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L’Encéphale (2008) Supplément 4, S127–S129

j o u r n a l h o m e p a g e : w w w. e l s e v i e r. c o m / l o c a t e / e n c e p

Des troubles psychotiques aux troubles bipolaires


J.-M. Azorin
Hôpital Sainte Marguerite, Service de Psychiatrie Adulte, 270 boulevard Sainte Marguerite, 13274 Marseille cedex 9

Le terme de psychose est dû à un psychiatre allemand (von Bonhoeffer (1909) différencie les psychoses exogènes,
Feuchtersleben) en 1845, qui décrit des « états d’affec- liées à une cause extérieure, et les psychoses endogènes,
tions de la personnalité dans son ensemble, secondaires à où la cause est interne – généralement méconnue, mais
une perturbation des relations psychophysiques », que la conçue comme de nature héréditaire [in 5].
cause de cette perturbation soit de nature physique ou psy- Une étape importante dans la représentation de la psy-
chique [in 5]. chose est constituée par l’œuvre de Jaspers, qui introduit
Ces états de psychoses sont conçus à l’époque comme une définition des psychoses relativement simple, en parlant
appartenant à une psychose unique, états s’enchaînant les d’un changement durable de la personnalité dans son ensem-
uns les autres par degré de sévérité croissante. La manie et ble, qui est le résultat d’un processus. Le terme de processus
la mélancolie sont des étapes de cette psychose unique, fait référence au fait que les états psychotiques ne sont pas
qui évolue vers la démence schizophrénique [2]. Aujourd’hui, psychologiquement compréhensibles, leur compréhension
au contraire, la définition des troubles psychotiques est nécessitant de sortir du cadre de la psychologie courante.
très restrictive. Dans le DSM, ils sont définis simplement La démarche de Jaspers aboutit à l’isolement des psy-
comme des états s’accompagnant d’idées délirantes ou choses à partir du groupe des « psychoses, psychopathies et
d’hallucinations prononcées. psychonévroses » ; Jaspers oppose à ces processus non
compréhensibles des états compréhensibles de développe-
ment de la personnalité, qu’il appelle psychopathies ; par
Troubles psychotiques : ailleurs, de cet ensemble, sera isolé par Freud (1924) et
principales étapes évolutives Bumke (1925) le groupe des névroses (Fig. 1).

Vers le milieu du XIXe siècle, les termes de psychose, de


Psychoses
psychopathie ou de psychonévrose sont équivalents : les Psychopathies
psychoses ou psychopathies constituent l’aspect psycholo- Psychonévroses
gique des névroses, tandis que le terme névrose met l’ac-
cent sur l’aspect neurologique de ces troubles. Freud 1924
Jaspers 1913 Jaspers 1913
Remak (1864) isole, à partir du groupe des psychoses, Bumke 1925
les psychoses organiques, et Fuerstner (1881) isole les psy-
choses fonctionnelles, pour lesquelles on ne peut pas met- Psychoses Névroses Psychopathies
tre en évidence de facteurs organiques de manière certaine Figure 1 Troubles psychotiques. Principales étapes évolutives
[in 5]. (d’après Schneider, 1933).

* Auteur correspondant.
E-mail : jazorin@mail.ap-hm.fr
L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts.
© L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés.
S128 J.-M. Azorin

Enfin, dès la fin du XIXe siècle, divers auteurs décrivent, Les travaux de Angst (1966) limitent le trouble bipolaire
sous des termes différents, ce qui sera appelé « bouffée à l’association de manies et de mélancolies et aux manies
délirante » dans la nosographie française : psychoses atypi- isolées, alors que les mélancolies isolées constituent la
ques, Leidesdorf 1865 ; psychoses réactionnelles, Jaspers dépression unipolaire [in 1].
1913 ; psychoses psychogéniques, Wimmer 1916 ; psycho- Dès le XIXe siècle, plusieurs auteurs avaient identifié des
ses schizo-affectives, Kasanin 1933 ; psychoses schizophré- formes mineures des troubles bipolaires (cyclothymie,
niformes, Langfeldt 1939 [in 5]. Ceci s’oppose à l’idée de Hecker 1877 ; hypomanie, Mendel 1881 ; dysthymie,
Jaspers, soutenant que les psychoses sont nécessairement Kahlbaum 1882 ; hyperthymie, Kahlbaum 1882).
un processus durable, sévère, et irréversible. Au XXe siècle, il faut attendre les travaux de Dunner
(1976) pour isoler le trouble bipolaire de type II, point de
départ à l’isolement de formes de moins en moins sévères
Troubles psychotiques :
de troubles bipolaires (spectre des troubles bipolaires :
émergence de la signification actuelle Angst 1978, Klerman 1981, Akiskal et al 1983), allant des
formes psychotiques au sens classique du terme, jusqu’aux
La conception actuelle des troubles psychotiques débute
formes tempéramentales et pseudo-névrotiques [in 8].
en 1980, avec les propositions de T. Crow différenciant
schizophrénie positive et schizophrénie négative, et celle
d’Andreasen (1982) distinguant les symptômes positifs et Relations troubles psychotiques-
les symptômes négatifs, ce qui a conduit à la création troubles bipolaires
d’échelles d’évaluation de ces symptomatologies [in 6].
Différents auteurs vont effectuer des analyses facto- Dans les classifications actuelles, les relations entre ces
rielles de ces échelles d’évaluation dont l’intérêt est le deux troubles sont évoqués dans deux catégories : les trou-
passage d’une solution à deux facteurs à une solution à bles schizo-affectifs de type bipolaire, et les épisodes
trois facteurs : positif, négatif, désorganisation [7]. maniaques ou mixtes avec caractéristiques psychotiques.
Par la suite est apparue l’idée que l’on pouvait repro- Les critères du trouble schizo-affectif de type bipolaire
duire cette solution à trois facteurs pour d’autres troubles. sont la présence d’un épisode maniaque (ou mixte) et de
Dans un premier temps, la solution à trois facteurs se symptômes caractéristiques de la schizophrénie, et la sur-
retrouve dans les troubles affectifs bipolaires [9] ; puis venue isolée de symptômes psychotiques pendant 2 semai-
cette solution à trois facteurs est décrite dans les troubles nes au moins. Ceux des épisodes bipolaires avec
schizophréniformes, les troubles schizo affectifs, les trou- caractéristiques psychotiques sont la survenue d’épisodes
bles de l’humeur, les troubles délirants, les psychoses réac- sévères, avec caractéristiques psychotiques congruentes à
tionnelles et atypiques [10]. l’humeur ou non-congruentes à l’humeur.
Ces facteurs apparaissent donc indépendants de la L’étude EPIMAN [3] avait cherché à valider sur le plan
maladie, constituant des dimensions transnosographiques, psychométrique ces données (Tableau 1). Les analyses de
appelées négative, désorganisée et psychotique (le terme régression logistique montrent que les éléments les plus
de positif recouvrant les facteurs psychotique et désorga- prédicteurs des caractéristiques psychotiques chez les
nisé). Sur le plan psychométrique, le terme de psychotique maniaques sont le score MRS (sévérité de l’épisode), mais
correspond donc à la somme des symptomatologies déliran- également la présence de phobie sociale, et le célibat [4].
tes et hallucinatoires.
Tableau 1 Psychométrie des manies psychotiques à J0
Troubles bipolaires : (EPIMAN II-Mille) [3]
principales étapes évolutives Manies ss CP M + CPC M + CPNC
p
(n = 546) (n = 364) (n = 180)
Les premiers travaux du XIXe siècle décrivent manie et mélan-
colie comme des entités séparées (Esquirol 1838). Puis manie TOTAL MRS 37,0 41,1 38,7 < 10–4
et mélancolie, en alternance ou en association, sont partie - TOTAL MSS 20,1 22,9 20,4 < 10–4
intégrante d’une même affection : la folie circulaire (Falret - TOTAL BIS 16,9 18,2 18,3 < 10–4
1854), ou la folie à double forme (Baillarger 1854).
TOTAL BM 189,5 242,5 228,9 < 10–4
Kraepelin (1899) décrit la folie maniaco-dépressive, qui
SAPS 30,3 49,3 50,1 0,05
comprend les manies isolées, les mélancolies isolées, et
l’alternance de manies et de mélancolies, éléments qui MADRS 15,4 14,7 16,4 0,05
seront repris en 1907 par deux auteurs mineurs, Camus et
Deny, qui créent le terme de psychose maniaco-dépres-
sive. La manie avec caractéristiques psychotiques non
C’est Kleist, en 1953, qui utilise le premier le terme de congruentes s’oppose à la manie avec caractéristiques psy-
bipolaire, dans la définition de la psychose bipolaire qui chotiques congruentes, par la présence de symptômes psy-
intègre manie et mélancolie en alternance. Pour Kleist, chotiques de premier rang de Kurt Schneider (intensité plus
celle-ci s’oppose aux psychoses unipolaires, qui compren- importante des hallucinations auditives, des délires de per-
nent les manies isolées et les mélancolies isolées. sécution, des délires de grandeur, du délire somatique, du
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délire de référence). Par ailleurs, dans les manies non tique est peu marquée, elle disparaît avec la régression de
congruentes, l’humeur est beaucoup plus instable que dans l’épisode maniaque, résultant en un épisode avec caracté-
les manies congruentes (Tableau 2, Tableau 3). Ainsi, ce qui ristiques psychotiques. Si au contraire, cette vulnérabilité
rendrait non compréhensibles les caractéristiques psycho- psychotique est marquée, le stress de l’épisode maniaque
tiques, serait qu’elles soient dépendantes d’altérations de révélera la vulnérabilité psychotique qui par la suite perdu-
l’humeur qui se caractérisent par des cycles ultra-rapides. rera, conduisant à un trouble schizo-affectif bipolaire.

Tableau 2 Caractéristiques psychotiques : congruents Conclusion


versus non congruents (EPIMAN II-Mille) [3]
L’isolement des troubles bipolaires de l’ensemble des trou-
M + CPC M + CPNC bles psychotiques en a permis le démembrement, en parti-
Items SAPS/scores J0 p
(n = 364) (n = 180) culier vers le spectre des formes de moindre sévérité. La
Hallucinations auditives 1,03 1,30 0,05 « laïcisation » des troubles psychotiques, c’est-à-dire le
fait de ne pas les considérer systématiquement comme des
Délire de persécution 1,94 2,74 < 10–4
états sévères, chroniques, non susceptibles de rémission,
Délire de grandeur 3,17 2,03 < 10–4
en a fait un concept heuristique dont l’incidence au sein
Délire religieux 1,46 0,76 < 10–4
des troubles bipolaires peut être étudiée de façon opéra-
Délire somatique 0,54 0,82 0,01 toire.
Délire de référence 1,50 1,83 0,01

Références
Tableau 3 Caractéristiques psychotiques : congruents [1] Angst J. Historical aspects of the dichotomy between manic-
depressive disorders and schizophrenia. Schizophr Res 2002 ;
versus non congruents (EPIMAN II-Mille) [3]
57 : 5-13.
[2] Azorin JM, Dassa D. La psychose unique : aspects conceptuels.
M + CPC M + CPNC
Items SAPS/scores J0 p Neuro-Psy 2000 ; 15 : 82-5.
(n = 364) (n = 180) [3] Azorin JM, Akiskal H, Hantouche E. The mood-instability
hypothesis in the origin of mood-congruent versus mood-
Comportement agressif - agité 2,45 2,92 0,0002
incongruent psychotic distinction in mania : validation in a
Logorrhée 3,53 3,36 0,05 French National Study of 1090 patients. J Affect. Disord 2006 ;
Distractibilité 2,99 2,62 0,003 96 : 215-33.
Associations par assonances 1,85 1,40 0,0004 [4] Azorin JM, Akiskal H, Akiskal K et al. Is psychosis in DSM-IV
mania due to severity. The relevance of selected demographic
and comorbid social-phobic features. Acta Psychiatr Scand
2007 ; 115 : 29-34.
[5] Beer MD. Psychosis : a history of the concept. Compr Psychiat
1996 ; 37 : 273-91.
Troubles psychotiques et troubles [6] Berrios GE. Positive and negative symptoms and Jackson. A
bipolaires : aspects génétiques conceptual history. Arch Gen Psychiatry 1985 ; 42 : 95-7.
[7] Liddle PF. Schizophrenic syndromes, cognitive performance
Sur le plan génétique, la dimension psychotique apparaît and neurological dysfunction. Psychol Med 1987 ; 17 : 49-57.
plus élevée chez les apparentés de premier degré sains de [8] Marneros A, Angst J. Bipolar disorders : roots and evolution
probants schizophrènes et bipolaires psychotiques que chez In : Marneros A, Angst J (eds). Bipolar disorders : 100 years
after manic depressive insanity. Kluwer Academic Publishers.
les apparentés de premier degré sains de probants schi-
Dordrecht ; 2000 : 1-36.
zophrènes et bipolaires non psychotiques. En outre, il [9] Maziade M, Roy MA, Martinez M et al. Negative, psychoticism,
existe une corrélation intrafamiliale des scores de dimen- and disorganized dimensions in patients with familial schizo-
sion psychotique chez les frères et sœurs sains des probants phrenia or bipolar disorder : Continuity and discontinuity
schizophrènes et bipolaires [11]. between the major psychoses. Am J Psychiatry 1995 ; 152 :
On peut penser qu’il existe une double vulnérabilité : 1458-63.
[10] Peralta V, Cuesta MJ, Farre C. Factor structure of symptoms
vulnérabilité psychotique et vulnérabilité bipolaire.
in functional psychoses. Biol Psychiary 1997 ; 42 : 806-15.
L’épisode maniaque sévère constitue un stress important, [11] Schürhoff F, Szöke A, Méary A et al. Familial aggregation of
qui révèle la vulnérabilité psychotique associée à la vulné- delusional proneness in schizophrenia and bipolar pedigrees.
rabilité bipolaire, si elle existe. Si la vulnérabilité psycho- Am J Psychiatry 2003 ; 160 : 1313-9.

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