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Contribution : Quatrième mandat

L’esprit du douar

Par Nour-Eddine Boukrouh


noureddineboukrouh@yahoo.fr
«Et nous prendrons sur nous d’expliquer le mystère des choses, comme si nous étions des espions de
Dieu.»
(Shakespeare : Le roi Lear)
Au lendemain du 17 avril 2014, lorsque les résultats de l’élection présidentielle seront connus, s’ouvrira une
nouvelle ère pour l’Algérie qui sera soit celle d’un pays qui cherchera comment se reconstruire après le viol de sa
conscience soit celle d’une nation qui aura à subir les conséquences de sa résignation à ce viol.
Les générations actuelles ne savent que peu de choses des circonstances dans lesquelles Ben Bella,
Boumediène et Chadli ont pris le pouvoir, sinon qu’ils sont venus dans le sillage chargé de mystères et de
falsifications de la comète à laquelle les astronomes ont donné le nom de code de «Révolution du 1er Novembre
1954». Tout le monde se souvient par contre de celles dans lesquelles est arrivé il y a quinze ans Bouteflika et
assiste en pleine lumière de l’histoire aux manœuvres par lesquelles il veut rester au pouvoir «Jusqu’à ce que
Dieu hérite de la Terre et de ceux qui l’habitent». (Coran).
Les dix millions d’Algériens que comptait le pays à l’indépendance étaient tout à leur joie de recouvrer la
souveraineté, la dignité, la liberté et la vie de tous les jours sans le colon, le garde champêtre et le gaïd qui leur
faisaient «suer le burnous». Ils sortaient meurtris de la guerre et dans leur immense majorité analphabètes.
N’importe quel aventurier issu de leurs rangs ou rentré d’un pays voisin où il était à l’abri qui aurait pris le pouvoir
dans ce contexte aurait été accueilli comme l’ange Gabriel. C’était le lot des pays fraîchement indépendants : la
démocratie était regardée par eux comme un privilège des pays évolués, et les régimes totalitaires comme un
passage obligé pour les pays qui cherchaient le développement mais allaient trouver la régression.
Ce peuple n’existe plus en apparence, il a été formellement remplacé par des dizaines de millions d’Algériens
dont les plus jeunes boucleront dans moins de trois mois leurs cinquante-deux ans et dont la majorité a reçu
une..., enfin, une instruction. Rien de plus normal, le temps et la nature ayant accompli leur œuvre ici comme
ailleurs. L’anomalie, c’est que parmi ceux qui aspiraient au pouvoir en 1960, il en est qui sont encore là, plus
chevillés au pouvoir que jamais.
Quand eux ou leurs serviteurs s’adressent aux Algériens pour qu’ils leur accordent une énième «prolongation»,
ils parlent en fait à l’ancien peuple des douars, un peuple docile et crédule qui a cru jadis aux marabouts, au gaïd
et au bachagha, qui a cru en 1991 à une œillade de Dieu au-dessus du stade du 5-Juillet, qui croit aujourd’hui à
la «baraka» de Bouteflika et croira longtemps encore à la «chèvre qui vole». C’est ce peuple dont ils veulent
prolonger les jours parce qu’ils ont besoin de ses résidus et de son ignorance pour contrer les Algériens du
XXIe siècle qui refusent le 4e mandat. Qui le refusent parce que leur projet consiste à changer l’esprit du douar en
vision du monde nationale et moderne, et à bâtir sur l’assiette des douars des villes modernes.
Nous nous trompons quand nous prenons des phénomènes culturels pour des phénomènes politiques. Ceux qui
ont dirigé ce pays et ceux qui ont disposé du peuple à son insu connaissent ces traits psychologiques et cette
tournure d’esprit mieux que moi. Ils ne les connaissent pas par l’étude académique, en s’aidant des observations
de Louis Massignon, Germaine Tillon ou des sciences coloniales mais instinctivement, à partir de leur propre
idiosyncrasie puisqu’ils en émanent. Ils l’ont vu, entendu et pratiqué tout au long des années qu’ils ont passées -
au temps de la France ou après l’indépendance - à tel poste d’observation, de responsabilité ou dans telle région
du pays. Aussi, voteront-ils à sa place, mettront-ils au pouvoir ceux qui font leur affaire et lui infligeront-ils les
pires abus en étant convaincus que ce n’est jamais assez pour lui. Surtout depuis 1990 et 1991 quand, de leur
point de vue, ils lui ont «donné» la chance d’entrer en démocratie et qu’il ne l’a pas saisie. Il n’en a fait qu’à sa
tête, lui reprochent-ils, plongeant le pays dans la «tragédie nationale» que des deux côtés, on met depuis la
«réconciliation nationale» sur le compte du seul diable («jabha chitan !»).Tels sont les fondements
psychologiques, les référents historiques et les arguments sécuritaires du 4e mandat.
Bouteflika connaît de longue date ce peuple qui était en voie de disparition, mais qu’il a tout fait pour sauver de
l’extinction. Il lui est arrivé de l’appeler «Ba !» dans un faux élan d’affection, expression tout droit remontée du
temps où l’Emir Khaled et les premiers militants nationalistes parcouraient les Hauts-Plateaux et la steppe (dans
les années 1910 et 1920) pour tirer leurs compatriotes de la léthargie et les libérer du «code de l’indigénat». Ils
allaient de douar en douar et de souk en souk, bravant poussière et méfiance, pour aiguillonner les foules et les
réveiller à l’idée nationale au milieu des essaims de mouches, des caquètements des poules, des hennissements
des chevaux et du brouhaha des hommes attroupés autour de carcasses de chèvres ou de ballots de laine offerts
à la vente. C’est à ce peuple que Boutef a adressé la lettre dans laquelle il lui en veut presque de l’obliger à rester
à leur tête alors qu’il leur a avoué et montré à la télévision qu’il n’en avait plus les moyens physiques et
intellectuels. Et l’esprit du douar lui a répondu : «Nous te voulons même mort, même sur une planche mortuaire,
même à quatre pattes comme le nourrisson se préparant à marcher.» De sorte qu’après le 17 avril, personne ne
pourra ouvrir la bouche pour émettre un regret, un reproche ou une plainte devant ce que fera ou ne fera pas le
président à vie.
Les générations de l’indépendance qui ont vécu dans les grandes villes ne connaissent pas le douar sous ses
anciens aspects tels que les montrent des films comme Chronique des années de braise de Lakhdar Hamina, ou
les décrivent des livres comme Les conditions de la renaissance de Malek Bennabi. Mais ils côtoient tous les
jours l’esprit du douar, du bled, le sentent, l’entendent et y vivent même sans en avoir conscience, le prenant pour
la «culture» et les marques de la «personnalité algérienne».
Cet esprit véhicule des idées, des réflexes et des comportements réfractaires à la notion de société, il est opposé
de toutes ses forces à l’idée nationale, il est le milieu mental et sociologique où naissent les djouha, les
charlatans et les démagogues. C’est le tribalisme et la «aârouchiya», porte par laquelle sont entrés au cours des
deux derniers millénaires les colonialismes romain, ottoman puis français qui ont vite décelé chez nous cette tare
et lui ont appliqué la maxime «diviser pour régner» pour l’incruster davantage dans nos gènes. Après 1962, il a
été la porte par laquelle est entré le populisme socialiste avec ses mirages terrestres et, à sa suite, le populisme
islamiste avec ses promesses de miracles célestes.
Aujourd’hui, c’est du côté du pouvoir, l’homme providentiel, le népotisme, le clientélisme, le régionalisme et la
corruption. Du côté de l’opposition, c’est le paysage politique atomisé, l’affaiblissement réciproque des partis et
des leaders, l’incapacité de se fédérer autour d’une cause et le virus du zaïmisme (leadership). Du côté de la
société, c’est l’indifférence à la chose politique, l’assistanat et le corporatisme. On ne milite pas pour changer les
choses, on leur tourne le dos et leur oppose léthargie et fatalisme. C’est sur cet esprit que tablent les partisans du
4e mandat quand ils lancent avec malice que «l’Algérie profonde» est avec eux. Après nous avoir révélé que leur
candidat était marié avec l’Algérie (pourquoi le remarier alors ?) Sellal vient de déclarer qu’il mériterait d’être
proclamé «bey des beys» et même sacré «roi» parce qu’il est tombé malade à cause de nous, à force d’avoir
travaillé pour l’Algérie.
Ce n’est pas n’importe quel courtisan qui a tenu ces propos en public, c’est le directeur de campagne du candidat
et Premier ministre en disponibilité. Cette incarnation vivante de l’esprit du douar, ce colonisable de premier
choix, ignore que le «bey des beys» s’appelle «dey» et que les uns comme l’autre étaient nommés par la Sublime
porte. Qui va nommer le dey de la Régence d’Alger en l’absence du calife ottoman ? Quant à être roi, ne peut y
prétendre que celui qui est de descendance et de sang royal. Boutef le serait-il ? Il aurait peut-être été plus
indiqué de dire «empereur» comme pour Bokassa. Mais Sellal est en mission commandée ; il dévoile
prudemment, par étapes, l’arrière-pensée du 4e mandat : si le passage en force réussit, et il réussira comme le
colonialisme, le maraboutisme et le charlatanisme, la prochaine étape sera l’instauration de la «monarchie»
version douar, c’est-à-dire, par la vertu de la seule «moubayaâ». Saïd et Saâdani, Amar et Amara, Bahloul et
Moh la Triche doivent trépigner d’impatience à l’arrivée de ce jour après lequel il n’y aura plus besoin de
campagne électorale, une corvée devenue éprouvante et périlleuse par ces temps où souffle encore la brise
rebelle du républicanisme.
Cinquante ans de République, ce n’est rien devant des siècles d’occupation turque et française pendant lesquels
le douar était dirigé par le gaïd, l’agha ou le bachagha sous les ordres de l’administrateur ou de l’officier français.
Le douar n’a pas disparu, il a grandi jusqu’à envelopper de son esprit le pays presque en entier. A la place de la
République, nous avons le «makhzen», et du gouvernement la «smala». Voici la définition qu’en donne le
dictionnaire : «Ensemble de la maison d’un chef arabe, avec ses tentes, ses serviteurs, ses troupeaux et ses
équipages. Figuré : famille ou suite nombreuse et encombrante “il est venu avec toute sa smala”». Nous
connaissons les classements internationaux qui nous situent en queue de peloton dans les bonnes choses, et en
tête, dans les mauvaises par la faute des politiques appliquées depuis quinze ans malgré des conditions
favorables qui ne se renouvelleront pas. Imaginons deux autres classements en réponse à deux questions :
1- Quel est le peuple qui a le plus longtemps été colonisé dans l’histoire humaine ?
2- Quel est le pays au monde à être dirigé par un président de 77 ans aux trois quarts invalide ? Nous
occuperons, à n’en point douter, le haut du podium, car si Mugabe est presque centenaire, il n’est pas
physiquement dépendant. Nous ne recevrons pas pour ces distinctions la médaille du mérite international mais
celle de l’indignité mondiale. Les derniers de la classe d’aujourd’hui seront à coup sûr les premiers recolonisés de
demain.
C’est ce qui fait notre singularité — au sens «d’exemple sans exemple» — nous qui excellons dans la
victimisation, le rejet de nos responsabilités sur les autres et l’imploration de Dieu pour nous venir en aide face à
une invasion étrangère, un tremblement de terre ou une sécheresse prolongée. A partir de quel classement, de
quelle limite dans la démission, de quelle catastrophe, nous déciderons-nous à crier unanimement : «On ne doit
pas accepter cela !» A partir de quel siècle, de combien de morts, de quelle humiliation lancerons-nous d’une
même voix : «C’en est assez ! On doit remonter la pente !»
Je tourne en orbite autour des tabous de notre histoire depuis une quarantaine d’années, car notre présent n’est
qu’un maillon, une résultante, une suite de notre passé. C’est dans nos vieilles mentalités que se trouve lovée,
comme l’ADN dans les cellules, l’explication de ce qui nous arrive en mal depuis des siècles. Nos idées de
toujours tournent à vide autour de rien, sans orientation vers l’avenir et sont incapables de se condenser dans un
projet national ou un modèle de développement.
Nous nous trompons quand nous croyons que le temps se déploie dans un ordre irréversible : passé, présent,
avenir. C’est la logique, mais pour certains peuples, le passé qu’ils n’ont pas dépassé peut devenir leur avenir.
Cette «singularité» pourra se produire chez nous quand il n’y aura plus de pétrole et de gaz. Nous retournerions
alors au point zéro de notre histoire, à l’esprit et aux structures sociales du douar où il n’y a pas d’Etat central,
mais des pouvoirs régionaux, tribaux et locaux, animés ici par un «aguellid», là par un «cheikh» et ailleurs par
des «tajmaâte». Les «modernistes», quant à eux, n’auront même pas un morceau du territoire où se replier et
ériger leur «république de Weimar» (comme en Allemagne avant la prise du pouvoir par les nazis) car ils sont
partout et nulle part.
Il y avait au départ un malentendu sur le nombre et le genre ainsi qu’une erreur de casting : le candidat favori a
un pied dans la tombe, l’électorat sur lequel il compte, celui qui porte l’esprit du douar, est physiquement mort aux
quatre-cinquièmes, et c’est pourtant cet éternel candidat depuis 1960 qui va être élu avec les 20% des voix du
douar ; lesquels, par la magie de la fraude, se transformeront dans la nuit du 17 avril en score soviétique. C’est
alors que le bug commencera. Ce mot, un anglicisme, veut dire en informatique «un défaut de conception ou de
réalisation d’un programme, se manifestant par des anomalies de fonctionnement». C’est pour dire que ça ne
marchera pas aussi facilement que le supposent les suppôts du 4e mandat.
Les signes avant-coureurs du rejet sont déjà là à travers le combat inégal qui oppose actuellement dans la rue,
sur les sites sociaux, les plateaux de télévision et les colonnes de journaux les Algériens du troisième millénaire
hostiles au 4e mandat pour des raisons morales, et les Algériens du deuxième millénaire qui veulent l’imposer
soit par esprit de douar, pour ceux qui voteront, soit par intérêt pour ceux qui les y poussent comme un troupeau.
Les premiers se servent de leurs voix, de leurs claviers d’ordinateur, de leurs plumes et des écriteaux en papier
21x27 qu’ils brandissent dans leurs «sit-in», tandis que les seconds utilisent les moyens administratifs, financiers,
diplomatiques, médiatiques et folkloriques de la collectivité pour réaliser un crime moral, un viol politique, une
régression historique.
Le 4e mandat sera maléfique. L’élu le passera dans les hôpitaux étrangers, les sceaux de l’Etat sous l’oreiller,
quelques-uns d’entre nous dans les asiles de fous nationaux, beaucoup dans la neurasthénie et le reste à
s’extasier chaque soir après le «mardoud» à l’évocation de la saga de l’esprit du douar à travers les âges sur un
fond de musique de chikha Remiti.
Il ne bénéficiera qu’à la smala, dont la valetaille qui aura le plus sué du burnous pendant la campagne. De ce défi
à la morale politique universelle, au «hya» islamique, à la raison cartésienne, au patriotisme de la partie
consciente des citoyens qui regardent loin, au-delà du pétrole et du gaz de schiste devrait normalement naître
une énorme indignation qui, pour être productive, devrait prendre les formes d’un nouveau front de libération
nationale. Je dis «normalement», car on ne sait jamais, et il n’est pas à exclure que Boutef, ses soutiens dans
l’armée et ses mandataires aient mieux vu que nous, autrement dit, que l’esprit du douar continue de présider à
nos comportements en dépit du renouvellement des générations. Pour Sellal, ça peut passer, mais comment
expliquer qu’un Rachid Nekkaz, qui est né, grandi, étudié, travaillé et fait de la politique en France n’a parlé que
de douar pendant sa campagne ? Comment a-t-il fait pour rapprocher dans sa tête d’homme moderne l’esprit du
douar et l’esprit facebook, et misé sur le premier pour se faire élire président de la République (des douars) ?
De vrais moudjahidine, d’anciens ministres, des officiers supérieurs en retraite, des universitaires, des
intellectuels de tous les horizons et de simples citoyens que le 4e mandat révulse ont pris publiquement position
contre lui, et donc contre l’esprit du douar. Curieusement, quelques-uns ont saisi l’ONU, l’UE et les Etats-Unis,
presque tous en ont appelé à l’armée, mais aucun au peuple algérien, rejoignant ainsi sans s’en douter les
partisans du 4e mandat dans l’idée que l’esprit de douar est toujours vivace et qu’il a bâillonné la bouche et ligoté
les mains du peuple.
Ce n’est ni à l’étranger ni à l’armée qu’il revient de délivrer notre pays de cette calamité mentale, c’est à la société
civile, aux partis, aux associations, aux intellectuels, aux artistes et aux médias libres à condition qu’ils
comprennent d’où vient le mal et qu’ils œuvrent ensemble à le combattre par une conscience nationale qui devra
au préalable avoir trouvé sa traduction dans une organisation des forces politiques, sociales et intellectuelles
adaptée à notre situation historique.
N. B.

PS : les lecteurs qui me signalent avoir manqué une ou plusieurs contributions sur le 4e mandat (celle-ci étant la
12e) en français ou en arabe les trouveront sur «noureddineBoukrouh.facebook» ou «Twitter :
@noureddineboukrouh».

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