Actes de la recherche en

sciences sociales

Le journalisme philosophique
Louis Pinto

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Pinto Louis. Le journalisme philosophique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 101-102, mars 1994. L’emprise
du journalisme. pp. 25-38;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1994.3082

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1994_num_101_1_3082

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Résumé
Le journalisme philosophique
La philosophie, qui bénéficiait jusque récemment de tous les attributs prestigieux d'une discipline
savante soumise au jugement des pairs, s'est trouvée de plus en plus exposée depuis les années 60
et 70 à une série de transformations dont l'effet le plus évident est sans doute l'apparition d'un nouveau
style intellectuel qui se veut accessible à un large public. Le pôle mondain de la philosophie, s'il ne
peut exister ouvertement comme tel au risque de se dénoncer, bénéficie de la multiplication
d'instances, de rôles et des situations intermédiaires où coexistent les opposés. Et si le rôle des
médias apparaît déterminant dans cette évolution, comme le montre une multitude d'indices (extension
des sujets, ton pathétique, etc.), on ne saurait ignorer que la condition même de leur réussite réside
aussi dans les caractéristiques internes du fonctionnement de la discipline. Les agents les plus liés à la
conservation d'une forme de capital culturel « humaniste », prestigieuse mais menacée par la
concurrence, semblent n'avoir d'autre alternative que la défense crispée de l'orthodoxie scolaire ou
l'invention d'une philosophie profane tournée notamment vers des sujets d'actualité. Mais comme dans
les deux cas, l'enjeu est la perpétuation des privilèges culturels d'une élite de l'esprit, il n'est pas
étonnant que les alliances et les alliages tendent à se multiplier entre académisme et journalisme.

Abstract
Philosophical Journalism
Until recent times, philosophy enjoyed all the prestigious attributes of a scholarly discipline subject to
peer judgement. Since the 1960s and 1970s it has been increasingly subject to a series of
transformations, the most obvious of which is undoubtedly the emergence of a new intellectual style
aimed at being accessible to a wide audience. The « fashionable » pole of philosophy, though it cannot
exist overtly as such without risking self-denunciation, benefits from the increasing number of
intermediate forums, roles and situations where the opposites coexist. And while the role of the media
appears to be decisive in this evolution, as is shown by a host of indices (extension of the subjects,
pathetic tone, etc.), it cannot be ignored that the very condition of their success also lies in the internal
characteristics of the functioning of the discipline. The agents most linked to the conservation of a «
humanist » form of cultural capital, prestigious but threatened by competition, seem to have no
alternative but the rigid defence of academic orthodoxy or the invention of a profane philosophy
directed especially towards topics of current affairs. But since in both cases what is at stake is the
perpetuation of the cultural privileges of an intellectual elite, not surprisingly there is a growing number
of alliances between academicism and journalism.

Zusammenfassung
Philosophischer Journalismus
Wo bis vor kurzem die Philosophie noch aile schmei-chelhaften Attribute einer allein dem Urteil
Gleichge-stellter unterworfenen Disziplin genofë, findet sie sich seit den 60er und 70er Jahren mehr
und mehr einer
 Louis Pinto

LE JOURNALISME

PHILOSOPHIQUE

l'éternité
Un écrivaina des
quichances
éternised'être
un cas
reconnu
quotidien
danscompromet
la meilleureuniquement
société. l'actualité. Mais qui Karl
journalise
Kraus

Écoutez-les, nos professeurs de vertu, chevaliers à la triste figure ![...] Entendez comme ils résistent,
comme ils répugnent de toute leur âme à ce que la philosophie puisse descendre dans la rue, affronter
sa rumeur vulgaire, et se soumettre, pourquoi pas, à la sanction du grand public. Voyez leur
acharnement à recréer le hon temps, l'époque bénie des dieux où les clercs étaient entre eux, confinés en
leurs salons, éternelles et frileuses "union des écrivains" à la française, avec leurs rites, leurs mœurs,
leurs fossiles et leur poujadisme [. .]. fe crois, moi, le temps venu de déserter les cloîtres, de parler à ciel
.

ouvert et de s'engager clairement, fermement, vivement, dans l'enfer du présent et la diabolique

comédie du siècle.
Bernard-Henri Lévy

ême sur un domaine réputé aussi ésotérique que secondaire, les plus liés à la reproduction scolaire de la
celui de la production philosophique, les médias culture philosophique, étaient écartés des « modes » or,
:

sont parvenus à s'attribuer une forme de de façon inattendue, certains d'entre eux sont loin d'être
compétence qui se prétend purement descriptive à travers les insensibles aux discours du jour et tout se passe comme
:

choix qu'ils effectuent, en matière d'interlocuteurs, de
«vedettes», de sujets et de titres, les journalistes ne
feraient rien d'autre que de rendre compte de ce qui
existe devant eux et sans eux. C'est oublier que, par lui-
même, le seul fait de classer, par exemple en décernant
dans un encadré apparemment anodin l'attribut de «
philosophique » à un auteur ou à un texte, constitue déjà une
intervention dans le champ philosophique. Et cette
intervention, loin d'être cantonnée à des franges marginales
s'ils pouvaient trouver dans ces biens, pourtant produits
selon une logique manifestement hétéronome, un renfort
à la revendication statutaire de la pensée « personnelle » et
à la dénonciation professorale de 1'« opinion», légen-
dairement illustrée par le mythe de la Caverne. Des
ouvrages scolaires, les manuels pour classes terminales,
révèlent la consécration d'auteurs dont la qualité
philosophique est pourtant loin d'être universellement
admise parmi les philosophes récents, on trouve côte à
:

de la production philosophique, exerce des effets sur
l'ensemble du champ dans la mesure où elle enferme ce
qu'il est de plus en plus difficile de ne pas voir, une
nouvelle définition du « philosophe » ou - ce qui revient
souvent au même - de 1:« intellectuel», de son travail et de
son rôle. On aurait pu penser que les professeurs du
côte des philosophes reconnus par le cercle restreint des
pairs (dont l'exemple serait Georges Canguilhem) et des
philosophes qui n'ont d'autre consécration que celle que
décernent les médias, et c'est ainsi que se trouvent
voisiner Jean Baudrillard, Cornelius Castoriadis, Maurice
Clavel, Deleuze-Guattari, Jean-Toussaint Desanti, Vincent
26
Descombes, Michel Foucault, Marcel Gauchet, René
Girard, Gilles-Gaston Granger, Michel Henry, Claude
Lefort, Emmanuel Lévinas, Gilles Lipovetski, Edgar Morin,
Paul Ricœur, Clément Rosset, Louis Sala-Molins1.
Du fait qu'il doit éviter le registre de la célébration, le
seul jugé convenable dans l'univers enchanté de la gloire
médiatique, celui qui tenterait d'analyser les
transformations récentes des relations entre l'intérieur et l'extérieur
du champ s'exposerait immédiatement au soupçon d'être
mu par la seule pulsion de dénigrer, si ce n'est par l'envie
admirative. Mais ces transformations, parce qu'elles
mettent en jeu un ensemble complexe de facteurs
relativement indépendants et qu'elles ne sauraient donc
apparaître comme le résultat de conduites intentionnelles
(comme la recherche de notoriété), détournent
d'adopter, s'il en était besoin, le ton trop simple de la déploration
éthique ou de la dénonciation. L'analyse des causes
(distincte de la recherche des « fautes ») qui conduit à saisir le
poids des structures objectives, y compris à travers la série
des petites compromissions, démissions ou trahisons que
l'apparition des médias a favorisées au sein du champ
philosophique, pourrait donc bien être par elle-même la
seule façon scientifiquement licite de rompre avec la
logique individualisante du narcissisme intellectuel.
L'ouverture des frontières
Le changement de taille de la population des
philosophes de profession s'est accompagné d'un
dédoublement des principes d'identification et de hiérarchisation.
L'opposition est suffisamment patente pour être évoquée
par l'un des journalistes du domaine, mais sur le mode
plaisant de la satire animalière « C'est net la philosophie
:
française est divisée entre fourmis et cigales. Les
premières sont très spécialisées. Abritées et contrôlées par
d'éminentes institutions, elles amassent références et
notes de bas de page [...]. Les cigales, au contraire,
aiment à se faire entendre. Elles donnent volontiers dans
la guérilla médiatique, les essais de circonstance et la
turbulence des avant-gardes. Imprévoyantes et
imprévisibles, elles sont capables du pire comme du meilleur2. »
Une image approchée du clivage entre le pôle savant et le
pôle mondain du champ philosophique peut être
obtenue grâce à la comparaison, entreprise dans une étude
antérieure 3, de revues universitaires de philosophie 4 et
de revues intellectuelles non spécialisées5. On constate
d'abord que l'intersection des groupes de collaborateurs
n'est que très partielle seulement 7 % des
:
collaborateurs de revues universitaires participent également à
quelques-unes des principales revues intellectuelles ; par
Louis Pinto
ailleurs, environ 60% des collaborateurs des secondes
ayant produit un article de caractère plus ou moins
philosophique sont extérieurs au circuit universitaire, à
commencer par le personnel quasi permanent de ces revues.
Corrélativement, les revues s'opposent sous le rapport
des sujets traités et des manières de les traiter alors que
:
les revues universitaires se caractérisent par une certaine
inactualité des contenus, qu'il s'agisse de questions
d'érudition (histoire de la philosophie) ou de questions dites
«techniques» (logique, épistémologie...), la moindre
autonomie dont disposent les revues intellectuelles est
indiquée par la référence assez patente à l'actualité
politique et culturelle, c'est-à-dire, si l'on préfère, par une
retraduction intellectuellement peu contrôlée des
problèmes politico-médiatiques (libéralisme,
postmodernisme, environnement, bioéthique, technologie...). Et
tandis que les collaborateurs des unes manifestent la
distance inhérente à la posture savante, les collaborateurs
des autres mobilisent le plus souvent un répertoire
émotionnel indispensable pour entretenir avec leurs
destinataires profanes une relation de complicité mêlant
séduction et chantage.
Sans vouloir y ramener l'ensemble des phénomènes
observés, on peut avancer que le déclin de la discipline
figure au premier rang des transformations ayant pu
conduire à l'apparition de nouvelles figures du «
philosophe ». La redéfinition des hiérarchies culturelles,
impliquée par l'état nouveau du système scolaire, a été
marquée par la dépréciation du capital des humanités du
moins par référence à la nouvelle culture scolaire à
prétentions «scientifiques», davantage proche des valeurs
ayant cours au pôle du pouvoir économique et
politique6. Dans le champ des disciplines, la philosophie
était placée dans une position ambiguë, étant à la fois
menacée de déclassement par l'ascension des sciences de
l'homme et dotée dans le même temps d'une fonction
exemplaire de point d'honneur intellectuel contre les
«pouvoirs». Le problème posé à l'ensemble du groupe,
1 — Sources J. Médina, C. Morali, A. Sénik, Philosophie, Magnard, Paris,
1985 J. Russ, Les Chemins de la pensée, Paris, A. Colin, 1988 L. Han-
:
sen-Love, F. Khodoss, Philosophie, Paris, Hatier, 1989.
;
2-R.-P. Droit, «Dansez maintenant! », Le Monde, 11 mai 1990.
3 - L. Pinto, Les Philosophes entre le lycée et Vavant-garde. Les
métamorphoses de la philosophie dans la France d'aujourd'hui, Paris,
L'Harmattan, 1987, p. 39 sq.
4 - Archives de philosophie, Études philosophiques, Revue de
métaphysique et de morale, Revue philosophique.
5 - Critique, Esprit, Le Débat. Il y a certes des différences entre ces
revues, Critique occupant une position particulière, à la fois plus proche
du pôle universitaire et plus tournée vers des sujets contemporains.
6 - Sur ce point, voir P. Bourdieu, Za Noblesse d'État. Grandes écoles et
esprit de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 278 sq.
Le journalisme philosophique
celui de la conservation d'une espèce encore prestigieuse
de capital culturel à l'ancienne, a suscité des réponses
différentes selon la nature du capital individuel possédé.
Tandis que les uns, ceux qui dépendaient le plus
directement des mécanismes de reproduction institutionnelle,
étaient portés à trouver leur salut dans la perpétuation
acharnée et désespérée des principes scolaires de
sélection auxquels ils devaient leur existence intellectuelle,
d'autres tentaient de préserver l'essentiel, l'aura du «
penseur», au prix d'un renoncement aux solutions les plus
manifestement périmées. Les philosophes nouveau style,
s'ils tendaient à réinventer le rôle du rhéteur sophistique
en s'attribuant, comme celui-ci, une capacité à disserter
avec talent de toutes choses possibles, suivaient aussi
d'une certaine façon, mais avec combien plus de libertés,
le modèle traditionnel du « maître » enseignant dans les
khâgnes. Tout en s'efforçant d'en finir avec les contraintes
de l'ascétisme professoral et du conservatisme «
universitaire», ils cherchaient à ajuster les savoir-faire inculqués
par l'École aux caractéristiques d'une communication à
destination d'une audience profane. L'ouverture de la
discipline sur l'extérieur était une solution viable au moment
où l'accroissement du public de classes terminales
procurait l'une des conditions majeures de l'extension du
public en multipliant le nombre d'individus dotés, sinon
de la compétence indispensable, du moins de la
propension à reconnaître et à consommer des produits portant la
marque de la légitimité culturelle (étudiants, lecteurs de la
presse à réputation «intellectuelle», auditeurs et
téléspectateurs d'émissions «culturelles»). Le même
journaliste qui sait reconnaître la coupure entre ces deux
univers disparates que peuplent respectivement « fourmis »
et « cigales » , entend aussi défendre la production
mondaine en lui attribuant un rôle fonctionnel positif « Ce
:
furent souvent des ouvrages ardus, issus de fourmilières
savantes, que nous avons tenté de faire connaître à des
cercles plus larges. Cette fois, c'est un essai grand public,
garanti sans jargon, où se révèle, sous la drôlerie du style,
une authentique philosophie en route vers de nouvelles
aventures de pensée [...]. Tant de vivacité irritera les
grincheux qui n'y verront qu'esbroufe. Pourtant, sous cette
plume badine [...] se profilent, de scène en scène, de
vrais vertiges. Il est vrai que Catherine Clément tient de la
fourmi et de la cigale 7 ... ».
Si la presse a pu agir sur la définition de la
philosophie, ce n:est pas mécaniquement, à la façon d'une
puissance étrangère obligeant les individus à se soumettre à
sa loi, mais par la médiation des règles du jeu intellectuel
qu'elle tend à modifier. L!« influence » des médias suppose
le développement d'une infrastructure complexe qui rend
possible leur pouvoir si d'autres compétences que celles
:
27
des pairs ont tendu à s'imposer, c'est avant tout parce que
nombre de philosophes avaient besoin de faire
reconnaître leur capital sur d'autres marchés et par suite,
devaient se soumettre à des partenaires dotés d'une
culture et d'intérêts différents. Perdant une part de son
identité du fait de l'affaiblissement des contrôles internes, la
philosophie semble vouée à ce que certains appellent le
« mélange », 1'« hybridation », le « parasitage »... Autour de
la discipline, des frontières de plus en plus floues ont
favorisé le transit, dans les deux directions, de biens et
d'hommes psychanalyse, critique d'art, urbanisme,
:
conseil d'entreprise, administrations en quête d'experts
dotés de recul, et bien sûr presse. Utilisée à l'extérieur de
la discipline pour répondre aux attentes de groupes de
professionnels soucieux de procurer à leur pratique les
profits symboliques d'une intellectualisation8, la langue
philosophique profane a pu devenir un espéranto
intellectuel permettant de communiquer d'un point à l'autre
de l'empire des nouveaux doctes. La multiplication
d'instances intermédiaires de visibilité (collections de poche,
colloques, revues, pages « idées » de journaux et en
particulier page « Rebonds » à Libération, clubs, cercles et
associations comme la Fondation Saint-Simon) ou de
consécration (cérémonies chics de soutenance de thèse,
prix Médicis) a réalisé non pas l'impossible conciliation
de l'interne et de l'externe, mais du moins une transition
aussi insensible que possible entre l'univers des pairs et
celui du grand public. Nombre de « colloques », de «
journées » et de « séminaires » (organisés par la FNAC,
Beaubourg9, Le Monde10, le Collège international de
philosophie u, des managers de culture comme le psychanalyste
italien Armando Verdi glione...) mettent en œuvre toute
une technologie sociale immanente. Leur organisation qui
découle du rôle essentiel attribué au public, c'est-à-dire
aux journalistes, privilégie des thèmes larges, sinon flous,
ainsi que des communications accessibles au profane et
point trop spécialisées, ce qui implique une tribune à la
7 - R.-P. Droit, art. cit.
8 - Pour une analyse de cas, voir L. Pinto, « Déconstruire Beaubourg.
Art, politique et architecture», Genèses, 6, décembre 1991, p. 98-124.
9 - « L'espace séminaire » de Christian Descamps.
10 - Cf. les journées organisées au Mans sur des thèmes comme science
et philosophie, l'argent, le bonheur, etc.
11 - «Philosophie de la danse», « L'écriture musicale», «Aux frontières
de l'anthropologie, de la psychanalyse et de la philosophie », «
L'imaginaire numérique », « Le livre et les télécommunications », « Métropole et
modernité», «Le normal et le pathologique en question». «Nouvelles
technologies et mutations du savoir » (1986), «John Rawls », « Aspects de
la rumeur: recherches pluridisciplinaires». «Démocratie, pragmatisme
et scepticisme», «L'ordre catégoriel», «Citoyenneté, nation,
démocratie », « Spinoza », « L'opéra merveilleux et le théâtre ». « La
traduction-poésie », « La question de la modernité chez Rorty et Habermas » (1993).
28 Louis Pinto

Illustration non autorisée à la diffusion

Le journalisme philosophique 29

UNIVERSITE EUROPEENNE D'ÉTÉ

Illustration non autorisée à la diffusion

30
Illustration non autorisée à la diffusion
à culturelle grâce à laquelle les
intellectuel
précises, explicites et vérifiables...), dissimule, mais pas
toujours très bien, une logique mondaine de faire-valoir
:
s'il est intellectuellement stérile, l'échange de biens
philosophiques hybrides aura du moins été l'occasion, pour les
vedettes comme pour les moins connus, de confirmer ou
de renforcer leur image publique d'auteur et d'entretenir
le processus nécessairement collectif de la croyance. La
rhétorique ambiante du dépassement souhaitable des
frontières disciplinaires se voit détournée de son intention
pour procurer à ces auteurs inclassables de biens
indéfinis, la caution théorique permettant de justifier l'absence
de domicile fixe au sein d'une spécialité dé terminable.
L'existence d'un continuum de positions entre l'érudit
universitaire et le pur journaliste, et la multiplication de
situations où se réalise la coexistence d'individus aussi
divers que possible ont provoqué le brouillage de
l'authentique et du simili, comme en témoigne le sort du
terme de « philosophe », qui finit par fonctionner avec une
indétermination aussi grande que celui d'« intellectuel » (il
permet de désigner tout producteur de biens culturels
pourvus de cette physionomie abstraite à quoi l'on
reconnaît quelque chose comme une « idée » ou une «
théorie ») 12. Ainsi, quoiqu'il n'ait apporté aucune contribution
Louis Pinto
à ce que les philosophes considèrent traditionnellement
comme des questions de nature philosophique (la
connaissance, l'objectivité, la vérité, la réalité, le langage. .),
.
littéraire adonné, comme Alain
critique moralisante de la culture
sans ironie du titre de
lequel les représentants du grand
qu'ils entendent consacrer. Parce
d'osciller entre le rôle de
les journalistes intellectuels
culturelle la plus ajustée à
sociales et intellectuelles en
:
débat politico-culturel sur
procure non seulement un statut
entière, habilité à interpeller,
d'une compétence savante
pouvoir de désigner ceux dont l'avis
compte sur les questions ultimes et
(«fin de l'histoire»,
ceux dont on est sûr
questions que « tout le monde » se
Le journalisme philosophique est,
des frontières et des passages,
littérateurs ou universitaires,
collectivement acceptable la libre
intellectuel.
L'ascension du journalisme
philosophique
En vertu d'une équivoque structurale entretenue par
les circuits de diffusion et de consécration auxquels
participent nombre de médias, de maisons d'édition, et aussi
certains secteurs de l'Université, l'avant-garde
philosophique s'est trouvée du même côté que les journalistes
dans sa phase ascendante des années 60. Dans cette
période, un journal, Le Nouvel Observateur, incarnation
d'un progressisme moderniste (« intelligent »), a favorisé
le rapprochement entre des intellectuels aux dispositions
journalistiques et des journalistes à prétentions
intellectuelles. Ces universitaires qui avaient un intérêt
primordial à contourner les instances de consécration
académique et scientifique, s'efforçaient d'utiliser le recours à
des ressources extérieures comme une arme dans la lutte
interne avec les gardiens de l'orthodoxie universitaire
:
12 — II faudrait ajouter le terme de « sociologue » qui sert de plus en plus
à désigner les « philosophes » nouveau style quand ils s'occupent de
près ou de loin (comme Gilles Lipovetski) de « faits de société »
.
Le journalisme philosophique
sous les emblèmes prestigieux du «structuralisme», des
nouvelles disciplines, de Marx, Nietzsche, Freud, etc.,
tendaient à s'imposer, au-delà des débats du jour, des modes
de consécration inédits. Une figure centrale a été celle du
spécialiste des sujets de philosophie au Nouvel
Observateur dans les années 60, François Châtelet, professeur de
khâgne à Louis-le-Grand, puis, à partir de 1969,
professeur à l'université de Vincennes. Par opposition à un
titulaire de chronique philosophique à l'ancienne, tel Jean
Lacroix au Monde, qui apparaissait comme le mandataire
d'un groupe de spécialistes au sein d'un journal réputé
sérieux, avec toutes les obligations que comporte cette
quasi-mission, il a contribué à inventer un ton
journalistique libéré des censures de la neutralité académique
en privilégiant le « nouveau » en philosophie, et ce au
moment où la « nouvelle critique » représentée par
Barthes menait une lutte parallèle sur le terrain de la
littérature. Dès le milieu des années 70 s'est imposé au
Nouvel Observateur, à travers Maurice Clavel, professeur de
lycée, auteur de divers ouvrages (littérature, essais
politiques, philosophiques. .), le personnage du philosophe-
.
journaliste qui, ayant presque complètement abandonné
la production de comptes rendus d'ouvrages récemment
publiés, proposait ouvertement, dans le cadre de la
rubrique de télévision, une prédication libre sur les faits
de l'actualité c'est son modèle qui a inspiré assez
:
directement les « nouveaux philosophes » à partir de 1975-
1976. La formule du journalisme intellectuel inventée par
ces précurseurs s'est diffusée à la fin des années 70. Que
ce soit à travers de nouveaux titres (Libération,
L'Événement du jeudi), de titres anciens rénovés (Le Monde) ou
à la faveur de l'apparition de nouveaux genres faits sur
mesure pour des «personnalités» («tribunes», «édito-
riaux »), le poids relatif des collaborateurs non journalistes
(«spécialistes», «experts», «philosophes»...) s'est
sensiblement accru dans la presse.
Au prix d'un travail de stylisation et de
réinterprétation qui, parfois, ne répugnait pas à un certain ésotérisme
garant de leur propre légitimité culturelle, les nouveaux
intermédiaires culturels ont contribué à mettre en rapport
un public et une production intellectuelle jusqu'alors
confinée à un cercle restreint. A travers un pouvoir
d'évaluation consistant essentiellement à classer produits et
producteurs soit du côté de la « vieille Sorbonne », soit du
côté de l'innovation et de la jeunesse, ils tendaient à
introduire dans le champ intellectuel un enjeu nouveau, celui
d'avoir les « jeunes » pour soi, c'est-à-dire en fait cette
fraction de la population étudiante ayant pu obtenir une
certaine visibilité grâce aux vertus fréquemment combinées
de l'activisme intellectuel (fréquentation de séminaires
chics, interpellations « remarquées » dans des colloques,
31
etc.) et du militantisme politique d'extrême gauche. Cet
enjeu a pesé sur la représentation de soi de philosophes
éminents, soucieux d'être situés du côté de l'avenir. Les
exemples ne manquent pas, de Sartre acceptant
imprudemment de s'entretenir au soir de sa vie avec un ex-
« mao » converti au judaïsme, à Foucault publiant dans le
Nouvel Observateur'un compte rendu élogieux d'un livre
d'André Glucksmann, représentant typique du « nouveau
philosophe » 13. Cette vulnérabilité des philosophes à
l'égard de la consécration mondaine n'a pas été
engendrée par quelque soudaine conversion de leur attitude
envers la presse, mais plus subtilement, par la médiation
du fonctionnement inhérent à l'économie des échanges
symboliques avec le groupe stratégique des « jeunes » ;
pour contourner le monopole des instances académiques
de consécration, ils ont dû accepter les risques d'un mode
de communication fondé sur le flou intellectuel, sur la
circulation entre les registres différents de la philosophie,
de la politique, de la littérature, etc. Autant dire que c'est
également la définition sociale du « jeune » qui a été
tacitement transformée cessant d'être le temps des
:
apprentissages laborieux, l'entrée dans la vie intellectuelle
devenait, du fait même de la course à la reconnaissance
d'auteurs plus anciens en position marginale dans le
champ universitaire, une période d'indétermination
propice à des aspirations d'autant plus ambitieuses qu'elles
pouvaient s'accompagner, au moins temporairement, du
sentiment d'échapper à la sanction d'une mesure et aux
pesanteurs d'un monde social qui classe 14. Les
gratifications symboliques diffuses précocement attribuées par
des personnages prestigieux avaient de quoi entretenir
chez les plus jeunes prétendants une humeur euphorique
qui les portait à confondre le relâchement des censures
propres aux situations mondaines de communication
avec les transgressions symboliques d'une avant-garde
intellectuelle. Cela au moment où la conjoncture
d'encombrement universitaire 15 compromettait les
espérances suscitées par la période faste de recrutement des
années 60 et ne pouvait qu'encourager la tentation
d'innover hors des voies traditionnelles. En effet,
plusieurs de ces «jeunes», enfin délivrés du monopole de
13 — M. Foucault, «La grande colère des faits <>, Le Nouvel Observateur,
9 mai 1977. Il faut noter le point de vue très différent de Gilles Deleuze
qui souligne, quant à lui, la « nullité » des nouveaux philosophes, tout en
promettant de s'abstenir désormais de s'exprimer sur ce genre de
production (Entretien sur les nouveaux philosophes, Minuit. 24, 1977).
14 — Sur les transformations du rapport des universitaires au temps et à
l'avenir, voir P. Bourdieu, Homo académicas, Paris, Éd. de Minuit, 1984,
p. WS sq.
15 - L. Pinto, Les Philosophes entre le lycée et l'avant-garde, op. cit.,
p. 142 sq.
32
Les questions « pour philosophe
Le « philosophe » se définit par la nature des questions qu'il se reconnaît habilité à traiter
- Peut-on actuellement parler de «déclin de
l'Occident » ?
- Quid alors de cette crise? Y a-t-il donc à vos yeux
une « crise » de l'Occident ?
- Doit-on comprendre que vous n'êtes pas
spécialement pessimiste quant à la situation présente du
monde libre?
- Quels sont, selon vous, les symptômes les plus
importants de cette crise que nous vivons?
- Si Dieu est mort au xix° siècle, peut-on dire que Marx
est mort au xxc siècle ?
- La désinformation ne joue-t-elle pas un rôle
considérable dans ce mécanisme?
- Si la vérité est connue, comment expliquez-vous
concrètement la passivité des Européens de l'Ouest?
- Pouvez-vous préciser davantage le scénario?
- Tant qu'elles existent encore, quelles taches
prioritaires les démocraties occidentales devraient-elles
s'assigner?
l'évaluation académique, ont pu hésiter entre des destins
divers, perçus un temps comme relativement substi-
tuables, celui de «penseur», celui de littérateur, celui de
journaliste, celui d'intellectuel organique pour parti
d'avant-garde, etc. Face au risque encouru de
disqualification intellectuelle, il n'était sans doute pas de meilleure
protection que les titres (normalien, agrégé), garanties
appréciées d'abord des journalistes, car elles font toute la
différence entre la transgression légitime et
l'incompétence d'usurpateurs ordinaires. La réussite sociale des
entreprises de reclassement 16, en réalisant l'un des
possibles au détriment des autres, et notamment du
militantisme où se sont échoués les moins chanceux, a été au
principe de discours de justification visant à transfigurer
l'abandon des censures anciennes en victoire personnelle
ou collective (« ma génération ») sur la tyrannie morale et
intellectuelle des «dogmes» («gauchisme», «marxisme»,
«structuralisme»)17.
L'encouragement des médias (Le Monde et surtout Le
Nouvel Observateur) a favorisé en particulier sur le
terrain trouble du débat politico-philosophique l'apparition
des « nouveaux philosophes » la forme pathétique de la
:
dénonciation prophétique (éthique) permet à un
généraliste sans objet ni projet défini de réaliser au mieux
Louis Pinto
»*
- Pensez-vous qu'il y ait une surdité, une cécité au
phénomène totalitaire auxquelles il faudrait remédier?
- Qu'aurait pu faire la France dans le cas précis de la
Pologne?
- Aurait-on dû frapper la Pologne de sanctions
économiques?
- Quelles limites la morale impose-t-elle à cette contre-
offensive occidentale ?
- Vous vous êtes particulièrement intéressé au sort de
l'Afghanistan, vous rendant même d'ailleurs de façon
assez spectaculaire dans ce pays. Pour quelles raisons
les Occidentaux ne soutiennent-ils pas davantage les
Afghans?
- Une dernière question enfin étant donné ce
:
contexte d'apathie occidentale, la démocratie vous
semble-t-elle au bout du compte condamnée ?
Questions à Bernard-Henri Lévy, in Questions de
principe. II. Paris. Le Livre de poche, p. 125-145.
* Le litre et le sous-titre sont de Louis Pinto.
une figure du « philosophe » à peu près entièrement
construite sur une retraduction journalistique de
quelques stéréotypes scolaires (chemise blanche, col ouvert
et crinière romantique à la Byron, ton déclamatoire...).
Illustration exemplaire de l'effet de raccourci, Bernard-
Henri Lévy, collaborateur et ami du Nouvel Observateur,
devient une « vedette » à moins de trente ans (après
diverses tentatives comme la création d'un journal sans
lendemain), avant même son premier livre depuis
longtemps annoncé et « attendu » (La Philosophie dans tous
ses états, au lieu de La Barbarie à visage humain, titre
finalement choisi). En peu de temps, il est parvenu à
cumuler des positions dans l'édition (Grasset), dans le
journalisme, l'essayisme, le document d'actualité, la
littérature (roman, théâtre), les médias (chaîne Arte),
16 - Un aspect de la question a été abordé par G. Mauger, C. Fossé-
Poliak, ■ Du gauchisme à la contre-culture (1965-1975) », Contradictions,
38, hiver 1983-84, p. 39-62.
17 - Sur le thème des censures et des censeurs, voir L. Pinto,
L'Intelligence en action: le Nouvel Observateur, Paris, Métailié, 1984, p. 56-65.
Pour l'analyse des transformations objectives (recrutement des
normaliens, définition concurrente de l'intellectuel) ayant rendu possible ce
changement dans les comportements et les attitudes, voir P. Bourdieu,
La Noblesse d'État, op. cit., notamment p. 265 sq.
Le journalisme philosophique
l'industrie cinématographique... N'ayant guère de
compétence spécifique à faire valoir, il ne lui reste d'autre
contenu que le « je » péremptoire et omniprésent, dont
,
les indignations (sur le Goulag, Auschwitz, la Bosnie),
les impatiences et les confidences (sur les femmes) sont
censées constituer un événement intellectuel de
première importance digne de Zola ou de Sartre. L'usage
terroriste du registre de la morale vise essentiellement à
démasquer l'usurpation des juges potentiels, les «
intellectuels », en les montrant coupables de lâcheté,
d'inconséquence et de mauvaise foi (à l'occasion, par exemple,
d'une série télévisée destinée au grand public), leur
« démission » face aux « idéologies » et aux « dogmes »
étant évidemment la meilleure justification du mandat
revendiqué par un individu exceptionnel osant lutter « à
contre-courant». Consacré comme «gêneur» par des
admirateurs également partagés entre la haute culture et
le grand public, et donc eux-mêmes très partagés envers
les intellectuels, il tend à devenir en quelque sorte
invulnérable puisque, à leurs yeux, les réserves ne sauraient
être attribuées qu'à l'aveuglement politique si ce n'est à
quelque pédantisme universitaire qui multiplie les
précautions quand il faudrait savoir prendre les grands
chemins de traverse. Pour neutraliser la science des
lettrés est utilisée l'arme de toujours, l'anti-intellectualisme
qui consiste à s'appuyer sur les vertus plébiscitaires
d'une démocratie directe placée sous les auspices des
bons sentiments humanistes il s'agit d'impressionner le
:
public en l'obligeant à associer des principes en soi
difficilement recusables à celui qui s'en proclame
bruyamment le mandataire. Mais le philosophe de parodie, à
force de trop en faire, s'expose à la dérision publique
(celle du comédien Guy Bedos, par exemple) et devient
l'exemple à ne pas suivre, même dans l'univers du
journalisme philosophique.
Modes de reconversion médiatique
II serait trop simple d'opposer le cynisme des plus
jeunes à la vertu des plus anciens. Si l'espace des
trajectoires de philosophes médiatiques semble refléter des
différences de générations, c'est seulement dans la
mesure où, avec l'âge, varient aussi bien la probabilité
d'obtention de signes de reconnaissance interne que la
probabilité d'accès aux nouvelles formes de
consécration. Alors que les auteurs déjà reconnus par l'institution
universitaire peuvent rechercher une consécration
externe, ce sont des individus peu reconnus par cette
institution, généralement (mais pas exclusivement) les
plus jeunes, qui espèrent bénéficier d'un raccourci leur
33
procurant précocement ce que les autres n'ont reçu
qu'avec du temps, et des investissements en principe
« désintéressés » Les premiers affichent volontiers la
.
sérénité assurée par une œuvre « unanimement » admirée,
mais parfois injustement méconnue par les
contemporains ; les jeunes, au contraire, n'ont initialement à faire
valoir que le défi d'une présomption non encore testée, à
travers les qualités de « brillant », « imagination », « audace »,
« intransigeance », « impertinence »... Aux « nouveaux
philosophes » qui illustrent le deuxième pôle, on pourrait
opposer des auteurs qui, à la façon de Vladimir Jankélé-
vitch, n'ont connu la consécration médiatique que sur le
tard (comme se plaisent à le souligner les journalistes),
en quelque sorte par surprise, quand la totalité de
l'œuvre a été produite grâce aux efforts d'anciens
:
élèves eux-mêmes familiarisés avec les médias, un public
nouveau a été conquis en réactivant hors des murs de la
Sorbonne les schemes de perception liés à la figure du
« sage » ou de 1'« humaniste » dans la lignée d'Alain.
Parmi les plus récents des philosophes médiatiques se
laissent reconnaître quelques-unes des oppositions
internes de la région mondaine (non érudite) du champ
philosophique. Les auteurs se distinguent d'abord par le
degré auquel ils s'ajustent aux exigences externes des
champs journalistiques et politiques alors que les uns
:
(comme « BHL ») produisent un discours où se laisse
reconnaître la marque évidente de l'actualité la plus
immédiate, d'autres accomplissent un travail plus ou
moins important d'euphémisation qui impose au lecteur
le détour par des topiques savantes mais jamais
totalement opaques. Ainsi, les formes routinisées des
rhétoriques d'avant-garde, issues de Nietzsche, Heidegger,
Bataille, Foucault, Lacan, Derrida. (et dont l'expression
..
quasi institutionnalisée serait le Collège international de
philosophie) reposent sur l'esthétisation d'une
philosophie art pour l'art, et font appel à une pensée de la
« génialité » fondée sur les valeurs de la création, de la
«différence», du «jeu», de 1'« interprétation», etc.; elles
miment l'autonomie intellectuelle par rapport aux «
pouvoirs » dans des variantes stylisées, tantôt prophétiques et
graves, tantôt exubérantes et relativistes («
postmodernes»)..., conformément à l'image traditionnelle que
1'« artiste » entend opposer au « bourgeois » 18.
Face à ces avant-gardes scolaires, dont certaines
accèdent à la notoriété auprès d'un public plus ou moins
18 - Dans les titres des « séminaires » du Collège de l'année 1991-1992,
on trouve nombre de métaphores (« frontière », ■< ruine », « atmosphère »),
d'énigmes («les mots dans les mots», "l'histoire au futur»), d'auteurs
jugés rebelles aux routines scolaires (Nietzsche, Heidegger, Lacan,
Wittgenstein. de préférence aux « classiques »), etc.
.
34
large, les auteurs les plus ouvertement académiques
parviennent à ajuster de façon relativement immédiate les
ressources de la philosophie universitaire à des intérêts
externes. Ce qui les distingue est le degré auquel la
référence à l'actuel est explicitement assumée, les uns
penchant plutôt vers l'intemporel, les autres davantage vers la
« modernité » 19.
En effet, la philosophia perennis : d'institution elle-
même a bénéficié de circuits culturels apparemment peu
propices à sa réception c'est ainsi que la dissertation
:
pour corrigé de bac (sur Dieu, l'amour, la science,
l'éthique...) a trouvé une nouvelle vie auprès de cette
frange de plus en plus nombreuse de lecteurs auxquels le
système scolaire a eu le temps de procurer les
dispositions nécessaires et suffisantes pour reconnaître la valeur
des savoirs gratuits et pour en ressentir longtemps après
la nostalgie. Grâce à cette nouvelle audience, les
exercices à l'ancienne de la « philosophie morale » et de la
« philosophie générale » se sont trouvés comme rajeunis, à
l'heure où la spécialisation des savoirs les menaçait de
péremption. Invité à «plancher» sur Dieu au Nouvel
Observateur, André Comte-Sponville, un enseignant
d'université qui redécouvre les voies immémoriales de la
sagesse traditionnelle, s'efforce de montrer qu'on finit
toujours par en revenir aux questions selon lui «
inévitables » de la philosophia perennis : « II y a en effet une
pérennité de vivre et de penser par quoi Aristote ou
Leibniz sont nos contemporains, ou peuvent l'être, et qui vaut
mieux que la mode. Qui lit encore les proclamations
d'avant-garde d'il y a vingt ans ? Pascal a moins vieilli que
Tel Quel, et c'est tant mieux 20. »
Aux nouveaux clercs de l'intemporel s'opposent les
experts du traitement « théorique » des questions politico-
journalistiques d'actualité. L'essor d'une nouvelle culture
liée aux écoles du pouvoir, dont la transformation des
modes de reproduction sociale a favorisé l'apparition, a
pu contribuer au rapprochement de la science politique
enseignée dans ces écoles et d'une spécialité de la
discipline philosophique, la philosophie politique, jusqu'alors
confinée dans une position marginale. Or, à la faveur
d'une série de changements, tels que la création d'une
agrégation de sciences politiques avec une option
philosophique et la création de khâgnes plus ou moins
spécialisées dans la préparation du concours d'entrée à
l'Institut de sciences politiques, un nouveau terrain, à
l'intersection de deux univers traditionnellement séparés, a
pu paraître offert à des individus issus de la discipline
philosophique ; ceux-ci, à la différence des figures
erudites à l'ancienne (Eric Weil), tendaient à mettre en
relation un capital philosophique qui, dans l'univers
d'origine, aurait pu paraître peu spécialisé, avec l'univers
Louis Pinto
externe de la production des biens politiques, dominé
par des hommes politiques, des experts, des
technocrates, des patrons avertis capables, tel Alain Mine,
producteur fécond et rapide de représentations semi-
savantes du monde social (1'« individualisme »), de se faire
reconnaître comme partenaire incontournable 21. A
travers l'échange et le dialogue avec ces interlocuteurs
inhabituels, mais sous les dehors de la continuité et de la
tradition, ils inventent un genre nouveau, la philosophie
politologique, qui consiste à mettre l'arsenal des théories
philosophiques au service des problématiques politiques
de « décideurs » en quête de justifications de haut niveau
échappant à la relativité, à l'histoire, au social. Et tandis
..
que la prudence intellectuelle les incline à ne s'occuper
des problèmes de la Cité que sous le rapport anoblissant
des «fondements» («justice», «démocratie», «droits de
l'homme »), ils peuvent se conformer aux exigences des
grands débats journalistiques. C'est sur ce terrain que le
journalisme philosophique a pu obtenir ce qui lui
manquait le plus, les garanties formelles de la reconnaissance
universitaire. L'activité de journaliste, cessant d'apparaître
comme une occupation marginale, semblait désormais
appelée à faire partie des attributs normaux de la carrière
d'un nouveau mandarin.
L'un de ceux qui ont le plus contribué à la réussite de
cette formule inédite est Luc Ferry qui, après ses études
de philosophie, s'est orienté vers la filière «
philosophique » des sciences politiques - de création récente -
où il a obtenu les signes de la consécration universitaire
(agrégation, poste de professeur). Ni tout à fait
politologue ni tout à fait philosophe, mais plutôt représentant
de la culture philosophique (dans sa définition officielle
de discipline du « couronnement ») pour les profanes de
sciences politiques, il s'est assuré une réputation de
compétence grâce à des traductions et surtout à un manuel
de « philosophie politique » qui transportait des classiques
tels que Kant et Fichte dans un univers social et
intellectuel peu familier avec ce type de production culturelle.
En elle-même, cette culture scolaire aurait constitué un
capital philosophique insuffisant pour créer une
innovation médiatique, si elle n'avait été utilisable dans le
contexte de la mobilisation politico-intellectuelle
conservatrice lancée contre les prophètes présumés de Mai 68.
19 - Pour une mise en forme de ce débat, voir, par exemple, V.
Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Éd. de Minuit, 1989.
20 - André Comte-Sponville, «Quel Dieu pour les philosophes? Un
athée fidèle », Le Nouvel Observateur, 3 janvier 1991.
21 - Sur ce type de production idéologique, voir L. Pinto, « La doxa
intellectuelle», Actes de la recherche en sciences sociales, 90, décembre
1991.
Le journalisme philosophique
Malgré toutes ses approximations intellectuelles, le
« retour à la philosophie » de ce jeune bien-pensant avait
au moins pour vertu d'offrir aux gardiens plus anciens de
l'ordre philosophique des justifications d'allure théorique
(avec ce qu'il faut de « transcendantal » de débat
,
«technique » avec Heidegger, Habermas, ou les postmodernes)
et de rassurer sur les temps futurs tous ceux
qu'indisposaient les sciences de l'homme, leur «positivisme», leur
«réductionnisme», leur «économisme», etc. C'est
pourquoi ni l'essayisme sur des sujets du jour (Mai 68, 1'«
individualisme », l'art contemporain, l'écologie qui lui vaut le
prix Médicis-essai) ni même le journalisme (L'Événement
du jeudi, L'Express) n'ont pu compromettre la
reconversion ultérieure du philosophe politologue dans la
discipline philosophique. A la différence des «nouveaux
philosophes», discrédités pour leur imprudence quant aux
formes universitaires, il a réussi à inventer une version
particulièrement docte de doxa intellectuelle qui
associe les traits opposés de la jeunesse « irrévérencieuse »
(comme disent les journalistes) et du conformisme
académique. Ainsi, mêlant des références philosophiques
intimidantes et des airs de désinvolture qui annoncent le
prétendant légitime, il a tenté de faire ce que des plus
timorés avant lui n'avaient pas osé faire procurer un
:
effet de science aux vues spontanées du sens commun
professoral sur la marche du monde.
Avec émerveillement, les gardiens de l'orthodoxie
universitaire découvrent que la méfiance académique envers
les forces d'innovation, avant-gardes intellectuelles et
sciences de l'homme, peut bénéficier d'une diffusion
médiatique qu'ils avaient longtemps crue hors de
portée 22. Habituellement si farouches envers l'amateurisme,
ils semblent devenus plus indulgents dès lors que les
discours d'amateur sont tenus sous l'invocation ostentatoire
des prérogatives de leur discipline ; et si les topiques
éternels du discours académique (le «sujet», 1'«
humanisme », le « sens ») doivent survivre à ce prix, ils peuvent
bien se contenter de les voir mêlés à des prises de
position intellectuelles et politiques qui ne doivent rien à la
pure raison philosophique.
La représentation journalistique
du philosophe
La logique journalistique est au principe de la
prédilection pour le « nouveau » Sur le terrain philosophique
.
sont transposées des stratégies éprouvées ailleurs. Il s'agit
d'abord de créer l'équivalent de ce que sont les « affaires »
dans le champ politique, en suscitant des controverses
mettant aux prises des figures connues qui s'interpellent,
se répondent une ou plusieurs fois (pour ou contre
les nouveaux philosophes, affaire Heidegger...). Mais
comme cette voie est difficile à cultiver
systématiquement, c'est la célébration des performances théoriques
qui constitue la principale ressource des philosophes
journalistes leurs rubriques sont pleines de vedettes
:
consacrées ou virtuelles qui, à l'aide d'une culture
«éblouissante» et d'un style «superbe», ne cessent de
méditer sur 1'« Occident » et son « impensé », de proposer
une révision « radicale » de nos « certitudes » une nouvelle
,
« éthique » , de nouveaux « fondements » , un nouveau
«retour», etc. Cette célébration standard, dont la forme
limite est le palmarès ou le hit-parade, suscite un
écrasement des instruments d'intelligibilité, qu'il s'agisse des
perspectives historiques et intellectuelles dans lesquelles
s'inscrit un discours, ou des hiérarchies permettant de
mesurer l'apport d'un auteur.
A destination du grand public cultivé est produite une
image simili de la philosophie et du philosophe dont la
forme limite se présente dans certains articles de presse
au contenu informatif très faible. Cette image sert à
concilier deux impératifs hétérogènes le produit célébré doit
:
être accessible tout en exhibant les signes de
l'authenticité. En effet, les journalistes s'occupent en général
davantage de décomposer après coup l'effet de notoriété
dont bénéficie un auteur que de prospecter ce qui
mériterait (au moins d'après eux) d'être découvert, analysé et
discuté. Et pour être justifiés de parler de ceux dont on
parle beaucoup, il ne leur reste d'autre moyen que de
convertir le fait du succès en énigme passionnante à
déchiffrer « Singulier, Jacques Derrida est devenu
:
célèbre. Son nom circule sur les cinq continents. Il séduit et
inquiète à la fois. Derrida est le nom d'une énigme 23. »
De même, dans le dossier consacré à Michel Serres par
un magazine de grande diffusion, L'Express, le premier
article n'a d'autre dessein que de comprendre, tandis que
«les Français en redemandent et s'arrachent ses livres»,
en quoi consiste ce « drôle de phénomène » « C'est
:
22 - II est intéressant de voir comment un professeur à la Sorbonne, par
ailleurs membre influent de plusieurs commissions universitaires
d'évaluation, n'hésite pas à inscrire les nouveaux auteurs de livres de «
philosophie politique», dont Luc Ferry, dans la lignée d'Eric Weil (B.
Bourgeois, « Le réveil français », paru dans le dossier « Retours à la philosophie
politique», Le Monde, 28 février 1992). Le même auteur avait aussi pris
position peu de temps auparavant, à l'occasion d'un débat animé par
Jean-Marie Colombani et Roger-Pol Droit {Le Monde, 25 février 1992),
en faveur d'un best-seller, La Fin de l'histoire, de Francis Fukuyama, et
critiquait pêle-mêle le marxisme et les sciences sociales. Plus
récemment, en janvier 1994, il a participé comme président du jury de thèse à
la consécration universitaire de l'œuvre de Régis Debray (aux côtés de
philosophes comme François Dagognet et Michel Serres).
23 - Dossier consacré à «Jacques Derrida. La déconstruction de la
philosophie » par le Magazine littéraire, mars 1991-
36
l'authentique5
La célébration de
Le journaliste n'a, en quelques occasions
exceptionnelles, rien d 'autre à dire que l 'affirmation tauto-
logique de l'authentique, rite purificateur qui a
notamment pourfonction d'effacer les souillures de la
vie intellectuelle profane.
« II y a longtemps qu'on attendait ce livre. Depuis
plusieurs années, Deleuze l'avait annoncé. Depuis
toute sa vie, peut-être. En fait, l'attente vient de plus
loin. Elle a duré des siècles, mis en jeu un autre temps
que celui de l'Histoire, cheminé dans des évolutions
singulières. On le comprend en lisant. Il est très
difficile d'en rendre compte. »
La « thèse », tacitement située au-delà du discutable
et de l'argumentahle. est présentée avec révérence :
«La philosophie n'est ni contemplation, ni réflexion,
ni communication. Elle est création de concepts -
toujours nouveaux, toujours à construire, toujours
enracinés dans l'obscur -, sources de lumières mobiles,
détournées du chaos, et le survolant. Art et science ont
de tout autres gestes. Ils peuvent croiser ceux des
philosophes, non les remplacer. [. .1 Faire ce qu'ont fait les
.
grands créer des concepts, encore et toujours. El non
:
1' "effet de Serres". [. .] l'opus de l'académicien se retrouve
.
propulsé puis solidement vissé dans les hit-parades [...].
Tout bascule donc le 6 février. Quand Jean-Marie Cavada
invite le maître dans son émission "La marche du siècle"
(FR3). L'homme de lettres, un peu Alphonse Daudet, un
rien Leprince-Ringuet, parfois précieux, le plus souvent
patelin et toujours agréablement cultivé, va philosopher
une heure vingt durant. Un tabac 3,5 millions de
:
téléspectateurs tombent sous le charme [...]. En catastrophe,
l'éditeur réimprime à tour de bras. » Le journaliste qui
entend afficher le sang-froid qu'il garde même face à un
grand intellectuel, pousse l'impertinence jusqu'à
suggérer que l'adhésion du public pourrait bien reposer sur un
malentendu « Peu importe si les lecteurs ne dépassent
:
pas la quinzième page du livre, qui fera alors office de
relique sur une table basse de salon 24. » L'hommage
comporte toujours une part de raillerie, expression des
sentiments ambivalents envers une incarnation incertaine de
la légitimité culturelle ; la mystification possible du
lecteur sur laquelle le journaliste évite de se prononcer ne
saurait être conçue comme portant sérieusement atteinte
à la vraie grandeur de l'illustre philosophe,
Louis Pinto
répéter leur discours, ou pire le conserver pieusement
:
sans y rien entendre. Telle est la leçon. Ce n'est pas la
seule, et de loin. »
En conclusion, il est fait appel au lecteur à son-
sens de la grandeur philosophique, sans quoi il n'est
que misère et sottise.
«Voilà qui est trop, qui va trop vite, et trop loin,
pour que même des bribes infimes s'en retrouvent ici.
On ne peint pas en hâte la miniature d'une tempête.
Ce qu'il faut quelques heures pour traverser, il faudra
quelques années pour l'entendre et le mesurer. Ou
quelques vies peut-être. Ce livre est à la hauteur de
l'inépuisable. Il appartient au petit nombre de ceux qui
font basculer des bibliothèques inutiles, vous happent
et vous mettent en route. Il va très vite. Il est au-delà du
sage et du fou. Simple, et terriblement complexe. C'est
tout, pour aujourd'hui. »
Roger-Pol Droit. «La création des concepts»,
le Monde, 13 septembre 1993-
Le tira: et les commentaires sont de Louis Pinto.
ment pressentie au moins quelques instants même par le
plus désinvolte des lecteurs. Quant aux autres articles du
«dossier», ils s'emploient à résoudre «l'énigme» d'une
telle réussite en montrant qu'en plus des signes les plus
incontestables, mais purement génériques, de
l'authenticité philosophique (ENS, agrégation de philosophie,
thèse, enseignement à l'étranger. .), Serres possède
.
l'élément différentiel qui le rend discernable entre mille à sa
compétence de spécialiste se surajoute la simplicité «
chaleureuse » du « Gascon » demeuré proche des racines, du
pays, du paysan, du paysage, etc. 25. En vertu d'un
renversement des hiérarchies savantes, c'est la capacité de
traiter les questions jugées les plus universelles (la
science, l'environnement, l'avenir...) qui est présentée
comme la forme intime et profonde de la compétence à
:
l'opposé de Derrida, le philosophe pour initiés qui
suscite trouble et inquiétude, Serres enchante. Et si le dos-
24 — G. Malaurie, «Michel Serres ou le charme de la philo», L'Express,
9 mai 1991.
25 — S. Pasquier, «Tous les chemins mènent à Agen». L'Express, 9 ruai
1991.
Le journalisme philosophique
sier de L'Express parvient à parler d'un philosophe majeur
sans avoir à consacrer au moins quelques lignes à
l'analyse de son œuvre, c'est sans doute parce que, pour les
journalistes, ce philosophe incarne moins un contenu
intellectuel que l'effet de la (vraie) philosophie sur le
profane, ou comme ils disent, le « charme de la philosophie ».
Il n'est pas sûr que les articles plus « sérieux »
(entretiens et comptes rendus) de la presse à destination d'un
public plus «intellectuel», aient une autre fonction que
celle d'exprimer la valeur de nouveauté d'un auteur, d'un
commentateur, d'un thème ou d'un débat. Quelques mots
suffisent pour indiquer au lecteur si le livre considéré est
seulement érudit ou bien original et novateur, si le sujet
est familier ou insolite, si la lecture est facultative,
recommandée, souhaitable, indispensable, etc. Quant à la partie
proprement informative, elle est le plus souvent réduite à
un bref paragraphe allusif 26 qui ne permet guère
d'identifier ni une problématique ni une argumentation (l'auteur
doit surtout se sentir satisfait si l'on dit « du bien » plutôt
que «du mal»).
La dénégation de l'inauthentique
La discipline philosophique demeure dominée par
une autoreprésentation mettant en avant la coupure
savant/profane, celle-là même qui a trouvé un démenti
dans l'affaiblissement récent des censures et des
frontières. En effet, à moins de se dénoncer comme tel et de
risquer de s'anéantir, le pôle mondain ne peut couper
totalement les liens d'allégeance qui le rattachent au pôle
savant, détenteur incontournable, quoique lointain, de la
légitimité philosophique une forme minimale de
:
compétence, et donc très universellement répandue y
compris chez les plus futiles des journalistes, consiste à
reconnaître la possibilité de la falsification et de l'illusion. Dans
un univers hanté par sa propre duplicité (ou équivocité),
le rôle dangereux des médias fait partie des thèmes du
discours indigène lui-même ; et tout le monde pressent
que la dilapidation du titre de philosophe tend à en
ruiner le cours. La délimitation entre le vrai et le toc, la vertu
et le vice 27, est toujours invoquée, mais elle est
tacitement considérée comme fragile sinon indécise si les
:
penseurs autorisés servant de repères indiscutables
(Desanti, Lévinas, Ricceur...) sont cités avec vénération
et loués précisément pour leur indifférence à la vaine
gloire, on évite de désigner ceux auxquels ils sont
censés s'opposer ou surtout de suggérer des critères pour les
reconnaître.
Le faux tant décrié dans les discours finit par n'être plus
qu'un horizon lointain et vague sur lequel se détachent
37
des grandeurs quant à elles bien incontestables, celles que
le journaliste est en train de célébrer ou d'interviewer. Le
discours « critique », tel qu'il est parfois produit par les
philosophes, demeure à un grand degré de généralité
puisqu'il admet la possibilité du faux sans se donner les
moyens de l'identifier concrètement, et fonctionne surtout
comme un instrument de protection et d'immunisation
:
celui dont on parle ou qui parle ne peut être que lucide et
inattaquable, mais on suggère seulement qu'il en est
d'autres dépourvus de ces traits. Il suffit de voir le compte
rendu de débats indigènes par Régis Debray, préposé au
traitement philosophique de la question des médias, à
l'issue d'« États généraux de la philosophie » 28. Les maux
sont cernés avec sévérité il y a « la tentation du prophé-
:
tisme et du pathos, de la systématisation abusive et de
l'allusion dramatique en guise d'argumentation », ou encore,
« le remplacement du débat d'idées par le combat de
coqs de l'explication causale par le clin d'oeil », etc. mais
;
il ne présente ni d'analyse des conditions de possibilité
des nouveaux discours philosophiques, ni de projet
d'organisation collective contre les produits
philosophiquement douteux. Et curieusement, comme l'intrusion des
médias est attribuée à des causes à la fois très générales et
totalement extérieures à la discipline philosophique, telles
que F« État» («qui contrôle le gros des appareils de
production des opinions ») et F« École » (qui désormais « n'est
plus l'axe d'influence principal ni même le vecteur
essentiel de l'éducation, au sens large »), les stratégies
individuelles des philosophes se trouvent finalement soustraites
à l'examen 29, les cas de compromission les plus vulgaires
et les plus faciles servant de cible commune.
26 - Par exemple, après trois paragraphes consacrés à l'accueil de
l'œuvre de Michel Serres, Roger-Pol Droit écrit au sujet de son dernier
livre « La multiplicité des problèmes abordés ne se résumera pas en
trois phrases. On saisit toutefois l'intention première surmonter les
:
clivages, somme toute récents, entre pensée scientifique et analyse
:
philosophique, s'acheminer vers une pensée du global, conforme à la
réalité de la puissance et des risques de nos nouveaux savoirs. » Plus loin, il
savoure (plus qu'il n'analyse) la singularité du philosophe: «Michel
Serres préfère décidément les liens aux ruptures, les relations aux
discontinuités, les mélanges aux distinctions»... («Jouvence de Michel
Serres », Le Monde, 14 février 1992).
27 - S'il est vrai que le dévoilement des usurpations est inscrit dans le
fonctionnement du champ philosophique qui doit se défendre contre
des profanes se faisant passer pour des professionnels, le sociologue
ne vise évidemment pas à dévoiler à la façon des indigènes ce qui est
caché, mais en principe à élucider les mécanismes spécifiques
permet ant de rendre intelligibles les pratiques du champ considéré. Il faut,
encore une fois, rappeler aussi que l'intérêt à la connaissance est lui-
même socialement conditionné.
28 - R. Debray, rapport de la commission <■ Enseignement et médias », in
États généraux de la philosophie, Paris, Flammarion, coll. «Champs»,
1979, p. 157-167.
29 - Que dire concrètement, par exemple, des philosophes conseillers
du Prince?

Devenue incontestablement « populaire » grâce aux
médias, la philosophie est placée dans une situation
ambiguë. Une discipline scolairement et
intel ectuel ement légitime se trouve compromise avec l'univers
profane des journalistes, des « modes » et des « opinions ». Et
pourtant, la réussite extra-universitaire de la philosophie
populaire semble fournir à la discipline un appoint
appréciable face à l'essor de la culture scientifique et,
notamment des sciences de l'homme qui ont pu autrefois
inquiéter une fraction orthodoxe du corps enseignant.
Paradoxalement, le succès médiatique tend à renforcer
l'académisme en favorisant les biens les plus conformes à
la logique interne de reproduction scolaire, ceux-là
mêmes que produisent et transmettent les membres les
plus conformes de l'enseignement secondaire pour
:
Louis Pinto
ler avec recul de l'actualité, n'est-il pas profitable de
mobiliser les ressources sûres et largement partagées de
cette discipline scolaire ? La culture « philosophique »
d'institution étant caractérisée, en grande partie, par le
sens sublime de l'ultime et de l'intime, envers d'une fuite
de la réalité (sociale), elle est en affinité avec les attentes
d'une multitude d'intermédiaires situés notamment dans
le champ politique et le champ de la presse. Car, d'une
part, le philosophe médiatique tend à procurer un
registre communicationnel légitime à ceux qui sont
engagés dans le travail objectivement politique de
représentation du monde social et d'autre part, en tant
;
qu'intellectuel dans le siècle, il constitue lui-même une solution
vivante des tensions éthiques et intellectuelles
qu'engendre la division du travail de domination.