Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 358–363

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Dictionnaire biographique

Gaëtan Gatian de Clérambault (1872–1934) II. Son héritage psychiatrique

Gaëtan Gatian de Clérambault (1872–1934) II. His psychiatric heritage

Thierry Haustgen a,*, Stéphane Gumpper b

a
CMP, secteur 93 G 10, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France
b
Faculté de psychologie, 12, rue Goethe, 67000 Strasbourg, France

I N F O A R T I C L E R É S U M É

Mots clés : Le nom de G. de Clérambault sert actuellement à désigner deux syndromes psychiatriques : en France et
Automatisme mental en Russie, l’automatisme mental (AM) ; dans le monde anglo-saxon, l’érotomanie. L’AM est devenu le
Délire « syndrome de Clérambault » au congrès des aliénistes de 1927 (Hesnard). La dénomination est reprise
Érotomanie
par Minkowski (1933). Le grand AM recoupe les « symptômes de premier rang » de la schizophrénie de
Ey
Schneider (1939). Les éléments du petit AM sont proches des troubles du cours de la pensée de Bleuler
Hallucination
Lacan (De Morsier, 1929 ; Heuyer, 1950) et préfigurent la distinction entre symptômes positifs et négatifs de la
Psychose hallucinatoire chronique schizophrénie (Berrios). Les divergences avec l’école de Claude (Ey, 1934 et 1948) portent plus sur la
Syndrome pathogénie des hallucinations et leur place par rapport au délire que sur l’organicité du syndrome.
L’érotomanie « pure » est discutée par Capgras (1923), puis par l’école de Claude (Lacan, 1932 ; Ferdière,
1937). Elle est dénommée « syndrome de Clérambault » bien plus tard aux États-Unis (Arieti, 1959 ;
Lehman, 1967). Une importante comorbidité avec d’autres pathologies mentales y est toutefois relevée.
À partir du DSM-III-R (1987), est isolé un « type érotomaniaque » du trouble délirant. Après leur brouille
de 1931, Lacan opère un « retour à Clérambault », jusqu’à le présenter en 1966 comme son « seul maı̂tre
en psychiatrie ». De nombreuses personnalités de la psychiatrie française (Guiraud, Heuyer, Daumézon,
Baruk, Sivadon) saluent alors son rôle de précurseur. À la fin du XXe siècle, un ouvrage biographique et un
film romancé lui sont exclusivement consacrés.
! 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

A B S T R A C T

Keywords: The name of G. de Clerambault is nowadays used to designate two distinct psychiatric syndromes: in
Chronic hallucinatory psychosis France and in Russia, the ‘‘mental automatism’’; in USA and Great Britain, the erotomanic delusion. The
Delusion mental automatism becomes Clerambault’s syndrome at the congress of French alienists of Blois (1927),
Erotomania
by the proposition of Angelo Hesnard. The denomination is adopted by Eugen Minkowski in 1933,
Ey
Hallucination
whereas Clerambault is still alive. The ‘‘great automatism’’ includes the ‘‘first rank symptoms’’ of the
Lacan schizophrenia described by Kurt Schneider (1939). The symptoms of the ‘‘little automatism’’ are near
Mental automatism from the schizophrenic thought disorders of Bleuler (De Morsier, 1929; Heuyer, 1950). Better than the
Syndrome theory of John Hughlings Jackson, they foreshadow the dichotomy between positive and negative
symptoms in the schizophrenia (Berrios). The divergences with the ‘‘organo-dynamic’’ theory of Henri
Claude and of his pupil Henri Ey (1934, 1948) are more about the psychopathology of the hallucinations,
in relation to the delusion, than about the organic origin of the syndrome. ‘‘Pure’’ erotomanic delusion is
discussed by Capgras (1923) and then by the pupils of Henri Claude (Lacan, 1932, Ferdière, 1937). It is
named Clerambault’s syndrome 20 years later in the American textbooks of psychiatry (Arieti, 1959;
Lehman, 1967). Its comorbidity with several other psychiatric disorders is described in many papers. An
‘‘erotomanic type’’ of the delusional disorder is isolated in the DSM-III-R. After their quarrel of 193l,
Jacques Lacan makes a ‘‘return to Clerambault’’ in the years following the 2nd World War and presents
him as his ‘‘only master in psychiatry’’ (1966). Many influential French psychiatrists (Guiraud, Heuyer,
Daumezon, Baruk, Sivadon) present him as a pionneer. At the end of the 20th century, a biography and a
film are exclusively devoted to him.
! 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : t.haustgen@epsve.fr (T. Haustgen).

0003-4487/$ – see front matter ! 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2012.05.004
 T. Haustgen, S. Gumpper / Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 358–363
Comme Kraepelin, G. de Clérambault n’a jamais laissé personne
indifférent. Cloué au pilori par les surréalistes de son vivant, taxé
par Henri Ey après sa disparition de « mécanicisme » [18], classé par
Lucien Bonnafé à la fin du XXe siècle parmi les « porteurs
d’inhumanité biocratique », promoteur d’une psychiatrie policière
[8], il forme d’un autre côté des élèves fervents, chez lesquels la
critique feutrée cède vite le pas à l’enthousiasme. Pour Sivadon, « il
attirait l’admiration à cause du brillant de son intelligence, de son
langage à la fois précis et précieux et de sa facilité à tourner tous les
faits observés dans le sens de sa théorie » [50]. Selon Rondepierre,
« tous les élèves de Clérambault ne sont pas comme les autres. Ils
ont vraiment eu un maı̂tre qui les a marqués et surtout du point de
vue de l’examen du malade » [32]. De nos jours encore, la réédition
de ses écrits et son espèce de réhabilitation ont conduit à la
publication d’un article, « Pour en finir avec Clérambault ! » [21].
Il est frappant de constater que son œuvre, vite connue quoique
composée uniquement d’articles sans aucun ouvrage de synthèse,
a suscité débats et controverses dès sa publication. On peut
schématiquement dessiner deux lignes de force dans la propaga-
tion de ses écrits, l’une essentiellement française et européenne
continentale autour de l’automatisme mental, l’autre surtout
anglo-américaine autour de l’érotomanie. Le « syndrome de
Clérambault » sert à désigner respectivement chacune de ces
deux entités d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Ses travaux sur les
psychoses toxiques, dans la lignée de Moreau de Tours, sont en
revanche oubliés par la postérité, peut-être parce que l’éther et le
chloral ont été supplantés par de nouvelles drogues dès la
génération qui a suivi sa mort.
1. L’automatisme mental, syndrome de Clérambault
francophone
L’Automatisme Mental (AM) est discuté dès 1925 par Paul
Guiraud [22]. Ce dernier résume ses caractéristiques principales
dans un article sur les délires chroniques, mais critique l’existence
d’un automatisme idéoverbal neutre et primitif, qui serait pour lui
à l’inverse contemporain de la « phase d’inquiétude ou d’atteinte
cénesthésique des classiques » (Lasègue, Magnan). De même,
l’hallucination, loin de générer le délire, ne serait que l’expression
intellectuelle du sentiment d’insécurité.
Mais c’est surtout en 1927 que l’AM acquiert droit de cité par le
canal du rapport de Lévy-Valensi sur le « syndrome de
dépossession » au congrès de Blois des aliénistes de langue
française : « Il est incontestable que Clérambault, qui n’a jamais
prétendu avoir créé l’AM, y a apporté une capitale contribution,
non seulement en dépistant des symptômes de grande valeur
clinique et pathogénique, mais en réunissant par un véritable
ciment des signes épars en un syndrome [. . .]. L’ardeur, la foi, la
constance de son effort sont en tout cas dignes d’estime et de
sympathie » [35]. C’est lors du congrès de Blois qu’Hesnard propose
de dénommer l’AM syndrome de Clérambault. Toutefois, cette
même année 1927, Ceillier en dresse une critique radicale dans
L’Encéphale, à partir de ce qu’on connaissait alors de la
psychanalyse en France.
En l929, De Morsier et Morel, dans une critique de la
schizophrénie bleulérienne, font à Genève des éléments de l’AM
les « mécanismes élémentaires de la psychose », dont Clérambault a
donné « avec une clarté et une précision incomparables la liste
complète » [40]. Ces phénomènes de début, réduits à des troubles
instrumentaux (langage, mémoire, sensation, motricité, fonctions
neurovégétatives), englobent les troubles associatifs de Bleuler,
mais seraient beaucoup plus caractéristiques.
En 1933, Eugène Minkowski consacre un chapitre du Temps
vécu au syndrome de Clérambault, en reprenant lui aussi cette
dénomination [38]. Il tente de dépasser le débat entre organogé-
nèse et psychogénèse, en remarquant que la première est souvent
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moins déterministe et matérialiste que la seconde. Pour lui,
Clérambault a mis en évidence que le trouble initial générateur des
psychoses n’est pas le thème, le contenu idéo-affectif, comme si ce
dernier était le produit d’un raisonnement conscient du sujet. Cette
différenciation entre personnalités première et seconde, entre
« aptitude à délirer » et résultante psychique selon Falret dès l864,
conduira Henri Ey lui-même à reconnaı̂tre les « authentiques
tendances phénoménologiques et structuralistes » mises en
évidence par Minkowski chez Clérambault [18].
Mais, dès son premier ouvrage en 1934, le maı̂tre de Bonneval
fustige les « théories [qui] depuis Tamburini jusqu’à M. de
Clérambault se proposent d’expliquer l’esthésie par le déclenche-
ment de l’image, car l’esthésie serait l’essence de l’hallucination.
Par là, elles portent selon nous à faux » [17]. Ey trouve néanmoins
que la conception de l’AM, derrière son aspect mécanique, rattache
Clérambault à Séglas et Janet.
En 1942, la parution de l’œuvre est l’occasion pour Paul Guiraud
de revenir sur l’AM [23]. Il risque une filiation « qui peut paraı̂tre
inattendue » entre le syndrome de Clérambault, l’automatisme
psychologique de Janet et la théorie des deux psychismes de
Grasset. Il insiste sur les originalités du maı̂tre de l’Infirmerie
Spéciale : « symptômes nouveaux » du petit automatisme, dont le
caractère commun est la non-annexion au moi ; caractère
contingent des thèmes délirants ; mise en exergue de phénomènes
irritatifs positifs de cause organique (en opposition au néo-
jacksonisme, qui met quant à lui l’accent sur les phénomènes
négatifs déficitaires ou de libération par levée d’une inhibition).
Enfin, il discute et réfute les critiques d’atomisme, de localisation
cérébrale à outrance et de mécanicisme, en s’appuyant sur le rôle
de la personnalité seconde et sur un monisme philosophique
anticartésien que ne renierait pas Éric Kandel : « Il faut admettre
que la pensée, d’une part, et le fonctionnement du système
nerveux, de l’autre, sont les aspects différents d’un même
processus » [23].
C’est pourtant l’exécution en règle de sa théorie par Henri Ey en
1948 [18] qui va conditionner pour longtemps les jugements sur
Clérambault. Il aurait selon Ey privilégié les « éléments primor-
diaux, nucléaires et basaux » de la symptomatologie, la « genèse
mécanique des psychoses » et l’« autoconstruction du délire ». En
outre, la juxtaposition de symptômes positifs et négatifs totale-
ment indépendants le sépare radicalement de l’approche de
J.H. Jackson. Dans sa critique, Ey fait toutefois l’impasse sur
l’appréhension par Clérambault des idées délirantes comme « essai
d’explication », « superstructure » et « travail intellectuel
surajouté » [10, p. 466–482]. Il omet cette citation de 1920 :
« Le délire n’est que la réaction obligatoire d’un intellect raisonnant
et souvent intact aux phénomènes qui sortent de son subconscient,
c’est-à-dire à l’AM » [10, p. 459]. Formulation pratiquement reprise
de J.-P. Falret, voyant en l864 dans le délire la « réaction de la partie
de l’intelligence restée saine sur la partie maladive » [19].
Henri Ey semble avoir éprouvé quelques remords de son
manque de nuance, puisqu’il admet paradoxalement que
Clérambault « trahit parfois son système lorsqu’il analyse la structure
en réseau du délire d’interprétation ou lorsqu’il fait une véritable
analyse structurale des psychoses hallucinatoires » [18, p. 92]. Il
reconnaı̂t même qu’on peut trouver dans l’œuvre de Clérambault
« des descriptions et des théories particulières conformes à la
doctrine organodynamiste ». Le maı̂tre de Bonneval ne peut en
définitive se défendre d’admirer celui de l’Infirmerie Spéciale : « Son
verbe prestigieux, la concision substantive de sa pensée, la perfection
de ses formules [. . .] éblouissaient l’esprit de ses jeunes auditeurs. Il
ensorcelait (sic) par un véritable génie clinique, par ses dons
exceptionnels d’observation et de perspicacité. »
La réhabilitation définitive de l’AM viendra 13 ans plus tard
[1961]. Dans un long mémoire, Lantéri-Laura et Daumézon en
reprennent l’historique et la description [33]. Après Minkowski et
360 T. Haustgen, S. Gumpper / Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 358–363
Guiraud, ils remarquent que ses adversaires confondent clinique et
pathogénie, développement de la psychose et expérience vécue du
sujet, ne voient pas que « personnalité seconde et autoconstruction
du délire ne sont rien d’autre que le dynamisme inconscient ». Le
terme même d’AM est alors bien mal en point : « Il n’y a plus aucun
intérêt à en faire état, sauf pour respecter une tradition un peu
chauvine. » Pour Lantéri-Laura et Daumézon, l’AM est synonyme
d’expérience délirante primaire, de « processus » psychotique au
sens de Jaspers. Les éléments du petit AM ressortissent plus
particulièrement aux hallucinations psychiques et aux troubles du
cours de la pensée. En 1991, Lantéri-Laura situera la spécificité de
l’AM dans la pathologie du langage intérieur et les « phénomènes
où la pensée devient étrangère à elle-même » [34].
À partir de l’étude d’une cohorte de patients du service de
Daumézon, Benoı̂t Dalle nuance toutefois en 1966 l’importance
quantitative du syndrome de Clérambault [13]. Seuls 7,5 % des cas
de psychose hallucinatoire chronique débuteraient par un AM. La
plupart des formes commençant par un syndrome délirant seraient
d’abord interprétatives et secondairement hallucinatoires. En
revanche, Clérambault a vu juste en dissociant psychose et
personnalité : seuls 25 % des femmes et 30 % des hommes atteints
sont des personnalités paranoı̈aques. Les recherches récentes sur
les troubles de la personnalité du DSM sont venues confirmer cette
absence de corrélation statistique entre les deux axes diagnos-
tiques du manuel.
Durant les trois décennies suivantes, l’AM reste bien vivant
dans la psychiatrie française. Escande et Bach classent les signes du
petit AM à l’intérieur de l’automatisme idéo-verbal et décrivent
séparément l’écho de la pensée [16]. Pull et Pichot répertorient
explicitement commentaire des actes, écho et vol de la pensée,
automatismes idéique, sensitif et moteur (sous le terme d’imposi-
tion) parmi les critères empiriques français de la psychose
hallucinatoire chronique [43]. Dubertret et Gorwood situent le
triple automatisme au sein du « syndrome délirant » de la psychose
hallucinatoire chronique, dont ils discutent le diagnostic diffé-
rentiel avec la schizophrénie d’apparition tardive [14]. Cette entité
spécifiquement française doit plus à Clérambault qu’à Gilbert
Ballet [24].
À l’étranger, le syndrome de Clérambault est clairement
identifié. Mais seuls les Russes ont repris le nom du médecin de
l’Infirmerie Spéciale pour désigner les pseudohallucinations, en
l’accolant à celui d’un de leurs compatriotes (syndrome de
Kandinsky-Clérambault). Les « symptômes de premier rang » de
la schizophrénie du phénoménologiste allemand Kurt Schneider
(1939, repris en 1950) se superposent presque complètement aux
différents automatismes, sans bien sûr qu’aucun rapprochement
ne puisse être effectué avec leur pathogénie [47]. Dans les pays
anglo-saxons, Berrios voit en Clérambault le précurseur de la
distinction entre symptômes positifs et négatifs de la schizo-
phrénie [6]. Il note que sa conception de leur indépendance est plus
proche des descriptions actuelles que celle de Jackson, appliquée
par Ey à la psychiatrie. Il considère le maı̂tre de l’Infirmerie Spéciale
comme « l’un des penseurs les plus originaux de la psychopatho-
logie du début du XXe siècle », comme un pionnier de la description
de l’« état pré-délirant », à côté de Jaspers, Schneider et Ey [7]. Si le
nom de Clérambault est absent du DSM-IV et de la CIM-10, son
apport y est perceptible dans la rubrique des « symptômes
négatifs » de la schizophrénie. Le syndrome de Clérambault figure
toujours en bonne place dans les dictionnaires médicaux français
[20,28].
2. L’érotomanie, syndrome de Clérambault anglophone
Dès les années 1920, l’existence d’un délire érotomaniaque
autonome est âprement discutée au sein de la communauté
psychiatrique française [12]. Une passe d’armes devenue célèbre a
lieu devant la Société clinique de médecine mentale le
23 mai 1923 entre Capgras et Clérambault. Pour le premier,
l’érotomanie n’a qu’une signification syndromique. Elle peut se
rencontrer sous une forme aiguë chez les débiles et les dégénérés,
sous une forme chronique se rattachant, soit aux délires
d’interprétation ou de revendication, soit à l’idéalisme passionné
de Dide. Des évolutions favorables sont possibles, le pronostic
médicolégal ne serait pas aussi sombre que l’avance Clérambault.
Ce dernier réagit vivement, en insistant sur l’aspect passionnel plus
qu’idéaliste de l’érotomanie, sur la vision partielle de Dide.
Dans les années 1930, plusieurs thèses de médecine sont
soutenues à Paris sur l’érotomanie par des élèves de Henri Claude,
également anciens internes de Clérambault, qui penchent, soit
pour la version syndromique de Capgras, soit pour le rattachement
de l’entité à la paranoı̈a kraepelinienne. Celle de Lacan (1932) est la
plus connue. Cinq ans plus tard (1937), Ferdière fournit un solide
argumentaire qui s’appuie sur historique, bibliographie et obser-
vations approfondies. Il retrouve des cas d’érotomanie dans la
plupart des troubles psychotiques et insiste sur la note hypoma-
niaque du syndrome. Toujours en 1937, Frétet étudie quant à lui les
« causes affectives » de l’érotomanie, notamment masculine et
homosexuelle. Comme Ferdière, il remet en question l’existence
d’une érotomanie « pure », évoluant en trois périodes selon un
rythme immuable.
Moins connue et peu citée, la contribution d’André Ceillier, un
élève de Séglas par ailleurs très critique sur l’AM, étudie les liens
entre érotomanie et syndrome d’influence [9]. Il isole en 1924 huit
cas de « forme érotomaniaque pure du délire d’influence » chez des
amoureuses de médecins, de prêtres et d’un détective. Transmis-
sions de pensée, conversations mentales, sentiment d’action à
distance, automatisme du langage intérieur et hallucinations
psychiques s’associent aux trois phases classiques de Clérambault.
Il n’y a pas d’hallucinations sensorielles, notamment génitales. La
malade passe de l’espoir au dépit et à la rancune lorsque le
sentiment de domination de l’Objet devient insupportable.
Tous ces travaux tendent à rattacher aux délires chroniques de
persécution, de préjudice et d’influence l’érotomanie, qui ne sera
jamais le syndrome de Clérambault dans la psychiatrie française.
C’est par le canal inattendu de la psychiatrie américaine que cette
dénomination va connaı̂tre un succès non exempt d’ambiguı̈tés
[36,48]. En 1959, S. Arieti et J.M. Meth l’introduisent parmi les
« syndromes psychotiques rares, inclassables, collectifs et
exotiques » de l’American Handbook of Psychiatry (2e éd. en
1974). Il est repris à partir de 1967 dans les éditions successives du
Comprehensive Textbook de Freedman et Kaplan. Le rédacteur du
chapitre, H.E. Lehman, le juge toutefois « contestable ».
De nombreux articles sont alors publiés dans la presse
psychiatrique anglo-américaine, tant clinique que psychanaly-
tique, sur le « syndrome de Clérambault ». On discute son
association à la folie à deux (Pearce, 1972) ou à l’illusion des
sosies (Sims et White, 1973), son caractère épisodique ou artificiel
(Feder, 1973), son intégration à la paranoı̈a (Hollender et Callahan,
1975) ou à la schizophrénie (Lovett Doust et Christie, 1978), son
autonomie nosographique (Ellis et Melloop, 1985), sa survenue
dans les troubles bipolaires (Signer et Swinson, 1987) et dans les
troubles mentaux organiques (Signer et Cummings, 1987 ; El
Gaddal, 1989). Le DSM-III-R en 1987, puis le DSM-IV en
1994 introduisent un « type érotomaniaque » du trouble délirant.
Ce regain d’intérêt s’est manifesté par la traduction anglaise du
chapitre « Psychoses passionnelles » de Clérambault [11]. Tandis
que le Canadien E. Shorter voit dans le fort taux de mise en nourrice
des enfants l’une des raisons de l’éclosion du syndrome érotoma-
niaque dans la psychiatrie française [48], le Californien S.F. Signer
considère Clérambault comme l’un des précurseurs de la
phénoménologie des délires [49] – à l’image de Minkowski un
demi-siècle plus tôt. Le type érotomaniaque du trouble délirant est
 T. Haustgen, S. Gumpper / Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 358–363
toujours dénommé « syndrome de Clérambault » dans la 8e édition
(traduite en français) du Synopsis de Psychiatrie de Kaplan et Sadock
(1998), mais il n’est plus qualifié de « trouble psychiatrique
inhabituel » [27].
3. Lacan et Clérambault
Il serait aussi ridicule de voir en Clérambault un psychanalyste
qui s’ignore que de superposer AM et forclusion. Force est
néanmoins de constater qu’après leur brouille des années 1930,
Lacan a opéré un « retour à Clérambault » progressif dans l’après-
guerre. La formule choc d’Élisabeth Roudinesco, qualifiant en
1986 Clérambault de « Charcot de Lacan » [45], résume assez bien la
relation ambiguë de ces deux théoriciens de la psychiatrie.
Rappelons brièvement que c’est la publication de l’article
« Structure des psychoses paranoı̈aques » en 1931 qui a conduit à la
rupture. Selon le témoignage de Sivadon, « Lacan reprenait un
certain nombre de points de la doctrine de Clérambault, mais ne le
citait pas suffisamment » [50]. La thèse de 1932 matérialisa cette
rupture [29]. Lacan y reprend, à propos des délires passionnels, la
position de Capgras. Il intègre notamment l’érotomanie dans la
paranoı̈a (dont il ambitionne par ailleurs de décrire une nouvelle
forme, la paranoı̈a d’autopunition) : « Clérambault doit reconnaı̂tre
que, dans la plupart des cas, le délire ainsi organisé est associé à
d’autres systèmes délirants ou, selon ses termes, polymorphe. » La
place réservée dans cette thèse au maı̂tre de l’Infirmerie Spéciale
est bien mince (un peu plus d’une page de l’historique), en regard
de celle dévolue à Kraepelin ou à Kretschmer.
Et pourtant ! Lacan s’inscrit progressivement dans la filiation de
Clérambault, lui attribuant aux journées de Bonneval de 1946 le
statut de « maı̂tre », d’abord partagé avec Trénel. Il est plus restrictif
dans son séminaire de 1955–1956, mentionnant le seul
Clérambault comme « un maı̂tre » [30]. Il tente alors de dégager,
via le cas princeps du président Schreber, un mécanisme primaire
dans les psychoses, ici centrées sur la paranoı̈a. Sa révision
structuraliste de l’AM s’esquisse sur divers niveaux : rejet lapidaire
de l’étiologie histologique (passant sous silence les variantes
introduites par Clérambault) ; introduction d’une autre métaphore
(délirante) ; clôture abrupte du débat ouvert avec Ey en
l946 autour du dyptique étiologique des psychoses entre
organogénèse et psychogénèse. On peut discuter des parentés
entre l’anidéisme psychotique et le concept de signifiant (repris de
Saussure) ou entre l’objet du désir des érotomanes et l’objet (a).
C’est en 1966 que Lacan est le plus explicite quant à sa filiation avec
le maı̂tre de l’Infirmerie Spéciale : « L’origine de cet intérêt (pour la
paranoı̈a) tient dans la trace de Clérambault, notre seul maı̂tre en
psychiatrie. Son AM, avec son idéologie mécanistique de méta-
phore, bien critiquable assurément, nous paraı̂t, dans ses prises du
texte subjectif, plus proche de ce qui peut se construire d’une
analyse structurale, qu’aucun effort clinique dans la psychiatrie
française [. . .]. Clérambault réalise, de son être du regard, de ses
partialités de pensée, comme une récurrence de ce qu’on nous a
décrit récemment dans la figure datée de la Naissance de la
clinique. Clérambault connaissait bien la tradition française, mais
c’est Kraepelin qui l’avait formé, où le génie de la clinique était
porté plus haut. Singulièrement, mais nécessairement croyons-
nous, nous en fûmes amené à Freud » [31].
A contrario de Freud, qui avait pourtant fréquenté les
présentations de Charcot, Lacan maintient à sa manière la tradition
des présentations de malades, auxquelles Clérambault l’avait
sensibilisé. Cependant, au contraire d’un Clérambault sûr à
l’avance du diagnostic posé et prenant le public à témoin de son
savoir clinique, Lacan tente de situer son auditoire en position de
vérificateur de sa théorie, ouvert à l’inattendu et à la contradiction.
Héritier certes d’une mise en scène « à la Clérambault », ses
présentations à Henri-Rousselle étaient en quelque sorte la pierre
361
angulaire de son enseignement, même s’il fut plus tard critiqué par
certains de ses élèves ou par les tenants de l’antipsychiatrie. Si le
décalage entre la distance de Clérambault à l’égard de l’aliéné et la
proximité de Lacan avec le patient semble a priori flagrant, il ne
faut pas oublier que le génie clinique du maı̂tre de l’Infirmerie
spéciale a durablement marqué Lacan. Ce que même un critique
aussi incisif que Sivadon est obligé de reconnaı̂tre : « Lacan s’est mis
à imiter certains aspects de la personnalité de Clérambault. Celui-ci
déroutait avec un certain plaisir ses interlocuteurs. Il faisait sa
présentation dans un langage extrêmement châtié, original,
émaillé de néologismes ; on voyait les auditeurs se passionner,
suspendus à ses lèvres, jusqu’à ne plus rien comprendre. Lorsque le
public était perdu, il reprenait avec quelques phrases très claires,
très simples, quelquefois même presque vulgaires, pour de
nouveau le noyer en lui plongeant la tête dans l’incompréhensible,
à la manière d’un supplice chinois. Inutile de vous dire que Lacan
s’est bien approprié cet aspect de son personnage » [50].
4. Clérambault dans l’histoire
Au-delà des polémiques de la grande presse, la disparition de
Clérambault a suscité des nécrologies particulièrement élogieuses
dans les revues médicales de son époque. D’une rive à l’autre de
l’Atlantique, on peut évoquer le pionnier de la neuropsychiatrie
infantile Georges Heuyer et le pionnier de la neurochirurgie
stéréotaxique Percival Bailey (1935) – plus tard auteur du brûlot
antipsychanalytique Sigmund le Tourmenté. Pour le premier, « quel
que soit le sujet qu’il aborda, il en a toujours renouvelé l’aspect et
lui donna une originalité nouvelle et puissante [. . .]. Il peut être
considéré comme un des plus grands psychiatres que la France ait
produits, servi par une curiosité toujours éveillée, par une
intelligence vaste et diverse, par la connaissance de l’anglais, de
l’allemand, de l’espagnol et de l’arabe » [25]. Pour le second, il était
« un brillant psychologue qui comprenait d’une façon proche du
surnaturel le processus mental de ses malades » [3].
Quelques années plus tard, la parution de son œuvre sous
l’Occupation (1942) permet à Paul Guiraud de donner libre cours à
son enthousiasme : « G. de Clérambault a été un clinicien
exceptionnel : l’allure du malade, sa physionomie, quelques mots
prononcés le mettaient d’emblée sur la bonne voie et l’on était
surpris de ses questions directement utiles, de l’ingéniosité
inépuisable et improvisée de ses moyens d’investigation psycho-
logique. Il n’appartenait certes pas à la catégorie des psychiatres
consciencieusement méthodiques qui débitent avec l’indifférence
d’un fonctionnaire de l’état civil la série invariable des mêmes
questions. Son adresse à frapper droit au point sensible, son
aisance dans le dialogue, son mimétisme psychologique, ses
connaissances étendues dans tous les domaines, émerveillaient
l’étudiant » [23]. C’était en somme l’aboutissement de la
recommandation de Falret de « ne pas se faire le secrétaire des
malades » (1850), mais aussi un réquisitoire anticipé contre
l’examen psychiatrique par échelles d’évaluation.
Cette même année 1942, Élisabeth Renard soutenait devant
Laignel-Lavastine sa dithyrambique thèse de médecine, inspirée
par Heuyer, sur « ce maı̂tre génial qui représente une période
capitale dans l’histoire des maladies mentales, une période de
révolution totale » [44]. La légende se met en place. Clérambault est
présenté comme celui qui « a introduit la notion de syndrome en
psychiatrie, appliquant aux psychoses la même méthode dont se
servit Widal pour classer les néphrites ». Vision qui passe sous
silence l’utilisation de la méthode syndromique par Chaslin dès
1912, puis dans les têtes de chapitres du manuel de Dide et Guiraud
en 1922. Heuyer développe lui-même en l950 cette approche du
rôle de Clérambault dans un long article d’une contribution
collective sur les grands noms de la psychiatrie française, où le
maı̂tre de l’Infirmerie Spéciale figure aux côtés de Séglas, Gilbert
362 T. Haustgen, S. Gumpper / Annales Médico-Psychologiques 170 (2012) 358–363
Ballet et Henri Claude (1950). Il reprend sa technique d’examen :
« L’attitude du malade, le jeu de la mimique, l’éclat du regard, la
signification du geste étaient les premiers éléments et souvent
l’essentiel de son diagnostic. Puis quelques mots prononcés, la
réponse suggestive à une question apparemment banale, le
mettaient sur la bonne voie. Comme le faisait un autre grand
clinicien de la même époque, Séglas, il entrait immédiatement
dans le délire du malade. Par des questions précises et utiles, il
amenait la réponse révélatrice. Par un mimétisme nourri de
science, d’observation et d’affection pour son malade, il délirait
avec lui (sic). Il était capable de s’identifier avec n’importe quel
malade de tout âge, de toute profession » [26]. Observation plus
qu’écoute, intervention active plus qu’attention flottante, identi-
fication plus que transfert : ici encore se retrouvent les
recommandations formulées un siècle plus tôt par Falret dans
des termes différents [19].
Heuyer pointe la parenté entre phénomènes subtils du petit
AM et troubles associatifs de Bleuler : « Les troubles du cours de la
pensée semblent avoir été épuisés par la description nouvelle que
Clérambault en a donnée. » La mise en exergue de l’AM aurait pour
corollaire le déclin des maladies chroniques et l’avènement de la
notion de syndrome : « En psychiatrie comme en médecine, les
descriptions nosographiques tendent à être remplacées par
l’étude des syndromes, démentiels, confusionnels, délirants,
hallucinatoires, qui mettent sur la piste de la maladie causale
et de la thérapeutique. » Baruk (1967) voit aussi en Clérambault un
critique des vieilles classifications et une sorte de précurseur de
l’approche biopsychosociale contemporaine, loin de son image
traditionnelle d’organiciste forcené : « On retrouve dans son
œuvre capitale un effort de plus pour démembrer les cadres
rigides et vétustes d’une nosographie ossifiée et pour distinguer
les symptômes basaux fondamentaux et les réactions de la
personnalité à ces derniers [. . .]. Clérambault a donné leur place
respective au facteur basal d’origine organique, aux réactions
psychologiques liées à la formation de la personnalité et aux
facteurs sociaux » [4].
Dans un nouveau recueil de monographies sur les grandes
figures psychiatriques (1973), où Clérambault côtoie cette fois
Moreau de Tours, Janet et Chaslin, son élève Michaux enfonce le
clou sur le passage du chronique au syndromique à l’Infirmerie
Spéciale dans les années 1920 : « Ce n’est pas la psychiatrie de
serre, puis d’herbier de certains asiles, mais la psychiatrie de pleine
terre » [37]. Faisant le constat qu’AM est un « mauvais terme », il
reprend l’expression « syndrome de Clérambault » en l’attribuant. . .
à l’intéressé lui-même ! « Clérambault admettait l’ironie le
concernant, à la condition qu’il eût le privilège de son maniement.
Le plus simple, m’a-t-il dit un jour, serait d’appeler ce syndrome :
syndrome de Clérambault. Mais, ajouta-t-il plaisamment, on dirait
encore que je suis le premier paranoı̈aque de l’Infirmerie et on
aurait sans doute raison. » Michaux relève aussi que « l’érotomanie
pure a été nommée maladie de Clérambault ».
La décennie 1980 est la période faste de la réhabilitation de
Clérambault, peut-être impulsée par la disparition de Henri Ey. Si
Bercherie le présente encore comme un « véritable anachronisme
vivant » [5], Pichot l’appelle « le représentant le plus brillant de la
tradition classique française » [42] et lui consacre deux longs
paragraphes d’un article en anglais qui tente d’établir les
correspondances entre la classification française des délires et le
DSM [41]. Des thèses et mémoires de psychiatrie se penchent sur
une analyse minutieuse de ses certificats manuscrits [2,15]. Ils
viennent confirmer son antériorité sur Gilbert Ballet (isolement de
l’AM dès 1905). Les travaux d’Elisabeth Roudinesco mettent en
lumière son rôle dans la formation de Lacan. L’œuvre est rééditée
dans son intégralité, 45 ans après Jean Frétet, avec la typographie
de l’époque [10] (dès 1970, la collection Analectes avait réalisé une
réédition partielle de l’AM en deux volumes).
Ce regain d’intérêt se poursuit dans les années 1990, sous
l’impulsion des « Empêcheurs de penser en rond », avec la réédition
de la thèse d’Élisabeth Renard [44], l’ouvrage collectif Clérambault
maıˆtre de Lacan, comprenant un index alphabétique de l’œuvre
[39], et la biographie si vivante d’Alain Rubens, transformant
presque Clérambault en héros de roman [46]. Au même moment, le
film d’Yvon Marciano, Le cri de la soie (1996), s’inspire librement de
sa vie et de son œuvre, notamment la Passion érotique des étoffes. Le
rôle phare est joué par la comédienne Marie Trintignant, à la
destinée tragique. Tout récemment, le roman Un lézard dans le
jardin campe un personnage de médecin, le Dr Schwarz, directe-
ment inspiré par Clérambault [1]. Les témoignages monumentaux
sont plus modestes : un square à Bourges, plusieurs unités de soins
(dont le Centre Émotions de la Salpêtrière), mais aucune rue et
inexplicablement aucun hôpital français. . . En dépit de la double
consécration biographique et cinématographique, qui semble le
hisser à la hauteur de Charcot et de Freud, le maı̂tre de l’Infirmerie
Spéciale traı̂nerait-il toujours derrière lui sa réputation
sulfureuse ?
Déclaration d’intérêts
Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en
relation avec cet article.
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