Vous êtes sur la page 1sur 7

Semestre 1.

La recherche de soi
Les métamorphoses du moi
1

Table des matières


A la recherche de soi ............................................................................................................................... 2
MONTAIGNE, Essais, I (1580) .............................................................................................................. 2
Marguerite YOURCENAR, Souvenirs pieux (1974) : incipit .................................................................. 2
La présentation de soi ............................................................................................................................. 3
PASCAL, Pensées, Lafuma 688 (1669).................................................................................................. 3
Jean-Paul SARTRE, « le garçon de café » in L’Être et le Néant (1976) ................................................. 3
Moi est un autre ...................................................................................................................................... 5
Arthur RIMBAUD, « Je est un autre » (Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871) ...................................... 5
Henri MICHAUX, « dragon », Peintures (1939) in L’espace du dedans (1966) .................................... 6
Pierre ALBERT-BIROT, Poèmes à l’autre moi, « deuxième poème » (1982)........................................ 7

Sur les 35 répertoriés, quelques 10 autoportraits par Vincent Van Gogh, 1886-1889

https://courtauld.ac.uk/whats-on/van-gogh-self-portraits-22/
A la recherche de soi

MONTAIGNE, Essais, I (1580)


C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit, dès l'entrée, que
je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y
ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces
2
ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ai voué à la commodité
particulière de mes parents et amis : à ce que m'ayant perdu (ce
qu'ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de
mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent,
plus altière et plus vive, la connaissance qu'ils ont eue de moi. Si
c'eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux
paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple,
naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y
liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l'a permis. Que si j'eusse
été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature,
je t'assure que je m'y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis
moi-même la matière de mon livre : ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet
si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars 1580.

Marguerite YOURCENAR, Souvenirs pieux (1974) :


incipit
L’être que j’appelle moi vint au monde un certain
lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles,
et naissait d’un Français appartenant à une vielle famille
du Nord, et d’une Belge dont les ascendants avaient été
durant quelques siècles établis à Liège, puis s’étaient fixés
dans le Hainaut. La maison où se passait cet événement,
puisque toute naissance en est un pour le père et la mère
et quelques personnes qui leur tiennent de près, se
trouvait située au numéro 193 de l’avenue Louise, et a
disparu il y a une quinzaine d’années, dévorée par un
building.
Ayant ainsi consigné ces quelques faits qui ne signifient rien par eux-mêmes, et qui,
cependant, et pour chacun de nous, mènent plus loin que notre propre histoire et même que
l’histoire tout court, je m’arrête, prise de vertige devant l’inextricable enchevêtrement
d’incidents et de circonstances qui plus ou moins nous déterminent tous. Cet enfant du sexe
féminin, déjà pris dans les coordonnées de l’ère chrétienne et de l’Europe du XX° siècle, ce
bout de chair rose pleurant dans un berceau bleu, m’oblige à me poser une série de questions
d’autant plus redoutables qu’elles paraissent banales, et qu’un littérateur qui sait son métier
se garde bien de formuler. Que cet enfant soit moi, je n’en puis douter sans douter de tout.
Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d’irréalité que me donne cette
identification, je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que
j’aurais tenté de recréer, de m’accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de
dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu’on a
négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu’ils peuvent
donner, ou d’aller compulser dans des mairies ou chez des notaires des pièces authentiques
dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain.

3
La présentation de soi 1

PASCAL, Pensées, Lafuma 688 (1669)


Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je
passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car
il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un
à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui
tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.

Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis
perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps,
ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point
ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une
personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste.
On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car
on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Cf. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/un-ete-avec-pascal/qu-est-ce-que-le-moi-chez-
pascal-8865221

Explication de texte : Pascal, Pensées (Lafuma 688) : épisode 2/4 du podcast Bac philo 2016, 2eme
session (radiofrance.fr)

Jean-Paul SARTRE, « le garçon de café » in L’Être et le Néant (1976)


Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et
appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient
vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il
s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses
yeux expriment un intérêt un peu trop plein de
sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà
qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la
rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en
portant son plateau avec une sorte de témérité de

1
Erving Goffman, La présentation de soi, 1959 (1971 pour la traduction française).
funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement
rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa
conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient
des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des
mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il
4
joue à être garçon de café. Il n’y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de
repérage et d’investigation. L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser
l’inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne
diffère pas de celle qui s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de
cérémonie, le public réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de
l’épicier du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur
clientèle qu’ils ne sont rien d’autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur.
Un épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur,
parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier. La politesse
exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier,
comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat
avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est
plus fait pour voir, puisque c’est le règlement et non
l’intérêt du moment qui détermine le point qu’il doit
fixer (le regard « fixé à dix pas »).
Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous
vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y
échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à
coup sa condition. Mais c’est que,
parallèlement, du dedans le garçon de café ne
peut être immédiatement garçon de café, au
sens où cet encrier est encrier, où le, verre est
verre. Ce n’est point qu’il ne puisse former des
jugements réflexifs ou des concepts sur sa
condition. Il sait bien ce qu’elle « signifie » :
l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l’ouverture des salles,
de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle comporte : le droit au
pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au
transcendant. Il s’agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet
de droit ». Et c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que
je ne veuille pas l’être ni qu’il soit un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre
son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela
signifie que je ne puis l’être qu’en représentation. Mais précisément si je me le représente, je
ne le suis point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole
de lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. Et,
par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne
puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement
les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers
ces gestes... Ce que je tente de réaliser c’est un être-en-soi du garçon de café, comme s’il
n’était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs
d’état, comme s’il n’était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou
de rester au lit quitte à me faire renvoyer.

Moi est un autre

Arthur RIMBAUD, « Je est un


autre » (Lettre à Paul Demeny, 15
mai 1871)
(...) Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa
faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la
regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait
son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la
scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification
fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui,
depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en
clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l’Action… Après, musique et rimes sont jeux,
délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces
antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement
; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait
des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou
pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur,
créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il
cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela
semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se
proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais
il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos2, quoi ! Imaginez un homme
s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes
les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les
poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la

2
Mot valise inventé par V. HUGO, littéralement les « acheteurs d’enfants », les trafiquants d’êtres humains.
foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel,
le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son
âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre
l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses
inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les
horizons où l’autre s’est affaissé !» (...)
6

Henri MICHAUX, « dragon », Peintures (1939) in L’espace du dedans (1966)


Un dragon est sorti de moi.
Cent queues de flammes et de nerfs il sortit.
Quel effort je fis pour le contraindre à s'élever, le fouettant par-dessus moi !
Le bas était prison d'acier où j'étais enfermé.
Mais je m'obstinai et soutins fureur et les tôles de l'implacable geôle finirent par se disjoindre
petit à petit, forcées par l'impétueux mouvement giratoire.
C'était parce que tout allait si mal, c'était en septembre (1938), c'était le mardi, c'était pour
ça que j'étais obligé pour vivre de prendre cette forme si étrange.
Ainsi donc je livrai bataille pour moi seul, quand l'Europe hésitait encore, et partis comme
dragon, contre les forces mauvaises, contre les paralysies sans nombre qui montaient des
événements, pardessus la voix de l'océan des médiocres, dont la gigantesque importance se
démasquait soudain à nouveau vertigineusement.

Raymond DEPARDON, San Clemente, 1982


Pierre ALBERT-BIROT, Poèmes à l’autre moi, « deuxième poème » (1982)
Je laisse mon contour à ceux qui viennent avec une bouche et une main
Toi qui es moi soyons nous mais un violet n’est ni bleu ni rouge
Pardon j’étais allé tendre mes mains au feu car il neige mais je reviens
7
Laissons mes mains laissons la neige es-tu là mais il neige et j’ai froid
L’avenue d’hiver toute ennuyée d’arbres sans rêve ô pardon me voici
L’hiver est pour ceux qui ont une date de naissance pour eux et pour moi
Mais ni pour toi ni pour nous au-delà d’image qui me fais chaque jour une
image par Georges Achard

Où vit mon nom mais toi qui es moi tu ne sais pas le nom que porte mon image
Sais-tu même l’image que tu me fais ô pardon je te parle de moi de mon corps et de mon
visage
Laissons la face et le profil laissons la neige mon nom et mon image mais il faut
Que je tende au feu mes mains car j’ai froid et tu as placé le feu à côté de l’image
Et quand je me réchauffe n’est-ce pas toi qui as mes mains mon corps et mon visage
Ô pardon regard de mon cœur voici ce que j’ai maçonné des mots autour de toi pardon
Merci de m’avoir avec toi fait passer au travers j’aime pourtant ces mots qui m’entourent
Images qui m’empêchent de tomber ô pardon images qui m’empêchent de sortir
Et je ne serai jamais que moi tant que je ferai une différence entre le jour et la nuit

Klimt, Liebespaar, 1908

Vous aimerez peut-être aussi