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Langue française

L'insulte : la parole et le geste


Sophie Fisher

Abstract
It is the title of Leroy-Gourhan's work in this inverted order that will lead our path: insults are not limited to screams or vocatives -
they are very often expressed by gestures, whether or not thèse are accompanied by words. The recent example of the
"anarchist- entarteur" who targeted the French politician Chevènement clearly shows the link between an act and an
interpretation by its victim. Thus, insults are not necessarily some abuse or a swearword; they may be a punctual act. Such an
act further supposes in an enunciative analysis the recognition of the central role of the enunciator in action interprétation. This
is evidenced by a corpus based on Sobrino's Spanish-French grammar as well as Argentinean, Brazilian, Spanish and French
data. This study concentrâtes on the notions of injunction, exclamation and onomatopoeia, which belong to the borders of the
structured systems studied by grammars.

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Fisher Sophie. L'insulte : la parole et le geste. In: Langue française, n°144, 2004. Les insultes : approches sémantiques et
pragmatiques. pp. 49-58;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.2004.6807

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_2004_num_144_1_6807

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Sophie Fisher
CELITH-EHESS
fisher@ehess.fr

L'insulte : la parole et le geste

L'utilisation inversée du titre de Leroi-Gourhan n'est pas un hasard :


l'insulte n'est pas seulement un cri, une interpellation, mais très souvent un
geste, accompagné ou non d'une parole. Ce mode d'expression se trouve
illustré par l'exemple récent de Ventarteur-anarchiste : « L'attentat pâtissier est
une sorte de matérialisation de la lettre d'insulte, avec des mots qui sauteraient à la
figure et dégoulineraient dans le cou » (P. Robert-Diard, 22-23.09.2002, « Jean-
Pierre Chevènement retrouve son entarteur devant le tribunal », Le Monde).
Comme l'insulte verbale, cet acte a une source, mais aussi une cible - le
candidat Chevènement -, qui interprète cet acte, dont « [l]e but était de salir, de
ridiculiser. Un homme public n'a pas d'autre capital que son image » (Ibid.). Le
caractère situé de l'acte montre tout l'intérêt d'une analyse énonciative
mettant au centre de la problématique le rôle du co-énonciateur comme
interprétant. Une telle analyse peut trouver des préliminaires utiles dans la
considération de sources métalinguistiques. Les études faites par certains
grammairiens constituent à ce titre un matériau de choix. C'est l'exemple
d'une grammaire bilingue, français/espagnol, l'un des classiques de la fin
XVIIIe siècle jusqu'au XIXe siècle, qui est considéré dans les deux premières
sections de cet article. Elles montrent les difficultés de la définition des
notions d'interjection, d'injure et d'insulte. Ces difficultés s'expliquent par le
caractère culturalisé de l'appréciation des notions, l'angle sous lequel elles
sont envisagées (dans le juridique par exemple), et par la situation énonciative
des usages où la portée des actes est fixée de façon déterminante par la
gestuelle. Ces paramètres sont directement pertinents pour la compréhension
des faits français, langue voisine d'une société bâtie sur le même modèle que
l'espagnole, comme le montrent les convergences avec les contributions à ce
volume. L'incarnation gestuelle de la parole agissante est le propos de la
troisième section.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

I. LES INSULTES ET INJURES COMME INTERJECTIONS

La grammaire français /espagnol de Sobrino a connu à trois époques trois


versions et trois réécritures. Ces réécritures attestent de changements dans ses
définitions du phénomène de l'insulte et de l'injure, changements qui sont le
signe autant des transformations sociales que de la prudence linguistique qui
les accompagne. Envisagée dans le sens du parlable, du dicible ou de l'interdit,
Yinterpellation apparaît en général hors des parties traditionnelles de la phrase,
puisqu'elle concerne le rapport à l'autre, mais aussi avec soi-même. Ces
rapports sont présents dans la problématique de l'interjection.

Cette notion reçoit trois définitions selon les trois versions du Sobrino, où
elles sont données en français, puisque c'est bien de grammaires pour des
francophones qui apprendraient l'espagnol qu'il s'agit (les soulignements sont
les nôtres) * :

Les Interjections sont des Particules qui s'entremettent dans le discours, pour marquer
les passions de l'âme. Mais comme elles sont peu importantes dans la Grammaire, je ne
m'arrête point à les expliquer. (Sobrino 1752 : 198)

Les Interjections sont des Particules qui sont employées dans le discours, pour marquer
les passions de l'âme... » (Sobrino 1801 : 182)

Vinterjection est un mot dont on se sert pour exprimer un sentiment de l'âme, comme
la joie, la douleur, etc., ou pour réveiller l'attention. (Sobrino 1881 : 181)

Ces définitions sont suivies d'une liste des différentes interjections (pp. 181-3).

Dès à présent, nous pouvons voir les différences entre les textes. Les
deux premières versions emploient Particules pour caractériser
l'interjection, ce qui grammaticalement la met au rang de l'article, si on considère ce
dernier comme l'articulation nécessaire de termes porteurs de sens. Par
ailleurs, ces deux versions parlent des passions de l'âme, le troisième des
sentiments. La transformation de la passion en sentiment n'est pas un simple
problème de style. Une indication allant dans ce sens est donnée au début
des deux premières définitions puisqu'il s'agit de particules qui
s'entremettent ou qui sont employées dans le discours : l'on passe de l'involontaire au
choisi. Et, ici, le point de vue énonciatif est fondamental car il suppose ce
que, à la suite de Culioli, nous appellerons le « haut degré », ou l'aspect
phatique au sens de Jakobson. Ces définitions peuvent être comparées avec
la troisième qui part de l'usage et le recentre sur le sujet énonciateur. De
Y interjection/interpellation, on aboutit à Y interjection/expression du moi. On
passe d'une société d'ancien régime, une société policée, à une société
individualiste, centrée sur le sujet. On le voit aussi dans la manière d'envisager

1. Je remercie Irène Tamba de ses remarques à propos des formes plurielle ou générique de
l'article dans les citations ci-dessus.

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L'insulte : la parole et le geste

ce qui est aux limites de l'interaction verbale comme dans le cas de


certaines insultes.

Prenons comme exemple le traitement d'une expression qui nous


semblerait étrange dans une grammaire espagnole actuelle : Sobrino, avant de
considérer hidalgo, discute un hideputa qui n'a pas d'équivalent en français. Les
éditions de 1752 et de 1801 diffèrent peu, mais ce peu donne la mesure des
transformations entre ce qui se dit et ce qui ne peut plus se dire :
De la diction Hideputa
[...] les espagnols ont une certaine exclamation on interjection d'admirer, à savoir
hideputa, qui s'emploie dans les comparaisons pour se moquer d'une personne, la
montrant n'être telle qu'elle devoit (1752 : 199) (nous soulignons)
De la diction Hideputa
Les espagnols ont une expression moqueuse ou interjection, savoir : hideputa, qui
s'emploie pour exprimer du mépris : O hideputa y que Roldân, para hacer fieros ! O
quel Roland pour faire des bravades ! ô hideputa y que Nembroth, que magno
Alexandro ! ô quel Nembroht, quel grand Alexandre ! (1801 : 183) (nous soulignons)

Notons que les deux définitions : « une certaine exclamation ou interjection


d'admirer » (1752) et « une expression moqueuse ou interjection, qui s'emploie pour
exprimer du mépris » (1801) montrent la difficulté de rendre compte du
phatique dans la transformation des situations énonciatives et sociales à
cinquante ans de distance, à une époque marquée par des bouleversements
tels que la Révolution et le début de l'épopée napoléonienne. Marque de
l'excès, ce type d'injure - qui n'est pas une insulte - s'inscrit néanmoins dans
une longue tradition hispanique (Moro, judio, ladrôn, herético), comme bougre
(Puto) et son double (Paillard, lascif, érotomane). Celle-ci étant la seule version
acceptable pour les honnêtes gens. D'ailleurs, le réfèrent étymologique de
l'antonyme hidalgo est envisagé à travers l'évocation de l'Examen de Ingenios de
Huarte, livre rare dont l'argumentaire sur la question est résumé dans le
Sobrino de 1752 :

II faut dire qu'il fait une comparaison de ce mot, algo, dont la diction est en partie
composée ; & son contraire, qui est nada. (...) or il rapporte ledit nada au péché, ou
vice, qui est à bon droit dit rien : & par algo, il entend la vertu : voulant inférer que
hijo dalgo, signifie fils de la vertu.
Une autre analyse est en outre présentée :

[...] qui a bien de l'apparence, mais elle est fort ancienne <...> hidalgo seroit composé
de trois dictions, qui sont hijo de Godo ;fils du Goth & cela à cause que les Goths ont
été les premiers Chrétiens en Espagne, & par succession étant les vieux & plus anciens,
ils sont tenus pour les plus nobles, à la différence des nouveaux convertis, tellement que
par corruption de ces trois dictions se seroit formé hidalgo, comme qui diroit hijo
dalgo. (p 101)
Par rapport à ces deux éditions, celle de 1881 ne comporte plus comme
exemples des mots ou des expressions comme celles que nous avons vues (hidalgo,

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

hideputa, etc.). Car nous sommes dans la modernidad (1881 : 181) : l'interjection
est presque une onomatopée qui suppose peu de mots articulés utilisables en
d'autres contextes. D'où le fait qu'elle se réalise comme un cri :
De l'Interjection
L'interjection est un mot dont on se sert pour exprimer un sentiment de l'âme, comme
la joie, la douleur, et., ou pour réveiller l'attention.
Les interjections les plus usitées en espagnol sont ; ah, ay, chito, ea, ha, he, 6, ola, ta,
tate, to et vaya.
Ce qui nous renvoie aux définitions de certaines grammaires françaises
comme celle de Condillac ou de Desttut de Tracy, car ceux-ci, en tant qu'idéo-
logistes, établissent un rapport nécessaire entre l'idée et le signe la représentant
- lequel, parce qu'il s'agit du propre de l'homme - est un son articulé, un cri,
un mot ou une séquence. Condillac, dans sa Grammaire (1750), écrit au
Chapitre XXV:
Des interjections
Les interjections, ou ces accens que nous avons vu être communs au langage d'action &
à celui des sons articulés, sont des expressions rapides, équivalentes quelquesfois à des
phrases entières. Elles n'ont point de place marquée, & elles n'en sont que plus
expressives ; soit qu'elles commencent un discours, soit qu'elles le terminent, soit qu'elles
l'interrompent, il semble qu'elles échappent toujours au moment de produire leur effet.
Aux accents naturels du langage d'action, les langues ont ajouté des mots tels que hélas !
ciel ! Dieu ! La grammaire n'a rien à remarquer sur ces espèces de mots : c'est au
sentiment à les proférer à propos. (Condillac 1750 : 295 ; voir aussi Bertrand 2002)
Si nous avons pris comme point de départ la lecture grammairienne d'une
interjection violente, c'est que l'insertion de ce type d'expressions dans un
contexte énonciatif échappe ainsi à la systématique des grammairiens pour
rejoindre cet entre-deux qu'est le langage d'action pour les sensualistes. Voyons
comment cette théorie du langage d'action peut départager l'injure et l'insulte.

2. L'INJURE ET L'INSULTE

Les exemples pris dans ces vieilles grammaires espagnoles nous ont donc
permis de voir la difficulté qu'il y a à marquer la différence entre l'insulte et
l'admiration, ce que nous ne retrouvons pas dans les grammaires françaises.
Quoique la spécificité de la construction espagnole permette de comparer une
expression de type N de N (hijo de puta, fils de pute), avec une autre formation
comportant la réduction du Nom : hijo—> hi- + soit un indéfini : algo, soit un
autre Nom précédé par de : hi-rf-algo // hijo de puta, la transformation du sens
allant de l'insulte à l'admiration ne peut relever que de la contextualisation et
de la fonction phatique. Les structures non quantitatives étudiées par Milner
(1978) construisent un rapport de type qualitatif dont le genre est réglé par le
nom subséquent : un espèce d'idiot / une. espèce d'idiote oubliant, comme il le
remarque, qu'espèce est féminin (1978 : 93). Faisant un pas de plus, en effaçant

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L'insulte : la parole et le geste

le déterminant pour construire l'injonction, l'exclamative insultante est là :


Espèce d'idiot /. Il est possible, dans une langue comme le français, à partir de
structures de type N de N, de passer du cri, de l'onomatopée ou du nom
dénominateur, à une structure de type phrase nominale, et finalement au geste.

Comme l'écrivent les auteurs de El arte de! insulto (Luque et alii 1997 : 19) :
« L'insulte arrive même à devenir un éloge ou une marque d'admiration : /£/
muy hijo de puta, que bien juega alfûtbol /, dont la traduction Comme il joue au
foot, le salaud ou Le fils de pute, comme il joue aufoot ! montre qu'actuellement,
en français, l'expression comportant N de N ne va pas de soi, même si en
postposition cela semble plus vraisemblable : Comme il joue aufoot, le/ce fils de
pute ! ».
Mais si l'insulte peut cesser de l'être et devenir admiration, la différence
entre l'injure et l'insulte persiste. La première franchissant un pas social, car
l'injurié est habilité à s'abriter sous la loi et à attaquer son injurieur, tandis que
la seconde renvoie à la remarque de Condillac, « c'est au sentiment à les
proférer à propos », ce sentiment appartenant - me semble-t-il - à ce qui se
trouve à la base du langage selon les idéologistes, l'expression d'une
représentation phatique.
Les travaux concernant ces expressions en Espagne signalent la grande
différence entre l'injure, le juron et le blasphème, car les deux derniers
relevaient des tribunaux religieux et le premier de la justice citoyenne. L'enjeu
légal est attesté par la séquence Manos violentas, palabras vedadas (Mains
violentes et mots interdits) sur lesquels se fonde la législation médiévale en
Castille et Léon, comme le rappelle le titre de Madero (1992).
Prenons l'étymologie de insultare : il viendrait de in- introductif intensif et
saltare. Comme l'écrit Devoto (1979) : « la valeur morale de sauter dessus, c'est-
à-dire insulter est d'époque Cicéronienne ». Selon le Robert, insulte aurait, de
1380 jusqu'au XVIIe siècle, le sens d'« attaque » (insuit) et le premier sens
serait : « acte ou parole qui vise à outrager ou constitue un outrage ». Quant à
injure (1174, lat. iniuria, injustice, tort), c'est une injustice, un traitement
contraire au jus, au droit. Par ailleurs, d'autres acceptions du terme tendent à
les confondre : « Cour (XIII) : Attaque, calomnie, insolence, insulte, invective,
sottise » et en droit : « toute expression outrageante qui ne renferme
l'imputation d'aucun fait ». L'insulte serait donc un acte de langage au sens strict. Il est
ponctuel et apparaît comme l'irruption de la passion, de l'excès, en situation
verbale. Il implique, comme l'injonction, une co-énonciation, et même
lorsqu'on s'auto-insulte, il est rare de ne pas s'adresser à soi-même en
deuxième ou troisième personne. Que t'es con ! en est un exemple courant,
mais dire : je suis con ! est pour le moins insolite (ce point a été développé dans
Fisher (1989), aussi n'y reviendrons-nous pas). Ainsi, lorsque Goffman parle
du self-talk, il montre bien qu'il s'agit d'interpellations difficiles à traiter dans
le cadre linguistique traditionnel : même les listes qu'il donne relèvent du
face-à-face et du contexte social.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

Nous pourrions dire qu'il y a bien une invocation - ou un retour ? - à la


règle pour la transgresser dans la mise en jeu des lieux limites de renonciation
où s'ancre l'interdit, en particulier le corps. Les parties du corps qui
supposent le rapport entre les sexes, les rapports entre humains mais aussi les
rapports plus ou moins métaphoriques avec des animaux dépréciés : Sale
cochon ! ou ; Marrano /, ce dernier renvoyant en espagnol et aux porcs et aux
juifs convertis... Il en est de même pour des mots tels que bougre selon ce que
rapportent les auteurs de El arte del insulto :

Lotti, a propos de l'italien buggerone, pose la question de la forte présence de


communautés cathares dans les Balkans, ce qui a fait que le mot bulgarum a
pris, déjà en italien médiéval, la valeur insultante d'« hérétique », d'où le mot
français bougre [...]. Le mot bougre/bugger est devenu synonyme de heretic en
général et deux siècles plus tard il prend la valeur de 'sodomite' [...]. En
français, bougre a curieusement perdu sa signification d'hérétique et de sodomite et
il est devenu à présent un mot informel pour dire mec ('tîo') et demeure une
sorte de préfixe augmentatif sans signification précise qui accompagne les
autres insultes (bougre d'imbécile, etc.) (Luque et alii 1997 : 51 ; notre traduction)

Le rapport avec le fait religieux, et surtout avec la transgression, semble


central dans le passage de l'injure au juron et au blasphème dont parle Benve-
niste. Il n'est pas dans notre propos d'aborder cette question car elle nous
forcerait à parcourir un double chemin : celui des représentations d'un au-
delà et celui de l'ajustement de ces représentations dans des pratiques sociales
où le corps, avec ce qu'il entraîne en tant que rapports familiaux par exemple,
est un des buts préférés de l'insulte.

Pour finir ce parcours allant de l'injure à l'insulte, nous aimerions revenir


sur le passage à l'écrit qui fixe en quelque sorte un modèle. Il s'agit d'une note
de Jorge Luis Borges, « L'art de l'injure » dans son Histoire de l'éternité :

Commettre un sonnet, mettre en circulation des articles : le langage est un


répertoire de ces commodes insolences qui font les principaux frais des
controverses. Dire d'un écrivain qu'il s'est débarrassé d'un livre ou qu'il l'a cuisiné ou
qu'il l'a pondu est une tentation par trop facile. Les verbes bureaucratiques ou
boutiquiers font plus d'effet : expédier, donner suite, débiter. Les mots
desséchants se combinent avec d'autres, effusifs, et l'adversaire en reste pour
toujours confondu. [...] (1933 : 443)

Deux exemples pour finir. L'un est la célèbre parodie d'insulte qu'improvisa,
nous dit-on, le docteur Johnson : « Votre épouse, monsieur, sous prétexte
qu'elle travaille dans un lupanar, vend des tissus de contrebande ». L'autre est
la plus magnifique injure que je connaisse. Injure d'autant plus remarquable
qu'elle constitue l'unique tentative de littérature de son auteur : « Les dieux ne
consentirent pas que Santos Chocano déshonorât le gibet en y mourant. Il resta
vivant, après avoir lassé l'infamie ». Déshonorer le gibet, lasser l'infamie. À
force d'abstractions de cette qualité, l'injure que Vargas Vila décharge à bout
portant perd tout contact avec la victime et la laisse indemne, irréelle, reléguée
au deuxième plan et peut-être immortelle. (1933 : 446)

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L'insulte : la parole et le geste

Ces quelques repères permettent d'apprécier la polyvalence de ces


constructions langagières qui ont en commun de se trouver en marge de modèles
simplistes tels ceux de la belle langue ou ceux des phrases bien formées. Ils
supposent, outre une approche énonciative, une méthodologie qui tienne
compte des différentes modalités de l'expression. Je pense à l'ironie telle
qu'elle transparaît dans la citation de Borges ou, du point de vue d'une
méthode d'analyse, à celle que proposait A. Culioli dans sa théorie des
modalités qui rend compte non seulement des modalités traditionnelles (possible et
nécessaire) mais aussi - et surtout - des relations intersujets et de l'appréciatif qui
permettent l'étude dénonciations hors norme, telles l'insulte ou l'injure.

Certaines parties du poème ci-après me semblent, elles aussi, relever d'un


traitement de l'auto-insulte. Il s'agit de La balade du con où nous avons
souligné le mot, mot qui finit par inverser son sens, le pauvre con devenant le
tendre con qu'on aime. Voici quelques strophes du texte2 du poète et écrivain
argentin Isidoro Blaisten :
— Tu as raison maman, dit le con, et il but une rosé
— Je ne serai plus con et il descendit du vent
— Je serai astucieux et géomancien. et il tourna une étoile vers le bas
[...]
les parents riches arrivèrent et lui dirent : — Tu es pauvre mais pas con
Et le con ne fut plus con
[...]
Alors, un marrant arriva et il lui dit, con joyeux.
un pauvre vint et lui dit, pauvre con ;
un triste vint et lui dit, triste con ;
vint un pasteur protestant et il lui dit révérant con ;
vint un curé et il lui dit, sacro-saint con,
vint un rabbin et lui dit, con de juif ;
vint sa mère et elle lui dit, fils, ne sois pas con ;
vint une femme aux yeux bleus et elle lui dit :
je t'aime.
(Notre traduction)
Dans ce texte poétique, qui réunit paroles et comportements dans un non-récit
qui est une suite d'injonctions, nous passons insensiblement de la parole aux
comportements. C'est ce dernier point qui permet d'invoquer les attitudes
suscitant aussi bien des images que des attitudes accompagnant ou non la parole.

2. Isidoro Blaisten, « Balada del boludo », Antologîa personal, Ed. desde la gente, s/d : « Balada
del boludo : - Tienes razôn, marna / dijo el boludo. / Y se bebiô una rosa / - No seré mas boludo
/.Y bajô del viento / - Seré asruto y zahorî / Y dio vuelta una estrella para abajo / Y se metiô en
el subte. / Y quedaron las gaviotas en el rîo. / [...] / Entonces, / Vino un alegre y le dijo ; /
Boludo alegre. / Vino un pobre y le dijo ; / Pobre boludo. / Vino un triste y le dijo ; / Triste
boludo. / Vino un pastor protestante y le dijo ; / Reverendo boludo. / Vino un cura catôlico y le
dijo ; / Sacrosanto boludo. / Vino un rabino judîo y le dijo ; / Tudfo boludo. / Vino su madré y le
dijo ; / Hijo. no seas boludo. / Vino una mujer de ojos azules y le dijo ; / Te quiero. » Je tiens à
rendre hommage à cet écrivain récemment disparu.

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Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques

3. DE LA PAROLE AU GESTE

L'insulte, qui se donne in situ, est généralement accompagnée de


mouvements du corps. Songeons à tous les comportements étudiés par les
spécialistes de la gestuelle, en particulier les gestes de la main et du bras : faire un
bras d'honneur, dresser le médium tout en refermant la main dans la bonne
tradition méditerranéenne, ou, plus infantilement tirer la langue.

Si nous pensons aux graffitti qui ornaient les murs romains et pompéiens
(Petrucci 1980/1986), ce sont bien des manières de dire qu'ils incarnent. Courts,
comme les mots qu'ils représentent, figurés aussi, comme ceux que nous
retrouvons dans les toilettes des lieux publics. On en trouve de même dans
certaines images médiévales destinées non seulement à être des exempla mais
aussi à créer la peur du châtiment.

Insultes et injonctions, mots dessinés pour être lus, comme les insultes du
Capitaine Haddock dans Tintin, qui sont autant d'énoncés encadrés, écrits en
termes très souvent symboliques - donc incompréhensibles - avec des
caractères empruntés à d'autres systèmes d'écriture et qui tous cachent en quelque
sorte l'horreur du dit.

Dans la très belle exposition sur le Geste Kôngo du Musée Dapper (2002), on
a présenté, non pas des images - représentation bidimensionnelle classique -
mais des sculptures qui agissent dans la société. Par exemple, la représentation
d'un homme, la main gauche sur la hanche, pour décharger à terre le mal, et
la droite sur la tête, refermée, pouvant tenir ou non un objet pour capter les
bons effluves, bouche ouverte et langue dehors. Si elle n'est pas lue dans sa
société, elle peut très bien être interprétée comme la représentation d'un être
maléfique selon la lecture des Kôngo des Amériques. En effet,

[. . .] l'art figuratif est, à son origine, directement lié au langage et beaucoup plus
près de l'écriture au sens le plus large que de l'œuvre d'art. Il est transposition
symbolique et non calque de la réalité, c'est-à-dire qu'il y a entre le tracé dans
lequel on admet de voir un bison et le bison lui-même la distance qui existe
entre le mot et l'outil. Pour le signe comme pour le mot, l'abstrait correspond à
une adaptation progressive du dispositif moteur d'expression à des
sollicitations cérébrales de plus en plus nuancées [...]. (Leroi-Gourhan 1964 : 266)

et ces mots de Leroi-Gourhan nous mènent vers notre conclusion.

4. EN GUISE DE CONCLUSIONS...

Si l'insulte est acte de parole, manifestation physique d'une passion comme


le suggère Sobrino, il reste que ce genre de profération a des caractéristiques
de physique de la parole relativement strictes. Pas d'énoncés longs ou de
discours organisés, des séquences quasi onomatopéiques, sorte de souffle

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L'insulte : la parole et le geste

d'un corps qui se rebelle en agressant ou en répondant à une agression


verbale.
D'où la difficulté du sujet. Un traitement de type « liste de mots » ne rend
pas compte de l'insertion de ces comportements dans des comportements
sociaux. Par ailleurs, la grammatisation telle que la pratiquent les Sobrino
renvoie à une hypothèse sur la langue qu'on retrouve chez de Brosses (1765),
Condillac (1750), Destutt de Tracy (1803) où le signe des idées se loge dans le
corps stressé, et cela nous rappelle la phrase de Leroi-Gourhan : « II est
transposition symbolique et non calque de la réalité ».

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