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Du même auteur

AUX MÊMES ÉDITIONS

Nouveau dictionnaire encyclopédique


des sciences du langage
(avec Jean-Marie Schaeffer)
o
1995, et « Points Essais », n  397, 1999

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Dire et ne pas dire


Hermann, 1972
 
La Preuve et le Dire
Mame, 1973
 
Les Échelles argumentatives
Minuit, 1980
 
Les Mots du discours
(en collaboration)
Minuit, 1981
 
L’Argumentation dans la langue
(en collaboration avec J.-C. Anscombre)
Mardaga, 1983
 
Le Dire et le Dit
Minuit, 1985
 
Logique, Structure, Énonciation
Minuit, 1989
 
Slovenian Lectures/Conférences Slovènes
ISH, Ljublana, 1996
Le présent essai a été précédemment publié dans l’ouvrage
collectif Qu’est-ce que le structuralisme ?

ISBN 978-2-75-784939-2

ISBN 2-02-005341-1 (éd. complète)

ISBN 978-2-02-000619-4 (tome 1)

© Éditions du Seuil, 1968

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Couverture

Du même auteur

Copyright

Introduction générale

1 - Langage et représentation

2 - Langage et communication

3 - Langage et jeu

Note sur la « linguistique structurale » et le « transformationalisme »

Guide bibliographique

1. Langage et représentation

2. Langage et communication

3. Langage et jeu

Note sur la « linguistique structurale » et le « transformationalisme »


Introduction générale

Avec cette espèce de retard immanquable, cette satisfaction dans


la résorption et l’à-peu-près qui semblent caractériser toute la
communication culturelle, les efforts de publicistes se sont multipliés,
au cours des dernières années, pour donner du structuralisme une
vue d’ensemble — quand il y a beau temps, cette vue, que personne
n’est plus en mesure de la donner. C’est à partir de cette conviction
modeste que les auteurs du présent ouvrage se sont rassemblés  :
convaincus qu’ils apprendraient les uns des autres presque autant que
le lecteur « non averti » apprendrait d’eux tous.
Dans la mesure même où le structuralisme a vocation scientifique,
où son travail est d’ordre non pas idéologique mais théorique, ce n’est
qu’à l’œuvre — sur le terrain — qu’il peut se saisir, dans l’exploitation
de ses différents matériaux : un discours général a ici toutes chances
de n’être que bavardage et vanité. A la limite, il faudra se demander
si l’un des apports du structuralisme n’est pas d’interdire, dans le
champ — par lui bouleversé — des défuntes « sciences » humaines, ce
qui n’a pas la rigueur et la responsabilité du spécialisé.
La généralité, pourtant, ne se récupère-t-elle pas à un autre
niveau, qui est celui de la méthode ? Si le mot structuralisme répond
à quelque chose, c’est bien à une façon nouvelle de poser et
d’exploiter les problèmes dans les sciences qui traitent du signe : une
façon qui a pris son départ avec la linguistique saussurienne. De là
l’ordre dans lequel se suivent les exposés qu’on va lire.
Mais n’allons pas trop vite à dire que la méthode est une et
simple : nous aurons à nous demander dans quelle mesure elle n’est
pas chaque fois spécifiée par son objet (aussi bien ne sommes-nous
plus au temps où l’on croyait qu’une même raison transcendantale
informait sans en être affectée les objets les plus divers), dans quelle
mesure elle a pu être pour chacun de ces objets élucidée (certaines
difficultés que nous rencontrerons tiendront à ce qu’on a fondu ou
confondu des traitements commandés par des objets distincts). C’est
pourquoi la définition du structuralisme s’est trouvée, presque chaque
fois, venir à la fin de l’exposé.
Poussons notre question jusqu’au paradoxe  : le structuralisme
existe-t-il ? La réponse paraissait naguère évidente ; aujourd’hui, il ne
nous déplaît pas de faire passer notre réponse par un temps de
prudence. N’avons-nous pas lu sous une plume comme celle de
Georges Canguilhem  : «  la méthode structurale (à supposer qu’il en
1
existe une, à proprement parler)  » ? De cette mutation, les présents
essais sont une illustration d’autant plus frappante qu’elle n’était pas
préméditée  : plutôt que de partir d’une définition a priori de la
méthode à dire structurale, pour venir à son début d’application ici
ou là, chacun est parti de sa discipline d’étude pour chercher, sans
préconception, si et en quoi elle avait changé — et en quoi ce
changement mettait au jour quelque chose qu’on devrait appeler
structuralisme.
Nous nous étions réunis pour écrire  : Qu’est-ce que le
2
structuralisme  ? Ce que nous publions s’intitulerait mieux  : De
modifications récentes du savoir et de ce qui les rassemble comme
structuralistes. Ce déplacement de l’axe, on aurait tort d’y voir la
marque d’un reflux ou d’une incertitude : bien plutôt s’agit-il (et les
auteurs ici groupés sont à cet égard très significatifs) des problèmes de
la seconde génération ; de ceux qui se posent au moment où l’on n’en
est plus à produire les instruments révolutionnaires d’une recherche
mais à pratiquer cette recherche, à en mesurer les difficultés et peut-
être les limites non moins que la réalité, à la voir reprendre sa place
dans le cours continu de savoirs qu’elle a moins rompus que fait
rejaillir. Cela est vrai, est perçu comme vrai, alors même qu’il s’agit,
comme il arrivera à plusieurs reprises, non de la poursuite d’un
discours scientifique déjà établi, mais de l’interrogation sur la
possibilité de constituer en sciences certains champs de la
connaissance au statut jusqu’ici mal défini.
 
 
Disons-le franchement  : quand on nous interroge sur le
structuralisme, nous ne comprenons pas le plus souvent de quoi on
veut nous parler. C’est d’abord qu’il court grand rumeur parmi les
grenouilles que le structuralisme est quelque chose comme une
philosophie, et qui voudrait supprimer beaucoup de bonnes choses,
dont l’homme en particulier. On conçoit l’émotion des grenouilles  :
elles partagent avec Narcisse la fréquentation des bords de l’eau. Mais
s’il y a quelque conclusion à tirer de l’introduction des structures dans
l’histoire de Narcisse, c’est justement qu’il ne serait pas du tout, s’il
n’avait sa représentation là devant lui, dans l’eau, parmi les
représentations autres, de branches et de nénuphars, et que c’est
même seulement à apprendre (il ne le fera pas seul) de quelle
absence cette image se tisse, de quel manque elle est le voile, qu’il
peut, manque à son tour, y venir comme sujet.
On verra qu’il entre ici quelque chose, en effet, qui peut
ressembler à une philosophie et qui est un des grands enjeux de la
pensée de notre époque : mais qui n’est pas le structuralisme comme
tel.
Pas plus que n’est le structuralisme, à l’autre extrême de la pensée
(et cette fois, au plus bas), cet invraisemblable brouet qui fait chaque
jour plus l’objet des conversations autour des tables familiales. Les
succès (fussent-ils encore bien partiels !) d’une science entraînent sa
négociation en idées générales dont elle ne sait que faire  : on n’y
trouvera pas, nous en prévenons le lecteur, la moindre allusion dans
tous les exposés qui vont suivre. Encore une fois, sur presque tout ce
qui se dit du structuralisme, nous ne savons rien.
On comprend maintenant qu’on ait vu, au cours des derniers
mois, certains des créateurs de la recherche structurale, certains
même de ceux qui les années précédentes usaient le plus volontiers
du terme structuralisme, rejeter le mot comme une invention de
journalistes et redouter les apparentements qu’il couvrirait. Le fait est
qu’à s’en tenir à l’élasticité des étiquettes, on pourrait compter
aujourd’hui : deux structuralismes positivistes (le deuxième accusant
le premier d’empirisme), un structuralisme tout simplement
rationaliste, deux structuralismes au moins annonçant une subversion
du sujet (le deuxième accusant de réduction le premier) ; il y a une
philosophie au sens classique qui se sert du structuralisme, et
plusieurs structuralismes qui prétendent réfuter, de soi, toute
philosophie, etc. De protagoniste, le structuralisme semble en passe
de devenir la scène dans l’espace de laquelle les grands rôles
classiques viennent tous, ou presque, se rejouer.
 
 
Tentons donc une opération de déflation et rappelons les limites
où un exposé du structuralisme devrait se tenir. Il s’agit
« simplement » de science, avons-nous dit. Mais de quelle science ?
3
Dans un texte célèbre , Claude Lévi-Strauss donnait pour objet
aux sciences structurales ce qui «  offre un caractère de système  »,
c’est-à-dire tout ensemble dont un élément ne peut être modifié sans
entraîner une modification de tous les autres  ; il proposait comme
leur instrument : la construction de modèles ; et comme la loi de leur
intelligibilité  : les groupes de transformation commandant
l’équivalence entre modèles et présidant à leurs emboîtements. Si l’on
devait s’en tenir à cette définition, tout ce qui touche à l’idée de
structure, en d’autres termes  : à l’une des grandes «  Formes  » de la
raison, tomberait sous l’étiquette du structuralisme, et il faudrait
commencer aux mathématiques pour descendre à travers physique,
chimie, biologie…, jusqu’aux sciences du discours. Pareille formule
est trop extensive. Elle recouvre un problème épistémologique (c’est
bien ainsi, d’ailleurs, que la donnait C. Lévi-Strauss) mais elle ne rend
pas compte de la spécificité du champ où vient de s’opérer une
4
coupure du savoir.
Nous dirons —  et c’est la seule façon de ne pas tomber dans la
confusion  — que sous le nom de structuralisme se regroupent les
sciences du signe, des systèmes de signes. Les faits anthropologiques les
plus divers peuvent y entrer, mais seulement pour autant qu’ils
passent par les faits de langue —  qu’ils sont pris dans l’institution

d’un système du type et se prêtent au réseau d’une


communication  — et qu’ils reçoivent de là leur structure. C’est vrai
pour tous, sans doute, mais non pas pour tous au même degré, et
certaines difficultés contre lesquelles viendront buter nos exposés
n’auront pas d’autre origine. Du moins doit-il être clair que les
structures dont nous aurons à connaître sont : celles qui se prêtent à
l’échange entre les hommes, du fait de la signification qu’elles
engendrent, par leur articulation sur au moins deux plans. On ne
qualifiera pas —  sous peine d’émousser tout tranchant  — de
structuraliste une démarche qui traite directement de l’objet  ; il ne
s’agit ici que de représentants et de ce qu’entraîne avec soi la
représentance.
Parce que, dans le signe, ce qu’il y a de nouveau n’est pas le
signifié mais son rapport au signifiant, on pourrait être tenté (je
serais personnellement tenté) de dire que c’est par ce dernier que se
définit le structuralisme. Le fait est que le signifiant oblige et que la
logique de ses exigences propres pourrait être le fil à quoi s’accrocher
pour juger de la radicalité des discours qui se tiennent au nom du
structuralisme. Mais sans doute serait-ce là une définition aujourd’hui
encore trop restrictive. Car à remettre en cause le parallélisme des
deux étages du signe, on serait bien vite amené —  par ce pas de
l’époque auquel j’ai déjà fait allusion, qui doit quelque chose à la
philosophie, et qui n’est donc plus seulement de science, qui risque
même de faire retour sur la conception que nous avons de la
science  — à faire basculer toute une série d’«  évidences  »  : soit
l’antériorité de ce qui est à dire sur ce qui se dit, en place de quoi
nous rencontrerions «  l’impensable  » d’un surgissement de la lettre
dans une éclipse du sens  ; soit la position, au présent et au centre,
d’un support de tout discours, en place de quoi nous devrions
apprendre à penser comme intrinsèque au signifiant la dérobade de
tout centre et le recul constant de l’origine ; soit l’autonomie dernière
du sujet qui parle au regard des langues dont il use, en place de quoi
nous découvririons les effets constituants du signifiant et que c’est
peut-être en lui que réside le plus irréductible de chaque «  sujet  ».
Chaîne d’options pour la pensée dont on verra que ce n’est pas des
recherches structurales seules qu’elles peuvent prendre leur cours.
Quoi qu’il en soit, le structuralisme, on l’aura compris, est chose
sérieuse : à tout ce qui doit au signe, il donne droit à la science.
FRANÇOIS WAHL

1. Critique, no 242, juillet 1967, p. 602.


2. Voir même collection, no  45, Poétique, par Tzvetan Todorov  ; no  46, le
o
Structuralisme en anthropologie, par Dan Sperber ; n  47, le Structuralisme
o
en psychanalyse, par Moustafa Safouan  ; n   48, Philosophie, par François
Wahl.
3. Anthropologie structurale, chap. XV, p. 306.
4. Coupure épistémologique ou passage d’un discours idéologique à une
science  : acte de naissance, donc, de cette science. Mais aussi coupure au
sens d’une délimitation nouvelle entre les domaines du savoir.
Un certain nombre de linguistes, de nos jours, hésitent à présenter
leurs travaux comme structuralistes. Beaucoup, en revanche,
commencent à attribuer ce titre aux travaux des autres. Les
chomskistes appellent structuraliste toute la linguistique postérieure à
Saussure, et n’hésitent pas, par exemple, à ranger dans cette
catégorie les recherches de Martinet, alors que le même Martinet
prend soin de distinguer son «  fonctionnalisme  » d’un
« structuralisme » qu’il rejette. Après les excès d’honneur qu’a connus,
chez les linguistes, le mot «  structure  » depuis bientôt trente ans, il
n’y a pas trop à compatir à ce début d’indignité. Aussi les pages qui
suivent ne visent-elles pas à une réhabilitation ; on regrettera même
peut-être de n’y trouver aucune allusion aux polémiques actuellement
suscitées par le structuralisme. Notre but est seulement de montrer
comment s’est développée, depuis deux siècles environ, l’idée de
structure linguistique. Mais il ne peut pas être question non plus,
dans le cadre de cet essai, d’exhaustivité historique. Il nous arrivera
de passer sous silence certaines écoles dont l’apport concret à la
recherche linguistique est incontestable, et de leur préférer des
doctrines qui se sont révélées moins utiles en fait, mais dont
l’élaboration conceptuelle a été plus poussée. C’est que nous
cherchons moins à présenter une genèse réelle qu’une genèse idéale,
moins à retracer une courbe qu’à marquer des étapes. L’histoire sera
donc surtout une sorte de prétexte pour essayer de clarifier, en en
distinguant différentes formes de plus en plus exigeantes, l’idée de
structure linguistique.
1

Langage et représentation

Si l’on entend par structure toute organisation régulière, la


recherche des structures linguistiques est aussi vieille que l’étude des
langues. Dès que celles-ci sont devenues objets de description, dès
que les grammairiens ont entrepris de démonter l’instrument
linguistique — afin de mieux enseigner à l’utiliser —, on s’est aperçu
que chacune d’elles possède une organisation. On a réussi,
moyennant les inexactitudes que semble toujours autoriser la volonté
d’être systématique, à classer leurs unités en catégories qui ne
paraissent pas trop arbitraires car leurs éléments possèdent en
commun certaines propriétés importantes : la répartition des mots en
parties du discours (verbes, noms, articles, etc.) en est l’exemple le
plus célèbre. Il n’est même pas trop difficile d’établir un ordre entre
ces catégories. Ou bien elles s’emboîtent hiérarchiquement en
s’ajustant avec la même rigueur que dans une classification
zoologique  : le nom se subdivise en nom propre et nom commun,
l’article, en défini et indéfini. Ou bien elles se coupent de façon
régulière  : la répartition des formes verbales en modes recoupe si
exactement les répartitions en temps et en personnes que chaque
forme de la conjugaison, quelques exceptions mises à part, appartient
à une et à une seule catégorie de chaque partition. Une égale
organisation se retrouve au niveau de l’énoncé. Au lieu que les
éléments de la phrase soient simplement juxtaposés, ils sont
rassemblés en groupes de mots, eux-mêmes réunis en propositions,
qui se combinent enfin pour composer la phrase. En enseignant aux
enfants « l’analyse logique », on leur apprend que l’apparence linéaire
de l’énoncé est un piège, et qu’il faut retrouver derrière elle une
« construction », un plan. Il se trouve même que cette analyse révèle
une régularité fort satisfaisante. Dans la variété infinie des phrases,
on découvre un assez petit nombre de schémas qui se répètent,
identiques, d’énoncé à énoncé. A cet égard, la grammaire procure à
l’enfant un sentiment de rationalité dont les études littéraires ne lui
fourniront guère l’équivalent. Certes, on le forcera encore à
déterminer, pour chacun des textes expliqués, le « plan » selon lequel
il est censé être organisé, mais le professeur aura du mal à faire
admettre qu’il y a un seul plan possible pour un texte donné, ou
simplement un plan meilleur que les autres. A plus forte raison il
renoncera à chercher quelques types de plans qui se répéteraient à
travers les textes comme les constructions à travers les phrases.
L’étude de la grammaire restera donc pour l’enfant la rencontre la
plus évidente avec une structure, structure si incontestable, et qui
offre si peu de prise à l’esprit critique, qu’on aura tendance à en faire
le prototype de toute organisation, et à la projeter sur l’univers
intellectuel.
Le structuralisme a donc eu nécessairement en linguistique une
histoire fort différente de celle qu’il a pu connaître dans les autres
sciences humaines. C’est qu’il y a un sens, tout à fait usuel, du mot
structure, où il est banal de dire que la langue est structurée.
Personne ne songerait à nier (sauf peut-être justement un linguiste)
que l’ensemble des mots soit susceptible d’une classification motivée,
ou que l’ensemble des phrases présente certaines constructions
e
récurrentes. Le structuralisme du XX   siècle n’aura donc pas à
introduire en linguistique la notion de structure, qui s’y trouve dès le
début. Son originalité est plutôt d’établir, par réflexion sur les
langues, une nouvelle signification de ce mot, de transformer l’idée
de structure, et non pas de l’appliquer. La situation du linguiste se
comprendra mieux si on la compare, par exemple, à celle du critique
de cinéma. Le structuralisme, pour ce dernier, consiste d’abord à
montrer qu’un certain type d’organisation est commun à tous les
films, à chercher au langage cinématographique une grammaire, qui
prendra pour modèle, au moins provisoire, les grammaires scolaires
telles qu’elles sont conçues depuis l’antiquité. Le structuralisme
linguistique, au contraire, ou bien n’est que banalité, ou bien se doit
d’épurer le concept de structure, afin qu’il renvoie à autre chose qu’à
la simple idée d’organisation, déjà présente dans les grammaires les
plus traditionnelles.
 
 
 
Jusqu’à la fin du XIXe  siècle, les philologues s’accordent pour
définir la langue comme expression de la pensée. Certes on discute
pour savoir si la chose dite préexiste dans l’esprit à l’action de la dire,
mais une fois l’acte de parole accompli, il paraît évident que la phrase
donne, ou vise à donner, une certaine image d’une idée, qu’elle la
représente, au sens où le tableau représente son modèle. Les
premières œuvres de Wittgenstein maintiennent encore cette idée,
appliquée surtout au langage logique : l’énoncé constitue, ou devrait
constituer, le reflet de la proposition qu’il formule. Grâce au langage,
la pensée se donne ainsi en spectacle, à elle-même et à autrui. Dans
une telle perspective, l’organisation interne de la langue a toute
chance de passer pour un décalque — plus ou moins fidèle — d’une
réalité logique ou psychologique. Certes la langue originelle pouvait
peut-être dépeindre son objet par sa substance phonique même ; mais
aujourd’hui où la matérialité des signes est largement arbitraire, c’est
seulement la façon dont on les combine qui peut exprimer la chose
signifiée. Si la phrase doit fournir une image de l’idée, il faut que son
organisation ait été calquée sur celle de son modèle.
Ce thème est explicite dans les «  grammaires générales  » du
e
XVIII  siècle, qui enseignent, après Port-Royal, que la construction de la
phrase imite l’ordre nécessaire de la pensée. Comme toute pensée
consiste en une association de jugements, la phrase est faite d’une
combinaison de propositions (au sens grammatical, et non pas
logique, de ce terme). Autant il y a de types d’idées qui peuvent
intervenir dans le jugement, autant on trouve de types de mots dans
la proposition. Aux notions de substance, de qualité, de copule,
correspondent, dans la langue, les noms, les adjectifs et les verbes,
ces derniers n’étant que des manifestations particulières du seul verbe
fondamental, être, expression de l’affirmation. Quant aux
dépendances des mots dans là proposition, elles reflètent les rapports
nécessaires des idées. Si la phrase exige un verbe, c’est que le
jugement est toujours affirmation, si l’adjectif doit se rapporter à un
nom, c’est que la qualité ne se conçoit pas en dehors de la substance.
Même l’ordre linéaire des mots dans la phrase est censé imiter la
succession naturelle des idées dans l’esprit : le sujet se met au début
de la proposition parce qu’on doit considérer la chose qui est jugée
avant de porter sur elle un jugement. Bien sûr, les phrases ne sont pas
construites de façon identique dans toutes les langues, et même dans
une langue donnée on trouve beaucoup de constructions différentes,
dont chacune ne peut pas toujours être reliée à un mode différent de
la pensée. Pour ne parler que de l’ordre linéaire, qui suggère
particulièrement cette objection, le latin et l’allemand n’observent pas
celui qui est usuel en français, et le français à son tour permet, ou
exige quelquefois, d’intervertir le sujet et le verbe. On répondra que
cette diversité provient de transformations opérées par la langue elle-
même à partir d’un schéma initial, qui respecte, lui, la nature de la
pensée. Les énoncés déviants, même lorsqu’ils sont nombreux, voire
majoritaires, dérivent d’énoncés normaux sous-entendus. Pour les
comprendre, pour faire leur construction, il faut opérer à rebours les
transformations dont ils sont issus. Il est significatif qu’on utilise
e
souvent au XVIII   siècle (par exemple dans l’article «  Langue  » de
l’Encyclopédie) le terme « transpositif » pour qualifier l’ordre des mots
en latin ou en allemand, l’ordre habituel en français étant considéré
comme « naturel ». On suggère par là que les phrases allemandes où
le verbe précède le sujet ne constituent pas une donnée initiale, mais
qu’elles ont été obtenues par permutation à partir d’un énoncé
implicite où le sujet avait la priorité qu’il mérite. Pour les décrire il
faut se référer aux phrases normales qui les sous-tendent, et indiquer
les « inversions » qui produisent les premières à partir des secondes.
L’exemple qui vient d’être proposé semblera sans doute trop
facile  ; on alléguera qu’il est emprunté à un des moins intéressants
parmi les articles de l’Encyclopédie qui traitent du langage. On
expliquera même, peut-être, la distinction du naturel et du
transpositif par un chauvinisme linguistique dont l’auteur n’est
certainement pas exempt. Ce qui est important cependant, et
caractéristique d’une façon de penser dominante chez les linguistes
de l’époque, ce n’est pas seulement la croyance à la supériorité du
français, l’idée que l’organisation de l’énoncé y est plus conforme à la
nature qu’en allemand, c’est de vouloir que l’arrangement des mots
dans la phrase allemande ne soit pas primitif, qu’il résulte, pour les
Allemands eux-mêmes, d’une transformation opérée à partir d’un
ordre sous-jacent censé refléter la démarche effective de l’esprit. Mis
en présence de configurations linguistiques qui lui semblent s’écarter
e
de la réalité intellectuelle, le philosophe du XVIII  siècle refuse de les
prendre pour objet d’étude, fût-ce provisoire. Au lieu de chercher
dans la diversité des configurations des constantes, des régularités
—  quitte à déclarer ensuite que le système ainsi découvert est une
absurdité  —, il les réduit d’emblée, par un jeu de permutations, au
seul ordre existant, celui de la raison. Il ne dira donc pas que
l’allemand, dans certaines conditions, met le sujet après le verbe, et
que cet ordre est fautif, mais qu’il intervertit le sujet et le verbe : les
phrases «  à inversion  » ne sont pas, à proprement parler, mal
organisées, elles ne sont pas organisées du tout. De ces conceptions,
qui peuvent paraître vieillottes, mais qui n’ont pas totalement disparu
de tous les manuels actuels (et dont il est bien difficile de se défaire
absolument), un point au moins est à retenir pour l’historien du
structuralisme  : c’est le refus de reconnaître une organisation
linguistique qui ne soit pas rationnellement motivée. Le seul ordre
possible entre les mots, c’est l’ordre des choses, et tout le reste est
désordre.
On ne s’étonnera pas de trouver une telle conception à une
époque où la langue, nous l’avons dit, est communément tenue pour
une représentation de la pensée. Comme l’arrangement de l’énoncé a
pour vocation de dessiner, dans l’opacité de la parole, l’objet dont on
parle, il est naturel que seules soient linguistiquement pertinentes les
régularités combinatoires où se manifestent des dispositions logiques
ou psychologiques. Sechehaye, cent cinquante ans plus tard, et bien
qu’il fasse profession de saussurianisme, déclare encore que la
grammaire est l’étude des régularités non conventionnelles de la
langue. — Il n’en est que plus remarquable que certains linguistes du
e
XVIII  siècle — sans mettre en doute que le langage soit représentation
de la pensée  — découvrent dans les langues naturelles une
organisation autonome, indépendante de l’objet dont elles véhiculent
l’image.
 
Ce thème apparaît dans une façon nouvelle d’envisager la
1
décomposition du mot .
Nous ne voulons pas parler de son analyse en sons élémentaires.
Bien que celle-ci date, au moins, de l’invention de l’écriture, il faudra
e
attendre le XIX   siècle pour qu’on signale, à l’intérieur du mot, une
organisation des sons à la fois régulière et immotivée, constante et
arbitraire. Jusque-là, la réflexion linguistique est partagée entre deux
tendances. Tantôt on admet un ordre dans les combinaisons
phoniques, mais on se représente cet ordre comme analogique  : ou
bien on veut y déchiffrer un signifié mystique, ou bien on y cherche
l’imitation de la réalité naturelle. Tantôt au contraire —  c’est
l’attitude des cartésiens —, on se représente la distribution des sons
comme un phénomène aléatoire, comme le résultat d’une sorte de
tirage au sort, corrigé seulement par les nécessités de la
prononciation.
e
Sur ce point, le XVIII  siècle n’a guère apporté d’idées nouvelles. Sa
contribution concerne un autre type d’analyse du mot — de nos jours,
on l’appelle analyse en morphèmes ou en monèmes — qui consiste à
considérer certains mots comme complexes, et à les tenir pour des
dérivés ou des composés obtenus à partir de mots plus simples ou de
particules élémentaires. Ici encore une précision est nécessaire. Il y a
fort longtemps que l’on sait segmenter navigation, et y trouver un
verbe associé à un suffixe. L’originalité du XVIIIe  siècle n’est pas
d’opérer ce type de segmentation, mais de refuser d’en opérer
d’autres, qui ne présentent pas la même régularité à l’intérieur de la
langue étudiée. C’est donc l’interdit jeté sur un grand nombre
d’analyses tenues pour fantaisistes qui donne une valeur nouvelle aux
analyses acceptées. Caractéristiques à cet égard sont les moqueries
dont deviennent de plus en plus souvent l’objet les «  étymologies  »
traditionnelles. Cela devient un lieu commun, par exemple, de rire
des grammairiens latins qui voyaient dans lepus (lièvre), un composé
produit par la rencontre de levis (léger) et de pes (pied) ou qui
présentaient lapis (pierre) comme un amalgame de laedit (blesse) et
de pes (étymologie reprise par saint Thomas). Si l’on se demande
maintenant quelles raisons peuvent autoriser l’analyse de navigation,
et non celle de lepus, alors que toutes deux sont sémantiquement
motivées (et la seconde même bien plus que la première), la seule
réponse possible, croyons-nous, est que l’addition de tion à un radical
verbal est en français un procédé banal, régulier, alors qu’on ne peut
pas trouver en latin de schéma général de composition dont le-pus
serait une application particulière. L’idée sous-jacente —  elle
n’apparaît évidente que parce qu’on ne songe plus, aujourd’hui, à la
mettre en question — est que l’arrangement interne du mot doit être
justifié, non pas du point de vue du monde, de la réalité, mais par
rapport à une habitude linguistique constante. Saussure ne dira pas
autre chose quand il donnera comme la seule légitimation possible de
l’analyse dé-coller, l’existence d’une série de composés analogues, dé-
faire, dé-ranger, etc.
Plus significatif encore est le thème, développé par exemple par
Adelung au début de son Mithridate, selon lequel l’évolution du mot à
travers le temps, si elle peut modifier sa matière phonique et sa
valeur sémantique, respecte toujours sa composition morphématique.
Adelung se moque ainsi de l’étymologie qui rapprocherait le verbe
allemand packen (saisir) du grec apago (emmener). Son argument
n’est pas que la transformation exigée, chute du a initial,
assourdissement du g devenu k, est invraisemblable (en fait, elle ne
l’est pas plus que bien des transformations admises). L’objection est
toute différente : elle se fonde sur l’analyse de apago, qui est composé
de apo et de ago, et sur le fait que packen, au contraire, ne supporte
aucune segmentation. Or il serait déraisonnable de tirer un verbe
simple d’un composé. Les deux éléments de apago doivent se
retrouver, modifiés autant qu’on voudra, mais toujours présents, dans
chacun des mots qui dérivent de lui. L’exemple est d’autant plus
instructif que la loi invoquée par Adelung est très contestable : bien
des mots effacent progressivement, lorsqu’ils évoluent, la
configuration qui se dessinait en eux à l’origine (qu’on songe à
beaucoup où il est difficile aujourd’hui de voir transparaître
l’arrangement beau coup). Il s’agit donc moins, pour Adelung, d’une
conclusion empirique que d’une décision de principe, fondée sur sa
conception de la structure morphologique. Dans la mesure où
l’agencement interne de chaque mot n’est pas un phénomène isolé,
mais tient sa réalité d’un schéma combinatoire en vigueur dans la
langue, il est pour ainsi dire garanti contre les hasards du
changement. La loi d’organisation dont il est l’effet le défend contre
l’érosion historique, et lui permet de se maintenir à travers les
modifications phoniques.
L’analyse du mot a donc révélé un ordre linguistique aussi stable
et régulier que l’organisation de la phrase. Le point important, pour
l’historien du structuralisme, c’est que l’analyse n’a pas, ici, le
caractère « logique » que les grammaires générales attribuaient, à tort
ou à raison, à l’étude de l’énoncé. Le mot est en effet considéré, au
e e
XVII et au XVIII  siècle, comme la plus petite unité qui soit maniée en
vertu de sa signification. Dans cette perspective, les préfixes, les
suffixes et les radicaux, même si on peut, après coup, leur découvrir
un sens, ne sont pas choisis par le sujet parlant en tant qu’ils sont
significatifs. C’est au mot défaire, pris globalement, que le
dictionnaire attache une certaine idée, idée qui peut avoir pour
signifiant, dans telle autre langue, un mot simple. Si les composants
du mot présentent une organisation, celle-ci ne peut pas être le
représentant d’un ordre extérieur, une image de la réalité empirique
ou de la pensée humaine. La régularité découverte est en deçà ou au-
delà de toute nature, impossible à fonder, peut-être même à justifier.
Tout en maintenant que la langue, conçue comme système de mots,
est une sorte de microcosme, dont Tordre est la réplique fidèle de
l’ordre universel, dans les éléments de ce microcosme on découvre un
autre monde, lui aussi réglé et hiérarchisé, mais qui ne porte plus
témoignage que de lui-même. Cette découverte d’une organisation
arbitraire est sans doute une des premières ébauches du concept
moderne de structure linguistique.
Bien que les travaux de Humboldt soient souvent utilisés
aujourd’hui pour combattre certaines formes de structuralisme, ils
nous retiendront pour les mêmes raisons que les analyses
e
morphématiques du XVIII   siècle. Humboldt admet, lui aussi, que le
langage dépeint ou doit dépeindre la pensée qu’il communique ; et il
arrive, lui aussi, à faire apparaître, dans cette perspective même,
l’arbitraire de l’organisation linguistique.
Le problème fondamental de Humboldt est d’expliquer comment
des sons, extérieurs les uns aux autres, et juxtaposés dans l’ordre du
temps, peuvent véhiculer les relations intellectuelles dont le réseau
donne cohésion et solidité à l’expérience humaine. Il ne suffit pas de
répondre que certains mots sont spécialisés dans la désignation des
relations, que les prépositions par exemple, ou les cas, ont pour seule
signification de marquer des rapports temporels, spatiaux ou
purement logiques. Une telle explication fait certes comprendre que
la phrase Pierre est à côté de Paul éveille en moi, outre l’image de
Pierre et de Paul, l’idée d’une relation de proximité. Mais il reste à
savoir pourquoi j’unis ces représentations, pourquoi j’interprète
l’énoncé comme l’affirmation d’une proximité de Pierre et de Paul,
pourquoi ces six mots, extérieurs l’un à l’autre, et dont chacun
possède son sens particulier, arrivent à suggérer l’unité d’une
expérience.
Selon Humboldt, on doit distinguer deux grandes classes de
langues, qui s’opposent avant tout par la solution apportée à ce
problème. Certaines, qu’il tient pour inférieures —  par exemple les
langues amérindiennes  —, n’expriment pas, ne représentent pas, à
proprement parler, le fait de la relation. Elles ont certes, à côté des
mots qui dénomment les choses, des mots pour désigner les relations,
et qui peuvent marquer la coexistence, la succession, l’influence d’un
objet sur un autre. Mais c’est l’auditeur qui doit, par une initiative
personnelle, établir la liaison entre les significations de ce& mots.
Ainsi, il serait inexact de traduire l’expression de la langue M’baya e-
tiboa par le français grâce à moi, bien que e désigne la première
personne du singulier, et tiboa, l’idée de moyen, d’instrument, donc
un certain rapport entre objets. En fait, d’après Humboldt, les deux
contenus sont seulement juxtaposés, et nullement unis. La preuve en
est que les mots n’ont subi aucune variation pour être introduits dans
la locution citée  : e peut aussi bien désigner le pronom dans sa
fonction de sujet, et tiboa correspond parfois au substantif
instrument. Pour être rigoureux, on devrait donc traduire «  moi
instrument  », en laissant isolés les deux signifiants. Sans doute le
locuteur qui utilise l’expression a-t-il dans l’esprit une certaine idée
qui correspond à peu près à notre « grâce à moi ». Sans doute aussi
l’auditeur arrive-t-il à reconstituer cette idée, comme la seule
interprétation possible de l’expression dans le contexte où elle est
employée, de sorte que celle-ci remplit finalement sa fonction de
communication  : elle apprend au destinataire que le sujet parlant a
été le moyen d’un certain événement. Mais la liaison entre
l’événement et son instrument n’est pas inscrite dans la locution
employée  : elle est formée à l’occasion du discours sans être
représentée dans le discours lui-même. Le pouvoir le plus précieux de
la pensée, sa possibilité d’unifier le donné empirique, ne trouve donc
pas son reflet dans les langages primitifs. L’esprit n’y dispose pas d’un
miroir où il peut, à chaque instant, contempler son image, carence
fondamentale, selon Humboldt, et dont il cherche les répercussions
dans le développement historique des facultés humaines.
Les langues dites «  de culture  » ont suivi une voie exactement
opposée. Construites par des peuples pour qui la parole, loin d’être
seulement un instrument, possède une valeur propre, elles ont été
modelées et remodelées jusqu’à ce que l’esprit arrive à y fixer son
image. Grâce à un travail patient, sans cesse repris, la matière
phonique a été peu à peu contrainte à représenter l’existence de
rapports entre idées. Pour ce faire, ce n’est pas assez que certains
signes, les morphèmes grammaticaux, marquent les relations, car on
risque que ces termes « se trouvent de nouveau isolés, et exigent de
nouvelles liaisons ». Que l’expression à côté de marque la coexistence
dans Pierre est à côté de Paul, ou que le i final marque la propriété
dans servus domini, cela suggère sans doute, mais cela ne suffit pas à
faire voir que la coexistence indiquée est celle de Pierre et de Paul et
que la propriété est celle du maître sur l’esclave. Pour tourner
l’obstacle que leur opposait la juxtaposition linéaire des sons, les
langues indo-européennes ont inventé divers procédés dont
Humboldt fait l’inventaire (si certains d’entre eux se retrouvent,
utilisés de façon sporadique, dans les langues «  primitives  », cela
montre seulement que la séparation des deux grands types
linguistiques comporte une série de transitions) :
Un des procédés les plus efficaces serait l’alternance. Les
déterminations grammaticales du mot, au lieu d’être marquées par
des particules qui s’agglutinent avant ou après le radical (ou même,
éventuellement, qui s’insèrent en lui), se notent par une modification
du radical. Ainsi la marque du pluriel dans chevaux n’est pas
constituée par un segment localisable : pris isolément, le son [o] n’est
nullement un signifiant du pluriel en français. Il n’est tel que s’il
correspond à un singulier en [al]. C’est donc seulement le passage de
cheval à chevaux qui constitue ici un signe. Dans cette mesure, la
marque du pluriel ne peut pas être dissociée, pas même par
abstraction, du radical auquel elle s’applique, et la liaison sémantique
établie entre l’idée de « cheval » et celle de pluralité trouve, dans la
matière phonique elle-même, sa représentation fidèle.
Un autre procédé —  on ne trahit pas la pensée de Humboldt en
employant ce terme qui évoque le travail artisanal — serait la rection.
Une différence essentielle entre l’expression M’baya dont il a été
question plus haut, et sa traduction habituelle grâce à moi, est que le
pronom français de la première personne présente une variante
particulière rendue nécessaire par la préposition qui le précède, et qui
serait impossible dans d’autres emplois. L’esprit est ainsi invité à ne
pas séparer les notions exprimées par le pronom et par la préposition,
puisqu’une des formes utilisées ne peut s’expliquer, dans sa substance
physique même, que par la présence de l’autre. On s’aperçoit, dans
cette perspective, que la complication de la morphologie indo-
européenne, souvent tenue pour une infériorité, et pour la
conséquence d’accidents historiques irrationnels, est en réalité un des
témoins les plus sûrs du patient travail de l’esprit dans la langue.
Qu’il y ait en latin une bonne douzaine d’expressions différentes pour
le génitif, selon qu’il est combiné avec le singulier ou avec le pluriel,
et selon que le radical auquel il s’applique appartient à telle ou telle
catégorie de substantifs (les « déclinaisons »), c’est une sorte de ruse
de la raison —  le vocabulaire hégélien vient naturellement à
l’esprit  — pour traduire dans la réalité phonique, en faisant régir
certains morphèmes par certains autres, la liaison entre différentes
déterminations conceptuelles.
Il n’est pas question ici d’épuiser l’inventaire de Humboldt — qui,
lui-même, ne se donne pas pour exhaustif. Un dernier exemple
pourra cependant être utile, car il concerne un fait dont nous avons
déjà montré une interprétation possible, l’ordre des mots.
Comme beaucoup de ses contemporains, les frères Schlegel par
exemple, Humboldt est amené à se demander si la disparition
progressive des déclinaisons dans certaines langues modernes indo-
européennes, palliée à la fois par la formation de signes
indépendants, les prépositions, et par une plus grande rigidité
imposée à l’ordre des mots, témoigne d’un affaiblissement du pouvoir
synthétique manifesté par le latin ou le grec ancien. Sa réponse, qui
est formulée d’ailleurs de façon assez obscure, nous semble la
suivante  : l’institution d’un ordre linéaire obligatoire entre les
composants de la phrase constitue, au même titre que la flexion
casuelle, un moyen de représenter l’existence des rapports
intellectuels. Si une langue a décidé que le sujet doit être placé avant
(ou après) le verbe, le complément du nom, avant (ou après) le nom,
etc., la situation de chaque mot dans l’énoncé est, pour ainsi dire,
régie par les termes coexistants  ; elle est donc inséparable d’une
allusion implicite aux autres signifiants de la phrase, et la
dépendance des idées trouve sa contrepartie dans les interactions en
vertu desquelles les mots déterminent mutuellement leur place.
Humboldt se garde donc bien de dire, comme le faisaient beaucoup
e
de linguistes du XVIII  siècle, que l’ordre des mots représente celui des
pensées. On ne trouverait pas chez lui, par exemple, l’idée que
l’antériorité du sujet par rapport au verbe est plus «  naturelle  » que
celle du complément, et que la seconde résulte d’une transposition à
partir de la première. L’important, dans sa perspective, est qu’il y ait
une règle, quelle qu’elle soit, et si compliquée soit-elle, fixant la
situation de chacun des termes en fonction de celle des autres.
L’existence d’une telle règle assure que la relation entre les mots, au
lieu d’être surajoutée (hinzugedacht) à l’énoncé par l’auditeur, est
inscrite dans l’énoncé lui-même.
Si l’on admet l’interprétation que nous avons donnée à certains
textes de Humboldt (elle demanderait, vu la difficulté de ces textes,
une justification assez longue), trois conclusions peuvent se dégager.
D’abord, Humboldt reste fidèle à l’idée traditionnelle selon laquelle la
langue est, ou plutôt doit être pour avoir de la valeur, un miroir de la
pensée. Il pousse même cette conception jusqu’à ses conséquences
extrêmes, en exigeant que la matière phonique puisse exprimer ce qui
lui est le plus étranger, le pouvoir unificateur de l’esprit. On notera,
en second lieu, la recherche systématique des faits linguistiques qui
témoignent d’une régularité. A cet égard, on trouve dans l’œuvre de
Humboldt bien des remarques qui annoncent les linguistes du
e
XX  siècle. Son insistance sur le phénomène de la rection fait penser à
Hjelmslev. L’importance qu’il donne à l’alternance, conçue comme la
variation régulière d’un radical, évoque les textes célèbres où
Saussure montre que le signifiant linguistique n’est pas,
fondamentalement, une unité phonique délimitable, mais qu’il doit se
décrire avant tout comme une différence de sons mise en
correspondance avec une différence d’idées. L’accent mis, d’autre part,
sur les règles de construction de la phrase, conçues comme une
matérialisation de l’unité intellectuelle de l’énoncé, fait penser aux
recherches syntaxiques revenues, depuis 1930 environ, après un
siècle et demi de quasi-abandon, au centre de l’actualité linguistique.
Le dernier point important pour nous, et qui constitue en réalité une
spécification du second, c’est que les régularités découvertes dans
chaque langue particulière sont présentées comme largement
arbitraires. Elles sont conçues comme autant de techniques à l’aide
desquelles une figuration est donnée à l’unification du sensible dans
l’expérience. Aucune d’entre elles n’est suffisante, puisque toutes
peuvent se retrouver, isolées, dans les langues primitives. Aucune non
plus n’est nécessaire, et l’alternance elle-même, très fréquente en grec
ancien ou en allemand, mais plus rare en français, ne saurait être
requise d’une langue dite « de culture » (Humboldt évite ici un piège
où plusieurs de ses contemporains sont tombés, incapables de ne pas
voir dans l’alternance la représentation naturelle de la relation). C’est
donc le simple fait de la régularité qui constitue, dans le langage,
l’expression de l’unité intellectuelle.
La différence avec la grammaire de Port-Royal nous semble
considérable. Il ne s’agit pas, pour Humboldt, de trouver un type
déterminé de construction commun à toutes les langues, et qui
refléterait la forme immuable du jugement. Selon lui, au contraire, la
raison universelle peut s’exprimer, non pas malgré, mais dans la
spécificité linguistique. Les procédés particuliers inventés par chaque
peuple, selon son génie propre, pour organiser son discours,
constituent des images également fidèles de l’unité intellectuelle.
C’est l’organisation linguistique, en tant que telle, qui porte
témoignage de l’esprit. Pour l’histoire de la linguistique, l’opposition
entre la Sprachphilosophie de Humboldt et les grammaires générales,
malgré certaines analogies sur lesquelles Chomsky a récemment
insisté, a donc un caractère fondamental. Nous rapprocherions plus
volontiers de Humboldt, malgré une différence évidente de ton et de
contexte idéologique, ce que nous avons vu des recherches du
e
XVIII siècle sur la constitution du mot. Dans les deux perspectives, en
effet, on trouve l’affirmation, étrangère à la pensée de Port-Royal,
d’une organisation linguistique autonome, affirmation qui coexiste
d’ailleurs avec l’idée que le langage a une fonction représentative. La
différence essentielle est que, pour Adelung et les critiques des
étymologistes, l’organisation propre à chaque langue se situe à un
niveau différent de celui où elle accomplit son œuvre d’expression ; la
langue exprime la pensée en associant les mots, et c’est à l’intérieur
des mots qu’elle manifeste sa régularité spécifique. Arbitraire et
motivation, affirmés l’un et l’autre, sont maintenus séparés. Pour
Humboldt, en revanche, le mode d’organisation propre à une langue,
si arbitraire soit-il, est un moyen qu’elle utilise pour remplir sa
fonction de représentation. C’est, pour ainsi dire, le style, la manière
choisie par un peuple particulier pour exprimer le pouvoir le plus
universel de l’esprit. La motivation, ici, se manifeste à travers
l’arbitraire.
e
La linguistique du début du XIX  siècle possédait donc un concept
de structure, ou encore de « système » (les deux mots reviennent sans
cesse dans les textes de cette époque) assez proche —  à une
différence près, qu’il nous reste à préciser au prochain chapitre — de
la notion utilisée aujourd’hui. Disons d’abord que si ce concept ne
s’est pas imposé, s’il a été quasi abandonné (jusqu’à ce que Saussure
le ressuscite, en lui ajoutant certaines déterminations originales),
c’est qu’il n’a pas pu résister à une découverte faite à la même
époque  : celle de la transformation des langues. Certes, les
grammairiens de l’antiquité avaient déjà observé que les façons de
parler d’un même peuple changent avec le temps. L’idée nouvelle
qu’on rencontre au XIXe  siècle (et qui s’annonce déjà dans certains
articles de l’Encyclopédie, par exemple dans celui que Turgot consacre
à l’étymologie) est que le changement est issu d’un principe intérieur.
Non seulement les langues sont modifiées —  du fait des conquêtes,
des migrations, des rencontres de peuples, ou par le besoin
d’exprimer des idées nouvelles —, mais elles tendent d’elles-mêmes à
se modifier. Elles possèdent un dynamisme propre, une possibilité ou
même une exigence de renouvellement. Or, il est apparu, à tort ou à
raison, que le moteur de la transformation linguistique —  où il
semblait naturel de situer le centre vivant de la langue — était sans
rapport avec son organisation interne ; bien plus, qu’on devait, pour
comprendre l’évolution linguistique, faire abstraction des systèmes
réguliers décrits par les grammairiens.
On a tendance aujourd’hui, en se fondant surtout sur l’autorité de
Saussure, et sur son opposition du diachronique et du systématique, à
tenir pour nécessaire l’antagonisme du système et de l’histoire. Il
demande cependant, en linguistique au moins, quelques explications.
Si en effet les premiers diachronistes avaient pu considérer des
changements qui tout à la fois eussent trait à l’organisation globale de
la langue et fussent impossibles à mettre en doute, il aurait été tout
naturel pour eux de concevoir une histoire des systèmes
grammaticaux. Si l’on sait, par exemple, sans contestation possible,
qu’une langue dépourvue d’articles, en a créé, ou encore qu’elle a
remplacé les déclinaisons casuelles par une détermination plus stricte
de l’ordre des mots, il est bien difficile de décrire ces changements
par une suite d’événements isolés qui affecteraient chaque article ou
chaque cas séparément. Il serait beaucoup plus naturel de parler
d’une transformation globale de l’organisme grammatical, et de
chercher les lois en vertu desquelles un système, pris comme un tout,
tend à se modifier.
Mais la situation des premiers historiens de la langue était bien
différente. Les seuls changements connus avec certitude concernaient
le passage d’un état à ses successeurs proches ; changements qui ont
assez peu d’ampleur et peuvent sembler ne pas affecter les systèmes.
Quant aux transformations importantes, elles se présentaient comme
des hypothèses à confirmer : on sait que la filiation du français et du
e
latin était encore discutée à la fin du XVIII   siècle, et discutée
précisément à cause de la trop grande différence entre leurs règles
grammaticales. (L’article « Langue » de l’Encyclopédie donne la rigidité
de l’ordre des mots en français comme une preuve décisive que le
français ne vient pas du latin.) La première tâche des historiens de la
langue a donc été d’établir des filiations entre des parlers que
l’histoire non linguistique ne suffirait pas à rapprocher. La seule
méthode possible, dans cette situation, était de montrer des
ressemblances matérielles entre leurs mots ou leurs morphèmes pris
isolément. Comment prouver que le sanscrit et le latin ont une
origine commune, sinon en montrant que les mêmes sons sont
souvent utilisés par les deux langues pour exprimer les mêmes idées ?
Les analogies dans l’organisation de leurs systèmes grammaticaux,
même si elles étaient incontestables, pourraient beaucoup plus
facilement être imputées soit au hasard, soit à des tendances
universelles de la nature humaine.
A cette première raison, qui expliquerait que l’examen des
structures grammaticales ait été ajourné, il s’en ajoute une seconde,
qui devait entraîner leur renvoi définitif. Les linguistes ont
longuement hésité pour savoir quels sont les mots dont la
ressemblance dans deux langues différentes prouve la parenté de
celles-ci, quels mots ont donc le moins de chances d’être empruntés,
et doivent être hérités. Une doctrine a fini par s’établir selon laquelle
ce devaient être les signes grammaticaux, désinences, affixes,
prépositions, éléments d’alternances, etc. Autant il est vraisemblable,
en effet, qu’un peuple emprunte à une nation voisine un mot
désignant un objet, une action ou une qualité qui, pour une raison ou
une autre, ont un rapport particulier avec cette nation, autant on
comprend mal pourquoi il emprunterait une désinence casuelle ou un
pronom. De plus le système grammatical d’une langue est, à chaque
instant, complet  ; si on lui ajoutait de l’extérieur un terme
supplémentaire, celui-ci devrait vider un terme existant d’une partie
de sa signification. Comment introduire un cas ou un temps sans
modifier la valeur et les règles d’emploi des autres ? Ce sont donc les
morphèmes grammaticaux qui ont le plus de chances de résister à
l’invasion des langages voisins. S’il leur arrive d’être submergés, c’est
que la langue tout entière est emportée. De ce fait, l’existence
d’analogies phonétiques entre les signes grammaticaux de deux
langues, même si leur vocabulaire est par ailleurs nettement
e
différent, est tenue, au début du XIX   siècle, pour la preuve décisive
d’une relation génétique, et la comparaison des grammaires est par
suite considérée comme la méthode la plus sûre pour établir les
parentés  ; «  linguistique historique  » et «  grammaire comparée  »
deviennent, pour un temps, des expressions synonymes.
Le choix de cette méthode implique, c’est incontestable, un
sentiment aigu de l’interdépendance des morphèmes grammaticaux,
et de la cohésion des systèmes qu’ils composent. Aussi certaines
déclarations de Bopp sur l’impossibilité de comprendre un cas d’une
langue sans référence aux autres cas pourraient-elles, sans grandes
modifications, être introduites dans le Cours de Saussure. Il est
d’autant plus curieux que l’application de la méthode ait amené, à
l’encontre des intentions dont elle procède, à la dislocation des
systèmes linguistiques. C’est qu’elle s’est heurtée, dès le départ, au
fait que les grammaires à comparer avaient des organisations
sensiblement différentes. Le latin par exemple comporte six cas, et le
grec, cinq seulement (il n’a pas d’ablatif). On peut cependant noter
une analogie assez frappante entre les désinences avec lesquelles les
cas sont marqués, entre le m de l’accusatif latin, et le n du grec, ou
entre le um du génitif pluriel latin et le ón du grec. Pour que ces
correspondances des signifiants puissent être considérées comme des
preuves de parenté, il faut supposer que les signifiés sont identiques,
que le génitif latin et le génitif grec par exemple représentent la
même unité linguistique. Pour cela on doit oublier, ou déclarer sans
importance, la situation très différente du génitif dans les deux
langues, puisque, dans l’une, il n’entre pas en concurrence avec
l’ablatif. Pour identifier les deux éléments, il faut donc les considérer
indépendamment de l’ensemble où chacun s’intègre, attitude peut-
être inévitable, mais étonnante quand on se rappelle que l’intérêt des
historiens pour la grammaire se fondait à l’origine sur la cohésion,
sur la résistance reconnues aux systèmes grammaticaux.
Un second exemple, où Bopp donne, à dire vrai, une sorte de
caricature de sa propre méthode, montre comment l’organisation
grammaticale d’une langue peut être, pour les besoins de la
comparaison, non seulement dissoute, mais arbitrairement
reconstruite. Il s’agit de l’explication du suffixe b qui marque, en
latin, le futur (cf. amabo, « j’aimerai »). Ne lui trouvant pas, en grec et
en sanscrit, de correspondant plausible, Bopp est amené à l’identifier
au sanscrit bhu, qui est une des formes du verbe être dans cette
langue. Son argument est que le futur sanscrit est obtenu
régulièrement par l’adjonction au radical verbal du futur du verbe
être (lui-même construit d’ailleurs sur un radical s, qui est sans
rapport avec bhu). Pour trouver un ancêtre au suffixe latin, Bopp est
ainsi amené à découvrir dans la forme latine amabo le radical ama
suivi du verbe être, analyse injustifiable à l’intérieur du latin, et dont
la justification n’est même pas tentée, mais qui constitue la simple
projection du futur sanscrit sur le futur latin. Tout se passe comme si
les mots latins ne comportaient aucun principe propre d’organisation,
comme si l’historien ne rencontrait pas de résistance lorsqu’il cherche
à découvrir en eux les unités dont il a besoin pour établir ses
comparaisons. Limité seulement par un très vague critère de
vraisemblance, Bopp se donne, vis-à-vis des langues qu’il étudie, cette
liberté d’analyse qu’Adelung reprochait aux étymologistes du
e
XVIII   siècle. On a rarement l’impression qu’il rencontre un système
contraignant susceptible de lui faire obstacle.
Cette situation est à la fois paradoxale et inévitable. Si la partie
grammaticale de la langue a été élue comme terrain privilégié des
comparaisons historiques, c’est pour la résistance qu’elle est censée
offrir, vu la densité des relations qui la sous-tendent, aux influences,
aux emprunts, et à tous les accidents de l’histoire. Mais on ne saurait
s’étonner si la grammaire résiste moins aux historiens qu’à l’histoire.
Pour établir la parenté de deux langues, les historiens devaient
montrer que leurs signes grammaticaux avaient des signifiants
analogues. Or cette analogie des signifiants n’est probante que si l’on
est sûr d’être en présence des mêmes signes, et cela, bien que ces
signes s’intègrent dans chaque langue à une organisation
grammaticale spécifique, constituée par des catégories et des
constructions originales. Pour maintenir que les termes comparés
étaient bien comparables, les historiens n’avaient que deux solutions.
Ou bien décider que la situation de l’élément dans le système ne
touche pas à son identité (c’est ainsi que les génitifs latin et grec
peuvent être tenus pour le même signe), ou bien remanier l’un des
systèmes jusqu’à ce qu’il soit calqué sur l’autre (c’est ainsi que le futur
amabo est présenté comme un «  temps à auxiliaire  » au même titre
que le futur sanscrit, afin que le suffixe b puisse être comparé à un
des radicaux sanscrits de être).
Les comparatistes ont senti eux-mêmes que leur méthode imposait
de nier la spécificité des organisations grammaticales, et de calquer
les grammaires les unes sur les autres. Bopp va jusqu’à fournir, pour
cette attitude, une justification théorique. Il se fonde sur une
conception pessimiste de l’histoire des langues, dont l’évolution serait
une constante dégradation. Pris par le souci technique, les hommes
s’intéressent de moins en moins à leur langue, et la réduisent à ce qui
est strictement nécessaire pour les besoins de la communication. Il en
résulte que les parlers actuels, et, dans une large mesure déjà, ceux
de l’antiquité gréco-latine, sont seulement des ruines, et qu’il est
impossible de découvrir en eux le plan selon lequel ils ont été
construits. Pour retrouver leur organisation véritable, il faut les
comparer aux langues dont ils découlent, ou, à défaut, à des langues
comme le sanscrit, censées avoir mieux conservé le schéma primitif.
« Les formes grammaticales et l’organisme d’une langue, prise dans sa
totalité, sont le produit des premiers moments de son existence… Les
langues doivent être considérées comme des corps naturels
organisés ; elles se forment d’après des lois définies…, et peu à peu
dépérissent, lorsqu’elles ne se comprennent plus elles-mêmes, lorsque
leurs membres et leurs formes, à l’origine porteurs de signification…,
sont abandonnés, ou brisés, ou utilisés à contresens… Même lorsqu’il
s’agit des langues les plus anciennes et les plus parfaites, il arrive
souvent que nous soyons en présence de débris et d’éléments
dépourvus de lien et incompréhensibles par eux-mêmes.  »
(Vocalismus, p. 1-3.)
Le même pessimisme se retrouve chez Schleicher. A la différence
des grammairiens de Port-Royal, Schleicher ne s’intéresse pas à
l’organisation syntaxique de l’énoncé. Certes, il admet qu’elle
constitue un reflet de l’activité intellectuelle (et, en ce sens, il tient
pour acquises les thèses de la grammaire générale) ; mais, pour lui, il
s’agit d’un reflet purement mécanique, d’une influence subie de
l’extérieur, d’un effet de la pensée sur le langage, et non pas d’une
tendance interne du langage, qui chercherait à représenter la
2
pensée . De sorte que sa perfection dans les langues modernes ne les
qualifie pas en tant que langues. Ce qui peut témoigner de l’aptitude
de la langue à imiter la pensée, c’est seulement sa partie
morphologique, à savoir l’organisation interne qu’elle donne aux
mots. Schleicher, en effet, qui s’appuie sur un kantisme assez flou,
pense que la coexistence du radical et des marques grammaticales
dans le mot, fait de celui-ci une image de la pensée. Toute pensée est
en effet l’imposition de catégories intellectuelles à un donné
empirique  : or cette imposition est représentée dans le mot, où le
radical, désignation d’objet, est cerné par des marques
grammaticales, désignations de rapports. L’existence du mot, dans sa
forme pleine, répond donc à un souci qu’a eu l’esprit humain de se
représenter à l’intérieur de la langue, de créer sa propre image hors
de lui. Si, maintenant, les lois phonétiques détruisent cette
organisation parfaite, c’est que l’esprit, au fur et à mesure de son
développement, cesse de considérer la langue comme une œuvre où il
façonne sa ressemblance. Il ne la considère plus que comme un
moyen, comme un instrument pour la communication. L’exigence
principale qu’il manifeste à son égard est alors une exigence
d’économie, et les lois phonétiques, dues à une volonté de moindre
effort dans la prononciation, marquent justement cette attitude
d’utilisateur intéressé. La destruction du mot signifie ainsi la
prééminence du souci de communication sur le souci de
représentation — et le triomphe corrélatif de l’arbitraire.
Développant cette thèse dans un tableau grandiose, Schleicher
imagine que l’évolution des langues se fait en deux périodes. Une
période de formation (Ausbildung), où l’esprit invente, par
approximations successives, l’organisation à donner au mot pour que
celui-ci puisse lui représenter sa propre nature. Le changement
linguistique, pendant cette période, ne se comprend que par un effort
tenace pour motiver la langue. Nous n’avons, malheureusement,
selon Schleicher, aucun témoignage direct de tout ce travail, qui
appartient à la préhistoire de l’humanité. Ce dont nous avons
témoignage, c’est seulement de la période de déclin (Verfall), qui
correspond à l’histoire de l’humanité. Voué au projet politique,
préoccupé uniquement de donner forme à la liberté à travers
l’aventure sociale, l’esprit ne considère plus la langue que comme un
moyen pour le développement de la cité. Il prend ainsi à son égard
une attitude d’utilisateur intéressé, qui la soumet à des fins
étrangères  : entrent alors en jeu les lois phonétiques, qui détruisent
progressivement, non par intention, mais par indifférence, l’œuvre
construite à la période précédente. Ce qui permet à Schleicher de
comparer les rapports entre la langue et la liberté de l’homme
historique à ceux qu’entretiennent, selon Hegel, la nature et l’homme.
Avant la venue de l’homme, la nature, animée par l’esprit, était
créatrice  : de même, avant que l’homme ait entrepris de réaliser la
liberté dans l’histoire, la langue, objet de l’activité humaine,
connaissait une perpétuelle création de formes nouvelles, destinées à
représenter de mieux en mieux la réalité de la pensée. Et comme la
nature, selon Hegel, a été réduite à se rabâcher elle-même à partir du
moment où l’esprit s’est retiré d’elle pour se concentrer dans
l’homme, de même la langue, lorsque l’homme historique a
commencé à se désintéresser d’elle et à s’intéresser seulement à ce
qu’il pouvait faire grâce à elle, la langue, devenue simple instrument,
n’a plus connu que décadence et désorganisation. Elle est devenue
fondamentalement arbitraire, non seulement parce qu’elle
représentait de plus en plus mal la pensée, mais surtout parce que
tout souci de représentation lui était devenu étranger.
Comme les linguistes, pour leur malheur, connaissent seulement
les langues de la période historique, ils ne sauraient attribuer aux
différents états qu’ils étudient une organisation systématique : l’ordre
apparent que l’on rencontre çà et là est seulement la survivance
accidentelle d’un état ancien par ailleurs disparu. L’étude comparative
ne peut donc relier que des éléments à des éléments,
indépendamment des systèmes. Mais pour que ces comparaisons
aient un sens, il faut penser que toutes les langues étudiées procèdent
d’une organisation fondamentalement identique, qui s’est défaite au
cours de l’évolution historique, laissant place à un pur chaos.
Schleicher a certes envisagé une histoire des systèmes, mais pour
la reléguer dans une ère préindo-européenne, paradis à jamais perdu
pour les linguistes. Dans la mesure où la doctrine de Schleicher a pu
maintenir en elle cette part de rêve, elle révèle mieux que les
théories, apparemment moins imaginatives, de Bopp, combien le
pessimisme final des comparatistes va à l’encontre de leur projet.
Celui-ci se situait dans la perspective d’Adelung et de Humboldt. Il
reposait sur l’idée que chaque langue a son organisation, autonome et
spécifique, mais cette idée, il a fallu l’abandonner pour résoudre les
problèmes techniques posés par la démonstration des parentés.

1. M. Foucault, dans les Mots et les Choses, est un des premiers à avoir insisté
sur ce point.
2. Qu’elle soit légitime ou non, cette attitude, commune à la plupart des
comparatistes, est bien significative. Elle dénote une tendance, que nous
e
avons déjà trouvée dans certaines recherches du XVIII  siècle, à considérer le
linguistique comme une réalité autonome — ce qui revient à introduire une
distinction, étrangère à Port-Royal, mais qui a fait fortune depuis, entre les
tendances internes et les influences externes, les premières seules étant
pertinentes pour le linguiste. Le parallélisme de la langue et de la pensée
n’est donc tenu pour un fait linguistique que s’il marque la volonté d’imiter
la pensée, et non la simple nécessité de la reproduire. Or, selon les
comparatistes, cette condition se réalise seulement si le parallélisme n’est
pas d’ordre uniquement syntaxique, mais aussi morphologique.
2

Langage et communication

« Enfin Saussure vint. »


Trop de traités de linguistique publiés en Europe ces trente
dernières années s’ouvrent par des déclarations à peine plus pudiques
de forme, et de contenu à peu près équivalent, qui ont largement
contribué à rendre difficiles les relations entre les linguistes
structuralistes d’une part, les philologues et les grammairiens de
e
l’autre. Nous avons cru découvrir au contraire, dès le XVIII et le
e
XIX  siècle, l’idée que chaque langue possède une organisation qui à la
fois lui est propre, et mérite par sa régularité d’être tenue pour un
ordre. Le rôle de Saussure n’est donc certainement pas d’avoir
introduit ce thème, mais de l’avoir retrouvé, et surtout d’avoir pu
l’imposer après les succès impressionnants de la grammaire
comparée.
Celle-ci s’était consacrée avant tout à établir des correspondances
entre les éléments (morphèmes) des langues dont on présumait la
parenté. L’arrangement de ces éléments dans chaque langue
apparaissait du même coup comme une sorte d’épiphénomène. Au
mieux, on y voyait —  c’est l’opinion de Bopp  — une survivance
fragmentaire et contingente d’une organisation primitive peu à peu
disloquée.
Pour rétablir l’originalité des systèmes qui se manifestent dans les
différents états linguistiques, Saussure devait donc s’en prendre à la
notion même d’élément, puisque c’est elle qui fondait les recherches
des historiens. Un thème revient sans cesse, à travers le Cours de
linguistique générale : l’idée que les éléments linguistiques ne sont pas
des données, que le linguiste ne trouve pas d’emblée, dans le texte
qu’il étudie, l’indication évidente des unités dont ce texte est fait.
Toute une recherche est nécessaire pour les reconnaître, qui constitue
l’étape la plus difficile et la plus décisive du travail de description.
Bien plus, la découverte des composants réels d’un langage ne ferait
qu’un, selon Saussure, avec celle de leurs relations mutuelles, et
finalement avec la reconnaissance d’une organisation linguistique. On
ne peut plus comprendre alors le mépris où les historiens tiennent le
système sous prétexte qu’ils ont trouvé dans l’élément un objet
intelligible, expliquable par référence aux éléments des langues
apparentées : en fait, le simple repérage de l’élément suppose qu’on
ait admis un schéma d’ensemble de la langue. Dans l’élément
présupposer le système, cela constitue, selon nous, l’apport propre de
Saussure au structuralisme linguistique.
Pour la reconnaissance des éléments dont le jeu compose la
parole, deux tâches doivent être menées à bien, qui ont pris, depuis
Saussure, une importance prépondérante dans l’activité des
linguistes. La première est de segmenter le discours en composants,
successifs ou simultanés. Soit l’énoncé (I) «  Ce rôle est intenable  »,
qui nous servira d’exemple plusieurs fois. Toute description du
français doit rendre capable de dire combien il y a d’unités dans (I),
différents décomptes étant d’ailleurs possibles, selon qu’on recense les
unités phoniques ou sémantiques, ou encore les signes, c’est-à-dire
des éléments qui possèdent à la fois un sens et une manifestation
sonore. On doit —  seconde tâche  —, au moins si l’on croit que les
combinaisons linguistiques sont constituées à partir d’un inventaire
fini d’éléments, pouvoir retrouver le même composant dans des
occurrences et souvent dans des contextes différents, où il peut
apparaître sous des formes assez distinctes. C’est le redoutable
problème de l’identification, qui consiste à décider, au cas où je
répète « intenable » pour marquer mon irritation, s’il s’agit encore du
même mot malgré les nuances nouvelles de prononciation et de sens.
On se demandera aussi si le préfixe in de ce mot doit être assimilé au
il de illégal, ou encore le son [a] de intenable, à celui, bien différent,
de rat. Si banales que ces questions puissent sembler aujourd’hui
— et lassantes de banalité —, il n’est guère douteux que Saussure est
un des premiers à les avoir posées, ou, plus exactement, à avoir
refusé de présupposer leur solution.
Sur quelle sorte de raisons pourrait-on se fonder pour analyser un
énoncé ? Un thème bien connu du Cours de linguistique générale est
qu’il ne suffit pas, pour cette analyse, de considérer isolément soit la
matière phonique, soit la signification de l’énoncé. L’une et l’autre se
présentent comme des réalités continues, impossibles à segmenter
d’une façon qui ne soit pas arbitraire. Aucune étude articulatoire ou
acoustique ne peut par exemple indiquer où l’on doit placer les
coupures à l’intérieur d’une phrase. Le passage d’un son à un autre
n’a pas en effet la brutalité qu’on imagine souvent, et le précédent se
prolonge toujours plus ou moins dans le suivant. Quant à la
succession des morphèmes, elle n’est marquée ni par des pauses ni
par des ruptures phoniques particulièrement nettes et dont
l’interprétation serait incontestable. Il en est de même, selon
Saussure, du contenu sémantique de l’énoncé. Si l’on arrivait, par une
abstraction impossible en fait, et qui constitue une sorte d’expérience
imaginaire, à se représenter la signification de (I) indépendamment
des sons dont il est revêtu, il n’y aurait plus aucun motif de le croire
segmentable, de ne pas tenir par exemple pour une unité indivisible
la protestation qui s’y exprime. Aucune raison non plus de l’analyser
d’une façon plutôt que d’une autre. Admettons même que toute
pensée soit attribution d’un prédicat à un sujet ; comment savoir si le
sujet, dans le jugement que manifeste notre énoncé, est la personne
qui parle, sa situation, son impatience, voire l’ensemble de l’univers,
dont on affirmerait qu’il impose au locuteur un rôle impossible à tenir
(cette dernière hypothèse n’est guère moins plausible que l’analyse,
souvent proposée par les logiciens, selon laquelle, dans la proposition
«  Il pleut  », le sujet est le monde, auquel on attribue, en un certain
point de l’espace et du temps, l’état pluvieux) ?
On voit que la pensée de Saussure se situe dans une perspective
exactement opposée à celle de Port-Royal. Pour les grammaires
générales, il y a une structure nécessaire de l’idée, et c’est elle qui
constitue l’organisation profonde de l’énoncé, remaniée ensuite selon
des transformations qui l’obscurcissent, mais ne l’abolissent pas. Tout
le paradoxe de Saussure est de soutenir au contraire que l’idée, en
elle-même, doit être tenue pour une «  nébuleuse  », une «  masse
amorphe », aussi amorphe que la matière phonique qui la véhicule. Si
l’on peut être fondé à opérer une segmentation de l’énoncé, et une
segmentation bien déterminée plutôt qu’une autre, c’est donc
seulement parce que son aspect phonique et son aspect sémantique
sont unis, et en prenant en considération le lien que la langue a établi
entre eux. Pour rendre imaginable cette union, et le morcellement qui
en résulte, phénomènes qu’il avoue comprendre mal, et qu’il déclare
« mystérieux », Saussure doit recourir à une métaphore. La rencontre
d’une masse d’eau et d’une masse d’air, en elles-mêmes continues,
produit des vagues qui délimitent, à la surface où les deux substances
entrent en contact, une série de subdivisions incontestables  : de
même, le contact de la pensée et du son introduit dans l’une et dans
l’autre un certain nombre de séparations, inexplicables par ces
substances elles-mêmes. Ces divisions, ce sont les limites des signes
que l’on peut reconnaître dans l’énoncé. Il se trouve que dans la
phrase «  Ce rôle est intenable  », les sons transcrits ce et rôle sont
doués de signification, c’est-à-dire que l’auditeur attache un sens à
chacun pris en particulier, alors qu’il n’attribue pas de valeur
sémantique aux suites cerô et l’estin. Une division est ainsi suggérée,
qui consiste à prendre pour unités phoniques celles auxquelles la
langue a associé un contenu, et inversement, à ne considérer comme
éléments de sens que ceux qui possèdent, dans la chaîne parlée, un
signifiant délimitable. Indépendamment de cette jonction de l’idée et
du son dans des «  unités concrètes  », à la fois douées d’une
expression et d’un contenu, la segmentation de l’énoncé est un pur
jeu de l’esprit, susceptible, au mieux, de prouver la subtilité du
linguiste.
Il reste maintenant, pour achever la démonstration, à accomplir
une deuxième étape, plus difficile, et souvent négligée.
L’argumentation qui précède prouve en effet seulement que la
segmentation n’est pas donnée avant la langue, dans la manifestation
phonique ou dans le contenu sémantique qu’elle met en œuvre. Mais
il n’est pas encore prouvé que l’élément n’est pas donné avec la
langue, qu’il ne constitue pas une évidence immédiate pour tout
utilisateur du langage.
A vrai dire, on trouve des textes de Saussure qui feraient croire à
cette évidence, car ils donnent à penser que le découpage de l’énoncé
en signes s’opère consciemment dans l’acte même de la
compréhension. Pour découper la «  bande sonore  » en ses éléments
constituants, il suffirait de se demander quels segments, dans
l’expérience, dans le vécu linguistiques, se trouvent effectivement
faire sens. « Celui qui possède une langue en délimite les unités par
une méthode fort simple — du moins en théorie. Elle consiste à se
placer dans la parole, envisagée comme document de langue [c’est ce
que nous avons appelé le vécu linguistique], et à se la représenter par
deux chaînes parallèles, celle des concepts (a) et celle des images
acoustiques (b). Une division correcte exige que les divisions établies
dans la chaîne acoustique (α, β, γ…) correspondent à celles de la
chaîne des concepts (α’, β’, γ’…) :

… »
Saussure cependant met en garde lui-même contre la simplicité
apparente de cette méthode, à laquelle il reconnaît seulement une
valeur «  théorique  ». De fait, il y a quelque optimisme dans l’image
d’une bande sémantique qui se déroulerait dans l’esprit, exactement
synchronisée avec la bande acoustique, et dans l’idée qu’il « suffit de
considérer les concepts » pour obtenir une délimitation des sons qui
ne laisse plus place au doute. Est-il sûr que chaque signifiant apporte
sagement son signifié —  et lui seulement  —, puis qu’il laisse le
suivant apporter un nouveau concept, qui se juxtapose au premier
comme une information se place à côté des précédentes dans la
mémoire d’une machine électronique  ? Est-il sûr que l’effet
sémantique d’un signifiant est toujours, dans le déroulement de la
compréhension, antérieur à l’apparition du signifiant suivant  ? Bien
plus, est-il si facile de déterminer l’apport de signification imputable à
un mot  ? Certes, on croit souvent pouvoir dire «  tel mot a tel sens
dans tel énoncé  », en se représentant les mots comme des sortes de
stimuli dont chacun déclenche une idée. Mais dès qu’on cherche à
déterminer avec un peu de précision de quelle information
particulière le mot est responsable dans la phrase, on rencontre tant
de difficultés que le «  recours au concept  » pour la délimitation des
unités soulève finalement plus de problèmes qu’il n’en résout.
Saussure pouvait d’autant moins ignorer ces problèmes qu’il a insisté
sur le fait que les syntagmes ne produisent pas toujours une
juxtaposition d’idées (c’est tout juste le cas dans certains noms
composés comme chien-loup). Très souvent, note-t-il, la signification
est la résultante unique, et non pas la succession, des signifiés que
l’on peut attribuer aux éléments séparés  : poirier n’évoque pas
l’assemblage d’une idée de poire et d’une idée d’arbre (qui serait
suggérée par ier) et, quand on entend désireux, on ne pense pas à
l’idée de désir, puis à une idée de possession marquée par eux. S’il est
bien probable que le sens de poirier contient celui de poire et celui
d’arbre, ces composants ne peuvent être reconnus qu’au terme d’une
analyse délicate, dont les critères sont difficiles à définir, et qui ne
saurait s’assimiler en tout cas à la saisie introspective d’une
succession psychologique.
Saussure indique lui-même, dans le chapitre sur le «  mécanisme
de la langue », dans quel ordre de considérations on doit chercher les
fondements de cette analyse. C’est dans ce chapitre, croyons-nous,
que se trouve son apport original au problème de la délimitation, et
non pas dans la métaphore des deux rubans, conçue surtout comme
une introduction pédagogique et destinée à être ensuite rectifiée,
mais qui a subi le sort habituel de ces introductions, et qui a trop
souvent, pour les lecteurs pressés, fait office de conclusion. Saussure
note que le syntagme défaire est à l’intersection de deux séries, celle
des composés de faire (refaire, contrefaire…) et celle des composés de
dé- (décoller, déplacer…). De même le latin quadruplex est le point de
rencontre des séries <  quadrupes, quadrifrons…  > et <  simplex,
triplex… >. « C’est dans la mesure, ajoute-t-il, où ces autres formes
flottent autour de défaire ou de quadruplex que ces mots peuvent être
décomposés en sous-unités, autrement dit sont des syntagmes. Ainsi
défaire serait inanalysable si les autres formes contenant dé- ou faire
disparaissaient de la langue ; il ne serait plus qu’une unité simple, et
ses deux parties ne seraient plus opposables l’une à l’autre.  » Une
expression, prise isolément, n’a donc aucune raison d’être segmentée.
La segmentation n’est justifiable que si l’expression peut être classée à
l’intérieur de différents groupes, et chaque unité de l’expression doit
son individualité au seul fait qu’elle est le représentant d’un de ces
groupes. Comment, maintenant, établir le classement sur lequel
l’analyse va être fondée ? Pourquoi une série <défaire, décoller… >,
et non pas la catégorie <  défaire, abolir, supprimer…  > qui serait,
sémantiquement aussi motivée  ? Pourquoi, d’autre part, ne pas
admettre, comme l’apparence phonique y invite, délayer dans la série
< défaire, décoller… >, ce qui, vu l’existence d’une série, assez courte
il est vrai, < délayer, relayer >, autoriserait la segmentation dé-layer ?
Ces questions, qui sont au cœur de nombreuses controverses de la
linguistique actuelle, reviennent à se demander si le recours aux
séries ne cache pas un mouvement circulaire, et si l’établissement des
«  bonnes  » séries ne présuppose pas la segmentation correcte des
expressions qui en font partie.
Bien que l’objection ne soit pas explicitement envisagée par
Saussure, une réponse est suggérée par un autre passage du Cours,
celui qui concerne les «  faits grammaticaux  », et notamment le
problème de l’alternance. Sur quel critère peut-on se fonder pour
placer dans un même paradigme les formes allemandes Nacht («  la
nuit ») et Nächte (« les nuits ») alors qu’elles se distinguent par une
modification interne du radical et non par la simple addition d’une
désinence de pluriel  ? La solution proposée s’appuie sur l’existence,
en allemand, d’une multitude d’autres couples (par exemple Macht,
«  la puissance  », Mächte, «  les puissances  ») dont les éléments sont
l’un à l’autre, du point de vue du son et du sens, ce que Nacht est à
Nächte. La classification qui regroupe ces deux termes ne trouve donc
son fondement que dans une autre classification, d’un niveau de
complexité supérieur, et dont les éléments sont déjà des couples
(Macht/Mächte, Nacht/Nächte…). Par une démarche bien-
caractéristique de sa méthode, Saussure s’est référé, pour justifier un
certain type d’organisation, non pas aux éléments qu’elle met en jeu,
mais à une organisation plus générale dans laquelle elle s’intègre. Un
raisonnement analogue permettra de classer dans une seule série
défaire et décoller. Il ne s’agit pas de comparer ces mots l’un à l’autre
et de constater qu’ils se ressemblent à la fois par le son (ils
commencent par dé-), et par le sens (ils comportent tous deux une
certaine idée de destruction). Ces ressemblances, avec un peu
d’imagination ou de subtilité, on pourrait les trouver aussi entre
défaire et délayer, voire dévider. Pour classer défaire et décoller dans la
même catégorie, d’où l’on exclut délayer, il faut introduire d’autres
termes dans la comparaison, et noter par exemple que défaire est à
refaire ce que décoller est à recoller, mais non pas ce que délayer est à
relayer. Pour établir la série de mots que nous cherchons, il faut donc
reconnaître d’abord une série de couples de mots, la suite
<  défaire/refaire, décoller/recoller, déplacer/replacer…  >, qui
constitue une proportion au sens des mathématiciens, une
équivalence de rapports. Ainsi se trouve peut-être éclairée une
remarque, assez mystérieuse, où Saussure compare la langue à une
algèbre, ajoutant que cette algèbre «  n’aurait que des termes
complexes ». Il faut entendre par là que la relation entre deux termes
ne se fonde jamais sur ces termes pris isolément, mais sur les
relations où chacun d’entre eux intervient, et qu’un classement
linguistique doit toujours, pour être justifié, être mis en rapport avec
d’autres classements.
Toujours dans le même esprit, mais en s’écartant davantage de la
lettre de Saussure, on pourrait introduire la notion de degré dans
l’appartenance d’un élément à une classe. On dirait par exemple que
déjeuner appartient de façon moins nette que déplacer à la série
<  défaire, décoller…  >. Pour justifier cette affirmation, on noterait
que si le couple jeuner/déjeuner est analogue à faire/défaire, il n’y a
pas en revanche de couple rejeuner/déjeuner à mettre en face de
refaire/défaire. On pourrait aussi souligner que déjeuner entre dans
une proportion où l’on ne rencontre aucun autre verbe en dé, celle
qui comprend les couples déjeuner (verbe)/déjeuner (nom), dîner
(verbe)/dîner (nom),faire (verbe)/faire (nom)…, etc. Il devient ainsi
possible de donner un sens linguistique précis à l’idée,
mathématiquement aberrante, d’une plus ou moins forte
appartenance de l’élément à sa classe. Du même coup, on pourrait
définir des degrés de segmentation, et admettre par exemple que les
éléments de dé-jeuner sont moins séparés que ceux de dé-faire, ce qui
rend assez bien compte du sentiment des utilisateurs de la langue  :
pour eux l’analyse dé-jeuner, sans être franchement inadmissible, ne
semble pas néanmoins tout à fait naturelle.
Si nous avons développé ces exemples, c’est qu’ils sont significatifs
de l’esprit nouveau apporté par Saussure dans l’histoire de la
linguistique. Aux historiens qui tenaient pour inexistant le problème
de la segmentation, ou qui le résolvaient selon le seul impératif de la
comparaison des langues, Saussure répond que ce problème est
inévitable, et qu’il peut être résolu à l’intérieur de chaque état
linguistique. Seulement sa solution présuppose que l’état possède une
organisation interne, un «  ordre propre  ». L’analyse d’un mot
particulier ne se laisse justifier que si on l’introduit dans une classe de
mots pour lesquels on admet une analyse identique. Et pour justifier
cette introduction, il faut considérer, non pas les seuls éléments de la
classe, mais les séries de couples où chacun est engagé. Toute la
démarche de Saussure consiste donc à montrer la reconnaissance de
l’organisation présupposée dans celle de l’élément, et l’organisation la
plus complexe présente implicitement à son tour dans l’organisation
la plus simple. Le système linguistique, pour Saussure, n’est pas
construit par assemblage d’éléments préexistants ; il ne s’agit pas de
mettre en ordre un inventaire donné dans le désordre, d’ajuster les
pièces d’un puzzle. La découverte des éléments et celle du système
constituent une tâche unique.
 
 
Cette conclusion, obtenue en considérant les incertitudes de la
segmentation, est confirmée, amplifiée sans doute quand le linguiste
cherche à identifier les différentes occurrences de chaque élément.
Saussure montre fréquemment, et sans craindre de dramatiser la
situation, combien il est difficile de prouver que la même unité est
présente dans deux actes de parole différents. Comme le souligne son
commentateur R. Godel, il s’agit là pour lui d’un problème posé non
seulement par le langage, mais plus généralement par tous les
systèmes de signes  : peut-être l’existence de ce problème est-elle
même, pour Saussure, la marque commune à laquelle se
reconnaissent toutes les recherches sémiologiques. Godel cite à ce
propos une note, extraite de travaux, encore inédits, sur les légendes
des Nibelungen, où est signalée la difficulté qu’on rencontre à repérer
les apparitions d’un personnage dans un récit. On ne peut pas se fier
en effet au nom donné au personnage dans le texte : souvent, sous un
seul nom, différents personnages se substituent l’un à l’autre (comme,
dans un rêve, différents êtres se cachent successivement derrière la
même image). On sait que les analyses récentes des mythes et des
contes populaires ont montré la banalité de cette situation, et en
même temps l’embarras qu’elle suscite chez le descripteur. C’est pour
y faire face qu’A.-J. Greimas, par exemple, a proposé de distinguer les
concepts d’acteur (ce mot désignant le personnage officiel, celui dont
l’identité est affirmée explicitement et manifestée par son nom, sa
situation sociale et familiale, certaines particularités physiques), et
d’actant, en entendant par ce terme la fonction effectivement jouée
dans le déroulement du récit  : il arrive qu’une même fonction soit
tenue par des acteurs différents, et qu’un seul acteur représente
successivement, voire simultanément, différents actants. Dès 1910,
Saussure signale ce fait, et, ce qui est le plus remarquable, il l’assimile
aux métamorphoses du mot selon ses contextes  : «  Il est
vraisemblable qu’en allant au fond des choses, on s’aperçoit dans ce
domaine, comme dans le domaine parent de la langue, que toutes les
incongruités de la pensée proviennent d’une insuffisante réflexion sur
ce qu’est l’identité ou les caractères de l’identité, lorsqu’il s’agit d’un
être inexistant comme le mot ou la personne mythique, ou une lettre
de l’alphabet, qui ne sont que différentes formes du SIGNE au sens
1
philosophique . »
Dans le Cours lui-même, les difficultés liées à l’identification des
éléments linguistiques sont évoquées à plusieurs reprises, et toujours
pour introduire la notion de valeur. Elles sont destinées à prouver que
chaque élément, si on cherche les traits qui sont constants dans ses
différentes apparitions, ne peut être défini que par référence aux
autres éléments de la langue. Sa réalité propre est donc inséparable
de sa situation dans le système (c’est ce que Saussure appelle sa
« valeur ») ; il en résulte qu’on ne saurait déterminer les termes sans
poser du même coup une hypothèse sur leur organisation. Avant
d’examiner un exemple saussurien, il peut être utile de résumer la
théorie générale de l’identité sur laquelle il s’appuie. Il y a, dit
Saussure, deux espèces d’identité, que nous appellerons, pour
simplifier, matérielle et relationnelle. On parle de l’express Genève-
Paris de 23  heures, en considérant donc comme les représentants
d’une réalité unique les 365  trains qui, chaque année, partent de
Genève à cette heure. Ils peuvent pourtant être substantiellement très
différents ; aussi bien le matériel que le personnel ou la composition
du convoi peuvent varier d’un jour à l’autre. L’identité attribuée à
l’express consiste donc seulement en une certaine situation,
commune à tous ces trains, dans le trafic ferroviaire quotidien.
Identité purement relationnelle, qui tient aux rapports spatiaux-
temporels existant entre chacun de ces trains et tous les autres de la
même journée.— Supposons maintenant qu’un vêtement ait été volé,
et que son propriétaire le retrouve, sali, déchiré, déformé, à la
devanture d’un fripier. On dira encore qu’il s’agit du même vêtement,
mais on entend par là cette fois une identité matérielle, la simple
permanence de la substance dont l’objet est constitué. Toutes les
erreurs de la linguistique traditionnelle viennent, selon Saussure,
d’avoir attribué aux signes de la langue une identité matérielle,
fondée sur l’invariance supposée de leur constitution phonique ou de
leur contenu sémantique. Les deux suppositions sont en effet aussi
hasardeuses l’une que l’autre.
Saussure le montre à l’aide de plusieurs exemples, dont le plus
célèbre est sans doute son analyse du mot «  Messieurs  ». Tout le
monde admet qu’il y a en français un et un seul mot « Messieurs », et
lorsqu’un orateur répète, pour attirer l’attention de ses auditeurs,
«  Messieurs, Messieurs  », personne ne niera qu’il ait prononcé deux
fois le même mot. En quoi consiste donc ce mot  ? La question, qui
peut sembler d’abord naïve, commence à inquiéter lorsqu’on a noté
toutes les différences possibles, aussi bien dans la sonorité que dans
le sens, entre les deux occurrences. Pour la sonorité, il suffit de
remarquer que la première voyelle est équivalente tantôt au «  e
fermé  » (phonétiquement [e]) de l’article les tantôt au «  e ouvert  »
([ε]) de lait. L’accent peut d’autre part porter soit sur la syllabe
initiale, soit sur la finale, variation que les Français remarquent peu,
mais qui serait nettement perçue dans une langue comme l’allemand,
où le déplacement de l’accent peut entraîner des changements de
signification. Pour le sens, il est évident que la simple répétition du
mot a conféré à sa deuxième apparition une nuance d’irritation ou de
supplication absente de la première. Bien plus, ni l’un ni l’autre des
Messieurs de notre orateur ne possédera la valeur, ironique et
emphatique, que l’on pourrait trouver dans d’autres occurrences,
peut-être dans «  Ces messieurs qui nous gouvernent  ». Pourquoi
assimile-t-on néanmoins toutes ces nuances de sens et toutes ces
nuances de son  ? Certainement pas parce qu’elles seraient moins
importantes que celles qui séparent les divers emplois de Messieurs et
ceux d’un autre mot. Entre les prononciations que nous avons
signalées, l’écart est en effet au moins aussi grand qu’entre certaines
d’entre elles et une prononciation habituelle de monsieur ou de
messied. De même, en ce qui concerne le sens, on peut trouver, entre
les Messieurs de l’orateur, et celui de «  Ces messieurs qui nous
gouvernent  », des différences au moins aussi nettes qu’entre le
dernier et le prince de « Ces princes qui nous gouvernent ». Comment,
dans ces conditions, établir la prononciation et la signification qui
fonderaient l’identité du mot messieurs dans les différentes
occurrences où on a l’habitude de le reconnaître ?
La raison de ces difficultés diffère peu de celle qui faisait hésiter
dans la segmentation des phrases. Il s’agissait alors de la continuité
des événements phoniques et psychologiques qui accompagnent
chaque énoncé particulier. Plus modestement, en faisant l’économie
des hypothèses philosophiques impliquées par le recours à l’idée de
continuité, aucune analyse de ces événements, si elle était établie
indépendamment de la langue, ne semblait devoir fournir un résultat
justifiable aussi du point de vue de la langue. Ce qui arrête
maintenant, c’est la continuité de l’univers phonique et de l’univers
sémantique auxquels la langue emprunte ses signifiants et ses
signifiés. Ou, si l’on préfère, l’impossibilité de trouver dans ces
univers des frontières naturelles qui délimitent exactement les zones
phoniques et sémantiques recouvertes par les signifiants et les
signifiés d’un langage donné. Aucune classification extérieure ne peut
donc permettre de décider si deux sons appartiennent ou non au
même signe. La linguistique est condamnée, dès le début, à se faire
elle-même.
Une méthode d’identification se dégage du Cours, sans y être
explicitement formulée. Interprétée à la lumière des conséquences
qu’en a tirées la phonologie, elle serait à peu près la suivante. Étant
donné une occurrence quelconque de messieurs, on fait varier sa
prononciation dans toutes les directions possibles, jusqu’à ce que le
changement phonique entraîne une différence de sens. On constate
par exemple que le passage de [e] à [ε] dans la première syllabe
n’impose aucune différence de signification, alors qu’il en irait
autrement si l’on utilisait le son [eu] (qui donnerait monsieur) ou si
l’on remplaçait par [ε] la deuxième voyelle (on obtiendrait messied).
La prononciation de messieurs, c’est l’ensemble des variations
phoniques possibles sans variation sémantique. L’épreuve inverse,
opérée dans le domaine du sens, permet de réunir une multitude de
nuances sémantiques que l’on peut interchanger sans entraîner une
différence dans l’expression. On s’apercevra ainsi qu’une certaine idée
de supériorité sociale peut éventuellement être logée derrière le mot
messieurs, mais que, si l’on veut introduire en outre l’idée
d’appartenance à une caste fermée, et, à plus forte raison héréditaire,
on utilise plutôt le terme princes. La première idée, et non la seconde,
sera donc admise dans la signification de l’unité linguistique
messieurs.
Cette méthode d’identification montre une deuxième fois qu’une
organisation de la langue est présupposée dans la détermination de
ses éléments. Si l’on ne considère en effet que des occurrences d’un
seul signe, on ne peut déduire d’elles ni le sens ni la prononciation de
ce signe  ; elles ne donneront donc pas le moyen de le reconnaître
dans d’autres contextes. Pour savoir que la première voyelle de
messieurs ne peut pas se prononcer [eu], alors qu’elle apparaît à
volonté comme [e] ou [ε], on doit savoir aussi qu’il y a un signe
monsieur. Rien n’interdit autrement de penser que [eu], [ε] et [e]
soient ici trois variantes facultatives. Si d’autre part on n’introduit pas
dans le contenu de messieurs l’idée d’appartenance à une aristocratie
héréditaire (idée qui est beaucoup plus présente dans le mot
allemand Herr), c’est seulement en vertu de la concurrence exercée
par princes ou seigneurs (une concurrence analogue n’existe pas en
allemand, où le français seigneur serait généralement traduit par
Herr). Les zones phoniques et sémantiques attribuées à un signe ne se
terminent donc, aux yeux du linguiste, que là où commence le
domaine d’un autre. Bien que cette condition ne soit pas suffisante,
puisque les chevauchements de signes, homonymies et synonymies
partielles, sont chose courante, elle est en tout cas nécessaire. L’unité
linguistique est expansionniste, et rien ne permet de prévoir où elle
s’arrêtera  : seule la résistance des autres la contient. Saussure parle
pour cette raison de la « limitation négative » que les signes exercent
les uns sur les autres : la « plus exacte caractéristique » d’un élément
linguistique « est d’être ce que les autres ne sont pas ».
Pour passer de cette idée à la justification du système, il faut
ajouter que tous les mots de la langue ne se limitent pas au même
degré. La prononciation de messieurs est plus directement délimitée
par celle de monsieur ou de messied que par celle de table. Sa
signification, plus par celle de princes ou de hommes que par celle de
maison. La délimitation d’une unité impose donc de la classer avec
celles qui, pour le son ou pour le sens, constituent ses frontières. Ce
que Saussure appelle «  série associative  », expression que l’on
transforme souvent en « paradigme », c’est l’ensemble des mots qui,
du fait de leur ressemblance, limitent un signe, et sont par suite
indispensables pour sa détermination. Dans le paradigme d’un terme,
on trouve donc notamment ce qui a été désigné par la suite comme
son « champ sémantique », tous les mots dont la signification borne la
sienne —  ou quelquefois chevauche sur elle  — et qu’il faut lui
comparer si l’on veut relever l’étendue exacte de son pouvoir
significatif. Mais si chaque signe ne peut être défini, fond et forme,
que par opposition à ceux qui constituent son paradigme, il est
indissociable d’eux, et cela dès le début de la recherche linguistique.
Les liens qui les unissent ne leur sont donc pas surajoutés. Si l’on
trouve par exemple apprentissage et éducation dans le paradigme
d’enseignement, ce n’est pas parce qu’on a jugé commode ou
satisfaisant de les mettre dans la même catégorie, c’est qu’on ne peut
pas établir le sens du dernier sans se référer aux premiers. La
connotation intellectuelle contenue dans enseignement ne se révèle
que par son opposition possible à éducation dans les contextes où les
deux termes sont en concurrence. De fait, dès que cette concurrence
cesse, dès que enseignement ne peut plus être remplacé par éducation
(comme dans la phrase «  cette histoire comporte de nombreux
enseignements  »), le terrain laissé libre est aussitôt réoccupé, et
enseignement récupère l’acception morale qu’il avait abandonnée
ailleurs. La détermination des champs sémantiques, et, plus
généralement, des paradigmes, ne saurait donc s’opérer après la
reconnaissance des unités. La saisie de l’élément présuppose déjà son
intégration dans le système.
Imputables à la même situation, les difficultés de la segmentation
et de l’identification amènent donc à une conclusion identique : on ne
saurait parler de termes dans une langue sans admettre
simultanément un ordre entre ces termes. Cette idée, peut-être
pressentie par Humboldt, mais jamais clairement formulée avant
Saussure, marque une deuxième étape dans la réflexion linguistique
sur la notion de structure. Le point de départ était la constatation,
aussi vieille que les grammaires, d’une organisation. La première
e
étape, qui a commencé à être accomplie à la fin du XVIII  siècle, était
pour affirmer que l’organisation de chaque langue lui est propre, et
qu’elle ne se fonde sur rien d’extérieur. Le moment saussurien
consiste à revendiquer, pour cette organisation, une réalité et une
certitude au moins égales à celles des éléments.
On voit facilement que cette seconde étape prolonge la
précédente. Les difficultés de la segmentation et de l’identification
tiennent en effet à l’impossibilité de justifier hors de la langue les
analyses que celle-ci impose. Si la division de l’énoncé en signes ne va
pas de soi, ni non plus la détermination des variantes d’un même
signe dans des contextes différents, c’est qu’on ne peut, ni pour le
contenu des énoncés particuliers ni pour les champs sémantiques
recouverts par le lexique, trouver une analyse logico-psychologique
dont les langues soient la reproduction fidèle. Comme dit Saussure,
une langue naturelle ne saurait être assimilée à une nomenclature qui
se contenterait d’étiqueter des concepts à valeur universelle. De
même, en ce qui concerne le son, aucune étude articulatoire ou
acoustique ne saurait déterminer comment se subdivise un énoncé
donné, ni quelles manifestations phoniques peuvent ou ne peuvent
pas représenter le même signe. La réalité extérieure ne fournit donc
pas plus à la langue des étiquettes que des choses à étiqueter. Comme
Adelung, comme Humboldt, Saussure insiste ainsi sur l’impossibilité
de fonder les langues, de les comprendre complètement à partir de ce
2
qui n’est pas elles, sur leur arbitraire fondamental . Mais Saussure va
beaucoup plus loin que ses prédécesseurs. Ce n’est pas seulement,
pour lui, l’organisation qui est arbitraire, ce sont les éléments eux-
mêmes. L’originalité de la culture linguistique ne consiste pas à
remplacer un classement naturel par un autre qui ne l’est plus, à
ranger à sa façon les objets du monde ; il s’agit plutôt d’instituer dans
le monde de nouveaux objets, inconnaissables et même imprévisibles
avant l’ordre qui leur est imposé.
 
 
La thèse générale qui vient d’être esquissée, si nette qu’elle
apparaisse dans le Cours, laisse cependant beaucoup de liberté, et
peut-être d’incertitude, lorsqu’on veut la vérifier dans des études
particulières. Que chaque langue opère une analyse originale de
l’expérience humaine, cela n’indique pas à quoi reconnaître cette
analyse. Que les termes d’une langue ne puissent pas être repérés
sans qu’on leur attribue du même coup une certaine organisation,
cela ne suffit pas à définir le type de relations sur lesquelles se fonde
cette organisation.
Saussure lui-même, lorsqu’il traite de la segmentation et de
l’identification, met en œuvre des principes de classement assez
différents (proportionnalité des séries d’une part, limitation
réciproque des éléments de l’autre). Le problème est cependant
estompé quand on considère les seuls exemples saussuriens, qui ont
surtout une valeur pédagogique et qui dissimulent, comme souvent
les exercices d’école, plusieurs difficultés essentielles. C’est que
Saussure part toujours d’une sorte de connaissance intuitive et
préscientifique des éléments authentiques  ; il montre simplement
qu’on doit, pour justifier cette connaissance, pour la fonder, admettre
l’existence d’un système linguistique. Il sait d’avance que les deux
messieurs doivent être attribués à la même unité, qu’il est naturel de
segmenter dé-faire et non pas dé-layer, etc. Connaissant ainsi dès le
départ son point d’arrivée — comme dans les problèmes scolaires qui
consistent à prouver un théorème déjà trouvé  — il n’a guère à
s’inquiéter de légitimer le chemin choisi. Seul importe pour lui de
montrer qu’un cheminement est nécessaire, qui passe par la
reconnaissance d’un ordre linguistique autonome. Mais il peut se
satisfaire, pour les besoins de sa démonstration, de tout ordre, de
tout type de classification, pourvu qu’ils justifient en fin de compte
des unités dont on cherche seulement pourquoi elles sont légitimes,
sans mettre en doute qu’elles le soient.
La situation change lorsqu’on considère des êtres linguistiques
dont l’existence même peut faire question. C’est le cas, notamment,
s’il s’agit de termes qui ne sont pas eux-mêmes ni des signifiants ni
des signifiés, et qui ne bénéficient donc pas de l’espèce d’évidence
habituellement reconnue aux signes. Il suffit de penser aux
phonèmes. Aucune évidence, aucune pseudo-évidence même, ne peut
dire si les voyelles longues doivent être analysées en une succession
de brèves, si les deux sons transcrits l dans vlan et dans flan, qui
diffèrent presque autant, phonétiquement, qu’un [b] et un [p],
manifestent le même phonème, si le [v] qu’on entend dans cheval
quand le mot est prononcé en deux syllabes doit être assimilé au [f]
de la prononciation habituelle chfal, etc. Il en est encore ainsi, et plus
clairement peut-être, pour les éléments sémantiques qui ne possèdent
pas un signifiant particulier (on les appelle parfois sèmes). Supposons
qu’on admette leur existence linguistique (ce que refuseraient déjà
des linguistes comme Martinet). Comment reconnaître alors si une
unité linguistique incontestable comme «  homme  » —  nous parlons
du signifié de la langue française et non pas du concept de la
classification zoologique  — comporte les deux sèmes «  animal  » +
«  raisonnable  » ou les deux sèmes «  bipède  » + «  sans plume  »  ?
Comment déterminer aussi s’il faut analyser «  savoir  », et y trouver
les sèmes « croyance » + « vérité de cette croyance », et, dans ce cas,
comment décider si le sème « croyance » contenu dans « il sait » est
identique à celui qu’on peut déceler dans « il s’imagine », etc. Mis en
face de problèmes de ce genre, où il ne s’agit pas seulement de
justifier une analyse tenue pour vraie, mais où l’on doit découvrir
l’analyse vraie, le linguiste est contraint de se demander quel type de
relations constitue le système de la langue, quelle espèce de
ressemblance peut autoriser à classer deux expressions dans la même
catégorie ou dans la même série. Il n’est plus suffisant de savoir qu’il
y a une organisation linguistique — sans laquelle on ne saurait
justifier les unités — il faut savoir sur quoi se fonde cette organisation
— afin de trouver les unités authentiques.
Quelles sont donc les relations à partir desquelles le descripteur
peut organiser le donné linguistique ? Pour répondre à cette question,
il faut posséder une définition de la langue, indispensable pour isoler,
dans la multitude hétérogène des faits observables («  la matière
linguistique  », dit Saussure), ce qui constitue «  l’objet  » directement
visé par la recherche. Seules seront tenues pour pertinentes, parmi
toutes les relations qui s’instaurent entre sons et idées lors de
l’utilisation du langage, celles qui se déduisent de la définition de la
langue choisie au préalable. Une définition au moins peut assez
facilement s’autoriser du texte saussurien, qui consisterait à voir dans
la langue un instrument utilisé par les individus pour se transmettre
des informations.
Ce sont les phonologues qui ont tiré le plus grand parti de cette
définition, qui ferait de la langue une sorte de code. Tous les faits de
langage qui ne servent pas directement à la communication relèvent,
selon eux, de la réalité extra-linguistique  ; ils sont déclarés non
pertinents, exclus de la langue proprement dite et attribués à la
parole.
On notera d’abord combien cette définition tranche avec l’image
traditionnelle, qui fait de la langue une représentation. Pour
Humboldt encore, seuls les parlers primitifs se satisfont de donner à
des interlocuteurs le moyen de se faire comprendre l’un de l’autre, de
s’avertir mutuellement de leurs pensées  : les «  langues de culture  »
visent à bien plus. Elles veulent rendre la pensée perceptible à elle-
même, et, pour obtenir ce résultat, elles travaillent la matière
phonique, au même sens où le sculpteur, à force de travailler la
pierre, arrive à y faire apparaître une idée. Si les langues où réussit
cet effort de représentation permettent à plus forte raison, et par
surcroît, la communication, l’inverse n’est évidemment pas vrai.
Toutes les pensées que le locuteur peut former, l’auditeur est capable
de les concevoir  : il n’est donc pas nécessaire, pour leur
3
communication, que le discours en reconstitue l’image . Ce qui vaut,
pour Humboldt, des seuls parlers primitifs, les saussuriens l’affirment
de tout langage. Le discours ne peut jamais contenir que des signaux,
qui avertissent l’auditeur d’explorer dans une certaine direction
l’univers sémantique commun aux interlocuteurs. Chaque énoncé a
seulement à fournir des points de repère, qui permettent de
«  localiser  » la signification, au sens où des coordonnées
géographiques localisent un site  ; mais la langue ne décrit pas plus
l’expérience humaine que le réseau des longitudes et des latitudes ne
décrit le monde.
Dans une telle conception, l’arbitraire linguistique, qui ne pouvait
e
valoir, pour les auteurs du XVIII  siècle, que dans un champ très limité
(il régnait, au plus, dans l’organisation du mot), et que Humboldt
devait introduire dans son système par des voies détournées, devient
non seulement compréhensible, mais presque nécessaire. Il est
naturel en effet qu’une multitude de réseaux différents puissent être
projetés sur l’univers de la signification, et servir avec la même
efficacité à s’orienter en lui, naturel que différents chemins puissent
conduire, à travers la mémoire, jusqu’à la même pensée. L’autonomie
de la langue, qui avait dû être conquise pas à pas dans une linguistique
de la représentation, se trouve donnée tout d’un coup dans une
linguistique de la communication.
En affirmant conjointement l’arbitraire de la langue et sa fonction
de communication, les saussuriens restent d’ailleurs fidèles, en un
certain sens, à l’attitude comparatiste. On se rappelle, en effet, que,
pour Bopp et Schleicher, c’est la fonction de communication qui est à
l’origine de l’arbitraire  : du jour où les hommes, voués au projet
historique, ont considéré la langue comme un simple instrument, qui
doit être utilisé avant tout avec efficacité et économie, les lois
phonétiques ont commencé à éroder le système grammatical, et à
détruire peu à peu l’organisation interne grâce à laquelle le mot
ancien représentait l’acte de penser. Entraînant avec elle l’arbitraire,
la communication a ainsi détourné la langue de sa vocation,
l’empêchant de constituer un ordre analogue à celui de l’esprit.
L’originalité de Saussure consiste seulement à prendre pour constitutif
du langage ce que les comparatistes décrivaient comme sa
dépravation. Pour lui, toute langue est, fondamentalement, un
instrument de communication  : elle est donc fondamentalement
arbitraire et c’est dans cet arbitraire même que l’on doit chercher un
ordre autonome.
 
C’est dans le domaine du son que la nouvelle définition de la
langue, utilisée systématiquement par les phonologues, a permis
d’obtenir les résultats les plus clairs. Il s’agit alors de déceler, parmi
toutes les manifestations phoniques dont la parole est l’occasion,
celles qui contribuent à orienter l’auditeur vers la signification visée
par le locuteur. Selon l’expression de Martinet — qui a dégagé, plus
explicitement encore que Trubetzkoy, les présupposés de la méthode
phonologique  — seul peut avoir valeur informative ce qui témoigne
d’un «  choix  » du sujet parlant, et d’un choix guidé par le souci de
communiquer. Je ne perçois une information que là où je peux
discerner une volonté de m’informer. Une première conséquence est
que le linguiste ne doit pas s’intéresser aux sons isolés, mais
seulement aux différences entre sons. Puisque chaque donnée
phonique particulière a pour seule fonction d’avertir et non pas
d’exprimer, elle ne remplit son rôle que dans la mesure où elle
tranche sur ce qui était attendu ou simplement possible à sa place.
Les chapitres d’une description phonologique du français ne
traiteront donc jamais —  comme c’était le cas dans les traités de
e
prononciation du XIX  siècle — du [a], puis du [e], et ainsi de suite.
Leur objet sera toujours une différence phonique observable en
français, la distinction par exemple entre le [a] prononcé à l’avant de
la bouche, et le [a] postérieur, entre [i] et [u] ou entre [e] et [ε]. Une
deuxième particularité de la recherche phonologique sera de trier
soigneusement, parmi les différences observées, celles qui ont une
valeur informative, qui sont utilisées pour distinguer deux
significations, et celles qui n’ont pas d’implications sémantiques
possibles. Étant donné la définition admise pour la langue, les
premières seules, appelées oppositions, seront considérées comme
pertinentes. Ainsi la différence entre les diverses réalisations de [i] et
celles de [u] fait clairement partie du français (cf. fit et fut), alors que
la distinction des deux [a] tend aujourd’hui à perdre sa pertinence,
puisque les dernières générations ne distinguent plus nettement patte
4
et pâte .
L’objet de la recherche une fois délimité, et réduit aux différences
distinctives, il se trouve qu’on peut déceler en lui —  aucun langage
n’a encore fait exception  — une organisation serrée, qui était
indiscernable dans la matière phonique brute. Ce résultat, qui n’était
nullement prévisible, justifie ainsi après coup la réduction
phonologique, et en même temps la définition de la langue sur
laquelle celle-ci se fonde. Un exemple, simplifié jusqu’à la caricature,
illustrera l’idée de système phonologique. Que l’on considère une
occurrence quelconque d’un son élémentaire du français, disons du
[e] de mes. Que l’on essaie ensuite de faire varier son articulation
dans toutes les directions possibles. Bien que celles-ci soient fort
nombreuses, il y en a quelques-unes seulement dans lesquelles on
peut obtenir une différence distinctive, dans lesquelles donc on
rencontre une borne au-delà de laquelle le mot mes serait remplacé
par un autre  : parmi elles se trouvent par exemple le degré
d’ouverture de la bouche, dont l’augmentation amènerait à produire
le [ε] de mais, et la diminution le [i] de mit, ou encore la position des
lèvres : elles sont ramenées en arrière pour le [e] et leur déplacement
vers l’avant amènerait à produire le [eu] de meut. Bien plus, on
remarquera que les autres occurrences de voyelles trouvent leurs
limites dans les mêmes directions, qui peuvent donc servir de cadre à
une description du vocalisme français  : l’avancement des lèvres à
partir du [i] de mit donnerait le [u] de mu, qui lui-même, si on
augmentait l’ouverture, rencontrerait le [eu] de meut, etc. Le
domaine vocalique du français, une fois réduit aux différences
distinctives qui s’y réalisent, peut donc recevoir une organisation très
serrée. On parlera, au sens mathématique du mot «  espace  », d’un
espace phonologique du français, comportant un assez petit nombre
de dimensions, et où chaque occurrence phonique se repère à l’aide
d’un nombre égal de coordonnées. Ainsi, pour définir
phonologiquement les [e] de mes, on notera qu’ils possèdent le
second degré d’ouverture, qu’ils se prononcent les lèvres en avant,
etc. Le tableau suivant, qui s’en tient aux deux dimensions dont il
vient d’être question, représente une sorte de sous-espace de l’espace
phonologique du français (chaque mot logé dans le tableau doit se
comprendre comme une abréviation, désignant l’ensemble des
occurrences de voyelles qui peuvent apparaître dans la prononciation
de ce mot) :

Chacun des sons, infiniment variés, susceptibles d’être prononcés


dans un discours français peut ainsi recevoir, si l’on tient compte de
sa fonction dans la communication, une place bien définie dans un
5
schéma relativement simple .
Il reste à montrer maintenant que l’organisation phonologique du
domaine phonique possède bien les caractères sur lesquels Saussure a
insisté en élaborant sa notion de système, et qui ont progressivement
émergé dans l’histoire de la structure linguistique  : l’autonomie
d’abord, et ensuite la priorité par rapport aux éléments.
Sur le premier point, on notera que la classification phonologique
se présente toujours comme spécifique au langage qu’elle concerne.
Les dimensions utilisées ne sont en effet choisies que pour le rôle
distinctif qu’elles jouent dans la langue à décrire, et il n’y a aucune
raison pour que toutes les langues se servent du même type de
différences phoniques. Ce qui justifie la réduction phonologique, c’est
que chaque langue recourt à un petit nombre de dimensions
distinctives, mais on ne voit pas pourquoi les mêmes dimensions
seraient utilisées par toutes les langues. On notera par exemple que
notre tableau ne pourrait pas être appliqué à la description de
l’italien, qui ne se sert pas de la position des lèvres pour la distinction
des voyelles. Certes, les sons italiens correspondant à la lettre i sont
très généralement prononcés avec les lèvres retirées, mais cette
particularité ne sert pas à la distinction des significations, car aucun
6
[u], en italien, ne s’oppose aux [i] . C’est même cette spécificité de la
description qui la justifie de n’être que relativement simple. Il est bien
clair en effet que l’on pourrait envisager des espaces plus simples et
plus réguliers que l’espace proprement phonologique, et où la
collocation des occurrences serait plus facile. Il suffit de décider qu’on
s’en tiendra à tel et tel caractères phonétiques, et qu’on fera
abstraction de tous les autres. Mais cette abstraction, contrairement à
celle des phonologues, ne serait pas justifiable dans la langue même
qui est étudiée. Elle s’appuierait sur une décision antérieure à tout
examen linguistique particulier, et sur un privilège accordé en général
à certaines dimensions phonétiques par rapport à d’autres. On
pourrait objecter que certains phonologues (par exemple Jakobson)
ont cru déceler, grâce à une analyse acoustique très poussée, des
dimensions distinctives valables pour toutes les langues, et qui
constitueraient des universaux phonologiques. Mais il faut noter que
ces universaux, qui sont d’ailleurs sujets à bien des contestations, sont
obtenus par induction à partir des langues particulières, et non pas
déduits d’une étude générale des possibilités articulatoires et
auditives de l’organisme humain. Il se trouve, selon Jakobson, que les
mêmes différences distinctives sont utilisées partout, mais cette thèse
se présente comme le résultat d’une constatation. L’universalité, si elle
existe, est ici de fait et non de droit ; elle n’a donc pas grand-chose de
commun avec l’universalité des structures, telle que l’entendait Port-
Royal. En ce sens, la phonologie est directement héritière de
Saussure. Elle se contraint à tenir la réalité extralinguistique pour une
«  masse amorphe  » où chaque langue, arbitrairement, institue un
ordre qui n’est ni imposé ni suggéré de l’extérieur.
Un deuxième point important pour situer les phonologues dans
l’histoire du structuralisme, c’est que la connaissance du système
linguistique, pour eux comme pour Saussure, est condition préalable
à la reconnaissance des éléments de la langue. On aura remarqué,
dans les pages qui précèdent, qu’il n’a jamais encore été question de
phonèmes, mais seulement d’occurrences phoniques. Ce sont les
réalisations possibles des voyelles françaises, et non pas ces voyelles
elles-mêmes, qui peuvent être logées dans le tableau de la page 69 ;
bien plus, le tableau est nécessaire pour décider qu’il y a en français
une voyelle i que l’on retrouve dans toutes les prononciations de mit,
riz, ride, rite…, etc. Comme Saussure avait montré les différences
possibles entre les diverses apparitions du mot Messieurs, les
phonologues insistent sur les différences considérables, et masquées
seulement par l’habitude de la langue, entre les sons vocaliques
prononcés dans tous ces mots. On notera par exemple la différence
de longueur entre les voyelles de ride et de rite, différence dont un
Français ne s’aperçoit pas spontanément, mais qui frappe d’emblée un
Allemand. Leur identité est le résultat d’une identification qui se situe
seulement à l’arrivée de la description phonologique. La méthode
utilisée par Trubetskoy, et explicitée par Jakobson et Martinet, serait
la suivante  : pour décider si deux occurrences sont identifiables, on
compare, non pas la totalité de leurs caractères phoniques, mais
simplement leurs traits distinctifs. De ce fait la différence de longueur
entre les [i] prononcés à l’occasion de ride et de rite sera tout de suite
mise hors de jeu, car la durée n’est jamais une dimension distinctive
en français (elle l’est au contraire en allemand). On notera en
revanche que toutes ces occurrences de [i] comportent les mêmes
traits distinctifs (ouverture minima de la bouche, position des lèvres
en retrait…, etc.). Elles sont donc à placer dans la même case du
tableau. Le phonème peut être alors défini comme l’ensemble des
occurrences situées au même point de l’espace phonologique, ce qui
fait voir qu’on ne peut identifier un phonème particulier sans le
classer du même coup par rapport aux autres.
Il peut être intéressant de noter qu’une méthode analogue doit
être utilisée, implicitement ou explicitement, dans la plupart des
descriptions de codes. Supposons par exemple qu’on cherche à définir
le geste à l’aide duquel un commis de bourse indique, pendant la
cotation d’une valeur, qu’il est acheteur de cette valeur, geste qui peut
aller du simple repliement d’un doigt —  le signe habituel de
l’appel  — à un large mouvement de tout le bras. La seule solution
possible est de déterminer, pour chaque degré d’ampleur du geste, ce
qui distingue les deux signes possibles pendant la cotation, celui
d’achat et celui de vente. On trouve alors que le trait distinctif, à l’un
quelconque de ces degrés, est l’orientation de la paume de la main,
dirigée soit vers le bas (dans le cas d’un ordre de vente), soit vers le
haut (pour l’achat). Par exemple, lorsque l’ampleur est minima, à
l’appel du doigt utilisé pour l’achat, correspond, pour la vente, un
geste proche de celui avec lequel on fait tomber la cendre d’une
cigarette. L’orientation de la main constitue ainsi Tunique dimension
pertinente de l’espace gestuel étudié. Si l’on peut identifier, en restant
au niveau du signifiant, et sans tenir compte du contenu signifié, tous
les gestes d’achat, on devra donc se fonder sur la place identique
qu’ils occupent dans cet espace, sur leur situation commune dans le
système. Certes, cette identification peut sembler un pur exercice
d’école, vu que, de toute façon, la signification identique des gestes
en question permet de les repérer. Mais on comprendra mieux, par
contraste, le sérieux du problème phonologique. Car les [i] de ride et
de rite n’ont pas de signification commune, et la méthode
phonologique, en ce qui les concerne, est la seule qui permet de
découvrir, dans la multitude infinie des occurrences possibles, un
nombre fini d’éléments récurrents. Ou bien on part du système, ou
bien on ne trouve jamais les éléments.
Si les phonologues ont ainsi réalisé dans une large mesure l’idée
saussurienne de système, le principe mis en œuvre pour obtenir ce
résultat est, lui aussi, largement inspiré de Saussure. Leur notion de
pertinence, en effet, rappelle de très près l’idée de limitation négative
dont le Cours se servait pour identifier les occurrences d’un même
signe. Le signifiant de Messieurs, c’est la zone phonique qui ne sert de
signifiant à aucun autre signe, et son signifié, la zone sémantique
dont aucun autre signe n’assure régulièrement la représentation.
Chaque signe est donc solidaire de tous ceux qui le limitent, et
constituent pour cette raison son paradigme. Mais Saussure n’avait
pas pu tirer de son principe de limitation négative un critère de
classement effectivement utilisable. Les seules unités phoniques qui
l’intéressaient étaient en effet les signifiants, c’est-à-dire des réalités
phoniques déjà fort complexes, et qui sont par suite « limitées » par
un très grand nombre de signifiants voisins. Dans leur paradigme, on
doit donc loger une multitude de termes (on trouve ainsi, dans le
paradigme d’enseignement, des mots comme clément, justement, et on
voit mal où pourrait s’arrêter la liste). Il en résulte que la mise en
ordre de chaque paradigme devient une tâche impossible, et qu’il est
plus impossible encore de les classer les uns par rapport aux autres.
Le système obtenu reste donc très flou : si Saussure revient sans cesse
sur le caractère organisé de la langue, et sur l’idée que l’élément
présuppose l’organisation, il n’a jamais pu établir de système
véritable. D’où le malaise des lecteurs, qui s’aperçoivent à la fois que
les éléments déclarés problématiques ne sont jamais sérieusement
mis en doute (nous l’avons montré déjà), et que les systèmes qui
doivent les fonder n’ont pas été effectivement trouvés. D’où peut-être
aussi le découragement que Saussure a retiré de ses recherches de
linguistique générale, et son refus de publier ses travaux (le Cours est
posthume, et rédigé par des étudiants, d’après leurs notes
personnelles). En appliquant en revanche le principe de pertinence
aux éléments phoniques non signifiants, les phonologues ont pu
réaliser ce que Saussure avait projeté. Les phonèmes sont en petit
nombre (une cinquantaine au maximum dans chaque langue), et,
pour chacun d’eux, le nombre de ceux qui le limitent sur l’un
7
quelconque des axes de la distinctivité est encore plus réduit .
Saussure était amené à conclure que tout élément est solidaire de
tous les autres. Mais cette formule, souvent présentée comme
l’affirmation la plus décidée du caractère systématique de la langue,
cache aussi le désespoir de ne pas pouvoir découvrir le système. Les
phonologues en revanche peuvent énoncer des dépendances précises,
établir que le [i], en français, est limité par [e] et par [u], mais non
pas [eu] 8, bref découvrir les structures dont Saussure avait montré la
nécessité.
En s’intéressant aux éléments distinctifs, et non pas seulement aux
signifiants, les phonologues ne faisaient d’ailleurs qu’appliquer
jusqu’au bout la définition de la langue comme instrument de
communication, définition à laquelle se rattache déjà le principe de
limitation négative, et à laquelle ils doivent leur critère de pertinence.
Si le discours est un signal et non une expression de la pensée, on ne
voit pas pourquoi les signifiants seuls relèveraient de la langue. Cette
restriction se comprend certes si l’ordre, et plus généralement
l’agencement de l’énoncé visent à imiter l’organisation de la pensée ;
il serait absurde dans ce cas de prendre pour unités linguistiques des
termes auxquels ne correspond aucun contenu intellectuel. Si la
phrase, en revanche, est seulement un signal, un avertissement qui
oriente l’esprit vers un certain message, il n’est même pas nécessaire
qu’elle comporte des signifiants, que certains de ses composants
évoquent par eux-mêmes un aspect déterminé du message global.
Supposons qu’un code soit utilisé pour transmettre un nombre fini,
aussi grand qu’on voudra, d’informations, il suffit qu’à chacune soit
associé un signal différent, et que les utilisateurs aient enregistré
dans leur mémoire toutes ces associations. Pour coder l’ensemble des
livres d’une bibliothèque, il suffit par exemple d’affecter au hasard un
numéro à chaque livre, et de consigner dans un catalogue toutes les
correspondances ainsi établies. Pourvu qu’il n’y ait pas deux livres à
numéro identique, le code assure parfaitement sa fonction. Et
cependant, si les numéros ont été donnés au hasard, les chiffres qui
les composent ont seulement valeur distinctive  : aucun élément du
numéro n’est un signifiant, et ne dit quelque chose sur le livre dont il
permet l’indexation. Bien sûr, pour rendre le code plus maniable, il
serait utile de ne pas opérer la numérotation au hasard, et de décider
par exemple que le premier chiffre indique la nationalité, le second,
le format, etc., en donnant ainsi à chaque composant du numéro une
valeur significative. A plus forte raison, lorsque le nombre des
signaux et des messages est infini, il devient inévitable d’articuler les
9
signaux en éléments signifiants . Les langues naturelles notamment,
qui ont à véhiculer une infinité de messages sans cesse nouveaux,
doivent construire leurs signaux, les phrases, à l’aide de morphèmes
pourvus de valeur sémantique. Il reste que le signifiant, dans un
code, n’est qu’un type particulier d’unité, dont l’existence n’est pas
directement liée à la fonction de communication. Celle-ci, considérée
en elle-même, indépendamment de l’univers sémantique dont le code
est chargé, exige seulement l’existence de caractères distinctifs. On
voit donc combien les réussites de la phonologie sont liées à sa
définition du langage. Pour mettre au jour dans les langues naturelles
le type de structure défini par Saussure, on a dû tenir la
«  distinctivité  » —  cette caractéristique des signaux  — pour la
condition nécessaire et suffisante de l’existence linguistique.
Nécessaire, elle fournit le critère de réduction qui isole dans le donné
les dimensions constitutives du système. Suffisante, elle permet
d’accueillir dans la langue les unités non signifiantes, beaucoup plus
susceptibles que les autres d’une présentation systématique.

1. Cité par R.  Godel, Les Sources manuscrites du «  Cours de linguistique


générale », p. 136.
2. Qu’il ne faut pas confondre avec le simple « arbitraire du signe ». Celui-ci
tient seulement à l’impossibilité d’expliquer pourquoi tel son désigne telle
idée (pourquoi le mot cheval désigne un cheval). Cet arbitraire du signe
n’est même pas une condition nécessaire de ce que nous appelons
« l’arbitraire fondamental » de la langue.
3. Cette thèse ne soulève guère de problèmes si l’on s’en tient aux discours
relatifs à l’action, à la vie quotidienne. Il resterait à décider — Humboldt ne
se déclare pas nettement sur cette question — si la pensée spéculative peut
être communiquée sans être représentée, s’il est donc possible de la
traduire dans les langues dites primitives.
4. La distinction du [e] et du [ε] a une situation plus compliquée. Distinctive
à la fin des mots (cf. lait et les), elle est privée de pertinence ailleurs, soit
que la substitution des deux sons soit indifférente pour le sens (par
exemple dans Messieurs), soit qu’un seul d’entre eux soit possible (cf. mer ;
on ne rencontre en effet jamais [e] en français dans les syllabes terminées
par une consonne).
5. Lorsqu’on opère effectivement une analyse phonologique, on s’aperçoit que
cette place est moins facile à définir, et que l’organisation est moins simple
que nous ne l’avons dit. Nous avons signalé déjà (cf. note p. 67) que les [ε]
trouvés dans mer ne s’opposent pas à des [e], impossibles en français dans
cette position. Leur collocation dans le tableau proposé plus haut pose donc
un problème délicat, dont la solution échappe difficilement à l’arbitraire.
On pourrait constituer un tableau particulier pour le contexte m-r, mais
l’espace phonologique du français se compliquerait alors singulièrement.
6. Une conséquence de ce fait est la difficulté qu’éprouvent les Italiens
apprenant le français à y distinguer les sons [i] et lu].
7. Les phonèmes qui sont contigus à un autre sur l’un des axes sont dits « en
corrélation » avec lui.
8. La « phonologie diachronique », due essentiellement à Martinet, a montré
que la limitation des phonèmes a valeur explicative en histoire. L’unité qui
évolue, dans le changement phonétique, n’est pas toujours le phonème
isolé, mais souvent la série des phonèmes contigus.
9. C’est dans cette perspective que Prieto (Messages et Signaux, p.  101-107)
situe la « première articulation » de Martinet.
3

Langage et jeu

Tel qu’il vient d’être présenté, le structuralisme phonologique issu


de Saussure a rencontré un certain nombre de difficultés, qui
expliquent peut-être, partiellement au moins, une nouvelle
métamorphose de l’idée de structure, liée à une nouvelle définition
de la langue.
Les difficultés les plus graves concernent sans doute l’application
de la méthode phonologique aux problèmes de la signification. Il
pouvait être tentant de transporter dans l’univers sémantique le
principe de pertinence qui avait permis l’organisation du donné
phonique. Comme on avait isolé les phénomènes vocaux qui servent à
la communication de l’information, on a donc essayé de répertorier,
parmi les nuances de sens susceptibles d’être évoquées à l’occasion de
la parole, les éléments sémantiques utilisés par l’instrument
linguistique. Que le sens soit utilisé pour transmettre le sens, cette
formule, qu’on peut traiter à la fois de lapalissade et de paradoxe,
demande quelques explications, pour lesquelles nous nous
1
inspirerons de Prieto .
Pour répondre au reproche de trivialité, il faut imaginer des
systèmes de communication qui n’utilisent aucune donnée
sémantique pour la transmission des messages qui leur sont confiés.
Revenons au code élémentaire qui nous a déjà servi d’exemple, la
numérotation aléatoire des livres d’une bibliothèque. Les chiffres d’un
numéro n’étant pas liés —  nous avons insisté sur ce point  — à des
caractéristiques déterminées du livre numéroté, les propriétés du
message ne sont donc pas explicitement mentionnées dans le signal,
elles n’y trouvent pas un signifiant repérable. Mais il faut aller plus
loin. Chaque signal, à chacune de ses apparitions, véhicule toujours la
même information, puisqu’il se réfère à un objet unique,
2
physiquement identifiable . Dans un tel code d’autre part, c’est la
totalité du message, l’ensemble des caractéristiques du livre
numéroté, qui est associée au signal. Aucune propriété particulière
—  format, sujet, titre, auteur  — ne possède, à l’égard du mode de
communication choisi, un privilège quelconque. Le code reste pour
ainsi dire impartial devant les messages qu’il véhicule  : il n’appelle
pas l’attention sur certains de leurs caractères plutôt que sur d’autres,
il n’impose le choix d’aucun point de vue. Il ne «  dit rien  » sur
l’univers qu’il désigne.
Il en serait autrement —  nous répondons maintenant à
l’accusation de paradoxe — si le même numéro était attribué à tous
les exemplaires d’un même ouvrage. Dans ce cas, en effet, un signal
unique renvoie à plusieurs messages distincts. Pour le même numéro,
inscrit sur un bulletin de prêt, différents volumes peuvent être
communiqués, donc des objets impossibles à identifier physiquement.
Le code comporte ainsi une description implicite des volumes de la
bibliothèque. Il ne retient de chacun que son titre et son auteur, et
fait abstraction des différences de reliure, d’édition, d’état.
L’utilisateur n’est plus libre alors, en tant du moins qu’il est utilisateur,
de se représenter à son gré les objets étiquetés. Un point de vue
particulier lui est imposé par l’étiquetage choisi, qui fixe son attention
sur certains caractères des livres, et la détourne de certains autres. Le
lecteur qui voudrait, dans cette bibliothèque imaginaire, spécifier sur
son bulletin l’exemplaire particulier dont il demande communication,
se le verrait reprocher comme une exigence abusive  : en tout cas il
devrait utiliser un code différent de celui qui est mis à sa disposition.
L’instrument de communication fonctionne donc ici comme une sorte
de questionnaire : l’utilisateur doit appliquer une grille sur le message
à transmettre, afin d’extraire les renseignements qui lui sont
demandés, indices dont le destinataire se servira pour reconstituer
— bien ou mal — l’information globale.
En reprenant une distinction due à Saussure, on appellera
significations les messages dont le signal peut être chargé (dans notre
exemple, les volumes pris comme unités physiques), et le mot signifié
sera restreint aux renseignements directement apportés par le signal,
et qui servent à repérer le message. Pour le premier code que nous
avons présenté (la numération purement aléatoire), significations et
signifié coïncidaient toujours. Le code n’avait donc, à proprement
parler, aucun contenu. Il consistait seulement en un jeu d’étiquettes
attribuées par convention à certains événements ou objets du monde.
Dès le deuxième exemple, au contraire, un clivage apparaît entre
signifié et signification. Le code opère un choix dans l’univers du
discours, il en prélève certains éléments qu’il s’approprie et qu’il
utilise comme points de repère pour localiser les choses. Le sens n’est
plus seulement ce dont il est question dans le langage, l’objet
extérieur auquel s’applique l’instrument linguistique ; il devient, dans
une certaine mesure, partie intégrante de cet instrument. Le code ne
vise plus seulement un contenu : au sens le plus fort du verbe avoir, il
a un contenu.
Une situation analogue, mais infiniment plus complexe, se
3
retrouvera dans les langues naturelles . Chaque phrase, considérée
comme un signal autonome, est en effet susceptible, selon les
circonstances où elle est utilisée, de transmettre des significations
tout à fait différentes. L’ordre « Donne-moi ce livre bleu qui est sur la
table » a presque autant de significations — il peut servir par exemple
à réclamer presque autant de livres distincts — qu’il y a de situations
où on le formule. L’objet particulier visé à chaque emploi est donc
indiqué à l’aide de certaines de ses propriétés, celles qui composent le
signifié du message, censées suffire pour que l’auditeur le localise
dans le champ de sa perception : il est placé sur une table proche des
interlocuteurs, la couleur de sa couverture appartient à cette zone du
spectre lumineux que les Français appellent le bleu, il est susceptible
de ce type d’utilisation commun à tous les objets nommés livres, etc.
D’autres propriétés du livre auraient pu servir aussi bien pour
communiquer le même ordre. On aurait pu mentionner son format,
son auteur, son emplacement précis sur la table. Certaines langues
auraient même obligé à choisir des caractéristiques différentes, tout
aussi efficaces pour déterminer l’objet. Quelques-unes, qui ne
possèdent pas d’adjectif de couleur exactement équivalent à notre
bleu, auraient amené à ranger le livre dans une catégorie où l’on
trouve des nuances qu’un Français désignerait comme vertes. D’autres
auraient exigé que l’on spécifie la façon dont le livre est placé sur la
table (debout ou couché). D’autres encore peuvent très bien ne pas
posséder de terme qui recouvre notre mot livre, et comporter par
exemple un mot plus général désignant tout ce qui se lit (journaux et
tracts y compris), et des termes plus particuliers qui se réfèrent aux
différents modes de lecture, ou aux différents formats de la chose lue.
On pourrait même envisager (Bergson a fait cette hypothèse) une
langue dont aucun terme ne désignerait une classe d’objets, mais
dont les mots désigneraient — avec beaucoup plus de soin que nous
ne le faisons  — des qualités sensorielles, les objets étant repérés à
l’intersection des qualités qu’ils possèdent. Le choix des signifiés varie
ainsi, non seulement à l’intérieur d’une langue donnée, mais de
langue à langue. Chacune prélève arbitrairement, et livre comme
repères aux destinataires des énoncés, certains traits qui, dans une
autre langue, doivent toujours être redécouverts lors de l’enquête qui
conduit à la compréhension des messages.
La description des langues naturelles, considérées comme
instruments de communication, comprend donc un niveau
sémantique. Il s’agit de définir le réseau de repères que chacune met
à la disposition de ses utilisateurs, les dimensions de la réalité vers
lesquelles elle dirige leur attention. Pour mener à bien cette tâche, la
même méthode semble possible, qui a permis aux phonologues
d’extraire de la substance phonique les traits vocaux utilisés pour
marquer les différences de sens. Une fois connue une signification
particulière d’un énoncé, on la ferait varier jusqu’à trouver une
signification qui exige une modification de la phrase. Autant on
découvre de directions sémantiques où le phénomène se produit,
autant on attribue d’axes sémantiques à la langue elle-même. Et sur
chaque axe, on marque autant de positions possibles qu’il y a,
lorsqu’on le suit, de seuils de signification dont le franchissement
impose de changer l’énoncé. En opérant à partir de la phrase qui nous
a déjà servi d’exemple, on décèlerait sans peine un axe de la couleur,
comportant autant de positions qu’il y a d’adjectifs de couleur en
français, un axe de la modalité le long duquel se situent diverses
attitudes comme le commandement, l’interrogation, l’affirmation, etc.
A première vue cette méthode permet facilement de décrire les
différences sémantiques existant entre les langues. L’allemand, qui
précise d’habitude, pour exprimer la signification en question, si le
livre est debout (steht) ou couché (liegt), exigerait un axe
supplémentaire où serait marquée la position de l’objet. Quant à
l’articulation interne des axes, elle serait autre pour le gallois, qui
possède un adjectif glas désignant un ensemble de nuances de
couleurs dont certaines seraient dites en français bleues, et certaines
vertes. Autre aussi pour une langue qui exigerait, sur l’axe de la
modalité, une valeur particulière répondant à l’idée de permission,
alors qu’en français la même forme de l’impératif qui désigne l’ordre
peut aussi indiquer l’autorisation.
Les difficultés commencent malheureusement lorsqu’on cherche à
faire, pour la totalité d’une langue étudiée, un tableau d’ensemble où
seraient indiqués tous les axes sémantiques, et toutes les positions
possibles sur chacun. La phonologie ne connaît ces difficultés qu’à un
4
degré bien moindre. Le tableau particulier que nous avons esquissé
pour un contexte particulier ([m—]) pourrait sans trop de mal être
intégré à une description phonologique d’ensemble du français, où
l’on retrouverait les mêmes axes, articulés de la même façon. Certes il
y a des contextes où certaines dimensions phoniques cessent d’être
utilisées, ou bien sont articulées de façon particulière  : des
différences, pertinentes ici, n’ont plus de valeur distinctive là. Mais
ces irrégularités peuvent sembler relativement négligeables, et, dans
le cadre de cet exposé, nous avons pu nous permettre de les reléguer
dans une note de bas de page (no  1, p.  67). La situation change
complètement dans le domaine sémantique. Il est possible de dire
que certaines différences phonétiques ne servent pas, dans une
langue donnée, à distinguer des significations : la position des lèvres
dans l’articulation des voyelles ne peut pas, en italien, avoir valeur
distinctive. Mais toutes les différences de sens, dans toutes les
langues connues, sont susceptibles, d’une façon ou d’une autre, d’être
soit marquées, soit estompées. Le gallois peut toujours fournir une
périphrase pour distinguer deux nuances de la couleur glas entre
lesquelles passe, pour un Français, la frontière du bleu et du vert.
L’allemand permet, si l’on y tient, de ne pas préciser si le livre est
debout ou couché, ne serait-ce qu’en employant une construction
nominale qui évite le verbe (das Buch auf dem Tisch, le livre sur la
table). Supposons qu’une langue possède un mode verbal de la
permission, clairement distinct du mode impératif  ; le locuteur qui
désire laisser en suspens s’il donne un ordre ou une autorisation,
pourra sans doute encore se tirer d’affaire à l’aide d’un indicatif (tu
me donnes le livre). Inversement le français, qui distingue mal
autorisation et ordre au niveau des modes de la conjugaison, les
oppose clairement ailleurs : dans les auxiliaires (on a tu peux en face
5
de tu dois) et dans le lexique . Ainsi s’explique que la traduction, si
elle constitue toujours un problème, même pour la phrase
apparemment la plus simple, reçoit toujours finalement une
solution 6. C’est que les langues naturelles, à la différence des codes
auxquels les phonologues les comparent, sont sémantiquement
ouvertes  : non seulement le champ des significations, mais celui du
signifié s’y donnent pour illimités. Comment la description
sémantique d’une langue pourrait-elle alors révéler une organisation
comparable à celle qu’on trouve en phonologie  ? La différence n’est
pas simplement dans le degré de complexité, dans le nombre des
dimensions, dans la plus grande difficulté éprouvée lorsqu’on veut
analyser un énoncé en ses traits pertinents. Le problème est qu’il n’y a
pas de limite concevable au nombre des dimensions sémantiques. Il
suffit d’imaginer une différence de sens pour qu’on doive, de ce fait
même, la compter parmi les dimensions pertinentes de la langue
qu’on décrit. Le critère de pertinence, qui permet, dans l’univers
phonique, de choisir et d’éliminer, oblige au contraire à tout accepter
du monde de significations auquel s’appliquent les langues naturelles.
Ce qui était principe d’exclusion devient principe de tolérance. Une
sémantique structurale, si l’on reprend l’expression de Hjelmslev et de
Greimas (une noologie, si l’on préfère celle de Prieto) sera toute autre
chose qu’une transposition sémantique de la phonologie.
Si l’on veut maintenir que le gallois n’articule pas l’axe des
couleurs comme les autres langues européennes, ou encore que
l’allemand comporte un axe de la position absent du français, si l’on
tient à attribuer une originalité sémantique aux langues qui opposent
autorisation et ordre au niveau des modes de la conjugaison, un
recours est encore possible, que nous avons artificiellement négligé. Il
suffit de s’imposer, pour la description du signifié, un cadre
syntaxique bien déterminé. Car il est incontestable que les adjectifs du
gallois se partagent le spectre des couleurs autrement que ceux du
français  : certaines distinctions qui peuvent être marquées dans une
langue par la simple opposition de deux adjectifs exigeraient dans
l’autre des moyens grammaticaux plus complexes. Personne ne niera
non plus que les verbes allemands permettent de noter des différences
de position pour lesquelles le français devrait recourir à un autre type
d’expressions. On peut donc encore utiliser la méthode phonologique
pour structurer le domaine sémantique, à condition qu’on s’astreigne
à toujours décrire le signifié par rapport à des catégories syntaxiques
7
bien déterminées . Cette restriction étant admise, est-on sûr
cependant qu’une description sémantique fondée sur des concepts
syntaxiques garde encore une représentativité quelconque, qu’elle
correspond à la «  vision du monde  », ou, plus modestement, à
« l’analyse de l’expérience » impliquées par la langue que l’on étudie ?
Supposons que ces concepts — ceux par exemple qui sont relatifs aux
parties du discours — ne puissent s’appuyer que sur des particularités
morphologiques, sur la forme différente des désinences. Serait-il
raisonnable alors de ne pas donner le même statut, dans la
description du français, aux nuances de couleur exprimées par
l’adjectif bleu et par le mot composé bleu-vert, aux modalités
marquées par un mode de la conjugaison et à celles qu’apporte un
verbe auxiliaire, aux indications de position fournies par des verbes
(cf. se trouver), et à celles qu’on obtient par l’emploi d’expressions
adjectivales (comme dans être debout, être couché)  ? D’autre part,
quel fondement donner aux catégories syntaxiques, qui justifie leur
importance dans la description du sens ? La méthode phonologique,
ici, nous abandonne. Elle ne peut même pas servir à établir les
catégories grammaticales. Comment concevoir un axe sémantique le
long duquel seraient rangées la signification verbale, la signification
adjectivale, etc., comme les différentes nuances du spectre le long de
l’axe des couleurs  ? Il est bien difficile de préciser, en effet, quelle
différence de sens serait marquée par la substitution, toutes choses
égales d’ailleurs, d’un adjectif à un verbe, d’un mode de conjugaison à
un auxiliaire, ou même d’un mot composé à un mot simple. Si
habilement soit-elle pratiquée, la méthode des variations ne fera
jamais surgir, dans la description d’un énoncé, des traits sémantiques
comme « mode », « substantif », « adjectif », etc.
Pour se tirer d’affaire, deux solutions restent possibles. L’une
consisterait à revenir aux usages de la grammaire traditionnelle, en
reliant chaque partie du discours et chaque fonction grammaticale à
une opération de l’esprit. Dans cette perspective en effet, il devient
intéressant de savoir qu’une langue marque à l’aide de verbes une
distinction de sens qu’une autre confie à des adjectifs ou à des
substantifs. Ce fait linguistique révélerait comment une langue
répartit les données empiriques entre les facultés intellectuelles. Le
structuralisme se trouverait ainsi intégré, un peu comme chez
Humboldt, à un universalisme. Une deuxième voie est cependant
ouverte, qui seule nous retiendra, car nous cherchons à présenter ici
les audaces du structuralisme plutôt que ses remords. Il s’agirait de
trouver une définition des catégories grammaticales, aussi purement
linguistique que celle qui recourt à la morphologie, aux différences de
flexion, et qui justifie cependant qu’on leur accorde le primat dans la
description sémantique. Cette entreprise a été fréquemment tentée,
depuis une trentaine d’années, à la fois par l’école américaine dite
«  distributionnaliste  », et, en Europe, par les linguistes qui se
rattachent à la théorie «  glossématique  » de Hjelmslev. Quelques
brèves indications sur ces derniers suffiront à notre objet  ; il s’agit
seulement de faire apparaître une nouvelle signification du mot
structure, qui satisfait toutes les exigences des définitions
précédentes, en leur ajoutant en même temps certaines
déterminations inédites.
 
Pour un hjelmslevien, une langue, avant toute autre chose, est
une combinatoire, et l’objet du linguiste est de découvrir des règles
de combinaison. Une notion linguistique n’a donc de pertinence que
si elle exprime certaines possibilités et certaines impossibilités de
groupement. Or il se trouve que les concepts grammaticaux
traditionnels se laissent redéfinir de façon assez naturelle, et
moyennant certaines retouches, en termes de régularités
combinatoires  ; ils correspondent même aux premières régularités
combinatoires non phonétiques que l’on rencontre lorsqu’on étudie
un texte linguistique quelconque. A défaut de pouvoir exposer, fût-ce
sommairement, la théorie de Hjelmslev, nous nous contenterons de
quelques exemples, destinés à faire ressortir ses intentions.
Du point de vue glossématique, l’énoncé sera défini comme la
plus petite unité de signification susceptible de constituer un discours
8
à elle seule, sans être associée à aucune autre . Une fois qu’on a
récupéré l’idée d’énoncé dans le cadre des règles de combinaison, de
nouvelles notions grammaticales vont pouvoir à leur tour être
définies par leur rôle dans la constitution de l’énoncé. Le temps et le
mode, par exemple, ont pour caractéristique linguistique, selon
Hjelmslev, que leur présence est nécessaire dans tout énoncé. Toute
phrase, même si elle ne contient pas ce qu’on entend d’habitude par
9
un verbe, est à un certain temps et à un certain mode . Dans cet
esprit encore, on définira l’adjectif par l’impossibilité où il se trouve,
même accompagné d’un article, de constituer le groupe sujet d’une
proposition  : il présuppose, dans ce groupe, la présence d’un
substantif. On rencontre en français le bon garçon est arrivé, mais non
pas, au moins dans le style de la conversation courante, le bon est
arrivé 10. Quant au substantif, son trait spécifique est d’exiger
seulement —  pour former un groupe sujet  — la présence d’un,
déterminant (article, démonstratif, possessif) qui, lui-même, exige un
substantif. Pour nous résumer :
—  le déterminant présuppose le substantif et est présupposé par
lui ;
— le substantif présuppose le déterminant, et est présupposé par
lui et par l’adjectif ;
—  l’adjectif présuppose le substantif (et par conséquent le
déterminant), et n’est présupposé par rien.
Hjelmslev arrive ainsi à établir, à partir de la simple notion de
présupposition, tout un corps de concepts grammaticaux, qui pourra
ensuite servir de cadre quand on cherchera comment les langues
investissent l’univers des significations concrètes. Il y aura un sens
désormais à se demander comment les adjectifs français se
répartissent le domaine de la couleur, ou quelles modalités sont
exprimées par les modes verbaux, car les notions de mode et
d’adjectif sont maintenant ancrées dans la réalité linguistique conçue
comme une pure combinatoire. On peut même définir avec précision
la place qu’elles occupent dans cette combinatoire, car il y a entre
elles une hiérarchie objective  : si le substantif et l’adjectif se
définissent par rapport à leur rôle dans la constitution du groupe
sujet, lui-même défini comme un élément de la combinaison que
constitue l’énoncé, il existe entre ces notions un ordre d’importance
qui ne doit rien aux préférences du descripteur, mais qui tient à la
nature de la chose décrite. Certes chaque langue est capable de
marquer n’importe quelle distinction de sens, la seule différence étant
dans les moyens grammaticaux employés. Mais cette constatation,
désespérante au premier abord pour qui cherche à comparer la
sémantique des divers langages, perd de sa gravité si l’on sait évaluer
l’importance linguistique des instruments syntaxiques mis en œuvre.
La très grande complexité de l’appareil technique utilisé par
Hjelmslev a parfois dissimulé que la glossématique repose sur une
idée fort simple, et qui relève du bon sens. Si chaque langue opère
une analyse de l’expérience, le linguiste doit, pour découvrir cette
analyse, pouvoir définir les notions linguistiques indépendamment de
l’expérience à laquelle elles s’appliquent. Pour savoir comment le
français organise les différentes modalités possibles de renonciation,
il faut que les catégories grammaticales à l’aide desquelles ces
modalités sont exprimées en français aient été définies, et que leur
importance relative ait été évaluée, sans tenir compte du contenu
sémantique qu’elles véhiculent. Ce n’est donc pas le mépris de la
réalité extra-linguistique qui conduit à définir les notions syntaxiques
indépendamment de cette réalité. L’ascétisme prescrit par Hjelmslev
au linguiste est conçu comme provisoire. Il est commandé par l’espoir
de retrouver plus tard, et de pouvoir alors saisir de façon plus
assurée, ce monde qui constitue le propos ultime du langage
(purport, disent les traductions anglaises de Hjelmslev).
 
 
 
 
 
Comment situer dans l’histoire du structuralisme la conception
combinatoire de la langue qui permet à la glossématique de faire
provisoirement retraite hors du monde, et de mettre entre
parenthèses la réalité extralinguistique toujours impliquée en fait
dans le langage  ? Il est clair d’abord qu’elle satisfait le principe
saussurien selon lequel l’organisation interne d’une langue est une
donnée originale, et non pas le décalque d’un ordre qui lui est
étranger. La glossématique donne même à cette thèse sa forme la
moins contestable. Dans le Cours de linguistique générale, on ne savait
trop s’il s’agissait d’une décision philosophique (fondée sur l’idée qu’il
ne peut pas y avoir d’ordre antérieur au langage, et que le monde,
avant d’être parlé, est nécessairement une «  masse amorphe  »), ou
bien d’une conclusion empirique (il se trouve que chaque langue
institue dans le monde une classification qui lui est propre, et qui
n’est justifiable à aucun autre point de vue). Dans ces deux
interprétations, la thèse est sujette à discussions. Telle que l’entend
Hjelmslev, au contraire, l’originalité des catégories linguistiques ne
peut pas être mise en question car elle tient à leur définition même,
au fait que ces catégories sont caractérisées par des propriétés
combinatoires qui n’ont pas de sens en dehors du langage. Supposons
que les faits contredisent l’affirmation saussurienne, supposons qu’on
découvre que les classifications inhérentes aux différentes langues
diffèrent moins entre elles qu’il ne semble au premier abord, qu’elles
reposent toutes sur certaines distinctions fondamentales, et que ces
distinctions ont un fondement physique ou psychologique
incontestable. Une telle éventualité laisserait intacte l’autonomie du
langage, si celui-ci est défini dans l’esprit de la glossématique. Car il
resterait que les catégories linguistiques sont fondées sur certaines
régularités de combinaison qui se réalisent dans le discours et dans le
discours seulement  : le contenu significatif qui vient remplir ces
catégories constitue uniquement pour elles une détermination
supplémentaire. On peut aller plus loin, et supposer que les relations
combinatoires découvertes par le linguiste correspondent exactement
à des rapports logiques ou psychologiques nécessaires, et qu’elles
soient rigoureusement prévisibles une fois qu’on sait ce que
représentent les éléments combinés. Dans cette hypothèse encore, la
réalité linguistique, au sens de Hjelmslev, conserverait son
autonomie  : tout en étant explicables à partir du monde, les
régularités sur lesquelles se fondent les catégories de la langue
pourraient être décrites de façon exhaustive sans référence au monde
dont elles parlent. Admettons que la valeur sémantique de la
catégorie adjectivale interdise logiquement qu’un adjectif puisse
11
constituer à lui seul le sujet d’un verbe   ; cet accord de la
présupposition combinatoire et de l’implication logique n’empêcherait
pas que les deux ordres se situent à des niveaux de réalité
absolument distincts. Saussure avait besoin, pour reconnaître
l’originalité de l’organisation linguistique, que les langages naturels
soient des langues mal faites, qui introduisent une classification du
monde injustifiable en dehors d’elles. C’est qu’il devait prendre le
contre-pied des «  Grammaires générales  », qui reconnaissaient un
ordre linguistique dans la mesure seulement —  et elle est très
partielle  — où les langues sont bien faites, et peuvent être fondées.
La doctrine hjelmslevienne permet au structuralisme de faire
l’économie du pessimisme saussurien. Qu’il y ait ou non affinité entre
l’ordre de la langue et celui des choses, les deux ordres sont constitués
par des relations entièrement distinctes, et possèdent, par définition
même, un statut différent.
Une deuxième thèse nous avait semblé fondamentale dans le
Cours de linguistique générale  : l’affirmation que l’élément peut
seulement être connu à partir de l’organisation d’ensemble dans
laquelle il s’intègre. Là encore, la glossématique s’inscrit dans la
tradition saussurienne. Il est clair que les catégories hjelmsleviennes
ne se laissent pas isoler les unes des autres. Si la classe des adjectifs
est caractérisée par son rôle dans la combinatoire linguistique, il est
impossible de la concevoir sans poser en même temps la classe des
substantifs et celle des groupe-sujets : toute la réalité de l’adjectif est
d’avoir besoin d’un substantif pour constituer un groupe-sujet. Quant
aux éléments qu’on pourrait appeler «  concrets  », par exemple les
différentes nuances exprimées par les adjectifs bleu, vert, etc., on ne
peut, nous l’avons vu, les cerner que par leur opposition aux autres
nuances exprimées par des mots du même groupe  : l’unité
sémantique correspondant au mot bleu ne peut être déterminée, ses
limites ne peuvent être établies, que si l’on dispose déjà de la
catégorie «  adjectif  ». L’analyse d’une langue ne saurait donc
commencer par la détermination de ses éléments, qui seraient ensuite
ordonnés en catégories. La démarche linguistique ne va pas de
l’inventaire à la classe. Dès le premier pas, le descripteur a à
reconnaître un ordre, une configuration régulière, et le progrès de la
description consiste à compliquer cet ordre, à subdiviser, à ramifier ;
les éléments ultimes, s’il y en a, seront découverts au cours de cette
démarche descendante. Ils n’auront donc pas à être mis à leur place,
car ils seront trouvés en même temps que leur place.
Mais si Hjelmslev reprend ici une idée directrice de Saussure, il la
libère en même temps de certaines ambiguïtés qui frappent dans le
Cours de linguistique générale. On se rappelle que la priorité du
système sur l’élément y était soutenue à l’aide de deux arguments
assez différents. L’un était relatif au problème de l’identification.
Saussure montrait que les limites d’un signe doivent être établies en
le comparant aux autres signes qui, pour le son ou pour le sens, lui
sont apparentés. Il est impossible par exemple de déterminer la
valeur sémantique du mot français enseignement sans le comparer à
apprentissage, éducation, professeur, etc. Enseignement n’est exclu d’un
domaine de signification que par la présence de ses concurrents. La
connaissance d’un signe présuppose donc qu’on le groupe avec ceux
qui sont proches de lui, et qui constituent ainsi, partiellement au
moins, ce que l’on appelle son «  paradigme  ». Mais le type de
groupement que suggère cette limitation négative des unités peut
difficilement passer pour une classification. L’ensemble des mots
agglutinés autour d’enseignement ne comporte aucune organisation
interne, et il risque de plus d’y avoir exactement autant de
paradigmes dans une langue que d’éléments. Si le principe de
limitation négative a permis aux phonologues de découvrir une
organisation réelle, c’est qu’ils l’ont appliqué à un domaine privilégié :
les sons élémentaires utilisés par une langue donnée se trouvent être
en petit nombre, et il se trouve que les directions dans lesquelles ils
entrent en concurrence sont en nombre encore plus restreint. Mais
rien n’assure qu’il en sera de même dans les problèmes de contenu ;
de fait, les études de «  champs sémantiques  » n’ont dégagé des
organisations un peu régulières que dans des domaines très
particuliers — généralement pour les dénominations d’objets
fabriqués (cf. les noms de sièges en français, étudiés par B.  Pottier)
ou de relations sociales. L’argument saussurien peut donc seulement
démontrer, selon une formule célèbre du Cours, que, dans une
langue, « tout se tient », mais il ne prouve pas que certaines lignes de
solidarité bien définies doivent sous-tendre cette universelle
interaction.
Le deuxième argument donné par Saussure est d’une portée plus
grande. L’analyse dé-faire, dit le Cours, serait injustifiable s’il n’existait
pas un verbe simple faire, et si, de plus, le couple faire/défaire n’était
pas comparable à une série d’autres couples, <  coller/décoller,
12
ranger/déranger…  > . En l’absence de cette série il n’y aurait
aucune raison pour considérer dé- comme un signe, c’est-à-dire
comme une unité (seuls les signes sont, pour Saussure, des unités
linguistiques authentiques). Les catégories présupposées par la
délimitation du mot enseignement et par l’analyse de défaire sont, on
le voit, de nature tout à fait différente. Dans le premier cas, il s’agit
d’un simple agglomérat, dont les composants ne sont unis par rien
d’autre que par leur ressemblance avec le mot dont ils constituent le
paradigme. Dans le second, au contraire, la série envisagée manifeste
une régularité interne  : elle est engendrée par la répétition d’une
différence que l’on retrouve, identique, dans tous les couples qui en
font partie. L’élément n’apparaît plus comme la résultante d’une
multitude d’influences antagonistes, mais comme l’indice d’une classe
intrinsèquement motivée. Certes, les classes hjelmsleviennes sont
motivées tout autrement que les séries de Saussure. Leur raison d’être
est une fonction combinatoire commune à leurs éléments, et non
l’identité d’une différence sémantique ou phonique. Il reste que, dans
les deux cas, le réseau de relations présupposé par l’unité révèle
certaines configurations bien précises. Si Saussure s’est contenté
parfois de l’affirmation indifférenciée d’une primauté du tout sur la
partie — affirmation qui fait penser aujourd’hui à certains slogans du
début du gestaltisme — c’est que cette thèse lui suffisait, dans sa lutte
contre l’historicisme, pour contester le privilège accordé jusque-là à
l’élément. Une fois la polémique éteinte, l’attention devait
nécessairement se tourner vers d’autres passages du Cours, plus
constructifs, qui montrent, présentes implicitement derrière l’élément
linguistique, et lui donnant réalité, non seulement la cohésion de la
langue, mais son organisation.
Malgré ces convergences entre la glossématique et certaines
affirmations essentielles de Saussure, la doctrine de Hjelmslev
transforme profondément l’idée de structure linguistique, qu’elle
rapproche, d’une façon qui n’est peut-être pas seulement
métaphorique, de la structure mathématique. On sait qu’une
structure mathématique, par exemple un groupe, a sa consistance
propre indépendamment des objets auxquels elle s’applique. Une
relation entre nombres peut posséder les caractères d’une structure
de groupe, mais aussi une relation entre ensembles, entre valeurs
logiques, entre déplacements. L’algèbre, au sens moderne, vise à
étudier en elles-mêmes ces structures abstraites — ou formelles — et
à déduire de leur définition des propriétés qu’on attribue ensuite,
sans démonstration nouvelle, à toutes les relations concrètes qui
présentent les caractères définissant les structures abstraites. Les
relations effectivement susceptibles d’être découvertes dans une
langue donnée ont-elles des caractères formels indépendants de la
nature des éléments qu’elles unissent, et qui pourraient être étudiés
in abstracto  ? Peut-on concevoir une algèbre linguistique qui serait
aux différentes descriptions ce qu’est l’algèbre mathématique aux
diverses théories mathématiques  ? Ce n’est certainement pas le cas
dans la perspective phonologique. Des relations entre voyelles telles
que «  être plus ouvert que  » et «  s’articuler plus en avant que  » ont
certes plusieurs traits communs, qu’on pourrait appeler formels : elles
sont par exemple toutes deux asymétriques. Mais le phonologue ne
tire pas parti de ces similitudes. Lorsqu’on caractérise le [a] français
par le fait qu’il possède le degré le plus élevé d’ouverture, on
s’intéresse aux phénomènes articulatoires et acoustiques liés à cette
position, non à la position elle-même. Aussi n’aurait-on pas idée de
rapprocher le [a] de l’adjectif excellent sous prétexte que le second,
lui aussi, constitue la borne supérieure d’une série hiérarchique
(excellent, bon, moyen, médiocre…). De même les séries saussuriennes
ont en commun un trait formel, qu’on retrouve à la fois dans
<  faire/défaire, coller/décoller…  >, dans <  mange/mangera,
parle/parlera…  > ou dans <  canal/ canaux, cheval/chevaux…  >:
c’est la proportionnalité existant entre les couples qui les composent.
Mais il s’agit d’une caractéristique qui leur est commune à toutes, et
qui ne peut donc pas intervenir pour décrire l’une ou l’autre. Tout
signe doit être, pour avoir une existence linguistique, l’élément
générateur d’une série ; il ne sera donc pas défini en tant que tel par
cette propriété, mais par la différence sémantique ou phonique qui se
répète dans sa série.
La glossématique, en revanche, dans la mesure où elle se
représente la langue comme une combinatoire, accorde une valeur
centrale à certaines propriétés formelles des relations, indépendantes
du domaine objectif où ces relations sont établies. Ainsi, le rapport
existant entre des unités grammaticales comme l’adjectif et le
substantif se laisse assimiler, au point de vue combinatoire, à celui
des voyelles et des consonnes, unités phoniques. Parmi les
composants possibles de la syllabe en français, on peut en effet
établir, en se fondant seulement sur la façon dont ils se groupent,
diverses catégories  : les uns (qu’on appelle traditionnellement
« voyelles ») peuvent constituer une syllabe à eux seuls, les autres, les
« consonnes », ne peuvent le faire, et présupposent la présence d’au
moins une voyelle. La voyelle et la consonne ont donc la même
fonction combinatoire, dans la syllabe, que l’adjectif et le substantif
dans le groupe sujet. On montrerait de même que la syllabe joue,
dans la chaîne parlée, un rôle identique à celui de la phrase dans le
discours. Il s’agit dans les deux cas de la plus petite unité susceptible
de se combiner librement, sans être soumise à aucune servitude, avec
des unités du même type. L’indépendance qui caractérise les rapports
entre syllabes ou entre phrases, la présupposition qui marque à la fois
la situation de l’adjectif vis-à-vis du substantif et celle de la consonne
vis-à-vis de la voyelle peuvent donc être considérées comme des
structures abstraites, aussi indifférentes à leurs réalisations effectives
que les propriétés du groupe mathématique sont étrangères à
l’univers où ce groupe est réalisé. Or, pour un hjelmslevien, ces
caractéristiques formelles ne sont pas, dans l’économie de la langue,
des phénomènes secondaires — comme c’était le cas pour les
propriétés formelles des relations phonologiques. Les catégories
d’adjectif et de substantif doivent être définies d’abord — nous avons
insisté sur ce point — par leur rôle combinatoire, c’est-à-dire par des
propriétés qui conservent un sens, abstraction faite de la réalité
sémantique recouverte par ces catégories. L’organisation linguistique
peut donc être extraite de la matière qu’elle organise, et considérée
en elle-même. La structure —  c’est là la caractéristique nouvelle
apportée par la glossématique dans l’histoire du structuralisme — est
désormais séparable de ce qu’elle structure.
Ces explications permettent de voir que certaines formules de
Saussure ou des saussuriens, lorsqu’elles sont reprises par Hjelmslev,
revêtent un sens tout nouveau. C’est le cas pour l’expression, presque
banale aujourd’hui, selon laquelle chaque langue analyse à sa
manière la substance, soit phonique, soit sémantique, à laquelle elle
s’applique. Pour un phonologue comme Martinet, il faut comprendre
par là que toute langue s’identifie avec une certaine analyse de la
réalité  : décrire un langage, c’est décrire une façon particulière
d’organiser le monde. Pour Hjelmslev au contraire, si la langue met
les choses en ordre, c’est seulement en projetant sur elles un ordre
qui lui est propre, et qui peut se décrire antérieurement à toute
application. Certes, le langage donne forme au monde du son et du
sens, mais sa forme propre n’a rien à voir avec les configurations
phoniques et sémantiques qui se dessinent là où il a pénétré.
Du même coup, la glossématique amène à réinterpréter un autre
slogan structuraliste, nous voulons parler de ce « primat du système
sur l’élément », sans cesse mis en avant par les saussuriens, et qui est
susceptible, au moins, de deux significations bien différentes. S’agit-il
d’une priorité de fait, ou d’une priorité dans l’ordre de la recherche ?
Dans le second cas, il signifierait simplement que pour définir une
unité, et pour la reconnaître dans ses différentes occurrences, bref
pour lui donner son état civil linguistique, il faut d’abord avoir établi
la place qui lui revient dans l’organisation d’ensemble de la langue.
Les arguments du Cours de linguistique générale ne permettent pas, en
bonne logique, d’aller plus loin. Que le contenu du signe
enseignement doive être établi à l’intérieur du paradigme < éducation,
apprentissage… >, cela n’empêche pas en effet que ce contenu, une
fois établi, puisse parfaitement être décrit sans référence au contenu
des signes voisins — comme on décrit un pays sans parler de ceux qui
le limitent et dont la pression lui impose ses frontières. Qu’il faille de
même comparer le phonème [a] français aux autres voyelles pour
savoir ce qui, en lui, est distinctif, cela laisse à ses traits distinctifs,
une fois qu’ils sont déterminés, leur substance propre. Il y a
cependant une autre interprétation possible pour le primat du
système, interprétation qui transparaît déjà dans certains passages de
Saussure, mais qui se justifie seulement dans la perspective de la
glossématique. Elle reviendrait à admettre que la situation de
l’élément dans l’ensemble constitue, partiellement au moins, sa
13
réalité linguistique . Comme dit souvent Hjelmslev, chaque unité,
considérée du point de vue de la combinatoire, est simplement
l’intersection des relations qui l’unissent aux autres unités de la
langue. Non seulement elle est connue par rapport aux autres, mais
elle est faite de son rapport aux autres. Non seulement la notion
d’adjectif doit être établie par opposition à celle de substantif —  ce
qui n’empêcherait pas qu’on donne ensuite une définition exhaustive
de l’adjectif sans même mentionner le substantif — mais l’adjectif est
défini en tant que tel par le fait qu’il présuppose le substantif. Il
appartient de même, selon Hjelmslev, à la nature de la consonne
d’être incapable de constituer une syllabe à elle seule, et de devoir
être accompagnée d’une voyelle. Une langue se rapproche alors, à
certains égards, d’un système formel. Pour définir les symboles d’un
système formel, le logicien a seulement à mentionner les possibilités
de combinaison mutuelle que leur confère l’axiomatique du système,
leur signification et leur matière graphique pouvant être mises entre
parenthèses. D’une façon tout à fait parallèle, la réalité de l’élément
linguistique comprend, selon Hjelmslev, un niveau purement formel.
A ce niveau, l’élément se définit, abstraction faite de toute
manifestation sémantique ou phonique, par les seules règles qui
14
commandent sa présence ou son absence dans le discours .
 
Un intérêt peu contestable de l’extrémisme structuraliste de
Hjelmslev est qu’il interdit d’éluder le problème de sa justification.
L’appauvrissement du donné linguistique immédiat est ici si visible
— bien plus visible par exemple que l’appauvrissement imposé par la
réduction phonologique  — qu’on est contraint de se demander  : à
quoi bon cet ascétisme ? Certes, l’ascétisme n’est que provisoire, et le
linguiste, une fois les structures dégagées, est invité à se demander
comment la langue les remplit 15. Mais comment être sûr que les
structures enregistrées possèdent une importance linguistique
quelconque  ? Pourquoi la classification fondée sur les possibilités
combinatoires serait-elle moins artificielle, par exemple, que celle qui
grouperait les mots d’après leur nombre de lettres ou de phonèmes ?
Pourquoi une unité devrait-elle être définie — fût-ce partiellement —
par les règles qui lui prescrivent, lui interdisent ou lui permettent de
s’associer aux autres  ? Une langue serait-elle moins langue si elle
ignorait de telles exigences, et si elle autorisait toutes les
combinaisons ? Pourquoi n’y aurait-il pas une langue sans syntaxe ?
Pour achever cet exposé, nous esquisserons les grandes lignes
d’une réponse possible à cette interrogation. Le premier pas serait
pour mettre en doute une conception presque spontanée — et, dans
une large mesure, inévitable — de la fonction de la langue. Comme le
langage se trouve, en fait, servir à l’expression —  ou à la
communication  — de la pensée, le bon sens paraît commander
d’essayer de le comprendre à partir de ces fonctions, que nous
appellerons globalement «  intellectuelles  ». Que la langue serve,
d’autre part, à instaurer certains rapports entre les individus, qu’elle
leur permette de se faire reconnaître les uns par les autres, de lutter,
de collaborer, ces possibilités semblent seulement une conséquence
seconde des fonctions intellectuelles. Si, dans le dialogue, j’agis sur
autrui, c’est par l’intermédiaire de ce que je lui dis. A la psychologie
d’expliquer pourquoi la signification exprimée par une phrase répond
à certaines intentions du locuteur et agit d’une façon déterminée sur
l’auditeur ; le linguiste a seulement à faire comprendre que la phrase
possède la signification, ou les significations, qui lui sont
communément attribuées. C’est cette répartition des tâches que nous
mettrons en question. Certes on ne peut pas demander au linguiste
de rendre compte de tous les effets intersubjectifs du dialogue  :
certains sont trop visiblement attachés à des circonstances tout à fait
étrangères au langage lui-même. Selon la situation ou selon les
dispositions des interlocuteurs, telle phrase, qui blessera Pierre, peut
faire plaisir à Paul  ; il est donc bien naturel qu’on subordonne
l’explication de ces péripéties psychologiques à un éclaircissement
préalable de la phrase prise isolément. Cette réserve une fois admise,
il reste possible cependant que certains types de rapports
intersubjectifs relèvent essentiellement, et non par occasion
seulement, de la langue, de sorte que leur instauration, loin d’être
une conséquence seconde de l’utilisation du langage, constituerait
une de ses fonctions primordiales. Pour le montrer, il faudrait trouver
des constructions ou des catégories linguistiques dont la signification
ne se laisse pas isoler des rapports qu’elles instituent entre les
individus au moment où elles sont employées. On ne pourrait plus
dire qu’elles signifient d’abord, et qu’ensuite seulement elles servent
au débat des subjectivités  ; leur signification comporterait, comme
partie intégrante, le lien qu’elles établissent entre les interlocuteurs.
Benveniste a entrepris, dans des articles devenus rapidement
classiques, sur les pronoms ou les temps verbaux, de faire apparaître
une telle situation. Il montre par exemple qu’un pronom personnel
comme je n’a pas de sens qui puisse être décrit sans référence à son
emploi. Je ne signifie pas «  le sujet  » (bien que cette utilisation soit
devenue habituelle dans la langue philosophique). Je n’est pas non
plus, à proprement parler, le nom générique que tout être humain se
donne à lui-même. Il s’agit plus exactement du terme avec lequel un
sujet parlant se désigne, en tant, et en tant seulement qu’il est en
train de parler. Je ne suis je que dans la mesure et pour le temps où je
dis je. Aussi la langue, en nous apprenant à nous concevoir nous-
mêmes comme je, nous apprend-elle à nous représenter à nos propres
yeux dans notre activité de parole, en rapport avec un tu qui, dans le
même dialogue où nous nous adressons à lui, se présentera à son tour
comme je. La catégorie de la personne, avec ses deux éléments, je et
tu, comporte ainsi une acceptation implicite de la réciprocité humaine
telle qu’elle se manifeste dans la parole. La reconnaissance d’autrui
comme alter ego n’est donc pas seulement une conséquence, un effet
de l’échange de significations permis par le langage ; elle est inscrite
dans les catégories mêmes du langage.
L’article sur les temps du verbe français amène à une vue
identique. Pour classer les temps verbaux, on doit, selon Benveniste,
les répartir en deux systèmes différents, réservés à deux types
différents de relations possibles entre des interlocuteurs, la situation
de discours et celle de récit  : dans la première, l’auditeur et le
locuteur, prêts à chaque instant à changer de rôle, se parlent
finalement plus d’eux-mêmes que du monde  : ils se posent l’un en
face de l’autre, et, au besoin, s’opposent  ; dans la seconde, en
revanche, l’un seul est censé parler, et l’autre, présence muette,
enregistre le savoir dont on lui fait part. Un thème semblable a été
présenté récemment, avec quelques différences dans le détail de
l’analyse et dans la terminologie, par Klaus Heger. Celui-ci reconnaît
la même bi-partition du système temporel, et l’attribue — en parlant
de rapports avec la réalité là où Benveniste parle de rapports
« interhumains » — à deux attitudes possibles vis-à-vis du monde, qui
est tantôt «  vécu  » (il est alors occasion ou prétexte du débat
humain), tantôt «  raconté  » (il devient le thème de ce débat). Que
l’on adopte la perspective de Heger ou celle de Benveniste, on doit
admettre que le choix d’un temps verbal ne sert pas seulement à
l’expression ou à la communication des idées : il a une autre fonction,
qui est d’instituer entre les interlocuteurs un type de rapports
particulier.
Dès qu’on a refusé d’expliquer le langage par ses seules fonctions
intellectuelles, on aperçoit une justification possible à la conception
combinatoire de la langue où nous avons vu l’extrême pointe du
structuralisme. Il suffit de prendre au sérieux la fameuse comparaison
de la langue avec le jeu des échecs, déjà utilisée par Saussure, mais
qui reste isolée dans le Cours de linguistique générale. Les règles qui
fixent le mouvement possible des pièces attribuent aux joueurs, à
chaque coup, une liberté de manœuvre étroitement déterminée  : ils
ne peuvent modifier que dans des limites bien précises la situation,
c’est-à-dire l’échiquier, léguée par l’adversaire. L’art du jeu consiste
alors à imposer à l’adversaire des situations où les seules manœuvres
licites se révèlent finalement être catastrophiques pour lui. Dans ce
combat simulé —  qui substitue aux possibilités réelles, dues à la
force, les possibilités morales dues aux conventions  — les règles
permettent aux joueurs de se contraindre mutuellement à certaines
actions, et de s’en interdire certaines autres. Le jeu de la discussion,
beaucoup plus proche du jeu proprement linguistique, donne encore
aux règles la même fonction. L’art du «  debater  », par exemple,
consiste à utiliser certaines conventions tacites du débat politique
pour forcer ses adversaires à des déclarations impopulaires ou faciles
à rendre telles. Il fera en sorte que pour répondre à ses questions ou
pour réfuter ses affirmations — des règles déterminées fixant ce qui
16
peut passer pour réponse et pour réfutation en politique   —,
l’adversaire soit contraint à des prises de position hasardeuses. Les
règles, là encore, forment le cadre institutionnel d’un combat
pacifique.
En quoi les règles de combinaison recherchées par un
hjelmslevien peuvent-elles se comparer avec celles des échecs ou de
la discussion politique  ? Si l’on pense à la régularité qui impose la
présence d’un type particulier de son — vocalique — dans la syllabe,
il est certain qu’aujourd’hui, et surtout dans l’usage prosaïque de la
langue, aucune fonction ne lui semble plus attribuée. Rien n’assure
cependant qu’il en a toujours été ainsi, et que certains jeux de
langage n’ont pas mis à profit cette particularité. On sait par exemple
que Saussure — dans des recherches menées en marge de son activité
linguistique officielle  — a cru découvrir, pour certains types de
poèmes de l’antiquité, une forme conventionnelle qu’il appelle
anagramme ou «  paragramme 17  ». Les poètes se seraient imposé de
faire apparaître à certaines places privilégiées, de façon qu’ils
alternent et se pourchassent tout au long du poème, les phonèmes et
les syllabes d’un mot-clef qui constituerait le thème secret de la
poésie. Si l’on tient l’activité paragrammatique pour un jeu que le
poète joue avec celui qui a commandé le poème, ou que des poètes
concurrents jouent entre eux (ou chacun avec lui-même), la structure
syllabique de la langue, l’impossibilité de trouver dans les syllabes
d’un mot certains sons sans certains autres fournissent une sorte de
règle du jeu, permettant aux protagonistes de s’imposer
mutuellement des situations, et, par là, de se gêner ou de se favoriser.
Le même rôle a pu revenir aux lois combinatoires qui commandent le
rythme de la parole (répartition des accents, des modulations, de la
quantité)  : elles ont peut-être servi de règles dans ce jeu particulier
que constituent certaines formes de poésie collective comme le chant
alterné. Ces hypothèses restent, nous en convenons volontiers,
hasardeuses (exactement autant, selon nous, que leur pur et simple
rejet au nom du bon sens), et l’on courrait le même hasard à vouloir
motiver, aujourd’hui, la combinatoire syntaxique qui impose, dans
certaines constructions, l’emploi de telle partie du discours (d’un
substantif par exemple), du moment qu’on a employé telle autre (un
adjectif). C’est peut-être dans le cadre d’une combinatoire purement
sémantique que le structuralisme hjelmslevien se laisse le mieux
comprendre si l’on s’en tient à l’usage prosaïque actuel de la langue.
Certes, une telle combinatoire sémantique relève plus, dans l’état
présent de la recherche linguistique, du programme que de la
réalisation. On la trouverait cependant esquissée dans certains
chapitres de la Sémantique structurale de Greimas. Nous avons
essayé, pour notre part, de lui donner pour fondement le concept de
présupposition linguistique, concept emprunté au logicien anglais
Strawson, et dont nous allons dire quelques mots au terme de cet
18
essai .
Il est caractéristique des langues naturelles que le contenu
sémantique des énoncés y apparaisse selon deux modalités très
différentes, que nous appellerons position et présupposition. Que l’on
considère la phrase :
(I) C’est moi qui viendrai.
On peut y distinguer deux indications sémantiques distinctes :
(I a) Il y a une personne et une seule qui viendra.
(I b) Je viendrai.
(I a) et (I b) n’ont cependant pas le même mode d’existence dans
mon discours.
(I b) constitue une information que je donne à mon interlocuteur,
et dont je pense, selon les règles habituelles du dialogue, qu’il ne la
connaît pas déjà ; nous dirons que (I b) est posé par l’énoncé (I). La
situation de (I  a) est toute différente. Je suppose en effet que mon
interlocuteur en est déjà informé : il serait considéré comme anormal
d’annoncer « C’est moi qui viendrai » à quelqu’un qui ignore qu’une
personne et une seule doit venir. Dans ce cas, une sorte de
déontologie implicite autoriserait l’auditeur à se moquer de la façon
dont on lui a parlé.
On dira pour cette raison que (I a) est un présupposé de (I).
Un deuxième exemple, emprunté à une construction syntaxique
entièrement différente, sera peut-être utile pour suggérer le caractère
tout à fait général de la distinction proposée. Soit l’énoncé :
(II) Pierre se doute que Paul va venir.
Là encore on trouve deux indications sémantiques qui ne sont pas
situées au même niveau du discours :
(II a) Il est vrai que Paul viendra
(II b) Pierre croit que Paul viendra
(II b) constitue l’information posée par (II), celle que je fournis à
mon interlocuteur ; (II a) est en revanche seulement présupposée. Je
ne peux dire (II) que parce que je suppose, ou fais semblant de
supposer, que mon auditeur est au courant de la venue de Paul.
Les présupposés d’un énoncé constituent donc un ensemble
d’idées et de croyances que le locuteur tient, ou fait semblant de
tenir, pour évidentes, et par rapport auxquelles il situe les
informations directement posées par l’énoncé. Je prends pour accordé
qu’une personne et une seule doit venir, et j’annonce ensuite que je
suis cette personne. Je fais comme si l’on ne pouvait nier que Paul
viendra, et j’informe mon auditeur que Pierre a eu vent de cette
venue. Les énoncés des langues naturelles ont donc cette particularité
de véhiculer avec eux tout un univers du discours, composé non
seulement d’êtres, mais de croyances, et d’inscrire leurs informations
propres à l’intérieur de cet univers supposé commun aux
interlocuteurs.
Ainsi décrite, la présupposition offre un cas particulier, une
application au domaine sémantique, de la relation combinatoire de
présupposition utilisée par Hjelmslev. Le linguiste a là encore pour
tâche de chercher si la présence de certains éléments linguistiques
n’entraîne pas celle de certains autres, mais au lieu de se maintenir à
l’intérieur des seuls énoncés, on cherche cette fois à mettre en rapport
les informations posées par un énoncé et le contexte intellectuel
nécessaire pour que cet énoncé fasse partie d’un dialogue normal. Il
nous a semblé, en effet, que pour décrire exhaustivement le contenu
sémantique d’une phrase, il faut rendre explicite non seulement ce
qu’elle dit, ce qu’elle annonce, mais la combinaison originale qu’elle
institue entre certaines indications directement posées et d’autres
simplement présupposées. Nous tenons pour sémantiquement
distincts des énoncés qui posent le même contenu, mais l’appuient
sur des présupposés différents (ainsi « C’est moi qui viendrai » et « Je
viendrai  »), et nous refusons même de déclarer sémantiquement
équivalentes des phrases pour lesquelles la somme des indications
posées et présupposées est cependant, prise globalement,
rigoureusement identique (ainsi « Pierre se doute que Paul viendra »,
et « Paul viendra et Pierre s’en doute »). Dans les langues naturelles,
très différentes sur ce point des langages «  logiques  », le sens d’un
énoncé comporte, comme partie intégrante, le dosage particulier
établi entre ce qui est annoncé et ce qui est tenu pour admis. Il serait
même possible sans doute, mais les recherches sur ce point sont
encore très insuffisantes, de classer différentes constructions
syntaxiques selon les combinaisons qu’elles autorisent entre positions
et présuppositions : telle forme oblige à présupposer ceci si l’on veut
poser cela, alors qu’une autre permettra de poser à la fois les deux
19
indications .
Alors qu’on imagine difficilement de nos jours un jeu dont la
combinatoire syllabique serait la règle, la combinatoire sémantique
est d’une interprétation beaucoup plus facile. La possibilité de
présupposer sans poser est couramment utilisée par le locuteur pour
introduire implicitement son auditeur dans une situation
intellectuelle d’autant plus difficile à éviter qu’elle est informulée.
L’acceptation du dialogue devient ainsi, par le seul fait des règles de la
langue, l’acceptation d’un certain fond d’évidence, et lie les
interlocuteurs dans une sorte de complicité à la fois précise et jamais
précisée. Comme le joueur d’échecs doit accepter le champ de
possibilités que crée pour lui la manœuvre de son adversaire, le
participant d’un dialogue doit reprendre à son compte certains au
moins des présupposés introduits par les phrases auxquelles il
répond. On notera par exemple —  c’est une loi qui, à notre
connaissance, n’admet pas d’exception  — que la négation d’une
phrase conserve toujours les présupposés de la phrase affirmative.
Que l’on considère les deux couples d’énoncés antithétiques :
(1) Pierre se doute que Paul viendra — Pierre ne se doute pas que
Paul viendra.
(2) C’est Pierre qui viendra — Ce n’est pas Pierre qui viendra. On
retrouve toujours, dans les deux énoncés du même couple, les mêmes
présupposés. Certes, la comparaison avec les échecs ne doit pas être
poussée trop loin. La langue ne fournit jamais les moyens d’un
« échec et mat ». Il reste constamment possible à un interlocuteur de
refuser les présupposés qu’on veut lui imposer, et, dans nos exemples,
de répondre par un « Mais Paul ne viendra pas » ou « Mais personne
ne doit venir.  » Il faut voir cependant que de telles répliques, qui
mettent en question non plus l’information posée par l’adversaire,
mais ses présuppositions, ont une valeur psychologique tout à fait
20
particulière   : elles déplacent brusquement le niveau de relations
humaines où se situait le dialogue, et transforment en une opposition
de personnes ce qui était d’abord une confrontation d’idées. Il
demeure donc —  et c’est le point qui nous importe  — que la
combinatoire sémantique de la langue est constamment mise à profit
par les sujets parlants pour organiser les relations intersubjectives
dans le dialogue.
Pour justifier l’importance donnée, dans les formes extrêmes du
structuralisme, aux relations combinatoires, il nous a fallu présenter
la langue comme la règle d’un jeu que les interlocuteurs jouent les
uns avec les autres. Une de ses fonctions essentielles, mais qui
apparaît peu dans la linguistique traditionnelle, même dans celle
qu’on nomme structuraliste, serait de fournir aux individus un terrain
de rencontre, un cadre conventionnel à l’intérieur duquel peut
s’instaurer un ordre spécifique de rapports. Sa structure se
manifesterait alors comme une structuration nouvelle du débat
humain, comme une nouvelle distribution de rôles dans le jeu social.
Dans cette hypothèse, les relations intersubjectives particulières
s’établiraient non seulement grâce à l’échange d’informations permis
par la langue, mais dans la façon même dont la langue réglemente
cet échange.
Au terme de notre analyse de l’idée de structure, nous découvrons
ainsi une perspective linguistique exactement opposée à celle des
Grammaires générales, qui formait notre point de départ (ce qui
n’implique pas d’ailleurs que les deux points de vue soient
incompatibles). Un certain mode d’organisation nous semble inhérent
aux langues naturelles, qui peut se décrire indépendamment de ce
dont parlent les langues, et qui a pour effet essentiel de constituer,
pour ceux qui les parlent, un mode d’existence —  ou de
coexistence — original. Ce renversement est peut-être comparable à
celui qu’a connu la notion d’échange dans la sociologie du début du
siècle. Mauss et Davy ont essayé de montrer —  et Lévi-Strauss a
généralisé cette idée — que l’échange vise non seulement à déplacer
des marchandises, mais à mettre en relation des hommes. Bien que la
modestie de Lévi-Strauss, favorisée par l’immodestie de certains
linguistes, le porte à reconnaître à la linguistique le rôle d’initiateur,
les formes récentes du structuralisme linguistique tendent
simplement à appliquer à l’échange de paroles une conception déjà
élaborée pour l’échange des biens. De même que les marchandises
déplacées peuvent servir de simple prétexte à l’activité d’échange, le
contenu des paroles prononcées peut n’être qu’une occasion pour
manifester les structures intersubjectives originales liées à l’échange
linguistique.

1. Principes de noologie, La Haye, 1964, et Messages et Signaux, Paris, 1966.


2. En toute rigueur, il faudrait admettre que chaque numéro apporte une
infinité de messages différents, autant qu’il y a de localisations spatio-
temporelles possibles pour un même livre. Mais leur identification peut être
tenue pour indépendante du code, et accomplie avant lui, au moins si l’on
admet que l’identité de l’objet à travers ses manifestations empiriques est
une des évidences constitutives du monde culturel qui est le nôtre,
évidence située en deçà de tout langage particulier.
3. Cette différence de complexité tient, entre autres, à deux raisons. D’abord
les phrases sont composées avec des éléments eux-mêmes signifiants ; elles
contiennent donc une référence explicite, et non implicite seulement, à la
nature du message transmis. D’autre part on peut choisir, pour coder un
même message, une grande variété de phrases différentes, dont chacune a
son signifié propre. Le code n’impose donc pas, pour une signification à
communiquer, un signifié déterminé, mais un éventail de signifiés
possibles.
4. Cf. p. 69.
5. On a souvent noté de même que le verbe de l’hébreu ancien ne marque pas
les différences temporelles. Mais que peut-on en conclure sur la conception
du temps impliquée par la langue hébraïque  ? Celle-ci peut en effet
distinguer les temps aussi bien que les langues indoeuropéennes, mais par
d’autres moyens syntaxiques.
6. En laissant de côté, bien sûr, les difficultés dues aux différences dans le
signifiant (jeux de mots) et à la diversité des cultures.
7. La situation, on le voit, est assez différente de celle qu’on rencontre dans
l’analyse du domaine phonique, où il n’est pas nécessaire de subordonner
l’étude des oppositions à des catégories de sons établies au préalable.
Certes nous avons utilisé, dans notre exemple d’enquête phonologique (cf.
p.  68), la distinction des voyelles et des consonnes, en restreignant notre
recherche aux oppositions vocaliques. Mais, le recours à cette distinction,
commode et fréquent, n’est, en droit, jamais nécessaire.
8. Pour que cette définition recouvre exactement la notion habituelle
d’énoncé, il faudrait négliger le fait que certains éléments d’une phrase, les
pronoms de troisième personne par exemple, ont pour fonction principale
de renvoyer à des éléments d’une autre  : il viendra, considéré d’habitude
comme un énoncé, ne peut pas apparaître seul, ne constitue pas en lui-
même un discours.
9. On remarquera en effet que les phrases dites nominales (cf. vox populi, vox
dei) comportent une indication de temps et de mode  ; du point de vue
sémantique elles sont au présent de l’indicatif. La preuve en est, selon
Hjelmslev, qu’on ne leur ajoute aucune nuance de sens si on exprime
explicitement ce temps et ce mode (vox populi est vox dei), et qu’il faudrait
en revanche les modifier matériellement pour introduire dans leur
signification un temps ou un mode différents  ; ainsi l’imparfait exigerait
qu’on transforme la maxime en vox populi erat vox dei.
10. Cette définition, qui vaut à peu près pour ce qu’on appelle d’habitude
adjectif en français, amènerait à nier l’existence d’adjectifs en latin : on a à
la fois civis bonus venit et bonus venit (on se rappellera d’ailleurs que les
grammairiens latins ne connaissaient pas la notion d’adjectif).
11. Il est clair que cette hypothèse n’est pas réalisée en français. Même si le
verbe exigeait que son sujet désigne un être individuel, pourquoi les
individus ne seraient-ils pas désignés par des adjectifs aussi bien que par
des noms ? Pourquoi n’a-t-on pas le gentil est venu, comme on a le garçon
est venu  ? On objectera que la première expression peut en fait se
rencontrer. Mais elle sous-entend alors un substantif implicite (nous
voulons dire par là que le destinataire de l’énoncé doit savoir s’il s’agit d’un
chien, d’un enfant, etc.). La deuxième expression, en revanche, ne sous-
entend aucun adjectif.
12. Cf. p. 49.
13. Nous avons ajouté «  partiellement  », parce que l’unité glossématique
comporte aussi des traits substantiels (cf. p. 90-91).
14. Un phonologue comme Martinet tient aussi pour essentiel de connaître les
servitudes et les latitudes combinatoires des éléments. Mais ses raisons sont
différentes de celles de Hjelmslev. Pour Martinet, il est nécessaire, si l’on
cherche les traits distinctifs d’une unité en une position donnée, de la
comparer aux unités susceptibles d’occuper la même position, et à elles
seules. La connaissance de la combinatoire est donc seulement un moyen.
Mais les propriétés combinatoires des unités ne sont pas pertinentes en tant
que telles.
15. Cf. p. 91-92.
16. Règles particulières, cela va sans dire, à la discussion politique, et qui
peuvent n’avoir que des rapports lointains avec la logique. Ainsi, si X
reproche à Y que le parti de Y n’ait pas d’unité et de cohérence interne,
c’est, pour Y, une réponse «  électoralement acceptable  » que de faire
remarquer qu’il en est de même pour le parti de X.
17. Ces recherches sont présentées par J. Starobinski dans le Mercure de France,
février 1964, p. 243-262 (« Les Anagrammes de Saussure »). On en trouvera
un commentaire et un élargissement dans un article de J. Kristeva : « Pour
une sémiologie des paragrammes », Tel Quel 29, 1967.
18. Voir par exemple : Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966, p. 69-
98, « L’isotopie du discours ». Le concept de « présupposition linguistique »
est présenté par Strawson dans «  On Refering  », Mind, 1950, p.  320-344.
Nous avons essayé de l’appliquer à quelques problèmes concrets d’analyse
linguistique dans «  Le roi de France est sage  », Études de linguistique
o o
appliquée, n   4, 1966, dans l’introduction du n   2 de la revue Langages,
Larousse, 1966 («  Logique et linguistique  ») et dans «  La présupposition
o
linguistique », l’Homme, 1968, n  1. On trouvera un traitement d’ensemble
de la question dans : O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, Paris, 1972.
19. Malgré certaines apparences, nous ne pensons pas qu’on puisse récupérer à
l’aide de la relation de présupposition la distinction des parties du discours
et affecter à chacune d’elles un rôle particulier dans l’économie de la
présupposition. On obtient des résultats plus encourageants, en revanche,
avec l’opposition de la coordination et de la subordination. Que l’on
compare (1) « Pierre viendra et j’en suis content » et (2) « Je suis content
que Pierre vienne  ». La venue de Pierre, posée dans (1), est présupposée
dans (2).
20. Ce déplacement psychologique du dialogue est d’ailleurs marqué par
certains faits linguistiques directement observables. On n’emploie pas les
mêmes mots selon qu’on s’oppose aux présuppositions ou aux affirmations
directes d’un énoncé («  pourtant  » et «  cependant  » sont inhabituels pour
marquer le désaccord avec les présupposés).
Note sur la « linguistique
structurale »
et le « transformationalisme »

Depuis une dizaine d’années, l’expression «  linguistique


structurale  » tend à prendre, aux États-Unis surtout et dans un
contexte polémique très particulier, un sens nouveau et restrictif, dont
nous n’avons pas directement tenu compte dans les pages qui
précèdent. Nous voudrions en quelques mots présenter cette
acception particulière, souvent associée, dans la terminologie
linguistique actuelle, au terme «  structuralisme  », et à laquelle se
réfère notamment Dan Sperber, lorsqu’il parle de Linguistique
1
structurale .
Noam Chomsky a conçu la théorie dite du transformationalisme
en réaction contre les tendances empiristes qui dominaient la
e
linguistique américaine de la première moitié du XX  siècle. Au fur et
à mesure qu’il donnait de sa propre doctrine une image plus
systématique, il a été amené, d’une façon presque parallèle, à
attribuer le même caractère systématique aux tendances qu’il
combattait, et notamment à les ranger sous la rubrique générale de
«  linguistique structurale  ». Cette forme du structuralisme, conçu
comme un négatif  » du transformationalisme, se définit par trois
affirmations essentielles — dont la négation fournirait trois thèses
principales de la linguistique de Chomsky.
1°  Pour un «  structuraliste  », au sens de Chomsky, l’objet du
linguiste, lorsqu’il cherche à rendre compte d’un état de langue, c’est
de décrire un corpus, c’est-à-dire un ensemble fini d’énoncés qui ont
été effectivement produits. Cette thèse est elle-même susceptible de
deux variantes, selon l’interprétation donnée au mot « objet ».
Un «  structuralisme  » extrémiste (dont on trouverait un
témoignage dans les premiers travaux de Harris) considère que la
description du corpus est l’objectif ultime du linguiste. La description
d’une langue a atteint tous ses buts si elle offre au lecteur une
« représentation compacte » du corpus choisi au départ (à condition
bien sûr que celui-ci soit représentatif), si elle rend le lecteur capable,
à peu de frais, de reconstruire ce corpus. Chomsky soutient au
contraire que l’objectif de la description est de représenter la
« compétence » possédée par les utilisateurs de la langue décrite, en
tant qu’ils connaissent cette langue. Or, cette compétence ne se borne
pas à produire et à reconnaître un ensemble fini d’énoncés, car le
sujet parlant est capable d’une infinité de phrases qui déborde tout
corpus réel. Bien plus, la langue le rend susceptible, non seulement
de générer des phrases, mais d’établir des relations entre elles (de
déterminer, par exemple, celles qui ont et celles qui n’ont pas même
construction syntaxique, celles qui sont partiellement ou totalement
synonymes…, etc.). On ne rendrait donc pas même justice au sujet
parlant en lui reconnaissant la possession d’un «  corpus infini  ». En
réalité, sa compétence, dont le linguiste cherche à rendre compte,
déborde toute production de texte, fini ou infini.
Il existe certes, remarque Chomsky, une forme atténuée du
«  structuralisme  », qui maintiendrait que le corpus est l’objet du
linguiste, mais en prenant ce mot dans son sens étymologique de
donnée, qui ne considérerait donc le corpus que comme un point de
départ. On admet que le linguiste vise à retrouver la compétence du
sujet parlant, mais on lui demande de restreindre sa documentation
initiale à un simple ensemble d’énoncés. Il suffit, pense-t-on, de bien
décrire le corpus pour découvrir, derrière les textes, le pouvoir dont
les textes sont issus. Chomsky pense que ce «  structuralisme  »
méthodologique témoigne d’un optimisme naïf. Il n’y a aucune raison
pour que la description la plus élégante et la plus exhaustive du
corpus représente le mieux la compétence du sujet parlant, ni même
pour qu’elle révèle la façon dont le texte a été produit. Pour découvrir
cette compétence, des informations d’un tout autre ordre sont
nécessaires  ; il faut se référer à la connaissance intuitive que les
locuteurs ont de leur propre langue, à ce sentiment linguistique tant
décrié par les « structuralistes », qui y voient avant tout une source de
2
préjugés et d’erreurs .
2°  Un deuxième caractère de la description «  structurale  », telle
que se l’oppose Chomsky, est de restreindre son ambition à présenter
des classifications. Son objet étant simplement un corpus, c’est-à-dire
un ensemble de phrases dont chacune n’est elle-même qu’une suite
de morphèmes et de phonèmes, le seul moyen pour mettre un peu
d’ordre dans ce désordre est de répartir en classes aussi motivées et
aussi homogènes que possible les morphèmes et les phonèmes qui
sont les constituants ultimes du discours. Sur quel principe,
maintenant, fonder cette classification ? Puisqu’on s’est interdit toute
information extérieure au corpus, il faut trouver dans le corpus lui-
même les arguments suffisants pour grouper certains de ses éléments
et en séparer d’autres.
La solution consiste à mettre ensemble les éléments qui sont
susceptibles d’occuper la même situation dans les phrases. La
description «  structurale  » comprendra donc deux moments
essentiels. Elle commencera par une syntagmatique. On établit, pour
chaque élément, quels sont les contextes où il peut apparaître — en
entendant d’ailleurs par contexte non seulement l’environnement
linéaire, défini strictement par les éléments qui le suivent et le
précèdent dans un énoncé, mais aussi la situation syntaxique, la
construction grammaticale où le terme étudié peut s’intégrer. Au
terme de la syntagmatique, chaque élément se trouve donc
caractérisé par une «  distribution  », c’est-à-dire par un ensemble de
contextes possibles. Dans une deuxième phase, paradigmatique, on
regroupe tous les éléments à distribution analogue. On est amené à
constituer ainsi des classes étroites (dont les éléments doivent avoir
une distribution quasi identique) et des classes larges, pour lesquelles
on exige seulement une certaine similitude de distribution. Il ne reste
plus alors qu’à espérer — c’est une hypothèse, et non une nécessité —
que les classes ainsi définies s’emboîteront les unes dans les autres,
pour former une hiérarchie aussi harmonieuse que la classification
zoologique.
A cette conception taxinomique, Chomsky objecte que la
linguistique, aujourd’hui, peut et doit avoir des ambitions plus
hautes. Comme toute science arrivée à maturité, elle doit viser à
expliquer et ne pas se contenter de classer. Même si l’on suppose
vérifiée l’hypothèse que nous avons mentionnée, même si l’on pense
que l’étude des distributions permet de constituer un système de
paradigmes parfaitement ordonné, cet ordre paradigmatique ne suffit
pas à expliquer la façon dont les éléments se combinent dans les
textes. Il faudrait beaucoup de finalisme, en effet, pour admettre que
la régularité du système soit la raison des latitudes et des interdits
3
combinatoires sur lesquels le système est fondé .
3° Dans la mesure où la « linguistique structurale » se contente de
classer les éléments d’après leur distribution dans le corpus, elle
prend seulement en considération la façon dont les morphèmes sont
combinés dans les énoncés, c’est-à-dire, dans la terminologie de
Chomsky, la « structure superficielle » de l’énoncé. Que l’on considère
les deux énoncés :
a) Je te promets de venir.
b) Je te permets de venir.
Pour un «  structuraliste  » les verbes promettre et permettre ont,
dans a et dans b le même contexte. L’environnement Je te… de venir
comporte, dans les deux cas, exactement les mêmes sons et les
mêmes morphèmes (un pronom sujet, un pronom complément
d’objet indirect et un infinitif précédé de de). Au vu des énoncés a et
b, le « structuraliste » sera donc induit à placer les verbes promettre et
permettre dans le même paradigme.
Il y a cependant, entre a et b, une différence essentielle. Dans a il
s’agit de ma venue et dans b, de celle de mon interlocuteur — ce qui
devrait amener à placer promettre et permettre dans des catégories
verbales très distinctes. L’un met en rapport l’infinitif qui le suit
(venir) avec le sujet (je), l’autre avec l’objet indirect (te). Seulement,
la «  religion du corpus  » interdit au structuraliste de s’intéresser à
cette différence, qui n’a aucune marque visible dans le texte.
Pour Chomsky, en revanche, les relations combinatoires
apparentes dans le texte ne concernent que la «  structure
superficielle » de l’énoncé, et le linguiste doit chercher derrière elles
une « structure profonde » qui se manifeste seulement dans la façon
dont les interlocuteurs interprètent et jugent les énoncés. C’est ainsi
qu’on doit donner à a et b une structure profonde très différente. On
mettra à l’origine de a deux structures, analogues à celles de :
a1) Je te promets
et
a2) Je viendrai.
A l’origine de b on placera en revanche les structures de :
b1) Je te permets
et
b2) Tu viendras ;
a est donc obtenu par une transformation T qui emboîte la structure
de a2 dans celle de a1, et b par une transformation U, qui emboîte b2
dans b1. Il se trouve que T et U, dans l’exemple que nous avons
choisi, produisent des phrases dont la structure superficielle est
identique, mais cela n’empêche pas que les structures profondes qui
sous-tendent les deux énoncés, et qui servent de base aux
4
transformations, sont très distinctes .
Une fois admise l’idée que les structures superficielles sont tirées,
par transformation, des structures profondes, on voit réapparaître en
linguistique deux idées que le « structuralisme » avait fait oublier. En
effet, si les structures superficielles des énoncés diffèrent, et de façon
très sensible, selon les langues, il n’est pas impossible que, pour la
structure profonde, toutes les langues recourent au même type de
construction. Il n’est donc plus déraisonnable à priori de parler
d’universaux linguistiques. Le transformationalisme redonne force
d’autre part à l’idée d’une faculté du langage qui serait innée à
l’enfant et lui permettrait l’acquisition de sa langue maternelle.
L’enfant dispose, en effet, comme élément d’information principal, des
énoncés qu’il entend prononcer autour de lui  ; or, ces énoncés lui
apparaissent d’abord dans leur structure superficielle. On voit mal
comment l’enfant pourrait reconstituer leur structure profonde, c’est-
à-dire opérer des transformations inverses de celles que pose le
linguiste (trouver par exemple je viendrai dans je te promets de venir),
s’il ne savait pas déjà, avant toute information empirique, de quel
type doivent être les structures profondes. Un modèle à priori de la
structure profonde semble être ainsi la condition nécessaire de
5
l’apprentissage de la langue . Les structures profondes ne peuvent
pas être découvertes par l’enfant, mais seulement redécouvertes.

1. Le structuralisme en anthropologie, coll. Points no 46.


2. On remarquera qu’aucune des formes de structuralisme dont il a été
question dans notre essai n’implique la réduction, théorique ou
méthodologique, de la langue à un corpus. La combinatoire de la
présupposition, à laquelle nous avons consacré nos dernières pages, est
particulièrement opposée, sur ce point, à la doctrine combattue par
Chomsky.
3. Le distributionalisme des «  structuralistes  », qu’on rattache parfois à la
tradition saussurienne, nous en semble au contraire très éloigné. Le
distributionalisme prend comme point de départ l’existence incontestable
d’éléments dont on étudie ensuite la répartition. Or le rôle essentiel de
Saussure, dans l’histoire de la linguistique, a été de montrer que les
éléments ne sont pas, pour les linguistes, des données (cf. ici même p. 48-
53). L’élément, pour Saussure, ne peut être repéré et défini que par son rôle
dans le système total, ce qui interdit de présenter le système comme
l’organisation d’éléments préalablement connus.
4. Tel est en tout cas, très schématisé, le processus que propose la théorie
transformationaliste dans sa première forme. L’état le plus récent de la
théorie envisage un processus un peu différent, mais cette différence est
sans importance pour notre débat actuel.
5. Nous noterons que le structuralisme défini dans notre essai :
a) n’a aucune raison de privilégier les structures « superficielles », puisqu’il
ne partage pas le respect des distributionalistes pour le corpus ;
b) ne prend parti ni pour ni contre l’universalisme et l’innéité des structures
linguistiques essentielles. Nous refusons seulement de voir dans ces thèses
des préalables, et nous ne sommes prêt à les accepter éventuellement qu’au
terme de la recherche.
Guide bibliographique

Il ne saurait être question de présenter ici une bibliographie,


même incomplète, concernant le structuralisme en linguistique. Nous
nous contenterons de rappeler certains travaux auxquels il a été fait
allusion dans l’essai qui précède.

1. Langage et représentation

J. C. Adelung, Mithridates, oder allgemeine Sprachenkunde mit dem


« Vater unser » als Sprachprobe in beynahe fünfhundert Sprachen und
Mundarten, Berlin, 1806-1817. (Mithridate, ou Tableau universel des
langues, avec le «  Notre père  » comme spécimen de près de 500
langues et dialectes.)
F. Bopp, Vergleichende Grammatik des Sanskrit, Zend, Griechischen,
Lateinischen und Deutschen, Berlin, 1833. Trad. par M.  Breal sous le
titre Grammaire comparée des langues indoeuropéennes, Paris, 1866-
1874.
F. Bopp, Vocalismus, Berlin, 1836.
N. Chomsky, Cartesian Linguistics  : a chapter in the history of the
rationalist thought, New York, 1966.
Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Paris, 1756 (articles « Étymologie » et « Langue »).
M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, 1966.
Grammaire générale et raisonnée, Paris, 1960. (Il s’agit de la
« Grammaire de Port-Royal », rédigée par A. Arnauld et C. Lancelot.)
W.  von Humboldt, Uber das Entstehen der grammatischen Formen
und ihren Einfluss auf die Ideen. (Conférence faite en 1822, que l’on
trouvera dans les Sprachphilosophischen Werke, éditées par Steinthal,
Berlin, 1833, p. 67-101). Trad. par A. Tonnelé sous le titre De l’origine
des formes grammaticales et de leur influence sur le développement des
idées, Paris, 1859.
A.  Schleicher, Uber die Bedeutung der Sprache für die
Naturgeschichte des Menschen, Weimar, 1865.

2. Langage et communication

R.  Godel, Les Sources manuscrites du «  Cours de linguistique


générale » de F. de Saussure, Genève, Paris, 1957.
R.  Jakobson, C.  G.  M.  Fant, M.  Halle, Preliminaries to Speech
Analysis, Cambridge, U.S.A. 1952.
A. Martinet, Économie des changements phonétiques, Berne, 1955.
— Éléments de linguistique générale, Paris, 1960.
N.  S.  Trubetskoy, Grundzüge der Phonologie, Prague, 1939. Trad.
par J. Cantineau sous le titre Principes de phonologie, Paris, 1948.
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Lausanne, 1916.

3. Langage et jeu
E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966.
O. Ducrot, « La description sémantique des énoncés français et la
o
notion de présupposition », L’Homme, 1968, n  1, p. 37-53.
O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, Paris, 1972.
A.-J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, 1966.
L. Hjelmslev, Essais linguistiques, Copenhague, 1959.
—  Prolegomena to a Theory of Language, trad. du danois par
F. J. Whitfield, Baltimore, 1953.
L. Prieto, Messages et Signaux, Paris, 1966.
— Principes de noologie, La Haye, 1964.
J.  Starobinski, «  Les anagrammes de Saussure  », Le Mercure de
France, février 1964, p. 243-262.

Note sur la « linguistique structurale »


et le « transformationalisme »
N. Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, U.S.A., 1965.
Z. H. Harris, Methods in Structural Linguistics, Chicago, 1951.

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