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Samedi 23 janvier 2016 | CULTURE & IDÉES |

Roland Castro

« Plus c’est moche,


moins on vote »
L’architecte dresse un sévère réquisitoire contre la politique de la ville menée ces quarante dernières années

propos recueillis par

D
philippe trétiack

ébut mars, l’archi-


tecte Roland Castro
publiera un brûlot
au titre program-
matique : Il faut tout
reconstruire (L’Ar-
chipel). Avec Michel
Cantal-Dupart, il fut
le fondateur de Banlieues 89, une asso-
ciation créée en 1981 qui a aidé François
Mitterrand, alors président de la Républi-
que, à prendre conscience de l’urgente
nécessité de se pencher sur les « cités ».
Aujourd’hui, il dresse un portrait au
vitriol des politiques de la ville. Est-ce à
dire que les architectes n’ont rien pu
faire pour œuvrer à l’amélioration de ce
qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui
les « quartiers » ? D’autant qu’en matière
d’architecture l’acte d’accusation est
connu. Les architectes seraient en gran-
de partie responsables de la désespé-
rance des banlieues. Les tours et les
barres seraient des pousse-au-crime, et
les émeutes qui régulièrement secouent
la France, mais aussi le Royaume-Uni ou
les Etats-Unis, trouveraient leur origine
dans un urbanisme criminogène. A tort ?
Roland Castro le croit.

« Il faut oser, innover,


désenclaver par le désir,
pas seulement
par la voirie »

Quelle est la relation entre


l’architecture, l’urbanisme
et le vivre-ensemble ?
La relation entre « le lieu et le lien » est
facile à saisir. En gros, plus c’est moche, Le grand en
moins on vote. Etre citadin et citoyen, à Villeneuve
cela marche ensemble. Les riches savent Seine), réali
que voter, cela peut encore servir à quel- Dubuisson (
que chose. Ce que nous avons appris au par Rola
cours de nos actions dans ces quartiers M
difficiles, c’est que les gens réclament de
la fierté, de la dignité. A Boulogne-sur-
Mer, en 2006, dans le quartier déplora-
ble du Chemin-Vert, nous avons plus
construit que détruit, et ce qui nous a fait La Caravelle, de Villeneuve-la-Garenne, électoral du Front national diminuait de est sûr, c’est que l’urbanisme et l’archi- trafic n’allait pas se déplacer… Quand il y
du bien, c’est d’entendre des habitants explose, et là, rien. Soutenus par Charles 25 % : il tombait de 15 % à 11 %. Nous en tecture des barres et des tours favorisent a eu un regain de cambriolages en France,
nous dire : « maintenant nous recevons Pasqua, sénateur des Hauts-de-Seine, qui avons parlé à François Mitterrand. Il se le communautarisme. le ministre Paul Quilès a fait passer des
de nouveau chez nous. » avait apprécié ce que nous avions déjà réjouissait, bien sûr, des bienfaits de ces règlements visant à généraliser les portes
réalisé entre 1986 et 1995 à Lorient avec actions, mais au regard de sa politique La France investit des sommes consi- blindées. Quand des types ont com-
L’architecture peut-elle contribuer Jean-Yves Le Drian, alors maire de la ville, machiavélique cela ne lui plaisait pas du dérables dans la politique de la ville. mencé à caillasser les forces de l’ordre de-
à réduire la fracture sociale ? nous y avons mené un travail énorme. tout puisqu’il misait sur le renforcement Pour quel résultat ? puis les terrasses des cités, on a pensé
Evidemment. L’architecture peut faire A l’époque, nous avons signé le contrat du Front national pour éliminer la droite Notre défaite, c’est de ne pas avoir réussi qu’il fallait installer partout des toitures.
du bien. Avec Sophie Denissof et nos asso- avec Pasqua d’une tape dans la main. et rester au pouvoir. Nous allions contre à imposer, dans la rédaction des lois Nous sommes prisonniers des diktats de
ciés, nous l’avons prouvé à Lorient, à Lyon, Nous avons évoqué au cours d’un déjeu- ses intérêts politiques, Banlieues 89 était portant sur la ville, le terme de remode- la mafia technocratique qui régit le
à Vénissieux, à Villeneuve-la-Garenne – ner les vieilles rivalités mais aussi les rap- condamnée. Quand Bernard Tapie a été lage. Les ingénieurs des Ponts et Chaus- monde du bâtiment. Pour les entreprises
partout où nous nous sommes penchés prochements entre les communistes et nommé ministre de la ville, en 1992, je sées et les énarques leur ont préféré les du bâtiment, démolir et construire, c’est
sur des cités hors d’échelle. Nous avions les gaullistes ; Malik Oussekine, le jeune suis sorti du jeu pendant dix ans. termes de « démolition-reconstruction », tout bénéfice : c’est plus lucratif qu’un
un projet simple : embellir, désenclaver. manifestant mort sous les coups des de « déconstruction » et même, stupé- remodelage patient et complexe.
En 1974, nous avons fait le tour des grands forces de l’ordre en 1986 ; et, pour finir, il L’effet électoral est-il toujours le fiant retour, celui de « rénovation » qui, A Lorient, nous avons tellement peau-
ensembles avec l’architecte Antoine nous a soutenus contre toute sa famille même ? Réhabiliter une cité fait-il dans les années 1960 et 1970, avait sym- finé notre approche qu’à la fin du chan-
Grumbach. Nous voulions diminuer la politique. On pourrait citer d’autres reculer le Front national ? bolisé la destruction de la ville. Quand on tier nous avions 52 types d’appartements
taille des barres en les tronçonnant, y exemples de réussite, comme celui de A vrai dire, je n’en sais plus rien. L’ar- dit démolition-construction, on cherche différents pour 700 logements. Si l’on
ouvrir des rues et créer des perspectives Michel Delebarre à Dunkerque. Personne chitecture contre le communautarisme, d’abord à démolir. Et plus c’est haut, plus veut mener à bien une démarche aussi
visuelles, construire de nouveaux im- ne parle aujourd’hui du Carré de la ça ne fait sans doute pas le poids, mais ce on veut démolir, alors qu’il convient par- compliquée, il est évidemment néces-
meubles ici et là, embellir les entrées et les Vieille, qui était pourtant, autrefois, le qui est sûr c’est que le communauta- fois, justement, de garder les bâtiments saire d’obtenir le soutien de maires intel-
balcons, aménager l’espace public. Un bi- quartier maudit de la ville. risme fait monter le FN. A Clichy-sous- hauts comme des signaux identitaires. A ligents. Il faut oser, innover, désenclaver
douillage subtil. Les sociologues nous Bois et Montfermeil, diverses opérations Angers, dans le quartier du Grand-Pi- par le désir, pas seulement par la voirie.
sont tombés dessus en nous reprochant Alors pourquoi dit-on qu’il est ont cherché à embellir les quartiers et, geon, il y avait des barres avec une tour, la André Rossinot, à la mairie de Nancy,
de ne pas nous intéresser aux popula- difficile d’agir sur les banlieues ? malgré cela, le FN y obtient respecti- tour Chaptal. La première décision de avait décidé, en 1984, de mettre la ciné-
tions et de ne penser qu’à l’espace, mais A l’époque de Banlieues 89, nous avions vement 15,48 % et 24,43 % des voix au l’Agence nationale pour la rénovation ur- mathèque à 200 mètres de la barre gi-
les deux marchent ensemble. engagé une statisticienne qui nous avait second tour des régionales de 2015. baine a été, en 2010, de détruire la tour. gantesque du Haut-du-Lièvre. Toute l’in-
fourni un élément d’étude passionnant : Il y a trente ans, la « Marche des beurs » Une absurdité ! Par chance, le maire a telligentsia a dû aller dans ce quartier.
Comment évaluer les bienfaits partout où une attention particulière [Marche pour l’égalité et contre le racisme] compris qu’il fallait la conserver comme C’était une excellente idée.
de cette approche ? était portée aux quartiers en difficulté, ignorait les revendications musulmanes : le signal du quartier.
La preuve de l’efficacité de nos actions soit parce qu’on y avait construit, soit les slogans d’alors, c’était « La France, c’est D’autres élus, en revanche, font n’im- L’architecture, est-ce toujours
sur le social, nous l’avons eue en 2005. parce qu’un maire avait simplement dé- comme une mobylette, ça marche au porte quoi. Pour interrompre un trafic de une prise de risques pour un élu ?
Quand les émeutes ont éclaté dans les montré aux populations défavorisées mélange », etc. Désormais le spatial ne drogue, ils décident par exemple de dé- C’est à hauts risques. Quand Jean-Yves
banlieues, on s’attendait à ce que la cité qu’il s’intéressait à leur avenir, le score fait plus le poids face au religieux. Ce qui truire des cages d’escalier, comme si le Le Drian a soutenu la première opération
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A Vitry-
sur-Seine,

à lire
« il faut tout
Le Candide
re con struire »
de Roland Castro
recrée du lien
(L’Archipel,
180 p., 17 €). social
L’
architecte Bruno Rollet, qui a
Immeuble soutenu son diplôme en 1989,
de logements a fait ses études quand Ban-
sociaux, à lieues 89 carburait à fond sous l’égide
Oullins (Rhône), de Roland Castro. A son tour, il a
conçu par Roland beaucoup réfléchi aux cités de ban-
Castro en 1988. lieue qui font souvent l’actualité. Il est
STÉPHANE l’auteur d’un projet manifeste livré
COUTURIER/ROLAND en 2012 dans la cité Balzac de Vitry-
CASTRO/ARTEDIA/ sur-Seine (Val-de-Marne).
LEEMAGE Le bâtiment a reçu comme nom de
baptême Le Candide parce qu’il est
situé rue Voltaire. « Cela vaut mieux
que tour H12 ou bâtiment G4, comme
cela se voit un peu partout en France »,
souligne l’architecte. C’est dans cette
cité qu’en 2002 Sohane Benziane,
17 ans, avait été brûlée vive par un
jeune homme de 19 ans. « L’important
quand on est architecte, affirme
Bruno Rollet, c’est d’aborder le réel
avec modestie. De ne pas montrer ses
muscles. » Comprenez, ne pas imposer
un projet architectural ébouriffant,
comme une aile d’avion posée
sur une école, mais au contraire
chercher à « recoudre » l’existant.

Un petit bout de campagne


La méthode Rollet consiste à retrou-
ver le paysage local, celui d’avant
la construction de la cité. A Vitry,
autrefois, une rivière coulait entre des
champs, de petites usines étaient im-
plantées sur ses bords. A l’architecte
de bâtir une mémoire pour l’offrir
aux habitants et les réunir. Le paysage
est tout à la fois physique et mental,
constitué d’une histoire longue, mais
Site Duco- aussi du déracinement de ceux qui
Hoechst- sont venus l’habiter. A Vitry, Bruno
Quartier des Rollet a proposé aux habitants logés
Trois-Rivières, dans ces appartements neufs une
à Stains (Seine- serre installée sur le toit et commune
Saint-Denis). à tous. Un lopin de terre à cultiver
Réalisés par pour faire du bâtiment un extrait
Roland Castro de nature, un petit bout de campagne,
(atelier Castro voire un belvédère accessible
Denissof), aux gens de l’immeuble.
ces nouveaux L’intention était belle, mais les
logements ont habitants ont eu du mal à l’accepter.
été livrés « L’idée d’avoir un espace en plus pour
en juin 2015. le même loyer, personne n’arrive
MARTIN ARGYROGLO à le croire, observe l’architecte. Pour
l’heure, seules trois familles sur vingt-
neuf jardinent, mais cette serre est
encore utilisée par le bailleur, l’office
nsemble La Caravelle, HLM, pour que les voisins fassent
e-la-Garenne (Hauts-de- connaissance. Ce qui compte, finale-
isé par l’architecte Jean ment, c’est que les habitants soient
(1959-1967) et réhabilité heureux dans leur logement, heureux
and Castro en 1995. quand ils ouvrent leurs fenêtres. »
MARTIN ARGYROGLO Pour cela, l’architecte a conçu un
système de filtre en osier tressé qui
transforme les balcons en espaces
ouverts sur l’extérieur, mais protec-
teurs. Il a dessiné, au rez-de-chaussée,
de rénovation d’une cité, sur le quai de pourtant ce collège n’est pas très drôle, il pour l’ancien ne sont pas les mêmes que historique et il faut bien qu’il se passe de petits jardins, protégés par une
Rohan, à Lorient, en 1986, la rumeur a est fermé, à l’ancienne. Le problème de pour le neuf ! Transformer les rez-de- quelque chose. Ça va bouger. Mais la lé- haie plantée qui renforce l’intimité
couru qu’avec ce maire il n’y en avait que mon travail, c’est que ceux qui l’ont vu chaussée des HLM a nécessité une bataille gislation est contre nous. Aujourd’hui, des logements. Désormais, les gens
pour les pauvres, et il a failli être battu. comprennent ce qu’il représente, les législative de dingues : on n’avait pas le quand on gagne un concours d’urba- ne se calfeutrent plus, ne se tournent
Pourtant, il a remporté l’élection sui- autres pensent que je suis un hâbleur. droit d’y ouvrir des commerces ! Avec nisme, on est cantonné à dessiner le plus le dos, barre contre barre. Mieux,
vante sur son bilan et cette opération y J’en suis un, bien sûr, mais pas seule- Michel Cantal-Dupart nous avions aussi tracé des rues, la voirie. Avec le marché les locataires des autres barres,
figurait en bonne place. Preuve qu’il ment. Maintenant, Le concours de la remarqué, à la suite d’une grande en- de définition, le programme général des monstres de 90 mètres de long
faut, pour mener à bien des politiques Pompignane est gagné, mais personne quête, que là où il y avait des barres, il était d’une opération ne définissait pas clai- sur 45 de large, sont attirés par cette
urbaines, plus d’un mandat. ne sait comment on va construire. Il n’y a interdit d’avoir des bars ! A la demande du rement les missions futures : on pou- construction aux angles volontaire-
On devrait procéder avec la rénovation pas de cadre juridique pour cela. vait donc s’occuper de l’urbanisme et ment arrondis, composée de briques
urbaine comme on le fait avec les porte- ensuite de l’architecture, dessiner les moulées à la main, plus accueillantes,
avions, en votant des lois de programma- Comment ça ? rues et construire les immeubles. « presque molles ». La teinte retenue
tion impossibles à remettre en cause au Le plus souvent, les architectes mènent
« Démolir Nous l’avons expérimenté à Boulo- pour les façades évoque encore
mandat suivant ! Mais c’est beaucoup plus de petites opérations : ils font du propre, gne-sur-Mer. A l’époque, on pouvait la nature qui, souligne Bruno Rollet,
facile de construire une médiathèque que ils font passer les immeubles de huit éta-
et construire, encore dessiner et construire une cité- « n’a pas besoin d’être verte pour être
de se lancer dans un programme de réno- ges à quatre, et ils pensent que ça suffit. A jardin, par exemple. C’est fini. Et c’est perçue comme telle ».
vation urbaine. Pour construire une mé- Montpellier, nous voulons procéder
c’est tout bénéfice : très grave. Le marché de définition a été Certains ont décrit Le Candide
diathèque, on organise un concours, on autrement : faire de l’acupuncture, retri- supprimé parce que l’administration y comme une pomme de pin, d’autres
engage des architectes un peu connus, on coter un grand ensemble, le compléter,
c’est plus lucratif perdait la main. Désormais, on peut comme une colline habitée. Une réus-
communique, on lance les travaux, on les aménager des chemins qui mènent à la écrire sur les panneaux devant les zones site ? Impossible de le savoir, selon
achève et on inaugure le bâtiment. En rivière toute proche, organiser 1 kilomè-
qu’un remodelage d’aménagement concerté (ZAC) de l’architecte. « Même si cela fonctionne
cinq ans, c’est bouclé et, surtout, ça se voit. tre de rue. De la dentelle. Un casse-tête. France : « Conforme au code des mar- pour 29 logements, qui dit que cela
Ça n’est financé par personne. Parce qu’il
patient et complexe » chés publics ». Ça fait plaisir aux habi- fonctionnera pour 120 ? » Pourtant,
Avez-vous d’autres opérations y a plusieurs catégories de bâtiments tants ! C’est absurde car ce qu’il faut, il est prêt à relever le défi de la grande
en cours ? dans une même opération, c’est l’enfer. dans ces quartiers, c’est créer des surpri- échelle. « Nous avons passé plusieurs
Nous avons gagné le concours de La Si nous avons réussi à faire le projet de ministre Paul Quilès, le Parlement a légi- ses, rendre les gens fiers. années sur cette cité, car nous savions
Pompignane, avec mon associée Sophie Lorient avec Le Drian, c’est qu’on est tom- féré là-dessus. Et on a pu ouvrir des Nous sommes modestes. Conscients que nous devions absolument réussir
Denissof, à Montpellier, parce que l’ad- bés sur un type devenu ensuite directeur échoppes au rez-de-chaussée des barres. de nos limites. Tout de même, à Dou- cette expérience. Elle a coûté un peu
joint à l’urbanisme avait été professeur de l’office HLM qui a appliqué la règle chy-les-Mines, dans le Nord, en 2007, d’argent et nécessité une somme
dans un collège que nous avions cons- suivante : tout ce qui n’est pas interdit, je Y a-t-il selon vous de jeunes nous avons élevé une tour, un beffroi, de travail considérable, mais l’enjeu
truit en 1995 à Aulnay-sous-Bois dans un le fais. C’est obligatoire parce que les architectes qui abordent la question dans un quartier difficile. Cela a telle- l’exigeait. Car le drame des banlieues
des pires endroits de France, la cité des contraintes sont légion. Exemple : nous des banlieues comme vous ? ment plu que l’équipe locale de foot- c’est le nôtre. C’est être citoyen que
3 000. Aujourd’hui, ce bâtiment n’est pas voulions ajouter deux pièces à un ancien Je pense que nous allons en voir de ball pense à se rebaptiser Douchy-le- d’être architecte de cette façon-là. » p
tagué. Il y avait vu un havre de paix, et bâtiment. Impossible, les financements plus en plus. Nous vivons un moment Beffroi. p ph. t.

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