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Cinéma/Arts visuels
dirigée par Michel Marie
Dernières parutions
Vincent AMIEL, Esthétique du cinéma (2e édition).
Jacques AUMONT, Les Théories des cinéastes (2e édition).
Jacques AUMONT, Le Cinéma et la mise en scène (2e édition).
Jacques AUMONT, L’Image (3e édition).
Anne-Marie BIDAUD, Hollywood et le rêve américain (2e édition).
Dominique CHATEAU, Philosophies du cinéma (2e édition).
Michel CHION, Le Son. Traité d’acoulogie (2e édition).
Jean CLEDER, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives.
Sébastien DENIS, Le Cinéma d’animation (2e édition).
Éric DUFOUR, Le Cinéma de science-fiction.
Jean-Pierre ESQUENAZI, Les Séries télévisées.
Kristian FEIGELSON, La Fabrique filmique. Métiers et professions.
Guy GAUTHIER, Le Documentaire, un autre cinéma (4e édition).
Diana GONZALEZ-DUCLERT, Le Film-événement.
Jacques GUYOT et Thierry ROLLAND, Les archives audiovisuelles.
Martine JOLY, L’Image et les signes (2e édition).
Marie-Thérèse JOURNOT, Films amateurs dans le cinéma de fiction.
Laurent JULLIER, L’Analyse de séquences (3e édition).
Laurent JULLIER, Star Wars (2e édition).
Laurent JULLIER et Jean-Marc LEVERATTO, Cinéphiles et cinéphilie.
Patrice PAVIS, L’analyse de spectacles (2e édition).
Isabelle RAYNAULD, Lire et écrire un scénario.
Maxime SCHEINFEIGEL, Rêves et cauchemars au cinéma.
Luc VANCHERI, Les pensées figurales de l’image.
Francis VANOYE, L’adaptation littéraire au cinéma.
Conception de couverture : Raphaël Lefeuvre
Illustration de couverture : René Magritte, Le faux miroir, 1928,
New York, The Museum of Modern Art © akg-images © Armand Colin, 2012
Internet : http://www.armand-colin.com
ISBN : 9782200277543
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés,
réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou
partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent
ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une
contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective
et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou
d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L.-122 4,
L.-122-5 et L.-335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
ARMAND COLIN ÉDITEUR • 21, RUE DU MONTPARNASSE • 75006
PARIS
Collection Cinéma/Arts visuels
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Maxime SCHEINFEIGEL, Rêves et cauchemars au cinéma.
Luc VANCHERI, Les pensées figurales de l’image.
Francis VANOYE, L’adaptation littéraire au cinéma.
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Illustration de couverture : René Magritte, Le faux miroir, 1928,
New York, The Museum of Modern Art © akg-images © Armand Colin, 2012
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Avant-propos
Le rêve de transporter, de projeter et d’animer les images est peut-être
immémorial et l’histoire de ceux qui ont voulu faire vivre ce rêve est déjà longue
quand, en 1895, les frères Lumière projettent la vie, prise sur le vif sur l’écran du
Cinématographe. La forme de l’anthologie se prête à la diversité des objets et
des approches qu’il faut mobiliser pour évoquer l’histoire des images projetées
dans laquelle se croisent les préoccupations les plus diverses[1] : scientifiques
(de Bacon ou Kepler à Marey, de Vinci à Plateau, de la physique à la géométrie,
de l’optique à la chimie, des lois de la perspective à l’analyse de la perception,
celle de la persistance rétinienne ou de la synthèse du mouvement), techniques
(et non seulement l’appareil optique, mais aussi l’image est un objet technique),
culturelles (et le regard, tout autant que l’appareil optique, l’image et l’écran, est
un objet culturel). La lanterne magique, par exemple, n’existe pas
indépendamment de ses usages sociaux et de sa circulation : de la science à la
récréation optique, de l’appareil des colporteurs à celui des éducateurs, du secret
encore caché de la « lanterne de peur » et de la machine à fabriquer des
fantasmagories à une marchandise produite en masse avec ses plaques de verre,
l’une des formes les plus communes de la culture populaire à la fin du
XIXe siècle. Ainsi nous ne pouvons comprendre l’instrument optique en
séparant rationalité et croyance et devons pouvoir faire tenir ensemble, parlant
par exemple de la lanterne magique, et le discours savant d’Athanasius Kircher,
et la stupeur qu’elle provoque chez les spectateurs qu’il attire dans une chambre
obscure, et le ravissement du jeune Marcel devant les « impalpables irisations »
de la lanterne magique et le récit qu’en fait Proust rapprochant la teneur
d’illusion de cette projection de sa teneur de vérité jusqu’à les confondre[2].
Pour chacun des dispositifs optiques, il faudrait pouvoir exploiter une mine de
ressources qui engageraient les dimensions historiques, sociales et économiques,
les logiques commerciales et industrielles, ou encore l’histoire de la ville et celle
de la vie quotidienne, celle des spectacles et des divertissements, la relation avec
d’autres médias, les soucis pédagogiques, les stratégies intellectuelles et les
considérations politiques, les exigences artistiques et les transformations du
sentiment esthétique. Se côtoient ici savants et philosophes, inventeurs et
artistes, prêtres et magiciens, voire « mages », romanciers et poètes, journalistes
et critiques d’art, chacun entrevoyant les usages possibles, nullement arrêtés, et
l’intérêt de l’invention technique. S’entrelacent ici des histoires et des durées
diverses : durée brève de l’invention, située et datée, durée moyenne des
configurations sociales, durée longue de représentations séculaires. La
multiplicité des commencements et la variété des perspectives, des domaines de
recherche que requiert une histoire culturelle des images projetées et de l’œil qui
s’y projette, servent d’antidote à toute visée téléologique qui se heurte à un sujet
trop protéiforme pour qu’on puisse simplement distinguer ce qui suit dans ce qui
précède. « Avant » le cinéma ne signifie pas « vers » le cinéma. La simple
cohabitation d’objectifs divers évoquerait un bric-à-brac d’inventions,
connaissances, représentations, croyances et spectacles, si deux conditions
n’étaient réunies dans la rencontre des textes de cette anthologie : que, d’une
part, chaque machine optique trouve déjà inscrite en elle une part des croyances
et de l’imaginaire qu’elle suscite ou des conflits qu’elle éclaire, et que, d’autre
part, l’intérêt pour le passé puisse aider en retour à mieux nous voir aujourd’hui
observer, à mieux comprendre nos propres façons de voir et d’accompagner les
images dans leur voyage ou à y voir plus clair actuellement dans leur trafic.
Le but de ce recueil est d’abord d’ouvrir à la diversité d’une histoire culturelle
qui ne se laisse pas réduire au fait technique (et d’abord parce que le fait
technique n’est pas que technique), de donner une idée de la multiplicité des
champs de recherche qui ne se satisfont pas de la simple chronologie des
inventions, de provoquer des résonances d’un texte à l’autre et de les donner à
lire pour engager une compréhension plus complexe des cultures visuelles, de la
façon dont le visible s’y projette et s’y fabrique et dont le regard s’y fait et s’y
défait.
L’anthologie suit un ordre globalement chronologique qui s’articule autour des
dispositifs de vision non pour reconstituer à reculons une histoire des inventions
qui annonceraient le cinéma mais, tirant profit du privilège qu’a une anthologie
de composer ses propres constellations de textes, pour replonger ces inventions
dans un contexte, toujours mobile, de significations où percevoir et imaginer,
connaître et créer sont des fonctions changeantes et des faits de civilisation
nullement isolés des autres réalités humaines, elles aussi changeantes.
L’événement que constitue une invention est lié à d’autres événements, à des
processus, des pratiques et des usages collectifs, des institutions, des chaînes
d’actes sociaux, en rapport ou en rupture avec les conventions de l’époque, bref
toujours lié à un univers de significations historiques, un contexte de pensées et
de valeurs, une culture. Nous sommes ainsi toujours renvoyés, dans le pas à pas
des textes, à la relativité historique de nos façons de voir, de nos moyens de
vision, de l’idée que nous nous faisons du visible et de la façon qu’il a de se
présenter à nous ou de nous être présenté. Le fait technique et les dispositifs de
la vision sont inséparables du monde qui les réclame et les produit, des
croyances qu’ils semblent porter en eux, de l’imaginaire qu’ils impliquent ou
favorisent, des idées qu’ils construisent et des vieux rêves de l’humanité qu’ils
ravivent, excitent ou comblent.
Le voyage des images, que l’anthologie propose de suivre, a ses étapes
marquées que les chapitres successifs permettent de reconnaître : chambre
obscure, lanterne magique, fantasmagorie, panorama et diorama, photographie,
machines optiques du XIXe siècle qui, de Plateau à Marey, cherchent à capturer
le mouvement. De la Renaissance au XIXe siècle, les deux moments décisifs
d’une histoire des images projetées « avant le cinéma », on saisit le rôle
déterminant de l’invention scientifique non pour elle-même mais pour distinguer
ce que l’homme y met de lui-même.
Les textes introductifs (chap. 1, Entre lumière et ombre), comme hors de
l’histoire, interrogent notre attirance vers les images (ombre, reflet ou simulacre)
capables de se détacher, d’elles-mêmes ou par artifice, de leur lieu d’origine,
dans le jeu de la lumière qui les projette, de la source dont elles émanent vers le
support sur lequel elles apparaissent et disparaissent, se donnant pour la présence
objective du visible même si elles ne sont qu’une manière de le vivre, de le
craindre ou de le désirer. À partir de la Renaissance (chap. 2, Chambres noires),
l’invention de la perspective rationalise la vision, et c’est en se projetant dans la
perspective, aux lois de laquelle il se soumet, et en quittant l’homme pour la
chambre obscure que l’œil se donne un pouvoir nouveau sur le monde. Les
promesses de la science, la « magie naturelle » de l’optique, et le spectacle de la
chambre noire capable de reproduire les images du dehors éveillent alors autant
le désir d’explorer le monde qu’ils excitent l’imagination. Le nouvel artifice sert
à construire une perspective comme à produire des effets illusionnistes en
conditionnant l’œil du spectateur et en jouant de sa crédulité. Il porte en lui un
spectacle possible – della Porta en conçoit déjà la mise en scène visuelle et
sonore – dont l’effet captivant n’est pas détruit par la connaissance de l’artifice.
L’invention de la lanterne magique (chap. 3, Lanternes magiques) renforce
encore l’effet illusionniste en projetant l’image artificielle, en l’animant à l’aide
de ses plaques de verre, en la multipliant, en lui donnant enfin une durée, une vie
propre, en l’ouvrant au temps, par le jeu des apparitions, disparitions et
métamorphoses pour qu’elle mérite sa réputation de « grand art de la lumière et
de l’ombre » non seulement comme technique née de l’optique et destinée
d’abord à mieux faire voir le réel, mais comme spectacle répondant au désir très
humain de jouer avec l’illusion, de croire et de faire croire. La fantasmagorie
(chap. 4), perfectionnement de la lanterne magique, instrument politique et
pédagogique des Lumières, spectacle initialement destiné à instruire en
démystifiant les croyances et contes anciens, a joué avec toute l’ambiguïté d’un
art de la projection qui prend plaisir au jeu des apparitions et des spectres
« mouvementés » qu’il sait produire et doter d’une vie autonome, en misant sur
le pouvoir de tromper et sur le désir du spectateur d’être trompé ou d’halluciner,
de vivre un rêve comme une réalité. Le destin de l’idée de fantasmagorie
dépassera le spectacle de Robertson, l’idée suggérant soit un rapport entre les
hommes et un processus social (Marx), soit une expérience visuelle et un
dérèglement des sens détournés et ressaisis par la création littéraire (Balzac,
Rimbaud).
Près des deux tiers des textes composant les neuf chapitres du livre
appartiennent au XIXe siècle et témoignent du profond bouleversement de la
sensibilité et des modes de perception à l’ère de la modernité, de la
multiplication des formes d’expérience visuelle qui sont autant de nouvelles
façons d’expérimenter le monde et de répondre à l’accélération du rythme du
temps social au siècle de la révolution industrielle. Le panorama et le diorama
(chap. 5), parmi les formes les plus populaires des divertissements de masse du
XIXe siècle, illustrent le désir de voir et de voir en grand, en rama, une réalité
entièrement restituée par une illusion qui parvient à dissimuler tout signe de son
propre artifice. L’hallucination est recherchée pour être vécue comme une réalité
et la réalité (la ville, l’histoire, la guerre ou le paysage représentés) est vécue
comme un spectacle dans lequel l’observateur est immergé. Le spectateur est
entré dans l’image, il la visite, la hante, il voyage désormais dans l’image.
Immergé de même dans la foule (chap. 6, Le spectacle de la vie moderne), l’œil
mobile du flâneur est désormais d’autant plus disposé à tout transformer en
spectacle que la ville et ses boulevards, les magasins et les galeries, leurs
vitrines, bientôt les grands magasins, ces temples de la marchandise, les moyens
de transport, les publicités et les attractions, bref tout ce qu’on commence à
appeler moderne se prête à une consommation d’abord visuelle, et constitue le
spectacle quotidien d’une culture essentiellement visuelle incitant à un autre art
de regarder, à d’autres modes de sensibilité, à des rythmes différents de
perception qui inscrivent en eux l’accélération du siècle de la ville et des
machines. La photographie (chap. 7, Arrêts sur images) cristallise en elle tous les
traits de la modernité dont elle devient alors l’un des symboles. Elle est le moyen
privilégié pour le monde moderne d’assurer à tout instant sa propre publicité, de
se donner un visage et de le communiquer, de « capturer la vie essentielle d’une
cité puissante telle qu’elle se précipite dans toute sa multiple complexité de
mouvement » (Holmes). Phénomène de masse, la photographie est conçue à
l’usage du monde moderne, pour le mettre à portée de regard, en produire
l’album documentaire sans cesse réactualisé, jamais fixé, et le faire circuler.
Avec elle, la camera obscura a délaissé l’effet magique pour cultiver l’effet de
réalité. La photographie commande une connaissance et une pratique neuves du
monde et du visible par sa valeur de reproduction du réel et son exactitude, sa
force de suggestion, son instantanéité, sa mécanicité et sa vitesse, son aptitude à
effacer la médiation technique laissant les choses s’enregistrer d’elles-mêmes,
l’étroite relation de son développement avec le commerce et l’industrie, son
caractère instrumental au service des autres activités sociales. Son œil
mécanique éduque ou conditionne les nouveaux automatismes psychologiques,
intellectuels, sociaux et esthétiques d’une civilisation qui exploite tous « les
moyens de faire reproduire pour nous et à notre place » (Janin). Les choses elles-
mêmes semblent se présenter « démocratiquement », à égalité devant l’objectif,
se mettre à la disposition de tous, détachables, transportables et communicables,
prêtes au reportage, toutes enfin visibles à domicile, « plus seulement dans elles-
mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil » selon les mots de
Paul Valéry caractérisant l’ubiquité des images modernes[3]. L’évolution de la
photographie aiguise encore le désir d’une restitution intégrale de la réalité, du
mouvement et de la durée des choses (chap. 8, Images en mouvement).
L’invention ranime les vieux rêves, qui, ainsi ravivés, excitent en retour
l’invention. Henry Cook présente ainsi le photobioscope en 1867 : « Les chutes
d’eau, les vagues qui se brisent, tout mouvement enfin peut être saisi. […] Nous
verrons encore une révolution complète dans l’art photographique. Des paysages
dans lesquels les arbres se plient au gré du vent, les feuilles qui tremblent et
brillent aux rayons du soleil, des bateaux, des oiseaux qui glissent sur des eaux
dont la surface se ride et se déride, les évolutions des armées et des flottes, enfin
tous les mouvements imaginables, pris au vol, pourront servir de
renseignements[4]. » Avant que, par le Cinématographe, la lanterne magique ne
rencontre la photographie, mais aussi bien le phénakistiscope et la
chronophotographie, l’imagination d’un siècle avide de tout voir s’invente elle-
même, presqu’avec impatience, dans ses recherches et expériences scientifiques
(analyse de la persistance rétinienne, du mouvement, de la motricité), la mise au
point de techniques photographiques et l’invention de machines optiques qui
servent la science (du thaumatrope au phénakistiscope et au zootrope, du fusil
photographique à la chronophotographie) mais aussi le divertissement (le
praxinoscope et le Théâtre optique de Reynaud, le kinétoscope d’Edison) et
trouvent un public (séduit par ces jouets scientifiques) et un marché. La seule
ingéniosité technique, même stimulée par l’impatience de réaliser un vieux rêve,
n’explique pas le rythme et la profusion des inventions ici étroitement
dépendants d’une conjonction de déterminations économiques et sociales, de la
recherche du profit, d’une industrie des attractions, de besoins auxquels
répondaient ces objets du désir, et de la réussite de leur vulgarisation et de leur
adaptation à un usage individuel ou collectif. Les récits fantastiques et la
littérature d’anticipation (chap. 9, Fictions du futur) testent les mythes modernes
jusqu’aux limites utopiques de la suppression des distances, de la
dématérialisation propre à un art de la projection et d’une victoire sur l’absence
et sur le temps. Les fictions de Jules Verne, Wells, Flammarion, Robida et leurs
contemporains mesurent, pour la fin du siècle, mais aussi pour nous, les effets de
l’extension du domaine du visible, pressentent les attentes et croyances suscitées
par les moyens illimités d’une télé-vision et d’une communication généralisée,
projettent les rêves et craintes de l’âge des machines.
[1]. Depuis une vingtaine d’années (et le centenaire de la naissance du Cinématographe), les travaux,
parmi d’autres, de Laurent Mannoni ont su nous ouvrir, par le texte, l’image, l’exposition et les choses
mêmes, à des domaines peu fréquentés jusqu’alors. Citons encore, avec leur diversité, les travaux de
Hermann Hecht, Donata Pesenti Compagnoni et David Robinson, ceux de Gian Piero Brunetta, Bernard
Comment, Max Milner et Jonathan Crary qui nous permettent de mesurer la richesse du terrain à explorer.
Voir « Choix bibliographique ».
[2]. « On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me
donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des
premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité des murs d’impalpables
irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané. » Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, 1913.
[3]. Cf. exergue du chapitre IX.
[4]. Henry COOK, Bulletin de la Société Française de Photographie, tome treizième, séance du 2 août
1867, Paris, Gauthier-Villars, 1867, p. 202.
Chapitre 1
INTRODUCTION
Platon n’invente pas le cinéma. Sa caverne n’est pas une salle de cinéma et
son royaume des ombres ne préfigure pas le spectacle cinématographique, pas
davantage que le théâtre d’ombres dont le philosophe grec s’inspire peut-être.
Les propos d’Aristote ou des épicuriens sur la persistance des sensations ne
répondent certes pas aux mêmes préoccupations que celles de Joseph Plateau au
XIXe siècle. Les mythes que ce premier chapitre rappelle, ceux de la fille de
Butades, de Saurias ou de Narcisse, restent de même comme hors de l’histoire.
Ils n’expliquent pas l’histoire du cinéma ni ne l’inaugurent. Nous ne pouvons
rien déduire d’eux. Le mouvement est plutôt de nous vers eux. Ils se proposent
comme des fictions rationnelles qui nous aident à chercher à comprendre ce que
nous appelons voir, ce que nous appelons visible et à mieux discerner ce que
nous y cherchons ou croyons y trouver, à reconnaître la foi que nous accordons à
notre œil, à saisir la croyance que nous mettons dans les apparences et à nous
rappeler le rapport de fascination que nous pouvons entretenir avec les images.
Ainsi, l’allégorie de la caverne, avec ses prisonniers enchaînés à leurs illusions,
immobiles face à la paroi-écran sur laquelle s’agitent les ombres qu’ils prennent
pour la réalité, a pu servir à des causes variées, à stimuler des interprétations
diverses, et à faire et défaire le récit d’une illusion. Certains ont craint la vie
suspecte des spectres de celluloïd dont nous partageons les passions dans le
royaume des ombres qui inquiétait déjà Gorki. « Fausse, la vie des ombres sur
l’écran, écrit Georges Duhamel, fausse, l’espèce de musique répandue sur nous
par je ne sais quels appareils torrentueux et mécaniques. Et qui sait ? Fausse,
aussi, cette multitude humaine qui semble rêver ce qu’elle voit et s’agite parfois,
sourdement, avec des gestes de dormeur. Tout est faux. Le monde est faux[1]. »
Saint-Pol-Roux, de son côté, a besoin de l’allégorie platonicienne pour rêver un
« cinéma vivant » et l’opposer au cinéma prisonnier de la chambre obscure :
« Nos ancêtres œuvraient dans des grottes. Le cinéma actuel ce sont les Ombres
de Platon. Le soleil est dessus, c’est-à-dire dehors. Or il doit être dedans. Toute
la pauvreté cinématographique est là. Nous sommes toujours la proie du
photographe[2]. » Jean-Louis Baudry a besoin du même récit de Platon mais
cette fois pour parler de l’impression de réalité suscitée par le dispositif
cinématographique et du désir du spectateur pour qui la perception aurait un
statut d’hallucination.
En approchant, avec ces textes, les questions du pouvoir ou de l’infirmité de
l’œil, de l’essence du visible et des sources de la visibilité, de la nature des
images et de leur rapport aux choses mêmes, nous entrons dans un entrelacs
d’oppositions ou de contradictions. L’évocation des ombres (Platon, Pline,
Athénagore), des impressions sensibles qui persistent en l’absence de leur objet
(Aristote), des images générées par le mouvement et l’accumulation des
simulacres (Épicure, Lucrèce), du reflet que la surface de l’eau retient pour y
prendre Narcisse (Ovide), des ressources et impostures du miroir (Bacon,
Nettesheim, Cellini) nous pousse sans cesse d’un côté et de l’autre : entre vision
et aveuglement, perception et hallucination, simulacre platonicien et simulacre
épicurien, l’un contrefaçon de la réalité et rivalisant avec elle, l’autre aussi réel
que le réel dont il émane, entre sensibilité captive et sensibilité active, entre
absence et présence, invisibilité du modèle et visibilité du double, entre ce qui
fuit et ce qui apparaît, entre mécanismes du visible et techniques d’illusion,
optique et poésie, science et magie, nature et art. Mais tous ces textes évoquent
ensemble la singulière aptitude des images à voyager, à se détacher des choses
mêmes et quitter leurs amarres, se projeter comme d’elles-mêmes ou par artifice,
se suspendre dans les airs, se multiplier ou se métamorphoser, apparaître sans
pouvoir être saisies tout en se prêtant pourtant à la ruse, ruse manipulatrice du
charlatan toujours prêt à tromper l’œil et faire du jeu des apparences un moyen
d’imposture, ou ruse amicale qui prend soin de l’ombre projetée et lui reste
fidèle : le geste amoureux de la fille de Butades dessine ou caresse les contours
de l’ombre de l’amant et invente un art de l’image à partir de l’ombre projetée,
un art de faire des ombres.
***
PLATON
« Qu’est-ce que la fameuse caverne de Platon, si ce n’est déjà une chambre
noire, la plus grande, je pense, que l’on ait jamais réalisée[3]. » « Grandeur »
ambiguë que celle de cette chambre noire : bien sûr, par l’allégorie de la caverne,
Platon (v. 427-v. 347 av. J.-C.) dénonce le mensonge du royaume des ombres,
mais il le fait si bien, comme une fois pour toutes, qu’il finit par nous dire toutes
les séductions de l’ombre projetée.
ARISTOTE
Le phénomène de la persistance des impressions sensibles, celui de la
persistance dite « rétinienne » en particulier, était connu bien avant que le jouet
optique de Joseph Plateau n’essaie de « tromper le regard » selon le sens du mot
phénakistiscope. Dans son traité Des rêves, Aristote (384-322 av. J.-C.) attribue
un rôle essentiel et positif à l’imagination (phantasia) dans cette persistance de la
sensation en l’absence de son objet.
[…] Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le Traité de l’âme, et nous y
avons dit que l’imagination est la même chose que la sensibilité ; mais que la
manière d’être de la sensibilité et celle de l’imagination sont différentes ; nous
avons défini l’imagination : le mouvement produit par la sensation en acte. Or, le
rêve paraît bien être une sorte d’image ; car nous appelons rêve l’image qui se
montre durant le sommeil, qu’elle se produise, soit d’une manière absolue, soit
d’une manière quelconque.
Il est donc évident que rêver appartient à la sensibilité, et lui appartient en tant
qu’elle est douée d’imagination.
Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c’est que le rêve, et comment il
a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil.
Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos
organes ; et l’impression qu’elles causent n’existe pas seulement dans les
organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même
quand la sensation a disparu.
Le phénomène qu’on éprouve alors paraît être à peu près le même que celui
qui se passe dans le mouvement des projectiles. Ainsi, les corps qui ont été
lancés continuent à se mouvoir, même après que le moteur a cessé de les toucher,
parce que ce moteur a d’abord agi sur une certaine portion de l’air, et qu’ensuite
cet air a communiqué à une autre partie le mouvement qu’il avait lui-même
reçu ; et c’est ainsi que jusqu’à ce que le projectile s’arrête, il produit son
mouvement, soit dans l’air soit dans les liquides. Il faut supposer encore la
même loi dans les mouvements de simple altération. Ainsi, ce qui est échauffé
par une chaleur quelconque échauffe la partie voisine ; et la chaleur se transmet
jusqu’au bout. Il y a donc nécessité que ceci se passe également dans l’organe
siège de la sensibilité, puisque la sensation en acte n’est qu’une sorte
d’altération. C’est là ce qui fait que l’impression n’est pas seulement dans les
organes au moment où ils sentent, mais qu’elle y reste encore quand ils ont cessé
de sentir, et qu’elle est au fond tout comme elle est à la surface.
Ceci est bien frappant quand nous avons senti quelque objet d’une manière
prolongée. Alors, on a beau faire cesser la sensation, l’impression persiste ; et
ainsi, par exemple, quand on passe du soleil à l’ombre, durant quelques instants
on ne peut voir rien, parce que tout le mouvement, sourdement causé dans les
yeux par la lumière, y continue encore. De même, si nous arrêtons trop
longtemps notre vue sur une seule couleur, soit blanche, soit jaune, nous la
revoyons ensuite sur tous les objets où, pour changer, nous reportons nos regards
[…].
Même le mouvement seul des objets suffit pour causer en nous ces
changements. Ainsi, il suffit de regarder quelque temps les eaux des fleuves, et
surtout de ceux qui coulent très rapidement, pour que les autres choses qui sont
en repos paraissent se mouvoir. […]
Il faut admettre ce principe, qui ressort évidemment de tout ce que nous avons
dit, à savoir : que même si l’objet sensible a disparu au dehors, les impressions
senties n’en demeurent pas moins dans les organes, et y demeurent sensibles.
La cause de tous ces phénomènes tient à ce que ce n’est pas la même faculté
de l’esprit, qui est chargée de juger les choses, et qui reçoit en elle les images.
Une preuve de ceci, c’est que le soleil paraît n’avoir qu’un pied de largeur. Un
autre fait que l’on cite souvent pour démontrer les erreurs de l’imagination, c’est
qu’une simple superposition des doigts suffit pour nous faire croire qu’une seule
chose devient deux, sans que cependant nous allions jusqu’à dire qu’il y ait
réellement deux choses ; car ici le témoignage de la vue l’emporte sur celui du
toucher. Mais si le toucher était tout seul, nous jugerions que cette chose qui est
une en est deux. Ce qui cause notre erreur, c’est que non seulement ces
apparences se produisent par nous, quand la chose sensible vient à se mouvoir
d’une façon quelconque, mais encore quand le sens est en lui-même mis en
mouvement, et qu’il reçoit un mouvement analogue à celui qu’il aurait reçu de la
chose sensible. Je veux dire, par exemple, que quand on est dans un vaisseau en
marche, le rivage semble être en mouvement, bien que la vue soit certainement
mise en mouvement par une autre chose que le rivage.
*
ÉPICURE
La Lettre à Hérodote expose les principes de la physique matérialiste
d’Épicure (341-270 av. J.-C.). Tout dans l’univers est atome et vibre du
mouvement des atomes. Comme toutes les autres opérations mentales, notre
vision consiste en des déplacements d’atomes qui nous impressionnent. Des
corps se détachent de fines pellicules, films atomiques, répliques ou simulacres
conservant la forme des objets dont ils émanent et dont l’accumulation constitue
une image.
Il y a, outre les corps solides, des répliques de même forme qu’eux et qui
dépassent de loin en subtilité tout ce que nous percevons. Il n’est point
impossible, en effet, qu’il se répande dans le milieu qui entoure les corps, des
émanations de ce genre, ni que ce milieu présente les conditions favorables à la
constitution d’enveloppes creuses et lisses, ni que les effluves partis des solides
conservent, par la suite, dans ce milieu, la position et l’ordre qu’ils avaient dans
les solides mêmes. Ces répliques, nous les appelons des simulacres. Parlons
maintenant de leur mouvement. Un mouvement qui se poursuit dans le vide, sans
qu’aucun obstacle doive lui résister, franchit toute distance imaginable, en un
temps inconcevable : car ce sont la résistance et la non-résistance qui
communiquent au mouvement l’aspect de la lenteur et de la rapidité. Cependant,
il n’est pas vrai qu’un corps qui se meut dans ces temps, dont le raisonnement
seul nous révèle l’existence, arrive à pareil instant au terme de distances plus
grandes et de distances plus petites, car cela est à son tour inconcevable ; et,
d’autre part, si un corps en mouvement met un temps perceptible pour arriver
depuis un point quelconque de l’infini, il ne s’ensuit pas qu’il n’arrivera pas, en
un temps imperceptible, depuis un lieu à partir duquel son mouvement soit
saisissable pour nous : car il sera vrai qu’en elle-même sa vitesse sera
proportionnelle aux résistances, quoique, pendant la durée du mouvement que
nous observons, nous lui laissions, relativement à nous, une vitesse telle que
celle qui n’aurait rencontré aucune résistance. Voilà un principe utile à retenir.
Maintenant qu’il est posé, remarquons que rien dans les phénomènes ne
contredit l’idée que la subtilité des simulacres est insurpassable, et concluons, en
nous appuyant sur le principe indiqué, qu’ils ont des vitesses insurpassables, car
ils sont capables d’accomplir, aussi vite qu’on veut, un trajet quelconque,
puisqu’à un nombre infini d’entre eux rien (ou peu de chose) ne fait obstacle,
tandis que pour beaucoup et même pour une infinité quelque chose aussitôt fait
obstacle.
Ajoutons que la génération des simulacres est rapide comme la pensée. Et en
voici les raisons : leurs éléments sont toujours prêts, sortant de la surface des
corps par un écoulement continuel, sans qu’il s’ensuive pour ceux-ci une
diminution sensible et révélatrice, parce que la perte est compensée ; puis, sortis
des corps, les éléments des simulacres n’ont qu’à conserver, et conservent
chacun pendant longtemps, la position et l’ordre où ils se trouvaient à la surface
de ces corps, bien qu’il survienne parfois de la confusion ; enfin, comme il n’est
pas nécessaire que les simulacres soient remplis en profondeur, des assemblages
serrés se forment rapidement dans l’atmosphère. Il y a encore d’autres causes qui
produisent également des simulacres, comme on peut l’admettre ; car ni ces
divers modes de formation ni rien de ce que nous avons dit jusqu’ici touchant les
simulacres, n’est contredit par les sensations, et bien loin de là, ainsi qu’on s’en
apercevra en se demandant comment faire pour apporter, des objets extérieurs
jusqu’à nous, des représentations qui garantissent évidemment l’existence de ces
objets et qui, d’autre part, leur soient conformes.
Il faut admettre que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs
pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Car les objets
extérieurs ne sauraient imprimer en nous, à travers l’air, les couleurs et les
formes qu’ils possèdent en eux-mêmes, ni nous les laisser saisir par des rayons
ou par un courant de nature quelconque allant de nous à eux ; rien de tout cela
n’est satisfaisant comme d’admettre que des répliques détachées des objets et en
reproduisant les formes et les couleurs entrent, sous des grandeurs
proportionnellement réduites, dans nos yeux ou dans notre esprit ; elles sont
d’ailleurs animées d’un mouvement rapide, ce qui les rend aptes à produire par
leur accumulation l’image d’un objet unique et permanent, et conservant leur
conformité avec l’objet, malgré le vide de leur intérieur, parce que l’objet a
donné à chacune de leurs surfaces un appui suffisant, au moyen de l’impulsion
imprimée au simulacre, dans le sens de l’intérieur à l’extérieur, par les atomes
vibrants du corps solide et plein qui le lance dans le milieu. Ainsi l’image que
nous saisissons par l’activité de notre pensée ou par celle de nos sens, qu’il
s’agisse d’une forme ou d’un attribut essentiel de la forme, est la forme du
solide, c’est-à-dire de l’objet même, c’est la forme de l’objet réel produite par la
fréquence successive du simulacre ou par ce qui en reste. Pour ce qui est de
l’erreur et de la fausseté, elles résident toujours dans l’opinion que nous formons
touchant l’objet de notre attente, en regardant cette opinion comme devant être
confirmée, ou comme ne devant pas être infirmée par les sensations, alors qu’il
se trouve, par la suite, que la confirmation manque ou que le démenti survient.
Et notre théorie explique tout ce qu’il faut : car, d’une part, s’il n’y avait pas des
simulacres lancés vers nous, on ne saurait expliquer la ressemblance que
présentent, avec ce qu’on appelle les êtres réels, ces fantômes tels que les images
des miroirs ou des rêves ou tels que les images résultant d’une représentation de
notre pensée, ou de l’un des autres critères ; et, d’autre part, l’erreur ne saurait se
produire si nous ne pouvions saisir en nous-mêmes l’existence d’une action liée
à l’appréhension de l’image, mais qui s’en écarte cependant. Si l’affirmation
produite par cet acte d’opiner n’est pas confirmée ou est infirmée, il y a erreur ;
si elle est confirmée ou n’est pas infirmée, il y a vérité. Voilà une doctrine qu’il
faut maintenir fermement : d’une part, afin de ne pas renverser les critères que
nous fournit sous diverses formes l’évidence sensible ; de l’autre, afin de ne pas
mettre le faux sur le même pied que le vrai et par là porter dans tous les
domaines le trouble et la confusion.
LUCRÈCE
Le poète latin Lucrèce (v. 98-55 av. J.-C.), fidèle à l’atomisme d’Épicure,
développe la théorie des simulacres dans le chant IV de La Nature des choses.
L’image persistante que nous percevons est faite de l’émission, rapide comme la
pensée, de ces « figures ténues » que sont les simulacres et que nous ne
percevons pas plus que les 24 photogrammes de la seconde d’un film. Tout est
question de vitesse, un grand nombre de moments se dissimulant dans un
moment perçu selon Lucrèce.
[…]
[…]
OVIDE
Près de ces lieux on voyait une fontaine dont les ondes argentées n’avaient
jamais été approchées par les bergers, ni par les chèvres qui paissaient sur les
montagnes, ni par aucun autre troupeau. Nul oiseau, nulle bête sauvage, nulle
branche même tombée de quelque arbre voisin ne les avaient troublées. Leur
humidité nourrissait le gazon dont elles étaient entourées ; les arbres qui les
couvraient ne permettaient pas au soleil de les échauffer.
Fatigué par la chaleur, las des travaux de la chasse, attiré par la beauté du lieu
et par sa fraîcheur, le jeune homme s’assied au bord de cette fontaine. Pendant
qu’il apaise sa soif, un autre désir, une autre soif s’éveille. Il boit ; séduit par son
image qu’il aperçoit, il adore un fantôme sans consistance ; il regarde comme un
corps ce qui n’est qu’une ombre ; étonné de lui-même, il reste immobile, attaché
à ce qu’il voit, et tel qu’on le prendrait pour une statue de marbre de Paros.
Couché sur la terre, penché sur l’onde, il contemple ses yeux semblables à
deux astres, ses cheveux dignes de Bacchus et d’Apollon, ses joues animées des
fleurs de la jeunesse, son cou blanc comme l’ivoire, la beauté de sa bouche, les
roses et les lis de son teint ; il admire enfin tous les traits qui le rendent digne
d’admiration.
Insensé, il se désire lui-même ; il éprouve les sentiments qu’il inspire ; il
demande ; il est lui-même l’objet qu’il demande ; il allume les feux qui le
brûlent. Combien de baisers donna-t-il à cette fontaine qui l’égarait ? Combien
de fois plongea-t-il ses bras dans son onde pour y saisir celui qui se montrait à
ses regards ! Mais il ne te trouve plus ; il ne connaît pas ce qu’il voit ; il brûle
pour lui-même, et l’erreur qui flatte ses yeux le trompe en même temps.
Crédule Narcisse, pourquoi suivre en vain une ombre fugitive ? Ce que tu
cherches n’existe en aucun lieu. Éloigne-toi, tu perdras ce que tu aimes. Ce que
tu vois n’est que ton ombre réfléchie. Elle n’a rien à elle ; elle vient et demeure
avec toi ; elle disparaîtrait si tu pouvais t’éloigner.
Le besoin de nourriture, celui du repos ne peuvent l’en arracher. Assis sur
l’herbe épaisse et fleurie, il regarde sans cesse et d’un œil avide cette image
trompeuse ; il périt enfin par ses propres regards.
S’élevant un peu, tendant les bras aux forêts qui l’environnent : « Quel
homme, s’écria-t-il, a jamais aimé plus malheureusement ? Depuis que les
siècles de votre vie s’écoulent, vous souvenez-vous d’en avoir vu périr ainsi ? Il
me plaît, je le vois ; mais je ne puis joindre ce que je vois et ce qui me plaît. Une
plus grande erreur peut-elle séduire un amant ? Ce qui m’afflige davantage, c’est
que ce n’est point une mer immense qui nous sépare ; ce ne sont point des pays
éloignés, des montagnes, des murailles ni des portes formées ; une faible source
d’eau nous arrête. Lui-même, il répond à mes désirs ; car toutes les fois que j’ai
voulu l’embrasser dans cette onde liquide, je l’ai vu faire des efforts pour
m’atteindre. »
« Qui que tu sois, unique ami, viens ici, pourquoi m’échappes-tu ? Je te
cherche, où vas-tu ? Certainement ce n’est ni ma figure, ni mon âge qui peuvent
t’engager à me fuir. Les plus belles Nymphes m’ont aimé. Je ne sais quelles
espérances me donne ton visage gracieux. Lorsque je te tends les bras, tu me
tends les tiens ; tu souris lorsque je ris ; j’ai souvent remarqué tes larmes
lorsqu’il m’en est échappé ; tes signes répondent aux miens, et autant que j’en
puis juger par le mouvement de tes belles lèvres, tu m’adresses des paroles qui
ne parviennent point à mes oreilles. Je suis cet objet ; je le sens ; mon image ne
me trompe point ; je brûle d’amour pour moi-même ; j’excite les feux qui me
consument. Que ferai-je ? Le prierai-je, ou dois-je attendre qu’il me prie ? Que
demanderai-je enfin ? Ce que je désire est en moi, cette union fait mon malheur.
Que ne puis-je quitter mon corps ! Vœu nouveau dans un amant, je voudrais être
séparé de ce que j’aime ! Déjà la douleur m’ôte les forces ; il ne me reste plus
longtemps à vivre ; à peine ai-je commencé, et j’expire. Le trépas ne m’afflige
point, il mettra fin à mes malheurs. Je voudrais seulement que ce que j’aime fût
éternel. Maintenant unis et d’accord, nous mourrons tous deux dans un seul. »
Il dit, et revient au même fantôme. Ses larmes troublent les eaux ; son image
s’évanouit, obscurcie par le mouvement de la fontaine. Quand il la vit
s’éloigner : « Où fuis-tu, s’écria-t-il ? Demeure, ne quitte point ton amant ;
souffre du moins que je te voie, s’il ne m’est pas permis de te toucher, et donne
ainsi quelque soulagement à ma malheureuse passion. »
En parlant de la sorte, il déchire sa robe et découvre sa poitrine ; il la frappe
avec ses mains ; son sein meurtri se couvre d’une légère rougeur ; il paraît
semblable à la pomme dont une partie est colorée, tandis que l’autre est de la
blancheur la plus éclatante ; ou comme le raisin qui n’est pas encore mûr et qui
commence à se peindre d’une couleur de pourpre.
L’onde s’étant éclaircie de nouveau, Narcisse y retrouva son image, et ne se
frappa plus. Tel que la cire qui se fond auprès d’un feu léger, tel que la rosée du
matin qui se dissipe au soleil, il se dessèche affaibli par l’amour, et dévoré de
tous les feux de cette passion. Les roses mêlées aux lis s’effacent sur son visage.
Il n’a plus cette vigueur, ce coloris et ces grâces qui charmaient tous ceux qui le
voyaient. Il ne lui reste plus rien de cette beauté qu’avait aimé Écho.
La Nymphe cependant, quoiqu’elle fût irritée, quoiqu’elle se souvînt de ses
mépris, ne le vit point sans le plaindre ; et toutes les fois que l’infortuné jeune
homme disait : Hélas ! elle répondait par le même mot. Quand il frappait sa
poitrine, elle imitait le bruit des coups. Les dernières paroles qu’il prononça en
regardant son ombre fugitive, furent celles-ci : Mortel trop vainement aimé.
Écho les répéta, et lorsqu’il eut dit adieu : adieu, dit la Nymphe.
Il laissa tomber alors sur le gazon sa tête chancelante. La mort ferma ces yeux
qui ne se lassaient point d’admirer la beauté de leur maître. Arrivé dans la
demeure des ombres, il se cherche encore dans les ondes du Styx.
Les Naïades ses sœurs le pleurèrent ; elles coupèrent leurs cheveux qu’elles
mirent sur son corps. Les Dryades déplorèrent son sort ; Écho répondit à leurs
gémissements. Elles avaient déjà préparé le bûcher, les torches et l’urne ; mais
son corps n’existe plus ; elles ne trouvent à la place qu’une fleur jaune dans le
milieu, et environnée de feuilles blanches.
PLINE L’ANCIEN
[…]
ATHÉNAGORE D’ATHÈNES
Euripide […] était d’accord avec Sophocle, qui s’écrie, au sujet de la nature
divine et des beautés qu’elle a répandues dans ses œuvres : oui, il n’est qu’un
Dieu, un seul Dieu créateur du ciel et du vaste univers. […]
Les stoïciens, bien qu’ils semblent multiplier la Divinité par les différents
noms qu’ils lui donnent, à raison du changement que subit la matière dans
laquelle, selon eux, l’esprit de Dieu se répand, […] ne reconnaissent réellement
qu’un seul Dieu, appelé Jupiter, quand on parle du feu ; Junon, quand il s’agit de
l’air, et qui prend divers autres noms, selon les différentes parties de matière
qu’il pénètre. […]
On aurait raison de dire que nous ne connaissons point le vrai Dieu, si nous
faisions autant de dieux qu’il y a de formes différentes dans la matière ; car alors
nous confondrions l’Être Suprême, incorruptible et éternel, avec la matière
périssable et sujette à la corruption. […]
Il importe, dans l’intérêt de ma cause, que je prouve bien clairement que les
noms de vos dieux sont tout récents encore, et que leurs statues ne datent, pour
ainsi dire, que d’hier ou de trois jours, et vous le savez bien, vous qui connaissez
les auteurs anciens, autant et mieux encore que tous les savants. Je dis donc que
c’est Orphée, Homère et Hésiode, qui ont donné à ces êtres qu’on appelle dieux
leurs noms et leurs généalogies. Hérodote l’avoue lui-même : « Je pense, dit-il,
qu’Hésiode et Homère m’ont précédé de quatre cents ans, tout au plus ; ce sont
eux qui ont appris aux Grecs l’origine de leurs dieux, qui leur ont donné leurs
noms, assigné leur rang, désigné les arts auxquels ils président, déterminé leurs
formes et leurs figures. »
Quant aux statues, elles furent entièrement inconnues, tant que la plastique, la
peinture, la sculpture, furent ignorées, jusqu’à ce qu’enfin parurent Saurias de
Samos, Craton de Sicyone, et Coré, jeune fille de Corinthe. Car Saurias inventa
le dessin, en traçant au soleil l’ombre d’un cheval ; Craton, la peinture, en
imprimant sur une tablette blanche les diverses teintes de l’homme et de la
femme ; et Coré, enfin, la coroplastique. Cette dernière, éprise d’amour pour un
jeune homme, traça, pendant qu’il dormait, son ombre sur un mur ; et son père,
charmé de voir une ressemblance si parfaite, découpa le dessin et le remplit
d’argile (car il était potier). On conserve encore aujourd’hui à Corinthe cette
effigie. Après eux, Dédale et Théodore de Milet inventèrent la plastique et la
sculpture. L’époque de la première apparition des images et des simulacres est
donc si rapprochée de nous, que nous pourrions indiquer l’auteur de chaque dieu.
ROGER BACON
Avant la chambre obscure encore cantonnée à l’observation des éclipses, le
miroir suscite, au-delà d’une fascination et d’une inquiétude qu’on retrouve dans
maint récit, des questions savantes sur ses pouvoirs que pose, dans son Opus
Majus, Roger Bacon (v. 1214-1294), philosophe et savant anglais, pionnier de la
méthode expérimentale : comment faire apparaître ou multiplier les images,
rendre visible ce qui est hors de vue, rapprocher ou déformer les objets de la
vision ?
*
HEINRICH CORNELIUS AGRIPPA VON NETTESHEIM
BENVENUTO CELLINI
Les dispositifs optiques ont servi depuis les temps anciens de techniques
d’illusion, offrant des spectacles fantasmagoriques avant la lettre comme dans
ces deux séances de nécromancie décrites, dans ses Mémoires, par Benvenuto
Cellini (1500-1571) et auxquelles il assiste vers 1533 au cœur du Colisée qui
inspire alors encore une peur superstitieuse. Le prétexte invoqué pour s’y rendre,
« apprendre quelque chose de cet art », ne cache ni le goût de l’interdit ni l’effroi
du sculpteur florentin[5].
[…]
Au milieu de cette vie étrange, je me liai avec un prêtre sicilien, d’un esprit
très distingué, et qui était profondément versé dans les lettres grecques et latines.
Un jour que je causais avec lui, la conversation tomba sur la nécromancie, et je
lui dis que toute ma vie j’avais ardemment désiré voir et apprendre quelque
chose de cet art. – « Pour aborder une semblable entreprise il faut une âme ferme
et intrépide » – me répondit le prêtre. Je lui répliquai que j’aurais de la force et
du courage de reste, si je trouvais l’occasion de m’initier à ces mystères. – « Eh
bien, me dit alors le prêtre, s’il en est ainsi, je ne te laisserai rien à désirer. » – Et
aussitôt nous convînmes de nous mettre à l’œuvre.
Un soir donc le prêtre fit ses préparatifs et me dit de chercher un compagnon
ou deux. Il s’adjoignit un homme de Pistoia, qui s’occupait lui-même de
nécromancie. Moi, j’amenai Vincenzio Romoli, mon intime ami. Nous nous
rendîmes au Colisée. Là, le prêtre se vêtit à la manière des nécromants, puis se
mit à dessiner sur le sol des cercles, avec les plus belles cérémonies que l’on
puisse imaginer. Il avait apporté des parfums précieux, des drogues fétides et du
feu. Lorsque tout fut en ordre, il pratiqua une porte au cercle et nous y introduisit
en nous prenant l’un après l’autre par la main. Il distribua ensuite les rôles. Il
remit le talisman entre les mains de son ami le nécromant, chargea les autres de
veiller au feu et aux parfums, et enfin commença ses conjurations. Cette
cérémonie dura plus d’une heure et demie. Le Colisée se remplit de légions
d’esprits infernaux. Lorsque le prêtre vit qu’ils étaient assez nombreux, il se
tourna vers moi, qui avais soin des parfums, et il me dit : – « Benvenuto,
demande-leur quelque chose. » – Je répondis que je désirais qu’ils me réunissent
à ma sicilienne Angelica. Cette nuit-là nous n’eûmes point de réponse ; je fus
néanmoins enchanté de ce que j’avais vu. Le nécromant me dit qu’il fallait y
retourner une seconde fois, que j’obtiendrais tout ce que je demanderais pourvu
que j’amenasse un jeune garçon qui eût sa virginité. Je choisis un de mes
apprentis, âgé de douze ans environ, et je pris encore avec moi Vincenzio
Romoli, et, de plus, un certain Agnolino Gaddi, qui était de nos amis. Dès que
nous fûmes arrivés à l’endroit convenu, le nécromant procéda à ses apprêts avec
autant et même plus de soin que la fois précédente. Puis, il nous introduisit dans
le cercle qu’il avait tracé avec un art admirable et des cérémonies encore plus
solennelles que les premières.
Il confia le soin des parfums et du feu à Vincenzio qui fut assisté par Agnolino
Gaddi, et il me mit en main le talisman, en me disant de le tourner vers les
endroits qu’il me désignerait. Mon jeune apprenti était placé sous mon talisman.
Le nécromant commença ses terribles évocations, appela par leur nom une
multitude de chefs de légions infernales, et leur exprima des ordres en hébreu, en
grec et en latin, au nom du Dieu incréé, vivant et éternel. Bientôt le Colisée fut
rempli d’un nombre de démons cent fois plus considérable que la première fois.
Vincenzio Romoli et Agnolino étaient occupés à attiser le feu et à brûler des
parfums. Par le conseil du nécromant, je demandai de nouveau à me trouver avec
Angelica. Le nécromant se tourna vers moi et me dit : – « Ne les as-tu pas
entendu t’annoncer que dans un mois tu serais avec elle ? » – Et il me pria de
tenir ferme, parce qu’il y avait mille légions de plus qu’il n’en avait appelé. Il
ajouta quelles étaient les plus dangereuses, et que, puisqu’elles avaient répondu à
mes questions, il fallait les traiter avec douceur et les renvoyer tranquillement.
D’un autre côté, l’enfant, qui était sous le talisman, s’écriait avec épouvante
qu’il apercevait un million d’hommes terribles qui nous menaçaient, et quatre
énormes géants, armés de pied en cap, qui semblaient vouloir entrer dans notre
cercle. Pendant ce temps, le nécromant, tremblant de peur, essayait de les
conjurer en prenant la voix la plus douce et la plus suave qu’il pouvait.
Vincenzio Romoli, qui tremblait aussi comme la feuille, soignait les parfums.
Mon effroi n’était pas moindre que le leur, mais j’essayais de le dissimuler, et je
prodiguais toutes sortes d’encouragements à mes compagnons bien qu’en vérité
je me crusse mort, en voyant la terreur dont était saisi le nécromant. L’enfant
s’était fourré la tête entre ses genoux et criait : – « Je veux mourir ainsi ! Nous
sommes morts ! » – Je lui dis alors : « Ces créatures sont toutes au-dessous de
nous, et ce que tu vois n’est que de la fumée et de l’ombre ; ainsi, lève les
yeux. » – À peine m’eut-il obéi qu’il reprit : – « Tout le Colisée brille et le feu
vient sur nous. » – Puis, il se cacha le visage dans ses mains et répéta qu’il était
mort et qu’il ne voulait plus rien voir. Le nécromant se recommanda à moi, et me
supplia de tenir ferme et de faire brûler de l’assa-foetida. Je me tournai donc vers
Vincenzio Romoli et je lui dis de jeter vite de l’assa-foetida sur le feu. Tout en
parlant, je regardai Agnolino Gaddi. Il était si épouvanté que les yeux lui
sortaient de la tête et qu’il semblait être plus qu’à demi mort. – « Allons Agnolo
lui dis-je, il ne s’agit pas d’avoir peur ici, il faut s’employer et nous aider ; ainsi,
mets promptement de l’assa-foetida sur les charbons. » – Alors Agnolo, en
voulant se mouvoir, lâcha une pétarade avec accompagnements d’une telle
abondance de bran, que l’assa-foetida eut un effet beaucoup moins efficace. À ce
bruit et à cette affreuse puanteur l’enfant se hasarda à lever la tête. En
m’entendant rire, il se rassura un peu, et dit que les démons commençaient à
opérer précipitamment leur retraite. Nous restâmes ainsi jusqu’au moment où
matines sonnèrent. L’enfant nous dit qu’il n’apercevait plus que quelques
démons, et à une grande distance. Enfin, dès que le nécromant eut accompli le
reste de ses cérémonies, quitté son costume, et ramassé un gros tas de livres qu’il
avait apportés, nous sortîmes tous du cercle, en nous pressant l’un contre l’autre,
surtout l’enfant qui s’était faufilé au milieu de nous, et avait saisi le nécromant
par sa robe, et moi par ma cape. Pendant que nous cheminions vers la rue des
Banchi pour regagner nos demeures, il assurait que deux des démons qu’il avait
vus dans le Colisée gambadaient devant nous, et couraient tantôt sur les toits,
tantôt sur le sol. Le nécromant jurait que depuis qu’il avait mis le pied dans un
cercle magique, il ne lui était jamais rien arrivé d’aussi extraordinaire.
[…]
[1]. Georges DUHAMEL, Scènes de la vie future, Paris, Mercure de France, 1931, p. 51.
[2]. Saint-Pol-ROUX, Cinéma vivant, Mortemart, Rougerie, 1972, p. 113.
[3]. Paul Valéry poursuit : « S’il eût réduit à un très petit trou l’ouverture de son antre, et revêtu d’une
couche sensible la paroi qui lui servait d’écran, Platon, en développant son fond de caverne, eût obtenu un
gigantesque film. » (« Centenaire de la photographie », 1939).
[4]. Walter Scott (1771-1832) évoque ainsi Agrippa et le miroir magique dans un épisode du Lai du
dernier ménestrel (1805) :
« C’était la veille de la Toussaint, et le cœur de Surrey battait vivement. La cloche qui sonna minuit le fit
tressaillir, en lui annonçant l’heure mystérieuse à laquelle le sage Cornelius lui avait promis de lui faire voir,
par la puissance de son art, la dame de ses pensées, dont il était séparé par le vaste Océan : le sage l’avait
assuré qu’il la lui montrerait sous sa forme naturelle, et qu’il lui ferait connaître si elle l’aimait encore, et si
elle pensait toujours à lui.
Le magicien conduisit le vaillant chevalier sous les voûtes d’une salle où régnaient de profondes
ténèbres ; la faible clarté d’un cierge bénit brillait seule devant un grand miroir, et découvrait les
instruments mystérieux de l’art magique, l’Almageste, une croix, un autel, des caractères cabalistiques et
des talismans. Cette lumière était pâle, tremblante, incertaine comme celle qui éclaire le lit de l’homme que
la sépulture réclame.
Mais bientôt une vive clarté jaillit du grand miroir, et le comte y vit se dessiner des objets vagues et sans
forme, tels que ceux que nous présentent les rêves. Ils se fixèrent peu à peu, et offrirent à ses yeux un grand
et bel appartement ; la pâle lueur de la lune unie aux rayons d’une lampe qui brûlait près d’une couche
formée des belles soies d’Agra, en éclairait une partie ; le reste demeurait dans l’obscurité.
Ce spectacle était beau ; mais qu’elle était plus belle encore la dame qui reposait sur cette couche des
Indes ! Des cheveux noirs flottaient sur son cou d’albâtre, et la pâleur de ses joues charmantes annonçait la
mélancolie de l’amour. Négligemment couverte d’une longue robe blanche, elle appuyait sa tête sur une de
ses mains, et lisait d’un air pensif, sur des tablettes d’ivoire, des vers qui semblaient pénétrer au fond de son
âme. Ces vers étaient des chants d’amour de Surrey ; cette beauté enchanteresse était lady Géraldine.
De sombres vapeurs couvrirent peu à peu la surface du miroir, et firent disparaître cette vision
délicieuse. »
[5]. David BREWSTER (1781-1868), physicien, inventeur notamment du kaléidoscope, commente
l’épisode dans ses Lettres sur la Magie naturelle (1832) :
« Il est impossible de suivre la description précédente sans être convaincu que les légions de diables
n’étaient produites par aucune influence sur l’imagination des spectateurs, mais bien par des phénomènes
optiques, images de peintures reproduites par un ou plusieurs miroirs concaves. On allume un feu, on brûle
des parfums et de l’encens pour créer un champ de vue aux images, et les spectateurs sont rigoureusement
renfermés dans l’enceinte du cercle magique. Le miroir concave et les objets qu’on lui présente ayant été
placés de manière que les personnes placées dans le cercle ne puissent pas voir l’image aérienne des objets
par les rayons que réfléchit directement le miroir, l’œuvre de l’illusion pouvait commencer. La présence du
magicien auprès du miroir n’était en aucun cas nécessaire. Il prit sa place avec les autres dans le cercle
magique. Les images des démons étaient toutes distinctement formées dans l’air, immédiatement au-dessus
du feu ; mais aucune d’elles ne pouvait être vue par les spectateurs renfermés dans le cercle. Au moment
d’ailleurs où les parfums étaient jetés dans le feu pour produire de la fumée, le premier nuage de fumée qui
s’élevait à la place d’une ou de plusieurs images, les eût réfléchies aux yeux du spectateur, pour disparaître,
si le nuage n’eût pas été suivi d’un autre ; les images étaient rendues de plus en plus visibles à mesure que
de nouveaux nuages s’élevaient ; leur groupe entier apparaissait lorsque la fumée était uniformément
répandue sur la place occupée par les images.
Les « compositions qui répandaient des odeurs infectes » avaient pour but d’enivrer et de stupéfier les
spectateurs, de manière à accroître l’illusion ; ou bien à ajouter les symptômes de leur imagination à ceux
que les miroirs présentaient à leurs yeux. Mais il est difficile d’assigner quels étaient ceux que l’œil voyait
réellement, et ceux que l’imagination rêvait. Il est presque évident que l’enfant, aussi bien qu’Agnolino
Gaddi, étaient tellement terrifiés qu’ils s’imaginaient voir ce qu’ils ne voyaient pas ; mais quand l’enfant
déclarait que quatre géants énormes et armés étaient prêts à rompre le cercle, il donnait une description
exacte de l’effet produit par le rapprochement des figures contre le miroir qui, grandissant alors leur image,
semblait les faire avancer vers le cercle.
[…] Que nous supposions que le magicien avait une lanterne magique régulière, ou bien un miroir
concave dans une boîte contenant des figures de démons, et que cette boîte avec sa lumière avait été
apportée par lui, nous nous rendons également compte du dire de l’enfant, que pendant qu’ils revenaient
chez eux dans le quartier Banchi, « deux des démons qu’ils avaient vus dans l’amphithéâtre marchaient
devant en sautant et bondissant, courant quelquefois sur les toits, et quelquefois sur le sol. »
L’introduction de la lanterne magique a pourvu les magiciens du dix-septième siècle de l’instrument
d’optique le plus convenable à leurs tours. L’usage du miroir concave, qui ne paraît pas avoir été mis sous
forme d’instrument, exigeait un appartement séparé, ou du moins une cachette difficile à trouver dans les
circonstances ordinaires ; mais la lanterne magique, qui dans un petit espace renferme sa lampe, ses lentilles
et ses figures, est particulièrement appropriée aux besoins du sorcier, qui n’avait jamais eu jusque-là
d’appareil aussi commode, aussi portatif et aussi facile à placer en tout lieu. […] »
Chapitre 2
Chambres noires
« J’ai copié tout enfant, à la chambre noire, des fleurs en pleine lumière. J’ai
lu plus tard les longues pages de Porta sur cette peinture magique que les
rayons du soleil posent en un instant au fond de la boîte magique. J’ai souri de
bonheur en mettant au point mon appareil de jeune photographe. Quelle
couleur il avait, ce monde renversé ! »
BACHELARD, Le Droit de rêver, 1970.
INTRODUCTION
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la chambre noire est, comme l’a
rappelé Jonathan Crary, « le modèle le plus fréquemment utilisé pour rendre
compte de la vision humaine et pour représenter la relation entre un sujet
percevant et le monde extérieur[1] ». À la fois phénomène de l’optique physique
connu depuis l’antiquité, dispositif d’observation scientifique, d’expérimentation
et de spectacle qui s’est construit et perfectionné au fil du temps, et métaphore
servant à rendre compte du fonctionnement de la vision et de la nature de
l’entendement (chez Descartes ou Locke par exemple), elle a contribué à
articuler d’une manière inédite la science et l’art, la pensée et la technique, la
vérité et l’illusion, à affirmer le pouvoir de connaissance de la vue et à instituer
un rapport nouveau au visible : plaçant l’œil au centre de l’univers, l’observateur
dans un lieu isolé du monde, le point de vue en dehors du corps, et l’image à
l’écart de son objet.
On sait depuis au moins 2 000 ans que lorsque la lumière passe à travers un
petit trou dans un intérieur obscur, une image inversée apparaît sur le mur d’en
face. Aristote avait découvert le principe du sténopé, base des projections
lumineuses, et démontré qu’en perçant un trou carré, rond ou rectangulaire dans
un écran, les rayons solaires passant au travers reconstituent en projection une
image de forme circulaire. Dès le Moyen Âge, entre les XIe et XIIIe siècles,
l’Arabe Alhazen, le Polonais Vitellio, les Anglais Roger Bacon et John Peckham
et le Français Guillaume de Saint-Cloud ont relevé ce phénomène et fait
référence à la chambre obscure[2] comme étant le meilleur moyen d’observer les
éclipses de soleil sans se brûler les yeux. Mais c’est seulement au tournant des
XVe et XVIe siècles, au moment même où s’ouvrent de nouveaux horizons de
perception et de connaissance du monde, que la camera obscura commence à
devenir un objet d’étude et à s’affirmer comme un modèle pour comprendre
l’acte de vision et valoriser le pouvoir cognitif de l’œil. Léonard de Vinci est
sans doute le premier à avoir décrit précisément le fonctionnement de la camera
obscura : il a exposé, avant Johannes Kepler (1602), l’analogie existant entre
l’œil et la chambre noire et surtout souligné l’extraordinaire pouvoir de celle-ci
pour capturer les images de la réalité que la lumière fait circuler dans l’espace et
les transporter telles quelles où on le désire : « Tous les objets illuminés
transmettront leur ressemblance à travers ce trou. » Les recherches du maître
italien trouvent leur prolongement, tout au long du XVIe siècle, dans les études
de plusieurs savants (Francesco Maurolico, Gemma Frisius, Daniele Barbaro[3],
Egnazio Danti…), et notamment dans le De Subtilitate (1554) de Girolamo
Cardano qui ajoute à la camera obscura de Léonard une lentille convergente
permettant non seulement de « voir ce qui se passe dans la rue quand le soleil
luit », mais aussi de représenter « des choses merveilleuses ».
Entre la reproduction de la réalité et celle de son illusion, entre science et
magie naturelle, un nouveau champ se dessine pour la camera obscura. En 1558,
le physicien napolitain Giambattista della Porta contribue à mettre au jour ses
potentialités et usages, étant le premier à suggérer son utilité pour les peintres et
à révéler ses capacités de représentation illimitées. En 1588, anticipant
l’invention de la lanterne magique, il décrit comment il utilise la chambre noire
pour mettre en scène des spectacles lumineux qui demandent un décor, des
acteurs et même un accompagnement musical : « Je ne sais si on pourrait trouver
choses plus ingénieuses et plus belles pour faire plaisir à des grands seigneurs
que de leur montrer dans une chambre obscure, sur des draps blancs, des
chasses, des banquets, des batailles d’ennemis, des jeux et finalement tout ce qui
nous plaît, aussi nettement et clairement et avec autant de détails que s’ils étaient
devant vos yeux ». L’observateur devient spectateur, et la chambre noire, une
salle obscure où, sur un écran blanc, se projette le spectacle merveilleux
d’images lumineuses et animées, en tout point ressemblantes aux choses et
merveilles de la nature.
Au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, la camera obscura se présente comme un
instrument de plus en plus perfectionné et prend des formes de plus en plus
mobiles et légères (tente portative, puis boîtes) ; elle abandonne le domaine de la
science et de l’astronomie pour celui de l’artifice et du merveilleux. Si elle offre
des ressources d’illusions et de tromperies nouvelles à des charlatans peu
scrupuleux qui, comme le dénonce le jésuite François d’Aguillon, abusent de la
crédulité du peuple ignorant et se « vantent de faire venir des enfers les spectres
des démons et de les faire apparaître sous les yeux des spectateurs », elle
apparaît aussi à ceux qui savent regarder comme une expérience d’optique
unique. Elle permet de saisir, ce qu’aucun tableau ne pourrait restituer, le
« mouvement continué » de la nature, le flux du temps qui passe, d’observer « le
mouvement des oiseaux, ou autres animaux, et le tremblement des plantes
agitées du vent » (Leurechon), comme si « l’immense volume d’un vaste monde
réduit en miniature » (Anonyme) se projetait sur la feuille ou l’écran blancs,
comme si la nature faisait elle-même son portrait (Algarotti)… au risque peut-
être, comme le rappelle plaisamment Laurence Sterne, de se substituer à
l’imagination de l’artiste. Un artiste dont la main restera encore, pour quelque
temps seulement, jusqu’au début du XIXe siècle, l’instrument indispensable
pour fixer les images éphémères de la camera obscura.
***
LÉONARD DE VINCI
Comment les images des objets reçus par l’œil se croisent sur l’humeur
albugineuse au-dedans de l’œil.
L’expérience qui montre comment les objets envoient leurs images ou
ressemblances se croiser sur l’humeur albugineuse au-dedans de l’œil indique ce
qui se passe quand les images des objets éclairés pénètrent par un petit trou rond
dans une habitation très obscure. Tu recevras alors ces images sur un papier
blanc situé à l’intérieur de cette habitation, assez près du petit trou, et tu verras
tous les susdits objets sur ce papier avec leurs propres formes et leurs propres
couleurs, mais ils seront plus petits et renversés, en raison de cette intersection.
Si ces simulacres viennent d’un endroit éclairé par le soleil, ils vous paraîtront
proprement peints sur le papier qui doit être très mince et vu par le revers. Le
petit trou sera fait dans une plaque de fer très fine. Soient a b c d e lesdits objets
éclairés par le soleil, soit o r la façade de la chambre obscure dans laquelle ledit
petit trou est en n m, soit s t ledit papier qui intercepte les rayons des images de
ces objets. Les images sont renversées parce que, leurs rayons étant droits, a à
droite va à gauche en k et e à gauche va à droite en f ; et il en va de même à
l’intérieur de la pupille (Fig. I).
Figure I. Vinci, Comment les images des objets reçus par l’œil se
croisent…
GIROLAMO CARDANO
Vers 1550, le médecin et mathématicien Girolamo Cardano (1501-1576)
applique une lentille (disque de verre) au trou de la chambre obscure de Léonard.
Si elle améliore la qualité des images, cette expérience, comme celles qu’il
propose avec les miroirs, n’a pas pour seul but de révéler les choses cachées, elle
lui permet d’explorer les capacités imaginatives de l’œil et les mécanismes du
merveilleux.
Comment dans les ténèbres, vous pouvez voir avec leurs propres couleurs les
choses qui, au dehors, sont éclairées par le soleil.
Si quelqu’un veut voir cela, il faut qu’il ferme toutes les fenêtres et encore
sera-t-il bon qu’il bouche toutes ouvertures, si petites soient-elles, afin que la
lumière, pénétrant à l’intérieur, ne détruise pas toute l’expérience. Cela fait, il
faut percer avec une tarière une fenêtre seulement et faire en sorte que le trou ait
la forme d’une pyramide ronde dont la base regarde le soleil et le sommet est
tourné vers la chambre. En face vous aurez soin que les parois soient blanches
ou couvertes de linge ou de papier blancs. De cette manière vous verrez toutes
les choses qui seront éclairées par le soleil ainsi que les passants dans la rue,
allant la tête en bas. Ce qui est à droite vous apparaîtra à gauche. Tout vous
semblera renversé. Plus les choses représentées seront éloignées du trou, plus
elles paraîtront grandes, et si vous approchez le papier ou la table, elles
sembleront plus petites. […] Je dévoilerai maintenant ce que j’ai toujours tu
jusqu’ici et estimé convenable de taire :
Comment on pourra voir toutes les choses avec leurs propres couleurs.
Placez en face de l’ouverture un miroir, non pas un de ceux qui dispersent les
rayons en les séparant, mais un miroir qui les unisse en les rassemblant.
Approchez-le ou éloignez-le jusqu’à ce que vous ayez reconnu que son centre est
à la distance convenable pour la formation de la vraie image. Si vous observez
attentivement ce que vous avez obtenu, vous reconnaîtrez les visages, les gestes,
les mouvements, les vêtements des hommes, le ciel voilé de nuages d’une
couleur bleu azuré, et les oiseaux qui volent. […]
Il résulte de cela que :
Quelqu’un qui ignore l’art du peintre pourra dessiner à l’aide d’une plume
l’image de n’importe quel objet.
Comment dans une chambre obscure on peut voir une chasse, une bataille et
autres prodiges.
Maintenant pour conclure ce sujet, j’ajouterai un secret. Je ne sais si on
pourrait trouver chose plus ingénieuse et plus belle pour faire plaisir à des grands
seigneurs que de leur montrer dans une chambre obscure, sur des draps blancs,
des chasses, des banquets, des batailles d’ennemis, des jeux et finalement tout ce
qui nous plaît, aussi nettement et clairement et avec autant de détails que s’ils
étaient devant vos yeux. Qu’il y ait en face de la chambre, où vous avez décidé
de faire cette représentation, une plaine spacieuse qui puisse être librement
illuminée par le soleil. Dans cette plaine, vous disposerez des arbres, des
maisons, des forêts, des montagnes, des rivières, ainsi que des animaux réels ou
imités avec art, en bois ou en quelqu’autre matière. Vous devez y intégrer des
enfants qui animent le tableau, comme nous avons l’habitude de le faire dans les
intermèdes des comédies, des cerfs, des sangliers, des rhinocéros, des éléphants,
des lions et autant d’autres créatures qu’il vous plaira ; puis ils doivent sortir de
leur tanière un à un et aller dans la plaine. Les chasseurs doivent arriver avec
épieux, filets et autres instruments nécessaires pour représenter une chasse ;
faites sonner les cors, les trompettes, les conques marines. Ainsi ceux qui seront
dans la chambre verront les arbres, les animaux, les visages des chasseurs, et tout
le reste si naturels qu’ils ne sauront juger si c’est vérité ou illusion. Les épées
tirées, touchées par le soleil, étincelleront à l’intérieur de la chambre au point de
faire peur. J’ai de nombreuses fois offert de tels spectacles à mes amis qui les ont
regardés avec grand étonnement et stupeur : même avec des explications de
philosophie et de perspective, ils ne voulurent pas croire que ce qu’ils avaient vu
étaient des choses naturelles, jusqu’à ce que, ouvrant la porte, je leur fis
connaître l’artifice. Ce secret montre à ceux qui s’intéressent à la philosophie et
à l’optique dans quel lieu se produit la vision et résout la fameuse question de
savoir si la vision se fait par intromission ou extramission : aucun autre argument
plus fort que celui-ci ne pouvait le démontrer. L’image entre par la pupille,
comme elle entre dans la chambre par le trou de la fenêtre, et cette portion de
sphère cristalline qui est dans l’œil, remplit le rôle du papier. Voilà, je le sais, ce
qui plaira extrêmement aux esprits ingénieux et spéculatifs […].
Comment vous pouvez voir dans une chambre obscure ce qui sera illuminé de
dehors par de nombreuses torches.
Nous pourrons encore obtenir les mêmes apparences sans les rayons du soleil
et sans prodige, soit en allumant, la nuit, des feux de joie, soit, pour arriver aux
mêmes représentations de ces choses sur les places, en illuminant les chambres
par de nombreuses torches. Vous pourrez alors voir ce qui se produit dans une
chambre obscure disposée comme nous l’avons dit précédemment. Mais il ne
faut pas que la lumière éclaire le trou, parce qu’elle empêche l’opération, la
lumière féconde étant celle qui porte les images. Mais puisque nous sommes
entrés dans ce sujet, continuons d’enseigner quelque chose à la fois de plaisant et
de merveilleux.
Comment voir la nuit une image suspendue dans une chambre
À minuit, au milieu de la chambre, vous pourrez voir une image suspendue en
l’air, non sans éprouver quelque peur et terreur. Devant le trou de la porte
disposez cette image que vous voudrez faire apparaître dans la chambre et autour
d’elle allumez de nombreuses torches. Au milieu de la chambre obscure
suspendez un drap blanc ou placez quelque table qui puisse recevoir l’image
provenant du trou. Parce que ceux qui seront dans la chambre ne verront pas ce
drap, il leur semblera que cette image est comme suspendue en l’air, très
lumineuse et ils la regarderont avec peur et terreur, surtout si l’artificier sait faire
la représentation avec art.
JOHANNES KEPLER
L’astronome allemand Johannes Kepler (1571-1630) poursuit les recherches
de della Porta sur la camera obscura qu’il utilise pour observer les éclipses de
soleil et prend comme modèle pour démontrer la formation d’une image réelle
sur la rétine. Cette lettre est écrite deux ans avant ses Paralipomènes à Vitellion
(1604) qui bouleversèrent l’idée que l’on se faisait de la vision et le concept
d’image.
FRANÇOIS D’AGUILLON
Au début du XVIIe siècle, l’expérience individuelle de la camera obscura est
devenu spectacle collectif et les instruments optiques un moyen de jouer avec la
peur, l’émerveillement et la crédulité du spectateur. Nombreux sont ceux,
comme le jésuite belge François d’Aguillon (1566-1617), qui dénoncent les
dangers dans lesquels peut tomber la vision piégée par les trompe-l’œil de la
magie naturelle.
JEAN LEURECHON
Si savants et hommes d’église condamnent l’usage diabolique de la camera
obscura, ils louent le charme naturel de ses vues lumineuses, surtout lorsqu’un
mouvement vient animer le paysage observé. Le jésuite et mathématicien Jean
Leurechon (1591-1670) est l’un des premiers à avoir souligné l’importance de ce
mouvement et à en préciser la nature : « un mouvement continué » qu’aucun
peintre ne peut restituer.
C’est ici l’une des plus belles expériences d’optique, et se fait en cette
manière. Choisissez une chambre qui regarde sur quelque place, ou rue
fréquentée, sur quelque beau bâtiment ou parterre florissant. Pour avoir plus de
plaisir, fermez la porte et les fenêtres, bouchez toutes les advenues à la lumière,
excepté un petit trou qu’il faut laisser à dessein ; cela fait, toutes les images, ou
espèces des objets extérieurs, entreront à la foule par ce trou, et vous aurez du
contentement à les voir non seulement sur la muraille, mais beaucoup plus sur
quelque feuille de papier blanc, ou sur un linge que vous ferez tenir à deux ou
trois empans près dudit trou, et encore bien plus, si vous appliquez au trou un
verre convexe ; c’est-à-dire un peu plus épais au milieu qu’au bord, tels que sont
les miroirs ardents et les verres de lunettes, dont se servent les vieillards. Car
pour lors les figures qui paraissent comme noires, ou avec des couleurs mortes
sur le papier, paraîtront avec leurs couleurs naturelles, voire plus vives que le
naturel, et d’autant plus agréables que le Soleil éclairera mieux ces objets, sans
éclairer du côté de la chambre.
Surtout il y a du plaisir à voir le mouvement des oiseaux, des hommes, ou
autres animaux, et le tremblement des plantes agitées du vent ; car quoique tout
cela se fasse à figure renversée, néanmoins cette belle peinture, outre ce qu’elle
est raccourcie en perspective, représente naïvement bien ce que jamais peintre
n’a pu figurer en son tableau, à savoir le mouvement continué de place en place.
Mais pourquoi est-ce que les figures paraissent ainsi renversées ? Parce que
leurs rayons s’entrecoupent auprès du trou, et les lignes qui partent du bas
montent en haut ; celles qui viennent d’en haut descendent en bas. Là où il faut
remarquer qu’on les peut représenter droites en deux manières, I. avec un miroir
cave, II. avec un autre verre convexe, disposé dans la chambre entre le trou et le
papier, comme l’expérience et la figure vous enseigneront mieux qu’un plus long
discours.
J’ajouterai seulement en passant, pour ceux qui se mêlent de peinture, ou
portraiture, que cette expérience leur pourrait bien servir à faire des tableaux
raccourcis, des paysages, des cartes typographiques, etc. Et pour les philosophes,
que c’est ici un beau secret pour expliquer l’organe de la vue. Car le creux de
l’œil est comme la chambre close, le trou de la prunelle répond au trou de la
chambre ; l’humeur cristalline à la lentille de verre, et le fond de l’œil à la paroi,
ou feuille de papier.
JEAN-FRANÇOIS NICERON
Lorsque dans une chambre tellement fermée de tous côtés qu’il n’y entre
aucune lumière sensible, l’on fait un trou à l’une des murailles ou des fenêtres, et
que devant ce trou l’on met à une certaine distance un papier ou un linge blanc,
perpendiculaire à l’horizon, qui sert de tableau pour retenir les images de dehors,
cette réception se fait si parfaitement que l’œil qui voit cette peinture naturelle
est tellement trompé, que si la science et la raison ne le corrigeaient, on croirait
que ce seraient les véritables objets, particulièrement lorsqu’on bouche ledit trou
fait de la grandeur d’une pièce de 20 sols, d’un verre convexe de lunette à longue
vue ; car ces objets de dehors n’envoient pas seulement leurs grandeurs, figures
et couleurs, mais aussi leurs mouvements, ce qui manquera toujours aux
tableaux des peintres, quand même ils surpasseraient Apelles, Protogène,
Parrhasius, Michel Ange et tous les autres peintres, tant passés que présents et
futurs, dont tous les peintres, sculpteurs, miniateurs etc. demeurent d’accord,
après qu’ils ont considéré cette perspective naturelle.
Mais pour avoir le plaisir entier de cette peinture, il faut que ce trou soit
exposé vers quelque lieu où beaucoup de monde passe et se promène, comme
sont les jardins, les allées, les parterres, les grandes rues, et les marchés des
villes, et des bourgs, les lieux où volent les pigeons et les autres oiseaux, qu’il
semble qu’on voit tout vivants et volants sur la charte, qui doit être blanche et
assez large pour recevoir toutes les images qui passent par le trou de la fenêtre.
Voyez cette sorte de perspective à la Samaritaine sur le Pont-Neuf.
Or lesdites images sont d’autant plus grandes et vives que le verre convexe est
partie d’une plus grande sphère et mieux taillé et poli ; et il faut éloigner la
charte du trou, jusques à ce qu’on trouve le point ou le lieu le plus propre pour
représenter lesdites images.
Cette façon de perspective ravissante a quelquefois tellement trompé l’œil que
ceux qui étaient dans la chambre, et qui après avoir perdu leur bourse, la
voyaient entre les mains de ceux qui comptaient et départaient leur argent dans
un bois, ou un parterre, croyaient que cette représentation se fit par magie.
Et peut-être que quelque charlatan eut séduit plusieurs niais et ignorants en
leur persuadant que cette vision se faisait par la science occulte de l’astrologie,
ou de la magie, dont ils sont bien aises d’être soupçonnés pour avoir l’occasion
d’abuser les simples et d’en tirer ce qu’ils peuvent : car ayant donné le mot à
ceux qui sont de la partie, ou même qui peuvent ignorer cette fourbe, le magicien
prétendu peut avec un sifflet ou autre signal avertir ceux de dehors de compter
ledit argent, ou de départir ce qu’il leur aura lui-même fait dérober : et s’il y a
quelqu’un caché derrière la charte, qui fasse l’esprit, comme l’on dit, en parlant
comme ceux qui font danser les marionnettes, les simples croiront que ce sont
les personnes du tableau qui parlent, car on leur voit ouvrir la bouche et remuer
les lèvres ; et sitôt qu’on ouvre la fenêtre, le tout s’évanouit, comme l’on
rapporte des sabbats où l’on veut que les sorciers assistent, et qui peut-être sont
abusés par les images de leurs fantaisies, où les médicaments et les démons
peuvent figurer des grotesques qui persuadent aux pauvres gens qu’ils ont vu, et
qu’ils sont entièrement allés ès lieux qui leur sont représentés. De même qu’ils
croiraient avoir été au sabbat si quelqu’un se vêtait comme l’on a coutume de
présenter les démons, et qu’une troupe de gaillards dansassent autour de lui dans
un parterre, en représentant mille sottises ; car le tableau d’une chambre bien
fermée représenterait si naïvement toute cette comédie qu’à moins de savoir
cette expérience, l’on se persuaderait quelque sorte de magie.
[…]
Or si un peintre imite tous les traits qu’il voit, et qu’il y applique toutes les
couleurs qui paraissent avec vivacité, il aura une perspective aussi parfaite qu’on
la puisse raisonnablement désirer.
Mais parce qu’une chambre n’est pas aisée à transporter, si ce n’est qu’on la
veuille faire comme un pavillon de guerre ou de campagne, le peintre peut avoir
une sorte de portefeuille, ou de lanterne tellement percée d’un trou, comme
ladite chambre, que ne recevant de la lumière que par ce trou, il verra au fond sur
un papier fort blanc toutes les campagnes, les forêts, rivières, maisons, coteaux
et tout ce qui pourra envoyer des rayons à ce trou, représenté en perfection : et ce
par une autre ouverture qu’il fera à côté du portefeuille, ou de quelqu’autre
semblable instrument, sans que le jour de cette ouverture puisse nuire à telle
peinture, qu’il imitera sur le même lieu pour remporter avec soi une peinture
immobile prise sur la mobile qui s’évanouit aussitôt que le premier trou est
bouché, ou qu’il change de situation.
[…]
JEAN LORET
Dans ces vers, le poète normand Jean Loret (1595-1665) décrit une séance de
projection en chambre noire qui eut lieu le 13 mai 1656 à l’Hôtel de Liancourt à
Paris. La projectionniste est la maîtresse des lieux : Jeanne de Schomberg. Le
spectacle projeté sur une toile tendue en l’air impressionne le poète-spectateur
qui ne manque pas de se protéger de la magie, pourtant innocente, de ces images
muettes par plusieurs signes de croix.
ROBERT HOOKE
Savant anglais et inventeur fécond, Robert Hooke (1635-1703) présente en
1668, comme son invention, sans évoquer la lanterne magique, un dispositif de
projection lumineuse d’objets transparents et opaques, à mi-chemin de la
chambre obscure et de la lanterne, et dont le pouvoir d’illusion promet des
spectacles où apparitions, mouvements, actions et « toute chose visible »
pourront être projetés sur un écran.
FRANCESCO ALGAROTTI
Brillant écrivain italien, Francesco Algarotti (1712-1764) propose avec le
Newtionanisme pour les dames l’un des premiers ouvrages de vulgarisation
scientifique dédié aux femmes. Il y exalte notamment les pouvoirs de la chambre
obscure : parfait modèle de la façon dont la vision s’opère dans nos yeux et
précieux instrument par lequel la nature se présente elle-même sous forme de
tableaux vivants plus vrais que nature.
[…]
[…]
ANONYME
Ces vers tirés d’un prospectus du fabricant d’instruments scientifiques,
l’Anglais John Cuff (1708-1772), disent la popularité de la camera obscura et le
marché qu’elle représente. Version de mirliton de la chambre obscure de
l’entendement lockien peut-être, mais très consciente des pouvoirs de l’œil
mécanique, émancipé de l’œil humain, percevant et projetant l’« abrégé » d’un
monde mouvant sur la page blanche de l’écran.
LAURENCE STERNE
En cette deuxième moitié du XVIIIe siècle où la diffusion des chambres
obscures et autres machines optiques peut donner l’illusion aux artistes de
pouvoir s’approprier mécaniquement l’image du réel, le romancier britannique
Laurence Sterne (1713-1768) rappelle non sans ironie que, faute de vitre de
Momus permettant de regarder dans le cœur de l’homme, l’imagination reste le
meilleur instrument pour accéder à la vérité.
Lanternes magiques
« Qu’est-ce que le monde pour notre cœur sans l’amour ? Ce qu’une lanterne
magique est sans lumière : à peine y introduisez-vous le flambeau, qu’aussitôt
les images les plus variées se peignent sur la muraille blanche ; et lors même
que tout cela ne serait que fantômes, encore ces fantômes font-ils notre bonheur
quand nous nous tenons là, éveillés, et que, comme des enfants, nous nous
extasions sur ces apparitions merveilleuses. »
GOETHE, Les Souffrances du jeune Werther, 1787.
INTRODUCTION
Inventé vraisemblablement en 1659 par le savant hollandais, Christiaan
Huygens, le principe de la lanterne magique, ancêtre des appareils de projection,
est resté identique, à quelques variantes près, du XVIIe siècle jusqu’au début du
XVIIIe siècle. C’est une boîte d’optique, en tôle, en cuivre ou en carton, de
forme cubique, ronde ou cylindrique, munie d’une source lumineuse et d’une
lentille convergente, qui projette sur une surface blanche, une image
transparente, agrandie, peinte sur une plaque en verre. Cette image est fixe, mais
peut être « animée » lorsque la plaque est pourvue d’un système mécanique qui
permet de faire bouger le sujet représenté.
S’il y a une analogie évidente entre la lanterne (elle ne sera baptisée
officiellement « magique » qu’en 1668, par le jésuite Eschinardi) et la camera
obscura (notamment celle décrite par della Porta qui suggérait de placer devant
le trou de la chambre noire des verres peints), il convient de noter qu’avec la
lanterne magique, il ne s’agit plus de reproduire la nature en laissant se former à
l’intérieur d’une boîte (chambre obscure), l’image d’un paysage ou d’une scène
se déroulant réellement dans le monde extérieur, mais de placer devant le foyer
lumineux, pour la projeter vers l’extérieur, une image artificielle, peinte à la
main sur verre et pouvant représenter aussi bien des paysages exotiques, des
scènes quotidiennes, historiques, religieuses, que des vues grotesques, érotiques
ou surnaturelles et terrifiantes[1]. Les principes de projection utilisés sont les
mêmes, mais les positions relatives de la source de la lumière (bougie, chandelle,
lampe à pétrole placées dans la boîte), de l’objet à projeter (images peintes
présentées devant la source lumineuse), de l’écran où se génère l’image (situé en
intérieur comme en extérieur) et aussi du spectateur (positionné à l’extérieur du
dispositif optique dont le mécanisme, enfermé dans une structure, lui reste caché
comme pour préserver l’aspect magique de l’apparition de l’image)… varient,
faisant de cet appareil d’optique une extraordinaire et très efficace machine à
spectacle.
Fille de la science et de la magie catoptrique, donnant l’illusion d’illuminer et
de matérialiser l’invisible à des spectateurs qui, très souvent, ignoraient son
fonctionnement, la lanterne a conservé, tout le long de sa longue histoire (son
succès ira croissant jusqu’à la fin du XIXe siècle), une très grande puissance de
fascination, auprès de tous les publics : des cabinets scientifiques et salons
mondains aux places de villages où, dès le début du XVIIIe siècle des
colporteurs, savoyards notamment, traversant l’Europe une lanterne sur le dos,
s’installent le soir pour présenter leur spectacle devant un public d’enfants et
d’adultes émerveillés.
La première description précise et les premières images imprimées de la
lanterne magique, appelée aussi lanterne thaumaturgique, se trouvent dans
l’édition de 1671 de l’Ars Magna lucis et umbrae d’Athanasius Kircher. Si le
jésuite allemand oublie de mentionner son précurseur, Christiaan Huygens, il cite
dans son texte le mathématicien danois Thomas Walgenstein qui, dès 1664,
« montre, dans une chambre obscure, avec suffisamment d’éclat et de perfection,
des représentations de plusieurs images qui provoquent la plus grande
admiration chez les spectateurs ». Il évoque comment lui-même organise dans le
collège de Rome, des séances de lanternes magiques en présentant à un public
stupéfait, des images « joyeuses, tristes, horribles, effrayantes, et même, pour les
spectateurs qui ignorent la cause de leur apparence, prodigieuses ». Dès ces
premières démonstrations, c’est le pouvoir d’illusion et de conviction de la
lanterne qui est exploité[2].
Face à la puissance des visions qu’elle procure, visions que Sœur Juana Inés
de la Cruz compare à celles du rêve, nombreux sont ceux qui célèbrent le
pouvoir artistique de cette machine. Assistant au spectacle de lanterne du célèbre
projectionniste allemand Johann Franz Griendel qui « remue les ombres comme
il veut sans le secours des enfers », un voyageur français, Charles Patin, parle
d’un « art trompeur qui se joue de nos yeux », tandis que le philosophe Leibniz,
à qui le fabricant et démonstrateur de lanternes allemand avait présenté ses
appareils, imagine des représentations de lanternes magiques capables de
rivaliser avec le théâtre et même l’opéra, et d’être la synthèse de « toutes les
choses imaginables ».
Au XVIIIe siècle, améliorée et commercialisée, la lanterne magique entre
dans les mœurs. Même si elle participe à des spectacles de magie aux mises en
scène de plus en plus complexes, dont « l’artifice consiste à faire voir les objets
en dehors de leurs propres lieux » et qui « suscitent l’admiration de l’assistance,
parce que l’objet, dont l’image est représentée, est caché » (Feijóo), elle fait
désormais partie de la vie quotidienne et devient le lieu où cohabitent tous types
d’images, sacrées et profanes, édifiantes et subversives, éducatives et populaires.
Ses usages se diversifient : on forge pour elle de grands projets pédagogiques (le
comte de Paroy). Ses techniques et secrets de fonctionnement sont dévoilés au
risque de lui faire perdre une partie de son mystère. Ce qui fait dire à l’Abbé
Nollet qui, après Kircher, fut l’un de ses principaux vulgarisateurs : « La lanterne
magique est un de ces instruments qu’une trop grande célébrité a presque rendu
ridicule aux yeux de bien des gens. On la promène dans les rues, on divertit les
enfants et le peuple ; cela prouve, avec le nom qu’elle porte, que ses effets sont
curieux et surprenants[3]. »
***
ATHANASIUS KIRCHER
Esprit encyclopédique, le jésuite allemand Athanasius Kircher (1601-1680)
est une figure centrale de la culture baroque. S’il n’est pas, comme il le
revendique dans son célèbre Ars Magna Lucis et Umbrae (3e éd., 1671),
l’inventeur de la lanterne magique – sa conception revenant au protestant
hollandais Christiaan Huygens (1659) et son exploitation au Danois Thomas
Walgenstein (1664) –, il est celui qui a le plus contribué à sa rapide propagation.
Fig. II a, Kircher, Lanterne magique
Fig. II b, Kircher, Lanterne magique
CHARLES PATIN
Dans cette lettre adressée au Duc de Brunswick, le voyageur français Charles
Patin (1633-1693) décrit le spectacle de lanterne auquel il a assisté, vers 1670-
1673, à Nuremberg, donné par le projectionniste Johan Franz Griendel. Face à la
variété et la puissance des visions, il découvre un art nouveau, né de l’optique,
de la peinture et de la magie : un « art trompeur qui se joue de nos yeux et […]
dérègle tous nos sens ».
Un mot seulement d’un Monsieur Grundler[4] : c’est un moine qui s’est venu
réformer, à ce qu’il dit, sur la morale du docteur Luther. Pour se justifier auprès
de moi de son changement par la comparaison du parti qu’il abandonne à celui
qu’il embrasse, il faudrait qu’il eût autant d’empire sur la raison qu’il en a sur les
yeux, à qui il fait voir ce qu’il veut, et comme il le veut, car il a tout ce qu’on
peut avoir de fonds dans le secret de l’optique. C’est cet art, Monseigneur, qui
peut placer la moitié du monde dans un point, qui a trouvé le moyen de faire
sortir des échos visuels du cristal et d’approcher les objets les plus éloignés par
des reproductions d’espèces et des correspondances de vues, qui étend dans les
espaces les plus bornés des lointains à perte de vue. Enfin c’est cet art trompeur
qui se joue de nos yeux, et qui avec la règle et le compas dérègle tous nos sens.
Notre homme va encore plus loin, il remue les ombres comme il veut sans le
secours des enfers. On a quelquefois parlé à V.A.S.[5] de cette glace sphérique
qui reçoit les espèces des objets éloignés par un filet de lumière, et qui roulant
dans les ténèbres les y imprime et leur fait suivre son mouvement. Les fantômes
et les spectres véritables ne sentent pas plus l’autre monde : je sais des héros qui
ont pâli à la vue de ces jeux et de ces sophismes de magie.
Et n’en déplaise à M. Grundler, toute l’estime que j’ai de son savoir ne m’ôta
pas la frayeur, je crus qu’il n’y eut jamais de plus grand magicien que lui au
monde. Je vis le paradis, je vis l’enfer, je vis des spectres. J’ai quelque
constance, mais j’en aurais volontiers donné la moitié pour sauver l’autre. Tout
cela disparut, et fit place à des spectacles d’une autre nature. En un moment je
vis l’air rempli de toute sorte d’oiseaux, à peu près comme on les peint à l’entour
d’Orphée. En un tour de main on me représenta une noce de village, d’une
manière si naturelle que je m’imaginais être de la fête. L’horizon de ma vue fut
occupé ensuite par un palais si superbe qu’il n’y a que l’imagination qui le put
produire, au devant duquel on courait la bague. Les héros en étaient ces Dieux
que l’Antiquité adorait. C’était un plaisir d’y voir Momus monté sur un barbe
qui se moquait avec des Satyres de Jupiter qui avait manqué d’adresse en si belle
compagnie. Mais finissons ces visions et tâchons de réecréer V.A.S. de quelque
chose de plus solide.
[…]
Quand je dis que de tels spectacles ne se trouvent pas dans les Histoires, je
parle de celles qui méritent d’être nommées ainsi, écrites par des auteurs
classiques sur la base solide de bonnes mémoires. Parce que dans certains livres
de curiosités, écrits par des auteurs légers dans le seul but de divertir, aucun
jugement ne doit être porté quand il s’agit d’examiner la vérité étant donné que,
dans de tels écrits, s’introduisent fréquemment des choses vulgaires et des
rumeurs incertaines.
Tel est le cas du récit que le Père Gaspar Scott (in Joco-seriis, centur. 2, prop.
51) rapporte avoir lu dans une lettre jointe au Fasciculus temporum de
Vuernero : alors que l’Empereur était à Trèves avec maints hauts personnages,
l’Abbé Tritemio avait fait apparaître devant eux je ne sais quelle plante sur une
table ; Alberto Magno, devant un autre Empereur, avait produit de la même
façon diverses herbes et fleurs. Sans scrupule, pourrait-on lier cela à la tête de
métal parlante qu’Alberto Magno, dit-on couramment, aurait fabriquée.
Les seules choses vraies en matière de représentations merveilleuses sont
certaines curiosités appartenant aux deux facultés mathématiques, Dioptrique et
Catoptrique, qui s’exécutent au moyen de la configuration et de la disposition
étudiées de miroirs et de verres. Tout l’artifice consiste à faire voir les objets en
dehors de leurs propres lieux, soit par la réflexion, soit par la réfraction des
espèces visibles. On obtient l’admiration de l’assistance, parce que l’objet, dont
l’image est représentée, est caché, et ainsi l’on croit que l’image n’a pu qu’être
produite par l’art de la Magie. On trouve beaucoup de ces curiosités chez des
auteurs qui traitent de Dioptrique et de Catoptrique. La plus singulière est celle
qu’on appelle Lanterne Magique, avec laquelle, la nuit, on imprime, en un
instant, diverses figures dans n’importe quel lieu choisi par celui qui demande la
formation de ces images.
Voici comment cela se passe. Celui qui a la lanterne propose aux participants
de faire apparaître, en n’importe quel endroit des murs d’un édifice qu’on lui
signale, la figure d’un lion ou d’un éléphant, ou de tout autre chose ; et à
l’instant où est désignée la toile pour la peinture, il suffit de tourner la lanterne
vers cette partie pour qu’apparaisse sur le mur l’effigie proposée. Cela remplit
d’admiration ceux qui ignorent l’artifice et qui ne peuvent croire qu’il se soit
réalisé sans pacte diabolique. L’art de cette machine consiste en un miroir de
métal concave placé derrière la lumière de la lanterne, en un canon qui s’étend
vers la partie antérieure, muni de deux lentilles convexes. Entre la lumière et la
lentille qui lui est la plus proche, on place l’image, qui par voie de projection
doit s’imprimer sur le mur, peinte sur un verre plat ou autre matière transparente.
Voilà en gros ce qu’on peut dire. Celui qui voudrait comprendre plus exactement
cet artifice peut consulter le Père Kircher dans son Grand Art de la Lumière et de
l’Ombre, le Père Dechales dans la Catoptrique ou le Père Zahn dans son curieux
ouvrage L’Œil artificiel, où il découvrira la manière dont on peut placer dans la
lanterne de nombreuses figures différentes et même leur imprimer un
mouvement dans la représentation réfléchie pour rendre le spectacle plus varié et
plus admirable.
Le Père Kircher dit utiliser le même instrument pour permettre à deux
hommes de communiquer entre eux à deux ou trois milles de distance, en
mettant entre la lumière et la première lentille, à la place d’autres images
figurées, les lettres de l’alphabet que l’on peut disposer successivement de façon
à former des mots ou des phrases entières. On peut ainsi échanger l’un l’autre
ses pensées, par la projection de lettres sur un mur ou une muraille qui soient à
portée de vue de celui qui est distant. Mais ceci dans la pratique ne me semble
pas possible pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire ici d’exposer.
HENRI DECREMPS
Pas de projection d’images dans le spectacle total que décrit le magicien Henri
Decremps (1746-1826) dans ce passage de La Magie dévoilée où il raconte le
voyage d’un nommé Hill chez le magicien hollandais Van Estin. Mais une mise
en scène complexe qui, mêlant aux effets optiques, odeurs de soufre, bruits
effrayants et voix de tonnerre, annonce, sous un autre dispositif, les séances de
fantasmagorie.
[…]
Fantasmagories
« L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans sa simplicité,
une richesse de représentations, d’images, infiniment multiples dont aucune
précisément ne lui vient à l’esprit et n’est présente. C’est la nuit, l’intérieur de
la nature qui existe ici – pur soi – dans les représentations fantasmagoriques ;
c’est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là
une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C’est cette nuit
qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – on plonge son
regard dans une nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance
à la rencontre de chacun. »
HEGEL, La Philosophie de l’esprit (1805-1806).
INTRODUCTION
« Fantasmagorie. Le mot fantasmagorie ou phantasmagorie est composé de
deux mots grecs, phantasma (fantôme), et agor ou agoré (dialecte ionien), qui
signifie assemblée : c’est donc l’art de faire apparaître des fantômes et des
images de corps animés à l’aide des illusions de l’optique. Il désigne encore le
spectacle produit de cette manière et l’appareil au moyen duquel on le produit.
Les principes sur lesquels repose la construction de la lanterne magique sont
aussi ceux qui constituent la fantasmagorie : dans les deux instruments, les
objets sont éclairés et amplifiés par les mêmes verres ajustés de la même façon.
Seulement, dans le dernier, on a modifié le but des diverses parties de la machine
[…] afin de produire un effet beaucoup plus imposant. […] Pour augmenter
l’illusion, on a eu l’idée de tendre la toile entre les spectateurs et l’instrument. Ici
en effet, tout le mécanisme de l’opération disparaît aux yeux du spectateur :
l’obscurité la plus profonde règne : tout d’un coup, un spectre apparaît, loin, bien
loin d’abord, et vient se peindre aux yeux de l’assemblée comme un point
lumineux. Bientôt il s’accroît, grandit, et semble s’approcher lentement d’abord,
et puis se précipiter sur les spectateurs : l’illusion est complète. […] On peut
diviser en trois classes les apparitions produites par la fantasmagorie : dans la
première, les objets sont d’abord très petits, et ne laissent distinguer qu’un point
lumineux, puis on les voit grandir successivement, de manière qu’ils semblent
venir de loin, et ils disparaissent au moment où le spectateur les croit sur lui ;
dans la seconde, ils ont une grandeur fixe, et restent à une certaine distance du
spectateur, mais ils ont du mouvement et paraissent animés ; dans la troisième
enfin, les objets se montrent subitement au milieu de l’assemblée, disparaissent
et semblent parcourir toutes les parties du lieu de la scène[1]. »
Quand, en 1836, Victor de Moléon propose cette définition, la fantasmagorie
est encore un spectacle nouveau, apparu à la fin du XVIIIe siècle, en ce temps
troublé, révolutionnaire et préromantique, où la raison, et avec elle les certitudes
politiques, vacille et où, après l’âge des Lumières, se développe l’attraction pour
le monde nocturne et la littérature gothique. Décrite, expliquée et presque
banalisée par les scientifiques et philosophes du XVIIIe siècle, la lanterne
magique trouve avec la fantasmagorie l’occasion non seulement de bouleverser
ses techniques (faire se déplacer, cachée derrière l’écran, sur des rails ou des
roues, une lanterne magique perfectionnée dite « fantascope »), mais aussi de
renouveler ses sujets et de réaffirmer ses pouvoirs : elle signe un nouveau pacte
avec le diable et entraîne les spectateurs en-deçà des territoires illuminés par la
raison.
Même si les initiateurs des spectacles de fantasmagorie, les premiers
fantasmagores, le mystérieux Paul Philidor, apparu en Allemagne en 1786, puis
le célèbre Étienne-Gaspard Robert, dit Robertson, qui commence sa longue
carrière à Paris en 1798, affirment vouloir lutter contre les superstitions et se
déclarent les serviteurs de la science, une science qui elle-même se met au
service de la métaphysique, c’est la magie qu’ils font triompher et la peur qu’ils
répandent. Dans un état de veille hypnotique qui abolit tous les systèmes
individuels de défense face aux agressions des images[2], les spectateurs
assistent à un spectacle total, mouvementé, dont le dispositif leur est caché, qui
sollicite la vue, l’ouïe et l’odorat et mêle figures lumineuses et comédiens
déguisés en spectres. Ils voient des ombres, des fantômes, des squelettes, le
diable, des revenants (hommes célèbres récemment disparus : Mirabeau, Danton,
Marat…) sortir de la nuit et de toute part, envahir leur espace de réception et leur
tendre la main jusqu’à presque les toucher. L’écran n’est plus une paroi qui
sépare, mais une porte de communication entre deux mondes, celui des vivants
et celui des morts, du présent et du passé, des corps et des esprits. La scène et la
salle se confondent en un espace fantastique de projection où l’optique et
l’imagination ne font plus qu’un et où, dans un dérèglement total de tous les
sens, immergé dans sa propre vision, malmené, le spectateur fait l’expérience
hallucinatoire d’une représentation qui semble « dépasser le rêve en réalité
palpable » (Strindberg).
La puissance et la notoriété de ces spectacles sont telles que le néologisme
« fantasmagorie » est très vite entré dans le langage commun pour désigner de
façon figurée d’abord des tableaux mouvants qui passent devant les yeux d’un
observateur, puis plus généralement des visions ou apparitions irréelles qui ont
force d’hallucination. Plus qu’un spectacle ou un type de représentation, la
fantasmagorie devient ainsi au cours du XIXe siècle un modèle de l’imaginaire
fantastique, une manière d’écrire et de « penser le rapport fascinant et déceptif
qui existe entre la réalité et la conscience qui la reflète, la transforme ou la
transfigure[3] ».
***
ANONYME
Un des journaux les plus lus de la Révolution française, La Feuille villageoise,
hebdomadaire destiné à une lecture publique dans les campagnes afin d’y
favoriser l’instruction, rend compte du premier spectacle de « phantasmagorie »
que Paul Philidor présente à Paris du 16 décembre 1792 jusqu’en avril 1793.
Tout en jouant de la crédulité du spectateur, Philidor prétend se servir de sa
machine à fabriquer des spectres pour inscrire son spectacle dans le combat des
Lumières contre l’ignorance.
La Phantasmagorie.
Nombre de fripons ont dit : nous avons le pouvoir de faire revenir les morts
sous forme d’esprits ; et ils ont trouvé des millions de dupes qui ont cru voir en
effet ces revenants.
Eh bien ! moi, je les ai vus réellement ces simulacres des morts, et les verra
qui voudra pour un écu ou deux, même en assignats.
Vous qui avez gagné tant de trésors, tant de terres, tant de biens à ces
représentations lugubres, mornes, prêtres, papes, faux exorcistes, faux
thaumaturges, faux sorciers, faux prophètes, faux illuminés, sots enthousiastes,
bateleurs, jongleurs et charlatans sacrés de toutes les sectes et de tous les pays,
venez prendre leçon et renoncez au métier, en voyant la phantasmagorie.
Que ceux qui croient aux esprits courent à la phantasmagorie ; que ceux qui
n’y croient pas viennent aussi à ce singulier spectacle. Les faibles s’y
désabuseront, et les forts comprendront comment on s’abuse. Les visionnaires
deviendront philosophes ; les philosophes pardonneront aux visionnaires.
Mais que veut dire ce mot scientifique phantasmagorie ? Il signifie l’évocation
des fantômes. La Pythonisse ou sorcière d’Endor qui, dit-on, fit parler Samuel
mort devant Saül roi, était une espèce de phantasmagore.
Le phantasmagore de Paris est un physicien anglais qui vous dit : « Je ferai
venir devant vous tous les illustres morts, tous ceux dont la mémoire vous est
chère et dont l’image vous est encore présente ; je ne vous montrerai point des
esprits, parce qu’il n’y en a point ; mais je produirai devant vous des simulacres
et des figures, telles qu’on suppose être les esprits, dans les songes de
l’imagination ou dans les mensonges des charlatans. Je ne suis ni prêtre ni
magicien ; je ne veux point vous tromper ; mais je saurai vous étonner. Il ne
tiendrait qu’à moi de faire illusion ; j’aime mieux servir à l’instruction. »
Il dit, et vous introduit dans une salle tendue de noir et couverte des images de
la mort, qu’éclaire une lampe sépulcrale. Bientôt un souffle magique éteint cette
faible lueur : toute lumière disparaît ; vos yeux ne distinguent plus rien ; ce sont
les ténèbres de Milton, « si épaisses qu’on pourrait les toucher ».
Tout à coup le tonnerre gronde ; les éclairs éblouissant vos yeux par
intervalles, semblent ne briller que pour rendre l’obscurité plus noire. En même
temps tous les signes des orages se font entendre ; la pluie, la grêle et les vents
forment tout à la fois l’ouverture et la symphonie de la scène qui va s’ouvrir.
Alors s’élève, du plancher même, une figure blanchâtre qui grandit par degrés
jusqu’à la proportion humaine. D’abord vous la distinguez confusément ; une
espèce de nuage l’enveloppe encore : il s’éclaircit, il se dissipe ; le fantôme
devient de plus en plus visible, resplendissant : vous discernez ses traits ; vous le
reconnaissez, c’est MIRABEAU : c’est sa physionomie vivante, sa même
attitude, sa chevelure épaisse et disposée avec art. Son vêtement est cette robe
blanche et lumineuse qui est le costume ordinaire qu’on suppose être l’uniforme
des esprits. Il se promène, il erre dans l’ombre, il s’approche, il se penche vers
vous : vous frémissez : il s’avance encore ; vous allez le toucher ; il disparaît, et
vous vous retrouverez dans les mêmes ténèbres.
Tandis que vous réfléchissez, étonné du double prodige de l’apparition et de la
disparition, un point lumineux perce dans le lointain la nuit profonde ; il brille, il
fixe vos regards : bientôt il se meut, il s’approche ; il grandit en même temps, et
prend une configuration qui se caractérise et devient plus distincte à chaque pas
qu’il fait, jusqu’à ce que parvenu à quatre ou cinq pieds de distance, ce point
imperceptible vous représente le spectre encore lumineux de Mirabeau.
Enfin, pour achever la merveille, cette même image s’éloigne insensiblement ;
décroît à mesure qu’elle s’éloigne ; et par une gradation infinie se rapetisse à vos
yeux, en conservant ses formes et sa ressemblance, tant qu’enfin réduite au
même point lumineux d’où elle était venue jusqu’à vous, elle se perd et s’éteint
de nouveau dans l’ombre.
Vingt autres fantômes se succèdent, et illuminent tour à tour la demeure
ténébreuse. Tantôt la terre semble les produire ; tantôt ils semblent percer la
voûte et descendre du plafond ; d’autre fois c’est la muraille même qui paraît
s’ouvrir pour les laisser passer. Les spectres ne sont pas toujours revêtus du
costume accoutumé des esprits. Ils se montrent aussi sous l’habillement qu’ils
portaient pendant leur vie. Quelquefois même celui qui évoque l’ombre, la fera
paraître d’abord sous l’enveloppe blanchâtre des esprits : mais voulez-vous la
voir habillée ? À l’instant l’éclat dont elle brillait, pâlit et s’éclipse ; on ne
l’entrevoit qu’à travers un brouillard où se confondent les formes et le relief de
l’objet : un instant après, le nuage se dissipant, la figure reparaît complètement
vêtue. C’est ainsi que j’ai vu le fantôme de l’empereur Joseph II changer sa
tunique blanche en cet uniforme vert qu’il porta lorsqu’il voyageait en France.
Quelquefois le fantôme ne paraît qu’à mi-corps, ou bien la figure se montre
sous la couleur du feu, toute infernale, toute flamboyante.
D’autre fois, on réunit ensemble les fantômes ; ils se meuvent ils agissent, ils
gesticulent ; on ne les entend point, mais on croit voir, on voit les dialogues des
morts.
Il n’est pas nécessaire que les individus aient perdu la vie, pour que leur
simulacre puisse être évoqué ; on appelle les vivants, les absents ; j’ai vu, j’ai
reconnu la face impudente et scélérate du prêtre Maury. Il était parlant ; on
croyait l’entendre mentir.
Enfin, j’ai vu ma propre image ; je me suis vu moi-même, aller, venir,
m’agiter devant moi.
Tels sont les singuliers effets de la phantasmagorie. L’ingénieux physicien
termine cette représentation curieuse en faisant paraître le diable, c’est-à-dire la
caricature grotesque imaginée par les sycophantes troqués et mitrés pour faire
peur aux bonnes femmes et aux petits garçons ; ce spectre d’un rouge de feu,
armé de griffes, coiffé de cornes et montrant sa queue de satyre, change
l’étonnement en rire et achève de désensorceler le spectateur.
Est-il nécessaire de dire que ces prodiges ne sont que des effets d’optique ? Ce
sont les jeux d’un artiste habile à profiter du contraste des ténèbres et de la
lumière : les rayons d’un flambeau dirigés et concentrés sur un seul objet ; le
dessin, la forme et le mouvement de cet objet, calculés suivant les règles de la
perspective, l’une des parties de l’art de la peinture, voilà le principe de ces
phénomènes.
Maintenant dites-moi si, au milieu de la nuit, sortant d’un sommeil profond,
on faisait tout à coup apparaître devant vous un semblable fantôme, quelle serait
votre terreur ! Et si ce fantôme était celui d’une personne chère à votre cœur,
absente ou perdue pour vous, de quelle puissance serait sur vous cette
opposition ! Où ne pourrait-on pas conduire un homme faible ou passionné par
un tel moyen !
Et si, comme le pratiquent les sectaires, les francs-maçons, illuminés et autres,
on environnait ces scènes fantastiques de tous les accessoires qui peuvent agir
sur l’imagination ; si par un jeûne austère, on affaiblissait le cerveau de ceux
auxquels on prépare ces visions ; qui d’entre eux serait assez fort pour préserver
sa raison d’un tel ébranlement !
Que serait-ce encore, si à la magie naturelle des fantômes lumineux, on
joignait les singuliers effets que produisent les ventriloques[4], lorsque leur voix
tonnante semble descendre des voûtes, ou sortir d’un souterrain, ou venir de plus
loin encore. Que de prétendus miracles, que de dupes, que de fanatiques ne
pourrait-on pas faire par des ressorts si puissants !
Enfin, ajoutez à toutes ces combinaisons la supercherie physique de la
baguette divinatoire, et les prédictions postiches de devins, et les spécifiques
universels des opérateurs, et les attouchements mystérieux, le baquet ridicule du
mesmérisme, et les tours merveilleux du joueur de gobelets Pinetty ; comment la
débile raison des peuples ignorants pourrait-elle tenir à tant d’illusions ?
Comment ? – Lorsque le peuple, formé par l’instruction publique, saura qu’un
miracle, s’il en existait, serait l’interruption des lois éternelles et immuables de la
nature : qu’il n’est aucunement probable que Dieu souffre cette interruption,
comme on nous le dit et comme on nous le prêche, à propos de rien ; que par
conséquent la plupart des prétendus miracles ne sont que des effets simples,
opérés par des moyens naturels, quoiqu’inconnus ; enfin des expériences de
physique ou des tours de passe-passe. Lorsque le peuple aura bien gravé ces
vérités dans son esprit, on pourra, sans le tromper, lui faire voir les choses les
plus extraordinaires.
C’est pour cela qu’un philosophe proposait que le gouvernement payât les
charlatans et les jongleurs les plus habiles pour parcourir la France entière, en
répétant partout et en expliquant au peuple assemblé le secret de leurs tours les
plus étonnants.
Voilà pourquoi il était bon de donner aux villageois la description de la
phantasmagorie ; car la plupart de leurs préjugés, de leurs superstitions, et de
leurs croyances ont pour origine de pareils jeux physiques, et souvent des tours
beaucoup moins savants.
N’en soyez point humiliés, bons agriculteurs : les plus puissants rois sont plus
crédules et plus sots que le plus obscur paysan ; c’est ce que j’ai encore
découvert dans cette occasion.
Il est connu que le roi de Prusse, notre féroce ennemi, ridicule jouet de
quelques favoris scélérats, non seulement croit à l’apparition des morts, mais
même prétend converser avec eux : dans une de ces farces funèbres, qu’on joue
familièrement devant lui, on l’a fait ainsi souper avec Jésus-Christ en personne.
Le spectacle de la phantasmagorie m’a rappelé ces extravagances ; et je me suis
avisé de demander au physicien si ses industrieux secrets n’étaient pas les
mêmes dont on se servait pour mystifier cet imbécile monarque. – Non, me dit-
il, on emploie des moyens bien plus grossiers. – En même temps il me raconta
que des hommes masqués étaient apostés pour jouer ces rôles d’ombres et de
fantômes qui ont tant d’empire sur le maniaque neveu du grand Frédéric.
Ainsi la plus grande crédulité s’assied sur les trônes tout auprès de la plus
monstrueuse immoralité. La parole de l’évangile est accomplie : les premiers des
peuples sont les derniers des hommes.
Quand donc le plus vil bétail cessera-t-il d’être le pasteur du troupeau, et
surtout de le mener à la boucherie !
Un décemvir a dit qu’il n’y avait que les morts qui ne revenaient pas ; allez
chez Robertson, vous verrez que les morts reviennent comme les autres :
Du ciel, quand il la faut, la justice suprême
Suspend l’ordre éternel établi par lui-même ;
Il permet à la mort d’interrompre ses lois
Pour l’effroi de la terre.
Robertson appelle les fantômes, commande aux spectres, et fait repasser aux
ombres qu’il évoque le fleuve de l’Achéron :
Je l’ai vu : ce n’est point une erreur passagère
Qu’enfante du sommeil la vapeur mensongère.
Dans un appartement très éclairé, au pavillon de l’Échiquier, n° 18, je me
trouvai, avec une soixantaine de personnes, le 4 germinal. À sept heures
précises, un homme pâle, sec, entre dans l’appartement où nous étions. Après
avoir éteint les bougies, il dit : « Citoyens et messieurs, je ne suis point de ces
aventuriers, de ces charlatans effrontés qui promettent plus qu’ils ne tiennent :
j’ai assuré, dans le Journal de Paris, que je ressusciterais les morts, je les
ressusciterai. Ceux de la compagnie qui désirent l’apparition des personnes qui
leur ont été chères, et dont la vie a été terminée par la maladie ou autrement,
n’ont qu’à parler. J’obéirai à leur commandement. » Il se fit un instant de
silence ; ensuite un homme en désordre, les cheveux hérissés, l’œil triste et
hagard, la physionomie arlésienne, dit : « Puisque je n’ai pu, dans un journal
officiel, rétablir le culte de Marat, je voudrais au moins voir son ombre. »
Robertson verse, sur un réchaud enflammé, deux verres de sang, une bouteille
de vitriol, douze gouttes d’eau-forte, et deux exemplaires du Journal des
Hommes libres ; aussitôt s’élève, peu à peu, un petit fantôme livide, hideux,
armé d’un poignard, et couvert d’un bonnet rouge : l’homme aux cheveux
hérissés le reconnaît pour Marat ; il veut l’embrasser ; le fantôme fait une
grimace effroyable et disparaît.
Un jeune merveilleux sollicite l’apparition d’une femme qu’il a tendrement
aimée et dont il montre le portrait en miniature au fantasmagorien, qui jette sur
le brasier quelques plumes de moineau, quelques grains de phosphore et une
douzaine de papillons ; bientôt on aperçoit une femme, le sein découvert, les
cheveux flottants, et fixant son jeune ami avec un sourire tendre et douloureux.
Un homme grave, assis à côté de moi, s’écrie en portant la main au front :
« Ciel ! Je crois que c’est ma femme » et il s’esquive, craignant que ce ne soit
plus un fantôme.
Un Helvétien, que je pris pour le colonel Laharpe, demande à voir l’ombre de
Guillaume Tell. Robertson pose sur le brasier deux flèches antiques, qu’il
recouvre d’un large chapeau… À l’instant, l’ombre du fondateur de la liberté de
la Suisse se montre avec une fierté républicaine, et paraît tendre la main au
colonel, à qui l’Helvétie doit sa nouvelle régénération.
Un jeune Suisse, en lunettes, le teint pâle, les cheveux dorés et les mains
remplies de brochures métaphysiques, veut s’approcher ; l’ombre lui jette un
regard courroucé et semble lui dire : « Que fais-tu ici, lorsque mes descendants
sont armés pour recouvrer leurs droits ? »
Delille témoigne modestement le désir de voir l’ombre de Virgile ; sans
évocation, et sur le simple vœu du traducteur des Géorgiques, elle paraît,
s’avance avec une couronne de laurier qu’elle pose sur la tête de son heureux
imitateur.
L’auteur de quelques tragédies prônées demande avec assurance l’apparition
de l’ombre de Voltaire, espérant en recevoir un semblable hommage ; le peintre
de Brutus et de Mahomet, après quelques cérémonies s’offre aux spectateurs ; il
aperçoit le tragique moderne, et semble lui dire : « Crois-tu que la vanité soit du
génie et la mémoire du talent ? »
« Citoyens et messieurs, dit Robertson, jusqu’ici je ne vous ai fait voir qu’une
ombre à la fois ; mon art ne se borne pas à ces bagatelles, ce n’est que le prélude
du savoir-faire de votre serviteur. Je puis faire voir aux hommes bienfaisants la
foule des ombres de ceux qui, pendant leur vie, ont été secourus par eux ;
réciproquement je puis faire passer en revue aux méchants les ombres des
victimes qu’ils ont faites. »
Robertson fut invité à cette épreuve par une acclamation presque générale,
deux individus seulement s’y opposèrent ; mais leur opposition ne fit qu’irriter
les désirs de l’assemblée.
Aussitôt le fantasmagorien jette dans le brasier le procès-verbal du 31 mai,
celui des massacres des prisons d’Aix, de Marseille et de Tarascon, un recueil de
dénonciations et d’arrêtés, une liste de suspects, la collection des jugements du
tribunal révolutionnaire, une liasse de journaux démagogiques et aristocratiques,
un exemplaire du Réveil du Peuple ; puis il prononce, avec emphase, les mots
magiques : Conspirateurs, humanité, terroriste, justice, jacobin, salut public,
exagéré, alarmiste, accapareur, girondin, modéré, orléaniste… À l’instant on voit
s’élever des groupes couverts de voiles ensanglantés ; ils environnent, ils
pressent les deux individus qui avaient refusé de se rendre au vœu général et qui,
effrayés de ce spectacle terrible, sortent avec précipitation de la salle, en
poussant des hurlements affreux… L’un était Barère et l’autre Cambon…
La séance allait finir, lorsqu’un chouan amnistié, et employé dans les charrois
de la république, demande à Robertson s’il pouvait faire revenir Louis XVI. À
cette question indiscrète, Robertson répondit fort sagement : « J’avais une recette
pour cela avant le 18 fructidor ; je l’ai perdue, depuis cette époque ; il est
probable que je ne la retrouverai jamais, et il sera désormais impossible de faire
revenir les rois de France. »
LOUIS-SÉBASTIEN MERCIER
[…]
Cette jeune nonne[5], coiffée d’une guimpe qui rivalise de blancheur avec les
lis de son visage, elle vient, à pas lents, du bout de l’avenue d’un cloître. Les
douleurs de sa vie mortelle sont empreintes sur son visage, mais sa vie céleste
n’est pas détruite ; ce front calme goûte déjà le repos et bientôt le bonheur.
L’infortuné contemple cette figure qui répand autour d’elle tous les rayons d’une
nouvelle et meilleure existence. Il se recueille, il espère, il se transporte dans les
régions éternelles, tandis que l’athéisme, qui éteint tout sous ses mains glacées,
qui s’éloigne sans cesse et du dieu miséricordieux et de la ligne ascendante,
voudrait anéantir les tableaux mélancoliques, révélateurs, inspirateurs, et
jusqu’aux mots de la langue qui ont une liaison secrète avec Dieu et
l’immortalité.
*
FANTASMAGORIE. Jeu d’optique qui fait voir tous les combats multipliés et
fins de l’ombre et de la lumière, et qui révèle en même temps d’anciennes
fourberies de prêtres. Ces fantômes créés à volonté, et mouvants, ces fausses
apparences amusent le vulgaire, et font rêver le philosophe. Qu’est-ce que le
spectre du miroir, ou dans le miroir ? Existe-t-il, n’existe-t-il pas ? Quelle
prodigieuse ténuité de rayons colorés ! Quel étonnant intermédiaire entre la
matière que nous palpons, et l’esprit que nous ne touchons pas ! Ô spectre ! Ô
figurabilité ! Qui, quoi es-tu ? On n’a pas encore su faire de ces expériences si
curieuses, si surprenantes, un spectacle en grand. Au lieu de ces puériles
illuminations, répétition uniforme, misérable et bornée, commandez à
l’ingénieux Robertson de nous faire danser figurativement, sur tous les toits de la
ville, des êtres intangibles et non moins hauts que les tours Notre-Dame. Ces
jeux extraordinaires et merveilleux formeraient des physiciens et des amateurs
de physique ; ce qui vaudrait mieux que ces maniaques acheteurs de peintures,
contre lesquels je prépare un bel article.
Bien que précédé par Philidor qui inventa la rétroprojection mobile, Étienne-
Gaspard Robert, dit Robertson (1736-1837), reste l’homme de la fantasmagorie,
celui qui a assuré gloire et fortune à cet art de faire apparaître des spectres ou des
fantômes par des illusions d’optique. Dans ses Mémoires, il revient sur ses
expériences dont il veut affirmer qu’elles sont moins celles d’un abbé reconverti
dans les diableries que d’un physicien-philosophe voulant dénoncer la
superstition.
Il n’y a plus, a-t-on dit depuis longtemps, que nos grands-mères qui croient au
diable et à ses œuvres ; malheureusement cette assertion n’est pas exacte, et la
plupart de nos campagnes seraient encore tributaires de l’empire que tout
homme fourbe prétendrait exercer sur leur crédulité ; il suffit de citer le miracle
récent de la croix de Migné, dont je parlerai ailleurs. On s’est beaucoup moqué
de la superstition des anciens ; on a recueilli des faits nombreux, capables de
faire honte à leur intelligence, et de donner, pour ainsi dire, un démenti à leur
civilisation. Eh bien ! Je soupçonne que si l’on réunissait les contes des
revenants, les trouvailles surnaturelles, les apparitions miraculeuses, les
publications de ce singulier commerce épistolaire entre le ciel et la terre ; si l’on
réunissait, dis-je, toutes les histoires de cette nature, qui ont eu cours un instant
dans nos hameaux et dans nos villages, seulement depuis la révolution, devant
laquelle tant de ténèbres se sont cependant dissipées, le recueil n’en serait pas
moins volumineux que celui des miracles de l’antiquité.
[…]
[…]
On se trouvait alors dans un lieu sombre, tendu de noir, faiblement éclairé par
une lampe sépulcrale, et dont quelques images lugubres annonçaient seules la
destination ; un calme profond, un silence absolu, un isolement subit au sortir
d’une rue bruyante, étaient comme les préludes d’un monde idéal. Déjà le
recueillement commençait, toutes les physionomies étaient graves, presque
mornes, et l’on ne se parlait qu’à voix basse. Je m’avançais alors, et je prévenais
à peu près en ces termes les impressions superstitieuses :
« Ce qui va se passer un moment sous vos yeux, messieurs, n’est point un
spectacle frivole ; il est fait pour l’homme qui pense, pour le philosophe qui
aime à s’égarer un instant avec Sterne parmi les tombeaux.
C’est d’ailleurs un spectacle utile à l’homme que celui où il s’instruit de l’effet
bizarre de l’imagination, quand elle réunit la vigueur et le dérèglement : je veux
parler de la terreur qu’inspirent les ombres, les caractères, les sortilèges, les
travaux occultes de la magie ; terreur que presque tous les hommes ont éprouvée
dans l’âge tendre des préjugés, et que quelques-uns conservent encore dans l’âge
mûr de la raison.
On va consulter le magicien, parce que l’homme, entraîné par le torrent rapide
des jours, voit d’un œil inquiet et les flots qui le portent et l’espace qu’il a
parcouru ; il voudrait encore étendre sa vue sur les dernières limites de sa
carrière, interroger le miroir de l’avenir, et voir d’un coup d’œil la chaîne entière
de son existence.
L’amour du merveilleux, que nous semblons tenir de la nature, suffirait pour
justifier notre crédulité. L’homme, dans la vie, est toujours guidé par la nature
comme un enfant par les lisières : il croit marcher tout seul, et c’est la nature qui
lui indique ses pas ; c’est elle qui lui inspire ce désir sublime de prolonger son
existence, lors même que sa carrière est finie. Chez les premiers enfants des
hommes, ce fut d’abord une opinion sacrée et religieuse, que l’esprit, le souffle
ne périssait pas avec eux ; que cette substance légère, aérienne de nous-mêmes
aimait à se rapprocher des lieux qu’elle avait aimés. Cette idée consolante essuya
les pleurs d’une épouse, d’un amant malheureux, et ce fut pour l’amitié que la
première ombre se montra. »
Les pensées que j’exprimais dans ces sortes de prolégomènes, quoique
tournant autour du même sujet, variaient fréquemment ; je citerai cet autre
discours :
« Les expériences qui vont se passer sous vos yeux doivent intéresser la
philosophie ; elle peut voir ici l’histoire des égarements de l’esprit humain, et
cette histoire vaut bien celle de la politique de quelques nations. Les deux
grandes époques de l’homme sont son entrée à la vie et son départ. Tout ce qui
lui arrive peut être considéré comme placé entre deux voiles noirs et
impénétrables qui recouvrent ces deux époques, et que personne n’a encore
soulevés. Des milliers de générations sont là debout devant ces voiles noirs, des
torches à la main, et s’efforçant de deviner ce qui peut se trouver de l’autre côté.
Les poètes, les philosophes, les fondateurs d’États ont peint dans leurs rêves cet
avenir d’une couleur plus riante ou plus sombre, selon que le ciel au-dessus de
leur tête était plus nébuleux ou plus serein. Beaucoup d’imposteurs ont profité de
cette curiosité générale pour étonner l’imagination par l’incertitude de l’avenir.
Mais le plus morne silence règne de l’autre côté de ce crêpe funéraire ; et c’est
pour suppléer à ce silence, qui disait tant de choses à l’imagination, que les
mages, les sibylles et les prêtres de Memphis emploient les prestiges d’un art
inconnu, dont je vais tâcher de développer quelques moyens sous vos yeux.
Pour sentir de quelle importance pouvait être chez les anciens l’art des
apparitions, il faudrait vous reporter aux temps, aux circonstances, aux lieux où
elles se sont faites. Imaginez une femme sensible qui a perdu l’objet de sa
tendresse ; voyez-la conduite par la main d’un vieillard, d’un prêtre vénérable.
Après mille détours, elle arrive au milieu des pyramides ou des catacombes : là,
entourée des images de la mort, seule avec la nuit et son imagination, elle attend
l’apparition de l’objet qu’elle chérit. Quelle devait être l’illusion pour une
imagination ainsi préparée ! Vous observerez que dans les mystères de
l’initiation il ne se faisait qu’une seule apparition. Si je ne cherchais qu’à vous
inspirer de la terreur, je m’y prendrais tout autrement : vous ne seriez admis
qu’isolément, parce que les personnes qui vous entourent paralysent votre
imagination par leur présence et leurs réflexions, et le seul objet qui s’offrirait à
vous ne se présenterait qu’au milieu des éclairs et de la foudre. Le but de la
fantasmagorie est de vous familiariser avec des objets extraordinaires ; je vous ai
offert des spectres, je vais actuellement faire apparaître des ombres connues. »
Cette dernière phrase montre que je conservais quelquefois la seconde partie
de ce discours pour le moment de repos qui partageait les apparitions en deux
séries. Aussitôt que je cessais de parler, la lampe antique suspendue au-dessus de
la tête des spectateurs s’éteignait, et les plongeait dans une obscurité profonde,
dans des ténèbres affreuses. Au bruit de la pluie, du tonnerre, de la cloche
funèbre évoquant les ombres de leurs tombeaux, succédaient les sons déchirants
de l’harmonica ; le ciel se découvrait, mais sillonné en tous sens par la foudre.
Dans un lointain très reculé, un point lumineux semblait surgir : une figure,
d’abord petite, se dessinait, puis s’approchait à pas lents, et à chaque pas
semblait grandir ; bientôt, d’une taille énorme, le fantôme s’avançait jusque sous
les yeux du spectateur, et, au moment où celui-ci allait jeter un cri, disparaissait
avec une promptitude inimaginable. D’autres fois les spectres sortaient tout
formés d’un souterrain, et se présentaient d’une manière inattendue. Les ombres
des grands hommes se pressaient autour d’une barque et repassaient le Styx,
puis, fuyant une seconde fois la lumière céleste, s’éloignaient insensiblement
pour se perdre dans l’immensité de l’espace. Des scènes tristes, sévères,
bouffonnes, gracieuses, fantastiques s’entremêlaient, et quelque événement du
jour formait ordinairement l’apparition capitale. « Robespierre, disait le Courrier
des Spectacles (du 4 ventôse an VIII), sort de son tombeau, veut se relever… la
foudre tombe et met en poudre le monstre et son tombeau. Des ombres chéries
viennent adoucir le tableau : Voltaire, Lavoisier, J. J. Rousseau, paraissent tour à
tour ; Diogène, sa lanterne à la main, cherche un homme, et, pour le trouver,
traverse pour ainsi dire les rangs, et cause impoliment aux dames une frayeur
dont chacune se divertit. Tels sont les effets de l’optique, que chacun croit
toucher avec la main ces objets qui s’approchent. »
[…]
Souvent pour frapper un dernier coup je terminais les séances par cette
allocution :
« J’ai parcouru tous tes phénomènes de la fantasmagorie ; je vous ai dévoilé
les secrets des prêtres de Memphis et des illuminés ; j’ai tâché de vous montrer
ce que la physique a de plus occulte, ces effets qui parurent surnaturels dans les
siècles de la crédulité ; mais il me reste à vous en offrir un qui n’est que trop
réel. Vous qui peut-être avez souri à mes expériences, beautés qui avez éprouvé
quelques moments de terreurs, voici le seul spectacle vraiment terrible, vraiment
à craindre : hommes forts, faibles, puissants, et sujets, crédules ou athées, belles
ou laides, voilà le sort qui vous est réservé, voilà ce que vous serez un jour ;
souvenez-vous de la fantasmagorie. »
Ici la lumière reparaissait, et l’on voyait au milieu de la salle un squelette de
jeune femme debout sur un piédestal.
HONORÉ DE BALZAC
ARTHUR RIMBAUD
Dans « Nuit de l’Enfer », poème du recueil Une Saison en Enfer, Arthur
Rimbaud (1854-1891), après avoir cru rivaliser avec Dieu et trouver dans la
religion chrétienne la voie de la connaissance, se proclame non sans ironie
« maître en fantasmagories ». Pour l’ex-voyant devenu poète bonimenteur et
fantasmagore, la poésie est une scène où s’expérimentent des modes de voir et
d’entendre jusque-là inédits, où les mots ont le pouvoir de provoquer des
apparitions hallucinatoires.
J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. – Trois fois béni soit le conseil qui
m’est arrivé ! – Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes
membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis
crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle
comme il faut. Va, démon !
J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. Puis-je décrire la
vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes ! C’était des millions de
créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles
ambitions, que sais-je ?
Les nobles ambitions !
Et c’est encore la vie ! – Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se
mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est
l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez
fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut
attaquer les païens. – C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation
seront plus profondes. Un crime, vite, que je tombe au néant, de par la loi
humaine.
Tais-toi, mais tais-toi !… C’est la honte, le reproche, ici : Satan qui dit que le
feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte. – Assez !… Des erreurs
qu’on me souffle, magies, parfums, faux, musiques puériles. – Et dire que je
tiens la vérité, que je vois la justice : j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt
pour la perfection… Orgueil. – La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur,
j’ai peur. J’ai soif, si soif ! Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres,
le clair de lune quand le clocher sonnait douze… le diable est au clocher, à cette
heure. Marie ! Sainte-Vierge !… – Horreur de ma bêtise.
Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien… Venez…
J’ai un oreiller sur la bouche, elles ne m’entendent pas, ce sont des fantômes.
Puis, jamais personne ne pense à autrui. Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi,
c’est certain.
Les hallucinations sont innombrables. C’est bien ce que j’ai toujours eu : plus
de foi en l’histoire, l’oubli des principes. Je m’en tairai : poètes et visionnaires
seraient jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer.
Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au
monde. – La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en
haut. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes.
Que de malices dans l’attention dans la campagne… Satan, Ferdinand, court
avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les
courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra
debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude…
Je vais éveiller tous les mystères : mystères religieux ou naturels, mort,
naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant. Je suis maître en fantasmagories.
Écoutez !…
J’ai tous les talents ! – Il n’y a personne ici et il y a quelqu’un : je ne voudrais
pas répandre mon trésor. – Veut-on des chants nègres, des danses de houris ?
Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau ? Veut-on ?
Je ferai de l’or, des remèdes.
Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez – même les
petits enfants –, que je vous console, qu’on répande pour vous son cœur – le
cœur merveilleux ! – Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de
prières ; avec votre confiance seulement, je serai heureux.
– Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J’ai de la chance de
ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c’est regrettable.
Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.
Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a
disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules. Les soirs, les matins,
les nuits, les jours… Suis-je las !
Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l’orgueil, – et
l’enfer de la caresse ; un concert d’enfers.
Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais aux vers, horreur de
l’horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes charmes. Je réclame. Je
réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu.
Ah ! remonter à la vie ! Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce
baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié,
cachez-moi, je me tiens trop mal ! – Je suis caché et je ne le suis pas.
C’est le feu qui se relève avec son damné.
BRAM STOKER
La Chaîne du Destin est le premier roman publié par le futur auteur de
Dracula. Dans ce passage, situé au deuxième chapitre, Bram Stoker (1847-1912)
met en place un dispositif qui, tout en participant encore de l’imaginaire de la
fantasmagorie et de ses habituelles apparitions spectrales surgissant des ténèbres,
semble préfigurer la séance de cinéma : un spectateur immobilisé, entre veille et
sommeil, regardant des images mouvantes se projeter sur un écran-fenêtre.
Ma chambre était une grande salle – immense pour une chambre – avec deux
fenêtres ouvrant à ras du sol, comme celles des salles de séjours ou des salons.
Le mobilier était de style ancien, mais pas assez ancien pour être singulier ; aux
murs pendaient de nombreux tableaux, des portraits ; la maison en était pleine
ainsi que de paysages. Je n’y jetai qu’un coup d’œil, décidé à les examiner plus
attentivement le lendemain matin, et je me mis au lit. Il y avait du feu dans la
pièce, et je restai allongé, sans dormir, un moment, à regarder songeur les
ombres des meubles danser sur les murs et au plafond, tandis que les flammes du
feu de bois grandissaient et diminuaient et que les braises rouges retombaient
dans la cheminée en blanchissant. J’essayai de lâcher la bride de mes pensées,
mais elles restaient constamment fixées sur ce seul sujet : la mystérieuse Miss
Fothering, dont je devais tomber amoureux. J’étais sûr d’avoir entendu son nom
quelque part, et parfois me venaient de vagues souvenirs d’un visage d’enfant.
Pendant ces moments, je commençais à me réveiller de cette somnolence
croissante, mais avant que je n’eusse pu rassembler mes pensées dispersées,
l’idée m’avait échappé. Je ne pouvais me rappeler ni quand ni où j’avais entendu
ce nom, ni même me souvenir de l’expression de ce visage d’enfant. Ce devait
être il y a longtemps, très longtemps quand j’étais jeune. Quand j’étais jeune, ma
mère vivait encore. Ma mère, mère, mère. Je me retrouvai à demi éveillé, et
répétant ce mot encore et encore. Enfin je m’endormis.
Je crus me réveiller soudainement avec ce sentiment singulier que nous avons
parfois en sortant du sommeil, comme si quelqu’un avait été en train de parler
dans la chambre et que l’écho de sa voix y résonnait encore. Tout était silencieux
et le feu s’était éteint. Je regardai par la fenêtre qui était juste face au pied de
mon lit, et je vis, dehors, une lumière qui devint peu à peu de plus en plus
brillante jusqu’à ce qu’il fît aussi clair dans la pièce qu’en plein jour. La fenêtre
ressemblait à un tableau encadré par la corniche au-dessus du pied du lit et les
colonnes massives enveloppées dans des rideaux qui la soutenaient.
Avec cette nouvelle lumière, je regardai autour de moi dans la chambre, mais
rien n’avait changé. Tout était comme avant, à part quelques meubles et objets de
décoration qui apparaissaient avec plus de relief qu’ils n’en avaient jusque-là.
Parmi eux, ceux qui se détachaient le plus étaient l’autre lit qui était placé de
l’autre côté de la chambre et, au pied de celui-ci, un vieux tableau qui pendait au
mur. Comme le lit était simplement le pendant de celui que j’occupais, mon
attention se fixa sur le tableau. Je l’observai de près et avec grand intérêt. Il
semblait ancien : c’était le portrait d’une jeune fille dont le visage, bien
qu’aimable et heureux, laissait transparaître des signes de réflexion et une
capacité à éprouver des sentiments profonds, presque de la passion. À certains
moments, en le regardant, me vint à l’esprit une vision de la Béatrice de
Shakespeare, et il m’arriva même une fois de penser à Béatrice Cenci. Mais,
cette association d’idées venait probablement de la ressemblance des noms.
La lumière dans la chambre continuait de s’intensifier, aussi regardai-je une
nouvelle fois par la fenêtre pour chercher sa source, et je vis là un spectacle
charmant. On aurait dit qu’il y avait, groupés de l’autre côté de la fenêtre, trois
adorables enfants qui paraissaient flotter dans l’air. La lumière semblait surgir
d’un point lointain derrière eux, et, à leur côté, il y avait quelque chose de
sombre et indécis qui contribuait à faire ressortir leur éclat.
Les enfants semblaient sourire à quelque chose qui se trouvait dans la
chambre et en suivant leurs regards, je vis qu’ils posaient les yeux sur l’autre lit.
Là, aussi étrange que cela puisse paraître, reposait sur l’oreiller la tête que je
venais de contempler dans le tableau. Je regardai le mur, mais le cadre était vide,
la toile avait disparu. Je regardai alors de nouveau vers le lit, et vis la jeune fille
endormie, son visage changeant constamment d’expression comme si elle rêvait.
Pendant que je l’observais, une soudaine expression de terreur se répandit sur
son visage. Elle se redressa comme une somnambule et, les yeux grand ouverts,
regarda fixement la fenêtre.
Je me tournai moi aussi vers la fenêtre ; mon regard se figea : un grand et
étrange changement s’était produit. Les figures étaient encore là, mais leurs traits
et leurs expressions étaient tristement différents. L’heureuse apparence innocente
de l’enfance avait laissé place à celle de la malignité. Avec ce changement, les
enfants avaient vieilli, et j’avais maintenant, devant mes yeux, trois sorcières
décrépites et déformées.
Mais mille fois pires que cette métamorphose était le changement qui s’était
produit dans la masse obscure qui était près d’elles. De nuage, brumeux et
indéfini, elle se transformait en une sorte d’ombre qui prenait forme. Celle-ci,
comme je le remarquai, devint peu à peu plus sombre et plus compacte jusqu’à
ce que sa vision me fît frissonner. J’avais devant moi le fantôme du Démon.
Il y eut un long silence de mort, pendant lequel je pouvais entendre le
battement de mon cœur ; mais, à la fin, le fantôme parla aux autres. Ses mots
semblaient sortir de ses lèvres mécaniquement, et sans expression : « Demain, et
demain, et demain. Le plus beau et le meilleur. » Il paraissait si horrible que cette
question me vint à l’esprit : « Oserais-je le regarder en face sans la fenêtre ?
Quelqu’un oserait-il aller parmi ces démons ? » Un rire cruel, strident,
diabolique, venant de l’extérieur sembla répondre négativement à ma question
informulée.
Mais, en plus du rire, j’entendis un autre son : les accents d’une voix douce,
triste et désespérée qui traversait la pièce.
« Ah, je suis seule, seule ! N’y a-t-il aucun humain près de moi ? Aucun
espoir, aucun espoir. Je vais devenir folle ou mourir. »
Les derniers mots furent prononcés dans un soupir.
J’essayai de sauter du lit, mais je ne pouvais faire le moindre mouvement, mes
membres étaient paralysés par le sommeil. La tête de la jeune fille retomba
soudainement en arrière sur l’oreiller ; la mâchoire pendante et la bouche grande
ouverte, elle raconta ce qui s’était passé.
De nouveau, j’entendis de l’extérieur le rire féroce et diabolique qui résonna
de plus en plus fort jusqu’à devenir si bruyant que je sortis de mon sommeil et
me redressai sur le lit. J’écoutai et entendis qu’on frappait à la porte, mais, un
moment après, plus éveillé, je me rendis compte que le son provenait du hall.
C’était, sans doute, Monsieur Trevor qui rentrait de sa soirée.
La porte d’entrée s’ouvrit et se ferma ; puis vint un son feutré de pas et de
voix qui bientôt se dissipa, et le silence régna dans toute la maison.
Je restai éveillé un long moment, songeur, à regarder de l’autre côté de la
chambre le tableau et le lit vide ; la lune maintenant brillait intensément et la nuit
était rendue encore plus claire par les éclairs épisodiques d’un orage d’été. De
temps en temps, le silence était rompu par le cri d’une chouette.
Je restai allongé, pensif, très troublé par ce que j’avais vu ; mais finalement,
rassemblant différents faits, j’arrivai à la conclusion que j’avais fait un de ces
rêves auxquels on peut s’attendre. Les éclairs, les coups à la porte d’entrée, le cri
de la chouette, le lit vide et le visage dans le tableau, tout cela, une fois relié,
fournissait la matière de ma vision. Le reste, était, bien sûr, le fruit de mon
imagination et la conséquence naturelle de tous ces éléments qui avaient agi, les
uns les autres, sur mon esprit.
Je me levai et regardai par la fenêtre, mais je ne vis rien si ce n’est l’ample
faisceau lumineux de la lune brillant au cœur du lac qui s’étendait au loin, à des
mille et des mille, jusqu’à ce que sa rive se perde dans la brume nocturne et sur
le vert gazon, parsemé d’arbustes et de hautes herbes, qui séparait le lac de la
maison.
La vision s’était complètement évanouie. Pourtant, le rêve – c’est ainsi, je
suppose, que je devrais l’appeler – fut très intense et je ne me suis plus rendormi
jusqu’à ce que la lumière du jour entrât à grands flots par la fenêtre. C’est alors
que je m’assoupis.
GUSTAVE FLAUBERT
Comme en témoigne ce passage de Bouvard et Pécuchet, plusieurs décennies
après sa mort, le souvenir de Robertson est resté dans toutes les mémoires. Mais
c’est la figure du magicien, voire du charlatan que retient Flaubert (1821-1880)
quand, à la fin du chapitre VIII consacré aux expériences de magie menées par
ses deux personnages, il raconte comment les deux apprentis sorciers s’essayent
à faire apparaître le défunt père de Bouvard.
AUGUST STRINDBERG
Dans le roman de l’écrivain suédois August Strindberg (1849-1912)
Tschandala, se déroulant à la fin du XVIIe siècle, le héros, Maître Andréas, se
venge d’un bohémien superstitieux en projetant des images terrifiantes sur la
fumée d’un feu de tourbe. La lanterne de peur devient ici lanterne de mort : la
victime est le spectateur qui finit par mourir de terreur, « tenu captif par un lien
invisible » le reliant à une fantasmagorie qui surpasse « le rêve en réalité
palpable ».
Une représentation qui pouvait surpasser
le rêve en réalité palpable… (1888)
Après avoir réfléchi plus profondément, Maître Andréas s’était rendu compte
que les moyens qu’il avait employés auparavant étaient trop raffinés parce qu’il
avait surestimé la sensibilité du paria quant à la honte morale. Il avait joué sur
une corde d’amour-propre qui n’existait pas ou qui était trop lâche pour se briser,
même sous une dure prise. Il voyait maintenant qu’il fallait attaquer avec des
moyens plus puissants et plus simples, de vieux moyens connus dont l’Église et
particulièrement les papistes avaient su se servir dans tous les temps pour amollir
les esprits, à savoir l’angoisse de la vie future. Pour cela, chez ce tzigane
superstitieux, le terrain était bien préparé et, grâce au hasard de l’enterrement et
des scènes suivantes, tout son plan d’action s’était formé de lui-même.
Dans ses cachettes, il avait un instrument nouvellement découvert par le père
jésuite Athanasius Kircher. Pour des motifs inconnus mais peut-être assez
jésuitiques, on l’appelait la lanterne magique ou laterna magica. Grâce à elle, on
pouvait projeter des vues lumineuses sur les murs, sur de la fumée ou sur
n’importe quel autre fond d’assez bonne consistance. Il avait bien des fois pensé
à employer cet appareil pour amuser la société du tzigane, mais à la suite d’une
répugnance marquée pour donner quelque chose à un homme qui volait et ne
disait jamais merci, il s’en était abstenu. Maintenant il s’en servirait pour
l’accomplissement d’un but qu’il trouvait parfaitement justifié après quatre mois
de souffrance, n’importe quel moyen lui paraissait bon pourvu qu’il préservât sa
personne de la ruine, car il était sûr maintenant qu’elle avait une plus grande
valeur, à la fois pour sa famille et pour la société, que celle de cet animal nuisible
duquel personne ne dépendait, mais dont la destruction duquel le salut de
plusieurs dépendait.
[…] Une seule chose était certaine pour lui, à savoir qu’une représentation qui
pouvait surpasser le rêve en réalité palpable devait avoir un effet encore plus
accablant, destructeur, étouffant que celui-là, surtout si l’impression était
renforcée au maximum par l’angoisse qu’il avait d’avance provoquée par des
visions de cadavres.
Il peignit donc ses images larges et grossières pour qu’elles puissent être
facilement comprises par le tzigane et il prépara sa lanterne magique, afin que
les images agissent sans que la lanterne fût visible, le faisceau lumineux devait
venir de derrière le spectateur, mais il fallait aussi être préparé à ce que la
victime se retourne pour chercher d’où venaient les projections et, pour ne pas
être obligé d’éteindre la lampe ou de la voiler, il assembla trois tubes en forme
de triangle, les remplit de phosphore et les plaça autour du faisceau lumineux de
la lanterne de sorte que l’ensemble puisse ressembler à l’œil qui voit tout, au-
dessus de l’autel de l’église et que le tzigane puisse choisir soit qu’il veuille le
concevoir comme l’œil de Dieu, qui aveuglait, ou comme l’œil gravé sur l’arbre,
là-bas dans la forêt.
[…]
[…]
Il alluma la lanterne et l’on aperçut presque aussitôt une forme féminine vêtue
de noir avec un voile blanc paraître dans la fumée de la tourbe.
Le tzigane eut encore l’air de ne rien remarquer, mais lorsque la forme
bougea, au prochain souffle du vent, il se dressa en sursaut et regarda fixement le
feu.
Pour ne pas lui donner le temps d’étudier l’image avec plus de précision, le
professeur la fit alternativement disparaître et réapparaître dans la fumée et,
selon qu’il passait et retirait son verre de la lanterne, le tzigane bougeait, sautait
en l’air et retombait.
C’était comme si le professeur le tenait par un cordon et le mettait en
mouvement d’une pression de son doigt.
Lorsqu’il eut capturé l’attention du tzigane, il projeta la forme gigantesque du
gardien sur l’écran de brume.
C’était un spectacle effrayant que de contempler cette image géante d’un mort
dans son linceul et, la main levée, sembler sortir de la forêt, haut comme un
hêtre, même au professeur cela produisit une impression extrêmement sinistre.
En déplaçant la vis de la lentille, il fit se rapprocher l’image de plus en plus et il
entendit le tzigane hurler doucement, d’une manière monotone et continue,
comme s’il était fou, il le vit ramener la couverture sur sa tête, se lever, danser
comme un ours, tomber dans l’herbe, se relever jusqu’à ce qu’il restât debout,
comme s’il était cloué sur place par le tétanos, hurlant doucement sans arrêt.
Puis le gardien disparut, le premier acte du drame était terminé.
Mais le tzigane demeura debout comme une statue et il ne bougea pas un
muscle lorsque de la fumée de la tourbe, une couleuvre s’avança en rampant,
exactement comme si elle était vivante avec ses yeux jaunes et sa langue
fourchue.
L’image était là, si nette et si exacte dans ses couleurs que le tzigane ne
pouvait moins faire que de la voir.
Et il la vit, en effet, se mouvant en lobes naturels, suivant le mouvement
ondulé de la fumée, la crampe tétanique de la victime commença à se desserrer
et son corps se mut, d’abord en mesure avec les mouvements du serpent, mais,
enfin il commença à tordre ses épaules et son cou comme un homme qui nage et
avance dans l’eau d’un mouvement sinueux.
Quand le professeur pensa que c’était suffisant et que la fatigue mettrait fin à
l’envoûtement, il glissa un nouveau verre dans la lanterne et sur la tache de
fumée la plus remarquable, la couleuvre se transforma en rat.
Le tzigane s’inclina doucement vers le sol, ramena ses jambes au-dessous de
lui et, produisant un sifflement, il enfonça son nez dans tous les trous de taupe
qu’il put trouver non sans regarder de temps en temps vers le haut l’image dans
la fumée. Elle semblait le tenir captif comme un lien invisible.
Son cerveau avait maintenant pris le mouvement voulu et le chemin qu’il
devait parcourir était si clairement désigné qu’avant même l’apparition de
l’image suivante, la victime s’était levée à quatre pattes en gardant toutefois la
couverture blanche autour d’elle ; lorsque l’image des chiens apparut dans la
fumée elle était déjà prête à faire entendre des aboiements terribles comme si elle
n’avait fait qu’attendre cela. On entendit alors un vacarme effroyable venant de
l’escalier arrière de la maison et la porte claqua huit fois tandis que les huit
chiens affamés s’élançaient au-dehors pour sauter sur l’impertinent chien
étranger.
À l’instant même, le professeur prévit ce que serait la fin et, pour la hâter, il
abaissa la lanterne de sorte que l’image du chien tomba exactement sur la
surface blanche.
La meute ne pouvait pas se tromper et, dans une masse furieuse et glapissante,
les huit se jetèrent sur leur maître et le mordirent à mort.
[1]. Victor de MOLÉON, article « Fantasmagorie », in Dictionnaire de la conversation et de la lecture,
tome 26, Paris, Belin-Mandar, 1836, p. 296-297.
[2]. Certains fantasmagores n’hésitent pas à électrocuter par des décharges électriques leur public et à le
droguer en diffusant dans la salle des vapeurs d’opium.
[3]. Max MILNER, La Fantasmagorie, Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 23.
[4]. On sait que quelques hommes ont la propriété singulière de parler du ventre : le son de leur voix
retentissant dans leurs entrailles, n’arrive aux auditeurs que par écho ; et, de cette manière, un homme qui
est auprès de vous semble vous parler d’une très grande distance, et comme avec un porte-voix.
[5]. La nonne sanglante : « Le son d’une cloche lointaine se fait entendre. Au fond d’un cloître,
faiblement éclairé par la lune, apparaît une nonne ensanglantée, avec une lanterne d’une main et un
poignard de l’autre. Elle arrive lentement et semble chercher l’objet de ses désirs. Elle s’approche tellement
des spectateurs qu’il arrive souvent qu’on les voit se déplacer pour lui livrer passage » (in Julia de
FONTENELLE, Nouveau manuel complet de physique amusante, Paris, Roret, 1860, p. 83).
[6]. « Ce qui ne s’adresse qu’aux oreilles, fait bien moins d’impression sur l’esprit, que ce qui est mis
fidèlement sous les yeux. » HORACE, Art poétique, vers 180-181 (NdE).
Chapitre 5
Panoramas et dioramas
« On a vu à Paris les Panoramas de Jérusalem et d’Athènes ; l’illusion était
complète ; je reconnus au premier coup d’œil les monuments et les lieux que
j’avais indiqués. Jamais voyageur ne fut mis à si rude épreuve : je ne pouvais
pas m’attendre qu’on transportât Jérusalem et Athènes à Paris pour me
convaincre de mensonge ou de vérité. La confrontation avec les témoins m’a
été favorable : mon exactitude s’est trouvée telle, que des fragments de
l’Itinéraire ont servi de programme et d’explication populaires aux tableaux des
Panoramas. »
CHATEAUBRIAND, Itinéraire de Paris à Jérusalem, préface de l’édition de
1827.
« Je désire être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme
sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de
théâtre, où je trouve artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves
les plus chers. Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près
du vrai. »
BAUDELAIRE, Salon de 1859.
INTRODUCTION
« Le temps des spectacles purement oculaires est arrivé » : l’affirmation de
Théophile Gautier convient à un siècle qui parle en rama (Balzac). Les
spectacles oculaires et populaires, divertissements de masse qu’incarnent
panoramas et dioramas, illustrent la fièvre de l’œil qui s’empare du XIXe siècle
et son besoin d’une vision élargie, exacerbé jusqu’à vouloir tout voir et absorber
tout l’horizon (Wordsworth). C’est précisément à l’époque où l’expérience
moderne, si fragmentée, l’épreuve de la ville et de son paysage devenu
insaisissable laissent l’œil désorienté que le panorama propose dans les grandes
métropoles le spectacle d’une restitution intégrale de la réalité, la « Nature à
coup d’œil » comme le nomme son inventeur le peintre Robert Baker qui en a
déposé le brevet à Londres dès 1787. Le but du panorama est de réussir le tour
de force d’une « illusion complète » (Dufourny) transformant l’observateur en
voyageur virtuel qui a, selon les mots de Barker, « la sensation de se trouver
réellement à l’endroit même » (paysage sublime, cité historique ou grande
bataille). Le spectateur pénètre dans la rotonde par un passage obscur, monte sur
une plate-forme et entre dans l’image, comme mis en scène, enveloppé par un
tableau circulaire, protégé de toute référence visuelle à la réalité et de toute trace
de l’artifice soigneusement dissimulé. Séparé du monde, transporté dans un
univers artificiel clos et pourtant immergé dans la sensation d’un espace illimité,
le spectateur, stupéfié par la coïncidence conditionnée entre l’œil et l’image,
jouit de l’illusion de son soudain pouvoir panoptique. L’effet de malaise,
vacillation, vertige ou nausée, produit par cette expérience visuelle nouvelle, a
été décrit par les contemporains, parfois pour en dire le choc, parfois pour en
faire le symptôme d’une insupportable oscillation entre fiction et réalité,
dénoncer le conditionnement visuel et rejeter l’illusionnisme et sa simulation
intégrale d’une réalité d’ailleurs embaumée, immobile et muette (Eberhardt). Les
foules, moins académiques ou moins angoissées par le flirt des beaux-arts avec
les amusements populaires, semblent au contraire apprécier le plaisir d’entrer
dans l’image : sont-elles dupes pour autant ? Ne rien « deviner » de la
« duperie » (Kleist) ne signifie pas qu’on en est réellement dupe et l’effet de réel
persiste même si l’on est séduit par l’artifice qu’on sait reconnaître. Baudelaire
aime ainsi le diorama, non pour le pouvoir de pénétration dont il doterait l’œil du
spectateur moderne (Janin) mais pour sa « magie brutale et énorme » et parce
que le faux y est « infiniment plus près du vrai ».
Le diorama présenté en 1822 par Daguerre et Bouton complète à sa manière
l’illusion en surmontant l’obstacle de l’image panoramique pétrifiée. Pris en
charge par un plateau tournant sur des rails, les spectateurs du diorama, face à
chaque « écran » – une vaste toile peinte sur les deux faces et en partie
translucide, animée par les variations de la lumière –, sont confrontés à une
dimension temporelle et quasi dramatique de l’image (Nerval). Le diorama ne se
contente pas d’« embaumer le temps » à la manière du panorama mais suggère la
coïncidence de « l’image des choses » avec « celle de leur durée » pour
reprendre les termes qu’André Bazin utilise pour le cinéma. « Il faut chercher,
écrit ainsi Walter Benjamin, ce que représente le fait que les changements
d’éclairage que la journée apporte à un paysage se déroulent en un quart d’heure
ou une demi-heure dans les dioramas. Il y a une sorte de précurseur espiègle de
l’accéléré au cinéma, une accélération spirituelle, quelque peu malicieuse, du
déroulement du temps[1]. » Cette sensibilité au temps, la surprise du mouvement
retrouvé, le « charme tout-puissant de l’animation » éveillée par les variations
atmosphériques de diffusion de la lumière (Le Miroir des Spectacles, La Revue
encyclopédique) expliquent en grande partie le succès immédiat du diorama et
son rôle, aux côtés du panorama, dans la transformation au XIXe siècle des
conditions de l’expérience perceptive, dans la conception de la vision et du
rapport de l’œil à l’image, dans la naissance d’un nouveau public entraîné à
d’autres attentes par ces spectacles collectifs.
Très populaire aux États-Unis au milieu du siècle, le panorama mobile,
intégrant parfois les jeux de lumière du diorama, accompagné musicalement,
offre, dans l’architecture d’une salle traditionnelle, le défilé de ses scènes qui
suggère un point de vue mobile et rend possible un récit qui, littéralement, se
déroule au rythme du commentaire ou du tour de manivelle d’un conférencier
(Hawthorne).
De tels spectacles n’ont pu être produits sans une imposante mobilisation
économique des moyens (construction de l’édifice ou déplacement des
panoramas itinérants, conception de la machinerie ou fabrication des toiles), une
conjugaison d’efforts, une rationalisation et division du travail, qui révèlent
l’importance des enjeux de ces formes d’attraction qui cristallisent les liens
nouveaux et complexes qu’entretiennent société, économie, technique, science,
art et divertissement.
***
LÉON DUFOURNY
Ce n’est pas hasard si le citoyen Dufourny (1754-1814), qui juge dès 1793 que
« l’architecture doit se régénérer par la géométrie », trouve dans l’édifice
circulaire du panorama le lieu d’un nouveau spectacle oculaire et populaire. Son
rapport sur la nouvelle invention loue le procédé qui dispose le spectateur dans
une illusion complète en ôtant à l’œil tout terme de comparaison et en libérant le
tableau de son cadre.
Panorama (1800)
[…]
C’est un tableau qui représente un des grands ponts de Londres, avec des
places, des rues, des maisons qui se serrent ; avec des hommes qui passent et
d’autres qui regardent par la fenêtre. Sous le pont coule la Tamise avec des
bateaux qui la descendent et la remontent. Le but de ce nouveau genre de
peinture doit être de montrer jusqu’où l’art peut pousser l’imposture de
l’illusion. Et, en effet, assurent tous ceux qui l’ont vu, la ressemblance d’une
reproduction avec la vérité de la nature ne pouvait aller plus loin.
Pour atteindre ce but, le peintre ne s’est pas contenté d’épuiser toutes les
ressources de la perspective linéaire ou aérienne ; il a aussi écarté tout
environnement corporel pour ruiner toute comparaison avec la vérité de la
nature. Le tableau fait le tour de tous les murs de la salle circulaire et vide, et
n’est éclairé très faiblement que d’en haut et si protégé par le bas qu’on ne peut
voir le sol de la pièce. On produit ainsi, comme mes amis l’affirment, l’effet le
plus trompeur, qui, si vous êtes placé là, devient vite pénible au possible,
répugnant, et finalement insupportable. Tous deux certifiaient – et l’un d’eux est
lui-même, non seulement un connaisseur, mais un artiste de talent – qu’ils
éprouvèrent aussitôt une angoisse certaine s’achevant en vertige et nausée. Tous
deux ont toutefois les nerfs quelque peu fragiles.
[…]
WILLIAM WORDSWORTH
Le livre VII du célèbre Prélude de William Wordsworth (1770-1850) évoque,
treize ans après son premier séjour à Londres, « le choc de l’énorme cité » et le
tumulte d’un « monde sans repos ». Le panorama consacre aux yeux d’un poète
de l’enracinement, et vrai marcheur, la perte de l’expérience réelle et la
prétention panoptique naïve d’absorber artificiellement par l’œil et l’image tout
l’horizon pour le domestiquer.
Il est difficile de faire comprendre à des lecteurs qui n’ont aucune idée des
moyens employés par MM. Bouton et Daguerre dans l’exécution de leurs
tableaux, l’effet prodigieux produit par ceux-ci. Jamais aucune représentation de
la nature ne m’avait frappé si vivement. Aux charmes que l’auteur a réunis dans
la représentation dont je viens de parler, se joint, dans le tableau de La Vallée de
Sarnen, le charme tout-puissant de l’animation. Rien ne peut être comparé à cette
peinture. Qu’on se figure, en effet, la lumière naturelle venant au secours de la
palette, le déplacement sensible et sans violence de certaines formes données, le
mouvement imprimé sans mouvement aux vapeurs aériennes et à leurs
modifications, les nuages changeant de couleurs et de densité, les eaux
mobilisées, le jour plus vif succédant à un jour obscur, l’orage grossissant sur un
horizon qui se rembrunit après avoir été pur ; qu’on se représente, disions-nous,
cette succession d’illusions rapides et indéfinissables ; qu’on pense qu’elles se
répandent sur le portrait d’une des plus belles contrées du monde, et qu’on juge
alors des enchantements enfantés par ce tableau, dont nous ne pouvons porter un
jugement plus laconique et plus vrai que celui qu’un homme plein de goût et de
connaissances dans les arts, portait hier à haute voix : à regarder cet ouvrage
comme artiste, il est sublime ; à ne le voir que comme homme du monde, il est
inconcevable.
MM. Daguerre et Bouton ont obtenu un véritable triomphe ; chacun s’est
empressé de les féliciter sur leur succès, auquel ont pris part tous ceux qui
s’intéressent aux arts, et qui connaissent les deux modestes auteurs du Diorama.
Le Diorama doit faire une fortune considérable dans un pays où l’amour du
beau germe dans toutes les têtes. Il faut le dire, des citoyens qui ne montreraient
pas le plus grand empressement à payer leur tribut d’admiration à l’invention
nouvelle, si supérieure à l’invention des panoramas, devraient se hâter de quitter
l’Athènes moderne ; comme un gouvernement qui ne récompenserait pas
magnifiquement des hommes si honorables pour la France, devrait renoncer à
exercer jamais aucune influence sur l’esprit public et sur la direction des arts.
Les tableaux du Diorama se renouvelleront un à un, tous les trois mois.
MM. Bouton et Daguerre, dans deux tableaux qui sont déjà réputés deux
merveilles, n’ont fait encore qu’un essai de leur procédé : que feront-ils donc,
quand ils l’auront porté à son dernier degré de perfection ? Les auteurs du
Diorama se sont rendus à l’opinion de tous les hommes de goût ; ils n’ont point
admis d’explicateur dans leur spectacle ; ils ont pensé avec raison que ce n’est
point en face des harmonies sublimes de la nature qu’il faut admettre le langage
inharmonieux d’un homme, véritable perroquet qui désenchante de toutes les
illusions par des niaiseries ou de sèches nomenclatures de noms et de localités.
Pour parer cependant au défaut d’explications, ils ont chargé un amateur des arts
de rédiger une notice détaillée de chacun des tableaux exposés ; cette notice,
précédée de quelques notions sur le Diorama en général, se trouve au bureau de
l’établissement, nous la recommandons aux personnes qui fréquenteront le
Diorama qui doit être désormais le rendez-vous de la bonne compagnie.
LA REVUE ENCYCLOPÉDIQUE
Le diorama (1823)
Sans le panorama, il n’y a pas lieu de croire que le diorama eût existé. C’est
dire, en d’autres termes, et je le pense ainsi, que cette dernière invention prend sa
source dans la première. L’auteur du panorama transporte le spectateur au milieu
d’une belle campagne ou d’une ville célèbre, le place sur un endroit élevé d’où
ses regards n’ont d’autres bornes que l’horizon. Les auteurs du diorama mettent
sous ses yeux l’aspect intérieur d’un grand monument, ou la vue d’une vallée
délicieuse ; mais, après qu’il s’est assis et qu’il a considéré ce qui est devant lui,
il ne lui reste plus rien à voir. Au panorama, le spectateur change de place, voit
les différents aspects du lieu où il est : c’est, ainsi que le nom l’indique, une vue
générale. Le diorama, dont le nom est emprunté à la même langue, est un lieu où
l’on jouit seulement de deux vues, où le spectateur a sous les yeux deux tableaux
que les auteurs ont eu le bon esprit de varier. Au reste, l’artifice est à peu près le
même dans ces deux établissements, sauf quelques différences que je vais
indiquer. Le panorama étant une toile circulaire, dont le spectateur doit occuper
le centre, il faut nécessairement qu’il passe au-dessous de cette toile pour venir
au lieu qui lui est destiné ; autrement, il faudrait faire une ouverture dans la toile,
et mettre momentanément des personnages vivants à côté des personnages
représentés : mais les figures peintes ne paraissent de grandeur naturelle que par
l’effet du plan où la perspective les place. Les effets de cette perspective et toute
la magie du tableau disparaîtraient donc, s’il était incessamment ouvert pour
donner passage aux curieux. Il faut même observer que la lumière qui frappe le
tableau paraît d’autant plus vive au spectateur, que, pendant le trajet qu’il a
parcouru pour venir de l’entrée de l’établissement au sommet de l’édifice sur
lequel il est censé être placé, il s’est trouvé dans une obscurité presque complète.
C’est encore pour augmenter cette illusion, qu’un grand parajour est mis au-
dessus de la tête du spectateur, afin qu’il y ait une différence très sensible entre
la demi-obscurité dans laquelle il est plongé et l’intensité de la lumière qui
frappe le tableau ; enfin, comme ce tableau, pour pouvoir produire l’effet désiré,
doit être nécessairement mis à une certaine distance, une toile sombre s’étend
des pieds du spectateur jusqu’à la partie inférieure du tableau, et lui dérobe ainsi
la vue de l’espace qui n’est pas compris dans ce tableau.
Les auteurs du diorama n’ont point eu à vaincre toutes ces difficultés. Le
spectateur monte par un escalier qui, toutefois, n’est éclairé que par une lampe,
et entre dans une salle ronde décorée avec beaucoup de goût, où il y a des loges
et un parterre. Cette salle reçoit le jour d’en haut, modifié par une vela
charmante. Devant le spectateur est une fenêtre qui donne sur l’intérieur d’une
église ; c’est la chapelle de Trinité, la plus grande de l’église de Cantorbéry,
métropole de l’Angleterre ; bientôt la salle dans laquelle il est placé tourne sur
elle-même, et il se trouve devant une autre fenêtre qui donne sur la vallée de
Sarnen, au canton d’Unterwald, l’un des sites les plus délicieux de la Suisse.
L’espace compris entre la salle où est le spectateur, et chacun de ces deux
tableaux, est occupé par une construction dont l’ouverture est calculée sur la
dimension des tableaux, et que l’on pourrait appeler un porte-vue. Il est évident
que, puisque la toile est placée à une distance que j’évalue être de trente à
quarante pieds, il faut bien imaginer un moyen pour empêcher que l’œil du
spectateur ne puisse sortir du tableau, car alors l’illusion disparaîtrait ; il aurait
une peinture sous les yeux, mais il ne se croirait plus dans un monument, ou à
une fenêtre donnant sur la campagne. Ces deux tableaux, qui ont quatre-vingts
pieds de large sur quarante-cinq pieds de haut, sont non seulement éclairés du
haut, comme les panoramas, mais encore de côté, à ce qu’il m’a paru.
L’exécution en est parfaite. À la vue de la chapelle de la Trinité, on éprouve un
étonnement qu’il serait difficile d’exprimer : c’est la nature, c’est-à-dire, le
monument lui-même, qu’on a sous les yeux. Enfin, les effets de la lumière qui se
joue au milieu de ces grands arceaux, sont rendus avec tant de vérité, la
perspective est si exacte, que chaque fois que j’y ai été, j’ai fini par oublier que
j’étais devant un tableau. L’auteur, M. Bouton, si connu dans l’école par ses
intérieurs, a supposé que des ouvriers sont occupés à raccommoder les marches
placées à l’entrée de cette chapelle ; mais l’heure de la suspension du travail est
arrivée, et deux d’entre eux, couchés et endormis sur ces mêmes marches,
servent tout à la fois à donner une idée exacte de la dimension du monument et à
compléter l’illusion.
La vue de Sarnen offre une plus grande variété d’effets. Le premier aspect
indique un beau jour ; la lumière du soleil argente les flots du lac placé au milieu
de cette vallée, et fait briller la neige qui couvre le sommet de l’une des
montagnes formant le fond du tableau : bientôt, des nuages obscurcissent le ciel,
le jour est plus sombre, le lac perd son éclat, la montagne couverte de neige
cesse de briller. Mais ces nuages s’entrouvrent, et le soleil distribue
successivement sa vive lumière sur chacun des objets placés dans cet admirable
paysage. À droite et près du spectateur, un ruisseau, venant du lac, forme, en
suivant une pente assez sensible, une sorte de petite cascade dont les
mouvements et l’effet sont reproduits par une mécanique. Le diorama a attiré et
attire encore la foule, et puisque les auteurs promettent de changer leurs tableaux
tous les trois mois, ils peuvent compter sur l’empressement du public.
HONORÉ DE BALZAC
JULES JANIN
Dans cet article consacré au daguerréotype par le critique français Jules Janin
(1804-1874), le diorama fait le pont entre peinture et photographie. Extension de
la peinture, « un peu au-delà de la peinture », il traduit un besoin de dépassement
de la peinture et annonce le nouvel art de commander au soleil ; transgressant la
surface, il donne à l’œil moderne le pouvoir de pénétrer dans les choses mêmes.
GÉRARD DE NERVAL
Diorama (1844)
[…]
*
NATHANIEL HAWTHORNE
C’est à un panorama mobile que le montreur d’images de Grand-Rue, de
l’écrivain américain Nathaniel Hawthorne (1804-1864), adapte son récit.
L’artifice convient par son ampleur au vieux rêve de l’Éden américain des
premiers colons et par son mécanisme d’apparition au désir d’Hawthorne
d’évoquer les fantômes de Salem. La panne du dispositif optique aura raison
d’un grand récit impossible qui disparaît avec l’image.
La Grand-Rue (1849)
[…]
Avez-vous observé la dame qui s’appuie au bras d’Endicott ? Une belle rose
d’un jardin anglais qui va être transplantée en une terre plus fraîche. Il se peut
que de longues années – des siècles même – après que cette belle fleur se sera
fanée, d’autres fleurs de la même race apparaîtront sur le même sol, et réjouiront
d’autres générations par leur beauté héréditaire. Cette vision ne nous hante-t-elle
pas encore ? La Nature n’a-t-elle pas conservé ce moule intact, considérant qu’il
serait dommage que l’idée disparaisse à jamais du regard des mortels, après
n’avoir pris substance terrestre qu’une seule fois ? Ne reconnaissons-nous pas
dans ce beau visage de femme le modèle de traits qui rayonnent encore, en des
moments heureux, sur ce qui n’était alors que le chemin forestier, mais qui
depuis longtemps est devenu une rue animée ?
« C’est par trop ridicule ! Absolument insupportable ! » marmonne le même
critique qui avait auparavant exprimé sa désapprobation. « Voilà une poupée de
carton qu’on croirait découpée par un enfant avec une paire de ciseaux très
émoussés ; et cet individu nous demande modestement de voir en elle le
prototype de la beauté héréditaire ! »
« Mais, Monsieur, vous n’avez pas le bon point de vue » remarque le montreur
d’images. « Vous êtes assis beaucoup trop prêt pour jouir du meilleur effet de
mon spectacle illustré. Faites-moi la grâce, s’il vous plaît, de changer de place
pour cet autre banc, et je peux vous assurer que le clair-obscur transformera le
spectacle en tout autre chose. »
« Fi donc ! » répond le critique. « Je ne veux pas un autre clair-obscur. Je vous
ai déjà dit que mon affaire est de voir les choses exactement telles qu’elles
sont. »
[…]
[…]
Voyez ici un changement fait en un clin d’œil, comme il s’en produit dans un
conte merveilleux, alors même que votre attention était fixée sur la scène. La
Grand-Rue a disparu. À sa place apparaît un désert hivernal de neige sur lequel
le soleil ne jette qu’un éclat froid qui teinte la blanche étendue du rose le plus
léger et le plus éthéré. Voici la Grande Neige de 1717, célèbre pour les
avalanches sous lesquelles elle a enseveli le pays entier. Il semblerait que la rue,
dont nous avons observé la croissance avec tant d’attention, – en la suivant
depuis sa première époque, en tant que sentier indien, jusqu’à ce qu’elle atteigne
à la dignité des trottoirs –, soit tout d’un coup effacée, et réduite à une étendue
sans chemin plus triste que lorsqu’elle était recouverte par la forêt. La houle et
les nuages gigantesques de neige ont balayé les repères et limites de chacun, et
annihilé toutes les marques visibles de propriété. Si bien qu’à présent, les traces
des temps anciens et des exploits accomplis depuis lors ayant disparu,
l’humanité devrait être libre de s’engager sur de nouvelles voies et de se guider
selon d’autres lois que jusqu’ici ; si du moins la race n’est pas éteinte, et s’il vaut
la peine pour nous de poursuivre la marche de la vie, à travers l’étendue froide et
désolée qui s’ouvre devant nous. Il se peut cependant que les choses ne soient
pas si désespérées qu’elles le paraissent. Cette immense stalactite qui brille si
tristement au soleil doit être le clocher d’une église, incrusté de neige gelée. Ces
grands monticules aussi, que nous avons pris pour des congères, sont des
maisons, ensevelies jusqu’aux avant-toits, avec leurs faîtes arrondis par ce qui
me semble être la cheminée de la Taverne du Navire – et une autre, une autre et
encore une autre – des cheminées d’autres demeures, où le confort du coin du
feu, la paix domestique, les jeux des enfants et la quiétude de l’âge vivent encore
malgré la croûte de glace au-dessus d’eux.
Mais il est temps de changer de scène. […] Ici, au moins, je peux prétendre
gouverner les saisons. Un tour de manivelle fera fondre la neige sur la Grand-
Rue, et montrera les arbres dans leur plein feuillage, les buissons de roses en
fleur, et un cordon de vert gazon le long du trottoir. Voilà ! Mais quoi !
Comment ! La scène ne bougera pas. Un fil est rompu. La rue continue à être
ensevelie sous la neige, et le destin d’Herculanum et de Pompéi trouve son
parallèle dans cette catastrophe.
Hélas, mon bon et cher public, vous ignorez l’étendue de votre malheur. Les
scènes à venir étaient de très loin meilleures que celles du passé. La rue elle-
même aurait été digne de figurer dans une exposition de peinture ; tout comme
les hauts faits de ses habitants. Et comme votre intérêt aurait grandi, lorsque,
sortant de l’ombre froide de l’antiquité, dans mon long et fatigant trajet, je serais
entré à l’intérieur des limites de la mémoire humaine, et que, vous menant enfin
sous le soleil du présent, je vous aurais montré le reflet même de la vie qui file
devant nous ! […] Pour finir, j’aurais donné un autre tour de manivelle et fait
apparaître le futur, vous montrant qui marchera demain dans la Grand-Rue, et,
peut-être, quel cortège funèbre y passera !
Mais ces choses, comme la plupart des autres desseins humains, restent
inaccomplies ; et j’ajouterai que toute dame ou gentilhomme qui ne serait pas
satisfait du divertissement de ce soir sera remboursé à la sortie du prix de son
entrée.
« Alors, qu’on me donne le mien », crie le critique, tendant la main. « J’ai dit
que votre spectacle s’avérerait n’être que balivernes et tel fut le cas. Aussi
rendez-moi ma pièce de vingt-cinq cents ! »
[1]. Walter BENJAMIN, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 544, cf. Choix bibliographique.
Chapitre 6
Le spectacle
de la vie moderne « Sur de longues périodes de
l’histoire, avec tout le mode d’existence des
communautés humaines, on voit également se
transformer leur façon de percevoir. La manière dont
opère la perception – le médium dans lequel elle
s’effectue – ne dépend pas seulement de la nature
humaine, mais aussi de l’histoire. »
Walter BENJAMIN, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique, 1935.
INTRODUCTION
Le spectacle de la vie moderne substitue aux « états d’âme », pour reprendre
le mot de Degas, des « états d’yeux ». Mobile et changeant, il fournit à l’œil
d’un flâneur comme Balzac une masse de sensations disponibles, de
« jouissances flottantes ». Le XIXe siècle ouvre à des expériences visuelles
inédites, à de nouveaux modes de perception que suscitent les transformations
historiques et sociales : la révolution industrielle, le développement du
capitalisme, le progrès accéléré des techniques et des connaissances, l’explosion
de la ville – avec ses rues, son chaos, sa foule et ses nouvelles habitudes de vie
quotidienne et de consommation (flânerie, cafés, passages couverts, grands
magasins, mode), ses divertissements de masse (panoramas, dioramas, musées,
musées de figures de cire qui embaument l’Histoire, ou même la Morgue, si
visitée alors), son trafic (transports, commerce et publicité, expositions
universelles). Les écrits de l’époque disent ce nouveau regard et cette autre
visibilité, et rendent également compte de l’ambiguïté d’une modernité qui
excite un œil hypertrophié et interdit pourtant toute vision souveraine sur le
spectacle qu’elle présente. Les textes de ce chapitre se concentrent autour
d’exemples significatifs illustrant la variété des comportements qui répondent à
ce désir de voir, de tout voir, de donner à voir et de se donner tous les moyens de
voir : « Panoptique, écrit W. Benjamin : ce n’est pas seulement que l’on voit
tout ; on le voit de toutes les manières. »
Nous ne pouvons nous faire qu’une vague idée du choc qu’a été, pour les
hommes du XIXe siècle, leur premier voyage en chemin de fer et nous mesurons
mal ses conséquences sur leur manière de sentir et de regarder. Nous savons
reconnaître le rôle, social et économique, du train, nous savons qu’il nous a
affranchis des distances, qu’il a éveillé une autre expérience du temps et de
l’espace, nous le connaissons comme symbole de la modernité et comme un
grand frère du cinéma depuis l’hommage que les Lumière puis d’autres lui ont
rendu. Moins évoquée est la modification quasi immédiate de la sensibilité d’un
spectateur immobile qui voit défiler à grande vitesse, de l’intérieur du wagon,
sur l’écran fluide de la fenêtre, les entrevisions fuyantes d’un paysage éclaté
dont les fragments sont livrés à des combinaisons inédites. L’œil est déjà dans la
machine qui lui donne mouvement et vitesse, en même temps qu’elle anime le
paysage arraché à son immobilité, multipliant les « angles visuels détruits à
peine formés » (Gastineau) et dissolvant formes et contours : « Tout devient
raie » (Hugo).
Le monde imprime sa marque propre sur la sensibilité, et les manières de voir
en sont largement dépendantes. Mais si, au XIXe siècle, les formes de la
modernité, industrielle, marchande, urbaine, technique, rationnelle, renvoient à
une volonté de maîtrise, ou même de contrôle panoptique (Bentham), le
sentiment esthétique qui leur répond, autrement fragile, est celui d’un sujet
déchiré, sensible aux contradictions de la vie moderne et qui a précisément perdu
ce sentiment de maîtrise, qui a renoncé à la souveraineté du regard sur le visible
pour en épouser le rythme et la saccade (Lichtenberg), cherchant un autre « art
de regarder » (Hoffmann) capable d’intégrer l’expérience, proprement visuelle,
de ce qui dans la grande ville et pour « l’homme des foules » « ne se laisse pas
lire » (Poe). Dans les rues, au cœur de la foule, dans les passages et les grands
magasins, tout se fait spectacle pour l’œil d’un observateur devenu
« daguerréotype mobile » sensible aux « reflets changeants » et au « mouvement
de la cité » (Fournel). L’incognito de l’artiste qui vient « épouser la foule » est
celui d’une subjectivité singulière, « hors de chez soi » afin d’« être au centre du
monde », invisible au monde et pourtant son « kaléidoscope mobile », livrée aux
impressions fugitives, à la matière éclatée, dispersée du visible, et la
recomposant selon une esthétique qui veut tirer le poétique du « transitoire » et
de l’« historique », la prose du monde moderne (Baudelaire).
« L’œil est l’organe le plus avide et le plus blasé » constate Balzac, qui
attribue cependant la manière dont l’œil opère, son mode et degré de
développement, son exigence « sans bornes », à la civilisation qui le dispose
désormais en œil consommateur. Sans analyser, comme Marx, le fétichisme de la
marchandise qui semble la doter d’un mouvement propre, Balzac en souligne le
caractère fantasmagorique, raccordant cette récente disposition de l’œil à la
logique marchande, à une mise en scène spectaculaire, architecture et machine
de vision, et à une science de la captation des désirs, en particulier des désirs des
femmes dont il dit, dans Gaudissart II, qu’ils sont « mieux fouillés […] que les
douaniers ne fouillent une voiture suspecte ». Quant à Zola, il écrit qu’il s’agit
pour Octave Mouret, le propriétaire du Bonheur des Dames, de tirer des effets
grisants, quasi hypnoïdes, du spectacle offert à la femme, de « trafiquer de ses
désirs » et d’en aveugler son œil jusqu’à ce que voir s’approche d’acheter.
***
Jusqu’à présent, j’ai, comme on dit, écrit d’une seule haleine, avec mes
pensées dans ces rues plutôt qu’ici. Vous voudrez bien m’excuser si la lecture est
parfois rude et difficile, c’est l’ordre de Cheapside. Je n’ai rien exagéré ; au
contraire, j’ai omis beaucoup de choses qui auraient pu renforcer l’effet de ma
peinture, et parmi elles, je n’ai rien dit des chanteurs de ballades qui forment des
cercles, à tous les coins, empêchant l’écoulement de la foule qui s’arrête pour
écouter, et pour voler. En outre, je n’ai fait apparaître qu’une seule fois les filles
débauchées, ce qui aurait dû se produire au moins une fois entre chaque scène, et
dans chaque scène. On est harcelé tous les dix pas, parfois par des enfants de
douze ans, qui par leur manière d’aborder vous épargnent d’emblée la question
de savoir s’ils savent ce qu’ils veulent. Ils s’accrochent à vous, et il est souvent
impossible de s’en défaire sans leur offrir au moins quelque chose. Ils vous
empoignent d’une façon dont je vous donnerai la meilleure idée par le fait que je
ne vous dis rien d’eux. Les passants pour cette raison ne regardent pas autour
d’eux, et ceci est liberty et property.
JEREMY BENTHAM
Comment, à partir d’une simple idée architecturale, mettre en place un
dispositif de vision qui protège le prisonnier de l’arbitraire régnant dans les
geôles de l’Ancien Régime et assure une surveillance totale ? Le panoptique du
philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham (1748-1832) propose au siècle
qui suit la machine à tout voir d’un spectateur invisible et son principe
d’omniscience.
[…]
Il y aura d’ailleurs des curieux, des voyageurs, des amis ou des parents des
prisonniers, des connaissances de l’inspecteur et des autres officiers de la prison,
qui, tous animés de motifs différents, viendront ajouter à la force du principe
salutaire de l’inspection, et surveilleront les chefs, comme les chefs surveillent
tous leurs subalternes. Ce grand comité du public perfectionnera tous les
établissements qui seront soumis à sa vigilance et à sa pénétration.
L’œil qui voit réellement… (1822) Mon pauvre cousin a éprouvé le même sort
que le célèbre Scarron. Ainsi que celui-ci, mon cousin a perdu complètement
l’usage de ses jambes par une longue et douloureuse maladie ; maintenant il est
obligé d’avoir recours à de solides béquilles et au bras nerveux d’un invalide
grognard, qui ne fait auprès de lui le garde-malade qu’à son bon plaisir, pour le
traîner de son lit dans son fauteuil garni de coussins, et de son fauteuil à son lit ;
mais ce n’est pas là l’unique ressemblance de mon cousin avec le Français.
Aussi bien que Scarron, mon cousin écrivaille ; comme Scarron il est doué d’une
certaine humeur joviale, et il fait à sa manière les plaisanteries les plus
humoristiques. […] La plus pénible maladie ne put arrêter le mouvement rapide
de l’imagination qui continuait à manœuvrer en lui, en fabriquant toujours,
toujours du neuf. Aussi me racontait-il parfois toutes sortes de charmantes
histoires qu’il inventait au milieu d’affreuses douleurs. Mais le méchant démon
de la maladie avait barré le chemin que la pensée aurait dû suivre pour arriver à
se formuler sur le papier. […]
VICTOR HUGO
« C’est fort laid » écrit Victor Hugo (1802-1885) après avoir vu pour la
première fois, de la route, un chemin de fer. Quelques jours plus tard dans sa
lettre à Adèle du 22 août 1837, lors d’un premier voyage en train, Hugo dit le
plaisir d’un spectateur, et d’une foule, dont le regard est réinventé par l’œil
rapide et mobile de la « bête prodigieuse » qui met la perception en mouvement,
dissout formes et contours et apprend à voir autrement.
Je partais à quatre heures dix minutes et j’étais revenu à huit heures un quart,
ayant dans l’intervalle passé cinq quarts d’heure à Bruxelles et fait vingt-trois
lieues de France.
C’est un mouvement magnifique, et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre
compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des
fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges et blanches ; plus de points,
tout devient raie ; les blés sont de grandes chevelures jaunes, les luzernes sont de
longues tresses vertes ; les villes, les clochers et les arbres dansent et se mêlent
follement à l’horizon ; de temps en temps, une ombre, une forme, un spectre
debout paraît et disparaît comme l’éclair à côté de la portière ; c’est un garde du
chemin qui, selon l’usage, porte militairement les armes au convoi. On se dit
dans la voiture : C’est à trois lieues, nous y serons dans dix minutes.
Le soir, comme je revenais, la nuit tombait. J’étais dans la première voiture.
Le remorqueur flamboyait devant moi avec un bruit terrible, et de grands rayons
rouges, qui teignaient les arbres et les collines, tournaient avec les roues. Le
convoi qui allait à Bruxelles a rencontré le nôtre. Rien d’effrayant comme ces
deux rapidités qui se côtoyaient, et qui, pour les voyageurs, se multipliaient l’une
par l’autre. On ne distinguait pas d’un convoi à l’autre ; on ne voyait passer ni
des wagons, ni des hommes, ni des femmes, on voyait passer des formes
blanchâtres ou sombres dans un tourbillon. De ce tourbillon sortaient des cris,
des rires, des huées. Il y avait de chaque côté soixante wagons, plus de mille
personnes ainsi emportées, les unes au nord, les autres au midi, comme par
l’ouragan.
Il faut beaucoup d’efforts pour ne pas se figurer que le cheval de fer est une
bête véritable. On l’entend souffler au repos, se lamenter au départ, japper en
route ; il sue, il tremble, il siffle, il hennit, il se ralentit, il s’emporte : il jette tout
le long de la route une fiente de charbons ardents et une urine d’eau bouillante ;
d’énormes raquettes d’étincelles jaillissent à tout moment de ses roues ou de ses
pieds, comme tu voudras, et son haleine s’en va sur vos têtes en beaux nuages de
fumée blanche qui se déchirent aux arbres de la route.
L’homme des foules (1840) […] Il n’y a pas longtemps, sur la fin d’un soir
d’automne, j’étais assis devant la grande fenêtre cintrée du café D…, à Londres.
Pendant quelques mois, j’avais été malade ; mais j’étais alors convalescent, et, la
force me revenant, je me trouvais dans une de ces heureuses dispositions qui
sont précisément le contraire de l’ennui, – dispositions où l’appétence morale est
merveilleusement aiguisée, quand la taie qui recouvrait la vision spirituelle est
arrachée, l’ἀχλὺς ἣ πρὶν ἐπῆεν, – où l’esprit électrisé dépasse aussi
prodigieusement sa puissance journalière que la raison ardente et naïve de
Leibniz l’emporte sur la folle et molle rhétorique de Gorgias. Respirer
seulement, c’était une jouissance, et je tirais un plaisir positif même de plusieurs
sources très plausibles de peine. Chaque chose m’inspirait un intérêt calme, mais
plein de curiosité. Un cigare à la bouche, un journal sur mes genoux, je m’étais
amusé, pendant la plus grande partie de l’après-midi, tantôt à observer la société
mêlée du salon, tantôt à regarder dans la rue à travers les vitres voilées par la
fumée.
Cette rue est une des principales artères de la ville et elle avait été pleine de
monde toute la journée. Mais, à la tombée de la nuit, la foule s’accrut de minute
en minute ; et, quand tous les réverbères furent allumés, deux courants de la
population s’écoulaient, épais et continus, devant la porte. Je ne m’étais jamais
senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais en ce moment
particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait
d’une délicieuse émotion toute nouvelle. À la longue, je ne fis plus aucune
attention aux choses qui se passaient dans l’hôtel, et je m’absorbai dans la
contemplation de la scène du dehors.
[…]
HONORÉ DE BALZAC
VICTOR FOURNEL
Avant Baudelaire, Victor Fournel (1829-1894) raille la « portraituromanie »
déclenchée par le daguerréotype qu’il voit comme une négation de l’art, mais
dans le même ouvrage, Ce qu’on voit dans les rues de Paris, il dresse un portrait
du flâneur en artiste dont la sensibilité est pourtant précisément celle d’un
« daguerréotype » mais « mobile », dont Balzac ou l’« homme des foules » de
Poe servent, chacun à sa façon, de modèle.
C’est en flânant dans Paris que Balzac a fait tant de précieuses trouvailles,
entendu tant de mots, déterré tant de types. C’est un peu en flânant sur l’Océan
que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Il reste bien des Amériques
nouvelles à découvrir, en flânant à sa manière dans certains domaines encore
inexplorés de l’Océan parisien.
Avez-vous jamais réfléchi à tout ce que renferme ce mot de flânerie, ce mot
délicieux, adoré des poètes et des humoristes ? Faire d’interminables expéditions
à travers les rues et les promenades ; errer, le nez au vent, les deux mains dans
ses poches et le parapluie sous le bras, ainsi qu’il sied à toute âme candide ;
marcher devant soi, à la bonne aventure, sans songer à aller quelque part et sans
se presser, à la façon de Jean La Fontaine quand il partait pour l’Académie ;
s’arrêter à chaque boutique afin de regarder les images, à chaque coin de rue
pour lire les affiches, à chaque étalage pour palper les bouquins ; voir un cercle
amassé autour d’un lapin savant, et s’y joindre sans respect humain, fasciné,
ravi, s’abandonnant tout entier au spectacle jusqu’au fond des sens et du cœur ;
écouter ici l’homélie d’un marchand de savon, là les dithyrambes d’un marchand
de montres à vingt-cinq centimes, plus loin, les élégies des charlatans
méconnus ; suivre au besoin tout le long des quais la musique d’un régiment qui
passe, ou prêter avec bonne foi les deux oreilles aux roucoulements des prime
donne du café Morel ; savourer les variations des orgues de Barbarie ; se ranger
autour des escamoteurs, des équilibristes et des magnétiseurs en plein vent ;
contempler les casseurs de pierre avec admiration ; courir quand on voit courir,
s’arrêter quand on le veut, s’asseoir quand on en a envie, quelle volupté, bon
Dieu ! Et voilà l’existence d’un badaud !
[…]
[…]
BENJAMIN GASTINEAU
La Vie en chemin de fer, feuilleton de Benjamin Gastineau (1823-1904), est la
physionomie animée d’un monde sauvé de sa pétrification par le point de vue
mobile d’une machine qui introduit son propre mouvement dans l’œil du
voyageur, l’apprivoise à l’image mouvante, fugitive et « détruite » à peine
« formée », en même temps qu’elle lui apprend, dans le défilement même des
images, « la philosophie synthétique du coup d’œil ».
Avant la création des chemins de fer, la nature ne palpitait plus ; c’était une
Belle-au-bois-dormant, une froide statue, un végétal, un polype ; les cieux
mêmes paraissaient immuables. Le chemin de fer a tout animé, tout mobilisé. Le
ciel est devenu un infini agissant, la nature une beauté en action.
CHARLES BAUDELAIRE
Acte de naissance d’une esthétique de la modernité, le portrait de Constantin
Guys par Charles Baudelaire (1821-1867) fait du « peintre de la vie moderne »,
sismographe du fugitif, homme des foules, divisé en lui-même, toujours « hors
de chez soi » et « partout chez soi », le modèle d’un observateur qui enregistre
incognito les images de la vie mobile et les projette en une fantasmagorie de son
temps.
La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui
du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait
flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire
domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et
l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le
monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns
des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la
langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit
partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme
l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées,
trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société
enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre
dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le
comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope
doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple
et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du
non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que
la vie elle-même, toujours instable et fugitive. « Tout homme », disait un jour
M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un
geste évocateur, « tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une
nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au
sein de la multitude, est un sot ! un sot ! et je le méprise ! »
Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur
donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets :
« Quel ordre impérieux ! Quelle fanfare de lumière ! Depuis plusieurs heures
déjà, de la lumière partout ! de la lumière perdue par mon sommeil ! Que de
choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues ! » Et il part ! Et il
regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire
l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie
si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. Il
contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la
brume ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des
fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de
la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et
d’être bien habillés ; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de
vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles ont
été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est
descendu d’un cran sur la nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe
amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle l’a déjà deviné. Un
régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dans l’air des
boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l’espérance ; et voilà que
l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l’allure et la physionomie
de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards décidés,
moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui ; et dans
quelques minutes, le poème qui en résulte sera virtuellement composé. Et voilà
que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche comme un seul animal,
fière image de la joie dans l’obéissance !
Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel
se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant.
Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent : « Enfin
la journée est finie ! » Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et
chacun court dans l’endroit de son choix boire la coupe de l’oubli. M. G. restera
le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la
vie, vibrer la musique ; partout où une passion peut poser pour son œil, partout
où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté
bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé ! « Voilà,
certes, une journée bien employée, » se dit certain lecteur que nous avons tous
connu, « chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la même
façon. » Non ! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir ; il y en a moins
encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres
dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le
même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son
crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant
sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les
images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et
les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus
que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de
l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la
mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent
cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-
dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité !
Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme, tel
que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours
voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un
pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il
cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité ; car il ne
se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour
lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique,
de tirer l’éternel du transitoire.
KARL MARX
Avant que Zola ne dise de quelle façon le « bonheur des dames » sacrifie à la
« religion nouvelle » des marchandises, Karl Marx (1818-1883) analyse le
fétichisme de la marchandise comme un mécanisme de projection, analogue
selon lui au mécanisme religieux, qui dote la marchandise, reflet déconnecté de
rapports sociaux dissimulés, d’une vie autonome quasi fantasmagorique
s’imposant à l’observateur.
ÉMILE ZOLA
Au Bonheur des Dames montre « tout un peuple de femmes passant dans la
force et la logique des engrenages » du grand magasin. L’entrée est libre à la
femme des foules, toute au plaisir de l’œil (« Aveuglez-le » s’écrie Mouret, le
propriétaire), grisée par l’impulsion de l’achat commandée par le poème savant
de l’étalage dans la « cathédrale du commerce moderne » dont Émile Zola
(1840-1902) déploie la machinerie optique.
Au Bonheur des Dames (1883) […] Dans le pan coupé donnant sur la place
Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu’à l’entresol, au milieu
d’une complication d’ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques,
deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l’enseigne : Au
Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s’enfonçaient, longeaient la rue de la
Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison
d’angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et
aménagées récemment. C’était un développement qui lui semblait sans fin, dans
la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans
tain de l’entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des
comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant
que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.
– Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui
avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein ? C’est gentil, c’est ça qui
doit faire courir le monde !
Mais Denise demeurait absorbée, devant l’étalage de la porte centrale. Il y
avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de
marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient
les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie,
mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l’entresol, flottantes comme des
drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient
coupés par les pancartes blanches des étiquettes. À côté, encadrant le seuil,
pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures
de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne,
les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans
des casiers, sur des tables, au milieu d’un empilement de coupons, débordaient
des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés,
capelines, gilets, tout un étalage d’hiver aux couleurs bariolées, chinées, rayées,
avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq
centimes, des bandes de vison d’Amérique à un franc, et des mitaines à cinq
sous. C’était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son
trop-plein à la rue.
L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa
sœur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força tous trois à quitter le
milieu de la place ; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-saint-Augustin,
ils suivirent les vitrines, s’arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D’abord,
ils furent séduits par un arrangement compliqué : en haut, des parapluies, posés
obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique ; dessous, des bas de
soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns
semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les
rouges à coins brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d’une peau
de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaient jetés
symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge
byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui
n’ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de
soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante,
les tons les plus délicats des fleurs : au sommet, les velours, d’un noir profond,
d’un blanc de lait caillé ; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures
vives, se décolorant en pâleurs d’une tendresse infinie ; plus bas encore, les
soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées
comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts
savants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de
l’étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de
foulard crème. C’était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales,
les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le
Cuir-d’or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des
nouveautés.
– Oh ! Cette faille à cinq francs soixante ! murmura Denise, étonnée devant le
Paris-Bonheur.
Jean commençait à s’ennuyer. Il arrêta un passant.
– La rue de la Michodière, monsieur ?
Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs
pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise
fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez
Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais
elle n’avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande
écharpe en dentelle de Bruges, d’un prix considérable, élargissait un voile
d’autel, deux ailes déployées, d’une blancheur rousse ; des volants de point
d’Alençon se trouvaient jetés en guirlandes ; puis, c’était, à pleines mains, un
ruissellement de toutes les dentelles, les malines, les valenciennes, les
applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À
droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui
reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans
cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme : occupant le centre, un
article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté ;
d’un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris ; de l’autre, un paletot de
drap, bordé de plumes de coq ; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en
matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les
caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu’au manteau de
velours affiché dix-huit cents francs. La gorge ronde des mannequins gonflait
l’étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était
remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton
rouge du col ; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu
calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles
femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.
[1]. Nous ajoutons la formule manquante dans la traduction de Champfleury (NdE).
[2]. « Assez de science ! » : c’en est assez pour le sage ! (NdE).
[3]. Hortulus animæ, cum oratiunculis aliquibus superadditis de Grünninger [NdA].
[4]. Constantin Guys.
Chapitre 7
INTRODUCTION
Le philosophe chinois Mozi (Ve s. av. J.-C.) connaissait la chambre obscure
qu’il appelait « chambre close du trésor ». Les savants arabes, plus d’un
millénaire avant Wedgwood et Niepce, avaient découvert certaines substances
photosensibles. Ces anciennes connaissances, les progrès de l’optique et de la
chimie, les perfectionnements de la camera obscura et de la lanterne magique ne
diminuent pas pour autant les mérites de la fiction qui ouvre ce chapitre, l’utopie
de Giphantie (Tiphaigne de La Roche) qu’on peut lire comme une anticipation
de la photographie avec sa toile capable, sous la seule action de la lumière, de
retenir des images « qui valent les choses » qui y laissent automatiquement leur
empreinte. Un demi-siècle à peine plus tard, Nicéphore Niepce fixe une image
sur la plaque sensible, puis, avec Daguerre, Talbot ou Bayard, la fiction se
réalise : le miroir peut enfin garder l’empreinte de ce qui s’y reflète.
Au règne sans partage du daguerréotype et de son image sur métal depuis sa
présentation par Arago en 1839, succède celui de la « photographie », dont le
négatif est reproductible sur papier. De la création, en 1851, de la Société
héliographique et l’édition de La Lumière, premier journal entièrement dédié en
Europe à la photographie et qui en initie la critique, jusqu’à l’ouverture des
premiers studios, la vogue du portrait, sa miniaturisation en carte de visite, les
clichés de Roger Fenton sur la guerre de Crimée, ou la consécration de
l’Exposition universelle de 1855, toutes les conditions de l’essor de la
photographie convergent : les innovations techniques et les ambitions artistiques,
la commercialisation et le succès populaire, la vulgarisation du procédé et
l’industrialisation, l’appât des bénéfices et les besoins sociaux, idéologiques ou
éducatifs.
Les premiers discours sur la photographie semblent fascinés non seulement
par l’exactitude de la reproduction, la représentation réaliste et l’identité de
l’image et de l’objet, mais aussi par la genèse même des images de la chambre
obscure qui se conservent désormais « d’elles-mêmes » (Arago). Cette identité
de l’image et de l’objet, contenue dans le « processus photogénique », rend la
représentation photographique « infiniment plus exacte », écrit Edgar Poe, que
toute « peinture faite de mains d’hommes » et que tout langage qui trouve là sa
limite : « Tout langage échoue à donner une juste idée de la vérité ; rien
d’étonnant si nous songeons que la source de la vision en est ici le dessinateur. »
Photogénie : le visible a sa propre mécanique et le génie passe dans l’automate
« en matérialisant le spectre impalpable qui s’évanouit aussitôt aperçu » (Nadar).
Sous l’œil impersonnel de l’objectif, la restitution mécanique, dont le soleil est
l’agent actif, laisse les choses s’enregistrer d’elles-mêmes et se donner à voir,
effaçant l’intervention humaine, la marque du travail et de l’art, la médiation
artiste de la main et de l’interprétation : « Au fond, écrit ainsi Francis Wey, ce
qui tend à s’effacer d’une manière constante, c’est la marque sensible de la
manutention, c’est l’artifice du procédé et la complication du travail. » Dès sa
naissance, la restitution photographique de la réalité est conçue comme
instantanée, objective, aisée et intégrale. Son instantanéité s’impose comme une
évidence, et avant même que la durée d’exposition ne soit réduite, les premiers
écrits célèbrent la rapidité de l’œil mécanique qui non seulement supplante celle
de l’œil humain mais prend de vitesse la lente mimésis picturale : toutes les
choses « égales devant le soleil se gravent à l’instant même » (Janin).
L’objectivité de la restitution, ce n’est pas seulement la fidélité de la copie
conditionnée par la neutralité de l’objectif, la transparence et l’immédiateté de
l’opération technique, c’est aussi ce pouvoir que l’image donne dorénavant
d’authentifier et d’identifier, et c’est encore cette idée, potentiellement critique,
d’une singulière démocratie des choses désormais « égales devant le soleil »
mais aussi comme hors d’elles-mêmes dans leur ubiquité, puisqu’également
transportables et détachables, livrées à l’« universel reportage » qu’évoquera
Mallarmé. Cette démocratie des choses devant l’objectif se conjugue avec la
démocratie de l’usage de l’objet, un exploit technique à la portée de tous, et avec
la démocratie d’une diffusion des images photographiques qu’on ne peut
évidemment séparer du trafic des images devenues marchandises. Baudelaire
raille à sa manière cet esprit démocrate qui se prosterne selon lui devant le veau
d’or de la « réalité » et se nourrit de la sottise narcissique de la multitude alors
que la photographie, simple moyen de reproduction, aurait dû se contenter de
rester « la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante ».
Delacroix ne défend la photographie que pour autant qu’elle renonce à son
réalisme intégral, à la « prétention de tout rendre », qu’elle intègre en elle
« l’infirmité de la reproduction » et accepte l’« heureuse impuissance » de l’œil à
tout voir. La restitution photographique de la réalité est en effet envisagée,
projetée ou rêvée, comme intégrale, et le sentiment d’avoir franchi l’obstacle de
l’espace et du temps réveille le désir d’une reproduction complète « des œuvres
de Dieu » et des « ouvrages de l’homme » (Janin), « registre impérissable » de
« l’Ange de Dieu » qui fixe le « mouvement universel » (Holmes) ou, selon une
version plus ironique, album de l’« Histoire du monde » mise à l’épreuve
photographique (Villiers de Ll’Isle-Adam), comme si la technique mettait le
monde à la disposition du regard, ou plutôt, comme si le monde se mettait à la
disposition du regard et le visible s’ordonnait à l’œil photographique.
***
JULES JANIN
Avant même l’annonce publique de sa découverte, Jules Janin célèbre le
daguerréotype qui rivalise moins avec l’art par la parfaite identité de l’image et
de son objet qu’en vertu d’un réalisme « enchanté » : c’est la réalité elle-même
qui se hâte vers sa reproduction dont le soleil est l’agent instantané et c’est le
miroir lui-même qui reproduit. Enchantement moderne, celui de l’âge de la
technique qui cherche « les moyens de faire reproduire… à notre place ».
Que la lumière soit… (1839) À force d’études ce peintre célèbre [Daguerre] était
parvenu à être un grand chimiste. Il avait observé, sans nul doute, que telle
nuance, vigoureuse au grand jour, s’effaçait à mesure que s’effaçait la lumière et
disparaissait complètement ; il savait en outre, ce que nous savons tous, l’action
du soleil et de la lumière sur la couleur : il se proposa donc, avec cette
persévérance acharnée qui est le génie, la solution du problème suivant : Trouver
une couleur ainsi faite, que le soleil, bien plus, que la lumière seule l’enlève en
partie pendant que l’autre partie résiste et reste immobile à sa place ; forcer le
jour à agir sur cette ombre donnée comme ferait le burin divin de quelque
Morghen invisible, et ainsi jeter sur cette planche unie et sombre la forme et la
vie ; forcer le soleil, cet œil du monde, à n’être plus qu’un ingénieux ouvrier
sous les ordres d’un maître… Voilà sans contredit le plus étrange, le plus
difficile, le plus incroyable problème qu’un homme se soit proposé de nos jours.
Pour la difficulté, nous ne disons pas pour l’utilité de l’œuvre, l’inventeur de la
vapeur ne vient que le second.
[…]
Nous vivons dans une singulière époque ; nous ne songeons plus de nos jours
à rien produire par nous-mêmes ; mais, en revanche, nous recherchons avec une
persévérance sans égale les moyens de faire reproduire pour nous et à notre
place. La vapeur a quintuplé le nombre des travailleurs ; avant peu, les chemins
de fer doubleront ce capital fugitif qu’on appelle la vie ; le gaz a remplacé le
soleil ; on tente à cette heure des essais sans fin pour trouver un chemin dans les
airs. Cette rage de moyens surnaturels a passé bientôt du monde des faits dans le
monde des idées, du commerce dans les arts. […] Voici maintenant qu’avec cet
enduit étendu sur une planche de cuivre, M. Daguerre remplace le dessin et la
gravure. Laissez-le faire, avant peu vous aurez des machines qui vous dicteront
des comédies de Molière et feront des vers comme le grand Corneille. Ainsi soit-
il. […]
Le rêve… vient de se réaliser… (1839) […] Les peintres, les dessinateurs, ceux
particulièrement qui exécutent les vastes toiles des panoramas et des dioramas,
ont bien encore quelquefois recours à la chambre noire ; mais c’est seulement
pour tracer, en masse, les contours des objets ; pour les placer dans les vrais
rapports de grandeur et de position ; pour se conformer à toutes les exigences de
la perspective linéaire. Quant aux effets dépendants de l’imparfaite diaphanéité
de notre atmosphère, qu’on a caractérisés par le terme assez impropre de
perspective aérienne, les peintres exercés eux-mêmes n’espéraient pas que, pour
les reproduire avec exactitude, la chambre obscure put leur être d’aucun secours.
Aussi, n’y a-t-il personne qui, après avoir remarqué la netteté de contours, la
vérité de formes et de couleurs, la dégradation exacte de teintes qu’offrent les
images engendrées par cet instrument, n’ait vivement regretté qu’elles ne se
conservassent pas d’elles-mêmes, n’ait appelé de ses vœux la découverte de
quelque moyen de les fixer sur l’écran focal. Aux yeux de tous, il faut également
le dire, c’était là un rêve destiné à prendre place parmi les conceptions
extravagantes d’un Wilkins ou d’un Cyrano de Bergerac. Le rêve, cependant,
vient de se réaliser. […]
[…]
[…]
FRANCIS WEY
Francis Wey (1812-1872), écrivain et critique d’art, ami de Courbet, défend la
photographie naissante – l’« héliographie » – dans la première revue française
qui lui est consacrée, La Lumière. Wey commence à concéder à la photographie
sur papier, au-delà de sa valeur de pure reproduction, un peu du pouvoir qu’a
l’art, selon lui, d’interpréter la nature et de lui donner « voix », « langage » et
mémoire.
Appelé naguère à examiner les derniers résultats obtenus par des hommes
studieux, zélés et pleins d’expérience, nous avons été frappé d’un étonnement
très vif. La photographie est, en quelque sorte, un trait d’union entre le
daguerréotype et l’art proprement dit. Il semble qu’en passant sur le papier, le
mécanisme se soit animé ; que l’appareil se soit élevé à l’intelligence qui
combine les effets, simplifie l’exécution, interprète la nature et ajoute à la
reproduction des plans et des lignes l’expression des sentiments ou des
physionomies.
En effet, la photographie s’exerce sur une gamme de tons excessivement
étendue. Depuis l’indication fugitive et vaporeuse, mais précise encore, telle que
M. Vidal parvient à la fixer d’un souffle, jusqu’au relief violent et contrasté de
Rembrandt, jusqu’à une intensité de tons qui défie les ressources de la gravure.
Telle est la souplesse de cet instrument, qu’il justifie successivement les genres
les plus opposés, les qualités les plus diverses, et même les manières les plus
individuelles. Dans une série de paysages et d’autres sujets, nous avons vu tour à
tour des Joyant et des Piranèse, des Decamps, des Metzu, des Corot, des
Ruysdael, des Marilhat, fortuitement éclos de la seule fantaisie de la nature. On
eût dit qu’elle s’était plu, avec une docilité capricieuse, à rendre hommage à la
plupart des peintres qui l’ont si diversement encensée.
Telle est donc la première réponse de cette nature jusque-là muette,
questionnée tant de fois, et qui se prêtait, inerte, à de si nombreuses hypothèses.
L’héliographie lui donne une voix, l’arme d’un langage et l’invite à rédiger ses
Mémoires.
Fait consolant et bizarre ! Elle consacre à peu près tout ce que l’opinion
publique a successivement exalté. Ainsi l’esthétique pure n’a rien à perdre à
cette épreuve ; elle ne peut qu’y gagner en hardiesse, en expérience, tandis que
les couches inférieures de l’art, celles où le succès douteux dépend de la routine,
du procédé manuel, et se limite à la tradition stérile, se trouvent dissoutes et
annihilées.
Il est arrivé plus d’une fois que certains genres, investis d’une vogue
passagère, ont disparu avec la mode qui les avait recommandés. Sans parler des
traits à la silhouette, et pour se borner à des productions plus relevées, rappelons
les lavis à l’encre de Chine, puis à la sépia, si fort appréciés sous Louis XVI ;
plus tard, les gouaches, compromis harmonieux et terne entre le dessin et la
peinture ; puis les petits crayonnages tels que les exécutait Lantara, si souvent
imité… La passion de l’effet, l’amour de la couleur ont fait pâlir ces pratiques
mal défendues par l’artifice du métier. L’aquarelle a remplacé ces procédés ; puis
la peinture à l’huile est devenue si populaire, que l’aquarelle à son tour se voit
supplantée.
Au fond, ce qui tend à s’effacer d’une manière constante, c’est la marque
sensible de la manutention, c’est l’artifice du procédé et la complication du
travail. À moins de se rapprocher du dessin, ou de paraître empreinte d’une forte
émanation de la couleur, la gravure devient froide à nos yeux ; la classique
vigueur des tailles est de moins en moins appréciée. La lithographie, plus ou
moins immédiatement assimilable au dessin naïf, fait des progrès incessants.
C’est dans ces circonstances que se présente l’héliographie : que produira-t-
elle ? Sans contredit, d’anciens genres vont disparaître, une révolution
s’effectuera, lente, profonde, et salutaire comme toutes les révolutions vraiment
dignes de ce titre. Mais ce qui doit advenir, est-il possible déjà de le pressentir ?
Assurément.
Précisons en quatre mots le résultat définitif : les artistes vraiment originaux,
loin d’être atteints, devront à l’invention nouvelle des ressources imprévues, et
prendront un plus large essor. Les gens de métier, les mécaniques, ainsi que l’on
disait jadis, seront abattus.
La photographie traduit à merveille : pour la surpasser, il faudra traduire et
interpréter. […] Il est certain que la photographie reproduirait avec une
incomparable fidélité la Matinée de M. Corot ; mais elle ne compléterait pas le
tableau, elle n’en interpréterait pas l’esprit, elle n’en éclairerait pas l’intention
poétique en y ajoutant comme l’a fait M. Français, dans sa lithographie,
l’impression d’une pensée personnelle et délicate.
Cependant, la photographie est très souple, surtout dans la reproduction de la
nature ; parfois, elle procède par masses, dédaignant le détail comme un maître
habile, justifiant la théorie des sacrifices, et donnant, ici l’avantage à la forme, et
là aux oppositions de tons. Cette intelligente fantaisie est beaucoup moins libre
dans les daguerréotypes sur plaques de métal. Il y a plus : le goût particulier du
photographe perce dans son œuvre, pour matérielle qu’elle semble ; les épreuves
obtenues par des artistes sont supérieures à celles des érudits. Les premiers
choisissent mieux leurs sujets, recherchent avec succès des effets dont ils ont le
sentiment inné, et l’influence de l’individu est assez perceptible pour que les
amateurs-experts, à la vue d’une planche sur papier, devinent d’ordinaire le
praticien qui l’a obtenue.
[…] L’héliographie ne peut aller au-delà de son modèle : c’est un fidèle agent,
ce n’est pas une intelligence. Mais, on le pressent avec nous, ce procédé
matériel, invincible dans les limites de son domaine, abolit virtuellement toute
autre imitation réduite à n’être rien de plus.
Tout dessinateur, tout lithographe, ou tout graveur dépourvu des inspirations
de l’artiste, risquera donc de se voir supplanté, et entre deux machines, la plus
parfaite, la plus rapide, la moins coûteuse, sera nécessairement préférée. […]
Cette découverte, il faut se hâter de le dire pour intimider les ambitions
vulgaires, amènera la destruction des couches inférieures de l’art.
La comparaison des œuvres débiles avec la reproduction pure et véridique de
la nature, régénérera le goût public et le rendra difficile. Une estampe
photographiée sera préférée à une peinture vicieuse, car elle satisfera davantage.
La classe aisée, qui ne s’élevait que jusqu’au portrait à bas prix, d’une fidélité
douteuse, adoptera forcément la photographie si limpide, si précise, si animée
dans ses produits ; et quand on pourra, pour un prix modique, se procurer
l’image exquise du paysage que l’on aime, du site où l’on a rêvé, du coteau où
s’élève le toit natal, du tableau que l’on a goûté, l’on délaissera les mauvais
tableaux, les méchants dessins et les gravures médiocres.
[…]
EUGÈNE DELACROIX
Dans son Journal, Eugène Delacroix (1798-1863) dit de la photographie,
incapable qu’elle est de « sacrifier », que son exactitude fait son infirmité.
Distinguant la composition picturale de la saisie photographique du fragment,
opposant l’imagination qui « fait le tableau » à l’œil accablé par la justesse des
détails, le peintre reste cependant ouvert à une photographie qui renoncerait à
tout montrer.
Le réaliste le plus obstiné… (1859) Le réaliste le plus obstiné est bien forcé
d’employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou
d’exécution. S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau
isolé ou même une collection de morceaux pour en faire un tableau. Il faut bien
circonscrire l’idée pour que l’esprit du spectateur ne flotte pas sur un tout
nécessairement découpé ; sans cela il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe
prend une vue, vous ne voyez jamais qu’une partie découpée d’un tout ; le bord
du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne pouvez que supposer un
ensemble dont vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard.
L’accessoire est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente le
premier et offusque la vue. Il faut faire plus de concession à l’infirmité de la
reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage d’imagination.
Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même
du procédé, pour rendre d’une manière absolue, laisse certaines lacunes, certains
repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre
d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photographie serait
insupportable : on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un toit,
et sur ces tuiles les mousses, les insectes, etc. Et que dire des aspects choquants
que donne la perspective réelle, défauts moins choquants peut-être dans le
paysage, où les parties qui se présentent en avant peuvent être grossies, même
démesurément, sans que le spectateur en soit aussi blessé que quand il s’agit de
figures humaines ? Le réaliste obstiné corrigera donc dans un tableau cette
inflexible perspective qui fausse la vue des objets à force de justesse.
Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau : nous
ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans
un joli visage. Notre œil, dans l’heureuse impuissance d’apercevoir les infinis
détails, ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier
fait encore, à notre insu, un travail particulier : il ne tient pas compte de tout ce
que l’œil lui présente ; il rattache à d’autres impressions antérieures celle qu’il
éprouve, et sa jouissance dépend de sa disposition présente. Cela est si vrai que
la même vue ne produit pas le même effet sous des aspects différents.
Ce qui fait l’infériorité de la littérature moderne, c’est la prétention de tout
rendre ; l’ensemble disparaît noyé dans les détails et l’ennui en est la
conséquence. Dans certains romans, comme ceux de Cooper, par exemple, il faut
lire un volume de conversation et de description pour trouver un moment
intéressant ; ce défaut dépare singulièrement les ouvrages de Walter Scott, et
rend bien difficile de les lire ; aussi l’esprit se promène languissant au milieu de
cette monotonie et de ce vide où l’auteur semble se complaire à se parler lui-
même. Heureuse la peinture de ne demander qu’un coup d’œil pour attirer et
pour fixer.
CHARLES BAUDELAIRE
Pour la première fois, un art, avant même de trouver ses marques, est une
industrie. Dans le Salon de 1859, Baudelaire dénonce les conditions de
l’irruption de l’industrie dans l’art, la religion du réel qui l’accompagne,
l’obscénité d’un art cherchant à étonner « par des moyens étrangers à l’art », la
paralysie de l’imagination bannie par le fétichisme technique, la fabrique
fantasmagorique de l’ego refoulant toute vraie subjectivité.
[…]
Images en mouvement
« Au moyen de mon appareil, je me fais fort de reproduire le défilé d’un
cortège, une revue et des manœuvres militaires, les péripéties d’une bataille,
une fête publique, une scène théâtrale, les évolutions et les danses d’une ou
plusieurs personnes, les jeux de physionomie et, si l’on veut, les grimaces
d’une tête humaine, etc. ; une scène maritime, le mouvement des vagues
(mascaret), la course des nuages dans un ciel orageux, particulièrement en pays
de montagne, l’éruption d’un volcan, etc., etc., le tableau qui se déroule
circulant dans une ville, dans un monument ou dans un pays intéressant. »
DUCOS DU HAURON, Brevet n° 61976 « pour un appareil destiné à
reproduire photographiquement une scène quelconque, avec toutes les
transformations qu’elle a subies pendant un temps déterminé », 1864.
INTRODUCTION
Parallèlement aux découvertes de la photographie qui ont permis de fixer sur
une plaque ou un papier sensibles une image captée dans une chambre noire, le
XIXe siècle a vu se développer les expériences visant à animer les images et à
reproduire le mouvement que, jusque-là, on n’avait pu « figurer » que par des
trucages ou des séries d’images successives.
Le phénomène de la persistance rétinienne sur lequel est fondée la
compréhension de la synthèse optique du mouvement est connu depuis
l’Antiquité. Faisant tourner un tison enflammé, une toupie lumineuse ou une
roue, nombreux sont ceux, d’Aristote à Newton, en passant par Lucrèce,
Sénèque, Ptolémée ou Alhazen, qui ont constaté que les images enregistrées par
la rétine y subsistent pendant un certain temps. Au XVIIIe siècle, le chevalier
d’Arcy mesure, le premier, la durée des persistances lumineuses sur l’œil et la
fixe à treize centièmes de seconde. Mais c’est seulement au XIXe siècle qu’on
découvre qu’il est possible d’utiliser cette propriété pour faire bouger une image,
et ce en substituant une image à une autre avant que l’impression lumineuse
laissée dans le cerveau par l’image précédente n’ait disparu.
De 1825 à 1895, différents appareils se succèdent fonctionnant sur le principe
de la roue de Faraday : un cylindre muni de fentes tourne autour d’un axe, et en
regardant au travers des fentes, on voit s’animer les figurines qui en tapissent
l’intérieur. Si le modeste thaumatrope[1] fabriqué en 1825 par le médecin anglais
John Ayrton Paris est sans doute l’ancêtre de ces jouets optiques, le
phénakistiscope[2] mis au point, en 1832, par le physicien belge Joseph Plateau,
et minutieusement décrit par Baudelaire dans son essai Morale du Joujou,
marque une étape décisive dans l’histoire de l’animation des images. Avec le
stroboscope inventé la même année par l’Autrichien Simon Stampfer, il permet
de réaliser pour la première fois la synthèse artificielle du mouvement et ouvre la
voie à d’autres appareils construits sur le même principe comme le zootrope[3]
(1934) de l’Anglais William George Horner ou le praxinoscope[4] (1877)
d’Émile Reynaud. Ce même Reynaud, en combinant le praxinoscope avec les
techniques de la projection héritées de la lanterne magique, parvient, avec son
Théâtre optique (1888), à projeter des images animées sur un grand écran, et
invente, avec ses « pantomimes lumineuses », qui sont présentées au musée
Grévin entre 1892 et 1900, le film de dessin animé.
Très tôt cependant s’est fait jour le souhait de remplacer les dessins utilisés
dans le phénakistiscope et ses avatars par des photographies. Dans une
communication faite à la Société Française de Photographie, le 4 juin 1880,
Émile Reynaud déclare que « les effets seraient bien plus heureux, si au lieu de
dessins à la main représentant les différentes phases du mouvement, il était
possible de les obtenir au moyen de la photographie : on aurait là une exactitude
du mouvement qu’il est difficile d’obtenir par le dessin manuel ». Dès la fin des
années 1850, des chercheurs comme Jules Dubosq, Henry Cook, Louis Arthur
Ducos du Hauron ou Henry Du Mont s’attachent à analyser et reproduire
photographiquement le mouvement. Ils se heurtent longtemps à deux
problèmes : l’un chimique : résoudre la question de sensibilité insuffisante de
l’émulsion photographique qui contraint à de longs temps de poses (l’instantané
ne devenant possible qu’à la fin des années 1870) ; l’autre mécanique :
concevoir un dispositif technique capable d’obtenir des photographies
successives et de restituer l’illusion parfaite du mouvement. Dans la résolution
de ce deuxième problème, deux hommes jouent un rôle déterminant : le
photographe Eadweard Muybridge qui, en 1878, en Californie, enregistre, avec
douze appareils successivement déclenchés, une série d’épreuves d’un cheval au
galop ; et le physiologiste Étienne-Jules Marey qui, après sa rencontre avec
Muybridge, décide d’utiliser la photographie pour ses travaux et simplifie le
dispositif dispendieux de son prédécesseur en le remplaçant par un appareil
unique, le fusil photographique (1882), puis surtout le chronophotographe
(1888) qui est une véritable caméra de prise de vue, à une différence près, mais
de taille : la bande sensible de l’appareil ne comportant pas de perforations, les
photographies sont séparées les unes des autres par des distances irrégulières qui
empêchent toute tentative de projection animée.
Essentiellement préoccupé par l’analyse et la décomposition du mouvement,
Marey ne s’intéresse pas à sa synthèse et à sa représentation et laisse à d’autres,
et ils sont nombreux (parmi eux son ancien assistant Georges Demenÿ), le soin
de mettre au point un appareil qui donne enfin l’illusion de la vie. Une vie prise
sur le vif que Thomas Alva Edison enregistre sur pellicule avec son kinétographe
(1891), puis enferme derrière l’œilleton de son kinétoscope (1894), avant que les
frères Lumière ne la projettent sur l’écran du Cinématographe, devant un public
émerveillé et payant, le samedi 28 décembre 1895.
***
JOSEPH PLATEAU
L’animation des images commence avec le Belge Joseph Plateau (1801-1883)
qui, dès 1827, étudie les effets de la persistance des impressions lumineuses sur
l’œil. En 1832, s’inspirant des travaux de Michael Faraday, il met au point un
disque fenêtré qu’il fait tourner devant un miroir et sur lequel il a représenté,
entre chaque fente, seize positions successives d’un mouvement. C’est le
phénakistiscope qui, en réalisant la synthèse artificielle du mouvement, en
restitue à la perfection l’illusion.
Dissertation sur quelques propriétés des impressions produites par la lumière sur
l’organe de la vue… (1829)
Tout le monde sait que si l’on agite rapidement et dans l’obscurité un charbon
enflammé, on voit une courbe lumineuse et continue, comme si le charbon
laissait dans l’air la trace de son passage. Ce fait prouve que les sensations
produites en nous par la lumière ont une certaine durée, qu’elles subsistent
encore quelque temps après la disparition des objets qui les ont fait naître
(Newton, opt. liv. 1, part. 2, prop. 5). On peut d’ailleurs se convaincre
directement de cette vérité en regardant un morceau de papier blanc exposé au
soleil, et fermant subitement les yeux ; on voit alors l’image blanche du papier
subsister encore pendant un temps très sensible.
Il est naturel de croire que ces impressions ont une durée et une énergie
différente suivant l’intensité et l’espèce de la lumière qui les a produites. Le but
que je me suis proposé est d’examiner, sous le rapport de leur durée, de leur
énergie et de l’action qu’elles exercent les unes sur les autres, les impressions
produites par les différentes couleurs.
Si l’on suppose que notre charbon décrive un cercle, il suffira évidemment,
pour que le cercle entier paraisse lumineux, que le charbon repasse en chaque
point de sa course précisément à l’instant où l’impression produite par son
passage précédent va s’évanouir. Il n’est pas moins évident que si l’on parvenait
à donner exactement cette vitesse au charbon, la durée d’une révolution entière
serait égale à celle d’une impression. Il semble que l’on peut conclure de là que
pour mesurer la durée de l’impression produite sur l’organe de la vue par la
présence d’un petit objet quelconque, il suffira d’imprimer à cet objet un
mouvement circulaire, en augmentant progressivement la vitesse, jusqu’à ce que
la trace apparente de l’objet forme un cercle complet, et de mesurer alors la
durée d’une révolution : cette durée sera celle de l’impression. La détermination
de la durée d’une révolution ne présente d’ailleurs aucune difficulté : il suffit
pour cela de connaître le nombre de révolutions décrites dans un temps donné.
[…]
Quoique la durée d’une impression soit très petite, elle ne laisse pas que de
donner lieu à une foule d’illusions auxquelles on fait généralement peu
d’attention à cause de la fréquence même de leur production : ainsi les feux
d’artifice lui doivent une partie de leur effet ; les météores ignés laissent
ordinairement après eux une longue traînée lumineuse qui probablement est due
à la même cause ; une corde qui vibre nous présente la forme d’un fuseau aplati ;
les roues des voitures qui se meuvent avec une grande rapidité semblent avoir
perdu leurs rayons, et les objets placés de l’autre côté se voient comme à travers
une gaze légère ; une tache sur la surface d’une toupie se change en cercle
lorsque celle-ci est en mouvement ; la chute de la pluie ou de la grêle présente
l’aspect d’une série de droites parallèles et non de corps arrondis qui tombent,
etc., etc. Toutes les fois enfin que nous regardons des objets qui se meuvent
rapidement, la durée des impressions modifie les apparences.
C’est de la durée des impressions que dépend l’effet d’un amusement imaginé
par le docteur Paris et que l’on trouve décrit sous le nom de Thaumatrope dans le
manuel de physique amusante de M. Julia-Fontenelle. Il consiste à dessiner deux
objets différents des deux côtés d’un cercle de carton, de telle manière que si
l’on fait tourner rapidement ce cercle autour d’un diamètre comme axe, le
mélange des deux impressions laissées par les deux dessins en produise un
troisième. Ainsi en dessinant un oiseau d’un côté et une cage de l’autre, l’oiseau
sera vu dans la cage, etc.
CHARLES BAUDELAIRE
Dans son essai intitulé Morale du joujou, Charles Baudelaire décrit
minutieusement le phénakistiscope de Plateau qui, comme la lanterne magique
avant lui, a sous divers avatars, à partir du milieu des années 1830, rapidement
débordé de son cadre expérimental pour entrer dans les salons. L’intérêt que
porte le poète à ce « joujou scientifique » tient moins au mouvement qu’il
imprime aux images qu’à son pouvoir de métamorphose et à sa capacité à
émouvoir l’imagination enfantine.
HENRY DU MONT
Entre 1850 et 1870, plusieurs inventeurs, tels que Dubosq (stéréoscope), Cook
et Bonelli (photobioscope) ou Ducos du Hauron, cherchent à représenter les
différentes phases du mouvement au moyen non plus du dessin, mais de la
photographie. Parmi eux l’ingénieur belge Henry Désiré Du Mont qui, en
concevant, dès 1861, « un appareil photographique propre à reproduire les
phases successives du mouvement » d’un corps ou d’une machine, fixe les
principes de la prise de vue cinématographique.
Reproduire les phases successives d’un mouvement… (1862)
Aujourd’hui les photographes savent reproduire sur des surfaces douées d’une
grande sensibilité pour la lumière ce qu’ils ont nommé des images instantanées ;
ils photographient un objet en mouvement, tel qu’un cheval au galop, mais ils
n’ont cherché à obtenir qu’une seule image de cet objet, et n’ont même pas eu de
motifs pour désirer d’en obtenir plusieurs images, surtout successives, et
reproduisant les phases successives d’un mouvement.
J’ai pensé que parmi plusieurs images reproduisant les phases successives
d’un mouvement, il y en aurait de bien supérieures aux autres par l’harmonie des
lignes, des ombres, et le naturel des poses, qui sont toujours maniérées, quand on
photographie des personnes et qu’on leur a dit seulement : « Posez ». J’ai pensé
qu’avec un appareil photographiant les phases successives d’un mouvement on
éviterait cet inconvénient.
J’ai pensé ensuite à employer des séries d’images reproduisant aussi les
phases successives d’un mouvement dans un appareil stéréoscopique et
phénakisticopique, pour lequel j’ai obtenu un brevet d’invention.
La difficulté de reproduire avec fidélité les phases successives d’un
mouvement à plusieurs minutes d’intervalle (difficulté inévitable avec les
appareils anciens), m’a déterminé à faire usage d’un appareil photographique
nouveau, qui permet de reproduire les phases successives d’un mouvement à
quelques fractions de seconde seulement d’intervalle, ou plutôt avec l’intervalle
de temps qui a séparé réellement ces phases.
Pour obtenir ce résultat, je remplace pendant l’exposition à la lumière la
couche sensible ordinaire immobile par une série de couches mobiles se
succédant à intervalles réglés et devant lesquelles le rayon lumineux est
démasqué aussi à intervalles réglés et en temps utile, c’est-à-dire seulement
quand le plan de la couche sensible est perpendiculaire à l’axe du rayon.
Voici par quels mécanismes j’obtiens le remplacement rapide des couches
sensibles et le démasquement du rayon.
Ces couches sensibles sont fixées, soit isolément, soit après avoir été
juxtaposées par une bande d’étoffe sur la circonférence d’un tambour
cylindrique ou prismatique. Un mouvement de rotation imprimé au tambour les
fait se succéder au foyer de la chambre obscure, et le tambour portant les
couches sensibles est lui-même renfermé dans une boîte noircie intérieurement
qui met les couches sensibles à l’abri de tout rayon lumineux nuisible. L’axe du
tambour pourra être horizontal ou vertical.
Pour mettre au point de vue distinct sur le verre dépoli, il suffit d’enlever le
tambour mobile de la boîte dans lequel il est enfermé et de placer devant les
objectifs un châssis double contenant d’un côté le verre dépoli, et de l’autre un
miroir dans lequel viennent se réfléchir les sujets que l’on veut reproduire.
J’obtiens le démasquement du rayon lumineux en temps utile, c’est-à-dire
quand ce rayon tombe sur la couche sensible, à peu près perpendiculairement au
plan de celle-ci, par un prisme évidé tournant sur son axe dans la chambre noire
et rendu solidaire du mouvement de l’axe du tambour par des roues d’angles
mues à l’aide d’une vis sans fin.
Cet appareil me permet de faire poser devant mes objectifs des objets et
personnages qui seront reproduits dans toutes les phases successives de leur
mouvement. On peut ainsi utiliser des séries d’images, par exemple la série des
mouvements d’une danseuse, d’un ou plusieurs soldats, d’une machine, etc., soit
pour le plaisir des yeux, soit pour l’enseignement.
ÉMILE REYNAUD
En 1877, le physicien et artiste Émile Reynaud (1844-1918) a l’idée de
substituer aux fentes des jouets d’optique issus du phénakistiscope un prisme de
miroirs tournants qui permet d’améliorer la qualité, l’enchaînement et la
luminosité des images. C’est le praxinoscope, qu’il perfectionne en
praxinoscope-théâtre (1879), puis en Théâtre optique (1888) : invention qu’il
exploitera de 1892 à 1900 au Musée Grévin proposant aux spectateurs les
premières projections de films de dessins animés.
Le praxinoscope-théâtre :
produire les spectres impalpables… (1879)
But
Procédé
Pratique
[…]
*
LE GLOBE
Rapporté par le journal Le Globe, le succès de la projection d’images animées,
le 26 septembre 1881, chez Marey, lors de la tournée européenne du photographe
Eadweard Muybridge (1830-1904), illustre l’intérêt de l’époque pour l’analyse
du mouvement – galop du cheval ou vol de l’oiseau – et l’enthousiasme des
artistes et savants qui composent le public devant la projection sur écran du
mouvement ressuscité.
THE NATION
Les 781 planches photographiques d’Animal Locomotion, publié en 1887,
cherchent à saisir, sans le figer, le « fait nu » du mouvement qui révèle
singulièrement, selon le rédacteur de The Nation, ce que l’art, sans la science, a
su deviner. Nul hasard si l’album a trouvé un écho significatif chez les artistes
par la fantaisie des sujets, la variation de leur angle de vue, la liberté et
l’expression nouvelle qu’y trouve le corps humain.
[…]
Les termes du titre[5] sont à prendre au sens large. Le plus grand nombre, et
de loin, de planches photographiques est consacré à l’« animal » humain, bien
que la « locomotion » illustrée inclue presque toutes les actions dont muscles et
os sont capables. On sait que les recherches de M. Muybridge commencèrent
avec la tentative de démontrer la fausseté de certaines méthodes traditionnelles,
communément admises, de description du pas du cheval. Pour montrer comment
son travail a dépassé ce but limité, il suffit d’indiquer que, parmi les 781
planches qu’il a actuellement publiées, seules 95 sont consacrées au cheval, et
124 seulement à d’autres animaux et aux oiseaux, tandis que les 562 autres sont
réservées aux hommes, femmes et enfants, nus, à demi nus et vêtus, marchant,
courant, dansant, se levant, s’allongeant, luttant, boxant, bondissant et
s’adonnant aux jeux athlétiques – bref, représentant sous nos yeux la vie animale
de l’homme.
Ici nous avons le fait nu, absolu : ici, pour la première fois, les yeux de
l’homme peuvent voir exactement comment le corps humain se meut dans
l’exercice de ses fonctions, comment le dos se courbe et les hanches balancent et
les muscles se tendent et gonflent. Ce n’est pas de l’art, c’est une mine de faits
de nature qu’aucun artiste n’a les moyens de négliger. Comme Signorelli, ce
passionné de mouvement et d’anatomie, qui dessina son fils mort, nu, ou Michel
Ange ou Benvenuto qui trouvait que la croupe est un « très bel os », se seraient
délectés de ce type d’ouvrage ! Comme la nature est splendide ! Voici des
danseuses suffisamment gracieuses pour ravir l’âme de Raphael ; des athlètes
aux mouvements héroïques qui enflammeraient l’esprit de Buonarroti ;
raccourcis et contours fluides satisferaient Tintoret ; et tout cela avec
l’indiscutable empreinte du fait, peint pour nous par le même soleil qui
illuminait ces poitrines lustrées et découpait des ombres nettes sous les bords des
muscles gonflés. Ainsi voir l’homme naturel dans son propre mouvement sous la
lumière de la nature est une leçon pour l’humanité, à sa propre gloire, que le
puritain et l’ascète, le contempteur du nu et l’ignorant de l’art feraient bien
d’étudier.
Car, en dépit de toute impression contraire, ces planches sont belles. Certaines
phases du mouvement qui semblent maladroites, certains mouvements
transitoires, lorsque les membres adoptent des positions que personne n’a jamais
vues, frappent l’œil par leur étrangeté ; mais suivez l’action entière à travers ses
diverses phases, et vous la trouverez libre et noble ; étudiez l’attitude au moment
culminant de l’action, et vous la trouverez superbe. Nul n’a besoin de copier la
posture de certaines de ces photographies ni de l’imaginer parce qu’une phase
d’action s’avère exister, elle est donc propre à la reproduction artistique
immédiate. L’utilité de ces enregistrements des phases du mouvement est de
montrer comment le corps passe d’une phase antérieure à une phase ultérieure,
par quels changements il passe, du repos jusqu’au moment culminant de l’action
puis jusqu’au retour au repos. Et la vraie méthode de l’artiste est de maîtriser le
mouvement entier, puis de choisir pour la représentation la phase ou les deux
phases qui expriment le mieux le sens de ce mouvement en son entier. Il peut
même, bien inspiré, se débarrasser entièrement de ses photographies, et, une fois
l’action comprise, l’exprimer en une pose qu’on ne trouve pas dans les
photographies et traduit mieux qu’aucune d’elles, prises séparément, le résultat
total de la série. Car la fin de l’art n’est pas d’enregistrer mais d’exprimer.
Ainsi étudiée, la révélation la plus intéressante offerte par l’appareil
photographique n’est peut-être pas que l’art se soit parfois trompé, mais plutôt
qu’en règle générale, l’art dit vrai. En feuilletant ces planches photographiques,
on est sans cesse frappé par la récurrence des attitudes rendues célèbres par l’art
immortel de la sculpture ou de la peinture. Voici le Mercure de Jean de Bologne,
un fragment du Parthénon, une figure de Michel Ange, de Raphael ou du
Tintoret – on va jusqu’à s’émerveiller du pouvoir qu’a l’homme ou le cerveau de
voir ou deviner des actions et mouvements qui ont attendu jusqu’à aujourd’hui
pour établir leur vérité. Cela est vrai même pour la représentation des animaux
inférieurs, toujours moins bien observés. Le galop allongé du cheval dans les
clichés sportifs a disparu, pas celui du chien ; le galop des chevaux du Parthénon
est authentique ; et dans la première statue équestre, modelée à l’ère moderne,
Donatello a restitué le pas avec une précision inégalable. Seuls souffrent les
modernes et les faibles. Les Grecs et les grands maîtres de la Renaissance
voyaient bien et fidèlement.
[…]
GEORGES DEMENŸ
éTIENNE-JULES MAREY
C’est dans le seul but scientifique d’analyser le mouvement humain et animal
que le physiologiste Étienne-Jules Marey (1830-1904) s’intéresse à la
photographie, inventant d’abord le fusil photographique (1882), puis le
chronophotographe (1888) qui utilise une bande mobile de pellicule, mais pas
encore perforée. La technique cinématographique est presque née. En 1894, dans
son ouvrage fondamental, Le Mouvement, il revient sur ses travaux et retrace
l’historique de la chronophotographie.
Le mouvement (1894)
[…]
[…]
Fictions du futur
« On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations –
ou plus exactement, le système d’excitations – que dispense en un lieu
quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une
sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque
obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais
toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des
sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se
retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau, comme le gaz, comme le
courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins
moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles
ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe.
Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous
l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir
ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de
nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne
sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité
Sensible à domicile. »
Paul VALÉRY, « La conquête de l’ubiquité », 1928.
INTRODUCTION
« La mort cessera d’être absolue[1] » s’enthousiasme un des journalistes
présents à la séance de Cinématographe du 28 décembre 1895, fasciné par la
recréation cinématographique de la réalité qu’il voit comme la victoire de la
science sur la mort, projetant sur l’écran le rêve du XIXe siècle finissant. Un
même enthousiasme saisit, deux ans plus tard, le poète mexicain Amado Nervo :
« Ce spectacle m’a suggéré ce que sera l’histoire dans le futur… Plus de livres.
Le phonographe conservera dans son urne obscure les vieilles voix déjà éteintes ;
le Cinématographe reproduira les vies prestigieuses, et les réflecteurs électriques
rhabilleront les figures héroïques des couleurs qu’elles utilisèrent à leurs heures
de luttes et d’exploits. […] Oh ! S’il nous avait été donné d’ainsi reconstruire
toutes les époques ; si nous avions pu, grâce à un appareil magique, contempler,
comme du haut d’une étoile, l’immense défilé des siècles ; assister à la
formidable marche des mortels à travers les temps[2]. » Entre ces réactions et les
fictions contemporaines de Verne, Wells, Flammarion ou Robida, nous pouvons
à peine glisser une feuille, de la minceur d’une invention. Les mêmes attentes,
les mêmes croyances, ici mises en récit et à distance, là, vécues, face aux
pouvoirs illimités de la machine et du messianisme scientifique. La lunette de
Hans Schnaps est maintenant à portée de main, et pour tous (Erckmann et
Chatrian). Dans le monde de la vision et de l’optique, la fiction, un potentiel
fantastique, semble toujours impliquée dans l’appareil, comme unie à ses
possibilités strictement techniques. La machine à reproduire le monde suscite le
rêve de recréer la vie, d’abolir les distances et de vaincre enfin l’absence, de
voyager dans le temps et de conquérir l’ubiquité. Les fictions du futur que
propose la littérature d’anticipation à la fin du XIXe siècle inventent des
scénarios qui montent aux extrêmes des mythes modernes pour les tester. Ces
récits représentent un moment, critique, de la socialisation des connaissances et
des savoir-faire. Ils projettent les changements en cours des cadres mentaux. Ce
sont des simulations qui étudient les effets d’une action technique mais par la
fiction. Les appareils sont d’abord ceux de l’époque, d’où l’effet de réalité de la
littérature d’anticipation, mais ce sont les attentes et les croyances qui sont
sondées, l’au-delà de ces appareils : l’historioscope de Mouton, par exemple, qui
met l’Histoire à la disposition de l’œil, est un télescope mais capable d’explorer
le passé (une fois le temps ramené à l’espace par le coup de baguette magique de
l’astronomie depuis qu’on sait que « les rayons lumineux qui nous arrivent des
étoiles nous racontent […] l’histoire ancienne de ces astres[3] » selon le mot
d’Arago). L’anticipation visionnaire, qu’elle soit exaltée, ironique, inquiète ou
terrifiée, explore les possibilités d’une télécommunication qui non seulement se
moque des limites de l’espace mais aussi met fin à l’absence même : par la grâce
du téléchromophotophonotétroscope, « on est ubiquiste, en même temps chez soi
et ailleurs » (de Chousy) ou, plus utopiquement encore, non seulement par la
téléphonoscopie, mais par les « vibrations éthérées qui résultent des mouvements
cérébraux » (Flammarion). Chaque technique est évoquée selon ses possibilités
spécifiques mais rencontre d’autres techniques ou médias, la presse ou le théâtre
par exemple pour le téléphonoscope qui fait vivre l’Histoire en direct ou permet
l’illusion « complète, absolue » (Robida). À l’époque de la « fin des livres »
(Uzanne), « l’homme de loisir » est pris en charge par une industrie de la culture
qui le divertit grâce à ses phonographothèques, clichéothèques, tuyaux
d’audition placés aux carrefours, automatic libraries, ses phono-opéragraphes de
poche transportables en tous lieux ou son kinétographe promu « illustrateur de la
vie quotidienne ». Les pouvoirs de reproduction mécanique de l’image et du son
excitent le rêve de la restitution de la vie, une restitution magnifiée même : « La
vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait […]. Les
mouvements s’accusaient avec le fondu de la Vie elle-même, grâce aux procédés
de la photographie successive » (Villiers de l’Isle-Adam). « Un simple artifice
d’optique », et l’apparition de la Stilla, la cantatrice morte du Château des
Carpathes (Verne), peut mimer la résurrection par l’image. Tandis que Brander
Matthews imagine un voyage dans le temps collé à l’œilleton du « kinétoscope
du temps », cette même année 1895, H. G. Wells publie La Machine à explorer
le temps dont un inventeur britannique (R. W. Paul) s’empare pour projeter une
attraction optique qui simulerait un tel voyage. Charles Cros, enfin, poète et
inventeur, chante l’inscription du rêve sur la « plaque inerte » : « Le temps veut
fuir, je le soumets ».
***
[…]
L’Historioscope (1882)
[…]
[…]
[…]
– C’est très beau, mais passablement féroce, dis-je ; j’en ai la chair de poule !
Montrez-moi donc quelque chose de moins terrible. Tenez, je voudrais bien voir
le roi Dagobert ; c’est un monarque si populaire.
Et, M. Durand ayant tourné un peu la lunette, j’aperçus un homme grand, très
maigre, l’air un peu narquois, des cheveux roussâtres pendants sur ses épaules,
vêtu d’un justaucorps vert pomme et d’un haut-de-chausses collant couleur
chocolat.
– Comment ! C’est lui ? Il est tout à fait tel que je me le représentais : il a l’air
bien bon enfant.
– Hum, hum, ne vous y fiez pas. Savez-vous bien que sans la protection des
chanoines de Saint-Denis les diables auraient happé son âme au moment où il
débarquait de la barque à Caron ? Qu’il a fallu appeler en toute hâte la milice
céleste, qu’il y a eu une lutte terrible, le diable le tirant par les bras et les anges le
tirant par les pieds, et qu’il a tenu à un fil que son âme allât cuire à perpétuité
dans la poêle où l’on fait frire les mauvais pasteurs de peuples ? Vous n’avez
donc pas vu le portail de Saint-Denis, où c’est sculpté tout du long ?
– […] Voulez-vous voir la Révolution de 89, l’Empire, la Restauration, le
second Empire, la guerre de 1870, l’invasion, le siège de Paris, la Commune ?
– Quoi ! ces personnages, ces événements que j’ai vus paraître, je pourrais les
revoir encore !
– Il ne tient qu’à vous, et non seulement ceux-là, mais d’autres avec lesquels
vous avez vécu de plus près ; vos amis, vos parents, tous ceux enfin que vous
avez aimés et qui ne sont plus.
– Non ! M’écriai-je en me reculant avec effroi, non ! Faites-moi grâce de ce
spectacle, il me déchirerait le cœur ! Ah ! les revoir comme des spectres, séparés
pour toujours de moi par l’abîme où flotte leur image, jamais, jamais !
[…]
DIDIER DE CHOUSY
Le roman d’anticipation de Didier de Chousy (1834- ?), Ignis, décrit une
société, Industria City, qui résout tous ses problèmes par la science et notamment
par la télécommunication. L’appareil au service de cette utopie technique qui
consiste à abolir les distances et supprimer l’absence s’appelle le
téléchromophotophonotétroscope. Ancêtre de la télévision, il permet de
reproduire électriquement « la figure, la parole, le geste d’une personne absente
avec une vérité qui équivaut à la présence ».
Ignis (1883)
Les habitants d’Industria se trouvent si bien chez eux qu’ils n’en sortent
guère, quoiqu’ils puissent y rester tout en en sortant. L’absence, ce mal des âmes
tendres, a été supprimée. On est ubiquiste, en même temps chez soi et ailleurs :
résultat obtenu en perfectionnant un moyen proposé jadis pour transmettre les
télégrammes sans fil, sans autre conducteur que le milieu ambiant ; moyen
abandonné, parce que les premiers télégrammes livrés à leur instinct s’égaraient,
que l’électricité volage acceptait trop de conducteurs et se livrait à tous les
électrodes ; puis réétudié et amené à bien par les ingénieurs d’Industria qui sont
parvenus à domestiquer le fluide, à lui créer des affinités, pour ne pas dire des
affections, qui le rendent fidèle à un conducteur à un pôle. Électricité animalisée
et apprivoisée qu’il suffit de mettre une fois en contact avec son maître, de le lui
faire sentir et toucher, pour que ce véritable chien courant magnétique s’attache à
ses pas ou retrouve sa piste.
Le téléchromophotophonotétroscope, inventé dans le même temps, par les
mêmes physiciens, supprimait l’absence d’une manière plus radicale encore. La
téléchromophotophonotétroscopie est, comme on le sait, une succession presque
synoptique d’épreuves photographiques instantanées, qui reproduisent
électriquement la figure, la parole, le geste d’une personne absente avec une
vérité qui équivaut à la présence, et qui constitue moins une image qu’une
apparition, un dédoublement de la personne de l’absent. Cet appareil, très
simple, se compose d’un chromophotographe qui donne l’épreuve en couleur,
d’un mégagraphe qui l’agrandit, d’un sténophonographe qui recueille et inscrit
les paroles du sujet, aidé par un microphone qui les amplifie, et emmanché dans
un téléphone qui se concerte avec un tétroscope pour propager l’image et le son.
Les différentes portions de l’instrument totalisent leurs efforts et en versent le
produit dans un récipient commun appelé Phénakistiscope, lorgnette acoustique
au moyen de laquelle on voit et on entend. Il va de soi qu’en modifiant
convenablement la marche du système, on peut à volonté faire comparaître
l’absent ou lui apparaître soi-même.
La création des diverses parties de cet appareil remonte à plusieurs années,
mais l’honneur revient aux savants d’Industria d’en avoir fait la synthèse et la
soudure. On comprend tous les bienfaits d’un pareil instrument et toute l’activité
qu’il imprimait aux relations. Plus d’isolement ni de solitude de gré ou de force,
on recevait à toute heure la visite spectrale d’un ami absent, de parents de
province ou de voisins oisifs, venant familièrement passer une heure ou quelques
jours chez vous. Aussi, quelle union de tous les habitants de ce pays, liés en une
seule famille par des fils si serrés qu’on n’en pourrait couper un membre sans
faire crier tout le corps, ni tirer un cheveu sans arracher la touffe.
L’invention qu’on vient de décrire s’appliquait aussi aux spectacles, où l’on
n’allait pas, puisqu’on pouvait s’en procurer les charmes chez soi. Aussi les
théâtres n’étaient-ils, en dépit de leur magnificence, que des boîtes à musique,
des fabriques de drames dont la téléchromophotophonotétroscopie portait les
produits à domicile ; et dont le trop-plein, s’échappant par la coupole
diaphonique, dont chaque salle est pourvue, s’épandait dans l’atmosphère et
l’imprégnait d’harmonie.
ALBERT ROBIDA
Dans son roman, Le Vingtième Siècle, le romancier, essayiste et dessinateur,
Albert Robida (1848-1926), situe au début des années 1950 la généralisation de
l’usage du téléphonoscope. Perfectionnement du téléphone (visiophonie),
anticipation de la télévision et de ses usages (télé-diffusion), cet instrument de
communication de masse se présente comme un écran mural plat qui transmet à
domicile les dernières pièces de théâtre et diffuse les informations à toute heure
du jour et de la nuit.
[…]
[…]
JULES VERNE
Dans ce roman de Jules Verne (1828-1905), un baron mélomane, Rodolphe
de Gortz dérobe, grâce au génie technologique de son adjoint Orfanik, l’image et
la voix d’une cantatrice napolitaine, la Stilla, le jour où elle meurt en scène.
Depuis, dans son château, il se passe et se repasse l’enregistrement de l’image
sonore de la jeune femme. Le comte Franz de Télek, s’introduisant dans la salle
de projection, assiste à une séance et revoit, « vivante », celle qu’il a aimée et
qu’il croyait morte…
[…]
[…]
Franz s’élance vers elle… Il veut l’emporter hors de cette salle, hors de ce
château…
À ce moment, il se rencontre face à face avec le baron, qui venait de se
relever.
« Franz de Télek !… s’écrie Rodolphe de Gortz. Franz de Télek qui a pu
s’échapper… »
Mais Franz ne lui répond même pas, et, se précipitant vers l’estrade :
« Stilla… ma chère Stilla, répète-t-il, toi que je retrouve ici… vivante.
– Vivante… la Stilla… vivante !… » s’écrie le baron de Gortz.
Et cette phrase ironique s’achève dans un éclat de rire, où l’on sent tout
l’emportement de la rage.
« Vivante !… reprend Rodolphe de Gortz. Eh bien ! que Franz de Télek essaie
donc de me l’enlever ! »
Franz a tendu les bras vers la Stilla, dont les yeux sont ardemment fixés sur
lui…
À ce moment, Rodolphe de Gortz se baisse, ramasse le couteau qui s’est
échappé de la main de Franz, et il le dirige vers la Stilla immobile…
Franz se précipite sur lui, afin de détourner le coup qui menace la malheureuse
folle…
Il est trop tard… le couteau la frappe au cœur…
Soudain, le bruit d’une glace qui se brise se fait entendre, et, avec les mille
éclats de verre, dispersés à travers la salle, disparaît la Stilla…
Franz est demeuré inerte… Il ne comprend plus… Est-ce qu’il est devenu fou,
lui aussi ?…
Et alors Rodolphe de Gortz de s’écrier :
« La Stilla échappe encore à Franz de Télek !… Mais sa voix… sa voix me
reste… Sa voix est à moi… à moi seul… et ne sera jamais à personne ! »
Au moment où Franz va se jeter sur le baron de Gortz, ses forces
l’abandonnent, et il tombe sans connaissance au pied de l’estrade.
[…]
[…]
*
CAMILLE FLAMMARION
Dans son roman, La Fin du monde, l’astronome et vulgarisateur scientifique
Camille Flammarion (1842-1925) imagine le destin futur de l’humanité, du
XXVe siècle jusqu’aux dix prochains millions d’années. Dépeignant l’évolution
de la civilisation, il évoque un monde de communication à distance généralisée
où même les âmes communiquent facilement entre elles et où il suffit de penser
et de désirer pour voir apparaître l’image tangible et audible de l’être absent.
[…]
On avait découvert dans l’âme des puissances latentes qui avaient sommeillé
pendant la première période des instincts grossiers, pendant plus d’un million
d’années, et, à mesure que l’alimentation, de bestiale qu’elle était restée pendant
si longtemps, était devenue d’ordre chimique, les facultés de l’âme s’étaient
élevées, avivées, agrandies dans un magique essor. Dès lors on pensa tout
autrement que l’humanité ne pense actuellement. Les âmes communiquèrent
facilement entre elles à distance. Les vibrations éthérées qui résultent des
mouvements cérébraux se transmettaient en vertu d’un magnétisme transcendant
dont les enfants mêmes savaient se servir. Toute pensée excite dans le cerveau un
mouvement vibratoire ; ce mouvement donne naissance à des ondes éthérées et,
lorsque ces ondes rencontrent un cerveau en harmonie avec le premier, elles
peuvent lui communiquer la pensée initiale qui leur a donné naissance, de même
qu’une corde vibrante reçoit à distance l’ondulation émanée d’un son lointain et
que la plaque du téléphone reconstitue la voix silencieusement transportée par un
mouvement électrique. Ces facultés, longtemps latentes dans l’organisme
humain, avaient été étudiées, analysées et développées. Il n’était pas rare de voir
une pensée en évoquer une autre à distance et faire apparaître devant elle l’image
de l’être désiré. L’être évoquait l’être. La femme continua d’exercer sur l’homme
une attraction plus vive que celle de l’homme sur la femme. L’homme resta
toujours esclave de l’amour. Aux heures d’absence, de solitude, de rêverie, il lui
suffisait, à elle, de penser, de désirer, d’appeler, pour voir apparaître la douce
image du bien-aimé. Et parfois même la communication était si complète que
l’image devenait tangible et audigible, tant les vibrations des deux cerveaux
étaient unifiées. Toute sensation est dans le cerveau, non ailleurs.
OCTAVE UZANNE
Dans un récit illustré par Albert Robida et recueilli dans les Contes pour les
bibliophiles, l’écrivain et journaliste Octave Uzanne (1851-1931) s’amuse à
imaginer La Fin des livres devant le triomphe de l’enregistrement mécanique de
la parole et des images. Autant que la radio et la télévision, et plus que le
cinéma, c’est une civilisation du loisir et une industrie de la culture à l’ère de la
reproductibilité technique qu’annonce, non sans humour, ce conte visionnaire.
*
ROBERT WILLIAM PAUL
À la lecture du roman de H. G. Wells, le pionnier du cinéma anglais Robert
William Paul (1869-1943) fut frappé par la possibilité de simuler l’expérience du
voyage dans le temps par le procédé cinématographique. Il en discuta avec
l’écrivain britannique à l’automne 1895 et déposa le brevet pour une nouvelle
forme de projection – une attraction jamais réalisée – où les spectateurs ont la
sensation de voyager à travers le temps.
« Mon invention consiste en une nouvelle forme de spectacle qui présente aux
spectateurs des scènes supposées se passer dans le futur ou dans le passé, tout en
leur donnant la sensation de voyager dans une machine à travers le temps et les
moyens d’assister à ces scènes simultanément et conjointement à la production
des sensations produites par la machine décrite ci-dessous ou son équivalent.
Le mécanisme que j’emploie consiste en une plate-forme, ou plusieurs plates-
formes, qui contiennent chacune un nombre déterminé de spectateurs et qui, une
fois que ceux-ci ont pris place, peuvent être fermées sur leurs côtés, laissant une
ouverture située face aux spectateurs et dirigée vers un écran sur lequel les vues
sont présentées.
Afin de créer l’impression de voyage, chaque plate-forme peut être suspendue
à des arbres de manivelles, situés au-dessus de la plate-forme, qui peuvent être
commandés par un moteur ou toute autre source d’énergie adéquate. Ces
manivelles peuvent être placées de façon à imprimer à la plate-forme un doux
mouvement de balancement, et elles peuvent être aussi employées à faire
voyager physiquement la plate-forme en avant sur un court espace, quand on le
désire ; ou bien je peux remplacer cette partie du mécanisme par des essieux
similaires placés sous les plates-formes munis de manivelles ou d’arbres à
cames, ou par des vis clavetées de façon décentrée sur l’arbre de transmission,
ou par des roues d’engrenage sur des crémaillères fixées sous la plate-forme ou
autrement.
Simultanément à la propulsion en avant de la plate-forme, je peux faire
souffler sur elle un courant d’air, soit au moyen d’éventails fixés sur les côtés de
la plate-forme et destinés à représenter pour le spectateur les moyens de
propulsion, soit au moyen d’un ventilateur séparé commandé par un moteur et
réglé pour souffler du vent sur chacune des plates-formes.
Après la mise en route du mécanisme et l’écoulement d’une période
appropriée représentant, disons, un certain nombre de siècles, durant laquelle les
plates-formes peuvent être plongées dans l’obscurité ou dans des alternances
d’obscurité et de faible lumière, le mécanisme peut être ralenti et une pause faite
à une époque donnée au cours de laquelle la scène sur l’écran arrivera
graduellement à la vue des spectateurs, augmentant en taille et en netteté, d’une
petite vue jusqu’à ce que les figures, etc. puissent apparaître, si on le désire,
comme dans la vie.
Afin de produire un effet réaliste, je préfère utiliser, pour la projection de la
scène sur l’écran, un certain nombre de lanternes puissantes projetant les parties
respectives de l’image qui peut être composée de :
1) Un hypothétique paysage contenant aussi des représentations d’objets
inanimés sur la scène.
2) Une plaque, ou des plaques, qui peuvent être traversées horizontalement ou
verticalement et qui contiennent des représentations d’objets tel un ballon
navigable, etc. destiné à traverser la scène.
3) Des plaques ou des films, représentant en photographies successives
instantanées, à la manière du kinétoscope, des personnes vivantes ou des
créatures dans leurs mouvements naturels. Les films ou plaques sont préparés
avec l’aide du kinétoscope ou d’une caméra spéciale, à partir de personnages
inventés jouant sur une scène, avec ou sans arrière-plan approprié se fondant
dans le paysage principal.
Le mécanisme peut être semblable à celui utilisé pour le kinétoscope, mais je
préfère m’arranger pour faire se mouvoir le film de façon intermittente plutôt
que de façon continue et couper la lumière seulement durant le rapide
déplacement du film quand une image succède à l’autre, puisque par ce moyen il
y a moins de lumière dépensée que dans le cas où la lumière est coupée la plus
grande partie de temps, comme c’est le cas dans le mécanisme ordinaire du
kinétoscope.
4) Des plaques changeantes colorées, noircies ou perforées peuvent être
utilisées pour produire l’effet, sur la scène représentée, du soleil, de l’obscurité,
du clair de lune, de la pluie, etc.
Afin de permettre d’élargir graduellement les scènes à une taille voulue, je
peux monter ces lanternes sur des wagons ou des chariots glissant sur des rails
munis d’arrêts ou de marques, de façon à s’approcher ou à s’éloigner de la scène.
Pour permettre d’obtenir un effet de fondu, la lanterne peut être pourvue du
mécanisme habituel. Afin d’augmenter l’effet réaliste, je peux faire en sorte,
après avoir présenté aux spectateurs un certain nombre de scènes d’un
hypothétique futur, de leur permettre de descendre des plates-formes et de les
conduire à travers des terrains et édifices arrangés pour représenter exactement
une des époques à travers laquelle le spectateur est supposé voyager.
Après la présentation de la dernière scène, je préfère que les spectateurs aient
la sensation qu’ils voyagent en remontant le temps, du futur vers le présent, ou
qu’ils ont dépassé accidentellement l’époque présente, et qu’une scène passée est
représentée sur la machine qui s’immobilise, après quoi l’impression de voyager
en avant de nouveau vers le présent peut être donnée, et le retour notifié par la
représentation sur l’écran du lieu où se tient le spectacle, ou par la représentation
de quelque édifice bien connu qui, par le mouvement en avant de la lanterne peut
être graduellement agrandi comme s’il s’approchait du spectateur. »
BRANDER MATTHEWS
Ce conte fantastique de Brander Matthews (1852-1929), critique de théâtre et
professeur à l’Université de Columbia, paraît quelques jours avant la première
séance Lumière au Grand Café. S’il relate encore une expérience de voyage dans
le temps, ce voyage ne se fait plus au sein d’une machine imaginaire, mais
devant l’œilleton d’un appareil déjà existant, le kinétoscope (1891), auquel
l’auteur prête le pouvoir magique de donner à voir aussi bien le passé que le
futur, le réel historique que la fiction.
[…]
Sans hésitation, je traversai la salle, pris place devant l’autre petite colonne et
commençai immédiatement à regarder dans l’œilleton. À peine avais-je pris cette
position que des points de feu traversèrent la profondeur dans laquelle je
plongeais mon regard ; puis survint une pleine et claire lumière comme d’un ciel
sans nuage, et je vis les murs d’une cité ancienne. À ses portes, il y avait un
jeune homme ; en sa direction courait un guerrier brandissant une lance, le
bronze de son casque et de son armure brillait sous la lumière du soleil. Le jeune
homme fut saisi de tremblement et s’enfuit ; le guerrier s’élança à sa poursuite,
confiant en ses jambes rapides. Vaillant était celui qui fuyait en courant, mais
beaucoup plus puissant était celui qui le poursuivait. Finalement, le jeune
homme reprit courage et affronta le guerrier. Ils étaient face à face dans le
combat. Le guerrier lança sa lance qui passa au-dessus de la tête du jeune
homme. Le jeune homme lança alors à son tour la sienne qui frappa le centre du
bouclier du guerrier. Le jeune homme tira son épée tranchante qui pendait
grande et forte à son flanc. Mais comme par magie, le guerrier avait retrouvé sa
lance, et quand le jeune homme s’avança, il la lança une nouvelle fois contre lui,
elle traversa le cou du jeune homme à la jointure de son armure et celui-ci tomba
dans la poussière. Ensuite, le soleil s’obscurcit et, un instant plus tard, je
regardais dans un noir vide.
[…]
Quand je levai la tête des œilletons, je pris conscience que je n’étais pas seul.
Presque au centre du hall circulaire se tenait un homme d’âge moyen,
d’apparence distinguée, dont les yeux étaient fixés sur moi. Je me demandai qui
c’était, d’où il était venu, comment il était entré et ce qu’il pouvait attendre de
moi. J’entr’aperçus un sourire qui passait fugitivement sur ses lèvres. Ni ce
sourire, ni l’expression de ses yeux n’étaient durs, même si tous les deux étaient
étranges et inexplicables. Il semblait être conscient d’un éloignement qui eût
rendu futile tout effort d’amabilité de sa part.
Combien de temps nous restâmes à nous regarder l’un l’autre, je l’ignore.
Mon cœur battait lourdement et ma langue se refusa à se délier quand j’essayai
enfin de rompre le silence.
Alors il prit la parole. Sa voix était basse, forte et douce.
« Soyez le bienvenu », commença-t-il, et je remarquai que son accent était
légèrement étranger, italien probablement, ou peut-être français. « Je suis
toujours heureux de montrer les visions que j’ai sous mon contrôle à tous ceux
qui les apprécieront. »
[…]
[…]
[…]
CHARLES CROS
Dans ce poème qui ouvre le recueil posthume Le Collier de griffes, publié en
1908, vingt ans après sa mort, le grand poète et inventeur Charles Cros (1842-
1888) revient sur ses « visions qu’on croyait folles ». Il évoque les recherches
qu’il a menées sur la communication interplanétaire, le télégraphe, la
photographie, le phonographe..., afin de « montrer le monde nouveau »,
répondre « aux mondes lointains », explorer « les secrets de la lumière » et fixer
la grâce et les voix aimées sur la plaque inerte.
Inscription
2. Chambres noires
3. Lanternes magiques
ATHANASIUS KIRCHER, Ars Magna Lucis et Umbrae, Amsterdam, apud
Joannem Janssonium à Waesberge [et] haeredes Elizei Weyerstraet, 1671,
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SœUR JUANA INÉS DE LA CRUZ, Primero sueño (1690), repris in Poesía
colonial hispanoamericana, Horacio Jorge Becco (éd.), Caracas, Biblioteca
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4. Fantasmagories
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nouveau et instructif », in La Feuille villageoise, n° 22, Paris, 28 février 1793,
p. 505-510 (orthographe modernisée par nos soins). Ce texte est cité par Laurent
Mannoni, in Lumière et mouvement (cf. Choix bibliographique), p. 102-103.
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Introduction 9
Platon 11
Aristote 14
Épicure 16
Lucrèce 19
Ovide 22
Pline l’Ancien 25
L’ombre de son visage projeté… (Ier siècle après J.-C.) 25
Athénagore d’Athènes 26
Roger Bacon 27
Benvenuto Cellini 31
Introduction 35
Léonard de Vinci 37
Girolamo Cardano 39
François d’Aguillon 44
Jean Leurechon 45
Jean-François Niceron 46
Jean Loret 49
Robert Hooke 50
Francesco Algarotti 52
Anonyme 54
Laurence Sterne 56
Athanasius Kircher 61
Charles Patin 65
Henri Decremps 75
Chapitre 4 Fantasmagories 84
Introduction 84
Anonyme 86
La Phantasmagorie. 86
Louis-Sébastien Mercier 93
Introduction 140
Introduction 167
Introduction 195
Le praxinoscope-théâtre :
produire les spectres impalpables… (1879) 205
Le Globe 207
Introduction 226