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[01/12 à 12:45] +225 0704313346: LE CINÉMA

Dans les banlieues des villes, aux foires et aux expositions, on voit de plus en plus fréquemment des
baraques en bois où ronronnent les bioscopes et les cinématographes les plus divers, projetant leurs
images vacillantes et tache tées. De nouvelles constructions, des hôtels et des salles de concert dans les
grandes villes, s’emplissent de ces théâtres permanents, bons ou mauvais, et les sociétés anonymes
pour la production des images animées envoient leurs agents munis d’appareils dans tous les coins du
monde. Elles montent des scènes vivantes dans les rues et à la campagne, commandent des
pantomimes

jouées dans des décors dressés exprès, inventent des merveilles et des sur prises, concluent des accords
avec les agences littéraires et artistiques pour la livraison de scénarios, perfectionnent à qui mieux
mieux leur technique de re production. Ainsi des sommes fabuleuses ont commencé à circuler fié
vreusement et des centaines de milliers de gens s’adonnent à une nouvelle dis traction, une nouvelle
jouissance procurée par un ancien moyen des arts plas tiques: l’ombre.

La Poétique d’Aristote ne mentionne ni l’ombre ni la marionnette parmi les moyens plastiques de l’art,
mais il est assez probable - quoique nous n’en ayons pas de preuve - qu’il y a longtemps déjà que des
artistes vivant en Orient éveilleient des états d’âme inspirés par l’art et procuraient des

jouissances en utilisant les ombres et les marionnettes, seuls moyens plasti ques, en dehors du corps
humain, par lesquels on peut créer du mouvement dans l’art.

L’ombre est un moyen plastique plus souple et plus vivant que la marion nette. Elle éveille des états
d’esprit plus uniformes et plus profonds, répond mieux aux rêves de la fantaisie et sait mieux
développer les créations les plus bizarres et grotesques de celle-ci. Dans les périodes les plus anciennes
de leur histoire, les peuples cultivés de l’Orient, dont nous gardons un si grand nombre de reliques
créées par des âmes éprises de l’art, trouvaient déjà un moyen pour faire rêver des rêves merveilleux,
splendides, multicolores, et pour incarner les créations les plus fragiles de leur fantaisie, laquelle inven
tait des mondes inconnus et mystérieux, peuples de millions d’êtres merveil leux et supraterrestres:
c’étaient des ombres brillantes et versicolores. Nous ne savons pas d’où les ombres ont pour la première
fois surgi, leur beauté res plendissant sur un écran tendu; si c’était des Indes, ou de la Chine qu’elles se
sont élancées vers l’archipel indien, le Siam, le Japon, Samarkand, l’Arabie, la Syrie, la Palestine, la Perse,
l’Egypte, la Tunisie et la Turquie. Mais il reste que dans tous ces pays, ces figures minuscules en cuir
transparent continuent à fourmiller et à exciter, par leurs mouvements agités, l’imagination des
spectateurs. Du passé lointain, nous n’avons hérité que quelques rensei gnements épars, mais le genre
même des marionnettes et le contenu des pièces où elles apparaissaient témoignent clairement des
temps anciens, de la source d’où jaillit la vie spirituelle des peuples...1

Ces ombres venant de l’Orient se sont installées dans la culture européenne à la fin du dix-huitième
siècle pour devenir un passe-temps à la cour de France environ un quart de siècle avant la Révolution.
En 1780, Séraphin François, jeune acteur, amusa les dames à Versailles et le roi lui-même avec ses
ombres chinoises. Plus tard, au Palais-Royal, il offrit cette distraction de rois aux Parisiens pendant
plusieurs années. Pour lui et pour ses successeurs qui firent durer ce théâtre jusqu’à la guerre franco-
prussienne, des auteurs

1. Ici, plusieurs paragraphes comportant des précisions sur les ombres chinoises en différents pays et en
différentes époques ont été supprimés; ils ne se rattachent pas directement au sujet de cet article (N ote
du traducteur).

français aimaient écrire des pièces de fantaisie et des pièces sentimentales selon le goût parisien. Le
monde littéraire et artistique de Paris s’empara avec passion de ce nouveau moyen artistique et, dans le
célèbre Chat-noir, créa de vraies merveilles, d’une grâce extraordinaire, en utilisant des ombres noires
et colorées. Ces comédies, oratorios, mystères, féeries, pantomimes et fantaisies grotesques de Paris
étaient très supérieurs aux oeuvres de tous ceux qui les imitèrent dans le reste de l’Europe.

Mais les “ombres chinoises” de la cour de Versailles n’étaient, en dépit de toute leur grâce, qu’un passe-
temps bizarre pour une société décadente et fa tiguée de jouissances, et les ombres chinoises au Chat-
noir n’étaient, en dépit de leur perfection admirable, qu’un jouet pour un monde artistique raffiné. En
Occident, à la différence de l’Orient, ni les unes ni les autres ne sont deve nues partie intégrante de la
culture et de l’art nationaux.

Depuis des siècles déjà, l’ombre vivante intéressait les gens d’Europe, non seulement comme un moyen
plastique propre à servir la fantaisie poétique, mais pour d’autres raisons aussi. A partir du seizième
siècle, depuis les croquis de Léonard de Vinci et la chambre obscure où on peut observer la réalité
mouvante avec toutes ses couleurs, et depuis les essais de l’aventurier loquace Da Porta, projetant des
images transparentes à travers une lentille, des phénomènes se produisaient qui étaient, à première
vue, mystérieux: au cours de la projection d’ombres animées, diables et morts apparaissaient sur l’écran
comme des êtres bien vivants, entourés d’une fumée qui se mouvait. C ’était un vrai casse-tête pour
l’Inquisition, qui dura jusqu’au dix-septième siècle, jusqu’à ce que lejésuite Kircher ait construit sa
“lanterne magique” et fait ainsi reconnaître officiellement tous ces phénomènes troublants. Le dix-
huitième siècle inventait des appareils divers, s’efforçant de changer les visions en ombre et d’aboutir à
des effets particuliers en utilisant de nom breuses combinaisons. Ces appareils étaient souvent utilisés
au cours de séances mystérieuses et charlatanesques.

Mais il y avait un problème qui n’avait pas trouvé de solution: la chambre claire reproduisait, sur une
surface et à échelle miniaturisée, la réalité dans son mouvement et dans ses couleurs, mais elle ne savait
pas saisir et fixer cette image changeante, la séparer de l’objet réel. La chambre noire savait le faire, en
utilisant au début les daguerréotypes, plus tard, les plaques mouil lées et enfin les plaques sèches, mais
ses images, alors, étaient privées des couleurs et du mouvement. En même temps, des mutoscopes
étranges essayaient, avec une série d’images animées d’un mouvement rotatoire, de saisir, quoique
maladroitement, des figures et des objets en mouvement. Fi nalement, une combinaison de tous ces
trois éléments réussit à créer une suc cession de prises de vues instantanées de la réalité. Ainsi fut
trouvé le moyen d’évoquer, sur l'écran, l’ombre vivante, reproduite mécaniquement d’après des objets
réels.

Afin de pouvoir combiner des ombres vivantes sur un écran transparent, les ombres chinoises anciennes
d'origine orientale avaient besoin d'objets en mouvement. La chambre obscure européenne
reproduisait, sur l’écran, des images figées. Le cinématographe, en utilisant la photographie, a doué
l’image du mouvement, l’a séparée de l’objet et a fixé définitivement le mou vement de la réalité.

La science s’empara de cette invention pour montrer exactement le vol des oiseaux, le mouvement des
hommes et des machines, la croissance des plantes. A côté des savants, des négociants entreprenants
commencèrent à créer de nouvelles ombres chinoises qui étaient des copies de la réalité, des merveilles
techniques issues de ce nouveau moyen plastique, des manifes tations de la fantaisie humaine. Et c’est
ainsi qu’aujourd’hui des cinémato graphes, des bioscopes et des “théâtres vivants” poussent comme des
cham pignons. Dans leurs programmes variés, les images de pays étrangers alter nent avec des scènes
comiques, magiques, sensationnelles ou sentimentales. Leur arrangement est dicté par le moyen
plastique, par ses particularités et même par des défauts.

La reproduction de paysages réels appartient à la vulgarisation de la science. Les agents des


établissements cinématographiques partent pour des expéditions lointaines qui les mènent du cercle
polaire jusqu’à l’équateur. Dans tous les pays du monde, ils enregistrent des excursions faites dans les

paysages les plus divers, des scènes de guerre, des tableaux de l’industrie et des transports. Sur tout
cela sont braqués leurs objectifs, de plus en plus per fectionnés. Les images sont généralement fidèles;
quelques petites retouches n’y sont faites qu’occasionnellement. Au cours d’une chasse aux lions, des
in termèdes filmés dans un jardin zoologique meublent le temps interminable où on recherche les traces
des animaux. L’action est adroitement située dans une forêt tropicale, même si en réalité elle se déroule
à l’intérieur d’une clô ture sur un rivage, celle-ci étant cachée aux yeux des spectateurs. Une autre pièce,
dont le sujet est la chasse aux ours blancs, a de belles prises de vue de la mer au large de la côte
d’Allemagne du Nord quand il s’agit du tir aux alcyons et aux phoques, mais pour les ours blancs on
emploie des images tournées pour un autre film. Pendant la chasse à l’ours blanc proprement dite, ce
géant est remplacé par un petit ours assez inoffensif, prêté par le cirque Hagenbeck. Ailleurs, ce sont des
amateurs bénévoles qui jouent la vie d’étudiants dans les parages du Boul’Mich’ (cette expression est
utilisée par l’auteur - N.D.T.); en revanche, il est par trop visible, dans la même pièce, que le cancan de
nuit, au Bal Boullier, est exécuté par des danseuses enga gées, jouant dans un décor de théâtre et sous
un éclairage artificiel. Mais dans des cas pareils, la composition et l’imitation du réel ne sont qu’un
moyen aidant à surmonter les difficultés techniques qui surgissent si l’on veut reproduire la réalité. Les
arts plastiques ne peuvent contribuer à remplir cette tâche qu’en choisissant et en arrangeant les objets.
D’ailleurs, peut-on vraiment parler d’art si le choix, comme c’est trop souvent la règle, n’est dicté que
par le goût des agents-voyageurs d’un atelier?
Des ombres projetées

Il y a encore moins d’art véritable dans les scènes composées sur un sujet littéraire, dans les comédies et
dans les drames sentimentaux et sensationnels qui veulent impressionner l’esprit du public. Pour le
moment, l’invention du cinématographe ne sert qu’à faire gagner de l’argent et son application est
confiée à des gens qui n’ont ni goût ni conscience littéraire.

La composition des scènes dépend beaucoup de leur exécution. La photo graphie est la plus vive et la
plus efficace si elle saisit ou un événement passionnant et animé qui se joue sur place, ou bien un
mouvement rapide, perpendiculaire au spectateur. Voici pourquoi les pièces gaies, dramatiques ou
sentimentales s’efforcent soit d’amasser, sur une place, une grande quan tité de violents et expressifs
mouvements pantomimiques n’ayant pas besoin d’explication verbale — jusqu’ici, la parole absente est
supplée par le phono graphe, mais avec peu de succès — soit de composer une action centrée sur une
fuite et une poursuite dirigée vers le spectateur, ou partant de lui. Cela se passe dans un espace libre,
autant que possible plastique, ou traversé par des lignes perpendiculaires au public, telles que de
grandes routes, des chemins de fer ou des fleuves. Mais par cela même, ces scènes deviennent
monotones, li mitant beaucoup le nombre d’événements vraiment passionnants qui puissent être
représentés sur l’écran: une fuite parmi des rochers, un saut dans l’eau, un train en mouvement ou des
canots dans un courant. Ce choix est encore plus limité par le fait que les objets en s’éloignant vite,
deviennent minuscules et cessent d’être plastiques. Un problème qu’on n’a pas encore tenté de
résoudre est la différence entre le cinématographe et la réalité: le ci nématographe ne compte qu’avec
les images planes, projetées de derrière et

en perspective, ce à quoi le spectateur s’est déjà habitué. Dans la réalité, une scène dramatique qui
s’éloigne oblige le spectateur à se déplacer pour la suivre afin que la distance entre lui et elle
n’augmente pas, sinon elle disparaît vite de son champ visuel. Pour pallier cet inconvénient, le
cinématographe arrange les scènes comme au théâtre, mais de ce cas-là le trompe-l’oeil devient trop
visible, ou bien le cinématographe interrompt la scène et, à inter valles rapprochés, la suit dans d’autres
milieux, mais sans réussir à lier ensemble tous les moments d’une scène émouvante.

Le cinématographe est supérieur au théâtre parce qu’il peut, en créant la pièce, composer les scènes
sans s’occuper de leur chronologie. Ainsi des scènes qu’il faut préparer des heures entières peuvent, sur
l’écran, se suivre l’une l’autre immédiatement, sans qu’il faille changer le décor, le terrain, les costumes
ou quoi que ce soit d’autre. Une histoire d’amour commence dans une rue réelle de Londres, continue
tout d’abord dans un restaurant et puis sur un bateau naviguant plusieurs semaines vers l’Afrique du
Sud et se termine sur un champ de bataille boer. Cette oeuvre est composée de photo graphies prises
partout où ces mêmes personnes ont vraiment joué cette his toire. A la différence du théâtre, le
spectateur du cinématographe se rend toujours compte que l’action de la pièce se déroule dans une
copie de la réalité, non dans un décor artificiel. Le rapport de l’art avec le monde réel devient plus étroit
et ainsi la scène impressione davantage le spectateur.
“Sauvée”2

Un exemple typique de la composition des images est ici donné par une scène assez bien conçue où une
fillette, cramponnée à un rocher à marée haute, est sauvée par un chien et un cheval. Dans le jardin
d’une villa, la petite fille joue avec son chien et son poney. Elle obtient la permission d'aller à la mer en
compagnie de son chien. Elle traverse de larges dunes, arrive au bord de l’eau, retire ses bas. A marée
basse, elle patauge dans l’eau pour at teindre un rocher bas, sur lequel elle grimpe pour y jouer avec son
chien. A marée montante, l’eau comment à se répandre autour du rocher et s’élève sans cesse. La fille
envoie le chien dans les flots pour qu’il aille à la maison ré clamer du secours. Le chien nage; l’appareil le
suit jusqu’au rivage; nous voyons l’animal courir sur les dunes inondées, arriver à la villa, pénétrer dans
l’écurie et s’approcher du petit cheval. Puis les deux animaux s’élancent ensemble dans l’eau, nagent
vers le rocher qui maintenant émerge à peine de la mer.

Sur le rocher, une autre fille, plus grande celle-ci, avait remplacé la petite fille. L’image de cette
deuxième fille est dûment réduite, parce que l’appareil est maintenant plus éloigné qu’il ne l'était
auparavant. Pour monter à cheval, la fille plus grande, jouant assez bien son rôle, fait un saut hardi qui
aurait pu être périlleux pour une enfant moins âgée. Mouillée et fatiguée, elle arrive à peine à se tenir
sur le cheval qui la porte enfin sur un bas-fond. A ce moment, c’est la première fille, la petite, qui
reprend son rôle pour rentrer à cheval à la maison où ses parents, désespérés, sont en train de la
chercher partout. Si le cinéaste permet que la fille arrive à la maison avec des vêtements secs et des bas
bien tirés, ce n’est que par inadvertance.

2. Les films décrits par l’auteur sont très approximativement identifiés; les génériques de l'épo que se
résumaient d’ailleurs le plus souvent à un seul carton assez laconique. Avec l’aide d'André Gaudreault,
professeur d'histoire du cinéma à l’université Laval, nous avons essayé de préciser le titre et l’origine de
quelques uns des films cités; nous le faisons sous toute réserve et invitons les lecteurs qui
reconnaîtraient certains films de nous faire part de leurs dé couvertes. Ainsi le film que Tille appelle
“Sauvée” pourrait vraisemblablement être DUMB SAGACITY de Cecil Hepworth (G.B. 1907).

L’acteur et la technique

Il est évident que les acteurs jouant ces scènes doivent jouer et se grimer différemment qu’au théâtre.
Là, si une copie fidèle de la vie ne correspond pas au caractère de la scène et à ses exigences, elle heurte
la vraisemblance. Au cinématographe, ce qui limite l’image ne s’identifie pas avec le cadre d’une oeuvre
d’art. Au contraire, cette image n’est qu’une découpure de la réalité sans limites, elle doit faire oublier
au spectateur qu’il regarde la vie par une ouverture rectangulaire. Dans tous les cas où un “directeur”
applique au cinématographe des procédés du théâtre, l’effet devient comique ou très maladroit, y
compris les scènes les plus dramatiques. Au cinématographe, les perruques, les fausses barbes, les
attitudes théâtrales et les grimaces sont franchement repoussantes. L’ombre animée n’admet pas la
convention théâ trale, et l'oeil du spectateur exige, sur l’écran, une réalité beaucoup plus fidèle dans ses
détails qu’il n’attend sur une scène de théâtre où le cadre, la perspective, l’éclairage, demandent une
correction convenue.

Au cinématographe, ce sont les scènes comiques et les scènes grotesques ainsi que les scènes
dramatiques tirées de la vie qui réussissent le mieux. Les comiques sont très souvent des acrobates
excellents. S’ils doivent mala droitement monter un cheval ou une bicyclette, sauter dans l’eau, se
bagarrer ou prendre part à des poursuite effrénées parmi des rochers, ils savent le faire avec une
virtuosité et une agilité prodigieuses. Le grotesque exagéré de ces scènes attire l’attention du spectateur
à tel point que tout le reste lui échappe: un décor, souvent en toile, ou une copie assez maladroite des
mouvements réels, exprimant des états d’esprit. Les scènes dramatiques avec des assauts, des meurtres
et des attaques à la bombe font passer inaperçue une composi tion souvent artificielle. Au contraire, les
scènes de transition et les scènes préparatoires, même si elles sont indispensables, détruisent souvent
complè tement l’illusion. Il est encore trop visible que leur auteur est un directeur professionnel qui veut
surtout aboutir à une scène émouvante pour passion ner le spectateur coûte que coûte, sans s’efforcer
de traiter le sujet avec art et d’une façon homogène. Cette volonté de parvenir à un effet immédiat et
forcé, de tenir le spectateur en haleine par une série de scènes mouvementées et de cacher les défauts
de la reproduction, est le vice principal de la direction de ces pantomimes. Par leurs idées comiques ou
tragiques elles sont mina bles, complètement dominées par un humour de farce, une sentimentalité ex

cessive et le sensationnalisme caractéristique de la presse ou des romans “à succès” .

L’intervalle artificiel

L’unique avantage de quelques-unes de ces pantomimes est dans les inter valles artificiels grâce auquel
on peut construire des scènes dramatiques sans mettre les acteurs en péril. Un père, avec un bébé qui
joue à ses pieds, est en train de charger son revolver. Appelé par le facteur, il quitte la pièce, laissant le
revolver sur la table. Le bébé prend l’arme chargée, suce l’extrémité du canon et s’efforce de presser sur
la détente. Arrive la mère qui s’évanouit. L’enfant continue de jouer. Rentre le père. En voyant ce qui se
passe, il s’af fole, essaie d’attirer l’enfant avec des friandises et des jouets. Enfin, prenant mille
précautions, il parvient à lui enlever le revolver dont il tire ensuite toutes les balles sur une cible. Le
spectateur n’a pu remarquer qu’au cours des intervalles où on ne photographiait pas, le revolver chargé
avait été remplacé par un autre, vide. Ainsi le bébé put jouer avec cette autre arme sans que cela

présentât aucun péril. Mais le spectateur qui ignore cette substitution est en proie aux affres et ne se
rend même pas compte que le rôle de la mère est bâclé.

Des scènes pareilles, n’étant pas soumises à une critique littéraire ou artis tique, ne veulent avoir qu’un
effet sensationnel et elles y réussissent. Plus mauvais est le résultat des pantomimes qui ont la
prétention d’être com posées selon les règles de l’art et de réaliser un nouveau théâtre. D’habitude, les
pensées qu’elles expriment se réclament d’une sentimentalité excessive, des nouvelles de la presse à
sensation ou de la virtuosité d’un roman à sus pense.

Il est assez étrange qu’on ne puisse déceler aucune trace de sentiment ou de pensée réelle dans ces
pièces cinématographiques dotées d’une composition dramatique et qui, de par la manière de leur
exécution, doivent obligatoire ment être plus réalistes que le théâtre. Ce moyen plastique est
probablement trop nouveau encore, trop dépendant de ceux qui le savent maîtriser techni quement,
pour qu’il soit complètement accessible aux créations dramatiques modernes. C ’est ainsi que les
pantomimes, si on les juge sur leur composition, ne sont que de simples déchets de la création
spirituelle de périodes anté rieures, exprimée par des bouquins circulant dans les milieux populaires, ou
des interprétations superficielles d’événements passionnants, telles que la presse de boulevard en
diffuse parmi le public, ou des adaptations habiles d’une littérature visant à exiter l’imagination et, pour
y parvenir, s’occupant de Peaux-rouges, de conjurés, de criminels et de détectives.

“Une vendetta” 3

Prenez, par exemple, la “ Vendetta” . La pièce commence par une scène de bal dans une auberge
espagnole qui a un décor à la “Carmen”,avec des com parses du genre tout-à-fait cosmopolite, en
costumes de théâtre. On se bat en duel pour une maîtresse; l’un des hommes, après avoir tué l’autre,
s’enfuit. Ensuite, on voit une petite maison quelque part en Campanie où vit la dite maîtresse avec son
vieux père. Il a des touffes d’ouate à la place des sourcils et autour de la bouche; elle porte un collant
brun pour que ses jambes aient, sur l’écran, un teint qu’en réalité elles n’ont pas. Le fugitif est poursuivi
par des gendarmes italiens vêtus d’uniformes simplifiés d’avance en vue de pouvoir convenir aux
exigences d’une expédition et d’un réemploi ultérieur. Il passe parmi des roches, traverse un torrent et
un bras de mer, continue parmi des vignobles et des sables, toujours talloné par les gendarmes aux
bottes énormes afin que ni le gibier ni les chasseurs n’échappent, malgré la distance, à l’objectif. Suivent
le retour à la chaumière, une fusillade et, enfin, le suicide de l’assassin. Dans la dernière scène, le
vieillard théâtral, roulant des yeux et faisant des mouvements d’automate, indique à un petit garçon
qu’il devra venger son père. Ce sujet était extrêmement populaire avant la ba taille de Solférino, mais
quel peut être son intérêt aujourd’hui? D’ailleurs, le jeu des acteurs manque de coordination.

3. Peut-être s’agit-il de LA VENDETTA de Zecca, tourné pour Pathé (France 1905), ou VENDETTA
ALSAZIANA de Luigi Maggi (images de Giovanni Vitrotti), tourné pour d’Ambrosio (Italie 1906).

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“Un médecin qui s’est corrigé”

Cette pièce est un autre exemple d’une sentimentalité éthique et sociale. La petite fille d’un médecin est
un peu malade. Le père, impatient, quitte sa femme et son enfant pour chercher la compagnie gaie d’un
demi-monde bril lant, et s’enivre en buvant du champagne. A la maison, la fillette atteinte de diphtérie
étouffe et la mère, désespérée, envoie un domestique chercher le père. Quand celui-ci rentre chez lui, la
vue de sa fille étouffant le dégrise; il se rafraîchit dans une cuvette d’eau, pratique une trachéotomie,
sauve l’enfant, et cette expérience le rend à sa famille. Les personnages de cette scène font une
impression moins rocambolesque que ceux de la pièce précédente. Surtout la petite fille qui joue avec
une virtuosité consommée — dans ces pièces, le jeu le plus direct est celui des enfants, des chiens, des
voleurs et des assassins —, mais même dans ce cas-là les acteurs ne peuvent empêcher que leurs gestes
et leurs mimiques ne puent les suppléments dominicaux des feuil les pour les familles, ainsi que toute la
pièce, elle, pue la morale des derniers

chapitres d ’un roman.

“Une nihiliste”4

De grands lecteurs de journaux se délectent, par exemple, d’un attentat ni hiliste, même si cette pièce se
fonde sur des idées encore plus mauvaises que celles d’un fait-divers sensationnel. Des nihilistes se
réunissent et tirent au sort pour savoir qui perpétrera un attentat. Le sort tombe sur une jeune fille.
Ensuite, une lettre l’avertissant du péril qu’il court est remise à un haut fonc tionnaire russe. Sans y
prendre garde, celui-ci congédie ses enfants et part en voiture. Tout cela se relaie comme en un éclair et
dans un décor réel qui varie d’une scène à l’autre. La voiture roule — l’effet des grandes routes longues
et perpendiculaires au spectateur, des courbes imprévues, a tout loisir de se manifester— ; la bombe est
lancée et l’automobile vole en éclats. Entre le lan cement d’une bombe inoffensive sur une automobile
vraie et l’explosion arti ficielle d’une voiture en bois se trouvant à la même place, il y avait bien sûr
intervalle artificiel qui n’a pas été photographié, et son unique trace, c’est l’aspect des parties détruites
de la voiture qui rappellent par trop la toile et le bois. La nihiliste s’enfuit, poursuivie par des cosaques à
cheval, ce qui rend à nouveau possible l’effet d’une fuite longue, artificiellement prolongée par la
perspective. Après avoir atteint la femme, les cosaques la lient à leurs chevaux et la traînent
brutalement dans la neige profonde. Vient la fin, la mentablement sentimentale: la veuve de l’assassiné,
accompagnée de ses enfants, visite la prison — figurée par un décor en toile peinte —, pardonne à la
nihiliste, et lui prête son manteau et son chapeau afin qu’elle puisse s’évader. Ensuite, la veuve se
dénonce elle-même aux gardiens.

“La Mort d’un Aveugle”

Les tableaux tragiques qui veulent éveiller surtout la compassion du spec tateur, se fondent
généralement sur des idées qui ne valent pas grand-chose,

4. Peut-être s’agit-il de l’ASSASSINAT DU GRAND-DUC SERGE de Lucien Nonguet, tourné pour Pathé
(France 1905), ou encore LE NIHILISTE du même Longuet, tourné éga lement pour Pathé (France 1906),
ou encore STORIA RUSSA de Luigi Maggi (images de Vitrotti), tourné pour d’Ambrosio (Italie 1906).

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mais quelquefois ils contiennent des scènes assez convaincantes et jouées cor rectement. J’ai vu, par
exemple, la pièce intitulée “La Mort d’un aveugle”. L’effet théâtral de ce tableau est assuré par un chien
dont le jeu direct est conduit avec virtuosité par un directeur invisible. Le chien arrive, joue avec
l’aveugle malade qui est au lit, se serre affectueusement contre lui. Ensuite, le chien court chez le
médecin avec un message écrit du malade, en cherchant son chemin dans un dédale de rues pleines de
gens et de voitures. Le médecin arrive, prescrit une ordonnance et donne une monnaie à l’aveugle. Le
chien court à la pharmacie, s’agite pour obtenir son médicament, attend sa prépa ration et rentre chez
l’aveugle qui est en train de mourir. Ensuite, le chien trotte tristement derrière le corbillard jusqu’au
cimetière, se couche sur la tombe, ne permet pas au gardien de la chasser et ne se laisse pas tenter par
les friandises que lui offrent des gens compatissants. L’impression produite par le jeu était tout-à-fait
directe et le chagrin profond du pauvre animal a réussi à éveiller la compassion.

La pièce policière

D’habitude, la composition des pièces policières est relativement la meil leure. Dans ces pièces, le jeu
des acteurs est extrêmement fidèle et direct. Il y a certainement beaucoup de gens qui, dans leur vie
privée, ne sont pas telle ment éloignés de scènes pareilles. Deux choses cependant dérangent le spec
tateur: primo, ces trucages trop souvent répétés où, dans des scènes tourmen tées, une petite troupe
s’agite trop sur place. Secundo, ces fuites longues, per pendiculairement au spectateur, ou en sens
contraire. Quant aux idées de ces pièces, ce sont celles des romans policiers aujourd’hui en vogue. Leur
but su prême est le sensationnel et une tension ininterrompue, le tout assaisonné plutôt par l’emploi
d’inventions modernes de toutes espèces que par une sen timentalité démodée. Par leurs sujets
mêmes, ces romans conviennent à la vi vacité de l’appareil cinématographique de projection et à cette
exigence d’une brièveté d’action, de sa concision et de son intelligibilité. Cette exi gence vient, d’un
côté, de la pantomime obligatoire et, de l’autre côté, de la façon avec laquelle on reproduit le
mouvement dans une série d’images suc cessives: plus le mouvement est rapide et défini, plus il est
direct et moins saccadé. Je me souviens de deux exemples dont la composition ne manquait pas
d’habilité littéraire.

“Une poursuite de faux monnayeurs’’5

Dans la première pièce, un détective poursuit des faux-monnayeurs. Au début, quelqu’un dépose de la
fausse monnaie dans un poste de police. Le commissaire appelle un homme qui est l’archétype de
Sherlock Holmes et qui, son inséparable petite pipe à la bouche, les mains dans les poches, se met en
chasse. Assis dans un bar américain, d’où la fausse monnaie est venue, il surprend un monsieur élégant,
vêtu d’un habit de gala, en train de payer avec des pièces d’or fausses. Il suit l’automobile de ce
monsieur jusqu’à des ruines au milieu d’une forêt et, avec des policiers, pénètre dans une galerie
secrète. L’atelier des faux-monnayeurs est en plein travail; leur sentinelle signale les assaillants; les
malfaiteurs déposent des cartouches de dynamite dans la galerie et s’enfuient. Mais le détective,
prévoyant l’explosion, la provoque

5. Il s’agit vraisem blablem ent d’un film français de 1906 dont une copie est conservée au British Film
Archives de Londres sous le titre THE FALSE COINERS.

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prématurément et dirige la chasse aux fugitifs. Policiers et criminels tirent les uns sur les autres: les
morts tombent d’une grande hauteur sur les rochers. La poursuite du chef des malfaiteurs n’est
prolongée qu’à cause d’intéressants effets de représentation. Enfin, le chef des bandits et le détective se
trouvent seuls, face à face, leurs revolvers braqués, sur un haut rocher tombant à pic. Au moment
décisif, le détective sourit, met son revolver dans sa poche et, avec un geste de gentleman, montre à son
élégant adversaire le précipice en face de lui et la file des policiers sur un sentier en contre-bas. D’un
seul coup, l’homme en habit comprend sa situation et se brûle la cervelle, exactement comme fait le “
Masque noir” de Jokai. Devant le cadavre, le détective, ac compagné de policiers retire la petite pipe
fumante de sa bouche et ôte son indispensable casquette. Les lecteurs de Jokai et de Doyle éprouvent
une douce satisfaction.

“Une automobile attaquée”6

L’attaque dirigée contre une automobile est jouée plus “à l’américaine” . Un motocycliste s’arrête sur
une grande route, renverse sa machine, la met en travers de la chaussée, sort deux brownings de ses
poches et attend l’ar rivée d’une automobile occupée par des messieurs et des dames. En déchar geant
ses brownings, il les oblige à s’arrêter, à jeter tout leur argent et tous leurs joyaux, à faire écouler toute
l’essence de la voiture — le jeu des visages et des mains est extraordinaire — puis il monte sur sa
motocyclette et repart. Une autre automobile arrive, embarque les victimes et tout le monde se dirige
vers un poste de police. Commence la poursuite du fugitif. Les policiers branchent un appareil
télégraphique portatif sur une ligne télégraphique qui court le long de la route. Ils avertissent ainsi les
autres bureaux de police de la région. Le bandit est enfin attaqué dans une auberge. Non seulement il
réussit à s’échapper mais encore, en braquant son browning, il contraint le chauffeur d’une voiture à
l’embarquer et à entreprendre une course effrénée. Nouvelle poursuite au cours de laquelle les voitures
s’élancent l’une après l’autre à travers les rails juste avant que le train passe, filent par la ville, pénè
trent dans une forêt et s’embourbent dans un marais. La lutte se termine dans une rivière où le voleur,
qui maintenant fuit à pied, est enfin repris.

“Un accident dans la montagne”

Dans de pareilles pièces, l’action est déjà largement combinée avec des paysages. Il y a d’autres scènes
qui savent combiner une action simple avec la présentation d’un site particulier. Celles-là font un
moindre effort pour bous culer le spectateur, mais montrent plus de goût et de retenue produisant ainsi
des impressions plus profondes. Une des scènes les plus réussies de ce genre est “Un accident dans la
montagne”, photographié dans le décor réel des Alpes autrichiennes. Un matin de bonne heure, des
guides, des porteurs et les membres d’un cercle d’alpinistes se recontrent dans l’auberge située au fond
d’une vallée. Puis il montent à travers la forêt et la neige jusqu’aux glaciers, passent par des ravins
couverts de glace et montent toujours, le long des pentes enneigées, jusqu’à une crevasse profonde
sous un champ de glace. Un guide descend dans la crevasse et trouve au fond deux cadavres. Il fait
monter leurs sacs tyroliens et leurs pics, recouvre leurs têtes de toile, met leurs corps

6. Peut-être s’agit-il de BRIGANDAGE MODERNE de Zecca, tourné pour Pathé (France 1905).
13

gelés dans des sacs qu’il lie avec des cordes. Ensuite, il se fait remonter avec les cadavres. Le cortège,
portant des brancards, traverse difficilement plaines et ravins afin d’arriver à un petit lac où sont des
canots qu’on utilise pour transporter les morts sur l’autre rive.

L’histoire était bien longue, mais tout le temps qu’elle durait, ni les visages des participants, ni le
mouvement des corps transportés n’ont révélé s’il sa- gissait d’une scène montée avec des moyens de
théâtre. Si c’était le cas, il faudrait dire alors que la direction était si simple et si efficace qu’elle
produisait l’impression du réel et de l’art. D’habitude, le cinématographe fait un effet puissant sur
l’imagination et le sentiment lorsque les personnages et leurs mouvements ne rappellent pas trop les
mannequins ou le théâtre. On re grettera d’autant plus que la technique de reproduction et la
pantomime obli gatoire n’aient pas encore permis un traitement artistique plus perfectionné de sujets
plus sérieux.

Il faudra encore de longues études et de nombreux essais avant que l’esprit créateur accommode ce
nouveau moyen plastique à ses besoins et que les auteurs apprennent à le manier efficacement.

Les scènes grotesques

Dans le mouvement des visages et des gestes, dans un changement facile du décor, dans la préparation
commode des scènes et dans les avantages techni ques grâce auxquels l’image peut rendre réelles
toutes les choses irréelles, les scènes grotesques et comiques trouvent des moyens plastiques beaucoup
plus satisfaisants que les oeuvres dramatiques sérieuses. En outre, ce genre comique convient mieux à
l’esprit des directeurs et des acteurs que nous avons connus jusqu’ici. Il a créé certes de nombreux
navets mais aussi des compositions vraiment nouvelles et efficaces, techniquement bien faites, même si
elles n’ont pas une grande valeur littéraire. L’effet de ces composi tions est dû à l’exagération
d’événements apparemement réels et au renché rissement qui les porte à la limite du possible. Souvent,
ces compositions uti lisent très intelligemment et très adroitement les possibilités techniques des
ombres chinoises. Ces avantages, qui transposent la réalité dans le monde de l’impossible, des rêves et
de la fantaisie, l’Orient les a connus en partie depuis longtemps déjà. Lejeu même des acteurs et la façon
de les diriger sont à l’ori gine de certaines extravagances. On choisit des acrobates accomplis qui, ha
billés en simples citoyens et agissant dans les rues et à la campagne, exécu tent des gestes de la vie
quotidienne, mais en y développant une agilité in croyable. Ces films montrent des chocs entre des
voitures, des chevaux et des piétons, la destruction d’une maison entière par un seul homme fort, l’as
cension de la façade d’un bâtiment de cinq étages par tout un peloton de poli ciers, le saut d’un homme
avec une bouée de sauvetage dans un fleuve du haut d’un pont, une bagarre au cours de laquelle des
gens sont jetés, en trajectoire courbe, des fenêtres d’un deuxième étage jusqu’au rez-de-chaussée — et
ainsi les accidents et les gestes de tous les jours deviennent de véritables miracles.

Les trucages
L’appareil cinématographique, lui, autorise d’autres moyens de s’écarter de la réalité pour aboutir à des
effets comiques et grotesques: les personnages

14

disparaissent soudainement de leurs vêtements; l’un est remplacé par l’autre dans un lit ou une
cachette; ils continuent à jouer tandis que le décor change; des rues et des maisons tournent autour
d’un ivrogne chancelant; un cher cheur d’or voit ses rêves exaucés; des jumelles montrent des images
impossi bles dans la réalité. En tout cela, on joue avec des prises de vues de la vie réelle, et ces jeux sont
tellement habiles, techniquement, qu’ils inspirent des idées vivantes et produisent une impression de
réalité dans l’esprit du specta teur. Mais cette habileté technique reste encore au stade embryonnaire et
ce ne sera que dans le futur qu’elle produira certainement des oeuvres com posées d’une manière
beaucoup plus raffinée et efficiente.

Aujourd’hui, ces jeux produisent leur effet grâce surtout à leur nouveauté et ils inclinent les directeurs à
produire des compositions particulières et au tonomes qui ne sont rien d’autre que des séances de
magie. Magie qui peut être aisément expliquée par quelques illusions optiques, jusqu’à présent peu
nombreuses au demeurant. C’est ainsi que des images mouvantes peuvent être photographiées une
deuxième fois, ensemble avec une autre image mou vante. Les premières images ayant des dimensions
beaucoup plus réduites que les secondes, on peut avec une vitalité extraordinaire, faire danser des filles
minuscules sur une table ou dans un miroir tandis que d’autres person nages, ceux-là grandeur nature,
assistent à ce spectacle. On peut de même en châsser des têtes de filles vivantes dans les montures de
joyaux, dans des boucles de ceintures ou dans les diamants des bagues, faire apparaître ou dis paraître,
à volonté, des être vivants dans les brumes d’un étang ou dans les airs, faire sortir d’une noisette des
rangs entiers de figures grouillantes, déca piter des têtes vivantes, évoquer des revenants au cimetière
ou projeter les ombres qui épouvanteront Richard III.

La perspective

L’invention des directeurs qui pratiquent cette sorcellerie et produisent ces merveilles est encore peu
originale, très naïve et quelquefois de mauvais goût, exactement comme dans les autres arts. Les
ombres chinoises de l’Orient té moignent d’une maîtrise beaucoup plus complète et raffinée de leurs
moyens primitifs. Le cinématographe, lui, en est encore au stade embryonnaire, mais entre les mains de
véritables artistes il peut donner naissance à un genre neuf et extrêmement efficace. Bientôt, la
reproduction sera tellement mécanisée et les personnes maniant l’appareil tellement bien préparées
techniquement que les écrivains et les artistes qui auront réussi à s’habituer aux particularités, aux
difficultés, ainsi qu’aux ressources de ce nouveau moyen plastique, pour ront l’utiliser pour créer de
véritables oeuvres d’art, sans avoir à surmonter des obstacles techniques. Le vieux moyen plastique de
l’art dramatique de l’Orient, l’ombre, gagnera une forme nouvelle, plus perfectionnée, se libérera des
objets réels qui l’engendrent et deviendra indépendant des pochoirs et des figurines produites par
l’artiste. Il sera alors le moyen par lequel l’artiste eu ropéen pourra éveiller des états d’esprit et produire
des impressions chez le spectateur, en utilisant les oeuvres d’art fondées sur une représentation du
mouvement réel et sur l’expression du visage dans un milieu réel. Il est vrai que ce ne sera qu’une étoffe
très délicate et bien peu résistante pour qu’on y taille des oeuvres d’art, mais son chatoiement et son
élasticité même laisse ront l’essor à l’imagination. Ce moyen permet des préparations compliquées, et la
manière suivant laquelle on les dirige laisse le champ libre aux composi tions les plus hardies.

Pour le moment, la production de ces scènes, qui n’a pas encore dépassé le stade des essais, se limite à
l’Europe occidentale et à l’Amérique où l’on est en train de faire les premiers essais pour mettre le
cinématographe à la dis position des genres créateurs.

15

Les milieux littéraires français sont les plus éveillés. L’architecte Formigé a construit à Paris, dans la rue
Chauveau, un petit théâtre où une société d’acteurs, d’écrivains et d’artistes crée des scènes d’art pour
le cinéma tographe 7. Anatole France, spectateur passionné des nouvelles ombres chi noises, est un
conseiller assidu de l’institut nouveau dont le directeur litté raire est Henri Lavedan et le directeur
cinématographique Le Bargy, de la Comédie Française. Tout d’abord, ils ont essayé d’adapter, sous le
titre de “ L’empreinte” , la vieille pantomime de Ruff “ La Main sanglante” . Puis Lavedan a écrit le
scénario de “L’Assassinat du Duc de Guise” pour lequel une musique fut composée par le grand Saint-
Saëns, et Jules Lemaître a fait une adaptation cinématographique du “ Retour d ’Ulysse” , accompagnée
de la musique de Georges Huë. Sarah Bernhardt, Mme Bartet, Mounet-Sully, Delaunay et d’autres
comédiens célèbres de Paris jouaient les rôles princi paux. Les prises de vues de ces premiers essais,
sous le nom du “ Film d’A rt” , circulent déjà en' Europe. La scène et le jeu de ces pièces sont encore trop
tri butaires du théâtre et les mots qui les accompagnent, reproduits par un pho nographe, ne donnent
pas une illusion complète.

La compagnie des acteurs de l’Odéon a pris un autre chemin quand elle essayait de produire des
oeuvres d’art à l’usage du cinématographe. Elle a joué “L’Arlésienne” de Daudet non sur une scène de
théâtre, mais dans son décor réel = dans une ferme des environs d’Arles et dans ses vieilles arènes (dans
l’amphithéâtre, une histoire d’amour se déroule entre Frédéric et l’Ar tésienne tandis qu’en bas des
courses de taureaux ont lieu) dans une ruelle tranquille de la ville, dans un verger, au milieu d’une forêt,
dans un champ au bord d’une fontaine où l’amant malheureux voit en pensée l’ombre de son instable
maîtresse. Ce décor réel convient beaucoup mieux aux scènes mimi ques jouées avec virtuosité et
permet aux acteurs des expressions et des mou vements beaucoup plus libres et directs que s’ils
jouaient en costumes de

théâtre dans un décor de toile.

Pour les artistes, ce nouveau moyen plastique a certainement quelque chose de séduisant. Il y a du
merveilleux et de l’attrayant dans ces ombres si lencieuses, remuantes et vacillantes, qui réveillent avec
une profonde évidence, dans l’âme du spectateur, ses propres rêves, des images mysté rieuses, juste
esquissées, illuminées par un éclair de la conscience, images éteintes sitôt qu’allumées dans notre
cerveau, sans que notre volonté y parti cipe. C ’est tout le jeu des images de notre vie intérieure, ce jeu
que l’intel ligence s’efforce continuellement de capter et de retenir, mais qui, ou tourbil lonnant, ou bien
s’enveloppant comme de brumes, s’évaporent sans cesse sur le seuil de notre conscience.

Un reflet coloré dans l’eau, les ombres mouvantes d’un corps ou d’un nuage, les ombres effrayantes
d’objets éclairés par la lune, vrais spectres de la montagne, cela suffisait pour que l’homme primitif
s’étonne, donne libre cours à son imagination, soit contraint de réfléchir sur des choses surnatu relles et
divines. Même en milieu évolué, des âmes simples continuent de pro

jeter leurs rêves dans les silhouettes sombres et mouvantes des ombres noc turnes, intégrant celles-ci à
leurs visions paradisiaques ou infernales. L’appa reil cinématographique moderne a mécanisé la création
de ces visions sur l’écran et la démarche par laquelle un objet réel se convertit, sur la rétine de l’oeil
humain, en une image qui pénètre dans la conscience. Ainsi les créa teurs d’oeuvres d’art disposent-ils
d’un moyen qui permet que les prises de vue de la réalité en mouvement soient converties, sur l’écran,
en un monde mouvant et vivant, le monde de la fantaisie humaine.

Pour le moment, ce monde n’est peuplé que de vieilles idées trouvées dans les poubelles et des
tentatives maladroites de parvenir à ces impressions ordi naires, tirées du réel, que la presse, les romans
sans grande valeur et le comique des clowns des théâtres, de variétés, produisent en série. Mais dans
ces activités, énergiques et enfiévrées, souvent maladroites et déployées à l’aveuglette, à travers
lesquelles les ombres chinoises modernes continuent de se perfectionner, on pressent déjà la
germination d’un art nouveau.

[01/12 à 12:45] +225 0704313346: TRAVAILLER LE JEU D’ACTEUR AVEC GILLES DELEUZE

Peut-on travailler le jeu d’acteur avec Gilles Deleuze? Sa philosophie est lue et étu- diée dans les cours
de théâtre. Mais trouve-t-on dans les œuvres complètes l’élaboration d’une théorie de l’acteur à
proprement parler, susceptible d’inspirer une pédagogie, des pratiques de jeu à expérimenter? Nous
proposons ici trois hypothèses de jeu, dans le sillage de la pensée deleuzienne: celle de l’acteur-mime,
celle de l’acteur de la cruauté et celle de la machine actoriale.

Depuis sa petite enfance, «Gilles Deleuze n’a jamais cessé d’admirer le jeu des acteurs» nous confirme
sa veuve Fanny Deleuze lors d’un entre- tien en 2011 1. Il a été fasciné par la diction de Saturnin Fabre 2,
impres- sionné par Charles Dullin lorsqu’il le découvre dans le rôle de Jupiter, lors d’une représentation
des Mouches de Jean-Paul Sartre à laquelle il assiste avec Michel Tournier en juin 1943, au Théâtre
Sarah-Bernhardt 3. Il a aimé la profonde voix d’Alain Cuny4, celui-là même qui a enregistré à la radio
Pour en finir avec le jugement de dieu d’Antonin Artaud en 1947. Autour de 1968, quand Deleuze a
entendu parler des happenings de Jean-Jacques Lebel ou du Living Theatre, il s’est mis à penser conjoin-
tement l’acteur et le concept d’événement, en portant son attention au stoïcisme et au théâtre d’Artaud
dans Logique du sens. .

ÉTUDES DE LETTRES
vers des formes d’acting toujours plus radicales que Deleuze s’est tourné, comme la poésie sonore de
Ghérasim Luca dont il commente à de nom- breuses reprises les performances, ou bien la «machine
actoriale»5 de l’acteur et metteur en scène italien Carmelo Bene, qu’il qualifie d’«opé- rateur d’intensité
» 6. Gilles Deleuze ne s’est pas contenté d’admirer les acteurs. Il a également «fait l’acteur» à plusieurs
reprises. Que ce soit dans une saynète politique sur le procès des mutins de la prison de Nancy en 1972,
écrite par la journaliste Michèle Manceaux et mise en scène par Ariane Mnouchkine, destinée à être
jouée en tomber de rideau de la pièce 1793 à la Cartoucherie et dans les banlieues ouvrières7, ou au
cinéma dans le film de Michèle Rosier George qui? (1973), lorsqu’il incarne le rôle du prêtre et
philosophe chrétien Lamennais donnant la réplique à Anne Wiazemsky. La problématique qui nous
occupe dans cet article est celle-ci : Deleuze a fait coïncider sa pensée avec la problé- matique du jeu
d’acteur à plusieurs reprises. En identifiant ces coïnci- dences, peut-on extraire du discours
philosophique des pistes concrètes utiles pour un travail de recherche scénique ? Le fait est que cette
philo- sophie est lue et étudiée dans les cours de théâtre. Mais sur quelles bases philosophiques
pourrait-on travailler le jeu d’acteur avec Gilles Deleuze ? Nous proposons ici, dans un geste de
réappropriation et de traduction scénique de la pensée de Deleuze, trois hypothèses de techniques de
jeu à expérimenter dans un laboratoire d’acteurs: celle de l’acteur-mime, celle de l’acteur de la cruauté
et celle de la machine actoriale.

5. G. Deleuze, « Carmelo Bene », p. 111 sq.

6. Ibid.

7. Lors du procès, six prisonniers sont inculpés après un mouvement pour la

reconnaissance de leurs droits communs. Ils reçoivent l’appui immédiat du GIP (Groupe d’information
sur les prisons): Gilles Deleuze est cité comme témoin par la défense. Manceaux et Mnouchkine font
une retranscription des débats, publiée dans la revue Esprit. Lors de ces représentations, Deleuze joue
non pas son rôle, mais celui d’un policier encadrant les accusés, en compagnie de Daniel Defert, Michel
Foucault et Philippe Meyer. Le texte de la pièce a été reproduit dans Ph. Artières et al. (dir.), Le groupe
d’information sur les prisons, p. 237-257; publié originellement dans la revue Esprit, octobre 1972, p.
524-555.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 175

Première hypothèse de jeu : l’acteur-mime

Dès Différence et répétition (1953), Deleuze affirme que «les reflets, les échos, les doubles [...] ne sont
pas du domaine de la ressemblance, de l’équivalence » 8. Autrement dit, ce qui est répété n’est pas
remplacé par de l’identique, mais par une variation, une altération. La répétition est ce qui porte à une «
nième puissance » 9, c’est-à-dire qu’elle permet à ce qui est répété de gagner en puissance et de se
différencier. C’est le prin- cipe du « par cœur » chez le comédien : il répète son texte, non pour en livrer
une interprétation identique à chaque représentation, mais pour en éprouver les puissances et les
forces cachées, sans cesse renouvelées. Le texte se trouve gonflé d’une intensité nouvelle. La répétition
fait surgir des puissances révélées selon un processus de métamorphose et de diffé- renciation. Ce type
de répétition qui crée de la différence n’a rien à voir, explique Deleuze, avec « l’effort de l’acteur qui “
répète ” dans la mesure où la pièce n’est pas encore sue » 10. La répétition qui sert à la mémorisa- tion
est perçue comme une répétition du même.

Mais outre l’analyse du «par cœur» chez le comédien, c’est une réflexion récurrente sur l’art du mime et
la singularité de celui que nous nommerons à partir de maintenant l’acteur-mime qui guide Deleuze
dans ses investigations sur le concept de répétition. Nous savons grâce à Fanny Deleuze que la
performance de Jean-Louis Barrault en Pierrot dans Les Enfants du Paradis de Marcel Carné l’« écœura »
11. Pour quelles raisons? Considérait-il la performance de Barrault du mime Deburau interprétant
Pierrot comme une exemplification de la répétition mimé- tique, c’est-à-dire de la répétition du même ?
Nous ne le saurons jamais. Ce qui intéresse profondément Deleuze lorsqu’il pense le mime, dans la
spécificité de cette pratique artistique, c’est justement qu’il n’est jamais strictement mimétique. En
effet, « l’imitation la plus simple comprend la différence » 12. Pour se figurer concrètement ce que
Deleuze veut dire par là, il suffit de regarder un cours du mime Marceau pour comprendre que chaque
geste mimé n’est pas motivé par l’imitation exacte de la nature,

8. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 7.

176 ÉTUDES DE LETTRES

mais par la stylisation et la rythmicité d’un geste acquérant un change- ment d’amplitude et de qualité.
Par exemple, la marche est travaillée par Marceau dans son immobilité afin qu’elle soit plus lisible pour
le spec- tateur. Il faut que le geste soit travaillé différemment que dans la réalité. Pour le mime, il suffit
qu’un signe traduise une idée, procède à une tra- duction de l’hétérogénéité. Celui qui mime émet un
signe différent (tra- duit, stylisé, rythmé, épuré) de ce qui est pris pour modèle. Le résultat de l’imitation
n’appartient pas à la même réalité que le modèle. Le geste de traduction est exécuté grâce à l’impulsion
d’une autre idée, d’un autre mouvement, et en ceci, introduit de la différence. Deleuze compare le
mime avec la relation instaurée entre le pédagogue et l’apprenant :

Nous n’apprenons rien avec celui qui nous dit: fais comme moi. Nos seuls maîtres sont ceux qui nous
disent “fais avec moi”, et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, [savent] émettre des
signes à développer dans l’hétérogène 13.

Mimer revient à comprendre l’Autre, faire émerger la différence dans l’espace répétitif.

Dans Logique du sens, Deleuze fait référence au texte de Mallarmé «Mimique» (1886) qui relate une
pantomime écrite et jouée par Paul Margueritte : Pierrot assassin de sa femme. L’intrigue est simple :
Pierrot raconte de quelle manière il a tué Colombine, après qu’elle l’a trompé. Après l’avoir liée au lit, il
la chatouille jusqu’à la mort. Pierrot entreprend de mimer la scène en endossant son propre rôle et celui
de Colombine. Pendant cette simulation alternative (une forme de « vice-diction » écrit Deleuze),
l’ombre de Colombine réapparaît alors que Pierrot se tord réel- lement de douleur sous sa propre
torture. Il tombe mort sur le portrait de sa femme. Cette mise en abyme de l’imitation, cette imitation
d’imi- tation (deux performances mimées sont ici enchâssées, celle d’un acteur mimant son rôle de
Pierrot, celle du mime Pierrot se mimant lui-même en train de commettre l’irréparable) suscite un
commentaire singulier de Mallarmé :

La scène n’illustre que l’idée, pas une action effective, dans un hymen (d’où procède le Rêve), vicieux et
sacré, entre le désir et l’accomplisse- ment, la perpétration et son souvenir: ici devançant, là
remémorant,

13. Ibid.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 177

au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent. Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une
allusion perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de fiction 14.

Le dispositif enchâssé décrit par Mallarmé (un mime mimant un per- sonnage en train de mimer) met le
mime dans une disposition de ne pas imiter une action, mais plutôt d’imiter le processus d’imitation en
lui-même. Pour le dire autrement, Pierrot ne cherche pas à mimer une action qui aurait déjà été
accomplie. Ce qui intéresse différemment le mime mimant Pierrot se mimant en train d’assassiner
Colombine, c’est le processus qui relie l’action passée et le présent de l’action en train de se faire.
Mallarmé décrit ce dispositif temporel spécifique où le présent devient une virtualité, et le personnage
une sorte de fantôme qui donne à voir une page blanche en train de s’écrire, un mouvement en train
d’être effectué. Pour Mallarmé, le mime est une voie d’exploration d’un nouveau théâtre qui ne relève
pas de l’action aristotélicienne, mais plutôt de l’effectuation du mouvement. Pour Deleuze, le mime
mallarméen est « celui qui contre-effectue l’événement », c’est-à-dire qu’il ne cherche pas à «imiter le
vécu»15, ni à reproduire un état de choses, ni à donner à voir une image. L’action n’est pas dramatique
au sens classique, ni direc- tement référentielle. Au contraire, ce que le mime mallarméen arrive à faire,
c’est d’extraire l’action (drama) de sa fonctionnalité narrative pour faire surgir une «action» d’une autre
qualité, d’une autre nature, que Deleuze nomme « événement ». Le philosophe, notamment dans
Logique du sens16, montre à l’exemple du mime comment l’acteur peut sortir du registre mimétique
pour devenir, non plus un personnage de la fable qu’il raconte, mais un agent de l’événement scénique.
Lorsque le mime Marceau fait travailler à ses élèves la montée d’un escalier, il n’insiste pas sur la
capacité représentative du geste (le geste comme une compo- sante de la fable), mais davantage sur sa
qualité intensive et son aptitude à créer la pesanteur du lieu, à faire ressentir la résistance de la rampe
opposée au corps qui s’y agrippe, ou l’effort fourni par le corps gravissant

14. S. Mallarmé, «Mimique», in Oeuvres complètes, vol. 2, p. 178 sq.


15. G. Deleuze, G. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, n. 3, p. 151.

16. G. Deleuze, Logique du sens, p. 80, 160, 173, 188, 256, 297 sq., 303, 325, 327,

332, 348. Le mime mallarméen qui subvertit la mimèsis est également analysé par Jacques Derrida dans
«La double séance», p. 253, 258. Le texte est d’abord paru dans Tel Quel, 41-42 (1970), un an après la
publication de Logique du sens.

178 ÉTUDES DE LETTRES

les marches. Le spectateur est alors confronté à une autre temporalité que le temps dramatique
structuré par un début et une fin: le temps de l’événement.

Ce temps propre, Deleuze l’identifie comme le temps de l’Aiôn17. Ce temps indéterminé, ou cette extra-
temporalité contenue dans l’im- manence du présent, se manifeste selon Deleuze à la surface des corps
comme une virtualité. Le mime est ainsi celui qui effectue l’événement, dans toute sa processualité :

L’événement, c’est que jamais personne ne meurt, mais vient toujours de mourir et va toujours mourir,
dans le présent vide de l’Aiôn, éter- nité18.

À cette nouvelle forme de temps (l’Aiôn) correspondrait une autre manière de jouer. L’action
dramatique de type classique, qui donne une interprétation du monde suivant les règles d’une
apparente unité, s’ef- face devant une dramaturgie du coup de dés dont l’acteur est le premier
producteur. Un type d’acteur que Deleuze désigne, dans Différence et répétition, comme un joueur :

Le joueur s’abandonne temporairement à la vie, et temporairement fixe son regard sur elle; l’artiste se
place temporairement dans son œuvre, et temporairement au-dessus de son œuvre; l’enfant joue, se
retire du jeu et y revient. Or ce jeu du devenir; c’est aussi bien l’être du devenir qui le joue avec lui-
même : l’Aiôn, dit Héraclite, est un enfant qui joue, qui joue au palet 19.

Ce théâtre de l’événement se joue toujours à l’infinitif: l’action n’a jamais fini de s’accomplir. L’acteur
n’est pas un support de la représenta- tion, mais un agent du devenir, c’est-à-dire d’un processus qui lui
permet d’incarner un événement. Cette forme de jeu dans le vif, existant pour elle-même
indépendamment de la fable ou d’un texte, est particulière- ment reconnaissable dans le domaine de la
performance. L’Aiôn est le temps suspendu que le performeur arrive à créer entre passé et futur : ce

17. Dans la philosophie antique, l’Aiôn (pouvant être traduit par l’éternité, un long espace de temps
indéterminé) est un des trois principaux concepts du temps, avec Chronos (le temps linéaire) et Kairos
(le temps opportun, l’occasion).

18. G. Deleuze, Logique du sens, p. 80.

19. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 28.


TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 179

milieu, dont parle Deleuze, où se déploie intensivement un geste. Nous pensons par exemple à la
performance de Marina Abramovic, Balkan Baroque (1997). La performeuse nettoie méthodiquement
avec une brosse en métal des os ensanglantés empilés à côté d’elle. La performance dure six heures par
jour pendant quatre jours d’affilée. Outre que l’action dénonce les massacres perpétrés pendant la
guerre en Yougoslavie, c’est la répétition du geste qui n’en finit pas d’être répété pendant quatre longs
jours qui constitue le cœur de l’événement performatif.

L’hypothèse de l’acteur-mime est approfondie dans Logique du sens par l’évocation de la figure de
l’acteur stoïcien. Sur le plan de la connais- sance, les stoïciens s’attachent à une théorie de la surface où
se mani- festent des événements plutôt que des vérités fixes et immuables. Cette surface est un lieu de
ce qui advient et non de ce qui est. Il s’y mani- feste ce qui n’est pas fixé par une qualité mais ce qui est
sans cesse repris dans des processus – tout à fait comme le personnage d’Alice, paradigme carrollien de
l’acteur stoïcien, qui grandit, rapetisse et se métamorphose sans cesse. Tout ce qui lui arrive semble être
le fruit d’un coup de dé. Elle glisse à la surface de la narration, rebondit, se condense, change d’état et
d’échelle. Elle n’est déterminée que par les actions qu’elle accomplit au gré du dynamisme qui l’entraîne
coûte que coûte : ce qui se joue pour Alice est au-delà des significations. Elle se déplace, arpente, crée
une nouvelle géographie de la scène qui s’agence par coup de dés, assumant un autre type de sens que
Carroll nomme le nonsense: «le sens apparaît et se joue à la surface » précise Deleuze 20.

Théâtre pour de brusques condensations, fusions, changements d’états des couches étalées,
distributions et remaniements de singularités, la surface peut s’accroître indéfiniment, comme lorsque
deux liquides se dissolvent l’un dans l’autre. Il y a donc toute une physique des surfaces [...] qui recueille
sans cesse les variations 21.

Procédant par analogie, peut-être faudrait-il aller chercher du côté du théâtre de Valère Novarina pour
trouver un point de comparaison avec Alice. Évoquons notamment la performance d’André Marcon
dans Le Monologue d’Adramélech mis en scène par Christian Rist, créé en 1984.

20. G. Deleuze, Logique du sens, p. 158. 21. Ibid., p. 150.

180 ÉTUDES DE LETTRES

Annie Gay, dans la revue Théâtre/public (1985), décrit l’acteur en ses termes :

Il entre, la tête levée, en état d’apesanteur. Il danse un pas qui ne se poserait pas. Il danse une marche
sur les eaux, il lévite un peu comme si, à l’intérieur du costume, les muscles avaient disparu, comme si
s’était évanouie l’infime présence électrique nécessaire à leur tonus. Puis il se pose doucement 22.

Et il se met à parler au public. Il apparaît, pour Annie Gay, comme la figure de « l’acteur novarinien »,
l’acteur « du drame de la vie » qui vide son corps pour accueillir le texte dans un moment de plaquage
au sol d’un corps des surfaces :
André Marcon touche [...] l’ultime palier de son intensité dans une danse accélérée, tournoyante et
terrible, entravée par le poids du man- teau dont l’étoffe lourde [...] semble rabattre au sol son
impossible envol échappatoire 23.

Les autres personnages de Valère Novarina semblent eux aussi glisser sur la scène, glisser sur le sens, se
tenir à la surface du langage, «le long du rideau » 24. Ce qui est donné à voir et à entendre ne relève pas
de la fable aristotélicienne: c’est autre chose que le théâtre de Novarina raconte. Une nouvelle logique
scénique : celle des métamorphoses du langage, des corps, de la parole, celle du non-sens où les acteurs
sont des «[animaux plats] des surfaces » 25.

L’acteur des surfaces travaille dans le sens d’une suspension, entre devenir et histoire, dans un refus de
se résigner à ce qui advient. Chaque événement est double: l’acteur reste dans l’instant alors que le
person- nage qu’il joue espère quelque chose de l’avenir ou se remémore son passé. L’acteur fait alors
éprouver cette double tension entre la virtua- lité de son rôle et l’actualité de sa présence sur scène. Tel
est l’art de l’acteur : limiter l’effectuation de l’événement à un présent sans mélange, rendre l’instant
d’autant plus intense qu’il exprime un futur et un passé

22. A. Gay, « L’acteur délié », p. 13 sq.

23. Ibid.

24. «Et s’il n’y a rien à voir derrière le rideau, c’est que tout le visible, ou plutôt toute

la science possible est le long du rideau » (G. Deleuze, Logique du sens, p. 19). 25. Ibid.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 181

illimités. Il n’y a aucune transcendance ici. L’acteur n’est pas saisi par une transe. Le surgissement
intensif de l’événement se fait sur un plan d’immanence : l’acteur devient alors « digne de ce qui [lui]
arrive » 26, fait surgir l’événement et échappe à la fable dramatique et à la représentation mimétique.
Ce dédoublement de l’acteur, dans le temps illimité de l’évé- nement, amène Deleuze à commenter
dans la vingt-et-unième série de Logique du sens, le paradoxe de Diderot en utilisant ces mots :

L’acteur n’est pas comme un dieu, plutôt comme un contre-dieu. Dieu et l’acteur s’opposent par leur
lecture du temps. Ce que les hommes saisissent comme passé ou futur, le dieu le vit dans son éternel
présent. Le dieu est Chronos : le présent divin est le cercle tout entier, tandis que le passé et le futur
sont des dimensions relatives à tel ou tel segment qui laisse le reste hors de lui 27.

Deleuze réfute l’idée que l’acteur acquiert une conscience infinie et puisse faire événement en occupant
une parcelle d’éternité :

Au contraire, le présent de l’acteur est le plus étroit, le plus resserré, le plus instantané, le plus ponctuel,
point sur une ligne droite qui ne cesse de diviser la ligne, et de se diviser lui-même en passé-futur.
L’acteur est de l’Aiôn: au lieu du plus profond, du plus plein présent, présent qui fait tache d’huile, et qui
comprend le futur et le passé, voici surgir un passé-futur illimité qui se réfléchit en un présent vide
n’ayant pas plus d’épaisseur que la glace. L’acteur représente, mais ce qu’il représente est toujours
encore futur et déjà passé, tandis que sa représentation est impassible, et se divise, se dédouble sans se
rompre, sans agir ni pâtir 28.

La capacité de l’acteur à se dédoubler, entre le temps lié à sa chair et le temps de son surgissement sur
la surface de la scène, forme un paradoxe essentiel :

C’est en ce sens qu’il y a un paradoxe du comédien: il reste dans l’ins- tant, pour jouer quelque chose qui
ne cesse de devancer et de retarder, d’espérer et de rappeler 29.

26. Ibid., p. 175. 27. Ibid., p. 176. 28. Ibid.

29. Ibid.

182 ÉTUDES DE LETTRES

Deuxième hypothèse : l’acteur de la cruauté

À l’acteur des surfaces succède, dans Logique du sens, l’évocation d’un autre type d’acteur: l’acteur des
profondeurs, identifié comme l’acteur de la cruauté, participant d’un système dramaturgique que
Deleuze reconnaît d’abord dans le théâtre d’Eschyle qui «énonce les rapports finis du corps existant
avec des forces qui l’affectent » 30, en l’opposant au théâtre de Sophocle qui lui, participe du théâtre de
la représentation mimétique et du jugement, condamnant ses personnages à un asser- vissement sans
fin au destin. Quelles sont les qualités de l’acteur de la cruauté ? S’il ne se définit pas par sa capacité à
imiter le monde, à repro- duire des sentiments, il s’impose comme un corps qui, par l’intensité de sa
performance, accède à une intensité de présence. Lors de sa lecture au Théâtre du Vieux-Colombier en
1947, le corps supplicié d’Antonin Artaud est devenu la scène elle-même. Artaud tient cette conception
de l’acteur des cours reçus de Charles Dullin à l’Atelier. Dans un article de 1922, Artaud loue l’entreprise
« d’assainissement » et de « régénération » de Dullin, qui met en place avec une équipe d’acteurs des
«méthodes [de jeu] nouvelles instaurées». La méthode d’improvisation proposée par Dullin à ses
acteurs «force l’acteur à penser ses mouvements d’âme au lieu de les figurer». Il ne s’agit plus d’imiter
les sentiments, mais de les vivre. Celui qui réussit cela est qualifié d’acteur « idéal » 31. Dans la pra-
tique actoriale de la cruauté, le corps ne figure plus une action, mais vibre, tremble, crie, éructe et met
le spectateur en contact avec des forces vives. Dans le théâtre de la cruauté, « il y a donc bien des
acteurs et des sujets, mais ce sont des larves, parce qu’elles sont seules capables de sup- porter les
tracés, les glissements et rotations » 32. L’acteur de la cruauté est une « sorte d’élément passif et neutre
» 33 que Deleuze à son tour quali- fiera de « sujet larvaire », « corps intensif » poussant des « cris » et
articu- lant des «mots-souffles». C’est bien ce type de corps qui crache, crie, défèque dans l’émission
radiophonique d’Artaud Pour en finir avec le jugement de dieu : « corps volcanique », « corps-théâtre
atomique », corps

30. G. Deleuze, Critique et clinique, p. 161.


31. A. Artaud, «L’atelier de Charles Dullin», revue Action, 1921/1922 (Œuvres complètes, vol. 2, p. 134
sq.; Œuvres, p. 35).

32. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 282 sq.

33. A. Artaud, «Le Théâtre de la cruauté. Premier manifeste», in Œuvres, p. 564.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 183

réduit à un « gaz puant » 34 ou encore « corps sans organe » – expression artaudienne que Deleuze
consacrera comme un des piliers conceptuels de L’anti-Œdipe. Qu’est-ce qu’un corps sans organe? Alors
que dans un organisme vivant, les organes sont « juges et jugés » d’après une organisa- tion décidée par
l’ordre naturel et commun à tous, le corps qui échappe au jugement est un corps « vital et vivant », sans
organes, « affectif, inten- sif, anarchiste, qui ne comporte plus que pôles, des zones, des seuils et des
gradients», traversé par une «vitalité non-organique»35. Le corps sans organe de l’acteur de la cruauté
est passé «sur la table d’autopsie pour lui refaire son anatomie» parce que l’homme est mal construit et
doit être «délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté » 36.

Comment interagissent les corps des acteurs de la cruauté? Le sys- tème de la cruauté implique le
combat (agôn) plutôt que le jugement (kri- sis): un combat entre des puissances prises dans des rapports
de force. Chez Artaud, selon Deleuze, cela implique une nouvelle «posture des corps » 37. Le combat
n’est pas synonyme d’anéantissement. Au contraire, un corps soumis au combat gagne en vitalité, en
volonté de puissance. Ce qu’Artaud développe dans son texte Le Théâtre et la peste (où il sou- tient que
la peste est une épidémie mortelle qui réactive paradoxalement les forces et la vitalité), Deleuze le
réutilise pour construire sa théorie sur les personnages-machines de guerre dans Mille plateaux38: des
personnages qui ont la particularité de courir un grand danger et qui tracent une ligne de fuite, pleine
expression de leur liberté qu’ils paient parfois de leur vie. L’acteur de la cruauté mène en effet un
combat: l’implication de son corps lui fait mobiliser de nouvelles forces qu’il ne représente pas mais qu’il
fait exister. L’espace scénique, qui n’est plus mimétique, devient un espace d’émergence de forces
nouvelles. Dans ce « théâtre de forces », ce « théâtre vitaliste », ce théâtre préjudicatif (d’avant le
jugement), l’acteur est une flèche décochée au hasard par la nature (comme le «philosophe-comète»39
nietzschéen). Il ne s’inscrit plus ni

34. A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, p. 1650. 35. G. Deleuze, Critique et clinique, p. 164.

36. A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, p. 1654. 37. G. Deleuze, Critique et clinique, p. 165.

38. G. Deleuze, G. Guattari, « Traité de nomadologie ».

39. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 121. Cf. F. Nietzsche, « Schopenhauer éducateur » §7, p.
76.
184 ÉTUDES DE LETTRES

dans le devenir historique ni dans le devenir scénique. Il n’est plus agent du drame comme le conçoit
Aristote. L’acteur joue contre son temps, ni éternel, ni historique, mais intempestif et inactuel40.
L’acteur de la cruauté est un « homme tropical » 41 qui se distingue de l’acteur « moral, méthodique ou
modéré»42. Il fuit les «zones tempérées»43 et vient côtoyer les lieux extrêmes à des heures extrêmes, «
où vivent et se lèvent les vérités les plus hautes, les plus profondes » 44.

Voici ce que pourrait être en théorie l’acteur du théâtre de la cruauté. Mais qui est-il en pratique? Nous
l’avons identifié dans une mise en scène de 1923 de Georges Pitoëff des Six personnages en quête
d’auteur de Pirandello. Lorsqu’en 1923, Antonin Artaud consigne ses impressions après avoir assisté à
cette représentation, il décrit des acteurs maquillés de blanc aux allures fantomatiques. Ces entités
larvaires apparaissent sur scène en réclamant à l’auteur d’être des personnages, c’est-à-dire d’accé- der
à la représentation. Ces entités larvaires et spectrales «en quête d’un moule où se couler » 45 sont
typiquement des acteurs de la cruauté. Selon Artaud, ces acteurs-larves portent d’«autres corps
humains», vivant « dans les profondeurs / de certaines tombes / en des endroits historique- ment /
sinon géographiquement insoupçonnés » 46. Le commentaire de Deleuze se place dans la continuité de
cette évocation. L’acteur larvaire vit la dissolution de son moi: il ne se définit plus par l’unité de sa sub-
jectivité mais est constitué de « contractions », de « contemplations », de «fatigues», de «présents
variables»47, participant à un théâtre de signes qui échappe à la parole articulée, exprimé par des «
gestes et des attitudes ayant une valeur idéographique » 48.

40. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 122. 41. Ibid., p. 126.

42. Ibid.

43. Ibid.

44. Ibid.

45. A. Artaud, «Six personnages en quête d’auteur à la Comédie des Champs-Élysées»,

La Criée, 24 (mai 1923) (Œuvres complètes, vol. 2, p. 142 sq.; Œuvres, p. 39 sq.).

46. A. Artaud, « Le théâtre de la cruauté », in Oeuvres, p. 1661.

47. G. Deleuze, Différence et répétition, p. 107. C’est ce qu’Antonin Artaud remarque

à propos des corps des danseurs balinais, de « véritables hiéroglyphes », dont « les gestes au lieu de
représenter les mots, des corps de phrases, [...] représentent des idées, des attitudes de l’esprit» (A.
Artaud, La mise en scène métaphysique, in Œuvres, p. 1935).

48. Ibid.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 185


Nous pouvons avancer une deuxième hypothèse sur ce que pour- rait être en pratique l’acteur de la
cruauté: il pourrait s’agir de l’acteur baroque, décrit par le metteur en scène de théâtre Eugène Green
dans La parole baroque. L’acteur baroque a ceci de particulier qu’il est amené à opérer très peu de
déplacements physiques sur scène. Son interprétation ne réside pas dans sa façon d’incarner le texte,
mais dans la manière dont il va insuffler de l’énergie dans les mots, dont il va maîtriser son souffle. C’est
le geste qui apporte une énergie visuelle à la parole. L’acteur baroque fonctionne comme une machine.
Les passions sont le résultat de passions mécaniques. Le rôle est transmis sous forme d’énergie qui
permet au corps de se mouvoir (et ce n’est donc pas l’intention psycholo- gique qui commande le geste).
Le corps baroque est un corps d’énergie, un « vide où passe l’énergie » 49 : il n’a « pas de formes fixes
ou closes, mais est conçu comme un lieu de passage et de mouvement perpétuel»50, il «n’est jamais
vraiment en état statique, mais exprime toujours des ten- sions » 51 et « présente une harmonie qui
naît non pas de la perfection de formes finies, mais d’un équilibre entre tensions opposées » 52 (le
combat spécifique à l’acteur de la cruauté dont nous parlions plus haut). Ce corps baroque présente
ainsi des caractéristiques similaires à l’acteur-larvaire, subissant constamment des mouvements de
déformation, traduisant une énergie en devenir.

Troisième hypothèse : la machine actoriale

Les réflexions sur l’acteur prennent un nouvel aspect dans L’Anti-Œdipe qui marque un changement de
paradigme dans la pensée deleuzienne du théâtre. L’inconscient n’est plus considéré comme un théâtre
mais comme une usine, un lieu et un agent de production. Le théâtre devient «théâtre de la production»
et le corps sans organes le paradigme du corps de l’acteur de la production.

186 ÉTUDES DE LETTRES

une usine surchauffée » 53. L’acteur est un « corps-machine » 54 connecté à d’autres machines, en
interrelation avec la nature, un milieu, une atmos- phère. Le corps de l’acteur est un corps
schizophrénique, subissant la désorganisation de ses organes :

Le corps est le corps Il est seul Et n’a pas besoin d’organes Le corps n’est jamais un organisme. Les
organismes sont les ennemis du corps. Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette
organi- sation des organes que l’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru
d’une onde qui trace dans le corps des niveaux ou des seuils d’après les variations de son amplitude. Le
corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux55.

Comme le schizophrène vivant la désintégration de son moi, la machine actoriale propre à celui que
nous nommerons «l’acteur-schizo» n’in- terprète pas de personnages fixés par une psychologie mais
délire des séries de travestissements, véritable être de la métamorphose enchaînant de multiples
masques ou de multiples intensités «dépouillées de leur figure et de leur forme » 56. L’acteur-schizo a
les mêmes caractéristiques que l’acteur larvaire, analysé plus tôt. Cette forme particulière de corps
implique néanmoins une nouvelle forme de « dialogue » entre acteurs : le propre d’un corps-machine
est d’être couplé à d’autres machines. Une machine produit un flux que l’autre reçoit en coupant le flux.
Lors d’une conversation, ce n’est pas un échange entre deux individus déterminés par une psychologie
qui opère, mais un échange transversal de flux, de connexions, de disjonctions au sein d’une multiplicité
de possibilités57. Cette économie des flux de désir peut être transposée au théâtre dans une conception
de l’interrelation non-psychologique entre les person- nages d’une même pièce, telle que Meyerhold,
par exemple, la conçoit, au cours de ses recherches sur le corps de l’acteur. Autrement dit, il s’agit d’une
interrelation entre personnages sur le mode de l’action et de la réaction physiques. Le jeu de l’acteur
s’opère via une biomécanique qui fait de l’artiste un ingénieur. L’acteur est tenu d’être réceptif aux
vitesses,

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 187

aux intensités et aux flux qui relient les personnages entre eux et tra- versent le sien. L’acteur envisage
son personnage en termes d’effets. Le rôle est abordé selon ses rouages et le corps est traversé par des
noms, des délires, des désirs. L’acteur ne se demande plus à propos de son rôle : « qu’est-ce que ça veut
dire ? » mais plutôt « comment ça marche ? » 58 Il n’est pas dans une attention au sens, mais plutôt à la
machinerie, au fonctionnement de son rôle qu’il aborde désormais comme une parti- tion. Le
personnage n’a plus un nom mais des noms : Hamlet n’est plus un seul personnage, mais une entité
traversée par des intensités vibra- toires. L’acteur n’est plus en position d’interpréter son personnage
mais d’expérimenter son personnage, en même temps qu’il le joue. Il ne s’agit pas pour un acteur
d’interpréter un texte en s’en tenant à sa significa- tion, mais de le considérer comme une « machine
littéraire » à laquelle son « corps-machine » 59 doit se coupler. Le metteur en scène tient alors
davantage du « mécanicien » 60.

En pratique, Carmelo Bene matérialise cette conception machinique de l’acteur que Deleuze qualifie de
« machine actoriale ». Bene conçoit un acteur démiurge et artisan, devenant « opérateur d’intensités »
61, acteur et metteur en scène à la fois. Le corps sans organes de l’acteur n’est plus que les décombres
d’un corps désorganisé, traduisant l’impossibilité d’agir du personnage, son impossibilité de parler. Bene
expérimente la dévastation du dire dans son spectacle Pinocchio: il bouleverse la syn- taxe et la
grammaire du texte de Collodi en déterritorialisant le langage pour y trouver une nouvelle diction. Le
visage suit le même chemin que le corps dévasté. Bene apparaît de façon récurrente sur scène avec un
visage galeux, rongé par un cancer qui fait partir sa peau en lambeaux. La chair est engagée dans un
processus de pourriture. L’expérimentation des dysfonctionnements du corps, considérés dans ses
fonctions les plus élémentaires, établit un lien évident avec le théâtre de la cruauté. La «machine
actoriale» est une «marionnette-pantin», qui s’inscrit dans la longue ligne des acteurs-marionnettes
évoqués par Kleist, Craig, Meyerhold, Artaud... Pinocchio est par excellence le pantin engagé dans un
devenir-homme, tout en éprouvant une impossibilité d’être. Ce que

58. Ibid., p. 129.

59. Ibid.

60. Ibid., p. 385.


61. G. Deleuze, « Carmelo Bene », p. 111 sq.

188 ÉTUDES DE LETTRES

saisit la machine actoriale du pantin, c’est l’indécision d’un acteur qui oscille entre la marionnette et
l’humain, ni sujet, ni objet. Les acteurs deviennent des forces, des flux jouant à nier toute forme de
psychologie dramatique : un « super-acteur-machine » 62. De cette manière, l’acteur ne suit pas les
préceptes du théâtre naturaliste, qui lui demande d’imiter le réel, de répéter l’humain. Au contraire, le
devenir-pantin de l’acteur per- met une transformation, une variation. Être « machine actoriale », c’est
alors être hors du soi, engagé dans un devenir-autre, dans une déterri- torialisation vers d’autres corps
et d’autres langages. La langue est tra- vaillée par un devenir machine. Bene a recours à un soutien
technique, sonorisant les acteurs, travaillant à une actorialité amplifiée, inventant une grammaire de
voix qui tend à musicaliser la parole. L’acteur se saisit du texte et le modifie pour l’adapter à sa musique
intérieure. L’acteur ne récite plus un texte appris par cœur: il le bouleverse, passe outre ses
significations et met en relief ses fulgurances, ses vitesses: «Rien que des affects et pas de sujet, rien que
des vitesses et pas de forme» résume Deleuze63. La machine actoriale touche à plus d’abstraction, à
mesure qu’elle est moins prise dans un drama, et plus impliquée dans un ergon, c’est-à-dire un « faire »,
un « travail ». L’acteur n’est plus un interprète du drame, mais un acteur (au sens propre) de la machine
théâtrale.

La suite naturelle de cet article serait une confrontation entre ces dif- férentes hypothèses sur l’acteur
de théâtre et les théories explorées par Gilles Deleuze dans l’Image-Mouvement et l’Image-Temps;
ouvrages sur le cinéma qui regorgent de notes, remarques, indications concernant l’ac- teur de cinéma
d’un nouveau type, comme les acteurs non-profession- nels, les « acteurs-mediums », les acteurs de
Robert Bresson, les acteurs burlesques, le cinéma de l’acteur-automate spirituel mais aussi les clowns, le
fantôme et le travesti...

Conclusion

La visée de cet article est de nature prospective. L’essentiel pour nous, en tant que théoriciens, est de
mettre ces propositions philosophiques sur le jeu d’acteur à l’épreuve de la scène de théâtre et sous le
feu des questions

62. C. Bene, Autobiographie d’un portrait, p. 239. 63. G. Deleuze, Superpositions, p. 114.

TRAVAILLER LE JEU AVEC DELEUZE 189

des élèves. Les pratiques pédagogiques existantes (Marceau, Dullin, Meyerhold) qui sont à la base des
analogies faites ici, sont mobilisées à titre historique et documentaire, pas comme méthodes qui
devraient absolument constituer le travail pratique.
Pédagogiquement, l’isolement des trois formes de jeu décrites par Gilles Deleuze est censé offrir aux
élèves acteurs des repères pour s’orien- ter dans cette formulation théorique qui est ensuite destinée à
être uti- lisée lors d’un travail à la table ou en situation, sur un plateau, lors d’un travail d’improvisation
ou d’interprétation d’un texte de répertoire. Plutôt que prescrire des techniques de jeu, ce texte vise à
susciter des interrogations, des essais non conventionnels vers des formes de jeu qui aident les élèves à
sortir de leurs zones de confort ou de leurs habitudes de jeu.

C’est le travail que nous avons mené avec les élèves comédiens du Conservatoire régional de Toulouse
en 2017-2018, en ayant à l’esprit de leur donner un vrai temps de « studio », comme l’entendait
Meyerhold, à savoir un lieu et un espace de recherche improductifs, sans objectifs et sans spectateurs. À
l’heure où en France la « recherche-création » est de plus en plus pratiquée, dans les écoles de théâtre
comme à l’Université, l’un des enjeux de ces workshops a été de donner assez de confiance aux acteurs,
en les confrontant à un matériau philosophique complexe, pour qu’ils et elles s’autorisent à puiser dans
les textes des sciences humaines et sociales qui peuvent être des ressources insoupçonnées afin de
question- ner leurs pratiques et leurs méthodes de création. Voilà pourquoi ce texte se tient à poser des
hypothèses qui ne demandent qu’à être pollinisées, fécondées ou rejetées par les praticiennes et
praticiens avec leur savoir situé et vécu, car toute proposition théorique sur le théâtre ne saurait être
validée autrement que par l’épreuve de la scène.

Flore Garcin-Marrou Université Toulouse II Jean-Jaurès

190 ÉTUDES DE LETTRES

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