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Sénégal : La liberté d’expression et de réunion doit être respectée

Des enquêtes sur les décès et les blessures de manifestants devraient être ouvertes et les
personnes arrêtées arbitrairement devraient être libérées.

Des manifestants scandent des slogans lors d’une manifestation contre l’arrestation du leader
de l’opposition et ancien candidat à l’élection présidentielle Ousmane Sonko, devant le Palais
de justice de Dakar, au Sénégal, le 8 mars 2021

(Nairobi, le 12 mars 2021) – Les autorités sénégalaises devraient veiller immédiatement à ce


qu’une enquête indépendante et minutieuse soit ouverte sur les décès signalés d’au moins 10
personnes et sur les blessures de centaines d’autres lors des manifestations qui se sont
déroulées dans le pays depuis le 3 mars 2021, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le
gouvernement devrait libérer les personnes détenues en raison de leurs convictions politiques
ou de leur participation à des activités pacifiques.

Des manifestations ont éclaté dans tout le Sénégal après l’arrestation le 3 mars d’un éminent
leader de l’opposition, Ousmane Sonko, dirigeant du parti politique Patriotes du Sénégal pour
le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), dans la capitale, Dakar. D’après les entretiens
menés par Human Rights Watch avec huit activistes, manifestants et journalistes, et d’après
les reportages des médias et les rapports de groupes nationaux et internationaux de défense
des droits humains, les forces de sécurité ont lancé des gaz lacrymogènes, ont dans certains
cas tiré à balles réelles pour disperser les manifestants et ont arrêté au moins 100 personnes.
De nombreux manifestants ont répondu par des jets de pierres sur les forces de sécurité, par
des pillages et en brûlant des pneus, des voitures et d’autres biens. Mais il a été rapporté que
d’autres ont manifesté pacifiquement.

« Alors que le Sénégal traverse sa pire période de troubles depuis des années et que d’autres
manifestations sont prévues, les autorités devraient veiller à ce que les forces de sécurité
respectent la loi », a déclaré Ida Sawyer, directrice adjointe de la division Afrique chez
Human Rights Watch. « Les décès récents de manifestants ainsi que les blessures devraient
faire l’objet d’enquêtes crédibles, et les membres des forces de sécurité ayant fait un usage
illégal ou excessif de la force devraient être traduits en justice. »

Les manifestations ont débuté le 3 mars alors qu’Ousmane Sonko se rendait au tribunal à
Dakar pour une audience afin de répondre à des accusations de viol, une allégation qu’il nie,
motivée selon lui par des raisons politiques. La police a stoppé le convoi sur le trajet du
tribunal et a arrêté Ousmane Sonko, qui a été inculpé pour troubles à l’ordre public et
participation à une manifestation non autorisée. Ousmane Sonko a été détenu à la caserne de
gendarmerie du quartier de Colobane à Dakar, avant d’être libéré le 8 mars et placé
sous contrôle judiciaire.

L’audience au tribunal et l’arrestation d’Ousmane Sonko ont déclenché des manifestations à


Dakar et dans d’autres villes dont Bignona, Thies et Zinghinchor. Mais beaucoup de
personnes sont descendues dans les rues pour exprimer d’autres mécontentements, y
compris le manque d’emplois croissant, notamment pour les jeunes, et une dégradation
générale de l’économie en raison de la pandémie de Covid-19 et des restrictions connexes.

Certains manifestants ont aussi indiqué qu’ils étaient de plus en plus frustrés par l’absence de
progression des réformes démocratiques. Ils ont perçu l’arrestation d’Ousmane Sonko comme
une tentative d’éliminer l’opposition politique, étant donné que d’autres opposants
politiques, dont Karim Wade et Khalifa Sall, avaient déjà été arrêtés et mis sur la touche.

Dans un discours prononcé le 5 mars, le ministre de l’Intérieur Antoine Félix Abdoulaye


Diome a déclaré que les manifestations constituaient des « actes de terrorisme », une
« insurrection », du « vandalisme » et du « banditisme » et étaient illégales en raison de l’état
d’urgence instauré du fait de la pandémie de Covid-19. Une source gouvernementale a
déclaré à Radio France Internationale (RFI) le 11 mars que 10 personnes sont décédées
pendant les manifestations.

Amnesty International a documenté la mort d’au moins 8 personnes pendant les


manifestations, certains décès ayant été causés par le « recours excessif à la force et [...]
l’usage d’armes à feu par les forces de sécurité ». La Croix-Rouge du Sénégal a dressé un
bilan de 6 personnes décédées et au moins 590 personnes blessées, dont 232 qui ont été
transférées vers des centres de santé pour être soignées. Les groupes d’opposition ont rapporté
11 décès.

Des médias ont indiqué que des manifestants ont volé de la nourriture dans plusieurs
supermarchés dans le pays, et la chaîne de supermarchés française Auchan a déclaré qu’au
moins 14 de ses magasins ont été attaqués. « Les gens ont faim et sont en colère », a expliqué
un journaliste sénégalais à Human Rights Watch. « Ces dernières semaines, nous avons
assisté à des émeutes déclenchées par la pauvreté croissante et l’insatisfaction face aux
injustices politiques et judiciaires perçues. »
Au moins 100 personnes auraient été arrêtées pendant les manifestations, certaines d’entre
elles auraient été frappées, selon des groupes de défense des
droits nationaux et internationaux.

Cyrille Touré, connu sous le nom de « Thiat », rappeur et membre fondateur du mouvement
citoyen Y’en a marre, a raconté à Human Rights Watch qu’il se trouvait parmi un grand
groupe de manifestants à Dakar vers 16 h le 5 mars lorsque la police s’est brusquement mise à
tirer des balles à blanc sur la foule.

« Je me suis arrêté là, je me suis assis par terre et j’ai mis les mains sur la tête », a-t-il
expliqué. « Ensuite des policiers sont venus vers moi et ont commencé à me frapper avec
leurs fusils – à la tête, au dos, sur le côté, sur les pieds... Ils m’ont jeté dans leur fourgon et
m’ont emmené tout en continuant à lancer des gaz lacrymogènes et à tirer des balles à blanc
sur les manifestants. » Cyrille Touré a finalement été conduit à une brigade de gendarmerie,
où il a été détenu dans une cellule sale et surpeuplée avec 16 autres manifestants jusqu’à sa
libération le 8 mars. « Ma tête me fait toujours mal et j’ai des traces sur le corps là où ils
m’ont frappé », a-t-il ajouté.

Des coupures d’Internet à l’échelle nationale ont été rapportées pendant une grande partie de
la journée du 5 mars, compliquant la possibilité de communiquer, d’obtenir des informations
et de décrire les événements en cours pour les journalistes nationaux et internationaux, les
défenseurs des droits humains et les autres personnes. Le 5 mars, le Conseil National de
Régulation de l’Audiovisuel, l’organisme sénégalais de réglementation des médias, a
suspendu deux chaînes de télévision, Sen TV et Walf TV, pendant 72 heures, les accusant de
diffuser des images des manifestations. Des médias ont indiqué que des manifestants violents
ont attaqué les locaux de deux médias considérés comme pro-gouvernement, le journal Le
Soleil et la station de radio RFM à Dakar.

Le droit international et africain relatif aux droits humains et la constitution sénégalaise


protègent les droits à la liberté d’expression et de réunion et interdisent l’usage excessif de la
force par les responsables de l’application des lois. Les Principes de base de l’ONU sur le
recours à la force et l’utilisation des armes à feu prévoient que les responsables de
l’application des lois peuvent recourir à la force uniquement de manière proportionnelle à la
gravité de l’infraction commise et que l’utilisation intentionnelle de la force létale n’est
autorisée que lorsqu’elle est absolument inévitable pour protéger des vies. Les normes
internationales en matière de droits humains exigent aussi que les restrictions concernant
Internet aient un caractère à la fois nécessaire et proportionnel. Le Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies a condamné les coupures d’Internet par les gouvernements et
déclaré que les droits humains s’appliquent autant en ligne que hors ligne.

« La liberté d’expression est une valeur fondamentale et un droit inscrit dans notre
constitution », a indiqué Alioune Tine, éminent défenseur des droits humains et fondateur de
l’organisation de recherche AfrikaJom, à Human Rights Watch. « Sa restriction explique
aussi l’explosion de violence sans précédent au Sénégal. »

En réponse aux manifestations, le représentant spécial du Secrétaire général et chef du Bureau


des Nations Unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (UNOWAS), Mohamed Ibn
Chambas, a appelé les forces de sécurité « à garantir la sécurité des manifestants et des biens
de manière professionnelle et légale ». Le porte-parole du Secrétaire général de l’ONU a
indiqué que « les manifestations doivent rester pacifiques » et que les forces de sécurité
« doivent à tout moment agir… conformément aux normes internationales en matière de
droits humains ». Dans une déclaration du 6 mars, la Communauté économique des États de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), un bloc régional, a condamné les violences, a appelé toutes
les parties à faire preuve de retenue et a exhorté les autorités à apaiser les tensions et garantir
la liberté de réunion.

Le président sénégalais Macky Sall s’est adressé à la nation dans un discours télévisé le
8 mars. Il a appelé au « calme » et incité la population à « [éviter] la logique de
l’affrontement qui mène au pire ». Il a présenté ses condoléances aux familles des personnes
décédées pendant les manifestations, mais il n’a pas précisé si une enquête serait ouverte pour
déterminer les circonstances de leur décès.

« Nous voulons que le président annonce qu’il y aura des réparations pour les familles des
victimes », a expliqué Fadel Barro, activiste et membre fondateur de Y’en a marre, à Human
Rights Watch, en faisant référence aux personnes tuées lors des récentes manifestations et
des répressions précédentes contre les manifestants. « Nous demandons l’instauration d’une
commission d’enquête indépendante pour tous les décès, notamment ceux survenus pendant
la répression des manifestations. »

Le Mouvement de défense de la démocratie (M2D), un groupe de partis d’opposition, dont le


PASTEF, et d’activistes de la société civile, a appelé à une journée de deuil national le
12 mars et à de nouvelles manifestations le 13 mars.

« Les récentes manifestations qui ont secoué le Sénégal montrent les frustrations croissantes
de la jeunesse du pays concernant la pauvreté, la pandémie et ce que beaucoup perçoivent
comme le manquement du gouvernement à tenir ses promesses », a conclu Ida Sawyer. « Au
lieu de réprimer les manifestants pacifiques, les autorités devraient s’attacher à résoudre
leurs préoccupations, y compris en faisant progresser la gouvernance démocratique et l’État
de droit et en protégeant les droits économiques essentiels pour tous. »

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