Vous êtes sur la page 1sur 33

du financement des investissements (privés ou publics), elles peuvent engendrer des

bulles spéculatives dont le retournement est porteur de tension sur les taux d’intérêt.

Face à l’incertitude, lorsque l’évaluation du risque est impossible, Keynes insiste


sur le rôle de la politique monétaire de la banque centrale pour faire baisser les taux
d’intérêt et relancer l’investissement en réduisant le coût du capital. La banque centrale
peut en effet injecter de la monnaie (en baissant son taux directeur, en achetant des
titres sur l’Open Market et sur le marché interbancaire, ou en prenant en pension des
titres de banques privées contre des liquidités). Elle attend dans ce cas que les
opérateurs consacrent une partie des crédits ainsi obtenus à l’acquisition de titres, dont
les taux baisseraient. Mais si le pessimisme les gagne, la préférence pour la liquidité des
spéculateurs est susceptible d’être totale. Ils n’achètent plus de titre et les taux d’intérêt
n’ont, dans ce cas, aucune raison de baisser. La politique monétaire devient alors
impuissante face à cette situation, qualifiée de «trappe à liquidité». La politique
budgétaire doit prendre le relais.
Lors de la crise des subprimes, les banques qui détenaient toutes des actifs
toxiques dans leur bilan savaient que les autres étaient également touchées. En
conséquence, cette défiance mutuelle faisait régner une telle incertitude sur le marché
interbancaire (où les banques se prêtent de l’argent) que les banques ne se prêtèrent
plus d’argent à bas taux, au point que l’économie pouvait subir une grave crise de
liquidité. L’intervention des Banques centrales qui sont allées jusqu’à prendre en
pension les actifs toxiques présentés à leur guichet par les banques en contrepartie de
crédits accordés à très bas taux, a permis d’éviter le «creditcrunch».

3.LaDemandeeffectiveestdéterminante

Les conséquences de l’incertitude sur la demande effective et sur l’économie


réelle sont par conséquent importantes, lorsque la tension sur les taux d’intérêt et
l’incertitude sont susceptibles de déprimer durablement l’investissement par le canal
d’une hausse des taux d’intérêt.
D’un point de vue purement comptable, l’équation de demande globale s’écrit :
Y = C + I Ù Y= C + S
La condition d’équilibre de l’économie est donc : I = S
Lorsque I > S, l’économie est en surchauffe, avec des tensions inflationnistes.
Lorsque I < S, l’économie est en sous-emploi et menacée de déflation. C’est ce cas
déflationniste d’une économie où prévaut un excès d’épargne sur l’investissement qui
préoccupait particulièrement Keynes. Concrètement, une telle économie est porteuse de
chômage car la faiblesse de l’investissement réduit la demande de capital en direction
du secteur produisant des biens d’équipement. Les revenus que ce secteur distribue sous
forme de salaires se réduisent. La contraction de la consommation se répercute sur la
production du secteur des biens de consommation. Le chômage qui se développe est un
chômage involontaire. Dans ces conditions, les mesures incitatrices en direction des
offreurs de travail (les travailleurs) - comme de nos jours l’abaissement de la durée ou
du montant des indemnités chômage, ou encore la prime pour l’emploi -, aptes à réduire
le chômage volontaire en plein emploi, sont absolument inefficaces dans ce contexte de
sous-emploi. Il faut alors agir sur les composantes de la demande globale pour relancer
l’économie. Keynes insiste en particulier sur l’activation des dépenses d’investissement,
dont l’accroissement engendre un effet multiplicateur sur l’activité économique et
génère en fin de course l’épargne nécessaire pour son financement. Le raisonnement

Page 34 sur 102


causal qui conduit à l’équilibre I = S est ici inversé par rapport au raisonnement
néoclassique. C’est l’investissement qui conditionne l’épargne et non le contraire. En
effet, La relance de la dépense d’investissement des entreprises accroît la demande au
secteur des biens d’équipements. Ce dernier distribue du revenu à ses salariés, dotés
d’une certaine propension à consommer et à épargner présumée stable. L’accroissement
de la consommation alimente les débouchés du secteur des biens de consommation, qui
distribue à son tour du revenu à ses salariés, qui répartissent à leur tour leurs revenus
entre consommation et épargne. Il en résulte une reprise de la croissance de la
production pour un équilibre I = S à un niveau d’investissement et d’épargne supérieur
à la situation initiale.
Mathématiquement, la fonction de consommation, avec une propension à
consommer c de 0,8% du revenu et une propension à épargner s de 0,2% du revenu
s’écrit :
C = cY, avec c = 0,8
La demande globale s’écrit alors :
Y = cY + I
(1 – c) Y = I
Y=I/1–c
Le multiplicateur k est obtenu en dérivant Y par rapport à I :
k =dY/dI = 1/1 – c Ù dy = 1/1 – c. dI
Ceci signifie que, en économie fermée, l’effet multiplicateur sur la production d’un
accroissement de l’investissement est de 5, si la propension à consommer est de 0,8 :
dy = kdI, avec k = 5
Selon Keynes, les entrepreneurs prennent la décision d’investir en tenant compte
du climat des affaires, et en comparant l’efficacité marginale du capital e (le rendement
futur escompté et actualisé d’un investissement) avec le taux d’intérêt i (le coût du
financement de cet investissement). Si e>i, l’entrepreneur choisit d’investir s’il anticipe
un climat des affaires acceptable et de bons carnets de commandes. Si e<i, les placements
financiers sont préférables à l’investissement dans l’économie réelle.
Une relance de l’investissement peut être obtenue grâce à une politique
monétaire abaissant le taux d’intérêt au-dessous de l’efficacité marginale du capital.
C’est ainsi, on l’a vu, que les banques centrales ont massivement injecté des liquidités
pour enrayer la tension sur les taux du marché interbancaire, lors de la crise des
subprimes. Elles ont également abaissé à leurs taux planchers leurs taux directeurs, qui
servent de base pour la détermination des taux interbancaires.
Lorsque l’investissement privé est en berne, ou ne repart pas malgré à la baisse
des taux d’intérêt, la puissance publique peut aussi être amenée à drainer par l’emprunt
l’épargne oisive excédentaire vers des projets d’investissements d’avenir. A défaut,
l’économie subirait une pression déflationniste. L’impôt permet, certes, dans une
certaine mesure, de taxer les revenus et l’épargne des classes riches pour financer les
dépenses publiques. Cela peut néanmoins s’avérer insuffisant lorsque l’activité
économique est extrêmement ralentie. Le déficit budgétaire2 se justifie dans ce cas, pour
enclencher un effet multiplicateur. Ce dernier engendre une reprise de la croissance.
Celle-ci est source de recettes fiscales qui, en fin de course, permettent de réduire les
déficits.
Keynes était partisan de faire jouer aux dépenses publiques d’investissement un
rôle de soutien à l’activité, lorsque celle-ci est morose. Il proposait de distinguer, au sein

2L’investissement public, financé par l’endettement public, se substitue alors au déficit d’investissement
privé, qui aurait lui-même été financé par de l’endettement auprès des marchés.

Page 35 sur 102


du budget de l’Etat, le budget de capital, dédié à l’investissement public3, et le budget de
fonctionnement. Il distingue la dette productive, liée au financement des
investissements, et la dette improductive engendrées par les autres dépenses. Le budget
de fonctionnement doit être équilibré, voire excédentaire afin de dégager des ressources
pour le budget de capital. C’est le financement du budget de capital qui peut opérer par
l’emprunt, notamment lorsque l’investissement privé ne mobilise pas l’épargne
disponible. Dans ce cas, les taux sont même susceptibles d’être bas sans que
l’investissement y soit sensible. Le déficit budgétaire, pour relancer l’économie par
l’investissement public, est alors la seule arme efficace. Des recettes fiscales doivent être
budgétées pour faire face aux échéances de remboursement des traites de l’emprunt au
cours de la durée de vie de ces projets.
En des termes plus contemporains, les keynésiens sont au moins partisans de
laisser jouer ce que les économistes contemporains nomment les stabilisateurs
automatiques. Cette politique consiste à laisser jouer un rôle de soutien à l’activité au
déficit public, qui se creuse mécaniquement en bas du cycle en raison de la baisse des
recettes fiscales. Lorsque l’économie recouvre son rythme de croisière, les rentrées
fiscales induites par le retour de la croissance permettent une réduction progressive du
déficit budgétaire en haut du cycle. Les keynésiens invoquent parfois la pertinence de
politiques volontaristes allant au-delà du jeu des stabilisateurs automatiques. Ces
politiques, dites contra-cycliques, consistent à accroître la dépense publique en bas du
cycle pour soutenir l’investissement lorsque l’investissement privé est en berne, en la
finançant par l’impôt (l’effet multiplicateur est le moins important dans ce cas), par des
emprunts supplémentaires (si les taux d’intérêt sur les emprunts d’Etat ne sont pas
tendus, l’effet multiplicateur est plus élevé que précédemment) ou par la création
monétaire (l’effet multiplicateur est encore plus élevé lorsque les capacités de
production ne sont pas saturées)4. Symétriquement, lorsque l’économie revient au plein-
emploi, les politiques contra-cycliques consistent à refroidir la demande au-delà de ce
qu’exigerait le simple jeu des stabilisateurs automatiques. L’objectif est alors de prévenir
les tensions inflationnistes qui interviennent lorsque les capacités de production sont
saturées en présence d’une demande soutenue, mais aussi de dégager des excédents
supplémentaires du solde primaire pour les consacrer au désendettement. Pour cela, des
hausses d’impôts et/ou une contraction de dépenses peuvent être nécessaires. Keynes
écrit à cet égard que le plein-emploi est le seul cas de figure où les remèdes de l’économie
classique doivent s’appliquer.
Le creusement des déficits budgétaires, observé depuis le début des années 1980
dans les pays développés, n’est en rien le résultat du maintien de politiques
keynésiennes devenues inefficaces. Il est en grande partie dû à l’adoption d’une politique
de l’Offre (voir Infra), appliquée aux Etats-Unis sous Ronald Reagan. Le déficit
budgétaire américain dans les années 60-70 était déjà, à tort, présenté comme le
symbole du Keynésianisme triomphant. En réalité ce déficit fut essentiellement le

3 Keynes décompose le budget de capital du Ministère des finances de la façon suivante. Aux débits : les

dépenses et avances en capital, le remboursement net de la dette, le déficit de la sécurité sociale, le compte
courant. Aux crédits : les surplus du budget ordinaire, les surplus de la sécurité sociale, les surplus d’autres
fonds hors budget, les emprunts nets nouveaux auprès du public. (CollectedWritings, 27, p. 407-408).
4 En bas du cycle, si les taux se tendent sur les emprunts d’Etat, notamment à l’occasion d’attaques

spéculatives des marchés, la monétisation des déficits publics peut s’avérer la solution appropriée : la
banque centrale finance alors pour partie et à bas taux la dette souveraine, en lieu et place des marchés. La
monétisation s’impose particulièrement lorsque les marchés exigent une prime de risque excessive,
susceptible d’alourdir exagérément les charges de la dette, qui devient insoutenable lorsque le taux d’intérêt
est supérieur au taux de croissance de l’économie.

Page 36 sur 102


résultat de baisses d’impôts, que symbolisa notamment le Taxcut de Kennedy, et non
d’une explosion des dépenses publiques. Si celles-ci s’accrurent substantiellement, sous
l’administration Johnson, c’était essentiellement pour financer les dépenses militaires
au Vietnam. Il fallut alors augmenter les taux marginaux des tranches supérieures de
l’impôt sur le revenu, puis actionner la planche à billet. La politique budgétaire
américaine menée au cours des Trente Glorieuses ressemble donc à une politique de
l’offre et non à une politique maniant la demande globale, et en particulier
l’investissement public, de manière contra-cyclique. Généralisées dans l’Union
Européenne vingt ans plus tard, ces politiques de l’offre se matérialisent par des
dépenses fiscales (orientées vers des baisses d’impôts sur les hauts revenus) qui
amenuisent les recettes fiscales, et qui creusent d’autant plus les déficits publics qu’elles
échouent à provoquer le choc escompté sur l’offre. Elles donnent l’impression au profane
que le déficit budgétaire, assimilé par un pervers raccourci aux politiques keynésiennes,
est forcément nocif, et qu’il pèsera sur les générations futures.
Ce débat budgétaire existait déjà dans les années 20. Keynes participait aux
travaux de la commission Macmillan créée par le gouvernement formé par le Travailliste
Mac Donald après les élections de 1929. Reprenant les propositions publiées dans son
Livrejaune5, il proposait de remplacer la dette inactive par une dette active6. Il ferraillait
contre la pensée unique britannique de l’époque, incarnée par le pointdevueduTrésor
(the Treasuryview) s’opposant à une politique de grands travaux financés par l’emprunt,
présumée porteuse d’effet d’éviction.
Dans le cas de la crise des dettes souveraines, il est donc nécessaire, d’un point de
vue keynésien, de réduire la composante structurelle des déficits afin de libérer les
marges de manœuvre nécessaires pour l’emprunt public pour relancer l’économie en
phase de ralentissement. Dans un contexte où les politiques de l’offre ont tari les
recettes, il faut pour cela d’engager les réformes fiscales qui rétablissent, voire qui
améliorent la progressivité et le rendement de l’impôt7. Dans le même temps, afin de
laisser aux dépenses d’investissement le soin de jouer un rôle contra-cyclique de soutien
à l’activité, l’exclusion des dépenses d’investissement du calcul des déficits budgétaires
serait une option particulièrement pertinente. Elle est, pour l’heure, écartée par les
conservateurs et les libéraux en Europe.

5 Le Livrejaune,intitulé Britian’sIndustrialFuture, fut commandé en 1926 par Lloyd George, chef du Parti
Libéral.
6 « Je suggère que l’on ait un budget ordinaire en excédent, qui serait transféré au budget en capital,

remplaçant ainsi graduellement une dette qui est un véritable poids mort par une dette productive ou semi-
productive dans la lignée de ce que le gouvernement indien a fait avec succès pendant de nombreuses
années. » (CollectedWrittings, 27, p. 322.)
7 Pour analyser la structure d’un déficit budgétaire, on distingue le solde courant, le solde primaire et le

solde structurel et le solde structurel primaire. Le solde courant est celui qui est pris en compte dans le
calcul du déficit budgétaire, en pourcentage du PIB. Il représente l’un des critères du pacte de stabilité et
fait généralement l’objet de l’attention des commentateurs. Le solde du budget primaire est obtenu en
rétablissant la différence entre les recettes et les dépenses, une fois retranchées les charges de la dette. Le
déficit structurel est pour sa part calculé en isolant les fluctuations des recettes fiscales liées à la
conjoncture. Il s’est dégradé dans de nombreux pays à cause des dépenses fiscales engagées dans le cadre
des politiques de l’offre. Il se distingue du déficit courant, qui inclut le solde primaire, les intérêts de la dette,
et le déficit structurel. Enfin, le solde structurel primaire est obtenu en retranchant du solde structurel les
intérêts de la dette. Ces deux derniers indicateurs livrent la véritable photographie de l’état des finances
publiques à long terme. Le solde courant peut en effet paraître élevé lorsque l’économie subit une récession
sans que le déficit structurel ou le déficit structurel primaire ne soient importants. Les soldes structurels
primaires étaient ainsi proches de l’équilibre dans la plupart des pays de l’Union Européenne lors du
déclenchement de la crise de 2008, à l’issue de laquelle le creusement des dettes publiques résulte avant
tout de la dégradation du solde conjoncturel (Voir LaLettredel’OFCE, 2 décembre 2009).

Page 37 sur 102



Document3 : Liêm Hoang Ngoc, Lesthéorieséconomiques,petitmanuel
hétérodoxe, La Dispute, 2011, extraits.

Les Nouveaux keynésiens (…)

Au tournant des années 1980, la contre-offensive néo-libérale semblait avoir


atteint les Keynésiens. L’idée selon laquelle les politiques de demande seraient devenues
inefficaces avait gagné un nombre croissant d’esprits dans le monde académique, et peut
être encore dans le cercle des dirigeants politiques. En l’absence de «rigidités
nominales», l’économie serait désormais contrainte essentiellement par l’offre. Les
politiques de demande auraient accéléré l’inflation et les politiques de redistribution
auraient réduit l’incitation au travail et à l’épargne. C’est dans ce climat théorique que
baignèrent ceux qui se donnèrent pour nomles Nouveaux keynésiens. Ecartant la piste
des rigidités nominales, un pan entier de leur programme de travail s’est attelé à
rechercher les fondements microéconomiques du chômage en se centrant sur
l’explication des rigidités salariales réelles.
Les Nouveaux keynésiens sont des Néoclassiques qui ont introduit l’hypothèse
d’information asymétrique dans les modèles en équilibre partiel et dans le modèle
d’équilibre général. Le plus connu d’entre eux est Joseph Stiglitz. L’hypothèse
d’information asymétrique signifie que l’information n’est pas également répartie entre
offreurs et demandeurs. Sur le marché du travail, l’employeur ne sait pas si le travailleur
qu’il embauche va produire l’effort maximum. Le salarié sait qu’il possède cet avantage
sur l’employeur. Sur le marché des biens, les acheteurs ne connaissent pas
nécessairement les caractéristiques des biens vendus, à l’image de l’information
déficiente à laquelle ils sont confrontés sur le marché des véhicules d’occasions. Sur le
marché financier, les acheteurs de titres ne sont pas en mesure d’évaluer le caractère
plus ou moins risqué des produits émis par les offreurs de titres. L’hypothèse
d’asymétrie d’information a pour conséquence que, sur tous ces marchés, les agents
économiques ont rationnellement intérêt à adopter des comportements
« opportunistes », c’est à dire à tricher. Dans le jargon qui fut notamment utilisé pendant
la crise, on dit qu’ils sont sujets à «l’aléa moral» (traduction du terme anglo-saxon
«moralhazard»).Les salariés ont intérêt à «tirerauflanc» (le terme est de Stiglitz),
c’est-à-dire à toucher leur rémunération sans nécessairement maximiser leur effort. Les
banquiers ont intérêt à être cupides ; ils peuvent ainsi percevoir les aides d’Etat sans
nécessairement adopter des comportements plus vertueux en matière d’octroi et de
titrisation des crédits les plus risqués.

.Unamendementàlathéorienéoclassiqueduchômage

Les Nouveaux keynésiens sont notamment connus pour leurs analyses du


chômage. Celle-ci est aux antipodes de l’explication de Keynes, centrées sur l’insuffisance
de la demande effective. Ils partagent au contraire l’idée monétariste selon laquelle
l’économie est contrainte par l’offre, et qu’elle converge vers un certain taux de chômage
dit «structurel», indépendant des fluctuations de la demande (qui, dans leur vision du
monde, ne peuvent provenir que de la présence hypothétique de «rigiditésnominales»
de salaires – Cf.Supra). Il s’agit du «tauxdechômagequin’accélèrepasl’inflation» (le
«Non Accelerating inflation Rate of Unemployement», en abrégé NAIRU) et qui

Page 38 sur 102


correspond à l’équilibre général des marchés. La principale différence avec le modèle
monétariste, qui raisonne, comme chez Keynes, en concurrence parfaite, est que le
modèle des Nouveaux Keynésiens met en scène un équilibre général en concurrence
imparfaite. Ce chômage est qualifié de «chômage d’équilibre». Il se distingue
simplement du chômage naturel de Friedman par le fait qu’il est considéré comme du
chômage involontaire (et non plus comme du chômage volontaire). Autrement dit, il
existe des travailleurs qui accepteraient de travailler pour un salaire inférieur au salaire
du marché mais qui ne trouvent pas d’emploi. Mais, contrairement aux analyses
keynésiennes traditionnelles, ceci est dû à un problème de coût du travail et non à une
insuffisance de demande. L’explication donnée à la présence de ce qu’ils nomment des
«rigidités salariales réelles»8 est alors que, en information asymétrique, ni les
employeurs, ni les travailleurs en place, n’ont intérêt à l’embauche de travailleurs aux
prétentions salariales inférieures. Il en résulte un chômage involontaire «classique» (et
non pas «keynésien»)9, dû à un coût du travail trop élevé pour que l’ensemble des
chômeurs puissent être employés - sous l’hypothèse d’une fonction de production
néoclassique et d’une demande de travail décroissante en fonction du salaire.
L’explication du chômage est ici fondamentalement microéconomique. Elle se
focalise sur les raisons qui pousseraient les agents rationnels à préférer la «rigidité
réelle des salaires» plutôt que d’accepter leur flexibilité. Les fondements
microéconomiques de la composante involontaire du chômage d’équilibre sont
généralement fournis par les modèles de «salaired’efficience» et les modèles «insiderǦ
outsider».

.Salaired’efficienceetpouvoirdenégociationdes«insiders»

Dans le cas de la «sélectionadverse»10, l'employeur ne connaît pas la productivité


des travailleurs qu'il veut recruter. Il propose alors un salaire supérieur au salaire
concurrentiel, le «salaired'efficience», dans le but de provoquer une «autoǦsélection»
des travailleurs : seuls les travailleurs les plus productifs sont supposés présenter leur
candidature.
Dans le modèle du «tireauflanc» de Shapiro et Stiglitz11, traitant le cas de l'aléa
moral, le salaire d'efficience est un mécanisme d'incitation à l'effort des travailleurs et
ce, à double titre. D'une part, les travailleurs qui ne maximisent pas leur effort risquent
de perdre l'avantage de ce salaire supérieur au salaire concurrentiel. D'autre part, le
salaire d'efficience est source de chômage, puisqu'il est supérieur au salaire assurant le
plein-emploi ; le chômage agit alors comme une menace de perdre sa rente pour tout
travailleur qui ne maximiserait pas son effort. Ce modèle repose sur l’existence d’une


8 L’hypothèse de «rigiditésréelles» correspond au cas d’une indexation parfaite des salaires sur les prix.
Elle se distingue de l’hypothèse de «rigidités nominales» des Néo-keynésiens, qui prévaut lorsque
l’ajustement des salaires sur les prix est imparfait.
l9 Dans le débat public portant sur les politiques économiques appropriées pour sortir de la crise, Stiglitz a
cependant condamné les politiques d’austérité préconisées par la Commission Européenne. L’hypothèse
d’un « chômage keynésien » est envisageable dans les modèles exposés ci-dessous dès lors qu’une
hypothèse de rigidité nominale des salaires y est introduite. Dès lors, le chômage effectif pourrait dépasser
le chômage d’équilibre si des politiques monétaires déflationnistes provoquent une baisse des prix
renchérissant le coût du travail.
10 A. Weiss, « Job Queues and Layoffs in Labor Market with Flexible Wages », JournalofPoliticalEconomy, n°

88, 1980, p. 526-538.


11 S. Shapiro, J. Stiglitz, « Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device », AmericanEconomic

Review, n° 74, 1984, p. 433-444.

Page 39 sur 102


fonction d’effort, reliant l’effort fourni par les travailleurs au salaire perçu.
Dans ces modèles, qui veulent expliquer pourquoi les employeurs rationnels
n'ont eux-mêmes pas intérêt à la flexibilité des salaires, si les salaires baissent, le niveau
plus faible d'effort fourni par les travailleurs ne permet pas aux entrepreneurs de
maximiser leur profit.
L'hypothèse d'information asymétrique a également été utilisée par Lindbeck et
Snower12 pour expliquer que les travailleurs en place dans les entreprises, nommés les
«insiders», disposent d'un pouvoir de négociation qui leur permet de maintenir un
salaire élevé. Ce salaire excessif est la cause du chômage des «outsiders». Dans les
modèles insiderǦoutsider, les insiders peuvent maintenir une certaine pression salariale
parce qu'ils savent que les employeurs ne se risqueront pas à les remplacer par des
outsiders. La productivité de ces derniers étant inférieure, leur embauche occasionnerait
d’importants coûts de rotation de la main-d’œuvre.

Le modèle achevé d’équilibre général en concurrence imparfaite des Nouveaux


Keynésiens est dénommé WS-PS (Wage Setting-Price Setting)13. Il raisonne en
concurrence imparfaite, où les syndicats ont un pouvoir de négociation et les entreprises
un pouvoir de monopole en matière de fixation des prix. Sur un plan contenant en
abscisse le taux de chômage et, en ordonnées, le niveau du salaire réel, le modèle
représente d’une part une courbe de formation des salaires (WS). Celle-ci est
décroissante, à mesure que le chômage augmente et que le pouvoir de négociation des
« insiders» diminue. Il représente d’autre part une courbe de formation des prix, que les
entreprises peuvent influencer, puisque la concurrence est imparfaite. Cette courbe est
croissante, à mesure que le chômage augmente et que la productivité marginale du
travail croît, parallèlement à la baisse du niveau de l’emploi. L’intersection des deux
courbes donne le taux de chômage d’équilibre (NAIRU).
Le chômage d’équilibre diminue si la courbe de formation des salaires WS se
déplace vers la gauche, c’est-à-dire si le coût du travail diminue. Le chômage d’équilibre
baisse également si la courbe PS se déplace vers la gauche, c’est-à-dire lorsque le pouvoir
de monopole des entreprises diminue, consécutivement à l’ouverture à la concurrence,
lorsque celle-ci est praticable. Ceci n’est cependant aucunement mécanique, notamment
dans le cas de monopoles naturels qui, comme le souligne Stiglitz14, concernent une part
non négligeable des activités d’une économie moderne. Les recommandations des
Nouveaux Keynésiens s’orientent donc plutôt en direction de politiques publiques ayant
pour but de déplacer vers la gauche la courbe WS en réduisant le coût du travail par des
subventions à l’emploi ou des exonérations de cotisations sociales.


12 Asaar Lindbeck, Denis Snower, The InsiderǦOutsider Theory of Employement and Unemployement, the
M.I.T. Press, Cambridge, MA, 1986.
13 Richard Layard, Stephen Nickell, Richard Jackman, Unemployment.MacroeconomicPerformanceandthe
LabourMarket, Oxford University Press, Oxford, 1991.
14 Joseph Stiglitz, EconomicsofthePublicSector, Op.cit.

Page 40 sur 102


Figure 6
LeNAIRUdanslemodèleWSPS

w/p

PS

(w/p)*

WS

NAIRU U

.Unejustificationdela«baissedescharges»

Les Nouveaux keynésiens sont parfois présentés comme des hétérodoxes parce
que leurs modèles (salaires d’efficience et insiderǦoutsider) mettent en scène des
employeurs qui n’ont pas intérêt à baisser les salaires dans une économie en
concurrence imparfaite où la baisse du salaire minimum serait contre-productive. Pour
autant, le remède qu’ils proposent pour résorber le chômage, qui résulte alors d’un coût
du travail trop élevé, consiste bien à abaisser le coût du travail par des moyens
détournés, financés par la politique publique. Les Nouveaux Keynésiens font ainsi
l’apologie des exonérations de cotisations sociales. Celles-ci devront être compensées
par des prélèvements fiscaux, dont leurs modèles prennent rarement en compte les
effets macroéconomiques. En outre, la validité de ces théories reste suspendue à la
pertinence de la courbe de demande de travail néoclassique et de la relation inverse
entre les salaires et l’emploi qu’elle représente.
Aucune étude n’est pourtant parvenue à mettre en évidence l’existence d’une
relation entre le coût relatif du travail et l’emploi en France sur des données
macroéconomiques15. Ces théories ont donc permis de légitimer les politiques


15 Seules des études «
de panel », portant sur un nombre de cas limités et sélectionnés en fonction du résultat
recherché parviennent à mettre en évidence un effet significatif des exonérations de cotisations sociales sur
l’emploi. Le niveau de la demande, et donc de l’activité économique, est complètement absent de ces
analyses qui accordent un rôle disproportionné au coût salarial comme déterminant du niveau de l’emploi.
Voir : Michel Husson, « Emploi, salaires, RTT : l’orthodoxie introuvable », Séminaire « Hétérodoxies » du
CES-Matisse, 27 octobre 2004.

Page 41 sur 102


d’exonérations de cotisations sociales, dont le coût est élevé16 pour un effet limité sur
l’emploi17. Ces politiques engendrent par ailleurs de nombreux effets pervers, tels que
les effets d’aubaine, les effets de substitution ou encore les effets de seuil. Les effets
d’aubaine interviennent lorsque l’entreprise bénéficie de l’exonération de cotisations
sociales ou de la subvention, alors qu’elle aurait de toute façon procédé aux embauches
donnant accès à ladite mesure. Les effets de substitution signifient que les entreprises
tendent à substituer une main d’œuvre non qualifiée, cible de la mesure, à des
travailleurs qualifiés. Les effets de seuil signifient que les entreprises n’ont aucun intérêt
à augmenter les salaires ou à faire bénéficier leur main d’œuvre de promotions, sous
peine de perdre le bénéfice de la subvention ou de l’exonération de cotisations sociales.


16Le coût des exonérations de cotisations sociales s’élevait en 2010 à 25 milliards d’euros.
17 Entre 1997 et 2000, lorsque l’économie créait 400 000 emplois privés par an en moyenne, 250 000
provenaient de la croissance, atteignant des taux annuels supérieurs à 3% entre 1998 et 2001, 60 000
résultaient des 35 heures, et 100 000 de la baisse du coût du travail non qualifié. Voir : Michel Husson,
« Réduction du temps de travail et emploi, une nouvelle évaluation », Larevuedel’IRES, n°38, 2002

Page 42 sur 102


Dossier 3
Relationsindustriellesetsegmentationdumarchédutravail

Documents

Document 1 : Isabel da Costa, « Les systèmes de relations industrielles aux Canada et aux
Etats-Unis », encadré sur la théorie des relations industrielles de Dunlop, Travail et
Emploi, n°79, p. 38.
Document 2 : Bruno Tinel, «A quoi servent les patrons?», Marglin et les radicaux
américains, ENS éditions, 2004, p. 66-77.
Document 3 : Hélène Zajdela, « Le dualisme du marché du travail : enjeux et fondements
théoriques », Economieetprévision, n°92-93, p. 31-34, 1990.

Questionssurledossier

1. Qu’est-ce qu’un système de relations industrielles ? Définir son environnement. Définir
les règles de contenu et les règles de procédures
2. Dans quelles circonstances le système de relations industrielles est-t-il susceptible de
subir des mutations ?
3. Définir la notion de marché interne du travail chez Piore
4. Définir le marché externe
5. Quelles sont les hypothèses susceptibles d’expliquer les marchés internes et le dualisme
du marché du travail ?
6. En quoi l’approche de Piore relève-t-elle d’un certain déterminisme technologique ?
7. En quoi les hypothèses des radicaux se distinguent-elles de celles de Piore ?
8. Définir la notion de structure sociale d’accumulation et ses rapports avec les
mouvements longs du capitalisme
9. Quelle est la cause de la segmentation du marché du travail, selon les radicaux ?
10. Rappeler les grandes lignes de la théorie du salaire d’efficience et des modèles insider-
outsider.
11. En quoi l’hypothèse d’information asymétrique est-t-elle susceptible de justifier
l’existence de coûts de rotation de la main d’œuvre dans ces théories ?
12. En quoi les entreprises peuvent-elles avoir intérêt à constituer des marchés internes
?
13. Pourquoi certains travailleurs sont-ils en mesure d’imposer la constitution d’un
marché interne ?
14. Présenter le modèle où les fondements microéconomiques de la segmentation sont les
plus complètements intégrés.
15. Comment ces modèles expliquent-ils le chômage sur un marché du travail dual ?
16. Pourquoi ces modèles rencontrent-ils des difficultés pour rendre compte du chômage
involontaire ?

Page 43 sur 102


Document1:IsabelledaCosta,«Lessystèmesderelationsindustriellesaux
CanadaetauxEtatsǦUnis»,encadrésurlathéoriedesrelationsindustriellesde
Dunlop,TravailetEmploi,n°79,p.38.

Page 44 sur 102


Document2:BrunoTinel,«Aquoiserventlespatrons?»,Marglinetlesradicaux
américains,ENSéditions,2004,p.66Ǧ77.

(…)
5. Théorie de la segmentation : l’apogée du courant radical

Les jeunes économistes de la nouvelle gauche ont eu accès aux plus grandes revues
académiques, ainsi qu’en témoignent les nombreux articles publiés par exemple dans
l’American Economic Review71. En 1973, les Papers and Proceedings de l’American
Economic Association élèvent la théorie radicale de la segmentation au rang de sujet digne
de l’attention académique en lui réservant une rubrique spéciale. Celle-ci contient
notamment une contribution d’Edwards, Gordon & Reich qui deviendra une référence
incontournable dans ce domaine. Plusieurs recensions critiques publiées par des auteurs
néoclassiques dans les revues les plus prestigieuses tenteront explicitement de relever le
“défi radical”. Il en est ainsi par exemple de l’article que Michael Wachter publie en 1974
dans les Brookings Papers on Economic Activity et de ceux que Glen Cain publie en 1975
puis en 1976 dans l’American Economic Review et le Journal of Economic Litterature à
propos de l’approche radicale de la segmentation du marché du travail. Le niveau de
généralité contenu dans les premières réceptions fait alors place à un examen minutieux
de la méthodologie, notamment des traitements économétriques, et surtout de la
construction théorique segmentationniste.
Le thème de la segmentation du marché du travail a donné aux radicaux un terrain
à la fois théorique et empirique à cultiver. Leurs efforts se sont en particulier déployés
dans le domaine des enquêtes et des monographies historiques pour, d’une part, critiquer
la théorie néoclassique du capital humain, à partir de laquelle s'est construite la théorie
microéconomique des contrats dans les années 1970, et pour, d’autre part, appréhender
l’organisation du processus de production. Par les contributions notamment de Marglin
et Braverman, dont l’influence sera considérable sur l’approche segmentationniste, les
radicaux sont les premiers à occuper le terrain de l’analyse économique de la hiérarchie
et de l’autorité.
Jusque-là, le courant dominant s’était concentré sur la théorie des prix en
considérant que la compréhension de ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise ne
concerne pas l’économiste mais plutôt le gestionnaire, le sociologue ou l’ingénieur. Avec
les radicaux, émerge au tout début des années 1970 un discours savant en économie qui
met en cause, au nom même de l’efficience économique, les vertus de l’organisation
capitaliste de la production. Enclin à légitimer l’ordre existant, le courant néoclassique n’a
pas voulu laisser les thématiques de l’organisation interne entre les seules mains des
contestataires. C’est dans ce sens qu’il convient d’analyser l’attention soudaine que le
courant dominant a accordé aux notions d’autorité et de hiérarchie, à partir du milieu des
années 1970 avec les travaux de Arrow, Alchian, Demsetz, Williamson etc. Les nouvelles
théories de l’entreprise72 sont nées en réaction à l’esprit contestataire des années 1960,
en vue de donner une légitimité économique à l’organisation hiérarchique et autoritaire
de la production à l’intérieur de l’entreprise capitaliste.
La théorie de la segmentation est issue de la théorie dualiste du marché du travail,
appelée aussi théorie des marchés internes, développée notamment par Peter Doeringer
et Michael Piore, pour ne citer que les plus connus73, dans un ouvrage paru en 197174.
Ces deux auteurs ne sont pas des économistes radicaux. Leur analyse se rapproche de la
tradition institutionnaliste par son empirisme et les catégories éclectiques auxquelles elle
fait appel, telles que par exemple les coutumes sociales et leurs interactions avec les

Page 45 sur 102


impératifs dictés par la concurrence. Ces auteurs revendiquent explicitement une filiation
avec les analyses institutionnalistes de John Dunlop et Clark Kerr75, avec qui ils ont
travaillé dans les années 1960. L’ouvrage de Doeringer et Piore a pourtant exercé une
influence considérable sur les jeunes économistes radicaux. En effet, David Gordon et
Michael Reich, éminents cofondateurs de l’URPE, ont débuté leur carrière en travaillant
comme assistants de recherche aux côtés de Doeringer et Piore76. La thèse de doctorat
de David Gordon77 est très souvent présentée comme l'un des textes fondateurs de la
théorie des marchés internes. Mais cet auteur, qui ne reniera pas ses premiers travaux,
cherchera rapidement à les resituer dans un cadre plus marxiste. Ce qui donnera dès 1972
un nouvel ouvrage78 que beaucoup s’accordent à considérer comme la première
contribution importante à la théorie radicale de la segmentation.

5.1.Lathéoriedualistedumarchédutravail

Dès l'introduction de leur ouvrage, Doeringer et Piore indiquent que la théorie


néoclassique ne leur a pas permis de rendre compte des thèmes qui les préoccupaient
comme le chômage structurel, les discriminations raciales etc. Ils écrivent : « Ces
problèmes ont été initialement abordés avec les outils analytiques traditionnels de la
théorie économique. Mais d'une façon ou d'une autre, chacune de ces questions mettait à
rude épreuve le cadre conventionnel et requérait l'introduction d'un certain nombre de
considérations institutionnelles ou d'autres explications ad hoc » (Doeringer & Piore
[1971], p. 1). Dès lors, ces auteurs entendent, d’une part, mettre en évidence des variables
importantes, et toutefois négligées par l'approche dominante, pour appréhender le
marché du travail et, d’autre part, élaborer une analyse plus complète, que ne l’est la
théorie néoclassique du marché du travail.
Au centre de leur approche se trouve la notion de “marché interne du travail”,
définie comme « une unité administrative (...) dans laquelle la fixation de la rémunération
et l'allocation du travail sont gouvernés par un ensemble de règles et de procédures
administratives » (ibid., pp.1-2). Ce marché interne doit être distingué du marché
“externe”, lui-même divisé en un marché primaire et un marché ou secondaire, sur lequel
prix et allocations sont réalisés directement par les variables économiques. Ces deux
marchés sont interconnectés en des endroits bien précis où certains postes de travail
jouent le rôle de ports d'entrée et de sortie du marché interne. Par conséquent, l’une des
caractéristiques du marché primaire est que les postes de travail vacants sont pourvus,
pour la plupart d’entre eux ou tout au moins en priorité, au moyen de la promotion interne
ou du transfert de travailleurs déjà présents auparavant dans l'organisation. « Par
conséquent, ces emplois sont protégés des influences directes des forces concurrentielles
du marché externe » (ibid., p. 2). Ceci implique que la force interne de travail bénéficie,
par l'intermédiaire des règles qui régissent la fixation des salaires et l'allocation des
postes à l'intérieur de l'organisation, de droits et de privilèges qui ne sont pas disponibles
pour les individus n’appartenant pas au marché interne : droits exclusifs sur les postes à
pourvoir79 de manière interne, continuité de l'emploi, protection vis-à-vis de la
concurrence des autres travailleurs etc. Le marché interne dépend de la rigidité des règles
qui définissent ses limites et qui régissent la fixation et l'allocation des postes de travail :
« si ces règles ne sont pas rigides et répondent librement aux variations des conditions
économiques, leur rôle économique indépendant sera minimal. (...) Si, au contraire, les
règles sont rigides, elles vont interrompre ou transformer les influences économiques, ce
qui conduira le marché interne du travail à répondre aux événements économiques
dynamiques d'une manière qui n'est pas littéralement prédite par la théorie économique

Page 46 sur 102


conventionnelle » (ibid., p. 5). Ces rigidités sont elles-mêmes reliées à des phénomènes
touchant au processus de travail, comme l'investissement en capital humain spécifique à
l'entreprise, l'apprentissage “sur-le-tas” etc., et aux comportements psychologiques de
groupes par lesquels des coutumes et des traditions sont formées en termes de structures
de salaires, de règles de promotion etc., qui renforcent et perpétuent les rigidités.
A l'aide de ces trois notions que sont la spécificité des compétences, la formation
sur le tas et la coutume, les auteurs développent l'idée que les marchés internes du travail
se mettent en place 1) parce qu'ils sont désirables du point de vue de la force de travail
qui peut y accéder; 2) parce qu'ils permettent de réduire les coûts de rotation de la main
d'œuvre ; et enfin 3) parce qu'ils permettent de réaliser l'efficience technique en matière
de recrutement, de sélection et de formation. Les travailleurs accordent une valeur
positive au marché interne du travail si celui-ci leur permet d'obtenir des avantages
comme la sécurité de l'emploi ou des chances d'avancement. De ce point de vue, le marché
interne fonctionne comme un substitut à l'assurance chômage. Par conséquent, la valeur
que la force de travail accorde aux marchés internes dépend aussi de variables plus larges
comme par exemple le niveau général du chômage. Enfin, les travailleurs auront d'autant
moins intérêt à quitter l'entreprise au fil du temps que la règle de promotion interne
repose sur le principe de l'ancienneté.
Dire que la main d'œuvre salariée éprouve une préférence pour le marché interne
est équivalent à dire qu’il est coûteux pour elle de changer d’emploi ou au moins de quitter
le marché interne. Par conséquent, l’incitation à rester dans le marché interne étant
accentuée par l'effet de l'ancienneté, l'employeur a intérêt à placer les salariés “anciens”
sur les postes pour lesquels les coûts de rotation sont les plus élevés. En outre, compte
tenu des coûts associés à une campagne de recrutement et à la découverte de
l'information pertinente concernant les compétences des candidats en vue de leur
sélection (tests, entretiens...), il peut être avantageux pour l'employeur de profiter de la
source d'offre de travail accessible et facilement reconnaissable que constituent les
employés, dont les compétences et les caractéristiques comportementales sont déjà
relativement bien connues de leurs employeurs. En effet, l'information sur les candidats
internes est un sous-produit de leur propre histoire au sein de l'entreprise, elle est aussi
produite par la supervision. La promotion interne permet donc de reporter la vacance
d'un poste vers un autre poste pour lequel le coût de recrutement externe est plus faible.
Un marché interne, pour pouvoir exister en tant que tel, doit remplir les fonctions
d'allocation et de fixation des prix qui sont habituellement assurées de manière non
administrée. Selon Doeringer et Piore, les salaires sont fixés au moyen de procédures
administratives qui conduisent à la déconnexion des notions de productivité marginale et
de rémunération. Contrairement à la doctrine néoclassique, le salaire est davantage
corrélé avec le grade qu'avec le poste, car ce dernier est supposé déterminer largement le
niveau de la productivité. La fixation de la grille des salaires, et donc de leur hiérarchie,
est une construction sociale qui mêle des données objectives, liées aux compétences
requises et aux taux de rémunérations pratiqués dans les autres entreprises, avec des
procédures de marchandages et de négociations où prévalent les rapports de force entre
les différents groupes. Ces auteurs analysent la structure allocative du marché interne du
travail en fonction du degré d'ouverture vers les marchés externes primaire et secondaire,
de l'étendue de ce marché interne et des modèles de mobilité qui y prévalent et enfin des
règles qui déterminent les principes régissant les mouvements internes.
Mais quelles que soient ces règles, Doeringer et Piore considèrent que la structure
interne d'un marché du travail reflète un compromis entre d'une part, l'efficience, qui
serait la préoccupation du management, et d'autre part, l'intérêt des travailleurs, qui se

Page 47 sur 102


caractériserait avant tout par la recherche d'une plus grande sécurité d'emploi et de
nouvelles opportunités d'avancement. Par conséquent, ces auteurs se différencient du
courant dominant lorsqu'ils admettent qu'il existe une divergence entre les intérêts des
travailleurs et ceux des employeurs. Doeringer et Piore sont ici très marqués par l'idée
institutionnaliste selon laquelle l'organisation économico-sociale serait en fait
l’institutionnalisation d'un compromis, lequel serait le résultat d'un conflit entre
plusieurs parties. Toutefois, ils sont en accord avec l'approche standard à propos de l'idée
selon laquelle les intérêts du management seraient identiques à “l'efficience”, ce qui
implique que la prise en compte des intérêts des salariés peut être contraire à l'efficience.
Il s'agit donc en fait essentiellement de rechercher le degré optimal d'inefficience. Les
radicaux mettront au centre de leur analyse l'idée opposée : les intérêts du management
n’incarnent pas l'efficience d'un point de vue historique, et ne peuvent pas l'incarner d'un
point de vue théorique.
On comprend dès lors que l'un des éléments les plus cruciaux expliquant les
clivages en matière de théorie de la firme concerne la notion d'efficience : Doeringer et
Piore sont d'accord avec les épigones des néoclassiques pour considérer que les managers
incarnent l'efficience parce qu'ils ne retiennent justement pas la même définition de
l’efficience que le courant dominant. Ce dernier s'intéresse à l'efficience allocative selon
le critère de Pareto.
Chez Doeringer et Piore, en revanche, l'efficience se réduit à la minimisation des
coûts de rotation, lesquels sont, de manière ultime, fonction de données techniques. Les
radicaux, quant à eux, ne retiendront pas cette définition.
En supposant que le comportement et les objectifs des employeurs s'identifient
avec la recherche de l’efficience, Doeringer et Piore ont choisi un point de vue
inacceptable pour les radicaux. En effet, à la suite Marglin, ceux-ci ont remis en question
ce présupposé de l'économie dominante selon lequel l'employeur agirait au nom de
l'efficience. En insistant sur la dichotomie marxienne travail / force de travail, les radicaux
ont voulu au contraire montrer que la maximisation du profit, qui incarne de manière
simplifiée les intérêts des employeurs, impliquait la mise en œuvre d'une organisation du
processus de travail nécessairement inefficiente. Autrement dit, la minimisation du coût
monétaire du travail serait elle-même nécessairement non efficiente : le processus
d'exploitation de la force de travail impliquerait des choix techniques et organisationnels
qui privilégieraient le contrôle des salariés sans pour autant que les effets contre-
productifs liés à ce contrôle ne soient pris en compte. L'argument central de cette analyse
radicale consiste à dire que les employeurs maximisent les profits par l'externalisation
des coûts liés à l'intensification du rythme de travail.
Dans cette optique, la technique n'est pas une simple donnée pour le manager, au
contraire elle apparaît bien davantage comme un instrument pouvant être mis au service
de ses intérêts. Pour cette raison, Doeringer et Piore, en insistant sur les déterminismes
techniques stricts de la structure des emplois et de leur définition, ont effectué un choix
qui n'est pas conforme à l'un des points essentiels de la doctrine radicale. Sur ce point
encore, Doeringer et Piore sont beaucoup plus proches des institutionnalistes,
notamment de Veblen, lorsqu'ils décrivent l'épaisseur des procédures et des étapes
concrètes dans lesquelles sont pris les ingénieurs lorsqu'ils doivent élaborer de nouveaux
procédés de fabrication et définir le contenu de nouveaux postes. Ils sont aussi proches
de la psychologie comportementale lorsqu'ils se réfèrent au poids des habitudes de
pensée et de comportement pour faire face à telle ou telle indétermination, ou lorsqu'ils
rappellent l'incapacité tant individuelle que collective à anticiper les événements futurs
et à faire face à l'incertitude.

Page 48 sur 102


Finalement, la position méthodologique de Doeringer et Piore souffre d’un certain
manque de cohérence puisque d’une part, ils font l’hypothèse d’un déterminisme
technique strict et d’autre part, ils mettent en exergue les contingences de la production
et de la mise en oeuvre de cette technique. En effet, de telles contingences ne rappellent-
elles pas l'absence de toute stricte détermination technique, c’est à dire de
l'indétermination, au moins partielle, qui entoure la mise en oeuvre d'une technique
donnée ?

5.2.Théoriedelasegmentation:uneprésentation

Malgré les critiques que Doeringer et Piore adressent à la théorie dominante, celle-
ci reprendra à son compte quelques années plus tard de nombreuses idées développées
par ces deux auteurs et ira même jusqu'à en revendiquer la paternité. Les premiers
surveys orthodoxes sur la segmentation, notamment celui que Glen Cain présente dès
1972 devant le National Manpower Policy Task Forces Associates, aborderont
conjointement sans les confondre les publications dualistes et radicales, lesquelles se
distinguent par leur orientation marxiste. L’attention et la curiosité du monde
académique ont été initialement attirées sur le courant radical par la théorie
segmentationiste. En effet, de grands périodiques académiques présenteront d’emblée
cette approche comme un défi pour l’économie néoclassique d’alors. L’attention critique
prêtée par de telles revues aux travaux des économistes de la nouvelle gauche contribuera
à asseoir leur crédibilité.
Partiellement fondée sur une critique de la théorie du capital humain, la théorie
duale ne s’éloignera jamais vraiment du néoclassicisme. En effet, dès 1974, Michael
Wachter considère que les découvertes empiriques propres à ce courant dissident
peuvent être facilement intégrées dans l’analyse dominante81. Près de vingt ans plus tard,
James Rebitzer82, qui ne s’embarrasse pas d’une discussion sur les différences entre
approches duale et radicale, propose une analyse du marché du travail qu’il qualifie de
“radicale”. Pourtant, en dépit de son appellation, cette contribution peut difficilement être
considérée comme extérieure au courant dominant. Bien au contraire, il s’agit là sans
doute d’une ultime tentative de synthèse entre ces différentes approches, au profit du
mainstream. Les difficultés, rencontrées par divers analystes des années 1990, à
distinguer la spécificité du courant radical ont conduit Ben Fine à consacrer un ouvrage
entier visant à démontrer que l’approche radicale du marché du travail aurait été
entièrement récupérée par le courant dominant83.
« Quelle que soit, écrit Fine, la prétention de [l’économie politique radicale] à avoir
transformé [l’orthodoxie néoclassique], le mariage est sans aucun doute une
incorporation d’un petit nombre de traits structuraux (structural insights) dans
l’orthodoxie et la mise de côté des éléments méthodologiques et théoriques, offerts par
l’économie politique radicale, qui se montraient incompatibles avec la nouvelle
orthodoxie » (Fine [1998], p. 4).
De ce point de vue, les débats relatifs à la paternité de la théorie de la segmentation,
qui ont parcouru les années 1970 et 1980, peuvent être rétrospectivement lus comme
rendant compte de l’ambiguïté constitutive du défi radical.
L'année 1973 fut riche en publications pour le courant radical dans son ensemble
et pour la théorie de la segmentation du marché du travail en particulier. D’une part, ainsi
que nous l’avons déjà indiqué, une rubrique spéciale lui est consacrée dans les Papers and
Proceedings de l'American Economic Association publiés par l'American Economic
Review.

Page 49 sur 102


D'autre part, elle fit l’objet, à Harvard, d’une conférence remarquée, dont les
principales contributions sont contenues dans un ouvrage publié en 1975 par Edwards,
Gordon et Reich84. Ces derniers adoptent un point de vue historique. Ils considèrent que
la segmentation du marché du travail, c'est-à-dire la persistance de divisions objectives
très marquées entre les travailleurs américains, indépendantes de considérations
productives toutes choses égales par ailleurs, est le résultat d'un processus particulier
correspondant à une étape du développement du capitalisme : « Nous définissons la
segmentation du marché du travail comme le processus historique par lequel les forces
économico-politiques encouragent la division du marché du travail en des sous-marchés,
ou segments, séparés » (Edwards, Gordon & Reich [1973], p. 359). Ces auteurs distinguent
quatre processus de segmentation : la segmentation entre secteurs primaire et
secondaire85; la segmentation à l'intérieur du secteur primaire; la segmentation raciale
et la segmentation sexuelle. Ces deux derniers cas ont fait l'objet de très nombreuses
contributions86. Selon les radicaux, la segmentation du marché du travail, telle qu’elle
apparaît d’aujourd’hui, ne peut être comprise que par un recours à l’histoire longue.
Edwards, Gordon et Reich ont élaboré un projet de recherche commun au début
des années 1970. Leurs publications de 1973 et 1975 apparaissent comme des propos
d’étape de ce qui deviendra finalement en 1982 l’ouvrage de référence sur la
segmentation87. Afin de mieux appréhender les phénomènes de segmentation du marché
du travail et du processus de production, les premiers étant le reflet des seconds,
Edwards, Gordon et Reich (EG&R) considèrent qu’il est nécessaire de comprendre
comment les compétences, les coutumes et les règles en vigueur sur le lieu de travail ont
été produites historiquement. Il faudrait dès lors examiner les interactions entre les
mouvements longs et la façon dont le processus de travail et le marché du travail sont
organisés.

5.2.1. Mouvements longs et “structures sociales d’accumulation”

Débutant au cours des années 1920 pour les Etats-Unis, la segmentation


proprement dite du marché du travail ne serait que le troisième moment d’une histoire
plus longue au cours de laquelle le capitalisme américain serait déjà passé par deux étapes
préalables se chevauchant l’une l’autre : la phase de “prolétarisation initiale” et celle dite
“d’homogénéisation”. Afin d’appréhender les changements structurels majeurs dans
l’organisation du travail et la structure des marchés du travail, EG&R font appel à la notion
de mouvement long et y associent celle de “structure sociale d’accumulation” (SSA). Un
mouvement long comporterait deux phases, chacune durerait environ 25 ans : la phase
ascendante, correspondant à une période de croissance, et la phase de stagnation. Chaque
mouvement long serait conditionné par le succès ou l’échec de la SSA particulière qui lui
est associée, laquelle faciliterait l’accumulation capitaliste. La notion de SSA88 a tout
d’abord été exposée par Gordon, en 1980, et se trouve au coeur de l’ouvrage de Bowles,
Gordon & Weisskopf (op. cit.), celui-ci marquant probablement l’apogée de l’audience du
courant radical auprès d’un large public.
L’idée fondatrice de toutes ces analyses consiste à admettre que l’accumulation du
capital au moyen de la production capitaliste ne peut avoir lieu dans le néant ou le chaos
mais dépend au contraire des caractéristiques de l’environnement institutionnel externe
régissant cette accumulation, lequel est désigné par la notion de SSA. Celle-ci consiste
donc en un système de règles spécifiques et stables par lesquelles le processus
d’accumulation est organisé. A chaque mouvement long est associée une structure sociale
d’accumulation, ce qui permet de définir les étapes successives du développement

Page 50 sur 102


capitaliste. Mouvements longs et SSA sont donc interdépendants et se déterminent
mutuellement.
Une longue période de prospérité est générée par un ensemble d’institutions qui
fournissent un contexte favorable et stable aux capitalistes : opportunités
d’investissements profitables et environnement “sociétal” stable dans lequel les réaliser.
Les fluctuations passent donc par une structure institutionnelle déterminée, laquelle est
à son tour objet de changement. Chaque étape d’accumulation consiste en un cycle de vie
que les auteurs décomposent en trois phases : exploration, consolidation et déclin.
L’amorce d’un cycle nouveau s’effectue durant la crise économique précédente. La
maturité commence avec la construction d’une nouvelle SSA et le déclin correspond à la
crise économique et à son approfondissement. Durant la période de stagnation, les
capitalistes commencent à expérimenter de nouvelles méthodes de management du
travail en vue de trouver des solutions aux difficultés rencontrées avec la crise. C’est
l’exploration. De nouvelles caractéristiques institutionnelles, comprenant notamment
une nouvelle organisation du processus de travail et une nouvelle structure du marché du
travail, forment la nouvelle SSA et instaurent les fondements d’une accumulation rapide
du capital et de taux de profit relativement élevés. La consolidation de la SSA a lieu en
relation avec la résistance que les travailleurs opposent aux changements introduits par
les capitalistes.
Finalement, la réussite même de la SSA développe ses propres contradictions, ce
qui conduit à la stagnation économique, à l’exacerbation des luttes et commence à saper
les structures existantes, c’est le déclin. EG&R insistent sur l’idée que le succès d’une SSA,
c’est-à-dire sa consolidation, repose inévitablement sur des innovations institutionnelles
importantes. En effet, durant chaque période successive de crise et d’exploration, les
expérimentations effectuées par les capitalistes, en matière de management du travail,
suscitent la résistance des travailleurs. La consolidation de la nouvelle structure de
management du travail ne survient pas avant que ce conflit soit résolu par des innovations
institutionnelles qui soit suppriment, soit intègrent cette résistance à la nouvelle
structure.
La période de prolétarisation initiale s’étend, selon les auteurs, des années 1820
jusqu’au milieu des années 1890. Elle correspond à la mise en place du salariat aux États-
Unis. Compte tenu des particularités historiques de ce pays, comprenant à la fois des
espaces immenses et une population peu nombreuse au début du XIXème, l’offre de terre
agricole inoccupée était très importante. Ceci représentait un obstacle à la création d’un
mécanisme assurant un excès important d’offre de travail : le nombre d’individus sans
terre, et donc la main d’oeuvre potentiellement disponible pour le travail en fabrique était
relativement peu nombreuse. Du fait de cette rareté, les employeurs ont été obligés de
trouver des sources de main d’oeuvre différentes et ont donc eu recours à diverses
populations se situant plus ou moins en marge du système économique : ouvriers
agricoles sans terre, jeunes femmes et enfants, immigrants etc. Le marché du travail
salarié s’est donc formé au fur et à mesure que s’accroissaient ces populations et, à partir
du début des années 1850, le processus a été accéléré par l’extension du flot
d’immigration.
Toutefois, Edwards, Gordon et Reich remarquent que la consolidation n’a pas
vraiment modifié le processus de travail. En effet, bien que la mise au pas du travail reposa
sur la mise en concurrence externe des salariés, la diversité des sources d’offre de travail
conjuguée au pouvoir, toujours tenace, de beaucoup de salariés artisans sur le contrôle de
leur propre processus de travail assuraient que son organisation demeurait relativement
non standardisée. Il y avait par conséquent plusieurs systèmes de contrôle internes du

Page 51 sur 102


travail qui coexistaient. Le marché continuait à être divisé en poches distinctes : une arène
unique, généralisée et homogène pour la concurrence, n’existait pas encore.
Au moment de la stagnation des années 1870, cette diversité et ce sous-
développement des systèmes de contrôle ont gêné les capitalistes. Le contrôle qu’exerçait
le travail qualifié sur les méthodes de production empêchait les employeurs de faire face
à la chute des profits et a contribué à aggraver la crise. L’homogénéisation du travail
correspond à une période, que EG&R situent entre 1870 et 1940, où les employeurs ont
répondu à leurs problèmes de productivité du travail par la mécanisation, le recours
massif à des contremaîtres pour superviser les travailleurs et l’utilisation de moins en
moins fréquente du travail qualifié. Compte tenu des coûts qu’elle impliquait, l’un des
effets les plus notables de l’homogénéisation a consisté en l’accroissement du ratio capital
/ travail et de la taille des usines. Cette période correspond donc à une transformation
profonde des processus de travail : accroissement de la proportion des opérateurs,
diminution des différentiels de compétences, élargissement du marché du travail à un
niveau national et surtout une offre effective de travail très étendue.
Les premiers moments de l’exploration de ce système ont conduit à des agitations
ouvrières très importantes. Des réformes institutionnelles supplémentaires étaient donc
indispensables pour la consolidation de l’homogénéisation. Au tournant du siècle, le
premier mouvement de concentrations et de fusions a permis aux plus grosses firmes de
mettre en place de nouvelles politiques destinées à briser l’opposition unifiée des
travailleurs. Ces innovations comprenaient, entre autres : le développement d’un service
du personnel centralisé, la coopération avec les syndicats de métiers et leur cooptation
par les syndicats patronaux se considérant comme “progressistes”. D’autres moyens
furent sans doute utilisés, tels que la manipulation des différences ethniques entre les
travailleurs industriels, en vue de contrecarrer l’homogénéisation effective de leurs
conditions de travail. Ces stratégies institutionnelles consistant à diviser les travailleurs
entre eux89, notamment sur les plans syndical et racial, furent un succès. Il s’agissait pour
le patronat de compenser les difficultés créées par l’homogénéisation. En effet, en réaction
aux rigueurs disciplinaires d’un tel système et à une concurrence exacerbée sur le marché
du travail, qui sont en fait des produits joints de l’homogénéisation, le turnover et la
résistance à l’intensification des cadences étaient très importants, y compris de la part des
travailleurs non organisés. Ces résistances qui sont nées du succès même de cette SSA, ont
conduit beaucoup de grandes entreprises dès les lendemains de la première guerre
mondiale à modifier le processus de travail. Leur objectif visait à réduire leur vulnérabilité
vis-à-vis des résistances opposées à l’encontre de ce système de contrôle, dont le déclin
était patent au moment de la crise des années 1930. Il fallait diviser les travailleurs à la
fois dans leurs expériences concrètes de travail mais aussi sur le marché du travail. C’est
donc dans les années 1920 qu’ont été jetées les premières bases de la segmentation.
Si le système de la segmentation a été créé pour faire face aux violentes révoltes
ouvrières des années 1920 et 1930, il n’a été consolidé qu’après la seconde guerre
mondiale par la mise en place de la “paix du travail”, au cours des années 1940 et 1950
marquées par des rapports de coopération entre employeurs et employés. Un tel
apaisement requérait un ensemble d’arrangements sociaux et gouvernementaux dont
notamment une reconnaissance des syndicats par les employeurs, la mise en place de
procédures de résolution des conflits, l’application des règles d’ancienneté aux
licenciements et aux promotions. En retour, les employeurs gagnaient un pouvoir
discrétionnaire sur les changements dans l’organisation du travail, à la condition que des
accroissements de salaires soient garantis en retour des gains de productivité. Les
syndicats renonçaient donc à leurs revendications en matière d’organisation du

Page 52 sur 102


processus productif et acceptaient de se cantonner dans un rôle de marchandage sur la
répartition des gains de productivité en limitant leurs exigences à des accroissements de
rémunérations.
Une fois consolidée, la segmentation comportait deux dimensions importantes :
d’une part des divergences croissantes entre emplois primaires et secondaires et, d’autre
part, l’effort de la part des grandes entreprises pour ne plus être dépendantes des savoir-
faire artisanaux, qu’elles contrôlaient mal, les a conduites à établir un système où les
travailleurs disposent uniquement des compétences générales. Afin d’accroître davantage
leur contrôle sur toutes les parties du processus de travail, que les ouvriers dominaient
jusque-là, ces grandes firmes ont exacerbé les divergences croissantes, au sein du secteur
primaire, entre emplois indépendants et emplois subordonnés. Enfin, la segmentation a,
à son tour, utilisé et “canalisé” les effets passés des discriminations raciale et sexuelle. «
Les employeurs, écrivent EG&R [1973] (p. 362), ont exploité tout à fait consciemment les
antagonismes de sexe, d’ethnie et de race dans le but de briser le syndicalisme et les
grèves. En de nombreuses circonstances, durant la consolidation du capitalisme
monopoliste, les employeurs ont manipulé les mécanismes de l’offre de travail dans le but
d’importer des travailleurs noirs de peau comme briseurs de grève, et l’hostilité raciale
était excitée afin de détourner les conflits de classe vers des conflits de race ». Finalement,
la segmentation divise les travailleurs et protège les employeurs contre des mouvements
unitaires, elle rend légitimes les inégalités en termes d’autorité et de contrôle entre
supérieurs et subordonnés.
Cet effort de mise en perspective historique et, en particulier, d’articulation entre
les mouvements longs, associés au rythme de l’accumulation capitaliste, et l’organisation
du processus et du marché du travail était notamment destiné à s’opposer au point de
vue, partagé entre autres par les néoclassiques, du déterminisme technique strict. Bien
loin de répondre simplement et mécaniquement à des critères d’efficience technique,
pour ces auteurs, l’organisation du travail dans les sociétés capitalistes est un processus
historique au sein duquel interviennent de nombreux éléments, notamment les rapports
de pouvoir et la lutte des classes. Ainsi, par exemple, l’organisation de la production de
manière segmentée répondait-elle avant tout à la nécessité, pour les capitalistes, de
diviser les travailleurs pour régner sur le procès de production. Après que ces derniers
eurent finalement acquis collectivement trop de pouvoir au terme de ce que EG&R ont
appelé l’homogénéisation de la main d’oeuvre, celle-ci devait être reprise en main c’est à
dire mieux contrôlée. Dès lors, l’organisation interne de l’entreprise capitaliste, la
hiérarchie des postes et des rémunérations, ainsi que les modalités de l’exercice de
l’autorité ne doivent, selon ces auteurs, pas être compris comme de simples mécanismes
incitatifs au service de l’efficience, comme le prétendent les néoclassiques, mais comme
des outils historiquement produits faisant partie des moyens par lesquels les employeurs
exploitent la force de travail. Ce sont donc des formes institutionnalisées du pouvoir
capitaliste et celles-ci n’ont que peu de rapports avec les phénomènes de marché décrits
par l’approche dominante.

Notes :
68 Dans le sillage de ces travaux, contre la “gouvernance d’entreprise” qui met en avant la shareholder value ,
apparaît dans les années 1990 l’idée selon laquelle toutes les parties prenantes (stakeholders ) doivent contrôler
collectivement l’organisation de l’entreprise.
69 Samuel Bowles, David M. Gordon & Thomas Weisskopf Beyond the waste land. A democratic alternative to
economic decline , 1983 Anchor Press / Doubleday, Garden City, New York (publié en français, en 1986, sous le
titre L'économie du gaspillage , La découverte, postface de R. Boyer).
70 C’est notamment le retour d’auteurs importants, comme Bowles lui-même, dans le giron néoclassique au
début des années 1980 qui manifeste l’essoufflement voire l’entrée en crise du courant radical ; cf. notamment le

Page 53 sur 102


débat sur le thème “Pourquoi les radicaux devraient-ils emprunter les habits néoclassiques ?” qui oppose
Michael Reich et James Devine à Martin Watts dans la RRPE entre 1981 et 1983.
71 Bowles et Gintis publient pas moins de quatre articles dans cette revue entre 1971 et 1975, pour l’essentiel ils
élaborent une critique de la théorie du capital humain à partir d’une analyse du système scolaire américain.
72 Pour un aperçu en français, on consultera Benjamin Coriat et Olivier Weinstein Les Nouvelles Théories de
l’Entreprise , Le livre de Poche, 1995 et surtout Hubert Gabrié et Jean-Louis Jacquier op. cit.
73 De ce point de vue, le rôle joué par Barry Bluestone mériterait sans doute d’être réévalué.
74 Peter B. Doeringer & Michael J. Piore Internal labor markets and manpower analysis , Heath Lexington
Books, 1971.
75 Voir supra le rôle que celui-ci a involontairement joué dans la naissance du free speech movement lorsqu’il fut
président de l’université de Californie.
76 Ces derniers sont les aînés des précédents seulement de quatre ou cinq ans (Doeringer est né en 1941 et Piore
en 1940 alors que Gordon est né en 1944 et Reich en 1945).
77 Class, productivity and the ghetto: a study of labor market stratification , Harvard Ph.D. thesis, 1971.
78 David Gordon Theories of poverty and underemployment , Lexington Books, 1972.
79 Ce qui, remarquons-le, n'est rien d'autre qu'un droit à un relatif monopole sur ces postes. C'est-à-dire un droit
qui donne aux salariés du marché interne un pouvoir de marché plus important par rapport aux autres.
80 Cet auteur néoinstitutionaliste publiera l’année suivante, avec O. Williamson et J. Harris, un article très connu
sur la relation d’emploi.
81 En 1974, dans les colonnes du Journal of Poltical Economy , Sherwin Rosen affiche la même opinion lors
d’une recension portant sur l’ouvrage de David Gordon paru en 1972. Rosen doute que la théorie de la
segmentation soit une approche alternative à l’orthodoxie.
82 James B. Rebitzer “Radical political economy and the economics of labor markets”, Journal of Economic
Literature , 1993, XXXI, sept., pp. 1394-1434.
83 Ben Fine Labour market theory, a constructive reassessment , London: Routledge, 1998. Pour cet auteur, la
récupération des thèmes radicaux ne serait qu’un épisode de l’impérialisme du courant dominant en économie,
lequel s’emparerait progressivement de tous les champs d’investigation couverts par les sciences sociales.
84 cf. Richard Edwards, David M. Gordon & Michael Reich (éd.) [1975] Labor market segmentation , Lexington
Books. ; d’autres contributions à cette conférence sont sorties dans la Review of Radical Political Economics ,
comme celle publiée en 1974 par Wachtel à propos des effets de la segmentation sur la conscience de classe.
85 Ces notions renvoient à la théorie duale de Piore. Le secteur primaire est le marché des emplois de bonne
qualité. Il fonctionne selon des règles plus ou moins explicites qui stabilisent son fonctionnement, ce qui, d’une
part, assure aux salariés une certaine sécurité en matière d’emploi et, d’autre part, leur garantit de bons niveaux
de rémunération ainsi que d’intéressantes possibilités de carrières. Le marché secondaire est l’envers du premier.
Sur ce marché, où le risque de se retrouver au chômage est grand, les travailleurs les moins qualifiés vendent
leur force de travail pour obtenir des emplois peu intéressants, mal rémunérés et n’offrant aucune chance
d’évolution.
86 Concernant les études consacrées aux discriminations sexuelles, par exemple, les textes de Kessler-Harris,
Stevenson et Blau, figurent tous les trois dans l'ouvrage dirigé par Edwards, Gordon et Reich. Les travaux
consacrés aux divisions raciales sont encore plus nombreux. On peut mentionner la contribution de Baron
figurant dans le même volume, mais il faut surtout citer les travaux de Michael Reich, qui aboutiront en 1981 à
la publication d'un ouvrage intitulé Racial Inequality : a Political-Economic Analysis , et de David Gordon,
notamment son livre de 1972.
87 cf. Richard Edwards, David M. Gordon & Michael Reich Segmented work, divided workers , Cambridge
University Press, 1982.
88 voisine de celles de “régime d’accumulation” (Boyer) ou “d’ordre productif” (Dockès et Rosier) développées
par les théoriciens de la régulation en France.
89 On retrouve bien sûr ici la thèse de Marglin.

Document3 : Hélène Zajdela, Le dualisme du marché du travail: enjeux et
fondementsthéoriques,EconomieetPrévision,n°92Ǧ93,1990,extraits,p.31Ǧ37.

La segmentation du marché du travail, telle qu'elle est décrite dans les travaux de
Doeringer et Piore (1971), se schématise souvent par la coexistence de deux secteurs : un
secteur primaire, caractérisé par de hauts salaires, la stabilité de l'emploi, de bonnes
conditions de travail et des possibilités de promotions et un secteur secondaire où les
salaires sont faibles, le risque de chômage important et les promotions inexistantes. En
outre, les emplois primaires sont rationnés puisque les salariés qualifiés pour les emplois
primaires ne peuvent être tous embauchés dans ce secteur.
Cette approche du marché du travail, très en vogue dans les années soixante et au

Page 54 sur 102


début des années soixante-dix, semblait avoir été un peu oubliée ; les reproches
principaux qu'on lui adressait étaient son manque d'homogénéité théorique et son
caractère exclusivement empirico-descriptif. En ce sens, elle ne constituait pas vraiment
un "défi" à la théorie néoclassique, (cf. Cain, 1976) même si cette dernière était incapable
théoriquement d'expliquer l'existence d'un différentiel de salaire entre des individus aux
caractéristiques productives identiques. On assiste aujourd'hui au "renouveau de la
théorie de la segmentation", (cf. Dickens et Lang,1988). De nombreux auteurs, (McDonald
et Solow, 1985, Bulow et Summers, 1986, Jones, 1987a et b, Burda, 1988, Perrot et
Zylberberg, 1 989) proposent en effet des modèles théoriques susceptibles de représenter
le dualisme du marché du travail. Comment expliquer ce regain d'intérêt ? Il est possible
d'avancer deux réponses : l'une empirique, l'autre théorique.
Au niveau empirique, le constat d'un taux de chômage "naturel" fort et persistant,
aux Etats-Unis essentiellement, malgré les nombreuses créations d'emplois, (cf. Summers,
1986) a amené à reconsidérer le marché du travail selon ses différents segments. Il
apparaît alors que les créations d'emploi n'ont pratiquement concerné que les emplois à
bas salaires, (cf. Bluestone et Harrison, 1988). Une analyse du chômage nécessite donc de
faire la différence entre les emplois primaires et secondaires, et de tenter d'expliquer
pourquoi un individu, licencié du secteur primaire, refuse au moins pendant un certain
temps, de travailler dans le secteur secondaire, (cf. Blinder, 1988).
Au niveau théorique, les théories récentes du marché du travail (salaire
d'efficience, négociations salariales) ont rendu possible la représentation d'un marché
dual en donnant des fondements à la rigidité des salaires dans le secteur primaire et donc
au rationnement de l'emploi primaire et au différentiel de salaire persistant entre les deux
secteurs. Elles permettent, en outre, de comprendre la constitution de marchés internes,
caractéristique essentielle, selon Doeringer et Piore (1971) du secteur primaire. Piore
(1978) insiste en particulier sur le rôle fondamental de l'incertitude dans le processus
d'internalisation de la main-d'oeuvre; la théorie des contrats implicites semble alors la
mieux adaptée pour expliquer la constitution de marchés internes. Pourtant cette
approche ne sera pas exposée ici ; elle permet en effet d'expliquer comment une même
firme peut avoir intérêt, par recherche de flexibilité, à segmenter son bassin d'emploi, en
employant à la fois une main-d'oeuvre stable et une main-d'oeuvre temporaire (pour plus
de détails, cf. Zajdela et Zylberberg, 1988), sans donner pour autant une vision du
dualisme du marché du travail, qui serait plutôt caractérisé par deux types de firmes.
Cet article s'attache à expliquer comment la représentation du dualisme du marché
du travail a été possible théoriquement. Ceci revient à résoudre deux problèmes. D'une
part, comment le secteur primaire peut-il être caractérisé par de hauts salaires et un
rationnement de l'emploi alors qu'il coexiste sur le marché du travail avec un secteur qui
fonctionne de manière concurrentielle et ne présente donc aucune barrière à l'entrée ?
Les théories récentes du marché du travail permettent de résoudre ce premier problème.
D'autre part, en considérant le premier problème résolu, comment peut-il exister du
chômage dans ce type d'économie dès lors que tout travailleur qui le désire peut trouver
un emploi dans le secteur secondaire ? Pour résoudre ce problème, un modèle est proposé
qui illustre les possibilités de migration des travailleurs entre les deux secteurs et le
chômage.

Lescaractéristiquesdusecteurprimaire

A partir de la théorie néoclassique, il semble a priori difficile de représenter le

Page 55 sur 102


dualisme du marché du travail, et, en particulier, d'expliquer comment des travailleurs,
ayant des caractéristiques productives identiques, peuvent être répartis arbitrairement
entre un secteur primaire caractérisé par de hauts salaires, des possibilités de promotion
et la stabilité de l'emploi, et un secteur secondaire, dans lequel les salaires sont faibles et
les emplois précaires. En effet, la logique même d'une économie concurrentielle nie la
possibilité que des travailleurs, présentant les mêmes qualifications puissent recevoir des
salaires différents dans des emplois semblables : la concurrence entre les travailleurs
devrait supprimer le différentiel de salaire entre les deux secteurs.
Les théories récentes du marché du travail, en donnant des fondements à la rigidité
des salaires, permettent de résoudre ce problème. Le rationnement des emplois et les
salaires élevés dans le secteur primaire peuvent en effet s'expliquer par les théories du
salaire d'efficience ou par la théorie des négociations salariales. Il est nécessaire de
comprendre dans les deux cas la logique qui sous-tend la constitution de marchés internes
dans le secteur primaire. Les théories du salaire d'efficience donnent aux firmes tout le
pouvoir sur le marché du travail ; leur application au fonctionnement du secteur primaire,
suppose donc que les firmes décident seules de constituer des marchés internes. Au
contraire, la théorie des négociations laisse aux salariés un pouvoir important,
quelquefois total, dans la détermination du salaire ; la constitution de marchés internes
est alors essentiellement le fait des salariés.

L'intérêtdesfirmesàlaconstitutiondemarchésinternes

Le point commun de toutes les approches en termes de salaire d'efficience réside


dans l'`existence d'une relation croissante, à taux décroissant, entre salaire réel et
productivité individuelle. Dans ce cas, les firmes ont intérêt à fixer un salaire supérieur à
celui qui équilibrerait le marché du travail, puisque toute réduction du salaire entraînant
des pertes de productivité plus que proportionnelles, accroît le coût du travail (cf. Akerlof
et Yellen, 1986, Katz, 1986). Certains auteurs, (Akerlof, 1984, Stiglitz, 1984 et
Yellen,1984) ont suggéré que le dualisme du marché du travail peut être représenté par
les théories du salaire d'efficience. L'idée avancée est que la relation entre salaire et
productivité joue un rôle important dans la détermination du salaire du secteur primaire
mais n'a que peu, ou pas du tout d'importance dans le secteur secondaire.
Ceci met l'accent sur le fait que le dualisme du marché du travail est fondé sur
l'existence d'une différence de nature entre les emplois primaires et secondaires. Dans
cette optique, la distinction entre le secteur primaire et le secteur secondaire suppose que
seuls les emplois primaires sont associés à des postes à responsabilité, supposant une
autonomie relative des salariés. Il est légitime de penser que ce type d'emplois nécessite
souvent des dépenses de formation importantes pour la firme ; ainsi il est dans son intérêt
de constituer un marché interne de la main-d'œuvre et donc de concevoir la relation de
travail comme une relation durable. Elle doit, pour ce faire, mener une politique salariale
incitative, pour motiver ses employés à avoir le meilleur rendement ou pour les dissuader
de chercher du travail ailleurs.
Ainsi, les firmes du secteur primaire ont intérêt à verser un salaire d'efficience à
leurs employés. Le salaire élevé et donc le rationnement de l'emploi dans le secteur
primaire résultent uniquement de la maximisation du profit de la firme dans des
contextes particuliers. On recense traditionnellement quatre fondements à la relation
entre salaire et productivité: le modèle du "tire au flanc", dans lequel le salaire d'efficience
découle du contrôle imparfait de l'effort des travailleurs; le modèle de rotation de la main-
d'oeuvre; le modèle de sélection adverse, dans lequel les défaillances informationnelles

Page 56 sur 102


concernent certaines caractéristiques exogènes des travailleurs; enfin, le modèle
sociologique, qui considère la relation de travail comme un "échange de dons et de contre-
dons". Les deux premières approches seront développées plus en détail car elles
constituent des cadres formels féconds pour représenter le secteur primaire. (…)

Uncontrôleimparfaitdel'effortdanslesecteurprimaire

Certaines défaillances dans la structure informationnelle de la relation entre


employeurs et employés sont à l'origine du paiement d'un salaire d'efficience dans le
modèle du "tire au flanc", (cf. Calvo, 1979, Shapiro et Stiglitz, 1984, Bulow et Summers,
1986). En général, les salariés sont libres de choisir "l'ardeur" qu'ils mettent à leur travail.
Les contrats de travail ne spécifient pas le niveau exact des performances attendues par
les employeurs, qui restent donc à la discrétion des salariés. Or, les entreprises ne
disposent que d'informations imparfaites sur le comportement de leurs employés et donc
sur le niveau d'effort qu'ils fournissent. Les moyens dont l'entreprise dispose pour
superviser le travail des salariés sont coûteux et non infaillibles. On se trouve alors face à
un problème de risque moral justifiant le paiement d'un salaire d'efficience : chaque firme
a intérêt à verser un salaire supérieur au salaire walrasien, afin que les salariés assimilent
un éventuel licenciement à une perte de rente. Un salaire élevé constitue alors une
incitation à l'effort et le rationnement de l'emploi primaire, qui en résulte, constitue un
moyen de "discipliner les travailleurs".
De nombreux auteurs, Bulow et Summers, 1986, Jones,1987a et 1987b, Perrot et
Zylberberg, 1989), ont précisément r présenté le dualisme du marché du travail en
utilisant le modèle du "tire au flanc" pour expliquer le fonctionnement du marché
primaire. Dans ces contributions, la distinction entre les secteurs primaire et secondaire
repose sur les capacités différentes des firmes de ces secteurs de contrôler l'effort des
travailleurs. En effet, conformément aux théories dualistes du marché du travail, il semble
justifié de supposer que le type d'emplois proposés dans le secteur secondaire nécessite
des performances facilement contrôlables par les firmes. Au contraire, les emplois
primaires, traditionnellement représentés par des postes à responsabilité supposent une
autonomie relative des salariés dont l'effort est donc plus difficile à évaluer. Ainsi, pour
les firmes du secteur primaire, verser un salaire supérieur au salaire prévalant dans le
secteur secondaire constitue un bon moyen pour inciter ses employés à fournir un niveau
d'effort approprié à leurs fonctions. En effet, l'existence d'un différentiel de salaire et le
rationnement de l'emploi primaire qui en découlent rendent la menace de licenciement,
en cas de flagrant délit de "paresse", crédible.
Si le secteur primaire ne présentait aucune barrière à l'entrée, les salariés ne
craindraient pas d'être mis à pied, puisqu'ils seraient sûrs de retrouver immédiatement
un emploi dans les mêmes conditions. Ceci explique aussi pourquoi les salariés qui n'ont
pas la chance d'avoir un emploi dans le secteur primaire ne peuvent faire concurrence à
ceux qui y sont employés en proposant aux firmes de ce secteur de travailler pour un
salaire plus bas. Les firmes refusent de les embaucher puisque toute baisse du salaire
supprime la garantie que tous leurs employés vont founir l'effort approprié. Le
différentiel de salaire entre les deux secteurs ne peut donc disparaître parce que les
firmes n'y ont pas intérêt.

Descoûtsderotationdanslesecteurprimaire

L'hypothèse de base du modèle de rotation de la main-d'oeuvre, (Stiglitz, 1974,

Page 57 sur 102


Salop, 1979) réside dans l'existence de coûts d'embauche et de formation supportés par
l'entreprise. Le travail devient alors un facteur "quasi fixe"(Oi, 1 962), et il devient dans
l'intérêt de la firme de limiter la rotation de la main-d'oeuvre. Bien que Doeringer et Piore
(1971) suggèrent que ce souci peut être à l'origine de la constitution de marchés internes
du travail, l'approche du salaire d'efficience en termes de coûts de rotation de la main-
d'oeuvre n'a pas été exploitée pour expliquer le dualisme du marché du travail. Elle
semble pourtant pertinente : il paraît légitime de supposer que les emplois proposés dans
le secteur secondaire ne nécessitent pas de formation spécifique, tandis que les emplois
primaires supposent d'importantes dépenses de formation.
Le dualisme du marché du travail découle alors de la coexistence de firmes qui ont
intérêt à constituer des marchés internes pour réduire la rotation de leur main-d'œuvre
et de firmes pour lesquelles le travail reste un facteur variable. Stiglitz (1974) utilise
précisément un modèle de rotation de la main-d'oeuvre pour formaliser le dualisme entre
secteur urbain et secteur rural dans les pays en voie de développement, prolongeant ainsi
le modèle de Harris et Todaro(1970).
Le fonctionnement du secteur primaire est alors proche de celui proposé par le
modèle du "tire au flanc": un différentiel de salaire persistant entre les secteurs primaire
et secondaire est nécessaire pour dissuader les salariés du secteur primaire de quitter
leur emploi, si l'on suppose que leur décision de départ dépend négativement de l'écart
entre leur rémunération et celle qu'ils peuvent obtenir ailleurs. Là encore, les salaires
élevés et le rationnement de l'emploi dans le secteur primaire résultent d'une politique
délibérée des firmes; elles n'ont pas intérêt à embaucher des employés demandant un
salaire plus faible puisque l'accroissement de la rotation de la main-d'oeuvre qui en
résulterait, augmenterait finalement le coût global du travail.
La politique de marché interne dans le secteur primaire, qu'elle découle de
l'existence de coûts de rotation ou du contrôle imparfait de l'effort des travailleurs,
provoque un cloisonnement entre les deux secteurs et de nombreux salariés restent
cantonnés dans des emplois précaires. Cette représentation du dualisme permet de
rendre compte de la discrimination de certaines minorités sur le marché du travail, si l'on
suppose que certains groupes d'individus présentent des caractéristiques non
productives différentes mais observables, (cf. Bulow et Summers, 1986 ; Perrot et
Zylberberg, 1989). Par exemple, si deux groupes, aux caractéristiques productives
identiques, se différencient par une préférence plus ou moins grande pour le présent, le
groupe ayant le facteur d'escompte le plus élevé (les jeunes, par exemple) sera peu attaché
à la sécurité de l'emploi que lui assure un marché interne du travail et devra donc être
plus fortement incité à fournir l'effort approprié ou à ne pas quitter l'entreprise. Le salaire
d'efficience de ce groupe sera donc, toutes choses égales par ailleurs, plus élevé. Si l'on
suppose que les firmes du secteur primaire offrent le même salaire à tous leurs employés,
les taux d'embauché des deux groupes seront différents; le groupe ayant une faible
préférence pour le présent sera majoritairement représenté dans le secteur primaire et
le second groupe essentiellement confiné dans le secteur secondaire.
Ainsi, les théories du salaire d'efficience permettent d'expliquer qu'un secteur,
caractérisé par de hauts salaires et présentant des barrières à l'entrée, peut coexister avec
un secteur fonctionnant de manière concurrentielle. En effet, l'existence de coûts de
rotation ou le contrôle imparfait de l'effort dans certaines firmes alors que le reste de
l'économie fonctionne de manière concurrentielle, permet d'expliquer la coexistence
d'emplois stables bien rémunérés et d'emplois précaires caractérisés par de faibles
salaires. Cette représentation du marché du travail permet de concevoir le différentiel de
salaire persistant entre les secteurs primaire et secondaire, ainsi que le rationnement des

Page 58 sur 102


emplois primaires comme résultat d'une politique délibérée de l'entreprise qui conserve
donc tout le pouvoir sur le marché du travail. La théorie des négociations salariales
propose une autre vision du fonctionnement du secteur primaire.

L'intérêtdessalariésàlaconstitutiondemarchésinternes

Les caractéristiques du marché primaire, et en particulier le salaire élevé et le


rationnement de l'emploi dans ce secteur, peuvent également s'expliquer par l'existence
d'institutions collectives. Le dualisme du marché du travail correspond alors à la
coexistence d'un secteur primaire syndiqué et un secteur secondaire non syndiqué (cf.
McDonald et Solow, 1985, Oswald, 1985, Burda, 1988). Ainsi, la présence de syndicats
dans le secteur primaire justifie la constitution d'un marché interne dans lequel le salaire
et l'emploi ne sont pas déterminés par les seules forces du marché.
Traditionnellement, le pouvoir du syndicat est postulé comme un pouvoir de
monopole, soit parce qu'il détient effectivement le monopole de l'offre de travail (closed
shop ou union shop), soit parce que des contraintes institutionnelles ou légales lui
confèrent un pouvoir de monopole sur l'ensemble des salaires des travailleurs, qu'ils
soient ou non syndiqués. Bien que cette approche suppose une conception du marché
interne fondée exclusivement sur les intérêts des salariés, elle permet de concevoir les
salaires élevés et le rationnement de l'emploi dans le secteur primaire.
Les théories insiders-outsiders permettent de mettre en avant des arguments plus
économiques pour expliquer le pouvoir des institutions collectives dans la détermination
du salaire. Cette littérature permet en effet de comprendre pourquoi et jusqu'à quel point
les firmes laissent aux syndicats un certain pouvoir. Pourtant, l'intérêt des firmes à la
constitution de marchés internes reste inexpliqué puisque le salaire fixé par les
négociations leur procure toujours un profit plus faible que celui qu'elles obtiendraient
en l'absence de négociations.

Desmarchésinternesdanslesecteurprimairerésultantdupouvoirdemonopoledes
syndicats

Le pouvoir de monopole des syndicats dans le secteur primaire est postulé, et la


logique qui sous-tend la constitution de marchés internes dans ce secteur ne découle donc
pas d'une logique purement rationnelle pour l'ensemble des protagonistes. En effet, si la
présence d'institutions collectives avantage toujours les salariés effectivement employés
à l'issue des négociations, deux problèmes persistent. Tout d'abord, pourquoi les firmes
acceptent-elles de coopérer avec les syndicats puisqu'elles obtiennent dans ce cas des
profits inférieurs à ceux qu'elles auraient si elles employaient leur main-d'oeuvre sur un
marché concurrentiel ? D'autre part, puisque les hauts salaires fixés à l'issue à l'issue des
négociations induisent le plus souvent un rationnement de l'emploi dans le secteur
primaire syndiqué, une partie des salariés qui ont ex ante participé aux négociations et
tous les travailleurs se trouvant dans le secteur secondaire ou en situation de chômage,
pâtissent ex post du pouvoir du syndicat. Pourquoi n'essaient-ils pas alors de faire
concurrence aux salariés effectivement employés en proposant aux firmes de travailler
pour un salaire plus bas ?
Les réponses avancées à ces deux questions dans la plupart des travaux relatifs aux
négociations salariales sont essentiellement d'ordre institutionnel : les firmes sont
contraintes légalement d'accepter de négocier avec les syndicats et les chômeurs ne
peuvent donc pas concurrencer les travailleurs employés puisque les firmes n'ont pas le

Page 59 sur 102


droit de les embaucher pour un salaire plus faible. En effet, on suppose que les syndicats
détiennent le monopole de l'offre de travail et que leur pouvoir est assuré par la loi. Ceci
est pertinent dans le cas des pays anglo-saxons dans lesquels la syndicalisation est; dans
de nombreux secteur, la condition sine qua non pour obtenir un emploi (union shop). Si,
dans les pays européens, les salariés, dans la plupart des cas, ne sont pas obligés de se
syndiquer, la loi impose toutefois aux firmes des négociations avec les syndicats, et les
salaires ainsi fixés doivent être versés par les firmes à l'ensemble des salariés. Tous les
travailleurs profitent donc du pouvoir syndical, et tout se passe comme
si les syndicats détenaient, là aussi, le monopole de l'offre de travail.
L'évolution récente des travaux sur les syndicats permet pourtant, une fois admise
l'hypothèse que les firmes du secteur primaire sont contraintes par le pouvoir des
syndicats, de comprendre comment ces derniers organisent les marchés internes de la
main-d'oeuvre et permettent aux salariés d'obtenir des salaires plus élevés. D'une part, il
est possible à présent de définir les objectifs économiques des syndicats à partir des choix
rationnels de leurs membres. D'autre part, les interactions stratégiques entre salariés et
entreprise, qui aboutissent à la détermination du salaire et de l'emploi, peuvent être
appréhendées de deux manières selon les objectifs des protagonistes. Dans le cas où la
firme détermine unilatéralement l'emploi, les négociations concernent uniquement le
salaire et peuvent être représentées par le modèle du "droit à gérer", (Nickell, 1982,
Nickell et Andrews, 1 983). Si la firme accepte de s'engager également sur le niveau
d'emploi, les négociations portent à la fois sur l'emploi et le salaire et sont représentées
par le modèle de "contrat optimal" (McDonald et Solow, 1981).
Ces modèles, qui ne seront pas développés ici, (pour une analyse précise de la
définition des objectifs des syndicats et des moyens de les confronter à ceux des
entreprises cf. Cahuc, 1989, dans ce numéro), permettent de comprendre comment les
salariés du secteur primaire peuvent obtenir un niveau de salaire supérieur à celui qui
prévaut dans le reste de l'économie et provoquent un rationnement de l'emploi de ce
secteur.
Pourtant, une limite importante de cette approche est que la firme obtient toujours
(et quel que soit le modèle retenu), en acceptant de négocier avec le syndicat, un profit
plus faible que si elle employait sa main-d'oeuvre sur un marché concurrentiel.
L'introduction de négociations, par rapport au modèle de monopole syndical n'y change
rien : le pouvoir de monopole du syndicat, qui suppose que la firme ne peut s'adresser à
des travailleurs non syndiqués, lui permet toujours de fixer un salaire plus élevé que celui
qui prévaudrait sur un marché concurrentiel du travail ; la firme, ayant des rendements
décroissants, obtient donc toujours un profit plus faible que dans le cas concurrentiel.
Seules des considérations institutionnelles ou légales, justifient l'existence des
négociations. Le marché interne est donc exclusivement le fait des salarié s; la firme n'y
trouve aucun intérêt. Elle est seulement contrainte légalement de l'accepter. Ceci ne
semble pas respecter les conditions d'élaboration de marchés internes de la main-
d'oeuvre décrites par Doeringer et Piore (1971), puisqu'ils considèrent que le processus
d'internalisation découle de la valeur qu'attribuent les salariés et les firmes au
fonctionnement d'un marché interne. Ce processus ne peut se mettre en place que si les
deux protagonistes y trouvent un intérêt.
Les contraintes institutionnelles ne suffisent donc pas à justifier la constitution de
marchés internes, qui seraient exclusivement souhaités par les salariés. Des
considérations plus économiques sont nécessaires pour expliquer de tels comportements
de la part des firmes. Les théories insiders-outsiders permettent de mieux comprendre
pourquoi les firmes (et les salariés non embauchés à l'issue des négociations) respectent

Page 60 sur 102


le pouvoir du syndicat.

Laconstitutiondemarchésinternesrésultantdelarentedesituationdesinsiders

Dans la majorité de la littérature sur les négociations salariales, le pouvoir de


monopole du syndicat est postulé. Le syndicat représente traditionnellement tous les
salariés du bassin d'emploi de la firme. Ceci lui permet de fixer un salaire supérieur au
salaire concurrentiel et la firme, qui ne peut pas faire appel à une main-d'oeuvre non
syndiquée, obtient toujours un profit plus faible que dans le cas où elle
ne négocie pas. Ainsi, seules des contraintes institutionnelles expliquant le pouvoir de
monopole du syndicat, justifient le fait que les travailleurs extérieurs au secteur primaire
ne peuvent concurrencer les salariés qui y sont employés, en proposant aux firmes de
travailler pour un salaire plus bas. Le différentiel de salaire entre les deux secteurs ne
repose que sur des contraintes institutionnelles.
Les travaux récents, qui s'appuient sur la distinction entre les insiders (les salariés
employés dans le secteur primaire) et les outsiders (les autres), permettent d'avancer des
arguments plus économiques pour expliquer le pouvoir des syndicats et donc l'existence
d'un secteur primaire syndiqué. Le principe de base de cette littérature (Lindbeck et
Snower, 1984 à 1987, Shaked et Sutton, 1984, Solow,
1985, Blanchard et Summers, 1986 et 1987, Gottfries et Horn, 1986), est que les insiders
disposent d'une rente de situation leur permettant d'obtenir des salaires supérieurs sans
que les outsiders ne puissent leur faire concurrence. Les conclusions des modèles
insiders-outsiders reposent sur l'hypothèse que les insiders sont toujours capables, dès
lors qu'ils disposent d'un pouvoir de négociation, d'exploiter leur rente de situation. En
fait, l'utilisation de la théorie des jeux non-coopératifs, pour formaliser les négociations
salariales, permet de montrer qu'ils n'ont pas toujours cette possibilité ; en effet, dans
certains cas, leur pouvoir de négociation est trop faible pour qu'ils puissent obtenir un
salaire supérieur au salaire extérieur et constituer des marchés internes de la main-
d'oeuvre, (cf. Cahuc, Sevestre, Zajdela, 1989, dans ce numéro).
La littérature, qui s'appuie sur les conflits d'intérêt entre insiders et outsiders,
repose essentiellement sur deux hypothèses. D'une part, seuls les insiders ont le pouvoir
de négocier le salaire, puisqu'ils sont déjà employés par l'entreprise. D'autre part, les
outsiders ne sont pas parfaitement substituables aux insiders, parce que la firme fait face
à des coûts de rotation de la main-d'oeuvre. L'imparfaite permutabilité entre insiders et
outsiders peut avoir plusieurs origines, mais dans tous les cas elle confère aux insiders
une rente de situation qu'ils peuvent exploiter au moins en partie lors des négociations.
Dans l'ensemble des contributions sur ce sujet, on peut recenser quatre types
d'explications justifiant les différences de "talent" entre un insider et un outsider. La
première, (cf. Lindbeck et Snower, 1984a, Solow, 1985) suppose que la firme fait face à
des coûts d'embauché, de formation et de licenciement qui font du travail un facteur
"quasi fixe". Dans ce cas, elle ne peut considérer des employés déjà formés, qu'il serait
coûteux de licencier, de la même manière que les éventuels candidats, qu'elle doit recruter
et former. La différence de talent entre les insiders et les outsiders se mesure alors par le
différentiel entre les productivités marginales nettes des coûts du travail des deux
groupes de travailleurs.
Shaked et Sutton (1984) proposent une explication différente en s'appuyant sur
un modèle de négociation séquentielle. Ils supposent que les firmes négocient en priorité
avec les insiders, et qu'elles sont contraintes de leur accorder un certain laps de temps
avant de pouvoir s'adresser à des outsiders. Dès que les firmes ont une certaine

Page 61 sur 102


préférence pour le présent, il devient coûteux d'employer un outsider. En effet, la firme a
intérêt à trouver un accord avec l'insider auquel elle a déjà consacré du temps. Ceci
explique que seuls les insiders sont embauchés et que la firme accepte de leur verser un
salaire plus élevé que le salaire walrasien, malgré la concurrence des outsiders.
Une troisième raison pour laquelle les firmes n'ont pas intérêt, malgré leurs
exigences salariales, à remplacer les insiders par des outsiders est que l'ampleur du taux
de rotation de la main-d'oeuvre a des effets néfastes sur le moral des insiders et donc sur
leur effort et leur productivité, (cf. Lindbeck et Snower, 1984b). Dès que la firme ne peut
qu'imparfaitement contrôler l'effort de ses employés, il de vient coûteux de remplacer un
insider par un outsider, puisque l'augmentation du taux de rotation qui en découle induit
une baisse de la productivité.
Enfin, les coûts de rotation peuvent résulter du pouvoir qu'ont les insiders de
menacer les entreprises de ne pas coopérer avec les outsiders, voire de les persécuter, si
elles décidaient d'en embaucher, (Lindbeck et Snower, 1985a). Ainsi, sentant leurs
privilèges menacés, ils peuvent créer un différentiel de productivité avec les outsiders en
coopérant entre eux, mais en marginalisant les outsiders. Il devient alors coûteux pour la
firme de remplacer un insider par un outsider et le coût associé à cet échange se mesure
à la fois par le différentiel de productivité qui en résulte et par l'augmentation du salaire
de réservation des outsiders engendrée par les menaces de harcèlement des insiders.
Quelle que soit leur origine, l'existence de coûts de rotation permettent d'expliquer
pourquoi les entreprises acceptent de verser aux insiders un salaire supérieur à celui pour
lequel les outsiders seraient prêts à travailler. En effet, il est coûteux, pour la firme de
remplacer un insider par un outsider; ce coût de rotation induit une rente économique.
Dès que les salariés disposent d'un certain pouvoir de négociation, la firme est dans
l'incapacité de conserver toute la rente. Etant déjà employés par l'entreprise, les insiders
peuvent capturer une partie de cette rente. En fait, les insiders peuvent obtenir un salaire
compris entre le niveau du salaire courant et ce niveau de salaire majoré des coûts de
rotation de la main-d'oeuvre, puisque la firme n'a pas intérêt à embaucher des chômeurs
tant que le différentiel entre le salaire revendiqué par les insiders et le salaire pour lequel
les outsiders sont prêts à travailler, ne dépasse pas les coûts associés au remplacement
d'un insider par un outsider.
L'existence de coûts de rotation potentiels permet donc de faire apparaître une
rente que les insiders peuvent exploiter, au moins en partie, en négociant leur salaire. La
syndicaiisation n'est pas indispensable aux insiders pour obtenir un salaire plus élevé que
le salaire walrasien: des négociations individuelles suffisent. Pourtant, l'activité syndicale
leur permet à la fois d'augmenter la rente potentielle et de s'en approprier une part plus
grande. Si l'on suppose que les syndicats se concentrent uniquement sur l'intérêt des
insiders, ils peuvent leur faire obtenir une meilleure rémunération, sans affecter leur
chance de rester employés, de plusieurs manières. D'une part en augmentant les coûts de
rotation par l'instauration de procédures d'embauche et de licenciement, ou par une plus
grande crédibilité des menaces de harcèlement à rencontre des outsiders. D'autre part,
en permettant, par un pouvoir de négociation plus fort, aux insiders d'obtenir une part
plus grande de la rente, grâce par exemple à des menaces de grève.
Ainsi, l'approche en termes de conflits entre insiders et outsiders, apporte un
fondement à la syndicalisation, dès lors que les syndicats ne représentent pas l'ensemble
du bassin d'emploi d'une firme mais uniquement les salariés déjà employés. Elle permet,
en outre, en invoquant des raisons économiques et non plus uniquement institutionnelles
de comprendre pourquoi les firmes du secteur primaire préfèrent négocier avec les
syndicats, plutôt que d’essayer de trouver sur le marché du travail des employés moins

Page 62 sur 102


exigeants.
Grâce à la théorie insiders-outsiders, l'existence d'un secteur primaire syndiqué ne
découle plus du rationnement de l'offre de travail de la part des institutions syndicales
maisde la possibilité dont elles disposent de capturer une partie de la rente induite par la
présence de coûts de rotation. L'existence de coûts de rotation de la main-d'oeuvre
empêche les firmes d'embaucher des travailleurs à un niveau de salaire plus faible et
permet aux insiders de constituer des marchés internes caractérisés par de hauts salaires
que la firme est obligée d'accepter. Mais il est important de noter que ce type de marchés
internes présente une différence de nature importante avec ceux qui découlent également
de l'existence de coûts de rotation, mais qui sont choisis et établis uniquement par la
firme. En effet, les théories du salaire d'efficience et l'approche en termes de conflits entre
insiders et outsiders ne proposent pas la même vision de l'existence d'un marché
primaire. Dans le premier cas, la firme ne dispose que l'information imparfaite sur les
décisions de départ de ses employés. L'existence de coûts de rotation de la main-d'oeuvre
l'oblige à mener une politique salariale incitative afin de convaincre ses employés de ne
pas quitter leur emploi. Les salariés n'ont pas le pouvoir de participer à la fixation des
salaires, et, bien qu'ils y trouvent des avantages, la constitution de marchés internes n'est
que le fait de la firme. La décision de la firme de verser aux insiders un salaire plus élevé
que celui pour lequel les outsiders seraient prêts à travailler résulte uniquement de la
maximisation de son profit. Elle garde donc tout le pouvoir sur le marché du travail et le
rationnement des emplois primaires découle du conflit d'intérêt entre les firmes et les
outsiders.
Dans le second cas, les insiders ont la possibilité de négocierle urs salaires et
d'obtenir ainsi un salaire plus élevé que le salaire courant. Ils détiennent donc une partie
du pouvoirsur le marché du travail. Il n'est pas a priori dans l'intérêtdes firmes de
négocier avec les insiders. Pourtant, l'existence de coûts de rotation l'empêche de les
remplacer par des outsiders et la contraint à accepter les revendications des insiders, bien
qu'elle obtienne toujours un salaire plus faible que dans le cas concurrentiel. La
constitution de marchés internes et le rationnement de l'emploi dans le secteur primaire
sont donc, ici, le fait des insiders et découlent du conflit d'intérêt entre les insiders et les
outsiders.
Ces deux approches ne sont pas incompatibles (cf. Summers, 1988, Lindbeck et
Snower 1985b). En effet, même si l'on accepte que le pouvoir de fixer le salaire n'est plus
uniquement entre les mains des firmes, les théories du salaire d'efficience restent
pertinentes. Elles peuvent expliquer que les entrants, c'est-à-dire des salariés venant
d'être embauchés dans le secteur primaire mais qui ne sont pas encore des insiders,
obtiennent un salaire plus fort que le salaire de réservation des outsiders. En fait, comme
le soulignent Lindbeck et Snower (1985b), les théories du salaire d'efficience peuvent être
intégrées à l'approche insiders-outsiders pour déterminer le salaire plancher que les
insiders peuvent obtenir lors des négociations. Dans ce cas, le rationnement des emplois
primaires découle à la fois de ce que les entreprises ont intérêt à accorder de ce que les
insiders sont capables de capturer.
Les théories récentes du marché du travail permettent donc de comprendre et de
représenter le fonctionnement d'un secteur primaire, caractérisé par de hauts salaires et
par un rationnement de l'emploi. Il convient à présent de définir les caractéristiques
générales d'un marché du travail dual et de comprendre comment les deux secteurs
s'articulent.

Lefonctionnementd'unmarchédutravaildual

Page 63 sur 102


Afin de représenter un marché du travail dual, il est nécessaire tout d'abord de
réfléchir sur le type de chômage qui peut exister sur un tel marché et de définir les
possibilités de migrations des travailleurs entre le secteur primaire, le secteur secondaire
et le chômage, quelle que soit la conception du secteur primaire retenue. Pour illustrer ce
fonctionnement, un modèle simple, supposant l'existence d'un syndicat dans le secteur
primaire, sera proposé ensuite.

Lestatutduchômagedansunmarchédutravail

Puisque le secteur secondaire est traditionnellement associé à des emplois


précaires et à de faibles salaires, on supposera, pour simplifier, que son fonctionnement
est purement concurrentiel. La justification de cette hypothèse est un peu différente selon
l'option retenue pour représenter le secteur primaire. Si le secteur primaire est
caractérisé par l'existence d'un salaire d'efficience, cela revient à insister sur la différence
de nature entre les emplois primaires et secondaires ; ces derniers sont en effet associés
le plus souvent à des tâches simples, aisément contrôlables, ne nécessitant aucune
formation spécifique. Les firmes de ce secteur n'ont aucune raison de mener une politique
salariale incitative et versent à leurs employés un salaire égal à leur productivité
marginale. En revanche, si les salaires élevés et le rationnement de l'emploi dans le
secteur primaire sont expliqués par la théorie des négociations salariales, le
fonctionnement concurrentiel du secteur secondaire découle simplement de l'absence
d'institutions collectives dans ce secteur.
On pourrait pourtant supposer que le secteur secondaire est caractérisé par un
salaire d'efficience plus faible, ou par la présence de syndicats au pouvoir de négociation
moins fort que ceux qui représentent les salariés du secteur primaire mais, le dualisme
constituant un cas limite de la segmentation du marché du travail, on adoptera une
position plus réductrice, en supposant que le relation salaire-productivité ne joue pas du
tout ou que les syndicats sont inexistants dans le secteur secondaire. Ainsi, même si les
emplois primaires sont rationnés, comment peut-il exister du chômage involontaire dans
un marché dual alors que le secteur secondaire ne présente aucune barrière à l'entrée et
fonctionne de manière purement concurrentielle ? Il est clair alors que tous les
travailleurs qui le désirent peuvent obtenir un emploi dans le
secteur secondaire; dès lors, il ne peut y avoir de chômage que volontaire.
En fait, l'existence de chômage dans ce type d'approche résulte de l'hypothèse
d'une politique d'embauché discriminante des firmes du secteur primaire. En effet, on
suppose qu'elles ne recrutent des travailleurs que parmi les chômeurs (cf. Bulow et
Summers, 1 986, et Perrot et Zylberberg,1989 ; McDonald et Solow, 1 985, font une
hypothèse un peu moins forte : la probabilité d'obtenir un emploi dans le secteur primaire
est plus élevée pour un chômeur que pour unemployé du secteur secondaire) . Les
travailleurs du secteur secondaire ne peuvent donc pas obtenir directement un emploi
primaire ; ils doivent, pour changer de secteur, passer par une période de "chômage
d'attente" (cf. Summers, 1986, Burda, 1988). Hall (1975) a précisément montré que se
mettre au chômage constitue, pour les individus voulant entrer dans le secteur primaire,
une bonne stratégie car cela accroît leurs chances de succès. Katz (1986) souligne qu'une
carrière professionnelle trop concentrée dans le secteur secondaire, constitue un mauvais
signal pour les firmes. Les études récentes de Dickens et Lang (1985a,1985b, 1988) ont
confirmé l'existence d'une file d'attente à l'entrée du secteur primaire. Cette politique
d'embauché discriminante de la part des entreprises, paraît empiriquement cohérente (cf.

Page 64 sur 102


Clarck et Summers, 1979) et peut également se justifier théoriquement.
Si les travailleurs présentent des caractéristiques non productives différentes, qui
ne sont pas a priori observables par les firmes, ils peuvent décider d'envoyer un signal
aux entreprises en restant chômeurs plutôt qu'employés dans le secteur secondaire. Jones
(1987b) propose un modèle qui rend compte explicitement de ce phénomène. Il suppose,
en effet, qu'il existe deux types de travailleurs, se différenciant par leurs taux de départ,
et que les firmes ne peuvent les distinguer. Il montre que les firmes ont intérêt à
n'embaucher que des chômeurs, car l'effet d'annonce de cette politique incitera les
travailleurs ayant un taux de rotation faible à se mettre dans une situation de chômage
d'attente, alors que les travailleurs du second groupe ont une meilleure espérance de gain
en restant dans le secteur secondaire. Une politique d'embauché discriminante constitue
donc, pour les firmes du secteur primaire, un moyen de pallier d'éventuelles carences
informationnelles concernant les caractéristiques des travailleurs.
Finalement, les travailleurs qui optent pour une politique de chômage d'attente
sont des chômeurs volontaires puisqu'ils pourraient travailler dans le secteur secondaire.
Toutefois, ils seraient prêts à accepter un emploi dans le secteur primaire pour un salaire
plus faible que celui qui y prévau t; mais ce sont les firmes qui refusent de baisser leur
salaire parce que cela supprimerait l'effet incitatif qui leur garantit le bon fonctionnement
de leur marché interne, ou bien parce qu'elles y sont contraintes par le pouvoir des
insiders, qui ne veulent pas perdre leur rente de situation. En ce sens, ces chômeurs sont
des chômeurs involontaires. (…)

Page 65 sur 102


Dossier 4
Mutationsdurapportsalarial

Documents

Document 1 : Robert Boyer, LaflexibilitédutravailenEurope, La Découverte, 1986.
Document 2 : Dominique Plihon, « Les mutations du capitalisme : le rôle de la finance »,
Notesdel’IFRI, n°19.
Document 3 : Liem Hoang-Ngoc, Les théories économiques, petit manuel hétérodoxe, La
Dispute, extraits.
Document 4 : Liem Hoang-Ngoc, Présentationpédagogiquedesmodèlespostkeynésiensde
répartitiondesrevenus, document de travail.


Questionssurledossier

1. Définir les concepts de régime d’accumulation, de mode de régulation, de formes


institutionnelles.
2. Définir le concept de rapport salarial.
3. Quelles sont les composantes du rapport salarial ?
4. Décrire la dynamique du régime d’accumulation fordiste.
5. Préciser les contours du rapport salarial fordiste.
6. Quels sont les facteurs susceptibles d’expliquer la crise du régime d’accumulation
fordiste ?
7. Définir les notions de flexibilité défensive et de flexibilité offensive.
8. Décrire le régime d’accumulation financiarisé qui a émergé au cours de la phase
suivante
9. Quelles en sont les conséquences sur le mode de gouvernance des entreprises ?
10. Définir les différents modèles de gouvernance d’entreprise qui ont émergé
11. Comment peut-on situer les grandes entreprises françaises dans ce mouvement ?
12. Quelles sont les répercussions des changements intervenus dans les modes de
gouvernance d’entreprise sur le fonctionnement du rapport salarial ?
13. Qu’apportent les modèles postkeynésiens de répartition des revenus à l’analyse
macroéconomique du capitalisme financier ?
14. En particulier, quels sont, dans ces modèles, les effets macroéconomiques d’un
accroissement du taux de marge des entreprises ? En quoi parle-t-on de « paradoxe de
coûts » ?

Page 66 sur 102

Vous aimerez peut-être aussi