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Ducrot, Oswald - Le Structuralisme en Linguistique
Ducrot, Oswald - Le Structuralisme en Linguistique
ISBN 978-2-75-784939-2
ISBN 978-2-02-000619-4 (tome 1)
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Du même auteur
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Introduction générale
1 - Langage et représentation
2 - Langage et communication
3 - Langage et jeu
Guide bibliographique
1. Langage et représentation
2. Langage et communication
3. Langage et jeu
Langage et représentation
1. M. Foucault, dans les Mots et les Choses, est un des premiers à avoir insisté
sur ce point.
2. Qu’elle soit légitime ou non, cette attitude, commune à la plupart des
comparatistes, est bien significative. Elle dénote une tendance, que nous
e
avons déjà trouvée dans certaines recherches du XVIII siècle, à considérer le
linguistique comme une réalité autonome — ce qui revient à introduire une
distinction, étrangère à Port-Royal, mais qui a fait fortune depuis, entre les
tendances internes et les influences externes, les premières seules étant
pertinentes pour le linguiste. Le parallélisme de la langue et de la pensée
n’est donc tenu pour un fait linguistique que s’il marque la volonté d’imiter
la pensée, et non la simple nécessité de la reproduire. Or, selon les
comparatistes, cette condition se réalise seulement si le parallélisme n’est
pas d’ordre uniquement syntaxique, mais aussi morphologique.
2
Langage et communication
… »
Saussure cependant met en garde lui-même contre la simplicité
apparente de cette méthode, à laquelle il reconnaît seulement une
valeur « théorique ». De fait, il y a quelque optimisme dans l’image
d’une bande sémantique qui se déroulerait dans l’esprit, exactement
synchronisée avec la bande acoustique, et dans l’idée qu’il « suffit de
considérer les concepts » pour obtenir une délimitation des sons qui
ne laisse plus place au doute. Est-il sûr que chaque signifiant apporte
sagement son signifié — et lui seulement —, puis qu’il laisse le
suivant apporter un nouveau concept, qui se juxtapose au premier
comme une information se place à côté des précédentes dans la
mémoire d’une machine électronique ? Est-il sûr que l’effet
sémantique d’un signifiant est toujours, dans le déroulement de la
compréhension, antérieur à l’apparition du signifiant suivant ? Bien
plus, est-il si facile de déterminer l’apport de signification imputable à
un mot ? Certes, on croit souvent pouvoir dire « tel mot a tel sens
dans tel énoncé », en se représentant les mots comme des sortes de
stimuli dont chacun déclenche une idée. Mais dès qu’on cherche à
déterminer avec un peu de précision de quelle information
particulière le mot est responsable dans la phrase, on rencontre tant
de difficultés que le « recours au concept » pour la délimitation des
unités soulève finalement plus de problèmes qu’il n’en résout.
Saussure pouvait d’autant moins ignorer ces problèmes qu’il a insisté
sur le fait que les syntagmes ne produisent pas toujours une
juxtaposition d’idées (c’est tout juste le cas dans certains noms
composés comme chien-loup). Très souvent, note-t-il, la signification
est la résultante unique, et non pas la succession, des signifiés que
l’on peut attribuer aux éléments séparés : poirier n’évoque pas
l’assemblage d’une idée de poire et d’une idée d’arbre (qui serait
suggérée par ier) et, quand on entend désireux, on ne pense pas à
l’idée de désir, puis à une idée de possession marquée par eux. S’il est
bien probable que le sens de poirier contient celui de poire et celui
d’arbre, ces composants ne peuvent être reconnus qu’au terme d’une
analyse délicate, dont les critères sont difficiles à définir, et qui ne
saurait s’assimiler en tout cas à la saisie introspective d’une
succession psychologique.
Saussure indique lui-même, dans le chapitre sur le « mécanisme
de la langue », dans quel ordre de considérations on doit chercher les
fondements de cette analyse. C’est dans ce chapitre, croyons-nous,
que se trouve son apport original au problème de la délimitation, et
non pas dans la métaphore des deux rubans, conçue surtout comme
une introduction pédagogique et destinée à être ensuite rectifiée,
mais qui a subi le sort habituel de ces introductions, et qui a trop
souvent, pour les lecteurs pressés, fait office de conclusion. Saussure
note que le syntagme défaire est à l’intersection de deux séries, celle
des composés de faire (refaire, contrefaire…) et celle des composés de
dé- (décoller, déplacer…). De même le latin quadruplex est le point de
rencontre des séries < quadrupes, quadrifrons… > et < simplex,
triplex… >. « C’est dans la mesure, ajoute-t-il, où ces autres formes
flottent autour de défaire ou de quadruplex que ces mots peuvent être
décomposés en sous-unités, autrement dit sont des syntagmes. Ainsi
défaire serait inanalysable si les autres formes contenant dé- ou faire
disparaissaient de la langue ; il ne serait plus qu’une unité simple, et
ses deux parties ne seraient plus opposables l’une à l’autre. » Une
expression, prise isolément, n’a donc aucune raison d’être segmentée.
La segmentation n’est justifiable que si l’expression peut être classée à
l’intérieur de différents groupes, et chaque unité de l’expression doit
son individualité au seul fait qu’elle est le représentant d’un de ces
groupes. Comment, maintenant, établir le classement sur lequel
l’analyse va être fondée ? Pourquoi une série <défaire, décoller… >,
et non pas la catégorie < défaire, abolir, supprimer… > qui serait,
sémantiquement aussi motivée ? Pourquoi, d’autre part, ne pas
admettre, comme l’apparence phonique y invite, délayer dans la série
< défaire, décoller… >, ce qui, vu l’existence d’une série, assez courte
il est vrai, < délayer, relayer >, autoriserait la segmentation dé-layer ?
Ces questions, qui sont au cœur de nombreuses controverses de la
linguistique actuelle, reviennent à se demander si le recours aux
séries ne cache pas un mouvement circulaire, et si l’établissement des
« bonnes » séries ne présuppose pas la segmentation correcte des
expressions qui en font partie.
Bien que l’objection ne soit pas explicitement envisagée par
Saussure, une réponse est suggérée par un autre passage du Cours,
celui qui concerne les « faits grammaticaux », et notamment le
problème de l’alternance. Sur quel critère peut-on se fonder pour
placer dans un même paradigme les formes allemandes Nacht (« la
nuit ») et Nächte (« les nuits ») alors qu’elles se distinguent par une
modification interne du radical et non par la simple addition d’une
désinence de pluriel ? La solution proposée s’appuie sur l’existence,
en allemand, d’une multitude d’autres couples (par exemple Macht,
« la puissance », Mächte, « les puissances ») dont les éléments sont
l’un à l’autre, du point de vue du son et du sens, ce que Nacht est à
Nächte. La classification qui regroupe ces deux termes ne trouve donc
son fondement que dans une autre classification, d’un niveau de
complexité supérieur, et dont les éléments sont déjà des couples
(Macht/Mächte, Nacht/Nächte…). Par une démarche bien-
caractéristique de sa méthode, Saussure s’est référé, pour justifier un
certain type d’organisation, non pas aux éléments qu’elle met en jeu,
mais à une organisation plus générale dans laquelle elle s’intègre. Un
raisonnement analogue permettra de classer dans une seule série
défaire et décoller. Il ne s’agit pas de comparer ces mots l’un à l’autre
et de constater qu’ils se ressemblent à la fois par le son (ils
commencent par dé-), et par le sens (ils comportent tous deux une
certaine idée de destruction). Ces ressemblances, avec un peu
d’imagination ou de subtilité, on pourrait les trouver aussi entre
défaire et délayer, voire dévider. Pour classer défaire et décoller dans la
même catégorie, d’où l’on exclut délayer, il faut introduire d’autres
termes dans la comparaison, et noter par exemple que défaire est à
refaire ce que décoller est à recoller, mais non pas ce que délayer est à
relayer. Pour établir la série de mots que nous cherchons, il faut donc
reconnaître d’abord une série de couples de mots, la suite
< défaire/refaire, décoller/recoller, déplacer/replacer… >, qui
constitue une proportion au sens des mathématiciens, une
équivalence de rapports. Ainsi se trouve peut-être éclairée une
remarque, assez mystérieuse, où Saussure compare la langue à une
algèbre, ajoutant que cette algèbre « n’aurait que des termes
complexes ». Il faut entendre par là que la relation entre deux termes
ne se fonde jamais sur ces termes pris isolément, mais sur les
relations où chacun d’entre eux intervient, et qu’un classement
linguistique doit toujours, pour être justifié, être mis en rapport avec
d’autres classements.
Toujours dans le même esprit, mais en s’écartant davantage de la
lettre de Saussure, on pourrait introduire la notion de degré dans
l’appartenance d’un élément à une classe. On dirait par exemple que
déjeuner appartient de façon moins nette que déplacer à la série
< défaire, décoller… >. Pour justifier cette affirmation, on noterait
que si le couple jeuner/déjeuner est analogue à faire/défaire, il n’y a
pas en revanche de couple rejeuner/déjeuner à mettre en face de
refaire/défaire. On pourrait aussi souligner que déjeuner entre dans
une proportion où l’on ne rencontre aucun autre verbe en dé, celle
qui comprend les couples déjeuner (verbe)/déjeuner (nom), dîner
(verbe)/dîner (nom),faire (verbe)/faire (nom)…, etc. Il devient ainsi
possible de donner un sens linguistique précis à l’idée,
mathématiquement aberrante, d’une plus ou moins forte
appartenance de l’élément à sa classe. Du même coup, on pourrait
définir des degrés de segmentation, et admettre par exemple que les
éléments de dé-jeuner sont moins séparés que ceux de dé-faire, ce qui
rend assez bien compte du sentiment des utilisateurs de la langue :
pour eux l’analyse dé-jeuner, sans être franchement inadmissible, ne
semble pas néanmoins tout à fait naturelle.
Si nous avons développé ces exemples, c’est qu’ils sont significatifs
de l’esprit nouveau apporté par Saussure dans l’histoire de la
linguistique. Aux historiens qui tenaient pour inexistant le problème
de la segmentation, ou qui le résolvaient selon le seul impératif de la
comparaison des langues, Saussure répond que ce problème est
inévitable, et qu’il peut être résolu à l’intérieur de chaque état
linguistique. Seulement sa solution présuppose que l’état possède une
organisation interne, un « ordre propre ». L’analyse d’un mot
particulier ne se laisse justifier que si on l’introduit dans une classe de
mots pour lesquels on admet une analyse identique. Et pour justifier
cette introduction, il faut considérer, non pas les seuls éléments de la
classe, mais les séries de couples où chacun est engagé. Toute la
démarche de Saussure consiste donc à montrer la reconnaissance de
l’organisation présupposée dans celle de l’élément, et l’organisation la
plus complexe présente implicitement à son tour dans l’organisation
la plus simple. Le système linguistique, pour Saussure, n’est pas
construit par assemblage d’éléments préexistants ; il ne s’agit pas de
mettre en ordre un inventaire donné dans le désordre, d’ajuster les
pièces d’un puzzle. La découverte des éléments et celle du système
constituent une tâche unique.
Cette conclusion, obtenue en considérant les incertitudes de la
segmentation, est confirmée, amplifiée sans doute quand le linguiste
cherche à identifier les différentes occurrences de chaque élément.
Saussure montre fréquemment, et sans craindre de dramatiser la
situation, combien il est difficile de prouver que la même unité est
présente dans deux actes de parole différents. Comme le souligne son
commentateur R. Godel, il s’agit là pour lui d’un problème posé non
seulement par le langage, mais plus généralement par tous les
systèmes de signes : peut-être l’existence de ce problème est-elle
même, pour Saussure, la marque commune à laquelle se
reconnaissent toutes les recherches sémiologiques. Godel cite à ce
propos une note, extraite de travaux, encore inédits, sur les légendes
des Nibelungen, où est signalée la difficulté qu’on rencontre à repérer
les apparitions d’un personnage dans un récit. On ne peut pas se fier
en effet au nom donné au personnage dans le texte : souvent, sous un
seul nom, différents personnages se substituent l’un à l’autre (comme,
dans un rêve, différents êtres se cachent successivement derrière la
même image). On sait que les analyses récentes des mythes et des
contes populaires ont montré la banalité de cette situation, et en
même temps l’embarras qu’elle suscite chez le descripteur. C’est pour
y faire face qu’A.-J. Greimas, par exemple, a proposé de distinguer les
concepts d’acteur (ce mot désignant le personnage officiel, celui dont
l’identité est affirmée explicitement et manifestée par son nom, sa
situation sociale et familiale, certaines particularités physiques), et
d’actant, en entendant par ce terme la fonction effectivement jouée
dans le déroulement du récit : il arrive qu’une même fonction soit
tenue par des acteurs différents, et qu’un seul acteur représente
successivement, voire simultanément, différents actants. Dès 1910,
Saussure signale ce fait, et, ce qui est le plus remarquable, il l’assimile
aux métamorphoses du mot selon ses contextes : « Il est
vraisemblable qu’en allant au fond des choses, on s’aperçoit dans ce
domaine, comme dans le domaine parent de la langue, que toutes les
incongruités de la pensée proviennent d’une insuffisante réflexion sur
ce qu’est l’identité ou les caractères de l’identité, lorsqu’il s’agit d’un
être inexistant comme le mot ou la personne mythique, ou une lettre
de l’alphabet, qui ne sont que différentes formes du SIGNE au sens
1
philosophique . »
Dans le Cours lui-même, les difficultés liées à l’identification des
éléments linguistiques sont évoquées à plusieurs reprises, et toujours
pour introduire la notion de valeur. Elles sont destinées à prouver que
chaque élément, si on cherche les traits qui sont constants dans ses
différentes apparitions, ne peut être défini que par référence aux
autres éléments de la langue. Sa réalité propre est donc inséparable
de sa situation dans le système (c’est ce que Saussure appelle sa
« valeur ») ; il en résulte qu’on ne saurait déterminer les termes sans
poser du même coup une hypothèse sur leur organisation. Avant
d’examiner un exemple saussurien, il peut être utile de résumer la
théorie générale de l’identité sur laquelle il s’appuie. Il y a, dit
Saussure, deux espèces d’identité, que nous appellerons, pour
simplifier, matérielle et relationnelle. On parle de l’express Genève-
Paris de 23 heures, en considérant donc comme les représentants
d’une réalité unique les 365 trains qui, chaque année, partent de
Genève à cette heure. Ils peuvent pourtant être substantiellement très
différents ; aussi bien le matériel que le personnel ou la composition
du convoi peuvent varier d’un jour à l’autre. L’identité attribuée à
l’express consiste donc seulement en une certaine situation,
commune à tous ces trains, dans le trafic ferroviaire quotidien.
Identité purement relationnelle, qui tient aux rapports spatiaux-
temporels existant entre chacun de ces trains et tous les autres de la
même journée.— Supposons maintenant qu’un vêtement ait été volé,
et que son propriétaire le retrouve, sali, déchiré, déformé, à la
devanture d’un fripier. On dira encore qu’il s’agit du même vêtement,
mais on entend par là cette fois une identité matérielle, la simple
permanence de la substance dont l’objet est constitué. Toutes les
erreurs de la linguistique traditionnelle viennent, selon Saussure,
d’avoir attribué aux signes de la langue une identité matérielle,
fondée sur l’invariance supposée de leur constitution phonique ou de
leur contenu sémantique. Les deux suppositions sont en effet aussi
hasardeuses l’une que l’autre.
Saussure le montre à l’aide de plusieurs exemples, dont le plus
célèbre est sans doute son analyse du mot « Messieurs ». Tout le
monde admet qu’il y a en français un et un seul mot « Messieurs », et
lorsqu’un orateur répète, pour attirer l’attention de ses auditeurs,
« Messieurs, Messieurs », personne ne niera qu’il ait prononcé deux
fois le même mot. En quoi consiste donc ce mot ? La question, qui
peut sembler d’abord naïve, commence à inquiéter lorsqu’on a noté
toutes les différences possibles, aussi bien dans la sonorité que dans
le sens, entre les deux occurrences. Pour la sonorité, il suffit de
remarquer que la première voyelle est équivalente tantôt au « e
fermé » (phonétiquement [e]) de l’article les tantôt au « e ouvert »
([ε]) de lait. L’accent peut d’autre part porter soit sur la syllabe
initiale, soit sur la finale, variation que les Français remarquent peu,
mais qui serait nettement perçue dans une langue comme l’allemand,
où le déplacement de l’accent peut entraîner des changements de
signification. Pour le sens, il est évident que la simple répétition du
mot a conféré à sa deuxième apparition une nuance d’irritation ou de
supplication absente de la première. Bien plus, ni l’un ni l’autre des
Messieurs de notre orateur ne possédera la valeur, ironique et
emphatique, que l’on pourrait trouver dans d’autres occurrences,
peut-être dans « Ces messieurs qui nous gouvernent ». Pourquoi
assimile-t-on néanmoins toutes ces nuances de sens et toutes ces
nuances de son ? Certainement pas parce qu’elles seraient moins
importantes que celles qui séparent les divers emplois de Messieurs et
ceux d’un autre mot. Entre les prononciations que nous avons
signalées, l’écart est en effet au moins aussi grand qu’entre certaines
d’entre elles et une prononciation habituelle de monsieur ou de
messied. De même, en ce qui concerne le sens, on peut trouver, entre
les Messieurs de l’orateur, et celui de « Ces messieurs qui nous
gouvernent », des différences au moins aussi nettes qu’entre le
dernier et le prince de « Ces princes qui nous gouvernent ». Comment,
dans ces conditions, établir la prononciation et la signification qui
fonderaient l’identité du mot messieurs dans les différentes
occurrences où on a l’habitude de le reconnaître ?
La raison de ces difficultés diffère peu de celle qui faisait hésiter
dans la segmentation des phrases. Il s’agissait alors de la continuité
des événements phoniques et psychologiques qui accompagnent
chaque énoncé particulier. Plus modestement, en faisant l’économie
des hypothèses philosophiques impliquées par le recours à l’idée de
continuité, aucune analyse de ces événements, si elle était établie
indépendamment de la langue, ne semblait devoir fournir un résultat
justifiable aussi du point de vue de la langue. Ce qui arrête
maintenant, c’est la continuité de l’univers phonique et de l’univers
sémantique auxquels la langue emprunte ses signifiants et ses
signifiés. Ou, si l’on préfère, l’impossibilité de trouver dans ces
univers des frontières naturelles qui délimitent exactement les zones
phoniques et sémantiques recouvertes par les signifiants et les
signifiés d’un langage donné. Aucune classification extérieure ne peut
donc permettre de décider si deux sons appartiennent ou non au
même signe. La linguistique est condamnée, dès le début, à se faire
elle-même.
Une méthode d’identification se dégage du Cours, sans y être
explicitement formulée. Interprétée à la lumière des conséquences
qu’en a tirées la phonologie, elle serait à peu près la suivante. Étant
donné une occurrence quelconque de messieurs, on fait varier sa
prononciation dans toutes les directions possibles, jusqu’à ce que le
changement phonique entraîne une différence de sens. On constate
par exemple que le passage de [e] à [ε] dans la première syllabe
n’impose aucune différence de signification, alors qu’il en irait
autrement si l’on utilisait le son [eu] (qui donnerait monsieur) ou si
l’on remplaçait par [ε] la deuxième voyelle (on obtiendrait messied).
La prononciation de messieurs, c’est l’ensemble des variations
phoniques possibles sans variation sémantique. L’épreuve inverse,
opérée dans le domaine du sens, permet de réunir une multitude de
nuances sémantiques que l’on peut interchanger sans entraîner une
différence dans l’expression. On s’apercevra ainsi qu’une certaine idée
de supériorité sociale peut éventuellement être logée derrière le mot
messieurs, mais que, si l’on veut introduire en outre l’idée
d’appartenance à une caste fermée, et, à plus forte raison héréditaire,
on utilise plutôt le terme princes. La première idée, et non la seconde,
sera donc admise dans la signification de l’unité linguistique
messieurs.
Cette méthode d’identification montre une deuxième fois qu’une
organisation de la langue est présupposée dans la détermination de
ses éléments. Si l’on ne considère en effet que des occurrences d’un
seul signe, on ne peut déduire d’elles ni le sens ni la prononciation de
ce signe ; elles ne donneront donc pas le moyen de le reconnaître
dans d’autres contextes. Pour savoir que la première voyelle de
messieurs ne peut pas se prononcer [eu], alors qu’elle apparaît à
volonté comme [e] ou [ε], on doit savoir aussi qu’il y a un signe
monsieur. Rien n’interdit autrement de penser que [eu], [ε] et [e]
soient ici trois variantes facultatives. Si d’autre part on n’introduit pas
dans le contenu de messieurs l’idée d’appartenance à une aristocratie
héréditaire (idée qui est beaucoup plus présente dans le mot
allemand Herr), c’est seulement en vertu de la concurrence exercée
par princes ou seigneurs (une concurrence analogue n’existe pas en
allemand, où le français seigneur serait généralement traduit par
Herr). Les zones phoniques et sémantiques attribuées à un signe ne se
terminent donc, aux yeux du linguiste, que là où commence le
domaine d’un autre. Bien que cette condition ne soit pas suffisante,
puisque les chevauchements de signes, homonymies et synonymies
partielles, sont chose courante, elle est en tout cas nécessaire. L’unité
linguistique est expansionniste, et rien ne permet de prévoir où elle
s’arrêtera : seule la résistance des autres la contient. Saussure parle
pour cette raison de la « limitation négative » que les signes exercent
les uns sur les autres : la « plus exacte caractéristique » d’un élément
linguistique « est d’être ce que les autres ne sont pas ».
Pour passer de cette idée à la justification du système, il faut
ajouter que tous les mots de la langue ne se limitent pas au même
degré. La prononciation de messieurs est plus directement délimitée
par celle de monsieur ou de messied que par celle de table. Sa
signification, plus par celle de princes ou de hommes que par celle de
maison. La délimitation d’une unité impose donc de la classer avec
celles qui, pour le son ou pour le sens, constituent ses frontières. Ce
que Saussure appelle « série associative », expression que l’on
transforme souvent en « paradigme », c’est l’ensemble des mots qui,
du fait de leur ressemblance, limitent un signe, et sont par suite
indispensables pour sa détermination. Dans le paradigme d’un terme,
on trouve donc notamment ce qui a été désigné par la suite comme
son « champ sémantique », tous les mots dont la signification borne la
sienne — ou quelquefois chevauche sur elle — et qu’il faut lui
comparer si l’on veut relever l’étendue exacte de son pouvoir
significatif. Mais si chaque signe ne peut être défini, fond et forme,
que par opposition à ceux qui constituent son paradigme, il est
indissociable d’eux, et cela dès le début de la recherche linguistique.
Les liens qui les unissent ne leur sont donc pas surajoutés. Si l’on
trouve par exemple apprentissage et éducation dans le paradigme
d’enseignement, ce n’est pas parce qu’on a jugé commode ou
satisfaisant de les mettre dans la même catégorie, c’est qu’on ne peut
pas établir le sens du dernier sans se référer aux premiers. La
connotation intellectuelle contenue dans enseignement ne se révèle
que par son opposition possible à éducation dans les contextes où les
deux termes sont en concurrence. De fait, dès que cette concurrence
cesse, dès que enseignement ne peut plus être remplacé par éducation
(comme dans la phrase « cette histoire comporte de nombreux
enseignements »), le terrain laissé libre est aussitôt réoccupé, et
enseignement récupère l’acception morale qu’il avait abandonnée
ailleurs. La détermination des champs sémantiques, et, plus
généralement, des paradigmes, ne saurait donc s’opérer après la
reconnaissance des unités. La saisie de l’élément présuppose déjà son
intégration dans le système.
Imputables à la même situation, les difficultés de la segmentation
et de l’identification amènent donc à une conclusion identique : on ne
saurait parler de termes dans une langue sans admettre
simultanément un ordre entre ces termes. Cette idée, peut-être
pressentie par Humboldt, mais jamais clairement formulée avant
Saussure, marque une deuxième étape dans la réflexion linguistique
sur la notion de structure. Le point de départ était la constatation,
aussi vieille que les grammaires, d’une organisation. La première
e
étape, qui a commencé à être accomplie à la fin du XVIII siècle, était
pour affirmer que l’organisation de chaque langue lui est propre, et
qu’elle ne se fonde sur rien d’extérieur. Le moment saussurien
consiste à revendiquer, pour cette organisation, une réalité et une
certitude au moins égales à celles des éléments.
On voit facilement que cette seconde étape prolonge la
précédente. Les difficultés de la segmentation et de l’identification
tiennent en effet à l’impossibilité de justifier hors de la langue les
analyses que celle-ci impose. Si la division de l’énoncé en signes ne va
pas de soi, ni non plus la détermination des variantes d’un même
signe dans des contextes différents, c’est qu’on ne peut, ni pour le
contenu des énoncés particuliers ni pour les champs sémantiques
recouverts par le lexique, trouver une analyse logico-psychologique
dont les langues soient la reproduction fidèle. Comme dit Saussure,
une langue naturelle ne saurait être assimilée à une nomenclature qui
se contenterait d’étiqueter des concepts à valeur universelle. De
même, en ce qui concerne le son, aucune étude articulatoire ou
acoustique ne saurait déterminer comment se subdivise un énoncé
donné, ni quelles manifestations phoniques peuvent ou ne peuvent
pas représenter le même signe. La réalité extérieure ne fournit donc
pas plus à la langue des étiquettes que des choses à étiqueter. Comme
Adelung, comme Humboldt, Saussure insiste ainsi sur l’impossibilité
de fonder les langues, de les comprendre complètement à partir de ce
2
qui n’est pas elles, sur leur arbitraire fondamental . Mais Saussure va
beaucoup plus loin que ses prédécesseurs. Ce n’est pas seulement,
pour lui, l’organisation qui est arbitraire, ce sont les éléments eux-
mêmes. L’originalité de la culture linguistique ne consiste pas à
remplacer un classement naturel par un autre qui ne l’est plus, à
ranger à sa façon les objets du monde ; il s’agit plutôt d’instituer dans
le monde de nouveaux objets, inconnaissables et même imprévisibles
avant l’ordre qui leur est imposé.
La thèse générale qui vient d’être esquissée, si nette qu’elle
apparaisse dans le Cours, laisse cependant beaucoup de liberté, et
peut-être d’incertitude, lorsqu’on veut la vérifier dans des études
particulières. Que chaque langue opère une analyse originale de
l’expérience humaine, cela n’indique pas à quoi reconnaître cette
analyse. Que les termes d’une langue ne puissent pas être repérés
sans qu’on leur attribue du même coup une certaine organisation,
cela ne suffit pas à définir le type de relations sur lesquelles se fonde
cette organisation.
Saussure lui-même, lorsqu’il traite de la segmentation et de
l’identification, met en œuvre des principes de classement assez
différents (proportionnalité des séries d’une part, limitation
réciproque des éléments de l’autre). Le problème est cependant
estompé quand on considère les seuls exemples saussuriens, qui ont
surtout une valeur pédagogique et qui dissimulent, comme souvent
les exercices d’école, plusieurs difficultés essentielles. C’est que
Saussure part toujours d’une sorte de connaissance intuitive et
préscientifique des éléments authentiques ; il montre simplement
qu’on doit, pour justifier cette connaissance, pour la fonder, admettre
l’existence d’un système linguistique. Il sait d’avance que les deux
messieurs doivent être attribués à la même unité, qu’il est naturel de
segmenter dé-faire et non pas dé-layer, etc. Connaissant ainsi dès le
départ son point d’arrivée — comme dans les problèmes scolaires qui
consistent à prouver un théorème déjà trouvé — il n’a guère à
s’inquiéter de légitimer le chemin choisi. Seul importe pour lui de
montrer qu’un cheminement est nécessaire, qui passe par la
reconnaissance d’un ordre linguistique autonome. Mais il peut se
satisfaire, pour les besoins de sa démonstration, de tout ordre, de
tout type de classification, pourvu qu’ils justifient en fin de compte
des unités dont on cherche seulement pourquoi elles sont légitimes,
sans mettre en doute qu’elles le soient.
La situation change lorsqu’on considère des êtres linguistiques
dont l’existence même peut faire question. C’est le cas, notamment,
s’il s’agit de termes qui ne sont pas eux-mêmes ni des signifiants ni
des signifiés, et qui ne bénéficient donc pas de l’espèce d’évidence
habituellement reconnue aux signes. Il suffit de penser aux
phonèmes. Aucune évidence, aucune pseudo-évidence même, ne peut
dire si les voyelles longues doivent être analysées en une succession
de brèves, si les deux sons transcrits l dans vlan et dans flan, qui
diffèrent presque autant, phonétiquement, qu’un [b] et un [p],
manifestent le même phonème, si le [v] qu’on entend dans cheval
quand le mot est prononcé en deux syllabes doit être assimilé au [f]
de la prononciation habituelle chfal, etc. Il en est encore ainsi, et plus
clairement peut-être, pour les éléments sémantiques qui ne possèdent
pas un signifiant particulier (on les appelle parfois sèmes). Supposons
qu’on admette leur existence linguistique (ce que refuseraient déjà
des linguistes comme Martinet). Comment reconnaître alors si une
unité linguistique incontestable comme « homme » — nous parlons
du signifié de la langue française et non pas du concept de la
classification zoologique — comporte les deux sèmes « animal » +
« raisonnable » ou les deux sèmes « bipède » + « sans plume » ?
Comment déterminer aussi s’il faut analyser « savoir », et y trouver
les sèmes « croyance » + « vérité de cette croyance », et, dans ce cas,
comment décider si le sème « croyance » contenu dans « il sait » est
identique à celui qu’on peut déceler dans « il s’imagine », etc. Mis en
face de problèmes de ce genre, où il ne s’agit pas seulement de
justifier une analyse tenue pour vraie, mais où l’on doit découvrir
l’analyse vraie, le linguiste est contraint de se demander quel type de
relations constitue le système de la langue, quelle espèce de
ressemblance peut autoriser à classer deux expressions dans la même
catégorie ou dans la même série. Il n’est plus suffisant de savoir qu’il
y a une organisation linguistique — sans laquelle on ne saurait
justifier les unités — il faut savoir sur quoi se fonde cette organisation
— afin de trouver les unités authentiques.
Quelles sont donc les relations à partir desquelles le descripteur
peut organiser le donné linguistique ? Pour répondre à cette question,
il faut posséder une définition de la langue, indispensable pour isoler,
dans la multitude hétérogène des faits observables (« la matière
linguistique », dit Saussure), ce qui constitue « l’objet » directement
visé par la recherche. Seules seront tenues pour pertinentes, parmi
toutes les relations qui s’instaurent entre sons et idées lors de
l’utilisation du langage, celles qui se déduisent de la définition de la
langue choisie au préalable. Une définition au moins peut assez
facilement s’autoriser du texte saussurien, qui consisterait à voir dans
la langue un instrument utilisé par les individus pour se transmettre
des informations.
Ce sont les phonologues qui ont tiré le plus grand parti de cette
définition, qui ferait de la langue une sorte de code. Tous les faits de
langage qui ne servent pas directement à la communication relèvent,
selon eux, de la réalité extra-linguistique ; ils sont déclarés non
pertinents, exclus de la langue proprement dite et attribués à la
parole.
On notera d’abord combien cette définition tranche avec l’image
traditionnelle, qui fait de la langue une représentation. Pour
Humboldt encore, seuls les parlers primitifs se satisfont de donner à
des interlocuteurs le moyen de se faire comprendre l’un de l’autre, de
s’avertir mutuellement de leurs pensées : les « langues de culture »
visent à bien plus. Elles veulent rendre la pensée perceptible à elle-
même, et, pour obtenir ce résultat, elles travaillent la matière
phonique, au même sens où le sculpteur, à force de travailler la
pierre, arrive à y faire apparaître une idée. Si les langues où réussit
cet effort de représentation permettent à plus forte raison, et par
surcroît, la communication, l’inverse n’est évidemment pas vrai.
Toutes les pensées que le locuteur peut former, l’auditeur est capable
de les concevoir : il n’est donc pas nécessaire, pour leur
3
communication, que le discours en reconstitue l’image . Ce qui vaut,
pour Humboldt, des seuls parlers primitifs, les saussuriens l’affirment
de tout langage. Le discours ne peut jamais contenir que des signaux,
qui avertissent l’auditeur d’explorer dans une certaine direction
l’univers sémantique commun aux interlocuteurs. Chaque énoncé a
seulement à fournir des points de repère, qui permettent de
« localiser » la signification, au sens où des coordonnées
géographiques localisent un site ; mais la langue ne décrit pas plus
l’expérience humaine que le réseau des longitudes et des latitudes ne
décrit le monde.
Dans une telle conception, l’arbitraire linguistique, qui ne pouvait
e
valoir, pour les auteurs du XVIII siècle, que dans un champ très limité
(il régnait, au plus, dans l’organisation du mot), et que Humboldt
devait introduire dans son système par des voies détournées, devient
non seulement compréhensible, mais presque nécessaire. Il est
naturel en effet qu’une multitude de réseaux différents puissent être
projetés sur l’univers de la signification, et servir avec la même
efficacité à s’orienter en lui, naturel que différents chemins puissent
conduire, à travers la mémoire, jusqu’à la même pensée. L’autonomie
de la langue, qui avait dû être conquise pas à pas dans une linguistique
de la représentation, se trouve donnée tout d’un coup dans une
linguistique de la communication.
En affirmant conjointement l’arbitraire de la langue et sa fonction
de communication, les saussuriens restent d’ailleurs fidèles, en un
certain sens, à l’attitude comparatiste. On se rappelle, en effet, que,
pour Bopp et Schleicher, c’est la fonction de communication qui est à
l’origine de l’arbitraire : du jour où les hommes, voués au projet
historique, ont considéré la langue comme un simple instrument, qui
doit être utilisé avant tout avec efficacité et économie, les lois
phonétiques ont commencé à éroder le système grammatical, et à
détruire peu à peu l’organisation interne grâce à laquelle le mot
ancien représentait l’acte de penser. Entraînant avec elle l’arbitraire,
la communication a ainsi détourné la langue de sa vocation,
l’empêchant de constituer un ordre analogue à celui de l’esprit.
L’originalité de Saussure consiste seulement à prendre pour constitutif
du langage ce que les comparatistes décrivaient comme sa
dépravation. Pour lui, toute langue est, fondamentalement, un
instrument de communication : elle est donc fondamentalement
arbitraire et c’est dans cet arbitraire même que l’on doit chercher un
ordre autonome.
C’est dans le domaine du son que la nouvelle définition de la
langue, utilisée systématiquement par les phonologues, a permis
d’obtenir les résultats les plus clairs. Il s’agit alors de déceler, parmi
toutes les manifestations phoniques dont la parole est l’occasion,
celles qui contribuent à orienter l’auditeur vers la signification visée
par le locuteur. Selon l’expression de Martinet — qui a dégagé, plus
explicitement encore que Trubetzkoy, les présupposés de la méthode
phonologique — seul peut avoir valeur informative ce qui témoigne
d’un « choix » du sujet parlant, et d’un choix guidé par le souci de
communiquer. Je ne perçois une information que là où je peux
discerner une volonté de m’informer. Une première conséquence est
que le linguiste ne doit pas s’intéresser aux sons isolés, mais
seulement aux différences entre sons. Puisque chaque donnée
phonique particulière a pour seule fonction d’avertir et non pas
d’exprimer, elle ne remplit son rôle que dans la mesure où elle
tranche sur ce qui était attendu ou simplement possible à sa place.
Les chapitres d’une description phonologique du français ne
traiteront donc jamais — comme c’était le cas dans les traités de
e
prononciation du XIX siècle — du [a], puis du [e], et ainsi de suite.
Leur objet sera toujours une différence phonique observable en
français, la distinction par exemple entre le [a] prononcé à l’avant de
la bouche, et le [a] postérieur, entre [i] et [u] ou entre [e] et [ε]. Une
deuxième particularité de la recherche phonologique sera de trier
soigneusement, parmi les différences observées, celles qui ont une
valeur informative, qui sont utilisées pour distinguer deux
significations, et celles qui n’ont pas d’implications sémantiques
possibles. Étant donné la définition admise pour la langue, les
premières seules, appelées oppositions, seront considérées comme
pertinentes. Ainsi la différence entre les diverses réalisations de [i] et
celles de [u] fait clairement partie du français (cf. fit et fut), alors que
la distinction des deux [a] tend aujourd’hui à perdre sa pertinence,
puisque les dernières générations ne distinguent plus nettement patte
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et pâte .
L’objet de la recherche une fois délimité, et réduit aux différences
distinctives, il se trouve qu’on peut déceler en lui — aucun langage
n’a encore fait exception — une organisation serrée, qui était
indiscernable dans la matière phonique brute. Ce résultat, qui n’était
nullement prévisible, justifie ainsi après coup la réduction
phonologique, et en même temps la définition de la langue sur
laquelle celle-ci se fonde. Un exemple, simplifié jusqu’à la caricature,
illustrera l’idée de système phonologique. Que l’on considère une
occurrence quelconque d’un son élémentaire du français, disons du
[e] de mes. Que l’on essaie ensuite de faire varier son articulation
dans toutes les directions possibles. Bien que celles-ci soient fort
nombreuses, il y en a quelques-unes seulement dans lesquelles on
peut obtenir une différence distinctive, dans lesquelles donc on
rencontre une borne au-delà de laquelle le mot mes serait remplacé
par un autre : parmi elles se trouvent par exemple le degré
d’ouverture de la bouche, dont l’augmentation amènerait à produire
le [ε] de mais, et la diminution le [i] de mit, ou encore la position des
lèvres : elles sont ramenées en arrière pour le [e] et leur déplacement
vers l’avant amènerait à produire le [eu] de meut. Bien plus, on
remarquera que les autres occurrences de voyelles trouvent leurs
limites dans les mêmes directions, qui peuvent donc servir de cadre à
une description du vocalisme français : l’avancement des lèvres à
partir du [i] de mit donnerait le [u] de mu, qui lui-même, si on
augmentait l’ouverture, rencontrerait le [eu] de meut, etc. Le
domaine vocalique du français, une fois réduit aux différences
distinctives qui s’y réalisent, peut donc recevoir une organisation très
serrée. On parlera, au sens mathématique du mot « espace », d’un
espace phonologique du français, comportant un assez petit nombre
de dimensions, et où chaque occurrence phonique se repère à l’aide
d’un nombre égal de coordonnées. Ainsi, pour définir
phonologiquement les [e] de mes, on notera qu’ils possèdent le
second degré d’ouverture, qu’ils se prononcent les lèvres en avant,
etc. Le tableau suivant, qui s’en tient aux deux dimensions dont il
vient d’être question, représente une sorte de sous-espace de l’espace
phonologique du français (chaque mot logé dans le tableau doit se
comprendre comme une abréviation, désignant l’ensemble des
occurrences de voyelles qui peuvent apparaître dans la prononciation
de ce mot) :
Langage et jeu
1. Langage et représentation
2. Langage et communication
3. Langage et jeu
E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966.
O. Ducrot, « La description sémantique des énoncés français et la
o
notion de présupposition », L’Homme, 1968, n 1, p. 37-53.
O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, Paris, 1972.
A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, 1966.
L. Hjelmslev, Essais linguistiques, Copenhague, 1959.
— Prolegomena to a Theory of Language, trad. du danois par
F. J. Whitfield, Baltimore, 1953.
L. Prieto, Messages et Signaux, Paris, 1966.
— Principes de noologie, La Haye, 1964.
J. Starobinski, « Les anagrammes de Saussure », Le Mercure de
France, février 1964, p. 243-262.