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Couple et argent: quand on aime on

compte!
 08 juillet 2021

Par Meriem Rkiouak

Selon Soumaya Naamane Guessous, dans la vie de Couple et de famille en


général, “l’argent reste un sujet tabou” ©DR
L’argent, nerf de la famille, est le moteur de plusieurs mutations qu’ont
connues les familles marocaines au cours des dernières décennies. Le
travail de la femme, surtout, a créé de nouveaux modèles de gestion
financière qui étaient impensables. Entre pouvoir et préjugés, voici
comment le “fric” a redistribué les cartes au sein des ménages modernes.
“Plaie d’argent n’est pas mortelle”, “quand on aime on ne compte pas”,
“l’argent ne fait pas le bonheur”… Dans les relations humaines, le “fric” a
mauvaise réputation.
Il suffit d’une question “innocente” sur le salaire que touche Monsieur ou
d’une remarque glissée, mine de rien au milieu de la conversation, sur le
renchérissement de la vie et la nécessité d’avoir deux sources de revenus
pour pouvoir s’en sortir, pour faire capoter un rendez-vous amoureux qui
s’annonçait prometteur. “Quel goujat!”, pense l’un; “Espèce de
matérialiste!”, murmure l’autre.
Avouons-le: parler argent au début d’une vie à deux est peu romantique.
Mais, un couple, ça ne vit pas d’amour et d’eau fraîche! Passée la lune de
miel, il faut passer à la caisse pour régler la facture de l’hôtel et payer
l’addition du dîner aux chandelles avant de passer aux choses sérieuses (le
loyer, l’auto, le carburant de l’auto, l’épicier, le plombier, le médecin, l’école
des enfants…).
En parlant peu de la question financière au commencement de la vie
conjugale -par peur de passer pour quelqu’un de vénal-, on finit par en
parler trop- et de la moins “civilisée” des manières- lors d’une houleuse
scène de ménage déclenchée par une facture impayée, une dépense jugée
excessive ou un compte commun à découvert.
Puisqu’on sera rattrapé, tôt ou tard, par la “problématique” financière,
autant crever l’abcès et mettre les points sur les “i” dès le départ car, comme
dit l’adage, “l’argent est un bon serviteur, mais c'est un mauvais maître”.
 
On commence à parler argent, et c’est déjà bien…
C’est pour installer plus de transparence financière dans la relation
conjugale que la Moudawana a donné la possibilité aux conjoints d’annexer
à l’acte de mariage un document précisant la manière dont ils souhaitent
gérer leurs biens respectifs.
“Chacun des deux époux dispose d’un patrimoine distinct du patrimoine de
l’autre. Toutefois, ils peuvent dans le cadre de la gestion des biens à acquérir
pendant la relation conjugale, se mettre d’accord sur le mode de leur
fructification et répartition. Cet accord est consigné dans un document
séparé de l’acte de mariage” (Article 49- Titre VI du Code de la Famille).
Bien que le recours à ce type de contrats ait considérablement augmenté
depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code de la famille, force est de
constater que beaucoup de ménages hésitent à franchir le pas. Et pour
cause, comme le fait remarquer la sociologue Soumaya Naamane Guessous,
dans la vie de couple et de famille en général, “l’argent reste un sujet tabou”.
“Je fais du coaching conjugal et la question matérielle est à la source de
beaucoup de situations de conflit pour lesquelles les couples viennent
consulter”, indique-t-elle dans un entretien à BAB, imputant cela à un
manque de communication en la matière avant le mariage.
Sanaa Mikou, coach professionnel et formatrice spécialisée en coaching
relationnel, explique la sensibilité de la question par le fait qu’“on est dans
une société qui est en pleine transition”.  
“La notion d’«al-Qiwamah”, qui suppose que ce soit l’homme qui prenne en
charge le foyer, reste ancrée malgré l’évolution du statut et de la condition
socio-matérielle de la femme”, note-t-elle.
Khalid Mouna, anthropologue, est d’un autre avis. “Je ne pense pas que
l’argent soit un tabou dans la société marocaine. Au contraire, beaucoup de
gens ont tendance à faire étalage de leur fortune, se targuent d’avoir acheté
une villa à un milliard, une voiture à 30 millions etc, parce que dans la
culture dominante, la valeur des choses se mesure à leur prix”, indique-t-il à
BAB.
Et de poursuivre: “dans les sociétés occidentales par exemple, le salaire
touché par une personne est une information ultra confidentielle. En France
où j’ai fait une partie de ma carrière, j’étais étonné de voir mes collègues
recevoir leurs relevés bancaires à la fac: ils ne voulaient pas que leurs
épouses savent combien ils gagnaient. Tel n’est pas le cas au Maroc. Le sujet
n’est pas tabou mais c’est un enjeu de pouvoir qui modifie les règles du jeu
au sein du foyer”.
Quoi qu’il en soit, le fric est une question délicate qui, mal gérée, peut
générer des tensions dans le couple et la famille en général. Par son
manque, son abondance ou sa mauvaise répartition, l’argent défait des liens
familiaux sacrés, sème rancœur entre frères et sœurs et sépare des êtres qui
se sont dit oui pour le meilleur et pour le pire… Les litiges relatifs à la
répartition de l’héritage et les dossiers de pension alimentaire et de divorce
pour défaut d’entretien, qui s’entassent devant les tribunaux de famille, en
disent long sur ce rapport destructeur qu’entretiennent de nombreux
ménages avec l’argent.
 
Il était une fois un couple heureux…Et la femme travailla!
Les scènes de ménage dues aux pépins financiers ont toujours existé, dans
tous les temps et dans toutes les sociétés. Cependant, l’entrée de la femme
au marché du travail a marqué une (r)évolution majeure dans
“l’organigramme” de la famille (l’homme bailleur de fonds, la femme
gestionnaire): l’homme n’est plus le seul chef de famille parce que la femme,
elle aussi, est pourvoyeuse de revenus. A tout seigneur tout honneur!
Khalid Mouna tient à signaler, à cet égard, la perception “tendancieuse”
qu’ont les Marocains, et les sociétés arabes en général, du travail de la
femme. “La femme a toujours travaillé, officieusement, pas officiellement.
Non rémunéré et peu visible, le travail domestique n’est pas reconnu;
d’ailleurs, dans les documents administratifs, pour désigner la mère de
famille qui ne travaille pas, il est d’usage d’écrire ‘femme au foyer’ ou, pour
faire plus simple, ‘Bidoun’ (sans, sic)”, précise-t-il à BAB.
Comme un Big Bang, le travail “officiel” de la femme est venu bouleverser la
béatitude de ce cosmos. Madame, qui ne pouvait se payer un bain-maure
sans tendre la main à son Jules, est devenue, à son tour, pourvoyeuse de
revenu, bousculant dans son espace vital le “mâle” et le dépouillant d’une
partie de son pouvoir lié à son rôle de “chef” et de “bailleur de fonds” du
ménage.
Finis les jours paisibles de la domination masculine, la bataille de
l’indépendance économique a commencé!
Loin de cette image caricaturale, Nabila Benohoud, coach de vie et
conseillère en communication souligne qu’il faut bien se garder des
extrapolations.
“Toutes les familles ne sont pas taillées sur le même modèle. Dans la vie de
couple par exemple, plus les conjoints ont l’esprit ouvert et ont accès à
d’autres cultures, plus l’argent cesse d’être un tabou et une source de
tension pour eux. Ils prennent plus de liberté de ton et de décision par
rapport aux questions financières et ne trouvent pas ‘hchouma’ de s’asseoir
pour départager les charges, faire les comptes et planifier l’avenir ensemble,
dans la franchise et la transparence”, explique-t-elle à BAB.
 
Un projet familial de plus en plus porté par les femmes
Dans une étude intitulée “L’argent du couple: négociation/recomposition
des rôles au foyer” (2014), Leila Bouasria, professeur de sociologie à la
Faculté des lettres et des sciences humaines de Rabat, détaille, selon
différents modèles, la manière dont le travail de la femme a modifié les
règles du jeu pécuniaire dans les ménages urbains contemporains.
Ainsi, il ressort d’une enquête menée auprès des ouvrières casablancaises
dans les industries du textile que “la gestion des ressources se fait de plus en
plus de manière séparée ou à travers une mise en commun partielle des
revenus de chacun”.
“Ce qui caractérise la gestion financière de ces femmes, c’est ce nouvel
investissement dans les biens ‘non périssables’ qu’on peut décrire comme le
fait de s’éloigner de la dépendance conjugale au profit d’une approche plus
individuelle: cessant de concevoir le mari comme une garantie de
protection, elles cherchent par leurs propres moyens à se prémunir contre
un avenir incertain”, explique la chercheuse, auteure d’une étude intitulée
“Féminisation et précarisation: Cas du textile”.
Selon elle, cette donne remet en question la conception dominante du
salaire d’appoint en montrant que le salaire féminin sert de plus en plus
souvent de salaire de base aux dépenses des ménages.
“En d’autres termes, le salaire des ouvrières est loin d’être celui d’appoint et
nos enquêtées affirment quasi unanimement que leur salaire est la
principale ressource du ménage ou qu’elles participent de façon égalitaire à
la marche courante du foyer”, analyse Mme Bouasria, titulaire également
d'un Master en anthropologie de développement et transformations sociales
de l'Université Sussex (Royaume-Uni). Tout cela démontre que “le projet
familial est de plus en plus porté par l’ouvrière, et ceci, selon une tendance
croissante à la normalité”, conclut-elle.
Plus les ressources financières du ménage se diversifient, plus la question
de la planification et du partage des responsabilités devient cruciale.
Sachant qu’en milieu urbain, les ménages marocains vivent avec près de
trois sources de revenus (2,7 en milieu urbain et 3,5 en milieu rural),
comme le fait savoir le Haut Commissariat au Plan dans une note récente
sur “Sources de revenu des ménages: Structure et inégalité”, on mesure à
quel point une mauvaise gouvernance pécuniaire peut coûter cher à un
couple.  
S’il est vrai qu’“abondance de biens ne nuit jamais”, encore faut-il savoir les
partager équitablement et, surtout, savoir en parler sans honte ni arrière-
pensées. Nota bene: les bons comptes font les bonnes familles.w

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