,
le curé» orthodoxe aurait difficilement donné son approba- dans la mesure où cette première étape de l'enquête globale
tion. Phrase idéologique, soit; mais alors, replacée dans l'en- sur le lyrisme comme système de communication a permis
semble du contexte, ce qu'elle décèle ce n'est pas l'alliance du d'établir à titre provisoire leur articulation synchronique '.
trône et de l'autel, c'est une position de laïcité. Ce qu'il y a de
plus intéressant dans la fonction idéologique de la «douceur
du foyer», c'est ce que, revêtant l'apparence d'une idéalité III
absolue et la dignité inhérente à toute instance normative et
que celle-ci confère au savoir en le communiquant, elle exclut, Comme on le sait, l'institution sociale de la famille est mar-
elle refoule, elle censure. e
quée, dans la France du xix siècle, à la fois par les décrets
«Le Crépuscule du soir» de Baudelaire, évoquant l'exis- réformateurs des premières années révolutionnaires et par les
tence sans bonheur des exclus, faisait prendre conscience de dispositions du Code civil qui en ont en partie neutralisé l'élan
cette frontière étanche, sinon même sacralisée par le tabou du 2
libérateur . L'acte révolutionnaire, conforme aux principes de
silence, que la «douceur du foyer» établit entre elle et les
autres univers particuliers et dont la forme poétique, par son 1. C P ' i e enquête a débuté au semestre d'été de 1972, dans le cadre de mon
caractère de clôture et d'achèvement, peut encore rehausser séminaire sur «le lyrisme comme système de communication», à l'Université de
Constance; Thomas Luckmann participait au travail en tant que conseiller. Je
la dignité. Cette fermeture idéologique de l'univers particulier tiens à l'en remercier ici, de même que, pour leurs contributions et leurs cri-
à tout ce qui lui est extérieur se trouvait aussi chez Hugo, dont tiques : Charles Grivel, alors professeur associé au Département de science de la
«L'Intérieur» confirme a contrario la norme de l'harmonie du littérature de l'Université de Constance, H. U. Gumbrecht et R. Grimm, mes col-
laborateurs, et les étudiants des groupes de travail.
foyer bourgeois, comme si la « laideur de l'âme » était seule en 2. Sur ce point et ce qui suit, cf. Renouveau des idées sur la famille, pub. sous
cause et non pas aussi la misère sociale lorsque cette harmo- la direction de R. Prigent, Paris, 1954 (Inst. nat. d'Études démographiques, Tra
nie est refusée à un ménage d'ouvriers. Mais la fonction idéo- vaux et documents, cahier n° 18), notamment p. 50 sq.
316 La douceur du foyer La douceur du foyer 317

liberté et d'égalité, fut la sécularisation du mariage: conçu conservé pour la littérature bourgeoise de ce temps une pléni-
comme un contrat civil entre des partenaires libres, il impli- tude incontestée, c'est ce dont témoigne un autre genre litté-
quait aussi bien la dissolubilité — le droit au divorce — que raire, le roman, depuis les sommets de sa ligne de crête
l'égalité dans la famille : égalité des époux, abolition du primat jusqu'au niveau inférieur de ses produits de consommation. Il
de l'autorité paternelle, égalité des enfants en matière d'héri- n'est pas possible encore ici de trancher sur le point de savoir
tage. Le Code civil a maintenu la sécularisation et la dissolu- si ce partage des fonctions entre les modèles d'interaction
bilité, en restreignant seulement les motifs du divorce, mais il sociale du lyrisme et du roman s'explique par des raisons
a rétabli dans une grande mesure l'autorité paternelle: autres que formelles (il y aura visiblement des histoires à écrire
«L'idée de protection est marquée par le fait que l'autorité sur le rôle du sujet ou «agent fondateur», qu'on l'affirme ou le
paternelle s'exerce jusqu'à la majorité et cesse p a r l'émanci- conteste !). La richesse des modèles communicationnels consa-
e
pation et le mariage mais elle s'exerce sans limites, avec un crant dans le roman français au xrx siècle l'autorité du père est
droit de correction, survivance des lettres de cachet, et une attestée de la façon la plus impressionnante p a r une documen-
administration des biens sans contrôle. Bref la famille appa- tation sur « Le père dans le texte » établie dans une perspective
raît tout entière dans la main du père de famille qui jouit de critique idéologique par la revue Manteia Le premier plan
d'une autorité quasi romaine sur la personne de son épouse et est occupé par la relation père-fils. La situation classique
de ses enfants ainsi que sur leurs biens '. » montre le fils qui se rebelle contre le père, déclenche ainsi le
De cette ampleur que conserve le pouvoir de l'autorité pater- jeu de l'autorité paternelle, est ramené par elle dans le « droit
nelle, il n'est nulle part question dans l'image de la famille que chemin» et devient à la fin «son propre père». L'inversion
transmet le modèle d'interaction sociale de la «douceur du moderne de cette situation correspondrait au schéma psycha-
foyer». Mais la conclusion qu'il faut se garder d'en tirer, c'est nalytique selon lequel «la souffrance du fils "sans père" le
précisément que notre corpus correspondrait à une phase déjà libère de cette mort, la lui fait expier... et très fortement l'y rat-
2

avancée de l'émancipation. Des idées d'émancipation indivi- tache (à ce qui en Lui ne saurait p é r i r ) » . L'analyse montre
duelle ^u sociale que représentaient alors George Sand ou les excellemment comment, à l'intérieur du modèle communica-
premiers socialistes, on ne trouve pas trace dans la synchronie tionnel, la puissance et le prestige de l'autorité sont affermis
de ces modèles lyriques. Dans le thème du foyer bourgeois, p a r un savant équilibre entre ce qui est dit et ce qui est tu (par
3

espace du bonheur, la toute-puissance restaurée de l'époux et exemple l'intérêt économique) ; il n'y manque que les modèles
du chef de famille bourgeois est passée sous silence ; mais elle communicationnels de l'amour paternel, et notamment le rôle
y est implicitement présupposée, comme si l'institution de la du père martyr, du Père Goriot (« ce Christ de la paternité »),
famille et du mariage bourgeois n'avait pas à cette époque victime ici, visiblement, d'un parricide p a r omission.
perdu de plus en plus sa validité normative du fait de la révolu- Si le modèle «douceur du foyer» est idéologiquement rétro-
tion industrielle et de la prolétarisation des masses, dont grade en ce qu'il passe sous silence le rôle du père, il semble en
l'influence se manifeste aussi et même avant tout dans le revanche cautionner une tendance progressiste de la haute
changement des habitudes de travail et de vie au sein d'une bourgeoisie concernant celui de l'enfant. Notre modèle limite
2
famille que n'unit plus la communauté du rythme journalier . la famille à la trinité du père, de la mère et de l'enfant ; quand il
Que l'autorité paternelle, ainsi traitée p a r prétention dans le
modèle communicationnel du lyrisme sous prétexte que le 1. Manteia, revue trimestrielle, XII/XIII, Marseille, 1971, pp. 13-138.
foyer est le domaine où règne la douceur de la femme, ait 2. Ch. Grivel, ibid., p. 19.
3. «Donc le père (son corps: ce qu'il touche, consomme, arpente) apparaît
1. G. Desmottes, ibid., p. 57. derrière la parade faite de son "âme" (sa dignité, son honneur, son "sens de
2. J. Stoetzel, «Les changements dans les fonctions familiales», cf. note 23, l'être" indissolublement lié à la structure économique dont il tait l'existence»,
pp. 343-369. ibid., p. 18.
318 La douceur du foyer La douceur du foyer 319

arrive que plusieurs enfants soient mentionnés, le nombre en sociologique de Philippe Ariès montre comment, à la faveur de
reste modéré (ces quatre douces têtes, n° 8, v. 14). Cette limita- ce changement de la structure familiale qui s'opère d'abord
tion du nombre des personnages contient une norme implicite dans les couches bourgeoises mais commence vers 1880 à se
que l'étude diachronique peut seule faire apparaître. Au cours répandre aussi dans les milieux ouvriers et paysans, l'épouse et
e
du xix siècle s'était opéré dans la structure sociale de la l'enfant acquièrent un prestige social nouveau. En même temps
France un changement tout aussi révolutionnaire dans ses on assiste à la libération d'un potentiel affectif demeuré jus-
conséquences sur le comportement social des familles que le qu'alors ignoré. Les enfants, auxquels on reconnaissait déjà
principe d'égalité. C'est le passage de la famille patriarcale, depuis Rousseau une existence spécifique, grandissent dans
avec ses enfants en nombre illimité, reçus et acceptés comme l'atmosphère d'une intimité nouvelle, ils restent plus longtemps
une nécessité naturelle, à la petite famille bourgeoise volontai- à la maison, l'éducation ne sert plus seulement à leur procurer
rement limitée à deux enfants qui tend à s'imposer depuis la fin un métier mais aussi à leur donner une formation intellectuelle
e
du x v m siècle >. Dans la première, la vie de famille était déter- et morale. Libérée de l'esclavage de la grossesse permanente,
minée par le cycle biologique ininterrompu de la naissance et la femme prend à la faveur du développement de la scolarisa-
de la mort (en raison de la forte mortalité infantile), par le fait tion une part plus active à la culture et à la vie domestique,
que la mère était presque toujours confinée sa vie durant dans principalement aux affaires du ménage dont la conduite lui est
son rôle de mère, et par l'inégalité dans le traitement des enfants de plus en plus remise. Le modèle lyrique de la « douceur du
(seul l'héritier restait longtemps au foyer, les autres enfants foyer», domaine de la souveraineté féminine, semble bien à cet
devaient être casés au plus vite par le mariage, dans l'armée, au égard correspondre à la réalité. Cela n'exclut nullement que
2
couvent, etc.) . Dans la seconde, le nouvel idéal d'un ménage à l'idéalisation littéraire de cette réalité passe sous silence tout
deux enfants, rendu possible par le développement de la contra- ce qu'il reste en revanche de dépendance effective à l'égard du
ception, équivalait à soustraire la famille à la fatalité naturelle : père et de son autorité, car ainsi l'image idéale du «bonheur
la communauté familiale n'était plus une nécessité acceptée dans 1 atre » peut également conforter la femme et la mère dans
mais f objet d'un choix. Cela impliquait qu'elle pouvait être le sentiment de sa prééminence, et dissimuler ainsi derrière
aussi désormais dissoute par le divorce institutionnalisé ou, à cette harmonie familiale les intérêts du père et de l'époux.
l'opposé, p a r l'adoption, et donc modifiée en dépit de toutes les Il n'est pas possible d'aborder ici les antécédents littéraires
3
frontières tracées p a r les sacrements et le s a n g . L'enquête de la «douceur du foyer», si tentant qu'il puisse être de
confronter ce visage nettement dessiné que lui donne le
1. Ph. Ariès « Le X I X siècle et la révolution des mœurs familiales », cf. note 23,
;
E modèle communicationnel de la bourgeoisie parvenue avec
pp. 112-118. L'un des plus beaux témoignages se trouve dans Balzac, les Mémoires un témoignage littéraire du temps de l'ascension bourgeoise
de deux jeunes mariées : « On peut avoir en mariage une douzaine d'enfants, en se
mariant à l'âge où nous sommes, écrit Mme de l'E. à son amie Louise de Ch. ; et
au XVIII siècle — que l'on pense seulement aux analogies frap-
e

si nous les avions, nous commettrions douze crimes, nous ferions douze mal- pantes entre notre paradigme et le Chant de la Cloche de
heurs. Ne livrerions-nous pas à la misère et au désespoir de charmants êtres? e
Schiller, que le xix siècle a tellement banalisé. Il convient plu-
Tandis que deux enfants sont deux bonheurs, deux bienfaits, deux créations en
harmonie avec les mœurs et les lois actuelles. » (Lettre XVIII ; cf. note 23, p. 69). tôt de terminer en replaçant notre paradigme dans le système
2. «Aussi le gouvernement paternaliste de la famille était-il un compromis communicationnel général du lyrisme français en 1857. Ont
entre les fonctions reproductrices du couple et, d'autre part, la nécessité de été utilisés pour l'établissement de ce système synchronique :
conserver le patrimoine, d'élever la condition de l'héritier, désigné par la cou-
tume ou par le testament, sans qu'il vînt à l'esprit de vaincre d'insurmontables
Les Contemplations, Les Fleurs du Mal, les Chants et Chansons
difficultés sociales et financières en réduisant le nombre», ibid., p. 115. de Pierre Dupont, et environ 200 pièces lyriques isolées
3. «Ainsi la famille est-elle devenue de moins en moins sacrée, sociale et insti- recueillies dans les revues de l'année 1857, soit au total
tutionnelle : plus personnelle, construite et voulue. Rien d'étonnant donc, dans ce quelque 700 poèmes. Le cadre général de l'interprétation per-
nouveau climat, qu'on ait tenté de la défaire, puisqu'on avait admis qu'on pouvait
la faire. Le divorce apparaît alors comme le revers de l'adoption», ibid., p. 116. mettant de dégager l'articulation hiérarchisée du système de
320 La douceur du foyer La douceur du foyer 321

communication présupposé en sous-systèmes ou « axes de per- tion, on trouve un monde symbolique du sens, qui peut se mani-
tinence » (Relevanzachsen) a été fourni p a r la théorie sociolo- fester sous les formes de la religion, de l'art ou de la science.
gique de la connaissance de A. Schûtz et Th. Luckmann. Lorsqu'on étudie la fonction spécifique qu'un médium de
Selon cette théorie, l'expérience de la réalité dans le monde l'expérience esthétique, comme le lyrisme, remplit dans le sys-
quotidien se constitue autour d'un centre à la fois temporel et tème communicationnel d'un monde vécu en un moment
spatial : 1'« ici » — la présence de mon corps dans l'espace — et donné de l'histoire, il convient de considérer la limitation de
le «maintenant» — ma présence dans le temps actuel; en l'horizon, la sélection caractéristique qu'il opère. Dans le cas
outre, la réalité quotidienne est éprouvée comme celle d'un qui nous occupe, le monde bourgeois de 1857, on constate que
1
monde intersubjectif que je partage avec les autres . L'expé- l'axe de pertinence du monde environnant est plus fortement
rience du monde vécu s'organise comme monde environnant développé que celui du monde relationnel, cependant que l'axe
(Umwelt) par la relation spatiale « ici-et-là-bas », et comme temporel — l'élément biographique — présente des lacunes
monde relationnel (Mitweît) p a r la situation de vis-à-vis; le surprenantes et que le monde symbolique du sens qui légitime
« maintenant » est la limite temporelle qui peut ouvrir chacune cet univers particulier prend la forme d'un catéchisme laïque.
de ces deux situations — spatiale et relationnelle — vers ce qui La relation spatiale «ici-et-là-bas», à partir de laquelle la
n'est plus ou ce qui n'est pas encore, y impliquer le passé et le réalité quotidienne s'organise en monde environnant, apparaît
futur. C'est dans ce système que l'on peut saisir et restituer les dans le lyrisme de l'année 1857 comme fondée en dernière
expériences fondamentales de la praxis sociale et donc les analyse sur des modèles communicationnels d'origine roman-
modèles d'interaction sociale qui les représentent et les trans- tique: elle se développe à partir du rapport fondamental de
mettent, en les ordonnant autour de trois axes de pertinence. « correspondance » entre « le moi dans la solitude » et la nature,
La relation spatiale «ici-là-bas» fonde le rapport du moi au englobe la proximité de l'espace vécu (Promenade/Paysage) et
monde environnant et s'ordonne en une pluralité de cercles du temps vécu (les heures, les jours, les saisons), les lointains
concentriques du plus proche jusqu'au plus lointain, du milieu baudelairiens (« L'Invitation au voyage » ; « Anywhere out of the
social jusqu'au cosmos en passant par la nature ; la situation de world») et s'étend — chez Hugo —jusqu'à l'horizon cosmique
vis-à-vis fonde le rapport du moi au monde relationnel ; proto- le plus vaste (« À la fenêtre pendant la nuit »). Mais à l'expérience
type de toute « interaction sociale » ou activité communication- de la nature comme monde environnant vient maintenant
nelle, elle s'articule également en une pluralité de relations, s'opposer celle de la civilisation urbaine et industrielle, qui
depuis l'expérience de l'autre faite dans le face-à-face jusqu'au prend dans le lyrisme les deux formes de la poésie de la ville
sujet collectif de l'histoire de l'humanité en passant par le (les Tableaux parisiens de Baudelaire) et de l'élégie déplorant
«toi» et le «nous» ; enfin, la vie de l'individu dans son déroule- la disparition du «vieux Paris». Le monde du travail en tant
ment biographique peut être considérée comme un processus que tel est vu la plupart du temps encore dans la perspective
intégrant ces deux axes de pertinence et qui, à travers une suc- archaïque de la poésie des métiers; tout au plus trouve-t-on
cession de phases institutionnalisées, quelquefois même ritua- une première évocation sommaire du travail en usine, du
lisées, organise le monde environnant et le monde relationnel milieu ouvrier et de sa vie réglée, monotone, dans la chanson
en une totalité subjective que l'individu peut éprouver comme que Pierre Dupont compose à la gloire de l'industrie textile
2
constituant le sens de son existence . Au-dessus de ces trois 1
lyonnaise («La Soie») . Ainsi qu'on l'a déjà vu, l'univers parti-
axes de pertinence autour desquels s'ordonne la réalité quoti- culier de la «douceur du foyer» passe sous silence la réalité du
dienne, et les dominant comme instance objective de légitima- travail professionnel ; le foyer bourgeois fait encore partie du
1. A. Schùtz, Dos Problem der Relevant (cf. l'essai sur Iphigénie, note 66 1. Mentionnons aussi la tentative intéressante de Pierre Dupont chantant
— N. d. T.), notamment p. 208 et P. L. Berger-Th. Luckmann, op. cit., pp. 25-34. dans un poème le chemin de fer, symbole, pour toute une époque, du progrès
2. Cf. Berger-Luckmann, op. cit., p. 99. technique. Il reprend le genre, antérieur à l'ère industrielle, de la poésie des
322 La douceur du foyer La douceur du foyer 323

substrat romantique d'un monde environnant naturel et relève- contemporaine avait déjà enregistré. Ce qui avait été autrefois
rait en tant que monde le plus proche et le plus familier, « monde l'une des plus nobles tâches de l'épopée: «parler de Dieu»,
1
à la portée de la main », de cet axe de pertinence du lyrisme. désormais c'est le lyrisme qui s'en chargeait . Et en effet, non
La situation de vis-à-vis, à partir de laquelle la réalité quoti- seulement un poème comme « À Villequier » répond, à la manière
dienne s'organise en monde relationnel, se réduit la plupart du d'une théodicée, à toutes les questions qu'un père frappé d'une
temps dans le lyrisme de 1857 à ce rapport du moi avec ce douleur imméritée peut poser au père auquel il faut croire
«toi» que la sociologie de la connaissance nomme 1'«autre pri- (v. 21), mais encore on pourrait composer à partir de bien des
vilégié». Notre corpus élargit la relation de base du roman- poèmes édifiants des Contemplations et des pièces d'inspira-
tisme, «amant et amante», en l'étendant à la famille: père, tion opposée prises dans Les Fleurs du Mal, une sorte de caté-
mère, enfant, et fait apparaître de temps en temps dans le chisme laïque qui ne laisserait sans réponse quasiment aucune
champ visuel de ceux-ci des figures marginales par rapport à la de ces questions dont l'enseignement chrétien a établi la liste.
hiérarchie sociale, comme le mendiant, l'aveugle, le chiffon- Le modèle communicationnel « la douceur du foyer» idéalise
nier, la prostituée. La relation « moi-nous » se rencontre princi- avec l'univers particulier qu'il évoque, les normes et les valeurs
palement dans le champ de la festivité (Hugo : « La Fête chez de la vie bourgeoise pour en tirer l'image d'un bonheur fait
Thérèse » ; les fêtes villageoises de Dupont ; P. Véron : « Un Mardi tout entier d'intériorité. Les phases et les seuils d'initiation,
gras à Saint-Cloud ») ou dans le lyrisme politiquement engagé institutionnalisés par la tradition, qui jalonnent l'axe de perti-
(Dupont : « Le Chant des ouvriers »). Le souvenir collectif s'arti- nence du temps vécu peuvent être représentés par les modèles
cule en abrégés de l'histoire de l'humanité correspondant à des lyriques d'interaction mentionnés en regard sur le tableau; ils
champs sémantiques d'image divers : imagerie populaire des sont souvent articulés en couples antithétiques (les facteurs
grands événements, personnages exemplaires (Dupont: «Le absents sont mentionnés en italique). Cf. tableau p. 324.
Cuirassier de Waterloo ») et qui peuvent l'être positivement ou Les différents termes du tableau ne désignent encore que des
négativement, galeries de martyrs (Hugo : « Les Malheureux »). domaines d'expérience dont les normes, implicites ou expli-
Cet horizon qui reste encore strictement limité par les intérêts cites, devraient être dégagées à partir d'un corpus lyrique en
et l'idéal d'ordre de la classe bourgeoise au pouvoir est pour- suivant la méthode qui vient d'être appliquée ici. En ce qui
tant franchi au moins une fois, quand Baudelaire crée le thème concerne la place de notre paradigme dans l'histoire, il
lyrique de la foule — ou, pour être plus précis, découvre du convient de considérer un décalage survenu au xix siècle dans e

point de vue du « flâneur » {l'homme de la foule) et érige en nou- les phases de la vie. L'ensemble du temps vécu de la naissance
veau modèle communicationnel de la modernité cette exis- à la mort (« C'est l'existence humaine sortant de l'énigme du ber-
tence de la masse urbaine que Hugo décrivait encore en 2
ceau et aboutissant à l'énigme du cercueil ») n'est pas subdivisé
moraliste, voire écartait comme une menace. p a r des césures chronologiques exprimées en années, mais
Si l'on s'interroge sur le monde symbolique du sens qui reste articulé par l'opposition symbolique traditionnelle entre
domine ces mondes environnants et relationnels et fonde en jeunesse et vieillesse, la jeunesse s'opposant elle-même à son
légitimité leurs modèles d'interaction sociale, on constate dans tour à l'enfance. A ces phases correspondent des modèles com-
la fonction du médium littéraire un changement que la critique municationnels qui établissent deux seuils, entre l'enfant et le

métiers et décrit, dans «Le chauffeur de locomotive» (Chants et Chansons, II, 1. «... ni l'épopée ni le drame ne peuvent plus parler de Dieu; c'est la poésie
25) la locomotive en la plaçant dans le champ sémantique d'image du cheval, lyrique qui élèvera désormais vers le ciel ses inspirations sublimes, c'est elle qui
étant donné qu'il ne dispose visiblement pas encore d'un autre registre méta- fera prédominer la vie du cœur sur celle de l'intelligence, et préparera ainsi ce
phorique que celui de la nature : Donne l'avoine à ton cheval! ISellé, bridé, siffle! règne de l'amour, ébauché par le Moyen Âge» — cité d'un article de La Revue
et qu'on marche! /Au galop, sur le pont, sous l'arche, I Tranche montagne, plaine française, 1857, vol. XI, p. 299.
et val;/ Aucun cheval n'est ton rival. 2. V. Hugo, Les Contemplations, Préface.
324 La douceur du foyer La douceur du foyer 325

pour s'achever par l'adieu que l'homme de trente ans adresse


Phase Seuil Norme 1
au «rêve de la jeunesse» . Le dernier témoignage, Après trente
Naissance ans, de Henri Cantal, décrit ce seuil comme le passage sans
enfant amour maternel, transition à la phase de la vieillesse. Le milieu de la vie n'appa-
(amour paternel, raît jamais, pas plus ailleurs qu'ici, comme la phase de
autorité paternelle) l'accomplissement, du «sérieux de la vie», des victoires et des
Enfance défaites. Sa frappante absence sur l'axe de pertinence biogra-
amant, amante couple d'amoureux phique est masquée par le modèle désormais bien connu de la
Jeunesse «douceur du foyer» ; elle correspond au fait que le médium du
mariage lyrisme institutionnalise, pour ainsi dire, la relation de la mère
2
et de l'enfant dans le thème de 1'«amour m a t e r n e l » mais non
(Milieu de la vie) vie conjugale/douceur
le rapport conflictuel par nature entre le père et le fils. De telles
du foyer
lacunes remplissent la même fonction poétique et idéologique
Vieillesse que le silence fait sur l'autorité paternelle. Transmis par la poé-
Mort sie sous les espèces de l'univers particulier de la « douceur du
foyer», ce modèle communicationnel propre à la société bour-
jeune homme, la petite fille et l'amante d'une part, et d'autre geoise du Second Empire peut compenser des lacunes de ce
part entre l'«âge riant des amours» et le mariage, 1'«amante» genre en raison de l'idéalité dont il est chargé. Chaleur, sécu-
et la mère '. L'axe de pertinence biographique ne montre donc rité, satisfaction des besoins (y compris des besoins écono-
pas seulement que l'enfance est posée comme un monde spéci- miques), communauté se suffisant à elle-même, et tout le rituel
fique avec ses normes propres, dont la découverte remonte à évoqué par le feu : l'idéalité poétique de ces connotations qu'elle
Rousseau pour la pédagogie et à Hugo pour le lyrisme; il véhicule donne à l'image du foyer le pouvoir d'agir avec plus
atteste aussi que la puberté, dont Rousseau avait fait encore de force et de façon plus pénétrante que la simple fiction d'une
pour la_conscience collective le seuil d'une «seconde nais- vie commune harmonieuse; car elle semble répondre alors,
sance », a été p a r la suite instituée en phase spécifique de l'exis- dans le présent, à des vœux anciens dont la légitimité repose
3
tence, avec une durée et des normes p r o p r e s . L'extension de2
sur une origine religieuse qui se perd dans la nuit des t e m p s .
l'adolescence varie selon les modèles lyriques : elle peut aller
de la poésie du «premier amour» jusqu'à la prose de la vie 1. Baudelaire: «Moesta et errabunda» et «L'Ennemi»; Henri Cantal: «Après
3
trente ans ».
conjugale en passant par le seuil du m a r i a g e , mais peut aussi 2. Hugo: «L'Enfance» (I 23); par ailleurs, le rapport père-fille est au pre-
englober les registres antithétiques du vert paradis des amours mier plan dans Les Contemplations pour des raisons biographiques.
3. Ce caractère particulier d'idéalité est mis en lumière aussi par l'excellente
enfantines et d'une jeunesse (qui) ne fut qu 'un ténébreux orage, analyse sociologique de J. Stoetzel, loc. cit. (cf. notes 23-25), p. 344: «La valeur
fondamentale de la famille s'exprime par la notion du foyer. (...) Elle implique
1. Pierre Dupont, La Mère Jeanne (II, \):Dans la vie on ne reste guères / À l'âge d'abord une idée de chaleur et de sécurité. Elle se réfère aussi au rôle écono-
riant des amours, I... I Du jour qu'on est mère et fermière, I On a d'autres chiens mique de la famille; la famille est une organisation de consommation. Le foyer
à fouetter. est aussi un centre, et, par là on voit que la famille exprime une idée de rassem-
2. Cf. à ce sujet J. H. van den Berg, Metabletica ou la psychologie historique, blement, une intégration hiérarchique. De plus, le feu ayant besoin d'être entre-
Paris, 1962, p. 31 et chap. 4. tenu, la famille considérée comme foyer suppose une collaboration incessante de
3. Dans le petit épithalame composé pour le 15 février 1843 (Contemplations, IV, tous, un loyalisme de tous ses membres. Enfin, est attaché traditionnellement
2) Hugo a fixé cette notion de seuil dans le thème du passage d'une famille à l'autre : dans notre culture, à la notion de feu, une idée religieuse: un foyer est aussi un
Aime celui qui t'aime, et sois heureuse en lui, autel domestique. Ainsi voit-on le foyer prendre un sens à chaque étage de la hié-
— Adieu ! — sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre! rarchie des valeurs: valeurs de l'agréable et du désagréable de la vie et de de la
Va, mon enfant béni, d'une famille à l'autre, santé, valeurs sociales et spirituelles, valeurs religieuses enfin, sont réunies dans
Emporte le bonheur et laisse-nous l'ennui! la notion de foyer. »
326 Annexe Annexe 327

Elle fût grande ouverte. Or quand il vit paraître


Aux splendeurs du soleil tout un monde charmant,
La tête lui tourna, si bien qu'en un clin d'ozil
ANNEXE Il sautillait dans la campagne.
Là les grillons forains lui firent bon accueil
Tout en se gaussant de sa mine
Et de ses parfums de cuisine ;
On alla grillonnant et par monts et par vaux;
Fables et Contes par M. Louis Damey, in Revue contempo- Le fuyard admira ces spectacles nouveaux,
raine, 1857, p. 578 sq. Rit beaucoup, jasa davantage.
Quand il eut bien ri, bien jasé,
Il se prit à penser; le sage,
A ce qu'on dit, fait l'opposé.
LE GRILLON Ce regard jeté sur lui-même,
Hélas ! dans une angoisse extrême
C'était un grillon familier Plongea le grillon familier.
Éclos aux rayons du foyer; Plus de chants, plus de ris, plus de jeux dans la plaine;
Pour monde il avait la cuisine, Sous les feux du soleil il se traînait à peine.
Pour gîte un terrier spacieux, Ses joyeux compagnons regagnant leur terrier
Héritage de bons aïeux. Lui dirent: qu as-tu donc? —J'ai le mal du foyer.
Quel palais! direz-vous. Eh! palais ou chaumine,
Qu 'importe à qui se trouve bien ? Au foyer paternel, abri de la sagesse
De la gaieté toujours, pas la moindre castille, D'où le vent du caprice exila ma jeunesse,
Chants du soir, souper de famille Ainsi le souvenir me ramène, mes sœurs.
Où chacun babille Oh ! qui me donnera d'en retrouver la route 1

À propos de rien, Douceurs de la famille, ineffables douceurs,


Douce rêverie, Heureux qui les comprend, plus heureux qui les goûte!
Plaisirs sans regrets
Et sans indiscrets;
Où mieux, je vous prie,
Dans l'incognito
Passer la journée
Que sous le manteau
De la cheminée?
Mère grillon disait, redisait chaque jour:
«Enfants, sachez-le bien, le bonheur est dans l'âtre. »
Mais le plus jeune, hélas! capricieux, folâtre,
Leur faussa compagnie; il voulait faire un tour,
Un petit tour à la fenêtre,
Rien qu'un tour. Le destin voulut qu'en ce moment
INDEX DES NOMS PROPRES

Adorno (Th. W.), 9, 20, 115, 138,


139, 144, 148, 168, 169, 239, Engels (F.), cf. Marx.
252, 253, 255, 2 6 2 , 263. Escarpit (R.), 60.
Aristote, philosophie et poétique Euripide, 198, 215, 236, 243, 244,
aristotéliciennes, 12, 2 1 , 55, 110 250, 258.
à 113, 143, 144, 150, 152, 162,
165, 181, 1 8 3 , 2 0 9 . Flaubert, 35, 61 à 63, 84 à 86, 112,
155, 159.
Balzac, 35, 38, 39, 62, 120, 317. Freud, 163, 2 4 1 .
Barthes (R.), 9, 20, 24, 99, 121 à Frye (Northrop), 80, 119.
126, 241 à 243, 246, 248, 250,
270. Gadamer (H. G.), 9, 17, 18, 29, 65,
Baudelaire, 6 1 , 115, 174, 178, 216 67 à 69, 98, 114, 116, 117, 140,
à 228, 288, 296 à 3 0 1 , 308, 309, 148, 160, 270, 2 7 1 , 285.
314, 3 2 1 , 323, 325. Garaudy (R.), 42.
Benjamin (W.), 9, 24, 32, 118, 218, Genette (G.), 127.
220 à 229, 276, 278, 288, 308. Gervinus, 2 3 , 26 à 30, 100, 279.
Brecht, 35, 40, 87, 140, 156. Gide, 74, 177.
Goethe, 137, 138, 141, 176, 212,
Cézanne, 154, 159. 230, 2 3 1 , 234 à 240, 243, 244,
Chateaubriand, 6 1 , 199, 200 à 206, 248 à 255, 2 5 7 à 260, 262 à 265,
210, 3 1 1 . 269, 270, 273, 277, 278.
Chklovski (Victor), 44 à 46, 83, Goldmann (L.), 9, 40, 4 1 , 242.
156.
Chrétien de Troyes, 53, 183, 184. Habermas (J.), 9, 97, 148, 276.
Curtius (E. R.), 3 3 , 114, 174 à 176, Hegel, 29, 38, 67, 136, 143, 244,
182. 257, 258, 277.
Heidegger, 69, 114, 121, 148.
Danto (A. C ) , 110 à 112. Herder, 94 à 97, 138, 200, 202,
Diderot, 56, 192. 211.
Droysen, 98 à 102, 108 à 111, 113, Hugo, 74, 224, 225, 290, 298 à 302,
115. 307, 310 à 312, 314, 321 à 324.
330 Index des noms propres

Humboldt (W. von), 2 8 , 3 2 , 125,279. Plutarque, 90, 198.


Husserl, 9, 16, 58. Popper (K.), 8 1 , 82.
Proust, 159.
Ingarden (R.), 130, 2 3 3 .
Racine, 121, 236, 2 4 0 à 2 4 3 , 245,
Jakobson (R.), 16, 24, 46, 47, 54, 246, 248 à 254, 258, 259, 262 à
77, 78, 80. 264, 269, 2 7 3 .
Ranke (L. von), 30, 3 1 , 101 à 108,
Kant, 12, 13, 142, 147, 153, 163, 199, 279.
169 à 171. Ricoeur (P.), 9, 121, 127, 218, 2 3 2 .
Kosik (Karel), 35, 37, 42, 135, 278. Riffaterre (M.), 13, 288 à 293.
Kracauer (S.), 75, 76, 115. Rousseau, 144, 146, 147, 170, 319, INDEX THÉMATIQUE
Krauss (W.), 24, 32 à 35, 42, 114, 324.
192, 197, 203.
Sartre, 142.
Lévi-Strauss, 9, 80, 119 à 121, 127. Schiller, 27, 3 1 , 87, 198, 206, 236,
Lotman (Iouri), 306, 307. Actualisation, réactualisation, 278. Création sociale, fonction de — de
240, 264, 279, 2 8 1 , 319.
Lukâcs, 9, 35, 39 à 4 1 , 140. Affirmation, culture affirmative, cf. la littérature et de l'art, 34 à 36,
Schlegel (F. et A. W. von), 92, 198,
Marcuse (H.) et 164, 308, 313. 40, 42, 68, 80, 8 1 , 84, 86 à 88,
202, 203, 207, 212, 213, 267.
Aisthesis, 20, 144, 149, 151, 155 à 132, 164 5?., 284, 286, 295.
Mallarmé, 73, 155. Scott (W.), 103, 104.
160. Critique idéologique ou des idéolo-
Malraux, 52, 133. Stagi (Mme de), 202, 205, 210.
Archétypes littéraires, théorie des gies (Ideologiekritik), 8, 20, 136,
Map (Gautier), 182, 185. Starobinski (J.), 128, 242.
—, 119, 120. 164, 168, 2 3 3 , 277, 2 8 3 , 3 1 1 ,
Marcuse(H.), 150, 151. Stendhal, 35, 2 1 4 à 218.
Aufklärung (cf. aussi Lumières), 3 1 , 313, 317.
Marie de France, 183, 184.
42, 91, 93, 97, 168, 169, 263, Culture, théorie affirmative de la —,
Marx (-Engels), 35, 36, 38 à 40, 42,
Tynianov (I.), 44, 46, 47, 70, 78. 265, 267. cf. Marcuse (H.) et Affirmation.
4 3 , 118, 280.
Autonomie de l'art, 142, 144 à 146,
Mauron (Ch.), 2 4 2 .
Valéry, 52, 74, 89, 149, 152 à 159, 149, 151, 155, 161, 162, 168, Écart esthétique, 58, 59.
Montesquieu, 195, 202.
220. 171, 267, 289. Écart poétique, 45, 290.
Mukafovsky (J.), 9, 54, 71, 129.
Vodiòka (Felix), 9, 13, 64, 117, 127, Effet produit par les œuvres, his-
129 à 131. Catharsis, 20, 2 1 , 143, 144, 151,
Nerval, 57, 74. toire des effets, 15, 19, 26, 4 3 ,
Voltaire, 90, 94, 198, 202, 2 4 1 , 2 4 7 , 162, 163, 166.
48, 56, 66 à 69, 266, 268, 269,
249. Champ sémantique d'image (Bild-
Perrault (Ch.), 192, 193, 199. 279, 280, 284.
feld), 290, 293, 294, 322.
Pétrarque, 187, 189 à 191. Enclave de sens (cf. Univers parti-
Classicisme, classique, 29, 33, 39,
Platon, platonisme, 12, 17,68, 144 à Wellek (R.), 25, 3 3 , 54, 66. culier), 285, 295, 296, 305.
40, 59, 67, 68, 90, 96, 114, 116,
146, 148, 1 4 9 , 1 5 3 , 1 5 4 , 2 1 9 , 2 2 0 . Winckelmann, 92 à 95, 104, 236. Évolution littéraire, principe de
117, 175, 178, 202, 203, 2 1 4 à
1'— (cf. Formalisme), 46, 70 à
216.
72, 79, 171.
Communication, fonction de —,
activité communicationnelle,
modèles communicationnels, 2 1 , Formalisme, école formaliste, 9, 11,
141, 148, 161, 164, 168, 169, 34, 4 4 à 48, 70 à 73, 80, 83, 97,
171, 282, 285 à 289, 291 à 297, 129, 156, 171.
302 à 304, 307, 309, 313 à 325.
Concrétisation, 13, 16, 60, 110, Ceistesgeschichte («Histoire de l'es-
117, 123, 129 à 131, 162, 233, prit»), 29, 32, 34.
234, 236 à 238, 2 4 1 , 242, 248,
257, 2 7 2 , 277, 278, 284, 285. Histoire, conception cyclique et
332 Index thématique Index thématique 333

conception linéaire de 1'—, 175, Parallèle (genre littéraire), 90, 92, Surdétermination du langage poé-
182, 183, 189, 190, 199, 2 0 1 . 198, 199. Sociologie de la connaissance, 19, tique, 289 à 292.
«Histoire des effets», cf. Effet pro- Pertinence, axes de —, 320, 3 2 1 , 282, 2 8 3 , 295, 296, 305, 320,
duit par les œuvres. 324, 325. 322. Thématique, critique —, 127, 128.
Historisme, 11, 17, 27 à 32, 49, 90, Philologique, critique —, 48, 52, 63, Sociologique, critique —, sociolo- Typologique, conception — de l'his-
9 1 , 94, 96, 100 à 102, 108, 110, 64, 114, 132, 175, 275. gie de la littérature, 34, 60, 61, toire, cf. Histoire, conception de
114, 118, 2 0 1 . Platonisme, cf. Platon. 80, 131, 288. 1'—.
Horizon d'attente, et ses change- Poiesis, 20, 143, 149, 151 à 154. Structuralisme, 9, 16, 44, 81, 119,
ments, 14 à 17, 19, 47, 53 à 60, 63 Positivisme. 11, 12, 32, 34, 50, 5 1 , 120, 126, 127. Univers particulier (cf. Enclave de
à 67, 7 2 , 7 3 , 77 à 84, 87, 98, 116, 52, 79, 89, 90, 97 à 99, 119, 155. Style, histoire des — s , 90, 104, 105, sens), 294 à 296, 304 à 309, 313,
121, 123, 141, 1 6 4 , 2 3 3 , 2 4 2 , 2 4 8 , Prague, école structuraliste de —, 107, 108, 113. 314, 3 2 1 .
268, 2 7 1 , 272, 274, 276, 277, 282 126, 129 à 131, 133, 162, 233 Stylistique structurale, 288 à 294.
à 2 8 5 , 2 9 1 , 292, 321, 322. (cf. Mukafovsky, Vodiéka).

Idéalisme, 27, 28, 29, 34, 93, 96, Querelle des Anciens et des Mo-
147, 150, 162, 166, 244, 258, dernes, 9 1 , 95, 115, 175, 176,
268. 192 à 198, 201 à 203.
Imaginaire, 142, 163. Question et réponse, herméneu-
Imagination, cf. Mimésis. tique de —, 18, 19, 58, 63, 65,
Interaction (cf. Communication, ac- 72, 77, 84, 87, 117, 123 à 126,
tivité communicationnelle), 4 3 , 132, 2 3 3 , 248, 249, 259, 2 6 3 ,
72, 116, 2 9 1 . 269, 2 7 1 , 2 7 2 .

Lumières, siècle des — (cf. aussi e


Réalisme (xix siècle), 35, 80. , ;- >
Aufklärung), 28, 187, 192, 195 à Réalisme socialiste, 35 sq. Sî> ' k * '
198, 201', 2 0 3 , 2 3 6 , 247, 249, Réception, 12 à 14, 16, 17, 19 à 2 1 , 1
,. r

252 à 255, 48 à 88 passim (notamment 49 à -JL


51, 53, 54, 58, 63, 6 4 , J 6 9 , 81), "
;

Marxiste, théorie et critique litté- 109, 123 à 126, 1 2 9 ^ 1 3 1 , 141, : %


raire, 12, 34 à 4 3 , 47, 48, 81, 171, 172, 232, 233, 2 4 2 , 2 6 6 à I v . , ,
133, 140, 171, 266, 267, 2 7 2 , 2 8 7 passim (notamment 2 6 6 à 'v Ç,
2 7 3 , 278 à 2 8 1 , 285, 286. 269, 271 à 284), 290. ' , -V
Matérialisme historique (cf. aussi Reflet, théorie du — (cf. aussi •.
Marxiste, théorie — ) , 118. Marxiste, théorie et critique — ) , * *
Mimésis (Imitatio naturae), 12, 17, 12, 35 à 4 1 , 48, 80. ;.p
35 à 37, 4 1 , 4 3 , 68, 80, 119, 140, Renaissance carolingienne, 175, < >()
146, 153, 154, 156, 177, 179. 180. Ht
Renaissance humaniste, 146, 149, *•
Négativité, esthétique de la — (cf. 162, 186 à 189, 192, 193, 199,
aussi Adorno), 139, 142, 148, 250, 276.
161, 169, 171. Renaissance médiévale, 180, 183,
«Nouvelle critique», 126 sq. 185, 188.
«Nouveau roman», 87, 159. Roman, 288.
e
Roman français au x i x siècle, 317.
Objectivisme historique, 30, 50, 51, Roman historique, cf. Scott (W.).
60, 65, 66, 99, 100, 101, 114. Romantisme, romantique, 10, 30,
102, 173, 202, 2 0 3 , 205 à 216.
Préface de Jean Starobinski

L'histoire de la littérature: un défi à la théorie littéraire


Histoire et histoire de l'art
Petite apologie de l'expérience esthétique
La «modernité» dans la tradition littéraire et la conscience
d'aujourd'hui
De Z'Iphigénie de Racine à celle de Goethe
Postface: L'esthétique de la réception: une méthode partielle
La douceur du foyer. La poésie lyrique en 1857 comme exemple
de transmission de normes sociales par la littérature
Annexe

Index des noms propres


Index thématique

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