Vous êtes sur la page 1sur 10

Guy Rocher, La notion de culture 1

La notion de culture
Extraits du chapitre IV: «Culture, civilisation et idéologie», de GUY ROCHER, Introduc-
tion à la SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. Première partie: L'ACTION SOCIALE, chapitre IV,
pp. 101-127. Montréal: Éditions Hurtubise HMH ltée, 1992, troisième édition.

rale, les coutumes, et toutes les autres apti-


1 BREF HISTORIQUE DE
tudes et habitudes qu'acquiert l'homme en
LA NOTION DE CULTURE
tant que membre d'une société». Cette défi-
nition, qui est plutôt une description, pré-
Étant donné que la signification attri- sente ceci de particulier qu’elle se rapporte
buée aujourd'hui au terme culture dans les plutôt à un ensemble de faits qui peuvent
sciences de l'homme est totalement étran- être directement observés en un moment
gère à celle que le langage courant lui prête, donné du temps, comme on peut aussi en
notamment en français, il sera sans doute suivre l'évolution, ainsi que l'a fait Tylor
utile de retracer l'évolution qu'a connue ce lui-même.
concept pour arriver à être celui qu'on utilise
maintenant. La notion anthropologique de culture
était née. Non utilisée par Herbert Spencer,
En anthropologie et en sociologie du moins dans ce sens, elle fut cependant
reprise par les premiers anthropologues an-
C'est à l'anthropologie anglaise qu'on doit glais et américains, tels que Sumner, Keller,
cet emprunt, plus exactement à E.B. Tylor Malinowski, Lowie, Wissler, Sapir, Boas,
dont le volume Primitive Culture parut en Benedict. Aux États-Unis, l'anthropologie
1871. S'inspirant en particulier des travaux en est même venue à se définir comme la
de Gustav Klemm qui avait publié en dix science de la culture; alors qu'en Angleterre
volumes, de 1843 à 1852, une monumentale on distingue entre anthropologie physique
Histoire universelle de la culture de l'huma- (étude du développement et de la croissance
nité, suivie de deux volumes sur la Science du corps humain) et anthropologie «so-
de la culture, Tylor en tira les éléments dont ciale», les Américains opposent plutôt l'an-
il avait besoin pour composer la notion de thropologie «culturelle» à l'anthropologie
culture, qu'il employa comme synonyme de physique.
civilisation. Dès le début de son ouvrage,
Tylor donna une définition de la culture qui En sociologie, le terme culture fut aussi
a été par la suite citée de nombreuses fois: rapidement adopté par les premiers socio-
«La culture ou la civilisation, entendue dans logues américains, en particulier Albion
son sens ethnographique étendu, est cet en- Small, Park, Burgess et surtout Ogburn. Il
semble complexe qui comprend les connais- fut cependant plus lent à s'y frayer un che-
sances, les croyances, l'art, le droit, la mo-
Guy Rocher, La notion de culture 2

min qu'en anthropologie, vraisemblablement ment physique, le monde naturel. Il s'agit


parce que les grands précurseurs de la socio- donc principalement de la science, de la
logie, Comte, Marx, Weber, Tönnies, Durk- technologie et de leurs applications. La civi-
heim ne l'ont pas employé. Mais il fait lisation comprend l'ensemble des moyens
maintenant partie du vocabulaire de la so- collectifs auxquels l'homme peut recourir
ciologie aussi bien que de l'anthropologie. pour exercer un contrôle sur lui-même, pour
se grandir intellectuellement, moralement,
La sociologie et l'anthropologie de lan- spirituellement. Les arts, la philosophie, la
gue française furent cependant plus lentes à religion, le droit sont alors des faits de civi-
incorporer ce néologisme. Ce n'est que dans lisation.
la nouvelle génération de sociologues fran-
çais qui surgit après la dernière guerre que le La seconde distinction est à peu près
terme culture devint populaire en France, exactement l'inverse de la première. La no-
sous l'influence de la sociologie américaine. tion de civilisation s'applique alors aux
moyens qui servent les fins utilitaires et ma-
Ce bref historique sert peut-être déjà à térielles de la vie humaine collective; la ci-
éclairer un peu le sens qu'on donne mainte- vilisation porte un caractère rationnel,
nant en sociologie au terme culture, et que qu'exige le progrès des conditions physiques
nous allons préciser. Emprunté au français, et matérielles du travail, de la production, de
retraduit de l'allemand à l'anglais, le terme la technologie. La culture comprend plutôt
se voit chaque fois ajouter une connotation les aspects plus désintéressés et plus spiri-
nouvelle, toujours par extension ou par ana- tuels de la vie collective, fruits de la ré-
logie, sans perdre son sens original, mais en flexion et de la pensée «pures», de la sensi-
revêtant de nouveaux sens toujours plus bilité et de l'idéalisme.
éloignés du premier. Du «champ labouré et
ensemencé» qu'il signifiait dans l'ancien Ces deux distinctions ont eu en Alle-
français, au sens sociologique avec lequel il magne des partisans en nombre à peu près
fait maintenant sa rentrée en français, il y égal; il semble difficile d'affirmer que l'une
sans doute bien loin. Et pourtant, c'est là le ait connu une plus grande faveur que l'autre.
fruit d'une évolution qui s'est opérée d'une Cependant, dans la sociologie américaine,
façon que l'on pourrait appeler cohérente, les auteurs qui ont cru nécessaire ou utile de
sans brisure, sans solution de continuité. poursuivre cette distinction ont plutôt opté
pour la seconde, probablement par suite des
Culture et civilisation influences allemandes qu'ils subirent, no-
tamment de la part de Ferdinand Tönnies et
L'évolution que nous venons de décrire d'Alfred Weber (qu'il ne faut pas confondre
devait inévitablement amener une confron- avec Max Weber). C'est le cas en particulier
tation entre la notion de culture et celle de de Robert MacIver et Robert K. Merton 1
civilisation. Dans le sens qu'en vinrent à lui qui, bien que dans des termes différents, ont
attribuer les historiens allemands, le vocable tous deux maintenu entre culture et civilisa-
culture prit un sens bien voisin de celui tion une distinction qui s'inspire directement
qu'avait déjà le terme civilisation. Diverses de celle d'Alfred Weber.
distinctions furent donc proposées, notam-
ment en Allemagne; elles peuvent presque
toutes se ramener à deux principales. La 1 Robert M. Maclver, Society, Its Structure and
première distinction consiste à englober Changes, New York, R. Long and R. R. Smith,
dans la culture l'ensemble des moyens col- Inc., 1931; Robert K. Merton, «Civilization and
Culture», Sociology and Social Research, vol. 21,
lectifs dont disposent l'homme ou une socié- pages 103-113. Cités dans Kroeber et Kluckhohn,
té pour contrôler et manipuler l'environne- op. cit., pages 21-23.
Guy Rocher, La notion de culture 3

plus étendus, plus englobants dans l'espace


En général, cependant, sociologues et et dans le temps 2.
anthropologues ne se sont guère préoccupés
de poursuivre cette distinction, qui leur est En second lieu, le terme civilisation
apparue factice et surtout entachée d'un dua- peut aussi être appliqué aux sociétés présen-
lisme équivoque et inspirée dune fausse op- tant un stade avancé de développement,
position entre l'esprit et la matière, la sensi- marqué par le progrès scientifique et techni-
bilité et la rationalité, les idées et les choses. que, l'urbanisation, la complexité de l'orga-
La très grande majorité des sociologues et nisation sociale, etc. On reprend la significa-
anthropologues évitent d'employer le terme tion qu'a eue longtemps (et qu'a encore dans
civilisation, ou encore utilisent celui de le langage courant) le terme civilisation,
culture, qui leur est cher, dans le même sens employé dans le sens de civiliser ou se civi-
que civilisation et considèrent que les deux liser 3. Le terme a alors une connotation
sont interchangeables. C'est ainsi que l'eth- évolutionniste; mais nous verrons plus loin
nologue français Claude Lévi-Strauss parle que, pour se dégager des jugements de va-
des «civilisations primitives» 1, Suivant leur que le terme civilisation a longtemps
d'ailleurs en cela l'exemple de Tylor qui, chariés avec lui, ou recourt maintenant dans
bien qu'il ait parfois accordé aux deux ter- les sciences sociales à des vocables comme
mes des sens différents, a donné une même industrialisation, développement et moder-
définition de la culture et de la civilisation, nisation.
comme nous l'avons vu plus haut.

Il arrive cependant qu'on trouve chez


2 DÉFINITION DE
certains sociologues et anthropologues
LA CULTURE
contemporains les deux distinctions suivan-
tes.
La rétrospective historique précédente
Tout d'abord, on emploiera le terme ci- nous amène maintenant à définir la culture
vilisation pour désigner un ensemble de d'une manière plus précise que nous ne
cultures particulières ayant entre elles des l'avons fait encore. La définition de Tylor,
affinités ou des origines communes; on par- rapportée plus haut, est très souvent citée,
lera en ce sens de la civilisation occidentale, car bien que datant de 1871, elle est éton-
dans laquelle on trouve les cultures fran- namment complète et précise. On lui a ce-
çaise, anglaise, allemande, italienne, améri- pendant reproché, d'être un peu trop descrip-
caine, etc. Ou encore, on parlera de la civili-
sation américaine quand on référera à l'ex-
2 Par exemple, c'est précisément ce sens que Durk-
tension dans le monde moderne du mode de
heim et Mauss attribuent à la notion de civilisa-
vie caractéristique de la culture américaine, tion, par laquelle ils entendent «des phénomènes
c'est-à-dire étatsunienne. On voit que la no- sociaux qui ne sont pas strictement attachés à un
tion de culture est alors liée à une société organisme social déterminé; ils s'étendent sur des
donnée et identifiable, tandis que le terme aires qui dépassent nu territoire national, ou bien
ils se développent sur des périodes de temps qui
civilisation sert à désigner des ensembles dépassent l'histoire d'une seule Société. Ils vivent
d'une vie en quelque sorte supranationale.» Dans
«Note sur la notion de Civilisation», L'année socio-
logique, 12, 1909-1912, page 47.
3 On en trouvera des exemples rapportés par Arden
R. Kings au mot «Civilization» dans A Dictionnary
of the Social Sciences, publié sous la direction de Ju-
1 En particulier dans son livre Du miel aux cendres, lius Gould et William L. Kolb, New York, The
Paris, Plon, 1966, page 408. Free Press of Glencoe, 1964, pages 93-94.
Guy Rocher, La notion de culture 4

tive et on peut ajouter qu'elle ne met la pensée, s'étendent à toutes les formes
peut-être pas en lumière tous les caractères d'expressions des sentiments aussi bien
que l'on attribue maintenant à la culture. qu'aux règles qui régissent des actions ob-
Depuis Tylor, bien d'autres définitions de la jectivement observables. La culture s'adresse
culture se sont ajoutées; Kroeber et Kluck- donc à toute activité humaine, qu'elle soit
hohn les ont colligées, classées et commen- cognitive, affective ou conative (i.e. qui
tées 1. Un bon nombre de ces définitions concerne l'agir au sens strict) ou même sen-
sont loin d'être aussi heureuses que celle de sori-motrice. Cette expression souligne en-
Tylor; plusieurs ont cependant contribué à fin que la culture est action, qu'elle est
cerner d'un peu plus près la réalité cultu- d'abord et avant tout vécue par des person-
relle. nes; c'est à partir de l'observation de cette
action que l'on peut inférer l'existence de la
Nous inspirant de la définition de Tylor culture et en tracer les contours. En retour,
et de plusieurs autres, nous pourrions définir c'est parce qu'elle se conforme à une culture
la culture comme étant donnée que l'action des personnes peut être
dite action sociale.
un ensemble lié de manières de penser, de
En second lieu, ces manières de pen-
sentir et d'agir plus ou moins formalisées
ser, de sentir et d'agir peuvent être «plus ou
qui, étant apprises et partagées par une
moins formalisées»; elle sont très formali-
pluralité de personnes, servent, d'une ma-
sées dans un code de lois, dans des formules
nière à la fois objective et symbolique, à
rituelles, des cérémonies, un protocole, des
constituer ces personnes en une collectivi-
connaissances scientifiques, la technologie,
té particulière et distincte.
une théologie; elles le sont moins, et à des
degrés divers, dans les arts, dans le droit
L'explication de cette définition va coutumier, dans certains secteurs des règles
nous permettre de mettre en lumière les ca- de politesse, notamment celles qui régissent
ractéristiques principales qu'anthropologues les relations interpersonnelles impliquant
et sociologues s'entendent pour reconnaître des personnes qui se connaissent et se fré-
à la culture. quentent de longue date. Moins les manières
de penser, de sentir et d'agir sont formali-
Caractéristiques principales sées, plus la part d'interprétation et d'adapta-
de la culture tion personnelle est permise ou même re-
quise.
On notera d'abord que nous avons re-
pris la formule particulièrement heureuse de La troisième caractéristique de la
Durkheim et que nous parlons de «manières culture, que comprend notre définition, est
de penser, de sentir et d'agir». Cette for- absolument centrale et essentielle; ce qui
mule est plus synthétique et aussi plus géné- fait d'abord et avant tout la culture, c'est que
rale que l'énumération de Tylor; elle est par des manières de penser, de sentir et d'agir
ailleurs plus explicite que la formule «ma- sont partagées par une pluralité de person-
nière de vivre» («way of life») qu'on trouve nes. Le nombre de personnes importe peu; il
dans beaucoup d'autres définitions. Elle pré- peut suffire de quelques personnes pour
sente l'avantage de souligner que les modè- créer la culture d'un groupe restreint (un
les, valeurs, symboles qui composent la «gang»), alors que la culture d'une société
culture incluent les connaissances, les idées, globale est nécessairement partagée par un
grand nombre de personnes. L'essentiel est
que des façons d'être soient considérées
1 Op. cit., pages 75-154.
Guy Rocher, La notion de culture 5

comme idéales ou normales par un nombre individu doit apprendre pour vivre dans une
suffisant de personnes pour qu'on puisse re- société particulière». Recourant à des for-
connaître qu'il s'agit bien de règles de vie mules différentes, un grand nombre de défi-
ayant acquis un caractère collectif et donc nitions de la culture, celle de Tylor y com-
social. La culture, au sens anthropologique prise, ont retenu ce caractère; certains l'ont
et sociologique du terme, bien qu'elle s'indi- même érigé en trait principal ou dominant
vidualise, n'est cependant pas individuelle de la culture.
de sa nature; on la reconnaît d'abord et prin-
cipalement à ce qu'elle est commune à une Aspects objectif et symbolique
pluralité de personnes. Nous avons vu pré- de la culture
cédemment comment la notion de culture,
qui ne pouvait d'abord s'appliquer qu'à des Apprises et partagées, les normes et va-
individus, en est venue à prendre une nou- leurs culturelles contribuent à former, d'un
velle signification collective. On voit aussi certain nombre de personnes, une collectivi-
du même coup que la notion de culture ne té particulière qu'il est possible et même re-
s'applique pas qu'à une société globale. Les lativement aisé de reconnaître et de distin-
sociologues parlent volontiers de la culture guer des autres collectivités. Cette collecti-
d'une classe sociale, d'une région, d'une in- vité, la culture contribue à la constituer
dustrie, d'un «gang». Ou encore, il arrive d'une double façon - et c'est là un autre trait
qu'on emploie l'expression «sous-culture» de la culture, essentiel à notre avis, et qui
pour désigner une entité partielle au sein n'apparaît pas assez souvent dans les défini-
d'une société globale (la sous-culture des tions de la culture-: d'une manière objective
jeunes) ou lorsqu'on veut faire état des liens et d'une manière symbolique. D'une ma-
entre une culture et une autre plus étendue nière que nous appelons objective
dans laquelle elle s'inscrit. d'abord, car les manières de penser, de sen-
tir et d'agir que des personnes ont en com-
Un quatrième caractère de la culture, mun établissent entre elles des liens que
auquel de nombreux auteurs ont accordé une chacune ressent comme bien réels; ce dé-
importance presque égale au précédent, con- nominateur commun est pour chacune de
cerne son mode d'acquisition ou de trans- ces personnes et pour toutes une réalité aussi
mission. Rien de culturel n'est hérité biolo- «objective», aussi évidente que d'autres ré-
giquement ou génétiquement, rien de la alités plus tangibles qu'elles peuvent aussi
culture n'est inscrit à la naissance dans l'or- avoir en commun, telles qu'un territoire, des
ganisme biologique. L'acquisition de la immeubles publics, des monuments, des
culture résulte des divers modes et méca- biens matériels, etc. La culture est donc un
nismes de l'apprentissage (ce dernier terme des facteurs que l'on trouve à la source de ce
étant entendu ici dans un sens plus large que que Durkheim appelait la solidarité sociale,
celui que nous lui attribuons dans le chapitre et Auguste Comte, le consensus de la socié-
suivant). Les traits culturels ne sont donc té.
pas partagés par une pluralité de personnes
de la même façon que peuvent l'être des Mais c'est bien plus encore d'une
traits physiques; on peut dire que les der- manière symbolique que la culture fonde
niers fruits sont le fruit de l'hérédité, tandis cette relative unité d'une collectivité et
que les premiers sont un héritage que cha- qu'elle lui donne son caractère distinctif. Et
que personne doit recueillir et faire sien. cela à un double titre. Tout d'abord, les ma-
Plusieurs auteurs ont d'ailleurs défini la nières collectives de penser, de sentir et
culture comme étant un «héritage social»; d'agir sont, pour Lin bon nombre d'entre el-
d'autres ont pu dire que c'est «tout ce qu'un les, des symboles de communication ou à
tout le moins des symboles qui rendent pos-
Guy Rocher, La notion de culture 6

sible la communication. Le cas du langage d'une nation, d'un parti politique, d'un syn-
est particulièrement clair; mais les joueurs dicat et même d'une famille. S'abstenir de
d'une équipe de hockey communiquent entre participer à des réunions, de porter un insi-
eux d'une façon non verbale, à travers la gne, de signer une pétition, etc., manifeste
connaissance parfois inconsciente qu'ils ont symboliquement qu'on se détache d'un parti,
de la signification que prennent pour eux d'un syndicat, d'une association. Comment
certaines manières d'agir de chacun des au- le sociologue et l'ethnologue discernent-ils
tres joueurs. Ce dernier exemple sert à illus- les groupements, les collectivités, les socié-
trer le fait que les manières d'agir servent tés ainsi que leurs frontières, si ce n'est à
elles-mêmes de symboles de communication travers les symboles de participation que
dans l'action sociale. fournit la conduite des personnes? La
culture prend ainsi le caractère d'un vaste
Mais surtout, c'est de symbolisme de ensemble symbolique, dont les racines pui-
participation que sont lourdes les manières sent des réalités psychosociales une signifi-
collectives de penser, de sentir et d'agir. Le cation et des manifestations essentielles à la
respect des modèles, comme nous l'avons vie collective humaine.
déjà dit, symbolise généralement l'adhésion
à des valeurs, qui symbolise à son tour l'ap- Le système de la culture
partenance à une collectivité donnée. Dès
lors, la solidarité entre les membres d'une Un dernier caractère enfin de la culture
collectivité, si elle est ressentie comme une est de former ce que nous avons appelé «un
réalité, est par ailleurs saisie, perçue et ex- ensemble lié», c'est-à-dire de constituer ce
primée à travers un vaste appareil symboli- qu'on peut appeler un système. Les diffé-
que, auquel chacun des membres contribue. rents éléments qui composent une culture
Autrement dit, l'adhésion à la culture est donnée ne sont pas simplement juxtaposés
constamment réaffirmée par chaque membre l'un à l'autre. Des liens les unissent, des
de la collectivité et par tous, à travers et par rapports de cohérence les rattachent les
la signification symbolique de participation uns aux autres; lorsque des changements
attachée à leur conduite extérieurement ob- s'effectuent dans un secteur d'une culture, ils
servable. C'est aussi la signification symbo- entraînent des changements dans d'autres
lique des conduites qui permet aux membres secteurs de cette culture. Ces liens et ces
d'une collectivité comme à ceux qui n'en rapports n'ont généralement rien de néces-
sont pas, de tracer la frontière immatérielle saire, c'est-à-dire qu'ils ne résultent pas d'un
entre les membres et les non-membres, entre raisonnement logique et rationnel qui les
les citoyens et les étrangers, entre les saints, imposerait de nécessité. Ce sont plutôt des
les fidèles et les païens. Le catholique qui liens et des rapports ressentis subjectivement
s'abstient délibérément de la messe domini- par les membres d'une société. La cohérence
cale témoigne d'une manière symbolique à d'une culture est donc par-dessus tout une
ses propres yeux, aux yeux de ses coreli- réalité subjectale c'est-à-dire vécue subjecti-
gionnaires et de tous les autres, qu'il est en vement par les membres d'une société. C'est
voie de se détacher ou qu'il s'est déjà déta- d'abord chez les sujets et pour les sujets
ché de la collectivité ecclésiale. L'apparte- qu'une culture prend le caractère d'un sys-
nance à une collectivité religieuse, de nature tème. En effet, bien des arrangements diffé-
mystique, ne peut évidemment s'exprimer rents sont possibles entre les éléments d'une
qu'à travers des symboles de cette nature; culture; l'étude de Kluckhohn et Strodbeck
mais il faut bien voir que la même exigence sur les valeurs prouve qu'ils est bien diffi-
s'impose, de façon plus ou moins marquée, cile, du moins dans l'état actuel de nos
pour toute autre collectivité, qu'il s'agisse connaissances, de démontrer des liens objec-
Guy Rocher, La notion de culture 7

tivement nécessaires entre certaines valeurs riées de parenté. Il en est de même de la co-
(par exemple entre la valorisation du présent habitation du territoire ou de la division du
et la valorisation du faire). Les seuls liens travail, que la culture utilise pour forger les
«nécessaires» sont ceux que les sujets idées de nation, de patrie, de propriété, de
eux-mêmes jugent nécessaires, qui leur ap- hiérarchie sociale, de prestige social, de
paraissent tels et qu'ils acceptent ainsi. classe sociale; ce sont là d'ailleurs non seu-
lement des idées mais des faits que la culture
Pour parler de l'existence et de la struc- a contribué à créer et à maintenir.
ture du système culturel, le sociologue doit
donc passer d'abord par la perception qu'en
ont les membres d'une collectivité. Si par
La culture apparaît donc comme l'univers
conséquent, on peut parler du système de la
mental, moral et symbolique, commun à
culture, c'est qu'une culture est perçue et vé-
une pluralité de personnes, grâce auquel
cue en tant que système. Cet aspect du sys-
et à travers lequel ces personnes peuvent
tème culturel n'a généralement pas été assez
communiquer entre elles, se reconnaissent
souligné et analysé par les auteurs qui ont
des liens, des attaches, des intérêts com-
parlé du système de la culture.
muns, des divergences et des oppositions,
se sentent enfin, chacun individuellement
et tous collectivement, membres d'une
3 FONCTIONS DE même entité qui les dépasse et qu'on ap-
LA CULTURE pelle un groupe, une association, une col-
lectivité, une société.
Fonction sociale de la culture
Fonction psychique de la culture
À partir de ce qui précède, il est mainte-
nant relativement aisé d'expliciter les fonc- S'il en est ainsi, c'est qu'en même
tions psycho-sociales de la culture. Sociolo- temps la culture remplit, sur le plan psycho-
giquement d'abord, nous avons vu que la logique, une fonction de «moulage» des per-
fonction essentielle de la culture est de ré- sonnalités individuelles. Une culture est en
unir une pluralité de personnes en une col- effet comme une sorte de moule dans lequel
lectivité spécifique. D'autres facteurs contri- sont coulées les personnalités psychiques
buent aussi au même résultat: les liens du des individus; ce moule leur propose ou leur
sang, la proximité géographique, la cohabi- fournit des modes de pensée, des connais-
tation d'un même territoire, la division du sances, des idées, des canaux privilégiés
travail. Mais des facteurs eux-mêmes, que d'expression des sentiments, des moyens de
l'on peut appeler objectifs, sont transposés et satisfaire ou d'aiguiser des besoins physio-
réinterprétés dans et par la culture, qui leur logiques, etc. L'enfant qui naît et grandit
donne une signification et une portée bien dans une culture particulière (nationale, ré-
au-delà de celles qu'ils ont naturellement. gionale, de classe, etc.) est destiné à devoir
Ainsi, les liens du sang deviennent les liens aimer certains mets, à les manger d'une cer-
de parenté, sont étendus et compliqués par la taine manière, à relier certains sentiments à
prohibition de l'inceste, par les règles qui certaines couleurs, à se marier selon certains
définissent les mariages permis et les maria- rites, à adopter certains gestes ou certaines
ges prohibés et par les normes qui régissent mimiques, à percevoir les «étrangers» dans
les rapports entre personnes d'un même une optique particulière, etc. Le même en-
groupe de parenté, etc. À partir des liens fant, s'il avait été déplacé dès sa naissance et
biologiques du sang, les hommes ont élabo- soumis à une autre culture, aurait aimé d'au-
ré, à travers la culture, des formes très va- tres rites, ne recourrait pas à la même mimi-
Guy Rocher, La notion de culture 8

que et percevrait autrement les mêmes et ne s'explique véritablement que dans le


étrangers. contexte d'une autre fonction plus générale
et plus fondamentale, celle qui permet et fa-
Si la culture peut être assimilée à un vorise l'adaptation de l'homme et de la so-
moule qui s'impose à la personnalité, il faut ciété à leur environnement et à l'ensemble
encore ajouter que ce moule n'est pas abso- des réalités avec lesquelles ils doivent vivre.
lument rigide. Il est assez souple pour On comprendra mieux cette fonction si on
permettre des adaptations individuelles; cha- compare la culture à l'instinct avec lequel
que personne assimile la culture d'une elle présente des ressemblances et des dis-
manière idiosyncratique, la reconstruit à sa semblances. Sans doute, ce n'est pas le lieu
façon dans une certaine mesure. Au surplus, ici d'entrer dans le détail des discussions sur
la culture offre des choix, des options entre l'instinct qui occupent biologistes et psycho-
des valeurs dominantes et des valeurs logues; l'instinct demeure encore une réalité
variantes, entre des modèles préférentiels, bien obscure et bien mystérieuse. Nous nous
variants ou déviants, ainsi que nous l'avons contenterons de n'en utiliser ici que certains
vu dans les chapitres précédents. La culture éléments.
peut aussi autoriser, parfois même requérir,
-une part d'innovation chez les acteurs
sociaux, toutes les sociétés ne laissant
4 CULTURE ET INSTINCT
cependant pas la même latitude à leurs
membres à ce propos.
Mais cette flexibilité du moule culturel Définitions de l'instinct
est toujours à l'intérieur de limites données;
franchir ces limites, c'est devenir marginal à Le psychologue Henri Piéron définit
la société dont on est membre ou c'est sortir l'instinct de la manière suivante: «l'instinct
de cette société et passer à une autre. Sur- peut servir à désigner une catégorie d'actes
tout, cette flexibilité n'empêche pas que la plus ou moins complexes, représentant plu-
culture moule la personnalité aussi bien par tôt en général une participation de l'ensem-
les choix qu'elle autorise et les variantes ble de l'organisme, réalisés d'emblée avec
qu'elle offre que par les contraintes qu'elle une perfection suffisante et la plupart du
impose; une culture offre un choix entre des temps sans progrès ultérieur, doués d'une
modèles, des valeurs, des significations plasticité relative entre des limites assez
symboliques, mais ce choix n'est jamais il- étroites, plus ou moins influencés par les
limité; il se restreint à certaines options pos- circonstances du moment, mais relevant
sibles, il ne s'étend pas à toutes et encore il d'un mécanisme congénital et qui n'est point
en privilégie toujours certaines plus que acquis par l'expérience individuelle» 1. De
d'autres. son côté, Ronald Fletcher donne de l'instinct
une définition plus élaborée qui en indique
On peut donc vraiment dire que la les principales caractéristiques: «Tel qu'il
culture informe la personnalité, dans le sens est employé en biologie, le terme instinct
qu'elle lui confère une forme, une configura- désigne les séquences récurrentes de l'expé-
tion, une physionomie qui lui permet de rience et du comportement de l'animal, ainsi
fonctionner au sein d'une société donnée. que leurs conditions neuro-physiologiques
Nous élaborerons davantage cet aspect de la sous-jacentes, qui (a) paraissent aboutir à
culture en traitant de la socialisation, dans le des conséquences spécifiques; (b) sont fonc-
prochain chapitre.

La double fonction, sociologique et 1 Henri Piéron, De l'actinie à l'homme, Paris, Presses


psychologique, de la culture ne se comprend universitaires de France, 1959, vol. 11, p. 90.
Guy Rocher, La notion de culture 9

tionnellement bénéfiques pour l'animal et est essentiellement congénital et non-


pour l'espèce; (c) sont bien adaptées à l'envi- appris, alors que • la culture est nécessai-
ronnement normal de l'espèce (bien qu'elles rement non-héréditaire et apprise. L'oppo-
soient souvent «aveugles» et maladaptées à sition entre instinct et culture est ici radi-
des conditions inhabituelles); (d) se retrou- cale. En second lieu, l'instinct est endogène,
vent chez tous les animaux d'une même es- donc inscrit en chaque organisme et
pèce (bien qu'elles puissent se manifester de non-social de sa nature; sans doute, des
manière variable d'un individu à l'autre); (e) comportements instinctifs sont-ils les mê-
apparaissent suivant un ordre et une régula- mes, ou à peu près, pour tous les animaux
rité définis au cours de la vie de l'individu d'une même famille, mais c'est parce que
en relation avec les processus de dévelop- chaque organisme individuel est doté des
pement et de maturation; (f) ne sont pas ap- mêmes mécanismes. Par contre, la culture
prises par expérience individuelle (bien est de nature sociale, elle est un bien collec-
qu'elles puissent apparaître dans le contexte tif, auquel des individus ont part (de ma-
d'un apprentissage et qu'un apprentissage nière d'ailleurs inégale) et qui est en chacun
puisse se produire en rapport avec elles)» 1. d'eux en même temps qu'il est aussi et
d'abord en dehors d'eux. Ici, encore, l'oppo-
Le principal point qui ressort de ces dé- sition est complète.
finitions, sur lequel s'entendent presque tous
les spécialistes, est le caractère congénital de Enfin, et c'est à ce point en particulier
l'instinct, c'est-à-dire que l'instinct est trans- que nous voulions finalement en venir, la
mis héréditairement et inscrit dans l'orga- culture remplit pour l'homme la même fonc-
nisme dès la naissance, au moins, de ma- tion d'adaptation à soi-même et à l'environ-
nière embryonnaire, et qu'il se développe nement que remplit l'instinct chez l'animal.
avec la maturation de l'organisme. Le com- C'est à travers l'instinct que l'animal répond
portement instinctif est donc nécessairement à la réalité ambiante et la contrôle; c'est à
un comportement non-appris, qui peut par- travers la culture que l'homme prend contact
fois s'améliorer avec l'expérience ou s'ac- avec lui-même, avec son milieu physique et
compagner d'apprentissage, mais dont le social, qu'il exerce des contrôles sur lui-
propre est d'être endogène, c'est-à-dire qu'il même, ses sentiments, ses besoins, ses im-
résulte de mécanismes internes déclenchés pulsions, qu'il manipule les choses et les
par des besoins, une motivation ou une per- êtres et les asservit à ses besoins et à ses
ception. Le comportement instinctif n'est fins. Déjà, chez les Vertébrés supérieurs,
donc pas le produit d'un apprentissage, mais l'instinct s'accompagne d'actes intelligents et
plutôt de ce qu'on appelle une maturation, spontanés; chez l'Homme, l'instinct a reculé,
c'est-à-dire un développement organique s'est affaibli devant les progrès de l'intelli-
chronologiquement sérié et ordonné. gence, de la fonction symbolique et par
conséquent de la culture.
Comparaison de l'instinct
et de la culture On peut donc dire de la culture qu'elle est
comme le prisme à travers lequel l'homme
Si l'on revient maintenant à la culture, perçoit la réalité, qu'il utilise pour s'adapter à
ce que nous avons dit de l'instinct permet de cette réalité et pour la contrôler. Par consé-
faire entre les deux une brève comparaison. quent, la culture est propre à l'homme parce
Tout d'abord, • le comportement instinctif que seul celui-ci a pu développer suffisam-
ment la fonction symbolique et accumuler
un réservoir de symboles de divers niveaux
1 Ronald Fletcher, au mot, «Instinct» dans A Dic- d'abstraction; en retour, la culture permet à
tionnary of the Social Sciences, pages 336-337.
Guy Rocher, La notion de culture 10

chaque individu de devenir homme, en le peut-être plus exactement à travers eux, la


faisant bénéficier de l'acquis accumulé avant culture affirme sa fonction la plus fonda-
lui et qui ne pouvait s'inscrire dans l'orga- mentale, qui est de permettre à l'homme de
nisme biologique. s'humaniser.

Au-delà du physique et du social, ou

Vous aimerez peut-être aussi