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II. Rouge cyclique, « Ô rouge !

suspends ton vol »65


Au niveau non plus féminin mais de la nature, du monde, le rouge intervient pour
marquer des périodes de transition entre deux temporalités. En effet, nous pouvons l’observer
pour qualifier l’aurore et le crépuscule, ou encore le printemps et l’automne. Il s’agit de
temporalités liminales, faisant la jonction entre une période sombre et une autre lumineuse : de
la nuit au jour, de l’hiver à l’été, et inversement. Cette observation est d’autant plus étonnante
que selon le spectre lumineux d’Aristote, qui fera autorité jusqu’à celui de Newton, le rouge est
la couleur centrale entre le blanc le noir.

καὶ ἐν χρώμασιν εἰ ἐκ τοῦ λευκοῦ εἰς τὸ μέλαν, πρότερον ἥξει εἰς τὸ φοινικοῦν καὶ
φαιὸν ἢ εἰς τὸ μέλαν · (ARSTT. Met. 10, 7)
De même pour les couleurs : si l'on veut passer du blanc au noir, on passera par le
rouge et le brun avant d'arriver au noir ;

Nous pouvons lire la même idée chez Michel Pastoureau qui cite l’auteur médiéval anonyme
du Blason des couleurs en armes, livrées et devises, qui lui-même cite Aristote :

Le rouge, dit Aristote, se situe à mi-chemin entre le blanc et le noir, aussi éloigné de
l’un que de l’autre66.

Ainsi, pour passer de l’obscurité à la lumière, il est nécessaire de balayer les nuances de rouge,
et de même pour passer du jour à la nuit, ou de l’été à l’hiver.

Nous continuerons dans un premier temps notre étude au travers de figures féminines
de l’aurore avant d’étudier quelques figures masculines représentant le crépuscule. Ensuite nous
nous attarderons sur le printemps et ses floraisons avant de conclure par l’automne et
notamment ses vendanges.

1. « Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige … »67


L’aube et le crépuscule sont marqués par une abondance de termes désignant des nuances
de rouge, afin de souligner cette transition. De plus, la couleur a une fonction cyclique, et alterne
entre les trois couleurs primordiales, ainsi qu’entre permanence et impermanence. En effet, lors

65
Inspiré d’Alphonse de Lamartine, « Le Lac », Méditations poétiques, 1820, v.21.
66
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, p.84.
67
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857, « Harmonie du soir », v. 15.

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de ces épisodes, le rouge est impermanent puisqu’il n’apparaît que pendant le processus de lever
ou de coucher du soleil et présente plusieurs nuances, preuves de son instabilité ; mais il est
également permanent dans sa récurrence puisque tous les jours, ce même jeu de lumières et de
couleurs est visible par deux fois. Ainsi la symbolique sert la physique, la réalité visuelle
observée sur Terre.

A. D’ Ἕως à Aurore : représentations de l’aube dans la poésie latine


Avant toute chose, il semble intéressant de nous pencher sur l’étymologie d’aurora, qui
donne son nom à la déesse, étymologie qui semble justifier l’éclat qu’elle apporte sur Terre et
asseoir son prestige divin :

Apud Accium :
Iamque Auroram rutilare procul
Cerno.
Aurora dicitur ante solis ortum, ab eo quod ab igni solis tum aureo aer aurescit.
Quod addit rutilare, est ab eodem colore : aurei enim rutili, et inde etiam mulieres
ualde rufae rutilae dictae. (VARRO. ling. 7, 83)
Chez Accius :
« Et voici que j’aperçois l’Aurore qui rougeoie au loin ».
L’aurore, qui précède le lever du soleil, tire son nom du fait que l’air se dore (aurescit)
alors au feu doré (igni aureo) du soleil. S’il ajoute rougeoyer (rutilare), c’est la même
couleur ; en effet les cheveux dorés (aurei) sont flamboyants (rutili) et c’est là aussi
que les femmes très rousses (rufae) sont appelées flamboyantes (rutilae).

Il existe également des verbes dérivés d’aurōra : aurōrare, ‘avoir l’éclat de l’aurore et
aurōrescere, inchoatif. En outre, rutilus renvoie à un rouge ardent, ‘éclatant comme l’or, le feu’
ou ‘brillant’. Il désigne également la couleur des cheveux des Barbares du Nord ou des Bretons,
qui étaient majoritairement roux dans l’imaginaire romain68. Ainsi, Varron met en exergue un
lien étymologique fort entre l’or et l’aurore, qui, selon lui, en a la couleur. Nous pouvons
également lire chez Ernoult-Meillet qu’aurora vient de ab auro, ‘venant de l’or’. Aurore a donc
de nombreuses nuances, du rouge sombre, purpureus, au doré, en passant par le roux. De plus,
le rouge – surtout la pourpre – et l’or sont bien assortis et vont souvent de paire dans les textes,
comme pour insister sur la richesse, le luxe : OV. Pont. 3, 4, 23-24 ; VERG. Aen. 5, 249-251.

68
Jacques André, Etudes sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksieck, 1949, p. 87.

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Nous allons donc étudier l’apparition d’Aurore selon les termes chromatiques qui y sont
rattachés, dans un premier temps sous un angle se rapprochant d’une image poétique grecque,
puis par le verbe inchoatif qui la qualifie, et enfin, comme conduisant un char. Nous
commencerons par quelques occurrences qui n’entrent dans aucune de ces deux propositions.

Tout d’abord, nous pouvons observer que parfois l’aurore est suggérée sans nom propre,
comme elle peut l’être sans terme chromatique. Ainsi en est-il de la citation suivante :

Mirabar, quidnam uisissent mane Camenae,


ante meum stantes sole rubente torum. (PROP. 3. 10. 1-2)
Je m’étonnais que les Camènes69 me fissent une visite matinale,
se tenant devant mon lit quand le soleil rougeoie.

L’emploi du participe présent de rubere, rubens, -entis en ablatif absolu n’exprime pas de
nuance ni ne véhicule aucune connotation particulières mais, en plus de la sensation colorée,
intensifie l’actualité de l’action : le soleil brille à cet instant précis, sa chaleur est ressentie.

Il en est de même dans la citation suivante qui introduit des éléments que nous
étudierons plus en détail :

non alia longe ratione ac saepe videmus,


aurea cum primum gemmantis rore per herbas
matutina rubent radiati lumina solis (LUCR. 5, 460-462)
c’est, à peu près, ce que nous voyons souvent
à l’heure matinale où, parmi les herbes toutes perlées de rosée,
la lumière dorée du soleil levant jette le rouge de ses rayons

Le verbe rubere au présent témoigne de l’action en cours : les rayons percent à l’instant même
où ils sont décrits. Nous n’avons pas le nom commun aurora mais l’adjectif aureus qui
témoigne des couleurs jaunes, dorées, que nous voyons plus haut dans le ciel lorsque le soleil
se lève, tandis que les nuances rouges se profilent davantage au ras de l’horizon. De plus, le
substantif matutina renvoie à la déesse Matuta. L’or, aureus, se joint au rouge à l’aube, témoin
de l’action implicite d’Aurore qui ‘dore’ le ciel.

69
Nymphes des sources et des bois, par extension associées aux Muses.

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Avant d’étudier Aurora, observons une divinité archaïque qu’on lui préfère quelques
fois : Mater Matuta, très certainement dans une volonté de variatio :

Tempore item certo roseam Matuta per oras


aetheris auroram differt et lumina pandit, (LUCR. 5, 656-657)
De même à une heure fixe Matuta répand l’aurore rosée
parmi les confins du ciel et sème la lumière70.

Matuta est qualifiée de rosea et diffuse l’aurore, aurora, présente en nom commun. Roseus est
un terme récurrent pour qualifier l’aurore, comme la mention, directe ou indirecte d’Aurore est
majoritaire dans notre corpus.

a. Réécriture d’une image grecque : Aurora anthropomorphe


Aurore est parfois mise en scène de façon anthropomorphe où il est question de ses
mains, ouvrant les portes de son royaume ou retenant ses coursiers pour retarder le lever du
jour. Ses images ne sont pas sans rappeler l’expression épique grecque Ἕως ῥοδοδάκτυλος,
‘Aurore aux doigts de roses’.

La déesse est décrite comme maîtresse d’un royaume coloré et parfumé, annonçant à
Phaéton qu’il est temps de rejoindre le char qu’il veut conduire à la place de son père :

Dumque ea magnanimus Phaethon miratur opusque


perspicit, ecce uigil nitido patefecit ab ortu
purpureas Aurora fores et plena rosarum
atria ; diffugiunt stellae, quarum agmina cogit
Lucifer et caeli statione nouissimus exit.
Quem petere ut terras mundumque rubescere uidit
cornuaque extremae uelut euanescere lunae,
iungere equos Titan uelocibus imperat Horis. (OV. met. 2, 111-118)
Tandis que l’ambitieux Phaéton admire tous les détails
de cet ouvrage, voici que du côté de l’Orient qui s’éclaire la vigilante
Aurore a ouvert sa porte empourprée et son atrium tout plein

70
Traduction personnelle

35
de roses ; les étoiles s’enfuient ; Lucifer71 rassemble
leur troupe et descend le dernier de la garde du ciel.
Quand le Titan a vu cet astre gagner la terre, le ciel rougir
et les extrémités du croissant de la lune s’évanouir,
il ordonne aux Heures rapides d’atteler ses chevaux72.

Qualifier les portes du palais d’Aurore de purpureas traduit non seulement les nuances que la
déesse laisse transparaître sur Terre mais révèle également le luxe de cette demeure céleste, et
la légitimité divine du personnage. Nous pouvons aussi y lire des nuances particulièrement
sombres puisque l’Orient est cité. Or, Orient est formé sur le participe présent du verbe
déponent oriri signifiant ‘se lever’, ‘naître’, qui suppose les prémices de l’aube, les premières
lueurs assez sombres. À noter également que la pourpre est originaire d’Orient. De plus, l’idée
des premières lueurs est renforcée par le verbe inchoatif rubescere : Aurore commence juste à
rougir.

Nous quittons l’idée du palais pour nous rapprocher d’une image que nous étudierons
en détail prochainement : Aurore conductrice de char. C’est ainsi que la décrit le poète qui ne
souhaite pas voir le jour se lever, pour rester plus longtemps dans les bras de sa maîtresse :

Roscida purpurea supprime lora manu. (OV. am. 1, 13, 10)


De ta main pourprée, retiens tes rênes humides de rosée73.

Il mentionne explicitement dès le début du poème la déesse Aurore. Ovide joue probablement
sur les couleurs avec le terme roscida. Roscida dea désigne également Aurore74, mais elle est
ici décrite purpurea manu, ‘à la main pourprée’, légitime pour une déesse, puisque le terme
purpureus renvoie également aux dieux75. De plus, cette prière intervient aux premières
rougeurs, comme si les chevaux étaient à peine visibles dans le ciel, dans des nuances sombres,
venues d’Orient.

71
Lucifer, ‘porteur de lumière, désigne Vénus, tantôt en tant qu’astre du matin, tantôt en tant que celui du soir.
Cf CIC. nat. deor. 2, 20, 53 et PLIN. Nat. 2. 36
72
Traduction légèrement modifiée.
73
Traduction personnelle.
74
OV. ars 3, 180.
75
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, pp. 45-46.

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b. Aurore rougeoyante : début d’un processus
Nous retrouvons un verbe que nous avons eu l’occasion d’observer en détail lorsque
nous avons traité des émotions : rubescere. En effet, il est couramment employé pour décrire
l’aurore, initiatrice d’un processus et annonciatrice d’une nouvelle journée, parfois bien
remplie.

Il est des jours où Aurore n’est pas d’humeur et faillit à sa mission. C’est le cas
lorsqu’elle renonce à ses couleurs le jour où elle apprend la mort de son fils Memnon.

Cura deam propior luctusque domesticus angit


Memnonis amissi, Phrygiis quem lutea campis
uidit Achillea pereuntem cuspide mater ;
uidit, et ille color, quo matutina rubescunt
tempora, palluerat, latuitque in nubibus aether. (OV. met. 13, 578-582)
Un chagrin qui la touche de plus près, un deuil domestique
lui serrent le cœur, depuis qu’elle a perdu son fils Memnon ;
a déesse à la lumière orangée l’a vu périr dans les champs phrygiens
sous la lance d’Achille ; elle l’a vu et aussitôt la couleur vermeille
qui annonce le matin a pâli et le ciel s’est voilé de nuages.

Le verbe rubescere exprime le début d’un procès, qui est immédiatement avorté par la déesse,
auparavant décrite lutea, ‘orangée’. Elle va donc à l’encontre de sa propre nature, qui est de
diffuser une lumière douce et rougeoyante pour annoncer une nouvelle journée. La mort de son
fils la touche profondément, au point de faire ressentir sa tristesse à la Terre entière, en couvrant
ses rayons, symboles d’espoir, de futur, derrière des nuages.

Aurore n’est pas mentionnée dans ce passage mais sa manifestation réveille la nature,
comme le précisent les vers qui suivent cette citation :

Nox ubi transierit caelumque rubescere primo


coeperit (…) (OV. fast. 4, 165)

Quand la nuit aura passé, que le ciel se sera teinté des

premières rougeurs,

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Nous retrouvons cette même fin de vers chez le même auteur, cette fois-ci avec Aurore :

Nox ubi consumpta est (aurora rubescere primo


coeperat), exsurgo laticesque inferre recentes
admoneo monstroque uiam, quae ducat ad undas. (OV. met. 3, 600-602)
Aussitôt la nuit écoulée, quand l’aurore a commencé à
empourprer le ciel, je me lève, j’invite les autres à aller chercher
de l’eau fraîche et leur montre le chemin qui conduit à la source.

Ovide utilise probablement la même matrice de vers volontairement. Nous pouvons constater
que ces vers sont très semblables, par les éléments soulignés. De plus, il emploie le même verbe,
une première fois au subjonctif parfait, une seconde, à l’indicatif plus-que-parfait, marquant
tous deux une antériorité : il faut qu’aurore commence à rougir avant de pouvoir lancer les
différentes activités, idée qui se tient, puisqu’avant il fait nuit, il n’y a pas lumière. Ainsi Aurore
est l’instigatrice de la journée, telle une cloche annonçant qu’il est temps de s’affairer.

c. Représentations équines : « Aurore, arrête ton char ! »


Outre quelques mentions d’Aurore anthropomorphe, ou forme particulière, comme nous
venons de le voir, cette dernière est davantage représentée conduisant un char coloré, quand
elle ne l’est pas elle-même. Ainsi est-elle sujet de l’action en cours, parfois introduite par le
verbe inchoatif rubescere qui exprime donc le commencement de l’action : Aurore rougit,
dissipant les dernières étoiles :

Iamque rubescebat │stellis Aurora fugatis, (VERG. Aen. 3, 521)


Déjà les étoiles avaient fui, l’Aurore devenait rouge,
Nous retrouvons plus loin des éléments communs :

Iamque rubescebat │radiis mare et aethere ab alto


Aurora in roseis fulgebat lutea bigis, (VERG. Aen. 7, 25-26)
Et déjà la mer s’empourprait de rayons, déjà, des hauteurs de l’éther,
l’Aurore safranée resplendissait dans son char de roses,

Pour les deux premiers vers, la structure est très similaire jusqu’à la penthémimère – notée │.
Aurore fait son apparition au second vers de la deuxième citation, qualifiée de lutea, terme
chromatique désignant un jaune tirant sur le rouge ou directement l’Aurore rougeoyante. La

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pluralité des nuances exprimée par cet adjectif évoque la palette de couleurs qui se succèdent
lors du lever du soleil, des mélanges de rouge, rose, orange ou jaune.

Dans cette deuxième citation est introduit un groupe nominal à l’ablatif pluriel,
poétique. Il s’agit de roseis bigis, qui sera repris différemment par d’autres poètes mais l’idée
est la même : tout comme Hélios est communément représenté sur son char, l’Aurore l’est aussi,
à la différence que son attelage est rouge ou rosé, et non jaune ou blanc, comme pourrait l’être
celui du premier. Roseus est un terme chromatique formé sur le nom commun rosa dont il tire
sa couleur. Or la rose n’est pas nécessairement de couleur rose comme nous l’avons vu dans la
partie précédente.

Comme en contre-pied de l’expression épique grecque Ἕως ῥοδοδάκτυλος, ‘Aurore aux


doigts de roses’, les poètes Romains semblent préférer une image plus équine en faisant mention
d’une Aurore traversant le ciel sur un ‘char de roses’. Cette formule, par la ressemblance des
termes employés et leur place dans le vers, rappelle bien sûr l’expression grecque. La
description de coursiers dessinant la route du soleil autour de la Terre, de surcroît par des
tournures récurrentes, semble mimer la cyclicité du phénomène. De plus, il s’agit d’une image
symbolique conventionnelle, le rouge, ou le rose, étant l’apanage de la jeune fille, et en
particulier de la pudeur dont elle doit faire preuve. Il est cependant difficile de savoir s’il s’agit
de l’invention d’un poète en particulier ou s’il est question d’un τόπος récurrent dans la poésie
latine. Toujours est-il que plusieurs auteurs semblent s’en inspirer pour personnifier et poétiser
l’aube qu’ils décrivent. Ils font alors preuve de variatio en changeant quelques termes mais en
conservant la même image :

Hoc precor, hunc illum nobis Aurora nitentem


Luciferum roseis candida portet equis. (TIB. 1, 3, 93-94)
Voilà ma prière; ce jour si beau, ce jour radieux, puisse la blanche
Aurore nous l’apporter avec ses chevaux couleur de rose.

Nous retrouvons le groupe roseis equis mais ici Aurore est précisée candida. Candidus exprime
un ‘blanc éclatant’, en tant qu’épithète de héros ou de dieu, une ‘beauté radieuse’ mais il se
traduit également ‘radieux’, ‘heureux’, ‘favorable’ selon Gaffiot. Dans ce contexte, le terme est
donc très approprié puisque le poète souhaite voir se réaliser ses vœux. De plus, l’association
du rouge et du blanc marque la luminosité et offre une image positive du tableau. En effet, la
lumière prend peu à peu place sur la Terre et l’aurore chasse la nuit, souvent qualifiée d’obscure.

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En plus du char, elle est désignée comme mère de Memnon, périphrase probablement
utilisée dans un souci de uariatio :

Proxima cum veniet terras visura patentes


Memnonis in roseis lutea mater equis (OV. fast. 4, 713-714)
Quand le jour suivant, la mère rougeoyante de Memnon
viendra contempler avec ses coursiers roses l’étendue des terres,

Les termes roseis et equis occupent presque les mêmes places, également séparés par lutea,
comme nous l’avons déjà observé chez Virgile. Cette accumulation de termes chromatiques
souligne les nombreuses nuances visibles dans le ciel, qui n’est habituellement pas unicolore à
l’aube.

Il arrive que certains ne voient pas l’aube pour aller travailler mais parce qu’ils n’ont
pas dormi de la nuit. C’est le cas de Dipsa, – ‘l’assoiffée’ en grec de διψεῖν, avoir soif – qui ne
croise l’aurore que lorsqu’elle festoie.

(…) nigri non illa parentem


Memnonis in roseis sobria nidit equis. (OV. am. 1, 8, 3-4)
(…) sans jamais avoir bu elle n’a vu
la mère du noir Memnon sur son char couleur de rose ;

L’aspect lumineux de l’aurore est bien mis en valeur par l’opposition qui est faite entre
Memnon, qualifié de noir, niger, et sa mère roseis equis ‘aux coursiers de roses’.

Mais son char n’est pas toujours roseus :

Postera cum roseam pulsis Hyperionis astris


in matutinis lampada tollet equis, (OV. fast. 5, 159-160)
Quand, le lendemain, la fille d’Hypérion aura levé sur son char matinal
son flambeau couleur de rose après avoir chassé les étoiles,

Ici il s’agit d’un flambeau roseus : roseam lampada, probablement tenu dans sa main pendant
qu’elle dirige son char matinal, matutinis equis. Nous retrouvons ici une allusion à son ancêtre,
Matuta.

40
Quand ils ne sont pas matinaux, ses chevaux son siens :

felix Eois lex funeris una maritis,


quos Aurora suis rubra colorat equis! (PROP. 3. 13. 15-16)
Heureuse seulement la loi pour les funérailles des maris orientaux
que l’Aurore rougeoyante colore avec ses chevaux !

Elle est ici qualifiée de rubra, terme peu fréquent pour la désigner, signifiant ‘rouge’ sans
nuance particulière. Elle est ici elle-même rouge, et non ses chevaux, qui sont seulement
qualifiés de suis, ‘siens’, sans nuance chromatique.

Nous pouvons également lire des expressions qui varient différemment, en changeant
non pas l’adjectif qui qualifie les coursiers, mais les coursiers eux-mêmes :

(…) cum primum crastina caelo


puniceis invecta rotis Aurora rubebit, (VERG. Aen. 12, 76-77)
(…) demain, sitôt que l’Aurore,
traînée sur son char pourpré, rougira dans le ciel76,

Le terme puniceus trouve son origine en grec, issu du substantif ὁ φοῖνιξ, ικος, adjectif
φοινίκειος, emprunt populaire archaïque au vu de l’absence d’aspirée en latin, en concurrence
avec des termes plus savants comme phoenice ou phoeniceus. Ces termes grecs renvoient à la
pourpre de Phénicie, et plus tard à Carthage. En latin, puniceus désigne aussi bien un
Carthaginois qu’un rouge couleur de sang ou, comme en grec, la pourpre. La pourpre étant une
étoffe de valeur, symbole de richesse et de pouvoir, utiliser ce terme pour désigner le char d’une
déesse n’est pas absurde. Il exprime probablement une nuance assez sombre, d’autant que le
poète précise qu’il s’agit des toutes premières rougeurs de l’aurore, primum crastina. Employer
le terme puniceus dans ce contexte peut être un hommage à la poésie grecque puisque φοῖνιξ
était une épithète du cheval, rendant ce que nous appelons ‘bai ordinaire’. De plus, comme
purpureus, puniceus renvoie à la pourpre orientale, d’où proviennent également les rougeurs de
l’aube. Le verbe rubere, ici au futur, ajouté à puniceus, laisse apercevoir la multitude des
nuances visibles dans le ciel au même moment.

76
Traduction légèrement modifée.

41
Les poètes se plaisent à jouer sur les termes pour imprimer des représentations variées de
l’aurore, à l’image de ces nuances. Il est intéressant de relever qu’alors même que les termes
chromatiques sont facultatifs, lors de passages comme ceux-ci, ils ne sont souvent pas seuls, les
poètes accumulant adjectifs ou verbes – roseus, luteus, puniceus, purpureus, ruber, rubere,
rubescere, – et parfois même accompagnés de termes désignant d’autres couleurs, comme
candidus. Ces emplois différents servent probablement à renvoyer à des nuances précises
d’Aurore, plus sombre en début de course, plus lumineuse lorsque le Soleil est suffisamment
haut dans le ciel pour en dissiper les rougeurs. De plus, ils jouent volontiers avec les nuances et
les termes autres que chromatiques pour évoquer une même image, en particulier celle d’Aurore
sur son char rosé avec equus, biga, ou rota.

B. « Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées. »77


Dans les deux citations suivantes, le crépuscule78 est qualifié de purpureus, terme que nous
avons déjà rencontré concernant l’aurore. Dans ce contexte, sa justification peut être double au
vu des exemples traités. En effet, ce terme comprend toutes les nuances de pourpres, soit
potentiellement très sombres, puisque ce moment amorce la nuit, mais renvoie aussi à des
divinités, pour qui la pourpre est un attribut.

Proximus Hesperias Titan abiturus in undas


gemmea purpureis cum iuga demet equis (OV. fast. 2, 73-74)
Le jour suivant, quand Titan, prêt à s’enfoncer dans les flots de l’Hespérie,
enlèvera leur joug étincelant à ses coursiers pourprés

Institeram terrae, cum iam prope luce peracta


Demere purpureis Sol iuga uellet equis; (OV. espist. 21, 85-86)
Je foulais la terre au moment où, le jour déjà presque achevé,
le Soleil allait enlever le joug à ses chevaux empourprés.

77
Victor Hugo, « Le soleil s’est couché », Les Feuilles d’automne, 1831.
78
À prendre dans son sens le plus courant, ‘lumière faible et incertaine qui subsiste après le coucher du soleil
avant que la nuit ne soit complètement tombée ; moment correspondant de la journée’, TLFi, consulté le
27/04/2021.

42
Les vers concernés sont assez similaires, que ce soit par le vocabulaire utilisé ou la place des
mots. Cependant le crépuscule semble moins inspirer les poètes étudiés puisque nous n’avons
que ces quelques citations pour l’illustrer, et les quelques-unes qui suivent.

Comme pour l’aube, le verbe rubere est employé pour qualifier le crépuscule, évoqué à
la suite de l’aurore afin d’exprimer un décalage horaire :

nosque ubi primus equis Oriens adflauit anhelis,


illis sera rubens accendit lumina Vesper79. (VERG. georg. 1, 250-251)
et quand le soleil levant nous fait sentir le souffle de ses chevaux haletants,
là-bas Vesper rougissant allume des feux tardifs.

Une dernière mention du crépuscule peut être signalée :

Quod mihi sit genitor, qui possidet aequora, Minos,


quod ueniant proaui fulmina torta manu,
quod sit auus radiis frontem uallatus acutis,
purpureo tepidum qui mouet axe diem, (OV. espist. 4, 157-160)
De quoi me sert d’être née de Minos, qui possède les mers ?
Que les foudres en faisceau jaillissent des mains de mon bisaïeul,
Que ce soit mon aïeul, le front ceint de dards rayonnants qui,
Sur son char de pourpre, conduise le jour attiédi ?

Nous mettons en relation le vers contenant l’adjectif chromatique avec le suivant :

Sex ubi sustulerit, totidem demerserit orbes


purpureum rapido qui uehit axe diem, (OV. fast. 3, 517-518)
Quand celui qui apporte le jour pourpré sur son char rapide
Aura à six reprises élevé et immergé son disque,

Nous pouvons voir que ces deux vers sont construits de la même façon :

Adjectif – adjectif – pronom relatif – verbe – substantif – substantif

Seuls le deuxième adjectif et le verbe divergent. Les autres termes sont identiques bien qu’ils
ne soient pas accordés de la même façon.

79
Vesper est l’équivalent grec d’Hespéros, étoile du soir, en réalité la planète Vénus.

43
La première mention désigne probablement davantage le crépuscule, tepidum diem,
‘jour attiédi’, d’autant que le passage marque la résignation de Phèdre et se situe vers la fin du
poème. La seconde occurrence en revanche désigne à la fois l’Aurore et le crépuscule.

Ovide joue peut-être ici avec la polysémie de l’adjectif chromatique purpureus, porteur
de nombreuses nuances, ainsi qu’avec son symbolisme de richesse, de haute extraction ... En
effet, à moins de renvoyer à des reflets particuliers du soleil, ce dernier n’a pas de raison d’être
qualifié de purpureus puisque la journée, le soleil est essentiellement blanc voire jaune. Cet
adjectif marquerait peut-être davantage ici la majesté de la divinité citée et donc l’illustre
ascendance divine de Phèdre qui l’apostrophe. À moins qu’il ne désigne la brillance du soleil,
ce qui peut être l’une de ses acceptions.

Convoquer Soleil au lieu d’Aurore pour représenter le lever du jour semble relever d’un
effet de uariatio. Ovide connaît la tradition poétique incluant la déesse mais choisit d’associer
une autre figure à l’aube, masculine plutôt que féminine. Ceci se justifie probablement par
l’existence des déesses lunaires, – Diane, Luna, Trivia – souveraines de la nuit, tandis que le
jour est davantage associé à des figures masculines – Apollon, Soleil, Hypérion.

Certains passages comme la dernière citation mêlent aube et crépuscule pourtant


survenant à des moments opposés de la journée mais marquant une récurrence cyclique d’un
phénomène semblable.

Ainsi, les lever et coucher de soleil sont décrits selon des termes chromatiques désignant
le rouge, exprimant plusieurs nuances, des intentions ou symboliques différentes. Ces couleurs
interviennent à deux moments précis et opposés de la journée. Le rouge est donc cyclique et
peut être qualifié de transitionnel, marquant le passage d’une temporalité à l’autre – de la nuit
au jour et inversement. Dans ce contexte il renvoie à sa dimension ambivalente, à la fois
symbole de vie et de mort, et aussi bien l’une que l’autre dans les deux cas : l’aube est la mort
de la nuit et la naissance du jour, comme le crépuscule est la mort du jour et la naissance de la
nuit.

44
2. Du temps des cerises aux vendanges
Comme le rouge apparaît à deux moments liminaires de la journée, il est associé aux deux
demi-saisons : le printemps et l’automne, situées entre le sombre hiver et le lumineux été. Nous
retrouvons encore une fois la triade chromatique originelle.

A. Le Printemps : une renaissance de la nature


Le rouge est associé à la vie comme nous l’indique Michel Pastoureau :

Peut-être [le feu] doit-il cette couleur à ce qu’il est perçu comme un être vivant. Du
moins dans les sociétés anciennes pour lesquelles le rouge est la couleur de la vie80.

Ainsi il n’est pas étonnant de le retrouver dès le début du printemps, où la nature renaît. Cette
première saison est plus ou moins directement désignée par les fruits – rouges – qu’elle offre.
Nous verrons les fleurs puis les fruits printaniers avant de considérer le printemps en lui-même.

a. Fleurs
Le printemps est davantage sous-entendu à travers les descriptions de la nature qui sont
faites dans les poèmes. Cependant, indiquer que telle floraison a lieu au cours de tel événement
donne une indication temporelle de l’action.

La mort de Daphnis sonne le glas du printemps, que la nature entière semble déplorer :

pro molli uiola, pro purpureo narcisso


carduos et spinis surgit paliurus acutis. (VERG. ecl. 5, 38-39)
au lieu de la tendre violette, au lieu de l’éclatant narcisse,
surgissent le chardon et l’épine aux piquants aigus.

Ici purpureus n’est pas employé dans le sens chromatique de ‘pourpre’ puisqu’il qualifie un
narcisse qui peut être blanc, ou jaune, mais absolument pas rouge. L’auteur semble utiliser
l’adjectif dans le sens de ‘brillant’, ‘éclatant’, ou ‘beau’ comme le confirme le commentateur
Junius Phlargyrius pour ce vers :

80
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, p.28.

45
Narcisso purpureo idest pulchro81
‘narcisse pourpre’, c’est-à-dire ‘beau’
Nous aurons l’occasion de reparler du narcisse ultérieurement.

Le dictame fleurit entre mai et août et est connu pour ses vertus cicatrisantes :

hic Venus indigno nati concussa dolore


dictamnum genetrix Cretaea carpit ab Ida,
puberibus caulem foliis et flore comantem
purpureo (non illa feris incognita capris
gramina, cum tergo uolucres haesere sagittae) : (VERG. Aen. 12, 411-415)
Ici Vénus, émue de l’indigne souffrance de son fils,
maternelle, va cueillir sur l’Ida de Crète le dictame,
la tige aux feuilles duveteuses, à la chevelure de fleurs
pourpres. Cette herbe n’est pas inconnue aux chèvres
sauvages lorsque des flèches ailées se sont plantées sur leur dos.

Il est davantage rose-violet que rouge, ce qui justifie probablement l’emploi de l’adjectif
purpureus, couvrant des nuances sombres tirant sur le violet. De plus, cet adjectif traduit peut-
être l’aspect précieux de la fleur utilisée en médecine.

Sans préciser de quelles fleurs il s’agit, une nouvelle fois, Virgile use de purpureus pour
les qualifier.

Quod superest, ubi pulsam hiemem sol aureus egit


sub terras caelumque aestiva luce reclusit,
illae continuo saltus siluasque peragrant
purpureosque metunt flores et flumina libant
summa leues. (…) (VERG. georg. 4, 51-55)
Au reste, quand le soleil d’or a mis l’hiver en fuite et l’a chassé
sous la terre, quand il a ouvert le ciel en y lançant la lumière de l’été,
aussitôt les abeilles parcourent les pacages et les bois,
butinent les fleurs éclatantes, et d’une aile légère effleurent en y buvant la
surface des cours d’eau. (…)

81
Iunius Philargyrius, Explanatio in Bucolica Vergilii, 5, 38.

46
Ici, le poète ne cite pas le printemps mais l’été comme suivant directement l’hiver. S’agit-il
d’une simplification, afin d’amplifier le passage de l’ombre à la lumière, d’une sortie soudaine
de l’hiver ?

Il semble que les fleurs soient principalement décrites avec l’adjectif purpureus,
probablement en raison de ses nuances variées mais aussi de ses acceptions non-chromatiques
telles que ‘beau’ ou ‘éclatant’.

Cependant ce terme n’a pas le monopole dans les descriptions de la nature. Comme pour
mimer cette renaissance qu’est le printemps, nous rencontrons aussi à plusieurs reprises le verbe
rubere, notamment sous sa forme de participe présent, rubens. Ces emplois, en plus d’apporter
une valeur chromatique, marquent la spontanéité de l’action et l’aspect vivant de la nature, des
fruits qui poussent, des floraisons.

L’hyacinthe, ou jacinthe, est associée à Apollon, dieu du printemps :

Et me Phoebus amat ; Phoebo sua semper apud me


munera sunt, lauri et suaue rubens hyacinthus. (VERG. ecl. 3, 62-63)
Et moi, c’est Phébus qui m’aime ; Phébus trouve toujours près de moi
les présents qu’il préfère : des lauriers et une douce hyacinthe rougeoyante82.

La précision de l’hyacinthe rubens donne une image très visuelle et vivante. En effet, il semble
que Ménalque soit toujours pourvu d’une hyacinthe fleurie et colorée. Nous pouvons nous
demander comment il s’y prend, puisque ce végétal ne fleurit qu’au printemps.

b. Fruits
Les fruits rouges mûrissent entre le printemps et l’été et sont décrits par les poètes en
des termes chromatiques marquant une demi-saison, à la fois ponctuelle et cyclique, tout
comme nous l’avons vu précédemment avec l’aurore et le crépuscule. De même que le lever du
soleil, le printemps est une transition entre l’obscurité, la mort symbolique qui a lieu en hiver,
et la vitalité rayonnante de l’été. Il n’est donc pas rare de croiser du rouge lors de cette demi-

82
Traduction légèrement modifiée.

47
saison annonçant le changement, la renaissance. Comme pour insister sur la vie, l’action, nous
rencontrons le verbe rubere pour qualifier les fruits :

Nec minus interea fetu nemus omne grauescit


sanguineisque inculta rubent auiaria bacis ; (VERG. georg. 2, 429-430)
Aussi bien il n’est point de bocage qui ne se charge de fruits,
d’abris pour les oiseaux qui, sans culture, ne rougissent de baies sanglantes ;

Complétées par sanguineus, sang coulant dans les veines, les baies sont vivantes et source de
vie puisqu’elles sont comestibles.

Pour les fruits, nous observons également un terme déjà rencontré pour décrire l’aurore.
Properce regrette un passé bucolique vécu en autarcie :

Illis munus erant decussa Cydonia ramo


et dare puniceis plena canistra rubis,
nunc uiolas tondere manu, nunc mixta referre
lilia uimineos lucida per calathos, (PROP. 3. 13. 27-30)
Ils donnaient en cadeaux des coings secoués sur les branches
et des corbeilles pleines de mûres pourpres,
tantôt ils cueillaient des violettes à la main, tantôt ils rapportaient mêlés
les lis qui brillaient à travers les paniers d’osier

Le substantif rubus, i, m désigne la framboise, – fruit mûr en juin-juillet, soit à la fin du


printemps – et peut très certainement être étymologiquement affilié à l’adjectif ruber83, par
analogie entre le fruit et la couleur qu’il revêt. Ces framboises sont qualifiées de punicei, adjectif
à rapprocher du terme punica, vu précédemment et renvoyant à la pourpre orientale. S’oppose
à ces rouges sombres la blancheur éclatante des lis, lilia, qui ne sont pas accompagnés de terme
chromatique mais que nous devinons très blancs, lumineux.

c. Printemps
Cette saison est rarement exprimée en elle-même, mais davantage indirectement par des
références à des floraisons ou des fruits particuliers, comme nous venons de le voir. Cependant,
elle est clairement citée chez Virgile :

83
Selon Ernoult-Meillet, rubus est à rapprocher de ruber, ils semblent donc avoir la même racine.

48
Hic uer purpureum, uarios hic flumina circum
fundit humus flores ; hic candida populus antro
imminet et lentae texunt umbracula uites. (VERG. ecl. 9, 40-43)
Ici c’est le printemps pourpré, ici, près des fleuves,
la terre répand quantités de fleurs ; ici le blanc peuplier penche
sur mon antre et les vignes flexibles tressent des ombrages84.

L’adjectif chromatique purpureus est probablement volontairement polysémique, renvoyant à


la beauté et la clarté retrouvées après l’hiver mais également aux rougeurs des fleurs
printanières85.

Après l’ambiguïté sur le pourpre et la brillance, nous retrouvons le verbe rubere et son
participe rubens pour qualifier le printemps, et le rendant, par ces termes, plus vivant, comme
pour les fruits :

Optima uinetis satio, cum uere rubenti


candida uenit auis longis inuisa colubris,
prima uel autumni sub frigora, cum rapidus sol
nondum hiemem contingit equis, iam praeterit aestas. (VERG. georg. 2, 319-322)
Le meilleur moment pour planter les vignes, c’est au printemps vermeil,
quand l’oiseau blanc, haï des couleuvres, est revenu,
ou bien vers les premiers froids de l’automne, quand le soleil dévorant
n’atteint pas encore l’hiver avec ses chevaux, et que déjà l’été n’est plus.

Le groupe nominal uere rubenti est un ablatif à valeur de date, littéralement ‘quand le printemps
rougeoie’. L’emploi du participe présent marque une insistance sur l’action à mener durant cette
période et sur tout ce qui s’y met en place : le renouveau du printemps, le retour à la couleur.
Virgile n’utilise pas de terme chromatique pour désigner l’automne, bien que cette saison soit
également colorée. Nous retrouvons également la course du soleil avec l’image des chevaux
passant dans le ciel, plus bas l’hiver.

84
Traduction personnelle.
85
Jacques André, Etude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksiek, 1949, p. 98.

49
Le printemps n’est pas toujours mentionné par son nom, uer, mais également par un
ensemble d’éléments qui changent lors de cette saison. Ainsi Virgile décrit les prés, prata,
parmi les environnements touchés par l’arrivée du printemps :

Hoc geritur Zephyris primum inpellentibus undas,


ante nouis rubeant quam prata coloribus, ante
garrula quam tignis nidum suspendat hirundo. (VERG. georg. 4, 305-307)
Cela se fait quand les Zéphyrs commencent à mettre les vagues en mouvement,
avant que les prés rougeoient de couleurs nouvelles, avant que
l’hirondelle babillarde suspende son nid aux poutres.

L’emploi du verbe rubere, conjugué actualise le paysage, comme si la nature se colorait,


rougeoyait à mesure qu’elle est décrite, tel un peintre déposant ses couleurs sur une toile
préalablement dessinée, donnant une vision bucolique colorée, lumineuse et rougeoyante d’une
nature en pleine renaissance. Color est traduit par ‘de couleurs vermeilles’, autrement dit,
compris comme désignant du rouge et complétant le verbe, ce qui est tout à fait possible86.

Enfin nous amorçons le passage vers l’automne avec l’évocation de Vertumne, dieu et
personnification du changement de saison, saisons présentées dans le désordre par Properce :

hic dulcis cerasos, hic autumnalia pruna


cernis et aestiuo mora rubere die ; (PROP. 4. 2. 15-16)
ici tu vois des cerises douces, ici les prunes
d’automne et les mûres qui rougissent en été ;

En effet il commence par l’évocation de la fin du printemps ou début de l’été avec la maturité
des cerises, puis les prunes automnales, et enfin, un retour sur l’été avec les mûres. Toute cette
période est propice aux fruits rouges et, même si un seul terme chromatique est présent ici, ne
désignant que les mûres, la simple citation des cerises ou des prunes permet une visualisation
colorée de la scène. De plus, ce terme est le verbe rubere, permettant d’accentuer sur l’aspect
vivant, en mouvement de la nature.

86
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, p.17.

50
B. « Sois le bienvenu, rouge Automne »87
L’automne, mort symbolique de la nature, reste cependant propice à la maturation de
certains végétaux et fruits, notamment le raisin. Nous observerons l’automne en lui-même puis
le safran et la grenade avant de nous pencher davantage sur la vigne.

Nous avons une occurrence décrivant le passage de l’été à l’automne.

Quam cito purpureos deperdit terra colores,


Quam cito formosas populus alba comas. (TIB. 1, 4, 29-30)
Avec quelle rapidité la terre perd ses brillantes couleurs,
avec quelle rapidité le haut peuplier, son beau feuillage !

Le printemps, la reconstruction et la vitalité de la nature visibles la moitié de l’année se meurt


rapidement, aussi vite qu’elle est apparue, idée mise en avant par l’anaphore quam cito. La
traduction donne ‘brillantes couleurs’ pour purpureos colores mais nous pourrions également
le rendre par ‘teintes pourprées’ par exemple, dans la même veine que VERG. georg. 4, 305-
307 traité dans le cadre du printemps.

a. Maturité tardive
L’automne est aussi la saison du safran, cité dans une énumération de Virgile au milieu de
plantes d’autres saisons parcourues par les abeilles comme le tilleul ou l’hyacinthe, printanières,
ou hivernales comme l’arbousier. Le safran est désigné par un participe présent de rubere,
tandis que l’hyacinthe est ferrugineus, rouge pourpre88.

At fessae multa referunt se nocte minores,


crura thymo plenae : pascuntur et arbuta passim
et glaucas salices casiamque crocumque rubentem
et pinguem tiliam et ferrugineos hyacinthos. (VERG. georg. 4, 180-183)
Quant aux jeunes, elles [les abeilles] rentrent fatiguées, en pleine nuit,
les pattes chargées de thym : elles butinent ici et là sur les arbousiers,
les saules glauques, le daphné, le safran rougeoyant,
le tilleul onctueux et les sombres hyacinthes.

87
Théodore de Banville, « L’Automne », Rondels, 1875.
88
Jacques André, Etude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, Klincksiek, 1949, p. 107.

51
Cette énumération accentue la grande activité des abeilles qui, quelle que soit la saison,
s’emploient à récolter de quoi vivre et produire leur miel. Les deux termes chromatiques
précédemment cités colorent agréablement la scène et la rendent vivante.

La grenade est un fruit d’automne que nous rencontrons à deux reprises chez Ovide. Dans
cette première occurrence, il est cité avec d’autres fruits de saison : le raisin et les baies.

quae numero tot sunt, quot in horto fertilis arui


Punica sub lento cortice grana rubent,
Africa quot segetes, quot Tmolia terra racemos,
quot Sicyon bacas, quot parit Hybla fauos. (OV. Pont. 4, 15, 7-10)
Ils sont aussi nombreux que, dans un jardin au sol fertile,
les grains de la grenade rougissant sous la souple écorce,
que les moissons d’Afrique, que les raisins de la terre de Tmolos,
que les baies de Sicyone, que les rayons de miel de l’Hybla.

Ici punica grana désigne très probablement la grenade – punicum, i, n, substantif attesté chez
Pline l’Ancien – mais joue peut-être également sur le rapprochement avec l’adjectif puniceus,
a, um, renvoyant aux Carthaginois, grands producteurs de pourpre, symbole entre autres de
richesse, – le fuit est une richesse pour l’Homme, permettant sa subsistance – et par extension
à l’acception poétique pour ‘rouge’ qui lui est assignée, et attestée chez Horace. Nous
retrouvons un vers similaire :

« Rapta tribus », dixit, « soluit ieiunia granis,


punica quae lento cortice poma tegunt. » (OV. fast. 4, 607-608)
« Après son enlèvement, dit-il, Proserpine a rompu le jeûne
avec trois graines contenues dans l’écorce souple d’une grenade. »

Le verbe rubere est absent mais la structure du pentamètre est très semblable : punica ; même
groupe à l’ablatif, à la même place ; même champ lexical pour grana et poma, respectivement
‘graines’ et ‘fruits’, ici punica poma désigne certainement la grenade ; verbe en fin de vers. Il
est possible qu’Ovide ait volontairement utilisé une même structure afin de s’auto-référencer
ou bien qu’il use de structures de vers préexistantes.

52
b. Le sang de la vigne
Mais l’automne est surtout marqué par les vendanges. Or le rouge est historiquement et
symboliquement la couleur du vin :

Quelle que soit sa couleur réelle, il est symboliquement associé au rouge et le restera
jusqu’à nos jours : le vin blanc, ce n’est pas vraiment du vin89.

Nous retrouvons le participe présent pour qualifier la grappe :

At simul heroum laudes et facta parentis


iam legere et quae sit poteris cognoscere uirtus,
molli paulatim flauescet campus arista,
incultisque rubens pendebit sentibus uua,
et durae quercus sudabunt roscida mella. (VERG. ecl. 4, 26-30)
Cependant dès que tu seras capable de lire les exploits des héros,
les hauts faits de ton père, et d’apprendre ce qu’est la valeur,
la plaine nue blondira peu à peu sous l’épi ondoyant,
la grappe rougissante pendra aux ronces sauvages,
et le bois dur des chênes distillera la rosée du miel90.

Outre son aspect chromatique, le participe se justifie ici par l’aspect vivant de la vigne, la
spontanéité avec laquelle elle donne ses fruits. De plus, la blondeur des épis de blés, suggérée
par le verbe flauescere, s’oppose au rouge de la vigne, rubens : la nature donne de brillantes
couleurs, l’œil pouvant observer tour à tour un jaune éclatant et un rouge foncé. Ainsi s’amorce
le déclin dans l’obscurité que représente l’automne après la grande luminosité de l’été et ses
moissons.

Nous rencontrons également un composé de rubere conjugué : subrubere. Le préverbe


sub- indique une idée d’infériorité, physique ou morale. Ainsi nous pouvons le traduire par ‘un
peu rouge’, dans le sens où il ne s’agit pas d’un rouge franc, la nuance rouge est un peu en-deçà
de celle attendue avec un terme comme rubere.

Saepe sub autumnum, cum formosissimus annus


plenaque purpureo subrubet uua mero,
cum modo frigoribus premitur, modo soluitur aestu,

89
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, p. 32.
90
Traduction légèrement modifiée.

53
aere non certo corpora languor habet. (OV. ars 2, 315-318)
Souvent, aux approches de l’automne, lorsque l’année est dans sa plus belle période,
et que le raisin gonflé d’un jus vermeil est presque rouge,
lorsque nous éprouvons tout à tour un froid qui nous resserre ou une chaleur
qui nous détend, cette inconstance de la température fatigue le corps.

Ce verbe peut également renvoyer à la maturation en cours du fruit, qui n’est pas tout à fait prêt
à être cueilli. De plus, il est accompagné de l’adjectif purpureus, souvent employé pour décrire
le vin ou la vigne.

En effet, comme vu précédemment, il s’agit d’un aliment consacré aux dieux en général
et à Dionysos en particulier.

La vigne elle-même est un don des dieux, et le vin constitue tantôt leur propre sang,
tantôt une offrande qui leur est faite91.

Cet emploi de purpureus se justifie par le fait qu’il renvoie à la noblesse, la divinité, le luxe …
mais également du fait de la couleur naturellement sombre du vin, qui tire sur le violet et que
ce terme permet de rendre.

À propos de dieux, Polyphème tente de séduire Galatée, amante d’Acis, en vantant ses
côteaux :

sunt auro similes longis in uitibus uuae,


sunt et purpureae ; tibi et has seruamus et illas. (OV. met. 13, 813-814)
j’ai sur les longs rameaux de mes vignes des raisins semblables à de l’or
et j’en ai encore d’autres que colore la pourpre ; je te les réserve tous.

Appartenant à Polyphème, il est naturel que cette vigne soit purpurea, puisqu’à la fois présent
des dieux et propriété du fils de Poséidon. Le raisin blanc est présenté comme auro similis,
‘semblable à de l’or’, soit comme un matériau précieux qui n’est pas sans rappeler les parures
des empereurs ou des rois vêtus de pourpre brodée d’or.

Contrairement à Polyphème, Philémon et Baucis sont de pauvres vieillards de Phrygie


qui offrent l’hospitalité à des étrangers qu’ils ne savent pas être en réalité Jupiter et Mercure.

91
Michel Pastoureau, Rouge, histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2019, pp. 31-32.

54
Ceux-ci font apparaître de la nourriture dans leur humble chaumière. Il est possible que cet
épisode ait lieu à l’automne, au vu des aliments cités.

Hic nux, hic mixta est rugosis carica palmis


prunaque et in patulis redolentia mala canistris
et de purpureis collectae uitibus uuae. (OV. met. 8, 674-676)
Alors paraissent des noix, des figues mêlées à des dattes ridées,
des prunes, des pommes parfumées dans de larges corbeilles
et des raisins cueillis sur des vignes aux feuilles de pourpre.

Dans ce dernier vers, les raisins qui sont cueillis, collectae uuae, tandis que les feuilles de vigne
sont pourpres, purpureis uitibus. Nous pouvons donc nous demander s’il s’agit d’une
description de la vigne après les vendanges, car les feuilles rougissent à cette période ou s’il est
question d’un hypallage, purpureus renvoyant en réalité à uuae et non à uitis.

Il est également question des différents types de cépages selon les lieux de production
dans les Géorgiques.

Purpureae, preciaeque, et quo te carmine dicam,


Rhaetica ? (VERG. georg. 2, 95-96)
les pourprés et les hâtifs, et toi – comment te chanter ?
– Rhétique ;

Parmi d’autres régions citées, seul le vin rhétique92 est décrit avec un terme chromatique. Est-
ce à dire que le vin de cette provenance est particulièrement rouge ou sombre ?

Enfin nous terminerons sur la mention du moût qui est du jus de raisin, soit du vin avant
fermentation.

dum modo purpureo spument mihi dolia musto


et noua pressantis inquinet uua pedes, (PROP. 3. 17. 17-18)
Pourvu que mes jarres écument du moût couleur de pourpre,
et que le raisin nouveau souille les pieds qui le pressent,

92
D’une contrée située entre le Rhin et le Danube.

55
L’emploi de purpureus se justifie probablement du fait de la nuance sombre du liquide. De plus,
le poème et le vin sont explicitement dédiés à Bacchus et il est donc naturel de qualifier ce qui
lui appartient de purpureus.

Nous constatons que l’automne est décrit dans des termes chromatiques de rouge,
notamment le verbe rubere mais surtout l’adjectif purpureus, comme pour les fleurs
printanières. Ce choix se justifie par les nuances généralement sombres du vin rouge mais aussi
par la richesse qu’il symbolise, en tant que boisson précieuse et aimée des dieux. D’ailleurs le
vin est régulièrement utilisé pour des libations, comme nous le verrons prochainement.

Ainsi le rouge apparaît sous différentes formes pour décrire différents moments de la
journée et de l’année, offrant des images poétiques plaisantes et marquant le passage de
l’obscurité à la lumière, et inversement.

56

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