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Le philosophe ignorant

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Voltaire (1694-1778). Auteur du texte. Le philosophe ignorant.
1766.

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PHILOSOPHE
IGNORANT.
0 <&ûP

if 5.

Af. D C C. L XVL
TABLE
DES DOUTES.
I.
^ Uies-tu ? Page I
II. De notre faibleffe. 3
III. Comment peut-on p enfer ? 5
IV. A quoi bon favoir tout cela ? 7
V. Y a-t-il des idées innées ? 8

VI. Des bêtes, c efl-à-dire , des animaux


qui nont pas précifément le don de
la parole. 11
VII. De Vexpérience. 13
VIII. De la fubflance dont on ne fait rien
du tout. 14
IX. Des bornes étroites de tentendement
humain. 16
X. Des découvertes impofjîbles à faire. 17
iv Table
XI. Du défefpoir de rien connaître à
fond. ’ pag. 18
v
XII. Y a-t-il des intelligences fupérieu-
res? 22
XIII. L'homme ejl-il libre ? 23
XIV. Tout cji-il kernel ? 30
XV. Intelligence qui préfide au monde. 34
XVI. De l'éternité. 35
^ )
XVII. Incompréhenfibilitéde tout cela. ib. 1

XVIII. De Vinfini qu'on ne comprend


pas davantage. 36
XIX. Dépendance entière de l'homme. 38 1

XX. Encor un mot de Céternité. 40


XXI. Encor un mot de la dépendance de
lhomme. 42
XXII. Nouveaux doutes s'il y a d’autres
êtres intelligents. 43
XXIII. D'un feul Artifan fuprême. 45

-V-
wfcrs
des Doutes. v
XXIV. Jujlicc rendue à Spinofa & à
Bayle. pag. 49
XXV. De beaucoup d'ahfurdites. 62
XXVI. Du meilleur des mondes tout plein
de f&ttifes & de malheurs. 66
XXVII. Des Monades. 71
XXVIII. Des formes plafiques. 72
1 XXIX. De Locke. 74
XXX. Le peu qu'on fait. «5

XXXI. Y a-1-il une morale ? ibid.


XXXII. Y a-t-il’jufle & injufle ? 89
XXXIII. Confentement univerfcl ef-il
preuve de vérité? 94
XXXIV. Contre Locke en Ceflimant beau-
coup. 95
XXXV. Contre Locke encor. 93
XXXVI. La Nature eft-elle toujours la
a
meme r
%
104

^fe',rTÆ
snv
A

VI Table
XXXVII. De Ilobbes. pag. io6
XXXVIII. Morale univerfelle , malgré
Hobbes. ' 108
.

XXXIX. De Zoroaftre, quoiqu'ily ait


loin de Zoroaftre à Hobbes. iio
XL. Des Bracmanes. 112
X LI. De Confutzée, que nous nommons
Confucius. 113

^
XLII. De Pythagore. 115
XL III. De Zaleucus, article dont il faut
faire fon profit. 116
XLIV. ZXEpicure, plus efiimable quon
ne croit. 117
XLV. Des Stoïciens. 119
XLVI. La Philofophie efl-elle une ver
tu? 121
XLVII. ZTEfope. 122
XL VIII. La paix naîtra-t-elle de la Phi
lofophie? 123
des Doutes. vii
XL IX. Quefion, s'il faut perfécuter les
Philofophes. pag. 1-4
L. La perfécution nef-elle pas une mala
die qui reffemble à la rage ? 125
LI. A quoi tout cela peut-ilfervir? 126
LU. Autres ignorances. 127
liii. Plus grande ignorance. 129
LIV. Ignorance ridicule. 131
LV. Pis quignorance. 132
LVI. Commencement de raifon. 133
LVII. Petite Digreffon fur les Quin^e-
Vingt. 134
LVIII. Aventure Indienne traduite par
l'Ignorant. 137
LIX. Petit Commentaire de PIgnorant
fur des paroles remarquables. 138
->xi.

2 Le Philosophe »
communiquent, qui jouiiïent des mêmes
fenfations que moi, qui ont une mefure
d’idées & de mémoire avec toutes les
pallions. Ils lavent encore moins que moi
ce qu’ils font, pourquoi ils font, & ce
qu’ils deviennent.
Je foupçonne, j’ai même lieu de croire
que les planètes, les foleils innombrables
qui remplilTent l’efpace, font peuplés d’ê-
1 très fenlibles & penfants; mais une bar- J
jf rierç éternelle nous fépare, & aucun de ïf
ces habitants des autres globes ne s’eft
communiqué à nous.
Moniteur le Prieur, dans le Spectacle
de la Nature, a dit à Moniteur le Che
valier, que les aftres étaient faits pour
la terre, & la terre, ainfi que les ani-
,

l
maux, pour l’homme. Mais comme le
petit globe de la terre roule avec les au
tres planètes autour du foleil, comme
les mouvements réguliers & proportion-
I G N O II A N T. /. Doute. 3

nels des aftres peuvent éternellement


fubfifter fans qu’il y ait des hommes,
comme il y a fur notre petite planete
infiniment plus d’animaux que de mes
femblables ; j’ai penfé que Monfieur le
Prieur avait un peu trop d’amour-propre
en fe flattant que tout avait été fait pour
lui. J’ai vu que l’homme pendant fa vie
eft dévoré par tous les animaux, s’il efl
fans défenfe &
que tous le dévorent
,
encore après fa mort. Ainfi j’ai eu de la
peine à concevoir que Monfieur le Prieur
& Monfieur le Chevalier fuiïènt les Rois
de la nature. Efclave de tout ce qui
m’environne, au-lieu d’être Roi, reflerré
dans un point, & entouré de l’immen-
fité, je commence par me chercher moi-
même.

11. Notre faiblejje.

Je fuis un faible animal ; je n’ai en


A ij
.—«

'f
4 Le Philosophe
naiiïànt ni force ni connaiiïànce, ni in-
ftinél ; je ne peux meme me traîner à
la mammelle de ma mere, comme font
tous les quadrupèdes; je n’acquiers quel
ques idées que comme j’acquiers un peu
de force quand mes organes commencent
à fe développer. Cette force augmente en
moi jufqu’au temps où, ne pouvant plus
s’accroître elle diminue chaque jour.
,
Ce pouvoir de concevoir des idées s’au
--v-

——»

gmente de même jufqu’à fon terme,


& enfuite s’évanouit infenfiblement par
degrés.
Quelle eft cette méchanique qui accroît
de moment en moment les forces de mes
membres jufqu’à la borne preferite? Je
l’ignore ; & ceux qui ont palfé leur vie
à rechercher cette caufe n’en favent
,
pas plus que moi.
Quel eft cet autre pouvoir qui fait
entrer des images dans mon cerveau,
Les Livres faits depuis deux mille ans,
m’ont-ils appris quelque chofe? Il nous
vient quelquefois des envies de favoir V
k

comment nous penfons, quoiqu’il nous 1

prenne rarement l’envie de favoir com


ment nous digérons, comment nous mar
chons. J’ai interrogé ma raifon ; je lui ai
demandé ce qu’elle eft? Cette queftion
l’a toujours confondue.
J’ai efiiyé de découvrir par elle fi
,
les mêmes reflbrts qui me font digérer,
qui me font marcher, font ceux par
lefquels j’ai des idées. Je n’ai jamais pu
A iij
;
6 Le Philosophe l

concevoir comment & pourquoi ces idées


s’enfuyaient quand la faim faifait languir
mon corps, & comment elles renaîtraient
quand j’avais mangé.
J’ai vu une fi grande différence entre
des penfées & la nourriture, fans laquelle
je ne penferais point, que j’ai cru qu’il
y avait en moi une fubftance qui raifon-
nait, & une autre fubftance qui digérait.
1 Cependant, en cherchant toujours à me
T prouver que nous fommes deux, j’ai fenti
grofiîérement que je fuis un feul ; & cette
contradiélion m’a toujours fait une extrê
me peine.
J’ai demandé à quelques-uns de mes
femblables qui cultivent la terre, notre
mere commune, avec beaucoup d’induf-
trie, s’ils fentaient qu’ils étaient deux,
s’ils avaient découvert par leur philofo-
phie qu’ils poffédaient en eux une fubf
tance immortelle, & cependant formée

>
IGNORANT. III. Douti. y
de rien, exiftante fans étendue, agiflànt
fur leurs nerfs fans y toucher, envoyée
expreflement dans le ventre de leur mere
fix femaines après leur conception ; ils
ont cru que je voulais rire, & ont con
tinué à labourer leurs champs fans me
répondre.
t
IV. Ai eJî-iL nécejjaire de favoir?

gieux d’hommes n’avait pas feulement 1

la moindre idée des difficultés qui m’in-


quietent, & ne fe doutait pas de ce
qu’on dit dans les Ecoles, de l’être en
général, de la matière & de l’efprit, &c.
voyant même qu’ils fe moquaient fou-
vent de ce que je voulais le favoir; j’ai
foupçonné qu’il n’était point du tout
néceflàireque nous le fuffions. J’ai
penfé que la nature a donné à chaque
A iv
T*'
8 Le Philosophe
être la portion qui lui convient & j’ai
cru que les choies auxquelles nous ne
pouvions atteindre ne font pas notre par
tage. Mais malgré ce défcfpoir, je ne
laifTè pas de defirer d’être inftruit, & ma
curiofité trompée eft toujours infatiable.

V. Arijlote, Defcanes & GaJJcndi.

Arijlote commence par dire que l’in


crédulité eft la fource de la fagefle ; Def-
cartes a délayé cette peniee, & tous deux
m’ont appris à ne rien croire de ce qu’ils
me difent. Ce Defcartes fur-tout, après
avoir fait femblant de douter, parle d’un
ton fi affirmatif de ce qu’il n’entend
point ; il eft fi fûr de fon fait quand il
fe trompe groffiérement en phylique ; il

a bâti un monde fi imaginaire ; fes tour


billons & fes trois éléments font d’un fi
prodigieux ridicule, que je dois me dé-
IGNORANT. V. Doüti. 9

fier de tout ce qu’il me dit fur Famé,


après qu’il m\tant trompé fur les
corps.
Il croit, ou il feint
de croire que nous
naifîons avec des penfées métaphyfiques.
J’aimerais autant dire qu'Homere naquit
avec l’Iliade dans la tête. Il efb bien vrai
cpxHomere en naifiànt avait un cerveau
tellement confinait, qu’ayant enluite ac
quis des idées poétiques, tantôt belles, ^
tantôt incohérentes, tantôt exagérées, ?
il en compofa enfin l’Iliade. Nous ap :
portons en naifiànt le germe de tout ce
qui fe développe en nous ; mais nous n’a
vons pas réellement plus d’idées innées,
que Raphaël & Michel Ange n’apporte-
rent en naifiànt de pinceaux & de cou
leurs.
Defcartes, pour tâcher d’accorder les
parties éparfes de fes chimères, fuppofa
que l’homme penfe toujours ; j’aimerais
io Le Philosophe
autant imaginer que les oifeaux ne ceflènt
jamais de voler, ni les chiens de courir,
parce que ceux-ci ont la faculté de cou
rir, & ceux-là de voler.
Pour peu que Ton confulte fon expé
rience & celle du genre-humain, on eft
bien convaincu du contraire. Il n’y a
perfonne d’aiïez fou pour croire ferme
ment qu’il ait penfé toute fa vie, le jour
& la nuit, fans interruption, depuis qu’il
était fœtus jufqu’à fa derniere maladie.
La refîource de ceux qui ont voulu dé
fendre ce Roman, a été de dire qu’on
penfait toujours, mais qu’on ne s’en ap-
percevait pas. Il vaudrait autant dire
qu’on boit, qu’on mange, & qu’on court
à cheval fans le favoir. Si vous ne

vous appercevez pas que vous avez des


idées comment pouvez - vous affirmer
,
que vous en avez ? Gajjcndi fe moqua,
comme il le devait, de ce fyftême extra-
HP*
IGNORANT. V. Doute. II

vagant. Savez-vous ce qui en arriva?


On prie Gajfendi & Defcartes pour des
Athées.

VI. Les Bêtes.

De ce que les hommes étaient fuppo-


fés avoir continuellement des idées, des
perceptions, des conceptions, il fuivait
naturellement que les bêtes en avaient
toujours aufii ; car il eft inconteftable
qu’un chien de chafle a l’idée de Ton
maître auquel il obéit, & du gibier qu’il
lui rapporte. Il eft évident qu’il a de la
mémoire & qu’il combine quelques idées.
Ainfi donc fi la penfée de l’homme était
aufii Feiïènce de Ton ame, la penfée du
chien était aufii l’eflence de la Tienne ; &
fi l’homme avait toujours des idées, il fal
lait bien que les animaux en euiïent tou
jours. Pour trancher cette difficulté, lefa-
bricateur des tourbillons & de la matière
Le Philosophe
I

i2
cannelée, ofa dire que les bêtes étaient
de pures machines qui cherchaient à
,
manger fans avoir appétit, qui avaient
toujours les organes du fentiment pour
n’éprouver jamais la moindre fenfation,
qui criaient fans douleur, qui témoi
gnaient leur plaifir fans joie, qui pofle-
daient un cerveau pour n’y pas recevoir
l’idée la plus légère, & qui étaient ainfi
une contradiétion perpétuelle.
Ce fyftême était aufïi ridicule
l’autre ; mais au-lieu d’en faire voir l’ex
travagance , on le traita d’impie; on pré
tendit que ce fyftême répugnait à l’E-
criture-Sainte, qui dit, dans la Genefe,
que Dieu a fait un pacte avec les animaux,
& qu il leur redemandera le fang des hom
mes qu'ils auront mordus & mangés;
1
ce qui fuppofe manifeftement dans les
bêtes l’intelligence, la connaiflance du
bien & du mal.
IGNORANT. FIL Doute. 13

VII. LExpérience.

Ne melons jamais l’Ecriture - Sainte


dans nos difputes philofophiques ; ce
font des chofes trop hétérogènes, &
qui n’ont aucun rapport. Il ne s’agit ici
que d’examiner ce que nous pouvons
favoir par nous-mêmes, & cela fe réduit
à bien peu de chofe. Il faut avoir re
noncé au fens commun pour ne pas
convenir que nous ne favons rien au
monde que par l’expérience ; & certai
nement fi nous ne parvenons que par
l’expérience, & par une fuite de tâ
tonnements & de longues réflexions, à
nous donner quelques idées faibles & lé
gères du corps, de l’efpace, du temps,
de l’infini, de Dieu même ce n’efl: pas
,
la peine que l’Auteur de la nature mette
ces idées dans la cervelle de tous les fœtus,
afin qu’il n’y ait enfuite qu’un très-petit
m
14 Le Philosophe
nombre d’hommes qui en faiïent ufage.
Nous fommes tous fur les objets de no
tre fcience, comme les amants ignorants
Daphnis & Cloé, dont Longus nous a dé
peint les amours & les vaines tentatives. Il
leur fallut beaucoup de temps pour devi
ner comment ils pouvaient fatisfaire leurs
defirs parce que l’expérience leur man
,
quait. La même chofe arriva à l’Empe
reur Léopold & au fils de Louis XL K, il
f fallut les inftruire. S’ils avaient
idées innées, il eft à croire que la nature
ne leur eût pas refufé la principale & la
feule nécefiàire à la confervation de l’ef-
pece humaine.

VIII. Subjlance.

Ne pouvant avoir aucune notion que


par expérience , il eft impoffible que
nous puilfions jamais favoir ce que c’eft
que la matière. Nous touchons, nous
IGNORANT. FIII. Doute. 15

voyons les propriétés de cette fubftan-


ce ; maïs ce mot même fubjlance, ce
qui eji dejfous nous avertit allez que
,
ce delTous nous fera inconnu à jamais:
quelque chofe que nous découvrions de
fes apparences
,
il reliera toujours ce
delTous à découvrir. Par la même rai-
fon nous ne faurons jamais par nous-
mêmes ce que c’ell qu’efprit. C’ell un
mot qui originairement lignifie fouffle,
& dont nous nous fommes fervis pour
tâcher d’exprimer vaguement & grof-
fiérement ce qui nous donne des pen-
fées. Mais quand même, par un prodige
qui n’ell pas à fuppofer, nous aurions
quelque légère idée de la fublbnce de
cet efprit , nous ne ferions pas plus
avancés ; & nous ne pourrions jamais
deviner comment cette fubllance reçoit
des fentiments & des penfées. Nous fa-
vons bien que nous avons un peu d’in-
16 Le Philosophe
telligence mais comment l’avons-nous ?
,
c’eft le fecret de la nature,.elle ne l’a dit
à nul mortel»

IX. Bornes étroites.

Notre intelligence eft très bornée, ainfi


que la force de notre corps. 11 y a des
hommes beaucoup plus robuftes que les
autres ; il y a auffi des Hercules en fait
de penfées ; mais au fond cette fupério- f
rité eft fort peu de chofe. L’un foule-
vera dix fois plus de matière que moi,
"

l’autre pourra faire de tète & fans papier


une divifion de quinze chiffres , tandis
que je ne pourrai en divifer que trois
ou quatre avec une extrême peine ; c’eft
à quoi fe réduira cette force tant van

tée ; mais elle trouvera bien vite fa


borne ; & c’eft pourquoi dans les jeux
de combinaifon, nul homme après s’y
être formé par toute fon application &
par
IGNORANT. IX. Doute. 17

par un long ufage, ne parvient jamais,


quelque effort qu’il faffe, au-delà du de
gré qu’il a pu atteindre ; il a frappé à la
borne de fon intelligence. Il faut mê
me abfolument que cela foit ainfi, fans
quoi nous irions de degré en degré juf-
qu a l’infini.

X. Decouvertes impojjlbles.

Dans ce cercle étroit où nous fom-


mes renfermés, voyons donc ce que
fournies condamnés à ignorer, &
nous
ce que nous pouvons un peu connaître.
Nous avons déjà vu qu’aucun premier
reffort, aucun premier principe ne peut
être faifi par nous.
Pourquoi mon bras obéit-il à ma
volonté ? Nous fournies fi accoutumés
à ce phénomène incompréhenfible, que
très-peu y font attention ; & quand nous
voulons rechercher la caufe d’un effet
B
18 Le Philosophe
fi commun nous trouvons qu’il y a
,
réellement l’infini entre notre volonté
& l’obéiflànce de notre membre; c’eft-
à-dire qu’il n’y a nulle proportion de
l’un à l’autre, nulle raifon, nulle appa
rence de caufe ; & nous Tentons que nous
y penferions une éternité, fans pouvoir
imaginer la moindre lueur de vraifem-
blance.

XI. Dcfefpoir fondé. r

Ainfi arrêtés dès le premier pas, &


nous repliant vainement fur nous-mê
mes , nous Tommes effrayés de nous
chercher toujours, & de ne nous trou
ver jamais. Nul de nos Tens n’eft ex
plicable.
Nous Tavons bien à-peu-près, avec le
Tecours des triangles, qu’il y a environ

trente millions de nos grandes lieues


géométriques de la Terre au Soleil ; mais
IGNORANT*. X/. Doute. 19

qu’eft-ce que le Soleil? & pourquoi


tourne -1 - il fur Ton axe ? & pourquoi
fens plutôt qu’en un autre ? &
en un
pourquoi Saturne & nous tournons-nous
autour de cet aftre plutôt d’Occident
en Orient, que d’Orient en Occident?
Non-feulement nous ne fatisferons ja
mais à cette queftion; mais nous n’en
treverrons jamais la moindre poffibilité
d’en imaginer feulement une caufe phy-
fique. Pourquoi ? c’eft que le nœud de
cette difficulté efl: dans le premier prin
cipe des chofes.
Il en eft de ce qui agit au-dedans
de nous, comme de ce qui agit dans les
efpaces immenfes de la nature. Il y a,
dans l’arrangement des aftres, & dans
la conformation d’un ciron & de l’hom
me , un premier principe dont l’accès
doit néceflàirement nous être interdit.
Car fi nous pouvions connaître notre
B ij
20 Le P H.I L O S O P H E
i

premier refïort nous en ferions les


,
maîtres, nous ferions des Dieux. Eclair-
ciflons cette idée, & voyons fi elle efi
vraie.
Suppofons que nous trouvions en
effet la caufe de nos fenfations, de nos
penfées, de nos mouvements, comme
nous avons feulement découvert dans
les affres la raifon des éclipfes & des
Jj
différentes phafes de la Lune & de Ve- r
T nus, il efl clair que nous prédirions V
alors nos fenfations, nos penfées & 1

nos defirs, réfultants de ces fenfations,


comme nous prédifons les phafes & les
éclipfes. Connaiflànt donc ce qui de
vrait fe paiïer demain dans notre in
térieur nous verrions clairement par
,
le jeu de cette machine, de quelle ma
niéré ou agréable ou funeffe, nous de
,
vrions être affeélés. Nous avons une
volonté qui dirige, ainfi qu’on en con
IGNORANT. XL Doute. 11

vient, nos mouvements intérieurs en


plufieurs circonftances. Par exemple,
je me fens difpofé à la colere, ma ré
flexion & ma volonté en répriment les
accès naiflànts. Je verrais, fi je connaif-
fais mes premiers principes, toutes les
affrétions auxquelles je fuis difpofé.
pour demain, toute la fuite des idées
qui m’attendent ; je pourrais avoir fur
cette fuite d’idées & de fentiments la
¥ même puiflànce que j’exerce quelquefois
*
fur les fentiments & fur les penfées ac
tuelles, que je détourne & que je ré
prime. Je me trouverais précifément
dans le cas de tout homme qui peut
retarder & accélérerfon gré le mou
à

vement d’une horloge , celui d’un vaif-


feau, celui de toute machine connue.
Etant le maître des idées qui me font
deftinées demain je le ferais pour le
,
jour fuivant, je le ferais pour le relie
B iij i
;
m-
de ma vie ; je pourrais donc être
tou
jours tout-puiflànt fur moi-même je fe
,
rais le Dieu de moi-même. Je fens allez
que cet état eft incompatible avec ma na
ture ; il eft donc impoffible que je puiffè
rien connaître du premier principe qui
me fait penfer & agir.

XII. Doute.

Ce qui eft impoffible à ma nature fi


faible, fi bornée, & qui eft d’une durée
fi courte eft-il impoffible dans d’autres
,
globes, dans d’autres efpeces d’êtres? Y
a-t-il des intelligences fupérieures, maî-
treftès de toutes leurs idées, qui penfent
& qui fentent tout ce qu’elles veulent?
Je n’en lais rien ; je ne connais que ma
faibleffie, je n’ai aucune notion de la force
des autres.

T-cÆ'v'fe'T
•m

IGNORANT. XIII. Doute. 23

XIII. Suis-je libre ?

Ne fortons point encor du cercle de


notre exidence; continuons à nous exa
miner nous-mêmes autant que nous le
pouvons. Je me fouviens qu’un jour,
avant que j'euiïè fait toutes les quedions
précédentes un raifonneur voulut me
,
faire raifonner. Il me demanda fi j’étais
libre ; je lui répondis que je n’étais point
en prifon , que j’avais la clef de ma
f
chambre que j’étais parfaitement li
,
bre. Ce n’ed pas cela que je vous de
mande me répondit-il croyez-vous
, ,
que votre volonté ait la liberté de vou
loir ou de ne vouloir pas vous jetter
par la fenêtre? penfez-vous, avec l’Ange
de l’Ecole, que le libre arbitre foit une
puiflànce appétitive, & que le libre ar
bitre fe perd par le péché? Je regardai
mon homme fixement, pour tâcher de
B iv
I
24 Le Philosophe
lire dans fes yeux s’il n’avait pas l’ef-
prit égaré ; & je lui répondis que je
n’entendais rien à Ton galimathias.
Cependant, cette queftion fur la li
berté de l’homme m’intérefïà vivement;
je lus des Scholaltiques, je fus comme
eux dans les ténèbres; je lus Loke, &
j’apperçus des traits de lumière ; je lus
le Traité de Colins qui me parut Loke
perfeétionné ; & je n’ai jamais rien lu de I
puis qui m’ait donné un nouveau de
~irr

gré de connaiflànce. Voici ce que ma


faible raifon a conçu aidée de ces
,
deux grands hommes, les feuls, à mon
avis, qui fe foient entendus eux-mêmes
en écrivant fur cette matière , & les
feuls qui fe foient fait entendre aux
autres.
Il n’yrien fans caufe. Un effet
a
fans caufe n’eft qu’une parole abfurde.
Toutes les fois que je veux, ce ne peut
m-**-
*r.
IGNORANT. XIII. Doute. 25

être qu’en vertu de mon jugement bon


ou mauvais; ce jugement efl néceflàire,
donc ma volonté l’efl auffi. En effet, il
ferait bien fingulier que toute la nature,
tous les aflres obéiffent à des loix éter
nelles & qu’il y eût un petit animal,
,
haut de cinq pieds, qui, au mépris de
ces loix, pût agir comme il lui plairait
au feul gré de fon caprice. Il agirait
au hazard ; & on fait que le hazard n’efl
rien. Nous avons inventé ce mot pour
exprimer l’effet connu de toute caufe in
connue.
Mes idées entrent néceflàirement dans
mon cerveau, comment ma volonté, qui
en dépend, ferait-elle libre? Je fens, en
mille occafions, que cette volonté n’efl
pas libre ; ainfi quand la maladie m’ac
cable, quand la paflion me tranfporte,
quand mon jugement ne peut atteindre
aux objets qu’on me préfente, &c. je dois
? r-M.

16 Le Philosophe
donc penfer que les loix de la nature
étant toujours les mêmes, ma volonté
n’eft pas plus libre dans les chofes qui
me paraiiïent les plus indifférentes que
dans celles où je me fens fournis à une
force invincible.
Etre véritablement libre c’eft pou
,
voir. Quand je peux faire ce que je veux,
voilà ma liberté; mais je veux néceftài-
, j
.w
rement ce que je veux ; autrement je ’
voudrais fans raifon, fans caufe, ce qui V
eft impoflible. Ma liberté confifte à mar- 1

cher quand je veux marcher & que je


n’ai point la goutte.
Ma liberté confifte à ne point faire
une mauvaife a&ion quand mon efprit
fe la repréfente néceftàirement mauvai
fe; à fubjuguer une palfion quand mon
efprit m’en fait fentir le danger, & que
l’horreur de cette aétion combat puif-
famment mon defir. Nous pouvons ré-
Il

28 Le Philosophe
Non, je ne puis pardonner au Doc
teur Clarke d’avoir combattu, avec mau-
vaife foi, ces vérités dont il Tentait la
force, & qui femblaient s’accommoder
mal avec fes fyftêmes. Non, il n’eft pas
permis à un Philofophe tel que lui d’a
voir attaqué Colins en Sophifte, & d’a
voir détourné l’état de la queftion en
reprochant à Colins d’appeller l’homme
un Agent nécejfaire. Agent, ou patient,
qu’importe ! Agent, quand il fe meut vo
lontairement ; patient, quand il reçoit des
idées. Qu’eft-ce que le nom fait a la
chofe ? L’homme eft en tout un être
dépendant, comme la nature entière eft
dépendante, & il ne peut être excepté
des autres êtres.
Le Prédicateur, dans Samuel Clarke,
a étouffé le Philofophe; il diftingue la
néceflité phyfique & la néceffité morale.
Et qu’eft-ce qu’une néceffité morale?

Il
IGNORANT. XIII. Doute.

Il vous paraît vraifemblable qu’une Reine


d’Angleterre qu’on couronne & que l’on
facre dans une Eglife, ne fe dépouillera
pas de Tes habits royaux pour s’étendre
toute nue fur l’Autel, quoiqu’on raconte
une pareille aventure d’une Reine de
Congo. Vous appeliez cela une néceffité
morale dans une Reine de nos climats;
mais c’eft au fonds une néceffité phyfique,
—v-

éternelle liée à la conftitution des cho-


,
fes. Il eft auffi fur que cette Reine ne
fera pas cette folie, qu’il eft fur qu’elle 1

mourra un jour. La néceffité morale n’ell


qu’un mot ; tout ce qui fe fait eft abfo-
lument néceffiiire. Il n’y a point de mi
lieu entre la néceffité & le hazard : &
vous favez qu’il n’y a point de hazard:
donc tout ce qui arrive eft néceflàire.
Pour embarraffier la chofe davantage,
on a imaginé de diftinguer encore entre
néceffité & contrainte ; mais au fond la
sffi —
112 m
30 Le Philosophe
contrainte n’efb autre chofe qu’une né-
cefiité dont on s’apperçoit; & la nécef-
fité efl une contrainte dont on ne s’ap
perçoit pas. Archimede efl: également né-
ceffité à relier dans fa chambre quand
on l’y enferme, & quand il efl: fi forte
ment occupé d’un problème qu’il ne re
çoit pas l’idée de fortir.

Ducunt volentem futa nolentem trahunt.


9
$
L’ignorant qui penfe ainfl, n’a pas tou- ^

jours penfé de meme, mais il efl enfin


contraint de fe rendre.

XIV. Tout ejl-il èttrnd ?

Aflervi loix étemelles comme


à des

tous les globes qui rempliiïcnt l’efpace,


comme les éléments, les animaux, les
plantes ; je jette des regards étonnés fur
tout ce qui m’environne, je cherche quel
efl mon auteur, & celui de cette ma-

.ns
a?

IGNORANT. Doute. 31

chine immenfe donc je fuis à peine une


roue imperceptible.
Je ne fuis pas venu de rien : car la
fubllance de mon pere, & de ma mere
qui m’a porté neuf mois dans fa matrice,
eft quelque chofe. Il m’eft évident que
le germe qui in’a produit n’a pu être
produit de rien; car comment le néant
produirait-il l’exiftence ? je me fens fub-
jugué par cette maxime de toute l’anti
quité rien ne vient du néant, rien ne
,
peut retourner au néant. Cet axiome
porte en lui une force fi terrible, qu’il
enchaîne tout mon entendement, fans
que je puilfe me débattre contre lui. Au
cun Philofophe ne s’en eft écarté ; aucun
Légiflateur, quel qu’il foit, ne l’a con-
tefté. Le Cahut des Phéniciens, le Cahos
des Grecs, le Tohu bohu des Caldéens
& des Hébreux, tout nous attelle qu’on
a toujours cru l’éternité de la matière.

a? jtj.cJÏ&SbSF
iâ*,
IGNORANT. XIF. Doua. 33
des Caldéens, le Cahos ôéHèJiode ? il ref-
tera dans les fables. Le Cahos eft impof-
fible aux yeux de la raifon ; car il eft im-
poflible que l’intelligence étant éternelle,
il y ait jamais eu quelque chofe d’oppofé
aux loix de l’intelligence ; or le Cahos eft
précifément l’oppofé de toutes les loix
de la nature. Entrez dans la caverne la
plus horrible des Alpes, fous ces débris
de rochers, de glace, de fable, d’eaux,
de cryftaux, de minéraux informes, tout

y obéit à la gravitation. Le Cahos n’a ja


mais été que dans nos têtes, & n’a fervi
qu’à faire compofer de beaux vers à Hé-
Jiode & à Ovide.
Si notre Sainte-Ecriture a dit que le
Cahos exiftait, fi le Tohu hohu a été adop
té par elle nous le croyons fans doute,
,
&. avec la foi la plus vive. Nous ne par
lons ici que fiiivant les lueurs trompeu-
fes de notre raifon. Nous nous fommes
C
Le Philosophe
i.

34
bornés, comme nous l’avons dit, à voir
ce que nous pouvons foupçonner par
nous-mêmes. Nous Tommes des enfants
qui eflayons de faire quelques pas fans
lifieres.

XV. Intelligence.

Mais en appercevant l’ordre l’arti


,
fice prodigieux les Loix méchaniques
,
—r


& géométriques qui régnent dans l’Uni
vers , les moyens, les fins innombrables
—r-
de toutes chofes, je fuis fiiili d’admira
tion & de refpecï. Je juge incontinent
que fi les ouvrages des hommes , les
miens même, me forcent à reconnaître
en nous une intelligence, je dois en re
connaître une bien fupérieurement agif-
fante dans la multitude de tant d’ou-
vrages. J’admets cette Intelligence fuprê-
me , fans craindre que jamais on puiffe
me faire changer d’opinion. Rien n’é-
IGNORANT. XV. Doute. 35

branle en moi cet axiome, tout ouvrage


démontre un Ouvrier.

XVI. Eternité.

Cette Intelligence eft-elle éternelle?


Sans doute ; car foit que j’aie admis ou
rejetté l’éternité de la matière , je ne
rejetter l’exiftence éternelle de fon
peux
Artifan fuprême ; & il effc évident que s’il
exifte aujourd’hui, il a exillé toujours.

XVII. IncompréhenJibiUtc.

Je n’ai fait encor que deux ou trois


pas dans cette vafte carrière ; je veux
favoir fi cette intelligence divine cil quel
que chofe d’abfolument dillinél de l’U
nivers à-peu-près comme le Sculpteur
,
eft dillingué de la llatue ; ou fi cette
amè du monde eft unie au monde, & le
pénétré à-peu-près encore comme ce
que j’appelle mon ame eil uni à moi, &
C ij
félon cette idée de l’antiquité fi bien ex
primée dans Virgile. & dans Lucain:

Mens agitat molcm & mngno fe corpore mifcet.


Jappiter ejl quodcumquevides quocumque moveris.

Je me vois arrêté tout-à-coup dans

ma vaine curiolité. Miférable mortel, fi


je ne puis fonder ma propre intelligen
ce, fi je ne puis favoir ce qui m’anime,
comment connaîtrai-je l’intelligence inef
fable qui préfide vifiblement à la ma
tière entière? Il y en a une, tout me
le démontre ; mais où eft la bouflole qui
me conduira vers fa demeure éternelle
& ignorée ?
XVIII. Infini.
Cette Intelligence eft-elle infinie en
puifiànce & en immenfité, comme elle
efi: incontellablement infinie en durée?
je n’en puis rien favoir par moi-même.
IGNORANT. XVIII. Doute. 37

Elle exifle donc elle a toujours exillé,


,
cela efl clair. Mais quelle idée puis-je
avoir d’une puiflànce infinie ? Comment
puis-je concevoir un infini aétuellement
exiflant? Comment puis-je imaginer que
l’Intelligence fuprême efl dans le vuide?
Il n’en eft pas de l’infini en étendue
comme de l’infini en durée. Une durée
infinie s’efl écoulée au moment que je
a parle, cela efl fûr; je ne peux rien ajou-
ter à cette durée paflee, mais je peux
toujours ajouter à l’efpace que je con
çois, comme je peux ajouter aux nom
bres que je conçois. L’infini en nombres
& en étendue efl hors de la fphere de
mon entendement. Quelque chofe qu’on
me dife, rien ne m’éclaire dans cet aby-
me. Je fens heureufement que mes dif
ficultés & mon ignorance ne peuvent
préjudicier à la morale ; on aura beau
ne pas concevoir ni l’immenfité de l’ef-
C “j
38 Le Philosophe
pace remplie , ni la puiflànce infinie qui
a tout fait, & qui cependant peut encor
faire ; cela ne fervira qu’à prouver de
plus en plus la faiblelfe de notre enten
dement ; & cette faiblelfe ne nous ren
dra que plus fournis à l’Etre éternel dont
nous fommes l’ouvrage.

XIX. Ma dépendance.
Nous fommes fon ouvrage. Voilà une
vérité intérefiànte pour nous ; car de fa-
voir par la Philofophie en quel temps il
fit l’homme, ce qu’il faifait auparavant,
s’il eft dans la matière, s’il efi: dans le
vuide, s’il efi: dans un point, s’il agit tou
jours ou non, s’il agit par-tout, s’il agit
hors de lui ou dans lui ; ce font des re
cherches qui redoublent en moi le fenti-
ment de mon ignorance profonde.
Je vois même qu’à peine il y a eu

une douzaine d’hommes en Europe qui


IGNORANT. XIX. Doute. 39

aient écrit fur ces chofes abltraites avec


un peu de méthode; & quand je fup-
poferais qu’ils ont parlé d’une maniéré
intelligible qu’en réfulterait-il ? Nous
,
avons déjà reconnu, (Nomb. IV.) que
les chofes que fi peu de perfonnes peu
vent fe flatter d’entendre , font inutiles
au relie du genre-humain. Nous fom-
mes certainement l’ouvrage de Dieu,
c’ell là ce qui m’eft utile de favoir ; auffi
la preuve en eft-elle palpable. Tout eft
moyen & fins dans mon corps, tout y
elt reflort, poulie, force mouvante, ma
chine hydraulique, équilibre de liqueurs,
laboratoire de Chymie. Il eft donc ar
rangé par une Intelligence. (Nomb. XV.)
Ce n’elt pas l’intelligence de mes parents
à qui je dois cet arrangement, car af-

furément ils ne favaient ce qu’ils fai-


faient quand ils m’ont mis au monde;
ils n’étaient que les aveugles inltruments
C iv
IP
^ yri'— ———
m
j
40 Le Philosophe
de cet éternel fabricateur, qui anime le
ver de terre, & qui fait tourner le fo-
leil fur fon axe.

XX. Eternité encore.

Né d’un germe venu d’un autre ger


me , y a-t-il eu une fucceflion conti
nuelle un développement fins fin de ces
,

germes, & toute la nature a-t-elle tou
-
jours exillé par une fuite nécefiaire de
L.
cer Etre fuprême qui exillait de lui-mê
'
me ? Si je n’en croyais que mon faible
>
-y

entendement, je dirais : Il me paraît que


la Nature a toujours été animée. Je ne
puis concevoir que la caufe qui agit
continuellement & vifiblement fur elle,
pouvant agir dans tous les temps , n’ait
pas agi toujours. Une éternité d’oifiveté
dans l’Etre agifiànt & nécefiaire, me
femble incompatible. Je fuis porté à
croire que le Monde a toujours émané
IGNORANT. XX. Doute. 41

de cette caufe primitive & néceflàire,


comme la lumière émane du Soleil. Par
quel enchaînement d’idées me vois-je
toujours entraîné à croire éternelles les
œuvres de l’Etre éternel? Ma concep
tion, toute pufillanime qu’elle eft, a la
force d’atteindre à l’Etre néceflàire exif-
tant par lui-même, & n’a pas la force
de concevoir le néant. L’exiflence d’un
feul atome, me prouve l’éternité de
l’exiftence; mais rien ne me prouve le
néant. Quoi ! il y aurait eu le rien dans
l’efpace où eft aujourd’hui quelque cho-
fe? Cela paraît abfurde & contradictoi
re. Je ne puis admettre ce rien, à moins
que la révélation ne vienne fixer mes
idées qui s’emportent au-delà des temps.
Je fais bien qu’une fucceflion infinie
d'êtres qui n’auraient point d’origine
,
eft aufli abfurde ; Samuel Clarke le dé
montre aflez ; mais il n’entreprend pas
Convaincu par mon peu de raifon
qu’il y a un Erre nécellàire, éternel, in
telligent, de qui je reçois mes idées, fans
pouvoir deviner ni le comment, ni le
m
44 Le Philosophe
pourquoi, je demande ce que c’elt que
cet Etre ? s’il a la forme des efpeces in
telligentes & agilîàntes fupérieures à la
mienne dans d’autres globes ? J’ai déjà
dit que je n’en favais rien. (Nomb. I. )
Néanmoins, je ne puis affirmer
que cela
foit impoffible ; car j’apperçois des pla
nètes très - fupérieures à la mienne en
étendue, entourées de plus de fatellites
que la Terre. Il n’efl: point du toutcontre
la vraifemblance qu’elles foient peuplées
d’intelligences très-fupérieures à moi, &
de corps plus robuftes, plus agiles &
plus durables. Mais leur exiftence n’ayant
nul rapport à la mienne, je lailfe aux
Poètes de l’antiquité le foin de faire def-
cendre Venus de fon prétendu troifieme
Ciel, & Mars du cinquième ; je ne dois
rechercher que l’aétion de l’Etre nécef-
faire fur moi-même.
r IGNORANT. XXIII. Doute. 45

XXIII. Un feul Artifan fupréme.

Une grande partie des hommes voyant


le mal phyfique & le mal moral répan
dus fur ce globe, imagina deux Etres
puiiïànts, dont l’un produirait tout le
bien, & l’autre tout le mal. S’ils exif-
taient, ils étaient nécehàires ; ils exis
taient donc nécessairement dans le même
lieu; car il n’y point de raifon pour
a
quoi ce qui exifte par fa propre nature
ferait exclus d’un lieu; ils fe pénétre
raient donc l’un l’autre, cela eft ab-
furde. L’idée de ces deux puiflànces
ennemies ne peut tirer fon origine que
des exemples qui nous frappent fur la

terre; nous y voyons des hommes doux


& des hommes féroces, des animaux
utiles & des animaux nuifibles, de bons
maîtres & des tyrans. On imagina ainfi
deux pouvoirs contraires qui préfidaient
46 Le Philosophe
h la Nature ; ce n’eft qu’un Roman Afia-
tique. Il y a dans toute la nature une
unité de defTein manifefte; les loix du
mouvement & de la pefanteur font inva
riables; il eft impoffible que deux Ar-
tifans fuprêmes, entièrement contraires
l’un à l’autre aient fuivi les mêmes
,
loix. Cela feul, à mon avis, renverfe le
fyftême Manichéen, & on n’a pas befoin
,
A de gros volumes pour le combattre.

, ,
Il eft donc une Puifïànce unique, t
éternelle, à qui tout eft lié, de qui tout
dépend mais dont la nature m’eft in-
,
compréhenfible. Saint Thomas nous dit,
que Dieu eji un pur acte, une forme,
qui n a ni genre, ni prédicat, quil efi La
nature & le fuppôt, quil exife ejfentiel-
lement, participative ment, 6* noncupati-
vement. Lorfque les Dominicains furent
les maîtres de l’Inquifition
ils auraient
,
fait brûler un homme qui aurait nié ces

;i.
_ v
belles chofes; je ne les aurais pas niées,
mais je ne les aurais pas entendues.
On me dit que Dieu eft {impie, j’a
voue humblement que je n’entends pas
la valeur de ce mot davantage. Il eft vrai
que je ne lui attribuerai pas des parties
groflieres que je puiiïe féparer; mais je
ne puis concevoir que le principe & le
maître de tout ce qui eft dans l’étendue,
ne Toit pas dans l’étendue. La {implicite,
rigoureufement parlant, me paraît trop
femblable au non-être. L’extrême fai-
blefte de mon intelligence n’a point d’in-
ftrument allez fin pour faifir cette {im
plicite. Le point mathématique eft fim
ple, me dira-t-on; mais le point mathé
matique n’exifte pas réellement.
On dit encor qu’une idée eft fimple,
mais je n’entends pas cela davantage. Je
vois un cheval, j’en ai l’idée, mais je
n’ai vu en lui qu’un aflemblage de chofes.

'WT'
'a&lXs&ïS.

48 Le Philosophe
Je vois une couleur, j’ai l’idée de cou
leur ; mais cette couleur cil étendue. Je
prononce les noms abftraits de couleur
en général, de vice, de vertu, de vérité
en général ; mais c’eft que j’ai eu con-
naiflance de choies colorées, de choies
qui m’ont paru vertueufes ou vicieufes,
vraies ou faulTes. J’exprime tout cela par
un mot ; mais je n’ai point de connaif-
fance claire de la fnnplicité; je ne fais pas ê
plus ce que c’efl, que je ne fais ce que
c’eft qu’un infini en nombres actuelle
ment exiftant.
Déjà convaincu que ne connaifiant pas
ce que je fuis, je ne puis connaître ce
qu’eft mon auteur. Mon ignorance m’ac
cable à chaque inftant, & je me confole
en réfléchififant fans celle qu’il n’importe
pas que je fâche fi mon Maître ell ou
non dans l’étendue, pourvu que je ne
falfe rien contre la confidence qu’il m’a
don-
IGNORANT. XXIII. Doute. 49
donnée. De tous les fyftêmes que les
hommes ont inventés fur la Divinité,
quel fera donc celui que j’embrallerai ?
Aucun, linon celui de l’adorer.

XXIV. Spinofa.

Après m’être plongé avec Talls dans


l’eau, dont il faifait Ton premier princi
pe , après m’être roulîi auprès du feu
1} d'Empédoclt, après avoir couru dans le
M?
vuide en ligne droite avec les atomes
d'Epicure, fupputé des nombres avec 1

Pythagore, & avoir entendu fa mufique;


après avoir rendu mes devoirs aux An-
drogines de Platon, & ayant pahe par
toutes les régions de la Métaphyfique &
de la folie ; j’ai voulu enfin connaître le
fyllême de Spinofa.
Il n’efl: pas nouveau; il elt imité de
quelques anciens Philofophes Grecs, &
même de quelques Juifs ; mais Spinofa
50 Le Philosophe
a fait cc qu’aucun Philofophe Grec, en
cor moins aucun Juif, n’a fait. Il a em
ployé une méthode géométrique impo-
fante pour fe rendre un compte net
,
de fes idées : voyons s’il ne s’eft
pas
égaré méthodiquement, avec le fil qui le
conduit?
II établit d’abord une vérité incontef-
table & Iumineufe. II y a quelque chofe,
4
! donc il exifte éternellement un Etre nc-
cefiàire. Ce principe eft fi vrai, que le
profond Samuel Clarke s'en eft fervi pour
prouver l’exiftence de Dieu.
Cet Etre doit fe trouver par-tout où
eft l’exiftence; car qui le bornerait?
Cet Etre nécefîàire eft donc tout ce
qui exifte; il n’y a donc réellement qu’u
ne feule fubftance dans l’Univers.
Cette fubftance n’en peut créer une
autre; car puifqu’elle remplit tout, où
mettre une fubftance nouvelle & com-
y
IGNORANT. XXIV. DoutC. 5I

ment créer quelque chofe du néant ?


Comment créer l’étendue fans la placer
dans l’étendue même, laquelle exifte né-
ceflâirement?
Il y le monde la penfée & la
a dans
matière ; la fubftance néceflàire que nous
appelions Dieu, eft donc la penfée &
la matière. Toute penfée & toute matière
eft donc comprife dans l’immenfité de
Dieu : il ne peut y avoir rien hors
de lui; il ne peut agir que dans lui; il
comprend tout, il eft tout.
Ainfi tout ce que nous appelions fub-
ftances différentes n’eft en effet que l’u-
niverfalité des différents attributs de l’E
tre fuprême, qui penfe dans le cerveau
des hommes, éclaire dans la lumière, fe

meut fur les vents, éclate dans le ton


nerre , parcourt l’efpace dans tous les
aftres, & vit dans toute la Nature.
Il n’eft point comme un vil Roi de la
D U

——- !- ' - J===- 1


" l -K» r
5^ Le Philosophe
Terre confiné dans fon Palais, féparé
de Tes Sujets; il efb intimément uni à
eux; ils font des parties nécefïaires de
lui-même; s’il en était diftingué, il ne
ferait plus l’Etre néceflàire, il ne ferait
plus univerfel, il ne remplirait point tous
les lieux, il ferait un Etre à part comme
un autre.
Quoique toutes les modalités chan
A geantes dans l’Univers foicnt l’effet de
-I fes attributs, cependant, félon Spinofa,
j
il n’a point de parties; car, dit-il. Fin-
fini n’en a point de proprement dite;
s'il en avait, on pourrait en ajouter
d’autres, & alors il ne ferait plus infini.
Enfin Spinofa prononce qu’il faut aimer
ce Dieu néceflàire, infini, éternel; &
voici fes propres paroles, page 4J de
Fédition de iygi.
A l’égard de l’amour de Dieu, loin

„ que cette idée le puifTe affaiblir, j’ef-
IGNORANT. XXLV. Doute. 53

time qu'aucune autre n’eft plus pro-


„ h l'augmenter ; puifqu’elle me fait
,, pre
connaître que Dieu eft intime à mon

être, qu’il me donne l’exiltence &

propriétés, mais qu’il me
„ toutes mes
les donne libéralement, fans reproche,
„ fans intérêt, fans m’aflTujettir à autre

choie qu’à ma propre nature. Elle

bannit la crainte, l’inquiétude, la dé-

t „ fiance, & tous les défauts d’un amour
vulgaire ou intérefle. Elle me fait fen- ^
„ tir que c’eft un bien que je ne puis ü

perdre, & que je poflede d’autant

mieux que je le connais & que je

l’aime.
,•> j:;r
Ges idées féduifirent beaucoup de Lec
teurs il y en eut même qui ayant d’a
bord écrit contre lui, fe rangèrent à fon
opinion.
.
On reprocha au favant Bayle d’avoir
attaqué durement Spinofa fans l’enten-

^ -I
D iij
"1
-I
i " . r i
dre. Durement, j’en conviens; injufte-
ment, je ne le crois pas. Il ferait étrange
que Bayle ne l’eût pas entendu. Il décou
vrit aifélnent l’endroit faible de ce châ
teau enchanté; il vit qu’en effet Spinofa
compofc fon Dieu de parties, quoiqu’il
foit réduit à s’en dédire, effrayé de fon
propre fyftême. Bayle vit combien il eft
infenfé de faire Dieu aflre & citrouille,
penfée & fumier, battant & battu. Il
vit que cette fable eft fort au-deffous de
kv.

celle de Prothce. Peut-être Bayle devait-il


s’en tenir au mot de modalités, & non
pas de parties, puifque c’eft ce mot de
modalités que Spinofa emploie toujours.
Mais il eft également impertinent, fi je
ne me trompe, que l’excrément d’un
animal foit une modalité ou une partie
de l’Etre fuprême.
Il ne combattit point, il eft vrai, les
raifons par lefquelles Spinofa foutient
%

IGNORANT. XXIV.
(
Doute. 55

l’impoffibilité de la création : mais c’eft


que la création proprement dite eft un
objet de foi, &non pas de philofophie;
c’ell que cette opinion n’elt nullement
particulière à Spinofa c’eft que toute
,
l’antiquité avait penfé comme lui. Il
n'attaque que l’idée abfurde d’un Dieu
fimple, compofé de parties, d’un Dieu
qui fe mange & qui fe digéré lui-même,
qui aime .& qui hait la même chofe en f
même-temps, &c. Spinofa fe fert tom
jours du mot Dieu, Bayle le prend par
fes propres paroles.
Mais au fond, Spinofa ne reconnaît
point de Dieu; il n’a probablement em
ployé cette expreffion il n’a dit qu’il
,
faut fervir & aimer Dieu, que pour ne
point effaroucher le Genre-humain. Il
paraît Athée dans toute la force de ce
terme ; il n’eft point Athée comme Epi-
cure, qui reconnaiflàit des Dieux inutiles
D iv
*
5^ Le Philosophe
& oififs ; il ne l’eft point comme la plu
part des Grecs & des Romains, qui fe
moquaient des Dieux du vulgaire ; il
l’eft parce qu’il ne reconnaît nulle Pro
vidence parce qu’il n’admet que l’éter
,
nité Fimmenfité, & la nécelîîté des
,
chofes; il l’eft comme Straton, comme
Diagoras; il ne doute pas comme Pyr-
rhon, il affirme ; & qu’affirme-t-il ? qu’il
n’y a qu’une feule fubftance qu’il ne
,
peut y en avoir deux , que cette fub
ftance eft étendue & penfante, & c’eft
ce que n’ont jamais dit les Philofophes
Grecs & Afiatiques qui ont admis une
ame univerfelle.
Il
ne parle en aucun endroit de fon
Livre des deffeins marqués qui fe mani-
feftent dans tous les êtres. Il n’examine
point fi les yeux font faits pour voir,
les oreilles pour entendre, les pieds pour
marcher, les ailes pour voler; il ne con-

~-rr *£[£&=••***
-m
5^
i
IGNORANT. XXIF. Doute. Krf

fidere ni les loix du mouvement dans les


animaux & dans les plantes ni leur
,
llruclure adaptée à ces loix, ni la pro
fonde Mathématique qui gouverne le
cours des aftres : il craint d’appercevoir
que tout ce qui exifte attelle une Provi
dence divine ; il ne remonte point des
effets à leur eau fermais fe mettant tout
d’un coup à la tête de l’origine des cho-
é fes, il bâtit fon Roman comme Defcartes
^ conllruit le fien, fur une fuppofition. v
a
Il fuppofait le plein avec Defcartes, quoi- *
qu’il l'oit démontré en rigueur que tout
mouvement ell impoiTible dans le.plein.
C’ell là principalement ce qui lui fît re
garder l’Univers comme une feule fub-
ftance. Il a été la dupe.de fon efprit géo
métrique. Comment Spinofa ne pouvant
douter que l’intelligence & la matière
exillent, n’a-t-il pas examiné au moins
fi. la Providence n’a pas tout arrangé ?
sa*
58 Le Philosophe
comment n’a-t-il pas jecté un coup d’œil
fur ces refforts, fur ces moyens dont
chacun a Ton but, 6c recherché s’ils
prouvent un Artifan fuprême. Il fallait
qu’il fût ou un Phyficien bien ignorant,
ou un Sophifte gonflé d’un orgueil bien
ftupide, pour ne pas reconnaître une Pro
vidence toutes les fois qu’il refpirait 6c
qu’il fentait fon cœur battre; car cette
6 refpiration 6c ce mouvement du cœur f
font des effets d’une machine fi induf- w
trieufcment compliquée, arrangée avec
un art fi puiflant, dépendante de tant
de reflorts, concourant tous au même
but, qu’il eft impoflible de l’imiter, 6c
impoflible à un homme de bon fens de
ne la pas admirer.
Les Spinolîftes modernes répondent:
Ne vous effarouchez pas des conféqucn-
ces que vous nous imputez; nous trou
vons comme vous une fuite d’effets ad-
a*®

IGNORANT. XXIF. Douti. 59


mirables dans les corps organifés & dans
toute la Nature. La caufe éternelle ell
dans l'Intelligence éternelle que nous ad
mettons, & qui avec la matière conftitue
l’univerfalité des chofes qui ell Dieu.
Il n’y a qu’une feule fublhnce qui agit
par la même modalité de fa penfée fur
fa modalité de la matière, & qui confti-

tue ainfi l’Univers, qui ne fait qu’un tout


inféparable.
On répliqué hcette réponfe : Com
f
ment pouvez-vous nous prouver que
la penfée qui fait mouvoir les aftres,
qui anime l’homme, qui fait tout, foit
une modalité, & que les déjeétions d’un
crapaud & d’un ver foient une autre
modalité de ce même Etre fouverain?
Oferiez-vous dire qu’un fi étrange prin
cipe vous eft démontré? Ne couvrez-
vous pas votre ignorance par des mots
que vous n’entendez point? Bayie z très-
6o Le Philosophe t

bien démêlé les fophifmes de votre maî


tre dans les détours & dans les obfcu-
rités du ftyle prétendu géométrique, &
réellement très-confus de ce maître. Je
vous renvoie à lui ; des Philofophes ne
doivent pas reeufer Bayle.
Quoi qu’il en foit, je remarquerai de
Spinofa qu’il fe trompait de très-bonne
foi. Il me femble qu’il n’écartait de fon
,
1
fyftême les idées qui pouvaient lui nui- r

-
re, que parce qu’il était trop plein des 1
fiennes ; il fuivait fa route fans regar
der rien de ce qui pouvait la traverfer,
& c’efl: ce qui nous arrive trop fouvent.
Il y a plus, il renverfait tous les prin
cipes de la Morale, en étant lui-même
d’une vertu rigide ; fobre jufqu’à ne
,
boire qu’une pinte de vin en un mois;
défintérêfle, jufqu’à remettre aux héritiers
de l’infortuné Jean de IVit une penfion
de deux cents florins que lui faifa t
:
ce
>
•<
! grand homme ; généreux, jufqu’à donner
Ton bien ; toujours patient dans Tes maux
& dans fa pauvreté, toujours uniforme
dans fa conduite.
Bayle qui l’a fi maltraité, avait à-peu*
près le même caraftere. L’un & l’autre ont
cherché la vérité toute leur vie par des rou
tes différentes. Spinofa fait un fyftême fpé-
cieux en quelques points, & bien erroné
1[ dans le fond. Bayle a combattu tous les \
T fyftcmes : qu’eft-il arrivé des écrits de l’un j?
& de l’autre ? Ils ont occupé l’oifiveté de 1

quelques Leéïeurs ; c’eft à quoi tous les


écrits fe réduifent ; & depuis Thalïs juf-
qu’aux Profefleurs de nos Univerfités, &
jufqu’auxplus chimériques raifonneurs, &
jufqu’àleurs plagiaires, aucunPhilofophe
n’a influé feulement fur les mœurs de la

rue où ils demeuraient. Pourquoi ? Parce


que les hommes fe conduifent par la cou
tume, & non par la Métaphyfique.
62 Le Philosophe

XXV. Abfurdites.

Voilà bien des voyages dans des ter


res inconnues; ce n’eiî rien encore. Je
me trouve comme un homme qui ayant
erré fur l’Océan, & appercevant les Ides
Maldives dont la mer Indienne elt fe-
mée, veut les vifiter toutes. Mon grand
voyage ne m’a rien valu; voyons fi je
ferai quelque gain dans l’obfervation de ^9
ces petites Ifles, qui ne femblent fervir
qu’à embarrafler la route.
Il y une centaine de cours de Phi-
a
lofophie où l’on m’explique des chofes
dont perfonne ne peut avoir la moindre
notion. Celui-ci veut me faire compren
dre la Trinité par la Phyfique ; il me
dit qu’elle rcffemble aux trois dimen-
fions de la matière. Je le laide dire, &
je palfe vite. Celui-là prétend me faire
IGNORANT. JOTK Doute. 63

toucher au doigt la Traniïubftan dation,


en me montrant, par les loix du mouve
ment, comment un accident peut exifter
fans fujet, & comment un même corps
peut ctrc en deux endroits à la fois. Je
me bouche les oreilles, & je palfe plus
vite encore.
Pafcal, Blaife Pafcal lui-même,l’Au
teur des Lettres Provinciales, proféré ces
paroles : Croyez-vous quil foit impoffi-
ble que Dieu fait infini & fans parties?
Je veux donc vous faire voir une chofe
indivifible & infinie ; c efi un point, fie
mouvant par-tout d'une vîteffe infinie, car
il efi en tous lieux tout entier dans chaque
endroit.
Un point mathématique qui fe meut !
jufte Ciel ! un point qui n’exifte que dans
la tête du Géomètre, qui eft par tout &
en même-temps, & qui a une vîtefTe in
finie comme fi la vîteiïe infinie aéluelle
,
64 Le Philosophe
pouvait exifter ! Chaque mot eft une fo
lie & c’eft un grand homme qui a dit
,
ces folies!
Votre ame eft fimple incorporelle,
,
intangible, me dit cet autre; & comme
aucun corps ne peut la toucher, je vais
vous prouver par la phyfique d'Albert
U Grand, qu’elle fera brûlée phyfique-
ment, fi vous n’êtes pas de mon avis; &
voici comme je vous le prouve à prio
ri en fortifiant Albert par les fyllogif-
,
mes d'Abeli. Je lui réponds que je n’en
tends pas fon priori ; que je trouve fon
compliment très-dur ; que la Révélation
dont il ne s’agit pas entre nous, peut
feule m’apprendre une chofe fi incom-
préhcnfible; que je lui permets de n’être
pas de mon avis, fans lui faire aucune
menace; & je m’éloigne de lui, de peur
qu’il ne me joue un mauvais tour ; car cet
homme me paraît bien méchant.
Une
a=?r : »
»**98655^*=. =3**=^
'
Le Philosophe
i
66

XXVI. Du meilleur des mondes.

En courant de tous côtés pour m’in-


ftruire, je rencontrai des Dilciples de
Platon. Venez avec nous, me dit l’un
d’eux ; vous êtes dans le meilleur des
mondes ; nous avons bien furpafle notre
maître. Il n’y avait de Ton temps que cinq
mondes poiïibles, parce qu’il n’y a que
cinq corps réguliers; niais aéluellement ;

qu’il y a une infinité d’univers poiïibles,


Dieu a choifi le meilleur ; venez, & vous »

vous en trouverez bien. Je lui répondis


humblement : Les mondes que Dieu
pouvait créer, étaient ou meilleurs, ou
parfaitement égaux, ou pires. Il ne pou
vait prendre le pire. Ceux qui étaient
égaux, fuppofé qu’il y en eût, ne va
laient pas la préférence; ils étaient en
tièrement les mêmes : on n’a pu choiiïr
entre eux : prendre l’un, c’ell prendre
saâJ *4^

IGNORANT. XXVI. Doute. 67

l'autre. Il
était donc impoiïible qu’il ne
prît pas le meilleur. Mais comment les
autres ctaient-ils poflîbles, quand il était
impoflîble qu’ils exiftaflent ?
Il me fit de très-belles diftinétions,
alTurant toujours fans s’entendre que
,
ce monde - ci eft le meilleur de tous
les mondes réellement impoiïibles. Mais
me Tentant alors tourmenté de la pierre,
& fouffrant des douleurs infupportables,
les Citoyens du meilleur des mondes me
conduifirent à l’Hôpital voifin. Chemin
faifant, deux de ces bienheureux habi
tants furent enlevés par des créatures
leurs femblablcs : on les chargea de
fers, l’un pour quelques dettes, l’autre
fur un fimple foupçon. Je ne fais pas fi
je fus conduit dans le meilleur des Hô
pitaux poflîbles ; mais je fus entafle avec
deux ou trois milles miférables qui fouf-
fraient comme moi. Il y avait là plufieurs
E ij
défenfeurs de la Patrie, qui m’apprirent
qu’ils avaient été trépanés & difîequés vi
vants , qu’on leur avait coupé des bras,
des jambes, & que plufieurs milliers de
leurs généreux compatriotes avaient été
maffacrés dans l’une des trente batailles
données dans la derniere guerre, qui eft
environ la cent-millieme guerre depuis
que nous connaifibns des guerres. On
voyait aufîi dans cette maifon environ r

mille perfonnes des deux fexes qui ref- ïïp

femblaient h des fpe&res hideux, & 1

qu’on frottait d’un certain métal, parce


qu’ils avaient fuivi la Loi de la Nature,
& parce que la Nature avait je ne fais
comment pris la précaution d’empoifon-
ner en eux la fource de la vie. Je remer
ciai mes deux Conduéteurs.
Quand on m’eut plongé un fer bien
tranchant dans la veflie & qu’on eut
,
tiré quelques pierres de cette carrière;
IGNORANT. XXVI. Doute. 69

quand je fus guéri, & qu’il ne me refia


plus que quelques incommodités dou-
loureufes pour le relie de mes jours,
je fis mes repréfentauons h. mes guides;
je pris la liberté de leur dire qu’il y
avait du bon dans ce Monde, puifqu’on
m’avait tiré quatre cailloux du fein de
mes entrailles déchirées; mais que j’au
rais encore mieux aimé que les veffies
eulTent été des lanternes, que non pas
qu’elles fulTent des carrières. Je leur par
lai des calamités & des crimes innom
brables qui couvrent cet excellent Mon
de. Le plus intrépide d’entre eux, qui
était un Allemand mon compatriote
, ,
m’apprit que tout cela n’eft qu’une ba
gatelle.
Ce fut, dit-il, une grande faveur
du Ciel envers le genre-humain que
,
Tarquin violât Lucrèce & que Lucrèce
,
fe poignardât, parce qu’on chalfi les
E iij
v

(î - ..TZÏT. v «i
SJlï
*r.
70 Le Philosophe
Tyrans, & que le viol, le fuicide & la
guerre établirent une République qui
fit le bonheur des Peuples conquis. J’eus
peine à convenir de ce bonheur. Je ne
conçus pas d’abord quelle était la féli
cité des Gaulois & des Efpagnols, dont
on dit que Céfar fit périr trois millions.
Les dévaluations & les rapines me paru
rent aufli quelque chofe de défagréable;
mais le Défenfeur de FOptimifme n’en
démordit point ; il me difait toujours
comme le Géolier de Don Carlos, paix,
paix, cejl pour votre bien. Enfin, étant
pouffé à bout, il me dit qu’il ne fallait
pas prendre garde à ce globule de la
Terre, où tout va de travers; mais que
dans l’étoile de Sirius, dans Orion, dans
l’œil du Taureau, & ailleurs, tout eft
parfait. Allons-y donc, lui dis-je.
Un petit Théologien me tira alors par
le bras ; il me confia que ces gcns-Ià
L

IGNORANT. XXVI. Doute. 7 1

étaient des rêveurs, qu’il n’était point du


tout néceflaire qu’il y eut du mal fur la
Terre, qu’elle avait été formée exprès
pour qu’il n’y eût jamais que du bien; &,
pour vous le prouver, fâchez que les cho-
fes fe payèrent ainfi autrefois pendant dix

ou douze jours. Hélas ! lui répondis-je ,


c’eft bien dommage, mon Révérend Pe-
re, que cela n’ait pas continué.
XXVII. Des Monades, &c.

Le même Allemand fe reffaifit alors


de moi ; il m’endoéïrina , m’apprit clai
rement ce que c’eft que mon ame. Tout
eft compofé de monades dans la Nature ;
votre ame eft une monade ; & comme
elle a des rapports avec toutes les autres
monades du monde elle a néceflaire-
,
ment des idées de tout ce qui s’y palfe ;
ces idées font confufes, ce qui eft très-
utile ; & votre monade ainfi que la
,
E iv
72 Le Philosophe
mienne eft un miroir concentré de cet
,
Univers.
Mais ne croyez pas que vous agi (liez
en conféquence de vos penfées. Il y a
une harmonie préétablie entre la monade
de votre ame & toutes
les monades de
votre corps, de façon que quand votre
ame a une idée, votre corps a une ac
tion fans que l’une foit la fuite de l’au
,
tre. Ce font deux pendules qui vont en-
femble ; ou, fi vous voulez, cela reiïem-
ble à un homme qui prêche tandis qu’un
autre fait les gelles. Vous concevez aifé-
ment qu’il faut que cela foit ainfi dans
le meilleur des mondes. Car....

XXVIII. Des Formes Plajiiques.

Comme je ne comprenais rien du tout


à ces admirables idées, un Anglais, nom
mé Cudworth, s’apperçut de mon igno

rance à mes yeux fixes, à mon embarras,

•H*!?
IGNORANT. XXVIII. Doute.
à ma tète baiflee : Ces idées, me dit-il,
vous femblent profondes, parce qu’elles
font creufes. Je vais vous apprendre net
tement comment la nature agit. Pre
mièrement il y a la nature en général,
,
enfuite il y a des natures plaftiques qui
forment tous les animaux & toutes les
plantes vous entendez bien ? Pas un
,
mot, Monfieur. Continuons donc.
4 Une nature plaftique n’eft pas une
faculté du corps, c’eft une fubftance im- V
matérielle qui agit fans favoir ce qu’elle
fait, qui eft entièrement aveugle, qui ne
fent ni ne raifonne, ni ne végète; mais
la tulippe a fa forme plaftique qui la
fait végéter; le chien a fa forme plafti
que qui le fait aller à la chaffe, & l’hom
me a la fienne qui le fait raifonner. Ces
formes font les agents immédiats de la
Divinité. Il n’y point de Miniftres plus
a
fideles au monde, car elles donnent tout,

JvÆo-T’rf
*
2S

74 Le Philosophe
& ne retiennent rien pour elles. Vous
voyez bien que ce font là les vrais prin
cipes des chofes, & que les natures piaf-
tiques valent bien l’harmonie préétablie
& les monades qui font les miroirs
,
concentrés de l’Univers. Je lui avouai
que l’un valait bien l’autre.

XXIX. De Locke.

4 Après tant de courfes malheureufes,


fatigué haraiïe honteux d’avoir cher
, ,
ché tant de vérités, & d’avoir trouvé
tant de chimères, je fuis revenu à Locke,
comme l’enfant prodigue qui retourne
chez fon pere ; je me fuis rejetté entre
les bras d’un homme modefte, qui ne
feint jamais de favoir ce qu’il ne fait
pas, qui, à la vérité, ne poffede pas des
richeffes immenfes, mais dont les fonds
font bien allurés, & qui jouit du bien
le plus folide, fans aucune oftentation.
IGNORANT. XXIX. DOUU. 75

II me confirme dansl’opinion que j’ai


toujours eue, que rien n’entre dans no
tre entendement que par nos fens.
Qu’il n’y a point de notions innées. ‘
Que nous ne pouvons avoir l’idée ni
d’un efpace infini, ni d’un nombre infini.
Que je ne penfe pas toujours, & que
par conféquent la penfée n’ell pas l’ef-
fence mais l’a&ion de mon entende
,
ment.
Que je fuis libre quand je peux faire
ce que je veux.
Que cette liberté ne peut confifter
dans ma volonté, puifque lorfque je de
meure volontairement dans ma chambre,
dont la porte ell fermée, & dont je n’ai
pas la clef, je n’ai pas liberté d’en fortir;
puifque je fouffre quand je veux ne pas
fouffrir; puifque très-fouvent je ne peux
rappelicr mes idées quand je veux les
rappeller.
j6 Le Philosophe
Qu’il eft donc abfurde au fond de
dire, la volonté ejl libre, puifqu’il efl ab
furde de dire, je veux vouloir cette chofe;
car c’eft précifément comme fi on difait,
je dejîre de ladejirer, je crains de la
craindre : qu’enfin la volonté n’efi: pas
plus libre qu’elle n’efi: bleue ou quarrée.
(Vayei l’Article XIII.)
Que je ne puis vouloir qu’en confé-
quence des idées reçues dans mon cer
veau; que je fuis nécefiité à me détermi
ner en conféquence de ces idées, puif-
que fans cela je me déterminerais fans rai-
fon, & qu’il y aurait un effet fans caufe.
Que je ne puis avoir une idée pofitive
de l’infini, puifque je fuis très-fini.
Que je ne puis connaître aucune fub-
ftance, parce que je ne puis avoir d’idée
que de leurs qualités, & que mille qua
lités d’une chofe ne peuvent me faire
connaître la nature intime de cette chofe,
IGNORANT. XXIX. Doute. ??

qui peut avoir cent mille autres qualités


ignorées.
Que je ne fuis la même perfonne
qu’autant que j’ai de la mémoire, & le
fendillent de ma mémoire ; car n’ayant
pas la moindre partie du corps qui m’ap
partenait dans mon enfance, & n’ayant pas
le moindre fouvenir des idées qui m’ont
affeété à cet âge, il eft clair que je ne fuis
pas plus ce même enfant que je ne fuis
Confucius ou Zoroajlre. Je fuis réputé la
même perfonne par ceux qui m’ont vu
croître, & qui ont toujours demeuré avec
moi ; mais je n’ai en aucune façon la
même exiftence; je ne fuis plus l’ancien
moi-même ; je fuis une nouvelle iden-
tité : & de là quelles fingulieres confé-
quences!
Qu’enfin, conformément à la profonde
ignorance dont je me fuis convaincu fur
les principes des chofes, il eft impoflible
H!

78 Le Philosophe
que je puiffe connaître quelles font les
fubftanccs auxquelles Dieu daigne ac
corder le don de fentir & de penfer. En
effet, y a-t-il des fubffances dont l’ef-
fence foit de penfer, qui penfent tou
jours, & qui penfent par elles-mêmes?
En ce cas, cesfubftances, quelles qu’elles
foicnt, font des Dieux; car elles n’ont
nul befoin de l’Etre étemel & formateur,
1
r^ puifqu’elles ont leurs effences fans lui,
puifqu’elles penfent fans lui.
k,
Yifc
Secondement, fi l’Etre éternel a fait
le don de fentir & de penfer à des êtres,
il leur a donné ce qui ne leur appartenait
pas eiTentiellement ; ildonc pu donner
a
cette faculté à tout être, quel qu’il foit.
Troifiémement, nous ne connailfons
aucun être à fond; donc il effc impof-
fible que nous fâchions li un être eft in
capable ou non de recevoir le fentiment
& la penfée. Les mots de matière &
±m

IGNORANT. XXIX. Doute. 79


à'ejprit ne font que des mots; nous n’a
vons nulle notion complette de ces deux
chofes; donc au fond il y a autant de
témérité à dire qu’un corps organifé par
Dieu même ne peut recevoir la penfée
de Dieu même, qu’il ferait ridicule de
dire que l’efprit ne peut penfer.
Quatrièmement, je fuppofe qu’il y ait
des fublhnces purement fpirituelles qui
n’aient jamais eu l’idée de la matière &
du mouvement, feront-elles bien reçues
à nier que la matière & le mouvement
puiflènt exifter?
Je fuppofe que la favante Congréga
tion qui condamna Galilée comme impie,
& comme abfurde, pour avoir démontré
le mouvement de la Terre autour du So
leil eût eu quelque connaiiïànce des
,
idées du Chancelier Bacon, qui propofait
d’examiner fi l’attraélion eft donnée à la
matière ; je fuppofe que le Rapporteur de
8o Le Philosophe
ce Tribunal eût remontré à ces graves
perfonnages, qu’il y avait des gens aflTez
fous en Angleterre pour foupçonner que
Dieu pouvait donner à toute la matiè
re , depuis Saturne jufqu’à notre petit tas
de boue, une tendance vers un centre,
une attraction, une gravitation, laquelle
ferait abfolument indépendante de toute
impulfion ; puifque l’impulfion agit en
raifon des furfaces:, & que cette gravita
tion agit en raifon des folides. Ne voyez- ^3
vous pas ces Juges de la raifon humaine,
& de Dieu même, dicter aulîi-tôt leurs
arrêts, anathématifer cette gravitation que
Newton a démontrée depuis, prononcer
que cela eft impofîible h Dieu, & dé
clarer que la gravitation vers un centre
efl: un blafphême ? Je fuis coupable, ce

me femble, de la même témérité, quand


j’ofe aflurerque Dieu ne peut faire fentir
& penfer un être organifé quelconque.
Cin-
IGNORANT. XXIX. Doute. 8 I
Cinquièmement, je ne puis douter
que Dieu n’ait accordé: des fenfations
de la mémoire j & par conféquent des
idées, à la matière organifée dans les
animaux. Pourquoi donc nierai-je qu’il
puilîè faire le même préfent h d’autres
animaux? On l’a déjà dit; la difficulté
çonfille moins à lavoir li la matière orga-
niféc peut penfer,. qu’à lavoir comment
un être, quel qu’il foit , penfe.
(

La penfée eft quelque chofe de divin;


oui fans doute ; & c’eft pour cela que
je ne faurai jamais ce que c’eil que l’ê
tre penfant. Le principe du mouvement
elt divin ; & je ne faurai jamais la caufe
de ce mouvement dont tous mes mem
bres exécutent les loix.
L’enfant d'Arijiote étant en nourrice,
attirait dans fa bouche le tetton qu’il
fuçait, en formant précifément avec fa
langue qu’il retirait, une machine pneu-
F
82 Le Philosophe
matique, en pompant l’air, en formant
du vuide ; tandis que fon pere ne favait
rien de tout cela, & difait au hazard,
que la Nature abhorre le vuide.
L’enfant d'Hipocrate, à l’âge de qua
tre ans, prouvait la circulation du fang
en pafîànt fon doigt fur fa main ; & Hï-
pocrau ne favait pas que le fang circulât.
Nous fommes ces enfants, tous tant
I que nous fommes ; nous opérons des
chofes admirables ; & aucun des Philo-
fophes ne fait comment elles s’opèrent.
Sixièmement, voilà les raifons, ou
plutôt les doutes que me fournit ma
faculté intelle&uelle fur ralfertion mo-
defte de Locke. Je ne dis point, encor
une fois, que c’eft la matière qui penfe
en nous; je dis avec lui, qu’il ne nous
appartient pas de prononcer qu’il foit im-
poiïible à Dieu de faire penferla matiè
re ; qu’il eft abfurde de le prononcer ; &

ffc -TrW’-û&iÆiÿ'V' «
84 Le Philosophe
un fouffle, une fubftance de feu, aurait-
on bien fait de perfécuter ceux qui font
venus nous apprendre que l’ame eft im
matérielle? Tous les Peres de l’Eglife
qui ont cru l’aine un corps délié, au
raient-ils eu raifon de perfécuter les
autres Peres qui ont apporté aux hom
mes l’idée de l’immatérialité parfaite?
Non, fansdoute; car le perfécuteur eft
abominable. Donc ceux qui admettent
fy
MT l’immatérialité parfaite fins la compren
dre ont dû tolérer ceux qui la rejet-
,
taient, parce qu’ils ne la comprenaient
pas. Ceux qui ont refufé à Dieu le
pouvoir d’animer l’être inconnu, appellé
matière ont dû tolérer auftî ceux qui
,
n’ont pas ofé dépouiller Dieu de ce
pouvoir; car il eft bien malhonnête de
le haïr pour des fyllogifmes.

Â
TT
86 Le Philosophe
loix, le culte, & par la mefiire de leur
intelligence, & plus j’ai remarqué qu’ils
ont tous le meme fonds de morale. Ils
ont tous une notion grolfiere du jufle
& de l’injufte fans favoir un mot de
,
Théologie. Ils ont tous acquis cette mê
me notion dans Page où la raifon fe dé
ploie comme ils ont tous acquis natu
,
rellement Part de foulever des fardeaux
avec des bâtons, & de palier un ruillèau
fur un morceau de bois, fans avoir ap
pris les Mathématiques.
Ilm’a donc paru que cette idée du
jufle & de l’injufte leur était nécelTaire,
puifque tous s’accordaient en ce point,
dès qu’ils pouvaient agir & raifonner.
L’intelligence fuprême qui nous a for
més a donc voulu qu’il y eût de la
,
juftice fur la Terre, pour que nous puf-
lions y vivre un certain temps. Il me fem-
ble que n’ayant ni inftinét pour nous
IGNORANT. XXXI. DoutS. 87

nourrir comme les animaux, ni armes


naturelles comme eux, & végétant plu-
fieurs années dans l’imbécillité d’une en
fonce expolée tous les dangers, le peu
à

qui ferait relié d’hommes échappés aux


dents des botes féroces, à la faim, à la
mifere, fe feraient occupés à fe difputer
quelque nourriture & quelques peaux
de bétes, & qu’ils fe feraient bientôt
$ détruits comme les enfonts du dragon j)
de Cadmus, fi-tôt qu’ils auraient pu fe
fervir de quelque arme. Du moins il n’y
aurait eu aucune fociété, fi les hommes
n’avaient conçu l’idée de quelque julti-
ce, qui eft le lien de toute fociété.
Comment l’Egyptien qui clevait des
pyramides & des obélifqucs, & le Scythe
errant qui ne connaillàit pas même les
cabanes, auraient-ils eu les mêmes no
tions fondamentales du julle & de l’in-
juffcc, fi Dieu n’avait donné de tout temps
F iv
IL
I
le parjure, la calomnie, l’homicide font
abominables. Ils tirent donc tous les
mêmes conlêquences du même principe
de leur raifon développée.

XXXII, Utilité réelle. Notion de la.

jujüce.

La notion de quelque chofe de jufte,


me femble fi naturelle, fiuniverfellement
acquife par tous les hommes, qu’elle ell:
indépendante de toute loi, de tout pacte,
de toute Religion. Que je redemande à
Turc, à un Guebre, h un Malabare,
un
l’argent que je lui ai prêté pour fe nourrir
& pour fe vêtir; il ne lui tombera ja
mais dans la tête de me répondre : At
tendez que je fâche fi Mahomet, Zoroaf-
tre ou Brama ordonnent que je vous
rende votre argent. Il conviendra qu’il
eft jufle qu’il me paie; 6c s’il n’en fait
rien, c’efl que fa pauvreté ou fon ava-

aftÂ
90 Le Philosophe
rice l’emporteront fur la juftice qu’il re
connaît.
Je mets en fait, qu’il n’y a aucun
Peuple chez lequel il foit jufte, beau,
convenable, honnête de refufer la nour
riture à fon pere & à fa mere quand on
peut leur en donner.
Que nulle peuplade n’a jamais pu re
garder la calomnie comme une bonne
a&ion non pas même une compagnie
,
de bigots fanatiques.
L’idée de jullice me paraît tellement
une vérité du premier ordre, à laquelle
tout l’Univers donne fon afientiment,
que les plus grands crimes qui affligent
la fociété humaine font tous commis
,
fous un faux prétexte de juftice. Le plus
grand des crimes, du moins le plus del-
truflif, & par conféquent le plus op-
pofé au but de la Nature, eft la guerre ;
mais il n’y a aucun agrefieur qui ne co-
IGNORANT. XXXII. Doute. 91

lore ce forfait du prétexte de la juftice.


Les Déprédateurs Romains faifaient
déclarer toutes leurs invalions juftes par
des Prêtres nommés Féciales. Tout bri
gand qui fe trouve à la tête d’une ar
mée commence fes fureurs par un ma-
,
nifefte, & implore le Dieu des armées.
Les petits voleurs eux-mêmes, quand
ils font aiïociés, fe gardent bien de dire:
Allons voler, allons arracher à la veuve &
ù
& à l'orphelin leur nourriture ; ils di-
fent : Soyons juftes, allons reprendre
notre bien des mains des riches qui s’en
font emparés. Ils ont entre eux un Dic
tionnaire qu’on a même imprimé dès le
feizieme liecle, & dans ce vocabulaire
qu’ils appellent Argot, les mots de vol,
larcin, rapine, ne fe trouvent point; ils
fe fervent de termes qui répondent à ga

gner, reprendre.
Le mot à'injujlice ne fe prononce ja-

3\fr*
ÆÜ!

92 Le Philosophe
mais dans un Confcil d’Etat où l’on
,
propofe le meurtre le plus injufte; les
confpirateurs, même les plus fanguinai-
res, n’ont jamais dit : Commettons un
crime. Us ont tous dit : Vengeons la Pa
trie des crimes du Tyran, puniflons ce
qui nous paraît une injuftice. En un
mot, flatteurs lâches, Minières barbares,
confpirateurs odieux, voleurs plongés
3 dans l’iniquité, tous rendent hommage, r

T malgré eux, à la vertu même qu’ils fou


lent aux pieds.
J’ai toujours été étonné que chez les
Français, qui font éclairés & polis, on
ait fouffert fur le Théâtre ces maximes
auiïi affreufes que faufles qui fe trouvent
dans la première fcene de Pompée, &
qui font beaucoup plus outrées que cel
les de Lucain, dont elles font imitées:

La j afil ce & le droit font de 'vaines idées.


Le droit des Rois eonfifle d ne rien épargner.
? l’Ji- 1

IGNORANT. XXXII. Doute. 93

_& on met ces abominables paroles dans


la bouche de Photin, Minière du jeune
Ptolomu. Mais c’elt précifément parce
qu’il eft Miniftre qu’il devait dire tout
le contraire; il devait repréfenter la mort
de Pompée comme un malheur nécefiàire
& julle.
Je crois donc que les idées du julle
& de l’injulle font auffi claires, auffi
1 univerfelles que les idées de fanté & de
f maladie, de vérité & de fauffieté, de con
venance & de difconvenance. Les limites
du julle & de l’injulle font très-difficiles
à pofer; comme l’état mitoyen entre la

fanté &
la maladie, entre ce qui eft con

venance & la difconvenance des chofes,


entre le faux & le vrai, eft difficile à
marquer. Ce font des nuances qui fe mê
lent mais les couleurs tranchantes frap
,
pent tous les yeux. Par exemple, tous
|ggrgg=^======rr--

les hommes avouent qu’on doit rendre


94 Le Philosophe
ce qu’on nous a prêté : mais fi je fais
certainement que celui à qui je dois deux
millions, s’en fervira pour afïervir ma Pa
trie dois-je lui rendre cette arme funefte?
,
Voilà où les fentiments fe partagent : mais
en général je dois obferver mon ferment
quand il n’en réfulte aucun mal ; c’efl:
de quoi perfonne n’a jamais douté.

XXXIII. Confentement univerfd ejl-U


preuve, de vérité?

On peut m’objeéter que le confente-


ment des hommes de tous les temps &
de tous les Pays, n’eft pas une preuve
de la vérité. Tous les Peuples ont cru à
la magie, aux fortileges, aux Démonia
ques , aux apparitions, aux influences
des aftres, à cent autres fottifes pareil
les. Ne pourrait-il pas en être ainfi du
jufle & de l’injufte?
Il me femble que non. Premièrement,
5trr

IGNORANT. XXXIII. Doute. 95


il eft faux que tous les hommes aient
cru à ces chimères. Elles étaient à la vé
rité l’aliment de l’imbécillité du vulgai
re, & il y a le vulgaire des Grands & le
vulgaire du Peuple; mais une multitude
de lages s’en eft toujours moquée; ce
grand nombre de fages au contraire,
,
a toujours admis le jufte & l’injufte ,
tout autant, & même encore plus que le
Peuple. &
La croyance aux Sorciers, aux Démo
niaques, &c. eft bien éloignée d’être né-
ceflaire au genre-humain; la croyance à
la juftice eft d’une néceflité abfolue,
donc elle eft un développement de la rai-
fon donnée de Dieu; & l’idée des for-
ciers & des poiïedés, &c. eft au contraire
un pervertiflement de cette même raifon.

XXXIV. Contre Locke.

Locke qui m’inftruit, & qui m’apprend

l&te-rr
96 Le Philosophe
à me défier de moi-même, ne fe trompe-
t-il pas quelquefois comme moi-même?
Il veut prouver la fauffeté des idées innées;
mais n’ajoute-t-il pas une bien mauvaife
raifon à de fort bonnes? Il avoue qu’il n’eft
pas jufte de faire bouillir fon prochain
dans une chaudière, & de le manger. Il
dit que cependant il y a eu des Nations
d’Antropophages, & que ces êtres pen-
m
fants n’auraient pas mangé des hommes, «
T s’ils avaient eu les idées du jufte & de l’in- jf
jufte, que je fuppofe néceftàires à l’ef-
pece humaine. ('Voye{ le N°. XXXVI.)
Sans entrer ici dans la queftion, s’il

y a eu en effet des Nations d’Antropo


phages, fans examiner les rélations du
voyageur Dampier, qui a parcouru toute
l’Amérique, & qui n’y en a jamais vu,
mais qui, au contraire, a été reçu chez
tous les Sauvages avec la plus grande
humanité; voici ce que je réponds.
De
“ VMa,,*“
Lk 8 m

IGNORANT. XXXIV\ Doute. 97


Des vainqueurs ont mangé leurs ef-
claves pris à la guerre ; ils ont cru faire
une aétion très-jufte ; ils ont cru avoir
fur eux droit de vie & de mort ; &
comme ils avaient peu de bons mets
pour leur table, ils ont cru qu’il leur
était permis de fe nourrir du fruit de
leur viétoire. Us ont été en cela plus
1 juftes que les Triomphateurs Romains,
qui faifaient étrangler, fans aucun fruit,
les Princes efclaves qu’ils avaient enchaî
I
nés à leur char de triomphe. Les Ro
mains & les Sauvages avaient une très-
fauiïe idée de la juftice, je l’avoue; mais
enfin les uns & les autres croyaient
,
agir juftement; & cela efb fi vrai, que
les memes Sauvages, quand ils avaient
admis leurs captifs dans leur fociété, les
regardaient comme leurs enfants ; & que
ces memes anciens Romains ont donné
mille exemples de jufiiee admirables.
G
m l.~ „• 'SF
«I
98 Le Philosophe
XXXV. Contre Locke.

Je conviens, avec le fage Locke, qu’il


n’y a point de notion innée point de
,
principe de pratique inné. C’eft une vé
rité fi confiante qu’il eft évident que
,
les enfants auraient tous une notion claire
de Dieu s’ils étaient nés avec cette
,
idée; & que tous les hommes s’accor
deraient dans cette même notion, accord
«
que l’on n’a jamais vu. Il n’efi pas moins
évident que nous ne naiflons point avec
des principes développés de morale, puif-
qu’on ne voit pas comment une Nation
entière pourrait rejetter un principe de
morale qui ferait gravé dans le cœur de
chaque individu de cette Nation.
Je fuppofe que nous foyons tons nés
avec le principe moral bien développé,
qu’il ne faut perfécuter perfonne pour
fa maniéré de penfer ; comment des Peu-
l
IGNORANT. XXXV. Doute,*- 99

pies entiers auraient-ils été perfécuteurs?


Je fuppofe que chaque homme porte en
foi la Loi évidente, qui ordonne qu’on
foit fidele à Ion ferment ; comment tous
ces hommes, réunis en corps, auront-
ils llatué qu’il ne faut pas garder fa pa
role à des hérétiques ? Je répété encor,
qu’au-lieu de ces idées innées chiméri
ques , Dieu nous a donné une raifon
qui fe fortifie avec l’âge & qui nous
,
apprend à tous, quand nous fommes at
tentifs, fans paflion, fans préjugé, qu’il
y a un Dieu, & qu’il faut être jufte;
mais je ne puis accorder à Locke les con-
féquences qu’il en tire. 11 femble trop
-,

approcher du fyftême de Hobbes, dont


il eft pourtant très-éloigné.

Voici fes paroles, au premier Livre de


.... l’Entendement humain : Conjîdèreç une
Ville prife d’ajfaut, & voyeç s'il paraît
.
..
dans le cœur des foldats animes au carnage
,
11*.*»-
ioo Le Philosophe
& au butin, quelque égard pour la ver
tu , quelque principe de morale, quelque
remords de toutes les injujlïces qu'ils com
mettent. Non , ils n’ont point de remords,
& pourquoi? C’eft qu’ils croient agir
juftement. Aucun d’eux n’a luppofé in-
jlifte la caufe du Prince pour lequel il
va combattre : ils hazardent leur vie pour
cette caufe : ils tiennent le marché qu’ils
ont fait : ils pouvaient être tués h l’af-
:ܱîï
faut, donc ils croient être en droit de
tuer : ils pouvaient être dépouillés, donc
ils penfent qu’ils peuvent dépouiller.
Ajoutez qu’ils font dans l’enivrement
de la fureur qui ne raifonne pas ; & pour
vous prouver qu’ils n’ont point rejetté
l’idée du jufte & de l’honnête, propofez
à ces mêmes foidats beaucoup plus d’ar

gent que le pillage de la Ville ne peut


leur en procurer de plus belles filles
,
que celles qu’ils.ont violées, pourvu feu-

illh
->
"
*

"
1
1

~
io2 Le Philosophe
les leurs pour les mieux engrailfer, afin
de les manger.
On a déjà remarqué ailleurs que ce
grand homme a été trop crédule en rap
portant ces fables : Lambert, qui feul
impute aux Mingréliens d’enterrer leurs
enfants tout vifs pour leur plaifir, n’ell
pas un Auteur allez accrédité.
Chardin, voyageur qui paie pour fi
\ véridique, & qui a été rançonné en Min-
<(f grélie, parlerait de cette horrible cou
tume fi elle exiftait ; & ce ne ferait pas
allez qu’il le dît, pour qu’on le crût; il
faudrait que vingt voyageurs de Nations
& de Religions différentes, s'accordaient
à confirmer un fait fi étrange,
pour qu’on
en eut une certitude hiltorique.
Il en eft de môme des femmes des Ifles
Antilles, qui châtraient leurs enfants pour
les manger : cela n’eft pas dans la nature
d’une mere.
IGNORANT. XXXV. Doute. I03

Le cœur humain n’eft point ainfi fait;


châtrer des enfants eft une opération très-,
délicate très-dangereufe qui, loin de
, ,
les engrailfer, les amaigrit au moins une
année entière & qui fouvent les tue.
,
Ce raffinement n’a jamais été en ulâge
que chez des Grands, qui, pervertis par
l’excès du luxe & par la jaloulie, ont
imaginé d’avoir des Eunuques pour fer-
vir leurs femmes & leurs concubines. Il
n’a été adopté en Italie, & à la chapelle
du Pape, que pour avoir des Muficiens
dont la voix fût plus belle que celle des
femmes. Mais dans les Mes Antilles, il n’eft
guere à préfumer que des Sauvages aient
inventé le raffinement de châtrer les petits
garçons pour en faire un bon plat ; & puis
qu’auraient-ils fait de leurs petites filles?
Locke allégué encor des Saints de la
Religion Mahométane, qui s’accouplent
dévotement avec leurs ânefies, pourn’ê-
G iv

.
i©4 Le Philosophe
tre point tentés de commettre la moin
dre fornication avec les femmes du Pays.
Il faut mettre ces contes avec celui du
perroquet qui eut une fi belle conver-
fation en langue Brafilienne avec le Prin
ce Maurice., converfation que Locke a la
fimplicité de rapporter, fans fe douter
que l’Interprete du Prince avait pu fe

I moquer de lui. C’eft ainfi que l’Auteur


de YEfprit des Loix s’amufe à citer de

prétendues Loix deTunquin, de Bantam, ]f
de Bornéo, de Formofe, fur la foi de
quelques voyageurs, ou menteurs, ou
mal inftruits. Locke & lui, font deux
grands hommes, en qui cette fimplicité
ne me femble pas excufable.

XXXVI. Nature par-tout la meme.

En abandonnant Locke en ce point,


je dis, avec le grand Newton Natura
,
ejl femperfibi confina : la Nature efl tou-
i-sSC*£

IGNORANT. XXXVI. Doute. 105

jours femblable à elle-même. La loi de


la gravitation, qui agit fur un aftre, agit
fur tous les affres, fur toute la matière.
Ainfi la Loi fondamentale de la Morale
agit également fur toutes les Nations bien
connues. Il y a mille différences dans
les interprétations de cette Loi, en mille

i circonffances ; mais le fonds fubfiffe tou


jours le même, & ce fonds eff l’idée du
jufle & de l’injufle. On commet prodi-
gieufement d’injuflices dans les fureurs
de fes paffions, comme on perd fa rai-
fon dans l’ivrefTe : mais quand l’ivreflè
efl: pafTée, la raifon revient; & c’eft, à
mon avis , l’unique caufe qui fait fub-
fifler la fociété humaine , caufe fubor-
donnée au befoin que nous avons les
uns des autres.
Comment donc avons-nous acquis l’i
dée de la juffice? Comme nous avons
acquis celle de la prudence, de la vérité,

-SK
i=TTÏ<=
f io6 Le Philosophe
de la convenance, par le fentiment &
par la raifon. Il eft impoffible que nous
ne trouvions pas très-imprudente l’ac
tion d’un homme qui fe jetterait dans
le feu pour fe faire admirer, & qui efpé-
rerait d’en réchapper. Il eft impoffible que
nous ne trouvions pas trcs-injufte l’ac
tion d’un homme qui en tue un autre
dans fa colere. La fociété n’eft fondée que
fur ces notions qu’on n’arrachera jamais
de notre cœur, & c’eft pourquoi toute fo
ciété fubfifte, à quelque fuperftition bi
zarre & horrible qu’elle fe foit affervie.
Quel eft l’âge où nous connaiffons le
jufte & l’injufte? L’âge où nous con-
naiflons que deux & deux font quatre.

XXXVII. De Hobbes.

Profond & bizarre Philofophe bon


,
citoyen, efprit hardi, ennemi de Defcar-
tes, toi qui t’es trompé comme lui, toi
IGNORANT. XXXFIL Doute. 107
donc les erreurs en Phyfique font gran
des & pardonnables, parce que tu étais

venu avant Newton toi qui as dit des


y
vérités qui ne compenfent pas tes erreurs,
toi qui le premier fis voir quelle ell la
chimere des idées innées, toi qui fus le
précurfeur de Locke en plufieurs chofes,
mais qui le fus auffi de Spinofu; c’dl en
vain que tu étonnes tes Lecteurs , en
réuffiflant prefque hleur prouver qu’il
n’y a aucunes loix dans le Monde que
des loix de convention ; qu’il n’y a de
jufte & d'injufie que ce qu’on efi con
venu d’appeller tel dans un Pays. Si tu
- t’étais trouvé feul avec Cromwel dans une

-
Ifle déferte, & que Cromwel eût voulu
te tuer pour avoir pris le parti de ton
Roi dans l’Mc d’Angleterre, cet attentat
ne t’aurait-il pas paru auffi injufie dans
ta nouvelle Me , qu’il te l’aurait paru
dans ta Patrie?

<"


‘'T'-” *r.
io8 Le Philosophe
Tu dis que dans la Loi de nature
,
tous ayant droit à tout, chacun a droit
fur la vie de fon fembLable. Ne confonds-
tu pas la puiflance avec le droit? Pen-
fes-tu qu’en effet le pouvoir donne le
droit? & qu’un fils robufte n’ait rien à
fe reprocher pour avoir affalfiné fon pere
languiflànt & décrépit? Quiconque étu
die la Morale, doit commencer à réfuter
4 ton Livre dans fon cœur ; mais ton pro- J,
pre cœur te réfutait encor davantage; V
car tu fus vertueux, ainfi que Spinofa;
& il ne te manqua, comme à lui, que
d’enfeigner les vrais principes de la vertu
que tu pratiquais, & que tu recomman
dais aux autres.

XXXVIII. Morale univerfelle.

La Morale me paraît tellement uni


verfelle tellement calculée par l’Etre uni-
,
verfel qui nous a formés, tellement def-

SS'T*'
IGNORANT. XXXVIII. Doute. 109
rince à fervir de contrepoids à nos par
lions funeftes, & à foulager les peines
inévitables de cette courte vie, que de
puis Zoroajlre jufqu’au Lord Shaftersburï ,
je vois tous les Philofophes enfeigner la
même morale, quoiqu’ils aient tous des
idées différentes fur les principes des cho
ies. Nous avons vu que Hobbes, Spino-
fa, & Bayle lui-même, qui ont ou nié
les premiers principes, ou qui en ont
^
douté, ont cependant recommandé for- w
tement la juftice & toutes les vertus.
Chaque Nation eut des Rites religieux,
particuliers, & très-fouvent d’abfurdes
& de révoltantes opinions en Métaphy-
lique, en Théologie. Mais s’agit-il de
favoir s’il faut être jufte ? Tout l’U
nivers eft d’accord, comme nous l’avons
dit au Nombre XXXVI, & comme on
ne peut trop le répéter.
SP*
IGNORANT. XXXIX. Doute.. III
réciter un Abunavar & un Ashim vuhu
pour ceux qui éternuent.
Mais enfin, dans ce Recueil de cent
Portes, ou Préceptes tirés du Livre du
Zend, &. où l’on rapporte même les
propres paroles de l’ancien Zoroaftre,
quels devoirs moraux font-ils prefcrits?
Celui d’aimer, de fecourir fonpere &

i fa mere, de faire l’aumône aux pauvres,


de ne jamais manquer à fa parole, de
s’abltenir, quand on eft dans le doute,
fi l’aétion qu’on va faire eft jufte ou
non. (Porte 3o.)
Je m’arrête à ce précepte, parce que
nul Légiflateur n’a jamais pu aller au-
delà ; & je me confirme dans l’idée que
plus Zoroajire établit de fuperftitions ri
dicules en fait de culte, plus la pureté
de fa morale fait voir qu’il n’était pas

en lui de la corrompre ; que plus il s’a


bandonnait à l’erreur dans fes dogmes,
112 Le Philosophe
plus il lui était impoffible d’errer en en-
-
feignant la vertu.
..... &

XL. Des Bracmanes.


Mi—,

Il elt vraifemblable que les Brames,


ou Bracmanes, exilaient long-temps avant
que les Chinois euflent leurs cinq Kings;
& ce qui fonde cette extrême probabi
lité, c’eft qu’à la Chine, les antiquités
les plus recherchées font Indiennes, &
que dans l’Inde il n’y a point d’antiqui
tés Chinoifes.
Ces anciens Brames étaient fans doute
d’aulfi mauvais Métaphyficiens, d’aulfi
ridicules Théologiens que les Caldéens
& les Perfes, & toutes les Nations qui
font à l’Occident de la Chine. Mais
quelle fublimité dans la morale! Selon
eux, la vie n’était qu’une mort de quel
ques années, après laquelle on vivrait
avec la Divinité. IL ne fe bornaient pas
à
m
IGNORANT. XL. Da\ltC. I I 3

à être juftes envers les autres, mais ils


étaient rigoureux envers eux-mêmes; le
filcnce, l’abftinence, la contemplation,
le renoncement à tous les plaifirs, étaient
leurs principaux devoirs. Aulîî tous les
fages des autres Nations allaient chez eux
apprendre ce qu’on appellait la Jagejfe.

XLI. De Confucius.
-

Les Chinois n’eurent aucune fuper-


9 —f

ftition, aucun charlatanifme à le repro


cher comme les autres Peuples. Le
Gouvernement Chinois montrait aux
hommes, il y a fort au-delà de quatre
mille ans, & leur montre encor, qu’on
peut les régir fans les tromper ; que ce
n’ell pas par le menfonge qu’on fert
le Dieu de vérité; que la fuperfiition
eft non-feulement inutile, mais nuifi-
ble à la Religion. Jamais l’adoration de
Dieu ne fut fi pure & fi fainte qu’à la
H
M.' -— i-Sry
114 Le Philosophe
Chine, Qà la Révélation près. ) Je ne
parle pas des fe&es du Peuple, je parle
de la Religion du Prince, de celle de

tous les Tribunaux , & de tout ce qui


n’eft pas populace. Quelle eft la Reli
gion de tous les honnêtes gens à la
Chine depuis tant de fiecles? La voici :
Adore£ le Ciel, & foye{ jujles. Aucun
Empereur n’en a eu d’autre.
On place fouvent le grand Confutfée,
que nous nommons Confucius, parmi les
anciens Légifiateurs, parmi les Fonda
teurs des Religions ; c’efl une grande
inadvertance. Confutfée eft très-moderne ;
ilne vivait que fix cents cinquante ans
avant notre Ere. Jamais il n’inftitua au
cun culte, aucun rite ; jamais il ne fe
dit ni infpiré, ni Prophète ; il ne fit que
raiïembler en un corps les anciennes
Loix de la Morale.
Il invite les hommes à pardonner les
*r
IGNORANT. XLL Doute. I 15

injures & à ne fe fouvenir que des


,
bienfaits.
A veiller fans celle fur foi-meme, à

corriger aujourd’hui les fautes d’hier.


A réprimer fes paffions, & à cultiver
l’amitié ; à donner fans fafte, & à ne
recevoir que l’extrême néceiïàire fans
,
batïefie.
Il ne dit point qu’il ne faut pas faire
h à autrui ce que nous ne voulons pas
Vr

qu'on falfe à nous-mêmes ; ce n’eft que


défendre le mal : il fait plus, il recom
mande le bien : Traite autrui comme tu
veux quon te traite.
Il enfeigne non-feulement la modeftie,
mais encore l’humilité : il recommande
toutes les vertus.
... -
» K t

XLII. Des Philofophes Grecs, & Tabord


de Pythagore.

Tous les Philofophes Grecs ont dit


H ij
i , ,, , **±*jj~
i

ii 6 L e‘ Philosophe t

des fottifes en Phÿfique &en Métaphy-


fique. Tous font excellents dans la Mo
rale; tous égalent Zoroafire, Confutfée &
les Bracmanes. Liiez feulement les Vers
dorés de Pythagore, c’efl: le précis de fa
doéïrine ; il n’importe de quelle main
ils foient. Dites-moi fi une feule vertu
y elt oubliée.

XLIII. De Zaleucus.

Réunifiez tous vos lieux communs,


Prédicateurs Grecs, Italiens, Efpagnoîs,
Allemands, Français, &c.; qu’on diftille
toutes vos déclamations, en tirera-t-on
un extrait qui foit plus pur que l’exorde
des Loix de Zaleucus ?
a=^sgS^°^éfe
L

IGNORANT. XLIII. Doute. 117

préfents féduifent : la vertu feule peut lui


plaire.
Voilà le précis de toute morale & de
toute Religion.
X LIV. D'Epicure.
Des pédants de College des petits-
,
maîtres de Séminaire, ont cru, fur quel
ques plaifanteries à'Horace & de Pétrone f
qu’Epicure avait enfeigné la volupté par
à ù
i les préceptes & par l’exemple. Epicure
,
fut toutefa vie un Philofophe fage
,
tempérant & jufte. Dès l’âge de douze
à treize ans, il fut fage; car lorfque le
Grammairien qui l’inftruifait, lui récita
ce vers d'Héfiode :
Le Cabosfut produit le premier de tous les Etres :
Eh ! qui le produifit, dit Epicure, puif-
qu’il était le premier? Je n’en fais rien,
dit le Grammairien ; il n’yque les Phi-
a
lofophes qui le fâchent. Je vais donc
H iij
118 -Le Philosophe
m-irtftruire chez eux, repartie l’enfant;
& depuis ce temps, jufqu a l’âge de foi-
xahte & douze ans, il cultiva la Philo-
fophie. Son Teftament, que Diogène de
Laèrce nous a confervé tout entier, dé
couvre une ame tranquille & jufte ; il
affranchit les efclaves qu’il croit avoir
mérité cette grâce : il recommande h fes
Exécuteurs teftarnentaires de donner la
liberté 'a ceux qui s’en rendront dignes. X
Point d’offentation, point d’injufte pré- jf
ference; c'ell la derniere volonté d’un
homme qui n’en a jamais eu que de rai-
fonnables. Seul de tous les Phiiofophes,
il eut pour amis tous fes difciples, &
fa feéte fut la feule où l’on fut aimer,
& qui ne fe partagea point en plufieurs
autres.
Il paraît, après avoir examiné fa doc
trine, & ce qu’on a écrit pour & contre
lui, que tout fe réduit à la difpute entre

I t T<~

LL
H2ü
vu -
IGNORANT. XLIf^\ Doute. I T9
MalUbranchc & Arnaidd. MalLebrançhe
avouait que le plaifir rend heureux, Ar
nauLd le niait ; c’était une difpute de
mots, comme tant d’autres difputes où
la Philofophie & la Théologie apportent
leur incertitude, chacune de Ton côté.

XLV. Des Stoïciens.

Si les Epicuriens rendirent la nature


ê humaine aimable, les Stoïciens la ren
dirent prefque divine. Réfignation à l’Etre
des êtres, ou plutôt élévation de l’ame
jufqua cet Etre; mépris du plaifir, mé
pris même de la douleur, mépris de la
vie & de la mort, inflexibilité dans la
juflice ; tel était le caraétere des vrais
Stoïciens ; & tout ce qu’on a pu dire
contre eux , c’eft qu’ils décourageaient
le relie des hommes.
Socrate, qui n’était pas de leur feéte,
fit voir qu’on ne pouvait poufler la vertu
H iv
St
7T
dtr

120 L
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P II I L O S 0
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auffi loin qu’eux, Tans être d’aucun par


ti ; & la mort de ce martyr de la Divi- -i

nité, eft l’éternel opprobre d Athènes


, i.—

quoiqu’elle s’en Toit repentie.


Le Stoicien Caton eft d’un autre côté
l’éternel honneur de Rome. Epicietc dans ..

-•

l’efclavage, eft peut-être fupérieur à Ca


ton, en ce qu’il eft toujours content de
fa mifere. Je fuis, dit-il, dans la place
où la Providence a voulu que je fulfe;
m’en plaindre, c’eft l’offenfer.
Dirai-je que l’Empereur Antonin eft
encor au - deiïus à'Epiclete, parce qu’il
triompha de plus de leduétions, & qu’il
était bien plus difficile à un Empereur
de ne fe pas corrompre, qu’à un pauvre
de ne pas murmurer? Liiez les penfées
de l’un & de l’autre ; l’Empereur & l’ef-
clave vous paraîtront également grands.
Oferai-je parler ici de l’Empereur Ju
lien? Il erra fur le dogme; mais certes

SÊ ï
i
IGNORANT. XLV. Doute. I 21
il n’erra fur la Morale. En un mot,
pas
nul Philofophe dans l’antiquité qui n’ait
voulu rendre les hommes meilleurs.
Il y a eu des gens parmi nous qui
ont dit,
que toutes les vertus de ces
grands hommes n’étaient que des péchés
illuftres. PuilTe la Terre être couverte
de tels coupables ! U--

X LVI. Philofophie ejl vertu.

Il y eut des Sophiftes, qui furent aux


Philofophes ce que les hommes font aux
linges. Lucien fe moqua d’eux ; on les
méprifa. Ils furent à-peu-pres ce qu’ont
été les Moines mendiants dans les Uni-
verfités. Mais n’oublions jamais que tous
les Philofophes ont donné des grands
exemples de vertu, & que les Sophiftes,
& même les Moines, ont tous refpe&é
la vertu dans leurs Ecrits.
122 Lé Philosophe
XLVII. D'Efope.

Je placerai Efope parmi ces grands


hommes, & même à la tête de ces grands
hommes, foit qu’il ait été le PïLpay des
Indiens, ou l’ancien précurfeur de Pilpay,
ou le Lokman des Perles, ou le Akkim
des Arabes, ou le Hacam des Phéniciens,
il n’importe ; je vois que fes fables ont été
en vogue chez toutes les Nations Orien
tales &que l’origine s’en perd dans une
, •*r>

antiquité dont on ne peut fonder l’a-


,
byme. A quoi tendent ces fables auffi
profondes qu’ingénues, ces apologues
qui femblent vifiblement écrits dans un
temps où l’on ne doutfiit .pas que les bê
tes n’euflent un langage? Elles ont enfei-
gné prefque tout notre hémifphere. Ce
ne font point des Recueils de fentences
faltidieufes qui lalTent plus qu’elles n’é
clairent; c’eft la vérité elle-même avec

K'
IGNORANT. JCLFII. Doute. I 23

le charme de la fable. Tout ce qu’on a


pu faire, c’eft d’y ajouter des embellif-
fements dans nos langues modernes.
Cette ancienne fagelïe ell fimple & nue
dans le premier Auteur. Les grâces naï

ves dont on l’a ornée en France, n’en


ont point caché le fonds refpeétable.
Que nous apprennent toutes ces fables?
qu’il faut être jufte.

XLVIII. De la Paix nce de laPhilofopkie.


Puifque tous les Philofophes avaient
des dogmes différents il eff clair que
,
le dogme & la vertu font d’une nature
entièrement hétérogène. Qu’ils crufîent
ou non que Thétis était la Déelfe de la
mer, qu’ils fulfent perfuadés ou non de
la guerre des Géants & de l’âge d’or,
de la boîte de Pandore & de la mort
du ferpent Pithon, &c. ces doétrines n’a
vaient rien de commun avec la morale.
124 Le Philosophe
.

C’eft'une chofe admirable dans l’antiqui


té, que la Théogonie n’ait jamais troublé
la paix des Nations.

X LIX. Quejli-ons.
: '
f

Ah fi nous pouvions imiter l’anti


!

quité ! fi nous faifions enfin à l’égard


des difputes théologiques, ce que nous

avons fait au bout de dix-fept fiecles dans


les Belles-Lettres !
Nous fommes revenus au goût de la
faine antiquité après avoir été plongés
,
dans la barbarie de nos Ecoles. Jamais les
Romains ne furent alfez abfurdes pour
imaginer qu’on pût perfécuter un homme,
parce qu’il croyait le vuide ou le plein,
parce qu’il prétendait que les accidents
ne peuvent pas fubfifter fans fujet,
parce qu’il expliquait en un fens un paf-
fage d’un Auteur, qu’un autre entendait
dans un fens contraire.
Nous avons recours tous les jours à
la Jurifprudence des Romains ; & quand
nous manquons de Loix (ce qui nous ar
rive fi fouvent) nous allons confulcer le
Code & le Digefte. Pourquoi ne pas imi
ter nos maîtres dans leur fage tolérance ?
Qu’importe à l’Etat qu’on Toit du fen-
timent des Réaux ou des Nominaux,
qu’on tienne pour Scot ou pour Thomas,
pour Œcolampade ou pour MèlanUofi,
qu’on Toit du parti d’un Evêque d’Ypre,
qu’on n’a point lu, ou d’un Moine Es
pagnol qu’on a moins lu encore? N’eft-il
pas clair que tout cela doit être auffi in
différent au véritable intérêt d’une Na
tion que de traduire bien ou mal un
,
palftge de Lycophron ou d'Hèjîade ?
V ;
:
L. Autres Quejlions. w
&
Le Philosophe
*

126

un Muficien qui eft mort fou, parce que


1
fa mufique n’avait pas paru alfez bonne.
Des gens ont cru avoir un nez de verre;
mais s’il y en avait d’aflèz attaqués pour
penfer, par exemple, qu’ils ont toujours
raifon, y aurait-il allez d’hellébore pour
une fi étrange maladie?
Et fi ces malades, pourfoutenir qu’ils
ont toujours raifon, menaçaient du der-
,
3 nier fupplice quiconque penfe qu’ils
peuvent avoir tort, s’ils établifiàient des
efpions pour découvrir les réfractaires,
s’ils décidaient qu’un pere fur le témoi
gnage de fon fils, une mere fur celui de
fa fille, doit périr dans les flammes, &c.

ne faudrait-il pas lier ces gens-là, & les


traiter comme ceux qui font attaqués de
la rage?
LI. Ignorance.

Vous me demandez à quoi bon tout


ce fermon , fi l’homme n’efl: pas libre?
IGNORANT. LI. Doute. I 27
D’abord je ne vous ai point dit que l’hom
me n’eft pas libre; je vous ai dit, que fa
liberté confifte dans fon pouvoir d’agir,
& non pas dans le pouvoir chimérique
de vouloir vouloir. Enfuite je vous dirai

que tout étant lié dans la Nature , la


Providence éternelle me prédeftinait h
écrire ces rêveries, & prédeftinait cinq
ou fix Leéleurs à en faire leur profit, &
cinq à fix autres à les dédaigner & à
les laifter dans la foule immenfe des écrits '

inutiles.
Si vous me dites que je ne vous ai
rien appris, fouvenez-vous que je me
fuis annoncé comme un ignorant.

• LU.

# }
\ r |
Autres ignorances.
1 *

Je fuis fi ignorant, que je ne fais pas


même les faits anciens dont on me berce;
je crains toujours de me tromper de fept
à huit cents années au moins, quand je
128 .Le Philosophe
recherche en quel temps ont vécu ces
antiques héros, qu’on dit avoir exercé
les premiers le vol & le brigandage dans
une grande étendue de Pays ; & ces pre
miers fages qui adorèrent des étoiles ou
despoilîons, ou des ferpents, ou des
morts,'ou des êtres fantaftiques.
Quel eft celui qui le premier imagina
les fix Gahambars,& le pont de Tshi-
navar, & le Dardaroth, & le lac de Ka-
ron? en quel temps vivait le premier
Bacchus, le premier Hercule, le premier
Orphée ?
Toute l’antiquité eft fi ténébreufe juf-
qu’à Thucidide & Xénophon, que je fuis
réduit hne favoir prefque pas un mot
de ce qui s’eft pafie fur le globe que
j’habite, avant le court efpace d’environ
trente fiecles ; & dans ces trente fiecles i

encor, que d’obfcurités ! que d’incerti


tudes ! que de fables !
LUI.
b
rsrW •-*- " I ^ "-» r ig;
IGNORANT. LIII. Doute. J 29

LI1I. Plus grande ignorance.

Mon ignorance me pefe bien davan


tage, quand je vois que ni moi, ni mes
compatriotes, nous ne favons abfolument
rien de notre Patrie. Ma mere m’a dit
que j’étais né fur les bords du Rhin, je
le veux croire. J’ai demandé à mon.ami
le favant Apèdeuth, natif de Courlan-
de, s’il avait quelque connaiflànce des
tf anciens Peuples du Nord, fes voifins, &
de fon malheureux petit Pays ? Il m’a
répondu qu’il n’en avait pas plus de no
tion que les poiflons de la mer Baltique.
Pour moi, tout ce que je fais de mon
Pays, c’eft que Céfar dit, il y a environ
dix-huit cents ans, que nous étions des
brigands, qui étions dans l’ufage de fa-
crifier des hommes à je ne fais quels
Dieux, pour obtenir d’eux quelque bonne
proie, & que nous n’allions jamais en
I :

& ït»
«s
T**
5
F
sa***

IGNORANT. LIII. Doute. I 31


Ce Granus & cet Agrippa., freres de Né
font voir que Charlemagne était
ron , me
aufli ignorant que moi; & cela foulage.

LI V. Ignorance ridicule.

L’Hiftoire de l’Eglife de mon Pays


reflemble celle de Granus, frere de Né
à

ron & dé Agrippa, & eft bien plus mer-


veilleufe. Ce font de petits garçons ref-
^ fufcités, des dragons pris avec une étole,
comme des lapins avec un lacet ; des hof-
ties qui faignent d’un coup de couteau,
qu’un Juif leur donne ; des Saints qui
courent après leurs têtes quand on les
leur a coupées. Une des légendes des
plus avérées dans notre Hiftoire Ecclé-
fiaftique d’Allemagne, eft celle du Bien
heureux Pierre de Luxembourg, qui, dans
les deux années 1388 & 89, après fa
mort, fit deux mille quatre cents mira
cles ; & les années fuivantes, trois mille
I >j

*_ i.— . . «j, p 11
.
f
132 Le Philosophe
de compte fait ; parmi lefquels on ne
nomme pourtant que quarante - deux
morts reflufcités.
Je m’informe fi les autres Etats de l’Eu
rope ont des Hifioires Eccléfiaftiques,
aufli merveilleufes & aufii authentiques?
Je trouve par-tout la même fagelfe & la
même certitude.

L V. Pis qu ignorance.
J’ai vu enfuite pour quelles fottifes
inintelligibles les hommes s’étaient char
gés les uns les autres d’imprécations, s’é
taient détefiés, perfécutés, égorgés, pen
dus, roués & brûlés; & j’ai dit: S’il y
avait eu un Sage dans ces abominables
temps, il aurait donc fallu que ce Sage
vécût & mourût dans les déferts.

- •: r(; ;
>

Z' ;
~ . . .
jLM,

IGNORANT. LFI. Doute. I 3 3

LVI. Commencement de la raifon.

Je vois qu’aujourd’hui, dans ce fiecle


qui efl: l’aurore de la raifon quelques
,
têtes de cette hydre du fanatifrae renaif-
fent encore. Il paraît que leur poifon efl:
moins mortel, & leurs gueules moins
dévorantes. Le fang n’a point coulé
pour la grâce verfatile, comme il coula fi
long-temps pour les indulgences plénie- ;

res qu’on vendait au marché ; mais le


V
monllre fubfifte encore ; quiconque re- 1

cherchera la vérité, rifquera d’être per-


fécuté. Faut-il relier oifif dans les ténè
bres? ou faut-il allumer un flambeau
auquel l’envie & la calomnie rallumeront
leurs torches? Pour moi, je crois que
la vérité ne doit pas plus fe cacher de
vant ces monflires, que l’on ne doit s’abf-
tenir de prendre de la nourriture dans
la crainte d’être empoifonné.
I iij
.
PETITE DIGRESSION.
D Ans les commencements de la fon
dation des Quinze-Vingt, on fait
qu’ils étaient tous égaux, & que leurs
petites affaires fe décidaient à la pluralité
des voix. Ils diftinguaient parfaitement

au toucher la monnoie de cuivre de celle


d’argent ; aucun d’eux ne prit jamais du
vin de Brie pour du vin de Bourgogne.
Leur odorat était plus fin que celui de
leurs voifins, qui avaient deux yeux. Ils
raifonnerent parfaitement fur les quatre
fens, c’efl-à-dire, qu’ils en connurent
tout ce qu’il eft permis d’en favoir; &
ils vécurent paifibles & fortunés autant
que des Quinze-Vingt peuvent l’être.
Malheureufement un de leurs ProfelTeurs
prétendit avoir des notions claires fur
le fens de la vue; il fe fit écouter, il in-
Petite Digression. 135

trigua, il formades enthoufiaftcs ; enfin

on le reconnue pour le Chef de la Com


munauté. Il fe mit à juger fouveraine-
ment des couleurs, & tout fut perdu.
Ce premier Dictateur desQuinze-Vingt
fe forma d'abord un petit Confeiî, avec
lequel il fe rendit le maître de toutes les
aumônes. Par ce moyen perfonne n’ofa
lui réfifter. Il décida que tous les habits
],
,
des Quinze-Vingt étaient blancs; les
'J aveugles le crurent ; ils ne parlaient que
^ f
de leurs beaux habits blancs, quoiqu’il
n’y en eût pas un feul de cette couleur.
Tout le monde fe moqua d’eux; ils al
lèrent fe plaindre au Diélateur, qui les
reçut fort mal; il les traita de novateurs,
d’efprits forts, de rebelles qui fe laiflaient
féduire par les opinions erronées de ceux
qui avaient des yeux, & qui ofaient dou
ter de l’infaillibilité de leur maître. Cette
querelle forma deux partis.
I iv 1
^wt
- h

136 Petite Digression.


Le Dictateur, pour les appaifer, ren
dit un Arrêt, par lequel tous leurs ha
bits étaient rouges. Il n’y avait pas un
habit rouge aux Quinze-Vingt. On fe
moqua d’eux plus que jamais. Nouvelles
plaintes de la part de la Communauté.
Le Diélateur entra en fureur, les autres
aveugles aufli ; on fe battit long-temps
,
& la concorde ne fut rétablie que lorf-
qu’il fut permis à tous les Quinze-Vingt
de fufpendre leur jugement fur la cou
leur de leurs habits.
Un fourd, en lifant cette petite his
toire avoua que les aveugles avaient eu
,
tort de juger des couleurs; mais il relia
ferme dans l’opinion qu’il n’appartient
qu’aux fourds de juger de la mufique.
AVENTURE INDIENNE,
VITE
T R A B

PAR L’IGNORANT.
P Ythagore, dans Ton féjour aux Indes,
apprit, comme tout le monde fait,
à l’Ecole des Gymnofophiftes, le langage

des bêtes & celui des plantes. Se pro


menant un jour dans une prairie, allez
'TW'

près du rivage de la mer il entendit


,
ces paroles : Que je fuis malheureufe
d’être née herbe! à peine fuis-je parve
nue à deux pouces de hauteur, que voilà
un monftre dévorant, un animal horri
ble qui me foule fous fes larges pieds ;
fa gueule elt armée d’une rangée de faulx
tranchantes avec laquelle il me coupe,
me déchire & m’engloutit. Les hommes
138 Aventure Indienne.
nomment ce monftre un mouton. Je ne
crois pas qu’il y ait au monde une plus
abominable créature.
Pythagore avança quelques pas, il
trouva une huître qui bâillait fur un petit
rocher; il n’avait point encor embrafTé
cette admirable loi, par laquelle il eft
défendu de manger les animaux nos fem-
blables. Il allait avaler l’huître lorf-
,
qu’elle prononça ces mots attendriiïànts :
O Nature ! que l’herbe, qui eft comme
moi ton ouvrage, eft heureufe! Quand
on l’a coupée elle renaît, elle eft immor
telle; & nous, pauvres huîtres, en vain
fommes-nous défendues par une double
cuiraffe ; des fcélérats nous mangent par
douzaine à leur déjeuner, & c’en eft fait
pour jamais. Quelle épouvantable defti-
née que celle d’une huître, & que les
hommes font barbares !
Pythagore, trelfaillit ; il fentit l’énor-
-T«v-

t-Ow

SM*

J.
>
îiWi-e-tU

140 Aventure Indienne.


Indiens. Ah! fans doute, dit Pythagore,
ce font deux grands Philofophes qui font
las de la vie ; ils font bien-aifes de
re
naître fous une autre forme; il y a du
plaifir à changer de maifon, quoiqu’on
foit toujours mal logé ; il ne faut pas
difputer des goûts.
Il
avança avec la foule jufqu’à la Place
publique, & ce fut là qu’il vit un grand
bûcher allumé, & vis-à-vis de ce bûcher
un banc qu’on appellait un Tribunal, “
& fur ce banc des Juges, & ces Juges
tenaiet tous une queue de vache à la
main, & ils avaient fur la tête un bon
net reffemblant parfaitement aux deux
oreilles de l’animal qui porta Silène quand
il vint autrefois au Pays avec Bacchus,
après avoir traverfé la mer Erytrée à pied
fec, & avoir arrêté le Soleil & la Lune,
comme on le raconte fidèlement dans les
Orphiques.

m
ψiSiSfeiS

Aventure Indienne. 141

Il y avait parmi ces Juges un honnête


« homme fort connu de Pythagore. Le fage
' de l’Inde expliqua au fage de Samos de
quoi il était queftiôn dans la fête qu’on
allait donner au Peuple Indou.
Les deux Indiens, dit-il, n’ont nulle
envie d’être bridés ; mes graves confrè
res les ont condamnés à ce fupplice, l’un
pour avoir dit que la fubflance de Xaca

n’eft pas la fubftance de Brama; & l’au


tre , pour avoir foupçonné qu’on pouvait
plaire à l’Etre fuprême par la vertu, fans
tenir en mourant une vache par la queue;
parce que, difait-il,
on peut être ver
tueux en tout temps, & qu’on ne trouve
pas toujours une vache à point nommé.
Les bonnes femmes de la Ville ont été fi
effrayées de ces deux propofitions fi héré
tiques qu’elles n’ont point donné de re
,
pos aux Juges, jufqu’à ce qu’ils aient or
donné le fupplice de ces deux infortunés.
142 Aventure Indienne.
Pythagore jugea que depuis l’herbe
jufqu’à l’homme, il y avait bien des fu-
jets de chagrin. Il fit pourtant entendre
raifon aux Juges, & même aux dévotes;
& c’efl: ce qui n’eft arrivé que cette feule
fois.
Enfuite il alla prêcher la tolérance à
Crotone; mais un intolérant mit le feu
à fa maifon; il fut brûlé, lui qui avait
tiré deux Indous des flammes. Sauve qui
peut.
$

m
yseiï^s*
«£• C 143 )

PETIT COMMENTAIRE
DE L’IGNORANT,
JlJi.i
;
....
Sur C éloge du Dauphin de France,
compofé par Mr. Thomas»

JE viens de lire dans l’éloquent Dif-


cours. de Mr. Thomas, ces paroles re
!
marquables. h
Le Dauphin lifait avec plaifir
„Livres où la douce humanité lui pei-
ces

„ gnait tous les hommes, &même ceux



qui s’égarent, comme un Peuple de
„ freres. Aurait-il donc été lui-même

„ ou perfécuteur, ou cruel? aurait-il
adopté la férocité de ceux qui-comptent
„ l’erreur parmi les crimes, veulent

„ tourmenter pour inftruire? Ah! dit-il
plus d’une fois, ne perfécutons point.

Ces mots ont pénétré dans mon cœur;

ïfë*’
A
144 Commentaire sur
je me fuis écrié : Quel fera le malheu
reux qui ofera être perfécuteur, quand
l’Héritier d’un grand Royaume a déclaré
qu’il ne faut pas l’être? Ce Prince favait
que la perfécution n’a jamais produit
que du mal : il avait lu beaucoup : la
Philofophie avait percé jufqu’à lui. Le
plus grand bonheur d’un Etat Monar
chique eft que le Prince foit éclairé.
, TT»"

Henri IV. ne l’était pas par les Livres;


1
car, excepté Montagne, qui n’a rien d’ar
rêté & qui n’apprend qu’à douter, il
,
n’y avait alors que de miférables Livres
de controverfe, indignes d’être lus par

un Roi.’ Mais Henri IV. était inftruit par


l’adverfité, par l’expérience de la vie pri-
vée & de la vie publique, enfin, par fes
propres lumières. Ayant été perfécuté,
il ne fut point perfécuteur. Il était plus
Philofophe qu’il ne penfait, au milieu
du tumulte dés armes, des' fa&ions du
Royau-
StmeRîJfeSrf
l’Eloge du Dauphin. 145

Royaume, des intrigues de la Cour, &


de la rage de deux leétes ennemies. Louis ^
XILL ne lut rien , ne fut rien, & ne vit
rien ; il laiflà perfécuter. r
-

Louis XIV. avait un grand fens, un ï


amour de la gloire qui le portait au bien,
un efprit jufte , un cœur noble; mais, -
malheureufement, le Cardinal Ma^arin
r ne cultiva point un fi beau caraélere. Il
méritait d’étre infiruit, il fut ignorant;
V fes Confefieurs
il perfécuta ; il fit du mal. Quoi ! les
Sacis, les Arnauds, & tant d’autres
grands hommes emprifonnés exilés,
,
bannis ! Et pourquoi ? Parce qu’ils ne <

pensaient pas comme deux Jéfuites de


la Cour : & enfin fon Royaume en
,
feu pour une Bulle ! Il le faut avouer, le
fanatifme & la fripponnerie demandèrent
la Bulle, l’ignorance l’accepta, l’opiniâ
treté la combattit. Rien de tout cela ne
K
r
146 Commentaire sur
ferait arrivé fous un Prince en état d’ap
précier ce que vaut une grâce efficace,
une grâce fuffifante, & même encor une
verfatile.
Je ne fuis pas étonné qu’autrefois
le Cardinal de Lorraine ait perfécuté des
gens allez mal avifés pour vouloir rame
ner les chofes à la première inllitution de
l’Eglife ; le Cardinal aurait perdu fept
Evêchés, & de très-groffes Abbayes dont
6J.
il était en polfeffion. Voilà une très-bonne
raifon de pourfuivre ceux qui ne font pas
de notre avis. Perfonne affurément ne mé
rite mieux d’ètre excommunié que ceux
qui veulent nous ôter nos rentes. Il
n’y a pas d’autre fujet de guerre chez
les hommes ; chacun défend fon bien
autant qu’il le peut.
Mais que dans le fein de la paix il
s’élève des guerres inteftines pour des
billevefées incompréhenfibles de pure
m
L

l’Eloge du Dauphin. 147

Métaphyfique ; qu'on aie fous Louis


,
XIII, en 1624, défendu fous peine des
galeres, de penfer autrement oyxArif-
tote ; qu’on ait anathématifé les idées
innées de Dejcartes, pour les admettre
enfuite ; que de plus d’une queftion
digne de Rabelais on ait fait une quef-
tion d’Etat ; cela eft barbare & ab-
furde.
On a demandé fouvent pourquoi de-
puis Romulus jufqu’au temps où les Pa- q?

pes ont été puiiïànts, jamais les Ro- 1

mains n’ont perfécuté un feul Philofo-


phe pour fes opinions. On ne peut
répondre autre chofe finon que les Ro
mains étaient fages.
Cicéron était très-puiiïànt. Il dit dans
une de fes Lettres : Voye£ à qui vous
roule£ que je fujfe tomber les Gaules en
partage. Il était très-attaché à la fecte
des Académiciens, mais on ne voit pas
K Ü
ir« ,
•j ' ;
148 Commentaire sur
130ns l’ame qui n’a pour vous que des
fentiments d’horreur.
Il
y a des Pays où la fuperftidon éga
lement lâche & barbare, abrutit l’efpece
humaine ;il y en a d’autres où Fefprit de
l’homme jouit de tous fes droits. Entre
ces deux extrémités, l’une célèfte, l’autre
infernale, il eft un Peuple mitoyen, chez
qui la Philofophie eft tantôt accueillie,
1 & tantôt profcrite, chez qui Rabelais a
‘]f été imprimé
avec privilège, mais qui a
laide mourir le grand Arnaud de faim
dans un Village étranger ; un Peuple qui
a vécu dans des ténèbres épailTes depuis
les temps de-fes Druides, jufqu’au temps
où quelques rayons de lumière tombèrent
fur lui de la tête de Defcartes. Depuis
1

ce temps le jour lui eft venu d’Angle


terre. Mais croira-t-on bien que Locke
j

était à peine connu de ce Peuple il y a «

environ trente ans? Croira-t-on bien que


ül.
K iij
"rrriâir*7ÇS-Vt* -*-Tr
150 Commentaire sur
lorfqu’on lui fit connaître la fageïïe de ce
grand homme, des ignorants en place op
primèrent violemment celui qui apporta
le premier ces vérités de l’Ifie des Philo-
fophes dans le Pays des frivolités ?
Si on a pourfuivi ceux qui éclairaient
les âmes, on a pouffé la manie jufqu’à s’é
lever contre ceux qui fauvaient les corps.
En vain il efl démontré que l’inoculation
peut conferver la vie à vingt-cinq mille
perfonnes par année dans un grand Royau
me ; il
n’a pas tenu aux ennemis de la
nature humaine qu’on n’ait traité fes bien
faiteurs d’empoifonneurs publics. Si on
avait eu le malheur de les écouter, que
ferait-il arrivé ? les Peuples voifins au
raient conclu que la Nation était fans
raifon & fans courage.
Heureufement les perfécutions font
pafiàgeres, elles font fperfonnelles, elles
dépendent du caprice de trois ou qua-
l’Eloge du Dauphin. 151

énergumenes qui voient toujours ce


tre
les autres ne verraient pas, fi on ne
que
corrompait pas leur entendement ; ils
cabalent, ils ameutent, on crie quelque
fuite on efl: étonné d’avoir crié,>
temps, en
& puis on oublie tout.
Un homme ofe dire , non-feulement
après tous les Phyficiens, mais après tous
les hommes, que fi la Providence ne
£
ï nous
aurait
avait
fur la
pas accordé
terre ni
des mains, il n’y
Artifies, ni Arts. Un
Vinaigrier devenu Maître d’Ecole, dénon
propofition comme impie; il pré
ce cette
tend que l’auteur attribue tout à nos mains,
& rien à notre intelligence. Un linge n’o-
ferait intenter une telle accufation dans le
Pays des linges; cette accufation réuflît
chez les hommes. L’auteur efl: perfécuté
fureur bout de trois mois on n’y
avec ; au
penfe plus. Il en efl: de la plupart des
Livres phiiofophiques comme desContes
K iv

*'"i
2p • -
i ii ' »

l’Eloge du Dauphin.
t
<

153

la Philofophie a eflùyée mille fois parmi

nous, à l’oppreffion théologique qui eft


plus durable. Dès les premiers fiecles on
difpute ; les deux partis contraires s’a-
nathématifent. Qui a raifon des deux?
c’eîl le plus fort : des Conciles com
battent contre des Conciles, jufqu’à ce
qu enfin l’autorité & le temps décident.
Alors les deux partis réunis perfécutent
^
,
parti qui s’élève, & celui-ci £
À un troificme
| en opprime un quatrième. On ne fait que jf
trop que le fimg a coulé pendant quinze
cents ans pour ces difputes. Mais ce qu’on
fait pas alfcz, c’cft que fi on n’avait ja
ne
mais perfécuté, il n’y aurait jamais eu de
j guerres de Religion.
Répétons donc mille fois avec un Dau
phin tant regretté : Neperfécutonsperforine.
SUPPLEMENT
A U
PHILOSOPHE IGNORANT.

ANDRE DES TOUCHES,


À S I A il
yé Ndre Des Touches était un Muficien
très-agréable dans le beau liecle
de Louis XIV, avant que la Mufique
eût été perfectionnée par Rameau &
,
gâtée par ceux qui préfèrent la difficulté
furmontée au naturel & aux grâces.
Avant d’avoir exercé fes talents, il
avait été Moufquetaire ; & avant d’être
Moufquetaire, il fit, en 1688, le voyage
de Siam avec le Jéfuite Tachard, qui lui
donna beaucoup de marques particulières
de tendrefle pour avoir un amufement
fur le vailfeau ; & Des Touches parla tou-
SS?

Philosophe ignorant. 155

jours avec admiration du Pere Tachard


le relie de fa vie.
Il connaillànce à Siam avec un pre
fie

mier Commis du Barcalon ; & ce pre


mier Commis s’appellait Croutef : & il
mit par écrit la plupart des queftions
qu’il avait faites h Croutef, avec les ré-
ponfes de ce Siamois. Les voici telles
qu’on les a trouvées dans fes papiers.
André Des Touches.
Combien avez-vous de foldats?
Croutef.
Quatre-vingt mille, fort médiocre
ment payés.
André Des Touches.
Et de Talapoins?
Croutef.
Cent vingt mille, tous fainéants & très- —

riches. Il eft vrai que dans la dernierc


1

guerre nous avons été bien battus, mais


en récompenfe nos Talapoins ont fait
ÏJL^jl~
*C:

Philosophe ignorant. 157

point de Loix ; mais nous avons cinq ou


fix mille volumes furies Loix. Nous nous
conduirons d’ordinaire par des coutumes;
car on fait qu’une coutume ayant été éta
blie au hazard, elt toujours ce qu’il y a
de plus fage. Et de plus, chaque coutume
ayant néceflairement changé dans chaque
Province comme les habillements & les
coëffures, les Juges peuvent choifir à
leur gré l’ufage qui était en vogue il y a
quatre fiecles, ou celui qui régnait l’année
palTée ; c’eft une variété de légifladon que

nos voifins ne ceflènt d’admirer; c’dl une


fortune aflurée pour les Praticiens, une
rciïburce pour tous les plaideurs de mau-
vaife foi, & un agrément infini pour les
Juges qui peuvent en fureté de confcience
décider les caufes fans les entendre.
André Des Touches.
Mais pour le criminel vous avez au
moins des Loix confiantes ?

-P*
’-SP;
158 Supplément au
C r o u t e f.
Dieu nous en préferve ! nous
pouvons
condamner au banniflement, aux gale-
res, à la potence, ou renvoyer hors de
cour félon que la fantaifie nous en prend.
Nous nous plaignons quelquefois du
pouvoir arbitraire de Mr. le Barcalon ;
mais nous voulons que tous nos juge
ments foicnt arbitraires.
Des Touches.
Cela eft jufte. Et de la queftion,
en
ufez-vous?
C ro u T E F.
C’eft notre plus grand plaifir ;
nous
avons trouvé que c’eft un fecret infailli
ble pour fauver un coupable qui a les
mufcles vigoureux les jarrets forts &
,
fouples, les bras nerveux & les reins
doubles; & nous rouons gaiement
tous
les innocents à qui la nature
a donné
des organes faibles. Voici comme nous
Philosophe ignorant. 159

prenons avec une fagefle & une


nous y
prudence merveilleufcs. Comme il y a
des demi-preuves, c’eft-à-dire, des demi-
vérités, il eft clair qu’il y a des demi-
innocents & des demi-coupables. Nous
commençons donc par leur donner une
demi-mort, après quoi nous allons dé
jeuner; enfuite vient la mort toute en
tière ce qui nous donne dans le monde
,
une grande confidération & qui eft le
,
revenu du prix de nos charges.
André Des Touches.
Rien n’ell plus prudent & plus hu
main il faut en convenir. Apprenez-
,
moi ce que deviennent les biens des
condamnés?-
C r o u T E F.
Les enfants en font privés. Car vous
favez que rien n’elt plus équitable que
de punir tous les defeendants d’une faute
de leur pere.
l6o SUPPLEMENT AU
André Des Touches.
Oui, il y a long-temps que j’ai en
tendu parler de cette jurifprudence.
Cr o u T E F.
Les Peuples de Laos, nos voifins,
n’admettent ni la queftion ni les pei
,
nes arbitraires, ni les coutumes différen
tes, ni les horribles fupplices qui font
parmi nous en ufage ; mais auffi nous
les regardons comme des barbares qui
n’ont aucune idée d’un bon gouverne
ment. Toute l’Alie convient que nous
danfons beaucoup mieux qu’eux, & que
par conféquent il eft impoflible qu’ils ap
prochent de nous en jurifprudence, en
commerce, en finances, & fur-tout dans
l’art militaire.
Des Touches.
Dites-moi, je vous prie par quels
,
degrés on parvient dans Siam à la Ma-
giftrature?
Crou-
ïüâîjijjg

m Philosophe ignorant. 161

C r o u T E F.
Par de l’argent comptant. Vous Ten
qu’il ferait impolîîble de bien juger,
tez
fi on n’avait pas trente ou quarante mille
pièces d’argent toutes prêtes. En vain
l'aurait par cœur toutes les coutumes,
on
vain aurait plaide cinq cents caufes
en on
fuccès, en vain on aurait un efprit
avec
rempli de jullelTe, & un cœur plein de
i juftice ; on ne peut parvenir à aucune
**±**fii^<*

Magiürature fans argent. C’eft encore ce


qui nous diftingue de tous les Peuples
de l’Afie, & fur-tout de ces barbares de

Laos qui ont la manie de récompenfer


tous les talents, & de ne vendre aucun
emploi.

i
André Des Touches qui était un peu
dilïrait, comme le font tous les Muli-
ciens, répondit au Siamois que la plu-
mjjjg
162 Supplément au
part des airs qu’il venait de chanter, lui
paraiflaient un peu difcordants, &
vou
lut s’informer à fond de la mufique Sia-
moife ; mais Croutef, plein de fon fujet,
& paffionné pour fon Pays, continua
en ces termes : Il m’importe fort
peu
que nos voifins, qui habitent par-delà
nos
montagnes, aient de meilleure mufique
que nous & de meilleurs tableaux
, ,
pourvu que nous ayions toujours des
Loix fages & humaines. C’eft dans
cette
partie que nous excellons. Par exemple,
il y a mille circonftances où une fille
étant accouchée d’un enfant
mort, nous
réparons la perte de l’enfant
en faifant
pendre la mere : moyennant quoi elle
efl manuellement hors d’état de faire
une faulfe couche.
Si un homme a volé adroitement trois
ou quatre cents mille pièces d’or, nous le
refpeétons, & nous allons dîner chez lui.
Philosophe ignorant. 163

Mais fi une pauvre fervante s’approprie


mal-adroitement trois ou quatre pièces
de cuivre qui étaient dans la caflette de
fa maîtrelTe, nous ne manquons pas de
tuer cette fervante en Place publique ;
premièrement de peur qu’elle ne fe
,
corrige ; fecondement, afin qu’elle ne
puifle donner à l’Etac des enfants en grand
nombre, parmi lefquels il s’en trouverait
peut-être un ou deux qui pourraient vo
ler trois ou quatre petites pièces de cui- Y
vre, ou devenir de grands hommes ;
troifiémement, parce qu’il effc jufte de
proportionner la peine au crime, & qu’il
ferait ridicule d’employer dans une mai-
fon de force, à des ouvrages utiles, une
perfonne coupable d’un forfait fi énorme.
Mais nous fornmes encor plus juftes,
plus cléments, plus raifonnables dans les
châtiments que nous infligeons à ceux
qui ont l’audace de fe fervir de leurs
L ij
?îf"n
164 SUPPLEMENT AU
jambes pour aller où ils veulent. Nous
traitons fi bien nos guerriers qui nous
vendent leur vie, nous leur donnons
un
fi prodigieux falaire, ils ont
une part fi
conlidérable à nos conquêtes, qu’ils font
fans doute les plus criminels de
tous les
hommes, lorfque s’étant enrôlés dans
un moment d’ivrcfie ils veulent s’en
,
retourner chez leurs parents dans un
moment de raifon. Nous leur faifons ti-
j rer à bout portant douze balles de plomb
dans la tête pour les faire relier en pla- *

ce, après quoi ils deviennent infiniment


utiles à leur Patrie.
Je ne vous parle pas de la quantité
innombrable d’excellentes inllitutions,
qui ne vont pas h la vérité jufqu’à verfer
le fang des hommes, mais qui rendent
la vie fi douce & fi agréable, qu’il effc
impolfible que les coupables ne devien
nent gens de bien. Un cultivateur n’a-t-il
Philosophe ignorant. 165

payé à point nommé une taxe qui


pas
excédait Tes facultés, nous vendons fa
marmite & fon lit pour le mettre en état
de mieux cultiver la terre quand il fera
débarraffé de fon furperflu.
Des Touches.
Voilà qui eft tout-à-fàit harmonieux,
cela fait un beau concert.
C r o u T E F.
t« a _____ r

mentale confifte reconnaître pour no


à

Souverain à plufieurs égards, un


tre ,
étranger tondu qui demeure à neuf cents
mille pas de chez nous. Quand nous don
nons nos plus belles terres à quelques-
j de nos* Talapoins, ce qui eft très-
uns
prudent il faut que ce Talapoin Sia
,
mois paie la première année de fon re
à cetondu Tartare, fans quoi il eft
venu
clair que nous n’aurions point de récolte.
Supplément au
Mais où eft le temps, l’heureux temps,
où ce tondu faifait égorger une moitié de
la Nation par l’autre, pour décider fi Sam-
monocodom avait joué au cerf-volant ou
au trou-madame, s’il s’était déguifé en
éléphant ou en vache, s’il avait dormi trois
cents quatre-vingt-dix jours fur le côté
droit ou fur le gauche ? Ces grandes quef-
tions qui tiennent fi elfentiellement à la
morale, agitaient alors tous les efprits ;
elles ébranlaient le monde ; le fang cou
lait pour elles; on malfacrait les femmes
fur les corps de leurs maris; on écrafait
leurs petits enfants fur la pierre, avec une
dévotion, uneonélion, unecomponélion
angélique. Malheur à nous, enfants dé
générés de nos pieux ancêtres, qui ne
faifons plus de ces faints facrifices ! Mais
au moins, il nous relie, grâces au Ciel,
quelques bonnes âmes qui les imiteraient
fi on les laillàit faire.
Philosophe ignorant. 167

André Des Touches.


Dites-moi, je vous prie, Monfieur,
fi vous divifez à Siam le ton majeur en
deux comma & deux femi-comma, &
fi le progrès du fon fondamental fe fait
par 1. 3. & 9.
C R o u T E F.
Par Sammonocodom
, vous vous mo
quez de moi. Vous n’avez point de te-
nue; vous m’avez interrogé fur la forme
^’jf Y
de notre Gouvernement & vous me
,
parlez de Mufique.
André Des Touches.
La Mufique tient tout ; elle était le
h

fondement de toute la politique des


Grecs. Mais pardon, puifque vous avez
l’oreille dure, revenons à notre propos.
Vous difiez donc que pour faire un ac
cord parfait...
C R O U T E F.
Je vous difais qu’autrefois le Tartare
l63 SUPPLEMENT, &C.
prétend?.?
tondu difpofer de tous les
Royaumes de i’Afie, ce qui était fort loin
de l’accord parfait : mais il en réfultait
un grand bien; on était beaucoup plus
dévot à Sammonocodom & à fon éléphant,
que dans nos jours, où tout le monde le
mêle de prétendre au fens commun avec
une indifcrétion qui fait pitié. Cependant

! tout va ; on fe réjouit, on danfe, on


joue, on dîne, on foupe, on fait l’a
mour ; cela fait frémir tous ceux qui
ont de bonnes intentions.
André Des Touches.
Et que voulez-vous de plus? Il ne
vous manque qu’une bonne Mufique.
Quand vous l’aurez, vous pourrez har
diment vous dire la plus heureufe Nation
de la Terre.

-

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