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COLLECTION HUMANITÉS

Sous Sous
(D)Écrire le paysage
la direction de la direction de
Christophe Balagna Christophe Balagna
(D)Écrire le paysage

D u 6 au 8 décembre 2018, la Thématique de


Recherche (TR1) «  Culture, Herméneutique
et Transmission », a organisé un colloque réunissant
plus d’une trentaine d’intervenants autour du thème
« (D)Écrire le paysage ». Deux aspects ont été mis en

(D)Écrire le paysage
(D)Écrire le paysage
exergue : la description du paysage, qu’il soit panorama
physique, représentation fidèle, état d’âme émotionnel,
miroir des perceptions, mais aussi sa mise en récit,
son écriture, conséquence d’une confrontation, d’un
rapport de force, d’une mise à distance, d’une quête de
compréhension de la part de l’observateur…
Quelques thèmes récurrents sont alors apparus  :
l’importance du rôle du paysage en tant que personnage
dans le roman noir, le cinéma, la littérature des xixe et xxe
siècles, la photographie, la peinture, voire la musique ;
le statut du paysage dans la littérature contemporaine,
ou dans celle du xxe siècle ; le paysage révélateur de l’âme
et du cœur, de leurs tourments, de leurs interrogations ;
la force symboliste, voire mystique du paysage à travers
la littérature profane et religieuse…
Mais le paysage s’appréhende aussi en dehors de ses
affinités naturelles, dans l’étrangeté d’une langue, dans
le discours politique, dans ses multiples déclinaisons
historiques et sociologiques. Le paysage, est-ce « le fond
du tableau de la vie humaine » ? (Bernardin de Saint-
Pierre)

26 €
9 791094 360880

AnneSophie_PICT_(D)_Ecrire_COUV_PourBAT_170720.indd Toutes les pages 17/07/2020 09:53:30


Le Fandango, Espagne et séduction

Laurent-Olivier MARTY

Résumé : Il ne faudrait pas croire que l’Europe a tout à coup


découvert la musique espagnole en 1875 avec la Carmen de
Bizet. En effet, nous trouvons trace dès l’Antiquité de la
fascination exercée par les danseuses de la Bétique, même si
c’est surtout à partir du xviiie siècle que les références aux
danses populaires espagnoles se font plus nombreuses dans
les correspondances des voyageurs mais également dans la
musique. Il y a d’abord des raisons politiques à cet engoue-
ment. L’arrivée au pouvoir en 1701 de Philippe V de Bourbon,
petit-fils de Louis XIV, sort l’Espagne de son isolement, et
des compositeurs étrangers viennent s’installer à la cour
tandis que les danses françaises s’imposent dans les bals. En
réaction à cette importation du goût français, l’aristocratie
et la bourgeoisie espagnoles vont montrer leur attachement
aux traditions populaires et prendre pour modèle l’habille-
ment et les manières des habitants des faubourgs populaires
de Madrid, les majos.
Le fandango devient le signe d’une fierté nationale retrou-
vée, l’expression d’une revendication nationaliste contre les
courants artistiques venus de l’étranger. Mais il choque les
étrangers, et même Casanova, par son érotisme et sa lascivité,
mais aussi par son aspect populaire dans une cour par ailleurs
si empreinte d’un catholicisme fervent. C’est dans ce contexte
particulier que des compositeurs étrangers comme Gluck et
Mozart vont intégrer des fandangos dans leurs œuvres. Ainsi,

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(D)Écrire le Paysage

l’inclusion de cette danse populaire prend chez eux une teinte


politique mais aussi sociale et érotique toute particulière.
Mots-clés : Espagne, musique, fandango, folklore, Christoph
Willibald Gluck, Wolfgang Amadeus Mozart, opéra, ballet.

Abstract : Europe did not suddenly discover Spanish music


in 1875 with Carmen by Bizet. Far from that. There are traces
of the fascination for Betic dancers as early as Antiquity. Still,
most references to Spanish popular dances and music appear
in many travelers’correspondence from the XVIIIth century.
There are many reasons for that but the most important is
political. Under the reign of Philippe V, Spain moves out
of its isolation and foreign composers enter the court while
French dances pervade. As a reaction to the importation of
French taste, the Spanish aristocracy and bourgeoisie reassert
their attachment to popular traditions and copy the majos, the
inhabitants of the popular quarters of Madrid. Fandango then
exemplifies the newly (re) found national pride and becomes
the expression of a nationalistic reassertion against foreign
artistic movements. In such a context, foreign composers
such as Gluck and Mozart include fandangos in their works.
The introduction of this popular dance is politically, socially
and even erotically tainted.
Keywords : Spain, music, fandango, folklore, Christoph
Willibald Gluck, Wolfgang Amadeus Mozart, opera, ballet.

Resumen : No hay que creer que Europa ha descubierto de


repente la música española en 1875 con la Carmen de Bizet.
De hecho, encontramos a partir de la Antigüedad huellas de
la fascinación ejercida por las bailadoras de la Bética, a pesar
de que es a partir del siglo XVIII que las referencias a los bailes
populares españoles se hacen más numerosas en las correspon-
dencias de los viajeros, pero también en la música. Primero
hay razones políticas a ese interés. La toma del poder en 1701

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Le Fandango, Espagne et séduction

de Felipe V de Borbón, nieto de Luis XIV saca España de su


aislamiento y compositores extranjeros vienen instalarse a la
corte mientras que danzas francesas se imponen en los bailes.
Frente a la importancia del gusto francés, la aristocracia y
la burguesía españolas marcan su apego por las tradiciones
populares y toman por modelo el vestido y las maneras de los
habitantes de los suburbios populares de Madrid, los majos.
El fandango se transforma en el signo de una altivez nacio-
nal recuperada, la expresión de una reivindicación naciona-
lista contra las corrientes artísticas procedentes del extranjero.
Pero, choca los extranjeros y hasta Casanova por su erotismo
y su lascivia, pero también por su aspecto popular en una
corte tan impregnada de un catolicismo ferviente. Es en ese
contexto particular que compositores extranjeros como Gluck
y Mozart integran fandangos en sus obras. Así la inclusión de
esta danza popular toma en ellos en un barniz político, pero
también social erótico particular.
Palabras clave : España, música, fandango, folklore, Christoph
Willibald Gluck, Wolfgang Amadeus Mozart, ópera, baile.

Associez les mots musique et Espagne, vous évoquez aussi-


tôt dans l’imaginaire collectif la Carmen de Bizet, l’Andalouse
fatale, la bravoure du torero en habit de lumière. L’Espagne
romantique, c’est l’Orient à portée de Pyrénées : passions
enflammées, érotisme gitan, villages blancs brûlés par le soleil…
Aussi séduisante que soit la carte postale, Carmen ne résume
pas, bien sûr, toute la présence de l’Espagne en musique. Il
ne faudrait pas croire que le xixe siècle a, tout à coup, décou-
vert l’Espagne grâce à l’œuvre de Bizet, qui s’inscrit en fait
dans une tradition déjà ancienne de présence espagnole dans
la musique occidentale.
Si la figure de Carmen a donné lieu à une abondante litté-
rature, la présence de l’Espagne dans l’œuvre de compositeurs

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(D)Écrire le Paysage

non espagnols n’a été abordée que de façon partielle, à travers


des œuvres spécifiques mais rarement dans sa continuité, en
France tout du moins.
Sans vouloir dresser une typologie complète nous pouvons
dégager au moins trois grands modes d’utilisation du motif
espagnol par des compositeurs étrangers :

• La dimension folklorique, c’est-à-dire la manière dont des


compositeurs d’autres cultures réutilisent et réinventent les
éléments stylistiques spécifiques de la musique espagnole,
particulièrement andalouse et gitane, comme un élément
de décor musical exotique, une couleur spécifique ;
• La dimension morale – morale pris dans le sens « qui
concerne les mœurs et les coutumes » – ou comment l’uti-
lisation d’éléments ibériques suggère le caractère violent
et passionné prêté aux Espagnols, et instaure un climat
qui explique ces passions – climat au sens classique de la
théorie des climats telle qu’Hippocrate la définit : condi-
tions qui modèlent les comportements humains1 ;
• La dimension politique : l’histoire tourmentée du pays
et un pouvoir féodal dominé par l’Inquisition, ce que
Julian Juderias a appelé la légende noire de l’Espagne2,
en fait un paysage dramatique particulièrement adéquat
pour les librettistes qui peuvent y situer les pires drames
du despotisme.

Reste à s’entendre, enfin, sur la notion de paysage sonore.


Nous ne reprendrons pas ici la définition canonique proposée

1. Mario Pinna, « Un aperçu historique de “la théorie des climats”  », dans
Annales de Géographie, 98e année, n° 547 (Mai-Juin 1989), p. 322-325.
2. Julian Juderias, La Leyenada negra y la verdad histórica, Madrid, La Ilustración
Española y Americana, 1914.

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Le Fandango, Espagne et séduction

par R. Murray Schafer dans célèbre ouvrage Le Paysage Sonore3 : il


s’agissait pour lui de décrire les sons qui nous environnent dans
la nature ou la ville, elle ne s’adapte donc guère à notre propos.
Dans le contexte qui nous occupe, plutôt lié à la notion
d’exotisme musical, on pourrait dire que le paysage sonore se
définit par la présence d’un espace musical autre à l’intérieur
d’une œuvre musicale. Autre par un emprunt à des procé-
dés musicaux étrangers au langage et au domaine culturel
habituels du compositeur. Concernant l’Espagne, cela passe
par une série d’éléments de langage très typés, voire stéréo-
typés que nous définirons plus loin.
De la même façon qu’un palmier planté sur un tas de sable
suffit à recréer l’ambiance d’un paysage d’Afrique du nord
dans n’importe quel studio de cinéma, un emprunt même
rapide et vague à une forme musicale espagnole a longtemps
suffi aux compositeurs pour donner l’illusion de l’Espagne.
Durant plusieurs siècles, cette forme a été le fandango.
Au travers de quelques exemples parmi les plus connus,
nous allons essayer de comprendre pourquoi cette danse a
intéressé certains des plus célèbres compositeurs de leur temps.

1. Aux origines du topos


L’origine et la spécificité de la musique espagnole semblent
remonter à la plus haute antiquité. Les danses de la Bétique,
l’actuelle Andalousie, sont très tôt réputées pour leur lasci-
vité, leur érotisme même, et les esclaves ibères égayent les
fêtes de l’aristocratie romaine de leurs chorégraphies sugges-
tives rythmées, déjà, par les castagnettes.
Le poète Juvénal évoque au ier siècle après J.-C. dans
sa Satire  XI « La danseuse espagnole, au corps souple et

3. Raymond Murray Schafer, Le paysage sonore, toute l’histoire de notre


environnement sonore à travers les âges, Paris, Jean-Claude Lattès, 1978.

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(D)Écrire le Paysage

charmant » et prévient un convive imaginaire qu’il n’en


trouvera pas chez lui :

Mais peut-être t’attends-tu à ce qu’un chœur vienne nous


chanter des chansons libertines de Gadès (Cadix) et à voir
des danseuses au milieu des applaudissements s’abattre à
terre en jouant de la croupe : aiguillon aux sens languissants,
fouet aux désirs des riches, plus vivement senti toutefois de
l’autre sexe, qui vibre mieux ; la volupté bientôt, excitée
par les oreilles et par les yeux, ne se confient plus. Ce ne
sont pas là divertissements pour mon modeste intérieur. Je
les laisse [à d’autres], ces claquements de castagnettes, ces
airs que rougirait de chanter l’esclave nue du plus sordide
mauvais lieu4.

On le voit, la réputation sulfureuse des danses de la Bétique


n’a pas du tout attendu les invasions musulmanes ou l’arri-
vée des Gitans, à partir du xie siècle, pour se répandre au-delà
des frontières ibériques.

Cet héritage antique mêlant les influences phéniciennes,


crétoises, hellènes, va s’enrichir avec le temps d’apports plus
récents, musulmans, juifs et gitans jusqu’à former une tradition
unique en Europe. La couleur modale typique des mélodies
espagnoles est un héritage des modes grecs, comme le phrygien
dans la musique andalouse, mêlée à des gammes non tempé-
rées c’est-à-dire utilisant des tiers ou quarts de ton.
Cette musique aux rythmes et à la couleur orientalisante
spécifiques est indissolublement liée aux danses populaires
dont la lascivité semble choquer les non espagnols. Pourtant,
les premiers récits modernes, bien des siècles après Juvénal,
semblent moins sensibles à cette dimension, soit qu’elle

4. Juvénal, Satires, Traduction Henri Clouard, Paris, Garnier, 1934.

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Le Fandango, Espagne et séduction

soit alors moins présente, soit qu’ils n’aient pas souhaité la


faire figurer dans des écrits destinés à la postérité, ainsi de
Bartholomé Joly, qui se contente de décrire leurs costumes
lors d’une visite à Gandua vers 1603-1604 :

Apres le disner, M. de Cisteaux voulust bien que ces gens


vinssent danser à la morisque, au son d’une grosse guiterre
comme un lut, qu’un d’entre eux touchoit sans distinction
de sons ; puis parurent trois ou quatre baladins morisques
et six femmes, plus modestes que belles, vestues de robbes
de toile ouuree de soye, à grandes et larges manches
ouuertes des costez, de soye de couleur, un petit chapeau
sur la teste, des escarpins riolés aux piedz, et comme il
n’y a si misérable qui n’aye son petit je ne scais quoy de
reserue pour une occasion, auoient aussy des bagues d’or
et d’argent, des braceletz et coliers aux doicts et bras, au
col et oreille de monstrueusement gros pendans. Les tours
de sale se faisoient à la cadence de la guiterre, laquelle en
oultre les femmes auec les hommes marquoient auec le son
du poulce et du doict du millieu frotez ensemble, ausquelz
estoient attachés certains petis engins, castañetas, faictz de
bois solide ou jruoire, comme coquilles de S. Michel : cela
dura asses longuement, s’entrerelayans l’un l’autre5.

Un siècle plus tard, Sébastien de  Brossard, dans son


Dictionnaire de musique paru en 17036, ne cite que quelques
musiciens espagnols, et encore uniquement des composi-
teurs de musique religieuse du Siècle d’or et ne dit rien sur

5. Louis Barrau-Dihigo « Voyage de Barthélémy Joly en Espagne » dans Revue


Hispanique, vol. 20, n° 58, 1909, p. 526.
6. Sébastien de Brossard, Dictionnaire de Musique contenant une explication
des termes grecs, latins, et italiens et français les plus utilisés dans la musique, Paris,
chez Ballard, 1703. Disponible en ligne sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/
btv1b8623304q.image (consulté le 20 novembre 2019).

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(D)Écrire le Paysage

quelque forme de musique populaire que ce soit. Cela ne


veut pourtant pas dire que les musiciens du temps l’aient
ignorée, et plusieurs œuvres portent la marque de l’influence
espagnole. On pense, bien sûr, aux fameuses Folies d’Espagne
qui parcourent toute l’Europe des xviie et xviiie siècles, même
si leur origine semble plutôt portugaise, et aux Espagnols du
Ballet des Nations de Lully qui clôt le Bourgeois gentilhomme
(1670), et qui n’ont d’ailleurs rien de bien espagnol à part le
recours aux castagnettes.

2. Le xviiie siècle : musique et géopolitique


Tout cela change radicalement dès les premières années
du xviiie siècle. L’Espagne sort peu à peu de son isolement
artistique avec l’arrivée au pouvoir en 1701 de Philippe V de
Bourbon, petit-fils de Louis XIV. Philippe V aime la musique,
particulièrement l’opéra italien, et installe la première compa-
gnie italienne en 1703. Son successeur Ferdinand VI épouse la
portugaise Barbara de Braganza, élève de Domenico Scarlatti,
et Charles IV, dernier roi du siècle, aime jouer de la musique
de chambre – Luigi Boccherini est le compositeur attitré de
son frère Don Luis. La musique religieuse marque le pas et
cède devant l’opéra. Cette période d’ouverture connaît une
fin brusque en 1800 avec l’interdiction par décret royal de
toute représentation donnée par des étrangers et dans une
langue autre que l’espagnol7.
On assiste ainsi à un double mouvement. D’une part, des
compositeurs étrangers viennent faire carrière en Espagne,
surtout des Italiens ou des Français : Francisco Corselli, de
son vrai nom Courcelle, devient directeur de la chapelle royale
en 1744, Domenico Scarlatti, Luigi Boccherini et le castrat
Farinelli s’installent à Madrid.

7. José Subra, La Musique espagnole, Paris, PUF, « Que-Sais je ?, 1959, p. 61.

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Le Fandango, Espagne et séduction

D’autre part, certains compositeurs espagnols partent


faire carrière à l’étranger comme Vicente Martin y Soler,
né à Valence mais qui avait fait ses études en Italie avant de
devenir célèbre sous le nom italianisé de Martini à Vienne,
puis à Saint-Pétersbourg.
L’Espagne prend place dans le concert européen. François
Couperin l’inclut dans ses Nations parues en 1726, sans doute
plus par opportunité politique que par goût musical, car la
guerre de succession d’Espagne n’est pas loin. Jean-Philippe
Rameau, lui, est sensible aux caprices harmoniques de la
musique gitane dans l’Égyptienne de sa suite en sol du troisième
livre de 1728.
Mais cet encouragement des arts français obéit aussi à une
intention politique. Les Bourbons imposent la culture, l’éti-
quette, la mode et la danse françaises à leur cour comme une
arme politique massive pour asseoir leur pouvoir. L’aristocratie
espagnole doit se mettre aux contredanses et autres danses à
la mode parisienne, comme en atteste le nombre croissant
de traités traduits et la présence massive des danses françaises
dans les bals de la cour d’Espagne8.
Cette acculturation à dessein politique n’est pas du goût
de tous, et la résistance s’organise. En 1743 Diego de Torres
y Villarroel s’insurge contre l’oubli dans lequel tombent les
danses nationales dans son Sueños morales, visiones y visitas con
don Francisco de Quevedo por Madrid9. A partir du règne de
Carlos III (1759-1788), une partie de l’aristocratie, qui refuse la
domination française, va par réaction revendiquer son attache-
ment aux traditions populaires et prendre pour modèle l’habil-
lement et les manières des habitants des faubourgs populaires de

8. Clara Rico Osés, « French Dance in Eighteenth-Century Spain », dans


Dance Chronicle, 35 (2), 2012, p. 133-172.
9. Disponible en ligne sur http://www.cervantesvirtual.com/portales/diego_de_
torres_villarroel/ (consulté le 20 novembre 2019).

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(D)Écrire le Paysage

Madrid, les majos10. C’est le majismo. La musique, les danses et


les divertissements populaires reviennent à la mode en opposi-
tion à la culture française et les fandangos, boléros, séguedilles
accompagnés par les guitares et castagnettes détrônent menuets
et contredanses d’importation. La tonadilla, petit intermède
théâtral comique sur des sujets populaires, fleurit à la cour et
dans les théâtres et remet ces mélodies populaires à la mode,
telles celles de Pablo Esteve : Las aventuras del gitano (1774)
ou Las delicias del Prado (1777)

Le majismo se double d’un nationalisme musical qui trouve


ses origines dans les attaques du padre Benito Jerónimo
Feijoo (1676-1764) contre le compositeur Sebastian Duron,
accusé  d’avoir introduit la musique étrangère en Espagne.
En 1785, le marquis d’Ureña publie ses Reflexiones sobre la
Arquitectura, Ornato y Música del Templo11 où il fait l’éloge
du goût national.
Les érudits s’emparent de cet héritage tel Juan Antonio
de Iza Zamácola, qui publie divers essais et ouvrages sous le
pseudonyme de Don Preciso, en particulier sa Colección de
las mejores Coplas de Seguidillas, Tiranas y Polos12, qui connaî-
tra sept éditions consécutives jusqu’en 1869.

10. Voir Antonio Martin Moreno, Historia de la Música española. IV.


Siglo XVIII, Madrid, Alianza Editorial, 1985, p. 303 sq.
11. Gaspar de Molina y Saldívar, Reflexiones sobre la arquitectura, ornato, y
música del templo, contra los procedimientos erbitrarios sin consulta de la Escritura
Santa. Madrid, por D. Joachim Ibarra, 1785.
Disponible en ligne sur http://www.bibliotecavirtualdeandalucia.es/catalogo/es/
consulta/registro.cmd?id=1001093 (consulté le 20 novembre 2019).
12. Don Preciso [Juan Antonio Zamacola], Colección de las mejores Coplas de
Seguidillas, Tiranas y Polos, que se han compuesto para cantar a la guitarra : con un
Discurso sobre la belleza y gracia del baile de las Seguidillas, y abatimiento de nuestra
música nacional. Madrid, Imprenta de Cillapando, 1799.

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Le Fandango, Espagne et séduction

3. Fandango
Le fandango va ainsi cristalliser ce majismo dans les salons,
surtout à l’occasion des bals masqués, interdits jusque-là mais
que Carlos III autorise à nouveau en 1763. Ces bals privés ou
publics donnent également l’occasion de s’affranchir relative-
ment des règles de l’étiquette et les étrangers y sont invités,
et même parfois des musiciens populaires13.
Un exemple de fandango représentatif de cette période nous
est donné par un moine, le Padre Antonio Soler (1729-1783).
Né à Olot, Soler fait ses études au monastère de Montserrat
avant de devenir maître de chapelle à Lérida, puis organiste
à l’Escorial. Théoricien, compositeur de musique religieuse,
il doit sa célébrité actuelle à ses sonates pour clavecin, d’une
écriture proche de celles de Scarlatti et à un fandango retrouvé
dans les années soixante.
Cette œuvre emblématique semble offrir un concentré
des éléments typiques du fandango, au point d’en devenir
l’archétype, à l’imitation de la musique gitane pour guitare :
l’allure générale d’une improvisation libre sur une phrase
courte se répétant sans cesse, comme un ostinato interrompu
une seule fois, avec une structure rythmique obsédante dite
abandolao, la tonalité dramatique de ré mineur, l’utilisa-
tion du mode phrygien avec seconde augmentée et tierce
majeure – intervalles caractéristiques de la musique gitane,
et enfin un jeu permanent entre des mesures ternaires et
binaires avec des accents rythmiques qui se chevauchent
en hémioles.
En effet, on distingue traditionnellement deux types de
structures rythmiques : 6/8 pour le fandango populaire et 3/4
pour son utilisation dans la musique classique, comme on
en trouve en particulier beaucoup dans les zarzuelas, forme

13. C. Rico Osés, « French Dance… » p. 150

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(D)Écrire le Paysage

lyrique typiquement espagnole. Ici, Soler joue sur ces deux


rythmes, les superposant à l’infini.
D’autres fandangos célèbres sont composés en Espagne par
des compositeurs classiques : José de Nebra, ou Domenico
Scarlatti, très influencé dans ses sonates par la musique
populaire espagnole. Le fandango du quintette op. 40 n° 2
de Boccherini mélange également les mesures ternaires et
binaires, dans une notation en 3/4.
La musique espagnole se met au fandango, au point de se
confondre un moment avec lui.

Par sa forte individualité mélodiques et rythmique,


[le fandango] se prête aisément à la stylisation, et son écho
est perceptible dans nombre de créations instrumentales,
dont il est parfois le thème générateur : Quintette n° 3
pour guitare et cordes de Boccherini, Fandango du Padre
Soler. Son schéma traditionnel a été si diversement exploité
(même avec un rythme binaire…) que lorsqu’on
le reconnaît au passage c’est beaucoup plus par sa couleur
que par sa structure14.

Les voyageurs remarquent très vite la particularité de


cette danse, comme Richard Twiss qui en note un entendu
lors d’une fête dans son Voyage en Portugal et en Espagne fait
en 1772 et 177315.
Pourtant, c’est moins la qualité de la musique qui frappe
les esprits des spectateurs étrangers qui assistent à ces danses
que leur caractère impudique.
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, lors de son voyage
à Madrid, écrit dans sa lettre du 24 décembre 1764 au duc
de La Vallière :

14. Christiane Le Bordays, La musique espagnole, Paris, PUF « Que sais-je »,


1977, p. 98.
15. Disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62208623.texteImage

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Le Fandango, Espagne et séduction

La danse est absolument inconnue ici ; je parle de la


figurée, car je ne puis honorer de ce nom les mouvemens
grotesques et souvent indécens des danses grenadines et
moresques qui font les délices du peuple ; la plus estimée
ici est celle qu’on appelle fandango, dont la musique est
d’une vivacité extrême, et dont tout l’agrément consiste en
quelques pas ou figures lascives [force mouvement des reins
représentant assez bien [les frétillements de l’amour] pour
que moi, qui ne suis pas le plus pudique des hommes, j’en
aie rougi jusqu’aux yeux. […] Il y a aussi des duchesses
et autres danseuses très distinguées, dont la réputation est
sans bornes sur le fandango16.

En 1767, Casanova, obligé de fuir la France sous le coup


d’une lettre de cachet qui lui enjoint de quitter le pays, vient
se réfugier en Espagne, dans l’espoir d’y trouver une situation
– il y goûtera à nouveau du cachot. En attendant, il fréquente
les bals de la bonne société madrilène et s’émerveille de la
liberté qui y règne :

Ce qui me ravit dans ce spectacle, ce fut quand, vers


minuit, au son de l’orchestre et au bruit des claquements
de mains, on commença par couples la danse la plus folle
qui jamais se puisse imaginer. C’était le fameux fandango,
dont je croyais avoir une idée juste et dont j’étais à mille
lieues. […]
Chaque couple, homme et femme, ne faisant jamais que
trois pas et jouant des castagnettes au son de l’orchestre,
font mille attitudes, mille gestes d’une lascivité dont rien
n’approche. Là se trouve l’expression de l’amour depuis
sa naissance jusqu’à sa fin, depuis le soupir qui désire

16. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Œuvres complètes, Paris, Garnier,


1874, p. 623-624.

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(D)Écrire le Paysage

jusqu’à l’extase de la jouissance. Il me paraît impossible


qu’après une danse pareille la danseuse pût rien refuser à
son danseur, car le fandango doit porter dans tous les sens
l’irritation de la volupté. […]
Doña Ignazia, mélange de volupté et de dévotion, chose
commune en Espagne, dansa le fandango avec tant
d’abandon et de feu qu’aucune parole n’aurait pu me
promettre ce que me promettaient ses attitudes volup-
tueuses. Quelle danse que le fandango17 !  »

Ces témoignages sont éclairants par plusieurs aspects.


Cette rage de volupté indécente, telle que la perçoivent
les étrangers, contraste fortement avec l’image alors répandue
de l’Espagnol mélancolique, au tempérament aussi aride que
son climat, selon la théorie du caractère des nations en vogue
depuis l’Antiquité18. Comment imaginer une telle liberté et
une telle licence chez un peuple que Montesquieu trouve
« grave et flegmatique19 », dans un pays où Voltaire ne voit que
désolation : « Tout le monde jouait de la guitare et la tristesse
n’en était pas moins répandue sur la face de l’Espagne20  » ?
D’autre part, bien avant l’image romantique de la sensua-
lité mauresque et de la gitane sensuelle, le fandango est une
danse crue associée à une musique au caractère hypnotique. Ces
spectateurs étrangers voient dans la chorégraphie du fandango

17. Giacomo Casanova, Mémoires de J. Casanova de Seingalt écrits par lui-même,


Tome Dixième, Bruxelles, 1838 (sans mention d’éditeur), p. 517-518.
18. Christine Orobitg-Laval  : « La typologie des nations et l’Espagnol
mélancolique : notes pour l’interprétation d’un cliché » dans Revue de synthèse,
n° 1, janvier-mars 1995, p. 99-128.
19. Montesquieu, Lettres Persanes, Lettre LXXVIII (LXXV dans la première
édition), 1e édition, Amsterdam, P. Brunel, 1721, Tome 2, p. 15. Disponible sur
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10515900.r=%22lettres%20
persanes%22?rk=42918;4 (Consulté le 20 novembre 2019).
20. Voltaire, Essai sur les mœurs, chapitre CLXXVII, dans Œuvres complètes,
tome IV, Paris, Lequien, 1820, p. 198.

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Le Fandango, Espagne et séduction

une mimesis de l’acte sexuel. Ce serait donc une erreur de croire


que l’image de la gitane à l’érotisme troublant serait une vision
romantique d’un Orient fantasmé. Les doñas bigotes des salons
bourgeois révèlent une sensualité que ne renierait pas Carmen.
Tout, dans le fandango, bouscule les règles du bon goût.
Sa gestuelle explicite est à mille lieues des règles du savoir-
vivre, particulièrement français. Sa musique au rythme
répétitif jusqu’à l’obsession, qui jamais ne module et laisse le
champ libre à l’improvisation, est à rebours des pratiques et
des attentes des auditeurs de l’époque.
Enfin, l’engouement pour le fandango ignore les classes
sociales. Il faut dire que, pour les Espagnols, il est le signe
d’une fierté nationale, l’expression d’une revendication natio-
naliste de l’aristocratie et de la bourgeoisie espagnoles contre
les courants artistiques venus de l’étranger, revendication large-
ment partagée par toutes les couches de la société.

4. De Gluck à Mozart
Ainsi, lorsque des compositeurs étrangers font le choix
d’incorporer un fandango dans une œuvre, surtout théâtrale,
on comprend que ce choix obéit à de multiples intentions.
Christoph Willibald Gluck donne une place particulière
à cette danse dans son ballet Don Juan ou Le Festin de Pierre.
Ce ballet, composé sur un livret du chorégraphe Gasparo
Angiolini, maître des ballets de la cour viennoise, et créé au
Burgtheater de Vienne le 17 octobre 1761, marque une date
importante à la fois dans l’évolution du mythe de Don Juan
et dans l’histoire du ballet.
Date importante dans l’histoire du mythe car c’est la
première fois que l’on revient à une version uniment sérieuse
de l’histoire, le thème était alors si éculé qu’il n’apparaissait
plus que dans des pièces plutôt bouffonnes. Et date importante
dans l’histoire du ballet parce qu’Angiolini a voulu avec cette

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(D)Écrire le Paysage

pièce réformer le ballet. Don Juan est un ballet-pantomime,


ou ballet d’action, c’est-à-dire qu’au lieu de tracer des figures
abstraites, les danseurs vont s’inspirer du mime pour raconter
par le geste une histoire. Le genre s’inspirant de la démarche
du chorégraphe parisien Jean-Georges Noverre est alors relati-
vement nouveau. C’est aussi le premier ballet à être mis en
scène intégralement comme un opéra ou une pièce de théâtre.
Surtout, ce qui ajoute à la spécificité de ce ballet, c’est que
pour la première fois la musique, loin de n’être qu’un fond
sonore vaguement rythmé, y joue un rôle narratif. D’ailleurs,
le succès de la chorégraphie fut largement dépassé par celui de
la musique de Gluck, largement reprise et rejouée, au point
de redonner une vigueur nouvelle au thème de Don Juan en
musique et opéra. L’œuvre, qui ouvre la voie à la réforme de
l’opéra entamée l’année suivante avec Orfeo ed Euridice, est
redonnée partout en Europe : Italie, Allemagne, Danemark,
Espagne et Portugal dans des chorégraphies parfois différentes,
mais le plus souvent avec des arrangements de la musique de
Gluck21.
Gluck a inclus un fandango à l’acte II : Don Juan donne un
grand festin pour ses amis, les danses vont crescendo jusqu’au
fameux fandango. C’est à ce moment que Commandeur frappe
à la porte. On voit bien que, ici, ce qui intéresse Gluck, plus
que la couleur locale, c’est de faire de cette danse un moment
de séduction.
Ce fandango prend une signification particulière. D’abord
parce que c’est une musique de danse incluse à l’intérieur
d’un ballet, donc un moment spécifiquement dansé, et parce
que l’intrusion d’une musique populaire, certes très revisitée,

21. Sibylle Dahms, « Some Questions on the Original Version of Gluck and
Angiolini’s Don Juan », dans Dance Chronicle, Vol. 30, n° 3, 2007, p. 433.
Indice de ce succès : la danse des furies, emmenant Don Juan aux Enfers, qui
clôt le ballet a été reprise telle quelle, à peine réorchestrée, par Luigi Boccherini
pour sa symphonie La Casa del diavolo.

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Le Fandango, Espagne et séduction

dans ce ballet destiné à un public aristocratique crée un espace


musical différent. Ce passage nous dit donc la soif de plaisir
de Don Juan, et cette danse nous le présente à l’acmé de sa
séduction.
Gluck respecte la signature harmonique des fandangos
qu’il a pu trouver imprimés, dans un rythme sensiblement
plus lent et, surtout, binaire.
Mozart reprend presque exactement ce fandango de Gluck
dans son opéra Le nozze di Figaro (1786), avec un sens légère-
ment différent.
Beaumarchais avait bien prévu un fandango dans sa pièce,
dans la scène 9 de l’acte IV. On joue « Les folies d’Espagne »
puis les paysans et paysannes sont invités à la noce pour danser
« une reprise du fandango avec des castagnettes ».
Si l’on met cette utilisation en regard de son expérience
madrilène, cette inclusion d’un fandango n’est pas innocente
pour l’écrivain. Cette danse nous signale les idées cachées du
comte, puisque c’est la danse qu’il entend au moment où il
se pique avec l’aiguille du billet doux glissé par Suzanne. Le
symbole est clair. Une didascalie note « tandis qu’il parle, ainsi
que Figaro, l’orchestre joue pianissimo ».
Mozart et son librettiste Da Ponte eurent quelques diffi-
cultés à faire représenter cette scène. En effet, comme l’écrit
le surintendant du théâtre à Da Ponte, l’empereur Joseph II
n’autorisait pas de ballet sur la scène de son opéra. Il fallut
l’intervention de l’Empereur lui-même, venu assister à une
répétition en costume, pour résoudre la crise et engager
les quelques danseurs nécessaires. Les archives de l’opéra
gardent ainsi la trace du salaire versé pour 3 représentations
à des danseurs extérieurs22. Mais les représentations suivantes

22. Dorothea Link, « Performing the Fandango in Mozart’s “Le nozze di Figaro” »
dans Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 152, n° 2, June 2008,
p. 168.

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(D)Écrire le Paysage

semblent avoir omis la scène, qui ne sera rétablie qu’à la reprise


à Prague. Ces difficultés nous montrent que Mozart attachait
une importance particulière à ce passage23.
Dans l’opéra, plus encore que dans la pièce, la scène est
centrale. Figaro, pour sauver la vertu de sa fiancée, fait inter-
venir les paysans d’Aguasfrescas pour chanter les louanges
du seigneur qui a aboli le droit de cuissage, dont le comte
est bien prêt à refaire usage avec Suzanne. Puis ils dansent
ce flamenco devant leur seigneur, et Figaro danse avec eux.
Il espère ainsi faire fléchir le Comte, mais aussi lui forcer la
main par l’irruption de la masse. Ce moment de fandango
est presque une forme de manifestation pacifique.
Le Comte est donc spectateur, ici, et là encore l’irruption
d’une danse populaire dans l’espace aristocratique marque
une rupture de ton, un renversement du pouvoir.
Du point de vue psychologique, la scène voit la confron-
tation entre les deux mâles dominants pour séduire la belle
Suzanne. L’un danse le fandango avec tous les sous-entendus
qui accompagnent cette danse, l’autre regarde. Par là même, le
spectateur sait déjà qui a gagné. Outre la dimension érotique,
sans doute présente, la dimension politique paraît avoir parti-
culièrement intéressé Mozart, même s’il ne faut pas suresti-
mer le message politique de cet opéra.

Conclusion
On le voit, l’inclusion d’une référence au fandango ouvre
pour un compositeur européen du xviiie siècle un espace
particulier.

Espace musical, d’abord, car faire référence à l’Espagne, c’est


pour un compositeur inclure dans son discours musical un

23. Ibid. p. 172.

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Le Fandango, Espagne et séduction

moment à la couleur spécifique, composée d’éléments précis


qui s’inscrivent dans une grammaire entendue comme extra-eu-
ropéenne et s’opposent aux attendus habituels du discours
musical alors en vigueur. Cette référence exotique, au sens
premier de « étrangère à la culture propre du locuteur », par
son caractère passager (les deux œuvres vues ici ne comportent
pas d’autres référence à l’Espagne) crée un effet de contraste
dans le flux musical. Ce contraste ne nous est pas toujours
directement perceptible aujourd’hui, car il est certain que
Gluck et Mozart n’ont retenu du fandango que des éléments
compatibles avec leur propre langage et passés au crible de
leur perception et de leur culture, mais il devait certainement
ne pas échapper à un auditeur de l’époque.

Espace dramaturgique, ensuite, car le contraste créé par


cette inclusion d’une référence espagnole au sein de l’œuvre
est perçu par l’auditeur comme un espace particulier dans la
narration musicale. La rupture stylistique vise à donner un
relief particulier à un passage précis et focalise l’attention sur
un moment particulier de l’action. Cet emprunt à un élément
extérieur au langage du reste de la partition renforce le carac-
tère unique du moment qui se joue, et devient musicalement
un espace de rupture.

Espace culturel, enfin, car la perception de cette référence


au fandango ouvre pour l’auditeur le champ d’un imagi-
naire largement véhiculé par les écrits du temps. Qu’un
compositeur utilise un motif de fandango, est une façon
de nous dire qu’il va être question de sensualité et qu’il
va, au travers de sa musique, chercher à exprimer le désir
physique. C’est dire aussi, comme le montre Mozart, qu’à
travers cette danse aux enjeux sociaux bien particuliers, il va
exprimer un renversement des règles et des jeux de pouvoir,
comme cette danse exprime les aspirations nationales de la

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(D)Écrire le Paysage

haute société espagnole au travers d’un élément populaire


issu des faubourgs.
Encore faut-il que ce topos soit partagé entre composi-
teur et auditeur, ce que nous montre la distance historique
entre ces œuvres et nous. La référence à l’Espagne nous
paraît aujourd’hui légère, lointaine et presque effacée dans
le discours musical. Point n’était besoin, pour Gluck comme
pour Mozart d’exagérer cette distance culturelle et de passer
de cet « autre lieu » qu’est l’exotisme au sens propre au « lieu
commun » qu’il est trop souvent devenu.

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