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Le dernier homme : « amour ? création ?


désir ? étoile ? »
Mattéi, Jean-François

25-32 minutos

« Le dernier homme – il toussote et jouit de son


bonheur »
(Nietzsche)1.

1L’ultime ouvrage d’Albert Camus porte un nom


surprenant : Le premier homme. La mort de l’écrivain a
laissé l’œuvre inachevée, mais pas de la façon dont
l’auteur l’annonçait dans ses notes de travail : « Le livre
doit être inachevé » 2. Inachevé, certes, comme la vie
elle-même et, voué à cette vie, l’homme lui-même qui
doit accéder à chaque instant à son humanité. L’homme
n’est-il pas l’être à qui est dévolu d’être pour soi-même
un commencement, dès sa naissance, alors qu’il porte
pourtant sur ses épaules, ou dans sa mémoire, le poids
entier du passé ?

2Toujours dans ses notes préparatoires à son grand


livre, en faisant clairement référence à Nietzsche, Camus
accepte le risque des temps à venir : « Affrontés à […]
dans l’histoire la plus vieille du monde, nous sommes
les premiers hommes – non pas ceux du déclin comme
on le crie dans les [journaux], mais ceux d’une aurore
indécise et différente » 3. Au nom des hommes de son
époque, « enfants sans Dieu ni père » écrit-il encore 4,
Camus se révolte contre ses maîtres qui lui « faisaient
horreur » et en appelle à une nouvelle aurore. Le premier
homme sera ainsi celui qui part à « la recherche du
père » pour découvrir, avec sa filiation, le mystère de la
paternité et, à travers elle, celui de la création. Mais, à
Saint-Brieuc, Camus ne trouve qu’une tombe marquée
de deux dates : 1885-1915. Alors âgé de quarante ans,
l’écrivain découvre qu’il est plus âgé que son père, ce
qui pour lui évoque la folie et le chaos d’un monde
déchiré. Que reste-t-il alors à faire aux premiers
hommes ? Le dernier texte de L’Été, « Les amandiers »,
répondait déjà en des termes qui évoquaient une
première fois Nietzsche : « Nous avons à résoudre ce
qui est déchiré… Naturellement, c’est une tâche
surhumaine » 5. Si la tâche du premier homme est une
tâche qui appelle le surhomme, c’est dans la mesure où,
dans une lignée nietzschéenne revendiquée, Camus a le
sentiment qu’il vit le temps du dernier homme, c’est-
à-dire celui de l’inachèvement même.

3Dès le prologue de l’ouvrage, après s’être levé à


l’aurore et parlé à l’astre solaire, Zarathoustra décide de
redevenir un homme après dix années de solitude et
tient son premier discours dans la ville la plus proche
des bois. S’adressant au peuple sur la place publique,
Zarathoustra introduit d’abord le surhomme car
« l’homme est quelque chose qui doit être surmonté ».
Comme le singe est un objet de risée et de honte pour
l’homme, l’homme sera aux yeux du surhomme un objet
de risée et de honte. Qu’est-ce que le surhomme ?
Énigmatique, le prophète dit seulement à ses auditeurs :
« Le surhomme est le sens de la terre », et récuse les
espoirs supraterrestres qui, après avoir blasphémé le
ciel, viennent maintenant blasphémer la terre. Le
surhomme est cet « éclair » venu du ciel ou cette
« folie » qui récuse les fausses sagesses pour apporter
un enseignement nouveau aux hommes 6.

4Comme le peuple rit de lui et attend la venue du


danseur de corde, Zarathoustra décide de parler, non
plus du surhomme, mais de « ce qu’il y a de plus
méprisable » au monde, à savoir « le dernier homme ».
Nous savons que le « surhomme » est le sens de la
terre, quoi que l’on entende par là. Mais qu’est-ce que
ce « dernier homme », qualifié de « ce qu’il y a de plus
méprisable » ou, dans un autre discours,
d’« innommable », car il tend à se confondre avec « le
plus laid des hommes » ? « Quelque chose qui avait
encore figure humaine et qui pourtant n’avait presque
rien d’humain », un je ne sais quoi que Zarathoustra
qualifie encore de « meurtrier de Dieu ».

5Le « dernier homme » présente cinq caractéristiques


majeures qui se fondent en un tout :

1 – Il est celui qui refuse de porter le chaos, en quoi


tient toute la tragédie du monde, et d’« enfanter » une
étoile dansante.

2 – Il est celui qui récuse toute interrogation sur le


sens de l’existence terrestre. « Amour ? Création ?
Désir ? Étoile ? »: qu’est-ce que c’est, ironise-t-il ?

3 – Il est celui qui, incapable de supporter la lumière,


cligne de l’œil. L’expression sera répétée à quatre
reprises, au singulier (le dernier homme cligne de
l’œil), puis au pluriel (les derniers hommes clignent
de l’œil). Ils ne se comprennent ainsi que dans cette
complicité douteuse. Dans un fragment de la même
époque, 1882-1884, Nietzsche précise que le dernier
homme « toussote » et jouit de lui-même : toujours
le même spasme et la même satisfaction.

4 – Il est celui qui amenuise tout sur une terre


devenue exiguë. S’il rapetisse la terre elle-même,
c’est qu’il ramène tout à lui, à la taille du « puceron »,
dit encore Zarathoustra. Aussi indestructible que
l’insecte, il sautille sans cesse, avec le même tic que
son clin d’œil ou son toussotement.

5 – Il est celui qui a inventé le bonheur, proclame-t-il


fièrement, en clignant de l’œil d’un air complice, car
personne ne saurait désormais l’abuser. Aussi le
peuple, en entendant ces mots de la bouche de
Zarathoustra, claque-t-il de la langue pour exprimer
sa satisfaction. Clignement de l’œil, toussotement,
sautillement ou claquement de langue : Nietzsche
multiplie les signes d’une vie hachée, discontinue,
énervée, dès lors incapable de s’inscrire dans un
temps durable.

6Ces cinq traits du dernier homme – le refus de l’étoile,


l’esquive de la question, le clin d’œil, l’amenuisement de
toute chose et l’invention du bonheur – convergent en
un seul point : le refus de la création, c’est-à-dire du
nouveau commencement que la création appelle, qu’elle
soit fécondation, pour l’homme, ou enfantement, pour la
femme. Nous lisons l’aphorisme suivant dans Par-delà
bien et mal (§ 148) :

Il existe deux espèces de génies : ceux qui veulent avant


tout créer, et qui créent, et ceux qui aiment à se laisser
féconder, et qui enfantent.

7La création possède ces deux visages, masculin et


féminin, qui se rapportent tous deux à une même
source, celle de l’origine. Le dernier homme est celui qui
a perdu le sens de l’origine, car il n’a plus assez de
force, et de courage, pour affronter le risque du
commencement. Le dernier homme, figure avérée et
consentante de la décadence, est l’homme moderne qui
a renoncé, en perdant toute orientation, à la création du
sens.

8Un texte tardif de L’Antéchrist constitue le pendant du


texte célèbre du Gai savoir sur « L’insensé ». L’homme
insensé courait sur la place du marché en criant : « Je
cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! », et en disant à la
foule : « Qu’avons-nous fait à désenchaîner cette terre
de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi
nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ?
Ne sommes-nous pas précipités dans une chute
continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous
les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-
nous pas comme à travers un néant infini ? » 7

9Nietzsche répond en écho à ces cris en faisant parler


l’homme moderne, c’est-à-dire le dernier homme :
“Je ne sais de quel côté me tourner ; je suis tout ce qui
ne peut trouver d’issue”, gémit l’homme moderne …
C’est de cette modernité-là que nous étions malades 8.

10L’indifférence à l’origine, symbolisée dans Le Gai


savoir par le soleil auquel était enchaînée la terre, une
image qui évoque déjà, avant le Zarathoustra, « le sens
de la terre », entraîne pour l’homme une perte
d’orientation totale. Il y a bien ici une occultation de
l’astre, au sens propre, un désastre, qui est révélée par
l’indifférence du dernier homme qui cligne de l’œil
quand il entend les mots « désir » ou « étoile ».
« Désastre », de l’italien disastrato, signifie précisément :
« né sous une mauvaise étoile ». L’image de l’« étoile »,
identifiée au soleil dont la terre a été détachée, élucide le
rapprochement amoureux avec le « désir » et,
fondamentalement, la création - sous sa forme
masculine, l’engendrement, comme sous sa forme
féminine, l’enfantement. Quand Zarathoustra proclame :
« Hélas ! Le temps est proche où l’homme ne mettra
plus d’étoile au monde », après avoir demandé à
l’homme d’« être capable d’enfanter une étoile
dansante », le dernier homme, qui va ainsi révéler qu’il
est bien « le plus méprisable des hommes », répond par
une incompréhension feinte renforcée par le clignement
d’œil qui sollicite la complicité des autres derniers
hommes :

Amour ? Création ? Désir ? Étoile ? Qu’est cela ? 9


11L’absence d’amour pour le monde – ce monde qui,
selon la confidence de Camus dans L’Homme révolté,
« reste notre premier et notre dernier amour » 10 –
révèle l’absence de création du dernier homme, cet être
stérile qui n’a plus aucun désir parce qu’il a perdu le
sens des étoiles, sidera. Le mot « désir », du latin de-
siderare, évoque l’absence de ce que l’homme ne peut
plus « contempler », con-siderare. La contemplation des
astres permettait en effet aux augures romains de savoir
si le destin allait être favorable à un projet. Desiderare
impliquait au contraire l’absence de l’astre, et, par là
même, du signe favorable espéré. Tout désir suppose
donc l’attente d’une étoile qui doit être satisfaite de
sorte que la perte du désir désigne la perte de l’astre, au
sens propre, la désorientation de l’existence 11. En
renonçant à son « orient », le terme français venant du
grec ornumi et du latin orior, « se lever », le dernier
homme, au couchant de l’humanité, renonce au désir de
création au sein d’un monde dénué d’amour. Le dernier
homme est l’homme qui ne sait plus se lever, comme
Zarathoustra à l’aurore pour saluer le lever du soleil, et
qui ne sait plus créer, c’est-à-dire commencer une
œuvre. Privé d’étoile, le dernier homme ne peut plus
éclairer la terre et se contente de cligner de l’œil et de
toussoter, en sautillant çà et là sur place. Le
sautillement du corps reproduit le tressautement de
l’œil, le hoquet de la toux et le claquement de la langue.
Ces quatre tics, dans leur compulsion de répétition,
laissent deviner que le sens de la terre est aboli quand le
sens du monde, gravitant autour de l’astre, est oublié.

12L’image du soleil, pour évoquer le désir de création du


surhomme ou du « premier homme », le premier qui a su
accéder à son humanité, est renforcée chez Nietzsche
par l’image récurrente de l’enfantement. À lire certains
passages, on croirait entendre la voix de Diotime dans
Le Banquet, le mage persan, comme la prêtresse
pythagoricienne, élevant un hymne à l’engendrement
dans la beauté, c’est-à-dire à la poiesis, la création, dont
Platon écrivait qu’elle est « passage du non-être à
l’ être » 12. Quels sont en effet les adversaires de
Zarathoustra sinon ceux qu’il nomme « les
contempteurs de la vie » dès le prologue, « les
moribonds et les empoisonnés », ou, plus loin, « les
prédicateurs de la mort ». Ces prédicateurs, qui nient
d’autant plus la vie que, dans son essor incessant, elle
accable leur propre stérilité, veulent faire cesser une
existence qui n’est pour eux que souffrance et prêchent
la mort ou le refus d’enfanter. Le dernier homme est
celui qui détruit le premier homme dans son humanité.
« L’enfantement est pénible, disent les autres, à quoi bon
enfanter ? On n’enfante que des malheureux » 13. Que
l’on détruise la vie ou qu’on l’empêche de naître, on se
débarrasse de l’homme pour en finir avec la création.
Que nous dit Nietzsche, dans ses fragments de l’été
1882 au printemps 1884 à l’époque où il rédige le
Zarathoustra ? Le fragment 4[40] s’énonce ainsi :
« Qu’est-ce qui me maintient en vie ? La grossesse ? »
Quelques pages plus loin, le fragment 4 [75] renforce
cette volonté d’amour et de création étrangère au
dernier homme :

“Nous voulons créer un être”, nous voulons tous y


participer, l’aimer, nous voulons tous être enceints de lui
– et nous vénérer et nous respecter pour cette
raison 14.

13Contre la litanie des derniers hommes – « nous avons


inventé le bonheur » répètent-ils sans cesse en se
rengorgeant, dociles à leur petit plaisir de jour et leur
petit plaisir de nuit – le premier homme, celui que
Zarathoustra annonce comme le surhomme, énonce
cette seule sentence :

L’unique bonheur est dans la création : vous tous, vous


devez participer à la création et jouir encore de ce
bonheur dans chaque action 15.

14Si le dernier homme refuse la création, retournant son


impuissance de bonheur dans le bonheur de son
impuissance, c’est parce qu’il ne parvient à éprouver
aucun sentiment. Il ignore l’amour aussi bien que le
désir, l’étoile aussi bien que la création. Mais il connaît
le ressentiment. Le dernier homme est l’être réactif qui
n’agit jamais, dans son incapacité foncière de
commencer une action et donc d’être pour soi-même,
comme pour sa création, une pure origine. Il réagit de
façon passive, et soumise, à toutes ces petites choses –
« un peu de poison de-ci de-là » dit Zarathoustra, un
peu de travail et de distraction, un peu de prudence et
un peu de santé – qu’il appelle son « bonheur ». Quand
la foule entend le premier discours de Zarathoustra,
celui qui oppose le surhomme au dernier homme, elle
jubile, crie de joie et claque de la langue en criant :
« Donne-nous le dernier homme, ô Zarathoustra, fais-
nous semblables à ces derniers hommes ! » Ce qu’est le
dernier homme, aux yeux du surhomme, « un objet de
risée et de honte douloureuse », pour reprendre les mots
dont Zarathoustra qualifiait le singe pour l’homme, les
derniers hommes veulent le devenir. Le dernier homme
est ainsi celui qui veut être semblable aux autres pour
éviter de devenir ce qu’il est et de tenir ce qu’il promet.

15Deleuze l’avait bien analysé dans Nietzsche et la


philosophie avant de revenir sur ce point avec Guattari
quinze ans plus tard : « Haïr tout ce qui est aimable ou
admirable, diminuer toute chose à force de
bouffonneries ou d’interprétations basses, voir en toute
chose un piège dans lequel il ne faut pas tomber : ne
jouez pas au plus fin avec moi. Le plus frappant, dans
l’homme du ressentiment, n’est pas sa méchanceté,
mais sa dégoûtante malveillance, sa capacité
dépréciative. Rien n’y résiste » 16. Effectivement, rien n’y
résiste, car le dernier homme, dans son ressentiment
contre le monde ou, pour reprendre un aphorisme de
Nietzsche, dans sa vengeance « contre le temps et son
“il y avait …” », qu’il faut ici entendre « contre le temps et
son “il y aura …” », veut le rien puisqu’il anéantit tout
désir de création, tout désir du monde ainsi que toutes
les étoiles qui scintillent dans les yeux des enfants.
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari
dénonceront en termes encore nietzschéens « la honte
d’être un homme », non pas dans les situations
tragiques vécues par un Primo Lévi, un Alexandre
Soljenitsyne ou un Varlam Chalamov, mais « dans des
conditions insignifiantes, devant la bassesse et la
vulgarité d’existence qui hante la démocratie ». Ils
n’hésiteront même pas, en des termes dignes d’un Bloy
ou d’un Bernanos, à fustiger « l’ignominie des
possibilités de vie qui nous sont offertes », avant
d’ajouter crûment : « Il n’y a pas d’autre moyen que de
faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour
échapper à l’ignoble : la pensée est parfois plus proche
d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même
démocrate » 17.

16« Faire l’animal », disent-ils, en écho au « faire le


singe » de Zarathoustra, honte et risée mêlées. Mais, en
écho cette fois à la critique nietzschéenne de la
démocratie au profit de la « grande politique », Deleuze
et Guattari n’hésitent pas à discerner dans la figure du
« dernier homme », cet animal qui périt, le dernier
démocrate. Car enfin, qu’est-ce que le monde moderne
annoncé par Rousseau et décrit par Tocqueville sinon
l’avènement de la démocratie dans l’égalisation des
conditions ? « Point de berger et un seul troupeau »
déclare Zarathoustra, avant d’ajouter : « Chacun veut la
même chose, tous sont égaux ; quiconque est d’un autre
sentiment va de son plein gré dans la maison des fous
» 18. Ceux qui ne le sont pas ou qui croient ne pas l’être
clignent de l’œil de plus belle dès lors qu’ils connaissent
le bonheur du troupeau. Platon l’avait déjà pressenti,
moins dans sa critique de la démocratie au livre VIII de
La République que dans le mythe de Kronos du
Politique : les hommes paissaient alors d’un bonheur
paisible sans s’écarter du troupeau gardé par les dieux.
L’État du dernier homme, pour Nietzsche, cet État qui ne
connaît aucune étoile et qui, pourtant, s’offre le ridicule
de se prétendre « l’État comme étoile pour guider la
culture ! » 19, n’est autre que l’État que dénoncera plus
tard Léo Strauss. « L’État universel et homogène », écrit
l’auteur de De la tyrannie, est « un État dans lequel la
base de l’humanité humaine s’effondre ou dans lequel
l’homme perd son humanité. C’est l’État du “dernier
homme” de Nietzsche » 20.

17Francis Fukuyama a repris cette thèse, de façon plus


nietzschéenne encore, et non pas hégélienne comme on
l’écrit trop souvent, dans La Fin de l’histoire et le dernier
homme. « Pour Nietzsche », lisons-nous chez le
politologue américain, « l’homme démocratique était
entièrement composé de désir et de raison, habile à
trouver de nouvelles ruses pour satisfaire une foule de
petits désirs grâce aux calculs d’un égoïsme à long
terme. Mais il manquait complètement de
megalothumia, se satisfaisant de son bonheur mesquin
et en étant hors d’état de ressentir la moindre honte de
son incapacité de s’élever au-dessus de ses désirs » 21.
Fukuyama note avec justesse que le dernier homme
manque absolument de ce qui faisait pour Nietzsche, et
avant lui pour Platon, l’unité de l’homme, déchiré entre le
désir et la raison, à savoir la megalothumia, disons la
« générosité » ou la « grandeur d’âme ». Platon
discernait dans le thumos, le « cœur » ou le « courage »,
la médiation indispensable, dans l’ordre moral et l’ordre
politique, entre le logistikon, la pensée, et
l’épithumétikon, la pulsion désirante. Le « dernier
homme », pour Fukuyama, adviendra véritablement
lorsque la megalothumia, ressort ultime de la création
humaine, se sera transformée en isothumia, une
« égalité d’affect » que tous les hommes auront en
partage. Et c’est dans une lignée ostensiblement
nietzschéenne que Fukuyama, voyant dans la fin de
l’histoire la fin du thumos, Nietzsche aurait dit la fin de
l’amour et de la création, dénonce ce qu’il appelle « le
désir fanatique d’une reconnaissance égale » qui risque
de détruire la démocratie elle-même :

Une civilisation qui favorise une isothumia sans frein et


qui recherche fanatiquement à éliminer toute
manifestation de reconnaissance inégale, touchera
rapidement les limites imposées par la nature elle-
même 22.

18Revenons alors au dernier homme de Zarathoustra.


S’il ne comprend pas le discours du prophète sur le
surhomme, cet homme à venir qui a le visage du
premier homme et le pouvoir de créer une œuvre ou une
lignée, c’est parce qu’il a perdu, avec l’amour et la
générosité, ce qui l’orientait vers les deux pôles du
monde et, ainsi, faisait sens. En perdant le sens du ciel
– « Étoile ? », demande le dernier homme, « qu’est
cela ? » – il a également perdu le sens de la terre. Il a
beau cligner de l’œil comme s’il pouvait substituer son
tic au scintillement de l’étoile, il ne réussit pas plus à
regarder le ciel qu’à éclairer la terre. Dans l’oubli
commun de la terre et du ciel, Camus aurait dit dans la
perte de l’amour du monde, le dernier homme est
l’homme qui refuse d’être un pont vers le surhomme.
C’est bien ce que déclare explicitement Nietzsche dans
un fragment de l’époque du Zarathoustra : « Le contraire
du surhomme, c’est le dernier homme : je l’ai créé en
même temps que l’autre » 23.

19Un fragment du même manuscrit se montre plus


explicite sur la megalothumia du surhomme confrontée
au ressentiment du dernier homme :

Je vous apporte un nouvel amour et un nouveau mépris


– le surhomme et le dernier des hommes 24.

20Enfin l’identification entre le surhomme et le premier


homme, que cherchera à retrouver Camus, est assurée
dans ce bref fragment : « La naissance du
surhomme » 25.

21Le surhomme est l’homme de la naissance et de


l’origine en tant qu’elle entame, pour celui qui veut être
« le premier homme » le lent processus de création qui,
du « chaos », aboutit à la formation d’« une étoile
dansante ».

22Qu’enseigne en effet Zarathoustra quand il décrit « le


chemin du créateur » ? Il s’adresse à celui dont l’« âme a
soif d’étoiles » 26 et qui l’écoute, comme un frère :

Es-tu une force nouvelle et un droit nouveau ? Un


premier mouvement ? Une roue qui roule sur elle-
même ? Peux-tu forcer des étoiles à graviter autour de
toi ? 27.

23Si l’homme moderne, à qui échoît le dépôt d’une


humanité qu’il refuse d’assumer, ne peut plus forcer les
étoiles à graviter autour de lui et à imposer ainsi un
sens au monde, il sera condamné à une errance
planétaire, comme le montrera Heidegger, c’est-à-dire à
la maladie mortelle du nihilisme. Nietzsche en analyse
sèchement les symptômes :

La décomposition de la morale conduit, dans sa


conséquence pratique, à l’individu atomisé, et, en outre,
au fractionnement de l’individu en pluralités – flux
absolu. C’est pourquoi un but est nécessaire,
aujourd’hui plus que jamais, et l’amour, un nouvel
amour 28.

24Comment retrouver alors le goût d’une humanité qui


échapperait au non-sens d’un écoulement sans fin ? En
étant fidèle à la terre, selon l’enseignement constant de
Zarathoustra, une terre qui est elle-même fidèle à l’étoile
autour de laquelle elle gravite dans la constellation qui
est la sienne. Tout dans le monde est une question de
gravité. Les derniers hommes, à la nature déclinante
reconnaît encore Nietzsche, sont ceux auxquels
« manque dans leurs instincts le centre de gravité, le
sens de la direction à prendre » 29. Le sens de la
direction n’est autre que l’aurore de l’avenir, et la gravité,
celle de l’enfant, ce premier homme. Là où le dernier
homme refuse d’être un commencement en
abandonnant toute volonté de création, l’enfant est ce
commencement qui justifie, avec la filiation, la paternité
de l’homme. L’enfant est bien le père de l’homme
comme l’a reconnu Nietzsche après Wordsworth, mais
avant Freud. Zarathoustra imagine alors l’enfant des
étoiles « au centre de la création » :
L’enfant est innocence et oubli, un nouveau
commencement et un jeu, une roue qui roule sur elle-
même, un premier mouvement, un « oui » sacré 30.

25Qui sait retrouver l’innocence de la création


retrouvera naturellement le sens de la terre et la filiation
du monde. Oui, le monde restera « notre premier et notre
dernier amour » parce que tout amour, serait-ce celui
qui naît de la pensée, est tout l’amour du monde.
Camus, le plus grand héritier de Nietzsche, trouvait à la
vie, un soir à Tipasa, « un goût de pierre chaude, pleine
des soupirs de la mer et des cigales ». Mais, avant lui,
Nietzsche avait avoué d’un trait unique sa fidélité à la
terre et à l’astre :

Il faut que se dégage de notre pensée l’odeur puissante


d’un champ de blé par les soirées d’été 31.

26Le dernier homme est celui qui ne saura jamais


goûter une telle saveur.

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