Vous êtes sur la page 1sur 212

lue ferry

jean-luc nancy
jean-françois lyotard
étienne balibar
philippe lacoue-labarthe

rejouer
le politique

travaux du centre
de recherches philosophiques
sur le politique

éditions galilée
9, rue linné
75005 paris
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation,
réservés pour tous pays y compris l ’U.R.S.S.
© Éditions Galilée, 1981
ISBN 2-7186-0223-6
Avertissement

En novembre 1980 s ’est ouvert à l ’École Normale Supé­


rieure de la rue d ’Ulm, sous la responsabilité de Philippe
Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy, le « Centre de
recherches philosophiques sur le politique »*. Conçu
comme un lieu de libre investigation, le Centre entendait
occuper une position marginale ou de « retrait »par rapport
aux places traditionnellement assigne'es dans le dialogue
(accord ou conflit) entre philosophie et politique. Un bref
liminaire en précisait l ’enjeu :
Comment (et peut-on), aujourd’hui, interroger ce qu 'il faut
nommer par provision / essence du politique ?
Une telle recherche, dont la nécessité se passe de commen­
taires, exige sans doute la construction d'un nouvel objet et ne
saurait se confondre ni avec un travail d ’* études politiques »
ni avec une entreprise de «philosophie politique ». Laphiloso-
4
* Les séances ont lieu chaque troisième lundi du mois à 11 heures.
Toute correspondance est à adresser : 6, rue Charles-Grad, 67000
Strasbourg.

9
phie elle-même s'y trouve, au premier chef, mise en cause ; ce
qui ne présuppose pas pour autant qu 'on puisse lui substituer
un discours positif (sociologique, économique, technologique)
ou normatif (éthique, esthétique - ou «politique »).
Cette position de retrait (cet apparent « retour » à une
« question d'essence ») n 'excluait cependant pas des inten­
tions « politiques » tout à fait déterminées. Dans ce
moment, en particulier, où le plus simple désespoir politi­
que (la lassitude), mais aussi la facilité ou le calcul, engen­
draient toutes les régressions imaginables et réduisaient à
presque rien le débat politique, il était nécessaire de prendre
quelque distance. Non pour se retrancher du politique ou le
rejeter, mais pour en rejouer au contraire, à nouveau frais, la
question. Si la chance existait, même très mince, d'une
intervention philosophique dans la politique (ou quant au
politique), elle était à ce prix — exorbitant, si l'on y songe.
On trouvera rassemblées dans ce volume les premières tra­
ces de ce premier travail**. Ce sont de simples pistes frayées
ici et là, sans véritable programme préalable — pour voir :
littéralement exploratoires. Ceux qui se sont de la sorte
employés à ce premier défrichage ne se retrouvent eux-
mêmes ici rassemblés que pour en avoir identiquement
senti, malgré tout ce qui les sépare, la nécessité ; et pour
avoir accepté, de l'existence d'un tel Centre, l'occasion de
manifester une urgence.
Entre-temps toutefois, la situation politique, comme on
sait, s'est elle-même modifiée. Du reste la possibilité maté­
rielle nous en aurait été donnée (enregistrements, transcrip­
tions, établissements de protocoles), on aurait pu voir au fil
des discussions qui ont chaque fois suivi les exposés les effets
de cette modification. Nous n 'en parlons pas ici pour dire
que, dans sa nature et sa fonction, le Centre serait désormais
disqualifié. Mais pour indiquer simplement qu 'à l'avenir il
n 'est pas exclu que le travail s'y infléchisse, au moins dans sa
visée, et qu ’à une certaine relance, même modeste, de l'his­
toire réponde, sans que rien ne soit cédé de l'exigence criti­
que, une autre façon de rejouer la politique.
** A l'exception de l'exposé de Paul Thibaud (16 mars 1981) dont le
texte ne nous est pas parvenu à temps.

10
8 décembre 1980

philippe lacoue-labarthe
jean-luc nancy

ouverture

i
Il s’agit donc aujourd’hui, nous dirons même : il s’agit
simplement aujourd’hui d’ouvrir ou d’installer ce Centre
pour lequel, faute de mieux, nous avons proposé cet inti­
tulé : Centre de recherches philosophiques sur le politique.
Ouvrir un Centre de recherches, pour toutes sortes de rai­
sons qui sont (ou qui devraient être) évidentes, ce ne peut
être définir un programme. Un Centre, c’est d ’abord un
lieu, un espace de travail — et un espace de travail collectif.
Cela suppose donc bien qu’il y ait un objet et une visée ;
qu’un accord, aussi, puisse se faire, entre plusieurs, sur cet
objet et cette visée (de même que sur le type de travail ou la
nature des recherches à mener) ; et par conséquent que soit
déterminé, le plus Clairement possible, l’enjeu de l’entre­
prise. Mais en aucun cas cela ne peut supposer, de la part de
ceux qui proposent l’ouverture ou la création d’un tel Cen­
tre, le tracé préalable d’un programme de travail. La respon­
11
sabilité d’un Centre ne saurait octroyer un tel genre
d ’autorité.
Il s’agira donc aujourd’hui, pour nous, de simplement
délimiter un lieu.
Ce qui reviendra en fait à nous justifier d’avoir accepté,
sur l’initiative de Jacques Derrida que nous tenons à remer­
cier ici, de prendre la responsabilité de ce Centre ; ou, parce
que cela revient au même, à nous expliquer sur le titre que
nous lui donnons et l’objet que nous proposons à la
recherche.

Donc : Centre de recherches philosophiques sur le politi­


que. Sous cet intitulé sans grand relief (et plutôt même assez
anodin), nous envisageons en réalité deux choses : tout
d ’abord, cela va d’une certaine façon de soi, le questionne­
ment ou l’interrogation philosophique du politique. (Et le
« philosophique », ici a bien entendu valeur d ’exclusion :
c’est un « proprement philosophique ».) Mais nous envisa­
geons aussi, nous envisageons surtout l’interrogation du phi­
losophique lui-même quant au politique, ou plus exacte­
ment sur le politique. Ce qui est tout différent, et demande
en effet un certain nombre de justifications que nous allons
essayer de produire. Mais au moins est-il nécessaire d’indi­
quer sans plus tarder que c’est à cause de cette double visée
que nous parlons d’interroger Yessence du politique (cela
peut prêter à confusion, nous le savons, mais tout autre
terme fait défaut) et que nous allons même jusqu’à penser
qu’une telle interrogation représente, aujourd’hui, une véri­
table urgence. Si l’on préfère, et pour sacrifier le plus briève­
ment possible à la réthorique de la déclaration ou de la pro­
clamation d’intention : poser, aujourd’hui, la question de
l’essence du politique, c’est là, nous semble-t-il, une tâche
enfin — et décidément — nécessaire. Et toute notre ambi­
tion serait, ici, de la rendre enfin — et décidément —
possible.
Il y a donc au départ, pour nous, une double visée. Par la
première, c’est-à-dire par celle qui s’inscrit le plus évidem­
ment dans l’intitulé de ce Centre, nous voudrions à la fois
12
circonscrire un domaine (ou au moins préciser une attitude)
et dissiper un premier malentendu possible.
Rapporter en effet le type de travail que nous envisageons
ici au questionnement ou à l’interrogation philosophique
(faire ce geste d ’exclusion à l’égard d’autres approches, tou­
jours assurément possibles et peut-être dans certains cas sou­
haitables, du politique), cela ne signifie pas pour nous un
repli sur la position philosophique, si tant est qu’une telle
« position philosophique » soit encore aujourd’hui tenable
— sans plus. Cela ne signifie donc ni la revendication un
peu hautaine d ’on ne sait quel privilège philosophique (ou
de la philosophie) ni, encore moins, la reconduction pure et
simple de la classique appropriation du politique par la phi­
losophie. Mais cela signifie avant tout que nous n ’avons
aucune prétention à la théorie politique, c’est-à-dire à tout
ce qui pourrait se réclamer d ’une « science politique » ou
d ’une « politologie ».
C’est d’abord une question de compétence : nous ne
sommes en rien des « spécialistes » de la chose politique ou
des sciences qui y ont trait, et rien ne nous autorise particu­
lièrement — en dehors d’un travail d’enseignement (philo­
sophique) mené en commun depuis quelques années (nous
allons en reparler) —, rien, donc, ne nous autorise à nous
aventurer dans ce domaine. D’ailleurs, nous n’y ferions pas
trois pas.
Mais il y a là aussi un choix délibéré : l’abord direct (c’est-
à-dire aussi bien, même si la qualification est un peu rapide,
l’abord empirique) du politique ne nous intéresse pas — et
c’est pour cette raison très simple que nous ne croyons plus,
au fond, qu’un tel abord soit encore possible (ou tout au
moins qu’il puisse être encore décisif). S’il existe par exem­
ple un concept du politique (que pour notre part, d’ailleurs,
nous distinguerions soigneusement de Yessence du politi­
que —, s’il pouvait se faire jour encore un nouveau concept
du politique, ou quelque chose qu’on présenterait ainsi, un
tel concept, à nos yeux, proviendrait nécessairement du
champ philosophique^ et, pour des raisons sur lesquelles
nous reviendrons très vite et qui sont au demeurant bien
connues, d ’un champ philosophique lui-même déterminé,
c’est-à-dire ancien, passé, fermé.
13
C’est dire aussi bien que ce « rappel » au philosophique
de la question du politique — qui ne suppose, contraire­
ment aux apparences, aucune assurance quant à la philoso­
phie — n’est pas un geste simplement critique et « néga­
tif ». La vigilance est assurément nécessaire, aujourd’hui sur­
tout, à l’égard des discours qui se prétendent indépendants
du philosophique et qui prétendent, corrélativement, traiter
le politique comme un domaine lui-même autonome et
séparé (ou, cela ne fait pas une grande différence, rattaché et
subordonné à tel autre domaine empirique ou régional). La
vigilance est donc nécessaire à l’égard de tout discours posi­
tif, c’est-à-dire à l’égard de tout discours formé d ’une pré­
tention à saisir le fait social et politique sur le mode d ’une
simple positivité — que celle-ci soit assignée dans l’histoire
ou dans le discours lui-même, dans la force ou dans le désir,
dans le travail ou dans l’affect, etc. (tout en la matière est
possible, ou presque). Le projet d’une théorie ou d ’une
science du politique, avec tout son arrière-plan socio-
anthropologique (et par conséquent ses présupposés philoso­
phiques) exige plus que jamais sa critique, et la critique de
ses fonctions politiques. Mais la vigilance, ici, ne suffit pas ;
et la simple critique serait probablement trop courte et ino­
pérante face à la domination quasiment sans partage de
l’anthropologie. C’est pourquoi notre insistance sur le philo­
sophique — au-delà de l’exigence critique, qui est la moin­
dre des choses — voudrait marquer avant tout ceci : ce qui
nous paraît aujourd’hui nécessaire, et donc urgent, c’est de
prendre en compte de façon rigoureuse ce que nous appelle­
rons la co-appartenance essentielle (et non accidentelle ou
simplement historique) du philosophique et du politique.
C’est, autrement dit, de prendre en compte le politique
comme une détermination philosophique — et inver­
sement.
Cette implication réciproque du philosophique et du
politique (le politique n’est pas plus extérieur ou antérieur
au philosophique que le philosophique, en général, n’est
indépendant du politique), cette implication réciproque ne
réfère pas seulement pour nous, même sur le mode de
l’« historialité », à l’origine grecque — soit d ’un raccourci à
la polis sophistique et à son répondant, Yanthropos logikos.
14
C’est en réalité notre situation ou notre état : nous voulons
dire, dans l’après-coup mimétique ou mémorial de
l’« envoi » grec qui définit l’âge moderne, l’effectuation et
l’installation du philosophique comme le politique, la géné­
ralisation (la mondialisation) du philosophique comme le
politique — et par là même le règne absolu ou la « domina­
tion totale » du politique. Telle est d ’ailleurs la raison pour
laquelle, en parlant du politique, nous entendons bien ne
pas désigner la politique. L’interrogation sur le politique ou
sur l’essence du politique, c’est au contraire ce qui doit pour
nous faire retour jusqu’au présupposé politique lui-même
de la philosophie (ou si l’on préfère : de la métaphysique),
c’est-à-dire jusqu’à une détermination politique de
l’essence. Mais cette détermination ne fait pas une position
politique ; c’est la position même du politique, de la polis
grecque à ce qui s’est déployé dans l’âge moderne comme la
qualification du politique par le sujet (et du sujet par le poli­
tique). Ce qui nous reste à penser, autrement dit, ce n’est
pas une nouvelle institution (ou instruction) de la politique
par la pensée, mais c’est l’institution politique de la pensée
dite occidentale.
D’où notre seconde visée par laquelle nous n’envisageons
pas seulement l’interrogation philosophique du politique
(ou la critique philosophique des théories politiques), mais
l’interrogation du philosophique lui-même quant au politi­
que ou sur le politique, c’est-à-dire en somme l’interroga­
tion du philosophique comme le politique.
Ce qui suppose au moins ceci — à savoir :
1) que soit reconnu un certain accomplissement du politi­
que ou, pour user d’un autre lexique, qu’on prenne acte
(mais ni par résignation ni par dépit) de la clôture du politi­
que. Ce que nous désignons par là n’est pas sans rapport
avec ce que Heidegger, à sa manière (et dans les limites que
lui ont malgré tout imposé sa propre histoire et l’histoire de
l’Allemagne), a tenté de penser sous la question de la tech­
nique'. Pour nous, compte tenu de la différence des contex-1
1. Le texte le plus clair à cet égard est sans doute « Dépassement de la
métaphysique » dans Essais et conférences, plus particulièrement les thè­
ses XIX à XXVIII (p.100 et suiv. de l'édition Gallimard).
15
tes et d’une autre histoire (au sens restreint), compte tenu
aussi de nos itinéraires politiques respectifs et de nos choix
particuliers, qui ne sont ni semblables ni assimilables2, c’est
le fait que, sans doute en ün sens où Sartre ne pouvait pas
entendre sa propre formule, « le marxisme est l’horizon
indépassable de notre temps ». Dans notre traduction : le
socialisme (au sens du « socialisme réel ») est la figure ache­
vée, achevante, de l’imposition philosophique — jusques et
y compris dans ce qui, pour l’un de nous au moins, a pu
représenter l’espoir d ’une critique et d ’une radicalisation
révolutionnaires du marxisme institué.
Il faudrait ici une grande patience théorique (de longues
analyses pour une démonstration qui ne va pas de soi), et
surtout beaucoup de rigueur politique. Mais il nous semble
tout aussi indispensable de reconnaître, aujourd’hui, que
s’achève (ne cesse de s’achever) le grand discours « éclairé »,
progressiste, de l’eschatologie laïque ou profane, c’est-à-dire
le discours de l’appropriation ou de la réappropriation de
l’homme dans son humanité, le discours de l’effectuation
du genre humain — bref, le discours de la révolution. Ce
qui n’autorise en aucune manière, à nos yeux, le contre-
discours tragico-mystique, celui qui se réclame d ’un au-delà
toujours trop simple de l’humain ou bien de telle ou telle
ancienne transcendance, celui qui s’obstine dans le déni de
la finitude et de la reconnaissance elle-même « tragique » de
la fin du tragique (puisque depuis 1806 à peu près, il paraît
que la tragédie c’est justement la politique). Quelles que
soient encore les possibilités de révolte — et tout porte à
croire heureusement qu’il y en a ici ou là, mais plutôt là, du
reste, qu’ici —, une certaine histoire, qui est peut-être bien
l’Histoire, est finie. Dans l’époque où s’accomplit à ce point
le politique qu’il exclut tout autre domaine de référence (et
tel est, nous semble-t-il, le phénomène totalitaire lui-
même), nous ne pouvons plus décemment nous poser la
question de savoir quelle théorie serait encore à même de
2. Puisqu’on nous l’a demandé — et qu’en faire mystère serait frivole
—, l’itinéraire de l’un (J.-L. N.) est passé par Esprit et la CFDT, l'autre
(Ph. L-L.) s’est longtemps retrouvé sur les positions de Socialisme ou Bar­
barie et, pour une part, de TInternationale situationniste.

16
promettre une solution politique à l’inhumanité (qui n’en
finit pas, elle), parce que nous savons désormais ce que pro­
met le désir d ’une transparence sociale, l’utopie de l’homo­
généisation du prétendu « corps social », l’espérance atta­
chée à la gestion ou à la direction éclairée.
Mais cela suppose encore, par voie de conséquence :
2) Que nous distinguions le philosophique, ici, du dis­
cours métaphysique en général, consacré à fonder l’essence
de la politique (ou l’essence politique) et à instituer ou pro­
grammer une existence qui en soit le corrélât. C’est
aujourd’hui une « banalité de base » que de dénoncer dans
la philosophie le geste de la fondation politique qui
l’ordonne ou qu’elle ordonne. Mais cette dénonciation
tourne court tout d ’abord si elle ne distingue pas avec plus
de soin deux gestes sans doute très différents (ordonner n’est
pas être ordonné), et ensuite en tant qu’elle reste une criti­
que elle-même politique (c’est-à-dire elle-même philosophi­
que) de la philosophie, au lieu de se mettre en peine d ’inter­
roger l’essence philosophique du politique. Pour qui décide
en revanche de répondre à cette exigence — c’est-à-dire aussi
bien de reconnaître l’urgence dont nous avons parlé —, la
philosophie se trouve impliquée d ’emblée comme une prati­
que destituante de sa propre autorité : non simplement de
son éventuel pouvoir social ou politique, mais de l’autorité
du théorique ou du philosophique comme tel (quel que soit
le mode dont on détermine une telle pratique : critique,
retour au fondement, réappropriation pensante et gauchis­
sement/ Verwindung, pas-en-arrière, déconstruction, etc.).
C’est bien entendu de cela même qu’il s’agit pour nous.
Mais ce qu’il y a de grave aujourd’hui, peut-être, et d'abord
parce que ça laisse le champ libre à la répétition à peine tra­
vestie de vieilles choses ou au « n’importe quoi » de préten­
dues nouveautés, c’est que nulle pan jusqu’à présent, mal­
gré tout, il n’y a eu d’interrogation du politique qui soit
rigoureusement, absolument à la hauteur de ces gestes de
destitution. Tout s’est passé comme si la philosophie se des­
tituant n’avait pas osç. toucher au politique ou comme si le
politique — sous quelque forme que ce soit — n’avait pas
cessé de l’intimider. Tout s’est passé, autrement dit, comme
si une part d ’elle-même (si ce n’est son essence même) était
17
restée pratiquement interdite à la philosophie se destituant
(et quand ça n ’a pas été le cas, c’est la destitution, régulière­
ment qui s’est trouvée abandonnée ou compromise — je
pense à Heidegger). Et comme si, pour finir, le politique
était resté, paradoxalement, la tâche aveugle du
philosophique.

C’est cette double exigence — reconnaissance de la clo­


tûre du politique et pratique destituante de la philosophie à
l’égard d ’elle-même et de sa propre autorité — qui nous
entraîne à penser en termes de re-trait du politique.
Le mot est à prendre ici dans ce qui fait au moins son dou­
ble sens : se retirer du politique comme du « bien connu » et
de l’évidence (de l’évidence aveuglante) de la politique, du
« tout est politique » par quoi l’on peut qualifier notre
enfermement dans la clôture du politique ; mais aussi re­
tracer le politique, le re-marquer — en faire surgir la ques­
tion nouvelle, qui est la question, pour nous, de son essence.
Ce qui ne saurait constituer — nous nous hâtons de le dire
pour couper court à toute méprise —, ce qui n ’annonce en
aucune manière un repli dans l’« apolitisme ». Le re-trait au
sens où nous l’entendons est assurément nécessaire pour ren­
dre possible une interrogation qui renonce à s’en tenir aux
catégories ordinairement comprises sous le politique, et pro­
bablement, à plus ou moins long terme, à ce dernier concept
lui-même. Une telle interrogation, qui est tout autre chose
qu’un procès ou une exécution sommaire du politique, se
doit certainement de remonter à la constitution la plus
archaïque du politique et d ’explorer l’essence de l’essence
politiquement assignée, c’est-à-dire de mettre en cause le
concept et la valeur de l’archaïque en général : origine et
primitivité, autorité, principe, etc. C’est, si l’on veut, le
principiat en général qui doit être soumis à la question et à
des questions. Mais à des questions telles q u ’elles devraient à
nos yeux déconcerter tout autant la politique du Prince que
le principe du politique. C’est dire aussi bien que le geste du
re-trait est lui-même un geste politique — par où sans doute
il s’agit d ’excéder quelque chose du politique, mais absolu­
ment pas sur le mode d ’une « sortie hors du politique ». Le
re-trait n ’est surtout pas la sortie qui, elle, sous l’une quel­

18
conque de ses formes (éthique, esthétique, religieuse, etc.),
équivaut toujours en fait à confirmer la domination et le
principiat du politique. Il s’agit pour nous au contraire de ce
q u ’il n’y a pas si longtemps on aurait appelé un « engage­
ment » — ce qui fait bien autre chose qu’un gage donné à
l’une ou l’autre politique.

Cela dit, il serait vain de dissimuler que cette esquisse de


délimitation suppose bien de notre part un travail déjà
engagé — et engagé, ce n ’est sans doute pas un hasard, dans
notre enseignement. Pour que notre position, ici, soit défi­
nie le plus clairement possible, il est nécessaire d ’en toucher
quelques mots.

II

Il nous a semblé, en effet, souhaitable de retracer briève­


ment devant vous le chemin qui a été le nôtre dans cette
question du politique. Tout d ’abord, et comme pour corri­
ger, s’il le faut, certains effets éventuels de la première partie
de cet exposé, parce que nous n ’avons pas de représentation
« systématique » de cette question à offrir, et parce que Yévi­
dence massive, aveuglante de la question ou de l’instance
« politique » au sein de la philosophie a sans doute pour
corollaire, aujourd’hui, à la mesure même de son pouvoir
aveuglant, la nature contingente, aléatoire, voire erratique
ou fragmentaire des procédures qui permettent de l’aborder
(ce qui, précisons-le au passage, ne signifie pas du tout pour
nous que le politique lui-m êm e se réduise désormais,
comme on le dit ici ou là, à une dispersion aléatoire de purs
effets de pouvoir...). Ensuite — seconde raison — , cette
espèce de « récit » ou de « rapport » nous a paru constituer le
moyen le moins faux de nous situer dans l’ouverture de ce
Centre de recherches, c’est-à-dire de situer notre particula­
rité dans l’espace ouvert dont nous entendons prendre la res­
ponsabilité sans pour autant confisquer le domaine.

19
Notre travail sur le politique a pris place jusqu’ici —
depuis cinq ans — pour sa plus grande part, comme nous
l’avons déjà dit, dans l’enseignement. Ce qui signifie
d ’abord que dans ce domaine, jusqu’ici, l’exposition écrite
et publiée restait encore, pour nous, d ’une certaine manière
hors de prise. D ’une part, il est évident que plus q u ’un
autre, le travail public sur le politique doit compter avec ses
effets d ’intervention politique — avec la politique. D ’autre
part, tout s’est passé comme s’il nous avait fallu tâtonner
assez longtemps avant de pouvoir seulement nous dégager
un peu de l’évidence aveuglante du politique (dont dépen­
daient en outre certaines au moins des maximes habituelles
de prudence en matière politique, et pour simplifier, la
maxime de ne pas risquer, par des malentendus, de nuire à
la gauche. Mais aujourd’hui en tout cas, et s’il faut poser le
problème dans ces termes, le risque serait plutôt de contri­
buer par le silence à l’extinction de toute « gauche »).
Nous avons abordé la question du politique de manière
arbitraire : je veux dire, sans q u ’elle vienne prendre place
dans une logique déterminée et explicite de nos travaux
antérieurs. Nous n ’étions pas des spécialistes de « philoso­
phie politique », et notre abord a été, d ’une certaine
manière, pratique et politique avant d ’être « philosophi­
que ». — Ce qui, soit dit en passant, ne nous a pas empê­
ché et ne nous empêche pas de considérer qu’entre des tra­
vaux consacrés, par exemple, aux rapports de la philosophie,
et de la littérature, ou au statut et à la Darstellung du dis­
cours philosophique, et une interrogation sur le politique il
existe des rapports beaucoup plus étroits, fondamentaux et
déterminants que ne veut l’entendre un certain esprit de
l’époque.

Notre première enquête s’est adressée au marxisme, à la


question politique chez Marx et dans les premières traditions
marxistes. C’était, de notre part, à peine un choix, c’était
plutôt de l’ordre de l’évidence. — Évidence aussi, jusqu’à
un certain point, que de retrouver ainsi pour notre compte
ce que d ’autres avaient alors déjà enregistré, et qui depuis
n ’a cessé d ’être souligné : à savoir, ce que Claude Lefort, par
exemple, a pu appeler la « lacune du politique » dans le

20
marxisme. Mais dans cette « lacune » nous retrouvions aussi
bien la présence évidente, de la problématique même du
politique : nous la retrouvions sous la forme de la négation
de l’État séparé au profit d ’une « imprégnation par l’Etat de
toutes les sphères non politiques », selon les termes de Marx
pour caractériser la démocratie authentique, dans sa Critique
de la philosophie de l'E tat de Hegel.
Au-delà de Marx lui-même, il nous semblait que toutes
les problématiques marxistes, quelles q u ’elles aient été et
quelqu’analyse q u ’elles aient adoptée quant à l’histoire et
aux déplacements de la pensée de Marx, étaient tributaires
de cette lacune et de cette présence — de cette présence, en
somme, dans la lacune et grâce à elle — , soit q u ’elles en
aient simplement recueilli l’héritage, soit q u ’elles aient ren­
contré la nécessité de poser à cet héritage la question supplé­
mentaire, excédante, d ’une spécificité du politique. Dans
des contextes théoriques et pratiques aussi différents que
ceux du conseillisme, du gramscisme, de l’althussérisme ou
du maoïsme — par exemple — c’est bien la forme générale
d ’une telle question qui est venue à s’imposer. Non seule­
ment comme la question d ’une forme politique transitoire
nécessaire au passage de la révolution (ainsi que Marx en
avait soulevé le problème après la commune, et ainsi que ce
problème semblait s’éterniser ou s’enliser dans la pratique
des pays socialistes), mais plus radicalement comme la ques­
tion de mot singulier q u ’on trouve dans la Critique du pro­
gramme de Gotha, lorsque Marx évoque ou invoque le
« Staatswesen futur de la société communiste », l’être étati­
que, le mode d ’être ou d ’essence étatique qui sera ou qui
serait celui du communisme, ou encore l’espèce d ’État qui
sera le sien : un mot qui ne fournit pas le concept, mais qui
ouvre un pur problème, le problème de la responsabilité de
limiter l’État séparé, la forme-État séparée, à l’État bour­
geois, ou bien, et systématiquement (si le Staatswesen dési­
gne un être-État-non-séparé), le problème des implications
d ’une pensée de l’immanence totale, ou de l’immanentisa-
tion totale du politique dans le social.
Ce repérage, bien entendu, ne saurait passer pour une lec­
ture de Marx. 11 ne faisait qu’y engager. Cependant, le carac­
tère massif — trop massif — du problème posé nous a

21
détournés d ’une lecture directe. Il devenait, pour nous,
nécessaire de prendre aussi les repères d ’un retour spécifi­
que, non marxiste, précisément, mais pas antimarxiste pour
autant, de la question du politique. Nous nous sommes
alors adressés simultanément à Bataille et à Heidegger.
C ’est-à-dire cette fois à deux groupes de textes ayant accom­
pagné — en des sens divers du terme — la montée et l’ins­
tallation du nazisme.
De cette double lecture — qui fut elle aussi exploratoire et
reste pour nous largement à reprendre : nous le ferons pro­
chainement —, nous pouvions retenir, dans un premier
temps et très schématiquement, ceci :
1) d ’une part, que ce que nous abordions en tant que dis­
cours spécifiquement tenu sur le politique et en lui (discours
qui comportaient aussi des actes d ’intervention politique : le
Discours de rectorat ou Contre-Attaque) s’ordonnait en réa­
lité à un registre fondamental q u ’on pourrait désigner
comme « outre-politique », ou plus exactement comme le
registre d ’une limite, d ’un bord extrême (et pour cela même
décisif) du politique. Ainsi en particulier des deux pôles
constitués par des concepts (ou par les problèmes... ) du p eu ­
ple d ’une part, de la souveraineté de l’autre.
— Le « peuple » —- en tant que lieu d ’une individualité
propre, distincte de l’Etat autant que de la société civile, lieu
d ’une « mission » ou d ’une « destination » (d’une Bestim-
mung) elle même dépendante d ’une problématique géné­
rale de l’Etre comme destin, ou comme être-destiné).
— La « souveraineté » — en tant qu’opposé non-
dialectique de la maîtrise ou de la domination, et cependant
principe si l’on peut dire « non principiel » du pouvoir poli­
tique comme tel, aussi bien que de sa subversion.
De l’une et de l’autre manière — certes bien différen­
tes — s’imposait en somme la question d ’un « sujet » pro­
pre ou plutôt d ’un outre-sujet du politique, excédant la sub­
jectivité absolue q u ’effectue l’État hégélien.
Nous étions ainsi contraint d ’envisager deux lim ites, qui
ne sont pas celles entre lesquelles le politique se tiendrait (ou
se serait tenu) : ce sont les limites sur lesquelles il s’édifie —
mais aussi bien en refoulant ou en occultant complètement

22
leur nature de lim ites, et en occultant, du coup, les ques­
tions excessives qu’elles impliquent. Ces questions, il nous
semblait que les condamnations morales (et/ou politiques)
jetées sur le fascisme et sur le stalinisme ne servaient q u ’à les
occulter...
2) d ’autre part, cet excès du politique même nous sem­
blait se refermer, se réapproprier — et chez Bataille et chez
Heidegger (de façons, là encore, bien différentes ; chez Hei­
degger, cette fermeture engageait directement la responsabi­
lité de sa compromission politique de 1933 ; mais chez
Bataille elle engageait aussi, quoique bien moins lourde, la
responsabilité par exemple de l’éloge du Plan Marshall) :
fermeture ou réappropriation qui se produit dans l’exacte
mesure où, malgré tout, un schème de la subjectivité'per­
siste à gouverner l’analyse des limites elles-mêmes. Les ques­
tions ouvertes sous les mots de « peuples * ou de « souverai­
neté » se referment lorsque le peuple ou la souveraineté sont
réimputés, réassignés comme sujets (c’est-à-dire peut-être
toujours en définitive comme volontés') : la vocation (et le
Führer) d ’un peuple, la vocation (et la sacralisation) de
l’artiste.
— Il ne s’agissait pas là de conclusions, mais de questions,
d ’obstacles et d ’avertissements rencontrés en chemin.

Nous avons considéré que cela impliquait, une deuxième


fois, l’impossibilité d ’aborder de fro n t le problème du poli­
tique, si derrière son évidence se dissimulait encore l’évi­
dence du sujet, ou l’évidence d ’une archi-propriété toujours
reconduite derrière les figures de la désappropriation absolue
q u ’étaient censés constituer aussi bien le prolétariat que la
souveraineté. La question de l’État, ou la question générale
du pouvoir nous apparaissait ne pas pouvoir être prise pour
elle-même sans passer par la question du sujet. Ce qui signi­
fiait aussi que la question du pouvoir nous semblait ne pas
constituer par elle-même la première question du politique.
Mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’à nos yeux la
question du pouvoir perdait toute pertinence propre et que,
ainsi q u ’on le pense à certains endroits depuis quelques
années, l’idée de pouvoir recouvrirait un type d ’effets indis­
sociables du discours, par exemple, ou de l’inconscient —

23
effets eux-mêmes multiples, diversement localisés et disper­
sés ou stratifiés en des configurations mobiles. La combina­
toire ou l’aléatoire des micro-pouvoirs dissout l’effectivité
pourtant bien réelle (et donc dissoute en rêve...) des grands
pouvoirs, qu’ils soient de classe, d ’Etat, de monopole, ou
des trois à la fois. Or l’enjeu n ’a jamais été pour nous d ’écar­
ter ou de sublimer ni la lutte des classes, ni les luttes politi­
ques : ce sont des données de l’époque de la domination du
politique et de la technique, ou de la domination de l’éco­
nomie politique. Mais l’enjeu pourrait être de ne plus asser­
vir ces luttes, dans leur finalité, à cette domination.
Et par conséquent à la domination arché-téléologique du
Sujet. Or l’évidence politique du Sujet tient à la présupposi­
tion absolue du rapport des « sujets ». Seulement cette pré­
supposition permet d ’ordonner une téléologie politique, et
surtout d ’ordonner le politique comme telos. C’est par
l’idéal ou par l’idée de la polis, plus que par tout autre, que
l’époque moderne — le romantisme, bien sûr, et tout
l’idéalisme, y compris l’idéalisme socialiste — s’est réamar­
rée à l’origine et à la finalité grecques de l’Occident, c’est-à-
dire a voulu se réassurer comme sujet de son histoire, et
comme histoire du sujet.
La polis présuppose le rapport — le rapport logikos, ou le
logos comme rapport — que pourtant elle inaugure — , et
c’est en quoi, peut-être, elle est le fondement phi­
losophique.
Rien d ’étonnant, dès lors, à voir aussi la question du rap­
port comme tel surgir de toutes les manières dans la philoso­
phie, dès que le politique y fait énigme, lacune ou limite —
ce qui s’est sans doute produit dès que Hegel a pensé l’achè­
vement du politique, et dans le politique. Politeuein, Hegel
traduisait ce verbe par « mener la vie universelle dans la
cité » : conduire les rapports comme la vie du seul Sujet...
Dès lors, et comme en retour, que ce soit sous la figure des
« sciences humaines » ou sous des figures philosophiques, les
questions d ’autrui, de Yaller ego, des « formes de la sympa­
thie », de l’agonistique, des sources de la morale et de la reli­
gion, de l’être comme être-avec, etc., prolifèrent dans la
pensée de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe
siècle.

24
Surgissait par conséquent pour nous la nécessité de
reprendre cette question du rapport, la question du « lien
social » en tant que non présupposé, et pourtant en tant
q u ’impossible à déduire ou à dériver d ’une première
subjectivité.
Nous avons alors voulu aborder cette question dans le
champ le plus écarté, en apparence au moins, et de l’habitus
philosophique et de l’investissement politique : celui de la
psychanalyse.
Il ne s’agissait pas du tout, pour nous, d ’un énoncé-
programme du genre « politique et psychanalyse ». Il s’agis­
sait d ’interroger à la fois les multiples et puissants motifs de
la socialité, de l’altérité, du rapport comme tel, qui agitent
la spécificité du « sujet » freudien — et par ailleurs l’espèce
de reconstruction, pourtant, ou de réaffirmation, chez le
même Freud, du zôon politikon.
De ce travail (dont nous avons publié une partie, et dont
une autre partie sera bientôt publiée)3, nous avons cru pou­
voir retirer ceci : bien que, sur un premier registre du dis­
cours de Freud, ou encore dans la vulgate psychanalytique
qui s’est installée aujourd’hui, l’inconscient soit structuré
comme un Etat (ou comme une dictature), bien que le Nar­
cisse, somme toute, soit totalitaire, un autre registre du
même discours (et qui va peut-être, mais c’est une autre
question, jusqu’à entamer la propriété même et l’autarcie
de la psychanalyse) correspond au contraire à de multiples
ébranlements ou fissurations de cette normativité politique
et subjectale. Et de fait, pour une pensée qui exclut en prin­
cipe et au principe la position d ’une autosuffisance et d ’une
autocratie, la question du rapport ne peut que surgir.
Comme question, c’est-à-dire dans l’impossibilité de pré­
supposer la solution du rapport, que ce soit dans un sujet ou
dans une communauté. La question du rapport est la ques­
tion du passage à la communauté, mais aussi bien du pas­
sage au sujet. Et cette question surgit chez Freud de toutes
sortes de manières, qui vont de la problématique de la socia­

3. Cf. La panique politique in Confrontations , 2, « l’Etat cellulaire »


(Aubier), et Le peuple j u i f ne rêve pas in La psychanalyse est-elle une his­
toire juive ? (Le Seuil, 1981).

25
lité originaire jusqu’à celles de la bisexualité, de l’identifica­
tion, ou de la préhistoire de l’Œdipe.
Nous nous contenterons aujourd’hui de souligner ceci : si
le « lien social » fait question véritable — et fait, du coup,
question-//;»*/*? — pour Freud, c’est que le rapport donné
(nous voulons dire : le rapport tel que, malgré tout, Freud se
le donne, tel qu’il le présuppose, lui aussi, comme toute la
philosophie), ce rapport d ’un sujet avec la subjectivité elle-
même dans la figure d ’un père, implique, dans l’origine ou
en guise d ’origine, la naissance (ou le don, précisément) de
ce rapport. Et une pareille naissance implique le retrait de ce
qui n ’est ni sujet, ni objet, ni figure, et que l’on peut, par
provision et par simplification, nommer « la mère ».
Derrière la politique (s’il faut l’identifier au Père), « la
mère » : on imagine aisément à quelle Schwdrmerei cela
peut donner lieu... Mais cela n ’y donne lieu sans doute que
pour une interprétation déjà elle-même soumise au
politique.
Pour nous, cette espèce de pointe aiguë de la question du
rapport (qui a du reste bien d ’autres formes) a signifié en fait
ceci : il y avait donc, en un autre sens ou plutôt sur un autre
plan que celui sur lequel nous nous sommes tenus tout à
l’heure, un problème de retrait par rapport à et dans l’instal­
lation du politique, dans l’érection du politique. Un pro­
blème du retrait, c’est-à-dire le problème d ’une négativité
non dialectique, le problème d ’un avènement (de l’identité
et du rapport) par soustraction (du « sujet ») ; ou encore le
problème de ce qui fait le rapport comme rapport, dans la
mesure où le rapport a pour nature (si jamais il a une
nature...) le retrait réciproque de ses termes, dans la mesure
où le rapport (peut-on même dire le rapport ?) est fait de la
division, de l’incision, de la non-totalité q u ’il « est ».

Ce n ’est pas avec Freud que nous avons poursuivi l’explo­


ration de cette question. La psychanalyse, sur cette limite,
reconduit au philosophique. Dans notre travail le plus
récent, la question du rapport et du retrait se reformule,
pour l’un en une interrogation, chez Heidegger, du retrait
du politique dans la problématique de l’œuvre d ’art, pour

26
l’autre en un examen de ce que j’appellerais la pré­
inscription éthique du rapport, à partir de Kant. Mais ce
sont, pour l’essentiel, des travaux en cours, et ce n ’est pas le
lieu d ’en parler.
C’est en revanche le lieu de dire que ces travaux nous
ramènent au politique, en nous ramenant à la question
d ’une disjonction ou d ’une disruption plus essentielle au
politique que le politique même, et qui du reste nous sem­
ble faire l’enjeu, à des titres divers, de plus d ’une interroga­
tion contemporaine. Un enjeu que, pour aujourd’hui, nous
résumerions ainsi : le transcendantal de la polis n ’est pas
l’organicité, ni celle d ’une harmonie ou d ’une communion,
ni celle d ’une répartition des fonctions et des différences.
Mais il n ’est pas non plus l’anarchie. Il est l’an-archie de
l’archie elle-même (à supposer que « ça » puisse encore être
visé dans le lexique du « transcendantal » ; mais c’est aussi
bien pour ne pas entrer trop vite dans des discussions déter­
minées de ce type que nous avons simplement — si nous
pouvons dire... — mis l’ensemble du travail du Centre sous
le titre d ’une question de « l’essence » du politique).
Du moins pouvons-nous dire, avec ces formules sommai­
res, que pour notre part la question du retrait (de
l’« essence », donc du « retrait ») du politique nous parais­
sait relever d ’une problématique générale de l'entam e, de la
trace (de la trace sans propriété) telle que l’avait élaborée
Derrida. Et que, du même coup, la question du politique
nous paraissait relancer à nouveaux frais, et à partir d ’autres
lieux, cette problématique elle-même, la désinstallant du
champ « textuel » (en un sens souvent réduit au « litté­
raire ») q u ’on lui attribuait.
C’est pourquoi la dernière étape fut pour nous, cet été,
un colloque où, sous le titre « Les fins de l’homme », nous
avons essayé de proposer non pas une élaboration — ce n ’est
pas la fonction d ’un colloque — mais, disons une ponctua­
tion de cet état des questions à partir du travail de Derrida.
Et c’est pourquoi à présent nous paraît souhaitable un
nouvel espace de travail, ce « Centre de recherches », qui
devrait s’efforcer de fonctionner « à partir » de plusieurs
types de travaux et de problématiques.

27
Nous n ’ouvrons pas cet espace à la poursuite de notre ou
de nos trajets. Ces trajets, nous les poursuivrons de notre
côté, bien entendu, et nous les ferons intervenir, périodi­
quement, ici, parmi d ’autres. Mais nous ouvrons cet espace à
un ensemble problématique, c’est-à-dire à un ensemble de
problématiques et à un ensemble comme tel problématique,
multiple, hétérogène, malléable, sans limites absolues et
sans exclusives. — Une telle situation ne va pas de soi, elle
devra peu à peu, c’est évident, être réfléchie, travaillée,
questionnée pour elle-même.
Mais la première étape doit consister à laisser se dégager,
dans le travail et la confrontation, le schème de ces ques­
tions, et par conséquent le schème de l’identité singulière
qui pourrait devenir celle d ’un tel « Centre de recherches
philosophiques sur le politique ». Nous refusons que son
départ soit assujetti à une figure philosophique ou (et) poli­
tique, puisque c’est la figure philosophico-politique comme
telle, ou la figure du philosophico-politique que nous
entendons soumettre à notre interrogation.
Une seule chose, pour le moment, donne sa limite à cet
espace : c’est la détermination de poser pour elle-même la
question du politique, c’est-à-dire à la fois de ne pas lui pré­
supposer une réponse, et de la prendre comme question
d ’« essence » — ou comme question d ’un « retrait » de
l’essence. Ce qui exclut les attitudes de sortie hors du politi­
que. La sortie, ou la liquidation du politique, nous l’avons
déjà marqué tout à l’heure — q u ’elle prenne forme éthique,
juridique, sociologique, esthétique ou religieuse — , est tou­
jours en passe de confirmer sa domination. Ce schéma est
déjà vieux, mais il opère toujours...
19 ja n vier 1981

lue ferry

de la critique de Thistoricisme
à la question du droit*
(sur la querelle des Anciens et des Modernes)

Argument

U s'agirait d'interroger, au-delà de la constatation du mouvement


auquel on assiste aujourd'hui, souvent à l'exte'rieur même de la philo­
sophie, d 'un retour vers le droit, ou d 'un retour du droit en tant que
m om ent du politique (c f les articles de C. Lefort et P. Thibaud), les
conditions de possibilité’s philosophiques d'une adhésion au discours
des Droits de l ’Homme. Avant que ce discours n'achève en effet de
devenir — ou, selon le point de vue adopté, de redevenir — une sim ­
ple idéologie ou une mode parm i d'autres, il nous semble urgent
d ’essayer de dégager les présupposés et les implications théoriques

* Le texte qu’on va lire est la simple re-transcription de la communica­


tion prononcée au Centre en janvier 1981. De là les imperfections propres
à un style oral, et la discrétion délibérée d ’un appareil scientifique que
l’on aurait dû sans doute enrichir si l’on avait voulu réécrire artificielle­
ment ce texte. Pour un plus ample développement de la problématique
ici simplement esquissée, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au
dossier, consacré au thème « Droit et Morale », à paraître dans un pro­
chain numéro de la revue Esprit, réalisé avec Alain Renaut à l’issue d ’un
séminaire organisé dans le cadre du Centre d ’études et de recherches sur
Kant et Eichte.

29
(liés notam m ent aux représentations modernes et « humanistes » du
droit) d'une référence aux Droits de l ’Homme.
Nous adopterons ici une démarche « négative » (visant à établir en
quelque sorte les conditions d'im possibilité de cette référence) suggé­
rée par les deux remarques qui suivent :
1) U semblerait tout d'abord que cette référence soit un non-sens
dans le cadre de la philosophie politique classique et que la représen­
tation antique (notam m ent aristotélicienne) du « droit naturel » la
rende impossible (cf. sur ce point, non seulement les travaux de
L. Strauss et de M. Villey, mais aussil'article de P. Aubenque auquel
nous renvoyons dans la bibliographie). U convient à cet égard de
prendre acte de la réalité et de l'importance de ce que l'on pourrait
nommer « la querelle des anciens et des modernes à propos du
droit ».
2) Mais il apparaît aussi à l'évidence que, pour être une idée
« moderne », la notion de Droit de l'H om m e n 'en est pas moins éga­
lem ent incompatible avec certains courants dominants de la moder­
n ité (et en particulier, comme tendent à le montrer, de manière d'ail­
leurs nuancée, les articles de C. Lefort et de P. Thibaud, avec les p h i­
losophies rationalistes de l'histoire hégéliennes ou marxistes).
U s'agira donc, à travers de l'analyse de ces « incompatibilités », de
faire en quelque sorte se dessiner en creux, et à titre d'interrogation,
les conditions de possibilitéphilosophiques de la référence aux Droits
de l'Hom m e.

Bibliographie (nous n ’indiquons ici que les textes auxquels nous nous
référerons effectivement) :
C. Lefort, « Droits de l’Homme et politique », Libre, 7.
P. Thibaud, « Droit et Politique », Esprit, mars 1980.
P. Aubenque, « La loi selon Aristote », Archives de philosophie
du droit, 1980.
J. Ritter, « Le droit naturel chez Aristote », Archives de philosophie,
1969.
L. Strauss, Droit naturel et histoire, Plon, 1954.
Political philosophy and history, «Journal of the History of
Ideas », X, 1949-
Politicalphilosophy : six essays by L. Strauss, N.Y., 1975. (Ce
recueil de textes contient notamment deux articles essentiels :
1Vhat is political philosophy et The three waves o f the m odem ity. )
M. Villey, Seize essais de philosophie du droit, Dalloz, 1969 (cf.
notamment l’article intitulé : l'Humaniste et le droit).
Philosophie du droit , Dalloz, 1978 (en particulier le chapitre con­
sacré, dans le t. I, à la critique du discours des Droits de
l’Homme).

30
Il s’agirait ici de s’interroger, au-delà de la constatation du
mouvement auquel on assiste aujourd’hui, souvent à l’exté­
rieur de la philosophie, d ’un retour vers le droit ou d ’un
retour du droit — et notamment des Droits de l’Homme —
en tant que m om ent du politique ', sur les conditions de
possibilité philosophiques d ’une adhésion au discours des
droits de l’homme. Avant que ce discours n ’achève en effet
de devenir, — ou de redevenir, selon le point de vue adopté
— une simple idéologie ou une mode parmi d ’autres, il y
aurait peut-être quelques motifs de s’intéresser aux présup­
posés et aux implications théoriques (liés notamment aux
représentations « modernes » et « humanistes » du droit)
d ’une référence aux Droits de l’Homme.
Je tiens à préciser d ’emblée que le but de cet exposé n ’est
pas de mettre en question la définition même des Droits de
l’Homme ni de cerner les contenus différents, voire contra­
dictoires, recouverts par cette expression. Il va de soi q u ’une
telle tâche mériterait à elle seule un travail de recherche, ne
serait-ce qu’en raison de la complexité de l’histoire « objec­
tive » de ces droits depuis la déclaration de 1789, ou même
depuis la déclaration américaine de juin 1776, jusqu’aux
différentes conventions, déclarations et pactes intergouver­
nementaux qui, depuis 1948, tendent d ’inscrire dans la réa­
lité (?) du droit international les conditions de leur respect.
Je laisserai donc, par nécessité, cette question de côté,
pour me borner à envisager d ’un point de vue plus général
les conditions de possibilité philosophiques qui me semble­
raient requises pour penser une doctrine des Droits de
l’Homme. Plus précisément, étant donné le caractère pro­
blématique du projet, je procéderai négativement en
m ’attachant essentiellement à rechercher, non tant les con­
ditions de possibilité d ’une telle doctrine que ses conditions12

1. Cf. C. Lefort, « Droits de l’homme et politique », Libre, 7, et


P. Thibaud, « Droit et politique », Esprit, mars 1980.
2. Il suffit pour s’en persuader de songer à l’incompatibilité de fait des
droits « réels » et des droits « substantiels », et à l’absence de signification
pre'cise des derniers, sinon des premiers. Aussi les « listes » des droits de
l'homme édictées par les différentes conventions intergouvemementales
sont-elles éminemment variables. Cf. sur ce point le numéro de janvier
1981 de la revue Projet.

31
d'im possibilité, en examinant par conséquent avec quelles
représentations du réel, avec quelles représentations philoso­
phiques, l’idée même des Droits de l’Homme me semble
incompatible. Pour ce faire, j’esquisserai dans un premier
temps une brève analyse de certains textes consacrés par Léo
Strauss à la négation du droit par l’historicisme3. Je m ’atta­
cherai ensuite plus particulièrement à l’examen de l’une de
ces « incompatibilités », à l’examen de ce que j’ai, en sous
titre, par référence encore à Léo Strauss, désigné sous le nom
de « querelle des anciens et des modernes ».

La pensée de Strauss, telle q u ’elle apparaît du moins à tra­


vers les textes ici mentionnnés, peut être décrite comme
visant essentiellement à dénoncer la modernité « histori-
ciste » et « positiviste », en tant q u ’elle conduit, de Machia­
vel à Nietzsche, à une négation radicale du droit et, plus
généralement, de la philosophie politique — critique qui
suscite le projet d ’une restauration de la philosophie politi­
que par un retour au droit naturel classique (Aristote et sur­
tout Platon). On sait en effet comment, aux yeux de Léo
Strauss, la philosophie politique — définie en référence à
Platon comme une enquête portant sur la nature et les con­
ditions de réalisation du « meilleur régime » — ne saurait
exister q u ’à deux conditions, ou, si l’on veut, sur la base de
deux requisits théoriques dont la simplicité, nous le verrons
sans doute, n ’est q u ’apparente :

1. Tout d ’abord, pour q u ’une philosophie politique soit


possible, il faut que soit reconnue l’existence d ’un décalage
entre le réel et l’idéal, entre la cité telle q u ’elle est et la cité

3. Cf. notamment (outre bien évidemment l’ouvrage fondamental


intitulé Droit naturel et histoire), Political philosophy and history,
«Journal of the History of Ideas », X, 1949 et Political philosophy : six
essays by Léo Strauss, New York, 1975 (recueil d ’articles qui contient
notamment deux textes à cet égard essentiels : What is political philo­
sophy ? et The three waves o f the modemity). Q u’il me soit permis de
remercier à cette occasion Miguel Abensour qui me fit découvrir ces
textes.

32
telle q u ’elle doit être. En effet, en l’absence d ’un tel déca­
lage, l’interrogation portant sur le meilleur régime perdrait
toute signification. Or ce décalage est précisément celui qui
sépare le droit naturel du droit p o sitif ( k droit naturel pou­
vant s’entendre comme cet étalon transcendant auquel toute
critique de la positivité se référé) de sorte que cette première
condition de la philosophie politique est aussi condition de
possibilité de toute pensée du droit (l’idée du droit n ’étant
au fond rien d ’autre que cet abîme même qui sépare droit
naturel et droit positif).
2. La seconde condition réside dans la possibilité d ’une
discussion raisonnable sur la nature du meilleur régime (sur
le droit naturel), dans la possibilité de parvenir à son sujet à
une opinion vraie ou vraisemblable. Plus généralement : il
faut que la sphère des valeurs n ’échappe pas par essence à
tout dialogue raisonnable.

Une fois posés ces deux requisits de la pensée du droit


naturel, il devient sans doute plus aisé de percevoir en quel
sens / 'historicisme et le positivism e, qui selon Léo Strauss
caractérisent essentiellement la pensée contemporaine, cons­
tituent bien des négations de la philosophie politique ou de
la pensée du droit. En effet :

1. Si l’on entend par historicisme, au sens le plus large du


terme, la position qui consiste à prendre pour norme ce qui
est historiquement « consacré », à tout considérer comme un
produit historique ou encore, à disqualifier la pertinence
même de l’opposition entre la norme et le fait, c’est bien,
avec l’historicisme, à l’anéantissement de la première condi­
tion de possibilité du droit que l’on assiste *.4

4. Il faudrait bien évidemment nuancer cette présentation simplifiée


— mais, à mon sens, correcte — de la pensée de Strauss. Il me semble en
effet possible de distinguer trois formes d ’historicisme :
a) Y'historicisme rationaliste, dont la figure la pb's achevée est assuré­
ment l’hégélianisme qui culmine dans l’affirmatioi. Je l’identité du réel
et du rationnel, ou encore, comme dans l’additif au § 237 de VEncyclo­
pédie, de la « volonté et de l’intelligence ».
b) Vhistoricisme empiriste qui survit généralement aujourd’hui dans

33
2. Il est clair d ’autre part que le positivisme constitue
bien la négation de la seconde condition de possibilité de la
philosophie politique — donc, du droit — dans la mesure
où, même s’il n ’est pas nécessairement historiciste, il nie
q u ’il soit possible de parvenir à quelque certitude dans le
domaine des valeurs éthiques, politiques ou juridiques (le
modèle du positivisme étant en ce sens représenté au mieux
par M. Weber ou par H. Kelsen).

Je reviendrai dans ce qui suit sur la façon dont Strauss


d ’une part interprète l’ensemble de la philosophie politique
moderne depuis Machiavel comme conduisant inéluctable­
ment à sa propre négation historiciste et positiviste et,
d ’autre part, sur la signification qu’il entend donner à la res­
tauration d ’une philosophie politique par un retour au droit
naturel classique. Q u’il me suffise pour l’instant d ’avoir
indiqué, ne serait-ce que schématiquement, combien la
pensée du droit, du moins à en croire Strauss, est essentielle
au politique et en quel sens q u ’elle n ’apparaît possible q u ’à
la condition d ’un double refus : celui de l’historicisme et du
positivisme.
Car c’est bien également sous ce double signe d ’une co­
appartenance essentielle du droit et du politique ainsi que
d ’un refus de la modernité historiciste et positiviste que sem­
ble s’annoncer l’actuel « retour du juridique » auquel nous
faisions tout à l’heure allusion. C’est là du moins ce dont
témoignent les articles de C. Lefort — chez qui d ’ailleurs la
référence à Strauss est explicite dès les premières pages,
même si, bien évidemment, cette référence n ’exclut pas une
prise de distance — et de P. Thibaud5qui tous deux s’inter-

les sciences humaines et dont l’actuel positivisme juridique est sans aucun
doute l’héritier.
c) L’historicisme « existentialiste » enfin qui, de façon plus subtile,
résulterait de l’élimination même du couple idéal/réel dénoncé comme
illusion « métaphysique ». C’est en ce dernier sens que Heidegger est cri­
tiqué par Strauss, même si, comme on le percevra, il lui emprunte peut-
être l’essentiel de son analyse de l’humanisme moderne comme pensée
« déclinante » et foncièrement « non grecque ».
5. Cf. supra.

34
rogent sur les raisons d ’un tel retour après un certain nombre
d ’années de « soupçons » et d ’occultations d ’origines diver­
ses (notamment, bien sûr, en provenance du marxisme).
Sans prétendre analyser ici le contenu de ces articles, il n ’est
peut-être pas inutile de souligner que tous deux semblent
également faire dépendre la pensée du droit d ’une double
critique :

1. C’est bien en effet une critique des philosophies


rationnelles de l’histoire que suppose tout d ’abord la prise
en compte de ce retour du juridique, précisément : de ces
philosophies de l’histoire qui affirmaient avoir, selon P. Thi-
baud, « démythifié la prétention d ’exprimer une transcen­
dance » (p.3), C. Lefort montrant quant à lui comment c’est
bien en tant que rationaliste héritier de Hegel que Marx
commet, dans son célèbre commentaire de la déclaration des
Droits de l’Homme, l’erreur de n ’y voir que l’expression
d ’un droit form el et purement individualiste. Rien d ’éton-
nant dès lors, si « l’expansion du marxisme dans l’ensemble
de la gauche française » a été « longtemps de pair avec une
dépréciation du droit en général et la condamnation véhé­
mente, ironique ou “ scientifique” de la notion bourgeoise
des Droits de l’Homme » (p. 4).
2. Mais d ’autre part, et C. Lefort y insiste avec force (cf.
p. 24, 25, 4 l, etc.), il faut, pour que les Droits de l’Homme
acquièrent toute leur fonction critique à l’égard de la positi­
vité, à l’égard du pouvoir établi, q u ’ils soient justement
pensés en rapport à une essence abstraite de l ’hom m e, puis­
que c’est précisément au nom de cette idée, et en tant
q u ’elle est indéterminée et abstraite que la totalité des droits
positifs peuvent éventuellement être indéfiniment soumis à
la critique : « les Droits de l’Homme étant déclarés surgit,
dit-on, la fiction de l’homme sans détermination. Toute la
critique d ’inspiration marxiste, mais aussi conservatrice,
s’engouffre dans cette fragile citadelle pour la démolir.
Joseph de Maistre proclamait ainsi : j ’ai rencontré des Ita­
liens, des Russes, des Espagnols, des Anglais, des Français, je
ne connais pas l’homme en général ; et Marx jugeait q u ’il
n ’était d ’hommes que concrets, historiquement et sociale­
ment déterminés, façonnés par leur condition de classe.

35
Avec moins de talent, nombre de nos contemporains conti­
nuent de se gausser de l’humanisme abstrait » (p. 24), alors
même que, n ’hésite pas à ajouter C. Lefort, sans cette idée
de l’homme « idée apparemment dérisoire au regard des
antagonismes qui déchirent le monde... la démocratie dis­
paraîtrait » (p. 41).

Je ne poursuivrai pas davantage l’analyse de ces deux arti­


cles6. L’hypothèse se peut en effet déjà formuler, à partir de
ces quelques remarques, que trois représentations philoso­
phiques du réel sont peut-être incompatibles avec une réfé­
rence positive à une doctrine des Droits de l’Homme :

— Ce sont d ’abord, à l’évidence, les représentations


dogmatiquement rationalistes de l’histoire et du réel qui
excluent la possibilité de cette référence. Toute théorie de la
« ruse de la raison », quelle que soit la version choisie , est en
effet par essence « historiciste » : si le rationnel se réalise
dans l’histoire par son contraire apparent, si, par consé­
quent, tout est rationnel, il va de soi que, pour reprendre les
termes de Strauss, l’idéal et le réel coïncident, de sorte q u ’il
n ’est plus d ’instance transcendante au nom de laquelle la
positivité pourrait être critiquée. De là, la critique du droit
abstrait chez Hegel et Marx, et la nécessité, chez l’un comme
chez l’autre, de penser le droit à partir de son insertion dans
1’historicité7.

6. Je n'ai fait, à vrai dire, qu’effleurer leur thème central, sans m’arrê­
ter à la façon dont ils montrent comment durant ces dernières années, la
droite et la gauche françaises ont partagé en commun l’erreur qui consiste
à méconnaître le caractère proprement politique, et non simplement
moral et individuel, de la référence aux Droits de l’Homme — pas plus
d ’ailleurs que je n’ai insisté sur les différences d ’accentuations qui les dis­
tinguent, P. Thibaud s’attachant notamment, au niveau d ’une réflexion
sur les relations internationales, à mettre en évidence la nouveauté du
caractère non-étatique des revendications touchant les Droits de
l’Homme telles qu’elles se manifestent à travers les organisations non
intergouvemementales.
7. Sur la critique marxiste du droit abstrait, cf. (outre l’article déjà
mentionné de C. Lefort), A. Bergounioux et B. Manin, La Social dém o­
cratie ou le compromis , PUF, 1979, chap. 1 « Socialisme et démocratie ».

36
— Si le dépassement de l’historicisme dogmatique, de la
« métaphysique de la subjectivité », semble dès lors être une
des conditions de possibilité théoriques d ’un « retour du
juridique », il n ’en résulte pas immédiatement que toute
entreprise de déconstruction de la métaphysique permette la
référence au droit, et notamment aux Droits de l’Homme,
du moins si l’on admet avec C. Lefort8q u ’une telle référence
implique bien la valorisation d ’une essence abstraite de
l ’hom me : la déconstruction de la métaphysique de la sub­
jectivité n ’implique-t-elle pas en effet, comme le suggère
chaque page de la Lettre su r/ ’humanisme une critique radi­
cale, non seulement de cet humanisme abstrait, mais plus
généralement encore, du « point de vue des valeurs », s’il est
vrai, comme le dit Heidegger, que « toute valorisation est
subjectivation », c’est-à-dire retombée dans la « méta­
physique » ?
— A suivre cette hypothèse, c’est une troisième représen­
tation philosophique du réel, une troisième « ontologie »
qui s’avérerait incompatible avec le discours des Droits de
l’Homme : je songe bien sûr à la pensée que Strauss désigne
comme « classique » et que je nommerais volontiers, en un
sens que le contexte de cet exposé devrait rendre intelligible,
« pré-humaniste ».
C’est ce dernier point, sur cette opposition des anciens et
des modernes, que je souhaiterais m ’arrêter un peu plus lon­
guement, et ce, au moins pour une raison simple : c’est que
le retour vers la pensée classique auquel on a pu assister de la
part d ’auteurs comme Léo Strauss — mais il faudrait bien
sûr mentionner dans toute leur précision les travaux de

Cette tradition rationaliste dogmatique qui aboutit à la dissolution du


droit dans l’historicité reçoit sa première formulation proprement systé­
matique dans la doctrine du droit naturel de Wolff. Cf. sur ce point, J.
Ritter, Le droit naturel chez Aristote, « Archives de philosophie », 1969.
Le paradoxe en l’occurrence, réside en ceci que l 'historicisme dogmati­
que, notamment chez Wolff, est l’une des origines de la doctrine des
Droits de l’Homme qu’il contribue cependant à dissoudre dans
l’histoire.
8. C’est là d ’ailleurs à mes yeux l’une des difficultés centrales de l’arti­
cle de C. Lefort : « L’humanisme abstrait » ; peut-il être pensé dans le
cadre d ’une critique « phénoménologique » de la métaphysique
dogmatique ?

37
M. Villey9 — a effectivem ent donné lieu, dans le domaine
de la philosophie politique et de la philosophie du droit,
voire dans celui de la science juridique elle-même, à une
analyse explicite de cette incompatibilité entre « la » repré­
sentation classique du réel et de la doctrine humaniste des
Droits de l’Homme et, par suite, à une critique également
explicite de « l’idéologie » des Droits de l’Homme, critique
qui a l’originalité tout à fait remarquable de s’effectuer, non
pas au nom de l'Histoire, mais bien au nom d ’une autre
conception du droit que celle qui a cours chez les modernes.
La philosophie de Strauss est en ce sens une philosophie du
droit qui à la fois prend pour cible l’historicisme et l’huma­
nisme modernes, donc, une pensée du droit qui n ’est pas
une pensée des Droits de l ’Homme. Il en va me semble-t-il
de même dans les travaux de M. Villey. La question qui se
pose est dès lors la suivante : peut-on admettre la critique de
l’historicisme sans admettre également les conséquences
q u ’elle semble avoir inéluctablement chez ces auteurs quant
au problème des Droits de l’Homme ? Il va de soi que je ne
tenterai pas ici de résoudre une telle question mais seule­
ment de la poser explicitement.
Je me bornerai dans cette optique à analyser brièvement
trois ouvrages qui me semblent particulièrement révélateurs
des difficultés soulevées par cette « troisième incompatibi­
lité » : les textes de Strauss regroupés sous le titre « Political
Philosophy », l’essai de M. Villey intitulé L ’Humanisme et
le droit et, enfin, l’article de P. Aubenque, La loi selon Aris­
tote, paru dans le numéro de 1980 des « Archives de philo­
sophie du droit ».

J ’ai indiqué au moins succintement comment Strauss éta­


blissait la nécessité de remplir deux conditions afin q u ’une

9. Cf. entre autres, La formation de la pense'e juridique moderne,


Montchrétien, 1975, les Seize essais de philosophie du droit , Dalloz,
1969 (et particulièrement, dans cet ouvrage, l’article intitulé L 'hum a­
nisme et le droit), la Philosophie du droit, Dalloz, 1978 (notamment le
chapitre sur « les droits de l’homme et le système utilitariste », t. I,
p. 154 et suiv.).

38
pensée du droit (ou du politique) soit possible : la position,
tout d ’abord, contre toute forme d ’historicisme, de la diffé­
rence entre le réel et l’idéal, donc notamment, de la diffé­
rence entre réel et rationnel (différence sans laquelle la
dimension de la « chance » disparaît du politique), et le
maintien, cependant, contre le positivisme, d ’un certain sta­
tut de la rationalité dans la sphère des valeurs.
Il faut toutefois lever maintenant le malentendu que sem­
ble devoir inévitablement susciter une telle formulation du
problème juridique et politique : je pense au malentendu
qui consisterait à interpréter ces deux conditions de possibi­
lité de façon « moderne », comme s’il s’agissait en quelque
sorte de deux requisits rousseauistes ou kantiens, la première
condition étant alors comprise comme opposition du sein et
du sollen, et la seconde, comme exigence de la rationalité'
pratique.
Nul malentendu ne serait sans doute plus complet sur la
pensée de Strauss qui en réalité s’attache à concevoir le déca­
lage entre réel et idéal, entre droit positif et droit naturel, de
façon résolument « classique », c’est-à-dire, de façon tout à
la fois téléologique et naturelle : la référence est à Platon et
Aristote, non à Rousseau et Kant : ce que la chose doit être
n ’est nullement à penser comme norme subjective, comme
raison pratique form elle, mais comme nature substantielle.
La transcendance du droit, la transcendance de ce au nom de
quoi la positivité du réel est critiquée est ainsi transcendance
naturelle, objective et finale, de sorte que seule la pensée
politique classique mériterait à proprement parler le nom de
théorie du droit naturel (le « droit naturel moderne » étant
bien plutôt, comme on le voit chez Kant et Fichte, un droit
rationnel). Bref, comme ne cesse de le souligner Strauss, « le
naturel est ici entendu en opposition à ce qui est humain,
par trop hum ain1" ». Le droit naturel classique lié étroite­
ment à la cosmologie, apparaît dès lors comme un ordre
transcendant par rapport au sujet (à la subjectivité), donc
comme un ordre « objectif » et cependant « normatif » en ce
sens qu’il est hiérarchisé et finalisé. Ce qv l’on perd selon10

10. What ispohticalphilosophy ?, p. 24. cf. également, Droit naturel


et Histoire, p. 112, 108.

39
Strauss lorsque avec Machiavel on passe de l’âge classique à
la pensée moderne, « du monde clos à l’univers infini »,
c’est très précisément cette transcendance objective du droit
et, par là même, la dimension de chance, de contingence ou
de fortune qui caractérise essentiellement la sphère du politi­
que (ou du droit) ; « L’actualisation du meilleur régime
dépend du fait que se rejoignent et coïncident des choses qui
ont une tendance naturelle à s’écarter les unes des autres (par
exemple, de la coïncidence entre la philosophie et le pouvoir
politique). Son actualisation dépend par conséquent de la
chance11 ».
Par opposition à la pensée classique, toute la modernité,
depuis Machiavel, et quelles que soient les apparences, est
interprétée par Strauss comme essentiellement et fondamen­
talement animée par le souci « pré-historiciste » du réalisme
politique, c’est-à-dire par la volonté de prouver (ce
q u ’accomplissent les théories de la ruse de la raison) non
seulement la possibilité, mais bien la nécessité de la réalisa­
tion de l’idéal : l’avènement de l’historicisme coïncide ainsi
avec l’élimination de la transcendance et de la chance hors
du champ de la sphère politique, élimination q u ’exprime
symboliquement la célèbre formule selon laquelle « la for­
tune est une femme qui peut être conquise ».

Cette analyse de la modernité, dont on pourrait à mon


sens aisément montrer combien elle doit, non seulement à
Nietzsche, mais bien aussi à Heidegger12, est essentiellement
menée dans l’article consacré « aux trois vagues de la
modernité ».

11. What is politicalphilosophy ?, p. 33. C’est évidemment à Platon


que songe ici Strauss. Cf. également sur ce point, The three waves o f the
modemity, p. 85, 87.
12. Cf. par exemple l’analyse du passage de la conception grecque de
la nature à la conception moderne et la façon dont Strauss montre com­
ment, à partir de ce renversement, le problème politique tend à devenir
un problème de maîtrise, de technique ( What is politicalphi/osophy ?,
p. 42 et suiv., The three waves o f the modemity, p. 85 et suiv.). Il est
d ’ailleurs à noter que Strauss avait suivi les cours de Heidegger à
Marburg.

40
Sans entrer ici dans le détail de cet essai1', l’on peut dire
que sa visée fondamentale est de montrer q u ’au-delà des
apparences, alors même q u ’ils semblent renouer avec la tra­
dition classique — comme c’est le cas explicitement par
exemple chez Rousseau — les philosophes politiques moder­
nes ne font en fait, animés q u ’ils sont par le souci « réa­
liste », que précipiter, selon trois étapes essentielles —
Machiavel (Hobbes, Locke), Rousseau (Kant, Hegel),
Nietzsche (et l’existentialisme) — , le déclin de cette philoso­
phie et finalement même, sa dissolution dans l’historicisme
contemporain. Q u’on me permette de citer ici un extrait
tout à fait caractéristique de cet essai :

La modernité commença avec l’insatisfaction suscitée par


l’abîme qui sépare l’être du devoir-être, le réel de l’idéal ; la solu­
tion suggérée par la première vague fut la suivante : rapprocher
l’être du devoir-être en rabaissant ce dernier, en le concevant de
telle sorte qu’il n’exige pas trop de l’homme ou qu’il soit en
accord avec sa passion la plus puissante et la plus commune ; mal­
gré ce rabaissement, la différence fondamentale entre l’être et le
devoir-être subsista. Hobbes lui-même ne pouvait purement et
simplement dénier la légitimité de faire appel au devoir-être, à la
loi morale ou naturelle, contre l’être, l’ordre établi. La conception
rousseauiste de la volonté générale qui en tant que telle ne peut
errer — et donc est conforme, par sa simple existence, à ce qui
doit être — montra comment l’abîme qui sépare l’être du devoir-
être peut être surmonté. A strictement parler, Rousseau ne mon­
tra cela qu’à une condition : celle que sa doctrine de la volonté
générale, sa doctrine politique proprement dite, soit liée avec sa
doctrine du processus historique. Cette liaison fut l’œuvre des
grands successeurs de Rousseau, Kant et Hegel, plus que de Rous­
seau lui-même. Selon cette conception, la société juste ou ration­
nelle, la société caractérisée par l’existence d’une volonté générale
reconnue comme étant la volonté générale, c’est-à-dire l’idéal, est13

13. On pourra à son sujet se reporter à l’article de Allan Bloom, Léo


Strauss, un vrai philosophe, paru en français en 1978 dans la revue
« Commentaire ». Il va de soi que les quelques remarques présentées ici
ne prétendent nullement constituer un commentaire exhaustif de ce texte
dont plusieurs aspects essentiels sont passés sous silence (par exemple,
l’analyse du renversement des rapports de la morale et de la politique
qu’effectue la pensée moderne par rapport à la pensée classique).

41
nécessairement actualisée par le processus historique, sans que
l’homme vise consciemment à l’actualiser14.
Comme on le voit après cet extrait, l’accusation d ’histori­
cisme pèse sur l’ensemble de la philosophie politique
moderne, même là où elle semblait pourtant creuser la sépa­
ration du réel et de l’idéal davantage q u ’elle ne la comblait :
c’est ainsi que Strauss s’efforce de montrer comment les ger­
mes de l’historicisme sont présents, non seulement chez
Machiavel, Hobbes ou Hegel, mais bien aussi, à qui y
regarde d ’un peu près, chez Rousseau15(dans la théorie selon
laquelle la volonté générale ne peut errer aussi bien que dans
la notion de « perfectibilité »), et chez Kant (dans l’idée
d ’un « dessin de la nature » qui réalise la bonne société non
seulement malgré, mais grâce à l’« insociabilité »16).
Je ne m ’intéresserai pas ici à la question de la validité de
cette lecture de l’histoire de la philosophie moderne — lec­
ture qui est sans doute aussi intéressante que contesta­

i t The three waves o f the m odem ity , p. 91. Cf. également Droit
naturel et histoire, p. 197.
15. Cf. What is pohttcalphtlosophy ?, p. 53.
16. Cf. ibid., p. 55, 56.
17. Pour me borner à ce qui me paraît être la difficulté essentielle, je
dirai que la lecture de Strauss me semble curieusement victime de la
vision traditionnelle, hégélienne, de l’histoire de la philosophie, selon
laquelle des courants opposés en apparence (par exemple Machiavel et
Hobbes opposés à Rousseau et Kant, comme les partisans du fait à ceux
du droit), sont en réalité identiques (tous deux conduisant au fo n d vers
l’historicisme), chacun se renversant en son contraire : P. Manent résume
parfaitement cette « hégélianisation » de la pensée de Strauss — sans tou­
tefois percevoir qu’elle constitue une difficulté remarquable — lorsqu’il
écrit : « Machiavel, Hobbes, Hegel, tel est le développement de la pensée
politique moderne sous les espèces du réalisme ou de la sacralisation du
fait. Rousseau, Kant, Hegel encore, tel est le développement de la pensée
moderne sous les espèces de l’utopie ou de la sacralisation du droit. Hegel
est le terme commun à ces deux lignées. On sait qu’il considéra son
système comme l’achèvement de la philosophie ; à tout le moins, il a
achevé la philosophie moderne en réalisant et dévoilant l'u n ité de son
projet en apparence double et contradictoire. » (La naissance de la politi­
que moderne, Payot, 1977, p. 12.)
Ainsi est légitimée et reconduite la lecture hégélienne et historiciste de
l’histoire de la philosophie moderne, lecture dont il n ’est pourtant plus
besoin de souligner aujourd’hui quelles distorsions elle fait subir aux phi­
losophies qu’elle considère.

42
ble17 —, mais seulement à l’opposition q u ’elle permet
d ’établir entre les anciens et les modernes. Cette opposition,
pour se limiter à la question du droit, semble pouvoir se for­
muler ainsi : tout se passe comme si l’abandon de la trans­
cendance d ’un ordre objectif hiérarchisé pris comme étalon,
loin de permettre la liberté, ne devait aboutir q u ’à la
licence : « La pensée de Rousseau marque une étape décisive
dans le mouvement de sécularisation qui vise à garantir
l’actualisation de l’idéal ou à prouver la nécessaire coïnci­
dence du rationnel et du réel, ou encore, à en finir avec ce
qui transcende essentiellement toute réalité humaine possi­
ble. L’hypothèse d ’une telle transcendance avait permis
autrefois à des hommes de faire une distinction tenable
entre liberté et licence. La licence consiste à faire ce vers quoi
on incline ; la liberté consiste à faire d ’une façon juste seule­
ment ce qui est bon ; et notre connaissance du bien doit pro­
venir d ’un principe supérieur, elle doit venir d ’en haut. Les
hommes reconnaissaient une limitation de la licence qui
vient d ’en haut, une limitation verticale. Sur les bases qui
sont celles de Rousseau, la limitation de la licence est effec­
tuée horizontalement, par la licence des autres hommes. Je
suis juste si j’accorde à tous les autres les mêmes droits que
j’exige pour moi-même, quels que puissent être par ailleurs
ces droits. La limitation horizontale, la limitation de mes
prétentions par celles des autres, se produit forcément d ’elle-
a 1H
meme . »
A travers cette opposition entre limitations horizontale et
verticale, c’est, on le voit, le principe même du droit
moderne, du droit de l ’hom m e, qui est contesté au profit
d ’une autre conception du droit, au profit d ’une conception
non « subjectiviste » du droit.

Or c’est précisément cette distinction entre deux concep­


tions du droit que l’article de M. Villey sur L ’humanisme et
le droit nous semble mettre fort heureusement en lumière
lorsqu’il oppose à la conception classique (dont l’origine est
à situer sans doute dans le livre V de l'Ethique à Nicomaque,
mais dont l’influence s’étend au droit romain) qui définit le18

18. What is politicalphilosophy ?, p. 53.

43
droit objectivement comme science du partage, « l’huma­
nisme métaphysique » moderne qui, subjectivement, pense
le droit comme un ensemble de normes et de règles de
conduite.
Sans prétendre analyser ici exhaustivement cet article —
q u ’il faudrait mettre en rapport avec l’ensemble des travaux
de M. Villeyl'’ — on remarquera q u ’il présente notamment
l’intérêt, par rapport aux analyses de Strauss, d ’indiquer de
façon précise en quel sens les divers courants de la pensée
moderne, malgré leurs divergences, sont, par rapport au
droit naturel classique « à mettre dans le même panier ».
Brièvement dite, la raison en est que la philosophie moderne
du droit, qu’elle soit d ’origine rationaliste ou empiriste (que
l’on se réfère à Kant ou à Hobbes), représente un abandon
de toute source objective du droit et installe en position de
fondement la simple subjectivité humaine : « Peu nous
importe à cet égard que l’homme soit censé faire son droit
avec sa raison ou sa volonté, les deux branches, rationaliste
ou empiriste — positiviste, entre lesquelles se partage la
pensée juridique moderne, procèdent du même tronc
humaniste. Au point de vue qui nous intéresse, ces deux
philosophies des sources sont à mettre dans le même
panier »1920, le rationalisme conduisant de façon inévitable à
un droit « vide », déduit a priori, tandis que l’empirisme
cède non moins inévitablement à l’« arbitraire » puisque,
s’il se réfère bien en apparence à un contenu, à l’observation
de la nature, cette nature n ’est plus celle qui pour les classi­
ques était encore riche d ’enseignements, et, en ce sens, nor­
mative212. C’est donc à partir d ’un retour explicite au droit
naturel « au sens authentique du mot »” q u ’est développée
une critique de l’idéologie et du langage des prétendus

19. Travaux qui montrent en particulier comment le droit naturel clas­


sique et le droit moderne (improprement nommé « naturel ») s'opposent
sur la définition , (science du partage/ensemble de règles), sur le fo n d e ­
m ent (objectif et transcendant = la nature/subjectif et immanent = la
raison ou la volonté) et sur la méthode (dialectique aristotélicienne/rai-
sonnement a priori ou observation arbitraire).
20. Op. cit., p.62.
21. Ibid., p. 64.
22. Ibid . , p. 64.

44
Droits de l’Homme, critique à la lecture de laquelle nous ne
pouvons ici que renvoyer, M. Villey tirant avec rigueur les
conséquences d ’une dénonciation radicale des illusions de
l’humanisme moderne.

Je voudrais, pour conclure ce bref rappel de quelques thè­


mes, à nos yeux essentiels, de la querelle des anciens et des
modernes à propos du droit, évoquer enfin l’article que
P. Aubenque a consacré au problème de la Loi chez Aris­
tote : comme Léo Strauss et M. Villey23, P. Aubenque cons­
tate lui aussi l’incompatibilité de la pensée juridique classi­
que avec la pensée moderne des Droits de l’Homme. Mais
c’est justement en raison de cette incompatibilité que
P. Aubenque en vient, dans sa conclusion — et ce malgré
son attachement non seulement à la pensée d ’Aristote, mais
aussi à celle de Heidegger — à renoncer au droit naturel clas­
sique au profit d ’un retour à Kant : il faut, nous dit
P. Aubenque, « admettre que les théories modernes du
droit naturel, des droits naturels, des Droits de l’Homme,
cet homme fût-il intemporel et abstrait, représentent
quoiqu’on ait pu dire contre elles, un progrès par rapport au
jus naturalis aristotélicien »24, et ceci au moins pour deux
raisons :
— D ’une part, parce que la pensée d ’Aristote conduirait
selon P. Aubenque à des thèses moralement inacceptables,
« le meilleur exemple des aberrations auxquelles peut con­
duire le naturalisme aristotélicien » étant la « justification de
l’esclavage » au livre I (chapitres 3-7) de la Politique1"'.
— D ’autre part, parce que la pensée classique, et singu­
lièrement celle d ’Aristote, n ’est nullement susceptible de
fournir en matière de droit et de politique, une norme trans­
cendante, la « norme naturelle », si tant est q u ’une telle
expression ait un sens26, étant par essence immanente au
réel : on reconnaît ici l’argumentation kantienne maintes

23. L’analyse que P. Aubenque produit du livre V de l'Ethique à


Nicomaque est cependant quelque peu différente et, il est vrai, parfois
moins convaincante, que celle de M. Villey.
24. Op. cit., p. 157.
25. Id.
26. Cf. id.. p. 157.

45

>
fois développée contre Aristote, argumentation dont
P. Aubenque souligne l’actualité en établissant un parallèle
entre la suppression de l’idée même de norme chez Aristote
et Hegel :

Abandonnée à elle-même et à son propre développement


immanent, la nature a, pourrait-on dire, bon dos et justifie à la
limite tout ce qui est suffisamment enraciné dans les mœurs, dans
ce que Hegel appellera la Sittlichkeit, la moralité concrète. Le rap­
prochement avec Hegel n’est pas ici fortuit. Comprendre ce qui
est, saisir chaque fois ce qu’il y a de rationnel (Aristote dirait : de
naturel) dans le réel, c’est s’exposer à justifier ce qu’une morale
plus dégagée des contingences n’hésiterait pas à condamner27.

Je ne prétendrai pas trancher ici28 le débat q u ’appellent


les différents ouvrages que j ’ai tenté brièvement d ’analyser.
La démarche négative adoptée dans cet exposé au caractère
volontairement sophistique, permet simplement de suggérer
q u ’une doctrine des Droits de l’Homme — si tant est
q u ’elle soit viable, ne serait-ce que sur un plan éthique —
devrait manifestement passer par une critique de la rationa­
lité dogmatique en tant que pré-historiciste, sans supprimer
pour autant toute possibilité d ’une référence à l’humanisme
abstrait. Ou réciproquement : une philosophie des Droits
de l’Homme serait un humanisme qui, pour être tel, ne ver­
serait pas dans une métaphysique naïve de la subjectivité.
On aura également compris que le lieu philosophique qui
me semble désigné par la position même du problème est le
criticisme, du moins tel qu’il se laisse définir à partir de la

27. Id.
28. On notera cependant que l’on pourrait, avec M. Villey, contester
le caractère véritablement juridique du discours des Droits de l’Homme,
sans cesser pour autant de leur reconnaître, au moins dans un certain cas,
une certaine validité morale. Il m ’est impossible d ’aborder ici cette ques­
tion essentielle de la distinction du droit et de l’éthique, question dont
on perçoit sans difficulté qu’elle est au cœur des discussions sur les Droits
de l’Homme. C’est assurément Fichte qui, le premier dans la philosophie
moderne, fournit sur la base de l’humanisme, une distinction claire du
droit et de l’éthique. Cf. Grundlage des Naturecht, chapitre 1. Cf. sur ce
point La distinction du droit et de l'e'thique chez le jeune Fichte, à paraî­
tre dans le numéro de 1981 des « Archives de philosophie du droit ».

46
Critique de la fa cu lté de juger et des Principes de la doctrine
de la science de 1794, et ce dans la mesure où la pensée criti-
ciste effectue une articulation tout à fait précise entre la criti­
que de la métaphysique (la Dialectique transcendantale de
la Critique de la raison pure ou des Principes de 1794) et une
pensée, à mon sens non « naïve », de l’intersubjectivité
esthétique (chez Kant) et juridique (chez Fichte29).
Que la philosophie critique soit par excellence une philo­
sophie des Droits de l’Homme, c’est là ce dont on convien­
dra si l’on considère seulement l’extraordinaire fécondité qui
fut la sienne à cet égard : selon une remarque ironique de
Forberg, les juristes kantiens à eux seuls avaient « en l’espace
de trois ans importuné le monde de douze théories du droit
naturel, pas une de moins » et comme le note X. Léon30,
c’était encore peu comparé à la production en ce domaine
dans les deux années qui suivirent : de 1795 à 1797, pour ne
citer que l’essentiel, parurent encore une deuxième édition
de l’ouvrage alors fondamental de Hufeland, les Principes
du droit naturel et des sciences connexes, l’Esquisse du droit
naturel de Schmid, les Premiers fondem ents du droit naturel
de Maïmon, la Déduction du concept de droit de Reinhard,
YApologie du diable et les Contributions à la théorie de la
législation de Erhard, la Nouvelle déduction du droit naturel
de Schelling, la Critique du droit naturel de Feuerbach, les
Fondements du droit naturel de Fichte et finalement les Pre­
miers principes métaphysiques de la doctrine du droit de
Kant lui-même.
Que d ’autre part, cette remarquable production en
matière de philosophie juridique ait peut-être encore
aujourd’hui quelque chose à nous apprendre, et q u ’il faille
en l’occurence se méfier des jugements hâtifs que les visions
globales de l’histoire de la philosophie suggèrent trop facile­
ment en renvoyant les textes de cette période à « l’idéolo-

29. Sur cette articulation, cf. L. Ferry et A. Renaut, « d ’un retour à


Kant », Omicar, nos20, 21, 1980. D ’autre part, la fidélité de Fichte aux
principes fondamentaux du criticisme, et notamment à ceux qui sont mis
en oeuvre dans la Dialectique transcendantale, ne fait plus de doute pour
qui admet l’interprétation proposée par A. Philonenko dans La liberté
humaine dans la philosophie de Fichte.
30. Cf. Fichte et son temps , t. 1, p. 472 et suiv.

47
gic » ou à « la métaphysique de la subjectivité », c’est là
aussi ce q u ’on admettra peut-être si l’on constate q u ’à
l’exception de la doctrine du droit de Kant, aucun de ces
textes n ’a jusqu’à présent été traduit en langue française31 et
que ce courant de pensée n ’a, à ma connaissance, donné lieu
à aucune étude approfondie, ni en France, ni même en
Allemagne.
Mais pour ne pas en rester seulement aux faits, j’indique­
rai encore, pour conclure, deux directions de recherches dans
lesquelles il me semblerait fécond d ’interroger, quant à la
question des Droits de l’Homme, la philosophie critique :

— Il s’agirait tout d ’abord, nous l’avons dit, d ’examiner


en quel sens, la critique criticiste de la métaphysique permet
de maintenir une référence non « naïvement métaphysi­
que » à l’humanisme abstrait32, dans la mesure précisément
où cette référence s’effectue uniquement, pour reprendre le
vocabulaire de la troisième Critique, dans l’ordre du sym bo­
lique ou, si l’on veut, sur le mode de l ’idée et non du con­
cept, du sens et non de la vérité. Sans entrer ici, comme il
faudrait assurément le faire pour être explicite, dans le détail
de la théorie générale du schématisme — dont le symboli­
que n ’est, comme on sait, q u ’un cas particulier — rappelons
que la notion de symbole occupe une place centrale dans la
réponse apportée à la question qu'est-ce que l ’homme, ce
dont témoignent à l’évidence les doctrines du droit de Kant
et de Fichte, aussi bien que leurs écrits sur le problème
« quasi juridique » de l’éducation33 : dès les réflexions sur

3t. La traduction commentée de la Déduction du droit naturel de


Schelling paraîtra prochainement dans les « cahiers du centre de philoso­
phie politique de Reims » et celle des Fondements du droit naturel de
Fichte est actuellement en cours.
32. C’est là un des aspects de la pensée critique que nous avions, A.
Renaut et moi-même, tenté de mettre en évidence dans notre communi­
cation du Colloque de Cerizy consacré aux « Fins de l’homme ». (Collo­
que dont les actes sont parus aux éditions Galilée en 1981.) Cf. égale­
ment sur ce point l’entretien réalisé par Olivier Mongin avec des mem­
bres du Collige de philosophie, dans Esprit, octobre 1981.
33. Le problème politique et le problème éducatif sont, chez Kant
comme chez Fichte, rigoureusement inséparables. Cf. sur ce point le

48
l'éducation en effet, il est clairement posé q u ’il ne saurait y
avoir à proprement parler de « nature humaine » (j’entends
ici l’expression en son sens sartrien), d 'essence conceptuelle
de l’homme34, idée que Fichte, dans les Fondements du
droit naturel formule en ces termes : « Tout animal est ce
q u ’il est, l’homme seul originairement n ’est rien35. Et
cependant, malgré cette « déconceptualisation » de
l’homme (déconceptualisation dont il n ’est pas besoin de
souligner q u ’elle est un effet direct de la Dialectique trans­
cendantale, de la critique, donc, de la métaphysique dog­
matique), la notion d ’humanité reste maintenue, précisé­
ment sur le mode de l'idée ou du symbole, rendant ainsi
possible la référence à un sens commun esthétique ou
juridique.
— C’est donc la nature de l’universalité esthétique et de
l’universalité juridique qu’il s’agirait dès lors d ’interroger,
en tant qu’elles apparaissent en quelque sorte comme des
« présentations » symboliques de cette idée d ’humanité que
la critique de la métaphysique dogmatique permet précisé­
ment de poser comme référence sinon vraie, du moins sen­
sée. Le droit et l’esthétique se rejoignent alors dans la théorie
générale de la communication ou de l'intersubjectivité
directe36 dont le cœur est assurément à rechercher dans la
notion de jugement réfléchissant37. En ce sens, à égale dis­
tance des deux termes proprement antinomiques38 que cons-

début des Réflexions sur l'éducation et le chapitre I des Fondements du


droit naturel de 1796.
34. Tel est le sens, au début des Réflexions sur l'éducation, de la dis­
tinction de l’homme et de l’animal. A. Philonenko a lumineusement
montré le sens « pré-existentialiste » de cette distinction dans son intro­
duction à la traduction de ce texte.
35. S.W , III, 79.
36. Cf. sur ce point l’introduction d ’A. Philonenko à sa traduction de
la Critique de la faculté de juger.
37. C’est là ce qu’avait bien vu G. Gurvitch dont la théorie du droit
social peut être interprétée, au moins en partie, comme une application
de la théorie du jugement réfléchissant à la sphère juridique.
38. Faute de temps, je me permets, pour compléter cette allusion, de
renvoyer au petit article intitulé « Sur le dilemme : la raison ou ses mar­
ges », paru dans le n “ 4 de la revue Débat.

49
tituent la métaphysique rationaliste (dont la survivance dans
les sciences sociales n ’est que trop évidente)39 et l’anti-
humanisme contemporain, la tradition criticiste me semble
dessiner le lieu philosophique à partir duquel les apories que
j’ai tenté d ’expliciter se laisseraient peut-être penser.

39. Ct. sur ce point Ph. Raynaud, « Le sociologue contre le droit, »


Esprit, mars 1980, qui montre les limites et les dangers de la sociologie de
la connaissance de P. Bourdieu.
16 fé vrier 1980

jean-luc nancy

la juridiction
du monarque hégélien*

Argument

On se propose d'interroger la position singulière du monarque


he'ge'lien, qut légitime et incarne seul l'Etat sans que pourtant il en
détienne exactement le pouvoir.
Par-delà le modèle ou la figure monarchique, il s'agira donc de se
demander ce que Hegel pense dans cette instance à la fois essentielle à
l'Etat et excédant sa stricte détermination. Et par-delà Hegel lui-
même, d'interroger un • excès » du politique sur sa propre fondation
philosophique.

Bibliographie
Hegel, Principes de la philosophie du Droit, §§ 273 à 286 et 330 à
333.
Bernard Bourgeois, Le Prince hégélien, in Hegel et la philosophie du
droit, Paris, PUF, 1979.

* Ce texte constitue l’état intermédiaire d ’un travail sur le monarque


hégélien. Une première approche de la question avait été esquissée au
colloque « Sapere e Potere » de Gênes (décembre 1980 — à paraître dans
les Actes du colloque sous le titre La Souveraineté Personne). Sur de nom­
breux points, une élaboration plus précise et plus complète est en cours,
dont certaines directions seront ici allusivement indiquées.

51
J ’aborde cet exposé par une remarque préliminaire :
Hegel ne doit pas être ici considéré dans sa singularité, ou
comme un cas de philosophie politique parmi d ’autres.
Dans la question que je prélève chez lui, c’est en fait à un
point-limite de la philosophie politique en général, et du
politique philosophique que je m ’adresse, un point-limite
auquel Hegel, pour des raisons qui ne sont pas étrangères à
sa position finale, en tous les sens du mot, dans la philoso­
phie, donne un relief et une acuité particuliers. Je ne veux
pas seulement dire que Hegel, en tant que clôture — et
q u ’ouverture — de la philosophie fait apparaître ce point-
limite. Je veux dire aussi, et plus précisément, que ce même
point apparaît, quoique différemment, dans le Politique de
Platon, par exemple, dans le Souverain de Hobbes ou dans
celui de Rousseau, et q u ’il reconduit ses problèmes dans la
« souveraineté » de Bataille. L’analyse que je vais proposer
devrait embrayer sur toutes les analyses ainsi programmées.
La forme générale de la question posée en ce point est la
suivante : qu’en est-il de cette articulation minimale entre le
juridique et le politique qui est l’articulation de Yeffectua-
tion du droit ? Non pas de son exécution ou de son applica­
tion en tant que processus pratique ou matériel, mais de la
décision qui fait le droit effectif. Cette décision est elle-
même un acte de droit, mais elle n ’est pas dans l’ordre de la
généralité de la loi, elle se tient dans l’ordre de la particula­
rité de sa mise en œuvre (je reprends ici des termes du Con­
trat social, III, 1). Cette mise en œuvre cependant n ’est pas
autre chose que celle de l’institution sociale comme telle, si
celle-ci exige nécessairement et originellement quelque
chose comme un droit — le « droit » étant entendu ici non
comme un instrument de sa régulation, mais comme ce par
quoi l’institution sociale se reconnaît ou se « symbolise »
elle-même (c'est-à-dire, s’institue).
Le politique s’articule en ce point au juridique comme
l'im plication opératoire de celui-ci. Mais comme le droit
n ’est tel que s’il se déclare et se décide, effectivement, en

52
tant que droit effectif de telle collectivité, le juridique s’arti­
cule aussi bien en ce point au politique comme à sa propre
condition instituante. Double articulation dont on pourrait
montrer q u ’elle est celle, chez Rousseau, du souverain et du
prince. Elle est en général l’articulation du jugement qui
décide du droit, du jugement qui prononce la légitimité
comme telle (et dont la problématique déborde peut-être,
comme nous aurons à l’indiquer, le cadre habituel de la pro­
blématique dite « décisioniste »). Ce jugement est le juge­
ment particulier de la généralité d ’un droit, et le jugement
général de la particularité d ’un droit (et de ce fait, en termes
kantiens, la synthèse peut-être inassignable d ’un jugement
déterminant et d ’un jugement réfléchissant).
Puisque le mot « juridiction » contient le motif de la
déclaration qui décide, et, dans son acception moderne, le
motif du pouvoir effectif du droit (du droit ou du pouvoir
de juger dans telle ou telle circonscription), j’appellerai cette
articulation la juridiction politique.

Et j’en viens à la juridiction du monarque hégélien.

Je ne m ’arrête pas sur le schéma d ’ensemble, connu et


fondé jusqu’à un certain point, qui caractérise la Philosophie
du droit de Hegel comme la pensée de l’État totalitaire
même, en ce q u ’elle est la pensée de la totalité sociale
comme organisme ou comme organicité de la vie du sujet,
lequel est l’esprit du peuple, lequel à son tour est l’accom­
plissement, selon l’histoire, de « la conscience de soi de
l’Esprit du monde » (§ 347). C’est ainsi, vous le savez, que
« l’État est la réalité effective de l’Idée éthique » (§ 257), et
que l’on peut dire (quoique, il faut l’avouer, en négligeant
pour cela quelques difficultés qui subsistent à un examen
plus précis) que l’État est la vérité finale du système total de
la subjectivité. (On peut en tout cas s’appuyer sur la fin de la
remarque au § 552 de l'Encyclopédie : la philosophie
n ’existe finalement que comme l’État, comme cet État qui
développe la vérité de la religion protestante).

53
Mais on n ’a encore rien dit en énonçant que la vérité est
l’Etat. Encore faut-il déterminer le contenu de cette vérité,
c’est-à-dire de l’Etat comme tel. Hegel la détermine, de la
façon la plus tranchée, en opposition à l’État conçu comme
police des rapports des individus, c’est-à-dire à la société
civile :

f
« Si l’on confond l’État avec la société civile et si on lui
donne pour destination la tâche de veiller à la sûreté, d ’assu­
rer la protection de la propriété privée et de la liberté person­
nelle, c’est l'intérêt des individus comme tels qui est le but
final en vue duquel ils se sont unis et il s’ensuit q u ’il est
laissé au bon vouloir de chacun de devenir membre de
l’État. Mais l’État a un tout autre rapport avec l’individu ;
étant donné que l’État est esprit objectif, l’individu ne peut
avoir lui-même de vérité, une existence objective et une vie
éthique que s’il est membre de l’État. L'union en tant que
telle est elle-même le véritable but et le véritable contenu,
car les individus ont pour destination de mener une vie uni­
verselle. » (§ 258 — la traduction citée est celle de R. Dera-
thé, Vrin, 1975, à l’occasion modifiée.) (Nombre d ’autres
textes confirment l’importance de cette opposition, en parti­
culier les annotations marginales aux § sur la propriété.)

Que Xunion comme telle — « die Vereinigung als sol-


che » — soit le véritable contenu de l’État signifie que l’État
est l’accomplissement du rapport, non sa police et sa régle­
mentation. L’accomplissement du rapport est la véritable
subjectivité, et c’est ainsi que la subjectivité est la vérité de
l’État. C’est-à-dire que la vérité de la subjectivité n ’est pas
l’individualité — avec ses besoins, ses intérêts et ses
droits — , mais le rapport des individualités en tant que rap­
port à l’Esprit et que rapport de l’Esprit à soi.
D ’une certaine manière, et toutes différences laissées de
côté, rien d ’autre ne détermine le zôonpolitikon, l’« anima­
lité » ou la « naturalité » politique de l’homme pour Aris­
tote : le commerce de la parole éthique, qui donne pour fin

54
à la cité un « bien-vivre », un vivre-ensemble-selon-le-bien,
indépendant des besoins et des intérêts. L’union comme
telle désigne l’excédent de la nature spécifique du zôonpoli-
tikon, son excédent par rapport à l’organisation sociale des
rapports au bénéfice des partenaires, et finalement l’accom­
plissement du rapport lui-même comme en excès absolu sur
toute réglementation des rapports. En opposition ou dans
un écart absolu à une police de la société, l’« union comme
telle » définit le politique comme la transcendance (imma­
nente ? nous verrons dans quelle mesure) de la vie
commune.
Il faut garder clairement en vue cette détermination fon­
damentale, qui est assurément, ici, celle de l’État total,
c’est-à-dire de la subjectivité comme organisme transcendant
l’organisation sociale — mais qui n ’en est pas moins, dans sa
nature d ’accomplissement du rapport et dans sa détermina­
tion de transcendance, à la fois le lieu d ’une question inévi­
table (peut-on simplement ne pas prendre en compte quel­
que chose comme une exigence d ’accomplir le rapport ?
N ’est-ce pas là au contraire une question ultime et cruciale,
non seulement « comme la question dernière de l’homme »,
mais « plus loin encore comme la question dernière de
l’être », dirai-je en détournant à peine une phrase de
Bataille — cf. Le Collège de sociologie, p. 533), et le lieu
d ’une singulière complication dans la théorie hégélienne
elle-même.
Cette complication est celle de la théorie du monarque. Et
elle l’est, tout d ’abord, pour une raison formellement aussi
simple qu’apodicdque : si l’État est la vérité, la vérité de
cette vérité est le monarque. Ce dernier est en effet, pour me
limiter à quelques citations, « le sommet et la base du tout »
(§ 278), le « moment absolument décisif du tout » (§ 279),
et « l’existence de la souveraineté, en tant que personnalité
du tout, dans la réalité conforme à son concept » (§ 279). Le
monarque est la vérité (la réalité) de la vérité de l’État, il est
par conséquent la vérité du « véritable but », c’est-à-dire de

55
l’« union comme telle ». Ou encore, l’unité et l’unicité du
monarque — dont le concept est bien avant tout déterminé
par le monos — font la vérité de l’union, le ein de la Verei-
nigung, et donc l’accomplissement effectif du rapport, et
l’immanence de sa transcendance.
On ne peut donc interroger l’Etat hégélien sans interroger
le monarque. C’est-à-dire sans se décaler, pour un temps
tout au moins, de la considération plus courante, chez les
commentateurs, de l’Etat-gouvernement, de l’Etat-appareil,
de l’Etat-des-fonctionnaires, de l’État-machine, donc, ou
plutôt de l’Etat-organisme au sens d ’un organisme collectif.
Ce geste de lecture peut du reste s’appuyer sur certains élé­
ments des commentaires, par exemple, de Fleischmann ou
d ’E. Weil, ainsi que sur l’étude de B. Bourgeois {Le prince
hégélien in Hegel et la philosophie du droit, collectif, Vrin,
1978). Ce geste suppose en outre q u ’on isole et q u ’on
néglige, pour un temps, la part de « glissement idéologi­
que » hors du spéculatif comme tel que comporte, à coup
sûr mais sur un certain plan seulement, la théorie du monar­
que. (L’expression de « maladroit glissement idéologique »
est de Adorno, dans la troisième des Etudes sur Hegel, mais
il se trouve que, dans son contexte, elle accompagne un
étrange glissement de Adorno lui-même, qui coupe sa cita­
tion du texte hégélien au moment même de la déduction
spéculative du monarque — tandis que le passage coupé est
utilisé en faveur de Hegel dans la première des E t u d e s . A
cet égard, il suffit de tenir, mais avec plus de constance que
lui, le principe d ’E. Weil : « La thèse hégélienne (sc. sur le
monarque) a le droit d ’être jugée sur le plan cju’elle affirme
être le sien, celui de la raison. » {Hegel et l'Etat, p. 60.)
Dernière condition enfin pour répondre correctement à
l’exigence interne du système : moins rechercher dans la
monarchie hégélienne une forme, fût-elle la meilleure, de
constitution (ce qui serait encore « la monarchie dans son
sens restreint » comme le dit le § 273 — et en cela l’analyse
que je propose diffère dans le principe même de celle de

56
Bourgeois, avec laquelle pourtant elle converge), que la
vérité de toute constitution, la vérité du politique comme
tel. (Ce que confirmerait un examen précis des premières
pensées de Hegel sur le politique : les germes de la théorie
du monarque sont au moins visibles dès 1802.)

La nécessité du monarque tient à la nécessité même, la


plus absolue et la plus contraignante, de la subjectivité, ou
de l’Esprit. Le § 278 l’énonce ainsi : « Dans sa vérité, la sub­
jectivité n ’existe q u ’en tant que sujet, et la personnalité en
tant que personne. » La logique de l’esprit est l’effectuation
de l’abstraction de la subjectivité dans et comme la concré­
tude de l’existence du sujet. Le sujet existe comme un sujet
empirique, comme telle personne. L’Etat ne peut exister
que par et dans une telle existence. On reconnaît dans cette
nécessité la nécessité absolue du système et du processus de
l’Esprit en général, la nécessité de l’effectuation du concept,
selon, par exemple, cette formule de la fin de la Phénomé­
nologie : « Le concept est la nécessité et l’éclosion du Dasein
qui a la substance pour son essence et subsiste pour soi. »
C ’est à cette contrainte absolue et ontologique, qui
engage à la fois la logique du concept, la manifestation de
l’esprit, et ce q u ’on pourrait appeler, en plusieurs sens, la
physique ou la physiologie de l’Idée, que correspondent la
position et la complication très singulières du monarque.
Ce monarque n ’est ainsi.proprement ni la substance, ni la
finalité, ni le fondement de l’État ; il n ’est pas non plus pro­
prement ni son droit ni sa puissance. Mais il est tout cela à la
fois en tant qu 'il est absolument — mais seulem ent — le « à
la fo is » de tout cela... Il est la co-présence des éléments de
l’Etat et des moments de son Idée (institutions, pouvoirs et
personnes), en tant que cette co-présence organique même,
c’est-à-dire en tant que présence effective, Da-sein du politi­
que, de l’essence du politique existant dans et comme ce
zôon-ci. Aussi n ’est-il aucunement une concentration des

57
pouvoirs (il n ’est pas monarque absolu), encore moins un
pouvoir personnel (il n ’est pas despote). Distinct du peuple
(en tant que peuple vrai selon son esprit) aussi bien que des
pouvoirs législatif et gouvernemental, il est — et n ’est que
— la synthèse de l’État, c’est-à-dire son organicité existant
pour elle-même, prélevée en elle-même, autonomisée (c’est-
à-dire r'autonomisant) et existant comme telle. Le monar­
que, à ce compte, est moins l’individu suprême dam l’État
que l’individu supérieur de l’État, ou l’État lui-même
comme individualité — et cette individualité, comme telle,
n ’est pas tant supérieure (au sens d ’une hiérarchie des puis­
sances, des fonctions ou des droits) aux autres individualités
q u ’elle n ’est supérieure même à tout ce qui, dans l’État, fait
supériorité hiérarchique et rapports de subordination. Hegel
peut écrire au § 284 :
«. . . seuls les conseils ou les individus qui les composent
peuvent être responsables. La majesté même du monarque,
en tant que subjectivité décisive suprême, est placée au-
dessus de toute responsabilité pour les affaires du gouverne­
ment de l’État. »
Cet « au-dessus de la responsabilité » du pouvoir désigne
une supériorité si absolue — si séparée — q u ’elle est en réa­
lité d ’une autre nature que la supériorité du commande­
ment ou de la gestion. Selon une logique qui est peut-être
toujours celle de la souveraineté (or le monarque est l’exis­
tence de la souveraineté — cf. § 278), la « suprématie » (ce
mot est un doublet de « souveraineté ») du monarque est
au-delà du système de la suprématie, ou de la supériorité en
général. Si le monarque est le « sommet » (§ 273), ce n ’est
pas comme la sommité d ’un édifice, comme la dernière
pierre d ’une pyramide, mais comme la perfection de l’édi­
fice réalisée pour elle-même (ce serait alors non la position
de la dernscre pierre de la pyramide, mais la forme ou la
nature de cette pierre, qui est elle-même une pyramide, et la
seule pyramide dans toute la pyramide...). Si, comme le dit
le § 279, « la souveraineté n ’existe que comme subjecti­

58
vité », c’est-à-dire comme « autodétermination sans fonde­
ment » et « élément ultime de la décision » — et si « la sub­
jectivité n ’existe que comme sujet », alors le souverain est
au-delà de la souveraineté elle-même, non par une nouvelle
supériorité, mais par l’incarnation de cette souveraineté
même.

Le monarque est donc ainsi le tout de l’État — son « tout


à la fois » —, en tant que quelque chose de plus, c’est-à-dire
en tant que quelqu’a», dont l’unité personnelle accomplit
celle de l’Etat. (Tout renvoie donc à l’axiome que l’unité en
général est personnelle, et que la personne est unitaire.) Le
monarque est un homme en plus, qui ne fait pas nombre
avec les autres individus, mais qui fait au contraire exister
leur union comme unité. Le monarque est l’accomplisse­
ment du rapport — comme rapport à soi.
La problématique qui débouche sur lui est donc moins
une problématique politique, que la problématique de
l’existence du politique comme tel, la problématique de
l’individuation du zôon politikon comme tel. Le § 279 pré­
cise : « Une société, une communauté, une famille, aussi
concrète q u ’elle puisse être, ne possède la personnalité que
comme un moment abstrait » ; au contraire « la personnalité
de l’État n ’est réelle que si elle est une seule personne ».
L’existence du zôon est l’existence d 'un zôon (et cette déter­
mination ne serait pas, en fin de compte, étrangère à Aris­
tote ; ce qui n ’appartient en revanche q u ’à Hegel, ou à l’âge
moderne, c’est l’assignation de la z o é comme vie subjective).
Et cette nécessité — celle de l’existence en général, celle
de l’existentialité de l’existence qui fait que, justement, il
n ’y a pas d ’existence « en général » — recoupe ou redouble
la nécessité du concept, qui est de passer à l’existence, de se
concevoir comme existence et de s’engendrer comme exis­
tant, c’est-à-dire forcément comme tel existant, comme le
« ceci » d ’une « existence naturelle », dit le § 280. Cette
nécessité n ’est rien d ’autre que celle q u ’établit la preuve

59
ontologique, comme le dit le même §, la nécessité du « pas­
sage du concept absolu à l’être ». Et comme, au moins selon
l’un des côtés de la considération systématique du rapport
de l’Etat et de la religion, « la vie éthique est l’Esprit divin
en tant que résidant dans la conscience de soi, dans la cons­
cience d ’un peuple ou des individus qui le composent »
(Encyclopédie, § 552), il est possible de dire que l’existence
du monarque relève de la preuve ontologique aussi bien
selon un montage « en série » que selon un montage « en
parallèle » (les deux étant au fond autorisés par l’expression
du § 280 : « le même passage du concept à l’être » — das-
selbe Umschlagen : ce n ’est pas un passage, mais une con­
version, une métamorphose et une précipitation).

Le monarque effectue donc \'Umschlagen de l’État dans


l’existence, la conversion de Y union comme telle dans
l’unité d ’une personne réelle. Or il se pourrait bien que la
problématique de l’« Umschlagen » dans l’existence, de
l’effectuation concrète, ne soit rien d ’autre, dans une déter­
mination aussi vieille que la philosophie, que la problémati­
que même du politique. Comme science platonicienne du
kairos (Politique 305 c-d), ou, chez Aristote, comme science
architectonique de la praxis, ou encore, avec Rousseau,
comme discours qui est un acte politique (Contrat, Intro­
duction), la philosophie du politique s’ordonne toujours
principiellement à une logique de l’effectuation, de la Ver-
wirklichung. Le concept du politique est au moins aussi celui
de l’effectuation concrète de son essence — et peut-être, si le
contenu de cette essence, en tant que Bien véritable ou
q u ’Idée éthique, n ’est lui-même rien de politique, peut-être
donc le concept du politique n ’est-il que celui de l’effectua-
tion (et alors, de l’effectuation du philosophique). C’est
aussi ce qu’énonce ou évoque à sa manière, et par exemple,
la VIIIe Thèse sur Feuerbach : « Toute vie sociale est essen­
tiellement pratique. » Le problème du politique en ce sens
ne se détermine pas à partir du politique, mais à partir du
problème ou plutôt du requisit métaphysique de Y existence.

60
L’essence du politique consiste en te sens dans l’existence du
logos ou de la substance de l’humanité — dans l’existence
de Y union comme telle. Si la philosophie politique est le
problème d ’une science, il s’agit toujours du problème
d ’une science de l’effectuation et de l’effectuation de cette
science. Une science de la transcendance du concept dans
son existence. (Cf. aussi les § 27, 28, 29 et 337, Rem. de la
Philosophie du droit.)

Le monarque, en tant que cette personne réelle, est donc


la vérité de l’union parce q u ’il en est l’existence. Or l’union
doit être envisagée de deux manières :
1) Quant à son contenu, l’union doit être l’accomplisse­
ment du rapport qui est essentiel à la personne en général
(« la personne particulière se trouve essentiellement en rap­
port avec une autre particularité », § 182). Or la personne
(et on se souvient que le monarque, plus encore que sujet,
est personne) n ’est pas simplement le sujet, elle est « la sin­
gularité qui se sait comme vouloir absolument libre » (Ency­
clopédie, § 448), et qui comme telle a essentiellement rap­
port à « l’être d ’autres personnes » et à leur reconnaissance
(Ibid., § 490, 491). Aussi la personne est-elle encore, et
enfin, la singularité du sujet selon le peuple, ou bien la divi­
sion en singularités de l’effectivité d ’un peuple (lequel,
ainsi, n ’est pas « divisé », mais bien plutôt effectué), car le
peuple est « la substance qui se sait libre » (Ibid., § 514).
Par toutes ces raisons, l’accomplissement du rapport des per­
sonnes n ’est pas autre chose que l’effectuation, dans la parti­
cularité et dans la relation qui lui est essentielle, du droit lui-
même et en général, si le droit se définit comme « le Dasein
du vouloir libre », par où, précise Hegel, « il faut prendre le
droit non pas seulement comme le droit juridique, mais
comme englobant la présence (le Dasein) de toutes les déter­
minations de la liberté » (Ibid., § 486). Or la totalité de ces
déterminations se trouve dans le rapport de la volonté libre à
la volonté libre, ou dans le peuple comme tel.

61
Le monarque, en étant l’existence de l’union comme telle
du peuple, est la présence même, le Dasein du droit — ou
plus exactement il est la présentation dans l’existence de la
présence effective du vouloir libre et de sa reconnaissance. Il
n 'opéré pas cette présence, qui dans le rapport des personnes
et dans l’esprit du peuple est déjà effective, mais il la pré­
sente. Accomplir le rapport (des libertés, de la liberté) ne
veut pas dire le parfaire, le parachever, mais incarner la per­
fection q u ’il est en soi. Le monarque est, pour le dire avec
redondance, l’existence présente du droit. Ou : son exis­
tence n ’est, par elle-même, aucune propriété ou qualité du
droit, mais seulement — et absolument — en somme son
eccéité. L’eccéité — ou l’existence comme pure position, •
comme da-sém — n ’est aucun droit, mais l’être-là, ici, en
personne, du droit, ou encore sa Darstellung.

Or la détermination propre du droit est précisément, en


tant que Dasein du vouloir libre, non pas simplement
« l’unité du vouloir rationnel et du vouloir singulier », mais
la position effective (et efficiente) de cette unité :

« La loi (das Gesetz) est [le contenu de cette vérité] po sé


(gesetzt) pour la conscience de l’intelligence avec la détermi­
nation comme puissance ayant validité (i b i d § 485). »
Le droit est par essence position effective (de même q u ’il
est « existence empirique... de la liberté consciente de soi »,
Pb. droit, § 30). L’effectivité du droit est en somme le droit
du droit, sa déclaration sensible à l’intelligence, et Y exercice
de sa puissance légitime. Le droit, c’est le droit décidé et
posé. La position (die Setzung), c’est la juri-diction.
L’effectivité de l’union est donc la position, l’eccéité
comme Gesetz(t)-sein de la juridiction de la liberté. Le
monarque n ’incarne pas l’union pour l’habiller en quelque
sorte d ’une chair et d ’une figure. Il l’incarne parce que
l’union comme telle est le droit, et que le droit comme tel
est le Da-stm du « droit » comme forme générale de la

62
liberté — celle-ci constituant la légitimité en soi (bien
entendu, c’est sur la nature de cette liberté q u ’il faudrait,
une autre fois, s’arrêter).
Ainsi, et quant au contenu de l’union ou de l’État, l’exis­
tence du monarque n ’est pas seulement justifiée par la
preuve ontologique appliquée ou poursuivie jusqu’à l’Esprit
du peuple, mais elle l’est encore par la détermination onto­
logique qui exige du droit comme droit sa factualité,
l’eccéité de sa juridiction.
Nous touchons ainsi pour la première fois à une singula-
! rité qui est peut-être la singularité la plus déterminante de
\ l’existence du monarque : c’est que son incarnation n ’est en
aucune façon une représentation, une figuration, une
\ symbolisation. On comprend mal comment E. Weil, par
/ exemple, peut écrire à plusieurs reprises que le monarque
1 « représente » l’universel, ou la souveraineté, etc. Précisé-
) ment le monarque n ’est ce q u ’il est — c’est-à-dire existe —
/ que parce q u ’une nécessité, unique mais polymorphe, exige
\ que la représentation et du peuple et du droit soit, dans le
/ principe de l’État, dépassée et transcendée en présence effec-
l tive. En aucune façon le monarque hégélien n ’a un rôle
) symbolique. Il n ’a pourtant pas de pouvoir (à une réserve
/ près, importante, que nous verrons), et surtout pas de pou-
\ voir absolu — mais il est (et ne symbolise pas) l’absolueposi-
j tion du pouvoir, la puissance du peuple et du droit sans
I autre contenu que son effectivité — et ce contenu fait
\ l’essence du droit, car « le droit concret est l’absolue néces-
/ site de l’esprit » (note marginale au § 28), ou encore, selon
l une autre note au même §, et dans une formule d ’une radi-
) calité vertigineuse : « L’éthicité a un droit, — l’existence. »
/ Le monarque, donc, ne symbolise pas, au sens le plus géné­
ral du terme. En revanche, il ouvre peut-être la question
d ’une symbolisation, prise entre un sens grec et un sens,
disons lacanien du terme, qui serait symbolisation du peuple
et du droit (ou de l’un dans l’autre) — question dans
laquelle cette acception pour le moment énigmatique de la

63
symbolisation ne désignerait rien d ’autre que l’effectivité du
rapport comme tel.
Concluons sur ce premier aspect — celui du contenu de
( l’union, donc du contenu de la personne du monarque :
entre présence simple, immédiate, et représentation, le
/ monarque pose la question d ’un absolu (c’est-à-dire d ’une
mise à part, d ’une individuation) de la co-présence comme
telle, ou de la présence réciproque, ou du rapport — ques­
tion qui n ’est autre, en effet, que la question du sujet, si le
sujet n ’est pas d ’abord le sujet-de-la-représentation, comme
support-de-l’idée-ou-de-l’image (c’est-à-dire de la représen­
tation seconde), mais est d ’abord le sujet d ’une
présentation-à-soi qui passe nécessairement par la présenta­
tion d ’un soi à un soi — par le rapport, comme tel.
C ’est la question de ce rapport qui se trouve au cœur du
deuxième aspect sous lequel l’union doit être considérée :
2) L’union comme telle doit en effet être envisagée quant
à sa « forme », ou quant à sa « modalité ».
Autrement dit, pour comprendre l’unité existentielle du
monarque en tant q u ’elle accomplit le rapport, il faudrait
pouvoir comprendre ce q u ’il en est du rapport lui-même.
L’être — ou la modalité — du rapport comme tel devrait
pouvoir être interrogé avant son absorption, sa résorption, sa
solution ou sa relève dans la subjectivité du monarque — car
cela seul permettrait de discerner l’être ou la modalité spéci­
fiques de cette subjectivité, qui est une subjectivité en tant
q u ’existence d ’un sujet individuel, mais dont le contenu ne
doit précisément pas être le contenu de cet individu, mais
bien le contenu du rapport lui-même. (En même temps,
une interrogation sur le rapport sera nécessairement une
interrogation sur l’essence du droit — et de la liberté.)
Or nou - allons devoir constater que, de plusieurs maniè­
res, la question du rapport fait une question-limite, de tou­
tes parts indiquée mais jamais abordée pour elle-même par
Hegel — jamais du moins sans que la résolution du rapport

64
en une unité arché-téléo-logique y soit présupposée. Cette
résolution constitue donc aussi la condition présupposée du
monarque. Cependant, la détermination du monarque est
précisément aussi ce qui fait le plus visiblement surgir cette
présupposition, et la rend problématique. Telle est la dou­
ble hypothèse de travail qui doit nous guider, et qui déli­
mite aussi la frange ultime d ’incertitude, de vacillement,
voire de transgression de la pensée philosophique du politi­
que en général.
(Une remarque s’impose avant d ’envisager la question du
rapport : en tant que la Philosophie du droit se place dans le
Système, je laisse de côté, pour cette question, le texte de la
Phénoménologie sur la lutte des consciences de soi, et sur la
dialectique du maître et de l’esclave. Pour bien des raisons
connues ou à étudier, la Phénoménologie ne rentre pas dans
le Système comme telle. Ce n ’est pas un hasard si, en même
temps, son texte sur le rapport en présuppose moins ou
autrement la résolution que ne le fait le Système. Et si par
ailleurs — ou du même coup —- le politique n ’est pas l’élé­
ment de l’achèvement de la Phénoménologie de l'esprit.
Nous pourrons revenir sur cette question. Aujourd’hui, c’est
la logique ordonnée par — ou à — l’Etat qui doit nous
guider.)

J ’envisagerai trois accès successifs à la question du


rapport :

I) En prenant, autant q u ’il est possible, les choses au plus


près de la Phénoménologie, le premier élément qui pourrait
faire apparaître le rapport serait — mais dans YEncyclopédie
— l’élément de la lutte des consciences pour et dans le pro­
cès de reconnaissance qui les constitue comme telles. Je rap­
pelle d ’un mot comment cette reconnaissance, pour être
celle de la liberté — de mon existence comme liberté — ,
implique le risque de la mort, mais comment, parce que la

65
mort de l’autre supprime aussi la reconnaissance, la vie
manifeste une exigence aussi essentielle que la liberté, et la
lutte se termine par le rapport du maître et de l’esclave. Ce
rapport est lui-même immédiatement, et conformément à
ce qui le produit, une communauté, qui est celle « du
besoin et du souci de le satisfaire » (Encyclopédie, § 431 à
434).
On pourrait croire entrer par là dans la première étape de
l’institution sociale. En un sens, ce n ’est pas faux — mais on
voit alors q u ’on n ’y entrerait que sur le mode d ’un rapport.
a) résolu en faveur d ’une seule subjectivité ;
b) dont la communauté, comme communauté du besoin,
n ’est pas celle de la liberté.
On n ’en tirera pas l’État — et du reste nous savons que
l’État est d ’une essence différente de la société civile (mais il
n ’est par ailleurs pas possible de considérer la communauté
maître-esclave comme une société civile, si celle-ci n ’appar­
tient proprement q u ’au monde moderne, comme le dit
l’addition au § 182 ; la communauté maître-esclave n ’est ni
un État, ni une société civile, elle n ’a en somme pas encore
ou pas vraiment de juridiction...). Bien plus, en tant que
principe de la substance et de la subsistance spirituelles de la
société comme telle, l’État « doit précéder la société civile
comme une réalité indépendante » (ibid.). Le rapport des
libertés doit précéder la communauté du besoin. Nous
serions donc fondés à chercher, au lieu même du rapport
non encore stabilisé dans la domination et le besoin, c’est-à-
dire au lieu de la lutte même, le principe de l’État. Vous
savez que la Philosophie du droit n ’indique rien de tel : la
lutte de la reconnaissance, ou le rapport comme lutte, en est
même absent. La dialectique du maître et de l’esclave ne
concerne, dit le § 57, que le stade de la conscience, non
celui de l’esprit objectif. Aussi le rapport de la domination
est-il seulement naturel (ibid.), autant dire essentiellement
non-politique. Ce même rapport qui a pour enjeu la recon­
naissance et l’affirmation de la liberté se voit « refoulé », si je

66
puis dire dans le statut de « point de vue » naturel et « non-
vrai », hors ou au-delà duquel le droit se tient « déjà »,
«l'entrée de jeu (ibid.). Ce « déjà » condense la difficulté : il
interdit à lui seul q u ’on sache comment on accède au droit
sinon comme l’indique une note marginale au même
tj 57 : « La formation à la liberté elle-même (sa réalisation)
et à son maintien est l’État. » (Au surplus, la difficulté de cet
introuvable passage est peut-être indiquée et écartée par
Hegel lui-même dans cette autre note au même § : « Le
§ 57 est une mention — à propos de la formation — est
hétérogène. »)
Mais la raison de cette mise à l’écart de la lutte est claire­
ment indiquée, dans le Système (dans les § de XEncyclopé­
die auxquels je me suis référé), au lieu même que nous
devrions viser : au lieu du combat. La remarque du § 433
dit :
« Le combat de la reconnaissance et la soumission à un
maître est le phénom ène à l’intérieur duquel est né le vivre-
en-commun des hommes, comme un commencement des
Etats. La violence, qui, dans ce phénomène, est un fonde­
ment, n ’est pas pour autant un fondement du droit, encore
qu’elle constitue le moment nécessaire et ju stifié dans le pas­
sage qui s’opère de Y état de la conscience noyée dans le désir
et dans la singularité à l’état de la conscience-de-soi univer­
selle. C’est le commencement extérieur, ou phénoménal,
des États, non point leur principe substantiel. »
La lutte est donc écartée du principe de l’État et du droit
car, en tant que violence, elle n ’est que le déchaînement du
désir plongé dans sa singularité, et qui ne se sait donc pas
comme liberté en rapport avec une liberté. Pourtant cette
violence est phénomène du principe, phénomène nécessaire
et justifié. Mais rien n ’est dit de cette justification, rien n ’est
dit de l’étrange droit de cet état sans droit qui fait passer au
droit. Rien n ’est dit sur la juridiction de la violence où le
droit « commencerait » extérieurement, et comme par
l’envers du droit (« l’esclavage est en et pour soi non-droit »

67
dit une note au § 57 de Ph. droit). Rien n ’est dit non plus
sur le lien, ici, du phénomène au principe, ni sur le procès
du passage de la singularité close à la conscience universelle.
Mais c’est que, de manière tout à fait générale, l’extériorité
comme telle ne saurait fournir un principe pour l’État.
(Ainsi par exemple, Encyclopédie, § 544 : « Se représenter
l’institution de l’État comme une pure Constitution-conçuc-
par-1’entendement, c’est-à-dire comme le mécanisme d ’un
équilibre entre des forces intérieurement extérieures les unes
aux autres, va contre l’idée-fondamentale de ce q u ’est un
État. »)
Dans la violence, l’extériorité doit donc être « phéno­
mène » d ’une intériorité de principe entre les consciences,
d ’une subjectivité-commune présupposée. La question du
rapport comme lutte est donc « sautée », comme « phéno­
ménale ». Autant dire q u ’il n ’y a en quelque sorte pas de
véritable « phénoménologie de l’État ».
Mais c’est alors le moment de rappeler que c’est justement
dans la guerre que le sujet-État, avec son monarque et par
son monarque, se réalisera pourtant complètement. La lutte
des États sera l’effectuation de l’intériorité universelle de
l’Esprit-du-monde... Tout se passe donc comme si le
« saut » par-dessus le rapport comme tel produisait une
résurgence finale de ce rapport — et cette fois dans l’autorité
personnelle du monarque (qui détient en propre le droit de
la guerre, le seul droit q u ’il détienne vraiment), dans son
autorité s’exerçant comme violence. (Q u’est-ce qui, dans
cette présupposition d ’un principe sans extériorité et sans
violence, aussi bien que dans la résurgence de la guerre
comme vérité de l’État, reste ignoré quant à la m ort qui fait
l’enjeu de la lutte ? Quant à cette mort évitée au début, et
glorifiée à la fin [cf. § 324 à 328, Ph. droit] ? — c’est une
question q u ’il faudra reprendre ailleurs.)

II) Nous pouvons à présent aller chercher le vrai « prin­


cipe substantiel » de l’État — donc du rapport. Ce principe
est le peuple :

68
« La substance qui se sait libre, et dans laquelle le devoir-
itre absolu n ’est pas moins être, a une effectivité comme
esprit d ’un peuple. » (Encyclopédie, § 514.)
Le peuple est ainsi l’élément véritable de la vie éthique, et
sa réalité. Comme le précise une addition au § 156 de la
Philosophie du droit, on ne peut partir de l’individu, ce
serait « un point de vue privé d ’esprit, qui ne conduit q u ’à
un assemblage ». L’idée éthique a donc bien sa réalité selon
le rapport. Mais il est bien difficile — ou impossible — de
trouver ce q u ’est le rapport comme peuple ou selon le peu­
ple. S’il s’agit en effet de la substance éthique du peuple, on
la trouve déjà posée et disposée comme coutume — comme
la Sitte où la Sittlichkeit apparaît (§ 151, Ph. droit) — , et
c’est de la même manière qu’on trouvera posée par chaque
peuple la constitution qui correspond à « la nature et au
degré de culture de la conscience de soi de ce peuple »
(§ 274). Et s’il s’agit de la formation du peuple lui-même,
on ne trouvera que ceci, au § 181 :
« L’extension de la famille, comme passage de celle-ci
dans un autre principe, est, dans l’existence, tantôt l’exten­
sion paisible de la famille en un peuple — en une nation,
qui a, par suite, une origine naturelle commune, tantôt la
réunion de collectivités familiales dispersées, réunion qui
peut être soit l’effet de la domination d ’un maître, soit une
union volontaire provoquée par le lien des besoins et l’aide
mutuelle pour les satisfaire. »
Les trois possibilités indiquées ne correspondent jamais,
vous le voyez, au principe substantiel du droit : ou bien la
nature, ou bien la domination, ou bien le besoin (en outre
et par ailleurs, la première et « paisible » possibilité contre­
vient, quant à elle, à la nécessité de la violence « phénomé­
nale » dans le « commencement » des Etats...). Autrement
dit, la question de l’origine de la socialité comme socialité de
droit est soigneusement évitée ou contournée.
Dans la « Première philosophie de l’esprit » de Iéna,
Hegel présentait le développement explicite du passage de la

69
famille à l’esprit d ’un peuple : la totalité singulière de la
famille, en tant que singulière, n ’est q u ’une totalité idéelle,
et comme telle supprimée ; elle n ’existe que comme totalité
possible, non pour soi, aussi est-elle « toujours prête à la
mort et à renoncer à elle-même » (cf. le texte édité par
G. Planty-Bonjour, PUF, p. 114). La suppression des singu­
larités, au contraire, accomplit l’acte de devenir soi-même
dans un autre, où émerge la conscience universelle, subs­
tance éthique absolue ou esprit d ’un peuple. Or, d ’une
part, dans le texte même, la suppression de la singularité
familiale est indiscernable de la suppression de la singularité
individuelle dans la lutte pour la reconnaissance, et l’on
hésite sans cesse entre une présupposition et un engendre­
ment du rapport (à moins, hypothèse plus intéressante, de
comprendre que la lutte pour la reconnaissance a lieu au sein
de la famille — ce qui pourtant ne laisserait pas moins en
place un modèle en quelque sorte « oedipien », qui ne seait
pas affronté à moins de problèmes que celui de Freud). Et,
d ’autre part, le peuple, en apparaissant comme l’universa­
lité de l’éthicité, ne permet pas que soit déterminée la sin­
gularité universelle de l’esprit d ’un peuple — qui est pour­
tant essentielle au concept en jeu.

Il est vrai q u ’à la même époque, dans le Système de la vie


éthique l’idée éthique, qui avait déjà pour « concept »
« l’être-un absolu des individualités » (cf. p. 110 trad. Tami-
niaux, Payot), avait pour « intuition » « un peuple absolu ».
L’individualité apparaissait alors comme la multiplicité exté­
rieure du concept, se subsumant l’intuition comme inté­
rieur. Dans ces conditions, le premier moment de la vie éthi­
que se déterminait « selon le rapport », dans les termes
mêmes de Hegel. Mais le rapport ne désignait q u ’un état
d ’« unification imparfaite », dont la perfection — unité de
l’intuition et du concept, à entendre donc au-delà d ’une
subsomption de l’intuition encore dispersée dans les indivi­
dualités en rapport — devait être la démocratie, « exhibition
de la réalité absolue de la vie éthique en tous » (p. 199).

70
On voit donc que notre difficulté était déjà présente, dans
la présupposition du peuple comme intuition, c’est-à-dire
dans la présupposition (et dans la visée) d ’une présentation
du rapport comme union. Mais on voit aussi q u ’en passant
de la démocratie à la monarchie, Hegel n ’a pas seulement
viré, ou régressé, politiquement : il a aussi aiguisé la pointe
de la question la plus difficile. En désignant l’existence con­
crète du monarque comme personne du peuple, Hegel ins­
crit enfin l’intuition dans l’élément de l’intuition, de la pré­
sentation sensible. Le monarque est ou fait l’« exhibition »
que la démocratie devait être. Mais il rend aussi plus visible,
si j’ose dire, le mystère de l’incarnation du rapport.

111) Il faut alors se tourner vers un élément, ou vers un


moment jamais encore mentionné, mais auquel l’étroite —
quoique obscure — imbrication de la famille dans le peuple
devait conduire. (Ladite imbrication peut tendre jusqu’à
une confusion ou une indécision encore plus obscure,
lorsqu’on lit au § 156 : « La substance éthique... est l’esprit
réel d ’une famille et d ’un peuple » : ce et n ’a aucun statut
reconnaissable.) Il s’agit de l’amour. Le rapport dont la lutte
est le phénomène a l’amour pour contenu substantiel. Le
§ 535 de l’Encyclopédie le dit clairement :
« L’Etat est, consciente d'elle-même, la substance éthique
— l’union du principe de la famille et de celui de la société
civile ; cette même unité qui est dans la famille en tant que
le sentiment de l’amour est l’essence de l’État, laquelle en
même temps, grâce au second principe du vouloir sachant et
de lui-même actif, reçoit la form e d ’une universalité sue... »
(Je passe sur les questions que peut soulever le dispositif
d ’ensemble ici indiqué, p. ex. l’absence du peuple. Chaque
présentation du principe de l’État semble décaler, détourner
ou démentir la précédente...)
L’amour est donc le véritable élémen, - ^ 'l’essence — de
l’État, donc de l’union. Et il l’est, de nombreux textes le
confirment, en tant q u ’il effectue l’existence de soi par un

71
autre : en tant q u ’il effectue le rapport. On devrait montrer
comment ce sont les textes de jeunesse de Hegel sur l’amour
qui fournissent sa véritable description du rapport, et qui la
fournissent en des termes qui impliquent ou qui program­
ment une problématique politique. Je me contenterai
aujourd’hui d ’un bref passage de L'Esprit du christianisme :
« Il n ’y a de véritable union, d ’amour proprement dit
q u ’entre des vivants de puissance égale, qui sont donc entiè­
rement vivants les uns pour les autres... » Mais l’amour est
aussi, dans le même texte, posé en opposition à l’universalité
abstraite : « L’amour des hommes, conçu comme devant
s’étendre à tous ceux dont on ne sait rien, avec qui on
n ’entretient aucun rapport, cet amour universel est une
invention insipide... L’amour du prochain est l’amour des
hommes avec qui tout un chacun entre en rapport. Un être
pensé ne peut être un être aimé. » Ainsi le monarque
pourrait-il bien être, une fois de plus en tant qu’existence
présente, tangible, la vraie et unique possibilité de l’union,
le lieu de l’amour politique. Certes, l’amour du roi ne sera
pas évoqué, car de manière générale l’amour comme tel
reste dans l’ordre de l’immédiateté du sentiment, et,
comme le précise l’addition au § 158 :
« Dans l’Etat, l’amour n ’a plus sa place, car dans l’État on
est conscient de l’unité en tant q u ’unité de la loi ; dans
l’État, le contenu doit être rationnel et il faut que je le
connaisse. »
(De même, une note marginale au § 157 précise ainsi
l’opposition de l’État à la famille : « Sortir de l’unité natu­
relle — l’unité ne se purifie que dans l’être-pour-soi de deux
êtres » : le rapport de deux êtres a bien l’essence de l’amour,
mais dans l’être-pour-soi, dans la personne autonome,
l’être-par-l’autre de l’amour est « purifié » (Einigkeit reinigt
sich...) ; il y a donc une impureté de l’amour...).
Il n ’en reste pas moins que la rationnalité « sue » de l’État
est YAufhebung de la vérité immédiate de l’union, et donc
de l’amour. Et si cette Aufhebung n ’est pas, ou à peine.

72
désignée comme telle (tandis que la position principielle de
l’amour est sans ambiguïté), c’est peut-être aussi bien pour
une raison à la limite inverse de celle que propose explicite­
ment Hegel : non la raison de l’immédiateté naturelle du
sentiment amoureux, mais la raison de l’excès insaisissable
de la médiation opérée dans l’amour. En effet, le texte de
l’addition au § 158 poursuit — retrouvant en somme le ton
des écrits de jeunesse :
« Dans l’amour, le premier moment consiste en ceci que
je ne veux pas être une personne autonome indépendante et
que, si je l’étais, je me sentirais incomplet et imparfait. Le
second moment consiste en ceci que je me conquiers dans
une autre personne, que je vaux en elle et que, réciproque­
ment, cette personne se conquiert et vaut en moi. C’est
pourquoi l’amour est la contradiction la plus prodigieuse
que l’entendement ne parvient pas à résoudre. Il n ’y a rien
de plus difficile à saisir que cette ponctualité de la conscience
de soi, qui est niée et que je dois cependant tenir pour affir­
mative. L’amour est ce qui produit cette contradiction et
qui, en même temps, en donne la solution. En tant que
solution de cette contradiction, il est l’unité éthique. »
« La contradiction la plus prodigieuse » (pour ne rien dire
du fait que toutes les contradictions sont prodigieuses pour
l’entendement, et q u ’il y a donc ici un excès du prodige
général de la médiation), c’est la médiation même comme
médiation réelle des personnes réelles. Or c’est bien cette
médiation que le monarque effectue en tant que personne et
dans sa personne. C’est bien pourquoi, comme le soulignent
les § 279 et 281, le monarque n ’est, pas plus que l’amour,
accessible à l’entendement. Ce qui n ’est accessible q u ’à la
raison spéculative, dans le monarque, c’est « l’immédiateté
sans fondement, l’être concentré en soi-même au-delà
duquel on ne peut aller » (§ 281). Mais cette concentration
est celle de l’union — de même d ’ailleurs que la concentra­
tion en soi d ’une personne en général n ’est véritablement
que moyennant son existence-par-1’autre. Dans le monar­

73
que, c’est cette altérité même qui se concentre, s’unifie et se
présente. Le monarque est la vérité objective de l’amour, si
l’État est en général la vérité objective de l’union.
Néanmoins, l’amour qui est 1'Aufhebung de l’extériorité
des individus doit lui-même être aufgehoben dans l’État. Et
ce qui doit être ainsi relevé, ce n ’est donc pas la relève que
l’amour opère, mais c’est ce qui dans l’amour fait le
moment opposé à la personne autonome, c’est donc le
moment de l’abandon-de-soi à l’autre : non l'Aufhebung,
mais YAufgebung. Jusqu’où une Aufhebung de YAufge-
bung, jusqu’où une relève du don-de-soi peut-elle être pen­
sée comme une assomption de l’amour, et à partir d ’où ne
constitue-t-elle pas au contraire une négation « pure et sim­
ple » de l’amour, ou un renoncement à l’amour (qui ferait
en quelque sorte pendant au renoncement à la mort, ou à
l’évitement de la mort dont nous avons parlé) ? C ’est une
question dont l’examen précis doit être réservé pour une
autre occasion. Mais elle enferme le principe de la conclusion
que nous devons, ici, tirer :
La vérité « substantielle » de l’amour pour l’État n ’est
posée qu’en étant somme toute deux fois escamotée : une
fois parce que l’amour n ’a plus sa place dans l’État, et une
autre fois parce que l’amour est la « contradiction prodi­
gieuse ». A quoi il convient d ’ajouter un troisième « escamo­
tage » : celui du rapport entre la substance de l’amour et le
phénomène de la lutte, car si l’une et l’autre appartiennent
à la détermination du peuple, leur relation et son processus
devraient être comme tels présentés — ce pour quoi Hegel
ne fournit pas la moindre indication.
En relevant cette dernière difficulté, je rassemble simple­
ment les pièces de la difficulté générale que nous avons par­
courue : le peuple — qui n ’est finalement un peuple que
s’il est un État (§ 349), et qui n ’est un État achevé que s’il
« a » (ou « est » ?) un monarque — a la réalité d ’un double
rapport, de lutte et d ’amour, qui se trouve par deux fois
écarté de la formation propre de l’État, tout autant que ses

74
deux termes se trouvent écartés l’un de l’autre, et tout
autant que chacun reste soumis à une modalité de non-
compréhension (soit pour n ’être que « phénomène », soit
pour être la « contradiction prodigieuse »), ou que chacun
est en quelque sorte renvoyé à l’extrême limite des condi­
tions du fonctionnement et de l’appréhension de la dialecti­
que elle-même.

La recherche du rapport comme tel mène donc à une tri­


ple impasse. Mais cette recherche prouve aussi que le rapport
est partout à l’œuvre, et que la vérité du monarque ne peut
être autre chose que la vérité du rapport. Elle l’est cependant
comme la résurgence simultanée de tout ce qui, quant au
rapport, est resté non résolu — aussi bien que comme l’exhi­
bition finale de tout ce qui, quant au rapport, avait
toujours-déjà été supposé résolu.
L’impasse consiste donc dans la présupposition de la solu­
tion ou de la résolution du rapport : mais cette présupposi­
tion fait d ’autant plus apparaître, en creux, la question du
rapport. Le monarque vient remplir ce creux de toute sa pré­
sence effective, de son corps. Mais ce corps, qui ne doit pas
être symbolique, reste lui aussi, finalement, insaisissable.
Il ne s’agit pas, dans ces conditions, de reprocher à Hegel
une insuffisance dans le questionnement sur l'origine du
rapport, ou sur Y être ultime et essentiel du rapport. Car c’est
précisément la forme même d ’une telle question qui a tou­
tes les chances d ’être faussée d ’avance, si le rapport ne se
substantifie pas — n ’étant que le rapport, non l’autonomie
de ses termes ou de ses sujets —, et si le rapport est peut-être
nécessairement sans être et sans origine. Mais c’est cela
même qu’il s’agirait de « reconnaître ». Hegel, parce q u ’il
masque la question ou l’impossibilité de la question, fait
voir l’impasse de la solution philosophique du rapport, et
ouvre du coup à la nécessité de penser ce rapport sans origine
et sans accomplissement dans une unité substantielle.

75
Ce qui revient à dire que le monarque résoud la triple dif­
ficulté, mais en fait la dissimule, et ainsi la reconduit et
l’exaspère jusque dans sa propre singularité.
La singularité du monarque est en effet la plus étrange qui
se puisse concevoir. Lui aussi, lui surtout peut-être, est une
« prodigieuse contradiction ».
Contradiction de la position, d ’abord. La présupposition
de l’union des personnes étant celle du droit, dès que le
droit est présupposé (accompli par le peuple), la juri-diction
du monarque n ’est que sa manifestation ou sa présentation
formelle : et de fait, non seulement la personnalité propre
du monarque est insignifiante (« c’est à tort q u ’on exige
d ’un monarque des qualités objectives, il n ’a q u ’à dire
“ oui” et mettre les points sur les i » — addition au § 280),
mais son pouvoir n ’est que formel :
« Il ne faut pas dire que le monarque peut agir selon son
bon plaisir, car il est lié par le contenu concret des conseils
et, si la constitution est solidement établie, sa tâche se borne
en général à apposer sa signature, à mettre son nom. Mais ce
nom est important, car il est le sommet au-delà duquel on
ne peut aller. » (Addition au § 279.)

La juri-diction du monarque, à ce compte, n ’est que la


nomination du droit, de l’union comme droit. « Mais ce
nom est le sommet », non pas parce q u ’il sanctionnerait le
droit — il n ’en a pas le pouvoir — , mais parce qu’il l’accom­
plit, le parachève comme existence individuelle effective. Le
nom du monarque est la Setzung réelle du Gesetz. Mais à ce
compte il est donc bien le droit, la sanction juridique du
droit...
(Déjà, la Phénoménologie disait ceci du nom propre du
monarque — alors envisagé comme le monarque absolu :
« Ce n ’est que dans le nom que la différence de l’individu
n ’est pas opinée par tous, mais réellement effectuée par
tous ; dans le nom l’individu vaut comme pur individu, non
seulement dans sa conscience, mais dans la conscience de
tous. Par lui le monarque est donc absolument séparé de

76
tous, mis à l’écart et solitaire ; en lui il est l’atome, qui ne
peut rien partager de son essence et à qui rien n ’est
semblable. »)
(Qu’en est-il donc du nom en général, et d ’une « nomi­
nation politique », ou d ’une « politique de la nomination »
en particulier ? Ces questions seront sans doute à reprendre.
Mais à reprendre aussi serait le commentaire précis des textes
de Hegel autour de cette (in)signifiance générale du monar­
que : leur dédale est infini, l’accent s’y déplaçant incessam­
ment de l’insignifiance à la signifiance suprême. En outre, il
faut remarquer que l’insignifiance est avant tout soulignée
dans les « additions », plutôt que dans le texte. Mais
l’importance et l’insistance de ces additions est indéniable,
surtout si l’on prend en compte, ce que je ne voulais pas
faire aujourd’hui, toutes celles que fournit l’édition Ilting.
J ’en cite une à titre d ’exemple : « Il est nécessaire que l’idée
se développe, pose ses moments existant pour soi, et ainsi
elle doit aller elle-même jusqu’au sans-raison, jusqu’au pur
et simple naturel, comme l’organisme de la vie va jusqu’à
l’os, jusqu’au pierreux (das Steinige) dans l’organique. C’est
la nécessité de l’idée elle-même que de se déterminer à cet
être — autre d ’elle-même. C’est le mode fondamental de
considération de l’État, de partir de l’idée, de poser au prin­
cipe d ’autres catégories que les catégories habituelles, c’est là
la considération philosophique, qui a donc aussi d ’autres
résultats que les résultats habituels... » (addition au § 280,
Ilting, t. III, p. 679). Mais le monarque comme l'être-autre
de l’État ou de l’union elle-même n ’apparaît pourtant
jamais q u ’à peine, ou à la limite — ou pas du tout : pour­
quoi le monarque ne devrait-il pas être envisagé comme une
pierre, comme la pierre de l’Etat, sa statue, son temple, son
monument ou son rocher ?...)
Le côté de la pure formalité bascule immédiatement dans
l’effectivité substantielle. Le point sur les i, la signature, le
'nom, et encore la bouche du monarque qui dit « je veux »
(§ 279) font et sont la décision qui, même si elle n ’ajoute

77
rien au contenu du droit du peuple, transforme le dire de la
loi et des conseils en le faire d ’une subjectivité. (Mais la déci­
sion elle-même est infiniment indécidable : elle n ’ajoute
rien, et elle s’ajoute. Le texte du § 279 est redoutablement
ambigu : « Cette dernière instance, qui relève toutes les for­
mes particulières dans le soi simple, met fin à la délibération
qui pèse les arguments pour et contre, entre lesquels on ne
cesse d ’hésiter, et décide par un “je veux”, par quoi com­
mence toute action effective. » Ce « je veux », comme plu­
sieurs additions le précisent, est le « je veux abstrait et vide »
[Ilting, ibid. ] : le monarque lui donne seulement la concré­
tude de sa bouche. Mais cette bouche est de ce fait la volonté
concrète...)

Cette transformation de la volonté abstraite en volonté


concrète est une performation. Le monarque est le sujet de
l’énonciation, tandis que le peuple — l’esprit du peuple —
est le sujet de l’énoncé. Mais l’énoncé n ’est effectif — c’est-
à-dire q u ’il n ’est énoncé — que dans l’énonciation. Cette
très simple, mais comme vous le savez très redoutable con­
trainte générale commande la position du monarque. Il faut
y reconnaître la contrainte homologue (et peut-être homo­
gène) que soulignent dans le droit les théoriciens du « déci-
sionisme » : la nécessité pour l’acte juridique en général de
comporter toujours un reste ultime que le droit établi, pré­
paré, écrit ou délibéré, ne contient pas, et qui est la perfor­
mation de ce droit, la décision que le droit fasse droit, q u ’il
soit effectivement gesetzt. La contrainte de l’énonciation,
comme contrainte générale de Xexistence du discours, est
très précisément la contrainte de la juri-diction (cette con­
trainte de la diction étant, vous le savez, inscrite non seule­
ment dans le droit romain, mais dans le concept romain du
droit comme tel). Et cette contrainte (qui du reste n ’est
peut-être pas un cas particulier, celui du discours juridique,
mais qui fait au contraire de la juridiction en général la con­
trainte de tout discours, de tout l’ordre du discours) exige
toujours la position existante d ’un judex, d ’un individu uni­

78
que qui dit le droit, et qui n ’est pas unique parce q u ’il
s’arrogerait ce pouvoir (il doit être légitimé : le monarque
l’est par la Constitution), ni parce q u ’on aurait décidé de lui
donner ce pouvoir (car c’est alors cette décision, prise par
d ’autres, qui serait la véritable décision, la décision para­
doxale de se dessaisir du pouvoir de décider), car il ne s’agit
pas à proprement parler d ’un « pouvoir ». Mais le judex est
unique parce que seul un seul p eu t dire. Le monarque est
l’individu q u ’il est parce que la juridiction est individuelle,
c’est-à-dire parce que la juri-diction est individuelle. En ce
sens le monarque est l’hypostase de l’unité indivisible de
l’État moderne telle que la République française « une et
indivisible » l’avait (auto)proclamée. Le monarque fa it la
voix du peuple, parce que la voix comme telle est unique,
impartageable, incomparable, et que pour cela même, elle
doit être distinguée, mise à part, personnifiée au sens le plus
fort du mot.
Voilà pour la position — et voici maintenant pour l’être
du monarque :
En tant q u ’il effectue la solution du rapport, la dis­
solution dans l’« union comme telle » de ce dont l’unité
aura toujours été présupposée, le monarque effectue simple­
ment la logique de la subjectivité. Et c’est bien cette logique
qui, dans le principe, cache ou interdit la question du rap­
port. 11 n ’y a pas de « vrai » problème du rapport dès lors
que le rapport — même pensé comme l’effectuation d ’un
soi dans un autre — s’origine dans le mouvement d ’un soi
qui va à son dehors pour t ’approprier. Et c’est bien cette
logique qui intervient dans le mouvement véritablement
initial de la Philosophie du droit en tant que processus de la
formation de l’État.
L’origine que nous ne pouvions trouver dans la lutte, dans
l’amour ou dans le peuple, nous la trouvons dans cette autre
instance du rapport qui est le contrat.
Le contrat est le lieu de naissance du droit en tant
q u ’échange des propriétés selon la règle d ’une réappropria­

79
tion, voire d ’une surappropriation de la propriété ainsi
aliénée :
« La personne, en se différenciant de soi-même, entre en
relation avec une autre personne, et ces deux personnes
n ’ont d ’existence (Dasein) l’une pour l’autre que comme
propriétaires. Leur identité, étant seulement en soi, ne par­
vient à l’existence que par le passage de la propriété de l ’un
dans celle de l’autre, avec consentement mutuel et maintien
de leur droit — ce qui a lieu dans le contrat. » (§ 40.)
(D ’une certaine façon, le contrat a donc la même
« forme » que la lutte et que l’amour, la forme du passage-
en-ou-par-l’autre. Mais c’est ici pourtant autre chose q u ela
personne qui « passe » : c’est sa propriété [par laquelle
cependant elle est comme personne]. Et réciproquement : si
le contrat n ’est pas un élément de la lutte ni de l’amour,
c’est que dans l’une et l’autre il y va d ’une Aufgebung de
soi, pour laquelle les notions de « consentement mutuel » et
de « maintien des droits » n ’ont plus de pertinence.)
Nous avons bien ici le début du rapport de droit — et
pourtant nous pouvons aussi bien affirmer que le principe
de l’État ne peut être ici. Car le développement du contrat
s’opère dans la société civile. Or l’Etat précède et excède
celle-ci, et le monarque est cet excès. Le droit de l’État se
manque dans son origine la plus clairement attestée. Au
demeurant, le principe du contrat est par lui-même opposé à
l’essence de la monarchie elle-même, ainsi que Hegel l’avait
noté en 1802 dans Des maniérés de traiter scientifiquement
du droit naturel : « La forme d ’un rapport subordonné tel
que l’est le contrat s’est introduite de force dans la majesté
absolue de la totalité éthique, et, par exemple, pour la
monarchie, l’universalité absolue du point central et de
l’être-un particulier en lui ont été conçus tantôt, suivant le
contrat de procuration, comme un rapport d ’un fonction­
naire suprême de l’État à l’abstraction de l’État, tantôt, sui­
vant le rapport du contrat commun en général, comme une
affaire de deux parties déterminées dont chacune a besoin de

80
l’autre, comme un rapport de prestation réciproque, et, par
de tels rapports, qui sont entièrement dans le fini, l’idée et
la majesté absolue ont été immédiatement anéanties... »
(Trad. Bourgeois, Vrin, p. 92) — (Cependant, il n ’est pas
clair si le contrat primitif de la Philosophie du droit procède
du besoin ; il procède plutôt d ’une nécessité supérieure,
celle de la constitution d ’identité ; mais Hegel n ’établit pas
une catégorie supérieure du contrat.)
Si, malgré cela, le contrat fournit l’origine du droit (alors
qu’il sera de nouveau refusé, contre Rousseau, comme prin­
cipe de l’État, au § 258, et en faveur de la monarchie), c’est
que le contrat met la propriété en jeu. Dans et par la pro­
priété la personne singulière se constitue, c’est-à-dire est en
rapport avec soi. Le moment qui précède le contrat est
celui-ci :
« La possession (Bezitz) qui est propriété (Eigentum) ; la
liberté est ici essentiellement celle de la volonté abstraite en
général, ou, en d ’autres termes, celle d ’une personne singu­
lière qui n ’est en rapport q u ’avec soi-même. » (§ 40.)
Ainsi la personne n ’entre en rapport avec autrui q u ’en se
différenciant de soi, et elle ne se différencie de soi que dans
la propriété, par laquelle elle se rapporte quelque chose
comme sien. (Ce qui passe par la prise-de-possession, dont il
faudrait développer l’analyse, en particulier pour montrer
comment Hegel évite d ’y envisager de front une violence,
pourtant lisible entre les lignes, de l’appropriation, et com­
ment de manière convergente la prise-de-possession est trai­
tée sous le préalable d ’un droit reconnu du premier proprié­
taire (cf. § 50), alors q u ’à ce stade le droit est à naître. La
lacune que nous retrouvons sans cesse apparaît ici comme
l’absence d ’articulation entre la prise-de-possession et la
lutte pour la domination.)
Aussi n ’est-ce pas exactement la propriété qui fonde la
personnalité, mais c’est la propriété-de-soi qui fonde toute
appropriation, par laquelle elle s’objective. La personnalité
de la personne consiste dans la possibilité de se rapporter à

81
soi avant de se rapporter à quoi que ce soit (et, par cet inter­
médiaire, à qui que ce soit). Avant la propriété et le contrat,
il y a donc la différenciation-de-soi de la personne :
« La personnalité n ’existe qu’à partir du moment où le
sujet n ’est pas une simple conscience de soi en général, c’est-
à-dire la conscience d ’un moi concret, déterminé d ’une
façon ou d ’une autre, mais est, au contraire, une conscience
de soi, comme conscience d ’un moi totalement abstrait,
dans lequel toute limitation et toute valeur concrète sont
niées et privées de toute validité. Il y a donc dans la person­
nalité un savoir de soi comparable à celui d ’un objet, mais
c’est un objet élevé par la pensée à la pure infinité, et, par
conséquent, un objet purement identique à soi. » (§ 35.) Et
la phrase qui suit immédiatement assigne ce moment ou ce
processus identiquement aux individus et aux peuples :
« Les individus et les peuples n ’ont pas encore de personna­
lité s’ils ne sont pas parvenus à cette pensée. » (Cette pensée
qui cependant, comme le montre l’addition à ce §, est aussi
bien la pensée d ’une « contradiction insupportable » dans
l’ordre de la nature : car la personne est aussi bien « le plus
haut » de l’homme que « le plus bas » de sa contingence sin­
gulière et comme telle méprisable. La personne est ainsi ce
qui « supporte » la contradiction de la personne. C ’est sans
doute aussi ce que le monarque supporte plus que quicon­
que. Mais là encore, la contradiction, insupportable ou pro­
digieuse, s’est en fait déjà résolue dans l’identité du
principe.)
La différenciation-de-soi est la différenciation productrice
du Soi comme tel — et ici au moins elle a lieu, dans son
principe, par soi. Et c’est cette personnalité, la personnalité
propre du Soi, qui « contient d ’une manière générale la
capacité du droit », comme le- dit le § 36. Ici, au début, le
droit n ’est donc que le rapport-à-soi. Et le peuple est un soi
autant que l’individu. Le secret du peuple est le secret du
Soi. Voilà pourquoi l’origine ou la nature du peuple res­
taient introuvables — et une fois trouvées se confondent

82
avec celles de la personne. Le rapport à autrui, la différence
comme effective extériorité et le passage dam l’autre ne
seront jamais en fin de compte que dérivés et subordonnés
— et cette subordination (étrangère pourtant à la logique
profonde de la conscience-de-soi dans la Phénoménologie')
permet de contenir ou d ’ignorer YAufgebung de soi en
autrui.

A ce compte, le monarque accomplit le Soi de l’union, il


l’accomplit comme soi — et cet accomplissement bascule
aussi bien dans la non-propriété absolue du monarque, pure
ponctualité matérielle d ’un sujet qui n ’est que le sujet de sa
signature (et qui ainsi, sans doute, se sait comme un objet,
n ’étant même pas encore propriétaire de quoi que ce soit : la
plume avec laquelle il signe appartient à l’Etat), sujet échan­
geable avec n ’importe quel autre (sauf que sa naturalité doit
le déterminer dans la lignée naturelle d ’une famille, comme
monarque héréditaire, et que par ailleurs, « justement parce
que tous sont capables d ’être le roi, il faut faire en sorte que
ce ne soit pas tous, mais un seul... puisque dans l’Etat il n ’y
a qu’un [sic : da im Staate nur einer ist] » [Ilting, op. cit.,
p. 678], mais cet accomplissement accomplit aussi bien la pro­
priété absolue de l’État. D ’une part cette propriété supé­
rieure dans laquelle la mienne doit disparaître : « abandon
(Aufgeben) de la personne — ne pas avoir de propriété pri­
vée — mais quelque chose [ou : quelque propriété] supé­
rieure », dit une note au § 46, indiquant ainsi que YAufge­
bung n ’est reconnue que pour autant q u ’elle donne lieu à
réappropriation « supérieure ». D ’autre part — et comme le
sommet de cette réappropriation — la personne du monar­
que, dans sa singularité, comme détentrice du réel et ultime
pouvoir de décision. C ’est en effet le monarque comme
individu qui décide du rapport de l’État-individu aux autres
États-individus, c’est-à-dire de la guerre et de la paix (cf.
§ 320 à 329). Dans ce cas, son « Je veux » n ’est pas la forme,
mais la substance totale de la juri-diction. Non seulement sa
bouche s’ouvre, mais il — et non les conseils ou assem­

83
blées — décide. La logique de l’existence, la logique de la
performation et la logique de l’union aboutissent enfin à
leur synthèse dans une logique de la décision ponctuelle et
indivisible. (Et c’est en ce point sans doute que devrait se
concentrer une analyse critique du « décisionisme », et de la
présupposition de l’indivisibilité q u ’il contient : indivisibi­
lité ontologique, sémiologique, performative, existentielle.
La voix en général, et la voix de la juri-diction souveraine en
particulier est-elle en définitive indivisible, atomique ? Ne
serait-elle pas déjà divisée lorsqu’elle (s’) énonce ? Le monar­
que hégélien laisse peut-être mieux que les théories décisio-
nistes se profiler la nécessité de ces questions, et préciséiment
par ce que son être garde d ’indécidé ou de mal décidé. Mais
la guerre met fin à cette indécision...)

Au sein même, pourtant, de cet accomplissement de


l’État-Sujet, se loge, comme la nécessité ontologique de cet
accomplissement, la singularité du monarque. C’est-à-dire
son détachement, sa séparation, son Absonderung. C’est
comme cet individu-^ q u ’il vaut. Tout se passe comme si le
monarque s’accomplissait dans l’ordre de la certitude sensi­
ble, du ceci qui est la certitude la plus riche et la plus pauvre
au début de la Phénoménologie. Aussi la position du
monarque, comme position, échappe-t-elle pourtant à la
déduction qui l’impose. Comme le dit la Phénoménologie :
« Quand on exige de la science, comme épreuve cruciale,
épreuve q u ’elle ne pourrait soutenir, de déduire, de cons­
truire, de trouver a priori (ou comme on voudra dire) un
cette-chose-ci ou un cet-homme-ci ainsi nommés, il est juste
alors que la requête dise quelle chose-ci, ou quel moi-ci elle
vise, mais le dire est bien impossible. » La Philosophie du
droit (qui rappelle, en présentant le monarque, le « déve-
loppemen: immanent » de la « science philosophique »,
§ 279) affronte en somme cette « épreuve cruciale » sans
l’affronter : ce monarque-ci, ainsi nommé (X., Y. ou Z.),
c’est l’esprit d ’un peuple qui peut le produire, par sa Cons­

84
titution et par la légitimation d ’une famille régnante ;
l’esprit du peuple comme tel devrait être « déduit ou
comme on voudra dire » : nous avons vu ce q u ’il en était.
Mais si, à la fin, « les peuples germaniques » sont désignés
(§ 358 — avec en contrepoint « le peuple juif » comme
« peuple de la douleur » de la perte du monde précédent),
rien n ’y désigne encore l’effectivité de la véritable Constitu­
tion (pour ne rien dire de la « barbarie » de ces peuples ger­
maniques telle que l’évoque le § 359). Mais telle est la con­
trainte fondamentale de la logique mise en jeu dans le peu­
ple et dans le monarque.
La logique de la preuve ontologique est en général telle
q u ’elle déduit la nécessité d ’une effectivité dont l'existence
ne peut que surgir à l’écart de la déduction, dans la contin­
gence de sa position. Et c’est cet Umschlagen dans l’exis­
tence qui fait à la fois et la majesté du monarque (car, dit le
§ 281, il unit l’absence-de-fondement de la volonté, la sub­
jectivité absolue, à l’absence-de-fondement de l’existence
contingente) et le fait que, comme le dit le même paragra­
phe :
« Seule la philosophie a le droit de considérer par la pen­
sée cette majesté, car toute autre méthode de recherche que
la recherche spéculative de l’idée infinie, fondée en elle-
même, supprime la nature en soi et pour soi de la majesté. »
D ’un côté, seul le fondé-en-soi de la spéculation peut
penser l’infondé de la majesté. De l’autre côté, cette pensée,
qui exclut donc toute compréhension d ’entendement, est
elle-même une contemplation (betrachten), qui est peut-
être moins à son tour, en raison de sa « nature » (qu’est-ce
que «contempler» ?...), ou de son objet (l’infondé de
l’existant), ou pour les deux raisons jointes, un processus
d ’appropriation que l’indication d ’un rapport infini — et
infiniment distant — entre la philosophie et le monarque.
En ce sens, la philosophie à la fois maîtrise le monarque et
reconnaît seulement dans sa majesté l’écart immaîtrisable de
l’existence au concept. C’est-à-dire en l’occurrence l’écart

85
immaîtrisable de l’union comme telle au concept de sa sub­
jectivité, l’écart du peuple effectif au concept de l’orga­
nisme — ou l’écart du rapport au Soi en général. Ce que la
philosophie peut ici seulement contempler, en tant q u ’elle
contemple la séparation singulière du monarque, c’est la
séparation elle-même comme institution du rapport. La phi­
losophie contemple le rapport, la séparation — et si je puis
dire avoue ainsi d ’elle-même sa séparation d ’avec la sépara­
tion qui fait le rapport, cette séparation q u ’elle n ’a pu assu­
mer ni dans l’amour, ni dans la lutte, ni dans le peuple.
Aussi bien le sujet q u ’est le monarque ne l’est-il q u ’au
prix de la négation ou plutôt de l’éclatement ou de la disper­
sion en lui de la subjectivité. Pour autant q u ’il n ’est ni
monarque absolu (et même à l’égard de la guerre, il ne
devrait en droit pas l’être), ni simple symbole, le monarque
— ou plutôt la majesté q u ’il est — s’avère être nécessaire­
ment le contraire d ’une subjectivité. Non un opposé dialec­
tique par où la subjectivité se relèverait (cette relève est
impossible, car la relève est précisément toujours le sujet),
mais si l’on peut dire un écartement en elle-même de la sub­
jectivité, un écartèlement dans lequel, enfin, quelque chose
comme du rapport viendrait — à peine — au jour.
D ’une part en effet, ce monarque-ci ne peut être que livré
à la logique universalisante du ceci : « Lorsque je dis moi, ce
moi singulier-ci, je dis en général tous les moi ; chacun
d ’eux est juste ce que je dis : moi, ce moi-singulier-ci. »
(Phénoménologie.) Le monarque, on l’a vu, ne fait que dire
« moi », ou plutôt «Je » (en allemand, c’est toujours Ich),
signer, mettre son nom. Et la singularité du nom propre
n ’est jamais, on le sait (Derrida le sait), assez singulière pour
ne pas être elle-même itérable. Comme singularité absolue,
le monarque rentre aussi dans l’itérabilité absolue, mieux il
est justement, juridiquement et justement itérable et inter­
changeable. Ce qui veut dire que sa juridiction est absolu­
ment « démocratique » en un sens non constitutionnel du
terme.

86
D ’autre part, cette même position de l’État-singulier
s’entend avant tout comme la totalisation dans le sujet des
sujets et de leur union. A ce compte, monarque, parti ou
Anführer{le terme est au § 280), c’est tout un : l’essence de
l’État totalitaire est bien dans la subjectivité, et dans l’orga­
nicité qui en fait la structure et le procès. Le monarque est
l’organe ou le sur-organe de l’organicité même, du « Grund
se déterminant lui-même » du § 278, qui est donc finale­
ment (dialectiquement) le Grund de la Grundlosigkeit elle-
même.
Mais cette même détermination contredit pourtant la
séparation effective de l’eccéité du monarque. Et cette con­
tradiction, que Hegel veut mais ne peut relever, ouvre en
droit la possibilité d ’une dés-organisation de la politique
totalitaire. Entre la totalité de la subjectivité et l’individua­
lité du monarque, il y a autant d ’enchaînement dialectique
que de rupture absolue. Car l’individualité, pour le dire à
présent en termes plus batailliens (c’est-à-dire outre­
hégéliens) q u ’hégéliens, est nécessairement dans la sépara­
tion, donc dans le non-achèvement du rapport (aussi dans
l’amour), et donc de la subjectivité. En toute rigueur, on
devrait dire que dans la totalisation organique de l’État
hégélien il manque le monarque : ou bien il n ’est pas un
individu, ou bien il en est un, et alors il s’excepte de la tota­
lité, il l’excède ou il reste en retrait. C’est ainsi q u ’on peut
solliciter les sens opposés involontairement logés par Marx
dans l’expression en français de la Souveraineté Personne,
par laquelle il caractérise le monarque dans son commentaire
— aussi juste q u ’erroné — de ces paragraphes de Hegel.
La clôture de l’individualité fait comme telle l’inachève­
ment du rapport. Le monarque inscrit aussi bien cet inachè­
vement qu’il effectue l’union. Ou plutôt — et par-delà ce
que Hegel pense — , il effectue l’union en inachevant le rap­
port, en l’inscrivant dans l’espace de la séparation qui est
celui du rapport même.
Car l’inachèvement du rapport est le rapport même. Cela

87
ne veut pas dire que selon une autre et plus subtile dialecti­
que le monarque accomplit, achève le rapport. Cela veut
dire que malgré la dialectique le monarque hégélien inscrit
quelque chose — qui n ’est aucune solution politique, mais
qui forme la limite, la butée inévitable de la solution du
Politique selon la subjectivité. Le rapport résiste, insiste, et
s’inscrit comme séparation.
La séparation est visible ou lisible partout sur le monar­
que : comme eccéité, il ne vaut que par son corps, son être
naturel immédiat, comme juridiction il n ’est que la diffé­
rence singulière de la bouche qui prononce ou de la main
qui signe. A tous ces égards, son individualité est insigni­
fiante : ce qui signifie n ’est que sa séparation. Mais la sépa­
ration ne signifie pas, elle écarte, et en ce sens elle inscrit.
Ce qu’elle inscrit, c’est la finitude du rapport. Le rapport
est dans la finitude parce q u ’il est l’inachèvement. (Il n 'est
donc pas.) Et la pensée de la finitude est sans doute nécessai­
rement, par-delà ce qui chez Heidegger semble l’assujettir à
une « unité » (fût-elle non subjective), une pensée du rap­
port. Or la finitude en général (ou la finité, si Hegel ne
pense jamais la finitude comme telle) est aussi, pour Hegel,
l’élément inévitable de la juridiction comme telle. Il le dit
au § 529 de l'Encyclopédie à propos de la décision de
justice :
« Que 3 ans, 10 thalers, etc., ou seulement 2 ans 1/2,
3/4, 4/5, etc., et ainsi de suite à l’infini, soient ce qui est
conforme-au-droit, voilà ce q u ’on ne peut d ’aucune
manière décider au moyen du concept, et néanmoins il
importe grandement qu’une décision soit prise. Ainsi, de
soi-même, ce qui est positif intervient dans le droit, à titre
de contingence et d ’arbitrarité, mais assurément à seule fin
de donner-un-terme à l ’acte-de-décision, du côté de la pré­
sence extérieure. C’est ainsi que les choses se passent et que,
dans toutes les législations, depuis toujours, elles se sont
d ’elles-mêmes passées ; il est seulement nécessaire d ’avoir à
cet égard une conscience déterminée, à l’encontre de la pré­

88
tendue fin et du bavardage selon lesquels la loi, sous tous ses
aspects, pourrait et devrait être déterminée par la raison ou
par l’entendement juridique, grâce à des fondements ne
relevant que de la raison et de l’entendement. C’est viser
une creuse perfection que d ’attendre et d ’exiger quelque
chose de cet ordre dans le domaine du fini. »
La juri-diction n ’est pas l’application d ’une raison déjà
substantiellement présente, elle est l’entrée dans le rapport
déterminé de cela par quoi les individus finis se mettent tout
d ’abord en rapport : le droit — la co-présence des libertés,
mais dans la finitude et la séparation. Certes, on peut aussi
dans cette voie retrouver assez vite un arbitraire du monar­
que. Mais le monarque hégélien doit, vous l’avez compris,
nous donner désormais à penser autre chose q u ’un monar­
que — et plutôt ceci, que ce q u ’ai appelé la « juridiction
politique » exige, du sein même et de l’aveu même de la
pensée philosophique du politique, un essentiel retrait du
Politique comme sujet et comme organicité. Un retrait qui
réponde au rapport, qui reporte le rapport partout dans
l’« union » — qui « désocialise », pourrait-on tenter de dire,
la socialité organique, et qui « dépolitise » le politique-sujet.
La question du monarque devient celle-ci : comment pen­
ser la juridiction politique de telle manière q u ’elle ne con­
siste ni dans la soumission au sujet, ni dans une simple
symbolique (un drapeau y suffit... ), mais dans la circonscrip­
tion d ’un « lieu » de la « symbolisation » du rapport lui-
même, si une « symbolisation » n ’est pas une fusion subjec­
tive, mais justement l’établissement d ’un rapport, et le tracé
de sa séparation.
Cette question serait celle de la « voix » d ’un « peuple »,
en tant qu’un peuple ne serait pas un sujet, et que sa voix
passerait par un lieu, une bouche, à part — et séparée d ’elle-
même. 11 y a sans doute une affirmation, à inventer, de la
séparation qui est une affirmation du rapport — et qui est
celle que l’État'nie, refuse ou refoule. Une pareille tâche, je
le précise pour finir, ne se présente pas pour moi — je pense

89
que vous l’aurez compris — à l’enseigne de « la société con­
tre l’État », qui risque toujours de rabattre les questions sur
la « société civile », et d ’ignorer l’exigence ici rencontrée.
L’affirmation du rapport aurait à être une affirmation politi­
que, en un sens qui nous reste à découvrir.
27 avril 1981

jean-françois lyotard

introduction à une étude


du politique selon Kant*

Argument

1 — On se référé aux textes kantiens se rapportant à l'historico-


politique en négligeant la doctrine du droit**. Pourquoi ? Il y a une
affinité entre le critique (le « tribunal » de la critique, le • juge » qui
examine la validité des prétentions des diverses familles de phrases —
expression délibérément wittgensteinienne ici) et l'historico-
politique : l'u n et l ’autre ont à juger sans avoir la règle du jugement,
à la différence du juridico-politique (qui a la règle du droit, en prin­
cipe). Autrem ent dit : de même que le critique, chez Kant, ne doit
pas prêter à doctrine (mais à critique), de m êm e il ne doit pas y avoir
de doctrine de l'historico-politique. La relation est même peut-être
plus qu 'une affinité, une analogie : le critique (toujours au sens kan­
tien) est peut-être le politique dans l'univers des phrases philosophi­
ques, et le politique peut-être le critique (au sens kantien) dans l'u n i­
vers des phrases socio-historiques.

* Le texte qui suit est extrait d ’un travail en cours, à paraître ultérieu­
rement. Ainsi s’expliquent ses évidentes lacunes.

91
2 — On détermine le critique en général comme réflexif. Il ne
relève pas d'une faculté, mais d'une quasi-faculté ou « comme-si
faculté » (la faculté de juger, le sentiment) pour autant que sa règle
de détermination des univers pertinents pour elle comporte de l'in d é­
term iné (libre je u des facultés entre elles). U décide de la légitim ité
des prétentions respectives (au sens) de chaque fam ille de phrases
(nommée • faculté ») sur sa famille d'univers de phrases (« objet »
chez Kant, mais aussi destinataire dans la deuxième et la troisième
Critiques/ // tranche, révélant ainsi l'incommensurabilité des diffé­
rentes familles de phrases (de l'expérience, de la science, des idées, de
la pratique). Mais aussi il • transige » (C. R. Pure, t.f., p. 393) et p eu t
non seulement reconnaître des légitimités locales à chaque fam ille de
phrases, mais encore suggérer des « passages » entre des régions
d'objet respectivement soumises à des règles pourtant « hétérogè­
nes ». Inventaire de quelques mots désignant ces « passages » ; exem ­
ple, schème, symbole, type, idéal de la raison, idéal de la sensibilité
ou monogramme, signum historicum...

3 — On recense les différentes familles de phrases en je u dans les


'présentations de l'histonco-politique : descriptive (expérience), expli­
cative (entendement), dialectique (Idée de la raison spéculative et/ou
pratique), déontique (Idée régulatrice de l ’im pératif pratique : le
« tout des êtres raisonnables >), téléologique (Idée de la fin a lité de la
nature dans l hom m e : le progrès), fictionnelle (Idée de l'imagina­
tion : roman des origines, roman des fins). Kant lui-même (?) en
général écrit réflexivement ( - e n critique) sur l ’historico-politique :
il détermine la légitim ité de ces diverses phrases présentant cet u ni­
vers, et il suggère des transactions possibles entre elles, c 'est-à-dire des
« passages » : signes de toutes sortes, grâce auxquels se rétablit une
u n ité de l ’historico-politique, mais indéterminée. Il arrive ainsi que
son texte (son agencement de phrases) obéisse lui-même aux règles de
telle ou telle famille de phrases. Et enfin quelle que soit la fam ille de
phrases « choisie », ces écrits se présentent eux-mêmes comme des
contributions à l ’effectuation de l ’historico-politique (rôle des ph ilo ­
sophes, nécessité de la Œffentlichkeit) : donc immanents à l ’univers
qu 'ils présentent.4

4 — Le • retrait » de la politique (thème inaugural du Centre)


serait dans cette problématique le retrait d'une vaine prétention éle­
vée par telle ou telle fam ille de phrases pour présenter à elle seule tout
le politique ; donc le retrait de la doctrine politique, quelle qu 'elle
soit. Ce retrait ne cesse d'être effacé par la demande d'une unicité
bien réglée, demande qu'alimente l'horreur ou l ’angoisse devant
l'incommensurabilité (baptisée destruction du lien social, ou « déligi-

92
timation *). La philosophie du politique, c 'est-à-dire la critique ou la
re'flexion « libres » sur le politique, se montre elle-même politique en
discriminant les familles de phrases hétérogènes présentant l'univers
politique et en se guidant sur les « passages » (« f i l conducteur », écrit
Kant) qui s'indiquent entre elles (par exemple / ’« enthousiasme » en
1968, comme Kant analyse celui de 1789),

** Bibliographie
Les opuscules recueillis et traduits en français par Piobetta sous le titre :
Kant, Philosophie de l'histoire, Genève, Gonthier, 1972.
Kant, Politische Schriften, hgg von Otto H. von der Gablentz, West-
deutschen Verlag, Kôln und Opladen, 1965.
Kant, Théorie et pratique, t.f. Philonenko, Paris, Vrin, 1972.
Kant, Projet de paix perpétuelle, t. f. Gibelin, Paris, Vrin, 1948.
A. Philonenko, Théorie et praxis, Paris, Vrin, 1968.
G. Vlachos, La Pensée politique de Kant, Paris, PUF, 1962.
Et les trois Critiques...

I. Le critique est analogue au politique

On ne pourrait exposer la politique, les idées politiques,


la philosophie politique de Kant, que si l’on savait déjà ce
qui est politique et ce qui ne l’est pas, et ce qui est de Kant
et ce qui ne l’est pas. Sur certains textes signés par Kant, avec
une perspective, une Absicht, qui n ’est pas nécessairement
de Kant, mais qui peut se targuer d ’être selon Kant (au sens
où Kant écrit souvent derldee nach, selon l’idée) — ces tex­
tes étant pour certains réputés politiques et pour d ’autres
pas —, on peut chercher à déterminer ce qui a été donné à
phraser dans la déclaration inaugurale de ce Centre, c’est-à- '
dire le politique, qui n ’est pas la politique, le politique dans
son « retrait ». Autant dire que le « choix » de cette perspec­
tive qui conduit à préférer certains textes dans le corpus kan­
tien résulte lui-même d ’une « décision politique ».
Si je pouvais justifier cette décision, c’est que je saurais
déjà ce que c’est que légitimer une décision, c’est-à-dire un

93
jugement, et je saurais alors déjà ce q u ’est, pour une bonne
part au moins, le politique, et même beaucoup plus que le
politique. Mais je puis du moins faire comprendre comment
il se fait que les textes sur le droit, essentiellement la Doc­
trine du droit, et plus particulièrement la doctrine du droit
public, qu’il peut paraître impertinent ou injuste de ne pas
prendre en compte dans le corpus kantien du politique, se
trouve ici, sinon ignoré, du moins négligé. Cette question
de corpus nous place au cœur du sujet, d ’un sujet qui a été
débattu lors de la discussion de l’exposé de Nancy, quand il
lui a été fait reproche de ne pas s’en tenir à la critique
interne du texte hégélien.
La phrase philosophique selon Kant est un analogue de la
phrase politique selon Kant. Mais elle ne peut être cet analo­
gue qu’autant q u ’elle est critique, et qu’elle n ’est pas doc­
trinale. La phrase doctrinale, ou systématique, doit venir
après la phrase critique ; elle a sa règle dans la régulation
indiquée par l’idée de système, elle est un organe du corps
organique de phrases q u ’est la doctrine ; c’est une phrase
légitimée1. Pour l’établir comme telle, il a fallu juger sa pré­
tention à la validité : si elle prétend dire vrai, juger si et
comment elle y parvient ; si elle prétend dire juste ou bien,
juger si et comment elle y parvient ; etc. Ces jugements por­
tant sur la prétention respective des diverses familles de
phrases (cognitive, éthique, juridique, etc.), et ces verdicts
établissant la validité respective de chacune d ’elles dans son
champ, son territoire ou son domaine2sont l’œuvre de la cri­

1. « La philosophie est le système de la connaissance rationnelle par


concepts ; ce qui suffit déjà à la distinguer d ’une critique de la raison
pure, puisque cette dernière comporte bien une enquête philosophique
portant sur la possibilité d ’une telle connaissance, mais sans faire partie
intégrante de celle-ci, du fait même qu’elle en ébauche avant tout l’idée
et la met à l’épreuve » (Première introduction à la Critique de la fa cu lté
de juger ( 1789), t.f. Guillermit, Paris, Vrin, 1975, 13).
2. Selon la nomenclature de l’introduction à la Critique de la fa cu lté
déjuger (1790) (notée ci-après KUK), t.f. Philonenko, Paris, Vrin, 1979,
§ II.

94
tique. On sait que Kant symbolise souvent l’activité critique
comme celle d ’un tribunal ou d ’un juge3. Pourtant ce juge
ne peut pas être un magistrat, il ne dispose pas d ’un code
judiciaire, criminel ni civil, ni même d ’un recueil de juris­
prudence, pour mener son enquête ni pour formuler son
verdict. 11 ne juge pas les prétentions à l’aune d ’une loi éta­
blie et incontestable. Cette loi doit tomber à son tour sous le
coup de son examen. Sous cet aspect la philosophie critique
est dans la condition d ’une instance qui doit déclarer : ceci
est le cas, cette phrase est la bonne (quant au vrai, quant au
beau, quant au bien, quant au juste même), plutôt que
dans celle d ’une instance — au reste tout à fait illusoire, aux
yeux de Kant d ’abord — qui n ’aurait q u ’à appliquer, sans

3. Jean-Luc Nancy, Lapsus judicii, Communications 26 (1977), 82.


Relisant après coup cet article remarquable, je m ’aperçois combien la pré­
sente étude en est la modeste parente, et de tout ce qu’elle lui doit,
serait-ce inconsciemment. Centrée comme lui sur la question du cas à
juger, elle en diffère par deux aspects. D ’une part, en suivant la leçon des
deuxième et troisième Critiques et des études historico-polidques,
j'étends l’examen du « c’est le cas » à des présentations qui, de l’aveu de
Kant, ne peuvent pas être réglées selon le mode des exemples ni des schè­
mes. D’autre part, je me refuse à faire pencher, à l’instar de Nancy, les
modes et les manières de la présentation du côté de la « figuration » ou
du « fictionnement ». Il me semble, pour y avoir eu recours ailleurs, que
ces termes relèvent d ’une problématique du fondement ou de l’origine.
Or l’accent mis par Kant sur le jugement, que Nancy entend parfaite­
ment, est l’indice d ’un renversement de la problématique de l’origine au
bénéfice de la question des fins, exposée par Kant sous le nom des Idées.
Considérés de cette façon, les « comme si » dans leur hétérogénéité ne
viennent pas se substituer à la phrase ontologique dont la synthèse ferait
défaut {lapsus), ils sont des « passages » entre des « aires » de légitimité
(c’est le mot de Nancy pour dire ce que je nomme ici « îles »). Or pour
saisir la « révolution » kantienne dans le programme qu’elle n ’affiche
pas, il faut arriver à phraser ces « passages » autrement que comme des
suppléances destinées à conjuguer les fragments d ’une origine, être ou
sujet, disloquée. Ils sont, me semble-t-il, déjà chez Kant le langage (qui,
si l’on veut, est l’être sans illusion) en train d’établir les diverses familles
de légitimité, le langage critique, sans règle certes, en train de formuler
les règles des divers jeux de phrases, y compris le sien. C’est par où la pro­
blématique kantienne me semble plus « politique » que juridique, ou du
moins privilégier dans le juridique davantage le « politique » que le judi­
ciaire. Mais cette divergence avec la recherche de Nancy peut assurément
être résolue.

95
autre forme de procès, à un donné nouveau une règle d ’éva­
luation déjà établie. Cela ne veut pas dire que cette instance
ne dispose d ’aucun critère pour évaluer, mais que l’applica­
bilité du critère dans le cas est elle-même sujette à évalua­
tion. Et alors ou bien il faut admettre une recherche régres­
sive à l’infini des critères de critères, qui interdit de facto le
jugement, ou bien il faut s’en remettre à ce « don de la
nature » qu’est le jugement, qui nous permet de dire : .ici,
c’est le cas. Or selon Kant, c’est le cas de la philosophie,
comme critique, de dire : c’est le cas.
Dans l’architectonique de la Critique de la raison pure,
Kant définit un « concept d ’école [scolaire, Schulbegriff\ de
la philosophie ». Selon ce concept, la philosophie a pour but
de construire l’unité systématique des connaissances, c’est-à-
dire d ’atteindre « la perfection logique de la connaissance ».
Il lui oppose un « concept de monde » (mondain ou cosmi­
que, Weltbegriff), selon lequel « la philosophie est la science
du rapport q u ’a toute connaissance aux fins essentielles de la
raison humaine ». Selon le Scbulbegriff le philosophe est
« un artiste de la raison (ein Vemunftkünstler) » ; selon le
W eltbegriff il est le « législateur de la raison humaine (der
Gesetzgeber der menschlichen Vemunft") ». Ce philosophe
est un « type », il s’individualise dans « l’idéal du philoso­
phe », entendez dans le philosophe idéal. Il est « le maître »
du mathématicien, du physicien, du logicien, dont il se sert
comme d ’« instruments » en vue de « favoriser les fins essen­
tielles de la raison humaine ». On est tenté de chercher des
noms propres à mettre sur cet idéal, mais Kant ajoute :
« C’est celui-là seul [ce maître] que nous devrions appeler le
philosophe ; mais il ne se trouve lui-même nulle part, tandis4

4. Critique de la raison pure (notée ci-après KRV) (1781), t.f. Treme-


saygues et Pataud, 9' édition, Paris, PUF, 1980, 561-562. La définition
des Weltbep 'Jfe se trouve au début de l’Antinomie de la raison pure,
KRV , 328. L'opposition « fü r die Schule »/• aus der Schule in die W elt »
commande l’article Sur l'expression courante : il se p eu t que ce soit juste
en the'one, mais en pratique cela ne vaut rien (1793) (noté ci-après TP),
t.f. Guillermit, 4' édition, Paris, Vrin, 1980, 12.

96
que l’idée de sa législation se rencontre partout dans toute
raison d ’homme5*. »
L’idéal philosophique n ’est donc pas de faire système,
mais de juger les prétentions à la validité de toutes les « con­
naissances » (que j’appelle phrases), et cela dans leurs rap­
ports respectifs aux fins essentielles de la raison humaine.
Pour cette évaluation, le critique a les yeux, au moins un
œil, tourné vers un type, qui est un idéal, le philosophe.
L’idéal n ’est pas l’Idée : « Celle-ci donne la règle, celui-là
sert de prototype à la détermination complète de la copie\ »
Il permet de mesurer l’écart entre le résultat théorique ou
pratique atteint par l’enquête critique, et la perfection du
jugement. Il permet donc de dire plus justement d ’une
phrase qui prétend être vraie, ou juste, etc. : c’est le cas.
L’idéal est un mode de la présentation (de la Darstellung)
d ’un objet pouvant servir d ’intuition à un concept de la rai­
son qui par définition ne peut pas en avoir, c’est-à-dire à
une Idée. Il permet de déterminer complètement la bonne
copie, mais lui-même repose sur une indétermination,
puisqu’il est la projection dans un ordre, ici celui des Idées,
d ’une présentation qui est pertinente à un autre, ici la pré­
sentation d ’un individu, le philosophe.
Cet idéal permet au philosophe de déterminer plus com­
plètement l’écart entre sa pensée critique actuelle et la pen­
sée philosophique absolue, c’est-à-dire législatrice de la rai­
son humaine. Entendez : établissant les règles de formation
et de validation de toutes les phrases possibles. Et c’est sous
le couvert de cet idéal, de la présentation de ce qui n ’est pas
présentable immédiatement, que la philosophie sort de
l’école, et qu’elle est ce q u ’elle doit être, philosophie dans le
monde. L’enjeu pour elle n ’est pas d ’être une technologie
des systèmes, mais une législation des pouvoirs de connaître.
Cependant le législateur parfait, déterminable à suffisance,
que doit être le philosophe, n ’est jama présentable directe -

5 KRV, 562.
6. Ibid., Dialectique transcendantale. De l’idéal en général, 4l4.

97
ment, sous la forme d ’un exemple, c’est-à-dire d ’une intui­
tion présentant directement l’objet d ’un concept empiri­
que78. Il n ’est pas localisable in concreto*, mais tout comme
l’idéal de la raison pratique, qui est le sage selon le stoïcien,
il l’est in individuo, « comme une chose singulière détermi­
nable ou déterminée tout à fait par l’Idée seule910». Or cet
individu n ’est nulle part, tandis que l’Idée dont il est une
sorte de schème dans l’ordre qui est le sien « se rencontre
partout dans toute raison d ’homme », comme on l’a déjà lu.
Guidé par l’idéal du philosophe, le philosophe critique
pourra donc dire d ’une phrase qui se prétend philosophique
que c’est en effet le cas. Mais son jugement n ’est pas déter­
minant parce q u ’il n ’est guidé que par une règle de présen­
tation indirecte de l’objet de l’Idée, et non par une règle de
présentation directe, comme un schème.
Néanmoins c’est en jugeant pour toute phrase q u ’elle est
ou non le cas, guidé de façon non déterminée par l’idéal du
philosophe, que le philosophe sort de l’école et entre dans le
monde, et que la philosophie n ’est pas seulement théori­
quement correcte, mais q u ’elle peut valoir aussi en pratique.
Cependant le monde est lui-même l’objet d ’une Idée"’. Il
ne donne pas lieu non plus à une présentation directe, mais
seulement indirecte. Il y a plusieurs modes indirects de pré­
sentation possibles. Celui qui concerne l’idéal du philoso­
phe, c’est celui par lequel le monde est présenté comme une
nature11. Car c’est comme nature que le monde est jugé

7. K UK, § 59.
8. KRV, 561.
9. Ibid., 413.
10. L’Idée de « l’ensemble mathématique de tous les phénomènes et
la totalité de leur synthèse, en grand aussi bien qu’en petit » (KRV,
Système des Idées cosmologiques, 334).
11. « Ce même monde s’appelle nature, en tant qu’il est considéré
comme un tout dynamique et qu’on ne recourt pas ici à l’agrégation dans
l’espace ou le temps pour le réaliser à titre de quantité, mais à l’unité de
l ’existence des phénomènes » (ibid.). Le monde est la nature quand il est
considéré, comme c’est le cas dans les troixième et quatrième antinomies,
du point de vue de l’absolu dynamique : absolu de la causalité (amino-

98
commensurable « aux fins essentielles de la raison
humaine », lesquelles sont les régulatrices de l’évaluation
idéale du philosophe comme législateur. Si bien que dans
son activité critique, le philosophe n ’est pas seulement
guidé, encore que de façon non immédiatement détermi­
née, par l’idéal du philosophe, il l’est aussi par l’Idée d ’une
nature qui ne refuse pas au jugement de lui présenter,
serait-ce indirectement, des objets dont il peut dire que c’est
le cas (nature physique, mais aussi nature dans l’homme).
De cette nature aussi, il faut dire comme de l’idéal du philo­
sophe qu’elle n ’est nulle part, c’est-à-dire non présentable
par intuition ; et il faut en dire aussi, comme de l’Idée de
philosophie, q u ’elle se présente « partout dans toute raison
d ’homme ».
Nous pouvons donc argumenter ceci : que philosopher en
tant que critiquer, c’est non seulement décrire les règles qui
commandent la formation des différentes familles de phra­
ses, mais aussi présenter des objets pour chacune qui per­
mettent de juger que « c’est le cas » ; que ce qui vient d ’être
énoncé est soi-même un jugement, qui affirme que tel est le
cas pour la phrase critique ; que le cas présentable quand il
s’agit de la phrase critique n ’est pas un objet intuitionnable,
mais l’objet d ’une Idée (de la philosophie) dont il reste à
déterminer le mode de présentation ; et enfin que quel que
soit ce mode, il présuppose en tout cas (donc à titre d ’objet
d ’idée encore) que toute phrase peut rencontrer du côté des
objets un objet qui lui soit présentable de façon à la valider,
donc que l’ensemble des objets est, sur des modes à préciser,
affine à l’exigence de présentation comportée par la critique.
C’est cette affinité du tout des objets à la possibilité du juge­
ment qui fait de ce tout une nature.
Cela, c’est la condition d ’une philosophie qui pense par

mie de la liberté), absolu de la totalité des conditions (antinomie de l’être


suprême). Ce qui s’introduit par la considération de Y existence des phé­
nomènes, c’est le souci de prendre en compte ce qui reste du donné une
fois la phrase de science formulée (analytique). L’idée de la nature dyna­
mique dans K R V conduit à celle de nature téléologique dans KUK.

99
Weltbegriff. Si l’on n ’accepte pas cette condition, on
s’enferme dans l’école, on perfectionne la logique des systè­
mes, on ne se soucie pas des « fins essentielles de la raison
humaine », et l’on peut paisiblement se livrer à l’affliction
qui menace tout penseur, celle qui résulte du soupçon que la
pensée est incommensurable à ses objets : « représentation
bien déplaisante », que celle d ’une « hétérogénéité » du
monde des objets à la pensée telle q u ’aucune phrase
« dépassant l’expérience la plus commune » ne pourrait
trouver à se valider dans aucune présentation Nous retrou­
verons en bonne place, dans la phrase politique kantienne,
cet argument — mais est-ce un argument ? — par la menace
du dégoût. Il y va de l’intérêt de la raison.
Si cependant on ne se laisse pas intimider par cette
menace, on demande à Kant : comment le philosophe criti­
que juge-t-il donc que c’est le cas alors q u ’il n ’y a pas
d ’intuition à présenter pour le cas ? Dans la Critique du
jugement, Kant distingue deux modes de présentation ou
d ’hypotypose. Pour les jugements déterminants, c’est-à-dire
quand il s’agit de phrases descriptives, ou bien celles-ci sont
d ’expérience (concepts empiriques), et l’intuition leur pré­
sente des objets sur le mode d 'exemples ; ou bien elles sont
de connaissance (concepts purs a priori), et l’intuition pure
leur présente des objets sur le mode de schèmes. Quand il
s’agit d ’idées, où l’intuition par définition ne peut rien pré­
senter comme objet, la présentation se fait indirectement par
analogie : « On soumet une intuition telle q u ’en rapport à
celle-ci le procédé de la faculté de juger est simplement ana­
logue à celui q u ’elle observe quand elle schématise L\ » On
dégage la forme de présentation, qui est celle du mode
intuitif (le schème), du contenu intuitionnable, puisqu’il est
absent, et l’on place sous cette forme une autre intuition,
« également empirique », qui en somme permettrait de vali­
der l’Idée si elle était un concept de l’entendement. Autre-123

12. KUK, Introduction, § VI, 35.


13. KUK, § 59, 173.

100
ment dit, on présente à la phrase non-cognitive (descriptive,
mais dialectique) un « comme-si » référent, qui serait le sien
si la phrase était cognitive. Cette présentation indirecte est
appelée symbolique, ou par symbole.
Ainsi le philosophe critique peut continuer à juger une
phrase, même quand il n ’y a pas de cas empirique directe­
ment présentable pour la valider. Ce mode de présentation
le préserve de verser dans la technologie des systèmes ou
corps de doctrine, et de s’en tenir mélancoliquement à la cri­
tique interne. Par l’analogie, toute phrase proprement phi­
losophique, c’est-à-dire critique, opère comme une critique
externe, et elle le doit, si du moins elle cherche à se confor­
mer à son Idée. C’est parce q u ’elle a à juger, et plus particu­
lièrement à trouver des analoga (symboles ou autres) à pré­
senter pour ses idées (y compris la sienne), que la philoso­
phie ne s’apprend pas : « On ne peut tout au plus appren­
dre q u ’à philosopher \ » En revanche, la doctrine, et en par­
ticulier celle du droit, peut s’apprendre, elle n ’a pas actuel­
lement besoin du jugement, puisqu’au contraire elle pré­
suppose l’exercice préalable de ce dernier dans la phrase cri­
tique. C’est du moins ce qui est par principe impliqué selon
Kant par l’intitulé même de Doctrine du droit.
Il reste, sur ce premier point, à argumenter l’assertion que
cette condition réfléchissante, celle qui condamne la présen­
tation des objets de phrases à l’opération analogique, dont
on vient d ’établir q u ’elle est celle du critique selon Kant, est
analogue à celle du politique selon Kant. Cette argumenta­
tion devrait faire la teneur de tout l’exposé. Que la phrase
critique et la phrase politique (au sens du « politique
moral » du Projet de paix perpétuelle) soient des analogues
l’une de l’autre, cela ne peut s’entendre que si l’on peut
montrer que l’une et l’autre obéissent à des règles (ou déter­
minations) formelles analogues ou même peut-être identi­
ques, bien que les « objets » qui peuvent être présentés pour
les valider respectivement soient différents, ce qui, enfin,14

14. KRV, 561.

101
n ’empêche pas ces objets d ’être échangeables d ’un champ à
l’autre. Que tel soit bien le présupposé de Kant lui-même,
on en a des exemples (qui ont peut-être même valeur de
schèmes) dans quantité de textes.
Je me contente sans plus de vous renvoyer d ’abord à la
préface de la première édition de la Critique de la raison
pure. Kant y raconte l’histoire de l’instauration du tribunal
critique, qui est la genèse de la première Critique". C’est un
texte que Nancy a déjà analysé, et fort bien, sous l’aspect de
sa symbolique judiciaire dans « Lapsus judicii ». 11 faudrait
l’analyser sous celui de sa symbolique politique. L’occur­
rence du criticisme y est présenté comme si elle résultait de la
décision prise sur le Kampfplatz de la métaphysique, de
mettre fin à la guerre des doctrines et d ’y substituer le procès
des prétentions de chaque famille de phrases à la validité. Il
ne m ’est pas possible d ’examiner ici en détail cette histoire
politique de la philosophie (y compris de la philosophie
critique).
L’autre texte auquel je me référerais serait YAnnonce de la
prochaine conclusion d'un traité de paix perpétuelle en p h i­
losophie de 1796 (un an après le Projet de paix perpétuelle
tout court). La même analogie y est développée avec un tel
soin q u ’il est impossible d ’y voir un tour rhétorique. Entre
ces deux textes, beaucoup d ’autres viennent présenter le cri­
tique comme s’il était le politique (le politique moral). Il
reste à montrer que le politique n ’est lui-même présentable
que comme s’il était le critique, c’est-à-dire la capacité de
juger avant toute règle et pour établir la règle, donc avec son
Idée.15

15. KRV, 5-7.

102
II. L'archipel critique

Les textes historico-politiques de Kant sont dispersés,


grosso modo, entre les trois Critiques et une dizaine d ’opus­
cules. La critique de la raison politique n ’a pas été écrite.
Cette dispersion, quelle qu’en soit la « cause » (que réclame
seule la phrase de l’entendement, la phrase cognitive), il est
légitime, dans certaines limites à déterminer, d ’y voir un
signe (nous allons retrouver ce mot) d ’une hétérogénéité
particulière du politique comme « objet » de phrases. Cette
hétérogénéité de l’objet est déjà notable dans la troisième
Critique. La faculté de juger s’y voit nantie non pas d ’un
objet propre, mais au moins de deux, l’art et la nature. Je dis
au moins, parce que c’est une question, toute la question
peut-être, de savoir si cette faculté de juger est une faculté.
Kant a donné précédemment au mot un sens précis, celui de
famille de phrases soumises à un groupe de règles de forma­
tion et de présentation (au sens kantien), quand il s’agissait
de la sensibilité, de l’entendement et de la raison pour le
théorétique, et de la raison pour le pratique. Mais de fait, le
jugement y intervient déjà et nécessairement, chaque fois
q u ’il s’agit de dire que « c’est le cas », donc pour établir la
présentation, aussi bien dans les cognitives sous le régime du
schème, dans les argumentatives dialectiques sous celui du
symbole, dans les prescriptives quand il s’agit d ’évaluer la
responsabilité et la moralité, sous le régime du type.
Dans l’Introduction à la troisième Critique, la dispersion
des familles de phrases n ’est pas seulement reconnue, elle est
dramatisée au point que le problème posé est celui de trou­
ver des « passages » (Uebergange) entre ces sortes de phrases
hétérogènes. Et la « faculté » de juger, en raison même de
son ubiquité, que je viens de rappeler, c’est-à-dire du fait
q u ’elle est appelée chaque fois q u ’il faut valider une phrase
par une présentation, y apparaît comme une puissance de
« passages » interfacultaires (interfamiliaux), au point qu’il
lui sera reconnu un privilège majeur en matière de capacité

103
d ’unification, en même temps q u ’un défaut majeur en
matière de capacité de connaître un objet qui lui soit propre,
à savoir : qu’elle n ’a pas d ’objet déterminé. C’est pourquoi
l’on peut se demander si elle est bien une faculté de connaî­
tre au sens kantien. Dans toutes les familles de phrases,
quelque hétérogènes q u ’elles soient les unes aux autres, ce
que Kant s’obstine (mais c’est peut7être sa problématique
du sujet qui s’obstine à sa place) à nommer faculté de juger,
c’est la détermination du mode de présentation de l’objet
qui convient respectivement à chacune de ces familles.
S’il fallait présenter un objet pour l’idée de la démultipli­
cation des facultés entendues comme capacités de connais­
sance au sens large, c’est-à-dire capacités d ’avoir des objets
(tantôt comme domaines, tantôt comme territoires, tantôt
comme cham p1617), l’objet convenable à présenter pour vali­
der la dispersion des facultés ne pouvant être lui-même
q u ’un symbole, je proposerais : un archipel. Chacune des
familles de phrases serait comme une île ; la faculté de juger
serait, au moins pour partie, comme un armateur ou un
amiral qui lancerait d ’une île à l’autre des expéditions desti­
nées à présenter à l’une ce q u ’elles ont trouvé (inventé, au
vieux sens) dans l’autre. Cette force d ’intervention ou
d ’aventure n ’a pas d ’objet, mais un milieu, c’est la mer,
l’Archepélagos, la mer principale comme on nommait autre­
fois la Mer Egée. Cette mer porte un autre nom dans l’Intro­
duction à la troisième Critique, c’est le champ, le Feld :
« Des concepts, dans la mesure où ils sont rapportés à des
objets, sans que l’on considère si une connaissance de ceux-ci
est ou non possible, possèdent leur champ, qui est déter­
miné seulement d ’après le rapport de leur objet à notre
faculté de connaître en général1'. » La fin de cette même
Introduction nous apprend que cette faculté de connaître en
général comprend l’entendement, la faculté de juger et la
raison. Il serait au moins juste, et du reste conforme à ce

16. KUK, Introduction. § II.


17. Ibid.

104
q u ’indique l’« échelle graduée » des représentations que
Kant dresse à la fin de la section intitulée Des Idées en géné­
ral dans la première Critique™, d ’y ajouter la sensibilité.
Toutes ces facultés trouvent leur objet dans le champ, les
unes y délimitent un territoire, les autres un domaine, mais
celle de juger ne trouve ni l’un ni l’autre, elle assure les pas­
sages entre ceux des autres. Elle est plutôt la faculté du
milieu, dans lequel toutes les circonscriptions de légitimité
sont prises. Bien plus, c’est elle aussi qui a permis de délimi­
ter les territoires et les domaines, qui a établi l’autorité de
chaque famille sur son île. Et elle ne l’a pu que grâce au
commerce q u ’elle entretient entre elles.
J ’essaie de l’établir sur quelques cas. Comment savons-
nous que les phrases dialectiques qui ont la forme de phrases
cognitives, n ’en sont pas ? Et q u ’ainsi le territoire de la vali­
dité du raisonnement ne coïncide pas avec le domaine de
législation de l’entendement ? Parce que nous ne pouvons
pas présenter pour les phrases argumentatives un objet intui-
tionnable, c’est-à-dire donné dans l’espace et le temps. La
raison est poussée par son besoin (Bedürfnis1819) de maximiser
le concept, elle obéit à une « prescription simplement logi­
que (eine bloss logische Vorschrift20) » d ’aller vers l'incondi­
tionné. Ce qui est présentable à la phrase de la raison
comme objet propre à la légitimer ne peut être un phéno­
mène. La critique consiste ici, une fois identifiée la règle de
formation de la phrase (raisonner, c’est conclure au moyen
de l’universel), à faire jouer la règle de présentation, après
quoi la phrase dialectique est « isolée » (insularisée) de la
phrase d ’entendement. L’illusion transcendantale n ’en est
pas dissipée pour autant, mais elle est repérée. Le comme si
qui est source de cette illusion est redressé : la phrase dialec­
tique fait comme si elle parlait des phénomènes, la critique
exige q u ’elle parle de « comme-si phénomènes ». C ’est-à-

18. KRV, Dialectique, Des concepts de la raison pure, 266.


19. Ibid ., 263-
20. Ibid., Dialectique, Introduction, 260.

105
dire de symboles, au nombre desquels celui que nous avons
déjà rencontré sous le nom d ’idéal.
Autre cas éminent de l’opération de « passage ». Au § 59
de la troisième Critique, il s’agit de montrer que « le beau
est le symbole du bien moral21 ». De là l’analyse de l’opéra­
tion symbolisante, à laquelle il a été fait allusion précédem­
ment. Cette opération est double, et se nomme analogie.
« Elle consiste à appliquer en premier lieu le concept à
l’objet d ’une intuition sensible, et en second lieu à appli­
quer la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un
tout autre objet, dont le premier n ’est que le symbole22. »
Kant donne deux exemples (mais sont-ce des exemples au
sens q u ’il a dit auparavant ? Peut-il y avoir des présentations
intuitives de symboles, lesquels sont des présentations indi­
rectes ? C’est à examiner, comme un cas de « passage » sur
un « passage »), donc Kant donne deux exemples de
symbole : une machine simple, le moulin à bras, peut
symboliser un État monarchique « gouverné par une volonté
singulière absolue » ; un corps organisé peut symboliser un
Etat monarchique « gouverné selon les lois internes du peu­
ple ». Dans les deux cas, il n ’y a nulle ressemblance entre
l’objet symbolisé et l’objet symbolisant, qui est « tout
autre ». Mais il y a identité entre la règle de réflexion appli­
quée au second et celle qui s’applique au premier.
Ainsi en va-t-il, selon Kant, entre le beau et le bien. La
règle de réflexion sur ces deux objets présente les mêmes
traits : immédiateté, désintérêt, liberté, universalité, mais
son application ici et là diffère. L’immédiateté s’applique au
sensible dans le cas du beau, au concept dans celui du bon.
La liberté dans le jugement de goût est celle de l’imagina­
tion s’accordant au concept, dans le jugement moral elle est
celle de la volonté s’accordant avec elle-même, etc. L’analo­
gie à l’œuvre ici n ’est certes pas identique à celle qui pré­
sente le moulin à bras ou le corps organique comme symbo­

21. K UK, 175.


22 . Ibid., 174.

106
les de régimes politiques. Elle l’est si peu q u ’il est, en toute
rigueur, impossible de considérer l’objet du goût comme un
phénomène au même titre que le moulin à bras ou le corps
organisé. Ceux-ci peuvent être donnés par une Versinnli-
chung, une opération de la sensibilité accordée aux seules
lois de l’entendement (du moins pour le moulin à bras) ;
mais Kant est le premier à souligner que la Sinnlichkeit et
l’entendement ne suffisent pas à saisir (donc à constituer)
l’objet du goût. Avec la question du beau, « il s’agit de
l’intelligible vers lequel regarde le goût », écrit-il ; « la
faculté de juger n ’y est pas soumise à l’hétéronomie des lois
de l’expérience » ; « elle est reliée à quelque chose qui n ’est
ni nature ni liberté [...], le seul supra-sensible2' ». Et s’il y a
« sensation » dans l’expérience du beau, c’est en un sens
tout différent de celui q u ’a établi l’Esthétique transcendan­
tale de la première Critique : « Lorsque j’appelle sensation
une détermination du sentiment de plaisir et de peine, le
terme signifie tout autre chose que lorsque j ’appelle sensa­
tion la représentation d ’une chose (par les sens, en tant que
réceptivité appartenant à la faculté de connaître)2324. »
S’il y a symbole du bien par le beau, ce n ’est donc pas
parce que le second est un phénomène que l’on peut intui-
tionner directement et qui vient se substituer à un autre
objet, le bien, dont nous n ’avons pas d ’intuition. L’analogie
ici porte plutôt sur l’inverse : le beau n'est pas un objet de
l’expérience au sens où il n ’y en a pas non plus de présenta­
tion sensible : il est déterminé par un certain agencement
des facultés caractérisé par les quatre traits cités tout à
l’heure (immédiateté, désintérêt, liberté, universalité) ; cet
agencement se retrouve, sous les mêmes traits de liaisons
interfacultaires, quand l’esprit est tourné vers le bien ; mais
ce ne sont pas dans ce dernier cas les mêmes facultés qui sont
liées par chacun des traits. C’est donc une « symbolique »
non pas par substitution d ’objets, mais par transfert et rota-

23. Ibid., 175.


24. K UK, § 3, 51.

107
don d ’un dispositif interfacuitaire : un groupe de règles de
formation de phrases (les quatre traits isolés par Kant) est
transféré, après altération, de la mouvance du sentiment de
plaisir et de peine à celle de la faculté de désirer, sans que
l’on puisse jamais parler de présentation directe. Il y a bien
encore ici « commerce » et « passage » d ’une île à l’autre, et
si l’on veut « présentation » dans l’éthique de quelque chose
qui appartient au goût, mais ce quelque chose n ’est pas un
objet intuitionnable. L’acception q u ’il faut donner au terme
de présentation s’en trouve élargie, de sorte que les expédi­
tions que la faculté de juger fait dans les îles voisines n ’en
rapportent pas seulement des objets intuitionnables, mais
jusqu’à des règles de phrases qui ne sont que « logiques » ou
« formelles ». Les pièces à conviction, celles qui permettent
de dire « c’est le cas », se compliquent.
Il en va de même pour un autre « passage » éminent, que
Kant nomme type dans la Typique du jugement pur prati­
que, au chapitre deuxième de l’Analytique de la raison pra­
tique25. Il y est dit que la maxime de l’action doit « soutenir
l’épreuve de la forme d ’une loi naturelle en général, sans
quoi elle est impossible ». Pourquoi ? « C’est ainsi, écrit
Kant, que juge l’entendement le plus ordinaire : la loi natu­
relle sert toujours de fondement à ses jugements les plus
habituels et même aux jugements d ’expérience. » Quand il
faut évaluer un acte fait ou à faire, l’entendement qui, pour­
suit Kant, « a toujours la loi en main, fait de cette loi natu­
relle simplement un type d ’une loi de la liberté ». Il ne
transporte pas dans le domaine éthique les intuitions, mais
simplement « la forme de la Gesetzmassigkeit (du « à la
mesure de la loi », disons : de la légalisation) en général ».
Ce « passage » est donc habituel, mais pourquoi est-il exigé
que soit jetée une tête de pont paradoxale de la nature dans
le domaine de la liberté ? Il faut un type parce q u ’à défaut,
écrit Kant, « la maxime de l’action n ’aurait pas d ’usage dans

25. Cniiquede la raison pratique ( n o t é e c i- a p r è s KPV), t.f . Picavet,


Paris, PUF, 1943, p . 7 0 sq .

108
l’application26278». Quand la loi est théorétique, c’est le
schème qui est chargé de l’application à la donnée intuitive,
et qui guide le jugement qui détermine que « c’est bien le
cas ». Mais dans le domaine pratique, c’est sur l’Idée du
bien que le jugement doit se régler, et il n ’y a pas de schème
pour l’Idée. « Aucune intuition, partant aucun schème des­
tiné à l’appliquer in concreto ne peut se trouver sous la loi de
la liberté (comme causalité qui n ’est pas du tout condition­
née sensiblement), et partant non plus sous le concept du
bien inconditionné’ . »
Ce qui fait passage n ’est donc pas la forme de l’intuition
ou schème, mais la forme de la loi ou plutôt de la
Gesetzmdssigkeit. Le jugement éthique emprunte cette
forme venue du théorétique pour se guider quand il faut
établir le cas : « Demande-toi si l’action que tu projettes, en
supposant q u ’elle dût arriver d ’après une loi de la nature
dont tu ferais toi-même partie, tu pourrais encore la regarder
comme possible pour ta volonté26. » C’est le type de la légis­
lation qui guide formellement la maxime de la volonté dans
la formulation de l’impératif catégorique. Il faut donc bien
entendre le so dass du Handelt so dass de l’impératif comme
un comme si plutôt que comme un de sorte que : car l’uni­
versalité ne peut pas être effectivement conclue de la
maxime, mais seulement présentée indirectement à l’évalua­
tion qui en est faite.
Bien plus, c’est ce même type qui explique l’introduction
dans la problématique éthique d ’une Idée qui semble ne pas
y aller de soi, celle d ’une nature supra-sensible. S’il n ’y avait
pas le « comme si c’était une nature mécanique » pour trans­
férer la légalisation du domaine de la connaissance au
domaine moral, l’Idée d ’un « tout des êtres raisonnables
pratiques » n ’aurait aucune pertinence dans ce dernier
domaine, et du même coup, par un « passage » supplémen­

26. KPV, 72.


27. Ibid., 71.
28. Ibid., 71-72.

109
taire, l’Idée d ’une société cosmopolite n ’en aurait pas non
plus dans le domaine historico-politique. C’est parce q u ’il y
a un tel type de légalisation que la nature supra-sensible non
seulement est l’objet d ’une Idée possible, mais q u ’elle peut
être présentée comme archétypale (urbildliche) pour une
nature ectypale (nachgebildete), qui est une copie (Gegen-
bild) de la première dans le monde sensible2\ La thémati­
que du type (typographique, comme dirait Lacoue-
Labarthe10) vient assurément de Platon, mais elle est ici
reprise dans une problématique qui est tout autre, non pas
tant en ce qu’elle est post-cartésienne et centrée sur le sujet,
mais davantage en ce qu’elle ne l’est pas, en ce qu’elle relâ­
che les liens entre les facultés de connaissance au point que
ces liens ne sont parfois plus que des « passages », des trans­
ferts aventureux de dispositifs ou formes, des emprunts
nécessairement paradoxaux puisqu’ils ne sont pas pertinents
aux domaines auxquels ils s’appliquent, en même temps
q u ’ils sont cependant indispensables à leur circonscription.
Il n ’est pas possible ici de poursuivre l’inventaire des
« passages », nous allons en retrouver d ’autres dans le champ
historico-politique. Une dernière observation cependant, sur
l’archipel. Dans la Remarque finale sur la solution des idées
transcendantales-mathématiques et remarque préliminaire
sur la solution des idées transcendantales-dynamiques29303132,
Kant fait observer que quand il s’agit de trancher entre les
premières, le juge est obligé de renvoyer les deux parties dos
à dos, parce q u ’elles ne peuvent présenter comme objet per­
mettant de légitimer leurs phrases respectives, thèse et anti­
thèse, que des « conditions dam le phénomène » ; « nous
n ’avions, écrit-il, dans les deux antinomies mathématiques
transcendantales, aucun autre objet que celui qui est dans le
phénomène 2 ». Or ni l’une ni l’autre partie ne peut présen­

29. Ibid., Déduction, 43.


30. Philippe Lacoue-Labarthe, Typographie, in Mimèsis, Paris,
Au hier-Flammarion, 1975, 165-270.
31. KRV, Antinomie, 392 sq.
32. Ibid., 393.

110
ter un tel objet, puisque leur phrase est une phrase d ’idée,
et non de concept de l’entendement. Mais avec les antino­
mies dynamiques (celles de la liberté et de l’être suprême),
« une perspective toute nouvelle est ouverte ». Là « le procès
où la raison est engagée, qui avait précédemment été écarté,
[...] peut — le juge suppléant au défaut (erganzt den Man-
gel) des principes de droit (derRechtsgründe) que l’on avait
méconnus de part et d ’autre [dans les deux premières anti­
nomies] — le procès ici peut être conclu par un arrangement
[une transaction, vergleichen] à la satisfaction (Genugtuung)
des deux parties5’ ».
Ce n ’est en somme que l’exposition des conditions de la
synthèse de l’hétérogène. Mais elle est ainsi faite q u ’il est
clair que cette synthèse n ’est pas de droit, et que le juge ici
transige sans q u ’une règle l’y autorise, si ce n ’est le principe
que l’hétérogénéité doit être respectée affirmativement. Ce
sera le cas pour la résolution de l’antinomie de la raison pra­
tique, pour la résolution de l’antinomie du goût, et émi­
nemment pour la résolution de l’antinomie de la faculté de
juger aux § 69-71 de la troisième Critique. Éminemment,
car il y est dit, dans le prolongement du « défaut des princi­
pes du droit » de la Remarque de la première Critique, que
« la faculté de juger doit se servir à elle-même de prin­
cipe54 », et il y est dit dans le prolongement de « l’arrange­
ment » trouvé entre les deux parties dans cette même
Remarque Critique, q u ’un semblable arrangement est possi­
ble entre la thèse finaliste et l’antithèse mécaniste, entre la
thèse de la nature et celle du monde, puisque la première,
qui est celle de la faculté de juger, proprement réfléchis­
sante, laquelle est « autonome », ne retire rien à l’usage
« hétéronome » de la faculté déterminante que défend la
partie adverse. Le nom que porte cette transaction, c’est
celui de « fil conducteur (Leitfaden55) ». Le fil conducteur est34*

33. Ibid.
34. KUK, § 70, 203.
33. Ibid., 203, 205, 206.

111
la façon dont le jugement réfléchissant, attentif aux singula­
rités laissées de côté par la phrase cognitive, les « épiant »
pour y rechercher un ordre56, y présuppose librement cet
ordre, c’est-à-dire juge comme s’il y en avait un. Si le fil est
conducteur, c’est q u ’il a une fin. Mais cette fin, on ne sau­
rait la présenter directement comme un objet : « Cette cau­
salité [par la fin] est une simple Idée à laquelle on n ’essaie
nullement d ’accorder de la réalité' . »
Encore une fois donc, le juge tranche les légitimités des
prétentions à la validité. Ce faisant, il tranche le sujet trans­
cendantal en facultés insulaires et il tranche le champ de tous
les objets possibles en archipel. Mais aussi il recherche les
« passages » qui attestent la coexistence des familles hétéro­
gènes, et qui permettent des transactions à la satisfaction des
diverses parties. S’il se montre transigeant, c’est que lui-
même n ’est que la faculté de juger, la critique, et que
celle-ci ne peut trancher que si elle doit pouvoir être présente
sur toutes les îles de l’archipel, que si, elle du moins,
« passe », sans règle, « avant » les règles, analogiquement ou
autrement, pour les établir.

III. La série, le f i l conducteur, le signe

L’importance de la philosophie du beau et du sublime,


dans la première partie de la troisième Critique, réside dans
la déréalisation de l’objet des sentiments esthétiques, et du
même coup dans l’absence d ’une faculté de connaître esthé­
tique proprement dite. Il en est de même, de façon peut-
être encore plus radicale, pour l’objet historico-politique,
qui n ’a pas de réalité, en tant que tel, et pour une faculté de367

36. Ibid., 203.


37. Ibid., 205.

112
connaître politique, qui doit rester inexistante. Ce qui a une
réalité, c’est-à-dire ce pour le concept de quoi l’on peut pré­
senter des intuitions, ce sont seulement les phénomènes,
tous conditionnés et conditionnants, dont la série, qui n ’est
elle-même jamais donnée, constitue l’histoire, même pas
naturelle, mais seulement cosmologique, de l’humanité. La
série n ’est pas donnée, elle fait l’objet d ’une Idée, et tombe,
à titre de monde humain sous le coup de la même antithéti­
que que la série cosmologique en général. Assurément,
comme dans le cas de l’expérience, la phrase d ’entende­
ment, c’est-à-dire une connaissance scientifique, est toujours
possible pour les séquences de la série dont il peut y avoir des
présentations intuitives. Mais par définition ces séquences de
conditionnants et de conditionnés doivent être régulières,
donc se répéter, et l’on ne saurait en tirer un devenir, q u ’il
soit progrès, régression, ou éternel retour par stagnation58.
La phrase signifiant la répétition dans la série, que celle-ci
soit l’objet d ’une synthèse ascendante ou descendante, est
donc légitime sous la condition que des objets lui correspon­
dant soient présentés dans le phénomène. « L’homme est un
animal qui a besoin d ’un maître [...]. Or ce maître à son
tour est un animal qui a besoin d ’un maître59. » « L’homme
déteste l’esclavage, mais il faut un nouvel esclavage pour
supprimer le premier38394041. » Ou encore, pour réfuter l’espoir
d ’un progrès par l’éducation : « Comme ce sont des hom­
mes qui doivent réaliser cette éducation et que donc ils doi­
vent eux-mêmes être éduqués à le faire4'[...]. » Ces régulari­
38. Voir ia critique faite de ces trois hypothèses dans le Conflit avec la
faculté de droit (1798) (noté ci-après Conflit), § III, t.f. Piobetta, in
Kant, La philosophie de l'histoire, op . cit., 165-167. Pour les opuscules
rassemblés dans cette édition, nous retraduisons les textes sur l’édition
due à Otto Heinrich von der Gablentz : Kant, Politsche Schriften, op.
cit. Cf. aussi Le conflit des Facultés, t.f. Gibelin, Paris, Vrin, 3' édition,
1973.
39. idée pour une histoire universelle du point de vue cosmopolitique
(1784) (notée ci-après Idee), Proposition 6.
40. Remarques sur les observations sur le sentiment du beau et du
sublime (1764), AR. XX, 88 ; cit. par Lachos, op. cit., 92.
41. Conflit, § X.

113
tés ne sont pas des lois seulement empiriques ; on peut les
établir par des statistiques42 qui mettent en évidence le
caractère a priori des catégories qui servent à synthétiser les
données en séries, celles de causalité et d ’action réciproque.
La phrase cognitive avec son double critère de pertinence
par rapport à la négation (principe de contradiction) et par
rapport à la présentation intuitive est chez Kant générale­
ment opposée aux vains espoirs, aux fausses promesses, aux
prophéties. C’est elle qui est employée pour réfuter le droit à
l’insurrection et condamner la substitution violente d ’une
nouvelle autorité à la précédente. L’argument est le suivant :
L’existence de l’être commun (das gemeine Wesen) est le
référent d ’une phrase cognitive (d’entendement) ou téléolo­
gique objective (finalité dans les êtres organisés). La proxi­
mité au bien de cet être commun se juge dans une phrase
téléologique subjective (finalité morale dans les êtres raison­
nables). La révolution brise (Abbruch) un être commun exis­
tant ; un autre ne peut pas ne pas le remplacer (loi natu­
relle). L’hétérogénéité des deux familles de phrases n ’est pas
modifiée. La politique révolutionnaire repose sur une illu­
sion transcendantale dans le domaine politique : elle con­
fond ce qui est présentable comme objet pour une phrase
cognitive avec ce qui est présentable comme objet pour une
phrase spéculative et/ou éthique ; c’est-à-dire des schèmes
ou des exemples avec des analogies. Le progrès d ’un être
commun vers le mieux ne se juge pas sur des intuitions
empiriques, mais sur des signes43.
Dans le cas de la série descendante, à la difficulté rencon­
trée par la synthèse de la série ascendante (qui vient de ce
que sa totalité et son commencement ne sont pas intuition-

42. Idée, Introduction.


4}. TP, passim ; Projet de paix perpétuelle (noté ultérieurement Pro­
jet), t.f. Gibelin, Paris, Vrin, 1947, retraduit sur l’édition von der
Gablentz, Appendice 1 ; Doctrine du droit, t.f. Philonenko, Paris, Vrin
(19.., § 49, Remarque générale, A) ; ibid., § 52 ; Réflexions n° 7680,
8045, Ak. XVIII ; Remarques explicatives à la Doctrine du droit. Conclu­
sion, in Doctrine du droit, op. cit., 1979.

114
nables) s’ajoute celle d ’enchaîner des effets qui ne sont pas
encore là, et pour lesquels on ne peut pas présenter des
documents, comme pour les causes. Et même pire : on peut
admettre que la synthèse des séries descendantes (c’est-à-dire
des phénomènes à venir) n ’exige même pas l’idée transcen­
dantale spéculative. L’antinomie de l’indéfini pose le pro­
blème du commencement des séries cosmologiques, mais
non de leur fin. Kant écrit dans la première Critique : « Si
nous nous faisons une idée de la série entière de tous les
changements futurs du monde, ce n ’est là q u ’un être de rai­
son (ens rationis) que nous ne concevons que d ’une manière
arbitraire et que la raison ne suppose pas nécessairement^. »
Je ne discute pas ici, bien que ce soit important, du rapport
q u ’il y a entre une Idée (concept sans intuition) et un être de
raison, qui est un concept vide sans objet, tel q u ’il est exa­
miné à la dernière page de l’Analytique de la première Criti­
que4\ Spéculativement, il n ’y a au devant de nous rien, ni
comme objet, ni même comme concept.
A ces limitations opposées à la prétention de la phrase
théorétique sur la série cosmologique humaine, s’en ajoute
enfin une dernière, que Kant souligne avec quelque solen­
nité dans l’article Sur l'em ploi des principes téléologiques
dans la philosophie*', à propos de la nature. Il faut, dit-il,
distinguer la description de la nature et son histoire, la
physiographie et la physiogonie. Ces deux domaines « sont
complètement hétérogènes », la description de la nature se
montre dans tout l’éclat d ’un grand système, l’histoire de la
nature « ne peut exhiber pour l’instant que fragments ou
hypothèses chancelants », « esquisse de science », où « pour
la plupart des questions un blanc pourrait bien rester ». (Suit
une longue apologie de Kant par Kant contre Forster sur le
thème : j’ai mis un soin scrupuleux à empêcher que les456

44. KRd, Système des Idées transcendantales, 275.


45. KRV, Analytique, Appendice, 249.
46. De 1788. T.f. Piobetta in La philosophie de l'histoire, op. cit.,
130- 134.

115
sciences empiètent sur les limites les unes des autres.) Il
s’agit pourtant ici de la synthèse régressive, vers les débuts de
l’histoire du monde. S’il doit y rester des blancs, on com­
prend bien pourquoi : il faudrait pouvoir présenter à la
phrase physiogonique des intuitions pour toutes les existen­
ces singulières inscrites dans la série. Ici l’exemple même ne
suffit pas, et le schème encore moins. L’exigence de présen­
tation serre la sensation au plus près, et pourtant la série
n ’est q u ’une Idée ! Il en irait de même pour une
anthropogonie.
Voilà, en bref, pour la phrase cognitive : elle n ’a pas
grand-chose à dire de l’histoire qui puisse être validé par le
juge critique. De fait elle ignore l’historico-politique parce
q u ’elle demeure sous la règle de la présentation intuitive.
Reste beaucoup d ’autres familles de phrases possibles. Leurs
règles de présentation sont différentes. On peut s’attendre à
y voir opérer l’analogie, ou plus généralement le « passage ».
Il ne sera pas possible ici de faire un recensement complet
des termes qui marquent le partage interfacultaire du champ
historico-politique et qui désignent du côté de l’objet une
détermination contradictoire ou pour ainsi dire indétermi­
née. Dans cette lexicologie kantienne de l’historico-
politique, je n ’ai retenu que deux termes d ’importance iné­
gale, l’un qui a de fréquentes occurrences dans Vidée de
1784, l’autre dans le Conflit avec la faculté de droit de 1795.
Le premier est le terme de fi l conducteur (Leitfaden), l’autre
celui de signe d'histoire (Geschichtszeichen). Les deux ser­
vent à phraser l’historico-politique, mais ils ne sont pas de
même rang, le premier est un symbole, le second la dénomi­
nation proprement critique d ’un point de passage interfa­
cultaire important.
L'Idée de 1784 argumente la nature du discours sur
l’historien politique de la façon suivante : si l’on s’en tient
au donné intuitif immédiat, l’histoire politique est un
chaos. Elle suscite une Unwillen (une morosité, de la dépres­
sion) parce qu’elle suggère que ce spectacle lamentable pro­

116

k
cède d ’« une nature qui joue sans but (zwecklos spie-
lende) », de sorte que « la désolation du n ’importe quoi (das
trotlose Ungefahr) vient à la place du fil conducteur de la
raison1 ». Or il n ’est pas juste, au sens de la critique, de s’en
tenir à la morosité du désolant quelconque, c’est-à-dire à la
constatation du non-sens. Pourquoi ? L’affect qui accompa­
gne cette description est par lui-même un signe : s’il y a un
sentiment de peine au regard d ’un champ historico-
politique phrasé selon l’absurde, c’est q u ’une autre capacité
de phraser, celle par les Idées, ne trouve pas son compte dans
cette phrase. Or il n ’est pas juste pour le moins que cette
capacité se voie interdire la phrase historico-politique. On
juge q u ’il existe en effet dans l’espèce humaine des disposi­
tions naturelles qui sont affines (abgezielt) à l’usage de la
raison48 ; si l’histoire de l’humanité n ’est que bruit et
fureur, c’est donc que la nature qui a doté l’homme de ces
dispositions et déposé en lui ces « germes » de développe­
ment de la raison, lui en aurait par ailleurs refusé les
moyens4'. Pire encore, « sur la grande scène où agit la sagesse
suprême », ce serait « dans cette partie qui à l’égard de tout
cela [la nature] contient le but — l’histoire de l’espèce
humaine », que cette séduction cruelle aurait lieu.
Le juge critique est accessible à cette sentimentale protes­
tation. Il convoque les deux parties, celle qui dit que l’his­
toire humaine est simple désordre, celle qui la dit ordonnée
par une nature providentielle. Il dit à la première, comme
nous l’avons déjà entendu : si vous vous en tenez à des phra­
ses d ’expérience, et si vous pouvez fournir des exemples et
des contre-exemples pour chaque phrase de cette famille,
alors vous êtes légitimé à parler de désordre, mais seulement
dans les limites, précédemment indiquées, propres à la
famille des cognitives en matière d ’histoire. Et vous ne pour­
rez faire avec cela q u ’une politique pragmatique, une politi-4789

47. Idée , Proposition 1.


48. Ibid ., Proposition 2.
49. Ibid., Proposition 9.

117
que de la prudence, appuyée comme le dit le Projet de paix
perpétuelle sur le fait que « toutes les formes de gouverne­
ment (Regierungsarte) offrent dans l’histoire des exemples
qui se contrarient ». Vous ne serez q u ’un « moraliste politi­
que », pas un politique moral50. Il dit à l’autre : vous pré­
supposez l’idée d ’une finalité de la nature agissant éminem­
ment dans l’histoire de l’humanité et conduisant à une fin
dernière que la liberté seule peut accomplir51. Vous phrasez
alors non pas selon la règle de la présentation directe propre
aux cognitives, mais selon la présentation analogique libre à
laquelle sont tenues les phrases dialectiques en général. Vous
pouvez donc en appeler à certains phénomènes donnés dans
l’intuition, ils ne peuvent cependant pas avoir valeur
d ’exemples ou de schèmes, mais de symboles, d ’idéaux, et
autres signes semblables. En les reliant ensemble vous
n ’obtenez pas une loi de développement mécanique, ni
même organique, mais seulement un fil conducteur.
Comme l’explique la Critique du jugem ent, le fil conduc­
teur, qui est réflexif, ne retire rien à la subsomption des
intuitions sous des concepts, c’est-à-dire à la règle de la
phrase cognitive. Ce sont deux familles de phrases hétérogè­
nes, et compatibles. Le même référent, tel phénomène pris
dans le champ de l’histoire humaine, pourra servir en qua­
lité d ’exemple à présenter l’objet du discours du désespoir
mais, comme fragment du fil conducteur, à présenter analo­
giquement l’objet du discours de la finalité. Et avec ce fil
conducteur, vous pourrez faire une politique analogique­
ment républicaine, et être un moral politique52.
L’autre mot, celui du signe d'histoire, introduit un degré
de plus dans la complexité des « passages » q u ’il faut faire
pour phraser l’historico-politique. La question posée (contre
la Faculté de droit, je le rappelle) est si l’on peut asserter que
l’espèce humaine est en progrès continu vers le mieux, et si

50. Projet, 68.


51. KUK, § 84.
52. Projet, 34-38.

118
oui, comment on le peut. Cette question est aussi pour nous
celle qui n ’a pas été posée (mais seulement résolue) dans
Vidée de 1784 : s’il existe des « dispositions naturelles de
l’espèce humaine qui sont affines à l’usage de la raison ».
Ces dispositions sont à présenter non pas du côté d ’un sujet
transcendantal de la connaissance ou de la moralité, mais sur
cette entité zoologique q u ’est l’espèce humaine.
La première difficulté réside en ceci q u ’il s’agit d ’une
phrase qui a pour référent une partie de l’histoire humaine
qui est à venir, donc une phrase de Vorhersagung, d ’antici­
pation, de pronostic. Kant la distingue aussitôt de la phrase
du Weissager (du diseur d ’avenir), en montrant q u ’il ne
peut pas (selon les règles des cognitives) y avoir de présenta­
tion directe de l’objet de cette phrase quand elle porte sur
l’avenir (quand bien même, ce qui n ’est pas à exclure selon
Kant, il croirait avoir les moyens, c’est-à-dire le pouvoir, de
contraindre les faits futurs à confirmer ses vaticinations).
Pour la démonstration demandée, il va falloir changer de
famille de phrases. Il va falloir chercher dans l’expérience de
l’humanité, non pas une donnée intuitive (un Gegebene)
qui ne peut jamais valider que la phrase qui la décrit sans
plus, mais ce que Kant appelle une Begebenheit, un événe­
ment, un « fait de se livrer » qui serait aussi un fait de se
délivrer, « une donne », si l’on veut, Begebenheit qui ne
ferait q u ’indiquer (hinweisen), et non pas prouver (bewei-
sen), que l’humanité est capable d ’être et la cause (Ursache)
et l’auteur (Urheber) de son progrès. Il faut plus précisé­
ment, explique Kant, que cette Begebenheit qui se livre
dans l’expérience historique humaine indique une cause
dont l’occurrence reste non déterminée (unbestimmt) à
l’égard du temps (in Ansehung der Zeit) : on reconnaît la
clause d ’indépendance de la causalité par liberté par rapport
aux séries diachroniques du monde mécanique. Car c’est à
ce prix qu’on pourrait alors étendre la possibilité d ’interven­
tion de cette cause aussi au passé et au futur5’.

53. Conflit, § V.

119
Et ce n ’est pas tout : la Begebenheit ne doit pas être elle-
même la cause du progrès, mais seulement l’indice (hindeu-
tend) du progrès, un Geschichtszeichen. Kant précise aussi­
tôt ce q u ’il entend par signe d ’histoire : « signum rememo-
rativum, demonstrativum, prognosticum ». La Begebenheit
recherchée aura à « présenter » la causalité par liberté dans
les trois directions temporelles, le passé, le présent, l’avenir.
Quel est cet énigmatique, sinon contradictoire, « fait de se
livrer » ? On pourrait s’attendre à ce que quelque haut fait
soit la « donne » recherchée attestant le pouvoir de ia causa­
lité libre. Mais le haut fait n ’est encore q u ’un donné. Il
accepte certes plusieurs lectures (la phrase descriptive, la
phrase dialectique) comme on l’a dit précédemment à pro­
pos de Vidée, mais il n ’est ainsi q u ’un objet équivoque qui
peut être saisi par l’une et l’autre phrases indifféremment.
Ici l’exigence du juge critique va plus loin, au point de
paraître paradoxale. Il ne lui suffit pas que le plaideur du
déterminisme d ’un côté et celui de la liberté ou de la finalité
de l’autre soient conciliés par un arrangement qui les satis­
fasse tous deux, mais qui laissera indéterminée, au sens de la
contingence, la décision de phraser d ’une façon plutôt que
de l’autre. Donnée sinon de l’expérience, au moins dans
l’expérience, « livrée », la Begebenheit doit être l’indice pro­
bant comme tel (on le verra) de l’Idée de causalité libre.
Avec elle on doit s’approcher au plus près de l’abîme à fran­
chir entre le mécanisme et la liberté ou la finalité, entre le
domaine du monde sensible et le champ du suprasensible,
et l’on doit pouvoir le franchir d ’un pas sans le supprimer,
en fixant le statut, inconsistant, indéterminé peut-être, mais
dicible et même irréfutable, de l’historico-politique. C’est à
ce prix q u ’on peut prouver q u ’il y a une disposition natu­
relle de l’humanité à faire usage de la raison, et q u ’on peut
anticiper sûrement un progrès continu dans son histoire vers
le mieux.

Kant prend alors ce qui peut paraître un détour inattendu


pour présenter ladite Begebenheit, mais ce détour va aussi

120
permettre le repérage le plus minutieux, du « comme-si
objet » q u ’est l’historico-politique, et le plus fidèle à sa com­
plexité. Nous avons, écrit-il, une Begebenheit qui satisfait
aux données du problème, ce n ’est nullement un haut-fait,
« c’est simplement la manière de penser (Denkungsart) des
spectateurs (Zuschauer) qui se trahit [sich verrat, comme on
trahit un secret] publiquement [ôffentlich, donc un usage
public de la pensée, au sens où l’article sur Y Aufklârung, on
le verra, distingue un usage public de la raison] quand il
s’agit de [je traduis ainsi bei, qui n ’est pas dans\ ce jeu des
grandes transmutations (Umwandlungen) [ce jeu, dieser
Spiel, lequel ? Il va donner l’exemple de la Révolution fran­
çaise, le texte est de 1795], où se fait entendre une prise de
parti [une participation, une prise en charge, eine Teilneh-
mung] en faveur des joueurs d ’une partie contre ceux de
l’autre, prise de parti si universelle et pourtant si dénuée
d ’intérêt personnel — au risque même que cette prise de
parti peut leur [aux spectateurs] être très dommageable — ,
q u ’elle apporte la preuve (beweist) (par son universalité)
q u ’il existe un caractère de l’humanité dans son ensemble et
(par son désintéressement) que ce caractère est moral (mora-
lisch), au moins à titre de disposition (Anlage), et ce carac­
tère ne permet pas seulement d ’espérer un progrès vers le
mieux, mais il l’est déjà [ce progrès], autant que ce progrès
se trouve pour l’instant à portée de ce qui est possible'1 ».
Kant ajoute que la récente Révolution d ’un peuple geistrei-
chen, riche en esprit, peut bien échouer ou réussir, accumu­
ler misère et atrocités, « elle trouve quand même, écrit-il,
dans le cœur [in den Gemütem, dans les esprits, au sens de :
calmer les esprits\ de tous les spectateurs (lesquels ne sont
pas eux-mêmes impliqués directement dans ce jeu), elle [la
Révolution française] y trouve une prise de parti [une prise
en charge] selon le désir (eine Teilhehmung dem Wunsche
nach) qui confine à l’enthousiasme (Enthusiasm) et qui,
puisque son extériorisation même n ’allait pas sans danger,

54. Conflit, § VI.

121
ne peut donc avoir pour cause rien d ’autre q u ’une disposi­
tion morale dans l’espèce humaine ' ».
Je ne puis commenter ici un texte où se trouve resserrée et
même condensée la pensée, peut-être toute la pensée, de
Kant sur l’historico-politique. Trois observations s’impose­
raient, l’une sur la nature de l’enthousiasme, l’autre sur sa
valeur comme Begebenheit dans l’expérience historique de
l’humanité, la troisième sur son rapport avec le critique.
Toutes les trois devraient être faites sous la clause qui
domine l’élaboration du signe d'histoire, à savoir que le sens
de l’histoire, c’est-à-dire toutes les phrases pertinentes pour
le champ historico-politique, n ’a pas lieu seulement dans les
hauts faits et les méfaits des agents ou des acteurs qui s’y
illustrent, mais aussi dans le sentiment des spectateurs obs­
curs et lointains qui les regardent et les entendent et qui dis­
tinguent dans le bruit et la fureur des res gestae ce qui est
juste et ce qui ne l’est pas. On voudra bien m ’excuser de ne
pas livrer ici cette longue analyse, et de n ’en donner q u ’une
conclusion seulement programmatique.
La faculté de juger à l’œuvre dans la philosophie critique
(chez Kant écrivant le Conflit) voit dans l’enthousiasme des
peuples devant la Révolution comme un signe d ’histoire
parce q u ’il est une preuve du progrès de la faculté de juger
dans l’humanité tout entière comme une espèce naturelle,
mais qui en appelle au lien anticipé du sensus communis, et
qui en sentant, juge sublime la Révolution pourtant
informe. Ce signe est indicatif quand on l’évalue à l’aune de
la règle de présentation des phrases de la connaissance histo­
rique, une simple Begebenheit parmi les Gegebene que sont
les données historiques intuitionnables. Mais dans la famille
des étranges phrases de jugement, il est une preuve pour la
phrase kantienne qui juge q u ’il y a progrès, puisqu’il est lui-
même cette phrase (populaire), non « dite » certes, mais
publiquement exprimée comme sentiment partageable en
principe, et à l’occasion d ’un donné « abstrait ». Le « Il y a

55. Ibid.

122
progrès » de Kant ne fait que réfléchir le « Il y a progrès » des
peuples, nécessairement impliqué dans leur enthousiasme.
C’est ainsi que Kant peut enchaîner avec quelque solen­
nité : «Je soutiens à présent q u ’on peut pronostiquer
(vorhersagen) sans esprit visionnaire, pour l’espèce humaine,
d ’après les aspects et les signes précurseurs (Vorzeichen) de
notre temps, la réalisation (Erreichung) de cette fin et avec
elle, en même temps, le progrès de cette humanité vers le
mieux, progrès qui à partir de là ne peut plus être entière­
ment réversible. « Car ajoute Kant », un tel phénomène
dans l’histoire des hommes ne s ’oublie plus (vergisst sich
nicht m eh rb) ». Aucun politique (le politique de la politi­
que, celui que Kant appelle le « moraliste politique »)
n’aurait été « assez subtil pour extraire du cours antérieur
des choses » cette capacité au mieux dans la nature humaine,
que l’enthousiasme a découverte. Il fallait, ajoute-t-il,
« pour la promettre (verheissen), la nature et la liberté réu­
nies dans l’espèce humaine selon les principes internes du
droit, mais seulement de façon non déterminée pour ce qui
relève du temps, et seulement comme une Begebenheit
venue du hasard5657 ». L’intemporalité et le fortuit viennent
rappeler le caractère nécessairement, déterminément, indé­
terminé du « passage » entre la nature (la Révolution et
l’aspect pathologique du sentiment q u ’elle suscite) et la
liberté (la tension vers l’idée morale du Bien absolu qui est
l’autre aspect du même sentiment). « Il y a du progrès », le
juge critique peut légitimer cette phrase chaque fois q u ’il
peut présenter un signe qui serve de référent à l’assertion.
Mais il ne peut pas dire quand de tels objets se présenteront,
les séquences historiques formant série ne donnant à l’histo­
rien que des données (au mieux statistiquement régulières),
mais jamais de signes. L’historico-politique ne se présente à
l’assertion que par des cas, ceux-ci opèrent non comme des
exemples, et moins encore comme des schèmes, mais comme

56. Ibid., § VII.


57. Ibid.

123
des hypotyposes complexes (ce que Adorno demandait sous
le nom de Modelle), les plus complexes étant les plus sûres.
L’enthousiasme populaire devant la Révolution est un cas
très validant pour la phrase historico-politique, donc permet
une hypotypose très sûre, et cela pour une raison simple :
c’est qu’il est lui-même une hypotypose très improbable
(reconnaître l’idée de la république dans un donné empiri­
que « informe »). Quant à la philosophie de l’histoire dont il
ne saurait être même question dans une pensée critique, elle
est une illusion née de l’apparence que les signes sont des
exemples ou des schèmes.

IV. L ’archipel politique

Le « philosopher » selon Kant est un analogue du « politi-


quer ». On n ’apprend pas plus la politique que la philoso­
phie, ou alors c’est q u ’elle n ’est q u ’une prudence pragmati­
que, celle du « moraliste politique », pour qui les Idées ne
sont que des moyens et la morale une technique. Le politi­
que selon Kant, comme idéal pour le politique empirique,
est le « politique moral'* ». Il ne doit pas moins juger que le
« moraliste politique », mais ce dernier croit détenir un cri­
tère pour évaluer la « bonne » phrase selon le cas, et ce cri­
tère est le bien-être ou l’avantage, peu importe ici que ce soit
de l’individu, du peuple ou de l’État. Le second n ’a pas de
critère puisqu’il se guide sur l’Idée du souverain bien, qui
est la liberté comme principe de législation, et q u ’il lui faut
trancher si pour telle phrase prescriptive, c’est-à-dire telle
maxime de la volonté politique, on peut bien présenter non
pas directement l’avantage qui en résulte techniquement,
pragmatiquement, mais indirectement, au moyen du

58. Projet, Appendice 1.

124
« comme si c’était la loi d ’une nature », sa compatibilité
avec l’idéal d ’une communauté républicaine. Le « politique
moral » est ainsi engagé dans la guerre des intérêts comme le
philosophe critique dans la guerre des Ecoles. Dans
YAnnonce de la proche conclusion d'un traité de paix perpé­
tuelle en philosophie, qui est publiée un an après le Projet
de paix perpétuelle, en 1796, et par laquelle Kant entend
mettre fin à la polémique avec Schlosser, non seulement le
champ philosophique est présenté comme un Kampfplatz,
mais ce qui ne paraissait être q u ’un récit analogique dans la
première préface à la première Critique se trouve à présent
légitimé comme une présentation, indirecte certes-, symboli­
que, de la condition polémique de la philosophie précriti­
que. Il y a, écrit Kant, un Hang, un penchant à raisonner
méthodiquement, c’est-à-dire à philosopher, un Hang à
confronter les phrases philosophiques, à « disputer » et à « se
quereller », un Hang à se grouper en Ecoles pour « conduire
une guerre ouverte », et ce Hang est bien plus q u ’un pen­
chant, c’est même un Drang, une poussée, à se battre en
phrases (je dirais : une poussée des phrases à s’affronter5').
Cette disposition belliqueuse reçoit la même légitimation
indirecte par le « comme si » d ’une nature pleine de sagesse,
que celle que Kant propose pour l’état de guerre entre les
nations : la paix que là les hommes groupés en Etats, ici les
philosophes rassemblés en Ecoles ne peuvent pas arriver à
instituer librement alors q u ’elle est pourtant la condition du
développement de la libre raison chez tous, — tout se passe
« comme si » la nature les contraignait « despotiquement60 »
à s’en rapprocher par les moyens de la guerre et du com­
merce, matériels là et intellectuels ici.
Lorsque Kant « annonce » l’institution de la paix philoso­
phique, il n ’entend pas plonger la pensée dans le « sommeil
de la mort61 », il se réfère à l’institution du tribunal critique,
59. Annonce de la proche conclusion d'un traite' de paix perpe'tuelle
en philosophie (1796), cf. Guillermit, Paris, Vrin, 1975, 114.
60. Projet, Premier supplément à la garantie de la paix perpétuelle.
61. KRV, Des Idées transcendantales, 271.

125
devant lequel, nous l’avons lu au début de la première Criti­
que, les phrases se présentent non plus armées de pied en
cap de leur validité, sous le nom d ’Écoles, mais offertes à
l’examen critique qui les légitime selon la forme qui corres­
pond à la règle de la famille à laquelle chacune appartient et
selon le mode de présentation qui lui convient. La bataille
n ’est pas finie, et elle continuera toujours parce que la puis­
sance des Idées est infinie, et que la république comme Idée
est à l’infini, mais le champ a été commué (cultivé), la
« guerre » est devenue un « procès6' », c’est la faculté de
juger, et non plus la poussée de la nature, qui y exerce son
pouvoir. Et nous le savons, elle juge selon non pas un critère
déterminé, mais un idéal, celui d ’une philosophie législa­
trice de la raison humaine, c’est-à-dire sensible aux fins
essentielles de cette raison.
Il s’ensuit premièrement que tous les écrits signés par
Kant doivent eux-mêmes être des textes politiques au sens
de la « politique morale ». Il s’ensuit en second lieu q u ’en
raison du fait q u ’ils ne peuvent pas fournir des présentations
directes pour l’évaluation de leurs propres phrases en tant
q u ’ajustées à l’Idée de fin de la raison humaine, ils doivent
relever de familles de phrases différentes, ou même d ’agen­
cements de telles familles diverses en genres de discours eux-
mêmes différents. Ils doivent ainsi constituer un archipel de
familles de phrases et de genres de discours, analogue à celui
qui constitue le champ historico-politique. Et en particulier
quand le philosophe prend ce champ historico-politique
pour référent ou du moins pour thème sémantique de ses
propres phrases philosophiques, il doit avoir le « choix », si
l’on peut dire, entre plusieurs manières de le phraser.
Quand il faut présenter des objets qui pourraient valoir
comme référents pour valider la phrase philosophique sur
l’historico-politique, les « passages » sont indéterminés, et
l’on doit s’attendre à ce que les « passages » empruntés par
Kant soient de plusieurs sortes. On doit donc trouver une

62. KRV, Discipline de la raison pureau point de vue polémique, 514.

126
multiplicité de genres dans les textes kantiens sur l’historico-
politique, qui est appelée par la nature déterminément
indéterminée du jeu de la faculté de juger à la recherche de
ses fils conducteurs ou de ses signes. Sans doute est-ce à cette
exigence de multiplicité que la fragmentation des textes
historico-politiques kantiens est commensurée. Et c’est à
partir d ’elle q u ’il faudrait poser la question du style de la
pensée kantienne en ces matières.
Je voulais présenter trois cas de ces genres de discours hété­
rogènes, ceux que fournissent Vidée d'une histoire univer­
selle dans une perspective cosmopolitique (1784), la
Réponse à la question : qu 'est-ce que les Lumières ? ( 1784),
et le Commencement conjectural de l'histoire des hommes
(1786).
L'Idée est pour l’essentiel écrite selon les règles de la
phrase argumentative de la dialectique spéculative. Le texte
sur les Lumières détermine les conditions politiques empiri­
ques dans lesquelles la publication des Idées est non seule­
ment permise, mais obligatoire. Et dans la Conjecture se
trouve posé et résolu du point de vue critique le difficile pro­
blème de la phrase « littéraire » (« poétique » au sens kan­
tien, ou romanesque), c’est-à-dire de la phrase réglée par
l’Idée de l’imagination (qui revient au génie), en matière
historico-politique.
Ce triple examen avait pour fin de présenter un petit
échantillonnage des divers genres du discours kantien relatif
à l’historico-politique. Ils sont hétérogènes les uns aux
autres, mais ils sont tous permis, et même exigés, par le juge
critique.
Mais le temps manque. Contentons-nous de trois mots
pour... ne pas finir.
Le premier : le politique kantien me paraît au plus près de
ce q u ’aujourd’hui nous pouvons entendre par le politique.
L’expérience politique de notre temps, en cela toute diffé­
rente de celle q u ’expérimentait Kant, se déroule en principe
sous la forme démocratique, qui est une forma imperii, die

127
Form derBeherrscbung, la manière dont s’exerce la domina­
tion63. Pour Kant cette manière varie selon « la différence
des personnes qui ont par devers elles (inné haben) le pou­
voir d ’Etat suprême ». Quant à la manière dont le peuple est
gouverné par le souverain (Oberhaupt), c’est-à-dire la Regie-
rungsart ou forma regiminis, laquelle n ’est pas immédiate­
ment dépendante de la forme de domination, Kant en dis­
tingue deux seulement, la républicaine et la despotique,
selon que le principe étatique est la séparation du pouvoir
exécutif, la Regierung, et du pouvoir législatif, ou non. Plus
cette séparation est forte, plus sont faibles les dangers que
l’exécutif se confonde avec le législatif, moins menaçant le
despotisme, qui est le Unform, le sans forme. On s’approche
de la république à mesure qu’on écarte l’un de l’autre les
deux pouvoirs : ici encore le juge critique a pour première
affaire de trancher. Kant appelle représentative (reprasenta-
tiv) une disposition des deux pouvoirs telle que la confusion
(informe) de l’un avec l’autre soit en principe impossible.
Tout « passage » non critique de l’un à l’autre est illégi­
time. La démocratie est un cas de l’illusion politique,
puisqu’elle confond autant que possible la capacité de légi­
férer et celle d ’exécuter. Il est contradictoire que le souve­
rain, le Gesetzgeber, soit l’exécutant. Ils ne relèvent pas de
la même famille de phrases : le premier est un idéal de la
raison pratique politique, le second le référent présentable
d ’une phrase cognitive (de sociologie politique) qui définit
la domination d ’un maître, et dit de ce référent en le présen­
tant comme l’objet qui valide la phrase : en voici un cas. En
fonction de ce départage, Kant conclut donc, ou du moins
juge, que la forme de domination la plus propice à la répu­
blique, parce q u ’elle est la plus reprasentativ, est la monar­
chie. On voit q u ’il ne faut pas se méprendre sur cette
Repràsentativ’tat, qui n ’est pas du tout une Vorstellung,
mais le nom d ’un « passage » entre deux familles de phrases
hétérogènes, qui sert à en marquer l’hétérogénéité, donc à

63. Projet, Premier article définitif, p. 18 sq.

128
maintenir l’abîme entre elles. Je laisse juge si tel est le cas de
nos modes de domination contemporains nommés
démocraties.
Ce qui toutefois est attribuable en principe à celles-ci
comme à la monarchie à laquelle pense Kant, celle du siècle
de Frédéric, c’est que leur fonctionnement ne va pas sans
délibération, sur quelque instance de pouvoir qu’on localise
celle-ci. Or si l’on fait le compte des familles de phrases
mises en jeu dans le fonctionnement politique délibératif,
on ne peut manquer de retrouver toutes celles que Kant isole
et mixe dans les écrits historico-politiques. En voici un recen­
sement : la phrase interrogative prescriptive : que devons-
nous faire ? (la détermination des fins) ; la phrase
interrogative-descriptive modalisée : que pouvons-nous
faire ? (la connaissance des données de l’expérience comme
moyens pour des fins) ; la phrase imaginative : voici ce que
l’on pourrait faire (les simulations, l’élaboration des modè­
les) ; la phrase antithétique : l’autre n ’a pas raison, voici
pourquoi (le débat) ; la phrase rhétorique : l’autre a tort et
j’ai raison, voici comment j’en persuade le tiers (la polémi­
que publique, les campagnes d ’opinion, la propagande) ; la
phrase décisoire : nous décidons de tel modèle qu’il donne
la moins mauvaise réponse à la phrase interrogative -
prescriptive (la résolution, le programme, le résultat du scru­
tin) ; la phrase prescriptive : vous devez agir selon tel
modèle (l’arrêté, le décret, la loi, la circulaire) ; la phrase
normative : cette prescription est légitime (le droit en géné­
ral, notamment constitutionnel) ; la phrase judiciaire : telle
action n ’est pas conforme à la prescription légitimée (le ver­
dict) ; la phrase policière : l’action non conforme est répres-
sible (la contrainte).
Il me paraît que la « donnée », qui est plutôt une Bege-
benheit, à laquelle le Centre a affaire, la Begebenheit qui
marque ce q u ’on a nommé la postmodernité pour désigner
notre temps, c’est (si l’on me permet le symbole, mais on
doit me le permettre) le sentiment d ’une fission de ce gros

129
noyau politique délibératif. Comme la Begebenheit à
laquelle Kant avait affaire avait pour occasion la Révolution
française, celle que nous aurions à penser, comme philoso­
phes et comme politiques moraux, et qui n ’est nullement
homologue à l’enthousiasme de 1789 (puisqu’elle n ’est pas
éveillée par l’Idée d ’une fin, mais par l’Idée de plusieurs fins
ou même par des Idées de fins hétérogènes), cette Begeben­
heit de notre temps, donc, induirait une nouvelle sorte de
sublime, encore plus paradoxal que celui de l’enthousiasme,
où ne serait pas senti seulement l’écart irrémédiable entre
une Idée et ce qui se présente pour la « réaliser », mais l’écart
entre les diverses familles de phrases et leurs présentations
légitimes respectives. Les occasions données à ce « sens com­
munautaire » très cultivé s’appelleraient : Auschwitz, abîme
opposé à toute présentation d ’un objet validant la phrase de
l’Idée des Droits de l’Homme ; Budapest 56, abîme opposé
à toute présentation d ’un objet validant la phrase de l’Idée
du droit des peuples : la Kolyma, abîme opposé à la phrase
du concept spéculatif (du reste illusoire dans sa formation)
de la dictature du prolétariat ; 1968, abîme opposé à toute
présentation d ’un objet validant la phrase (du reste illusoire,
on l’a vu) de la « démocratie » qui cachait l’hétérogénéité du
pouvoir et de la souveraineté. Chacun de ces abîmes, et
d ’autres, devraient être explorés avec précision, dans leur
différence. Reste que tous libèrent le jugement, en même
temps qu’il faut juger sans critère pour les sentir, et que ce
sentiment devient à son tour un signe d ’histoire. Mais cette
histoire politique, il faudrait désormais la juger comme si
elle avait fait un pas de plus dans le progrès, c’est-à-dire dans
la culture de l’habileté et de la volonté. Car ce n ’est pas seu­
lement l’Idée d ’une fin qui s’indiquerait dans notre senti­
ment, mais déjà l’Idée que cette fin consiste dans la forma­
tion et l’exploration libre des Idées, que cette fin est le com­
mencement de l’infini des finalités hétérogènes. Tout ce qui
ne satisfait pas à cette fission de la fin, tout ce qui se présente
comme « réalisation » d ’une fin unique, ce qui est le cas de
la phrase de la politique, est senti comme n ’étant pas à la

130
mesure de, angemessen, pas affine avec, aogezielt, la capa­
cité infinie des phrases qui se livre dans le sentiment de cette
fission. Et quand je dis : pas commensurable, c’est le moins.
Cette prétention, nous le savons, peut être menaçante au
point d ’embaumer ce qui est pourtant déjà mort, comme
sur la place Rouge, ou de faire vivre par la terreur et le mas­
sacre une fable, comme sous le IIIe Reich. La paix perpé­
tuelle n ’est pas la mort de la capacité de juger, tant s’en
faut.
Deuxième mot. La performative dont Lacoue-Labarthe et
Nancy se sont trouvés être les destinateurs empiriques : « Un
Centre de recherches philosophiques sur le politique est
ouvert », était et est une phrase qui ouvre un champ politi­
que et un champ philosophique. Le champ ouvert est philo­
sophique parce que le politique est situé par cette phrase
comme un référent à signifier à travers une série de phrases
(celles dont les occurrences ont été, sont et seront placées
sous l’enseigne de ce Centre, qui est une région de la Oef-
fentlichkeit), et les phrases ainsi sollicitées sont des phrases
dont les règles ne sont pas connues et qui visent non seule­
ment à signifier leur référent, le politique, mais à cette occa­
sion à signifier aussi leurs propres règles. En quoi elles sont
philosophiques au sens de la philosophie critique.
Le champ ouvert par la performative inaugurable est éga­
lement politique. Le philosophique en effet (comme dis­
cours qui a sa règle pour fin) est situé par elle comme le
genre de discours, d ’agencement de phrases, dans lequel il
est jugé convenable de phraser le politique, de préférence à
beaucoup d ’autres familles de phrases qui élèvent elles aussi
leur prétention à phraser le politique : la scientifique (poli-
tologique), la narrative (histoire des doctrines politiques ou
des faits politiques), l’épidictique (éloge du politique), j’en
passe, sans parler des variantes de style et de doctrine à
l’intérieur de chacune d ’elles, et de leur agencement en
grands discours. Par cette convenance présupposée du philo­
sophique au politique, se trouve présupposé nécessairement

131
le principe selon quoi le politique ne se donne pas (ou plus)
à phraser comme un donné présentable selon des règles par
des phrases elles-mêmes réglées. Cependant, et cela aussi fait
partie de la présupposition, il « se livre » quand même. C ’est
en ce sens q u ’il a été annoncé par Lacoue-Labarthe et Nancy
comme « prélogique ». (Je crains la Schwarmerei qui s’atta­
che à ce mot. « Parathétique » serait préférable.) Toujours
est-il que la prescriptive inaugurale du Centre présuppose un
événement qui affecte le politique et le philosophique, et
sans doute qui affecte l’A ffekt vigoureux lui-même. C'est
sur cela, indéterminé, q u ’il faut enchaîner. Cette présuppo­
sition est elle-même un acte politique.
Ce quelque chose, que Lacoue-Labarthe et Nancy ont sug­
géré d ’appeler « rapport », qui donnerait lieu au politique,
mais en s’y effaçant, q u ’ils se sont risqués (à tort, selon moi)
à désigner du nom de « Mère », n ’a-t-il pas quelque affinité
avec ce que, suivant le dédale kantien des « passages », j ’ai
symbolisé par une « mer », celle où l’archipel des phrases est
dispersé, mais celle aussi qui laisse ouverte la possibilité de
passages des unes aux autres, incertains certes et dont les tra­
ces s’effacent au point q u ’il faut les tracer toujours à nou­
veau, des passages qui ne sont certes pas des ponts, mais qui
sont toujours exigibles puisque c’est grâce à eux q u ’une
famille de phrases trouve dans une autre de quoi présenter le
cas sur lequel elle peut être validée, sous les espèces d ’un
signe, d ’un exemple, d ’un symbole, d ’un type, d ’un mono­
gramme, d ’un idéal...
Cette mer est l’enchaînement, à la fois nécessaire et con­
tingent : on ne peut pas ne pas enchaîner, on n ’a pas de
règle préétablie pour le faire, et pour établir la règle, il faut
au moins enchaîner. Cet enchaînement ne donne pas lieu à
système ni à doctrine, il est l’élément critique. Et il
n ’enchaîne pas seulement des phrases, mais leurs univers, et
les destinateurs et destinataires qui s’y trouvent. Le « sens
communautaire » de la troisième Critique est une désigna­
tion de l’enchaînement pour les destinateurs et destinataires

132
hétérogènes, dans sa nécessité et sa contingence. Le
« retrait » du politique, qui porte les noms des abîmes que
j ’ai cités, et d ’autres, découvre cet élément, mais cet élément
est lui-même toujours en retrait.
Dernier mot. L’idée de commensurabilité au sens d ’affi­
nité sans une règle qui puisse servir de critère établi, est déci­
sive dans la pensée kantienne, notamment de l’historico-
politique. Pour nous aujourd’hui, elle tempère fortement,
trop fortement l’événement de la fission. L’éclatement du
langage en familles de jeux de langage hétéronomes est le
thème que Wittgenstein, le sachant ou non, recueille de
Kant et qu’il poursuit aussi loin q u ’il peut vers la description
rigoureuse ’4. Chez le juge kantien, trancher ne suffit pas, il
faut faire droit à la coexistence des hétéronomes. L’obliga­
tion de transiger présuppose une attraction, ou une interac­
tion générale, des familles de phrases entre elles, malgré leur
hétéronomie ou à cause d ’elle.
Cette poussée au commerce q u ’il y a dans les phrases,
Kant en rabat l’idée même sur celle d ’un sujet qui sans cela
volerait en morceaux, d ’une raison qui sans cela serait en
conflit avec elle-même et ne mériterait plus son nom. Nous
aujourd’hui, et cela fait partie de la Begebenheit de notre
temps, sentons que la fission qui se livre en elle atteint aussi
ce sujet et cette raison. Ou du moins, ce qui reste d ’attrac­
tion entre les phrases de la Babel postmoderne, ce qui paraît
les vérifier, du moins dans l’expérience sujette à concept et à
présentation directe, nous avons après Marx appris à penser
que c’est ce sujet imposteur et cette raison aveuglément
computrice qui s’appellent le capital, en particulier quand il
s’empare des phrases elles-mêmes pour les mercantiliser et
en faire de la plus-value dans la nouvelle condition du
Gemeinwesen qui s’appelle « société informatisée ». Mais la
prétention de la phrase du capital à valider toutes les phrases

64. Voir le commentaire des livres de Tugendhat par Vincent Descom­


bes, La philosophie comme science rigoureusement descriptive, Critique
407 (avril 1981), 351-375.

133
selon son critère de performativité, et l’imposture qui le
porte à la place du juge critique, il y a dans le sentiment non
nommé dont j’ai suggéré de faire la Begebenheit de notre
temps, de quoi les juger, en exposer la critique et rétablir
dans ses droits le tribunal critique, qui ne sera pourtant pas
le même que le tribunal criticiste. Ce n ’est pas selon l’Idée
de l’homme, et dans une philosophie du sujet, que nous
pouvons les juger, mais selon l’idée des « passages » entre
phrases hétérogènes, et dans le respect de leur hétérogénéité.
C’est pourquoi une philosophie des phrases est plus
« affine » à cette Begebenheit q u ’une philosophie des facul­
tés d ’un sujet. Mais que peut alors être un tribunal ?
18 mai 1981

etienne balibar

marx, le joker
ou le tiers inclus*

Argument

Ce tiers, qu'on ne p eu t plus exclure (m êm e à titre de spectre... seule­


m ent l ’exorciser !), c ’est bien entendu la « politique prolétarienne »,
dont il s agit ici une fois de plus de demander si Marx en a fo rm u lé le
concept, et comment. Prenant place, hypothétiquement, dans l'entre­
deux de la « Société » et de « l'Etat » (ou si l'on veut, de • l'autogestion »
et de /'« autonomie du politique •), on ne saurait dire qu 'il les dépasse.
Bien plutôt il en dérange le classique face à face, montrant que leur
opposition n 'est que la figure en miroir d'une même illusion de totalisa­
tion et de normalisation des rapports sociaux. Ce qu 'il fait alors surgir,
plutôt à titre de problème qu 'à titre de théorie, c 'est l'instance d'un réel

* Les notes qui suivent reproduisent la deuxième et la troisième partie


de l’exposé que j’ai présente le 18 mai 1981. Je remercie Lacoue-
Labarthe et Nancy d ’avoir voulu inclure cet exposé dans le recueil q u ’ils
publient, malgré son excessive longueur. Pour le ramener à des dimen­
sions raisonnables, je préfère, non pas résumer tout l’ensemble, comme
s’il s’agissait d ’un tout délivrant des conclusions séparables, mais suppri­
mer purement et simplement la première partie. Celle-ci reprenait, cava­
lièrement, l’histoire du concept de la « dictature du prolétariat » de Marx

135
qu'aucune philosophie politique n ’a jamais p u inclure — q u ’on
l'appelle position de classe, antagonisme inconciliable ou dictature du
prolétariat — et qui, probablement, résiste à toute constitution, après
Marx, d ’une philosophie politique, de quelque bord qu 'elle se réclame
(pour ne rien dire d'une « science politique •).
La question de ce qu 'il y a de spécifique dans le rapport théorique de

à Staline, Gramsci et M ao1. Il s’agissait, à travers ces figures successives,


de montrer la reproduction élargie d ’un même cercle : cercle dans lequel
se sont trouvés englobés des mouvements historiques de masse, des for­
mes de pratique politique de plus en plus nombreux et hétérogènes ; cer­
cle théorique dans lequel finalement se font face, en une étonnante
symétrie formelle, la théorisation de Staline et celle de Gramsci. Dans les
deux cas le parti apparaît comme un centre organisateur, au sens d ’un
organisme en développement. Mais dans un cas, c’est par rapport à
\’Etat, dans l’autre par rapport à la société civile. C’est pourquoi dans un
cas le processus d ’organisation s’appelle « socialisation » de l’Etat (chez
Staline : dépassement de l’État de dictature du prolétariat), et dans
l’autre il s’appelle « devenir État » de la société (chez Gramsci : dépasse­
ment du corporatisme). Dans cette reconstitution antithétique du couple
Etat/ Société, la possibilité d ’un troisième terme, ou d ’un troisième lieu
de définition pour la « politique prolétarienne », qui avait été aperçue en
cours de route, qui s’était même cristallisée sous la forme du « gouverne­
ment des producteurs » (Marx) ou de la « société de transition » (Lénine),
a été de nouveau perdue. Comme si elle n ’avait pu, non seulement se sta­
biliser, mais surtout accrocher véritablement sa théorie à sa pratique.
Ainsi, d ’extension en extension, le problème de la dictature du proléta­
riat, d ’abord relatif à un concept localisé, sinon marginal, dans la théorie
(celui d ’une « stratégie » révolutionnaire particulière), finit par entrer en
communication avec tous les problèmes importants du marxisme, où il
représente par excellence l’alternative à toute problématique contrac­
tuelle2. Si bien que, lorsque la « crise * de ce concept s’ouvre dans les
faits, comme c’est le cas aujourd’hui, elle coïncide inévitablement avec
une « crise du marxisme » comme tel, sans commune mesure avec ce qui
a été désigné ainsi dans le passé, ou le récapitulant et le concentrant sur le
point le plus sensible.
L e m ê m e p r o b l è m e , p r i s s o u s u n a u t r e a n g l e , f a i t l ’o b j e t d e s d e u x
d é v e l o p p e m e n t s q u e je r e p r o d u i s ic i, e n l e u r c o n s e r v a n t le c a r a c tè r e
d ’i n a c h è v e m e n t p r o p r e à u n tr a v a il d e s é m in a ir e .

1. O n t r o u v e r a , si o n le s o u h a i t e , l ’e s s e n tie l d e c e t t e p r é s e n t a t i o n d a n s
l ’a r tic le Dictature du prolétariat q u e j ’a i r é d i g é p o u r le vocabulaire criti­
que du marxisme, à p a r a î t r e e n 1 9 8 2 a u x P U F s o u s la d i r e c t i o n d e G e o r ­
g e s L a b ric a .
2 . Il n ’e x is te , à m a c o n n a i s s a n c e , a u c u n e h i s t o i r e c r i t i q u e s a tis f a is a n te
d e s c h a s s é s -c ro is é s a u x q u e l s o n a s s is te , d a n s la p e n s é e d é m o c r a t i q u e , p u is
s o c ia lis te , e n t r e c e s d e u x « o b j e t s » t h é o r i q u e s c o n j u g u é s : le « c o n t r a t
s o c ia l » e t la « d i c t a t u r e r é v o l u t io n n a ir e », e t le u r s m é t a m o r p h o s e s .

136
?

Marx à la politique étant ainsi posée, il ne p eu t s'agir, on le devine, d'y


apporter une réponse faussement complète. Mais seulement de proposer
à la discussion un trajet, parm i d ’autres, de (re)lectures et d'analyses his­
toriques recoupant, autant que possible, les problèmes auxquels il me
semble que se trouve inévitablement confronté quiconque, aujourd'hui,
tente de penser et d'agir politiquem ent dans le marxisme. C'est-à-dire à
ses • limites ».
t Par marxisme j'entends une formation idéologique pratico-théorique
dont l'histoire et l'actualité sont telles que, pour l'instant du moins, le
discours qu'elle suscite n'a toujours pas acquis l'innocuité relative de
celui que nous pouvons tenir sur Kant ou sur Hegel : il n 'est pas seule­
m ent matière à interprétation, mais à prise de parti et donc à transforma­
tion. On p eu t espérer cependant que cela n 'oblige pas pour autant à
choisir entre la digestion académique et le terrorisme intellectuel de
\ l'argument par les conséquences !
J'entends également que cette histoire et cette actualité — m êm e si on
ne p eu t faire m ieux ici que de les évoquer allusivement — peuvent nous
aider à élucider la nature des contraintes objectives à la connaissance que
représentent les principaux concepts de la • théorie politique » chez Marx
l et quelques-uns de ses successeurs : le prim at de la lutte des classes, l'idée
que la véritable « politique » de la bourgeoisie comme classe dominante
est son « économie », le « perfectionnement de l'appareil d'État », la
\ nécessité historique de la transition révolutionnaire, etc. Dès lors que ces
' concepts analytiques ou pragmatiques n 'ont jamais pu, ni acquérir une
définition univoque, ni a fortiori se constituer en système, ce q ui ne
signifie pas tant s'en fa u t qu 'ils m anquent de toute rigueur, on proposera
de considérer que cette contrainte n'est pas de l'ordre de l'anticipation
mais de l'ordre de la contradiction : le marxisme subsiste comme tel aussi
f longtemps qu 'il est facteur de crise dans les rapports de la théorie et de la
l. pratique. Mais ceci im plique inévitablement l'effet en retour de sa propre
crise interne. Elle se concentre, par excellence, dans le rapport de trois
concepts « topiques » (selon l'expression reprise par Althusser) : masses,
parti, idéologie. Penser, ou p lu tô t analyser l ’histoire des partis de masses
et les effets politiques de leur idéologie (m ieux : de leur position dans les
rapports idéologiques), c'est débloquer la « crise du marxisme ». C'est
aussi, selon toute probabilité, sortir du marxisme.
A moins que Marx, ce joker, ne trouve encore à se glisser dans notre
m ain 1 ?3

3. J ’appelle Marx un joker parce que, s’il n ’est à peu près aucun de ses
concepts « politiques » qui n ’ait été tiré du jeu des philosophes qui le
précèdent, il faut bien admettre q u ’après en avoir battu et redistribué les
cartes, il en a fait surgir une donne qui a rendu la philosophie insaisissa­
ble pour elle-même, et qui lui a donné au contraire quelque prise sur

137
n

État ou politique : le « Machiavel du prolétariat » ?

Je ne veux pas me livrer ici, une fois de plus, à l’examen


général du rapport entre Hegel et Marx, dont le détail
importe beaucoup plus que la figure d ’ensemble, q u ’elle
soit ou non intelligible comme « renversement » ou comme
« coupure », etc., puisque Marx, en fait, ne cesse jamais de
penser dans les mots de Hegel, et pourtant à côté de sa pro­
blématique. D ’un autre côté cette confrontation classique
est inévitable, puisqu’il s’agit d ’examiner l’articulation
entre trois termes qui empiètent l’un sur l’autre, politique,
État et histoire (ou philosophie de l’histoire), après que
Hegel en eut réglé les rapports d ’une façon dont tout le tra­
vail de Marx a été tributaire. Ce qui veut dire que le travail
de Marx apparaît pour une part comme une tendance qui
s’éloigne de Hegel et qui le contredit, non pas en posant
d ’emblée une alternative extérieure, mais sur le mode de la
subversion et du détournement de ses énoncés. Je laisse ici
complètement de côté la question de savoir si, ce faisant,
Marx n ’est pas amené à recouper une tendance qui, chez
Hegel lui-même, serait subversive de son propre système.
Ou, pour le dire en d ’autres termes et faire allusion à des tra­
vaux récents qui me paraissent fondamentaux (G. Lebrun,
J. Derrida, L. Althusser), si « Hegel » n ’est pas en réalité à la
fois l’auteur d ’une philosophie de l’histoire qui peut passer
pour la construction dogmatique la plus achevée, ^ l’orga­
nisateur de la subversion critique de toute philosophie de
l’histoire, pour autant q u ’elle repose sur des représentations
« finalistes » du progrès (et plus profondément sur des repré­
sentations mécanistes-finalistes du temps). En ce sens, le
Hegel auquel je me réfère ici est toujours le Hegel « dogma­
tique », pour ne pas dire « métaphysique ».
Il semble bien que ce soit Croce qui, le premier (dans
Matérialisme historique et économie marxiste, trad. fr.
p. 179), ait eu l’idée de présenter Marx comme « le Machia-
elle. Je ne crois pas contredire ainsi la distinction critique proposée par F.
Gadet et M. Pêcheux entre le Joke et le Witz (La langue introuvable,
Maspero 1981, p. 211 et suiv.). Au reste, Marx, ce polémiste inexorable,
cet anxieux jusqu’à l’obsession, a toujours parfaitement manqué du sens
du Witz (malgré ses « origifies »...)

138
vel du prolétariat » (peut-être pour faire pièce à ceux qui,
alors, sollicitant certaines formules d ’Engels, le présentaient
plutôt comme « le Darwin du prolétariat », ou « du socia­
lisme *). De là, cette idée est passée à Sorel, et d ’autre part à
Gramsci. Et, plus récemment, elle a été abondamment
reprise par Althusser, tantôt explicitement, tantôt au travers
de tout un réseau d ’allusions et de transpositions des thèses
de Marx ou de Lénine dans les mots mêmes de Machiavel. Or
il me semble que certes cette insistance n ’est pas de hasard,
mais aussi q u ’elle recouvre un véritable renversement de
positions. Au départ, ce rapprochement sert à confirmer la
proximité de Marx et de Hegel dans leur façon d ’articuler
politique et histoire. A l’arrivée, surtout chez Althusser, il
sert à les éloigner au maximum. On verra que, dans le cas de
Gramsci, il produit à cet égard une oscillation très
caractéristique4.
On peut discuter de la fidélité des lectures hégéliennes de
Croce. Ce qui me paraît assez clair, c’est que l’expression de
« Machiavel du prolétariat » se réfère implicitement à la
figure que représente « Machiavel » dans l’exposition hégé­
lienne de la formation de l’Etat moderne. Croce veut mettre
en relief trois points : 1. que Marx, comme Machiavel, est
un théoricien avant tout politique, dont la réflexion s’exerce
sur des rapports de force en vue de s’y insérer par l’action, et
\ non pas un économiste ou un sociologue cherchant à consti-
! tuer pour elle-même, de façon positiviste, une science « abs-
| traite » des rapports sociaux, d ’où on pourrait déduire, apres
j coup, une application concrète ; 2. que, en conséquence, la
théorie chez Marx est d ’entrée de jeu soumise au prim at de
, la politique, à entendre ici comme détermination d ’une
/ « volonté » concrète, recherche des moyens de réaliser une
! certaine fin (révolutionnaire) dans les contradictions du
réel ; 3. que la place occupée chez Machiavel par le pro-
\ blême de la formation d ’un Etat national italien est occupée
chez Marx par le problème du socialisme : dans les deux cas
on aurait affaire à un m ouvem ent réel ou à une nécessité his-

4. Je ne peux mesurer ici en quelques mots ce que les suggestions qui


suivent doivent aux cours sur Machiavel donnés par Althusser à l ’E N S ,
notamment en 1972.

139
torique avec laquelle il s’agit de coïncider pratiquement. A
ceci près que Machiavel est, en définitive, lui-même ce
« prophète désarmé » sur qui il ironise, tandis que Marx
aurait trouvé dans le mouvement ouvrier organisé de son
temps l’arme révolutionnaire dont il avait besoin. C’est
pourquoi Croce, et après lui Sorel', expliquent que le réa­
lisme de Marx est, pour une part au moins, conforme à son
concept, tandis que celui de Machiavel est, paradoxalement,
inopérant.
Gramsci a fait un pas de plus dans cette interprétation en
définissant, symétriquement, le Prince de Machiavel comme
un « manifeste utopique révolutionnaire », et le parti prolé­
tarien marxiste, ou plutôt léniniste, comme un « prince
moderne », c’est-à-dire en somme comme un nouveau
« prince nouveau » qui, à la différence du premier, aurait
trouvé dans les conditions du capitalisme moderne la
« matière » nécessaire à la réalisation de sa « forme »... Mais
ce qui est frappant ici, c’est de voir Gramsci, engagé dans
une entreprise de critique de l'économisme des II' et III'
Internationales, destinée à rétablir ce qui est pour lui
l’essence du marxisme (la philosophie de la praxis, la « poli­
tique comme science autonome »), déplacer et démarquer
en fait le couple forgé par Engels du « socialisme utopique »
et du « socialisme scientifique », en en faisant le couple de la
politique utopique et de la politique scientifique (ou réa­
liste). Or le critère principal avancé par Engels pour expli­
quer cette transformation de l’utopie en science consistait
justement à montrer que les objectifs traditionnels du socia­
lisme (par exemple : passer du « gouvernement des hommes
à l’administration des choses », ou abolir l’État politique)
qui, chez les utopistes sont un vœu pieux privé des moyens
de sa réalisation, deviennent avec Marx les conséquences
nécessaires de « lois d ’évolution » économiques scientifique­
ment démontrées. Et d ’autre part, il est très clair à la lecture
du texte d ’Engels que la notion même d 'utopism e dont il se
sert est complètement déterminée par la conception hégé­
lienne du rôle révolutionnaire des « grands hommes » qui5

5. Cf. Société française de philosophie, séance du 20 mars 1902 tje


dois cette référence à Thierry Paquot).

140
anticipent inconsciemment, en actes, sur la nécessité
historique.
En somme, d ’un côté l’identification de Marx à Machia­
vel, ou du parti léniniste à Machiavel ayant « enfin trouvé »
la matière de son concept, est en contradiction pure et sim­
ple avec la définition engelsienne du matérialisme histori­
que. Mais de l’autre, elles renvoient l’une et l’autre à un
« modèle » hégélien que je caractériserai schématiquement
en disant que le rapport de la théorie à la pratique (ou de la
volonté à ses conditions) y est représenté par la figure du
décalage tem porel : la distinction des deux, c’est à la fois
l’anticipation, l’action des grands hommes précédant son
concept, et le retard de la conscience (auquel Marx dans cer­
tains textes célèbres opposera l’« accélération » de l’histoire,
sous l’action du parti révolutionnaire de masse. Mais,
comme l’a montré naguère Althusser, ce renversement obéit
à la même logique). Quant à leur unité ou à leur fusion,
c’est la simultanéité dans un même « esprit du temps », et
c’est aussi le retour de l’individu au sein d ’un peuple dont il
s’était momentanément distingué (le Zeitgeist est
Volksgeistb).
Où les choses deviennent intéressantes, c’est lorsque nous
remarquons que l’argumentation d ’Engels ne représente pas
seulement une façon de penser la rencontre nécessaire entre
la théorie marxiste et le mouvement ouvrier de son temps,
mais aussi une façon de substituer le socialisme ou plutôt le
communisme à l'E tat de droit, dans la fonction et la place de
fin, de réalisation de la tendance historique ou, comme il le
dit avec Marx par ailleurs, de passage « de la préhistoire à
l’histoire », et « du règne de la nécessité au règne de la
liberté ». Opération essentiellement équivoque, puisqu’elle
peut signifier selon les contextes et les usages, soit la critique
de la définition de l’Etat comme la « fin de l’histoire » (réali­
sation de la liberté) et même, ce qui est encore plus intéres­
sant, la critique du motif même d ’une fin de l’histoire,
comme noyau d ’une idéologie essentiellement « étatique » ;
soit au contraire la transformation de l’État en une « admi-6

6. Cf. I.. Althusser, Lire Le Capital, I, « Esquisse du concept du temps


historique ».

141
nistration des choses », c’est-à-dire une instance rationnelle
de planification et de normalisation collective des rapports
sociaux : elle en dépouille les caractères « politiques » conçus
comme des formes de domination archaïques, mais pour en
libérer ce q u ’il est arrivé à Marx d ’appeler (dans la Guerre
civile en France) les « fonctions légitimes » qui sont en même
temps des « fonctions sociales générales7 ». « Négation de
l ’Etat » qui est son accomplissement, ou comme dit Derrida,
sa relève. Relever, par définition, n ’est pas abattre.
N ’oublions pas que la formule sur la substitution « de
l’administration des choses au gouvernement des hommes »
est d ’origine saint-simonienne, et q u ’elle emporte avec elle
une définition du « politique » comme structure archaïque,
militaro-théologique, c’est-à-dire en dernière analyse féo­
dale. Elle implique par là même l’idée d ’un socialisme qui
serait tout simplement l’achèvement du processus par où la
société (la citoyenneté) bourgeoise se délivre de ses propres
survivances féodales. N ’oublions pas non plus que si Engels,
dans l’Anti-D ühring, définit en termes explicitement hégé­
liens le communisme comme le non-Etat, Marx, au même
moment, dans la Critique du Programme de Gotha, pose le
problème sous la forme : « Quelle transformation subira
l’État dans une société communiste ? Autrement dit : quel­
les fonctions sociales s’y maintiendront analogues aux fonc­
tions actuelles de l’Etat ? Seule la science peut répondre à
cette question... »
Dans ces conditions, le déplacement critique opéré par
Gramsci au moyen de l’équation « Marx = Machiavel » (du
prolétariat) semble devoir rester prisonnière d ’équivoques
analogues. En substituant la politique à l’économique
comme instance de réalité, qui mesure les rapports de la
théorie à la pratique, s’agit-il d ’expliquer que la seule saisie
pertinente du marxisme est celle qui s’opère dans l'actualité
de la lutte des classes, sous ses différentes formes, dont
l’enveloppe générale peut être appelée la « politique » de

7. L’élément idéologique commun étant ce qu’on peut appeler, à


l’anglo-saxonne, le « rational central rule » (cf. Herman van Gunstercn,
The Quest fo r control, a critique of the rational-central-rule approach in
public affaire, J. Wiley, London 1976).

142
ï

chaque temps, de même que Marx écrivait dans le Mani­


feste : « Toute lutte de classes est politique » ? Ou bien cela
signifie-t-il que, dès lors qu’on a coupé les ponts avec toute
interprétation anarchiste du communisme comme abolition
de l’État, il faut rejeter également le technocratisme et le
corporatisme honteux de l’« administration des choses » et
conférer à l’État de l’avenir (État communiste ? État proléta­
rien ?) la pleine dimension politique d ’un État « éthique »,
c’est-à-dire d ’un État de droit, même si l’on précise q u ’il
s’agit d ’un droit nouveau dégagé de sa dépendance par rap­
port aux formes économiques marchandes et salariales, bref
capitalistes ?

C’est ici q u ’un bref regard sur la fonction remplie par le


moment machiavélien dans l’argumentation de Hegel peut
être éclairant.
« Machiavel », pour Hegel, c’est le moment de la transi­
tion. Il y a deux grands textes appartenant à deux périodes
tout à fait différentes de l’écriture hégélienne : l’un dans la
Constitution de l ’Allemagne (1801), inédit, l’autre dans les
Leçons sur la philosophie de l'H istoire (1830 ?), posthume.
Le premier « neutralise » en quelque sorte la différence entre
monarchie absolue et république, dans un même concept
d 'État moderne constitué-constitutionnel, parce que son
objet principal est l’unité nationale (« L’Allemagne n ’est
plus un État, etc. »). Machiavel et Richelieu, dont la dualité
même reproduit par delà les Alpes l’écart théorie-pratique,
sont les représentants d ’un comportement politique qui
combat l'anarchie politique en retournant contre elle ses
propres armes, et transforme ainsi le peuple en État. Dans
les Leçons, le concept de transition change de sens : il ne
s’agit plus de la transition du non-État à l’État national en
général, mais du passage d ’un État à un autre État, du
régime féodal à la monarchie absolue, avant-dernière étape
d ’une périodisation minutieuse destinée à faire de l’État de
droit l’aboutissement de l’histoire universelle (et, subsidiai­
rement, à réinscrire la Révolution française, avec son égalita­
risme de masse, dans les limites d ’une éthique réformée et
réformatrice, selon le grand mot d ’ordre de Hegel : pour la

143
Révolution, mais dans la Réforme). L’unité nationale n ’est
plus alors la fin essentielle, mais seulement un moment et
un moyen de ce processus. Dans les deux cas, cependant,
Hegel reprend une même idée q u ’on peut schématiser de la
façon suivante : d ’abord il réfute les arguments du mora­
lisme antimachiavélien, qui repose à la fois sur la méconnais­
sance du politique et sur celle de la conjoncture historique :
« On ne guérit pas des membres gangrenés avec de l’eau de
lavande. » Ensuite il inscrit le machiavélisme dans le système
des moyens de réalisation d ’une norme éthique supérieure,
le devoir d ’Etat, qui permet seule, en retour, de dépasser
l’oscillation caractéristique de la moralité abstraite entre les
deux « natures » de l’homme, la bonne volonté et la
méchanceté naturelle8.
Pourquoi cette thématique intéresse-t-elle notre ques­
tion ? Parce q u ’elle nous perm et de fixer une certaine con­
ception du rapport entre Etat et politique, dont le marxisme
a dû rouvrir tendanciellement la contradiction. Ce qui
frappe dans l’argumentation de Hegel, c’est que, dans la
mesure où il confère à son « Machiavel » une dignité éthique
du point de vue de l’Etat moderne, il doit le lire d ’une façon
très sélective et tendancieuse. Il s’agit pour Hegel de mon­
trer que la force (ou la contrainte) et même la violence sont
rétroactivement justifiées par la constitution de l’ordre juri­
dique auquel elles aboutissent : « Pour un Etat l’introduc­
tion de l’anarchie est le plus grand ou plutôt le seul crime ;
car tous les crimes dont l’État doit connaître conduisent à
cette extrémité, etc. » (C.A., p. 137.) Donc la politique,
dans sa spécificité qui la distingue de la moralité, s’identifie
à la violence parce qu elle conduit à un résultat dans lequel
l’Etat aura le monopole de la violence légitime et le droit
absolu de réprimer le crime dans l’intérêt général. Or c’est
là, à bien y réfléchir, un argument très étonnant : à la fois il
jundise complètement la question de la politique, et surtout
il le fait de façon rétroactive, ce qui est, juridiquement,
disons scabreux. Ou si l’on veut il reproduit chez Hegel la
nécessité de faire en sorte que le droit se précédé lui-mêm e,
sous la forme du fait, lorsqu’on veut assigner à l’État un fon-

8. Cf. aussi Philosophie du droit , §§ 15 à 18.

144
dément purement juridique et, par là même, inscrire toute
politique dans l’horizon du droit.
Mais, dans cette justification-juridisation rétroactive, il y a
un aspect essentiel de la politique machiavélienne qui est,
lui, totalement éliminé. Chez Machiavel la politique n ’est
pas du tout uniquement de l’ordre de la violence, de la con­
trainte. Comme on sait, le « prince » doit être à la fois lion et
renard. A côté de la violence il y a la ruse et la dissimulation.
Ce deuxième aspect est essentiel : en fait il l’est plus que le
premier, et il doit toujours le surdéterminer, puisqu’il per­
met seul d ’aboutir à l'oubli des origines de l’État sans lequel
il n ’y a pas de pouvoir stable. La ruse est le moyen par excel­
lence de constituer ce système des apparences du pouvoir, du
semblant, qui permet de se faire aimer du peuple (ou du
moins de ne pas s’en faire haïr), et d ’arracher l’Etat au cycle
indéfini de la vendetta privée. En comparant Machiavel à sa
lecture hégélienne on peut donc dire, soit que la dualité vio­
lence + ruse est ce qui permet à Machiavel d ’ignorer massi­
vement toute considération juridique dans son analyse de la
politique comme conquête et conservation du pouvoir ; soit
que la réconciliation éthique de la violence et du droit
entraîne inévitablement chez Hegel l’élimination pure et
simple des figures de la dissimulation, donc de l’imaginaire
pour ne pas dire de l’idéologie.
Ceci est d ’autant plus frappant que Hegel est par ailleurs
un théoricien obstiné de la réalité des apparences (c’est
même, selon Lénine, l’une des deux définitions principales
de la dialectique). Mais on voit bien pourquoi, ici, elles ne
peuvent pas être reçues. C’est que, s’il est possible et même
indispensable de retrouver dans l’État de droit un exercice
codifié de la violence, et par là même d ’en justifier rétroacti­
vement l’usage dans la formation de l’État, on ne peut abso­
lument pas procéder de la même façon avec la ruse. Dans
l’État de droit, qui est le résultat de l’action politique avant
de devenir son fondement et son cadre absolu, la ruse, la dis­
simulation et la mauvaise foi n ’ont aucune place. Bien plus,
si on les admettait, on ruinerait d ’un seul coup l’ordre juri­
dique pour autant que celui-ci reste essentiellement un
système de reconnaissance mutuelle des personnes privées
garanti par le pouvoir public. Si donc la politique est tou-

145
jours d ’avance ordonnée à une fin qui est la constitution
d ’un État de droit, elle peut être de l’ordre de la violence,
mais jamais de l’ordre de la dissimulation.
Nous pouvons faire alors un pas de plus. D ’abord nous
pouvons former l’hypothèse q u ’il y a incom patibilité entre
l’idée machiavélienne d ’un monde du sem blant dans lequel
se déploie la politique (un monde du semblant qui ne ren­
voie à aucune vérité essentielle sous-jacente, en tout cas à
aucune vérité en train de se manifester dans l’histoire —
puisqu’il est lui-même directement « la vérité effective de la
chose »), et l’idée hégélienne de l'inconscience qui caracté­
rise l’action politique des grands hommes comme anticipa­
tion de l’État, alors même que Hegel s’appuie sur la figure
de « Machiavel » pour penser ce processus d ’anticipation (ou
de transition). Ensuite nous nous souvenons que, chez
Hegel, l'expulsion de la ruse hors de la sphère des moyens
d ’action politique a pour contrepartie la définition du pro­
cessus de form ation de l'E tat comme une « ruse de la rai­
son9 ». La ruse de la raison s’oppose à la ruse des individus
(qui n ’est, au plus, q u ’un accident psychologique). La ruse
de la raison, c’est le fait que, suivant leurs passions particu­
lières et leurs intérêts privés, les individus se font incons­
ciemment les moyens d ’une fin universelle. Paradoxale­
ment, Hegel inclut dans ce processus à la fois la volonté par­
ticulière des innombrables propriétaires privés dont
l’égoïsme se déploie dans la société civile, dans la sphère des
besoins et du commerce, et la volonté particulière du
« grand homme » qui veut le pouvoir dans son propre inté­
rêt, et se trouve ainsi amené à légiférer pour tous (selon la
dialectique immanente à l’« objet » général qu’il croit
s’approprier, et qui, en réalité, fait de lui son instrument et

9. Sur ce point notamment, je me sépare des analyses passionnantes


de Cl. Lefort, dans Le travail de l ’œuvre : Machiavel (Gallimard, 1972)
(cf. notamment p. 109 et suiv., p. 237 et suiv., p. 383). Pour avoir, selon
moi, trop négligé la distorsion du rapport Machiavel-Hegel, Lefort
s’expose au jeu de mots sur l’« économie du désir », et réintègre finale­
ment Machiavel dans la série des organisateurs du rapport État/Société
civile (« mieux que Marx », à son gré) (cf. « Machiavel : la dimension éco­
nomique du politique », in Les formes de l'histoire , Gallimard, 1978,
pp. 127-140).

146

/
sa propriété). Si l’État se constitue finalement, c’est parce
q u ’il y a convergence et rencontre entre ces deux processus
(ce qui n ’est finalement qu’une façon savante de nous dire
que, pour faire des États, il faut l’unité d ’une « libre » circu­
lation marchande et d ’un pouvoir qui se « veut » pour lui-
même). Chez Machiavel, la « méchanceté » naturelle des
hommes, qui explique pourquoi la politique ne peut être
q u ’une combinaison de violence et de ruse, n ’a rien à voir
avec un égoïsme économique, avec la recherche d ’une utilité
conçue comme satisfaction d ’intérêts de propriétaires privés.
Tout se passe donc comme si Hegel, avait, en fin de compte,
systématiquement confondu deux conceptions historique­
ment distinctes de cette « méchanceté ».
Venant après des théoriciens de « l’individualisme posses­
sif » comme Hobbes ou Mandeville, il voit le « mal » d ’où
surgit, à travers passions et intérêts antagonistes, le bien du
peuple c’est-à-dire l’État, comme « ruse de la raison » sous
ce double aspect : d ’un côté en tant que « main invisible » à
l’œuvre dans la société civile ; de l’autre en tant q u ’action
politique des « grands hommes » qui anticipent le droit par
la violence101. C’est ce qui lui permet, dans son exploitation
rétroactive du machiavélisme, de compenser l’élimination
de la ruse et du « semblant » par l’introduction de l’intérêt
égoïste (ainsi la ruse passe de l’individu à l’esprit objectif), et
de compenser l’élimination du hasard, de l’aléatoire dans la
conjoncture (ce que Machiavel appelle « fortune », et qui
exclut toute représentation de l’histoire comme devenir de la
vérité) par l'équilibre mécanique des intérêts comme pre­
mier moment de la réalisation de l’État".

10. Dans Anarchy, State, and Utopia (Basic Books, 1974), p. 18-19,
Robert Nozick oppose entre elles les « invisible hand explanations » et les
« hidden hand explanations », autrement dit la production de l’ordre par
fluctuations et l’ordre comme résultat d ’une intention « conspirative ». Il
est clair que la critique hégélienne de la Providence et de la théodicée
leibnizienne est une critique des « hidden hand explanations ». Mais la
question est de savoir si, en constituant une dialectique par l'addition de
la main invisible et du grand homme, Hegel ne retrouve pas quand
même la providence au bout du compte.
11. On le sait, l’Etat hégélien, pour « total » qu’il se définisse, n’est
en aucun cas un État « interventionniste » en économie. A cet égard,
Hegel appartient complètement au courant libéral.

147
Je me résume. L’enjeu de toute cette discussion, c’est de
savoir comment se sont trouvés associés, voire identifiés dans
l’horizon théorique où s’inscrit le marxisme, les concepts de
politique et d ’Etat. Nous avons vu que, si « Machiavel »
devient aux yeux de Hegel la figure même de la politique, le
moment où surgit en personne la politique moderne, c’est à
la condition de s’inscrire par anticipation dans la constitu­
tion de l’État. Nous avons vu également que ceci suppose de
plaquer sur Machiavel deux catégories qui en sont absentes :
celle du droit, et celle de l’économie considérée comme
équilibrage automatique du monde des besoins et de la pro­
priété privée, donc de réinscrire la « méchanceté » ou la
« perversité » des hommes dans leur égoïsme. Nous avons vu
que toute cette opération comporte en même temps, inévi­
tablement, un déplacement et une réduction de ce qui, pour
Machiavel, est la politique. Lorsque Hegel totalise, en parti­
culier lorsqu’il totalise la société civile et l’État, et la société
civile dans l’État, il y a quelque chose de la politique qui
reste en dehors, qui tombe de côté, qui est en somme
« oublié » ou plutôt dénié.
Il est alors tentant de renverser la perspective, et de se
demander si cet « oubli » ou cette mise à l’écart ne révèle
pas, au moins indirectement, la limitation, l’étroitesse du
point de vue de Hegel sur la politique. Il y aurait dans la
politique réelle un aspect — que peut-être Machiavel avait
saisi en ses propres mots : mais en avons-nous de meilleurs ?
— qui ne se réduit pas à la constitution de l’État et qui, en
ce sens, ne peut pas être pensé comme son anticipation
objective ou subjective. La limitation de Hegel, c’est de
mesurer entièrement le champ de la politique en fonction
d ’une fin, ou d ’un ordre, étatique, sous prétexte que l’État
ne peut exister sans contrôler, organiser ou normaliser ce
champ. Cela veut dire, selon la façon dont on choisira de
pratiquer ce terme de « politique », ou bien q u 'ily a eu de
la politique, mais qu ’il n 'y en a plus à partir du moment où
existe l’État de droit (la politique comme telle n ’appartient
q u ’à la transition, à la préparation de l’État) ; ou bien que
seulem ent dans l'E tat la politique trouve sa figure adéquate,
rationnelle, conforme à son concept éthico-juridique. Aupa­
ravant, elle reste inconsciente, elle se présente sous la forme

148
de son contraire, celle de l’individualité singulière et non
celle de l’individualité du peuple. L’Etat de droit, comme
communauté réelle, n ’a plus besoin ni de grands hommes ni
de héros. Brecht retrouvera cela : « Malheur au peuple qui a
besoin de héros (Vie de Galilée). *
Mais il est encore plus tentant de poser la question sui­
vante : si Marx peut à bon droit être appelé « le Machiavel
du prolétariat », si Gramsci peut essayer de se représenter le
parti léniniste comme le « Prince moderne », est-ce dans la
continuité de l’interprétation hégélienne ? N ’est-ce pas plu­
tôt dans la mesure où, chez Marx, s’opérerait une sorte de
retour à Machiavel, ou plutôt de rencontre avec ce que, dans
Machiavel, Hegel a complètement méconnu ?
Je précise, en essayant d ’éviter les identifications arbitrai­
res. S’il y a chez Marx un concept original de la « politique
prolétarienne », le point de départ de sa formulation est la
double thèse du Manifeste : « L’histoire de toute société
jusqu’à nos jours n ’a été que l’histoire de luttes de classes
(...) Mais toute lutte de classes est une lutte politique. » Je
n ’oublie pas que, partant de là, le discours marxiste, chez
Marx lui-même et ses successeurs, va se trouver engagé dans
le mouvement d ’oscillation caractéristique dont j’ai déjà
parlé tout à l’heure. D ’un côté, l’idée que la lutte de classes
conduit, par delà l’État et la politique, vers une société sans
État ni politique. De l’autre, l’idée que, selon l’expression
de Lénine, « la politique est l’expression concentrée de l’éco­
nomie (...) La politique ne peut manquer d ’avoir la pri­
mauté sur l’économie. Raisonner autrement, c’est oublier
l’a.b.c. du marxisme » (A nouveau les syndicats, 1921, Œ u­
vres, t. XXXII, p. 82). Ce qui m ’intéresse ici n ’est pas de
trancher entre ces deux lignes, mais de formuler une hypo­
thèse qui les traverse l’une et l’autre, en les prenant de biais.
Est-ce q u ’il n ’y a pas chez Marx (et chez Lénine) un concept
de la lutte des classes dont la fonction serait justement
celle-ci : déplacer à nouveau le « lieu » de la politique, mon­
trer que si celle-ci, dans des conditions historiques données,
ne peut jamais faire abstraction de l ’Etat, si elle s’organise en
fonction de son existence, pour ou contre lui, tendant à sa
conquête, à sa préservation ou à sa destruction , elle ne peut
cependant s'y réduire ? Bref, l’effort de Marx tendrait avant

149
tout à redéfinir un concept de la politique coextensif à tout
le champ de la lutte des classes, au système polarisé, mais
non unifié, et encore moins ordonné ou normalisé, de ses
pratiques, et donc à faire craquer l’équation de la politique
et de l’État, qui n ’est jamais que l’autre nom d ’une domina­
tion et d ’une exploitation. La critique d ’une conception juri­
dique de l’État, l’idée que le pouvoir d ’État ne s’explique
pas en dernière analyse par sa forme juridique ou constitu­
tionnelle, serait un aspect nécessaire de ce déplacement.
Mais l’essentiel, ce serait l’idée que la lutte des classes est
« plus large » ou « plus complète » que l’État lui-même12. Je
parle de déplacement et non pas de renversement, parce
que, manifestement, on ne peut pas dire que l’existence de
l’État est un moment dans la constitution de la lutte des
classes de la même façon q u ’on peut être tenté (Marx,
Engels, etc., le sont eux-mêmes constamment) de dire que la
lutte des classes est un moment dans la constitution de
l’État. En réalité la lutte des classes n ’est pas un terme fixe,
ce n ’est pas une totalité organique : on ne peut donc définir
' aucun processus comme conduisant à la lutte des classes et
s’achevant en elle, puisque la lutte des classes est elle-même
/ son propre processus indéfini. On peut seulement dire que,
dans le champ de la lutte de classes, se trouve toujours déjà

[ une organisation d ’État dont le contrôle ou la transforma­


tion constitue l’un de ses enjeux.
C ’est en ce sens que je propose de reconnaître un aspect à
la fois « machiavélien » et non hégélien du concept de la
politique chez Marx. Cela suppose que, provisoirement au
moins, on accepte de s’installer dans l'actualité de la politi­
que telle q u ’il la décrit, ou mieux, telle q u ’il s’efforce d ’y
prendre pied par une certaine unité organisée de théorie et
de pratique (qu’il appelle parti révolutionnaire), mais sans
anticiper sur sa fin, ou plutôt sans s’imaginer que l’actualité
puisse se définir comme l’anticipation de sa fin. A ce qui,

12. Sur cette possibilité ouverte chez Marx de penser un champ histo­
rique excédent le « tout », cf. Althusser, Eléments d'autocritique,
Hachette Littérature, 1974, p. 65 et suiv. ; et aussi E. Balibar, « A nou­
veau sur la contradiction », in CERM Sur la dialectique, Éditions sociales,
1977. Sur son interférence avec la dialectique de Spinoza, cf. P. Mache-
rey, Hegel ou Spinoza, Maspero, 1979, notamment pp. 180-190.

150
chez Machiavel, nous apparaissait comme un aspect de la
pratique politique non réductible à une conception organi­
que de l’Etat, comme le tout auquel viennent s’ordonner les
différences sociales, correspondrait ici, chez Marx, l’idée
selon laquelle l'E tat n 'apparaît comme un « tout » que dans
la mesure où il n ’est en fait q u ’un élément contradictoire
plongé dans le processus non totalisable de la lutte des clas­
ses. En ce sens, à nouveau, bien q u ’en de tous autres termes,
la politique est ce qui déborde l’Etat, ce qui le constitue
comme un équilibre transitoire, ou un rapport de forces rela­
tif. Procès de différenciation, et non d ’intégration. Ou si
l’on veut, pour revenir à des formulations classiques, tentati­
ve de penser la contradiction, et l’enchaînement des contra­
dictions, comme une tendance qui ne conduit à aucune réso­
lution ou réconciliation promise à l’avance.

Il est clair q u ’on peut soulever ici plusieurs objections.


D ’abord, on peut dire que cette analogie est purement
formelle. Si la politique machiavélienne ne coïncide pas avec
le développement d ’un État de type hégélien, n ’est-ce pas
parce qu’elle en reste à une abstraction, à l’analyse de cer­
tains moyens et de certains effets du pouvoir an général, sans
prendre en considération la « matière » historique, q u ’elle
soit économique ou juridique13 ? A la différence de ce
« pouvoir » abstrait, l’État tel que le pense Hegel serait à la
fois ancré dans le réseau des échanges, dans la sphère du tra­
vail, et constitué lui-même en « appareil » administratif
(puisque Hegel est l’un des premiers à analyser, sous le nom
de Stand universel des fonctionnaires, la bureaucratie
d ’État). Donc deux fois plus concret. Inversement, si la
« lutte de classes » déborde l’État chez Marx, n ’est-ce pas
parce qu’elle est présentée comme l'anatom ie de la société
civile, et parce que Marx cherche à inverser les rapports de la

13. C’est l’objet privilégié de la discussion de Gramsci dans les Qua-


dem i del Carcere (Edizione critica dell’Istituto Gramsci, A cura di V.
Gerratana, Einaudi 1975) : contre les réductions de Machiavel à une pen­
sée purement « technique », et cependant critique de l’abstraction que
les conditions historiques lui imposent.

151
société civile et de l’État ? En ce sens, le primat marxiste de
la politique, entendu comme primat de la lutte des classes,
n ’aurait rien à voir avec une reconstitution de la dialectique
machiavélienne des rapports de force et du pouvoir ; il ne
serait que la traduction (ou comme dit Lénine le « concen­
tré ») du renversement qui inclut l’État dans le mouvement
historique de la société civile, au lieu d ’inclure le mouve­
ment économique et juridique de la société civile dans la
constitution de l’État. Il serait, dans les différents sens du
terme, un socialisme (incluant par là même un sociologisme)
c’est-à-dire un primat de la « politique de la société », ou de
la politique sociale, qui se veut une non-politique, sur la
« politique de l’État », seule « politique politique », mais
désignée comme « politique politicienne ». Qualifier de
« prolétarienne » cette politique, ce serait simplement une
autre façon d ’identifier tendanciellement le prolétariat à la
totalité sociale, en universalisant sa fonction, à partir des
deux équations : « prolétariat = classe productive », et
« société = production ». Tandis que l’État serait au con­
traire doublement relativisé et particularisé, pour ne pas dire
marginalisé, comme organisation de la classe dominante, ou
des exploiteurs improductifs, et comme produit particulier
et transitoire de la division sociale du travail. Marx ne serait
pas, contre la totalisation hégélienne, le retour à une « auto­
nomie de la politique » désignée du nom de la lutte des clas­
ses, mais une tentative interne à l’histoire des idéologies
socialistes du XIX' siècle de penser le développement de la
société contre l’État, dans la perspective de la société « sans
État » (ou si l’on veut, de l’autogestion sociale, q u ’il appelle
« libre association des producteurs »).
On ne s’étonnerait pas alors que la tentative de relire Marx
dans Machiavel, sous prétexte de prendre ses distances avec
l’économisme, aboutisse comme chez Gramsci à des apories
au moins verbales. Lorsque Gramsci veut conduire à son
terme l’analogie du « prince nouveau », il lui faut préciser
que le « nouveau Prince ne pourrait avoir pour protagoniste
un héros personnel », mais un parti politique qui renvoie à
la fois à une base de classe déterminée et à une organisation
des masses sous une « conception du monde » ou une hégé­
monie idéologique également déterminée. Autrement dit,

152
ce « Prince » se distingue de son modèle en ceci q u ’il n ’est
plus individualisé comme le sujet d ’une volonté ou d ’une
décision. Mettre en cause le formalisme abstrait du « pou­
voir » machiavélien, c’est mettre en cause aussi, corrélative­
ment, le sujet de ce pouvoir, qui en concentre idéalement
dans sa tête et entre ses mains les moyens et les objectifs.
Mais, du même coup, c’est faire potentiellement de la
classe, ou des masses prolétariennes organisées en parti poli­
tique un autre sujet, sujet collectif ou historique, et d ’autant
plus métaphysique peut-être. Ou encore, comme dit
Gramsci, c’est « écrire l’histoire générale d ’un pays » en tant
q u ’elle se reflète « dans l’histoire d ’un parti déterminé », du
point de vue de ce parti. Il est très clair chez Gramsci que
ceci n ’est possible que si, à nouveau, le parti est le nom
donné aux masses dans la mesure où elles ne peuvent que
tendre à s’organiser elles-mêmes de façon centralisée, selon
différentes modalités, autour de leurs dirigeants et de leurs
intellectuels « organiques ». Mais surtput, cette organisation
est, à son tour, 7’anticipation d'u n Etat. Ce que Gramsci,
bandant ses forces jusqu’au point de rupture pour compren­
dre la défaite du prolétariat devant le fascisme, appelle une
« volonté collective nationale - populaire ». Ce q u ’il désigne
en posant que le parti politique prolétarien est le germe
d ’un « devenir-Etat », q u ’il se constitue autour d ’un « esprit
d ’État » à réaliser dans l’histoire à partir des antagonismes
sociaux. Donc à nouveau sur le mode d ’une anticipation.
C ’est pourquoi, lorsque Gramsci reprend à son compte,
pour la « traduire » dans sa problématique, la dualité de la
politique machiavélienne — dont nous avons vu q u ’elle
échappait à Hegel : la violence et la ruse, ou la force et la
dissimulation, en montrant que toute domination politique
est une combinaison de « force et de consentement », ou de
« dictature et d ’hégémonie », il ne tarde pas à réinscrire à
son tour cette dualité dans une perspective éthique. Ces
deux aspects de la « méchanceté » ou de la « bête » machia­
vélienne, il les rabat sur la distinction de la bête et de
l'hom m e. Ainsi il les hiérarchise et les ordonne dans le
temps : à la limite le premier aspect correspond seul à la
lutte des classes et le second à son dépassement sous la forme
d ’un État éthique. Du côté de la dictature et de la force figu­

153
rent, à la fois, la lutte de classes et sa condition transitoire,
qui est l’opposition économique des intérêts « corporatifs ».
Tandis que, de l’autre côté, le consentement préfigure
l’idéal d ’un Etat sans luttes de classes. Même superposition,
alors, que chez Hegel du présent et de la finalité. Tantôt
Gramsci nous montre que seul l’Etat du prolétariat (État des
travailleurs, ou communisme) peut être pleinement éthi­
que, c’est-à-dire populaire. Tantôt il reconnaît que, en ce
sens, tout État historique a toujours été « éthique » d ’une
façon ou d ’une autre, et que, de ce point de vue, l’État du
prolétariat ne comporte rien de nouveau. Mais alors, la poli­
tique prolétarienne et son parti politique, « germe de
volonté collective », ne comportent eux non plus rien de
nouveau, sinon q u ’ils prennent historiquement la relève des
classes dirigeantes antérieures. D ’où peut-être l’incapacité
de Gramsci à sortir, et à se sortir, d ’une perpétuelle oscilla­
tion entre les termes de « société civile » et d ’« État », q u ’il
lui faut à la fois distinguer et identifier. D ’où peut-être cette
contradiction brutale, que j ’évoque par ailleurs : deux fois
otage, du fascisme et du stalinisme, sans q u ’il se soit jamais
résigné à cette symétrie, Gramsci est incomparablement plus
libérateur d ’analyses critiques et de pratiques collectivement
révolutionnaires q u ’aucun autre marxiste de son temps, et
cependant il n ’a fourni aucun moyen décisif de se débarras­
ser du stalinisme, avec qui il cohabite dans un même cercle.
Il est vrai que les formulations oscillantes de Gramsci font
aussi partie d ’un travail, tendant à briser ce cercle, q u ’il nous
est loisible de reprendre. Pas plus que Hegel ou Marx,
Gramsci n ’est un, tel q u ’en lui-même enfin l’éternité, etc.
Les « équations » de Gramsci" sont hantées, dans leur per-14

14. (...) il y a aussi quelque chose de pathétique à relire sous ce jour les
petites équations du Gramsci de la prison (État = coercition + hégémo­
nie ; = dictature + hégémonie ; = force + consensus, etc.), qui expri­
ment moins une théorie de l’État que, sous des catégories empruntées à
la « science politique » autant qu’à Lénine, la recherche d ’une ligne poli­
tique pour ij conquête du pouvoir d ’État par la classe ouvrière (L.
Althusser, « Enfin la crise du marxisme ! », in 11 Manifesto, Pouvoir et
opposition dans les sociétés post-révolutionnaires, Seuil, 1978). Mais, en
montrant de son côté l’instabilité des « petites équations » — dont il tire
argument contre Gramsci — Perry Anderson (The Antinomies of Anto-

154
pétuel déplacement, par l’insistance d ’une même question :
comment trouver pour la théorie et la pratique révolution­
naires un troisième « lieu » d ’articulation qui ne soit ni la
société civile ni l'État, c’est-à-dire qui ne soit pas le prison­
nier de cette distinction et des effets d ’anticipation téléologi­
que q u ’elle implique ? Pour n ’avoir cessé d ’en explorer les
configurations, Gramsci devait, mieux (ou moins mal)
q u ’aucun autre, apercevoir dans ce couple idéologique le
véritable tombeau de la « politique prolétarienne » et de la
position de classe autonome q u ’elle prétend représenter.

Économie et politique

Pour finir, je voudrais développer très schématiquement


l’hypothèse suivante : la contribution la plus claire de Marx
à la solution de son propre problème, celui de la « politique
prolétarienne » spécifique, c’est paradoxalement sa critique
de l'économie politique. Je voudrais ainsi prendre le contre-
pied de la plupart des commentaires courants, soit chez les
marxistes soit chez les non-marxistes. On nous explique que
ce qui « manque » chez Marx, c’est une théorie critique de
l’État ou de la politique. On cherche donc à la constituer en
suivant les plans de Marx, élaborés à différentes périodes de
son travail, mais qui tous ont en commun d ’inscrire l’écono­
mie au point de départ d ’un trajet déductif, ou « dialecti­
que », qui devrait conduire finalement à l’État, à la révolu­
tion, à la politique internationale, etc., bref au politique.
On utilise alors la critique de l’économie politique, non pas
comme un discours qui produit ses propres effets politiques

nio Gramsci, New Left Review, 1976 ; trad. fi. Sur Gramsci, Maspero,
1978) a peut-être fourni en fait le moyen de lever un obstacle qui s’oppo­
sait à notre lecture de Gramsci, non comme une « œuvre », d ’autant plus
« pathétique » qu’inachevée (avec Gramsci, le marxisme a trouvé son Pas­
cal !), mais comme un travail en cours — l’un des rares qui soit, dans ce
contexte, effectivement autocritique. Peut-être l’un des premiers pas à
franchir au-delà de cette constatation consisterait-il à se demander ce qui,
malgré ses vues sur le « libéralisme » et l’« américanisme », rend si diffi­
cile à Gramsci de passer de la critique de l’économisme (dans le mouve­
ment ouvrier) à celle de l'économie (comme idéologie d ’Etat
bourgeoise).

155
1

(y compris dans la pratique), mais pour en sortir, en direc­


tion de ce qui serait la « vraie » politique, dépassant l’écono­
misme. Et si on ne parvient pas à extraire de la critique de
l’économie politique (c’est-à-dire avant tout des raisonne­
ments exposés dans Le Capital) les moyens de ce dépasse­
ment, on essaye d ’y suppléer en cherchant chez d ’autres
marxistes, plus « politiques » que Marx, et en ce sens plus
machiavéliens ou plus hégéliens que lui, ou même pourquoi
pas chez des « politologues » ou des sociologues de la politi­
que, des éléments d ’analyse du pouvoir, de l'Etat, de la
forme-parti, de la bureaucratie, etc., de façon à compléter
ou à rectifier la critique de l’économie politique. A la suite
de quoi, pour rétablir l’unité systématique, on se proposera
de repenser tout cela dans l’élément du retour à Marx, et
même du retour en deçà de Marx, vers ce qui seraient les
« fondements anthropologiques » communs à la critique de
l’économie politique et à la critique de la politique. Par
exemple une anthropologie du travail, une philosophie de
l’histoire comme destin de la division du travail, etc.
Il me semble q u ’en procédant de cette façon, à la fois on
cherche dans la nuit en plein jour quelque chose qui est en
fait déjà donné, déjà présent, sans doute sous une forme
partielle et conjoncturelle, mais qui n ’appelle en fait aucun
dépassement de ce type. Et d ’autre part on est victime du
même processus de reconnaissance/méconnaissance dans
lequel Marx s’est trouvé engagé à propos de son propre tra­
vail : processus tout à fait classique (si j ’osais, je dirais que
nous en faisons tous l’expérience...) qui consiste à imaginer
q u ’on va aboutir là où on avait initialement projeté de se
rendre, alors q u ’en fait la pratique effective, même quand
c’est une « pratique théorique », conduit ailleurs. Je
m ’explique :
On cherche quelque chose qui est déjà donné, parce que
la forme par excellence de la pensée politique de Marx, c’est
justement sa critique de l’économie politique, son analyse
des luttes de classes dans la production et c’est la façon
même dont il fait surgir l’antagonisme là où, apparemment,
le discours des économistes avait réussi à le conjurer. Il se
peut que cette pensée politique soit partielle, c’est-à-dire
q u ’il n ’y ait pas, en fait, un principe unique d ’intelligibilité

156
des luttes de classes (ce que Marx a peut-être cru). Mais il est
impossible de maintenir l’idée que cette critique soit incom­
plètement politique, ou pré-politique, q u ’elle soit une sorte
de critique préalable à la politique, ou si l’on veut une
analyse des conditions préalables à la politique, qui surgirait
elle-même ensuite, sur la « base » de ces conditions. Ou
pour le dire autrement : il s’avère que Marx, notamment
dans Le Capital, en critiquant l’économie politique, ne va
pas dans le sens d ’une exténuation de l’adjectif, mais au
contraire de son renforcement. C ’est déjà un indice caracté­
ristique de ce qui l’oppose aux économistes eux-mêmes.
Toute la tendance historique des économistes, depuis les
« classiques » jusqu’aux « néo-classiques », dans la mesure
où, de critique en critique, elle cherche à confirmer le statut
de science de la discipline (et, comme le remarque J.-P.
Osier, cette confirmation ne cesse d ’exiger de nouvelles criti­
ques, lorsqu’il apparaît que l’économie antérieure n 'apas en
fait l’universalité, l’objectivité et l’impartialité requises),
toute cette tendance va à se débarrasser de l’adjectif « politi­
que » et à constituer une science économique, une économi­
que pure (« Economies », disent les anglo-américains.
Lorsqu’on édite Le Capital dans la très officieuse collection
de la Pléiade, on l’appelle « Economie »). Les seuls écono­
mistes qui vont à contre-courant sont ceux qui, à la fois,
réintroduisent dans le jeu économique des effets de contra­
diction sociale, et montrent que la science économique a
connu le singulier destin de fournir un langage et une cons­
cience de soi à des pratiques d ’Etat qui ne cessaient d ’en
contredire les dogmes : par exemple Keynes dans le chapitre
23 de la Théorie générale sur le « mercantilisme ». Mais si
Marx tend, lui, à renforcer le sens de l’adjectif, et à la limite
à montrer que l'économie est bien une politique, en dépit et
au moyen de cette dénégation, c’est évidemment au prix
d ’un déplacement, donc dans un sens tout à fait différent de
celui qui est encore commun aux mercantilistes et à Adam
Smith. L’économie n ’est pas politique parce q u ’elle analyse
les conditions de la richesse des nations, telles q u ’un Etat
peut idéalement les réaliser, ou les garantir15. Elle est politi­

15. Ce qui reste, pour l’essentiel, l’argument de Lionel Robbins dans

157
que parce qu’elle découvre dans les équilibres concurrentiels
des phénomènes de domination, dans l’accumulation du
capital la logique de l’exploitation et même de la surexploi­
tation, dans la valeur le surtravail nécessaire, etc. Donc elle
est politique en changeant le sens du mot.

Mais j ’ai dit tout-à-l’heure que ce qui s’oppose à la recon­


naissance de la politique de Marx dans ses analyses les plus
immédiatement données, c’est aussi la méconnaissance de
Marx lui-même. Si l’on veut, c’est la difficulté q u ’il y a pour
lui comme pour nous à changer le sens du mot. On pourrait
se contenter ici de poser que c’est là un effet discursif de
« l’idéologie dominante »; mais il faut essayer d ’être plus
précis, parce qu’en réalité c’est la nature même de cette
idéologie dominante qui est ici en cause.
Ce qui fait la difficulté pour Marx, c’est la prégnance de
ce couple conceptuel Société-Etat (ou « Société civile » -
« État politique ») que nous avons constamment évoqué. Je
crois, après d ’autres, que Marx n ’a jamais vraiment réussi à
se débarrasser de ce couple, ou de cette « topique », alors
que ses analyses effectives étaient pourtant de plus en plus
incompatibles avec elle. Et je dirai q u ’il n ’avait pas que de
mauvaises raisons pour cela16.
Sa principale « bonne raison », c’est que le couple Société-

The Theory of Economie Policy in English Classical Political Economy, 2e


éd., Macmillan, 1978. Robbins, qui ne craint pas les raccourcis, montre
bien cependant qu’il est erroné d ’attribuer aux classiques et notamment
à Smith, mais aussi à Bentham, une conception négative de l’État comme
« veilleur de nuit », en contrepartie de leur promotion de l’économique à
l’indépendance. Le rapport entre instances publiques et privées relève
plutôt, une fois de plus, de la « division du travail ». Cf. aussi Gôran
Therborn, Science, C/ass and Society, New left Books, 1976, p. 77 et
suiv.
16. Althusser est tout à fait fondé, selon moi, à chercher dans l’analyse
marxiste des « conditions de la reproduction » du rapport d ’exploitation,
les éléments d ’une « seconde topique » de Marx : cf. notamment « Idéo­
logie et appareils idéologiques d ’Ëtat », in Positions, Éditions sociales,
1976. Quant aux difficultés qui surgissent de la coexistence des deux cou­
ples « Société civile-État » et « base superstructure », on trouvera d ’inté­
ressantes réflexions dans l’essai de Luporini : « Le politique et l’étatique :
une ou deux critiques ? », in E. Balibar, C. Luporini, A. Tosel, Marx et sa
critique de la politique (Maspero, 1979)-

158
État, tel que Marx l’a hérité à travers Hegel, recoupe l’oppo­
sition du privé et du public. Or toute l’analyse de l’exploita­
tion capitaliste montre que la forme juridique de l'appro­
priation privée et, corrélativement, celle du contrat salarial,
sont le moyen terme indispensable pour l’extraction de sur­
travail, pour sa conversion en « survaleur » et pour la capita­
lisation de celle-ci. Mais surtout, le développement histori­
que des rapports capitalistes (jusqu’aux formes « multinatio­
nales » de l’impérialisme actuel) montraient de plus en plus
que la domination bourgeoise est elle-même, à sa façon, un
« aigle à deux têtes ». C’est-à-dire q u ’elle n ’a pas un centre
unique, que ce soit le capital ou l’appareil d ’État, mais bien
deux, et qu’entre ces deux centres, ou ces deux têtes, il peut
y avoir jeu concerté, comme nous l’observons tous les jours,
ce qui permet à la main gauche d ’ignorer ce que fait la main
droite, et de balloter les travailleurs d ’un adversaire (ou d ’un
interlocuteur « contractuel ») à un autre ; mais il peut y avoir
aussi divergence, contradiction et crise, surtout lorsqu’il
s’agit d ’affronter une poussée de masse de « ceux d ’en bas ».
Marx a été profondément troublé par cette dualité, qui
devenait de plus en plus manifeste après la révolution de
1848, et il a cherché toute sortes de moyens de la réduire,
soit en montrant q u ’il s’agit d ’un phénomène transitoire,
« équilibre » instable dans une phase contre-révolutionnaire,
ou « dépassement du capitalisme dans les conditions mêmes
du capitalisme » (ce qui ne fait que transposer la définition
hégélienne de la monarchie17...) ; soit en montrant q u ’on
peut dériver l’un des deux termes à partir de l’autre, en faire
son « expression » ou son « instrument ». Mais en même
temps il a été obligé, d ’une certaine façon, de le reconnaître.
C’est très manifeste dans ses analyses du bonapartisme, du
bismarckisme. Ce sera le cas encore plus nettement dans les

17. On trouvera dans Stanley Moore, Three tactics, Monthly Review


Press, New York, 1963, p. 78 et suiv., une remarquable présentation du
« modèle stratégique » fondé sur cette conception du « dépassement
interne » du capitalisme à partir de la concentration du capital, dont il
fait la source, chez Marx lui-même, du « réformisme ». A noter que, dans
Le Capital, livre 111, chap. 24 et 27, Marx présente ce dépassement
comme un processus ambivalent, dont les contradictions propres seraient
susceptibles, soit d ’une « bonne », soit d ’une « mauvaise » solution.

159
analyses de l’impérialisme chez Lénine. Je crois que nous
tenons ici la « bonne raison » que Marx avait de s’en tenir au
couple Société civile-État. En ce sens ce couple est tout à fait
pertinent du point de vue de la bourgeoisie, ou de la domi­
nation de classe bourgeoise, même si elle ne s’y réduit pas.
Ce n ’est pas seulement un langage, c’est une forme d ’orga­
nisation (et même une « forme de vie »), une forme politi­
que structurelle, à condition d ’admettre que la société c’est
le capital, ou les conditions de la reproduction du capital, et
rien d ’autre. Mais en un sens les travailleurs eux-mêmes,
leurs familles, etc., font partie des conditions de la reproduc­
tion du capital.
Mais ceci n ’empêche pas que, à l’inverse, le couple
Société-État est complètement inadéquat pour comprendre
le sens politique de la critique de l’économie politique. Je
reviendrai dans un instant sur l’exploitation. Ce que les
analyses précédentes sur la « dictature du prolétariat » et sur
le « machiavélisme » de Marx nous ont indiqué, c’est aussi
ceci que le couple Société civile-État est le tombeau, ou
l’étouffoir, de la « politique prolétarienne ». On part de
l’idée que cette politique est déjà présente, d ’une certaine
façon, dans le procès de travail, ou plutôt dans la contradic­
tion explosive des conditions de vie et des conditions de tra­
vail du salariat industriel, et on se propose par conséquent de
voir comment cette contradiction se développe, comment
elle contraint d ’une certaine façon et dans certaines conjonc­
tures toutes les autres contradictions ou même les plus sim­
ples différences présentes dans la formation sociale à s’ali­
gner sur elle. On montre q u ’il y a ainsi une double con­
trainte qui s’exerce sur le champ politique : d ’un côté la
contrainte du processus d ’accumulation du capital auquel
même les ouvriers sont obligés de se soumettre ; et de l’autre
la contrainte des luttes ouvrières, dont même les capitalistes
sont obligés de tenir compte. Mais dès q u ’on définit et loca­
lise la contadiction de base comme contradiction dans « la
société civile », ou de la société civile, on est pris dans le cer­
cle. « Dév. lopper » la contradiction, c’est alors la faire passer
dans IJélément supérieur de l’État, ou inversement c’est atti­
rer l’État dans l’élément de la société civile et l’y résorber.
Mais l’État et la société civile ne sont que le miroir l’un de

160
l’autre. Et par conséquent on tourne en rond, et en particu­
lier au lieu d ’arriver à penser la politique prolétarienne
comme une autre pratique de la politique, à partir de
laquelle le mot « politique » change de sens, on ne peut plus
en faire que l'anticipation de l'u n ité enfin reconstituée entre
la Société et l’Etat, au profit de l’un ou au profit de l’autre.
On est pris complètement dans le piège qui guette l’idéolo­
gie socialiste : en voulant mettre « la société », ses forces pro­
ductives, son autonomie, etc., à la place de l’État comme
instance dirigeante, régulatrice ou totalisatrice, aboutir en
fait à substituer un étatisme à un autre, un étatisme de la
production et de la planification à un étatisme du libre-
échange, du contrat et du « gouvernement des hommes »...
Je veux donc dire ceci : s’il y a chez Marx un élément de
« politique prolétarienne » qui soit un troisième terme véri­
table, il faut le chercher d ’abord (comme plus tard chez
Lénine ou chez Gramsci) du côté de tout ce qui résiste à la
dichotomie Société civile-État, et la désarticule. Et si on peut
le trouver avant tout dans la critique de l’économie politi­
que, c’est parce que cette dichotom ie, telle que Marx la
reçoit (et nous après lui), est avant tout un effet de l'idéolo­
gie économique. Hegel n ’aurait pas pu construire sa repré­
sentation du tout comme le rapport hiérarchique et concen­
trique de la société civile et de l’État, s’il n ’avait pas reçu la
distinction des économistes, à commencer par le sens même
du mot « société civile » qui, avant Smith et Ferguson, veut
dire société politique. En remontant de Hegel aux économis­
tes, Marx remonte à la source de cette représentation
idéologique.
J ’ai parlé de reconnaissance et de méconnaissance à la fois.
C ’est une formule dangereuse, car on pourra me dire q u ’il
s’agit d ’une appréciation purement subjective. En fait je ne
cherche pas à la prouver, mais à la rendre acceptable, comme
hypothèse de travail. Je dirai que Marx, comme les socialistes
de son temps, et en ce sens il n ’est que l’un d ’eux, est com­
plètement dans l’idéologie économique. Par exemple Marx
perpétue dans une partie de ses analyses l’idéologie écono­
mique de l’automatisme, ou de la régulation spontanée des
phénomènes économiques en termes quantitatifs. S’il porte
aux nues le tableau économique de Quesnay et essaye de le

161
démarquer dans le livre II du Capital, c’est parce que le
tableau permet à la fois de critiquer l’idée d ’une régulation
du marché (de la concurrence) et de la remplacer par l’idée
d ’une régulation de la production et de la reproduction
sociales. Plus significatif encore, Marx critique, comme cha­
cun sait, le naturalisme des économistes, la façon dont ils se
représentent la production marchande comme un Etat de
nature ; mais cette critique le conduit à « historiser » le capi­
talisme sous une forme très particulière : en inscrivant les
tendances de la production marchande dans une loi générale
d'évolution, que Engels comparera même à celle de Darwin.
Et il n ’allait pas falloir longtemps pour que, dans l’idéologie
dominante, les lois d'évolution viennent occuper exacte­
ment la même place que les états de nature, celle de garantie
métaphysique du progrès dans la stabilité18...
D ’un autre côté, contradictoirement, Marx, à la différence
de tous les socialistes de son temps, et en ce sens il ne peut
être considéré comme l’un d ’entre eux (ce qui est d ’ailleurs
l’une des raisons de son insistance sur le mot de com m u­
nisme■), est en dehors de l’idéologie économique : il procède
à la démolition systématique de son mode d ’analyse. Pour le
montrer de façon convaincante, il faudrait relire tout le
livre I du Capital. J ’ai parlé des lois d ’évolution historique...
Mais à côté de ce concept qui apparaît surtout comme une
généralisation philosophique a posteriori, il y en a un autre
tout à fait différent, et beaucoup plus directement engagé
dans l’analyse, c’est le concept de loi tendancielle. Une loi
tendancielle est la combinaison d ’une tendance et d ’une
contre-tendance. Cela ne veut pas dire que la tendance est
retardée, ou que l’histoire du capitalisme suive une voie
moyenne entre tendance et contre-tendances... cela veut
dire que la tendance n ’aboutit jamais là ou elle tendait ini­
tialement. C’est pourquoi il y a une histoire du capitalisme
et pas seulement une logique de l’accumulation. Cela veut
dire surtout que le capitalisme ne peut « gérer » ses propres
tendances sans combiner entre elles des stratégies d ’exploita­

18. Bien entendu, Darwin lui-même ne définit jamais son « hypo­


thèse », devenue ensuite « théorie », comme une loi de développement,
au sens des évolutionnistes contemporains.

162
tion de la force de travail tout à fait hétérogènes, qui sont
autant de façons de répondre à la lutte de classes ou d ’antici­
per sur elle, au sens cette fois où l’on dit q u ’un bon sportif
est celui qui sait anticiper sur l’adversaire... Avec cette diffé­
rence qu’ici il n ’y a pas de règles du jeu, et que tous les
coups sont permis.
C’est pourquoi Le Capital, au grand étonnement de la
plupart de ses lecteurs, ne se présente pas comme une argu­
mentation purement économique. S’il part de la valeur,
c’est pour remonter au travail, et de là au surtravail. Et à par­
tir de ce moment on n ’est plus dans l’économie, mais dans
quelques chapitres d ’histoire des luttes de classes où l’on voit
interférer avec les problèmes de la productivité et du profit
les coalitions ouvrières, les rapports des inspecteurs de fabri­
que, la législation du travail et même l’expropriation sangui­
naire des populations paysannes, liée à une « accumulation
primitive » qui n ’a de primitif que le nom. Bref on est dans
l’histoire des stratégies d ’exploitation, et plus du tout dans
la distinction de la société civile et de l’État. Donc on est en
plein dans les conditions de la politique prolétarienne, au
moins sous quelques-uns de ses aspects les plus immédiats.
C’est peut-être ce qui permet de comprendre pourquoi
beaucoup de lecteurs de Marx expliquent que tout ce qui,
dans Le Capital, n ’est pas traductible en termes de valeur
d ’échange et de rapports quantitatifs entre des valeurs
d ’échange ou des prix, relève de la « métaphysique »...
Je conviens tout à fait que ces considérations ne règlent en
rien les problèmes pratiques de la politique prolétarienne
que j’ai évoqué au début (à propos des figures successives de
la « dictature du prolétariat »). Mais d ’une certaine façon
cela vaut beaucoup mieux ainsi, si l’on ne veut pas retomber
dans une forme ou une autre de primat de la théorie sur la
pratique... Cela ne règle pas la question de la forme-parti
(mais cela peut éclairer celle du syndicat, qui en est insépara­
ble). Cela ne règle pas la question d ’une analyse elle-même
matérialiste, donc critique, du marxisme comme idéologie
de masse, c’est-à-dire à la fois idéologie révolutionnaire et
idéologie d ’État. Cela ne règle pas la question de savoir si,
comme le dit le M anifeste, « toute l’histoire des sociétés
jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes », c’est-à-

163
dire si on peut traiter les analyses du Capital et la critique de
l’économie politique comme une séquence analytique, au
lieu d ’en faire le germe d ’une totalisation, et ainsi, une sorte
d ’ontologie sociale fondamentale...
Mais cela peut permettre de formuler une dernière hypo­
thèse, quant aux raisons elles-mêmes ambiguës de la péren­
nité, ou de la capacité d ’adaptation du marxisme. Cette
hypothèse, c’est que l'économie — comme telle — est
l'idéologie d'État par exellence, ou l'idéologie d'Etat princi­
pale de la bourgeoisie comme classe dom inante, depuis la
fin du X V I I I ' siècle jusqu’à nos jours, en y incluant bien
entendu l’idéologie d ’État des États socialistes, qui sont des
États bourgeois plus ou moins déstabilisés ou restabilisés. Ce
qui est curieux, c’est que Marx, en un sens, ne dit pas autre
chose et ne cesse de le répéter, en désignant les économistes
comme les « idéologues de la bourgeoisie », ses « représen­
tants idéologiques », en opposant « l’économie politique du
travail » à celle « du capital ». Mais d ’un autre côté,
lorsqu’ils formulent explicitement la question d ’une form e
dominante de l'idéologie dom inante dans les sociétés capita­
listes, Marx et surtout Engels disent que cette forme est
l’idéologie juridique, c’est-à-dire l’idéologie des droits de
l’homme, du contrat social et du régime parlementaire...
Il est vrai que, dans cette formulation, il y a un renvoi
indirect à l’économie, puisque l’idéologie juridique — sou­
vent mal distinguée du droit lui-même — est analysée
comme le reflet de l’extension universelle de la propriété pri­
vée et de l’échange marchand. Mais de cette façon, au lieu
de désigner l’économie comme une couche plus profonde,
ou plus étendue, de l’idéologie dominante, on tendrait plu­
tôt à en faire le réel qui explique la production de l’idéologie
comme telle, et du coup on tend plutôt à la sanctionner q u ’à
la critiquer. En fait, ce qui fait difficulté pour Marx, ce serait
de pouvoir dire à la fois q u ’il y a une économie politique
scientifique, ou q u ’il y a « du scientifique » dans l’économie
politique, et que l’économie politique est l’idéologie d ’État
numéro 1 de la bourgeoisie. Et ce qui l’en empêche, ce n ’est
pas son analyse même du discours économique (du moins
celui des « classiques »). Au contraire. A preuve la conclu­
sion tirée de la lecture d ’Adam Smith : « la bourgeoisie a

164
d ’excellentes faisons d ’attribuer au travail humain cette sur­
naturelle puissance de création de la valeur », ou encore la
reconnaissance du fait que Ricardo exprime « sans phrases »,
« sans illusions » la logique de l’accumulation du capital au
dépens des propriétaires fonciers. Ce qui l’en empêche, c’est
surtout de n ’avoir jamais disposé que d ’une définition théo­
rique de l’idéologie comme spéculation, donc d ’une opposi­
tion terme à terme entre science et idéologie, que précisé­
ment sa critique de l’économie remettait en cause, qui rend
littéralement impensable l’idéologie (ou la « conscience de
classe ») prolétarienne, et dont il ne serait pas difficile de
montrer à nouveau la parenté avec le couple Société civile-
Etat. Ou encore, c’est d ’avoir cru, en fonction de cette défi­
nition, que l’idéologique est à son comble d ’efficacité
« mystificatrice » lorsque, dans la « topique » sociale, on est
au plus loin des rapports sociaux déterminants et de la recon­
naissance des luttes de classes. Alors q u ’en fait la critique de
l’économie suggérerait plutôt — songeons aux chapitres
extraordinaires sur la form e salaire — que l’efficacité maxi­
male de l’idéologique se situe au plus près de la contradic­
tion sociale, lorsque le discours idéologique est directement
entrelacé aux rapports conflictuels q u ’il s’agit de contrôler.
La seule tentative approfondie de Marx pour aller dans ce
sens, c’est le texte fascinant sur le « fétichisme de la mar­
chandise ». Mais comme Marx était obligé de composer avec
son identification de l’idéologie à la spéculation, tout y reste
pris dans une étonnante construction post-kantienne de la
dialectique des apparences sociales, et surtout le concept de
l’idéologie dominante y est complètement coupé de toute
référence à l’État1’.
Cela revient à dire q u ’une autre racine des difficultés de
Marx à énoncer en toutes lettres ce q u ’il ne cesse de démon­
trer pratiquement, c’est sa difficulté à distinguer ce que
j’appelle ici grossièrement l'idéologie d ’État n° 7 de la classe
bourgeoise (indispensable non seulement à la domination,
mais à la constitution et même à la reconstitution d ’une19

19- Cf. Jacques Rancière, Lire Le Capital, III (Maspero, 1973, 2' éd.),
p. 31 et suiv., p. 95 et suiv. ; et E . Balibar, Cinq Etudes du matérialisme
historique, Maspero, 1974, p. 206 et suiv.

165
1

classe bourgeoise), de l ’idéologie particulière qui


« cimente » de l’intérieur l'appareil d ’Etat bourgeois, le
comportement de ses fonctionnaires, l’activité de ses intel­
lectuels, les droits et les devoirs des citoyens par rapport à
l’appareil d ’Etat, etc., et qui est en effet l’idéologie juridi­
que, ou si l’on veut la « conception juridique du monde »
(par opposition à une conception religieuse). C’est cette dis­
tinction qui est masquée quand Engels écrit que « l’Etat est
la première puissance idéologique20 », en faisant de l’idéolo­
gie dominante le produit de l’appareil d ’Etat, alors que la
première question est de savoir quelle forme idéologique
doit devenir dominante pour que la bourgeoisie puisse con­
trôler, transformer et utiliser l’appareil d ’Etat.
Il y a sans doute toutes sortes de raisons historiques qui
peuvent nous aider à comprendre pourquoi cette distinction
est si difficile pour Marx. Par exemple l’influence du modèle
de la Révolution française qui avait conduit Marx à penser
que « la France est le pays classique de la politique bour­
geoise », tandis que l’Angleterre du libéralisme et de la révo­
lution industrielle serait seulement le pays classique de son
économie. Dès lors il y avait une sorte de décalage entre les
deux moitiés de la société bourgeoise « typique », qui faisait
que, en plein XIX' siècle, Marx continuait de se représenter
l’Angleterre comme un pays sans Etat bourgeois développé
(lui qui vivait depuis des années en plein cœur de Lon­
dres !). D ’un autre côté plus la domination de classe de la
bourgeoisie se consolidait en France, sous les formes du
bonapartisme et plus tard de la Ille République, avec ce for­
midable développement de l’appareil d ’Etat bureaucratique
et centralisé (qu’il est de bon ton aujourd’hui d ’appeler
« jacobin », sans crainte du ridicule historique), plus Marx et
Engels étaient troublés par ces formes politiques inédites. Et
cela les amenait à expliquer que la règle pour la classe bour­
geoise est de ne pas « exercer en personne » la domination
politique, mais de la déléguer à d ’autres q u ’à ses propres
groupes dominants...
Nous pouvons aujourd’hui, même sans entrer dans tous

20. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,


chap. 4.

166
les détails, prendre un peu de recul par rapport à ces condi­
tions historiques et apercevoir ce q u ’il y a de très pertinent,
au contraire, dans le fait d ’avoir travaillé sans relâche à armer
la « politique prolétarienne » non pas au moyen d ’une criti­
que de l’idéologie juridique — quelles q u ’aient été les con­
séquences de cette « lacune » — mais avant tout au moyen
d ’une critique de l’idéologie économique.
Le livre récent de Louis Dumont, Homo œqualis (Galli­
mard, 1977), a sans doute contribué à relancer chez nous la
discussion sur les effets politiques de l’idéologie économique
(bien après d ’autres pays). Mais comme les séquences discur­
sives qu’il analyse sont noyées dans une vaste confrontation
« anthropologique » entre les sociétés dites « holistes » et les
sociétés dites « individualistes » (avatar parmi d ’autres du
vieux « paradigme », du « status » et du « contract », de la
« Gemeinschaft » et de la « Gesellschaft », du « naturel » et
du « monétaire », des sociétés « froides » et « chaudes »,
etc.), je persiste à trouver que les analyses plus limitées de
J.-P. Osier à propos de Smith et de Hodgskin sont plus ins­
tructives (dans son petit Thomas Hodgskin, une critique
prolétarienne de l'économie politique, Maspero, 1976). Ce
qui est fondamental, c’est que, à partir d ’Adam Smith, le
discours « économique », en se présentant comme science et
en se coupant radicalement du « politique » présenté
comme une survivance précapitaliste, donc en instituant la
distinction de la société civile et de l’État, fournit aux diffé­
rentes fractions de la bourgeoisie les moyens de penser, et
donc d ’organiser, l’unité de leurs intérêts comme autant de
conditions de l’accumulation du capital. On appellera
« politique » tout ce qui oppose ces intérêts entre eux, et
« économie » tout ce qui les reconduit à la logique de l’accu­
mulation, c’est-à-dire au « commandement » du capital (ou
de l’argent) sur le travail. Du coup, on a le moyen, au moins
théorique, d ’empêcher les intérêts du travail, ou plutôt des
travailleurs, de s’insérer dans les conflits d ’intérêts entre dif­
férentes fractions bourgeoises pour en perturber les « arbitra­
ges » (comme on dit aujourd’hui), et pour saper les bases de
masse de l’État. Ou encore, on tient la solution « enfin trou­
vée » (comme dirait Marx) au problème que la philosophie
politique classique n ’avait jamais pu résoudre de façon satis­

167
faisante avec son « État de nature » et son « contrat social ».
Il s’agissait en effet de formuler une théorie qui pose
d ’abord le conflit des intérêts, la « guerre civile » inévitable,
pour montrer ensuite dans les termes mêmes de ce conflit la
nécessité de sa solution, c’est-à-dire de la constitution d ’un
tout, d ’un ordre harmonieux, d ’une volonté générale. Au
lieu de rechercher cette solution sur le terrain du droit, de la
moralité, de la « loi naturelle », l’idéologie économique le
déplace radicalement. Elle dit que cet ordre n ’est pas « poli­
tique », qu’il n ’est pas imposé par l’Etat, q u ’il est tout sim­
plement la logique économique elle-même le jeu des inté­
rêts opposés tendant à un même équilibre général, la « main
invisible » du marché. Et du même coup, on obtient une
« solution » incomparablement supérieure aux précédentes.
On n ’a plus besoin des artifices complexes du contrat social
et de ses limitations ou garanties. On n ’a plus besoin de sup­
poser fictivement une reconstitution de l’Etat à partir de
zéro, d ’un « État de nature » imaginaire qui comporte tou­
jours aussi le danger de ce que Spinoza appelait à propos de
la monarchie le « retour à la masse », de ce que Hegel dési­
gnera plus tard avec effroi comme le « fanatisme » des gens
qui ont trop lu Rousseau... Il suffit de continuer l ’Etat, et de
le réformer en lui assignant pour tâche la reproduction des
conditions du « libre jeu » du marché, y compris le marché
du travail, et y compris bien entendu le marché
« planifié21 ».

21. Ces hypothèses, on le voit, même si elles recoupent la thèse soute­


nue par P. Rosanvallon dans son livre Le Capitalisme utopique (Seuil,
1979) (qui doit beaucoup, notamment, à L. Dumont), vont finalement à
l’opposé. Certes il me paraît juste d ’affirmer, après Halévy, MacPherson
et quelques autres, que l’économie politique classique « vise à résoudre
un problème politique », et q u ’elle doit « être comprise comme une
réponse aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques du con­
trat social » (op.cit., p. 6). Mais je ne crois, ni qu'elle « ne vise pas princi­
palement à constituer un savoir théorique », ni q u ’elle constitue, selon la
notion reprise de Sorel, une « utopie libérale ». Une fois de plus, dans ces
alternatives, c’est la conception q u ’on se fait de l'idéologie en général qui
est en cause. A fortiori je ne crois pas du tout que, en posant l'autonomie
de l'économique, les économistes classiques aient « refoulé la question
du politique ». Bien au contraire, ils la traitent explicitement, non c e r t e s
en termes d'individu (c’est-à-dire sur le terrain métaphorique d ' u n e

168
Je pense, avec tous les signes d ’hypothèse que vous vou­
drez, que nous sommes toujours dans l’espace idéologique
ouvert par cette solution remarquable. Et c’est la raison pour
laquelle je disais dans mon argument introductif que le
marxisme reste d ’une certaine façon indépassable — au
milieu de sa propre « crise » — aussi longtemps q u ’il est fac­
teur de crise dans les rapports de la théorie et de la pratique
politiques : parce q u ’elles s’organisent dans le champ de
cette idéologie. Donc, non pas tellement à cause des théori­
sations marxistes du parti et de la transition socialiste, mais à
cause de la forme sous laquelle la problématique de la lutte
des classes est rouverte en permanence par la critique de
l’économie. Il me semble en même temps que ceci jette
quelque lueur sur la façon dont, plus le marxisme lui-même
tend à se transformer en une idéologie d ’Etat (à travers une
idéologie de parti), plus il devient lui-même économiste...

anthropologie), mais directement en termes de classes sociales, et c’est ce


qui fait leur force : qu'il s’agisse de la critique du mercantilisme, de la
distinction entre « travail productif » et « travail improductif », du pro­
blème de population, des « poor laws » et des coalitions, ou de la façon
dont Ricardo pense pouvoir définir une fois pour toutes les limites dans
lesquelles cantonner l’antagonisme du salaire et du profit (à condition de
minimiser la rente des propriétaires fonciers). Je ne crois pas abusif, à cet
égard, de suggérer que Marx en bien des passages (notamment dans toute
sa critique du mythe de « l’accumulation primitive », destiné à assurer
l’oubli des origines historiques du « travail commandé ») a très claire­
ment désigné cet aspect « machiavélien » des économistes libéraux.
15 ju in 1981

philippe lacoue-labarthe

la transcendance
finit dans la politique

Argument

1. A l'horizon du travail dont on se propose ici de détacher un


fragment, une question : y a-t-il une politique possible qui prenne en
compte la pensée de Heidegger ?
Faire ainsi référence à la « pensée » de Heidegger, c 'est reconnaître
— de maniéré assurément non simple, interrogative, conflictuelle —
la pertinence de la « question de la métaphysique ». Mais c ’est aussi,
par voie de conséquence, s'exposer au risque de voir invalidée (ou
strictement délim itée), dans chacun de ses termes comme dans sa
possibilité elle-même, la question d'une * politique possible ». En
particulier, nen n 'assure que le concept lui même de politique puisse
là conserver un quelconque bien-fondé.
2. Pour mettre à l'épreuve cette question, et avoir quelque chance
de l'articuler un tant soit peu rigoureusement, il fa u t tout d ’abord
interroger ce qu 'on appellera par mesure d'économie la « politique
heideggenenne » : qu 'a p u impliquer politiquem ent — et sur quel
mode (accidentel ou non, médiat ou immédiat), jusqu 'à quel point,
avec quelle rigueur, dans quel style politique, moyennant quel rap­
port avec le philosophique, etc. — la pensée de Heidegger ? Quelles

171
ont été, ou n 'ont pas été, les conséquences politiques de la délimita­
tion de la métaphysique ?
3. Mener une telle interrogation suppose qu 'on prenne de front —
première étape d 'un travail trop soigneusement évité jusqu a présent
— la question de l'engagement politique de 33■ Et que cette ques­
tion, on ne la pose pas de façon extérieure, d 'u n * p o in t de vue • à
l'avance disqualifié par la propre radicalité des questions heidegge-
riennes (historique, sociologique, idéologique ou tout sim plem ent
politique), mais depuis la pensée de Heidegger elle-même. C'est-à-
dire — aucun autre lexique n 'est ici disponible — comme une ques­
tion philosophique. En elle-même double :
a) sur quelle base philosophique a p u se faire l 'engagement nazi de
33 ? Qu 'est-ce qui, dans la pensée de Heidegger, a rendu possible
— ou plutôt : n'a pas interdit — l'engagement, cet engagement
politique ?
(Première question, en sous main, de portée générale : à quelle
condition le politique peut-il entraîner le philosophique ? Y a-t-il
une inévitable surdétermination politique du philosophique ? Et
jusqu ’à quel point le politique est-il plus puissant que le philoso­
phique ? — Ce sont là peut-être parm i les questions les plus lour­
des que nous lègue le • totalitarisme ».)
b) quel a été, en 33, le sens de l'engagement politique de Heideg­
ger ? Quelle politique — et quel concept du politique — y ont é té
mis en jeu ?
4. On tentera l'analyse, sous cet angle, du seul texte politique que
Heidegger n'ait pas renié : le « Discours de Rectorat ». Il va de soi que
c'est, là encore, par mesure d'économie : la reconnaissance « pos­
thum e » de ce texte lu i accorde un incontestable privilège ; mais le
temps ne serait pas compté, ce sont toutes les proclamations politi
ques de Heidegger (en 33-34, mais aussi plus tard) qu 'il faudrait sou­
mettre à l'analyse.
On tentera de montrer que le # Discours de Rectorat » s'inscrit dans
le droit f i l de la « destruction de l'histoire de l'ontologie », c'est-à-
dire non pas dans l'entreprise de délim itation (ou, encore moins, de
déconstruction) de la métaphysique, mais dans le projet de son ins-
tauratio fondamentale ou de sa re-fondation. La politique heidegge-
rtenne, en 33, est la conséquence la plus nette de la « répétition * de
la « fondation » kantienne — et, par là même, de la reprise de la
question (grecque) du « sens de l'être ».

172
Q u’est-ce qui, dans la pensée de Heidegger, a rendu pos­
sible — ou plus exactement : q u ’est-ce qui, dans la pensée
de Heidegger, n ’a pas interdit l’engagement politique de
33 ?
Telle est donc la question que je me pose ici, au plus près,
et pour laquelle j ’aimerais pouvoir avancer une première
réponse ou l’esquisse d ’une réponse.
Car il s’agit là, tout le monde le sait, d ’une question
énorme. En soi. Et si énorme d ’ailleurs, cette fois littérale­
ment (eu égard en particulier aux normes, c’est-à-dire aux
interdits, de notre pratique philosophique) que, malgré les
apparences (et beaucoup de bruit), on ne l’a pratiquement
jamais posée. Et en tout cas, à ma connaissance du moins,
jamais travaillée dans ces termes'.
Cette question, par conséquent, la première tâche est de
l’élaborer rigoureusement.
Auparavant toutefois, et pour prévenir tout risque de
malentendu, je voudrais marquer ceci — deux choses :

1. Mon propos sera ici — et d ’autant plus que la question


me paraît, en tous sens, redoutable — celui de l’analyse,
non du réquisitoire. Mais cela ne signifie absolument pas de
ma part une quelconque « neutralité »; ni, pas davantage,
une quelconque soumission à l’idéal, si c’en est un, de
l’impartialité, de l’abstention ou de la suspension du juge­
ment. Je ne crois pas non plus, je récuse même q u ’on puisse
adopter à l’égard de cette « affaire » une posture sereine­
ment « historienne » : le temps n ’est pas du tout venu
d ’examiner les choses avec la « distance requise », et il ne
viendra probablement jamais ; de même que ne viendra
jamais le moment où l’on pourra considérer comme cicatri­
sée la « blessure de la pensée » dont a parlé Blanchof. 11 y a

1. Seul François Fédier, en France, a posé la question (cf. « Trois atta­


ques contre Heidegger », in Critique 234, novembre 1966).
2. « Notre compagne clandestine », in Textes pour Emmanuel Le'vi-
n a s,).-M. Place édit., 1980.

173
de l’irréparable, absolument ; et il y a aussi, quelque répu­
gnance q u ’on en ait, de l’impardonnable. Au-delà de l’iné­
vitable prise de position politique (dont je n ’ignore pas
q u ’elle est aussi, comme telle, le legs universel et irrenonça-
ble du « totalitarisme »), c’est d ’une nécessaire condamna­
tion éthique qu’il s’agit — serait-on, comme je le suis, dans
l’ignorance de ce qui constitue l’éthique et de ce qui en fait
la nécessité. Et disant cela, je ne mets pas seulement en cause
ce q u ’on appelle pudiquement « l’épisode de 33 », encore
que se compromettre, si peu ou si brièvement que ce soit,
avec un régime et une idéologie explicitement racistes et
antisémites soit déjà un scandale. Mais disant cela, je mets
aussi (et peut-être surtout) en cause l’absence de tout repen­
tir et le silence observé, avec obstination semble t-il, sur le
plus grave : sur l’extermination.

2. Et jusqu’à un certain point par voie de conséquence :


la question que je pose ainsi, à propos de Heidegger, n ’est
en aucune manière une question simplement historique,
mais bien une question « actuelle ».
On connaît le fameux : « Qui pense grandement, il lui
faut se tromper grandement5. » L’erreur, ou plutôt la fa u te,
de Heidegger a beau être ce qu’elle est, je persiste à croire
q u ’elle n ’enlève strictement rien à la « grandeur » de sa pen­
sée, c’est-à-dire à son caractère — pour nous, aujourd’hui —
décisif. Une pensée peut n ’être pas infaillible et demeurer,
comme on dit, « incontournable ». Sa faillibilité même, du
reste, donne à penser. C ’est pourquoi je persiste à croire que
c’est elle aussi bien, cette pensée, qui nous pose, depuis la
faiblesse qui fut la sienne comme depuis son avancée la plus
extrême, la question du politique.
Q u’en est-il en général du politique ? Quelle est l’ori­
gine, quels sont les soubassements historico-philosophiques,
quelles sont les limites ou les bornes du (ou des) concept(s)3

3. « L’expérience de la pensée », in Questions 111, Gallimard, 1V66.

174
du politique que nous manipulons ? En quoi consiste, dans
son essence, le politique ? (Si l’on préfère : le concept
suffit-il aujourd’hui à désigner ce que nous entendons dési­
gner sous ce mot ? Peut-on, et à quel prix, à quel risque phi­
losophique ou déjà-plus philosophique (à quel risque de la
« pensée »), faire encore fond innocemment ou presque
innocemment, sur le mot ?) — Et à l’inverse, que rien ne
saurait exclure si l’on mène à terme certaines des questions
heideggeriennes : quelle est au fond la surdétermination
politique du philosophique ?Jusqu’à quel point ce n ’est pas
le politique, ou quelque chose de politique, entre autres
mais tout particulièrement, qui rend si malaisée et ne cesse
de gêner la dé-limitation du philosophique ? Jusqu’à quel
point le politique n ’est pas ce qui n ’arrête pas d ’inaccomplir
le philosophique, avec toutes les conséquences qui sont cel­
les d ’une domination dont on ne voit pas la fin ?
Il me semble difficile, aujourd’hui, d ’éviter de telles
questions ; et difficile de ne pas reconnaître que c’est Hei­
degger seul qui nous permet de les poser. Comme telles,
c’est-à-dire comme des« questions-limite », — puisque c’est
le point où nous en sommes et q u ’il serait futile de nous le
masquer. Autrement dit, la question que je voudrais adres­
ser à Heidegger est une question elle-même heideggerienne.
C ’est une question de Heidegger — par où je me demande
s’il ne faut pas entendre : c’est la question de Heidegger,
c’est-à-dire au fond la question q u ’à sa manière, plus ou
moins ouvertement et plus ou moins lucidement, Heidegger
n ’a pas cessé de se poser depuis 33.
C’est pourquoi, d ’ici, elle peut prendre cette forme en
apparence naïve (mais c’est une telle « naïveté », il me sem­
ble, qui a frayé la voie de Hannah Arendt et, pour une large
part, de Bataille) : y a-t-il une « politique » possible qui
prenne en compte la pensée de Heidegger ? Et l’on voit bien
que le « prendre en compte », ici et d ’ici, qui exclut évidem­
ment la « critique » (se voudrait-elle même « interne »),
n ’inclut pas pour autant la moindre inféodation. Il ne s’agit

175
pas de penser tout uniment « avec » Heidegger, ni même,
comme Habermas a jugé suffisant d ’en reprendre la formule
à Heidegger lui-même, de « penser avec Heidegger contre
Heidegger »4. Mais il s’agit peut-être tout simplement — la
difficulté même — d ’une tentative de libre rapport (c’est-à-
dire d ’un rapport instable, divisé, ni interne ni externe, sans
statut à l’avance prescrit ou proprement défini) avec, sinon
un penseur respecté, du moins une pensée reconnue.

Cela posé, je reviens donc à ma question initiale, c’est-à-


dire restreinte, d ’un commencement : q u ’est-ce qui a auto­
risé, q u ’est-ce qui n ’a pas interdit, dans la pensée de Hei­
degger, l’engagement politique de 33 ?
Poser cette question, dans les conditions où je me place,
cela revient en fait à mettre en rapport et à comparer deux
textes, s’il s’agit bien de deux textes : le texte philosophique
et le texte politique — j’entends par là, de façon très empiri­
que, l’ensemble des adresses et des proclamations, pronon­
cées et publiées, qui ont été expressément placées par Hei­
degger sous le signe de l’intervention politique. (Comme je
l’ai indiqué, c’est par mesure d ’économie — et uniquement
par mesure d ’économie — que je m ’en tiendrai ici au « Dis­
cours de Rectorat ». Q u’il s’agisse là du seul texte politique
que Heidegger n ’ait pas renié5 lui accorde un privilège cer-

4. Jürgen Habermas, Profils philosophiques et politiques, Gallimard,


1974, p. 99.
5. Réponses et questions sur l'histoire et la politique, Mercure de
France, 1977, p. 21. Ce texte, on le sait, est celui d ’un entretien accordé
par Heidegger en 1966 au Spiegel et publié, sur sa demande, au lende­
main de sa mort.
Pour plus de commodité, j’adopterai désormais, pour les références
aux textes de Heidegger, les conventions suivantes :
Cor. : Qu 'est-ce que la métaphysique ? (suivi d'extraits sur l'être
et le temps et d'une conférence sur Hôlderlin), trad. Henry
Corbin-, Gallimard, réed. 1951.
Kant : Kant et le problème de la métaphysique, trad. de Wael-
hens et Biemel, Gallimard, 1953.
Davos : Ernst Cassirer-Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et

176
tain. Mais cela ne disqualifie pas pour autant tous les autres
textes que Heidegger a mis au compte des « compromis »
inévitables. Le texte politique, si quelque chose de tel existe
en toute autonomie, c’est la totalité des déclarations recen­
sées et conservées .)
Q u’est-ce, toutefois, que mettre en rapport et comparer
ces deux textes ?
Il devrait aller de soi maintenant, les résultats ayant été ce
q u ’ils ont été, q u ’on ne peut plus se contenter de dire : Hei­
degger a mis au service du national-socialisme la pensée et le
langage de Sein u n d Zeit ; ou bien : Heidegger a traduit
Sein u nd Zeit dans le lexique de la « révolution conserva­
trice », du « national-bolchévisme », de la littérature
« vôlkisch », etc. Procéder ainsi, c’est évidemment se donner
à l’avance les moyens de franchir le pas, de faire le saut du
philosophique au politique q u ’il s’agit précisément de met­
tre en question. Je reconnais q u ’il n ’est pas inutile de savoir
dans quelle aire politico-linguistique se meut déjà le discours
philosophique de Heidegger, ni quelle est la surdétermina­
tion « idéologique » d ’un certain vocabulaire ou de certains
thèmes à l’œuvre dans Sein u n d Zeit. Mais il faut encore
s’assurer de l’autonomie, par rapport au philosophique,
d ’une telle aire politico-linguistique ou d ’une telle idéolo-

laphilosophie (Davos, mars 1929),édit. par Pierre Auben-


que, Beauchesne, 1972.
V. W. G : Vom Wesen des Grundes : « De l’être-essentiel d ’un fon­
dem ent ou raison », trad. H. Corbin, in Questions I Galli­
mard, 1968.
IM : Introduction à la métaphysique, trad. Gilbert Kahn, rééd.
Gallimard, 1967.
QM : Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. Roger Munier, in
Le Nouveau commerce, 1970.
N : suivi d'u n chiffre romain : Nietzsche I ou II, trad. P. Klos-
sowski, Gallimard, 1971.
Q : suivi d ’un chiffre romain : Questions I, II, III, etc., Galli­
mard, 1966-1976.
Spiegel : Réponses et questions sur l ’histoire et la politique, trad.
Jean Launay, Mercure de France, 1977.
6. Cf. Guido Schreeberger, Nachlese zu Heidegger, Bern, 1962.

177
gie : quand on aura constaté que tel mot est particulière­
ment marqué ou tel idéologème particulièrement voyant,
q u ’aura-t-on prouvé s’il se révèle que ce mot ou cet idéolo­
gème peut aussi bien, par exemple, reconduire à Nietzsche,
à Hegel ou à Fichte ? Quel rapport y a-t-il au juste entre
lexique philosophique et lexique politique (ou idéologi­
que) ? Lequel entraîne ou marque l’autre ? Ce qui veut dire
à l’inverse : si une mutation affecte le vocabulaire philoso­
phique de Heidegger en 33, comment décider que cette
transformation est due simplement à l’emprunt (et sous
quelles conditions ?) d ’un langage politique ? Le décryptage
lexical — à quoi il faudrait joindre aussi l’analyse de la
syntaxe et du ton (du « style »), l’examen critique des « gen­
res » utilisés, des circonstances, des destinataires, des sup­
ports, etc., etc. — , un tel décryptage est assurément néces­
saire, à condition toutefois que la transcription des connota­
tions philosophico-politiques n ’aille pas de soi et ne s’auto­
rise pas d ’on ne sait quelle certitude historico-sociologique.
Il est nécessaire, mais il ne touche pas à l’essentiel : soit à la
question de la teneur philosophique du discours politique
tenu par un philosophe en qualité de philosophe. Autre­
ment dit, reste bien toujours la question : est-ce que c’est sa
philosophie ou sa pensée qui engage Heidegger dans la poli­
tique (dans cette politique), et lui permet de dire et de justi­
fier sa position ?

Si l’on prend repère sur les propres déclarations « posthu­


mes » de Heidegger, le « Discours de rectorat » s’inscrit dans
le sillage de la Leçon inaugurale de 29 : Qu'est-ce que la
métaphysique ? Non seulement Heidegger indique q u ’il est
entré dans la politique « par le chemin de l’Université », et
limite à la politique universitaire son engagement politique
et sa responsabilité philosophique, mais il assure au fond
que le discours politique de 33 ne dit pas autre chose que le
discours philosophique de 29 — ou même que le discours

178
philosophique antérieur à 29. C ’est un discours philosophi­
que. Je prélève ces deux passages :

En ce temps-là [il s’agit de 1 9 3 0 ] , j’étais encore entièrement


retenu par les questions qui sont développées dans Sein undZeit
( 1 9 2 7 ) et dans les écrits et conférences des années suivantes : ce
sont des questions fondamentales de la pensée qui se rapportent
médiatement aussi aux questions nationales et sociales.[Le
« médiatement », ici, n’est évidemment pas laissé au hasard.] De
façon immédiate pour moi, en tant qu’enseignant à l’Université,
se posait la question du sens des sciences et du même coup de la
détermination de la tâche de l’Université. Cette recherche est
exprimée dans le titre de mon discours de rectorat « l’Affirmation
de soi de l’Université allemande ».

Et ceci encore :

Le motif qui m’a décidé à assumer le rectorat est déjà énoncé dans
ma conférence inaugurale à Fribourg en 1 9 2 9 (...) : « Les domai­
nes des sciences sont séparés loin les uns des autres. La façon dont
les sciences traitent leurs objets est chaque fois radicalement diffé­
rente. Cette multiplicité de disciplines dispersées n’a plus d’autre
cohérence aujourd’hui que celle qui lui est octroyée par l’organi­
sation technique des universités et des facultés, et n’a plus rien en
commun sinon l’utilisation pratique qui est faite de ces spéciali­
tés. En revanche l’enracinement des sciences dans le fondement
de leur essence est chose morte7. »

Et de fait le « Discours de rectorat » tient sensiblement le


même langage (à la mobilisation près d ’une « volonté de
l’essence » sur laquelle je reviendrai) et s’organise pour une
très large part autour du même motif central.
Je cite la traduction de Gérard Granel que j’utiliserai
dorénavant, au besoin en la modifiant :

Si nous voulons saisir l’essence de la science, alors il faut d’abord


que nous nous mettions sous les yeux la question décisive sui­
vante : la science doit-elle continuer à être pour nous, ou bien
devons-nous la pousser vers une fin rapide ? Que la science doive

7. Spicgel, p. 17-18 et 14-15.

179
absolument être, ce n’est jamais inconditionnellement nécessaire.
Mais si la science doit être, et si elle doit être pour nous et par
nous, sous quelle condition peut-elle trouver alors sa véritable
consistance8910?

Bien entendu, le ton s’est modifié et l’attaque se fait sous


un autre angle. J ’en reparlerai dans un instant. Il n ’empêche
que le geste, dans ce q u ’il indique ou dans ce q u ’il entend
produire, est le même ici et là : c’est un geste fondateur. En
29 comme en 33, le discours philosophico-politique que
tient Heidegger est le discours même de l’instauratio, au
sens latin du renouvellement ou de la reprise, de la re­
fondation, c’est-à-dire au sens où à la même époque Hei­
degger interprète la Critique de la raison pure comme
Grundlegung de la métaphysique (dévoilement de sa « pos­
sibilité interne » ou « détermination de son essence ») et où,
surtout, il pense sa propre entreprise comme « répétition »
de la fondation kantienne, comme la mise à jour active et
transformatrice (ou la radicalisation) de sa « problé-
• • x 1()
maticite » .
On n ’a pas tout à fait tort en l’occurrence, même si l’on
n ’a pas entièrement raison, de rapporter ce geste fondateur
aux projets d ’instauration spéculatifs de l’Université de Ber­
lin : dans l’un et l’autre cas il s’agit bien de réorganiser
l’Université autour de, ou plutôt de ré-enraciner l’Université
dans le fondement de toute science et de tout savoir :
métaphysique ou philosophie, au sens de la philosophie pre­
mière. La différence est toutefois que la métaphysique est
désormais, pour Heidegger, « métaphysique de la métaphy­
sique »" — et la philosophie première, l’ontologie fonda-

8. L'auto affirmation de l'Université allemande, trad. Gérard Grand,


in Supplément aux Annales de l’Université de Toulouse Le mirail, 1976.
9. Motif souvent invoqué, dans le sillage de Heidegger, par Hannah
Arendt et pn'i.isé par Emmanuel Martineau dans son introduction au
livre de Rudolf Boehm, La Métaphysique d'Aristote, Gallimard, 1976,
p. 63.
10. Voir introduction du Kant et le début de la quatrième section.
11. Kant, p. 286 et Davos, p. 21.

180
mentale. Et que la question de l’essence ou du fondement
n ’est pas autre chose que celle du né-ant ou de l'Ab-grund
(de l’abîme). Par où, si spéculation il y a, il faut encore
savoir de quelle nature : si elle ne s’apparente pas plus à la
spéculation schellingienne q u ’à la hégélienne et si même,
malgré les appels fréquents (explicites ou non) aux Recher­
ches sur l'essence de la liberté humaine, la spéculation schel­
lingienne n ’est pas en réalité déjà (avant le cours publié de
1936) l’objet d ’une très ferme délimitation1'.
Je laisse cela en suspens : il y faudrait un examen très
minutieux.
En 29 comme en 33, donc, la question de l’Université,
c’est la question de l’essence de la science, parce que la fon­
dation ou la re-fondation de l’Université n ’est elle-même
possible q u ’à partir de la rigoureuse détermination de son
essence. Entre 29 et 33 cependant — mais Heidegger n ’est
pas très loquace là-dessus — le contexte s’étant modifié du
tout au tout et la position de Heidegger lui-même ayant
changé, le sens de cette même question est radicalement
bouleversé.
Ce n ’est pas du tout que sa nouvelle fonction donne sou­
dain à Heidegger le pouvoir de faire ou d ’entreprendre ce
q u ’en 29, de sa place, il devait se contenter de suggérer.
Cette charge, q u ’il assume sur demande (et presque, à l’en
croire, à son corps défendant), mais q u ’il assume régulière­
ment, à l’issue d ’une élection légale, il sait parfaitement
q u ’il la doit au changement de régime et à la déposition
brutale (et illégale) de son prédécesseur social-démocrate.
Non seulement du reste il le sait, mais jusqu’à un certain
point il l’accepte : le corps professoral ne s’est pas adressé à
lui simplement en raison de sa réputation et de son autorité
intellectuelles, mais en connaissance de ses orientations poli-12

12. Il faudrait montrer ici comment Vorn léesen des Grundes se


réclame encore plus ou moins de Schelling pour l’élaboration d'une pro­
blématique de la liberté, qui sera explicitement abandonnée en 1941 (cf.
Schelling, trad. J.-F. Courtine, Gallimard, 1977, p. 330).

181
tiques, dont il ne faisait probablement pas, et en tous cas ne
fera jamais par la suite grand mystère. Dans les explications
q u ’il réservera au Spiegel, il maintiendra que le salut donné
à la fin du « Discours de rectorat », quatre mois après l’acces­
sion de Hitler au pouvoir, à la « grandeur » et à la « magnifi­
cence » de ce « départ » (ou, selon Granel, à « la noblesse et
(à) la grandeur de cette irruption ») reflétait alors tout à fait
sa « conviction »; il parlera aussi de l’espoir qui était le sien
de « capter le courant (...) avec les forces constructives encore
vivantes »H ; et de même q u ’après sa démission il parlera
encore de la « vérité interne » et de la « grandeur » du
national-socialisme, de même il n ’y a aucune raison d ’impu­
ter à la prudence tactique ou à l’emphase rhétorique de cir­
constance le rappel incessant, dans tous les textes, du « bou­
leversement total de l’existence allemande » provoqué par la
révolution nationale-socialiste131415.
Il n ’empêche q u ’il n ’y en a pas moins, dans le même
temps, la claire conscience d ’un danger ou d ’une menace
qui pèse sur l’Université et qui vient doubler celui ou celle
de son éclatement en disciplines régionales, de sa soumission
à des finalités extérieures (c’est-à-dire professionnelles) et
donc, à terme, de son effondrement, au sens strict.
Cette menace, c’est si l’on veut la menace idéologique.
Mais le mot est faible. C’est en réalité la menace totalitaire
elle même, c’est-à-dire les projets de « politisation » de
l’Université et de la science. Soit, dans le vocabulaire de
l’époque, la « politische Wissenschaft », réclamée alors, dira
Heidegger en 66, « à l’intérieur du Parti et par les étudiants
nationaux-socialistes » et qui, loin de désigner la politologie,
entendait signifier que la « science en tant que telle, son sens
et sa valeur, est mesurée à son utilité pratique pour le
peuple * '\
C ’est pourquoi le « Discours de rectorat » obéit aussi, s’il

13. Spiegel p. 16 et 11.


14. cf. IM et « textes politiques », passim.
15. Spiegel p. 18-19.

182
n ’obéit pas en fait d ’abord, à une stratégie défensive. (La
Selbstbehauptung qui l’intitule, d ’ailleurs, l’auto-
affirmation ou l’affirmation de soi, cela peut s’entendre
immédiatement, en allemand, comme Xauto-défense.) Plus
exactement, à regarder les choses de plus près et compte
tenu du fait que, s’agissant de stratégie discursive tout au
moins, on aurait beaucoup de mal à suspecter Heidegger de
« naïveté », le « Discours de rectorat » obéit à une double
stratégie. Au moins double d ’ailleurs, parce que si l’auto­
défense est bien aussi une auto-affirmation, c’est-à-dire la
revendication (en effet la plus « affirmative » qui soit) de
l’autonomie et de l’auto-détermination universitaires, cette
revendication à son tour ne se fait, par nécessité, que dans
des limites en apparence acceptables. Je veux dire : à partir
d ’un concept, ou visant une essence de l’autonomie qui
puisse s’accorder avec les exigences et les fondements de la
« révolution » en cours.

Or c’est là, me semble t-il, que viennent s’articuler entre


elles philosophie et politique. Que communiquent, si l’on
préfère, le texte philosophique et le texte politique ou que,
plus justement, le texte politique se révèle être fondamenta­
lement (et presque exclusivement) un texte philosophique.
La question qui, en effet, sous-tend cette stratégie tout
bien considéré assez retorse, c’est la question de l’hégémo­
nie, de la Führung — de la conduite ou de la direction, du
« guidage ». Il s’agit de savoir qui (ou quoi) est le Führer de
qui ; qui (ou quoi) dirige qui, et vers quoi, c’est-à-dire au
nom de quoi. Où se tient, autrement dit, l’hégémonie véri­
table et incontestable ; et d ’où, par là même, toute hégémo­
nie, quelle q u ’elle soit, tire son pouvoir hégémonique. Bref,
il s’agit de savoir quelle est l’hégémonie de l’hégémonie.
C ’est, sans la moindre précaution oratoire, le motif
d ’ouverture du « Discours de rectorat » :
Prendre en charge le rectorat, c’est s’obliger à la direction (à la
Führung) spirituelle de cette école supérieure. La suite [pour tra-

183
duire ici le terme féodal (et corporatiste) de Geolgschaft] — la
suite des maîtres et des élèves ne doit son éveil et sa force qu’à son
enracinement véritable et commun dans l’essence de l’Université
allemande. Mais cette essence ne parvient à la clarté, au rang et à
la puissance qui sont les siens que si d’abord et de tout temps les
dirigeants sont eux-mêmes des dirigés (die Führer selbst Geführte
sind) — et dirigés par l’inexorabilité de cette mission spirituelle
qui astreint le destin du peuple allemand à la frappe de son
histoire.
Ce qui est tout de même très clair : la direction de l’Uni­
versité — mettons : la Führung de Heidegger — n ’a de sens,
comme direction spirituelle, que si l’ensemble du corps uni­
versitaire se détermine vraiment comme universitaire,
s’enracine « véritablement dans l’essence de l’Université »
— et de l’Université nationale, de l’Université allemande.
(Par rapport à 29, un pas, cette fois, est assurément franchi,
mais je doute q u ’il fasse plus q u ’expliciter des propositions
philosophiques déjà présentes, et de manière très nette,
antérieurement.) Or à son tour l’essence de l’Université n ’est
telle, c’est-à-dire ne s’effectue, que si elle s’ordonne (son
dirigeant compris) à ce qui la constitue indissociablement
comme spirituelle et nationale — l’essence, en dernière
analyse, c’est le peuple allemand comme esprit — ou, pour
ne rien réduire, que si elle se soumet à la véritable hégémo­
nie, qui est la « mission spirituelle », destinale et historiale,
du peuple allemand.
L’hégémonie de l’hégémonie, la Führung de la Führung,
c’est la mission spirituelle de l’Allemagne. Et cela vaut, on
ne peut manquer de l’entendre au passage dans le jederzeit
(dans le « de tout temps »), cela vaut pour toute Führung,
pour toute direction et pour toute prétention à la direction :
pour la vocation à la direction et la Führerschaft (limitée)
que la Leçon inaugurale de '29 réservait déjà aux hommes de
science en raison même de leur soumission à la « chose », de
leur « mise au service » (Dienststellung) de l’étan t16 ; mais
aussi, sinon surtout, pour la Führung politique.
16. QM, p. 62.

184
r

Du reste, ce n ’est pas simplement dit au passage, en


ouverture, pour « marquer le coup ». Mais c’est rappelé avec
insistance, comme un thème ou un leitmotiv. Ainsi vers la
fin :

Toute Führung doit reconnaître à la suite (Gefolgschaft) sa force


propre. Mais quiconque suit porte en soi la résistance. Cette oppo­
sition essentielle dans le diriger et le suivre ne doit pas être estom­
pée, encore moins effacée.
4

Et de même ceci, un peu auparavant, qui est peut-être


encore plus net :

(...) le décisif dans la Führung, ce n’est pas simplement de mar­


cher devant, mais c’est la force pour pouvoir aller tout seul, non
pas à partir d’un entêtement personnel ni du plaisir qu’on prend
à faire le chef, mais par la force d’une détermination plus pro­
fonde et d’une obligation plus large.

Ce discours s’adresse évidemment, et du reste expressé­


ment — en y insistant beaucoup — à des étudiants, c’est-à-
dire à de futurs dirigeants dans la société (nous disons des
« cadres »...), et à d ’actuels dirigeants, c’est-à-dire aux pro­
fesseurs et aux doyens. Il est en apparence très limité et cir­
conscrit. Cela ne lui interdit pourtant en aucune manière de
s’arroger le droit de définir la direction, la Führung, en son
essence ; ni de l’assigner, de la référer et de l’ordonner à une
Führung d ’un tout autre genre : majeure, si l’on veut, ou
générale (par opposition à mineure ou restreinte). L’enceinte
universitaire, ici, occupe en réalité tout l’espace ; elle étend
ses limites au dehors tout entier, elle se déborde elle-même
et déborde, outrepasse (c’est-à-dire transcende) toute insti­
tution et toute circonscription politiques. Ainsi la voix qui
s’en élève — et qui est elle-même celle d ’un Führer — pour
dire la nécessaire soumission à un destin et la reconnaissance
obligée d ’une direction plus haute que toute direction, cette
voix avertit solennellement, et dicte sa conduite à toute
direction. Pour un peu l’enclos universitaire serait le désert

185
de la prophétie ; et son recteur le Tirésias, si l’on veut bien
me pardonner cette redondance, d ’une tragédie politique.
L’hégémonie absolue, la Führung majeure ou générale,
c’est donc la mission spirituelle du peuple allemand. Que
faut-il entendre par là ?
Heidegger en formule lui-même la question : « Est-ce que
nous avons le savoir de cette mission spirituelle ? » Et cette
question, dans tous ses termes, fait toute la question du
« Discours ».
« Nous », le nous qui articule la question, c’est à coup
sûr : nous dans l’Université, nous le corps universitaire dans
son ensemble, celui qui n ’est tel, effectiverrlent et propre­
ment tel, qu’à se rapporter à l’essence de l’Université alle­
mande. A la question ainsi énoncée, ce n ’est donc pas sim­
plement laisser entendre que seule l’Université peut répon­
dre (à vrai dire, nous nous en doutions déjà); mais c’est
poser que seule l’Université (allemande) peut y répondre si
du moins elle est capable de se saisir et de s’instituer dans et
selon sa propre essence. Motif, par conséquent, de l’autono­
mie (de l’indépendance) universitaire à l’égard du politique,
seule à même de lui assurer sa fonction politique. Mais « à
condition », et à condition interne : soit à condition d ’enra­
ciner la traditionnelle «autonomie universitaire » dans une
authentique pensée de l’autonomie, — dans une Selbstbe-
sinnung, dans une auto-réflexion ou une auto-méditation
de l’Université, qui doit être la première des tâches universi­
taires ; et de subordonner cette Selbstbesinnung elle-même
à une Selbstbehauptung, laquelle doit se penser
(j’emprunte cette définition à l’un des nombreux passages
où Heidegger, après coup, reviendra sur ce mot, et très pré­
cisément à un texte consacré à l’explication du concept de
« volonté de puissance » qui est à n ’en pas doùter l’un des
concepts majeurs du « Discours ») comme « l’affirmation de
soi originelle », ou encore comme « l’affirmation de
1l > essence »U .17

17. N.I. d. 60 sq.

186
F

La question était : « Avons-nous le savoir de cette mission


spirituelle ? » Voici la réponse :

L’auto-affirmation de l’Université allemande est la volonté origi­


nelle, commune, de son essence. L’Université allemande vaut
pour nous comme l’école supérieure qui, à partir de la science et à
travers la science, élève et éduque les dirigeants et les gardiens [die
Führer und Hüter : une « garde », ici, double et « surveille » la
Führung, à moins que la Führung ne soit en réalité cette garde
elle-même] du peuple allemand. Vouloir l’essence de l’Université
allemande, c’est vouloir la science, au sens de vouloir la mission
spirituelle historiale du peuple allemand qui se sait lui-même
dans son Etat. La science et le destin allemand doivent ensemble,
dans cette volonté de l’essence, accéder à la puissance.

La réponse est donc très simple (je laisse en réserve ici


toute la rhétorique de l’Entscheidung et de YEntschlossen-
heit, de la décision et de la décision-résolue, de la volonté de
l’essence, où le vouloir « institue sa mainmise sur le vou­
lant », le commandement se soumet lui-même à l’ordre
q u ’il donne, de telle sorte que la volonté s’excède elle-même
et, s’excédant elle-même, accède à la puissance, domine sur
ce qui est résolu, se révèle en son essence puissance, etc. '“) —
la réponse est donc simple : la mission du peuple allemand,
sa mission spirituelle, c’est la science. Ou si l’on préfère : ce
qui détermine le peuple allemand en son essence, ce qui
« astreint le destin allemand à la frappe de son histoire », ce
qui le dirige, le commande et le destine (il y a tout cela dans
l’Auftrag,la mission), c’est la science. Et rien d ’autre. Au
passage il a été clairement dit que le nouveau régime et le
nouvel État, la Führung politique, donnent au peuple alle­
mand le « savoir de soi » ou la conscience-de-soi ; ils ne lui
donnent pas la « puissance », c’est-à-dire l’être. La Führung
en son essence est spirituelle parce que le destin de l’Allema­
gne est la science. Le peuple allemand ne s’accomplira, ne
répondra à son destin et n ’accédera proprement à lui-même
— nz s'identifiera essentiellement que s’il se voue, se consa-
18. N .I , p. 45.

187
cre et se soumet à l’accomplissement de la science. Que s’il
veut la science.
D ’où la double tâche (mais elle est en réalité unique) que
seule l’Université est à même de définir et, si elle en a le
vouloir, d ’accomplir — ce qui lui accorde en droit la direc­
tion : « exposer la science à sa nécessité (Notwendigkeit) la
plus intime »; « endurer (ou soutenir) le destin allemand
dans sa plus extrême nécessité (N ot cette fois, qui est aussi la
détresse) ».
D ’où encore — et à cet égard, comme Heidegger a eu rai­
son de le rappeler lui-même et de le souligner, la stratégie
du « Discours » est parfaitement nette — la hiérarchisation
des trois « obligations » qui doivent lier la « communauté
étudiante » à la « communauté du peuple », à « l’honneur
et au destin de la nation au milieu des autres peuples » et
enfin à la mission spirituelle elle-même du peuple alle­
mand. C’est-à-dire, en clair, la subordination du « service
du travail » et du « service des armes » (du « service de
défense ») au « service du savoir ». Subordination d ’autant
plus manifeste que, bien que les trois services soient déclarés
« également nécessaires et de rang égal », travail et défense
sont eux-mêmes considérés comme des savoirs ou du moins
comme des pratiques elles-mêmes « fondées dans un savoir
et éclairées par lui »' \
D ’où enfin —-, mais cela va désormais de soi — la nécessité
de « regagner un nouveau sens » pour l’Université1920, d ’en
briser l’organisation « technique » et de la recentrer, dans
chacune de ses « formes fondamentales » (facultés et discipli­
nes), ou de l’ordonner à la seule « législation spirituelle » de
la science, entendue comme la « puissance formatrice » (la
puissance donnant figure, die gestaltende Macbt) de l’Uni­
versité allemande.

19. Spiegel, p. 21.


20. Ibid., p. 17.

188
Il incombe donc au peuple allemand d ’accomplir la
science en son essence : « la science, dit Heidegger, doit
devenir l’événement fondamental (Grundgeschehnis) de
notre existence spirituelle comme peuple (unseres geistig-
volklichen Daseins) ».
Q u’en est-il alors de la science en son essence ?
Réponse immédiate, et attendue : la science en son
essence, c’est le Savoir — das Wissen : la philosophie.
« Q u’elle le sache et veuille le savoir ou non, toute science
est philosophie. » C ’est encore le spéculatif, le « retour du
spéculatif» si l’on veut. (Mais a-t-il en vérité jamais cessé,
s’est-il en vérité jamais absenté ?) L’allure en tout cas est
spéculative. Mais la teneur ? Il faut y regarder de plus près.
La science, tout d ’abord, la science en son essence se
détermine dans son initialité grecque (je reviendrai plus tard
sur le mode et sur le sens de ce renvoi, qui n ’est pas un
retour, au commencement, à l’envoi initial) :

(...) si la science doit être, si elle doit être par nous et pour nous,
sous quelle condition peut-elle alors trouver consistance ?
C’est à la seule condition que nous nous placions à nouveau
sous la puissance du commencement de notre existence — de
notre Dasein spirituel-historial. Ce commencement est l’irruption
(Aufbruch) de la philosophie grecque. C’est là que pour la pre­
mière fois l’homme occidental, à partir d’un peuple (d’un être-
peuple, Volkstum), par la force de la langue de ce peuple, se
dresse en face de l’étant en totalité, qu’il le questionne et le saisit
{begreift) comme l’étant qu’il est.

Et un peu plus loin :

La science, c’est le se-tenir questionnant au milieu de l’étant en


totalité, qui ne cesse de se dissimuler.

La science, autrement dit, c’est l’existence (Existenz) elle-


même, ou l’ek-sistence, au sens qui est celui de ce mot,
depuis Sein u n d Z e it, dans l’ontologie fondamentale — ou,
cela revient pratiquement au même, dans ce sens que le
Kantbuch appelle la « métaphysique du Dasein », qui est le

189
lieu de la fondation ou de la re-fondation de la métaphysi­
que comme telle et la vérité, pour cette raison, de ce que
Kant requérait sous le nom de « métaphysique de la
métaphysique »21.
Je ne dis rien pour l’instant de cette assignation dans un
peuple (et dans un peuple comme « langue », comme com­
munauté essentiellement, si ce n ’est exclusivement, linguis­
tique) de « l'irruption du savoir », cette irruption-effraction,
cette irruption fracturante de l’homme occidental. (A u f-
bruch est ici plus violent, c’est indéniable, que l'Einbruch
systématiquement utilisé dans les textes « philosophiques »
pour désigner l’avènement temporel-historial', le Geschehen
de l’existence du Dasein.) Même si le motif n ’en était pas
très insistant, la détermination du Dasein par le peuple, par
le concept « ontologique » de peuple (ce qui en toute
rigueur devrait exclure q u ’il s’agisse là d ’une simple catégo­
rie politique), était programmée depuis longtemps, et
notamment depuis le § 74 de Sein u n d Zeit. J ’aurai l’occa­
sion d ’en reparler. Ce q u ’il me paraît indispensable de souli­
gner, dans l’immédiat, c’est que la science ne désigne en
somme rien d ’autre que la transcendance du Dasein, c’est-à-
dire le méta-physique comme tel.
La chose, ici, est en parfaite conformité avec ce que Hei­
degger n ’a cessé d ’affirmer, en particulier dans les textes et
déclarations qui entourent en 29-30 la publication du Kant-
buch et la prise en charge de la chaire de Fribourg : soit dans
toutes ces « reprises » du projet fondamental de Sein und
Zeit par où Heidegger, anticipant sur la publication de la
seconde partie, tente en réalité de conjurer l’échec et de
regagner sur une rupture déjà irréparable, et s’enfonce —
littéralement — dans la problématique de la fondation, sans
parvenir à toucher le point (la question de l’essence de l’être
lui-même) d ’où, comme l’attestent les multiples rectifica­
tions et les avertissements réitérés, les mises en garde dont il

21. Cf. note 11.

190
assortira la réédition de tous ces textes22234,se ferait jour la pos­
sibilité d ’une dé-limitation de la métaphysique et par consé­
quent d ’une certaine « sortie » de la métaphysique.
Partout en effet la transcendance du Dasein, la transcen­
dance finie elle-même, c’est-à-dire aussi bien la compréhen­
sion ou la pré-compréhension de l’être, est assignée, dans
son historialité, comme et dans l’effectivité de « l’acte de
philosopher »2!, l’irruption du savoir, l’avènement de la
métaphysique, etc. Je me bornerai au minimum
d ’exemples.
Ainsi dans Qu'est-ce que la métaphysique ? :

L’homme — un étant parmi d’autres — « fait de la science »


(« treibt Wissenschaft »). Dans ce « faire de la science » n’advient
rien de moins que l’irruption (Einbruch) d’un étant, appelé
homme, dans le tout de l’étant, et cela de telle sorte que dans ou
par cette irruption l'étant s’ouvre en ce qu’il est et comme il est.

Et plus loin dans le même texte, passée la très célèbre


analyse de l’épreuve du néant destinée à éclairer le fonde­
ment abyssal, le fond sans fond de tout savoir de l’étant :

Le Dasein scientifique a sa simplicité et sa netteté tranchante en


ceci que d’une manière signalée il se rapporte à l’étant lui-même
et uniquement à lui (...) Ce Dasein scientifique n’est possible que
s’il se tient, au préalable, engagé dans le néant (...) Ce n’est que
parce que le néant est manifeste que la science peut faire de
l’étant lui-même l’objet de son investigation (...) Le Dasein
humain ne peut se rapporter à de l’étant que s’il se tient engagé
dans le néant. Le passage au-delà de l’étant [la transcendance de
l’étant] advient dans l’essence du Dasein. Mais ce passage au-delà
est la métaphysique elle-même ■ M...

Ou bien encore dans la conférence (contemporaine) sur

22. Ou comme l’atteste encore le désaveu de Vom Wesen des Grandes


dans le cours de 1955-1956 sur « Le Principe de raison ».
23. Davos, p. 39.
24. QM. trad. modifiée, p. 62 et 74.

191
L ’Essence de la vérité — q u ’il est vrai, nous ne connaissons
q u ’au travers de la publication de 1943 :

L‘ek-sistence... est l’ex-position (die Aus-setzung) au caractère


dévoilé de l’étant comme tel (...) L’ek-sistence de l’homme histo-
rial commence à l’instant où le premier penseur se dresse ques­
tionnant face au dévoilement de l’étant et se demande ce que
l’étant est (...) Ce n’est que là où l’étant lui-même est expressé­
ment élevé et maintenu dans son non-voilement, là où ce main­
tien est compris à la lumière d’un questionnement portant sur
l’étant comme tel, que commence l’histoire. Le dévoilement ini­
tial de l’étant en totalité, le questionnement sur l’étant comme
tel et le commencement de l’histoire occidentale,sont une seule et
même chose2526...
Le « Discours de rectorat » ne dit, strictement, rien
d ’autre. A sa manière à peine plus exotérique, il réaffirme la
transcendance finie du Dasein, exposé à l’étant et le ques­
tionnant, jeté au milieu de la « sur-puissance » (Ueber-
macht) de l’étant et livré à la problématicité, à la Fragwür-
digkeit (au caractère à la fois douteux et digne de question)
de l’être. 11 rappelle, sur l’exemple ou le modèle de la déter­
mination grecque du savoir, la soumission fondamentale du
savoir à la nécessité ( âv â y ht], Notwendigkeit) et son
« impuissance créatrice ». Il fait de la « passion » du savoir —
c’était déjà le mot utilisé en 1929 — ou de la « volonté du
savoir» cela seul qui soit à même de saisir l’existence
humaine dans son ensemble, que cette existence soit définie
comme peuple ou, l’un n ’exclut pas l’autre, comme tradi­
tion occidentale (« puissance spirituelle de l’Occident »).
Q u’au premier chef toutefois, le Dasein dont il est ici
question soit le peuple allemand, que l’ensemble du propos
revienne en somme à désigner le peuple allemand, selon les
termes qui seront utilisés un ou deux ans plus tard, comme
« le peuple métaphysique » par excellence2’, il n ’en faut pas
plus pour donner à penser q u ’un certain pas politique est

25. Q.I, p. 177-178 (trad. modifiée).


26. IM, p. 49.

192
franchi, au-delà d ’un « européocentrisme » déjà manifeste,
et qu’au fond cette répétition politique de l’ontologie fon­
damentale, loin d ’être une simple explicitation du « rapport
médiat » qu’elle entretenait avec les « questions nationales
et sociales », signifie son entier déversement dans la politi­
que ou sa soumission au politique. Ce pourrait être cela :
encore une fois, tous les indices sont présents. Mais c’est
aussi bien l’inverse : car rien ne permet d ’exclure que cette
sorte de transcription dans le registre politique de l’ontolo­
gie fondamentale n ’ait pas pour fin expresse de délimiter —
depuis la place en apparence elle-même limitée du savoir —
le politique et de se le soumettre. Logique, toujours, de
l’hégémonie. Et peut-être n ’y a-t-il là aucun hasard si une
insitance particulière, une accentuation réitérée se fait sur le
concept ou le motif de « monde » : si la volonté de la science
— l’avènement du savoir — est interprétée comme la créa­
tion d ’un monde. Par exemple :

Le concept originel de la science oblige (...) à l’essentialité et à la


simplicité du questionnement au milieu du monde spirituel-
historial du peuple.

Ou encore :

Si nous voulons l’essence de la Science au sens de cette façon de se


tenir, questionnant et à découvert, au milieu de l’incertitude de
l’étant en totalité, alors cette volonté d ’essence crée pour notre
peuple son monde de danger le plus intime et le plus extrême,
c’est-à-dire son véritable monde de l’esprit.(...) Seul un monde
de l’esprit garantit au peuple la grandeur. Car il contraint à ce que
la constante décision (Entscheidung) entre la volonté de grandeur
d ’un côté, et de l’autre la confirmation du déclin, donne sa
cadence (Schrittgesetz) à la marche que notre peuple a commen­
cée vers son histoire future.

Il y a là, c’est évident, tout un pathos héroïco-


révolutionnaire, toute une rhétorique guerrière (ou tout sim­
plement militaire : la pas cadencé...), une brutalité à la fois
et une boursouflure — et encore, je n ’ai pas tout cité — qui

193
masquent et dévoient le propos philosophique. Pourtant, si
l’on traduit, c’est limpide : le monde est ici ce q u ’il est dans
l’ontologie fondamentale, c’est-à-dire ce vers quoi a lieu la
transcendance, ce que produit devant soi le Dasein comme
l’esquisse ou le projet de ses possibilités' — la condition de
possibilité en générale de tout rapport à l’étant. Le monde
dont il s’agit ici est, pour le dire autrement, ce que Vom
Wesen des Grundes désigne comme le « concept transcen­
dantal » du monde.
Or le monde ainsi défini, on le sait, ce n ’est pas seulement
la possibilité de la manifestation comme telle-de l’étant mais
c’est encore, indissociablement, la possibilité de l’ipséité en
général (de la Selbstheit comme le se-rapporter à soi du
Dasein), qui est à son tour, dans sa « neutralité » même eu
égard à toute détermination ontique (y compris sexuelle), ce
à partir de quoi seulement peut s’établir le partage du « toi »
et du « moi », et le Dasein se rapporter à autrui. Le monde
est la condition de possibilité du rapport en général. Esquis­
ser pour le Dasetn ses propres possibilités — et cela prend
toujours la forme dichotomique, dans les limites de la liberté
finie, d ’un choix ontologique : de la grandeur ou du déclin,
de l’authentique ou de l’inauthentique, etc. — faire irrup­
tion depuis le milieu de l’étant dans l’étant en l’outrepas­
sant, advenir comme soi dans son pouvoir-être, c’est chaque
fois ouvrir la possibilité d ’une communauté, d ’un être-
ensemble — qui est d ’abord et qui sera toujours, pour Hei­
degger, communauté de langue. Par là s’explique d ’ailleurs
que le § 74 de Sein u n d Zeit puisse déterminer lapidaire -
ment comme peuple l’être-dans-le-monde, Xln-der-Welt-
sein :
/
Dans la liberté finie le Dasein assume l’impuissance (Ohn-
macht)At son être-livré à lui-même et il devient clairvoyant à
l’égard des contingences de la situation qui lui est révélée. Or si le27

27. Je reprends ici le lexique de Vom Wesen des Grundes (cf. Q.I.,
P 05 ).

194
Dasein, assujetti à un destin, existe comme être-dans-le-monde ;
si à ce titre il existe essentiellement dans l’être-avec d’autres, son
advenir est aussi un advenir-avec (ein Mitgeschehen), il a le sens
d ’une destinée (Geschick). Par là, nous désignons l’advenir de la
communauté du peuple. La destinée ne résulte pas simplement
de la somme des destins individuels, pas plus que l’être-avec-en-
réciprocité (das Miteinandersem) ne peut être conçu comme la
simple addition de multiples sujets rassemblés. Par l’être-avec-en-
réciprocité dans un même monde et dans la décision-résolue
(Entschlossenheit) pour certaines possibilités déterminées, d’ores
et déjà les destins se trouvent conduits. Dans la communication
{Mitteilung) et dans le combat, la puissance de la destinée ne fait
que se libérer28.

Le monde, pour résumer sans précaution, est la condition


de possibilité du politique ; et l’essence du politique, c’est-
à-dire l’instance politique fondamentale, c’est la commu­
nauté comme peuple. Si la science dans son essence — autre­
ment dit : la métaphysique — est la création ou la possibi­
lité de création d ’un monde, si le savoir est la transcendance
elle-même, alors c’est l’ensemble du politique qui
s’ordonne, ontologiquement, au philosophique. Et tel est
très précisément ce que le « Discours de rectorat » rappelle :
en tous sens, le philosophique est la raison ou le fondement
du politique.

Mais pourquoi, malgré tout, ce privilège accordé au peu­


ple allemand ? Pourquoi cette mission, à lui dévolue,
d ’accomplir la science ? Pourquoi lui revient-il la charge de
l’esprit et de la « puissance spirituelle » de l’Occident tout
entier ? Ou plus rigoureusement : pourquoi l’accès de la
science à la « puissance » est-il suspendu à l’accès du peuple
allemand lui-même à la « puissance », et réciproquement ?
Question, autrement dit, du « nationalisme » de Heideg­
ger. D ’un choix déterminé, d ’un choix politique déterminé.
Ou si l’on veut, mais c’est vraiment le moins q u ’on puisse

28. Cor., p. 189 (trad. modifiée).

195
dire, d ’une « préférence ontique ». Or bien q u ’il le faille
absolument, comment s’y engager ? Comment, même,
l’articuler ? Une telle question est-elle seulement possible ?
On pourra toujours dire, en effet, que le choix politique
de Heidegger commence (au moins) lorsque l’être-dans-le-
monde et l’être-avec (ou l’advenir-avec) du Dasein sont pen­
sés comme peuple, c’est-à-dire aussi — et là-dessus la cons­
tance de Heidegger ne se démentira jamais — comme appar­
tenance à un même destin ou comme sens (en) commun
d ’un même Geschick, d ’une même « destinée » (mais on
sait que le mot désigne aussi l’adresse et l’habileté, l’apti­
tude et le talent, bref le savoir-faire — en grec : techne, j’y
viendrai). On pourra toujours le dire, mais il faudra aussi
toujours dire, du même souffle : ce choix politique, ce pre­
mier choix politique, est de part en part philosophique ; ce
n ’est pas un premier choix politique, ce n ’est même pas un
choix politique, parce que le premier choix, si choix il y a, est
un choix philosophique. A vrai dire, le choix de la philoso­
phie elle-même (je laisse ici la formule à son équivoque).
Et si l’on réitère la même objection quand ce peuple, à
son tour, cette co-appartenance destinale, se révélera être,
exemplairement, non pas simplement « allemande » mais
— il n ’y a cependant que deux véritables exemples — ou
grecque ou allemande, comment pourra-t-on contester que
le privilège ainsi accordé à ces deux « peuples » (avec tout ce
q u ’il implique et qu’on connaît bien, le « Discours » lui-
même s’y arrête un temps : rabaissement de la latinité,
méfiance à l’égard de « l’interprétation christo-théologique
du monde », stricte délimitation, sous la responsabilité de
Descartes, de la « pensée mathématico-technique » de la
modernité) — , comment donc pourra-t-on contester que le
privilège accordé à ces deux peuples n ’est pas d ’abord philo­
sophique, c’est-à-dire n ’est pas le privilège (incommensura­
ble) de l’ontologie, de la métaphysique ? Et que l’on cons­
tate, entre 30 et 33, entre Vom Wesen des Grundes (où par
exemple un sort très particulier est réservé à l’interprétation

196
ï

évangélique et augustinienne du monde comme « concept


anthropologique »2;) et le « Discours », un durcissement
dans le système de la (dé)valorisation, cela même si c’est
juste, ne prouvera pas grand-chose : dans le même temps,
en 30, et (entre autres) dans le même texte, Vom Wesen des
Grundes, Kant — et Kant seul — était reconnu sans amba­
ges comme le premier penseur à avoir su reconquérir les
positions et les questions de la grande philosophie grecque.
Le cercle en réalité, demeure inentamé. Le nationalisme
de Heidegger est indéniable. Il s’exprime, en 33, dans tou­
tes ses conséquences politiques les plus suspectes, et dans le
pire des rhétoriques. Je ne reviens pas sur la polémique susci­
tée par l’usage q u ’il a pu faire du mot « vôlkisch » ou de
syntagmes à peine décalés des mots d ’ordre de l’extrême-
droite allemande. Même si vôlkisch ne signifie pas
« raciste », parler, s’agissant du peuple, de « la puissance de
conservation (ou de sauvegarde : Bewahrung) la plus pro­
fonde de ses forces de terre et de sang » est amplement suffi­
sant. Pourtant ce nationalisme n ’est rien d ’autre que la
conséquence d ’un engagement philosophique (si ce n ’est de
l’engagement philosophique lui-même), et il ne vise rien
d ’autre, politiquement, que de soumettre la politique
comme telle au sens de cet engagement philosophique.
C ’est pourquoi il est assurément possible de relever tous
les traits qui paraissent surdéterminer politiquement, avant
même qu’il se déclare comme politique, le propos philoso­
phique de Heidegger. A cet égard du reste, le motif du peu­
ple n ’est certainement pas le seul, bien que ce soit probable­
ment le plus important puisque, entraînant avec lui le motif
de la langue (à moins q u ’il n ’en procède), il détermine entre
autres les choix rhétoriques et stylistiques de Heidegger. On
peut de même, et l’on pourra toujours, dans ce sillage consi­
dérer les déclarations de 33 comme la déclaration (l’explici­
tation) de ce que recélait d ’essentiellement politique le texte
philosophique antérieur. Mais cela ne fera, à aucun29

29. V.W.G., II.

197
moment, sortir du cercle. La proposition : la philosophie de
Heidegger est de part en part politique sera toujours réversi­
ble. On pourra toujours faire jouer la différence ontico-
ontologique, et rien ne pourra desserrer la prise heidegge-
rienne sur le politique. Tant que le concept heideggerien de
politique sera toujours plus fondamental que tous les con­
cepts du politique q u ’on cherchera à lui opposer, il n ’y aura
pas la moindre chance d ’assigner le philosophique, dans
Heidegger, comme du politique. Si l’on aime mieux :
aucun concept du politique n ’est assez puissant pour enta­
mer la détermination heideggerienne du politique en son
essence. Et c’est là toute la question.
Il faut par conséquent modifier l’angle d ’attaque. Et
peut-être, ici, éveiller un tout autre soupçon.
Ce dont la possibilité se fait jour lorsque simplement l’on
s’avise q u ’il ne tient sans doute qu’à la détermination hei­
deggerienne du philosophique que soit inentamable le cer­
cle où il m ’a paru nécessaire de nous enfermer, et imparable,
au moins jusqu’à un certain point, la stratégie de Heideg­
ger. Je dis « au moins jusqu’à un certain point » parce
q u ’aussi bien l’épisode de 33 signifie l’échec de cette straté­
gie et que Heidegger est peut-être, au fond, la première vic­
time de sa sous-estimation relative du politique : la rêverie
« hégémonique » aura tout de même été de courte durée.
Mais je n ’ignore pas non plus, disant cela, que le revers (ou
la défaite) de 34 ne modifiera en rien le rapport, dans Hei­
degger, du philosophique au politique et que le même cer­
cle se réinstalle immanquablement dès que l’on interroge,
sous cet angle, les textes réputés postérieurs à la Kehre.
Q u ’entendre ici, cependant, par « détermination heideg-
gefienne du philosophique »? Et pourquoi rabattre là-
dessus le tout de la question ?

Détermination heideggerienne de la philosophie ou du


philosophique, cela veut dire tout d ’abord (ce sont là des
termes dont je n ’use que par commodité) : valorisation

198
I

inconditionnelle ou, si l’on préfère, sur-valorisation du phi­


losophique. (Comme quoi l’arme absolue se retourne contre
son détenteur, ce qui est peut-être, stratégiquement parlant,
toujours le cas.)
Le symptôme majeur, ici, et l’un des thèmes les plus cons­
tants, est la réduction fondamentale de l’existence au philo­
sopher : à l’articulation de la question « pourquoi ? », à
l’interrogation de l’étant comme tel, au méta-physique, etc.
C ’est-à-dire, dans le vocabulaire de 33, au savoir et à la mis­
sion spirituelle. Car c’est là sans doute, mais j ’admets q u ’il
faut mettre le mot entre guillemets, le geste le plus radicale­
ment « politique » de Heidegger. En ceci tout d ’abord que
s’il ne provoque pas l’engagement politique de 33, il en
donne au moins le sens et permet du reste, rétroactivement,
de déchiffrer dans le texte philosophique antérieur la « voca­
tion » politique de Heidegger. Mais en ceci également, et
sutout, que rapportant toute pratique — et par privilège la
pratique sociale et politique — au philosopher (ou, en grec,
toute praxis à la théôria, au sens le plus fort), il est inévitable
que le philosophique ou le « théorique », dans ce mouve­
ment même, se détermine comme essentiellement politi­
que. Il n ’y a pas, autrement dit, d ’extériorité du politique
par rapport au philosophique — pas même, sans doute,
entre philosophique et politique, de véritable partage :
toute détermination philosophique de l’essence du politique
obéit à une détermination politique de l’essence; et celle-ci,
inversement, suppose un geste q u ’on ne peut qualifier que
de politique. Cette co-appartenance du philosophique et du
politique est aussi ancienne que la philosophie (et que ce qui
pour nous s’appelle encore la politique). Et c’est à elle tou­
jours que se soumet Heidegger jusque dans sa volonté de se
soumettre le politique, ou tout au moins de le circonscrire.
Je lis toujours le « Discours de rectorat » :

( . . . ) Q u ’e s t - c e q u e l a Q éuçia p o u r le s G r e c s ?On d i t : la p u r e
c o n te m p la tio n (Betrachtung) qui re s te lié e à la s e u le chose
(Sache), d a n s sa p lé n itu d e et son e x ig e n c e . C e c o m p o rte m e n t

199
c o n te m p la tif , s e lo n c e tte in v o c a tio n d e s G re c s , d o it a d v e n ir e n
v u e d e l u i - m ê m e . M a is c e t t e i n v o c a t i o n d e s G r e c s e s t i n j u s t i f i é e .
C a r l a « t h é o r i e » n ’a d v i e n t p a s e n v u e d ’e l l e - m ê m e , m a i s u n i q u e ­
m e n t d a n s l a p a s s i o n d e d e m e u r e r a u p r è s d e l ’é t a n t c o m m e t e l e t
s o u s s a c o n t r a i n t e . ( . . . ) I l n e s ’a g i s s a i t p a s p o u r l e s G r e c s d ’a s s i m i ­
le r la p r a x is à la t h é o r ie , m a is a u c o n tr a ir e d e c o m p r e n d r e la t h é o ­
r ie e lle - m ê m e c o m m e la p lu s h a u t e e f f e c t u a t io n (Verwirklichung)
d e l a p r a x i s a u t h e n t i q u e . P o u r l e s G r e c s l a s c i e n c e n ’e s t p a s u n
« b i e n c u l t u r e l » , m a i s l ’é l é m e n t l e p l u s i n t i m e m e n t d é t e r m i n a n t
d e l ’e n s e m b l e d u Dasein p o p u l a i r e - é t a t i q u e [ o u : d e T’e x i s t e n c e
t o t a l e d u p e u p l e d a n s l ’E t a t ] .

En somme — et compte non tenu d ’une opération sur la


Verwirklichung et la mise en oeuvre, que provisoirement je
passe sous silence — cette contemporanéité du philosophi­
que, ou du théorique, et du politique est la pure et simple
conséquence de la fïnitude : ici, de « la passion de demeurer
auprès de l’étant comme tel et sous sa contrainte ». C’est du
milieu de l’étant (inmitten des Seiendes), à partir de la
Befindlichkeit — du « se-trouver » parmi l’étant — q u ’a
lieu la transcendance finie. Ouvrant la possibilité du rapport
en général, et par conséquent aussi de l’être-en-
communauté (du politique), elle ne peut pratiquer cette
ouverture que de l’intérieur même de ce q u ’elle rend possi­
ble. Par définition. En raison de la finitude, autrement dit,
le transcender (le philosopher) est compris dans l’espace de
cela même q u ’il rend possible. Et si la transcendance (ou la
liberté), comme y insiste Vom Wesen des Grundes, est fon­
datrice, force alors est de supposer que le philosophique est
pré-compris dans l’institution ou dans la fondation (Grun-
dung ou Stiftung) du politique. Ce qui ne veut pas dire que
la polis n ’est qu’un màgma social ou pas même social avant
le geste philosophique qui l’instaure, mais que la polis,
lorsqu’il advient quelque chose de tel, lorsqu’elle se pose et
s’institue, est un espace ou un lieu de part en part philoso­
phique. Il n ’est pas de fondation politique qui ne soit philo­
sophique, parce que le philosophique est la fondation elle-
même. C’est-à-dire la politique. Sous ce rapport du reste, et
s’il fallait asséner des preuves, on n ’aurait aucune difficulté à

200
montrer quel itinéraire précis conduit par exemple Heideg­
ger de Vom Wesen des Grundes (de l’analyse de la liberté
finie comme « liberté pour fonder », Freiheit zum Grunde),
en passant par l’engagement national-socialiste de 33,
jusqu’à \'Introduction à la métaphysique de 35 où, entre
autres choses, la polis est pensée comme « le fondement et le
lieu » du Dasein, le Da lui-même du Dasetn (Et par là
comme instance archi-politique : le « politique » n ’est évi­
demment pas un concept heideggerien.)
Cette survalorisation du philosophique (je garde le mot,
mais il s’agit quand même de tout autre chose) est donc le
tout premier signe de l’appartenance de Heidegger au philo­
sophique (à la métaphysique), et la toute première détermi­
nation politique de sa philosophie. Et il n ’y a pas de hasard,
on le comprend désormais, si celle-ci est primitivement
dominée par une problématique de la (re)fondation de la
métaphysique ; comme il n ’y en a pas non plus si Heidegger
ne cesse au départ de se réclamer de la détermination kan­
tienne de la métaphysique comme « disposition naturelle de
l’homme » '\
Mais se réclamer de Kant, dans le contexte des années 30
et contre les interprétations néo-kantiennes, c’est aussi se
réclamer de Nietzsche ; c’est même probablement se récla­
mer avant tout de Nietzsche — dont au reste le « Trieb, der
philosophiert », sous l’autorité duquel il était arrivé à Hei­
degger de se placer’2, n ’est pas sans rapport avec la « disposi­
tion naturelle » invoquée par Kant. Car c’est Nietzsche, en
réalité, le « héros » de l’aventure politique de Heidegger. En
sorte que mettre en cause « la détermination heideggerienne
de la philosophie » revient à incriminer en second lieu, la
surdétermination nietzschéenne d ’une telle détermination.
« Héros », ici, est à entendre en un sens strictement hei-3012

30. Q.l, p. 144 et IM., p. 159.


31. C f . entre autres Kant, p. 263 et QM, p. 74.
32. Traite des catégories et de la signification chez Duns Scot, trad. F.
Gaboriau, Gallimard, 1970, p. 27-28.

201
deggerien — c’est-à-dire, sans doute, strictement nietzs­
chéen. Soit au sens où Sein u n d Z eit prend ce mot, toujours
dans le même § 74 et quelques lignes simplement après que
le Mitgescheben ait été assigné comme peuple". Le héros
apparaît au lieu précis où il est nécessaire que quelque chose
supplée, dans l’histoire (dans la temporalité du Dasein), à la
non explicitation, pour le Dasein, de l’origine des possibili­
tés sur lesquelles il se projette. Plus exactement — parce
q u ’une telle explicitation, dit Heidegger, n ’est pas indispen­
sable (et parce que de toute façon, dans la transcendance
vers le monde, il n ’y a pas de saisie explicite de l’esquisse
projetée, de YEntwurfl — le héros apparaît au lieu où se
révèle que dans l’histoire, c’est la tradition (Ueberlieferung,
l’héritage et la transmission), c’est-à-dire la répétition (Wie-
derholung) de « possibilités d ’existence passées », qui suffit
à provoquer une saisie de possibilités explicite :

Q ue la d é c i s i o n - r é s o l u e sache explicitement l a p r o v e n a n c e d e s
p o s s ib ilité s s u r le s q u e lle s le Dasein s e p r o j e t t e , c e l a n ’e s t p a s
n é c e s s a i r e . M a i s c ’e s t b i e n d a n s l a t e m p o r a l i t é d u Dasein e t u n i ­
q u e m e n t e n e l l e q u e r é s i d e l a p o s s i b i l i t é d ’a l l e r p r e n d r e explicite­
ment à l a c o m p r é h e n s i o n d u Dasein t r a n s m i s e l e p o u v o i r - ê t r e
e x i s t e n t i e l s u r l e q u e l l e Dasein s e p r o j e t t e . L a d é c i s i o n - r é s o l u e s e
t r a n s m e t t a n t [ q u i e s t à s o i- m ê m e s a p r o p r e tr a d i ti o n ] d e v ie n t a lo rs
l a répétition d ’u n e p o s s i b i l i t é d ’e x i s t e n c e t r a n s f é r é e . La répétition
est la transmission [ l a t r a d i t i o n , Ueberlieferung] explicite, c ’e s t - à -
d i r e l e r e t o u r s u r d e s p o s s i b i l i t é s d u Dasein p a s s é . L a r é p é t i t i o n
p r o p r e m e n t d i t e d ’u n e p o s s i b i l i t é d ’e x i s t e n c e p a s s é e — que le
Dasein s e c h o is is s e se s h é r o s — a s o n f o n d e m e n t e x i s te n ti e l d a n s la
d é c i s i o n - r é s o l u e q u i s ’é l a n c e a u d e v a n t ; c a r c ’e s t e n e l l e a v a n t
t o u t q u e le c h o ix e s t c h o is i, q u i r e n d l i b r e p o u r la p o u r s u i t e d a n s
l e c o m b a t e t p o u r l a f i d é l i t é e n v e r s c e q u i e s t à r é p é t e r 334.

En somme, et dit d ’une tout autre manière, le héros est

33. Je dois au travail actuellement mené par Christofer Fynsk d ’avoir


attiré mon attention sur ce motif. Le « héros » apparaît très peu de temps,
il faut le souligner, avant que le nom de Nietzsche soit invoqué, pour la
troisième fois seulement, dans Sein und Zeit (§ 76).
3 4 . Cor., p . 190-191. ,

202
un « modèle » ou un « exemple » au sens où Nietzsche en
reprenait le concept à la tradition de la païdéia agonistique
(voyez, entre autres, l’Intempestive sur l’histoire). C’est, j ’y
reviendrai sous peu, un pur et simple « moyen d ’identifica­
tion ». Et l’on aura en tout cas reconnu au passage le décisio-
nisme et le volontarisme obligatoirement requis par toute
théorie de Yimitatio et de la rivalité (de Yâgon), c’est-à-dire
par toute mimétologie.
Mais si dans l’immédiat il me semble pertinent de faire de
Nietzsche le « héros » de l’aventure politique de Heidegger,
ce n ’est pas uniquement parce que c’est le seul philosophe,
avec Platon, dont le nom apparaisse dans le « Discours de
rectorat »” . C’est en réalité parce que son nom est invoqué
en un lieu décisif, et pour désigner — c’est-à-dire en l’occur­
rence pour mettre sous le signe de la mort de Dieu — la rup­
ture et la mutation fondamentales intervenues dans l’his­
toire occidentale :

E t m ê m e si n o t r e Dasein l e p l u s p r o p r e s e t r o u v e s o u m i s à une
g ra n d e m u ta tio n {Wandlung), s ’il e s t v r a i , c e m o t d u d e r n i e r p h i­
lo s o p h e a lle m a n d q u i a it c h e r c h é le D i e u a v e c p a s s io n , F rie d ric h
N i e t z s c h e : « D i e u e s t m o r t », si n o u s d e v o n s p r e n d r e a u s é r ie u x
cet abandon de l ’h o m m e d ’a u j o u r d ’ h u i a u m ilie u de l ’é t a n t ,
a l o r s q u ’e n e s t - i l d e l a s c i e n c e ?
A lo rs l ’e n d u r a n c e a d m ir a tiv e in itia le des G recs à l ’é g a r d de
l ’é t a n t s e c h a n g e e n u n ê t r e - e x p o s é , e n t i è r e m e n t à d é c o u v e r t , a u
c a c h é e t à l ’ i n c e r t a i n , c ’e s t - à - d i r e à ce q u i e s t d ig n e d e q u e s tio n .
A l o r s q u e s t i o n n e r n ’e s t p l u s s e u l e m e n t le p r é a l a b l e i n é v i t a b l e à
u n e r é p o n s e e n t a n t q u e s a v o i r , m a i s q u e s t i o n n e r , c e l a d e v i e n t la
p l u s h a u t e f i g u r e d u s a v o i r . A l o r s q u e s t i o n n e r d é p l o i e s a f o r c e la
p l u s p r o p r e , c e l l e d ’o u v r i r l 'e s s e n t i e l d e t o u t e c h o s e . A l o r s q u e s ­
t i o n n e r c o n t r a i n t à la p lu s e x tr ê m e s im p lif ic a tio n d u reg ard su r
l ’i n c o n t o u r n a b l e .
C e t t e f a ç o n d e q u e s t i o n n e r f a it v o le r e n é c la t la m is e e n b o i t e d e s
s c i e n c e s d a n s le s d i s c i p l i n e s s é p a r é e s , e t c . , e t c .

Nietzsche est donc le « héros » de cet héroïsme (tragique)

35. Les deux autres noms propres sont celui d ’un tragique (Eschyle) et
d ’un stratège (Clausewitz).

203
philosophico-politique qui ramène le savoir — en deçà du
thaumazein grec — à sa racine nue, qui substitue le pur
questionner à la vaine prolifération des réponses ; qui des­
tine surtout l’Allemagne (et son Université), depuis
l’épreuve accomplie de la déréliction moderne, à ouvrir,
endurer et garder la question comme telle, c’est-à-dire la
question de l’être.
Cela, bien entendu, n ’est pas sans conséquence. Et
d ’autant moins que ce n ’est pas au seul titre de « prophète
de la mort de Dieu » que Nietzsche est invoqué ici, mais que
c’est très profondément la métaphysique elle-même de
Nietzsche — bien q u ’en elle, à vrai dire, ce qui procède
avant tout d ’une certaine interprétation de Kant — qui sur­
détermine tout le propos philosophico-politique de Heideg­
ger. La citation du nom, le choix d ’un tel « héros », s’ils ne
sont pas la marque d ’une allégeance démagogique, sont au
moins le signe d ’une reconnaissance (philosophique)
avouée.
Il faudrait mener ici de longues analyses. Je me bornerai
— admettons, par sagesse — à prendre quelques repères.
Un, d ’ailleurs, principalement — en raison du rôle capital
q u ’il joue dans l’économie du « Discours ». Je veux parler ici
de la réinterprétation « énergétique » du concept de monde
ou, parce que cela revient au même, de schème. Le monde,
en tout cas dans Sein u n d Zeit et les textes immédiatement
postérieurs, il me paraît en effet difficile de ne pas apercevoir
q u ’au-delà de la référence husserlienne et strictement phé­
noménologique, il est avant tout pensé comme le produit de
l’imagination transcendentale, elle-même interprétée, con­
formément aux analyses menées dans le Kantbuch, comme
« faculté ontologique ». C’est pour cette raison, essentielle­
ment, q u ’il est traité en termes d ’esquisse (Entwurf) et
d ’image (Bild), voire de « prototype » ( Vorhild), et que le
Dasew lui-même, qui « produit devant soi » le monde, est
défini comme « formateur de monde » ( Welthildend). Par
exemple — je me réfère encore, par commodité, à Vnm
Wesen des Grundes :

204
Que le Dasein transcende, cela veut dire : dans l’essence de son
être, le Dasein est formateur de monde, et formateur en plusieurs
sens : il laisse advenir un monde : il se donne avec le monde une
vue (Anblick), une image (Bild) originelles qui, pour ne pas être
saisies en propre [pas plus que ne peut l’être ie schème, du reste],
n’en fonctionnent pas moins comme un prototype ( Vor-bild, une
pré-image) pour tout étant manifesté auquel, chaque fois, appar­
tient lui-même le Dasein'A.

C’est le lexique de YEinbildungskraft ou, comme dira


Nietzsche de préférence, de la bildende Kraft, infléchissant
par là l’imagination kantienne vers la plastique et la forma­
tion — c’est-à-dire, en un certain sens, vers la volonté de
puissance.
Or un infléchissement de même nature entraîne à l’évi­
dence le texte heideggerien. Déjà Vom Wesen des Grandes
réinterprète en termes de « fondation » (Gründen, Stif-
ten, etc.) ce q u ’on vient d ’entendre se dire en termes
d ’« image » et de « formation ». Mais le « Discours de recto­
rat » franchit un pas de plus — en direction de Nietzsche.
Soit en réinterprétant à leur tour formation et fondation en
termes de « création » (Schaffen) et, surtout, en rapportant
cette création à l’ft'éeYeia des Grecs.
Cela survient encore dans le passage — qui est décidé­
ment le passage capital du « Discours » — consacré à la théô-
ria, au savoir dans sa détermination philosophico-politique
grecque. La théorie, disait Heidegger, « n ’advient pas en vue
d ’elle-même, mais uniquement dans la passion de demeurer
auprès de l’étant comme tel et sous sa contrainte ». J ’avais
interrompu là ma lecture et passé ceci sous silence :

Mais d’autre part les Grecs ont précisément combattu pour saisir
et accomplir ce questionnement contemplatif comme la modalité,
et même comme la plus haute modalité de L’evéQ-ytia, de
« l’être-à-l’œuvre » (das Am-Werk-sein).

Il ne faut pas se précipiter à croire, ici, que Aristote, subi-

36. Q.l, p. 133.

205
temcnt, vient prendre le relais de Nietzsche : Aristote est
bien entendu impliqué — comme toujours, et fondamenta­
lement, chez Heidegger — mais il est « traduit », et traduit,
on va le vérifier très vite, en termes nietzschéens. A l’inverse,
toutefois, il ne faut pas non plus se précipiter à croire, selon
la version la plus répandue de Nietzsche, que c’est l’art, ici,
que désigne « l’être-à-l’œuvre » : l’art est sans doute, à son
tour, impliqué, mais il n ’est justement pas désigné — et il
faudra encore un certain temps pour q u ’il le soit, non sans
difficulté d ’ailleurs. 11 faudra même très précisément que
l’aventure politique ait pris fin. En réalité, ce que désigne ici
leveg-yeia, c’est le savoir lui-même. C’est-à-dire, en grec
toujours, et selon la lecture du grec qui est celle de Heideg­
ger : la réxvr) :

Sur ce point encore le « Discours » est parfaitement net :

N o u s v o u l o n s ic i r e g a g n e r d e u x p r o p r i é t é s é m i n e n t e s d e l ’e s s e n c e
g r e c q u e o r i g in e ll e d e la s c ie n c e , e t le s r e g a g n e r e n f a v e u r d e n o t r e
Dasein.
Il c o u r a it c h e z le s G r e c s u n e v ie ille h is to ir e , q u i r a c o n ta it q u e P ro -
m é t h é e a u r a i t é t é le p r e m i e r p h i l o s o p h e . E s c h y le f a i t p r o n o n c e r à
c e P r o m é t h é e u n e p a r o l e q u i e x p r i m e l ’e s s e n c e d u s a v o i r :

réxvi) à’avâ'Yxri'i a d d e v e o rtp a fia x p û

(v . 5 1 4 )
« M a is l e s a v o i r a b e a u c o u p m o i n s d e f o r c e q u e l a n é c e s s i t é » C e la
v e u t d i r e : t o u t s a v o ir s u r le s c h o s e s r e s te d ’a b o r d liv r é à - la s u r ­
p u i s s a n c e ( Uebermacht) d u d e s t i n e t é c h o u e d e v a n t e l l e .
C ’e s t j u s t e m e n t p o u r q u o i il f a u t q u e l e s a v o i r d é p l o i e s o n d é f i le
p l u s h a u t , a u q u e l s e u l t o u t e la p u is s a n c e (Macht) d e l ’ê t r e - c a c h é
d e l ’é t a n t s e d é v o i l e , p o u r q u ’e f f e c t i v e m e n t ( wirklich) il é c h o u e .
A i n s i j u s t e m e n t s ’o u v r e l ’é t a n t d a n s s o n a b y s s a l e (unergriindbar )
i m m u a b i l i t é , e t a i n s i f o u r n i t - i l a u s a v o i r s a v é r i t é . C e m o t s u r le
m anque de f o r c e ( Unkraft) c r é a t e u r d u s a v o ir e s t u n m ot des
G re c s , c h e z le s q u e ls o n a im e r a it tr o u v e r, p a r tr o p a r b itr a ir e m e n t,
l e p r o t o t y p e d ’u n s a v o i r r e p o s a n t u n i q u e m e n t s u r s o i - m ê m e , q u e
l ’o n n o u s e x p l i q u e ê t r e l ’a t t i t u d e « t h é o r i q u e ».

206
Suit alors le passage sur la déwQiot (et donc l’evég-yeia)
que nous connaissons déjà.
Techne veut donc dire « savoir » ; ou plutôt, n ’inversons
pas l’ordre des choses, savoir veut dire techne. Le philoso­
pher comme tel, le défi pour accéder à « l’être-voilé de
l’étant » est dans son échec même (par où néanmoins se pro­
duit la manifestation de l’étant), « technique ». Ou, cela
revient au même : la théorie est énergie, être-à-1’œuvre et
effectuation, wirken et Verwirklichung. La métaphysique,
autrement dit, est l’essence de la technique entendue
comme l’énergie ou la création, qui est le « combat » contre
la puissance de l’être (et la sur-puissance du destin) en vue
de rendre possible le rapport à l’étant en général et d ’ouvrir
les possibilités de l’existence du Dasein historial. L’être-
dans-le-monde en ce sens (la transcendance finie), c’est la
technique. Par là se comprend mieux peut-être l’équivoque
Geschick auquel Sein u n d Zeit référé l’être en commu­
nauté ; de même que se comprend assurément mieux la
célèbre phrase de l’Introduction à la métaphysique, qui
résume au fond assez bien le « message » du « Discours » sur
« la vérité et la grandeur interne » du nazisme, « c’est-à-dire
(...) la rencontre entre la technique déterminée planétaire-
ment et l’homme moderne »' .
Mais c’est là une détermination proprement nietzs­
chéenne de la « technique » (de la « métaphysique »). C’est
une détermination nietzschéenne parce q u ’elle ne suppose
pas seulement que le savoir soit pensé en relation au vouloir
— ce Willen que, par exemple, Vom Wesen des Grundes
tirait de YUmwillen, de « l’en-vue-de » constitutif de la
transcendance, qui est à la fois « en vue » du monde et « en
vue » de la Selbstheit, du soi ou de la subjectivité de ce que
la philosophie moderne pense comme le sujet. Mais c’est
une détermination nietzschéenne parce que l’être lui-même
est pensé comme puissance, et que l’articulation de la
volonté et de la puissance (c’est la puissance de l’être qui37

37. IM, p. 166. « Technè » est encore défini comme savoir.

207
veut la volonté de savoir impuissante et créatrice du Dasein)
est la finitude elle-même : la transcendance finie du Dasein
comme la finitude de l’être, dont la puissance est soumise à
la surpuissance du destin.
Pour cette raison, la doctrine de l’hégémonie, c’est-à-dire
la doctrine de la « mission spirituelle », reconduit elle aussi
profondément à Nietzsche. Ainsi par exemple :

L a tr o is iè m e o b lig a tio n d e la c o m m u n a u t é é t u d i a n t e e s t c e lle q u i


la lie à la m is s io n s p iritu e lle du p e u p le a lle m a n d . Ce p e u p le
o e u v r e ( wirkt) à s o n d e s t i n d a n s l a m e s u r e o ù il i n s t a l l e s o n h i s t o i r e
d a n s la m a n i f e s t a t i o n d e la s u r - p u i s s a n c e d e t o u t e s le s p u is s a n c e s
f o rm a tric e s d u m onde du Dasein h u m a in , e t o ù il n e c e s s e d e
re g a g n e r a u c o m b a t so n m o n d e s p iritu e l.

Pour cette raison encore — mais d ’où sommes-nous capa­


bles de le déchiffrer, si ce n ’est depuis le long débat avec
Nietzsche (mais aussi, avec Jünger3839, qui s’entame pratique­
ment avec le « retrait » de 34-35 — c’est tout le lexique de ce
que j’ai cm pouvoir nommer ailleurs l’onto-typologie^qui
vient scander régulièrement le « Discours » : Pràgung ou
Gepràge, la frappe, l’empreinte ou le type ; Gestalt, la
figure ou la stature 40. Motif, on le sait, que Heidegger finira
par mettre en compte de la métaphysique « plastique » de
Nietzsche (de la « philosophie à coup de marteau »), c’est-à-
dire d ’une interprétation déterminée du schématisme, elle-
même renvoyée à la conception —- aussi vieille que le plato­

38. Cf. « Contribution à la question de l’être » in Q.I.


39. « Typographie » in M imèsis des articulations, Aubier-
Flammarion, 1975.
40. Par exemple : « La faculté n ’est une faculté que si elle se déploie
en un pouvoir de législation spirituelle enracinée dans l’essence de la
science, afin de donner aux puissances de l’existence qui l’assiègent la
figure (Gestalt) de l’unique monde spirituel. » Ou bien encore : « (...)
l’Université allemande ne parviendra à sa figure (Gestalt) et à sa puis­
sance que si les trois services (...) se rassemblent originellement pour
devenir une seule force prégnante (zu einerpragenden Kraft). » Partout,
de manière attendue, le lexique de l'onto-typologie est associé à celui de
la volonté de puissance.

208
nisme — de « l’essence Actionnante (dichtende Wesen) de
la raison ». On analyserait du reste comme il convient ce
motif, on s’apercevrait très vite de la légèreté avec laquelle
on rabat d ’ordinaire sans plus de précaution le Heidegger de
33 sur Jünger : car la Gestaltung, dans le « Discours », la
donation fîgurale du sens, ce n ’est pas un instant le travail,
mais c’est le savoir — et le savoir comme techne. Aussi bien
la Gestalt n ’est-elle pas le Travailleur mais le Philosophe :
Nietzsche, qui est le double moderne de Platon. Et dont le
« héros », en définitive, se nomme Prométhée.

J ’arrête là : je voudrais, provisoirement, conclure.


Et non pour dire simplement — c’est une version, je crois,
qui circule beaucoup — que l’engagement politique de 33
est dû à l’insuffisante radicalité de la question de l’être telle
q u ’elle « commence » à s’articuler dans Sein u n dZ eit. Non
pour dire simplement, si l’on préfère, que la tentation « fas­
ciste », chez Heidegger, est imputable à son départ pris dans
la volonté de (re)fondation ou de restauration de la
métaphysique, et se révèle en conséquence parfaitement
conforme à son hostilité déclarée à l’endroit du néo­
kantisme, de l’épistémologie (de toutes les formes q u ’on
voudra bien imaginer de Fachphilosophie), mais avant tout
à l’endroit de la « philosophie de la culture » et des tentati­
ves de « réalisation » anthropologique de la métaphysique.
L’engagement politique de Heidegger est indéniablement
« métaphysique », au sens le plus strict et le plus puissant du
terme ; il répète ou il entend répéter le geste initial (et sans
doute passé inaperçu) de Nietzsche, c’est-à-dire, compte
tenu d ’une fracture historiale irrémédiable, le geste fonda­
teur — pour tout l’Occident — de Platon"1. Et sous ce rap-

41. Auquel le « Discours de rectorat » laisse le dernier mot, moyen­


nant une « traduction » dont la surdétermination idéologico-politique est
trop évidente :
Mais la noblesse et la grandeur de cette irruption, nous ne la com-

209
port il a sans doute été l’un des derniers grands gestes
philosophico-politiques possibles.
Cette version est probablement « juste ». Elle n ’est pas
pour autant suffisante. Et d ’abord parce que son autre ver­
sant me paraît à bien des titres de plus en plus suspect. Son
autre versant : soit la version symétrique, du reste largement
accréditée par Heidegger lui-même, selon laquelle, guérie
par la leçon du rectorat (ou éclairée par l’épreuve du politi­
que), la pensée de l’être aurait réussi à franchir le pas qui
sépare, incommensurablement, la question du sens de l’être
de la question de l’essence de l’être, ou l’entreprise de res­
tauration de la métaphysique de l’essai de « dépassement »
de la métaphysique.
Ce corollaire obligé de la version précédente, ce n ’est pas,
là encore, q u ’on puisse le dire simplement faux. Il corres­
pond au contraire, de façon tout à fait incontestable, à la
manière dont Heidegger a conduit depuis 34 son propre iti­
néraire — ou au « chemin de pensée » qui, depuis 34, s’est
difficilement ouvert à lui. Et l’on peut difficilement oublier
que le premier « résultat » de l’épisode de 33, c’est l ’effon­
drement pur et simple de l’ontologie fondamentale. Mais
outre que trop de choses subsistent ou se maintiennent du
premier parcours apres la trop fameuse Kehre et résistent par
conséquent à l’auto-déconstruction de la philosophie hei-
deggerienne (ou plutôt à la déconstruction toujours justifica­
trice, et par là même ambiguë, de Sein u n d Z eit), il y a, c’est
du moins l’hypothèse, au point où j’en suis, que je me vois
contraint de former, un redoutable ininterrogé — ou en tout
cas un redoutable informulé — qui ne cesse, de Sein und
Zeit aux derniers textes, de hanter la pensée heideggerienne.

p r e n o n s p l e i n e m e n t q u e si n o u s p o r t o n s e n n o u s c e t t e p r o f o n d e e t
v a s te c ir c o n s p e c tio n s e r e i n e , d o n t l ’a n t i q u e s a g e s s e g r e c q u e a t i r é
ce m o t :
rô : . . . iieyaka rctvTot iico<pa\ij...
« T o u t c e q u i e s t g r a n d a s a t e n u e d a n s la t e m p ê t e (Sturrn) » (P la ­
t o n , République, 4 9 7 d 9 ).

210
Or cet informulé, toujours au point où j’en suis, ne me sem­
ble pas sans rapport avec la question du politique.
Je veux parler ici de refus constant chez Heidegger, il me
semble, de prendre au sérieux le concept de mimèsis. Je dis
« refus », du concept comme du mot (ou ce qui revient au
même, j’ai essayé de le montrer, acceptation pure et simple
de sa dépréciation platonicienne ' parce que d ’autre part il
me paraît de plus en plus difficile de ne pas voir à l’œuvre,
dans la pensée de Heidegger, une mimétologie
fondamentale.
Q u’est-ce en effet, pour ne pas quitter le terrain où je me
suis cantonné, — q u ’est-ce en effet que le monde, si ce
n ’est le produit de ce q u ’il faut bien se résoudre à nommer
une « mimèsis originaire » ? Q u’est-ce que le monde sinon
un mimème originaire ? Il n ’y aurait pas de « réel », dit
encore Vom Wesen des Grandes, il n ’y aurait pas de
« nature » au sens reçu — mais aussi bien, c’est dit partout :
la physis elle-même ne pourrait éclore dans (et de) son retrait
insondable, il n ’y aurait pas la « terre » de Y Origine de
l'œuvre d'art ni les « forces de terre et de sang » du « Dis­
cours » —, s’il n ’y avait, projetée depuis l’imprésentable
« milieu de l’étant » (depuis l’accord, la Gestimmtheit ini­
tiale et sans distance du Dasein à l’étant qui le domine, le
traverse et l’imprègne) une « image », elle-même d ’ailleurs
insaisissable (imprésentable), d ’une possible présentation de
l’étant. S’il n ’y avait pas autrement dit, une « schématisa­
tion » ou, c’est la même chose, une techne 41. La structure de
la transcendance est la structure même de la mimèsis, du
rapport entre physis et techne, repris, et réinterprété d ’Aris­
tote et de Kant.

Or cela ne serait d ’aucune conséquence « politiquement


parlant », encore q u ’on puisse en douter, si sur sa fin Sein423

42. Cf. « typographie », op. cit.


43. Cf. Jean Beaufret, ipvais et Ttxvi), in Aletheia, nos 1-2, janvier
1964.

211
u nd Zeit ne débouchait pas sur une thématisation de la tra­
dition comme répétition, c’est-à-dire comme imitatio —
motif, on l’a vu, du « héros », qui est probablement indisso­
ciable de ce que XIntroduction à la métaphysique définira
comme la pensée authentique de l’histoire : la mytholo­
gie^. Ou si, dans le même mouvement, le « Discours de rec­
torat » ne se partageait entre (au moins) trois grandes scènes
agonistiques de facture, là encore, proprem ent
nietzschéenne.
La scène de « l’hégémonie », bien entendu.
Mais aussi celle, universitaire ou pédagogique, du rapport
maître-élève. Ainsi par exemple :

L a v o l o n t é e s s e n t i e l l e d u c o r p s e n s e i g n a n t d o i t s ’é v e i l l e r e t s e r e n ­
f o r c e r d a n s l a v i s é e d e l a s i m p l i c i t é e t d e l ’a m p l e u r d u s a v o i r c o n ­
c e r n a n t l ’e s s e n c e d e l a s c i e n c e . L a v o l o n t é e s s e n t i e l l e d u c o r p s d e s
é t u d i a n t s d o i t s e c o n t r a i n d r e à a t t e i n d r e l a p l u s h a u t e c l a r t é e t la
p lu s h a u te e x ig e n c e d u sa v o ir ( . . . ) C es d eu x v o lo n té s d o iv e n t
s ’o p p o s e r d a n s l e c o m b a t .

Ou encore, un peu plus loin, cette paraphrase (à usage


universitaire) du pole'mos « père de toutes choses » :

L e c o m b a t s e u l t i e n t l ’o p p o s i t i o n o u v e r t e , l u i s e u l i m p l a n t e d a n s
la c o r p o r a tio n d e s e n s e ig n a n ts e t d e s é lè v e s c e t t e d is p o s itio n f o n ­
d a m e n ta le , à p a rtir de la q u e lle l ’a u t o - a f f i r m a t i o n a u to -
d é f i n i s s a n t e r e n d p o s s i b l e l ’a u t o - m é d i t a t i o n r é s o l u e e n v u e d ’u n e
a u to n o m ie a u th e n tiq u e .

Et enfin la scène, majeure, de l’agonostique historique ou


historiale, de la nécessaire répétition et de la nécessaire radi­
calisation du « commencement grec ».
La science, vous vous en souvenez, ne pouvait « trouver sa
véritable consistance » q u ’à la condition que l’Université
allemande se plaçât à nouveau « sous la puissance du com­
mencement » de l’existence spirituelle-historiale de l’Alle­
magne : « L’irruption de la philosophie grecque. » A quoi4
44. IM, p . 162. 4

212
Heidegger ajoutait peu après ceci, qui n ’exige guère de
commentaire :

Mais ce commencement ne vous renvoit-il pas deux millénaires et


demi en arrière ? Est-ce que le progrès de l’activité humaine n’a
pas aussi changé la science ? Certes ! (...) Mais cela n’implique
pas que le commencement lui-même ait été de quelque façon sur­
monté, ou même réduit à rien. Car posé que la science originelle
grecque est quelque chose de grand, alors le commencement de ce
« grand » demeure ce qu’il y a de plus grand. (...) Le commence­
ment est encore. Il ne se trouve pas derrière nous, comme ce qui a
eu lieu depuis longtemps, mais il se tient devant nous. Le com­
mencement est, en tant que ce qui est le plus grand, d’avance
passé par-dessus tout ce qui arrive, et par conséquent par-dessus
nous-mêmes. Le commencement est allé tomber dans notre futur,
c’est là qu’il se tient comme ce qui, de façon éloignée, dispose de
nous et nous permet de répéter sa grandeur.

Je ne rappelle pas ce texte pour la pensée du temps, ni


même exclusivement pour la pensée de l’histoire qu’il
recèle. Mais pour sa teneur politique. Parce que, comme
toute thèse sur l’histoire, et c’est une thèse sur l’histoire, il
est une prise de position politique. Il formule même très
précisément, me semble-t-il, et dans les termes qui ont tou­
jours été ceux de la pensée historico-politique allemande
depuis Lessing et Winckelmann, la matrice de la réponse qui
est proprement la réponse heideggerienne au problème poli­
tique allemand par excellence : le problème de l’identifica­
tion nationale. Lequel, comme tout problème d ’identifica­
tion, est un problème d ’imitation — et, indissociablement,
de refus de l’imitation. La théorie du commencement,
autrement dit, est la « solution » heideggerienne (c’est-à-
dire, jusqu’à un certain point, encore nietzschéenne) à
l’immense double bind historique dans l’étau duquel se
débat l’Allemagne depuis la fin de la Renaissance et le
déclin de l’impérialisme néo-classique français, qui est peut-
être le déclin de la domination latine (sur lequel le néo­
classicisme révolutionnaire et post-révolutionnaire a été au

213
fond impuissant à regagner)45. Cette solution, dans son prin­
cipe tout au moins, et à la radicalité près, est, comme chez
Nietzsche, paradoxalement de type winckelmannien : « Il
nous faut imiter les Anciens... [sous-entendu : mieux que
ne l’ont fait les autres] pour nous rendre nous-mêmes
inimitables. » C’est-à-dire que ce n ’est ni la solution
schillerienne-hégélienne (la solution dialectique, YAufhe-
bung du moment grec, ici repoussée sous le nom à'Ueber-
windung), ni (ou tout au moins pas encore) la solution, si
c’en est une, hôlderlinienne ; ni même, malgré tout, la
solution « linguistique » du Fichte des Discours à la nation
allemande. La Wiederholung représente un autre modèle, la
détermination d ’un autre moyen d ’identification et un
autre rapport d ’imitation, qui est en réalité infiniment plus
puissant que tous les autres parce que c’est le modèle d ’une
identification à (ou d ’une imitation de) ce qui a eu lieu sans
avoir eu lieu, d ’un passé non passé et encore à venir, d ’un
commencement si grand q u ’il domine tout futur et qu’il
reste encore à effectuer. Bref, d ’une irruption q u ’il s’agit,
dans la plus extrême violence du combat (K a m p f ou polé-
mos), d ’arracher à son oubli ou à sa réserve plus que millé­
naire. Peut-être serait-il juste de nommer cette solution
« polémique ». Elle dessine en tous cas les contours accusés
et sombres d ’une tâche dont Heidegger crut sans conteste,
un temps, q u ’il incombait au peuple allemand (le sien,
puisqu’il voulait qu’il y en eu un) de l’accomplir.
Une mimétologie inavouée surdéterminait politiquement
la pensée de Heidegger. C’est à voir. Cela nous laisse,
aujourd’hui en tout cas, une question : pourquoi après tout
le problème de l’identification ne serait-il pas, en général, le
problème lui-même du politique ?46
4 5 . J e m e p e rm e ts d e re n v o y e r à « H o l d e r l i n e t le s G r e c s » ( Poétique ,
4 0 , n o v e m b r e 1<>79) e t « Le m y t h e n a z i », e n c o l l a b o r a t i o n a v e c J - L N a n c y
( C o l l o q u e d t S c h i l t i g h e i m , 1 9 8 0 ).
4 6 . Je pose cette question sur le fond du travail mené en collaboration
avec J-L Nancy sur Freud : « La panique politique » ( Confrontations, 2,
1979) et « Le peuple juif ne rêve pas » (La psychanalyse est-elle unes his­
toire juive ?, Seuil, 1981).

21 4
TABLE DES MATIÈRES
I
A v e r t is s e m ent ......................................................................................... 9

OUVERTURE, par Pbilipe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc


Nancy............................................................................ 11
De la critique de l’historicisme à la question du droit,
par Luc Ferry ............................................................... 29
La juridiction du monarque hégélien, par Jean-Luc
Nancy............................................................................ 51
Introduction à une étude du politique selon Kant, par
Jean-François Lyotard.................................................. 91
Marx, le joker ou le tiers inclus, par Étienne Balibar. . . 135
La transcendance finit dans la politique, par Philippe
Lacoue-Labarthe ......................................................... 171

Vous aimerez peut-être aussi