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DOSSIER

TRANSPARENCE FINANCIÈRE

Réflexions sur
l’affaire Enron JOHN KENNEDY*

C Comment, et avec quels biais, l’information


financière parvient-elle à ses utilisateurs ? Pour
améliorer sa qualité, que peut-on attendre
de la corporate governance ? Que peut-on
vraiment reprocher aux cabinets d’audit ?
Quelques remarques inspirées par l’affaire
Enron à un praticien de la finance.
provisions, estimations, qui dépen-
dent de décisions de la direction :
le jugement sur ces ajustements
techniques fait partie de la res-
ponsabilité des auditeurs.

Du moins les comptes doivent-


ils répondre, selon l’International
Accounting Standards Committee, à
des exigences minimales d’ « intel-
ligibilité, pertinence, fiabilité et
comparabilité ». Les derniers pu-

N ous vivons dans un monde LES ALAMBICS DE bliés par Enron (exercice clos au
plein d'incertitudes, et dans L'INFORMATION 31 décembre 2000) sont loin de
une culture du « temps réel », où FINANCIÈRE satisfaire à ces critères, en raison
de plus en plus de décisions se
prennent on line. Les risques ont
augmenté depuis quelques années
L es états financiers d'une société
multinationale sont la synthèse
des millions de transactions
notamment des fameuses « entités
ad hoc » (Special Purpose Entities ou
SPEs), ces centaines de filiales
en même temps que le volume comptabilisées pendant l'année. où se dissimulait un considérable
et la complexité des transactions, Dans les livres sur la comptabi- endettement.
assistées par des systèmes infor- lité, le bilan d'une entreprise
matiques plus performants. Mais est souvent décrit comme une Mais les problèmes d'information
l'interface principale entre les « photographie » de sa situation financière ne se limitent pas aux
marchés et la technologie reste financière en fin d’exercice. C’est états annuels. D’autres éléments
l'homme : les risques et les incer- vrai – mais n'importe quel photo- peuvent troubler la vision des
titudes sont largement liés à graphe vous dira que la qualité utilisateurs, même quand, para-
l'intégrité, à la diligence, à l'indé- d’une image, sa perception par le doxalement, ils visent à préciser,
pendance, aux capacités des agents spectateur dépendent des tech- à compléter ou à mieux « cibler »
économiques, et, particulièrement, niques utilisées : focus, lumière, l’information : les comptes
des acteurs des marchés finan- angle, etc., et qu’un même objet périodiques (demandés par les
ciers, des fabricants et des diffu- peut être perçu de beaucoup de régulateurs des marchés) et les
Sociétal seurs d’information financière – façons différentes. Il en est de comptes pro forma, sans oublier
directions des entreprises, auditeurs, même pour les états financiers, les communiqués de presse, les
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banquiers, analystes financiers, etc. lorsque les résultats de la sites web, les road shows, etc. Un
3e trimestre Sur ces questions, l'affaire Enron comptabilisation des transactions exemple récent : JDS Uniphase Corp.,
2002 suscite plusieurs réflexions. sont complétés par les ajustements, un fabricant de fibres optiques au
Canada et en Californie, avait
* Professeur associé, responsable du Master Audit et Conseil à l’ESCP-EAP. publié une prévision de bénéfice

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RÉFLEXIONS SUR L’AFFAIRE ENRON

de 67 millions de dollars pour par les auditeurs. Dans l’intervalle, Dans le contexte de l'affaire
l'année 2001, sous la forme d’un qui assume la responsabilité de Enron, il sera intéressant de lire
« pro forma profit statement ». l'information mise dans le domaine les conclusions éventuelles des
Après la clôture, les comptes public ? enquêtes sur ce point. D'après la
annuels publiés en février 2002 presse américaine, deux membres
indiquaient une perte de 50 millions L'affaire Enron a révélé un autre du comité d’audit n'étaient pas
de dollars… Certes, les profession- problème : le manque l'objectivité complètement indépendants de
nels connaissent la différence entre et d'indépendance de certains la direction, et l’un d’aux avait un
des comptes pro forma (établis sur analystes dans les banques d'affaires. contrat avec la société pour des
une base « opérationnelle ») et des Pendant les périodes de hausse service de conseil. Dans le rap-
comptes annuels, mais de quelle des cours, quelques-uns d’entre port du Blue Ribbon Committee, la
façon la première annonce a-t-elle eux ont recommandé des achats responsabilité civile des membres
orienté les décisions du public ? d'actions de sociétés clientes de du comité d'audit est implicite :
leurs banques. Dans un univers où sans doute cette affaire va-t-
Le point critique est la façon dont les investisseurs prennent leurs elle contribuer à clarifier leurs
l'information est délivrée au marché. décisions « en temps réel », avant obligations.
Généralement, elle fait l’objet d’un la certification des comptes par les
communiqué de presse, sur la base auditeurs, ces questions prennent LES VRAIES FAILLES
duquel analystes et journalistes une acuité particulière. DE L’AUDIT
financiers commencent
leur travail. Il s’agit sou- Dans un
vent de comptes pro
forma ou de comptes
univers où les
CHOC SUR
LA CORPORATE L a presse mondiale a critiqué
Andersen pour la destruction
de documents et les honoraires
GOVERNANCE
trimestriels, qui sont investisseurs perçus de la part d’Enron au titre
analysés et comparés prennent leurs
avec les prévisions pu-
bliées antérieurement.
décisions en
L e discours sur la
corporate governance
( r a p p o r t s C a d b u r y,
d’activités de conseil. Quant au
premier point, il s’agit, incontesta-
blement, d’une faute professionnelle.
Il n’est pas toujours fa- « temps réel », Viénot, etc .) a mis En revanche, dans le débat sur
cile, pour les sociétés, la question l’accent sur l'obligation, l'« indépendance » des auditeurs,
d’expliquer au marché pour les sociétés cotées, il n'y a pas de conclusions simples
de l’objectivité
les différences entre les d'avoir des administra- ni catégoriques. Dans tous les
prévisions pour un et de teurs externes et indé- pays, les auditeurs ont des normes
trimestre, les comptes l’indépendance pendants, et de créer au professionnelles à respecter concer-
révisés, et éventuelle- sein des conseils d’admi- nant les risques de dépendance
des analystes
ment les comptes finaux nistration des comités financière vis-à-vis d’un client.
établis sur la base des devient cruciale. spécialisés (comité des Généralement, un cabinet ne peut
Generally Accepted Ac- rémunérations, comité pas garder un client si ce dernier
counting Standards (GAAP). Mais il d’audit...). Les premiers comités lui assure plus de 10 % du total de
existe aussi, en aval, d’autres d'audit ont vu le jour aux Etats- ses honoraires. Les honoraires
risques de déviation : analystes Unis en 1977, à la suite du vote du procurés à Andersen par Enron
et journalistes ont-ils compris Foreign Corrupt Practices Act. En 1998, représentaient quelque 60 millions
l'information publiée dans les Arthur Levitt, ancien patron de la de dollars, soit moins de 1 % du
communiqués de presse ? Com- SEC (organe de supervision des total.
ment peuvent-ils expliquer aux marchés financiers) a créé le Blue
investisseurs des notions comme Ribbon Committee, qui visait à Mais, dit la presse, les « Big Five »
cash baseline earnings ou Ebitda améliorer les pratiques d’audit. Le (désormais les « Big Four ») ont
deficiency ? Comment régulateurs et rapport de ce comité, publié en des stratégies de cross-over selling :
analystes s'assurent-ils que l'infor- 1999, prévoit l'obligation, pour les ils utilisent leur rôle d'auditeur
mation respecte les exigences de sociétés cotées, d'avoir un comité comme plate-forme pour vendre
pertinence et de fiabilité, particu- d'audit d’au moins trois membres leurs conseils. Ici encore, la preuve
lièrement quand elle est élaborée (indépendants) ; ce comité doit n'est pas clairement établie. Une Sociétal
sur une base différente des GAAP ? tenir des réunions avec les audi- publication américaine, Consulting
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Le timing des annonces est aussi un teurs pour examiner les normes Alert, a publié une étude sur
élément critique, car les décisions comptables appliquées par la so- la question. Conclusion : sur la 3e trimestre
des investisseurs se prennent ciété, afin d'assurer la clarté et période 1998-2000, les honoraires 2002
quasiment on-line, bien avant la la sincérité de l'information des « Big Five » pour les missions
certification des comptes annuels financière. de conseil ont beaucoup augmenté,

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DOSSIER TRANSPARENCE FINANCIÈRE

mais cette croissance s’est faite niveau des honoraires payés par La probabilité d'un autre Enron
essentiellement avec des entreprises les clients, que ce soit sur les dans les deux ou trois années à
qui n’étaient pas clientes pour missions d'audit ou sur les venir est mince. Tous les acteurs
l’audit. Ainsi, les honoraires de missions de conseil. concernés par l'information finan-
conseil d’Andersen et de KMPG cière sont désormais sensibilisés
ont augmenté respectivement La question la plus lourde, en fait, aux risques, et plus prudents
de 5 % et 18 % en 2000, mais est celle du nombre des cabinets dans l’interprétation des données
ceux perçus de la part de clients qui certifient les comptes des financières : combien de milliards
« audit » ont diminué de 35 % et sociétés cotées. On arrive aux d'euros de fonds propres ont
32 %. « Big Four », alors qu’on parlait disparu, depuis l’affaire Enron, à
naguère des « Top Ten », voire des la suite de corrections de valeurs
Cependant, la question de l'indé- « Leading Twenty ». Existe-t-il une d’actifs achetés très cher pendant
pendance des auditeurs concurrence effective les années de « bulle » ? D’autre
n'est pas seulement A la suite de entre ces cabinets – part, des réformes sont mises en
financière : il existe une concurrence, non place dans les banques d'affaires
aussi une dépendance l’affaire Enron, seulement sur les afin de mieux contrôler le travail des
« relationnelle », entre le il existe un honoraires, mais sur analystes financiers et d'introduire
cabinet et la direction danger de la qualité du travail ? plus d’« éthique » dans leurs
financière de l’entreprise Une statistique publiée rapports avec le public.
cliente. L’idée que ce « sur-réaction » récemment en Grande-
sont les actionnaires qui réglementaire Bretagne2 indique que, Il existe des normes, des codes et
nomment les auditeurs qui risque sur les cent premières des réglementations : il faut les
est une fiction. Le choix sociétés cotées (le appliquer de façon plus stricte, et
du cabinet (et la fixation de compliquer FTSE 100), 95 étaient faire en sorte que cet effort de
de ses honoraires) est, encore auditées par les rigueur soit coordonné entre les
en pratique, l'affaire du les systèmes « Big Five ». Pricewate- grands centres financiers. l
directeur financier. Il fau- rhouse arrivait en tête
drait que la « loyauté » – de contrôle. avec 41,5 sociétés (on
1 Voir l'article de fort compréhensible – des compte un demi-point
Mark S. Beasley,
Journal of
auditeurs vis-à-vis de ce dernier quand deux cabinets sont sur la
Accountancy, s’étende à toutes les autres « parties même mission), suivi de KPMG
avril 2001. prenantes » (stakeholders) : action- (22,5 sociétés). Peut-être les
naires, employés, les banquiers, Anglo-Saxons auraient-ils intérêt
2Accountancy, clients, fournisseurs, etc., c’est-à- à étudier la réglementation fran-
octobre 2001.
dire à tous les utilisateurs des çaise, qui exige deux cabinets
3 Voir aussi états financiers. d'audit pour les sociétés cotées3.
Benoît Pigé,
« Qualité de Une autre critique faite aux FAUT-IL RÉGLEMENTER
l'audit et cabinets d'audit concerne la
gouvernement DAVANTAGE ?
d'entreprise : le
qualité de leur travail. Un profes-
rôle et les
limites de la
concurrence sur
seur de la North Carolina State
University a mené une recherche
sur ce thème1, à partir d’une
C haque choc de ce genre – on
l’avait vu aussi avec l'affaire
Maxwell – est l’occasion de
le marché de publication de la SEC recensant changements dans les lois, les
l'audit », in
Comptabilité-
toutes les actions menées contre réglementations, les codes et les
Contrôle-Audit, les auditeurs pendant la période normes professionnelles.A la suite
septembre 2000. 1987-1997. Il en a tiré une typologie de l'affaire Enron ont été créées
des dix principaux « manquements ». plusieurs commissions d'enquête
Le plus fréquent était l’insuffisance (aux Etats-Unis et au Royaume-
de preuves pour appuyer certains Uni) et des propositions de
Sociétal aspects des audits effectués réforme ont été formulées.
(évaluation des actifs, etc.). Dans le climat actuel, il existe un
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Suivaient le manque de diligence danger de « sur-réaction » et de
3e trimestre (professional care) et de « scepticisme mise en œuvre trop rapide
2002 professionnel » (professional de nouvelles réglementations,
skepticism). En revanche, aucun qui risquent de compliquer
cabinet n’était critiqué sur le encore les systèmes de contrôle.

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