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Volume LXII – 2009

Volume LXII – 2009


Mélanges
de l’Université Saint-Joseph

Mélanges de l’Université Saint-Joseph


ISSN 0253-164X

Université Saint-Joseph – Dar el-Machreq


Beyrouth – Liban
Mélanges
de l’Université Saint-Joseph
Volume LXII – 2009
Les Mélanges de l’Université Saint-Joseph
Cent ans au service de la science
1906-2006

I
Les Fondateurs
Actes de la table ronde internationale
tenue à Beyrouth le 8 décembre 2006

II
La Guerre juste dans le Proche-Orient ancien et médiéval
Approches historique, philosophique et juridique
Actes du colloque international
tenu à Beyrouth les 29 et 30 mai 2006
Mélanges
de l’Université Saint-Joseph
Volume LXII – 2009

Introduction
Emma Gannagé et May Semaan Seigneurie 9

Les Fondateurs
Actes de la table ronde internationale
tenue à Beyrouth le 8 décembre 2006

Contribution des jésuites aux études orientales


dans les Mélanges de l’Université Saint-Joseph
Camille Hechaimé s.j. 23

Les jésuites pionniers de la préhistoire libanaise


Maya Haïdar-Boustani 35

De l’érudition à l’archéologie moderne au Proche-Orient


Le Révérend Père Sébastien Ronzevalle s.j. (1865-1937)
Caroline Biro 63

Les antiquités de Deir el-Qalaa (Liban) dans les archives


du Père Sébastien Ronzevalle
Julien Aliquot 75

L’épigraphie gréco-latine dans les Mélanges de l’Université Saint-Joseph


Autour des RR. PP. L. Jalabert et R. Mouterde s.j.
Frédéric Alpi 129

Sur les pas de Renan…


La christianisation des temples païens dans l’arrière-pays de Byblos
Lévon Nordiguian 149
La Guerre juste dans le Proche-Orient ancien médiéval
Approches historique, philosophique et juridique
Actes du colloque international
tenu à Beyrouth les 29 et 30 mai 2006

Combattre pour son dieu


Aspects religieux de la guerre dans la haute Antiquité proche-orientale
Bertrand Lafont 193

« Kamosh me dit : “Va, prends Nebo à Israël” ». Réflexions sur l’idée de


guerre sainte dans la Bible et chez les peuples du Levant dans l’Antiquité
Françoise Briquel Chatonnet 217

Légitimer la guerre à Byzance


Jean-Claude Cheynet 233

Ascétisme et jihād
Christian Décobert 253

The Early Kharijites and their Understanding of Jihād


Nelly Lahoud 283

Jihād : Between Law, Fact and Orientalism


Sherman A. Jackson 307

« Le paradis à l’ombre des sabres »


Discours sur le ğihād à l’époque de Saladin
Anne-Marie Eddé 325

Le commentaire par Averroès du chapitre 9 du livre X


de l’Éthique à Nicomaque : pédagogie de la contrainte, habitudes et lois
Maroun Aouad et Frédérique Woerther 353

Le martyre et le jihād dans la pensée islamique moderne


Maher Charif 381

Le discours salafiste jihadiste : du jihād considéré comme guerre


légitime à la lutte contre la mécréance mondiale (en arabe)
Radwan el Sayyed 397
Auteurs

Julien Aliquot, CNRS, UMR 5189, Histoire et sources des mondes antiques
(Hisoma), Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 5/7 rue Raulin, F-69635, Lyon,
Cedex 07, France.
julien.aliquot@yahoo.fr

Frédéric Alpi, Institut Français du Proche-Orient, Archéologie et histoire de


l’antiquité, B.P. 11-1424 Beyrouth, Liban.
frederic.alpi@gmail.com

Maroun Aouad, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, B.P. 8,
F. 94801 Villejuif Cedex, France.
aouad@vjf.cnrs.fr

Caroline Biro, Musée du Louvre, Département des Antiquités Egyptiennes, 75058


Paris Cedex 01, France.

Maya Haïdar-Boustani, Musée de Préhistoire Libanaise, Faculté des lettres et des


sciences humaines, Université Saint-Joseph, rue de l’Université Saint-Joseph, B. P. :
17-5208 Mar Mikhaël - Beyrouth 1104 2020, Liban.
maya.boustani@usj.edu.lb

Françoise Briquel-Chatonnet, UMR 8167 – Orient & Méditerranée – Mondes


sémitiques, CNRS, 27 rue Paul Bert, 94204 Ivry sur Seine Cedex, France.
francoise.briquel-chatonnet@ivry.cnrs.fr

Maher Charif, Institut Français du Proche-Orient, Études arabes, médiévales


et modernes, Abou Roumaneh : 11, rue Chukri Al-Assali, BP 344, Damas, Syrie.
m.charif@ifporient.org

Jean-Claude Cheynet, Université Paris IV – Sorbonne ; Institut universitaire de


France ; UMR 8167 – Orient & Méditerranée, Centre d’Histoire et Civilisation de
Byzance, 52 rue du Cardinal Lemoine, F-75005 Paris, France.
jean-claude.cheynet@college-de-france.fr

Christian Décobert, CNRS – LEM, 7 rue Guy Môquet, BP 8, 94801 Villejuif Cedex,
France.
decobert@vjf.cnrs.fr
Anne-Marie Eddé, CNRS – IRHT, Section arabe, 52 rue du Cardinal Lemoine,
75005 Paris, France.
am.edde@irht.cnrs.fr

Sherman Jackson, University of Michigan, Department of Near Eastern Studies,


2068 Frieze Building, Ann Arbor, MI 48109-1285, USA.
sajackso@umich.edu

Bertrand Lafont, CNRS – Archéologies et Sciences de l’Antiquité (UMR 7041),


Maison René Ginouvès Archéologie et Ethnologie, Casier 17, 21 allée de l’Université,
F-92023 Nanterre Cedex, France.
bertrand.lafont@mae.u-paris10.fr

Nelly Lahoud, Combating Terrorism Center (CTC) in the Department of Social


Sciences, U.S. Military Academy at West Point, Lincoln Hall, Westpoint, NY 10996.
nellylahoud@gmail.com

Lévon Nordiguian, Musée de Préhistoire Libanaise, Faculté des lettres et des sciences
humaines, Université Saint-Joseph, rue de l’Université Saint-Joseph, B. P :17-5208
Mar Mikhaël - Beyrouth 1104 2020, Liban.
lnordiguian@usj.edu.lb

Radwan El Sayyed, Professeur d’études Islamiques, Université Libanaise, Beyrouth.


ijtihad@maktoob.com

Frédérique Woerther, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet,


B.P. 8, F. 94801 Villejuif Cedex, France.
woerther@vjf.cnrs.fr
La Guerre juste dans le Proche-Orient
ancien médiéval : approches historique,
philosophique et juridique
Actes du colloque international
tenu à Beyrouth les 29 et 30 mai 2006
Légitimer la guerre à Byzance

Jean-Claude Cheynet

L’Empire byzantin continue sans rupture l’Empire romain et hérite donc de ses
structures politiques et de son cadre mental. Il est difficile de donner une date de
naissance précise à l’époque byzantine. Plusieurs réponses sont possibles : la
première remonte au temps de Constantin, quand l’empereur fonde Constantinople,
par exemple, une deuxième époque, choisie par certains historiens de l’art, est celle
de Justinien, tandis que plusieurs historiens optent pour le viie siècle et le règne
d’Héraclius qui voient les structures de l’Empire largement modifiées, à la suite de la
perte de ses plus riches provinces en Orient, tandis que les Balkans ainsi que l’Italie
étaient submergés par les envahisseurs avars, slaves et lombards, pour ne citer que
les principaux.
La première réponse me paraît la plus justifiée, car la conversion de Constantin
change les rapports que les chrétiens entretenaient avec les institutions impériales,
au premier rang desquelles figure l’armée. La fondation de Constantinople assure à
terme une capitale à la partie orientale de l’Empire romain.
Durant plus d’un millénaire, l’Empire affronta de nombreux envahisseurs, les
peuples germaniques, les Slaves, puis les Arabes, les Bulgares, et toutes sortes de
peuples turcs, dont finalement les Seldjoukides et les Ottomans, qui devaient mettre
fin à son existence en 1453. Les Byzantins furent donc le plus souvent en posture
défensive, mais au xe siècle et au début du siècle suivant, ils connurent une phase
d’expansion. L’armée byzantine fut presque en permanence engagée, car rares furent
les années de paix. Cette armée est héritière des traditions romaines : un entraînement
aux manœuvres les plus complexes, un armement toujours adapté aux adversaires,
fût-ce au prix d’un décalage dans le temps et enfin un instrument plutôt fidèle à l’État
et au souverain.
À l’époque romaine, cette loyauté se traduisait par des sacrifices au génie de Rome
et aux dieux de la cité. Cet attachement des militaires à la religion traditionnelle
heurtait les chrétiens qui recommandaient à leurs coreligionnaires de ne pas s’engager.
La fidélité aux enseignes, condition d’une bonne cohésion de la troupe, semblait
suspecte d’idolâtrie. Après la conversion de Constantin, la présence de chrétiens
dans l’armée se posait sous un angle nouveau, puisque les armées combattaient
234 Jean-Claude Cheynet

sous le signe de la croix, sans les anciens sacrifices. La loyauté à l’empereur était
compatible avec l’adhésion au christianisme. Mais il restait à résoudre la question
de la légitimité de la violence, puisque les chrétiens des premiers siècles étaient
hostiles à tout ce qui conduisait à tuer. L’interdiction de tuer englobait alors aussi
les condamnations à mort prononcées par les magistrats, ou les actions militaires
entraînant la mort des ennemis. Dès le ive siècle, des débats se sont élevés sur cette
question de la légitimité de la violence militaire, plaçant les empereurs chrétiens
et leurs soldats devant un dilemme. L’État romain devenu celui du peuple chrétien
devait défendre ses sujets. Pouvait-on justifier le meurtre pour protéger les frontières
et les populations ? La guerre devait-elle être seulement défensive ou l’offensive
pouvait-elle se justifier aussi ? Le pragmatisme l’emporta, mais il fallut construire, à
propos de la guerre, des théories combinant le respect des préceptes chrétiens avec
les conditions nécessaires à la survie du peuple élu de Dieu.

Surmonter le pacifisme chrétien1

Les Évangiles condamnent clairement non seulement le meurtre, mais plus largement
la violence militaire. Dans l’Évangile selon saint Matthieu, le Christ, au moment de
son arrestation, interdit à ses disciples de recourir à l’épée pour le défendre : « Remets
ton épée à sa place : tous ceux qui se serviront de l’épée, périront par l’épée » (Mt 26 :
52). Le geste du Christ arrêtant Pierre, prêt à tirer le glaive pour le protéger, semble
condamner le meurtre, même en légitime défense. Dans le Décalogue, l’interdiction
de tuer vient en premier lieu dans la loi de Moïse. Celle-ci toutefois ne semble pas
contradictoire avec les guerres menées pour la défense du peuple juif, guerres parfois
offensives – ainsi, lorsque Josué s’empare de la Terre Sainte que Dieu lui-même a
donnée à son peuple. La Bible offre donc des justifications possibles à toutes les
attitudes ouvertes aux chrétiens, du pacifisme le plus résolu à la guerre de conquête.
On voit bien que le choix se fait en fonction de l’importance relative que l’on
accorde au Nouveau Testament par rapport à l’Ancien, encore que, même dans le
Nouveau Testament, des épisodes suggèrent que la condition militaire n’est pas
totalement condamnable : le centurion Cornélius fut converti par saint Pierre, ainsi
que le geôlier de Philippes, sans que leurs professions aient été condamnées. Les
chrétiens n’encouragent toutefois pas une carrière militaire, loin de là. La position de

1
Les travaux sur ce point sont innombrables, citons entre autres, Cadoux C. J. (1982), The Early Christian
Attitude to War. A Contribution to the History of Christian Ethics, Seabury Press, New York (1re éd. Londres
1919) ; Helgeland J. (1979), « Christians and the Roman Army from Marcus Aurelius to Constantine »,
Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II.23.1, p. 724‑834.

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Légitimer la guerre à Byzance 235

Tertullien, au début du iiie siècle, est caractéristique. Il est hostile à l’enrôlement des


chrétiens dans l’armée romaine, alors que Septime Sévère puis son fils Caracalla ont
rendu le métier attractif par une forte augmentation de la solde2. Le droit canonique
le plus ancien montre que la position de Tertullien n’était pas marginale dans les
milieux chrétiens. Dans les canons les plus anciens, qui sont datables du iiie siècle,
le baptême est refusé à ceux qui exercent des métiers jugés incompatibles avec la
foi chrétienne, les gens de spectacles, notamment les gladiateurs, les magistrats
susceptibles d’infliger la peine capitale et les soldats chargés des exécutions. Selon
le canon 13 d’Hippolyte, ces derniers devaient refuser d’exécuter une peine capitale.
Selon le canon 14, un chrétien ne devait pas devenir soldat, sauf sous la contrainte3.
L’arrivée de Constantin au pouvoir a changé la donne. Le souverain, issu d’une
famille de généraux, lui-même brillant stratège, conquit le pouvoir par la force des
armes. Eusèbe de Césarée, dans sa Vita Constantini, fit du parcours d’un usurpateur
classique le modèle d’un destin providentiel, car Dieu a favorisé la victoire
impériale, en la préparant par le fameux songe et par le don du labarum4. Cependant,
la canonisation de Constantin n’est pas due à ses actes personnels – sinon comment
justifier la condamnation à mort de son épouse et de son fils – mais à la conversion
du souverain et, partant de là, à la sacralisation de la fonction impériale chrétienne.
Bien entendu, ce fait n’était pas sans conséquence puisque le nouveau saint avait
conduit ses armées au combat et à la victoire.
Les rapports entre les chrétiens et l’armée se posaient donc en de nouveaux termes
au ive siècle. Lorsqu’ils contrôlèrent l’État romain, les chrétiens furent contraints
de le défendre contre les adversaires qui se pressaient nombreux à ses frontières.
Au ive siècle, Martin, fils d’un tribun, lui-même sous-officier de la garde impériale
devenu chrétien, n’est plus obligé d’abandonner immédiatement sa charge5. C’est
pourquoi l’Église devait définir sa position. Les canons de Basile de Césarée prévoient
une pénitence de onze ans pour homicide involontaire6, tandis qu’une peine plus
légère de trois ans est conseillée pour ceux qui tuent à la guerre7. Cette position, pour

2
Gero S. (1979), « “Miles Gloriosus” : The Christian and Military Service According to Tertullian », Church
History 39/3, p. 285‑298.
3
Coquin R. G. (éd.) (1966), Les canons d’Hippolyte, (Patrologia Orientalis 31/2) Firmin Didot & Cie, Paris,
p. 367 et p. 369.
4
Winkelmann F. (éd.) (1991), Eusebius Werke. 1, 1 : Über das Leben des Kaisers Konstantin, (Die
griechischen christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte) Akademie Verlag, Berlin, Livre I, 28‑32.
5
Sulpice Sévère (1967), Vie de saint Martin, t. I., introd., texte et trad. par Fontaine J. (Sources chrétiennes,
133) Les Éditions du Cerf, Paris, introduction, p. 143‑148.
6
Joannou P. (1963), Discipline générale antique : iie‑ixe s., 3 vol. en 4, t. II : Les canons des Pères grecs,
(Pontificia Commissione per la redazione del Codice di diritto canonico orientale, Fonti, 9) Tipografia
Italo-Orientale « S. Nilo », Rome, canon 11, p. 112.
7
Ibid., canon 13, p. 113.
236 Jean-Claude Cheynet

sévère qu’elle soit à l’égard des militaires – puisque les soldats, selon Basile, dans
l’exercice loyal de leur métier, mettent en jeu le salut de leur âme, distingue toutefois
entre eux et ceux qui tuent hors d’un cadre légal, même involontairement. Il y a déjà,
dans une certaine mesure, la reconnaissance d’un statut particulier. De plus, Basile,
dans sa lettre à Amphilochios, n’offre qu’un conseil, sans imposer d’obligation.
Un autre canon fut attribué à Athanase d’Alexandrie, dans une lettre à Ammoun8,
qui certes condamne le meurtre, mais estime légal (ennomos) que les soldats tuent
leurs ennemis, ajoutant même qu’une telle action est digne d’éloge. Au reste, c’est
la position des canonistes du xiie siècle, Jean Zônaras aussi bien que Théodore
Balsamôn, qui rejettent le canon de Basile et lui opposent celui d’Athanase9. Il est vrai
que le xiie siècle est celui des empereurs Comnènes, qui s’engagent personnellement
sur tous les fronts menacés, aussi bien contre les Turcs musulmans que contre les
Normands et les Hongrois chrétiens. L’argument des canonistes est simple : si le
canon de Basile était appliqué, les ennemis l’emporteraient et toute piété (chrétienne)
disparaîtrait. Donc, verser le sang est condamnable pour un individu, mais s’abstenir
aboutirait à un plus grand malheur collectif. Zônaras déclare nettement que le canon
de Basile n’est plus en vigueur. C’est un remarquable exemple d’« économie » : un
acte condamnable sur le plan individuel peut être excusé s’il est commis en vue du
bien commun. C’est par la même logique de l’économie que le patriarche Serge avait
autorisé l’empereur Héraclius à fondre l’argenterie ecclésiastique, bien en principe
inaliénable de l’Église, pour payer les tributs aux barbares et lever une armée qui
s’opposerait aux envahisseurs perses10. Alexis Comnène avait aussi confisqué les
objets précieux pour payer les dépenses militaires destinées à repousser de nombreux
ennemis qui menaçaient l’existence même de l’Empire11.
En Occident également, la doctrine de la guerre, acceptable parce que juste, se
précise. Les écrits de saint Augustin sont considérés comme une étape clé. L’évêque
d’Hippone a varié ses points de vue durant sa longue carrière. Il a exposé ses idées de
façon détaillée dans son Contra Faustum, ouvrage dans lequel il avait pour objectif
de réfuter les critiques des Manichéens contre les figures de l’Ancien Testament.
Amené à défendre Moïse, Augustin constate que ce dernier a mené des guerres sur

8
Patrologia Graeca 26, col. 1175.
9
Rhallès G. A. et Potlès M. (1864), Syntagma tôn theiôn kanonôn, 6 vol., Athènes, vol. IV, p. 131‑132.
10
Mango C. (éd. & tr.) (1990), Nikephoros Patriarch of Constantinople, Short History, (Dumbarton Oaks
Texts) Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington (DC), p. 54.
11
Anne Comnène (1967), Alexiade, éd. Leib B., 3 vol., 2e éd., Budé, Paris, vol. II, p. 13 ; Reinsch D. R. et
Kambylis A. (éds.) (2001), Annae Comnenae Alexias. Pars prior : Prolegomena et textus, (CFHB, Series
Berolinensis, 40/1) Novi Eboraci et W. de Gruyter, Berlin/New York (désormais Reinsch-Kambylis).

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 237

commandement divin, en sachant éviter les péchés liés à cette activité : l’amour de la
violence, la cruauté gratuite, le goût du pouvoir…12

La formation de l’idée de guerre juste

Il n’y a pas d’ouvrage de réflexion sur la guerre juste laissé par les Byzantins, comme,
dans une certaine mesure, on peut trouver en Occident chez saint Augustin13 ou, en
plein Moyen Âge, chez Thomas d’Aquin.
L’élaboration de la théorie de la guerre juste doit beaucoup aux guerres contre
les Perses, l’adversaire traditionnel de l’Empire en Orient, son seul vrai rival
dans ses prétentions universalistes et longtemps persécuteur des communautés
chrétiennes résidant dans ses frontières, ce qui donnait une connotation religieuse
à la confrontation, qui ne fut jamais aussi manifeste qu’au temps d’Héraclius. Il
s’agit d’un combat des chrétiens, qui compte sur l’aide divine contre les infidèles
(apistoi). Procope rapporte comment les habitants d’Édesse rejetèrent une demande
de reddition de Chosroès, parce qu’ils possédaient la lettre du Christ à Abgar dans
laquelle était écrite la promesse que la cité ne tomberait jamais aux mains des
ennemis14.
Nous avons plusieurs exemples pour justifier la guerre dans l’œuvre de
Théophylacte Simocatta (historien de la première moitié du viie siècle). J’en
retiendrai deux se rapportant aux guerres perses. Un combat décisif aurait opposé
l’armée romaine à celle des Perses près de Mélitène en 575, sous le règne de Tibère.
Avant l’engagement, Justinien, le général romain, aurait harangué ses soldats dont
le moral était bas car, face à eux, l’armée adverse était conduite par le basileus perse
en personne. Justinien fait appel aux arguments traditionnels, chercher la fortune
et éviter l’esclavage, faire preuve de solidarité, admettre que l’adversaire n’est pas
invincible… Il ajoute que les
Romains auront le droit pour allié (symmachon), car ils recherchent toujours la
paix alors que les Mèdes, au contraire, auront le droit (dikè) contre eux, car ils
détestent toujours la paix et honorent l’amour de la guerre (philopolémon) comme
un dieu favorable. Nous n’avons pas une religion trompeuse (epseuménè threskeia)
ni ne mettons de faux (nothous) dieux à notre tête. [ …] En ce jour, les anges vous

12
Chadwick H. (2001), Augustine : A Very Short Introduction, Oxford, ch. 1 : « The Formation of Augustine’s
Mind », Oxford University Press, USA, p. 1‑31.
13
Flori J. (2001), La guerre sainte. La formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris,
p. 37‑39.
14
Procopius (1914-1940), History of The Wars, tr. Dewing H. B., 5 vol., Loeb, Cambridge (Mass.), II, 12,
p. 368‑370.
238 Jean-Claude Cheynet

enrôlent et enregistrent les âmes des morts (anagraphein) en leur accordant une
récompense qui n’est pas proportionnée mais qui la dépasse infiniment par un don
de grand poids15.

Le second texte concerne l’activité de Domètianos, évêque de Mélitène sous


l’empereur Maurice dont il était un proche parent. Cet évêque participa à la prise
de Martyropolis sur les rebelles perses de Bahram, alors que Maurice secourait
le roi légitime, Chosroès. Domètianos négocia avec les chefs de la garnison leur
ralliement. Notons que cet évêque est engagé dans la guerre d’une manière qui
convient à un prêtre, c’est-à-dire sans participer à des actions violentes, comme le
rappelle Théophylacte Simocatta. Après la victoire, il chanta dans la ville un nouvel
hymne à la gloire du Christ et ajouta : « il convient que Dieu soit chanté même sur
les instruments que l’on joue à la guerre, parce qu’il est le commandant de la ligne
de bataille et un puissant champion dans les guerres16. »
La chute de Jérusalem en 614 et la visite triomphale d’Héraclius en 630 après
la reprise de la cité ont accentué les aspects religieux de la guerre contre les Perses.
Stratègios, un prêtre qui nous a laissé un récit de la chute de la ville sainte, affirme que
Chosroès a accueilli le patriarche Zacharie prisonnier par ces paroles : « Comment
peux-tu dire : “il n’y a pas d’autre dieu que notre Dieu ?” Voici que maintenant je sais
que ma religion prévaut sur votre religion et mon Dieu sur votre Dieu17. »
L’empereur Héraclius, après ses victoires, qui purent paraître miraculeuses tant
le retournement de la situation militaire face aux Perses fut spectaculaire, exalte le
triomphe de l’Empire chrétien à travers la reprise de la Vraie Croix que l’empereur
prit soin de ramener en personne à Jérusalem. Je ne cite pas Héraclius par hasard,
puisque Guillaume de Tyr le considérait comme le précurseur des croisades18.
La conception de la guerre juste s’est progressivement dessinée au cours des
premiers siècles de l’Empire chrétien. Elle se retrouve à travers les écrits les plus
divers qui rapportent les guerres impériales.
La guerre juste est conduite par l’empereur – soit en personne, soit par délégation.
Toute guerre privée est répréhensible. Contrairement à l’Occident post carolingien,
l’Empire a toujours gardé une administration assez puissante pour éviter les guerres
entre factions aristocratiques, sauf durant les guerres civiles – toujours condamnables

15
Theophylact Simocatta (1972), Historiae, éd. de Boor C., corr. Wirth P., Teubner, Stuttgart, III, 13.
16
Ibid., IV, 15‑16.
17
Stratégios (1960), La Prise de Jérusalem par les Perses en 614, éd. et tr. Garitte G. (CSCO, Scriptores
Iberici, 203), Louvain, p. 43.
18
Guillaume de Tyr, Historia rerum in partibus transmarinis gestarum, in Huygens R. B. C. (éd.) (1986),
Willelmus Tyrensis Chronicon, (Corpus Christianorum, Continuatio medievalis, 63A) Brepols, Turnhout,
p. 105‑107.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 239

dans leur principe puisque fratricides19. Le stratège qui ouvrait les hostilités sans
l’autorisation impériale était condamné.
La guerre juste est défensive. Léon VI ira jusqu’à affirmer qu’il ne faut pas attaquer
les peuples barbares qui sont pacifiques20. Il est vrai, nous l’avons dit, que Byzance
fut le plus souvent attaquée et en posture défensive. Mais même au xe siècle, lors des
offensives de Nicéphore Phocas, il s’agissait en fait de reprendre aux musulmans un
territoire perdu – certes depuis fort longtemps – et donc de récupérer son bien.
Au siècle suivant, Jean Mauropous loue l’empereur Constantin IX d’avoir, en
1047, accueilli les Petchénègues et baptisé leurs chefs, en les attirant par des dons
et l’octroi de dignités, contre l’avis même des chefs de l’armée d’Occident qui,
eux, souhaitaient la confrontation21. Le rhéteur expose remarquablement la position
impériale. Le souverain ne veut jamais la guerre car la violence est tyrannique, c’est-
à-dire illégitime, et le fait des barbares infidèles. Léon Tornikios, lorsqu’il prit les
armes en 1047 contre Constantin Monomaque, cessa par cette violence d’être un
romain et se transforma en barbare22.
Ce souci de ne pas verser le sang, fût-ce celui des ennemis, est exactement celui
qu’Anne Comnène prête à son père, l’empereur Alexis Ier, lorsqu’elle affirme qu’il
cultivait la paix à un point exceptionnel, passant des nuits sans sommeil, soucieux de
la rétablir lorsqu’elle avait été rompue. « La paix est le but de toute guerre23. » Cette
formule, empruntée à Aristote, reprend aussi l’un des thèmes les plus fréquents des
penseurs chrétiens sur la guerre, notamment Augustin. Sur ce point, le jugement de la
princesse offre une synthèse entre la philosophie grecque et les principes chrétiens24.
Enfin, il faut éviter toute cruauté inutile, ne pas tuer des innocents. Ainsi, lorsque
Alexis Comnène remporta une grande victoire sur les Petchénègues au Lébounion en

19
Au xe siècle, lorsque l’empereur partait en campagne il priait pour que Constantinople soit défendue contre
les ennemis et soit préservée de la guerre civile (Haldon J. [éd. & tr.] [1990], Constantine Porphyrogenitus :
Three Treatises on Imperial Military Expeditions, [CFHB, 28], Verlag der Osterreichischen Akademie der
Wissenschaften, Vienne, p. 114).
20
Leonis imperatoris Tactica : ad librorum mss. fidem edidit, recensione Constantiana auxit, rec. Vari R.,
2 vol., Typis Regiae Universitatis Scientiarum Budapestinensis, Budapest 1917, vol. I : Prooemium et
constitutiones I‑XI, const. II, 45‑46.
21
De Lagarde P. (éd.) (1882), Johannis Euchaitarum metropolitae quae in codice Vaticano graeco 676
supersunt, Abhandlungen der hist‑philol. Klasse der Königl. Gessellschaft d. Wiss. in Göttingen, 28,
Göttingen, discours n° 182, § 13.
22
Pour l’analyse rhétorique des thèmes développés dans ces textes, cf. Lefort J. (1976), « Rhétorique et
politique. Trois discours de Jean Mauropous en 1047 », Travaux et Mémoires 6, p. 289‑293.
23
Anne Comnène, Alexiade III, p. 68 ; Reinsch-Kambylis, p. 371.
24
Pour une analyse des arguments d’Anne Comnène pour justifier les guerres fort nombreuses menées par
son père : Laiou A. (1993), « On Just War in Byzantium », in Kyprianides A. (dir.), TO ELLENIKON.
Studies in Honor of Sperois Vryonis, Jr., 2 vol., New Rochelle (NY), vol. I : Langdon J. et alii (éds.),
Hellenic Antiquity and Byzantium, p. 155‑177, notamment p. 160‑163.
240 Jean-Claude Cheynet

1091, l’armée impériale fit de nombreux prisonniers qui, peu après, furent massacrés
en grand nombre. Anne Comnène défend la mémoire de son père en affirmant que
ce meurtre massif fut commis à l’insu de celui-ci et contre ses ordres formels25.
Cette clémence impériale qui conduit à épargner le sang des ennemis vaincus ou des
traîtres est un des thèmes préférés des rhéteurs de l’époque des Comnènes26.
Il fallait en outre s’assurer de l’appui divin par un comportement chrétien, qui
ne concernait pas que les soldats engagés en campagne, mais l’ensemble de la
population. Cette idée est ancienne, puisqu’elle se trouve chez Maxime de Turin,
mort en 470, dans un sermon27. Parmi la population civile, les moines sont tout
particulièrement invités à prier pour la victoire impériale. Nous avons des lettres
des empereurs macédoniens sollicitant les principaux centres monastiques28. Mais
Stratègios déjà estimait que Jérusalem menacée par les Perses était moins défendue
par ses soldats et ses milices que par les moines et leurs prières :
Quand ils furent arrivés à Jérusalem, les grands et les principaux seigneurs du
peuple des Perses allèrent inspecter la ville et ses remparts. Et lorsqu’ils virent la
multitude des monastères et des hommes craignant Dieu qui entourait la ville, leur
cœur s’ouvrit et ils voulurent faire la paix avec les habitants29.

La prière passe pour la plus puissante des armes, car elle s’adresse à Dieu, qui
seul décide du destin des batailles, quels que soient les mérites des généraux ou le
nombre des adversaires. C’est ce que déclare Anne Comnène à propos de son père
qui ne plaçait pas sa confiance dans « des guerriers, des chevaux, des machines de
guerre, mais il s’en remettait entièrement à la providence divine »30. Selon Nicétas
Chôniatès, l’empereur Isaac II Ange priait toutes les nuits pour la victoire de ses
armées. Mais chez Nicétas pointe une critique, car ce dernier laisse entendre qu’il
eût mieux valu qu’Isaac se comporte en bon stratège et conduise en personne les

25
Anne Comnène, Alexiade, II, p. 144 ; Reinsch-Kambylis, p. 250.
26
Alexis Comnène accepte de traiter avec les chefs petchénègues « sans avoir gorgé de sang le monstre de
sa colère ». En effet, « il ne convient ni à un basileus, ni à Dieu de se rassasier de vengeance » (Gautier P.
[tr.] [1980], Theophylacti Achridensis opera, [CFHB 16/1], Thessalonique, p. 225 et 227).
27
Ramsey B. (tr.) (1989), The Sermons of St. Maximus of Turin, (Ancient Christian Writers, 50) Newmann
Press, Mahwah (NJ), p. 249 ; sermon 81.
28
Darrouzès J. (1960), Épistoliers byzantins du xe siècle, (Archives de l’Orient chrétien) Institut français
d’études byzantines, Paris, p. 146‑147 et p. 149 : Syméon le logothète du drome (chef de la poste impériale
et responsable des affaires étrangères) s’adresse aux plus grands centres monastiques de son temps,
l’Olympe de Bithynie, le Kyminas, le Latros et l’Athos et demande aux moines de prier pour la victoire
de Nicéphore Phocas contre les musulmans. En échange les empereurs accordaient volontiers des rentes
annuelles à ces grands monastères.
29
Stratègios, La Prise de Jérusalem, p. 8.
30
Anne Comnène, Alexiade, II, p. 140‑141 ; Reinsch-Kambylis, p. 246.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 241

troupes contre les ennemis, Bulgares ou Turcs31. Il est vrai qu’Alexis connut souvent
la victoire et Isaac la défaite.
Il faut dire que la stratégie des Byzantins correspondait remarquablement à cette
conception de la guerre juste, car elle reposait aussi sur l’économie des vies humaines.
L’Empire, souvent en position d’infériorité des forces, privilégiait la diplomatie à la
guerre. C’est le choix de Constantin IX Monomaque qui, face à l’impressionnante
masse des Petchénègues, préfère agir par « clémence » et philanthropie. Lorsque le
conflit était inévitable, les généraux avaient pour consigne d’éviter la bataille rangée
pour économiser le sang des soldats. Manuel Comnène, après Myrioképhalon en
1176, se serait vu reprocher par des soldats survivants d’avoir été prodigue de leur
sang32. De même, l’Empire manquant d’hommes avait tout intérêt à installer les
envahisseurs, s’ils acceptaient l’autorité impériale, sur des terres libres plutôt que de
les massacrer ou de risquer une défaite meurtrière face à eux.

De la guerre juste à la guerre sainte33 ?

La première tentation d’en appeler à la guerre sainte est antérieure à l’apparition des
musulmans. Nous avons vu que, dès l’époque de Tibère, l’idée est présente d’une
récompense céleste pour les soldats tombés à la guerre.
La venue de l’Islam n’a probablement pas modifié la position traditionnelle.
D’une part, en effet, le caractère irréversible de la conquête arabe n’a pas été
immédiatement perçu et, d’autre part, la nature de l’Islam comme religion nouvelle
n’a pas été comprise avant plusieurs décennies. Cependant, le texte le plus ancien
qui se réfère à ce nouvel adversaire des Byzantins, la Doctrina Jacobi, rédigée vers

31
Nicetae Choniatae Historia, éd. Van Dieten I. A., Novi Eboraci et W. de Gruyter, Berlin/New York 1975,
p. 447.
32
Ibid., p. 186.
33
Parmi tous les travaux consacrés à la guerre sainte à Byzance, on notera un livre (Kolia-Dermizaki A.
[1991], The Byzantine « Holy War ». The Idea and Propagation of Religious War in Byzantium [en
grec], Athènes) et de nombreux articles : Kolbaba T. M. (1988), « Fighting for Christianity. Holy War
in the Byzantine Empire », Byzantion 68, p. 194‑221 ; Oikonomides N. (1995), « The Concept of Holy
War and Two Tenth-Century Byzantine Ivories » in Miller T. S. and Nesbitt J. (éds.), Peace and War
in Byzantium : Essays in Honor of George T. Dennis, Catholic University of America Press, Washington
(DC), p. 62‑86 ; Dennis G. (2001), « Defenders of the Christian People : Holy War in Byzantium », in Laiou
A. E. and Mottahedeh R. P. (éds.), The Crusades from the Perspective of Byzantium and the Muslim World,
Dumbarton Oaks, Washington (DC), p. 31‑39 ; Cheynet J.‑Cl. (2006), « La guerre sainte à Byzance au
Moyen Âge : un malentendu », in Baloup D. et Josserand Ph. (éds.), Regards croisés sur la guerre sainte.
Guerre, religion et idéologie dans l’espace méditerranéen latin (xie‑xiiie siècle), Colloque international de
la Casa de Velázquez, Madrid, 11-13 avril 2005, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail (Méridiennes),
Toulouse, p. 13‑32.
242 Jean-Claude Cheynet

640, cite un prophète musulman – claire allusion à Mahomet – qui encourage les
massacres, témoignage très précoce sur le jihād 34, et qui évoque peut-être le carnage
des troupes byzantines qui serait survenu lors de la bataille décisive du Yarmouk, en
août 63635. Les rares textes byzantins postérieurs qui traitent des attaques musulmanes
font peu d’allusions au jihād. Les Byzantins n’étaient donc pas prêts à adopter une
telle doctrine, c’était au contraire l’un des points sur lesquels ils fondaient leur
différence avec l’Islam, puisque le thème du musulman buveur de sang est repris
jusqu’à l’époque des croisades dans les milieux ecclésiastiques36.
Les victoires de l’Islam troublent les esprits. Que Dieu punisse par une défaite
ses fidèles en raison de leurs péchés n’est pas inconcevable. Qu’il semble, en
revanche, accepter la disparition de l’Empire est évidemment scandaleux, et c’est
cette idée que les empereurs, dont le pouvoir vacille dans la seconde moitié du
viie siècle, combattent. En conséquence, l’appui divin pour sauver l’Empire chrétien
est constamment revendiqué par les empereurs37. Le principal corps de bataille
qui accompagne l’empereur n’est-il pas appelé le théophylakton (gardé de Dieu)
Opsikion.
Il est certain que nous sommes privés de la littérature de propagande des
empereurs isauriens, puis amoriens, en raison de la damnatio memoriae qui les
frappe pour leur adhésion à l’iconoclasme. Mais selon Constantin V, imité au siècle
suivant par Théophile, les victoires remportées par ses armées qu’il conduisait en
personne, soulignaient de manière éclatante l’appui divin et confirmaient la justesse
de ses positions sur les images. La Croix est exaltée comme manifestation de la
volonté divine pour sauver les chrétiens. Une inscription sur l’image de la croix
placée par Léon V au-dessus de la Chalcè, confirme que nous restons dans les thèmes

34
Déroche V. (1991), « Juifs et Chrétiens dans l’Orient du viie siècle : Doctrina Jacobi nuper baptisati »,
Travaux et Mémoires 11, p. 210‑211 : « … j’ai appris de ceux qui l’ont rencontré qu’on ne trouve rien
d’authentique chez ce prétendu prophète : il n’est question que de massacres. Il dit aussi qu’il détient les
clés du paradis, ce qui est incroyable. »
35
Kaegi W. (1995), Byzantium and the Early Islamic Conquests, Cambridge University Press, Cambridge,
p. 135‑144.
36
La Panoplie dogmatique d’Euthyme Zigabènos, qui reproduit les mêmes accusations contre les musulmans,
a été rédigée sous le règne d’Alexis Comnène et est donc contemporaine de la Première croisade. Sur tous
ces textes, cf. Khoury A. T. (1972), La polémique byzantine contre l’Islam (viiie‑xiiie siècle), Brill, Leyde,
p. 243‑259.
37
Cette conviction se fonde sur les textes vétérotestamentaires, notamment l’histoire du roi David, auquel
l’empereur byzantin est explicitement assimilé. Les victoires de David sont un des motifs favoris des
orfèvres qui créent l’argenterie de l’Antiquité tardive, comme en témoigne la magnifique série de plats
datés du viie siècle, trouvée en Chypre et actuellement conservée au Metropolitan Museum (Wander S. H.
[1973], « The Cyprus Plates : The Story of David and Goliath », Metropolitan Museum Journal 8,
p. 83‑104).

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 243

de la guerre juste : « Je mets en fuite les ennemis et je massacre les barbares »38,
preuve aussi, s’il en était besoin, que verser le sang de l’ennemi ne troublait pas outre
mesure les consciences39. Ces souverains ont donc retrouvé la tonalité religieuse
des campagnes d’Héraclius, mais ils n’ont pas promis le salut aux soldats tombés
au combat. Leurs adversaires politiques n’auraient pas manqué de critiquer cette
attitude qui eût été contraire à la doctrine traditionnelle.
À la fin du ixe siècle, alors que la situation de l’Empire s’améliore face aux
musulmans, nous avons la première indication claire que les milieux dirigeants de
l’Empire s’inquiétaient de l’efficacité de la propagande du jihād. Elle mobilisait,
en effet, contre les armées byzantines, de nombreux volontaires musulmans qui
grossissaient les rangs des troupes régulières des émirs de la frontière, ceux de
Tarse et d’Alep, les derniers à mener régulièrement l’expédition d’été, en principe
annuelle, en territoire chrétien. Il s’agit du célèbre passage des Tactica de Léon VI40,
l’empereur qui cherchait à comprendre les ressorts des victoires musulmanes.
Si, aidés par Dieu qui combat avec nous, bien armés et en bonne formation tactique,
les affrontant franchement et vaillamment pour le salut de notre âme, persuadés que
nous combattons pour Dieu lui-même, pour ceux de notre race et tous nos frères
chrétiens, si donc nous nous en remettions sans hésiter à Dieu, nous n’échouerions
pas, mais réussirions et nous remporterions contre eux, à coup sûr, la victoire41.

Quelques décennies plus tard, l’empereur Nicéphore Phocas, ancien général


auréolé de ses victoires contre les Agarènes, dont la moindre n’était pas la reprise de
la Crète, proposa officiellement que l’Église accordât aux soldats tombés dans les
guerres contre les infidèles le statut de martyrs42. La demande fut vigoureusement

38
La défaite suivie du massacre des barbares vaincus constitue un thème romain par excellence qu’illustraient
les colonnes commémoratives dressées par les empereurs victorieux. Les Constantinopolitains pouvaient
ainsi admirer celle de Théodose (Janin R. [1964], Constantinople byzantine : développement urbain et
répertoire topographique, [Archives de l’Orient Chrétien, 4 A], Institut français d’études byzantines, Paris,
p. 81‑82).
39
C’est une épigramme iconoclaste copiée par Théodore Stoudite (PG 99, col. 476‑477), citée par
Lauxtermann M. D. (2003), Byzantine Poetry from Pisides to Geometres. Texts and Contexts, (Wiener
Byzantinistische Studien 24/1), Vienne, p. 276. Cette épigramme pourrait avoir déjà été en place du temps
de Léon III (Speck P. [1981], Artavasdos. Der rechtgläubige Vorkämpfer der göttichen Lehren, Habelt,
Bonn, p. 376‑378).
40
Sur la pensée de Léon VI exprimée dans les Tactica, cf. Dagron G. (1983), « Byzance et le modèle
islamique au xe siècle à propos des Constitutions Tactiques de l’empereur Léon VI », Comptes rendus des
séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, p. 219‑242.
41
Tactica XVIII 133 ; traduction de G. Dagron dans Dagron G. et Mihàescu H. (éd. & tr.) (1986), Le traité
sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas (963‑969), Éditions du Centre National de la Recherche
Scientifique, Paris, p. 148.
42
Notons un point qui relie, certes de façon ténue, les Phocas aux empereurs iconoclastes, le culte de la Croix.
Sans aucun doute, par le décor des églises qu’ils ont commandité, les Phocas étaient aussi attachés aux
images, mais assez curieusement, plusieurs d’entre eux ont fait figurer sur leurs sceaux des monogrammes
244 Jean-Claude Cheynet

rejetée par le patriarche Polyeucte qui se référa fort opportunément au canon de saint
Basile. Nicéphore Phocas était un usurpateur qui, en 963, s’était emparé du trône
avec le soutien des armées d’Orient. Le refus du patriarche jouissait du soutien du
synode dont la majeure partie des membres avait des liens avec l’aristocratie civile
de Constantinople, peu concernée par la guerre lointaine avec les musulmans.
Cette position officielle suffit-elle à clore le débat, en montrant l’imperméabilité
des Byzantins à toute sacralisation de la guerre ?
Répondre à une telle question implique de reconstituer l’évolution de la pensée
byzantine qui ne s’exprime pas seulement par le biais de la position des clercs, mais
aussi par ce que l’on peut percevoir de l’opinion des officiers. Il y a peu de sources
directement exploitables, mais certains indices offrent des suggestions.

Le culte des saints militaires

Au cours des premiers siècles du Moyen Âge, le culte des saints militaires s’est
vigoureusement développé. Dans la partie occidentale de l’Empire, prédominaient
Démétrius et, en Orient, les deux Théodore, le Tirôn (soldat du rang) et le Stratèlate
(le général), ainsi que Georges et le chef des armées célestes, Michel, pour n’évoquer
que les plus notables. L’essor de ces cultes prend évidemment place dans un
mouvement d’ensemble, lorsque la population, désespérée par l’accumulation des
défaites et des catastrophes naturelles, se tourna vers des intercesseurs susceptibles
d’apaiser la colère divine.
Lorsque saint Démétrius, au cours des vie et viie siècles, se porta au secours de
Thessalonique, la ville que Dieu l’avait chargé de protéger, assiégée par les Avars
et les Slaves, il apparut, lors de quelques interventions décisives, en tenue de saint
martyr. Ainsi, il sut prévenir les habitants, qui faillirent être surpris par une attaque
nocturne de l’élite des Sklavènes, en laissant éclater un incendie dans son sanctuaire.
La population, réveillée et mobilisée pour éteindre les flammes, occupa les remparts
et fit une sortie victorieuse contre les barbares43. Une autre fois, le saint désobéit
ouvertement à l’ordre de Dieu d’abandonner sa ville et de laisser les ennemis détruire
Thessalonique44. Au milieu du viiie siècle, sous Constantin V, saint Théodore, à cheval

cruciformes à une époque où la mode en était passée (Cheynet J.‑Cl. [1992], « Quelques remarques sur
le culte de la croix en Asie Mineure au xe siècle », in Ledure Y. [dir.], Histoire et culture chrétienne.
Hommage à Monseigneur Yves Marchasson, Beauchesne, Paris, p. 67‑78).
43
Lemerle P. (1978‑1980), Les plus anciens recueils des miracles de saint Démétrius et la pénétration des
Slaves dans les Balkans, 2 vol., Éditions du CNRS, Paris, vol. I, p. 120‑129.
44
Ibid., p. 159‑165.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 245

et en armes, défendit la ville d’Euchaïtes, qui abritait son fameux sanctuaire, contre
un raid arabe, jusqu’à ce que Dieu lui demande de se retirer ; il obtint toutefois, après
de dures négociations, que les habitants se réfugient dans la forteresse voisine et
que son sanctuaire soit épargné45. Les saints pratiquent la guerre défensive et offrent
à leurs fidèles le salut, sans nécessairement donner la victoire, puisque les Arabes
s’emparèrent d’Euchaïtes.
Après l’iconoclasme, lorsque le culte des images se répandit sans entrave, on
remarque que, progressivement, beaucoup d’officiers décidèrent de faire figurer,
sur les sceaux qu’ils apposaient sur leur correspondance ou sur les ordres qu’ils
donnaient, l’image d’un saint soldat. Il est ainsi possible de déterminer le degré
de popularité des saints militaires aux xie et xiie siècles46. Ces officiers attendaient
de leur protecteur l’intervention qui sauverait leur vie dans les batailles. Parfois
aussi, les combattants portaient des enkolpia enfermant des reliques de saints47. Plus
étonnant encore, dans une harangue à ses guerriers partant combattre les troupes de
Sayf ed‑Dawla, l’empereur Constantin VII mentionne le myron extrait des reliques
du Christ qu’il leur envoyait, pour les investir d’une puissance divine et leur donner
la victoire48. Cette recommandation ne resta pas lettre morte puisque des soldats de
l’armée défendant Thessalonique s’enduisirent du myron émanant des reliques de
saint Démétrius avant d’affronter les Bulgares révoltés qui marchaient contre leur
ville49. Cet épisode atteste que l’emploi du myron n’était pas réservé aux combats
contre les Agarènes50.
Les empereurs eux-mêmes n’hésitaient pas à enrôler les puissances célestes, car
ils partaient en campagne, accompagnés non seulement de la Croix protectrice, mais
également de précieuses icônes. Tzimiskès, après sa victoire finale sur les Russes,

45
Zuckerman C. (1988), « The Reign of Constantine V in the Miracles of St. Theodore the Recruit (BHG
1764) », Revue des études byzantines 46, p. 191‑210.
46
Cotsonis J. (2005), « The Contribution of Byzantine Lead Seals to the Study of the Cult of the Saints »,
Byzantion 75, p. 383‑497.
47
Pitarakis B. (2006), Les croix-reliquaires pectorales byzantines en bronze, (Bibliothèque des Cahiers
archéologiques, 16) Éditions A. et J. Picard, Paris, p. 140‑141.
48
Vári R. (1908), « Zum historischen Excerptenwerke des Konstantinos Porphyrogenetos », Byzantinische
Zeitschrift 17, p. 83.
49
Ioannis Scylitzae (1973), Synopsis Historiarum, éd. Thurn I., (CFHB, Series Berolinensis 5) W. de
Gruyter, Berlin/New York, p. 413 ; Jean Skylitzès (2003), Empereurs de Constantinople, tr. Flusin B. et
annot. Cheynet J.‑Cl., éd. Lethielleux, Paris, p. 342.
50
Sur le myron, voir en dernier lieu, Caseau B. (2005), « Parfum et guérison dans le christianisme ancien et
byzantin : des huiles parfumées au myron des saints byzantins », in Boudon-Millot V., Pouderon B. (éds.),
Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps, Beauchesne, Paris, p. 141‑191.
246 Jean-Claude Cheynet

organisa un triomphe dans la capitale et fit placer devant son char une image de la
Vierge, reconnaissant avec humilité que la Mère de Dieu était la vraie triomphatrice51.

L’exaltation du culte de la croix

Les armées byzantines, depuis Constantin le Grand, combattent sous la protection


de la Croix. Les empereurs iconoclastes, nous l’avons vu, ont particulièrement
célébré la Croix, instrument de la victoire sur les barbares. Selon le chroniqueur
Étienne Asolik de Tarôn, Léon III aurait répliqué au commandant des Arabes qui
assiégeaient Constantinople en 717 : « Si le bâton de Moïse qui est l’archétype de la
Croix du Christ a permis d’engloutir dans les flots Pharaon, alors imaginez à quel
degré le vexillum de la sainte Croix causera votre destruction »52. À l’inverse, lors
d’une grave défaite en 883 où le domestique des Scholes trouva la mort, les Arabes
de Tarse, vainqueurs, emportèrent en trophées les croix captives dans leur forteresse.
Près d’un siècle plus tard, lors de la chute de Tarse, Nicéphore Phocas tira gloire du
retour des croix à Constantinople53. Au xe siècle, sur un reliquaire destiné à recevoir
un morceau de la Croix, commandité par Basile le parakoimomène qui fut régent de
l’Empire pour ses petits-neveux, Basile II et Constantin VIII, le poème suivant fut
gravé :
De même qu’autrefois le Christ, ayant brisé par ce bois les portes de l’Enfer, a
ressuscité les morts, ainsi les souverains couronnés qui l’ont orné maintenant
écrasent grâce à lui l’audace des barbares54.

Dans ce contexte d’exaltation croissante des armées impériales en lutte contre les
Agarènes, comment interpréter la demande de Nicéphore Phocas et son rejet ?
Le refus du patriarche Polyeucte d’accéder à la demande de l’empereur ne
reflète pas seulement une différence de conception sur la place des soldats dans leur
combat contre les infidèles, mais aussi des lignes de fracture au sein de la société

51
Ioannis Scylitzae, Synopsis Historiarum, éd. Thurn, p. 310 et Skylitzès, Empereurs de Constantinople,
p. 258. En 610, le futur empereur Héraclius, quittant Carthage pour se diriger vers Constantinople, avait
fait placer sur les mâts de son navire des reliques et des icônes de la Vierge (Theophanis Chronographia,
éd. de Boor C., 2 vol., Teubner, Leipzig, 1883‑1885, p. 298).
52
Asolik de Tarôn cité d’après Gero S. (1973), Byzantine Iconoclasm During the Reign of Leo III, with
Particular Attention to the Oriental Sources, Peeters, Louvain.p. 135.
53
Thierry N. (1981), « Le culte de la croix dans l’empire byzantin du viie au xe siècle dans ses rapports avec
la guerre contre les infidèles. Nouveaux témoignages archéologiques », Rivista di Studi Bizantini e Slavi 1,
p. 205‑228.
54
Frolow A. (1961), La Relique de la Vraie Croix : recherches sur le développement d’un culte, (Archives de
l’Orient chrétien, 7) Institut français d’études byzantines, Paris, p. 235.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 247

byzantine. Les Phocas devaient leur extraordinaire ascension sociale, outre leurs
dons stratégiques, au soutien constant des premiers empereurs macédoniens, dont
Léon VI. Dotés de vastes biens fonciers en Cappadoce, alliés par mariage aux
grandes lignées micrasiatiques, ils étaient devenus les porte-parole de l’aristocratie
d’Asie Mineure. Ce groupe s’était forgé au cours des affrontements séculaires avec
les musulmans depuis la seconde moitié du viie siècle. Ce monde de la frontière,
évoqué encore à l’époque des Comnènes dans l’épopée du Digénis Akritas, était
défendu par des soldats qui connaissaient parfaitement les combattants ennemis, leur
stratégie, leurs motivations et donc étaient des familiers du jihād. Cette élite militaire
de la frontière en vint à considérer que la propagande du jihād par les milieux piétistes
avantageait leurs adversaires par l’esprit agressif que leur inculquait cette littérature
et par les promesses très matérielles qu’elle offrait aux combattants. Elle permettait
de recruter massivement hors des frontières des émirats musulmans, dont en premier
lieu celui d’Alep.
Le patriarche Polyeucte rejeta cette requête, au titre du canon 13 de saint Basile
évoqué pour l’occasion. Cependant, on peut aussi voir dans l’attitude de Polyeucte
et du synode des motifs plus politiques. Le haut clergé était issu, dans sa grande
majorité, des familles de l’aristocratie civile dont le plus grand nombre étaient
établies dans la capitale. Ce groupe était totalement imperméable à l’idée de guerre
sainte, puisque, même aux pires moments des assauts arabes contre Constantinople,
aucune suggestion en ce sens ne semble avoir été avancée. Il est probable également
que les Byzantins vivant dans les Balkans, qui n’étaient donc pas en première ligne
face aux musulmans, n’étaient guère séduits par les idées des Orientaux. Le xe siècle
marque l’approfondissement des divergences entre les deux moitiés de l’Empire55.
En Europe, les guerres contre les Slaves et les Bulgares, pourtant longtemps restés
païens, n’avaient pas instillé l’esprit de guerre sainte parmi les régiments d’Occident,
même si, à l’occasion, il est rappelé qu’ils combattaient pour les chrétiens.
Les familles de l’Orient, qui avaient émergé du long combat contre les
envahisseurs, ne s’étaient pas encore profondément mêlées à l’aristocratie de la
capitale, comme cela fut le cas au siècle suivant et avaient moins d’influence sur
les esprits. La population de Constantinople qui, depuis des siècles, n’avait plus vu
d’armée arabe approcher de ses murailles, sans être insensible à la gloire militaire,
était davantage gagnée par le ressentiment contre les Phocas, accusés d’augmenter

55
Ainsi, le vocabulaire militaire était unifié lorsque les armées d’Asie Mineure fournissaient le gros des
troupes. À la fin du xe siècle, les commandos opérant derrière les lignes portent un nom arménien au
sein des troupes Orient et un nom bulgare chez celles d’Occident, voir Dagron, Traité sur la guérilla,
p. 253‑254.
248 Jean-Claude Cheynet

la pression fiscale et de vouloir militariser l’Empire. Cette hostilité, qui avait conduit
l’empereur à renforcer les murailles du Grand Palais par crainte d’une révolte
urbaine, a contribué au rejet de sa proposition56.
En conclusion, les réticences chrétiennes devant la violence même légale ont
rapidement cédé lorsque le christianisme a conquis les institutions et les peuples de
l’empire. La doctrine de la guerre juste qui se développe dès le ive siècle, prend sa
forme classique dès avant l’arrivée des Arabes, lorsque les Romains sont certains
du soutien divin lors des combats qu’ils mènent. Les victoires des musulmans ne
changent pas fondamentalement la conception byzantine. Certes l’aristocratie
micrasiatique du xe siècle est influencée par les valeurs du jihād, mais soulignons
ce paradoxe : l’enthousiasme pour la guerre sainte chez les Byzantins, comme chez
les musulmans, n’est jamais aussi vigoureux qu’au moment où la victoire favorise
leurs combattants. Dans la seconde moitié du viie siècle, l’effondrement de l’Empire
provoqua la floraison de textes apocalyptiques, qui prévoyaient la fin du monde,
mais non des appels à défendre le peuple chrétien. De même, lorsque les musulmans
furent submergés en Orient par les Byzantins, le jihād perdit en intensité et ne fut
guère employé contre l’occupant byzantin de la Syrie du Nord.
Les Byzantins n’ont jamais officiellement développé une théorie de la guerre
sainte, car au moment où le secours d’une telle doctrine était pressant, ils ont vilipendé
le jihād des musulmans, ce qui leur interdisait d’adopter une attitude symétrique. Ils
en sont restés à la position traditionnelle qui fut aussi celle de l’Occident jusque sous
les premiers Ottoniens. Ils n’ont même pas considéré la guerre comme un moyen
de diffuser la religion chrétienne, dont ils reconnaissent le caractère universel, à la
différence des Occidentaux, puisque, dès le règne de Charlemagne, les opérations
militaires fort rudes menées contre les Saxons ont été justifiées par la nécessité de
convertir ces païens obstinés. Cependant, une vaste partie de la société micrasiatique,
conduite par les Phocas depuis la fin du ixe siècle, avait compris la nature du jihād
et le profit qu’en avaient longtemps tiré les musulmans et était disposée à adopter
une position similaire, à l’exception des récompenses trop matérielles. Mais elle ne
réussit pas à entraîner l’adhésion de l’ensemble de la société.

56
On ignore à quel moment de son règne Nicéphore a fait sa proposition en faveur des soldats défunts, si c’est
au début du règne, quand il est encore auréolé de ses victoires ou à la fin, lorsque son gouvernement a attisé
le mécontentement à Constantinople.

Mélanges de l’Université Saint-Joseph 62 (2009)


Légitimer la guerre à Byzance 249

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