Vous êtes sur la page 1sur 306

Collection

Cinéma/Arts visuels
dirigée par Michel Marie
Dernières parutions
Vincent AMIEL, Esthétique du cinéma (2e édition).
Jacques AUMONT, Les Théories des cinéastes (2e édition).
Jacques AUMONT, Le Cinéma et la mise en scène (2e édition).
Jacques AUMONT, L’Image (3e édition).
Anne-Marie BIDAUD, Hollywood et le rêve américain (2e édition).
Dominique CHATEAU, Philosophies du cinéma (2e édition).
Michel CHION, Le Son. Traité d’acoulogie (2e édition).
Jean CLEDER, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives.
Sébastien DENIS, Le Cinéma d’animation (2e édition).
Éric DUFOUR, Le Cinéma de science-fiction.
Jean-Pierre ESQUENAZI, Les Séries télévisées.
Kristian FEIGELSON, La Fabrique filmique. Métiers et professions.
Guy GAUTHIER, Le Documentaire, un autre cinéma (4e édition).
Diana GONZALEZ-DUCLERT, Le Film-événement.
Jacques GUYOT et Thierry ROLLAND, Les archives audiovisuelles.
Martine JOLY, L’Image et les signes (2e édition).
Marie-Thérèse JOURNOT, Films amateurs dans le cinéma de fiction.
Laurent JULLIER, L’Analyse de séquences (3e édition).
Laurent JULLIER, Star Wars (2e édition).
Laurent JULLIER et Jean-Marc LEVERATTO, Cinéphiles et cinéphilie.
Patrice PAVIS, L’analyse de spectacles (2e édition).
Isabelle RAYNAULD, Lire et écrire un scénario.
Maxime SCHEINFEIGEL, Rêves et cauchemars au cinéma.
Luc VANCHERI, Les pensées figurales de l’image.
Francis VANOYE, L’adaptation littéraire au cinéma.
Conception de couverture : Raphaël Lefeuvre
Illustration de couverture : René Magritte, Le faux miroir, 1928,
New York, The Museum of Modern Art © akg-images © Armand Colin, 2012
Internet : http://www.armand-colin.com
ISBN : 9782200277543
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés,
réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou
partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent
ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective
et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou
d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L.-122 4,
L.-122-5 et L.-335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006
PARIS
Collection Cinéma/Arts visuels
dirigée par Michel Marie
Dernières parutions
Vincent AMIEL, Esthétique du cinéma (2e édition).
Jacques AUMONT, Les Théories des cinéastes (2e édition).
Jacques AUMONT, Le Cinéma et la mise en scène (2e édition).
Jacques AUMONT, L’Image (3e édition).
Anne-Marie BIDAUD, Hollywood et le rêve américain (2e édition).
Dominique CHATEAU, Philosophies du cinéma (2e édition).
Michel CHION, Le Son. Traité d’acoulogie (2e édition).
Jean CLEDER, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives.
Sébastien DENIS, Le Cinéma d’animation (2e édition).
Éric DUFOUR, Le Cinéma de science-fiction.
Jean-Pierre ESQUENAZI, Les Séries télévisées.
Kristian FEIGELSON, La Fabrique filmique. Métiers et professions.
Guy GAUTHIER, Le Documentaire, un autre cinéma (4e édition).
Diana GONZALEZ-DUCLERT, Le Film-événement.
Jacques GUYOT et Thierry ROLLAND, Les archives audiovisuelles.
Martine JOLY, L’Image et les signes (2e édition).
Marie-Thérèse JOURNOT, Films amateurs dans le cinéma de fiction.
Laurent JULLIER, L’Analyse de séquences (3e édition).
Laurent JULLIER, Star Wars (2e édition).
Laurent JULLIER et Jean-Marc LEVERATTO, Cinéphiles et cinéphilie.
Patrice PAVIS, L’analyse de spectacles (2e édition).
Isabelle RAYNAULD, Lire et écrire un scénario.
Maxime SCHEINFEIGEL, Rêves et cauchemars au cinéma.
Luc VANCHERI, Les pensées figurales de l’image.
Francis VANOYE, L’adaptation littéraire au cinéma.
Conception de couverture : Raphaël Lefeuvre
Illustration de couverture : René Magritte, Le faux miroir, 1928,
New York, The Museum of Modern Art © akg-images © Armand Colin, 2012
Internet : http://www.armand-colin.com
ISBN : 9782200277543
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés,
réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou
partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent
ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective
et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou
d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L.-122 4,
L.-122-5 et L.-335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006
PARIS

Avant-propos
Le rêve de transporter, de projeter et d’animer les images est peut-être
immémorial et l’histoire de ceux qui ont voulu faire vivre ce rêve est déjà longue
quand, en 1895, les frères Lumière projettent la vie, prise sur le vif sur l’écran du
Cinématographe. La forme de l’anthologie se prête à la diversité des objets et
des approches qu’il faut mobiliser pour évoquer l’histoire des images projetées
dans laquelle se croisent les préoccupations les plus diverses[1] : scientifiques
(de Bacon ou Kepler à Marey, de Vinci à Plateau, de la physique à la géométrie,
de l’optique à la chimie, des lois de la perspective à l’analyse de la perception,
celle de la persistance rétinienne ou de la synthèse du mouvement), techniques
(et non seulement l’appareil optique, mais aussi l’image est un objet technique),
culturelles (et le regard, tout autant que l’appareil optique, l’image et l’écran, est
un objet culturel). La lanterne magique, par exemple, n’existe pas
indépendamment de ses usages sociaux et de sa circulation : de la science à la
récréation optique, de l’appareil des colporteurs à celui des éducateurs, du secret
encore caché de la « lanterne de peur » et de la machine à fabriquer des
fantasmagories à une marchandise produite en masse avec ses plaques de verre,
l’une des formes les plus communes de la culture populaire à la fin du
XIXe siècle. Ainsi nous ne pouvons comprendre l’instrument optique en
séparant rationalité et croyance et devons pouvoir faire tenir ensemble, parlant
par exemple de la lanterne magique, et le discours savant d’Athanasius Kircher,
et la stupeur qu’elle provoque chez les spectateurs qu’il attire dans une chambre
obscure, et le ravissement du jeune Marcel devant les « impalpables irisations »
de la lanterne magique et le récit qu’en fait Proust rapprochant la teneur
d’illusion de cette projection de sa teneur de vérité jusqu’à les confondre[2].
Pour chacun des dispositifs optiques, il faudrait pouvoir exploiter une mine de
ressources qui engageraient les dimensions historiques, sociales et économiques,
les logiques commerciales et industrielles, ou encore l’histoire de la ville et celle
de la vie quotidienne, celle des spectacles et des divertissements, la relation avec
d’autres médias, les soucis pédagogiques, les stratégies intellectuelles et les
considérations politiques, les exigences artistiques et les transformations du
sentiment esthétique. Se côtoient ici savants et philosophes, inventeurs et
artistes, prêtres et magiciens, voire « mages », romanciers et poètes, journalistes
et critiques d’art, chacun entrevoyant les usages possibles, nullement arrêtés, et
l’intérêt de l’invention technique. S’entrelacent ici des histoires et des durées
diverses : durée brève de l’invention, située et datée, durée moyenne des
configurations sociales, durée longue de représentations séculaires. La
multiplicité des commencements et la variété des perspectives, des domaines de
recherche que requiert une histoire culturelle des images projetées et de l’œil qui
s’y projette, servent d’antidote à toute visée téléologique qui se heurte à un sujet
trop protéiforme pour qu’on puisse simplement distinguer ce qui suit dans ce qui
précède. « Avant » le cinéma ne signifie pas « vers » le cinéma. La simple
cohabitation d’objectifs divers évoquerait un bric-à-brac d’inventions,
connaissances, représentations, croyances et spectacles, si deux conditions
n’étaient réunies dans la rencontre des textes de cette anthologie : que, d’une
part, chaque machine optique trouve déjà inscrite en elle une part des croyances
et de l’imaginaire qu’elle suscite ou des conflits qu’elle éclaire, et que, d’autre
part, l’intérêt pour le passé puisse aider en retour à mieux nous voir aujourd’hui
observer, à mieux comprendre nos propres façons de voir et d’accompagner les
images dans leur voyage ou à y voir plus clair actuellement dans leur trafic.
Le but de ce recueil est d’abord d’ouvrir à la diversité d’une histoire culturelle
qui ne se laisse pas réduire au fait technique (et d’abord parce que le fait
technique n’est pas que technique), de donner une idée de la multiplicité des
champs de recherche qui ne se satisfont pas de la simple chronologie des
inventions, de provoquer des résonances d’un texte à l’autre et de les donner à
lire pour engager une compréhension plus complexe des cultures visuelles, de la
façon dont le visible s’y projette et s’y fabrique et dont le regard s’y fait et s’y
défait.
L’anthologie suit un ordre globalement chronologique qui s’articule autour des
dispositifs de vision non pour reconstituer à reculons une histoire des inventions
qui annonceraient le cinéma mais, tirant profit du privilège qu’a une anthologie
de composer ses propres constellations de textes, pour replonger ces inventions
dans un contexte, toujours mobile, de significations où percevoir et imaginer,
connaître et créer sont des fonctions changeantes et des faits de civilisation
nullement isolés des autres réalités humaines, elles aussi changeantes.
L’événement que constitue une invention est lié à d’autres événements, à des
processus, des pratiques et des usages collectifs, des institutions, des chaînes
d’actes sociaux, en rapport ou en rupture avec les conventions de l’époque, bref
toujours lié à un univers de significations historiques, un contexte de pensées et
de valeurs, une culture. Nous sommes ainsi toujours renvoyés, dans le pas à pas
des textes, à la relativité historique de nos façons de voir, de nos moyens de
vision, de l’idée que nous nous faisons du visible et de la façon qu’il a de se
présenter à nous ou de nous être présenté. Le fait technique et les dispositifs de
la vision sont inséparables du monde qui les réclame et les produit, des
croyances qu’ils semblent porter en eux, de l’imaginaire qu’ils impliquent ou
favorisent, des idées qu’ils construisent et des vieux rêves de l’humanité qu’ils
ravivent, excitent ou comblent.
Le voyage des images, que l’anthologie propose de suivre, a ses étapes
marquées que les chapitres successifs permettent de reconnaître : chambre
obscure, lanterne magique, fantasmagorie, panorama et diorama, photographie,
machines optiques du XIXe siècle qui, de Plateau à Marey, cherchent à capturer
le mouvement. De la Renaissance au XIXe siècle, les deux moments décisifs
d’une histoire des images projetées « avant le cinéma », on saisit le rôle
déterminant de l’invention scientifique non pour elle-même mais pour distinguer
ce que l’homme y met de lui-même.
Les textes introductifs (chap. 1, Entre lumière et ombre), comme hors de
l’histoire, interrogent notre attirance vers les images (ombre, reflet ou simulacre)
capables de se détacher, d’elles-mêmes ou par artifice, de leur lieu d’origine,
dans le jeu de la lumière qui les projette, de la source dont elles émanent vers le
support sur lequel elles apparaissent et disparaissent, se donnant pour la présence
objective du visible même si elles ne sont qu’une manière de le vivre, de le
craindre ou de le désirer. À partir de la Renaissance (chap. 2, Chambres noires),
l’invention de la perspective rationalise la vision, et c’est en se projetant dans la
perspective, aux lois de laquelle il se soumet, et en quittant l’homme pour la
chambre obscure que l’œil se donne un pouvoir nouveau sur le monde. Les
promesses de la science, la « magie naturelle » de l’optique, et le spectacle de la
chambre noire capable de reproduire les images du dehors éveillent alors autant
le désir d’explorer le monde qu’ils excitent l’imagination. Le nouvel artifice sert
à construire une perspective comme à produire des effets illusionnistes en
conditionnant l’œil du spectateur et en jouant de sa crédulité. Il porte en lui un
spectacle possible – della Porta en conçoit déjà la mise en scène visuelle et
sonore – dont l’effet captivant n’est pas détruit par la connaissance de l’artifice.
L’invention de la lanterne magique (chap. 3, Lanternes magiques) renforce
encore l’effet illusionniste en projetant l’image artificielle, en l’animant à l’aide
de ses plaques de verre, en la multipliant, en lui donnant enfin une durée, une vie
propre, en l’ouvrant au temps, par le jeu des apparitions, disparitions et
métamorphoses pour qu’elle mérite sa réputation de « grand art de la lumière et
de l’ombre » non seulement comme technique née de l’optique et destinée
d’abord à mieux faire voir le réel, mais comme spectacle répondant au désir très
humain de jouer avec l’illusion, de croire et de faire croire. La fantasmagorie
(chap. 4), perfectionnement de la lanterne magique, instrument politique et
pédagogique des Lumières, spectacle initialement destiné à instruire en
démystifiant les croyances et contes anciens, a joué avec toute l’ambiguïté d’un
art de la projection qui prend plaisir au jeu des apparitions et des spectres
« mouvementés » qu’il sait produire et doter d’une vie autonome, en misant sur
le pouvoir de tromper et sur le désir du spectateur d’être trompé ou d’halluciner,
de vivre un rêve comme une réalité. Le destin de l’idée de fantasmagorie
dépassera le spectacle de Robertson, l’idée suggérant soit un rapport entre les
hommes et un processus social (Marx), soit une expérience visuelle et un
dérèglement des sens détournés et ressaisis par la création littéraire (Balzac,
Rimbaud).
Près des deux tiers des textes composant les neuf chapitres du livre
appartiennent au XIXe siècle et témoignent du profond bouleversement de la
sensibilité et des modes de perception à l’ère de la modernité, de la
multiplication des formes d’expérience visuelle qui sont autant de nouvelles
façons d’expérimenter le monde et de répondre à l’accélération du rythme du
temps social au siècle de la révolution industrielle. Le panorama et le diorama
(chap. 5), parmi les formes les plus populaires des divertissements de masse du
XIXe siècle, illustrent le désir de voir et de voir en grand, en rama, une réalité
entièrement restituée par une illusion qui parvient à dissimuler tout signe de son
propre artifice. L’hallucination est recherchée pour être vécue comme une réalité
et la réalité (la ville, l’histoire, la guerre ou le paysage représentés) est vécue
comme un spectacle dans lequel l’observateur est immergé. Le spectateur est
entré dans l’image, il la visite, la hante, il voyage désormais dans l’image.
Immergé de même dans la foule (chap. 6, Le spectacle de la vie moderne), l’œil
mobile du flâneur est désormais d’autant plus disposé à tout transformer en
spectacle que la ville et ses boulevards, les magasins et les galeries, leurs
vitrines, bientôt les grands magasins, ces temples de la marchandise, les moyens
de transport, les publicités et les attractions, bref tout ce qu’on commence à
appeler moderne se prête à une consommation d’abord visuelle, et constitue le
spectacle quotidien d’une culture essentiellement visuelle incitant à un autre art
de regarder, à d’autres modes de sensibilité, à des rythmes différents de
perception qui inscrivent en eux l’accélération du siècle de la ville et des
machines. La photographie (chap. 7, Arrêts sur images) cristallise en elle tous les
traits de la modernité dont elle devient alors l’un des symboles. Elle est le moyen
privilégié pour le monde moderne d’assurer à tout instant sa propre publicité, de
se donner un visage et de le communiquer, de « capturer la vie essentielle d’une
cité puissante telle qu’elle se précipite dans toute sa multiple complexité de
mouvement » (Holmes). Phénomène de masse, la photographie est conçue à
l’usage du monde moderne, pour le mettre à portée de regard, en produire
l’album documentaire sans cesse réactualisé, jamais fixé, et le faire circuler.
Avec elle, la camera obscura a délaissé l’effet magique pour cultiver l’effet de
réalité. La photographie commande une connaissance et une pratique neuves du
monde et du visible par sa valeur de reproduction du réel et son exactitude, sa
force de suggestion, son instantanéité, sa mécanicité et sa vitesse, son aptitude à
effacer la médiation technique laissant les choses s’enregistrer d’elles-mêmes,
l’étroite relation de son développement avec le commerce et l’industrie, son
caractère instrumental au service des autres activités sociales. Son œil
mécanique éduque ou conditionne les nouveaux automatismes psychologiques,
intellectuels, sociaux et esthétiques d’une civilisation qui exploite tous « les
moyens de faire reproduire pour nous et à notre place » (Janin). Les choses elles-
mêmes semblent se présenter « démocratiquement », à égalité devant l’objectif,
se mettre à la disposition de tous, détachables, transportables et communicables,
prêtes au reportage, toutes enfin visibles à domicile, « plus seulement dans elles-
mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil » selon les mots de
Paul Valéry caractérisant l’ubiquité des images modernes[3]. L’évolution de la
photographie aiguise encore le désir d’une restitution intégrale de la réalité, du
mouvement et de la durée des choses (chap. 8, Images en mouvement).
L’invention ranime les vieux rêves, qui, ainsi ravivés, excitent en retour
l’invention. Henry Cook présente ainsi le photobioscope en 1867 : « Les chutes
d’eau, les vagues qui se brisent, tout mouvement enfin peut être saisi. […] Nous
verrons encore une révolution complète dans l’art photographique. Des paysages
dans lesquels les arbres se plient au gré du vent, les feuilles qui tremblent et
brillent aux rayons du soleil, des bateaux, des oiseaux qui glissent sur des eaux
dont la surface se ride et se déride, les évolutions des armées et des flottes, enfin
tous les mouvements imaginables, pris au vol, pourront servir de
renseignements[4]. » Avant que, par le Cinématographe, la lanterne magique ne
rencontre la photographie, mais aussi bien le phénakistiscope et la
chronophotographie, l’imagination d’un siècle avide de tout voir s’invente elle-
même, presqu’avec impatience, dans ses recherches et expériences scientifiques
(analyse de la persistance rétinienne, du mouvement, de la motricité), la mise au
point de techniques photographiques et l’invention de machines optiques qui
servent la science (du thaumatrope au phénakistiscope et au zootrope, du fusil
photographique à la chronophotographie) mais aussi le divertissement (le
praxinoscope et le Théâtre optique de Reynaud, le kinétoscope d’Edison) et
trouvent un public (séduit par ces jouets scientifiques) et un marché. La seule
ingéniosité technique, même stimulée par l’impatience de réaliser un vieux rêve,
n’explique pas le rythme et la profusion des inventions ici étroitement
dépendants d’une conjonction de déterminations économiques et sociales, de la
recherche du profit, d’une industrie des attractions, de besoins auxquels
répondaient ces objets du désir, et de la réussite de leur vulgarisation et de leur
adaptation à un usage individuel ou collectif. Les récits fantastiques et la
littérature d’anticipation (chap. 9, Fictions du futur) testent les mythes modernes
jusqu’aux limites utopiques de la suppression des distances, de la
dématérialisation propre à un art de la projection et d’une victoire sur l’absence
et sur le temps. Les fictions de Jules Verne, Wells, Flammarion, Robida et leurs
contemporains mesurent, pour la fin du siècle, mais aussi pour nous, les effets de
l’extension du domaine du visible, pressentent les attentes et croyances suscitées
par les moyens illimités d’une télé-vision et d’une communication généralisée,
projettent les rêves et craintes de l’âge des machines.
[1]. Depuis une vingtaine d’années (et le centenaire de la naissance du Cinématographe), les travaux,
parmi d’autres, de Laurent Mannoni ont su nous ouvrir, par le texte, l’image, l’exposition et les choses
mêmes, à des domaines peu fréquentés jusqu’alors. Citons encore, avec leur diversité, les travaux de
Hermann Hecht, Donata Pesenti Compagnoni et David Robinson, ceux de Gian Piero Brunetta, Bernard
Comment, Max Milner et Jonathan Crary qui nous permettent de mesurer la richesse du terrain à explorer.
Voir « Choix bibliographique ».
[2]. « On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me
donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des
premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané. » Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, 1913.
[3]. Cf. exergue du chapitre IX.
[4]. Henry COOK, Bulletin de la Société Française de Photographie, tome treizième, séance du 2 août
1867, Paris, Gauthier-Villars, 1867, p. 202.
Chapitre 1

Entre lumière et ombre


« J’appelle images d’abord les ombres, ensuite les reflets que l’on voit dans
les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les
représentations semblables. »
PLATON, La République (v. 375 av. J.-C.).

INTRODUCTION
Platon n’invente pas le cinéma. Sa caverne n’est pas une salle de cinéma et
son royaume des ombres ne préfigure pas le spectacle cinématographique, pas
davantage que le théâtre d’ombres dont le philosophe grec s’inspire peut-être.
Les propos d’Aristote ou des épicuriens sur la persistance des sensations ne
répondent certes pas aux mêmes préoccupations que celles de Joseph Plateau au
XIXe siècle. Les mythes que ce premier chapitre rappelle, ceux de la fille de
Butades, de Saurias ou de Narcisse, restent de même comme hors de l’histoire.
Ils n’expliquent pas l’histoire du cinéma ni ne l’inaugurent. Nous ne pouvons
rien déduire d’eux. Le mouvement est plutôt de nous vers eux. Ils se proposent
comme des fictions rationnelles qui nous aident à chercher à comprendre ce que
nous appelons voir, ce que nous appelons visible et à mieux discerner ce que
nous y cherchons ou croyons y trouver, à reconnaître la foi que nous accordons à
notre œil, à saisir la croyance que nous mettons dans les apparences et à nous
rappeler le rapport de fascination que nous pouvons entretenir avec les images.
Ainsi, l’allégorie de la caverne, avec ses prisonniers enchaînés à leurs illusions,
immobiles face à la paroi-écran sur laquelle s’agitent les ombres qu’ils prennent
pour la réalité, a pu servir à des causes variées, à stimuler des interprétations
diverses, et à faire et défaire le récit d’une illusion. Certains ont craint la vie
suspecte des spectres de celluloïd dont nous partageons les passions dans le
royaume des ombres qui inquiétait déjà Gorki. « Fausse, la vie des ombres sur
l’écran, écrit Georges Duhamel, fausse, l’espèce de musique répandue sur nous
par je ne sais quels appareils torrentueux et mécaniques. Et qui sait ? Fausse,
aussi, cette multitude humaine qui semble rêver ce qu’elle voit et s’agite parfois,
sourdement, avec des gestes de dormeur. Tout est faux. Le monde est faux[1]. »
Saint-Pol-Roux, de son côté, a besoin de l’allégorie platonicienne pour rêver un
« cinéma vivant » et l’opposer au cinéma prisonnier de la chambre obscure :
« Nos ancêtres œuvraient dans des grottes. Le cinéma actuel ce sont les Ombres
de Platon. Le soleil est dessus, c’est-à-dire dehors. Or il doit être dedans. Toute
la pauvreté cinématographique est là. Nous sommes toujours la proie du
photographe[2]. » Jean-Louis Baudry a besoin du même récit de Platon mais
cette fois pour parler de l’impression de réalité suscitée par le dispositif
cinématographique et du désir du spectateur pour qui la perception aurait un
statut d’hallucination.
En approchant, avec ces textes, les questions du pouvoir ou de l’infirmité de
l’œil, de l’essence du visible et des sources de la visibilité, de la nature des
images et de leur rapport aux choses mêmes, nous entrons dans un entrelacs
d’oppositions ou de contradictions. L’évocation des ombres (Platon, Pline,
Athénagore), des impressions sensibles qui persistent en l’absence de leur objet
(Aristote), des images générées par le mouvement et l’accumulation des
simulacres (Épicure, Lucrèce), du reflet que la surface de l’eau retient pour y
prendre Narcisse (Ovide), des ressources et impostures du miroir (Bacon,
Nettesheim, Cellini) nous pousse sans cesse d’un côté et de l’autre : entre vision
et aveuglement, perception et hallucination, simulacre platonicien et simulacre
épicurien, l’un contrefaçon de la réalité et rivalisant avec elle, l’autre aussi réel
que le réel dont il émane, entre sensibilité captive et sensibilité active, entre
absence et présence, invisibilité du modèle et visibilité du double, entre ce qui
fuit et ce qui apparaît, entre mécanismes du visible et techniques d’illusion,
optique et poésie, science et magie, nature et art. Mais tous ces textes évoquent
ensemble la singulière aptitude des images à voyager, à se détacher des choses
mêmes et quitter leurs amarres, se projeter comme d’elles-mêmes ou par artifice,
se suspendre dans les airs, se multiplier ou se métamorphoser, apparaître sans
pouvoir être saisies tout en se prêtant pourtant à la ruse, ruse manipulatrice du
charlatan toujours prêt à tromper l’œil et faire du jeu des apparences un moyen
d’imposture, ou ruse amicale qui prend soin de l’ombre projetée et lui reste
fidèle : le geste amoureux de la fille de Butades dessine ou caresse les contours
de l’ombre de l’amant et invente un art de l’image à partir de l’ombre projetée,
un art de faire des ombres.
***

PLATON
« Qu’est-ce que la fameuse caverne de Platon, si ce n’est déjà une chambre
noire, la plus grande, je pense, que l’on ait jamais réalisée[3]. » « Grandeur »
ambiguë que celle de cette chambre noire : bien sûr, par l’allégorie de la caverne,
Platon (v. 427-v. 347 av. J.-C.) dénonce le mensonge du royaume des ombres,
mais il le fait si bien, comme une fois pour toutes, qu’il finit par nous dire toutes
les séductions de l’ombre projetée.

Dans une demeure souterraine


en forme de caverne… (v. 375 av. J.-C.)

Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature selon qu’elle est ou qu’elle


n’est pas éclairée par l’éducation d’après le tableau que voici. Figure-toi des
hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée,
ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis
leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu’ils ne
peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les
empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur
brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le long
de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de
marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir
leurs prestiges.
Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des
ustensiles de toutes sortes, qui dépassent la hauteur du mur, et des figures
d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et
naturellement, parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne
disent rien.
Voilà, dit-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers !
Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d’abord penses-tu que dans cette
situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres
projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
Peut-il en être autrement, dit-il, s’ils sont contraints toute leur vie de rester la
tête immobile ?
Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?
Sans contredit.
Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils
croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu’ils
verraient ?
Nécessairement.
Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison toutes
les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient pas sa
voix pour celle de l’ombre qui défilerait ?
Si, par Zeus, dit-il.
Il est indubitable, repris-je, qu’aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être
autre chose que les ombres des objets confectionnés.
C’est de toute nécessité, dit-il.
Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les délivrait de leurs
chaînes et qu’on les guérît de leur ignorance, et si les choses se passaient
naturellement comme il suit. Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force
à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière,
tous ces mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de
regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure. Je te demande, ce
qu’il pourra répondre, si on lui dit que, tout à l’heure, il ne voyait que des riens
sans consistance, mais que maintenant, plus près de la réalité et tourné vers des
objets plus réels, il voit plus juste ; si, enfin, lui faisant voir chacun des objets
qui défilent devant lui, on l’oblige à force de questions à dire ce que c’est ? Ne
crois-tu pas qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui
paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ?
Beaucoup plus véritables, dit-il.
Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui
feraient mal et qu’il se déroberait et retournerait aux choses qu’il peut regarder,
et qu’il les croirait réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?
Je le crois, fit-il.
Et si, repris-je, on le tirait de là par force, qu’on lui fît gravir la montée rude et
escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir traîné dehors à la lumière du
soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et se révolterait d’être ainsi traîné, et
qu’une fois arrivé à la lumière, il aurait les yeux éblouis de son éclat, et ne
pourrait voir aucun des objets que nous appelons à présent véritables ?
Il ne le pourrait pas, dit-il, du moins tout d’abord.
Il devrait en effet, repris-je, s’y habituer, s’il voulait voir le monde supérieur.
Tout d’abord, ce qu’il regarderait le plus facilement, ce sont les ombres, puis les
images des hommes et des autres objets reflétés dans les eaux, puis les objets
eux-mêmes ; puis élevant ses regards vers la lumière des astres et de la lune, il
contemplerait pendant la nuit les constellations et le firmament lui-même plus
facilement qu’il ne le ferait pendant le jour, le soleil et l’éclat du soleil.
Sans doute.
À la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées
sur quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il
pourrait regarder et contempler tel qu’il est.
Nécessairement, dit-il.
Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui
produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible, et
qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses
compagnons voyaient dans la caverne.
Il est évident, dit-il, que c’est là qu’il en viendrait après ces diverses
expériences.
Si ensuite il venait à penser à sa première demeure, à la science qu’on y
possède, et aux compagnons de sa captivité, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait
du changement et qu’il les prendrait en pitié ?
Certes si.
Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils pouvaient alors se donner les uns
aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l’œil le plus
pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui
passaient régulièrement les premiers ou les derniers ou ensemble, et qui par là
était le plus habile à deviner celui qui allait arriver, penses-tu que notre homme
en aurait envie, et qu’il jalouserait ceux qui seraient parmi ces prisonniers en
possession des honneurs et de la puissance ? Ne penserait-il pas comme Achille
dans Homère, et ne préférerait-il pas cent fois n’être qu’un valet de charrue au
service d’un pauvre laboureur et supporter tous les maux possibles, plutôt que de
revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?
Je suis de ton avis, dit-il : il préférerait tout souffrir plutôt que de revivre cette
vie-là.
Imagine encore ceci, repris-je ; si notre homme redescendait et reprenait son
ancienne place, n’aurait-il pas les yeux offusqués par les ténèbres, en venant
brusquement du plein soleil ?
Assurément si, dit-il.
Et s’il lui fallait de nouveau juger de ces ombres et concourir avec les
prisonniers qui n’ont jamais quitté leurs chaînes, pendant que sa vue est encore
confuse et avant que ses yeux ne se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce
qui demanderait un temps assez long, ne prêterait-il pas à rire et ne diraient-ils
pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce
n’est même pas la peine de tenter l’ascension ; et, si quelqu’un essayait de les
délier et de les conduire en haut, et qu’ils puissent le tenir en leurs mains et le
tuer, ne le tueraient-ils pas ?
Ils le tueraient certainement, dit-il.
Maintenant, repris-je, il faut, mon cher Glaucon, appliquer exactement cette
image à ce que nous avons dit plus haut : il faut assimiler le monde visible au
séjour de la prison, et la lumière du feu dont elle est éclairée à l’effet du soleil ;
quant à la montée dans le monde supérieur et à la contemplation de ses
merveilles, vois-y la montée de l’âme dans le monde intelligible, et tu ne te
tromperas pas sur ma pensée, puisque tu désires la connaître. Dieu sait si elle est
vraie ; en tout cas, c’est mon opinion, qu’aux dernières limites du monde
intelligible est l’Idée du bien, qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut
apercevoir sans conclure qu’elle est la cause universelle de tout ce qu’il y a de
bien et de beau ; que dans le monde visible, c’est elle qui a créé la lumière et le
dispensateur de la lumière ; et que dans le monde intelligible, c’est elle qui
dispense et procure la vérité et l’intelligence, et qu’il faut la voir pour se
conduire avec sagesse soit dans la vie privée, soit dans la vie publique.

ARISTOTE
Le phénomène de la persistance des impressions sensibles, celui de la
persistance dite « rétinienne » en particulier, était connu bien avant que le jouet
optique de Joseph Plateau n’essaie de « tromper le regard » selon le sens du mot
phénakistiscope. Dans son traité Des rêves, Aristote (384-322 av. J.-C.) attribue
un rôle essentiel et positif à l’imagination (phantasia) dans cette persistance de la
sensation en l’absence de son objet.

On a beau faire cesser la sensation,


l’impression persiste… (350 av. J.-C.)

[…] Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le Traité de l’âme, et nous y
avons dit que l’imagination est la même chose que la sensibilité ; mais que la
manière d’être de la sensibilité et celle de l’imagination sont différentes ; nous
avons défini l’imagination : le mouvement produit par la sensation en acte. Or, le
rêve paraît bien être une sorte d’image ; car nous appelons rêve l’image qui se
montre durant le sommeil, qu’elle se produise, soit d’une manière absolue, soit
d’une manière quelconque.
Il est donc évident que rêver appartient à la sensibilité, et lui appartient en tant
qu’elle est douée d’imagination.
Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c’est que le rêve, et comment il
a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil.
Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos
organes ; et l’impression qu’elles causent n’existe pas seulement dans les
organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même
quand la sensation a disparu.
Le phénomène qu’on éprouve alors paraît être à peu près le même que celui
qui se passe dans le mouvement des projectiles. Ainsi, les corps qui ont été
lancés continuent à se mouvoir, même après que le moteur a cessé de les toucher,
parce que ce moteur a d’abord agi sur une certaine portion de l’air, et qu’ensuite
cet air a communiqué à une autre partie le mouvement qu’il avait lui-même
reçu ; et c’est ainsi que jusqu’à ce que le projectile s’arrête, il produit son
mouvement, soit dans l’air soit dans les liquides. Il faut supposer encore la
même loi dans les mouvements de simple altération. Ainsi, ce qui est échauffé
par une chaleur quelconque échauffe la partie voisine ; et la chaleur se transmet
jusqu’au bout. Il y a donc nécessité que ceci se passe également dans l’organe
siège de la sensibilité, puisque la sensation en acte n’est qu’une sorte
d’altération. C’est là ce qui fait que l’impression n’est pas seulement dans les
organes au moment où ils sentent, mais qu’elle y reste encore quand ils ont cessé
de sentir, et qu’elle est au fond tout comme elle est à la surface.
Ceci est bien frappant quand nous avons senti quelque objet d’une manière
prolongée. Alors, on a beau faire cesser la sensation, l’impression persiste ; et
ainsi, par exemple, quand on passe du soleil à l’ombre, durant quelques instants
on ne peut voir rien, parce que tout le mouvement, sourdement causé dans les
yeux par la lumière, y continue encore. De même, si nous arrêtons trop
longtemps notre vue sur une seule couleur, soit blanche, soit jaune, nous la
revoyons ensuite sur tous les objets où, pour changer, nous reportons nos regards
[…].
Même le mouvement seul des objets suffit pour causer en nous ces
changements. Ainsi, il suffit de regarder quelque temps les eaux des fleuves, et
surtout de ceux qui coulent très rapidement, pour que les autres choses qui sont
en repos paraissent se mouvoir. […]
Il faut admettre ce principe, qui ressort évidemment de tout ce que nous avons
dit, à savoir : que même si l’objet sensible a disparu au dehors, les impressions
senties n’en demeurent pas moins dans les organes, et y demeurent sensibles.
La cause de tous ces phénomènes tient à ce que ce n’est pas la même faculté
de l’esprit, qui est chargée de juger les choses, et qui reçoit en elle les images.
Une preuve de ceci, c’est que le soleil paraît n’avoir qu’un pied de largeur. Un
autre fait que l’on cite souvent pour démontrer les erreurs de l’imagination, c’est
qu’une simple superposition des doigts suffit pour nous faire croire qu’une seule
chose devient deux, sans que cependant nous allions jusqu’à dire qu’il y ait
réellement deux choses ; car ici le témoignage de la vue l’emporte sur celui du
toucher. Mais si le toucher était tout seul, nous jugerions que cette chose qui est
une en est deux. Ce qui cause notre erreur, c’est que non seulement ces
apparences se produisent par nous, quand la chose sensible vient à se mouvoir
d’une façon quelconque, mais encore quand le sens est en lui-même mis en
mouvement, et qu’il reçoit un mouvement analogue à celui qu’il aurait reçu de la
chose sensible. Je veux dire, par exemple, que quand on est dans un vaisseau en
marche, le rivage semble être en mouvement, bien que la vue soit certainement
mise en mouvement par une autre chose que le rivage.

*
ÉPICURE
La Lettre à Hérodote expose les principes de la physique matérialiste
d’Épicure (341-270 av. J.-C.). Tout dans l’univers est atome et vibre du
mouvement des atomes. Comme toutes les autres opérations mentales, notre
vision consiste en des déplacements d’atomes qui nous impressionnent. Des
corps se détachent de fines pellicules, films atomiques, répliques ou simulacres
conservant la forme des objets dont ils émanent et dont l’accumulation constitue
une image.

Ces répliques, nous les appelons des simulacres…


(début du IIIe siècle av. J.-C.)

Il y a, outre les corps solides, des répliques de même forme qu’eux et qui
dépassent de loin en subtilité tout ce que nous percevons. Il n’est point
impossible, en effet, qu’il se répande dans le milieu qui entoure les corps, des
émanations de ce genre, ni que ce milieu présente les conditions favorables à la
constitution d’enveloppes creuses et lisses, ni que les effluves partis des solides
conservent, par la suite, dans ce milieu, la position et l’ordre qu’ils avaient dans
les solides mêmes. Ces répliques, nous les appelons des simulacres. Parlons
maintenant de leur mouvement. Un mouvement qui se poursuit dans le vide, sans
qu’aucun obstacle doive lui résister, franchit toute distance imaginable, en un
temps inconcevable : car ce sont la résistance et la non-résistance qui
communiquent au mouvement l’aspect de la lenteur et de la rapidité. Cependant,
il n’est pas vrai qu’un corps qui se meut dans ces temps, dont le raisonnement
seul nous révèle l’existence, arrive à pareil instant au terme de distances plus
grandes et de distances plus petites, car cela est à son tour inconcevable ; et,
d’autre part, si un corps en mouvement met un temps perceptible pour arriver
depuis un point quelconque de l’infini, il ne s’ensuit pas qu’il n’arrivera pas, en
un temps imperceptible, depuis un lieu à partir duquel son mouvement soit
saisissable pour nous : car il sera vrai qu’en elle-même sa vitesse sera
proportionnelle aux résistances, quoique, pendant la durée du mouvement que
nous observons, nous lui laissions, relativement à nous, une vitesse telle que
celle qui n’aurait rencontré aucune résistance. Voilà un principe utile à retenir.
Maintenant qu’il est posé, remarquons que rien dans les phénomènes ne
contredit l’idée que la subtilité des simulacres est insurpassable, et concluons, en
nous appuyant sur le principe indiqué, qu’ils ont des vitesses insurpassables, car
ils sont capables d’accomplir, aussi vite qu’on veut, un trajet quelconque,
puisqu’à un nombre infini d’entre eux rien (ou peu de chose) ne fait obstacle,
tandis que pour beaucoup et même pour une infinité quelque chose aussitôt fait
obstacle.
Ajoutons que la génération des simulacres est rapide comme la pensée. Et en
voici les raisons : leurs éléments sont toujours prêts, sortant de la surface des
corps par un écoulement continuel, sans qu’il s’ensuive pour ceux-ci une
diminution sensible et révélatrice, parce que la perte est compensée ; puis, sortis
des corps, les éléments des simulacres n’ont qu’à conserver, et conservent
chacun pendant longtemps, la position et l’ordre où ils se trouvaient à la surface
de ces corps, bien qu’il survienne parfois de la confusion ; enfin, comme il n’est
pas nécessaire que les simulacres soient remplis en profondeur, des assemblages
serrés se forment rapidement dans l’atmosphère. Il y a encore d’autres causes qui
produisent également des simulacres, comme on peut l’admettre ; car ni ces
divers modes de formation ni rien de ce que nous avons dit jusqu’ici touchant les
simulacres, n’est contredit par les sensations, et bien loin de là, ainsi qu’on s’en
apercevra en se demandant comment faire pour apporter, des objets extérieurs
jusqu’à nous, des représentations qui garantissent évidemment l’existence de ces
objets et qui, d’autre part, leur soient conformes.
Il faut admettre que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs
pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Car les objets
extérieurs ne sauraient imprimer en nous, à travers l’air, les couleurs et les
formes qu’ils possèdent en eux-mêmes, ni nous les laisser saisir par des rayons
ou par un courant de nature quelconque allant de nous à eux ; rien de tout cela
n’est satisfaisant comme d’admettre que des répliques détachées des objets et en
reproduisant les formes et les couleurs entrent, sous des grandeurs
proportionnellement réduites, dans nos yeux ou dans notre esprit ; elles sont
d’ailleurs animées d’un mouvement rapide, ce qui les rend aptes à produire par
leur accumulation l’image d’un objet unique et permanent, et conservant leur
conformité avec l’objet, malgré le vide de leur intérieur, parce que l’objet a
donné à chacune de leurs surfaces un appui suffisant, au moyen de l’impulsion
imprimée au simulacre, dans le sens de l’intérieur à l’extérieur, par les atomes
vibrants du corps solide et plein qui le lance dans le milieu. Ainsi l’image que
nous saisissons par l’activité de notre pensée ou par celle de nos sens, qu’il
s’agisse d’une forme ou d’un attribut essentiel de la forme, est la forme du
solide, c’est-à-dire de l’objet même, c’est la forme de l’objet réel produite par la
fréquence successive du simulacre ou par ce qui en reste. Pour ce qui est de
l’erreur et de la fausseté, elles résident toujours dans l’opinion que nous formons
touchant l’objet de notre attente, en regardant cette opinion comme devant être
confirmée, ou comme ne devant pas être infirmée par les sensations, alors qu’il
se trouve, par la suite, que la confirmation manque ou que le démenti survient.
Et notre théorie explique tout ce qu’il faut : car, d’une part, s’il n’y avait pas des
simulacres lancés vers nous, on ne saurait expliquer la ressemblance que
présentent, avec ce qu’on appelle les êtres réels, ces fantômes tels que les images
des miroirs ou des rêves ou tels que les images résultant d’une représentation de
notre pensée, ou de l’un des autres critères ; et, d’autre part, l’erreur ne saurait se
produire si nous ne pouvions saisir en nous-mêmes l’existence d’une action liée
à l’appréhension de l’image, mais qui s’en écarte cependant. Si l’affirmation
produite par cet acte d’opiner n’est pas confirmée ou est infirmée, il y a erreur ;
si elle est confirmée ou n’est pas infirmée, il y a vérité. Voilà une doctrine qu’il
faut maintenir fermement : d’une part, afin de ne pas renverser les critères que
nous fournit sous diverses formes l’évidence sensible ; de l’autre, afin de ne pas
mettre le faux sur le même pied que le vrai et par là porter dans tous les
domaines le trouble et la confusion.

LUCRÈCE

Le poète latin Lucrèce (v. 98-55 av. J.-C.), fidèle à l’atomisme d’Épicure,
développe la théorie des simulacres dans le chant IV de La Nature des choses.
L’image persistante que nous percevons est faite de l’émission, rapide comme la
pensée, de ces « figures ténues » que sont les simulacres et que nous ne
percevons pas plus que les 24 photogrammes de la seconde d’un film. Tout est
question de vitesse, un grand nombre de moments se dissimulant dans un
moment perçu selon Lucrèce.

Ce que nous appelons simulacres… (Ier siècle av. J.-C.)

Et puisque j’ai montré la nature de l’âme,


Comment, unie au corps, elle prend sa vigueur,
Puis, arrachée à lui, se réduit en atomes,
Le sujet que voici s’y rapporte de près :
Existe ce que nous appelons simulacres,
Qui telle une membrane arrachée aux surfaces
Des choses, vont partout voletant dans les airs,
Et frappent notre esprit, dans le rêve et la veille,
D’effroi, quand nous voyons d’étonnantes figures,
Et les simulacres d’êtres privés du jour,
Qui nous ont en sursaut arrachés au sommeil ;
Les âmes pour autant ne fuient pas l’Achéron,
Ni parmi les vivants ne voltigent les ombres,
Et rien de nous ne peut rester après la mort,
Car l’esprit meurt en même temps que notre corps,
Et chacun se disperse en ses propres atomes.
Mais puisque j’ai montré ce que sont les principes
Dont l’univers est fait, combien varient leurs formes
Quand par soi voletant, leurs mouvements alternent,
Et comment chaque chose en peut être créée,
J’affirme donc ceci : de l’écorce des choses
Sont émis des reflets, des figures ténues,
Qu’il faut nommer quasi-écorces ou membranes,
Puisque leur forme et leur aspect sont à l’image
De l’objet, quel qu’il soit, dont le corps les diffuse.
Voici qui convaincra l’esprit le plus obtus.
D’abord, beaucoup d’objets dégagent sous nos yeux
Des corps que nous voyons tantôt se dissiper :
Du bois vert la fumée, et la vapeur du feu ;
Mais tantôt leur texture est plus dense et serrée :
La cigale en été dépose un manteau rond,
Les veaux à la naissance enlèvent des membranes,
Ainsi que le serpent qui glisse entre les ronces
Y laisse un vêtement, car souvent nous voyons
Voleter sa défroque au-dessus des buissons.
Puisqu’il en est ainsi, la surface des corps
Doit émettre à son tour une image subtile.
Car pourquoi tous ceux-là s’en détacheraient-ils,
Et rien de plus ténu, c’est impossible à dire,
Surtout qu’en leur surface il se trouve abondance
De minuscules corps qui peuvent en jaillir
En gardant le même ordre et la même apparence,
D’autant plus promptement qu’ils sont au premier rang,
Et que fort peu d’entre eux rencontrent des obstacles.
Car certes nous voyons bien des choses s’épandre,
Non seulement, comme on l’a dit, des profondeurs,
Mais aussi du contour, à l’instar des couleurs.
Ainsi le vert, le jaune et le rouge des voiles
Que l’on tend au-dessus de nos vastes théâtres,
Ondulant et flottant entre mâts et traverses :
Au-dessous, le public assis sur les gradins,
La scène et son décor de dieux et de déesses,
Ondoient sous les couleurs dont ils sont imprégnés.
Plus étroitement clos sont les murs du théâtre,
Et plus l’intérieur est inondé de grâce :
Tout ensemble sourit dans le jour prisonnier.
Si donc l’étoffe émet sa teinte de surface,
Chaque objet doit émettre aussi de fins reflets,
Puisque le jet dans les deux cas vient des surfaces.
Des formes il existe ainsi certaines traces,
Qui volettent partout grâce à leur fil subtil,
Et qu’une à une on ne peut voir séparément.
[…]

Enfin dans les miroirs, l’eau, tout ce qui reflète,


Ce qui nous apparaît doit, nécessairement,
Puisque l’aspect en est similaire aux objets,
Être constitué d’images qu’ils émettent.
Car pourquoi ces reflets s’en détacheraient-ils,
Et rien de plus ténu, c’est impossible à dire.
Les objets ont ainsi de ces formes ténues,
Qui sont à leur semblance, et malgré qu’une à une,
Nul ne puisse les voir, leur continu renvoi
Par le plan du miroir réfléchit ce qu’on voit.
Comment serait possible autrement leur constance,
Qui rend de chaque chose autant de ressemblance ?

[…]

Car toujours toute chose en sa surface abonde


D’un flux qu’elle projette et qui passe au travers
Des autres corps : ainsi, notamment, d’une étoffe.
Mais la pierre rugueuse et le bois le déchirent,
Au point qu’il ne peut plus rendre aucun simulacre.
Si l’objet qui s’oppose est brillant et compact,
Tel surtout le miroir, rien de cela n’arrive.
Ils ne peuvent filtrer, se déchirer non plus ;
Le poli du miroir les garde tous intacts.
C’est pourquoi font retour vers nous les simulacres.
Si vite que tu veux, quand tu veux, pose face
Au miroir quelque objet : apparaît son image,
Preuve que sans arrêt s’effuse des surfaces
Tout un subtil tissu de figures subtiles.
C’est donc qu’un bref instant porte maints simulacres,
Pour que l’image naisse à la vitesse dite.

[…]

Rien non plus d’étonnant de voir les simulacres


Se mouvoir et lancer bras et membres en rythme.
Car c’est ce qu’en rêvant l’image a l’air de faire :
L’une meurt, l’autre naît, dans une autre attitude,
Comme si la première avait changé son geste.
Cela bien entendu doit se passer très vite :
Si grands en sont le nombre et la mobilité,
Tant il est, dans un seul point sensible du temps,
De particules, qu’il peut s’en pourvoir assez.

OVIDE

L’immobilité de Narcisse, amoureux de soi, séduit par sa propre image, essaie-


t-elle de retenir ce que la surface de l’eau reflète fugitivement sans jamais en
garder l’empreinte ? « Que je te voie, s’il ne m’est pas permis de te toucher » :
avec Narcisse, les Métamorphoses du poète latin Ovide (43 av. J.-C.-v. 18 apr. J.-
C.) nous mettent devant l’énigme non seulement de la fascination face à notre
image, mais aussi face à l’image elle-même.

Crédule Narcisse, pourquoi suivre en vain


une ombre fugitive ?… (Ier siècle après J.-C.)

Près de ces lieux on voyait une fontaine dont les ondes argentées n’avaient
jamais été approchées par les bergers, ni par les chèvres qui paissaient sur les
montagnes, ni par aucun autre troupeau. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle
branche même tombée de quelque arbre voisin ne les avaient troublées. Leur
humidité nourrissait le gazon dont elles étaient entourées ; les arbres qui les
couvraient ne permettaient pas au soleil de les échauffer.
Fatigué par la chaleur, las des travaux de la chasse, attiré par la beauté du lieu
et par sa fraîcheur, le jeune homme s’assied au bord de cette fontaine. Pendant
qu’il apaise sa soif, un autre désir, une autre soif s’éveille. Il boit ; séduit par son
image qu’il aperçoit, il adore un fantôme sans consistance ; il regarde comme un
corps ce qui n’est qu’une ombre ; étonné de lui-même, il reste immobile, attaché
à ce qu’il voit, et tel qu’on le prendrait pour une statue de marbre de Paros.
Couché sur la terre, penché sur l’onde, il contemple ses yeux semblables à
deux astres, ses cheveux dignes de Bacchus et d’Apollon, ses joues animées des
fleurs de la jeunesse, son cou blanc comme l’ivoire, la beauté de sa bouche, les
roses et les lis de son teint ; il admire enfin tous les traits qui le rendent digne
d’admiration.
Insensé, il se désire lui-même ; il éprouve les sentiments qu’il inspire ; il
demande ; il est lui-même l’objet qu’il demande ; il allume les feux qui le
brûlent. Combien de baisers donna-t-il à cette fontaine qui l’égarait ? Combien
de fois plongea-t-il ses bras dans son onde pour y saisir celui qui se montrait à
ses regards ! Mais il ne te trouve plus ; il ne connaît pas ce qu’il voit ; il brûle
pour lui-même, et l’erreur qui flatte ses yeux le trompe en même temps.
Crédule Narcisse, pourquoi suivre en vain une ombre fugitive ? Ce que tu
cherches n’existe en aucun lieu. Éloigne-toi, tu perdras ce que tu aimes. Ce que
tu vois n’est que ton ombre réfléchie. Elle n’a rien à elle ; elle vient et demeure
avec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais t’éloigner.
Le besoin de nourriture, celui du repos ne peuvent l’en arracher. Assis sur
l’herbe épaisse et fleurie, il regarde sans cesse et d’un œil avide cette image
trompeuse ; il périt enfin par ses propres regards.
S’élevant un peu, tendant les bras aux forêts qui l’environnent : « Quel
homme, s’écria-t-il, a jamais aimé plus malheureusement ? Depuis que les
siècles de votre vie s’écoulent, vous souvenez-vous d’en avoir vu périr ainsi ? Il
me plaît, je le vois ; mais je ne puis joindre ce que je vois et ce qui me plaît. Une
plus grande erreur peut-elle séduire un amant ? Ce qui m’afflige davantage, c’est
que ce n’est point une mer immense qui nous sépare ; ce ne sont point des pays
éloignés, des montagnes, des murailles ni des portes formées ; une faible source
d’eau nous arrête. Lui-même, il répond à mes désirs ; car toutes les fois que j’ai
voulu l’embrasser dans cette onde liquide, je l’ai vu faire des efforts pour
m’atteindre. »
« Qui que tu sois, unique ami, viens ici, pourquoi m’échappes-tu ? Je te
cherche, où vas-tu ? Certainement ce n’est ni ma figure, ni mon âge qui peuvent
t’engager à me fuir. Les plus belles Nymphes m’ont aimé. Je ne sais quelles
espérances me donne ton visage gracieux. Lorsque je te tends les bras, tu me
tends les tiens ; tu souris lorsque je ris ; j’ai souvent remarqué tes larmes
lorsqu’il m’en est échappé ; tes signes répondent aux miens, et autant que j’en
puis juger par le mouvement de tes belles lèvres, tu m’adresses des paroles qui
ne parviennent point à mes oreilles. Je suis cet objet ; je le sens ; mon image ne
me trompe point ; je brûle d’amour pour moi-même ; j’excite les feux qui me
consument. Que ferai-je ? Le prierai-je, ou dois-je attendre qu’il me prie ? Que
demanderai-je enfin ? Ce que je désire est en moi, cette union fait mon malheur.
Que ne puis-je quitter mon corps ! Vœu nouveau dans un amant, je voudrais être
séparé de ce que j’aime ! Déjà la douleur m’ôte les forces ; il ne me reste plus
longtemps à vivre ; à peine ai-je commencé, et j’expire. Le trépas ne m’afflige
point, il mettra fin à mes malheurs. Je voudrais seulement que ce que j’aime fût
éternel. Maintenant unis et d’accord, nous mourrons tous deux dans un seul. »
Il dit, et revient au même fantôme. Ses larmes troublent les eaux ; son image
s’évanouit, obscurcie par le mouvement de la fontaine. Quand il la vit
s’éloigner : « Où fuis-tu, s’écria-t-il ? Demeure, ne quitte point ton amant ;
souffre du moins que je te voie, s’il ne m’est pas permis de te toucher, et donne
ainsi quelque soulagement à ma malheureuse passion. »
En parlant de la sorte, il déchire sa robe et découvre sa poitrine ; il la frappe
avec ses mains ; son sein meurtri se couvre d’une légère rougeur ; il paraît
semblable à la pomme dont une partie est colorée, tandis que l’autre est de la
blancheur la plus éclatante ; ou comme le raisin qui n’est pas encore mûr et qui
commence à se peindre d’une couleur de pourpre.
L’onde s’étant éclaircie de nouveau, Narcisse y retrouva son image, et ne se
frappa plus. Tel que la cire qui se fond auprès d’un feu léger, tel que la rosée du
matin qui se dissipe au soleil, il se dessèche affaibli par l’amour, et dévoré de
tous les feux de cette passion. Les roses mêlées aux lis s’effacent sur son visage.
Il n’a plus cette vigueur, ce coloris et ces grâces qui charmaient tous ceux qui le
voyaient. Il ne lui reste plus rien de cette beauté qu’avait aimé Écho.
La Nymphe cependant, quoiqu’elle fût irritée, quoiqu’elle se souvînt de ses
mépris, ne le vit point sans le plaindre ; et toutes les fois que l’infortuné jeune
homme disait : Hélas ! elle répondait par le même mot. Quand il frappait sa
poitrine, elle imitait le bruit des coups. Les dernières paroles qu’il prononça en
regardant son ombre fugitive, furent celles-ci : Mortel trop vainement aimé.
Écho les répéta, et lorsqu’il eut dit adieu : adieu, dit la Nymphe.
Il laissa tomber alors sur le gazon sa tête chancelante. La mort ferma ces yeux
qui ne se lassaient point d’admirer la beauté de leur maître. Arrivé dans la
demeure des ombres, il se cherche encore dans les ondes du Styx.
Les Naïades ses sœurs le pleurèrent ; elles coupèrent leurs cheveux qu’elles
mirent sur son corps. Les Dryades déplorèrent son sort ; Écho répondit à leurs
gémissements. Elles avaient déjà préparé le bûcher, les torches et l’urne ; mais
son corps n’existe plus ; elles ne trouvent à la place qu’une fleur jaune dans le
milieu, et environnée de feuilles blanches.

PLINE L’ANCIEN

Évoquant l’origine de la peinture et de la sculpture au livre XXXV de son


Histoire naturelle, l’encyclopédiste romain Pline l’Ancien (23-79) offre à la
réflexion sur l’art et la représentation l’un de ses mythes les plus célèbres, les
plus interprétés et les plus stimulants, celui du geste amoureux de la fille de
Butades qui invente un art de l’image en retenant l’ombre projetée du visage de
son amant.

L’ombre de son visage projeté… (Ier siècle après J.-C.)

La question des commencements de la peinture est obscure […]. Les


Égyptiens assurent que cet art fut inventé chez eux six mille ans avant de passer
en Grèce : c’est évidemment une vaine prétention. Parmi les Grecs, les uns
disent qu’il fut découvert à Sicyone, les autres à Corinthe, tous convenant que
les commencements en furent de circonscrire par une ligne l’ombre d’un
homme. Voilà quel en a été le premier état.

[…]

En voilà assez et trop sur la peinture. Il convient maintenant de parler de l’art


de modeler, ou plastique. Butades de Sicyone, potier de terre, fut le premier qui
inventa, à Corinthe, l’art de faire des portraits avec cette même terre dont il se
servait, grâce toutefois à sa fille : celle-ci, amoureuse d’un jeune homme qui
partait pour un lointain voyage, renferma dans des lignes l’ombre de son visage
projeté sur une muraille par la lumière d’une lampe ; le père appliqua de l’argile
sur ce trait, et en fit un modèle qu’il mit au feu avec ses autres poteries. On
rapporte que ce premier type se conserva dans le Nymphaeum jusqu’à la
destruction de Corinthe par Mummius. […]

ATHÉNAGORE D’ATHÈNES

La « première apparition des images » et la naissance des arts plastiques par la


reproduction de l’ombre portée sont évoquées ici par Athénagore (v. 133-190),
philosophe et apologiste chrétien, dans une perspective religieuse. La reprise du
récit de Pline cherche à montrer la parenté entre ces simulacres que sont les
images et les dieux, toutes ces inventions humaines nées d’ombres projetées.

La première apparition des images


et des simulacres… (v. 177)

Euripide […] était d’accord avec Sophocle, qui s’écrie, au sujet de la nature
divine et des beautés qu’elle a répandues dans ses œuvres : oui, il n’est qu’un
Dieu, un seul Dieu créateur du ciel et du vaste univers. […]
Les stoïciens, bien qu’ils semblent multiplier la Divinité par les différents
noms qu’ils lui donnent, à raison du changement que subit la matière dans
laquelle, selon eux, l’esprit de Dieu se répand, […] ne reconnaissent réellement
qu’un seul Dieu, appelé Jupiter, quand on parle du feu ; Junon, quand il s’agit de
l’air, et qui prend divers autres noms, selon les différentes parties de matière
qu’il pénètre. […]
On aurait raison de dire que nous ne connaissons point le vrai Dieu, si nous
faisions autant de dieux qu’il y a de formes différentes dans la matière ; car alors
nous confondrions l’Être Suprême, incorruptible et éternel, avec la matière
périssable et sujette à la corruption. […]
Il importe, dans l’intérêt de ma cause, que je prouve bien clairement que les
noms de vos dieux sont tout récents encore, et que leurs statues ne datent, pour
ainsi dire, que d’hier ou de trois jours, et vous le savez bien, vous qui connaissez
les auteurs anciens, autant et mieux encore que tous les savants. Je dis donc que
c’est Orphée, Homère et Hésiode, qui ont donné à ces êtres qu’on appelle dieux
leurs noms et leurs généalogies. Hérodote l’avoue lui-même : « Je pense, dit-il,
qu’Hésiode et Homère m’ont précédé de quatre cents ans, tout au plus ; ce sont
eux qui ont appris aux Grecs l’origine de leurs dieux, qui leur ont donné leurs
noms, assigné leur rang, désigné les arts auxquels ils président, déterminé leurs
formes et leurs figures. »
Quant aux statues, elles furent entièrement inconnues, tant que la plastique, la
peinture, la sculpture, furent ignorées, jusqu’à ce qu’enfin parurent Saurias de
Samos, Craton de Sicyone, et Coré, jeune fille de Corinthe. Car Saurias inventa
le dessin, en traçant au soleil l’ombre d’un cheval ; Craton, la peinture, en
imprimant sur une tablette blanche les diverses teintes de l’homme et de la
femme ; et Coré, enfin, la coroplastique. Cette dernière, éprise d’amour pour un
jeune homme, traça, pendant qu’il dormait, son ombre sur un mur ; et son père,
charmé de voir une ressemblance si parfaite, découpa le dessin et le remplit
d’argile (car il était potier). On conserve encore aujourd’hui à Corinthe cette
effigie. Après eux, Dédale et Théodore de Milet inventèrent la plastique et la
sculpture. L’époque de la première apparition des images et des simulacres est
donc si rapprochée de nous, que nous pourrions indiquer l’auteur de chaque dieu.

ROGER BACON
Avant la chambre obscure encore cantonnée à l’observation des éclipses, le
miroir suscite, au-delà d’une fascination et d’une inquiétude qu’on retrouve dans
maint récit, des questions savantes sur ses pouvoirs que pose, dans son Opus
Majus, Roger Bacon (v. 1214-1294), philosophe et savant anglais, pionnier de la
méthode expérimentale : comment faire apparaître ou multiplier les images,
rendre visible ce qui est hors de vue, rapprocher ou déformer les objets de la
vision ?

Des miracles de la science… (v. 1267)


De même que la sagesse de Dieu est associée au gouvernement de l’univers, la
science de la vision l’est manifestement et avantageusement à sa beauté. J’en
donnerai quelques exemples concernant à la fois la réflexion et la réfraction. La
réflexion permet qu’une chose apparaisse multiple et infinie ; ainsi voit-on
parfois dans le ciel plusieurs soleils et plusieurs lunes, comme le rapporte Pline
dans ses Histoires Naturelles. Ce phénomène ne se produit que quand la vapeur a
été disposée à la manière d’un miroir, qu’elle se déploie sur plusieurs couches et
dans des positions différentes. Ce que la nature peut faire, l’art, qui perfectionne
la nature, peut l’accomplir encore bien davantage. Des miroirs peuvent être ainsi
faits, placés et disposés de manière à multiplier la vision d’un seul objet autant
de fois que nous le souhaitons. Pour cette raison un seul homme et une seule
armée sembleront être plusieurs. Les principes liés à ce phénomène ont déjà été
abordés précédemment, l’un d’eux concerne le miroir brisé dont les parties
prennent une position différente et produiront des images différentes selon la
diversité des éclats ; l’autre principe concerne le cas de l’eau et du miroir qui
réfléchissent une image différente. Donc si autant de miroirs que nous le voulons
étaient disposés de chacune de ces deux façons, un seul objet apparaîtrait en
autant d’images que nous le désirons. Des apparitions insolites de ce type
pourraient ainsi être utilement produites au profit de l’État et contre les infidèles
dans le but d’inspirer la terreur. Si quelqu’un savait condenser l’air de façon à ce
qu’il réfléchisse la lumière, il pourrait susciter de nombreuses telles apparitions
insolites. On croit ainsi que des démons montrent aux hommes des camps, des
armées et autres nombreux prodiges ; et par la vision réfléchie, toutes les choses
cachées dans des endroits secrets, dans des cités, des armées et autres, peuvent
être portées à la lumière. C’est ainsi que le philosophe Socrate, comme en
témoignent les histoires, aperçut entre les cavernes des montagnes le dragon qui
empoisonnait et corrompait de son souffle les animaux et les hommes.
De la même façon, des miroirs peuvent être dressés sur une hauteur face à des
villes hostiles et leurs armées pour observer tout ce que fait l’ennemi. Et ceci
peut être accompli à n’importe quelle distance, puisque, selon le livre des
Miroirs, une seule et même chose peut être vue par autant de miroirs que l’on
veut, si ceux-ci sont disposés comme il se doit. Pour cette raison, ils peuvent être
situés plus ou moins loin afin que nous puissions voir l’objet à la distance
souhaitée. C’est ainsi, dit-on, que Jules César, quand il voulut attaquer
l’Angleterre, fit dresser sur le rivage des Gaules d’immenses miroirs, pour
observer par avance la disposition des villes et des camps anglais. Ces miroirs
peuvent être disposés de manière à faire apparaître dans une maison ou sur une
place n’importe quel objet et en aussi grand nombre qu’on le désire ; et toute
personne regardant ces objets les verra comme s’ils étaient réels, et quand elle
accourra au lieu de leur apparition, elle ne trouvera rien. Car les miroirs seront
placés en regard des objets, dans un lieu caché, de façon à ce que les images se
produisent dans des lieux à découvert, apparaissant dans l’air à l’intersection du
rayon de vision avec la perpendiculaire de la surface de réfraction de l’objet.
Aussi ceux qui regardent accourraient au lieu de la vision, estimant que l’objet
est là, alors qu’il n’y aurait rien si ce n’est seulement une apparition. Et ainsi, à
partir de principes comme ceux qui viennent d’être abordés sur la réflexion et
d’autres semblables, non seulement on peut réaliser des œuvres utiles pour les
alliés et terribles pour les ennemis, mais on peut aussi apporter
philosophiquement une très grande aide afin que le mensonge des charlatans soit
obscurci par la beauté des miracles de la science, et que les hommes, une fois
éloignée la tromperie des magiciens, jouissent de la vérité.
Les avantages de la vision réfractée sont plus grands ; car d’après les règles
précédemment énoncées, il est parfaitement clair que les objets très grands
peuvent apparaître très petits et vice versa, et que les objets très distants peuvent
sembler très proches, et inversement. Nous pouvons ainsi représenter des choses
transparentes et les disposer par rapport à notre regard et aux objets de telle
manière que les rayons soient réfractés et dirigés dans la direction que nous
souhaitons, afin de nous permettre de voir l’objet de près ou de loin sous l’angle
souhaité. À une incroyable distance, nous pourrions lire des lettres minuscules,
compter les grains de sable et de poussière, à cause de la grandeur de l’angle
sous lequel nous les verrions, tandis que les très grands corps proches de nous,
nous les verrions à peine à cause de la petitesse de l’angle sous lequel nous les
observerions. Car les visions de ce type ne dépendent pas de la distance, sinon
par accident, mais de la grandeur de l’angle. Ainsi un enfant pourrait paraître de
la taille d’un géant, et un seul homme sembler une montagne, et de quelque
grandeur que ce soit, selon que nous pourrions le voir sous un angle aussi grand
que celui sous lequel nous voyons une montagne et aussi proche que nous le
voudrions. Ainsi une petite armée pourrait paraître très grande, et, lointaine, elle
pourrait paraître proche, ou le contraire : nous pourrions même faire descendre
en apparence jusqu’ici bas, le soleil, la lune et les étoiles, et de même les faire
apparaître au-dessus de la tête de nos ennemis ou d’autres choses semblables, de
telle sorte que l’esprit d’un mortel ignorant la vérité ne pourrait le supporter.

*
HEINRICH CORNELIUS AGRIPPA VON NETTESHEIM

Personnage de légende[4] auquel empruntent Her Trippa chez Rabelais ou


Faust chez Marlowe, admiré par le Dr Frankenstein de Shelley, Agrippa
von Nettesheim (1486-1535), savant allemand, philosophe occultiste, dénonce,
dans sa très sceptique Déclamation, « l’incertitude, vanité et abus des sciences ».
Ainsi l’optique, qui enseigne « les raisons des fausses apparences qui se
représentent à l’œil », se rend aussi complice des impostures des miroirs.

De la Spéculaire ou art de faire les miroirs (1526)

Mais revenons maintenant à l’optique, qui aide grandement ceux qui


fabriquent les miroirs en révélant tous les effets et impostures dont on fait
l’expérience visible avec les différents types de miroir, car il y en a de creux,
convexes, plats, hauts, pyramidaux, coniques, bossus, orbiculaires, angulaires,
inversés, éversés, réguliers, irréguliers, massifs, transparents. Nous lisons dans
les leçons antiques de Célius que du temps d’Auguste un certain Hostius,
homme d’une obscénité accomplie, faisait des miroirs représentant les choses
beaucoup plus grandes qu’elles n’étaient, en sorte qu’un doigt se montrait aussi
gros et long que le bras et plus. Il se fait aussi des miroirs où l’on ne peut voir
que l’image d’un autre homme, mais non la sienne. D’autres, posés en certains
lieux, ne représentent rien ; transportés ailleurs, on y voit toutes choses. Certains
miroirs rendent toutes les sortes de représentations ; certains autres de
nombreuses mais pas toutes. Il s’en trouve qui montrent à droite la droite, à
gauche la gauche, au contraire de ce que font communément tous les miroirs.
L’on fait des miroirs ardents et devant et derrière. Certains ne montrent pas les
images en eux, mais les rejettent loin au dehors, fantômes suspendus en l’air. Et
d’autres recueillent en eux les rayons du soleil et les rejettent ensuite avec force
sur quelque matière combustible, et d’autres que nous avons vu feu faire. Les
verres transparents ont pareillement leurs impostures, comme de montrer les
choses grandes petites, et au contraire celles qui sont petites très grandes, de
faire voir de près les choses éloignées et ce qui est proche fort éloigné, de faire
apparaître à nos pieds ce qui est au-dessus de nous et au-dessous ou en toute
position ce qui est au-dessus de nous. Il y en a qui d’une seule chose en feront
plusieurs ; d’autres peindront les choses en couleurs diverses comme l’arc-en-
ciel, et sous diverses formes et apparences. Je sais la manière de faire certains
miroirs qui, exposés au clair soleil, représentent entièrement en eux tout ce qui
alentour est atteint par ses rayons et qu’on peut discerner parfaitement d’environ
trois ou quatre lieues. C’est aussi une chose admirable que plus les miroirs plans
sont petits, plus petites sont les choses qu’ils représentent. Mais aussi grands
soient ces miroirs, les choses n’apparaissent jamais plus grandes en eux que leur
naturel : saint Augustin ayant remarqué cela dit, dans une de ses lettres à
Nebridius, qu’il y a là quelque secret caché. Mais toutes ces inventions sont
vaines et inutiles, et ne servent que pour l’ostentation ou à donner du plaisir à
ceux qui n’ont guère à faire. Les Grecs comme les Latins ont écrit sur les
miroirs : parmi tous, Vitellius est le meilleur.

BENVENUTO CELLINI

Ce que tu vois n’est que de la fumée


et de l’ombre… (1558-1567)

Les dispositifs optiques ont servi depuis les temps anciens de techniques
d’illusion, offrant des spectacles fantasmagoriques avant la lettre comme dans
ces deux séances de nécromancie décrites, dans ses Mémoires, par Benvenuto
Cellini (1500-1571) et auxquelles il assiste vers 1533 au cœur du Colisée qui
inspire alors encore une peur superstitieuse. Le prétexte invoqué pour s’y rendre,
« apprendre quelque chose de cet art », ne cache ni le goût de l’interdit ni l’effroi
du sculpteur florentin[5].

[…]

Au milieu de cette vie étrange, je me liai avec un prêtre sicilien, d’un esprit
très distingué, et qui était profondément versé dans les lettres grecques et latines.
Un jour que je causais avec lui, la conversation tomba sur la nécromancie, et je
lui dis que toute ma vie j’avais ardemment désiré voir et apprendre quelque
chose de cet art. – « Pour aborder une semblable entreprise il faut une âme ferme
et intrépide » – me répondit le prêtre. Je lui répliquai que j’aurais de la force et
du courage de reste, si je trouvais l’occasion de m’initier à ces mystères. – « Eh
bien, me dit alors le prêtre, s’il en est ainsi, je ne te laisserai rien à désirer. » – Et
aussitôt nous convînmes de nous mettre à l’œuvre.
Un soir donc le prêtre fit ses préparatifs et me dit de chercher un compagnon
ou deux. Il s’adjoignit un homme de Pistoia, qui s’occupait lui-même de
nécromancie. Moi, j’amenai Vincenzio Romoli, mon intime ami. Nous nous
rendîmes au Colisée. Là, le prêtre se vêtit à la manière des nécromants, puis se
mit à dessiner sur le sol des cercles, avec les plus belles cérémonies que l’on
puisse imaginer. Il avait apporté des parfums précieux, des drogues fétides et du
feu. Lorsque tout fut en ordre, il pratiqua une porte au cercle et nous y introduisit
en nous prenant l’un après l’autre par la main. Il distribua ensuite les rôles. Il
remit le talisman entre les mains de son ami le nécromant, chargea les autres de
veiller au feu et aux parfums, et enfin commença ses conjurations. Cette
cérémonie dura plus d’une heure et demie. Le Colisée se remplit de légions
d’esprits infernaux. Lorsque le prêtre vit qu’ils étaient assez nombreux, il se
tourna vers moi, qui avais soin des parfums, et il me dit : – « Benvenuto,
demande-leur quelque chose. » – Je répondis que je désirais qu’ils me réunissent
à ma sicilienne Angelica. Cette nuit-là nous n’eûmes point de réponse ; je fus
néanmoins enchanté de ce que j’avais vu. Le nécromant me dit qu’il fallait y
retourner une seconde fois, que j’obtiendrais tout ce que je demanderais pourvu
que j’amenasse un jeune garçon qui eût sa virginité. Je choisis un de mes
apprentis, âgé de douze ans environ, et je pris encore avec moi Vincenzio
Romoli, et, de plus, un certain Agnolino Gaddi, qui était de nos amis. Dès que
nous fûmes arrivés à l’endroit convenu, le nécromant procéda à ses apprêts avec
autant et même plus de soin que la fois précédente. Puis, il nous introduisit dans
le cercle qu’il avait tracé avec un art admirable et des cérémonies encore plus
solennelles que les premières.
Il confia le soin des parfums et du feu à Vincenzio qui fut assisté par Agnolino
Gaddi, et il me mit en main le talisman, en me disant de le tourner vers les
endroits qu’il me désignerait. Mon jeune apprenti était placé sous mon talisman.
Le nécromant commença ses terribles évocations, appela par leur nom une
multitude de chefs de légions infernales, et leur exprima des ordres en hébreu, en
grec et en latin, au nom du Dieu incréé, vivant et éternel. Bientôt le Colisée fut
rempli d’un nombre de démons cent fois plus considérable que la première fois.
Vincenzio Romoli et Agnolino étaient occupés à attiser le feu et à brûler des
parfums. Par le conseil du nécromant, je demandai de nouveau à me trouver avec
Angelica. Le nécromant se tourna vers moi et me dit : – « Ne les as-tu pas
entendu t’annoncer que dans un mois tu serais avec elle ? » – Et il me pria de
tenir ferme, parce qu’il y avait mille légions de plus qu’il n’en avait appelé. Il
ajouta quelles étaient les plus dangereuses, et que, puisqu’elles avaient répondu à
mes questions, il fallait les traiter avec douceur et les renvoyer tranquillement.
D’un autre côté, l’enfant, qui était sous le talisman, s’écriait avec épouvante
qu’il apercevait un million d’hommes terribles qui nous menaçaient, et quatre
énormes géants, armés de pied en cap, qui semblaient vouloir entrer dans notre
cercle. Pendant ce temps, le nécromant, tremblant de peur, essayait de les
conjurer en prenant la voix la plus douce et la plus suave qu’il pouvait.
Vincenzio Romoli, qui tremblait aussi comme la feuille, soignait les parfums.
Mon effroi n’était pas moindre que le leur, mais j’essayais de le dissimuler, et je
prodiguais toutes sortes d’encouragements à mes compagnons bien qu’en vérité
je me crusse mort, en voyant la terreur dont était saisi le nécromant. L’enfant
s’était fourré la tête entre ses genoux et criait : – « Je veux mourir ainsi ! Nous
sommes morts ! » – Je lui dis alors : « Ces créatures sont toutes au-dessous de
nous, et ce que tu vois n’est que de la fumée et de l’ombre ; ainsi, lève les
yeux. » – À peine m’eut-il obéi qu’il reprit : – « Tout le Colisée brille et le feu
vient sur nous. » – Puis, il se cacha le visage dans ses mains et répéta qu’il était
mort et qu’il ne voulait plus rien voir. Le nécromant se recommanda à moi, et me
supplia de tenir ferme et de faire brûler de l’assa-foetida. Je me tournai donc vers
Vincenzio Romoli et je lui dis de jeter vite de l’assa-foetida sur le feu. Tout en
parlant, je regardai Agnolino Gaddi. Il était si épouvanté que les yeux lui
sortaient de la tête et qu’il semblait être plus qu’à demi mort. – « Allons Agnolo
lui dis-je, il ne s’agit pas d’avoir peur ici, il faut s’employer et nous aider ; ainsi,
mets promptement de l’assa-foetida sur les charbons. » – Alors Agnolo, en
voulant se mouvoir, lâcha une pétarade avec accompagnements d’une telle
abondance de bran, que l’assa-foetida eut un effet beaucoup moins efficace. À ce
bruit et à cette affreuse puanteur l’enfant se hasarda à lever la tête. En
m’entendant rire, il se rassura un peu, et dit que les démons commençaient à
opérer précipitamment leur retraite. Nous restâmes ainsi jusqu’au moment où
matines sonnèrent. L’enfant nous dit qu’il n’apercevait plus que quelques
démons, et à une grande distance. Enfin, dès que le nécromant eut accompli le
reste de ses cérémonies, quitté son costume, et ramassé un gros tas de livres qu’il
avait apportés, nous sortîmes tous du cercle, en nous pressant l’un contre l’autre,
surtout l’enfant qui s’était faufilé au milieu de nous, et avait saisi le nécromant
par sa robe, et moi par ma cape. Pendant que nous cheminions vers la rue des
Banchi pour regagner nos demeures, il assurait que deux des démons qu’il avait
vus dans le Colisée gambadaient devant nous, et couraient tantôt sur les toits,
tantôt sur le sol. Le nécromant jurait que depuis qu’il avait mis le pied dans un
cercle magique, il ne lui était jamais rien arrivé d’aussi extraordinaire.
[…]
[1]. Georges DUHAMEL, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1931, p. 51.
[2]. Saint-Pol-ROUX, Cinéma vivant, Mortemart, Rougerie, 1972, p. 113.
[3]. Paul Valéry poursuit : « S’il eût réduit à un très petit trou l’ouverture de son antre, et revêtu d’une
couche sensible la paroi qui lui servait d’écran, Platon, en développant son fond de caverne, eût obtenu un
gigantesque film. » (« Centenaire de la photographie », 1939).
[4]. Walter Scott (1771-1832) évoque ainsi Agrippa et le miroir magique dans un épisode du Lai du
dernier ménestrel (1805) :
« C’était la veille de la Toussaint, et le cœur de Surrey battait vivement. La cloche qui sonna minuit le fit
tressaillir, en lui annonçant l’heure mystérieuse à laquelle le sage Cornelius lui avait promis de lui faire voir,
par la puissance de son art, la dame de ses pensées, dont il était séparé par le vaste Océan : le sage l’avait
assuré qu’il la lui montrerait sous sa forme naturelle, et qu’il lui ferait connaître si elle l’aimait encore, et si
elle pensait toujours à lui.
Le magicien conduisit le vaillant chevalier sous les voûtes d’une salle où régnaient de profondes
ténèbres ; la faible clarté d’un cierge bénit brillait seule devant un grand miroir, et découvrait les
instruments mystérieux de l’art magique, l’Almageste, une croix, un autel, des caractères cabalistiques et
des talismans. Cette lumière était pâle, tremblante, incertaine comme celle qui éclaire le lit de l’homme que
la sépulture réclame.
Mais bientôt une vive clarté jaillit du grand miroir, et le comte y vit se dessiner des objets vagues et sans
forme, tels que ceux que nous présentent les rêves. Ils se fixèrent peu à peu, et offrirent à ses yeux un grand
et bel appartement ; la pâle lueur de la lune unie aux rayons d’une lampe qui brûlait près d’une couche
formée des belles soies d’Agra, en éclairait une partie ; le reste demeurait dans l’obscurité.
Ce spectacle était beau ; mais qu’elle était plus belle encore la dame qui reposait sur cette couche des
Indes ! Des cheveux noirs flottaient sur son cou d’albâtre, et la pâleur de ses joues charmantes annonçait la
mélancolie de l’amour. Négligemment couverte d’une longue robe blanche, elle appuyait sa tête sur une de
ses mains, et lisait d’un air pensif, sur des tablettes d’ivoire, des vers qui semblaient pénétrer au fond de son
âme. Ces vers étaient des chants d’amour de Surrey ; cette beauté enchanteresse était lady Géraldine.
De sombres vapeurs couvrirent peu à peu la surface du miroir, et firent disparaître cette vision
délicieuse. »
[5]. David BREWSTER (1781-1868), physicien, inventeur notamment du kaléidoscope, commente
l’épisode dans ses Lettres sur la Magie naturelle (1832) :
« Il est impossible de suivre la description précédente sans être convaincu que les légions de diables
n’étaient produites par aucune influence sur l’imagination des spectateurs, mais bien par des phénomènes
optiques, images de peintures reproduites par un ou plusieurs miroirs concaves. On allume un feu, on brûle
des parfums et de l’encens pour créer un champ de vue aux images, et les spectateurs sont rigoureusement
renfermés dans l’enceinte du cercle magique. Le miroir concave et les objets qu’on lui présente ayant été
placés de manière que les personnes placées dans le cercle ne puissent pas voir l’image aérienne des objets
par les rayons que réfléchit directement le miroir, l’œuvre de l’illusion pouvait commencer. La présence du
magicien auprès du miroir n’était en aucun cas nécessaire. Il prit sa place avec les autres dans le cercle
magique. Les images des démons étaient toutes distinctement formées dans l’air, immédiatement au-dessus
du feu ; mais aucune d’elles ne pouvait être vue par les spectateurs renfermés dans le cercle. Au moment
d’ailleurs où les parfums étaient jetés dans le feu pour produire de la fumée, le premier nuage de fumée qui
s’élevait à la place d’une ou de plusieurs images, les eût réfléchies aux yeux du spectateur, pour disparaître,
si le nuage n’eût pas été suivi d’un autre ; les images étaient rendues de plus en plus visibles à mesure que
de nouveaux nuages s’élevaient ; leur groupe entier apparaissait lorsque la fumée était uniformément
répandue sur la place occupée par les images.
Les « compositions qui répandaient des odeurs infectes » avaient pour but d’enivrer et de stupéfier les
spectateurs, de manière à accroître l’illusion ; ou bien à ajouter les symptômes de leur imagination à ceux
que les miroirs présentaient à leurs yeux. Mais il est difficile d’assigner quels étaient ceux que l’œil voyait
réellement, et ceux que l’imagination rêvait. Il est presque évident que l’enfant, aussi bien qu’Agnolino
Gaddi, étaient tellement terrifiés qu’ils s’imaginaient voir ce qu’ils ne voyaient pas ; mais quand l’enfant
déclarait que quatre géants énormes et armés étaient prêts à rompre le cercle, il donnait une description
exacte de l’effet produit par le rapprochement des figures contre le miroir qui, grandissant alors leur image,
semblait les faire avancer vers le cercle.
[…] Que nous supposions que le magicien avait une lanterne magique régulière, ou bien un miroir
concave dans une boîte contenant des figures de démons, et que cette boîte avec sa lumière avait été
apportée par lui, nous nous rendons également compte du dire de l’enfant, que pendant qu’ils revenaient
chez eux dans le quartier Banchi, « deux des démons qu’ils avaient vus dans l’amphithéâtre marchaient
devant en sautant et bondissant, courant quelquefois sur les toits, et quelquefois sur le sol. »
L’introduction de la lanterne magique a pourvu les magiciens du dix-septième siècle de l’instrument
d’optique le plus convenable à leurs tours. L’usage du miroir concave, qui ne paraît pas avoir été mis sous
forme d’instrument, exigeait un appartement séparé, ou du moins une cachette difficile à trouver dans les
circonstances ordinaires ; mais la lanterne magique, qui dans un petit espace renferme sa lampe, ses lentilles
et ses figures, est particulièrement appropriée aux besoins du sorcier, qui n’avait jamais eu jusque-là
d’appareil aussi commode, aussi portatif et aussi facile à placer en tout lieu. […] »
Chapitre 2

Chambres noires
« J’ai copié tout enfant, à la chambre noire, des fleurs en pleine lumière. J’ai
lu plus tard les longues pages de Porta sur cette peinture magique que les
rayons du soleil posent en un instant au fond de la boîte magique. J’ai souri de
bonheur en mettant au point mon appareil de jeune photographe. Quelle
couleur il avait, ce monde renversé ! »
BACHELARD, Le Droit de rêver, 1970.

INTRODUCTION
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la chambre noire est, comme l’a
rappelé Jonathan Crary, « le modèle le plus fréquemment utilisé pour rendre
compte de la vision humaine et pour représenter la relation entre un sujet
percevant et le monde extérieur[1] ». À la fois phénomène de l’optique physique
connu depuis l’antiquité, dispositif d’observation scientifique, d’expérimentation
et de spectacle qui s’est construit et perfectionné au fil du temps, et métaphore
servant à rendre compte du fonctionnement de la vision et de la nature de
l’entendement (chez Descartes ou Locke par exemple), elle a contribué à
articuler d’une manière inédite la science et l’art, la pensée et la technique, la
vérité et l’illusion, à affirmer le pouvoir de connaissance de la vue et à instituer
un rapport nouveau au visible : plaçant l’œil au centre de l’univers, l’observateur
dans un lieu isolé du monde, le point de vue en dehors du corps, et l’image à
l’écart de son objet.
On sait depuis au moins 2 000 ans que lorsque la lumière passe à travers un
petit trou dans un intérieur obscur, une image inversée apparaît sur le mur d’en
face. Aristote avait découvert le principe du sténopé, base des projections
lumineuses, et démontré qu’en perçant un trou carré, rond ou rectangulaire dans
un écran, les rayons solaires passant au travers reconstituent en projection une
image de forme circulaire. Dès le Moyen Âge, entre les XIe et XIIIe siècles,
l’Arabe Alhazen, le Polonais Vitellio, les Anglais Roger Bacon et John Peckham
et le Français Guillaume de Saint-Cloud ont relevé ce phénomène et fait
référence à la chambre obscure[2] comme étant le meilleur moyen d’observer les
éclipses de soleil sans se brûler les yeux. Mais c’est seulement au tournant des
XVe et XVIe siècles, au moment même où s’ouvrent de nouveaux horizons de
perception et de connaissance du monde, que la camera obscura commence à
devenir un objet d’étude et à s’affirmer comme un modèle pour comprendre
l’acte de vision et valoriser le pouvoir cognitif de l’œil. Léonard de Vinci est
sans doute le premier à avoir décrit précisément le fonctionnement de la camera
obscura : il a exposé, avant Johannes Kepler (1602), l’analogie existant entre
l’œil et la chambre noire et surtout souligné l’extraordinaire pouvoir de celle-ci
pour capturer les images de la réalité que la lumière fait circuler dans l’espace et
les transporter telles quelles où on le désire : « Tous les objets illuminés
transmettront leur ressemblance à travers ce trou. » Les recherches du maître
italien trouvent leur prolongement, tout au long du XVIe siècle, dans les études
de plusieurs savants (Francesco Maurolico, Gemma Frisius, Daniele Barbaro[3],
Egnazio Danti…), et notamment dans le De Subtilitate (1554) de Girolamo
Cardano qui ajoute à la camera obscura de Léonard une lentille convergente
permettant non seulement de « voir ce qui se passe dans la rue quand le soleil
luit », mais aussi de représenter « des choses merveilleuses ».
Entre la reproduction de la réalité et celle de son illusion, entre science et
magie naturelle, un nouveau champ se dessine pour la camera obscura. En 1558,
le physicien napolitain Giambattista della Porta contribue à mettre au jour ses
potentialités et usages, étant le premier à suggérer son utilité pour les peintres et
à révéler ses capacités de représentation illimitées. En 1588, anticipant
l’invention de la lanterne magique, il décrit comment il utilise la chambre noire
pour mettre en scène des spectacles lumineux qui demandent un décor, des
acteurs et même un accompagnement musical : « Je ne sais si on pourrait trouver
choses plus ingénieuses et plus belles pour faire plaisir à des grands seigneurs
que de leur montrer dans une chambre obscure, sur des draps blancs, des
chasses, des banquets, des batailles d’ennemis, des jeux et finalement tout ce qui
nous plaît, aussi nettement et clairement et avec autant de détails que s’ils étaient
devant vos yeux ». L’observateur devient spectateur, et la chambre noire, une
salle obscure où, sur un écran blanc, se projette le spectacle merveilleux
d’images lumineuses et animées, en tout point ressemblantes aux choses et
merveilles de la nature.
Au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, la camera obscura se présente comme un
instrument de plus en plus perfectionné et prend des formes de plus en plus
mobiles et légères (tente portative, puis boîtes) ; elle abandonne le domaine de la
science et de l’astronomie pour celui de l’artifice et du merveilleux. Si elle offre
des ressources d’illusions et de tromperies nouvelles à des charlatans peu
scrupuleux qui, comme le dénonce le jésuite François d’Aguillon, abusent de la
crédulité du peuple ignorant et se « vantent de faire venir des enfers les spectres
des démons et de les faire apparaître sous les yeux des spectateurs », elle
apparaît aussi à ceux qui savent regarder comme une expérience d’optique
unique. Elle permet de saisir, ce qu’aucun tableau ne pourrait restituer, le
« mouvement continué » de la nature, le flux du temps qui passe, d’observer « le
mouvement des oiseaux, ou autres animaux, et le tremblement des plantes
agitées du vent » (Leurechon), comme si « l’immense volume d’un vaste monde
réduit en miniature » (Anonyme) se projetait sur la feuille ou l’écran blancs,
comme si la nature faisait elle-même son portrait (Algarotti)… au risque peut-
être, comme le rappelle plaisamment Laurence Sterne, de se substituer à
l’imagination de l’artiste. Un artiste dont la main restera encore, pour quelque
temps seulement, jusqu’au début du XIXe siècle, l’instrument indispensable
pour fixer les images éphémères de la camera obscura.

***

LÉONARD DE VINCI

À la veille de la découverte de l’Amérique, Léonard de Vinci (1452-1519)


propose la première description moderne de la camera obscura, mettant en
évidence son analogie avec l’œil et sa capacité à « transmettre la ressemblance »
des choses. Il affirme les pouvoirs de l’œil prenant possession du monde par la
lumière qui entre dans sa pupille et clôt la période médiévale de l’histoire de
l’optique.

Tous les objets illuminés transmettront leur ressemblance… (1478-1518)

Preuve que les images disposées en un endroit sont partout et en chaque


partie.
Je dis que si la façade d’un édifice – ou de quelque place ou campagne –
illuminée par le soleil, a en vis-à-vis une maison, et si dans la façade de cette
maison qui ne reçoit pas le soleil, tu pratiques un petit trou arrondi, tous les
objets illuminés transmettront leur « ressemblance » à travers ce trou et
apparaîtront à l’intérieur de la maison sur le mur opposé qui devra être blanc ; ils
seront là exactement, mais renversés. Et si à plusieurs endroits de cette façade tu
perçais des trous semblables, tu obtiendrais pour chacun le même effet. Donc les
images des objets éclairés sont toutes partout sur cette façade, et toutes en
chacune de ses moindres parties. La raison est que nous savons clairement que
ce trou doit dispenser un peu de lumière à ladite maison et que la lumière qu’il
lui dispense est causée par un ou plusieurs corps lumineux. Si ces corps sont de
couleurs ou de formes différentes, de couleurs et de formes différentes seront les
rayons qui forment les images, et de couleurs et de formes différentes, les
représentations sur le mur.

Traité de l’œil (v. 1508)

Comment les images des objets reçus par l’œil se croisent sur l’humeur
albugineuse au-dedans de l’œil.
L’expérience qui montre comment les objets envoient leurs images ou
ressemblances se croiser sur l’humeur albugineuse au-dedans de l’œil indique ce
qui se passe quand les images des objets éclairés pénètrent par un petit trou rond
dans une habitation très obscure. Tu recevras alors ces images sur un papier
blanc situé à l’intérieur de cette habitation, assez près du petit trou, et tu verras
tous les susdits objets sur ce papier avec leurs propres formes et leurs propres
couleurs, mais ils seront plus petits et renversés, en raison de cette intersection.
Si ces simulacres viennent d’un endroit éclairé par le soleil, ils vous paraîtront
proprement peints sur le papier qui doit être très mince et vu par le revers. Le
petit trou sera fait dans une plaque de fer très fine. Soient a b c d e lesdits objets
éclairés par le soleil, soit o r la façade de la chambre obscure dans laquelle ledit
petit trou est en n m, soit s t ledit papier qui intercepte les rayons des images de
ces objets. Les images sont renversées parce que, leurs rayons étant droits, a à
droite va à gauche en k et e à gauche va à droite en f ; et il en va de même à
l’intérieur de la pupille (Fig. I).

Figure I. Vinci, Comment les images des objets reçus par l’œil se
croisent…

GIROLAMO CARDANO
Vers 1550, le médecin et mathématicien Girolamo Cardano (1501-1576)
applique une lentille (disque de verre) au trou de la chambre obscure de Léonard.
Si elle améliore la qualité des images, cette expérience, comme celles qu’il
propose avec les miroirs, n’a pas pour seul but de révéler les choses cachées, elle
lui permet d’explorer les capacités imaginatives de l’œil et les mécanismes du
merveilleux.

Subtiles inventions… (1554)

Le miroir qui révèle les choses cachées.


Puisque j’ai commencé de réciter les actions prodigieuses des miroirs, j’ai
proposé de montrer la composition du miroir, par lequel nous voyons les choses
cachées. Donc joignez deux miroirs de forme plate composés de cristal, tels
qu’on les fait à Venise et qui ne sont pas aussi altérés que ceux d’acier, en sorte
que la longueur de l’un convienne exactement à la longueur de l’autre, et qu’il
puisse être tourné deçà et delà autour de l’essieu en sorte que les deux surfaces
puissent aussi former tantôt un angle plein, tantôt droit, obtus, aigu, comme il te
plaira. Tu suspendras alors en haut face au lieu caché le miroir immobile, de
sorte que la face de ton miroir te regarde perpendiculairement ; et que la face du
miroir mobile ait sa longitude opposée au lieu que tu désires ; alors tout ce qui
sera fait en la chambre, pourvu qu’il y ait de la lumière, t’apparaîtra, en tournant
le miroir mobile, jusqu’à ce qu’il fasse un angle égal, ce que ton œil te fera voir
clairement. Et si le lieu que tu désires voir est plus haut que celui où tu es,
suspends ton miroir immobile en un lieu plus haut.
Par le même moyen, si tu veux voir, à cinq mille pas, ce qui se fait au loin, au-
delà d’une muraille, ou dans la cité des ennemis, suspends en un lieu haut et à
plomb un très grand miroir ; aies un autre miroir en la main, afin que sa face
(non totalement dressée en haut) regarde le miroir que tu as mis en haut, et, enfin
tu t’éloigneras peu à peu droitement du miroir, jusqu’à ce que, tournant
alternativement tantôt à dextre, tantôt à senestre, tu aperçoives parfaitement le
lieu en ton miroir ; alors en bougeant à peine le miroir de sa place, tu verras tout
ce qui s’y fait : et pour ce faire, comme je l’ai dit, il n’y a d’autre empêchement
que l’artillerie des ennemis.
La manière de voir les lieux occultes avec leurs couleurs. Les miroirs
représentant choses diverses.
Or s’il te plaît de voir ce qui se passe dans la rue quand le soleil luit, tu
placeras dans la fenêtre un disque de verre et, la fenêtre fermée, tu verras les
images projetées à travers un trou sur le mur opposé, mais avec des couleurs
ternes. Tu placeras un papier très blanc à l’endroit où tu peux voir les images, et
par ce moyen merveilleux tu auras ce que tu demandes. Le miroir creux te
montrera deux visages, trois et quatre yeux, et toi-même n’ayant qu’un œil, et
ton image de dos, et autres merveilles innombrables ; je dis non seulement le
miroir sphérique, mais le conique, et aussi le cylindrique. Ce dernier représente
des choses merveilleuses, comme quatre visages, un visage très long et rétréci,
quelquefois très court et très large. Ils représentent finalement presque toutes
choses, excepté la vraie, à la manière des hommes de notre temps, qui savent
mieux toutes choses que les bien faire ou dire la vérité.

GIAMBATTISTA DELLA PORTA


Dans les dernières décennies du XVIe siècle, le savant napolitain Giambattista
della Porta (1535-1615) révèle et popularise, dans son célèbre Magiae naturalis,
la technique secrète d’une camera obscura, munie de lentilles et miroirs, dont il
suggère l’usage pour la peinture, avant de l’utiliser pour organiser de véritables
spectacles lumineux qui le mèneront en prison pour sorcellerie.
La Magie naturelle (1558)

Comment dans les ténèbres, vous pouvez voir avec leurs propres couleurs les
choses qui, au dehors, sont éclairées par le soleil.
Si quelqu’un veut voir cela, il faut qu’il ferme toutes les fenêtres et encore
sera-t-il bon qu’il bouche toutes ouvertures, si petites soient-elles, afin que la
lumière, pénétrant à l’intérieur, ne détruise pas toute l’expérience. Cela fait, il
faut percer avec une tarière une fenêtre seulement et faire en sorte que le trou ait
la forme d’une pyramide ronde dont la base regarde le soleil et le sommet est
tourné vers la chambre. En face vous aurez soin que les parois soient blanches
ou couvertes de linge ou de papier blancs. De cette manière vous verrez toutes
les choses qui seront éclairées par le soleil ainsi que les passants dans la rue,
allant la tête en bas. Ce qui est à droite vous apparaîtra à gauche. Tout vous
semblera renversé. Plus les choses représentées seront éloignées du trou, plus
elles paraîtront grandes, et si vous approchez le papier ou la table, elles
sembleront plus petites. […] Je dévoilerai maintenant ce que j’ai toujours tu
jusqu’ici et estimé convenable de taire :
Comment on pourra voir toutes les choses avec leurs propres couleurs.
Placez en face de l’ouverture un miroir, non pas un de ceux qui dispersent les
rayons en les séparant, mais un miroir qui les unisse en les rassemblant.
Approchez-le ou éloignez-le jusqu’à ce que vous ayez reconnu que son centre est
à la distance convenable pour la formation de la vraie image. Si vous observez
attentivement ce que vous avez obtenu, vous reconnaîtrez les visages, les gestes,
les mouvements, les vêtements des hommes, le ciel voilé de nuages d’une
couleur bleu azuré, et les oiseaux qui volent. […]
Il résulte de cela que :
Quelqu’un qui ignore l’art du peintre pourra dessiner à l’aide d’une plume
l’image de n’importe quel objet.

La Magie naturelle (1588)

Comment dans une chambre obscure on peut voir une chasse, une bataille et
autres prodiges.
Maintenant pour conclure ce sujet, j’ajouterai un secret. Je ne sais si on
pourrait trouver chose plus ingénieuse et plus belle pour faire plaisir à des grands
seigneurs que de leur montrer dans une chambre obscure, sur des draps blancs,
des chasses, des banquets, des batailles d’ennemis, des jeux et finalement tout ce
qui nous plaît, aussi nettement et clairement et avec autant de détails que s’ils
étaient devant vos yeux. Qu’il y ait en face de la chambre, où vous avez décidé
de faire cette représentation, une plaine spacieuse qui puisse être librement
illuminée par le soleil. Dans cette plaine, vous disposerez des arbres, des
maisons, des forêts, des montagnes, des rivières, ainsi que des animaux réels ou
imités avec art, en bois ou en quelqu’autre matière. Vous devez y intégrer des
enfants qui animent le tableau, comme nous avons l’habitude de le faire dans les
intermèdes des comédies, des cerfs, des sangliers, des rhinocéros, des éléphants,
des lions et autant d’autres créatures qu’il vous plaira ; puis ils doivent sortir de
leur tanière un à un et aller dans la plaine. Les chasseurs doivent arriver avec
épieux, filets et autres instruments nécessaires pour représenter une chasse ;
faites sonner les cors, les trompettes, les conques marines. Ainsi ceux qui seront
dans la chambre verront les arbres, les animaux, les visages des chasseurs, et tout
le reste si naturels qu’ils ne sauront juger si c’est vérité ou illusion. Les épées
tirées, touchées par le soleil, étincelleront à l’intérieur de la chambre au point de
faire peur. J’ai de nombreuses fois offert de tels spectacles à mes amis qui les ont
regardés avec grand étonnement et stupeur : même avec des explications de
philosophie et de perspective, ils ne voulurent pas croire que ce qu’ils avaient vu
étaient des choses naturelles, jusqu’à ce que, ouvrant la porte, je leur fis
connaître l’artifice. Ce secret montre à ceux qui s’intéressent à la philosophie et
à l’optique dans quel lieu se produit la vision et résout la fameuse question de
savoir si la vision se fait par intromission ou extramission : aucun autre argument
plus fort que celui-ci ne pouvait le démontrer. L’image entre par la pupille,
comme elle entre dans la chambre par le trou de la fenêtre, et cette portion de
sphère cristalline qui est dans l’œil, remplit le rôle du papier. Voilà, je le sais, ce
qui plaira extrêmement aux esprits ingénieux et spéculatifs […].
Comment vous pouvez voir dans une chambre obscure ce qui sera illuminé de
dehors par de nombreuses torches.
Nous pourrons encore obtenir les mêmes apparences sans les rayons du soleil
et sans prodige, soit en allumant, la nuit, des feux de joie, soit, pour arriver aux
mêmes représentations de ces choses sur les places, en illuminant les chambres
par de nombreuses torches. Vous pourrez alors voir ce qui se produit dans une
chambre obscure disposée comme nous l’avons dit précédemment. Mais il ne
faut pas que la lumière éclaire le trou, parce qu’elle empêche l’opération, la
lumière féconde étant celle qui porte les images. Mais puisque nous sommes
entrés dans ce sujet, continuons d’enseigner quelque chose à la fois de plaisant et
de merveilleux.
Comment voir la nuit une image suspendue dans une chambre
À minuit, au milieu de la chambre, vous pourrez voir une image suspendue en
l’air, non sans éprouver quelque peur et terreur. Devant le trou de la porte
disposez cette image que vous voudrez faire apparaître dans la chambre et autour
d’elle allumez de nombreuses torches. Au milieu de la chambre obscure
suspendez un drap blanc ou placez quelque table qui puisse recevoir l’image
provenant du trou. Parce que ceux qui seront dans la chambre ne verront pas ce
drap, il leur semblera que cette image est comme suspendue en l’air, très
lumineuse et ils la regarderont avec peur et terreur, surtout si l’artificier sait faire
la représentation avec art.

JOHANNES KEPLER
L’astronome allemand Johannes Kepler (1571-1630) poursuit les recherches
de della Porta sur la camera obscura qu’il utilise pour observer les éclipses de
soleil et prend comme modèle pour démontrer la formation d’une image réelle
sur la rétine. Cette lettre est écrite deux ans avant ses Paralipomènes à Vitellion
(1604) qui bouleversèrent l’idée que l’on se faisait de la vision et le concept
d’image.

Les mystères de la chambre noire… (1602)

Maître très estimé,


Je garde le vif souvenir des nuits pendant lesquelles, à Tübingen, vous
emmeniez vos élèves dans les combles de l’église. Là, après avoir retiré une tuile
du toit, vous nous enseigniez les mystères de la chambre noire, tels que les avait
décrits le magicien italien Porta. Vous n’ignorez pas que ces leçons m’ont été
fort utiles lorsque j’ai voulu me livrer à l’observation des éclipses, ces ténèbres
qui sont les yeux des astronomes, ces taches noires infiniment précieuses pour
les esprits des mortels qu’elles éclairent. Nous savons tous que la doctrine des
mouvements du Soleil et de la Lune, des intervalles des années et des mois, en
dépend totalement.
Vous vous souvenez qu’il y a deux ans déjà, pour observer l’éclipse du Soleil
sur la place de Graz, j’avais utilisé un instrument de ma fabrication. Je voulais
mesurer avec précision le diamètre de la Lune, car je savais que les mesures en
chambre noire de Tycho Brahe donnaient des résultats inférieurs,
approximativement d’un cinquième, à ceux obtenus par vision directe. Tycho
avait lui-même émis l’hypothèse d’une dilatation périodique de la Lune,
comparable au battement d’un pouls : j’avais, je l’avoue, beaucoup de mal à
accepter une semblable pulsation, même si, à Graz, je constatai de mes propres
yeux une diminution du diamètre de la Lune.
Puisque le phénomène ne pouvait pas se produire dans le ciel, il fallait en
chercher l’explication ici bas. Je repris bien sûr les conclusions de Porta, qui me
semblait avoir mis un terme définitif à cette longue querelle sur la vision : elle se
fait par réception des species dans l’œil, et nullement par émission de rayons à
partir de l’œil. Porta n’hésitait d’ailleurs pas à comparer l’œil avec sa chambre
noire : « La représentation est introduite par la pupille, qui joue le rôle de
l’ouverture de la fenêtre, et la partie de la sphère cristalline située au milieu de
l’œil tient lieu d’écran : ceci plaira fort je pense, aux esprits ingénieux. »
Cependant, ses explications sur le fonctionnement de son dispositif me
semblaient insuffisantes et, sur certains points, erronées.
Comment éviter de passer préalablement par une théorie de la lumière ? Je
vous en avais exposé, à l’origine, les 17 points qu’elle comportait et que je me
proposais de démontrer par la géométrie et l’expérience. Ce travail est désormais
bien avancé et je compte l’achever bientôt, tout au plus sous huit semaines. Je
l’intitulerai Paralipomènes à Vitellion, signifiant ainsi que je passerai en revue
les nombreux problèmes laissés de côté par le célèbre manuel d’optique de
Vitellion. Mais il m’est d’ores et déjà aisé d’expliquer pourquoi le diamètre de la
Lune nous semble varier lors d’une éclipse. Dans la chambre noire, c’est en
réalité l’image du Soleil qui est agrandie aux dépens de celle de la Lune, et non
l’inverse. […]

FRANÇOIS D’AGUILLON
Au début du XVIIe siècle, l’expérience individuelle de la camera obscura est
devenu spectacle collectif et les instruments optiques un moyen de jouer avec la
peur, l’émerveillement et la crédulité du spectateur. Nombreux sont ceux,
comme le jésuite belge François d’Aguillon (1566-1617), qui dénoncent les
dangers dans lesquels peut tomber la vision piégée par les trompe-l’œil de la
magie naturelle.

Ils se vantent de pouvoir faire venir


des enfers les spectres des démons… (1613)

Certains charlatans ont l’habitude d’abuser du peuple ignorant. Pour


apparaître experts dans l’art de la nécromancie, dont ils connaissent à peine le
nom, ils se vantent de pouvoir faire venir des enfers les spectres des démons et
de les faire apparaître sous les yeux des spectateurs. Ils introduisent ces
spectateurs curieux des choses occultes dans une chambre obscure où ne
parvient aucune lumière, si ce n’est le petit filet qu’un mince cercle de verre
envoie. Alors, après avoir imposé sévèrement le silence et feint, par leurs actes et
leurs paroles, les mystères, et jusque l’attente elle-même, ils annoncent que le
démon est sur le point d’arriver. Pendant ce temps, en cachette, un de leurs
assistants endosse le masque du démon, tel que le peuple a l’habitude de se le
représenter, avec une face hideuse et monstrueuse, des cornes sur le front, une
queue et un pelage de loup, des griffes aux pieds et aux mains : il va et vient, en
méditant, à l’extérieur, à l’endroit où ses couleurs et sa silhouette peuvent être
transportées par le cercle de verre dans la chambre. Une fois ces préparatifs
habilement exécutés, le silence est plus solennellement ordonné, comme si un
dieu allait sortir de cet artifice. De peur de ce qui va arriver, les uns commencent
à pâlir, les autres se mettent à transpirer. Une feuille de papier est présentée et
placée devant le rayon de lumière qui entre dans la chambre. Sur cette feuille, le
simulacre de l’image du diable qui va et vient s’avance ; les spectateurs craintifs
lèvent les yeux, ils regardent fixement, contemplent. Ces hommes, assurément
aussi inexpérimentés que des enfants, sont si naïfs que pour voir l’ombre du
charlatan, ils perdent leur temps et leur argent.

JEAN LEURECHON
Si savants et hommes d’église condamnent l’usage diabolique de la camera
obscura, ils louent le charme naturel de ses vues lumineuses, surtout lorsqu’un
mouvement vient animer le paysage observé. Le jésuite et mathématicien Jean
Leurechon (1591-1670) est l’un des premiers à avoir souligné l’importance de ce
mouvement et à en préciser la nature : « un mouvement continué » qu’aucun
peintre ne peut restituer.

Représenter en une chambre close


tout ce qui se passe par dehors… (1626)

C’est ici l’une des plus belles expériences d’optique, et se fait en cette
manière. Choisissez une chambre qui regarde sur quelque place, ou rue
fréquentée, sur quelque beau bâtiment ou parterre florissant. Pour avoir plus de
plaisir, fermez la porte et les fenêtres, bouchez toutes les advenues à la lumière,
excepté un petit trou qu’il faut laisser à dessein ; cela fait, toutes les images, ou
espèces des objets extérieurs, entreront à la foule par ce trou, et vous aurez du
contentement à les voir non seulement sur la muraille, mais beaucoup plus sur
quelque feuille de papier blanc, ou sur un linge que vous ferez tenir à deux ou
trois empans près dudit trou, et encore bien plus, si vous appliquez au trou un
verre convexe ; c’est-à-dire un peu plus épais au milieu qu’au bord, tels que sont
les miroirs ardents et les verres de lunettes, dont se servent les vieillards. Car
pour lors les figures qui paraissent comme noires, ou avec des couleurs mortes
sur le papier, paraîtront avec leurs couleurs naturelles, voire plus vives que le
naturel, et d’autant plus agréables que le Soleil éclairera mieux ces objets, sans
éclairer du côté de la chambre.
Surtout il y a du plaisir à voir le mouvement des oiseaux, des hommes, ou
autres animaux, et le tremblement des plantes agitées du vent ; car quoique tout
cela se fasse à figure renversée, néanmoins cette belle peinture, outre ce qu’elle
est raccourcie en perspective, représente naïvement bien ce que jamais peintre
n’a pu figurer en son tableau, à savoir le mouvement continué de place en place.
Mais pourquoi est-ce que les figures paraissent ainsi renversées ? Parce que
leurs rayons s’entrecoupent auprès du trou, et les lignes qui partent du bas
montent en haut ; celles qui viennent d’en haut descendent en bas. Là où il faut
remarquer qu’on les peut représenter droites en deux manières, I. avec un miroir
cave, II. avec un autre verre convexe, disposé dans la chambre entre le trou et le
papier, comme l’expérience et la figure vous enseigneront mieux qu’un plus long
discours.
J’ajouterai seulement en passant, pour ceux qui se mêlent de peinture, ou
portraiture, que cette expérience leur pourrait bien servir à faire des tableaux
raccourcis, des paysages, des cartes typographiques, etc. Et pour les philosophes,
que c’est ici un beau secret pour expliquer l’organe de la vue. Car le creux de
l’œil est comme la chambre close, le trou de la prunelle répond au trou de la
chambre ; l’humeur cristalline à la lentille de verre, et le fond de l’œil à la paroi,
ou feuille de papier.

JEAN-FRANÇOIS NICERON

Célèbre pour ses peintures en anamorphose et expert en perspectives


curieuses, le père Jean-François Niceron (1613-1646) de l’ordre des Minimes
dénonce lui aussi l’usage que les charlatans font de la chambre noire dans des
spectacles forains. À ces spectacles, il préfère les tableaux immobiles de la
nature prise sur le vif de son mouvement, grâce à une chambre noire portative et
en forme de portefeuille.

La perspective curieuse (1652)

Lorsque dans une chambre tellement fermée de tous côtés qu’il n’y entre
aucune lumière sensible, l’on fait un trou à l’une des murailles ou des fenêtres, et
que devant ce trou l’on met à une certaine distance un papier ou un linge blanc,
perpendiculaire à l’horizon, qui sert de tableau pour retenir les images de dehors,
cette réception se fait si parfaitement que l’œil qui voit cette peinture naturelle
est tellement trompé, que si la science et la raison ne le corrigeaient, on croirait
que ce seraient les véritables objets, particulièrement lorsqu’on bouche ledit trou
fait de la grandeur d’une pièce de 20 sols, d’un verre convexe de lunette à longue
vue ; car ces objets de dehors n’envoient pas seulement leurs grandeurs, figures
et couleurs, mais aussi leurs mouvements, ce qui manquera toujours aux
tableaux des peintres, quand même ils surpasseraient Apelles, Protogène,
Parrhasius, Michel Ange et tous les autres peintres, tant passés que présents et
futurs, dont tous les peintres, sculpteurs, miniateurs etc. demeurent d’accord,
après qu’ils ont considéré cette perspective naturelle.
Mais pour avoir le plaisir entier de cette peinture, il faut que ce trou soit
exposé vers quelque lieu où beaucoup de monde passe et se promène, comme
sont les jardins, les allées, les parterres, les grandes rues, et les marchés des
villes, et des bourgs, les lieux où volent les pigeons et les autres oiseaux, qu’il
semble qu’on voit tout vivants et volants sur la charte, qui doit être blanche et
assez large pour recevoir toutes les images qui passent par le trou de la fenêtre.
Voyez cette sorte de perspective à la Samaritaine sur le Pont-Neuf.
Or lesdites images sont d’autant plus grandes et vives que le verre convexe est
partie d’une plus grande sphère et mieux taillé et poli ; et il faut éloigner la
charte du trou, jusques à ce qu’on trouve le point ou le lieu le plus propre pour
représenter lesdites images.
Cette façon de perspective ravissante a quelquefois tellement trompé l’œil que
ceux qui étaient dans la chambre, et qui après avoir perdu leur bourse, la
voyaient entre les mains de ceux qui comptaient et départaient leur argent dans
un bois, ou un parterre, croyaient que cette représentation se fit par magie.
Et peut-être que quelque charlatan eut séduit plusieurs niais et ignorants en
leur persuadant que cette vision se faisait par la science occulte de l’astrologie,
ou de la magie, dont ils sont bien aises d’être soupçonnés pour avoir l’occasion
d’abuser les simples et d’en tirer ce qu’ils peuvent : car ayant donné le mot à
ceux qui sont de la partie, ou même qui peuvent ignorer cette fourbe, le magicien
prétendu peut avec un sifflet ou autre signal avertir ceux de dehors de compter
ledit argent, ou de départir ce qu’il leur aura lui-même fait dérober : et s’il y a
quelqu’un caché derrière la charte, qui fasse l’esprit, comme l’on dit, en parlant
comme ceux qui font danser les marionnettes, les simples croiront que ce sont
les personnes du tableau qui parlent, car on leur voit ouvrir la bouche et remuer
les lèvres ; et sitôt qu’on ouvre la fenêtre, le tout s’évanouit, comme l’on
rapporte des sabbats où l’on veut que les sorciers assistent, et qui peut-être sont
abusés par les images de leurs fantaisies, où les médicaments et les démons
peuvent figurer des grotesques qui persuadent aux pauvres gens qu’ils ont vu, et
qu’ils sont entièrement allés ès lieux qui leur sont représentés. De même qu’ils
croiraient avoir été au sabbat si quelqu’un se vêtait comme l’on a coutume de
présenter les démons, et qu’une troupe de gaillards dansassent autour de lui dans
un parterre, en représentant mille sottises ; car le tableau d’une chambre bien
fermée représenterait si naïvement toute cette comédie qu’à moins de savoir
cette expérience, l’on se persuaderait quelque sorte de magie.
[…]

Or si un peintre imite tous les traits qu’il voit, et qu’il y applique toutes les
couleurs qui paraissent avec vivacité, il aura une perspective aussi parfaite qu’on
la puisse raisonnablement désirer.
Mais parce qu’une chambre n’est pas aisée à transporter, si ce n’est qu’on la
veuille faire comme un pavillon de guerre ou de campagne, le peintre peut avoir
une sorte de portefeuille, ou de lanterne tellement percée d’un trou, comme
ladite chambre, que ne recevant de la lumière que par ce trou, il verra au fond sur
un papier fort blanc toutes les campagnes, les forêts, rivières, maisons, coteaux
et tout ce qui pourra envoyer des rayons à ce trou, représenté en perfection : et ce
par une autre ouverture qu’il fera à côté du portefeuille, ou de quelqu’autre
semblable instrument, sans que le jour de cette ouverture puisse nuire à telle
peinture, qu’il imitera sur le même lieu pour remporter avec soi une peinture
immobile prise sur la mobile qui s’évanouit aussitôt que le premier trou est
bouché, ou qu’il change de situation.

[…]

JEAN LORET
Dans ces vers, le poète normand Jean Loret (1595-1665) décrit une séance de
projection en chambre noire qui eut lieu le 13 mai 1656 à l’Hôtel de Liancourt à
Paris. La projectionniste est la maîtresse des lieux : Jeanne de Schomberg. Le
spectacle projeté sur une toile tendue en l’air impressionne le poète-spectateur
qui ne manque pas de se protéger de la magie, pourtant innocente, de ces images
muettes par plusieurs signes de croix.

D’un assez rare passe-temps… (1656)

Mardi dernier, faisant ma Cour,


Au bel Hôtel de Liencour,
Où chacun sait que sont encloses
Quantité d’excellentes choses.
J’y jouis durant quelque temps,
D’un assez rare passe-temps,
Dont d’une façon surprenante,
Nous charma certaine Charmante,
Qui dans ce Palais tant vanté,
(Qui passerait pour enchanté
S’il n’était réel et solide)
Paraissait lors une autre Armide.
Cette Belle charmante, donc,
Dont les beaux yeux, s’il en fut onc,
Brillent chacun mieux qu’une Étoile,
Fit étendre en l’air une toile,
Unie, et foi d’homme-de-bien,
En laquelle on ne voyait rien.
Et, toutefois, à l’instant même,
(Dont j’en devins quasi tout blème)
On y vit d’assez beaux Palais,
Des Gens qui dansaient des ballets,
Des gens qui d’estoc et de taille
Semblaient se livrer la bataille,
Et dont même on voyait en l’air
Les flamberges étinceler.
J’y vis des lueurs un peu sombres,
Des corps légers comme des ombres ;
Mais ce qui me mit en sursaut
C’est qu’ils avaient les pieds en haut,
Et ne faisaient dans leurs allures,
Danses, combats, tours et postures
(Non plus que les astres la nuit)
Aucun tintamarre ni bruit ;
Enfin, voyant cette Magie
Agir avec tant d’énergie.
Certes je fis à plusieurs fois,
Quantité de signes de croix.
Comme croyant être à Bicêtre :
Mais le moyen de ne pas être
D’un grand étonnement saisi,
Puisque Madame de Choizy,
Qu’on sait avoir l’Âme si belle,
Si noble et si spirituelle,
Dudit spectacle sur ma foi
Fut aussi surprise que moi.
La nouvelle qu’ici j’avance,
N’est pas grandement d’importance ;
Mais le récit que j’en ai fait.
C’est pour la rareté du fait :
Cette Magie est innocente.
J’en sais la finesse excellente :
Mais me piquant d’être discret,
Je n’en apprends point le secret.

ROBERT HOOKE
Savant anglais et inventeur fécond, Robert Hooke (1635-1703) présente en
1668, comme son invention, sans évoquer la lanterne magique, un dispositif de
projection lumineuse d’objets transparents et opaques, à mi-chemin de la
chambre obscure et de la lanterne, et dont le pouvoir d’illusion promet des
spectacles où apparitions, mouvements, actions et « toute chose visible »
pourront être projetés sur un écran.

Une invention qui fait apparaître l’image


de toute chose sur un mur… (1668)

Cette expérience optique, ici décrite, est nouvelle, et pourtant aisée et


évidente. Elle n’a, à ce que je sache, jamais été faite ainsi par aucune autre
personne. Elle produit des effets non seulement tout à fait ravissants, mais aussi
bien merveilleux pour qui ignore cette invention ; de sorte que les spectateurs
peu versés en optique, qui verraient les apparitions et disparitions variées, les
mouvements, les changements et actions pouvant être ainsi représentés, les
croiraient facilement surnaturels et miraculeux et seraient aussi facilement émus
par toutes ces passions de l’amour, de la peur, du respect, de l’honneur, et de la
stupeur, qui sont les conséquences naturelles d’une telle croyance. Si les prêtres
païens d’antan avaient connu cette expérience, leurs oracles et leurs temples
auraient été bien plus renommés pour les miracles de leurs dieux imaginaires.
Car avec un tel art que n’auraient-ils pas représenté dans leurs temples ?
Apparitions d’anges, ou de diables, inscriptions et oracles sur les murs ; vue de
pays, villes, maisons, flottes et armées ; les actions et mouvements d’hommes,
bêtes, oiseaux, etc., leur disparition dans un nuage et leur apparition peu après
que le nuage s’est dissipé : en fait presque toute chose visible peut être
représentée par cette invention de façon très vivante et distinctement ; de sorte
que, sauf personnes très curieuses et sagaces, les moyens dont de telles
apparitions sont faites ne seront pas faciles à découvrir. Voici en bref le procédé :
En face de l’endroit ou du mur où l’apparition doit se produire, on fera un trou
d’environ un pied ou plus de diamètre ; une grande fenêtre à battant, ce sera
mieux. À l’extérieur de ce trou ou du battant ouvert comme il convient – et ceci
ne doit pas être deviné par les personnes qui sont dans la pièce – placez, inversé,
l’image ou l’objet que vous voulez représenter, et grâce à un miroir posé
derrière, l’image, si elle est transparente, laisse passer les rayons du soleil vers
l’endroit où elle doit être représentée ; et pour qu’aucun rayon ne puisse passer à
côté de l’image, couvrez-la de chaque côté avec une planche ou un tissu. Si
l’objet est une statue ou quelque créature vivante, il devra alors être bien plus
éclairé en projetant sur lui les rayons solaires par réfraction, réflexion, ou les
deux. Entre cet objet et l’endroit où il doit être représenté, il faut un large verre
convexe, permettant de représenter distinctement l’objet à la dite place, ce qui
est à la portée de quiconque a une idée de l’optique. Plus il est placé près de
l’objet, plus l’objet est agrandi sur le mur ; et plus il en est éloigné, moins il est
agrandi ; variété due à des verres de sphères diverses. Si l’objet ne peut être
renversé (ce qui est assez difficile à faire avec des animaux vivants, des
chandelles, etc.) il faut alors deux grands verres de sphères appropriées, placés à
la bonne distance (très aisée à trouver par des essais), pour que les
représentations se tiennent aussi droit que l’objet.
Ces objets, ces verres qui réfléchissent et réfractent, et tout le dispositif, de
même que les personnes employées pour les agencer, les changer et les utiliser,
doivent être placés à l’extérieur de ladite grande fenêtre ou du trou, de façon à
n’être pas perçus des spectateurs dans la pièce ; et toute l’opération sera facile à
exécuter.

FRANCESCO ALGAROTTI
Brillant écrivain italien, Francesco Algarotti (1712-1764) propose avec le
Newtionanisme pour les dames l’un des premiers ouvrages de vulgarisation
scientifique dédié aux femmes. Il y exalte notamment les pouvoirs de la chambre
obscure : parfait modèle de la façon dont la vision s’opère dans nos yeux et
précieux instrument par lequel la nature se présente elle-même sous forme de
tableaux vivants plus vrais que nature.

C’est la Nature qui fait elle-même son portrait… (1737)

Par la combinaison de quelques lettres, et de certaines marques algébriques,


nommées vulgairement des formules, un opticien prévoit en moins d’un clin
d’œil si les rayons filtrés dans le verre lenticulaire s’uniront ou ne s’uniront pas,
s’ils sortiront parallèles ou divergents, ou bien quel sera leur point de concours,
c’est assez qu’on lui fasse connaître la qualité de la lentille, la distance du corps
d’où les rayons sont envoyés, et celle de l’endroit où ils tendent par eux-mêmes,
lorsqu’ils ont une convergence réciproque.
Ne dirait-on pas que pareille opération tient un peu de la magie ? L’opticien en
aurait peut-être payé les frais dans ces siècles ténébreux où la Terre n’osait
tourner, ni les Antipodes exister impunément.
L’union de rayons qui viennent divergents de plusieurs points, et qui vont
s’assembler en autant de points au-delà du verre convexe, paraît une chose assez
indifférente en elle-même, et cependant elle nous fournit l’un des plus beaux
spectacles que nous puissions imaginer.
Il n’y qu’à faire un trou à la fenêtre d’une chambre obscure, y mettre un verre
lenticulaire, et placer vis-à-vis dans une distance proportionnée une feuille de
papier blanc.
Vous verrez que tous les objets du dehors se peindront sur cette feuille, et
principalement ceux qui seront en face de la lentille, mais ils s’y peindront avec
un choix, une vivacité, une mollesse de couleurs, qu’on ne trouverait pas même
dans les plus excellents paysages de Claude Le Lorrain.
Vous distinguerez l’éloignement et la proximité de chaque chose par les
différentes grandeurs, par la confusion ou par la netteté des traits, et par une
dégradation de teintes mieux ménagée qu’on ne l’aperçoit dans les chefs-
d’œuvre des premiers maîtres de l’art, notre pinceau ne saurait jamais aussi bien
exécuter les règles de la perspective, jamais tromper les yeux avec tant
d’exactitude.
Mais ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que tout le tableau paraît animé, le
sommet des arbres chancelle au gré des zéphyrs, leur ombre suit leur
mouvement, les moutons bondissent dans la plaine, le pasteur marche, l’oiseau
fend l’air, une barque sillonne le fleuve, on voit le soleil badiner sur les flots qui
s’entr’ouvrent, et qui semblent étinceler sous ses regards ; en un mot, c’est la
Nature qui fait elle-même son portrait, rien n’y manque, excepté que les objets
sont renversés.

[…]

Ayons, je vous en prie, Monsieur, un verre lenticulaire, et faites-moi voir


quelqu’un de ces beaux paysages qui nous environnent ; je ne saurais vous
dissimuler que j’en ai une curiosité prodigieuse, non seulement à titre de femme,
mais aussi comme femme à moitié philosophe.
Je souhaiterais, Madame, que nous eussions un de ces verres pour contenter
votre curiosité sur-le-champ ; car suivant ce que vous me faites l’honneur de me
témoigner, elle ne doit point avoir de bornes ; soyez persuadée que j’aurai soin
de vous donner satisfaction le plus tôt qu’il sera possible, d’autant plus que je
crois qu’une chambre obscure n’est pas le plus mauvais endroit du monde pour
entretenir une Dame. Mais que penserez-vous lorsque dans cette chambre je
vous dirai : imaginez-vous d’être dans un de vos yeux, et de voir tout ce qui s’y
passe quand les objets s’y peignent.
La chambre obscure est le dedans de notre œil, avec cette différence que l’œil
est presque rond comme une balle ; le trou de la fenêtre est la prunelle placée
dans la partie antérieure des yeux, et paraissant telle qu’un trou noir, tantôt plus
grand, tantôt plus petit : l’humeur cristalline répond au verre lenticulaire, dont
elle a la convexité.
Cette humeur cristalline est suspendue vis-à-vis de la prunelle dans un tissu de
petites fibres qu’on nomme les ligaments ciliaires, lesquels partant d’une tunique
ou d’une pellicule très déliée qui environne le dedans de l’œil jusqu’aux bords
de la prunelle.
Enfin la rétine faisant dans les yeux ce que le papier fait dans la chambre dont
nous parlons, reçoit l’empreinte des objets ; cette rétine n’est autre chose qu’une
pellicule formée des filaments et de la substance médullaire du nerf optique : ce
nerf est attaché derrière l’œil, et c’est le grand canal de communication entre
l’œil même et le cerveau.
Les distances du frontispice de l’œil au cristallin, et du cristallin à la rétine,
sont remplies de deux humeurs moins condensées que le cristallin même, mais
plus épaisses que l’air.
Grâce à tout cet appareil, les objets viennent se peindre en miniature sur la
rétine, comme ils se peignent sur le papier dans la chambre obscure, et nous
voyons.
Franchement, dit la Marquise, je ne croyais pas que de cette chambre vous
dussiez me transporter tout d’un coup dans mon œil, et je n’aurais jamais pensé
que le tableau, dont vous m’annoncez les appâts, eût tant de liaison avec notre
manière de voir.
Beaucoup de gens, lui répliquai-je, ont pu considérer cet admirable tableau,
sans soupçonner que la vision s’opère dans nos yeux par les mêmes moyens. Au
reste, pour que les objets soient représentés sur la muraille ou sur le parquet de la
chambre, il suffit qu’elle soit obscure, et qu’elle ne reçoive les rayons de lumière
que par un trou de grandeur médiocre…
Quoi, Monsieur, la lentille ne serait pas nécessaire ?… Elle ne l’est, Madame,
que pour achever le tableau, pour le rendre parfait ; mais sans elle, pourvu que le
trou soit petit, et que la muraille ou le parquet n’en soient ni trop éloignés ni trop
voisins, les rayons peuvent nous tracer quelques images des objets extérieurs.

[…]

ANONYME
Ces vers tirés d’un prospectus du fabricant d’instruments scientifiques,
l’Anglais John Cuff (1708-1772), disent la popularité de la camera obscura et le
marché qu’elle représente. Version de mirliton de la chambre obscure de
l’entendement lockien peut-être, mais très consciente des pouvoirs de l’œil
mécanique, émancipé de l’œil humain, percevant et projetant l’« abrégé » d’un
monde mouvant sur la page blanche de l’écran.

Poésie à l’occasion du spectacle d’une chambre noire (1747)

Dis, Machine rare, qui t’a appris à dessiner


Et contrefaire la Nature avec une si divine habileté ?
Les miracles de tes verres inventifs
Frappaient de stupéfaction la classe superstitieuse
Des dupes, au temps de Bacon, et passaient pour de la sorcellerie ;
Productions étranges ! […]
Combien petite est ta cellule ? Et obscure ta chambre ?
Ouvre ta paupière, et chasse ces ténèbres !
Une fois révélé cet orbe flamboyant, lisse, pur, poli,
Un embrasement soudain de lumière rayonnante pénètre subitement
Et teint le drap blanc de couleurs fortes et vives ;
Peignant les objets extérieurs sur ce parchemin,
Aussi vrais que l’œil les présente à l’âme ;
Une nouvelle création ! parée de toutes les grâces !
Dessinée par le crayon, en l’espace d’un instant !
En un mot, singulière à contempler ;
L’Iliade du grand Homère était inscrite depuis longtemps ;
Ainsi voyons-nous ici l’immense volume du vaste monde
Réduit en miniature, simplement un abrégé : […]
Comment ce peintre pourrait-il vanter son art du crayon ?
Qui pourrait donner à son œuvre de pareils mouvements ?
Mais, ici, tu n’as pas de rival en renommée ;
C’est à toi seul de copier le corps de la Nature,
Avec une si stricte fidélité, qu’elle semble exactement la même ;
En de justes proportions ; couleurs vives ou pâles ;
De lumière et d’ombre ; sans le badigeon de peinture :
Pour animer le tableau, et inspirer
De pareils mouvements, comme les figures l’exigent,
Du ciel, tel Prométhée, tu voles le feu sacré !

LAURENCE STERNE
En cette deuxième moitié du XVIIIe siècle où la diffusion des chambres
obscures et autres machines optiques peut donner l’illusion aux artistes de
pouvoir s’approprier mécaniquement l’image du réel, le romancier britannique
Laurence Sterne (1713-1768) rappelle non sans ironie que, faute de vitre de
Momus permettant de regarder dans le cœur de l’homme, l’imagination reste le
meilleur instrument pour accéder à la vérité.

La vitre de Momus… (1759-1767)

J’ai en moi une forte propension à commencer ce chapitre très absurdement, et


je veux m’en passer la fantaisie ; – je pars donc ainsi :
Si la vitre de Momus avait été adaptée à la poitrine humaine, conformément à
la correction proposée par ce critique espiègle, — premièrement, il en serait
certainement résulté cette ridicule conséquence, — que les plus sages et les plus
graves d’entre nous tous, de façon ou d’autre, auraient eu à payer chaque jour de
leur vie l’impôt des fenêtres.
Et, secondement, que si ladite vitre avait été mise là, on n’aurait plus eu
besoin, pour décrire le caractère d’un homme, que de prendre une chaise, et
d’aller doucement, comme on irait près d’une ruche de verre, et de regarder
dedans, — de voir l’âme toute nue ; — d’observer tous ses mouvements, — ses
machinations ; — de suivre tous ces vers-coquins depuis l’instant où ils sont
engendrés jusqu’à celui où ils commencent à ramper ; — de l’épier libre dans ses
écarts, dans ses gambades, dans ses caprices, et après avoir fait un peu attention
à son allure plus grave, conséquence naturelle de pareils écarts, etc., de prendre
alors sa plume et son encre et de n’écrire rien que ce qu’on aurait vu et pu jurer.
— Mais c’est là un avantage que ne peut avoir le biographe dans cette planète-
ci ; — dans la planète de Mercure (vraisemblablement) cela peut être ; sinon,
tant mieux encore pour lui ; car là, la chaleur intense du pays, que les
calculateurs ont prouvé être, à cause de la proximité du soleil, plus qu’égale à
celle du fer rougi, — doit, je pense, avoir depuis longtemps vitrifié le corps des
habitants (comme cause efficiente) pour les assortir au climat (ce qui est la cause
finale) ; si bien que, entre elles deux, toutes les demeures de leurs âmes, du haut
en bas, peuvent n’être (du moins la plus saine philosophie n’a pu démontrer le
contraire) qu’un beau corps transparent de verre clair (sauf le nœud ombilical) ;
— en sorte que, jusqu’à ce que les habitants deviennent vieux et passablement
ridés, par suite de quoi les rayons de la lumière, en les traversant, souffrent une
si monstrueuse réfraction, ou reviennent à l’œil, répercutés de leurs surfaces en
tant de lignes transverses, qu’on ne peut voir au travers d’un homme, — leur
âme pourrait aussi bien, à moins que ce ne soit par pure cérémonie, ou pour
l’insignifiant avantage que lui donne le point ombilical, pourrait, dis-je, aussi
bien, sous tout autre rapport, faire ses folies devant sa porte que dans sa maison.
Mais, comme j’ai dit plus haut, ce n’est pas le cas des habitants de la terre ;
nos esprits ne brillent pas à travers le corps, — ils sont enveloppés d’une
couverture opaque de chair et de sang non cristallisés ; de façon que si nous
voulons pénétrer jusqu’à leurs caractères spécifiques, nous devons nous y
prendre autrement.
Nombreuses, en vérité, sont les routes que l’esprit humain a été obligé de
suivre pour faire la chose avec exactitude.
Les uns, par exemple, dessinent tous leurs caractères avec des instruments à
vent. — Virgile emploie cette méthode dans l’affaire de Didon et d’Énée ; – mais
elle est aussi trompeuse que le souffle de la renommée ; — et, de plus, elle
annonce un génie étroit. Je n’ignore pas que les Italiens se piquent d’une
exactitude mathématique dans la description d’une espèce particulière de
caractère qu’on trouve chez eux, à l’aide du forte ou du piano d’un certain
instrument à vent qu’ils emploient, — et qu’ils disent infaillible. — Je n’ose pas
prononcer ici le nom de cet instrument ; — il suffit que nous l’ayons parmi nous,
— mais nous ne pensons pas à nous en servir pour dessiner : — ceci est
énigmatique, et l’est à dessein, du moins ad populum ; — c’est pourquoi je vous
prie, madame, quand vous en serez ici, de lire aussi vite que vous pourrez, et de
ne pas vous arrêter pour faire des recherches.
Il en est d’autres encore qui, pour dessiner le caractère d’un homme, n’auront
recours à rien au monde qu’à ses évacuations, — mais ceci donne souvent un
contour fort incorrect, à moins pourtant que vous ne preniez aussi une esquisse
de ses réplétions ; et qu’en corrigeant un dessin sur l’autre, vous ne composiez
une bonne figure à l’aide de tous deux.
Je n’aurais rien à dire contre cette méthode, n’était que je pense qu’elle doit
sentir trop fort la lampe, — et devenir encore plus pénible, en vous forçant
d’avoir l’œil sur le reste de ses non-naturels [4]. Pourquoi les actes les plus
naturels de la vie d’un homme sont appelés ses non-naturels, — c’est une autre
question.
Il en est d’autres, quatrièmement, qui dédaignent chacun de ces expédients ;
— non par aucune fertilité personnelle d’invention, mais à cause des diverses
manières de faire qu’ils ont empruntées aux honorables talents que les frères
pantographiques[5] du pinceau ont montrés à prendre des copies. — Ce sont,
sachez-le, vos grands historiens.
Vous en verrez un dessiner un portrait en pied, le jour en plein sur son
modèle ; — ce n’est pas loyal, — pas honnête ; — c’est dur pour le portrait de
l’homme qui pose.
D’autres, pour corriger la chose, feront de vous un dessin à la chambre
obscure ; — c’est le plus perfide de tous, attendu que là vous êtes sûr d’être
représenté dans une de vos plus ridicules attitudes.
Pour éviter toutes ces erreurs en vous donnant le portrait de mon oncle Toby,
je suis déterminé à ne le dessiner à l’aide d’aucun moyen mécanique
quelconque ; — mon crayon non plus ne sera guidé par aucun instrument à vent
dans lequel on ait jamais soufflé, soit en deçà, soit au-delà des Alpes ; je
n’examinerai ni ses réplétions ni ses évacuations, ni ne toucherai à ses non-
naturels ; mais, en un mot, je dessinerai le portrait de mon oncle Toby d’après
son DADA.
[1]. Jonathan CRARY, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Paris, Éditions
Jacqueline Chambon, 1994, p. 56.
[2]. Ils parlent de lieu obscur, d’habitation, de pièces très sombres. L’expression camera obscura que l’on
traduit par « chambre noire » ou « chambre obscure » n’apparaît qu’au XVIe siècle. Elle désigne une pièce
totalement close, percée d’un trou (dans un ses murs, un volet ou le toit), à travers lequel une image de
l’extérieur, produite par la diffraction de la lumière pénétrante, est projetée sur la surface opposée.
[3]. Dans la Pratique de la perspective (1569), Daniele Barbaro écrit qu’en pratiquant un trou dans le
volet d’une fenêtre, en y appliquant des « lunettes pour vieillards », et en faisant l’obscurité dans la pièce,
sur une feuille de papier, on voit « les formes telles qu’elles sont, ainsi que les dégradés et les couleurs, les
ombres et les mouvements, les nuages, le tremblement de l’eau, le vol des oiseaux et tout ce qui peut se
voir ».
[4]. Non-naturals : La médecine anglaise appelle ainsi l’air, la nourriture, le sommeil, l’exercice, les
excrétions et les passions, quand, par accident ou abus, ils sont causes de maladies. (Note du traducteur de
l’éd. Charpentier.)
[5]. Pantographe : instrument servant à copier les estampes et peintures mécaniquement et dans toute
espèce de proportions (NdA).
Chapitre 3

Lanternes magiques
« Qu’est-ce que le monde pour notre cœur sans l’amour ? Ce qu’une lanterne
magique est sans lumière : à peine y introduisez-vous le flambeau, qu’aussitôt
les images les plus variées se peignent sur la muraille blanche ; et lors même
que tout cela ne serait que fantômes, encore ces fantômes font-ils notre bonheur
quand nous nous tenons là, éveillés, et que, comme des enfants, nous nous
extasions sur ces apparitions merveilleuses. »
GOETHE, Les Souffrances du jeune Werther, 1787.

INTRODUCTION
Inventé vraisemblablement en 1659 par le savant hollandais, Christiaan
Huygens, le principe de la lanterne magique, ancêtre des appareils de projection,
est resté identique, à quelques variantes près, du XVIIe siècle jusqu’au début du
XVIIIe siècle. C’est une boîte d’optique, en tôle, en cuivre ou en carton, de
forme cubique, ronde ou cylindrique, munie d’une source lumineuse et d’une
lentille convergente, qui projette sur une surface blanche, une image
transparente, agrandie, peinte sur une plaque en verre. Cette image est fixe, mais
peut être « animée » lorsque la plaque est pourvue d’un système mécanique qui
permet de faire bouger le sujet représenté.
S’il y a une analogie évidente entre la lanterne (elle ne sera baptisée
officiellement « magique » qu’en 1668, par le jésuite Eschinardi) et la camera
obscura (notamment celle décrite par della Porta qui suggérait de placer devant
le trou de la chambre noire des verres peints), il convient de noter qu’avec la
lanterne magique, il ne s’agit plus de reproduire la nature en laissant se former à
l’intérieur d’une boîte (chambre obscure), l’image d’un paysage ou d’une scène
se déroulant réellement dans le monde extérieur, mais de placer devant le foyer
lumineux, pour la projeter vers l’extérieur, une image artificielle, peinte à la
main sur verre et pouvant représenter aussi bien des paysages exotiques, des
scènes quotidiennes, historiques, religieuses, que des vues grotesques, érotiques
ou surnaturelles et terrifiantes[1]. Les principes de projection utilisés sont les
mêmes, mais les positions relatives de la source de la lumière (bougie, chandelle,
lampe à pétrole placées dans la boîte), de l’objet à projeter (images peintes
présentées devant la source lumineuse), de l’écran où se génère l’image (situé en
intérieur comme en extérieur) et aussi du spectateur (positionné à l’extérieur du
dispositif optique dont le mécanisme, enfermé dans une structure, lui reste caché
comme pour préserver l’aspect magique de l’apparition de l’image)… varient,
faisant de cet appareil d’optique une extraordinaire et très efficace machine à
spectacle.
Fille de la science et de la magie catoptrique, donnant l’illusion d’illuminer et
de matérialiser l’invisible à des spectateurs qui, très souvent, ignoraient son
fonctionnement, la lanterne a conservé, tout le long de sa longue histoire (son
succès ira croissant jusqu’à la fin du XIXe siècle), une très grande puissance de
fascination, auprès de tous les publics : des cabinets scientifiques et salons
mondains aux places de villages où, dès le début du XVIIIe siècle des
colporteurs, savoyards notamment, traversant l’Europe une lanterne sur le dos,
s’installent le soir pour présenter leur spectacle devant un public d’enfants et
d’adultes émerveillés.
La première description précise et les premières images imprimées de la
lanterne magique, appelée aussi lanterne thaumaturgique, se trouvent dans
l’édition de 1671 de l’Ars Magna lucis et umbrae d’Athanasius Kircher. Si le
jésuite allemand oublie de mentionner son précurseur, Christiaan Huygens, il cite
dans son texte le mathématicien danois Thomas Walgenstein qui, dès 1664,
« montre, dans une chambre obscure, avec suffisamment d’éclat et de perfection,
des représentations de plusieurs images qui provoquent la plus grande
admiration chez les spectateurs ». Il évoque comment lui-même organise dans le
collège de Rome, des séances de lanternes magiques en présentant à un public
stupéfait, des images « joyeuses, tristes, horribles, effrayantes, et même, pour les
spectateurs qui ignorent la cause de leur apparence, prodigieuses ». Dès ces
premières démonstrations, c’est le pouvoir d’illusion et de conviction de la
lanterne qui est exploité[2].
Face à la puissance des visions qu’elle procure, visions que Sœur Juana Inés
de la Cruz compare à celles du rêve, nombreux sont ceux qui célèbrent le
pouvoir artistique de cette machine. Assistant au spectacle de lanterne du célèbre
projectionniste allemand Johann Franz Griendel qui « remue les ombres comme
il veut sans le secours des enfers », un voyageur français, Charles Patin, parle
d’un « art trompeur qui se joue de nos yeux », tandis que le philosophe Leibniz,
à qui le fabricant et démonstrateur de lanternes allemand avait présenté ses
appareils, imagine des représentations de lanternes magiques capables de
rivaliser avec le théâtre et même l’opéra, et d’être la synthèse de « toutes les
choses imaginables ».
Au XVIIIe siècle, améliorée et commercialisée, la lanterne magique entre
dans les mœurs. Même si elle participe à des spectacles de magie aux mises en
scène de plus en plus complexes, dont « l’artifice consiste à faire voir les objets
en dehors de leurs propres lieux » et qui « suscitent l’admiration de l’assistance,
parce que l’objet, dont l’image est représentée, est caché » (Feijóo), elle fait
désormais partie de la vie quotidienne et devient le lieu où cohabitent tous types
d’images, sacrées et profanes, édifiantes et subversives, éducatives et populaires.
Ses usages se diversifient : on forge pour elle de grands projets pédagogiques (le
comte de Paroy). Ses techniques et secrets de fonctionnement sont dévoilés au
risque de lui faire perdre une partie de son mystère. Ce qui fait dire à l’Abbé
Nollet qui, après Kircher, fut l’un de ses principaux vulgarisateurs : « La lanterne
magique est un de ces instruments qu’une trop grande célébrité a presque rendu
ridicule aux yeux de bien des gens. On la promène dans les rues, on divertit les
enfants et le peuple ; cela prouve, avec le nom qu’elle porte, que ses effets sont
curieux et surprenants[3]. »

***

ATHANASIUS KIRCHER
Esprit encyclopédique, le jésuite allemand Athanasius Kircher (1601-1680)
est une figure centrale de la culture baroque. S’il n’est pas, comme il le
revendique dans son célèbre Ars Magna Lucis et Umbrae (3e éd., 1671),
l’inventeur de la lanterne magique – sa conception revenant au protestant
hollandais Christiaan Huygens (1659) et son exploitation au Danois Thomas
Walgenstein (1664) –, il est celui qui a le plus contribué à sa rapide propagation.

Le grand art de la lumière et de l’ombre (1671)


Dans ce Grand art de la lumière et de l’ombre, page 767, nous avons déjà fait
mention d’une lanterne de ce type et avons, page 793, rapporté comment, avec
l’aide de la lumière du soleil, des simulacres peuvent être transmis à un lieu
obscur, avec leurs couleurs. Cependant, parce que nous avons abandonné, dans
ces pages, cette invention proprement singulière qui mérite d’être améliorée par
d’autres inventions plus importantes, nombreux furent ceux qui, attirés par la
nouveauté de la chose, consacrèrent leur esprit à la perfectionner. Le premier
d’entre eux fut le danois Thomas Walgenstein, mathématicien éminent, qui,
reprenant les descriptions de mes inventions, a construit en l’améliorant la
Lanterne que nous avons décrite à la page 767 et l’a ensuite vendue, avec grand
profit, à différents princes italiens. C’est ainsi que la Lanterne est devenue
aujourd’hui une chose presque ordinaire à Rome. Or la seule différence qui
existe entre cette Lanterne et celle que nous avons décrite est le fait que le dit
Walgenstein montre, dans une chambre obscure, avec suffisamment d’éclat et de
perfection, des représentations de plusieurs images qui provoquent la plus
grande admiration chez les spectateurs. Dans notre Collège, nous avons
l’habitude de présenter dans une chambre obscure, des choses absolument
nouvelles, à la grande stupeur de ceux qui sont présents. C’est en effet un
spectacle très digne d’intérêt, puisque nous pouvons présenter sur le vif,
successivement, des scènes satyriques entières, des pièces de théâtre tragiques et
d’autres du même genre.
L’artifice catoptrique que nous avons enseigné à la page 793 de ce Grand art
de la lumière et de l’ombre ne diffère de cette nouvelle lanterne que par le fait
que cette dernière est mobile, tandis que nous, nous utilisons les rayons du soleil
se reflétant dans un miroir sur lequel sont dessinées les images des choses, pour
faire apparaître, sur le mur immobile d’une maison ou d’une chambre, avec les
couleurs naturelles, tout ce qui d’habitude est montré au moyen d’une lanterne
mobile. Dans ce même lieu, nous enseignons aussi la manière de représenter les
choses sans l’aide des rayons du soleil, au moyen d’un miroir concave ou d’une
lentille diaphane. J’ai mentionné ici tous ces détails pour que les lecteurs
comprennent l’origine de cette nouvelle et mystérieuse lanterne (que non sans
raison, parce qu’elle nous donne une représentation merveilleuse de choses de
toute espèce dans une pièce obscure ou dans le silence d’une nuit profonde, nous
avons cru pouvoir appeler Lanterne magique et Lanterne de thaumaturge). Ces
précisions apportées, il ne nous reste plus qu’à exposer en peu de mots comment
construire cette Lanterne.
Faire en bois un réceptacle ABCD, puis, en L, une cheminée pour que la
lanterne puisse émettre sa fumée (Fig. II a). La lanterne elle-même doit être
placée au milieu du réceptacle en K, suspendue à un fil de fer ou fixée sur un
support M, en face du trou H. Insérer à l’intérieur du trou un tube d’une palme
de longueur ; introduire dans le trou, à l’entrée du tube I, un verre lenticulaire de
la meilleure qualité ; placer à l’autre bout du tube H, un verre plat bien travaillé,
sur lequel sera peint, avec des couleurs transparentes à l’eau, tout ce que bon
vous semblera. Une fois ceci préparé, à l’intérieur d’une chambre VTSX, sur un
mur blanc, la lumière de la lanterne, traversant le verre lenticulaire, montrera
l’image qui a été peinte sur le verre plat H (et placée renversée sur le verre), à
l’endroit et agrandie sur le mur, exprimée sur le vif avec toutes ses couleurs.
Notez cependant que la lumière de la lanterne doit être intense. Pour y parvenir,
nous plaçons un miroir concave en acier S devant la flamme, ce qui intensifie la
lumière d’une manière étonnante. Tout ceci a été dit en peu de mots et doit être
considéré avec précaution. Notez aussi que le tube peut être tourné soit vers
l’intérieur, soit vers l’extérieur. Ceci est sans importance et peut être laissé au
choix de chacun.
Reste à expliquer la manière de multiplier les images. Placer un verre
transparent bien poli entre des petites tringles bien assemblées en un
parallélogramme dont la largeur doit être semblable à celle du trou H. Sur ce
verre, peindre toutes les images que vous voulez avec des couleurs transparentes
à l’eau, comme on le voit sur le parallélogramme MN. Quand ce verre est inséré
entre les fentes et déplacé image par image devant le trou H, des images
différentes apparaîtront sur le mur. Il est évident par conséquent que si tu as sous
la main quatre ou cinq parallélogrammes de ce type avec chacun des images
différentes, il est possible, avec leur aide, de montrer tout ce que tu veux dans
une chambre obscure. Mais je pense que ceci a été expliqué d’une manière assez
claire ; c’est pourquoi il ne reste qu’à discuter les conclusions qui peuvent être
tirées de la figure II (Fig. II b).
Cette soudaine apparition d’images suscitera un étonnement plus grand chez
les spectateurs, si la lanterne est placée dans une chambre séparée, ABCD, et si
le tube est monté dans le mur BD, en H, de la façon dont nous l’avons expliqué.
En effet, alors, dans la chambre adjacente, BEDF, sur le mur opposé G,
apparaîtront, avec les sentences et les écrits qui ont été tracés sur le verre, toutes
les images peintes sur le parallélogramme, qu’elles soient joyeuses, tristes,
horribles, effrayantes et même, pour les spectateurs qui ignorent la cause de leur
apparence, prodigieuses. Mais toutes ces choses, vous les comprendrez à partir
de la présente figure II b mieux que si je les expliquais avec des mots. Aussi
passons à autre chose.


Fig. II a, Kircher, Lanterne magique


Fig. II b, Kircher, Lanterne magique

CHARLES PATIN
Dans cette lettre adressée au Duc de Brunswick, le voyageur français Charles
Patin (1633-1693) décrit le spectacle de lanterne auquel il a assisté, vers 1670-
1673, à Nuremberg, donné par le projectionniste Johan Franz Griendel. Face à la
variété et la puissance des visions, il découvre un art nouveau, né de l’optique,
de la peinture et de la magie : un « art trompeur qui se joue de nos yeux et […]
dérègle tous nos sens ».

Cet art trompeur… (1673)

Un mot seulement d’un Monsieur Grundler[4] : c’est un moine qui s’est venu
réformer, à ce qu’il dit, sur la morale du docteur Luther. Pour se justifier auprès
de moi de son changement par la comparaison du parti qu’il abandonne à celui
qu’il embrasse, il faudrait qu’il eût autant d’empire sur la raison qu’il en a sur les
yeux, à qui il fait voir ce qu’il veut, et comme il le veut, car il a tout ce qu’on
peut avoir de fonds dans le secret de l’optique. C’est cet art, Monseigneur, qui
peut placer la moitié du monde dans un point, qui a trouvé le moyen de faire
sortir des échos visuels du cristal et d’approcher les objets les plus éloignés par
des reproductions d’espèces et des correspondances de vues, qui étend dans les
espaces les plus bornés des lointains à perte de vue. Enfin c’est cet art trompeur
qui se joue de nos yeux, et qui avec la règle et le compas dérègle tous nos sens.
Notre homme va encore plus loin, il remue les ombres comme il veut sans le
secours des enfers. On a quelquefois parlé à V.A.S.[5] de cette glace sphérique
qui reçoit les espèces des objets éloignés par un filet de lumière, et qui roulant
dans les ténèbres les y imprime et leur fait suivre son mouvement. Les fantômes
et les spectres véritables ne sentent pas plus l’autre monde : je sais des héros qui
ont pâli à la vue de ces jeux et de ces sophismes de magie.
Et n’en déplaise à M. Grundler, toute l’estime que j’ai de son savoir ne m’ôta
pas la frayeur, je crus qu’il n’y eut jamais de plus grand magicien que lui au
monde. Je vis le paradis, je vis l’enfer, je vis des spectres. J’ai quelque
constance, mais j’en aurais volontiers donné la moitié pour sauver l’autre. Tout
cela disparut, et fit place à des spectacles d’une autre nature. En un moment je
vis l’air rempli de toute sorte d’oiseaux, à peu près comme on les peint à l’entour
d’Orphée. En un tour de main on me représenta une noce de village, d’une
manière si naturelle que je m’imaginais être de la fête. L’horizon de ma vue fut
occupé ensuite par un palais si superbe qu’il n’y a que l’imagination qui le put
produire, au devant duquel on courait la bague. Les héros en étaient ces Dieux
que l’Antiquité adorait. C’était un plaisir d’y voir Momus monté sur un barbe
qui se moquait avec des Satyres de Jupiter qui avait manqué d’adresse en si belle
compagnie. Mais finissons ces visions et tâchons de réecréer V.A.S. de quelque
chose de plus solide.

SOR JUANA INÉS DE LA CRUZ

Figure des Lettres mexicaines, considérée comme le dernier grand poète du


Siècle d’or espagnol, Sœur Juana Inés de la Cruz (v. 1648-1695) est une femme
libre qui entre en religion pour se consacrer à son goût de l’étude et à sa vocation
littéraire. Lectrice de Kircher, elle compare, dans ce poème sensuel et
hermétique, les images de son rêve, destinées à disparaître dans l’obscurité, à
celles que projette la lanterne magique.

Premier songe (1690)

[…]

Mais alors que le choix confus sombrait


Entre les écueils, touchant des syrtes
D’impossibilités quelles que soient les directions
Qu’il essayait de suivre, – la chaleur
Ne trouvant plus matière pour se nourrir,
Car sa flamme tempérée
(Flamme finalement qui, bien que très tiède,
Dans son active action,
Consume, même si elle n’enflamme pas),
Inexorablement,
Avait peu à peu
Transformé la nourriture,
Faisant sienne la substance étrangère :
Et ce fervent bouillonnement qui résultait
De l’union entre l’humide et le brûlant
Dans le merveilleux
Vase naturel, avait déjà cessé
(Faute de moyen), et conséquemment,
Les vapeurs qui s’en dégageaient,
Humides, soporifiques,
Troublaient le trône rationnel
(D’où elles répandaient jusqu’aux membres
Une douce torpeur),
Sous les suaves ardeurs
Consumées de la chaleur
Et détachaient les chaînes du sommeil :
Et les membres exténués,
Ressentant le manque d’aliment,
Fatigués du repos,
Ni tout à fait réveillés, ni tout à fait endormis,
Avec de tardifs étirements,
Donnaient déjà des signes de désirer
Le mouvement, en étirant
Peu à peu leurs nerfs engourdis
Et en retournant de l’autre côté
Les os fatigués
(Encore sans l’entier arbitre de leur maître)
– Les sens, doucement empêchés
Par la jusquiame naturelle,
Commencèrent à recouvrer
Leur activité, les yeux s’entrouvrant.
Et du cerveau, déjà vidé,
Les fantasmes s’enfuirent
Et – comme formés de légère vapeur –
Transformés en facile fumée, en vent
Dissipèrent leur forme.
Ainsi une lanterne magique représente
Sur le mur blanc
Diverses figures peintes, feintes,
Pas moins aidées de l’ombre
Que de la lumière : car en de tremblants reflets
Gardant les savantes distances
De la docte perspective
Selon ses mesures certaines
Approuvées par maintes expériences,
L’ombre fugitive,
Qui dans la splendeur même se dissout,
Feint un corps formé,
Paré de toutes les dimensions,
Alors qu’il ne mérite même pas d’être surface.

GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ


La « Drôle de pensée » du philosophe allemand G. W. Leibniz (1646-1716)
projette une institution et une féerie, rentables et morales, un labyrinthe de
savoirs, machines, divertissements et jeux et un « confessionnal politique » sous
l’œil panoptique du maître de maison. À mi-chemin entre connaissance et
illusion, la lanterne magique contribue ici au but encyclopédique de l’entreprise
parce qu’elle « ouvrirait les yeux aux gens ».

Drôle de pensée, touchant une nouvelle


sorte de représentations (1675)

La représentation qui se fit à Paris en septembre 1675 sur la rivière de Seine,


d’une Machine qui sert à marcher sur l’eau, m’a fait naître la pensée suivante,
laquelle, quelque drôle qu’elle paraisse, ne laisserait pas d’être de conséquence,
si elle était exécutée.
Supposons que quelques personnes de considération, entendues aux belles
curiosités, et surtout aux machines, soient d’accord ensemble, pour en faire faire
des représentations publiques.
Pour cet effet il faudrait qu’elles pussent avoir un fonds, afin de faire des
dépenses nécessaires ; ce qui ne serait pas difficile, si quelques-unes au moins de
ces personnes fussent en état d’avancer. Comme par exemple le Marquis de
Sourdiac, M. Baptiste, M. Le Brun, ou peut-être quelque grand seigneur, comme
M. de La Feuillade, M. de Roannez ; ou même si vous voulez,
M. de Meclembourg, M. de Mazarini, et quelques autres. Il vaudrait pourtant
mieux qu’on pût se passer des grands seigneurs, et même des gens puissants en
Cour, et il serait bon d’avoir des particuliers capables de soutenir les frais
nécessaires. Car un seigneur puissant se rendrait maître tout seul de l’affaire,
lorsqu’il en verrait le succès. Les choses allant bien on pourrait toujours avoir
des protecteurs en Cour.
Outre les personnes capables de faire les frais, il en faudrait aussi qui puissent
donner toujours des nouvelles inventions. Mais comme le grand nombre fait
naître des désordres ; je crois que le meilleur serait qu’il n’y en eût que deux ou
trois associés, maîtres du privilège, et que les autres fussent à leurs gages, ou
reçus avec condition, ou à l’égard de certaines représentations ou jusqu’à un
certain temps, ou aussi longtemps qu’il plairait aux principaux, ou jusqu’à ce
qu’on leur aurait rendu certaine somme d’argent qu’ils pouvaient avoir fourni.
Les personnes qu’on aurait à gage seraient des peintres, des sculpteurs, des
charpentiers, des horlogers, et autres gens semblables. On peut ajouter des
mathématiciens, ingénieurs, architectes, bateleurs, charlatans, musiciens, poètes,
libraires, typographes, graveurs, et autres, le tout peu à peu et avec le temps.
Les représentations seraient par exemple des lanternes magiques (on pourrait
commencer par là), des vols, des météores contrefaits, toutes sortes de merveilles
optiques ; une représentation du ciel et des astres. Comètes. Globe comme
de Gottorp ou Iena ; feux d’artifices, jets d’eau, vaisseaux d’étrange forme ;
mandragores et autres plantes rares. Animaux extraordinaires et rares. Cercle
Royal. Figures d’animaux. Machine Royale de course de chevaux artificiels.
Prix pour tirer. Représentations des actions de guerre. Fortifications faites,
élevées, de bois, sur le théâtre, tranchée ouverte, etc. Le tout à l’imitation du
faiseur des luts que j’ai vu ; un maître de fortification expliquerait l’usage de
tout.
Guerre contrefaite. Exercice d’infanterie de Martinet. Exercice de cavalerie.
Bataille navale en petit sur un canal. Concerts extraordinaires. Instruments rares
de musique. Trompettes parlantes. Chasse. Lustres, et pierreries contrefaites. La
représentation pourrait toujours être mêlée de quelque histoire ou comédie.
Théâtre de la nature et de l’art. Lutter. Nager. Danseur de cordes extraordinaires.
Saut périlleux. Faire voir, qu’un enfant lève un grand poids avec un fil. Théâtre
anatomique. Jardin des simples. Laboratoire, suivront. Car, outre les
représentations publiques, il y aura des particulières, comme des petites
machines de nombres, et autres, tableaux, médailles, bibliothèque. Nouvelles
expériences, d’eau, air, vide. Pour les représentations grandes servirait aussi la
machine de M. Guericke de 24 chevaux, etc. Pour les petites, son globe. […] On
y ferait l’opération de transfusion, et infusion. Item pour congé on donnerait aux
spectateurs, le temps qu’il fera le lendemain, s’il pleuvra ou non ; par le moyen
du petit homme. Cabinet du père Kircher. On fera venir d’Angleterre l’homme
qui mange du feu, etc., s’il est encore en vie. On ferait voir au soir la lune par un
télescope aussi bien que d’autres astres. On ferait chercher un buveur d’eau. On
ferait l’épreuve des machines, qui jetteraient juste, sur un point donné. Des
représentations des muscles, nerfs, os, item machine représentant le corps
humain. Insectes de M. Schwammerdam, Goedartius, Jungius. Myrmecoleon.
Boutique de Messieurs Galinée et des Billets. Arts de M. Thevenot. Disputes
plaisantes et colloques. Faire voir des chambres obscures. Peintures qui ne se
voient que d’un côté de certaine manière, et d’un autre de tout autre. […] Termes
comme à Versailles qui bordent un canal. Réjouissances publiques. Grotesques
peintes sur du papier huilé et des lampes dedans. On pourrait avoir des figures
qui marcheraient, illuminées [de] dedans pour voir ce qui serait sur le papier.
Pour les lanternes magiques, on aurait non seulement des simples choses peintes
sur du transparent, mais démembrables, pour représenter des mouvements bien
extraordinaires et grotesques, que les hommes ne sauraient faire. Ballets de
chevaux. Courses de bague ; et de la tête de Turc. Machine des arts, telle que j’ai
vue en Allemagne. Force du miroir ardent. Feu grégeois de Callinicus. Jeu
d’échec nouveau d’hommes sur un théâtre. Comme dans Harsdorffer.
Aufzüge[6] à la mode d’Allemagne. On y pourrait apprendre et représenter
d’autres espèces de jeux en grand. Jouer une comédie entière des jeux plaisants
de toutes sortes de pays. Les gens les imiteraient chez eux. On aurait dans la
maison jeu de paume, et autres, et on inventerait peut-être une nouvelle espèce
de jeu utile. On y pourrait à la fin établir des Académies d’exercices, et des
Collèges pour la jeunesse, peut-être le pourrait-on joindre au Collège de
4 nations. Comédies des modes différentes de chaque pays. Une comédie
indienne, une turque, une persane, etc. Comédies des métiers ; une pour chaque
métier, qui représenterait leurs adresses, fourberies, plaisanteries, chefs-d’œuvre,
lois et modes particulières ridicules. Au lieu des bouffons italiens Scaramucha et
autres on chercherait des bouffons français qui joueraient quelquefois des
bouffonneries. Dragons volants de feu, etc. Pourraient être de papier huilé,
illuminé. Moulins à tout vent. Vaisseaux qui iraient contre le vent. Le chariot à
voiles de Hollande ou plutôt de Chine. Palais enchanté. Île enchantée. Théâtres,
statues, de papier huilé, feu dedans, dans un sombre lieu. Instruments qui
joueraient eux-mêmes. Carillons, etc. Machine de Hauz d’une cavalerie et
infanterie contrefaite, qui se bat. L’expérience de casser un verre en criant. Petter
devrait venir. Inventions de M. Weigel. Faire voir l’égalité des battements des
pendules. Globe de M. Guericke. Tours de passe-passe. Tours de carte. On
pourrait faire entrer ces choses dans les comédies, v. g. jouer un bateleur. À la fin
l’opéra pourra être joint à tout cela, et bien d’autres choses. Postures dans les
comédies à la mode d’Italie et d’Allemagne, serait nouveau. Tirer le rideau, ce
ne serait pas mauvais, car pendant l’intervalle on pourrait faire voir quelque
chose dans l’obscurité. Et les lanternes magiques pourraient être propres à cela.
On pourrait faire représenter, ces actions feintes de ces marionnettes
transparentes représentées par quelque parole ou chant. On pourrait faire une
représentation des antiquités de Rome et autres. Des hommes illustres. Enfin de
toutes sortes de choses.
L’usage de cette entreprise serait plus grand qu’on ne se pourrait imaginer,
tant en public, qu’en particulier. En public il ouvrirait les yeux aux gens,
animerait aux inventions, donnerait des belles vues, instruirait le monde d’une
infinité de nouveautés utiles ou ingénieuses. Tous ceux qui auraient une nouvelle
invention, ou dessein ingénieux pourraient y venir, ils y trouveraient de quoi
gagner leur vie, faire connaître leurs inventions, en tirer du profit ; ce serait un
bureau général d’adresse pour tous les inventeurs. On y aurait bientôt un théâtre
de toutes les choses imaginables. Ménagerie. Jardin des simples, laboratoire,
théâtre anatomique. Cabinet de raretés. Tous les curieux s’y adresseraient. Ce
serait le moyen de débiter ces choses. On y joindrait des Académies, collèges,
jeux de paume, et autres ; concerts, galeries de tableaux. Conversations et
conférences. Le profit en particulier serait grand apparemment. Les curiosités
optiques ne coûteraient guère et feraient une grande partie de ces inventions.
Tous les honnêtes gens voudraient avoir vu ces curiosités-là pour en pouvoir
parler. Les dames de qualité mêmes voudraient y être menées, et cela plus d’une
fois. On serait toujours encouragé à pousser les choses plus loin, et il serait bon
que ceux qui l’entreprissent s’assurassent du secret, dans les autres grandes
villes, ou cours principales. Comme Rome, Venise, Vienne, Amsterdam,
Hambourg ; par des gens de leur dépendance. Ayant privilège des Rois et
républiques. [Ayant un fonds, ils s’y feraient une espèce de banque des rentes, à
vie, et autres, et des monts-de-piété. Des compagnies pour de nouvelles
manufactures.] Cela servirait même à établir partout une assemblée d’Académie
des Sciences, qui s’entretiendrait d’elle-même, et qui ne laisserait pas de
produire des belles choses. Peut-être que des princes curieux, et des personnes
illustres y contribueraient du leur pour la satisfaction publique et pour
l’accroissement des sciences. Enfin tout le monde en serait alarmé et comme
éveillé, et l’entreprise pourrait avoir des suites aussi belles et aussi importantes
que l’on se saurait imaginer, qui peut-être seront un jour admirées de la postérité.
Il en pourrait être plusieurs maisons en différents endroits de la ville, et qui
représenteraient de diverses choses. Ou plutôt différentes chambres comme
boutiques du Palais dans une même maison, dont les particuliers ayant des
chambres louées feraient entrevoir les raretés. Nouvelle rue la moignon [sic]. Le
privilège pourrait obliger tous ceux qui voudraient représenter de le faire dans
l’Académie des représentations.
On pourrait à la fin ressusciter et mettre bien mieux en usage le privilège du
Bureau d’Adresse général, chose de grande importance, si elle avait été poussée
comme il faut.
Souvent on ne ferait point de frais en donnant seulement à d’autres la liberté
de représenter dans la maison de l’Académie, pour un certain argent. Et ainsi on
en aurait du profit, ce serait toujours à l’Académie : et on ne ferait point de
dépense.
Peut-être en se chargeant de la fondation du Collège de 4 nations, on l’y
pourrait joindre, etc.
On y tirerait au blanc. On y fonderait des loteries, et une espèce d’ocar. On y
vendrait quantité de petites curiosités.
J’aurais presque oublié qu’on y pourrait établir une Académie des jeux ou plus
généralement Académie des plaisirs. […] Il y aurait plusieurs maisons ou
Académies de cette nature par la ville. Ces maisons ou chambres seront bâties de
manière que le maître de la maison pourra entendre et voir tout ce qui se dit et
fait, sans qu’on l’aperçoive, par le moyen des miroirs, et tuyaux. Ce qui serait
une chose très importante pour l’état, et une espèce de confessionnal politique.
Baptiste ne vivra pas toujours. Et on y joindrait l’opéra ou l’Académie de
musique. Il y aurait […] pigmées, jets d’eau, lacs, combats navals. […]
Le jeu serait le plus beau prétexte du monde de commencer une chose aussi
utile au public que celle-ci. Car il faudrait faire donner le monde dans le
panneau, profiter de son faible, et le tromper pour le guérir. Y a-t-il rien de si
juste que de faire servir l’extravagance à l’établissement de la sagesse. C’est
véritablement miscere utile dulci, et faire d’un poison un alexitère.
On pourrait avoir des chambres des masques.
[…]

Joignez les Marionnettes du Marais ou les Pygmées. On pourrait encore y


ajouter les ombres. Soit un théâtre [en talus] au bout du côté des spectateurs, où
il y aura de la lumière et de petites figures de bois, remuées, qui jetteront leur
ombre contre un papier transparent, derrière lequel il y aura de la lumière aussi ;
cela fera paraître les ombres sur le papier d’une manière fort éclatante, et en
grand. Mais afin que les personnes des ombres ne paraissent pas toutes sur un
même plan, la perspective pourra remédier, par la grandeur diminuante des
ombres. Elles viendront du bord vers le milieu, et cela paraîtra comme si elles
venaient du fond, en avant. Elles augmenteront de grandeur, par le moyen de leur
distance de la lumière ; ce qui sera fort aisé et simple. Il y aura incontinent des
métamorphoses merveilleuses, des sauts périlleux, des vols. Circé magicienne
qui transforme, des enfers qui paraissent. Après cela tout d’un coup on
obscurcirait tout ; la même muraille servirait, on supprimerait toute la lumière,
excepté cette seule, qui est proche des petites figures de bois remuables. Ce reste
de lumière avec l’aide d’une lanterne magique jetterait contre la muraille des
figures admirablement belles, et remuables, qui garderaient les mêmes lois de la
perspective. Cela serait accompagné d’un chant derrière le théâtre. Les petites
figures seraient remuées par en bas ou par leurs pieds, afin que ce qui sert à les
remuer, ne paraisse pas. Le chant et la musique accompagneraient tout.

BENITO JERÓNIMO FEIJÓO

Le frère bénédictin espagnol Benito Jerónimo Feijóo (1676-1764) fait paraître,


entre 1726 et 1740, son Théâtre critique universel où il commente les opinions et
les nouveautés scientifiques et techniques de son temps. Parmi les nombreux
sujets abordés : les arts magiques et ces représentations merveilleuses, comme la
lanterne magique, dont l’artifice consiste à sortir les corps et les choses de leur
lieu d’origine.

Secrets de la Nature (1729)

Quand je dis que de tels spectacles ne se trouvent pas dans les Histoires, je
parle de celles qui méritent d’être nommées ainsi, écrites par des auteurs
classiques sur la base solide de bonnes mémoires. Parce que dans certains livres
de curiosités, écrits par des auteurs légers dans le seul but de divertir, aucun
jugement ne doit être porté quand il s’agit d’examiner la vérité étant donné que,
dans de tels écrits, s’introduisent fréquemment des choses vulgaires et des
rumeurs incertaines.
Tel est le cas du récit que le Père Gaspar Scott (in Joco-seriis, centur. 2, prop.
51) rapporte avoir lu dans une lettre jointe au Fasciculus temporum de
Vuernero : alors que l’Empereur était à Trèves avec maints hauts personnages,
l’Abbé Tritemio avait fait apparaître devant eux je ne sais quelle plante sur une
table ; Alberto Magno, devant un autre Empereur, avait produit de la même
façon diverses herbes et fleurs. Sans scrupule, pourrait-on lier cela à la tête de
métal parlante qu’Alberto Magno, dit-on couramment, aurait fabriquée.
Les seules choses vraies en matière de représentations merveilleuses sont
certaines curiosités appartenant aux deux facultés mathématiques, Dioptrique et
Catoptrique, qui s’exécutent au moyen de la configuration et de la disposition
étudiées de miroirs et de verres. Tout l’artifice consiste à faire voir les objets en
dehors de leurs propres lieux, soit par la réflexion, soit par la réfraction des
espèces visibles. On obtient l’admiration de l’assistance, parce que l’objet, dont
l’image est représentée, est caché, et ainsi l’on croit que l’image n’a pu qu’être
produite par l’art de la Magie. On trouve beaucoup de ces curiosités chez des
auteurs qui traitent de Dioptrique et de Catoptrique. La plus singulière est celle
qu’on appelle Lanterne Magique, avec laquelle, la nuit, on imprime, en un
instant, diverses figures dans n’importe quel lieu choisi par celui qui demande la
formation de ces images.
Voici comment cela se passe. Celui qui a la lanterne propose aux participants
de faire apparaître, en n’importe quel endroit des murs d’un édifice qu’on lui
signale, la figure d’un lion ou d’un éléphant, ou de tout autre chose ; et à
l’instant où est désignée la toile pour la peinture, il suffit de tourner la lanterne
vers cette partie pour qu’apparaisse sur le mur l’effigie proposée. Cela remplit
d’admiration ceux qui ignorent l’artifice et qui ne peuvent croire qu’il se soit
réalisé sans pacte diabolique. L’art de cette machine consiste en un miroir de
métal concave placé derrière la lumière de la lanterne, en un canon qui s’étend
vers la partie antérieure, muni de deux lentilles convexes. Entre la lumière et la
lentille qui lui est la plus proche, on place l’image, qui par voie de projection
doit s’imprimer sur le mur, peinte sur un verre plat ou autre matière transparente.
Voilà en gros ce qu’on peut dire. Celui qui voudrait comprendre plus exactement
cet artifice peut consulter le Père Kircher dans son Grand Art de la Lumière et de
l’Ombre, le Père Dechales dans la Catoptrique ou le Père Zahn dans son curieux
ouvrage L’Œil artificiel, où il découvrira la manière dont on peut placer dans la
lanterne de nombreuses figures différentes et même leur imprimer un
mouvement dans la représentation réfléchie pour rendre le spectacle plus varié et
plus admirable.
Le Père Kircher dit utiliser le même instrument pour permettre à deux
hommes de communiquer entre eux à deux ou trois milles de distance, en
mettant entre la lumière et la première lentille, à la place d’autres images
figurées, les lettres de l’alphabet que l’on peut disposer successivement de façon
à former des mots ou des phrases entières. On peut ainsi échanger l’un l’autre
ses pensées, par la projection de lettres sur un mur ou une muraille qui soient à
portée de vue de celui qui est distant. Mais ceci dans la pratique ne me semble
pas possible pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire ici d’exposer.

HENRI DECREMPS
Pas de projection d’images dans le spectacle total que décrit le magicien Henri
Decremps (1746-1826) dans ce passage de La Magie dévoilée où il raconte le
voyage d’un nommé Hill chez le magicien hollandais Van Estin. Mais une mise
en scène complexe qui, mêlant aux effets optiques, odeurs de soufre, bruits
effrayants et voix de tonnerre, annonce, sous un autre dispositif, les séances de
fantasmagorie.

La Magie blanche dévoilée (1784)

Dans ce moment il entend frapper trois coups à la porte ; il va pour ouvrir, et


ne trouve personne : un autre, dans pareille circonstance, aurait pu croire que
c’était un lutin ; mais il s’imagina tout simplement que c’était quelqu’un qui se
cachait derrière le pavillon pour lui faire peur. Cependant il en fait rapidement le
tour, et ne découvre rien : en rentrant, il est étonné de voir que le mur, qui lui
avait paru d’une blancheur éblouissante, se trouve tout à coup peint en camaïeu.
D’un côté, il voit un tableau représentant des bêtes farouches, des têtes hérissées
de serpents, des lutins de toute espèce. De l’autre côté, c’est la tentation de saint
Antoine, où les diablotins sont représentés sous toutes sortes de formes. Il rit de
voir qu’on a représenté le diable avec le corps d’une harpie, la queue d’un
crocodile, les défenses d’un sanglier, la tête d’un cochon, et le capuchon d’un
derviche.
Dans ce moment on frappe trois autres coups à la porte, les volets de la fenêtre
se ferment d’eux-mêmes ; au milieu des ténèbres, il voit briller un petit rayon de
lumière, qui ne dure qu’un instant : il entend dans la cheminée deux coups de
pistolet : il pense d’abord qu’il y a des voleurs et des assassins, il craint pour sa
vie et son esprit se trouble. Une odeur sulfureuse et bitumeuse se répand autour
de lui ; l’air retentit des bruits les plus effrayants, il croit entendre des loups qui
hurlent, des chiens qui aboient, des ours qui grondent, des chats qui miaulent,
des taureaux qui beuglent, des corbeaux qui croassent, et des serpents qui
sifflent.
Parmi tous ces cris lugubres, il distingue des voix plaintives et gémissantes,
qui annoncent la douleur et le désespoir ; le silence succède, mais il est bientôt
interrompu par une voix de tonnerre qui fait trembler les vitres en prononçant
ces vers :
Insensé, qui ne crois qu’à la blanche magie,
Tremble ! voici l’enfer avec sa diablerie.
Aussitôt il sent deux ou trois secousses de tremblement de terre ; il entend un
bruit souterrain semblable à celui de la mer en courroux, quand le sifflement des
vents et le mugissement des vagues font pâlir le matelot le plus intrépide. Au
milieu du tonnerre et des éclairs, il voit paraître trois squelettes qui, en grinçant
les dents, agitent la masse de leurs os, et font craquer leurs bras, en secouant des
torches allumées dont la pâle lueur augmente encore l’horreur de ce lieu.
M. Hill, sur le point de se trouver mal, entend une voix qui lui dit : Rassure-toi,
le prestige est fini.
Dans ce moment les torches s’éteignent, les squelettes disparaissent, et les
fenêtres s’ouvrent. Revenu de sa terreur, M. Hill voudrait bien pouvoir se
persuader à lui-même, que ce qu’il vient de voir et d’entendre, n’est qu’un songe
et une illusion, mais mille circonstances s’y opposent. […] La voix forte qui l’a
menacé de l’enfer et de sa diablerie lui a causé dans l’oreille un tintoin qui dure
encore : le seul souvenir des trois squelettes et de leurs mouvements le fait
frissonner ; il craint de voir renouveler à tout moment cette scène d’horreur.
Voilà donc cet incrédule, cet esprit fort, qui attribuait presque toutes les
merveilles à l’énergie de la nature ou au génie des artistes, obligé de croire
maintenant aux devins, aux sorciers, aux lutins, et aux revenants. Quand il est de
retour au logis, on achève de le mettre dans la perplexité, en lui disant tous les
pas et les divers mouvements qu’il a faits dans le pavillon, comme s’il y avait eu
des témoins oculaires. On lui dit qu’il a souri en voyant sur la muraille la figure
du diable, qu’il a trémoussé au premier coup de pistolet, qu’il a reculé au second,
et qu’il était assis tremblant sur un fauteuil, quand les trois squelettes ont
disparu.
[…] M. Hill ayant ouï-dire, que tout ce qu’il avait vu et entendu dans le
pavillon, était l’effet de quelques causes simples et naturelles, pria instamment
M. Van Estin de lui donner la solution de ce problème, lui promettant de lui
garder le secret, afin que les moyens ne fussent pas connus du public, et qu’il
pût, dans la suite, répéter la même expérience avec le même succès.
J’avais résolu, répondit M. Van Estin, de ne confier ce secret à personne ; […]
mais si mes moyens étaient un jour découverts, je m’en consolerais par le plaisir
que j’ai eu d’éprouver déjà, par plusieurs expériences réitérées, qu’un fait qui
paraît miraculeux à bien des gens, n’est souvent qu’un effet présenté à
l’ignorance par la supercherie, et que l’instruction fait ordinairement évanouir le
merveilleux, en détruisant notre admiration ; d’où il s’en suit, que pour bien
distinguer une opération vraiment miraculeuse de celle qui ne l’est point, il faut
commencer par bien étudier les lois de la nature, et les prestiges de l’art.
Apprenez donc, dès à présent, que je ne suis parvenu à vous séduire que par la
réunion d’une infinité de causes physiques et mécaniques, pour lesquelles j’avais
fait, à votre insu, de grands préparatifs, et dont l’effet vous a paru magique et
semblable à des maléfices et à des sortilèges, parce qu’il vous a été exagéré par
un sophisme, où le mensonge présentait tous les dehors de la naïveté.
Note. Ayant déjà donné l’explication de tous les tours portés par le titre de
notre ouvrage, et celui que nous venons de décrire n’étant point compris dans les
engagements que nous avions contractés avec nos lecteurs, nous croyons avoir le
droit d’en supprimer ici les moyens d’exécution, par la raison que nous avons
donnée dans la préface[7]. […] Nous nous contenterons d’assurer que les effets
dont nous venons de parler sont produits sans le secours d’un compère, et que
nos moyens sont fondés non seulement sur la théorie la plus lumineuse, mais
encore sur l’expérience.
*

JEAN-PIERRE CLARIS DE FLORIAN


La Révolution a mis à la mode les colporteurs qui, une lanterne sur le dos,
véhiculent l’idée d’un monde nouveau. Symbole de cette popularité, la fable,
devenue proverbiale, de Florian (1755-1794) et son singe bonimenteur, Jacqueau
(allusion à Jean-Jacques Rousseau ?) qui, en l’absence de son maître, devant un
auditoire d’animaux médusé, commente les images que la lanterne aurait
projetées, s’il n’avait pas oublié d’allumer la lampe.

Le singe qui montre la lanterne magique (1792)

Messieurs les beaux esprits, dont la prose et les vers


Sont d’un style pompeux et toujours admirable,
Mais que l’on n’entend point, écoutez cette fable,
Et tâchez de devenir clairs.
Un homme qui montrait la lanterne magique
Avait un singe dont les tours
Attiraient chez lui grand concours ;
Jacqueau, c’était son nom, sur la corde élastique
Dansait et voltigeait au mieux,
Puis faisait le saut périlleux,
Et puis sur un cordon, sans que rien le soutienne,
Le corps droit, fixe, d’aplomb,
Notre Jacqueau fait tout du long
L’exercice à la prussienne.
Un jour qu’au cabaret son maître était resté
(C’était, je pense, un jour de fête),
Notre singe en liberté
Veut faire un coup de sa tête.
Il s’en va rassembler les divers animaux
Qu’il peut rencontrer dans la ville ;
Chiens, chats, poulets, dindons, pourceaux,
Arrivent bientôt à la file.
Entrez, entrez, messieurs, criait notre Jacqueau ;
C’est ici, c’est ici qu’un spectacle nouveau
Vous charmera gratis. Oui, messieurs, à la porte
On ne prend point d’argent, je fais tout pour l’honneur.
À ces mots, chaque spectateur
Va se placer, et l’on apporte
La lanterne magique ; on ferme les volets,
Et, par un discours fait exprès,
Jacqueau prépare l’auditoire.
Ce morceau vraiment oratoire
Fit bâiller ; mais on applaudit.
Content de son succès, notre singe saisit
Un verre peint qu’il met dans sa lanterne.
Il sait comment on le gouverne,
Et crie en le poussant : est-il rien de pareil ?
Messieurs, vous voyez le soleil,
Ses rayons et toute sa gloire.
Voici présentement la lune ; et puis l’histoire
D’Adam, d’Ève et des animaux…
Voyez, messieurs, comme ils sont beaux !
Voyez la naissance du monde ;
Voyez… Les spectateurs, dans une nuit profonde,
Écarquillaient leurs yeux et ne pouvaient rien voir ;
L’appartement, le mur, tout était noir.
Ma foi, disait un chat, de toutes les merveilles
Dont il étourdit nos oreilles,
Le fait est que je ne vois rien.
Ni moi non plus, disait un chien.
Moi, disait un dindon, je vois bien quelque chose ;
Mais je ne sais pour quelle cause
Je ne distingue pas très bien.
Pendant tous ces discours, le Cicéron moderne
Parlait éloquemment et ne se lassait point.
Il n’avait oublié qu’un point,
C’était d’éclairer sa lanterne.

JEAN-PHILIPPE-GUI LE GENTIL DE PAROY

Graveur, peintre, inventeur, le Comte de Paroy (1750-1824) joue un rôle


décisif dans l’évolution que prend à la fin du XVIIIe siècle la lanterne magique.
En charge de l’éducation du Dauphin, il propose à la reine Marie-Antoinette de
l’utiliser à des fins pédagogiques. Il est aussi celui qui, en apportant à l’appareil
une plus grande mobilité, aidera un précepteur à la retraite, Étienne-Gaspard
Robert (dit Robertson) à se lancer dans la voie de la fantasmagorie.

Il faudrait une autre manière d’enseigner aux enfants… (1789-1797)

Un soir, me trouvant chez Mme de Tourzel, la reine y vint avec M. le Dauphin


et Madame Royale. M. le baron de Vioménil entra avec Mme la princesse
de Tarente. La reine leur dit qu’elle allait faire un trictrac avec eux deux. Le petit
dauphin, qui avait alors six ans, tenait, avec Madame Royale, Mlle Pauline
de Tourzel pour l’embrasser, et il lui proposa de jouer avec lui. « Non,
monseigneur, lui dit Mme de Tourzel, cela ne se peut pas. Nous sommes
convenus que, quand vous ne sauriez pas votre leçon, nous ne jouerions pas. »
[…] – « Ah ! maman, dit le Dauphin, si tu savais comme c’est ennuyeux, la
grammaire ! » – « Je le conçois, s’écria la reine ; mon fils est si vif qu’il ne peut
s’appliquer. Il retient bien ce qu’il entend, mais, s’il faut fixer son attention sur
un livre, cela le dégoûte tout de suite. Il faudrait une autre manière d’enseigner
aux enfants ; puis cet enfant est trop jeune pour se fixer sérieusement. Qu’en
pensez-vous, monsieur de Paroy ? Il doit y avoir quelque moyen usité ? » –
« Votre Majesté, […] il faut que les objets le frappent physiquement et
s’inculquent dans son cerveau en agissant sur son imagination plus fortement
que ne le ferait une gravure, dont l’enfant n’a aucune notion préalable. Cela ne
l’amuserait pas, et l’enfant veut être amusé. On peut lui appliquer la devise de
Santeul inscrite sur la toile du Théâtre Italien : Castigat ridendo mores, on
corrige les mœurs en amusant. »
La reine m’écoutait avec attention et me dit : « Quel est donc le moyen que
vous croyez le meilleur pour mon fils ? » – « C’est tout bonnement la lanterne
magique. » – « Songez-vous, monsieur, que je vous parle sérieusement ?
répondit la reine avec dignité, et vous me proposez la ridicule lanterne
magique. » – « Oui, madame ; elle n’a été jusqu’ici que dans les mains des
Savoyards ignorants, qui courent les rues avec leur marmotte. Les sujets peints
sur les verres sont à la portée de leurs explications, et plus ils sont bizarres, plus
ils plaisent et font rire les enfants. Depuis longtemps j’avais projeté d’en
ennoblir l’emploi et de la faire servir utilement à la première éducation de
l’enfance. Je supplie Votre Majesté de me permettre de le lui prouver en peu de
mots. Le goût vif des enfants pour la lanterne magique m’a toujours frappé et
m’a inspiré l’idée de la rendre utile en en changeant les sujets et en les
multipliant par un procédé que je possédais de transporter la gravure d’une
estampe sur le verre. De cette façon, je pourrais avoir un grand nombre
d’exemplaires du même sujet et les propager à un prix modique. L’exécution, en
effet, serait coûteuse, s’il fallait dessiner chaque sujet sur les verres, pour les
peindre ensuite ; mais le prix de revient baisserait beaucoup par la
multiplication. On pourrait présenter ainsi tous les sujets de l’histoire sacrée et
profane, les saints mystères et la mythologie, les objets d’histoire naturelle et
même les mathématiques. On y joindrait des livrets explicatifs des sujets, avec
l’indication des ouvrages fournissant des détails plus étendus. Les collèges et les
maisons d’éducation seraient heureux d’en avoir pour occuper les enfants, dans
les récréations du soir. Une petite rétribution mettrait les directeurs de ces
maisons à même d’avoir un nombre considérable de ces verres. […]
Ce qui frappe vivement les idées d’un enfant s’inculque dans sa mémoire au
point qu’il ne l’oublie jamais. Plusieurs enfants, réunis dans une salle, ont
l’esprit recueilli par suite de l’obscurité nécessaire pour la représentation des
sujets qui leur apparaissent subitement lumineux sur un grand disque encadrant
le tableau comme un médaillon. La curiosité électrise leur imagination, qui saisit
avec avidité les détails de l’objet représenté. C’est un spectacle pour eux,
d’autant plus intéressant qu’ils veulent expliquer à leurs petits voisins ce qu’ils
sentent. Cette démonstration n’a pas la monotonie produite par la vue d’une
estampe de couleur. […] Je prends pour exemple le fait suivant. Une
conspiration se forma pour détrôner le roi Pépin, que son courage et sa sagesse
avaient fait élire roi de France. Pépin, informé de ce complot, donna un tournoi,
après lequel on lâcha dans l’arène un taureau et un lion furieux. Le lion eut
bientôt terrassé le taureau ; alors Pépin, se levant et jetant sa couronne au milieu
de l’arène, s’écria : « Que celui d’entre vous qui se croit plus digne que moi de la
porter, aille s’en emparer. » Tous restèrent stupéfaits. Pépin, saute dans l’arène,
le sabre à la main, va droit au lion et lui perce le cœur, au moment où il allait
étrangler le taureau couché par terre. Il remet ensuite fièrement sa couronne sur
sa tête, au milieu des applaudissements universels. Dans un tel sujet, l’enfant,
qui n’a aucune idée distincte d’un lion, croit cet animal moins dangereux qu’un
taureau, qui est plus gros et armé de fortes cornes pointues ; il ne le considère
que comme un gros chien. Mais quand il le voit terrasser et déchirer avec ses
dents et ses griffes le taureau, il en prend une tout autre idée ; puis il admire le
courage et l’adresse du roi qui, n’ayant pour toute arme qu’un sabre, attaque le
lion et lui perce le cœur. Toutes les explications se font d’elles-mêmes dans
l’esprit de l’enfant : il juge en même temps de la grosseur et de la couleur de
chaque bête, et en raisonne avec ses petits camarades. Ils redressent ensemble
leurs idées, et, comme c’est en même temps un spectacle et une leçon, ils ne
l’oublient jamais ».
« C’est parfait, dit la reine, je suis très satisfaite de votre moyen et de vos
raisons. Il faut absolument mettre votre idée à exécution et commencer par la
Bible et l’histoire de France, que j’ai à cœur d’apprendre ainsi à mon fils. » –
« Je suis aux ordres de Votre Majesté, aussitôt qu’elle m’en aura procuré les
moyens. » – « Oui, j’y songe ; vous irez demain matin de ma part chez
M. de La Porte ; je l’en préviendrai. Vous vous entendrez avec lui pour exécuter
ce projet le plus tôt possible. » […]
Je fis graver plusieurs sujets de la Bible, environ une soixantaine, ainsi que de
l’histoire de France, et exécuter la lanterne magique ; mais le 10 août arriva et
suspendit tout. Je possède encore plusieurs sujets que j’ai sauvés du naufrage
révolutionnaire. Cela ressemble à une fantasmagorie ambulante, car c’est moi
qui donnai l’idée à M. Robertson d’exécuter sa lanterne magique, qui eut un si
grand succès et qui fit sa fortune. C’est chez moi que les premiers essais eurent
lieu. Voici à quelle occasion : M. Robert était instituteur des enfants de
M. Chevalier, dont le père avait été gouverneur dans l’Inde, à Chandernagor. Je
voyais souvent celui-ci, Mme Chevalier étant proche parente de mon beau-frère,
le marquis de Mortagne. L’éducation faite, M. Robert avait pris le petit collet,
comme c’était assez d’usage pour les instituteurs ; sur mon conseil, il ajouta à
son nom la terminaison son, qui veut dire fils en anglais. Ce procédé réussit
toujours auprès du public.

[…]

Un jour, dînant chez M. Chevalier, M. Robert me confia son embarras sur le


parti qu’il devait prendre, puisque l’éducation du jeune Chevalier était terminée.
Il pensait retourner dans son pays et y faire des cours de physique. « À votre
place, lui dis-je, je mettrais en exécution la lanterne magique de Philidor et j’en
ferais un petit spectacle pour les enfants, plus amusant pour eux que les ombres
chinoises. Philidor est mort avant d’avoir perfectionné son invention. J’y ai
songé souvent, et, si vous voulez, nous nous en occuperons. » Il y consentit. Je
gravai quelques sujets, que je transportai sur verre ; l’essai réussit et encouragea
l’abbé Robert, qui venait tous les jours chez moi. La difficulté était de
rassembler sur un point un grand foyer de lumière ; nous la résolûmes à l’aide
d’un miroir parabolique et d’un gros quinquet. Nous ajoutâmes de petites
mécaniques à chariot destinées à faire avancer, grossir, rapetisser et disparaître
les objets à volonté. L’abbé consulta plusieurs physiciens et mécaniciens ; il
commença par ouvrir un petit spectacle, qu’il agrandit pour satisfaire la curiosité
du public. Il y ajouta le mégascope, qui réfléchit les objets opaques. Le mien lui
servit de modèle. Je m’en servais au soleil pour agrandir à volonté sur un grand
carton les dessins, les gravures, les médailles et tous les corps opaques qu’on
peut en en suivant les contours tracer facilement avec un crayon. M. Dufresne,
artiste de l’Opéra et excellent dessinateur, a tracé en grand au soleil, avec mon
mégascope, plus de quatre mille sujets.
M. Robertson fit des voyages à l’étranger, jusqu’en Russie. Peu à peu il
ramassa une fortune. Il revint en France avec cinq à six mille francs de bénéfice.
Je l’ai toujours trouvé très reconnaissant, mais j’aurais désiré qu’il perfectionnât
davantage ses procédés.
[1]. La lanterne fut très tôt appelée « lanterne de la peur ». La première plaque projetée, dessinée par
Christiaan Huygens, n’est autre qu’une « danse de la mort » inspirée du peintre Hans Holbein, où l’on peut
voir un squelette jouant avec sa tête.
[2]. Le père Kircher et la Compagnie de Jésus utiliseront ce pouvoir notamment pour propager la foi,
faisant apparaître aux fidèles ou aux mécréants des saints ou le Diable sur le mur des chapelles…
[3]. Jean-Antoine NOLLET, Leçons de physique expérimentale, tome 5, Paris, Guérin, Delatour, 7e éd.,
1783, p. 567.
[4]. Johann Franz GRIENDEL (1631-1687), opticien, fabricant de lanternes et démonstrateur (NdE).
[5]. V.A.S. : Votre Altesse Sérénissime (NdE).
[6]. Aufzüge : accoutrements. En allemand dans le texte (NdE).
[7]. « Quand une cause inconnue produit des effets frappants, écrit Decremps dans sa préface, l’esprit
humain, naturellement porté au merveilleux, attribue souvent ces effets à une cause imaginaire. Si celui qui
opère ou qui raconte ces prestiges est un imposteur éloquent, les esprits faibles adoptent alors des préjugés
pernicieux, et donnent dans des écarts qui paraissent fabuleux à des êtres raisonnables. » (NdE).
Chapitre 4

Fantasmagories
« L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité,
une richesse de représentations, d’images, infiniment multiples dont aucune
précisément ne lui vient à l’esprit et n’est présente. C’est la nuit, l’intérieur de
la nature qui existe ici – pur soi – dans les représentations fantasmagoriques ;
c’est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là
une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C’est cette nuit
qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – on plonge son
regard dans une nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance
à la rencontre de chacun. »
HEGEL, La Philosophie de l’esprit (1805-1806).

INTRODUCTION
« Fantasmagorie. Le mot fantasmagorie ou phantasmagorie est composé de
deux mots grecs, phantasma (fantôme), et agor ou agoré (dialecte ionien), qui
signifie assemblée : c’est donc l’art de faire apparaître des fantômes et des
images de corps animés à l’aide des illusions de l’optique. Il désigne encore le
spectacle produit de cette manière et l’appareil au moyen duquel on le produit.
Les principes sur lesquels repose la construction de la lanterne magique sont
aussi ceux qui constituent la fantasmagorie : dans les deux instruments, les
objets sont éclairés et amplifiés par les mêmes verres ajustés de la même façon.
Seulement, dans le dernier, on a modifié le but des diverses parties de la machine
[…] afin de produire un effet beaucoup plus imposant. […] Pour augmenter
l’illusion, on a eu l’idée de tendre la toile entre les spectateurs et l’instrument. Ici
en effet, tout le mécanisme de l’opération disparaît aux yeux du spectateur :
l’obscurité la plus profonde règne : tout d’un coup, un spectre apparaît, loin, bien
loin d’abord, et vient se peindre aux yeux de l’assemblée comme un point
lumineux. Bientôt il s’accroît, grandit, et semble s’approcher lentement d’abord,
et puis se précipiter sur les spectateurs : l’illusion est complète. […] On peut
diviser en trois classes les apparitions produites par la fantasmagorie : dans la
première, les objets sont d’abord très petits, et ne laissent distinguer qu’un point
lumineux, puis on les voit grandir successivement, de manière qu’ils semblent
venir de loin, et ils disparaissent au moment où le spectateur les croit sur lui ;
dans la seconde, ils ont une grandeur fixe, et restent à une certaine distance du
spectateur, mais ils ont du mouvement et paraissent animés ; dans la troisième
enfin, les objets se montrent subitement au milieu de l’assemblée, disparaissent
et semblent parcourir toutes les parties du lieu de la scène[1]. »
Quand, en 1836, Victor de Moléon propose cette définition, la fantasmagorie
est encore un spectacle nouveau, apparu à la fin du XVIIIe siècle, en ce temps
troublé, révolutionnaire et préromantique, où la raison, et avec elle les certitudes
politiques, vacille et où, après l’âge des Lumières, se développe l’attraction pour
le monde nocturne et la littérature gothique. Décrite, expliquée et presque
banalisée par les scientifiques et philosophes du XVIIIe siècle, la lanterne
magique trouve avec la fantasmagorie l’occasion non seulement de bouleverser
ses techniques (faire se déplacer, cachée derrière l’écran, sur des rails ou des
roues, une lanterne magique perfectionnée dite « fantascope »), mais aussi de
renouveler ses sujets et de réaffirmer ses pouvoirs : elle signe un nouveau pacte
avec le diable et entraîne les spectateurs en-deçà des territoires illuminés par la
raison.
Même si les initiateurs des spectacles de fantasmagorie, les premiers
fantasmagores, le mystérieux Paul Philidor, apparu en Allemagne en 1786, puis
le célèbre Étienne-Gaspard Robert, dit Robertson, qui commence sa longue
carrière à Paris en 1798, affirment vouloir lutter contre les superstitions et se
déclarent les serviteurs de la science, une science qui elle-même se met au
service de la métaphysique, c’est la magie qu’ils font triompher et la peur qu’ils
répandent. Dans un état de veille hypnotique qui abolit tous les systèmes
individuels de défense face aux agressions des images[2], les spectateurs
assistent à un spectacle total, mouvementé, dont le dispositif leur est caché, qui
sollicite la vue, l’ouïe et l’odorat et mêle figures lumineuses et comédiens
déguisés en spectres. Ils voient des ombres, des fantômes, des squelettes, le
diable, des revenants (hommes célèbres récemment disparus : Mirabeau, Danton,
Marat…) sortir de la nuit et de toute part, envahir leur espace de réception et leur
tendre la main jusqu’à presque les toucher. L’écran n’est plus une paroi qui
sépare, mais une porte de communication entre deux mondes, celui des vivants
et celui des morts, du présent et du passé, des corps et des esprits. La scène et la
salle se confondent en un espace fantastique de projection où l’optique et
l’imagination ne font plus qu’un et où, dans un dérèglement total de tous les
sens, immergé dans sa propre vision, malmené, le spectateur fait l’expérience
hallucinatoire d’une représentation qui semble « dépasser le rêve en réalité
palpable » (Strindberg).
La puissance et la notoriété de ces spectacles sont telles que le néologisme
« fantasmagorie » est très vite entré dans le langage commun pour désigner de
façon figurée d’abord des tableaux mouvants qui passent devant les yeux d’un
observateur, puis plus généralement des visions ou apparitions irréelles qui ont
force d’hallucination. Plus qu’un spectacle ou un type de représentation, la
fantasmagorie devient ainsi au cours du XIXe siècle un modèle de l’imaginaire
fantastique, une manière d’écrire et de « penser le rapport fascinant et déceptif
qui existe entre la réalité et la conscience qui la reflète, la transforme ou la
transfigure[3] ».

***

ANONYME
Un des journaux les plus lus de la Révolution française, La Feuille villageoise,
hebdomadaire destiné à une lecture publique dans les campagnes afin d’y
favoriser l’instruction, rend compte du premier spectacle de « phantasmagorie »
que Paul Philidor présente à Paris du 16 décembre 1792 jusqu’en avril 1793.
Tout en jouant de la crédulité du spectateur, Philidor prétend se servir de sa
machine à fabriquer des spectres pour inscrire son spectacle dans le combat des
Lumières contre l’ignorance.

La Phantasmagorie.

Description d’un spectacle curieux, nouveau et instructif (1793)

Nombre de fripons ont dit : nous avons le pouvoir de faire revenir les morts
sous forme d’esprits ; et ils ont trouvé des millions de dupes qui ont cru voir en
effet ces revenants.
Eh bien ! moi, je les ai vus réellement ces simulacres des morts, et les verra
qui voudra pour un écu ou deux, même en assignats.
Vous qui avez gagné tant de trésors, tant de terres, tant de biens à ces
représentations lugubres, mornes, prêtres, papes, faux exorcistes, faux
thaumaturges, faux sorciers, faux prophètes, faux illuminés, sots enthousiastes,
bateleurs, jongleurs et charlatans sacrés de toutes les sectes et de tous les pays,
venez prendre leçon et renoncez au métier, en voyant la phantasmagorie.
Que ceux qui croient aux esprits courent à la phantasmagorie ; que ceux qui
n’y croient pas viennent aussi à ce singulier spectacle. Les faibles s’y
désabuseront, et les forts comprendront comment on s’abuse. Les visionnaires
deviendront philosophes ; les philosophes pardonneront aux visionnaires.
Mais que veut dire ce mot scientifique phantasmagorie ? Il signifie l’évocation
des fantômes. La Pythonisse ou sorcière d’Endor qui, dit-on, fit parler Samuel
mort devant Saül roi, était une espèce de phantasmagore.
Le phantasmagore de Paris est un physicien anglais qui vous dit : « Je ferai
venir devant vous tous les illustres morts, tous ceux dont la mémoire vous est
chère et dont l’image vous est encore présente ; je ne vous montrerai point des
esprits, parce qu’il n’y en a point ; mais je produirai devant vous des simulacres
et des figures, telles qu’on suppose être les esprits, dans les songes de
l’imagination ou dans les mensonges des charlatans. Je ne suis ni prêtre ni
magicien ; je ne veux point vous tromper ; mais je saurai vous étonner. Il ne
tiendrait qu’à moi de faire illusion ; j’aime mieux servir à l’instruction. »
Il dit, et vous introduit dans une salle tendue de noir et couverte des images de
la mort, qu’éclaire une lampe sépulcrale. Bientôt un souffle magique éteint cette
faible lueur : toute lumière disparaît ; vos yeux ne distinguent plus rien ; ce sont
les ténèbres de Milton, « si épaisses qu’on pourrait les toucher ».
Tout à coup le tonnerre gronde ; les éclairs éblouissant vos yeux par
intervalles, semblent ne briller que pour rendre l’obscurité plus noire. En même
temps tous les signes des orages se font entendre ; la pluie, la grêle et les vents
forment tout à la fois l’ouverture et la symphonie de la scène qui va s’ouvrir.
Alors s’élève, du plancher même, une figure blanchâtre qui grandit par degrés
jusqu’à la proportion humaine. D’abord vous la distinguez confusément ; une
espèce de nuage l’enveloppe encore : il s’éclaircit, il se dissipe ; le fantôme
devient de plus en plus visible, resplendissant : vous discernez ses traits ; vous le
reconnaissez, c’est MIRABEAU : c’est sa physionomie vivante, sa même
attitude, sa chevelure épaisse et disposée avec art. Son vêtement est cette robe
blanche et lumineuse qui est le costume ordinaire qu’on suppose être l’uniforme
des esprits. Il se promène, il erre dans l’ombre, il s’approche, il se penche vers
vous : vous frémissez : il s’avance encore ; vous allez le toucher ; il disparaît, et
vous vous retrouverez dans les mêmes ténèbres.
Tandis que vous réfléchissez, étonné du double prodige de l’apparition et de la
disparition, un point lumineux perce dans le lointain la nuit profonde ; il brille, il
fixe vos regards : bientôt il se meut, il s’approche ; il grandit en même temps, et
prend une configuration qui se caractérise et devient plus distincte à chaque pas
qu’il fait, jusqu’à ce que parvenu à quatre ou cinq pieds de distance, ce point
imperceptible vous représente le spectre encore lumineux de Mirabeau.
Enfin, pour achever la merveille, cette même image s’éloigne insensiblement ;
décroît à mesure qu’elle s’éloigne ; et par une gradation infinie se rapetisse à vos
yeux, en conservant ses formes et sa ressemblance, tant qu’enfin réduite au
même point lumineux d’où elle était venue jusqu’à vous, elle se perd et s’éteint
de nouveau dans l’ombre.
Vingt autres fantômes se succèdent, et illuminent tour à tour la demeure
ténébreuse. Tantôt la terre semble les produire ; tantôt ils semblent percer la
voûte et descendre du plafond ; d’autre fois c’est la muraille même qui paraît
s’ouvrir pour les laisser passer. Les spectres ne sont pas toujours revêtus du
costume accoutumé des esprits. Ils se montrent aussi sous l’habillement qu’ils
portaient pendant leur vie. Quelquefois même celui qui évoque l’ombre, la fera
paraître d’abord sous l’enveloppe blanchâtre des esprits : mais voulez-vous la
voir habillée ? À l’instant l’éclat dont elle brillait, pâlit et s’éclipse ; on ne
l’entrevoit qu’à travers un brouillard où se confondent les formes et le relief de
l’objet : un instant après, le nuage se dissipant, la figure reparaît complètement
vêtue. C’est ainsi que j’ai vu le fantôme de l’empereur Joseph II changer sa
tunique blanche en cet uniforme vert qu’il porta lorsqu’il voyageait en France.
Quelquefois le fantôme ne paraît qu’à mi-corps, ou bien la figure se montre
sous la couleur du feu, toute infernale, toute flamboyante.
D’autre fois, on réunit ensemble les fantômes ; ils se meuvent ils agissent, ils
gesticulent ; on ne les entend point, mais on croit voir, on voit les dialogues des
morts.
Il n’est pas nécessaire que les individus aient perdu la vie, pour que leur
simulacre puisse être évoqué ; on appelle les vivants, les absents ; j’ai vu, j’ai
reconnu la face impudente et scélérate du prêtre Maury. Il était parlant ; on
croyait l’entendre mentir.
Enfin, j’ai vu ma propre image ; je me suis vu moi-même, aller, venir,
m’agiter devant moi.
Tels sont les singuliers effets de la phantasmagorie. L’ingénieux physicien
termine cette représentation curieuse en faisant paraître le diable, c’est-à-dire la
caricature grotesque imaginée par les sycophantes troqués et mitrés pour faire
peur aux bonnes femmes et aux petits garçons ; ce spectre d’un rouge de feu,
armé de griffes, coiffé de cornes et montrant sa queue de satyre, change
l’étonnement en rire et achève de désensorceler le spectateur.
Est-il nécessaire de dire que ces prodiges ne sont que des effets d’optique ? Ce
sont les jeux d’un artiste habile à profiter du contraste des ténèbres et de la
lumière : les rayons d’un flambeau dirigés et concentrés sur un seul objet ; le
dessin, la forme et le mouvement de cet objet, calculés suivant les règles de la
perspective, l’une des parties de l’art de la peinture, voilà le principe de ces
phénomènes.
Maintenant dites-moi si, au milieu de la nuit, sortant d’un sommeil profond,
on faisait tout à coup apparaître devant vous un semblable fantôme, quelle serait
votre terreur ! Et si ce fantôme était celui d’une personne chère à votre cœur,
absente ou perdue pour vous, de quelle puissance serait sur vous cette
opposition ! Où ne pourrait-on pas conduire un homme faible ou passionné par
un tel moyen !
Et si, comme le pratiquent les sectaires, les francs-maçons, illuminés et autres,
on environnait ces scènes fantastiques de tous les accessoires qui peuvent agir
sur l’imagination ; si par un jeûne austère, on affaiblissait le cerveau de ceux
auxquels on prépare ces visions ; qui d’entre eux serait assez fort pour préserver
sa raison d’un tel ébranlement !
Que serait-ce encore, si à la magie naturelle des fantômes lumineux, on
joignait les singuliers effets que produisent les ventriloques[4], lorsque leur voix
tonnante semble descendre des voûtes, ou sortir d’un souterrain, ou venir de plus
loin encore. Que de prétendus miracles, que de dupes, que de fanatiques ne
pourrait-on pas faire par des ressorts si puissants !
Enfin, ajoutez à toutes ces combinaisons la supercherie physique de la
baguette divinatoire, et les prédictions postiches de devins, et les spécifiques
universels des opérateurs, et les attouchements mystérieux, le baquet ridicule du
mesmérisme, et les tours merveilleux du joueur de gobelets Pinetty ; comment la
débile raison des peuples ignorants pourrait-elle tenir à tant d’illusions ?
Comment ? – Lorsque le peuple, formé par l’instruction publique, saura qu’un
miracle, s’il en existait, serait l’interruption des lois éternelles et immuables de la
nature : qu’il n’est aucunement probable que Dieu souffre cette interruption,
comme on nous le dit et comme on nous le prêche, à propos de rien ; que par
conséquent la plupart des prétendus miracles ne sont que des effets simples,
opérés par des moyens naturels, quoiqu’inconnus ; enfin des expériences de
physique ou des tours de passe-passe. Lorsque le peuple aura bien gravé ces
vérités dans son esprit, on pourra, sans le tromper, lui faire voir les choses les
plus extraordinaires.
C’est pour cela qu’un philosophe proposait que le gouvernement payât les
charlatans et les jongleurs les plus habiles pour parcourir la France entière, en
répétant partout et en expliquant au peuple assemblé le secret de leurs tours les
plus étonnants.
Voilà pourquoi il était bon de donner aux villageois la description de la
phantasmagorie ; car la plupart de leurs préjugés, de leurs superstitions, et de
leurs croyances ont pour origine de pareils jeux physiques, et souvent des tours
beaucoup moins savants.
N’en soyez point humiliés, bons agriculteurs : les plus puissants rois sont plus
crédules et plus sots que le plus obscur paysan ; c’est ce que j’ai encore
découvert dans cette occasion.
Il est connu que le roi de Prusse, notre féroce ennemi, ridicule jouet de
quelques favoris scélérats, non seulement croit à l’apparition des morts, mais
même prétend converser avec eux : dans une de ces farces funèbres, qu’on joue
familièrement devant lui, on l’a fait ainsi souper avec Jésus-Christ en personne.
Le spectacle de la phantasmagorie m’a rappelé ces extravagances ; et je me suis
avisé de demander au physicien si ses industrieux secrets n’étaient pas les
mêmes dont on se servait pour mystifier cet imbécile monarque. – Non, me dit-
il, on emploie des moyens bien plus grossiers. – En même temps il me raconta
que des hommes masqués étaient apostés pour jouer ces rôles d’ombres et de
fantômes qui ont tant d’empire sur le maniaque neveu du grand Frédéric.
Ainsi la plus grande crédulité s’assied sur les trônes tout auprès de la plus
monstrueuse immoralité. La parole de l’évangile est accomplie : les premiers des
peuples sont les derniers des hommes.
Quand donc le plus vil bétail cessera-t-il d’être le pasteur du troupeau, et
surtout de le mener à la boucherie !

FRANÇOIS-MARTIN POULTIER D’ELMOTTE

La première séance de la fantasmagorie de Robertson a lieu sous le Directoire,


en janvier 1798, dans le pavillon de l’Échiquier. Journalistes et littérateurs
décrivent avec enthousiasme ce spectacle nouveau ignorant encore ce qu’il doit à
la vieille lanterne magique. Parmi eux, le conventionnel Poultier (1758-1826)
dont le témoignage, fantaisiste aux dires de Robertson, conduira les autorités à
fermer la salle, par crainte peut-être que quelque apparition surnaturelle n’y
ressuscite la royauté.

Robertson appelle les fantômes… (1798)

Un décemvir a dit qu’il n’y avait que les morts qui ne revenaient pas ; allez
chez Robertson, vous verrez que les morts reviennent comme les autres :
Du ciel, quand il la faut, la justice suprême
Suspend l’ordre éternel établi par lui-même ;
Il permet à la mort d’interrompre ses lois
Pour l’effroi de la terre.
Robertson appelle les fantômes, commande aux spectres, et fait repasser aux
ombres qu’il évoque le fleuve de l’Achéron :
Je l’ai vu : ce n’est point une erreur passagère
Qu’enfante du sommeil la vapeur mensongère.
Dans un appartement très éclairé, au pavillon de l’Échiquier, n° 18, je me
trouvai, avec une soixantaine de personnes, le 4 germinal. À sept heures
précises, un homme pâle, sec, entre dans l’appartement où nous étions. Après
avoir éteint les bougies, il dit : « Citoyens et messieurs, je ne suis point de ces
aventuriers, de ces charlatans effrontés qui promettent plus qu’ils ne tiennent :
j’ai assuré, dans le Journal de Paris, que je ressusciterais les morts, je les
ressusciterai. Ceux de la compagnie qui désirent l’apparition des personnes qui
leur ont été chères, et dont la vie a été terminée par la maladie ou autrement,
n’ont qu’à parler. J’obéirai à leur commandement. » Il se fit un instant de
silence ; ensuite un homme en désordre, les cheveux hérissés, l’œil triste et
hagard, la physionomie arlésienne, dit : « Puisque je n’ai pu, dans un journal
officiel, rétablir le culte de Marat, je voudrais au moins voir son ombre. »
Robertson verse, sur un réchaud enflammé, deux verres de sang, une bouteille
de vitriol, douze gouttes d’eau-forte, et deux exemplaires du Journal des
Hommes libres ; aussitôt s’élève, peu à peu, un petit fantôme livide, hideux,
armé d’un poignard, et couvert d’un bonnet rouge : l’homme aux cheveux
hérissés le reconnaît pour Marat ; il veut l’embrasser ; le fantôme fait une
grimace effroyable et disparaît.
Un jeune merveilleux sollicite l’apparition d’une femme qu’il a tendrement
aimée et dont il montre le portrait en miniature au fantasmagorien, qui jette sur
le brasier quelques plumes de moineau, quelques grains de phosphore et une
douzaine de papillons ; bientôt on aperçoit une femme, le sein découvert, les
cheveux flottants, et fixant son jeune ami avec un sourire tendre et douloureux.
Un homme grave, assis à côté de moi, s’écrie en portant la main au front :
« Ciel ! Je crois que c’est ma femme » et il s’esquive, craignant que ce ne soit
plus un fantôme.
Un Helvétien, que je pris pour le colonel Laharpe, demande à voir l’ombre de
Guillaume Tell. Robertson pose sur le brasier deux flèches antiques, qu’il
recouvre d’un large chapeau… À l’instant, l’ombre du fondateur de la liberté de
la Suisse se montre avec une fierté républicaine, et paraît tendre la main au
colonel, à qui l’Helvétie doit sa nouvelle régénération.
Un jeune Suisse, en lunettes, le teint pâle, les cheveux dorés et les mains
remplies de brochures métaphysiques, veut s’approcher ; l’ombre lui jette un
regard courroucé et semble lui dire : « Que fais-tu ici, lorsque mes descendants
sont armés pour recouvrer leurs droits ? »
Delille témoigne modestement le désir de voir l’ombre de Virgile ; sans
évocation, et sur le simple vœu du traducteur des Géorgiques, elle paraît,
s’avance avec une couronne de laurier qu’elle pose sur la tête de son heureux
imitateur.
L’auteur de quelques tragédies prônées demande avec assurance l’apparition
de l’ombre de Voltaire, espérant en recevoir un semblable hommage ; le peintre
de Brutus et de Mahomet, après quelques cérémonies s’offre aux spectateurs ; il
aperçoit le tragique moderne, et semble lui dire : « Crois-tu que la vanité soit du
génie et la mémoire du talent ? »
« Citoyens et messieurs, dit Robertson, jusqu’ici je ne vous ai fait voir qu’une
ombre à la fois ; mon art ne se borne pas à ces bagatelles, ce n’est que le prélude
du savoir-faire de votre serviteur. Je puis faire voir aux hommes bienfaisants la
foule des ombres de ceux qui, pendant leur vie, ont été secourus par eux ;
réciproquement je puis faire passer en revue aux méchants les ombres des
victimes qu’ils ont faites. »
Robertson fut invité à cette épreuve par une acclamation presque générale,
deux individus seulement s’y opposèrent ; mais leur opposition ne fit qu’irriter
les désirs de l’assemblée.
Aussitôt le fantasmagorien jette dans le brasier le procès-verbal du 31 mai,
celui des massacres des prisons d’Aix, de Marseille et de Tarascon, un recueil de
dénonciations et d’arrêtés, une liste de suspects, la collection des jugements du
tribunal révolutionnaire, une liasse de journaux démagogiques et aristocratiques,
un exemplaire du Réveil du Peuple ; puis il prononce, avec emphase, les mots
magiques : Conspirateurs, humanité, terroriste, justice, jacobin, salut public,
exagéré, alarmiste, accapareur, girondin, modéré, orléaniste… À l’instant on voit
s’élever des groupes couverts de voiles ensanglantés ; ils environnent, ils
pressent les deux individus qui avaient refusé de se rendre au vœu général et qui,
effrayés de ce spectacle terrible, sortent avec précipitation de la salle, en
poussant des hurlements affreux… L’un était Barère et l’autre Cambon…
La séance allait finir, lorsqu’un chouan amnistié, et employé dans les charrois
de la république, demande à Robertson s’il pouvait faire revenir Louis XVI. À
cette question indiscrète, Robertson répondit fort sagement : « J’avais une recette
pour cela avant le 18 fructidor ; je l’ai perdue, depuis cette époque ; il est
probable que je ne la retrouverai jamais, et il sera désormais impossible de faire
revenir les rois de France. »

LOUIS-SÉBASTIEN MERCIER

S’il reconnaît dans la fantasmagorie de Robertson un moyen de démasquer les


superstitions et de contribuer au progrès de la physique, l’écrivain Louis-
Sébastien Mercier (1740-1814) voit surtout dans ce jeu de l’ombre et de la
lumière qui « nous place entre les corps et les esprits », une voie d’accès au
sentiment divin, l’ouverture à un monde qu’il compare à celui du rêve, où rien ne
vient s’interposer entre la sensibilité et la raison.

Un autre monde est chez Robertson… (1799)

Le philosophe ne rejette point ce spectacle qui, par le jeu et le combat de


l’ombre et de la lumière, nous place entre les corps et les esprits, et, pour ainsi
dire, sur les limites d’un autre monde ; il ne le rejette point, surtout dans un
temps où le moraliste sent plus que jamais le besoin d’entretenir le peuple d’une
autre vie.
[…] Un autre monde est chez Robertson.
Il y est, ainsi qu’il est rêvé chaque nuit. Le songe ! Qui a creusé le songe ? Tu
dors ; la verge divine te frappe ou la miséricorde te console. C’est dans le songe
que nous vivons ; c’est là que notre âme jouit de toute son autorité sur la nature.
[…] Ici, je tombe dans le rêve indéfini, tandis que ces fantômes changeants,
mobiles, aériens, passent sous mes regards ; et c’est ainsi que tout passe, passera
et a passé.
Et je dis à mon esprit : Ne te donne plus de repos ; quand tu auras atteint
l’Occident, retourne à l’Orient, pour recommencer un nouveau cours ; quand tu
auras frappé le Nord, retourne vers le Midi.
Les prêtres de tous les siècles ont défiguré de grandes vérités ; seuls
possesseurs des sciences occultes, ils ont, pour le malheur de la terre, mêlé des
apparitions fausses, et la physique des miracles à des idées émanées du ciel. Pour
se rendre souverains absolus, ils ont pris, dans tous les climats, des souverains
pour vice-rois. Tantôt ils parlaient par la bouche de statues creuses, tantôt,
invisibles et muets, ils agitaient sur leur trépied les pythonisses incombustibles,
que, par le secret de la pyromancie, ils faisaient paraître tout en flammes.
Ainsi, les secrets de la physique ont bientôt enveloppé les mortels dans les
maléfices des magiciens. Il est donc utile et philosophique de répéter ces moyens
fallacieux, par lesquels on évoquait les ombres, afin de rendre ainsi palpables,
aux yeux de la frayeur, l’artifice des prêtres et l’imposture des devins. La
superstition s’interposait entre la sensibilité de l’homme et sa raison. Et quel
serait le plus gros volume de nos bibliothèques ? Le livre historique des
fourberies sacerdotales.
La physique s’est vengée elle-même de la honteuse dégradation où on l’avait
condamnée. Les mystères de l’initiation des temples égyptiens, tout à coup
révélés au grand jour, nous font sourire de notre crédulité. Les physiciens nous
ont remis sur le chemin de la plus belle vérité, en nous expliquant les
phénomènes de la lumière, si longtemps ignorés, en nous montrant les combats
du feu et des ténèbres, combats fins, ingénieux, profonds et multipliés.
Mais cette physique, cette lumière incompréhensible se lie à la métaphysique,
c’est-à-dire qu’elle interroge puissamment notre pensée, la pensée qui nous dit
qu’il y a encore une autre physique, une autre lumière que celle de Robertson, où
ce que nous appelons matière n’est plus matière, où cet épais et funeste voile
n’est plus répandu sur la vérité. Écroulez-vous, sciences abusives, disparaissez !
l’esprit est ici.
Dieu est ici, il veut que tout ce qui vous parle soit spiritualité.
L’homme s’est cru mortel parce qu’il a trouvé quelque chose de mortel en lui :
qu’il regarde dans ces profondes ténèbres, où va jaillir un point lumineux, il est
l’emblème d’un autre soleil éclairant un autre univers.
Amants de l’immortalité ! Vous qui avez comme un sens particulier, un sens
privilégié, venez ici, car c’est ainsi que notre âme resplendit dans les ombres de
la mort, mais les ténèbres ne peuvent comprendre la lumière.
[…] Dieu a voulu que la catoptrique parlât de nos jours, et qu’elle fût ici-bas
une image confuse des images et des profondeurs du monde intellectuel.
Puissances invisibles, respectez l’âme humaine.

[…]

Cette jeune nonne[5], coiffée d’une guimpe qui rivalise de blancheur avec les
lis de son visage, elle vient, à pas lents, du bout de l’avenue d’un cloître. Les
douleurs de sa vie mortelle sont empreintes sur son visage, mais sa vie céleste
n’est pas détruite ; ce front calme goûte déjà le repos et bientôt le bonheur.
L’infortuné contemple cette figure qui répand autour d’elle tous les rayons d’une
nouvelle et meilleure existence. Il se recueille, il espère, il se transporte dans les
régions éternelles, tandis que l’athéisme, qui éteint tout sous ses mains glacées,
qui s’éloigne sans cesse et du dieu miséricordieux et de la ligne ascendante,
voudrait anéantir les tableaux mélancoliques, révélateurs, inspirateurs, et
jusqu’aux mots de la langue qui ont une liaison secrète avec Dieu et
l’immortalité.
*

Ces fantômes créés à volonté… (1801)

FANTASMAGORIE. Jeu d’optique qui fait voir tous les combats multipliés et
fins de l’ombre et de la lumière, et qui révèle en même temps d’anciennes
fourberies de prêtres. Ces fantômes créés à volonté, et mouvants, ces fausses
apparences amusent le vulgaire, et font rêver le philosophe. Qu’est-ce que le
spectre du miroir, ou dans le miroir ? Existe-t-il, n’existe-t-il pas ? Quelle
prodigieuse ténuité de rayons colorés ! Quel étonnant intermédiaire entre la
matière que nous palpons, et l’esprit que nous ne touchons pas ! Ô spectre ! Ô
figurabilité ! Qui, quoi es-tu ? On n’a pas encore su faire de ces expériences si
curieuses, si surprenantes, un spectacle en grand. Au lieu de ces puériles
illuminations, répétition uniforme, misérable et bornée, commandez à
l’ingénieux Robertson de nous faire danser figurativement, sur tous les toits de la
ville, des êtres intangibles et non moins hauts que les tours Notre-Dame. Ces
jeux extraordinaires et merveilleux formeraient des physiciens et des amateurs
de physique ; ce qui vaudrait mieux que ces maniaques acheteurs de peintures,
contre lesquels je prépare un bel article.

ÉTIENNE-GASPARD ROBERT, DIT ROBERTSON

Bien que précédé par Philidor qui inventa la rétroprojection mobile, Étienne-
Gaspard Robert, dit Robertson (1736-1837), reste l’homme de la fantasmagorie,
celui qui a assuré gloire et fortune à cet art de faire apparaître des spectres ou des
fantômes par des illusions d’optique. Dans ses Mémoires, il revient sur ses
expériences dont il veut affirmer qu’elles sont moins celles d’un abbé reconverti
dans les diableries que d’un physicien-philosophe voulant dénoncer la
superstition.

Mémoires récréatifs (1831)

Il n’y a plus, a-t-on dit depuis longtemps, que nos grands-mères qui croient au
diable et à ses œuvres ; malheureusement cette assertion n’est pas exacte, et la
plupart de nos campagnes seraient encore tributaires de l’empire que tout
homme fourbe prétendrait exercer sur leur crédulité ; il suffit de citer le miracle
récent de la croix de Migné, dont je parlerai ailleurs. On s’est beaucoup moqué
de la superstition des anciens ; on a recueilli des faits nombreux, capables de
faire honte à leur intelligence, et de donner, pour ainsi dire, un démenti à leur
civilisation. Eh bien ! Je soupçonne que si l’on réunissait les contes des
revenants, les trouvailles surnaturelles, les apparitions miraculeuses, les
publications de ce singulier commerce épistolaire entre le ciel et la terre ; si l’on
réunissait, dis-je, toutes les histoires de cette nature, qui ont eu cours un instant
dans nos hameaux et dans nos villages, seulement depuis la révolution, devant
laquelle tant de ténèbres se sont cependant dissipées, le recueil n’en serait pas
moins volumineux que celui des miracles de l’antiquité.

[…]

Un autre avantage précieux des phénomènes prétendus surnaturels, que l’on


ne se contente pas d’expliquer, mais qu’on effectue, que l’on rend présents pour
tout le monde, c’est que, s’ils confirment les spéculations de la science et
satisfont aux prévisions des hommes instruits, ils précèdent aussi chez le
vulgaire les bienfaits de l’instruction, et y suppléent efficacement. Combien de
gens n’ont pas le temps de lire, et ne liront peut-être jamais les livres où l’on
enseigne à n’avoir pas peur des spectres, à mépriser les prétendues résurrections
ou apparitions des morts ? Que l’on essaie cependant d’effrayer, par des récits
mensongers de cette espèce, la plupart des personnes auxquelles quelques
séances ont rendu familière la fantasmagorie, on ne sera certainement accueilli
que par les rires et les sarcasmes de l’incrédulité. Les journaux eux-mêmes, ces
porte-voix de la civilisation sur toutes les routes, doivent rester inconnus
longtemps encore à la majeure partie de la population. Mille obstacles, tels que
le défaut d’aisance première, l’avarice si légitime des cultivateurs, le manque
d’instruction primaire, l’absence des réunions quotidiennes, enfin, la difficulté
des communications viables, les empêcheront de pénétrer assez vite dans les
habitations villageoises, où les plus ridicules superstitions sont encore en
vigueur. C’est pour les habitants de ces campagnes qu’on montre sur un rocher
l’empreinte des pas de tel saint qui, tout exprès, y est descendu pendant la nuit ;
que l’on place sur les autels des lettres récentes de Jésus-Christ ; que l’on
transforme les exhalaisons de la terre en âmes damnées du purgatoire ; que l’on
guinde des croix lumineuses au-dessus des clochers ; que l’on fait sortir du
tombeau de pauvres défunts tourmentés par l’impiété des vivants. Assurément,
qu’un prêtre habile transporte, au fond d’une église gothique, entourée d’un
cimetière, une fantasmagorie et tous ses accessoires, il a bien la certitude de faire
tomber à genoux, et même le front contre terre, ou plutôt de mettre en fuite les
paysans épouvantés, dont les récits iront porter la terreur dans toutes les
communes environnantes, et à dix lieues à la ronde. Au contraire, qu’à la place
de l’homme usant de la science pour les tromper, il se présente un philosophe
disposé à les éclairer : après les avoir prémunis, par des avertissements mis à
portée de leur intelligence, contre l’impression morale des effets dont il va les
rendre témoins, il fera plus pour répandre les lumières parmi ces hommes
simples, que n’ont fait, depuis l’invention de l’imprimerie, des millions de
volumes, dont aucun n’est encore parvenu jusqu’à eux.
Il en est ainsi de la démonstration de tous les phénomènes surpris à la nature ;
pour y accoutumer les esprits, accoutumez-y d’abord les yeux ; ne dites pas qu’il
est facile de les produire, montrez-les, on vous comprendra, et l’on vous croira
plus promptement :
Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus[6].

[…]

On se trouvait alors dans un lieu sombre, tendu de noir, faiblement éclairé par
une lampe sépulcrale, et dont quelques images lugubres annonçaient seules la
destination ; un calme profond, un silence absolu, un isolement subit au sortir
d’une rue bruyante, étaient comme les préludes d’un monde idéal. Déjà le
recueillement commençait, toutes les physionomies étaient graves, presque
mornes, et l’on ne se parlait qu’à voix basse. Je m’avançais alors, et je prévenais
à peu près en ces termes les impressions superstitieuses :
« Ce qui va se passer un moment sous vos yeux, messieurs, n’est point un
spectacle frivole ; il est fait pour l’homme qui pense, pour le philosophe qui
aime à s’égarer un instant avec Sterne parmi les tombeaux.
C’est d’ailleurs un spectacle utile à l’homme que celui où il s’instruit de l’effet
bizarre de l’imagination, quand elle réunit la vigueur et le dérèglement : je veux
parler de la terreur qu’inspirent les ombres, les caractères, les sortilèges, les
travaux occultes de la magie ; terreur que presque tous les hommes ont éprouvée
dans l’âge tendre des préjugés, et que quelques-uns conservent encore dans l’âge
mûr de la raison.
On va consulter le magicien, parce que l’homme, entraîné par le torrent rapide
des jours, voit d’un œil inquiet et les flots qui le portent et l’espace qu’il a
parcouru ; il voudrait encore étendre sa vue sur les dernières limites de sa
carrière, interroger le miroir de l’avenir, et voir d’un coup d’œil la chaîne entière
de son existence.
L’amour du merveilleux, que nous semblons tenir de la nature, suffirait pour
justifier notre crédulité. L’homme, dans la vie, est toujours guidé par la nature
comme un enfant par les lisières : il croit marcher tout seul, et c’est la nature qui
lui indique ses pas ; c’est elle qui lui inspire ce désir sublime de prolonger son
existence, lors même que sa carrière est finie. Chez les premiers enfants des
hommes, ce fut d’abord une opinion sacrée et religieuse, que l’esprit, le souffle
ne périssait pas avec eux ; que cette substance légère, aérienne de nous-mêmes
aimait à se rapprocher des lieux qu’elle avait aimés. Cette idée consolante essuya
les pleurs d’une épouse, d’un amant malheureux, et ce fut pour l’amitié que la
première ombre se montra. »
Les pensées que j’exprimais dans ces sortes de prolégomènes, quoique
tournant autour du même sujet, variaient fréquemment ; je citerai cet autre
discours :
« Les expériences qui vont se passer sous vos yeux doivent intéresser la
philosophie ; elle peut voir ici l’histoire des égarements de l’esprit humain, et
cette histoire vaut bien celle de la politique de quelques nations. Les deux
grandes époques de l’homme sont son entrée à la vie et son départ. Tout ce qui
lui arrive peut être considéré comme placé entre deux voiles noirs et
impénétrables qui recouvrent ces deux époques, et que personne n’a encore
soulevés. Des milliers de générations sont là debout devant ces voiles noirs, des
torches à la main, et s’efforçant de deviner ce qui peut se trouver de l’autre côté.
Les poètes, les philosophes, les fondateurs d’États ont peint dans leurs rêves cet
avenir d’une couleur plus riante ou plus sombre, selon que le ciel au-dessus de
leur tête était plus nébuleux ou plus serein. Beaucoup d’imposteurs ont profité de
cette curiosité générale pour étonner l’imagination par l’incertitude de l’avenir.
Mais le plus morne silence règne de l’autre côté de ce crêpe funéraire ; et c’est
pour suppléer à ce silence, qui disait tant de choses à l’imagination, que les
mages, les sibylles et les prêtres de Memphis emploient les prestiges d’un art
inconnu, dont je vais tâcher de développer quelques moyens sous vos yeux.
Pour sentir de quelle importance pouvait être chez les anciens l’art des
apparitions, il faudrait vous reporter aux temps, aux circonstances, aux lieux où
elles se sont faites. Imaginez une femme sensible qui a perdu l’objet de sa
tendresse ; voyez-la conduite par la main d’un vieillard, d’un prêtre vénérable.
Après mille détours, elle arrive au milieu des pyramides ou des catacombes : là,
entourée des images de la mort, seule avec la nuit et son imagination, elle attend
l’apparition de l’objet qu’elle chérit. Quelle devait être l’illusion pour une
imagination ainsi préparée ! Vous observerez que dans les mystères de
l’initiation il ne se faisait qu’une seule apparition. Si je ne cherchais qu’à vous
inspirer de la terreur, je m’y prendrais tout autrement : vous ne seriez admis
qu’isolément, parce que les personnes qui vous entourent paralysent votre
imagination par leur présence et leurs réflexions, et le seul objet qui s’offrirait à
vous ne se présenterait qu’au milieu des éclairs et de la foudre. Le but de la
fantasmagorie est de vous familiariser avec des objets extraordinaires ; je vous ai
offert des spectres, je vais actuellement faire apparaître des ombres connues. »
Cette dernière phrase montre que je conservais quelquefois la seconde partie
de ce discours pour le moment de repos qui partageait les apparitions en deux
séries. Aussitôt que je cessais de parler, la lampe antique suspendue au-dessus de
la tête des spectateurs s’éteignait, et les plongeait dans une obscurité profonde,
dans des ténèbres affreuses. Au bruit de la pluie, du tonnerre, de la cloche
funèbre évoquant les ombres de leurs tombeaux, succédaient les sons déchirants
de l’harmonica ; le ciel se découvrait, mais sillonné en tous sens par la foudre.
Dans un lointain très reculé, un point lumineux semblait surgir : une figure,
d’abord petite, se dessinait, puis s’approchait à pas lents, et à chaque pas
semblait grandir ; bientôt, d’une taille énorme, le fantôme s’avançait jusque sous
les yeux du spectateur, et, au moment où celui-ci allait jeter un cri, disparaissait
avec une promptitude inimaginable. D’autres fois les spectres sortaient tout
formés d’un souterrain, et se présentaient d’une manière inattendue. Les ombres
des grands hommes se pressaient autour d’une barque et repassaient le Styx,
puis, fuyant une seconde fois la lumière céleste, s’éloignaient insensiblement
pour se perdre dans l’immensité de l’espace. Des scènes tristes, sévères,
bouffonnes, gracieuses, fantastiques s’entremêlaient, et quelque événement du
jour formait ordinairement l’apparition capitale. « Robespierre, disait le Courrier
des Spectacles (du 4 ventôse an VIII), sort de son tombeau, veut se relever… la
foudre tombe et met en poudre le monstre et son tombeau. Des ombres chéries
viennent adoucir le tableau : Voltaire, Lavoisier, J. J. Rousseau, paraissent tour à
tour ; Diogène, sa lanterne à la main, cherche un homme, et, pour le trouver,
traverse pour ainsi dire les rangs, et cause impoliment aux dames une frayeur
dont chacune se divertit. Tels sont les effets de l’optique, que chacun croit
toucher avec la main ces objets qui s’approchent. »

[…]

Souvent pour frapper un dernier coup je terminais les séances par cette
allocution :
« J’ai parcouru tous tes phénomènes de la fantasmagorie ; je vous ai dévoilé
les secrets des prêtres de Memphis et des illuminés ; j’ai tâché de vous montrer
ce que la physique a de plus occulte, ces effets qui parurent surnaturels dans les
siècles de la crédulité ; mais il me reste à vous en offrir un qui n’est que trop
réel. Vous qui peut-être avez souri à mes expériences, beautés qui avez éprouvé
quelques moments de terreurs, voici le seul spectacle vraiment terrible, vraiment
à craindre : hommes forts, faibles, puissants, et sujets, crédules ou athées, belles
ou laides, voilà le sort qui vous est réservé, voilà ce que vous serez un jour ;
souvenez-vous de la fantasmagorie. »
Ici la lumière reparaissait, et l’on voyait au milieu de la salle un squelette de
jeune femme debout sur un piédestal.

HONORÉ DE BALZAC

Pour un romancier visionnaire comme Balzac (1799-1850), la fantasmagorie


est une métaphore puissante pour mettre en scène un processus de perception
hallucinatoire où, dans un jeu de glissement entre images intérieures et
sensations extérieures, le rêve de la réalité se substitue à la réalité elle-même. En
témoigne ce passage de la nouvelle Jésus de Flandre où il décrit l’hallucination
dont son personnage-narrateur dit avoir fait l’expérience en entrant dans une
église.

Pris dans les pièges de l’optique… (1846)

J’errais donc en pensant à un avenir douteux, à mes espérances déchues. En


proie à ces idées funèbres, j’entrai machinalement dans cette église du couvent,
dont les tours grises m’apparaissaient alors comme des fantômes à travers les
brumes de la mer. Je regardai sans enthousiasme cette forêt de colonnes
assemblées dont les chapiteaux feuillus soutiennent des arcades légères, élégant
labyrinthe. Je marchai tout insouciant dans les nefs latérales qui se déroulaient
devant moi comme des portiques tournant sur eux-mêmes. La lumière incertaine
d’un jour d’automne permettait à peine de voir en haut des voûtes les clefs
sculptées, les nervures délicates qui dessinaient si purement les angles de tous
les cintres gracieux. Les orgues étaient muettes. Le bruit seul de mes pas
réveillait les graves échos cachés dans les chapelles noires. Je m’assis auprès
d’un des quatre piliers qui soutiennent la coupole, près du chœur. De là, je
pouvais saisir l’ensemble de ce monument que je contemplai sans y attacher
aucune idée. L’effet mécanique de mes yeux me faisait seul embrasser le dédale
imposant de tous les piliers, les roses immenses miraculeusement attachées
comme des réseaux au-dessus des portes latérales ou du grand portail, les
galeries aériennes où de petites colonnes menues séparaient les vitraux enchâssés
par des arcs, par des trèfles ou par des fleurs, joli filigrane en pierre. Au fond du
chœur, un dôme de verre étincelait comme s’il était bâti de pierres précieuses
habilement serties. À droite et à gauche, deux nefs profondes opposaient à cette
voûte, tour à tour blanche et coloriée, leurs ombres noires au sein desquelles se
dessinaient faiblement les fûts indistincts de cent colonnes grisâtres. À force de
regarder ces arcades merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces
fantaisies sarrasines qui s’entrelaçaient les unes dans les autres, bizarrement
éclairées, mes perceptions devinrent confuses. Je me trouvai, comme sur la
limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l’optique et presque
étourdi par la multitude des aspects. Insensiblement ces pierres découpées se
voilèrent, je ne les vis plus qu’à travers un nuage formé par une poussière d’or,
semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de
soleil dans une chambre. Au sein de cette atmosphère vaporeuse qui rendit toutes
les formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit tout à coup. Chaque
nervure, chaque arête sculptée, le moindre trait s’argenta. Le soleil alluma des
feux dans les vitraux dont les riches couleurs scintillèrent. Les colonnes
s’agitèrent, leurs chapiteaux s’ébranlèrent doucement. Un tremblement caressant
disloqua l’édifice, dont les frises se remuèrent avec de gracieuses précautions.
Plusieurs gros piliers eurent des mouvements graves comme est la danse d’une
douairière qui, sur la fin d’un bal, complète par complaisance les quadrilles.
Quelques colonnes minces et droites se mirent à rire et à sauter parées de leurs
couronnes de trèfles. Des cintres pointus se heurtèrent avec les hautes fenêtres
longues et grêles, semblables à ces dames du Moyen Âge qui portaient les
armoiries de leurs maisons peintes sur leurs robes d’or. La danse de ces arcades
mitrées avec ces élégantes croisées ressemblait aux luttes d’un tournoi. Bientôt
chaque pierre vibra dans l’église, mais sans changer de place. Les orgues
parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine à laquelle se mêlèrent des
voix d’anges, musique inouïe, accompagnée par la sourde basse-taille des
cloches dont les tintements annoncèrent que les deux tours colossales se
balançaient sur leurs bases carrées. Ce sabbat étrange me sembla la chose du
monde la plus naturelle, et je ne m’en étonnai pas après avoir vu Charles X à
terre. J’étais moi-même doucement agité comme sur une escarpolette, qui me
communiquait une sorte de plaisir nerveux, et il me serait impossible d’en
donner une idée. Cependant, au milieu de cette chaude bacchanale, le chœur de
la cathédrale me parut froid comme si l’hiver y eût régné. J’y vis une multitude
de femmes vêtues de blanc, mais immobiles et silencieuses. Quelques encensoirs
répandirent une odeur douce qui pénétra mon âme en la réjouissant. Les cierges
flamboyèrent. Le lutrin, aussi gai qu’un chantre pris de vin, sauta comme un
chapeau chinois. Je compris que la cathédrale tournait sur elle-même avec tant
de rapidité que chaque objet semblait y rester à sa place. Le Christ colossal, fixé
sur l’autel, me souriait avec une malicieuse bienveillance qui me rendit craintif,
je cessai de le regarder pour admirer dans le lointain une bleuâtre vapeur qui se
glissa à travers les piliers, en leur imprimant une grâce indescriptible. Enfin
plusieurs ravissantes figures de femmes s’agitèrent dans les frises. Les enfants
qui soutenaient de grosses colonnes, battirent eux-mêmes des ailes. Je me sentis
soulevé par une puissance divine qui me plongea dans une joie infinie, dans une
extase molle et douce. J’aurais, je crois, donné ma vie pour prolonger la durée de
cette fantasmagorie […].

ARTHUR RIMBAUD
Dans « Nuit de l’Enfer », poème du recueil Une Saison en Enfer, Arthur
Rimbaud (1854-1891), après avoir cru rivaliser avec Dieu et trouver dans la
religion chrétienne la voie de la connaissance, se proclame non sans ironie
« maître en fantasmagories ». Pour l’ex-voyant devenu poète bonimenteur et
fantasmagore, la poésie est une scène où s’expérimentent des modes de voir et
d’entendre jusque-là inédits, où les mots ont le pouvoir de provoquer des
apparitions hallucinatoires.

Je suis maître en fantasmagories… (1873)

J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui
m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes
membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis
crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle
comme il faut. Va, démon !
J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la
vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes ! C’était des millions de
créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles
ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
Et c’est encore la vie ! – Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se
mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est
l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez
fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut
attaquer les païens. – C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation
seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi
humaine.
Tais-toi, mais tais-toi !… C’est la honte, le reproche, ici : Satan qui dit que le
feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. – Assez !… Des erreurs
qu’on me souffle, magies, parfums, faux, musiques puériles. – Et dire que je
tiens la vérité, que je vois la justice : j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt
pour la perfection… Orgueil. – La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur,
j’ai peur. J’ai soif, si soif ! Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres,
le clair de lune quand le clocher sonnait douze… le diable est au clocher, à cette
heure. Marie ! Sainte-Vierge !… – Horreur de ma bêtise.
Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien… Venez…
J’ai un oreiller sur la bouche, elles ne m’entendent pas, ce sont des fantômes.
Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi,
c’est certain.
Les hallucinations sont innombrables. C’est bien ce que j’ai toujours eu : plus
de foi en l’histoire, l’oubli des principes. Je m’en tairai : poètes et visionnaires
seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.
Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au
monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en
haut. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
Que de malices dans l’attention dans la campagne… Satan, Ferdinand, court
avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les
courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra
debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude…
Je vais éveiller tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort,
naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.
Écoutez !…
J’ai tous les talents ! – Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un : je ne voudrais
pas répandre mon trésor. – Veut-on des chants nègres, des danses de houris ?
Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau ? Veut-on ?
Je ferai de l’or, des remèdes.
Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez – même les
petits enfants –, que je vous console, qu’on répande pour vous son cœur – le
cœur merveilleux ! – Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de
prières ; avec votre confiance seulement, je serai heureux.
– Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J’ai de la chance de
ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c’est regrettable.
Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.
Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a
disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les matins,
les nuits, les jours… Suis-je las !
Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l’orgueil, – et
l’enfer de la caresse ; un concert d’enfers.
Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais aux vers, horreur de
l’horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes. Je réclame. Je
réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu.
Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce
baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié,
cachez-moi, je me tiens trop mal ! – Je suis caché et je ne le suis pas.
C’est le feu qui se relève avec son damné.

BRAM STOKER
La Chaîne du Destin est le premier roman publié par le futur auteur de
Dracula. Dans ce passage, situé au deuxième chapitre, Bram Stoker (1847-1912)
met en place un dispositif qui, tout en participant encore de l’imaginaire de la
fantasmagorie et de ses habituelles apparitions spectrales surgissant des ténèbres,
semble préfigurer la séance de cinéma : un spectateur immobilisé, entre veille et
sommeil, regardant des images mouvantes se projeter sur un écran-fenêtre.

La Chaîne du Destin (1875)

Ma chambre était une grande salle – immense pour une chambre – avec deux
fenêtres ouvrant à ras du sol, comme celles des salles de séjours ou des salons.
Le mobilier était de style ancien, mais pas assez ancien pour être singulier ; aux
murs pendaient de nombreux tableaux, des portraits ; la maison en était pleine
ainsi que de paysages. Je n’y jetai qu’un coup d’œil, décidé à les examiner plus
attentivement le lendemain matin, et je me mis au lit. Il y avait du feu dans la
pièce, et je restai allongé, sans dormir, un moment, à regarder songeur les
ombres des meubles danser sur les murs et au plafond, tandis que les flammes du
feu de bois grandissaient et diminuaient et que les braises rouges retombaient
dans la cheminée en blanchissant. J’essayai de lâcher la bride de mes pensées,
mais elles restaient constamment fixées sur ce seul sujet : la mystérieuse Miss
Fothering, dont je devais tomber amoureux. J’étais sûr d’avoir entendu son nom
quelque part, et parfois me venaient de vagues souvenirs d’un visage d’enfant.
Pendant ces moments, je commençais à me réveiller de cette somnolence
croissante, mais avant que je n’eusse pu rassembler mes pensées dispersées,
l’idée m’avait échappé. Je ne pouvais me rappeler ni quand ni où j’avais entendu
ce nom, ni même me souvenir de l’expression de ce visage d’enfant. Ce devait
être il y a longtemps, très longtemps quand j’étais jeune. Quand j’étais jeune, ma
mère vivait encore. Ma mère, mère, mère. Je me retrouvai à demi éveillé, et
répétant ce mot encore et encore. Enfin je m’endormis.
Je crus me réveiller soudainement avec ce sentiment singulier que nous avons
parfois en sortant du sommeil, comme si quelqu’un avait été en train de parler
dans la chambre et que l’écho de sa voix y résonnait encore. Tout était silencieux
et le feu s’était éteint. Je regardai par la fenêtre qui était juste face au pied de
mon lit, et je vis, dehors, une lumière qui devint peu à peu de plus en plus
brillante jusqu’à ce qu’il fît aussi clair dans la pièce qu’en plein jour. La fenêtre
ressemblait à un tableau encadré par la corniche au-dessus du pied du lit et les
colonnes massives enveloppées dans des rideaux qui la soutenaient.
Avec cette nouvelle lumière, je regardai autour de moi dans la chambre, mais
rien n’avait changé. Tout était comme avant, à part quelques meubles et objets de
décoration qui apparaissaient avec plus de relief qu’ils n’en avaient jusque-là.
Parmi eux, ceux qui se détachaient le plus étaient l’autre lit qui était placé de
l’autre côté de la chambre et, au pied de celui-ci, un vieux tableau qui pendait au
mur. Comme le lit était simplement le pendant de celui que j’occupais, mon
attention se fixa sur le tableau. Je l’observai de près et avec grand intérêt. Il
semblait ancien : c’était le portrait d’une jeune fille dont le visage, bien
qu’aimable et heureux, laissait transparaître des signes de réflexion et une
capacité à éprouver des sentiments profonds, presque de la passion. À certains
moments, en le regardant, me vint à l’esprit une vision de la Béatrice de
Shakespeare, et il m’arriva même une fois de penser à Béatrice Cenci. Mais,
cette association d’idées venait probablement de la ressemblance des noms.
La lumière dans la chambre continuait de s’intensifier, aussi regardai-je une
nouvelle fois par la fenêtre pour chercher sa source, et je vis là un spectacle
charmant. On aurait dit qu’il y avait, groupés de l’autre côté de la fenêtre, trois
adorables enfants qui paraissaient flotter dans l’air. La lumière semblait surgir
d’un point lointain derrière eux, et, à leur côté, il y avait quelque chose de
sombre et indécis qui contribuait à faire ressortir leur éclat.
Les enfants semblaient sourire à quelque chose qui se trouvait dans la
chambre et en suivant leurs regards, je vis qu’ils posaient les yeux sur l’autre lit.
Là, aussi étrange que cela puisse paraître, reposait sur l’oreiller la tête que je
venais de contempler dans le tableau. Je regardai le mur, mais le cadre était vide,
la toile avait disparu. Je regardai alors de nouveau vers le lit, et vis la jeune fille
endormie, son visage changeant constamment d’expression comme si elle rêvait.
Pendant que je l’observais, une soudaine expression de terreur se répandit sur
son visage. Elle se redressa comme une somnambule et, les yeux grand ouverts,
regarda fixement la fenêtre.
Je me tournai moi aussi vers la fenêtre ; mon regard se figea : un grand et
étrange changement s’était produit. Les figures étaient encore là, mais leurs traits
et leurs expressions étaient tristement différents. L’heureuse apparence innocente
de l’enfance avait laissé place à celle de la malignité. Avec ce changement, les
enfants avaient vieilli, et j’avais maintenant, devant mes yeux, trois sorcières
décrépites et déformées.
Mais mille fois pires que cette métamorphose était le changement qui s’était
produit dans la masse obscure qui était près d’elles. De nuage, brumeux et
indéfini, elle se transformait en une sorte d’ombre qui prenait forme. Celle-ci,
comme je le remarquai, devint peu à peu plus sombre et plus compacte jusqu’à
ce que sa vision me fît frissonner. J’avais devant moi le fantôme du Démon.
Il y eut un long silence de mort, pendant lequel je pouvais entendre le
battement de mon cœur ; mais, à la fin, le fantôme parla aux autres. Ses mots
semblaient sortir de ses lèvres mécaniquement, et sans expression : « Demain, et
demain, et demain. Le plus beau et le meilleur. » Il paraissait si horrible que cette
question me vint à l’esprit : « Oserais-je le regarder en face sans la fenêtre ?
Quelqu’un oserait-il aller parmi ces démons ? » Un rire cruel, strident,
diabolique, venant de l’extérieur sembla répondre négativement à ma question
informulée.
Mais, en plus du rire, j’entendis un autre son : les accents d’une voix douce,
triste et désespérée qui traversait la pièce.
« Ah, je suis seule, seule ! N’y a-t-il aucun humain près de moi ? Aucun
espoir, aucun espoir. Je vais devenir folle ou mourir. »
Les derniers mots furent prononcés dans un soupir.
J’essayai de sauter du lit, mais je ne pouvais faire le moindre mouvement, mes
membres étaient paralysés par le sommeil. La tête de la jeune fille retomba
soudainement en arrière sur l’oreiller ; la mâchoire pendante et la bouche grande
ouverte, elle raconta ce qui s’était passé.
De nouveau, j’entendis de l’extérieur le rire féroce et diabolique qui résonna
de plus en plus fort jusqu’à devenir si bruyant que je sortis de mon sommeil et
me redressai sur le lit. J’écoutai et entendis qu’on frappait à la porte, mais, un
moment après, plus éveillé, je me rendis compte que le son provenait du hall.
C’était, sans doute, Monsieur Trevor qui rentrait de sa soirée.
La porte d’entrée s’ouvrit et se ferma ; puis vint un son feutré de pas et de
voix qui bientôt se dissipa, et le silence régna dans toute la maison.
Je restai éveillé un long moment, songeur, à regarder de l’autre côté de la
chambre le tableau et le lit vide ; la lune maintenant brillait intensément et la nuit
était rendue encore plus claire par les éclairs épisodiques d’un orage d’été. De
temps en temps, le silence était rompu par le cri d’une chouette.
Je restai allongé, pensif, très troublé par ce que j’avais vu ; mais finalement,
rassemblant différents faits, j’arrivai à la conclusion que j’avais fait un de ces
rêves auxquels on peut s’attendre. Les éclairs, les coups à la porte d’entrée, le cri
de la chouette, le lit vide et le visage dans le tableau, tout cela, une fois relié,
fournissait la matière de ma vision. Le reste, était, bien sûr, le fruit de mon
imagination et la conséquence naturelle de tous ces éléments qui avaient agi, les
uns les autres, sur mon esprit.
Je me levai et regardai par la fenêtre, mais je ne vis rien si ce n’est l’ample
faisceau lumineux de la lune brillant au cœur du lac qui s’étendait au loin, à des
mille et des mille, jusqu’à ce que sa rive se perde dans la brume nocturne et sur
le vert gazon, parsemé d’arbustes et de hautes herbes, qui séparait le lac de la
maison.
La vision s’était complètement évanouie. Pourtant, le rêve – c’est ainsi, je
suppose, que je devrais l’appeler – fut très intense et je ne me suis plus rendormi
jusqu’à ce que la lumière du jour entrât à grands flots par la fenêtre. C’est alors
que je m’assoupis.

GUSTAVE FLAUBERT
Comme en témoigne ce passage de Bouvard et Pécuchet, plusieurs décennies
après sa mort, le souvenir de Robertson est resté dans toutes les mémoires. Mais
c’est la figure du magicien, voire du charlatan que retient Flaubert (1821-1880)
quand, à la fin du chapitre VIII consacré aux expériences de magie menées par
ses deux personnages, il raconte comment les deux apprentis sorciers s’essayent
à faire apparaître le défunt père de Bouvard.

Une chandelle dans l’intérieur du crâne… (posth., 1881)


Pécuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaître un mort.
Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes de la
Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une
apparence, qu’importe ! Il s’agit de la produire.
Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel ; mais il
n’avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu, tandis
que Bouvard était dans les conditions à évoquer son père ; et comme il
témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda : – Que crains-tu ?
– Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras !
Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille tête de
mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon
comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau
dans une enveloppe. Puis ils se mirent à l’œuvre, l’un curieux de l’exécuter,
l’autre ayant peur d’y croire.
Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au
bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père Bouvard, que
dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur
du crâne, et des rayons se projetaient par les deux orbites.
Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait
derrière ; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’âtre des poignées de
soufre.
Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là
était un vendredi, jour qui appartient à Béchet ; on devait s’occuper de Béchet
premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton, et
levé les bras, commença :
– Par Éthaniel, Anazin, Ischyros…
Il avait oublié le reste.
Pécuchet bien vite souffla les mots, notés sur un carton.
– Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiassos (la kyrielle était
longue), je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ô Béchet !
Puis baissant la voix :
– Où es-tu Béchet ? Béchet ! Béchet ! Béchet !
Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne pas voir Béchet,
un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était l’âme de son
père ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout à coup, elle allait venir ?
Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau
fêlé, et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure
peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait
les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière, mais une flamme brillait au-
dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place
de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; et la toile, à demi
déclouée, oscillait, palpitait.
Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un
être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet, et voilà
que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre ; le
plancher, comme une onde, fuyait sous ses talons, le soufre qui brûlait dans la
cheminée se rabattit à grosses volutes ; des chauves-souris en même temps
tournoyaient ; un cri s’éleva ; qui était-ce ?
Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées, que
leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste, ni même parler ; quand derrière
la porte ils entendirent des gémissements, comme ceux d’une âme en peine.
Enfin, ils se hasardèrent.
C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la cloison, avait
cru voir le Diable, et, à genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de
croix.
Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant plus
servir des gens pareils.

AUGUST STRINDBERG
Dans le roman de l’écrivain suédois August Strindberg (1849-1912)
Tschandala, se déroulant à la fin du XVIIe siècle, le héros, Maître Andréas, se
venge d’un bohémien superstitieux en projetant des images terrifiantes sur la
fumée d’un feu de tourbe. La lanterne de peur devient ici lanterne de mort : la
victime est le spectateur qui finit par mourir de terreur, « tenu captif par un lien
invisible » le reliant à une fantasmagorie qui surpasse « le rêve en réalité
palpable ».
Une représentation qui pouvait surpasser
le rêve en réalité palpable… (1888)

Après avoir réfléchi plus profondément, Maître Andréas s’était rendu compte
que les moyens qu’il avait employés auparavant étaient trop raffinés parce qu’il
avait surestimé la sensibilité du paria quant à la honte morale. Il avait joué sur
une corde d’amour-propre qui n’existait pas ou qui était trop lâche pour se briser,
même sous une dure prise. Il voyait maintenant qu’il fallait attaquer avec des
moyens plus puissants et plus simples, de vieux moyens connus dont l’Église et
particulièrement les papistes avaient su se servir dans tous les temps pour amollir
les esprits, à savoir l’angoisse de la vie future. Pour cela, chez ce tzigane
superstitieux, le terrain était bien préparé et, grâce au hasard de l’enterrement et
des scènes suivantes, tout son plan d’action s’était formé de lui-même.
Dans ses cachettes, il avait un instrument nouvellement découvert par le père
jésuite Athanasius Kircher. Pour des motifs inconnus mais peut-être assez
jésuitiques, on l’appelait la lanterne magique ou laterna magica. Grâce à elle, on
pouvait projeter des vues lumineuses sur les murs, sur de la fumée ou sur
n’importe quel autre fond d’assez bonne consistance. Il avait bien des fois pensé
à employer cet appareil pour amuser la société du tzigane, mais à la suite d’une
répugnance marquée pour donner quelque chose à un homme qui volait et ne
disait jamais merci, il s’en était abstenu. Maintenant il s’en servirait pour
l’accomplissement d’un but qu’il trouvait parfaitement justifié après quatre mois
de souffrance, n’importe quel moyen lui paraissait bon pourvu qu’il préservât sa
personne de la ruine, car il était sûr maintenant qu’elle avait une plus grande
valeur, à la fois pour sa famille et pour la société, que celle de cet animal nuisible
duquel personne ne dépendait, mais dont la destruction duquel le salut de
plusieurs dépendait.
[…] Une seule chose était certaine pour lui, à savoir qu’une représentation qui
pouvait surpasser le rêve en réalité palpable devait avoir un effet encore plus
accablant, destructeur, étouffant que celui-là, surtout si l’impression était
renforcée au maximum par l’angoisse qu’il avait d’avance provoquée par des
visions de cadavres.
Il peignit donc ses images larges et grossières pour qu’elles puissent être
facilement comprises par le tzigane et il prépara sa lanterne magique, afin que
les images agissent sans que la lanterne fût visible, le faisceau lumineux devait
venir de derrière le spectateur, mais il fallait aussi être préparé à ce que la
victime se retourne pour chercher d’où venaient les projections et, pour ne pas
être obligé d’éteindre la lampe ou de la voiler, il assembla trois tubes en forme
de triangle, les remplit de phosphore et les plaça autour du faisceau lumineux de
la lanterne de sorte que l’ensemble puisse ressembler à l’œil qui voit tout, au-
dessus de l’autel de l’église et que le tzigane puisse choisir soit qu’il veuille le
concevoir comme l’œil de Dieu, qui aveuglait, ou comme l’œil gravé sur l’arbre,
là-bas dans la forêt.

[…]

L’obscurité était venue, on alluma les lanternes. C’était un soir couvert et un


vent faible bruissait à travers les joncs de l’étang.
Le cerveau du bohémien était enflammé par l’effort, le vin et des quantités
d’imaginations qui voulaient s’exprimer. […]
Quand le professeur au bout de cinq heures le jugea suffisamment amolli, son
cerveau assez préparé pour suivre tous les ordres de l’exorciste, il l’abandonna
enfin et le laissa exploser tout seul. Avec son esprit et sa pensée plus forts, il
dirigea la marche des idées de l’autre et maintenant que la nuit était tombée, les
ténèbres épaisses et que le vent bruissait mystérieusement, il commença à
raconter des histoires de fantômes. Il parla des dames blanches, de revenants,
d’apparitions, jusqu’à ce que le tzigane fût tout à fait agité et attendît le moment
où il pourrait parler de celles qu’il avait eues.

[…]

Il alluma la lanterne et l’on aperçut presque aussitôt une forme féminine vêtue
de noir avec un voile blanc paraître dans la fumée de la tourbe.
Le tzigane eut encore l’air de ne rien remarquer, mais lorsque la forme
bougea, au prochain souffle du vent, il se dressa en sursaut et regarda fixement le
feu.
Pour ne pas lui donner le temps d’étudier l’image avec plus de précision, le
professeur la fit alternativement disparaître et réapparaître dans la fumée et,
selon qu’il passait et retirait son verre de la lanterne, le tzigane bougeait, sautait
en l’air et retombait.
C’était comme si le professeur le tenait par un cordon et le mettait en
mouvement d’une pression de son doigt.
Lorsqu’il eut capturé l’attention du tzigane, il projeta la forme gigantesque du
gardien sur l’écran de brume.
C’était un spectacle effrayant que de contempler cette image géante d’un mort
dans son linceul et, la main levée, sembler sortir de la forêt, haut comme un
hêtre, même au professeur cela produisit une impression extrêmement sinistre.
En déplaçant la vis de la lentille, il fit se rapprocher l’image de plus en plus et il
entendit le tzigane hurler doucement, d’une manière monotone et continue,
comme s’il était fou, il le vit ramener la couverture sur sa tête, se lever, danser
comme un ours, tomber dans l’herbe, se relever jusqu’à ce qu’il restât debout,
comme s’il était cloué sur place par le tétanos, hurlant doucement sans arrêt.
Puis le gardien disparut, le premier acte du drame était terminé.
Mais le tzigane demeura debout comme une statue et il ne bougea pas un
muscle lorsque de la fumée de la tourbe, une couleuvre s’avança en rampant,
exactement comme si elle était vivante avec ses yeux jaunes et sa langue
fourchue.
L’image était là, si nette et si exacte dans ses couleurs que le tzigane ne
pouvait moins faire que de la voir.
Et il la vit, en effet, se mouvant en lobes naturels, suivant le mouvement
ondulé de la fumée, la crampe tétanique de la victime commença à se desserrer
et son corps se mut, d’abord en mesure avec les mouvements du serpent, mais,
enfin il commença à tordre ses épaules et son cou comme un homme qui nage et
avance dans l’eau d’un mouvement sinueux.
Quand le professeur pensa que c’était suffisant et que la fatigue mettrait fin à
l’envoûtement, il glissa un nouveau verre dans la lanterne et sur la tache de
fumée la plus remarquable, la couleuvre se transforma en rat.
Le tzigane s’inclina doucement vers le sol, ramena ses jambes au-dessous de
lui et, produisant un sifflement, il enfonça son nez dans tous les trous de taupe
qu’il put trouver non sans regarder de temps en temps vers le haut l’image dans
la fumée. Elle semblait le tenir captif comme un lien invisible.
Son cerveau avait maintenant pris le mouvement voulu et le chemin qu’il
devait parcourir était si clairement désigné qu’avant même l’apparition de
l’image suivante, la victime s’était levée à quatre pattes en gardant toutefois la
couverture blanche autour d’elle ; lorsque l’image des chiens apparut dans la
fumée elle était déjà prête à faire entendre des aboiements terribles comme si elle
n’avait fait qu’attendre cela. On entendit alors un vacarme effroyable venant de
l’escalier arrière de la maison et la porte claqua huit fois tandis que les huit
chiens affamés s’élançaient au-dehors pour sauter sur l’impertinent chien
étranger.
À l’instant même, le professeur prévit ce que serait la fin et, pour la hâter, il
abaissa la lanterne de sorte que l’image du chien tomba exactement sur la
surface blanche.
La meute ne pouvait pas se tromper et, dans une masse furieuse et glapissante,
les huit se jetèrent sur leur maître et le mordirent à mort.
[1]. Victor de MOLÉON, article « Fantasmagorie », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture,
tome 26, Paris, Belin-Mandar, 1836, p. 296-297.
[2]. Certains fantasmagores n’hésitent pas à électrocuter par des décharges électriques leur public et à le
droguer en diffusant dans la salle des vapeurs d’opium.
[3]. Max MILNER, La Fantasmagorie, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 23.
[4]. On sait que quelques hommes ont la propriété singulière de parler du ventre : le son de leur voix
retentissant dans leurs entrailles, n’arrive aux auditeurs que par écho ; et, de cette manière, un homme qui
est auprès de vous semble vous parler d’une très grande distance, et comme avec un porte-voix.
[5]. La nonne sanglante : « Le son d’une cloche lointaine se fait entendre. Au fond d’un cloître,
faiblement éclairé par la lune, apparaît une nonne ensanglantée, avec une lanterne d’une main et un
poignard de l’autre. Elle arrive lentement et semble chercher l’objet de ses désirs. Elle s’approche tellement
des spectateurs qu’il arrive souvent qu’on les voit se déplacer pour lui livrer passage » (in Julia de
FONTENELLE, Nouveau manuel complet de physique amusante, Paris, Roret, 1860, p. 83).
[6]. « Ce qui ne s’adresse qu’aux oreilles, fait bien moins d’impression sur l’esprit, que ce qui est mis
fidèlement sous les yeux. » HORACE, Art poétique, vers 180-181 (NdE).
Chapitre 5

Panoramas et dioramas
« On a vu à Paris les Panoramas de Jérusalem et d’Athènes ; l’illusion était
complète ; je reconnus au premier coup d’œil les monuments et les lieux que
j’avais indiqués. Jamais voyageur ne fut mis à si rude épreuve : je ne pouvais
pas m’attendre qu’on transportât Jérusalem et Athènes à Paris pour me
convaincre de mensonge ou de vérité. La confrontation avec les témoins m’a
été favorable : mon exactitude s’est trouvée telle, que des fragments de
l’Itinéraire ont servi de programme et d’explication populaires aux tableaux des
Panoramas. »
CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem, préface de l’édition de
1827.
« Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme
sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de
théâtre, où je trouve artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves
les plus chers. Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près
du vrai. »
BAUDELAIRE, Salon de 1859.

INTRODUCTION
« Le temps des spectacles purement oculaires est arrivé » : l’affirmation de
Théophile Gautier convient à un siècle qui parle en rama (Balzac). Les
spectacles oculaires et populaires, divertissements de masse qu’incarnent
panoramas et dioramas, illustrent la fièvre de l’œil qui s’empare du XIXe siècle
et son besoin d’une vision élargie, exacerbé jusqu’à vouloir tout voir et absorber
tout l’horizon (Wordsworth). C’est précisément à l’époque où l’expérience
moderne, si fragmentée, l’épreuve de la ville et de son paysage devenu
insaisissable laissent l’œil désorienté que le panorama propose dans les grandes
métropoles le spectacle d’une restitution intégrale de la réalité, la « Nature à
coup d’œil » comme le nomme son inventeur le peintre Robert Baker qui en a
déposé le brevet à Londres dès 1787. Le but du panorama est de réussir le tour
de force d’une « illusion complète » (Dufourny) transformant l’observateur en
voyageur virtuel qui a, selon les mots de Barker, « la sensation de se trouver
réellement à l’endroit même » (paysage sublime, cité historique ou grande
bataille). Le spectateur pénètre dans la rotonde par un passage obscur, monte sur
une plate-forme et entre dans l’image, comme mis en scène, enveloppé par un
tableau circulaire, protégé de toute référence visuelle à la réalité et de toute trace
de l’artifice soigneusement dissimulé. Séparé du monde, transporté dans un
univers artificiel clos et pourtant immergé dans la sensation d’un espace illimité,
le spectateur, stupéfié par la coïncidence conditionnée entre l’œil et l’image,
jouit de l’illusion de son soudain pouvoir panoptique. L’effet de malaise,
vacillation, vertige ou nausée, produit par cette expérience visuelle nouvelle, a
été décrit par les contemporains, parfois pour en dire le choc, parfois pour en
faire le symptôme d’une insupportable oscillation entre fiction et réalité,
dénoncer le conditionnement visuel et rejeter l’illusionnisme et sa simulation
intégrale d’une réalité d’ailleurs embaumée, immobile et muette (Eberhardt). Les
foules, moins académiques ou moins angoissées par le flirt des beaux-arts avec
les amusements populaires, semblent au contraire apprécier le plaisir d’entrer
dans l’image : sont-elles dupes pour autant ? Ne rien « deviner » de la
« duperie » (Kleist) ne signifie pas qu’on en est réellement dupe et l’effet de réel
persiste même si l’on est séduit par l’artifice qu’on sait reconnaître. Baudelaire
aime ainsi le diorama, non pour le pouvoir de pénétration dont il doterait l’œil du
spectateur moderne (Janin) mais pour sa « magie brutale et énorme » et parce
que le faux y est « infiniment plus près du vrai ».
Le diorama présenté en 1822 par Daguerre et Bouton complète à sa manière
l’illusion en surmontant l’obstacle de l’image panoramique pétrifiée. Pris en
charge par un plateau tournant sur des rails, les spectateurs du diorama, face à
chaque « écran » – une vaste toile peinte sur les deux faces et en partie
translucide, animée par les variations de la lumière –, sont confrontés à une
dimension temporelle et quasi dramatique de l’image (Nerval). Le diorama ne se
contente pas d’« embaumer le temps » à la manière du panorama mais suggère la
coïncidence de « l’image des choses » avec « celle de leur durée » pour
reprendre les termes qu’André Bazin utilise pour le cinéma. « Il faut chercher,
écrit ainsi Walter Benjamin, ce que représente le fait que les changements
d’éclairage que la journée apporte à un paysage se déroulent en un quart d’heure
ou une demi-heure dans les dioramas. Il y a une sorte de précurseur espiègle de
l’accéléré au cinéma, une accélération spirituelle, quelque peu malicieuse, du
déroulement du temps[1]. » Cette sensibilité au temps, la surprise du mouvement
retrouvé, le « charme tout-puissant de l’animation » éveillée par les variations
atmosphériques de diffusion de la lumière (Le Miroir des Spectacles, La Revue
encyclopédique) expliquent en grande partie le succès immédiat du diorama et
son rôle, aux côtés du panorama, dans la transformation au XIXe siècle des
conditions de l’expérience perceptive, dans la conception de la vision et du
rapport de l’œil à l’image, dans la naissance d’un nouveau public entraîné à
d’autres attentes par ces spectacles collectifs.
Très populaire aux États-Unis au milieu du siècle, le panorama mobile,
intégrant parfois les jeux de lumière du diorama, accompagné musicalement,
offre, dans l’architecture d’une salle traditionnelle, le défilé de ses scènes qui
suggère un point de vue mobile et rend possible un récit qui, littéralement, se
déroule au rythme du commentaire ou du tour de manivelle d’un conférencier
(Hawthorne).
De tels spectacles n’ont pu être produits sans une imposante mobilisation
économique des moyens (construction de l’édifice ou déplacement des
panoramas itinérants, conception de la machinerie ou fabrication des toiles), une
conjugaison d’efforts, une rationalisation et division du travail, qui révèlent
l’importance des enjeux de ces formes d’attraction qui cristallisent les liens
nouveaux et complexes qu’entretiennent société, économie, technique, science,
art et divertissement.

***

LÉON DUFOURNY

Ce n’est pas hasard si le citoyen Dufourny (1754-1814), qui juge dès 1793 que
« l’architecture doit se régénérer par la géométrie », trouve dans l’édifice
circulaire du panorama le lieu d’un nouveau spectacle oculaire et populaire. Son
rapport sur la nouvelle invention loue le procédé qui dispose le spectateur dans
une illusion complète en ôtant à l’œil tout terme de comparaison et en libérant le
tableau de son cadre.
Panorama (1800)

L’inventeur du Panorama est M. Robert Barker, natif d’Édimbourg, et peintre


de portrait : ce fait est constaté par la patente ou brevet d’invention qui lui fut
accordé à ce sujet le 19 juin 1787. […] Ce ne fut que trois ou quatre années après
l’obtention de son brevet que M. Barker fit à Londres l’ouverture du premier
panorama, qui représentait la ville de Londres. Depuis il y a donné d’autres vues,
et les succès qu’il a constamment obtenus ont été la juste récompense de ses
talents. Le nom de panorama est composé de deux mots grecs, pan et ¨orama, qui
signifient vue de la totalité, vue de l’ensemble. Ce mot seul présente à l’esprit
l’idée de cette découverte. En effet, le panorama n’est autre chose que la manière
d’exposer un vaste tableau ; en sorte que l’œil du spectateur, embrassant
successivement tout son horizon, et ne rencontrant partout que ce tableau,
éprouve l’illusion la plus complète. Nos sens sont aisés à tromper ; la vue
surtout, cet organe délicat, juge les objets avec incertitude ; les grandeurs, les
distances ne peuvent être évaluées par lui sans un moyen secondaire, et ce
moyen c’est la comparaison ; toutes les fois que ce secours lui manque il est
sujet à errer, ou pour mieux dire il erre toujours. C’est donc en ôtant à l’œil tous
les termes de comparaison, que l’on parvient à le tromper, au point de le faire
hésiter entre la nature et l’art. Les tableaux, quelque grands qu’ils soient, sont
ordinairement renfermés dans un cadre qui, dès l’abord, avertit qu’ils sont un
ouvrage de l’art : ils sont placés à côté d’une infinité d’objets étrangers au sujet ;
l’œil, en contemplant les tableaux, reçoit malgré lui l’image de ces objets ; c’est
à leur aide qu’il juge les grandeurs, les distances, et jusqu’à la couleur ; et
comme la nature est toujours au-dessus de l’art, l’imitation paraît faible,
incomplète ; l’illusion ne peut s’établir, ou bientôt elle s’évanouit. Mais
supposons que l’œil, sur quelque point de l’horizon qu’il se porte, soit
constamment frappé d’une série d’images, toutes dans des proportions relatives,
toutes avec les tons de la nature, et que nulle part il ne puisse saisir l’objet de
comparaison qui lui est nécessaire pour asseoir son jugement ; alors il sera
trompé, il croira voir la nature ; car elle n’est plus là pour le désabuser. Telles
sont les observations qui paraissent avoir conduit à la découverte du panorama ;
tels sont les principes sur lesquels reposent et sa construction et ses effets. Au
centre d’un édifice circulaire, d’environ dix-sept mètres de diamètre, sur sept de
hauteur, et couvert d’un toit de forme conique, s’élève une plate-forme isolée,
dont la hauteur est la moitié de celle de l’édifice ; environnée d’une balustrade,
cette plate-forme oblige le spectateur à être, dans tous ses mouvements, à une
certaine distance des murs de l’enceinte circulaire ; sur ces murs est tendue la
toile du tableau exposé, de manière que, couvrant la totalité de la circonférence,
ses deux extrémités se confondent en un même point ; les objets y sont
représentés d’après les règles ordinaires de la perspective et de la peinture, en
prenant le centre de la plate-forme pour le point de station du spectateur. Une
ouverture circulaire, large d’un mètre environ, et pratiquée dans le cône de la
toiture, au pourtour des parois, donne accès au jour, et en dirige tous les rayons
sur le tableau exclusivement. Un vaste parajour élevé sur la tête des spectateurs
vient encore amortir pour leurs yeux l’éclat de la lumière, et empêcher que leur
ombre ne se porte sur la peinture ; son ton gris foncé contraste avec les tons
lumineux et transparents des ciels ; et en dérobant à la vue l’ouverture qui laisse
pénétrer le jour, il ajoute à l’effet du tableau. Enfin, une toile de la même couleur
que le parajour, et tendue en pente depuis les bords de la plate-forme jusqu’à
l’extrémité inférieure du tableau, en dérobe la fin, intercepte la vue de
l’intervalle qui en sépare le spectateur ; et de même que le parajour donne au ciel
une étendue sans bornes, de même cette toile donne l’idée d’une grande
profondeur. C’est ainsi que, par la réunion de ces moyens, l’œil du spectateur se
promenant librement sur un tableau continu, dont toutes les parties sont en
harmonie de couleur et de proportion, sans rencontrer un seul objet qui lui serve
de comparaison, éprouve l’illusion la plus complète : ce n’est plus un tableau
qu’il voit, c’est la nature même qu’il a sous les yeux. En entrant dans l’enceinte
d’un panorama, la première impression que l’on éprouve est celle d’une vue
immense, mais confuse, et dont tous les points s’offrent à la fois et sans ordre à
l’œil ébloui ; cet effet est inévitable, il est produit par le passage brusque et
instantané de l’aspect de la nature à celui de son image. Quelque parfaite que
soit l’imitation, il n’est pas donné à l’art de soutenir la concurrence avec son
modèle ; mais à mesure que l’œil, s’habituant au jour qui l’éclaire, oublie les
teintes de la nature, le tableau produit insensiblement son effet ; et plus on le
considère, moins on se persuade que ce qu’on voit n’est qu’un simple prestige.
Pour lever les dessins nécessaires à l’exécution d’un panorama, l’artiste doit
choisir une éminence assez élevée pour qu’il puisse découvrir tous les points de
l’horizon, et apercevoir en même temps tous les détails qui se trouvent au pied
de l’élévation sur laquelle il est placé ; il est nécessaire que les objets les plus
intéressants, les plus pittoresques de cet horizon, s’offrent à la vue sous un aspect
avantageux, et dans la position la plus propre à rendre leur effet piquant ; il est
essentiel surtout que le premier plan soit riche en détails, et qu’il soit animé le
plus possible afin de donner une juste idée et la physionomie, pour ainsi dire, de
la contrée qu’il veut représenter. Le point de vue ainsi choisi, il faut, pour obtenir
la plus grande exactitude dans le contour des objets, se servir d’une chambre
noire tournant à volonté sur un pivot, sans changer d’horizon. Après avoir
dessiné toute la partie de l’horizon que peut embrasser l’objectif de la chambre
noire, après avoir suivi avec exactitude les traits des objets qu’elle présente, on
la tourne sur son pivot pour prendre de la même manière la portion la plus
voisine, à droite ou à gauche du cercle de l’horizon, et l’on continue ainsi
jusqu’à ce qu’on ait parcouru le cercle entier, et dessiné tous les objets qu’il
renferme. Pour avoir les détails les plus voisins de l’éminence sur laquelle on est
placé, surtout lorsqu’elle est d’une grande hauteur, il faut relever un peu
l’objectif de la chambre noire, ainsi que le papier sur lequel on dessine ; et en
cela l’artiste ne fait qu’imiter le mouvement que fait l’œil du spectateur, lorsque
après avoir fixé le haut du tableau, il baisse la vue pour en considérer la partie
inférieure. La convexité du verre de la chambre noire courbe nécessairement les
lignes, surtout celles du premier plan ; lorsque ces lignes sont grandes, il faut que
l’artiste les rectifie, autant que possible, d’après la nature ; et, pour faire cette
opération, il faut attendre que les dessins partiels soient réunis en un seul : tels
sont les procédés aussi sûrs que fidèles par lesquels on parvient à lever les
dessins qui servent ensuite à peindre le tableau par les procédés connus de la
peinture. Paris possède aujourd’hui deux panoramas. Le premier qui ait introduit
en France cette ingénieuse manière de représenter la nature est Robert Fulton,
citoyen des États-Unis d’Amérique, et ingénieur-mécanicien ; il obtint du
gouvernement un brevet qu’il a cédé quelques mois après à son compatriote
James. Les premières vues qu’on ait vues à Paris, sont celles de cette immense
cité, et celle de Toulon, au moment où les Anglais furent contraints en 1793
d’évacuer cette place à l’approche de l’armée française. […] Quand cette
ingénieuse application de principes plus ingénieux encore n’offrirait qu’un
aliment à la curiosité, quand il n’en résulterait d’autre avantage que celui de
présenter la vue exacte et fidèle des villes et des sites les plus intéressants du
globe, ce serait déjà pour elle un titre bien réel à l’intérêt général ; et sous ce
rapport seul elle mérite les plus grands encouragements comme objet à la fois
d’agrément et d’utilité. Mais ne serait-il pas possible que cette découverte fît
faire à la peinture un pas vers la perfection ? N’ouvre-t-elle pas une nouvelle
route pour parvenir à ce but de tous les essais, de tous les efforts de l’art ? Ne
prouve-t-elle pas déjà que les moyens fournis par les sciences, réunis aux
connaissances pratiques de l’art, et aux raisonnements d’un esprit juste et
calculateur, peuvent encore enfanter de nouveaux prodiges ? Quoi qu’il en soit
de l’impulsion qu’elle peut imprimer à cette partie la plus brillante des arts, quel
que soit l’élan qu’elle donne un jour au génie, il semble que déjà elle a indiqué
une manière d’exposer les tableaux supérieure à toutes les autres. L’illusion
produite par le panorama n’ayant d’autre cause que le rapport exact de
proportion entre toutes les parties, et l’absence totale des termes de comparaison
qui pourraient détruire cette illusion, ne peut-on pas obtenir pour tous les
tableaux cet effet magique qui seul peut leur donner tout leur prix ? Serait-il
donc difficile d’isoler un tableau, en sorte que les objets dont il se trouverait
environné ne servissent nullement à l’œil pour lui faciliter les moyens de
reconnaître la petitesse, la proximité, la faiblesse du coloris des objets
représentés ; et le procédé employé pour la totalité et en grand dans le panorama
ne donnerait-il pas partiellement le même résultat ? Mais, en supposant même
que l’œil ne réussit pas à isoler un tableau de manière à lui faire produire une
illusion totale, du moins est-il constant que l’inventeur du panorama a trouvé la
meilleure manière d’éclairer les tableaux. La direction qu’il a donnée aux rayons
de lumière est la plus avantageuse ; et son résultat est tel, qu’il laisse fort peu à
désirer. Peut-être serait-il possible, en le modifiant suivant les circonstances et
les localités, d’employer utilement le procédé du panorama pour éclairer les
musées, et toutes les galeries destinées à renfermer les productions des arts.

HEINRICH VON KLEIST


Dans une lettre à sa fiancée, Wilhelmine, l’écrivain allemand Heinrich
von Kleist (1777-1811) décrit sa visite à Berlin du premier panorama allemand.
Il en sort déçu non par rejet classique de l’imitation naïve, mais parce qu’il veut
au contraire qu’on aille plus loin dans le plaisir de l’artifice et que rien
n’échappe à l’illusion panoramique au cœur de laquelle le spectateur lui-même
entre dans l’image.

Hier soir j’ai visité le célèbre Panorama


de la ville de Rome… (1800)

Hier soir j’ai visité le célèbre Panorama de la ville de Rome. Il ne doit,


semble-t-il, sa célébrité à personne sinon à sa nouveauté. C’est le premier
pressentiment de ce que pourrait être un panorama (Panorama est un mot grec.
Pour toi, ce n’est qu’un son inintelligible. Cependant pour que tu en aies une
idée, je vais te l’expliquer, à l’aune de tes compétences. La première moitié du
mot signifie à peu près : de tous côtés, tout autour ; la seconde moitié signifie à
peu près : voir, à voir, vu. Tu peux maintenant, à ton gré, composer un substantif
allemand.) Je dis qu’il s’agit du premier pressentiment de ce que pourrait être un
panorama, et l’idée elle-même est susceptible d’une perfection plus grande.
Comme l’objectif est de fixer entièrement le spectateur à l’illusion d’être en
pleine nature, des dispositions très différentes devraient être trouvées pour qu’il
ne devine rien de la duperie. Le seul bâtiment apte, selon moi, à servir à cette fin
est sphérique. Il faudrait se tenir sur le tableau lui-même et ne trouver, dans
toutes les directions, aucun point qui ne soit le tableau. Mais, la lumière devant
venir du haut, une ouverture en haut étant donc nécessaire, il faudrait, pour
cacher cette dernière, que s’élève au milieu un tronc d’arbre, par exemple, d’où
se déploieraient d’épaisses branches feuillues sous l’ombre desquelles on se
tiendrait. Écoute donc comment tout cela a été mené à bien. Pour plus de clarté,
je te joins le plan.
À l’entrée, on est courtoisement invité à s’imaginer sur les ruines du palais
impérial. Cela ne peut se faire sans une grande complaisance quand il vous faut
grimper dans un couloir sombre jusqu’au centre du panorama. On se tient en
effet sur de robustes planches de pin qui, comme on le sait, ont très peu de
ressemblance avec le marbre de Carrare. Au centre s’élève un poteau
quadrangulaire qui soutient un plafond de bois lisse destiné à cacher l’ouverture
du dessus. On ne reconnaît pas du tout ce que cela doit représenter ; et pour
transpercer complètement l’illusion avec le poignard de la réalité, quatre coquets
miroirs suspendus sur chaque côté du poteau renvoient l’image du tableau d’une
manière effroyablement artificielle. L’espace destiné au spectateur est délimité
par une barrière en bois qui n’est pas sans rappeler les barrières des voltigeurs ou
des écuyers de cirque. Au-delà on voit d’abord une toile marbrée de blanc et de
rouge aux formes indistinctes, accrochée et soutenue, enfoncée ou bombée, ce
qui doit représenter, comme tu le conçois aisément, rien de moins que les ruines
du palais impérial rongé par la dent du temps. Après cette avant-scène, voici une
tenture d’environ trois pieds de haut, en cercle, posée verticalement, peinte de
feuilles, roches et ruines, qui esquisse pour ainsi dire le second plan, comme sur
nos théâtres. Imagine alors, à l’arrière-plan, le tableau à proprement parler, sur la
paroi verticale et circulaire, représente-toi une tour ronde peinte de l’intérieur, et
tu as la représentation entière du célèbre panorama.
Le sujet de la peinture est intéressant, car il s’agit de Rome. Mais il est parfois
également mal exécuté. La nature même, j’imagine, a certainement mieux fait. Il
y a une abondance des sujets, une richesse de belles choses et des parties dont
chacune à elle seule éveillerait l’intérêt pour le lieu : vallées, collines, allées,
bois sacrés, tombeaux, villas, ruines, bains, aqueducs (mais sans eau), chapelles,
églises, pyramides, arcs de triomphe, et l’énorme Grand Cirque et Rome la
superbe. Cette dernière en particulier fait tout son possible pour aider à la
supercherie. L’artiste a bien réussi à trouver le moment du coucher de soleil, sans
montrer le soleil lui-même, caché derrière un rocher. En l’occurrence, il a
adroitement situé Rome, avec ses remparts et ses coupoles, entre le soleil et le
spectateur, de sorte que le voile d’azur du soir, mélancolique et sombre, étendu
sur cette grande antiquité, et d’où étincellent de temps en temps des flèches
illuminées, de pourpre vif, porte tous ses fruits. Mais aucun frais vent d’ouest ne
soufflait sur les ruines où nous nous tenions ; nous étouffions de chaleur dans ces
alentours de Rome, et je me hâtai de revenir à Berlin, un voyage cette fois ni
pénible ni fastidieux.

JOHANN AUGUST EBERHARD


L’expérience visuelle du panorama suscite parmi ses premiers spectateurs
vertige et malaise. Le philosophe allemand Johann August Eberhard (1739-
1809) en situe l’origine dans l’imposture d’une illusion intégrale de la réalité
dont elle n’offre que le cadavre immobile et muet, et dans le coup de force qui
projette le spectateur dans le tableau et le déstabilise en lui interdisant toute
distance.

L’illusion esthétique. Le panorama (1803)

[…]

C’est un tableau qui représente un des grands ponts de Londres, avec des
places, des rues, des maisons qui se serrent ; avec des hommes qui passent et
d’autres qui regardent par la fenêtre. Sous le pont coule la Tamise avec des
bateaux qui la descendent et la remontent. Le but de ce nouveau genre de
peinture doit être de montrer jusqu’où l’art peut pousser l’imposture de
l’illusion. Et, en effet, assurent tous ceux qui l’ont vu, la ressemblance d’une
reproduction avec la vérité de la nature ne pouvait aller plus loin.
Pour atteindre ce but, le peintre ne s’est pas contenté d’épuiser toutes les
ressources de la perspective linéaire ou aérienne ; il a aussi écarté tout
environnement corporel pour ruiner toute comparaison avec la vérité de la
nature. Le tableau fait le tour de tous les murs de la salle circulaire et vide, et
n’est éclairé très faiblement que d’en haut et si protégé par le bas qu’on ne peut
voir le sol de la pièce. On produit ainsi, comme mes amis l’affirment, l’effet le
plus trompeur, qui, si vous êtes placé là, devient vite pénible au possible,
répugnant, et finalement insupportable. Tous deux certifiaient – et l’un d’eux est
lui-même, non seulement un connaisseur, mais un artiste de talent – qu’ils
éprouvèrent aussitôt une angoisse certaine s’achevant en vertige et nausée. Tous
deux ont toutefois les nerfs quelque peu fragiles.

[…]

Ma théorie de l’illusion me rend cet effet parfaitement vraisemblable. D’après


elle, plus l’effet de l’illusion est intégral, plus le panorama doit nous affecter
désagréablement. L’effet le plus intégral se produit lorsque nous sommes forcés
à prendre l’apparence de l’œuvre d’art pour la vérité totale de la nature. C’est
précisément dans ce caractère intégral de l’illusion que résident plusieurs raisons
de son caractère répugnant.
Nous sommes bel et bien sur le pont de Londres, dans les rues de cette
capitale, transportés entre ses maisons. Le peintre ne peut peindre pour l’oreille ;
aussi n’entendons-nous aucun son. Faut-il s’étonner que ce triste silence de mort
remplisse le spectateur d’angoisse ? Première raison !
En outre, le peintre ne peut peindre qu’un seul instant. Sur son tableau, les
objets sont tous immobiles, et non seulement il manque en effet aux vivants le
mouvement volontaire, mais la scène entière manque également elle-même du
mouvement constant de la nature, de la variation ininterrompue du lieu, de la
position, de la forme qui anime même encore la contrée la plus déserte. Mon œil
s’éloigne bien d’un objet, et cela semble donner à ce dernier une sorte de
mouvement, mais le rang et la position de l’objet ne se modifient pas l’un par
rapport à l’autre ; les véhicules restent toujours à la même place, ils ne changent
pas leur rapport avec l’environnement ; ceux qui s’en vont ne vont pas plus loin,
ils ne disparaissent pas, personne ne s’avance après eux ; ceux qui regardent par
la fenêtre, regardent éternellement par la fenêtre, et toujours du même côté, avec
la même attitude ; les lumières et les ombres, si fluides dans la nature et variant
avec chaque petit nuage, chaque souffle d’air, selon les progrès du soleil, sont
irrévocablement immobiles. Ainsi le plus parfait des panoramas est-il immobile
dans ses moindres parties. Il est le cadavre de la nature, et non le matériau
naturel brut rendu vivant et embelli par l’art. Le panorama se distingue encore en
cela de la camera obscura. Les objets y apparaissent réduits, se distinguant par là
de la nature ; agiles et se déplaçant, se distinguant par là de l’art. Voilà la
deuxième raison du caractère abject du panorama !
L’exactitude de la perspective, la justesse du dessin, la vérité du clair-obscur et
du style me transplantent par leur magie conjuguée dans la réalité de la nature,
mais le triste silence de mort et l’immobilité m’en repoussent. Je vacille entre
réalité et irréalité, entre nature et non-nature, entre vérité et apparence. Mes
pensées, mes esprits vitaux éprouvent un mouvement oscillant, me balançant
d’un côté à l’autre, un tangage qui produit les mêmes effets que la rotation dans
un cercle ou le roulis du bateau. Je m’explique ainsi le vertige et la nausée qui
gagnent l’observateur non préparé du panorama. C’est la troisième raison de son
effet désagréable.
À ces trois raisons s’en ajoute une quatrième qui donne aux premières toute
leur importance : l’impossibilité de s’extraire de l’illusion. Je me sens attaché à
elle par des chaînes de fer. La contradiction entre apparence et vérité me saisit ;
je veux me dégager de l’illusion trompeuse, et la corriger. Je me sens pris au
piège, dans les filets d’un monde de rêve plein de contradictions ; et ni la ferme
conscience d’être éloigné du lieu réel, ni la pleine lumière du jour, ni la
confrontation avec les corps qui m’environnent ne peuvent me réveiller du rêve
angoissant dont je dois me débarrasser contre ma volonté. Celui qui a été trompé
peut user de ces moyens pour mettre un terme à l’illusion dès qu’elle lui devient
déplaisante, mais ces moyens sont interdits à l’observateur du Panorama.

WILLIAM WORDSWORTH
Le livre VII du célèbre Prélude de William Wordsworth (1770-1850) évoque,
treize ans après son premier séjour à Londres, « le choc de l’énorme cité » et le
tumulte d’un « monde sans repos ». Le panorama consacre aux yeux d’un poète
de l’enracinement, et vrai marcheur, la perte de l’expérience réelle et la
prétention panoptique naïve d’absorber artificiellement par l’œil et l’image tout
l’horizon pour le domestiquer.

Ces vues imitatrices qui singent la présence


absolue de la réalité… (1805-1806)

À loisir visitons, de jour en jour,


Tels qu’ils se présentent, les spectacles
D’intérieur, troupes de bêtes sauvages, oiseaux et bêtes
De toute nature, provenant de tous les climats ;
Et, à côté d’eux, ces vues imitatrices qui singent
La présence absolue de la réalité,
Représentant, comme en miroir, mer et terre,
Et ce qu’est la Terre, et ce qu’elle a à montrer ;
Je ne parle pas ici de l’artisanat le plus subtil,
Aux moyens raffinés atteignant les fins les plus pures,
Mais des imitations, faites naïvement en une simple
Confession de la faiblesse de l’homme et de ses amours.
Soit que le peintre, façonnant une œuvre
Dédiée au paysage environnant de la Nature,
Et absorbant de son crayon avide
Un horizon entier sur tous les côtés, avec une force
Égale à celle d’anges ou d’esprits commissionnés,
Nous place sur quelque haute cime,
Ou sur un bateau au milieu des eaux, avec un monde
De vie, et une caricature réaliste, à l’est,
À l’ouest, en dessous, derrière nous, et devant ;
Soit qu’un artiste plus mécanique représente
À l’échelle exacte, par un modèle, de bois ou d’argile,
En s’aidant aussi de couleurs mêlées,
Quelque miniature de lieux et choses célèbres, –
Ou domestiques ou qui font l’orgueil de royaumes étrangers ;
L’embouchure de la Forth, et Edinburgh sur son trône
De rochers, parfaite impératrice de ce pays de montagne ;
L’église Saint-Pierre ; ou, dessein plus ambitieux,
En une vision microscopique, Rome elle-même ;
Ou bien peut-être quelque site champêtre, – les Cascades
De Tivoli ; et, au sommet de cet à-pic,
Le Temple de la Sybille ! chaque arbre
Du paysage entier, bosquet, pierre, minuscule égratignure,
Et chaque cottage, niché dans les roches –
Tout ce que le voyageur voit quand il est là.

LE MIROIR DES SPECTACLES


Le Miroir des Spectacles rapporte l’ouverture, le 11 juillet 1822, du Diorama
de Bouton et Daguerre, rue Sanson derrière la place de la République, dont la
rotonde abrite quatre tableaux (de 22 mètres sur 14) qui s’offrent à l’œil de 350
spectateurs qu’un plateau tournant déplace. Les jeux de la lumière produisent
une mobilité qui touche le paysage et le sens même que le spectateur a du
déroulement du temps.

Le charme tout-puissant de l’animation… (1822)

Il est difficile de faire comprendre à des lecteurs qui n’ont aucune idée des
moyens employés par MM. Bouton et Daguerre dans l’exécution de leurs
tableaux, l’effet prodigieux produit par ceux-ci. Jamais aucune représentation de
la nature ne m’avait frappé si vivement. Aux charmes que l’auteur a réunis dans
la représentation dont je viens de parler, se joint, dans le tableau de La Vallée de
Sarnen, le charme tout-puissant de l’animation. Rien ne peut être comparé à cette
peinture. Qu’on se figure, en effet, la lumière naturelle venant au secours de la
palette, le déplacement sensible et sans violence de certaines formes données, le
mouvement imprimé sans mouvement aux vapeurs aériennes et à leurs
modifications, les nuages changeant de couleurs et de densité, les eaux
mobilisées, le jour plus vif succédant à un jour obscur, l’orage grossissant sur un
horizon qui se rembrunit après avoir été pur ; qu’on se représente, disions-nous,
cette succession d’illusions rapides et indéfinissables ; qu’on pense qu’elles se
répandent sur le portrait d’une des plus belles contrées du monde, et qu’on juge
alors des enchantements enfantés par ce tableau, dont nous ne pouvons porter un
jugement plus laconique et plus vrai que celui qu’un homme plein de goût et de
connaissances dans les arts, portait hier à haute voix : à regarder cet ouvrage
comme artiste, il est sublime ; à ne le voir que comme homme du monde, il est
inconcevable.
MM. Daguerre et Bouton ont obtenu un véritable triomphe ; chacun s’est
empressé de les féliciter sur leur succès, auquel ont pris part tous ceux qui
s’intéressent aux arts, et qui connaissent les deux modestes auteurs du Diorama.
Le Diorama doit faire une fortune considérable dans un pays où l’amour du
beau germe dans toutes les têtes. Il faut le dire, des citoyens qui ne montreraient
pas le plus grand empressement à payer leur tribut d’admiration à l’invention
nouvelle, si supérieure à l’invention des panoramas, devraient se hâter de quitter
l’Athènes moderne ; comme un gouvernement qui ne récompenserait pas
magnifiquement des hommes si honorables pour la France, devrait renoncer à
exercer jamais aucune influence sur l’esprit public et sur la direction des arts.
Les tableaux du Diorama se renouvelleront un à un, tous les trois mois.
MM. Bouton et Daguerre, dans deux tableaux qui sont déjà réputés deux
merveilles, n’ont fait encore qu’un essai de leur procédé : que feront-ils donc,
quand ils l’auront porté à son dernier degré de perfection ? Les auteurs du
Diorama se sont rendus à l’opinion de tous les hommes de goût ; ils n’ont point
admis d’explicateur dans leur spectacle ; ils ont pensé avec raison que ce n’est
point en face des harmonies sublimes de la nature qu’il faut admettre le langage
inharmonieux d’un homme, véritable perroquet qui désenchante de toutes les
illusions par des niaiseries ou de sèches nomenclatures de noms et de localités.
Pour parer cependant au défaut d’explications, ils ont chargé un amateur des arts
de rédiger une notice détaillée de chacun des tableaux exposés ; cette notice,
précédée de quelques notions sur le Diorama en général, se trouve au bureau de
l’établissement, nous la recommandons aux personnes qui fréquenteront le
Diorama qui doit être désormais le rendez-vous de la bonne compagnie.

LA REVUE ENCYCLOPÉDIQUE

Dans la concurrence des spectacles visuels, le diorama, rival du panorama, lui


est sans cesse associé, comme dans cet article de La Revue encyclopédique,
cependant attentif à un art original de la projection lumineuse sensible à ce qui
est variable et mobile. Pendant quinze minutes, le spectateur immobile fait
l’expérience, non seulement d’une troisième dimension, mais aussi d’une autre
durée rendue à la lumière.

Le diorama (1823)

Sans le panorama, il n’y a pas lieu de croire que le diorama eût existé. C’est
dire, en d’autres termes, et je le pense ainsi, que cette dernière invention prend sa
source dans la première. L’auteur du panorama transporte le spectateur au milieu
d’une belle campagne ou d’une ville célèbre, le place sur un endroit élevé d’où
ses regards n’ont d’autres bornes que l’horizon. Les auteurs du diorama mettent
sous ses yeux l’aspect intérieur d’un grand monument, ou la vue d’une vallée
délicieuse ; mais, après qu’il s’est assis et qu’il a considéré ce qui est devant lui,
il ne lui reste plus rien à voir. Au panorama, le spectateur change de place, voit
les différents aspects du lieu où il est : c’est, ainsi que le nom l’indique, une vue
générale. Le diorama, dont le nom est emprunté à la même langue, est un lieu où
l’on jouit seulement de deux vues, où le spectateur a sous les yeux deux tableaux
que les auteurs ont eu le bon esprit de varier. Au reste, l’artifice est à peu près le
même dans ces deux établissements, sauf quelques différences que je vais
indiquer. Le panorama étant une toile circulaire, dont le spectateur doit occuper
le centre, il faut nécessairement qu’il passe au-dessous de cette toile pour venir
au lieu qui lui est destiné ; autrement, il faudrait faire une ouverture dans la toile,
et mettre momentanément des personnages vivants à côté des personnages
représentés : mais les figures peintes ne paraissent de grandeur naturelle que par
l’effet du plan où la perspective les place. Les effets de cette perspective et toute
la magie du tableau disparaîtraient donc, s’il était incessamment ouvert pour
donner passage aux curieux. Il faut même observer que la lumière qui frappe le
tableau paraît d’autant plus vive au spectateur, que, pendant le trajet qu’il a
parcouru pour venir de l’entrée de l’établissement au sommet de l’édifice sur
lequel il est censé être placé, il s’est trouvé dans une obscurité presque complète.
C’est encore pour augmenter cette illusion, qu’un grand parajour est mis au-
dessus de la tête du spectateur, afin qu’il y ait une différence très sensible entre
la demi-obscurité dans laquelle il est plongé et l’intensité de la lumière qui
frappe le tableau ; enfin, comme ce tableau, pour pouvoir produire l’effet désiré,
doit être nécessairement mis à une certaine distance, une toile sombre s’étend
des pieds du spectateur jusqu’à la partie inférieure du tableau, et lui dérobe ainsi
la vue de l’espace qui n’est pas compris dans ce tableau.
Les auteurs du diorama n’ont point eu à vaincre toutes ces difficultés. Le
spectateur monte par un escalier qui, toutefois, n’est éclairé que par une lampe,
et entre dans une salle ronde décorée avec beaucoup de goût, où il y a des loges
et un parterre. Cette salle reçoit le jour d’en haut, modifié par une vela
charmante. Devant le spectateur est une fenêtre qui donne sur l’intérieur d’une
église ; c’est la chapelle de Trinité, la plus grande de l’église de Cantorbéry,
métropole de l’Angleterre ; bientôt la salle dans laquelle il est placé tourne sur
elle-même, et il se trouve devant une autre fenêtre qui donne sur la vallée de
Sarnen, au canton d’Unterwald, l’un des sites les plus délicieux de la Suisse.
L’espace compris entre la salle où est le spectateur, et chacun de ces deux
tableaux, est occupé par une construction dont l’ouverture est calculée sur la
dimension des tableaux, et que l’on pourrait appeler un porte-vue. Il est évident
que, puisque la toile est placée à une distance que j’évalue être de trente à
quarante pieds, il faut bien imaginer un moyen pour empêcher que l’œil du
spectateur ne puisse sortir du tableau, car alors l’illusion disparaîtrait ; il aurait
une peinture sous les yeux, mais il ne se croirait plus dans un monument, ou à
une fenêtre donnant sur la campagne. Ces deux tableaux, qui ont quatre-vingts
pieds de large sur quarante-cinq pieds de haut, sont non seulement éclairés du
haut, comme les panoramas, mais encore de côté, à ce qu’il m’a paru.
L’exécution en est parfaite. À la vue de la chapelle de la Trinité, on éprouve un
étonnement qu’il serait difficile d’exprimer : c’est la nature, c’est-à-dire, le
monument lui-même, qu’on a sous les yeux. Enfin, les effets de la lumière qui se
joue au milieu de ces grands arceaux, sont rendus avec tant de vérité, la
perspective est si exacte, que chaque fois que j’y ai été, j’ai fini par oublier que
j’étais devant un tableau. L’auteur, M. Bouton, si connu dans l’école par ses
intérieurs, a supposé que des ouvriers sont occupés à raccommoder les marches
placées à l’entrée de cette chapelle ; mais l’heure de la suspension du travail est
arrivée, et deux d’entre eux, couchés et endormis sur ces mêmes marches,
servent tout à la fois à donner une idée exacte de la dimension du monument et à
compléter l’illusion.
La vue de Sarnen offre une plus grande variété d’effets. Le premier aspect
indique un beau jour ; la lumière du soleil argente les flots du lac placé au milieu
de cette vallée, et fait briller la neige qui couvre le sommet de l’une des
montagnes formant le fond du tableau : bientôt, des nuages obscurcissent le ciel,
le jour est plus sombre, le lac perd son éclat, la montagne couverte de neige
cesse de briller. Mais ces nuages s’entrouvrent, et le soleil distribue
successivement sa vive lumière sur chacun des objets placés dans cet admirable
paysage. À droite et près du spectateur, un ruisseau, venant du lac, forme, en
suivant une pente assez sensible, une sorte de petite cascade dont les
mouvements et l’effet sont reproduits par une mécanique. Le diorama a attiré et
attire encore la foule, et puisque les auteurs promettent de changer leurs tableaux
tous les trois mois, ils peuvent compter sur l’empressement du public.

HONORÉ DE BALZAC

Cédons, avec les habitués de la pension Vauquer, à la tentation de parler en


rama en citant quelques-unes des chimères optiques, nées au temps du diorama
et témoins de la mode de l’œil et du triomphe de la vision élargie, qu’on pouvait
visiter à Paris dans les années 1820 : Géorama, Cosmorama, Uranorama,
Europorama, Néorama, Alporama, Carporama, Panstéréorama, Péristréphorama,
ou Hydrorama.

Parler en rama… (1835)

Un événement politique, un procès en cour d’assises, une chanson des rues,


les farces d’un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à
prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des
raquettes. La récente invention du diorama, qui portait l’illusion de l’optique à
un plus haut degré que dans les panoramas, avait amené dans quelques ateliers
de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu’un jeune
peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée.
« Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l’employé au Muséum, comment va cette
petite santérama ? » Puis, sans attendre sa réponse : « Mesdames, vous avez du
chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine.
– Allons-nous dinaire ? s’écria Horace Bianchon, un étudiant en médecine,
ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue usque ad talones.
– Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot !
Que diable ! votre pied prend toute la gueule du poêle.
– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous froitorama ? Il
y a une faute, c’est froidorama.
– Non, dit l’employé au Muséum, c’est froitorama, par la règle : j’ai froit aux
pieds.
– Ah ! Ah !
– Voici S. E. le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s’écria
Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l’étouffer.
Ohé ! les autres, ohé ! »
Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire,
et s’alla placer près des trois femmes.
« Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse
Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui étudie le
système de Gall, je lui trouve les bosses de judas.
– Monsieur l’a connu ? dit Vautrin.
– Qui ne l’a pas rencontré ! répondit Bianchon. Ma parole d’honneur, cette
vieille fille blanche me fait l’effet de ces longs vers qui finissent par ronger une
poutre.
– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses
favoris.
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.
– Ah ! Ah ! Voici une fameuse soupeaurama, dit Poiret en voyant Christophe
qui entrait en tenant respectueusement le potage.
– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupe aux
choux. »
Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.
« Enfoncé, Poiret !
– Poirrrrrette enfoncé !
– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.
– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin ? dit l’employé.
– C’était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans exemple, un brouillard
lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot.
– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.
– Hé, milord Gâôriotte, il être questiônne dé véaus. »

JULES JANIN
Dans cet article consacré au daguerréotype par le critique français Jules Janin
(1804-1874), le diorama fait le pont entre peinture et photographie. Extension de
la peinture, « un peu au-delà de la peinture », il traduit un besoin de dépassement
de la peinture et annonce le nouvel art de commander au soleil ; transgressant la
surface, il donne à l’œil moderne le pouvoir de pénétrer dans les choses mêmes.

Daguerre nous a fait entrer


dans l’intérieur des tableaux… (1839)

Il n’est pas besoin de s’occuper, comme nous faisons, des beaux-arts et de


leurs moindres détails, pour connaître Daguerre : son nom est populaire en
Europe. Il a été d’abord un peintre habile ; mais son art même ne lui a pas suffi,
et il a voulu trouver quelque chose un peu au-delà de la peinture. Ce quelque
chose, c’était le diorama. Par la toute-puissance de cet art qu’il agrandissait,
Daguerre nous a fait entrer dans l’intérieur des tableaux, dont avant lui on ne
voyait que la surface ; vous avez pénétré à sa suite dans les vieilles églises en
ruines ; vous avez gravi la montagne, descendu le vallon ; vous avez parcouru
les fleuves et les mers ; l’enchanteur vous a promené sans fatigue dans les plus
curieuses capitales. Cet homme habile s’il en fut se jouait de tous les effets les
plus multipliés de la lumière et de la couleur, qu’il faisait agir à son gré, l’une et
l’autre, comme s’il en était le maître souverain. À de pareils spectacles, si
nouveaux pour lui, le public restait ébahi et confondu d’admiration. Les peintres
disaient entre eux : « Mais quel dommage que Daguerre, ce grand peintre,
s’obstine ainsi à faire des tableaux plus beaux que la peinture ! » à cette
admiration et à ces reproches Daguerre répondait en souriant, car lui seul savait
bien où il voulait aller.
À force donc d’étudier d’une façon si persévérante dans son sanctuaire du
diorama, où il produisait tant de chefs-d’œuvre, la nuance intime de la lumière et
de la couleur, à force de commander au soleil et de le porter çà et là, esclave
obéissant et volontaire, sur tous les points où il avait besoin de son rayon
vigoureux ou pâle, l’inventeur du diorama devait arriver à des résultats étranges.
Ce qui n’était pour nous, frivoles, qu’un jeu frivole en apparence, était en
résultat une étude sévère et complète de cette science qu’il devait pousser
jusqu’aux dernières limites. Vous souvient-il de deux tableaux célèbres du
diorama, la Vallée de Goldau et la Messe de Minuit à l’église Saint-Étienne-du-
Mont ? Dans l’un et l’autre tableau la lumière agit ainsi : vous voyez d’abord la
vallée, calme et sereine comme un beau paysage de la Suisse par un tranquille et
frais soleil ; l’humble chalet est posé légèrement sur le versant de la montagne ;
la verdoyante prairie étend son fin tapis sur les bords du petit ruisseau qui
serpente ; la vie est partout dans ce doux petit recoin du monde : l’arbre s’agite,
la chèvre broute, l’oiseau chante, le paysan travaille. Tout à coup… mais quelle
horrible révolution ! voici que le sommet de ces montagnes s’ébranle, voici que
le gazon disparaît pour faire place à la terre bouleversée… Au secours ! au
secours ! Une avalanche de terre engloutit le petit chalet ; le ruisseau débordé
devient un torrent terrible, l’arbre déraciné jette au loin ses branches et sa ruine.
Vous assistez ainsi au plus terrible bouleversement, et vous vous écriez : Quelle
tempête ! quel affreux tremblement de terre ! Mais qui donc est l’auteur de tous
ces ravages ? – L’auteur de tous ces ravages, c’est le même homme qui, tout à
l’heure, semait autour de vous tant d’idées fraîches et riantes ; ce tableau terrible
d’une dévastation sans bornes, c’est le même paysage si doux sur lequel vos
yeux charmés se reposaient tout à l’heure. Par une certaine combinaison de
l’ombre, de la lumière et de la couleur, il arrive que tout à coup le chalet est
devenu un roc, la prairie une terre fraîchement remuée, le ruisseau un torrent,
l’arbre une ruine, l’homme vivant un cadavre. Le vulgaire admirait toutes ces
transformations incroyables sans nullement s’en rendre compte ; celui seul qui
s’en rendait compte complètement, c’était Daguerre.
[…]

GÉRARD DE NERVAL

Si Gérard de Nerval (1808-1855) se méfie de la « nature prise sur le fait de


M. Daguerre » parce qu’il ne cherche pas à « daguerréotyper la vérité », il reste
attaché au pouvoir d’illusion de l’ancien procédé de Daguerre. Le poète consacre
un article élogieux à une représentation du Déluge qui l’incite à voir dans le
diorama un spectacle dramatique plutôt qu’une peinture.

Diorama (1844)

Le grand attrait dramatique de cette semaine, le drame puissant, la nouveauté,


c’était la réouverture du Diorama et la représentation du Déluge, mystère à grand
spectacle, joué par les éléments. L’air, l’eau, la terre et le feu, ces quatre antiques
personnages que les nomenclatures modernes ont fait passer au rang des êtres
fabuleux, s’y disputent l’empire du monde et se livrent pendant quatre actes au
quatuor le plus terrible et le plus passionné. Mais par la nature même du sujet,
c’est à l’eau qu’appartient le rôle principal, c’est ce terrible élément de l’humide,
dont Thalès avait fait la source et la fin de toutes choses, qui menace d’anéantir
la création jeune encore et de confisquer les races vivantes, à l’exception et au
profit des seuls poissons.
La situation était grave, et nous voudrions bien voir ce que diraient les
Premiers-Paris de demain si ce phénomène se renouvelait pour nous et si,
comme les paisibles habitants de la ville d’Énoch, nous passions peu à peu de la
sensation d’une pluie modérée aux averses croissantes et aux cataractes pluviales
dont M. Bouton nous a offert le tableau !

[…]

M. Bouton a construit du reste une ville suffisamment étrange, et d’un beau


caractère primitif et cyclopéen. Elle s’étale dans une vallée immense, et baigne à
l’horizon ses pieds de marbre dans la mer. Un gros mur troué d’une porte
immense d’architecture pélasgique enceint la cité monstrueuse où pointent çà et
là l’obélisque et la pyramide. Des palais massifs se prolongent à droite, à gauche
se courbent les arches d’un pont déjà ruiné. C’est une idée poétique d’avoir
indiqué les ruines d’un monde naissant. Ce qui attire principalement l’attention,
c’est une vaste construction inachevée, premier essai d’une tour babélique dont
la spirale menace les cieux.
Peu à peu l’horizon se couvre, les nuages s’assombrissent et se revêtent d’un
reflet rouge, la mer luit dans le fond des derniers feux du soleil qui pâlit, les
murs ruissellent, les places et les rues s’emplissent d’une eau qui bouillonne
fouettée par l’orage, les enceintes inondées répandent l’eau du haut de leurs
murs comme des vases trop pleins, la population se réfugie sur les toits, sur les
tours et sur les montagnes, enfin tout disparaît dans l’épaisseur des nuées et des
sombres colonnes d’eau qui les traversent à grand bruit.
Un accident nous a privés du troisième aspect qui représente le tableau calme
du déluge et l’arche flottant sur les eaux. Le malheur a été réparé depuis et le
public n’y perdra rien. Le quatrième aspect montre la terre découverte en partie,
humide encore, pétrie et crevassée par l’eau qui se retire, laissant à découvert des
coquilles et des débris. La famille de Noé, agenouillée sur le sommet du mont
Ararat, voit l’arc-en-ciel, signe du pardon céleste, dessiner son orbe immense sur
les derniers brouillards du déluge.
Le seul reproche qu’on puisse faire à M. Bouton, c’est d’avoir fait ses
personnages un peu grands, surtout dans le dernier tableau. L’homme est si peu
de chose sur la terre qu’il est impossible de peindre un horizon un peu vaste sans
avoir besoin d’en faire un être imperceptible. […] Le mont Ararat nous a paru un
peu petit relativement à la taille de Noé. À quoi M. Bouton peut nous répondre
que les hommes de ce temps-là, qui vivaient mille ans, étaient dix fois plus
grands que nous. Et il aura peut-être raison. Ses tableaux sont du reste
magnifiques et d’une vérité surprenante dans la reproduction d’une nature en
partie idéale. Les ciels surtout sont d’un éclat qui ajoute beaucoup à l’illusion, et
les modifications du jeu de lumière et d’ombre, ainsi que les transformations
qu’apportent dans les terrains l’irruption, ou la retraite des eaux, font de cette
suite d’aspects un véritable spectacle dramatique avec ses surprises, ses
émotions et toutes ses phases d’intérêt.

*
NATHANIEL HAWTHORNE
C’est à un panorama mobile que le montreur d’images de Grand-Rue, de
l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne (1804-1864), adapte son récit.
L’artifice convient par son ampleur au vieux rêve de l’Éden américain des
premiers colons et par son mécanisme d’apparition au désir d’Hawthorne
d’évoquer les fantômes de Salem. La panne du dispositif optique aura raison
d’un grand récit impossible qui disparaît avec l’image.

La Grand-Rue (1849)

Un individu d’allure respectable salue, puis s’adresse au public. Au cours de


mes promenades quotidiennes dans la rue principale de ma ville natale, je me
suis souvent dit que, si l’on pouvait présenter à l’œil, en un panorama mobile, sa
croissance depuis son origine, et la succession de scènes typiques qui se sont
déroulées au long de cette artère durant ses plus de deux siècles d’existence, ce
serait une manière extrêmement efficace d’illustrer la marche du temps. Pour
donner vie à cette idée, j’ai créé un certain spectacle en images, un peu à la façon
d’un théâtre de marionnettes, au moyen duquel je me propose d’évoquer devant
le spectateur le Passé multiforme et multicolore, et de lui montrer, parmi une
succession d’incidents historiques, les fantômes de ses ancêtres, sans plus de
peine qu’il n’en faut pour tourner une manivelle. Entrez donc, indulgents
spectateurs, dans la salle de spectacle, et prenez place devant ce mystérieux
rideau. Les petits rouages et ressorts de ma machinerie ont été bien huilés ; une
multitude de marionnettes portent les costumes de leurs personnages qui
représentent toutes les variétés de la mode, du manteau et justaucorps des
Puritains au dernier habit de chez Oak Hall ; les lampes sont éméchées, elles
brilleront en soleil de midi, s’affaibliront en clair de lune ou voileront leur éclat
dans les nuages de novembre, selon les besoins de la scène ; en un mot, le
spectacle est juste prêt à commencer. À moins d’un incident, comme une image
mal placée par exemple qui précipiterait les gens et les événements d’un siècle
au beau milieu d’un autre, ou bien un fil brisé qui entraînerait la course du temps
à un terme brutal, sauf accidents, dis-je, inhérents à un mécanisme aussi
compliqué, je me flatte, mesdames et messieurs, de penser que ce spectacle
recevra votre généreuse approbation.
Drelin drelin ! fait la cloche ; le rideau se lève ; et nous voyons – non pas à
vrai dire la Grand-Rue – mais l’étendue de terrain forestier jonché de feuilles sur
lequel son pavé poussiéreux s’étendra plus tard. […]
C’est alors qu’un monsieur à l’air caustique, avec des lunettes bleues cerclées
d’acier de Berlin, assis à une extrémité du premier rang, commence, dès ce début
du spectacle, à émettre des critiques.
« Toute cette affaire est un attrape-sous manifeste », observe-t-il, comme s’il
parlait dans sa barbe. « Les arbres ressemblent plus à de mauvaises herbes dans
un jardin qu’à une forêt primitive ; la Squaw Sachem et Wappacowet sont raides
dans leurs jointures en carton-pâte ; et les écureuils, le daim, et le loup bougent
avec toute la grâce d’un singe de bois pour enfants coulissant de bas en haut le
long d’un bâton. »
« Je vous suis obligé, Monsieur, de la franchise de vos remarques, » répond le
montreur d’images en s’inclinant. « Elles sont sans doute justes. L’artifice
humain a ses limites, et nous devons de temps à autre demander à l’imagination
du spectateur une petite aide. »
« Vous n’aurez de ma part aucune aide de la sorte » réplique le critique. « Je
mets un point d’honneur à voir les choses exactement comme elles sont. Mais
allez ! Continuez ! La scène vous attend ! »
Le montreur d’images poursuit donc.

[…]

Avez-vous observé la dame qui s’appuie au bras d’Endicott ? Une belle rose
d’un jardin anglais qui va être transplantée en une terre plus fraîche. Il se peut
que de longues années – des siècles même – après que cette belle fleur se sera
fanée, d’autres fleurs de la même race apparaîtront sur le même sol, et réjouiront
d’autres générations par leur beauté héréditaire. Cette vision ne nous hante-t-elle
pas encore ? La Nature n’a-t-elle pas conservé ce moule intact, considérant qu’il
serait dommage que l’idée disparaisse à jamais du regard des mortels, après
n’avoir pris substance terrestre qu’une seule fois ? Ne reconnaissons-nous pas
dans ce beau visage de femme le modèle de traits qui rayonnent encore, en des
moments heureux, sur ce qui n’était alors que le chemin forestier, mais qui
depuis longtemps est devenu une rue animée ?
« C’est par trop ridicule ! Absolument insupportable ! » marmonne le même
critique qui avait auparavant exprimé sa désapprobation. « Voilà une poupée de
carton qu’on croirait découpée par un enfant avec une paire de ciseaux très
émoussés ; et cet individu nous demande modestement de voir en elle le
prototype de la beauté héréditaire ! »
« Mais, Monsieur, vous n’avez pas le bon point de vue » remarque le montreur
d’images. « Vous êtes assis beaucoup trop prêt pour jouir du meilleur effet de
mon spectacle illustré. Faites-moi la grâce, s’il vous plaît, de changer de place
pour cet autre banc, et je peux vous assurer que le clair-obscur transformera le
spectacle en tout autre chose. »
« Fi donc ! » répond le critique. « Je ne veux pas un autre clair-obscur. Je vous
ai déjà dit que mon affaire est de voir les choses exactement telles qu’elles
sont. »

[…]

« Monsieur, vous rompez l’illusion de la scène », proteste doucement le


montreur d’images.
« Illusion ! Quelle illusion ? » réplique le critique, avec un grognement
méprisant. « Parole de gentilhomme, je ne vois rien qui relève de l’illusion dans
cette bâche misérablement barbouillée qui forme votre décor, ou dans ces bouts
de carton-pâte qui se meuvent par saccades au premier plan. La seule illusion,
permettez-moi de le dire, est dans la langue du montreur de marionnettes, et c’en
est une, par-dessus le marché, lamentable ! »
« Nous autres, hommes publics », répond doucement le montreur d’images,
« nous devons parfois nous soumettre à la sévérité d’une critique de mauvaise
foi. Mais, simplement pour votre plaisir, Monsieur, laissez-moi vous inviter à
adopter un autre point de vue. Allez donc vous asseoir plus loin derrière, à côté
de cette jeune dame, sur le visage de laquelle j’ai vu se refléter chacune de mes
scènes changeantes ; faites-moi seulement la grâce de vous installer là-bas ; et,
croyez-moi sur parole, les bouts de carton-pâte s’animeront d’une vie spirituelle,
et la toile barbouillée de peinture deviendra le reflet aérien et changeant de ce
qu’elle prétend représenter. »
« Pas question » rétorque le critique, en se calant dans son siège, refusant avec
une obstination complaisante de bouger. « Et quant à mon propre plaisir, je le
satisferai mieux en restant précisément où je suis. »
Le montreur d’images s’incline, et fait un signe de la main ; et, à ce signal,
comme si le temps et ses vicissitudes avaient attendu sa permission pour
reprendre leur cours, la rue imitée s’anime à nouveau.

[…]

Voyez ici un changement fait en un clin d’œil, comme il s’en produit dans un
conte merveilleux, alors même que votre attention était fixée sur la scène. La
Grand-Rue a disparu. À sa place apparaît un désert hivernal de neige sur lequel
le soleil ne jette qu’un éclat froid qui teinte la blanche étendue du rose le plus
léger et le plus éthéré. Voici la Grande Neige de 1717, célèbre pour les
avalanches sous lesquelles elle a enseveli le pays entier. Il semblerait que la rue,
dont nous avons observé la croissance avec tant d’attention, – en la suivant
depuis sa première époque, en tant que sentier indien, jusqu’à ce qu’elle atteigne
à la dignité des trottoirs –, soit tout d’un coup effacée, et réduite à une étendue
sans chemin plus triste que lorsqu’elle était recouverte par la forêt. La houle et
les nuages gigantesques de neige ont balayé les repères et limites de chacun, et
annihilé toutes les marques visibles de propriété. Si bien qu’à présent, les traces
des temps anciens et des exploits accomplis depuis lors ayant disparu,
l’humanité devrait être libre de s’engager sur de nouvelles voies et de se guider
selon d’autres lois que jusqu’ici ; si du moins la race n’est pas éteinte, et s’il vaut
la peine pour nous de poursuivre la marche de la vie, à travers l’étendue froide et
désolée qui s’ouvre devant nous. Il se peut cependant que les choses ne soient
pas si désespérées qu’elles le paraissent. Cette immense stalactite qui brille si
tristement au soleil doit être le clocher d’une église, incrusté de neige gelée. Ces
grands monticules aussi, que nous avons pris pour des congères, sont des
maisons, ensevelies jusqu’aux avant-toits, avec leurs faîtes arrondis par ce qui
me semble être la cheminée de la Taverne du Navire – et une autre, une autre et
encore une autre – des cheminées d’autres demeures, où le confort du coin du
feu, la paix domestique, les jeux des enfants et la quiétude de l’âge vivent encore
malgré la croûte de glace au-dessus d’eux.
Mais il est temps de changer de scène. […] Ici, au moins, je peux prétendre
gouverner les saisons. Un tour de manivelle fera fondre la neige sur la Grand-
Rue, et montrera les arbres dans leur plein feuillage, les buissons de roses en
fleur, et un cordon de vert gazon le long du trottoir. Voilà ! Mais quoi !
Comment ! La scène ne bougera pas. Un fil est rompu. La rue continue à être
ensevelie sous la neige, et le destin d’Herculanum et de Pompéi trouve son
parallèle dans cette catastrophe.
Hélas, mon bon et cher public, vous ignorez l’étendue de votre malheur. Les
scènes à venir étaient de très loin meilleures que celles du passé. La rue elle-
même aurait été digne de figurer dans une exposition de peinture ; tout comme
les hauts faits de ses habitants. Et comme votre intérêt aurait grandi, lorsque,
sortant de l’ombre froide de l’antiquité, dans mon long et fatigant trajet, je serais
entré à l’intérieur des limites de la mémoire humaine, et que, vous menant enfin
sous le soleil du présent, je vous aurais montré le reflet même de la vie qui file
devant nous ! […] Pour finir, j’aurais donné un autre tour de manivelle et fait
apparaître le futur, vous montrant qui marchera demain dans la Grand-Rue, et,
peut-être, quel cortège funèbre y passera !
Mais ces choses, comme la plupart des autres desseins humains, restent
inaccomplies ; et j’ajouterai que toute dame ou gentilhomme qui ne serait pas
satisfait du divertissement de ce soir sera remboursé à la sortie du prix de son
entrée.
« Alors, qu’on me donne le mien », crie le critique, tendant la main. « J’ai dit
que votre spectacle s’avérerait n’être que balivernes et tel fut le cas. Aussi
rendez-moi ma pièce de vingt-cinq cents ! »
[1]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 544, cf. Choix bibliographique.
Chapitre 6

Le spectacle
de la vie moderne « Sur de longues périodes de
l’histoire, avec tout le mode d’existence des
communautés humaines, on voit également se
transformer leur façon de percevoir. La manière dont
opère la perception – le médium dans lequel elle
s’effectue – ne dépend pas seulement de la nature
humaine, mais aussi de l’histoire. »
Walter BENJAMIN, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique, 1935.

INTRODUCTION
Le spectacle de la vie moderne substitue aux « états d’âme », pour reprendre
le mot de Degas, des « états d’yeux ». Mobile et changeant, il fournit à l’œil
d’un flâneur comme Balzac une masse de sensations disponibles, de
« jouissances flottantes ». Le XIXe siècle ouvre à des expériences visuelles
inédites, à de nouveaux modes de perception que suscitent les transformations
historiques et sociales : la révolution industrielle, le développement du
capitalisme, le progrès accéléré des techniques et des connaissances, l’explosion
de la ville – avec ses rues, son chaos, sa foule et ses nouvelles habitudes de vie
quotidienne et de consommation (flânerie, cafés, passages couverts, grands
magasins, mode), ses divertissements de masse (panoramas, dioramas, musées,
musées de figures de cire qui embaument l’Histoire, ou même la Morgue, si
visitée alors), son trafic (transports, commerce et publicité, expositions
universelles). Les écrits de l’époque disent ce nouveau regard et cette autre
visibilité, et rendent également compte de l’ambiguïté d’une modernité qui
excite un œil hypertrophié et interdit pourtant toute vision souveraine sur le
spectacle qu’elle présente. Les textes de ce chapitre se concentrent autour
d’exemples significatifs illustrant la variété des comportements qui répondent à
ce désir de voir, de tout voir, de donner à voir et de se donner tous les moyens de
voir : « Panoptique, écrit W. Benjamin : ce n’est pas seulement que l’on voit
tout ; on le voit de toutes les manières. »
Nous ne pouvons nous faire qu’une vague idée du choc qu’a été, pour les
hommes du XIXe siècle, leur premier voyage en chemin de fer et nous mesurons
mal ses conséquences sur leur manière de sentir et de regarder. Nous savons
reconnaître le rôle, social et économique, du train, nous savons qu’il nous a
affranchis des distances, qu’il a éveillé une autre expérience du temps et de
l’espace, nous le connaissons comme symbole de la modernité et comme un
grand frère du cinéma depuis l’hommage que les Lumière puis d’autres lui ont
rendu. Moins évoquée est la modification quasi immédiate de la sensibilité d’un
spectateur immobile qui voit défiler à grande vitesse, de l’intérieur du wagon,
sur l’écran fluide de la fenêtre, les entrevisions fuyantes d’un paysage éclaté
dont les fragments sont livrés à des combinaisons inédites. L’œil est déjà dans la
machine qui lui donne mouvement et vitesse, en même temps qu’elle anime le
paysage arraché à son immobilité, multipliant les « angles visuels détruits à
peine formés » (Gastineau) et dissolvant formes et contours : « Tout devient
raie » (Hugo).
Le monde imprime sa marque propre sur la sensibilité, et les manières de voir
en sont largement dépendantes. Mais si, au XIXe siècle, les formes de la
modernité, industrielle, marchande, urbaine, technique, rationnelle, renvoient à
une volonté de maîtrise, ou même de contrôle panoptique (Bentham), le
sentiment esthétique qui leur répond, autrement fragile, est celui d’un sujet
déchiré, sensible aux contradictions de la vie moderne et qui a précisément perdu
ce sentiment de maîtrise, qui a renoncé à la souveraineté du regard sur le visible
pour en épouser le rythme et la saccade (Lichtenberg), cherchant un autre « art
de regarder » (Hoffmann) capable d’intégrer l’expérience, proprement visuelle,
de ce qui dans la grande ville et pour « l’homme des foules » « ne se laisse pas
lire » (Poe). Dans les rues, au cœur de la foule, dans les passages et les grands
magasins, tout se fait spectacle pour l’œil d’un observateur devenu
« daguerréotype mobile » sensible aux « reflets changeants » et au « mouvement
de la cité » (Fournel). L’incognito de l’artiste qui vient « épouser la foule » est
celui d’une subjectivité singulière, « hors de chez soi » afin d’« être au centre du
monde », invisible au monde et pourtant son « kaléidoscope mobile », livrée aux
impressions fugitives, à la matière éclatée, dispersée du visible, et la
recomposant selon une esthétique qui veut tirer le poétique du « transitoire » et
de l’« historique », la prose du monde moderne (Baudelaire).
« L’œil est l’organe le plus avide et le plus blasé » constate Balzac, qui
attribue cependant la manière dont l’œil opère, son mode et degré de
développement, son exigence « sans bornes », à la civilisation qui le dispose
désormais en œil consommateur. Sans analyser, comme Marx, le fétichisme de la
marchandise qui semble la doter d’un mouvement propre, Balzac en souligne le
caractère fantasmagorique, raccordant cette récente disposition de l’œil à la
logique marchande, à une mise en scène spectaculaire, architecture et machine
de vision, et à une science de la captation des désirs, en particulier des désirs des
femmes dont il dit, dans Gaudissart II, qu’ils sont « mieux fouillés […] que les
douaniers ne fouillent une voiture suspecte ». Quant à Zola, il écrit qu’il s’agit
pour Octave Mouret, le propriétaire du Bonheur des Dames, de tirer des effets
grisants, quasi hypnoïdes, du spectacle offert à la femme, de « trafiquer de ses
désirs » et d’en aveugler son œil jusqu’à ce que voir s’approche d’acheter.

***

GEORG CHRISTOPH LICHTENBERG


Le spectacle de la grande ville et de ses foules bouleverse les conditions de la
vision et du visible. La lettre qu’envoie de Londres l’écrivain allemand G. C.
Lichtenberg (1742-1799) livre le témoignage précurseur d’une nouvelle
sensibilité et anticipe la recherche d’un art capable d’intégrer la vitesse et le
chaos des rues à une écriture qui se pense moins sur la feuille qu’au beau milieu
du trafic de la vie moderne.

Écrit d’une seule haleine


avec mes pensées dans ces rues… (1775) Je vais vous faire une esquisse d’une
soirée dans les rues de Londres ; je ne vais pas simplement la colorier avec des
mots, mais la rehausser de quelques groupes qu’on ne peint pas volontiers avec
une couleur aussi durable que l’encre. Pour ce faire, je prendrai Cheapside et
Fleet Street, telles que je les ai vues la semaine dernière au moment où je partais,
le soir, de la maison de M. Boydell pour rejoindre mon logis, plutôt avant
8 heures. Représentez-vous une rue à peu près aussi large que celle de Weende à
Göttingen, mais, à tout prendre, six fois plus longue. Des deux côtés, de grandes
maisons avec des baies vitrées. Les étages inférieurs consistent en boutiques et
paraissent entièrement de verre ; des milliers de chandelles illuminent les
magasins d’argenterie, de gravures, les librairies, les horloges, le verre, l’étain,
les peintures, les toilettes des femmes, qu’elles les parent ou les déparent, l’or,
les pierres précieuses, les ouvrages en acier, les salons de café et les bureaux de
loterie, interminablement. La rue semble illuminée pour une fête ; apothicaires et
droguistes exposent des bocaux remplis d’infusions alcoolisées de toutes les
couleurs, dans lesquels le valet de Dietrich pourrait se baigner, et inondent des
dizaines et des dizaines de mètres carrés d’une lumière pourpre, jaune, vert-de-
gris ou bleu ciel. Les pâtissiers éblouissent les yeux avec leurs lustres, et
chatouillent la narine avec leurs pièces montées, cela ne demande pas d’autre
effort ni d’autres dépenses que de se tourner vers leurs établissements ; là sont
suspendus des festons tour à tour de raisins espagnols et d’ananas, autour de
pyramides de pommes et d’oranges ; au milieu de tout cela, se faufilent des
nymphes aux bras blancs, à petite coiffe de soie, petite robe de soie, qui
surveillent mais (ici il faut payer le diable) souvent ne sont pas surveillées. Leurs
patrons les associent sagement aux pâtés et tourtes pour exciter la convoitise des
estomacs les plus repus et dérober son avant-dernier dernier schilling dans la
bourse du pauvre, car pour attirer affamés et riches, les pâtés et l’atmosphère qui
les entoure suffiraient. Pour l’œil qui n’y est pas habitué, tout cela semble être de
la magie ; il faut d’autant plus de prudence pour tout regarder comme il faut ;
c’est qu’à peine vous vous arrêtez, patatras ! un porteur vous renverse et vous
crie by Your leave quand vous gisez déjà à terre. Au milieu de la rue roulent
chaise derrière chaise, voiture derrière voiture, charrette derrière charrette. Dans
ce vacarme, le bruit et le bourdonnement de milliers de langues et de pieds, vous
entendez les sonneries des cloches des églises, les sonnettes des postiers, les
orgues, les violons, vielles et tambourins des Savoyards anglais, et les
hurlements de ceux qui vendent du chaud et froid en plein air au coin des rues.
Vous voyez ensuite un feu de joie de copeaux flamboyer sur la hauteur de
plusieurs étages dans un cercle de jeunes mendiants, de marins et de fripons qui
jubilent. Soudain un homme à qui l’on vient de prendre son mouchoir s’écrie
stop thief, et tous courent, poussent, se bousculent, et beaucoup non pour attraper
le voleur mais pour dérober eux-mêmes une montre ou une bourse. Avant d’y
prêter attention, une belle fille, adorablement vêtue, vous prend par la main :
come, My Lord, come along, let us drink a glass together or I’ll go with You if
You please ; ensuite un accident se produit à quarante pas de vous ; God bless
me, s’écrient les uns, poor creature, un autre ; tout s’immobilise, il faut être
attentif à ses poches, tous semblent compatir au sort du malheureux, et tout à
coup, tous rient à nouveau parce que quelqu’un est tombé par mégarde dans le
caniveau ; look there, damn me, dit un troisième et le cortège poursuit son
chemin. Pendant ce temps, vous entendrez peut-être une fois un cri sorti de cent
gorges en même temps, comme si un incendie éclatait, une maison s’effondrait
ou un patriote regardait par la fenêtre. À Göttingen, en marchant, on voit ce qui
se passe devant soi à quarante pas au moins ; ici, on est content (surtout la nuit et
dans cette partie de la ville, the City) si l’on peut attendre la fin de la tempête,
indemne, dans une ruelle voisine. Mais là où la rue s’élargit, tout le monde court,
personne n’a l’air d’aller se promener ou observer, mais tous ont l’air d’être
appelés au chevet d’un mourant. Voilà Cheapside et Fleetstreet un soir de
décembre.

Jusqu’à présent, j’ai, comme on dit, écrit d’une seule haleine, avec mes
pensées dans ces rues plutôt qu’ici. Vous voudrez bien m’excuser si la lecture est
parfois rude et difficile, c’est l’ordre de Cheapside. Je n’ai rien exagéré ; au
contraire, j’ai omis beaucoup de choses qui auraient pu renforcer l’effet de ma
peinture, et parmi elles, je n’ai rien dit des chanteurs de ballades qui forment des
cercles, à tous les coins, empêchant l’écoulement de la foule qui s’arrête pour
écouter, et pour voler. En outre, je n’ai fait apparaître qu’une seule fois les filles
débauchées, ce qui aurait dû se produire au moins une fois entre chaque scène, et
dans chaque scène. On est harcelé tous les dix pas, parfois par des enfants de
douze ans, qui par leur manière d’aborder vous épargnent d’emblée la question
de savoir s’ils savent ce qu’ils veulent. Ils s’accrochent à vous, et il est souvent
impossible de s’en défaire sans leur offrir au moins quelque chose. Ils vous
empoignent d’une façon dont je vous donnerai la meilleure idée par le fait que je
ne vous dis rien d’eux. Les passants pour cette raison ne regardent pas autour
d’eux, et ceci est liberty et property.

JEREMY BENTHAM
Comment, à partir d’une simple idée architecturale, mettre en place un
dispositif de vision qui protège le prisonnier de l’arbitraire régnant dans les
geôles de l’Ancien Régime et assure une surveillance totale ? Le panoptique du
philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham (1748-1832) propose au siècle
qui suit la machine à tout voir d’un spectateur invisible et son principe
d’omniscience.

Panoptique : la faculté de voir d’un coup d’œil… (1791) L’inspection : voilà le


principe unique, et pour établir l’ordre et pour le conserver ; mais une inspection
d’un genre nouveau, qui frappe l’imagination plutôt que les sens, qui mette des
centaines d’hommes dans la dépendance d’un seul, en donnant à ce seul homme
une sorte de présence universelle dans l’enceinte de son domaine.

Construction du panoptique Une maison de pénitence, sur le plan que l’on


vous propose, serait un bâtiment circulaire ; ou plutôt, ce seraient deux bâtiments
emboîtés l’un dans l’autre. Les appartements des prisonniers formeraient le
bâtiment de la circonférence sur une hauteur de six étages : on peut se les
représenter comme des cellules ouvertes du côté intérieur, parce qu’un grillage
de fer peu massif les expose en entier à la vue. Une galerie à chaque étage établit
la communication : chaque cellule a une porte qui s’ouvre sur cette galerie.
Une tour occupe le centre : c’est l’habitation des inspecteurs ; mais la tour
n’est divisée qu’en trois étages, parce qu’ils sont disposés de manière que
chacun domine en plein deux étages de cellules. La tour d’inspection est aussi
environnée d’une galerie couverte d’une jalousie transparente, qui permet aux
regards de l’inspecteur de plonger dans les cellules, et qui l’empêche d’être vu ;
en sorte que d’un coup d’œil il voit le tiers de ses prisonniers, et qu’en se
mouvant dans un petit espace, il peut les voir tous dans une minute. Mais, fût-il
absent, l’opinion de sa présence est aussi efficace que sa présence même.
Des tubes de fer-blanc correspondent depuis la tour d’inspection centrale à
chaque cellule ; en sorte que l’inspecteur, sans aucun effort de voix, sans se
déplacer, peut avertir les prisonniers, diriger leurs travaux, et leur faire sentir sa
surveillance. Entre la tour et les cellules, il doit y avoir un espace vide, un puits
annulaire qui ôte aux prisonniers tout moyen de faire des entreprises contre les
inspecteurs.
L’ensemble de cet édifice est comme une ruche dont chaque cellule est visible
d’un point central. L’inspecteur, invisible lui-même, règne comme un esprit ;
mais cet esprit peut au besoin donner immédiatement la preuve d’une présence
réelle.
Cette maison de pénitence serait appelée panoptique, pour exprimer d’un seul
mot son avantage essentiel, la faculté de voir d’un coup d’œil tout ce qui s’y
passe.
Avantages essentiels du panoptique L’avantage fondamental du panoptique est
si évident, qu’on est en danger de l’obscurcir en voulant le prouver. Être
incessamment sous les yeux d’un inspecteur, c’est perdre en effet la puissance de
faire le mal, et presque la pensée de le vouloir.
Un des grands avantages collatéraux de ce plan, c’est de mettre les sous-
inspecteurs, les subalternes de tout genre, sous la même inspection que les
prisonniers : il ne peut rien se passer entre eux qui ne soit vu par l’inspecteur en
chef. Dans les prisons ordinaires, un prisonnier vexé par ses gardiens n’a aucun
moyen d’en appeler à l’humanité de ses supérieurs ; s’il est négligé ou opprimé,
il faut qu’il souffre ; mais dans le panoptique, l’œil du maître est partout ; il ne
peut point y avoir de tyrannie subalterne, de vexations secrètes. Les prisonniers,
de leur côté, ne peuvent point insulter ni offenser les gardiens. Les fautes
réciproques sont prévenues, et, dans la même proportion, les châtiments
deviennent rares.

[…]

Il y aura d’ailleurs des curieux, des voyageurs, des amis ou des parents des
prisonniers, des connaissances de l’inspecteur et des autres officiers de la prison,
qui, tous animés de motifs différents, viendront ajouter à la force du principe
salutaire de l’inspection, et surveilleront les chefs, comme les chefs surveillent
tous leurs subalternes. Ce grand comité du public perfectionnera tous les
établissements qui seront soumis à sa vigilance et à sa pénétration.

ERNST THEODOR AMADEUS


HOFFMANN
E. T. A. Hoffmann (1776-1822) est paralysé dans sa chambre qui surplombe
un grand marché de Berlin quand il dicte La Fenêtre du coin du cousin, un de ses
derniers contes, « testament d’un flâneur » selon Walter Benjamin. L’« art de
regarder » la foule console doublement le cousin de son invalidité et de son
impuissance à écrire, en même temps qu’il suscite un art d’esquisses, de coups
de crayons qui se font récits.

L’œil qui voit réellement… (1822) Mon pauvre cousin a éprouvé le même sort
que le célèbre Scarron. Ainsi que celui-ci, mon cousin a perdu complètement
l’usage de ses jambes par une longue et douloureuse maladie ; maintenant il est
obligé d’avoir recours à de solides béquilles et au bras nerveux d’un invalide
grognard, qui ne fait auprès de lui le garde-malade qu’à son bon plaisir, pour le
traîner de son lit dans son fauteuil garni de coussins, et de son fauteuil à son lit ;
mais ce n’est pas là l’unique ressemblance de mon cousin avec le Français.
Aussi bien que Scarron, mon cousin écrivaille ; comme Scarron il est doué d’une
certaine humeur joviale, et il fait à sa manière les plaisanteries les plus
humoristiques. […] La plus pénible maladie ne put arrêter le mouvement rapide
de l’imagination qui continuait à manœuvrer en lui, en fabriquant toujours,
toujours du neuf. Aussi me racontait-il parfois toutes sortes de charmantes
histoires qu’il inventait au milieu d’affreuses douleurs. Mais le méchant démon
de la maladie avait barré le chemin que la pensée aurait dû suivre pour arriver à
se formuler sur le papier. […]

[LE COUSIN. –] Je ne puis plus bouger de place, et je me charrette


humblement dans ce fauteuil à roues de côté et d’autre, d’après les très
mélodieuses marches que mon vieil invalide me siffle, en souvenir de ses
campagnes. Mais cette fenêtre est ma consolation. Ici, j’ai retrouvé la vie avec
ses bigarrures, et je me sens maintenant en fort bon rapport avec ses agitations
incessantes. Tiens, cousin, regarde plutôt là-bas.
Je m’assis vis-à-vis de mon cousin sur un petit tabouret, dans l’embrasure de
la fenêtre.
Le coup d’œil était en effet étrange et saisissant. Tout le marché ne ressemblait
plus qu’à une masse populaire si étroitement pressée, qu’on eût pu croire qu’une
pomme jetée à travers n’eût jamais pu arriver jusqu’à terre. Les couleurs les plus
différentes resplendissaient au soleil, par toutes petites places ; ce spectacle
faisait sur moi l’effet d’un grand carré de tulipes ondoyant au gré du vent, et je
fus obligé de m’avouer que ce coup d’œil agréable, mais un peu fatigant à la
longue, était dans le cas d’occasionner à des gens quelque peu prédisposés à de
telles sensations un léger vertige, semblable à celui qui précède les rêves. C’est
en cela que je fis consister le plaisir que cette fenêtre du coin donnait à mon
cousin, et je le lui dis tout net.
Le cousin se frappa la tête des deux mains et le dialogue suivant commença
entre nous.
LE COUSIN. – Ah ! cousin ! cousin, je vois bien maintenant que la plus petite
étincelle de talent littéraire ne brûle pas en toi. La disposition la plus élémentaire
te manque pour marcher jamais sur les traces de ton cousin, si digne et si
boiteux, c’est-à-dire l’œil qui voit réellement. Ce marché ne t’offre que l’aspect
d’un tourbillon confus et bariolé de gens du peuple, en proie à une animation
insignifiante. Ho ! ho ! mon ami ! Moi, au contraire, je vois se développer là la
mise en scène la plus variée de la vie bourgeoise, et mon esprit, à la manière de
Callot et de Chodowiecki, enfante mille esquisses l’une après l’autre, qui ne
manquent ni de hardiesse ni de trait. Voyons, cousin, il faut que j’essaye si je ne
pourrai pas mettre à ta portée les principes de l’art [de regarder[1]]. Tiens, voici
ma lunette, regarde devant toi, là, dans la rue ; aperçois-tu cette personne un peu
étrangement habillée, un large panier de marché au bras, qui est en grande
conversation avec un marchand de balais, et qui semble traiter d’autres affaires
domestiques que celles relatives à la nourriture du corps ?
MOI. – Je l’aperçois. Elle a un éclatant mouchoir citron, ployé à la mode
française en turban autour de la tête, et son visage, ainsi que toute sa personne,
indique clairement une Française. C’est bien certainement une restante de la
dernière guerre qui aura su tirer son épingle du jeu.
LE COUSIN. – Pas mal deviné. Je gage que l’homme est redevable à quelque
branche d’industrie française, lui rapportant un joli profit, de la possibilité où se
trouve sa femme de remplir son panier de toutes sortes de bonnes choses.
Maintenant elle se perd dans le tourbillon. Tâche donc, cousin, de suivre sa
course dans tous ses zigzags sans la perdre des yeux. Le mouchoir jaune brille
devant toi.
MOI. – Dieu ! comme ce brillant point jaune fend la foule ! La voilà déjà près
de l’église. – Elle marchande quelque chose près des étalages. – Maintenant, la
voilà partie. – Ah ! je l’ai perdue ! – Non, là-bas elle se relève. – Là-bas près de
la volaille. – Elle prend une oie plumée. – Elle la tâte en connaisseuse.
LE COUSIN. – Bien, cousin. La fixité du regard fait que l’on voit
distinctement. Cependant au lieu de prétendre t’initier si ennuyeusement à un art
qui ne peut presque pas s’apprendre, laisse-moi plutôt te faire remarquer toutes
ces drôleries qui se déroulent devant nous. Remarques-tu dans ce coin, là-bas,
cette dame qui, malgré la foule qui n’est pas trop grande, se fait jour à l’aide de
ses deux coudes pointus ?
MOI. – Quelle singulière tournure ! – Un chapeau de soie sans formes qui
nargue toutes les modes, avec des plumes bigarrées qui voltigent dans les airs ; –
un petit surtout de soie, qui n’a rien gardé de sa couleur primitive. – Par-dessus,
un châle assez honnête ; – la garniture de gaze de sa robe de coton jaune lui
descend jusqu’à la cheville du pied. – Bas gris bleu. – Bottines lacées. – Derrière
elle une superbe servante avec des paniers, un filet à poissons, un sac à farine. –
Bon Dieu de là-haut ! Quels regards furieux la soyeuse personne jette autour
d’elle, et avec quelle fureur elle se précipite dans les groupes les plus serrés ! –
Comme elle saisit tout, légumes, fruits, viandes ! Comme elle examine tout !
Comme elle tâte tout ! Comme elle marchande tout pour ne rien acheter !
LE COUSIN. – Cette femme-là, qui ne manque pas un marché, je l’appelle la
ménagère enragée. Il me semble qu’elle doit être la fille d’un riche bourgeois,
peut-être d’un fabricant de savons aisé, dont la main avec les annexes [la dot] a
été obtenue non sans peine par quelque petit secrétaire intime. Le ciel ne l’a
douée ni de beauté ni de grâces ; par contre, elle passait chez tous les voisins
pour la jeune fille la plus laborieuse et la meilleure ménagère ; et c’est la vérité.
Du matin au soir elle s’agite tant dans son ménage, que le pauvre secrétaire
intime effrayé voudrait être au pays du poivre. Tous les registres à trompettes et
à cymbales des achats, des commandes, des petites emplettes et des besoins si
variés du ménage, sont toujours tirés comme ceux d’un orgue, ce qui fait que la
maison du secrétaire intime ressemble à une tabatière à musique, dans laquelle
un mécanisme remonté joue sempiternellement une symphonie insensée,
composée par le diable en personne. – Presque tous les quatre jours de marché
elle est accompagnée d’une autre servante. Sapienti sat[2] ! – Tiens, vois-tu là,
ce groupe qui se forme ? Ne serait-il pas digne d’être éternisé par le crayon d’un
Hogarth ? Regarde donc, là-bas, sous la troisième porte du théâtre.
MOI. – Deux vieilles femmes assises sur de petites chaises basses ; – toute
leur marchandise étendue devant elles dans une moyenne corbeille. – L’une vend
des mouchoirs, à attraper les myopes. – L’autre a un magasin de bas bleus et gris,
de tricots, etc. – Elles viennent de se pencher l’une vers l’autre ; elles se
chuchotent à l’oreille. – L’une savoure une tasse de café. – L’autre semble si
absorbée par la conversation, qu’on dirait qu’elle en oublie le petit verre de
schnaps qu’elle était sur le point de laisser glisser dans son gosier. – En effet, ce
sont des physionomies frappantes ! Quels sourires de sorcières ! Quelles
gesticulations avec leurs bras osseux et secs !
LE COUSIN. – Ces deux femmes sont continuellement ensemble, et malgré la
différence de leur commerce pas de collision, par conséquent pas de jalousie de
métier. Cependant, jusqu’à ce jour, elles se sont toujours guettées d’un œil
hostile, et si mon expérience physionomique ne me trompe pas, elles doivent
s’être jeté à la tête plus d’une expression railleuse. Oh ! tiens ! tiens ! regarde
donc cousin, les voilà qui deviennent de plus en plus intimes de cœur et d’âme.
La marchande de mouchoirs partage sa demi-tasse avec la marchande de bas.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Ah ! je sais. Il y a quelques minutes, une jeune
fille de seize ans au plus, belle comme le jour, dont la mise indiquait les mœurs
et la timide pauvreté, est venue près de la corbeille, attirée par les attrapes. Son
attention était captivée par un mouchoir blanc, avec une bordure de couleur, dont
elle avait peut-être grand besoin. Elle le marchanda, et la vieille déploya toutes
les ressources de sa finesse mercantile, en déployant le mouchoir et en faisant
briller au soleil ses couleurs éclatantes. Elles tombèrent d’accord, mais quand la
pauvrette voulut tirer sa bourse du coin de son mouchoir de poche, elle ne trouva
pas assez d’argent pour une pareille dépense. Les joues en feu et les yeux pleins
de larmes, la pauvre jeune fille s’éloigna aussi vite qu’elle put, pendant que la
vieille éclatait de rire méchamment, en repliant le mouchoir et en le rejetant dans
la corbeille. Il a dû s’ensuivre de jolis propos. Mais voici maintenant que l’autre
sorcière connaît la jeune fille et la triste histoire de sa famille ruinée qu’elle met
sur le tapis, en y joignant une chronique scandaleuse pour le divertissement de la
marchande abusée. Il y a certainement là-dessous quelque abominable calomnie,
grosse comme le poing, qui aura été payée par cette tasse de café.
MOI. – De toutes les combinaisons que tu déroules là, cousin, il est possible
qu’aucune ne soit vraie ; et cependant, en regardant ces femmes, il me semble,
grâce à ton exposition animée, que tout cela est on ne peut plus plausible ; et je
suis, bon gré mal gré, obligé de le croire. […] En vérité, cher cousin, tu m’as
déjà appris à mieux voir.

VICTOR HUGO
« C’est fort laid » écrit Victor Hugo (1802-1885) après avoir vu pour la
première fois, de la route, un chemin de fer. Quelques jours plus tard dans sa
lettre à Adèle du 22 août 1837, lors d’un premier voyage en train, Hugo dit le
plaisir d’un spectateur, et d’une foule, dont le regard est réinventé par l’œil
rapide et mobile de la « bête prodigieuse » qui met la perception en mouvement,
dissout formes et contours et apprend à voir autrement.

C’est un mouvement magnifique… (1837) Je suis réconcilié avec les chemins de


fer ; c’est décidément très beau. Le premier que j’avais vu n’était qu’un ignoble
chemin de fabrique. J’ai fait hier la course d’Anvers à Bruxelles et le retour.

Je partais à quatre heures dix minutes et j’étais revenu à huit heures un quart,
ayant dans l’intervalle passé cinq quarts d’heure à Bruxelles et fait vingt-trois
lieues de France.
C’est un mouvement magnifique, et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre
compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des
fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges et blanches ; plus de points,
tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de
longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent
follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre
debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est un garde du
chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit
dans la voiture : C’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes.
Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J’étais dans la première voiture.
Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons
rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le
convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d’effrayant comme ces
deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l’une
par l’autre. On ne distinguait pas d’un convoi à l’autre ; on ne voyait passer ni
des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes
blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris,
des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille
personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par
l’ouragan.
Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une
bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en
route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte : il jette tout
le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante ;
d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses
pieds, comme tu voudras, et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de
fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.

EDGAR ALLAN POE


Pour l’« homme des foules » d’Edgar Poe (1809-1849), l’expérience de la vie
moderne se confond avec son spectacle et l’œil en est la plaque sensible. Le
narrateur, seul au cœur de la foule, voyeur invisible, fasciné par ce qui le rebute,
est tout à son désir de voir ce qui « ne peut pas se lire », et Poe prend en filature
cet illisible de la vie moderne pour le donner à voir : « En vérité, c’est un
tableau ! » écrit Baudelaire.

L’homme des foules (1840) […] Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir
d’automne, j’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres.
Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, et, la
force me revenant, je me trouvais dans une de ces heureuses dispositions qui
sont précisément le contraire de l’ennui, – dispositions où l’appétence morale est
merveilleusement aiguisée, quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est
arrachée, l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν, – où l’esprit électrisé dépasse aussi
prodigieusement sa puissance journalière que la raison ardente et naïve de
Leibniz l’emporte sur la folle et molle rhétorique de Gorgias. Respirer
seulement, c’était une jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs
sources très plausibles de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais
plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais
amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, tantôt à observer la société
mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les vitres voilées par la
fumée.

Cette rue est une des principales artères de la ville et elle avait été pleine de
monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule s’accrut de minute
en minute ; et, quand tous les réverbères furent allumés, deux courants de la
population s’écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m’étais jamais
senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais en ce moment
particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait
d’une délicieuse émotion toute nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune
attention aux choses qui se passaient dans l’hôtel, et je m’absorbai dans la
contemplation de la scène du dehors.

[…]

Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand


soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de
soixante-cinq à soixante et dix ans), – une physionomie qui tout d’abord arrêta et
absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son
expression. Jusqu’alors je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette
expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien que ma première
pensée, en le voyant, fut que Retzch, s’il l’avait contemplé, l’aurait grandement
préféré aux figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon. Comme je
tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de former une
analyse quelconque du sentiment général qui m’était communiqué, je sentis
s’élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste
intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de
méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive terreur,
d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement éveillé, saisi,
fasciné. « Quelle étrange histoire, me dis-je à moi-même, est écrite dans cette
poitrine ! » Il me vint alors un désir ardent de ne pas perdre l’homme de vue, –
d’en savoir plus long sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon
chapeau et ma canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule
dans la direction que je lui avais vu prendre […]
[…] C’était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte
l’affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice incurable. À la
lueur accidentelle d’un sombre réverbère, on apercevait des maisons de bois,
hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de si nombreuses et si
capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au milieu d’elles
l’apparence d’un passage. Les pavés étaient éparpillés à l’aventure, repoussés de
leurs alvéoles par le gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les
ruisseaux obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait de désolation. Cependant,
comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et
par degrés ; et enfin de vastes bandes d’hommes, les plus infâmes parmi la
populace de Londres, se montrèrent, oscillantes ça et là. Le vieux homme sentit
de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est près de son agonie.
Une fois encore il s’élança en avant d’un pas élastique. Tout à coup, nous
tournâmes au coin ; une lumière flamboyante éclata à notre vue, et nous nous
trouvâmes devant un des énormes temples suburbains de l’Intempérance, – un
des palais du démon Gin.
C’était presque le point du jour ; mais une foule de misérables ivrognes se
pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte. Presque avec un
cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au milieu, reprit sa physionomie
primitive, et se mit à arpenter la cohue dans tous les sens, sans but apparent.
Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait à cet exercice, quand un
grand mouvement dans les portes témoigna que l’hôte allait les fermer en raison
de l’heure. Ce que j’observai sur la physionomie du singulier être que j’épiais si
opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir. Cependant, il
n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup
sur ses pas, au cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours
je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche
dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva
pendant que nous poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois
encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’Hôtel
D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque
égal à ce que j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la
confusion toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de
l’inconnu. Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il
ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du soir
approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit devant
l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi,
mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le poursuivre, je
restais absorbé dans cette contemplation.
– Ce vieux homme, – me dis-je à la longue –, est le type et le génie du crime
profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le
suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur du
monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ[3], et peut-être est-ce
une des grandes miséricordes de Dieu que es lässt sich nicht lesen, – qu’il ne se
laisse pas lire.
*

HONORÉ DE BALZAC

« Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil », lit-on dans La


Physiologie du mariage. Quinze ans plus tard, l’œil artiste du flâneur balzacien
cède la place à l’œil consommateur des Parisiens dont le désir de voir s’est
domestiqué en désir d’acheter : Gaudissart II évoque les effets d’optique du
spectacle des marchandises par lequel « La Comédie humaine a cédé la place à
la comédie des cachemires ».

L’œil des Parisiens… (1844) Savoir vendre, pouvoir vendre, et vendre ! Le


public ne se doute pas de tout ce que Paris doit de grandeurs à ces trois faces du
même problème. L’éclat de magasins aussi riches que les salons de la noblesse
avant 1789, la splendeur des cafés qui souvent efface, et très facilement, celle du
néo-Versailles, le poème des étalages détruit tous les soirs, reconstruit tous les
matins ; l’élégance et la grâce des jeunes gens en communication avec les
acheteuses, les piquantes physionomies et les toilettes des jeunes filles qui
doivent attirer les acheteurs ; et enfin, récemment, les profondeurs, les espaces
immenses et le luxe babylonien des galeries où les marchands monopolisent les
spécialités en les réunissant, tout ceci n’est rien !… Il ne s’agit encore que de
plaire à l’organe le plus avide et le plus blasé qui se soit développé chez
l’homme depuis la société romaine, et dont l’exigence est devenue sans bornes,
grâce aux efforts de la civilisation la plus raffinée. Cet organe, c’est l’œil des
Parisiens !… Cet œil consomme des feux d’artifice de cent mille francs, des
palais de deux kilomètres de longueur sur soixante pieds de hauteur en verres
multicolores, des féeries à quatorze théâtres tous les soirs, des panoramas
renaissants, de continuelles expositions de chefs-d’œuvre, des mondes de
douleurs et des univers de joie en promenade sur les Boulevards ou errant par les
rues ; des encyclopédies de guenilles au carnaval, vingt ouvrages illustrés par an,
mille caricatures, dix mille vignettes, lithographies et gravures. Cet œil lampe
pour quinze mille francs de gaz tous les soirs ; enfin, pour le satisfaire, la Ville
de Paris dépense annuellement quelques millions en points de vues et en
plantations. Et ceci n’est rien encore !… ce n’est que le côté matériel de la
question. Oui, c’est, selon nous, peu de chose en comparaison des efforts de
l’intelligence, des ruses, dignes de Molière, employées par les soixante mille
commis et les quarante mille demoiselles qui s’acharnent à la bourse des
acheteurs, comme les milliers d’ablettes aux morceaux de pain qui flottent sur
les eaux de la Seine.

VICTOR FOURNEL
Avant Baudelaire, Victor Fournel (1829-1894) raille la « portraituromanie »
déclenchée par le daguerréotype qu’il voit comme une négation de l’art, mais
dans le même ouvrage, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, il dresse un portrait
du flâneur en artiste dont la sensibilité est pourtant précisément celle d’un
« daguerréotype » mais « mobile », dont Balzac ou l’« homme des foules » de
Poe servent, chacun à sa façon, de modèle.

Un daguerréotype mobile… (1858) […] Un badaud intelligent et consciencieux,


qui remplit avec scrupule ses devoirs, c’est-à-dire qui observe tout et se souvient
de tout, peut jouer les premiers rôles dans la république de l’art. Cet homme-là
est un daguerréotype mobile et passionné qui garde les moindres traces, et en qui
se reproduisent, avec leurs reflets changeants, la marche des choses, le
mouvement de la cité, la physionomie multiple de l’esprit public, des croyances,
des antipathies et des admirations de la foule.

C’est en flânant dans Paris que Balzac a fait tant de précieuses trouvailles,
entendu tant de mots, déterré tant de types. C’est un peu en flânant sur l’Océan
que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Il reste bien des Amériques
nouvelles à découvrir, en flânant à sa manière dans certains domaines encore
inexplorés de l’Océan parisien.
Avez-vous jamais réfléchi à tout ce que renferme ce mot de flânerie, ce mot
délicieux, adoré des poètes et des humoristes ? Faire d’interminables expéditions
à travers les rues et les promenades ; errer, le nez au vent, les deux mains dans
ses poches et le parapluie sous le bras, ainsi qu’il sied à toute âme candide ;
marcher devant soi, à la bonne aventure, sans songer à aller quelque part et sans
se presser, à la façon de Jean La Fontaine quand il partait pour l’Académie ;
s’arrêter à chaque boutique afin de regarder les images, à chaque coin de rue
pour lire les affiches, à chaque étalage pour palper les bouquins ; voir un cercle
amassé autour d’un lapin savant, et s’y joindre sans respect humain, fasciné,
ravi, s’abandonnant tout entier au spectacle jusqu’au fond des sens et du cœur ;
écouter ici l’homélie d’un marchand de savon, là les dithyrambes d’un marchand
de montres à vingt-cinq centimes, plus loin, les élégies des charlatans
méconnus ; suivre au besoin tout le long des quais la musique d’un régiment qui
passe, ou prêter avec bonne foi les deux oreilles aux roucoulements des prime
donne du café Morel ; savourer les variations des orgues de Barbarie ; se ranger
autour des escamoteurs, des équilibristes et des magnétiseurs en plein vent ;
contempler les casseurs de pierre avec admiration ; courir quand on voit courir,
s’arrêter quand on le veut, s’asseoir quand on en a envie, quelle volupté, bon
Dieu ! Et voilà l’existence d’un badaud !

[…]

Vous connaissez L’Homme dans la foule de Poe, le conteur étrange et profond,


un Hoffmann réaliste et mathématique aux fantaisies poignantes. Il a décrit là, en
quelques pages d’une énergie pittoresque et concise, les sensations d’un
observateur qui, de la vitre d’un café, regarde circuler les passants dans les rues
de Londres, et s’attache à la poursuite d’un homme dont la démarche et la
physionomie lui annoncent quelque mystère à découvrir.
Comme Poe, je me suis bien souvent isolé dans la foule, au milieu de la rue,
pour me changer en spectateur et m’asseoir au parterre de ce théâtre improvisé.
Il m’est arrivé de regarder, ainsi qu’en une lanterne magique, toutes ces ombres
qui dansaient devant moi, de les dépouiller curieusement de leurs voiles et de
leurs masques, comme l’enfant qui déchire l’enveloppe de sa poupée pour voir
ce qu’il y a dessous.
Ce serait déjà un exercice fort intéressant de lire les occupations quotidiennes,
les professions variées, la vie intime et domestique dont chacun porte
l’empreinte en quelque sorte affichée sur son front, dans ses allures et le ton de
sa voix, comme sur l’enseigne d’un magasin ; de rechercher le caractère
qu’indique une démarche ou une physionomie ; de se demander quelle longue
habitude du désordre ou de la probité, quelle série de vertus ou de crimes sont
parvenues à graver une expression vivante et indélébile sur tel visage qu’on a
sous les yeux, à imprimer un cachet particulier à tel regard ou à tel sourire.
L’artiste, l’homme de lettres, l’ouvrier endimanché, le commis voyageur,
l’épicier, le militaire en retraite, le petit rentier, l’humble grisette, la femme
comme il faut et la lorette aux grands étalages, tout ce monde se trahit à des
nuances perceptibles même pour le vulgaire. Ils ne pourraient se révéler plus
clairement et plus vite, eussent-ils écrit leurs noms sur leurs chapeaux, à la façon
du Guillot de La Fontaine.
Mais je ne m’arrête point là. Je me demande quels intérêts, quelles passions,
quels sentiments divers et contradictoires servent de mobiles à chacun de ces
hommes ; où ils vont, d’où ils viennent, ce qu’ils méditent à l’instant même,
quels crimes et quelles vertus gisent cachés dans toutes ces consciences, ce que
le passé leur a donné déjà et ce que leur réserve l’avenir. À l’aide d’un mot que
j’entends en passant, je refais toute une conversation, toute une vie ; l’accent
d’une voix me suffit pour accoler le nom d’un péché capital à l’homme que je
viens de coudoyer et dont j’ai entrevu le profil. Je mets enfin à toutes les
poitrines la fenêtre qu’y souhaitait Momus, et par la vitre entr’ouverte je regarde
au fond de chaque cœur d’un œil curieux, et je plonge jusque dans les
profondeurs de l’abîme, au risque d’avoir parfois le vertige et de reculer
d’épouvante.
C’est ainsi que je fais chaque jour à loisir du Gall et du Lavater sous ma
responsabilité personnelle. Rien n’échappe à mon regard qui perce les ténèbres
les plus impénétrables ; il me le semble du moins, et cela me suffit. Chaque
individu me fournit, pour peu que j’y tienne, la matière d’un roman compliqué ;
et, comme Cuvier reconstituait un animal avec une dent, et un monde entier avec
un animal, je reconstitue toutes ces vies éparses ; je fais mouvoir, penser, agir à
mon gré ce théâtre d’automates dont je tiens les fils.

[…]

BENJAMIN GASTINEAU
La Vie en chemin de fer, feuilleton de Benjamin Gastineau (1823-1904), est la
physionomie animée d’un monde sauvé de sa pétrification par le point de vue
mobile d’une machine qui introduit son propre mouvement dans l’œil du
voyageur, l’apprivoise à l’image mouvante, fugitive et « détruite » à peine
« formée », en même temps qu’elle lui apprend, dans le défilement même des
images, « la philosophie synthétique du coup d’œil ».

Ces angles visuels détruits à peine formés,


tableaux mouvants… (1861) Le locomobile que je préfère, c’est le chemin de
fer, lorsque, la tête appuyée sur un matelas capitonné, la nature danse la bourrée
devant vous, et qu’ivres de lumière, de soleil, de liberté, horizons, bois,
montagnes, vallons et rivières sautent au vitrage de votre wagon, viennent vous
embrasser avec l’effusion d’un père retrouvant son enfant prodigue. Le coup de
piston de la locomotive fait entrer dans cette immense ronde de quelques
secondes, dans ces angles visuels détruits à peine formés, tableaux mouvants,
tous les aspects de la nature ; les montagnes se succèdent comme les vagues d’un
océan en furie, les forêts ondulent sous le ciel bleu, la rivière argente de ses
nappes blanches la verte prairie, les perspectives s’ouvrent à travers les bois et
les gorges ; – la mer surgit tout à coup avec son infini et ses voiles blanches,
pour disparaître aussitôt derrière les mornes et les hautes falaises.

La respiration du chemin de fer devient plus haletante. Dévorant un espace de


quinze lieues à l’heure, la vapeur, puissant machiniste, enlève les portants, les
décorations, change à chaque instant les points de vue, apporte coup sur coup au
voyageur ébouriffé scènes gaies, scènes tristes, intermèdes burlesques, fleurs
brillantes d’un feu d’artifice, visions qui s’évanouissent à peine apparues, met en
mouvement la nature qui revêt toutes les robes grises et claires, montre des
squelettes et des amoureux, des nuages et des rayons, de riantes perspectives et
de sombres aspects, des noces, des baptêmes et des cimetières. Il faut avoir la
philosophie synthétique du coup d’œil. C’est la revue des joies et des tristesses
humaines, un défilé d’épisodes les plus heurtés, les plus opposés : ici un noir
enterrement, là un blanc mariage, violons en tête ; plus loin, un charretier écrasé
sous les roues de sa voiture, un chasseur qui, s’étant pris à tort pour un lièvre, est
ramené mortellement blessé, un cheval emporté qui aplatit un cabriolet contre la
muraille, une rixe d’hommes, une dispute de femmes, une éblouissante
procession, répondant par des cantiques aux cloches lancées à toute volée ; des
braconniers marchant entre des gendarmes à cheval, et mille autres scènes que
l’œil du voyageur en chemin de fer saisit en traversant villes et villages.
*

Avant la création des chemins de fer, la nature ne palpitait plus ; c’était une
Belle-au-bois-dormant, une froide statue, un végétal, un polype ; les cieux
mêmes paraissaient immuables. Le chemin de fer a tout animé, tout mobilisé. Le
ciel est devenu un infini agissant, la nature une beauté en action.

CHARLES BAUDELAIRE
Acte de naissance d’une esthétique de la modernité, le portrait de Constantin
Guys par Charles Baudelaire (1821-1867) fait du « peintre de la vie moderne »,
sismographe du fugitif, homme des foules, divisé en lui-même, toujours « hors
de chez soi » et « partout chez soi », le modèle d’un observateur qui enregistre
incognito les images de la vie mobile et les projette en une fantasmagorie de son
temps.

Un kaléidoscope doué de conscience… (1863) […]

Ainsi, pour entrer dans la compréhension de M. G.[4], prenez note tout de


suite de ceci : c’est que la curiosité peut être considérée comme le point de
départ de son génie.
Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau !) écrit par la
plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre L’Homme des foules ?
Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant la foule avec
jouissance, se mêle par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui.
Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes
et tous les effluves de la vie ; comme il a été sur le point de tout oublier, il se
souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à
travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a,
en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale,
irrésistible !
Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du
convalescent, et vous aurez la clef du caractère de M. G.
[…]

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui
du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait
flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire
domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et
l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le
monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns
des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la
langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit
partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme
l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées,
trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société
enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre
dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le
comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope
doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple
et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du
non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que
la vie elle-même, toujours instable et fugitive. « Tout homme », disait un jour
M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un
geste évocateur, « tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une
nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au
sein de la multitude, est un sot ! un sot ! et je le méprise ! »
Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur
donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets :
« Quel ordre impérieux ! Quelle fanfare de lumière ! Depuis plusieurs heures
déjà, de la lumière partout ! de la lumière perdue par mon sommeil ! Que de
choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues ! » Et il part ! Et il
regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire
l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie
si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. Il
contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la
brume ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des
fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de
la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et
d’être bien habillés ; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de
vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles ont
été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est
descendu d’un cran sur la nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe
amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle l’a déjà deviné. Un
régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dans l’air des
boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l’espérance ; et voilà que
l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l’allure et la physionomie
de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards décidés,
moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui ; et dans
quelques minutes, le poème qui en résulte sera virtuellement composé. Et voilà
que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche comme un seul animal,
fière image de la joie dans l’obéissance !
Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel
se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant.
Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent : « Enfin
la journée est finie ! » Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et
chacun court dans l’endroit de son choix boire la coupe de l’oubli. M. G. restera
le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la
vie, vibrer la musique ; partout où une passion peut poser pour son œil, partout
où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté
bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé ! « Voilà,
certes, une journée bien employée, » se dit certain lecteur que nous avons tous
connu, « chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la même
façon. » Non ! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins
encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres
dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le
même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son
crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant
sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les
images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et
les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus
que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de
l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la
mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent
cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-
dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité !
Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel
que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours
voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un
pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il
cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne
se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour
lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique,
de tirer l’éternel du transitoire.

KARL MARX
Avant que Zola ne dise de quelle façon le « bonheur des dames » sacrifie à la
« religion nouvelle » des marchandises, Karl Marx (1818-1883) analyse le
fétichisme de la marchandise comme un mécanisme de projection, analogue
selon lui au mécanisme religieux, qui dote la marchandise, reflet déconnecté de
rapports sociaux dissimulés, d’une vie autonome quasi fantasmagorique
s’imposant à l’observateur.

Le caractère fétiche de la marchandise et son secret (1867) Une marchandise


paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-
même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe,
pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur
d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux, soit qu’elle satisfasse les besoins de
l’homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail
humain. Il est évident que l’activité de l’homme transforme les matières fournies
par la nature d’une façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est
changée, si l’on en fait une table. Néanmoins la table reste bois, une chose
ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu’elle se présente comme
marchandise, c’est une toute autre affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il
ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur
sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus
bizarres que si elle se mettait à danser.

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur


d’usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur.
D’abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités
productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions
de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son
contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des
muscles, des organes, des sens, etc., de l’homme. En second lieu, pour ce qui sert
à déterminer la quantité de valeur, c’est-à-dire la durée de cette dépense ou la
quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue
visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu’il faut pour
produire les moyens de consommation a dû intéresser l’homme, quoique
inégalement, suivant les divers degrés de civilisation. Enfin dès que les hommes
travaillent d’une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert
aussi une forme sociale.
D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il
revêt la forme d’une marchandise ? Évidemment de cette forme elle-même.
Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des
produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la
forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des
producteurs, dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux,
acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi
des produits se convertissent en marchandises, c’est-à-dire en choses qui
tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales. C’est ainsi que
l’impression lumineuse d’un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme
une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de
quelque chose qui existe en-dehors de l’œil. Il faut ajouter que dans l’acte de la
vision la lumière est réellement projetée d’un objet extérieur sur un autre objet,
l’œil ; c’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme
valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire
avec leur nature physique. C’est seulement un rapport social déterminé des
hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des
choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher
dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain
ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication
avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de
l’homme dans le monde marchand. C’est ce que l’on peut nommer le fétichisme
attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des
marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.
*

ÉMILE ZOLA
Au Bonheur des Dames montre « tout un peuple de femmes passant dans la
force et la logique des engrenages » du grand magasin. L’entrée est libre à la
femme des foules, toute au plaisir de l’œil (« Aveuglez-le » s’écrie Mouret, le
propriétaire), grisée par l’impulsion de l’achat commandée par le poème savant
de l’étalage dans la « cathédrale du commerce moderne » dont Émile Zola
(1840-1902) déploie la machinerie optique.

Au Bonheur des Dames (1883) […] Dans le pan coupé donnant sur la place
Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu
d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques,
deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l’enseigne : Au
Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la
Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison
d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et
aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans
la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans
tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des
comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant
que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.

– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui
avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? C’est gentil, c’est ça qui
doit faire courir le monde !
Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la porte centrale. Il y
avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de
marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient
les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie,
mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des
drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient
coupés par les pancartes blanches des étiquettes. À côté, encadrant le seuil,
pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures
de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne,
les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans
des casiers, sur des tables, au milieu d’un empilement de coupons, débordaient
des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés,
capelines, gilets, tout un étalage d’hiver aux couleurs bariolées, chinées, rayées,
avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq
centimes, des bandes de vison d’Amérique à un franc, et des mitaines à cinq
sous. C’était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son
trop-plein à la rue.
L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa
sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força tous trois à quitter le
milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-saint-Augustin,
ils suivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D’abord,
ils furent séduits par un arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés
obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, des bas de
soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns
semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les
rouges à coins brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau
de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaient jetés
symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge
byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui
n’ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de
soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante,
les tons les plus délicats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond,
d’un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures
vives, se décolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les
soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées
comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts
savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de
l’étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de
foulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales,
les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le
Cuir-d’or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des
nouveautés.
– Oh ! Cette faille à cinq francs soixante ! murmura Denise, étonnée devant le
Paris-Bonheur.
Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant.
– La rue de la Michodière, monsieur ?
Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs
pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise
fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez
Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais
elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande
écharpe en dentelle de Bruges, d’un prix considérable, élargissait un voile
d’autel, deux ailes déployées, d’une blancheur rousse ; des volants de point
d’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, à pleines mains, un
ruissellement de toutes les dentelles, les malines, les valenciennes, les
applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À
droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui
reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans
cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme : occupant le centre, un
article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté ;
d’un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris ; de l’autre, un paletot de
drap, bordé de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en
matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les
caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de
velours affiché dix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflait
l’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était
remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton
rouge du col ; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu
calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles
femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.
[1]. Nous ajoutons la formule manquante dans la traduction de Champfleury (NdE).
[2]. « Assez de science ! » : c’en est assez pour le sage ! (NdE).
[3]. Hortulus animæ, cum oratiunculis aliquibus superadditis de Grünninger [NdA].
[4]. Constantin Guys.
Chapitre 7

Arrêts sur image


« Peut-être l’œil idéalise-t-il aussi ? Observez notre étonnement devant une
épreuve photographique. Ce n’est jamais ça qu’on a vu. »
Gustave FLAUBERT, lettre à Hippolyte Taine du 20 novembre 1866.

INTRODUCTION
Le philosophe chinois Mozi (Ve s. av. J.-C.) connaissait la chambre obscure
qu’il appelait « chambre close du trésor ». Les savants arabes, plus d’un
millénaire avant Wedgwood et Niepce, avaient découvert certaines substances
photosensibles. Ces anciennes connaissances, les progrès de l’optique et de la
chimie, les perfectionnements de la camera obscura et de la lanterne magique ne
diminuent pas pour autant les mérites de la fiction qui ouvre ce chapitre, l’utopie
de Giphantie (Tiphaigne de La Roche) qu’on peut lire comme une anticipation
de la photographie avec sa toile capable, sous la seule action de la lumière, de
retenir des images « qui valent les choses » qui y laissent automatiquement leur
empreinte. Un demi-siècle à peine plus tard, Nicéphore Niepce fixe une image
sur la plaque sensible, puis, avec Daguerre, Talbot ou Bayard, la fiction se
réalise : le miroir peut enfin garder l’empreinte de ce qui s’y reflète.
Au règne sans partage du daguerréotype et de son image sur métal depuis sa
présentation par Arago en 1839, succède celui de la « photographie », dont le
négatif est reproductible sur papier. De la création, en 1851, de la Société
héliographique et l’édition de La Lumière, premier journal entièrement dédié en
Europe à la photographie et qui en initie la critique, jusqu’à l’ouverture des
premiers studios, la vogue du portrait, sa miniaturisation en carte de visite, les
clichés de Roger Fenton sur la guerre de Crimée, ou la consécration de
l’Exposition universelle de 1855, toutes les conditions de l’essor de la
photographie convergent : les innovations techniques et les ambitions artistiques,
la commercialisation et le succès populaire, la vulgarisation du procédé et
l’industrialisation, l’appât des bénéfices et les besoins sociaux, idéologiques ou
éducatifs.
Les premiers discours sur la photographie semblent fascinés non seulement
par l’exactitude de la reproduction, la représentation réaliste et l’identité de
l’image et de l’objet, mais aussi par la genèse même des images de la chambre
obscure qui se conservent désormais « d’elles-mêmes » (Arago). Cette identité
de l’image et de l’objet, contenue dans le « processus photogénique », rend la
représentation photographique « infiniment plus exacte », écrit Edgar Poe, que
toute « peinture faite de mains d’hommes » et que tout langage qui trouve là sa
limite : « Tout langage échoue à donner une juste idée de la vérité ; rien
d’étonnant si nous songeons que la source de la vision en est ici le dessinateur. »
Photogénie : le visible a sa propre mécanique et le génie passe dans l’automate
« en matérialisant le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu » (Nadar).
Sous l’œil impersonnel de l’objectif, la restitution mécanique, dont le soleil est
l’agent actif, laisse les choses s’enregistrer d’elles-mêmes et se donner à voir,
effaçant l’intervention humaine, la marque du travail et de l’art, la médiation
artiste de la main et de l’interprétation : « Au fond, écrit ainsi Francis Wey, ce
qui tend à s’effacer d’une manière constante, c’est la marque sensible de la
manutention, c’est l’artifice du procédé et la complication du travail. » Dès sa
naissance, la restitution photographique de la réalité est conçue comme
instantanée, objective, aisée et intégrale. Son instantanéité s’impose comme une
évidence, et avant même que la durée d’exposition ne soit réduite, les premiers
écrits célèbrent la rapidité de l’œil mécanique qui non seulement supplante celle
de l’œil humain mais prend de vitesse la lente mimésis picturale : toutes les
choses « égales devant le soleil se gravent à l’instant même » (Janin).
L’objectivité de la restitution, ce n’est pas seulement la fidélité de la copie
conditionnée par la neutralité de l’objectif, la transparence et l’immédiateté de
l’opération technique, c’est aussi ce pouvoir que l’image donne dorénavant
d’authentifier et d’identifier, et c’est encore cette idée, potentiellement critique,
d’une singulière démocratie des choses désormais « égales devant le soleil »
mais aussi comme hors d’elles-mêmes dans leur ubiquité, puisqu’également
transportables et détachables, livrées à l’« universel reportage » qu’évoquera
Mallarmé. Cette démocratie des choses devant l’objectif se conjugue avec la
démocratie de l’usage de l’objet, un exploit technique à la portée de tous, et avec
la démocratie d’une diffusion des images photographiques qu’on ne peut
évidemment séparer du trafic des images devenues marchandises. Baudelaire
raille à sa manière cet esprit démocrate qui se prosterne selon lui devant le veau
d’or de la « réalité » et se nourrit de la sottise narcissique de la multitude alors
que la photographie, simple moyen de reproduction, aurait dû se contenter de
rester « la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante ».
Delacroix ne défend la photographie que pour autant qu’elle renonce à son
réalisme intégral, à la « prétention de tout rendre », qu’elle intègre en elle
« l’infirmité de la reproduction » et accepte l’« heureuse impuissance » de l’œil à
tout voir. La restitution photographique de la réalité est en effet envisagée,
projetée ou rêvée, comme intégrale, et le sentiment d’avoir franchi l’obstacle de
l’espace et du temps réveille le désir d’une reproduction complète « des œuvres
de Dieu » et des « ouvrages de l’homme » (Janin), « registre impérissable » de
« l’Ange de Dieu » qui fixe le « mouvement universel » (Holmes) ou, selon une
version plus ironique, album de l’« Histoire du monde » mise à l’épreuve
photographique (Villiers de Ll’Isle-Adam), comme si la technique mettait le
monde à la disposition du regard, ou plutôt, comme si le monde se mettait à la
disposition du regard et le visible s’ordonnait à l’œil photographique.

***

CHARLES-FRANÇOIS TIPHAIGNE DE LA ROCHE

L’idée de la photographie et de son procédé précède-t-elle son invention dans


ce récit d’un voyage extraordinaire de Tiphaigne de La Roche (1722-1774) ?
Dans la caverne de Giphantie, la toile dont la matière retient instantanément la
lumière et les simulacres devient « miroir » et « fenêtre » d’un monde dont les
« images passagères » ainsi fixées se font aussi vraies que les choses. Le plaisir
supérieur est alors d’être séduit par l’illusion reconnue plutôt que leurré comme
un oiseau de Zeuxis.

Giphantie (1760) À quelques pas du globe bruyant, la terre creusée présente,


dans une profondeur, quarante ou cinquante degrés de gazon. Au pied de cet
escalier, se trouve un chemin pratiqué sous terre. Nous entrâmes ; et mon guide,
après m’avoir conduit par quelques détours obscurs, me rendit enfin à la lumière.

Il m’introduisit dans une salle médiocrement grande et assez nue, où je fus


frappé d’un spectacle qui me causa bien de l’étonnement. J’aperçus, par une
fenêtre, une mer qui ne me parut éloignée que de deux ou trois stades. L’air
chargé de nuages ne transmettait que cette lumière pâle, qui annonce les orages :
la mer agitée roulait des collines d’eau, et ses bords blanchissaient de l’écume
des flots qui se brisaient sur le rivage.
Par quel prodige, m’écriai-je ! l’air, serein il n’y a qu’un instant, s’est-il si
subitement obscurci ? Par quel autre prodige trouvai-je l’Océan au centre de
l’Afrique ? En disant ces mots, je courus avec précipitation, pour convaincre mes
yeux d’une chose si peu vraisemblable. Mais, en voulant mettre la tête à la
fenêtre, je heurtai contre un obstacle qui me résista comme un mur. Étonné par
cette secousse, plus encore par tant de choses incompréhensibles, je reculai cinq
ou six pas en arrière.
Ta précipitation cause ton erreur, me dit le préfet. Cette fenêtre, ce vaste
horizon, ces nuages épais, cette mer en fureur, tout cela n’est qu’une peinture.
D’un étonnement je ne fis que passer à un autre : je m’approchai avec un
nouvel empressement ; mes yeux étaient toujours séduits, et ma main put à peine
me convaincre qu’un tableau m’eût fait illusion à tel point.
Les esprits élémentaires, poursuivit le préfet, ne sont pas si habiles peintres
qu’adroits physiciens ; tu vas en juger par leur manière d’opérer. Tu sais que les
rayons de lumière, réfléchis des différents corps, font tableau, et peignent ces
corps sur toutes leurs surfaces polies, sur la rétine de l’œil, par exemple, sur
l’eau, sur les glaces. Les esprits élémentaires ont cherché à fixer ces images
passagères ; ils ont composé une matière très subtile, très visqueuse et très
prompte à se dessécher et à se durcir, au moyen de laquelle un tableau est fait en
un clin d’œil. Ils enduisent de cette matière une pièce de la toile, et la présentent
aux objets qu’ils veulent peindre. Le premier effet de la toile est celui du miroir ;
on y voit tous les corps voisins et éloignés, dont la lumière peut apporter
l’image. Mais, ce qu’une glace ne saurait faire, la toile, au moyen de son enduit
visqueux, retient les simulacres. Le miroir vous rend fidèlement les objets, mais
n’en garde aucun ; nos toiles ne les rendent pas moins fidèlement, et les gardent
tous. Cette impression des images est l’affaire du premier instant où la toile les
reçoit : on l’ôte sur le champ, on la place dans un endroit obscur ; une heure
après, l’enduit est desséché, et vous avez un tableau d’autant plus précieux,
qu’aucun art ne peut en imiter la vérité, et que le temps ne peut en aucune
manière l’endommager. Nous prenons dans leur source la plus pure, dans le
corps de la lumière, les couleurs que les peintres tirent de différents matériaux,
que le laps des temps ne manque jamais d’altérer. La précision du dessin, la
vérité de l’expression, les touches plus ou moins fortes, la gradation des nuances,
les règles de la perspective ; nous abandonnons tout cela à la nature, qui, avec
cette marche sûre qui jamais ne se démentit, trace sur nos toiles des images qui
en imposent aux yeux, et font douter à la raison si ce qu’on appelle réalités ne
sont pas d’autres espèces de fantômes qui en imposent aux yeux, à l’ouïe, au
toucher, à tous les sens à la fois.
L’esprit élémentaire entra ensuite dans quelques détails physiques ;
premièrement, sur la nature du corps gluant, qui intercepte et garde les rayons ;
secondement, sur les difficultés de le préparer et de l’employer ; troisièmement,
sur le jeu de la lumière et de ce corps desséché : trois problèmes que je propose
aux physiciens de nos jours, et que j’abandonne à leur sagacité.
Cependant, je ne pouvais détourner les yeux de dessus le tableau. Un
spectateur sensible, qui, du rivage, contemple une mer que l’orage bouleverse,
ne ressent point des impressions plus vives : de telles images valent les choses.

JULES JANIN
Avant même l’annonce publique de sa découverte, Jules Janin célèbre le
daguerréotype qui rivalise moins avec l’art par la parfaite identité de l’image et
de son objet qu’en vertu d’un réalisme « enchanté » : c’est la réalité elle-même
qui se hâte vers sa reproduction dont le soleil est l’agent instantané et c’est le
miroir lui-même qui reproduit. Enchantement moderne, celui de l’âge de la
technique qui cherche « les moyens de faire reproduire… à notre place ».

Que la lumière soit… (1839) À force d’études ce peintre célèbre [Daguerre] était
parvenu à être un grand chimiste. Il avait observé, sans nul doute, que telle
nuance, vigoureuse au grand jour, s’effaçait à mesure que s’effaçait la lumière et
disparaissait complètement ; il savait en outre, ce que nous savons tous, l’action
du soleil et de la lumière sur la couleur : il se proposa donc, avec cette
persévérance acharnée qui est le génie, la solution du problème suivant : Trouver
une couleur ainsi faite, que le soleil, bien plus, que la lumière seule l’enlève en
partie pendant que l’autre partie résiste et reste immobile à sa place ; forcer le
jour à agir sur cette ombre donnée comme ferait le burin divin de quelque
Morghen invisible, et ainsi jeter sur cette planche unie et sombre la forme et la
vie ; forcer le soleil, cet œil du monde, à n’être plus qu’un ingénieux ouvrier
sous les ordres d’un maître… Voilà sans contredit le plus étrange, le plus
difficile, le plus incroyable problème qu’un homme se soit proposé de nos jours.
Pour la difficulté, nous ne disons pas pour l’utilité de l’œuvre, l’inventeur de la
vapeur ne vient que le second.

[…] À force de persévérance et de génie, et par une suite infinie d’essais,


M. Daguerre est arrivé au résultat que voici : il a composé un certain vernis
noir : ce vernis s’étend sur une planche quelconque ; la planche est exposée au
grand jour ; et aussitôt, et quelle que soit l’ombre qui se projette sur cette
planche, la terre ou le ciel ou l’eau courante, la cathédrale qui se perd dans le
nuage, ou bien la pierre, le pavé, le grain de sable imperceptible qui flotte à la
surface, toutes ces choses grandes ou petites, qui sont égales devant le soleil, se
gravent à l’instant même dans cette espèce de chambre obscure qui conserve
toutes les empreintes. Jamais le dessin des plus grands maîtres n’a produit de
dessin pareil. Si la masse est admirable, les détails sont infinis. Songez donc que
c’est le soleil lui-même, introduit cette fois comme l’agent tout-puissant d’un art
tout nouveau, qui produit ces travaux incroyables ! Cette fois ce n’est plus le
regard incertain de l’homme qui découvre au loin l’ombre ou la lumière ; ce
n’est plus sa main tremblante qui reproduit sur un papier mobile la scène
changeante de ce monde que le vide emporte.
Cette fois, il n’est plus besoin de passer trois jours sous le même point du ciel
ou de la terre pour en avoir à peine une ombre défigurée : le prodige s’opère à
l’instant même, aussi prompt que la pensée, aussi rapide que le rayon du soleil
qui va frapper là-bas l’aride montagne ou la fleur à peine éclose. Il y a un beau
passage dans la Bible ; Dieu dit : Que la lumière soit, la lumière fut. À cette
heure, vous direz aux tours de Notre-Dame : placez-vous là, et les tours
obéiront ; et c’est ainsi qu’elles ont obéi à Daguerre, qui, un beau jour, les a
rapportées chez lui tout entières, depuis la pierre formidable sur laquelle elles
sont fondées jusqu’à la flèche mince et légère qu’elles portent dans les airs et
que personne n’avait vue encore, excepté Daguerre et le soleil.
Ce que nous disons là est bien étrange ; mais rien n’est incroyable comme
certaines vérités. Napoléon lui-même, cet homme qui comprenait toute chose,
n’a pas voulu croire qu’une légère vapeur enfermée dans un tube de fer pouvait
soulever le monde, et il appelait un jouet d’enfant ce bateau à vapeur qui
fonctionnait sous ses yeux. Il faudra bien cependant qu’on croit au
daguérotype[1] ; car nulle main humaine ne pourrait dessiner comme dessine le
soleil, nul regard humain ne pourrait plonger aussi avant dans ces flots de
lumière, dans ces ténèbres profondes : nous avons vu ainsi reproduits les plus
grands monuments de Paris, qui, cette fois, va devenir véritablement la ville
éternelle. Nous avons vu le Louvre, l’Institut, les Tuileries, le Pont-Neuf, Notre-
Dame de Paris ; nous avons vu le pavé de la Grève, l’eau de la Seine, le ciel qui
couvre Sainte-Geneviève ; et dans chacun de ces chefs-d’œuvre c’était la même
perfection divine.
L’art n’a plus rien à débattre avec ce nouveau rival. Il ne s’agit pas ici, notez-
le bien, d’une grossière invention mécanique qui reproduit tout au plus des
masses sans ombre, sans détail, sans autre résultat qu’un bénéfice de quelques
heures d’un travail manuel ; non, il s’agit ici de la plus délicate, de la plus fine,
de la plus complète reproduction à laquelle puissent aspirer les œuvres de Dieu
et les ouvrages des hommes. Et notez bien encore ceci, que cette reproduction
est bien loin d’être une et uniforme, comme on pourrait la croire encore : au
contraire, pas un de ces tableaux, exécutés d’après le même procédé, ne
ressemble au tableau précédent : l’heure du jour, la couleur du ciel, la limpidité
de l’air, la douce chaleur du printemps, la rude austérité de l’hiver, les teintes
chaudes de l’automne, le reflet de l’eau transparente, tous les accidents de
l’atmosphère, se reproduisent merveilleusement dans ces tableaux merveilleux
qu’on dirait enfantés sous le souffle des génies aériens.
C’est ainsi que dans une suite de tableaux créés par le daguérotype nous avons
vu Paris reproduit par un chaud rayon de soleil : le soleil avait déteint sur ces
nobles murailles, qui ressortaient vigoureusement de cette ombre fantastique ;
après quoi nous avons vu Paris reproduit sous son voile de nuages, quand l’eau
descend tristement goutte à goutte, quand le ciel est couvert d’un crêpe mouillé,
quand le froid resserre tristement les moindres pierres de la ville. Ainsi, cette
manière de reproduire le monde extérieur ajoutera au grand mérite d’une fidélité
de détails impossible à dire, le grand mérite d’une incroyable fidélité de la
lumière. Il arrivera donc qu’au premier coup d’œil vous reconnaîtrez le dessin
reproduit par le pâle soleil parisien et le dessin exécuté par l’ardent soleil
d’Italie. Vous direz à coup sûr : voici un paysage rapporté des froids vallons de
la Suisse ; voici un aspect emprunté aux déserts de Sahara ; vous distinguerez le
campanile de Florence des tours de Notre-Dame ; par la seule inspection du ciel
dans lequel elles s’élèvent l’une et l’autre, les deux tours élégantes ou terribles.
Merveilleuse découverte en effet, qui conserve non seulement l’identité des
lieux, mais encore l’identité du soleil.
Et notez bien encore que l’homme reste toujours le maître, même de la
lumière qu’il fait agir : une seconde de plus ou de moins consacrée à cette œuvre
compte pour beaucoup. Tenez-vous aux détails plus qu’à la masse ? En deux
minutes vous avez un dessin comme les fait Martin ; confusion poétique et tant
soit peu voilée dans laquelle l’œil devine plus de choses qu’il n’en voit en effet.
Voulez-vous au contraire comme l’architecte, que le monument vienne en relief
et se montre à vous tel qu’il a été construit et dégagé de tout entourage qui
pourrait en diminuer l’effet ? Cette fois encore le soleil obéira, il dévorera tous
les accessoires, et votre monument restera isolé comme la colonne au milieu de
la place Vendôme. Vous obtiendrez par le même procédé tous les effets que vous
voudrez obtenir, depuis l’aube naissante jusqu’aux derniers crépuscules du soir.
Ce qui n’est pas un de nos moindres sujets d’admiration, c’est qu’une fois
l’œuvre accomplie par le soleil ou la lumière, le soleil ou la lumière n’y peuvent
plus rien : ce frêle vernis sur lequel le moindre rayon avait tant d’empire tout à
l’heure, maintenant vous l’exposez en vain au grand jour ; il est durable,
impérissable comme une gravure sur acier. Il est impossible de commander
d’une façon plus impérieuse ; c’est dire vraiment à la lumière : Tu n’iras pas plus
loin.
Vous avez vu l’effet de la chambre obscure : dans la chambre obscure se
reflètent les objets extérieurs avec une vérité sans égale ; mais la chambre
obscure ne produit rien par elle-même ; ce n’est pas un tableau, c’est un miroir
dans lequel rien ne reste. Figurez-vous maintenant que le miroir a gardé
l’empreinte de tous les objets qui s’y sont reflétés, vous aurez une idée à peu
près complète du daguérotype.

[…]

Nous vivons dans une singulière époque ; nous ne songeons plus de nos jours
à rien produire par nous-mêmes ; mais, en revanche, nous recherchons avec une
persévérance sans égale les moyens de faire reproduire pour nous et à notre
place. La vapeur a quintuplé le nombre des travailleurs ; avant peu, les chemins
de fer doubleront ce capital fugitif qu’on appelle la vie ; le gaz a remplacé le
soleil ; on tente à cette heure des essais sans fin pour trouver un chemin dans les
airs. Cette rage de moyens surnaturels a passé bientôt du monde des faits dans le
monde des idées, du commerce dans les arts. […] Voici maintenant qu’avec cet
enduit étendu sur une planche de cuivre, M. Daguerre remplace le dessin et la
gravure. Laissez-le faire, avant peu vous aurez des machines qui vous dicteront
des comédies de Molière et feront des vers comme le grand Corneille. Ainsi soit-
il. […]

FRANÇOIS JEAN DOMINIQUE ARAGO

Physicien, astronome, républicain, travaillant à rendre la science populaire,


François Arago (1786-1853) annonce la découverte de Daguerre le 3 juillet 1839
devant la Chambre des députés et défend le daguerréotype, par lequel les images
se conservent « d’elles-mêmes », pour l’exactitude de sa reproduction et les
services qu’il peut rendre à la science et à l’art, mais aussi pour son caractère
démocratique, « à la portée de tout le monde ».

Le rêve… vient de se réaliser… (1839) […] Les peintres, les dessinateurs, ceux
particulièrement qui exécutent les vastes toiles des panoramas et des dioramas,
ont bien encore quelquefois recours à la chambre noire ; mais c’est seulement
pour tracer, en masse, les contours des objets ; pour les placer dans les vrais
rapports de grandeur et de position ; pour se conformer à toutes les exigences de
la perspective linéaire. Quant aux effets dépendants de l’imparfaite diaphanéité
de notre atmosphère, qu’on a caractérisés par le terme assez impropre de
perspective aérienne, les peintres exercés eux-mêmes n’espéraient pas que, pour
les reproduire avec exactitude, la chambre obscure put leur être d’aucun secours.
Aussi, n’y a-t-il personne qui, après avoir remarqué la netteté de contours, la
vérité de formes et de couleurs, la dégradation exacte de teintes qu’offrent les
images engendrées par cet instrument, n’ait vivement regretté qu’elles ne se
conservassent pas d’elles-mêmes, n’ait appelé de ses vœux la découverte de
quelque moyen de les fixer sur l’écran focal. Aux yeux de tous, il faut également
le dire, c’était là un rêve destiné à prendre place parmi les conceptions
extravagantes d’un Wilkins ou d’un Cyrano de Bergerac. Le rêve, cependant,
vient de se réaliser. […]

Les plus faibles rayons modifient la substance du Daguerréotype. L’effet se


produit avant que les ombres solaires aient eu le temps de se déplacer d’une
manière appréciable. Les résultats sont certains, si on se conforme à des
prescriptions très simples. Enfin, les images une fois produites, l’action des
rayons du soleil, continuée pendant des années, n’en altère ni la pureté, ni l’éclat,
ni l’harmonie.
À l’inspection de plusieurs des tableaux qui ont passé sous vos yeux, chacun
songera à l’immense parti qu’on aurait tiré, pendant l’expédition d’Égypte, d’un
moyen de reproduction si exact et si prompt ; chacun sera frappé de cette
réflexion, que si la photographie avait été connue en 1798, nous aurions
aujourd’hui des images fidèles d’un bon nombre de tableaux emblématiques,
dont la cupidité des Arabes et le vandalisme de certains voyageurs ont privé à
jamais le monde savant.
Pour copier les millions et millions d’hiéroglyphes qui couvrent, même à
l’extérieur, les grands monuments de Thèbes, de Memphis, de Karnak, etc., il
faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le
Daguerréotype, un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail.
Munissez l’institut d’Égypte de deux ou trois appareils de M. Daguerre, et sur
plusieurs des grandes planches de l’ouvrage célèbre, fruit de notre immortelle
expédition, de vastes étendues d’hiéroglyphes réels iront remplacer des
hiéroglyphes fictifs ou de pure convention ; et les dessins surpasseront partout en
fidélité, en couleur locale, les œuvres des plus habiles peintres ; et les images
photographiques étant soumises dans leur formation aux règles de la géométrie,
permettront, à l’aide d’un petit nombre de données, de remonter aux dimensions
exactes des parties les plus élevées, les plus inaccessibles des édifices.

[…]

Le Daguerréotype ne comporte pas une seule manipulation qui ne soit à la


portée de tout le monde. Il ne suppose aucune connaissance de dessin, il n’exige
aucune dextérité manuelle. En se conformant, de point en point, à certaines
prescriptions très simples et très peu nombreuses, il n’est personne qui ne doive
réussir aussi certainement et aussi bien que M. Daguerre lui-même.
La promptitude de la méthode est peut-être ce qui a le plus étonné le public.
En effet, dix à douze minutes sont à peine nécessaires dans les temps sombres de
l’hiver, pour prendre la vue d’un monument, d’un quartier de ville, d’un site.
En été, par un beau soleil, ce temps peut être réduit de moitié. Dans les climats
du Midi, deux à trois minutes suffiront certainement. […]
La préparation sur laquelle M. Daguerre opère, est un réactif beaucoup plus
sensible à l’action de la lumière que tous ceux dont on s’était servi jusqu’ici.
Jamais les rayons de la lune, nous ne disons pas à l’état naturel, mais condensés
au foyer de la plus grande lentille, au foyer du plus large miroir réfléchissant,
n’avaient produit d’effet physique perceptible. Les lames de plaqué préparées
par M. Daguerre blanchissent au contraire à tel point sous l’action de ces mêmes
rayons et des opérations qui lui succèdent, qu’il est permis d’espérer qu’on
pourra faire des cartes photographiques de notre satellite. C’est dire qu’en
quelques minutes on exécutera un des travaux les plus longs, les plus minutieux,
les plus délicats de l’astronomie.

[…]

EDGAR ALLAN POE


Comme Emerson, Hawthorne et d’autres écrivains américains, Poe manifeste
immédiatement son intérêt pour le daguerréotype. S’il y voit un « triomphe de la
science », c’est par un positivisme poétique singulier selon lequel la science sert
l’imagination : son caractère exact ne vaut que pour la beauté « miraculeuse »
qui s’y révèle. L’identité de l’image et de l’objet fait toute l’étrangeté,
visionnaire, inaccessible au langage, de l’invention.

Le Daguerréotype (1840) Ce mot s’écrit correctement Daguerréotype, et se


prononce comme s’il était écrit Dagairraioteep[2]. Le nom de l’inventeur est
Daguerre, mais l’usage du français exige, dans la formation du mot composé, un
accent sur le deuxième ‘‘e’’. L’instrument lui-même doit certainement être
considéré comme le plus important et peut-être le plus extraordinaire triomphe
de la science moderne. Nous n’avons pas la place de faire allusion à l’histoire de
l’invention, dont l’idée initiale dérive de la chambre obscure ; même les infimes
détails du processus de la photogénie (de mots grecs signifiant peinture de
lumière) sont trop longs pour notre but présent. Nous pouvons cependant dire, en
bref, qu’on prépare une plaque d’argent sur cuivre, offrant une surface à l’action
de la lumière, de la plus délicate texture concevable. On polit cette plaque à
l’aide d’une pierre de calcaire stéatiteux (appelée Daguerréolite) contenant à
parts égales stéatite et carbonate de calcium ; la fine surface, placée au-dessus
d’un récipient contenant de l’iode, est alors iodée, jusqu’à ce que le tout prenne
une teinte jaune pâle. La plaque est alors déposée dans une chambre obscure, et
la lentille de l’instrument dirigée vers l’objet à peindre. L’action de la lumière
fait le reste. La durée de l’opération varie selon l’heure du jour et l’état de
l’atmosphère – le délai ordinaire est de dix à trente minutes – et l’expérience
seule suggère le moment où il convient de retirer la plaque qui ne semble pas
d’abord avoir reçu d’empreinte définie – quelques courtes opérations, toutefois,
la développent dans sa beauté la plus miraculeuse. Tout langage échoue à donner
une juste idée de la vérité ; rien d’étonnant si nous songeons que la source de la
vision elle-même en est ici le dessinateur. En nous imaginant la netteté avec
laquelle un objet est réfléchi par un miroir vraiment parfait, peut-être nous
approchons-nous autant de la réalité qu’il est possible. Car, en vérité, la plaque
daguerréotypée est infiniment (nous utilisons le terme à bon escient), est
infiniment plus exacte en sa représentation qu’aucune peinture faite de mains
d’homme. Si nous examinons un ouvrage d’art ordinaire, à l’aide d’un
microscope puissant, toute trace de ressemblance à la nature disparaît – mais
l’examen le plus approfondi du dessin photogénique révèle une vérité plus
absolue encore, une identité d’aspect plus parfaite avec la chose représentée. Les
variations d’ombre et les dégradés de perspective, tant linéaire qu’aérienne, sont
ceux de la vérité elle-même dans le superlatif de sa perfection.

Les suites de l’invention ne peuvent, même vaguement, être envisagées – mais


l’expérience en matière de découverte philosophique nous apprend que, dans une
telle découverte, et pour la part la plus large, nous calculons sur l’imprévu. C’est
un théorème presque démontré que les conséquences de toute nouvelle invention
scientifique dépasseront de beaucoup les conjectures les plus folles parmi les
plus imaginatives. Entre les avantages évidents dérivés du Daguerréotype, nous
soulignerons qu’avec son aide, la hauteur de sommets inaccessibles pourra être
établie puisqu’il offre une perspective parfaite sur de tels objets, et que le dessin
d’une carte exacte de la lune sera immédiatement exécuté puisque cette plaque
se trouve être sensible aux rayons de ce luminaire.

FRANCIS WEY
Francis Wey (1812-1872), écrivain et critique d’art, ami de Courbet, défend la
photographie naissante – l’« héliographie » – dans la première revue française
qui lui est consacrée, La Lumière. Wey commence à concéder à la photographie
sur papier, au-delà de sa valeur de pure reproduction, un peu du pouvoir qu’a
l’art, selon lui, d’interpréter la nature et de lui donner « voix », « langage » et
mémoire.

De l’influence de l’héliographie sur les Beaux-Arts… (1851) […] L’héliographie


procède de la chimie et de la physique ; mais de toute évidence aussi, cette
découverte, perfectionnée de jour en jour, est appelée à exercer dans le domaine
de l’art une influence immédiate et profonde.

Appelé naguère à examiner les derniers résultats obtenus par des hommes
studieux, zélés et pleins d’expérience, nous avons été frappé d’un étonnement
très vif. La photographie est, en quelque sorte, un trait d’union entre le
daguerréotype et l’art proprement dit. Il semble qu’en passant sur le papier, le
mécanisme se soit animé ; que l’appareil se soit élevé à l’intelligence qui
combine les effets, simplifie l’exécution, interprète la nature et ajoute à la
reproduction des plans et des lignes l’expression des sentiments ou des
physionomies.
En effet, la photographie s’exerce sur une gamme de tons excessivement
étendue. Depuis l’indication fugitive et vaporeuse, mais précise encore, telle que
M. Vidal parvient à la fixer d’un souffle, jusqu’au relief violent et contrasté de
Rembrandt, jusqu’à une intensité de tons qui défie les ressources de la gravure.
Telle est la souplesse de cet instrument, qu’il justifie successivement les genres
les plus opposés, les qualités les plus diverses, et même les manières les plus
individuelles. Dans une série de paysages et d’autres sujets, nous avons vu tour à
tour des Joyant et des Piranèse, des Decamps, des Metzu, des Corot, des
Ruysdael, des Marilhat, fortuitement éclos de la seule fantaisie de la nature. On
eût dit qu’elle s’était plu, avec une docilité capricieuse, à rendre hommage à la
plupart des peintres qui l’ont si diversement encensée.
Telle est donc la première réponse de cette nature jusque-là muette,
questionnée tant de fois, et qui se prêtait, inerte, à de si nombreuses hypothèses.
L’héliographie lui donne une voix, l’arme d’un langage et l’invite à rédiger ses
Mémoires.
Fait consolant et bizarre ! Elle consacre à peu près tout ce que l’opinion
publique a successivement exalté. Ainsi l’esthétique pure n’a rien à perdre à
cette épreuve ; elle ne peut qu’y gagner en hardiesse, en expérience, tandis que
les couches inférieures de l’art, celles où le succès douteux dépend de la routine,
du procédé manuel, et se limite à la tradition stérile, se trouvent dissoutes et
annihilées.
Il est arrivé plus d’une fois que certains genres, investis d’une vogue
passagère, ont disparu avec la mode qui les avait recommandés. Sans parler des
traits à la silhouette, et pour se borner à des productions plus relevées, rappelons
les lavis à l’encre de Chine, puis à la sépia, si fort appréciés sous Louis XVI ;
plus tard, les gouaches, compromis harmonieux et terne entre le dessin et la
peinture ; puis les petits crayonnages tels que les exécutait Lantara, si souvent
imité… La passion de l’effet, l’amour de la couleur ont fait pâlir ces pratiques
mal défendues par l’artifice du métier. L’aquarelle a remplacé ces procédés ; puis
la peinture à l’huile est devenue si populaire, que l’aquarelle à son tour se voit
supplantée.
Au fond, ce qui tend à s’effacer d’une manière constante, c’est la marque
sensible de la manutention, c’est l’artifice du procédé et la complication du
travail. À moins de se rapprocher du dessin, ou de paraître empreinte d’une forte
émanation de la couleur, la gravure devient froide à nos yeux ; la classique
vigueur des tailles est de moins en moins appréciée. La lithographie, plus ou
moins immédiatement assimilable au dessin naïf, fait des progrès incessants.
C’est dans ces circonstances que se présente l’héliographie : que produira-t-
elle ? Sans contredit, d’anciens genres vont disparaître, une révolution
s’effectuera, lente, profonde, et salutaire comme toutes les révolutions vraiment
dignes de ce titre. Mais ce qui doit advenir, est-il possible déjà de le pressentir ?
Assurément.
Précisons en quatre mots le résultat définitif : les artistes vraiment originaux,
loin d’être atteints, devront à l’invention nouvelle des ressources imprévues, et
prendront un plus large essor. Les gens de métier, les mécaniques, ainsi que l’on
disait jadis, seront abattus.
La photographie traduit à merveille : pour la surpasser, il faudra traduire et
interpréter. […] Il est certain que la photographie reproduirait avec une
incomparable fidélité la Matinée de M. Corot ; mais elle ne compléterait pas le
tableau, elle n’en interpréterait pas l’esprit, elle n’en éclairerait pas l’intention
poétique en y ajoutant comme l’a fait M. Français, dans sa lithographie,
l’impression d’une pensée personnelle et délicate.
Cependant, la photographie est très souple, surtout dans la reproduction de la
nature ; parfois, elle procède par masses, dédaignant le détail comme un maître
habile, justifiant la théorie des sacrifices, et donnant, ici l’avantage à la forme, et
là aux oppositions de tons. Cette intelligente fantaisie est beaucoup moins libre
dans les daguerréotypes sur plaques de métal. Il y a plus : le goût particulier du
photographe perce dans son œuvre, pour matérielle qu’elle semble ; les épreuves
obtenues par des artistes sont supérieures à celles des érudits. Les premiers
choisissent mieux leurs sujets, recherchent avec succès des effets dont ils ont le
sentiment inné, et l’influence de l’individu est assez perceptible pour que les
amateurs-experts, à la vue d’une planche sur papier, devinent d’ordinaire le
praticien qui l’a obtenue.
[…] L’héliographie ne peut aller au-delà de son modèle : c’est un fidèle agent,
ce n’est pas une intelligence. Mais, on le pressent avec nous, ce procédé
matériel, invincible dans les limites de son domaine, abolit virtuellement toute
autre imitation réduite à n’être rien de plus.
Tout dessinateur, tout lithographe, ou tout graveur dépourvu des inspirations
de l’artiste, risquera donc de se voir supplanté, et entre deux machines, la plus
parfaite, la plus rapide, la moins coûteuse, sera nécessairement préférée. […]
Cette découverte, il faut se hâter de le dire pour intimider les ambitions
vulgaires, amènera la destruction des couches inférieures de l’art.
La comparaison des œuvres débiles avec la reproduction pure et véridique de
la nature, régénérera le goût public et le rendra difficile. Une estampe
photographiée sera préférée à une peinture vicieuse, car elle satisfera davantage.
La classe aisée, qui ne s’élevait que jusqu’au portrait à bas prix, d’une fidélité
douteuse, adoptera forcément la photographie si limpide, si précise, si animée
dans ses produits ; et quand on pourra, pour un prix modique, se procurer
l’image exquise du paysage que l’on aime, du site où l’on a rêvé, du coteau où
s’élève le toit natal, du tableau que l’on a goûté, l’on délaissera les mauvais
tableaux, les méchants dessins et les gravures médiocres.

[…]

EUGÈNE DELACROIX
Dans son Journal, Eugène Delacroix (1798-1863) dit de la photographie,
incapable qu’elle est de « sacrifier », que son exactitude fait son infirmité.
Distinguant la composition picturale de la saisie photographique du fragment,
opposant l’imagination qui « fait le tableau » à l’œil accablé par la justesse des
détails, le peintre reste cependant ouvert à une photographie qui renoncerait à
tout montrer.

Le réaliste le plus obstiné… (1859) Le réaliste le plus obstiné est bien forcé
d’employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou
d’exécution. S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau
isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau. Il faut bien
circonscrire l’idée pour que l’esprit du spectateur ne flotte pas sur un tout
nécessairement découpé ; sans cela il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe
prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout ; le bord
du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne pouvez que supposer un
ensemble dont vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard.
L’accessoire est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente le
premier et offusque la vue. Il faut faire plus de concession à l’infirmité de la
reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage d’imagination.
Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même
du procédé, pour rendre d’une manière absolue, laisse certaines lacunes, certains
repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre
d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photographie serait
insupportable : on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un toit,
et sur ces tuiles les mousses, les insectes, etc. Et que dire des aspects choquants
que donne la perspective réelle, défauts moins choquants peut-être dans le
paysage, où les parties qui se présentent en avant peuvent être grossies, même
démesurément, sans que le spectateur en soit aussi blessé que quand il s’agit de
figures humaines ? Le réaliste obstiné corrigera donc dans un tableau cette
inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse.

Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau : nous
ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans
un joli visage. Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir les infinis
détails, ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier
fait encore, à notre insu, un travail particulier : il ne tient pas compte de tout ce
que l’œil lui présente ; il rattache à d’autres impressions antérieures celle qu’il
éprouve, et sa jouissance dépend de sa disposition présente. Cela est si vrai que
la même vue ne produit pas le même effet sous des aspects différents.
Ce qui fait l’infériorité de la littérature moderne, c’est la prétention de tout
rendre ; l’ensemble disparaît noyé dans les détails et l’ennui en est la
conséquence. Dans certains romans, comme ceux de Cooper, par exemple, il faut
lire un volume de conversation et de description pour trouver un moment
intéressant ; ce défaut dépare singulièrement les ouvrages de Walter Scott, et
rend bien difficile de les lire ; aussi l’esprit se promène languissant au milieu de
cette monotonie et de ce vide où l’auteur semble se complaire à se parler lui-
même. Heureuse la peinture de ne demander qu’un coup d’œil pour attirer et
pour fixer.

CHARLES BAUDELAIRE
Pour la première fois, un art, avant même de trouver ses marques, est une
industrie. Dans le Salon de 1859, Baudelaire dénonce les conditions de
l’irruption de l’industrie dans l’art, la religion du réel qui l’accompagne,
l’obscénité d’un art cherchant à étonner « par des moyens étrangers à l’art », la
paralysie de l’imagination bannie par le fétichisme technique, la fabrique
fantasmagorique de l’ego refoulant toute vraie subjectivité.

Les lucarnes de l’infini… (1859) […]

Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne


contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait
rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne
d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de
statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois
pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la
nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois
que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte
timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi
un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un
résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les
vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque
la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils
croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » À partir de ce moment,
la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale
image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces
nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent. En
associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers
et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien
continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance,
on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne.
Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre
dans le peuple le goût de l’histoire et de la peinture, commettant ainsi un double
sacrilège et insultant à la fois la divine peinture et l’art sublime du comédien.
Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du
stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est
aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne
laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. Et qu’on ne dise pas
que les enfants qui reviennent de l’école prenaient seuls plaisir à ces sottises ;
elles furent l’engouement du monde. J’ai entendu une belle dame, une dame du
beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui lui cachaient discrètement de
pareilles images, se chargeant ainsi d’avoir de la pudeur pour elle : « Donnez
toujours ; il n’y a rien de trop fort pour moi. » Je jure que j’ai entendu cela ; mais
qui me croira ? « Vous voyez bien que ce sont de grandes dames ! » dit
Alexandre Dumas. « Il y en a de plus grandes encore ! » dit Cazotte.
Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres
manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet
universel engouement portait non seulement le caractère de l’aveuglement et de
l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une vengeance. Qu’une si stupide
conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les
méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je ne le crois pas,
ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrès mal
appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les
progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français,
déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de
sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie
récente l’a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l’industrie,
faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la
confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. La poésie et le
progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils
se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il
est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses
fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance
naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle
rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts,
mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont
ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du
voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle
orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie
même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ; qu’elle soit
enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession
d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve de
l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le
temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui
demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et
applaudie. Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et
de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son
âme, alors malheur à nous !
Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie que vous venez d’expliquer
est celle des imbéciles. Quel homme, digne du nom d’artiste, et quel amateur
véritable a jamais confondu l’art avec l’industrie ? » Je le sais, et cependant je
leur demanderai à mon tour s’ils croient à la contagion du bien et du mal, à
l’action des foules sur les individus et à l’obéissance involontaire, forcée, de
l’individu à la foule. Que l’artiste agisse sur le public, et que le public réagisse
sur l’artiste, c’est une loi incontestable et irrésistible ; d’ailleurs les faits,
terribles témoins, sont faciles à étudier ; on peut constater le désastre. De jour en
jour l’art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité
extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il
rêve, mais ce qu’il voit. Cependant c’est un bonheur de rêver, et c’était une
gloire d’exprimer ce qu’on rêvait ; mais que dis-je ! Connaît-il encore ce
bonheur ?
L’observateur de bonne foi affirmera-t-il que l’invasion de la photographie et
la grande folie industrielle sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable ?
Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer
les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas
singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de
sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel ?

OLIVER WENDELL HOLMES


Inventeur d’un stéréoscope à main qui entre alors dans les foyers américains
comme un produit de masse, Oliver W. Holmes (1809-1894), médecin et
écrivain, invite son lecteur à un « voyage stéréoscopique » à domicile et à se
laisser fasciner par la merveille de la saisie instantanée du mouvement : celle de
la foule en mouvement et de la grande ville dont la photographie peut désormais
retenir la vie dans son « registre impérissable ».

La miraculeuse vue instantanée de Broadway… (1861) Nous sommes ici dans la


rue principale de la grande cité. Voici la miraculeuse vue instantanée de
Broadway par M. Anthony[3] […]. L’histoire orientale de la ville pétrifiée se
réalise devant nos yeux. Sa qualité se montre peut-être au mieux par l’usage que
nous en faisons dans nos conférences pour illustrer la physiologie de la marche.
Chaque pied est saisi dans son mouvement avec une telle rapidité qu’il se
détache aussi nettement que s’il était entièrement à l’arrêt. Nous sommes surpris
de voir, dans une figure, comme la foulée est longue, – dans une autre, comme le
genou fléchit –, dans une troisième, comme le talon touche curieusement le sol
avant le reste du pied, – en toutes, comme le corps est singulièrement adapté à
l’action de la marche. Les faits, minutieusement étudiés sur la charpente osseuse
par les frères Weber, actifs expérimentateurs et observateurs allemands, sont
illustrés par les divers individus composant cette foule en mouvement. Quelle
merveille de capturer la vie essentielle d’une cité puissante telle qu’elle se
précipite dans toute sa multiple complexité de mouvement ! Leurs propriétaires
pourraient identifier au tribunal des centaines d’objets dans cette image. Voici la
voiture n° 33 de la ligne Astor House et Vingt-septième rue Quatrième avenue.
La vieille femme constaterait la disparition d’une pomme de cette pile que vous
voyez briller sur son stand. Le jeune homme qui nous tourne le dos jurerait
reconnaître le dessin de son châle. Le monsieur entouré de deux autres se
souviendra sans nul doute de son mal de tête au lendemain de sa promenade.
Notez la prudence avec laquelle l’homme qui conduit le cheval gris pommelé, la
charrette chargée de tonneaux, tient ses rênes, – très écartées, une dans chaque
main. Remarquez les garçons de boutique avec leurs paquets, le jeune homme,
un cigare allumé à la main, comme vous le voyez à la manière dont il le tient
éloigné du corps, le gamin[4] se baissant pour ramasser quelque chose au milieu
des omnibus en mouvement, le robuste charretier philosophe assis sur son
tombereau, et Newman Noggs, au coin à côté du réverbère. Regardez même
dans la voiture n° 33 : vous pouvez voir les passagers ; – est-ce là le visage,
tourné vers vous, d’une jeune femme qui regarde par la fenêtre ? Voyez comme
la fidèle épreuve solaire affiche une réclame pour l’établissement rival des
« Frères Meade, Ambrotypes et Photographies ». Quelle image affreusement
suggestive ! C’est une feuille arrachée au livre de l’ange de Dieu qui tient le
registre. Qu’en est-il si le ciel est un grand miroir concave, qui reflète l’image de
tous nos faits et gestes, et photographie chaque acte qu’il examine sur des
surfaces mortes et vivantes, si bien que, pour des yeux célestes, les pierres que
nous foulons portent la trace écrite de nos actes, et les feuilles de la forêt ne sont
que des négatifs non développés où nos étés se sont enregistrés avant d’être
confiés au registre impérissable ? Et quelle énigme métaphysique dans ce
paradoxe simple en apparence ! Le mouvement n’est-il qu’une succession
d’immobilités ? Tout est immobile dans cette image du mouvement universel.
Prenez en un jour dix mille photographies instantanées de la grande artère ;
chacune d’elles sera aussi immobile que le tableau[5] dans La Belle ensorcelée.
Pourtant la vie bousculée d’une journée de Broadway est faite de telles
immobilités. Le mouvement, saisi en un seul clin d’œil, est aussi rigide que le
marbre.

AUGUSTE DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

André Bazin voit dans le réalisme intégral le mythe directeur de l’invention du


cinéma que porte en elles les techniques de reproduction de la réalité du
XIXe siècle et qu’illustre l’Edison fantastique de L’Ève future d’Auguste
de Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889). Après avoir rêvé la restitution des sons
du passé (bruits et voix presque jusqu’au Fiat lux), Edison rêve l’album
photographique intégral de l’Histoire… et plus.

Photographies de l’Histoire du monde… (1886) Ici le regard de l’ingénieur


tomba sur le grand réflecteur à magnésium où cette voix d’enfant s’était jouée
tout à l’heure.

– La Photographie, elle aussi, est arrivée bien tard ! – continua-t-il. N’est-il


pas désespérant de songer aux tableaux, portraits, vues et paysages qu’elle eût
recueillis jadis et dont le spectacle est à jamais détruit pour nous ? Les peintres
imaginent : mais c’est la réalité positive qu’elle nous eût transmise. Quelle
différence ! – C’en est fait ! nous ne verrons plus, nous ne reconnaîtrons jamais,
en leurs effigies, les choses et gens d’autrefois, – sauf le cas où l’Homme
découvrirait le moyen de résorber, soit par l’électricité, soit par un agent plus
subtil, la réverbération interastrale et perpétuelle de tout ce qui se passe, –
découverte à venir sur laquelle il ne faut pas compter outre mesure, car il est plus
que probable que tout le Système solaire aura été vaporisé par les fournaises du
Zéta d’Hercule, qui nous attire seconde par seconde, – ou, tout au moins, que
notre planète aura été abordée et défoncée, malgré sa croûte de trois à dix lieues
d’épaisseur, et réduite, comme tant d’autres, à l’état de sac à charbon par son
satellite, – ou, même, encore, qu’une vingt ou vingt-cinquième oscillation aux
pôles nous aura inondés d’une nappe d’écume de trois ou quatre mille lieues,
comme par le passé –, avant qu’il ait été permis à notre espèce de bénéficier,
d’une façon quelconque, de ce phénomène, avéré en effet, de l’éternelle
réfraction intrastellaire de toutes choses.
C’est dommage.
Il nous eût été si agréable de posséder quelques bonnes épreuves
photographiques, (prises au moment même du phénomène,) de Josué arrêtant le
soleil, par exemple ? – de quelques Vues du Paradis terrestre prises de l’Entrée
aux épées flamboyantes ; de l’Arbre de la Science ; du Serpent ; etc. : – de
quelques vues du Déluge, prises du sommet de l’Ararat (l’industrieux Japhet,
aurait, je le parierais, emporté un objectif dans l’arche s’il eût connu ce
merveilleux instrument). Plus tard, on eût cliché les Sept Plaies d’Égypte, le
Buisson ardent, le Passage de la mer Rouge, avant, pendant, et après l’épisode, le
Mané, Thécel, Pharès, du festin de Balthazar ; le bûcher d’Assur-banipal, le
Labarum, la Tête de Méduse, le Minotaure, etc., – et nous jouirions, aujourd’hui,
des portraits-cartes de Prométhée, des Stymphalides, des Sybilles, des Danaïdes,
des Furies, etc., etc.
Et tous les épisodes du Nouveau Testament ! Quelles épreuves ! – Et toutes les
anecdotes de l’Histoire des empires d’Orient et d’Occident ! Quelle collection !
Et les martyres ! Et les supplices ! Depuis celui des sept Machabées et de leur
mère, jusqu’à ceux de Jean de Leyde et de Damiens, sans omettre les principaux
sacrifices des chrétiens livrés aux bêtes dans les cirques de Rome, de Lyon et
d’ailleurs !
Et les scènes de torture, depuis le commencement des sociétés jusqu’à celles
qui se sont passées dans les prisons de la San Hermandad au temps où les bons
fraïles redemptors, nantis de leurs trousseaux de fer, massacraient, en leurs
affreux loisirs, pendant des années, les Maures, les hérétiques et les juifs ? – Et
les questions qui ont été subies dans les cachots de l’Allemagne, de l’Italie, de la
France, en Orient et dans l’univers ? – L’objectif, aidé du phonographe (qui sont
connexes), en reproduisant à la fois la vue et les différents cris des patients, en
eussent donné une idée complète, exacte. Quel enseignement salubre c’eût été
dans les lycées, pour assainir l’intelligence des enfants modernes – et même des
grandes personnes ! – Quelle lanterne magique !
Et les portraits de tous les civilisateurs, de Nemrod à Napoléon, de Moïse à
Washington et de Koang-fu-Tsë à Mohammed ! – Et des illustres femmes, de
Sémiramis à Catherine d’Alfendelh, de Thalestris à Jeanne d’Arc, de Zénobie à
Christine de Suède ?
Et les portraits de toutes les belles femmes, depuis Vénus, Europe, Psyché,
Dalila, Rachel, Judith, Cléopâtre, Aspasie, Freya, Maneka, Thaïs, Akëdysséril,
Roxelane, Balkis, Phryné, Circé, Déjanire, Hélène, etc., jusqu’à la belle Paule !
Jusqu’à la Grecque voilée par la loi ! Jusqu’à lady Emma Harte Hamilton !
Et tous les dieux, enfin ! Et toutes les déesses ! Jusqu’à la déesse Raison, sans
oublier monsieur de l’Être ! Grandeur nature !
Hélas ! n’est-ce pas dommage qu’on n’ait pas les photographies de tout ce
monde-là ? – Quel album !
Et en histoire naturelle ? En paléontologie, surtout ! – Il est hors de doute que
nous nous faisons une idée très défectueuse du mégathérium, par exemple, – de
ce pachyderme paradoxal, – et que nos conceptions du ptérodactyle, cette
chauve-souris, ce chéroptère géant, – du plésiosaure, ce patriarche monstrueux
des sauriens –, sont, pour ainsi dire, enfantines. Ces intéressants animaux
s’ébattaient ou voletaient, cependant, leurs squelettes l’attestent, à cette place
même où je rêve aujourd’hui, – et ce, voici à peine quelques centaines de siècles,
moins que rien – ; quatre ou cinq fois moins que l’âge du morceau de craie avec
lequel je pourrais l’écrire sur une ardoise.
La Nature a bien vite passé l’éponge de ses déluges sur ces ébauches
informes, sur ces premiers cauchemars de la Vie ! Que de curieuses épreuves il y
aurait eu à prendre de toutes ces bêtes, cependant ! – Hélas, visions disparues !
Le physicien soupira.
– Oui, oui, tout s’efface, en effet ! reprit-il ; – même les reflets sur le
collodion, même les pointillés sur les feuilles d’étain. Vanité des vanités ! Tout
est, bien décidément, vanité. Ce serait à se briser l’objectif, à se faire sauter le
phonographe, à se demander – les yeux aux voûtes (purement apparentes,
d’ailleurs, du ciel) – si la location de ce pan de l’univers nous est gratuite et qui
en solde le luminaire ? – qui, en un mot, nous avance les frais de cette salle si
peu solide où se joue le vieux logogriphe – et, enfin, d’où l’on s’est procuré tous
ces lourds décors de Temps et d’Espace, si usés, si rapiécés, auxquels personne
ne croit plus.
Quant aux mystiques, je puis leur soumettre une réflexion naïve, paradoxale,
superficielle, s’ils veulent, mais singulière : – N’est-il pas attristant de penser
que si Dieu, le Très-Haut, le bon Dieu, dis-je, enfin le Tout-Puissant, (lequel, de
notoriété publique, est apparu à tant de gens, qui l’ont affirmé, depuis les vieux
siècles, – nul ne saurait le contester sans hérésie – et dont tant de mauvais
peintres et de sculpteurs médiocres s’évertuent à vulgariser de chic les prétendus
traits) – oui, penser que s’Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus
humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi, Thomas Alva Edison,
ingénieur américain, sa créature, de clicher une simple épreuve phonographique
de Sa vraie Voix (car le tonnerre a bien mué, depuis Franklin), dès le lendemain
il n’y aurait plus un seul athée sur la terre !

[…]

NADAR (GASPARD FÉLIX TOURNACHON, DIT) Le Cousin Pons


suggère que Daguerre a prouvé que les hommes sont « représentés par
une image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un
spectre saisissable, perceptible ». Nadar (1820-1910) évoque cette théorie
des spectres comme une réaction superstitieuse que dissiperait
l’explication simplement physique de la photographie et laisse ainsi de
côté la réflexion sur la part spectrale de l’image même.

Balzac, le daguerréotype et les spectres… (1891) Quand le bruit se répandit que


deux inventeurs venaient de réussir à fixer sur des plaques argentées toute image
présentée devant elles, ce fut une universelle stupéfaction dont nous ne saurions
nous faire aujourd’hui l’idée, accoutumés que nous sommes depuis nombre
d’années à la photographie et blasés par sa vulgarisation.

Il s’en trouva qui regimbaient jusqu’à se refuser à croire. Phénomène


accoutumé, car nous sommes hargneux de nature à toute chose qui déconcerte
nos idées reçues et dérange notre habitude. La suspicion, l’ironie haineuse,
« l’impatience de tuer », comme nous disait l’amie Sand, se dressent aussitôt.
N’est-ce pas d’hier même, la protestation furibonde de ce membre de l’Institut
invité à la première démonstration du phonographe ? Avec quelle indignation le
savant « instituteur » refusa de se prêter une seconde de plus à cette
« supercherie de ventriloque », et de quel fracas il sortit, jurant que l’impertinent
mystificateur aurait affaire à lui…
« – Comment » me disait un jour, à sa mauvaise heure, Gustave Doré, – un
esprit clair et dégagé pourtant s’il en fut ! – « comment, tu ne comprends pas la
jouissance qu’on a à découvrir le défaut de la cuirasse dans un chef-d’œuvre ? »
L’inconnu nous frappe de vertige, et nous choquerait comme une insolence,
ainsi que le « sublime nous fait toujours l’effet d’une émeute[6] ».
L’apparition du Daguerréotype – qui plus légitimement devait s’appeler
Niepcetype – ne pouvait donc manquer de déterminer une émotion considérable.
Éclatant à l’imprévu, au maximum de l’imprévu, en dehors de tout ce qui
pouvait s’attendre, déroutant tout ce qu’on croyait connaître et même le
supposable, la nouvelle découverte se présentait assurément, comme elle reste, la
plus extraordinaire dans la pléiade des inventions qui font déjà de notre siècle
interminé le plus grand des siècles scientifiques, – à défaut d’autres vertus.
Telle y apparaît en effet la glorieuse hâte que le foisonnement des éclosions
semble se passer même de l’incubation : l’hypothèse sort du cerveau humain tout
armée, formulée, et l’induction première devient immédiatement l’œuvre
constituée. L’idée court au fait. À peine la vapeur a-t-elle réduit l’espace, que
l’électricité le supprime. Pendant que Bourseul, – un Français, le premier,
humble employé des Postes –, signale en vigie le téléphone et que le poète
Charles Cros rêve le phonographe, Lissajoux, avec ses ondes sonores, nous fait
voir le son qu’Ader nous transmet hors des portées et qu’Edison à jamais nous
enregistre ; – Pasteur, rien qu’en regardant d’un peu près les helminthes qu’avait
devinés Raspail, impose le diagnostic nouveau qui va mettre au panier nos vieux
codex ; – Charcot entr’ouvre la mystérieuse porte du monde hyperphysique
soupçonné par Mesmer, et toute notre criminalité séculaire s’écroule ; – Marey,
qui vient de surprendre à l’oiseau le secret de l’aéronautique rationnelle par les
graves, indique à l’homme dans les immensités de l’éther le nouveau domaine
qui va être sien dès demain, – et, simple fait de physiologie pure, l’anesthésie
s’élève, d’une aspiration comme divine, jusqu’à la miséricorde qui amnistie
l’humanité de la douleur physique désormais abolie… – Et c’est cela, oui, tout
cela que le bon monsieur Brunetière appelle : « la faillite de la Science… »
Nous voici bien au-delà même de l’admirable bilan de Fourcroy, à l’heure
suprême où le génie de la Patrie en danger commandait les découvertes, bien
loin des Laplace et des Montgolfier, des Lavoisier, des Chappe, des Conté, de
tous, – si loin que, sur cet ensemble des manifestations, des explosions presque
simultanées de la Science en notre dix-neuvième siècle, sa symbolique devra,
elle aussi, se transformer : – « l’Hercule antique était un homme dans toute la
force de l’âge, aux muscles puissants et rebondis : l’Hercule moderne, c’est un
enfant accoudé sur un levier[7]. » Mais tant de prodiges nouveaux n’ont-ils pas à
s’effacer devant le plus surprenant, le plus troublant de tous : celui qui semble
donner enfin à l’homme le pouvoir de créer, lui aussi, à son tour, en matérialisant
le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu sans laisser une ombre au
cristal du miroir ; un frisson à l’eau du bassin ? L’homme ne put-il croire qu’il
créait en effet lorsqu’il saisit, appréhenda, figea l’intangible, gardant la vision
fugace, l’éclair, par lui gravés aujourd’hui sur l’airain le plus dur ?
En somme, Niepce et son fin compère furent sages d’avoir attendu pour naître.
L’Église se montra toujours plus que froide aux novateurs – quand elle ne leur
fut pas un peu chaude – et la découverte de 1842 avait des allures suspectes au
premier chef. Ce mystère sentait en diable le sortilège et puait le fagot : la
rôtissoire céleste avait flambé pour moins.
Rien n’y manquait comme inquiétant : hydroscopie, envoûtement, évocations,
apparitions. La nuit, chère aux thaumaturges, régnait seule dans les sombres
profondeurs de la chambre noire, lieu d’élection tout indiqué pour le Prince des
Ténèbres. Il ne fallait qu’un rien vraiment pour de nos filtres faire des philtres.
Il n’est donc pas à s’étonner si tout d’abord l’admiration elle-même sembla
incertaine ; elle restait inquiète, comme effarée. Il fallut du temps pour que
l’Animal Universel en prît son parti et s’approchât du Monstre.
Devant le Daguerréotype, ce fut « du petit au grand », comme prononce le
dicton populaire, et l’ignorant ou l’illettré n’eurent pas seuls cette hésitation
défiante, comme superstitieuse. Plus d’un parmi les plus beaux esprits subit cette
contagion du premier recul.
Pour n’en citer que dans les plus hauts, Balzac se sentit mal à l’aise devant le
nouveau prodige : il ne se pouvait défendre d’une appréhension vague de
l’opération daguerrienne.
Il en avait trouvé son explication à lui, vaille que vaille à cette heure-là,
rentrant quelque peu dans les hypothèses fantastiques à la Cardan. Je crois me
bien rappeler avoir vu sa théorie particulière énoncée par lui tout au long dans un
coin de l’immensité de son œuvre. Je n’ai pas loisir de l’y rechercher, mais mon
souvenir se précise très nettement par l’exposé prolixe qu’il m’en fit dans une
rencontre et qu’il me renouvela une autre fois, car il en semblait obsédé, dans le
petit appartement tendu de violet qu’il occupait à l’angle de la rue Richelieu et
du boulevard : cet immeuble, célèbre comme maison de jeu sous la Restauration,
portait encore à cette époque le nom d’hôtel Frascati.
Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries
de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules
infinitésimales, dans tous les sens où l’optique perçoit ce corps.
L’homme à jamais ne pouvant créer – c’est-à-dire d’une apparition, de
l’impalpable, constituer une chose solide, ou de rien faire une chose – chaque
opération daguerrienne venait donc surprendre, détachait et retenait en se
l’appliquant une des couches du corps objecté.
De là pour ledit corps, et à chaque opération renouvelée, perte évidente d’un
de ses spectres, c’est-à-dire d’une part de son essence constitutive.
Y avait-il perte absolue, définitive, ou cette déperdition partielle se réparait-
elle consécutivement dans le mystère d’un renaissement plus ou moins
instantané de la matière spectrale ? Je suppose bien que Balzac, une fois parti,
n’était pas homme à s’arrêter en si bonne route, et qu’il devait marcher jusqu’au
bout de son hypothèse. Mais ce deuxième point ne se trouva pas abordé entre
nous.
Cette terreur de Balzac devant le Daguerréotype était-elle sincère ou jouée ?
Sincère, Balzac n’eût eu là que gagner à perdre, ses ampleurs abdominales et
autres lui permettant de prodiguer ses « spectres » sans compter. En tout cas elle
ne l’empêcha pas de poser au moins une fois pour ce Daguerréotype unique que
je possédai après Gavarni et Silvy, aujourd’hui transmis à M. Spoelberg de
Lovenjoul.
Prétendre qu’elle fut simulée serait délicat, sans oublier pourtant que le désir
d’étonner fut très longtemps le péché courant de nos esprits d’élite. Telles
originalités bien réelles, du plus franc aloi, semblent si bien jouir au plaisir de
s’affubler paradoxalement devant nous qu’on a dû trouver une appellation à cette
maladie du cerveau « – la pose – » la pose que les romantiques hanchés,
poitrinaires, à l’air fatal, ont transmise parfaitement la même, d’abord sous
l’allure naïve et brutale des réalistes naturalistes, puis jusqu’à la présente raideur,
la tenue concrète et fermée à triple tour de nos décadents actuels, idiographes et
nombrilistes, – des pointus plus ennuyeux à eux seuls que tous les autres
ensemble, gage éternel de l’impérissabilité de Cathos et Madelon.
Quoi qu’il en fût, Balzac n’eut pas à aller loin pour trouver deux fidèles à sa
nouvelle paroisse. De ses proches, Gozlan, en sa prudence, s’en était tout de
suite garé ; mais le bon Gautier et le non moins excellent Gérard de Nerval
emboîtèrent immédiatement le pas aux « Spectres ». Toute thèse en dehors des
vraisemblances ne pouvait qu’agréer à « l’impeccable » Théo, au poète précieux
et charmant, bercé dans le vague de sa somnolence orientale : l’image de
l’homme est d’ailleurs proscrite aux pays des soleils levants. – Quant au doux
Gérard, à jamais monté sur la Chimère, il était cueilli d’avance : pour l’initié
d’Isis, l’intime de la reine de Saba et de la duchesse de Longueville, tout rêve
arrivait en ami… – mais tout en causant spectres, l’un comme l’autre, et sans
autres façons, furent des bons premiers à passer devant notre objectif.
Je ne saurais dire combien de temps le trio cabaliste tint bon devant
l’explication toute physique du mystère daguerrien, bientôt passée au domaine
banal. Il est à croire qu’il en fut de notre Sanhédrin comme de toutes choses, et
qu’après une très vive agitation première, on finit assez vite par n’en plus parler.
Comme ils étaient venus, les « Spectres » devaient partir. Il n’en fut d’ailleurs
plus jamais question dans aucune autre rencontre ni visite des deux amis à mon
atelier.
[1]. Janin écrit bien ici daguérotype (NdE).
[2]. En anglais (NdT).
[3]. « Broadway from Barnum’s Museum » (v. 1860) par E. et H. T. Anthony.
[4]. En français dans le texte (NdT).
[5]. En français dans le texte (NdT).
[6]. Charles BAUDELAIRE, Curiosités esthétiques (NdA).
[7]. Louis de LUCY (NdA).
Chapitre 8

Images en mouvement
« Au moyen de mon appareil, je me fais fort de reproduire le défilé d’un
cortège, une revue et des manœuvres militaires, les péripéties d’une bataille,
une fête publique, une scène théâtrale, les évolutions et les danses d’une ou
plusieurs personnes, les jeux de physionomie et, si l’on veut, les grimaces
d’une tête humaine, etc. ; une scène maritime, le mouvement des vagues
(mascaret), la course des nuages dans un ciel orageux, particulièrement en pays
de montagne, l’éruption d’un volcan, etc., etc., le tableau qui se déroule
circulant dans une ville, dans un monument ou dans un pays intéressant. »
DUCOS DU HAURON, Brevet n° 61976 « pour un appareil destiné à
reproduire photographiquement une scène quelconque, avec toutes les
transformations qu’elle a subies pendant un temps déterminé », 1864.

INTRODUCTION
Parallèlement aux découvertes de la photographie qui ont permis de fixer sur
une plaque ou un papier sensibles une image captée dans une chambre noire, le
XIXe siècle a vu se développer les expériences visant à animer les images et à
reproduire le mouvement que, jusque-là, on n’avait pu « figurer » que par des
trucages ou des séries d’images successives.
Le phénomène de la persistance rétinienne sur lequel est fondée la
compréhension de la synthèse optique du mouvement est connu depuis
l’Antiquité. Faisant tourner un tison enflammé, une toupie lumineuse ou une
roue, nombreux sont ceux, d’Aristote à Newton, en passant par Lucrèce,
Sénèque, Ptolémée ou Alhazen, qui ont constaté que les images enregistrées par
la rétine y subsistent pendant un certain temps. Au XVIIIe siècle, le chevalier
d’Arcy mesure, le premier, la durée des persistances lumineuses sur l’œil et la
fixe à treize centièmes de seconde. Mais c’est seulement au XIXe siècle qu’on
découvre qu’il est possible d’utiliser cette propriété pour faire bouger une image,
et ce en substituant une image à une autre avant que l’impression lumineuse
laissée dans le cerveau par l’image précédente n’ait disparu.
De 1825 à 1895, différents appareils se succèdent fonctionnant sur le principe
de la roue de Faraday : un cylindre muni de fentes tourne autour d’un axe, et en
regardant au travers des fentes, on voit s’animer les figurines qui en tapissent
l’intérieur. Si le modeste thaumatrope[1] fabriqué en 1825 par le médecin anglais
John Ayrton Paris est sans doute l’ancêtre de ces jouets optiques, le
phénakistiscope[2] mis au point, en 1832, par le physicien belge Joseph Plateau,
et minutieusement décrit par Baudelaire dans son essai Morale du Joujou,
marque une étape décisive dans l’histoire de l’animation des images. Avec le
stroboscope inventé la même année par l’Autrichien Simon Stampfer, il permet
de réaliser pour la première fois la synthèse artificielle du mouvement et ouvre la
voie à d’autres appareils construits sur le même principe comme le zootrope[3]
(1934) de l’Anglais William George Horner ou le praxinoscope[4] (1877)
d’Émile Reynaud. Ce même Reynaud, en combinant le praxinoscope avec les
techniques de la projection héritées de la lanterne magique, parvient, avec son
Théâtre optique (1888), à projeter des images animées sur un grand écran, et
invente, avec ses « pantomimes lumineuses », qui sont présentées au musée
Grévin entre 1892 et 1900, le film de dessin animé.
Très tôt cependant s’est fait jour le souhait de remplacer les dessins utilisés
dans le phénakistiscope et ses avatars par des photographies. Dans une
communication faite à la Société Française de Photographie, le 4 juin 1880,
Émile Reynaud déclare que « les effets seraient bien plus heureux, si au lieu de
dessins à la main représentant les différentes phases du mouvement, il était
possible de les obtenir au moyen de la photographie : on aurait là une exactitude
du mouvement qu’il est difficile d’obtenir par le dessin manuel ». Dès la fin des
années 1850, des chercheurs comme Jules Dubosq, Henry Cook, Louis Arthur
Ducos du Hauron ou Henry Du Mont s’attachent à analyser et reproduire
photographiquement le mouvement. Ils se heurtent longtemps à deux
problèmes : l’un chimique : résoudre la question de sensibilité insuffisante de
l’émulsion photographique qui contraint à de longs temps de poses (l’instantané
ne devenant possible qu’à la fin des années 1870) ; l’autre mécanique :
concevoir un dispositif technique capable d’obtenir des photographies
successives et de restituer l’illusion parfaite du mouvement. Dans la résolution
de ce deuxième problème, deux hommes jouent un rôle déterminant : le
photographe Eadweard Muybridge qui, en 1878, en Californie, enregistre, avec
douze appareils successivement déclenchés, une série d’épreuves d’un cheval au
galop ; et le physiologiste Étienne-Jules Marey qui, après sa rencontre avec
Muybridge, décide d’utiliser la photographie pour ses travaux et simplifie le
dispositif dispendieux de son prédécesseur en le remplaçant par un appareil
unique, le fusil photographique (1882), puis surtout le chronophotographe
(1888) qui est une véritable caméra de prise de vue, à une différence près, mais
de taille : la bande sensible de l’appareil ne comportant pas de perforations, les
photographies sont séparées les unes des autres par des distances irrégulières qui
empêchent toute tentative de projection animée.
Essentiellement préoccupé par l’analyse et la décomposition du mouvement,
Marey ne s’intéresse pas à sa synthèse et à sa représentation et laisse à d’autres,
et ils sont nombreux (parmi eux son ancien assistant Georges Demenÿ), le soin
de mettre au point un appareil qui donne enfin l’illusion de la vie. Une vie prise
sur le vif que Thomas Alva Edison enregistre sur pellicule avec son kinétographe
(1891), puis enferme derrière l’œilleton de son kinétoscope (1894), avant que les
frères Lumière ne la projettent sur l’écran du Cinématographe, devant un public
émerveillé et payant, le samedi 28 décembre 1895.

***

JOSEPH PLATEAU
L’animation des images commence avec le Belge Joseph Plateau (1801-1883)
qui, dès 1827, étudie les effets de la persistance des impressions lumineuses sur
l’œil. En 1832, s’inspirant des travaux de Michael Faraday, il met au point un
disque fenêtré qu’il fait tourner devant un miroir et sur lequel il a représenté,
entre chaque fente, seize positions successives d’un mouvement. C’est le
phénakistiscope qui, en réalisant la synthèse artificielle du mouvement, en
restitue à la perfection l’illusion.

Dissertation sur quelques propriétés des impressions produites par la lumière sur
l’organe de la vue… (1829)

Tout le monde sait que si l’on agite rapidement et dans l’obscurité un charbon
enflammé, on voit une courbe lumineuse et continue, comme si le charbon
laissait dans l’air la trace de son passage. Ce fait prouve que les sensations
produites en nous par la lumière ont une certaine durée, qu’elles subsistent
encore quelque temps après la disparition des objets qui les ont fait naître
(Newton, opt. liv. 1, part. 2, prop. 5). On peut d’ailleurs se convaincre
directement de cette vérité en regardant un morceau de papier blanc exposé au
soleil, et fermant subitement les yeux ; on voit alors l’image blanche du papier
subsister encore pendant un temps très sensible.
Il est naturel de croire que ces impressions ont une durée et une énergie
différente suivant l’intensité et l’espèce de la lumière qui les a produites. Le but
que je me suis proposé est d’examiner, sous le rapport de leur durée, de leur
énergie et de l’action qu’elles exercent les unes sur les autres, les impressions
produites par les différentes couleurs.
Si l’on suppose que notre charbon décrive un cercle, il suffira évidemment,
pour que le cercle entier paraisse lumineux, que le charbon repasse en chaque
point de sa course précisément à l’instant où l’impression produite par son
passage précédent va s’évanouir. Il n’est pas moins évident que si l’on parvenait
à donner exactement cette vitesse au charbon, la durée d’une révolution entière
serait égale à celle d’une impression. Il semble que l’on peut conclure de là que
pour mesurer la durée de l’impression produite sur l’organe de la vue par la
présence d’un petit objet quelconque, il suffira d’imprimer à cet objet un
mouvement circulaire, en augmentant progressivement la vitesse, jusqu’à ce que
la trace apparente de l’objet forme un cercle complet, et de mesurer alors la
durée d’une révolution : cette durée sera celle de l’impression. La détermination
de la durée d’une révolution ne présente d’ailleurs aucune difficulté : il suffit
pour cela de connaître le nombre de révolutions décrites dans un temps donné.

[…]

Quoique la durée d’une impression soit très petite, elle ne laisse pas que de
donner lieu à une foule d’illusions auxquelles on fait généralement peu
d’attention à cause de la fréquence même de leur production : ainsi les feux
d’artifice lui doivent une partie de leur effet ; les météores ignés laissent
ordinairement après eux une longue traînée lumineuse qui probablement est due
à la même cause ; une corde qui vibre nous présente la forme d’un fuseau aplati ;
les roues des voitures qui se meuvent avec une grande rapidité semblent avoir
perdu leurs rayons, et les objets placés de l’autre côté se voient comme à travers
une gaze légère ; une tache sur la surface d’une toupie se change en cercle
lorsque celle-ci est en mouvement ; la chute de la pluie ou de la grêle présente
l’aspect d’une série de droites parallèles et non de corps arrondis qui tombent,
etc., etc. Toutes les fois enfin que nous regardons des objets qui se meuvent
rapidement, la durée des impressions modifie les apparences.
C’est de la durée des impressions que dépend l’effet d’un amusement imaginé
par le docteur Paris et que l’on trouve décrit sous le nom de Thaumatrope dans le
manuel de physique amusante de M. Julia-Fontenelle. Il consiste à dessiner deux
objets différents des deux côtés d’un cercle de carton, de telle manière que si
l’on fait tourner rapidement ce cercle autour d’un diamètre comme axe, le
mélange des deux impressions laissées par les deux dessins en produise un
troisième. Ainsi en dessinant un oiseau d’un côté et une cage de l’autre, l’oiseau
sera vu dans la cage, etc.

Sur un nouveau genre d’illusions d’optique (1833)

Découpez un cercle de carton blanc de vingt-cinq centimètres, au moins, de


diamètre. Divisez-le en un certain nombre de secteurs égaux, par exemple, seize.
Percez ensuite près de la circonférence, et dans la direction des lignes de
division, une suite de fentes telles que ab, de trois à quatre millimètres de largeur
et longue de deux centimètres ; puis noircissez la face opposée du carton et enfin
percez un petit trou au centre, afin qu’on puisse faire tourner le cercle autour
d’un fil de fer ou d’une grosse aiguille. L’appareil étant ainsi disposé, faites-le
tourner assez rapidement devant un miroir, la face blanche du côté de la glace, et
regardez d’un œil à travers l’espèce de gaze que semblent former ces fentes dans
leur mouvement, de manière à voir ainsi l’image du cercle dans le miroir ; cette
image, comme l’a montré M. Faraday à qui l’on doit cette expérience, vous
paraîtra complètement immobile, vous y distinguerez les seize fentes ainsi que
les seize lignes qui séparent les secteurs dans un état de fixité absolue, quelque
grande soit la vitesse de rotation donnée au cercle. […] Chaque fois qu’une fente
passe devant l’œil, elle permet à l’observateur de voir l’image du cercle devant
la glace ; mais, en vertu du peu de largeur des fentes, cette image ne peut
s’apercevoir que pendant une très petite partie d’une révolution, de sorte que
c’est à très peu près comme si l’on apercevait, pendant ce petit instant, l’image
d’un cercle immobile ; maintenant il est évident que les images qui se succèdent
ainsi au fond de l’œil sont parfaitement identiques et que de plus, en vertu de la
durée des impressions, si la vitesse est suffisante, ces images égales se lieront
entre elles de manière à ne présenter à l’œil qu’une apparence uniforme qui sera
nécessairement celle d’un cercle parfaitement immobile, avec ses fentes et ses
lignes de division.
M. Faraday trace ensuite, dans l’espace compris entre la base des fentes et le
centre du cercle, plusieurs circonférences concentriques, deux ou trois, par
exemple, à égale distance l’une de l’autre ; puis il divise, par des portions de
rayons, chacune des bandes circulaires ainsi formées en un nombre de parties
égales qui diffère peu de celui des fentes : ainsi, lorsque le cercle aura 16 fentes,
la première bande contiendra, par exemple, 17 ou 18 parties, la seconde 14 ou
15, etc. Enfin chacune des parties qui composent une même bande est partagée
de la même manière en deux portions, dont l’une est peinte en noir, tandis que
l’autre reste blanche : ainsi un cercle à 16 fentes aurait dans l’une des bandes 17
ou 18 espaces noirs séparés par le même nombre d’espaces blancs, et dans une
autre 14 ou 15 espaces noirs et autant d’espaces blancs, etc. Or, lorsque le cercle
ainsi disposé sera mis en mouvement rapide et qu’on le regardera dans le miroir,
comme je l’ai indiqué, il est clair que les images de chacun des espaces noirs
perçues à travers les fentes successives seront bien identiques quant à la forme,
mais non entièrement quant à la position par rapport à l’œil ; de sorte que cette
position paraîtra changer graduellement et que toutes nos bandes présenteront la
singulière apparence d’un mouvement lent de rotation autour du centre du cercle,
dans des sens différents, suivant que le nombre des espaces noirs est moindre ou
plus grand que celui des fentes, tandis que ces fentes elles-mêmes garderont leur
immobilité apparente.
Maintenant allons plus loin : si, au lieu de diviser comme M. Faraday, le
cercle en bandes concentriques, l’on dessine dans l’un des secteurs une figure
quelconque et que l’on répète cette même figure placée de la même manière
dans chacun des autres secteurs, il est évident que lorsqu’on soumettra le cercle à
l’expérience du miroir, on distinguera toutes ces petites figures dans un état
d’immobilité parfaite. Mais si, au lieu de n’avoir que des figures identiques,
nous faisons en sorte qu’en suivant la série des figures elles passent par degré
d’une forme à une autre ou d’une position à une autre, il est clair que chacun des
secteurs dont l’image viendra successivement occuper dans le miroir la même
place par rapport à l’œil, portera une figure qui différera quelque peu de celle qui
l’a précédée ; de sorte que si la vitesse est assez grande pour que ces impressions
successives se lient entre elles et pas assez pour qu’elles se confondent, on croira
voir chacune des petites figures changer graduellement d’état. On conçoit tout de
suite quels effets curieux on peut produire en partant de ce principe : j’en ai
donné un exemple dans la planche qui accompagne cette notice : chaque secteur
porte comme on voit un petit danseur faisant une pirouette ; mais en suivant la
série de figures, on voit que le danseur se tourne de plus en plus dans un même
sens pour revenir enfin à la position d’où l’on est parti, tandis que le sol sur
lequel il repose est parfaitement le même dans tous les secteurs. Eh bien,
lorsqu’on soumet ce cercle à l’expérience en question, on voit avec surprise, et
l’illusion est complète, tous ces petits danseurs tournant sur eux-mêmes en
s’appuyant sur un plancher immobile ; la rapidité et le sens de leur pirouette
dépendent de la vitesse et de la direction du mouvement donné au cercle.
Je n’insisterai pas sur la variété des illusions curieuses que l’on peut produire
par ce nouveau moyen : je laisse à l’imagination des personnes qui voudront
essayer ces expériences le soin d’en tirer le parti le plus intéressant. Je ferai
seulement observer que l’expérience réussit mieux le soir, en plaçant une bougie
entre la glace et le cercle, très près de ce dernier ; si on veut voir l’effet dans la
journée, il faut disposer les choses de manière que le miroir soit adossé contre
une fenêtre et que le cercle reçoive ainsi le plus de lumière possible. Une
certaine distance de la glace est aussi nécessaire : si l’on est trop près, les images
perdent de leur netteté.

CHARLES BAUDELAIRE
Dans son essai intitulé Morale du joujou, Charles Baudelaire décrit
minutieusement le phénakistiscope de Plateau qui, comme la lanterne magique
avant lui, a sous divers avatars, à partir du milieu des années 1830, rapidement
débordé de son cadre expérimental pour entrer dans les salons. L’intérêt que
porte le poète à ce « joujou scientifique » tient moins au mouvement qu’il
imprime aux images qu’à son pouvoir de métamorphose et à sa capacité à
émouvoir l’imagination enfantine.

Du joujou scientifique… (1853)


Il est une espèce de joujou qui tend à se multiplier depuis quelque temps, et
dont je n’ai à dire ni bien ni mal. Je veux parler du joujou scientifique. Le
principal défaut de ces joujoux est d’être chers. Mais ils peuvent amuser
longtemps, et développer dans le cerveau de l’enfant le goût des effets
merveilleux et surprenants. Le stéréoscope, qui donne en ronde bosse une image
plane, est de ce nombre. Il date maintenant de quelques années. Le
phénakisticope, plus ancien, est moins connu. Supposez un mouvement
quelconque, par exemple un exercice de danseur ou de jongleur, divisé et
décomposé en un certain nombre de mouvements ; supposez que chacun de ces
mouvements – au nombre de vingt, si vous voulez – soit représenté par une
figure entière du jongleur ou du danseur, et qu’ils soient tous dessinés autour
d’un cercle de carton. Ajustez ce cercle, ainsi qu’un autre cercle troué, à
distances égales, de vingt petites fenêtres, à un pivot au bout d’un manche que
vous tenez comme on tient un écran devant le feu. Les vingt petites figures,
représentant le mouvement décomposé d’une seule figure, se reflètent dans une
glace située en face de vous. Appliquez votre œil à la hauteur des petites
fenêtres, et faites tourner rapidement les cercles. La rapidité de la rotation
transforme les vingt ouvertures en une seule circulaire, à travers laquelle vous
voyez se réfléchir dans la glace vingt figures dansantes, exactement semblables
et exécutant les mêmes mouvements avec une précision fantastique. Chaque
petite figure a bénéficié des dix-neuf autres. Sur le cercle, elle tourne, et sa
rapidité la rend invisible ; dans la glace, vue à travers la fenêtre tournante, elle
est immobile, exécutant en place tous les mouvements distribués entre les vingt
figures. Le nombre des tableaux qu’on peut créer ainsi est infini.

HENRY DU MONT
Entre 1850 et 1870, plusieurs inventeurs, tels que Dubosq (stéréoscope), Cook
et Bonelli (photobioscope) ou Ducos du Hauron, cherchent à représenter les
différentes phases du mouvement au moyen non plus du dessin, mais de la
photographie. Parmi eux l’ingénieur belge Henry Désiré Du Mont qui, en
concevant, dès 1861, « un appareil photographique propre à reproduire les
phases successives du mouvement » d’un corps ou d’une machine, fixe les
principes de la prise de vue cinématographique.
Reproduire les phases successives d’un mouvement… (1862)

Aujourd’hui les photographes savent reproduire sur des surfaces douées d’une
grande sensibilité pour la lumière ce qu’ils ont nommé des images instantanées ;
ils photographient un objet en mouvement, tel qu’un cheval au galop, mais ils
n’ont cherché à obtenir qu’une seule image de cet objet, et n’ont même pas eu de
motifs pour désirer d’en obtenir plusieurs images, surtout successives, et
reproduisant les phases successives d’un mouvement.
J’ai pensé que parmi plusieurs images reproduisant les phases successives
d’un mouvement, il y en aurait de bien supérieures aux autres par l’harmonie des
lignes, des ombres, et le naturel des poses, qui sont toujours maniérées, quand on
photographie des personnes et qu’on leur a dit seulement : « Posez ». J’ai pensé
qu’avec un appareil photographiant les phases successives d’un mouvement on
éviterait cet inconvénient.
J’ai pensé ensuite à employer des séries d’images reproduisant aussi les
phases successives d’un mouvement dans un appareil stéréoscopique et
phénakisticopique, pour lequel j’ai obtenu un brevet d’invention.
La difficulté de reproduire avec fidélité les phases successives d’un
mouvement à plusieurs minutes d’intervalle (difficulté inévitable avec les
appareils anciens), m’a déterminé à faire usage d’un appareil photographique
nouveau, qui permet de reproduire les phases successives d’un mouvement à
quelques fractions de seconde seulement d’intervalle, ou plutôt avec l’intervalle
de temps qui a séparé réellement ces phases.
Pour obtenir ce résultat, je remplace pendant l’exposition à la lumière la
couche sensible ordinaire immobile par une série de couches mobiles se
succédant à intervalles réglés et devant lesquelles le rayon lumineux est
démasqué aussi à intervalles réglés et en temps utile, c’est-à-dire seulement
quand le plan de la couche sensible est perpendiculaire à l’axe du rayon.
Voici par quels mécanismes j’obtiens le remplacement rapide des couches
sensibles et le démasquement du rayon.
Ces couches sensibles sont fixées, soit isolément, soit après avoir été
juxtaposées par une bande d’étoffe sur la circonférence d’un tambour
cylindrique ou prismatique. Un mouvement de rotation imprimé au tambour les
fait se succéder au foyer de la chambre obscure, et le tambour portant les
couches sensibles est lui-même renfermé dans une boîte noircie intérieurement
qui met les couches sensibles à l’abri de tout rayon lumineux nuisible. L’axe du
tambour pourra être horizontal ou vertical.
Pour mettre au point de vue distinct sur le verre dépoli, il suffit d’enlever le
tambour mobile de la boîte dans lequel il est enfermé et de placer devant les
objectifs un châssis double contenant d’un côté le verre dépoli, et de l’autre un
miroir dans lequel viennent se réfléchir les sujets que l’on veut reproduire.
J’obtiens le démasquement du rayon lumineux en temps utile, c’est-à-dire
quand ce rayon tombe sur la couche sensible, à peu près perpendiculairement au
plan de celle-ci, par un prisme évidé tournant sur son axe dans la chambre noire
et rendu solidaire du mouvement de l’axe du tambour par des roues d’angles
mues à l’aide d’une vis sans fin.
Cet appareil me permet de faire poser devant mes objectifs des objets et
personnages qui seront reproduits dans toutes les phases successives de leur
mouvement. On peut ainsi utiliser des séries d’images, par exemple la série des
mouvements d’une danseuse, d’un ou plusieurs soldats, d’une machine, etc., soit
pour le plaisir des yeux, soit pour l’enseignement.

ÉMILE REYNAUD
En 1877, le physicien et artiste Émile Reynaud (1844-1918) a l’idée de
substituer aux fentes des jouets d’optique issus du phénakistiscope un prisme de
miroirs tournants qui permet d’améliorer la qualité, l’enchaînement et la
luminosité des images. C’est le praxinoscope, qu’il perfectionne en
praxinoscope-théâtre (1879), puis en Théâtre optique (1888) : invention qu’il
exploitera de 1892 à 1900 au Musée Grévin proposant aux spectateurs les
premières projections de films de dessins animés.

Le praxinoscope-théâtre :
produire les spectres impalpables… (1879)

Par une addition très simple au praxinoscope, j’ai réussi à produire de


véritables tableaux de scènes animées, avec décors, comme sur un théâtre
lilliputien. Le personnage en mouvement apparaît au milieu de cette petite scène
avec un relief saisissant et, dans cette toute nouvelle combinaison, l’appareil lui-
même, le mécanisme disparaît pour ne laisser visible que la curieuse illusion
produite.
Cet effet est obtenu par l’addition au praxinoscope d’un verre transparent
(glace sans tain) disposé de manière à réfléchir l’image d’un décor placé en
avant, tout en laissant apercevoir, à travers, le personnage animé du
praxinoscope. C’est une application nouvelle d’un dispositif déjà employé dans
les théâtres pour produire les spectres impalpables. Mais dans cette expérience,
la glace sans tain réfléchit l’image du personnage, de l’acteur, tandis que dans
mon appareil, c’est le décor qui est vu par réflexion, et le personnage, l’acteur
qui est vu directement à travers le verre transparent. Les sujets du praxinoscope-
théâtre sont sur fond noir et c’est sur ce fond noir que vient se peindre l’image
virtuelle du décor. Les distances sont calculées de manière que le décor (que l’on
peut changer à volonté) apparaisse en arrière du personnage animé, d’où la
sensation de relief de ce personnage sur le fond. Tous ces appareils s’éclairent le
soir avec une simple bougie munie d’un abat-jour.

Le Théâtre optique (1888)

But

L’appareil a pour but d’obtenir l’illusion du mouvement non plus limitée à la


répétition des mêmes poses à chaque tour de l’instrument, comme cela se produit
nécessairement dans tous les appareils connus (zootropes, praxinoscopes, etc.),
mais ayant, au contraire, une variété et une durée indéfinies et produisant ainsi
de véritables scènes animées d’un développement illimité.
D’où le nom de Théâtre optique donné par l’inventeur à cet appareil.

Procédé

Le moyen nouveau employé par l’inventeur pour obtenir ce résultat nouveau


et qui forme l’objet du présent brevet réside dans :
L’application aux appareils produisant l’illusion du mouvement, d’une bande
flexible, de longueur indéfinie, portant une suite de poses successives, se
déroulant et s’enroulant sur un dévidoir et s’engrenant au passage après la
couronne de l’instrument, découpée à jour, afin de laisser libre la vision des
poses.
Cette bande flexible peut être d’une matière quelconque, opaque ou
transparente (les poses étant, suivant l’un ou l’autre cas, éclairées par réflexion
ou par transparence).
Elle peut être ou flexible entièrement, ou seulement dans l’intervalle des
poses.
Les poses qui y sont figurées peuvent être dessinées à la main, ou imprimées
par un procédé quelconque de reproduction, en noir ou en couleurs, ou obtenues
d’après nature par la photographie.

Pratique

Dans sa forme pratique l’appareil se compose :


1) d’un praxinoscope (déjà breveté antérieurement par l’inventeur lui-même)
ou de tout autre appareil analogue (zootropes, etc.) dont la couronne est percée à
jour de fenêtres correspondant aux poses successives (en nombre variable selon
le modèle adopté) et munie de goupilles extérieures saillantes également
espacées.
Ces goupilles sont destinées à s’engrener dans des trous correspondants,
pratiqués à distance convenable dans la bande flexible.
2) d’un dévidoir, composé de deux tambours de diamètre convenable, montés
sur un axe chacun et pouvant être entraînés, dans un sens ou dans l’autre d’un
mouvement de rotation soit à la main, soit par tout moteur mécanique approprié.
3) d’une bande flexible dont la longueur indéfinie dépend du nombre de poses
dont se compose la scène à reproduire et qui, enroulée d’abord sur l’un des
tambours du dévidoir, puis passant autour de la couronne de l’appareil,
s’appliquant sur cette couronne, suivant une portion plus ou moins grande de son
contour, s’engrenant par les trous percés de distance en distance, avec les
goupilles saillantes de cette couronne, vient s’attacher au deuxième tambour.

[…]

*
LE GLOBE
Rapporté par le journal Le Globe, le succès de la projection d’images animées,
le 26 septembre 1881, chez Marey, lors de la tournée européenne du photographe
Eadweard Muybridge (1830-1904), illustre l’intérêt de l’époque pour l’analyse
du mouvement – galop du cheval ou vol de l’oiseau – et l’enthousiasme des
artistes et savants qui composent le public devant la projection sur écran du
mouvement ressuscité.

La galerie de M. Muybridge n’a pas de limites… (1881)

M. Muybridge, un savant américain, nous donne la primeur d’expériences qui


feraient courir tout le public parisien. Il projette sur un rideau blanc des
photographies représentant le cheval et d’autres animaux dans leurs allures les
plus rapides… M. Marey prête son concours à M. Muybridge et commente
chaque tableau avec une charmante bonhomie. On nous montre d’abord en
projection les appareils merveilleux qu’emploie M. Muybridge pour ses
expériences. Ils diffèrent des appareils ordinaires […] par l’ouverture et la
fermeture de l’objectif… M. Muybridge nous montre ensuite les appareils en
position. Ils sont disposés au nombre de vingt-quatre, dans une sorte de stand.
Chacun saisira l’image de l’animal telle qu’elle se présentera devant lui dans un
court instant, pendant deux centièmes de secondes… N’ayant pas d’animaux à
photographier dans l’appartement de M. Marey, M. Muybridge se contente de
nous soumettre ses résultats. D’abord, le cheval au trot, au galop, sautant,
reculant, franchissant des barrières… Après nous avoir montré les vingt-quatre
photographies représentant les mouvements d’un cheval au pas, au trot et au
galop, pendant son passage devant les vingt-quatre objectifs, M. Muybridge met
en mouvement l’animal lui-même par le procédé zootropique. C’est la
reproduction – mais projetée, c’est-à-dire agrandie et visible pour un plus grand
nombre – de la curieuse expérience qu’on fait au zootrope sur les tables de
salons… Nous voyons ainsi passer devant nos yeux de longues files de chevaux
au galop, s’assemblant, s’étalant avec la plus surprenante souplesse. Puis des
chiens les suivent, courant entre leurs jambes, la queue au vent. Dans ce défilé
diabolique, dans cette chasse infernale, les cerfs courent après les chiens, les
bœufs poursuivent les cerfs, et les porcs eux-mêmes montrent dans leur galop de
folles prétentions à la grâce et à la vitesse. La photographie surprend ainsi le vol
des oiseaux dans les mille combinaisons de leurs ailes qui, tantôt relevées
planent au-dessus de leurs corps, tantôt se repliant les enveloppent tout entiers.
Mais nous n’en finirons pas. La galerie de M. Muybridge n’a pas de limites.

THE NATION
Les 781 planches photographiques d’Animal Locomotion, publié en 1887,
cherchent à saisir, sans le figer, le « fait nu » du mouvement qui révèle
singulièrement, selon le rédacteur de The Nation, ce que l’art, sans la science, a
su deviner. Nul hasard si l’album a trouvé un écho significatif chez les artistes
par la fantaisie des sujets, la variation de leur angle de vue, la liberté et
l’expression nouvelle qu’y trouve le corps humain.

« La Locomotion animale » d’Eadweard Muybridge (1888)

[…]

Les termes du titre[5] sont à prendre au sens large. Le plus grand nombre, et
de loin, de planches photographiques est consacré à l’« animal » humain, bien
que la « locomotion » illustrée inclue presque toutes les actions dont muscles et
os sont capables. On sait que les recherches de M. Muybridge commencèrent
avec la tentative de démontrer la fausseté de certaines méthodes traditionnelles,
communément admises, de description du pas du cheval. Pour montrer comment
son travail a dépassé ce but limité, il suffit d’indiquer que, parmi les 781
planches qu’il a actuellement publiées, seules 95 sont consacrées au cheval, et
124 seulement à d’autres animaux et aux oiseaux, tandis que les 562 autres sont
réservées aux hommes, femmes et enfants, nus, à demi nus et vêtus, marchant,
courant, dansant, se levant, s’allongeant, luttant, boxant, bondissant et
s’adonnant aux jeux athlétiques – bref, représentant sous nos yeux la vie animale
de l’homme.
Ici nous avons le fait nu, absolu : ici, pour la première fois, les yeux de
l’homme peuvent voir exactement comment le corps humain se meut dans
l’exercice de ses fonctions, comment le dos se courbe et les hanches balancent et
les muscles se tendent et gonflent. Ce n’est pas de l’art, c’est une mine de faits
de nature qu’aucun artiste n’a les moyens de négliger. Comme Signorelli, ce
passionné de mouvement et d’anatomie, qui dessina son fils mort, nu, ou Michel
Ange ou Benvenuto qui trouvait que la croupe est un « très bel os », se seraient
délectés de ce type d’ouvrage ! Comme la nature est splendide ! Voici des
danseuses suffisamment gracieuses pour ravir l’âme de Raphael ; des athlètes
aux mouvements héroïques qui enflammeraient l’esprit de Buonarroti ;
raccourcis et contours fluides satisferaient Tintoret ; et tout cela avec
l’indiscutable empreinte du fait, peint pour nous par le même soleil qui
illuminait ces poitrines lustrées et découpait des ombres nettes sous les bords des
muscles gonflés. Ainsi voir l’homme naturel dans son propre mouvement sous la
lumière de la nature est une leçon pour l’humanité, à sa propre gloire, que le
puritain et l’ascète, le contempteur du nu et l’ignorant de l’art feraient bien
d’étudier.
Car, en dépit de toute impression contraire, ces planches sont belles. Certaines
phases du mouvement qui semblent maladroites, certains mouvements
transitoires, lorsque les membres adoptent des positions que personne n’a jamais
vues, frappent l’œil par leur étrangeté ; mais suivez l’action entière à travers ses
diverses phases, et vous la trouverez libre et noble ; étudiez l’attitude au moment
culminant de l’action, et vous la trouverez superbe. Nul n’a besoin de copier la
posture de certaines de ces photographies ni de l’imaginer parce qu’une phase
d’action s’avère exister, elle est donc propre à la reproduction artistique
immédiate. L’utilité de ces enregistrements des phases du mouvement est de
montrer comment le corps passe d’une phase antérieure à une phase ultérieure,
par quels changements il passe, du repos jusqu’au moment culminant de l’action
puis jusqu’au retour au repos. Et la vraie méthode de l’artiste est de maîtriser le
mouvement entier, puis de choisir pour la représentation la phase ou les deux
phases qui expriment le mieux le sens de ce mouvement en son entier. Il peut
même, bien inspiré, se débarrasser entièrement de ses photographies, et, une fois
l’action comprise, l’exprimer en une pose qu’on ne trouve pas dans les
photographies et traduit mieux qu’aucune d’elles, prises séparément, le résultat
total de la série. Car la fin de l’art n’est pas d’enregistrer mais d’exprimer.
Ainsi étudiée, la révélation la plus intéressante offerte par l’appareil
photographique n’est peut-être pas que l’art se soit parfois trompé, mais plutôt
qu’en règle générale, l’art dit vrai. En feuilletant ces planches photographiques,
on est sans cesse frappé par la récurrence des attitudes rendues célèbres par l’art
immortel de la sculpture ou de la peinture. Voici le Mercure de Jean de Bologne,
un fragment du Parthénon, une figure de Michel Ange, de Raphael ou du
Tintoret – on va jusqu’à s’émerveiller du pouvoir qu’a l’homme ou le cerveau de
voir ou deviner des actions et mouvements qui ont attendu jusqu’à aujourd’hui
pour établir leur vérité. Cela est vrai même pour la représentation des animaux
inférieurs, toujours moins bien observés. Le galop allongé du cheval dans les
clichés sportifs a disparu, pas celui du chien ; le galop des chevaux du Parthénon
est authentique ; et dans la première statue équestre, modelée à l’ère moderne,
Donatello a restitué le pas avec une précision inégalable. Seuls souffrent les
modernes et les faibles. Les Grecs et les grands maîtres de la Renaissance
voyaient bien et fidèlement.

[…]

GEORGES DEMENŸ

Assistant de Marey, avec lequel il collabore à la mise au point du


chronophotographe, Georges Demenÿ (1850-1917) invente en 1892 une
visionneuse et une projectionneuse de vues chronophotographiques : le
phonoscope, destiné à « donner l’illusion des mouvements de la parole et des
jeux de la physionomie ». S’il voit dans son invention un instrument pour
l’éducation des sourds-muets, il pressent déjà qu’avec l’aide du phonographe,
ses portraits animés deviendront bientôt parlants.

Les photographies parlantes (1892)

La Nature a reproduit, il y a quelque temps, une courte Note à l’Académie des


sciences dans laquelle je résumais mes premiers essais d’analyse des
mouvements de la parole au moyen de séries photographiques obtenues par la
méthode de M. Marey. J’indiquais aussi que j’avais abordé la synthèse de ces
mouvements et que j’étais parvenu à en donner l’illusion.
Les premiers essais, malgré leur imperfection, me faisaient entrevoir une
réussite possible et le résultat à obtenir valait la peine qu’on s’y appliquât. Le
perfectionnement devait porter sur la qualité des images photographiques et sur
l’adaptation meilleure de l’appareil synthétique. Le choix de l’objectif,
l’éclairage mieux dirigé et plus intense ont amélioré sensiblement les images
négatives, en permettant de les prendre plus grandes et avec toute la netteté
désirable. J’ai pu obtenir ainsi très visiblement l’image de la langue lorsque la
bouche est ouverte ; la seule précaution à prendre est de faire en sorte, si l’on
emploie plusieurs sources lumineuses, qu’il n’y ait pas plusieurs ombres portées
trop différentes, ce qui mènerait à de fausses interprétations.
Je ne suis pas encore parvenu à obtenir d’épreuves satisfaisantes à la lumière
artificielle ; la lumière solaire concentrée est la seule qui m’ait réussi. La raison
est qu’il faut réduire forcément le temps de pose de chaque image si l’on veut
saisir les mouvements rapides de fermeture des lèvres. Si l’on prend un petit
nombre d’images successives en une seconde, on s’expose à laisser échapper
entre deux images une phase intéressante du mouvement des lèvres. Bien que
nous ayons pris quinze images environ à la seconde, il est arrivé néanmoins que
la fermeture des lèvres s’est trouvée justement dans l’intervalle qui les sépare, et,
pour éviter cet inconvénient, il est prudent de prendre de la même phrase
plusieurs séries différentes ; il est probable que les images d’une série
compléteront l’autre.
Ces précautions étant observées, j’ai confectionné des disques qui portent sur
leur circonférence les images positives du parleur ; je les ai placés ensuite dans
l’appareil synthétique.
Tous les appareils destinés à produire l’illusion d’un mouvement au moyen
d’images représentant les phases successives de ce mouvement, sont basés sur le
même principe.
Ils consistent à faire succéder rapidement devant l’œil les images analytiques.
Les conditions essentielles à remplir sont la continuité dans l’impression
visuelle, un éclairage suffisant et une netteté de l’impression perçue.
L’impression visuelle sera continue si les images sont nombreuses et si elles se
substituent l’une à l’autre dans un temps moindre que la durée des impressions
rétiniennes. Cette condition exige qu’il y ait au moins dix à douze substitutions
par seconde. En réalité, il faut encore plus d’images pour éviter la discontinuité
et pour obtenir le moelleux que l’on observe dans les mouvements naturels.
La grande difficulté est de substituer une image à l’autre, de façon à ce qu’elle
occupe une position relative exactement conforme à la réalité. La moindre erreur
de repérage est cause de sautages et de trépidations qui sont extrêmement
désagréables à l’œil, et nuisent à l’illusion.
La netteté de l’impression dépend de la netteté des images et plus encore du
mouvement que possède cette image pendant qu’on la regarde. Si l’on se sert de
disques à rotation continue, c’est-à-dire de disques où les images sont toujours
en mouvement, on est obligé de réduire extrêmement le temps de pose ou
d’impression, de façon à réduire le flou de vitesse.
En employant des temps de pose variant entre 1/500e et 1/1000e de seconde,
on obtient une netteté très suffisante. Mais cette réduction du temps de pose est
au détriment de la clarté, aux dépens de l’intensité de l’impression lumineuse.
On peut, il est vrai, augmenter l’intensité de l’éclairage, mais au point de vue de
la perception de la sensation lumineuse, une excitation très intense qui agit un
temps très court ne donne pas une impression aussi vive qu’une excitation moins
forte mais de plus longue durée. La solution du problème est resserrée dans
d’étroites limites entre lesquelles il y a manque de lumière ou discontinuité dans
l’impression.
Le phénakistiscope de Plateau est le père de tous les zootropes, nous lui
devons tous de bonnes heures de plaisir dans notre enfance ; le zootrope
cylindrique n’en est qu’une transformation. Dans ces deux instruments, l’œil voit
chaque image à travers une fente percée dans le carton sur lequel sont dessinées
les images. Le rapport entre le nombre des images et le nombre des fentes
produit l’illusion du déplacement de l’image sur la feuille de papier ; dans les
mouvements sur place, au contraire, les fenêtres et les images sont en nombre
égal et se correspondent. Les images vues dans les zootropes ainsi construits ont
les deux grands défauts d’être sombres et déformées.
Dans le praxinoscope, on regarde les sujets par réflexion dans une série de
miroirs formant les faces d’un tronc de pyramide et situés au centre de
l’appareil ; l’image est alors plus claire, sans déformation, mais le passage de
l’une à l’autre ne se fait pas sans sautillement difficile à éviter.
M. Muybridge et M. Anschutt [sic] ont construit également de très beaux
appareils éclairés par une lanterne à projection ou par une étincelle électrique.
J’ai tout récemment exécuté un instrument qui est spécialement destiné à
donner l’illusion des mouvements de la parole et de jeux de la physionomie, bien
qu’il puisse servir à la synthèse de tous les mouvements. Je l’ai appelé
phonoscope dans le premier cas ; il a cette qualité d’être éclairé par transparence
et de laisser voir les images dans un temps si court que le flou de vitesse est
insensible à l’œil.
L’artifice employé consiste à donner au disque éclaireur, qui porte une seule
fenêtre, une vitesse relative très grande par rapport à la vitesse de l’image. Si
l’on regarde dans le phonoscope les photographies successives d’un sujet qui
parle, on voit, d’une façon saisissante, le portrait s’animer et remuer les lèvres.
On peut augmenter l’effet en regardant à travers un verre grossissant ; on peut
aussi projeter les images successives sur un écran en adaptant l’appareil à une
lampe à projection ordinaire.
Avec un appareil disposé pour regarder par transparence, nous avons pu
répéter les expériences de lecture sur les lèvres devant M. le directeur de
l’Institution Nationale des Sourds-Muets qui nous avait conduit en personne trois
de ses élèves. Un de ces enfants a lu immédiatement la phrase photographiée ;
mais, les épreuves photographiques formant une série continue, le
commencement de la phrase suivait immédiatement la fin de cette même phrase ;
le sourd-muet n’avait ainsi aucune indication précise sur l’endroit où il devait
commencer la lecture, et il pouvait couper la phrase en un point quelconque.
C’est ce qui est arrivé à son camarade qui a, pour cette raison, changé un peu le
sens de la lecture. Je me propose de remédier à cet inconvénient dans la
construction des autres disques.
La sincérité de la lecture ne peut être mise en doute ; l’élève n’avait aucune
connaissance préalable de la phrase prononcée et la lecture à haute voix qu’il
faisait, était absolument réglée avec le mouvement de la manivelle au moyen de
laquelle je faisais tourner le disque porte-images. Si je ralentissais la rotation,
l’enfant ralentissait sa parole ; si je m’arrêtais, il s’arrêtait. Les mêmes mots
étaient prononcés aux mêmes positions de la manivelle, on aurait pu les inscrire
sur un cadran et constater la coïncidence absolue ; en un mot, je jouais du sourd-
muet comme on joue d’un orgue de Barbarie. Je fis la mauvaise plaisanterie de
tourner la manivelle à l’envers et la lecture fut impossible.
Cette expérience à laquelle assistaient M. le censeur de l’école des sourds-
muets, et M. Marichelle, professeur à la même institution, tous deux
parfaitement compétents dans l’enseignement de la lecture sur les lèvres, me
donne l’espoir qu’on pourra tirer quelque utilité de ce procédé de lecture.
Puisque l’illusion produite par l’appareil correspond à une interprétation fixe
du son émis, n’y a-t-il pas lieu de penser qu’en choisissant bien les exemples, le
professeur de lecture pourra se rendre exactement compte de ce que voit son
élève et de la façon dont il interprète des mouvements stéréotypés dans le
phonoscope, mouvements qu’il peut étudier lui-même sur les photographies
isolées ?
Il est inutile d’insister sur l’attrait de ces recherches, qui sont encore un
exemple de l’utilité des appareils zootropiques pour faire l’éducation des
perceptions visuelles.
Combien de gens seraient heureux s’ils pouvaient, un instant, revoir les traits
vivants d’une personne disparue !
L’avenir remplacera la photographie immobile, figée dans son cadre, par le
portrait animé auquel on pourra, en un tour de roue, rendre la vie.
On conservera l’expression de la physionomie comme on conserve la voix
dans le phonographe. On pourra même ajouter ce dernier au phonoscope pour
compléter l’illusion ; alors la photographie aura raison de la critique qu’on lui
fait souvent d’être froide et de ne saisir qu’un instant précis de la vie.
L’expression de visage est considérée par quelques-uns comme une chose
insaisissable et inaccessible aux procédés exacts de l’analyse. On fera désormais
plus que de l’analyser, on la fera revivre.

éTIENNE-JULES MAREY
C’est dans le seul but scientifique d’analyser le mouvement humain et animal
que le physiologiste Étienne-Jules Marey (1830-1904) s’intéresse à la
photographie, inventant d’abord le fusil photographique (1882), puis le
chronophotographe (1888) qui utilise une bande mobile de pellicule, mais pas
encore perforée. La technique cinématographique est presque née. En 1894, dans
son ouvrage fondamental, Le Mouvement, il revient sur ses travaux et retrace
l’historique de la chronophotographie.

Le mouvement (1894)

Représentation artistique de l’homme : analyse des expressions du visage


Chronophotographie des expressions du visage. – Avec notre appareil, qui n’a
qu’un seul objectif, on peut photographier un sujet de près, sans qu’il y ait
changement de perspective pour les différentes images successives. Il est donc le
seul, jusqu’ici, qui permette de recueillir des séries d’images représentant, avec
tous leurs détails, les expressions changeantes du visage, les mouvements de la
main dans différents actes, les déroulements du pied sur le sol dans la marche,
etc.
Il sera sans doute intéressant de suivre ainsi toutes les transitions entre un
sourire à peine perceptible et le rire le plus franc, de saisir les caractères de la
physionomie qui expriment l’étonnement, la colère et les différentes émotions.
La grande difficulté est de rencontrer un modèle capable de rendre avec
naturel ces expressions variées ; sur la plupart des sujets on n’obtient qu’un
rictus ou une grimace. Des acteurs de talent rendraient sans doute plus
fidèlement les différentes émotions que doit traduire le visage ; peut-être même
trouveraient-ils profit à contrôler par cette méthode leurs jeux de physionomie.
Mais ce que la chronophotographie donne parfaitement, ce sont les
mouvements qui accompagnent l’articulation de la parole. M. Demenÿ s’est
attaché d’une manière spéciale à ces applications de notre méthode ; il a obtenu
un véritable succès. Avec une lumière intense et convenablement dirigée, il a
montré jusqu’aux mouvements de la langue dans l’articulation des différentes
consonnes. Son étude au point de vue phonétique est précieuse, et même, au
point de vue pratique, elle semble devoir servir pour l’éducation des sourds-
muets.
On sait qu’une ingénieuse méthode d’éducation des sourds-muets consiste à
leur apprendre à lire sur les lèvres des personnes qui parlent et à suivre ainsi
toute une conversation. Il était curieux de savoir si les sourds-muets saisiraient
sur une série d’images la suite des mots articulés par le modèle qu’on avait
photographié. L’expérience a donné des résultats très satisfaisants, des sourds-
muets ont lu sur les chronophotogrammes les paroles qui avaient été prononcées.
Inutile de dire que, sans une éducation spéciale, on ne saurait déchiffrer ce
nouveau genre d’écriture.
Et maintenant que peut-on espérer, au point de vue artistique, de la
représentation des mouvements de la parole ? Les peintres jusqu’ici ne
paraissent pas s’en être préoccupés ; dans les scènes les plus animées, c’est par
l’expression générale des traits qu’ils font comprendre ce que leurs personnages
doivent dire. La statuaire procède de même en général ; toutefois Rude a essayé
deux fois au moins de représenter, sinon la parole, du moins le cri d’imprécation
ou de commandement.
Nous avons eu la curiosité de voir quelles expressions prendraient les traits
d’un homme poussant à pleine voix une interjection. Le gardien de la Station
physiologique fut le sujet de l’expérience : placé devant l’objectif, il nous appela
d’une voix forte plusieurs fois de suite. La série des images qu’on obtint
montrait en effet la répétition périodique des mêmes aspects du visage, mais si
étrangement contracté, que cela semblait une suite de grimaces fort laides. Et
pourtant, à le voir parler, cet homme n’avait rien d’extraordinaire dans son
expression.
L’étrangeté des images tient donc à ce qu’elles ont fixé des états extrêmement
passagers du visage, des mouvements qui, sur la nature, se fondent par des
transitions graduelles et dont aucun ne nous apparaît isolément. Et en effet,
plaçons ces mêmes images dans un zootrope et regardons-les passer devant notre
œil pendant que l’instrument tourne avec une vitesse convenable ; toute
l’étrangeté disparaît, et nous ne voyons plus qu’un homme qui parle de l’air le
plus naturel.
Qu’est-ce à dire ? Le laid ne serait-il que l’inconnu, et la vérité blesserait-elle
nos regards quand nous la voyons pour la première fois ?
Nous nous sommes bien souvent posé cette question en examinant les
photogrammes instantanés de chevaux à des allures rapides. Ces poses, révélées
par Muybridge, ont d’abord paru invraisemblables, et les peintres, qui les
premiers ont osé les représenter, ont étonné le public plus qu’ils ne l’ont charmé.
Mais peu à peu il s’est familiarisé avec ces images qui circulaient dans toutes les
mains ; elles ont appris à trouver sur la nature des attitudes qu’on ne savait pas
voir ; on est déjà presque froissé d’une incorrection légère dans la représentation
du cheval en mouvement.
Jusqu’où ira cette éducation de l’œil ? Quelle influence aura-t-elle sur l’Art ?
L’avenir seul le montrera.

Synthèse des mouvements analysés par la chronophotographie


Lorsque la chronophotographie traduit les attitudes successives d’un objet en
mouvement, elle nous le montre tout autre que nos yeux nous le font voir. En
chacune de ses attitudes, l’objet paraît être immobile, et les actes qui se sont
produits à des instants successifs sont réunis en une série d’images comme s’ils
étaient simultanés. Ces images s’adressent donc plus à l’esprit qu’aux sens. Elles
nous préparent, il est vrai, à mieux observer la nature et à chercher par exemple
sur un animal en mouvement, des attitudes que nous n’avions pas encore
aperçues. Mais cette éducation de notre œil peut être rendue plus complète
encore si, en lui présentant les images d’une certaine manière, on lui rend
l’impression du mouvement dans des conditions où il est habitué à le saisir.
Tel est l’objet de la stroboscopie, méthode d’une grande portée scientifique et
dont les principes ont été posés par Plateau.
Cette méthode est basée sur une propriété physiologique de notre rétine, par
laquelle les images qui viennent s’y peindre persistent pendant un instant. On
estime à 1/10 de seconde la durée de cette persistance rétinienne. Il en résulte
que si, dix fois par seconde, on fait apparaître une image devant notre œil, nous
perdons la notion de la discontinuité et nous voyons cette image continuellement
présente. Si les images qu’on nous montre représentent les positions successives
qu’a prises un objet en mouvement, nous avons l’impression d’un mouvement
continu sans intermittences ni saccades.
Or, on a vu que la chronophotographie peut saisir, en une seconde, non
seulement 10 images, mais 20, 40, 60 même. Si donc on faisait apparaître sous
nos yeux, à raison de 10 par seconde, les 60 images recueillies dans un pas de
galop du cheval, la durée de ce pas serait portée à 6 secondes et nous aurions
tout le temps de suivre les mouvements des membres, si difficiles à observer
dans les conditions réelles. De même, on montrerait un oiseau qui vole avec des
coups d’ailes ralentis, et ainsi des différents phénomènes qui nous échappent par
leur rapidité trop grande.
Inversement, quand un phénomène, par sa lenteur excessive, échappe à
l’observation, les images en seraient prises à longs intervalles et seraient
présentées avec une succession assez rapide pour que les changements soient
nettement perceptibles.
Dans d’autres cas enfin, les images seraient présentées avec le même
intervalle de temps qui a séparé les photogrammes successifs, le mouvement
apparaîtrait alors avec ses caractères naturels.
Tel est l’objet de la stroboscopie ; nous allons exposer les développements
successifs de cette méthode.
Phénakistiscope de Plateau. – Tout le monde connaît l’ingénieux appareil que
Plateau a inventé au commencement de ce siècle et auquel il a donné le nom de
phénakistiscope. Cet instrument, dans la forme première, était un jouet charmant
dont s’est amusée notre enfance ; il devait se prêter un jour à des études d’un
grand intérêt.
Voici en quoi consistait le phénakistiscope. Un disque de carton était percé,
près de ses bords, d’une couronne de petites fenêtres équidistantes ; l’une de ses
faces était noircie et l’autre portait une série d’images représentant un homme ou
un animal dans des attitudes qui correspondaient aux phases successives d’un
mouvement. On faisait tourner le disque sur son axe en face d’un miroir, et en
appliquant l’œil contre la face noircie, au niveau des fenêtres tournantes, on
apercevait successivement par réflexion les images correspondant à des attitudes
différentes. Cela donnait l’illusion d’un mouvement véritable. […]
Du zootrope. – L’industrie s’empara de ce jouet et lui donna des formes plus
commodes. L’une d’elles reçut le nom de zootrope : elle consiste en une sorte de
coupe cylindrique tournant autour d’un axe vertical. À leur partie supérieure, les
bords de cette coupe sont percés de fentes étroites verticalement dirigées. À
l’intérieur des parois cylindriques, on étale une bande de papier qui porte la série
des images répondant aux attitudes successives d’un homme ou d’un animal en
mouvement. Ces images, vues par les trous pendant que le zootrope tourne,
donnent la même illusion que le phénakistiscope.
Cette disposition, que beaucoup de constructeurs ont adoptée, présente déjà un
avantage : elle permet à plusieurs personnes placées autour de l’appareil
d’observer en même temps les images en mouvement.
[…] La photographie devait amener à la perfection la représentation
zootropique du mouvement. Aussi, du jour où M. Muybridge réussit à
photographier des séries d’attitudes de l’homme et des animaux en action,
s’empressa-t-il de recourir à la méthode de Plateau pour réaliser la synthèse des
mouvements dont il avait fait l’analyse.
L’appareil dont se servait M. Muybridge était une sorte de phénakistiscope à
projection. Des images de chevaux peintes sur des disques de verre d’après les
photogrammes de l’auteur tournaient au foyer d’une lanterne à projection. Des
fenêtres percées dans un disque tournant produisaient les éclairements aux
moments convenables. Un nombreux public pouvait voir, sur un écran, des
silhouettes de chevaux courant en sens divers et à toutes les allures.

[…]

Applications scientifiques de la méthode de Plateau. – Toutes ces tentatives


seraient puériles si elles se bornaient à reproduire ce que l’œil voit quand on
regarde un animal vivant. Elles ramèneraient en effet toutes les incertitudes et
toutes les difficultés que présente l’observation du phénomène réel. Sur un
oiseau, par exemple, les ailes n’apparaîtraient que d’une manière très confuse,
comme on les voit dans la nature. Mais l’emploi du zootrope combiné à la
chronophotographie a une tout autre portée : il permet de voir, ralenti à un degré
quelconque, un mouvement trop rapide pour être observé directement. Nous
avons dit, en effet, qu’on peut prendre, dans la durée d’un coup d’aile qui serait
de 1/5 de seconde, une série de 12 images, soit un intervalle de 1/60 de seconde
entre chacune d’elles. Or, les 12 images qui correspondent à une seule révolution
de l’aile peuvent passer devant l’œil en une seconde entière. Cette fréquence
suffit largement pour donner l’impression d’un mouvement continu. Dans ces
conditions, le mouvement est ralenti cinq fois : aussi, l’œil peut-il en suivre
toutes les phases, tandis que, sur l’oiseau vivant, il ne voyait qu’une agitation
confuse des ailes.
De même, pour les allures du cheval, le ralentissement de leurs phases au
moyen du zootrope en rend l’analyse beaucoup plus facile que sur l’animal lui-
même.
Mais ce n’est pas seulement par leur trop grande vitesse que certains
mouvements échappent à l’observation ; il en est que leur lenteur extrême rend
inaccessibles à nos sens, tels sont l’accroissement des animaux et des plantes.
Ces mouvements deviendraient nettement visibles si, en en prenant les phases à
des intervalles un peu éloignés, on faisait repasser toutes ces images sous les
yeux, en un temps très court, au moyen du zootrope.
Le professeur Mach (de Vienne) trace à ce sujet le programme d’une curieuse
expérience. Il imagine qu’on ait recueilli, à des intervalles de temps égaux et
pendant une longue suite d’années, les portraits d’un individu, à partir de sa
première enfance jusqu’à son extrême vieillesse, et qu’on dispose la série
d’images ainsi obtenues dans le phénakistiscope de Plateau. Pendant la durée de
quelques secondes, cette série de changements, qui ont mis en réalité si
longtemps à s’accomplir, passera sous les yeux de l’observateur ; et celui-ci
verra, sous forme d’un mouvement étrange et merveilleux, se dérouler devant
ses yeux toutes les phases d’une existence humaine.
Ainsi, la méthode imaginée par Plateau semble destinée à étendre beaucoup
nos connaissances sur toutes sortes de phénomènes. Mais l’avenir de cette
méthode est lié aux perfectionnements qu’elle recevra, d’une part en vue de
corriger la déformation des images, d’autre part pour projeter devant un
nombreux public les figures en mouvement, enfin pour accroître le nombre des
images successives, de façon à représenter un acte d’assez longue durée.

[…]

Praxinoscope de M. Reynaud. – Une disposition fort ingénieuse a été


imaginée par M. Reynaud sous le nom de praxinoscope. Les images sont
disposées, comme dans le zootrope ordinaire, à l’intérieur d’un cylindre ; puis
elles sont réfléchies par un prisme de glaces placé au centre de l’appareil, et de
là, renvoyées dans l’œil de l’observateur. L’appareil offre cette particularité, que
la substitution d’une image à une autre se fait sans éclipse intermédiaire, de sorte
que ces images paraissent extrêmement lumineuses, grâce à la continuité de leur
éclairement.
En disposant un objectif photographique sur le trajet de ces images réfléchies,
M. Reynaud les projette sur un écran, en les agrandissant aux dimensions
désirées. Enfin, en substituant à la bande circulaire étalée dans le praxinoscope
une longue bande qui se déroule d’un cylindre pour s’enrouler sur un autre,
l’auteur peut faire passer sous les yeux des spectateurs une scène d’assez longue
durée.
Jusqu’ici, M. Reynaud ne s’est servi que d’images dessinées ou peintes à la
main ; il n’est pas douteux qu’avec de longues séries d’images
chronophotographiques il n’obtienne des effets remarquables.
Un léger défaut de cet appareil, c’est que le plan des images qu’il projette est,
par le fait de la construction même, légèrement oblique par rapport à l’axe
principal de l’objectif.
Il en résulte qu’on ne peut faire une mise au point exacte pour toutes les
parties de l’image, ce qui enlève un peu de netteté aux projections.
Photophone de M. Demenÿ. – Une autre méthode a été employée par
M. Demenÿ pour reproduire les mouvements du visage, de la langue et des
lèvres qui accompagnent la parole. Notre préparateur à la Station physiologique
recueillit, avec le chronophotographe à banque pelliculaire, une série de vingt-
quatre portraits d’un homme qui prononçait certaines paroles. Puis, reportant
cette série d’images sur la circonférence d’un disque de verre, il plaça ce disque
au foyer d’un objectif photographique. Les images étaient fortement éclairées en
arrière et des disques fenêtrés, analogues à ceux du chronophotographe,
laissaient voir successivement les images pendant des temps très courts. La
brièveté des poses et la parfaite exécution de cet appareil font que les images,
malgré la rotation du disque qui les porte, semblent immobiles et se montrent
toutes exactement à la même place.
Quant à l’illusion que donnent ces photogrammes du parleur, elle est telle, que
des sourds-muets habitués à lire sur le mouvement des lèvres ont su reconnaître
les paroles qu’avait prononcées le sujet dont on leur montrait les images.
Il est douteux qu’on puisse atteindre un plus haut degré de perfection dans la
construction d’un appareil zootropique. Les seuls défauts qu’on y puisse
signaler, c’est que le nombre des images contenues sur la circonférence du
disque est nécessairement borné, à moins qu’on ne donne à l’appareil des
dimensions énormes ; en outre, la netteté des mouvements n’étant obtenue que
grâce à la brièveté extrême des instants où chaque image est démasquée, il
s’ensuit que la quantité de lumière émise est trop faible pour donner des
projections agrandies bien claires, même avec une source lumineuse puissante.
Cette énumération des différents appareils employés pour la synthèse des
mouvements est certainement incomplète ; elle suffit cependant pour faire
connaître les avantages et les inconvénients de chaque système, et pour guider
ceux qui voudraient faire de nouveaux essais dans cette direction.
Des conditions que doit remplir un bon appareil. – Dans les appareils où
chacune des images se déplace en tournant d’un mouvement continu, on ne peut
faire paraître cette image immobile qu’à la condition de rendre la durée de
l’éclairement si courte, que le déplacement pendant cette durée soit négligeable.
Or la brièveté de l’éclairement entraîne une perte considérable de lumière, et
quand l’image est projetée en grandes dimensions, elle est peu visible.
Veut-on au contraire obtenir des projections très lumineuses, il faut que la
durée des éclairements soit aussi longue que possible ; mais alors, pendant cette
durée, l’image placée au foyer de l’objectif doit être immobile. On conçoit qu’il
est impossible d’obtenir avec des disques ou d’autres pièces massives tournant à
grande vitesse de fréquentes alternatives de marche et d’arrêt ; la solution qui
s’impose est donc celle que nous avons adoptée pour le chronophotographe.
Cet appareil, qui sert à l’analyse des mouvements, est réversible, en principe
du moins, et pourrait servir à les recomposer. Supposons qu’une bande
pelliculaire chargée d’images positives passe au foyer de l’objectif, et que cette
bande soit fortement éclairée par-derrière ; les images seraient projetées, en
grandeur réelle, sur un écran placé à la distance même où se trouvait l’objet dont
on a photographié le mouvement. Chaque fois que les disques obturateurs
ouvriraient l’objectif, une image apparaîtrait, et les contours de cette image
seraient parfaitement nets, parce qu’à ce moment la pellicule serait immobilisée
par le compresseur.
En pratique, toutefois, il vaut mieux donner à l’appareil qui fera la projection
d’images en mouvement une disposition spéciale. Voici les raisons qui nous ont
conduit à construire un nouvel instrument que nous appelons le projecteur
chronophotographique.
Du projecteur chronophotographique. – Dans un appareil projecteur
l’éclairement doit être le plus long possible et la plaque transparente qui porte les
images doit être arrêtée pendant tout le temps où elle va se peindre sur l’écran :
ce sont là, a-t-on vu, les conditions nécessaires pour avoir des images très
lumineuses et bien nettes.
Dans l’appareil analyseur, au contraire, les temps de pose doivent être aussi
courts que le permet l’éclairage de l’objet dont on prend les images. Pour l’aile
d’un insecte par exemple, la pose doit être déduite de 1/25 000 de seconde. Or,
avec un éclairage aussi court, une image projetée en grandes dimensions serait
invisible, quelque puissante que soit la source lumineuse employée pour
l’éclairer.
Le premier soin, dans la construction du projecteur, sera donc de rendre aussi
longue que possible l’ouverture de l’objectif. Si, par exemple, on donne 10
images par seconde, il faudra rendre l’image visible pendant la moitié ou le tiers
de ce temps : c’est-à-dire pendant 1/20 et 1/30 de seconde, au lieu de 1/1 000 qui
est la durée habituelle du temps de pose pour l’appareil analyseur. À la place des
petites fenêtres des disques obturateurs, il faudra de longues fentes occupant le
tiers de leur circonférence. Pendant ce long éclairage la pellicule devra être
arrêtée ; cela exige aussi une forme spéciale de la came du compresseur.
D’autre part, pour bien faire saisir la nature d’un mouvement, il est
avantageux de le reproduire un certain nombre de fois. Cela s’obtient
naturellement avec les appareils à disques tournants. Mais comme nous devons
nous servir pour produire les images d’une bande pelliculaire, il faut que celle-ci
soit refermée sur elle-même pour tourner sans fin et faire repasser
continuellement la série des images au foyer de l’objectif. Une telle bande ne
pourrait s’introduire dans le chronophotographe.
Nous avons donc construit un instrument spécial dans lequel une pellicule
sans fin, pouvant porter quarante ou soixante images positives et même
davantage, passe continuellement au foyer de l’objectif et, vivement éclairée en
arrière, soit par l’électricité, soit par la lumière solaire, projette ces images sur un
écran. L’instrument donne des images très lumineuses, mais il est bruyant et les
images projetées n’ont pas la fixité parfaite qui doit être obtenue.
Arrivés à ce point de nos recherches, nous avons appris que notre préparateur
avait obtenu d’une autre façon une solution immédiate du problème, il nous a
paru convenable de surseoir à ces nouveaux essais.

THOMAS ALVA EDISON


Parmi les mille et quelques brevets de Thomas Edison (1847-1931), ceux de la
caméra kinetograph et de la visionneuse kinetoscop, déposés en 1891, trouvent
en 1894 leur consécration sociale. Pour un nickel, le spectateur découvre la
merveille du mouvement par l’œilleton de la machine à sous optique. Mais
Edison anticipe déjà la projection publique sur écran et la combinaison de son
phonographe et du kinétoscope.

La dernière merveille d’Edison : entretien au Sun (1894)

Thomas A. Edison, l’inventeur, a consenti hier soir à révéler précisément aux


lecteurs du Sun ce qu’il a réalisé en reproduisant les mouvements d’un objet par
la photographie. C’est la première fois qu’on l’annonce directement : le nouveau
kinétographe, comme on appelle l’appareil photographique, a réussi à faire ses
preuves.
Chacun a vu la machine à sous (the nickel-in-the-slot machine) qui contient un
phonographe et joue toute sorte de mélodies auparavant chantées à l’appareil.
M. Edison tient maintenant prêt pour le marché une machine similaire contenant
ses films, mise en mouvement dès qu’on insère une pièce de cinq cents (a nickel)
dans la fente. Il appelle cette machine kinétoscope. Le kinétographe est la
machine qui prend les photographies, le kinétoscope la machine qui les offre au
regard.
Le kinétoscope est une boîte en chêne poli, tout comme les machines
phonographiques, dont le sommet présente un œilleton (peephole), couvert de
verre, d’environ deux pouces de long et un demi-pouce de large. L’intérieur de la
boîte est éclairé par l’électricité et présente une image de deux pouces de large et
d’un pouce de haut.
Le kinétoscope de l’atelier de M. Edison, montré, sur sa suggestion, à un
reporter du Sun par W. Helz[6], l’ouvrier en charge du service, contient le film
d’une boutique de barbier. Voici le barbier, haut d’un centimètre environ, debout
près de sa chaise, et trois victimes attendant d’être rasées. Mais « attendre » n’est
pas le bon mot pour ce film. Un des acteurs lilliputiens se lève, traverse l’image
jusqu’à la chaise, s’assied, et se fait renverser en arrière. Le tablier et les
serviettes sont ajustés en un rien de temps, sans douceur, c’est une boutique à
cinq cents, et la main du barbier se déplace professionnellement sur le visage du
client et sous son menton avant que le rasoir convenable soit choisi. Le rasoir est
tapé vigoureusement sur le cuir plusieurs fois, puis commence un rasage à cinq
cents qui ressemble au balancement de la faux dans les mains du fermier. La
victime se tortille, mais doit supporter cela.
À ce moment précis, l’un des petits hommes, qui attend et a pris un journal,
est pris d’un fou rire à sa lecture, se lève de sa chaise, tape sur le journal et,
pointant l’article, passe la page à l’autre client en attente, qui se lève, prend
bonne note de l’article, regagne son siège, puis est aussi pris par le rire. Pendant
tout ce temps, le barbier s’est calmé. Il frictionne la tête de l’homme dans la
chaise et peigne ses cheveux. Une des pancartes sur le mur est suggestive :
« Avec ou sans – Chloroforme ! »
M. Edison considère la machine à sous comme un simple jouet. Même si
celle-ci est divertissante, ce n’est pas ce qu’il cherche. M. Edison déclare :
Il y a quelque temps, il m’a semblé qu’il serait possible d’inventer quelque
chose qui ferait pour l’œil ce que le phonographe a fait pour l’oreille, un
instrument qui, en fait, enregistrerait fidèlement et reproduirait pratiquement tout
mouvement. Je connaissais le zootrope, un instrument sur lequel certaines
images étaient peintes, et qui semblait leur donner une sorte de mouvement, et
j’étais aussi très intéressé par les expériences de Muybridge qui fixait des
chevaux en mouvement par la photographie instantanée et reproduisait les
mouvements ; mais tout ceci était très rudimentaire et aboutissait à des
mouvements saccadés. L’œil est trop rapide pour de telles photographies. Je
voyais que pour produire un mouvement pur les images devaient être prises avec
une rapidité suffisante pour enregistrer les mouvements de moins d’un pouce de
toute partie du corps, un mouvement plus long que celui produit par une
secousse qui détruit l’illusion.
Alors commençait une série d’expériences de photographies d’objets
mouvants. Nous possédions l’appareil capable de prendre vingt-cinq
photographies à la seconde, mais cela ne suffisait pas. Je constatais que la rétine
humaine était capable de saisir environ quarante-cinq ou quarante-six
photographies et de les communiquer au cerveau. Toute photographie plus rapide
était perdue pour le cerveau. Bien sûr les perceptions diffèrent selon les
individus. Certains hommes regardant vingt-cinq photographies à la seconde les
voient comme en continuité, d’autres sont suffisamment exercés pour détecter
des différences même en passant quarante-six images à la seconde. Mais
quarante-six à la seconde, voilà qui est pratiquement continu pour l’œil et le
cerveau moyens. Tout mouvement et tout changement de l’expression faciale
seront enregistrés. La main du pianiste constitue une exception à cette
affirmation. Saisir chaque mouvement d’un pianiste exercé, y compris les
mouvements de ses doigts, nécessite entre soixante-cinq et soixante-dix
photographies à la seconde.
La difficulté était de fournir une exposition suffisante même au meilleur
appareil photographique instantané. Une bonne photographie nécessite
d’accorder à la plaque de gélatine une certaine fraction de temps pour enregistrer
les rayons de lumière qui forment l’image, et le grand problème était de trouver
une machine électrique faisant avancer la plaque de gélatine assez rapidement
entre les expositions pour prendre quarante-six images à la seconde et donnant à
chaque image le temps suffisant pour être prise correctement.
Je constatais qu’une plaque exposée la soixantième partie d’une seconde à une
scène très lumineuse, avec un fond très sombre, donnait lieu à une photographie
parfaite. Ce n’était qu’une simple procédure de trouver la vitesse de la machine
entre les expositions pour obtenir quarante-six images, chacune représentant une
exposition d’un soixantième de seconde. Je calculais que le mouvement d’une
exposition à une autre devait se faire en 1/185e de seconde. C’est-à-dire que
l’instrument doit être à l’arrêt pour l’exposition pendant trois quarts de seconde
et se déplacer à une vitesse énorme le reste de la seconde pour que les quarante-
six plaques soient disposées convenablement pour l’exposition.
La tâche était difficile, très difficile – non à résoudre, mais difficile pour
trouver une machine qui ferait le travail. Une fois obtenu le nombre requis
d’images, nous leur avons trouvé un léger tremblement en les introduisant dans
le kinétoscope, leur mise au point n’ayant pas été exactement identique. Si une
image s’éloigne, de la millième partie d’un pouce, des lignes exactes de l’image
précédente, l’œil sensible remarque instantanément une secousse de l’image qui
détruit efficacement l’illusion.
Voilà toute l’histoire, poursuit l’inventeur. Le plus difficile, c’était la machine
à photographier. Les divers dispositifs pour afficher convenablement les scènes
en mouvement sont d’une importance secondaire, un exploit facile de simple
mécanique à la portée de tous. Vous avez vu la machine à sous. Un jouet
amusant. « Avec ou sans chloroforme ? » Mais ce n’est pas ce que je cherche. Je
vais faire ce que je cherche à faire.
Mes expériences avec le kinétoscope ont été dirigées vers ce but :
D’abord, monter les photographies sur des plaques de verre et projeter les
images sur un écran à l’aide de la lanterne magique. Alors, au lieu de regarder
par un œilleton, un nombre plus grand de spectateurs peuvent regarder le film.
Ensuite, combiner le phonographe avec le kinétoscope de façon à ce que, sur
les mouvements des personnages visibles à l’écran, leurs paroles soient
distinctement entendues par le public.
Je suis prêt à annoncer que cette projection d’images sur un écran a vraiment
été réalisée dans mon laboratoire, et le mouvement des personnages y était tel
que l’œil ne pouvait déceler de changement d’une image à l’autre. Diverses
améliorations restent cependant encore à faire avant que cette forme de
kinétoscope soit prête pour le public.
Quand ces choses seront toutes réalisées, dans quelque temps, il sera possible
de saisir chaque geste de Chauncey M. Depew prononçant un discours de fin de
repas et chaque inflexion de sa voix et les soumettre ensemble à des publics
admiratifs un siècle après sa mort. Il deviendra possible de voir et d’entendre le
grand opéra par le stéréopticon.
Cela a été essentiellement une affaire de sentiment de ma part. Je ne crois pas
qu’il y ait beaucoup d’argent en jeu. Mais je crois que c’est là l’intérêt de la
science et de l’histoire. Un grand homme ne mourra jamais si ses images et ses
discours sont sauvés par le kinétographe et le phonographe.
[1]. Disque de carton portant à son recto et à son verso deux dessins qui se superposent pour l’œil quand
on les fait tourner rapidement.
[2]. L’appareil consiste en un disque fenestré, portant des figures peintes sur une de ses faces : lorsqu’on
fait tourner le disque rapidement sur son axe devant un miroir, en regardant d’un œil à travers les
ouvertures, les figures vues par réflexion dans le miroir, au lieu de se confondre, s’animent et restituent
parfaitement l’illusion du mouvement.
[3]. Les images successives sont dessinées sur une longue bande de papier horizontale et sont observées à
travers les ouvertures d’un cylindre fenestré tournant sur son axe.
[4]. Le praxinoscope perfectionne le zootrope en plaçant au centre du cylindre un prisme de miroirs :
chaque miroir reflétant à tour de rôle l’image qui lui fait face.
[5]. Le titre de l’ouvrage de Muybridge, publié en 1887, est Animal Locomotion : An electro-
photographic Investigation of Consecutive Phases of Animal Movements (NdT).
[6]. Il s’agit peut-être de William Heise, opérateur de The Barber Shop, 1893 (NdT).
Chapitre 9

Fictions du futur
« On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations –
ou plus exactement, le système d’excitations – que dispense en un lieu
quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une
sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque
obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais
toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des
sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se
retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau, comme le gaz, comme le
courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins
moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles
ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe.
Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous
l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir
ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de
nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne
sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité
Sensible à domicile. »
Paul VALÉRY, « La conquête de l’ubiquité », 1928.

INTRODUCTION
« La mort cessera d’être absolue[1] » s’enthousiasme un des journalistes
présents à la séance de Cinématographe du 28 décembre 1895, fasciné par la
recréation cinématographique de la réalité qu’il voit comme la victoire de la
science sur la mort, projetant sur l’écran le rêve du XIXe siècle finissant. Un
même enthousiasme saisit, deux ans plus tard, le poète mexicain Amado Nervo :
« Ce spectacle m’a suggéré ce que sera l’histoire dans le futur… Plus de livres.
Le phonographe conservera dans son urne obscure les vieilles voix déjà éteintes ;
le Cinématographe reproduira les vies prestigieuses, et les réflecteurs électriques
rhabilleront les figures héroïques des couleurs qu’elles utilisèrent à leurs heures
de luttes et d’exploits. […] Oh ! S’il nous avait été donné d’ainsi reconstruire
toutes les époques ; si nous avions pu, grâce à un appareil magique, contempler,
comme du haut d’une étoile, l’immense défilé des siècles ; assister à la
formidable marche des mortels à travers les temps[2]. » Entre ces réactions et les
fictions contemporaines de Verne, Wells, Flammarion ou Robida, nous pouvons
à peine glisser une feuille, de la minceur d’une invention. Les mêmes attentes,
les mêmes croyances, ici mises en récit et à distance, là, vécues, face aux
pouvoirs illimités de la machine et du messianisme scientifique. La lunette de
Hans Schnaps est maintenant à portée de main, et pour tous (Erckmann et
Chatrian). Dans le monde de la vision et de l’optique, la fiction, un potentiel
fantastique, semble toujours impliquée dans l’appareil, comme unie à ses
possibilités strictement techniques. La machine à reproduire le monde suscite le
rêve de recréer la vie, d’abolir les distances et de vaincre enfin l’absence, de
voyager dans le temps et de conquérir l’ubiquité. Les fictions du futur que
propose la littérature d’anticipation à la fin du XIXe siècle inventent des
scénarios qui montent aux extrêmes des mythes modernes pour les tester. Ces
récits représentent un moment, critique, de la socialisation des connaissances et
des savoir-faire. Ils projettent les changements en cours des cadres mentaux. Ce
sont des simulations qui étudient les effets d’une action technique mais par la
fiction. Les appareils sont d’abord ceux de l’époque, d’où l’effet de réalité de la
littérature d’anticipation, mais ce sont les attentes et les croyances qui sont
sondées, l’au-delà de ces appareils : l’historioscope de Mouton, par exemple, qui
met l’Histoire à la disposition de l’œil, est un télescope mais capable d’explorer
le passé (une fois le temps ramené à l’espace par le coup de baguette magique de
l’astronomie depuis qu’on sait que « les rayons lumineux qui nous arrivent des
étoiles nous racontent […] l’histoire ancienne de ces astres[3] » selon le mot
d’Arago). L’anticipation visionnaire, qu’elle soit exaltée, ironique, inquiète ou
terrifiée, explore les possibilités d’une télécommunication qui non seulement se
moque des limites de l’espace mais aussi met fin à l’absence même : par la grâce
du téléchromophotophonotétroscope, « on est ubiquiste, en même temps chez soi
et ailleurs » (de Chousy) ou, plus utopiquement encore, non seulement par la
téléphonoscopie, mais par les « vibrations éthérées qui résultent des mouvements
cérébraux » (Flammarion). Chaque technique est évoquée selon ses possibilités
spécifiques mais rencontre d’autres techniques ou médias, la presse ou le théâtre
par exemple pour le téléphonoscope qui fait vivre l’Histoire en direct ou permet
l’illusion « complète, absolue » (Robida). À l’époque de la « fin des livres »
(Uzanne), « l’homme de loisir » est pris en charge par une industrie de la culture
qui le divertit grâce à ses phonographothèques, clichéothèques, tuyaux
d’audition placés aux carrefours, automatic libraries, ses phono-opéragraphes de
poche transportables en tous lieux ou son kinétographe promu « illustrateur de la
vie quotidienne ». Les pouvoirs de reproduction mécanique de l’image et du son
excitent le rêve de la restitution de la vie, une restitution magnifiée même : « La
vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait […]. Les
mouvements s’accusaient avec le fondu de la Vie elle-même, grâce aux procédés
de la photographie successive » (Villiers de l’Isle-Adam). « Un simple artifice
d’optique », et l’apparition de la Stilla, la cantatrice morte du Château des
Carpathes (Verne), peut mimer la résurrection par l’image. Tandis que Brander
Matthews imagine un voyage dans le temps collé à l’œilleton du « kinétoscope
du temps », cette même année 1895, H. G. Wells publie La Machine à explorer
le temps dont un inventeur britannique (R. W. Paul) s’empare pour projeter une
attraction optique qui simulerait un tel voyage. Charles Cros, enfin, poète et
inventeur, chante l’inscription du rêve sur la « plaque inerte » : « Le temps veut
fuir, je le soumets ».

***

ÉMILE ERCKMANN, ALEXANDRE CHATRIAN

Dans le monde de l’optique fantastique, l’extension du domaine du visible est


sans limite. En témoigne la lunette magique, association du daguerréotype et du
télescope, que le héros du conte d’Erckmann (1822-1899) et Chatrian (1826-
1890) a inventée. Machine révélant et visualisant les rêves et les désirs de
chacun, elle peut être un instrument d’éducation qui « matérialise les idées et les
met en communication directe avec les masses », tout comme un moyen de
régulation politique des esprits.

La lunette de Hans Schnaps (1859)

— Contemplez cette lunette, c’est la fameuse seringue-Schnaps, unique dans


son genre ! Jusqu’à présent nous ne connaissions que le moyen de nettoyer,
expurger et rafraîchir les entrailles de monsieur… Eh bien, moi, je rafraîchirai et
je nettoierai avec ma seringue, la cervelle des idiots, des imbéciles, des crétins et
autres bourgmestres généralement quelconques. Je verse dans le corps de pompe
une décoction de Voltaire, de Shakespeare, ou du père Malebranche ; je vous
introduis délicatement le petit bout dans l’œil, je pousse, et crac ! Vous voilà
plein de bon sens, de poésie ou de métaphysique !…
[…] Nos opinions dépendent de notre point de vue : un misérable gueux, sans
feu ni lieu, couvert de haillons et couché dans la fange au coin d’une borne, voit
les choses sous un jour tout autre qu’un nabab… il trouve l’ordre social
détestable et les lois absurdes.
— Sans doute ; mais…
— Mais, interrompit Schnaps, placez le gaillard devant une table splendide,
dans un bel hôtel, entourez-le de fleurs odoriférantes et de jolies femmes,
revêtez-le d’habits magnifiques, nourrissez-le de mets exquis, abreuvez-le de
Johannisberg, et placez derrière son fauteuil une douzaine de laquais qui
l’appellent Monseigneur, Votre Grandeur Éminentissime, etc. ; il trouvera que
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, l’ordre social lui paraîtra
magnifique, il proclamera nos lois le chef-d’œuvre de l’esprit humain. […]
— Oh ! mon cher Schnaps, m’écriai-je, laissez-moi cette lunette.
— Vous plaisantez, dit-il, songez qu’elle me coûte dix années de travail ;
qu’avec cette lunette je possède en quelque sorte l’univers ; que je vois ma
femme jeune, jolie, prévenante ; que je suis toujours gai, riant et content ; que
cette lunette m’élève au-dessus des plus puissants monarques de la terre ; qu’elle
me rend plus riche que Crésus, plus omnipotent que Xercès, et que je ne
voudrais la perdre pour rien au monde ! Ce n’est pas tout : avec cette lunette, je
puis me donner des clystères de bon sens, de poésie ou de métaphysique, selon
les besoins de mon tempérament.
— Mais, au nom du ciel, Schnaps, repris-je transporté d’enthousiasme,
comment avez-vous fait cette sublime découverte ?
— Elle n’est pas aussi merveilleuse que vous le croyez, dit-il en riant ; c’est
tout bonnement un kaléidoscope, mais un kaléidoscope d’un nouveau genre : au
lieu de laisser tomber ses fleurs et ses verroteries au hasard, il les assemble dans
un ordre naturel. En d’autres termes, c’est l’assemblage du daguerréotype et du
télescope, deux instruments que le Seigneur-Dieu a réunis dans notre tête.
[…] Jugez de mon enthousiasme. Dès lors je conçus ma lunette, je compris
que le cerveau de l’homme est, comme l’œil de la mouche, un instrument
d’optique à mille facettes ; que ce qui s’y reflète peut en sortir par réfraction, et
s’empreindre sur une substance chimique dont je venais de découvrir le secret.
Ainsi, cher docteur, toutes vos passions, tous vos désirs, toutes vos pensées
prennent un corps dans cette lunette. Vous improvisez du regard bien mieux que
par la parole, vous matérialisez instantanément le monde intellectuel qui s’agite
dans votre esprit !
[…] Pour qu’une idée réussisse dans ce monde, il lui faut l’appui des masses.
Or les masses, qui ne sauraient s’élever à la hauteur de l’idée pure, comprennent
admirablement l’idée matérialisée, c’est-à-dire le fait. La prétendue supériorité
des hommes pratiques sur les idéologues n’a pas d’autre raison d’être. Ces
gaillards-là sont riches, puissants, ils gouvernent le monde, on leur élève des
statues… Pourquoi ? Parce qu’ils mettent à la portée des imbéciles l’idée de
quelque pauvre diable de grand homme mort de faim dans un taudis… Est-ce
vrai, oui ou non ?
— C’est positif, maître Schnaps.
— Eh bien, reprit l’apothicaire avec un sourire ironique, ma lunette supprime
les hommes pratiques et restitue aux idéologues la supériorité qui leur est due :
elle matérialise les idées et les met en communication directe avec les masses !
Supposons, par exemple, que je veuille prendre un lavement de métaphysique,
j’applique mon œil à la lentille. Vous me lisez Kant, et au fur et à mesure que je
vous écoute, que ses raisonnements entrent dans ma tête, ils en ressortent et
viennent se peindre sur la plaque en traversant mon œil ; ils s’y matérialisent, ils
y prennent un corps ; je les vois, ils sont réels, positifs ; je ne puis avoir aucun
doute sur leur existence, puisqu’ils tombent sous mes sens, ils me paraissent
incontestables, et mon lavement produit son effet.

[…]

EUGÈNE MOUTON, DIT MÉRINOS

Dans le conte de l’écrivain Eugène Mouton (1823-1902), L’Historioscope, le


narrateur, un historien, rencontre un vieillard qui lui déclare avoir découvert le
moyen de voyager dans le temps par l’image. Son invention : une sorte de
télescope surpuissant permettant de voir à très grandes distances les images des
faits passés qui ont été émises et transportées dans l’univers grâce à la
propagation des ondes lumineuses et qui, tels des mirages, se projettent sur
l’écran que forme l’éther.

L’Historioscope (1882)

[…]

– Vous êtes-vous avisé jamais de réfléchir aux conditions dans lesquelles on


nous présente l’histoire ? Pour moi, dès mes premières études j’ai toujours
ressenti, devant ces récits des faits du passé, un malaise comparable à celui
qu’on éprouve devant certains portraits : on voit un nez, une bouche, des yeux,
un corps, et pourtant on sent que cela ne représente pas un homme : ce portrait
n’est qu’une image invraisemblable ; la vie et la vérité y manquent également.
« Cela, je l’ai éprouvé devant tous les tableaux historiques en général, mais
d’autant plus fort à mesure que les événements étaient plus rapprochés de nous,
et j’ai fini par en découvrir la raison. En effet, plus les événements sont
rapprochés de nous, plus les opinions de l’historien sont intéressées, engagées
même dans l’interprétation des faits historiques : et de les interpréter à les
dénaturer, il n’y a qu’un pas.
« Au fond, il n’y a donc en histoire que deux méthodes, l’une qui consiste à
accepter les faits sauf à en tirer des conclusions formulées d’avance ; l’autre qui,
décidée également à faire prévaloir des idées préconçues, arrange et au besoin
invente des faits pour les justifier.
« […] Les faits, en se produisant, acquièrent une existence aussi positive,
aussi indestructible, que celle des idées ; comme les idées, ils prennent leur vol à
travers le monde, tantôt planant ignorés dans l’espace, tantôt circulant à travers
la mémoire et les traditions des hommes. Pas plus que les idées, ils ne meurent
jamais, et c’est d’eux que s’alimente, par une hérédité continuellement
accumulée, le trésor de l’âme universelle. Ils sont donc quelque part, ils sont
partout, et, quelque reculée que soit leur origine, si loin que le temps ait pu les
emporter, donnez-leur pour cage l’univers, si vous voulez, mais ils n’en sont
point sortis : et moi qui suis aussi dans la cage, pourquoi ne pourrais-je pas les
atteindre ?
– Par la pensée, je le conçois ; mais par l’expérience, par les sens…
– Oui…, je vous pardonne l’objection… Il faut qu’elle ait une certaine valeur,
puisqu’elle m’a arrêté pendant plus de vingt-cinq ans…
– Comment ! m’écriai-je, vous avez levé cette objection-là ?
– Oui, me répliqua-t-il d’un ton ferme, au bout de vingt-cinq ans de
méditations et d’angoisses je l’ai levée, grâce à la théorie des ondulations de la
lumière.
– La théorie des ondulations de la lumière ?
– Oui, monsieur.
– Mais quel rapport peut avoir cette théorie avec les faits de l’histoire ?
– Celui qu’a tout phénomène visible avec les yeux qui le voient, celui qui
s’établit entre cette table que vous regardez et votre intelligence qui en perçoit la
sensation. Comment s’appelle ce rapport ? La vision.
– Mais pour que la vision s’opère, il faut un objet réel.
– Je vous dis que les faits sont des objets réels.
– Même les faits passés ?
– Même les faits passés, et je le prouve.
– Vous reconnaissez qu’un objet éclairé, touché par la lumière, émet de tous
les points de sa surface des ondulations qui, se propageant en ligne directe
jusqu’à la rétine de l’œil, y produisent la vision de l’objet, n’est-ce pas ? […] Ne
voyez-vous pas que, depuis l’origine du monde, tout ce qui existe sur la terre,
tout ce qui y a passé, tout ce qui y a paru, ne fût-ce qu’une seconde, a émis
autant d’images qui se sont envolées, à travers l’atmosphère terrestre, dans les
espaces interplanétaires ?
« […] Comment se forment donc, s’il vous plaît, ces images, ces tableaux qui,
soit à la surface de la terre, soit dans l’espace, produisent aux yeux des
voyageurs des illusions si complètes ? Par un concours de réfractions et de
réflexions que la chaleur détermine dans les couches de l’air. Eh bien, si nous
ignorons la nature et les propriétés de l’éther, comme nous l’appelons, nous
savons tout au moins que la lumière des corps célestes et la chaleur du soleil
passent à travers sa substance, puisqu’elles nous arrivent : pourquoi n’y
détermineraient-elles pas des phénomènes optiques analogues au mirage que
nous voyons se produire dans notre atmosphère ? Voilà ce que vous demandez,
voilà le miroir où les images des choses de la terre vont aller se réfléchir pour
ressusciter à vos yeux ! »

[…]

À ces mots, gravissant un escalier tournant qui s’ouvrait au fond du


laboratoire, il me fit monter à une terrasse où, sous une sorte de dôme percé de
plusieurs ouvertures, je vis braquer sur le ciel un appareil cylindrique monté sur
des cordes et des rouages.
— Le voici, me dit l’inventeur, voici l’HISTORIOSCOPE ! Il est orienté dans
la direction du XVe siècle : vous n’avez qu’à regarder par l’oculaire, vous allez
tout voir comme si vous y étiez.
Le miracle était devant moi ! Aussi reconnaissables dans le champ de la
lunette que des acteurs sur la scène d’un théâtre, des hommes d’aspect sauvage,
de taille gigantesque, hérissés de barbes, de peaux de bêtes et d’armes
effroyables, montés sur de petits chevaux dont les crins traînaient à terre,
galopaient furieusement à travers une plaine où l’on voyait flamber et fumer au
loin des incendies. À leur tête, franchissant par sauts et par bonds des fondrières,
des rochers, des troncs d’arbres et des murs écroulés, une espèce de géant à
mufle de lion les entraînait, brandissant d’une main une épée colossale, et de
l’autre un casse-tête autour duquel voltigeaient six boulets de fer hérissés de
pointes aiguës.

[…]

– C’est très beau, mais passablement féroce, dis-je ; j’en ai la chair de poule !
Montrez-moi donc quelque chose de moins terrible. Tenez, je voudrais bien voir
le roi Dagobert ; c’est un monarque si populaire.
Et, M. Durand ayant tourné un peu la lunette, j’aperçus un homme grand, très
maigre, l’air un peu narquois, des cheveux roussâtres pendants sur ses épaules,
vêtu d’un justaucorps vert pomme et d’un haut-de-chausses collant couleur
chocolat.
– Comment ! C’est lui ? Il est tout à fait tel que je me le représentais : il a l’air
bien bon enfant.
– Hum, hum, ne vous y fiez pas. Savez-vous bien que sans la protection des
chanoines de Saint-Denis les diables auraient happé son âme au moment où il
débarquait de la barque à Caron ? Qu’il a fallu appeler en toute hâte la milice
céleste, qu’il y a eu une lutte terrible, le diable le tirant par les bras et les anges le
tirant par les pieds, et qu’il a tenu à un fil que son âme allât cuire à perpétuité
dans la poêle où l’on fait frire les mauvais pasteurs de peuples ? Vous n’avez
donc pas vu le portail de Saint-Denis, où c’est sculpté tout du long ?
– […] Voulez-vous voir la Révolution de 89, l’Empire, la Restauration, le
second Empire, la guerre de 1870, l’invasion, le siège de Paris, la Commune ?
– Quoi ! ces personnages, ces événements que j’ai vus paraître, je pourrais les
revoir encore !
– Il ne tient qu’à vous, et non seulement ceux-là, mais d’autres avec lesquels
vous avez vécu de plus près ; vos amis, vos parents, tous ceux enfin que vous
avez aimés et qui ne sont plus.
– Non ! M’écriai-je en me reculant avec effroi, non ! Faites-moi grâce de ce
spectacle, il me déchirerait le cœur ! Ah ! les revoir comme des spectres, séparés
pour toujours de moi par l’abîme où flotte leur image, jamais, jamais !

[…]

DIDIER DE CHOUSY
Le roman d’anticipation de Didier de Chousy (1834- ?), Ignis, décrit une
société, Industria City, qui résout tous ses problèmes par la science et notamment
par la télécommunication. L’appareil au service de cette utopie technique qui
consiste à abolir les distances et supprimer l’absence s’appelle le
téléchromophotophonotétroscope. Ancêtre de la télévision, il permet de
reproduire électriquement « la figure, la parole, le geste d’une personne absente
avec une vérité qui équivaut à la présence ».

Ignis (1883)

Les habitants d’Industria se trouvent si bien chez eux qu’ils n’en sortent
guère, quoiqu’ils puissent y rester tout en en sortant. L’absence, ce mal des âmes
tendres, a été supprimée. On est ubiquiste, en même temps chez soi et ailleurs :
résultat obtenu en perfectionnant un moyen proposé jadis pour transmettre les
télégrammes sans fil, sans autre conducteur que le milieu ambiant ; moyen
abandonné, parce que les premiers télégrammes livrés à leur instinct s’égaraient,
que l’électricité volage acceptait trop de conducteurs et se livrait à tous les
électrodes ; puis réétudié et amené à bien par les ingénieurs d’Industria qui sont
parvenus à domestiquer le fluide, à lui créer des affinités, pour ne pas dire des
affections, qui le rendent fidèle à un conducteur à un pôle. Électricité animalisée
et apprivoisée qu’il suffit de mettre une fois en contact avec son maître, de le lui
faire sentir et toucher, pour que ce véritable chien courant magnétique s’attache à
ses pas ou retrouve sa piste.
Le téléchromophotophonotétroscope, inventé dans le même temps, par les
mêmes physiciens, supprimait l’absence d’une manière plus radicale encore. La
téléchromophotophonotétroscopie est, comme on le sait, une succession presque
synoptique d’épreuves photographiques instantanées, qui reproduisent
électriquement la figure, la parole, le geste d’une personne absente avec une
vérité qui équivaut à la présence, et qui constitue moins une image qu’une
apparition, un dédoublement de la personne de l’absent. Cet appareil, très
simple, se compose d’un chromophotographe qui donne l’épreuve en couleur,
d’un mégagraphe qui l’agrandit, d’un sténophonographe qui recueille et inscrit
les paroles du sujet, aidé par un microphone qui les amplifie, et emmanché dans
un téléphone qui se concerte avec un tétroscope pour propager l’image et le son.
Les différentes portions de l’instrument totalisent leurs efforts et en versent le
produit dans un récipient commun appelé Phénakistiscope, lorgnette acoustique
au moyen de laquelle on voit et on entend. Il va de soi qu’en modifiant
convenablement la marche du système, on peut à volonté faire comparaître
l’absent ou lui apparaître soi-même.
La création des diverses parties de cet appareil remonte à plusieurs années,
mais l’honneur revient aux savants d’Industria d’en avoir fait la synthèse et la
soudure. On comprend tous les bienfaits d’un pareil instrument et toute l’activité
qu’il imprimait aux relations. Plus d’isolement ni de solitude de gré ou de force,
on recevait à toute heure la visite spectrale d’un ami absent, de parents de
province ou de voisins oisifs, venant familièrement passer une heure ou quelques
jours chez vous. Aussi, quelle union de tous les habitants de ce pays, liés en une
seule famille par des fils si serrés qu’on n’en pourrait couper un membre sans
faire crier tout le corps, ni tirer un cheveu sans arracher la touffe.
L’invention qu’on vient de décrire s’appliquait aussi aux spectacles, où l’on
n’allait pas, puisqu’on pouvait s’en procurer les charmes chez soi. Aussi les
théâtres n’étaient-ils, en dépit de leur magnificence, que des boîtes à musique,
des fabriques de drames dont la téléchromophotophonotétroscopie portait les
produits à domicile ; et dont le trop-plein, s’échappant par la coupole
diaphonique, dont chaque salle est pourvue, s’épandait dans l’atmosphère et
l’imprégnait d’harmonie.

ALBERT ROBIDA
Dans son roman, Le Vingtième Siècle, le romancier, essayiste et dessinateur,
Albert Robida (1848-1926), situe au début des années 1950 la généralisation de
l’usage du téléphonoscope. Perfectionnement du téléphone (visiophonie),
anticipation de la télévision et de ses usages (télé-diffusion), cet instrument de
communication de masse se présente comme un écran mural plat qui transmet à
domicile les dernières pièces de théâtre et diffuse les informations à toute heure
du jour et de la nuit.

Le Vingtième Siècle (1883)

L’invention du téléphonoscope fut accueillie avec la plus grande faveur ;


l’appareil, moyennant un supplément de prix, fut adapté aux téléphones de toutes
les personnes qui en firent la demande. L’art dramatique trouva dans le
téléphonoscope les éléments d’une immense prospérité ; les auditions théâtrales
téléphoniques, déjà en grande vogue, firent fureur, dès que les auditeurs, non
contents d’entendre, purent aussi voir la pièce.
Les théâtres eurent ainsi, outre leur nombre ordinaire de spectateurs dans la
salle, une certaine quantité de spectateurs à domicile, reliés au théâtre par le fil
du téléphonoscope. Nouvelle et importante source de revenus. Plus de limites
maintenant aux bénéfices, plus de maximum de recettes ! Quand une pièce avait
du succès, outre les trois ou quatre mille spectateurs de la salle, cinquante mille
abonnés, parfois, suivaient les acteurs à distance ; cinquante mille spectateurs
non seulement de Paris, mais encore de tous les pays du monde.
Auteurs dramatiques, musiciens des siècles écoulés ! Ô Molière, ô Corneille, ô
Hugo, ô Rossini ! Qu’auriez-vous dit au rêveur qui vous eût annoncé qu’un jour
cinquante mille personnes, éparpillées sur toute la surface du globe, pourraient
de Paris, de Pékin ou de Tombouctou, suivre une de vos œuvres jouée sur un
théâtre parisien, entendre vos vers, écouter votre musique, palpiter aux péripéties
violentes et voir en même temps vos personnages marcher et agir ?
Voilà pourtant la merveille réalisée par l’invention du téléphonoscope. La
Compagnie universelle du téléphonoscope théâtral, fondée en 1945, compte
maintenant plus de six cent mille abonnés répartis dans toutes les parties du
monde ; c’est cette compagnie qui centralise les fils et paye les subventions aux
directeurs de théâtres.
L’appareil consiste en une simple plaque de cristal, encastrée dans une cloison
d’appartement, ou posée comme une glace au-dessus d’une cheminée
quelconque. L’amateur de spectacle, sans se déranger, s’assied devant cette
plaque, choisit son théâtre, établit sa communication et tout aussitôt la
représentation commence.
Avec le téléphonoscope, le mot le dit, on voit et l’on entend. Le dialogue et la
musique sont transmis comme par le simple téléphone ordinaire ; mais en même
temps, la scène elle-même avec son éclairage, ses décors et ses acteurs, apparaît
sur la grande plaque de cristal avec la netteté de la vision directe ; on assiste
donc réellement à la représentation par les yeux et par l’oreille. L’illusion est
complète, absolue ; il semble que l’on écoute la pièce du fond d’une loge de
premier rang.

[…]

Le journal L’Époque occupait un superbe hôtel sur le boulevard des Champs-


Élysées, au centre du vieux Paris. Cet hôtel était une merveille architecturale
bâtie sur les plans d’un ingénieur de génie qui avait voulu en faire comme un
résumé du style du XXe siècle.
L’aspect général était celui d’une pyramide tronquée au sommet, et couronnée
à 25 mètres au-dessus du toit par une plate-forme portant sur des piliers de fonte.
Tout l’édifice, sauf une sorte de squelette intérieur en poteaux de fonte, était en
papier aggloméré et métallisé, une matière alliant la solidité à toute épreuve à la
plus extrême légèreté et qui a détrôné la pierre et la brique dans les constructions
modernes.
La plate-forme était à la fois débarcadère aérien et salle des dépêches ; au-
dessous, un élégant belvédère recelait le réservoir pour l’électricité indispensable
au journal ; les salles de rédaction occupaient le quatrième étage, la grande salle
des fêtes le troisième, la salle d’armes et la salle de billard le second ; les salles à
manger, les petits salons et les boudoirs réservés aux rédacteurs principaux, le
premier étage. Le rez-de-chaussée était affecté à l’administration et aux
magasins de clichés phonographiques formant la collection du journal.
Sur chaque côté du bâtiment principal s’élevait une haute et légère
construction qui servait simplement de support à un immense cercle de cristal de
vingt-cinq mètres de diamètre, dressé sur une arcature de métal. Ces plaques
avaient l’apparence de deux lunes, surtout lorsque, le soir venu, une étincelle
électrique les faisait apparaître lumineuses sur le fond obscur du ciel. La lune de
gauche était réservée à la publicité – un employé calligraphe dessinait l’annonce
sur une simple feuille de papier, et, par le moyen d’un ingénieux appareil
électrique, cette annonce se reproduisait aussitôt sur la plaque de cristal en
caractères gigantesques.
Le cercle de droite était un téléphonoscope colossal en communication avec
tous les correspondants du journal, aussi bien à Paris même qu’au cœur de
l’Océanie. Un événement important se produisait-il, le correspondant, armé d’un
petit téléphonoscope de poche, assurait sa communication électrique et braquait
son instrument sur le point intéressant : aussitôt, sur le grand téléphonoscope du
journal apparaissait, considérablement agrandie, l’image concentrée sur le
champ limité du petit téléphonoscope.
On pouvait donc être, ô merveille ! témoin oculaire, à Paris, d’un événement
se produisant à mille lieues de l’Europe. Le shah de Perse ou l’empereur de la
Chine passaient-ils une revue de leurs troupes, les Parisiens se promenant sur le
boulevard assistaient devant le grand téléphonoscope au défilé des troupes
asiatiques. Une catastrophe, inondation, tremblement de terre ou incendie, se
produisait-elle dans n’importe quelle partie du monde, le téléphonoscope de
L’Époque, en communication avec le correspondant du journal placé sur le
théâtre de l’événement, tenait les Parisiens au courant des péripéties du drame.
Rien n’était plus précieux. L’Époque faisait de grands sacrifices en
correspondants et en plaques de cristal pour suivre au jour le jour les événements
intéressants. Le directeur du journal, un beau matin, ne s’était plus contenté des
images muettes du téléphonoscope ; il avait voulu mieux que cela, il avait voulu
en même temps le son, le bruit, la rumeur de l’événement. Des savants,
largement subventionnés, s’étaient donc mis au travail, et, après six mois
d’essais, ils étaient parvenus à adjoindre au téléphonoscope une espèce de
conque vibratoire qui reproduisait les bruits enregistrés sur le théâtre de
l’événement par l’appareil du correspondant.
Au moment de la grande guerre civile chinoise, en 1951, les Parisiens
émerveillés avaient pu entendre les détonations des canons chinois et la
fusillade. Ils purent voir dans la plaque de cristal les armées aux prises, ils
assistèrent aux grandes batailles de Nankin, de You-Tchang, de Ning-Po, au
passage du fleuve Jaune par l’armée impériale, à la prise de Pékin par les
républicains chinois, à l’assaut du palais du Fils du Ciel et aux lamentables
scènes de carnage et d’orgie qui suivirent. Les Parisiens, attroupés jour et nuit
devant le téléphonoscope, l’âme troublée et le cœur palpitant, assistèrent à des
scènes que la plume se refuse à décrire ; ils virent les quatre cents impératrices
chinoises au pouvoir d’une soldatesque effrénée, ils frissonnèrent à l’immense
incendie allumé après le pillage, enfin, ils furent témoins de la surprise nocturne
du camp républicain par le retour offensif du maréchal impérialiste Tin-Tun.

[…]

AUGUSTE DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM

Dans le dispositif photographique et de projection dont se sert l’Edison fictif


de L’Ève future pour faire apparaître la vision d’Evelyn Habal, c’est le rêve
cinématographique d’une reproduction intégrale de la vie qui s’annonce.
S’inspirant des travaux de Marey, Villiers de L’Isle-Adam décrit la projection
d’un film qui restitue « avec le fondu de la Vie » les images successives d’un
corps qui danse. Sur l’écran, la vision devient chair en mouvement qui parle et
qui chante.

L’Ève future (1886)

Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de verres


exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre deux tiges d’acier
devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette lame d’étoffe, tirée à l’un des
bouts par un mouvement d’horloge, commença de glisser, très vivement, entre la
lentille et le timbre d’un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup – sur la grande
toile blanche, tendue en face de lui, dans le cadre d’ébène surmonté de la rose
d’or – réfracta l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et assez jeune
femme rousse.
La vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait, en
costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire. Les mouvements
s’accusaient avec le fondu de la Vie elle-même, grâce aux procédés de la
photographie successive, qui, le long d’un ruban de six coudées, peut saisir dix
minutes des mouvements d’un être sur des verres microscopiques, reflétés
ensuite par un puissant lampascope.
Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre, frappa d’une
étincelle le centre de la rose d’or.
Soudain une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure se fit
entendre ; la danseuse chantait l’alza et le holè de son fandango. Le tambour de
basque se mit à ronfler sous son coude et les castagnettes à cliqueter.
Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le clin des
paupières, l’intention du sourire se reproduisaient.
Lord Ewald lorgnait cette vision avec une muette surprise.
– N’est-ce pas, mon cher lord, que c’était une ravissante enfant ? disait
Edison. Eh ! eh ! À tout prendre, la passion de mon ami Edward Anderson ne fut
pas inconcevable. – Quelles hanches ! quels beaux cheveux roux ! de l’or brûlé,
vraiment ! Et ce teint si chaudement pâle ? Et ces longs yeux si singuliers ? Ces
petites griffes en pétales de roses où l’aurore semble avoir pleuré, tant elles
brillent ? Et ces jolies veines, qui s’accusent sous l’excitation de la danse ? Cet
éclat juvénile des bras et du col ? Ce sourire emperlé où se jouent des lueurs
mouillées sur ces jolies dents ! Et cette bouche rouge ? Et ces fins sourcils d’or
fauve, si bien arqués ? Ces narines si vives, palpitantes comme les ailes d’un
papillon. Ce corsage, d’une si ferme plénitude, que laisse deviner le satin qui
craque ! Ces jambes si légères, d’un modelé si sculptural ? Ces petits pieds si
spirituellement cambrés ? – Ah !… conclut Edison avec un profond soupir, c’est
beau la Nature, malgré tout ! Et voici bien un morceau de roi, comme disent les
poètes !
L’électricien semblait plongé dans une extase d’amoureux : l’on eût dit qu’il
s’attendrissait lui-même.
– Oui, certes ! dit lord Ewald : plaisantez la Nature si bon vous semble : cette
jolie personne danse mieux, il est vrai, qu’elle ne chante ; cependant je conçois,
devant tant de charmes, que, si le plaisir sensuel suffisait au cœur de votre ami,
cette jeune femme lui ait paru des plus aimables.
– Ah ? dit Edison rêveur, avec une intonation étrange et en regardant lord
Ewald.
Il se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la lampe ; le
ruban d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur. L’image vivante
disparut. […]

JULES VERNE
Dans ce roman de Jules Verne (1828-1905), un baron mélomane, Rodolphe
de Gortz dérobe, grâce au génie technologique de son adjoint Orfanik, l’image et
la voix d’une cantatrice napolitaine, la Stilla, le jour où elle meurt en scène.
Depuis, dans son château, il se passe et se repasse l’enregistrement de l’image
sonore de la jeune femme. Le comte Franz de Télek, s’introduisant dans la salle
de projection, assiste à une séance et revoit, « vivante », celle qu’il a aimée et
qu’il croyait morte…

Le Château des Carpathes (1892)

[…]

Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte…


Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. Sur ses murs
circulaires s’appuyait une voûte à caissons, dont les nervures, en se rejoignant au
centre, se fondaient en un lourd pendentif. Des tentures épaisses, d’anciennes
tapisseries à personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles,
bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. Aux
fenêtres pendaient d’épais rideaux, qui ne laissaient rien passer au-dehors de la
clarté intérieure. Sur le plancher se développait un tapis de haute laine, sur lequel
s’amortissaient les pas.
L’arrangement de la salle était au moins bizarre, et, en y pénétrant, Franz fut
surtout frappé du contraste qu’elle offrait, suivant qu’elle était baignée d’ombre
ou de lumière.
À droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d’une profonde obscurité.
À gauche, au contraire, une estrade, dont la surface était drapée d’étoffes
noires, recevait une puissante lumière, due à quelque appareil de concentration,
placé en avant, mais de manière à ne pouvoir être aperçu.
À une dizaine de pieds de cette estrade, dont il était séparé par un écran à
hauteur d’appui, se trouvait un antique fauteuil à long dossier, que l’écran
entourait d’une sorte de pénombre.
Près du fauteuil, une petite table, recouverte d’un tapis, supportait une boîte
rectangulaire.
Cette boîte, longue de douze à quinze pouces, large de cinq à six, dont le
couvercle, incrusté de pierreries, était relevé, contenait un cylindre métallique.
Dès son entrée dans la salle, Franz s’aperçut que le fauteuil était occupé.
Là, en effet, il y avait une personne qui gardait une complète immobilité, la
tête renversée contre le dos du fauteuil, les paupières closes, le bras droit étendu
sur la table, la main appuyée sur la partie antérieure de la boîte.
C’était Rodolphe de Gortz.
Était-ce donc pour s’abandonner au sommeil que le baron avait voulu passer
cette dernière nuit à l’extrême étage du vieux donjon ?
Non !… Cela ne pouvait être, d’après ce que Franz lui avait entendu dire à
Orfanik.
Le baron de Gortz était seul dans cette chambre, d’ailleurs, et, conformément
aux ordres qu’il avait reçus, il n’était pas douteux que son compagnon ne se fût
déjà enfui par le tunnel.
Et la Stilla ?… Rodolphe de Gortz n’avait-il pas dit aussi qu’il voulait
l’entendre une dernière fois dans ce château des Carpathes, avant qu’il n’eût été
détruit par l’explosion ?… Et pour quelle autre raison aurait-il regagné cette
salle, où elle devait venir, chaque soir, l’enivrer de son chant ?…
Où était donc la Stilla ?…
Franz ne la voyait ni ne l’entendait…
Après tout, qu’importait, maintenant que Rodolphe de Gortz était à la merci
du jeune comte !… Franz saurait bien le contraindre à parler. Mais, étant donné
l’état de surexcitation où il se trouvait, n’allait-il pas se jeter sur cet homme qu’il
haïssait comme il en était haï, qui lui avait enlevé la Stilla… la Stilla, vivante et
folle… folle par lui… et le frapper ?…
Franz vint se poster derrière le fauteuil. Il n’avait plus qu’un pas à faire pour
saisir le baron de Gortz, et, le sang aux yeux, la tête perdue, il levait la main…
Soudain la Stilla apparut.
Franz laissa tomber son couteau sur le tapis.
La Stilla était debout sur l’estrade, en pleine lumière, sa chevelure dénouée,
ses bras tendus, admirablement belle dans son costume blanc de l’Angélica
d’Orlando, telle qu’elle s’était montrée sur le bastion du burg. Ses yeux, fixés sur
le jeune comte, le pénétraient jusqu’au fond de l’âme…
Il était impossible que Franz ne fût pas vu d’elle, et, pourtant, la Stilla ne
faisait pas un geste pour l’appeler… elle n’entrouvrait pas les lèvres pour lui
parler… Hélas ! elle était folle !
Franz allait s’élancer sur l’estrade pour la saisir entre ses bras, pour l’entraîner
au-dehors…
La Stilla venait de commencer à chanter. Sans quitter son fauteuil, le baron de
Gortz s’était penché vers elle. Au paroxysme de l’extase, le dilettante respirait
cette voix comme un parfum, il la buvait comme une liqueur divine. Tel il était
autrefois aux représentations des théâtres d’Italie, tel il était alors au milieu de
cette salle dans une solitude infinie, au sommet de ce donjon qui dominait la
campagne transylvaine !
Oui ! la Stilla chantait !… Elle chantait pour lui… rien que pour lui !…
C’était comme un souffle s’exhalant de ses lèvres, qui semblaient être
immobiles… Mais, si la raison l’avait abandonnée, du moins son âme d’artiste
lui était-elle restée tout entière !
Franz, lui aussi, s’enivrait du charme de cette voix qu’il n’avait pas entendue
depuis cinq longues années… Il s’absorbait dans l’ardente contemplation de
cette femme qu’il croyait ne jamais revoir, et qui était là, vivante, comme si
quelque miracle l’eût ressuscitée à ses yeux !

[…]

Franz s’élance vers elle… Il veut l’emporter hors de cette salle, hors de ce
château…
À ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se
relever.
« Franz de Télek !… s’écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu
s’échapper… »
Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l’estrade :
« Stilla… ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici… vivante.
– Vivante… la Stilla… vivante !… » s’écrie le baron de Gortz.
Et cette phrase ironique s’achève dans un éclat de rire, où l’on sent tout
l’emportement de la rage.
« Vivante !… reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien ! que Franz de Télek essaie
donc de me l’enlever ! »
Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fixés sur
lui…
À ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s’est
échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile…
Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la malheureuse
folle…
Il est trop tard… le couteau la frappe au cœur…
Soudain, le bruit d’une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille
éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la Stilla…
Franz est demeuré inerte… Il ne comprend plus… Est-ce qu’il est devenu fou,
lui aussi ?…
Et alors Rodolphe de Gortz de s’écrier :
« La Stilla échappe encore à Franz de Télek !… Mais sa voix… sa voix me
reste… Sa voix est à moi… à moi seul… et ne sera jamais à personne ! »
Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
l’abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l’estrade.

[…]

On se souvient de quel désespoir avait été saisi le baron de Gortz, lorsque le


bruit s’était répandu que la Stilla avait pris la résolution de quitter le théâtre pour
devenir comtesse de Télek. L’admirable talent de l’artiste, c’est-à-dire toutes ses
satisfactions de dilettante, allaient lui manquer.
Ce fut alors que Orfanik lui proposa de recueillir, au moyen d’appareils
phonographiques, les principaux morceaux de son répertoire que la cantatrice se
proposait de chanter à ses représentations d’adieu. Ces appareils étaient
merveilleusement perfectionnés à cette époque, et Orfanik les avait rendus si
parfaits que la voix humaine n’y subissait aucune altération, ni dans son charme,
ni dans sa pureté.
Le baron de Gortz accepta l’offre du physicien. Des phonographes furent
installés successivement et secrètement au fond de la loge grillée pendant le
dernier mois de la saison. C’est ainsi que se gravèrent sur leurs plaques
cavatines, romances d’opéras ou de concerts, entre autres, la mélodie de Stefano
et cet air final d’Orlando qui fut interrompu par la mort de la Stilla.
Voilà en quelles conditions le baron de Gortz était venu s’enfermer au château
des Carpathes, et là, chaque soir, il pouvait entendre les chants qui avaient été
recueillis par ces admirables appareils. Et non seulement il entendait la Stilla,
comme s’il eût été dans sa loge, mais – ce qui peut paraître absolument
incompréhensible – il la voyait comme si elle eût été vivante, devant ses yeux.
C’était un simple artifice d’optique.
On n’a pas oublié que le baron de Gortz avait acquis un magnifique portrait de
la cantatrice. Ce portrait la représentait en pied avec son costume blanc de
l’Angélica d’Orlando, sa magnifique chevelure dénouée. Or, au moyen de glaces
inclinées suivant un certain angle calculé par Orfanik, lorsqu’un foyer puissant
éclairait ce portrait placé devant un miroir, la Stilla apparaissait, par réflexion,
aussi « réelle » que lorsqu’elle était pleine de vie et dans toute la splendeur de sa
beauté. C’est grâce à cet appareil, transporté pendant la nuit sur le terre-plein du
bastion, que Rodolphe de Gortz l’avait fait apparaître, lorsqu’il avait voulu
attirer Franz de Télek ; c’est grâce à ce même appareil que le jeune comte avait
revu la Stilla dans la salle du donjon, tandis que son fanatique admirateur
s’enivrait de sa voix et de ses chants.

[…]

*
CAMILLE FLAMMARION
Dans son roman, La Fin du monde, l’astronome et vulgarisateur scientifique
Camille Flammarion (1842-1925) imagine le destin futur de l’humanité, du
XXVe siècle jusqu’aux dix prochains millions d’années. Dépeignant l’évolution
de la civilisation, il évoque un monde de communication à distance généralisée
où même les âmes communiquent facilement entre elles et où il suffit de penser
et de désirer pour voir apparaître l’image tangible et audible de l’être absent.

La Fin du monde (1894)

Tous les habitants de la Terre pouvaient communiquer entre eux


téléphoniquement.
La téléphonoscopie faisait immédiatement connaître partout les événements
les plus importants ou les plus intéressants. Une pièce de théâtre jouée à Chicago
ou à Paris s’entendait et se voyait de toutes les villes du monde. En pressant un
bouton électrique, on pouvait, à sa fantaisie, assister à une représentation
théâtrale choisie à volonté. Un commutateur transportait immédiatement au fond
de l’Asie, faisant apparaître, les bayadères d’une fête de Ceylan ou de Calcutta.
Mais non seulement on entendait et on voyait à distance : le génie de l’homme
était même parvenu à transmettre par des influences cérébrales la sensation du
toucher ainsi que celle du nerf olfactif. L’image qui apparaissait pouvait, en
certaines conditions spéciales, reconstituer intégralement l’être absent.
Au cinquantième siècle, des instruments merveilleux, en optique, en physique,
furent imaginés. Une nouvelle substance remplaça le verre et apporta à la
science des résultats absolument inattendus. De nouvelles forces de la nature
furent conquises.
Le progrès social avait marché parallèlement avec le progrès scientifique.

[…]

On avait découvert dans l’âme des puissances latentes qui avaient sommeillé
pendant la première période des instincts grossiers, pendant plus d’un million
d’années, et, à mesure que l’alimentation, de bestiale qu’elle était restée pendant
si longtemps, était devenue d’ordre chimique, les facultés de l’âme s’étaient
élevées, avivées, agrandies dans un magique essor. Dès lors on pensa tout
autrement que l’humanité ne pense actuellement. Les âmes communiquèrent
facilement entre elles à distance. Les vibrations éthérées qui résultent des
mouvements cérébraux se transmettaient en vertu d’un magnétisme transcendant
dont les enfants mêmes savaient se servir. Toute pensée excite dans le cerveau un
mouvement vibratoire ; ce mouvement donne naissance à des ondes éthérées et,
lorsque ces ondes rencontrent un cerveau en harmonie avec le premier, elles
peuvent lui communiquer la pensée initiale qui leur a donné naissance, de même
qu’une corde vibrante reçoit à distance l’ondulation émanée d’un son lointain et
que la plaque du téléphone reconstitue la voix silencieusement transportée par un
mouvement électrique. Ces facultés, longtemps latentes dans l’organisme
humain, avaient été étudiées, analysées et développées. Il n’était pas rare de voir
une pensée en évoquer une autre à distance et faire apparaître devant elle l’image
de l’être désiré. L’être évoquait l’être. La femme continua d’exercer sur l’homme
une attraction plus vive que celle de l’homme sur la femme. L’homme resta
toujours esclave de l’amour. Aux heures d’absence, de solitude, de rêverie, il lui
suffisait, à elle, de penser, de désirer, d’appeler, pour voir apparaître la douce
image du bien-aimé. Et parfois même la communication était si complète que
l’image devenait tangible et audigible, tant les vibrations des deux cerveaux
étaient unifiées. Toute sensation est dans le cerveau, non ailleurs.

OCTAVE UZANNE
Dans un récit illustré par Albert Robida et recueilli dans les Contes pour les
bibliophiles, l’écrivain et journaliste Octave Uzanne (1851-1931) s’amuse à
imaginer La Fin des livres devant le triomphe de l’enregistrement mécanique de
la parole et des images. Autant que la radio et la télévision, et plus que le
cinéma, c’est une civilisation du loisir et une industrie de la culture à l’ère de la
reproductibilité technique qu’annonce, non sans humour, ce conte visionnaire.

La Fin des livres (1895)

Si par livres vous entendez parler de nos innombrables cahiers de papier


imprimé, ployé, cousu, broché sous une couverture annonçant le titre de
l’ouvrage, je vous avouerai franchement que je ne crois point – et que les
progrès de l’électricité et de la mécanique moderne m’interdisent de croire – que
l’invention de Gutenberg puisse ne pas tomber plus ou moins prochainement en
désuétude comme interprète de nos productions intellectuelles.
L’imprimerie que Rivarol appelait si judicieusement « l’artillerie de la
pensée » et dont Luther disait qu’elle est le dernier et le suprême don par lequel
Dieu avance les choses de l’Évangile, l’imprimerie qui a changé le sort de
l’Europe et qui, surtout depuis deux siècles, gouverne l’opinion, par le livre, la
brochure et le journal ; l’imprimerie qui, à dater de 1436, régna si
despotiquement sur nos esprits, me semble menacée de mort, à mon avis, par les
divers enregistreurs du son qui ont été récemment découverts et qui peu à peu
vont largement se perfectionner.
[…] Je me base sur cette constatation indéniable que l’homme de loisir
repousse chaque jour davantage la fatigue et qu’il recherche avidement ce qu’il
appelle le confortable, c’est-à-dire toutes les occasions de ménager autant que
possible la dépense et le jeu de ses organes. […] Je crois donc au succès de tout
ce qui flattera et entretiendra la paresse et l’égoïsme de l’homme ; l’ascenseur a
tué les ascensions dans les maisons ; le phonographe détruira probablement
l’imprimerie. Nos yeux sont faits pour voir et refléter les beautés de la nature et
non pas pour s’user à la lecture des textes ; il y a trop longtemps qu’on en abuse,
et il n’est pas besoin d’être un savant ophtalmologiste pour connaître la série des
maladies qui accablent notre vision et nous astreignent à emprunter les artifices
de la science optique.
Nos oreilles, au contraire, sont moins souvent mises à contribution ; elles
s’ouvrent à tous les bruits de la vie, mais nos tympans demeurent moins irrités ;
nous ne donnons pas une excessive hospitalité dans ces golfes ouverts sur les
sphères de notre intelligence, et il me plaît d’imaginer qu’on découvrira bientôt
la nécessité de décharger nos yeux pour charger davantage nos oreilles. Ce sera
une équitable compensation apportée dans notre économie physique générale.
[…] Il y aura des cylindres inscripteurs légers comme des porte-plumes en
celluloïd, qui contiendront cinq et six cents mots et qui fonctionneront sur des
axes très ténus qui tiendront dans la poche ; toutes les vibrations de la voix y
seront reproduites ; on obtiendra la perfection des appareils comme on obtient la
précision des montres les plus petites et les plus bijoux ; quant à l’électricité, on
la trouvera souvent sur l’individu même, et chacun actionnera avec facilité par
son propre courant fluidique, ingénieusement capté et canalisé, les appareils de
poche, de tour de cou ou de bandoulière qui tiendront dans un simple tube
semblable à un étui de lorgnette.
Pour le livre, ou disons mieux, car alors les livres auront vécu, pour le novel
ou storyographe, l’auteur deviendra son propre éditeur […]. On ne nommera
plus, en ce temps assez proche, les hommes de lettres des écrivains, mais plutôt
des narrateurs ; le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra
peu à peu, mais l’art de la diction prendra des proportions invraisemblables ; il y
aura des narrateurs très recherchés pour l’adresse, la sympathie communicative,
la chaleur vibrante, la parfaite correction et la ponctuation de leurs voix.
[…] Les bibliothèques deviendront les phonographothèques ou bien les
clichéothèques. Elles contiendront sur des étages de petits casiers successifs, les
cylindres bien étiquetés des œuvres des génies de l’humanité. […]
Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs ; leur
vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les
bienfaits d’une vie contemplative.
Étendus sur des sophas ou bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront,
silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le
récit dans leurs oreilles dilatées par la curiosité.
Soit à la maison, soit à la promenade, en parcourant pédestrement les sites les
plus remarquables et pittoresques, les heureux auditeurs éprouveront le plaisir
ineffable de concilier l’hygiène et l’instruction, d’exercer en même temps leurs
muscles et de nourrir leur intelligence, car il se fabriquera des phono-
opéragraphes de poche, utiles pendant l’excursion dans les montagnes des Alpes
ou à travers les cañons du Colorado.
[…] À tous les carrefours des villes, des petits édifices s’élèveront autour
desquels pendront, à l’usage des passants studieux, des tuyaux d’audition
correspondant à des œuvres faciles à mettre en action par la seule pression sur un
bouton indicateur. – D’autre part, des sortes d’automatic libraries, mues par le
déclenchement opéré par le poids d’un penny jeté dans une ouverture, donneront
pour cette faible somme les œuvres de Dickens, de Dumas père ou de
Longfellow, contenues sur de longs rouleaux faits pour être actionnés à domicile.
[…] Moyennant quatre ou cinq cents par heure, les petites bourses, avouez-le,
ne seront pas ruinées et l’auteur vagabond encaissera des droits relativement
importants par la multiplicité des auditions fournies à chaque maison d’un même
quartier.
Est-ce tout ?… non pas encore, le phonographisme futur s’offrira à nos petits-
fils dans toutes les circonstances de la vie ; chaque table de restaurant sera munie
de son répertoire d’œuvres phonographiées, de même les voitures publiques, les
salles d’attente, les cabinets des steamers, les halls et les chambres d’hôtel
posséderont des phonographotèques à l’usage des passagers. Les chemins de fer
remplaceront les parloir-cars par des sortes de Pullman circulating Libraries qui
feront oublier aux voyageurs les distances parcourues, tout en laissant à leurs
regards la possibilité d’admirer les paysages des pays traversés.
Je ne saurais entrer dans les détails techniques sur le fonctionnement de ces
nouveaux interprètes de la pensée humaine sur ces multiplicateurs de la parole ;
mais soyez sûr que le livre sera abandonné par tous les habitants du globe et que
l’imprimerie cessera absolument d’avoir cours, en dehors des services qu’elle
pourra rendre encore au commerce et aux relations privées, et qui sait si la
machine à écrire, alors très développée, ne suffira pas à tous les besoins.
[…] Il y aura dans tous les offices de journaux des halls énormes, des spoking-
halls où les rédacteurs enregistreront à haute voix les nouvelles reçues ; les
dépêches arrivées téléphoniquement se trouveront immédiatement inscrites par
un ingénieux appareil établi dans le récepteur de l’acoustique. Les cylindres
obtenus seront clichés à grand nombre et mis à la poste en petites boîtes avant
trois heures du matin, à moins que, par suite d’une entente avec la compagnie
des téléphones, l’audition du journal ne puisse être portée à domicile par les fils
particuliers des abonnés, ainsi que cela se pratique déjà pour les théâtrophones.
[…] Vous ignorez peut-être la grande découverte de demain, celle qui bientôt
nous stupéfiera. Je veux parler du kinétographe de Thomas Edison, dont j’ai pu
voir les premiers essais à Orange-Park dans une récente visite faite au grand
électricien près de New-Jersey.
Le kinétographe enregistrera le mouvement de l’homme et le reproduira
exactement comme le phonographe enregistre et reproduit sa voix. D’ici cinq ou
six ans, vous apprécierez cette merveille basée sur la composition des gestes par
la photographie instantanée ; le kinétographe sera donc l’illustrateur de la vie
quotidienne. Non seulement nous le verrons fonctionner dans sa boîte, mais, par
un système de glaces et de réflecteurs, toutes les figures actives qu’il
représentera en photo-chromos pourront être projetées dans nos demeures sur de
grands tableaux blancs. Les scènes des ouvrages fictifs et des romans
d’aventures seront mimées par des figurants bien costumés et aussitôt
reproduites ; nous aurons également, comme complément au journal
phonographique, les illustrations de chaque jour, des Tranches de vie active,
comme nous disons aujourd’hui, fraîchement découpées dans l’actualité. On
verra les pièces nouvelles, le théâtre et les acteurs aussi facilement qu’on les
entend déjà chez soi ; on aura le portrait et, mieux encore, la physionomie
mouvante des hommes célèbres, des criminels, des jolies femmes ; ce ne sera pas
de l’art, il est vrai, mais au moins ce sera la vie elle-même, naturelle, sans
maquillage, nette, précise et le plus souvent même cruelle.

HERBERT GEORGE WELLS


Le premier roman de H. G. Wells (1866-1946) est publié quelques mois avant
la première projection publique du Cinématographe Lumière dont Jean Epstein
exaltera la capacité « de multiplier et d’assouplir immensément les jeux de la
perspective temporelle ». Le Voyageur raconte ici à ses amis la première
expédition d’une machine qui ouvre à une autre expérience temporelle et
visuelle.

La Machine à explorer le temps (1895)

J’ai parlé, jeudi dernier, à quelques-uns d’entre vous, de la machine pour


voyager dans le Temps, et je vous l’ai montrée telle qu’elle était, inachevée dans
l’atelier. Elle y est encore maintenant, en vérité quelque peu usée par le voyage ;
l’une des barres d’ivoire est fendue, et une traverse de cuivre est tordue ; mais le
reste est en assez bon état. J’espérais l’avoir terminée vendredi ; mais vendredi,
quand l’assemblage fut presque fini, je m’aperçus qu’une des barres de nickel
était trop courte de deux centimètres et demi exactement, et je dus la refaire, de
sorte que la chose ne fut entièrement achevée que ce matin. C’est donc à dix
heures aujourd’hui que la première de toutes les machines à explorer le temps
commença sa carrière. Je fis une dernière vérification, testai encore tous les
écrous, mis une goutte d’huile supplémentaire à la tringle de quartz et m’assis
sur la selle. Je suppose que celui qui s’apprête à se suicider et tient contre son
crâne un pistolet éprouve à peu près le même sentiment de curiosité que
j’éprouvai alors pour ce qui allait se passer. Je pris le levier de mise en marche
dans une main et le levier d’arrêt dans l’autre – j’appuyai sur le premier et
presque immédiatement sur le second. J’eus l’impression de chanceler, puis je
ressentis, comme dans un cauchemar, une sensation de chute ; et, regardant
autour de moi, je vis mon laboratoire exactement comme il était auparavant.
S’était-il passé quelque chose ? Un moment je soupçonnai mon intellect de
m’avoir trompé. Je remarquai alors la pendule ; l’instant d’avant, m’avait-il
semblé, elle marquait une minute environ après dix heures ; maintenant il était
presque trois heures et demie !
Je pris ma respiration, serrai les dents, saisis des deux mains le levier de mise
en mouvement et partis dans un bruit sourd. Le laboratoire devint brumeux, puis
sombre. Miss Watchett entra et se dirigea, apparemment sans me voir, vers la
porte du jardin. Je suppose qu’il lui fallut une minute environ pour parcourir le
lieu, mais il me sembla qu’elle traversait la pièce lancée comme une fusée.
J’appuyai sur le levier jusqu’à sa position extrême. La nuit vint comme on éteint
une lampe ; et le lendemain arriva un instant après. Le laboratoire devint vague
et brumeux, puis toujours plus vague. Le lendemain soir arriva tout noir, puis
encore le jour, puis la nuit, puis le jour, chaque fois de plus en plus vite ! Un
murmure tourbillonnant emplissait mes oreilles, et une étrange et sourde
confusion descendait sur mon esprit.
Je crains de ne pouvoir traduire les singulières sensations d’un voyage à
travers le temps. Elles sont excessivement déplaisantes. On éprouve exactement
la même sensation que sur les montagnes russes – une sensation d’un irrésistible
mouvement la tête la première ! J’éprouvais aussi le même horrible
pressentiment d’un écrasement imminent. Pendant que je prenais de la vitesse, la
nuit suivait le jour comme le battement d’une grande aile noire. La faible
perception du laboratoire sembla bientôt se détacher de moi, et je vis le soleil
sauter rapidement à travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute
marquant un jour. Je supposai que le laboratoire avait été détruit et que j’étais
arrivé en plein air. J’eus la vague impression d’escalader un échafaudage, mais
j’allais déjà trop vite pour être conscient du mouvement des choses. Le plus lent
escargot qui jamais rampa filait trop vite pour moi. La scintillante succession
d’obscurité et de lumière était extrêmement pénible pour l’œil. Puis, dans les
ténèbres intermittentes, je vis tourner rapidement les quartiers de lune, de la
nouvelle à la pleine lune, et j’entrevis faiblement les révolutions des étoiles.
Bientôt, tandis que j’avançais en gagnant toujours de la vitesse, la palpitation du
jour et de la nuit se fondit en une grisaille continue. Le ciel prit une merveilleuse
profondeur bleue, une splendide coloration lumineuse comme celle des
premières lueurs du crépuscule ; le soleil bondissant devint une traînée de feu, un
arc lumineux, dans l’espace ; la lune, une bande ondoyante, plus faible, et je ne
pouvais rien voir des étoiles, si ce n’est de temps en temps un cercle brillant qui
clignotait dans le bleu.
Le paysage était brumeux et vague. J’étais toujours au flanc de la colline sur
laquelle se dresse aujourd’hui cette maison, et le contrefort s’élevait au-dessus
de moi, gris et confus. Je vis des arbres croître et changer comme des bouffées
de vapeur ; tantôt roux, tantôt verts ; ils croissaient, se déployaient, grelottaient
et disparaissaient. Je vis d’immenses édifices s’élever, vagues et magnifiques, et
passer comme des rêves. Toute la surface de la terre semblait changée – fondant
et s’écoulant sous mes yeux. Les petites aiguilles, sur les cadrans qui
enregistraient ma vitesse, tournaient de plus en plus vite. Bientôt je remarquai
que le cercle du soleil montait et descendait, d’un solstice à l’autre, en une
minute ou moins, et que par conséquent ma vitesse dépassait plus d’une année
par minute ; et de minute en minute la neige blanche étincelait sur le monde,
disparaissait et était remplacée par la verdure brillante et brève du printemps.
Les sensations désagréables du départ étaient maintenant moins intenses. Elles
finirent par se fondre en une sorte d’euphorie nerveuse. Je remarquai un
balancement anormal de la machine que je ne pouvais pas expliquer. Mais mon
esprit était trop confus pour y prêter attention, si bien que je me jetais dans le
futur avec une sorte de folie croissante. Au début, je pensais à peine à m’arrêter,
je pensais à peine à autre chose qu’à ces sensations nouvelles. Mais bientôt une
série nouvelle d’impressions grandirent dans mon esprit – une certaine curiosité
et avec elle une certaine crainte –, jusqu’à finir par prendre complètement
possession de moi. Quels étranges développements de l’humanité, quelles
merveilleuses avancées par rapport à notre civilisation rudimentaire, pensai-je,
allaient pouvoir apparaître quand j’arriverais à regarder de près ce monde indécis
et insaisissable qui défilait et fluctuait à toute vitesse devant mes yeux ! Je
voyais de grandes et splendides architectures s’élever autour de moi, plus
massives qu’aucun des édifices de notre époque, et cependant, me semblait-il,
faites de lueur et de brume. Je vis un vert plus riche recouvrir la colline et
demeurer là sans aucun entracte hivernal. Même à travers le voile de ma
confusion, la terre semblait très belle. Et c’est alors que me passa par l’esprit
l’idée d’arrêter la machine.

*
ROBERT WILLIAM PAUL
À la lecture du roman de H. G. Wells, le pionnier du cinéma anglais Robert
William Paul (1869-1943) fut frappé par la possibilité de simuler l’expérience du
voyage dans le temps par le procédé cinématographique. Il en discuta avec
l’écrivain britannique à l’automne 1895 et déposa le brevet pour une nouvelle
forme de projection – une attraction jamais réalisée – où les spectateurs ont la
sensation de voyager à travers le temps.

Voyager dans une machine à travers le temps (1895)

« Mon invention consiste en une nouvelle forme de spectacle qui présente aux
spectateurs des scènes supposées se passer dans le futur ou dans le passé, tout en
leur donnant la sensation de voyager dans une machine à travers le temps et les
moyens d’assister à ces scènes simultanément et conjointement à la production
des sensations produites par la machine décrite ci-dessous ou son équivalent.
Le mécanisme que j’emploie consiste en une plate-forme, ou plusieurs plates-
formes, qui contiennent chacune un nombre déterminé de spectateurs et qui, une
fois que ceux-ci ont pris place, peuvent être fermées sur leurs côtés, laissant une
ouverture située face aux spectateurs et dirigée vers un écran sur lequel les vues
sont présentées.
Afin de créer l’impression de voyage, chaque plate-forme peut être suspendue
à des arbres de manivelles, situés au-dessus de la plate-forme, qui peuvent être
commandés par un moteur ou toute autre source d’énergie adéquate. Ces
manivelles peuvent être placées de façon à imprimer à la plate-forme un doux
mouvement de balancement, et elles peuvent être aussi employées à faire
voyager physiquement la plate-forme en avant sur un court espace, quand on le
désire ; ou bien je peux remplacer cette partie du mécanisme par des essieux
similaires placés sous les plates-formes munis de manivelles ou d’arbres à
cames, ou par des vis clavetées de façon décentrée sur l’arbre de transmission,
ou par des roues d’engrenage sur des crémaillères fixées sous la plate-forme ou
autrement.
Simultanément à la propulsion en avant de la plate-forme, je peux faire
souffler sur elle un courant d’air, soit au moyen d’éventails fixés sur les côtés de
la plate-forme et destinés à représenter pour le spectateur les moyens de
propulsion, soit au moyen d’un ventilateur séparé commandé par un moteur et
réglé pour souffler du vent sur chacune des plates-formes.
Après la mise en route du mécanisme et l’écoulement d’une période
appropriée représentant, disons, un certain nombre de siècles, durant laquelle les
plates-formes peuvent être plongées dans l’obscurité ou dans des alternances
d’obscurité et de faible lumière, le mécanisme peut être ralenti et une pause faite
à une époque donnée au cours de laquelle la scène sur l’écran arrivera
graduellement à la vue des spectateurs, augmentant en taille et en netteté, d’une
petite vue jusqu’à ce que les figures, etc. puissent apparaître, si on le désire,
comme dans la vie.
Afin de produire un effet réaliste, je préfère utiliser, pour la projection de la
scène sur l’écran, un certain nombre de lanternes puissantes projetant les parties
respectives de l’image qui peut être composée de :
1) Un hypothétique paysage contenant aussi des représentations d’objets
inanimés sur la scène.
2) Une plaque, ou des plaques, qui peuvent être traversées horizontalement ou
verticalement et qui contiennent des représentations d’objets tel un ballon
navigable, etc. destiné à traverser la scène.
3) Des plaques ou des films, représentant en photographies successives
instantanées, à la manière du kinétoscope, des personnes vivantes ou des
créatures dans leurs mouvements naturels. Les films ou plaques sont préparés
avec l’aide du kinétoscope ou d’une caméra spéciale, à partir de personnages
inventés jouant sur une scène, avec ou sans arrière-plan approprié se fondant
dans le paysage principal.
Le mécanisme peut être semblable à celui utilisé pour le kinétoscope, mais je
préfère m’arranger pour faire se mouvoir le film de façon intermittente plutôt
que de façon continue et couper la lumière seulement durant le rapide
déplacement du film quand une image succède à l’autre, puisque par ce moyen il
y a moins de lumière dépensée que dans le cas où la lumière est coupée la plus
grande partie de temps, comme c’est le cas dans le mécanisme ordinaire du
kinétoscope.
4) Des plaques changeantes colorées, noircies ou perforées peuvent être
utilisées pour produire l’effet, sur la scène représentée, du soleil, de l’obscurité,
du clair de lune, de la pluie, etc.
Afin de permettre d’élargir graduellement les scènes à une taille voulue, je
peux monter ces lanternes sur des wagons ou des chariots glissant sur des rails
munis d’arrêts ou de marques, de façon à s’approcher ou à s’éloigner de la scène.
Pour permettre d’obtenir un effet de fondu, la lanterne peut être pourvue du
mécanisme habituel. Afin d’augmenter l’effet réaliste, je peux faire en sorte,
après avoir présenté aux spectateurs un certain nombre de scènes d’un
hypothétique futur, de leur permettre de descendre des plates-formes et de les
conduire à travers des terrains et édifices arrangés pour représenter exactement
une des époques à travers laquelle le spectateur est supposé voyager.
Après la présentation de la dernière scène, je préfère que les spectateurs aient
la sensation qu’ils voyagent en remontant le temps, du futur vers le présent, ou
qu’ils ont dépassé accidentellement l’époque présente, et qu’une scène passée est
représentée sur la machine qui s’immobilise, après quoi l’impression de voyager
en avant de nouveau vers le présent peut être donnée, et le retour notifié par la
représentation sur l’écran du lieu où se tient le spectacle, ou par la représentation
de quelque édifice bien connu qui, par le mouvement en avant de la lanterne peut
être graduellement agrandi comme s’il s’approchait du spectateur. »

BRANDER MATTHEWS
Ce conte fantastique de Brander Matthews (1852-1929), critique de théâtre et
professeur à l’Université de Columbia, paraît quelques jours avant la première
séance Lumière au Grand Café. S’il relate encore une expérience de voyage dans
le temps, ce voyage ne se fait plus au sein d’une machine imaginaire, mais
devant l’œilleton d’un appareil déjà existant, le kinétoscope (1891), auquel
l’auteur prête le pouvoir magique de donner à voir aussi bien le passé que le
futur, le réel historique que la fiction.

Le Kinétoscope du Temps (1895)

[…] Je franchis l’entrée et pris conscience, en continuant à avancer, que la


porte s’était fermée derrière moi. Le couloir était étroit et seulement faiblement
éclairé ; il tournait vers la droite en une courbe circulaire comme s’il longeait la
circonférence intérieure du bâtiment ; toujours en courbe, il descendait en pente
douce ; puis il remontait et tournait presque à angle droit. Avançant résolument,
mais avec un léger doute sur la signification de mon aventure, j’écartai un lourd
rideau, doux au toucher. Je me retrouvai alors à l’intérieur d’un vaste hall
circulaire. Laissant les rideaux tomber derrière moi, je fis trois ou quatre pas
indécis qui me conduisirent presque au centre de la pièce. […] La rotonde était
vide de tout meuble ; il n’y avait ni table, ni chaise, ni divan ; et rien ne pendait
du plafond ou le long des murs garnis de tentures. Tout ce que la pièce contenait
était une série de quatre petites colonnes étroites aux formes curieuses, placées
en vis-à-vis aux quatre coins de ce qui pourrait être un carré tracé à l’intérieur du
cercle que formait le hall. Ces étroites colonnes étaient situées près des rideaux ;
elles étaient d’environ un pied de large chacune ou peut-être un peu plus : elles
étaient deux ou trois fois plus longues que larges, et avaient probablement une
hauteur de trois ou quatre pieds.
Me dirigeant vers l’une de ces colonnes pour l’examiner de plus près, je
découvris qu’il y avait deux saillies dans la partie supérieure ressemblant à des
œilletons, comme pour inviter l’observateur à regarder à l’intérieur. Je crus
entendre un faible clic métallique au-dessus de ma tête. Levant les yeux
rapidement, je lus quelques mots écrits, semblait-il, sur le velours sombre des
lourds rideaux, en points de flamme, qui coulaient l’un dans l’autre et fondaient
en un instant. Quand cette mystérieuse légende eut complètement disparu, je ne
pus me rappeler les mots que j’avais lus en lettres de feu irrégulières et
virevoltantes, et pourtant je retins la signification du message. Je compris que si
je choisissais de regarder dans les œilletons, je verrais une succession de danses
étranges.
[…] Je baissai la tête jusqu’à ce que mes yeux soient près des deux œilletons
au sommet de la colonne. Au début je regardais dans le noir, et pourtant je crus
pouvoir déceler la mystique fluctuation des particules invisibles que je fixais. Je
n’avais aucun doute que, si j’attendais, le moment venu, la promesse
s’accomplirait. Après un temps d’attente que je ne pus mesurer, d’infinitésimales
étincelles s’élancèrent ça et là, et il y eut un léger crépitement. Je concentrai mon
attention sur ce que j’étais sur le point de voir et, un instant plus tard, je fus
récompensé.
L’obscurité prit forme et se revêtit de couleur. En surgit une spacieuse salle de
banquet, où de nombreux convives étaient attablés. Je ne pouvais distinguer si
c’étaient des Romains ou des Orientaux ; la structure par elle-même avait une
solidité latine, mais la décoration était orientale dans son éclatante splendeur. Le
hall était illuminé par des lampes suspendues, grâce à la lumière desquelles
j’essayai de savoir si le chef assis sur le siège d’honneur était un Romain ou un
Oriental. La magnifique femme à ses côtés me parut être orientale,
incontestablement. Tandis que je regardais attentivement, il se tourna vers elle et
lui fit une demande. Elle sourit en acquiesçant, et, quand elle fit un signe à un
serviteur et lui confia un message, il y eut un éclair de triomphe anticipé dans ses
yeux. Un mouvement, comme d’attente, parcourut les tables où les convives
étaient assis. Les gardiens ouvrirent en grand les portails et une jeune fille
s’avança. Elle avait peut-être quatorze ou quinze ans, mais en Orient, les femmes
sont mûres jeunes, et sa beauté était incontestable. Elle avait de grands yeux
profonds et une bouche charnue ; elle portait une chaîne en argent et des
monnaies d’or tressées dans sa chevelure cuivrée. Elle ressemblait tellement à la
femme assise à côté du chef qu’il ne faisait aucun doute pour moi qu’elles
étaient mère et fille. Sur un mot de l’aînée, la plus jeune se mit à danser ; sa
danse était orientale, lente au début, mais retenant tous les regards par la
fascination sensuelle qu’elle dégageait. La jeune fille était maîtresse de son art ;
et pas un seul homme dans la salle ne détourna ses yeux d’elle jusqu’à ce qu’elle
eût fini et se tînt immobile devant le chef. Il dit quelques mots que je ne pus
entendre, puis la fille se tourna vers sa mère ; et de nouveau j’aperçus cet éclair
de triomphe dans les yeux de la plus âgée et, sur son visage, la suggestion d’une
haine sur le point d’être ravalée. Puis la lumière disparut, l’obscurité tomba sur
la scène et je ne vis plus rien.
Je ne levai pas la tête de la colonne, car j’étais persuadé qu’il me restait encore
des choses à voir ; et après quelques instants, il y eut de nouveau un faible
scintillement. Peu de temps après, la lumière était assez intense pour me
permettre de percevoir les flammes irrégulières d’un immense feu de joie brûlant
dans une ancienne place de quelque cité médiévale. C’était le soir, et pourtant
une foule d’hommes, de femmes et d’enfants formaient un cercle autour du feu
et d’une mince fillette qui avait étendu un tapis persan sur le pavé rugueux de la
grande rue. C’était une brune, avec une épaisse chevelure noire ; elle portait une
jupe rayée, et sa veste à galons d’or avait glissé de ses épaules nues. Elle tenait
un tambourin dans la main, et elle se tortillait et tournait au rythme de son propre
chant. Puis elle se dirigea vers une chèvre blanche aux cornes dorées, posa son
tambourin, se saisit de deux épées et reprit sa danse. Un homme dans la foule, un
homme d’à peine trente-cinq ans, mais déjà chauve, un homme de constitution
vigoureuse, fixait des yeux brûlants sur elle ; et de temps en temps, un sourire et
un soupir se rencontraient sur ses lèvres, mais le sourire était plus douloureux
que le soupir. Quand la bohémienne interrompit son joyeux tournoiement, le feu
s’éteignit, l’obscurité retomba sur la scène, et je ne pus plus rien voir.

[…]

Sans hésitation, je traversai la salle, pris place devant l’autre petite colonne et
commençai immédiatement à regarder dans l’œilleton. À peine avais-je pris cette
position que des points de feu traversèrent la profondeur dans laquelle je
plongeais mon regard ; puis survint une pleine et claire lumière comme d’un ciel
sans nuage, et je vis les murs d’une cité ancienne. À ses portes, il y avait un
jeune homme ; en sa direction courait un guerrier brandissant une lance, le
bronze de son casque et de son armure brillait sous la lumière du soleil. Le jeune
homme fut saisi de tremblement et s’enfuit ; le guerrier s’élança à sa poursuite,
confiant en ses jambes rapides. Vaillant était celui qui fuyait en courant, mais
beaucoup plus puissant était celui qui le poursuivait. Finalement, le jeune
homme reprit courage et affronta le guerrier. Ils étaient face à face dans le
combat. Le guerrier lança sa lance qui passa au-dessus de la tête du jeune
homme. Le jeune homme lança alors à son tour la sienne qui frappa le centre du
bouclier du guerrier. Le jeune homme tira son épée tranchante qui pendait
grande et forte à son flanc. Mais comme par magie, le guerrier avait retrouvé sa
lance, et quand le jeune homme s’avança, il la lança une nouvelle fois contre lui,
elle traversa le cou du jeune homme à la jointure de son armure et celui-ci tomba
dans la poussière. Ensuite, le soleil s’obscurcit et, un instant plus tard, je
regardais dans un noir vide.

[…]

Quand je levai la tête des œilletons, je pris conscience que je n’étais pas seul.
Presque au centre du hall circulaire se tenait un homme d’âge moyen,
d’apparence distinguée, dont les yeux étaient fixés sur moi. Je me demandai qui
c’était, d’où il était venu, comment il était entré et ce qu’il pouvait attendre de
moi. J’entr’aperçus un sourire qui passait fugitivement sur ses lèvres. Ni ce
sourire, ni l’expression de ses yeux n’étaient durs, même si tous les deux étaient
étranges et inexplicables. Il semblait être conscient d’un éloignement qui eût
rendu futile tout effort d’amabilité de sa part.
Combien de temps nous restâmes à nous regarder l’un l’autre, je l’ignore.
Mon cœur battait lourdement et ma langue se refusa à se délier quand j’essayai
enfin de rompre le silence.
Alors il prit la parole. Sa voix était basse, forte et douce.
« Soyez le bienvenu », commença-t-il, et je remarquai que son accent était
légèrement étranger, italien probablement, ou peut-être français. « Je suis
toujours heureux de montrer les visions que j’ai sous mon contrôle à tous ceux
qui les apprécieront. »

[…]

« Que me diriez-vous », continua-t-il – il me semblait maintenant que son


sourire suggérait plus une condescendance compatissante qu’une tolérance
bienveillante – « Que me diriez-vous, si je vous racontais que j’ai moi-même vu
toutes les nombreuses visions déroulées devant vous dans ces appareils ? Que
diriez-vous, si je déclarais que j’ai vu la danse de Salomé ou d’Esméralda ? Que
j’ai vu le combat d’Achille et d’Hector et le combat à cheval de Saladin et du
chevalier du Léopard ? »
« Vous n’êtes pas le Temps en personne ? », demandai-je stupéfait.
Il rit légèrement, sans amertume ou moquerie.
« Non », répondit-il promptement, « je ne suis pas le Temps. Et pourquoi
devriez-vous penser cela ? Ai-je une faux ? Ai-je un sablier ? Ai-je une mèche
sur le front ? Ai-je l’air si vieux ? »
[…] « Vous avez vu ce que contiennent deux de mes appareils ; aimeriez-vous
maintenant examiner les contenus des deux autres ? »
Je répondis par l’affirmative.
« Les deux appareils dans lesquels vous avez regardé sont gratuits, continua-t-
il. Ce que vous y avez vu, ne vous coûte rien. Mais pour voir ce qu’il y a dans les
deux autres ou dans l’un des deux, il faut payer. Jusqu’ici vous avez été mon
invité ; mais si vous souhaitez en voir davantage, vous devez en payer le prix. »
Je demandai quel en était le prix, tout en mettant ma main dans ma poche pour
m’assurer que j’avais ma bourse avec moi.
Il vit mon geste et sourit une fois encore.
« Les visions que je peux vous présenter dans ces deux appareils dans lesquels
vous n’avez pas encore regardé sont des visions de votre propre vie », dit-il.
« Dans cette colonne-là » et il indiqua un appareil dans mon dos, « vous pouvez
voir cinq des plus importants épisodes de votre passé. »
Je retirai ma main de ma poche ; « merci », dis-je ; « mais je connais mon
propre passé, et ne souhaite pas le revoir, aussi bon marché soit le spectacle. »
« Alors vous serez plus intéressé par le quatrième de mes appareils » dit-il, en
faisant un signe de sa fine et délicate main en direction de la colonne qui se
trouvait face à moi. « Dans celui-ci vous pouvez voir votre futur ! »
Je fis un pas involontaire vers l’avant ; puis, après réflexion, revins en arrière.
« Le prix de celui-ci n’est pas élevé » continua-t-il, « et il n’est pas payable en
espèces. »
« Comment, alors, devrais-je le payer ? », demandai-je, dubitatif.
« En vie ! », répondit-il, avec gravité. « La vision de la vie doit être payée par
la vie elle-même. Pour chacune des dix années futures que je pourrais dérouler
devant vous ici, vous devez me céder une année de vie – douze mois – dont je
ferai ce que je voudrai. »

[…]

« Le prix est bas », insista-t-il.


« Il doit être plus bas encore », répondis-je ; « même si ça ne coûtait rien du
tout, je refuserais toujours. Je ne peux pas me permettre d’être impatient
maintenant et d’emprunter une connaissance du futur. Je connaîtrai tout en temps
utile. »
Il semblait pour le moins déçu par mes propos.
Il fit une dernière tentative : « Ne souhaiteriez-vous même pas connaître votre
fin ? »
« Non », répondis-je. « Je n’en ai pas la tentation. Quelle qu’elle puisse être,
je dois trouver le courage de la subir d’une manière ou d’une autre : que je doive
décéder pendant mon sommeil dans mon lit ou que je doive supporter les risques
d’une bataille, d’un meurtre ou d’une mort soudaine. »
« C’est votre dernier mot ? », demanda-t-il.
« Je vous remercie encore pour ce que j’ai vu » répondis-je, en m’inclinant ;
« mais ma décision est définitive. »
« Alors, je ne vous retiendrai pas plus longtemps » dit-il, de manière
hautaine ; il marcha en direction des rideaux qui entouraient la salle, en écarta
deux qui se replièrent, et je vis devant moi une ouverture comme celle par
laquelle j’étais entré.
Je le suivis, et les rideaux retombèrent derrière moi quand je m’engageai dans
un couloir insuffisamment éclairé. Je pensai que l’être mystérieux avec lequel je
venais de converser m’avait précédé, mais avant que je ne fisse vingt pas, je me
retrouvai seul. Je poursuivis mon chemin qui serpentait et tournait sur lui-même,
montait et descendait de façon irrégulière comme celui que j’avais emprunté
pour entrer dans l’édifice inconnu. À la fin, je descendis un escalier en
colimaçon et à ses pieds je vis le contour d’une porte. Je la poussai et me
retrouvai à l’air libre.

[…]

CHARLES CROS
Dans ce poème qui ouvre le recueil posthume Le Collier de griffes, publié en
1908, vingt ans après sa mort, le grand poète et inventeur Charles Cros (1842-
1888) revient sur ses « visions qu’on croyait folles ». Il évoque les recherches
qu’il a menées sur la communication interplanétaire, le télégraphe, la
photographie, le phonographe..., afin de « montrer le monde nouveau »,
répondre « aux mondes lointains », explorer « les secrets de la lumière » et fixer
la grâce et les voix aimées sur la plaque inerte.

Visions (posth., 1908)

Inscription

Mon âme est comme un ciel sans bornes ;


Elle a des immensités mornes
Et d’innombrables soleils clairs ;
Aussi, malgré le mal, ma vie
De tant de diamants ravie
Se mire au ruisseau de mes vers.

Je dirai donc en ces paroles
Mes visions qu’on croyait folles,
Ma réponse aux mondes lointains
Qui nous adressaient leurs messages,
Éclairs incompris de nos sages
Et qui, lassés, se sont éteints.

Dans ma recherche coutumière
Tous les secrets de la lumière,
Tous les mystères du cerveau,
J’ai tout fouillé, j’ai su tout dire,
Faire pleurer et faire rire
Et montrer le monde nouveau.

J’ai voulu que les tons, la grâce,
Tout ce que reflète une glace,
L’ivresse d’un bal d’opéra,
Les soirs de rubis, l’ombre verte
Se fixent sur la plaque inerte.
Je l’ai voulu, cela sera.

Comme les traits dans les camées
J’ai voulu que les voix aimées
Soient un bien, qu’on garde à jamais,
Et puissent répéter le rêve
Musical de l’heure trop brève ;
Le temps veut fuir, je le soumets.

Et les hommes, sans ironie,
Diront que j’avais du génie
Et, dans les siècles apaisés,
Les femmes diront que mes lèvres,
Malgré les luttes et les fièvres,
Savaient les suprêmes baisers.
[1]. Article anonyme, in La Poste, 30 décembre 1895, cité in Daniel BANDA & José MOURE, Le
Cinéma : naissance d’un art, Paris, Flammarion, 2008, p. 41.
[2]. Amado NERVO, article sans titre du 27 mars 1898, in La Semana, cité in Le Cinéma : naissance d’un
art, op. cit., p. 59-60.
[3]. François ARAGO, Astronomie populaire, tome 1, Paris, Gide et Baudry, 1854, p. 354.

Sources des textes

1. Entre lumière et ombre

PLATON, Œuvres complètes, tome VI, La République, traduit du grec par


Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1932, p. 569-575 (514a-517c).
ARISTOTE, Traité des rêves, chapitre II, in Psychologie d’Aristote,
Opuscules (Parva naturalia), traduit du grec par Jules Barthélemy Saint-Hilaire,
Paris, Dumont, 1847, p. 187-194.
ÉPICURE, Lettre à Hérodote, traduit du grec par Octave Hamelin, Revue de
Métaphysique et de Morale, n° 18, 1910, p. 397-440.
LUCRÈCE, La Nature des choses, chant IV, 26-89, 98-109, 145-160.
Traduction inédite du latin par Ariel Suhamy.
OVIDE, Métamorphoses, traduction de Fontanelle, tome I, livre III, Paris,
Librairie de la Bibliothèque nationale, p. 74-78.
PLINE L’ANCIEN, Pline, Histoire naturelle, vol. 2, traduit par émile Littré,
Paris, Dubochet, 1850, XXXV, 5, p. 464 et XXXV, 43, p. 487.
ATHÉNAGORE, Apologie des Chrétiens, in Défense du christianisme par les
Pères, traduit par M. de Genoude, Paris, A. Royer, 1843, p. 285-298.
ROGER BACON, The Opus Majus of Roger Bacon, tome II, John Henry
Bridges (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1897, p. 164-166. Traduit du latin par
José Moure.
HEINRICH CORNELIUS AGRIPPA VON NETTESHEIM, De incertitudine
et vanitate scientiarum declamatio invectiva (rédigé en 1526, publié en 1530).
Déclamation sur l’incertitude, vanité et abus des sciences, traduit du latin par
Louis Turquet de Mayerne (traduction modernisée par nos soins), Jean Durand,
1582, Chapitre XXVI, p. 107-109.
En note : WALTER SCOTT, œuvres de Sir Walter Scott, Le Lai du dernier
ménestrel, Bruxelles, Aug. Wahlen, 1827, p. 135-137.
BENVENUTO CELLINI, œuvres complètes de Benvenuto Cellini : orfèvre et
sculpteur florentin, I, Mémoires, traduit par Léopold Leclanché, Paris, Paulin,
1847, p. 162-165.
En note : DAVID BREWSTER, Letters on Natural Magic, addressed to Sir
Walter Scott, Londres, John Murray, 1832, p. 73-76. Traduction (légèrement
révisée) de Fulgence Marion (pseudonyme de Camille Flammarion), in
L’optique, Hachette, Bibliothèque des merveilles, Paris, 1867, p. 203-207.

2. Chambres noires

LÉONARD DE VINCI, The Literary works of Leonardo da Vinci, vol. 1, Jean


Paul Richter (éd.), Londres, 1883, p. 44-45. Le premier extrait est tiré du Codex
Atlanticus (1478-1518), le second du Manuscrit D (v. 1508). Traduits de l’italien
par José Moure.
GIROLAMO CARDANO, Les Livres de Hierosme Cardanus, Médecin
Milannois, intitulez de la Subtilité, & subtiles inventions, ensemble les causes
occultes et les raisons d’icelles, traduit en 1556 du latin par Richard le Blanc,
Rouen, chez la Veuve du Bosc, 1642, p. 113 (traduction modernisée par nos
soins).
GIAMBATTISTA DELLA PORTA : le premier extrait est tiré de la première
version, Magiae naturalis, sive De Miraculis Rerum Naturalium, 1558, livre IV,
chapitre II, Naples, apud Matthiam Cancer, p. 135-136. Traduit du latin par José
Moure. Le second extrait est tiré de la version de 1588 dans la traduction
italienne de Pompeo Sarnelli, Livre XVII, chapitres VI et VII, Naples, Antonio
Bulifon, 1677, p. 486-487. Traduit de l’italien par José Moure.
JOHANNES KEPLER, lettre de Jean Kepler à Michael Maestlin,
20 novembre 1602, citée par Martine Bubb, in La Camera obscura. Philosophie
d’un appareil, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 144.
FRANÇOIS D’AGUILLON, Opticorum libri sex philosophis juxta ac
mathematicis utiles, livre I, Anvers, Plantin, 1613, p. 47. Traduit du latin par
José Moure.
JEAN LEURECHON, Récréation mathématique composée de plusieurs
problèmes plaisants et facétieux, Pont-à-Mousson, Jean Appier Hanzelet, 1626,
p. 3-4 (version modernisée par nos soins).
JEAN FRANÇOIS NICERON, La Perspective curieuse, Paris, chez la veuve
F. Langlois, dit Chartres, 1652, p. 21-23.
JEAN LORET, La Muze Historique, tome II, livre VII, lettre XIX, 13 mai
1656, vers 153-206 (orthographe modernisée par nos soins). Repris in La Muze
historique ou Recueil des lettres en vers contenant les nouvelles du temps,
écrites à Son Altesse Mademoizelle de Longueville, depuis duchesse de
Nemours (1650-1665), Paris, P. Jannet, 1877, p. 192-193.
ROBERT HOOKE, A Contrivance to make the Picture of any Thing appear on
a Wall, etc. in a Light Room, in Philosophical transactions, n° 38, 17 août 1668,
Londres, The Royal Society, p. 741-743. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.
FRANCESCO ALGAROTTI, Newtonismo per le Dame, ovvero dialoghi
sopra la luce, i colori, e l’attrazione (1737), traduit de l’italien par Louis-Adrien
Du Perron de Castera, tome I, Paris, Montalant, 1739, p. 150-160.
ANONYME, “Verses occasioned by the sight of a chamera obscura” (1747),
cité par Norma Wenczel, in The Optical Camera Obscura II”, Inside the Camera
Obscura. Optics and Art under the Spell of the Projected Image, Wolfgang
Lefèvre (éd.), Berlin, Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, 2007,
p. 19-20. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.
LAURENCE STERNE, Vie et opinions de Tristram Shandy gentilhomme,
traduit de l’anglais par Léon de Wailly, tome I, Paris, Charpentier, 1866,
chapitre XXIII, p. 82-85.

3. Lanternes magiques
ATHANASIUS KIRCHER, Ars Magna Lucis et Umbrae, Amsterdam, apud
Joannem Janssonium à Waesberge [et] haeredes Elizei Weyerstraet, 1671,
p. 768-770. Traduit du latin par José Moure.
CHARLES PATIN, Quatre relations historiques, Bâle, 1673, p. 236-239.
SœUR JUANA INÉS DE LA CRUZ, Primero sueño (1690), repris in Poesía
colonial hispanoamericana, Horacio Jorge Becco (éd.), Caracas, Biblioteca
Ayacucho, 1990, p. 310-311, vers 827-886. Traduit de l’espagnol par José
Moure.
GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ, « Drôle de pensée, touchant une
nouvelle sorte de représentations », in Die Fenster der Monade, Horst
Bredekamp, Berlin, Akademie, 2004, p. 200-206. Orthographe modernisée par
nos soins.
BENITO JERÓNIMO FEIJÓO, Secretos de Naturaleza, in Teatro crítico
universal, tome III, Madrid, Francisco del Hierro, 1729, p. 22-24. Traduit de
l’espagnol par José Moure.
HENRI DECREMPS, La Magie blanche dévoilée, Paris, Langlois, Tiger et
Decremps, 1784.
JEAN-PIERRE CLARIS DE FLORIAN, « Le singe qui montre la lanterne
magique », in Fables, Livre II, Paris, P. Didot l’aîné, 1792, p. 74-76.
JEAN-PHILIPPE-GUI LE GENTIL DE PAROY, Mémoires du Comte de
Paroy. Souvenirs d’un défenseur de la famille royale pendant la Révolution
(1789-1797), Paris, Étienne Charavay, Plon, 1895, p. 274-283.

4. Fantasmagories
ANONYME, « La Phantasmagorie : Description d’un spectacle curieux,
nouveau et instructif », in La Feuille villageoise, n° 22, Paris, 28 février 1793,
p. 505-510 (orthographe modernisée par nos soins). Ce texte est cité par Laurent
Mannoni, in Lumière et mouvement (cf. Choix bibliographique), p. 102-103.
FRANÇOIS-MARTIN POULTIER D’ELMOTTE, « Fantasmagorie », in Ami
des Lois du 8 germinal an VI (28 mars 1798). Repris in Robertson, Mémoires
récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien-aéronaute E. G. Robertson,
tome I, Paris, chez l’auteur et à la librairie de Wurtz, 1831, p. 215-220.
LOUIS-SÉBASTIEN MERCIER, « Sur la fantasmagorie », in Journal de
Paris, 20 vendémiaire an VIII (12 octobre 1799). Cité par Robertson, op. cit.,
p. 304-310.
LOUIS-SÉBASTIEN MERCIER, « Fantasmagorie », in Néologie ou
Vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler, ou pris dans des acceptions
nouvelles, tome I, Paris, Moussard et Maradan, 1801, p. 259-260.
ÉTIENNE-GASPARD ROBERT, dit ROBERTSON, op. cit., p. 145-146, 148-
150, 280-284.
HONORÉ DE BALZAC, Jésus-Christ en Flandre, in La Comédie humaine,
tome X, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1979, p. 321-324.
ARTHUR RIMBAUD, « Nuit de l’enfer », in Une saison en enfer, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 99-102.
BRAM STOKER, « La Chaîne du Destin », in Dracula’s Guest and Other
Stories, Ware, Wordsworth Editions Limited, 2006, p. 163-166. Traduit de
l’anglais par José Moure.
GUSTAVE FLAUBERT, Bouvard et Pécuchet, in Œuvres, tome II, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 895-897.
AUGUST STRINDBERG, Tschandala, L’Île des Bienheureux, Une sorcière,
Gustaf Bjurström (éd.), traduction de Élie Poulenard, Marc de Gouvenain et
Lena Grumbach, Paris, © Flammarion, GF, 1990, p. 289-303.

5. Panoramas et dioramas
LÉON DUFOURNY, Rapport fait à L’Institut national des sciences et des arts
sur l’origine, les effets et les progrès du Panorama, séance du 28 fructidor,
an VIII (15 septembre 1800), Paris, Baudoin, 1803, p. 55-64.
HEINRICH VON KLEIST, Lettre à Wilhelmine von Zenge du 16 août 1800,
in Sämtliche Werke und Briefe, Helmut Sembder (éd.), I, Munich, Hanser
Verlag, 1993, p. 518-520. Traduit de l’allemand par Daniel Banda.
JOHANN AUGUST EBERHARD, Handbuch der Ästhetik, première partie,
Halle, Hemmerde et Schwetschke, 1803, p. 164-170 (lettres 27 et 28). Traduit de
l’allemand par Daniel Banda.
WILLIAM WORDSWORTH, The Prelude, livre VII, « Résidence in
London ». Version de 1805-1806, reprise in The Prelude, A Parallel Text, J. C.
Maxwell (éd.), Harmondsworth, Penguin Books, 1971, p. 264. Traduit de
l’anglais par Daniel Banda.
LE MIROIR DES SPECTACLES, « Diorama. Ouverture », in Le Miroir des
Spectacles, des Lettres, des Mœurs et des Arts, n° 535, 12 juillet 1822, p. 2-3.
LA REVUE ENCYCLOPÉDIQUE, La Revue encyclopédique, tome XVII,
Paris, janvier 1823, p. 211-213.
HONORÉ DE BALZAC, Le Père Goriot, in La Comédie humaine, tome III,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 91-92.
JULES JANIN, « Le daguérotype », in L’Artiste, Paris, novembre 1838-avril
1839, 2e série, tome 2, p. 145. Repris in Les Catacombes, tome III, Bruxelles,
Société belge de librairie, Hauman, 1839, p. 210-213.
GÉRARD DE NERVAL, « Diorama. Odéon », 15 septembre 1844, in
L’Artiste, 4e série, tome II, Paris, 1844, p. 46-47.
NATHANIEL HAWTHORNE, Main-street, in Aesthetic Papers, Boston,
15 mai 1849, repris in The Snow-Image and Other Twice-Told Tales, Boston,
New York, Houghton, Mifflin and Company, Cambridge, The Riverside Press
1895, p. 59-94. Traduit de l’anglais par José Moure.

6. Le spectacle de la vie moderne


GEORG CHRISTOPH LICHTENBERG, Lettre à Ernst Gottfried Baldinger,
10 janvier 1775, in Georg Christoph Lichtenberg, Schriften und Briefe, tome IV,
Wolfgang Promies (éd.), Munich, Hanser Verlag, 1967, p. 210-212. Traduit de
l’allemand par Daniel Banda.
JEREMY BENTHAM, Panoptique. Mémoire, Imprimé par ordre de
l’Assemblée Nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1791, p. 6-11.
ERNST THEODOR AMADEUS HOFFMANN, « La fenêtre du coin du
cousin », in Contes posthumes d’Hoffmann, traduits par Champfleury, Paris,
Michel Lévy Frères, 1856, p. 278-288.
VICTOR HUGO, Lettre à Adèle du 22 août 1837, in En voyage. France et
Belgique, Paris, Hetzel, Maison Quantin, 1892, p. 118-122.
EDGAR ALLAN POE, « The Man of Crowd », in Graham’s Magazine,
décembre 1840. « L’homme des foules », in Nouvelles histoires extraordinaires,
traduit de l’anglais par Charles Baudelaire, Paris, A. Quantin, 1884, p. 53-54, 59,
63-64.
HONORÉ DE BALZAC, « Un Gaudissart de la rue Richelieu », publié dans
La Presse, 12 octobre 1844. Repris in Gaudissart II, in La Comédie humaine,
tome VII, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1977, p. 847-848.
VICTOR FOURNEL, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, chapitre II :
« L’odyssée d’un flâneur dans les rues de Paris », Paris, Adolphe Delahays,
1858, p. 262-262 et 269-271.
BENJAMIN GASTINEAU, La Vie en chemin de fer, Paris, E. Dentu, 1861,
p. 26-27, 31-32, 50.
CHARLES BAUDELAIRE, « Le peintre de la vie moderne », publié dans Le
Figaro, 26 novembre-3 décembre 1863. Repris in Curiosités esthétiques. L’art
romantique et autres œuvres critiques, Henri Lemaître (éd.), Paris, Garnier, 1962,
p. 461-466.
KARL MARX, Le Capital, livre I, première section, chapitre I, « La
marchandise », section 4, traduit de l’allemand par J. Roy, Paris, Maurice
Lachatre et Cie, 1872-1875, p. 52-54.
ÉMILE ZOLA, Au Bonheur des Dames, tome premier, Paris, Eugène
Fasquelle, 1927, p. 2-6.

7. Arrêts sur images

CHARLES-FRANÇOIS TIPHAIGNE DE LA ROCHE, Giphantie, première


partie, chapitre XVIII, à Babylone [Paris, Nicolas-François Moreau], 1760,
p. 128-136.
JULES JANIN, « Le daguérotype », in L’Artiste, op. cit., p. 146-148. Repris
in Les Catacombes, op. cit., p. 213-222.
FRANÇOIS JEAN DOMINIQUE, Rapport de M. Arago sur le daguerréotype
lu à la séance de la Chambre des Députés, séance du 3 juillet et à l’Académie des
Sciences séance du 19 août 1839, Paris, Bachelier, 1939, p. 9-10, 28-31, 36-38.
EDGAR POE, « The Daguerreotype », in Alexander’s Weekly Messenger,
15 janvier 1840, vol. 4, n° 3, p. 2. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.
FRANCIS WEY, « De l’influence de l’héliographie sur les Beaux-Arts » (1),
in La Lumière, n° 1, 9 février 1851, p. 2-3.
EUGÈNE DELACROIX, Journal, 1er septembre 1859, André Joubin (éd.),
Paris, Plon, 1932, p. 231-233.
CHARLES BAUDELAIRE, « Le public moderne et la photographie », in
Salon de 1859, œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1976, p. 616-619.
OLIVER WENDELL HOLMES, « Sun-Painting and Sun-Sculpture ; with a
stereoscopic trip across the Atlantic », in The Atlantic monthly, Boston,
volume VIII, 1861, p. 17-18. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.
AUGUSTE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, L’Ève future, Paris,
Bibliothèque-Charpentier, 1909, p. 28-32.
NADAR (GASPARD FÉLIX TOURNACHON, dit), « Balzac et le
Daguerréotype », in Paris-Photographe, 1891. Repris dans Quand j’étais
photographe, Paris, Flammarion, 1900, p. 1-8.

8. Images en mouvement
JOSEPH PLATEAU, Dissertation sur quelques propriétés des impressions
produites par la lumière sur l’organe de la vue, Liège, H. Dessain, 1829, p. 5-6 et
17-18.
JOSEPH PLATEAU, lettre du 20 janvier 1833, « Sur un nouveau genre
d’illusions d’optique », in Adolphe Quetelet, Correspondance mathématique et
physique, tome VII, Bruxelles, Hayez, 1832 (volume publié en 1833), p. 366-
368.
CHARLES BAUDELAIRE, « Morale du joujou », in Le Monde littéraire,
17 avril 1853. œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1975, p. 585-586.
HENRY DU MONT, Bulletin de la Société Française de Photographie, Séance
du 17 janvier 1862, Paris, tome VIII, 1862, p. 34-36.
ÉMILE REYNAUD, « Note sur le Praxinoscope », in Les Mondes, 1879, n
° 6, tome XLIX, 5 juin 1879, p. 229-230.
LE GLOBE, « La photographie animée », article signé « The Devil »,
27 septembre 1881, p. 2.
THE NATION, « Animal Locomotion », in The Nation, New York, 19 janvier
1888. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.
ÉMILE REYNAUD, « Le Théâtre optique », Brevet d’invention n° 194-482,
1er décembre 1888.
GEORGES DEMENŸ, « Les photographies parlantes », in La Nature, n° 985,
16 avril 1892, Paris, Masson, 1892, vingtième année, premier semestre, p. 311-
315.
ÉTIENNE-JULES MAREY, Le Mouvement, Paris, G. Masson, 1894, p. 176-
179 et 297-310.
THOMAS ALVA EDISON, « Edison’s latest wonder », entretien publié dans
The Sun, New York, 10 mars 1894. Traduit de l’anglais par Daniel Banda.

9. Fictions du futur
ERCKMANN-CHATRIAN, La lunette de Hans Schnaps, in La Revue
française, janvier 1859. Repris in Contes fantastiques, Hachette, 1860, p. 66-73.
EUGÈNE MOUTON, dit MÉRINOS, L’Historioscope, in La Revue politique
et littéraire, n° 14, 8 avril 1882, Paris, Germer Baillière et Cie, 1882, p. 426-429.
DIDIER DE CHOUSY, Ignis, Paris, Berger-Levrault, 1883, p. 253-255.
ALBERT ROBIDA, Le Vingtième Siècle, Paris, Georges Decaux, 1883, p. 55-
56 et 198-201.
AUGUSTE DE VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, L’Ève future, op. cit., p. 89-
94 et 194-195.
JULES VERNE, Le Château des Carpathes, Paris, Hetzel, 1892, p. 303-311 et
319-321.
CAMILLE FLAMMARION, La Fin du monde, Paris, Ernest Flammarion,
1894, p. 251-252 et 280-283.
OCTAVE UZANNE, La Fin des livres, illustré par Albert Robida, in Contes
pour les Bibliophiles, Paris, Libraires-Imprimeurs réunis, 1895, p. 132-143.
HERBERT GEORGE WELLS, The Time Machine, An Invention, New York,
Henry Holt and Company, 1895, p. 38-44. Traduit de l’anglais par José Moure.
ROBERT WILLIAM PAUL, British patent application n° 19984, 24 octobre
1895. Le brevet est cité par Terry Ramsaye, A Million and one Nights,
New York, Simon and Schuster, 1926, p. 155-157. Traduit de l’anglais par José
Moure.
BRANDER MATTHEWS, « The Kinetoscope of Time », in Scribner’s
Magazine, décembre 1895. Repris in Tales of fantasy and fact, New York,
Harper & Brothers, 1896, p. 27-53. Traduit de l’anglais par José Moure.
CHARLES CROS, Visions, in « Le Collier de griffes : derniers vers inédits »
(posth.), Paris, P.-V. Stock, 1908, p. 3-4.

Choix bibliographique
AUMONT Jacques, BEAUVAIS Yann, BELLOUR Raymond et al., 1997,
Projections, les transports de l’image, Paris, Hazan, Tourcoing, Le Fresnoy,
AFAA.
BALTRUSAITIS Jurgis, 1978, Le Miroir, Essai sur une légende scientifique :
révélations, science-fiction et fallacies, Paris, Elmayan-Le Seuil.
BALTRUSAITIS Jurgis, 1997, Les Perspectives dépravées, tome 2,
Anamorphoses, Champs, Paris, Flammarion.
BAPST Germain, 1891, Essai sur l’histoire des panoramas et des dioramas,
Paris, Imprimerie Nationale.
BENJAMIN Walter, 1989, Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des
passages (traduit de l’allemand par Jean Lacoste), Paris, Les Éditions du Cerf.
BERTETTO Paolo, PESENTI Campagnoni Donata (éd.), 1996, La magia
dell’immagine : macchine e spettacoli prima dei Lumière nelle collezioni del
Museo nazionale del cinema, Milan, Electra, Museo Nazionale del Cinema.
BRUNET François, 2000, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF.
BRUNETTA Gian Piero, 1997, Il Viaggo Dell’Icononauta. Dalla camera
oscura di Leonardo alla luce dei Lumière, Venise, Marsilio.
BUBB Martine, 2010, La Camera obscura. Philosophie d’un appareil, Paris,
L’Harmattan.
CERAM C. W., 1966, Archéologie du cinéma (traduit de l’allemand par
Isabelle Hildenbrand), Paris, Plon.
CHANAN Michael, 1980, The Dream That Kicks : The Prehistory and Early
Years of Cinema in Britain, Londres, Routledge and Kegan Paul.
CLEE Paul, 2005, Before Hollywood : From Shadow Play to the Silver
Screen, New York, Clarion Books.
CHARNEY Leo, SCHWARTZ Vanessa R., 1995, Cinema and the Invention of
Modern Life, Berkeley, University of California Press.
COMMENT Bernard, 1993, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro.
Édition augmentée : 1999, The Panorama (traduction d’Anne-Marie Glasheen),
Londres, Reaktion Books.
CRARY Jonathan, 1994, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe
siècle (1990), Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon.
CRARY Jonathan, 1999, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle and
Modern Cultur, Cambridge (Mass.), The MIT Press.
CROMPTON Dennis, FRANKLIN Richard, HERBERT Stephen, 1997,
Servants of light : the book of the lantern, Londres, Magic Lantern Society.
DAGOGNET FRANÇOIS, 1986, Philosophie de l’image, Paris, Librairie
Vrin.
DESILE Patrick, 2000, Du panorama au cinéma, Paris, L’Harmattan.
DESLANDES Jacques, 1966, Histoire comparée du cinéma, tome I, De la
Cinématique au Cinématographe, 1826-1896, Tournai, Casterman.
EDWARDS Paul, 2006, Je hais les photographes. Textes clés d’une polémique
de l’image, Paris, Anabet.
GRIFFITHS Alison, 2008, Shivers Down Your Spine : Cinema, Museums,
and the Immersive View, New York, Columbia University Press.
HAMMOND John H., 1981, The Camera Obscura : A Chronicle, Bristol,
Hilger.
HAMON Philippe, 2001, Imageries. Littérature et images au XIXe siècle,
Paris, José Corti.
HAVELANGE Carl, 1998, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au
seuil de la modernité, Paris, Fayard.
HECHT Hermann, 1993, Pre-Cinema History : An Encyclopedia and
Annotated Bibliography of the Moving Image before 1896, Londres, Ann Hecht
(éd.), British Film Institute.
HERBERT Stephen, 2000, A history of pre-cinema, 3 tomes, Londres et New
York, Routledge.
HOPWOOD Henry V., 1899, Living Pictures. Their History, Photo-Production
and Practical Working, Londres, The Optician & Photographic Trades Review.
KIENINGER Ernst, RAUSCHGATT Doris, 1995, Die Mobilisierung des
Blicks. Eine Ausstellung zur Vor-und Frühgeschichte des Kinos, Vienne, PVS
Verlager.
LIESEGANG Franz Paul, 1926, Zahlen und Quellen zur Geschichte der
Projektions-Kunst und Kinematographie, Berlin.
MANNONI Laurent, 1994, Le Grand art de la lumière et de l’ombre,
archéologie du cinéma, Paris, Nathan.
MANNONI Laurent, 1995, Trois siècles de cinéma, de la lanterne magique au
cinématographe, Paris, Cinémathèque française/RMN.
MANNONI Laurent, 1996, Le Mouvement continué. Catalogue illustré de la
collection des appareils de la Cinémathèque française, Milan-Paris, Mazzotta-
Cinémathèque française.
MANNONI Laurent, PESENTI Campagnoni Donata, ROBINSON David,
1995, Lumière et mouvement. Incunables de l’image animée. Incunaboli
dell’immagine animata (1420-1896), Gemona, La Giornate del Cinema Muto.
MANNONI Laurent, PESENTI Campagnoni Donata, 2009, Lanterne magique
et film peint. 400 ans de cinéma, Paris, Éditions de la Martinière, Cinémathèque
française.
MILNER Max, 1982, La Fantasmagorie, Écriture, Paris, PUF.
OETTERMANN Stephan, 1980, Das Panorama : Die Geschichte eines
Massenmediums, Francfort-sur-le-Main, Syndicat. Publié en anglais en 1997
sous le titre The Panorama : History of a Mass Medium, New York, Zone.
PERRIAULT Jacques, 1981, Mémoires de l’ombre et du son. Une archéologie
de l’audio-visuel, Paris, Flammarion.
PESENTI Campagnoni Donata, 2007, Quando il cinema non c’era : storie di
mirabili visioni, illusioni ottiche e fotografie animate, Turin, Utet Università.
PESENTI Campagnoni Donata, 1995, Verso il Cinema, Machine spettacoli e
mirabili visione, Turin, Utet Libreria.
PESENTI Campagnoni Donata, TORTONESE Paolo (éd.), 2001, Les Arts de
l’hallucination, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle.
POTONNIÉE Georges, 1925, Histoire de la découverte de la photographie,
Paris, Publications photographiques et cinématographiques Paul Montel.
PRIEUR Jérôme, 1985, Séance de lanterne magique, Paris, Gallimard.
REMISE Jac, REMISE Pascale, WALLE Régis Van De, 1979, Magie
lumineuse, Paris, Balland.
ROBINSON David, HERBERT Stephen, CRANGLE Richard (éd.), 2001,
Encyclopaedia of the magic lantern, Londres, Magic Lantern Society.
RONCHI Vasco, 1956, Histoire de la lumière (traduit de l’italien par Juliette
Taton), Paris, SEVPEN, Librairie Armand Colin, repris aux Éditions Jacques
Gabay, 1996.
RONCHI Vasco, 1966, L’optique, science de la vision, Paris, Masson et Cie.
ROUILLÉ André, 1989, La Photographie en France. Textes & controverses :
une Anthologie, 1816-1871, Paris, Macula.
SADOUL Georges, 1973-1975, Histoire générale du cinéma, tome 1,
L’Invention du cinéma, 1832-1897, Paris, Denoël.
SCHIVELBUSCH Wolfgang, 1986, The Railway Journey : The
Industrialisation of Time and Space in the 19th Century, Berkeley, University of
California Press.
SCHWARTZ Vanessa R., 1998, Spectacular Realities. Early Mass Culture in
Fin-de-Siècle Paris, Berkeley, University of California Press.
THOMAS Sophie, 2008, Romanticism and Visuality : Fragments, History,
Spectacle, New York, Routledge.
VIRGILIO Tosi, 2007, Il cinema prima del cinema, Milan, Il Castoro, Milano.
ZOTTI MINICI Carlo Alberto, 2001, Magiche visioni prima del Cinema : la
Collezione Minici Zotti, Padoue, Il Poligrafo.

Table des matières


Avant-propos 3

Chapitre 1 Entre lumière et ombre 9

Introduction 9

Platon 11

Dans une demeure souterraine


en forme de caverne… (v. 375 av. J.-C.) 11

Aristote 14

On a beau faire cesser la sensation,


l’impression persiste… (350 av. J.-C.) 15

Épicure 16

Ces répliques, nous les appelons des simulacres…


(début du IIIe siècle av. J.-C.) 17

Lucrèce 19

Ce que nous appelons simulacres… (Ier siècle av. J.-C.) 19

Ovide 22

Crédule Narcisse, pourquoi suivre en vain


une ombre fugitive ?… (Ier siècle après J.-C.) 22

Pline l’Ancien 25
L’ombre de son visage projeté… (Ier siècle après J.-C.) 25

Athénagore d’Athènes 26

La première apparition des images


et des simulacres… (v. 177) 26

Roger Bacon 27

Des miracles de la science… (v. 1267) 27

Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim 29

De la Spéculaire ou art de faire les miroirs (1526) 30

Benvenuto Cellini 31

Ce que tu vois n’est que de la fumée


et de l’ombre… (1558-1567) 31

Chapitre 2 Chambres noires 35

Introduction 35

Léonard de Vinci 37

Tous les objets illuminés transmettront leur ressemblance… (1478-1518)


38

Traité de l’œil (v. 1508) 38

Girolamo Cardano 39

Subtiles inventions… (1554) 39

Giambattista della Porta 40

La Magie naturelle (1558) 41

La Magie naturelle (1588) 41


Johannes Kepler 43

Les mystères de la chambre noire… (1602) 43

François d’Aguillon 44

Ils se vantent de pouvoir faire venir


des enfers les spectres des démons… (1613) 44

Jean Leurechon 45

Représenter en une chambre close


tout ce qui se passe par dehors… (1626) 45

Jean-François Niceron 46

La perspective curieuse (1652) 47

Jean Loret 49

D’un assez rare passe-temps… (1656) 49

Robert Hooke 50

Une invention qui fait apparaître l’image


de toute chose sur un mur… (1668) 51

Francesco Algarotti 52

C’est la Nature qui fait elle-même son portrait… (1737) 52

Anonyme 54

Poésie à l’occasion du spectacle d’une chambre noire (1747) 55

Laurence Sterne 56

La vitre de Momus… (1759-1767) 56

Chapitre 3 Lanternes magiques 59


Introduction 59

Athanasius Kircher 61

Le grand art de la lumière et de l’ombre (1671) 61

Charles Patin 65

Cet art trompeur… (1673) 65

Sor Juana Inés de la Cruz 66

Premier songe (1690) 66

Gottfried Wilhelm Leibniz 68

Drôle de pensée, touchant une nouvelle


sorte de représentations (1675) 68

Benito Jerónimo Feijóo 73

Secrets de la Nature (1729) 73

Henri Decremps 75

La Magie blanche dévoilée (1784) 75

Jean-Pierre Claris de Florian 77

Le singe qui montre la lanterne magique (1792) 78

Jean-Philippe-Gui Le Gentil de Paroy 79

Il faudrait une autre manière d’enseigner aux enfants… (1789-1797) 80

Chapitre 4 Fantasmagories 84

Introduction 84

Anonyme 86
La Phantasmagorie. 86

Description d’un spectacle curieux, nouveau et instructif (1793) 86

François-Martin Poultier d’Elmotte 91

Robertson appelle les fantômes… (1798) 91

Louis-Sébastien Mercier 93

Un autre monde est chez Robertson… (1799) 93

Ces fantômes créés à volonté… (1801) 95

Étienne-Gaspard Robert, dit Robertson 96

Mémoires récréatifs (1831) 96

Honoré de Balzac 101

Pris dans les pièges de l’optique… (1846) 101

Arthur Rimbaud 103

Je suis maître en fantasmagories… (1873) 103

Bram Stoker 105

La Chaîne du Destin (1875) 105

Gustave Flaubert 109

Une chandelle dans l’intérieur du crâne… (posth., 1881) 109

August Strindberg 111

Une représentation qui pouvait surpasser


le rêve en réalité palpable… (1888) 111

Chapitre 5 Panoramas et dioramas 115


Introduction 115

Léon Dufourny 117

Panorama (1800) 118

Heinrich von Kleist 121

Hier soir j’ai visité le célèbre Panorama


de la ville de Rome… (1800) 121

Johann August Eberhard 123

L’illusion esthétique. Le panorama (1803) 123

William Wordsworth 125

Ces vues imitatrices qui singent la présence


absolue de la réalité… (1805-1806) 125

Le Miroir des Spectacles 127

Le charme tout-puissant de l’animation… (1822) 127

La Revue encyclopédique 128

Le diorama (1823) 128

Honoré de Balzac 130

Parler en rama… (1835) 131

Jules Janin 132

Daguerre nous a fait entrer


dans l’intérieur des tableaux… (1839) 132

Gérard de Nerval 134

Diorama (1844) 134


Nathaniel Hawthorne 135

La Grand-Rue (1849) 136

Chapitre 6 Le spectacle de la vie moderne 140

Introduction 140

Georg Christoph Lichtenberg 142

Écrit d’une seule haleine


avec mes pensées dans ces rues… (1775) 142

Jeremy Bentham 144

Panoptique : la faculté de voir d’un coup d’œil… (1791) 144

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann 146

L’œil qui voit réellement… (1822) 146

Victor Hugo 150

C’est un mouvement magnifique… (1837) 150

Edgar Allan Poe 151

L’homme des foules (1840) 152

Honoré de Balzac 154

L’œil des Parisiens… (1844) 154

Victor Fournel 155

Un daguerréotype mobile… (1858) 155

Benjamin Gastineau 157

Ces angles visuels détruits à peine formés,


tableaux mouvants… (1861) 158

Charles Baudelaire 159

Un kaléidoscope doué de conscience… (1863) 159

Karl Marx 162

Le caractère fétiche de la marchandise et son secret (1867) 162

Émile Zola 163

Au Bonheur des Dames (1883) 164

Chapitre 7 Arrêts sur image 167

Introduction 167

Charles-François Tiphaigne de La Roche 169

Giphantie (1760) 169

Jules Janin 171

Que la lumière soit… (1839) 171

François Jean Dominique Arago 175

Le rêve… vient de se réaliser… (1839) 175

Edgar Allan Poe 177

Le Daguerréotype (1840) 177

Francis Wey 178

De l’influence de l’héliographie sur les Beaux-Arts… (1851) 178

Eugène Delacroix 181


Le réaliste le plus obstiné… (1859) 181

Charles Baudelaire 182

Les lucarnes de l’infini… (1859) 183

Oliver Wendell Holmes 185

La miraculeuse vue instantanée de Broadway… (1861) 185

Auguste de Villiers de L’Isle-Adam 187

Photographies de l’Histoire du monde… (1886) 187

Nadar (Gaspard Félix Tournachon, dit) 190

Balzac, le daguerréotype et les spectres… (1891) 190

Chapitre 8 Images en mouvement 195

Introduction 195

Joseph Plateau 198

Dissertation sur quelques propriétés des impressions produites par la


lumière sur l’organe de la vue… (1829) 198

Sur un nouveau genre d’illusions d’optique (1833) 199

Charles Baudelaire 201

Du joujou scientifique… (1853) 202

Henry Du Mont 203

Reproduire les phases successives d’un mouvement… (1862) 203

Émile Reynaud 204

Le praxinoscope-théâtre :
produire les spectres impalpables… (1879) 205

Le Théâtre optique (1888) 205

Le Globe 207

La galerie de M. Muybridge n’a pas de limites… (1881) 207

The Nation 208

« La Locomotion animale » d’Eadweard Muybridge (1888) 208

Georges Demenÿ 210

Les photographies parlantes (1892) 210

étienne-Jules Marey 214

Le mouvement (1894) 214

Thomas Alva Edison 222

La dernière merveille d’Edison : entretien au Sun (1894) 222

Chapitre 9 Fictions du futur 226

Introduction 226

Émile Erckmann, Alexandre Chatrian 228

La lunette de Hans Schnaps (1859) 229

Eugène Mouton, dit Mérinos 231

L’Historioscope (1882) 231

Didier de Chousy 234

Ignis (1883) 234


Albert Robida 235

Le Vingtième Siècle (1883) 236

Auguste de Villiers de l’Isle-Adam 238

L’Ève future (1886) 239

Jules Verne 240

Le Château des Carpathes (1892) 240

Camille Flammarion 244

La Fin du monde (1894) 244

Octave Uzanne 246

La Fin des livres (1895) 246

Herbert George Wells 249

La Machine à explorer le temps (1895) 249

Robert William Paul 252

Voyager dans une machine à travers le temps (1895) 252

Brander Matthews 254

Le Kinétoscope du Temps (1895) 254

Charles Cros 259

Visions (posth., 1908) 260

Sources des textes 262

Choix bibliographique 268


Table des matières 271

Vous aimerez peut-être aussi