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www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-4765-3
De la résilience et du sport
Boris Cyrulnik définit la résilience comme « la capacité à réussir, à
vivre, à se développer en dépit de l’adversité 1 » et « la reprise d’un nouveau
développement après un traumatisme 2 ». Autrement dit, la résilience est
cette reprise d’un développement après une agonie psychique traumatique,
décrite selon plusieurs approches sur le plan biologique, psychologique et
social. Perçue comme un processus dynamique 3, elle représente la réponse
adaptative d’une personne face à l’adversité, en fonction de ses propres
capacités émotionnelles et cognitives 4.
Si la résilience permet à un individu de retrouver un équilibre
psychologique et une renaissance sociale après des événements
traumatiques, qu’en est-il chez les sportifs ? Ont-ils une capacité inhérente à
leur pratique à mieux faire face aux épreuves de la vie que la population
générale ?
Il est aujourd’hui établi que la pratique du sport est bénéfique sur le
plan physiologique et la santé mentale. À titre d’exemple, quand on
compare un groupe d’athlètes à un groupe de non-sportifs, on peut observer
l’impact significatif des facteurs de résilience chez les sportifs et une
amélioration de leur qualité de vie 5. En 2015 une importante revue de la
littérature sur l’approche psychologique de la résilience dans le sport et ses
implications dans la recherche et la pratique clinique a ainsi été menée 6.
Certes, elle fait plus particulièrement état des capacités d’adaptation d’un
sportif face à la difficulté d’une compétition que la démonstration d’un
processus strictement résilient tel que nous l’avons défini plus haut, mais
elle permet largement de préciser plusieurs thèmes illustrant notre sujet. Il
apparaît que la trajectoire de vie d’un sportif est un élément clé de son
devenir et de sa réussite : l’existence de bons facteurs internes
(motivationnels) et externes (soutien sociologique et psychologique)
conditionnera en effet sa réponse adaptative face à l’adversité (blessures,
contre-performances…). Mais que se passe-t-il chez un sportif face au
drame et à la catastrophe ?
Pour Boris Cyrulnik, la résilience est dynamique grâce aux processus
que l’individu met en place : la défense, la protection, l’équilibre face aux
tensions, l’engagement, le défi, la relance, l’évaluation, la signification, la
positivité de soi et la création. Ces différents processus contribuent à
rompre la ou les trajectoires négatives d’un individu pour faire face au
traumatisme 7. Lors de la constitution de notre groupe de travail « Sport et
résilience », nous avons opté en partie pour l’étude de cas uniques
permettant d’illustrer plusieurs types de sportifs résilients et de contextes
sociétaux et sportifs à travers lesquels des facteurs de résilience pouvaient
être décrits ; certains de ces thèmes constituent la trame même de cet
ouvrage collectif.
Le sportif résilient
La blessure chez un sportif est un moment déterminant au cours duquel
tout, entre déni et détresse, peut se jouer. Les interactions entre le sportif et
les soignants et l’efficacité des soins et des soutiens sociaux sont ici
essentielles pour la guérison. Plusieurs étapes interviennent dans le
processus résilient qui est à l’œuvre : la gestion des émotions, la
visualisation de la guérison, la construction de la confiance dans le retour au
sport et la résistance mentale 14.
Après une blessure, la résilience du sportif dépend également de son
haut niveau de compétition, de sa force et de son endurance, mais aussi et
surtout du fait qu’il a précédemment subi d’autres accidents 15, la résilience
étant le fruit de facteurs intrinsèques individuels. Chez des rugbymen
quadriplégiques jouant en fauteuil roulant, les facteurs de résilience
dépendent ainsi de leur capacité au changement et de l’expérience acquise
avant l’adversité 16.
Sport et santé
Nombre de travaux scientifiques semblent indiquer que la pratique du
sport accroît la durée de vie, en particulier sur la facilitation de la
transcription des télomères, laquelle est favorisée au cours de l’exercice. Or
on sait que le raccourcissement des télomères (l’extrémité des
chromosomes) joue un rôle prépondérant dans le processus du
vieillissement 39. Il est sûrement excessif d’établir une relation de causalité
entre le déterminisme ou l’impact génétique et le sport, mais cette approche
a le mérite de bien souligner ce qui est communément admis aujourd’hui
dans le domaine de la santé : l’apport essentiel du sport dans la prévention
de certaines maladies comme l’hypertension artérielle et le diabète.
Qu’il s’agisse de l’adulte jeune ou de la personne âgée, plusieurs études
mettent l’accent sur les liens entre qualité de vie, bien-être, sport et
résilience 40. Une activité physique régulière évite un style de vie sédentaire
et induit une activité physiologique et psychologique positive 41 protectrice
du stress ou des maladies chroniques. Dans une étude concernant le niveau
d’activité physique et les symptômes de dépression et d’anxiété, conduite
sur une cohorte de 33 908 Norvégiens suivis pendant onze ans, il a été
montré que la pratique d’une activité physique d’une à deux heures par
semaine peut prévenir la dépression 42.
Le sport comme mode de vie, la marche, l’activité physique soutenue
pourraient jouer un rôle dans la résilience face aux perturbations
émotionnelles, sorte de guide vers une forme de bonheur 43. Le sport est à
l’interface d’un modèle psychologique, physique et social où le sujet est le
propre acteur de sa santé, dans une perspective individuelle ou plus globale
vis-à-vis de l’organisation de la société qui en tire ainsi un bénéfice
substantiel.
« Je n’ai pas connu mon père mais j’ai eu une mère géniale, dit un
champion du monde de ski, c’est pour elle que je suis là. Jeune, j’ai
été assez dur, j’ai eu une crise d’adolescence assez compliquée.
J’avais besoin de reconnaissance, et pour m’exprimer, ce ne fut pas
l’école, mais le sport. Ça a été mon refuge, et je m’y suis exprimé en
me donnant à fond. J’ai pratiqué plusieurs sports, judo, ski, rallye,
avec toujours le désir d’être le premier, et je l’ai été. » Guerlain
Chicherit, champion du monde de ski free ride 10.
Alors, le désir d’être numéro un pour exister à tout prix fait que l’arène
sportive devient un lieu où l’on fait la guerre : « À mes débuts, la
compétition était le lieu de ma vengeance. J’étais en colère, non pas de ma
vie mais de ma non-reconnaissance due à mes échecs scolaires. J’avais de la
colère aussi envers les autres athlètes. Une colère peut-être naturelle parce
que plus on monte dans le haut niveau plus la compétition devient dure et
l’on se fait des ennemis. Chacun est là pour éliminer l’autre, le détruire,
c’est animal. C’est l’art de la guerre 11. »
Chez ces sportifs, la recherche de succès est porteuse, jusqu’au moment
où un événement, échec ou réussite, vient contrecarrer la belle dynamique.
Ainsi, tant que les causes responsables de la carence affective, et son besoin
de compensation, ne sont pas dépassées, l’équilibre est précaire, les effets
de la réussite sont éphémères, le besoin de se réassurer par le succès est
permanent et la résilience est inaboutie. Car ceux qui subliment leurs
blessures par la réussite et la satisfaction de l’ego sont, le plus souvent,
addicts aux renforcements sociaux produits par la réussite et son cortège de
gratifications symboliques et matérielles. Ils n’en ont que plus de difficultés
à s’en passer. Chez eux, une victoire chasse l’autre mais gare à la défaite.
En effet, ces sportifs sont, de manière assez systématique, plus sujets au
doute, au stress et abandonnent plus facilement en cas d’échec que les
sportifs qui pratiquent pour s’accomplir et pour le plaisir. Chez certains,
c’est la réussite qui est destructrice, incapables qu’ils sont de se remettre du
chemin de Damas accompli à l’obtenir. Telle Marion Bartoli, s’étant
construite douloureusement, championne à Wimbledon, exprimant
immédiatement après sa victoire le début d’une nouvelle carrière… forcée
d’admettre quelques jours plus tard : « J’ai subi beaucoup de blessures
depuis le début de l’année. Je suis le circuit depuis si longtemps, et j’ai
vraiment forcé et tout donné pendant ce Wimbledon. J’ai senti que j’avais
épuisé toute l’énergie restante dans mon corps. J’ai réalisé mon rêve et ça
restera avec moi pour toujours, mais maintenant mon corps n’arrive plus à
tout supporter 12. » Et quand, pour quelques-uns, ces obstacles sont dépassés
en payant le prix fort, la fin de carrière rappelle au héros qu’il est
irrémédiablement déchu. Une « petite mort » redoutable à assumer, du fait
de la disparition des renforcements extrinsèques et du retour à l’anonymat.
L’atterrissage est difficile pour ces colosses aux pieds d’argile : « C’est un
des plus gros traumatismes. Je me disais : “Toi aussi, mon corps, tu me
lâches, je ne veux plus te voir.” Pendant six mois je me suis rasé et lavé
dans le noir pour ne pas me voir changer. Je ne voulais plus me voir, je
n’acceptais pas de laisser ainsi le corps qui avait été mon instrument de
domination… J’ai vécu ma retraite sportive comme une sorte de perte
d’identité. Qu’allais-je faire de ce que j’avais appris ? Qu’allais-je faire de
mes journées ? À quoi j’allais servir ? C’est quoi maintenant ? Mon
atterrissage a pris quatre ans 13. »
Ainsi fonctionne le mental des champions, capable de les sublimer ou
de les abattre. Ces effets, toujours difficiles à surmonter, et quelquefois
ravageurs, peuvent être atténués, voire compensés, par un déplacement de
l’orientation motivationnelle vers la poursuite de buts d’accomplissement
caractérisés par la recherche de plaisir dans la pratique et la recherche de
progrès. Le rôle du coach d’entraînement, véritable accompagnant et
souvent tuteur de résilience, est ici capital. Lui seul peut équilibrer son
athlète afin qu’il obtienne un ratio motivation extrinsèque/motivation
intrinsèque acceptable. Cela par son attitude vis-à-vis de la réussite et des
échecs et la façon dont il en tire les conséquences, au jour le jour, de
manière formelle, et plus encore informelle. La tâche est pour certains plus
délicate qu’il n’y paraît, car pour parvenir à modifier le regard de son
athlète sur ses objectifs et sur lui-même, le coach doit lui-même être animé
de motivations intrinsèques. Ceux tirant la satisfaction de leur ego, en
recueillant la gloire qu’ils n’ont pas eue au cours de leur carrière d’athlète,
de la réussite de leur élève, renforcent celui-ci dans la poursuite irraisonnée
de succès sans lui permettre de pallier les conséquences de l’échec. En effet,
« en même temps qu’il transmet un savoir, l’entraîneur peut – pour le
meilleur et pour le pire – tout aussi bien transférer à son athlète des
signifiants familiaux, des empreintes personnelles particulièrement inscrites
dans son économie affective 14 ». Ainsi « l’histoire familiale influence
l’entraîneur sur les modalités d’engagement dans la pratique d’entraînement
et ses attentes vis-à-vis de l’entraîné 15 ». Et pour le tandem faisant route
commune vers la gloire, « résilier n’est pas sublimer » mais faire de sa
blessure un objet d’élévation de soi-même en réinvestissant autrement la
relation blessée.
J’ai rencontré quelques grands champions ayant réussi à opérer ce
réinvestissement. Quelquefois après de redoutables épreuves, terrassés par
le doute, le stress et la peur de mal faire, au risque, pour l’un d’entre eux,
d’avoir un temps envisagé le suicide à la suite de la perte d’un titre mondial.
Dans tous les cas, cette « renaissance », car c’est bien de cela qu’il s’agit,
eut lieu à la suite d’un investissement affectif envers la personne du coach.
Celui-ci investissant son élève de sa totale confiance. Vérifiant ici la
formule de Sofia Jowett 16, auteure du modèle de co-orientation, qui définit
comment le coach et son athlète partagent leurs buts, et selon laquelle c’est
lorsque le coach a confiance dans son athlète et que l’athlète en confiance
en son coach que l’équilibre est atteint. Un champion du monde m’avait
confié avoir toujours été terrassé par le stress avant d’avoir connu cette
relation de reconnaissance par le coach : « Auparavant, je ne faisais pas du
sport pour le plaisir. Je le faisais pour autre chose, pour réussir, et réussir,
c’était être le meilleur, en handball ou dans un autre sport… Si j’ai fait du
sport avec cette volonté de réussir, c’est que lorsque j’étais jeune, je n’avais
pas dans les yeux des autres la valorisation nécessaire. Le sport m’a permis
de changer cette image aux yeux des autres et pour moi-même. J’ai eu la
volonté de passer du rôle de souffre-douleur à celui qui est respecté. Une
sorte de revanche en quelque sorte 17. » Et ce ne fut que lorsqu’il fut investi
de la confiance du coach – confiance que le père ne lui avait pas accordée –,
au moment le plus critique d’un match international, qu’il dépassa cet état.
Un coach avec qui il me confia avoir noué, après de nombreuses années
d’équipage commun et de compagnonnage apaisé, une relation filiale. Son
tuteur de résilience.
J’ai longtemps cherché, au-delà des exemples rapportés au cours de mes
enquêtes chez des sportifs valides, une plus ample confirmation de mon
hypothèse de la relation entre la blessure psychique, la recherche de la
satisfaction de l’ego et la persistance de l’insécurité exprimée par le doute
et le stress de la compétition. Je l’ai trouvée chez d’autres champions, ceux-
là, handicapés sensoriels ou moteurs, au cours d’une recherche 18 dont
l’objet était de comprendre, via des entretiens, comment ceux-ci ont pu
renaître de leurs blessures tant physiques que psychiques.
Ces entretiens montrent que ces sportifs échappent au risque de
surinvestissement de l’ego et de sa composante narcissique, parce qu’étant
essentiellement – voire exclusivement – portés vers la recherche de buts
d’accomplissement et de progrès. Très probablement, et pour une très large
part, parce que le traumatisme causé par le handicap ayant envahi toute la
sphère émotionnelle, rationnelle et relationnelle, la recherche de progrès et
d’accomplissement de soi passe largement avant la recherche de satisfaction
de l’ego :
Il faut ici remarquer que dans tous les cas, la résilience n’a été possible
que parce que la personne handicapée a bénéficié d’un accompagnement
sécure de la part des parents ou de leur substitut. À savoir : une
reconnaissance non ambiguë de la personne considérée positivement, une
acceptation de son handicap, un lien affectif sécurisant et une ouverture
réaliste et non timorée au monde physique et social. L’ensemble conférant
un sentiment de sécurité personnelle, qui crée la perception d’être à sa place
et de se trouver bien dans son corps – malgré le handicap –, au fondement
de la confiance de base qui permettra d’oser et de se réaliser.
Ces champions m’ont également appris que la recherche de
l’accomplissement de soi n’atténue en rien la rage de vaincre ; deux
motivations jugées souvent à tort comme incompatibles par les valides :
« Je m’entraîne pour me dépasser, pour prendre du plaisir, me fixer
des objectifs ambitieux, progresser par rapport à moi-même mais la
compétition amène un enjeu qui me fait encore plus progresser.
Battre les autres… je suis très content de battre les autres. Même si
ce n’est pas non plus un moteur, c’est ce qui me motive le plus et je
suis très vexé si je me fais battre. Cela m’est arrivé une fois ou deux
et je l’ai très mal vécu. Je me suis découvert quelque part un esprit
de combattant que je ne me connaissais pas. Cela ressort de temps
en temps, je dois avoir cela au fond de moi. » Nicolas Moineau,
champion du monde d’escalade handisport 22.
Enfin, chez les champions handicapés, la fin de carrière est perçue plus
sereinement que chez les valides, comme une forme de prolongement et
non comme une déchirure après une épopée triomphante. Portés vers le
militantisme, ces champions, exclus par une société peu conciliante avec
eux, éprouvent un sentiment d’acceptation de la part de leur communauté,
se sentent inscrits dans une dynamique sociale au sein de laquelle ils
pensent avoir un rôle à jouer, qu’ils commencent à jouer du temps de leur
carrière et qu’ils prolongent une fois éloignés d’elle. Chez eux, la résilience
a une dimension sociale et passe par le partage.
Il est admis que la résilience n’est pas réductible à une motivation
d’accomplissement 25 et que la recherche de reconnaissance sociale ne
permet pas de résilier véritablement. Pourtant, les personnes handicapées,
en s’accomplissant en tant que personne et pour soi-même, parviennent à
résilier. Cet accomplissement produit en effet d’importantes répercussions
psychologiques. À commencer par sortir de l’entre-deux 26, cette zone
limite, mal définie et inconfortable, dans laquelle ces personnes se trouvent,
souvent laissées pour compte, dans les environnements sociaux ou
professionnels habituels. En effet, grâce au sport et à la réussite, la personne
handicapée accède à un statut valorisé qui associe sa condition de handicapé
et sa dimension de sportif, jusqu’à – dans les pays anglo-saxons et
nordiques – ne plus être reconnu qu’en tant que champion et sortir
véritablement de l’entre-deux. Le succès sportif, à la condition que la
reconnaissance sociale ne soit pas le moteur de l’action mais sa
conséquence, constitue ainsi un rite de passage permettant de conquérir un
nouveau statut. Ainsi, la recherche d’accomplissement de soi conduit la
personne handicapée à être reconnue pour ce qu’elle produit et que la
société reconnaît. Le regard porté sur elle change, avec, en retour, une
image valorisée de soi et un renforcement de l’estime de soi. Comme le
révèlent les propos relatés ci-dessous, la victoire remportée sur soi-même,
en s’accomplissant, non pas malgré le handicap, que celui-ci soit natif ou
acquis, mais grâce à lui, permet de résilier et d’accéder à un équilibre de vie
et à un épanouissement personnel :
« Je crois que le handicap peut être une chance de nous permettre
de vivre des situations extraordinaires. Voyante, je n’aurais
probablement pas participé à des Jeux paralympiques, visité autant
de pays, rencontré autant de personnes, connu les mêmes émotions.
J’ai une vie extraordinaire que je n’aurais jamais eue si j’avais été
valide. » Sandrine Aurières-Martinet, championne du monde et vice-
27
championne paralympique de judo .
« Mon “merveilleux malheur”, c’est lorsque je dis que mon
handicap a été une opportunité dans la vie. Au début on se dit : “Tu
as eu une maladie de merde qui va dégénérer, qui va te pourrir ton
quotidien, et qui va t’emporter à la fin.” Et cette maladie de merde
te met sur une voie rêvée qui t’offre des opportunités formidables
dans ta vie. Et ce merveilleux malheur entre en écho avec ma propre
histoire. » Cécile Hernandez-Cervellon, championne du monde et
vice-championne paralympique de snowboard 28.
La santé émotionnelle
Qu’est-ce que la santé émotionnelle ? Nous savons tous ce que l’on
entend par santé physique et santé mentale. L’Organisation mondiale de la
santé (OMS) définit la santé mentale comme « un état de bien-être dans
lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la
vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa
communauté 1 ».
Le concept de santé émotionnelle, quant à lui, est apparu beaucoup plus
récemment, s’appuyant sur le mouvement de démocratisation de la
psychologie entamé à la fin du XXe siècle. Ainsi la santé émotionnelle est
sortie du champ exclusif de la médecine pour se développer dans celui de la
société en général et devenir, petit à petit, l’affaire de tous. Sa définition
varie selon les cultures et les sensibilités, et elle évoluera certainement avec
le temps.
La santé émotionnelle peut être comprise comme un état de bien-être
émotionnel, qui englobe une conscience croissante, au fil des expériences
de notre vie, de l’impact de nos émotions sur les autres aspects de notre
santé, physique, mental et spirituel (sens de la vie). La santé émotionnelle
implique notre capacité à accueillir nos émotions. Elle peut être comprise
comme un espace nous permettant de prendre conscience de la qualité de
notre état d’esprit, de nos pensées, de notre présence, et surtout, de leur
impact sur notre vie, nos relations et notre environnement. Cette conscience
nous amène à la notion du savoir-être, qui peut être définie comme la
capacité à mettre en cohérence nos valeurs profondes avec nos interactions ;
avec soi, les autres et notre environnement.
L’arrivée du concept d’intelligence émotionnelle et de la psychologie
positive, conjointement à celui de la résilience à la fin des années 1990, a
provoqué un mouvement de popularisation de la psychologie, désormais
accessible à un large public. On a assisté à une véritable explosion de
publications sur le développement personnel et du traitement de ce sujet par
les médias. En parallèle, la croissance et la diffusion générale du coaching
ont également nourri la conscience collective de l’impact des émotions sur
la vie quotidienne des individus. La psychologie humaine est ainsi sortie du
domaine réservé de la médecine et de la science.
Depuis, des millions de personnes venues de tous horizons et désireuses
de contribuer au bien-être des autres se sont formées, par une multitude
d’approches différentes, pour comprendre et améliorer la santé
émotionnelle dans des environnements très variés, tels que le management,
l’éducation, la médiation, l’art, et bien entendu le sport. Venus du monde
sportif, les coachs se retrouvent désormais dans tous les secteurs. Cette
fonction de coach s’est intégrée naturellement dans notre société, mais
n’oublions pas qu’il y a moins de vingt ans, parler d’écoute, d’empathie, de
soutien et de bienveillance paraissait bien « psy » pour la plupart d’entre
nous.
Nous pouvons donc considérer que la notion de santé émotionnelle est
née de l’émergence d’une prise de conscience collective de l’impact de nos
émotions sur notre santé et notre bien-être, et de la réalisation que chacun
d’entre nous gagne à mieux se connaître et à développer son savoir-être
pour trouver son meilleur potentiel de bien-être et mieux vivre ensemble.
Sport et bien-être
Dans les années 1970, le sport devient une source de promotion et de
prévention de la santé physique, notamment avec l’arrivée de nouvelles
activités telles que le jogging, l’aérobic et le fitness. Une nouvelle culture
naît ainsi, celle du bien-être, du soin de son corps, de la connaissance de son
corps et de ses besoins. Faire du sport pour développer et cultiver sa santé
physique est même une recommandation médicale, une hygiène de vie.
Pour beaucoup, c’est un mode de vie sociale. Le fait que ces préoccupations
n’existaient pas il y a moins de quarante ans montre la capacité de
changement de l’être humain et nous permet d’imaginer ce que nous
sommes capables de créer avec des intentions au service de la vie et du
bien-être. La même évolution est en train de se produire aujourd’hui avec la
démocratisation de la psychologie et le développement de la connaissance
de soi dès l’enfance.
Du développement personnel
à la connaissance de soi
À la fin des années 1990, une révolution silencieuse démarre avec la
démocratisation de la psychologie. Parmi de nombreux événements, on peut
citer l’arrivée de l’intelligence émotionnelle avec l’ouvrage de Daniel
Goleman 6, la psychologie positive de Martin Seligman 7, la pleine
conscience, avec notamment Jon Kabat-Zinn 8 et Thich Nhat Hanh. Le
concept de résilience, introduit dans les pays francophones par Boris
Cyrulnik, amène un nouveau regard sur la capacité de l’être humain à
rebondir lors d’expériences difficiles, voire traumatiques. Tous ces
événements contribuent à la popularisation de la psychologie ; des mots
comme résilience, empathie, écoute, compétences sociales, soutien et
bienveillance ont pris une nouvelle signification dans la société
d’aujourd’hui.
Les millions de livres vendus chaque année sur le développement
personnel et son évolution dans le monde de l’entreprise et du travail en
général contribuent à transformer les relations humaines au travail. Dans de
nombreux pays, la notion de « compétences sociales », appelées aussi
softskills, est non seulement devenue un terme commun pour les managers,
mais elle fait partie de l’évaluation des compétences professionnelles. En
moins de vingt ans, le coaching, issu du monde sportif, s’est introduit dans
pratiquement tous les domaines et dans le monde entier.
Parallèlement, depuis le début des années 2000, de nombreux projets
scolaires à travers le monde invitent des enfants à développer leurs
compétences émotionnelles et relationnelles. Celles-ci se sont répandues
dans le monde anglophone sous le nom de Social and Emotional Learning
(SEL). Les enfants apprennent à identifier et à nommer leurs émotions et à
écouter celles des autres. Ils développent ainsi des capacités d’écoute, de
gestion de leurs frustrations et des conflits auxquels ils sont inévitablement
confrontés. Avec l’arrivée d’approches centrées sur la pleine conscience, ils
apprennent aussi à repérer et à cultiver leur calme intérieur, pour vivre plus
en paix avec eux-mêmes et en harmonie avec les autres. Cette capacité à
apprivoiser leur intériorité, à mieux se connaître et être en relation avec
l’autre donne la perspective de l’éducation de demain.
Les enfants qui développent ces valeurs et ces compétences par le sport
ou à l’école parlent simplement d’apprendre à se connaître, et non de
développement personnel. L’évolution de cette tendance éducative mène
certainement vers une nouvelle ère et une forme de transition, où on passe
du développement personnel à la connaissance de soi. À l’origine, le
développement personnel puise ses racines dans la guérison, alors que la
connaissance de soi vise la prévention, soit l’anticipation des défis
inévitables qui nous attendent tous. Cette différence d’intention de départ,
de la guérison à la prévention, conduit vers d’autres horizons porteurs
d’espoir pour les nouvelles générations.
Alors que l’apprentissage des compétences socio-émotionnelles se
répand auprès des jeunes, des bancs d’écoles aux grands écrans, avec des
films tels que Vice-Versa de Walt Disney et Pixar, cette nouvelle dimension
éducative est désormais au seuil des portes du sport. La dimension
relationnelle qui est centrale dans le coaching hors du monde sportif s’invite
aujourd’hui dans le sport.
Une perspective d’avenir
« Le sport a le pouvoir de changer le monde parce qu’il a le pouvoir
d’inspirer les êtres. Autour de nous, rares sont les actions capables d’unir
les peuples. Le sport parle à la jeunesse dans un langage qu’elle comprend.
Il fait naître l’espoir là où, auparavant, n’existait que le désespoir. Il est plus
fort que la politique et que les gouvernements pour briser les barrières
raciales, vaincre la discrimination et les préjugés », disait Nelson Mandela.
Prendre conscience de ces changements profonds survenus en si peu de
temps laisse imaginer le potentiel d’évolution pour demain si nos priorités
sont centrées sur des valeurs au service de l’être humain et de la vie. Une
conscience collective s’éveille et un basculement, parce qu’une certaine
partie de la population partage ces valeurs (masse critique), semble
aujourd’hui possible malgré la souffrance humaine existant. Les nouvelles
générations en portent l’espoir. De nombreux jeunes aujourd’hui vivent à
partir d’autres valeurs que celles apparues après la Seconde Guerre
mondiale, telles que le matérialisme ou l’importance du statut social.
Apprendre à se respecter, tout en respectant l’autre, prendre soin de
l’environnement, cultiver la gratitude, apprendre à se connaître afin d’avoir
du discernement entre nos intérêts personnels et ceux du collectif, telles
sont les intentions et les valeurs manifestées par de plus en plus de jeunes
désireux de créer un monde où il fait bon vivre.
Se rendre compte que cette évolution s’est opérée en moins de vingt ans
et écouter la soif de l’être humain pour plus d’équité, de paix et de respect
dans ses relations et son environnement donnent de l’espoir en l’avenir. Le
sport comme terrain d’entraînement à la connaissance de soi est une
opportunité que toutes les fédérations, associations et clubs sportifs sont
invités à saisir.
De l’origine des maux
Il est communément admis que la résilience réside dans le fait de
parvenir à rebondir, après une souffrance ou un trauma, en puisant dans ses
capacités internes. Elle ne fonctionne pas en tout ou rien, encore moins en
totale réussite ou en total échec. De surcroît, le processus de résilience peut
être fluctuant au cours de la vie.
En clair rien n’est définitivement déterminé et acquis. Pire, l’état de
résilience n’est pas définitif ou stable, car nous voyons davantage le
processus de résilience comme un procédé vivant, une sorte de boucle
rétroactive à l’infini qui a pour fonction d’améliorer l’état psychologique,
qui peut être le moyen d’un mieux-être qui nécessite un retour régulier à
l’analyse pour permettre un certain équilibre.
Pour les spécialistes, la résilience apparaît comme relative, partielle ou
n’ayant pas abouti. Toutefois, elle permet d’apprendre à réagir plus
rapidement dans les périodes difficiles, avec cette possibilité de penser avec
une vision globale et systémique. Elle permet de réduire le temps d’accès à
la reprise en main. En d’autres termes, une fois qu’on a pris conscience de
ce phénomène (trauma/choc versus processus résilient), on peut apprendre à
réformer soi-même ses propres schémas de pensée, à se libérer des états
d’âme négatifs et à acquérir un équilibre d’une plus grande maturité
affective. La résilience, ce n’est donc pas « faire avec », c’est « faire de »,
tirer quelque chose de sa souffrance et ne pas s’en accommoder.
La structure de personnalité et les mécanismes de défense apparaissent
ici comme ces outils opératifs incontournables. Cependant, d’autres facteurs
clés interviennent et doivent être pris en compte. Parmi eux, à condition que
leurs interactions soient manifestement positives, figurent les ressorts
psychodynamiques de la résilience, rassemblés sous le sigle NMO :
narcissisme, mentalisation et objet :
– le narcissisme, que nous rapprochons de la notion d’ego, dans ses
dimensions primaire et secondaire, suit une construction et une
évolution particulières, notamment dans les situations de trauma ou de
choc ;
– la mentalisation, processus à part entière, est un mécanisme réflexif
qui se construit dans la confrontation du réel et du construit, de l’ego et
de l’environnement extérieur ;
– l’objet, que nous ne nommerons pas transitionnel, mais qui s’y
apparente fortement, apporte le point d’attache qui apparaît dans le
tumulte. Dans une certaine mesure, cet objet peut être attaché, voire
confondu, avec le tuteur de résilience.
De l’utilité des mots
Nous posons comme postulat que le sport est un environnement propice
et utile à un remaniement économique. Il se présente comme le seuil et la
matière qui fournit à l’individu une réelle mécanique de maturation et de
prise de recul par rapport à son état psychosomatique.
Il peut être défini comme la mise en œuvre d’une ou plusieurs qualités
physiques, qui vont prendre sens dans les activités d’endurance, de
résistance, de force, de coordination, d’adresse et de souplesse. Quelle que
soit la spécialité choisie, cette réflexion inclut toutes les formes de pratique,
notamment le sport loisir, le sport aventure, le sport santé, le sport scolaire
ou encore l’éducation physique et sportive. Si la compétition est présentée
comme le Graal, il existe en effet d’autres formes de pratique mettant plutôt
en avant le plaisir, la santé, l’éducation ou l’épanouissement personnel.
Cette pratique sportive comporte un intérêt notable dans un processus
de (re)conquête de l’homéostasie personnelle, qu’elle soit psychique,
physique ou encore mentale. L’activité physique, appréhendée comme un
vecteur d’évolution, revêt même la double qualité de pansement et de
processus résilient pour un individu qui souffre ou qui a subi un choc
émotionnel important.
Plus précisément, le sport pansement correspond à la période
transitionnelle, cette sorte d’espace temporel inéluctable et bénéfique pour
l’individu qui a besoin de toute urgence de stopper les dérives, de recoller le
puzzle cognitif et émotionnel de son trauma, de faire le point sur l’état de
son ego face au choc et d’évaluer son niveau de résistance. L’effet de la
pratique active va apporter une métrique de la situation, recréer les repères
nécessaires à toute évolution, voire révolution, incontournable épreuve de
dépassement du soi, pour recouvrer l’énergie suffisante à une reconstruction
postévénement. Cette période de mise en sécurité de l’individu, ce
pansement, doit permettre la cicatrisation superficielle des émotions, afin
que l’accès au raisonnement, à l’analyse des faits, soit rétabli. Le
pansement, que peut être l’activité sportive, doit également retenir la
prolifération des ruminations internes, source de graves déséquilibres
psychologiques. Cette toute première étape se présente comme un prérequis
à un temps plus long et plus complexe qu’on peut appeler le processus
résilient.
Ce processus résilient se présente comme un enchaînement de faits ou
de phénomènes qui répondent à un certain schéma et aboutissent à un état
qualifié de mieux-être ou de stable. Cette suite continue d’opérations
conscientes et inconscientes constitue le fondement même de la
consolidation personnelle. L’objectif de ces mouvements intérieurs et
interactionnels consiste à atteindre une résistance accrue aux chocs et doit
permettre à l’être convalescent de calmer ses propres mécanismes
interprétatifs de défense.
Ainsi, l’individu va alterner, de façon plus ou moins consciente, les états
de prise de conscience, d’éveil face à la compréhension d’un phénomène,
les états de réflexivité mentale et psychique permettant d’apprendre de ses
modes de fonctionnement et de dysfonctionnement et les états de feedbacks
(rétroactions), positifs ou négatifs, marquant la valeur de ses interprétations
et le degré de réalité et de clairvoyance de ses comportements à travers des
interactions et des expériences d’altérité avec l’environnement.
De la souffrance à la douleur,
du pansement au processus résilient
« Je n’ai plus envie de souffrir », tels ont été les mots d’explication à la
presse prononcés par Michel Platini pour expliquer son départ en retraite.
En réalité, cette réponse aux médias marque, verbalise la fin de la nécessité
de souffrir comme une solution déclarative. « Je n’ai plus envie de
souffrir », telle pourrait bien être aussi la sublime réponse de l’impétrant
dans le processus résilient.
L’expérience nous enseigne ceci. La souffrance arrive, et elle est
désagréable, différente de la souffrance d’avant qui semblait diffuse et
motivante. Avant, elle était intériorisée et faisait comme partie de la vitesse
– il y a une unité « souffrance-vitesse-technique » que l’athlète connaît
bien. Désormais elle est comme étrangère, et elle dérange. Elle touche la
peau, vient agresser comme un élément exogène qui ne fait plus partie des
muscles. Désormais elle suscite un rejet épidermique, comme si elle était
excessive. L’athlète ne l’accepte plus, car il ne la reconnaît plus.
En réalité il faut distinguer ici souffrance et douleur. Ici l’athlète ne
ressent pas la souffrance, il ressent la douleur. Avant, la souffrance était
réconfortante, car elle était l’étalon de la vitesse et de la performance, de
l’état de forme physiologique, de la capacité à se battre contre la
concurrence. Elle était insufflée à mon escient. L’autre, la douleur, est
massive : une masse s’abat sur le corps entier. Elle ne correspond pas au
sens de l’effort, qui est de savoir distiller la puissance avec parcimonie.
C’est en vérité dans l’émancipation de la souffrance et dans le rejet de la
douleur que réside l’amorce du processus résilient. L’athlète en phase de
résilience va se libérer de sa chrysalide sportive pour effectuer une nouvelle
transhumance vers un monde qu’il est prêt maintenant à accepter, après un
long chemin personnel.
Cette évolution humaine et humaniste nécessite une période
d’incubation, d’une durée plus ou moins longue, pour acquérir les outils de
gestion de l’altérité. C’est là que réside en réalité la double ironie de la
résilience chez le sportif. On observe tout d’abord que les athlètes les plus
rapides sont ici les plus lents. Quelqu’un de très lent est en réalité quelqu’un
qui prend le temps de réfléchir à sa stratégie et à l’économie psychique. Il
ne doit pas s’encombrer et reste concentré sur les sensations de son corps et
sur la direction. Comme l’escargot, il va doucement pour ne pas se faire
emporter par sa coquille, qui est la base de protection. Certes, il est lent,
mais il optimise, il se sécurise. La lenteur n’est qu’une notion de vitesse, et
l’escargot ne connaît pas la lenteur.
Par ailleurs, le sport est le pansement qui mène au processus résilient et
l’en éloigne également. L’enjeu pour l’athlète est de savoir s’arrêter et se
délester du sport pour s’ouvrir à la progression. À l’origine de la souffrance
et à travers la compétition, un athlète est prêt à mourir pour sa discipline et
pour exister au regard des autres qu’il ne veut pas voir. À la découverte de
la douleur, il renonce à mourir, car il ne veut pas faire de peine à l’autre
qu’il recherche ou redécouvre. Le processus résilient peut démarrer
lorsqu’il devient enclin à rechercher le regard de son tuteur de résilience, et
que ce dernier n’est plus sur la ligne d’arrivée.
Sport paralympique et résilience
Des exploits extraordinaires
Ces deux sportifs ont réussi au plus haut niveau. Leur handicap de
départ s’est révélé un avantage à l’arrivée. De même pour Wilma Rudolph
qui, après avoir souffert de poliomyélite, s’est acharnée à exécuter ses
exercices de rééducation afin de retrouver le contrôle de ses jambes et qui a
finalement surcompensé son déficit en devenant la femme la plus rapide du
monde. L’élégance de son style et sa vélocité de course lui ont même valu
dans les années 1960 le surnom de « gazelle noire » – expression censée
décrire sa foulée ample et légère, qui n’est pas sans connotation raciste.
Il y a bien d’autres sportives et sportifs qui ont fait de leur présumée
faiblesse une force. En 2006, le Néo-Zélandais Mark Inglis gravit l’Everest
avec deux prothèses qui remplacent ses pieds, auparavant gelés lors d’une
ascension du Mount Cook. Le 21 mai 2013, Arunima Sinha, ancienne
joueuse de volley-ball et de football de niveau national amputée d’une
jambe (en dessous du genou) suite à un accident, atteint elle aussi le
sommet le plus haut du monde. Le Français Phillipe Croizon, qui a perdu
ses bras et ses jambes dans un accident, traverse quant à lui la Manche à la
nage, une épreuve considérée comme « l’Everest » des nageurs de longues
distances.
On pourrait aisément rallonger la liste des personnes en situation de
handicap qui ont réussi de tels exploits. Nombreux sont les athlètes
paralympiques qui ont fait preuve de résilience, qui ont surmonté les
adversités, qui ont trouvé la merveille dans leurs malheurs pour réussir à
être à la hauteur, voire battre ceux que l’on appelle les athlètes « valides 4 ».
Des attitudes ambiguës
La jeune femme qui monte sur la plus haute marche du podium, après
avoir gagné la finale du 100 mètres papillon, est triste. Elle aurait tant aimé
participer, tout comme en 2008 à Pékin, aux Jeux olympiques, et pas
seulement aux Jeux paralympiques – à la suite d’un accident de scooter, sa
jambe gauche a dû être amputée au niveau du genou. Mais la nageuse sud-
africaine Nathalie du Toit a raté en 2012 sa qualification olympique pour le
10 kilomètres nage en eau libre, battue d’un dixième de seconde par sa
compatriote Jessica Parker. Quatre ans auparavant, en terminant quatrième
les 10 kilomètres aux championnats du monde, elle s’était qualifiée pour les
Jeux olympiques à Pékin où elle avait réussi à obtenir la seizième place
malgré son handicap 38.
Les attitudes envers le mouvement paralympique sont généralement
ambiguës : d’un côté, on admire la volonté et les prouesses des athlètes
paralympiques et on les considère comme des héros qui ont surmonté leur
sort difficile ; de l’autre, on éprouve de la pitié pour eux. Si les Jeux
olympiques reflètent une sorte de darwinisme social dans les arènes
sportives, les Jeux paralympiques, par contre, évoluent dans un espace de
liminalité, logés dans un entre-deux 39. Ils ne font pas vraiment partie du
sport-spectacle, professionnel et féroce, mais ils ne sont pas non plus un
téléthon, un événement caritatif. Étrangement, le mouvement paralympique
ne semble pas utiliser le potentiel créateur qui caractérise en général les
stades de liminalité 40 ; il tend plutôt à copier son grand frère, le mouvement
olympique, prenant ainsi le risque de rester une pâle copie à l’ombre de
l’original. De leur côté, en perpétuant les standards de beauté physique, de
fitness, en propageant la logique de la performance absolue, les Jeux
olympiques contribuent à exclure les personnes en situation de handicap,
car ils encouragent une vision du monde ableist, par référence aux
personnes capables (« able ») et sans handicap, qui se trouvent posées en
norme sociétale.
L’écart entre les deux Jeux et les deux mouvements est plus large que
les dirigeants des deux organisations ne veulent le faire croire. Les Jeux
olympiques et les Jeux paralympiques se trouvent en opposition binaire et
hiérarchique. Tant que la logique de la performance absolue dominera dans
le sport, tous ceux qui ne font pas partie des spectaculaires catégories du
plus haut niveau resteront à la marge. Les sportifs et plus encore les
sportives paralympiques seront considérés comme des athlètes de deuxième
classe. Ils seront les perdants dans un monde sportif basé sur le marché et
l’entreprise libre 41. Certes, il y a bien des athlètes paralympiques qui attirent
l’attention des médias et qui sont devenus des stars, mais leur notoriété se
limite encore trop souvent à leur pays d’origine, comme c’est le cas de
Louise Sauvage pour l’Australie, Rick Hansen pour le Canada, Béatrice
Hess pour la France ou Teresa Perales pour l’Espagne. Pour dépasser la
seule notoriété nationale, il leur faut d’abord dépasser les frontières du
cercle paralympique et avancer sur le territoire olympique – comme l’a fait
notamment Oscar Pistorius, classé par le magazine Time parmi les cent
personnes les plus influentes du monde, qui en a fait la « définition même
de l’inspiration au niveau mondial 42 ». Malheureusement, ce même
Pistorius est devenu peu après surtout connu pour son implication dans un
horrible crime…
Actuellement les Jeux paralympiques sont le deuxième événement
multisport dans le monde. Depuis les Jeux de 1988 à Séoul, où les athlètes
paralympiques ont pour la première fois utilisé les mêmes installations
sportives que leurs collègues olympiques, l’intérêt des médias pour cet
événement s’est considérablement développé. Des études montrent
cependant que sa couverture médiatique est toujours beaucoup moins
importante que celle des Jeux olympiques 43. De plus, les athlètes
paralympiques sont souvent présentés de manière stéréotypée comme
victimes de leur sort, comme différents ou autres. Les Jeux paralympiques,
et avec eux les participants, sont ainsi toujours marginalisés 44.
Comme les athlètes paralympiques ne correspondent en général pas aux
valeurs socialement construites que l’on attribue aux sportifs et sportives de
haut niveau – la force physique, la virilité et l’attrait érotique –, ils suscitent
relativement peu d’intérêt auprès des médias et du grand public 45. Les
sportives paralympiques souffrent même d’une triple discrimination : elles
ne répondent souvent pas à l’image de l’athlète physiquement indemne et
« capable », n’ont pas la virilité des sportifs et ne possèdent pas le sex-
appeal de la plupart des sportives olympiques 46. Cette médiatisation, plus
ou moins discrète et stéréotypée selon les pays, ainsi que le faible intérêt du
public peuvent être ressentis comme l’expression d’un manque de
reconnaissance du mouvement paralympique. Cela ne contribue pas à
augmenter l’estime de soi des athlètes en situation de handicap. S’ils
profitent d’un certain respect et d’une certaine attention, ce n’est
généralement que pour la courte période des Jeux. Quelques rares athlètes
paralympiques comme Oscar Pistorius peuvent attirer l’attention publique
sur une période plus longue. Mais ils doivent cet intérêt moins à leurs
exploits sportifs qu’à leur statut de cyborg et à une intrusion dans le monde
olympique qui suscite de vives discussions publiques.
Respect et accessibilité
C’est en améliorant l’accès aux sports, par des mesures
d’accommodation et d’adaptation des équipements ou des règles, qu’on
pourra promouvoir l’inclusion des sportives et sportifs en situation de
handicap et favoriser davantage leur résilience 63. Toute catégorisation
risque de créer des structures hiérarchiques et hégémoniques et, finalement,
de marginaliser les groupes qui ne sont pas conformes à un modèle de sport
qui, somme toute, ne valorise vraiment que la performance absolue. Le fait
d’avoir deux catégories de Jeux, les uns pour les athlètes paralympiques, les
autres pour les athlètes olympiques, entretient une vision qui rabaisse les
uns et fait des autres la norme d’excellence.
Ce ne sont pas les standards de la société non handicapée qui devraient
procurer les référentiels exclusifs pour le succès de la résilience chez les
personnes en situation de handicap, même s’il y en a parmi elles qui
remplissent largement ces critères. Pour dépasser l’oxymoron « athlète
handicapé » il faut, d’un côté, réduire le handicap par une amélioration de
l’accessibilité du sport et, de l’autre, redéfinir le terme d’« athlète » en
respectant aussi la performance individuelle relative. Pour que le sport
puisse développer tout son potentiel de résilience, aussi bien pour les
athlètes paralympiques de haut niveau que pour la large communauté de
personnes en situation de handicap, nous devons réduire les obstacles
handicapants, en supprimant les barrières d’accès au sport, y compris au
sport de haut niveau, afin d’améliorer l’inclusion et le respect de ces
personnes. Mais il faut aussi redéfinir le terme de « sport » et (re)mettre
davantage l’accent sur ses valeurs intrinsèques, tout en reconnaissant la
performance relative. « En termes de processus de base par lequel un
homme ou une femme avance sur la route vers ou sur l’échelle de la
perfection relative, il y a en effet peu de différence philosophique entre
“olympisme” et “paralympisme”, entre athlète “olympique” et athlète
“paralympique” », insiste Fernand Landry 64.
Sport olympique et sport de haut niveau pour les personnes handicapées
ne sont pas incompatibles. Mais une inclusion durable des athlètes
handicapés dans la logique du sport de haut niveau demande des efforts
pour élargir au maximum les possibilités d’accès, pour que ces athlètes
puissent trouver des activités dans lesquelles ils peuvent être compétitifs au
plus haut niveau. Les Jeux olympiques devraient devenir plus accessibles
pour les athlètes en situation de handicap et les Jeux paralympiques, au lieu
de vouloir imiter leur grand frère olympique et suivre la logique du sport-
spectacle, se souvenir des valeurs de coopération, de solidarité, de
sociabilité et de performance relative, pour offrir ainsi un festival de joies et
de rencontres aussi à ceux qui sont atteints de déficiences sévères.
La reconnaissance des performances relatives comme de véritables
performances sportives et la reconnaissance des personnes en situation de
handicap comme des membres de notre société à part entière permettraient
à ces personnes de percevoir et de développer leurs capacités particulières.
Cette reconnaissance est une condition sine qua non pour développer une
estime de soi par le sport, qui peut alors devenir un puissant tuteur de
résilience 65.
Aventure, marche et résilience avec
des jeunes en souffrance
Des jeunes en rupture
La marche est souvent guérison, elle procure la distance physique et
morale propice au retour sur soi, la disponibilité aux événements, le
changement de milieu et d’interlocuteurs, et donc l’éloignement des
routines personnelles. Elle ouvre à un emploi du temps inédit, à des
rencontres, selon la volonté de chance du marcheur ou du voyageur…
Comme l’anthropologie recherchant le « regard éloigné », elle est propice à
une redéfinition de soi. Ces ressources propres à la marche et au voyage
sont souvent utilisées par le travail social comme activités de médiation
proposées aux jeunes en souffrance.
Le mal de vivre adolescent ou l’immersion dans la délinquance ne sont
nullement une fatalité, ils n’augurent en rien d’une voie toute tracée. Chez
ces adolescents délinquants ou immergés dans les conduites à risque, les
tuteurs de résilience que sont les parents ou les enseignants, les adultes de
leur entourage ont échoué à les réconcilier avec le monde, à leur donner le
goût de vivre. La parole d’August Aichhorn reste pertinente aujourd’hui :
« Une carence éducative est à l’origine de tout délit. Celui qui y a été
poussé ne peut être tenu pour responsable et la priorité doit être de remédier
à cette carence éducative 4. » Bien entendu, il ne s’agit nullement
d’« excuser », mais de prévenir ou de pallier ces failles pour donner leur
chance à ces jeunes.
La formule de la résilience pour un individu est toujours singulière, elle
n’est jamais la résultante de schémas préétablis ou d’une structure
psychique quelconque. Avec les mêmes soutiens, les uns s’en sortent,
d’autres non. Seul importe ce que le jeune fait de ces structures, des
soutiens dont il dispose, il n’est jamais passif devant les circonstances, il
s’approprie son histoire pour la transformer, il n’est jamais sous l’influence
pure des autres à son entour depuis sa naissance, mais de ce qu’il fait lui-
même de ces influences. Il est toujours en négociation avec les événements,
il ne les prend jamais de plein fouet, il dispose de ressources de sens
propres à les amortir, ou pour un autre à les amplifier s’il campe dans une
position de victime qui lui donne un statut, une reconnaissance par défaut.
La plupart de ces jeunes en souffrance trouvent un jour une issue et
donnent une signification et une valeur à leur existence. De ce moment le
juge a posé un premier jalon en surprenant le jeune délinquant qui
s’attendait à une répression de ses actes ou à une sévère admonestation. Son
système d’attente vole soudain en éclat devant un homme ou une femme
d’autorité qui loin de lui imposer la prison ou une punition lui demande de
choisir lui-même entre une sanction ou une longue marche. La marche est
une suggestion inattendue, elle ne bénéficie guère de valorisation, surtout
pour les jeunes générations, avec son éloge de la lenteur, du silence, de la
contemplation, de l’intériorité, etc. 5. En revanche, elle a l’attrait d’une tâche
impossible, elle est un défi qui devient acceptable si le jeune apprend
qu’une poignée d’autres ont réussi. Une longue marche est aussi à ses yeux
une aventure, un accomplissement physique, un dépaysement susceptible de
l’attirer. S’il accepte cet appel de l’ailleurs, il rompt le temps circulaire de
sa délinquance ou de ses routines de souffrance. Il n’est plus dans un temps
prévisible et répétitif, il relance la durée vers l’inattendu. Il commence un
travail intérieur sur la personne qu’il sera peut-être au terme de l’épreuve, il
retrouve un projet et coupe court à ses ruminations antérieures. Pour
d’autres jeunes, la surprise est venue de la proposition déconcertante d’un
travailleur social de les emmener ailleurs, dans un autre pays pour une
longue marche, en opposition avec les activités habituelles de leur
établissement. Rupture radicale de la sédentarité qui imprègne ces jeunes
pour remettre leur corps en marche, les amener à nouveau à la sensorialité
heureuse du monde, aux émotions, à l’effort. Elle favorise l’esprit
d’indépendance, la prise d’initiative, la curiosité, la confiance en l’autre, la
solidarité, l’estime de soi.
L’association Seuil, fondée par Bernard Ollivier, prend en charge des
jeunes que lui confient des services de l’État (juge des enfants, inspecteur
de l’ASE…) pour une expérience de mise à distance de l’entourage
immédiat et dans un objectif de réinsertion sociale qui repose sur l’idée que
ces jeunes disposent de ressources qu’ils ne soupçonnent pas. Ce sont des
mineurs, entre 15 et 18 ans. Avec un(e) accompagnant(e), ils effectuent
autour de vingt-cinq kilomètres par jour à pied pendant un peu plus de trois
mois sur un parcours de 1 800 kilomètres environ, sac au dos, sans portable,
sans console de jeux, sans musique, sans alcool, sans cannabis ou autres
produits psychoactifs. Difficile austérité mais plus exaltante sans doute que
celle de la prison. Prix à payer pour un retour au lien social.
En amont il y a des entretiens, des rencontres pour interroger leur
volonté de partir et de mener l’expérience à son terme, les jauger, identifier
leurs failles ou leurs forces. Une telle entreprise ne s’effectue pas sans un
désir du jeune de changer quelque chose de son rapport au monde. Il ne
s’agit pas de lui donner un sac à dos et de le laisser partir, un dispositif
soigneusement pensé accompagne la démarche. Le jeune est un acteur de
son projet, il le réfléchit, n’ignore ni ses devoirs ni ses droits, et il sait
pouvoir à chaque instant trouver l’interlocuteur dont il a besoin s’il va mal.
Tous disent ne jamais se sentir exclu d’un échange ou d’une réunion les
concernant. Les parents ont également leur mot à dire quand ils sont encore
impliqués auprès de leurs enfants.
Certains ont déjà un parcours judiciaire, bénéficient d’une liberté
conditionnelle ou d’un aménagement de peine ; d’autres sont signalés par
des travailleurs sociaux car ils entrent dans une zone de turbulence sans
avoir encore de soucis avec la justice, ils sont mal dans leur peau et
commencent à se disloquer. Le jeune, bien entendu, est volontaire, sachant
qu’il peut renoncer à tout moment. Il reçoit au départ un appareil photo
pour nourrir une mémoire visuelle de son expérience, le rendre attentif aux
lieux, aux situations, aux visages, qu’il lève à nouveau les yeux sur le
monde et les autres, et renonce à l’hypnose de l’écran. Il est encouragé à
tenir un journal de sa progression. Les jours de repos sont consacrés à la
visite de lieux intéressants du voisinage pour le rendre éventuellement plus
curieux du monde qui l’entoure s’il ne l’était pas déjà auparavant.
Le jeune peut écrire à ses parents ou à ses amis. Le responsable de
marche reste en contact régulier avec l’association. Chaque semaine un
rapport corédigé par le jeune et son accompagnant est envoyé à
l’association qui éventuellement le transmet aux parents, au juge, à
l’éducateur référent. Une série de petites procédures veillent à la sécurité du
cheminement et organisent la possibilité d’une intervention immédiate en
cas de problème.
Les accompagnant(e)s sont des hommes ou des femmes sans profil
professionnel déterminé, ils viennent de tous les milieux, ils se sentent
concernés par ce projet, par un long cheminement avec le jeune. Ils
acceptent un emploi du temps aléatoire et permanent pour un salaire
modeste. Ils n’ont aucun préjugé sur le jeune qu’ils encadrent, ils ne
connaissent que des bribes de son histoire et ne l’enferment jamais dans une
réputation, une imposition de statut qui rendrait vaine l’expérience de
rupture. Le jeune doit sentir qu’il a une chance de se déprendre des rôles
anciens qui parfois lui pesaient. La marche proposée est encadrée par une
série d’objectifs comme celui de lui permettre l’élaboration de repères pour
vivre avec les autres, développer son autonomie, sa confiance en lui et dans
les autres, l’amener à se construire pour le temps du retour et notamment à
travers un projet professionnel. Les premières rencontres avec les
représentants de Seuil sont décisives, il importe d’emblée de créer la
confiance : « J’ai senti qu’ils voulaient vraiment m’aider », dit l’un d’eux.
« Ils étaient différents des éducateurs qui me suivent d’habitude », dit un
autre. Leur sécurité et leur santé sont garanties par le certificat médical du
départ mais aussi par les soins portés en cas de blessures, d’ampoules ou de
fatigue. La marche n’est pas une quête de performance mais un
cheminement intérieur qui appelle d’abord la reconnaissance des soucis ou
des joies du jeune. Elle se teste d’ailleurs durant une semaine avec l’équipe
d’accompagnement afin de préciser les règles, se répartir les tâches, se
préparer physiquement.
L’engagement de l’accompagnant dans l’aventure est aussi un outil
essentiel. Tout au long du jour et de la nuit, il est soumis aux mêmes efforts,
aux mêmes joies et aux mêmes soucis. À l’écoute, il protège, explique,
encourage, rappelle le cadre… Le jeune et lui se forgent une histoire
commune, une mémoire, qui fait toute la valeur de l’expérience, ils gèrent
ensemble le budget, cuisinent, font leur lessive, etc. À la fin du premier et
du second mois de randonnée, l’équipe de soutien composée du responsable
de marche, du (ou de la) psychologue et/ou de l’éducateur ou éducatrice du
jeune se rend sur place pour évaluer le parcours, revenir sur d’éventuelles
tensions entre les deux marcheurs. Après un mois, un ou deux comarcheurs
se relaient à tour de rôle pour une semaine, pour introduire des différences,
une rupture des routines minuscules qui s’établissent au fil du parcours.
Lors de sa progression le jeune pense à sa réinsertion, il est conseillé,
accompagné à ce propos pour ne pas le laisser démuni à son retour. Pendant
trois mois il est livré à son intériorité, à sa réflexivité, mais au sein d’un
dispositif de soutien discret et efficace. Il est en permanence reconnu et
soutenu. Il y a une fête pour le départ et une fête pour le retour. Manière de
traduire la scansion symbolique induite par la marche. Les rapports
hebdomadaires rédigés par le jeune et son compagnon de route montrent, au
fil des jours, comment il évolue, s’ouvre aux autres 6.
Des expériences proches sont menées dans d’autres cadres. Ainsi, par
exemple, Thierry Trontin, éducateur spécialisé, emmène des jeunes marcher
dans le désert marocain. Ce sont des jeunes abîmés, déjà en rupture, placés
dans des établissements d’aide à l’enfance. Il part par exemple avec sept
jeunes sous l’égide d’un guide berbère dans l’Atlas, à Merzouga, avec des
dromadaires pour porter le matériel et un hébergement assez sommaire à la
belle étoile avec des duvets et des couvertures. À la différence de Seuil, une
telle entreprise compose avec le nombre, les tensions, les conflits ouverts.
Les éducateurs y demeurent des professionnels accoutumés à gérer les
groupes, à accompagner les jeunes. Mais une ritualisation accompagne la
progression. L’équipe rencontre chaque jeune individuellement pour
mesurer son désir d’ailleurs et de changement, elle les réunit ensuite autour
d’un repas, les jeunes ont fait connaissance, rêvé du voyage, dit leurs peurs,
leurs espoirs. Sur les lieux, un bâton de parole paré de ficelles de différentes
couleurs récupérées sur le harnachement des dromadaires autorise une
distribution fluide de la parole lors des soirées où les jeunes font le point sur
le voyage. Il devient au fil de la marche une source de changement de
regard les uns sur les autres, il donne la parole sur un mode solennel qui
restaure le poids des mots et du silence. Quant aux éducateurs, plongés dans
les mêmes découvertes et les mêmes fatigues que les jeunes, leur
qualification professionnelle est débordée même si elle demeure : « Nous
devenons un peu des guides, ou plutôt des aînés qui ont dépassé certaines
épreuves de la vie et peuvent en parler à certains moments 7. » Là aussi le
retour est ritualisé par des rencontres, des repas et la publication d’un
ouvrage qui met en scène le périple des jeunes en leur donnant la parole.
Retour
Pour nombre de ces jeunes, leur marche est un accomplissement, elle
vient mettre un terme aux échecs qui émaillent leur existence et elle
restaure leur estime de soi, elle leur rend confiance pour affronter ce qui
était le plus dur pour eux avant leur départ : une intégration sociale
heureuse. L’un d’eux dit combien il est désormais différent : « Quand je
suis parti, j’étais un blaireau. Depuis que je suis revenu, je suis un héros. »
Phrase emblématique que Bernard Ollivier aime à citer. Un tel périple en
effet n’est pas donné à tout le monde, il marque une existence tout entière.
Souvent le fait de vivre plusieurs mois de marche dans des conditions
d’existence qui tranchent avec l’ordinaire, amène les parents à découvrir au
retour un grand jeune homme ou une jeune fille en pleine santé alors qu’ils
ont vu partir un enfant maladroit et mal dans sa peau. Un père est ému de
voir que son fils a non seulement mûri mais aussi grandi, l’éducateur
précise : « Non, monsieur, il s’est redressé. » Trois mois plus tôt, voûté, les
yeux au sol, il n’osait pas regarder ses interlocuteurs dans les yeux.
D’innombrables autres marches pourraient être ainsi mises en
perspective pour montrer combien elles amènent le jeune à mûrir et lui
donnent le désir de grandir. L’ouverture au monde se traduit par
l’apprentissage de la langue du pays traversé, la découverte de la lecture :
« Il s’est mis à lire », « Il a étudié le Coran et le connaît mieux que nous
maintenant, et il a parcouru aussi la Bible et la Thora », etc. Il s’agit bien de
« marches de rupture », donnant lieu à une réconciliation avec soi et les
autres. Le jeune rompt les cercles vicieux où il s’essoufflait, brise les
routines de sa souffrance, de son agressivité, de ses trafics ou de ses vols.
Mais simultanément il vit une expérience de retrouvailles avec le lien social
après un détour, un cheminement initiatique. Il redevient apte à se projeter
dans le temps pour réfléchir à une formation ou chercher un emploi. Batoul,
en situation d’échec, reprend goût aux savoirs scolaires. Rémi confirme son
intérêt pour la mécanique moto et envisage de s’y former à son retour. Il
pense à l’écriture d’une lettre de motivation pour un emploi. Delphine
décide de devenir éducatrice canine…
Hamed a frappé un éducateur, adolescent timoré, mère effacée, père
brutal. Il a totalement désinvesti l’école et ignore ce qu’est l’Italie, où il va
marcher plusieurs mois, se demande si les dinosaures existent, s’il y a la
mer en France, etc. Il n’aime pas écrire, il enregistre avec une caméra une
mémoire de sa marche. Il n’a aucune autonomie et agace parfois son
accompagnant. Le soir, au gîte, ils font du théâtre ensemble, écrivent des
intrigues, et Hamed joue avec passion. Pour son anniversaire, quand il est
autorisé à parler à ses parents, son père répond mais raccroche vite,
plongeant l’adolescent dans la déprime. Peu à peu le chemin érode
l’amertume et l’amène à réfléchir. Et puis il y a la découverte de la mer, la
beauté des lieux, l’issue du voyage. Il a réussi. Il décide d’être paysagiste.
Valéry découvre avec étonnement qu’on lui fait confiance. « Pendant la
marche j’ai beaucoup parlé avec Olivier (son accompagnant). Je lui ai dit
des choses que je n’ai jamais dites à personne. Ça me faisait du bien d’en
parler. Et surtout j’étais sûr qu’il le garderait pour lui. » Il se transforme au
fil du chemin, il n’est plus le même à l’arrivée. Il est néanmoins condamné
à un an de prison pour d’autres affaires restées en suspens. « Mais en
sortant, c’était fini les bêtises. Je n’ai pas recommencé avec la drogue. La
marche, c’est quelque chose qui m’a vraiment aidé. J’ai pris confiance en
moi. Et quand on me disait : “T’as fait des conneries”, je répondais : “Oui,
mais j’ai fait quelque chose de bien, et c’est la marche.” 8 » Ces jeunes ont
souvent refusé l’école, mais au fil du temps ils réinvestissent leur avenir,
découvrent l’importance de la réussite scolaire ou de la nécessité d’une
formation professionnelle. Le chemin est une reconstruction, un
remaniement profond du sentiment de soi. Certes, il n’est pas un miracle
éternellement renouvelé, le jeune doit être partie prenante de son désir de
changer, mais rares sont ceux qui récidivent.
Pour le jeune empêtré dans son histoire, mal dans sa peau, délinquant et
confronté à des parents dépassés, mal aimants ou maltraitants, la marche est
une échappée belle loin des ruminations. Et loin aussi du groupe de copains
qui enferment en soi, contraignant à des comportements attendus. Elle est
une suspension des contraintes d’identité et du poids qui les accompagne.
Se défaire de soi, des images qui lui collent à la peau, est pour lui une
chance, la découverte qu’un autre monde est possible et qu’il n’est
nullement voué à la fatalité. Sur les routes, face à des interlocuteurs qui lui
font confiance d’emblée, ignorent les étiquettes qui induisent ses
comportements, il a la possibilité de se reconstruire. Ces mineurs à
problèmes sont aussi victimes des préjugés intériorisés qui les amènent à se
comporter comme on attend qu’ils se comportent. La coexistence avec des
hommes et des femmes qui les voient autrement, sous une forme propice et
confiante, exerce un effet symbolique considérable. Pour une fois les
adultes ne sont pas là pour les réprimander ou leur interdire des activités
mais pour « inter-dire », c’est-à-dire partager avec eux, négocier les faits et
gestes de la vie quotidienne dans une mutuelle reconnaissance. Même les
relations à l’autorité sont transformées quand des adolescents sont
contraints de demander leur chemin à un policier qui leur répond
paisiblement avec le sourire. Quand le jeune arrive au bout du chemin ce
n’est pas seulement le regard qu’il porte sur lui-même qui s’est transformé,
mais aussi celui de ses parents, de ses frères et sœurs, de sa famille, de ses
amis. Il est valorisé, admiré.
Malgré les difficultés inhérentes à un groupe de sept jeunes aussi mal
dans leur peau les uns que les autres, Thierry Trontin fait lui aussi un bilan
heureux du parcours. L’un des jeunes comprend que s’il va mal il est moins
périlleux de s’isoler que de chercher l’affrontement ; une jeune en refus
scolaire négocie son retour à l’école, obtient son bac et poursuit ses études.
Un autre marqué par le Front national découvre la valeur de
l’interculturalité et abandonne son racisme en se mettant à chanter des
textes de Brassens, un autre se réconcilie avec sa famille. Le journal de bord
du groupe dit la douleur du retour en France mais aussi l’émerveillement
des découvertes, des rencontres, le chemin intérieur parcouru. Comme le dit
Thierry Trontin lui-même, le séjour de « rupture » se double d’un « séjour
de suture ».
La marche est un sas pour disparaître de soi, échapper aux contraintes
de l’identité 9. Pendant des mois le jeune prend justement la clé des champs.
Il laisse chez lui son état civil, son histoire, ses soucis, ses responsabilités
sociales, familiales ou professionnelles. Il est libéré aussi des impositions
de statut qui lui enjoignent d’être à la hauteur d’un « bon coup » ou en tout
cas de tenir en permanence sa « réputation » auprès de son public
coutumier. Il est de sa seule initiative de se dévoiler et de donner des
informations à ce propos à ceux et celles qu’il croise sur les sentiers. La
marche allège le fardeau parfois d’être soi, relâche les pressions qui pèsent
sur les épaules, les tensions liées aux responsabilités sociales et
individuelles. Hors de la trame familière du social, il n’est plus nécessaire
de soutenir le poids de son visage, de son nom, de sa personne, de son statut
social… Le jeune tombe les éventuels masques de sa vie personnelle car
personne n’attend de lui qu’il joue un personnage. Il est anonyme, sans
engagement autre que l’instant qui vient et dont il décide de la nature. Pour
une durée plus ou moins longue, il change son existence et son rapport aux
autres et au monde, il est un inconnu sur la route ou les sentiers. Il est en
congé de son histoire et s’abandonne aux sollicitations prodiguées par le
chemin. Cette suspension, cette échappée belle hors de toute familiarité
rendent propice la métamorphose personnelle. D’un bout à l’autre
l’adolescent est plongé dans des circonstances radicalement différentes de
celles de sa vie habituelle.
Métamorphoses
La marche est un détour pour retrouver le lien social et non plus y être
en porte-à-faux. Le jeune est amené à un recul sur la signification de son
comportement, ce qui le suscite, son incidence sur les autres grâce à la
présence d’un aîné qui n’est pas là pour « venger » la « société » mais pour
lui permettre d’avancer dans une meilleure connaissance de lui-même. Il y a
chez un jeune moins une mauvaise volonté qu’une souffrance enfouie qui
l’éloigne parfois de la réciprocité du lien social. La souffrance aussi possède
ses routines et ses ornières dont il faut lui donner les moyens de sortir. La
punition au sens classique renforce en lui l’idée de son extériorité au monde
et son combat pour ne pas s’y soumettre. Proposer une longue marche c’est
le prendre par surprise et lui donner une chance là où il craignait une
punition. Une telle attitude l’inscrit d’emblée dans la reconnaissance et non
dans la subordination tout en le rappelant cependant à ses responsabilités.
Ce n’est pas la vie qui est devant nous mais la signification que nous lui
prêtons, les valeurs que nous mettons en elle. Le jeune en rupture avec son
existence ne sait plus où il va, où il en est, il a l’impression d’être devant un
mur invisible et d’être condamné à piétiner à jamais devant un monde qui
lui échappe. Sortir de l’impasse impose la force intérieure d’y projeter une
allée de sens, de se fabriquer une raison d’être, une exaltation, provisoire ou
durable, de renouveler le sentiment d’existence. La fenêtre que le jeune
dessine dans le mur de son impuissance et qu’il finit enfin par ouvrir tient
parfois au chemin ouvert par une marche de longue durée. Marcher c’est
retrouver son chemin.
La marche dénude, dépouille, invite à penser le monde dans le plein
vent des choses et rappelle au jeune l’humilité et la beauté de sa condition.
Elle est l’occasion d’une purification de soi, d’un examen de conscience.
Elle amène à se reprendre, à clarifier sa relation aux autres ou au monde
lors de périodes de turbulences personnelles. Toute marche de longue durée
aboutit à la même transformation intérieure 10. En mettant le corps au centre
sur un mode actif, elle rétablit le jeune dans une existence qui lui échappe
au regard de son histoire meurtrie et de conditions sociales et culturelles qui
le mettent encore à mal. Le recours à la forêt, à la montagne, aux sentiers,
est un chemin de traverse pour reprendre son souffle, affûter ses sens,
renouveler sa curiosité, et connaître des moments d’exception éloignés des
routines du quotidien. Bien entendu le jeune ne découvre que ce qui était
déjà en lui, mais il lui fallait ces conditions de disponibilité pour ouvrir les
yeux, accéder à d’autres couches du réel et mobiliser les ressources qui
dormaient en lui. Mais s’il ne se transforme pas en artisan de son existence
rien ne se fait, il passe son chemin en laissant derrière lui une chance qu’il
n’a pas su saisir. La qualité de présence des accompagnants est justement là
pour le soutenir et l’amener à mettre au jour ses capacités. Ces mois de
marche peuvent ne posséder qu’une valeur minime si le jeune ne les
transforme pas en un cheminement intérieur, s’il ne lâche pas la bride de ses
soucis, s’il n’amorce pas une réconciliation avec les autres. Ils emmènent
infiniment loin et pourtant au cœur de soi, et aboutissent au retour au
sentiment d’y voir plus clair, d’avoir élagué bien des tracas. Tout dépend
surtout de ce que le jeune lui-même fait de ce temps de disponibilité,
d’ouverture, ce temps qui n’appartient qu’à lui, où il importe de savoir qui
l’on est et où l’on va dans son existence.
La marche est confrontation à l’élémentaire. Certes, elle s’inscrit dans
un espace imprégné de social et de culturel, mais elle est surtout tellurique.
En soumettant à la nudité du monde, elle sollicite le sentiment du sacré. Ces
jeunes marcheurs découvrent la nuit avec stupeur quand aucune lumière des
magasins ou de l’éclairage urbain ne vient la détruire, ils voient les étoiles
qu’ils n’avaient jamais vues, ils entendent un silence qui les effraie mais les
bouleverse aussi. Ils apprennent à se taire ensemble sans que la
communication soit interrompue. Ils se sentent à leur juste place, immergés
dans une zone magnétique où vivre possède enfin une évidence lumineuse.
En découvrant le monde à pas et à hauteur d’homme ils se mettent en
posture de se découvrir soi, de retrouver un essentiel qui n’appartient qu’à
soi mais qui signe parfois une renaissance. Les lieux possèdent parfois un
don de guérison ou de rétablissement de soi. La marche est aussi une
manière de retrouver son centre de gravité après avoir été jeté à l’écart de
soi par les événements de la vie. Elle rétablit une échelle de valeurs que nos
routines tendent à faire oublier. Dans ces conditions, chacun est nu devant
le monde qui l’entoure, il se sent responsable de ses actes, il est à hauteur
d’homme et peut difficilement oublier son humanité élémentaire.
Une longue marche poursuit par des moyens insolites le chemin
éducatif au cœur du travail social, en continuant à voir le jeune comme un
interlocuteur qui vaut la peine qu’on discute avec lui, et non un intrus qui
perturbe le fonctionnement collectif. Elle est susceptible de rompre une
histoire personnelle douloureuse ou en porte-à-faux, les expériences à ce
propos sont innombrables. Elle est possibilité d’une redécouverte de
l’étonnement d’exister, elle est propice pour chacun, surtout pour ceux qui
avaient oublié combien le monde est étendu au-delà des murs de leur
habitation. La durée du cheminement, son issue positive sont des données
puissantes pour restaurer ou construire l’estime de soi, la confiance en ses
ressources propres. Ces voyages nourrissent une démarche initiatique, ils
procèdent à une lente remise au monde, une renaissance. Au terme de la
marche le jeune n’est plus le même qu’au départ.
Valeur de l’accompagnement
La marche et le voyage n’ont aucune vertu intrinsèque de rétablissement
du goût de vivre. Ces actions mettent le jeune dans des conditions
favorables à une reprise en main de son histoire, elles ménagent des tuteurs
de résilience par la qualité et la réciprocité de la relation
d’accompagnement, les innombrables rencontres avec les populations
locales. « Le processus de résilience permet à un enfant blessé de
transformer sa meurtrissure en organisateur du moi à condition qu’autour de
lui une relation lui permette de réaliser une métamorphose », écrit à ce
propos Boris Cyrulnik 11. Il est en position de nouer un empowerment, une
capacité à renverser les conditions affectives et relationnelles jusqu’à
présent défavorables pour reprendre le contrôle de son existence. Dans cet
environnement sécurisant, il est en mesure d’échapper aux impositions de
statut qui l’enferment sous l’angle réducteur des troubles qu’il génère. Son
« identité négative » n’est plus de mise. Il redevient l’artisan lucide de son
existence. La notion de « zone d’arrimage psychique » avancée par Michel
Lemay 12 s’applique parfaitement à la mouvance relationnelle en jeu dans ce
genre de dispositif.
Il ne s’agit en aucun cas d’assister le jeune mais de l’aider à s’aider à
s’en sortir. Ce sont des initiatives fondées sur la confiance et sur le fait de
créer ensemble un cheminement à travers le temps et les éventuelles
sinuosités du chemin. Le jeune n’est ni livré à lui-même ni sous tutelle, il
est accompagné dans un contexte de mutuelle reconnaissance même si
l’aîné porte une responsabilité plus grande à son égard. L’autonomie mise
en œuvre est modulée par le fait de vivre ensemble, de partager un projet.
L’accompagnant(e) n’est pas là pour le réprimer ou limiter ses mouvements.
L’autorité exercée rejoint l’étymologie. Il est celui ou celle qui rend le jeune
auteur de soi, lui rappelle le cadre, qui rend le parcours moins menaçant.
Pendant des semaines ou des mois, le jeune se dit avec un adulte qui
accueille sa parole et se présente également comme support fiable
d’identification. Par son comportement, ses gestes, son regard, sa voix,
l’accompagnant(e) maintient une présence solide et rassurante. La rencontre
est au cœur du dispositif, elle implique chez lui une constance, une
patience, une endurance pour maintenir face au jeune une présence solide et
compréhensive, mais sans complaisance. Pour nombre des jeunes impliqués
dans ces longues marches, les adultes de référence n’ont jamais assumé leur
responsabilité d’éducateurs ni même parfois de parents. Ils ont vécu
longtemps une absence de containing et un manque de reconnaissance de
leurs proches. Personne n’a jamais cru en eux, personne ne les a investis
d’amour et d’attention. L’accompagnant(e) est parfois soumis à des tests,
des exigences hors du cadre défini, et sa tâche est de continuer à assurer une
bonne contenance en sachant amortir les moments de tensions, sans jamais
se départir de son rôle. Il absorbe les dissensions sans que le jeune perde la
face ou se sente incompris. La résilience se noue dans les échappées belles
de la relation, les paroles, les confidences, les silences, les émotions, les
partages, les épreuves surmontées ensemble… Elle n’est pas donnée, elle se
tisse au fil du chemin. Ces actions proposant un accompagnement de longue
durée sont centrées sur la singularité du jeune, à travers patience, parole,
silence, écoute, partage, mais sans le solliciter directement, il est dans son
rythme, ses attentes. Rien n’est forcé de ses défenses. Il s’en affranchit de
lui-même quand la confiance est créée.
Dans certaines histoires de vie une ou plusieurs rencontres établissent
des échappées belles par les significations inattendues qu’elles dévoilent et
qui enracinent soudain à la vie. Ce sont des rencontres initiatiques car elles
provoquent l’amorce d’une renaissance. Elles rompent avec l’amertume et
ouvrent un chemin. Elles sont parfois brèves, l’autre ne mettait pas toujours
dans son geste ou sa parole un tel poids d’existence, il ne s’en souvient pas
toujours. Mais leur réception a agi à la manière d’une chimie intérieure pour
cristalliser autre chose. Elles ont changé le regard sur soi et sur le monde,
brisé les anciennes routines de sens, et nourri une reprise en main plus
propice de son existence. Ce sont des personnes qui ont prodigué sans
toujours le savoir une confiance qui a surpris le jeune et lui a ouvert un
autre horizon. Comme des sourciers, elles ont fait jaillir des ressources et
des significations que le jeune possédait déjà à son insu et que les
circonstances extérieures neutralisaient. Parfois elles ont seulement écouté
avec amitié, elles n’ont pas jugé, elles ont accrédité la parole du jeune.
Le fait d’aller au bout du chemin donne au jeune l’élan pour se
reconstruire 13. Il apprend de son infortune initiale et il en fait une force
intérieure, une maturation pour reprendre son existence en main. Mais il
fallait en amont ce dispositif d’accompagnement, cette lente décantation
opérée par la marche, cette qualité de relation qui a redéfini son existence
en profondeur. Le jeune sait d’où il vient, mais sa tâche est de forger son
histoire à venir en s’efforçant de rompre avec les violences qu’il a
traversées, en se dépouillant de ce qu’elles ont provoqué en lui d’amertume,
de ressentiment. Il est dans la nécessité d’abandonner un jour la rumination
de la victime pour endosser la force intérieure de qui devient désormais
l’artisan de son existence. La résilience est un processus toujours en
mouvement, une sollicitation des ressources intimes mises à l’épreuve au fil
des circonstances. Elle n’est jamais linéaire mais toujours en prise sur
l’environnement, et donc sur les significations que le jeune projette à son
propos. Les autres qui comptent à ses yeux jouent un rôle essentiel dans la
reconquête de soi pour le meilleur ou pour le pire. Ils sont quelquefois des
obstacles majeurs en s’opposant au jeune, en lui refusant toute confiance,
tout amour, et toute compréhension. Ou bien, à l’inverse, leur
encouragement, leur présence, en favorise l’essor.
Le jeune à la fois répare son histoire, se dégage de ses actions
antérieures sans les nier pour investir le temps qui vient de manière
heureuse. Au fil du chemin il se construit une capacité à sentir la relativité
des choses, à accepter la pluralité des mondes et à devenir un acteur parmi
les autres dans la reconnaissance de leurs différences mais aussi de sa
valeur propre. En changeant le regard sur soi, en démentant les jugements
dépréciatifs, il se dépouille des comportements anciens qui lui collaient à la
peau et composaient son personnage aux yeux de son entourage, il entre
dans une autre dimension de son existence. Il n’est plus dans la pesanteur
des comportements qui s’imposaient à lui sous la contrainte symbolique du
regard des autres ou du fait de la puissance d’attraction du soulagement
éprouvé par le recours à l’alcool, à la drogue, aux scarifications, etc. Cette
modification du sentiment de soi est une autre naissance.
À quoi s’accrocher quand
on raccroche ?
Réévaluer son désir
Combien de jeunes (sportifs) sont partis conquérir le monde avec un
poids énorme sur les épaules qu’ils ont su transformer en quelque chose de
créatif ? Une revanche à prendre, un complexe d’infériorité, une dette
familiale, un sentiment d’humiliation, un besoin de reconnaissance… Le
milieu sportif est plein de récits de résilience qui surgissent pour la plupart
longtemps après la fin de carrière, quand le héros peut enfin avouer d’où il
vient vraiment et par où il est passé. D’autres préfèrent en parler le plus vite
possible pour briser un tabou ou se débarrasser d’un secret familial.
L’événement traumatique agit comme un véritable point de non-retour à
partir duquel la mission se construit, le retour en arrière est inapplicable et
insensé.
Selon Arsène Wenger, l’entraîneur historique de l’équipe de football
d’Arsenal, « beaucoup de footballeurs qui ont perdu un frère puisent leur
force dans l’idée d’être fort pour deux 6 ». La force du champion est sa
fragilité ! C’est ce que révèle régulièrement le travail clinique en milieu
sportif comme dans le cas de ce jeune joueur de tennis évoluant longtemps
dans l’ombre de son frère aîné. Ce grand frère plus doué était promis à un
avenir radieux tracé dans le tennis professionnel jusqu’au jour où il a subi
un accident de moto qui lui a fait perdre une jambe, détruisant tous ses
espoirs d’ascension sportive. Quelque temps après cet accident, il confie
alors une mission à son frère adolescent : « Maintenant c’est à toi de jouer
et de faire ce que je ne pourrai jamais accomplir. » Qu’on transmette un
poids ou qu’on libère le chemin, dans les deux cas, il s’agit d’une mission à
accomplir. Quelques années plus tard le petit frère en question réussira à se
hisser parmi les cinq meilleurs joueurs du monde.
En 2007, nous avons demandé à une douzaine de champions ce qu’ils
défendaient pendant leur carrière autrement que le résultat sportif 7. Dans
leur intimité, ils avaient tous le sentiment, conscient ou inconscient, d’être
investis d’une mission, ce sentiment qui donne du sens à la pratique et qui
libère de l’énergie quand d’autres ne peuvent plus avancer. Parmi les idées,
idéaux, styles et causes défendus, nous retrouvions par exemple :
– démontrer à tous ceux qui m’ont rabaissé que je peux y arriver ;
– rétablir mon lien à la filiation : j’ai compensé l’absence de mon père
en prenant comme substitut mon entraîneur pour qui j’étais prêt à tout
faire ;
– rembourser la maison hypothéquée de mes parents ;
– laver le sentiment d’humiliation lié à une dette familiale (je pars à 14
ans à l’autre bout du monde pour gagner, ramener des titres et éponger
la dette) ;
– une fille du Maghreb peut réussir dans le milieu du grand froid ;
– prouver qu’on peut réussir à gagner des grands titres dans l’athlétisme
sans se doper ;
– démontrer qu’on peut devenir le meilleur joueur du monde dans un
sport dominé par une centaine de millions de Chinois qui ont les
meilleurs entraîneurs, les meilleurs joueurs et qui s’entraînent plus que
personne d’autre.
Ces missions donnent au projet le sens dont il a besoin ; elles sont
nécessaires pour se transformer en quête absolue. Mais, une fois la mission
accomplie et avec elle le caractère forgé, que devient ce désir de prouver la
capacité à aller jusqu’au bout ? Certes, on peut encore vivre longtemps sur
ses acquis et pourquoi pas en tirer des bénéfices secondaires ? Mais vient un
moment où le besoin de renouveau, le besoin de faire ses preuves, de se
défier, de se révéler surgit.
Et si les champions ont pour la plupart de quoi vivre, leur mission
initiale a peut-être moins de sens qu’auparavant, ils n’arrivent pas
forcément à la renouveler, à se régénérer. Ils peuvent continuer à
s’accrocher à leurs valeurs (travail bien fait, respect des consignes, souci du
détail…), mais est-ce qu’ils peuvent chercher le même type d’émotions lors
d’une prise de parole en entreprise 8 ? Trouver une nouvelle mission ou faire
valoir sa mission initiale ailleurs nécessite d’enlever une couche de peau qui
remet le champion de nouveau à nu. Dans cet espace « entre deux » des
questions surgissent. C’est un moment de négociation avec soi-même :
– « J’en suis où dans ma vie ? »
– « Qu’est-ce qui est encore possible ? »
– « Comment faire pour me respecter ? »
– « Qu’est-ce que j’ai vraiment envie de faire ? »
– « Comment canaliser ma rage, mon esprit de revanche, mon besoin de
réparation ? »
En attendant, nous observons pendant cette phase un flottement
identitaire avec cette absence de désir qui caractérise la dépression. Et là
aussi, les champions ne font pas les choses à moitié. Ils sont prêts à côtoyer
les extrêmes en s’isolant, en s’enfermant chez eux et en passant des mois
entiers en peignoir à la maison, rideaux fermés. Déboussolés, désorientés,
en perte de repères. La honte est installée. Ils restent chez eux mais ne
savent plus où ils habitent. Pendant quelques mois – souvent plus – ils vont
tout faire à l’inverse de ce qui les a amenés à s’élever.
Durant cette période transitoire le surinvestissement sportif n’est plus
possible. C’est là où certains vont jusqu’à développer d’autres sources de
dépendance, à l’image de ce nageur qui a commencé à se laver les mains
une trentaine de fois par jour pour rester en contact avec l’eau et retrouver
des sensations. Pour d’autres, la dépendance peut devenir destructrice
quand ils sombrent dans un vice, l’alcool, la drogue, le jeu… Et comme tout
bon jusqu’au-boutiste ils ne perdent pas l’habitude d’aller vers l’extrême.
En attendant d’accéder à un nouveau désir, l’animal blessé se réfugie dans
la solitude et parfois même dans la destruction.
Certes la dépression constitue un élément vital du travail de deuil à
effectuer, elle nous rappelle que le champion a donné une partie intime de
sa personne, elle est par conséquent indissociable à ce moment de ce grand
flottement. En revanche, le désir nous aide à exister, il est impossible de
créer ou de se dépasser sans qu’il y ait un sens. Le désir est ainsi plus que
jamais lié au sentiment d’identité : « Une fois que je sais ce que je veux (et
ce que je ne veux pas), je peux exister avec une vision d’où je veux aller. »
Pour savoir où aller, le besoin de se tourner vers autrui s’avère vital. Les
offres et demandes ne manquent pas, encore faut-il trouver une nouvelle
mission qui a du sens. Certains champions se contentent d’un business
lucratif, un statut qui leur permet de continuer un train de vie confortable, là
où d’autres cherchent un projet fort ou une idée forte à défendre.
Et que dire de la perte d’un objet outil aussi fondamental que le corps
hyperperformant ? Pour certains champions très attachés à leur physique,
hypernarcissiques, la fin de carrière est synonyme d’« abandon corporel ».
Le témoignage de ce triathlète illustre à quel point la célébration du corps
peut tourner en honte existentielle : « Pendant un an, je ne me suis pas
rendu compte, mais je n’osais plus me regarder dans le miroir. C’était un
moment important, j’ai refusé de l’accepter. Je me rasais ou je me lavais
dans le noir. Cela a été difficile pour moi de le dire, mais je l’ai écrit, c’est
un traumatisme important 9. »
Mettre des mots sur ce qu’on ressent peut constituer la base d’une
élaboration psychique. Le passage à la verbalisation et à l’écriture révèle un
des talons d’Achille du milieu sportif où la prise de notes, voire l’écriture
n’est pas encore un réflexe naturel. Pour Daniel Costantini, ancien
sélectionneur de l’Équipe de France de handball, « en sport collectif en
particulier, le verbe, la plupart du temps, est complètement confisqué 10 ».
Faisant référence au milieu du football de très haut niveau, il souligne qu’ils
fonctionnent « sans utiliser le verbe ». Le verbe, cette nourriture peu
exploitée, sous-estimée mais tellement bien maîtrisée par les grands
entraîneurs et autres accompagnateurs qui savent à quel point certains mots
peuvent donner du sens et des ailes.
« Ne venez pas à l’entraînement, venez vous entraîner ! » Si des
champions comme Stéphane Diagana se rappellent encore des années plus
tard de phrases qui les ont marqués, c’est que leurs entraîneurs (Fernand
Hurtebise en l’occurrence) ont su chercher le verbe qui fait la différence
pour faire passer leur message. Le sérail reste comme souvent enfermé dans
ces traditions orales où le vocabulaire reste limité, même s’il y a une
tendance à se former et à s’ouvrir vers d’autres milieux du côté de certains
entraîneurs. Parfois on a l’impression qu’il n’y a que 15-20 mots clés qui
servent de manière exclusive pour échanger, expliquer tout, à l’image de
certaines chaînes de radio qui passent toujours les mêmes chansons sans se
renouveler ou chercher des musiques plus sophistiquées.
Selon François Ducasse il est nécessaire d’ouvrir « le ventre des mots »
– par exemple, « la discipline, la rigueur, le mental, le talent, la pression, la
concentration, le projet, la confiance » – pour les décliner et les rendre plus
aptes à l’appropriation. Autrement le grand mot sera utilisé comme un mot
magique, « comme s’il suffisait de le prononcer pour que les choses
adviennent 11 ».
Et même si le sportif n’est pas nourri par des textes ou par la culture
comme les comédiens ou chanteurs, il a besoin de se nourrir de mots qui ont
du sens pour lui. À lui de s’entourer de personnes porteuses d’une
nourriture intellectuelle à la hauteur de ses ambitions. Dans son travail de
sensibilisation et de prise de conscience des dimensions culturelles de nos
discours, Jérôme Bruner s’interroge sur le récit en tant que mode de pensée.
Pour lui, la dynamique du récit ne se déclenche que lorsqu’apparaît une
rupture dans la banalité 12.
Le business des partages d’expérience de champions en entreprise nous
livre une illustration caractéristique de la difficulté à se renouveler. Quand
le champion raconte son parcours, le public le regarde avec des gros yeux
d’enfant et se réjouit d’avoir touché du bout des doigts une aventure
exceptionnelle. Une semaine plus tard, quand on leur demande ce qu’ils ont
retenu, on note peu de contenu, plutôt des traces émotionnelles : « il est
sympathique », « quel courage »…
Les champions qui peuvent aller plus loin en racontant leur récit se font
plus rares. En dehors du désir de partager son expérience, cela demande
l’effort de « penser son sport et sa carrière » pour être capable d’extraire
l’essence de son vécu. Quand vient la prise de recul, la mise en mots par
l’interprétation des sens est plus délicate sans aide extérieure. Pourtant, il y
a un vrai besoin de pouvoir raconter son histoire pour identifier les
différentes étapes, compartimenter son récit et être ainsi rassuré sur la clarté
de son histoire personnelle : « Voilà ce que j’ai vécu, voilà ce que j’ai
appris, voilà comment je me suis créé grâce au sport. » Penser des mots et
les sortir de sa bouche est déjà une manière de lâcher prise. C’est comme si
aller voir ailleurs permettait de mieux revenir et, pourquoi pas, d’aider à
l’éclosion d’un nouveau désir.
Le temps de la résilience
Le temps, ce partenaire privilégié avec lequel le sportif de haut niveau
doit compter et composer, parfois même jouer, fractionnant sa journée, son
année, sa carrière, en multiples temps distincts, programmés, contrôlés,
devient plus que jamais son acolyte avec l’arrêt du sport de haut niveau. En
effet, la reconversion est un processus dynamique qui s’inscrit dans une
certaine temporalité. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si on lui a
accolé le concept de « transition », comme pour souligner l’idée qu’il
faudrait prendre son temps ou, tout du moins, que se reconvertir prendrait
du temps. Le temps est exigeant : il demande respect. Et la résilience s’y
soumet : elle n’est pas innée, elle n’est pas offerte, elle se construit au fil de
son histoire, des opportunités et des rencontres.
Sur un plan théorique, Taylor et Ogilvie (1994) sont les premiers à
s’être intéressés et arrêtés sur cette temporalité spécifique de la
reconversion du sportif de haut niveau 2 : ils retracent, qui plus est, de
manière schématique et hiérarchique, le parcours entier d’un tel processus,
distinguant et représentant ses différentes étapes successives sur un plan
vertical. Verticalité qui ne va pas sans rappeler le mouvement de clepsydre,
du temps qui s’écoule, et ce passage délicat, ce rétrécissement du goulot de
l’étape trois, nommée « qualité de la transition de carrière ». En amont, les
raisons de la retraite selon leur degré de contrainte (blessure, désélection,
conflits…), puis les facteurs internes et externes liés à l’adaptation, parmi
lesquels on peut mentionner le soutien social, les stratégies de faire face, la
planification de la retraite ou encore l’identité de soi. C’est ce que nous
pourrions finalement appeler le temps pragmatique de la reconversion.
Mais qu’en est-il du temps psychique ? Qu’en est-il lorsque celui-ci ne
se superpose pas au temps pragmatique ? Reste-t-il encore du temps pour la
résilience ou l’horloge s’enraie-t-elle ?
Le temps psychique, le temps intérieur, lui, ne peut être schématisé,
encore moins calculé, mesuré : il se pense, se vit, s’intériorise pour pouvoir
s’élaborer. C’est un autre temps, une sorte de hors temps. Celui qui
permettra au sportif de haut niveau retraité de désinvestir libidinalement son
objet d’amour, désormais perdu. Ce n’est en effet qu’au prix de ce
douloureux mais nécessaire travail du deuil, qu’une chance pour une autre
naissance pourra d’abord se rêver, pour ensuite prendre éventuellement
place dans le réel. Les énergies libidinales, en se détachant de l’objet perdu
sport, pourront de nouveau être mises à profit, partir à la conquête d’autres
lieux de convoitise et le sujet réinvestir de nouveaux objets de plaisir. Mais
pas de conquête sans rêverie ; pas de rêverie sans manque, sans perte. Le
manque comme objet cause du désir, en référence à Lacan. L’athlète retraité
serait-il alors une forme d’illustration du manque ? Non qu’il ait été, du
temps de son règne, édifié par la complétude, même s’il la recherchait avec
avidité, ou alors l’objet sport n’aurait pas trouvé sa place, mais avec l’arrêt
du haut niveau, c’est une perte à multiples facettes à laquelle il doit
désormais se confronter : perte du sport et de sa pratique intensive, perte
d’un corps performant et esthétique, perte d’un statut social hautement
valorisé, perte d’un environnement surprotecteur. La perte dans tous ses
états. Il faut injecter une bonne dose d’imagination pour se réconforter… La
tâche se complique d’autant qu’il s’agit de rêver à d’autres objets, alors que
l’objet d’amour définitivement perdu est encore présent dans le réel, parfois
sous ses yeux, derrière l’écran, et que les autres, les survivants,
« s’amusent » encore avec. C’est là en effet une spécificité de la retraite
sportive de haut niveau : l’objet perdu reste « objet de jouissance 3 » pour
d’autres, « pour ses rivaux ». La tentation d’y rester attaché, l’illusion
d’entretenir la même relation privilégiée pour échapper au vide du moi est
grande. Et avec elle, le risque de voir le déni devenir un véritable
compagnon de fortune dont il sera difficile de se séparer. Comment
combattre l’adversité lorsque l’adversaire n’est pas ? La résilience s’empare
de la souffrance pour lui résister.
J’aime à me rappeler la parabole de Cyrulnik 4 qui, à propos de la
formation des perles dans les huîtres, explique que celles-ci sont la
résultante d’un système autodéfensif de l’huître contre un petit, mais
sérieux agresseur, les grains de sable. Et d’ajouter : « La perle naît donc
d’une blessure au creux d’un coquillage, et sans blessure, pas de perle. Il y a
bien des perles dans nos vies qui naissent de nos blessures. » Il est de ces
reconversions qui sont des bijoux.
Les supporters de la résilience
Des supporters, les sportifs de haut niveau en ont bien connu au temps
de leur gloire, emportés par l’élan d’actes d’amour sincères, vrais, ceux qui
prennent source dans le Moi, sans recherche a priori de bénéfice
secondaire, si ce n’est celui de se sentir vivant. Mais l’amour n’est que
conquête incessante : il ne peut être gardé en lieu sûr, il est incertain,
soumis à la temporalité, prêt à filer à toutes pattes, à s’évaporer. Le sportif
retraité en fait bien souvent la douloureuse expérience ou alors il est élevé
au rang de figure mythique. Combien avouent se sentir seuls, délaissés,
abandonnés ? À la perte de l’objet d’amour s’ajoute le sentiment de perte
d’amour des prétendants eux-mêmes, « endeuillés », en mal d’objet
d’amour, puisque leur héros n’est plus. Les mouvements de foule ont ceci
de tragique qu’ils peuvent embarquer dans leur sillage tout un chacun qui se
trouve sur son chemin. L’entourage du sportif retraité est malheureusement
parfois sur ce chemin, à l’épreuve lui aussi de la perte. La relation doit
opérer un changement. On sait, dans le deuil, l’importance de la présence de
l’entourage comme agent étayant 6, lequel, une fois endeuillé, risque de
compliquer le deuil, obstruant l’expression émotionnelle dont l’un des
avatars est le maintien dans la culpabilité. Dans ce contexte, et sans doute
en attendant que les relations de chacun à la perte se nouent différemment,
ce sont d’autres supporters, des « supports-à-être » qui vont initier le sportif
retraité à la résilience. Ces tuteurs de résilience sont aux couleurs de la
mixité : parfois juste de passage, parfois même insoupçonnés ou bien, au
contraire, bien installés, au côté du résilient à jamais. Mais ils ont tous en
commun ce pouvoir de convoquer le changement, tels des révélateurs du
Moi, de ses potentialités. Ils sont aussi toujours investis par le résilient en
tant qu’agents « nouveaux », soit qu’ils n’aient jamais eu à rencontrer
l’athlète maintenant retraité, soit que leur relation soit désormais déprise de
la valence négative de la perte de statut. Car pour résilier, un athlète retraité
a besoin d’une reconnaissance et d’une acceptation dans et par l’autre de sa
nouvelle condition, lui assurant un sentiment de sécurité personnelle. Ce
n’est qu’à ce prix que l’alchimie peut agir, les capacités de rêverie se
remettre en marche : oser rêver à un après autrement, sans l’objet d’amour.
Achille, lui, a trouvé sur la route de sa reconversion, un chief scout, un
de ceux dont la fonction est justement de recruter de nouveaux joueurs dans
un club. De son œil aguerri, ce dernier a repéré en l’ex-joueur de football un
ailleurs potentiellement nouveau : un autre regard a ainsi été posé sur
Achille, qui s’y est accroché comme un nouveau-né s’accroche au regard de
sa mère, il y a pris appui pour s’élever et s’assurer qu’une chance pour une
autre naissance allait participer au réel. Mais le signifiant lui-même n’a-t-il
pas aussi résonné de manière singulière pour Achille qui est devenu quasi
bilingue ? Tiré de l’anglais, scout signifie en effet « éclaireur » : Achille
venait de trouver un chef éclaireur. Une sorte de guide en somme, capable
de réveiller et de coordonner ce que nous avons appelé les éclaireurs de la
résilience, les potentialités psychiques. Quoi de plus « parlant » qu’un chef
éclaireur, qu’un chief scout, pour conduire sur le chemin de la
reconversion ? Les tuteurs de résilience sont ainsi éligibles pour diverses
raisons dans lesquelles l’inconscient a toute sa place.
Pourtant, à l’épreuve de la singularité, on trouve aussi, de façon non
intuitive, des tableaux qui résistaient malgré tout. Non que la seule
évocation du changement sous-entendu dans la reconversion convoque chez
ces personnes une forme de conservatisme dans lequel se meut un
renforcement des mécanismes défensifs, mais bien parce qu’une grande
figure est absente du discours : le conjoint.
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