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Baudouin Dupret, Zakaria Rhani, Assia Boutaleb et Jean-Noël Ferrié (dir.

Le Maroc au présent
D'une époque à l'autre, une société en mutation

Centre Jacques-Berque

Culte des saints et santé : les awliya guérisseurs


Abdelhani Moundib

DOI : 10.4000/books.cjb.1120
Éditeur : Centre Jacques-Berque, Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les Études Islamiques et
les Sciences Humaines
Lieu d'édition : Casablanca
Année d'édition : 2015
Date de mise en ligne : 21 novembre 2016
Collection : Description du Maghreb
ISBN électronique : 9791092046304

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9789954036204

Référence électronique
MOUNDIB, Abdelhani. Culte des saints et santé : les awliya guérisseurs In : Le Maroc au présent : D'une
époque à l'autre, une société en mutation [en ligne]. Casablanca : Centre Jacques-Berque, 2015 (généré
le 24 avril 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cjb/1120>. ISBN :
9791092046304. DOI : 10.4000/books.cjb.1120.

Ce document a été généré automatiquement le 24 avril 2019.


Culte des saints et santé : les awliya guérisseurs 1

Culte des saints et santé : les awliya


guérisseurs
Abdelhani Moundib

1 Il ne passe pas un jour sans qu’on ne parle, sur une station de radio, une chaîne de
télévision ou dans un journal, des centaines de personnes qui, à travers le Maroc,
recourent encore aux marabouts et visitent les sanctuaires des saints pour soigner les
maux de l’âme et du corps. Les « fous », les « névrosés », les possédés, d’une part, les
fiévreux, les stériles, les eczémateux, d’autre part, trouvent tous leur remèdes dans ces
lieux sacrés.
2 Le développement de la médecine a offert la possibilité de se soigner, en plus de ces
méthodes « traditionnelles » relevant de l’héritage culturel (au sens anthropologique du
terme), par les pratiques « modernes » basées sur les connaissances scientifiques. Ce
système, caractérisé alors par ce qu’on appelle le pluralisme médical, offre également un
pluralisme dans les choix curatifs. Le demandeur de soins dispose, en principe, de
plusieurs possibilités à partir desquelles il élabore une « stratégie » médicale, qui suppose
l’existence d’une certaine logique qui trouve son fondement dans la perception à la fois
des maladies, de leur étiologie et des soins médicaux.
3 Nous voudrions trouver, à travers un travail de terrain dans la région rurale des
Doukkala, les mobiles, aussi bien culturels que socio-économiques, qui poussent les
patients à avoir recours au système curatif traditionnel, plus spécialement maraboutique,
plutôt qu’au système curatif moderne.

Itinéraires thérapeutiques entre perceptions et


stratégies médicales
4 Toutes les maladies, sans exception aucune et quelle que soit l’étiologie qu’on leur associe
(causes naturelles ou surnaturelles) sont considérées d’origine divine. Dans la société
rurale marocaine, les maladies sont très rarement perçues comme des faits biologiques
purs, c’est-à-dire comme des dysfonctionnements physiologiques n’émanant pas

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fatalement de la volonté divine et n’ayant pas nécessairement un sens surnaturel. La


maladie et le risque de la mort qui lui y est corrélé sont vécus comme une épreuve divine
à laquelle Dieu soumet le malade et son entourage. Par conséquent, tous les itinéraires
thérapeutiques et toutes les stratégies médicales sont perçus essentiellement comme un s
boub (recours) pour invoquer la clémence divine. Ce sboub reste, quel que soit son degré
de performance, un simple recours qui ne peut changer en aucun cas le mektoub (destin),
c’est-à-dire qu’il ne se fait pas contre Dieu ou même indépendamment de lui (Moundib,
2006).
5 Aucun savoir-faire ni aucune science ne peuvent se substituer à la volonté de Dieu. Ainsi,
la médecine, quel que soit son genre, demeure un instrument de clémence divine. C’est
Dieu qui donne la vie, c’est lui qui la préserve, et c’est lui qui la reprend quand il le veut et
comme il veut : « Dieu est le plus grand. » Cette vision enchantée de la maladie et de la
médecine ne signifie pas du tout que les ruraux de Doukkala soient des fatalistes qui
refusent de se soigner. « Elle montre seulement que la médicalisation dans ces milieux
démunis et analphabètes n’est pas régie que par les facteurs culturels mais aussi par les
facteurs socio-économiques (Dialmy, 2002, p. 137). »
6 L’enquête menée montre clairement que l’itinéraire thérapeutique des ruraux commence
toujours par l’usage de ce qu’ils appellent dwa l-‘arab, « la médecine arabe ». Cela consiste
à recourir aux moyens (thérapeutiques traditionnels) du bord, qui sont généralement des
amalgames d’herbes et de plantes, sous forme de fusion, comme le thymus vulgaris connu
dans la langue vernaculaire sous le nom de za‘tar, sous forme de décoction comme le
girofle (qrunfol) ou encore sous forme de fumigation, comme l’alun, le camphre, le
bonjoin, l’ambre et le fameux harmel. Ces recettes, qui font partie d’une thérapeutique
domestique, constituent en fait un traitement symptomatique pour soigner la toux, les
coliques ou la diarrhée, un traitement où il n’y a pas de démarche diagnostique précédant
l’étape thérapeutique. Bien que ces recettes s’avèrent souvent efficaces, surtout pour des
petits maux comme certaines pathologies digestives, elles restent impuissantes devant les
maladies sérieuses, d’où la nécessité d’opter pour les soins biomédicaux.
7 Après avoir soumis le malade au dwa l-‘arab, on attend le verdict de Dieu, et si la maladie
persiste, alors on se décide à adopter la logique biomédicale. Et c’est là que commence un
véritable calvaire pour le patient et sa famille, car si la logique biomédicale n’est admise
qu’en dernier recours, ce n’est pas à cause des perceptions culturelles mettant en doute
ses performances (bien que ce genre de justification surgisse parfois en cas de maladie
chronique ou incurable), mais c’est surtout pour des raisons liées à l’enclavement et à la
pauvreté des patients. De fait, l’inaccessibilité des formations sanitaires, l’éloignement
des dispensaires et le coût pour y accéder retardent, voire empêchent parfois le recours
aux soins biomédicaux. A ces contraintes majeures s’ajoutent le coût même des soins
médicaux et la complexité des procédures administratives, à l’image du renvoi du
dispensaire « le plus proche » vers l’hôpital principal de la région.
8 L’inaccessibilité géographico-financière des soins biomédicaux est tellement
déterminante qu’elle conduit les ruraux à se réfugier dans n’importe quelle justification
socioculturelle. Mais ces justifications sont de peu de poids quand on les compare à
l’inaccessibilité physique et financière de la biomédecine (Dialmy, 2002).
9 Dans ce contexte-là, les gens malades et souffrants se tournent facilement vers ce qu’on a
appelé la « médecine spirituelle », celle qui fait appel à la grâce divine et au don
thérapeutique des saints.

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Culte des saints ou médecine spirituelle


10 Quand « la médecine arabe » ne suffit pas pour venir à bout des maladies et que « la
médecine chrétienne » est inaccessible, le seul espoir qui reste à ces gens, ce sont les
awliya Allah al-salihin, les saints de Dieu, Ses proches et Ses favoris. Si le culte des saints au
Maroc d’aujourd’hui a un sens, ce ne peut être qu’au sein d’un système logique dont il
faut d’abord repérer les éléments avant d’être en mesure de dégager la cohérence de leur
agencement.
11 Les représentations que se font les Marocains des saints font de ceux-ci des personnages
(hommes et femmes) fétiches très proches de Dieu du fait de leur possession de la baraka,
bénédiction divine qu’ils ont acquise, de leur vivant, dans un temps appelé bekri, le passé
qui n’a pas de contexte historique précis.
12 Bien que les saints soient morts et inhumés dans leurs tombes, comme le commun des
mortels, ils ont su garder des pouvoirs extraordinaires dont ils ont imprégné leurs
sanctuaires et les objets qui s’y trouvent et qui sont supposés leur permettre d’exaucer les
invocations de leurs disciples, adeptes et solliciteurs.
13 Le culte des saints dans l’islam marocain est une forme originale de piété populaire très
ancrée, et cela malgré les contestations de certains oulémas, comme le cheikh Mohamed
El-Mekki Naciri qui le qualifie d’hérésie.
14 Bien que les saints soient considérés comme des proches de Dieu capables de changer le
cours des choses et des événements, c’est certainement contre les maladies que les saints
sont invoqués le plus souvent. Comme les médecins, les saints peuvent être des
généralistes ou des spécialistes. Tous les grands saints de la région sont connus par leurs
spécialités thérapeutiques. Ainsi, on attribue à Moulay Bouchaïb Erredad le pouvoir de
guérir les troubles de la fécondité et toutes les maladies sexuelles. Quant à Sidi Ben
Maâchou, il soigne les dermatites et l’eczéma. Sidi Messaoud Ben Hessin est très connu
pour sa capacité à guérir l’épilepsie et toutes les maladies mentales, qui sont ramenées à
des possessions par les esprits (jnoun). On attribue à des centaines de saints des dizaines
de spécialités thérapeutiques.

Maladies naturelles et maladies surnaturelles


15 Bien que les rites pratiqués au sein des sanctuaires soient souvent des rites de contact et
d’attouchement, ils varient beaucoup selon le saint invoqué et, surtout, selon la maladie à
traiter et plus spécialement, son étiologie. Ainsi, on distingue deux types de maladies
corollaires de deux grandes étiologies : les maladies naturelles et les maladies
surnaturelles.
16 Quand l’étiologie d’une maladie est perçue comme naturelle, c’est-à-dire causée par des
facteurs naturels (insalubrité de l’eau, de la boisson, éléments toxiques, agents
pathogènes) et se manifestant par des diarrhées, des vomissements, de la fièvre, on
s’adonne en premier lieu, faute de mieux, à la thérapie par les plantes pour calmer les
douleurs ; quand celle-ci s’avère inefficace, on se tourne vers le marabout spécialiste le
plus proche. Il va sans dire ici que les diagnostics établis par les malades ou leurs proches
ne se basent pas sur des critères nosologiques au sens médical du terme. « Encore le
terme étiologie va-t-il peut être au-delà du souci des gens. La description des causes est le

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plus souvent sommaire : on parle de nourriture pour les diarrhées, du froid pour les maux
de tête, etc. (Radi, 2002, p. 110). »
17 Beaucoup de lieux saints sont connus pour guérir les maladies que l’on juge purement
physiques et naturelles, parfois par de simples visites pieuses. Dans la seule région de
Doukkala, on dénombre une dizaine de saints connus pour leur spécialité pédiatrique.
Presque dans toute les communes rurales de la région, il existe au moins un wali (singulier
de awliya) qui traite ce genre de maladies, mais Sidi Abdelaziz Ben Yeffou reste le saint le
plus invoqué et le plus sollicité (Maarouf, 2007 ; Rhani, 2013).
18 Pour soigner les enfants malades, on commence toujours par le rite de la ziayra qui suit
généralement le schéma suivant : toucher la porte du sanctuaire avec la main droite et la
porter à la bouche pour l’embrasser ; mettre des cierges, achetés sur place, dans le coffre
des offrandes, et, enfin, faire le tour du tombeau en faisant ses invocations au saint.
19 Après cette étape de la cure, qui est d’usage dans tous les sanctuaires des saints, la mère
prend un des effets de son enfant malade, comme son bonnet, et le frotte contre le
tombeau du saint. Ensuite les hufdan de Ben Yeffou (descendants du saint) fabriquent des
amulettes pour le patient selon les diagnostics établis. On a pu distinguer quatre usages
différents de ces amulettes : les rincer dans un bol d’eau et le faire boire à l’enfant malade
selon un certain rythme et au cours d’un nombre déterminé de jours ; les brûler dans un
brasero et faire inhaler la fumée qui s’en dégage au patient, les mettre dans de l’eau et les
y laisser un certain temps pour ensuite les utiliser pour des massages au niveau des zones
douloureuses ; les faire porter à l’enfant ou les accrocher sur les endroits malades du
corps.
20 Il faut noter aussi que pour faciliter l’accès aux soins du saint Sidi Abdelaziz Ben Yeffou,
ses descendants dressent leur tentes dans tous les souks de la région, prodiguant ainsi la
baraka de leur ancêtre à ceux qui ne peuvent pas se déplacer jusqu’à son sanctuaire.
21 Beaucoup de sources, d’arbres, de haouch, de houita, qui portent tous des noms de saints et
sont considérés par la population comme tels, sont invoqués pour guérir les maladies de
la peau. Le saint le plus érudit dans cette spécialité thérapeutique est Sidi Maâchou Ben
Saïd. Ce saint, qui a atteint de son vivant le plus haut degré d’élévation spirituelle, est
connu pour guérir toutes les maladies qui atteignent les pauvres et les déshérités,
notamment les maladies de la peau comme les dermatites et l’eczéma. Ses descendants, à
qui il a légué sa baraka guérisseuse, sont dispersés dans toute la région ; on les appelle les
maâchat. Lalla Rkia Lamaâchia, que nous avons rencontrée à Zmamra, est l’une d’entre
eux. Elle est connue dans son douar et les douars voisins pour guérir l’eczéma, appelé
dans la langue vernaculaire machia, ce terme qui veut dire littéralement « celle qui
marche ». La thérapie qu’elle pratique consiste à appliquer, avec un coutelet légèrement
chauffé sur le feu, des couches légères de guetrane (goudron), mélangées avec un peu de
sel, sur la partie atteinte du corps. Le traitement dure trois jours, accompagné par un
régime alimentaire qui interdit la consommation de légumes et fruits crus. Quant à la
rémunération, cette guérisseuse, comme tous les guérisseurs, accepte ce qu’on lui donne
et ne demande jamais rien.
22 Les maladies causées par les morsures d’animaux venimeux ou enragés, comme toutes les
autres maladies, ont leurs saints guérisseurs. Les descendants de ces saints, porteurs de
leur baraka, prodiguent les soins aux malades. En milieu rural où le risque d’être mordu
par un animal ou un reptile est grand, on imagine aisément le nombre des saints
spécialistes de cette thérapie. Mais les guérisseurs les plus invoqués pour ce genre de

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maladies restent les Messnawa, qui vivent tous près du sanctuaire de leur ancêtre, Sidi
M’hamed Lemessnawi.
23 Quand une personne est mordue par un animal qui peut être enragé, surtout un chien, ou
par un serpent ou une araignée qui peuvent être venimeux, on cherche un chérif mesnawi
ou on fait le déplacement jusqu’au sanctuaire du grand patron. La thérapie est très simple
et très symbolique : un des chorfa mesnawa prend de l’eau, puisée au puits du sanctuaire,
et la verse sur le malade à travers les petits trous d’un ghourbal (tamis). Ensuite, on attend
le verdict du saint : soit le patient guérit, soit il meurt, selon la volonté de Dieu.

Etiologie et guérison des maladies surnaturelles


24 Les maladies surnaturelles sont des maladies dont l’étiologie met en cause des êtres
surnaturels ou des formes occultes de l’efficacité : il peut s’agir des jnoun, de la sorcellerie
ou du poison de l’envie, c’est-à-dire le mauvais œil. Les symptômes de la maladie
surnaturelle, tout comme son étiologie, « insistent sur les effets néfastes de proximité et
marquent, à des degrés divers, la prise de possession du corps par une entité dangereuse
plus ou moins personnalisée (Radi, 2002, p. 104). »
25 L’explication surnaturelle de la maladie et les différentes formes de cure qui vont avec ne
concernent qu’un ensemble limité d’atteintes. L’idée est ancrée chez la majorité des
Marocains que le monde est peuplé d’esprits surnaturels (jnoun) susceptibles d’agresser
les humains dans certains lieux et à certaines périodes. Certains sont musulmans, d’autres
sont chrétiens, juifs ou païens. Ces êtres invisibles, qui vivent plutôt la nuit, sont capables
de rendre malades ceux qui empiètent sur leurs domaines. Ceux-ci sont situés dans les
lieux où l’on trouve de l’eau (lacs, rivières, puits), les endroits sales (égouts, décharges),
obscurs (grottes, forêts, cavernes) ou sanguins comme les abattoirs. Les jnoun, qui sont
des êtres invisibles, bien qu’ils puissent parfois se manifester sous forme humaine ou
animale, sont très proches des humains qu’ils peuvent atteindre à tout moment de leur
vie. Les maladies que l’on soupçonne être causées par les jnoun sont la folie, l’épilepsie, les
maladies nerveuses et les convulsions. Les gens considèrent que les personnes atteintes
par ce genre de maladie sont des personnes frappées ou possédées par les esprits. Ces
maladies sont exclusivement du ressort des saints et, plus spécialement, de ceux qui
voisinent les génies. Sidi Messaoud Ben Hessin, dit le sultan des jnoun, dont le sanctuaire
est construit sur une hauteur qui domine le centre préurbain de Hadd Oulad Frej, est
connu dans toute la région pour son don de guérison de certaines maladies mentales, qui
sont ramenées à des possessions par les esprits. L’originalité de ce saint est son mode de
traitement thérapeutique qui est plus complexe – tout comme la complexité de l’univers
des jnoun – et exige toujours l’intervention des chorfa qui, après avoir fait tourner ces
patients sept fois autour de la tombe du saint, les enchaînent dans la khalwa (lieu de
retraite) en leur faisant répéter jusqu’à épuisement la formule suivante : « Ana fi hmak a
Sidi Messaoud », qui peut être traduite par « Je suis sous ta protection, ô Sidi Messaoud ».
Ces malades peuvent rester enchaînés dans ces cellules plusieurs jours et plusieurs nuits
de suite.
26 Dans son ouvrage, Divulgation de la vérité et traitement de la création, le cheikh Mohamed El-
Mekki Naciri qualifie cette thérapeutique de pratique révoltante qu’il faudrait interdire.
Pourtant, des dizaines de malades sont amenés chaque jour par leurs familles à ce saint
pour y trouver un remède efficace et rapide que la médecine moderne ne peut prodiguer.

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Sidi Messaoud est le saint le plus invoqué dans toute la région pour chasser les maux du
corps du malade, ses chorfa ou hufdan sont si efficaces qu’ils arrivent même parfois à faire
parler le génie qui habite le patient et à décliner son identité par la bouche du patient, et
cela au vu de tout le monde. Et même si la thérapie comporte des scènes violentes, les
gens (les patients, leurs proches, les chorfa, les gardiens du sanctuaire) ont la conviction
que l’agressivité n’est pratiquée que pour mieux guérir.
27 De toutes les croyances ancrées dans la région des Doukkala, le mauvais œil, al-‘ayn, est
certainement la plus répandue. Les préjudices qu’il peut entraîner sont divers et variés,
allant jusqu’à tuer une personne. Mais les maux qui lui sont le plus souvent attribués
restent la nervosité, le stress et l’insomnie. Les gens croient que certaines personnes, plus
que d’autres, sont porteuses d’un pouvoir oculaire pouvant rendre malade d’autres
personnes sensibles à ce derrnier. On appelle les premiers « Nass li ‘aynhum khayba » (les
gens qui ont des yeux mauvais) ; et les seconds « Nass li katched fihom l-‘ayn » (les
personnes très sensibles au mauvais œil).
28 Il est difficile de procéder à une lecture médicale des troubles attribués à ces origines,
pour la simple raison que les symptômes de ces maladies sont sélectionnés en fonction de
leur capacité métaphorique à suggérer les dangers de la trop grande proximité. Pour se
préserver du mauvais œil, il faut invoquer le nom de Dieu, réciter des formules
neutralisantes, porter un talisman, une amulette ou la main de Fatma. Quand le mal est
survenu, la personne atteinte devient nerveuse, stressée ou insomniaque. Alors, on
implore l’aide des saints de Dieu. Des dizaines d’awliya dispersés dans le pays de Doukkala
sont invoqués pour rendre le calme à ces âmes fatiguées. Le sanctuaire de Sidi M’hammed
Ennaym, aux abords du douar d’Ouled Hlal (dont le nom signifie justement l’endormi), est
un exemple de saint guérisseur du stress, de l’insomnie et des troubles de sommeil. Les
personnes nerveuses ou insomniaques doivent aller chercher sur sa tombe une pierre
qu’ils placent trois nuits de suite sous leur oreiller ; si la maladie persiste, ils doivent aller
passer une nuit tout entière dans son édifice modeste.
29 Le monde dans lequel nous vivons est non seulement peuplé d’esprits susceptibles
d’agresser les humains, mais aussi de toutes sortes de gens et d’individus capables de
provoquer le malheur d’autrui. Cette croyance est très ancrée chez la majorité de nos
enquêtés. Le pouvoir maléfique fournit un système explicatif de la maladie, fondé sur les
idées d’envoûtement, d’ensorcellement, de sortilège et d’agissement agressif de la part de
sorciers.
30 Le shour (magie) se manifeste sous différentes formes : toute matière entachée d’un
pouvoir maléfique entre dans cette catégorie, sous forme de papier écrit, de liquide, de
produits végétaux ou de restes de cadavres d’animaux ou d’humains. Ces substances
agissent à distance soit par leurs pouvoirs maléfiques soit par leurs odeurs. Les préjudices
que le shour peut entraîner sont énormes : il peut ruiner les biens et les affaires, séparer
les époux, rendre les personnes malades et être cause de tous les petits et grands maux de
la vie.
31 Les maladies que l’on soupçonne d’être causées par la magie (y compris celles qui ont les
symptômes propres aux nosologies biomédicales, comme la stérilité ou l’impuissance
sexuelle) sont celles qui sont jugées bizarres et improbables. Et quand on pense que
l’étiologie d’une maladie est liée à la magie, on privilégie le fqih ou le wali. Beaucoup de
saints dans la région sont connus pour leur pouvoir de débarrasser les patients de
l’ensorcellement dont ils ont été victimes. Parmi eux, la grande sainte Lalla Aïcha Lbahria,
Aïcha de la mer. L’affluence est grande dans son sanctuaire : des flots de patients, surtout

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des femmes et des enfants, investissent chaque jour la cour poussiéreuse de son édifice.
Pour venir à bout des agressions d’envoûtement ou supposées telles, les malades doivent
se laver à l’eau du sanctuaire, puisée d’un puits entouré de beaucoup de vénération. Le
patient doit en boire autant qu’il peut. Mais ce n’est là qu’une étape d’une thérapeutique
douce et symbolique. Sur le buisson qui avoisine le sanctuaire, les femmes doivent
accrocher une partie de leurs vêtements ou sous-vêtements, parfois même des touffes de
leurs cheveux. Ce sont des votifs qui ont pour but de débarrasser ces femmes de tout
sortilège. Pour celles qui en ont les moyens, le sacrifice d’un animal ou une somme
d’argent augmenteront les chances que leurs maux soient expulsés et que leurs vœux
soient exaucés.

BIBLIOGRAPHIE
ALBRECHT P.Y., Au cœur des zaouïas : rencontre avec des soufis guérisseurs, Paris, Presses de la
Renaissance, 2004.

DIALMY A., « La gestion socio-culturelle de la complication obstétricale au Maroc », dans A. Dialmy


(dir.) Sciences sociales et santé au Maroc, Fès, Faculté des lettres et des sciences humaines, Dar El-
Meherez, 2002.

MAAROUF M., Jinn Eviction as a Discourse of Power : a Multidisciplinary Approach to Moroccan Magical
Beliefs and Practices, Leiden, Brill, 2007.

MOUNDIB A., Religion et société, Casablanca, Afrique-Orient, 2006.

RADI S., « Pluralisme médical et biomédecine au Maroc », Sciences sociales et santé au Maroc, Fès,
Dar El-Meherez, Faculté des lettres et des sciences humaines, 2002.

RHANI Z., Le Pouvoir de guérir : mythe mystique et politique au Maroc, Leiden, Brill, 2013.

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