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Mélanges

de l’Université Saint-Joseph
Volume LXIV – 2012

Ce volume a été publié avec la participation


de l’Institut français du Proche-Orient
Mélanges
de l’Université Saint-Joseph
Volume LXIV – 2012

Résumés/Abstracts 11

Les philosophes arabes et le Coran.


Recherches sur l’exégèse philosophique en islam

Préface
Daniel De Smet et Meryem Sebti 27

Coran, hadith et textes intermédiaires. Le genre religieux aux débuts de l’islam


Asma Hilali 29

Les citations coraniques relatives à la science de la nature dans les Épîtres


des Ikhwān al-Ṣafā’
Carmela Baffioni 45

Rāsikhūn fī al-‘ilm : étude de quelques références coraniques dans


l’encyclopédie des Frères de la Pureté
Godefroid de Callataÿ 69

An Islamic Approach to Moral Virtue: Fakhr al-Dīn al-Rāzī’s Treatment


of Birr (Virtue) in his Al-Tafsīr al-Kabīr
Nuha al-Shaar 87

Aspects d’une lecture philosophique du Coran dans l’œuvre de Mīr Dāmād


Mathieu Terrier 101

Exégèse et philosophie dans le commentaire coranique de Mullā Ṣadrā


Christian Jambet 127

La lexicographie du Guide des perplexes de Maïmonide.


Les concordances de la philosophie et de la Torah
Géraldine Roux 149
Les uṣūl al-fiqh
au croisement des sciences arabes

Introduction
Ziad Bou Akl 167

Les juristes et le Coran : un contresens d’al-Šāfi‘ī (m. 204/820)


au sujet du verset II 232 ?
Mohammed Hocine Benkheira 171

Théologie et philosophie. La providence chez al-Fārābī et l’authenticité


de l’Harmonie des opinions des deux sages
Charles Genequand 195

La notion de waǧh al-ḥikma dans les uṣūl al-fiqh d’Abū Isḥāq al-Šīrāzī
(m. 476/1083)
Éric Chaumont 213

De quelques aspects fondamentaux du fiqh chez al-Māturīdī


et l’école māturīdite (en arabe)
Salim Daccache 227

Averroès à propos de la définition de l’acte légal : le miracle comme


levier d’adhésion à la Loi
Ziad Bou Akl 239

L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a :


quelques pensées d’Ibn Taymiyya
Yahya M. Michot 261

Les finalités de la loi entre uṣūl al-fiqh et orientations de la nahḍa :


fondement et applications modernes (en arabe)
Ridwan al-Sayyid 287

Bibliographie générale 301


Les communautés religieuses
dans le Bilād al-Shām (xie – xve s.) :
contacts et interactions textuelles

Introduction
Pierre Lory 311

Note sur l’ethnogenèse de la communauté alaouite de Syrie


Bruno Paoli 315

Les ismaéliens de Syrie et le pouvoir d’après les sources mameloukes :


entre contestation et intégration
Anne Troadec 341

Réprobation des croyances et pratiques des chrétiens et des juifs à travers


deux poèmes du cheikh ‘Alwān al-Ḥamawī (début du xe/xvie siècle)
Sabrina Sohbi 385

Une version arabo-chrétienne de l’histoire de Job :


interactions et intertextualité dans les Écritures
Monica Balda 415

Intégration et réception d’éléments juifs et pseudo-juifs dans la magie


islamique à travers le Šams al-ma‘ārif attribué à al-Būnī (m. 622/1225)
Jean-Charles Coulon 433

Le Mongol, un hérétique comme les autres ? L’image du Mongol


dans les Pérégrinations en Terre Sainte de Riccold de Monte Croce
Matthieu Chochoy 459
Auteurs

Carmela Baffioni, Accademia Nazionale dei Lincei, Palazzo Corsini – Via della
Lungara, 10 – 00165, Rome.
baffioni@unior.it

Monica Balda, Université Stendhal-Grenoble 3, 1180 avenue centrale, 38400 Saint-


Martin-d’Hères, France.
baldatillier@gmail.com

Mohammad Hocine Benkheira, École pratique des hautes études, Section des
Sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
hocine.benkheira@gsrl.cnrs.fr

Ziad Bou Akl, École normale supérieure, département ECLA, 45 rue d’Ulm,
75230 Paris Cedex 05, France.
ziad.bou.akl@ens.fr

Godefroid de Callataÿ, Université Catholique de Louvain, Institut Orientaliste,


Place Blaise Pascal 1, 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique.
godefroid.decallatay@uclouvain.be

Éric Chaumont, IREMAM/MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, F-13617 Aix-en-


Provence Cedex, France.
e.chaumont@wanadoo.fr

Matthieu Chochoy, EPHE, UMR 8167 « Orient et Méditerranée », Laboratoire Islam


médiéval
chochoym@live.fr

Jean-Charles Coulon
jeancharles.coulon@gmail.com

Salim Daccache, Université Saint-Joseph, Rectorat, Rue de Damas, BP 17-5208 –


Mar Mikhaël, Beyrouth – 1104 2020, Liban
salim.daccache@usj.edu.lb
8

Daniel De Smet, Laboratoire d’étude sur les monothéismes, UMR 8584, CNRS,
7 rue Guy-Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
daniel-desmet@belgacom.net

Charles Genequand, Université de Genève, 24 rue du Général-Dufour - 1211


Genève 4, Suisse.
Charles.Genequand@unige.ch

Asma Hilali, The Institute of Ismaili Studies, 210 Euston Road, London NW1 2DA,
UK.
ahelali@iis.ac.uk

Christian Jambet, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
christian.jambet@wanadoo.fr

Pierre Lory, École pratique des hautes études, Section des Sciences Religieuses,
4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France.
lorypierre@gmail.com

Yahya Michot, Hartford Seminary, 77 Sherman Street, Hartford, Connecticut 06105,


USA.
ymichot@hartsem.edu

Bruno Paoli, Institut français du Proche-Orient, rue de Damas, BP 11-1424, Beyrouth,


Liban.
bmapaoli@gmail.com

Géraldine Roux, Institut Universitaire Européen Rachi, 2 rue Brunneval, 10000


Troyes, France.
groux.institutrachi@orange.fr

Ridwan al-Sayyid, Université Libanaise, Beyrouth, Liban.


ridwanalsayyid@hotmail.com

Meryem Sebti, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, B.P. 8,
F 94801 Villejuif Cedex, France.
sebti@vjf.cnrs.fr
9

Nuha al-Shaar, The American University of Sharjah, Department of Arabic and


Translation Studies, College of Arts and Sciences, PO Box 26666, Sharjah, UAE.
nalshaar@aus.edu

Sabrina Sohbi, IREMAM, 5 rue du château de l’Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-


Provence, France.
sabrina.i.sohbi@gmail.com

Mathieu Terrier, Laboratoire d’étude sur les monothéismes – CNRS, 7 rue Guy-
Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, France.
met_terrier@yahoo.fr

Anne Troadec, Centre Louis Pouzet d’étude des civilisations anciennes et médiévales,
rue de l’Université Saint-Joseph, BP 16-6775 Achrafieh, Beyrouth, Liban.
annetroadec@gmail.com
L’autorité, l’individu et la communauté
face à la sharī‘a : quelques pensées
d’Ibn Taymiyya

Yahya M. Michot

Les idées « politiques » d’Ibn Taymiyya semblent souvent explorées à partir d’un
nombre relativement limité de ses écrits, principalement al-Siyāsa al-shar‘iyya,
al-Ḥisba, les fatwas anti-mongols et le fatwa de Mardin1. Maints autres textes
mériteraient pourtant d’être aussi pris en considération. Il y a par exemple, dans
son grand recueil de fatwas, une « section » (faṣl) d’une trentaine de pages offrant
sur le pouvoir des magistrats une réflexion d’autant plus fascinante qu’elle semble
dater des deux dernières années de la vie de son auteur2. Il y a par ailleurs La voie de
la sunna prophétique (Minhāj al-sunna al-nabawiyya)3, longue réfutation du Livre
de la voie du charisme, s’agissant de la connaissance de l’imamat (Kitāb minhāj
al-karāma fī ma‘rifat al-imāma) composé par le théologien imamite Jamāl al-Dīn

1
Voir principalement Laoust H. (1939), Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taḳī-d-Dīn Aḥmad
b. Taymīya, canoniste ḥanbalite né à Ḥarrān en 661/1262, mort à Damas en 728/1328, (Recherches
d’archéologie, de philologie et d’histoire, IX) I.F.A.O., Le Caire ; id. (1990), Le traité de droit public
d’Ibn Taymīya. Traduction annotée de la Siyāsa shar‘īya. Réédition, avec présentation de l’ouvrage par
Djebbari A. S., (El-Aniss) ENAG, Alger ; id. (tr.) (1994), Traité sur la Ḥisba. Intro­duction par Sourdel D.,
P. Geuthner, Paris ; Raff Th. (1973), Remarks on an Anti-Mongol Fatwā by Ibn Taimīya, édition privée,
Leyde ; Michot Y. (1994), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. XI : Mongols et Mamlûks : l’état du monde
musulman vers 709/1310 », Le Musulman 24, p. 26-31 ; id. (1995), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya.
XII : Mongols et Mamlûks : l’état du monde musulman vers 709/1310 (suite) », Le Musulman 25, p. 25‑30 ;
id. (1995), « Textes spirituels d’Ibn Taymiyya. XIII : Mongols et Mamlûks : l’état du monde musulman
vers 709/1310 (fin) », Le Musulman 26, p. 25-30 ; id. (2001), « Rashīd al-Dīn et Ibn Taymiyya : regards
croisés sur la royauté », in Khorramshāhī B. et Jahānbakhsh J. (éds), Mohaghegh Nāma. Collected papers
presented to Professor Mehdi Mohaghegh on his 70th birthday and in appreciation of his 50 years academic
activities, 2 vol., Sinānegār, Téhéran, vol. II, p. 111-37 ; id. (1425/2004), Ibn Taymiyya, Mardin : Hégire,
fuite du péché et « demeure de l’Islam ». Textes traduits de l’arabe, annotés et présentés en relation à
certains textes modernes. Préface de Piscatori J., (Fetwas d’Ibn Taymiyya, 4) Albouraq, Beyrouth/Paris ;
Khan Q. (1973), The Political Thought of Ibn Taymīyah, (Publications, 27) The Islamic Research Institute,
Islamabad.
2
Ibn Taymiyya Taqī al-Dīn Aḥmad (1401/1981), Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim A. R. b. M., 37 vol.,
Maktabat al-ma‘ārif, Rabat, vol. XXXV, p. 357-388. Voir aussi la traduction commentée de Michot Y.,
Ibn Taymiyya. Le pouvoir des magistrats, Albouraq, Beyrouth/Paris (à paraître).
3
Ibn Taymiyya Taqī al-Dīn Aḥmad (1409/1989), Minhāj al-sunna al-nabawiyya fī naqḍ kalām al-shī‘a wa-
l-qada­riyya, éd. Sālim M. R., 9 vol., Maktabat Ibn Taymiyya, Le Caire.
262 Yahya M. Michot

Abū Manṣūr al-Ḥasan, Ibn al-Muṭahhar al-Ḥillī (m. 726/1325) à l’intention de


l’īlkhān mongol Öljāytū (m. 716/1316)4. Le Minhāj al-sunna est généralement lu
en tant que réfutation du shī‘isme, non pas en rapport aux idées « politiques » de
son auteur. Il comporte néanmoins plusieurs pages d’un grand intérêt sur l’autorité
et son exercice5. En plus de l’un ou l’autre passages du Faṣl sus-mentionné, et sans
prétention à quelque exhaustivité que ce soit, ce sont ces pages du Minhāj al-sunna
qui constitueront la base textuelle de la présente étude.
Notre propos sera ici de découvrir qui le théologien damascain identifie comme
étant les acteurs, les promoteurs, les autorités responsables de la mise en œuvre
de la sharī‘a. L’imposition, ou ré-imposition, de la « Loi islamique » dont on
entend régulièrement parler dans les débats contemporains n’est pas un processus
automatique, un mécanisme sociétal opérant per se, mais suppose des agents. Qui
ou que sont-ils ? Quid des lieux de l’autorité et d’une division des pouvoirs ? Quid
des compétences, à tous les niveaux ? En outre, et bien sûr, qu’en est-il de la nature
même de la sharī‘a selon Ibn Taymiyya, de son extension et de ses limites ? S’agit-
il, notamment, d’un système légal, d’un code ayant tout prévu, pour tout temps et
tout lieu, et s’imposant de soi à tout un chacun ? De telles questions ne sont pas
vraiment élucidées dans les travaux modernes consacrés aux idées « politiques »
d’Ibn Taymiyya. La présente étude s’inspire de telles interrogations sans pour autant
chercher à répondre à chacune d’elles.
Une remarque s’impose dès à présent. Ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le
noter ailleurs6, il y a un danger certain à trop « politiser » Ibn Taymiyya. Certes, il
partage le postulat premier de la philosophie politique des falāsifa, à savoir : « Vivre
ensemble, dans une cité, n’est possible qu’avec une loi juste (qānūn ‘adlī)7 ». Il
s’agit cependant là, tout au plus, d’une « politique » de berger, ainsi qu’il le confirme
en écrivant : « Il s’agit par exemple pour quelqu’un d’être le berger d’un troupeau :
quand le troupeau lui est soumis au point qu’il est capable de le paître, il en est
le berger ; sinon, il ne l’est pas. Il n’est pas d’action sinon grâce à un pouvoir de
l’[accomplir]. Quelqu’un pour qui le pouvoir d’agir ne s’est pas obtenu n’est pas un

4
Pour la date du Minhāj al-sunna et les études le concernant, voir Bori C. (2007), « Théologie politique et
Islam à propos d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) et du sultanat mamelouk », Revue de l’Histoire des Religions
224/1, p. 10-11.
5
C. Bori, dans « Théologie politique et Islam », propose une première exploration des idées « politiques »
du Minhāj, principalement à partir de son chapitre introductif et en rapport aux concepts de califat et de
sultanat. Un nombre plus important de passages du Minhāj seront traduits ici et étudiés sous l’angle plus
général de l’autorité et de son exercice. Les conclusions de C. Bori n’en demeurent pas moins du plus haut
intérêt.
6
Voir Michot, Ibn Taymiyya, Mardin, p. 59-63.
7
Voir infra, texte V.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 263

agent. [Pour quelqu’un], le pouvoir (qudra) de diriger (siyāsa) les gens dépend soit
de leur obéissance vis-à-vis de lui, soit de son triomphe sur eux8 ». Plutôt qu’une
théorie de l’État, c’est une réflexion sur l’autorité qu’Ibn Taymiyya semble ainsi
proposer, en un curieux mélange de bon sens, de théologie du kalām (le rapport
pouvoir – action, qudra – ‘amal) et de pastoralisme. Cette réflexion détermine la
perspective dans laquelle nous mènerons notre enquête.
Pour l’auteur du Minhāj al-sunna, deux principes ont un caractère fondamental :
premièrement, le refus de tout savoir humain absolu ; ensuite, le refus de toute
obéissance inconditionnelle, sinon à Dieu et au Prophète. Ce n’est qu’une fois ces
deux principes établis qu’il est possible de parler de mise en œuvre de la sharī‘a
et d’autorité. Il vaut la peine de laisser Ibn Taymiyya s’exprimer lui-même sur ces
sujets et nous ne ferons pas beaucoup plus, ici, que traduire une vingtaine de textes
et brièvement les commenter.

***

I. Les limites du savoir humain, y compris prophétique9. — Les [choses]


particulières, il n’est pas possible de les établir concrètement par un texte (naṣṣ
‘alā). Bien plutôt, en ce qui les concerne, on a immanquablement besoin de l’ijtihād
appelé « réalisation de l’objet » (taḥqīq al-manāṭ). Ainsi n’est-il pas possible que
le Législateur (shāri‘) établisse par un texte, pour chaque orant, la direction de la
qibla appropriée pour son [cas] non plus que, pour chaque magistrat (ḥākim), la
probité (‘adāla) de chaque témoin, etc.
Les choses étant telles, si [les rāfiḍites]10 prétendent [qu’il y a] infaillibilité
(‘iṣma) de l’imam à propos des [choses] particulières, c’est de l’entêtement
(mukābara) et personne ne prétendra cela ! ‘Alī – Dieu soit satisfait de lui ! – investit
d’une autorité (wallā) des gens dont la traîtrise, la déficience, etc., devinrent claires
(tabayyana) pour lui [par la suite. De surcroît], il coupa la main d’un individu sur la
base du témoignage de deux témoins qui lui dirent ensuite avoir fait erreur. Il leur
dit alors : « Si j’apprends que vous avez prémédité cela, je vous coupe les mains à
tous deux ! »

8
Voir infra, texte XII.
9
Ces titres sont ajoutés par le traducteur.
10
« – Zayd, fils de ‘Alī, fils d’al-Ḥusayn, a dit Abū Ḥātim al-Bustī, fut tué à Kūfa en l’an 122[/740] et exposé
sur une croix de bois. Il était d’entre les plus éminents des Gens de la Maison [du Prophète] et de leurs
savants. Les shī‘ites se réclament de lui. – C’est, dirai-je, à l’époque de la révolte de Zayd que les shī‘ites se
séparèrent en rāfiḍites et en zaydites. Quand [Zayd] fut interrogé à propos d’Abū Bakr et de ‘Umar et qu’il
appela sur eux deux la miséricorde [de Dieu], des gens le rejetèrent (rafaḍa) et il leur dit : « Vous m’avez
rejeté ! » Ils furent donc appelés rāfiḍites (« reje­teurs ») du fait qu’ils l’avaient rejeté (rafḍ), tandis que ceux
d’entre les shī‘ites qui ne l’avaient pas rejeté furent appelés zaydites du fait qu’ils lui étaient restés attachés.
Quand [son cadavre] fut crucifié, les servants [de Dieu] (‘ibād) vinrent de nuit vers sa croix, se livrer là à
leur service d’adoration » (Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 35).
264 Yahya M. Michot

Ainsi en alla-t-il aussi du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix !
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] à son propos qu’il a dit : « Vous venez vers
moi en adversaires l’un de l’autre. Peut-être l’un de vous est-il plus éloquent dans
son argumentation que l’autre, et je lui donne donc gain de cause en fonction de ce
que j’entends. Celui en faveur de qui je décide une chose à laquelle son frère aurait
droit, qu’il ne l’accepte pas ! Je ne fais en effet que lui tailler une part du Feu11 ».
Un groupe d’entre les gens du bien prétendit, à l’encontre d’individus d’entre les
gens du mal appelés « Banū Ubayraq », que ceux-ci leur avaient volé nourriture
et cuirasses. Des gens vinrent mettre hors de cause ces accusés et le Prophète –
Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – pensa que ces gens qui les mettaient hors
de cause étaient véridiques, jusqu’à ce que le Dieu Très-Haut fasse descendre
sur lui [ces versets] : « Nous avons fait descendre sur toi l’écriture avec le Vrai,
pour que tu juges entre les gens selon ce que Dieu t’a fait voir. Ne te fais pas
l’avocat des traîtres et demande pardon à Dieu ! Assurément, Dieu est Pardonnant,
Miséricordieux. Ne dispute pas en faveur de ceux qui se trahissent eux-mêmes.
Dieu en effet n’aime pas celui qui est un traître, un pécheur12 ».
En somme, les affaires sont de deux espèces : universelles, générales, et
particulières, spécifiques. Les [choses] particulières, spécifiques, c’est comme le
particulier [tel que] la représentation qu’on en a interdit qu’il y ait à son propos
association [d’autres choses. Il s’agit] par exemple de l’héritage de ce mort, de la
probité de ce témoin, de ce qui est dépensé pour cette épouse, de la répudiation
prononcée par cet époux, de l’exécution de la peine (ḥadd) à l’encontre de cet
[individu] corrupteur, et choses semblables. Ceci est d’entre les [choses] que, ni
pour un Prophète, ni pour un imam, ni pour aucune des créatures, il n’est possible
d’établir par un texte en leur individualités, l’une après l’autre. En effet, les
actions des fils d’Adam et les identités (‘ayn) de ces derniers, un seul et même
savoir humain est incapable d’en connaître les identités particulières et de les
exprimer. Pour un humain, il n’est pas possible non plus de savoir tout cela par une
[révélation] que Dieu lui adresserait. Tout au plus est-il possible, [pour une telle
révélation], d’évoquer les affaires universelles, générales. Ainsi [le Prophète] a-t-il
dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « J’ai été envoyé avec les paroles de
synthèse13 (jawāmi‘ al-kalim)14 ».

11
Voir al-Bukhārī Muḥammad (1311/[1893] - 1313/[1895]), Ṣaḥīḥ, 9 vol., Al-Maṭba‘a al-kubrā al‑amīriyya,
Boulaq, Shahādāt, vol. III, p. 180 ; Muslim (s. d.), Al-Jāmi‘ al-ṣaḥīḥ, 8 vol., [réimp. de la 1re éd. de
Constantinople, 1334/1916], Al-Maktab al-tijārī li-l-ṭibā‘a wa-l-nashr wa-l-tawzī‘, Beyrouth, Aqḍiya,
vol. V, p. 129.
12
Coran, IV [al-Nisā’] 105-107.
13
Voir le hadith des six faveurs divines distinguant Muḥammad des autres Prophètes, la première étant : « Les
paroles de synthèse (jawāmi‘ al-ka­lim) m’ont été données », in Muslim, Ṣaḥīḥ, Masājid, vol. II, p. 64, et
Ashriba, vol. VI, p. 100 ; al-Tirmīdhī Abū ‘īsā Muḥammad (1403/1983), Al-Sunan, éd. ‘Uthmān ‘A. R. M.,
5 vol., 2e éd., Dār al-Fikr, Beyrouth, Siyar, vol. III, p. 56, n° 1594 ; Ibn Ḥanbal Aḥmad (1403/1983),
Al-Musnad, 6 vol., [réimp. de la 1re éd. d’al-Bābī al-Ḥalabī, Le Caire, 1313/1896], Al-Maktab al-islāmī,
Beyrouth, vol. II, p. 172.
14
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 412-413.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 265

La déconstruction taymiyyenne de l’absolutisme commence donc par une


épistémologie philosophante limitant le potentiel cognitif des hommes, dont le
Prophète et, a fortiori, les imams shī‘ites. Le théologien ne va pas jusqu’à nier la
connaissance divine du particulier ainsi qu’al-Ghazālī, dans le Tahāfut, accuse les
falāsifa de le faire, mais affirme clairement l’impossibilité, pour tout homme, d’une
connaissance exhaustive des particuliers, fût-ce par révélation. La distinction de deux
types de savoir religieux s’impose en conséquence, l’un particulier, l’autre universel,
ainsi qu’affirmé dans ce deuxième passage :
II. Deux types de savoir religieux. — Le savoir religieux dont les imams et la
communauté (umma) ont besoin est de deux espèces : un savoir universel, comme
[celui concernant] l’obligation des cinq prières, le jeûne du mois de ramaḍān,
l’aumône et le pèlerinage, la prohibition de la fornication, du vol et du vin, etc., et
un savoir particulier comme [celui concernant] l’obligation de l’aumône sur telle
chose, l’obligation de mettre une peine à exécution à l’encontre d’un tel, et choses
similaires.
Le premier [savoir], la Loi (sharī‘a) en assure indépendamment [la gestion]
(mustaqill bi-hi), sans avoir besoin d’imam à son propos. Soit en effet le Prophète
a établi par un texte (naṣṣa ‘alā) les matières universelles de la Loi dont on a
immanquablement besoin, soit il a omis [de parler de] ce qui, d’elle, requiert un
raisonnement analogique (qiyās). Dans le premier cas, ce qui est visé [par la Loi]
est établi. Dans le second, [la connaissance de] cette mesure [de choses laissées
sous silence] s’obtient par le raisonnement analogique15.

Autre conséquence de l’épistémologie taymiyyenne, la nécessité pour toute


législation, ou commandement, notamment prophétique, de s’en tenir à des propos
généraux, universels :
III. Le caractère nécessairement général des propos oraux ou écrits d’une autorité.
— Quand celui qui commande (amīr) s’adresse aux gens, il faut immanquablement
qu’il s’adresse à eux en des propos généraux englobant (‘amma) les choses
concrètes, les actions, etc. Il est en effet impossible que, dans son discours, il
identifie chaque action, de chaque acteur, à chaque moment. Ceci ne serait pas
possible. Il ne lui est donc possible de tenir que des propos généraux, de portée
universelle (kullī), et tenir des propos généraux, de portée universelle, est aussi
possible dans le cas du Prophète.
Si tu prétends que les textes mêmes du Messager ne sont pas généraux, de
portée universelle, il te sera dit : « C’est impensable (mamnū‘) ». Et si on concède
que c’est impensable au sujet des textes du Messager, qui est plus parfait que
l’imam, il est encore plus approprié et adéquat que ce soit impensable au sujet des
textes de l’imam. S’agissant des propos de l’imam, tu es donc forcé d’[accepter]
une de ces deux affaires : soit la confirmation (thubūt) de la portée générale des

15
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 410.
266 Yahya M. Michot

termes, soit la confirmation de la portée générale des significations, par un examen


(i‘tibār)16.

Alors qu’Ibn Taymiyya est parfois accusé d’être un fondamentaliste opposé à la


raison et ne reconnaissant d’autres sources canoniques que le Coran et le Hadith, les
textes qui précèdent attestent comment son épistémologie même requiert et valide
le raisonnement analogique (qiyās) et l’effort de réflexion personnelle (ijtihād). La
nécessité de ce dernier est réaffirmée quand il écrit :
IV. La nécessité de l’ijtihād. — Les [affaires] concrètes qui sont interdites, il n’y
a pas moyen de les établir par un texte, ni pour un Messager, ni pour un imam. En
ce qui les concerne il faut bien plutôt, immanquablement, de l’ijtihād. Celui qui
fait de l’ijtihād à leur sujet fait parfois mouche et, d’autres fois, fait erreur. Ainsi le
Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – a-t-il dit : « Lorsque le magistrat
(ḥākim) fait de l’ijtihād et fait mouche, à lui deux récompenses. S’il fait erreur, à
lui une récompense17 ».
Ainsi [le Prophète] dit-il à Sa‘d b. Mu‘ādh18, alors qu’il était arbitre dans une
affaire bien précise : « Dans cette [affaire], il est commandé au juge de choisir
ce qui vaut le mieux (al-aṣlaḥ). » Quand il rendit comme jugement de tuer les
combattants des Banū Qurayẓa19 et d’emmener captifs leurs enfants, le Prophète –
Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – dit : « Tu as rendu à leur sujet le jugement
[rendu par] Dieu du haut de sept cieux20 ». Ainsi aussi [le Prophète] disait-il à celui
qu’il envoyait en tant qu’émir d’un détachement ou d’une armée : « Lorsque tu
assiégeras les gens d’une forteresse et qu’ils te demanderont de les traiter selon le
jugement de Dieu, si tu ne sais pas ce que Dieu a rendu comme jugement à leur
sujet, traite-les selon ton jugement et le jugement de tes compagnons21 ». Ces trois
hadiths se trouvent dans le Ṣaḥīḥ22.

Par réalisme épistémologique, la prophétologie taymiyyenne se veut tempérée,


non mythologisante. Elle s’accompagne non seulement d’un refus de l’imamologie
ḥillienne mais aussi d’une légitimation de l’initiative et de la pensée personnelles.
Tout comme l’union fait la force, le théologien croit par ailleurs à la construction
collective du savoir, notamment par un contrôle public de sa qualité. Il y a en effet
plus dans un ensemble que la simple addition de ses unités. D’où une validation du
consensus (ijmā‘) comme source de connaissance en sus de l’ijtihād et du qiyās.
D’où par ailleurs une mise en avant du magistère de la communauté (umma).

16
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 463.
17
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, I‘tiṣām, vol. IX, p. 108 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Aqḍiya, vol. V, p. 131.
18
Sa‘d b. Mu‘ādh al-Anṣārī (m. 5/627), Compagnon de la tribu des Aws.
19
Une des trois tribus juives de Yathrib (Médine), attaquée par Muḥammad en 5/627.
20
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. IV, p. 67 ; Manāqib al-Anṣār, vol. V, p. 36 ; Maghāzī, vol. V, p. 112 ;
Muslim, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. V, p. 160-61.
21
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Jihād, vol. V, p. 140.
22
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 416.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 267

V. Savoirs individuel et collectif. — On le sait, lorsqu’un consensus (ijmā‘) se


produit, il se produit pour lui des attributs qui n’existent pas chez les individus,
et il n’est pas permis de considérer que le statut d’un individu est d’« être réunis,
ensemble » (ijtimā‘). Il se peut en effet que chacun des individus transmettant une
information se trompe et mente [isolément]. Quand ces informateurs en arrivent
finalement à se répéter de manière récurrente (ḥadd al-tawātur), il est [cependant]
impensable qu’ils mentent et se trompent.
[Isolément], aucune bouchée, gorgée, coupe, ni ne rassasie, ni ne désaltère,
ni n’enivre. Quand cependant il s’en réunit un nombre abondant, cela rassasie,
désaltère et enivre. [Isolément], aucun homme n’est capable de combattre
l’ennemi. Quand cependant un groupe important se réunit, ils sont capables de
combattre. Le nombre (kathra) a une influence sur l’accroissement de la force,
l’accroissement du savoir, etc. Voilà pourquoi un ou deux individus font parfois
erreur dans les questions de calcul. Quand cependant leur nombre est important,
cela est aussi impensable que c’est pensable dans le cas où quelqu’un est seul.
Nous le savons nécessairement, le savoir de deux individus est plus abondant que
le savoir de chacun d’eux deux pris seul, et leur force est plus importante que la
force de chacun d’eux.
De ce que l’erreur se produit dans la situation où quelqu’un est seul il ne
s’ensuit donc pas qu’elle se produise en situation de nombre. Le Très-Haut a dit :
« Si l’une des deux s’égare, l’autre la fera se souvenir23. » En calcul, quelqu’un
peut faire erreur sans que l’ensemble (jamā‘a) des hommes fasse erreur. Ainsi en
va-t-il du croissant [de la nouvelle lune] : un individu peut penser qu’il s’agit du
croissant alors que ce n’est pas le cas ; quant au grand nombre, on ne peut pas
imaginer qu’ils se trompent. Nous le savons, lorsque les musulmans sont ensemble
(ijtama‘a) et en nombre, ceux d’entre eux qui appellent aux abominations et à
l’injustice sont moins nombreux que ceux qui y appellent quand ils sont en petit
nombre. Dans une situation où ils sont réunis, ils ne s’opposent pas ensemble aux
prescriptions de l’Islam comme un ou deux individus le font.
Vivre ensemble (ijtama‘a), dans une cité (tamaddun), n’est possible qu’avec
une loi juste (qānūn ‘adlī). Il n’est pas possible que les gens d’une cité se mettent
ensemble à s’autoriser à être injustes les uns vis-à-vis des autres, de manière
absolue, car il n’y aurait alors, pour eux, plus [moyen de] vivre. Ou plutôt même,
nous le constatons, lorsqu’un émir est injuste vis-à-vis de certains de ses sujets,
il faut immanquablement que certains de ses compagnons ne subissent pas son
injustice au moment où il est injuste vis-à-vis de ses sujets. Quant à l’[injustice]
en laquelle tous s’équivalent, elle ne comporte pas d’injustice des uns vis-à-vis
des autres. On le sait, le statut d’une collectivité (majmū‘) diffère du statut des
individus, qu’il s’agisse d’un ensemble de notables ou de gens du commun. Parmi
les proverbes qu’un [émir] obéi donne à ses compagnons, il y a ceci : « Une seule
flèche, il est possible de la briser. Quand des flèches sont mises ensemble, il n’est
plus possible de les briser »24.

23
C., II [al-Baqara] 282.
24
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 357-59.
268 Yahya M. Michot

Sans pour autant remettre en cause les enseignements de son épistémologie


réaliste, l’exaltation taymiyyenne du consensus communautaire en matière de savoir
aboutit à une véritable sacralisation de l’autorité de l’Umma. Plutôt qu’en un imam,
c’est en effet en la communauté qu’il voit le gardien de la Loi, un gardien dont
l’infaillibilité, une fois la prophétie scellée par Muḥammad, tient lieu de prophétat.
VI. La communauté, gardienne de la Loi. — [Al-Ḥillī] : « Il faut que l’imam soit
le gardien (ḥāfiẓ) de la Loi (shar‘) du fait que la révélation s’est interrompue à la
mort du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – et que le Livre et la
sunna ne suffisent pas (quṣūr), pour ce qui est de détailler les jugements (ḥukm)
particuliers qui se présenteront jusqu’au Jour de la résurrection. Il faut donc,
immanquablement, un imam désigné par le Dieu Très-Haut et protégé (ma‘ṣūm)
des glissements et de l’erreur, de manière à ce que certains des jugements [de la
Loi] ne soient pas abandonnés, ou qu’il n’en soit pas ajouté certains, délibérément
ou par inadvertance […]. »
– Nous ne concédons pas qu’il faille que [l’imam] soit le gardien de la Loi. Il
faut bien plutôt que la communauté (umma) soit la gardienne de la Loi, et être la
gardienne de la Loi s’obtient grâce à l’ensemble de la communauté comme cela
s’obtient par un seul [individu]. Ou bien plutôt, quand la Loi est transmise par de
nombreuses autorités récurrentes (ahl al-tawātur), c’est mieux que [de la voir]
transmise par une seule de ces [autorités]25.
VII. L’infaillibilité prophétique du consensus. — Nous ne concédons pas que le
besoin requiert la désignation (naṣb) d’un imam infaillible ; et cela, parce que
l’infaillibilité de la communauté dispense de son infaillibilité. Ceci est d’entre
les choses que les ulémas ont évoquées à propos de la sagesse de l’infaillibilité
de la communauté. [Il en va ainsi], ont-ils dit, pour la raison [suivante] : lorsque
les gens des communautés [venues] avant nous remplaçaient leur religion [par
d’autres choses], Dieu envoyait un Prophète qui rendait claire la Vérité ; or cette
communauté-ci, il n’y aura plus de Prophète après son Prophète ; son infaillibilité
[lui] tient donc lieu du prophétat. Il n’est possible à aucun d’entre eux de rien
remplacer de la religion sans que Dieu fasse se dresser quelqu’un qui rende claire
son erreur, s’agissant de ce qu’il aura remplacé. Il n’y aura d’accord consensuel de
la communauté sur rien qui constitue de l’égarement, ainsi que [le Prophète] l’a
dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! : « Un groupe de ma communauté ne
cessera pas de [suivre] le Vrai – sans que leur nuise ni celui qui ira à leur encontre,
ni celui qui les trahira – jusqu’à ce que l’Heure se lève26 ». Il a aussi dit : « Dieu
vous a préservés, par la langue de votre Prophète, d’arriver à un consensus sur
quelque chose constituant de l’égarement27 », et autres [déclarations constituant
des] indices prouvant la validité du consensus (ijmā‘)28.

25
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 457.
26
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Tawḥīd, vol. IX, p. 101, 136 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 52-53 ;
Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. V, p. 34, 269, 278, 279.
27
Voir Abū Dā’ūd Sulaymān b. al-Ash‘ath (s. d.), Al-Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd M. M. D., 4 vol., Dār Iḥyā’
al-sunna al-nabawiyya, Beyrouth, Fitan, p. 98, n° 4253.
28
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 466-67.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 269

En anglais, on pourrait parler d’un empowerment canonique de la communauté


chez Ibn Taymiyya. Car c’est bien de pouvoir qu’il s’agit, et pas seulement d’autorité
doctrinale. Ainsi précise-t-il qu’un jugement (ḥukm) de l’umma est un jugement de
Dieu, et que « ce que la communauté commande, Dieu le commande, ainsi que Son
Messager ». Au confluent de l’épistémologie et de la Tradition prophétique, c’est
donc une gestion populaire du religieux qu’Ibn Taymiyya promeut. Une théocratie
certes, mais une théocratie exercée par la communauté, la masse, le peuple. C’est-
à-dire aussi, pour parler grec encore, et bien entendu sans jeu de mot facile, une
théocratie du laos ; bref, une théocratie laïque.
VIII. Une théocratie populaire. — [Al-Ḥillī] : « Le consensus n’est pas un
fondement, pour ce qui est de donner un indice (dalāla). » – Si [al-Ḥillī] veut dire
par là qu’un commandement de gens d’accord par consensus (amr al-mujtami‘īn),
il n’est pas obligatoire de lui obéir pour lui-même (li-nafsi-hi) mais seulement en
tant qu’il constitue un indice d’un commandement de Dieu et de Son Messager,
c’est vrai. Ceci, cependant, ne nuit pas [à notre position]. Il en va en effet aussi
ainsi d’un commandement du Messager : il n’est pas obligatoire de lui obéir pour
lui-même (li-dhāti-hi) mais, bien plutôt, parce que quiconque obéit au Messager
obéit à Dieu. En réalité, nul n’est obéi pour lui-même (li-dhāti-hi) sinon Dieu. C’est
à Lui qu’il appartient de créer et de commander. C’est aussi à Lui qu’il appartient
de juger (ḥukm). Juger n’appartient en effet qu’à Dieu. Obéir au Messager est
seulement obligatoire parce que lui obéir est obéir à Dieu, et obéir aux croyants
d’accord par consensus est obligatoire parce que leur obéir est obéir à Dieu et au
Messager. Prendre le Messager comme juge (taḥkīm) est obligatoire parce que son
jugement est le jugement de Dieu, et il en va aussi ainsi pour ce qui est de prendre
la communauté (umma) comme juge, parce que son jugement est le jugement de
Dieu (li-anna ḥukma-hā ḥukm Allāh).
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] à propos du Prophète – Dieu prie sur lui
et lui donne la paix ! – qu’il a dit : « Quiconque m’obéit obéit à Dieu, et quiconque
obéit à mon commandeur (amīr) m’obéit. Quiconque me désobéit désobéit à Dieu,
et quiconque désobéit à mon commandeur me désobéit29 ». Il y a de nombreuses
preuves qu’il n’y aura d’accord consensuel de la communauté sur rien qui constitue
de l’égarement. Ou, bien plutôt même, ce que la communauté commande, Dieu le
commande, ainsi que Son Messager (mā amarat bi-hi al-umma fa-qad amara Allāh
bi-hi wa-rasūlu­hu)30.

***

Deuxième axiome de la réflexion taymiyyenne sur l’autorité, le refus de toute


forme d’obéissance inconditionnelle en dehors de Dieu et du Messager. Comme déjà

29
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Aḥkām, vol. IX, p. 61-62 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 13.
30
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 340-41.
270 Yahya M. Michot

entrevu dans le texte VIII ci-dessus, même le Prophète n’est pas à obéir « pour lui-
même », mais seulement par obéissance à Dieu. A fortiori pour d’autres après lui,
puisqu’ils ne peuvent en rien prétendre recevoir des révélations.
IX. Nul n’est à obéir comme le Messager. — Si en somme, par le « texte » (naṣṣ)31
[désignant] quelqu’un à l’identité précise (mu‘ayyan) on veut dire que cet individu
sera obéi comme le Messager est obéi en tout ce qu’il commande, interdit et
autorise, sans qu’il appartienne à personne de controverser en rien avec lui de
même qu’il n’appartient à personne de controverser avec le Messager, qu’il aura le
monopole (istabadda bi-) des jugements (ḥukm) et que la communauté sera avec
lui comme elle était avec le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, ceci
n’appartient à personne après le Messager et ceci n’est possible pour nul autre que
Lui. La Révélation n’arrive en effet à personne après lui comme elle lui arrivait,
et personne n’a connu tout ce que le Messager connaissait. Il ne reste donc pas de
moyen de lui être semblable, ni [en approchant la question] de son point de vue, ni
[en l’approchant] du point de vue du Seigneur Très-Haut32.

Quels que soient le magistère et le pouvoir qu’Ibn Taymiyya reconnaît à la


communauté, cette dernière doit elle-même être dirigée par certaines autorités. Ainsi
que précisé dans un hadith, trois individus ne peuvent voyager ensemble sans désigner
l’un d’entre eux comme émir33. Le théologien de parler par ailleurs du besoin d’un
imam, qu’il s’agisse de communiquer le savoir ou de le mettre en œuvre :
X. Les deux rôles de l’imam. — On a besoin de l’imam pour deux choses : soit en
ce qui concerne le savoir, pour le communiquer (tablīgh) et l’enseigner ; soit en ce
qui concerne sa mise en œuvre, pour que, de sa force (quwwa) et de sa puissance
(sulṭān), il aide les gens à ce propos34.

Entre les deux extrêmes d’une obéissance absolue et de l’anarchie, il y a donc la via
media d’autorités à obéir en ce qu’elles accomplissent comme « actes d’obéissance à
Dieu ». Les gens ne prospèrent en effet, matériellement et moralement, que grâce à
des autorités (wālī). L’important est par ailleurs l’existence d’une puissance capable
de mettre en œuvre des « objectifs de l’exercice de l’autorité » (maqāṣid al-wilāya)
de caractère nettement plus juridique, moral, militaire et religieux que strictement
politique, à en juger par la liste que le théologien en donne. De ce point de vue,
même le long règne d’un imam tyrannique vaut mieux qu’une nuit sans imam.
XI. Les objectifs de l’exercice de l’autorité. — Les gens de la sunna informent de ce
qui a eu lieu (wāqi‘) et commandent ce qui est obligatoire (wājib). Ils témoignent

31
Cf. al-Ḥillī, in Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 443 : « Il faut que l’imam ait fait l’objet d’un
texte. »
32
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 452.
33
Voir infra, texte XII.
34
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 386.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 271

de ce qui a eu lieu (waqa‘a) et ils commandent ce que Dieu et Son Messager


commandent. Ce furent ces [dirigeants omeyyades et abbassides], disent-ils, qui
assumèrent l’autorité35 (tawallā) et eurent une puissance (sulṭān) et un pouvoir
(qudra) grâce auxquels ils furent capables de [mettre en œuvre] les objectifs de
l’exercice de l’autorité (maqāṣid al-wilāya) : mettre à exécution les peines (ḥadd),
partager les richesses (qasm al-amwāl), attribuer les positions d’autorité (tawliyat
al-wilāyāt), mener le jihād contre l’ennemi, célébrer le pèlerinage, les fêtes et la
prière du vendredi, et autres objectifs de l’exercice de l’autorité.
Les [Sunnites] disent par ailleurs qu’il n’est pas permis d’obéir à un de ces
[dirigeants], de leurs députés et alii dans la désobéissance à Dieu. Bien plutôt,
on s’associera à lui en ce qu’il accomplit comme acte d’obéissance à Dieu : on
mènera avec lui des raids contre les mécréants, on priera avec lui le vendredi et
les deux fêtes, on accomplira le pèlerinage avec lui, on l’aidera à mettre les peines
à exécution, à commander le convenable (ma‘rūf) et à interdire le répréhensible
(munkar), etc. On aidera donc les [autorités] dans la piété et la crainte [de Dieu] ;
on ne les aidera pas dans le péché et l’hostilité.
Les [Sunnites] disent aussi que d’autres que [les Omeyyades et les Abbassides]
assumèrent l’autorité. À l’ouest, elle fut assumée par un groupe d’Omeyyades et
par un groupe de ‘Alīdes36. On le sait, les gens ne sont bons (ṣalaḥa) que grâce à des
autorités (wālī). Si l’autorité était assumée par des [dirigeants] inférieurs à ces rois
injustes, cela vaudrait encore mieux que ne pas en avoir. Ainsi dit-on : « Soixante
ans avec un imam tyrannique (jā’ir) valent mieux qu’une nuit sans imam »37.

Pour Avicenne, aucun projet de type supérieur ne peut être poursuivi par
quelqu’un sans que les dimensions inférieures de son être y soient associées, de
sorte à ne pas lui faire obstacle. Par exemple, point d’intuition de la solution d’un
problème de géométrie sans occupation de l’imagination et de la main par des
dessins correspondant à ce problème. Ou, pour un mystique, point d’extase sans
danse38. Dans une perspective similaire, ainsi que déjà évoqué au début de cet article,
Ibn Taymiyya conditionne l’effectivité d’une autorité – imamat, royauté, etc. – par
son acceptation non seulement par une armée mais par la population, directement
ou indirectement, tout comme un berger n’est effectivement un berger que s’il est

35
Allusion aux deux premières dynasties de l’Islam, qui régnèrent effectivement sur le Moyen-Orient alors
que les descendants de ‘Alī n’y accédèrent pas au pouvoir.
36
Allusion aux Omeyyades d’Andalousie (138/756-422/1031) et à la dynastie shī‘ite des Idrīsides du Maroc
(172/789-314/926).
37
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 547-48.
38
Voir Michot Y. (1986), « Cultes, magie et intellection : l’homme et sa corporéité selon Avicenne », in
Wenin Ch. (éd.), L’homme et son univers au Moyen Âge. Actes du septième congrès international de
philosophie médiévale (30 août - 4 septembre 1982), 2 vol., (Philosophes médiévaux) Éditions de l’Institut
Supérieur de Philosophie, Louvain-la-Neuve, vol. I, p. 220-33 ; id. (1993), « Dés-altération et épiphanie :
une lecture avicennienne de la danse mevlevie », in 6. Millî Mevlânâ Kongresi. Tebliğler, 24-25 mayıs
1992, Selçuk Üniversitesi Konya, (Selçuk Üniversitesi Yayınları, n° 110 – Selçuklu Araştırmaları Merkezi
Yayınları, n° 9) Selçuk Üniversitesi Rektörlügü, Konya, p. 25-33.
272 Yahya M. Michot

obéi par ses moutons. Certes, le théologien envisage l’obligation d’obéir pour des
vaincus, en cas de triomphe par l’épée. D’une manière plus générale, il en revient
cependant, une fois de plus, à la nécessité d’un consensus populaire. Ainsi qu’affirmé
par Ibn Ḥanbal, « l’imam est celui sur qui il y a accord consensuel des musulmans. »
XII. Realpolitik et légitimation des autorités par le bas. — Pour les [sunnites],
l’imamat s’établit (thabata) en étant accepté par les gens d’armes (ahl al-shawka)
et un homme ne devient pas imam jusqu’à ce que les gens d’armes l’acceptent,
grâce à l’obéissance de qui l’objectif (maqṣūd) de l’imamat s’obtient (ḥaṣala).
Ce qui est visé (maqṣūd) par l’imamat ne se produit (ḥaṣala) en effet que par le
pouvoir (qudra) et la puissance (sulṭān). Quand on prête allégeance à quelqu’un
d’une façon grâce à laquelle le pouvoir et la puissance s’obtiennent [pour lui], il
devient imam. Voilà pourquoi les imams des Anciens (salaf) ont dit que celui qui
en vient à avoir un pouvoir et une puissance grâce auxquels il accomplit l’objectif
de l’exercice de l’autorité (maqṣūd al-wilāya), celui-là est d’entre les détenteurs
du commandement (ūlū al-amr) à qui Dieu a commandé d’obéir tant qu’ils ne
commandent pas de désobéir à Dieu. L’imamat est royauté et puissance, or la
royauté ne devient pas royauté en étant acceptée par un [individu seulement], ni par
deux, ni par quatre, à moins que son acceptation par ces [individus] implique celle
d’autres [gens], de sorte qu’elle devienne par là royauté. Ainsi aussi toute affaire
pour laquelle une aide est requise ne se produit-elle que s’il y a des gens à qui il est
possible de s’entraider à son propos. Voilà pourquoi, quand il fut prêté allégeance
à ‘Alī et qu’il en vint à avoir avec lui une force armée (shawka), il devint imam.
Quand un groupe [de gens] est en voyage, la sunna veut qu’ils désignent l’un
d’eux comme émir, ainsi que le Prophète l’a dit – Dieu prie sur lui et lui donne
la paix ! : « Il n’est pas licite à trois individus d’être en voyage sans désigner l’un
d’entre eux comme émir39. » Quand les gens en ayant le pouvoir (ahl al-qudra)
parmi eux le désignent comme émir, il devient donc émir. Pour quelqu’un, être
un émir, un cadi, une autorité (wālī), et autres affaires dont l’édifice repose sur le
pouvoir et la puissance, cela se produit quand, s’agissant de pouvoir et de puissance,
ce grâce à quoi cela se produit s’obtient ; sinon, cela ne se produit pas. En effet, ce
qui est visé par ces [fonctions], c’est accomplir des actions qui ne se produisent que
grâce à un pouvoir ; quand donc s’obtient le pouvoir grâce auquel il est possible
[d’accomplir] ces actions, elles se produisent ; sinon, elles ne se produisent pas.
Il s’agit par exemple pour quelqu’un d’être le berger d’un troupeau : quand le
troupeau lui est soumis au point qu’il est capable de le paître, il en est le berger ;
sinon, il ne l’est pas. Il n’est pas d’action sinon grâce à un pouvoir de l’[accomplir]
(lā ‘amala illā bi-qudratin ‘alay-hi). Quelqu’un pour qui le pouvoir d’agir ne s’est
pas obtenu n’est pas un agent. [Pour quelqu’un], le pouvoir (qudra) de diriger
(siyāsa) les gens dépend (bi-) soit de leur obéissance vis-à-vis de lui, soit de son
triomphe (qahr) sur eux. Quand il en vient à être capable (qādir) de les diriger, du
fait de (bi-) leur obéissance ou de son triomphe, il est possesseur d’une puissance
à obéir (dhū sulṭān muṭā‘) quand il commande d’obéir à Dieu.

39
Voir Abū Dā’ūd, Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd, Jihād, vol. III, p. 36, n° 2608-2609.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 273

Voilà pourquoi Aḥmad [b. Ḥanbal] a dit, dans la lettre de ‘Abdūs b. Mālik al-
‘Aṭṭār40 : « Pour nous, les fondements de la sunna consistent à s’attacher à ce que
les Compagnons du Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
pratiquaient… » jusqu’à « …celui qui assume le califat, qui fait l’objet du consensus
des gens et de qui ils sont satisfaits, celui par ailleurs qui les vainc de son épée, si
bien qu’il devient calife et est appelé « Commandeur des croyants », verser à celui-
là les aumônes canoniques (ṣadaqa) est permis, qu’il soit pieux ou pervers. »
Dans des paroles rapportées par Isḥāq b. Manṣūr41, [Ibn Ḥanbal] a par ailleurs
dit, alors qu’il était interrogé au sujet de la signification de ce hadith du Prophète
– Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – « Celui qui meurt sans avoir d’imam
meurt d’une mort de l’Âge de l’Ignorance42 » : « Sais-tu ce qu’est l’imam ? L’imam
est celui sur qui il y a accord consensuel des Musulmans, chacun d’eux disant :
« Voici un imam. » Voilà le sens de cette [tradition] »43.

Ibn Taymiyya ne se contente pas d’affirmer qu’il n’y a pas d’autorité effective
sans reconnaissance de celle-ci par ceux sur qui elle est censée s’exercer. Rejetant
tout autocratisme, il souligne la nécessité d’une véritable association (mushāraka)
entre gouvernants et gouvernés, tout comme un imam ne peut prétendre diriger une
prière collective ou du vendredi si personne n’est effectivement là pour prier avec
lui.
XIII. Une association indispensable. — De l’ignorance des rāfiḍites participe le
fait qu’ils jugent nécessaire qu’un des musulmans soit infaillible et permettent que
la collectivité des musulmans fasse erreur s’il n’y a pas quelqu’un d’infaillible
parmi eux. La claire raison (al-ma‘qūl al-ṣarīḥ) témoigne pourtant que lorsque
de nombreux savants, avec la diversité de leurs ijtihād-s, sont en accord pour dire
quelque chose, cela a plus de motifs d’être correct que ce qu’un seul [dit]. [Elle
en témoigne par ailleurs], alors même qu’il est possible que le savoir provienne
d’une seule information, il vaut mieux qu’il provienne d’informations récurrentes
(mutawātir).
Parmi les choses rendant cela évident, il y a le fait que l’imam est l’associé
(sharīk) des gens pour ce qui est des choses d’intérêt général (al-maṣāliḥ al-
‘āmma). Lui seul n’est en effet pas capable de les mettre en œuvre, à moins que
lui et eux s’associent à leur propos. Ainsi ne lui est-il possible ni de mettre les
peines (ḥadd) à exécution, ni de recouvrer des droits, ni d’en honorer, ni de mener
le jihād contre un ennemi, à moins que [les gens] l’aident. Ou, même, il ne lui
est possible de [diriger] ni la prière du vendredi, ni la prière collective, s’ils ne
prient pas avec lui. [Par ailleurs], il n’est pas possible qu’ils fassent ce qu’il leur

40
Pour ‘Abdūs b. Mālik Abū Muḥammad al-‘Aṭṭār, voir Ibn al-Jawzī Abū al-Faraj (1402/1982), Manāqib
al-imām Aḥmad bin Ḥanbal, Dār al-Āfāq al-Jadīda, Beyrouth, p. 511.
41
Pour Isḥāq b. Manṣūr b. Bahrām Abū Ya‘qūb al-Kūsaj al-Marwazī (m. 251/865), voir Ibn al-Jawzī,
Manāqib, p. 510.
42
Voir Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. IV, p. 96.
43
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. I, p. 527-29.
274 Yahya M. Michot

commande si ce n’est avec leur force et leur volonté. Puisque donc ils sont de
ses associés (mushārik) pour ce qui est de l’action et du pouvoir (qudra), il ne
s’esseulera pas par rapport à eux à ces propos. Ainsi en va-t-il aussi pour le savoir
et l’opinion : il ne faut pas qu’il s’esseule par rapport à eux à leur propos mais bien
plutôt que, les concernant, il s’associe à eux. Il les aidera donc et ils l’aideront. De
même que son pouvoir est déficient à moins qu’ils l’aident, ainsi son savoir est-il
déficient à moins qu’ils l’aident44.

***

Dans ces pages du Minhāj al-sunna, nous voilà donc loin de l’idée d’un savoir post-
prophétique absolu exigeant une obéissance inconditionnelle des gens à l’un ou
l’autre individu particulier – sultan, roi, émir, imam… Ceci étant établi, il devient
possible de mener plus avant notre exploration de l’identité des acteurs de la mise en
œuvre de la sharī‘a selon Ibn Taymiyya et de la nature même de celle-ci.
Comme l’acquisition du savoir, l’exercice du pouvoir s’avère pour le théologien
damascain une entreprise collective, communautaire. Selon al-Ḥillī, l’imam
perfectionne ses sujets comme le chef de la cité, pour al-Fārābī, en est l’élément le
plus parfait et, après s’être constitué lui-même, devient la cause de son progrès dans
la vertu45. Ibn Taymiyya ne nie pas l’existence de hiérarchies mais, plutôt que de
perfectionnement exclusif par le haut, préfère parler d’association et d’entraide, par
consultation, et donne divers exemples de la chose.
XIV. L’entraide de l’imam et de ses sujets. — [Al-Ḥillī] : « Il est de la nature (sha’n)
de l’imam de rendre ses sujets parfaits (takmīl). Comment leur demanderait-on en
effet un perfectionnement ? » – Il y a plusieurs réponses à ces paroles du rāfiḍite.
L’une, c’est que nous ne concédons ni que l’imam rend [ses sujets] parfaits ni
non plus qu’eux le rendent parfait. Bien plutôt, l’imam et ses sujets s’entraident
dans la piété et la crainte [de Dieu], non dans le péché et l’hostilité, à l’instar de
l’émir de l’armée, de la caravane, de la prière et du pèlerinage. La religion est
connue grâce au Messager. Il ne reste donc pas, chez l’imam, une religion qu’il
serait seul à [connaître]. Il faut pourtant, immanquablement, de l’ijtihād à propos
des [questions] particulières. Si le Vrai, en ce qui les concerne, est clair (bayyin),
il le commande. Si [le Vrai] se rend clair (mutabayyin) à l’imam et non à eux, il
le leur rend clair (bayyana) et il leur incombe de lui obéir. Si [le Vrai] est pour
eux confus, ils se consultent à son propos jusqu’à ce qu’il se rende clair à eux.
Si [le Vrai] se rend clair à un des sujets et non à l’imam, [ce sujet] le lui rend
clair. Si l’ijtihād mène à des divergences, l’imam est celui qui est à suivre en son

44
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VI, p. 409-10.
45
Voir Walzer R. (1985), Al-Fārābī on the Perfect State : Abū Naṣr al-Fārābī’s Mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-
fāḍila. A revised text with introduction, translation, and commentary, Clarendon Press, Oxford, p. 234‑35.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 275

ijtihād car il faut immanquablement [lui] donner la prépondérance, l’inverse étant


impensable.
Ceci est semblable à ce que les rāfiḍites imamites disent au sujet des députés
de l’[imam] infaillible. En effet, quand bien même les matières universelles se
rendent claires à eux, il faut immanquablement de l’ijtihād pour rendre claires les
questions particulières. À ce moment-là, tout imam est le député du Messager de
Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – au sujet de l’infaillibilité de qui il
n’y a pas de doute et dont les députés sont plus en droit d’être suivis que les députés
de quelqu’un d’autre. Ce qu’on veut dire en [disant qu’]ils sont ses députés est qu’il
leur incombe de s’acquitter de ce dont il s’est acquitté ; ce qu’on veut dire n’est
pas qu’il auraient été désignés pour [lui] succéder (istikhlāf). Obéir au Messager
est obligatoire pour toute [personne] investie d’une autorité (mutawallī), que ce
soit le Messager qui l’en ait investie ou quelqu’un d’autre, et lui obéir après sa
mort est comme lui obéir de son vivant. Si lui-même investissait quelqu’un d’une
autorité, il serait obligatoire, pour lui et pour autrui, [de faire] ce que, pour d’autres
autorités, il est obligatoire [de faire].
Un deuxième point de vue, c’est que dans toute paire de créatures on cherche
à se perfectionner l’un grâce à l’autre, à l’instar de deux personnes discutant l’une
avec l’autre du savoir, de deux personnes se consultant à propos de [quelque] avis
(ra’y), et de deux personnes s’entraidant, s’associant l’une à l’autre dans l’intérêt
(maṣlaḥa) de leur religion et de leur vie ici-bas. Ceci est seulement impensable
s’agissant du Créateur – Loué est-Il ! Il est en effet, immanquablement, l’agent
des possibles adventés, suffisamment riche par Lui-même [pour pouvoir se
passer d’eux], sans besoin de rien – de manière à ce que cela ne mène pas à un
cercle [vicieux] s’agissant des [principes] ayant une influence, non plus qu’à
un enchaînement [ad infinitum] en ce qui les concerne. Quant à deux créatures,
chacune d’entre elles tire sa puissance (ḥawl) et sa force du Dieu Très-Haut, non
pas d’elle-même ni de l’autre. Il n’y a donc pas là de cercle [vicieux].
Un troisième point de vue, c’est que les étudiants ne cessent pas d’éveiller leur
professeur à [certaines] choses. Le professeur tire donc d’eux [sa connaissance
de ces choses] alors même que l’ensemble de ce qu’un étudiant [connaît] des
fondements, il le reçoit de son professeur. Il en va semblablement des artisans et
alii.
Un quatrième point de vue, c’est que Moïse – Dieu prie sur lui et lui donne la
paix ! – tira d’al-Khaḍir [sa connaissance de] trois questions, alors même qu’il était
plus éminent que lui46. La huppe de dire par ailleurs à Salomon : « J’embrasse [de
mon savoir] ce que tu n’embrasses pas47. » [En éminence], la huppe n’est pourtant
pas proche de Salomon ! Notre Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
consultait (shāwara) ses Compagnons et se référait parfois à leur avis48.

46
Voir C., XVIII [al-Kahf] 60 – 82 ; à ce sujet, voir aussi Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, traduction in
Michot Y. (1991), Musique et danse selon Ibn Taymiyya. Le Livre du Samā‘ et de la danse (Kitāb al-samā‘
wa l-raqṣ) compilé par le shaykh Muḥam­mad al-Manbijī. Traduction de l’arabe, présentation, notes et
lexique, (Études musulmanes, XXXIII) Vrin, Paris, p. 138-39.
47
C., XXVII [al-Naml] 22.
48
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. VIII, p. 273-74.
276 Yahya M. Michot

Ce dernier texte est explicite : après le Prophète, nul imam ou autorité particulière
n’ont le monopole du savoir religieux et de sa mise en œuvre, l’un et l’autre étant
gérés communautairement. De personnes investies d’une autorité, on ne doit donc
pas exiger un niveau particulièrement élevé de perfection et d’impeccabilité. En fait,
il n’y a pas à attendre d’elles plus de justice qu’on n’exige de probité d’un témoin.
Ce qui par contre s’impose, c’est de faire la clarté (tabayyun) en toute chose, avec la
pondération et les distinguos adéquats.
XV. La justice requise des autorités. — On pourrait supposer que, pour toute
[personne] investie d’une autorité (mutawallī), une condition à remplir est d’être
juste (‘adl), nul n’étant obéi sinon quelqu’un qui a de la justice, non pas quelqu’un
qui est injuste. On le sait pourtant, la condition de justice à remplir par les autorités
n’est pas plus grande que celle à remplir par les témoins. Un témoin peut informer
de quelque chose qu’on ne sait pas [à partir d’une autre source]. Si donc il n’a pas
de justice, on ne saura pas s’il est véridique en ce à propos de quoi il informe. Quant
au détenteur du commandement, il donne un commandement dont on connaît le
statut (ḥukm) à partir d’autre chose49 ; on saura donc si ce [commandement] est
obéissance ou désobéissance à Dieu. Voilà pourquoi le Très-Haut a dit : « Si un
pervers vient vers vous avec quelque nouvelle, tirez-la au clair (fa-tabayyanū)50. »
Il a donc commandé de faire la clarté (tabayyun) quand le pervers vient avec
quelque nouvelle.
On le sait, être injuste n’empêche ni d’accomplir une action d’obéissance, ni
d’en commander une. Ceci est une des choses sur lesquelles les imamites sont
d’accord. Ils ne parlent en effet pas d’éternisation des auteurs de grands péchés
dans le Feu. Selon eux, être un pervers ne réduit pas à rien toutes les bonnes
actions, à la différence de ceux qui ont un avis opposé à ce propos – les zaydites,
les mu‘tazilites et les khārijites, lesquels disent qu’être un pervers réduit à rien
toutes les bonnes actions. Si cependant toutes les bonnes actions d’un [pervers]
étaient réduites à rien, sa foi serait réduite à rien ; et si sa foi était réduite à rien, ce
serait un mécréant, un apostat, et il faudrait le tuer.
Les textes du Livre, la sunna et le consensus l’indiquent, le fornicateur, le
voleur et le calomniateur ne sont pas tués mais subissent la peine [canonique]
(ḥadd). Ceci indique que ce ne sont pas des apostats. Ainsi en va-t-il aussi de
ces dires du Très-Haut : « Si deux factions de croyants se combattent, réconciliez-
les…51 » et le [reste du] verset : ils indiquent l’existence de la foi et de la fraternité
alors même qu’il y a combat et excès52.

Les qualités requises pour assumer une position d’autorité sont donc relativement
minimes. Par ailleurs, alors même qu’il n’y a rien de pire qu’une nuit sans imam,

49
À savoir à partir du Coran et de la sunna.
50
C., XLIX [al-Ḥujurāt] 6.
51
C., XLIX [al-Ḥujurāt] 9.
52
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 395-96.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 277

il n’y a pas d’obéissance inconditionnelle. N’y a-t-il dès lors vraiment aucunes
circonstances en lesquelles il serait licite de n’obéir en rien à un pouvoir injuste,
pervers et ignorant ou, même, de prendre les armes contre lui ? En référence à une
version particulière du hadith de l’allégeance au Prophète, Ibn Taymiyya n’envisage
une telle insurrection que dans le cas exceptionnel d’une mécréance flagrante des
autorités, divinement démontrée. Cela dit, il connaît trop bien les hommes pour
imaginer qu’une révolte armée provoque moins de corruption (fasād) et ait des effets
moins désastreux pour la société que l’injustice du pouvoir ainsi contesté. De deux
maux il préfère donc le moindre. Ce que la religion prescrit plus fondamentalement
est ainsi, selon lui, la via media d’un double refus : l’un, de se soulever contre
les autorités en place, celles-ci fussent-elles indignes, aussi longtemps qu’elles
accomplissent leurs prières ; l’autre, d’obéir à de telles autorités en désobéissant à
Dieu. Contrairement à ce que maints islamistes ignorants et mauvais orientalistes
prétendent, Ibn Taymiyya n’a rien d’un régicide, ni d’un révolutionnaire, mais prône
un loyalisme alliant esprit critique et patience.
XVI. Jusqu’où obéir ? — Les gens ont controversé au sujet du détenteur du
commandement (walī al-amr) pervers (fāsiq) et ignorant (jāhil) : est-il à obéir en
ce qu’il commande comme obéissance à Dieu ? Son jugement (ḥukm) et son décret
(qasm) sont-ils à exécuter lorsqu’ils correspondent à la justice (‘adl) ? Ou bien ne
sera-t-il obéi en rien et n’exécutera-t-on aucun jugement, aucun décret de lui ? Ou,
encore, fera-t-on une distinction à ce sujet entre l’imam majeur (al-imam al-a‘ẓam)
et le cadi, et autres subdivisions semblables ? Trois choses ont dès lors été dites
dont la plus faible, pour les gens de la sunna, [propose] le rejet de l’ensemble de
ses commandement, jugement et décret tandis que la plus correcte, pour les gens
du hadith et les imams des juristes (faqīh), en est la première, à savoir qu’il sera
obéi dans l’obéissance à Dieu, de manière absolue, et que son jugement et son
décret seront exécutés lorsque le faire est justice, de manière absolue – selon ce qui
est ainsi dit, même le cadi ignorant et injuste, son jugement conforme à la justice
et son décret conforme à la justice sont à exécuter ainsi que la plupart des juristes
le disent.
La troisième chose dite consiste à faire une distinction entre l’imam majeur et
les autres étant donné que celui-là, il n’est possible de le destituer (‘azl), lorsqu’il
est pervers, que par un combat (qitāl) et des dissensions (fitna) ; à la différence d’un
magistrat (ḥākim) et de ses pareils, qu’il est possible de destituer sans cela. C’est
cependant un distinguo faible. En effet, lorsqu’un magistrat est investi de [son]
autorité par le détenteur de la force armée (dhū al-shawka), il n’est possible de le
destituer qu’avec des dissensions. Or, quand s’activer pour le destituer est quelque
chose de plus corrupteur [pour la communauté] que ne l’est son maintien [dans
sa charge], il n’est pas permis de provoquer la plus grave de deux situations de
corruption afin d’en repousser la moindre. Et ainsi en va-t-il aussi de l’imam majeur.
Voilà pourquoi ce qui est bien connu de la doctrine des gens de la sunna, ainsi
que l’indiquent les hadiths authentiques provenant en abondance du Prophète
– Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –, c’est qu’ils ne sont pas d’avis de se
278 Yahya M. Michot

soulever contre les imams, non plus que de les combattre de l’épée, quand bien
même il y a en eux de l’injustice. La corruption [des affaires des musulmans] en
cas de combat et de dissension est en effet plus grave que celle provenant de leur
injustice sans combat ni dissension. On ne repoussera donc la plus grave de deux
situations corrompues qu’en53 s’en tenant à la moins grave. Sans doute ne peut-
on pas avoir connaissance d’un groupe qui se soit soulevé contre un détenteur de
puissance sans qu’il y ait eu en son soulèvement des éléments de corruption plus
graves que la situation corrompue qu’il fit cesser.
Le Dieu Très-Haut n’a pas commandé de combattre de n’importe quelle
manière tout [individu] injuste et tout [individu] excessif (bāghin). Il n’a pas non
plus commandé de combattre les [gens] excessifs dès le départ. Il a bien plutôt dit :
« Si deux factions de croyants se combattent, réconciliez-les. Si l’une des deux
se fait excessive au détriment de l’autre, combattez l’excessive jusqu’à ce qu’elle
revienne à l’ordre de Dieu. Si elle revient, réconciliez-les dans la justice54. » Il n’a
donc point commandé de combattre les excessifs dès le départ ; comment dès lors
commanderait-Il de combattre les détenteurs du commandement dès le départ ?
Dans le Ṣaḥīḥ de Muslim [il est rapporté] d’après Umm Salama55 – Dieu
soit satisfait d’elle ! – que le Messager de Dieu a dit – Dieu prie sur lui et lui
donne la paix ! : « “Il y aura des émirs. Vous trouverez [inacceptables certaines de
leurs actions] et vous en réprouverez [d’autres]. Celui qui en trouvera [certaines
inacceptables] sera innocent [de tout blâme]. Celui qui en réprouvera s’en
sortira indemne. Quant à celui qui s’[en] satisfera et [les] suivra… !” – “Ne les
combattrons-nous pas ?”  dirent d’aucuns. – “Non, répondit-il, aussi longtemps
qu’ils prient”56. » Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
prohiba de les combattre alors même qu’il [nous] informait qu’ils commettraient
des affaires répréhensibles. Il montra donc qu’il n’est pas permis de les réprouver de
l’épée ainsi que le pensent ceux qui combattent les détenteurs du commandement
– les khārijites, les zaydites, les mu‘tazilites, un groupe des juristes et d’autres.
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] d’Ibn Mas‘ūd57 – Dieu soit satisfait de
lui ! – qu’il a dit : « Le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
nous a dit : « Après moi, vous verrez du favoritisme (athara) et des affaires que
vous réprouverez. » D’aucuns dirent : « Que nous commandes-tu donc, ô Messager
de Dieu ? » Il répondit : « Vous honorerez le droit [que vos dirigeants ont] sur
vous et vous demanderez à Dieu [d’honorer] celui que vous avez [sur eux]58. »
Le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – [nous] a informés que les
émirs seraient injustes et feraient des affaires répréhensibles. Malgré cela, il nous a
commandé de leur reconnaître le droit qu’ils ont [sur nous] et de demander à Dieu
[d’honorer] celui que nous avons [sur eux]. Il ne nous a pas autorisés à arracher le

53
illā + : al-fasādayn E
54
C., XLIX [al-Ḥujurât] 9.
55
Umm Salama Hind, fille d’Abū Umayya (m. 61/681), une des épouses mecquoises du Prophète.
56
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 23.
57
‘Abd Allāh b. Mas‘ūd (m. 32/652), célèbre Compagnon du Prophète et lecteur du Coran.
58
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 17-18.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 279

droit [qui est nôtre] en combattant et il ne [nous] a pas permis de négliger le droit
qu’ils ont [sur nous].
Dans les deux Ṣaḥīḥ-s, [il est rapporté] à propos du Prophète – Dieu prie sur lui
et lui donne la paix ! –, d’après Ibn ‘Abbās59 – Dieu soit satisfait de lui ! –, qu’il a
dit : « Celui qui voit chez son émir une chose qu’il déteste, qu’il soit patient à son
égard ! Qui se sépare d’un empan de la communion [des croyants] (jamā‘a) et meurt
meurt d’une mort de l’Âge de l’ignorance60. » Et dans une [autre] formulation :
« Qui se soustrait d’un empan au pouvoir (sulṭān) et meurt meurt d’une mort de
l’Âge de l’ignorance » – cette formulation est d’al-Bukhārī61.
On a cité antérieurement ce qu’il a dit – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
quand il a évoqué le fait que [des imams] ne se conduiraient pas selon sa guidance
et ne suivraient pas sa sunna. Hudhayfa62 de dire alors : « Comment ferais-je, ô
Messager de Dieu, si je vis cela ? » Il répondit : « Tu écouteras l’émir et tu lui
obéiras. Même si on te bat le dos et prend ton bien, écoute et obéis63 ! » Ainsi est-il
commandé d’obéir alors même que l’émir est injuste.
On a aussi cité, antérieurement, ces dires [du Prophète] – Dieu prie sur lui et lui
donne la paix ! : « Celui sur qui autorité est donnée à quelqu’un et qui voit celui-ci
commettre quelque chose relevant de la désobéissance à Dieu, qu’il déteste ce qu’il
commet comme désobéissance à Dieu et ne renonce pas à lui obéir64. » Ainsi est-il
prohibé de se soustraire au pouvoir (sulṭān) même s’il désobéit [à Dieu].
On a aussi cité, antérieurement, le hadith de ‘Ubāda65 : « Nous avons prêté
allégeance au Messager de Dieu – que Dieu le bénisse et lui donne la paix ! – en
prenant les engagements suivants : écouter et obéir quand cela nous plaît et quand
nous le détestons, quand cela nous est difficile et quand cela nous est facile, ainsi
qu’en cas de favoritisme à notre détriment ; ne pas disputer le commandement à ceux
qui l’exercent (ahl)… » [Et le Prophète] d’ajouter : « …à moins que vous voyiez de
la mécréance flagrante (kufr bawāḥ), concernant laquelle66 vous tenez de Dieu une
preuve (burhān)67. » Et, dans une autre version : « …dire – ou assumer – la Vérité
où que nous soyons ; n’avoir peur, s’agissant de Dieu, du blâme de personne68. »
Ainsi est-il commandé d’obéir alors même que celui qui assume le commandement
favorise [certains au détriment d’autres] – ce qui est, de sa part, de l’injustice (ẓulm).
Il a aussi prohibé de disputer le commandement à ceux qui l’exercent ; ainsi est-il
prohibé de se soulever contre eux, parce que ceux qui l’exercent sont les détenteurs

59
‘Abd Allāh b. al-‘Abbās (m. 68/686), grand savant de la première génération.
60
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 62-63 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 21-22.
61
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47.
62
Ḥudhayfa b. al-Yamān al-‘Absī (m. 36/656), Compagnon qui combattit à Uḥud et participa à la conquête
de l’Iran et de l’Ādharbayjān.
63
Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 20.
64
Littéralement, « … et ne retire pas la main de l’obéissance [qu’il lui doit] ». Voir Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra,
vol. VI, p. 24.
65
‘Ubāda b. al-Ṣāmit al-Anṣārī (m. 34/654 ou 45/665, Palestine), célèbre Compagnon qui fut le premier juge
musulman de Jérusalem.
66
fī-hi. Peut-être faut-il traduire « en laquelle ».
67
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Fitan, vol. IX, p. 47.
68
Voir notamment al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Aḥkām, vol. IX, p. 77 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 16.
280 Yahya M. Michot

du commandement à qui il a commandé d’obéir – à savoir ceux qui ont un pouvoir


(sulṭān) grâce auquel ils commandent. Celui dont on veut parler ici, ce n’est pas
quelqu’un qui mériterait d’être investi [du commandement] mais n’aurait pas de
pouvoir (sulṭān), non plus que quelqu’un investi [du commandement qui serait]
juste. [Le Prophète] a en effet mentionné qu’ils favorisent [certains au détriment
d’autres]. Il a donc indiqué qu’il est prohibé de disputer [l’autorité du] détenteur
du commandement même s’il favorise [certains au détriment d’autres]. Et ceci est
un vaste sujet69.
XVII. Obéir en ce qui est convenable (ma‘rūf). — Les [sunnites] ne rendent
pas obligatoire d’obéir à l’imam en tout ce qu’il commande. Bien plutôt même, ils
ne rendent obligatoire de lui obéir qu’en ce en quoi il est permis de lui obéir dans
la Loi (sharī‘a). Ils ne permettent donc pas de lui obéir dans la désobéissance à
Dieu, même s’il s’agit d’un imam juste (‘ādil). Quand il leur commande d’obéir à
Dieu, ils lui obéissent – il leur commande par exemple de célébrer la prière et de
donner l’aumône, d’être véridiques et d’être justes, [d’accomplir] le pèlerinage et
de mener le jihād sur le chemin de Dieu. En réalité, [alors], ils obéissent seulement
à Dieu. Quand le mécréant et le pervers commandent quelque chose constituant un
acte d’obéissance à Dieu, obéir à Dieu n’a pas été prohibé et l’obligation de [Lui
obéir] ne tombe pas du [seul] fait que c’est ce pervers qui l’a commandé. Ainsi
aussi, quand il parle de quelque chose de Vrai, il n’est pas permis de le traiter de
menteur et l’obligation de suivre le Vrai ne tombe pas du [seul] fait que c’est un
pervers qui l’a dit. Les gens de la sunna n’obéissent pas de manière absolue aux
autorités en charge de leurs affaires (wulāt al-umūr) : ils leur obéissent seulement
dans le cadre de l’obéissance au Messager – Dieu prie sur lui et lui donne la paix !
Le Très-Haut de dire ainsi : « Obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux
d’entre vous qui détiennent le commandement70. » Il a commandé d’obéir à Dieu de
manière absolue et Il a commandé d’obéir au Messager parce qu’il ne commande
que d’obéir à Dieu – « Quiconque obéit au Messager obéit à Dieu71. » Il a [par
ailleurs] inclus en cela l’obéissance aux détenteurs du commandement : Il a dit
« …et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement » sans mention, vis-
à-vis d’eux, d’une troisième [sorte d’]obéissance. Le détenteur du commandement
n’est en effet pas obéi d’une obéissance absolue : il est seulement obéi en ce qui est
convenable (ma‘rūf) ainsi que le Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! –
l’a dit : « Il n’y a d’obéissance qu’en ce qui est convenable72. » Il a aussi dit : « Pas
d’obéissance dans la désobéissance à Dieu73 » et « Pas d’obéissance à une créature
dans la désobéissance au Créateur74. » Et encore : « Celui qui vous commande de
désobéir à Dieu, ne lui obéissez pas75 ! »76

69
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 390-95.
70
C., IV [al-Nisā’] 59.
71
C., IV [al-Nisā’] 80.
72
Voir al-Bukhārī, Ṣaḥīḥ, Maghāzī, vol. V, p. 161 ; Muslim, Ṣaḥīḥ, Imāra, vol. VI, p. 15.
73
Voir notamment Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. IV, p. 426.
74
Voir notamment Ibn Ḥanbal, Musnad, vol. V, p. 66.
75
Voir Ibn Māja Muḥammad b. Yazīd (s. d.), Al-Sunan, 2 vol., [réimp. de la 1re éd. de M. F. ‘Abd al-Bāqī,
2 vol., Le Caire, 1373/1954], Dār al-Fikr, Beyrouth, Jihād, vol. II, p. 956, n° 2863 ; Ibn Ḥanbal, Musnad,
vol. III, p. 67 ; Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 387-88.
76
Ibn Taymiyya, Minhāj, éd. Sālim, vol. III, p. 387-88.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)


L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 281

Plus haut, on a parlé d’empowerment de la communauté chez Ibn Taymiyya. À la


lecture de ces deux derniers textes, il est maintenant indiqué d’aussi parler à son propos
d’empowerment de l’individu. Certes, concernant l’obligation d’obéir au Prophète
sans discuter, il se montre maintenant plus strict qu’il ne l’est dans le texte I. Cela dit,
ce sont les mêmes circonspections, questionnement et esprit critique qu’il évoquait
alors à propos du Messager qu’on le voit recommander ici ; et ce, avec d’autant
plus d’insistance qu’il s’agit maintenant d’autres pouvoirs et autorités. En réalité,
quand un émir, un roi, un ulema, un cheikh, un imam, un Prophète, etc. sont suivis et
obéis, ce ne sont pas eux qui le sont mais ce qu’ils ordonnent des commandements
divins, de la justice, de ce qui est convenable (ma‘rūf), ou ce qu’ils disent de la
Vérité. Si ce qu’ils ordonnent n’est pas conforme à la volonté divine, ils ne peuvent
en revanche pas être obéis. Semblablement, si leurs dires ne correspondent pas à la
Vérité, ils ne doivent pas obligatoirement être suivis. Ibn Taymiyya dépossède donc
les pouvoirs humains de toute autorité au profit de l’exclusive souveraineté de Dieu
et, corrélativement à cette dépossession, ce sont les consciences individuelles qui se
retrouvent grandies, par responsabilisation. À ces consciences en effet de finalement
juger du statut religieusement acceptable de ce qui leur est commandé ou dit par
leurs dirigeants et docteurs, au moyen d’un examen (naẓar) tirant les choses au clair
(tabayyun). Revenant sur ces questions dans le texte suivant, le théologien souligne
le paradoxe : c’est par la promotion des consciences individuelles éclairées par la foi
que « la religion sera tout entière pour Dieu ».
XVIII. La nécessité de l’examen (naẓar). — Le Messager, lui obéir est obligatoire
parce que quiconque obéit au Messager obéit à Dieu. Le licite, c’est ce qu’il a
rendu licite, l’interdit (ḥarām) ce qu’il a interdit et la religion ce qu’il a prescrit.
D’autres que le Messager – les ulémas, les cheikhs, les émirs et les rois –, leur
obéir est seulement obligatoire lorsque leur obéir est obéir à Dieu. Dieu et Son
Messager commandant de leur obéir, leur obéir est inclus dans l’obéissance au
Messager. « Ô vous qui croyez, » a dit le Très-Haut, « obéissez à Dieu, obéissez
au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement77. » Il n’a
pas dit : « …obéissez au Messager et obéissez à ceux d’entre vous qui détiennent
le commandement. » Bien plutôt, il a inclus l’obéissance aux détenteurs du
commandement dans l’obéissance au Messager, obéir au Messager étant obéir à
Dieu. Il a répété le verbe à propos de l’obéissance au Messager et non de l’obéissance
aux détenteurs du commandement. Quiconque obéit au Messager obéit en effet à
Dieu. Il n’appartient à personne, lorsque le Messager lui commande quelque chose,
d’examiner (naẓara) si Dieu le lui commande ou non. Il en va différemment avec
les détenteurs du commandement. Ces derniers peuvent en effet commander un
acte de désobéissance à Dieu et, en leur obéissant, toute personne n’est donc pas
en train d’obéir à Dieu. Ou plutôt même, concernant ce qu’ils commandent, il

77
C., IV [al-Nisā’] 59.
282 Yahya M. Michot

faut immanquablement savoir si ce n’est pas un acte de désobéissance à Dieu et


examiner si Dieu l’a commandé ou non, de quelques détenteurs du commandement
qu’il s’agisse, ulémas ou émirs – relèvent aussi de cela, en effet, l’imitation (taqlīd)
des ulémas, l’obéissance aux émirs des palais, etc. C’est de la sorte que la religion
sera tout entière pour Dieu78.

La conscience du croyant préférée aux establishments comme fondée de pouvoir


dans l’exercice de la souveraineté divine, c’est Antigone contre Créon. Cela n’a rien
de particulièrement exotique dans le paysage de la pensée méditerranéenne classique.
Il devient par ailleurs difficile, à cet égard, de voir en Ibn Taymiyya un suppôt de
quelque « despotisme oriental » que ce soit. La question de l’identité des acteurs
de l’application de la sharī‘a trouve alors une réponse : au sein de leur umma, c’est
principalement chacun des musulmans qui est compétent pour la mettre en œuvre
et porte la responsabilité de le faire, pas un émirat, ni un imamat, ni une royauté, ni
une caste de cheikhs ou de cadis, ni une « ulemaklatura ». Et bien sûr, a fortiori, pas
un État « islamique », concept à la fois importé et hybride dont on voit difficilement
comment il pourrait se réclamer, avec la contrainte idéologique qu’il suppose, de la
pensée de l’auteur du Minhāj al-sunna.
Pour ce qui est de la nature de la sharī‘a même, elle apparaît maintenant comme
la voie de l’obéissance à Dieu et au Messager, c’est-à-dire aussi de la justice
(‘adl) et du convenable (ma‘rūf), telle qu’enseignée, fondamentalement, par le
Coran et la sunna, mais dont le détail s’élabore par ailleurs à la fois par consensus
communautaire et ijtihād des individus. Remarque explicite dans le texte XVII, si
c’est un pervers ou, même, un mécréant (kāfir), qui ordonnent quelque chose de
conforme à la volonté divine, l’obligation d’obéir à Dieu ne tombe pas du seul
fait que c’est via de tels individus que Sa volonté est alors connue. Idem pour une
vérité dite par un pervers : l’obligation de la suivre demeure. Ce point est tout à fait
remarquable vu les perspectives qu’il ouvre pour des relations plus fécondes entre
musulmans et non-musulmans, ou entre musulmans et des autorités, des pouvoirs et
des États non musulmans. Il est totalement dans la ligne de la conception ouverte
que le théologien et son disciple Ibn Qayyim al-Jawziyya ont de la sharī‘a quand ils
écrivent, le premier : « La Voie/Loi (shar‘), c’est la justice et, la justice, c’est la Voie/
Loi (shar‘). Quiconque juge selon la justice juge selon la Voie/Loi79 » ; le second :
« Quelles que soient les voies par lesquelles la justice et l’équité s’obtiennent, elles
participent de la religion et ne vont pas à son encontre80. »

78
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, traduction in Michot Y. (1992), « La foi et l’amour : du tawḥīd théorique
à sa mise en œuvre effective », Le Musulman 19, p. 12-13.
79
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 366.
80
Ibn Qayyim al-Jawziyya, cité in Michot, Ibn Taymiyya, Mardin, p. 109-10 n. 1.

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L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 283

Dans le texte XIV, nous avons vu Ibn Taymiyya donner la prépondérance à


l’ijtihād de l’imam en cas de divergences à propos de questions particulières. Dans
le Faṣl du grand recueil de fatwas évoqué au début du présent travail et qui est
certainement postérieur au Minhāj al-sunna, il ne reconnaît plus cette prépondérance
du pouvoir et parle du droit inaliénable que tous les individus d’intention pure, y
compris les militaires et les gens du commun, ont de dire impunément ce que, par
ijtihād ou taqlīd, ils croient être la vérité, quand bien même il s’agirait d’une erreur.
XIX. Droits individuels. — Quand le mufti, le militaire (jundī) et l’homme du
commun (‘āmmī) parlent d’une chose en fonction de leur ijtihād – par ijtihād ou
par taqlīd –, en ayant pour visée de suivre le Messager, selon leur niveau de savoir,
ils ne méritent pas de châtiment, par consensus des musulmans, quand bien même
ils commettent une erreur, [et] une erreur sur laquelle il y a un consensus ! S’ils
disent « Nous, nous avons dit le vrai ! », et qu’ils [en] tirent des justifications des
preuves Légales, il n’appartient à aucun des magistrats (ḥākim) de les forcer à tout
simplement accepter ce qu’il dit, ni de juger que ce que lui dit est la Vérité, et non
ce qu’ils disent. Ce seront bien plutôt le Livre et la sunna qui jugeront entre lui
et eux81.

Ainsi qu’observé plus haut, Ibn Taymiyya reconnaît la nécessité d’autorités


au sein de la communauté, mais des autorités dés-absolutisées, contractuelles à
l’instar de tout autre prestataire de services collectifs, et finalement dénuées de toute
autorité idéologique particulière au profit de « l’ensemble de la communauté de
Muḥammad ». Et si cette communauté est traversée d’opinions diverses, le pouvoir
doit non seulement accepter ce pluralisme mais le protéger.
XX. Les prérogatives des magistrats.  — Un magistrat n’a pas à juger que telle
chose a été ordonnée par le Messager de Dieu – Dieu prie sur lui et lui donne la
paix ! –, ni que telle action est un acte d’obéissance ou une œuvre rapprochant de
Dieu, ou n’est pas un acte d’obéissance, ni une œuvre rapprochant de Dieu, ni
que se rendre en voyage vers les mosquées, les tombes et la tombe du Prophète
– Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – est Légalement prescrit, ou n’est pas
Légalement prescrit. Les magistrats n’ont point à intervenir en ceci, sinon comme
d’autres Musulmans qu’eux interviennent à ce sujet. C’est bien plutôt à l’ensemble
de la communauté (jamī‘ umma) de Muḥammad – Dieu prie sur lui et lui donne la
paix ! – qu’il appartient de parler de ceci82.
XXI. Consensus, ijtihād et pluralisme. — Ce sur quoi les musulmans sont d’accord
est une vérité avec laquelle le Messager est venu (mā ittafaqa ‘alay-hi al-muslimūn
fa-huwa haqqun jā’a bi-hi al-rasūl). Il n’y aura en effet d’accord consensuel de
sa communauté – à Dieu la louange ! – sur rien qui constitue de l’égarement, ainsi

81
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 379.
82
Ibid., p. 382.
284 Yahya M. Michot

que lui – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – [nous] en a informés en disant :
« Dieu vous a préservés, par la langue de votre Prophète, d’arriver à un consensus
sur quelque chose constituant de l’égarement83. » Ce sur quoi ils controversent,
ils le défèrent au Livre et à la sunna, ainsi que le Très-Haut l’a dit : « Ô ceux
qui croient, obéissez à Dieu, obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui
détiennent le commandement. Si vous controversez sur une chose, déférez-la à
Dieu et au Messager, si vous croyez en Dieu et au Jour dernier. Ce sera le mieux et
l’interprétation la meilleure 84. »
C’est ainsi que les Anciens (salaf) agissaient. Il pouvait y avoir chez l’un un
hadith qu’il avait entendu ou une signification qu’il avait comprise alors qu’elle
était cachée à un autre. Cet autre était [cependant] aussi récompensé pour son
ijtihād et sur lui [ne pesait] point de péché, s’agissant de ce qui lui était demeuré
caché après son ijtihād. Ainsi [est-il rapporté] à propos du Prophète – Dieu prie
sur lui et lui donne la paix ! –, dans les deux Ṣaḥīḥ-s, qu’il a dit : « Lorsque le
magistrat (ḥākim) fait de l’ijtihād et fait mouche, à lui deux récompenses. S’il fait
de l’ijtihād et fait erreur, à lui une récompense85. » Si quatre personnes prient dans
quatre directions [différentes], le ciel étant couvert de nuages et chacun [orientant
sa prière] en fonction de son ijtihād, chacun d’eux obéit au Dieu Puissant et
Majestueux et est quitte. Un seul cependant a trouvé la direction de la Ka‘ba et à
lui deux récompenses86.
XXII. La liberté d’ijtihād. — Si le détenteur du commandement a connaissance
de ce avec quoi le Livre et la sunna sont venus, il juge selon cela entre les gens.
S’il n’en a pas connaissance mais qu’il lui est possible de savoir ce que celui-ci dit
et ce que celui-là dit, de manière à [re]connaître le Vrai (al-ḥaqq), il juge selon ce
[dernier]. Si ceci ne lui est pas possible, non plus que cela, il laisse les Musulmans
avoir les opinions qu’ils ont, chacun adorant Dieu en fonction de son ijtihād, et il
ne lui appartient pas de forcer quelqu’un à accepter les dires d’un autre, s’agisse-
t-il d’un magistrat87 !

***

Sans doute n’a-t-on pas assez souligné ce que les écrits d’Ibn Taymiyya peuvent avoir
de divergent dans leurs approches respectives. Al-Siyāsa al-shar‘iyya et al-Ḥisba
apparaissent par exemple comme des traités destinés à fonder le pouvoir des sultans
mamluks et à islamiser leur mode de gouvernance. Le Minhāj al-sunna s’engage par
contre dans la perspective, diamétralement opposée, d’une islamisation du concept
d’autorité par déconstruction de tout autocratisme. Ibn Taymiyya s’y oppose en
effet radicalement au « césaro-papisme » mongolo-imamite résultant selon lui de la

83
Voir Abū Dā’ūd, Sunan, éd. ‘Abd al-Ḥamīd, Fitan, p. 98, no 4253.
84
C., IV [al-Nisā’] 59.
85
Voir supra, texte IV.
86
Ibn Taymiyya, Majmū‘ al-fatāwā, éd. Ibn Qāsim, vol. XXXV, p. 373.
87
Ibid., p. 387.

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L’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a 285

convergence entre l’absolutisme gengiskhânide et le dogme de l’autorité, infaillible


et incontestable, des imams shī‘ites, tel qu’exposé par al-Ḥillī. Par théocratisme
populiste (ou « laïcisant », au sens étymologique de ce mot), il confie l’exercice
de la souveraineté divine, telle que connue à travers les sources scripturaires, non
seulement au consensus (ijmā‘) de l’umma mais à l’opinion plurielle, par ijtihād et
taqlīd, des croyants la composant. Voilà ainsi des uṣūl al-fiqh approchés en relation
directe à la réalité sociétale et à la gestion de la chose publique, non pas comme de
simples questions scolastiques pour théoriciens opérant en cercle fermé.
Ibn Taymiyya est fréquemment rapproché de militants islamistes modernes et
autres extrémistes enturbannés88. À la lecture des textes qui précèdent, il semblerait
plus indiqué et utile de le comparer à quelqu’un comme l’anglais John Milton
(1608-1674), non pas le poète de Paradise Lost mais l’idéologue de la république de
Cromwell, auteur des lignes qui suivent :
It is the general consent of all sound Protestant writers, that neither traditions,
councils, nor canons of any visible church, much less edicts of any magistrate
or civil session, but the Scripture only, can be the final judge or rule in matters
of Religion, and that only in the Conscience of every Christian to himself […]
All due Protestants account the pope Antichrist, for that he assumes to himself
this Infallibility over both the Conscience and the Scripture ; […] but also above
God himself, by giving law both to the Scripture, to the Conscience, and to the
Spirit itself of God within us, when as we find, James 4:12, “There is one lawgiver,
who is able to save and to destroy : Who art thou that judgest another ?” […]
In matters of Religion, […] none can judge or determine here on earth, no, not
Church governors themselves, against the consciences of other believers […] But
some will object, that this overthrows all Church Discipline, all censure of errors,
if no man can determine. My answer is, that what they hear is plain Scripture,
which forbids not Church sentence or determining, but as it ends in violence upon
the conscience unconvinced 89.
Seeing, therefore, that no man, no synod, no session of men, though called the
Church, can judge definitely the sense of Scripture to another man’s Conscience,
which is well known to be a general maxim of the Protestant religion ; it follows
plainly, that he who holds in Religion that belief or those opinions which to his
Conscience and utmost understanding appear with most evidence or probability in
the Scripture, though to others he seem erroneous, can no more be justly censured
for a heretic than his censurers ; who do but the same thing themselves while they
censure him for so doing 90.

88
Voir, entre autres études récentes, Michot Y. (2011), « Ibn Taymiyya’s “New Mardin Fatwa”. Is genetically
modified Islam (GMI) carcinogenic ? », The Muslim World 101/2, p. 130-181.
89
Milton J. (1889), A Treatise of Civil Power in Ecclesiastical Causes, in English Prose Writings,
éd. Morley H., George Routledge & Sons, Londres, p. 399-401.
90
Ibid., p. 403.
286 Yahya M. Michot

Contrairement à Milton qui justifia la mise à mort de Charles I en 1649, le


théologien damascain demeura toujours fidèle au sultan mamluk al-Nāṣir Muḥammad.
Par ailleurs, la guidance que le premier attribue à l’illumination du Saint-Esprit, le
second la trouve dans l’appartenance des Musulmans à l’umma. Avec le réformateur
protestant aussi radicalement opposé à l’autorité des évêques anglicans qu’à celle
du pape de Rome, Ibn Taymiyya partage néanmoins une même opposition à toute
espèce de « civil papacy » et un même empowerment des consciences individuelles
éclairées par les Écritures. Le paradoxe de cette déflation délibérée des médiations
entre les serviteurs et leur Seigneur est que l’hétéronomisation les soumettant à la
seule Loi de Dieu et faisant d’eux ses principaux agents les autonomise en fait. En
cela même, comme trois siècles plus tard chez John Milton, la voix du théologien
mamluk a un accent typiquement moderne. Il n’y a pas lieu de se demander ici
pourquoi il ne fut pas entendu.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 64 (2012)

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