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Notions de Philosophie - Autrui PDF
Notions de Philosophie - Autrui PDF
Notions de philosophie
Autrui
Cours
Noëlla Baraquin
Autrui et la communication.
PREMIERE PARTIE
AUTRUI
1
Comment Je devine qu'un corps est autrui. Indication et expression. La visée d'autrui est une
intentionnalité médiate, indirecte, qui demande une seconde réduction, faisant abstraction de
ce qui est étranger au moi. La notion de « sphère d'appartenance D.
2
En quel sens peut-on parler de subjectivité prépersonnelle ?
3
La psychologie de l'enfant confirme le double caractère de l'intersubjectivité :
harmonie et conflit. La paix de l'enfance constitutive de la relation à autrui, autant
que la lutte à mort des consciences.
4
DEUXIEME PARTIE.
LA COMMUNICATION.
5
PREMIERE PARTIE
AUTRUI
La réflexion philosophique sur les questions posées par autrui n'a pris de l'ampleur qu'à
partir d'une époque récente dans l'histoire des idées : la phénoménologie de Husserl. Mais
plus généralement, le « problème » d'autrui est un problème moderne, induit par le primat
cartésien de la subjectivité et de la conscience, et on a coutume de présenter la seconde
Méditation, ses mécaniques articulées sous les chapeaux et les manteaux, comme
significative d'un enfermement du sujet en lui-même, d'une mise à distance de tout lien
organique à autrui, d'une forme d'étonnement devant la l'existence d'autres hommes,
provoquant un sentiment de non évidence, voire d'absurdité. Si la pensée pré-moderne
n'ignorait certes pas l'Autre, promu par le christianisme au statut de prochain, elle ne pouvait
le constituer en un problème à part entière., Il fallait pour cela une philosophie qui développât
une conscience de soi spécifiquement moderne d'elle-même, réfléchît sur la subjectivité,
pensante et autre, accordât au Je une priorité de principe. Autrui ne constitue pas un
problème tant que le sujet n'a pas reçu la dignité - que lui confère Descartes - d'un véritable
principe de connaissance. Chez les Anciens et dans la philosophie théologique du Moyen âge
et de la Renaissance, l'homme se voit en Dieu et trouve en lui le seul principe fondant la
vérité et orientant la vie : dans la pensée chrétienne, le courant augustinien illustre cette
perspective alors qu'ockhamisme et thomisme dessinent une frontière entre le temporel et le
spirituel, spécifier certains problèmes comme concernant exclusivement l'humanité et la
nature. La problématique d'autrui s'imposera dans le cadre d'une réflexion philosophique
reposant sur elle-même, soit dans l'élaboration du cogito cartésien par l'idéalisme moderne.
Elle ne cessera de se renouveler et de s'approfondir avec les mises en question de
l'autonomie du sujet et on peut soutenirr qu'un intérêt pour la spécificité du rapport à autrui
n'existe pas avant la phénoménologie de Husserl, quelle que soit la force spéculative de la
dialectique de la reconnaissance qui lie chez Hegel le moi à l'Autre.
La relation du sujet à « autrui » peut donc commencer à poser un problème quand le Je
pense recueille à lui tout seul la charge de l'intelligibilité, après mise entre parenthèse de tous
les contenus de la pensée et de l'expérience (les autres comme les choses). Mais il faut en
plus que ce primat de la subjectivité soit lui-même remis en question pour que la spécificité
d'autrui par rapport au reste des choses perçues apparaisse comme un problème. En effet,
dans la seconde Méditation, la perception d'autrui n'en constitue pas un en elle-même : il
s'agit de montrer que la perception - la perception en général, celle des hommes sous les
chapeaux et les manteaux, après celle du morceau de cire sous ses changements - est
l'oeuvre non de nos sens mais d'un jugement. Ce que je crois voir de mes yeux - d'autres
7
hommes que moi, et non des marionnettes costumées -, j'en juge en fait par une « inspection
de l'esprit ». Les hommes vus par la fenêtre comme des silhouettes ambiguës dépourvues
d'unité et de sens, n'apparaissent dans la seconde Méditation qu'à titre d'exemple destiné à
mettre en valeur le travail de l'esprit dans la perception, pour montrer que lorsqu'on croit voir,
on juge. La certitude qu'autrui est bien une évidence, que son existence réelle correspond
bien à sa perception, sera retrouvée (lors de la sixième Méditation), en même temps que la
certitude du monde, une fois établi sur un Dieu vérace le fondement de nos certitudes. Mais
alors le primat de la subjectivité se voit établi, il est acquis que le principe de la connaissance
est le seul sujet pensant, donc qu'aucune garantie métaphysique ne saurait réconcilier le sujet
avec ses évidences immédiates. La modernité est née, avec la possession d'un principe de
connaissance qui est le seul sujet, possession qui libère la pensée et fonde l'autonomie de sa
démarche, en rompant notamment avec la pensée pré-scientifique.
L'imputation de solipsisme (so/us ipse) adressée à la démarche cartésienne relève donc en
quelque sorte de l'extérieur, d'une critique faite à la modernité, au primat du so/us. à la
pensée. A la pensée fondée sur le seul sujet, il manquerait quelque chose. En découvrant la
solidité d'un principe de connaissance dans le sujet autonome, le cartésianisme a induit une
série de dualismes : il a isolé la pensée du corps, l'esprit de la matière, et cette séparation
radicale implique aussi la solitude de l'être pensant, son absence de tout lien substantiel avec
autrui comme avec le monde. Tout se passe comme s'il n'y avait pour le sujet pensant
d'autre réalité que lui-même, seul dans sa réflexivité. Comme s'il n'avait besoin de rien
d'autre que de lui-même pour penser, de la référence à lui-même, à son ipséité.
L'étape décisive dans la réflexion sur la relation à d'autrui est donc bien la
phénoménologie, avec la cinquième des Méditations cartésiennes de Husserl (1929), partie
comme les Méditations de Descartes d'une épochè, visant à permettre la description de la
spécificité de l'expérience vécue, l'évidence (phénoménologique) d'autrui : comment puis-je
savoir spontanément qu'autrui est un autre moi, un être comme moi ? Quel vécu singulier
distingue la saisie d'autrui de celle d'un animal, d'une chose ? Y a-t-il une spécificité de la
relation intersubjective ? S'il est évident qu'il en existe une, quel est le sens de ce vécu
spécifique ?
Avant d'aller plus loin, arrêtons-nous un moment sur l'absence de toute problématique de
ce type dans la philosophie grecque et les raisons de cette absence. Si l'on veut comprendre
en effet le caractère éminemment moderne (le cogito cartésien) et contemporain (Husserl et la
veine phénoménologique : Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, etc.), sans oublier les
perspectives dialogiques (Martin Buber, Lévinas, Francis Jacques et la pragmatique
linguistique...) dans l'histoire de la philosophie, il est nécessaire de faire certaines
comparaisons. La personne comme telle n'intéresse pas les anciens, aussi ni la spécificité
d'autrui, ni l'intersubjectivité' ne peuvent-elles faire l'objet d'une inquiétude particulière. Si la
catégorie du moi, et même la dimension de l'intériorité, apparaît et se développe chez les
épicuriens, les stoïciens, les cyniques (cf. E. Weil, Logique de la philosophie, chapitre sur la
catégorie du Moi), le moi est pris dans sa généralité, non comme individualité singulière et
subjective, inscrite hic et nunc dans tel corps, ainsi qu'il pourra l'être dans la pensée
moderne, définie par le primat de la subjectivité (Descartes et les cartésiens), puis de
l'individualité (existentialisme, dialogisme). Le sujet du cogito cartésien opère une rupture
avec le « monde clos » et sensé qu'était le cosmos antique, où « l'homme » a sa place dans
un ordre et une hiérarchie éternelle des êtres (A. Koyré). Rupture dont l'arme essentielle est la
nature au sens de la science moderne, synonyme de matière et d'étendue obéissant à un
' Le terme est créé par Husserl, dans la cinquième des Méditations cartésiennes où apparaît le problème de la visée intentionnelle
d'autrui. 11 désigne la communauté des ego constituée à l'intérieur de mon être propre (cf. plus loin).
8
mécanisme dépourvu de finalité et de sens. Même chez des matérialistes comme les
épicuriens, sensibles au hasard et à l'absurdité qui entourent l'homme, la nature n'est pas
tout à fait vide de sens, il existe des dieux, lointains modèles de bonheur et d'harmonie,
image d'un ordre sensé par delà le hasard. De plus, la relation interpersonnelle n'est pas un
sujet de réflexion : chez Aristote, Epicure, une relation intersubjective comme l'amitié reçoit
un statut éminent, mais à titre d'expression de l'excellence d'un individu assigné à un modèle
d'humanité, l'amitié faisant partie des vertus de l'homme de bien. La relation entre amis
n'engage dans ce contexte aucune réflexion sur l'intersubjectivité, sur le relationnel,
l'interhumain comme tels. Quant au dialogue platonicien, il suppose bien à titre de condition
de possibilité une différence entre des perspectives qui s'affrontent, et par conséquent la
considération des individus dans leurs relations réciproques. Le souci exprimé par Pascal : « Il
faut avoir égard à la personne que l'on veut persuader », est constant chez Platon qui fait
varier le discours suivant que l'on parle à Glaucon, à Gorgias, etc. Toutefois, dans la
perspective ontologique qui est celle de Platon, l'individu, seul ou en relation, n'a pas sa
valeur en et par lui-même, il doit s'abolir dans le logos impersonnel et universel. Bien sûr, il
est vrai aussi que la vérité se découvre dans l'intersubjectivité, par le dialogue, la maïeutique,
qu'elle est ce qui peut passer d'un individu à un autre (s'enseigner) mais si elle est ce que
Glaucon, Gorgias, accordent, c'est en tant qu'ils participent chacun de la raison. Le dialogue a
donc finalement pour but chez Platon d'effacer les individus dans l'unité de l'Idée : « Il faut
dire ici adieu à Glaucon... ». De même l'amour ne s'adresse pas à la personne, mais à l'Idée à
travers la personne. Le progrès de l'ascension vers le Bien dans Le Banquet consiste à dé-
personnaliser ce sentiment. De l'amour d'un beau corps on passe à l'amour de tous les beaux
corps, puis à l'amour d'une belle forme en soi, à l'amour des belles vertus, des belles
sciences, et finalement à l'idée de Beau en soi. Donc en dernière analyse, la communication
n'est possible que par la médiation de l'Idée. L'intersubjectivité n'est pas ici une relation
spécifique. Et même la promotion extraordinaire d'autrui sous les espèces du prochain dans la
pensée chrétienne a avant tout la signification du renoncement à l'égoïsme, de l'amour de
charité qui sait diviniser la relation humaine, y introduire la transcendance, y retrouver le lien
exemplaire de la créature au Christ, soit l'incarnation divine. Nous aurons l'occasion
d'apprécier à quel point le thème de l'incarnation est essentiel dans la reconnaissance de la
spécificité de la relation spécifique avec autrui.
9
subjectivité dont le sujet cependant ne nous est pas donné en tant que tel ? Comment
pouvons-nous surtout, dans tel corps en face de nous, percevoir la présence d'une
conscience comme la nôtre et la comprendre comme un alter ego, un autre moi, alors même
que seules nos propres pensées nous sont directement données ? »2 Si un problème se
dessine, c'est en fonction de l'affirmation du primat du cogito, du primat de la seule
conscience – conscience d'être pensant - comme point de départ permettant d'accéder à un
fondement certain de la connaissance. Dieu, qui est ce fondement certain, est, rappelons-le,
rencontré au sein de la conscience, dans les idées qui constituent notre pensée, dont l'une,
celle de l'Infini, nous renvoie à une transcendance qui ne peut provenir de nous-même
(Méditation Ill). Alors, « l'expérience d'autrui nous est donnée comme une réalité, mais une
réalité qui n'est pas immédiatement explicable, une réalité qui, dans son évidence même,
résiste à l'intelligibilité. »3 Comment Autrui est-il possible ? Cette question n'est pas une
invention ou une découverte pure de la phénoménologie, même si celle-ci apporte les bases
spécifiques de sa formulation contemporaine –et cela malgré les critiques variées faites de la
perspective phénoménologique. C'est la pensée anti-cartésienne, anti-dualiste, qui prépare la
problématique d'autrui, problématique qui s'annonce sous deux formes : d'une part, celle de
l'empirisme et de pensées qui donnent, pour des raisons diverses, de l'importance à
l'affectivité (Spinoza, Hobbes, Hume, A. Smith, Rousseau) ; d'autre part, celle de l'idéalisme
allemand (essentiellement chez Kant, Fichte et Hegel).
Classons ces critiques du dualisme cartésien selon les deux principaux critères dont elles
s'autorisent pour contester le primat de la conscience et de la subjectivité, la séparation
intellectualiste entre sujet et objet, corps et pensée, matière et esprit. Nous voyons que ces
critères impliquent une mise en relief toute nouvelle de la relation à autrui. La conscience
cessant d'être définie comme pure identité à soi, son rapport au corps apparaît comme
constitutif, et ainsi également la relation aux autres corps – choses, animaux, humains.
Montrons comment, avant d'acquérir toute sa portée dans la mouvance phénoménologique et
d'y modifier profondément la notion d'autrui, cette idée d'une ouverture essentielle de la
conscience sur ce qui n'est pas elle apparaît déjà chez bien des penseurs, conduisant à
rompre avec le solipsisme, mais d'abord, pour cela, en le formuler comme un problème. Nous
distinguerons deux principaux critères : d'une part le rapport à autrui est pris en compte dans
l'opposition empiriste à l'intellectualisme cartésien (ainsi qu'aux spéculations abstraites
métaphysiques, théologiques en général). C'est le cas chez :
Hobbes, qui décrit l'état de nature comme la domination de chacun par l'égoïsme,
certes, mais produisant une rivalité généralisée, donc une obsession d'autrui, sous le double
signe de la crainte (l'autre peut vouloir ma mort) et de la vanité (l'autre doit reconnaître mon
pouvoir : « chacun attend que son compagnon l'estime aussi haut qu'il s'apprécie lui-même »,
Léviathan, I, 13). Le pacte social, par lequel chaque individu remettra son pouvoir dans les
mains d'un seul, est rendu possible par le fait que « les passions, à commencer par l'orgueil
ou désir de gloire, relient originairement les individus les uns aux autres »4.
2
Mildred Szymkowiak, Autrui, GF Flammarion 1999, p. 12. Lire également l'article a Solipsisme » à la fin de l'ouvrage, p. 233-
237.
3
Ibid. p. 12.
4
Ibid., p. 132. Lire le texte de Hobbes, extrait de Léviathan, I, ch. XIII.
10
Spinoza, bien qu'il ne soit pas empiriste, est à rapprocher paradoxalement de Hobbes à
cet égard, pour l'analogie de leur point de départ : la conservation de soi, ici le conatus
(persévérer dans l'être). Cette conservation implique chez Spinoza, non la domination et
l'envie, mais l'ouverture à autrui, ouverture originaire, fondée sur le principe de l'imitation
spontanée des affects (imitatio affectuum, Proposition XXCII). Spinoza fait remarquer que les
enfants « rient ou pleurent par cela seul qu'ils voient d'autres personnes rire ou pleurer »
(Ethique III, 32, scolie). A partir de l'imitation spontanée de l'homme par l'homme (quand
j'imagine les sentiments d'un autre, des mouvements correspondants s'esquissent dans mon
corps, et c'est seulement s'il me ressemble, s'il ne s'agit pas d'un animal par exemple, que
ces mouvements constituant en moi son image sont bien ceux qu'il éprouve : je ne puis
ressentir la joie d'un cheval...), nous nous efforçons de faire ce qui plaît aux autres, pour
bénéficier par imitation de leur propre joie. Jouir ainsi de nous-même à travers eux est ce que
nous appelons gloire. L'imitation des désirs d'autrui ou tendance à plaire aux autres est
chargée par Spinoza d'expliquer à la fois les relations négatives (haine, domination) que les
positives (amour). Le désir de plaire aux autres est à la fois l'origine des relations
passionnelles et de la vie éthique, celle qui développe pleinement ma nature rationnelle. Il y a
inscrit en nous un désir d'union avec nos semblables qui préfigure dans la vie passionnelle la
perfection d'une vie sous la conduite de la raison, une vie rationnelle où règne la concordes.
Que notre désir passionnel de plaire à autrui reçoive une telle portée rationnelle, le statut d'un
fondement éthique, pourrait étonner. Mais n'oublions que la vie rationnelle développe ma
nature passionnelle et rationnelle (éthique) : la vie rationnelle est la plus efficace pour me
procurer ce qui m'est utile. Il n'y a pas dans ce contexte de Bien et de Mal en soi, il n'y a que
du Bon et du Mauvais pour moi. Le bon, c'est ce qui m'est utile, me permet de persévérer
dans l'être. La vertu n'est autre que cet effort de s'autoconserver et la morale est d'abord
une éthique, un perfectionnement immanent à la vie. Au sein de cet effort, la relation à autrui
est essentielle : une passion comme l'Ambition n'est pas à condamner : elle est considérée
comme désir de plaire aux hommes, et ainsi désir d'unanimité, principe de concorde avec
autrui. Si concurrence il y a entre des ambitions, l'imitation jouera encore son rôle pour venir
renforcer le désir de chacun par imitation de celui de l'autre (cf. Ethique Ill). Ce renforcement
des désirs par le désir d'imitation d'autrui est une idée qui recevra bien des prolongements
dans l'analyse de la complexité intersubjective du désir - notamment chez René Girard
aujourd'huis : par essence le désir est mimétique, triangulaire (le « triangle du désir »), il « ne
va pas en ligne droite du moi à l'objet » ; mon désir, dit Girard, « ne se choisit d'objet qu'à
l'exemple du désir d'autrui » (Mensonge romantique et vérité romanesque, Hachette-Pluriel, p.
24). Cette dimension mimétique du désir, qui le distingue du besoin, se trouve impliquée dans
les analyses modernes de l'intersubjectivité, notamment littéraires (La Bruyère, La
Rochefoucauld...). La psychanalyse a tenté d'en maîtriser la complexité au prix
d'interprétations aventureuses (cf. la critique que fait R. Girard de l'interprétation freudienne
de la jalousie par le narcissisme).
5
Cf. M Szymkowiak, op. cit., p. 136-138.
6
Cf. ouvrages cités en bibliographie et M. Szymkowiak, p. 88 sq.
11
étroit de la famille et des amis. « Les esprits de tous les hommes sont semblables quant à
leurs sentiments et à leurs opérations, et il n'y a pas d'inclination ressentie par un homme qui
ne puisse également affecter tous les autres à un certain degré. » ( Traité de la nature
humaine, Ill). Hume décrit sous le nom de sympathie une sorte de contagion des passions,
comparant le mouvement par lequel une inclination passe d'une personne à une autre au
mouvement passant d'une corde à l'autre dans un jeu de « cordes également tendues ». Il y a
dans notre nature une « susceptibilité originelle au plaisir et à la peine des autres ». C'est ce
qui fait que « l'évaluation morale peut être fondée sur un sentiment de bienveillance sans
renoncer à l'universalité »' On se rappellera le texte célèbre où Hume refuse à la raison toute
capacité à nous faire agir et à servir de principe moral (« Il n'est pas contraire à la raison de
préférer l'anéantissement du monde à une égratignure de mon doigt...»). « Le particulier
touche plus l'imagination que le général », et la sympathie est une émotion du particulier, plus
forte et solide que des idées pour me rendre bon envers mes semblables, en tout cas pour
m'ouvrir à eux, pour fonder des relations et une société harmonieuse. La vertu a besoin
d'aliments émotionnels singuliers : « Un homme qui se promène marcherait-il aussi volontiers
sur les pieds d'un goutteux avec lequel il n'a pas de querelle, que sur les durs pavés de la
chaussée ? », Enquête sur les principes de la morale, GF Flammarion, p. 135-141). La relation
affective et sensée à autrui est au coeur de la pensée de Hume, de la nouveauté d'une
conception morale anti-intellectualiste, anti-dualiste, bien dans l'esprit de l'optimisme des
Lumières.
Proche de Hume, Adam Smith élabore différemment une intuition morale analogue : lui
aussi met le principe de nos jugements moraux mais dans la sympathie plutôt que dans
quelque exigence de la seule raison. Mais il insiste non sur la contagion, mais sur la capacité
de se substituer imaginairement à autrui. Car nous n'adoptons pas de manière spontanée les
évaluations d'autrui, nous les jugeons, nous comparons les sentiments que nous éprouvons et
ceux que nous observons chez autrui. Pour qu'il y ait sympathie, il faut d'abord que nous
constations un accord objectif entre nos sentiments. C'est pourquoi notre sympathie se
rapporte plus aux motifs ou causes de l'émotion d'autrui qu'à celle-ci même : je puis juger un
chagrin disproportionné à sa cause. Inversement, je tiens compte du jugement d'autrui dans la
manière dont je vis mes émotions : ainsi, « je contiens volontairement mes émotions » devant
autrui, « sachant qu'il sympathisera plus facilement avec une petite joie qu'avec un bonheur
sans mesure », et sachant aussi que j'ai besoin que d'autres sympathisent avec mes
conduites pour les approuver moi-même. Smith retourne donc le précepte d'aimer autrui
comme soi-même en celui de « ne nous aimer que comme nous aimons nos semblables, ou,
ce qui revient au même, comme nos semblables sont capables de nous aimer »8. Je me réfère
à une fiction : le point de vue objectif d'un « spectateur impartial » censé me suggérer ce que
peut tolérer la sympathie d'autrui. Par exemple, je fais appel à ce que pourrait être
« l'indignation d'un spectateur impartial » si je veux faire partager ma colère à autrui. Ainsi
suis-je amené à limiter ma colère et mon désir de vengeance. Le fait de m'interroger sur ce
spectateur impartial de mes sentiments et conduites n'est autre que la conscience morale. Il
s'agit de la seule forme de la sympathie. Sur le plan proprement économique, l'autrui fictif
est plutôt un spectateur réel imaginé qu'impartial, et le recours à lui est donné par Smith
(penseur libéral) comme la source des comportements sociaux et économiques (cf. La
Richesse des nations, origine des analyses actuelles de l'acteur rationnel). Ainsi le principe de
la sympathie, actif dans la sphère morale, est ici de la sympathie redoublée - forme active de
toute sympathie : nous recherchons les richesses en raison de notre vanité, du désir de se
valoriser soi-même par l'opinion d'autrui (redoublement : la sympathie pour autrui autorise la
sympathie pour soi-même, la permet et la conforte, lui fournit des bases sociales).
12
Autre penseur de la sympathie : Rousseau, bien qu'il fasse l'hypothèse qu'à l'état de
nature (fiction utile pour penser la société et l'histoire) l'homme est un individu isolé qui
satisfait tout seul ses besoins et reste indifférent aux autres, ne sortant de cette indifférence
innée que par l'effet d'événements contingents (climatiques). Il est vrai que cette sortie est
bénéfique à l'espèce, permettant de développer des germes de raison et de liberté qui
resteraient sans cela stériles et l'homme dans un bonheur de brute. De la sympathie,
Rousseau ne retient en fait qu'un seul sentiment : la pitié - comme « répugnance innée à voir
souffrir nos semblables » (second Discours). Ce sentiment fonde la moralité. Ce qui implique :
d'une part qu'il n'est pas une fusion ou identification mais une extension de l'amour de soi,
un excédent de sensibilité personnelle. L'amour de soi reste le seul mobile de notre conduite,
et c'est bien de l'autre que je fais l'expérience dans la compassion qu'il m'inspire : « Pour
plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand la
force d'une âme expansive m'identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire
en lui, c'est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre ; je m'intéresse à lui pour
l'amour de moi » (Emile, note p. 305-036, FG Flammarion). Si on souffre vraiment soi-même,
« on ne plaint que soi » (Emile, p. 297). Le caractère moral de ce sentiment implique d'autre
part qu'il s'agisse davantage d'un jugement que d'un pur sentir inné de commimsération. Un
tel sentiment, nous l'avons en commun avec certains animaux. Tandis que dans la pitié
devant autrui : « nous ne souffrons que pour autant que nous jugeons qu'il souffre », en
comparant avec ce que nous connaissons de la souffrance. Cet aspect de jugement, de
connaissance, qui s'ajoute à un sentiment naturel, nous permet « de l'étendre aux cercles
successifs des hommes que nous connaissons, <... > nous fait voir quels sont nos
semblables, c'est pourquoi elle est un sentiment 'relatif' », soit un sentiment social, qui nous
ouvre à l'humanité tout entière, à une universalité sans laquelle il n'y aurait pas de moralité.9
La pitié nous fait accéder au genre humain, non par extension et identification émotionnelles,
positives, mais au contraire en nous ouvrant « à une certaine non-présence dans la présence »
qui requiert l'imagination, une distance prise par rapport à notre situation première. Elle
développe un germe, une perfectibilité (thème que reprendra Kant), mais par le biais d'une
faculté, l'imagination, qui est décrite par Rousseau comme fomentant tout le malheur de
l'homme, en même temps que l'ouvrant à sa vraie nature intérieure, au « sentiment de
l'existence » (cf. Rêveries).
B
Cf. M. Szymkowiak, op. cit., p. 154.
13
LA PENSEE D'AUTRUI DANS L'IDEALISME ALLEMAND (KANT, FICHTE,
HEGEL).
Raison théorique et raison pratique font intervenir la relation à autrui, d'une manière
spécifique. Dans la connaissance, l'exigence de vérité objective implique qu'existe un accord
entre les esprits : le jugement des autres constitue une pierre de touche pour la vérité de
notre jugement (cf. Anthropologie du point de vue pragmatique, GF Flammarion, p. 53), un
« critère externe de la vérité ». Si l'unanimité n'est pas garantie de vérité, le jugement des
autres permet toutefois d'éviter des erreurs. Kant oppose la maxime de la pensée élargie
(l'une des trois maximes du sens commun) à « l'égoïste logique » qui croit inutile de mettre
son jugement à l'épreuve. « Penser en se mettant à la place de tout autre », user de la
capacité de l'homme « à s'élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du
jugement, à l'intérieur desquelles tant d'autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son
propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer que dans la
mesure où il se place du point de vue d'autrui) » ( Critique de la faculté de juger, paragr. 40).
Le jugement esthétique est exemplaire à cet égard : le jugement sur le beau (dit jugement de
goût) qui reconnaît une « finalité sans fin » et une « universalité sans concept » contient
l'idée d'une commumnicabilité universelle de droit : tout homme doit juger beau ce que juge
tel, doit éprouver en droit le même plaisir esthétique. Ici, le rapport à autrui, l'exigence
d'intersubjectivité est essentielle au contenu du jugement, de l'acte de juger même, alors
qu'elle est seconde dans le jugement théorique (connaissance) et le jugement pratique
(morale), où le rapport à l'objet est premier, et le rapport aux autres sujets subordonné à
l'objet. Quand je dis « ceci est vrai », c'est secondairement que cette nécessité et universalité
implique une vérité pour tous les autres. De même quand je dis « on doit agir ainsi » : ma
raison pratique en décide directement et les autres se trouvent impliqués secondairement. Si
je ne me trompe pas sur le vrai, il s'ensuit que tous doivent faire le même jugement. Si je ne
me trompe pas sur le juste (si ma maxime est bonne), de même : elle doit pouvoir être
universalisée sans contradiction. Alors que le plaisir du beau engage une interrelation, il doit
être communicable par essence : je dis « ceci est beau », beau en soi, et non « ceci me
plaît », plaît à moi ( Critique de la faculté de juger, paragr. 7). Le plaisir résulte du caractère
universellement communicable de mon jugement, c'est ce plaisir interéchangeable comme tel
qui est le contenu de mon plaisir. La satisfaction esthétique se fonde sur la possibilité de
pouvoir partager avec autrui mon plaisir - même si en fait ce n'est pas le cas, si autrui reste
fermé aux oeuvres musicales, picturales, littéraires, etc., que je juge belles. Il s'agit de
sentiment, non de connaissance ou de bien, donc d'un rapport à l'objet qui est médiatisé par
la notion d'un accord idéal avec tous les autres hommes. Juger, c'est ici d'emblée se mettre à
la place de tout autre. Le contenu du sentiment est l'impression enthousiasmante d'une
unanimité de droit exigée par l'effet reçu de l'oeuvre, reçu pourtant par ma sensibilité
singulière, par mon sentiment physique. Je ne ressens pas d'abord le plaisir esthétique pour
juger ensuite qu'il devrait être communicable. Je ressens d'emblée que cette oeuvre mérite de
procurer un plaisir universel qui soit l'égal du mien.
Cette analyse kantienne, qui accorde au jugement esthétique un privilège sur tous les
autres, est d'une importance extrême dans l'histoire de la philosophie, notamment pour la
question qui nous occupe. Car il y a une filiation directe de ces passages sur le beau à la
théorie de l'intersubjectivité de Fichte et à la dialectique de la relation à autrui chez Hegel,
directement en rapport avec la thèse fichtéenne. En effet, Kant explique la spécificité du
jugement sur le beau en le mettant en rapport avec les autres types de jugement, de manière
14
fondative en quelque sorte : le sentiment du beau, qui est celui d'une universalité subjective
(et non d'une universalité objective, théorique ou pratique), ne met pas en jeu un contenu
conceptuel qui nous serait commun avec autrui, mais bien la forme de tout concept,
autrement dit : ce qui est la condition de possibilité de toute connaissance. C'est cette
condition de possibilité purement formelle qui nous est commune et sur laquelle je compte
directement en jugeant du beau, en faisant intervenir l'universalité dans un rapport purement
sensible (« sans concept »). Or cette condition purement formelle, c'est la possibilité de
l'accord des deux facultés qui permettent la connaissance, soitent l'imagination et
l'entendement. Dans le jugement esthétique, où il ne s'agit pas de vérité objective ou
d'universalité pour l'action, le plaisir provient de la coopération libre, harmonieuse, entre ces
deux facultés de la connaissance. Ce sont bien les facultés nécessaires à la connaissance qui
sont sollicitées (sinon, quelle autre ?), mais elles le sont pour elles-mêmes, pour le seul plaisir
de les agencer harmonieusement. En exigeant qu'autrui juge comme moi du beau, je fais
appel à la communauté en nous tous de la forme de tout concept, du jeu des facultés de la
connaissance sollicitées en dehors de tout rapport à un objet pour lui-même. L'objet beau
parle à ma sensibilité, mais pour lui donner à sentir l'harmonie des facultés humaines. Le
plaisir procuré est donc en droit universel et nécessaire : ce libre jeu des facultés de la
connaissance ne peut solliciter que la communicabilité universelle qui est d'ordinaire l'effet de
la connaissance objective
Ce n'est donc rien d'autre (rien de moins) que l'essence même de la connaissance qui se
donne à sentir dans l'usage purement esthétique des facultés, usage qui a quelque chose de
libre et de ludique, d'inventif – sans règles, sans concept préalable, sans finalité naturelle ni
prescrite. Le jugement de goût nous relie donc immédiatement à autrui, d'emblée, à notre
commun jeu de facultés. Il y a ainsi l'expérience d'un sens commun (sensus communis)
esthétique, expérience subjective et intersubjective ou plus précisément : expérience
subjective de l'intersubjectivité, d'une intersubjectivité définie par la possession des mêmes
facultés, capables de jouer librement, d'être représentées et reconnues dans ce libre jeu en
dehors de tout objet, de toute action. Ni théorique ni pratique : esthétique, sensible, telle est
cette expérience de notre communauté humaine. Or cette communication ludique (directe,
sans concept, subjective) est ce qui rend possibles d'autres types de communication
intersubjective, moins constitutifs, mais tout aussi essentiels : celui que permet la
connaissance objective (science), et celui que permet la rationalité pratique (action morale).
Sous la communicabilité de l'universel théorique et pratique, il y a la communicabilité
immédiate, sensible, du sens commun lié à la possession des mêmes facultés universelles de
connaissance et d'action. Pouvoir jouer de ces facultés est un trait de la liberté.
La communicabilité est l'essence de notre pensée en tant qu'elle est capacité de
connaître et de savoir, entendement et raison. Aussi bien la communication directe et
subjective est-elle régulatrice, et non constitutive du savoir, elle guide la connaissance. Le
sens commun esthétique qui rend possible cette communication n'est pas une réalité, mais
l'horizon de nos jugements, une norme idéale (paragr. 22). L'idée de communicabilité
universelle est l'horizon de la connaissance. On lira avec soin les paragraphes de la Critique de
la faculté de juger, tout particulièrement le 9, où Kant affirme que la validité universelle
subjective de la satisfaction esthétique (devant la représentation de l'objet dit beau) est
fondée uniquement sur « l'universalité des conditions subjectives du jugement appréciatif »
(du beau). Ce que l'objet jugé beau apporte à notre sensibilité de manière directe, c'est la
sollicitation d'un sens commun en vue de la vérité. La connaissance est malgré tout en jeu
dans cette expérience sensible, mais en tant qu'on rencontre en celle-ci les facultés du vrai
(imagination et entendement), les facultés de l'universel.
Toutefois nous ne sommes pas encore ici sur le plan d'un intérêt pour l'intersubjectivité
comme telle : autrui « apparaît moins sous l'aspect de tel être empiriquement rencontré ici et
maintenant, que sous la forme d'une disposition intérieure à tenir compte, dans mes rapports
avec le monde, de l'existence d'autres sujets et de la relation (possible ou réelle) avec eux.
Chez Kant, la maxime de la pensée élargie commande de se placer du point de vue d'autrui :
15
mais de quel autrui s'agit-il ? La maxime ne vise certes pas à remplacer la particularité qui est
mienne par celle d'une utre, mais plutôt à annuler toute trace de particularité dans le
jugement, par la considération d'un maximum de points de vue possibles. Autrui ne désigne
donc pas une personnalité repérable, mais plutôt une abstraction régulatrice. »10
forme de la sympathie redoublée constitue autant la structure de notre conscience morale que
celle de nos interactions quotidiennes avec les autres concrets, mais il s'agit aussi bien d'un
autrui virtuel que d'un autrui effectif, que l'on puisse réellement rencontrer : notre conscience
morale se réfère à l'avis d'un « spectateur impartial » fictif, virtuel. La sympathie mutuelle
comporte une dimension formelle, virtuelle, non concrète : elle est bien « la disposition
intérieure à tenir compte de la relation avec autrui dans l'élaboration de notre propre
identité », mais cette disposition peut être remplie aussi bien par un autrui virtuel que par un
autrui réel ! On est encore sur le plan de l'abstraction régulatrice kantienne. Autrui est ici une
« structure de mon propre esprit », qui préexiste à la rencontre des autres concrets. « Qu'il y
ait autrui pour moi n'est pas un accident – en un sens je l'ai toujours déjà rencontré. » Tout 12
le problème est de comprendre comment l'expérience d'autrui peut être une structure de ma
propre conscience individuelle. « Comment montrer que le rapport à ce que j'appelle moi-
même, loin de devancer ma relation avec d'autres humains, doit nécessairement passer par
cette relation ? Une telle démonstration, on le voit, réfuterait le solipsisme beaucoup plus
radicalement que n'importe quelle explication de l'expérience empirique que j'ai d'autres
consciences – expérience qui, étant seulement de l'ordre du fait, est contingente. Le
problème consiste donc à donner une définition de la subjectivité qui montre que
l'intersubjectivité en est la condition nécessaire. Pour cela, il faut revenir sur le statut de la
conscience, qui ne peut plus être définie, comme elle l'était par le cartésianisme, par une
certitude de soi sans aucune référence à l'extériorité. » 73. Si Autrui est en moi comme une
forme a priori qui ouvre ma conscience à la présence effective de tous les autrui empiriques, il
est nécessaire de redéfinir la notion d'une identité de la conscience de soi, à concevoir son
unité autrement que comme une réflexion sur soi au sens d'un retour, d'un repli. Fichte (le
premier) et Hegel redéfiniront ainsi l'unité de la conscience de soi, comme n'excluant pas
l'extériorité, mais au contraire constituant un « mouvement unifiant du rapport avec
10
M. Szymkowiak, op cit., p. 27).
11 Ibid.
12
On lira la page 28 de l'ouvrage de M. Szymkowiak, sur Deleuze traitant de Michel Tournier dans la préface à Vendredi et /es
limbes du Pacifique, ainsi que les pages p. 93-99 sur et de cet ouvrage.
13
M. Szymkowiak, p. 28-29.
16
l'autre » 14, comprenant, « à titre de condition d'existence, le rapport avec une autre
conscience de soi. La certitude de soi du sujet passe désormais par son rapport avec un autre
sujet. Ce nouveau cogito, essentiellement pluriel, fait de la relation intersubjective un élément
constitutif de l'essence de la conscience de soi. Le fait de se savoir soi-même sujet est
intrinsèquement lié à la certitude de la coexistence d'autres sujets, en même temps qu'au
rapport pratique avec ces autres sujets. C'est là, en effet, le double contenu du concept
fondamental de reconnaissance des consciences qui est mis en place par Fichte, puis redéfini
par Hegel : 1. L'idée que l'intersubjectivité est condition nécessaire et suffisante de la
subjectivité, et 2. L'idée que l'intersubjectivité passe par l'établissement d'un lien d'ordre
pratique avec l'autre, non pas seulement par le fait que j'ai l'idée de l'autre. »15
Fichte a cherché à donner à la communication une valeur non plus régulatrice ou idéale
mais constitutive : pour cela il la replace dans la sphère du droit, au sein d'une théorie de
l'intersubjectivité élaborée explicitement comme critique du solipsisme (cf. Fondement du
droit naturel se/on les principes de la doctrine de la science, PUF Quadrige). « L'exploit de
Fichte, et ce qui fait la force de son opposition radicale au solipsisme, c'est d'avoir établi
l'existence d'autrui entièrement a priori, c'est-à-dire sans recourir à l'expérience que nous
pouvons avoir des autres (expérience dont la vérité n'est jamais absolument garantie), mais
en déduisant leur existence à titre de condition nécessaire de la conscience de soi. <...>
Puisque la conscience de soi est donnée en nous comme une réalité, tout ce qui la rend
possible devra nécessairement être également donné comme réel. »16. La conscience de soi
est le fait de se poser soi-même dans une réflexion ou retour sur soi : il y a là une activité
libre ou causalité par liberté. Le Moi y agit par lui-même, de manière autonome : « un être
raisonnable fini ne peut pas se poser lui-même sans s'attribuer une libre causalité »
(Fondement du droit naturel..., Théorème 1, p. 33). Or, ce soi réflexif est nécessairement fini,
il n'est pas tout : le sujet a conscience d'un monde, d'autre chose que lui-même. Cette
conscience est une intuition passive. Mais le monde ne doit pas être posé comme situé hors
du sujet, qui rendrait celui-ci fini de l'extérieur, de manière contingente, ce qui serait
contradictoire avec l'autonomie du sujet libre dont on est parti. Le Moi doit être pensé comme
limité de façon intérieure à lui-même, fini non pas à cause d'un Non-moi extérieur à lui, mais
par le Moi lui-même. « Il y a une seule et même activité libre du Moi, qui, d'un seul
mouvement, s'attribue une libre causalité et pose en face d'elle un objet qu'elle conçoit et qui
limite sa liberté. Mais pourquoi le sujet ne peut-il poser 'sa libre causalité qu'en la limitant ?
C'est que sa causalité, étant finie, se porte nécessairement sur un objet déterminé (une libre
causalité « en général » n'est rien ») : ce n'est que par la transformation de tel objet
déterminé qu'un être fini peut mesurer sa propre liberté. »17 Mais de quel objet peut-il s'agir ?
Ce ne peut être d'un objet qui soit d'un autre ordre que la liberté même. C'est ici que
l'intersubjectivité intervient de manière constitutive : Fichte va démontrer que la condition de
possibilité de toute subjectivité est la reconnaissance réciproque des libertés. Il appuie cette
idée sur la nécessité que la liberté (par définition absolue) se limitant elle-même, cette
limitation ne soit pas une entrave extérieure par un objet déterminé. Il faut que la limitation ne
soit pas d'un autre ordre que la liberté, ne soit pas un empêchement, un obstacle contingent
(quel sens aurait-il pour une liberté souveraine ?) mais un appel, un éveil, une provocation
14
Ibid., p. 29.
t5
Ibid.
1 6 M. Szymkowiak, op. cit., p. 103.
17 Ibid., p. 104.
17
libre elle-même, qui incite la liberté à l'action, et non une vulgaire entrave. Pour que la
synthèse ait lieu entre liberté et limitation, qui sont en eux-mêmes contradictoires, il faut que
l'objet soit lui-même appel à la liberté du sujet, « une détermination du sujet à l'auto-
détermination ». Qui peut m'appeler ainsi à la liberté ? Ce ne peut être qu'un autre sujet, un
objet bien particulier qui soit un être lui-même libre, un être capable de savoir que je puis
répondre à l'appel de la liberté. Seul un autre sujet peut m'adresser un tel appel, me révéler
que la liberté est ma vocation profonde, une destination. Seul il peut limiter ma liberté. « Je
vois alors dans l'objet ma propre liberté, non comme présente, puisque ma liberté,
spontanéité mienne, ne peut m'être donnée extérieurement, mais comme à venir, ou comme
ma destination. »18 Ainsi Fichte peut écrire : « Pas de Toi, pas de Moi, pas de Moi, pas de
Toi » ( Œuvres choisies de philosophie première, Vrin, 1964, p. 83). Et encore : « l'homme ne
devient homme que parmi les hommes » ; « si en général il doit y avoir des hommes, il faut
qu'ils soient plusieurs » (Fondement du droit naturel..., corollaire 1 p. 54). Lisez le texte de
Fichte p. 105-108 et l'introduction de M. Swymkowiak à ce texte in Autrui, op. cit.).
La conception de la relation à autrui n'est pas chez Hegel une déduction a priori. Il
s'agit d'une expérience phénoménologique, d'un moment de la « Phénoménologie » de
l'Esprit, le moment de la venue à soi de l'Esprit au sein du moment de la négativité et de la
liberté : dans l'individu pensant. Ensuite de quoi, la conscience pourra avoir accès à sa haute
vocation spirituelle. La relation à autrui est un moment crucial de « la science de l'expérience
de la conscience » et par cette conception, Hegel se donne les moyens d'une description bien
plus concrète et historique que celle, idéale, abstraitement spéculative, de Fichte. L'exigence
a priori de « libre causalité réciproque » chez ce dernier ne rend pas compte de la réalité
existentielle de l'intersubjectivité, de ses formes concrètes, lesquelles comportent en
particulier le conflit, la contradiction de la lutte à mort, du primat des relations de
domination/soumission dans l'histoire effective. La fécondité de la dialectique hégélienne est
au contraire de réunir au sein d'une unité sensée et progressive les relations de conflits
mortels et de reconnaissance de l'homme par l'homme. La « lutte à mort des consciences »
est le premier moment d'une série de formes successives menant à la venue à soi de l'Esprit
(prise de conscience universelle dans les individus singuliers). Avant la prise de conscience de
l'autre conscience en face de moi, il y a le moment où la conscience solitaire se croit
l'essentiel en face de l'objet, pris pour l'inessentiel. Voici qu'apparaît en face de moi une autre
conscience, donc un autre essentiel, aussi essentiel que moi par rapport aux choses.
Indiquons le sens général du mouvement : l'odyssée s'achèvera par la reconnaissance des
consciences entre elles : « la conscience de soi est en soi et pour soi en ce qu'elle est en soi
et pour soi pour un autre » (p. 110). Le mouvement de la reconnaissance sera le
redoublement de l'unité spirituelle au niveau de la conscience individuelle vécue, le
18
Ibid.
18
redoublement de la conscience de soi dans son unité pour passer de l'en soi au pour soi. « Il
faut qu'elle abolisse cet être autre qui est le sien » (p. 1 1 1). La conscience de soi est d'abord
simple être pour soi, et son identité à soi n'est que par « l'exclusion de soi de tout ce qui est
autre ; elle a pour essence et objet absolu Je ; et dans cette immédiateté, dans cet être de
son être pour soi, elle est entité singulière. Ce qui pour elle est autre chose, est, en tant
qu'objet inessentiel, marqué du caractère du négatif. »19 La première figure de la conscience
de soi est celle du désir : une conscience en général est concentrée sur son objet, posé
comme différent d'elle, en face d'elle, alors que la conscience de soi n'a qu'elle-même pour
objet, et se définit par la certitude qu'elle a d'elle-même, en face d'un objet pensé comme
contingent, inessentiel. Or le désir de la conscience doit trouver un objet qui ne soit pas
contingent, qui soit capable de lui résister, de manifester son autonomie. Soit une autre
conscience de soi : un objet capable de négativité à l'égard de soi-même, autrement dit un
sujet. Seul un sujet est capable d'auto-négation, donc capable de servir d'objet du désir au
désir de la conscience, d'aller vers un objet à la fois autonomie et susceptible d'être nié.
L'auto-affirmation de la conscience de soi implique par sa nature même la nécessité de la
rencontre avec un autre sujet. L'interaction des consciences est donc une donnée immédiate,
non un fait à déduire, à prouver comme chez Fichte. C'est à partir de cette interaction de
base que chaque conscience a à s'assurer qu'elle a été reconnue par l'autre. La question n'est
pas de savoir comment j'ai pu connaître une autre conscience que la mienne, mais de
comprendre comment j'entre avec elle dans un rapport qui est pratique, un rapport d'action
impliquant des valeurs, une certaine rationalité.
Revenons au mouvement impulsé par le désir de la conscience : il s'agit pour elle de
regagner sa singularité devant autrui, mais sans se retrouver comme conscience solitaire
essentielle face à un objet inessentiel. En face de moi, il y a une autre conscience que la
mienne. Chaque conscience doit retrouver sa singularité perdue, mais sans revenir à son
illusion de départ, l'illusion d'être le seul essentiel devant un objet inessentiel. Chaque
conscience doit se faire reconnaître par l'autre comme pure conscience pour s'élever à la
conscience universelle sans renoncer à sa singularité. Elle doit fonder objectivement la
certitude de soi et de l'autre, soit donner à cette certitude un fondement objectif. La certitude
immédiate que j'ai de l'autre n'est encore que la certitude qu'il est une autre conscience, rien
de plus que mon être-autre. Ce que je sais immédiatement, c'est que l'autre existe comme ce
que je suis moi-même, une conscience, mais une conscience dans l'élément de l'altérité (mon
être autre). Pour fonder objectivement la certitude de soi et de l'autre, chaque conscience doit
se faire reconnaître par l'autre : le premier moment de cette reconnaissance est la lutte à mort
des consciences, par laquelle chacune prouve qu'elle est pure conscience de soi, retour
réflexif sur soi complètement indépendant de son être matériel, vital (une certitude purement
intérieure n'aurait aucune signification). D'où l'importance, en ce commencement, de
l'affirmation de la conscience par le risque de la vie, dans le combat à mort où la supériorité
de la conscience est affirmée par le mépris de la détermination matérielle qu'est l'existence, le
fait de vivre. La première démonstration pratique de la conscience comme Esprit est cette
lutte dans laquelle l'un des partenaires domine l'autre en montrant qu'il ne redoute pas la
mort. Hegel appelle ce vainqueur primitif le maître, par opposition à l'âme servile de celui qui
a craint de risquer sa vie naturelle et s'est laissé dominer, n'a su ni voulu se rendre capable de
cette affirmation d'indépendance de la conscience par rapport à l'être vital. L'esclave ou
serviteur (l'allemand dit : Knecht, valet de ferme en première acception) n'est pas sans jouer
un rôle également essentiel dans la dialectique qui va se dérouler parce qu'il a su reconnaître
l'importance de la vie par rapport à la pure conscience de soi, et son attachement à la
naturalité va se muer en son contraire : son travail au service du maître changera le monde, et
changeant le monde, l'esclave va se changer lui-même, s'élever à la réflexion, à la pensée, à
l'Esprit, alors que le maître, qui n'a valorisé que l'aspect immédiat de l'Esprit, sa simple
supériorité par rapport à la Vie, se voue à la jouissance stérile. Autrui dont il s'est fait
19
Ibid., p. 113.
19
reconnaître n'est plus rien pour lui et son humanité se perd dans la pure affirmation d'un moi
vide qui ne sait, comme un animal, que jouir du monde et ainsi redevient quasiment un être
naturel en deçà de la réflexion. Le travail qui modifie les formes de la vie concrète, spiritualise
le monde, assure un triomphe de l'Esprit qui n'est plus immédiat ni formel comme celui du
maître hardi et jouisseur. En fait de rapports à autrui, une société de maîtres ne connaîtrait
que des formes frustes et puériles d'intersubjectivité, oscillant entre violence et jouissance, en
deçà des formes de communication avec autrui qui échappent à l'animalité et instaurent un
monde sensé (de ces formes frustes, degré zéro de la sociabilité, les exemples abondent...).
Avec la dialectique maîtrise/servitude, l'histoire de l'humanité commence, et chaque
conscience gagne en singularité tout en progressant vers une unité supérieure (chacune est
nécessaire dans sa négation de l'autre et son dépassement) où la supériorité de l'Esprit
s'affirme. Elle s'affirme comme dépassement non seulement unilatéral de la vie (le maître
domine le serviteur), mais surtout comme dépassement de toute perspective unilatérale, que
ce soit celle de la vie ou celle de l'esprit. La conscience est fondamentalement désir, mais la
vérité de ce désir naturel la pousse vers la spiritualité substantielle immanente à l'individuel, et
donc à la dimension de négativité de la vie (travail, réflexion, concept, historicité, spiritualité).
L'expression « lutte à mort des consciences » désigne donc le combat par lequel
chacune fait sa preuve et celle de l'autre : « chacun, l'un agissant pour l'autre comme l'autre
agit pour lui, accomplit sur lui-même par sa propre activité, et à son tour par l'activité de
l'autre, cette pure abstraction de l'être pour soi »20. Il y a reconnaissance d'autrui, ou
redoublement, en tant qu'il y activité à double sens : la relation entre les deux consciences
n'est pas une relation entre deux termes extérieurs, mais relation constitutive, interne à
chaque conscience. « Chacun est aux yeux de l'autre l'élément médian par lequel chacun sert
de médiateur à soi-même ». Reconnaissance signifie redoublement de la conscience de soi
dans son unité. Chaque conscience est assurée de soi, non de l'autre, et « c'est pourquoi sa
propre certitude de soi n'a pas encore de vérité ». Chaque conscience doit opérer la
présentation de soi « comme pure abstraction de la conscience de soi, soit à se montrer
comme pure négation de sa modalité d'objet, ou à montrer qu'on n'est attaché à aucune
existence déterminée, absolument pas attaché à la singularité universelle de l'existence, qu'on
n'est pas attaché à la vie. Cette présentation, c'est la double activité ; celle de l'autre et celle
qu'on pratique par soi-même » 2'. Voilà pourquoi chaque conscience veut la mort de l'autre :
en tant que cette présentation de soi comme abstraction de la conscience de soi est l'activité
de l'autre. Mais vouloir la mort de l'autre inclut aussi la mise en jeu de sa propre vie : « le
rapport des deux consciences de soi est donc ainsi déterminé qu'elles font leur propre preuve,
et chacune celle de l'autre, par le combat à mort. »22
20
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, IV, A . Cf. M. Szymkowiak, p. 113-114.
21
Ibid.
22
Ibid.
23
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, IV, A, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1947, 1997, t. I, p.
155.
20
« enfoncée dans l'être de la vie »24, elle exclut de soi tout ce qui est l'autre, l'autre lui
apparaît comme objet. Choséification réciproque : ils ne sont l'un et l'autre que de simples
objets. Ainsi sur le fond biologique de la lutte pour la vie s'engage une lutte à mort où
l'homme s'arrache à la nature et à la vie. La lutte naturelle pour la vie devient une lutte
spirituelle pour la reconnaissance. Le désir destructeur animal, de même que le désir vital qui
se rapporte a un autre homme comme à son objet se nie, s'humanise en devenant désir d'être
reconnu par l'autre.
Le désir animal est condition nécessaire de la conscience de soi, mais non suffisante:
pour qu'il y ait conscience de soi, il faut que le désir porte sur un objet non naturel, sur
quelque chose qui dépasse la réalité donnée, à savoir le désir lui-même. Or désirer un désir,
c'est vouloir se substituer soi-même à la valeur désirée par le désir. Désirer le désir de l'autre,
c'est donc en dernière analyse désirer être la valeur désirée par cet autre, souhaiter qu'il
reconnaisse ma valeur comme sa valeur. Mais cette reconnaissance ne se fait pas
pacifiquement ; elle ne peut se fonder ni sur l'instinct biologique, ni sur la communication en
général, le langage par exemple. Dans la lutte se forgent les consciences, par la médiation
d'un rapport au corps : de chacun à son propre corps, et de chacun au corps de l'autre. Pour
que l'être humain se réalise et se révèle en tant que conscience de soi, il faut que la
multiplicité des désirs soit vécue sous deux formes antagonistes, qu'elle donne lieu à deux
comportements humains en conflit : un homme doit abandonner son désir et satisfaire celui
de l'autre. C'est pourquoi Hegel donne au conflit mortel une telle place constitutive dans le
devenir de l'Esprit et y voit la forme primitive de la communication humaine : par
l'antagonisme entre leurs rapports à la vie, les consciences entrent en communication. Dans
le monde naturel, la lutte pour la vie s'achève avec l'anéantissement du vaincu ; dans le
monde de l'histoire et des hommes, la guerre de tous contre tous culmine dans le rapport
domination-servitude. Avant la lutte, la valeur que l'homme s'attribue peut être illusoire. Pour
que l'idée qu'il se fait de lui-même soit une vérité, il faut qu'elle révèle une réalité objective,
c'est-à-dire une réalité qui vaut non seulement pour elle-même mais pour d'autres réalités.
L'homme, pour être véritablement homme et se savoir tel, doit imposer l'idée qu'il se fait de
lui-même à d'autres que lui, se faire reconnaître par autrui. Il doit transformer le monde
naturel où il n'est pas reconnu en un monde où cette reconnaissance s'opère. Une telle
transformation du monde naturel en monde culturel correspond à l'action. L'action s'imposera
d'abord au premier autre rencontré, et si lui aussi se veut humain, doit entrer également en
action, l'action inaugurale se présente sous la forme d'une lutte de pur prestige, d'homme à
homme, sans motif ni mobile objectifs.
La relation entre les deux consciences de soi est donc déterminée de telle sorte qu'elles
s'avèrent chacune pour soi et l'une pour l'autre par la lutte de prestige : par la démonstration
l'une devant l'autre que l'humanité est plus forte que la vie et la mort, donc par l'affirmation
vitale du mépris de la vie naturelle. Cela signifie concrètement l'acceptation de risquer sa vie,
d'affronter le risque de ne pas la conserver dans la lutte. Affrontement mortel : pour que la
reconnaissance d'autrui puisse satisfaire celui qui engage la lutte de prestige, il faut qu'il
découvre l'humanité de l'autre. Il doit donc voir que l'autre aussi cherche à être reconnu de lui
et qu'il est prêt à nier sa vie animale, à affronter la mort dans la lutte ; il doit donc provoquer
l'autre, le forcer à engager la lutte de prestige. Mais la conscience qui a pour but la
domination et a engagé la lutte à mort doit rester en vie pour pouvoir vivre humainement. Or
elle ne vit humainement que reconnue par l'autre ; son adversaire doit donc aussi échapper à
la mort ! Celui qui, dans la lutte, refuse le risque ultime de sa vie, se soumet à l'autre, devient
son esclave, c'est-à-dire qu'il le reconnaît sans pouvoir être reconnu de lui à son tour, et
renonçant en quelque sorte à la reconnaissance (tout au moins au niveau de la lutte à mort
dont l'enjeu est la vie naturelle) il accepte une vie au départ plus animale et moins humaine.
Mais la dialectique de l'Esprit fait se retourner la situation : si le maître est d'abord celui qui
24
Ibid. A, II, p. 158
21
s'humanise en se montrant capable de nier son être-là animal, en acceptant un risque que
l'esclave (l'esclave en puissance) refuse, l'esclave, lui, s'humanise d'abord par la conscience
qu'il prend de sa finitude en éprouvant l'angoisse de la mort et il accède par le travail à un
degré supérieur d'humanité. En humanisant et spiritualisant le le monde le travail lui donne le
caractère humain recherché au départ dans la lutte pour la reconnaissance. Finalement, à
l'issue de la lutte, c'est le maître qui perd, parce que, se contentant de consommer les
produits du travail de l'esclave en restant lui-même oisif, il n'agit pas, ne transforme rien du
monde - et donc échoue à se faire reconnaître dans son humanité. Il n'a dominé que la pure
vie naturelle, il ne l'a pas médiatisée pour l'élever au spirituel. Au départ, le maître était
devenu homme. Il était parvenu à l'existence pour soi, parce qu'il assumait totalement le
néant et la mort, s'élevait radicalement au-dessus de la vie de son corps. L'autre, peureux
(âme d'esclave en puissance), n'a risqué que « des plaies », et non la vie elle-même. En
conservant sa vie, en arrêtant le combat, il est devenu la chose de l'autre, qui l'a laissé en vie
parce qu'il se faisait reconnaître de lui comme son maître. Mais la situation se retourne par la
vertu de l'action. Dans son rapport au monde et dans son retour sur soi, l'homme qui change
le monde par son travail se forme : donnant au monde forme humaine, forme de l'Esprit, cette
forme objective lui est renvoyée en miroir comme sa propre forme humaine, l'introduisant
ainsi à sa liberté - conscience de soi, autonomie -, expression de la puissance souveraine de la
négativité et de la subjectivité de l'Esprit. Alors que le maître jouisseur n'apprend rien, ne se
forme pas, de sorte que rétrospectivement, son inconscience à l'égard de la valeur de la vie
apparaît comme une faiblesse de son humanité. Sa vaine jouissance donne à sa vie une image
misérable et veule, égale aux choses dont il ne sait que profiter, les absorber comme une
éponge, devenant chose lui-même. L'ignorance de toute autre valeur que la jouissance (nous
dirions aujourd'hui la consommation) dégrade l'humanité en une forme encore inférieure à
l'animalité, parce qu'elle pervertit la vocation de l'homme à médiatiser l'Esprit, notamment
elle prive l'homme de toute communication sensée, de toute relation intersubjectivité
profonde où s'accomplissent les facultés (ex. amitié : Aristote, Montaigne, ont défini l'amitié
comme inséparable de la valeur, du choix du meilleur ; on ne peut appeler amitié la complicité
des maîtres jouisseurs. Au contraire la relation de travail, fondée sur un rapport au monde qui
favorise la libération à l'égard des conditions, la liberté souveraine, favorise le devenir
singulier de chacun et permet une intersubjectivité supérieure, la rencontre féconde des
égaux.
Mais on ne peut dire qu'il s'agisse avec Hegel de relation interpersonnelle, de position de
moi et d'autrui, d'interrelation. L'intersubjectivité comme telle n'est pas en question. Il s'agit
avant tout du mouvement interne de l'Esprit dans sa venue à soi à travers la conscience de
soi individuelle. – conscience conquise par la libération à l'égard de la pesanteur de l'en-soi,
libération qui pour être consciente doit passer par la reconnaissance sous une autre
conscience de soi (on reconnaît une problématique analogue à celle de Fichte : sans un Toi,
pas de Moi). Aussi bien n'est-ce pas Hegel, mais comme nous le disions, Husserl avec son
idée de visée spécifique d'autrui (non la « phénoménologie de l'Esprit », mais la
phénoménologie tout court ) qui est à la source des grandes problématiques contemporaines
de l'altérité. D'abord l'être-avec de Heidegger, qui sera le foyer de la conception existentialiste
du pour-autrui chez Sartre ; également la réflexion critique de Merleau-Ponty sur la conception
husserlienne de la spécificité d'autrui. Sartre et Merleau-Ponty se réfèrent souvent à Hegel,
mais c'est la problématique husserlienne qui les inspire avant tout. Rappelons que l'approche
de Sartre est également critique, puisqu'il conteste la notion husserlienne d'Ego
transcendantal (cf. La transcendance de l'Ego). Mais somme toute « il revient à Husserl
(1859-1938) d'avoir tenté, pour la première fois, de restituer l'expérience effective d'autrui,
sans en ignorer les aspects contradictoires »25.
25
R. Barbaras, Autrui, Ed. Quintette, 1988, p.11.
22
II. Husserl. Autrui, objet d'une visée spécifique.
Avec Husserl, qui établit une spécificité du rapport à autrui au niveau de la conscience,
puis avec Heidegger qui fait de l'être-avec une structure existentiale du Dasein, le problème
d'Autrui connaît son essor décisif, essor qui marque la pensée contemporaine. Trois
orientations essentielles : celles de Sartre et de Merleau-Ponty qui apparemment radicalisent
la spécificité de la relation à autrui, mais si on y regarde mieux, la soumettent chacun à une
dimension qui la limite : Sartre subordonne le pour-autrui au pour-soi, soit à ma liberté ou
conscience de soi subjective et confère au pour-autrui une valeur négative : autrui est celui
qui me vole le monde et capte ma liberté26. Au contraire, Merleau-Ponty subordonne
l'intersubjectivité à la perception en général, rend l'altérité constitutive de la formation même
du moi, ancre la relation à autrui dans une incarnation générale (chair du monde), une
intercorporéité. La spécificité de la relation reçoit chez Lévinas une pleine reconnaissance,
mais d'un point de vue exclusivement moral, comme fondement d'une transcendance
morale : saisir autrui comme tel, c'est entrer dans la dimension de la moralité, du devoir,
lequel n'est plus comme chez Kant le produit d'une logique interne de la raison dans son
usage pratique (action), mais d'une limitation radicale de l'amour de soi, de l'expansion
naturelle du moi dans l'être.
C'est dans l'horizon de ces trois pensées contemporaines que nous poserons le
problème : problème de la réelle spécificité de la relation à autrui, et problème de sa portée
morale. C'est dans leur horizon que nous rencontrerons des pensées qui ont fait date pour la
conception d'autrui, comme celles de Max Scheler (reprise du thème de la sympathie
constitutive in Nature et formes de la sympathie) ou de Martin Buber (Je et Tu). Ce sont elles
qui seront l'objet de critiques essentielles qui ont fait largement avancer la question : en
particulier critique par Natalie Depraz 1 / d'un certain syncrétisme de Merleau-Ponty au nom
d'un maintien de la valeur de l'analogie telle qu'en use Husserl, 2/ d'un excès moral chez
Lévinas négligeant l'élément de la réciprocité ; par Michel Henry, d'un certain primat de la
représentation dans la conception d'autrui chez Husserl et Merleau-Ponty 3/ par Francis
Jacques, d'un oubli des conditions propres au langage, qui comporte en lui-même la référence
à l'altérité. Telles sont les pensées qui nous ont paru permettre au mieux à une problématique
d'autrui de se formuler, avec ses difficultés propres. Telles sont les critiques qui nous
aideront, de manières différentes et elles-mêmes contrastées, à formuler d'importantes
difficultés concernant la spécificité de la relation à autrui. Car cette spécificité, il s'agit de
l'interpréter, d'en apprécier la réalité et la portée..
Auparavant, revenons sur la métaphysique classique et les raisons pour lesquelles elle a
du mal à penser l'altérité, pour lesquelles la rencontre directe d'autrui n'y est pas davantage
fondée que chez les anciens. Qu'en est-il du caractère solipsiste du cogito dans le
cartésianisme ? Le cartésianisme, privilégiant le cogito, enferme l'esprit dans un solipsisme,
puisque seule l'existence de ma conscience paraît certaine. La médiation de la véracité divine
est nécessaire pour garantir l'existence d'autrui. Située dans l'espace au même titre que les
autres objets, la personne d'autrui se trouve hors de la sphère de l'évidence. La perception
26
Cf. en particulier L'Etre et le Néant, chap. sur le Pour-autrui, et la pièce de théâtre Huis-Clos ( K l'enfer, c'est les autres »).
23
d'un « autrui » n'a rien ici de primitif ni d'immédiat. Chez Descartes, la seule donnée primitive
immédiate est le cogito : autrui reste problématique, tant que Dieu ne vient pas garantir la
validité de mes perceptions. Bien plus, pour Descartes, l'existence même d'autrui fait
problème. Descartes ne se pose pas la question : « comment autrui est-il possible ? », mais
« est-ce qu'autrui existe ? ». Ce qu'il affirme de l'objet dans la Première Méditation vaut pour
autrui en tant qu'il est saisi comme un objet parmi d'autres hors de nous.
Le principe est clair : c'est la séparation de l'âme et du corps. Par nos esprits, comme le
pensait déjà Platon, nous participons d'une commune essence. Donc nous communiquons par
la médiation de la raison, mais le corps, principe d'individuation, nous singularise et nous
extériorise les uns par rapport aux autres, nous séparant les uns des autres irréductiblement.
Dans cette perspective dualiste, la connaissance d'autrui ne peut être qu'indirecte. Elle sera
fondée sur ce qui, d'autrui, peut m'apparaître, à savoir son corps. Seul un raisonnement par
analogie peut donc rendre compte de la connaissance d'autrui se fondant sur la ressemblance
objective entre mon corps et celui d'autrui, en vertu d'autre part de la relation vécue entre
mon corps et ma conscience, relation qui désigne ce corps comme le mien. On conclura à la
présence d'une conscience dans cet autre corps. Puisque mon corps est associé à une
27
Descartes, Méditations métaphysiques, II, O.C. Gallimard, Pléiade, p. 281.
28
Malebranche, De la recherche de la vérité, Livre Ill, Hème partie, Chapitre VII., Pléiade Gallimard
, 1979, t. I, p. 352-353.
24
conscience, tout corps qui lui ressemble sera le corps associé à une autre conscience. Je ne
connais d'autrui que des attitudes, des gestes, des sons proférés ; je connais immédiatement
en revanche mes propres états de conscience ainsi que les mimiques et les gestes
correspondants. C'est donc par analogie que j'inférerai les états de conscience d'autrui à
partir du comportement. Il reviendra à Husserl, puis à Merleau-Ponty, de mettre en évidence
les graves difficultés que soulève l'inférence analogique appliquée à la connaissance d'autrui.
Dans cette approche, le monde n'a pas d'autre sens que d'êtrepour une conscience,
visé par une conscience - celle de l'ego. Dans l'attitude spontanée, le monde est posé comme
un en-soi, et non comme un pour-nous, mais c'est parce que la conscience, dans cette
attitude naturelle, s'oublie elle-même, se tend vers le monde, ne s'intéresse pas à la manière
dont elle perçoit le monde, dont elle le vise. Le monde lui apparaît comme une nature
reposant en elle-même, et elle comme une partie de cette nature. Après la suspension
(l'épochè) des croyances objectivantes, le monde est saisi comme phénomène : il n'est plus
alors, comme il l'est dans la perspective cartésienne, situé sur le même plan que la
conscience ; son sens est d'être-pour la conscience. Cela ne signifie pas, en principe, un
idéalisme, mais que la conscience elle-même n'a pas d'autre être que de se rapporter au
monde. Telle est la grande découverte de la phénoménologie : la conscience n'est pas une
chose du monde ; elle n'est pas dans le monde comme une chose, puisque le monde, déjà,
n'a pas un être de chose, mais renvoie à la conscience comme à sa condition. Husserl nomme
intentionnalité de la conscience l'être de la conscience qui est de se rapporter à un monde.
25
pas un noème comme celui d'un autre objet : la transcendance d'autrui est différente de celle
de l'objet, puisqu'il est saisi comme un objet également constituant, un autre moi, une autre
conscience que la mienne (un alter ego). Ma conscience a à constituer autrui en moi, comme
autre conscience constituante. Husserl fait remarquer que pour percevoir vraiment une autre
conscience comme telle, il faudrait expérimenter ses vécus à elle, vivre sa vie. Ce serait alors
être autrui et non le percevoir. S'il est autrui, je dois le percevoir comme différent de moi :
non pas, dit Husserl, présenté, mais « seulement apprésenté », présenté comme autre,
comme absent, médiatement. Le corps d'autrui m'est présenté, mais sa conscience (son
caractère d'autre ego), m'est apprésentée. Présentée médiatement : par l'intermédiaire de son
corps. Aussi Husserl parle-t-il d'une apprésentation analogique : la ressemblance entre le
corps d'autrui et le mien rend possible la perception spontanée d'une analogie (non un
raisonnement par analogie). Je ressens mon propre corps de chair comme incarnation d'une
conscience, d'un ego. Ainsi, j'étends le sens ego que je sens lié à ma propre chair à d'autres
corps de chair en tant que je les saisis comme analogues au mien. Il s'agit d'un cas particulier
d'une association passive ou synthèse passive : extension du sens de certains objets à
d'autres objets semblables. Dans une synthèse active, l'autre demeurerait une unité de sens
dans l'ego. Passive renvoie au dessaisissement de soi qui a lieu dans l'ego lorsqu'il est mis en
présence d'un autre lui-même, d'un autre corps dans sa sphère. Nous allons y revenir.
C'est pour conceptualiser le caractère non originaire, non intuitif, quoique spécifique, de
la perception d'autrui, comme mon autre et non comme mon double, que Husserl produit le
concept d'apprésentation ou aperception analogisante. Il s'agit de faire droit à la primauté de
la sphère de l'ego tout en évitant la contradiction qu'il y aurait dans l'idée d'une constitution,
par l'ego lui-même, d'un autre ego. Entreprenant de montrer « comment je peux constituer
dans ma monade une autre monade et expérimenter ce qui est constitué en moi comme
cependant autre que moi », Husserl opère une distinction entre une perception et ce qu'il
appelle une « aperception », afin d'indiquer que le corps d'autrui n'existe pas pour moi
comme la réalité des choses du monde et que derrière lui je devine (j'a-perçois) la présence
d'une vie psychique autre que la mienne. J'aperçois signifie que cette vie d'autrui, je la
perçois médiatement, je la devine. C'est là la notion-clé, mais dont Husserl a reconnu qu'elle
ne parvenait pas à éviter la contradiction entre perception d'un alter ego et constitution d'un
alter ego par un ego.
26
Pourquoi le penseur qui invente la spécificité de la relation à autrui, explicitement contre
tout solipsisme, peut-il être lui-même soupçonné de solipsisme ? La phénoménologie ne
parvient-elle pas suffisamment à rompre avec l'idéalisme subjectiviste cartésien ? Pour
Husserl la subjectivité a un caractère structurellement pluraliste. Mais la constitution de l'alter
ego - l'autre sujet que moi, autre, mais moi comme moi, de la même manière que je suis un
moi - pose un problème essentiel dans la tentative husserlienne de fondation de la
phénoménologie comme science transcendantale. L'ego transcendantal est la source de tous
les objets constitués, et ces objets ne sont vraiment objectifs que s'ils existent pour d'autres
sujets que l'ego transcendantal (pour d'autres ego transcendantaux). Le véritable sens de la
subjectivité transcendantale est la pluralité des sujets transcendantaux, une intersubjectivité
transcendantale. Le solipsisme cartésien doit donc être réfuté. Or la difficulté naît de ce que,
chez Husserl, l'autre doit être constitué par moi-même : l'accès à une philosophie de
l'intersubjectivité est grevé par une problématique de la réduction phénoménologique qui
29
aggrave le solipsisme cartésien par une seconde réduction à la sphère du propre à l'intérieur
de la sphère déjà réduite. La cinquième Méditation cartésienne - dont le thème est la
constitution de l'autre en moi-même - conduit, selon Ricoeur, de ce solipsisme aggravé à la
théorie d'une communauté par la médiation du corps, qui permet à l'intentionnalité solipsiste
de trouver en elle-même un accès à l'intentionnalité de l'autre. De sorte que le sens constitué
par moi-même est en même temps valable pour autrui.3°
Si le monde est constitué par la conscience, n'a d'autre sens que celui de noème pour
un ego transcendantal, ne se retrouve-t-on pas devant un solipsisme bien plus grave que le
solipsisme cartésien ? Husserl formule lui-même ainsi l'objection : dans l'expérience
spontanée, je vis le monde non pas comme quelque chose qui se donne exclusivement à moi
(ainsi que cela a lieu chez Descartes, où autrui est une chose improbable sous chapeau et
manteau), mais à une infinité d'autres moi. « Le monde 'de l'expérience contient des objets
déterminés par des prédicats 'spirituels' qui <...> renvoient à des sujets, et, généralement, à
des sujets étrangers à nous-mêmes et à leur intentionnalité constituante ; tels sont tous les
objets de civilisation (livres, instruments, toutes espèces d'oeuvres, etc.) qui se présentent
également avec le sens d'oeuvres pour chacun (pour quiconque appartient à une civilisation
3t
correspondante à la civilisation européenne, par exemple...) » . Husserl aborde l'objection de
solipsisme comme une objection grave, puisqu'elle met en question la prétention même à faire
de la phénoménologie une philosophie transcendantale, capable de résoudre les problèmes
transcendantaux du monde objectif par « une analyse et une théorie constitutives se
29
Cf. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, 1947, 1992, § 44.
30
Cf. Introduction de P. Ricoeur à la traduction des Idées directrices pour une phénoménologie (Ideen l),
Gallimard. Et. F. Dastur, Husserl. Des mathématiques à l'histoire, PUF, 1995, p. 90.
31
Husserl, MC, § 43, , p. 153.
27
déroulant à l'intérieur du moi transcendental réduit »32. « Lorsque moi, le moi méditant, je me
réduis par l'épochè phénoménologique à mon ego transcendental absolu ne suis-je pas devenu
par là-même solus ipse et ne le resté-je pas tant que, sous l'indice 'phénoménologie',
j'effectue une explicitation de moi-même ? <... > La réduction transcendentale me lie au
courant de mes états de conscience purs et aux unités constituées par leurs actualités et
leurs potentialités. Dès lors il va de soi, semble-t-il, que de telles unités soient inséparables de
mon ego et, par là, appartiennent à son être concret lui-même. Mais qu'en est-il alors d'autres
ego ? Ils ne sont pourtant pas de simples représentations et vérification se déroulant 'en moi',
mais justement des 'autres' »33. Husserl entreprend alors de travailler à « se rendre compte du
sens de l'intentionnalité explicite et implicite, où, sur le fond de notre moi transcendantal,
s'affirme et se manifeste l'alter ego » : « Il nous faut voir comment, dans quelles
intentionalités, dans quelles synthèses, dans quelles motivations, le sens de l'alter ego se
forme en moi »34.
Autrui doit être constitué par la conscience, mais il pose un problème original : à la
différence des autres choses, il introduit un type distinct de transcendance, différente et en
quelque sorte supérieure : un ego a pour sens d'exister hors de mon propre ego, de
transcender, par conséquent, la sphère même de l'ego, puisqu'il est un ego qui lui-même
existe hors de lui-même, vise un monde transcendant à lui-même ! Le problème est de
comprendre comment l'ego transcendantal peut constituer en lui-même un autre ego, qui
existe lui-même en dehors de lui. On notera que d'emblée Husserl parle en termes de
présence sensible, sinon, comme nous le verrons, de véritable immédiateté : « il nous faut
voir comment <...> une expérience d'autrui a lieu, qui 'affirme et justifie' celui-ci 'comme
existant' et même, à sa manière comme m'étant présent 'lui-même' »35.
32
Ibid., § 42, p. 148. Cette traduction adopte l'orthographe proche de l'allemand pour l'adjectif
«transcendantal» au lieu de «transcendantal» devenu courant.
33
Ibid., p. 148-150.
34
Ibid., p. 149-150.
35
Ibid., p. 150.
36 Edités à La Haye par M.Nijhoff. Commentés par Natalie Depraz in « Les figures de l'intersubjectivité. Etude des Husserliana
XIII-XIV-XV », in Archives de Philosophie, 1992, t. 55, avec une introduction de I. Kern au tome XIII. Aujourd'hui traduits par N.
Depraz sous le titre : Sur l'intersubjectivité, traduction des Husserliana 13, 14, 15, tr., intr. Postface et notes par N. Depraz 2
tomes, PUF coll. Epiméthée, 2001.
28
Husserl a toujours refusé de fonder l'expérience de l'autre sur un raisonnement par analogie et
n'a donc jamais adhéré au solipsisme cartésien. Quand il emprunte à Theodor Lipps le concept
d'Einfiih/ung (empathie ou intropathie), ce n'est pas au sens que celui-ci lui donne (projection
d'un vécu immédiat sur un corps externe37). Dans Ideen I, en 1905, la connaissance d'autrui
reçoit pour la première fois le nom de Einfiih/ung (empathie, intropathie38 ), en entendant par là
le fait de se transporter par la pensée ou l'imagination en quelqu'un ou quelque chose, de
parvenir à I'« aperception de la vie psychique étrangère », aperception qui n'est pas un acte
de pensée mais une Paarung, mise en paire, appariement avec l'autre impliquant la chair - soit
un transfert aperceptif non d'un esprit à un autre, mais d'une chair à une autre. C'est cela qui
est l'apprésentation ou aperception « par analogie » De cette conception encore proche de
celle de Lipps, Husserl passera à l'idée d'une empathie avec les sensations du corps vivant
(Leib) étranger, par opposition au corps physique, Korper. Le corps d'autrui en tant que
physique, sensible, est le fondement sur lequel se constitue son corps vivant, Leib, une chair
vivante étrangère. La saisie du corps vivant étranger est antérieure à toute compréhension de
l'expression de l'esprit par le corps (conception de Lipps). Les vécus d'autrui sont bien perçus
(et non jugés tels) mais ils ne le sont pas de manière originaire. C'est pourquoi Husserl
caractérise cette perception originale comme apprésentation - il dit d'abord coperception
( Mitwahrnehmung) ou comprésentation (Komprésentation). Avant 1913 (Idées directrices
pour une phénoménologie), le problème de l'empathie « comme constitution du moi étranger
dans ma conscience n'est pas résolu » pour Husserl ( Husserliana XIII, note). Dans la
cinquième Méditation cartésienne, Husserl part du point de vue du solipsisme pour le dépasser
: il ne dispose pas, comme Descartes, d'un Dieu vérace pour garantir la certitude d'autrui et
recentrer toutes les perspectives en un unique point de convergence : elles se recouperont
dans une perspective finie qui est la mienne, en tant qu'elles y sont « apprésentées ». La
référence à Leibniz s'impose, appelée par la critique du sujet cartésien pris pour une
substance Ires cogitans) : « une autre monade se constitue, par apprésentation, dans la
mienne »39. Le dépassement du solipsisme est « interne » : l'ego doit trouver en lui-même
l'accès à l'alter ego, et c'est la médiation du corps qui rend possible cet accès.
P. Ricoeur juge qu' « on peut se demander si l'interprétation philosophique de la
réduction du monde à l'ego n'a pas opéré ici une sorte d'inhibition de la méthode descriptive
en imposant la priorité méthodologique de l'expérience solipsiste sur l'expérience
intersubjective ». On retrouve donc le même soupçon de solipsisme que chez Sartre et
Merleau-Ponty. Reprenons la démarche de Husserl : dans l'apprésentation, ou
comprésentation, co-présentation – distinguée de la présentation ( Urprésenz, présence
originaire, sans méditation autre que soi-même, de Ur, originaire), autrui est présenté à travers
son corps physique car au sein de ma sphère propre, autrui ne peut se donner que comme un
corps, son corps ; seul son corps peut être mien - appartenir à ma sphère propre, à l'ensemble
des prédicats de l'ego. Dans ce que je vise d'autrui, seul son corps peut être mien en ce sens.
Il y a une absence essentielle de l'alter ego pour moi, comparé aux objets du monde. On ne
peut faire le tour d'autrui en principe, au terme d'une série indéfinie de profils, comme c'est le
cas des choses. Autrui n'est pas visé, comme les choses, comme une unité de sens donnée à
terme en elle-même, dans une présentation immédiate et directe. Autrui se donne comme
absent, comme une chose dont aucune explicitation n'est possible en principe. Aussi n'est-il
qu'apprésenté, présenté par la médiation de son corps (objectif). Ici intervient la notion
d'aperception, d'apprésentation analogisante ou saisie analogisante (cinquième Méditation
cartésienne) : l'absence d'autrui, sa spécificité par rapport aux objets du monde, doit figurer
37 Theodor Lipps (1851-1914), philosophe et psychologue, entend par là notamment l'empathie esthétique qui permet de goûter
l'ceuvre d'art, d'y trouver du plaisir, en tant qu'elle ne contient rien de réel, mais seulement de l'imaginaire.
38
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Gallimard, Index, p. 544-545,
« Intropathie »
39 MC, § 52, Vrin, p. 188.
29
dans la présence de son corps. Or il ne s'agit pas d'un acte intellectuel, d'une interprétation
de signes, de la déduction à partir d'une comparaison que cet autre corps appartient à un
autre ego. Il s'agit bien d'une perception, donc une certaine immédiateté n'est pas niable. Nul
besoin d'un raisonnement, cette saisie analogique fait partie de la structure générale de
l'expérience antéprédicative. Toutefois, elle n'a sens qu'à partir du sens que je donne à mon
propre corps (chair). Pour saisir le corps ( K6rper) d'autrui comme corps d'un alter ego (corps
de chair, Leibkôrper) je transpose mon existence d'ego sur le corps d'autrui et saisis celui-ci
comme habité par une conscience. Transposer ma propre existence d'ego, c'est m'absenter
de moi-même, transcender ma sphère propre pour présenter cette absence qu'est le corps
d'un autre. Husserl qualifie de synthèse passive l'articulation de mon corps au corps de
l'autre, conférant au corps de l'autre le sens de mon propre corps. Dans une synthèse active,
l'autre demeurerait une unité de sens dans l'ego. Passive renvoie au dessaisissement de soi
qui a lieu dans l'ego lorsqu'il est mis en présence d'un autre lui-même, d'un autre corps dans
sa sphère. Genèses et synthèses passives ont lieu au niveau de la constitution originaire de
l'objet se donnant comme toujours déjà constitué à la conscience : il y a association intuitive
de contenus de conscience donnés de manière passive à une unique conscience, et qui donc
empiètent les uns sur les autres, l'un n'étant pas perçu sans l'autre, ou éveillant la conscience
de l'autre. « Mon propre corps constitue la fondation originaire du transfert analogique, lequel
n'a lieu que lorsque l'autre apparaît dans mon champ de perception <...> Le corps de l'autre
acquiert immédiatement, lorsqu'il entre dans mon champ de conscience, la signification d'un
corps vivant par transfert à partir de mon propre corps vivant »40.
40
F. Dastur, op. cit., p. 92-93.
41
Husserl, Méditations cartésiennes, § 44, p. 153 sq.
30
perçu : Husserl insiste sur l'expérience significative (sur l'interprétation de laquelle Sartre et
Merleau-Ponty notamment divergeront) du double contact, de la main touchant-touchée :
quand je touche ma main gauche avec ma droite, mon corps apparaît deux fois, comme ce
qui explore, et comme ce que j'explore. Dans ce toucher subjectif-objectif, « nous surprenons
le psychique en quelque sorte au ras de la fonction organe », « le psychisme se montre étalé
dans la spatialité vécue du corps et réciproquement le corps est vécu comme champ de
localisation du psychisme » 43. Pour Husserl, il s'agit explicitement, tout en évitant le
solipsisme, de faire de l'autre une « modification de 'mon' moi » . Comme d'une part, il ne
44
peut y avoir une présentation directe, mais que, d'autre part, de l'ego pur ne saurait sortir
l'autre moi, la présentation d'autrui a lieu à partir d'un phénomène qui l'apprésente, le
phénomène de couplage ou d'appariement, l'unité de ressemblance entre deux contenus de
conscience au sein de la sphère transcendantale. Quand je perçois un corps ressemblant au
mien, ce qui m'est présenté dans ma sphère me fait comprendre, par association avec ce qui
se passe en moi, une autre vie psychique et m'assure, par l'unité entre présentation et
apprésentation, de l'identité de ma nature primordiale et de la nature représentée par les
autres : il y a co-présentation de moi et d'autrui. « Le secret de la présence d'autrui réside
dans la réflexion naturelle du corps sur lui-même ou, quand les deux mains se croisent, le
sujet est pour lui-même un autre »45. Tout commence dans « une ressemblance reliant dans la
sphère primordiale cet autre corps avec le mien »46. Le corps de l'autre est déjà corps d'un
autre, tout en étant encore mien. En cela c'est mon monde que l'autre perçoit ; mon monde
est monde pour les autres, monde objectif.
La notion de « sphère d'appartenance maintient l'expérience du monde faite par le moi,
lequel subsiste donc comme pôle de vie intentionnelle47, la possibilité d'une visée par le moi
de ce qui lui est étranger, mais à titre de conscience intentionnelle interne à la « sphère
d'appartenance ». En conséquence : la présence d'autrui doit apparaître, non seulement à
partir du champ transcendantal de l'ego, mais de ce qui (dans ce champ) correspond aux
seuls prédicats de l'ego. Un autre ego sera donc fondé non pas à titre d'objet intentionnel
seulement, ni d'être physique extérieur, mais à titre de nouveau pôle transcendantal. « C'est
en moi que les autres se constituent en tant qu'autres » : le problème d'autrui est interne à
une égologie transcendantale.
Penser Autrui comme un dédoublement interne du moi suscite évidemment l'objection
de nouveau solipsisme, car si on se donne des conditions de possibilité transcendantales de la
perception d'autrui, on ne se donne pas la perception même d'autrui comme tel. Merleau-
Ponty mettra en question toute la problématique de la constitution transcendantale subjective.
Sartre, également, fera remarquer que la thèse husserlienne (selon laquelle ma relation à moi-
même implique une référence à l'autre) ne suffit pas à exclure tous les « problèmes mal posés
de la constitution d'autrui dont le Husserl de la période classique (et singulièrement celui des
Méditations cartésiennes) demeure prisonnier » 48. Selon Sartre, le sujet transcendantal, un Je
qui serait le foyer unificateur et fondateur des objets du monde, est une hypothèse superflue
(autant chez Husserl que chez Kant)49.
as
P. R icoeur, A l'école de la phénoménologie, Vrin, p. 116-117.
aa
Husserl, MC. § 52, p. 187.
45
C.G. Madison, La phénoménologie de Merleau-Ponty, Klincksieck, p. 58.
46 Husserl, MC. § 50, p. 180.
47
« Pôle identique de mes multiples expériences pures, de ma vie intentionnelle active ou passive... ». Cf.
MC, § 44, p. 160.
48
A. de Waelhens, Une philosophie de l'ambiguité, Louvain, p. 251.
as
Cf. Sartre, La transcendance de l'ego et L'Etre et le Néant.
31
L'essentiel de la démarche husserlienne est de faire procéder la saisie d'autrui d'une
indivision du même et de l'autre, alors même qu'il s'agit de maintenir l'altérité radicale de ce
dernier. L'autre n'est pas atteint par ma visée comme une sphère d'intériorité qui serait
distincte de son corps percevant : si c'était le cas, il faudrait distinguer le monde pour moi
(dont ferait partie le corps d'autrui) du monde d'autrui, inaccessible ; rien ne viendrait garantir
l'identité des mondes, et la communication serait impossible entre les ego. La thèse de
l'apprésentation d'autrui par son corps cherche à nous conduire au-delà de l'opposition entre
le corps d'autrui apparaissant dans mon monde et la conscience d'autrui.
50
P. Ricoeur, op. cit., p. 121.
51 Ricoeur dit : « la transformation de l'objection du solipsisme en argument » ( A l'école de /a phénoménologie, Vrin 1987, p.
200).
32
d'autrui qui soit aussi immédiatement donné que son corps52. Seule la chair de l'autre est
donnée originairement ; autrui (l'autre au sens plein) ne se présente pas, n'est pas donné à
l'intuition.
Deviner (autrui) à partir d'indices (son corps, ou des signes de son corps) : la distinction
entre perception et aperception cherche à rendre compte de la dimension d'étrangeté qui fait
que pour l'ego le monde humain s'offre à une interprétation infinie, qu'autrui n'est pas une
chose fermée (à supposer que les choses le soient, mais elles aussi à leur manière s'offrent à
l'interprétation, puisqu'on ne peut les séparer du monde humain). La notion d'aperception
signifie que le corps d'autrui n'existe pas pour moi comme la réalité des choses du monde et
que derrière lui je devine (j'a-perçois) la présence d'une vie psychique autre que la mienne.
J'aperçois signifie que cette vie d'autrui, je la perçois médiatement, je la devine. Cette notion-
clé, Husserl a reconnu qu'elle ne parvenait pas à éviter la contradiction entre perception d'un
alter ego et constitution d'un alter ego par un ego. Lui-même l'a proposée à la critique. Nous
en retiendrons que l'idée d'immédiateté est sans doute inutile et que l'ego lui-même en dépit
de la sensation immédiate de mon corps pour moi n'est pas sans altérité ni étrangeté, qu'il ne
faut pas majorer la coupure entre médiat et immédiat s'agissant de la perception. Mais
précisons cette idée qu'autrui est deviné à partir d'une ressemblance entre les corps, et ses
implications concernant la communication.
Comment Je devine qu'un corps est autrui. Indication et expression. La visée d'autrui est une
intentionnalité médiate, indirecte, qui demande une seconde réduction, faisant abstraction de
ce qui est étranger au moi. La notion de « sphère d'appartenance ».
Si le corps de l'autre entrant dans mon champ de conscience est immédiatement pris
avec la signification d'un corps vivant (par transfert à partir de mon corps vivant), il n'y a
encore là qu'une structure logique de Paarung abstraite, une matrice analogique formelle à
partir de laquelle la vie d'autrui est anticipée. Encore faut-il que cette anticipation vide soit
remplie par une vie étrangère. Or elle ne peut l'être par une intuition d'autrui - impossible pour
Husserl - mais « au moins par l'appréhension d'indices concordants, c'est-à-dire par
l'appréhension de la concordance du comportement par lequel autrui m'est apprésénté » 53. Le
§ 52 des Méditations cartésiennes entreprend de faire comprendre comment l'aperception
analogique d'autrui peut se confirmer : ce qui est « inaccessible directement et en lui-même »
a une « accessibilité indirecte mais véritable » à partir des gestes d'autrui, de son
comportement ( Gebaren, sa gestuelle) comme dans la perception de la chose, il y a
confirmation par concordance des esquisses pour que la réalité objective (de la chose,
d'autrui) soit attestée (ne soit pas une simple illusion). La concordance est l'indice de la réalité
de l'expérience du non-moi. Si autrui existe en vérité (n'est pas simplement mon double), son
comportement doit être concordant. « C'est donc en partant de la face 'physique' qu'autrui
me présente que j'induis sa face psychique : c'est le physique 'présent' qui sert d'indice pour
le psychique 'absent' »54
52 F. Dastur insiste sur le rapprochement du rapport à autrui avec le rapport au temps : la conscience intime du temps, nous
entraîne vers une phénoménologie limite, « sans phénomènes » : la conscience n'est que temps. Le Je n'accompagne pas mes
représentations, il « se constitue pour lui-même dans l'unité d'une histoire » (MC, § 37). L' « énigme de la conscience du
temps », c'est que la conscience constituante est en elle-même déjà constituée. L'absolu n'est rien d'autre que le continuum
temporel liant des vécus à d'autres vécus, et cela pour un sujet qui n'est pas une forme logique accompagnant les
représentations, mais génétique, constitué dans et par le temps !
53
Ibid., p. 93-94.
54
Ibid., p. 94.
33
Husserl différencie indication et expression : « je ne puis avoir l'expérience de la
subjectivité étrangère <... > que sur le mode de l'indication » ( Recherches logiques 1, 2. Cf.
p. 31 de La Phénoménologie, Colin). Un indice se caractérise par une « non évidence » : il
renvoie à quelque chose d'encore incertain et qui peut se révéler plus tard signifiant ou
insignifiant, alors qu'un phénomène en exprime un autre de manière immédiate, sinon toujours
transparente du moins immanente (le discours exprime la pensée, un tableau exprime un
sentiment, etc.). Un indice est une chose qui est le signe d'une autre, y renvoie mais de façon
médiate et sans évidence (ex. les indices dans l'enquête policière). Autrui m'est seulement
indiqué, et cela par son corps55, lequel se distingue d'un corps brut ( Kdrper) et présente en lui
les caractères de la vie (Leib, corps vivant, corps de chair). L'allure générale d'un corps
d'homme m'indique qu'il est un vivant et possède une conscience. L'indiqué est la
conscience, l'indice le corps vivant. S'il y a apprésentation ana/ogisante, c'est en tant que je
fais une analogie spontanée entre mon corps et celui d'autrui : cette analogie repose sur le
type de perception que j'ai de mon corps, perception non d'un objet connu et représenté,
mais d'un « je peux » (Idées directrices II, § 59). Je vis mon corps comme une puissance
d'agir, de provoquer des changements dans le monde. Devant autrui, je ne procède pas à un
raisonnement, à une réflexion indirecte (il me ressemble, il est un autre moi), mais j'opère
« une transposition aperceptive à partir de mon propre corps » ( Méditations cartésiennes, §
50). C'est par une opération passive et immédiate de ma conscience que j'attribue au corps
vivant en face de moi le statut de corps d'autrui. Il s'agit d'une intentionnalité de second
degré, médiate : le phénomène du corps d'autrui me sert d'indice pour me représenter sa
perception de lui-même, analogue à celle que j'ai de moi-même. Le premier degré de
l'intentionnalité est la perception qu'autrui a de lui-même ; le second celui par lequel je me re-
présente, présente à nouveau, sa perception de lui-même en tant qu'indiquée dans l'allure
propre à son corps de chair. Encore faut-il que la signification autrui se confirme : un peu de
temps suffit parfois à nous faire découvrir qu'il s'agissait d'un automate, d'une statue, voire
d'un animal... Il faut que « cette expérience qui ne présente pas l'objet lui-même mais
l'indique, vérifie cette indication par une concordance interne »56. « La solution husserlienne à
l'énigme de l'expérience d'autrui a donc deux caractères essentiels : elle pense autrui à partir
de moi-même en l'affectant d'une originarité dérivée ; elle fonde la signification 'autrui' sur
l'expérience de la perception de son corps »57.
Percevoir autrui, c'est en fait percevoir bien d'autres choses, c'est accéder au sens de
l'altérité humaine même. Le transfert opéré par l'apprésentation, transfert qui me donne accès
au psychisme d'autrui en son corps est un transfert illimité. Il réalise une comprésence qui n'a
pas que cet autrui-ci comme partenaire : oui, l'autre sent et pense comme moi, son corps est
un champ psychique comme le mien, mais ce transfert est illimité, ouvre un monde. La main
de l'autre que je vois m'apprésente le toucher de cette main et tout ce qui tient avec ce
toucher ; tout un monde naît à cette main, un monde que je ne peux que me figurer, me
rendre présent sans qu'il me soit effectivement présent. Ainsi se forme peu à peu un art des
signes, une vaste grammaire des expressions, dont le langage fait partie. Comprendre ces
signes, c'est constituer l'homme, appréhender l'autre comme « analogue de moi-même ». Si
le transfert de l'ego à l'alter ego n'est pas un raisonnement par analogie, ce transfert, comme
Husserl le dit lui-même, « n'élimine pas une certaine action spontanée de l'analogie <...> et
ne va pas jusqu'à une expérience primitive du psychique en deuxième personne ». Autrement
dit, il ne faut pas chercher de l'immédiat, du fait brut, dans le domaine du vécu conscientiel.
L'analyse des faits de communication le confirme largement : la linguistique a établi le primat
55
Cf. les divers passages où Husserl traite d'autrui : 56' Méditation cartésienne, Idées directrices Il, Logique formelle et L.
transcendantale ;Sur l'intersubjectivité.
56
Méditations cartésiennes, § 52
57
Ph. Huneman, Estelle Kulich, Introduction à la phénoménologie, Colin, 1997, p. 33. Je vous recommande les passages de cet
ouvrage concernant autrui.
34
du discours, de l'énonciation, du contexte dialogique, sur la structure même des langues et
sur leur usage individuel, le langage. C'est notamment le domaine de la pragmatique
linguistique (cf. Bibliographie).
Que se passe-t-il, selon Husserl, « lorsqu'un autre homme entre dans notre champ de
perception » ? Nous l'avons vu plus haut, « En réduction primordiale, cela veut dire que dans
le champ de perception de ma nature primordiale apparaît un corps qui, en tant que
primordial, n'est naturellement qu'un pur et simple fragment de détermination de moi-même.
Puisque dans cette nature et dans ce monde ma chair est l'unique corps qui soit et puisse être
originairement constitué comme chair (organe fonctionnant), il faut que le corps là-bas, qui
est pourtant saisi comme chair, tienne ce sens d'un transfert aperceptif issu de ma chair, et
ce, de manière à exclure une légitimation effectivement directe et par conséquent primordiale
des prédicats spécifiques de chair, une légitimation par perception propre. Il est clair d'entrée
de jeu que seule une ressemblance liant, à l'intérieur de ma sphère primordiale, ce corps là-
bas avec mon corps, peut fournir le fondement de la motivation pour la saisie analogisante de
ce corps là-bas comme autre chair »60. Première difficulté selon D. Franck : « faire entrer un
autre homme dans mon champ de perception, c'est admettre qu'il peut ne pas y être » ; or le
58
D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Minuit.
ss
D. Franck, op. cité, p. 123.
60
Husserl, MC., § 50, p. 180 (trad. revue par D. Franck).
35
champ de l'expérience implique nécessairement les autres, et Husserl souligne que « mon
ego, donné à moi-même de manière apodictique, le seul que je puisse poser comme étant
dans une absolue apodicticité, ne peut a priori être un ego expérimentant le monde que s'il
est en communauté avec d'autres ego, ses pareils, s'il est membre d'une communauté de
monades données et orientées à partir de lui »61 . Or, c'est reconnaître qu'« il n'y a pas d'ego
possible sans alter ego, que l'alter ego est la condition de possibilité d'un ego
intentionnellement lié au monde »62.
61
Ibid., § 60, p. 224 (trad. revue par D. Franck).
62 D. Franck, op. cit., p. 123-124.
63 Ibid., p. 124.
64 Rappelons l'importance de cette notion pour comprendre la rencontre d'autrui chez Husserl : il s'agit
des sensations kinesthésiques. Au § 53 des Méditations cartésiennes, Husserl y voit la cause de l'orientation
différente de mon corps propre
36
se maintient Husserl oblige à se poser la question. Husserl ne justifie pas que la conscience
pose une différence entre une apprésentation, celle d'autrui, et un raisonnement par analogie.
L'apprésentation analogique d'autrui risque de reconduire les impasses mêmes du
raisonnement par analogie dont se contentaient les classiques pour conclure à l'existence
d'autres hommes. Comment en effet l'analogie, qui repose sur une ressemblance au niveau
des objets, pourrait-elle fonder autre chose que le transfert d'un sens objectif, d'une visée
d'objet ? Comment l'analogie pourrait-elle justifier une transcendance, une visée de
transcendance - c'est-à-dire échappant à l'immanence intuitive du plan objectif - si elle reste
prisonnière du monde objectif en tant qu'elle procède d'un ego, lequel s'excepte évidemment
lui-même de l'analogie ? L'exigence descriptive de la phénoménologie saisit autrui comme
transcendant. Or, l'exigence intuitive abolit cette transcendance. N'y aurait-il pas une
expérience, un apparaître d'ordre phénoménologique qui serait d'un autre ordre que
l'objectivation ?
La donation d'autrui ne saurait être immédiate, et cela par essence : qu'autrui soit là
« devant moi », « en chair », ne signifie pas qu'il me soit donné « en lui-même », comme les
choses. La visée de celles-ci relève bien aussi d'un mouvement de l'ego vers l'altérité (sans
altérité, il n'existerait pas d"expérience') mais cette altérité n'interdit pas un accès direct et
immédiat en principe. Nous l'avons dit : en principe, il est possible de faire le tour d'une
chose. En ce sens, toute immédiateté d'autrui est exclue par principe : si l'être de l'alter ego,
ses vécus, son essence propre, m'étaient donnés de manière immédiate, ils me seraient
donnés ou bien comme je suis donné moi-même à moi-même, ou bien comme me sont
données les choses du monde - dans un horizon de connaissance (en pouvant en faire le
tour). Au contraire, « les autres » me sont donnés d'une manière originale : d'une part, « je
<les> perçois comme objets du monde » 65, « objets psycho-physiques », mais d'autre part,
je les perçois aussi comme « liés aux corps de façon singulière », et enfin comme « sujets
pour ce même monde : sujets qui perçoivent le monde <...> et qui ont par là l'expérience de
moi »66. Mais « il faut maintenir comme vérité absolue ceci : tout sens que peut avoir pour
moi < ...> le fait de l'existence réelle d'un être n'est et ne peut être tel que dans et par ma
vie intentionnelle » 67. On se trouve en face de ce paradoxe : la phénoménologie, philosophie
intuitiviste par excellence, s'interdit toute approche d'une intuition originaire dans le cas par
excellence où le moi fait une expérience originaire de dépossession de soi. Ce cas est la visée
de transcendance. Merleau-Ponty verra dans toute la Cinquième Méditation cartésienne un
vice interne, que Husserl ne surmontera pas. Ce vice interne, c'est l'idée de subjectivité
transcendantale intégrale. C'est pour se maintenir « dans une subjectivité transcendantale
intégrale » que Husserl, comme Descartes, quoiqu'à l'intérieur d'une démarche différente,
« refuse de dépasser la contradiction constitutive de la perception d'autrui »68. Descartes ne
retrouve la certitude de la perception d'autrui qu'indirectement, après avoir opéré le détour
par la véracité divine, laquelle seule est capable de fonder l'existence du monde, des vérités,
donc entre autres la saisie d'autrui. Mais le solipsisme de principe est radical : seul le cogito
nous découvre, immédiatement, une existence indubitable. Il n'existe pas d'expérience
immédiate, spécifique, d'autrui.
65 Ibid.
66
Ibid., p. 151.
67 Ibid.
68
Cf. G. Madison, op. cit., p. 57.
37
Chez Husserl se retrouve une telle contradiction constitutive de la perception d'autrui :
affirmer qu'il s'agit d'autrui, qu'on en a une perception spécifique, mais qu'il n'est pas
possible de le décider sans en avoir préalablement manqué l'expérience originaire. On réserve
en effet le caractère originaire à l'expérience d'un ego pur (comme Descartes fait du cogito). Il
y aura là une contradiction que Merleau-Ponty saisira parfaitement et qui implique des bases
phénoménologiques (et ontologiques) toutes différentes par rapport à celle de Husserl, lequel
écrit : « Il ne peut pas encore être question ici de subjectivités étrangères, au sens de réalités
objectives existant dans le monde », puisqu'a il s'agit de la constitution transcendantale des
subjectivités étrangères, et que celle-ci est la condition de la possibilité de l'existence pour
moi d'un monde objectif »69. « Admettre que c'est en moi que les autres se constituent en
tant qu'autres est le seul moyen de comprendre qu'ils puissent avoir pour moi le sens et la
valeur d'existences et d'existences déterminées »70. Et encore : « après tout, la question
concerne non pas d'autres hommes, mais la manière par laquelle le Je (comme le spectateur
transcendantal expérimente lui-même transcendantalement) constitue en lui-même la
distinction entre ego et alter ego » (§ 44). Husserl, n'hésitera pas à dire Merleau-Ponty, est ici
« au bord d'une conception intersubjective », mais il la manque à cause de son préjugé du
Cogito, de la notion d'un « ego apodictique » censé se posséder immédiatement et en toute
clarté, spectateur transcendantal pour qui « son propre corps, les choses et le corps d'autrui
ne sont que des objets étalés devant sa conscience »71.
Cette théorie de l'analogie conduit, certes, et c'est son intérêt, à reconnaître l'autre
comme autre et non comme double de l'ego. Mais elle ne rend pas compte de la réciprocité
69 Husserl, M.C., § 44. Paragraphe essentiel. Le premier paragraphe du § 44 procède à une « nouvelle épochè » : « Même si une
peste universelle m'avait laissé seul », il resterait « le sens existentiel de l'existence » s'il « s'agit de la constitution
transcendantale des subjectivités étrangères », et que c'est la condition de la possibilité d'un monde objectif pour moi,
70
Ibid., § 56.
71
Cf. G. Madison, op. cit., p. 57.
72 Cf. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1 964, p. 234
38
du rapport entre les ego. Et c'est en ce point que la position de Merleau-Ponty74 sera bien plus
ferme et assurée que celle de Husserl, en tant qu'elle inscrira la réciprocité au sein même de
la chair, de la relation réversible entre moi et autrui au sein de la chair du monde dont nous
faisons partie (cf. image du chiasme). C'est « d'un point de vue encore unilatéral que l'autre
est constitué comme autre en moi »75. Sans réciprocité, il n'y a pas de communauté : je dois
être un autre pour l'autre comme il est un autre pour moi. Or autrui en tant que Leib différent
du mien s'intègre à ma sphère d'appartenance, comme un élément de mon monde,
inséparable de moi76. Mais en tant que Leib donné là-bas (illic), alors que mon propre Leib est
ici (hic), il est exclu de ma sphère d'appartenance, il apprésente un autre centre que celui que
je suis pour moi-même, il apprésente un psychisme étranger. Qu'est-ce qui fonde cette
identité d'un corps appartenant à deux sphères à la fois ? Elles pourraient n'avoir aucun point
de rencontre. La théorie de l'apprésentation ne me donne pas accès à autrui comme tel, à ses
vécus, qui font de lui le centre d'un monde analogue au mien, monde qui m'exclut en partie.
Un abîme ne sépare-t-il pas ces deux sphères ? Puis-je vraiment « me mettre à la place »
d'autrui ? Je ne le fais qu'imaginairement, sans pouvoir dépasser un hiatus réel. Je reste
devant l'énigme de « l'identification du corps perçu par moi comme corps de l'autre avec le
corps perçu par l'autre comme son corps propre, énigme d'un même corps susceptible de
deux visées différentes »77. Cette énigme n'a lieu « que si les deux sphères d'originalité sont
déjà distinguées »78.
74
Sans parler de celle de Michel Henry, puissant critique de Husserl, mais également de l'ontologie du visible, d'une
phénoménologie aliénée par le primat de la vue, de la connaissance - distance, attitude de maîtrise théorétique. Nous en dirons
quelques mots à la fin de ce cours.
75
Ibid., p. 96.
76
Inséparable de ma «sphère d'appartenance» (voir plus loin) : Husserl, MC, 1947, 1992, Pfeiffer-Lévinas. Le problème
est posé au §§ 44, p. 155
77 F. Dastur, p. 97.
78
Husserl, MC, § 55, p. 197.
79
D. Franck, Chair et corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Minuit.
80
D. Franck, op. cité, p. 123.
39
Ill. Le problème d'autrui selon Merleau-Ponty. Critique du solipsisme et de
l'analogie chez Husserl.
40
phénoménologie pure des vécus en général, « science eidétique purement descriptive portant
sur les configurations immanentes de la conscience »87 . Mais le retour aux choses ainsi conçu
ne résout pas le problème du sens de l'être en général : comment est-il possible que la
conscience atteigne quelque chose de transcendant ? Si la description phénoménologique
consacre la ruine du schéma réaliste du dehors et du dedans, de l'extériorité et de l'intériorité,
le sens de transcendance de l'objet ne peut pas davantage être une production mentale
qu'une donnée externe. Mais pour le comprendre, la phénoménologie doit se transformer en
un type nouveau de philosophie transcendantale. C'est cette nouvelle philosophie
»82,
transcendantale que Husserl nomme « ontologie universelle », et « philosophie première
laquelle, en tant que science de l'ego pur – pur au sens phénoménologique, c'est-à-dire ego
concret mais saisi indépendamment de toute caractéristique intramondaine - étudierait la
façon dont la conscience est originairement constituante du sens objectif de tout être. C'est
pour cette étude que sont mis en oeuvre les concepts de réduction et de constitution et c'est
à ce moment que la notion d'intersubjectivité transcendantale se dessine, ainsi qu'une
nouvelle forme de solipsisme. La réduction (épochè), jusqu'alors nécessité méthodologique de
mise entre parenthèses des savoirs constitués, devient ce qui permet d'atteindre la corrélation
a priori entre subjectivité transcendantale et monde en général. Mettant entre parenthèses les
thèses naïvement réalistes de la conscience naturelle (vie perceptive et activité scientifique),
la réduction révèle à la conscience qu'elle-même participe à la donation du monde, que sa
naïveté consiste à ignorer cette participation, à adhérer immédiatement à la certitude de
l'existence du monde, à ignorer la corrélation entre Je transcendantal et monde, noèse et
noème, les vécus intentionnels et leurs corrélats intentionnels.
Ainsi la conscience est posée comme l'origine de toute position de transcendance : elle
a à ressaisir cette « opération anonyme de constitution » qu'elle effectue sans le savoir.
Husserl entend fonder un nouvel idéalisme transcendantal, opposé à tout idéalisme
psychologique : la transcendance qui appartient au sens d'être du monde est immanente à la
subjectivité, mais non au sens où le monde serait une partie du moi, non au sens d'une
83
inclusion réelle. Husserl emploie la formule « 'transcendance' d'inhérence irréelle » : les
phénomènes ne sont pas des choses observables, ni la manifestation d'un être inconnaissable
(le noumène kantien), mais « ma vie pure, avec l'ensemble de ses états vécus purs et de ses
objets intentionnels » 84; ils constituent « l'apparaître originel de la chose même ». Une
conscience étant un flux d'effectuations, la temporalité, immanente au cogito, devient un
thème essentiel dans la philosophie phénoménologique de Husserl. Le problème de la
constitution renvoie au problème d'une intersubjectivité transcendantale, formulé dans la
Cinquième Méditation cartésienne : « comment la phénoménologie, définie comme
explicitation de l'ego transcendantal, peut-elle éviter de tomber dans un solipsisme, et par là
de se fermer tout accès à l'objectivité transcendantale ? L'autre en effet est une condition
essentielle de la constitution du monde ; mais comment, malgré la « mise entre parenthèses
du monde objectif », comprendre l'autre ? L'alter ego ne peut être un « moi psycho
physique », tombant sous le coup de la réduction transcendantale : il ne peut provenir que de
« l'apprésentation s'effectuant à l'intérieur des limites fermées de mon être propre » Quoique
constitué à l'intérieur de mon ego, l'alter ego est perçu comme une monade étrangère et
séparée, une monade qui me constitue aussi - de même que toute monade étrangère - comme
autre ego : ainsi se dessine l'idée d'une « communauté illimitée de monades que nous
désignons par le terme d'intersubjectivité
»85.
transcendantale, constituée en moi-même comme
portant le monde objectif Une telle conception peut passer pour anticiper celle de
81 Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricoeur, Gallimard, p. 196.
82 Husserl, MC, § 64, Vrin, p. 249.
41
Merleau-Ponty puisque l'ego et l'autre ego perçu comme tel n'y sont pas séparables, mais
Merleau-Ponty voudra faire un pas de plus en évitant le danger de retomber dans un
solipsisme, et en ouvrant la conscience à la généralité de la chair.
87 Ibid., p. 210.
89 R. Barbaras, article « Autrui », Encyclopédie philosophique universelle, Les Notions philosophiques, PUF., p. 210.
90 Ibid.
42
échappent par principe à la phénoménalité »91 ? C'est la difficulté à laquelle Husserl doit
répondre. Voilà le nouveau danger de solipsisme, reconstitué par l'idéalisme transcendantal de
l'ego (sphère de l'ego). La présence d'objets au sein de la sphère propre, l'appréhension de
l'autre en un là-bas contemporain d'un ici, requises par l'appréhension d'un autrui, appellent
une constitution de la chair propre comme corps. Or une telle constitution présuppose ce
qu'elle doit fonder : la constitution d'autrui, puisqu'elle ne peut être effectuée au sein de la
sphère de l'ego. Il faut que j'ai accès à autrui pour saisir une ressemblance de son corps
physique à mon corps de chair, donc pour poser qu'un corps de chair est aussi un corps
physique.
L'autre ne peut être donné « qu'au moyen d'une expérience indirecte, fondée, d'une
expérience qui ne présente pas l'objet lui-même, mais le suggère seulement et vérifie cette
suggestion par une concordance interne ». Grâce à la constitution de son sens, l'autre
apparaît d'une façon nécessaire dans mon monde primordial, en qualité de « modification
intentionnelle de mon moi, objectivé en premier lieu »92 Cela résout-il la question du
solipsisme husserlien ? « Comment ce corps donné là-bas, au sein de ma sphère primordiale,
peut-il recouvrir l'ici absolu qu'il est pour lui-même en tant que chair, c'est-à-dire sa sphère
primordiale, sans que nous nous confondions ? » Entre le présenté et l'apprésenté, la relation
est une unité nécessaire, et non une relation d'indice de l'un à l'autre - alors même que les
actes présentatifs et apprésentatifs sont distincts. « Il s'ensuit qu'autrui est immédiatement
apprésenté comme se représentant cette Nature à laquelle il appartient, identique à ma Nature
primordiale, qui est ainsi affectée d'une valeur objective »93. Il faut donc bien comprendre que
« le monde objectif est constitué comme tel par la communauté intersubjective » 94, de même
que chez Leibniz, le monde est le corrélat d'une pluralité de monades. Selon Merleau-Ponty,
cette démarche enlève au monde sa chair, son épaisseur. Une modification de la
problématique d'autrui dans son ensemble est nécessaire, qui élabore plus rigoureusement le
rapport entre les corps de moi et d'autrui pour éviter une fois pour toutes de retomber dans
un solipsisme en s'engageant dans les impasses de l'analogie. Signalons sans y insister
maintenant que le fond de l'objection que Merleau-Ponty fait à Husserl se retrouve dans sa
critique de la conception sartrienne. Dans les deux cas, l'erreur est de majorer l'ego dans la
relation à autrui, de la penser en termes d'alter ego, comme relation d'un ego à un alter ego.
91 Ibid.
94
Ibid.
95 VI, p. 293.
96
Ibid., p. 322.
43
la p. 419 de la Phénoménologie de la perception : Husserl, dit Merleau-Ponty, propose dans
sa dernière philosophie d'ajouter une seconde réduction à la première description des
structures du monde vécu. Car les structures du monde vécu doivent être replacées « à leur
tour dans le flux transcendantal d'une constitution universelle ». Dans celle-ci, « toutes les
obscurités du monde seraient éclaircies ». Or, fait observer Merleau-Ponty, de deux choses
l'une : « ou bien la constitution rend le monde transparent, et alors on ne voit pas pourquoi la
réflexion aurait besoin de passer par le monde vécu, ou bien elle en retient quelque chose et
c'est qu'elle ne dépouille jamais le monde de son opacité ». Cette remarque a des implications
évidentes en ce qui concerne le caractère immédiatement transparent à soi de la saisie
d'autrui. « C'est dans cette seconde direction que va de plus en plus la pensée de Husserl »,
ajoute Merleau-Ponty. Et lui-même s'orientera également dans ce sens, comme le montrent
les textes posthumes de Le visible et l'invisible.
97
F. Dastur, op. cit., p. 99. Et voir Husserl, MC, § 44.
98 F. Dastur, ibid.
99 Ibid., p. 100.
44
sujet lui-même. L'intentionnalité s'ancre dans une chair des sujets percevants, soit dans une
perception essentiellement réversible : ces sujets sont d'emblée pluriels, inter-corporels,
participant au même monde. Le sens qui se constitue en moi est sens pour l'autre - tout au
moins en principe. Aussi la dimension de communauté sensée et de temporalité historique
est-elle inscrite dans le rapport entre les corps et dans le rapport au monde. C'est ce qui
explique que Merleau-Ponty ait pu produire une pensée de l'histoire et du politique plus
exigeante que celle du dernier Husserl : lorsque ce dernier a cherché à penser la rationalité de
la vie collective, il n'a finalement opposé, à la tragédie historique du nazisme à ses débuts (La
Crise des sciences européennes et la Phénoménologie transcendantale, 1 936), qu'un
humanisme de la culture (via le Lebenswelt), voire l'idée de Dieu comme telos d'une histoire
parfaite.
Le primat de la perception fonde l'accès direct à Autrui. L'analyse d'autrui se précède elle-
même : notion d'un monde présubjectif anonyme. La relation de réversibilité propre à la
perception (d'autrui, du monde). Le monde comme chair. Images du chiasme et du doigt de
gant.
1
00 C'est cerimatp p que
de lanie Michel Henry, qui reproche à Merleau-Ponty, comme à l'ensemble des
perception
phénoménologues, de rester sous l'emprise de la vue et du visible, emprise qui définit la phénoménologie telle que l'a conçue son
fondateur Husserl. Pourtant Merleau-Ponty conteste que Husserl puisse vraiment honorer le statut du corps comme ouverture
originaire au monde, ne ne pas faire du corps autre chose qu'un objet devant une conscience à partir du moment où Husserl
décrit cette ouverture comme possession d'un noème, donc comme une connaissance. Mais Merleau-Ponty ne se donne pas les
moyens de rompre pour de bon avec cette perspective trop théorique, selon M. Henry (voir plus loin).
101
Ibid., p. 228.
102
Ibid., p.317.
45
pôles - moi/le monde, moi/autrui, mon corps/les choses. Chiasme réalisé par le dédoublement
de mon corps en dedans et dehors, et le dédoublement des choses en leur dedans et leur
dehors. La réalité du monde interhumain et de l'histoire constitue donc « une surface de
séparation entre moi et autrui qui est aussi le lieu de notre union, l'unique Erfiillung de sa vie
et de ma vie »toi
103
Ibid., p. 287.
46
découvre en elle, mais un moi qui est hors de lui-même, qui, étant « main », est déjà autre. Le
rapport à autrui ne représente donc qu'une extension du rapport du corps à lui-même : autre à
elle-même, ne se possédant qu'en étant dépossédée d'elle-même, la subjectivité incarnée peut
s'ouvrir à d'autres. Le regard n'est pas le symbole privilégié de la présence d'autrui, comme il
peut l'être chez Sartre, dans une perspective majorant la conscience et où autrui s'offre avant
tout à la connaissance, lui offrant l'énigme opaque d'une autre conscience, d'une conscience
inconnaissable. Chez Merleau-Ponty, l'expression devient le symbole privilégié. Autrui n'est
pas une face, un « en face » qu'on regarde et qui regarde, objectivement, en une extériorité
d'objets. Autrui est présence d'une existence en tant qu'être-au-monde, apparaître dans et au
monde ; sa face est « physionomie », expressive et parlante, et le monde accède en cette
apparition d'autrui à une nouvelle signifiance.
De la chair, en tant qu'elle se donne dans la réversibilité sensible (touché/touchant,
visible/voyant), Merleau-Ponty dit qu'elle se donne dans un chiasme qui abolit l'opposition
entre sujet et objet, oblige à les penser réversibles. Chair signifie que le corps et le monde
sont indissociables, qu'il y a une coïncidence entre le corps et les choses qui constitue une
texture sentie : corps et monde, comme deux mains qui se touchent, participent l'un à l'autre.
Leur chair est la même, et elle n'est « pas contingence, chaos, mais texture qui revient en soi
et convient à soi-même », d'où la « foi perceptive » : je crois, même si je ne verrai jamais mes
rétines, qu'« on les trouverait au fond de mes globes oculaires »106. « Je crois que j'ai des
sens d'homme, un corps d'homme » et l'adoption par Merleau-Ponty du terme d'imminence
signifie que la réversibilité n'est pas absolue, mais présomptive, « jamais réalisée en fait ». Ma
main gauche est toujours sur le point de toucher ma main droite en train de toucher les
choses, mais je ne parviens jamais à la coïncidence, « elle s'éclipse au moment de se
produire » 107 ; il y a un hiatus entre la saisie de ma main comme touchée et de ma main
comme touchante: je ne les sens jamais ensemble. « Je suis toujours du même côté de mon
corps », aussi y a-t-il un bougé, un écart, un hiatus entre le toucher des choses par ma main
droite et le toucher par ma main gauche de cette même main droite. Bougé aussi entre
l'expérience que j'ai de ma propre voix et celle que j'ai de la voix des autres. Je m'entends du
dedans et du dehors simultanément, produisant ce hiatus, ce bougé. Parce que mes deux
mains font partie du même corps, parce qu'il se meut dans le monde, parce que je m'entends
du dedans et du dehors, je n'éprouve en quelque sorte « que des métamorphoses, et une
charnière me reste irrémédiablement cachée ». Notons le terme imagé de charnière, que
Merleau-Ponty va exploiter largement. Mais ce hiatus « n'est pas un vide ontologique, un
non-être : il est enjambé par l'être total de mon corps, et par celui du monde »108
Touchée comme objet, la main gauche est en même temps « atteinte comme toucher,
sensation localisée, ce qui signifie qu'elle ne passe pas au rang de pur objet, qu'elle esquisse
une conscience. Corrélativement, ma main droite n'est elle-même touchante que dans la
mesure où, en vertu de cette réversibilité, elle est susceptible d'être touchée par cette main
gauche que pourtant elle sent » 109. Il n'y a pas d'un côté un corps-objet se présentant à un
sujet désincarné : ce corps (de la main) n'est touchant que parce que son toucher, son acte
perceptif, ne peut jamais « se rassembler au-delà de lui-même » ; il « demeure tangible en ce
toucher même ». Le toucher, l'acte de sentir, ne se sent lui-même qu'en restant pris dans un
exercice passif de son sentir, comme « effondré en lui-même ». Le sentir, épreuve d'un
monde, s'incarne. Il assiste lui-même à l'avènement d'une sensibilité générale, sans sujet,
prépersonnelle. rapport à soi qui caractérise le sentir ne s'accomplit que comme extériorité à
106
Ibid. p. 192.
47
soi, différence avec soi, par exemple sous la forme de l'écart entre la main touchante et la
main touchée. On ne peut dire quelle main est sentante ou sentie, isoler une passivité pure ou
une conscience pure ; la prise de conscience correspond à la réversibilité du sentir.
La visibilité de mon corps - pour moi, mais universelle et pour autrui – expliquerait selon
Merleau-Ponty l'effet dit de télépathie. Dans les Notes de travail publiées à la fin de Le visible
et l'invisible, Merleau-Ponty écrit : « Il faudrait ici chercher en quel sens la sensorialité d'autrui
est impliquée dans la mienne : sentir mes yeux c'est sentir qu'ils sont menacés d'être vus.
Mais la corrélation n'est pas toujours ainsi du voyant au vu, ou de parler à entendre : mes
mains, mon visage aussi sont du visible. Le cas de la réciprocité (voyant vu, touchant touché
dans le serrement de mains) est cas majeur et parfait, où il y a quasi réflexion (Einfühlung),
Ineinander, le tangible pour moi et de ce visible pour moi à un visible pour autrui (par ex. ma
main) »10. On se sent désiré, on sent son corps regardé à des signes imperceptibles, non,
comme dans une conception naïve de la télépathie, parce qu'il y aurait quelque chose de réel
qui passerait du regard extérieur jusqu'à notre corps mais parce que « sentir son corps c'est
aussi sentir son aspect pour autrui »"'. La visibilité peut être ressentie comme un danger. Il
suffit d'indices infimes de la conduite d'autrui pour que la visibilité soit activée, voire
dangereuse 72. L'effet de télépathie peut être attribué selon Merleau-Ponty à ce qu'en sentant
directement ce qui passe du corps d'autrui au mien, et inversement, on devance la perception
effective d'autrui, comme si on savait à l'avance ce qui va avoir lieu entre nous, ce qui va se
passer, l'imminent.
D'où un rapport à soi caractérisé par l'extériorité - on pourrait dire : une extériorité
interne. Merleau-Ponty interprète la spécificité de la perception d'autrui tout différemment de
Husserl : non comme une visée spécifique de conscience, une constitution de la conscience,
mais comme une dimension d'existence, un acte perceptif réciproque sur fond de monde
commun, une réversibilité interne au sentir (je sens autre chose que moi tout en me sentant
moi-même) : réversibilité du sentant en sensible et du sensible en sentant. Le corps est à
« deux feuillets » : sujet-sentant, objet-sensible. Cette appartenance à une texture commune,
une même chair, n'est pas une identité positive, objective : la notion de « chair du monde »
(inspirée de la notion husserlienne de « corps de chair » mais relevant d'une incarnation et
non de la seule visée de conscience) contient la co-existence, la réversibilité des expériences,
une inter corporéité. Il y a entrelacement, entrelacs des corps percevants, et non addition ou
successivité positives et quantitatives des expériences.
Que le sujet percevant soit incarné signifie que la consciences est corps, est au monde
par et en fonction de la structure du corps et des comportements. Si Sartre fait de l'échec un
caractère constitutif du rapport à autrui, c'est qu'il met en scène des consciences pures,
situées certes, mais étrangères au monde où elles paraissent, lequel est avant tout le champ
de leur liberté, et non un tissu commun, une chair qui réunit autant qu'elle fait différer. Les
libertés d'ego et d'Autrui sont présentées comme incompatibles, l'une objectivant l'autre.
Pour Merleau-Ponty au contraire, je ne vis pas, avec autrui, un face à face, mais une
interaction d'êtres faits du même tissu que leur monde.
Mon corps apprend à reconnaître autrui (au sens pratique du terme, comme on reconnaît
un terrain, comme on va en reconnaissance, un peu en aveugle, en se familiarisant avec
l'inconnu) de la même manière qu'il apprend à reconnaître les choses, les qualités sensibles,
les formes du vivant, l'animalité : en fonction des corrélations, des ajustements de gestes, de
Ibid.
112 Ibid.
48
comportements. Je perçois les gestes d'autrui en relation aux miens, et cela de manière quasi
innée. Merleau-Ponty fait observer la précocité de la communication entre l'enfant et l'adulte :
« Un bébé de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu l'un de ses doigts entre mes
dents et que je fasse mine de le mordre. Et pourtant, il n'a guère regardé son visage dans une
glace, ses dents ne ressemblent pas aux miennes. » 113 Le geste de morsure seulement
esquissé - « Je vais te mordre » - est compris par l'enfant, et même avec sa signification
ludique, exactement comme il est produit par l'adulte (« je vais te mordre faussement pour
jouer ») ! L'enfant n'a rien comparé, ne s'est livré à aucune opération analogique, il perçoit
d'emblée le geste de l'autre comme une possibilité de son propre corps. « Il n'y a pas un 'tu
peux mordre' opposé à un' je peux mordre', mais une possibilité générale de 'mordre' qui
réside dans mon corps et dans le corps de l'autre. Cette possibilité, puisqu'on en perçoit
l'existence dans tous les corps, est donc la propriété d'une dimension corporelle en
114.
général » Dimension d'emblée intercorporelle : la morsure a immédiatement pour l'enfant
« une signification intersubjective. Il perçoit ses intentions dans son corps, mon corps avec le
sien, et par là mes intentions dans son corps. <...> le corps d'autrui et le mien sont un seul
tout, l'envers et l'endroit d'un seul phénomène et l'existence anonyme dont mon corps est à
chaque moment la trace habite < ... >ces deux corps à la fois. » 115. La corporéité n'est pas
purement mienne, mais anonyme, pré-personnelle. C'est pourquoi nous pouvons
communiquer avec autrui, dans un monde qui nous est aussi familier qu'étranger. Dans son
activité, je perçois le prolongement d'une activité dont je ressens en moi la possibilité (par
exemple, si je vois quelqu'un porter de lourds paquets, s'impatienter, etc.). La communication
avec le petit enfant est une expérience privilégiée de pré-personnalité, de saisie intuitive
directe, au niveau de l'activité, de la gestualité bondissante ou contemplative, sans aucune
référence analogique dans les consciences.
• le réalisme se trompe parce que voir est toujours voir plus qu'on ne voit : toute
perception est extase, « enjambement de l'expérience par l'expérience », « la chose ne
s'obtient pas par association ou composition des perspectives entre elles » 116 ;
113
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, p. 404.
114
F. Gros, Autrui, Hatier, 1994, p. 23.
15
PP, p. 406.
116 V. Peillon, op. cité, p. 32.
117 « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », in Bulletin de la société française de philosophie, t. XLI;
oct.-nov. 1947, p. 119-135 et 135-153. Edité en volume par Verdier, Grenoble, 1996 (p. 41 sq.), p. 49.
118 PP, p. 494.
49
être, c'est être perçu, et la phénoménologie pourrait reprendre en ce sens à son compte la
formule de l'idéalisme subjectif de Berkeley ; la transcendance du monde n'a de sens que
pour autant qu'elle est prise dans le tissu de mon expérience. A ce paradoxe s'en joint un
autre : celui de la proximité et de la distance : la vision (la sensation) a lieu au sein du
visible(du sensible). La présence aux choses a pour condition la distance à soi : « proximité
absolue » et « distance irrémédiable » sont les deux faces d'un même phénomène et non une
alternative ; par la vision (la sensation) « nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en
même temps partout aussi près des lointaines que des choses proches... »19
50
perception du monde sensible, mais c'est parce qu'autrui secrètement informe l'étude du
monde sensible, parce que le perçu implique déjà en lui-même l'intersubjectivité potentielle.
C'est pourquoi, lorsque Merleau-Ponty aborde enfin explicitement la question d'autrui,
« l'essentiel de son analyse consiste à renvoyer le lecteur aux conclusions auxquelles il a
abouti sur le plan du sensible et de la chose. L'analyse d'autrui se précède en quelque sorte
elle-même : selon l'ordre constitutif, elle suit celle du monde, mais celui-ci a toujours déjà été
compris comme un univers où d'autres humains peuvent apparaître »128. Ainsi, page 422 de la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty peut rapprocher l'expérience d'autrui de
l'expérience de la réflexion dont est parti l'ouvrage : « Il faut dire de l'expérience d'autrui ce
que nous avons dit ailleurs de la réflexion: que son objet ne peut pas lui échapper absolument,
puisque nous n'en avons notion que par elle <... > il faut bien que mon expérience me donne
en quelque manière autrui, puisque, si elle ne le faisait pas, je ne parlerais pas même de
solitude et je ne pourrais pas même déclarer autrui inaccessible. Ce qui est donné et vrai
initialement<...> c'est la tension de mon expérience vers un autre dont l'existence est
incontestée à l'horizon de ma vie, même quand la connaissance que j'ai de lui est
imparfaite »129.
Le terme husserlien de chair reçoit donc chez Merleau-Ponty, tout au moins dans la
dernière partie de son oeuvre, une signification privilégiée, marquant le point où une
philosophie du corps prend la place d'une philosophie de la conscience. Chez Husserl, le corps
charnel ne remplit le rôle de médiation entre le moi et le monde qu'en tant qu'il est animé par
l'intentionnalité (non corporelle) de la conscience. Même si la conscience husserlienne est
engagée dans le monde, vouée au monde, il reste qu'à aucun moment la sensation n'est
saisie comme exprimant une dépersonnalisation, une impersonnalisation. Or c'est là le thème
clé de la conception de la perception de Merleau-Ponty : la chair est l'expression conjuguée de
l'homme et de la nature, elle est donc réfractaire à un dualisme de l'esprit et de l'objet. Pour
Merleau-Ponty, « on perçoit en moi ». Le corps témoigne d'une connivence anonyme,
impersonnelle, entre le moi et le monde, connivence pratique plus que théorique. Le corps
atteint le monde sans le posséder, sans le connaître. Il n'est donc pas étonnant que l'étude de
la perception repose tout entière sur l'analyse du corps propre, dans la première partie de
128
Ibid. p. 38.
129
PP, p. 422.
130
Chez Sartre, un dualisme est reconstitué à partir de l'idée de conscience pure : entre en soi et pour soi, entre corps et
conscience, être et liberté.
51
l'ouvrage où Merleau-Ponty montre que l'expérience vécue reçoit confirmation de la
psychologie de la Forme en ce qui concerne le corps vécu. Celui-ci est irréductible aux
catégories de la pensée objective (tant réaliste qu'intellectualiste). Or Husserl se trouve
d'emblée contesté ici par Merleau-Ponty, car si le corps est ouverture originaire au monde, et
non pas objet devant une conscience, cette ouverture ne peut pas être décrite comme une
connaissance, l'accès à un noème. Vecteur de l'être-au-monde, le monde ne lui est pas connu
mais présent comme le pôle de ses possibilités motrices. Ces conclusions sont confirmées par
une analyse du désir : « compréhension » aveugle d'un corps par un autre corps, le désir est
manifestement irréductible à une intellection.
Rappelons que c'est déjà du point de vue de l'expérience d'autrui qu'est conduite, dès
La structure du comportement, la récusation symétrique des deux formes de la pensée
objective, le réalisme et l'intellectualisme. Merleau-Ponty le justifie dans une note de travail de
Le visible et l'invisible : si, écrit-il, « on ne considère que les relations intra-mondaines des
objets, <...> on peut prétendre que l'ordre phénoménal est second par rapport à l'ordre
objectif » (ce qui est le présupposé de la pensée objective), « mais dès qu'on fait intervenir
autrui et même le corps vivant, l'oeuvre d'art, le milieu historique, on s'aperçoit que l'ordre du
phénoménal doit être considéré comme autonome et que, si on ne lui reconnaît pas cette
autonomie, il est définitivement impénétrable »131 . Il est impossible de comprendre le
phénoménal, d'avoir une perspective phénoménologique sur le monde objectif sans faire
intervenir un type d'expérience dont l'expérience d'autrui est le paradigme. Cette expérience
intervient dès la simple perception d'un vivant, d'un organisme, dès la saisie d'un objet du
monde comme « organisme », et on peut y voir la première forme fruste d'interprétation en
termes d'intercorporéité. En effet, la perception d'un autre organisme est la perception d'une
unité irréductible au point de vue objectif, externe. Dans La structure du comportement,
Merleau-Ponty cherche à comprendre les rapports entre la conscience et la nature en tentant
de surmonter l'opposition qui caractérise alors la psychologie entre science naturaliste et
philosophie critique. Lui-même est encore tributaire dans cet ouvrage de la philosophie critique
kantienne. La recherche s'oriente vers la notion de comportement, censée être neutre à
l'égard de la distinction entre organique et psychique, et offerte à la perception du spectateur
étranger 132, c'est-à-dire scientifique, purement objectif. Contre le behaviorisme, qui conçoit le
comportement comme l'opération d'un agent physico-chimique sur un récepteur localement
circonscrit (provoquant une réponse précise par un trajet défini), Merleau-Ponty met en
évidence, à partir des résultats de la psychologie de la Forme, le caractère signifiant du
comportement. Impossible donc d'aborder celui-ci comme un objet, avec les présupposés
d'une ontologie naturaliste : en fait, le point de vue externe qui croit pouvoir aborder le
comportement comme un événement du monde et non pas tel qu'il est vécu, recouvre un
point de vue interne, celui d'un observateur qui vit et comprend le comportement. C'est
pourquoi le schéma stimulus-réponse est inadéquat : « que ce soit au niveau du réflexe ou des
comportements supérieurs, le stimulus n'est efficient qu'en vertu de la valeur ou du sens qu'il
a au regard des a priori vitaux de l'organisme ; il est élaboré ou constitué par l'organisme
plutôt qu'il n'agit causalement sur lui. En tous ses aspects, le comportement doit être décrit
comme un phénomène de forme, c'est-à-dire comme un processus, global, dont les propriétés
ne sont pas la somme de celles que possèdent les parties isolément. Il ne peut être compris ni
comme un effet physique ni comme l'expression d'une intention claire pour elle-même, il
échappe à l'alternative de l'intériorité et de l'extériorité. Cependant le tort de la psychologie
de la Forme est de ressaisir celle-ci dans le cadre d'une ontologie naturaliste <...> Selon
Merleau-Ponty, la notion de forme permet de mettre en question le sens accordé naïvement à
52
la nature, d'effectuer une véritable réduction phénoménologique » 133 En effet, la présence de
phénomènes de Forme au sein du monde physique justifie, selon le psychologue de la Forme
Kahler, de fonder l'ordre vital sur l'univers physique en vertu d'un isomorphisme entre La
structure du comportement et la structure du système nerveux. A cela Merleau-Ponty objecte
que la notion de Forme permet au contraire de mettre en question la notion naïve de nature :
une forme n'existe que comme une signification pour une conscience, laquelle doit être
comprise comme conscience perceptive ; une science du comportement serait impossible si
n'existait pas une telle conscience, ouverte aux significations des processus vitaux.
L'organisme témoigne d'une unité irréductible, qui exige, en tant même que réalité perçue,
d'être l'objet d'une compréhension. L'organisme « est un ensemble significatif pour une
conscience qui le connaît, non une chose qui repose en soi »134. « La signification et la valeur
des processus vitaux, dont la science <...> est obligée de faire état, sont bien des attributs
de l'organisme perçu, mais ce ne sont pas pour autant des dénominations extrinsèques à
l'égard de l'organisme vrai, car l'organisme vrai, celui que la science considère, c'est la
totalité concrète de l'organisme perçu, porteur de toutes les corrélations que l'analyse y
découvre et non décomposable en elles »135.
133
R. Barbaras, article « La structure du comportement », Encyclopédie philosophique universelle, Les Oeuvres philosophiques,
t.Il, Paris, PUF, 1992, p. 3541.
134
Merleau-Ponty, La structure du comportement, p. 172.
135
Ibid., p. 169.
136
R. Barbaras, article « La structure du comportement », EPU, Les Oeuvres philosophiques, t. Il, ibid., p. 3541.
53
y voir, comme Lévinas, la « relation sans relation ») : « le propre d'autrui est de renvoyer à
moi, de se confondre avec la signification qu'il présente à une conscience » t37 Aussi doit-on
doit lire en concordance les pages de La structure du comportement et de la Phénoménologie
de la perception consacrées à ce sujet138. Parce que la philosophie réaliste induit un
solipsisme, elle se trouve contrainte de reconstituer la certitude d'autrui de manière indirecte.
Par principe impénétrable, la conscience d'avoir affaire à un Autre sera inférée,
analogiquement, à partir de la ressemblance observable entre d'une part ce qui seul de lui
m'est donné, son corps, et d'autre part mon propre corps. Or, dit Merleau-Ponty citant Max
Scheler, le raisonnement par analogie présuppose ce qu'il devrait expliquer : « l'autre
conscience ne peut être déduite que si les expressions émotionnelles d'autrui et les miennes
sont comparées et identifiées et si des corrélations précises sont reconnues entre ma mimique
et mes faits psychiques. Or, la perception d'autrui précède et rend possible de telles
constatations, elles n'en sont pas constitutives. Le bébé de quinze mois qui ouvre la bouche
si je prends par jeu l'un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine de le mordre (cf.
plus haut) donne à la morsure une signification immédiatement intersubjective, perçoit ses
intentions dans son corps, mon corps avec le sien, etc.739. Autrui « n'est jamais un Ego au
sens où je le suis pour moi-même » : les corrélations que je peux observer entre mes propres
mimiques et les siennes ne m'enseignent pas l'existence d'autrui, tout au plus peuvent-elles
fournir « un fil conducteur dans la connaissance méthodique d'autrui et quand la perception
directe échoue ». On peut dire la même chose des corrélations entre mes propres intentions et
mes propres mimiques. Car « entre ma conscience et mon corps tel que je le vis, entre ce
corps phénoménal et celui d'autrui tel que je le vois du dehors, il existe une relation interne
qui fait apparaître autrui comme l'achèvement du système »140. Autrement dit, s'il y a pour
moi une évidence d'autrui, une certitude immédiate qu'il s'agit de la perception d'un autre et
non d'aucune autre chose, c'est parce que d'abord je ne suis pas moi-même transparent pour
moi-même : « ma subjectivité traîne après elle son corps » 141 . Cette thèse, c'est très
précisément celle de la Phénoménologie de la perception, mais toute une évolution a conduit
l'auteur a préciser et élaborer sa conception conjuguée de l'incarnation et de l'altérité d'autrui
dans l'oeuvre posthume Le visible et l'invisible, oeuvre restée à l'état de projet en raison de la
mort brutale de l'auteur, mais largement explorée par les commentateurs (Claude
Lefort, Renaud Barbaras, etc.). L'auteur y propose une conception sensiblement
distincte, une « ontologie du visible » moins exposée au danger de syncrétisme.
Comme nous allons le voir, éviter le solipsisme husserlien - ce qui est l'effort de Merleau-
Ponty entre l'oeuvre de 45 et l'oeuvre posthume – peut apparaître, à comparer celles-ci, bien
délicat, plus délicat que d'éviter le piège
6me
du solipsisme classique, ce qui était la tâche du
projet phénoménologique originaire (5 Méditation cartésienne de Husserl). Et on a pu
contester que Merleau-Ponty ait vraiment apporté un progrès significatif par rapport à
l'analogie husserlienne (le succès de son entreprise étant contesté par de sérieux exégètes de
son oeuvre et de celle de Husserl, comme nous le verrons à la fin de ce cours).
137 Ibid.
138
SC, p.169 sq ; PP, p.404 sq.
54
L'évolution de la pensée d'autrui de la Phénoménologie de la perceptionà Le visible et
l'invisible. Deux étapes de la conception de l'incarnation : de l'opacité du corps propre à la
visibilité universelle.
Phénoménologie de la perception : c'est l'opacité du corps pour soi qui rend nécessaire
l'altérité. Subjectivité pré-personnelle ou anonymat pré-perceptif sont les conditions de
la saisie d'autrui. La conscience n'est plus constituante. Le corps propre comme être-
au-monde.
D'autre part, donc, corrélativement, la conscience ne peut plus être comprise ainsi
qu'elle l'est chez Husserl, comme absolument constituante (ou, comme elle l'est chez Sartre,
comme un pur pour-soi). Elle est « une conscience perceptive, le sujet d'un comportement
<...>, être au monde ou existence » 147. Dans un même temps, « le corps se retire du monde
objectif » (vient former entre le sujet et l'objet un troisième genre d'être) et « le sujet perd sa
pureté et sa transparence »148. Ici se dessine la profonde transformation des notions de corps
142
Ibid.
143
Ibid., p. 404.
144
Ibid., p. 403.
145
Cf. Sixième Méditation de Descartes.
146
Ibid.
147
Ibid., p. 404.
148
Ibid., p. 402.
55
et de conscience qu'annonce Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perceptiont49 : par
opposition au corps-objet appréhendé du dehors par le physiologiste, le corps propre devient
mon point de vue immédiat sur le monde, « cet 'ici' absolu sur lequel je ne puis plus prendre
de point de vue. Origine radicale, ou 'point zéro' de ma perception, il définit en un sens ma
'finitude' et articule mon 'être-au-monde'. Son statut radicalement 'non objectif' interdit de
l'appréhender autrement que par une démarche 'régressive'; il est ce 'à partir de quoi' un
monde se déploie, et il faut remonter du monde perçu à ce centre, cet 'ancrage' (selon une
formule de Merleau-Ponty) de ma subjectivité qui détermine ma situation en un point de
l'espace et un moment du temps, et à partir de quoi j'actualise mes possibles en me projetant
vers le monde »150. Dans une telle conception du corps, les notions d'expression,
d'expressivité et de sens recevront un statut privilégié, en liaison avec l'espace comme
spatialité existentielle, et avec le corps comme chair ainsi qu'avec la spécification de
l'intersubjectivité comme intercorporéité. Ces avancées correspondent donc, ou devraient
correspondre si tant est qu'elles y réussissent, à la disparition de toute impasse solipsiste,
tant cartésienne que husserlienne et, avec certaines nuances sur lesquelles nous allons
revenir, la disparition des antinomies de la pensée objective.
149
Ibid., p. 403.
150 P. Fontaine, Article « Corps », Encyclopédie philosophique universelle, Les Notions philosophiques, Paris, 1990, PUF, t.l, p.
490.
151 Ibid., p. 493.
152
PP., p. 374-376.
153 Ibid., p. 369.
154 Ibid. p. 365. Cité sans référence par Katz, précise Merleau-Ponty en note.
155 Ibid. p. 365.
156
Ibid., p. 368-369.
56
unique manière d'exister, son style, son être-au-monde singulier. Les propriétés de la chose,
ses qualités en quelque sorte figées, abstraites, ne sont qu'une expression seconde de ce
style général d'être. « Par exemple la fragilité, la rigidité, la transparence et le son cristallin
d'un verre traduisent une seule manière d'être » 157, une symbolique générale de la chose, ce
qui fait que chacune de ses qualités sensibles nous semble intimement liée aux autres. Aussi
bien ne comprenons-nous pas une chose par une opération intellectuelle, par subsomption de
sa singularité sous un genre, mais comme donnée à nous d'un bloc (tout en dessinant une
infinité d'horizons), en personne, en chair et en os, de la même façon que nous comprenons
un comportement nouveau. « Un comportement dessine une certaine manière de traiter le
monde », il nous incite à « reprendre à notre compte », à épouser un certain mode
d'existence, esquissé par les signes que ce comportement nous présente. Les choses nous
apparaissent avec un sens, une âme, une quasi intériorité. De sorte qu'entre la chose et
autrui, la différence n'est pas radicale, tant les choses sont chargées de significations, de
symbolisme, de sens, inséparable de réactions humaines, d'interprétations humaines. Le
fantastique esthétique et littéraire exploite cette immanence mystérieuse du sens aux êtres,
cette intrication sentant/sensible, percevant/perçu, l'absence de frontières entre sujet et
objet, sujet et monde(s). L'inquiétante familiarité (le Unheimlich de Freud ), le caractère
t58
infiniment dé-formable des choses et de notre rapport à elle, si difficilement objectif (le regard
scientifique, comme l'a montré Bachelard, suppose une rupture avec les évidences premières)
invitent à penser qu'il n'est pas nécessaire d'attendre autrui pour voir se réaliser, dans le
rapport à la chose, ce miracle qui a nom expression : un intérieur riche de sens qui se révèle
dans un dehors, inséparable de lui.
La question du statut d'autrui n'est pas séparable de l'idée de compréhension originaire
du monde. Un espace à la fois humain et inhumain est le nôtre. Car le sens de la chose est
ambigu : elle est aussi chose en soi, « hostile et étrangère » et « pose le problème d'un
159
infinie », mais aussi fermé sur soi, absurde. La chose n'est pas seulement le corrélatif de mon
corps agissant et connaissant, elle est aussi ce qui le nie par l'opacité du sentir : le sujet
percevant se tend vers des choses « dont il n'a pas d'avance la clé et dont cependant il porte
en lui-même le projet » ! Situation étrange par essence : le sujet « s'ouvre à un Autre absolu
qu'il prépare du plus profond de lui-même »161 et « la chose ne fait qu'un avec
l'existence »162 , l'altérité est constitutive de la perception, comme y insiste la conférence « Le
primat de la perception » où l'auteur, devant la Société de philosophie en 1947, résumait ses
163
premières thèses. « Une chose n'est pas effectivement donnée dans la perception » ; « ce
qui est donné, ce n'est pas la chose seule, mais l'expérience de la chose, une transcendance
dans un sillage de subjectivité, une nature qui transparaît à travers une histoire » . Une
164
chose n'est pas donnée, mais « reprise intérieurement par nous, reconstituée et vécue par
nous en tant qu'elle est liée à un monde dont nous portons avec nous les structures
fondamentales et dont elle n'est qu'une des concrétions possibles. » . « Avoir un corps »,
165
ce n'est pas faire nombre avec d'autres corps comme au milieu d'objets, objet parmi d'autres.
159 Ibid.
1 60 PP, p. 372.
165 Ibid.
57
C'est « posséder un montage universel, une typique de tous les développements perceptifs et
de toutes les correspondances intersensorielles par-delà le segment du monde que nous
percevons effectivement » 166. La chose est à la fois vécue par nous et transcendante à notre
vie : le corps humain, avec son entourage humain, dessiné/non dessiné par lui, est traversé
par un mouvement qui le jette vers le monde même. « La vie humaine se définit par ce
pouvoir qu'elle a de se nier dans la pensée objective, et ce pouvoir, elle le tient de son
attachement primordial au monde lui-même »167. Insistons-y : Merleau-Ponty accorde autant
d'importance à la familiarité du monde qu'à son étrangeté, et ne majore pas l'absurdité
comme 13 le fait Sartre, sur fond de dualisme (en-soi/pour-soi) : « Je suis toujours attaché par
mes racines à un espace naturel et inhumain»168, mais tout autant à un espace culturel
pénétré d'humanité, que je reconnais infailliblement, si « exotique » qu'il me paraisse. « Une
vérité sur fond d'absurdité <...> tel est le phénomène originaire » 169' La conscience n'est « ni
position de soi, ni ignorance de soi », elle est seulement « non dissimulée à elle-même », ce
qui signifie qu'il ne peut rien exister en elle - elle qui n'est pas un lieu, un contenant - « qui ne
s'annonce de quelque manière à elle, bien qu'elle n'ait pas besoin de le connaître
expressément » 170. Autrui n'est pas l'objet d'une rencontre ou d'une révélation inouïe mais
d'emblée rencontré comme partenaire de la perception. En même temps, autrui n'est pas
coupé des choses, qui sont des foyers de sens, et comme ira jusqu'à dire Merleau-Ponty (cf.
plus loin), des « presque compagnons » pour l'homme.
58
son champ, ma perception d'autrui ne le réduit pas à la condition d'objet dans mon champ ».
C'est pourquoi « le comportement d'autrui » peut « figurer » comme tel dans mon propre
monde et le moi percevant ne jouit pas d'un privilège particulier : le monde perçu est neutre
pour lui, ne lui est pas réservé. Je ne suis jamais un « moi-même », un être personnel, de
manière absolue ; je trouve en moi-même « un sujet pré-personnel », « mes perceptions
demeurent excentriques par rapport à moi comme centre d'initiatives et de jugements ».
Autrui n'est pas non plus « tout à fait un être personnel ». Moi percevant et moi perçu ne
sont pas des Ego étrangers : à ce niveau de sa pensée, l'auteur attribue au fait que chacun
soit dépassé par son monde, la possibilité que chacun puisse être dépassé par l'autre. Mon
expérience n'est pas un spectacle privé, elle implique un monde excentrique par moi-même,
préperceptif, impersonnel, prépersonnel. S'il pouvait exister en face de ma conscience une
autre conscience qui soit complètement étrangère à la mienne, qui fasse l'objet d'une
rencontre imprévisible, d'un étonnement sans réserves, alors ma propre expérience perceptive
ne serait rien de plus qu'un spectacle privé ! Alors elle cesserait d'être coextensive à l'être. Il
y a « communication des consciences dans un même monde » : si autrui n'est pas une
conscience étrangère en face de la mienne, mais un moi autre (plutôt qu'un « autre moi-
même »), un autre qui peut dire moi et que d'emblée je saisis comme tel, comme un Je, un
centre d'initiative ayant son propre point de vue sur le même monde, c'est parce que « ma
subjectivité a un corps », autrement dit parce que ma propre perspective sur le monde « n'a
pas de limites définies, glisse spontanément dans celle d'autrui », parce que nos deux
perspectives « sont ensemble recueillies dans un seul monde auquel nous participons tous
»174.
comme sujets anonymes de la perception
59
potentiel qui, précisément, ne se définit pas comme alter ego, autre moi, autre Je, mais
comme décentrement interne de moi, effondrement interne de moi pour moi, dédoublement
de l'intérieur en extériorité intime. Je est un autre: c'est Je qui doit être autre pour lui-même
et c'est comme tel qu'il a un accès spécifique à Autrui. S'il sait infailliblement que ce qu'il
rencontre est Autrui, c'est parce qu'intimement il sait déjà dans son rapport perceptif au
monde qu'il est un autrui pour lui-même (cf. autrui comme « achèvement du système » p.
405 de la Phénoménologie de la perception).
Résumons l'acquis permis par la notion d'anonymat préperceptif. Il est normal que « le
cogito d'autrui destitue de toute valeur mon propre cogito et me <fasse> perdre l'assurance
que j'avais dans la solitude d'accéder au seul être pour moi concevable, à l'être tel qu'il est
visé et constitué par moi »19 De même que « nous avons appris dans la perception
individuelle à ne pas réaliser nos vues perspectives à part l'une de l'autre », qui « glissent
l'une dans l'autre et sont recueillies dans la chose » (cf. les pages sur la « chose
intersensorielle » notamment in PP le chapitre sur « La chose et le monde naturel »), « de
même, il nous faut apprendre à retrouver la communication des consciences dans un même
monde. Autrui n'est pas enclos dans ma perspective sur le monde parce que cette
perspective elle-même n'a pas de limites définies : c'est spontanément que ma perspective
sur le monde « glisse dans celle d'autrui », « elles sont ensemble recueillies dans un seul
monde auquel nous participons tous comme sujets anonymes de la perception »180 Bref,
percevoir, c'est implicitement percevoir comme un autre sujet percevant, c'est présupposer
l'existence d'autrui, et il n'y a rien d'extraordinaire à rencontrer une telle existence, à la
trouver évidente, puisque si une telle rencontre ne pouvait avoir lieu, aucune perception de
monde n'aurait lieu non plus!
Le solipsisme (classique) apparaît, mieux encore que chez Husserl, comme un faux
problème type de la philosophie, par oubli de l'ancrage de la conscience et de la réflexion
dans la perception. « En tant que j'ai des fonctions sensorielles, un champ visuel, auditif,
tactile, je communique déjà avec les autres, pris aussi comme sujets psychophysiques » 181. Ce
179 Ibid.
180 Ibid., p. 406.
181 Ibid., p. 406.
60
corps humain là-bas, comment sais-je qu'il s'agit du corps d'un autre homme ? Pourquoi la
question ne se pose-t-elle même pas pour moi ? « Parce que ce corps vivant a même
structure que le mien », sans doute, mais sans que cette ressemblance fasse l'objet d'une
médiation de conscience (recours à l'analogie de Husserl). N'oublions pas le sens du terme
structure et son rapport au comportement, tels que Merleau-Ponty les a analysés dans La
structure du comportement, avant même la Phénoménologie de la perception. Structure
marque un dépassement du clivage intérieur/extérieur, sujet/objet. Quand mon regard tombe
sur un corps vivant en train d'agir, il donne aussitôt aux objets qui l'entourent « une nouvelle
couche de significations: ils ne sont plus seulement ce que je pourrais en faire moi-même, ils
sont ce que ce comportement va en faire. Autour du corps perçu se creuse un tourbillon où
mon monde est attiré et comme aspiré: dans cette mesure, il n'est plus seulement mien, il ne
m'est plus seulement présent, il est présent à X, à cette autre conduite qui commence à se
dessiner en lui » 182. L'autre corps n'est donc pas, d'emblée, un fragment du monde comme un
autre, « mais le lieu d'une certaine élaboration et comme d'une certaine vue du monde ». Ce
corps qui a même structure que le mien, j'en éprouve la ressemblance non comme une
analogie - ni pratique ni théorique -, mais en tant que mon corps propre est éprouvé par moi
sur le fond d'opacité de son rapport au monde, éprouvé comme « puissance de certaines
conduites », foyer de comportements, de prise sur un certain monde. « Or, c'est justement
mon corps qui perçoit le corps d'autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de
ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ». Car « de même que les
parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d'autrui et le mien sont un seul
tout, l'envers et l'endroit d'un seul phénomène ». Parce que c'est une « existence
anonyme » 783 qui hante mon corps dans son activité perceptive, il est inévitable qu'elle habite
ces deux corps à la fois, et d'autres encore. Merleau-Ponty rappelle en note qu'on « peut
déceler chez un sujet des troubles du schéma corporel en le priant d'indiquer sur le corps du
médecin le point de son propre corps que l'on touche », ce qui montre que la trace du monde
anonyme habite les deux corps à la fois.
182
Ibid.
183 Ibid.
184
Ibid., p. 405.
61
une sphère close en laquelle autrui n'aurait aucune place », de sorte qu'il faudrait pour
rejoindre celui-ci déployer des médiations, avoir recours à l'analogie, etc. Ma manière de vivre
le monde, c'est de m'en sentir entouré, débordé, possédé par lui bien plus que je ne le
possède. « Ce n'est pas le surgissement de la subjectivité d'autrui qui, comme chez Sartre,
produit le décalage entre le monde et moi en lui faisant don d'une profondeur nouvelle : l'être-
au-monde se trouverait alors dégradé au rang d'objet ». Or, c'est parce que le sujet n'est pas
souverain, est originairement entouré par le monde, pris dans l'épaisseur de la chair du
monde, c'est parce que, tout transcendantal qu'il soit, le sujet est incarné, qu'autrui peut
apparaître, ou plutôt que le sujet doit être originairement défini comme relation à autrui.
185 Ibid.
187
Merleau-Ponty, La prose du monde, p. 188. Cf. le « spectateur impartial U, in PP, p. 411.
188 R. Barbaras, op. cit., p. 37. Maupassant joue souvent de cet inconscient des gestes, préalable à la prise de conscience d'un
sentiment : ex. la jalousie de Pierre dans Pierre et Jean, in Romans, Pléiade Gallimard, Paris 1994, p. 736. Le behaviorisme, le
pragmatisme n'ont fait qu'interpréter en un sens scientiste, réducteur, un fait psychologique bien réel. Voir aussi l'Esquisse d'une
Théorie des émotions de Sartre.
62
possibilité corporelle générale et anonyme, qui n'a jamais été exclusivement la sienne. Le
geste d'autrui est une possibilité qui est aussi mienne, révèle un Soi en général ; mon
comportement n'est pas exclusivement mien, il déborde de lui-même, ne se laisse pas
délimiter dans la clôture d'un soi. Mon corps « perçoit le corps d'autrui et y trouve comme un
prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde
: désormais, comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d'autrui
et le mien sont un seul tout, l'envers et l'endroit d'un seul phénomène et l'existence anonyme
dont mon corps est à chaque moment la trace habite désormais ces deux corps à la fois »189.
189
PP, p.406.
190 cf. article « Solipsisme » (Ed.), Encyclopédie philosophique universelle, Les Notions philosophiques t.11, P.U.F., p. 2421, et E.
Cassirer, Philosophie des formes symboliques, t. III, Paris Ed. de Minuit, p. 100 sq.
191 R. Barbaras, article « Autrui », EPhU, Les Notions philosophiques, t. I, p. 209.
192 Ibid.
193 PP. p. 75.
63
plus radicale » que celle de l'idéalisme transcendantal, cherche à prendre « conscience d'elle-
même en même temps que de ses résultats », seule manière d'être une réflexion pleine, un
« éclaircissement total de son objet » 194 Le problème d'autrui prend sens, dit Foucault, avec
une philosophie de la finitude, pour laquelle « il s'agit de mettre au jour les conditions de la
connaissance à partir des contenus empiriques qui sont donnés en elle » t95 Autrui devient une
figure privilégiée dans un nouveau questionnement sur la connaissance, où le sujet est
compris dans son enracinement, notamment intersubjectif et intercorporel, et non plus au-delà
de l'alternative entre moi et les autres.
Ne pas penser Autrui dans les termes d'un rapport entre ego et un alter ego, sous les
auspices de la ressemblance et de l'analogie, fût-elle charnelle, signifie qu'il ne convient pas
de l'aborder comme s'il s'agissait d'une autre conscience dans le monde. Cette critique de
Merleau-Ponty vise autant Husserl que Descartes, mais traduit un souci de fidélité à Husserl
même, à la quête phénoménologique de sens immanent au vécu. L'expérience
phénoménologique ne me révèle pas à moi-même comme ego pur, conscience pure : « si
l'expérience d'autrui doit être possible, il faut renoncer à l'opposition immédiate du sujet et de
l'objet et rechercher une intersubjectivité qui ne soit pas relation entre de pures
subjectivités » 796'. En prenant ainsi ses distances vis-à-vis de Husserl - et de Sartre pour les
mêmes raisons -, Merleau-Ponty « dessine la voie d'une position rigoureuse du problème
d'autrui »197 : celui-ci ne doit pas être posé comme problème de l'alter ego, car il ne doit pas
être posé dans les termes d'une connaissance. Le poser dans ces termes, c'est se donner la
conscience comme pôle d'identité (identité à soi) et se trouver dès lors contraint de situer
autrui dans une radicale altérité. Les termes du paradoxe d'autrui sont créés de toute pièce
par une réduction phénoménologique qui idéalise la conscience sous prétexte d'opérer une
suspension de la dimension d'altérité empirique. La relation aux autres doit être recherchée en
deçà du niveau de la connaissance, et d'abord en deçà du niveau de la conscience : « au
point où ni autrui ni moi ne sommes encore de pures consciences, c'est-à-dire au plan de la
corporéité »198.
Il ne s'agit pas non plus d'identifier l'expérience d'autrui avec la révélation de la seule
corporéité signifiante. Autrui ne procède pas de l'épreuve de mon objectivation propre ; au
contraire, c'est parce qu'il paraît, au sein d'un contexte préperceptif, que je peux me
découvrir un corps objectif. Si la corporéité ne peut être comprise comme pure passivité, c'est
précisément parce qu'elle est le vecteur de l'ouverture à autrui. Il faut qu'autrui demeure
transcendant - transcendant à la sphère de l'ego, à la sphère d'appartenance à l'ego, ce qui
signifie qu'il n'y a pas de sphère égologique pure (« sphère d'appartenance »). Il n'y aurait pas
d'autrui - transcendant - si sa donation procédait d'un ego clos sur lui-même. Etre incarnée
est pour la subjectivité une condition constitutive : l'incarnation du sujet n'est pas
l'incorporation d'une conscience dans un corps, mais la notion d'un tissu charnel commun
aux sujets et au monde. L'originalité de Merleau-Ponty par rapport à Husserl est ici. En
passant de la Phénoménologie de la perception à « l'ontologie du visible », le corps propre
laisse place à la chair et l'opacité de la perception à la visibilité réversible de la chair. C'est
cette nouvelle problématique de la relation à autrui qui nous occupera désormais.
194 Ibid.
195 M. Foucault, Les mots et /es choses, Gallimard, p. 329.
198 Ibid.
64
Nouvelle problématisation d'autrui et de la perception dans Le visible et l'invisible. Le
« mystère de la visibilité ». L'image du chiasme et du doigt de gant. La question du
syncrétisme.
C'est donc au sein de sa réflexion, dans l'évolution interne de son oeuvre, dans un
dépassement qu'il opère par rapport à sa propre pensée, que Merleau-Ponty dépasse sa
phénoménologie du corps en une ontologie de la chair où l'intercorporéité occupe une place
fondatrice. La Phénoménologie de la perception s'en tenait finalement à une sorte de
syncrétisme dont l'auteur fut le premier à prendre conscience, syncrétisme qui, dans le cadre
d'une philosophie de la conscience, tentait de dépasser une perspective qui restait encore
dualiste (corps/conscience) et se contentait d'affirmer le caractère anonyme et prépersonnel
de la relation au monde, et donc l'impossibilité d'un solipsisme en quelque sorte « par
défaut ». La Phénoménologie de la perception oppose trop simplement à l'intellectualisme et
au réalisme une indifférenciation, un syncrétisme pré-égologique, un anonymat originaire.
Chaque ego n'est lui-même que comme ouverture à un seul monde et à condition de rejoindre
son autre dans cette ouverture indifférenciée. Dans la continuité de La structure du
comportement et de sa critique de la « pensée objective » (l'attitude commune au vécu naïf et
à la science, et les théorisations intellectualiste et réaliste), la Phénoménologie de la
perception entreprend une phénoménologie du corps destinée à se substituer à la
phénoménologie de la conscience de Husserl : la conscience est incarnée et le corps est ce
par quoi un Monde existe pour Moi, et non plus ce qui passivement reçoit les actions
du monde sur une conscience en pleine possession d'elle-même. Renaud Barbaras
dans De l'être du phénomène. Sur l'ontologie de Merleau-Ponty (chapitre « Autrui »,
p. 37 sq), considère qu'il existe dans la Phénoménologie de la perception un résidu
d'« idéalisme » interdisant un véritable dépassement du solipsisme husserlien.
Merleau-Ponty oscillerait, selon Barbaras, entre les positions de Husserl (un dualisme
solipsiste) et de Scheler (une indifférenciation fusionnelle), entre la pure identité de
l'ego et l'altérité généralisée de l'indifférenciation. C'est là rester tributaire d'une philosophie
de la conscience, de l'opposition dualiste entre conscience et objet qui, comme Merleau-Ponty
le dit lui-même, rend tout problème insoluble. Dans le chapitre de la Phénoménologie de la
perception sur Autrui, l'analyse de la perception fait du monde une sorte d'« individu inachevé
à travers mon corps comme puissance de ce monde »199. Parce que le monde n'est pas tout
entier déployé sous forme d'un objet défini, d'autres comportements peuvent surgir en lui,
d'autres ego. L'opacité de ma perception est la raison pour laquelle d'autres sujets perceptifs
n'y sont pas exclus : ma perception, étant incarnée et donc opaque à elle-même, n'exclut pas
l'apparition d'une autre perception. Si je ne suis pas un pur sujet, le corps de l'autre ne sera
pas un pur objet, et une conscience pourra l'habiter. Il s'agit seulement de décomprimer
l'opposition immédiate de la conscience et du corps : dès lors que ma conscience se fait
monde, descend en lui, le monde peut monter à la conscience, se recueillir dans sa visibilité,
et une autre existence paraître en son sein. Tout repose donc sur la découverte du caractère
anonyme du sujet perceptif. Pourquoi le comportement d'autrui peut-il figurer dans le monde
tel qu'il m'apparaît ? Parce que je trouve en moi-même par réflexion, dans le sujet percevant,
un sujet pré-personnel ; parce que mes perceptions demeurent excentriques par rapport à moi-
même comme sujet « personnel », foyer de volonté et de jugements, parce que le monde
perçu est dans un état de neutralité, et que de ce fait le monde comme tel n'est pas étalé
devant moi. Je ne suis pas un sujet qui découvre après coup des consciences closes et
insulaires. Mais cette identité de l'anonymat préperceptif n'est-elle pas fusionnelle au point
65
d'interdire de penser l'altérité ? Merleau-Ponty connaît parfaitement le danger, puisqu'il fait la
critique de l'excès de syncrétisme dans l'indifférenciation selon Max Scheler. Le syncrétisme
correspondrait ici à la description du corps comme lieu d'une coexistence originaire avec le
monde et avec les autres, dans des catégories qui conduisent à régresser vers une conception
du corps comme ce qui obscurcit la conscience, et non pas comme ce qui en conteste le
caractère insulaire200 L'incarnation est conçue comme ce qui fait « perdre sa transparence » à
la conscience : la description reste négative. Les termes d'obscurité (le corps vient obscurcir
la conscience), de conscience pré-personnelle, sont révélateurs à cet égard. Tributaire des
catégories de la pensée objective que pourtant il dénonce, Merleau-Ponty, dans le chapitre sur
Autrui, maintient la dualité entre la conscience et le corps, et cette dualité l'emporte sur
l'unité de la vie perceptive, contrairement à ce qui se passera dans Le visible et l'invisible
avec la théorisation de la chair. On ne sort pas du cadre idéaliste à travers lequel le corps
propre avait été jusqu'alors abordé : l'obstacle à l'apparition d'autrui est situé au niveau de la
conscience intellectuelle. D'où le caractère essentiellement négatif de la description, des
formules restrictives qui ne rendent pas compte de la spécificité positive et concrète de
l'expérience d'autrui, par exemple : par l'incarnation, la conscience « perd sa transparence »
et, dans cette mesure, autrui n'est « pas impossible » ; si le monde n'est pas un pur objet, le
comportement d'autrui peut y figurer ; « si ma conscience a un corps, pourquoi les autres
corps n'auraient-ils pas des consciences ? »201. Au moment même où l'auteur dégage le
terrain de l'expérience des autres, il le recouvre, puisque l'ouverture à l'autre demeure une
possibilité de la conscience, et par là est tout autant négation de l'autre. Merleau-Ponty opère
là une négation de la négation qui ne constitue pas une position: la récusation de
l'intellectualisme au sein duquel la perception d'autrui ne trouve pas de place. on croit pouvoir
libérer une condition de possibilité en se débarrassant de la condition d'impossibilité. Or, le
fait de ne pas être un pur objet pour un pur sujet n'est pas une condition de possibilité réelle
et suffisante. Pour son opacité, la conscience perceptive demeure une modalité déficiente de
la conscience intellectuelle, n'atteint pas le statut d'une dimension spécifique d'expérience,
ne parvient pas à se muer en la clarté d'une expérience qui donnerait véritablement autrui à
l'ego. Le corps « demeure compris comme corps propre, au lieu d'être 202.
pensé de telle sorte
qu'en lui soit surmontée l'opposition du propre et de l'étranger» Pour maîtriser cette
opposition, l'indifférenciation pure et simple, sous la forme de l'anonymat pré-perceptif, peut
apparaître comme une réunion fusionnelle rappeller les conciliations trop immédiates
dénoncées par Hegel chez Schelling203
Nous allons voir que la notion de chair comprise dans Le visible et l'invisible comme chiasme,
structuration interne de l'expérience perceptive) permettra beaucoup mieux de dominer
l'opposition entre le propre et l'étranger. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-
Ponty oscillerait encore selon R. Barbaras « entre l'exigence d'une négation immédiate de <la
conscience>, sous la forme d'une conscience impersonnelle, d'une nuit où toutes les
consciences sont une seule, et celle d'une affirmation immédiate de la conscience, affirmation
qui conduit tout autant à l'impossibilité d'autrui. C'est pourquoi son analyse se réduit à
ce niveau, pour l'essentiel, à l'exclusion symétrique des positions de Husserl et de
Scheler. Il ne peut dépasser la conscience intellectuelle dont il part que par le recours
à un courant psychique indifférencié qui, par son excès même, ramène à nouveau son
contraire, à savoir l'abîme entre des subjectivités insulaires. Il faut alors
»204.
concilier
l'inconciliable, l'identité et la différence, la fusion et la séparation Concilier
200
Ibid.
203 Cf. Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Gallimard, 1994, p. 80.
204 R.
Barbaras, De l'être...p. 56.
66
l'inconciliable ? Mais n'est-ce pas purement verbal, spéculatif ? il n'y a pas de
dépassement dialectique pour une phénoménologie, qui doit au contraire éviter de se
retrouver devant des oppositions abstraites, verbales ou construites par l'esprit et qui
lui apparaissent ensuite comme des paradoxes. Il est impossible de « concilier
l'inconciliable » - l'identité et l'altérité, l'ego et l'alter, la fusion et la distance - si
l'expérience d'autrui est d'emblée assujettie à un présupposé idéaliste, présupposé
soumis aux cadres récurrents de la pensée objective. Selon Barbaras, c'est un tel
présupposé qui conduit Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception à manquer
l'expérience d'autrui. Un syncrétisme pré-égologique maintient une conscience devant laquelle
aucun alter ego ne peut paraître, parce que cette conscience a sa propre transparence et reste
insulaire, obscurcie par le corps, non reliée à autrui par un véritable terrain commun, une
intercorporéité qui honore la dimension de l'inter, qui relie des ego sans être pour autant
fusionnelle et anonyme. Merleau-Ponty ne peut s'affranchir suffisamment de la perspective de
Husserl, bien qu'il le tente, tant qu'il se contente de « développer, de décrire la transgression
intentionnelle », sans en tirer « les conséquences au plan du statut de la subjectivité ». Le
solipsisme ne peut être surmonté tant que l'anonymat corporel reste subordonné à une
conscience insulaire, en laquelle l'altérité d'autrui se trouve comme résorbée. La corporéité
sur laquelle est censée se fonder la relation à autrui est encore pensée comme ce qui
médiatise le rapport de la conscience au monde : autrui est subordonné à la conscience qui,
par l'intermédiaire de son corps (du corps de cette conscience), doit lui conférer l'existence.
« En tant qu'elle procède d'une corporéité anonyme, la conscience se dépasse vers autrui,
mais c'est encore elle qui se dépasse en lui, de sorte que ce n'est pas autrui qu'elle
atteint »205. Pour rendre compte de l'ouverture à autrui, il faut une réflexion qui parvienne à
saisir « l'unité radicale de la conscience et de son corps » (Barbaras), autrement dit une
corporéité qui ne soit plus pensée comme médiatisant le rapport de la conscience au monde ;
il faut une élimination de la conscience insulaire, de toute forme récurrente de solipsisme
idéaliste.
Concevoir une forme de corporéité qui tienne en échec tout solipsisme suppose que
l'on différencie la transcendance d'autrui et celle du monde. C'est l'assimilation, trop hâtive,
du problème d'autrui à celui du monde, qui détermine l'insuffisance de la Phénoménologie de
la perception sur la question d'autrui. En tant que la conscience perceptive libère la
transcendance du monde dans la Phénoménologie de la perception, elle est censée également
libérer la transcendance d'autrui. Or, elles n'ont pas la même signification : c'est plutôt à
travers la transcendance propre à autrui que se révèle le sens véritable de la transcendance
comme transcendance ontologique. Parce que la chose est différente de moi, elle est tout
naturellement opposée à moi. Autrui au contraire, en vertu de son identité à moi, ne peut être
autre que s'il l'est absolument ; sa transcendance est radicale. La transcendance d'autrui
excède celle du monde. Pour que l'apparition de l'autre soit possible, « il faut que la
conscience soit son propre dépassement, qu'elle s'accomplisse elle-même dans et comme ce
dépassement »206. En somme, l'expérience d'autrui conduit à radicaliser le problème de la
perception : l'expérience d'autrui exclut d'une part une transcendance réelle, un en soi prêt à
se retourner en pur objet d'une conscience ubiquitaire ; d'autre part, en même temps, elle
exclut l'immanence subjective, elle interdit de recourir à un pôle égologique. La pluralité des
« consciences » n'a de sens que si l'être de la conscience n'est pas un pur pour soi. Or, dans
la Phénoménologie de la perception, l'unité originaire du pour soi et de l'ouverture au monde
est subordonnée à leur différence; l'inscription de la conscience dans le monde est
subordonnée à la mise en présence de celui-ci. La transcendance du monde est phénoménale
67
plutôt qu'ontologique. Une perspective ontologique est nécessaire, qui dépasse l'opposition
entre sujet transcendantal et ego empirique. De ce dépassement, Merleau-Ponty charge la
notion de chair dotée d'un nouveau statut, celui de profondeur du monde pour un sujet qui
n'accède à lui-même qu'en se faisant autre de lui-même, autre par rapport à lui-même. Penser
un sujet qui ne se possède qu'en étant dépossédé, concevoir une appartenance du monde au
sujet qui soit tout autant appartenance du sujet au monde. Articuler immanence et
transcendance : une immanence qui ne s'accomplisse que comme ouverture à la
transcendance du monde.
68
psychologie de l'enfant : l'épreuve que la conscience fait de sa propre solitude, la profonde
réalité d'un vécu humain solipsiste, présuppose un fond préalable de communication avec
autrui. Car la solitude de la conscience est « expérience de l'absence des autres et renvoie par
conséquent à une relation originaire à eux, sur fond de laquelle cette absence peut être
éprouvée comme telle : toute absence est une modalité de la présence »210. Le solipsisme se
détruit lui-même en tant qu'il se formule, puisqu'il se situe par là même dans un horizon
d'intersubjectivité : « nié par le discours, autrui réapparaît toujours comme pôle implicite de sa
vocation »211 . Mais cette auto-contradiction du solipsisme renvoie à une pluralité de sujets
communiquants (percevant-parlant-agissant), non à un magma fusionne!, indifférencié. C'est
cette structuration qui n'est pas encore précisée au niveau de la Phénoménologie de la
perception, et c'est son absence qui permet de comprendre que le problème d'autrui y reste
formulé de manière trop négative, sous la forme d'une double exclusion des problématiques
de Husserl (analogie qui suppose une séparation encore solipsiste) et de Scheler
(indifférenciation générale d'ego et d'alter). « En minimisant la conscience de soi, Scheler
compromet également la conscience d'autrui. Husserl, en revanche, voulant maintenir
l'originalité <de la visée d'autrui> ne peut introduire autrui que comme destructeur de cet
ego »212 : « le problème d'autrui est posé, il n'est pas véritablement résolu »213 au niveau de la
Phénoménologie de la perception.
Après la Phénoménologie de la perception Autrui devient « présentation d'un
imprésentable » : il ne se donne pas à une conscience, il se présente comme sa propre
absence au sein du rapport de perception, où corps de chair et chair du monde sont intriqués,
entrelacés. La question est d'abolir l'opposition du propre et du non-propre sans pour autant
revenir à une indifférenciation. Avec la thèse de Husserl, reconnaissant qu'il y a une
présentation d'autrui dans le monde, dont il donne la description à travers la notion
d'apprésentation analogique, un hiatus demeure, une tension entre la reconnaissance d'un
rapport charnel immédiat à autrui, et le cadre théorique de la constitution transcendantale.
Pour réduire ce hiatus, cette incohérence, Merleau-Ponty s'emploie à fonder les conditions
véritables de l'apprésentation analogique, que Husserl interprète dans une perspective
idéaliste. Il n'y a pas une apprésentation analogique d'autrui (l'analogie est inutile) mais une
expression immédiate d'autrui - dans et comme son propre corps, expression corrélative de
ma propre incarnation. Au lieu de partir de la différence entre moi et autrui, de se laisser
porter par la simplicité illusoire de cette distinction pour y voir une opposition entre deux
types de connaissance, il faut saisir la chair comme le lieu de leur articulation, le moi charnel
n'étant lui-même qu'en se faisant autre, rempli de l'épaisseur du monde, et par là capable de
s'ouvrir à ce qui n'est pas lui. De l'épaisseur du monde Autrui tire son identité. Il ne précède
pas le monde; c'est dans le monde qu'il parait, et de cette épaisseur, de leur chair commune,
il tire une identité qui est son altérité, son mode d'existence propre comme autre à soi-même.
Autrui n'est pas un autre ego, mais, comme moi, une articulation du monde, un autre à soi-
même en soi-même, une épaisseur de monde vécue, c'est-à-dire approchée, découverte et
ressentie sous le signe de l'altérité. L'autre ne peut advenir pour moi que d'un mouvement de
désappropriation : mais une désappropriation qui soit en même temps appropriation : la
passivité à laquelle répond la transcendance paraissante d'autrui doit être en même temps
activité. Autrui et le monde ne sont pas à saisir en extériorité, mais ensemble, dans l'unité de
l'expérience, articulés dans la profondeur du sensible, de l'Etre sensible, au double sens de
sentant et de senti. Autrui et ego sont inscrits dans une seule ouverture charnelle, ce que fait
comprendre Merleau-Ponty par la notion de réversibilité inhérente à la perception, et en
réinterprétant avec brio l'expérience-clé du double toucher (la main touchant/touchée).
211 Ibid.
69
Chacun de nous fait l'expérience d'avoir un seul corps : « quand une de mes mains touche
l'autre <de mes mains>, le monde de chacune ouvre sur celui de l'autre parce que
l'opération est à volonté réversible, qu'elles appartiennent toutes deux à un seul espace de
conscience ». Quand je touche la main d'un autre homme, je touche en elle « le même
pouvoir d'épouser les choses que j'ai touché dans la mienne ». La réversibilité permet bien de
comprendre ce que Merleau-Ponty nomme chair : « pour que mes deux mains ouvrent sur un
seul monde, il ne suffit pas qu'elles soient données à une seule conscience » : sinon, il n'y
aurait même pas de difficulté ; les autres corps seraient connus de moi comme le mien, ils
auraient affaire et j'aurais affaire au même monde. Mais non : mes deux mains touchent les
mêmes choses en tant qu'elles sont les deux mains d'un même corps. L'unité vécue
réversible est première. Le corps synergique n'est pas un objet. « Il y a un rapport à lui-même
du visible qui me traverse et me constitue en voyant »214, un rapport circulaire qui me fait et
que je ne fais pas, qui « peut traverser, animer d'autres corps aussi bien que le mien ». Si je
comprends comment le visible loin de moi est mien (« si j'ai pu comprendre comment en moi
naît cette vague, comment le visible qui est là-bas est simultanément mon paysage »), je
comprends en même temps que ce visible est visible pour d'autres (« à plus forte raison puis-
je comprendre qu'ailleurs aussi il se referme sur lui-même, et qu'il y ait d'autres paysages que
le mien »215). Le paysage sensible, le Visible en soi, le Tangible en soi n'est pas un paysage
qui m'est réservé. C'est un paysage, un milieu, un monde par essence intersubjectif, offert à
d'autres moi-mêmes (d'autres voyants, d'autres sentants, d'autres touchants : voyants-vus,
sentants-sentis, touchants-touchés). Le champ est ouvert pour « d'autres Narcisses », pour
une intercorporéité. « Si ma main gauche peut toucher ma main droite pendant qu'elle palpe
les tangibles, la toucher en train de toucher, retourner sur elle sa palpation, pourquoi,
touchant la main d'un autre, ne toucherais-je pas en elle le même pouvoir d'épouser les
choses que j'ai touché dans la mienne? »216
215 Ibid.
216 Ibid.
218 Ibid.
70
La réversibilité du sentir fonde l'intercorporéité en tant que celle-ci est constitutive
d'un être-charnel du monde, texture commune mais non neutre, composée par l'intrication
des sujets percevants entre eux et avec le monde. L'extériorité à soi de la conscience
incarnée implique que l'intersubjectivité ne soit pas rigoureusement circonscrite au niveau de
la relation entre moi et autrui, qu'elle advienne déjà au niveau du corps propre. C'est ce que
montre la magistrale discussion par Merleau-Ponty de l'analyse husserlienne de la réversibilité
du sentir, rendant celle-ci coextensive à la description de la chair. La chair, « cette masse
intérieurement travaillée » qui « n'a de nom dans aucune philosophie », « milieu formateur
»220.
de
l'objet et du sujet », « élément, emblème concret d'une manière d'être générale La chair
diffère d'elle-même et en elle-même. Le sens de la chair est d'être l'unité entre des sentirs
singuliers, des vécus sensibles très divers, différences qui ouvrent la chair sur d'autres
« unités » sentantes (des autrui). Les différences au niveau du corps de chair l'ouvrent sur
d'autres unités, sur les vécus d'autres corps. Le rapport entre touchant et touché peut être
généralisé non seulement à tous les autres sens, mais également au rapport des sens entre
eux et la possibilité de réversion induit que « toute sensation, vision ou toucher, s'accorde
avec toutes les autres ». D'où la communication entre les sensations données par une même
chose : le jaune du citron qui en révèle l'acidité, etc. Telle est l'incarnation constitutive de la
subjectivité : le monde s'offre latéralement et la communication avec autrui placée sous le
signe de l'intercorporéité. Communication immédiate, mais seulement au sens où un détour
par quelque analogie que ce soit est inutile. Dès le moment de la sensation, le solipsisme est
impossible : la réversibilité esquisse en même temps l'unité du corps et ce qu'articule cette
unité, soit des sensations en extériorité, se dépassant vers d'autres sensations du même
corps, qui se dépassent elles-mêmes vers les vécus d'autres corps.
L'Einfiihlung percevant/perçu signifie que nous sommes déjà dans l'être perçu, que
nous « en sommes », que « mon corps est fait de la même chair que le monde ». Mon corps
est un perçu et cette chair de mon corps est participée par le monde ; le monde la reflète, « il
empiète sur elle et elle empiète sur lui » ; le senti est à la fois comble de subjectivité et
comble de matérialité221 . Mon corps n'est pas seulement un perçu entre les perçus, mais « le
mesurant de tous ». Il n'est pas un mobile parmi les mobiles : je n'ai pas conscience du
mouvement de mon corps comme éloignement par rapport à moi ; mon corps est « une sorte
de réfléchi », il se constitue en soi par là. Parallèlement : il se touche, il se voit, et c'est par là
qu'il est capable de toucher ou voir (quelque chose). Se toucher, se voir, ce n'est pas se saisir
comme ob-jet, mais être ouvert à soi, destiné à soi. Ce n'est pas davantage s'atteindre, mais
« s'échapper, s'ignorer, le soi en question est d'écart »222. « Le sentir qu'on sent, le voir
qu'on voit, n'est pas pensée de voir ou de sentir, mais vision, sentir, expérience muette d'un
sens muet ». Si je ne réussis pas, comme on l'a montré plus haut, à me toucher touchant, à
me voir voyant, si le hiatus demeure,
»223,
si « l'expérience que j'ai de moi percevant ne va pas au-
delà d'une sorte d'imminence c'est que cette expérience doit s'achever dans l'invisible.
Nous ne dirons pas s'y perdre : pour Merleau-Ponty, cet invisible « est son invisible », et
l'expérience s'y oriente, « s'y retrouve » comme on dit, mais également y trace des lignes de
fuite, de déterritoriaiisation (Deleuze, qui utilise ces derniers concepts, s'inspire souvent de
Merleau-Ponty). Se toucher, se voir, ce n'est pas se poser devant soi-même à la manière d'un
objet, qu'on rencontre, sur lequel on réfléchit, c'est être « ouvert à soi », et, profondément,
« destiné à soi ». Au demeurant, ce n'est précisément pas s'atteindre, parvenir à se saisir,
220
VI, p. 193. Une tout aussi magistrale discussion de l'interprétation tant de Husserl que de Merleau-Ponty est proposée par
Michel Henry, notamment dans Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, 2000, p. 163-166, 230.
221
Ibid., p. 302.
222
Ibid., p. 303.
223
Ibid.
71
mais fondamentalement « s'échapper, s'ignorer », demeurer dans un écart par rapport à ce
soi auquel on est destiné.
D'une certaine manière le caractère mystérieux, étranger, n'est pas réservé à autrui, et
autrui n'a pas de privilège sur moi quant à notre caractère respectivement intouchable, au
caractère intouchable de nos corps respectifs. La jonction entre toucher et se toucher,
lesquels dans le corps propre ne coïncident jamais, se fait « dans l'intouchable »224.
Autrement dit, dans « cela d'autrui que je ne toucherai jamais ». On sent dans ces notes de
travail de l'ouvrage posthume la difficulté qu'éprouve Merleau-Ponty à exprimer ce point limite
: l'intouchable, l'intangible, qui est aussi bien l'invisible, ce qui s'oppose à ce que je me
touche ou me voie, à ce que je sois un objet pour ma perception, c'est bien sûr d'abord un
invisible de fait (mes yeux invisibles pour moi), mais « par-delà cet invisible (dont la lacune se
comble par autrui et ma généralité) un invisible de droit ». Merleau-Ponty veut qu'il y ait un
intouchable du toucher, un invisible de la vision, comme il y a un inconscient de la conscience
(un inconscient inobjectivable, sans rapport avec le réalisme freudien). « Ce que je ne
toucherai jamais, <autrui> ne le touchera pas non plus », il n'y a pas de privilège du soi sur
l'autre, et « ce n'est donc pas la conscience qui est l'intouchable. La conscience, ce serait du
positif <...> L'intouchable, ce n'est pas un touchable en fait inaccessible...C'et un vrai
négatif, pas
»225
un positif qui est ailleurs, un originaire de l'ailleurs, un Selbst qui est un Autre, un
Creux... On sent Merleau-Ponty soucieux de maintenir dans l'immanence-transcendance
de la chair une résistance quasiment spirituelle à la pénétration sensible. Cela l'entraîne à des
images comme le Creux, et surtout le Pli (double creux sans rupture, où la transcendance
consiste en un mouvement interne à l'immanence) : il faut tout accorder à la chair, mais la
creuser le plus possible, faire jouer le plus possible la torsion, l'enroulement de la chair pour
qu'un mystère expressif se dessine226.
224
Ibid., p. 307.
225
Ibid., p. 308.
226
Que de métaphores...Gilbert Hottois reconnaît dans les textes de Merleau-Ponty, parmi ceux d'autres contemporains, ce qu'il
appelle « l'inflation du langage dans la philosophie contemporaine » (cf. l'ouvrage qui porte ce titre), soit un verbalisme sous
couleur de description phénoménologique. Le recours permanent à la métaphore signerait l'impasse d'une « description » du vécu
en panne d'intelligibilité.
227 Ibid.
72
feuillets, d'un côté chose parmi les choses, et, par ailleurs, celui qui les voit et les touche ».
Si notre corps touche et voit, « ce n'est pas qu'il ait les visibles devant lui comme objets : ils
sont autour de lui, ils <...> sont en lui, ils tapissent du dehors et du dedans ses regards et
ses mains <...> étant de leur famille, visible et tangible lui-même, il use de son être comme
d'un moyen pour participer au leur <... > le corps appartient à l'ordre des choses comme le
monde est chair universelle ». Or, cela ne peut être un simple fait contingent : si notre corps
est chose parmi les choses, ce ne peut être qu'en droit, non comme une chose vue en fait (je
ne vois pas mon dos), mais parce que ces choses, « il en est », parce qu'il s'en détache, est
visible en droit, « tombe sous une vision à la fois inéluctable et différée »230. L'image des
« deux feuillets » n'est pas la meilleure, il n'y a pas deux couches, le corps n'est
fondamentalement « ni chose vue seulement, ni voyant seulement, il est la Visibilité ».
Visibilité qui, selon les réglages de la perception, est « tantôt errante et tantôt rassemblée ».
A ce titre, le corps n'est pas à proprement parler « dans le monde », il « voit » le monde
même, le monde que tous peuvent voir. Il voit ce monde sans avoir à sortir de « soi », parce
qu'il est lui-même, tout entier, référence d'un visible (ou d'un tangible, etc.) à tous les visibles
(tangibles...) dont il porte en lui-même la ressemblance, par la « magie » de la vision (du
toucher...).
Au demeurant, parler de « feuillets », c'est utiliser une métaphore réflexive, juxtaposer
de manière réflexive ce qui dans le corps vivant coexiste. On ne doit pas mettre le corps dans
le monde, et le voyant dans le corps, ou encore inversement, le monde et le corps à l'intérieur
du voyant, « comme dans une boite ». Si l'on peut parler de chair du monde, de tissu
commun du corps et du monde, où mettre la limite du corps et du monde ? « Où mettre dans
le corps le voyant, puisque, de toute évidence, il n'y a dans le corps que des ténèbres
bourrées d'organes, c'est-à-dire du visible encore? »231 Il y a « insertion réciproque » entre
d'une part mon corps voyant et d'autre part mon corps visible ainsi que tous les visibles. Le
visible est comme une « pellicule superficielle », pour ma vision et pour mon corps. Mais il
existe une profondeur sous cette pellicule superficielle du visible, profondeur qui contient mon
corps et donc ma vision. « Mon corps voyant soutient le corps visible et tous les visibles avec
lui. Il y a insertion réciproque et entrelacs de l'un dans l'autre »232
Dans le même ordre d'idées, si l'on peut dire, Merleau-Ponty affectionne aussi la
métaphore de l'Entrelacs - autre image de l'idée d'enroulement réciproque, de réversibilité -
qui exprime le « renoncement à penser par plans et perspectives ». Dans cette étrange
adhérence du voyant et du visible - je vois un visible -, « il y a deux cercles, deux
tourbillons... » : on parle de vision, de visibilité, lorsque un visible (l'image est applicable à
toutes les qualités sensibles : le tangible en particulier) « se retourne » sur l'ensemble du
visible (le tangible sur l'ensemble du tangible...) dont il fait partie. Le terme signifie qu'on se
trouve entouré comme si, entre le voyant et le visible, se formait une Visibilité en soi, un
Tangible en soi. Visible (tangible, etc.) n'appartenant ni au corps comme fait ni au monde
comme fait. Merleau-Ponty utilise une comparaison qui évoque elle aussi le registre du
fantastique : sur deux miroirs l'un devant l'autre, « naissent deux séries indéfinies d'images
emboîtées qui n'appartiennent vraiment à aucune des deux surfaces, puisque chacune n'est
»233
que la réplique de l'autre... Toute vision est retournée sur elle-même, renvoyée à elle-
même en tant qu'e//e voit un visible. « Il y a un narcissisme fondamental de toute vision... ».
On exerce la vision, mais également on peut dire qu'on la subit : elle participe de ce tissu
232 Ibid.
233
Ibid. p. 183.
73
commun, la « chair du monde », que Merleau-Ponty nomme ainsi à partir du corps de chair
selon Husserl - le corps vécu, senti, en tant qu'il est d'avance relié à une corporalité générale,
primordiale. La chair serait donc non pas matière, « dans le sens de corpuscules d'être qui
s'additionneraient ou se continueraient pour former les êtres », mais l'anonymat charnel,
senti/sensible, de moi-même. La chair serait la visibilité générale, la généralité du sensible, le
Sensible en soi, « anonymat inné de Moi-même ». Si la chair n'est pas matière, elle n'est pas
non plus esprit. Et le Visible, pas plus qu'il n'est une addition de corpuscules matériels
formant des êtres, n'est « un matériau 'psychique' qui serait, Dieu sait comment, amené à
»234.
l'être par des choses existant en fait et agissant sur mon corps de fait Si « la chair n'est
pas matière, n'est pas esprit, n'est pas substance », Merleau-Ponty propose pour la désigner
« le vieux terme d'élément » (l'eau, l'air...), au sens de « chose générale, à mi-chemin de
l'individu spatio-temporel et de l'idée, sorte de principe incarné qui importe un style d'être
partout où il s'en trouve une parcelle ».
Le monde n'est donc pas, comme chez Husserl, le corrélat d'une pluralité de
monades ;; un tel monde ne serait pas un monde, ne reposerait pas en lui-même, serait sans
chair, sans épaisseur propre. Cela ne veut pas dire que le monde précède autrui. La question
de l'ordre de priorité entre la constitution de l'autre et celle de l'objectivité est pour Merleau-
Ponty négligeable. En tant qu'il est visibilité, en tant qu'il ne s'offre pas à une pure vision en
laquelle toute facticité s'évanouirait, le monde annonce une multiplicité de visions, il est
toujours déjà habité par d'autres. Ce qui, du monde, transcende ma vision du moment n'est
pas négation de toute vision mais sensibilité diffuse, dispersée, et donc prégnance d'autres
visions. Autrui n'est pas un existant transcendant, un être reposant en lui-même, mais une
autre scène, une autre ouverture/ancrage au monde. C'est pourquoi l'expérience d'autrui est
déjà là dans l'expérience que nous faisons de notre propre corps, dans le plus simple sentir
(comme dans la plus archaïque perception). Le rapport qui s'établit entre mes deux mains est
lui-même « susceptible de se généraliser » : « la poignée de main aussi est réversible, je puis
»235.
me sentir touché aussi bien et en même temps que touchant Le sentir est présent
comme sa propre absence. Aussi l'absence du sentir dans un autre corps visible ne signifie-t-
elle plus la négation de sa présence : mon corps, dès son toucher solipsiste, est autre par
rapport à lui-même. Mon toucher demeure imminent, il se réalise comme tangibilité de mon
propre corps. Le soi lié au toucher est en même temps passivité et à ce titre, ouvert à la
transcendance d'autrui. Quand je dis que mon corps est voyant (ou sentant), il y a, dans
l'expérience que je fais de ce corps voyant, quelque236chose qui fonde et annonce la vue
qu'autrui en prend , ou la vue que le miroir en donne . Dire que je vois (ou que je sens),
c'est dire que je m'incarne, mais par là reconnaître que c'est l'Etre même qui monte à une
vision qui dès lors, n'est pas seulement ma vision, et n'a jamais été ma propre vision.
L'intersubjectivité est fondée sur la dimension ontologique de l'intercorporéité, l'expérience
d'autrui mettant en jeu l'identité originaire de ma vision et de ma visibilité (ou de ma
sensation et de ma capacité d'être senti, ou de mon toucher et de ma tangibilité, etc.),
identité de la visibilité d'autrui et de la vision d'autrui. Mon expérience de mon corps et mon
expérience d'autrui sont les deux versants d'un même Etre. Autrui n'est que l'envers diffus de
sa visibilité. Si le voyant ne se constitue qu'en se faisant visible, cela implique qu'il n'existe
pas deux pôles : un moi et un autrui de l'autre, comme deux pôles positifs, deux voyants bien
circonscrits. L'image du chiasme charnel illustre le fait que le sujet ne s'accomplit qu'en se
dépossédant au profit du monde : sa présence à soi est absence de soi, d'un soi insulaire ; sa
vision est moment d'une universelle visibilité, élément de la chair du monde. « Le chiasme au
234
Ibid.
74
lieu du pour autrui : cela veut dire qu'il n'y a pas seulement rivalité moi-autrui, mais co-
fonctionnement. Nous fonctionnons comme un corps unique »237 Il faut un rapport à l'Etre qui
se fasse de l'intérieur de l'être ». Il n'y a jamais un pour soi réalisé comme tel : le sujet du
sentir demeure anonyme et si ce sujet peut s'ouvrir à autrui, c'est qu'ils n'ont jamais été
séparés. Pour Merleau-Ponty, « c'est au fond ce que Sartre cherchait », mais « comme, pour
lui, il n'y a d'intérieur que moi, et <que> tout autre est extériorité, l'Etre reste chez lui
inentamé par cette décompression qui se fait en lui, il reste positivité pure, objet, et le Pour
Soi n'y participe que par une sorte de folie » 238' Le rapport moi-autrui, pour-Soi pour-Autrui ne
peut constituer une antithèse, parce que l'Etre le contient. « Le chiasme n'est pas seulement
échange moi-autrui (les messages qu'il reçoit, c'est à moi qu'ils parviennent, les messages
que je reçois, c'est à lui qu'ils parviennent), c'est aussi échange de moi et du monde, du
corps phénoménal et du corps 'objectif', du percevant et du perçu : ce qui commence comme
chose finit comme conscience de la chose, ce qui commence comme 'état de conscience'
»239
finit comme chose ». Au point qu'on peut parler de « double chiasme Ce double chiasme,
on ne peut en rendre compte par le tranchant du Pour Soi et le tranchant de l'En Soi (voir
plus loin la mise au point du rapport à Sartre).
Le Pour Soi n'est pas, comme chez Sartre, un non-être absolu par rapport à un Etre qui
serait plénitude et noyau dur, il est « un creux et non pas un vide », ou encore « un pli »,
métaphore qui désigne les événements de l'être, le caractère immanent de toute forme
d'idéalité. C'est pourquoi je puis ressentir quelque chose de la sensibilité des autres, « par
l'articulation du corps d'autrui sur mon sensible, articulation qui ne me vide pas, qui n'est pas
une hémorragie de ma conscience, mais qui au contraire me redouble d'un alter ego » ;
« Autrui nait dans le corps (d'autrui) par porte à faux de ce corps... »240 Porte-à-faux : la
formule démonte à la racine la thèse sartrienne de la mauvaise foi, qui sans cesse décrit des
malaises, des phénomènes de « fausse conscience », mais imputés à une intériorité coupable
(complice) de conscience, non d'un rapport interne à l'être.
La dimension de l'inter trouve ainsi en principe une réelle autonomie et cette ontologie
illustrée par une structure articulée et équilibrée de chiasme (impliquant réversibilité et
réciprocité) évite un syncrétisme. La relation intersubjective n'est pas en elle-même
fusionnelle, elle accepte en elle des différences, elle est et demeure à la lettre inter-
subjectivité, relation entre des sujets, si peu égologiques soient-ils. Et si la dimension de
l'inter entre immédiatement dans la définition des corps charnels, c'est en tant que leur unité
est plus temporelle que spatiale, celle d'un déjà et d'un pas encore. Moi et Autrui ne sont pas
des sujets, mais des scènes, des ouvertures où il va se passer quelque chose : la relation à
autrui précède ainsi l'identité personnelle, en tant qu'il y a monde seulement pour un corps
qui se fait monde, Et cependant, le sentir est toujours déjà individualisé parce que le monde
n'est pas la négation de la subjectivité mais serti dans la chair, tramé de visibilité. Déjà, pas
encore, Merleau-Ponty use également de la métaphore temporelle de l'imminence, pour dire
que le propre des moi charnels est caractérisé par une unité (il n'y a monde que pour un corps
qui se fait monde, soit :n'accède pas encore à la pleine conscience de soi). Expérience
imminente, imminence : Merleau-Ponty, désigne ainsi le caractère à la fois anonyme et
singularisant d'une perception, le fait que tout acte perceptif est hanté par une visibilité
anonyme. La chair a « cette propriété primordiale <...>, étant ici et maintenant, de rayonner
237
Ibid., p. 268.
238
Ibid.
239
Ibid.
240 Ibi
d., p. 286.
75
partout et à jamais » et d'être, en tant qu'individu, « dimension et universel »241 . Les organes
de mon corps communiquent en quelque sorte « latéralement », du touchant au visible, du
voyant au tangible et inversement. Le problème d'un alter ego ne se pose pas parce que « ce
n'est pas moi qui voit, pas lui qui voit », une « visibilité anonyme nous habite tous deux ». A
cause de la « ségrégation » fondamentale du sentant et du sensible, il y a « transitivité d'un
corps à l'autre », propagation des échanges (du touchant au visible, du voyant au tangible et
inversement) « à tous les corps de même type et de même style que je vois et touche ». C'est
ce qui fonde la transivité entre
242
les corps, l'imminence, le caractère puissanciel, potentiel, du
perçu comme dimension . « Cette généralité qui fait l'unité de mon corps » l'ouvre
directement aux autres corps. Aussi mon intercorporéité avec autrui n'est pas notre unité
dans « un grand animal » unique et indifférencié, mais réellement une relation structurée,
relation entre des individus distincts et semblables - des alter ego seulement en ce sens, qui
n'est pas celui de l'analogie, mais d'un immédiat décentrement sensible par rapport à soi. La
synergie interne au corps propre, à chaque organisme - adhérence charnelle du sentant au
senti et du senti au sentant - peut, et doit, exister entre différents organismes. Elle « fait
naître un rayon de lumière naturelle qui éclaire toute chair et non pas seulement la mienne »,
comme cela a lieu dans la poignée de main (et tout toucher d'autrui, cf. aussi le baiser,
etc....) qui elle aussi est réversible. On ne peut plus dire que « les couleurs, les reliefs tactiles
d'autrui » soient pour moi un mystère absolu qu'il me serait tout à fait impossible de pénétrer:
« il suffit, dit Merleau-Ponty, pour que j'en aie, non pas une idée, une image, ou une
représentation, mais comme l'expérience imminente, que je regarde un paysage, que j'en
parle avec quelqu'un: alors, par l'opération concordante de son corps et du mien, ce que je
vois passe en lui, ce vert individuel de la prairie sous mes yeux envahit sa vision sans quitter
la mienne, je reconnais dans mon vert son vert... »243.
243 Ibid.
244 Ibid.
76
généreux ce n'est pas sa reconnaissance que j'attends. Concevoir cette réciprocité comme
élément d'une éthique temporelle concrète fait partie de la vocation éthique même (cf. en fin
de cours, les remarques sur l'asymétrie de l'éthique selon Lévinas).
L'unité du monde, lieu d'accord et de conflit. L'individuel et l'intersubjectif ne sont pas noyés
dans la généralité de la chair. La chair ne relève pas d'une interprétation syncrétique, elle
contient une pluralité de pôles charnels.
La généralité de la chair n'est donc pas l'obscurité d'un monde mais la « membrure de
l'intersubjectivité
245
» ; elle ne se soutient que de s'individuer. Si on peut parler de
syncrétisme , celui-ci ne doit pas être compris comme identification pure et simple. Dans la
Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty exposait, disions-nous, le problème d'autrui
sous la forme d'une alternative entre l'insularité de l'ego husserlien et l'indifférenciation
schelérienne. Il restait encore relativement tributaire d'une philosophie de la conscience et
oscillant alors « entre l'altérité radicale et la pure identité, manquant ainsi la charnière de
l'intersubjectivité »246 Comment alors ressaisir la spécificité de l'expérience d'autrui autrement
que dans les termes d'une identification, laquelle en un second temps, reconduisait à
l'exigence d'une dualité des pôles idéologiques ? Tout l'acquis de l'ontologie du visible, en
revanche, est qu'il n'y a pas deux pôles égologiques. La relation à autrui repose sur une
généralité qui, loin d'être la négation du moi, est son seul et unique mode d'accomplissement
! La problématique d'autrui par rapport aux doctrines antérieures est profondément modifiée :
la généralité ne se soutient que de s'individuer, de se différencier. La couche pré-égologique,
cette généralité qu'il est nécessaire de restituer (la Phénoménologie de la perception y
contribuait à sa façon) sous les ego insulaires, n'est rien d'autre que la pluralité des pôles
charnels. La généralité de la chair ne se confond pas avec le flou syncrétique (l'idée vague et
verbale d'un monde obscur autant que riche, dont les limites avec le corps propre sont
imprécises). Certes, il faut penser ensemble, et sans alternative, moi et autrui, altérité et
communication, et la chair est un tissu conjonctif sans objet ni sujet, mais en tant que co-
fonctionnement du moi et d'autrui. Décrivant la « membrure de l'intersubjectivité », Merleau-
Ponty use de formules qui articulent conjonction et disjonction, privilégiant l'idée de charnière
invisible structurant le voyant et le visible, des sujets percevants qui ne sont pas des pôles
clos et un être perçu qui n'est ni un objet ni un milieu neutre : « lieu géométrique des
projections et des introjections », « charnière invisible sur laquelle ma vie et la vie des autres
tournent pour basculer l'un dans l'autre »247, « surface de séparation entre moi et autrui qui
248
est aussi le lieu de notre union » . La relation à autrui ne saurait ni être reconstituée à partir
de pôles clos sur eux-mêmes, ni à partir d'un élément neutre sans distinction interne. La
différence et l'identité des consciences se constituent en même temps, de même que la
surface apparaissante du monde et sa profondeur inépuisable. Voici donc le sens de l'inter de
l'intersubjectivité, inter étant un terme qui exprime bien mal cette réalité ultime, cette
Dimension fondamentale du monde. D'une part : « Il n'y a pas les consciences, car si elles
étaient vraiment consciences, elles ne feraient plus qu'une seule et la solidité du monde
s'évanouirait dans l'inconsistance d'un pur pensé ». Mais d'autre part, il n'y a pas non plus
« le monde ou l'Etre car, coupé de sa phénoménalisation, il ne serait pas même un monde, il
s'évanouirait dans le néant ». Il faut dire que ce qu'il y a, c'est « l'intersubjectivité », « champ
245 Mélange éclectique, conciliation d'opposés sans rigueur. Le terme est péjoratif pris dans ce sens, notamment en philosophie,
puisqu'on préférera toujours un dépassement dialectique, ou une organisation structurale. Appliqué au rapport moi-autrui, il s'agit
d'en pointer une non distinction originaire, l'immédiat d'une intrication qui ne manque pas d'une « membrure », d'une
structuration « verticale ». L'immanence pure est impensable sans contradiction, puisqu'un esprit la pense, se plaçant au-dessus
et à distance d'elle.
246 R. Barbaras, De l'être..., p. 290.
247 VI, p.287. Et R. Barbaras, ibid., p. 291.
77
»249,
de tous les champs charnière autour de laquelle le monde conquiert son unité, accomplit
un sens en se dispersant dans une pluralité d'expériences.
Merleau-Ponty donne un sens fort à ce terme dimension (ou dimensionnalité) comme
on dit : entrée dans une nouvelle dimension, « quatrième dimension ») : il s'agit de
« caractériser le perçu en tant qu'il échappe à l'opposition du fait et de l'essence, en tant qu'il
est serti dans une chair »250. La perception n'est pas un contact avec une chose objective,
position de contenus extérieurs, en soi ; elle comporte une attente constitutive - comme le
cube selon Husserl, jamais donné entier, mais qui dessine un horizon indéfini par des
esquisses, abschattungen. Je perçois selon ou avec la chose, plus que je ne perçois la chose
même, je perçois un style avec la chose. C'est ce selon ou cet avec qu'exprime l'idée de
dimension - un rapport de chair, l'entrée dans un milieu nouveau, un monde, auquel il y a à
s'initier, qui ne ressemble pas à un autre. Merleau-Ponty, dans une note de travail sur le
monde, propose de « remplacer les notions de concept, idée, esprit, représentation par les
notions de dimensions, articulation, niveau, charnières, pivots, configuration »251 , pour
exprimer l'idée d'initiation, de rencontre décisive avec des aspects du monde, des
expériences-clés. « Avec la première vision, le premier contact, le premier plaisir, il y a
initiation, c'est-à-dire non pas position d'un contenu, mais ouverture d'une dimension qui ne
pourra plus être refermée, établissement d'un niveau par rapport auquel désormais toute autre
»252
expérience sera repérée La chose perçue est à penser comme un organe : « voir quelque
chose, ce n'est pas la voir elle-même mais en ou par elle ». La perception n'est pas perception
de telle ou telle dimension, elle « est dimension ou dimensionnalisation, exercice ou inscription
d'un organe comme monde. Tout autant qu'il est posé par elles, le monde propose des
»253.
dimensions Il n'y a donc aucune antériorité entre autrui et la transcendance objective (du
monde), tout procède de l'Etre sensible, du mouvement par lequel il se dimensionna/ise en lui-
même, soit s'articule en dimensions, en styles d'être, le terme dimension étant pris au sens
d'expérience irréductible : découverte d'un nouvel élément, d'une nouvelle manière d'être, de
se comporter, d'attendre quelque chose du monde et des autres, ou proprement invention
d'un nouveau rapport au monde (science, poésie, art, jeu, etc.).
Ainsi l'intersubjectivité - l'intercorporéité ou relation entre des pôles charnels - est une
dimension ultime pour le monde, la dimension en laquelle se réfugie son être de monde : « le
monde fait son unité
»254.
à travers des incompossibilités telles que celle de mon monde et du
monde d'autrui Cette incompossibilité est dernière, constitue l'élément en lequel le
monde en son identité même se voile et se dévoile à la fois. Dans l'intersubjectivité, « chaque
ceci mondain, chaque expérience du monde s'annoncent comme moments d'un univers
»255,
unitaire et clos qui pourtant n'est rien d'autre qu'eux n'est rien d'autre que ces
expériences, ces ceci singuliers. C'est en tant que la possibilité du rapport à autrui est
comprise dans la réversibilité du sentir que l'expérience de l'intersubjectivité est dite, comme
on l'a vu, chiasme originaire, c'est-à-dire esquisse d'unité, travail interne d'unité entre des
incompossibles. Cette unité que le monde esquisse « demeure enfouie, dispersée ». C'est une
unité « qui n'est que comme son propre avenir, et est donc tout autant diversité des vécus et
des consciences ». Diversité qui comporte donc accord et différence, mais distance dans
249
Ibid., p. 281.
250
R. Barbaras, De l'être..., p. 203, dans le chapitre 2 consacré à « La dimensionnalité: la chose et le monde «.
251
VI, p. 277.
252
Ibid., p. 198. Pages citées par R. Barbaras, op. cité, ibid.
253 R.
Barbaras, op. p. 204. Et Merleau-Ponty, VI, p. 271, 301.
254
VI, p. 268.
255
R. Barbaras, De l'être...p. 292.
78
l'accord, compréhension dans la différence : le monde peut être saisi comme « le lieu de
l'accord et de la différence des consciences, plus précisément de leur distance au sein même
de l'accord et de leur compréhension au sein même de la différence »256
Dimension, style. Le corps d'autrui dans l'espace. Autrui : une « incarnation inachevée ».
• d'une part ne désigne pas, comme dans la pensée scientifique, horizontale, un en soi
reposant en lui-même et sur lequel seraient prélevées des expériences singulières - des
apparences ;
• d'autre part n'est pas non plus une construction, le corrélat d'une activité
transcendantale (comme chez Kant, Husserl, pour lequel le monde est le corrélat d'une
infinité de monades).
256
Ibid.
79
SI LA POSSIBILITE DE L'EXPERIENCE D'AUTRUI S'ENRACINE DANS L'EXISTENCE
CHARNELLE DU MONDE, AUTRUI N'EST NI UNE CHOSE DU MONDE, NI POUR L'EGO UNE
AUTRE CONSCIENCE :
- D'UNE PART, JE NE PEUX EXIGER SAISIR DE LUI CE QUE JE NE SUIS PAS MOI-MEME :
UNE PURE CONSCIENCE ;
- D'AUTRE PART, LA TRANSCENDANCE QUI DEFINIT AUTRUI EXCLUT QU'IL SE PRESENTE
LUI-MEME.
C'est ce qui justifie la formule selon laquelle Autrui est « présentation originaire de
l'imprésentable ». Il est une certaine présentation de l'imprésentable. Puisque tout procède de
l'Etre sensible (y compris ce qui donne à voir – à sentir - l'Etre sensible), le problème d'autrui
ramène à la description d'un certain visible, à savoir d'une autre chair. A la différence de ce
que Sartre affirme, en tant qu'autrui paraît, il n'est pas transmondain mais s'inscrit au
contraire dans le monde. Et cette inscription ne contrevient pas à son identité puisqu'autrui ne
fait paraître le monde que parce qu'il y est englobé (en relation réversible à moi et au monde,
tout comme je le suis). Toutefois, autrui n'est au monde qu'en tant qu'il n'est pas ailleurs, il
ne peut être situé au sein de l'espace objectif au même plan que les choses perçues. « Où est
autrui dans ce corps que je vois? Il est <...> immanent à ce corps (on ne peut l'en détacher
pour le poser à part) et pourtant, plus que la somme des signes ou des significations qu'il
véhicule »257. Merleau-Ponty compare pour cela autrui (« immanent au corps » que je vois) au
sens de la phrase. Autrui est ce dont ces signes et significations ( qu'il véhicule, comme la
phrase) sont toujours une image partielle et non exhaustive, et qui pourtant s'atteste en entier
en chacune d'elles. De même que le sens du tableau est au-delà de la toile - et le sens de la
phrase au-delà de la phrase, au-delà des signes et significations qu'elle véhicule -, de même
Autrui est toujours en cours d'incarnation inachevée, toujours au-delà du corps objectif.
80
différenciations d'une même dimension, dimensionnalisation258. Il n'y a pas à faire une
distinction entre le corps, dont procèdent évidemment les comportements - un corps en partie
situé sur le même plan que les choses - et son style. Les mouvements du corps d'autrui ne se
déploient jamais pleinement dans l'extériorité ; ils témoignent de l'unité d'un « je peux »,
glissent l'un dans l'autre, sont des comportements, s'intègrent à un ou des comportements ;
ils ont un style, témoignent d'un certain rapport au monde, d'une incarnation active, sont une
expression, mais qui ne jaillit pas de rien, se travaille sur un fond d'expressivité ontologique,
comme une variation sur un thème, à ceci près que l'homme réinvente le monde, institue de
nouveaux thèmes. Il nous est impossible de rompre avec une sorte de norme, si vague soit-
elle, d'harmonie entre nous et le monde (choses et hommes). Ainsi rions-nous de l'agitation
mécanique des personnages dont le cinéma reconstituait mal en son début les mouvements et
cette intégration harmonieuse au monde qui est la loi habituelle des mouvements de l'homme
comme de l'animal.
De même, le caractère spatialement circonscrit d'autrui, s'il n'est pas niable, est à
nuancer : autrui occupe , certes, une place dans l'espace, mais il ne coïncide pas avec cette
place, il n'évolue pas dans l'extériorité pure et simple, son mouvement n'est pas déployé dans
l'extériorité, dans un ici vraiment circonscrit. Parce qu'il n'y a pas d'emplacements fixes par
rapport auxquels se mesurerait un écart objectif, il n'existe pas de mouvement qui soit
pleinement extérieur à lui-même. On ne peut parler, à propos d'autrui, de repos comme
coïncidence à une place. Le repos est interruption d'un comportement, mouvement
interrompu, figure dans une dynamique d'incarnation, de rapport actif au monde.
Si l'on voulait garantir l'identité du corps, il faudrait recourir à une subjectivité pure.
Mais alors il faudrait renoncer au sentir, à la spécificité du sentir : le corps propre, doué
d'identité, se posant comme un « soi » accompli, perdrait sa corporéité même. Et
inversement, la perception, dès qu'elle s'incarne, perd toute identité fixe et propre,
assignable, institue une relation de réversibilité avec les autres perceptions. Le propre de
chaque sensation n'est pas d'être portée par une conscience, mais ouverte aux autres
sensations en tant même qu'elle a sa propre spécificité, est un sentir original. Mon sentir est
mien en tant qu'il exprime la chair du monde, tout autant mien que non mien, ouvert à
d'autres sentirs. Ouverture à toute sensation possible, c'est-à-dire à celles de tout autre,
chaque sensation l'est à partir de la profondeur du monde dont elle procède. C'est sans doute
là la clé de la « profondeur » indicible, infinie, dont nous avons le sentiment quand nous
éprouvons nos propres impressions de monde : une ouverture à l'étrangeté, à la nuance, à
une pluralité de « mondes » (voir les explorations de la science, sans oublier les mondes
imaginaires de la fiction). Le fait que toute sensation soit enracinée dans le monde est pour
Merleau-Ponty la source de ce sentiment d'« extension infinie » que le sujet du sentir ressent
en lui, sentiment de profondeur, qui explique que « le sensible n'offre rien qu'on puisse dire si
l'on n'est pas philosophe ou écrivain », que « la vie n'inspire rien à qui n'est pas écrivain »259,
c'est-à-dire suffisamment à distance de l'adhérence au monde, de l'engluement au monde
dans le monde. Il existe au départ une dimension esthétique et sensible de la communication.
258
Voir R. Barbaras, De l'être...p. 296.
81
Rien de plus intercorporel, donc, que notre soi-disant « corps propre ». Certes, c'est
moi qui souffre (et c'est tout différent que de voir souffrir autrui, même si je participe à sa
souffrance, etc.), c'est moi qui ressens désir ou joie, et nul ne peut ressentir à ma place, bref
il y a bien un corps (comme il y a bien des sensations), et ce corps fonde l'unité relative des
vécus. Mais qu'est-ce que cela signifie ? La métaphore omniprésente de l'empiétement vient
rappeler que l'unité du sentir, dispersée dans une pluralité de chairs sur fond de chair,
synonyme d'ouverture au monde, à l'anonymat et à la généralité du monde, fait de la
subjectivité transcendantale une intersubjectivité transcendantale en un sens moins limité que
chez Husserl, au sens d'intercorporéité, de relation transcendantale entre des corps charnels.
Le pouvoir unifiant du corps propre consiste, non en la possession d'une signification, mais
comme une « sensation d'ordre supérieur, une dimension nouvelle », qui nous fait entrer dans
la relation avec d'autres corps, relation qui est « différence et articulation » avec ces corps,
avec des corps260 L'intersubjectivité est d'abord un style de vision, la cristallisation d'un style,
tout comme chaque sensation cristallise un style de vision spécifique. La « dimensionnalité
universelle de la vision, du sentir », n'est pas un rapport privé au monde, mais une vision de
monde, la venue intersubjective à des « rayons de monde qui ne sont propres à personne »
(« en lesquels chacun advient plutôt »). Le corps propre apparaît comme un point de passage,
un détroit, où se cristallise la vision intersubjective. Les limites du corps propre étant aussi
inassignables que le lieu de la chose, le corps propre est « à côté de lui-même, avec le monde
et avec les autres, entre lui-même et le monde et, par conséquent, entre lui-même et les
autres ».
Ainsi Merleau-Ponty résume-t-il sa conception de la sensation empiétante : chaque
sensation empiète sur l'Etre, et sur les sensations des autres ; elle se fait universelle par sa
singularité même. « L'Etre est cet étrange empiétement qui fait que mon visible, quoiqu'il ne
soit pas superposable à celui d'autrui, ouvre pourtant sur lui, que tous deux ouvrent sur le
même monde sensible »261 . Cette ontologie repose sur l'identité entre la subjectivité
transcendantale, ressaisie dans sa profondeur charnelle de monde, de rapport au monde, et
l'intersubjectivité transcendantale, intercorporéité entre des corps charnels.
Homme, chose, animal, ne sont donc que des dimensions de la chair, même si la
rationalité humaine a le privilège de la réflexion et de l'action. La « pleine continuité entre la
»262
chose et autrui est telle que leur distinction pourrait bien apparaître comme une
distinction de raison, intervenant après-coup. Avant d'en entrevoir les immenses
prolongements, insistons sur les raisons d'une pareille affirmation : l'apparition d'autrui est
l'épreuve d'un écart, d'une dissonance au sein de mon visible. Le porte-à-faux qui caractérise
mon rapport à autrui est ressaisi finalement comme transformation du visible lui-même. Tout
comme le soi charnel n'est lui-même qu'en s'oubliant au profit du monde, autrui n'est pas
autre que ce monde mais une certaine modalité de l'apparition du monde. Porte-à-faux ne
signifie pas, on l'a compris, une relation objective entre deux visibles dont l'un serait en porte-
à-faux par rapport à l'autre, deux visibles qui seraient sur le même plan, le corps d'autrui et ce
qu'il perçoit. C'est au contraire en tant qu'un certain visible témoigne de ce porte-à-faux que
ce visible même se donne comme corps d'autrui. Ni objet du monde, ni autre chose, mais
écart et articulation, prise sur le monde et impact du monde. En disant cela, on suppose que
le porte-à-faux d'autrui procède du mien, autrement dit : c'est de la profondeur de l'objet,
jamais déployé devant moi, qu'autrui prend naissance. Mais il vient en retour souligner le
porte-à-faux en présentant pour son compte les dimensions que me dissimulait l'objet. Autrui
82
n'est ouvert qu'en tant qu'ouvrant, n'est saisi que depuis le monde dont il déploie
l'ouverture263.
Les choses ne sont pas déployées partes extra partes, elles esquissent une intériorité,
elles m'annoncent à moi-même. Avec autrui, le sensible monte vers sa visibilité, acquiert, en
ses différences mêmes, un surcroît d'unité, de cohésion, de transparence. La chose cesse
d'être ce pôle où le soi ne rencontre qu'un pâle reflet de lui-même (le « solipsisme du
sentir »). Elle annonce un moi qui est autre. Il ne faut donc pas distinguer autrui et moi
comme des entités positives, mais reconnaître comme ultime une donation du monde, une
visibilité, au coeur de laquelle nous sommes l'un de l'autre: différents - le monde demeure ce
qu'il y a, ne se rassemble pas par-delà son épaisseur -, et cependant identiques - l'épaisseur
du monde repose sur les subjectivités qui s'y inscrivent, les dimensions. Le monde n'a jamais
été déployé dans la pleine extériorité, mais l'apparition d'autrui correspond à un surcroît
d'intériorité, surcroît qui induit la dimension des ruptures, de la radicalité de la réflexion et de
l'action, la conscience historique, surcroît qui interdit la fusion irénique, la confusion des
genres, par exemple aujourd'hui inviterait entre autres à la critique d'une écologie
environnementaliste ou « profonde » (deep ecology) qui fait passer la terre avant l'homme, la
protection de la nature avant l'humanisme, une vague religiosité du cosmos avant le rationnel
et le politique (cf. les thèmes de l'irrationalisme New Age, l'illusion de faire fusionner l'homme
avec l'univers, réduisant l'intersubjectivité à un magma humain).
La notion d'intercorporéité n'est donc pas réservée au rapport entre moi et autrui ; elle
concerne aussi le rapport du moi aux choses, en tant que ce rapport est en puissance le
rapport du moi à des « autrui ». Alors que dans la perception immédiate le sensible ne me
renvoie qu'une image affaiblie de moi-même, l'apparition d'autrui entraîne ce décentrement
grâce auquel je peux m'apercevoir. La visibilité d'autrui confère à mon être (à mon corps) une
visibilité supplémentaire : « nous n'avons plus seulement devant nous le regard sans prunelle,
la glace sans tain des choses, ce faible reflet, ce fantôme de nous-mêmes, qu'elles évoquent
en désignant une place parmi elles d'où nous les voyons : désormais, par d'autres yeux nous
sommes à nous-mêmes pleinement visibles ; cette lacune où se trouvent nos yeux, notre dos,
elle est comblée, comblée par du visible encore, mais dont nous ne sommes pas titulaires »264
On peut donc parler de continuité (« pleine continuité »)entre la chose et autrui, parce
que leur distinction n'a pas sa pertinence en elle-même, est en fait purement descriptive et
sans signification ontologique ultime, ne recouvre pas une dualité originaire entre des étants.
La chose et autrui sont comme des moments abstraits d'une présence plus profonde, ce tissu
originaire de visibilité acceptant en son sein plusieurs modes de cristallisation. En effet, il
n'existe pas de chose qui soit pleinement déployée dans l'extériorité: toute chose exhibe un
style, est déjà une manière d'articuler le monde, de le faire voir, de se comporter ; les choses
me parlent d'autrui. Corrélativement, il est exclu qu'autrui se donne comme pure intériorité :
autrui est une manière de rayonner autour de soi, un style général du monde. S'il n'y a pas de
monde qui n'indique finalement un soi, en revanche il n'y a pas non plus un soi qui ne dessine
un monde en se dissimulant en lui. Et c'est là pourquoi Merleau-Ponty récuse le principe d'une
distinction entre la chose et autrui. « Comme les fous ou les animaux », les choses « sont des
presque compagnons.
265
Elles sont prélevées sur ma substance, épines de ma chair » (Le visible
et l'invisible ). Le monde est un logos silencieux. A l'instar d'autrui, il me parle déjà, mais
autrui me parle comme le monde se donne, de manière encore figurée. L'opposition entre
perception de chose et expérience d'autrui est dépassée au profit d'un unique mode de
donation que Merleau-Ponty caractérise comme Einfühlung : « il y a Einfiihlung et rapport
latéral avec les choses non moins qu'avec autrui » et il faut « décrire cette expérience du non-
263
Ibid., p. 315.
83
être qualifié. Avant autrui, les choses sont de tels non-être » ; « certes, les choses ne sont
pas des interlocuteurs, l'Einfiihlung qui les donne, les donne comme muettes - mais
précisément: elles sont variantes de l'Einfüh/ung réussie »266
Nous voici loin du solipsisme. Entre âme et corps, les rapports ne sauraient être ces
rapports d'altérité que traditionnellement la philosophie, comme la théologie, a décrits dans
des termes qui favorisaient une problématique de l'idéalité pure, un dualisme du sens et de la
matière, de l'esprit et de la chair. « L'âme n'est pas l'autre du corps », elle n'est pas « ce
non-être absolu adhérant à un être qui serait plénitude », elle est creux, et non pas vide, elle
est transparence de l'épaisseur du corps, décompression au sein du corps, écart et différence
dans la masse du corps. « Ame et corps sont l'avers et le revers de la chair : le corps est
l'épaisseur dont l'âme a besoin afin de se creuser, la différenciation dont se soutient son
identité »268.
La comparaison d'autrui avec la phrase est tout à fait justifiée : Autrui n'est pas une
présence extérieure à ses gestes visibles, qui en indiqueraient la direction ailleurs qu'en eux-
mêmes. Il est indissolublement chair, c'est-à-dire principe de cohésion et de différenciation,
immergé dans tel corps vivant singulier, immanent à ses comportements, chair qui n'est pas
l'union de deux substances (âme et corps), mais « une notion dernière, pensable par elle-
même ». La Chair désigne la réversibilité interne du sensible : enroulement du sensible sur le
sensible, « enroulement du visible sur le visible »: « l'âme est le creux du corps,le corps est le
gonflement de l'âme. L'âme adhère au corps comme »269.
leur signification adhère aux choses
culturelles dont elle est l'envers ou l'autre côté De même que la réalité du signifiant est
diacritique (cf. Saussure), procède des oppositions et des parentés auxquelles il participe, de
même la réalité du corps d'autrui naît de l'incessante différenciation de ses comportements.
En chacun de ses gestes, autrui s'atteste tout entier, même si chaque geste particulier ne
donne d'autrui qu'une image partielle et non exhaustive. La dimensionnalité qu'il déploie (qu'il
est) ne subsiste que dans les différences - les comportements - en lesquelles elle advient. A
l'instar de ce qui a lieu dans la phrase, où le sens ne préserve sa richesse que demeurant
retenu dans les signes qui le donnent à entendre.
266 Ibid.
84
Critique de la conception sartrienne du pour autrui (L'Etre et le Néant).
Rappel de la conception de Sartre. La notion d'alter ego est contradictoire comme pour
Husserl. L'expérience d'autrui est expérience pour la conscience, expérience d'être objectivée.
Le pour autrui, extase du pour soi.
Sartre n'aborde pas autrui à partir de la conscience de soi dans la relation de celle-ci à
l'objet, mais comme expérience vécue au coeur même de la conscience. Il y a une conscience
qui donne immédiatement l'existence d'autrui, tout comme le cogito cartésien révèle
immédiatement l'existence du sujet pensant. C'est dans l'immanence de l'ego qu'autrui est
saisi comme sa transcendance. C'est dans l'immanence du moi qu'il s'impose comme ce qui
n'est pas moi. Il n'est donc pas question de quitter le point de vue de la conscience. Autrui ne
sera jamais donné tel qu'il est présent pour lui-même. Comme pour Husserl, la notion d'alter
ego est contradictoire et il n'y a pas d'alternative entre l'identification de ma conscience à
celle d'autrui où l'altérité est abolie et une perception objectivante d'autrui qui le ramène au
plan des choses. « Chacun doit pouvoir en partant de sa propre intériorité retrouver l'être
d'autrui comme une transcendance qui conditionne l'être même de cette intériorité »270.
Comme chez Husserl, autrui se donne à moi comme absence : il est ce que je ne suis
pas, mais il n'est pas pour autant donné comme substance séparée ; la négation qui définit
autrui reste une dimension de la conscience. Les conditions de l'expérience d'autrui sont donc
données dans ce que recouvre la notion même de conscience. Autrui est sujet-autre et le
propre du sujet, c'est d'être une conscience positionnelle du monde, point de vue, regard sur
ce monde. Mon expérience d'autrui comme sujet-autre consiste donc à basculer à l'intérieur
de son monde pour devenir objet de vision. Bref, pour Sartre, l'expérience d'autrui est par
excellence l'expérience-d'être-regardé, objectivé.
270
Sartre, L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1947, p. 300.
271 R. Barbaras, Autrui, Paris, Quintette, p. 23.
272 Sartre, L'Etre et le Néant, p. 359
273 Ibid. p. 350.
85
Le regard d'autrui me dénude et me gêne. Il me possède, donc me dépossède de mon
être, puisque je n'existe plus seulement pour moi-même quand ce regard me guette. Mon
amour-propre est humilié (cf. Huis-clos : « Je suis le regard qui te voit, et tu es lâche parce
que je le veux »). L'autre en face de moi a beau ne pas parler, il ne peut s'empêcher d'exister,
d'être le regard qui me juge. Ainsi « l'enfer », pour Sartre, consiste à vivre sous le regard
d'autrui, ce regard qui éclaire notre secret honteux. La conscience honteuse témoigne de
l'existence d'autrui, mais ce regard qui me hante est totalement aliénant : il me dépossède de
mon corps pour moi. L'expérience d'autrui est ainsi marquée par une double expropriation :
1 / celle de mon corps, dont autrui prend possession et qui tend à devenir corps-objet
pour autrui. Pour Sartre, même l'amour est un échec, car le sujet dans l'amour veut posséder
l'autre, sinon comme une chose, tout au moins (et c'est beaucoup plus) comme une liberté :
je veux posséder le corps d'autrui en tant que sa conscience lui est immanente ; je veux
posséder autrui en tant que transcendance, en tant que transcendance au monde, idée
impossible et contradictoire 274. Autrui ne répond pas à mon désir d'appropriation : je ne
m'empare que de son corps et sa conscience m'échappe à jamais. C'est pourquoi le désir est
voué à l'échec et bascule dans le sadisme et le masochisme. L'échec est celui de deux
libertés qui s'affrontent, tout l'être de la relation à l'autre étant (tout au moins sur le plan de
l'amour et des sentiments) dans le conflit. Chaque conscience « poursuit la mort de l'autre »
parce qu'elle se sent dépossédée de son néant constitutif, autrement dit asservie, réduite à
l'état de chose.
2/ celle du monde : l'apparition d'autrui, son regard, affectent le monde lui-même : je
ne suis plus maître de mon environnement ; le monde bascule dans le regard de l'autre ; il me
délaisse pour devenir monde de l'autre. Ma représentation s'est désagrégée et ses éléments
se sont réorganisés autour du nouveau venu. C'est pour lui que tout cela existe.
Parce que Sartre aborde l'intersubjectivité comme une relation entre un ego et un autre
ego, il est contraint de fonder leur rapport sur la pure et simple négation de leur caractère
égoïque respectif. Cela interdit de comprendre l'expérience effective, vécue, de leur altérité.
Merleau-Ponty prétend sortir de cette impasse propre à un dualisme, à tout dualisme : partir
d'abstractions, d'oppositions constituées après coup par la réflexion et qui ne sont pas
vécues comme telles par l'expérience. La formule de Sartre - le visible d'autrui est mon
invisible; mon visible est l'invisible d'autrui - est, dans la perspective de Merleau-Ponty
complètement erronée. Autrui et le monde « naissent d'une visibilité universelle » : il n'y a pas
à chercher une succession entre ma vision du monde et le monde ; autrui n'est pas constitué
à partir du monde, ni le monde à partir d'autrui. Mais la présence invisible du monde n'est pas
le caché, le simple envers, un visible impossible ou un visible pour un autre mais la
présence/absence anonyme qui prolonge le monde pour moi en un monde pour autrui, la
réversibilité en puissance inscrite dans tous mes sentirs. Le clivage visible/invisible n'est
nullement l'opposition entre deux contradictoires. Il est, au contraire, rapport entre deux
complémentaires, mais sur un fond indéfini qui exclut qu'ils se complètent, qu'ils s'inscrivent
jamais dans une totalité.
Au lieu de la formule sartrienne, « il faut dire : l'Etre est cet étrange empiétement qui
fait que mon visible, quoiqu'il ne soit pas superposable à celui d'autrui, ouvre pourtant sur lui,
<qui fait> que tous deux ouvrent sur le même monde sensible <...> le visible a lui-même
une»275.
membrure d'invisible, et l'invisible est la contrepartie secrète du visible, il ne parait qu'en
lui Et c'est le même empiétement, la même jonction à distance, qui fait que les messages
de mes organes (les images monoculaires, le toucher d'une main) se rassemblent en une seule
existence, en un seul monde, rassemblement qualifié par Merleau-Ponty de vertical pour
274
Ibid. p. 463.
86
signifier le contraire d'horizontal au sens d'addition d'objets, de présences immanentes, qui se
totalisent, font nombre. Vertical : transcendance pure, être-là sans être objet. En ce sens de
transcendance pure, les messages de mes organes se rassemblent « en un seul monde » :
l'invisible est là, mais non comme un objet. La distinction entre visible et invisible qui pour le
dernier Merleau-Ponty structure la perception et l'altérité, signifie que le visible est « prégnant
de l'invisible »276 , que visible et invisible se hantent mutuellement. Considérer l'invisible
comme un autre visible possible ou visible pour un autrui, cela serait, dit Merleau-Ponty,
« détruire la membrure qui nous joint à lui »277. « L'invisible est là sans être objet, c'est la
transcendance pure... »278 « L'invisible est un creux dans le visible, un pli dans la passivité,
non production pure <...> l'esprit sourd comme l'eau dans la fissure de l'Etre »279. Le
chiasme correspond à une structure de pli, de doigt de gant, de visible/invisible sur fond de
visibilité universelle.
Pour Sartre, (cf. section sur le Pour-autrui dans L'Etre et le Néant) l'expérience que je
fais d'autrui se confond avec l'épreuve de ma propre objectivation et je reste prisonnier d'une
dualité qui définit mon existence avant tout, ma propre aliénation. En tant que pour soi, la
visibilité de ma chair n'est que l'envers de la vision d'autrui, ne peut fonder une apparition
d'autrui conforme à sa transcendance. Il en va tout autrement chez Merleau-Ponty : Autrui
répond bien à une négation interne, mais dans cette mesure, l'expérience que je fais d'autrui
ne se confond pas avec l'épreuve de mon objectivation : car cette négation interne n'est pas
l'effet de la présence d'autrui (présence d'autrui à moi) en tant que pour soi ; elle définit
d'abord ma propre existence. Mon aliénation n'est pas qu'aliénation, elle est en même temps
appropriation, et à son tour autrui ne m'apparaît que sous la figure de la négation ou de
l'absence du pour soi.
276
Ibid.
277
Ibid.
278
Ibid., p. 283.
279
Ibid., p. 289.
87
voyant est visible en tant que voyant ; je peux être offert à autrui sans être nié par lui et
autrui peut m'être présent sans être nié par moi. Cela change tout par rapport à la vision de
Sartre, purement négative - autorisant un pessimisme en éthique, une conception d'autrui
comme ennemi potentiel, juge souverain et partial, bloc de liberté haineuse, source pour moi
de honte et d'aliénation. Si on suit l'analyse de Merleau-Ponty, on comprend que la
transcendance d'autrui ne contredit nullement son apparition ; le voyant se fait visible pour se
retrouver lui-même, aussi l'autre du point de vue duquel il est vu est-il encore englobé dans
son point de vue à lui. Alors que chez Sartre, le voyant ne se fait visible qu'en devenant objet
pour un autre regard, se retrouvant aliéné, privé (en puissance sinon en fait) de sa liberté par
la seule présence d'autrui.
Malgré l'importance accordée à la notion de situation, la thèse de Sartre se retrouve
sur des positions intellectualistes en raison de sa conception de la conscience comme liberté
absolue, pure ouverture extatique au monde, sans envers, trou dans l'être : ainsi la vision
d'autrui, dans la mesure où il doit être comme moi,une conscience pure, n'est que l'envers de
ma visibilité. Or pour Merleau-Ponty, la visibilité de ma chair (son être-vu par l'Autre) n'est
pas l'envers de la vision d'autrui, mais le seul mode d'être convenant à ma propre vision.
Autrui peut être transcendant et pourtant apparaître. Ma chair « n'est fondamentalement,
comme c'est le cas dans le dualisme sartrien récurrent, ni chose vue seulement ni voyant
seulement »288.
Les pages 108 sq. de Le visible et l'invisible sont essentielles pour la critique de Sartre:
Merleau-Ponty y met en doute qu'une philosophie « qui s'installe dans la vision pure, le survol
du panorama » puisse rencontrer jamais autrui : Pour Merleau-Ponty, « l'analytique de L'Etre
et le Néant, c'est le voyant qui oublie qu'il a un corps » 281 , « la vision ne cesse d'être
solipsiste que de près, quand l'autre retourne contre moi le faisceau lumineux où je l'avais
capté »282. Chez Sartre, Merleau-Ponty diagnostique un « agnosticisme touchant l'être pour
soi d'autrui », entendant par là que chez Sartre, le pour soi d'autrui constitue un mystère
total, une rencontre imprévue, une catastrophe, une effraction, qui surgit, telle une apparition
pure dans l'être pur, devant un pour soi pur. Ce pour soi pur est dans la position d'un
visionnaire, qui tente de « forcer le passage ver l'être pur et le néant pur », mais se retrouve
« renvoyé à son opacité de voyant et à la profondeur de l'être ». Or si autrui était une « vision
pure », il n'y aurait aucun moyen pour moi, autre pour soi pur, de voir sa vision. Autrui surgit
donc dans le contexte sartrien comme par effraction, et oblige le voyant à sortir de soi, au
prix d'un retournement sur lui de sa vision. Il n'y a pas de véritable perception d'autrui par
moi : si le voyant trouve autrui, ce sera par un tel retournement, comme son propre être-vu.
Par l'apparition d'autrui, mon ubiquité de voyant est brutalement démentie ; par ce regard là-
bas, je me sens vu, objectivé, et autrui est cet X étranger (là-bas) qu'il me faut bien penser si
je veux comprendre ce corps visible qui est le mien, mais que soudain je me sens avoir
lorsqu'autrui apparaît. S'il y a un autre, et si cet autre est lui aussi un Pour Soi, je ne peux
tirer de là aucune véritable expérience d'autrui. « Il faudrait être lui »283. pour savoir ce qu'il
ressent, pour voir sa vision, etc. Il faudrait habiter son corps. Mais c'est là une fiction, dit
Merleau-Ponty, non une hypothèse. La vie d'autrui, telle qu'il la vit, n'est pas pour moi qui
parle une expérience qui saurait avoir un sens, c'est une expérience tout bonnement
impossible, interdite par nature. Chez Sartre, « le seul moyen de sortir du solipsisme est de
faire autrui non seulement inaccessible, mais invisible pour moi », autrement dit : « autrui ne
peut être pour moi, donc ne peut être que mon être vu, autrui est le titulaire inconnu de cette
zone non mienne que je suis bien obligé de tracer en pointillé dans l'être, puisque je me sens
88
vu »284. Cet agnosticisme,
»285
élevant autrui au rang de pur mystère, « apparaît soudain comme le
pire des empiétements sur l'altérité d'autrui.
284
Ibid., p. 110-111.
286 Ibid.
287 Ibid.
89
sentir autrui de l'intérieur). Autrui ne peut être vraiment un autre, s'il est pour moi comme
« un fléau », une occurrence contingente, l'instigateur (à tout moment possible) d'un
renversement, d'un bouleversement de mon être. Il ne peut être Autrui s'il intervient dans
mon existence avant tout comme un juge élevé par moi, on ne sait pourquoi, au-dessus de
toute contestation. Ici est la contradiction : si le rapport à autrui est un rapport d'être (je suis
atteint par le regard d'autrui dans mon être), il faut qu'autrui ait à mes yeux valeur de Pour
Soi, que nous ne soyons pas « deux Pour Soi parallèles »290 mais les uns pour les autres un
système de Pour Soi sensibles l'un à l'autre, autrui n'étant pas plus que moi pur regard sur
l'être pur, ses vues et les miennes étant d'avance insérées dans un même monde, même
système de perspectives partielles où nous coexistons et où elles se recoupent. Pour qu'autrui
soit un autrui, « il faut et il suffit qu'il ait le pouvoir de me décentrer, d'opposer sa centration
à la mienne. »291 , rien de plus. Or s'il le peut, c'est parce que « nous ne sommes pas deux
néantisations installées dans deux univers d'En Soi, incomparables », nous sommes au
contraire « deux entrées vers le même Etre, chacune n'étant accessible qu'à l'un de nous,
mais apparaissant à l'autre comme praticable en droit, parce qu'elles font partie toutes deux
du même être »292.
Un passage de la Note des p.113-114 de Le visible et l'invisible insiste sur l'idée qu'il
n'y a pas là de la simple psychologie, mais une question clé de philosophie : il s'agit non
seulement des contenus de la relation avec autrui, mais « de sa forme et de son essence ».
L'autre ne saurait être la négation absolue de moi-même parce que l'accès à lui, à d'autres,
correspond à l'entrée dans une véritable « constellation », la constellation des autres, qui
forme ma vie largement qu'elle la nie, la menace ou la conteste La constellation des autres
n'est pas un autre univers, une planète qui m'aliènerait par essence. Elle est plutôt, dit
292 Ibid.
90
Merleau-Ponty, comme « la variante préférée d'une vie qui n'a jamais été seulement la
mienne »296
Dire, comme Sartre, qu'autrui est le responsable X de mon être-vu est insuffisant : il
convient de préciser « qu'il ne peut l'être que parce que je vois qu'il me regarde, et qu'il ne
peut me regarder, moi, l'invisible, que parce que nous appartenons au même système de
l'être pour soi et de l'être pour autrui, nous sommes des moments de la même syntaxe, nous
comptons au même monde, nous relevons du même Etre »297
Absence de passage entre moi et autrui, idée du Pour-Soi comme pure vision ou pure
négativité (dans la ligne de la conscience pure, de la liberté vide), ainsi Merleau-Ponty résume-
t-il son désaccord avec Sartre sur la question d'Autrui. Pour Sartre, nous sommes des
consciences qui, si engagées soient-elles, se tiennent dans le vide, au sein d'un en soi. Selon
Merleau-Ponty, la source de la contradiction interne de Sartre sur ce problème (et sans doute,
nous le supposons, sur d'autres) réside dans cette conception d'un être non structuré, d'une
facticité invertébrée, sans membrure, sans verticalité, où l'intersubjectivité ne peut trouver à
s'articuler. Il convient de remettre en question « l'ubiquité de la vision » (l'homme comme
pure vision) de L'Etre et le Néant. N'être que pure vision, c'est être tout, c'est n'être rien.
Dans la vision, il y a, comme le montre Merleau-Ponty, « une sorte de palpation des choses,
<...> une inhérence »298. L'horizon de l'existence humaine saisi comme En-soi-Pour-soi,
comme unité idéale et impossible de liberté et de consistance («l'homme est une passion
inutile et nous nous perdons en vain », cf. la fin de L'Etre et le Néant), la base de l'ontologie
de Sartre est ici visée. La critique de Merleau-Ponty ne peut être plus radicale. L'existence
humaine ne se déroule pas entre un néant (individuel et universel) qui a nom conscience et un
être visé (également individuel et universel) qui a nom En soi Pour soi (Dieu, le sens, l'absolu).
Il y a là pour Merleau-Ponty une « tâche incompréhensible et impossible » : « rendre à l'Etre,
sous forme de pensées et d'actions, tout ce que nous lui avons pris, c'est-à-dire tout ce que
»299.
nous sommes Or, tout rapport de moi à l'Etre (jusque dans les activités les plus épurées :
300
vision, parole...) implique un rapport charnel, un travail interne à la chair du monde . Notre
vie n'ouvre pas « sur la lumière aveuglante de l'Etre pur, ou de l'Objet », elle a, dit Merleau-
Ponty avec son goût hardi de la métaphore, « au sens astronomique du mot, une
atmosphère ». « Atmosphère », parce que notre vie, charnelle, « est constamment
enveloppée de ces brumes que l'on appelle monde sensible ou histoire », immergée dans la
« promiscuité des visages, des paroles, des actions... », dans l'« implication des hommes
dans le monde, et des hommes les uns dans les autres ». Notre implication dans l'Etre, notre
ouverture à la nature et à l'histoire (un monde qui est nature, un monde historique), Sartre
l'exprime comme hantise du Pour Soi par l'En soi pour soi. Pour Sartre, ce dernier est
parfaitement imaginaire ; il est l'illusion commune au conducteur de peuples et à l'ivrogne
296 Ibid., p. 114. Merleau-Ponty a analysé le roman de S. de Beauvoir, L'Invitée, où un trio (dans lequel chacun entretient des
relations privilégiées avec chaque autre) se défait en deux couples, ajoutant aux difficultés du couple celles de l'accord entre les
trois couples dont il se reconstruit. On peut penser aussi aux Affinités sélectives de Goethe, aux jeux par couples alternés de
Marivaux, etc. La perspective du chiasme, l'intrication charnelle tous azimuts selon Merleau-Ponty, offre une approche plus fine
et compliquée que le dualisme sartrien. C'est dans ce type de situations comportant un tiers nullement extérieur que René Girard
297
Ibid., p. 115.
298
Ibid.
300 Ibid.
91
solitaire (fin de L'Etre et le Néant). Pour Merleau-Ponty au contraire, qui fait crédit à la
démarche sartrienne, l'En soi pour soi devrait être compris comme l'affirmation silencieuse de
soi immanente à l'Etre. Sartre ne convient-il pas lui-même que « ce n'est pas l'homme qui a
l'être mais l'être qui a l'homme », qu'il faut voir dans le néant une pseudo-idée301 ? Mais la
démarche sartrienne tombe dans le « sortilège du négatif ». L'affirmation première dont il faut
partir, dit Merleau-Ponty, n'est pas, comme chez Sartre, après Parménide : « l'être est, le
néant n'est pas » mais : « il y a quelque chose ». C'est l'affirmation silencieuse de l'Etre que
Merleau-Ponty vérifie sous la disjonction sartrienne en Etre qui est, Néant qui n'est pas - mais
a besoin de l'Etre, atteint l'Etre en étant négation de soi (et accomplit ainsi l'affirmation
silencieuse de l'Etre).
La thèse de Merleau-Ponty n'est pas sans susciter l'accusation de noyer à son tour
(comme celle de Scheler dont pourtant elle cherchait à se distinguer) l'altérité d'autrui « dans
une communauté charnelle mondaine »302. Ontologiser l'incarnation s'accompagne d'un
danger récurrent de syncrétisme. Telle est la critique de N. Depraz, qui, à partir de l'analyse
303
des trois volumes des Husseriiana consacrés à l'intersubjectivité (XIII-XV) que Merleau-
Ponty n'avait pu connaître, a reposé de manière plus systématique - et plus érudite - la
question de l'altérité et de la transcendance immanente. Pour N. Depraz, la réversibilité chez
Merleau-Ponty correspond bien à la « structure intercharnelle quadripolaire » de Husserl, cette
relation d'imbrication et d'entrelacement où mon corps de chair est enserré avec le corps de
chair d'autrui en chiasme, le regard de l'alter ego sur mon corps phénoménal étant déjà
présupposé dans la manière dont je constitue autrui comme sujet incarné. « Chacun de nous
deux dépend de l'autre pour s'appréhender comme unité subjective d'un corps et d'une chair ;
<chacun> est un ego charnel qui est d'emblée l'autre de l'autre »304. « Enraciner l'expérience
d'autrui dans la dimension inter-charnelle correspond exactement au geste merleau-pontien
accompli dans Le visible et l'invisible <lequel geste> trouve son impulsion dans une lecture
attentive et précoce des manuscrits de Husserl sur l'espace (groupe D) ainsi que des /deep
I. »305
Mais l'abandon de la « voie cartésienne » par Merleau-Ponty, voie cartésienne qui est
celle de Husserl et qu'adopte pour la justifier Depraz, conduit à radicaliser « l'incarnation en
l'ontologisant, c'est-à-dire en étendant la chair, dans Le visible et l'invisible, à la chair du
monde. »306. Il s'agit bien, certes, de « dégager la structure d'altérité intime procurée par la
chair », dans la même ligne que Husserl, mais ce faisant, Husserl est mené « sur la voie de la
psychologie, qui donne lieu à une altérité à soi comme enracinement originaire de
l'intersubjectivité, et dont la chair fournit l'une des nervures, mais l'une des nervures
seulement. »307. L'une des nervures seulement : alors que pour Merleau-Ponty, l'altérité à soi
301
Ibid., p. 119.
302 R. Bernet, Préface à Natalie Depraz, Transcendance et incarnation. Le statut de l'intersubjectivité comme altérité à soi chez
Husserl, Vrin, 1995, p. 16.
303
Voir Husserl, Sur l'intersubjectivité, PUF 2001, trad. des Husser /fana XIII, XIV et XV, cf. plus haut.
304 Ibid.
306 Ibid.
307 Ibid.
92
intime où s'ancre la saisie de l'alter ego se résume à la chair, à la réversibilité intra-charnelle.
La voie cartésienne est celle d'une « génétisation de la phénoménologie par la
psychologie »308 : c'est dire que la réduction phénoménologique n'est pas effacée ; l'idéalisme
particulier revendiqué par Husserl est résolument transcendantal, « c'est-à-dire tout à»309, la fois
intentionnel, réductif et constitutif, donc éloigné de toute présupposition naturaliste de
sorte que l'égologie husserlienne admet une expérience de l'altérité et n'est pas,
contrairement au reproche unanime qu'elle a suscité, une égologie solipsiste.
308
Ibid.
310 J.-F. Courtine, Heidegger et la phénoménologie, dernier chapitre sur ('analogie carnis, «L'être et l'autre. Analogie et
intersubjectivité chez Husserl», Paris, Vrin, 1990, p. 355 sq.
312 Ibid.
93
ainsi que cela a lieu dans l'analogie aristotélicienne d'attribution ad unum vis-à-vis de
l'analogie de proportionnalité. J.-F. Courtine précise qu'il faudrait parler dans ce cas, non pas
strictement d'analogie ad unum (pros en), mais plus précisément d'unité aph'enos, à partir de
l'un, du premier, du propre (l'ego ou la monade, absolu séparé)314
Valeur de l'égologie et du recours à l'analogie par Husserl, qui rendent justice au caractère
anti-symétrique de l'expérience d'autrui, ce que ne font pas les notions de réciprocitÉ
anonyme chez Merleau-Ponty ou à l'inverse d'asymétrie chez Lévinas.
316 Ibid.
321 Ibid.
322
Cf. critique de Merleau-Ponty par Lévinas in e De l'Intersubjectivité », Hors sujet, Fata Morgana, 1987.
324 Ibid.
325
P. Ricoeur, op. cit., ibid.
94
phénomène du monde »327. La réduction, selon Ricoeur et les penseurs qui abandonnent la
voie cartésienne, est un « acte d'arrachement », l'acte même avec lequel « la philosophie
commence » et avec lequel « surgit le problème de l'incarnation » : « avant cette élaboration
de la conscience pure par réflexion, l'incarnation était 'toute naturelle' ». N. Depraz rappelle
que la thématisation du corps et de la chair dans Ideen II, déterminante pour Merleau-Ponty328,
appelle pourtant sa critique en tant que dimension constitutive selon lui et non objet de
réduction ou de constitution : « l'incarnation ne saurait être réduite ou constituée, sinon à se
saborder elle-même en se confondant avec l'ontologie ». Merleau-Ponty « radicalise
l'affirmation husserlienne qui fait du corps, comme mien, une chair vécue, en faisant de tout
notre être un être corporel. Dès lors, la conscience intentionnelle elle-même se fait
corporelle »329 : elle s'absorbe entièrement dans le corps, se voit complètement dé-centrée
dans un corps qui est comme « l'unique champ d'activité de mon être »339. Aussi Merleau-
Ponty refuse-t-il par exemple la priorité conférée par Husserl à la perception sur la motricité
kinesthétique parce qu'il juge cette priorité intellectualiste : il s'agit pour lui au contraire de
poser comme originaire le sich bewegen (se mouvoir) charnel331 et il refuse de suivre Husserl
lorsque ce dernier conserve une conscience intentionnelle animant le corps ; il voit en cette
idée d'une conscience animant le corporel dans ses vécus psychiques un résidu
d'intellectualisme. Or, fait remarquer N. Depraz, cet intellectualisme est en partie le sien dans
la Phénoménologie de la perception : « la thèse affirmant la seule réalité effective d'un être
charnel compris, non plus comme rapporté à chaque conscience corporelle, mais au monde en
son entier, comme chair du monde, n'est formulée que dans Le visible et l'invisible. Le sens
»332
de l'incarnation demeuré « intellectualiste » dans le premier ouvrage s'y ontologise alors.
327
P. Ricoeur, A l'école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1986, p. 47. Cité in N. Depraz, op. cit., p. 136.
328 N. Depraz rappelle, à la note 2 de la p. 136, que Merleau-Ponty a consulté le dactylogramme d'ldeen l/ début avril 1939 à
Louvain, l'édition établie par Landgrebe de Erfahrung und urteil et le Ms D 17 intitulé « primordiale Konstitution, Urkonstitution »,
en partie édité et traduit par D. Franck sous le titre « L'Archè originaire Terre ne se meut pas » dans un numéro de la revue
Philosophie de 1989 consacré à Husserl.
330 Ibid.
331
Voir N. Depraz, ibid., note 3.
332 Ibid.
333 Ibid.
334
Ibid.
95
»335
l'accomplissement Penser l'incarnation, comme prétend le faire Merleau-Ponty à la suite
de Husserl, comme « ultime retraite de l'altérité », interdit de rendre la conscience
intentionnelle elle-même corporelle, de la dé-centrer totalement dans une chair générale
travaillée par l'altérité comme par des remous internes. Cela suppose au contraire « de
prendre en compte la résistance inéluctable du corps à la conscience et, partant,
l'impossibilité d'incorporer entièrement celle-ci. »336
335 Ibid.
336 Ibid. L'auteur renvoie à A. L. Kelkel, qui a critiqué lui aussi cette absolutisation du registre du corporel, devenu chez
Merleau-Ponty « une existence sui generis » (« Merleau-Ponty et le problème de l'intentionalité corporelle, un débat non-résolu
avec Husserl », Maurice Merleau-Ponty, le psychique et le corporel, Paris, Aubier, 1988, p. 31 sq).
341 Chapitre central : « Sensibilité et proximité », Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974.
342
E. Lévinas, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, p. 96. Cité par N. Depraz, op. cit., p. 138.
96
»344.
l'obligation morale (être l'otage d'Autrui). L'incarnation est « obsession pour autrui Il y a
asymétrie de la relation. Tout se passe comme si Autrui prenait la place de Dieu, comme si
dans la relation éthique il était même exclu d'attendre quelque réciprocité que ce soit. Objet
de la pure oblativité d'un moi d'avance impur, Autrui ainsi caricaturé comme un absolu perd
son humanité et devient une sorte de prétexte à une démonstration de reniement de soi de la
part du moi. N'y a-t-il pas un certain mépris d'autrui dans sa réalité de personne à n'attendre
de lui aucune gratitude, à faire comme si le don vers lui dirigé était en quelque sorte hors du
temps, hors de la condition humaine, un mépris analogue à celui de la charité paternaliste, qui
vise à perpétuer l'inégalité sous couleur de la rectifier dans l'instant, ou, comme on voit
aujourd'hui, dans l'esthétisme de l'aumône, l'hospitalité portée en écharpe et la convivialité
de principe ? Cette attitude radicalisée d'oubli du moi ne vise-t-elle pas au fond un confort
moral plus qu'un intérêt réel pour autrui comme personne ? L'éthique de l'asymétrie
relationnelle néglige dangereusement l'équilibre social (on pourrait dire : une certaine
« membrure de l'intersubjectivité »), de sorte que Lévinas se trouve obligé de reprendre d'une
main ce qu'il avait donné de l'autre (au Prochain, dans une relation d'oblativité purement
duelle), en rendant toute sa nécessité au Tiers, au point de vue équilibré de la Justice, adapté
à une pluralité neutre et anonyme.
De cette asymétrie de principe, qui relève davantage de présupposés religieux que
d'une description phénoménologique, Merleau-Ponty se trouve au plus loin lorsqu'il affirme la
réversibilité, la réciprocité essentielle qui relie les sujets percevants sur fond d'être charnel.
Mais l'ontologie de la chair du monde noie le problème, et ne nous rend pas à la véritable
dimension de l'incarnation, de la relation intercorporelle, qui, selon Depraz, consiste en une
anti-symétrie. Une telle anti-symétrie est précisément ce que vient exprimer l'idée
d'appariement analogique, la Paarung introduite par Husserl au § 51 des Méditations
cartésiennes. L'aperception par ressemblance de l'alter ego par l'ego implique en effet « que
l'autre pénètre dans mon champ de perception. Il n'y a Paarung que si l'autre est là comme
corps sensible sous ma perception. <... > Mais une dissymétrie entre les deux corps est
également requise <...> qui implique que l'on différencie entre la ressemblance de deux
corps quelconques et l'association de mon corps charnel avec un corps qui lui ressemble »345.
L'ego est présent à lui-même comme chair, de manière immédiate, comme présence
primordiale à soi-même, alors que l'alter ego, de manière dissymétrique, ne peut m'apparaître
que comme corps (au sens de Kdrper). « Mais <cette dissymétrie de la Paarung> a lieu dans
'l'unité d'une conscience', de sorte que c'est l'ego qui confère à l'alter ego son sens de chair.
<...> l'un par l'autre, ils s'aperçoivent dépositaires d'une profondeur - corps ici, chair là -
qu'ils n'avaient jusqu'alors, sans l'autre, pas aperçue, et ne pouvaient d'ailleurs seuls
apercevoir. La Paarung est co-révélation de l'un à l'autre : l'un donne à voir à l'autre quelque
chose de lui-même
»346
qui lui est propre. Pourtant, il n'y a pas là non plus pure réciprocité, mais
dissymétrie... L'exemple du doigt de gant est ici la plus parlante : on ne peut superposer
un gant droit et un gant gauche, pourtant symétriques, il faut « invertir l'inversion », mettre
l'intérieur d'un gant à l'intérieur de l'autre347. Ce pourquoi Depraz préfère la traduction de
Paarung par co-union, ce qui souligne « la mise en rapport par-delà les termes », « traduit ce
phénomène mystérieux d'entrelacs non-duel et non-coïncidant du deux dans l'un, d'une unité
qui laisse être la différence », à la différence d'Accouplement » (Lévinas) ou
d'« appariement » (Ricoeur) qui « laissent trop apparaître, sur un mode statique, les termes de
'couple' ou de 'pair', au détriment de la relation d'union sans confusion »348.
344
Ibid.
345 N.
Deprez, op. cit., p. 142.
346
Ibid., p. 143.
347
Cf. R. Abellio, La structure absolue, Essai de phénoménologie génétique, Paris, Gallimard, 1 965, p. 322. Et Merleau-Ponty,
VI, Note de travail du 16. 11. 1960, p. 317.
97
On voit tout l'intérêt de penser une anti-symétrie plutôt qu'une asymétrie pure et
simple, de conserver dans la relation la tension de l'ego qui jamais ne peut trouver dans une
chair commune de quoi maîtriser l'altérité d'autrui, l'étrangeté constitutive de l'autre corps,
mais au contraire le lieu
On ne trouvera ici que des suggestions de réflexion sur ce thème. Dès la Phénoménologie de
la perception, une psychologie neuve des rapports interpersonnels est déjà largement
dessinée. Nous en verrons plus loin les limites lorsque nous prendrons en compte la dimension
du discours et de la communication intelligible trop négligée par la phénoménologie dans la
relation à autrui (cf. dernier chapitre, sur la communication et la pragmatique).
»349
En effet, le « nouveau cogito contient la solution à la double impasse, mais qui
n'en fait qu'une, celle du rationalisme et du scepticisme empiriste. Pour le rationalisme, la
conscience est claire à elle-même (tout a un sens) ; pour le scepticisme - qui implique en fait
un critère purement réaliste d'appréciation - la conscience vit dans l'illusion perpétuelle (rien
n'a de sens) ; de même, la réduction empiriste des croyances invite à décomposer les
sentiments en impressions simples où se perd leur unité vécue, leur vérité, la richesse de leur
rapport au monde. Transparence à soi rationaliste (favorisant l'introspection, l'illusion
spiritualiste d'un esprit substantifié), ou opacité empiriste et sceptique, le nouveau cogito,
»350
« parce qu'il est deçà de la vérité et de l'erreur dévoilées, rend possibles l'une et l'autre (il
y a du sens). Le vécu est ambivalent : il n'y a pas un inconscient sous la conscience ;: « je
n'ignore pas les sentiments que je refoule », « le vécu est bien vécu par moi », « mais je peux
vivre plus de choses que je ne m'en représente, mon être ne se réduit pas à ce qui m'apparaît
expressément de moi-même ». Cela permet de mieux comprendre l'existence et le sens de ce
que l'on nomme « sentiments faux », amours, amitiés, goûts, plus ou moins éprouvés, jugés
après-coup comme forcés, vécus dans une sorte de malaise, mais jugés ainsi à partir du point
de vue pris ensuite sur leur actualité, dont nous savons, et ressentons, qu'elle fut vraiment la
leur - réalité forcée, moyenne, tâtonnante, insatisfaite : soit on ignorait en la vivant qu'elle pût
être meilleure, soit on le pressentait vaguement. Ce n'est pas parce qu'un sentiment est
éprouvé qu'il a une vérité, une consistance, qu'il restera dans la mémoire tel qu'il se présente
sur le moment, se veut ou se croit momentanément solide et sincère. « Il y a en moi des
sentiments auxquels Je ne donne pas leur nom et aussi des bonheurs faux où je ne suis pas
tout entier »351 ' Je peux vivre des sentiments dans l'ambiguïté et une sorte d'illusion plus ou
moins tenable. La différence entre ce qui est perçu et ce qui est illusoire est intrinsèque. La
vérité de la perception, ou de l'illusion « ne peut se lire qu'en elle-même » puisque ce qui
apparaît à la conscience n'est pas de l'être, mais du phénomène.
L'ambiguïté affective n'est pas d'un autre ordre que l'ambiguïté dans la perception, et
la Phénoménologie de la perception les aborde ensemble dans une critique de l'interprétation
intellectualiste, illustrée par les fameuses analyses d'Alain. Celui-ci par exemple explique les
erreurs de perception par nos idées, attentes intellectuelles, fantasmes, imaginations et réduit
ainsi la perception à une illusion de l'esprit, à une pensée inadéquate (Spinoza). Pour Merleau-
349
PP p. 342 sq.
350
Ibid., p. 343.
351
Ibid.
98
Ponty au contraire, « entre l'illusion et la perception, la différence est intrinsèque et la vérité
de la perception ne peut se lire qu'en elle-même. Si, dans un chemin creux, je crois voir au
loin une large pierre plate sur le sol, qui est en réalité une tache de soleil, je ne peux »352
pas dire
que je voie jamais la pierre plate au sens où je verrai en approchant la tache de soleil Tout
dépend de la prise, du réglage qu'opère mon corps dans l'espace par rapport à la structure de
mon champ perceptif et actif : « la pierre plate n'apparaît, comme tous les lointains, que dans
un champ à structure confuse où les connexions ne sont pas encore nettement articulées. En
ce sens, l'illusion comme l'image n'est pas observable, c'est-à-dire que mon corps n'est pas
en prise sur elle»353
et que je ne peux pas la déployer devant moi par des mouvements
d'exploration. Comment alors puis-je être capable d'illusion ? « Je suis capable d'omettre
cette distinction, je suis capable d'illusion » parce que « toute sensation est déjà prégnante
d'un sens, insérée dans une configuration confuse ou claire <...> La vision correcte et la
vision illusoire ne se distinguent pas comme la pensée adéquate et la pensée inadéquate;
c'est-à-dire comme une pensée absolument pleine et une pensée lacunaire. Je dis que je
perçois correctement quand mon corps a sur le spectacle une prise précise, mais cela ne veut
pas dire que ma prise soit jamais totale <...> Dans l'expérience d'une vérité perceptive, je
présume»354que la concordance éprouvée jusqu'ici se maintiendrait pour une observation plus
détaillée Autrement dit, « je fais confiance au monde », je crois à un monde. « Percevoir,
c'est engager d'un seul coup tout un avenir d'expériences dans un présent qui ne le garantit
jamais à la rigueur, c'est croire à un monde. Cette adhésion à»355 un monde me permet de
« rejoindre la vérité de ma pensée au-delà de son apparence C'est le même cogito
préréflexif qui me fait passer « d'un cogito à un autre », c'est la même croyance au monde, la
même possession préconsciente du monde, qui rend possible l'illusion et la correction de
l'illusion. L'illusion ne se contracte en apparence solide que grâce à l'appoint qu'est la
croyance sourde au monde, et qui implique l'ouverture sur un horizon de vérifications
présomptives, de vérifications (réglages, nouvelles prises) toujours possibles. Ainsi l'illusion
« ne me sépare pas de la vérité », mais pour cette même raison, je ne suis pas garanti de
l'erreur : « le monde que je vise à travers chaque apparence et qui lui donne,»356 à tort ou à
raison, le poids de la vérité, n'exige jamais nécessairement cette apparence-ci La seule
certitude absolue que j'aie, c'est celle du monde en général - non d'aucune chose en
particulier. « La conscience est éloignée de l'être et de son être propre, et en même temps
unie à eux, par l'épaisseur du monde »357
Les apories de l'intellectualisme sont ainsi évitées, aussi bien que celles d'un scepticisme
empiriste, l'interprétation étant illustrée par Alain qui, dans la ligne de Spinoza, fait de l'erreur
une pensée inadéquate. Alain l'explique donc par l'intervention de nos idées, de nos attentes
intellectuelles (fantasmes, imaginations qui peuvent d'ailleurs provenir du corps, des
passions). La perception fausse est illusion de l'esprit. Ce qui apparaît à la conscience n'est
pas de l'être, mais du phénomène : aussi Alain peut-il retrouver ici le verum index sui : le vrai
ou le faux est intrinsèque au perçu, ne peut se lire qu'en lui-même. Mais pas pour les mêmes
raisons que chez Merleau-Ponty où ce caractère intrinsèque provient du cogito préreflexif et
du rapport charnel au monde, et non d'un trouble intellectuel de la perception venant
352 Ibid.
357 Ibid.
99
interférer avec une relation qui devrait être claire par principe. Nous rencontrons autrui dans
l'épaisseur du monde.
Contre la formule de Pascal « on n'aime jamais personne mais seulement des qualités ». Le
primat de la perception rend sa valeur à la relation intersubjective. La philosophie ne doit être
ni recherche des essences, ni fusion avec les choses. Notre rapport à l'être n'est ni distance
infinie, ni proximité absolue, mais présence d'une épaisseur de chair entre nous et l'être.
1 00
qu'on postule une continuité entre les niveaux les plus distincts, qu'aucune rupture n'est
possible (de la morale avec l'être, de la relation avec l'ego...). On se donne en quelque sorte
d'avance une mouvante unité et le refus du dualisme n'en demande peut-être pas tant. La
dimension d'infinité et de transcendance que Pascal place en Dieu seul, pour ne plus la
reconnaître ensuite dans la contingence des créatures, Merleau-Ponty prétend l'observer dès
l'activité de perception, dans l'immanence des relations avec les semblables comme avec le
monde. « Notre premier mouvement est de croire à un être indivis entre nous » ( Primat de la
perception, p. 51-52), même si « je ne saurai jamais comment vous voyez le rouge et si vous
ne saurez jamais comment je le vois D. La séparation de nos consciences « n'est reconnue
qu'après échec de la communication », de même que la solitude, comme l'a si bien montré
Heidegger, implique une structure sociale sur laquelle elle prend son relief. La communication
est première, tout au moins « à l'état naissant » du geste vers autrui et vers le monde que
constitue la parole. L'idée de l'incommunicabilité radicale des consciences n'est certainement
pas cohérente avec la perspective de Merleau-Ponty. Dans Le visible et l'invisible, le problème
prend une dimension ontologique : s'il n'y a ni moi ni autrui comme subjectivités positives,
mais « deux antres, deux ouvertures, deux scènes où il va se passer quelque chose - et qui
»358,
appartiennent toutes deux au même monde, à la scène de l'Etre si Pour Soi et Pour
Autrui sont « l'autre côté l'un de l'autre », « s'incorporent l'un l'autre », selon cette « surface
frontière à quelque distance devant moi, où se fait le virement moi-autrui, autrui-moi », on
doit aborder d'un regard neuf la psychologie traditionnelle, ou apprécier mieux armé les
efforts (même littéraires) pour décrire les rapports humains avec une nouvelle rigueur. « Il n'y
a pas identité, ni non-identité, ou non-coïncidence, il y a dedans et dehors tournant l'un
autour de l'autre »359. Ces formules de Merleau-Ponty, souvent discutables ou énigmatiques,
permettent quand même de comprendre ce qui est en question : éviter un anthropologisme.
En étudiant les deux feuillets <de mon corps, de chaque chose>, « on doit trouver la
structure de l'être » : « l'insertion du monde entre les deux feuillets de mon corps, l'insertion
de mon corps entre les deux feuillets de chaque chose et du monde »380. Ainsi la philosophie
ne devrait plus être la spécialiste de l'idéalité, de l'invisible absolu. Comme la littérature, elle
devrait, non s'installer dans l'envers du visible, mais se placer des deux côtés. Le pli est le
vrai lieu du négatif, néant qu'on peut retourner (image du doigt de gant). La philosophie ne
devrait être « ni recherche des essences », ni « fusion avec les choses »361• Deux erreurs qui,
dit Merleau-Ponty, « ne sont pas si différentes », « deux positivismes », deux manières
d'« ignorer notre rapport à l'Etre », qui n'est ni « distance
»362.
infinie » ni « proximité absolue »,
mais « présence de la chair du monde à ma chair Il y a une « épaisseur de chair entre
nous et le 'noyau dur' de l'Etre »; c'est elle qui exige une « théorie de la vue ou vision
»363
philosophique comme maximum de proximité vraie par rapport à un Etre en déhiscence
« Tout être se présente dans une distance qui n'est pas un empêchement pour le savoir, mais
384
en est au contraire la garantie » . Penser cela, c'est adopter « la pensée des lointains, la
pensée d'horizon », exclure de rabattre la philosophie sur le plan unique de l'idéalité -
adéquation interne de l'idée - ou sur celui de l'existence - identité à soi de la chose. Qu'on
s'installe au niveau des essences et de leurs énoncés, ou dans le silence des choses, « qu'on
»365,
se fie absolument à la parole ou qu'on s'en défie absolument on veut que quelque chose
358
Ibid., p. 317.
359 Ibid.
360 Ibid.
365 Ibid.
1 01
(adéquation de l'idée ou identité à soi de la chose) « vienne obturer le regard », on ignore la
pensée de l'horizon, des lointains, et donc la médiation de la parole.
Deux impasses récurrentes, donc, de l'intellectualisme et du réalisme, du rationalisme
et du scepticisme, se trouvent résolues : on ne doit pas dire que tout a un sens (rationalisme,
intellectualisme), ni que tout est non-sens (scepticisme, empirisme, toutes formes de
réalisme), mais « seulement qu'il y a du sens » (PP, p. 343).. Tout Merleau-Ponty est là, dans
l'insistance d'un il y a articulé au sens. Cette articulation le situe par delà Heidegger -
ontologie du il y a en deçà du sens - et par delà Lévinas chez qui le sens est inséparable d'une
éthique par delà toute ontologie, le il y a faisant partie de l'expérience mystérieuse et
angoissante d'une conscience livrée à l'être, en proie à l'absurdité d'une altérité sans visage,
à la nuit ontologique où le moi reste enfermé en un soi dont l'être ne le fera jamais sortir366.
« Il y a du sens » : en principe le vague, la tendance syncrétique de cet il y a chez
Merleau-Ponty trouve à se structurer dans l'ontologie du visible, l'articulation quadruple
(chiasme) du moi à autrui, à soi-même et au monde, ouvrant la réflexion philosophique à des
implications historiques (cf. tout l'aspect politique de son oeuvre) et anthropologiques (sans
anthropologisme). Notamment, la formule résume l'attitude de Merleau-Ponty en face des
problèmes de l'inconscient : il reconnaît la grandeur et l'intérêt de la pensée de Freud, il
admet toute une dimension de clair obscur, d'ombre constitutive, de symbolisation
affleurante, mais non telle qu'elle justifie une Topique à la manière freudienne, un découpage
en lieux (préconscient, inconscient, etc.).
Faisons l'hypothèse d'une subjectivité fermée sur soi, insulaire, empirique : elle ne
saurait s'accorder avec les autres; il lui manquerait, comme à eux, une unité signifiante du
monde. Inversement, faisons l'hypothèse qui est celle d'une perspective intellectualiste d'une
subjectivité transcendantale unique (accord des consciences dans l'unité de l'Esprit) ; elle
n'aurait rien à signifier, s'évanouirait dans l'inconsistance, car il lui manquerait de posséder
l'effectivité de la détermination. Répétons-le : l'unité signifiante du monde ne subsiste que
voilée en la multiplicité des subjectivités, des expériences subjectives. D'une part, le monde
est promesse d'unité et de conciliation dans la vérité ; d'autre part, lieu de conflit, de
distance, de discordance. L'épaisseur de la chair du monde nous relie à lui tout en nous
tenant à distance Bref, l'horizon de l'intersubjectivité n'est pas une fusion irénique, mais la
relation intersubjective dépasse l'alternative entre accord et conflit : il n'existe pas une unité
de l'esprit purement idéelle qui réduirait la pluralité des consciences subjectives (voir le
solipsisme classique), mais le rapport entre celles-ci ne relève pas non plus d'une pluralité
irréductible, régie par la rivalité et l'exclusion réciproque (cf/ chez Sartre : autrui me « vole le
monde », me réduit en objet par sa seule présence). Le caractère fondamental de l'horizon de
monde, pour les consciences subjectives, est de permettre à chacune de s'ouvrir et de
s'accorder aux autres, mais non pour se dissoudre dans l'unité d'une vérité trop bien
partagée. Chaque subjectivité demeure ouverte à une histoire, en tant qu'elle reste située
dans sa perspective, son point de vue.
La séparation des consciences incarnées dans une même chair du monde, dans
l'épaisseur du sentir, rend possible leur personnalisation, leur singularisation respective en
tant même qu'elle ouvre une interpersonnalisation. La négativité des différences est riche
d'ouverture positive au sens (à du sens), et de communauté dans les visées de sens, riche de
communiation, donc, mais le sens ne correspond jamais à une unité qui dominerait les
366 Lévinas rappelle la formule de l'enfant, rapportée par Freud, qui demande qu'on lui parle parce qu'il a peur du noir : « Quand
quelqu'un parle il fait clair ».
1 02
différences d'approches qui en sont faites (pas d'harmonie préétablie comme chez Leibniz
avec qui la parenté de Merleau-Ponty est évidente). L'ontologie de la chair du monde, pas plus
que la théorie de la perception, ne justifie aucun absolu surplombant les consciences et les
corps.
Ainsi, la complexité des relations psychologiques entre les subjectivités, leur caractère
paradoxal, trouve chez Merleau-Ponty des éclairages originaux. Il fait comprendre, en
particulier, un apparent paradoxe tel que celui-ci : d'une part, les subjectivités entrent en
rapport par ce qu'elles ont de plus dissemblables - leur dissemblance est l'expression de leur
inscription commune dans un même tissu, une même chair de monde ; d'autre part, elles
entrent en conflit à partir de ce qui les rapproche le plus - la proximité traduisant le rapport
entre des perspectives faites pour rester distinctes puisqu'elles le sont par principe. Sa
critique de la formule de Pascal doit être comprise exactement dans la continuité de son
analyse de l'erreur de perception et c'est le moment de relire en concordance les
remarquables passages de la Phénoménologie de la perception formulant la critique d'une part
des interprétations intellectualiste et empiriste de l'erreur de perception (p. 342 sq)et d'autre
part de l'erreur du sentiment (erreur sur la chose, erreur sur la personne, la formule de Pascal
prenant place ici : je n'aimais que des qualités, je croyais aimer une personne, j'étais dans
l'illusion, je n'aimais personne...). Dans les deux cas, la rectification de l'erreur consiste, non
dans le passage à une illumination intellectuelle, mais dans une modification de l'ajustement
au monde – spatio-temporel : rectification plus spatiale dans le cas de la perception, plus
nettement temporelle dans le cas du sentiment. En aucun cas n'est justifié l'empirisme
sceptique d'un Pascal, qui sous la désillusion quant à la valeur des personnes exprime un
scepticisme sur toutes les vérités et valeurs dont un homme est par lui-même capable (Dieu
seul possède des qualités non illusoires, une unité réelle et absolue). Scepticisme égal à celui
d'un empiriste athée, tant une certaine théologie - augustienne, celle de Pascal -, alimente un
mépris de l'homme, des capacités humaines en dehors de son rapport à Dieu.
Dans son analyse du caractère relatif et non absolu de l'erreur du sentiment, calquée
sur le sens de la rectification de la perception fausse, Merleau-Ponty fait comprendre
l'ambivalence du perçu et du senti. Certes, les sentiments humains, comme la perception du
réel, baignent dans un élément d'illusion, une épaisseur de chair comme dira Le visible et
l'invisible, un rapport d'intrication entre l'homme et le monde, et entre les hommes. Le vécu
est ambivalent en lui-même, inutile de se donner un mystérieux inconscient sous la
conscience : « Je n'ignore pas les sentiments que je refoule »367. Autrement dit : « le vécu est
bien vécu par moi », « mais mon être ne se réduit pas à ce qui m'apparaît expressément de
moi-même », « je peux vivre plus de choses que je ne m'en représente »368. Ce n'est donc pas
parce qu'une perception ou un sentiment a lieu qu'il a des raisons d'être hic et nunc absolu et
vrai, correspondant à « la réalité ». Cette réalité est celle de mon vécu, mais cela ne signifie
pas non plus que nous nageons dans l'illusion et qu'aucun progrès de la perception ou du
sentiment est impossible ; aucun relativisme ni scepticisme de type empiriste n'est justifié ici.
C'est moi qui peut vivre des sentiments dans l'ambiguïté et c'est moi qui ai de quoi m'en
rendre compte. De même que c'est moi qui peux ajuster ma perception afin d'améliorer ma
prise sur le monde. La différence entre le perçu (ou le senti) et l'illusoire est intrinsèque.
Prenons d'abord le cas de la perception : « entre l'illusion et la perception, la différence est
intrinsèque et la vérité de la perception ne peut se lire qu'en elle-même. Si, dans un chemin
creux, je crois voir au loin une large pierre plate sur le sol, qui est en réalité une tache de
soleil, je ne peux pas dire que je voie jamais la pierre plate au sens où je verrai en approchant
la tache de soleil »369. Tout dépend de la prise, du réglage qu'opère mon corps dans l'espace
par rapport à la structure de mon champ de perception et d'action. Il y a des conditions de
l'illusion : la pierre plate peut être confondue avec une tache lumineuse si elle apparaît « dans
367
PP p. 343.
368
Ibid.
369
Ibid.
1 03
un champ à structure confuse où les connexions ne sont pas encore nettement articulées ».
Une illusion comme une image n'est pas, à la lettre, observable : mon corps n'est pas en prise
efficace sur elle, « je ne peux la déployer devant moi par des mouvements d'exploration »370
Si je suis capable d'illusion, c'est en raison de l'épaisseur de mon rapport au monde, du fait
que le monde se présente à moi (moi qui le perçoit tout en faisant partie, en relation réversible
avec lui) comme bourré d'expressivité (on pourrait parler du flou d'une expressivité flottante,
non garantie à la limite, sinon dans mon champ perceptif mal délimité et variable). « Je dis
que je perçois correctement quand mon corps a sur le spectacle une prise précise, mais cela
ne veut pas dire que ma prise soit jamais totale » ; quand je fais l'expérience de la perception
vrai, ce qui est le plus souvent le cas, « je présume que la concordance éprouvée jusqu'ici se
maintiendrait pour une observation plus détaillée », autrement dit, « je fais confiance au
monde », je crois à un monde structuré et relativement stable autour de moi et en moi.
« Percevoir, c'est engager d'un seul coup tout un avenir d'expériences dans un présent qui ne
le garantit jamais à la rigueur, c'est croire à un monde », et c'est cette adhésion à un monde
qui me permet de corriger avec fermeté mes perceptions. « La vision correcte et la vision
illusoire ne se distinguent pas comme la pensée adéquate et la pensée inadéquate ; c'est-à-
dire comme une pensée absolument pleine et une pensée lacunaire. » C'est « le même cogito
préréflexif », « la même croyance au monde, la même possession préconsciente du monde »,
qui rend possible aussi bien l'illusion que sa correction. Il existe en moi une croyance sourde
au monde, qui fait que « l'illusion ne me sépare pas de la vérité », mais qui fait aussi que je
ne suis pas garanti de l'erreur. « Le monde que je vise à travers chaque apparence et qui lui
donne, à tort ou à raison, le poids de la vérité, n'exige jamais nécessairement cette
apparence-ci » ; la seule certitude que j'aie, c'est celle du monde en général – non d'aucune
chose en particulier. « La conscience est éloignée de l'être et de son être propre, et en même
temps unie à eux, par l'épaisseur du monde »371 . L'analogie avec l'erreur des sentiments
s'impose donc : « il y a des degrés de réalité en nous comme il y a hors de nous des 'reflets',
des 'fantômes' et des 'choses' »372. Dans la Phénoménologie de la perception, commentant
déjà la même phrase de Pascal, Merleau-Ponty insiste sur le rôle du temps dans le sentiment,
temps qui participe du devenir de la personne, de sa manière de se construire (ou de ne pas
se construire, de se laisser envahir et dégrader par le temps). Il analyse ce qui se passe en
moi lorsque je juge que j'ai vécu un sentiment qui était, déjà au moment où je le vivais,
« faux », intrinsèquement non authentique en lui-même. Entre les sentiments faux eux-
mêmes, il propose une distinction essentielle : 1 / le cas par exemple d'un amour jugé après
coup illusoire mais qui engagea profondément notre existence 2/ le cas où j'ai appelé amour
des émotions qui ne méritaient pas un nom aussi fort : « je n'ai pas cru un instant que ma vie
fût engagée dans ce sentiment, j'ai sournoisement évité de poser la question pour éviter la
réponse que je savais déjà, mon 'amour' n'a été fait que de complaisance à l'instant et de
mauvaise foi concernant l'avenir. Que se passe-t-il après la « désillusion » ? Quand, avec
Pascal, « je retrouverai sous cet amour prétendu autre chose que de l'amour », une
ressemblance, une communauté d'intérêts ou de conviction, l'ennui ou l'habitude, et que je
pourrai me dire : je n'aimais que ces traits-là, ces qualités ? « Je n'aimais que des qualités (ce
sourire, qui ressemble à un autre sourire, cette beauté qui s'impose comme un fait, cette
jeunesse des gestes et de la conduite) et non pas la manière d'exister singulière qui est la
personne elle-même. » 373 Corrélativement, pas plus que je ne me dirigeais vers l'unité
singulière d'une ipséité, d'une personne totale, bien que je l'ai cru dans dans mon affectivité,
« je n'étais pas pris tout entier, des régions de ma vie passée et de ma vie future échappaient
à l'invasion, je gardais en moi des places réservées pour autre chose » (peut-être parce que
plutôt qu'une personne, avant d'aimer une personne, j'aimais aimer, comme le dit Augustin –
amare amabam -, je voulais aimer). Percevoir ou sentir, c'est engager une relation
370
Ibid.
371
Ibid., p. 344.
372
Ibid., p. 433.
373
Ibid., p. 434.
1 04
profondément temporelle, une relation indiscernable du devenir de ma personne, de sa
construction dans le temps, de la façon dont je me temporalise. On dira 1 / soit que j'ignorais
que je gardais en moi cette réserve, et « dans ce cas il ne s'agit pas d'un amour illusoire, il
s'agit d'un amour vrai qui finit »374. J'ai aimé à travers des qualités une personne
qu'aujourd'huij'ai cessé de percevoir comme l'au-delà intéressant de ses qualités 2/ ou bien
on dira que je savais, que je sentais ma réserve et que cet amour n'en a jamais été un pour
moi, qu' « il n'y a jamais eu d'amour, même 'faux' », que j'aimais des qualités dispersées en
fonction d'éléments eux-mêmes divers et variés de ma propre personnalité. Je regarde, avec
Pascal, mon sentiment passé et le trouve forcé et médiocre. Si j'ai Dieu comme point de
comparaison, je penserai avec Pascal qu'un homme ne s'engage jamais tout entier pour une
personne comme il doit le faire pour son Dieu, et que l'unité personnelle est toujours précaire,
lorsqu'elle est vécue au seul niveau interhumain. On n'aime que Dieu. Selon Merleau-Ponty,
les deux solutions manquent autant l'une que l'autre la vérité de nos sentiments, de notre
relation à autrui. Car « nous ne nous possédons pas à chaque moment dans toute notre
réalité », tout se passe comme s'il existait en nous « un sens intime, un 'analyseur' entre
nous et nous-mêmes, qui, à chaque moment, va plus ou moins dans la connaissance de notre
vie et de notre être. »375 « Le faux amour intéresse le personnage que je crois être au moment
où je le vis », mais, comme pour savoir cela, il faut que j'ai changé, que je sois devenu autre,
l'illusion est possible. C'est la vérité des sentiments futurs qui fait paraître la fausseté des
sentiments présents. Mais ceux-ci sont pourtant vécus. C'est le rapport du sentiment à la
temporalité intérieure qui explique qu'un autre que nous soit parfois mieux placé que le moi
pour reconnaître le caractère faux ou forcé de sentiments, notamment de vocations. Par
exemple, une crise mystique chez un adolescent est-elle inauthentique pour la seule raison
qu'elle est survenue à un âge précoce ? Non, elle deviendrait authentique si elle s'intégrait
dans une suite de la vie s'orientant vers un parcours que l'engagement provoqué par la
vocation aurait produit. Ma réflexion confère ou non à l'événement une nécessité interne : le
début pour une suite sensée, ou au contraire un instant aberrant et contingent, « sans
avenir ».
Pourquoi les deux hypothèses ci-dessus (l'amour faux était un amour vrai qui finit, ou
bien : je sentais ma réserve et cet amour n'en a jamais été un pour moi, j'aimais certaines
qualités de l'autre, en fonction de certaines qualités miennes) sont-elles fausses toutes deux ?
D'une part « on ne peut pas dire que l'amour faux ait été, pendant qu'il existait, indiscernable
d'un amour vrai et qu'il soit devenu 'faux amour' quand je l'ai eu désavoué. » Il était vrai en
tant qu'il était irréductible à un faux amour, au sens où celui-ci ne concerne que l'un des
aspects de nous-mêmes (« l'homme de quarante ans » s'il s'agit d'un amour tardif, la très
jeune personne dans le cas de la crise mystique sans suite...). « Un amour vrai se termine
quand je change ou quand la personne aimée a changé ; un amour faux se révèle faux lorsque
je reviens à moi »376. La différence est intrinsèque, comme dans l'erreur de perception
rectifiée par mon changement de position spatiale. La seconde solution est également fausse,
celle qui profère avec Pascal qu'on n'aime jamais que des qualités et que les personnes ne
sauraient s'aimer en vérité parce qu'elles ne s'atteignent pas entre elles, se croisent comme
des ombres dans des rapports incommunicables. Il faut comprendre comment l'illusion peut
être possible, ce qui change entre le moment où je crois aimer sincèrement et celui où je me
rends compte que j'étais dans une illusion sur moi-même. Si une telle illusion sur soi-même
est possible, c'est que la différence intrinsèque – entre faux et vrai amour, entre sentiment
authentique s'adressant à une personne dans la profondeur de son ipséité dans un
engagement total et sentiment inauthentique touchant des traits isolés de la personnalité –
« concerne la place du sentiment dans mon être au monde total »377, soit ma temporalisation
374
Ibid.
375
Ibid., p. 435.
376
Ibid., p. 434.
37
Ibid.
1 05
personnelle, qui n'est autre chose que ma manière d'exister (cf. le Dasein dans Etre et
temps). La seule question est de savoir jusqu'à quel point cet amour s'intègre dans l'ensemble
de ma relation fondamentale au monde, dans la manière dont je me projette vers l'avenir.
Certes, il n'est pas simple d'en juger et la différence, précisément, est intrinsèque, c'est-à-dire
que l'illusion est possible : pour discerner l'inauthenticité de mon sentiment, il faut que je
revienne à moi dans la durée, que je m'aperçoive qu'il concernait un personnage que je
voulais alors jouer et dont j'ai ensuite abandonné la défroque, ou un personnage que je
croyais vraiment être. L'appréciation d'un sentiment comme faux implique dans mon histoire
un devenir de moi-même (progrès, comparaison) rendu possible précisément par l'expérience
de l'inauthenticité. Quand je renie mon passé (crise mystique, engagement révolutionnaire...),
c'est en fonction de la réflexion que ces engagements ont produits, en tant qu'ils avaient lieu
dans leur durée concrète, m'apportaient quelque chose dans la manière dont je conduisais
alors mon existence, dont je vivais ces engagements dans un malaise. Ma réflexion ultérieure
– dans la suite de celle qui accompagnait déjà, plus ou moins complice, plus ou moins lucide,
l'expérience vécue – est ce qui confère ou non à l'événement une nécessité interne, fait de
l'événement un commencement inaugural ou une errance à oublier. Parce qu'intrinsèque est la
différence entre vrai et faux sentiment, vrai et faux engagement, leur sens peut rester
ambigu, il est inséparable de ma temporalisation. « On ne peut dire qu'une crise mystique à
quinze ans soit en elle-même dépourvue de sens et devienne, selon que je la valorise
librement dans la suite de ma vie, incident de puberté ou premier signe d'une vocation
religieuse. Même si je construis toute ma vie sur un incident de puberté, cet incident garde
son caractère contingent et c'est ma vie tout entière quji est 'fausse'. Dans la crise mystique
elle-même, telle que je l'ai vécue, on doit trouver quelque caractère qui distingue la vocation
de l'incident.378 Soit la crise n'est pas sans rapport avec ma relation profonde au monde, soit
elle est à l'intérieur de moi « un comportement impersonnel et sans nécessité interne », un
effet de la puberté ou d'influences superficielles...N'oublions pas qu'il y a des vies fausses,
des personnalités inauthentiques, des existences placées sous le signe du choix du contingent
et de l'inintéressant, ce qui est la définition même de la bêtise selon Deleuze après bien des
penseurs : être incapable de distinguer l'intéressant de l'inintéressant. La vie s'enfonce alors
dans une fausseté grandissante sans merci. Mais sans absolu pascalien, on ne sort pas de sa
finitude : alors il faut compter sur le temps : la vérité des sentiments futurs fera paraître la
fausseté des sentiments présents. La jeune fille qui croit vivre un grand amour romantique
« n'a aucun moyen de déceler ce qu'il y a d'illusoire et de littéraire dans son amour » sur le
moment. Ses sentiments actuels sont bien vécus, elle « s'irréalise en eux comme l'acteur
dans son rôle », et il existe « des émotions factices et des sentiments imaginaires »379 dans
lesquels une personnalité limitée est condamnée à tourner en rond toute sa vie.
378
Ibid.
378
Ibid., p. 435.
38° Alain, Minerve ou de la sagesse, Hartmann, p. 123.
1 06
parle de la perception, il est plutôt dans la ligne de l'activisme de la foi qui n'a pas besoin de
preuves et s'élance au-delà de l'immédiat : Cf. les « extravagantes paraboles » de l'Evangile :
« préférence » active pour le Fils prodigue, don gratuit aux Ouvriers de la onzième heure
contre une égalité formelle tatillonne, situant la relation à autrui dans un temps qui ouvre
l'avenir, néglige les identités, les propriétés, les faits, les évidences, parie contre la petitesse
et le limité (cf. le don des couverts d'argent à Jean Valjean dans Les Misérables). Pari pour
l'ambiguïté, l'inachèvement du moi, contre une objectivité procédurière qui installe partout la
clôture, excès de la confiance sur les mérites objectifs. Voici Pascal pharisien, pris en défaut
de charité. La raison en est qu'il n'envisage que le moi et son salut, néglige le mouvement de
la personne vers l'autre et l'unité de la personne qui est temporelle. Mais sa formule, son
désenchantement de principe sur mes liens les plus valables à autrui, me renvoie au sens à
donner à mon propre inachèvement. Elle exprime une exigence déçue, la nostalgie de tels
liens qui rivaliseraient avec un amour divin : si on ne sait aimer en l'autre que des traits
contingents, si sa personne divine disparaît sous la contingence humaine, c'est qu'on ne sait
pas l'aimer, et c'est que l'homme devrait ne pas être cette collection de traits absurdes, il
devrait ne pas être cet ego fermé, recourbé sur lui-même. Il devrait être inachevé au contraire,
au bon sens du terme, ouvert à du plus substantiel, laisser voir son âme à travers ses qualités
éparses, nous permettre de postuler (comme fait Kant) une cohérence infinie sous l'absurde.
Merleau-Ponty, au titre de la « transcendance dans l'immanence », pourrait satisfaire cette
attente d'une pensée « des lointains », du sens profond d'un inachèvement qui n'attend pas
la mort et le Ciel pour prendre effet. Autrui décevant est le témoin qui me renvoie l'image de
mon propre inachèvement. L'identité que je cherche fallacieusement, à travers l'autre, à me
donner à moi-même, elle s'accomplit dans la relation (de désir, de parole), elle devient
accomplissement commun, perte des identités respectives dans une réciprocité fondamentale.
1 07
construire une vérité objective ne me donnerait jamais qu'une vérité objective pour moi, mon
plus grand effort d'impartialité ne me ferait pas surmonter la subjectivité <...> si <...> je
ne me trouvais déjà situé dans un monde intersubjectif »383
383
Ibid.
384 VI, p. 36.
385 Ibid. p. 27.
386 Ibid. p. 36.
387 Ibid.
388 Ibid., p. 38-48.
389 Ibid., p. 40.
390 Ibid. p. 41.
1 08
« privé » : au moment même où je le devine, je m'en fais « le quasi-spectateur ». Poser le
monde comme étant en soi, ou par-delà ma perception et celle des autres, cela veut dire que
la signification « monde » est la même en tous, qu'il y a préexistence du monde à notre
perception, préexistence des aspects du monde qu'autrui perçoit à la perception que moi-
même j'en aurai plus tard, préexistence de mon monde à celui des hommes qui vont naître.
Tous ces mondes forment un monde unique, « mais seulement en ceci que les choses et le
monde sont des objets de pensée avec leurs propriétés intrinsèques, qu'ils sont de l'ordre du
vrai, du valable, de la signification, et non pas de l'ordre de l'événement »391
Chez Heidegger, l'être-avec est une dimension existentiale (la terminaison ale au lieu
de elle indiquant le caractère ontologique plutôt qu'anthropologique ou psychologique de
l'être-au-monde, caractère anthropologique que Heidegger reprochera à Sartre d'avoir
privilégié en traduisant Dasein par réalité humaine. Mais Heidegger, plus qu'à
l'intersubjectivité, s'intéresse à l'existence, au Dasein lui-même, lequel à se conquérir contre
l'emprise du On, de l'existence inauthentique, contre le nivellement et la banalisation de
l'existence avec autrui, qui semble être pour Heidegger la première expérience que le moi fait
de son rapport au prochain. L'authenticité, la résolution (I'« existence résolue » de l'homme
qui sait affronter la déréliction et la mort, sa condition de finitude) est à chercher avant tout
dans le rapport de l'homme à sa propre existence, à son propre être-pour-la-mort, dans la
manière dont il assume la temporalisation de l'être-là (Da-sein). C'est pourquoi, si l'on ne peut
nier la dimension éthique de l'authenticité chez Heidegger (que Sartre mettra en valeur, avec
la responsabilité et l'engagement du pour-autrui, la fuite de la responsabilité dans la mauvaise
foi, engluement accepté, complice, dans l'anonymat du On), il ne s'agit pas d'une éthique qui
donne à autrui la première place (comme dans une morale d'inspiration judéo-chrétienne, chez
Buber, Marcel ou Lévinas), mais plutôt d'une éthique de soi à la manière antique, d'un rapport
de soi à soi, de soi à sa haute destination. Le rapport à autrui n'est nullement privilégié
comme un vecteur moral, une chance de développer une orientation morale du soi, mais
1 09
plutôt associé au risque de glisser dans l'inauthenticité, de se perdre, de rejoindre le troupeau
des individus sourds et aveugles au mystère de l'Etre. Autrui constitue une menace pour
l'être-Soi authentique. Le Mitsein peut être vécu dans l'authenticité ou au contraire s'engluer
dans l'anonymat du On, qui ressemble au divertissement pascalien. Certes, Heidegger définit
le rapport du Dasein à autrui comme Sollicitude (Fiirsorge), mais celle-ci a deux modalités : la
sollicitude inauthentique (méfiance réciproque) qui prend la place d'autrui pour lui ôter son
souci dans une relation d'interdépendance, et la sollicitude authentique, libératrice, qui
restitue à autrui son propre souci, lui rend sa position de Dasein en rapport à l'Etre. Le On est
l'ipséité inauthentique du Dasein d'où le moi authentique a à émerger. C'est en tant qu'il
commence par être On, que le Dasein peut s'efforcer à devenir lui-même. Mais seule
l'acceptation de la mort est, pour Heidegger, le sens de toute valeur, le fond de toute attitude
authentique, et non aucune des valeurs dont communément les hommes attendent un sens
pour leur vie (amour, foi, devoir...). Ethique sans prochain, a-t-on pu dire. Nous dirions plutôt
conquise contre une défiguration du prochain. La sollicitude authentique, qui restitue autrui à
sa propre ouverture à l'Etre, à son souci, ne se soucie pas de lui comme personne particulière
ou prochain. Heidegger transforme le problème de I'Einfiih/ung husserlienne, qui mettait en
avant la spécificité de la relation à autrui, en problème d'un rapport de soi à soi,d'un passage
du Soi banal au soi authentique, affrontant son destin ontologique (mystère de l'Etre),
dimension absente des analyses de Husserl, purement ontologico-phénoménologiques.
Pour Heidegger, la question de l'Etre est première, il est donc exclu qu'il enracine sa
pensée dans une philosophie de l'intersubjectivité. Dans l'Einfiih/ung de Husserl, le disciple
infidèle que fut Heidegger dénonce le fait de jeter un pont entre le sujet et autrui, ce qui est
prendre un problème second pour un problème premier, le problème essentiel étant le rapport
du sujet à l'Etre, son ouverture. Pierre Livet a fait remarquer que « Merleau-Ponty a réalisé
l'opération inverse <de celle de Heidegger> : il est parti de la position du je en situation
d'autrui (je me vois comme voyant vu), et il a réexprimé le rapport au monde et aux choses
selon cette structure, ce qui lui permettait, en retour, de comprendre le rapport avec autrui
comme un cas particulier de cette structure générale du pli. Il retrouve donc la position de
Heidegger
»392.
dans Sein und Zeit, mais, si l'on peut dire, après une révolution, un aller-retour de
plus. Et P. Livet émet une réserve d'importance, qui sera celle-même de Lévinas
concernant le (prétendu) naturalisme de Merleau-Ponty : « faut-il reconnaître à Merleau-Ponty
d'avoir osé partir de la position d'autrui », avec toutes les difficultés que cela demande
d'affronter, ou bien faut-il « lui reprocher de ne pas l'avoir dégagée, mais de l'avoir assimilée
au rapport aux choses »393 ? Assimilation de l'intersubjectivité à une expressivité quasi
naturelle de l'Etre, majoration de l'intercorporéité charnelle sur la relation éthique où priment
la volonté et la défiance à l'égard de tout naturel (majoration d'un inter corporel et charnel sur
un inter où autrui apporte une transcendance en rupture avec toute chair, toute relation du
moi à l'Etre), telles seront les objections majeures adressées par Lévinas à Merleau-Ponty.
Le statut d'exception réservé à autrui - négatif chez Sartre, positif chez Lévinas - est
certainement discutable. La nuance et la complexité de la relation à autrui que favorisent les
analyses phénoménologiques à travers leur diversité même, devraient permettre d'éviter tant
certaines impasses de la réflexion naïve et/ou idéologique concernant les rapports à autrui,
392
P. Livet, in J.-P. Cometti et D. Janicaud, « 'Etre et temps' de Martin Heidegger. Questions de méthode et voies de
recherche », Sud, 1989, p. 152.
393
Ibid.
110
que les pièges de l'interprétation sartrienne, et qu'une conception exagérément épurée de
l'altérité telle que la « relation éthique » selon Lévinas. Chez Lévinas, le corps (dont est
emblématique le visage) est par excellence le lieu de la reconnaissance de « l'autre homme »,
ce qui signifie pour lui la rupture avec toutes les catégories du moi et du propre : la totalité,
l'identité, le Même, le propre, la jouissance, l'ensorcellement de l'être comme attrait de
l'expansion du moi. Autrui provoque l'expérience par excellence de l'extériorité. Le corps « a
toujours suspendu l'essence » ; « pour le dire, il faut écarter les vocables dans lesquels
résonne le Même », le corps « s'évade des prises conceptuelles, retournant sans cesse la
présence en absence. Il n'est jamais où on le cherche car il n'est pas quelque part, il vit de
substitution. »394. L'idée de l'Infini se révèle dans un Visage et la dimension d'exigence
éthique apparaît dans ce triple horizon (moi, autrui, et cette exigence éthique infinie,
transcendance par rapport au moi et à son rapport immédiat à l'être). Le caractère immédiat
de l'ouverture éthique de mon corps par rapport au corps d'autrui est fondée sur cette
absence de propre de notre vécu corporel : certes, le corps est ce qui possède le monde (le
rend propre) et la « relation avec autrui ne se produit pas en dehors du monde », mais elle
« met le monde possédé en question », dans une « dépossession originelle » qui est langage.
Transition avec la deuxième partie du cours. Les deux grandes perspectives critiques de la
conception phénoménologique de l'altérité, celles de Michel Henry et de Francis Jacques. Leur
apparente contradiction, leur réelle complémentarité.
On pourrait à première vue juger contradictoires les deux grandes objections apportées
à la phénoménologie aujourd'hui. L'une, celle de Michel Henry, s'adresse à la perspective
husserlienne et à ce qui, chez Merleau-Ponty et dans l'ensemble de la mouvance
phénoménologique actuelle, notamment chez Sartre, reste fidèle à cette perspective. Celle-ci
souffre en quelque sorte d'un excès théorique, la vie n'y est pas honorée dans sa dimension
affective et passive ; le vécu y est un faux vécu, un vécu pur entièrement placé sous la
domination de la conscience, de la transcendantaiité, du Dehors (dehors de la conscience), de
la distance. Même la chair, même l'altérité d'autrui la plus charnelle, sont décrites comme des
noèmes pour des noèses, soit des corrélats pour une intentionnalité. Michel Henry fait
observer que la cinquième Méditation cartésienne occulte totalement tout ce qui est
réellement éprouvé par chacun de nous dans l'expérience de la relation à autrui : désir allant
vers une réponse ou non, émotion devant la réciprocité, sentiment de présence ou d'absence,
de plénitude ou de vide, solitude, amour ou haine, ressentiment, ennui, exaltation, etc. Toutes
ces modalités concrètes de notre vécu avec autrui, tout cela, Husserl le relègue dans le
« contenu empirique », donc en lui-même négligeable, qui ne requiert pas de description
précise, n'allume pas la curiosité. Or, demande Henry, comment une philosophie prétendant
être sur le plan transcendantal (le plan de la condition des expériences, de ce qui rend
possible une expérience, un expérimenter) ne pas avoir à prendre en compte le caractère de
« pathos-avec », de « sym-pathie » qui en est inséparable ? Ce qui, soi-disant, rend possible
un contenu peut-il être étranger à son contenu effectif ? Contenu effectif qui, en l'occurrence,
est essentiellement affectif. « Possibilité veut dire réalité »395. L'expérience d'autrui comporte
une expérience primitive qui est la relation
»396.
d'un vivant à un autre, expérience « à peine
pensable, qui échappe à toute pensée Un vivant n'est pas pour lui-même, pas plus qu'il
n'est pour l'autre, il est une épreuve passive, affectée, « sans sujet, sans horizon, sans
signification, sans objet ». S'éprouver soi-même, c'est éprouver « le Fond de la vie », et dans
cet abîme l'un et l'autre s'éprouvent : « la communauté est une nappe affective souterraine et
chacun y boit la même eau cette source et à ce puits qu'il est lui-même – mais sans le
3
' Formules de C. Chalier, Figures du Féminin. Lecture d'Emmanuel Lévinas, La Nuit surveillée, 1982, p.38.
ass
Michel Henry, Phénoménologie matérielle, PUF, 1990, p. 141.
396
Ibid., p. 178.
111
savoir, sans se distinguer de lui-même, de l'autre ni du Fond. »397. Encore des métaphores ?
Faut-il dire que M. Henry remplace les métaphores de la chair et de la texture par celles du
puits sans fond et de la source, et qu'on évolue toujours dans le vague des images traduisant
des impressions sous prétexte de faire assaut de descriptions phénoménologiques toujours
plus fidèles (non plus au maître Husserl mais à la réalité de la vie vécue) ? C'est probable,
mais encore faut-il comprendre l'enjeu de ces débats d'images. Henry semble toucher juste en
relevant le caractère unilatéral de la description husserlienne : dire que la saisie d'autrui
correspond à une intentionnalité de conscience, à une visée, à une ouverture, c'est poser
arbitrairement le primat d'une théorie transcendantale du monde objectif, et c'est rendre
possible une objectivité d'autrui à partir de l'objectivité du monde. Il appartient au sens d'une
« nature », comme nature objective, d'exister pour l'autre comme pour moi. Autrui apparaît à
l'intérieur de mon monde primordial. Mais, dit Henry, autrui ne correspond pas à une visée
intentionnelle, si spécifique soit-elle, il ne correspond à aucune visée du tout. La relation entre
un ego et un alter ego n'est au fond qu'« une modification ou pour mieux dire une
superstructure de la relation des vivants dans la vie. C'est pourquoi elle doit se comprendre,
dans ses traits décisifs, non point à partir de la représentation mais à partir de la vie. Le
regard par exemple est en lui-même un affect, en sorte qu'il peut être un désir... »398
L'impasse de la phénoménologie dans son ensemble provient selon Henry de la problématique
husserlienne originaire qui l'a engagée dans une voie où se trouvent majorées l'extériorité de
la vue (vision, théoria, extériorité et distance de l'approche), l'intentionnalité constituante, soit
une attitude de conscience purement active, pure ouverture, pur mouvement-vers, bref un
Dehors de la conscience, et finalement un véritable primat de la conscience, active et
conceptuelle, au détriment de la vie, qui est affectivité et passivité, souffrir, épreuve de soi.
Tout chez Husserl, comme plus tard chez Sartre, est placé sous le signe du primat de la
conscience, de la transcendantalité, et Merleau-Ponty, bien qu'il s'y essaie, ne parvient pas à
rompre avec le primat de la vision et du visible. Même sa notion de chair intérieurement
travaillée, d'immanence sans dehors, reconstitue, sous la forme de la réversibilité et de la
relation en chiasme, une transcendance dans l'immanence , qui n'accorde pas assez à la
passivité de la vie et explique tout par la perception, qui est une forme inchoative de
théorisation, le germe de l'idéalité.
Résumons ce primat de la distance visuelle et conceptuelle chez Husserl qui a marqué
toute la lignée phénoménologique :
1/ pour Husserl, autrui doit être donné comme un fait transcendantal dans une sphère
399
phénoménologique Il n'y a d'autre pour moi que si j'en fais l'expérience, s'il y a contact,
rencontre avec lui, qui m'en permette l'idée. Pour Henry, autrui est inclus dans l'épreuve de la
vie, l'épreuve du Fond de la vie, de la communauté du sentir originaire, et cette communauté
« à peine pensable » est première, l'idée de visée spécifique est une fiction de
phénoménologue. Quand Merleau-Ponty objecte à Husserl qu'autrui est inclus d'emblée dans
la perception, et que sa spécificité est toute relative (par rapport aux choses et à l'animal),
c'est encore trop théorique pour Henry : la perception est encore une attitude à distance,
théorétique, un Dehors, c'est une notion qui est encore placée sous le signe de la vision et du
concept.
2/ Autrui est donné comme un objet, sous le signe du visible qui définit
l'intentionnalité, ouverture à un Dehors primordial, « lieu de lumière où l'intentionnalité atteint
et voit tout ce qu'elle voit »400. Ici encore Merleau-Ponty reste sur le même plan en
remplaçant l'intentionnalité constituante par l'intrication percevant/perçu. Percevoir est déjà
une objectivation, une forme de contemplation, même participante. Certaines phrases de M.
397
Ibid.
398
Ibid.
399
Cf. Husserl, Méditations cartésiennes, paragraphe 42.
400
Ibid., paragraphe 43.
112
Henry la vue et le visible sur pourraient sembler en apparence consonantes avec Le visible et
l'invisible comme par exemple : « Il y a toujours dans le voir un non-voir et ainsi un non-vu qui
le déterminent entièrement »4Ô1 , mais il ne s'agit pas de l'envers réversible du percevant-
perçu, de l'opacité de la texture sensible, comme chez Merleau-Ponty, il s'agit de l'essence
affective obscure de la vie qui se trouve au fond de tous nos sens, de la vue comme des
autres, d'une obscurité de la vie elle-même, de l'affect, du « pathos-avec qui est la forme la
plus large de toute communauté concevable », « souffrir avec tout ce qui souffre »4°2
3/ II y a dans l'analyse husserlienne concernant autrui et peut-être dans toute sa
philosophie en général une « présupposition décisive mais impensée » : le « recouvrement de
la donation intentionnelle <d'autrui> avec la donation en moi, dans ma propre
expérience »4°3. L'autre est un noème, un sens ; son inscription dans ma propre expérience
est celle d'un corrélat intentionnel. Qu'il soit donné en moi signifie qu'il l'est comme quelque
chose de transcendant. L'alter ego se donne à une intentionnalité et par elle, et dans cette
mesure, dit Henry, « il se donne comme 'existant', comme présent 'lui-même', de telle
manière que ce lui-même 'n'est justement pas lui-même tel qu'il est en soi, mais quelque
chose qui vaut pour lui, qui doit être appréhendé comme lui, qui reçoit ce sens d'être lui, sans
l'être toutefois réellement – quelque chose qui n'est pas l'autre mais qui est visé comme
l'autre ; non pas l'autre réel mais l'autre en pensée, l'autre-pensé, le noème de l'autre, c'est-
à-dire l'autre comme noème, l'autre réduit à un sens, au sens d'être l'autre, l'autre sur le
mode du comme, du a/s, un quasi-autre. »404. Dans cette interprétation, l'autre vivant a toutes
chances d'être d'emblée manqué.
Nous n'insisterons pas sur ces divergences, qui ont l'intérêt de mettre l'accent sur une
contradiction interne à la phénoménologie que nous avons déjà évoquée : partie d'une idée de
la conscience constituante, se trouver en difficulté lorsqu'il s'agit de décrire un vécu où ce
caractère constituant se voit démenti. Merleau-Ponty a le premier tenté de dépasser cette
contradiction interne, en particulier sur le plan de la relation à autrui. Nous pouvons supposer,
en lisant M. Henry, que son recours à la perception, sous la forme d'une conception très
complexe et intégrative de celle-ci, peut être l'objet de critique. Je vous renvoie à un excellent
405
article de Renaud Barbaras qui fait le point sur l'apparence de proximité entre certaines
analyses des deux penseurs et se termine ainsi : « Alors que M. Henry recherche un
fondement de la phénoménalité, Merleau-Ponty comprend celle-ci comme ce qui est sans
fondement : elle procède d'un 'déjà-là', d'un 'passé originaire' qu'elle ne révèle qu'en en
regagnant la profondeur. Alors que pour M. Henry l'immanence est synonyme de l'Absolu,
Merleau-Ponty définit l'originaire comme ce qui 'éclate' et la philosophie comme ce qui 'doit
accompagner cet éclatement, cette non-coïncidence, cette différenciation »406.
401
M. Henry, op. cit., p. 178.
402 Ibid., p. 178-179.
4°3
Ibid., p. 140.
404
Ibid., p. 139.
4°5
R. Barbaras, « Le sens de l'auto-affection chez Michel Henry et Merleau-Ponty », in Le tournant de l'expérience. Recherches
sur la philosophie de Merleau-Ponty, Vrin, 1998, p. 137sq.
406
Cf. M. Henry, L'essence de la manifestation, p. 481 ; M. Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, p. 165. R. Barbaras, op. cit.,
p. 155.
407
En un tout autre sens que la pragmatique de William James.
408
Ou philosophie du langage : philosophie en grande partie anglo-saxonne issue de Russell, de Wittgenstein et du Cercle de
Vienne qui repense les problèmes de la philosophie par l'analyse du langage, soit dans la perspective d'une langue formelle idéale
( Carnap), soit par l'analyse du langage ordinaire (« philosophie du langage ordinaire ») à partir des Investigations philosophiques
113
de la relation à autrui qui va nous conduire vers une véritable transformation de la
problématique d'autrui et de l'intersubjectivité. Ainsi nous pourrons faire un pas plus
résolument en dehors de tout enfermement solipsiste, de toute philosophie de la conscience,
si éclatée soit-elle, et mieux mettre en rapport autrui et la communication.
(1953) de Wittgenstein (1953) : Austin, Davidson, Goodman, Rorty, Ryle...soit dans la perspective d'une langue formelle idéale
(Carnap).
114
DEUXIEME PARTIE.
LA COMMUNICATION.
409
Francis Jacques, Dialogiques, p. 13.
115
raisons, distinctes et peut-être complémentaires) de conserver certaines catégories de
Husserl, qui l'engagent dans une problématique d'autrui d'avance tronquée. Le mécanisme de
mise en action de la langue dans le discours est ce qui installe à la fois la subjectivité et
l'intersubjectivité au sein du discours et peut-être les fonde »410. Un tel « mécanisme de mise
en action de la langue dans le discours » n'est autre qu'une « théorie du langage ordonnée
autour de la fonction maîtresse de la communication », soit la « pragmatique du langage »,
améliorée par F. Jacques en une dialogique, théorie du dialogue réussi, des raisons pour
lesquelles la communication peut soit en rester à son degré zéro (bavardage, échange
convenu...) soit au contraire devenir créatrice (amitié, poésie, colloque d'experts...), ou tout
simplement progresser et maîtriser ses tentations entropiques : la répétition, le lieu commun,
la parole vide...). Sans la pratique humaine de la parole, l'échange réglé de celle-ci,
l'interpersonnel, l'intersubjectif n'est rien, ou pas grand chose. Ce qui est premier pour la
relation interhumaine, c'est « le mécanisme de mise en emploi de la langue par des
interlocuteurs en situation de dialogue », c'est ce mécanisme qui permet de comprendre
comment les idées que nous formons d'une personne peuvent influencer notre comportement
à son égard. Les conceptions que nous formons d'autrui sont nourries par « sa constitution
comme agent et personne alternante dans le discours ». Il faut donc chercher l'expérience
spécifique et privilégiée d'autrui, non pas dans une mystérieuse visée constituante originaire,
mais dans la dimension pragmatique du discours, la description du langage comme praxis
intersubjective. C'est une formulation logico-linguistique du problème d'autrui qui permettra
« une juste fondation de la notion d'autrui et, par suite, une formulation adéquate du
problème de l'altérité personnelle »411.
Tout d'abord, qu'est-ce que la pragmatique du langage, créée par Charles Sanders
Peirce dans les années ? Elle est à cheval sur la linguistique et de la sémiotique - science
des signes qui devait s'interroger sur les conditions a priori de toute communication (par
signes), autrement dit sur les conditions de la communicabi/ité (par signes) en général et qui
fut l'ambition de Saussure. La pragmatique aborde le langage comme un phénomène à la fois
discursif et communicatif (avec la dimension sociale qu'implique la communication). Parler,
c'est se parler, et communiquer, ou se comprendre, est inséparable d'une relation qui est
aussi une interaction. Telle est la relation pragmatique, du grec pragma, action. La
pragmatique s'est définie d'abord de façon large comme partie de la sémiotique et a mis au
premier plan la relation entre les signes et les usagers des signes. C W Morris, qui fut le
véritable initiateur de la sémiotique comme théorie générale des signes, fait du comprendre
l'un des concepts essentiels : comprendre est interpréter, d'où les notions d'interprétant, de
convention appliquée aux signes, de vérification, etc. La première définition de la sémiotique
par Morris était large et débordait le domaine humain (signes animaux, langages symboliques
de la machine...). Elle fut ensuite recentrée sur la linguistique et comprise comme l'étude de
l'utilisation du langage
412
dans le discours : il s'agissait de repérer les marques spécifiques qui,
dans la langue attestent sa vocation discursive (François Récanati). La question de la
communication du sens est alors posée : l'approche pragmatique du langage s'occupe du
sens dans les formes linguistiques telles que leur sens ne saurait être déterminé que par leur
utilisation (usage, emploi). Elle se distingue de l'approche syntaxique, étude des relations des
signes entre eux (mots, phrases, règles de bonne formation, permettant le sens et
éventuellement la vérité) ; de l'approche sémantique, qui s'intéresse au sens, à la signification
des signes. Une voie pragmatique très intégrative s'est dessinée avec les philosophes
allemands Karl Otto Appel, Jürgen Habermas et surtout en France avec Francis Jacques qui a
élaboré une conception pragmatico-dialogique de l'altérité dans trois ouvrages, fortement
marqués par la philosophie analytique du langage et la pragmatique linguistique : Dialogiques,
PUF, 1979 ; Différence et subjectivité, Aubier, 1982 ; L'espace logique de l'interlocut/on,
PUF, 1985. Parler acquiert par cette dimension pragmatique toute sa portée intersubjective,
410
Ibid.
41
Ibid.
412
Vous devez savoir nettement distinguer et définir langue, langage, parole, discours, énonciation.
116
et inversement il n'est pas de compréhension de l'intersubjectivité qui ne tienne compte de la
qualité pragmatique et plus spécifiquement dialogique de l'échange (dialogique : respectant
les règles d'un dialogue réussi, le dialogue étant pris comme forme canonique de
communication, dont on peut repérer les normes de réussite – et ipso facto clarifier avec
précision les raisons d'échec). Le plan discursif engage des relation interhumaines
irréductibles à une intersubjectivité immédiate, vécue, mais également irréductibles au simple
usage commun d'un code : il est un acte de communication dans lequel le primat revient à la
relation. Primauté de la relation, cela suppose en même temps : que l'acte transforme à la fois
le locuteur, l'interlocuteur et leur relation ; et qu'un acte de communication est également une
action qui produit un résultat différent de la simple existence d'une expression orale ou écrite
(Leo Aposte!). La pragmatique conçoit donc le langage comme « ensemble intersubjectif de
signes dont l'usage est déterminé par des règles partagées » (Françoise Armengaud). Mais le
primat de la relation interlocutive sur le seul cadre d'un locuteur n'implique pas qu'il y ait
symétrie exacte entre les interlocuteurs : on ne se comprend pas, on ne communique pas,
pour la seule raison qu'on échange des signes, qu'on se parle. Encore faut-il un travail
commun de langage, dont nous repérerons, en lisant les meilleures pages de Francis Jacques,
certaines règles objectives de réussite.
Pour que la communicabilité, la relation d'intercompréhension, devienne ce qu'elle est
aujourd'hui, cet « objet nouveau en philosophie » (F. Jacques), il faut que le sujet ait cessé
d'être pensé comme un individu pour l'être comme une personne, c'est-à-dire comme un sujet
qui ne se résume pas à ses propriétés égocentriques ou biologiques, mais qui entre dans une
série de comportements ou mieux de conduites dans lesquels autrui est impliqué :
communiquer, aimer, questionner, s'intéresser, concilier, bref ne pas s'appartenir, ne pas
rester le même. Etre une personne, c'est « entreprendre de s'identifier avec le concours des
autres <...>, parcours singulier, <où> l'autre devient un intermédiaire oté entre moi et moi-
même »413. Personnel signifie interpersonnel. Communiquer, se comprendre, implique non pas
que l'on sorte de soi pour se diriger vers l'autre, mais que l'on ait toujours déjà d'une certaine
façon communiqué, que la compréhension ait lieu entre des personnes. L'exigence de
réciprocité ne peut être honorée par une relation entre sujets identiques chacun à soi. Elle ne
peut l'être que comme processus, résultat »414,
d'une identification. Le sujet est ego communicans,
« hétéro-généré autant qu'auto-généré et c'est à lui qu'on réserve le statut de personne.
C'est bien pourquoi la communicabilité est restée un problème étranger à la
philosophie, bien que Kant lui ait donné un nom : Mittelbarkeit. Mais il en faisait une fonction
de l'objectivité, entendant par là la communicabilité des jugements, fondée sur les conditions
a priori du sujet transcendantal. Par exemple, l'identité universelle des conditions subjectives
autorise à tenir pour communicable un sentiment (ex. le sentiment esthétique, privilégié à cet
égard). Tant qu'un philosophe ne pose pas le primat de la relation sur l'identité du Même, il
reconduit une fermeture réciproque des consciences. Ainsi chez Hegel dans la
Phénoménologie de l'Esprit : la relation à l'Autre y est, nous l'avons vu, lutte à mort des
consciences pour une reconnaissance qui en fait se conclut par une asymétrie en elle-même
stérile, sauf à être reprise et dépassée au sein de l'identité à soi du Même qui finalement
abolit tout Autre. Les relations singulières entre les hommes ne sont que le moyen pour
l'Esprit universel d'atteindre sa conscience absolue. La dialectique n'a rien d'un dialogue, elle
ôte au dialogue son caractère privilégié de »415. « lieu où les particularités personnelles seraient
surmontables sans perdre leur réalité propre L'intérêt pour la communication, ne serait-ce
que des consciences, suppose le tournant contemporain, la réflexion critique à la fois sur tout
subjectivisme - pour lequel le sujet est la source du sen - ainsi que sur tout instrumentalisme
– pour lequel le langage n'est qu'un moyen qui sert à communiquer, en quelque sorte après
coup, une fois que le sujet a décidé de sortir de lui-même. Les deux, subjectivisme et
413
F. Jacques, L'espace logique de l interlocution, p. 47.
414
Ibid.
415 Ibid., p. 43.
117
instrumentalisme, vont d'ailleurs ensemble, comme l'a montré Wittgenstein416, pointant le
caractère intenable de la séparation entre représentation privée et formulation publique. La
communication ne peut être un simple transfert d'information, un passage du sens qui serait
une double performance parallèle, privée et publique, ainsi que la décrit J.-J. Katz « la
production d'un phénomène acoustique externe, locuteur, tandis que le décodage de la même
structure se fait sous la forme d'une expérience intérieure et privée des mêmes pensées »
( The philosophy of Language, 1956, p. 98)417. La communication serait impossible, et
l'incommunicabilité de droit et première, dit Jacques, si la pensée n'était pas « déjà langage
au moins virtuel et le langage déjà pensée au moins possible ». Comment des représentations
intérieures pourraient-elles produire des mots communicables, comment des mots publics
susciteraient-ils des représentations privées ? Il restera incompréhensible que des hommes
« se comprennent » entre eux, communiquent, tant que l'on prendra la communication
comme transmission d'une conscience à l'autre d'une information préalablement codifiée au
moyen d'un système matériel faisant fonction de signes. L'information doit être subordonnée
à la communication. Si elle ne l'est pas, si elle est présentée comme un produit tout fait, elle
engendre la dangereuse illusion d'une positivité capable à elle seule de régler les rapports de
communication. Or la seule consistance de l'information lui vient de la communication.418
Ce n'est pas la même chose, dit Wittgenstein, de dire qu'on ne peut communiquer l'un
avec l'autre sans bouche, ou qu'on ne peut communiquer d'Europe en Amérique sans
téléphone. Entre penser et parler, le lien est conceptuel et non contingent, non instrumental :
le concept de langage est contenu dans celui de communication, et le langage dans lequel
nous pensons est nécessairement celui dans lequel nous communiquons. Aussi la réflexion ne
doit-elle pas partir d'une réalité monadique, la conscience. L'analyse de la communication
avec autrui doit partir de la pratique communicationnelle du discours, et non du vécu, non
d'une description phénoménologique de l'altérité.
416
II faut bien connaître le tournant radical de la pensée de Wittgenstein. La conception du langage du « second Wittgenstein »
est diamétralement opposée à sa première théorie dite du langage-image, pour laquelle le seul langage pourvu de sens est celui
qui produit une image du monde. Au contraire, dans la théorie des « jeux de langage », une conception pragmatique se dessine :
le langage n'est plus référentiel, système de signes destiné à représenter les faits réels et à communiquer ces représentations,
obéissant à une combinatoire logique identique chez tous les sujets. Le sens d'une expression linguistique n'est pas son référent.
La signification des signes, au lieu de renvoyer à des référents divers (objets, idéaux, mais toujours effectifs...) est inséparable
d'activités variées. Celles-ci donnent lieu à des jeux de langage distincts impliquant le dialogue, l'interlocution, dans des formes
de vie diverses, non soumises à une forme logique générale de la pensée. Les règles logiques sont des conventions linguistiques
antérieures à toute idée d'une correspondance entre logique et monde.
417
Cité in F. Jacques, ibid., p. 34-35.
418
Ibid., p. 35.
419
F. Jacques, Dialogiques, p. 13.
420
Ibid., p. 12-13.
118
'problème d'autrui'. C'est une transformation du problème. » C'était là, selon Jacques,
exactement ce qu'il y avait lieu de faire, mais Merleau-Ponty ne pouvait s'y employer, étant
resté pris dans la problématique solipsiste de Husserl. Transformer le problème d'autrui, ce
serait aboutir, disait Merleau-Ponty, à ce que « l'autre ne soit plus tellement une liberté vue
du dehors comme destinée ou fatalité, un sujet rival d'un sujet, mais <qu'il soit> pris dans le
circuit qui le relie au monde, comme nous-même, et par là aussi dans le circuit qui le relie à
nous. Ce monde est commun, est inter-monde ». Texte que le théoricien de la dialogique
commente ainsi : j'acceptais l'augure de ces propos programmatiques, mais cette
« phénoménologie de la proximité » n'a pas pu reconnaître la spécificité de la perception
»421.
d'autrui ; l'autre y est reconnu, salué, mais sa réalité « en fin de compte, mal fondée
Merleau-Ponty n'a pas su tenir compte d'une dimension langagière à laquelle il donnait
pourtant de l'importance. Pourquoi ? N'est-il pas étrange que la phénoménologie ait pu
constituer une impasse philosophique à la communication quasiment égale à celle du
solipsisme classique dont elle avait entrepris une radicale critique ?
421
Ibid., p. 12.
422
Ibid., p. 25.
423
Ibid., p. 23.
424
Ibid., p. 23-24.
425
Ibid., p. 23.
426
Ibid.
119
l'authenticité d'une ouverture spécifique directe de la conscience à autrui devenait
inaccessible. D'où la résistance d'autrui à la réduction à la sphère d'appartenance
intentionnelle de l'ego, soit à la réduction phénoménologique. Tous les phénoménologues ont
ainsi manqué autrui, dit Jacques, parce qu'ils n'ont pu comprendre l'importance de la
communication, du primat de la relation de langage par rapport au vécu intersubjectif.
Pourtant, tous les phénoménologues ont établi non seulement un vécu, mais une véritable
expérience philosophique d'autrui, comme capable de livrer elle-même les modes de son
apparaître : expérience de l'avec-autrui (Heidegger), du devant-autrui (Sartre), aperception
analogisante (Husserl), présentation de l'existant dans le visage humain (Lévinas), perception
indirecte d'autrui dans la structure du comportement et la perception (Merleau-Ponty),
perception indirecte d'autrui dans la compréhension émotionnelle (Max Scheler), dans certains
privilégiés de pudeur et de honte (Gabriel Marcel) ; perception indirecte d'autrui au coeur de la
parole échangée, mais en un sens encore intuitif, non discursif, chez Martin Buber. Francis
Jacques se situera dans la ligne de ce dernier, mais pour saisir l'échange de parole dans toute
sa dimension pragmatique et dialogique, en rupture avec tout intuitivisme. Pourquoi l'échec de
toutes ces belles pensées d'autrui à comprendre la communication, la réalité de l'échange ?
D'abord, rappelons la spécificité de l'approche phénoménologique d'autrui par delà les
divergences d'interprétation. Elle comporte toujours :
1 / l'idée qu'il existe « un fait d'autrui », une « irrécusable présence » qui « m'atteint en
plein coeur », l'émergence de « la seconde personne, inévitable et contingente, que l'on
rencontre, que l'on ne constitue pas »427. C'est là le foyer de difficulté pour toute philosophie
de tradition transcendantale (Husserl, Sartre, et finalement Merleau-Ponty malgré des
nuances) : il mène à l'exigence de constituer autrui par la conscience, et donc rabat cette
expérience originale sur le solipsisme. L'ego constituant n'arrive pas à sortir de soi.
2/ une qualité d'évidence qui s'attache à la présence d'autrui comme subjectivité à la
fois étrangère et proche. Autrui est une évidence dont le sens immédiat et original peut être
soit négatif – il me menace, il est ma lacune, mon scrupule, ma limite (Sartre) - ; soit positif :
il est alors appel et surabondance, mystère tautologique, altérité vertigineuse et sa séparation
d'avec l'ego, sa solitude, est radicale et fascinante. C'est le niveau de l'Einfü//ung chez
Husserl. « Ailleurs, ce sens immédiat et original commandera des phénoménologies de la lutte
ou de l'empiétement, de l'asservissement ou de la coexistence affectueuse »428.
Mais il ne suffit pas de décrire les modes d'apparaître d'autrui pour épuiser l'approche
phénoménologique : la personne d'autrui n'est pas réductible à un fait rencontré, même si ce
fait possède un sens immédiat, et fait l'objet d'une expérience existentielle sui generis. Autrui
est approché dans ce que Husserl nomme apodicticité, comme « structure d'être et sens ».
Une philosophie de la proximité est nécessaire pour penser cette présence spécifique. Il faut
des médiations philosophiques pour constituer»429.
la vérité des descriptions phénoménologiques,
il faut « porter autrui à son concept De même que Husserl avait tenté de constituer
autrui au sein de la sphère d'appartenance, - et au moyen d'une analogie à partir d'indices
convergents, de profils de conduite concordants avec les miens -, de même F. Jacques situe
sa propre interprétation dialogique de la communication dans les recherches contemporaines
d'un transcendantal capable de fonder les situations de communication (cf. la notion d'a priori
communicationnel de Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas). Quant à Merleau-Ponty, il ne
parvient pas à réaliser ce qu'il veut faire : rénover le cogito, solliciter le sens existentiel de la
réduction phénoménologique, prendre en compte la structure du comportement, la vie
sensible et gestuelle d'autrui. Sa critique de Sartre s'inscrit dans cette tentative pour fonder
philosophiquement la description de la spécificité de l'abord d'autrui, si relative soit-elle. C'est
une impasse philosophique de type hégélien (lutte à mort des consciences) que Merleau-Ponty
décèle dans l'analyse sartrienne de la rivalité des libertés. Se voulant le véritable héritier de
Husserl, Merleau-Ponty (Le visible et l'invisible) conteste que Sartre décrive une expérience
422
Ibid., p. 24.
428
Ibid.
428
Ibid.
1 20
effective d'autrui : Sartre croit « que la personne d'autrui se borne à confirmer mon
enlisement dans l'être », interdisant alors qu'un quelconque sens fondateur s'attache à la
rencontre d'autrui. Pourtant, Merleau-Ponty échoue à rénover le cogito ; il traque l'effectivité
d'autrui sans quitter les prémisses idéalistes de Husserl, ses deux contraintes
philosophiquement incompatibles :
1/ d'une part la prémisse dite par Jacques d'authenticité : il faut à la fois que la
personne d'autrui soit respectée dans son sens immédiat de présence proche, qu'elle soit une
émergence qui « m'atteint en plein coeur », présence poignante pour l'ego et qui modifie toute
sa sphère d'appartenance, sa vie.
2/ d'autre part, il faut que la personne d'autrui soit constituée dans mon propre champ
transcendantal, dans ma sphère. Mais comment alors reconnaître l'irrécusable présence d'un
autre ? Jacques cite les formules embarrassées de La prose du monde (Gallimard, 1969, p.
1 86) qui montrent, selon lui, que Merleau-Ponty ne parvient pas plus que Sartre avec son
« cogito élargi », à rendre compte de la perception d'autrui : « Ne suis-je pas jusqu'au bout de
l'univers, à moi seul co-extensif à tout ce que je peux voir, comprendre ou feindre ?
Comment, sur cette totalité que je suis, y aurait-il une vue extérieure ? D'où serait-elle donc
prise ? C'est bien pourtant ce qui arrive quand autrui m'apparaît <...> Comment le je pense
pourrait-il émigrer hors de moi, puisque c'est moi ? » La perception d'autrui reste, dit
ironiquement Jacques « merveille et mystère » et on peut toucher du doigt la fragilité du
système hégélien à voir les tentatives des disciples qui ont tenté de le modifier sans pouvoir
en sortir : « La proximité de l'un (que je suis) pour l'autre (dont je réponds) est toujours
problématique. Entre l'un et l'autre subsiste un écart sans fond »430 Par la curieuse notion de
« Corps transcendantal », Merleau-Ponty voudrait soutenir « que le champ transcendantal
enveloppe les actes constitutifs opérés par autrui », lequel ne peut que se soumettre au
privilége de l'ego. On touche ici aux limites de la méthode phénoménologique même,
incapable d'honorer sa prémisse descriptive d'authenticité et de fonder une phénoménologie
des personnes, ne pas l'assimiler à la constitution des choses. F. Jacques adopte résolument
une autre voie d'analyse, proche de l'idée d'un transcendantal sans ego que l'on trouve dans
les démarches de Gaston Bachelard et de Gilles-Gaston Granger. Voie plus cohérente, qui
permet d'appréhender le problème d'autrui à partir du travail d'interlocution, de l'échange
réglé de la parole, de la discursivité.
Il faut préciser que Merleau-Ponty échoue toutefois « près du but », car avec la place
accordée à la notion d'expression, empruntée à Max Scheler, il annonçait des prémisses
neuves, faisant l'économie de l'alternative entre moi et autrui, puisqu'entre moi comme
expression et autrui également comme expression, il existe un terrain d'entente et la chance
d'une relation qui soit une communication digne de ce nom (un échange réglé, dont on puisse
apprécier les niveaux de réussite), et ne s'épuise pas dans la rivalité ou la fusion. Le terme
expression possède d'ailleurs une riche équivoque : tantôt l'expression n'implique pas
l'intention d'être comprise, tantôt elle implique un auditeur, mais en tout cas, à la faveur de
l'idée d'expression, la personne d'autrui n'apparaît pas comme un ego fermé, replié sur son
vécu, ne rencontrant les mêmes choses que mon propre ego que par la seule vertu de
l'objectivité du monde. Merleau-Ponty veut montrer avec ce type de notion qu'à la différence
de ce que voulait la pensée classique, la parole ne traduit pas la pensée, mais la réalise et
qu'il est possible de trouver l'autre dans le langage « sans l'y avoir préalablement placé »
(Maxime Chastaing) en raison de la dimension pragmatique de la parole, du fait qu'elle
contient d'avance l'allocutaire auquel le sujet parlant l'adresse. Merleau-Ponty n'est pas allé
jusqu'à penser la parole comme pratique immédiatement interdiscursive, qui « me lie à autrui
en un rapport immédiat et singulier qui précède l'expérience philosophique du cogito lui-
même »431 . L'embarras et le malaise de La prose du monde laissent penser qu'il ne suffit pas
de l'expressivité commune du monde auquel les ego sont ouverts, ni leur propre capacité
430
Ibid., p. 26.
431
Ibid., p. 45.
1 21
respective et réversible d'exprimer, pour qu'ils parviennent à entrer en communication et à
entretenir une relation interhumaine. La personne d'Autrui, écrit F. Jacques, « apparaît bien
plutôt comme celle qui travaille aux mêmes oeuvres dont elle parle avec moi »432. Autrui est
d'abord l'être avec lequel je peux entrer en communication sur quelque chose. « Nous
communiquons parce que nous oeuvrons dans un monde qui nous est commun par notre
collaboration même. Dès lors, je pressens qu'autrui me fait face comme celui à qui j'exprime
tout ce que j'exprime. Le seul corps qui conditionne de manière nécessaire et suffisante ma
perception d'autrui, c'est le corps des mots ou des actes de langage où s'incarne la
»433.
parole Par la parole, « les relations humaines acquièrent une réciprocité significative », et
cela parce que « nous déchiffrons nos expressions communes, mais aussi parce que nous
menons des actions solidaires. La parole ou la praxis de l'un reconnaît par sa structure la
»434.
parole ou la praxis de l'autre Comme le travail, la parole « nous rend coopérateurs et
fraternels, moi met les autres », « a vocation communautaire », vocation de rencontre avec
l'autre dans un espace autonome d'interlocution. Il existe des exigences proprement
langagières de l'échange interhumain, des conditions pragmatiques proprement langagières
pour qu'une communication soit simplement établie ou particulièrement réussie. Ainsi, F.
Jacques pense avoir réalisé la transformation du problème d'autrui que Merleau-Ponty appelait
de ses voeux. . Il accorde à celui-ci la dernière place – chronologiquement - dans la
435
philosophie qui, à partir de Descartes, s'est employée à remanier le cogito pour abriter
l'expérience irréductible d'autrui. Finalement, la vulgate de la phénoménologie, la proximité de
l'un pour l'autre, semble bien avoir débouché sur une impasse. Ce qu'il fallait penser, c'est
non pas la proximité (autrui, mon prochain, l'alter ego) mais la réciprocité (Buber l'a tenté
dans Je et Tu). Il fallait donner à la réversibilité un sens non plus sensible mais dialogique,
dialogal, l'aborder comme une réciprocité du sens, une mutualité (F. Jacques) le primat de
l'inter(locution) dans la constitution ou la découverte d'un sens, la communauté dans la quête
du sens. La notion d'expression (Scheler, Merleau-Ponty) tendait vers ce primat du dialogique
sur la parole individuelle, mais d'une autre manière que celle de transcendantal sans ego de
Bachelard ou de Granger pouvait y tendre. Le concept d'autrui est impossible à former, à
constituer. Merleau-Ponty a pressenti, dit Jacques, que l'entreprise de communication a
vraiment lieu dans un nous qui est plus qu'une communauté d'être : « une communauté de
faire »436. Mais « ce qui était pour lui miracle ou fait primitif devient pour une bonne part
intelligible dès qu'on rassemble les moyens analytiques pertinents pour en éclairer la
possibilité »437 Si le concept d'autrui est impossible à former, , c'est la présence d'autrui, au
sens la fois existentiel et axiologique, est à penser : présence sans concept, qui prend d'abord
place dans le discours sous la forme de l'énonciation des personnes par les pronoms
personnels. La place du sujet est celle des agents en interaction verbale, et la relation
dialogique est première : « non pas 'je parle donc tu es' mais 'je te parle donc nous sommes
<...> Nous n'avons plus à constituer l'autre devant l'ego »438
432
Ibid., p. 27.
433
Ibid.
434
Ibid.
435
F. Jacques le rappelle encore à la p. 383 de Dialogiques.
438 F. Jacques, ibid., p. 329.
432
Ibid.
438 Ibid., p. 384.
1 22
Le primat du vécu dans la perspective phénoménologique n'est donc pas sans danger
d'irrationalisme, malgré la vigilance à cet égard de son fondateur, et ce n'est pas un hasard si,
dans la reconnaissance par les plus grands phénoménologues de l'importance de la parole et
du dialogue, le côté proprement langagier, l'interdiscursivité - production de sens et
d'intelligibilité au coeur de l'échange discursif -, se trouve négligé au profit du côté purement
existentiel - l'interpellation privilégiée, l'invocation mutuelle. Pour Martin Buber, puis pour
Gabriel Marcel ( Homo Viator, Le Mystère de l'Etre), il n'est pas possible de comprendre la
rencontre et l'accueil d'autrui comme une expérience objectivable, dont on pourrait analyser
de manière discursive l'apport intelligible comme résultat d'une co-argumentation. Il existe
pour eux essentiellement un mystère impalpable de l'intersubjectivité qui est le dernier mot de
celle-ci. Tous deux ont certes posé l'absence de privilège de l'ego sur l'alter, et n'ont
subordonné l'interpersonnel ni au personnel (ego, moi) ni à un universel. Egalement plus près
de nous, Hans Georg Gadamer a montré que le sens ne peut s'engendrer que dans le
dialogue. Buber et Marcel ont mis l'accent sur la relation de mutualité humaine : ils observent
quq'alors que la relation de sujet à objet n'est nullement réciproque, puisque l'objet n'est pas
au sujet ce que le sujet est à l'objet, la relation de Je à Tu est, en droit, la réciprocité même.
Mais chez Marcel le dialogue est dérivé d'une donnée plus profonde qui est l'Incarnation, et la
liaison entre moi et les autres, pas plus qu'entre moi et l'univers, est impensable en un
langage relationnel. L'unité ontologique est première, et cette totalité première n'a rien de
discursif, elle est qualitative et concrète, placée sous le signe du sentir, du sentiment. Le
langage est subordonné à l'Etre, comme il l'est chez Heidegger. « La présence demeure la
garantie ultime du sens »439. Ni le contenu ni la forme des discours tenus, des dialogues
échangés ne semblent importants. « La personne, dit Marcel évoquant Buber, n'apparaît
vraiment que sur l'axe où oscille, où vibre, le 'je-tu' ». Mais qu'est-ce qu'une
interpersonnalisation qui prétendrait se passer d'une relation de langage intelligente et
intelligible, d'un dialogue fécond, d'un progrès intellectuel, d'un partage sous le signe de la
réflexion et de la pensée ? Le mystérieux accord dans le mystère de l'Etre qui peut unir deux
personnes sans rapport à leur degré de culture existe certes, mais a ses limites. Heidegger
aime à évoquer son accord sans paroles avec ses amis d'enfance restés paysans ou artisans,
mais ce type d'accord, si ontologique soit-il, cesse dès que commence la réflexion et le
discours. Un abîme sans fond se révèle entre les personnes, qui les sépare sans recours (cf. la
déchirure culturelle, la divergence sans merci dont parle Montaigne qui fait qu'on peut se
sentir à plus grande distance d'un autre homme que d'un animal).
A la limite, d'ailleurs, on ne voit plus pourquoi le dialogue reçoit pareille dignité
spirituelle si son côté langagier et discursif est relégué au profit de sa dimension existentielle.
La fusion purement affective, l'accord de pure bonne volonté, ou de pure séduction
réciproque, sans horizon aucun d'échange intellectuel risque de correspondre à une illusion, à
l'expression de pulsions passagères, à une approche purement esthétique d'autrui, qui sont
bien loin de favoriser des relations accomplies, une véritable ouverture partagée. Il n'est pas si
paradoxal de trouver chez Lévinas, qui pousse à l'extrême l'asymétrie de la relation éthique,
des « descriptions » de la présence féminine dignes d'un bestiaire (va et vient érotique et
silencieux440...). Jacques objecte aux mystères intersubjectifs de Buber et Marcel que « c'est
surtout en tant que je m'entretiens avec l'autre, et que je participe avec lui en pleine
réciprocité à l'oeuvre sémantique, que nous nous reconnaissons comme personnes »441 . Dans
le fameux « parce que c'était lui, parce que c'était moi » de Montaigne, la formule ne
recouvre pas un mystère d'incommunicabilité, mais la richesse d'une relation où la
communication était sans cesse possible et renouvelée. Si bien qu'une fois son ami mort,
Montaigne, entreprend d'écrire pour poursuivre autrement le dialogue interrompu. Et si pour
1 23
Aristote il n'existe d'amitié qu'entre « hommes de bien », c'est-à-dire intéressés par la vérité
et qui ne se contentent pas de la familiarité nécessaire (avoir partagé le pain et le sel) - « on
reconnaît l'homme de vérité au partage du sens comme à la fraction du pain » - inversement,
on voit se rompre des amitiés lorsque l'ensemble de l'orientation de la pensée de l'un des
deux partenaires en vient à rendre impossible toute communication partagée. Certes, il ne
suffit pas d'être d'accord en idées pour être amis, de même qu'il ne suffit pas de « vouloir
s'entendre », un lien irrationnel entre des présences y est nécessaire, comme dans toute
relation humaine, mettant des corps en jeu. Voir un beau passage de Roland Barthes :
« j'aime, je n'aime pas ». Nos goûts les plus arbitraires forment un tableau contingent,
pourtant c'est là ce qui nous différencie le plus sûrement des autres parce que c'est le corps
est en jeu. Mais l'accord des corps n'est pas grand chose s'il n'est pas porteur de quelque
dialogue, de quelques potentialités de sens, de paroles qui éclairent et/ou gratifient . Parce
que ni un langage commun, ni un contexte commun, ne suffisent à un dialogue réussi, et
même peuvent lui servir d'éteignoir par excès de communauté, l'amitié ou l'amour (un amour
qui ne soit pas de séduction physique pure et possède une connotation d'amitié) sont des
structures d'accueil privilégiées pour la communication faconde. Parler est participer en effet
à un universel concret (Hegel), non proférer des idées pures dans le vide, comme des
symboles mathématiques ou logiques (et encore l'abstraction de ceux-ci est toute relative).
Parler engage des voix et des corps, c'est précisément « communiquer », où cum a une
signification forte. Comme le montre la pragmatique, parler est action, interaction, une façon
d'agir à deux ou à plusieurs, et la pensée ne se connaît pas en dehors de cette pratique
intellectuelle.
Remarquons encore que l'amitié requiert dialogue, intelligence partagée. Les amitiés
authentiques unissent rarement des clones nés dans le même sérail et satisfaits d'un
bavardage redondant, où l'autre n'est qu'un moi sans surprise, mais des êtres aux différences
accusées, dont le plaisir est l'agôn, la joute de l'esprit, des formes significatives d'échange, la
curiosité et la découverte dont l'interlocution peut être un terrain priviégié. « Le dialogue le
plus acharné est souvent le plus créateur »442. En comprenant l'autre, chacun trouve dans
l'échange ce qu'il n'aurait jamais entrevu seul. C'est plus vrai, naturellement, des amitiés
mettant en oeuvre une égalité intellectuelle que des amitiés banales, où un progrès réciproque
a peu de chances de se réaliser. « Communiquer, c'est revenir de loin », c'est surmonter
Babel, briser les clôtures du moi et des identités stériles, c'est rendre plus sensée la vie. Loin
des mentalités identitaires encensant des communautés de fait, « la seule communauté
avouable est celle du sens »443.
442
F. Jacques, ibid., p. 580.
443
Ibid., p. 582.
444 Ibid., p. 45.
124
compréhension mutuelle. L'engagement de deux interlocuteurs en un dialogue, est avant tout
une relation de parole où deux interlocuteurs entrent en action, mutuellement : en principe y
est tentée une communication droite, qui instaure une nouvelle réalité : une altérité de relation
qui fait des simples individus des personnes, chacune inséparable de son réseau de relations
interpersonnelles. C'est dans (et de) un entre-deux langagier que naissent un sens commun,
une intelligibilité partagée, les chances d'une discussion d'où provienne du sens. Le sens
cesse d'être identifié avec l'acte d'un ego solitaire, il a « deux maîtres ».
Le point de vue d'une pragmatique du langage nous semble seul capable de nous faire
sortir hors de l'aporie de la phénoménologie d'obédience husserlienne, même si des disciples
lucides comme Merleau-Ponty ont compris que la relation à autrui ne devait pas être placée
sous le signe du pur vécu. En fait, nous l'avons vu, c'était Husserl qui, avec l'analogie, était
encore le moins fusionnel des deux, risquait le moins un syncrétisme. Et quand Merleau-
Ponty donne une place éminenteà la parole, c'est pour relier sa valeur d'idéalité à son
immanence à la perception et à la chair- chair encore fusionnelle (quoique dite structurée,
membrée). Bref, la dimension rationnelle et interdiscursive finit toujours par être rendue
secondaire en phénoménologie. Plaçons donc la relation non plus sous le signe du vécu mais
sous celui de la communication par la parole, de l'échange intelligible. Le dia/ogisme
caractérisera la parole pleine, la pratique langagière accomplie : entendant par là « la
distribution effective du discours sur deux instances énonciatives au moins, lesquelles sont en
relation actuelle, en référence à un monde à dire ensemble ». Le dialogue est « la forme
discursive dont chaque énoncé est déterminé tant pour sa structure sémantique que pour sa
syntaxe, par une mise en communauté du sens et de la référence, dont l'enchaînement entre
les énonciateurs est régi par des règles pragmatiques qui assurent une propriété de
convergence ».
Je vous renvoie ici au Devoir autocorrectif qui vous a été envoyé sur le sujet « Se
parler et se comprendre » (p. 11 sq.). Ce corrigé comporte un approfondissement de la
question de la communication, de ses règles et de ses niveaux et il vous permettra d'achever
la réflexion sur autrui et la communication. Soyez attentifs à son plan, p. 56-57. J'attire
spécialement votre attention sur l'analyse des règles dialogiques de la communication réussie.
Vous pouvez compléter cette lecture par le cours sur le Langage ( Vue synoptique) qui vous
est également fourni cette année parmi les travaux auto-correctifs (par exemple sur la théorie
de l'énonciation, base de la pragmatique, p. 33-36).
125
CONCLUSION
Ce parcours accompli nous aura aidés à dépasser les apories du vécu, qui vont de
l'incommunicable à la transparence. La communication est aujourd'hui un fait humain massif,
et « le dialogue » apparaît souvent comme son antidote, mais il s'agit souvent d'« une vague
éthique du dialogue <...> entre les cultures, les groupes sociaux, le Nord et le Sud, entre les
textes... »445. Attention à ne pas défigurer le sens du dialogue, à en faire un « lieu pavé de
bonnes intentions », réalisant comme par miracle transparence et univocité. « Le récitatif
alterné de la bonne conscience ne fait pas plus le dialogue que le baise-main ne fait la
tendresse. ». Jean Baudrillard également rappelle combien le dialogue peut être utilisé comme
alibi de bonne conscience, et correspondre à une annulation de toute communication réelle. Il
s'agit seulement d'établir des branchements dans des réseaux, de se donner l'image du
consensus, la fiction de la mobilité généralisée et de la transparence (cf. de cet auteur
« L'effet Beaubourg » et tous ses derniers ouvrages).« Le fait qu'aujourd'hui les ennemis jadis
mortels se parlent, que les idéologies les plus farouchement opposées 'dialoguent', qu'une
sorte de coexistence pacifique s'installe à tous les niveaux, que les moeurs s'assouplissent,
tout ceci ne signifie pas du tout un progrès 'hupmaniste' dans les relations humaines, une
plus grande compréhension des problèmes, et autres fadaises. Cela signifie simplement que
les idéologies, les opinions, les vertus et les vices n'étant plus à la limite qu'un matériel
d'échange et de consommation, tous les contradictoires s'équivalent dans le jeu des signes.
La tolérance dans ce contexte n'est plus ni un trait psychologique ni une vertu : c'est une
modalité du système lui-même. »446.
La communication dans le dialogue réussi, sa capacité à résoudre les conflits par la
libre discussion et la critique, hors de toute violence, impliquent, nous l'aurons compris, plus
que « le va-et-vient de deux discours où chacun à tour de rôle, prendrait, avecd la parole,
l'initiative sémantique. » Ce qui distingue l'homme de dialogue « est qu'il écoute aussi bien
qu'il parle , et peut-être mieux ». Rappelons les trois conditions de la communication
dialoguée réussie : d'abord, elle obéit à la règle d'équité entre des instances énonciatives qui
sont en position de locuteur-auditeur idéal, soit des personnes qui requièrent une égale
considération discursive par delà toutes leurs différences individuelles. Les instances sont
prises en tant que sujets parlants. Quand nos contemporains se plaignent du « manque de
communication », « ils ne déplorent évidemment pas la faible quantité des échanges, elle n'a
jamais été aussi grande ; ni même la médiocre qualité des contenus échangés. Mais plutôt le
défaut d'attention. Ils se plaignent parce qu'on ne reconnaît pas leur présence. » 447. Souvent,
dans la recherche d'un vrai dialogue, on n'attend pas une bonne volonté sentimentale qui fait
appel au vécu, à un lien affectif (je vous écoute...), ni une reconnaissance de notre place
institutionnelle (communication sociale) mais une équité pragmatique, la reconnaissance de la
place énonciative.
Deuxième condition : chaque interlocuteur doit participer à l'initiative du sens dans une
activité de parole conjointe (et non une alternance de principe : je vous ai laissé parler,
maintenant à moi d'occuper le terrain...). L'auditeur est un co-énonciateur. Le mouvement
n'est pas d'ouverture vers l'autre, mais de franchissement de la distance entre nous : « celui
qui dialogue veille à produire son message sur le trajet des réponses possibles de l'autre »,
c'est moi qui parle, mais c'est nous qui disons 448. Qui disons (pour la teneur sémantique des
propos, le thème, la problématique, etc.) « La moindre parole dialogale est comme à deux
voix, tressées l'une à l'autre, qui tendent à se confondre au point que c'est la relation
445
F. Jacques, Les vertus dialogales. Interprétation et dialogue, Cycle Recherches dans la foi, Autour de l'oeuvre du cardinal
Henri de Lubac Notre Dame de Paris, 23 octobre 1983 (fascicule), p. 2.
446
Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, p. 177. Cité in José Santuret, Le dialogue, Hatier, coll.
« Profil », 1993.
447
Ibid., p. 4.
448
Ibid., p. 5.
1 26
interlocutive elle-même qui trouve une voix et qui est à la source du sens. » L'étymologie du
terme dialogue est à cet égard très révélatrice, comme le fait remarquer notre philosophe du
dialogue : « Le préfixe grec dia ne veut pas dire deux, il désigne une distance et son
franchissement. Non pas tant par un mouvement d'ouverture vers l'autre, comme on dit
aujourd'hui, que par l'instauration d'un rapport interpersonnel. Dialogos : le franchissement de
la distance (dia), au moyen du discours (logos), vers l'interlocuteur, voici qu'il est réalisé par
l'établissement d'une relation interlocutive. Chacun franchit alors la distance grâce au
langage... »449.
C'est dire – troisième condition – que le fait d'une parole échangée ou partagée ne
suffit ni à assurer ni à rendre féconde la communication. En fait, nous l'avons bien compris, il
faut définir le dialogue à partir du dialogisme qui constitue la meilleure chance de « parole
pleine », de communication pragmatiquement réussie. Le critère du dialogisme, du respect des
règles d'un dialogue consistant, nous a permis de reconnaître les mille et une manières de
fausser la communication, d'entretenir de pseudo-dialogues (nous en avons repéré trois types
récurrents). Inversement, si tout dialogue n'est pas dialogique, il existe bien des « discours
scrupuleux, inquiets de l'auditeur, soucieux d'une compréhension mutuelle, qui ont une
structure dialogique sans avoir la forme apparente d'un dialogue. »45°. Un dialogue n'est pas
deux discours entrelacés - deux soliloques joints, deux moitiés de sens -, mais la production à
deux (ou plusieurs...) d'un seul discours qui donne voix à la relation interpersonnelle.
Le dialogue platonicien fût-il réellement dialogue ? Non, en ce qu'il comporte un maître
du jeu censé détenir les critères du vrai, et menace sans cesse de dégénérer en exposé
magistral. L'accoucheur des esprits ne parle pas à Calliclès comme à un adulte, mais comme
à un enfant qui a besoin d'être éduqué, ou comme un médecin à un malade. Platon lui-même
fait dire à Calliclès : « Comme tu es violent, Socrate. Si tu veux m'en croire, tu laisseras
tomber ce discours ou tu dialogueras avec quelqu'un d'autre » ( Gorgias, 505d). « Pour nous
aujourd'hui, la protestation de Calliclès a quelque chose d'exemplaire. Le vrai dialogue ne
requiert pas une conversion à l'impersonnel, mais à l'interpersonnel. Ce serait l'entretien
équilibré qui ferait se rencontrer Socrate et un penseur également mûri lui demandant raison.
Dont la position serait tout aussi forte et respectable que celle de Socrate. »451
449
Ibid., p. 4-5.
450
Ibid., p. 5.
451
Ibid., p. 6.
452
Ibid., p. 6-7.
453
Note de l'auteur (p. 14) : « Voir l'article de Karl Popper, « The Aims of Science », 1957. Il réfute la théorie de la réduction
proposée par Nagel, selon laquelle les lois de Kepler sont déductibles de la théorie newtonienne de la gravitation. Même dans un
exemple aussi favorable, des hypothèses auxiliaires sont requises pour autoriser cette inférence, qui ne sont pas compatibles
avec la théorie en question. »
454
Ibid., p. 7.
127
Tel est l'enjeu d'une « conception forte du dialogue », dont les hommes de science,
dans leurs controverses méta-théoriques, donnent l'exemple : ne pas « faire son deuil de
l'unité de la pensée, demander au dialogue d'opérer dynamiquement l'unification entre des
codes partiels, entre des contextes divers, entre des positions également respectables ». Il est
tentant de comparer à l'effort de rigueur de ces controverses « la plupart des philosophes du
passé » qui, « à quelques exceptions près » (Jacques cite Gabriel Marcel et Martin Buber)
« ont assigné au dialogue des conditions de possibilité non dialogiques : en postulant une
commune participation à la raison (Descartes), une harmonie préétablie entre les monades
(Leibniz), la réminiscence, c'est-à-dire un savoir antérieur, qui est souvenir (Platon), une
structure catégoriale trans-subjective (Kant, Husserl). »455. Notre génération a peut-être pour
tâche de « prendre conscience de la pluralité des discours qui franchissent en apparence
l'épreuve de l'expérience », et de leur « difficile commensuration ». En ce cas, « la
philosophie doit poser jusqu'au bout la question neuve de la communicabilité, au sens actif où
la communication n'est plus fondée sur une vérité dont un groupe se revendique propriétaire,
mais où456la communication est fondatrice, avec la vertu d'engendrer un sens nouveau, entre
nous. »
Ainsi retrouvons-nous nos trois vertus dialogales articulées : 1 / l'échange dialogique
est ferment de novation sémantique(cf. plus haut dans le Devoir autocorrectif : la transaction
créatrice). 2/ « Le respect de la dialogicité du discours est par là principe de non-violence dans
le discours »457. Ailleurs que dans le discours aussi, puisqu'exigence morale et exigence
sémantique sont difficilement séparables. « On ne se maintient pas en dialogue sans cette
courtoisie royale qui est un équivalent discursif du respect ; sans purifier aussi notre mémoire
du souvenir de tous les heurts, haines et violences du passé »458. 3/ Placée sous le signe d'un
universel qui n'est pas neutralité anonyme mais partage lucide entre des individus, la pratique
dialogale a vertu de singularisation et de personnalisation : la capacité de susciter des
personnes (singulières et responsables) comme pôles de la relation interlocutive. Les mystères
de la réalité impalpable d'« Autrui » peuvent paraître bien stériles s'ils ne s'accompagnent pas
du franchissement (dia) de l'intelligence partagée. L'idée de moi personnel ne doit plus se
confondre avec la notion classique de la subjectivité, laquelle recouvrait une confusion entre
les notions de moi (self, identité psychologique et empirique, aux conditions socio-culturelles)
et de personne, « notion à la fois intersubjective, communicationnelle et diachronique »459 La
notion de personne recouvre exactement celle de moi communiquant. C'est là une notion
discursive plutôt qu'existentielle, qui doit tout à la capacité de dialogue, d'une pratique
langagière affinée dont elle est le sujet et le produit.
Ainsi, le dernier mot de l'interpersonnel n'est pas le vécu mais la conquête par chacun
de sa valeur de personne au moyen d'une pratique réglée du langage dans l'interlocution.
455
Ibid.
456
Ibid.
457 Ibid., p. 8.
456
Ibid, p. 9.
455
Cf. F. Armengaud, Le Pragmatisme, cité in Devoir autocorrectif sur le langage, p. 47).
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