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Éditions de
la
Sorbonne
L'écrivain, le savant et le philosophe | Eveline Pinto
Introduction
Eveline Pinto
p. 9-27
Texte intégral
1 Depuis l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans
la France issue de la Révolution, la littérature a
revendiqué sa place au premier rang des valeurs
culturelles. Cette place qui lui fut disputée par la
philosophie dès l’Antiquité, s’avéra bientôt soumise au
jeu de la concurrence créée par l’apparition d’une
nouvelle discipline, la sociologie, où deux orientations,
littéraire et scientifique, paraissaient s’affronter1.
2 « Dans la culture grecque, la philosophie fut l’autorité
spirituelle par excellence », écrit Paul Bénichou. Platon
aimait les poètes, à cause de la source des vérités qu’ils
enseignent, car il les croyait inspirés par un don, et
même possédés par un dieu ; mais c’était une manière
de déclarer que le don, l’inspiration, le génie, ce par
quoi le poète avait puissance de parler et d’enseigner
comme ayant autorité et qui avait sa place à côté de la
pensée rationnelle, ne lui appartenaient pas, le plaçaient
en état de dépendance, sous l’influence d’un dieu. Dans
cette lutte pour arracher à la poésie, plus ancienne
qu’elle, le monopole de l’autorité spirituelle, le
philosophe concéda au poète le domaine du mythe, de la
fausse ou de la demi-vérité qui s’exprime à l’aide des
métaphores et autres séduisantes images, et se réserva
la meilleure part, le royaume de l’absolue vérité dont il
se proclama alors le roi : celui où l’on bâtit des systèmes,
où l’on établit le fondement, où l’on contemple la vérité
immuable et intemporelle, et dont la contemplation
conditionne l’action, l’emprise sur les âmes, l’art de
diriger les hommes et de gouverner la cité.
3 Cette première répartition des domaines assigne pour
longtemps à chacun sa compétence : au philosophe
solitaire, retiré loin des bruits de la vie publique, les
valeurs universelles de la science, de la vérité et du bien,
au poète les valeurs mondaines, l’art d’orner la vie, de
divertir et d’instruire, d’enseigner la civilité et les
bonnes manières en société. Ce départage est celui que
retient l’âge classique, alors même que le nom de poète
restreint son champ d’application à l’usage de certaines
formes d’écriture et que se vulgarise un nouveau
lexique, où le terme « gens de lettres » semble regrouper
« une vaste corporation, embrassant avec les littérateurs
les savants, les philosophes, les publicistes en général,
tout ceux qu’en somme nous appellerions aujourd’hui
les intellectuels »2. Descartes distingue ainsi « la
méthode pour bien conduire sa raison et chercher la
vérité dans les sciences » et les habitudes de pensée
propres à l’homme de loisirs, et se déclare étranger à la
corporation des « gens de lettres », sitôt qu’il eut
« achevé tout ce cours d’études au bout duquel on a
coutume d’être reçu au rang des doctes ». N’attendant
rien ni des « bons esprits » de son siècle ni d’« aucune
doctrine dans le monde », son souci a été de développer
la puissance proprement philosophique de bien juger et
de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est ce qu’il
nomme « le bon sens ou la raison », puissance
universelle, « égale en tous les hommes ». Descartes
englobe dans l’enseignement scolastique, parmi « les
exercices auxquels on se livre dans les écoles », les
langues et les livres anciens, la gentillesse des fables,
l’histoire des actions mémorables, les livres modernes,
l’éloquence, la poésie et la théologie, et même une
certaine forme de mathématiques, « les écrits qui
traitent des mœurs », une philosophie enfin qui donne
moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et
de se faire admirer des moins savants. À la culture des
lettres occupée de fables, d’histoires et de romans qui
divertissent mais qui faussent l’esprit, et qui cependant
donnent moyen de briller en société, Descartes oppose
une autre culture, que l’on peut qualifier de
philosophique, puisqu’elle est tournée vers la science et
la sagesse universelle, connaissance solide et bonheur
« pur » de la contemplation du vrai3.
4 La culture littéraire que Descartes a dépréciée en
fonction du critère de vérité et de science, a été en fait
appréciée au xviie siècle selon d’autres normes sociales,
mondaines ou esthétiques : elle engage la notion
d’auteur (auctor), de celui qui a autorité (auctoritas)
pour donner du prix, de la valeur à ce qu’il fait. De plus
il semble qu’à l’âge classique, le nom d’écrivain,
« comme le créateur d’ouvrages à visée esthétique », ait
dépassé rapidement « auteur », comme terme référant à
un prestige : « Aux yeux des maîtres de la norme
linguistique et esthétique, le nom d’écrivain doit être
réservé aux seuls auteurs qui joignent à la création l’art
et la forme », écrit Alain Viala4. Lorsque Valéry pose que
« la Littérature est, et ne peut être autre chose qu’une
sorte d’extension et d’application des propriétés du
langage », sa définition du purisme esthétique, à
première vue avant-gardiste par rapport à la littérature
romantique, renoue en fait avec l’héritage du haut
« dict » médiéval et retrouve l’une des facettes littéraires
les plus appréciées de l’âge classique.
5 Distingués, dissociés de fait dans leurs rôles respectifs
par Descartes, « écrivain » et « philosophe » se trouvent
à nouveau réunis dans la figure idéale de « l’homme de
lettres » au cours du siècle qui s’achève par la
Révolution. Cette figure rassemble ceux qui, pleins des
idées de l’ordre et du bien public, se veulent guides de
l’esprit humain, et cela, qu’ils soient philosophes,
savants ou hommes du monde. L’article « gens de
lettres » (1765) du Dictionnaire philosophique de Voltaire
montre en effet qu’« au-delà des écrivains “littéraires” »,
comme l’écrit Christophe Charle, « le terme englobe
également les philosophes et les savants », unis par la
haine des « préjugés dont la société était infestée » et
par le désir de les détruire avec l’arme de la critique5. Ce
groupe social, malgré son expansion notable au
e
xix siècle, n’a pas une identité plus claire à l’époque de
Notes
1. Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, Paris, José Corti, 1973. –
Wolf Lepenies, Les Trois cultures. Entre science et littérature,
l’avènement de la sociologie, Paris, Maison des sciences de l’Homme,
1990. – Il m’a paru inutile de rappeler ici le fait bien connu que le
terme littérature, dans le sens que nous lui prêtons, apparaît au
début du xixe siècle.
2. Paul Bénichou, ibid.
3. Descartes, Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences, Première partie, Paris,
Gallimard, 1952. Le terme « gens de lettres » est utilisé par lui dans
la Troisième partie, p. 146.
4. Alain Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, 1985.
5. Paul Bénichou, op. cit. – Christophe Charle, Naissance des
« intellectuels », Paris, Minuit, 1990.
e
6. Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au xix siècle, Paris,
Seuil, 1996.
7. Ibid., p. 97-105.
8. André Canivez, Jules Lagneau, professeur et philosophe,
Publications de l’Université de Strasbourg, 1965, p. 10, cité par Jean-
Louis Fabiani, « Les programmes, les hommes, les œuvres.
Professeurs de philosophie en classe et en ville au tournant du
siècle », Actes de la recherche en sciences sociales, 47/48, juin 1983,
p. 3-20.
9. Louis Pinto, « La vocation de l’universel. La formation de
l’intellectuel vers 1900 », Actes de la recherche en sciences sociales,
55, novembre 1984.
10. Jean-Louis Fabiani, op. cit. Les succès mondains de la pensée de
Bergson ou les contacts d’un Léon Brunschvicg avec les artistes et
les hommes politiques ne peuvent faire oublier les mépris essuyés
dans les salons par les universitaires, où les écrivains occupent un
rang beaucoup plus prestigieux. Il suffit de comparer dans À la
recherche du temps perdu, les humiliations subies par le personnage
de Brichot, inspiré à Proust par l’exemple de Victor Brochard,
professeur de philosophie qui subit pareilles avanies dans le salon
de Mme Aubernon, et la place prestigieuse accordée dans le salon
de Mme Swann à Bergotte.
11. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce qu’un philosophe en France
aujourd’hui ? », Commentaire, 53, printemps 1991.
12. Sur son ambition anti-héroïque de « reprofessionnaliser » la
philosophie, Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le réel. Entretiens
avec Jean-Jacques Rosat, Paris, Hachette, 1998.
13. Louis Pinto, op. cit., Wolf Lepenies, op. cit.
14. Wolf Lepenies, « Contribution à une histoire des rapports entre
la sociologie et la philosophie », Actes de la recherche en sciences
sociales, 47/48, juin 1983, p. 37-44.
15. Ibid.
16. Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF,
1938, II, p. 99, cité par Pierre Bourdieu, « Les sciences sociales et la
philosophie », Actes de la recherche en sciences sociales, 47/48, juin
1983, p. 45-52.
17. Pierre Bourdieu, ibid., et Méditations pascaliennes, Paris, Seuil,
1997, p. 54-59.
18. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1965,
§ 68.
19. Jacques Bouveresse, La Voix de l’âme et les chemins de l’esprit.
Dix études sur Robert Musil, Paris, Seuil, 2001. Id., L’Homme
probable, Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire,
Paris, L’Éclat, 1993. – Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et
structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. - Vincent
Descombes, Proust, Philosophie du roman, Paris, Minuit, 1987.
20. Gilles Gaston Granger, Essais d’une philosophie du style, Paris,
Annand Colin, 1968.
21. Jacques Bouveresse, La Voix de l’âme et les chemins de l’esprit,
op. cit. – Jaakko Hintikka, La Vérité est-elle ineffable ?, Paris, L’Éclat,
1994.
22. Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le réel, op. cit.
23. Bertrand Russell, Autobiographie, t. 2, 1914-1944, Paris, Stock,
1969, p. 174-177.
24. Pour l’intérêt porté à cet ouvrage par Virginia Woolf, Trois
Guinées, Paris, Des femmes, 1977, p. 255,256 et n. 45.
25. Sur l’effet de cet ouvrage dans le cercle de ses amis, The Diary of
Virginia Woolf (éd. Anne Olivier, 1981-1990), February 4, 1932.
26. Bertrand Russell, op. cit., p. 179.
27. Pascale Casanova, Beckett l’Abstracteur. Anatomie d’une
révolution littéraire, Paris, Seuil, 1997, p. 115.
Auteur
Eveline Pinto