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Madame Robert Garapon

Amour et liberté chez Corneille


In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1985, N°37. pp. 151-162.

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Garapon Robert. Amour et liberté chez Corneille. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1985, N°37.
pp. 151-162.

doi : 10.3406/caief.1985.1951

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1985_num_37_1_1951
AMOUR ET LIBERTE CHEZ CORNEILLE

Communication de M. Robert GARAPON

{Sorbonně)

au XXXVI* Congrès de l'Association, le 25 juillet 1984

II peut sembler paradoxal d'étudier les rapports de l'amour


et de la liberté chez un dramaturge du XVIIe siècle. Car,
depuis la lyrique courtoise et le pétrarquisme, l'amour n'exc
lut-il pas la liberté ? Au moment où Corneille commence à
écrire, les synonymes élégants d'amour ne sont-ils pas fers,
chaînes ou prison, et ne dit-on pas servir (au sens du latin
servire, être esclave) pour aimer ?
Pourtant, ces rapports de l'amour et de la liberté sont au
centre de la dramaturgie et de l'éthique de Corneille ; chez lui,
la liberté est la pierre de touche de l'amour généreux ; non
seulement elle est pleinement compatible avec le véritable
amour, mais encore l'amour héroïque est exigence absolue
dé liberté, refus catégorique de toute tyrannie, au sens où
Pascal prend ce terme.

Comme souvent quand on veut bien comprendre la psy


chologie de Corneille, il faut remonter à ses grands aînés
qui ont été comme lui élèves des Jésuites, je veux dire saint
François de Sales et Honoré d'Urfé. En premier lieu, je
voudrais rappeler cette définition que l'on trouve dans L'In
troduction à la vie dévote :

La vraie et solide dévotion [...] consiste en une volonté


constante, résolue, prompte et active d'exécuter ce que l'on sait
être agréable à Dieu (1).

(1) Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, IV, 13.


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Remplacez dévotion par générosité, et vous aurez une défi


nition lumineuse de cette vertu essentielle aux héros cornél
iens.
D'autre part, je recourrai à L'Astrêe pour y découvrir
la distinction entre l'amour qui se réduit au désir et celui
qui repose sur le discernement du mérite. Au début de la
deuxième partie du célèbre roman, la chaste Célidée, recher
chéeà la fois par le sage Thamire et l'impétueux Calidon,
déclare devant Léonide :

J'ai ouï dire, grande Nymphe, qu'on peut aimer en deux


sortes : l'une est selon la raison, l'autre est selon le désir. Celle
qui a pour sa règle la raison, on me l'a nommée amitié honnête
et vertueuse, et celle qui se laisse emporter à ses désirs, amour.
Par la première, nous aimons nos parents, notre patrie et en
général et en particulier tous ceux en qui quelque vertu reluit ;
par l'autre, ceux qui en sont atteints sont transportés comme
d'une fièvre ardente, et commettent tant de fautes, que le nom
en est aussi diffamé parmi les personnes d'honneur, que l'autre
est estimable et honorée. Or j'avouerai donc sans rougir que
Thamire a été aimé de moi ; mais incontinent j'ajouterai : pour
sa vertu, et que de même j'ai été aimée de Thamire, mais selon
la vertu (2).

C'est évidemment l'amour-désir, fondé sur la beauté du


visage et du corps, qui aveugle et asservit, dans le théâtre
de Corneille comme dans UAstrêe. Ainsi Eraste, au début
de Mélite, se plaint d'avoir été réduit en esclavage par
l'amour :
... Mais, malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
Si j'ose en murmurer, ce n'est qu'en son absence,
Et je ménage en vain dans un éloignement
Un peu de liberté pour mon ressentiment ;
D'un seul de ses regards l'adorable contrainte
Me rend tous mes liens, en resserre l'étreinte... (3)

Par la suite, ce malheureux jeune homme va perdre la tête


quand il découvrira que l'ami qu'il a présenté à Mélite a

(2) Honoré ďUrfé, UAstrêe, éd. Hugues Vaganay, Lyon, 1926, t. II, p. 61.
(3) Mélite, I, 1 (texte de 1660).
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réussi à s'en faire aimer ; il imaginera de fausses lettres


dont l'effet sera désastreux, et, bourrelé de remords, il sombrer
a dans une folie qui inquiéterait si elle n'était pas si drôle :
preuve que la passion est une fièvre ardente qui fait com
mettre bien des fautes !
De même, dans la tragi-comédie de Clitandre, on trouve
deux figures de jeunes gens esclaves de l'amour : Dorise,
follement éprise de Rosidor, qui tente d'assassiner son amie
et rivale Caliste, et Pymante, amoureux de Dorise, qui tend
une embuscade à Rosidor, puis reconnaît la jeune fille dégui
sée en homme et cherche à la violer, finalement tuerait son
Prince s'il n'en était pas empêché in extremis...
Une autre illustration de cette puissance brutale du désir
se rencontre, au Ve acte de L'Illusion comique, dans les
propos (imités de VAlcméon d'Alexandre Hardy) que le
pseudo-Clindor tient à son épouse pour la faire consentir à
l'adultère qu'il ne peut s'empêcher de commettre :

Mon âme, derechef, pardonne à la surprise


Que ce tyran des cœurs a faite à ma franchise ;
Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu'un jour,
Et n'affaiblit en rien un conjugal amour... (4)

Au contraire, l'amour réglé par la « raison » (nous dirions


aujourd'hui : le discernement, sens que le mot raison a
fréquemment au XVIIe siècle) a pour cause l'estime que
provoque la vertu ; c'est lui qui éclaire le héros généreux et
qui, loin de le rendre esclave, l'engage à bien user de sa
liberté pour rester digne de la personne aimée.
Sans doute, et la chose vaut d'être soulignée, il arrive que
les héros de Corneille regardent d'abord l'amour comme une
puissance contraignante qui semble s'imposer à eux malgré
qu'ils en aient. Souvenez-vous de l'aveu que l'Infante fait à
sa duègne, au début du Cid :

L'amour est un tyran qui n'épargne personne... (5)

(4) L'Illusion comique, V, 3 (texte de 1639).


(5) Le Cid, I, 2 (texte de 1660).
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Et aussi des stances de Rodrigue, à la fin du I№ acte :

Père, maîtresse, honneur, amour,


Noble et dure contrainte, aimable tyrannie...

Il est clair que l'amour de sa maîtresse représente une aimable


tyrannie, qui s'oppose à la noble et dure contrainte de
l'honneur de son père.
Mais bientôt cette force dominatrice de la passion cède
le pas à Pamour-discernement, et la liberté intérieure se
retrouve intacte. En effet, Rodrigue éprouve au plus intime
de lui-même l'obligation impérieuse de venger l'affront fait
à son père, et il repousse la tentation du suicide :
Mourir sans tirer ma raison !
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison J [...]
N'écoutons plus ce penser suborneur...

Mais en même temps il pense à la vertu de Chimène et il


s'assure qu'elle attend de lui qu'il reste fidèle à sa « gloire »
et qu'il soutienne la querelle de don Diègue :

J'attire ses mépris en ne me vengeant pas... (6)

C'est ce qu'il expliquera à sa bien-aimée quand il viendra


secrètement lui rendre visite au IIIe acte :
... Et ta beauté sans doute emportait la balance,
A moins que d'opposer à tes plus forts appas
Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas,
Que malgré cette part que j'avais dans ton âme,
Qui m'aima généreux me haïrait infâme (7).

On s'est parfois interrogé sur ces deux expressions que


Rodrigue fournit des motifs qui l'ont poussé à combattre le
Comte, dans les stances de 1,6 d'une part, et, d'autre part, dans
l'entretien avec Chimène à l'acte III. A-t-il agi pour sauver

(6) Ibid., I, 6 (texte de 1660).


(7) Ibid., Ill, 4.
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son honneur ou pour satisfaire les exigences de son amour ?


En réalité, c'est un faux problème, car les deux jeunes gens
partagent la même optique généreuse, et Chimène, tout com
meRodrigue, juge qu'on doit être fidèle à l'honneur familial.
Les deux amants ne font qu'un, et Chimène rend hommage
à la décision de Rodrigue en même temps qu'elle affirme la
sienne lorsqu'elle lui dit :

De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne,


Ma générosité doit répondre à la tienne... (7)

Ma générosité et ma liberté, c'est tout un.


Bien des grandes figures du théâtre de Corneille concilie
ront ainsi leur liberté et leur amour : en particulier, Polyeucte,
Pauline et Sévère, Nicomède et Laodice, Pertharite, Rodé-
linde et Grimoald, Sertorius et Viriate, Tite et Bérénice... La
seule exception notable est, à ma connaissance, celle de
Cinna. Cinna, en effet, reconnaît lui-même qu'il est tyrannisé
par son amour (8). S'il se décide finalement à assassiner
Auguste, c'est contre sa conscience et seulement pour obéir
à Emilie dont les « beautés » exercent sur lui un « empire
inhumain » qui

Force jusqu'aux esprits et jusqu'aux volontés (9).

Cette faiblesse devant sa passion me fait fortement douter,


pour ma part, de la générosité de Cinna. Il a beau se qualifier
lui-même d'âme généreuse (10), ce beau parleur irrésolu et

(8) Cinna, III, 4 fin (c'est Cinna qui parle) :


* Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,
II faut affranchir Rome, il faut venger un père,
II faut sur un tyran porter de justes coups,
Mais apprenez qu'Auguste est moins tyran que vous.
S'il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
II n'a point jusqu'ici tyrannisé nos âmes. »
(9) Ibid.
(10) « Qu'une ême généreuse a de peine à faillir ! » s'écrie-t-il à l'acte III,
scène 3. Mais précisément, une âme généreuse consent-elle à manquer à ce
qu'elle considère comme son devoir ?
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sans force de caractère ressemble plus à un personnage de


Mairet ou de Scudéry qu'à un émule de Rodrigue ou de
Nicomède (11).

Mais qu'on y prenne bien garde : si les héros cornéliens,


pour rester dignes de leur amour, n'hésitent pas à user de
leur liberté au détriment de leur bonheur, ils ne sauraient
tolérer la moindre violence qu'on voudrait faire à leurs sent
iments intimes ; dans le domaine de l'amour, ils refusent cat
égoriquement toute contrainte extérieure. En un mot, ils
paraissent condamner la tyrannie exactement comme le fera
bientôt Pascal dans la définition qu'il en donnera :

La tyrannie consiste au désir de domination universel et hors


de son ordre [...] . La tyrannie est de vouloir avoir par une voie
ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents
devoirs aux différents mérites, devoir d'amour à l'agrément,
devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On
doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste
d'en demander d'autres. Ainsi ces discours sont faux et tyran-
niques : « Je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis
fort, donc on doit m'aimer »... (12)

De fait, les héros cornéliens sont assez souvent victimes de


pressions exercées par un « tyran » qui prétend se faire aimer
ou se faire épouser de force. La résistance qu'ils opposent
alors à de telles tentatives est à la mesure de leur amour :
jaloux de cette liberté intime qu'exalte l'amour, ils sont prêts
à tout pour la préserver et faire triompher ainsi leur génér
osité.
Chimène est un exemple privilégié de ces refus de la
tyrannie au nom de l'amour. A la fin du IVe acte du Cid,
elle a fort imprudemment promis sa main au chevalier qui
vaincrait Rodrigue en combat singulier ; elle estimait sans
doute, comme don Diègue, qu'aucun champion ne se présent
erait. Mais soudain don Sanche s'est proposé :

(11) Voyez, de ce point de vue, tout le monologue (Cinna, III, 3) dont


nous venons de citer un vers.
(12) Pascal, Pensées, Lafuma 106, Brunschvicg 332, Le Guern, 54.
AMOUR ET LIBERTÉ CHEZ CORNEILLE 157

Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant !

Et la jeune fille a dû accepter, bien à contre-cœur, de « mettre


sa querelle en sa main » (13). De la sorte, don Sanche est en
voie de l'obtenir en mariage, puisque Rodrigue, dans la scène
qui ouvre le Ve acte et qui est, rappelons-le, tout entière de
l'invention de Corneille, parle de ne pas se défendre et de
présenter à son adversaire sa poitrine découverte. Pour pré
venir une telle usurpation, une si monstrueuse « tyrannie »,
Chimène supplie Rodrigue de ne pas céder au désespoir et à
la tentation du renoncement :

Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,


Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche ;
Combats pour m'affranchir d'une condition
Qui me donne à l'objet de mon aversion.

Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,


Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

Dès cet instant, l'avenir recommence à exister pour le couple


héroïque : Chimène et Rodrigue sont de nouveau accordés,
ils ont de nouveau un projet en commun, car ils doivent
lutter ensemble pour affirmer leur liberté d'aimer.
A l'autre extrémité de la carrière du poète, Suréna offre
un autre magnifique exemple de ce refus de la tyrannie dicté
par l'amour. Eurydice et Suréna s'aiment depuis que Suréna
a été envoyé en ambassade à la cour du roi Artabaze, père
de la princesse. Après la défaite d'Artabaze, Eurydice a été
promise pour raison d'Etat à Pacorus, prince héritier des
Parthes : elle a été « tyrannisée » par son « pays désolé »,
désignée comme « victime de la paix » (14), et elle cherche
à différer sans cesse une union qui lui fait horreur. De son
côté, Suréna, jalousé par Orode, son roi, dont il a sauvé le
trône, a été mis en demeure par lui d'épouser sa fille, la

(13) Le Cid, IV, 5


(14) Suréna, V, 2.
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princesse Mandane, mais, pour suivre son penchant comme


pour obéir au souhait d'Eurydice, il a décliné cet honneur,
et il justifie en ces termes son refus auprès du prince Pacorus :

Sans faire un nouveau crime, oserais-je vous dire


Que l'empire des cœurs n'est pas de votre empire,
Et que l'amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ? (15)

Devant sa bien-aimée, il explique plus nettement encore com


ment il saura résister aux mauvais desseins que le roi Orode
nourrit à son endroit :

Mon visage l'offense et ma gloire le blesse,


Jusqu'au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s'ériger, par l'offre ou par la peur,
De roi que je l'ai fait en tyran de mon cœur.

Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien,


Mais, si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien. (16)

Un instant plus tard, il dira, pour rassurer sa sœur : « Je


suis libre » (17). Et c'est vrai qu'il est libre : non pas de ses
mouvements, puisque trois flèches vont le transpercer au
sortir du palais, mais de ses choix intimes. Sa volonté géné
reuse est restée libre, comme celle de la princesse Eurydice ;
devant les tyrans qui veulent les intimider, ils affirment de
plus en plus nettement leur amour mutuel qui fonde leur
liberté, et ils meurent tous deux fidèles à eux-mêmes et à leur
amour.
Ainsi, à plus de quarante ans de distance, les héros de la
dernière pièce de Corneille, comme les personnages des pre
mières comédies, témoignent en faveur de l'éminente liberté
de l'amour.

Un si digne sujet ne reçoit point de loi,


De règle ni d'avis d'un d'autre que de soi...

(15) Ibid., IV, 4.


(16) Ibid., V, 2.
(17) Ibid., V, 3, vers la fin.
AMOUR ET LIBERTÉ CHEZ CORNEILLE 159

disait Tircis à Mélite (18). Clarice, pour sa part, engageait


sa foi à Philiste en ces termes :

Quelqu'un a-t-il à voir dessus mes actions


Qui prescrive une règle à mes affections ?
Veuve, et qui ne dois plus de respect à personne,
Puis-je pas disposer de ce que je te donne ? (19)

Et Isabelle, dans L'Illusion comique, rassurait ainsi Clindor


touchant les contraintes que pouvaient faire peser sur elle
son père et son prétendant Adraste :

Je ne vous dirai point où je suis résolue :


II suffit que sur moi je me rends absolue,
Que leurs plus grands efforts sont des efforts en l'air (20).

Je demande pardon du caractère forcément schématique de


ces analyses. Je voudrais pour finir indiquer quelques pers
pectives qu'elles pourraient ouvrir à la réflexion critique.
En premier lieu, il me semble que ce refus de la tyrannie
dont il vient d'être question éclaire et explique certains per
sonnages parfois mal compris du théâtre de Corneille.
Ainsi, l'Infante, au Ve acte du Cid, renonce à son amour
pour Rodrigue ; certes, après les victoires qu'il a remportées
sur le Comte et sur les Mores, elle pourrait l'épouser sans
honte, mais elle n'en veut rien faire :

Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme,


Mais pour ne troubler pas une si belle flamme... (21)

Elle ne dit rien de précis sur ce qu'elle aurait pu tenter pour


traverser l'union de Rodrigue et de Chimène, mais elle a pr
écédemment laissé entendre qu'elle avait « trop d'inventions »
et « trop d'artifices » à sa disposition pour ne pas parvenir
éventuellement à ses fins : on devine qu'elle aurait pu abuser

(18) Mélite, II, 8.


(19) La Veuve, II, 4.
(20) L'Illusion comique, III, 9 (texte de 1639).
(21) Le Cid, V, 3.
160 ROBERT GARAPON

de la puissance du roi don Fernand son père. Mais elle n'a


pas voulu user de ce discours « faux et tyrannique » : « Je
suis princesse, donc on doit m'aimer »...
Ce refus de la tyrannie permet également de mieux appréc
ierla révolte de Camille contre Rome. Au début du IVe
acte d'Horace, on se souvient que Valère, le soupirant écon-
duit, est venu porter au vieil Horace la merveilleuse nouvelle
de la ruse et de la victoire de son fils. Camille a éclaté en
sanglots en apprenant la mort de Curiace, et son père Га
consolée bien rudement :

Ma fille, il n'est plus temps de répandre des pleurs.


С ]
Rome triomphe d'Albe, et c'est assez pour nous,
Tous nos maux à ce prix doivent nous être doux.
En la mort d'un amant vous ne perdez qu'un homme
Dont la perte est aisée à réparer dans Roms ;
Après cette victoire, il n'est point de Romain
Qui ne soit glorieux de vous donner la main (22).

Pour peu qu'on pense au début de la tragédie, ces propos


sont très clairs : Valère sera ravi de prendre la place de
Curiace et d'épouser Camille : ce qui est précisément l'éven
tualité qu'elle repousse de toutes ses forces ! Ecoutez-la,
alors que le vieil Horace vient de la quitter en lui recommand
ant de faire bon accueil à son frère :

Oui, je lui ferai voir, par d'infaillibles marques,


Qu'un véritable amour brave la main des Parques,
Et ne prend point de lois de ces cruels tyrans
Qu'un astre injurieux nous donne pour parents.
[ ]
Vit-on jamais une âme en un jour plus atteinte
De joie et de douleur, d'espérance et de crainte,
Asservie en esclave à plus d'événements
Et le piteux jouet de tant de changements ?

(22) Horace, IV, 3. Il est inutile de souligner les ressemblances de cette


tirade avec celle de don Diègue, à l'acte III, scène 6 du Cid (« Nous n'avons
qu'un honneur, il est tant de maîtresses », en particulier). D'autre part, on
notera que Valère est un usurpateur dont la situation rappelle, mutatis
mutandis, celle de don Sanche dans Le Cid.
AMOUR ET LIBERTÉ CHEZ CORNEILLE 161

Elle se reproche d'avoir jusqu'au bout espéré d'être heureuse


avec Curiace :

Sa mort m'en punit bien, et la façon cruelle


Dont mon âme éperdue en reçoit la nouvelle ;
Son rival me l'apprend, et faisant à mes yeux
D'un si triste succès ls récit odieux,
II porte sur le front une allégresse ouverte,
Que le bonheur public fait bien moins que ma perte ; •
Et bâtissant en l'air sur ls malheur d'autrui,
Aussi bien que mon frère il triomphe de lui (23).

Non seulement la malheureuse se sent traquée par le destin,


frappée d'un deuil irrémédiable, mais elle est encore menacée
par les prétentions tyranniques de Valère : ce n'est pas assez
de perdre celui qu'elle chérissait uniquement, elle va être
forcée d'épouser celui qu'elle déteste ! Il est très révélateur,
à mon sens, que, dans les derniers vers de ce monologue,
elle s'en prenne tout autant à son père qu'à son frère :

Dégénérons, mon coeur, d'un si vertueux père,


Soyons indigne sœur d'un si généreux frère,
C'est gloire de passer pour un cœur abattu,
Quand la brutalité fait la haute vertu.

Brutalité : le terme s'applique tout autant au dernier discours


du vieil Horace qu'aux propos tenus par Horace à l'acte II !
Au reste, il est permis de penser que Corneille éprouvait
secrètement de la sympathie pour ce personnage ainsi tyran
nisé, car, dans sa version originale (et jusqu'à la grande révi
sion de 1660), la tragédie se terminait par des stances prononc
ées par Julie seule, qui reprenait in extremis les vers de
l'oracle grec rapporté au premier acte :

...« Et tu seras unie avec ton Curiace


Sans qu'aucun mauvais sort t'en sépare jamais ».

Ainsi, le poète accordait une sorte de consécration posthume


à l'amour fidèle de la jeune fille et à son rejet indigné de la
tyrannie.

(23) Horace, IV, 4.


11
162 ROBERT GARAPON

Mais il est un autre prolongement à ces quelques remarques


que je voudrais suggérer, et qui serait d'ordre lexicologique.
Dans son ouvrage si nouveau et si utile sur le vocabulaire de
Corneille, Charles Muller nous apprend que les mots de la
famille de tyran reviennent plus de 300 fois dans l'œuvre
dramatique de notre poète (24). Il serait du plus haut intérêt
de dénombrer toutes les occurrences où tyran, tyrannique,
tyranniser ne sont pas employés au sens propre, mais se
rapportent au domaine des sentiments. Il serait également
très instructif de relever les occurrences du verbe régner pris
au sens figuré et opposé à tyranniser, pour marquer un pouvoir
réglé, tempéré par le discernement et compatible avec la
liberté. Qu'on pense, par exemple, au début de Nicomède
(c'est Laodice qui s'adresse à Nicomède) :

Après tant de hauts faits, il m'est bien doux, seigneur,


De voir encor mes yeux régner sur votre cœur.

Ou encore à ce que Bérénice dit à Tite, dans la dernière


scène de Tite et Bérénice :

Votre cœur est à moi, j'y règne, c'est assez.

Entre l'amour qui tyrannise (ou qu'on tyrannise) et l'amour


qui règne, il me semble que se déploie tout l'espace nécessaire
à la liberté des enfants de Dieu (25).
Robert Garapon

(24) Charles Muller, Etude de statistique lexicale. Le Vocabulaire du


théâtre de Pierre Corneille, Paris, Larousse, 1967.
(25) On me permettra d'évoquer ici la mémoire de mon cher ami Marcel
Dudet, doyen de l'Inspection Générale des Lettres, décédé soudainement
le 26 août dernier. Depuis plus de trente ans, il était pour moi un lecteur
aussi attentif qu'indulgent. Ces quelques pages, comme bien d'autres qui
ont précédé, lui doivent beaucoup.

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