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de l’Université Saint-Joseph
Volume LXIV – 2012
Résumés/Abstracts 11
Préface
Daniel De Smet et Meryem Sebti 27
Introduction
Ziad Bou Akl 167
La notion de waǧh al-ḥikma dans les uṣūl al-fiqh d’Abū Isḥāq al-Šīrāzī
(m. 476/1083)
Éric Chaumont 213
Introduction
Pierre Lory 311
Carmela Baffioni, Accademia Nazionale dei Lincei, Palazzo Corsini – Via della
Lungara, 10 – 00165, Rome.
baffioni@unior.it
Mohammad Hocine Benkheira, École pratique des hautes études, Section des
Sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
hocine.benkheira@gsrl.cnrs.fr
Ziad Bou Akl, École normale supérieure, département ECLA, 45 rue d’Ulm,
75230 Paris Cedex 05, France.
ziad.bou.akl@ens.fr
Jean-Charles Coulon
jeancharles.coulon@gmail.com
Daniel De Smet, Laboratoire d’étude sur les monothéismes, UMR 8584, CNRS,
7 rue Guy-Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
daniel-desmet@belgacom.net
Asma Hilali, The Institute of Ismaili Studies, 210 Euston Road, London NW1 2DA,
UK.
ahelali@iis.ac.uk
Christian Jambet, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
christian.jambet@wanadoo.fr
Pierre Lory, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
lorypierre@gmail.com
Meryem Sebti, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, B.P. 8,
F 94801 Villejuif Cedex, France.
sebti@vjf.cnrs.fr
9
Mathieu Terrier, Laboratoire d’étude sur les monothéismes – CNRS, 7 rue Guy-
Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
met_terrier@yahoo.fr
Anne Troadec, Centre Louis Pouzet d’étude des civilisations anciennes et médiévales,
rue de l’Université Saint-Joseph, BP 16-6775 Achrafieh, Beyrouth, Liban.
annetroadec@gmail.com
L’autorité, l’individu et la communauté
face à la sharī‘a : quelques pensées
d’Ibn Taymiyya
Yahya M. Michot
Les idées « politiques » d’Ibn Taymiyya semblent souvent explorées à partir d’un
nombre relativement limité de ses écrits, principalement al-Siyāsa al-shar‘iyya,
al-Ḥisba, les fatwas anti-mongols et le fatwa de Mardin1. Maints autres textes
mériteraient pourtant d’être aussi pris en considération. Il y a par exemple, dans
son grand recueil de fatwas, une « section » (faṣl) d’une trentaine de pages offrant
sur le pouvoir des magistrats une réflexion d’autant plus fascinante qu’elle semble
dater des deux dernières années de la vie de son auteur2. Il y a par ailleurs La voie de
la sunna prophétique (Minhāj al-sunna al-nabawiyya)3, longue réfutation du Livre
de la voie du charisme, s’agissant de la connaissance de l’imamat (Kitāb minhāj
al-karāma fī ma‘rifat al-imāma) composé par le théologien imamite Jamāl al-Dīn
1
Voir principalement Laoust H. (1939), Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taḳī-d-Dīn Aḥmad
b. Taymīya, canoniste ḥanbalite né à Ḥarrān en 661/1262, mort à Damas en 728/1328, (Recherches
d’archéologie, de philologie et d’histoire, IX) I.F.A.O., Le Caire ; id. (1990), Le traité de droit public
d’Ibn Taymīya. Traduction annotée de la Siyāsa shar‘īya. Réédition, avec présentation de l’ouvrage par
Djebbari A. S., (El-Aniss) ENAG, Alger ; id. (tr.) (1994), Traité sur la Ḥisba. Introduction par Sourdel D.,
P. Geuthner, Paris ; Raff Th. (1973), Remarks on an Anti-Mongol Fatwā by Ibn Taimīya, édition privée,
Leyde ; Michot Y. (1994), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. XI : Mongols et Mamlûks : l’état du monde
musulman vers 709/1310 », Le Musulman 24, p. 26-31 ; id. (1995), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya.
XII : Mongols et Mamlûks : l’état du monde musulman vers 709/1310 (suite) », Le Musulman 25, p. 25‑30 ;
id. (1995), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. XIII : Mongols et Mamlûks : l’état du monde musulman
vers 709/1310 (fin) », Le Musulman 26, p. 25-30 ; id. (2001), « Rashīd al-Dīn et Ibn Taymiyya : regards
croisés sur la royauté », in Khorramshāhī B. et Jahānbakhsh J. (éds), Mohaghegh Nāma. Collected papers
presented to Professor Mehdi Mohaghegh on his 70th birthday and in appreciation of his 50 years academic
activities, 2 vol., Sinānegār, Téhéran, vol. II, p. 111-37 ; id. (1425/2004), Ibn Taymiyya, Mardin : Hégire,
fuite du péché et « demeure de l’Islam ». Textes traduits de l’arabe, annotés et présentés en relation à
certains textes modernes. Préface de Piscatori J., (Fetwas d’Ibn Taymiyya, 4) Albouraq, Beyrouth/Paris ;
Khan Q. (1973), The Political Thought of Ibn Taymīyah, (Publications, 27) The Islamic Research Institute,
Islamabad.
2
Ibn Taymiyya Taqī al-Dīn Aḥmad (1401/1981), Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim A. R. b. M., 37 vol.,
Maktabat al-ma‘ārif, Rabat, vol. XXXV, p. 357-388. Voir aussi la traduction commentée de Michot Y.,
Ibn Taymiyya. Le pouvoir des magistrats, Albouraq, Beyrouth/Paris (à paraître).
3
Ibn Taymiyya Taqī al-Dīn Aḥmad (1409/1989), Minhāj al-sunna al-nabawiyya fī naqḍ kalām al-shī‘a wa-
l-qadariyya, éd. Sālim M. R., 9 vol., Maktabat Ibn Taymiyya, Le Caire.
262 Yahya M. Michot
4
Pour la date du Minhāj al-sunna et les études le concernant, voir Bori C. (2007), « Théologie politique et
Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk », Revue de l’Histoire des Religions
224/1, p. 10-11.
5
C. Bori, dans « Théologie politique et Islam », propose une première exploration des idées « politiques »
du Minhāj, principalement à partir de son chapitre introductif et en rapport aux concepts de califat et de
sultanat. Un nombre plus important de passages du Minhāj seront traduits ici et étudiés sous l’angle plus
général de l’autorité et de son exercice. Les conclusions de C. Bori n’en demeurent pas moins du plus haut
intérêt.
6
Voir Michot, Ibn Taymiyya, Mardin, p. 59-63.
7
Voir infra, texte V.
agent. [Pour quelqu’un], le pouvoir (qudra) de diriger (siyāsa) les gens dépend soit
de leur obéissance vis-à-vis de lui, soit de son triomphe sur eux8 ». Plutôt qu’une
théorie de l’État, c’est une réflexion sur l’autorité qu’Ibn Taymiyya semble ainsi
proposer, en un curieux mélange de bon sens, de théologie du kalām (le rapport
pouvoir – action, qudra – ‘amal) et de pastoralisme. Cette réflexion détermine la
perspective dans laquelle nous mènerons notre enquête.
Pour l’auteur du Minhāj al-sunna, deux principes ont un caractère fondamental :
premièrement, le refus de tout savoir humain absolu ; ensuite, le refus de toute
obéissance inconditionnelle, sinon à Dieu et au Prophète. Ce n’est qu’une fois ces
deux principes établis qu’il est possible de parler de mise en œuvre de la sharī‘a
et d’autorité. Il vaut la peine de laisser Ibn Taymiyya s’exprimer lui-même sur ces
sujets et nous ne ferons pas beaucoup plus, ici, que traduire une vingtaine de textes
et brièvement les commenter.
***
8
Voir infra, texte XII.
9
Ces titres sont ajoutés par le traducteur.
10
« – Zayd, fils de ‘Alī, fils d’al-Ḥusayn, a dit Abū Ḥātim al-Bustī, fut tué à Kūfa en l’an 122[/740] et exposé
sur une croix de bois. Il était d’entre les plus éminents des Gens de la Maison [du Prophète] et de leurs
savants. Les shī‘ites se réclament de lui. – C’est, dirai-je, à l’époque de la révolte de Zayd que les shī‘ites se
séparèrent en rāfiḍites et en zaydites. Quand [Zayd] fut interrogé à propos d’Abū Bakr et de ‘Umar et qu’il
appela sur eux deux la miséricorde [de Dieu], des gens le rejetèrent (rafaḍa) et il leur dit : « Vous m’avez
rejeté ! » Ils furent donc appelés rāfiḍites (« rejeteurs ») du fait qu’ils l’avaient rejeté (rafḍ), tandis que ceux
d’entre les shī‘ites qui ne l’avaient pas rejeté furent appelés zaydites du fait qu’ils lui étaient restés attachés.
Quand [son cadavre] fut crucifié, les servants [de Dieu] (‘ibād) vinrent de nuit vers sa croix, se livrer là à
leur service d’adoration » (Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 35).
264 Yahya M. Michot
Ainsi en alla-t-il aussi du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix !
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] à son propos qu’il a dit : « Vous venez vers
moi en adversaires l’un de l’autre. Peut-être l’un de vous est-il plus éloquent dans
son argumentation que l’autre, et je lui donne donc gain de cause en fonction de ce
que j’entends. Celui en faveur de qui je décide une chose à laquelle son frère aurait
droit, qu’il ne l’accepte pas ! Je ne fais en effet que lui tailler une part du Feu11 ».
Un groupe d’entre les gens du bien prétendit, à l’encontre d’individus d’entre les
gens du mal appelés « Banū Ubayraq », que ceux-ci leur avaient volé nourriture
et cuirasses. Des gens vinrent mettre hors de cause ces accusés et le Prophète –
Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – pensa que ces gens qui les mettaient hors
de cause étaient véridiques, jusqu’à ce que le Dieu Très-Haut fasse descendre
sur lui [ces versets] : « Nous avons fait descendre sur toi l’écriture avec le Vrai,
pour que tu juges entre les gens selon ce que Dieu t’a fait voir. Ne te fais pas
l’avocat des traîtres et demande pardon à Dieu ! Assurément, Dieu est Pardonnant,
Miséricordieux. Ne dispute pas en faveur de ceux qui se trahissent eux-mêmes.
Dieu en effet n’aime pas celui qui est un traître, un pécheur12 ».
En somme, les affaires sont de deux espèces : universelles, générales, et
particulières, spécifiques. Les [choses] particulières, spécifiques, c’est comme le
particulier [tel que] la représentation qu’on en a interdit qu’il y ait à son propos
association [d’autres choses. Il s’agit] par exemple de l’héritage de ce mort, de la
probité de ce témoin, de ce qui est dépensé pour cette épouse, de la répudiation
prononcée par cet époux, de l’exécution de la peine (ḥadd) à l’encontre de cet
[individu] corrupteur, et choses semblables. Ceci est d’entre les [choses] que, ni
pour un Prophète, ni pour un imam, ni pour aucune des créatures, il n’est possible
d’établir par un texte en leur individualités, l’une après l’autre. En effet, les
actions des fils d’Adam et les identités (‘ayn) de ces derniers, un seul et même
savoir humain est incapable d’en connaître les identités particulières et de les
exprimer. Pour un humain, il n’est pas possible non plus de savoir tout cela par une
[révélation] que Dieu lui adresserait. Tout au plus est-il possible, [pour une telle
révélation], d’évoquer les affaires universelles, générales. Ainsi [le Prophète] a-t-il
dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « J’ai été envoyé avec les paroles de
synthèse13 (jawāmi‘ al-kalim)14 ».
11
Voir al-Bukhārī Muḥammad (1311/[1893] - 1313/[1895]), Ṣaḥīḥ, 9 vol., Al-Maṭba‘a al-kubrā al‑amīriyya,
Boulaq, Shahādāt, vol. III, p. 180 ; Muslim (s. d.), Al-Jāmi‘ al-ṣaḥīḥ, 8 vol., [réimp. de la 1re éd. de
Constantinople, 1334/1916], Al-Maktab al-tijārī li-l-ṭibā‘a wa-l-nashr wa-l-tawzī‘, Beyrouth, Aqḍiya,
vol. V, p. 129.
12
Coran, IV [al-Nisā’] 105-107.
13
Voir le hadith des six faveurs divines distinguant Muḥammad des autres Prophètes, la première étant : « Les
paroles de synthèse (jawāmi‘ al-kalim) m’ont été données », in Muslim, Ṣaḥīḥ, Masājid, vol. II, p. 64, et
Ashriba, vol. VI, p. 100 ; al-Tirmīdhī Abū ‘īsā Muḥammad (1403/1983), Al-Sunan, éd. ‘Uthmān ‘A. R. M.,
5 vol., 2e éd., Dār al-Fikr, Beyrouth, Siyar, vol. III, p. 56, n° 1594 ; Ibn Ḥanbal Aḥmad (1403/1983),
Al-Musnad, 6 vol., [réimp. de la 1re éd. d’al-Bābī al-Ḥalabī, Le Caire, 1313/1896], Al-Maktab al-islāmī,
Beyrouth, vol. II, p. 172.
14
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 412-413.
15
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 410.
266 Yahya M. Michot
16
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 463.
17
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, I‘tiṣām, vol. IX, p. 108 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Aqḍiya, vol. V, p. 131.
18
Sa‘d b. Mu‘ādh al-Anṣārī (m. 5/627), Compagnon de la tribu des Aws.
19
Une des trois tribus juives de Yathrib (Médine), attaquée par Muḥammad en 5/627.
20
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. IV, p. 67 ; Manāqib al-Anṣār, vol. V, p. 36 ; Maghāzī, vol. V, p. 112 ;
Muslim, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. V, p. 160-61.
21
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. V, p. 140.
22
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 416.
23
C., II [al-Baqara] 282.
24
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 357-59.
268 Yahya M. Michot
25
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 457.
26
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Tawḥīd, vol. IX, p. 101, 136 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 52-53 ;
Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. V, p. 34, 269, 278, 279.
27
Voir Abū Dā’ūd Sulaymān b. al-Ash‘ath (s. d.), Al-Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd M. M. D., 4 vol., Dār Iḥyā’
al-sunna al-nabawiyya, Beyrouth, Fitan, p. 98, n° 4253.
28
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 466-67.
***
29
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Aḥkām, vol. IX, p. 61-62 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 13.
30
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 340-41.
270 Yahya M. Michot
entrevu dans le texte VIII ci-dessus, même le Prophète n’est pas à obéir « pour lui-
même », mais seulement par obéissance à Dieu. A fortiori pour d’autres après lui,
puisqu’ils ne peuvent en rien prétendre recevoir des révélations.
IX. Nul n’est à obéir comme le Messager. — Si en somme, par le « texte » (naṣṣ)31
[désignant] quelqu’un à l’identité précise (mu‘ayyan) on veut dire que cet individu
sera obéi comme le Messager est obéi en tout ce qu’il commande, interdit et
autorise, sans qu’il appartienne à personne de controverser en rien avec lui de
même qu’il n’appartient à personne de controverser avec le Messager, qu’il aura le
monopole (istabadda bi-) des jugements (ḥukm) et que la communauté sera avec
lui comme elle était avec le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, ceci
n’appartient à personne après le Messager et ceci n’est possible pour nul autre que
Lui. La Révélation n’arrive en effet à personne après lui comme elle lui arrivait,
et personne n’a connu tout ce que le Messager connaissait. Il ne reste donc pas de
moyen de lui être semblable, ni [en approchant la question] de son point de vue, ni
[en l’approchant] du point de vue du Seigneur Très-Haut32.
Entre les deux extrêmes d’une obéissance absolue et de l’anarchie, il y a donc la via
media d’autorités à obéir en ce qu’elles accomplissent comme « actes d’obéissance à
Dieu ». Les gens ne prospèrent en effet, matériellement et moralement, que grâce à
des autorités (wālī). L’important est par ailleurs l’existence d’une puissance capable
de mettre en œuvre des « objectifs de l’exercice de l’autorité » (maqāṣid al-wilāya)
de caractère nettement plus juridique, moral, militaire et religieux que strictement
politique, à en juger par la liste que le théologien en donne. De ce point de vue,
même le long règne d’un imam tyrannique vaut mieux qu’une nuit sans imam.
XI. Les objectifs de l’exercice de l’autorité. — Les gens de la sunna informent de ce
qui a eu lieu (wāqi‘) et commandent ce qui est obligatoire (wājib). Ils témoignent
31
Cf. al-Ḥillī, in Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 443 : « Il faut que l’imam ait fait l’objet d’un
texte. »
32
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 452.
33
Voir infra, texte XII.
34
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 386.
Pour Avicenne, aucun projet de type supérieur ne peut être poursuivi par
quelqu’un sans que les dimensions inférieures de son être y soient associées, de
sorte à ne pas lui faire obstacle. Par exemple, point d’intuition de la solution d’un
problème de géométrie sans occupation de l’imagination et de la main par des
dessins correspondant à ce problème. Ou, pour un mystique, point d’extase sans
danse38. Dans une perspective similaire, ainsi que déjà évoqué au début de cet article,
Ibn Taymiyya conditionne l’effectivité d’une autorité – imamat, royauté, etc. – par
son acceptation non seulement par une armée mais par la population, directement
ou indirectement, tout comme un berger n’est effectivement un berger que s’il est
35
Allusion aux deux premières dynasties de l’Islam, qui régnèrent effectivement sur le Moyen-Orient alors
que les descendants de ‘Alī n’y accédèrent pas au pouvoir.
36
Allusion aux Omeyyades d’Andalousie (138/756-422/1031) et à la dynastie shī‘ite des Idrīsides du Maroc
(172/789-314/926).
37
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 547-48.
38
Voir Michot Y. (1986), « Cultes, magie et intellection : l’homme et sa corporéité selon Avicenne », in
Wenin Ch. (éd.), L’homme et son univers au Moyen Âge. Actes du septième congrès international de
philosophie médiévale (30 août - 4 septembre 1982), 2 vol., (Philosophes médiévaux) Éditions de l’Institut
Supérieur de Philosophie, Louvain-la-Neuve, vol. I, p. 220-33 ; id. (1993), « Dés-altération et épiphanie :
une lecture avicennienne de la danse mevlevie », in 6. Millî Mevlânâ Kongresi. Tebliğler, 24-25 mayıs
1992, Selçuk Üniversitesi Konya, (Selçuk Üniversitesi Yayınları, n° 110 – Selçuklu Araştırmaları Merkezi
Yayınları, n° 9) Selçuk Üniversitesi Rektörlügü, Konya, p. 25-33.
272 Yahya M. Michot
obéi par ses moutons. Certes, le théologien envisage l’obligation d’obéir pour des
vaincus, en cas de triomphe par l’épée. D’une manière plus générale, il en revient
cependant, une fois de plus, à la nécessité d’un consensus populaire. Ainsi qu’affirmé
par Ibn Ḥanbal, « l’imam est celui sur qui il y a accord consensuel des musulmans. »
XII. Realpolitik et légitimation des autorités par le bas. — Pour les [sunnites],
l’imamat s’établit (thabata) en étant accepté par les gens d’armes (ahl al-shawka)
et un homme ne devient pas imam jusqu’à ce que les gens d’armes l’acceptent,
grâce à l’obéissance de qui l’objectif (maqṣūd) de l’imamat s’obtient (ḥaṣala).
Ce qui est visé (maqṣūd) par l’imamat ne se produit (ḥaṣala) en effet que par le
pouvoir (qudra) et la puissance (sulṭān). Quand on prête allégeance à quelqu’un
d’une façon grâce à laquelle le pouvoir et la puissance s’obtiennent [pour lui], il
devient imam. Voilà pourquoi les imams des Anciens (salaf) ont dit que celui qui
en vient à avoir un pouvoir et une puissance grâce auxquels il accomplit l’objectif
de l’exercice de l’autorité (maqṣūd al-wilāya), celui-là est d’entre les détenteurs
du commandement (ūlū al-amr) à qui Dieu a commandé d’obéir tant qu’ils ne
commandent pas de désobéir à Dieu. L’imamat est royauté et puissance, or la
royauté ne devient pas royauté en étant acceptée par un [individu seulement], ni par
deux, ni par quatre, à moins que son acceptation par ces [individus] implique celle
d’autres [gens], de sorte qu’elle devienne par là royauté. Ainsi aussi toute affaire
pour laquelle une aide est requise ne se produit-elle que s’il y a des gens à qui il est
possible de s’entraider à son propos. Voilà pourquoi, quand il fut prêté allégeance
à ‘Alī et qu’il en vint à avoir avec lui une force armée (shawka), il devint imam.
Quand un groupe [de gens] est en voyage, la sunna veut qu’ils désignent l’un
d’eux comme émir, ainsi que le Prophète l’a dit – Dieu prie sur lui et lui donne
la paix ! : « Il n’est pas licite à trois individus d’être en voyage sans désigner l’un
d’entre eux comme émir39. » Quand les gens en ayant le pouvoir (ahl al-qudra)
parmi eux le désignent comme émir, il devient donc émir. Pour quelqu’un, être
un émir, un cadi, une autorité (wālī), et autres affaires dont l’édifice repose sur le
pouvoir et la puissance, cela se produit quand, s’agissant de pouvoir et de puissance,
ce grâce à quoi cela se produit s’obtient ; sinon, cela ne se produit pas. En effet, ce
qui est visé par ces [fonctions], c’est accomplir des actions qui ne se produisent que
grâce à un pouvoir ; quand donc s’obtient le pouvoir grâce auquel il est possible
[d’accomplir] ces actions, elles se produisent ; sinon, elles ne se produisent pas.
Il s’agit par exemple pour quelqu’un d’être le berger d’un troupeau : quand le
troupeau lui est soumis au point qu’il est capable de le paître, il en est le berger ;
sinon, il ne l’est pas. Il n’est pas d’action sinon grâce à un pouvoir de l’[accomplir]
(lā ‘amala illā bi-qudratin ‘alay-hi). Quelqu’un pour qui le pouvoir d’agir ne s’est
pas obtenu n’est pas un agent. [Pour quelqu’un], le pouvoir (qudra) de diriger
(siyāsa) les gens dépend (bi-) soit de leur obéissance vis-à-vis de lui, soit de son
triomphe (qahr) sur eux. Quand il en vient à être capable (qādir) de les diriger, du
fait de (bi-) leur obéissance ou de son triomphe, il est possesseur d’une puissance
à obéir (dhū sulṭān muṭā‘) quand il commande d’obéir à Dieu.
39
Voir Abū Dā’ūd, Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd, Jihād, vol. III, p. 36, n° 2608-2609.
Voilà pourquoi Aḥmad [b. Ḥanbal] a dit, dans la lettre de ‘Abdūs b. Mālik al-
‘Aṭṭār40 : « Pour nous, les fondements de la sunna consistent à s’attacher à ce que
les Compagnons du Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
pratiquaient… » jusqu’à « …celui qui assume le califat, qui fait l’objet du consensus
des gens et de qui ils sont satisfaits, celui par ailleurs qui les vainc de son épée, si
bien qu’il devient calife et est appelé « Commandeur des croyants », verser à celui-
là les aumônes canoniques (ṣadaqa) est permis, qu’il soit pieux ou pervers. »
Dans des paroles rapportées par Isḥāq b. Manṣūr41, [Ibn Ḥanbal] a par ailleurs
dit, alors qu’il était interrogé au sujet de la signification de ce hadith du Prophète
– Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – « Celui qui meurt sans avoir d’imam
meurt d’une mort de l’Âge de l’Ignorance42 » : « Sais-tu ce qu’est l’imam ? L’imam
est celui sur qui il y a accord consensuel des Musulmans, chacun d’eux disant :
« Voici un imam. » Voilà le sens de cette [tradition] »43.
Ibn Taymiyya ne se contente pas d’affirmer qu’il n’y a pas d’autorité effective
sans reconnaissance de celle-ci par ceux sur qui elle est censée s’exercer. Rejetant
tout autocratisme, il souligne la nécessité d’une véritable association (mushāraka)
entre gouvernants et gouvernés, tout comme un imam ne peut prétendre diriger une
prière collective ou du vendredi si personne n’est effectivement là pour prier avec
lui.
XIII. Une association indispensable. — De l’ignorance des rāfiḍites participe le
fait qu’ils jugent nécessaire qu’un des musulmans soit infaillible et permettent que
la collectivité des musulmans fasse erreur s’il n’y a pas quelqu’un d’infaillible
parmi eux. La claire raison (al-ma‘qūl al-ṣarīḥ) témoigne pourtant que lorsque
de nombreux savants, avec la diversité de leurs ijtihād-s, sont en accord pour dire
quelque chose, cela a plus de motifs d’être correct que ce qu’un seul [dit]. [Elle
en témoigne par ailleurs], alors même qu’il est possible que le savoir provienne
d’une seule information, il vaut mieux qu’il provienne d’informations récurrentes
(mutawātir).
Parmi les choses rendant cela évident, il y a le fait que l’imam est l’associé
(sharīk) des gens pour ce qui est des choses d’intérêt général (al-maṣāliḥ al-
‘āmma). Lui seul n’est en effet pas capable de les mettre en œuvre, à moins que
lui et eux s’associent à leur propos. Ainsi ne lui est-il possible ni de mettre les
peines (ḥadd) à exécution, ni de recouvrer des droits, ni d’en honorer, ni de mener
le jihād contre un ennemi, à moins que [les gens] l’aident. Ou, même, il ne lui
est possible de [diriger] ni la prière du vendredi, ni la prière collective, s’ils ne
prient pas avec lui. [Par ailleurs], il n’est pas possible qu’ils fassent ce qu’il leur
40
Pour ‘Abdūs b. Mālik Abū Muḥammad al-‘Aṭṭār, voir Ibn al-Jawzī Abū al-Faraj (1402/1982), Manāqib
al-imām Aḥmad bin Ḥanbal, Dār al-Āfāq al-Jadīda, Beyrouth, p. 511.
41
Pour Isḥāq b. Manṣūr b. Bahrām Abū Ya‘qūb al-Kūsaj al-Marwazī (m. 251/865), voir Ibn al-Jawzī,
Manāqib, p. 510.
42
Voir Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. IV, p. 96.
43
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 527-29.
274 Yahya M. Michot
commande si ce n’est avec leur force et leur volonté. Puisque donc ils sont de
ses associés (mushārik) pour ce qui est de l’action et du pouvoir (qudra), il ne
s’esseulera pas par rapport à eux à ces propos. Ainsi en va-t-il aussi pour le savoir
et l’opinion : il ne faut pas qu’il s’esseule par rapport à eux à leur propos mais bien
plutôt que, les concernant, il s’associe à eux. Il les aidera donc et ils l’aideront. De
même que son pouvoir est déficient à moins qu’ils l’aident, ainsi son savoir est-il
déficient à moins qu’ils l’aident44.
***
Dans ces pages du Minhāj al-sunna, nous voilà donc loin de l’idée d’un savoir post-
prophétique absolu exigeant une obéissance inconditionnelle des gens à l’un ou
l’autre individu particulier – sultan, roi, émir, imam… Ceci étant établi, il devient
possible de mener plus avant notre exploration de l’identité des acteurs de la mise en
œuvre de la sharī‘a selon Ibn Taymiyya et de la nature même de celle-ci.
Comme l’acquisition du savoir, l’exercice du pouvoir s’avère pour le théologien
damascain une entreprise collective, communautaire. Selon al-Ḥillī, l’imam
perfectionne ses sujets comme le chef de la cité, pour al-Fārābī, en est l’élément le
plus parfait et, après s’être constitué lui-même, devient la cause de son progrès dans
la vertu45. Ibn Taymiyya ne nie pas l’existence de hiérarchies mais, plutôt que de
perfectionnement exclusif par le haut, préfère parler d’association et d’entraide, par
consultation, et donne divers exemples de la chose.
XIV. L’entraide de l’imam et de ses sujets. — [Al-Ḥillī] : « Il est de la nature (sha’n)
de l’imam de rendre ses sujets parfaits (takmīl). Comment leur demanderait-on en
effet un perfectionnement ? » – Il y a plusieurs réponses à ces paroles du rāfiḍite.
L’une, c’est que nous ne concédons ni que l’imam rend [ses sujets] parfaits ni
non plus qu’eux le rendent parfait. Bien plutôt, l’imam et ses sujets s’entraident
dans la piété et la crainte [de Dieu], non dans le péché et l’hostilité, à l’instar de
l’émir de l’armée, de la caravane, de la prière et du pèlerinage. La religion est
connue grâce au Messager. Il ne reste donc pas, chez l’imam, une religion qu’il
serait seul à [connaître]. Il faut pourtant, immanquablement, de l’ijtihād à propos
des [questions] particulières. Si le Vrai, en ce qui les concerne, est clair (bayyin),
il le commande. Si [le Vrai] se rend clair (mutabayyin) à l’imam et non à eux, il
le leur rend clair (bayyana) et il leur incombe de lui obéir. Si [le Vrai] est pour
eux confus, ils se consultent à son propos jusqu’à ce qu’il se rende clair à eux.
Si [le Vrai] se rend clair à un des sujets et non à l’imam, [ce sujet] le lui rend
clair. Si l’ijtihād mène à des divergences, l’imam est celui qui est à suivre en son
44
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 409-10.
45
Voir Walzer R. (1985), Al-Fārābī on the Perfect State : Abū Naṣr al-Fārābī’s Mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-
fāḍila. A revised text with introduction, translation, and commentary, Clarendon Press, Oxford, p. 234‑35.
46
Voir C., XVIII [al-Kahf] 60 – 82 ; à ce sujet, voir aussi Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, traduction in
Michot Y. (1991), Musique et danse selon Ibn Taymiyya. Le Livre du Samā‘ et de la danse (Kitāb al-samā‘
wa l-raqṣ) compilé par le shaykh Muḥammad al-Manbijī. Traduction de l’arabe, présentation, notes et
lexique, (Études musulmanes, XXXIII) Vrin, Paris, p. 138-39.
47
C., XXVII [al-Naml] 22.
48
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 273-74.
276 Yahya M. Michot
Ce dernier texte est explicite : après le Prophète, nul imam ou autorité particulière
n’ont le monopole du savoir religieux et de sa mise en œuvre, l’un et l’autre étant
gérés communautairement. De personnes investies d’une autorité, on ne doit donc
pas exiger un niveau particulièrement élevé de perfection et d’impeccabilité. En fait,
il n’y a pas à attendre d’elles plus de justice qu’on n’exige de probité d’un témoin.
Ce qui par contre s’impose, c’est de faire la clarté (tabayyun) en toute chose, avec la
pondération et les distinguos adéquats.
XV. La justice requise des autorités. — On pourrait supposer que, pour toute
[personne] investie d’une autorité (mutawallī), une condition à remplir est d’être
juste (‘adl), nul n’étant obéi sinon quelqu’un qui a de la justice, non pas quelqu’un
qui est injuste. On le sait pourtant, la condition de justice à remplir par les autorités
n’est pas plus grande que celle à remplir par les témoins. Un témoin peut informer
de quelque chose qu’on ne sait pas [à partir d’une autre source]. Si donc il n’a pas
de justice, on ne saura pas s’il est véridique en ce à propos de quoi il informe. Quant
au détenteur du commandement, il donne un commandement dont on connaît le
statut (ḥukm) à partir d’autre chose49 ; on saura donc si ce [commandement] est
obéissance ou désobéissance à Dieu. Voilà pourquoi le Très-Haut a dit : « Si un
pervers vient vers vous avec quelque nouvelle, tirez-la au clair (fa-tabayyanū)50. »
Il a donc commandé de faire la clarté (tabayyun) quand le pervers vient avec
quelque nouvelle.
On le sait, être injuste n’empêche ni d’accomplir une action d’obéissance, ni
d’en commander une. Ceci est une des choses sur lesquelles les imamites sont
d’accord. Ils ne parlent en effet pas d’éternisation des auteurs de grands péchés
dans le Feu. Selon eux, être un pervers ne réduit pas à rien toutes les bonnes
actions, à la différence de ceux qui ont un avis opposé à ce propos – les zaydites,
les mu‘tazilites et les khārijites, lesquels disent qu’être un pervers réduit à rien
toutes les bonnes actions. Si cependant toutes les bonnes actions d’un [pervers]
étaient réduites à rien, sa foi serait réduite à rien ; et si sa foi était réduite à rien, ce
serait un mécréant, un apostat, et il faudrait le tuer.
Les textes du Livre, la sunna et le consensus l’indiquent, le fornicateur, le
voleur et le calomniateur ne sont pas tués mais subissent la peine [canonique]
(ḥadd). Ceci indique que ce ne sont pas des apostats. Ainsi en va-t-il aussi de
ces dires du Très-Haut : « Si deux factions de croyants se combattent, réconciliez-
les…51 » et le [reste du] verset : ils indiquent l’existence de la foi et de la fraternité
alors même qu’il y a combat et excès52.
Les qualités requises pour assumer une position d’autorité sont donc relativement
minimes. Par ailleurs, alors même qu’il n’y a rien de pire qu’une nuit sans imam,
49
À savoir à partir du Coran et de la sunna.
50
C., XLIX [al-Ḥujurāt] 6.
51
C., XLIX [al-Ḥujurāt] 9.
52
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 395-96.
il n’y a pas d’obéissance inconditionnelle. N’y a-t-il dès lors vraiment aucunes
circonstances en lesquelles il serait licite de n’obéir en rien à un pouvoir injuste,
pervers et ignorant ou, même, de prendre les armes contre lui ? En référence à une
version particulière du hadith de l’allégeance au Prophète, Ibn Taymiyya n’envisage
une telle insurrection que dans le cas exceptionnel d’une mécréance flagrante des
autorités, divinement démontrée. Cela dit, il connaît trop bien les hommes pour
imaginer qu’une révolte armée provoque moins de corruption (fasād) et ait des effets
moins désastreux pour la société que l’injustice du pouvoir ainsi contesté. De deux
maux il préfère donc le moindre. Ce que la religion prescrit plus fondamentalement
est ainsi, selon lui, la via media d’un double refus : l’un, de se soulever contre
les autorités en place, celles-ci fussent-elles indignes, aussi longtemps qu’elles
accomplissent leurs prières ; l’autre, d’obéir à de telles autorités en désobéissant à
Dieu. Contrairement à ce que maints islamistes ignorants et mauvais orientalistes
prétendent, Ibn Taymiyya n’a rien d’un régicide, ni d’un révolutionnaire, mais prône
un loyalisme alliant esprit critique et patience.
XVI. Jusqu’où obéir ? — Les gens ont controversé au sujet du détenteur du
commandement (walī al-amr) pervers (fāsiq) et ignorant (jāhil) : est-il à obéir en
ce qu’il commande comme obéissance à Dieu ? Son jugement (ḥukm) et son décret
(qasm) sont-ils à exécuter lorsqu’ils correspondent à la justice (‘adl) ? Ou bien ne
sera-t-il obéi en rien et n’exécutera-t-on aucun jugement, aucun décret de lui ? Ou,
encore, fera-t-on une distinction à ce sujet entre l’imam majeur (al-imam al-a‘ẓam)
et le cadi, et autres subdivisions semblables ? Trois choses ont dès lors été dites
dont la plus faible, pour les gens de la sunna, [propose] le rejet de l’ensemble de
ses commandement, jugement et décret tandis que la plus correcte, pour les gens
du hadith et les imams des juristes (faqīh), en est la première, à savoir qu’il sera
obéi dans l’obéissance à Dieu, de manière absolue, et que son jugement et son
décret seront exécutés lorsque le faire est justice, de manière absolue – selon ce qui
est ainsi dit, même le cadi ignorant et injuste, son jugement conforme à la justice
et son décret conforme à la justice sont à exécuter ainsi que la plupart des juristes
le disent.
La troisième chose dite consiste à faire une distinction entre l’imam majeur et
les autres étant donné que celui-là, il n’est possible de le destituer (‘azl), lorsqu’il
est pervers, que par un combat (qitāl) et des dissensions (fitna) ; à la différence d’un
magistrat (ḥākim) et de ses pareils, qu’il est possible de destituer sans cela. C’est
cependant un distinguo faible. En effet, lorsqu’un magistrat est investi de [son]
autorité par le détenteur de la force armée (dhū al-shawka), il n’est possible de le
destituer qu’avec des dissensions. Or, quand s’activer pour le destituer est quelque
chose de plus corrupteur [pour la communauté] que ne l’est son maintien [dans
sa charge], il n’est pas permis de provoquer la plus grave de deux situations de
corruption afin d’en repousser la moindre. Et ainsi en va-t-il aussi de l’imam majeur.
Voilà pourquoi ce qui est bien connu de la doctrine des gens de la sunna, ainsi
que l’indiquent les hadiths authentiques provenant en abondance du Prophète
– Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, c’est qu’ils ne sont pas d’avis de se
278 Yahya M. Michot
soulever contre les imams, non plus que de les combattre de l’épée, quand bien
même il y a en eux de l’injustice. La corruption [des affaires des musulmans] en
cas de combat et de dissension est en effet plus grave que celle provenant de leur
injustice sans combat ni dissension. On ne repoussera donc la plus grave de deux
situations corrompues qu’en53 s’en tenant à la moins grave. Sans doute ne peut-
on pas avoir connaissance d’un groupe qui se soit soulevé contre un détenteur de
puissance sans qu’il y ait eu en son soulèvement des éléments de corruption plus
graves que la situation corrompue qu’il fit cesser.
Le Dieu Très-Haut n’a pas commandé de combattre de n’importe quelle
manière tout [individu] injuste et tout [individu] excessif (bāghin). Il n’a pas non
plus commandé de combattre les [gens] excessifs dès le départ. Il a bien plutôt dit :
« Si deux factions de croyants se combattent, réconciliez-les. Si l’une des deux
se fait excessive au détriment de l’autre, combattez l’excessive jusqu’à ce qu’elle
revienne à l’ordre de Dieu. Si elle revient, réconciliez-les dans la justice54. » Il n’a
donc point commandé de combattre les excessifs dès le départ ; comment dès lors
commanderait-Il de combattre les détenteurs du commandement dès le départ ?
Dans le Ṣaḥīḥ de Muslim [il est rapporté] d’après Umm Salama55 – Dieu
soit satisfait d’elle ! – que le Messager de Dieu a dit – Dieu prie sur lui et lui
donne la paix ! : « “Il y aura des émirs. Vous trouverez [inacceptables certaines de
leurs actions] et vous en réprouverez [d’autres]. Celui qui en trouvera [certaines
inacceptables] sera innocent [de tout blâme]. Celui qui en réprouvera s’en
sortira indemne. Quant à celui qui s’[en] satisfera et [les] suivra… !” – “Ne les
combattrons-nous pas ?” dirent d’aucuns. – “Non, répondit-il, aussi longtemps
qu’ils prient”56. » Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
prohiba de les combattre alors même qu’il [nous] informait qu’ils commettraient
des affaires répréhensibles. Il montra donc qu’il n’est pas permis de les réprouver de
l’épée ainsi que le pensent ceux qui combattent les détenteurs du commandement
– les khārijites, les zaydites, les mu‘tazilites, un groupe des juristes et d’autres.
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] d’Ibn Mas‘ūd57 – Dieu soit satisfait de
lui ! – qu’il a dit : « Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
nous a dit : « Après moi, vous verrez du favoritisme (athara) et des affaires que
vous réprouverez. » D’aucuns dirent : « Que nous commandes-tu donc, ô Messager
de Dieu ? » Il répondit : « Vous honorerez le droit [que vos dirigeants ont] sur
vous et vous demanderez à Dieu [d’honorer] celui que vous avez [sur eux]58. »
Le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – [nous] a informés que les
émirs seraient injustes et feraient des affaires répréhensibles. Malgré cela, il nous a
commandé de leur reconnaître le droit qu’ils ont [sur nous] et de demander à Dieu
[d’honorer] celui que nous avons [sur eux]. Il ne nous a pas autorisés à arracher le
53
illā + : al-fasādayn E
54
C., XLIX [al-Ḥujurât] 9.
55
Umm Salama Hind, fille d’Abū Umayya (m. 61/681), une des épouses mecquoises du Prophète.
56
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 23.
57
‘Abd Allāh b. Mas‘ūd (m. 32/652), célèbre Compagnon du Prophète et lecteur du Coran.
58
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 17-18.
droit [qui est nôtre] en combattant et il ne [nous] a pas permis de négliger le droit
qu’ils ont [sur nous].
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] à propos du Prophète – Dieu prie sur lui
et lui donne la paix ! –, d’après Ibn ‘Abbās59 – Dieu soit satisfait de lui ! –, qu’il a
dit : « Celui qui voit chez son émir une chose qu’il déteste, qu’il soit patient à son
égard ! Qui se sépare d’un empan de la communion [des croyants] (jamā‘a) et meurt
meurt d’une mort de l’Âge de l’ignorance60. » Et dans une [autre] formulation :
« Qui se soustrait d’un empan au pouvoir (sulṭān) et meurt meurt d’une mort de
l’Âge de l’ignorance » – cette formulation est d’al-Bukhārī61.
On a cité antérieurement ce qu’il a dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
quand il a évoqué le fait que [des imams] ne se conduiraient pas selon sa guidance
et ne suivraient pas sa sunna. Hudhayfa62 de dire alors : « Comment ferais-je, ô
Messager de Dieu, si je vis cela ? » Il répondit : « Tu écouteras l’émir et tu lui
obéiras. Même si on te bat le dos et prend ton bien, écoute et obéis63 ! » Ainsi est-il
commandé d’obéir alors même que l’émir est injuste.
On a aussi cité, antérieurement, ces dires [du Prophète] – Dieu prie sur lui et lui
donne la paix ! : « Celui sur qui autorité est donnée à quelqu’un et qui voit celui-ci
commettre quelque chose relevant de la désobéissance à Dieu, qu’il déteste ce qu’il
commet comme désobéissance à Dieu et ne renonce pas à lui obéir64. » Ainsi est-il
prohibé de se soustraire au pouvoir (sulṭān) même s’il désobéit [à Dieu].
On a aussi cité, antérieurement, le hadith de ‘Ubāda65 : « Nous avons prêté
allégeance au Messager de Dieu – que Dieu le bénisse et lui donne la paix ! – en
prenant les engagements suivants : écouter et obéir quand cela nous plaît et quand
nous le détestons, quand cela nous est difficile et quand cela nous est facile, ainsi
qu’en cas de favoritisme à notre détriment ; ne pas disputer le commandement à ceux
qui l’exercent (ahl)… » [Et le Prophète] d’ajouter : « …à moins que vous voyiez de
la mécréance flagrante (kufr bawāḥ), concernant laquelle66 vous tenez de Dieu une
preuve (burhān)67. » Et, dans une autre version : « …dire – ou assumer – la Vérité
où que nous soyons ; n’avoir peur, s’agissant de Dieu, du blâme de personne68. »
Ainsi est-il commandé d’obéir alors même que celui qui assume le commandement
favorise [certains au détriment d’autres] – ce qui est, de sa part, de l’injustice (ẓulm).
Il a aussi prohibé de disputer le commandement à ceux qui l’exercent ; ainsi est-il
prohibé de se soulever contre eux, parce que ceux qui l’exercent sont les détenteurs
59
‘Abd Allāh b. al-‘Abbās (m. 68/686), grand savant de la première génération.
60
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 62-63 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 21-22.
61
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47.
62
Ḥudhayfa b. al-Yamān al-‘Absī (m. 36/656), Compagnon qui combattit à Uḥud et participa à la conquête
de l’Iran et de l’Ādharbayjān.
63
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 20.
64
Littéralement, « … et ne retire pas la main de l’obéissance [qu’il lui doit] ». Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra,
vol. VI, p. 24.
65
‘Ubāda b. al-Ṣāmit al-Anṣārī (m. 34/654 ou 45/665, Palestine), célèbre Compagnon qui fut le premier juge
musulman de Jérusalem.
66
fī-hi. Peut-être faut-il traduire « en laquelle ».
67
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47.
68
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Aḥkām, vol. IX, p. 77 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 16.
280 Yahya M. Michot
69
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 390-95.
70
C., IV [al-Nisā’] 59.
71
C., IV [al-Nisā’] 80.
72
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Maghāzī, vol. V, p. 161 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 15.
73
Voir notamment Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. IV, p. 426.
74
Voir notamment Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. V, p. 66.
75
Voir Ibn Māja Muḥammad b. Yazīd (s. d.), Al-Sunan, 2 vol., [réimp. de la 1re éd. de M. F. ‘Abd al-Bāqī,
2 vol., Le Caire, 1373/1954], Dār al-Fikr, Beyrouth, Jihād, vol. II, p. 956, n° 2863 ; Ibn Ḥanbal, Musnad,
vol. III, p. 67 ; Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 387-88.
76
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 387-88.
77
C., IV [al-Nisā’] 59.
282 Yahya M. Michot
78
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, traduction in Michot Y. (1992), « La foi et l’amour : du tawḥīd théorique
à sa mise en œuvre effective », Le Musulman 19, p. 12-13.
79
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 366.
80
Ibn Qayyim al-Jawziyya, cité in Michot, Ibn Taymiyya, Mardin, p. 109-10 n. 1.
81
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 379.
82
Ibid., p. 382.
284 Yahya M. Michot
que lui – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – [nous] en a informés en disant :
« Dieu vous a préservés, par la langue de votre Prophète, d’arriver à un consensus
sur quelque chose constituant de l’égarement83. » Ce sur quoi ils controversent,
ils le défèrent au Livre et à la sunna, ainsi que le Très-Haut l’a dit : « Ô ceux
qui croient, obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui
détiennent le commandement. Si vous controversez sur une chose, déférez-la à
Dieu et au Messager, si vous croyez en Dieu et au Jour dernier. Ce sera le mieux et
l’interprétation la meilleure 84. »
C’est ainsi que les Anciens (salaf) agissaient. Il pouvait y avoir chez l’un un
hadith qu’il avait entendu ou une signification qu’il avait comprise alors qu’elle
était cachée à un autre. Cet autre était [cependant] aussi récompensé pour son
ijtihād et sur lui [ne pesait] point de péché, s’agissant de ce qui lui était demeuré
caché après son ijtihād. Ainsi [est-il rapporté] à propos du Prophète – Dieu prie
sur lui et lui donne la paix ! –, dans les deux Ṣaḥīḥ-s, qu’il a dit : « Lorsque le
magistrat (ḥākim) fait de l’ijtihād et fait mouche, à lui deux récompenses. S’il fait
de l’ijtihād et fait erreur, à lui une récompense85. » Si quatre personnes prient dans
quatre directions [différentes], le ciel étant couvert de nuages et chacun [orientant
sa prière] en fonction de son ijtihād, chacun d’eux obéit au Dieu Puissant et
Majestueux et est quitte. Un seul cependant a trouvé la direction de la Ka‘ba et à
lui deux récompenses86.
XXII. La liberté d’ijtihād. — Si le détenteur du commandement a connaissance
de ce avec quoi le Livre et la sunna sont venus, il juge selon cela entre les gens.
S’il n’en a pas connaissance mais qu’il lui est possible de savoir ce que celui-ci dit
et ce que celui-là dit, de manière à [re]connaître le Vrai (al-ḥaqq), il juge selon ce
[dernier]. Si ceci ne lui est pas possible, non plus que cela, il laisse les Musulmans
avoir les opinions qu’ils ont, chacun adorant Dieu en fonction de son ijtihād, et il
ne lui appartient pas de forcer quelqu’un à accepter les dires d’un autre, s’agisse-
t-il d’un magistrat87 !
***
Sans doute n’a-t-on pas assez souligné ce que les écrits d’Ibn Taymiyya peuvent avoir
de divergent dans leurs approches respectives. Al-Siyāsa al-shar‘iyya et al-Ḥisba
apparaissent par exemple comme des traités destinés à fonder le pouvoir des sultans
mamluks et à islamiser leur mode de gouvernance. Le Minhāj al-sunna s’engage par
contre dans la perspective, diamétralement opposée, d’une islamisation du concept
d’autorité par déconstruction de tout autocratisme. Ibn Taymiyya s’y oppose en
effet radicalement au « césaro-papisme » mongolo-imamite résultant selon lui de la
83
Voir Abū Dā’ūd, Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd, Fitan, p. 98, no 4253.
84
C., IV [al-Nisā’] 59.
85
Voir supra, texte IV.
86
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 373.
87
Ibid., p. 387.
88
Voir, entre autres études récentes, Michot Y. (2011), « Ibn Taymiyya’s “New Mardin Fatwa”. Is genetically
modified Islam (GMI) carcinogenic ? », The Muslim World 101/2, p. 130-181.
89
Milton J. (1889), A Treatise of Civil Power in Ecclesiastical Causes, in English Prose Writings,
éd. Morley H., George Routledge & Sons, Londres, p. 399-401.
90
Ibid., p. 403.
286 Yahya M. Michot