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Oublier L'état Pour Comprendre La Russie - (XVIe-XIXe Siècle) - Excursion Historiographique
Oublier L'état Pour Comprendre La Russie - (XVIe-XIXe Siècle) - Excursion Historiographique
Ingerflom Claudio Sergio. Oublier l'État pour comprendre la Russie ? (XVIe-XIXe siècle) : excursion historiographique. In:
Revue des études slaves, tome 66, fascicule 1, 1994. pp. 125-134;
doi : https://doi.org/10.3406/slave.1994.6168
https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1994_num_66_1_6168
PAR
1. Si le titre de cet article est une interrogation, les lignes qui suivent ne
voudraient à leur tour qu'en soulever d'autres. Mon propos n'est en effet pas de
répondre à la question posée, mais d'y restituer un peu d'opacité là où les
explications fournies sont si lumineusement aveuglantes que nous avons du mal à
discerner ou à articuler des pans entiers de l'histoire russe lorque l'on soulève la
question de l'État. Cela explique le caractère de cet exposé sur trois époques
(XIVe-XVle, XVIIe-XVIIIe, XIXe s.) ; au travers d'une excursion historiographique
il se limite à énumérer un certain nombre de problèmes qui, me semble-t-il, nous
oblige à reconsidérer ce que nous appelons couramment l'État en Russie et, au-
delà de ce cas particulier, appelle à réfléchir sur le choix des sources et les
procédés d'interprétation censés rendre intelligible à un sujet de la fin du XXe siècle
formé par l'histoire occidentale le fonctionnement social et politique d'un pays,
de sa culture, de sa manière de concevoir son ordre ontologique. La note un tant
soit peu provocatrice qu'on peut entendre dans le titre commun qu'Alain Blum
et moi-même avons choisi pour nos deux articles est à la mesure des
interrogations herméneutiques attribuées à la catégorie « État » dans les interprétations
mots, qui vont presque de soi ailleurs, impliquent un choix méthodologique dans
la situation historiographique concernant la Russie.
Revenons à notre source. Elle est aussi l'extrémité du fil à tirer, sinon pour
démêler, du moins pour pour mettre en évidence le malentendu des mots et ses
conséquences sur le plan herméneutique. Suivant la traduction courante, j'ai
employé « État » pour rendre en français le signifiant russe Gosudarstvo. Nous
savons que derrière État il y avait et il y a le Respublica des Romains. «
Traduisant ses Six Livres en latin — commente Lucien Febvre — , Bodin rend État par
Status reipublicae, l'ordre normal et permanent d'un organisme politique
souverain4. » Tout autre est le signifiant latin que le mot russe calque, différentes
aussi sont ses successives significations. La racine de gosudarstvo est gosudar',
titre le plus communément porté par les grands-princes moscovites, dont la
forme première est gospodar' ou ospodar', en provenance des régions russes ou
slaves occidentales, dans la première moitié du XVe siècle. Dans la vie courante
le mot existait bien avant, il signifiait « maître », « propriétaire », par exemple
dans l'expression « maître de l'esclave ». Le premier emploi connu du mot pour
désigner le monarque date de la deuxième moitié du XIVe siècle, dans un
document issu de la chancellerie russe du roi de Pologne Casimir III, nommé ici
« gospodar' de la terre russe ». Or, dans les documents contemporains issus
aussi du palais mais en latin, le même monarque est désigné comme « dominus
terrae Russiae ». On a émis l'hypothèse selon laquelle le calque linguistique
(c'est-à-dire la traduction littérale) suivrait ici le titre du prince de Galicie-
Volhynie qu'une charte de 1320 en latin désignait comme « dominus Russiae ».
Dans les territoires russes occidentaux, le titre gospodar' — dominus était
réservé au roi, au grand-prince, parfois à un prince d'apanage. Dans les
territoires grand-russiens et appelés à devenir moscovites, le titre fut introduit à
travers celui des princes lituaniens. Du testament de l'archimandrite Kirill
Belozerskij en 1427 date la première application connue du titre gospodar' aux
grands-princes moscovites. C'est à cette époque que le grand-prince moscovite
commence à appeler ses sujets esclaves (xolopy). Dans les documents datant de
la fin du XVe siècle la formule « ton esclave » lorsqu'on s'adresse au monarque-
gospodar'
moscovite devient courante, ce qui était inconnu dans les régions
russes occidentales. Les sources attestent que le nouveau titre était entendu
littéralement : lorsque le grand-prince moscovite remplace dans sa correspondance
avec les autres princes les termes habituels (« frère aîné », « père ») par
gospodar', les novgorodiens, faisant référence à la sémantique du terme refusent de
lui reconnaître ce titre5. Les grands-princes moscovites réussisent à imposer ce
terme qui, avec le temps, devient le plus courant pour désigner le monarque.
Dans ce sens, et prenant en compte ce que nous connaissons des mentalités de
l'époque, nous devrions traduire gosudar'par « maître-tsar » pour rester fidèles
au signifié du signifiant russe. Quant au terme gospodarstvo, il est employé dans
le testament
gospodar' et le territoire
du métropolite
lui appartenant.
Fotij en 1431
Il marque
dans deux
aussi sens
la déférence
: la dignité
lorsque
du l'on
s'adresse au grand-prince. Dans son sens territorial, il apparaît suivant le modèle
du polonais państwo qui calquait les mots latins dominům et dominatio. Zoltán
András a mis en relief le fait que pendant que le russe moderne gospodar' —
gosudar' gospodarstvo — gosudarstvo sont des calques sémantiques du latin
et
diffusés par le russe occidental et le polonais, dans les deux autres langues
littéraires, l'ukrainien et le biélorusse, on avait renoué avec le slavon d'église en
reprenant deržava, un calque du grec kratos.
Selon Zoltán András, la forme moderne gosudarstvo est fixée pour la
première fois en 1604, mais gospodarstvo ne disparaît pas, au contraire, il est
utilisé dans le grand Code de 1649. Quant à gospodar', à la fin du XVIe siècle,
c'est un archaïsme présent dans la langue des scribes, tandis que dans la langue
orale gosudar' est déjà courant. Mais le premier continuera son existence dans
le folklore.
Ajoutons enfin que dans le titre complet des monarques moscovites, dès le
milieu du XVe siècle, apparaissent les termes otčiť et ď'edič' signalant le
caractère héréditaire de leur pouvoir. Dans les versions latines des titres du roi
polonais où ces termes figuraient déjà, ils sont rendus par hères. Ces mots furent peu
utilisés par les monarques moscovites qui les exigeaient en particulier dans les
documents internationaux avec les royaumes occidentaux. Mais, avec le temps,
ces mots vont désigner le propriétaire de terres par héritage6.
2. Les historiens du droit de la terre ont déjà observé qu'à vouloir opérer
dans ce domaine avec le concept de propriété issu du droit romain, on se
condamne à rendre inintelligible le système russe antérieur au XVie siècle7. Ce
qu'il nous intéresse de signaler ici, c'est que chaque prince considérait sa
principauté comme lui appartenant, comme son dominům. Avec le triomphe de
Moscou, la centralisation des terres russes et la liquidation des apanages, cette
tendance se renforce, le grand-prince et, depuis Ivan le Terrible, le tsar se
comportent en domini des terres et des habitants. C'est la pratique du pouvoir qui
régit les rapports que nous avons coutume d'appeler juridiques y compris ceux
de la propriété des hommes et des choses.
On sait que, depuis le XVIIe siècle, les sujets du tsar sont obligés par la loi
de dénoncer tout ce et tous ceux qui portent atteinte à la « santé et à l'honneur »
du gosudar'. Ce phénomène, connu en russe sous la formule slovo i delo gosu-
darevy (la parole et l'affaire concernant le gosudar'), régissait tout au long des
XVIIe et XVIIIe siècles une grande partie des relations entre les sujets et le
pouvoir. Les archives, très incomplètes, en ont conservé plusieurs milliers de
cas. L'historiographie a montré que les sujets du gosudar' s'adressent à lui pour
rapporter ce qu'ils pensent être le non-respect de sa volonté par les pouvoirs
locaux, qui va du gaspillage des deniers publics à la levée d'impôts, en passant
6. Pour toutes les remarques concernant la terminologie du titre j'ai suivi l'ouvrage de
Zoltán András, Fejezetek az orosz szókincs torténetébôl (texte en russe : Из истории
русской лексики), Budapest, 1987, p. 14-50. Voir également les travaux de A. L. XorosTce-
vič, Русское государство в системе международных отношений конца XV — начало
XVI века, М., 1980 ; « Право "вывода" и власть "государя" », in Россия на путях
централизации, éd. V. T. PaSuto, M., 1982 ; V. Т. Pašuto, B. N. Florja et A. L. Xoroškevič,
Древнерусское наследие и исторические судьбы восточного славянства, М., 1982.
7. V. B. Eľjaševič, История права поземельной собственности в России, t. 1,
Paris, 1948, p. 378-388.
OUBLIER L'ETAT POUR COMPRENDRE LA RUSSIE ? 129
3. Les avis divergent totalement pour la période suivante. On sait que dans
le discours de Pierre le Grand et de ses idéologues les thèmes du bien public et
du service à la patrie occupent une place importante. L'historiographie nous a
appris qu'avec le règne de Pierre la noblesse passe du service du gosudar' au
service de la patrie (otečestvo). Pour elle, le terme « patrie » est équivalent à
« État ». On a généralement interprété le nouveau discours comme une rupture
qui a permis la séparation entre les domaines public et privé, entre le gosudar' et
le gosudarstvo, et a permis de dégager un espace pour l'État moderne. La
contradiction fut portée par les linguistes et sémioticiens russes travaillant sur
l'histoire de la culture, préoccupés par le mécanisme des « ruptures » et par les
moyens mis en œuvre dans les changements entrepris par le pouvoir11. Ils ont
montré que Pierre imposait à ses sujets une adhésion de type religieux — le
refus étant en conséquence du même ordre — qui contribuait à renforcer la
conception transcendantale du pouvoir. Le culte de Pierre dépasse de loin tout
ce que la Russie avait connu jusque-là : Pierre est célébré comme le Christ dans
les cérémonies officielles (et considéré comme l'Antéchrist dans le peuple).
Tout le dispositif de la cour — les institutions fondées par Pierre, les réformes
accomplies y compris le changement du titre (il est le premier empereur russe),
la renaissance de la conception sur la Troisième Rome, le parallèle avec
Constantin élaboré à son propos comme d'autres comportements du pouvoir —
tend à faire apparaître Pierre comme un démiurge, et non comme le garant de
l'harmonie sociale ou du bien public. Ce que nous connaissons des mouvements
populaires de l'époque confirme cette image à un changement près : le peuple
attribue un signe négatif aux nouveautés apportées par Pierre. Autrement dit, les
idées occidentales introduites par le pouvoir et par des méthodes anciennes se
retrouvent, captées par l'archaïsme, au service du messianisme traditionnel du
monarque russe. Contre son gré, l'Église est chargée d'intégrer la nouvelle
thématique du rationalisme européen à la culture religieuse traditionnelle et à la
conception du pouvoir illimité du monarque. Il en résulte le développement des
sermons panégyriques, qui serviront de modèle aux odes panégyriques du
XVIIIe siècle, centrées sur le thème du gosudarstvo. Ce qu'on a appelé les
« mythologies de l'État et du culte impérial » sert de fond un peu plus tard à la
politique de Catherine II, en particulier à l'attention qu'elle porte aux Lumières.
Pour les sémioticiens de la culture russe, l'introduction des idées des Lumières
françaises sert la fonction attribuée au monarque russe : plus est nouveau l'ordre
nouveau censé émerger à Saint-Pétersbourg et transformer le monde, plus se
déploie le rôle de démiurge et de Sauveur dévolu au Tsar-Empereur. De l'autre
côté, rien ne vient confirmer, dans le fonctionnement réel du mécanisme du
pouvoir, le contenu des idées que ce même pouvoir propage : ses moyens sont
despotiques. Catherine traduit le Bélisaire de Marmontel condamné en
Sorbonně et charge le comte Andrej Šuvalov, un ami de Voltaire, d'y ajouter
une longue dédicace à l'archevêque Gavril, d'où il ressort que les idées de
Marmontel et celles du dignitaire orthodoxe coïncidaient, ce qui n'était
nullement vrai. Le livre se lisait comme une condamnation du pouvoir illimité
du monarque et la dédicace... comme l'ordre donné à Gavril de partager et
propager ces idées : c'est ainsi que le pouvoir mettait en place ce qu'on appelle
les Lumières russes. Dans sa fameuse Instruction (Nakaz) de 1767, l'impératrice
reprenait des idées de Montesquieu et des encyclopédistes, elle attribuait aussi
au Sénat un droit de remontrance qui lui aurait permis de déclarer tel ou tel
oukaze du monarque contraire à Y Uloženie censé être une sorte de loi
fondamentale. Or, dans l'Empire russe, il n'y avait rien de semblable à une telle
loi et le Sénat ne fut jamais un organe de remontrance... Mais d'après
l'Instruction, l'autocratie semble s'autolimiter dans le plus pur esprit des
Lumières. Certes le thème de l'État était au centredes Lumières russes, mais
celles-ci, pour reprendre la formule de Victor Živov étaient « un mirage
péterbourgeois » qui fit faillite avant même la fin du règne de Catherine. La
culture des Lumières en Russie, la culture européanisée en Russie est une
culture du pouvoir. Avec la faillite du mythe de l'État, la culture russe
s'émancipe du pouvoir, elle élabore ses propres thèmes, Radiščev dénonce le
servage et « l'intelligentsia » russe naît avec lui. Quelques années plus tard
Puškin écrira « le seul Européen de la Russie » est le gouvernement12.
L'étroitesse de la base sociale du discours du pouvoir se dévoile à travers la
gigantesque révolte de Pugačev. Après cette commotion, les paroles sur
l'harmonie sociale, le bonheur général et le bien public qui entretenaient le mythe de
l'État sonnent creux même à leurs énonciateurs, les protagonistes du pouvoir.
Dans ce contexte Paul rédige l'ordonnance remplaçant le mot « Patrie » par
Gosudarstvo. Mais on voit à présent combien une lecture qui supposerait ce
texte transparent serait peu pertinente, car, si le terme « patrie » dans le discours
officiel et officieux du XVIIIe siècle renvoyait à État, quelle signification doit-on
tsar jusqu'en 1762 et à présent, en 1861, ils doivent revenir à cette même
condition, qui est la leur par définition, retourner — Kavtaradze résume les
nombreux exemples de conversations paysannes — « à la source du pouvoir »
d'où ils tirent leur force17. On aperçoit dans ces espoirs paysans relevés par
l'historien toute la fragilité, voir la vanité du discours sur le service à la patrie
tenu par le pouvoir tout au long du XVIIIe siècle, de Pierre à Catherine. Ce n'est
pas que les paysans refusent l'État-Patrie, mais ils ignorent un concept importé
qui ne leur signifie rien. Non pas que la séparation entre le peuple et le
gosudarstvo ait été ignorée par le XIXe siècle, bien au contraire. Conscients de
cet état des choses, les uns, comme Speranskij et Kiselev au pouvoir, essayèrent
de le réformer — ils ont échoué, incompris par les élites et par la paysannerie ;
les autres élaborèrent un idéal social correspondant aux « valeurs nationales » :
ainsi Konstantin Aksakov, figure centrale de la pensée slavophile, définissait en
1855 le gosudarstvo comme le « gouvernement », en premier lieu « le monarque
au pouvoir illimité et à l'extérieur du social », seule condition pour que le
peuple puisse « se libérer de toute participation au gouvernement, rester en
dehors de toute signification politique » ; entre le gouvernement etle peuple,
ajoutait-il, « le lien doit être moral et absolument pas politique »18. À la même
époque, c'est un paysan, Petr Marťjanov qui s'exprime sur « Le Peuple et le
Gosudarstvo19 ». Il définit le gosudarstvo non pas comme une « unité
géographique ou nationale », mais comme « un gouvernement "irresponsable"
[neotvetstvennoe] avec tous les ordres qui dominent [gospodstvujuščija] et
exploitent sous sa protection». L'action inhérente au gosudarstvo (« gosu-
darstvovanie », « gosudarstvuet ») se réduit exclusivement à la domination
puisque le gouvernement n'est pas élu par le peuple. À l'égard du gosudarstvo
le peuple constitue un corps totalement indépendant20.
G. A. Kavtaradze est confronté à cette même question en étudiant le
comportement de la paysannerie russe pendant l'invasion napoléonienne et lors de la
guerre de Crimée au milieu du siècle. Se démarquant des positions
traditionnelles, il a observé que, pendant la première partie de la guerre, les paysans
prennent les armes volontairement lorsque les Français menacent leur village.
Ce n'est qu'après plusieurs mois de guerre que les envahisseurs commencent à
être perçus comme un ennemi commun ; il s'ensuit une prise de conscience de
l'appartenance à une communauté autre et plus grande que celle du village. Ce
fait révèle que les liens unissant le paysan à sa communauté et le renfermant en
elle sont bien plus solides que ceux qui pouvaient le relier à des instances extra-
(I.R.E.N.I.S.E. — C.N.R.S.)