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Revue d’études comparatives Est-

Ouest

La théorie du cycle de Hayek et les économies à planification


centralisée
Irena Grosfeld

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Grosfeld Irena. La théorie du cycle de Hayek et les économies à planification centralisée. In: Revue d’études comparatives
Est-Ouest, vol. 16, 1985, n°4. pp. 131-136;

doi : https://doi.org/10.3406/receo.1985.2583

https://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_1985_num_16_4_2583

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Résumé
L'importance attribuée au surinvestissement ainsi que le rôle de la consommation et des salaires réels
rendent la théorie du cycle de Hayek particulièrement adaptée à l'analyse du cycle d'investissement
dans les économies planifiées. L'impulsion qui met en mouvement le processus d'expansion vient
d'une grande pression en faveur de l'investissement, exercée sur les planificateurs par tous les agents
économiques, combinée au relâchement du contrôle du Centre. L'affectation des ressources à
l'investissement et à la consommation n'est pas régulée par le mouvement du taux d'intérêt ; elle est
soumise aux décisions directes des planificateurs. Ce sont eux les responsables — tout comme les
banques dans les économies de marché — de l'accroissement des dépenses d'investissement et du
changement de la structure de la production. Vers la fin de la phase d'expansion, les intentions d'achat
des consommateurs ne peuvent être réalisées, et une forte pression se manifeste sur le marché des
biens de consommation. Sensible au mécontentement croissant de la population, le Centre est obligé
de baisser le taux de croissance de l'investissement. L'arrêt de l'expansion provoque un retard dans la
mise en exploitation des nouveaux projets, un accroissement du stock des investissements non
terminés, une sous-utilisation du capital fixe.

Abstract
Hayek's Theory of the Trade Cycle, and the Centrally Planned Economies.
Hayek's theory of the trade cycle, with its emphasis on over-investment, and also on the rôle of
consumption and real wages, is particularly well adapted to analysis of the investment cycle in planned
economies. The impulse which sets the process of expansion in motion arises from great pressure for
investment, exerted on the planners by all the economic agents, combined with a relaxing of
supervision from the Centre. The allocation of resources to investment and consumption is not
regulated by movement of the rate of interest ; it is subject to direct decision by the planners. It is they
who are responsible — like the banks in market economies — for the growth in investment expenditure
and changes in the structure of production. Towards the close of the expansion phase, consumers'
intentions to purchase are frustrated, and there arises considerable pressure on the consumers' goods
market. The Centre, aware of the growing discontent of the public, is forced to lower the rate of growth
in investment. The halt to expansion in turn causes a slowing-down in the completion of new projects,
an increase in the volume of uncompleted investments, and under-utilisation of fixed capital.
La théorie du cycle de Hayek

et les économies

à planification centralisée

Irena GROSFELD*

Depuis une vingtaine d'années déjà les travaux concernant les


fluctuations dans les économies à planification centralisée (EPC) ne cessent de se
multiplier ', et nous ont déjà apporté des éléments d'une théorie dynamique
des EPC. Il est regrettable, cependant, que leurs auteurs ne fassent en
général aucune référence à la littérature très abondante sur les cycles dans
les économies de marché, comme si les deux sujets étaient complètement
distincts l'un de l'autre. Les phénomènes cycliques, et notamment leur
mécanisme de « propagation », sont sans doute très différents dans les
deux systèmes, mais il reste néanmoins que certaines explications des
fluctuations « capitalistes » s'avèrent utiles pour notre compréhension du
cycle « socialiste ». Particulièrement intéressantes de ce point de vue sont
les interprétations — on les appelle des théories monétaires de la
surcapitalisation2 — qui expliquent la crise par le déséquilibre de l'appareil de
production, voire par le développement excessif des industries produisant
des biens de production par rapport aux industries fabriquant des biens de
consommation. Parmi les tenants de ces théories on compte F.A. Hayek
(1931), L. von Mises (1934), L. Robbins (1934), W. Rôpke (1936).
Nous nous proposons de présenter surtout la théorie de Hayek pour
montrer ensuite que ce dernier est un véritable père spirituel de tout un
groupe d'auteurs travaillant sur le problème du cycle de l'investissement
dans les économies planifiées, et pour faire ressortir enfin ces éléments de
son raisonnement qui paraissent particulièrement adaptés pour la
description des oscillations cycliques dans les EPC.

* Chargé de recherche au C.N.R.S.


1. Pour une revue de la littérature récente, voir Irena Grosfeld, « Fluctuations du
taux de croissance de l'investissement dans les économies à planification centralisée »,
Revue d'Études Comparatives Est-Ouest, n° 3, 1984..
2. Selon la classification de Haberler, 1943.

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Irena Grosfeld

Selon Hayek, la déformation de la structure de la production est due au


mauvais ajustement des prix relatifs. Dans l'économie de marché, la
répartition des ressources devrait être guidée normalement par le taux
d'intérêt. La structure de la production, et notamment le nombre de stades
entre la production la plus éloignée du consommateur et la production
finale des biens de consommation, devrait être déterminée par les décisions
prises quant à la répartition du revenu entre l'épargne et la consommation.
L'accroissement de l'épargne devrait entraîner une baisse du taux d'intérêt
et, par conséquent, une augmentation de l'investissement dans la
production des biens de production. Mais l'allongement du processus de
production peut se produire également dans le cas où l'expansion du crédit
bancaire remplace l'épargne spontanée. En effet, étant donné que l'offre du
crédit est relativement souple, les banques peuvent créer des conditions de
prêt facilitées. Elles le font parce qu'elles n'ont pas intérêt à maintenir
l'équilibre entre l'offre de crédit et l'épargne ; au contraire, la concurrence
au sein du système bancaire les incite plutôt à provoquer l'expansion et la
contraction du crédit, ou bien parce que le maintien de l'équilibre entre le
taux monétaire et le « taux naturel » 3 s'avère tout simplement
techniquement très difficile.
L'intervention des banques qui brouillent l'ajustement « naturel » en
augmentant l'offre de crédit sans un accroissement correspondant de
l'épargne se traduit par une baisse du taux d'intérêt. Cela incite les
entrepreneurs à augmenter les investissements dans le capital fixe. La
demande totale des biens de production augmente par rapport à la
demande des biens de consommation, et, par conséquent, les prix des biens
de production augmentent par rapport aux prix des biens de
consommation. L'argument est basé sur l'hypothèse qu'il y a un retard de la
consommation par rapport aux salaires : malgré les augmentations de revenus
créées par les investissements supplémentaires, la demande des biens de
consommation ne croît pas immédiatement, et, à ce stade au moins, les prix
des biens de consommation n'augmentent pas. Notons que Hicks (1967)
considère ce type de retard comme peu probable, et propose de le
remplacer par un autre : le retard des salaires nominaux derrière l'équilibre de
l'offre et de la demande sur le marché du travail4. Cela donnerait
également lieu au phénomène qu'Hayek considère comme essentiel, à savoir
qu'en conséquence d'une expansion, les prix de certains biens de
production augmenteront plus que d'autres.
Le changement des prix relatifs dure tout au long du boom et influence
la structure de la production. Les ressources sont dirigées vers les stades de
la production plus éloignés des consommateurs et nécessitant des
méthodes de production plus « capitalistes », plus longues. (Autrement dit, la

3. Par « taux naturel », Hayek entend, suivant Wicksell, 1898, le taux d'intérêt, qui
correspond à l'équilibre entre la demande de capital et l'offre d'épargne.
4. Cependant, Hicks souligne, à juste titre, que la rigidité des salaires nominaux est
un concept peu Hayekien (proche plutôt de la théorie de Keynes).

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La théorie du cycle de Hayek et les EPC

production des biens de consommation exige par unité plus de capital). De


ce fait, l'offre des biens de consommation sera diminuée, ce qui entraînera
une « épargne forcée » : les consommateurs qui n'ont pas sanctionné, dans
la structure de la production, les changements provoqués par lé taux
d'intérêt « artificiel » seront incapables de réaliser leurs intentions de
consommation, parce qu'il y aura moins de biens disponibles. Si
l'allongement des méthodes de production avait été précédé par un accroissement
de l'épargne, les stocks des biens de consommation auraient pu
s'accumuler et être vendus après que les derniers produits de l'ancien processus de
production arrivent sur le marché. Mais ce n'est pas le cas. Pendant
quelque temps, les banques peuvent compenser l'accroissement de la
demande des biens de consommation par une augmentation adéquate des
crédits accordés aux producteurs. Mais elles ne peuvent pas poursuivre
l'expansion du crédit au-delà d'un certain seuil imposé par les lois en
vigueur, et le risque d'une dépréciation rapide de la monnaie, voire un
effondrement complet du système monétaire ; elles seront obligées de la
stopper. Plus cela se fera tard, plus les conséquences seront graves. Face à
l'accroissement de la demande des biens de consommation, le système des
prix relatifs devra changer, les prix des biens de consommation augmentant
par rapport aux prix des biens de production. La baisse des salaires réels
qui en résulte incitera les entrepreneurs à changer la proportion du capital
et du travail en faveur de ce dernier. Certains investissements qui ont été
profitables jusqu'alors cessent de l'être. Il devient nécessaire de retourner
aux méthodes de production plus courtes et moins « capitalistes » 5. Le
nouveau capital, qui a été investi dans un équipement adapté seulement
aux processus plus longs, sera perdu. C'est ce qu'on appelle une crise
économique. La dépression qui la suit est un processus d'adaptation de
l'appareil de production.
Après un certain temps, une baisse des revenus dans les industries de
biens d'investissement conduira, via une baisse des prix des biens de
consommation, à une augmentation des salaires réels et à une baisse des
profits dans les industries produisant des biens de consommation. La
substitution du capital au travail deviendra profitable. L'investissement
sera de nouveau plus « capitaliste ». Le coût élevé du travail incitera les
entrepreneurs à introduire l'équipement permettant d'économiser la
main-d'œuvre. Le mouvement ascendant recommencera.
Contrairement donc à ceux qui cherchent les causes du cycle dans l'excès
d'épargne, Hayek considère qu'il faut les chercher dans le
surinvestissement par rapport à l'offre disponible de l'épargne. Il montre que, sous
certaines conditions, l'accroissement de la demande de biens de consom-

5. Une solution alternative consisterait à réduire la demande des biens de


consommation (par une compression des salaires et des autres revenus destinés à l'achat des biens
de consommation). Cependant, étant donné les rigidités du système économique ce type
de rajustement serait très pénible.

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Irena Grosfeld

mation peut provoquer une diminution plutôt qu'une augmentation de la


demande des biens d'investissement.
L'importance attribuée au surinvestissement rend la théorie de Hayek
particulièrement adaptée — curieusement — à l'analyse du cycle dans les
économies planifiées. Plusieurs auteurs qui ont étudié les fluctuations dans
les EPC ont constaté en effet que les variations du taux de croissance de
l'investissement sont provoquées par les dépassements d'un certain niveau
optimum d'investissement faisant place périodiquement aux tentatives de
rééquilibrage.
Un autre point — plus intéressant peut-être — qui nous permet
d'interpréter le cycle « socialiste » à la lumière du modèle hayekien, est le rôle de
la consommation et des salaires réels dans le retournement de la tendance
à l'expansion.
Un article, devenu aujourd'hui classique, d'un économiste argentin,
Julio Olivera (1960), dont les thèses ont été reconnues par la majorité des
spécialistes du sujet, rejoint, inconsciemment peut-être, cet aspect de
l'analyse de Hayek. Pour expliquer la croissance cyclique dans les EPC,
Olivera insiste sur la différence qui existe entre les préférences temporelles
des consommateurs concernant la distribution des revenus entre la
consommation et l'épargne, et celles des planificateurs. Ces derniers, ayant
tendance à maximiser les investissements, contribuent aux déséquilibres
croissants dans la répartition des facteurs de production entre les
différentes branches de l'industrie, dans la structure des prix et dans les relations
entre les salaires réels et la productivité. Face au mécontentement social dû
à ces déséquilibres, les planificateurs procèdent à un certain ajustement de
la structure de la production en faveur de la production des biens de
consommation. Certaines constructions sont arrêtées, on s'efforce
d'achever les investissements qui permettraient d'augmenter le niveau de vie, on
essaie d'harmoniser la structure de la production et d'éliminer les goulots
d'étranglement. Lorsque les tensions qui ont provoqué l'ajustement
diminuent, l'expansion reprend. Selon Olivera, à long terme, aucune économie
ne peut s'éloigner trop des préférences des consommateurs. Une économie
centralement planifiée, dans laquelle l'écart entre la structure de la
production et les préférences des consommateurs a tendance à croître, aura donc
inévitablement une croissance cyclique.
Dans le mécanisme du cycle décrit par Hayek, l'inadaptation de l'offre
et de la demande sur le marché des biens de consommation, provoquée par
le maintien d'un taux d'intérêt artificiellement bas, entraînait un
changement des prix relatifs, et, à travers une baisse des salaires réels, l'arrêt de
l'expansion. Dans le modèle d'Olivera, l'insatisfaction des consommateurs
contribue, elle aussi, au renversement de la tendance expansionniste, bien
que le mécanisme de réaction soit différent.
Dans les économies planifiées, l'impulsion qui met en mouvement le
processus d'expansion ne vient pas de l'excès de l'offre de crédit, mais
d'une grande pression en faveur de l'investissement, exercée sur les

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La théorie du cycle de Hayek et les EPC

planificateurs par tous les agents économiques, combinée au relâchement


du contrôle exercé par le Centre. Les individus n'ont évidemment pas de
possibilités d'investir leur épargne, et le cycle n'est pas provoqué par le
mouvement des prix et du taux d'intérêt qui influent sur les décisions
indépendantes des agents économiques. L'affectation des ressources à
l'investissement et à la consommation, ou bien à la production des biens
de consommation et à celle des biens de production, n'est pas régulée par
le mouvement du taux d'intérêt ; elle est soumise aux décisions directes des
planificateurs. Ce sont eux les responsables — tout comme les banques
dans les économies de marché — de l'accroissement des dépenses
d'investissement et du changement de la structure de la production. Mais une fois
l'impulsion donnée au processus de l'expansion, le mécanisme décrit par
Hayek du déséquilibrage de l'appareil de production, est une bonne
représentation de ce qui se passe réellement dans une économie planifiée.

La pénurie des biens de consommation, qui est le résultat de la phase


d'expansion, ne se traduit pas inévitablement par une augmentation des
prix des biens de consommation. Il n'y a pas de mécanisme d'ajustement
spontané. Les prix sont rigides et l'inflation est surtout contenue.
Cependant, comme dans le modèle de Hayek, les intentions d'achat des
consommateurs ne peuvent être réalisées, et une forte pression se manifeste sur le
marché des biens de consommation. Ce processus ne peut pas être inversé
par un accroissement du taux d'intérêt — dont le rôle est négligeable dans
ce type d'économie — mais par une décision du Centre : sensible au
mécontentement croissant de la population, il est obligé de baisser le taux
de croissance de l'investissement. L'arrêt de l'expansion provoquera un
retard dans la mise en exploitation des nouveaux projets, un accroissement
du stock des investissements non terminés et une sous-utilisation du capital
fixe. Selon Hayek, l'existence des capacités non utilisées dans une
économie de marché est une conséquence de l'affectation erronée des ressources.
Ceci semble être vrai aussi dans le cas des EPC. Mais le remède que
propose Hayek n'est pas très utile pour les EPC : il suggère qu'il ne faudrait
pas utiliser des stimulants artificiels et que l'affectation des ressources entre
les biens de production et les biens de consommation devrait être
déterminée par l'épargne et les dépenses volontaires. Il est peu probable que les
planificateurs se plient à une telle règle, car leur raison d'être est
précisément d'imposer une « rationalité macroéconomique » au système, ce qui
signifie entre autres une affectation spécifique des ressources.

La remarque faite par Hicks, concernant le retard implicite, au


raisonnement de Hayek, est encore plus juste pour ce qui est des EPC. Il est plus
réaliste de supposer que les salaires nominaux sont rigides dans les EPC,
que d'admettre une rigidité de la demande des biens de consommation par
rapport aux augmentations des salaires. Mais, étant donné un système
arbitraire des prix et le rôle passif de la monnaie au sein d'une partie des
économies planifiées, le côté monétaire de la théorie de Hayek est pour
nous le moins important. Le déséquilibre structurel n'est pas dû aux

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ajustements des prix, mais au caractère expansionniste de l'économie de


type soviétique.
A l'intérieur donc du cadre institutionnel typique des EPC, il semble
qu'il n'y ait pas de remède radical aux fluctuations. Ce qui reste, ce sont
de petites modifications du système, dans le sens d'une ouverture d'un
grand nombre de « soupapes de sécurité » qui donneraient des possibilités
aux consommateurs d'exprimer leurs préférences ou leur insatisfaction.

REFERENCES

Bentham, Manual of Political Economy, (rédigé en 1804), 1843.


Haberler G., Prospérité et dépression, Genève, 1943.
Hayek F. A., Prices and Production, 1931.
Hicks J., Critical Essays in Monetary Theory, 1967.
Von Mises L., The Theory of Money and Credit, 1934.
Olivera J., « Cyclical Growth under Collectivism », Kyklos, 13, 1960
Robbins L., The Great Depression, 1934.
Rôpke W., Crisis and Cycles, 1936.

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