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Cours 3

Le nouveau théâtre : le théâtre de l’absurde (TA)

Le nouveau théâtre s’affirme à partir des années ’50. Les pièces des
nouveaux dramaturges sont montées d’abord dans des salles d’essai, petites
(quelques 30 places) et pauvres en moyens techniques : le Théâtre de Poche,
le Théâtre de la Huchette, le Théâtre des Noctambules, le Théâtre
du Quartier Latin, le Théâtre de Babylone.
Ce théâtre naît dans une période de reconstruction de la société française,
après les grands dégâts de la seconde guerre mondiale, comme reflet de
l’angoisse existentielle qui domine la condition humaine, comme prise de
conscience de sa fragilité, de l’impuissance de la raison. Après la débâcle,
l’Occupation, la mort de l’humanisme traditionnel, l’être se sent envahi par le
sentiment tragique de la vie.
Au début, le public se composait de touristes amateurs d’insolite et de
sensations fortes qui s’étonnaient de ces pièces d’essai en un seul acte parfois,
qui étaient d’une violence outrée, iconoclastes, blasphématoires. Les situations
étaient insoutenables, cyniques et amères, expression d’une réalité trop cruelle
pour être vraisemblable. Pas de trame, pas d’intrigue, pas de scénario suivi. Ce
fut comme un « coup de matraque » (dit Ionesco) qui laissait le spectateur
abasourdi à cause du manque de cohérence logique dans la construction. Le
recours au merveilleux, à l’onirisme, au réalisme outrancier déstabilise le
spectateur classique dans ses goûts, l’amène à une participation réfléchie et
active, source de nouvelles interrogations existentielles.
Il y a eu donc trois conditions favorables à la promotion du TA :
1/ l’existence des théâtres expérimentaux autonomes même s’ils étaient pourvus
d’un budget modeste ;
2/ l’existence des metteurs en scène aventureux qui risquaient leur réputation ;
3/ l’existence d’un public soucieux d’art et de nouveauté.

Les grands « absurdes » sont :


 Eugène Ionesco – connaît une grande réussite, devient académicien en
1969 ;
 Samuel Beckett – connaît un demi-succès auprès du public, reçoit le
Prix Nobel en 1969;

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 Arthur Adamov – connaît un vrai triomphe avec ses pièces de début;
malheureusement, il est meurt assez tôt.
 Fernando Arrabal,
 Jean Tardieu,
 Jean Genet.

Les trois premiers sont des ex-pates (des exilés) qui ont choisi d’écrire en
français comme langue d’adoption. Mêmes si leurs créations sont menées
séparément, même si leur tempérament, leur optique, leur origine furent
différents, elles se rejoignent comme thématique, techniques et stratégies
théâtrales. Le refus constant des conventions théâtrales périmées les unit. Ils ne
font partie d’aucune école, ils n’en fondent aucune, ils ne se réunissent même
pas dans un groupuscule amical.
Vers 1955, ils connaissent le succès en France, mais aussi la gloire à
l’étranger. Après, Beckett choisit le silence, Ionesco entre dans des vives
polémiques, Adamov tourne casaque et renie ses premières pièces. Ils ont eu
comme défenseurs des metteurs en scène (Jean Vilar, Roger Blin), des
intellectuels et des écrivains contemporains célèbres (Queneau, Sartre, etc.)

Les étiquettes sous lesquelles il apparaît sont:


 théâtre de l’absurde (TA)
 anti-théâtre
Ionesco (Notes et Contrenotes) : « Je suis pour une anti-théâtre, dans la mesure
où l’anti-théâtre serait un théâtre anti-bourgeois et anti-populaire ».
 théâtre pur (dans le sens recommandé par A. Artaud)
 farce métaphysique
 comédie noire
 théâtre de dérision - la dérision est le moyen principal par lequel ce
théâtre dénonce l’invasion du sentiment tragique de la vie ;
Beckett pousse la dérision au paroxysme. Dans En attendant Godot,
Estragon dit : « On trouve toujours quelque chose, Didi, pour nous donne
l’impression d’exister ». Il appelle ses personnages par dérision : Lucky =
veinard ; Krapp = ordure, déchet.
La dérision aboutit à l’interrogation, à l’énigme, au mystère.

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La dérision sous-entend moquerie et dédain. L’homme ironise sur son
propre sort (v. le discours du Vieux dans Les Chaises). Elle s’accompagne du
masochisme dans La Grande et la Petite manœuvre, où Erna, en infirmière, au
lieu de soigner le Mutilé, le torture.
 théâtre du choc
 théâtre apocalyptique.

Martin Esslin, l’un des premiers spécialistes (un Anglais) du TA,


distingue 4 catégories de formes ou d’éléments constitutifs propres aux divers
types de spectacles :
1/ un théâtre « pur » (cirque, art des jongleurs, acrobates) ;
2/ les clowneries et les bouffonneries avec leurs scènes burlesques ou
grotesques ;
3/ les nonsense (dans l’acception anglaise du terme) ;
4/ la littérature de rêve ou d’imagination (à contenu allégorique)
L’idée-maîtresse de l’étude d’Esslin est que le thème fondamental du TA
est l’absurdité de la condition humaine, la difficulté de l’homme moderne à
vivre sans absolu, sans Dieu, dans un monde privé de sens. Mais cela ne va pas
dans le sens entendu par Sartre et Camus. On rejette le mot absurde dans
l’acception existentialiste, on le trouve galvaudé, vidé de sa substance.
Adamov : « […] le mot théâtre absurde déjà m’irritait. La vie n’est pas
absurde, difficile, très difficile seulement ».

Caractéristiques des pièces du TA :


1/ relatives au discours et au langage théâtraux
Il n’y a plus de discours autour d’une action, le discours n’est ni langage
des idées, ni un prétexte à quelque développement métaphysique ou moral
(Ionesco, NCN : « Le théâtre n’est pas le langage d’idées ») ;
Le TA refuse le théâtre dialogué : le langage est vu comme un instrument
de torture ontologique, le signe de toutes les dépossessions (Ionesco), un
ensemble sclérosé, fossilisé, incohérent (v. le discours d’adieu du Vieux dans Les
Chaises, qui abonde en termes hyperboliques et en constructions superlatives
ou, dans la même pièce, l’apparition de l’Orateur qui veut tenir un discours,
mais il est… sourd-muet).

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Les auteurs privilégient les défauts d’élocution (bégaiements,
bâillements, éternuements, lapsus) afin de montrer les faiblesses de cet outil
imparfait de communication.
Un vrai langage de cruauté – exemple est tiré de Fin de partie : Clov : « A
quoi je sers ? » Hamm : « A me donner la réplique ! »
Le dialogue dans le TA :
Pas d’enchaînement logique (de cohésion ou de cohérence aux niveaux
syntaxique, sémantique et pragmatique). Surtout des répliques solitaires. Dans
le dialogue moderne, pas de continuité, la progression se réalise par l’alternance
des registres comique/sérieux, des enchaînements phonétiques aléatoires, des
anaphores alphabétiques, mathématiques ou musicales (Jacques ou la
soumission, La Leçon de Ionesco).
La parole devient « silence sonore ». L’effet de l’échec de la
communication est l’invasion des silences, des pauses, des vides linguistiques
qui sont des éléments rhétoriques traduisant l’asémie, le suspens, l’hyperbole :
« architecture de vide et de paroles » (Genet)

2/ relatives aux thèmes


Ils sont issus d’un tableau particulièrement sombre des rapports
humains : faillite de l’amour (du couple), de l’amitié, absence de communication
entre les êtres, règne du terrorisme sadique ou de la niaiserie ubuesque.
Grands thèmes du TA :
1/ la solitude ; la solitude n’est pas exprimée de façon « existentialiste » (chez
les existentialistes, elle était l’apanage de l’être d’exception) ; v. le discours de
Lucky.
Chez Beckett les causes de la solitude humaine sont psychiques et
métaphysiques, chez Ionesco, elles sont sociales.
2/ la souffrance ;
La faillite de l’amour (du couple) est dite de façon tragique et burlesque.
Elle a comme effet les relations sadomasochistes. Dans Le Roi se meurt, le roi
dit : « J’ai froid, j’ai peur, je pleure »
3/ l’angoisse ;
L’angoisse transparaît dans les répliques, les gestes, les attitudes. Elle est
un nouveau « mal du siècle ».
4/ l’incommunicabilité ;

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Le sentiment aigu de l’impossibilité de communiquer avec ses semblables
résulte des thèmes ci-dessus.
5/ le sentiment de la contingence et de l’absurdité de la condition humaine ;
C’est un absurde métaphysique qui résulte moins de la nature de
l’homme que de sa situation dans l’univers. L’attitude qui en résulte c’est bien
et bel la dérision. « A quoi je sers ? ». « Que faire ? Que faire », ce sont des
interrogations qui témoignent du sentiment de nullité.
6/ la mort.

3/relatives à la construction dramatique


Les pièces traduisent les angoisses et les obsessions contemporaines ;
leur structure ne répond aucunement à l’ancienne règle des trois unités. On a
affaire surtout à des tableaux, proches de séquences cinématographiques, se
substituent aux actes. Des scènes isolées qui obligent aux parallélismes, qui
favorisent le contraste.
L’impossibilité de la communication (humaine) a comme résultat
l’avènement du règne absolu du terrorisme sadique et de l’angoisse existentielle,
de l’absurde chaotique. Un exemple dans Délire à deux : Lui et Elle s’insultent,
se traitent gratuitement de « limace » et de « tortue » faute de sujets de
conversation, après quoi se giflent, et se remettent au travail.

4/ relatives à l’intention/au message


Elles satirisent l’esprit petit bourgeois, le conformisme par le truchement
d’un langage sclérosé.

5/ relatives au personnage
Les personnages sont des déchets humains, des marginaux (des misfits),
des inadaptés, des intellectuels ratés devenus des clochards (chez Beckett). Ils
sont paralysés dans leurs angoisses, inertes, mutilés, monstrueux, dans un état
de déréliction. Ou de petits bourgeois empêtrés dans leurs manies, dans leur
train de vie terne (chez Ionesco).

6/ relatives à l’atmosphère
L’atmosphère est de catastrophe ou de fin du monde, symbole d’une
condition humaine accablante = désastre généralisé. Les situations dramatiques

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sont bizarres et les dialogues aberrants. Ou l’atmosphère est bourgeoise, vide,
rien de se passe et rien n’arrivera.

7/ relatives aux moyens d’expression


L’humour noir, absurde, voire macabre qui emprunte ses moyens au burlesque ;

8/ relatives aux astuces imaginatives


L’exploitation du fantastique, de l’insolite, du rêve est une solution contre
les conventions théâtrales périmées.

9/ relatives au paraverbal
Un rôle nouveau est dévolu au corps, aux objets, à l’espace scénique, aux
silences même.

Pour faire le point


Théâtre du refus par excellence, le TA se caractérise par :
1/ le refus des préoccupations non artistiques (c’est-a-dire du didactisme, de
l’engagement, d l’idéologie caractérisée) ;
2/ le refus du réalisme-naturalisme ; il propose l’anti-réalisme, donc :
l’onirisme, le mystère, la poésie.
3/ le refus du psychologisme et de la causalité ; le psycholigisme était l’élément
formel dans la construction du personnage ; depuis Freud, on a compris que la
causalité peut manquer (l’amour et la haine peuvent coexister).
4/ le refus du texte exclusivement littéraire et du théâtre dialogué ; alors,
importance accordée aux éclairages, aux bruitages, aux objets, aux gestes, au
paraverbal.
5/ le refus des conventions usées du passé (le style littéraire, le simple
divertissement, la psychologie, le conflit, tout réalisme)

A retenir :
Emm. Jacquart (Le théâtre de dérision, p. 104) : Le théâtre reste du
ressort de l’intellect, s’adresse bien à lui mais par l’intermédiaire des sens.
Grande révolution apportée par le TA : il a rompu l’équilibre interne de
l’œuvre, en a changé le sens et la portée.

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Bibliographie minimale :
 Martin Esslin, Le Théâtre de l’absurde (The Theater of the Absurd, en
original), 1966.
 Emmanuel Jacquart, Le théâtre de dérision, Paris, Gallimard, 1974.
 Geneviève Serreau, Histoire du « Nouveau Théâtre », Paris, Gallimard,
1966.
 Nicolae Taftă, Tradition et innovation dans le théâtre français
contemporain, Galaţi, Ed. Fundaţiei Universitare « Dunărea de Jos »,
2005.

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