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STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE

LA VIOLENCE POLITIQUE AU NIGERIA DEPUIS LA FIN DE LA DICTATURE


MILITAIRE

Corentin Cohen, Hugo Lefebvre

La Découverte | « Hérodote »

2015/4 n° 159 | pages 45 à 57


ISSN 0338-487X
ISBN 9782707188076
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Structuration régionale et déterminants
ethnoreligieux de la violence politique
au Nigeria depuis la fin de la dictature militaire

Corentin Cohen 1 et Hugo Lefebvre 2

Le Nigeria est réputé pour la violence de sa vie politique. Depuis le retour


à un régime civil en 1999, celle-ci se caractérise surtout par la rébellion de
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groupes armés qui contestent les pouvoirs établis, d’une part, et la compétition
de partis souvent considérés comme mafieux, d’autre part. Beaucoup d’observa-
teurs insistent ainsi sur la criminalisation des pratiques de gouvernement d’une
démocratie imparfaite et viciée par l’affairisme et la corruption de sa classe diri-
geante. D’autres éléments méritent cependant d’être pris en compte pour mieux
comprendre les spécificités des violences partisanes au Nigeria.
Excluant les groupes insurrectionnels du champ de l’investigation, cet article
démontre ainsi que la vie politique au niveau national repose en grande partie sur
le rôle joué par les réseaux de pouvoir locaux. L’analyse géopolitique des affron-
tements partisans est un puissant révélateur de l’importance des contre-pouvoirs
Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.

régionaux à cet égard. Une étude plus approfondie révèle par ailleurs que les
violences à l’intérieur des partis ne sont absolument pas négligeables relativement
aux conflits plus classiques entre les formations qui se disputent le pouvoir. Dernier
point, enfin, il apparaît que les violences partisanes ne s’arrêtent pas au moment des
élections présidentielles qui se sont tenues en 1999, 2003, 2007, 2011 et 2015.
En général, les périodes électorales sont certes au centre de l’attention
des médias. Les articles de presse, de multiples rapports d’observation et de

1. Doctorant en science politique et relations internationales à Sciences Po et au CERI.


2. Docteur en géographie, chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences
sociales, université Paris-Dauphine.

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nombreuses recherches académiques se concentrent ainsi sur les affrontements


au moment des grands scrutins [Igwe, 2012 ; Basedeau et al., 2007 ; Fadakinte,
2014]. Le problème de la violence politique au Nigeria ne se limite pourtant pas
aux élections locales et, surtout, générales. Dans une des rares études statistiques
et géographiques sur le sujet, en l’occurrence à propos des élections de 2007,
Timothy Sisk montre par exemple que les violences électorales sont marginales
par rapport aux autres phénomènes de violence politique :
Les violences électorales représentent une part relativement faible de l’ensemble des
violences politiques. Il y a davantage de morts durant des altercations et des conflits
qui ne sont pas liés aux élections que lors d’événements qui y sont directement liés
[2012, p. 24].
De fait, les identités régionales et communautaires des formations en lice
continuent dans une très large mesure de structurer la vie politique nigériane, quoi
qu’il en soit par ailleurs des enjeux fédéraux des élections présidentielles. De telles
caractéristiques expliquent notamment pourquoi les violences liées à des conflits
entre ou à l’intérieur des partis en compétition se concentrent dans la ceinture
centrale du pays, la Middle Belt, et les fiefs du PDP (People’s Democratic Party),
le parti au pouvoir de 1999 à 2015.
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La violence politique au-delà des élections générales

De la « Kaduna Mafia » au « godfatherism » : un rapide retour sur les quatre


républiques nigérianes depuis 1960

Les violences politiques au Nigeria ne sont pas spécifiques aux régimes civils.
Après l’indépendance, les premiers assassinats politiques eurent lieu avec le coup

Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.


d’État de 1966 et l’exécution du Premier ministre Tafawa Balewa et des leaders
des régions Nord et Ouest, respectivement Ahmadu Bello et Samuel Akintola.
Le régime militaire porta alors au pouvoir un groupe de politiciens, d’officiers et
d’hommes d’affaires qui, très rapidement enrichis par le boom pétrolier des années
1970, fut bientôt surnommé « Kaduna Mafia » en référence à leur ville d’origine
dans l’État éponyme. Depuis le retour à la « démocratie » en 1999, le terme de
« godfatherism », qui renvoie aussi à l’idée de parrain d’une mafia, est davantage
prisé pour désigner la criminalisation de la classe dirigeante et la capacité de
certains notables, les « kingmakers », à imposer des candidats qui circulent d’un
parti à l’autre au gré des opportunités plutôt que des engagements idéologiques
[Pérouse de Montlos, 2010, p. 20-23].
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STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE LA VIOLENCE

À l’indépendance en 1960, le Nigeria avait relativement été épargné par les


violences entre partis. Mais les tensions entre deux formations de la région Ouest,
l’Action Group et le Nigerian National Democratic Party, ont bientôt eu pour effet
de précipiter la chute de la Ire République en 1966. Marquées par de graves irré-
gularités, les élections de 1964 avaient déjà été à l’origine de violences de grande
ampleur dans l’ouest du pays en 1965, deux ans avant la sécession du Biafra dans
l’est. À l’époque se mettait en place un système de fraudes généralisées qui devait
perdurer, avec l’impression de cartes électorales contrefaites, le harcèlement des
candidats, le vote des enfants, le vol ou le bourrage des urnes et la manipulation
des résultats [Hill, 2012, p. 51 ; Jawan et Osinakachukwu, 2011, p. 131]. Autre
caractéristique de la Ire République, les quatre principaux partis en lice représen-
taient chacun une des régions de la Fédération. Le Northern People’s Congress
d’Ahmadu Bello et Tafawa Balewa et la Northern Elements Progressive Union
d’Amino Kano étaient puissants en pays haoussa dans le Nord ; l’Action Group,
majoritairement yorouba, dans le Sud-Ouest ; le National Council of Nigerian
Citizens, chez les Igbos du Sud-Est. Derrière ces identités régionales et ethniques
se profilaient aussi des déterminants religieux perpétuant le mythe d’un subtil équi-
libre à trouver entre un Sud « chrétien » et un Nord « musulman ».
Sous la IIe République, les élections de 1979 et de 1983 furent marquées à leur
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tour par des fraudes et des violences qui aboutirent au coup d’État du général
Mohammadu Buhari et à l’interdiction des partis politiques existants [Toyin et
Ihonvbere, 1985]. À l’époque, un rapport officiel de la Commission électorale
fédérale (FEDECO) reconnaissait laconiquement que « la fraude électorale [était]
devenue un élément majeur de [la] culture politique » nigériane 3. Après la courte
IIIe République en 1993, les militaires revenus au pouvoir ont de nouveau dissous
les partis en les remplaçant par des coquilles vides au service de la junte. Malgré la
restauration d’un régime civil dans le cadre de la IVe République en 1999, les élec-
tions qui s’ensuivirent furent encore une fois marquées par des fraudes massives
[Collier et Vicente, 2012 ; Ukana, 2000]. À partir du cas du delta du Niger, Ben
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Naanen et Kialee Nyiayaana montrent ainsi que le retour à la « démocratie » n’a


pas mis un terme aux violences du parti désormais au pouvoir, le PDP.

3. Federal Republic of Nigeria (1986), « Report of the judicial commission of inquiry


into the affairs of the federal electoral commission (FEDECO) 1979-1983 », Main Report
[“Babalakin Commission Report”], para 10.10. Cité dans le rapport de la National Human
Rights Commission, « An independent review of evidence of gross violations of the right to par-
ticipate in governement to public service, and to fair trial through the election petition process in
Nigeria 2007 & 2011 », Initial Report, février 2014.

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Dans beaucoup d’États, la victoire du PDP a été serrée. Pour maintenir sa domina-
tion sur ces territoires, le parti a par conséquent fait tous les efforts possibles pour
éliminer l’opposition. Les événements consécutifs aux élections de 2003 ont d’ail-
leurs montré que ce parti n’était pas d’humeur à partager le pouvoir dans le cadre
d’élections libres. Les luttes ont également été de plus en plus fortes au sein même du
parti dominant, en raison des ambitions concurrentes des différents leaders et de leurs
partisans [Naanen et Nyyiaana, 2013, p. 124].

Les élections générales comptent pour moins de la moitié des décès liés
à des violences partisanes

Les violences partisanes et électorales représentent donc un élément essentiel


de la vie politique nigériane. Elles ne suivent cependant pas la même logique selon
les séquences et les territoires. Pour en analyser plus finement la diversité, cet
article s’appuie ainsi sur le système d’information géographique d’une base de
données, Nigeria Watch, qui fonctionne depuis l’université d’Ibadan et qui recense
les morts violentes telles qu’elles sont rapportées dans dix journaux nationaux 4.
Nous avons validé 275 observations sur un total de 307 conflits mortifères impli-
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quant des acteurs politiques sur la période allant du 1er juin 2006 au 31 décembre
2014 [Cohen, 2014]. Chaque événement a ensuite été codé avec des « variables »
supplémentaires traduisant le ou les partis impliqués, la nature interne ou externe
de l’événement, l’élection à laquelle il se rapportait, les déterminants (politiques,
religieux, ethniques) avancés dans la presse ainsi que l’implication ou non de
gangs locaux. On a considéré que les périodes de violence électorale dépassaient
le seul moment du scrutin les 14 et 21 avril 2007 puis 9 et 16 avril 2011. En
effet, les primaires de la plupart des partis en lice ont respectivement démarré en
décembre 2006 et décembre 2010. Nous avons donc choisi de fixer le début des
périodes de violences dites électorales aux 1er décembre 2006 et 2010. La période

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de l’étude a été empiriquement arrêtée avec la fin des violences liées au dépouille-
ment ou aux contestations des résultats. Une fois les événements extraits et codés,
la base de données a été retraitée afin d’agréger les violences par territoires (États
ou collectivités locales), par date, par élection, par type (inter- ou intra-parti) et par
formation politique.
Sur la période étudiée de 2006 à 2014, les facteurs locaux s’avèrent prépondé-
rants. Même pendant les élections présidentielles, quand l’attention médiatique est
à son paroxysme, la fréquence et la distribution des événements varient fortement

4. www.nigeriawatch.org.

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STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE LA VIOLENCE

d’une région à l’autre. Ainsi, les schémas de violence diffèrent nettement entre les
élections générales de 2007 et 2011. Jugées non crédibles par la mission d’obser-
vation de l’Union européenne 5, les élections de 2007 se sont caractérisées par des
affrontements avant le vote à proprement parler. En revanche, les élections de
2011 ont surtout été violentes pendant et après le scrutin, quand la population
a contesté les résultats et le déroulement des opérations de vote [Cohen, 2014].
Au-delà de cette différence, les années d’élections générales sont celles qui
concentrent le plus d’actes mortifères. Pour autant, on recense plus de victimes
en 2008 qu’en 2007, et une partie des décès comptabilisés en 2007 résulte d’inci-
dents qui se sont produits en dehors des élections générales, notamment du fait
d’élections locales qui firent 104 morts à Kano. Entre 2006 et 2014, plus de
2 000 personnes ont été tuées dans des affrontements entre partis politiques. Sur
ce total, moins de 50 % l’ont été pendant les élections générales : 45 % des morts
exactement, à raison de 8 % en 2007 et de 37 % en 2011 [Cohen, 2014].

La répartition temporelle des violences fait ressortir l’importance des élections


locales et des enjeux propres à chaque parti
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D’après les données de Nigeria Watch, il apparaît qu’en 2006-2007, période
d’élections générales, le nombre de victimes est plus élevé au sud que dans le
nord du pays. Kano est cependant l’État où le nombre de morts est le plus impor-
tant, avec 104 décès sur un total de 357. La concentration des victimes dans cet
État s’explique par des affrontements entre partisans du PDP et de l’ANPP (All
Nigeria People’s Party), suite à la contestation des résultats des élections locales
de novembre 2007. Les violences sont également notables dans les États de
Nassawara, Rivers et Oyo, où elles sont souvent liées à des crises internes au PDP
et à la mobilisation par les candidats en lice de jeunes recrutés dans des gangs
locaux appelés « cults societies ». Les États de l’Est et du Nord-Ouest comptent en
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revanche très peu d’affrontements partisans pendant ce laps de temps.


La période 2008-2009 présente quant à elle une distribution des violences radi-
calement différente de celle des deux années précédentes. Avec 540 morts sur un
total de 630, l’État de Plateau recense 86 % du nombre total de victimes. La surre-
présentation de cet État s’explique par des affrontements ethnico-religieux initiés
par les partis en marge d’élections locales. Pour leur part, les violences de l’État
de Kogi sont concentrées dans la sous-région d’Okene suite à la contestation de

5. EU Election Observation Mission, Nigeria 2007, Final Report : Presidential, National


Assembly, Gubernatorial and State House of Assembly Elections, Executive Summary, p. 2.
<www.eods.eu>.

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l’élection du président de la collectivité locale. De même, les violences partisanes


de l’État de l’Akwa Ibom sont entièrement concentrées dans un seul gouverne-
ment local, Ini, en proie à des rivalités internes au sein du PDP.
Entre 2010 et 2012, la répartition des victimes de violences partisanes à l’échelle
nationale est sensiblement plus équilibrée que pour la période précédente. Mais
elle reste très inégale, avec une concentration importante dans les États de Kaduna
(593 morts suite à des affrontements entre partisans du CPC – Congress for
Progressive Change – et du PDP au lendemain de l’élection présidentielle de 2011),
de Bauchi (trente-trois morts au cours de violences interreligieuses après des élec-
tions contestées), du Bayelsa (vingt-neuf morts du fait d’altercations entre le PDP et
le LP – Labor Party) et de l’Akwa Ibom (vingt morts dans des affrontements entre
PDP et AC – Action Congress – à la veille des élections). Cette période est de loin
la plus violente, avec un total de 801 victimes à l’échelle du pays.
Inversement, la période de 2013 à 2014 est la moins violente malgré l’approche
de l’élection présidentielle de 2015, avec un total de 256 morts. Nassawara, dans
le centre du pays, regroupe la très grande majorité des victimes (197), essentiel-
lement à l’intérieur d’une collectivité locale où les rivalités entre deux factions
du CPC se sont conjuguées à des affrontements sectaires entre les Gwandara, les
Egons et des « mercenaires » peuls. Le deuxième État le plus violent, Lagos, ne
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compte que sept morts pendant la période considérée.
De 2006 à 2014, il apparaît ainsi que les violences partisanes ne répondent
à aucun schéma établi. Les chiffres de la surmortalité liée à des conflits politiques
ne révèlent aucune récurrence sur le plan spatial et temporel. Au vu des spéci-
ficités de certaines collectivités locales qui peuvent concentrer et exprimer des
tensions communautaires, les violences partisanes ne suivent pas non plus stricte-
ment le cycle des élections présidentielles car une bonne partie des affrontements
se produit en dehors des séquences de vote, ou alors dans le cadre de primaires,
de partielles et de scrutins décalés. Il n’en reste pas moins possible de dégager
quelques tendances générales.

Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.


Des ancrages régionaux qui structurent les violences partisanes

Des logiques régionales toujours prégnantes

L’analyse des violences partisanes fait en effet ressortir l’assise régionaliste et


clientéliste des formations en compétition pour le pouvoir. En principe, l’article 223
de la Constitution de 1999 oblige les partis en lice à avoir une envergure nationale
pour être autorisés à concourir aux élections. Mais, en pratique, la vie politique
nigériane repose beaucoup sur des arrangements et des alliances régionales entre
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CARTE 1. – RÉPARTITION PAR ÉTAT DES AFFRONTEMENTS ENTRE PARTIS POLITIQUES


ENTRE 2006 ET 2014
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Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.

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les caciques locaux. Au pouvoir à Abuja jusqu’en 2015 et présent dans la plupart
des États de la Fédération, le PDP retient toute l’attention à cet égard. En effet, il est
impliqué dans 86 % des événements et 87 % du total des morts recensés au cours de
violences partisanes. Si on regarde plus précisément les seuls conflits entre partis
politiques, il est même impliqué dans 97 % des décès, contre 44 % pour l’ANPP et
39 % pour le CPC. Or les affrontements avec l’ANPP se concentrent dans certains
États en particulier, à savoir le Bauchi, Kano, Katsina, Kogi, Plateau, Niger et Oyo,
tandis que ceux avec l’AC/ACN se focalisent plutôt sur l’Adamawa, l’Akwa Ibom,
la Benue, le Delta, l’Edo, Ekiti, Kogi, Lagos, Osun, Oyo et le Rivers (voir la carte 2).

Le phénomène inaperçu des violences internes confirme l’ancrage local des partis

D’une manière générale, les États du centre (Kaduna, Plateau et Nassawara)


concentrent le plus de morts consécutives à des violences politiques entre et
à l’intérieur des partis (carte 2). Les affrontements de ce type sont moins intenses
dans le sud du pays, en particulier à Lagos, qui compte tout juste une trentaine de
morts et qui est pourtant la métropole la plus peuplée d’Afrique subsaharienne
(entre 10 et 20 millions d’habitants selon les estimations). De même, les États du
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Nord-Est et du Nord-Ouest sont peu affectés par les violences partisanes en dépit
de l’insurrection de Boko Haram.
Autre point notable, les violences internes aux partis sont moins fréquentes et
moins mortifères que celles qui impliquent deux partis différents (respectivement
un tiers et deux tiers des événements recensés). Concentrées dans le centre et le
nord du Nigeria, elles se produisent généralement en période préélectorale, au
moment des primaires, lorsque les candidats s’affrontent pour obtenir l’investiture
de leur formation politique.
À côté des violences de masses liées à des conflits entre partis, les violences
internes sont donc moins intenses et moins visibles, mais plus régulières et ciblées

Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.


sur des individus. Elles représentent 27 % des événements et 18 % des décès
recensés sur la période 2006-2014. Le recours à la force apparaît ainsi comme un
outil parmi d’autres dans la compétition politique, et non pas uniquement comme
une forme de réaction populaire contre des fraudes électorales [Quantin, 1998],
constat qui confirme la nécessité de penser les violences politiques en dehors du
seul cadre des élections. De plus, les violences à l’intérieur des partis font appa-
raître des liens étroits avec la criminalité organisée. Dans plus de 62 % des cas,
elles impliquent des sectes ou des gangs locaux, contre seulement 16 % pour les
affrontements entre partis [Cohen, 2014]. En effet, les responsables des appareils
régionaux ont pour habitude de recruter des milices privées pour se débarrasser de
leurs opposants. Dans la région du delta du Niger, par exemple, « des politiciens
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STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE LA VIOLENCE

CARTE 2. – NOMBRE ET RÉPARTITION PAR ÉTAT DES MORTS


CONSÉCUTIVES À DES VIOLENCES INTER- ET INTRA-PARTIS ENTRE 2006 ET 2014
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HÉRODOTE

ambitieux » emploient, financent et arment des jeunes désœuvrés et souvent impli-


qués dans les conflits à caractère ethnique. Les nervis de ces « nouvelles armées
privées » sont qualifiés localement de « voyous politiques » : les political thugs
[Naanen & Nyyiaana, 2013, p. 124].

Des violences internes au PDP

L’étude de la répartition des violences internes au PDP appuie elle aussi l’idée
de l’importance des ancrages politiques régionaux (carte 3). Les affrontements
à l’intérieur du parti se concentrent en l’occurrence dans le Sud, essentiellement
le Delta du Niger, la Bénoué, le Yorubaland et Lagos, régions riches où la compé-
tition pour le contrôle des rentes est particulièrement forte. Le phénomène est
beaucoup moins marqué dans les États à dominante haoussa du Nord, où le PDP
est moins présent.

CARTE 3. – TAUX DE MORTS VIOLENTES RÉSULTANT DE VIOLENCES INTERNES


AU PDP POUR 100 000 HABITANTS SUR LA PÉRIODE 2006-2014
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STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE LA VIOLENCE

Les enjeux ethniques et religieux expliquent les violences politiques de masse

Le cas des États de la Middle Belt

Toutes violences électorales confondues, les taux de mortalité entre partis et


à l’intérieur des partis laissent également apparaître de fortes différenciations
régionales (carte 4). Dans la ceinture centrale du Nigeria, les États du Plateau, de
Kaduna et de Nassawara sont, de loin, les plus touchés, de pair avec les conflits
ethno-religieux qui les ravagent depuis plusieurs décennies. La situation dans le
delta du Niger est plus contrastée. Sur la période considérée, en revanche, l’ouest
et le nord-est du pays sont relativement épargnés par les violences électorales, de
même qu’ils s’avèrent plus homogènes sur le plan ethnique.

CARTE 4. – TAUX DE MORTS VIOLENTES RÉSULTANT DES CONFLITS DE PARTIS POLITIQUES


POUR 100 000 HABITANTS SUR LA PÉRIODE 2006-2014
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Les déterminants ethniques et religieux sont indissociables des enjeux de pouvoir


entre partis

Sur l’ensemble des incidents liés à des partis politiques et recensés dans la base
de données de Nigeria Watch, il apparaît alors que quatorze séries d’événements
violents – à peine plus de 5 % du total – pèsent pour plus de 75 % des victimes
enregistrées. Cela n’implique pas nécessairement que les violences entre partis
soient dues à des causes d’ordre ethnique ou religieux. Mais ces facteurs peuvent
se superposer à la compétition politique, ou bien être instrumentalisés de telle
manière qu’ils contribuent à prolonger et propager les conflits sur des territoires
plus larges. Sur la période 2006-2014, l’événement exclusivement politique le plus
mortifère a ainsi causé vingt morts, alors que les quatre cas de violences partisanes
consécutives à des rivalités ethniques et/ou religieuses ont fait chacun plus d’une
centaine de morts, avec un maximum de 540 morts.
Le cas de la collectivité locale de Zangon Kataf dans le sud de l’État de Kaduna
illustre bien le problème. Depuis le début des années 1990 la région a été le théâtre
de sanglants conflits religieux, notamment au moment de l’extension du domaine
d’application de la charia en 2000. C’est dans ce contexte que l’annonce des résul-
tats des élections de 2011 a provoqué des affrontements entre partisans du PDP et du
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CPC qui ont fait 147 morts et abouti à l’incendie de plusieurs mosquées et églises.

Conclusion
En conclusion, il convient de souligner que les violences partisanes au Nigeria
ne se réduisent pas au moment des élections, pas plus que les élections ne permettent
d’appréhender tous les ressorts de la compétition politique. De plus, ces violences ne
se répartissent pas de manière homogène dans le temps et l’espace. Certains États de
la Middle Belt – au centre du pays – ont des taux de surmortalité très élevés du fait

Hérodote, n° 159, La Découverte, 4e trimestre 2015.


d’affrontements impliquant des partis politiques. D’autres présentent en revanche
un faible nombre de décès, peut-être aussi à cause des défaillances de la couverture
des médias nigérians. En outre, les élections locales sont parfois plus mortifères que
les élections présidentielles. Enfin, une grande partie des violences sont internes aux
partis, quoique de manière plus ciblée et moins intense.
Les violences entre partis, pour leur part, prennent une ampleur inégalée
lorsqu’elles se conjuguent à des conflits ethniques et/ou religieux, comme dans
la Middle Belt. De telles caractéristiques confirment l’importance de l’ancrage
régional des formations en compétition aux élections. Le résultat des élections de
2015 le montre aussi à sa manière : seul parti à avoir réussi à s’implanter dans tout
le pays, le PDP est désormais réduit à un parti régionaliste du Delta et du Centre.
56
STRUCTURATION RÉGIONALE ET DÉTERMINANTS ETHNORELIGIEUX DE LA VIOLENCE

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© La Découverte | Téléchargé le 16/03/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.248.197.22)

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