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Données de catalogage avant publication (Canada)

Lefèvre, Edwin 1871-1943


Mémoires d’un spéculateur
Traduction de : Réminiscences of a Stock Operator
Comprend des références bibliographiques

1. New York Stock Exchange.


2. Spéculation. I. Titre

HG4572.L414 1997 332.64’273 C97-940595-5

Dépôt légal Bibliothèque nationale du Québec, 1997


Dépôt légal Bibliothèque nationale du Canada, 1997

Graphisme et infographie : Pierre Fichaud

© 1997, Publications financières internationales inc.


79, rue de Montmagny
Boucherville (Québec) J4B 4H9

Tous droits réservés. Toute représentation ou reproduction


intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit,
sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants cause, est
illicite et constitue une contrefaçon.

ISBN 2-921960-00-1

Version française de : Réminiscences of a Stock Operator


Copyright © 1993, 1994 by Expert Trading, Ltd.
Foreword © 1994 by John Wiley & Sons, Inc.

Publié par John Wiley & Sons, Inc.


Publié originalement en 1923 par George H. Doran and Company.
EDWIN LEFÈVRE

Mémoires d’un
SPÉCULATEUR
Traduit de l’américain
par Eric Pichet
NOTE DU TRADUCTEUR

Éric Pichet, H.E.C. est un praticien des marchés


financiers et un investisseur. Il enseigne la finance au
Centre de formation de la S.F.A.F. (Société française des
analystes financiers) et intervient dans diverses écoles de
commerce et séminaires de formation. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages financiers et boursiers.

D’après Baudelaire, au demeurant excellent traducteur


d’Edgar Poe  : «Traduire, c’est faire de sa volupté une
connaissance».
Les Mémoires d’un spéculateur que j’ai eu le plaisir de
traduire en français au cours de l’année 1996 constituent,
en fait, la première traduction dans la langue de Voltaire
(grand spéculateur devant l’Éternel) d’un monument de la
littérature boursière américaine.
Ce livre est le fruit de nombreux entretiens entre un
journaliste, Edwin Lefèvre et le célèbre James Livermore
(1877-1949), l’un des plus grands spéculateurs boursiers
de tous les temps. Celui-ci relata ses aventures boursières
sous le pseudonyme de Larry Livingstone.
La langue utilisée dans le texte original est une langue
parlée, et donc souvent truffée d’expressions argotiques et
boursières, que j’ai traduite en m’attachant plus à en
rendre l’esprit que la lettre. Ainsi, certains termes sont
quasiment intraduisibles tels quels.
C’est le cas de «bucket shop», sorte d’officine officieuse
— mais tolérée — de paris sur les cours de bourse que
Livermore écumait lorsqu’il était jeune et que j’ai rendu par
«bookmaker»
faute de mieux. Ces «buckets shops», très marqués
historiquement puisqu’ils furent interdits en 1933 par la
SEC[1], n’ont pas d’équivalents en France, pays marqué par
une forte culture jacobine où la puissance publique ne les
eût pas tolérés.
Autre difficulté «read the tape» : il s’agit ici de la bande
du «ticker», sorte de téléscripteur créé en 1867 et qui
crépitait dans toutes les succursales des courtiers
américains pour fournir aux clients les derniers cours des
valeurs et que j’ai rendu par «lire le téléscripteur».
À toutes fins utiles, le lecteur trouvera à la fin du livre
un lexique de tous les termes un tant soit peu techniques.
Enfin, pour goûter toute la saveur du texte, il faut savoir
que le dollar de 1910 valait à l’époque cinq francs-or, soit
l’équivalent de 100 de nos francs actuels.
Je souhaite au lecteur autant de plaisir à découvrir cette
version française que j’en ai eu à traduire ces «Mémoires»,
qui même si elles datent de 1923, restent d’une étonnante
actualité.

Éric Pichet
AVANT-PROPOS

A
u cours de mes nombreux entretiens avec les plus
grands spéculateurs de notre époque[2], je posais
systématiquement certaines questions et,
notamment, celle-ci  : quels sont les livres qui vous ont été
utiles et que vous pourriez recommander à des aspirants
spéculateurs? La réponse la plus fréquente, et de loin, était
les Mémoires d’un spéculateur, un livre qui a plus de 70
ans.
Pourquoi ces Mémoires défient-elles le temps?
Certainement parce qu’elles ont la capacité de synthétiser
l’esprit du spéculateur — à savoir l’analyse des erreurs
commises, les leçons qui en sont tirées, les méthodes mises
au point. Ce livre est particulièrement adapté aux lecteurs
qui ont déjà l’expérience de la spéculation. En fait, les
Mémoires retracent les expériences et les analyses de leur
protagoniste  : Larry Livingstone, un pseudonyme derrière
lequel se cache Jessie Livermore. Beaucoup de lecteurs,
pour ne pas dire la plupart, restent cependant persuadés
que l’auteur, Edwin Lefèvre, est un pseudonyme de
Livermore.
Il n’en est rien, car Lefèvre a réellement existé. Il était à
la fois journaliste, chroniqueur, romancier et nouvelliste
(les Mémoires ont d’abord paru sous la forme d’un
feuilleton dans le Saturday Evening Post avant d’être
publiées sous forme livresque). Il sera toutefois difficile aux
lecteurs de croire que Lefèvre n’a jamais spéculé sur les
marchés (ce qui est pourtant l’exacte vérité à l’exception de
quelques investissements isolés au cours de sa vie). C’était
un écrivain talentueux qui cultivait le remarquable don de
confesser les gens. Son fils rappelle que Lefèvre
rencontrait beaucoup de gens dans la vie quotidienne (des
employés, des chauffeurs de taxi, etc.) et qu’en 10 minutes,
ils lui racontaient leur vie. Lefèvre passa plusieurs
semaines à interviewer Livermore et à observer,
incidemment, sa manière de spéculer. Les Mémoires sont
donc le résultat de ces entretiens.
Les Mémoires d’un spéculateur sont truffées de joyaux
provenant de l’observation directe des marchés et de la
spéculation. Certaines de ces histoires sont même
devenues parties intégrantes de la légende de Wall Street,
comme cet adage  : «Les cours ne sont jamais trop hauts
pour acheter ni jamais trop bas pour vendre». Il y a
tellement de lignes magnifiques dans ce livre qu’il est
difficile de sélectionner des exemples isolés. Je ne donnerai
aux amateurs qu’un seul exemple savoureux :
«J’ai fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Je
perdais sur le coton et j’ai conservé ma position. Je gagnais
sur le blé et j’ai vendu ma position. De toutes les erreurs de
la spéculation, il n’y en a pas de plus grave que d’essayer
de moyenner une position perdante. Il faut toujours vendre
la position qui est perdante et garder celle qui est
gagnante. »
Le spéculateur expérimenté pourra se remémorer à
travers ces lignes certaines expériences personnelles, le
novice pourra y glaner de précieux conseils  : ce livre en
donne à foison. Le lecteur qui saura assimiler et suivre ses
leçons pourra améliorer significativement sa pratique de la
spéculation. Celui qui ne spécule pas encore découvrira un
univers irrésistible.
Le mot «classique» est malheureusement un peu trop
souvent galvaudé. À mon avis, un vrai classique est un livre
qui transcende les générations, par son contenu unique et
par son style  : c’est un livre qui sera lu plusieurs siècles
après sa publication. En cela les Mémoires d’un
spéculateur font indéniablement partie des grands
classiques. Publié pour la première fois en 1923, il reste un
des livres financiers les plus précieux jamais écrits et il est
certain de passer le cap du XXIe siècle. Pour conclure, si je
devais parier sur les livres financiers qui existeront encore
à la fin du prochain siècle, je n’hésiterais pas à placer ces
Mémoires en tête de ma liste.

Jack Schwager
CHAPITRE 1

J’ aiobtenu
commencé à travailler dès ma sortie du collège. J’avais
un boulot de commis chargé des cotations chez
un agent de change. Je dois reconnaître une grande facilité
à manipuler les chiffres  : d’ailleurs à l’école, j’avais fait
trois années de cours d’arithmétique en une seule. J’étais
particulièrement doué en calcul mental. En tant que
commis affecté aux cotations, j’inscrivais les cours sur le
grand tableau qui trônait dans la salle réservée aux clients.
Un de ceux-ci venait habituellement s’asseoir près du
téléscripteur et me réclamait les dernières cotations.
Quelle que soit l’activité du marché, je réussissais toujours
à donner les derniers cours sans me laisser déborder.
Il y avait beaucoup d’autres salariés dans cette charge
et je m’y suis fait des amis. Mais, entre 10 h et 15 h, le
travail que j’avais, quand le marché était actif, ne me
laissait que peu de temps libre pour discuter. Ce qui
m’importait peu, d’ailleurs.
Mais, même dans un marché actif, j’aimais bien réfléchir
à mon travail. Ces cours ne représentaient pas, pour moi, le
prix des actions et donc tant de dollars par action. Pour
moi, ce n’était que des chiffres. Bien sûr, ils signifiaient
quelque chose  : ils changeaient tout le temps. C’était
d’ailleurs ce que je devais surveiller  : leur mouvement.
Pourquoi changeaient-ils? Je ne le savais pas et je ne m’en
souciais guère. Je n’y pensais même pas. Je me contentais
de constater qu’ils évoluaient. C’était la seule chose à
laquelle je devais penser cinq heures par jour en semaine
et deux heures le samedi  : noter que les cours fluctuaient
sans cesse.
C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au
comportement des cours de bourse. J’avais une excellente
mémoire des chiffres : je pouvais me souvenir en détail de
la manière dont les cours avaient évolué la veille, juste
avant qu’ils ne montent ou qu’ils ne baissent. Ma
prédilection pour le calcul mental tombait à pic.
J’avais remarqué qu’à la hausse ou à la baisse, les cours
des actions avaient, pour ainsi dire, certaines habitudes. Je
découvris des similitudes sans fin et les précédentes me
guidaient. Je n’avais alors que 14 ans, mais après avoir fait
des centaines d’observations, j’ai commencé à tester mon
intuition en comparant le comportement actuel d’un titre
donné avec celui des jours précédents. Je me suis vite
rendu compte qu’il m’était possible d’anticiper les cours, et
ce, uniquement à partir de mes constatations précédentes.
Autre point que j’ai rapidement compris : il n’y a rien de
nouveau à Wall Street. Cela vient certainement du fait que
la spéculation est une activité aussi vieille que le monde.
Tout ce qui se produit sur les marchés aujourd’hui s’est
déjà produit dans le passé et se produira dans l’avenir. Je
n’ai jamais oublié ce point fondamental. Je réussis très bien
à me souvenir de la manière dont les choses se sont
comportées dans le passé  : c’est ma manière à moi de
capitaliser l’expérience.
J’étais tellement absorbé par mon jeu et tellement
obnubilé par l’anticipation des hausses et des baisses de
toutes les valeurs actives que je décidai d’acheter un petit
calepin sur lequel je pris l’habitude de noter mes
remarques. Ce n’était pas une liste de transactions
imaginaires comme tant de personnes en établissent sans
jouer — simplement pour gagner ou perdre des millions de
dollars sur le papier sans prendre la grosse tête ou se
retrouver à la soupe populaire. C’était plutôt une sorte de
liste de mes coups réussis et de mes échecs. Par la suite,
j’essayais de noter l’évolution probable des cours. En fait,
ce qui m’intéressait, c’était de vérifier la justesse de mes
vues, de savoir si j’avais eu raison ou non.
Après avoir étudié les diverses fluctuations d’une action
active tout au long d’une journée boursière, j’en avais
conclu que cette action se comportait comme elle le faisait
toujours avant qu’elle ne perde 8 à 10 points. Alors, je
notais le cours du lundi et me remémorais ses
performances passées et ce qu’elle devait faire le mardi et
le mercredi. Plus tard, je pouvais comparer les évolutions
du cours avec mes prévisions.
C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser au
message transmis par le téléscripteur. J’ai toujours associé
les fluctuations aux mouvements haussiers ou baissiers.
Bien sûr, il y a toujours une raison pour les fluctuations,
mais la bande du téléscripteur se moque totalement du
pourquoi ou du comment. Elle ne se soucie pas des
explications. Je ne cherchais pas à interroger la bande
quand j’avais 14 ans, je ne le cherche pas plus maintenant,
à 40 ans. La raison pour laquelle une action évolue d’une
certaine manière aujourd’hui peut très bien n’être connue
que dans deux ou trois jours, voire dans quelques semaines
ou même dans quelques mois. Quelle importance cela peut-
il bien avoir? De toute façon, votre relation avec le cours de
l’action inscrit sur la bande du téléscripteur a lieu
maintenant, pas demain, n’est-ce pas? La raison peut donc
attendre. En revanche, vous devez agir instantanément ou
quitter le marché. Vous vous souviendrez que Hollow Tube
a baissé de trois points l’autre jour alors que le reste du
marché avait fortement progressé  : ça, c’est le passé. Le
lundi suivant, vous apprendrez que le conseil
d’administration a décidé de supprimer le dividende  : ça,
c’est la raison. Les administrateurs savaient ce qu’ils
allaient faire, même s’ils n’ont pas vendu eux-mêmes des
actions, au moins n’en ont-ils pas achetées. Il n’y avait donc
pas d’intérêt acheteur, rien pour empêcher le titre de
plonger.
Bref, j’ai continué à utiliser mon petit calepin pendant
six mois. Et au lieu de rentrer chez moi en fin de journée, je
restais à la charge pour noter les cours et étudier leurs
évolutions, toujours attentif aux répétitions et aux
similitudes de comportement, apprenant à déchiffrer ce
que me racontait le téléscripteur, sans avoir vraiment
conscience de la finalité de mes recherches.
Un jour, un des autres commis, plus âgé que moi, vint
me voir à la pause déjeuner et me demanda si j’avais un
peu d’argent.
— Et pourquoi donc? lui dis-je.
—  Écoute, répondit-il. J’ai un tuyau sur Burlington,
j’aimerais bien en acheter, si je peux trouver quelqu’un qui
accepte de miser avec moi.
— Qu’est-ce que tu entends par jouer? lui dis-je.
Pour moi, les seules personnes qui jouaient sur des
tuyaux étaient les clients, de vieux débris pleins aux as.
J’étais persuadé que pour pouvoir jouer, il fallait disposer
de centaines, voire de milliers de dollars. Si on ne possède
pas au moins une voiture personnelle avec un chauffeur en
haut-de-forme, ce n’est même pas la peine d’y penser.
—  Ce que j’entends par là, mais jouer quoi! Combien
peux-tu mettre au pot?
— De combien as-tu besoin?
— Écoute, je peux acheter cinq actions avec 5 $.
— Mais comment vas-tu t’y prendre?
—  Je vais acheter toutes les actions Burlington que je
pourrai trouver chez les bookmakers[3], j’utiliserai l’argent
comme déposit, je suis sûr que ça va monter. C’est du tout
cuit! Nous allons doubler notre mise en un clin d’œil!
«Attends!  » lui dis-je en sortant mon calepin. Je me
moquais bien de doubler ma mise, mais d’après lui,
Burlington devait monter. Si c’était vrai, mon calepin devait
me l’indiquer  : et de fait, d’après mes relevés, Burlington
se comportait exactement comme elle le faisait avant de
monter. Je n’avais jamais rien acheté ni vendu de toute ma
vie, je n’avais jamais parié avec les autres commis et je vis
là une occasion idéale de tester mon travail ou plutôt mon
hobby. J’étais parfaitement conscient que si mes
conclusions ne fonctionnaient pas dans la pratique, toutes
mes théories n’intéresseraient jamais personne. Donc, je lui
donnai tout ce que je possédais et, avec notre pot commun,
il alla voir un bookmaker et acheta des Burlington. Deux
jours plus tard, nous passions à la caisse : j’avais réalisé un
profit de 3,12 $.
Après cette première spéculation, je décidai de jouer
pour mon propre compte chez les bookmakers. J’y allais à
l’heure du déjeuner. J’achetais ou je vendais — je n’ai
jamais fait la moindre différence entre les deux attitudes.
J’étais un joueur de système et je ne m’attachais jamais à
une action en particulier. Je ne suivais jamais les opinions
des autres. La seule chose que je connaissais c’était le
calcul mental. De fait, le jeu chez les bookmakers
correspondait parfaitement à ma manière de travailler  :
suivre l’évolution des cours sur le téléscripteur.
Très vite, je gagnais plus d’argent chez les bookmakers
qu’en travaillant à la charge. Du coup, je démissionnai.
Mon patron essaya de me garder en me proposant une
augmentation, mais il ne pouvait pas me proposer un
salaire équivalent à ce que j’empochais en spéculant. Je
n’étais encore qu’un gamin. Les salaires des commis
n’étaient pas très élevés et je me faisais beaucoup plus
chez les bookmakers.
J’avais à peine 15 ans lorsque j’ai gagné mon premier
millier de dollars. Je me souviens encore du jour où j’ai
étalé mes gains devant ma mère, le tout obtenu
uniquement chez les bookmakers en à peine quelques mois.
Elle semblait littéralement effarée et tenait absolument à
me voir déposer cet argent à la caisse d’épargne, à l’abri de
toutes les cotations. Elle me disait que j’avais plus d’argent
qu’aucun gamin de cet âge ne pouvait rêver d’en avoir en
partant de rien. Elle n’arrivait pas à croire à la réalité de
cet argent, elle qui travaillait et se donnait du mal pour
gagner sa croûte. Pour moi, cet argent était la preuve de la
justesse de mes analyses. Telle était la cause principale de
mon plaisir de jouer : pas l’argent en lui-même, mais le fait
d’avoir raison en utilisant ma tête. Si j’avais raison en
testant mes convictions avec 10 actions, je devais avoir 10
fois plus raison avec cent actions. C’était une pure question
d’arithmétique. Avoir plus de courage? Non! C’était pareil!
Si je ne possède que 10 $ et que je les risque, je suis bien
plus courageux que si je risque un million sachant que j’ai
encore un million de côté.
Quoi qu’il en soit, à 15 ans, je vivais plutôt bien de mes
spéculations sur les actions. J’ai commencé chez les petits
bookmakers qui vous suspectaient d’être John W  Gates[4]
déguisé ou J.  P.  Morgan venu incognito, si vous preniez
position d’un seul coup, d’un seul, sur 20 titres. Les
bookmakers à cette époque ne fixaient pas de conditions
trop draconiennes à leurs clients, ce qui n’était d’ailleurs
pas nécessaire, les moyens de plumer le client étant plus
que suffisants, même si ce dernier avait vu juste. Le
business était extrêmement profitable  : s’il était géré
normalement — c’est-à-dire sans magouilles excessives —
les fluctuations des cours se chargeaient d’éliminer les
petits clients. Vous savez, il n’y a pas besoin d’une trop
grosse fluctuation pour sauter quand on ne dispose que
d’une marge de 3/4 de points.
Je n’ai jamais été un suiveur. J’ai toujours mené mes
spéculations en solo. C’est une activité de solitaire de toute
façon. Tout dépendait de mes analyses  : soit les cours
évoluaient selon mes anticipations, sans l’aide de qui que
ce soit, parents ou associés, soit ils évoluaient
différemment et personne ne pouvait les arrêter pour me
faire plaisir. Je ne voyais pas l’intérêt de parler de mon
activité à quiconque. J’avais des amis, bien sûr, mais mon
activité a toujours été une affaire strictement personnelle.
C’est la raison pour laquelle j’ai toujours joué tout seul.
Ce qui devait arriver arriva  : les bookmakers se
lassèrent assez vite de perdre de l’argent avec moi. Il
arrivait toujours un moment où, déposant ma marge au
comptoir, on me répondait qu’on ne voulait plus de mon
argent. C’était l’époque où on me surnommait «le gamin
qui spécule comme un fou». Je devais constamment
changer de comptoirs, courir d’un bookmaker à l’autre. Je
devais même parfois donner des noms d’emprunts. Je
commençais petit, par 15 ou 20 titres seulement. Parfois,
quand ils devenaient suspicieux, je m’efforçais de perdre
pour mieux les plumer un peu plus tard. Bien sûr, au bout
d’un moment, ils commencèrent à me trouver vraiment trop
coûteux et ils me demandèrent tous d’aller me faire voir
ailleurs que chez eux, moi et mon business, et de ne plus
peser sur leurs marges.
Un jour, le nième bookmaker chez qui je jouais depuis
des mois décida de couper les ponts avec moi  : je compris
alors qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure. Ce
bookmaker avait des succursales dans toute la ville, dans
les halls d’hôtels et en banlieue. J’allai dans une des
succursales située dans un hôtel, posai au patron quelques
questions et commençai à spéculer. À peine avais-je
commencé à intervenir d’une manière plutôt active, comme
à l’accoutumée, que le patron reçu un message du siège lui
demandant qui intervenait de cette manière. Le patron
m’expliqua ce qu’on lui demandait et je lui répondis que je
m’appelais Edward Robinson, de Cambridge. Il annonça
illico la bonne nouvelle au grand chef. Celui-ci voulu savoir
à quoi je ressemblais. Quand le patron m’en informa, je lui
répondis  : «Dites-leur que je suis un petit gros avec des
cheveux noirs et une barbe épaisse». Il me décrit
cependant tel que j’étais, écouta la réponse, rougit
fortement et raccrocha.
«Que vous a-t-il dit?  » demandai-je poliment. Ils m’ont
dit  : «Vous êtes complètement cinglé, on vous avait
pourtant interdit d’accepter des ordres de Larry
Livingstone et vous vous êtes laissé plumer de 700
dollars!  ». Ce jour-là, il se garda bien de me relater en
détail les termes utilisés au téléphone.
Je tentai alors ma chance dans les autres succursales,
les unes après les autres, mais ils me reconnaissaient tous
et refusaient systématiquement mon argent. Je ne pouvais
même pas jeter un coup d’œil aux cotations sans qu’un des
commis ne vienne me chercher des noises. J’essayai alors
de venir jouer après un certain laps de temps, en espaçant
mes visites. Rien n’y fit.
En fin de compte, il ne restait qu’un seul endroit où je
pouvais jouer, c’était chez le plus gros des bookmakers : la
Cosmopolitan Stock Brokerage Company.
La Cosmopolitan était classée A-l et brassait de grosses
affaires. Elle avait des succursales dans toutes les villes
industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Au début, ils
acceptaient tout à fait mon négoce. Je pouvais acheter ou
vendre des actions, gagner ou perdre de l’argent pendant
des mois sans problème. Comme d’habitude, les choses se
sont assez vite dégradées. Certes, et contrairement aux
petites boutiques, ils ne refusaient pas mes paris. Non cela
aurait été antisportif, surtout à cause de la déplorable
publicité due à une attitude qui consistait à empêcher un
client de jouer pour la seule et unique raison qu’il gagnait
trop souvent. Ils ne m’empêchèrent pas de jouer de la
manière la plus expéditive, mais de la manière qui vient
juste après. Ils m’autorisèrent à prendre position avec un
déposit de trois points et m’obligèrent à payer une prime
d’un demi-point au début, puis d’un point et enfin d’un
point et demi. Pas mal, comme handicap! Quel handicap?
C’est tout simple, supposez que Steel se traite à 90 et que
vous voulez en acheter. En principe, vous recevez un
bordereau avec comme indication  : «Acheté 10 actions
Steel à 90  1/8». Si vous disposez d’un point d’appel de
marge, cela signifie que, dès que l’action tombe à 89  1/4,
vous êtes automatiquement soldé. Chez les bookmakers, le
client n’est pas importuné par un appel de marge
complémentaire et n’est pas acculé à la déplorable
extrémité de devoir demander au courtier de vendre à
n’importe quel cours.
Quand la Cosmopolitan ajoute après coup cette
surprime, ils frappent vraiment en dessous de la ceinture.
Cela voulait tout simplement dire que, si le cours était de
90 au moment où j’achetais, au lieu de recevoir un ticket
libellé «Acheté de la Steel à 90  1/8», je recevais un ticket
libellé «Acheté de la Steel à 91  1/8». C’est pourquoi cette
action pouvait monter d’un point et un quart après mon
achat sans me faire gagner le moindre dollar en cas de
revente. En insistant pour que ma marge soit de trois
points au début, ils réduisaient ma capacité d’intervention
des 2/3. Encore faut-il rappeler qu’ils étaient les seuls à
accepter mes spéculations et que je ne pouvais faire
autrement que d’accepter leurs conditions ou de cesser
d’intervenir.
Bien sûr, j’ai alors connu des hauts et des bas, mais
globalement, j’étais encore gagnant. Quoi qu’il en soit, les
gens de la Cosmopolitan ne se satisfaisaient pas du terrible
handicap qu’ils m’avaient infligé et qui, en principe, était
largement suffisant pour battre n’importe qui. C’est à ce
moment-là qu’ils ont essayé de me doubler, sans succès
d’ailleurs. Je m’en suis tiré grâce à un curieux
pressentiment.
Voilà comment l’affaire s’est déroulée. Comme je l’ai
déjà signalé, la Cosmopolitan était ma dernière alternative.
C’était le plus riche des bookmakers de la Nouvelle-
Angleterre et leur règle d’or était de ne jamais fixer de
limites aux positions des clients. Je pense que j’étais leur
plus gros client particulier, en tout cas parmi les clients
réguliers qui intervenaient tous les jours. Ils disposaient
d’une belle boutique et du tableau de cotation le plus grand
et le plus complet que j’avais jamais vu. Il faisait le tour de
la pièce et affichait tous les produits qui pouvaient faire
l’objet de cotations, à savoir les actions cotées à la bourse
de New York ou de Boston, le coton, le blé, les denrées
alimentaires, les métaux, bref, tout ce qui pouvait faire
l’objet d’achat ou de vente à New York, Chicago, Boston ou
Liverpool.
Vous savez comment les choses se passaient chez les
bookmakers. Vous donniez votre argent à un employé et
vous lui indiquiez ce que vous vouliez vendre ou acheter. Il
regardait alors le téléscripteur ou l’écran de cotation et
inscrivait le cours sur un bordereau — le dernier cours,
bien sûr. Il inscrivait également l’heure de telle sorte que
votre bordereau et celui d’un vrai agent de change se
ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Il indiquait le
nombre d’actions achetées ou vendues pour vous ainsi que
le débit à votre compte. Lorsque vous désiriez clore votre
position, vous retourniez voir un employé, le même ou un
autre cela dépendait des boutiques, et vous le lui indiquiez.
Il notait alors le dernier cours, ou, si l’action en question
n’était pas très active, il attendait la prochaine cotation sur
son téléscripteur. Il inscrivait le cours et l’heure, apposait
son paraphe et vous pouviez alors vous diriger vers la
caisse et retirer le gain éventuel. Évidemment, lorsque
vous vous trompiez et que le cours passait sous la limite
fixée par votre marge, votre position était automatiquement
soldée et votre bordereau ne valait pas plus cher que son
poids en papier.
Chez les plus petits bookmakers, auprès desquels les
clients ne pouvaient jouer sur une ligne[5] de plus de cinq
actions à la fois, les bordereaux n’étaient que de simples
bouts de papier de couleurs différentes pour les opérations
d’achat ou de vente et parfois, notamment dans des
marchés follement haussiers, les boutiques étaient
fortement secouées parce que les clients étaient tous
haussiers et gagnaient tous. Alors le bookmaker devait
réduire à la fois les commissions à l’achat et à la vente et si
vous achetiez une action à 20  $, le bordereau indiquait
20 1/4 de telle sorte que vous ne disposiez alors que d’une
marge de 3/4 points avant de perdre votre argent.
La Cosmopolitan était la société la plus honorable de la
Nouvelle-Angleterre. Elle avait des milliers de clients et je
pense sincèrement que j’étais le seul qu’elle craignait. Ni le
montant de la prime ni les trois points de marge qu’ils
m’avaient infligés ne suffisaient à réduire mes positions. Je
continuai à spéculer autant que possible. J’eus parfois des
lignes de 5 000 actions.
Pour en revenir au jour où cette histoire m’est arrivée,
j’étais à l’époque vendeur de 3  500 actions d’une société
qui s’appelait Sugar. J’avais sept gros bordereaux roses de
500 actions chacun. La Cosmopolitan disposait de grandes
fiches d’ordre avec un espace vierge où ils pouvaient
inscrire les marges complémentaires. N’oubliez pas que les
bookmakers ne faisaient jamais d’appels de marge. Plus la
marge était mince, plus ils gagnaient d’argent puisque leur
profit était directement lié à vos pertes. Chez les plus petits
bookmakers, si vous souhaitiez maintenir une position
perdante, ils vous donnaient un nouveau bordereau. Ils
pouvaient vous facturer de la sorte une nouvelle
commission d’achat et vous disposiez alors de 3/4 de points
pour chaque baisse d’un point, la commission étant
équivalente à une nouvelle transaction.
Donc, le jour en question, je m’en souviens comme si
c’était hier, j’avais 10 000 $ de marge.
Je n’avais que 20 ans quand j’ai fêté mes premiers
10 000 $. Je crois vous avoir déjà parlé de la réaction de ma
mère vis-à-vis de mes gains. Vous devez vous dire que
10  000  $ cash dépassait de très loin ce que les gens
pouvaient miser, à l’exception peut-être du vieux John D.[6]
Elle me répétait que je devais m’en satisfaire et chercher
enfin un boulot stable. J’ai passé beaucoup de temps à lui
expliquer que je ne pariais pas, mais que je gagnais de
l’argent en calculant. Tout ce qu’elle voyait, c’était que
10 000 $ représentaient beaucoup d’argent et moi, tout ce
que je voyais c’était que 10  000  $ représentaient encore
plus de déposit.
J’avais vendu mes 3 500 actions de Sugar à 105 1/4. Un
de mes copains, Henri Williams, était également vendeur
de 2 500 actions. J’avais pour habitude de m’installer près
du téléscripteur et de demander les dernières cotations au
commis chargé de les inscrire au tableau. Le cours se
comportait comme je l’avais prévu. Il avait brutalement
baissé de quelques points et reprenait son souffle avant une
nouvelle chute. Le marché était, lui, plutôt mou et tout
semblait prometteur. Tout d’un coup, les hésitations du
cours de Sugar me perturbèrent. Quelque chose
commençait à me gêner. J’ai brusquement pressenti que je
devais clore ma position. On cotait alors 103, ce qui était
assez bas pour la journée. Au lieu d’être serein comme
j’aurais dû l’être, j’ai ressenti un sentiment brutal
d’insécurité. Je sentais que ça ne collait pas quelque part,
mais je ne savais pas où exactement. Si quelque chose
devait arriver sans que je puisse savoir d’où cela venait au
juste, je ne pourrais pas parer au plus pressé. Dans cette
situation, la meilleure solution était encore de sortir du
marché.
Vous savez, je ne fais rien à l’aveuglette. Je ne supporte
pas cette attitude : je ne le fais jamais. Même quand j’étais
môme, je voulais savoir pourquoi je devais faire certaines
choses. Cette fois-ci, je n’avais tout simplement aucune
raison précise à me donner. Je me sentais si mal à l’aise
qu’il m’était impossible de rester en position. J’appelai
Dave Wyman, un copain que je connaissais et lui dit  :
«Dave, prends ma place. Je voudrais que tu me rendes un
service. Reste ici jusqu’à la prochaine cotation de Sugar, tu
veux bien? ».
Il accepta et je lui laissai ma place, afin qu’il puisse
surveiller les cours. Je sortis mes sept bordereaux de ma
poche de telle sorte que l’employé ne puisse pas les voir.
Très vite j’entendis la sonnerie du téléphone et je vis Tom
Bumham, l’employé, tourner la tête rapidement et écouter.
À ce moment-là, j’ai senti qu’il se passait quelque chose de
pas net et je décidai immédiatement de ne plus attendre.
Juste au moment où Dave Wyman près du téléscripteur
commença  : «Su...  », rapide comme l’éclair, j’écrasai mes
bordereaux sur le comptoir devant Tom et me mis à crier :
«Je clôture Sugar! », avant que Dave n’ait fini d’annoncer le
cours. Bien sûr, la maison devait clore ma position au
dernier cours qui était de 103.
D’après mon intuition, Sugar devait casser les 103 à la
baisse  : mais la machine ne tournait pas rond. J’avais le
sentiment qu’il y avait un piège dans le coin. A ce moment
précis, le téléscripteur se mit à bouger comme un fou et je
remarquai que Tom Bumham, le commis, n’avait pas encore
inscrit mon cours de clôture et semblait attendre quelque
chose. Je me mis à hurler  : «Hé, Tom, qu’est-ce que tu
attends, inscris mon cours 103, magne-toi! »
Tout le monde m’entendait et les clients commençaient
à nous regarder en se demandant où était le problème.
Vous savez, la Cosmopolitan n’avait jamais été mise en
défaut et la moindre rumeur de non-paiement d’un
bookmaker peut être tout aussi dramatique pour lui qu’elle
ne l’est pour une banque. Tout en maugréant, Tom vint me
voir et inscrivit sur chaque bordereau «Clôturé à 103» et
me tendit les sept bordereaux. Il faisait une sale tête.
Et maintenant, écoutez bien : la distance entre Tom et la
caisse ne dépassait pas deux mètres cinquante, j’étais à
peine arrivé que Dave Wyman se mit à hurler comme un
excité  : «Bon dieu! Sugar est à 108!  » J’éclatai de rire et
apostrophai Tom  : «J’ai plutôt bien fait de solder, n’est-ce
pas Tom? »
Bien évidemment, c’était du vol comme au coin du bois.
Henry Williams et moi avions une position vendeuse de
6 000 titres sur Sugar. Ce bookmaker avait notre déposit et
je pense qu’il y avait d’autres vendeurs, ce qui devait
représenter en tout environ 8  000 à 10  000 actions.
Supposez qu’ils aient 20  000  $ de déposit sur Sugar. Il y
avait de quoi mettre en place une petite manipulation de
cours sur le New York Stock Exchange pour nous liquider
tous. Jadis, lorsqu’un bookmaker était un peu trop exposé
sur un titre sur lequel ses clients avaient massivement
investis, il était courant qu’il aille demander à des agents
de change de peser un peu sur les cours de ce titre pour les
liquider tous. Ce genre d’opération ne coûtait rarement
plus de quelques centaines de dollars et rapportait des
milliers de dollars.
C’est exactement ce que la Cosmopolitan avait tenté de
faire avec Henry et moi-même, en faisant monter les cours
jusqu’à 108 par l’intermédiaire de ses courtiers new-
yorkais. D’ailleurs, à l’époque lorsqu’on remarquait une
baisse brutale d’un titre suivie d’un redressement
immédiat, les journaux avaient l’habitude de parler de
«coup de bookmaker».
Le plus drôle, c’est que 10 jours à peine après cet
épisode, au cours duquel la Cosmopolitan avait tenté de me
doubler, un opérateur new-yorkais leur piquait 70 000 $ de
la même manière. Cet homme, qui était un des gourous du
marché, devait sa renommée au krach de 1896, où il avait
été un des rares vendeurs. Il était toujours en butte aux
autorités boursières qui voulaient l’empêcher de mettre en
place ses plans aux dépens des membres de la bourse. Un
jour, il s’était imaginé que ni la bourse ni la police ne
trouverait rien à redire, s’il soutirait aux bookmakers une
partie des gains qu’ils avaient engrangés de manière assez
peu catholique. Il envoie donc sans coup férir 35 complices
jouer les clients chez les bookmakers. Ils se présentent au
siège social et dans les plus grandes succursales. Au jour
dit et à l’heure dite, ils achètent tout ce qu’ils peuvent sur
un titre choisi à l’avance. Leurs instructions étaient
strictes  : sortir à un cours fixé à l’avance. Évidemment,
l’instigateur de la magouille diffusa le tuyau en bourse sur
la valeur concernée et parmi ses copains. Il alla sur le
parquet et fit monter le cours, suivi par les traders qui
subodoraient le bon coup. Ayant choisi une valeur pas trop
liquide, il n’eut aucun problème à faire monter le cours de
trois ou quatre points. Après la manipulation, ses sbires
n’avaient plus qu’à passer à la caisse chez les bookmakers.
Un de ses comparses m’a raconté qu’il avait gagné
70 000 $ net sur ce coup-là, en plus de ce qu’ont gagné ses
complices. Il refit le même coup plusieurs fois de suite chez
les plus gros bookmakers de New York, Chicago, Cincinnati
et Saint-Louis. Une de ses actions favorites pour ce type de
sport était Western Union, parce qu’il était très facile de
faire bouger de quelques points une action peu active. Ces
agents l’achetaient à un certain cours, la revendaient deux
dollars plus haut, puis la vendaient à découvert pour
reprendre encore trois dollars.
Quoiqu’il en soit, j’ai lu, il y a peu de temps, qu’il était
mort, pauvre et oublié. S’il était mort en 1896, il aurait fait
au moins une colonne en première page de tous les
quotidiens new-yorkais. Là, on ne lui avait consacré que
deux lignes en page cinq.
CHAPITRE 2

J’ aiCompany
donc découvert que la Cosmopolitan Brokerage
n’hésiterait pas trop à me ruiner par des
procédés peu recommandables, si le handicap des trois
points de marge et la surprime de 1/2 point qu’elle m’avait
fixée ne suffisaient pas. Les insinuations à peine voilées sur
le fait qu’ils ne souhaitaient pas trop faire des affaires avec
moi de quelque manière que ce soit, me décidèrent à me
rendre sans plus tarder à New York, où je pourrais spéculer
directement par l’intermédiaire d’un vrai agent de change
à la bourse. Je ne désirais pas intervenir depuis Boston et
être à la merci d’un problème de transmission
télégraphique. Pour cela, je devais être au plus près de la
source originelle. Je débarquai donc à New York, à 21 ans
avec, en tout et pour tout, 2 500 $ en poche.
Il me semble vous avoir déjà précisé que je disposais de
10  000  $ à 20 ans et que mes gains sur l’affaire Sugar
s’étaient élevés à plus de 10 000 $, mais on n’empoche pas
à tous les coups. Ma méthode de spéculation était pourtant
efficace puisque je gagnais plus souvent que je ne perdais.
Si j’avais suivi ma méthode scrupuleusement, j’aurais
certainement gagné sept fois sur dix. En fait, j’ai toujours
gagné de l’argent lorsque j’étais certain d’avoir raison
avant même de prendre position. Ce qui me perdait c’était
de vouloir prendre sans cesse de nouvelles positions. Il y a
un temps pour tout, mais je ne savais pas lequel. C’est
précisément ce qui fait perdre la plupart des spéculateurs
boursiers qui ne sont pourtant pas tous des pigeons
patentés. Il y a le gogo parfait, qui fait toujours et partout
l’inverse de ce qu’il faut faire, mais il y a aussi le gogo de
Wall Street qui se croit obligé de spéculer tout le temps, et
à contretemps. Personne ne peut disposer de raisons
valables pour acheter ou vendre tous les jours des actions
ou être assez intelligent pour faire de n’importe quel jeu un
jeu gagnant.
Je l’ai appris à mes dépens. Quand je lisais la bande du
téléscripteur à la lumière de l’expérience, je gagnais de
l’argent, mais lorsque je jouais au gogo, je perdais.
Pourquoi aurais-je fait exception à la règle? Le tableau de
cotation géant était en face de moi, le téléscripteur
crachait sa bande à côté et les gens qui spéculaient autour
de moi regardaient leurs bordereaux se transformer soit en
or soit en papier brouillon. Bien sûr, il m’arrivait parfois de
me laisser gagner par l’excitation du jeu et je perdais alors
tout jugement. Chez un bookmaker où votre marge est
aussi mince qu’une feuille de papier, vous ne restez jamais
longtemps en position  : on vous liquide vite fait, bien fait.
C’est le besoin d’agir sans cesse et sans raison valable qui
est la cause principale de tant de pertes à Wall Street,
même chez les professionnels, qui doivent ramener tous les
jours de l’argent à la maison, comme s’ils travaillaient pour
un salaire régulier. Je n’en avais pas conscience à l’époque
et ne l’ai appris que bien plus tard, très exactement 15 ans
plus tard. J’ai dû alors attendre deux longues semaines et
voir une action, sur laquelle j’étais très chaud, prendre 30
points avant de me décider à en acheter en toute sécurité.
À ce moment-là, j’étais sur la paille, j’essayais de me refaire
et je ne pouvais pas me permettre de jouer de manière
insouciante. Il fallait que je joue au plus juste et que je sois
donc très prudent. C’était en 1915. C’est une longue
histoire  : je vous la conterai à son heure. Maintenant,
revenons à l’époque où après des années de pratique à
plumer les bookmakers, je les ai laissés me reprendre la
majeure partie de mes gains.
Et tout cela avec les yeux grands ouverts, en plus. Ce
n’était pas la première fois que cela m’arrivait : vous savez
un spéculateur doit lutter contre des hordes d’ennemis qui
lui coûtent très cher et qui sont tapies au plus profond de
lui-même. Bref, j’arrivai à New York avec 2 500 $ en poche
et pas un bookmaker digne de confiance dans les parages,
car les autorités boursières et la police avaient fait place
nette. En outre, je voulais spéculer avec pour seules limites
le montant de ma mise. Je n’avais pas grand chose, mais je
comptais bien ne pas en rester là. La première des priorités
était de trouver un endroit où je n’aurais pas à me soucier
de me faire plumer. J’atterris chez un agent de change new-
yorkais qui avait une succursale à Boston et chez qui je
connaissais quelques employés. J’optai donc pour Fullerton
et Cie. Quelqu’un avait dû leur parler de mes exploits
passés, puisqu’au bout de quelques jours, tout le monde me
surnommait «le gamin spéculateur». J’ai toujours paru très
jeune : c’est un handicap. D’un autre côté, cela m’obligeait
à me battre pour exister car la plupart des gens essayaient
de profiter de ma jeunesse. Les types des bookmakers,
voyant qu’ils avaient affaire à un gamin, pensaient toujours
que j’avais de la veine et que c’était là l’unique cause de
leurs pertes.
Six mois après mon arrivée à New York, j’étais tout
simplement sur la paille. J’avais tourné pas mal de papier et
j’avais la réputation d’être un gagnant. Je suppose que les
commissions que je leur laissais n’étaient pas ridicules.
Mon compte avait commencé à grimper mais, au final, il ne
me restait plus un rond. J’avais pourtant joué prudemment,
et malgré cela j’avais tout perdu. Je vais même vous dire la
cause de mon infortune  : c’était mon remarquable succès
chez les bookmakers !
La manière dont je spéculais était parfaitement adaptée
aux bookmakers chez qui je pouvais intervenir sur de
petites fluctuations. La façon dont je lisais la bande du
téléscripteur ne m’était utile que chez eux. Lorsque
j’achetais, le cours était inscrit bien en évidence sous mes
yeux et donc juste avant d’acheter, je connaissais
exactement le prix auquel j’allais payer l’action. Je pouvais
toujours vendre à tout instant. J’étais en mesure de faire
des aller et retour avec succès parce que je pouvais bouger
à la vitesse de la lumière. J’étais capable, selon les cas, de
laisser filer mes gains ou de couper mes pertes sur le
champ. Parfois, lorsque j’étais sûr qu’une action allait
bouger d’un dollar, je ne faisais alors ni une ni deux, je
déposais un dollar et je doublais ma mise en un clin d’œil.
Gagner au moins un demi-dollar sur cent ou deux cents
bouts[7] par jour, ce n’était pas si mal à la fin du mois n’est-
ce pas?
Le véritable problème avec ce procédé provenait bien
sûr du fait que même si le bookmaker avait les moyens de
perdre régulièrement, il n’en avait aucune envie. Il n’était
pas normal qu’un client ait le mauvais goût de gagner à
tout coup.
Toujours est-il que mon système, parfait chez les
bookmakers, ne fonctionnait pas forcément en bourse.
Pourquoi?
Parce qu’en bourse, j’achetais et je vendais réellement
les actions. Le cours de Sugar pouvait très bien être de 105
sur le téléscripteur et mon cours d’exécution de seulement
102, si je passais un ordre de vente. Concrètement, au
moment précis où le téléscripteur imprimait 105, le cours
en bourse pouvait ne plus être qu’à 104 ou à 103. Le temps
que mon ordre de vendre 1  000 actions arrive entre les
mains du commis négociateur, le cours pouvait baisser. Je
ne pouvais donc pas savoir à quel cours mon ordre avait été
exécuté, avant d’avoir eu la réponse du commis, alors que
j’étais sûr, chez les bookmakers, de vendre d’un seul coup
3  000 actions au cours que m’indiquait le téléscripteur.
Bien sûr, j’ai pris un cas extrême, mais le fait est que chez
Fullerton, le téléscripteur ne me racontait que les
événements passés et ça, je ne l’avais pas bien compris.
De plus, si mon ordre était important, ma propre vente
avait pour effet de peser sur les cours. Chez les
bookmakers, je n’avais pas à me soucier des effets sur les
cours de mes propres spéculations. J’ai perdu ma galette à
New York parce que les règles du jeu étaient
fondamentalement différentes. Je ne perdais pas parce que
je jouais régulièrement, mais parce que je jouais à
l’aveuglette. On me disait que j’étais un excellent lecteur
de la bande. Le fait de lire le téléscripteur comme un as ne
m’a pas évité la ruine. J’aurais pu mieux faire si j’avais été
sur le parquet en personne comme un spéculateur
professionnel de parquet. Dans cette foule singulière, peut-
être aurais-je pu adapter ma méthode aux conditions de
marché. Bien sûr, si j’étais intervenu à la même échelle que
je le fais maintenant, ma méthode aurait également
échoué, à cause de l’influence que mes ordres auraient eue
sur les cours.
Bref, je n’y connaissais rien aux règles du jeu boursier.
J’en connaissais quelques-unes, les plus importantes sans
doute, ce qui m’a toujours été utile. Malgré mes atouts, je
perdais quand même. Quelle chance avait alors le néophyte
que j’étais de faire des plus-values et de les réaliser?
Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte que
quelque chose ne collait pas dans ma manière de jouer,
mais je n’arrivais pas à définir exactement quoi. A certains
moments, ma méthode fonctionnait à merveille et à
d’autres, les tuiles succédaient aux tuiles. N’oubliez pas
que je n’avais que 22 ans. Je ne veux pas dire par là que
j’étais imbu de moi-même au point de ne pas reconnaître
mes erreurs, mais tout simplement, qu’à cet âge, on ne sait
pas grand-chose.
Les gens de la charge étaient très gentils avec moi.
Certes, je ne pouvais pas prendre de positions aussi
importantes que je l’aurais souhaité à cause des
couvertures exigées. Le vieux Fullerton et le reste de la
boîte étaient tellement sympathiques avec moi, qu’après six
mois de spéculation active, non seulement j’avais perdu
tout ce que j’avais, mais en plus je leur devais quelques
centaines de dollars. Ce que j’étais  : un pauvre gosse qui
avait quitté pour la première fois son patelin et qui s’était
ruiné à New York. Cependant, je savais que je n’étais pas
en cause personnellement, c’était seulement ma manière
de jouer qui n’était pas adaptée au vrai jeu boursier. Je ne
sais pas si je devais m’en prendre à moi-même, mais je ne
perdais pas mon sang-froid sur le marché. Vous savez, je
n’ai jamais essayé de marchander avec le téléscripteur.
Être ulcéré par le marché n’a jamais mené nulle part.
J’étais tellement pressé de reprendre mes opérations
spéculatives que, sans perdre une minute, je suis allé voir
le vieux Fullerton pour lui demander :
— Pourriez vous me prêter 500 $?
— Et pourquoi donc, me demanda-t-il.
— J’ai besoin d’un peu d’argent.
— Pourquoi faire?
— Pour m’en servir comme couverture.
— 500 $, dit-il en fronçant les sourcils, à 10 % de marge,
ça représente une garantie de 1 000 $ sur une ligne de cent
actions. Mummm, je préfère te faire crédit.
—  Non, non, je ne veux pas de crédit ici, je vous dois
déjà de l’argent. Ce que je veux, c’est que vous me prêtiez
500 $ pour me refaire ailleurs et revenir ensuite chez vous.
— Comment vas-tu t’y prendre?
— Je vais aller jouer chez les bookmakers.
— Joue plutôt ici.
— Non, je ne suis pas certain de gagner chez vous, mais
je suis sûr de gagner chez les bookmakers. Je connais bien
les règles du jeu chez eux. Je crois avoir compris pourquoi
je me suis planté en bourse.
Il me donna ma chance et je quittai sa charge où la
«terreur des bookmakers», comme ils me surnommaient,
avait perdu son magot. Je ne pouvais pas retourner chez
moi parce que les bookmakers n’acceptaient plus mes
paris. Il n’était pas possible de jouer à New York  : il n’y
avait plus rien à y gagner à ce moment-là. On m’avait dit
que dans les années 90 Broad Street et New Street étaient
pleines de ces boîtes. Mais il n’y en avait plus quand j’en ai
eu besoin pour mon business. Du coup, je décidai de me
rendre à Saint-Louis. J’avais entendu parler de deux boîtes
qui, là-bas, faisaient un gros chiffre d’affaires avec des
bureaux dans tout le Middle West. Leurs bénéfices devaient
être gigantesques. Ils avaient des succursales dans des
douzaines de villes. On m’avait raconté que rien n’était
comparable à leur activité dans tout l’Est des États-Unis.
Ils ouvraient leurs portes à tout le monde. Les meilleurs
spéculateurs pouvaient intervenir sans limite aucune. Un
copain m’avait même précisé que le propriétaire d’une des
deux boîtes était le vice-président de la chambre de
commerce, mais cela me paraît totalement impensable à
Saint-Louis. Toujours est-il que j’ai décidé d’aller là-bas
avec mes 500  $ afin de revenir les poches pleines pour
pouvoir recommencer la vraie spéculation chez Fullerton,
membre du New York Stock Exchange.
En arrivant à Saint-Louis, je descendis à l’hôtel, pris une
douche et me rendis chez les bookmakers. L’un des
bookmakers s’appelait la J.  G.  Dolan Company et l’autre la
H. S. Teller & Cie. Je savais que je pourrais les battre sans
problème. Je commençai à spéculer sans risque,
prudemment et d’une manière très conservatrice. Mon
principal souci était que quelqu’un me reconnaisse et me
mette dehors, parce que tous les bookmakers de ce pays
avaient entendu parler du «gamin qui spéculait comme un
fou». C’était un peu comme les casinos et leur liste noire.
Dolan était plus proche de l’hôtel que Teller, je
commençai donc par eux. J’espérais bien pouvoir tenir
quelques jours avant qu’ils me disent d’aller jouer ailleurs.
J’entrai  : c’était une sacrée belle salle et il devait y avoir
plusieurs centaines de personnes là-dedans qui passaient
leur temps à regarder l’évolution des cours. J’étais content
parce que dans une telle foule, j’avais plus de chances de
passer inaperçu. Je restai là, à observer le tableau et à
noter attentivement les cours jusqu’au moment où je
repérai une action pour me faire la main.
Je cherchai des yeux le guichet où l’on dépose sa mise
en échange d’un bordereau, je vis l’employé. M’approchant
de lui, je demandai :
— Je peux traiter sur le coton et sur le blé ici?
— Oui, mon garçon.
— Puis-je également acheter des actions?
— Tu peux, si tu as le pognon. Tu en as au moins?
— Ah! pour ça oui, lui dis-je comme un jeune coq.
— Combien d’actions ai-je le droit d’acheter avec 100 $?
lui demandai-je.
— Cent, si tu as 100 $.
— Et bien, j’en prends cent, et même deux cents!
— Diable!
— Achetez-moi deux cents actions, lui dis-je sèchement.
—  Deux cents, sur quel titre? me demanda-t-il,
redevenant sérieux tout à coup : les affaires commençaient.
Je regardai à nouveau le tableau de cotation comme si je
cherchais à deviner et avec circonspection lui dis :
— Deux cents Omaha.
—  O.K. Il prit l’argent, vérifia le cours et nota sur le
bordereau le nombre de titres achetés.
— Ton nom? me demanda-t-il.
— Horace Kent, lui répondis-je.
Il me rendit le bordereau. Je m’éloignai du guichet et
allai m’asseoir parmi les clients. Je réagis vite et effectuai
quelques aller-retour dans la journée. Le lendemain, même
topo, si bien qu’en deux jours j’avais gagné 2  800  $ et
j’espérais qu’il me laisserait finir la semaine. Au rythme où
ça allait, ça n’était pas mal du tout. Ensuite, j’irais écumer
l’autre boutique et si tout se passait comme prévu, alors je
reviendrais à New York avec une bonne petite liasse de
billets avec laquelle je pourrais certainement faire quelque
chose.
En voulant acheter cent B.  R.  T. le matin du troisième
jour, lorsque je me suis présenté au guichet, toujours profil
bas, le guichetier me glissa à l’oreille : «Le patron veux te
parler. »
Je savais d’expérience que les ennuis commençaient.
— Vous savez ce qu’il me veut?
— Non.
— Où est-il?
— Dans son bureau par ici, et, il me montre une porte.
J’entrai, Dolan était assis à sa table de travail. Il se
tourna vers moi et me dit  : «Assieds-toi, Livingstone», en
me montrant du doigt un fauteuil. Mon dernier espoir
s’envolait. Je ne sais pas comment il avait fait pour
découvrir qui j’étais, peut-être par le registre de l’hôtel.
— Que me voulez-vous? Commençai-je à dire.
—  Écoute mon gaillard  : tu sais que j’ai rien contre toi,
rien du tout.
— Je ne vois pas de quoi...
Il bondit de son siège pivotant; c’était un type assez
imposant et il me dit :
— Viens par ici, Livingstone, tu veux.
Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit et me montra les
clients dans la grande salle.
— Tu les vois, hein?
— Qui?
— Tous ces gars. Regarde-les bien, il y en a trois cents.
Trois cents pigeons, tu comprends, qui me font bouffer moi
et ma famille. Tu les vois ces pigeons! Toi, tu te pointes
chez-moi et en deux jours tu me piques ce qu’ils me laissent
en deux semaines. C’est pas du boulot, ça, mon garçon. Pas
pour moi en tous cas, j’ai pas besoin de ça. Garde ce que tu
m’as piqué, mais arrête-toi là. Je ne veux plus te voir ici.
— Mais pourquoi?
— Écoute, ça suffit comme ça, je t’ai vu te pointer il y a
deux jours et je n’ai pas aimé ton allure. Ta tête ne me
revenait pas. Je t’avais tout de suite repéré. J’ai appelé cet
idiot de guichetier qui t’a laissé jouer — il montrait du doigt
l’employé fautif — et je lui ai demandé ce que tu avais fait.
Quand il me l’a dit, je lui ai répété  : «Je n’aime pas les
manières de ce type. C’est un arnaqueur! ». Ce grand niais
me répond  : «Arnaqueur, vous rigolez, patron, il s’appelle
Horace Kent et c’est un de ces fils à papa qui cherche des
sensations fortes, c’est peinard. Du coup, je le laisse faire
et cet avorton me coûte 2  800  $». Garde ce que tu m’as
piqué, mais maintenant, ça suffit.
— Écoutez, lui dis-je.
—  C’est toi qui vas m’écouter, je te connais de
réputation. Moi, je gagne ma vie en plumant tranquillement
ces pigeons, alors toi tu n’as rien à faire ici. Note bien que
je suis beau joueur, garde ce que tu m’as piqué, mais si je
te laissais continuer comme ça, c’est moi qui serais un
pigeon, maintenant que je sais qui tu es, alors, casse-toi,
fils!
Je quittai donc Dolan sur ces fortes paroles mais avec
2  800  $ de plus. La société Teller n’était pas très loin.
J’avais entendu dire que Teller était un homme riche et
qu’il dirigeait un vaste réseau de points de vente. Je me
demandai quelle tactique j’allais adopter  : commencer
doucement et monter progressivement en régime jusqu’à
1  000 actions ou frapper tout de suite par gros coups,
auquel cas mon espérance de vie chez eux ne devrait pas
dépasser une journée. En général, les bookmakers
comprennent assez vite à qui ils ont affaire quand ils
commencent à perdre et je voulais acheter un millier de
B.  R.  T.  J’étais à peu près sûr de leur prendre quatre ou
cinq points. Si je leur mettais la puce à l’oreille ou si trop
de clients étaient acheteurs sur cette valeur, ils pouvaient
arrêter tout de suite les frais. Je jugeais donc préférable de
commencer petit.
Cette boîte n’était pas aussi grosse que celle de Dolan.
Les agencements étaient cependant plus élégants et de
toute évidence la clientèle était plus huppée. Ça m’allait à
merveille. Je décidai d’acheter une première ligne de 1 000
B.  R.  T. Je m’approchai donc du guichet et demandai au
croupier :
—  Je voudrais acheter quelques B.  R.  T. Quelle est la
limite?
— Il n’y a pas de limite ici, dit le croupier, vous pouvez
acheter tout ce que vous voulez, pourvu que vous en ayez
les moyens.
— D’accord, achetez-moi 1 500 B. R. T, lui répondis-je en
sortant ma liasse de billets.
Pendant que le croupier remplissait le bordereau
d’achat, je vis surgir un homme à la chevelure rousse qui
l’écarta du comptoir. Il s’accouda au comptoir et me dit :
— Écoute, Livingstone, retourne chez Dolan, on ne veut
pas de toi ici.
— Attendez que j’aie reçu mon bordereau, je viens juste
d’acheter quelques B. R. T.
— Tu n’as aucune position chez-moi.
A ce moment, les autres employés se regroupèrent
derrière lui et me fixèrent tous.
—  Ne reviens jamais jouer ici. On veut pas de ton
pognon, tu as compris?
Il n’y avait visiblement rien à gagner à essayer
d’argumenter. Du coup je rentrai à l’hôtel. Je réglai ma note
et pris le premier train en partance pour New York. J’étais
de sale humeur. Je comptais ramener un peu de pognon et
ce Teller n’avait même pas accepté de me laisser faire une
ligne.
Arrivé à New York, je rendis à Fullerton les 500  $ qu’il
m’avait prêtés et recommençai à spéculer avec l’argent
gagné à Saint Louis. J’ai eu de bonnes et de mauvaises
passes, mais globalement je ne m’en sortais pas trop mal.
Après tout, je n’étais pas débile. Je devais simplement
comprendre que la spéculation boursière était un peu plus
compliquée que je ne me l’imaginais avant d’entrer chez
Fullerton. Vous savez, j’étais un peu comme ces passionnés
de mots croisés qui ne connaissent pas de repos tant qu’ils
n’ont pas terminé complètement la grille du supplément du
journal dominical. Je voulais absolument trouver la solution
de ce jeu. Je pensais l’avoir trouvée chez les bookmakers :
c’était une erreur.
Quelques mois après mon retour à New York, un vieux
débris entra chez Fullerton. Il connaissait A. R. et on disait
même qu’ils possédaient ensemble une écurie de chevaux
de course. Il était clair qu’il avait connu des jours
meilleurs. On me présenta au vieux McDevitt. Il était en
train de parler d’une bande d’escrocs qui avaient écumé les
champs de course à Saint Louis, quand soudain je
l’entendis mentionner le nom de Teller.
— À quel Teller faites-vous donc allusion, Monsieur?
— Hi Teller, H. S. Teller.
— Je connais l’oiseau, lui dis-je.
— Il n’est pas tendre.
— Pire que ça, c’est un rapace et j’ai un compte à régler
avec lui.
— Que voulez-vous dire jeune homme?
— La seule manière de lui faire mal est de le frapper au
portefeuille. À Saint Louis, il est intouchable, mais un jour
je lui ferai rendre gorge. Et je lui fit part de mes griefs.
—  Eh bien, dit le vieux Mac, il a cherché à s’implanter
ici à New York, mais en vain, du coup il a ouvert un bureau
à Hoboken. Le bruit court que, là-bas, il ne fixe absolument
aucune limite aux positions des joueurs et que l’encaisse de
la maison est telle qu’à côté le rocher de Gibraltar fait
figure de petit caillou.
—  Et quelle sorte de bureau est-ce? Je pensais qu’il
faisait allusion à un bureau de syndicat pour manipuler le
cours des titres.
— Un bureau de bookmaker, dit McDevitt.
— Vous êtes sûr que le bureau fonctionne?
—  Sûr et certain, j’ai vu des tas de types qui m’en ont
parlé.
— Ce ne sont que des on-dit. Pouvez-vous m’assurer que
cette boutique fonctionne bel et bien et qu’il n’y a pas de
limite aux mises?
—  Bien sûr, fils, dit McDevitt. Je me rendrai moi-même
sur place demain matin et je reviendrai te le dire.
Ce qu’il fit. La boutique de Teller avait l’air de marcher
très fort et elle acceptait toutes les mises sans limite.
C’était un vendredi. Le marché avait monté toute la
semaine. C’était il y a 21 ans[8] ne l’oubliez pas. Il était
alors évident que le bilan hebdomadaire de la Banque
centrale publié le samedi indiquerait une forte contraction
de ses réserves, ce qui donnerait l’excuse habituelle aux
spéculateurs pour se jeter sur le marché et aux courtiers
pour faire tourner les compteurs. Il y aurait également la
réaction habituelle dans la dernière demi-heure
d’ouverture du marché, en particulier sur les actions les
plus actives. Celles-ci étaient, bien sûr, les actions sur
lesquelles les clients de Teller étaient le plus engagés. La
maison ne serait pas mécontente de voir quelqu’un vendre
ses actions. Pour un bookmaker, rien n’est plus drôle que
de plumer le pigeon dans les deux sens et rien n’est plus
facile, surtout lorsque la marge n’est que d’un point.
Le samedi matin, je me mis en route pour Hoboken afin
de rendre une petite visite à Teller. Ils avaient construit une
gigantesque salle de cotation avec un très chouette
tableau. Il y avait là un bataillon d’employés et même un
vigile en uniforme gris. Je dénombrai environ 25 clients
dans la salle.
Je cherchai à parler au directeur. Il me demanda s’il
pouvait m’être utile. Je lui répondis qu’il ne pouvait m’aider
en rien et qu’il était plus facile de gagner gros aux courses
en évaluant les cotes des chevaux. En plus, il était possible
de miser tout son pognon, de rester debout et d’empocher
des milliers de dollars en quelques minutes au lieu de se
faire rouler dans la farine en bourse et d’attendre pendant
des jours une hypothétique hausse. Il commença à
m’expliquer en quoi la spéculation boursière était
beaucoup plus sûre, combien pouvaient toucher certains
spéculateurs et comment un type capable de jouer gros
pouvait faire un malheur. Vous auriez juré qu’il était un vrai
agent de change qui passait effectivement vos ordres
d’achats et de ventes sur le marché. Il devait se dire que
j’étais à la tête d’un quelconque syndicat de spéculateurs et
il en voulait visiblement à ma liasse de billets avant que je
ne la claque ailleurs. Il me dit que je devais me dépêcher,
car le samedi le marché fermait à midi. Ceci me
permettrait de consacrer mon après-midi à d’autres
activités lucratives. Je disposerais alors de plus de pognon
pour jouer aux courses si je choisissais les bonnes valeurs.
Je fis celui qui ne le croyais pas et il continua à me
saouler de paroles. Je jetai un coup d’œil à l’heure : à 11 h
15, je lui dis que j’étais prêt et je lui passai tout de suite
l’ordre de vendre différentes actions. Au même moment, je
lui présentai 200  $ en espèces qu’il fut très heureux de
prendre. Il me dit qu’il pensait que je ferai beaucoup
d’argent et me réitéra son souhait de me voir aussi souvent
que possible.
Tout se passa comme prévu, les spéculateurs
balancèrent leurs actions pour prendre leurs bénéfices
avant le week-end, enfonçant les limites des ordres stops[9].
Ceux-ci se déclenchèrent et accélérèrent la baisse,
entraînant un plongeon des cours. Je rachetai mes positions
juste avant la traditionnelle petite reprise de clôture
provoquée par les rachats des vendeurs à découvert.
J’avais gagné 5 100 $.
— J’ai bien fait de vous écouter, dis-je au directeur en lui
tendant mes bordereaux.
— Hum, écoutez, dit-il, je ne peux pas tout vous donner
aujourd’hui, je ne m’attendais pas à un tel retrait, mais
croyez-moi, lundi, je vous paierai sans faute.
—  D’accord, mais je prends déjà ce qui vous reste en
caisse.
—  Laissez-moi d’abord régler les petits gains. Je vous
rendrai ce que vous avez misé et je vous laisse le solde de
la caisse. Je vous demande quelques instants, le temps de
payer les petits clients.
Je ne me faisais aucun souci pour les sommes dues.
Teller n’allait pas filer à la cloche de bois entre samedi et
lundi : il me paierait sans problème ce qu’il me devait.
Le lundi, j’arrivai à Hoboken avant midi. Je vis un type
que j’avais aperçu à Saint Louis le jour où Teller m’avait dit
de retourner chez Dolan. Il était en grande conversation
avec le directeur. J’ai immédiatement compris que le
directeur avait télégraphié au siège et qu’ils avaient envoyé
un de leurs inspecteurs pour tirer l’affaire au clair.
— Je viens chercher mon solde.
— C’est lui? demanda l’inspecteur.
—  Oui. Il sortit un paquet de billets de 100  $ de sa
poche.
—  Attends, lui dit le type de Saint Louis et il se tourne
vers moi.
—  Dis-moi Livingstone, je ne t’avais pas dit qu’on ne
voulait plus te revoir.
— Donnez-moi d’abord mon pognon, dis-je au directeur.
Et il compta deux billets de 1 000 $, quatre de 500 $ et
trois de 100 $.
— Qu’est-ce que vous me disiez? répondis-je au type de
Saint Louis.
— On t’avait dit qu’on ne voulait plus te voir chez nous.
— C’est vrai, c’est pourquoi je suis venu ici.
— Écoute, ne viens plus nulle part, tire-toi! gronda-t-il.
Le vigile en gris s’approcha, au cas où. Le type de Saint-
Louis menaça le directeur avec son poing et hurla :
—  Vous auriez dû le voir venir, pauvre cloche, avant de
le laisser jouer. C’est Livingstone. Vous connaissiez les
ordres!
—  Écoutez-moi bien, lui dis-je, on n’est pas à Saint
Louis, ici. Vous ne pouvez pas faire vos petites magouilles,
comme votre patron avec le type de Belfast.
— Vous quittez cet endroit tout de suite. Vous ne pouvez
pas jouer ici! hurla-t-il.
—  Si je ne peux pas jouer, alors personne ne pourra
jouer, lui dis-je. Vous n’avez pas le droit de proférer ce
genre de menaces ici.
Le type de Saint Louis changea d’attitude d’un seul
coup.
—  Écoute, mon garçon, dit-il, soudain embarrassé, fais-
moi une faveur. Sois raisonnable, tu sais bien que nous ne
pouvons pas perdre comme ça tous les jours. Le vieux va
sauter au plafond s’il apprend qu’on t’a laissé jouer. Fais un
bon geste, Livingstone.
— Je vais y aller mollo, promis-je.
— Écoute la voix de la raison. Pour l’amour de Dieu, tire-
toi. Laisse-nous une chance de réussir notre lancement ici.
On est nouveau dans ce coin, tu le sais bien.
—  Je ne veux plus voir ces magouilles la prochaine fois
que je viens, lui dis-je.
Je le laissai parler avec le directeur à un million la
minute. Je voulais leur piquer un peu d’argent pour les
punir de la manière dont ils m’avaient traité à Saint Louis.
Je n’avais aucun intérêt à les affronter à visage découvert.
Je retournai donc chez Fullerton et racontai à McDevitt ce
qui s’était passé. Ensuite je lui dis que si ça l’intéressait,
j’aimerais bien qu’il se rende chez Teller et qu’il commence
à spéculer par lots de 30 ou 50 actions, de manière à ce
qu’ils s’habituent à lui. Au moment propice, je lui
téléphonerai pour faire une grosse ligne.
Je donnai 1  000  $ à McDevitt et il se rendit à Hoboken
pour faire comme convenu. Il devint un habitué. Un jour,
quand je vis un gros mouvement se dessiner, je lâchai le
mot de passe à McDevitt et il se mit à vendre tout ce qu’il
pouvait. J’en tirai 2 800 $ après avoir laissé à McDevitt sa
quote-part et le remboursement de ses frais, peut-être
même un peu plus, car je le soupçonnais volontiers d’avoir
misé à titre personnel quelques titres supplémentaires.
Dans le mois qui suivit, Teller fermait sa succursale
d’Hoboken. Les flics avaient fort à faire. De toute façon
cela n’était plus rentable pour eux, bien que je n’y ai joué
en tout et pour tout, directement ou indirectement, que
deux fois. On entrait dans un marché furieusement
haussier, dans lequel les actions ne corrigeaient pas
suffisamment pour balayer les marges, même ramenées à
un point. Bien sûr, tous les clients étaient haussiers,
gagnaient et pyramidaient en rejouant systématiquement
tous leurs gains. Presque tous les bookmakers du pays
sautèrent en même temps.
Les règles du jeu avaient changé. Spéculer à la papa
chez les bookmakers avait décidément beaucoup
d’avantages par rapport à la spéculation chez les
respectables agents de change. Au moins pour une chose :
la clôture automatique de votre position, quand la marge
atteignait le point de rupture, était la meilleure manière de
passer un stop-loss[10]. Vous ne pouviez pas perdre plus que
vous n’aviez misé, il n’y avait pas de risque de mauvaise
exécution et ainsi de suite. Et pourtant, à New York, les
bookmakers passaient pour être moins libéraux avec leur
clientèle que ceux de l’Ouest, du moins à ce qu’on m’a dit.
Ici, ils avaient l’habitude de limiter les gains maximaux sur
certaines actions selon la règle des deux points. Sugar,
Tennessee Coal et Iron faisaient partie du lot. Même si elles
bougeaient de dix points en dix minutes, vous ne pouviez
pas gagner plus de deux points par bordereau. Ils
s’imaginaient que si le client passait des ordres trop gros, il
serait prêt à perdre un dollar pour en gagner dix. Parfois, il
arrivait même que tous les bookmakers, même les plus
gros, refusent de prendre des ordres sur certaines valeurs.
En 1900, la veille de l’élection, quand il devenait presque
évident que McKinley[11] allait gagner, aucun bookmaker
dans le pays ne laissait ses clients acheter des actions. La
cote était de trois contre un en faveur de McKinley. En
achetant des actions le lundi[12], vous deviez partir avec un
handicap de trois à six points, voire plus. Un client pouvait
parier sur Bryan, acheter des actions en bourse et être
ainsi certain de réaliser un arbitrage sans risque. Les
bookmakers avaient même refusé les ordres ce jour-là.
S’ils n’avaient pas refusé ma mise, je n’aurais peut-être
jamais cessé de jouer chez les bookmakers. Et alors, je
n’aurais jamais réalisé que spéculer en bourse ne se
limitait pas uniquement à profiter des fluctuations de
quelques points.
CHAPITRE 3

I
l faut beaucoup de temps pour tirer toutes les leçons de
toutes ses erreurs. Chaque médaille a son revers.
Comme vous le savez, sur les marchés financiers, il n’y
a qu’un seul sens qui n’est ni systématiquement la hausse
ni systématiquement la baisse, mais tout simplement le
sens du marché. Comprendre ce principe fondamental m’a
demandé encore plus de temps que d’assimiler les phases
les plus techniques du jeu boursier.
J’avais entendu parler de gens qui s’amusaient à
prendre des positions fictives sur les marchés boursiers
pour prouver, avec des dollars virtuels, à quel point ils
avaient raison. De temps en temps, ces joueurs virtuels
gagnaient des millions. Il est très facile d’être un gros
spéculateur de cette manière. Ça me rappelle la vieille
histoire de ce type qui devait se battre en duel le
lendemain. Son témoin lui demande :
— Êtes-vous un bon tireur?
— Eh, bien, dit le duelliste d’un air faussement modeste,
je peux atteindre le pied d’un verre à vin à vingt pas.
—  Pas mal, répondit le témoin, mais pouvez-vous
descendre le pied d’un verre à vin, si ce même verre à vin
vous met en joue?
Pour tout dire, je dois confesser un changement
d’attitude envers l’argent. Mes pertes en bourse m’ont
appris que je ne devais pas faire un pas en avant, tant que
je n’étais pas sûr de pouvoir reculer. Si je ne peux pas
avancer, je ne peux plus bouger du tout. Je ne veux pas dire
par là qu’un homme ne doit pas limiter ses pertes, s’il a
tort : bien sûr qu’il doit le faire. Mais cela ne doit pas être
une cause d’indécision. J’ai fait des erreurs toute ma vie.
En perdant de l’argent, j’ai, à chaque fois, gagné un brin
d’expérience supplémentaire. J’ai finalement accumulé une
très grande expérience. J’ai été miné plusieurs fois, mais
ces faillites n’ont jamais été des faillites totales. Sinon, je
ne serais pas là pour vous en parler. J’ai toujours su que
j’aurais une seconde chance et que je ne referais pas deux
fois la même erreur  : en fait, je n’ai jamais douté de moi-
même.
Quand on veut gagner sa vie en spéculant, on ne doit
jamais perdre confiance en soi. C’est la raison pour laquelle
je ne crois pas aux tuyaux. En effet, si j’achète des actions
sur les conseils de Smith, je dois également les vendre sur
ses conseils. Je dépends donc complètement de lui.
Maintenant supposez que le jour où il faut revendre, Smith
soit en vacances? Non vraiment, personne ne peut gagner
gros sur les tuyaux de quelqu’un d’autre. Je sais
d’expérience que personne ne pourra jamais me donner un
tuyau ou une série de tuyaux qui me rapporte plus que ma
propre analyse. Il m’a fallu cinq ans pour comprendre cela
et jouer suffisamment fin pour gagner beaucoup d’argent
quand j’avais vu juste.
Je n’ai pas eu autant d’expériences intéressantes que
vous pourriez le croire. Je veux dire par là que le processus
d’apprentissage de la spéculation ne me semble pas très
impressionnant, avec le recul. J’ai été ruiné plusieurs fois,
ce qui n’est jamais agréable, mais j’ai perdu cet argent
comme n’importe qui à Wall Street. La spéculation est une
activité dure et expérimentale et un spéculateur doit être
sur la brèche à tout moment ou alors il lui faut changer
d’activité.
Mon objectif, après mes revers chez Fullerton, était très
simple  : regarder la spéculation sous un autre angle. Je
n’avais pas saisi alors qu’il y avait beaucoup plus de choses
à comprendre dans le jeu de la spéculation que je n’en
avais appris chez les bookmakers. Je croyais en effet que je
battais le marché alors qu’en réalité je ne battais que les
bookmakers. À cette époque, la maîtrise que j’avais acquise
de la lecture des cours m’était très utile pour le genre
d’opérations que je pratiquais chez les bookmakers. Je
maîtrisais parfaitement ces deux points. Mes succès, c’est à
eux que je les devais et non à mes méninges ni à ma
connaissance du marché. Je ne raisonnais pas bien et mon
ignorance était totale. La pratique du jeu m’avait appris le
jeu, ce qui ne m’a pas épargné les ennuis par la suite.
Je me souviens encore de ma première arrivée à New
York. Je vous ai déjà expliqué comment les bookmakers, en
me refusant l’entrée de leurs boutiques, m’avaient obligé à
aller voir les respectables courtiers du New York Stock
Exchange. Un des gars de la charge où j’avais effectué mon
premier boulot, travaillait chez Harding Brothers, membre
du Stock Exchange. J’arrivai à New York un matin et, avant
11 h, j’avais ouvert un compte à la charge et j’étais déjà
opérationnel.
Je ne vous avais jamais dit à quel point il m’était naturel
de traiter chez les courtiers, exactement de la même
manière que chez les bookmakers. Toute ma science se
résumait à capter les petites fluctuations de cours de
manière modeste mais sûre. Personne ne m’avait averti de
la différence essentielle qui existait entre les deux jeux.
J’aurais essayé par moi-même, si quelqu’un m’avait
expliqué que ma manière de jouer ne pouvait fonctionner
en bourse. La seule façon de me prouver que j’avais tort
était de constater que je perdais de l’argent. La spéculation
se résume très exactement à ceci  : on a raison que
lorsqu’on gagne de l’argent.
Je menais grand train à cette époque et le marché était
très actif  : ça motive toujours son homme, des périodes
comme celles-là. Je me sentais chez-moi sur les marchés. Il
y avait toujours le bon vieux tableau de cotation familier en
face de moi, me parlant une langue que je connaissais
parfaitement depuis l’âge de 15 ans. Il y avait un commis
qui effectuait exactement ce que je faisais quand j’ai
commencé à travailler. Les clients étaient là, eux aussi,
toujours les mêmes vieilles badernes. Ils fixaient le tableau
ou s’asseyaient près du ruban qui crachait les cours et
discutaient entre eux du marché. Tout semblait fonctionner
comme avant. L’ambiance était la même que celle que je
connaissais depuis ma première plus-value (3, 12  $ sur
Burlington), jusqu’au téléscripteur qui était le même, le
même genre de spéculateur, bref, le même genre de jeu.
N’oubliez pas que j’avais alors à peine 22 ans. Je pensais
vraiment que je connaissais le jeu de A à Z. Pourquoi ne
l’aurais-je pas cru d’ailleurs?
J’observai le tableau et vis quelque chose qui me
semblait favorable  : cela se présentait bien. J’achetai 100
actions à 84 et je sortis à 85 en une demi-heure. Ensuite, je
vis quelque chose d’autre qui me plaisait et je fis la même
chose. Je pris encore 3/4 de points en très peu de temps. Ça
commençait bien, vous ne trouvez pas?
Maintenant, notez bien cela, c’était mon premier jour en
tant que client d’une société de bourse respectable. En
moins de deux heures, j’avais traité 1 100 actions, sautant
de l’une à l’autre. Le résultat de cette brillante journée fut
une perte d’exactement 1  100  $. Ce qui veut dire qu’en
première approximation, à peu près la moitié de mon
capital s’était envolée. N’oubliez pas que beaucoup de mes
spéculations s’étaient traduites par des plus-values, mais
au total, j’avais vraiment perdu 1 100 $ dans la journée.
Cela ne m’inquiétait pas outre mesure, car je ne pensais
pas avoir commis d’erreurs. Mes interventions étaient
correctes et, si j’avais spéculé de cette manière chez
Cosmopolitan, j’aurais fait un malheur comme jamais. Que
la mécanique ne fonctionnât pas comme elle aurait dû le
faire, mes 1 100 $ envolés en étaient une preuve éclatante.
Tant que le machiniste n’avait pas fait d’erreur, il n’y avait
pas de quoi en faire un plat : à 22 ans, l’ignorance n’est pas
une tare rédhibitoire.
Au bout de quelques jours, je me dis à moi-même  : «Je
ne peux pas continuer comme ça, le téléscripteur ne m’aide
pas comme il devrait le faire!  » Bref, j’eus de bons et de
mauvais jours jusqu’au moment où je me suis retrouvé
raide. Je retournai voir Fullerton et lui redemandai 500  $.
Je revins à Saint Louis, chez mes amis les bookmakers. Au
moins à ce jeu-là, j’étais sûr de gagner.
J’ai joué très prudemment et je recommençai à me
refaire et à vivre plutôt bien. Je me faisais des amis et
j’avais du bon temps. Je n’avais pas encore 23 ans,
célibataire à New York avec de l’argent plein les poches et
une confiance absolue dans le fait que je commençais à
comprendre les règles du jeu.
Je portais une attention particulière à l’exécution de
mes ordres sur le parquet et j’intervenais plus
prudemment. Je collais encore trop aux cours, j’étais donc
encore ignorant des principes généraux et aussi longtemps
que cela durerait, je ne trouverais pas ce qui clochait dans
ma manière de jouer.
On était entré dans le grand boom de 1901 et je gagnais
énormément de pognon pour un garçon de mon âge.
Souvenez-vous de cette époque où la prospérité du pays
était sans précédent. Nous entrions dans une ère de
restructuration industrielle et de mobilisation du capital
qui dépassait tout ce qui existait auparavant. De plus, les
gens étaient devenus complètement fous des marchés
boursiers. Au cours des précédentes périodes d’euphorie,
d’après ce qu’on m’a dit, il s’échangeait environ 250  000
actions/jour à Wall Street, soit à peu près 25 millions de
dollars pour l’ensemble du marché (pour un cours moyen
de 100  $). Mais en 1901, il s’échangeait 3  000  000
d’actions/jour. Tout le monde gagnait de l’argent. La foule
en délire débarquait en ville, une vraie horde de
millionnaires avec aussi peu de considération pour l’argent
que des matelots complètement ivres. Nous avions à cette
époque quelques-uns des plus grands spéculateurs de tous
les temps  : John W.  Gates et sa célèbre marotte «je vous
parie un million de dollars que... », ses amis John A. Drake,
Loyal Smith, etc. Le reste de la bande était constitué de
l’équipe Reid-Leeds-Moore. Ils avaient vendu leurs parts
dans Steel et, avec le produit de la vente, achetaient à
carnets ouverts la majorité des actions du système de Rock
Island, de Schwab, de Frick et de Phipps. On pourrait
également mentionner la coterie de Pittsburgh, pour ne
rien dire des performances d’hommes qui se perdaient
dans la foule des spéculateurs mais qui, à une autre
époque, auraient été gratifiés du titre de grands
spéculateurs. N’importe qui pouvait acheter toutes les
actions qu’il voulait. Keene animait le marché des actions
U.S. Steel. Un agent de change vendit 100  000 actions en
quelques minutes. Quelle époque formidable! Quels gains
mirifiques! Tout cela sans le moindre impôt sur les plus-
values! Pas un instant pour souffler.
Bien sûr, au bout d’un moment, on a commencé à
entendre le chœur des vierges effarouchées et des vieux
briscards qui disaient que tout le monde — sauf eux bien
sûr — était devenu fou. Je savais aussi que les arbres ne
montaient pas jusqu’au ciel et qu’il y aurait bien une fin à
cette folle hausse de tout et de n’importe quoi. Je me mis à
vendre à découvert. Mais à chaque fois que je vendais, je
perdais de l’argent et si je ne m’étais pas racheté, j’aurais
bu le bouillon. Je fis une pause et je jouai prudent, gagnant
de l’argent quand j’achetais pour en reperdre dès que je
vendais. Du coup, je n’ai pas profité de la hausse autant
que vous pourriez le croire en sachant quels montants
j’étais capable de traiter, surtout pour un gamin.
Il y avait une action sur laquelle je n’avais jamais joué à
découvert  : c’était Northern Pacific. Ma manière de lire le
téléscripteur faisait merveille. Je pensais que la plupart des
actions avait maintenant atteint un sommet mais «Little
Nipper»[13] se comportait comme si elle devait aller encore
plus haut. On a su après que tout ce qui se présentait à la
vente était systématiquement absorbé par l’équipe Kuhn-
Loeb-Harriman. Bien, j’étais donc long[14] de 1 000 actions
sur Northern Pacific et je conservai ma position contre
l’avis général. À 110, je gagnais 30 points que je réalisai.
Du coup, mon compte s’élevait à environ 50  000 $. C’était
le plus gros montant que j’avais jamais réussi à accumuler.
Ce n’était pas si mal pour un garçon qui avait tout perdu
dans cette même charge quelques mois auparavant.
Si vous vous en souvenez, la bande à Harriman avait
exigé de Morgan &  Hill de participer à la coalition de
Burlington-Great-Northern et Northern Pacific. Du coup,
les gens de Morgan demandèrent à Keene d’acheter 50 000
actions de Northern Pacific pour garder le contrôle de la
boîte. J’ai entendu dire que Keene avait passé à Robert
Bacon un ordre de 100 000 actions sur cette valeur, ce que
firent ses banquiers. À tout hasard, Keene envoya un de ses
courtiers, Eddie Norton, chez les gens de Northern Pacific
et il acheta 100 000 actions. Après la clôture du marché, le
8 mai 1901, le monde entier était au courant du début de
cette bataille de géants. Jamais on avait vu s’opposer des
sommes d’argent aussi considérables. Harriman contre
Morgan : une force irrésistible contre un roc inébranlable.
Au matin du 9 mai, je me trouvai en possession de
50 000 $ comptant et pas une action en position. Comme je
vous l’ai déjà dit, j’étais très baissier depuis quelques jours.
Je savais ce qui allait advenir : une hausse considérable et
des enchères faramineuses. Il y aurait de gigantesques
profits pour ceux qui auraient participé à la bataille. Il
n’était pas nécessaire d’être Sherlock Holmes pour deviner
ce qui allait se passer. Non seulement nous allions gagner
de l’argent, mais de l’argent sans risque.
Tout se déroula exactement comme je l’avais prévu.
J’avais vu juste et j’ai tout perdu jusqu’à mon dernier cent!
J’ai été liquidé par quelque chose qui était tout à fait
inhabituel. Ah! bien sûr si l’imprévu n’arrivait jamais, la vie
n’aurait pas de sel et on ne pourrait plus s’amuser! Le jeu
ne serait plus alors qu’un ensemble d’additions et de
soustractions et nous serions réduits à l’état de comptables
besogneux. C’est l’anticipation qui développe le pouvoir de
l’esprit, et vous le savez bien, tout ce qu’il y a à faire c’est
de deviner juste.
Le marché bouillonnait, comme prévu. Les volumes de
transaction étaient énormes et les fluctuations
considérables. Je passai quelques ordres de vente sur le
marché. Quand je vis les cours d’ouverture, j’eus un choc :
les écarts étaient impressionnants. Mes courtiers étaient
sur le pont. Ils étaient aussi consciencieux et compétents
que les autres, mais le temps qu’ils exécutent mes ordres,
les cours avaient déjà perdu 20  $. Le ruban du
téléscripteur était très loin derrière le marché et les
rapports d’exécution mettaient du temps à arriver à cause
de l’activité. Quand j’appris que les actions que je voulais
vendre, alors que le cours s’inscrivait à mettons 100,
avaient été vendues à 80 — ce qui représentait une baisse
de 30 à 40 points par rapport à la clôture précédente — il
me semblait que j’avais vendu à un niveau qui rendait les
actions très attractives et en fait à des cours d’achat. Le
marché n’allait tout de même pas baisser jusqu’en Chine.
Du coup, je décidai immédiatement de me racheter et
même de prendre des positions longues.
Mes courtiers achetèrent, non pas au cours qui m’avait
décidé à racheter, mais au cours qui était en vigueur au
moment où mes ordres sont arrivés sur le marché. En fait,
ils achetèrent en moyenne 15 points au-dessus de ce que
j’avais prévu. Une perte de 35 points dans la même
journée, avouez que c’est plus qu’un homme ne peut en
supporter.
J’avais perdu à cause du téléscripteur qui était
beaucoup trop en retrait par rapport au marché. J’avais
pris l’habitude de le considérer comme mon meilleur ami
parce que je pouvais parier en fonction de ce qu’il me
disait. Cette fois-ci, il m’avait doublé. La divergence entre
ce qui était imprimé et les cours qui se traitaient
réellement sur le marché, au même moment, m’avait ruiné.
C’était la sublimation symbolique de mes échecs
précédents à gagner en bourse, exactement la même chose
qui m’avait fait perdre précédemment. Quelle que soit la
qualité d’exécution des courtiers, il me semble maintenant
évident que la simple lecture du téléscripteur ne saurait
suffire. Je m’étonne encore de ne pas avoir vu alors à la fois
mon erreur et la solution.
Je fis alors la pire des erreurs : je me mis à prendre des
positions avec frénésie sans me soucier de leur exécution.
Vous le savez, je suis incapable de traiter en fixant une
limite. Je dois saisir ma chance dès que j’identifie une
tendance. Ce que je dois essayer de battre, c’est le marché,
pas un cours en particulier. Si je pense qu’il faut vendre,
alors je vends. Si je pense que les actions vont monter,
alors j’achète. Mon attachement à ce principe essentiel m’a
toujours sauvé. Mais la pratique de la spéculation à des
coûts limités chez les bookmakers était tout à fait
inadaptée à la vraie spéculation boursière. Sans cette
expérience, je n’aurais jamais compris ce qu’était la
véritable spéculation boursière et j’aurais continué à jouer
de la même manière, c’est-à-dire sur la base d’une
expérience très limitée.
Quand j’essaie de limiter les cours dans le but de
minimiser les inconvénients de la spéculation sur le marché
boursier, quand le ruban du téléscripteur est déphasé, je
constate simplement que le marché s’éloigne de moi, sans
avoir pu intervenir réellement. Cela m’est arrivé tellement
souvent que j’ai arrêté d’essayer. Je ne saurais vous dire
exactement comment, mais il m’a fallu de nombreuses
années pour comprendre qu’au lieu de faire des paris sur
ce que seraient les toutes prochaines fluctuations,
l’essentiel était d’anticiper les grandes tendances.
Après mes mésaventures de ce fameux 9 mai, je
colmatai les brèches, en utilisant une méthode un peu
différente et encore imparfaite. Si je n’avais pas réussi à
empocher de l’argent, je devais au moins acquérir une
sagesse du marché, non? Je gagnais assez pour me
permettre de vivre confortablement, j’avais des amis et je
passais du bon temps. J’ai passé l’été sur la côte de Jersey,
comme des centaines de boursicoteurs prospères. Mes
gains n’étaient toutefois pas suffisants pour me permettre
de payer à la fois mes pertes et mon train de vie.
Je n’appliquais pas la règle que je m’étais fixée avec
toute l’opiniâtreté souhaitée. J’étais tout simplement
incapable d’analyser moi-même mon problème personnel.
Bien sûr, il était hautement illusoire d’essayer de le
résoudre. Je rabâchais toujours cette histoire beaucoup
plus pour montrer où je devais aller avant de pouvoir
réellement gagner de l’argent  : ma vieille pétoire ne
pouvait pas lutter contre une carabine à répétition de haute
précision.
Non seulement, j’étais proprement lessivé, mais j’étais
totalement dégoûté de ce marché que je n’arrivais
décidément pas à battre. Je décidai alors de quitter New
York et de tenter ma chance ailleurs. J’ai commencé à
spéculer à 14 ans, souvenez-vous en. J’ai gagné mon
premier millier de dollars à 15 ans et mes premiers 10 000
dollars avant 21 ans. Il m’était arrivé bien souvent de
gagner et de perdre 10  000  $ sur une seule ligne. À New
York, j’avais empoché des milliers et des milliers de dollars
et j’avais tout reperdu. J’étais monté à 50  000  $ et deux
jours après, j’étais revenu à zéro. Je ne connaissais aucun
autre métier que la spéculation. Après plusieurs années,
j’étais revenu au point de départ. Non, pire que cela  :
j’avais pris des habitudes et un style de vie qui réclamaient
beaucoup d’argent. J’étais vraiment au trente-sixième
dessous.
CHAPITRE 4

D
u coup, je rentrai dans mon patelin. J’avais au moins un
but dans la vie : me refaire et retourner spéculer à
Wall Street. C’était vraiment le seul endroit dans
tout le pays où je pouvais jouer gros. Les jours fastes,
j’avais absolument besoin de Wall Street et de la liquidité
de son marché. Quand vous sentez que vous avez raison,
vous n’aimez pas être limité par des marchés étroits.
Je n’avais pas beaucoup d’espoir, mais j’essayai quand
même de retourner chez mes amis, les bookmakers. Il y en
avait moins qu’avant et quelques-unes de ces boutiques
étaient tenues par des étrangers. Ceux qui me
reconnaissaient ne souhaitaient pas vraiment me donner la
possibilité de leur montrer si j’avais ou non perdu la main.
J’allais les voir en leur disant la vérité : j’avais perdu à New
York tout ce que j’avais gagné en province et je n’en savais
pas autant que je le pensais. Il n’y avait donc aucune raison
de refuser mes mises  : quand même ils refusèrent. Quant
aux nouveaux bookmakers, ils n’étaient pas très fiables. Ils
avaient une fâcheuse tendance à considérer que 20 actions
étaient vraiment le maximum qu’un gentleman pouvait
traiter en une seule ligne, quand il n’a pas de raison
particulière d’acheter un titre.
J’avais besoin d’argent et les plus grosses boutiques
gagnaient leur vie avec des clients réguliers. Je demandai à
un ami de venir avec moi chez les bookmakers et de jouer à
ma place. Moi, je me contentai de traîner dans la salle en
regardant les cours. Je tentai une nouvelle fois de jouer en
enjôlant un employé et en le suppliant d’accepter un petit
ordre, même de 50 titres. Évidemment, j’essuyai
systématiquement un refus. Je mis donc au point un code
gestuel avec mon ami, de telle sorte qu’il pouvait acheter
ou vendre ce que je lui signifiais. Mais ça ne me rapportait
que des clopinettes. Ensuite, la boîte commença à renâcler
contre les ordres donnés par mon ami. Et puis, un beau
jour, il essaya de vendre 100 Saint-Paul et ils refusèrent
tout net.
Nous apprîmes après coup qu’un des clients nous avait
vu entrer ensemble et qu’il avait prévenu le patron. Ainsi,
quand mon ami se dirigea vers l’employé pour vendre les
100 Saint-Paul, le type lui dit :
—  Désolé, nous ne prenons pas d’ordre de vente sur
Saint-Paul, en tout cas pas de vous.
— Pourquoi, où est le problème?
— Il n’y a rien à faire, c’est comme ça.
—  Mon pognon est parfaitement valable, regardez, le
compte y est.
Mon ami se mit à compter les 100  $ (mes 100  $) en
billets de 10  $. Il fit mine de s’indigner et je fis celui qui
n’était pas concerné par l’esclandre. La plupart des clients
se rapprochèrent des combattants comme toujours quand
une dispute éclate et que semble se produire le début d’un
litige entre la boutique et le client. Ils voulaient savoir de
quoi il en retournait afin de s’attribuer une part du mérite
d’une éventuelle solution.
L’employé, Joe, qui était une sorte d’assistant du
directeur, sortit de sa cage, s’approcha de mon ami en le
dévisageant puis en me regardant, dit lentement  : «C’est
quand même marrant, très marrant que vous ne preniez
jamais aucune position quand votre ami Livingstone n’est
pas dans le coin. Vous vous contentez alors de vous asseoir
et de regarder le tableau pendant une heure. Jamais la
moindre ligne. Dès qu’il arrive, vous vous réveillez soudain,
peut-être est-ce bien pour vous, mais pas pour nous. On ne
veut pas payer pour les tuyaux qu’il vous refile. »
Cette affaire m’empêcha de me refaire complètement. Il
me restait quand même quelques centaines de dollars. Je
me demandai comment j’allais les placer car le besoin que
je ressentais de retourner à New York se faisait plus
pressant que jamais. Je pensai que je ferais mieux la
prochaine fois. J’eus le temps de réfléchir calmement à
quelques-uns de mes meilleurs coups. Il est vrai qu’on voit
souvent mieux les choses avec un peu de recul. Mon
problème immédiat était de faire un nouveau pari.
Un jour, j’étais dans le hall d’un hôtel à discuter le coup
avec quelques clampins que je connaissais et qui étaient
des spéculateurs réguliers. Tout le monde parlait du
marché. Je faisais remarquer que personne ne pouvait
battre le marché si son courtier ne soignait pas ses ordres,
surtout avec ma manière de jouer. Un des types me
demanda alors à quelle sorte de courtiers je faisais
allusion. Je lui dis : «Les meilleurs du pays». Il me demanda
des noms et je compris qu’il pensait que je ne travaillais
pas avec des maisons de premier ordre.
Je répondis  : «Je veux dire, tous les membres du New
York Stock Exchange. Ce ne sont ni des escrocs ni des
maladroits, mais quand quelqu’un leur passe un ordre
d’achat au marché, il ne sait jamais ce que ça va lui coûter
tant qu’il n’a pas reçu la réponse. Certes il y a bien plus de
fluctuations de 1 ou 2 points que de 10 ou 15, mais le
spéculateur qui n’est pas sur le marché ne peut pas
prendre les petites vagues de hausse ou de baisse à cause
de l’exécution des ordres. Je serais prêt à travailler chez un
intermédiaire tous les jours de la semaine, si seulement il
acceptait de tels ordres. »
Je n’avais pas fait attention au type avec qui je parlais. Il
s’appelait Robert. Il semblait bien disposé à mon égard. Il
me prit à part et me demanda si j’avais jamais traité sur
d’autres marchés que le New York Stock Exchange; je lui
répondis que non. Il m’expliqua alors qu’il connaissait
quelques courtiers qui étaient membres du Cotton
Exchange et du Produce Exchange[15] ou de quelques
autres bourses secondaires. Ces sociétés étaient très
sérieuses et apportaient une attention toute particulière à
l’exécution des ordres de leurs clients. Il me dit qu’elles
avaient des contacts officieux avec les plus grandes et les
plus prestigieuses maisons du New York Stock Exchange en
leur garantissant un business de centaines de milliers de
dollars par mois et qu’elles offraient un bien meilleur
service aux particuliers grâce à leur approche
personnalisée.
—  Ils sont vraiment aux petits soins pour le petit
porteur. Leur spécialité est de traiter pour le compte de
clients qui sont éloignés du marché et ils apportent autant
d’attention à un ordre de 10 actions qu’à un ordre de
10 000 actions. Ils sont très honnêtes et compétents.
— D’accord, répondis-je, mais s’ils paient à leur courtier
la commission du huitième[16], comment s’en sortent-ils?
— En principe, ils paient un huitième de point. Mais en
réalité, vous savez! — et il me fait un clin d’œil.
—  Enfin, je sais très bien qu’une charge ne fait pas de
rétrocessions de commission. Les autorités préfèrent
encore qu’un membre soit pyromane ou bigame plutôt que
d’accepter quelqu’un qui rétrocède une part du huitième.
Toute l’organisation du Stock Exchange est fondée sur le
respect absolu de ce tabou.
Il avait dû voir que j’avais déjà discuté avec les gens du
Stock Exchange parce qu’il me répondit  : «Écoutez!
Chaque année un ou plusieurs de ces honnêtes courtiers
sont suspendus, pour un an, pour non-respect des règles de
la bourse. Mais, il y a façon et façon d’accorder un rabais
sans provoquer aucune protestation.  » Devant mon
incrédulité, il ajouta  : «En outre, pour certains types de
business, nous, enfin je veux dire ces maisons de
commissions, font une fleur supplémentaire en plus de ne
faire payer que le l/8e. Elles ne prennent jamais de
commissions additionnelles, seulement dans des cas très
exceptionnels et, encore, seulement si le client a un compte
inactif, sinon elles ne pourraient pas se payer. Elles ne sont
quand même pas dans les affaires uniquement pour le
plaisir. »
C’est à ce moment-là que je compris que mon
interlocuteur était un rabatteur pour ce type de courtiers.
—  Vous connaissez des maisons de ce genre qui sont
parfaitement fiables? lui demandai-je.
—  Je connais le plus gros courtier des États-Unis, me
dit-il, j’y ai moi-même un compte. Ils ont des succursales
dans 78 villes des États-Unis et au Canada. Ils font un
business énorme. Vous savez, ils ne seraient pas là où ils en
sont s’ils n’étaient pas tout à fait réglo.
—  Certainement, acquiesçai-je. Est-ce qu’ils traitent
également les mêmes actions que sur le New York Stock
Exchange?
— Bien sûr et sur le Curb[17] ou sur d’autres bourses de
ce pays et même en Europe. Ils interviennent sur le blé, sur
le coton, sur les denrées, sur tout ce que vous voulez. Ils
ont des correspondants partout et sont membres de tous
les marchés à terme, en leur nom propre ou par des
accords locaux.
Je compris de quoi il retournait, mais je voulus le faire
parler.
—  Oui, lui dis-je, mais on ne peut rien changer au fait
que les ordres doivent être exécutés par quelqu’un.
Personne sur cette terre ne peut garantir comment
évoluera le marché ou si le cours d’exécution sera différent
du cours actuel sur le parquet. Le temps de constater un
cours ici et de passer un ordre par télégraphe à New York
et quelques instants précieux se sont écoulés. Je ferais
mieux d’aller à New York et de perdre mon argent dans une
de ces respectables maisons.
—  En matière de pertes, je ne peux pas vous répondre.
Nos clients n’ont pas cette habitude. Ils gagnent de
l’argent, on y veille.
— Vos clients?
—  Et bien, oui, j’ai quelques intérêts dans l’affaire et si
je peux leur amener des clients, je le fais. Ils ont toujours
été très corrects avec moi et j’ai gagné beaucoup d’argent
avec eux. Si vous voulez, je peux vous présenter le
directeur.
— Comment s’appelle votre boîte?
Il me le dit. J’en avais entendu parler. Ils passaient des
petites annonces dans les journaux, ce qui attirait
l’attention sur de soi-disant gros gains réalisés par leurs
clients suivant leurs tuyaux sur des valeurs actives. C’était
la grande spécialité de la maison. Ce n’était pas à
proprement parler des bookmakers, mais plutôt des semi-
bookmakers qui se faisaient passer pour des courtiers tout
en assurant la contrepartie de leurs ordres. Par un habile
camouflage, ils pouvaient convaincre le monde qu’ils
étaient bel et bien des courtiers spécialisés.
C’était une des plus anciennes sociétés de ce style  : le
prototype même de l’établissement financier qui, à cette
époque, faisait faillite par douzaines dans l’année. Les
principes généraux et les méthodes étaient partout les
mêmes. Quoique la manière de tondre le client était propre
à chacun, certains détails changeaient, quand les bonnes
vieilles ficelles étaient un peu trop visibles.
Ces gens-là vous envoyaient des tuyaux d’achat ou de
vente sur certaines valeurs, des centaines de télégrammes
vous signalant une opportunité d’achat sur la même valeur.
C’était une vieille technique de courtier, ensuite les ordres
d’achat et de vente affluaient. La société n’avait plus alors
qu’à acheter et vendre, par exemple 1 000 actions à travers
une société respectable du Stock Exchange et recevoir un
avis d’opéré, tout ce qu’il y a de plus authentique. Ils
pouvaient alors le présenter à tous les saints Thomas assez
inconvenants pour leur demander des justificatifs.
Ils organisaient aussi des syndicats dans leur boutique
et demandaient à leurs clients, suprême honneur, de les
autoriser par écrit à prendre des positions avec leur argent
et en leur nom, en fonction de leurs idées. De la sorte, le
plus teigneux des clients n’avait absolument aucun recours
légal quand son argent disparaissait. Ils organisaient une
manipulation haussière et poussaient les clients à acheter.
Ils les exécutaient ensuite de toutes les manières possibles
et les liquidaient par le biais des appels de marge. Ils
n’épargnaient personne. Les femmes, les collégiens et les
vieux étaient d’ailleurs leurs proies privilégiées.
«J’en ai par-dessus la tête de tous ces courtiers, dis-je
alors au racoleur, je ne veux plus en entendre parler» et je
le plantai là.
Je me renseignai sur cette boîte. J’appris alors qu’ils
avaient des centaines de clients et quoique j’aie entendu
les histoires habituelles, je n’ai pas été capable de trouver
des clients qui n’avaient pu retirer leur argent en cas de
plus-values. La difficulté résidait plutôt dans le fait de
trouver quelqu’un qui avait réalisé des gains. Les choses se
présentaient bien et on pouvait penser qu’ils ne
tricheraient pas si une spéculation se passait mal pour eux.
Évidemment, ils pouvaient faire faillite. Régulièrement on
assistait à une épidémie de faillite chez ces semi-
bookmakers, un peu à la manière des traditionnelles
faillites bancaires en chaîne. Les clients des autres
prennent peur et courent immédiatement retirer leur
pognon. Malgré ces péripéties, il y a des tas d’anciens
bookmakers qui coulent une retraite dorée dans ce pays.
En clair, je n’avais rien entendu d’effrayant sur la boîte
de mon rabatteur, si ce n’est qu’ils gagnaient toujours et
qu’ils n’étaient pas de toute confiance. Leur spécialité était
de plumer le pigeon qui voulait s’enrichir vite. Ils
disposaient toujours de l’accord «écrit» de leurs clients
pour leur piquer leur pognon.
Un type me racontait même avoir vu 600 télégrammes
recommandant chaudement d’acheter une certaine valeur
et 600 autres télégrammes adressés à 600 autres clients
les pressant de vendre les mêmes valeurs au même
moment.
— Je connais le trac, lui répondis-je.
—  Le plus beau, dit-il, c’est que le lendemain, ils
envoyaient des télégrammes à tout le monde en leur
conseillant de clôturer toutes leurs positions et d’acheter
ou de vendre, selon les cas, d’autres actions.
Je demandai alors à un responsable, qui était dans le
bureau :
—  Pourquoi faites-vous cela? Je comprends bien la
première partie, certains de vos clients vont gagner de
l’argent sur le papier pendant un moment, même si les
autres perdront. En envoyant des télégrammes comme
ceux-ci, vous allez tous les lessiver, non? Quel est le but de
la manœuvre?
—  De toute façon, me répondit-il, les clients perdront
leur argent quoi qu’il arrive. S’ils perdent leur argent, moi,
je perds mes clients. Je dois donc en tirer le maximum et
ensuite, aller prospecter ailleurs.
Je dois reconnaître que je n’étais pas tout à fait d’accord
avec leur conception de la morale. Je vous ai dit à quel
point j’en avais assez des magouilles à la Teller, cependant
je ne ressentais pas le même malaise avec ceux-ci.
C’étaient vraisemblablement des escrocs. Peut-être
n’étaient-ils pas aussi fumeux que je les ai décrits. De toute
façon, il n’était pas dans mes intentions de leur laisser mon
compte en gestion ni de suivre leurs tuyaux pourris. Mon
seul but était de gagner suffisamment d’argent pour
retourner à New York et de pouvoir traiter des montants
suffisants dans une charge. Là-bas, je n’aurais pas à
craindre à tout moment une descente de police qui
viendrait boucler tout le monde comme cela se voyait
régulièrement chez les bookmakers. Je ne verrais pas non
plus, un beau jour, les autorités postales bloquer mon
argent de telle sorte que je pourrais m’estimer content de
récupérer 8 % de mes avoirs.
Quoi qu’il en soit, je décidai de me faire une opinion sur
les avantages que procuraient cette boîte par rapport aux
courtiers traditionnels. Je n’avais pas assez d’argent pour
spéculer à terme et ce genre d’intermédiaire était
naturellement bien plus coulant que les autres. Ainsi, avec
quelques centaines de dollars, vous pouviez quand même
intervenir correctement.
Je descendis chez eux et je discutai avec le directeur en
personne. Quand il sut que j’étais un vieux spéculateur, que
j’avais déjà eu un compte chez un courtier new-yorkais et
que j’avais perdu tout ce que je possédais, il cessa de me
promettre un million par minute si je lui signais un contrat
de gestion. Il pensait que j’étais le type même du parfait
pigeon, le gogo qui jouait toujours et qui toujours perdait;
la rente du courtier, que ce dernier l’escroque sur les
exécutions ou qu’il se contente modestement des
commissions.
J’expliquai au patron que tout ce que je lui demandais,
c’était une exécution correcte, parce que j’avais toujours
pris moi-même mes positions sur le marché. Je ne
supportais pas de recevoir des avis d’opéré qui
m’indiquaient un demi-point d’écart par rapport au cours
du téléscripteur.
Il s’engagea sur l’honneur à faire en sorte que je sois
totalement satisfait. Il voulait me montrer ce que c’était
que des courtiers de tout premier ordre. Ils avaient les
meilleurs commis du monde  : bref, ils étaient renommés
par la qualité de leur exécution. S’il y avait la moindre
différence entre le prix du téléscripteur et l’avis d’opéré,
c’était toujours en faveur du client. Bien sûr ils ne
pouvaient pas me le garantir. Si j’ouvrais un compte, je
pourrais acheter ou vendre au prix qui apparaissait
immédiatement sur le téléscripteur, tellement ils avaient
confiance dans la capacité d’exécution de leurs courtiers.
Naturellement, cela signifiait que je pourrais intervenir
sur tous les produits que je souhaiterais  : j’étais chez un
bookmaker, donc il me laisserait traiter sur la base de la
première cotation à venir. Je ne voulais pas apparaître trop
nerveux, si bien que je secouai la tête et lui dis  : «Je ne
pense pas ouvrir un compte aujourd’hui, pour le moment je
ne fais que me renseigner». Il me conseilla d’intervenir le
plus vite possible parce que le marché était
particulièrement favorable en ce moment, ce qui était vrai,
au moins de son point de vue. C’était, en effet, un marché
morose avec de petites fluctuations de cours, le type même
de marché pour attirer le client et le plumer avec un petit
coup brutal sur la valeur conseillée. Je n’étais pas trop
chaud pour aller plus loin.
Je leur avais donné mon nom et mon adresse et le jour
même je commençai à recevoir lettres et télégrammes me
pressant d’acheter telle ou telle action sur laquelle ils
affirmaient connaître un pool d’initiés qui allait faire
monter le cours de 50 points.
Je fus assez occupé par la quête de quelques autres
courtiers du même acabit et je me mis à glaner des
renseignements sur eux. Il me sembla que si je pouvais être
sûr de sauver mes gains des griffes de ces charognards, la
seule solution pour me refaire était d’ouvrir un compte
auprès de ces intermédiaires.
Après avoir pris mes renseignements, j’ouvris des
comptes chez trois de ces semi-bookmakers. J’avais loué un
petit bureau et fait installer des lignes directes avec les
trois.
Je commençai à jouer doucement de sorte qu’ils ne
s’effraient pas au tout début. Je gagnai globalement un peu
d’argent et ils ne furent pas longs à me dire qu’ils
attendaient un vrai business des clients qui disposaient de
lignes directes : ils ne couraient pas après les petits clients.
Ils pensaient que plus je jouerais gros, plus vite je perdrais
et plus vite ils me piqueraient tout mon pognon. C’était une
approche assez saine quand vous saviez que ces gens-là
jouaient nécessairement sur des moyennes et que le client
moyen avait une espérance de vie relativement faible,
financièrement parlant s’entend. Un client miné ne pouvait
plus jouer. Un client à moitié plumé pouvait encore se
plaindre d’une manière ou d’une autre, ce qui nuit toujours
au climat des affaires.
J’établis également une ligne avec une firme locale qui
était directement reliée à un correspondant new-yorkais,
membre du Stock Exchange. J’avais un téléscripteur et je
commençai à prendre de plus grosses positions, toujours
prudemment. Comme je vous l’ai dit, c’était beaucoup
mieux que de traiter chez les bookmakers, c’était
seulement un peu plus lent.
C’était le type même de jeu que j’affectionnais. Je
commençai à gagner  : attention, je ne suis jamais arrivé à
gagner 10 fois sur 10. Globalement ça ne se passait pas
trop mal, gagnant une semaine, perdant la suivante. Je
recommençai à vivre correctement en mettant toujours un
peu d’argent de côté, pour accroître la mise que je pourrais
ramener à Wall Street. Je pris deux autres lignes avec deux
autres intermédiaires soit un total de cinq, avec en plus un
vrai courtier.
Parfois je me trompais et mes actions n’allaient pas dans
le bon sens. Elles prenaient le chemin inverse de celui
qu’elles auraient dû suivre si elles avaient évolué comme
les indications précédentes des cours me signalaient. Ces
erreurs ne me coûtaient pas cher et n’étaient pas
suffisantes pour me ruiner. Mes relations avec les courtiers
étaient passablement cordiales. Parfois, leurs comptes et
leurs listes n’étaient pas conformes aux miens et, comme
par hasard, ces différences m’étaient systématiquement
défavorables : curieux non! Je défendais mon bout de gras
et obtenais toujours gain de cause. Ils espéraient tous me
reprendre ce que je leur avais pris. En fait, je pense qu’ils
considéraient mes gains comme une sorte de prêt
temporaire.
Ils n’étaient pas toujours très fair-play. Ils étaient dans
les affaires pour gagner de l’argent en escroquant plutôt
qu’en se contentant de l’honnête commission du courtier.
Depuis toujours, les pigeons perdent de l’argent quand ils
parient sur les actions. On ne peut pas vraiment appeler
cela de la spéculation. Vous pourriez donc penser que mes
gaillards avaient mis en place ce qu’on peut appeler un
«légitime-illégitime» business. Ce n’était pas tout à fait ça!
«Enrichis ton client et tu seras riche» est un vieil et bon
adage, mais ils semblaient ne l’avoir jamais suivi car ils
n’arrêtaient pas de magouiller.
À maintes reprises, ils ont essayé de me doubler avec de
grosses ficelles et m’ont eu plusieurs fois, parce que je ne
prenais pas garde. Ils le faisaient à chaque fois que je leur
avais pris un peu plus que ma ligne habituelle. Je les
accusais alors de ne pas être sports. Ils protestaient
énergiquement et je recommençais à jouer normalement.
Le charme de traiter avec des escrocs, c’est qu’ils vous
pardonnent toujours de les pincer, tant que vous continuez
à traiter avec eux. Tant qu’ils peuvent jouer, ils ne vous
diront rien. Bien sûr, ils ne pensent qu’à votre intérêt. Ah!
les braves garçons !
Je finis par me dire que je ne pouvais pas me permettre
de voir une partie de mes gains régulièrement détournés
par leurs petites magouilles. Du coup, je décidai de leur
donner une leçon. Je choisis alors des actions qui, après
avoir été très actives, étaient redevenues calmes, voire
carrément sinistrées! Si j’avais choisi une action qui n’avait
jamais été active, ils se seraient doutés de quelque chose.
Je donnai des ordres d’achats à mes cinq courtiers. Après
qu’ils les eurent notés et avant la cotation suivante, je
passai un ordre à mon agent de change de vendre 100
titres de cette valeur au marché, en exigeant une exécution
rapide. Vous pouvez imaginer ce qui se produisait quand
l’ordre de vente arrivait sur le parquet. Une action
tranquille qu’un agent avec des succursales dans tout le
pays voulait vendre toute affaire cessante. Quelqu’un
acheta l’action pas cher et le cours qui apparut sur le
téléscripteur fut celui auquel j’avais officiellement acheté
mes cinq lignes. J’étais donc globalement long de 400
actions à un prix assez bas. Les intermédiaires me
demandèrent ce que j’avais entendu. Je leur dis que j’avais
un tuyau. Juste avant la clôture du marché, je passai un
ordre à la maison sérieuse de racheter les 100 actions et de
ne pas perdre de temps. Je ne voulais sous aucun prétexte
rester vendeur, quel que soit le prix. Ils câblèrent à New
York l’ordre d’acheter ces 100 actions, ce qui eut pour
conséquence immédiate une nette remontée du cours.
J’avais, bien sûr, passé des ordres de vente pour les 500
actions que mes amis m’avaient pris  : cela marchait à la
perfection.
Ils ne s’étaient doutés de rien et je refis le même coup
plusieurs fois de suite. Je n’osai pas les plumer aussi
sévèrement qu’ils le méritaient, rarement plus d’un ou deux
points sur 100 actions. Cela me permettait d’accroître un
peu mon petit pécule patiemment constitué pour retourner
à Wall Street. De temps en temps, je variai les plaisirs en
vendant à découvert, mais sans excès. Je me contentai des
600 à 800 $ que me rapportait chaque opération.
Un jour, l’acrobatie a si bien marché que j’ai gagné bien
plus que prévu. En fait, je ne m’y attendais vraiment pas.
Comme par hasard, ça m’était arrivé alors que j’avais 200
actions au lieu de la centaine habituelle. Ça commençait à
faire un peu trop, surtout de leur point de vue. Ils étaient
vexés comme des poux et commencèrent à se plaindre. Du
coup, j’allai voir le directeur, le même qui tenait tellement à
me voir ouvrir un compte, me pardonnant à chaque fois que
je le prenais la main dans le sac. Il me parla plutôt
sèchement pour un homme dans sa situation.
— C’était un marché complètement fictif et nous ne vous
donnerons pas un centime, promit-il.
— Le marché n’était pas du tout fictif. Quand vous avez
accepté mon ordre d’achat, c’est vous qui m’avez demandé
de venir. Maintenant, vous me demandez de partir. Ce n’est
pas très fair-play.
—  Vous savez, je peux prouver que quelqu’un a tiré les
cours!
— Qui donc?
— Quelqu’un.
— Mais qui?
— Des amis à vous, c’est clair comme de l’eau de roche.
—  Enfin, vous savez très bien que je joue seul, c’est de
notoriété publique. Tout le monde le sait depuis mes débuts
de spéculateur. Maintenant, je vais vous donner un conseil
d’ami  : vous me payez ce que vous me devez. Je ne veux
pas être désagréable. Faites simplement ce que je vous
demande.
—  Je ne paierai pas. Il y a de la manipulation de cours,
hurla-t-il.
J’en avais assez.
— Vous me payez ici et maintenant.
Du coup, il prit un air bravache et m’accusa tout de go
d’être un escroc patenté. Mais, il me paya quand même.
Les autres étaient moins flamboyants. Chez l’un d’entre
eux, le directeur avait étudié d’un peu plus près mes
opérations sur ces actions inactives. Quand il passait mon
ordre, il achetait également un peu pour lui et gagnait donc
un peu d’argent à titre personnel. Tous ces gaillards ne
souhaitaient pas trop être traînés devant les tribunaux par
leurs clients. Ils se bordaient juridiquement et ils ne
souhaitaient pas que je fasse saisir leurs meubles ou leur
compte en banque. Ce qui d’ailleurs ne risquait pas
d’arriver parce qu’ils prenaient soin de ne pas laisser de
fonds exposés à ce danger. Le fait d’être considéré comme
des requins de première ne les gênait pas outre mesure  :
avoir une réputation d’escroc leur eût été fatal. Pour un
client, perdre de l’argent en bourse n’est certes pas un
événement rare. Par contre, qu’un client gagne de l’argent
et ne puisse pas le retirer est le crime le plus grave dans le
code de la loi spéculative.
Je récupérai donc mon pognon. Ce fameux gain de 10
points sonnait le glas de mon passe-temps lucratif. Ils
avaient perdu à leur propre jeu qui consistait à plumer des
centaines de clients. Je retournai donc à ma manière
traditionnelle de jouer, mais le marché ne s’y prêtait pas  :
je me trouvais limité par la taille des ordres qu’ils
acceptaient et je ne pouvais donc pas réaliser de gros
coups.
Tout cela a duré plus d’un an, pendant lequel j’utilisai
toutes les ficelles que je connaissais pour tirer de l’argent
de ces boutiques. Je vivais très confortablement. J’achetai
une voiture et ne regardai pas à la dépense. Je devais jouer
mais également assurer mon train de vie habituel. Je
n’arrivais pas à dépenser autant que je gagnais, lorsque
j’avais raison sur le marché. D’ailleurs je mettais pas mal
d’argent de côté. Lorsque je me trompais, je ne faisais pas
d’argent du tout et donc je ne pouvais pas dépenser.
Comme je l’ai déjà expliqué, j’avais réussi à retirer pas mal
d’argent de mes intermédiaires. Je décidai de retourner à
New York, au moment où j’ai estimé que je ne pourrais pas
empocher plus de ces cinq établissements.
Comme j’avais ma propre voiture, j’invitai un de mes
amis, qui était également un spéculateur, à venir avec moi
à New York. Il accepta et nous partîmes. Nous nous
sommes arrêtés à New Haven pour dîner. À l’hôtel, je
rencontrai une vieille connaissance de la bourse. Nous
parlâmes, entre autres, d’une boutique située dans la ville.
Elle avait un câble et fonctionnait plutôt gentiment.
Nous quittâmes l’hôtel pour emprunter la route de New
York et je pris la rue dans laquelle se trouvait la boutique
pour voir de l’extérieur à quoi elle ressemblait. Nous ne
pûmes résister à la tentation de nous y arrêter pour jeter
un coup d’œil à l’intérieur. Ce n’était pas très somptueux,
mais il y avait le bon vieux tableau noir, les clients autour et
le jeu battait son plein.
Le directeur était un type qui semblait avoir été un
ancien acteur ou un harangueur de foule. Il était très
impressionnant. Il avait une façon de dire «bonjour»
comme s’il avait enfin trouvé la manière de le dire après 10
ans de recherche au microscope et qu’il voulait vous faire
cadeau de cette découverte ainsi que du ciel, du soleil et de
l’encaisse de sa société. Il nous vit venir dans notre voiture
de sport; comme nous étions jeunes et sans façon (je
suppose que je ne paraissais pas 20 ans), il pensa
naturellement que nous étions des étudiants de Yale. Je me
gardai bien de le détromper. Il ne m’en donna d’ailleurs pas
la possibilité et commença d’entrée de jeu à nous faire son
baratin. Il était très heureux de faire notre connaissance.
Voulions-nous prendre un fauteuil confortable? Le marché,
comme on pouvait le constater, était heureusement disposé
ce matin. D’une manière presque philanthropique, il était
très nettement disposé à accroître le montant de l’argent
de poche d’étudiants. Aucun étudiant intelligent ne pouvait
estimer en avoir assez depuis la nuit des temps. Ici et
maintenant, par la grâce du téléscripteur, un
investissement initialement modeste pouvait donner des
milliers de dollars. Plus d’argent de poche que personne ne
pouvait en dépenser, voilà très exactement ce que le
marché s’apprêtait à dispenser.
Je pensai immédiatement qu’il eût été stupide de ne pas
faire scrupuleusement ce que cet homme charmant était si
soucieux de nous inciter à faire. Nous décidâmes donc de
faire ce qu’il souhaitait, parce que nous avions souvent
entendu parler de gens qui avaient gagné beaucoup
d’argent en bourse.
Je commençai à jouer, d’une manière très conservatrice,
mais en augmentant mes mises au fur et à mesure que je
gagnais. Mon ami m’imita.
Nous passâmes une nuit supplémentaire à New Haven.
Le lendemain matin, à 10 h moins 5, nous retournions à la
complaisante boutique. Le grand orateur était toujours
heureux de nous voir, estimant sans doute que son tour
allait venir ce jour-là. On lui piqua encore quelques
1 500 $. Le lendemain, quand nous tombâmes nez à nez sur
le grand orateur en lui demandant de vendre 500 Sugar, il
hésita et finit par accepter — en silence! L’action perdit
plus d’un point et je soldai ma position et lui remis le
bordereau  : ce qui représentait très exactement 500  $ de
gains, pour les 500  $ de marges. Il prit 20 billets de 50  $
dans sa caisse, les compta très lentement trois fois, puis les
recompta encore une fois devant moi. On aurait dit que ses
doigts étaient collés aux billets. Il finit par me donner
l’argent. Il croisa les bras, mordit sa lèvre inférieure, resta
comme ça et fixa obstinément le sommet de la fenêtre
derrière moi.
Je lui demandai alors de vendre 200 Steel. Il ne bougea
pas. Il ne m’écoutait plus. Je répétai mon souhait pour 300.
Il tourna la tête. Je m’attendais à un discours. Il se contenta
de me regarder fixement. Puis, il se lécha les babines et
déglutit, comme s’il était sur le point de dénoncer 50 ans
de magouilles politiciennes par les détestables politiciens
véreux de l’opposition.
Finalement, il fit un vague geste de la main en direction
des biffetons que j’avais en main et dit :
— Tire-toi d’ici avec ces babioles.
—  Me tirer? lui dis-je. Je fis mine de ne pas très bien
comprendre ce qu’il voulait dire.
— Où allez-vous, les étudiants? dit-il d’un ton émouvant.
— À New York.
—  C’est juste, dit il, en remuant la tête une bonne
vingtaine de fois. C’est tout à fait juste. Vous allez vous
tirer d’ici, parce que maintenant, je sais deux choses, les
étudiants, deux choses. Je sais ce que vous n’êtes pas et je
sais ce que vous êtes. Oui! Oui! Oui!
— Et alors? demandais-je poliment.
— Oui, vous deux...
Il fit une pause, cessa de se croire au Congrès et poussa
un rugissement :
— Vous êtes les plus gros requins de tous les États-Unis
d’Amérique. Étudiants? Oui, en première année
certainement!
Nous le laissâmes parler tout seul. Il ne pensait sans
doute pas à l’argent qu’il avait perdu. Les joueurs
professionnels n’y pensent pas. Tout est dans le jeu et la
chance peut tourner. Il était blessé dans sa fierté.
Voilà comment je retournai à Wall Street pour mon
troisième essai. J’avais longuement étudié ce qui ne
marchait pas dans ma méthode de jeu chez Fullerton & Cie.
J’avais 20 ans lorsque j’ai gagné et perdu mes premiers
10 000 $. Je savais comment et pourquoi. C’était parce que
je traitais tout le temps et à contretemps, parce que je ne
pouvais pas appliquer ma méthode qui était fondée sur
l’analyse et l’expérience. J’allais quand même sur le marché
et je pariais. J’espérais gagner, au lieu de comprendre que
je ne pouvais gagner qu’après une analyse. J’avais réussi à
22 ans à accumuler 50 000 $, que j’avais totalement perdu
un fameux 9 mai. Je savais exactement pourquoi et
comment. C’était la faute de ce fainéant de téléscripteur et
de la violence sans précédent des mouvements de ce jour
maudit. Je ne savais pas pourquoi j’avais perdu après mon
retour de Saint Louis ou après la panique du 9 mai. J’avais
des théories, c’est-à-dire des remèdes aux quelques fautes
que je pensais avoir commises. J’avais maintenant besoin
de pratique.
Il n’y a pas de meilleure école de spéculation que de
perdre tout ce qu’on possède. Lorsque vous avez compris
ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas perdre d’argent, vous
commencez à comprendre ce qu’il faut faire pour en
gagner. Vous êtes d’accord, n’est-ce pas? Alors vous aussi
vous commencez à comprendre!
CHAPITRE 5

S
i les cours que m’indiquait le téléscripteur n’évoluaient pas
comme je l’espérais, c’était probablement à cause
de mon hyperspécialisation  : cette rigidité d’esprit
me fut très coûteuse. Après tout, le jeu de la spéculation
n’était ni mathématique ni soumis à des règles strictes,
même si les lois fondamentales qui le sous-tendent sont,
elles, très rigides. L’art de lire le téléscripteur nécessite de
maîtriser bien plus que l’arithmétique. Il y a d’abord ce que
j’appelle «le comportement d’une action»  : des attitudes
qui vous permettent de juger si cette action va agir
conformément aux fluctuations passées que vous avez
notées. Si l’action n’agit pas comme vous vous y attendiez,
n’y touchez pas, parce que, si vous ne pouvez pas identifier
précisément ce qui ne va pas, vous ne pouvez pas prédire
son évolution future. Pas de diagnostic  : pas de pronostic,
pas de pronostic : pas de profit.
C’est une vieille recette que de noter le comportement
d’une action et d’étudier ces performances passées. Quand
je suis arrivé à New York pour la première fois, j’ai fait la
connaissance, chez un courtier, d’un Français qui avait
l’habitude de parler de graphiques. Au début, je croyais
que c’était une sorte de monstre familier que la maison
tolérait à cause de son naturel sympathique. Ensuite, je
découvris qu’il était un orateur persuasif et
impressionnant. Il avait l’habitude de dire que la seule
chose qui ne pouvait pas mentir était tout simplement la
science mathématique. Grâce à l’étude des courbes, il était
en mesure de prévoir l’évolution future du marché. Aussi,
pouvait-il analyser les graphes et dire, par exemple,
pourquoi Keene avait fait ce qu’il fallait dans sa fameuse
manipulation haussière sur Atchison, comme plus tard en
quoi il s’était trompé dans son raid sur Southern Pacific. À
différentes époques, l’un ou l’autre des spéculateurs
professionnels essayaient le système du Français et
ensuite, ils revenaient assez vite à leurs bonnes vieilles
manières de gagner leur vie. Leur système D était moins
coûteux, assuraient-ils. J’ai entendu le Français dire que
Keene lui-même avait admis que les graphes avaient 100 %
raison mais que la méthode était trop lente pour être mise
en pratique dans un marché actif.
Le courtier conservait dans un carton un graphe des
cours de chaque jour. Ce que chaque action faisait depuis
des mois était là, bien en évidence. En comparant les
graphes de chaque valeur prise individuellement avec ceux
du marché dans son ensemble et en gardant à l’esprit
certaines règles du comportement, les clients pouvaient
vérifier si l’action sur laquelle on avait obtenu un tuyau
d’achat d’une manière bien peu scientifique était prête ou
non pour une hausse. En fait, ils utilisaient les graphes
comme une sorte de tuyauteur complémentaire.
Aujourd’hui il y a des tas de maison de courtage où vous
trouvez des analyses graphiques. Elles sortent toutes faites
d’officines d’experts en statistiques et incluent non
seulement les actions mais également les cours des
matières premières.
Je dois reconnaître qu’un graphe aide ceux qui peuvent
le lire ou plutôt ceux qui peuvent assimiler ce qu’ils lisent.
Toutefois, le lecteur moyen d’un graphe a vite tendance à
croire que ces notions de creux, de pics, de mouvements
primaires et secondaires constituent la totalité de la
spéculation boursière. S’il pousse sa confiance jusqu’au
bout de sa logique, il est mûr pour la ruine. J’ai connu un
homme extrêmement compétent, un ancien associé d’une
célèbre société de bourse, qui était un excellent
mathématicien. Il était diplômé d’une école très cotée. Il
étudiait les graphes très attentivement et analysait le
comportement des cours sur de nombreux marchés,
actions, obligations, grain, coton, argent, etc. Il remontait
sur de nombreuses années et traçait des corrélations et des
mouvements saisonniers, bref un peu de tout. Il se servait
des graphes pour ses spéculations boursières depuis des
années. En fait, ce qu’il faisait consistait à prendre
avantage de quelques moyennes très intelligentes. Il
m’expliquait qu’il gagnait régulièrement jusqu’à ce que la
première guerre lui fasse perdre tous ses gains. On m’a dit
que lui et ses nombreux suiveurs avaient perdu des millions
avant de jeter l’éponge. Si les conditions sont réunies,
même une guerre mondiale ne peut empêcher un marché
d’être haussier ou baissier selon le cas. Tout ce qu’on a
besoin de savoir pour faire de l’argent, c’est d’apprendre à
apprécier les conditions du marché.
Je ne comprends toujours pas comment j’ai fait pour me
tromper à ce point, pendant mes cinq premières années à
Wall Street. Je sais maintenant ce que je ne savais pas alors
et je pense que mes erreurs, dues à mon ignorance, étaient
celles qu’un spéculateur moyen fait régulièrement.
Une fois revenu à New York afin de tenter, pour la
troisième fois, de battre le marché par l’intermédiaire
d’une société de bourse, j’attaquai plutôt activement. Je
n’espérais pas m’en sortir aussi bien que chez les
bookmakers. Cependant, je pensais qu’après un temps
d’adaptation, je m’en tirerais bien mieux parce que je
serais capable de prendre des positions beaucoup plus
importantes. Maintenant, je peux constater que le
problème principal résidait dans mon incapacité à
comprendre la différence fondamentale entre le pari
boursier et la spéculation boursière. Après sept ans
d’expérience dans l’art de lire la bande du téléscripteur et
une certaine aptitude naturelle pour le jeu, mon objectif
était d’obtenir, pas forcément une fortune, mais un très
haut niveau de rendement sur mon investissement. Je
perdis et gagnai comme avant, mais pourtant globalement,
j’étais gagnant. Plus je gagnais, plus je dépensais  : ce qui
est d’ailleurs la règle pour la majorité des hommes. Non,
pas uniquement pour les flambeurs mais également pour
chaque être humain qui n’est pas l’esclave de son instinct
d’accumulation. Certains, comme le vieux Russel «Le
Sage», savent équilibrer l’art de thésauriser et de faire de
l’argent. Et bien sûr, ils meurent tellement riches que cela
en devient écœurant.
Le jeu consistant à battre le marché m’occupait
totalement de 10 h à 15 h, après je jouais à vivre ma vie. Il
n’y a jamais eu de confusion : je n’ai jamais mélangé plaisir
et travail. Quand je perdais, c’était parce que je me
trompais et non parce que je souffrais de dissipation ou
d’excès. Je n’ai jamais souffert d’interférences négatives en
spéculant. Je n’ai jamais pu me permettre quoi que ce soit
qui m’empêche d’être physiquement et mentalement en
parfaite santé. Même maintenant, je me couche
habituellement à 22 h. Lorsque j’étais jeune, je ne veillais
jamais tard, tout simplement parce que je ne peux pas
travailler sérieusement si je manque de sommeil. Je faisais
beaucoup mieux qu’équilibrer mes dépenses et c’est
pourquoi je pensais qu’il n’y avait aucune raison de me
priver des bonnes choses de la vie. Le marché était
toujours là pour y pourvoir. J’avais acquis la confiance que
tire un homme d’une attitude professionnelle distanciée vis-
à-vis de sa propre méthode pour se procurer son pain et
même faire son beurre.
Le premier changement que je fis dans mon jeu
concernait la maîtrise du temps. Je ne pouvais plus me
contenter de prendre un point ou deux presque sans risque,
comme j’avais l’habitude de le faire chez les bookmakers.
Je devais commencer bien plus tôt si je voulais capter un
mouvement intéressant chez Fullerton. En d’autres termes,
je devais étudier ce qui allait arriver et anticiper les
mouvements sur les actions. Cela paraît être d’une totale
platitude, mais je suis sûr que vous comprenez ce que je
veux dire. Ce changement dans ma propre attitude par
rapport au jeu avait pour moi une importance primordiale.
Cela m’apprit, petit à petit, la différence essentielle entre le
pari sur des fluctuations et l’anticipation des inévitables
hausses ou baisses, bref tout ce qui sépare le simple pari
de la vraie spéculation.
Je ne pouvais plus me contenter de l’étude du marché
pendant la dernière heure de cotation — comme c’était le
cas lorsque j’intervenais chez les plus gros bookmakers de
ce pays. Je me plongeai donc dans les rapports annuels et
dans les bilans et comptes de résultats des sociétés de
chemins de fer. Bien sûr, j’aimais prendre de grosses
positions et on m’appelait toujours «le garçon fou», mais
j’aimais aussi étudier les mouvements. Je n’ai jamais pensé
qu’une chose était ennuyeuse si cela m’aidait à intervenir
plus intelligemment. Avant de pouvoir résoudre un
problème, je dois prouver que j’ai raison. Et je ne connais
qu’un seul moyen de le faire, c’est d’investir son propre
pognon.
Même si, rétrospectivement, j’ai l’impression que mes
progrès de l’époque étaient bien longs, je suppose que
j’apprenais aussi vite que possible, puisque en général je
gagnais de l’argent. Si j’avais perdu plus souvent, peut-être
que cela m’aurait poussé à des études plus approfondies.
J’aurais certainement découvert encore plus d’erreurs. Je
ne suis pas persuadé de l’intérêt majeur de perdre, parce
que cela m’aurait coûté plus cher que de tester les
améliorations dans mes méthodes d’intervention.
En étudiant ma façon de gagner chez Fullerton, j’ai
découvert que bien que j’aie souvent eu raison à 100 % sur
le marché — je veux dire par là que mon diagnostic des
conditions de base et de la tendance générale était le bon
—je n’arrivais pas à gagner autant d’argent que la justesse
de mes vues aurait pu le laisser prévoir. Pourquoi donc?
Il y a autant à apprendre d’une victoire partielle que
d’une défaite.
Par exemple, j’ai été haussier au tout début du marché
haussier, et j’ai suivi mon opinion en achetant des actions.
Une hausse s’est produite, conformément à mes prévisions.
Jusque-là, tout allait bien. Qu’ai-je fait d’autre? J’écoutai les
vétérans de la bourse et bridai mon impétuosité juvénile. Je
jugeai donc prudent de jouer sans risque, d’une manière
très conservatrice. Tout le monde sait que dans ce cas, le
jeu consiste à prendre ses profits et à racheter ses actions
sur réaction. C’est exactement ce que je fis, ou plutôt ce
que j’ai essayé de faire, parce que je pris souvent mes
profits en attendant une réaction qui n’arrivait jamais. Et je
vis mes actions progresser de 10 points de plus alors que
j’étais en dehors du marché avec mes quatre points de
plus-values dans ma — trop prudente — poche. Ils disent
qu’on ne risque jamais de devenir pauvre en prenant des
profits. Non, vous ne le risquez pas. Vous ne risquez pas
non plus de devenir riche en prenant un bénéfice de quatre
points dans un grand marché haussier.
Alors que j’aurais dû gagner 20 000 $, je n’avais fait que
2  000  $. Voilà très concrètement ce que mon attitude
conservatrice m’avait rapporté. Il était grand temps de
découvrir une petite partie de ce que j’aurais dû faire. Je
décelai encore autre chose, c’est qu’il y a plusieurs espèces
de pigeons qui ne diffèrent qu’en fonction de leur niveau
d’expérience.
Le novice absolu ne connaît absolument rien, cela tout
le monde le sait, y compris lui-même. Le suivant, le second
grade donc, pense qu’il sait beaucoup de choses et le fait
savoir. C’est ce que j’appellerais le pigeon expérimenté, qui
a étudié, pas le marché lui-même, mais quelques
remarques sur le marché faites par un pigeon de niveau
supérieur à lui. Le deuxième classe sait comment éviter de
perdre son pognon en évitant les erreurs grossières que
fait le parfait débutant. C’est ce type de pigeon — qu’on
peut qualifier de semi-pigeon plutôt que de pigeon à 100 %
— qui est la véritable rente, tout au long de l’année, des
courtiers de tout poil. Il tient en moyenne trois ou quatre
ans, au lieu d’une seule saison ou de trois à trente
semaines, ce qui est la durée de vie moyenne du premier
grade. C’est naturellement le semi-pigeon qui cite sans
arrêt les fameux aphorismes boursiers et les diverses
règles du jeu. Il connaît tous les oracles des vieux
briscards, excepté le plus important  : ne soyez jamais un
pigeon!
Ce semi-pigeon est celui qui pense que ses dents de
sagesse ont poussé parce qu’il aime acheter les actions sur
des réactions. Il les attend. Il évalue la bonne affaire au
nombre de points qu’il a obtenus par rapport au plus haut.
Dans de grands marchés haussiers, le pigeon parfait,
totalement ignorant des règles de base et des précédents,
achète aveuglément parce qu’il espère aveuglément. Il
gagne la plupart du temps beaucoup d’argent, jusqu’à ce
qu’une saine réaction vienne lui piquer tout ce qu’il a
accumulé, d’un seul coup, d’un seul. Le pigeon prudent fait
ce que j’ai fait quand je pensais jouer avec intelligence —
selon les critères de l’intelligence qu’ont les autres. Je
savais qu’il me fallait changer les méthodes qui avaient fait
leurs preuves chez les bookmakers et je pensais que j’allais
résoudre mon problème grâce à quelques modifications
mineures, notamment en essayant de changer en or le
savoir des clients les plus expérimentés.
La plupart de ceux qu’on appelle habituellement les
clients sont ainsi. Vous en trouverez très peu qui soient
capables de vous dire honnêtement que Wall Street ne leur
doit pas de l’argent. Chez Fullerton, c’était la grande
majorité. Et de tous les grades, dans la hiérarchie des
pigeons! Il y avait bien un vieux lascar qui n’était pas
comme les autres. Il avait une autre caractéristique  : il ne
donnait jamais spontanément son avis et ne se vantait
jamais de ses gains. Il était toujours très attentif à ce que
les autres disaient. Il ne semblait jamais très chaud à l’idée
d’écouter les tuyaux, c’est-à-dire qu’il ne demandait jamais
aux baratineurs ce qu’ils avaient entendu ou ce qu’ils
savaient. Quand on lui donnait une information, il
remerciait toujours très poliment. Parfois, il remerciait à
nouveau le tuyauteur, quand le tuyau s’avérait bon. S’il
foirait, il ne se plaignait jamais, de telle sorte que personne
ne pouvait dire s’il l’avait vraiment suivi ou non. C’était une
figure du bureau et la rumeur disait que le vieux briscard
était riche et qu’il pouvait balancer de belles lignes. Il ne
donnait pas trop à la société de bourse en terme de
commissions, du moins à ce qu’on voyait. Il s’appelait
Partridge, mais on le surnommait derrière son dos «le
dindon» à cause de sa grosse poitrine et parce qu’il avait
l’habitude de se pavaner dans les différentes pièces, avec
son double menton qui pendait sur sa poitrine.
Les clients, qui cherchaient toujours à être encouragés,
voire contraints à faire les choses comme à accuser les
autres de leurs propres erreurs, avaient l’habitude d’aller
consulter le vieux Partridge et de lui dire qu’un ami d’un
ami d’un initié leur avait conseillé d’intervenir sur telle ou
telle action. Ils lui demandaient ce qu’ils devaient faire du
tuyau. Que le tuyau soit à l’achat ou à la vente, le vieux
briscard donnait invariablement la même réponse.
Le client finissait rituellement l’histoire de sa perplexité
en demandant : «Que pensez-vous que je doive faire? »
Le «vieux dindon» penchait alors sa tête de côté,
contemplait son compagnon avec un sourire paternel et
lâchait finalement d’une manière très solennelle : «Tu sais,
c’est un marché haussier! »
Régulièrement, je l’entendais dire  : «Et bien, tu sais,
c’est un marché haussier!  » Comme s’il vous remettait un
talisman inestimable soigneusement enveloppé dans une
police d’assurance d’un million de dollars. Je dois avouer
qu’à l’époque je ne comprenais pas très bien le sens de cet
aphorisme.
Un jour un certain Elmer Harwood entra en trombe
dans le bureau, gribouilla un ordre et le donna à l’employé.
Puis il se rua vers M. Partridge en train d’écouter poliment
John Fanning qui lui racontait une histoire de l’époque où il
avait entendu Keene donner un ordre à l’un de ses
courtiers. Tout ce que John gagna se réduisit à un
misérable gain de trois points sur 100 actions. Bien sûr,
l’action grimpa de 24 points en trois jours juste après qu’il
eût vendu. C’était au moins la quatrième fois que John lui
racontait le récit de ses malheurs, mais le «vieux dindon»
souriait aussi gentiment que s’il l’avait entendu pour la
première fois.
Elmer fonça vers le vieil homme et, sans un mot
d’excuse pour John Fanning, apostropha le dindon  :
«M. Partridge, je viens juste de vendre mes Climax Motors.
On me dit que le marché s’attend à une réaction et que je
pourrais les racheter moins cher. Vous feriez donc bien de
faire de même. Enfin, si vous avez toujours les vôtres».
Elmer observa d’un air soupçonneux le vieil homme à
qui il avait précédemment donné le conseil d’achat. Le
dilettante ou le tuyauteur bénévole pense toujours que
celui à qui il donne le tuyau lui appartient corps et âme,
avant même qu’il ne sache que le tuyau est bon.
«  Oui, M.  Harwood, bien sûr, je les ai toujours!  » dit le
dindon reconnaissant.
C’était très gentil de la part d’Elmer de penser au vieux
briscard.
—  Et bien, maintenant il est temps de prendre vos
bénéfices et de vous positionner à nouveau dessus à la
prochaine baisse, dit Elmer, comme s’il avait signé le bon
de garantie à la place du vieil homme.
Ne percevant pas assez d’enthousiasme dans
l’expression de gratitude du vieil homme, Elmer continua :
— Je viens juste de vendre toutes les actions que j’avais!
Au son de sa voix et à sa manière de parler vous pouviez
raisonnablement estimer qu’il en avait au moins 10 000.
M. Partridge secoua la tête avec regret et gémit :
— Non, non, je ne peux pas faire cela!
— Quoi? hurla Elmer.
—  Je ne peux tout simplement pas le faire! dit
M. Partridge. Il semblait très perturbé.
— Ne vous ai-je pas conseillé d’en acheter?
—  Effectivement, M.  Harwood, et je vous en suis très
reconnaissant. Je le suis vraiment, mais...
— Attendez, laissez-moi parler! Et cette action, n’a-t-elle
pas progressé de 7 points en 10 jours? C’est pas vrai?
— C’est parfaitement vrai, dit Elmer, et je t’en suis très
obligé, mon garçon. Mais je ne peux pas envisager
sérieusement la vente de ces actions.
—  Vous ne pouvez pas? demanda Elmer, commençant à
douter de lui-même. C’est une habitude des tuyauteurs
d’être également demandeurs de tuyaux.
— Non, je ne le peux pas.
— Pourquoi pas?
Et Elmer s’approcha plus près de lui.
— Pourquoi? Parce qu’on est dans un marché haussier!
Le vieux camarade l’avait dit comme s’il avait donné une
explication longue et détaillée.
— C’est bon, dit alors Elmer, que la déception mettait en
colère. Je sais aussi bien que vous que nous sommes dans
un marché haussier. Vous feriez mieux de vous débarrasser
de ces actions et de les racheter sur réaction. Vous pourriez
ainsi réduire le coût de votre ligne.
—  Mon cher garçon, dit le vieux Partridge, visiblement
gêné, mon cher garçon, si j’avais vendu cette action
maintenant, j’aurais perdu ma position et ensuite qu’aurais-
je fait?
Elmer Harwood leva les bras au ciel, secoua sa tête et
se dirigea vers moi pour me prendre à témoin :
—  Que voulez-vous y faire? me demanda-t-il en aparté,
je vous le demande!
Je ne répondis pas. Du coup, il continua :
— Je lui donne un tuyau de première sur Climax Motors.
Il en achète 500. Il gagne sept points par bout, je lui
conseille de vendre et de les racheter sur la réaction qui
aurait déjà dû arriver. Qu’est-ce qu’il me répond? Il me dit
que s’il vend, il va perdre son job. Qu’est-ce que vous en
pensez?
— Je vous demande pardon, M. Harwood, je n’ai jamais
dit que j’allais perdre mon job, interrompit le vieux dindon.
J’ai simplement dit que dans ce cas, je perdrais ma
position. Quand vous serez aussi âgé que moi et que vous
aurez connu autant de booms et de paniques que moi, vous
saurez que personne ne peut se permettre de perdre sa
position, même pas John D.  Rockefeller. J’espère que
l’action réagira et que vous serez en mesure de racheter
votre ligne avec une économie substantielle, Monsieur. Je
ne peux que spéculer en accord avec ce que l’expérience de
plusieurs années m’a enseigné. J’ai payé très cher cette
expérience et je n’ai pas l’intention de jeter par les fenêtres
un deuxième écot pour apprendre. Je vous suis aussi obligé
que si j’avais l’argent sur mon compte. C’est un marché
haussier, vous savez.»
Et il s’éloigna, laissant Elmer abasourdi.
Ce que le vieux Partridge disait ne signifiait pas grand
chose pour moi, jusqu’à ce que je commence à réfléchir à
mes nombreux échecs, n’arrivant pas à faire autant
d’argent que j’aurais dû quand mon analyse de la tendance
du marché était bonne. Plus je creusais la question, plus je
me rendais compte que le vieil homme avait raison. Il avait
visiblement fait les mêmes erreurs que moi pendant sa
jeunesse et connaissait parfaitement ses propres faiblesses.
Il ne voulait pas être soumis à une tentation à laquelle il
savait d’expérience qu’il était très difficile de résister et qui
lui avait déjà été très coûteuse, comme elle l’avait été pour
moi.
Je pense que ce fut un grand pas en avant dans mon
éducation spéculative que de réaliser enfin que, lorsque le
vieux Partridge s’obstinait à dire aux autres clients : «Vous
savez, c’est un marché haussier!  », il voulait leur dire
concrètement que les gros coups ne se réalisaient pas sur
des petites fluctuations individuelles mais dans les grands
mouvements. C’est-à-dire, non pas en lisant la bande du
téléscripteur, mais en ayant une vision globale du marché
et de sa tendance.
Maintenant, laissez-moi vous dire une bonne chose.
Après avoir passé de nombreuses années à Wall Street et
après avoir gagné et perdu des millions de dollars, je veux
vous avouer ceci  : je n’ai jamais gagné gros avec ma tête,
mais plutôt avec mon derrière, en restant assis sur mes
positions. Vous comprenez? En restant fermement assis sur
mes positions. Il n’y a pas trente-six manières d’avoir
raison sur le marché. Vous trouverez toujours des tas de
spéculateurs qui étaient haussiers dès le début d’un
marché haussier ou des spéculateurs qui étaient baissiers
dès le début d’un marché baissier. J’ai connu beaucoup de
types qui avaient raison juste au bon moment et qui ont
commencé à acheter ou à vendre des actions quand les
cours étaient exactement au bon niveau pour gagner gros.
Leur expérience rejoignait invariablement la mienne — à
savoir, qu’ils n’ont pas su en tirer de belles plus-values. Les
gens qui savent à la fois faire une bonne analyse et rester
sur leurs positions sont très rares et je pense qu’il s’agit
d’une des choses les plus difficiles à apprendre. Ce n’est
qu’après qu’un spéculateur ait compris cela qu’il peut
réellement gagner beaucoup d’argent. On peut vraiment
dire que les millions arrivent plus facilement à un
spéculateur — après qu’il ait compris comment spéculer —
que les centaines de dollars à l’époque de son ignorance.
La raison en est simple  : on peut faire une analyse
pertinente et claire et néanmoins s’impatienter ou douter
quand le marché prend son temps pour évoluer comme il
devrait le faire. C’est pourquoi il y a tellement de gens à
Wall Street, qui ne sont pas tous des pigeons loin s’en faut,
pas même de troisième classe, qui perdent néanmoins de
l’argent. Ce n’est pas le marché qui les bat. Ils se battent
eux-mêmes, parce que, s’ils ont une tête, ils sont incapables
de tenir leurs positions. Le vieux dindon avait totalement
raison en faisant et en disant ce qu’il avait dit. Non
seulement, il faisait preuve de courage dans ses
convictions, mais il avait l’intelligence et la patience de
tenir ses positions.
Le fait de ne tenir aucun compte des grands
mouvements et d’essayer d’entrer et de sortir à tout
moment me fut fatal. Personne ne peut capter toutes les
fluctuations. Dans un marché haussier, le jeu consiste à
acheter et à tenir jusqu’à ce que vous soyez persuadé que
le marché haussier approche de sa fin. Pour ce faire, vous
devez étudier les conditions générales et non pas les
tuyaux ou autres facteurs propres à des actions spécifiques.
Alors, larguez toutes vos actions, larguez tout et mettez
l’argent en sécurité! Attendez jusqu’à ce que vous voyiez
ou, si vous préférez, jusqu’à ce que vous pensiez voir le
tournant du marché, le commencement d’un retournement
dans les conditions générales. Pour ce faire, vous devez
vous servir de vos méninges, en d’autres termes mon
conseil se résume tout bêtement à vous conseiller d’acheter
bon marché et de revendre plus cher. Une des choses les
plus utiles que tout le monde peut apprendre est de
renoncer définitivement à capter le dernier huitième ou le
premier[18]. Ces deux-là sont les huitièmes les plus coûteux
du monde. Ils ont coûté à des spéculateurs, globalement,
suffisamment de millions de dollars pour construire une
autoroute qui traverserait tout le continent.
J’ai noté une chose en étudiant mes opérations chez
Fullerton après avoir commencé à jouer moins
inintelligemment  : mes opérations initiales étaient
rarement perdantes. Ce qui m’a naturellement conduit à
me décider à jouer plus gros. Ceci me donna confiance
dans mon propre jugement avant que je lui permette d’être
vicié par les conseils des autres ou même par ma propre
impatience. Sans confiance dans son propre jugement,
personne ne peut aller bien loin dans ce jeu. Voilà tout ce
que j’ai appris : étudier avec soin les conditions générales,
prendre une position et s’y tenir. Je peux attendre sans une
once d’impatience. Je peux voir une petite réaction sans
m’inquiéter, sachant qu’elle n’est que temporaire. J’ai été
vendeur à découvert de 100 000 titres et j’ai vu arriver un
gros redressement des cours. J’avais analysé — analysé
correctement — qu’un tel redressement était, comme je le
pressentais, inévitable, même bienvenu, et qu’il allait
amputer mes plus-values potentielles d’un million.
Néanmoins, je restai impassible. Je vis la moitié de mes
plus values potentielles fondre, sans m’interroger un seul
instant sur l’intérêt de racheter ma position pour la
reconstituer après la hausse. Je savais que si je le faisais, je
perdrais ma position et, avec elle, la certitude de faire un
malheur : ce sont les grosses lignes qui font les gros gains.
Si j’ai appris tout ceci aussi lentement, c’est parce que
je tire profit de mes erreurs. Il s’écoule toujours du temps
entre le moment où l’on fait une erreur et le moment où
l’on en prend conscience, et encore plus de temps entre
cette prise de conscience et son analyse exacte. Cependant,
dans le même temps, je vivais plutôt confortablement,
j’étais très jeune, mais j’évoluais sur bien des plans. La
plupart de mes gains étaient encore dus à ma manière de
lire la bande du téléscripteur, tout simplement parce que le
type de marché que nous avions à l’époque se prêtait
particulièrement bien à ma manière de spéculer. Je ne
perdais pas aussi souvent ou de manière aussi énervante
qu’au début de mes expériences new-yorkaises. Il n’y avait
pas à en être fier, quand vous pensez que j’ai été ruiné trois
fois en moins de deux ans. Comme je vous l’ai déjà dit, se
retrouver sur la paille est une excellente école.
Je n’accroissais pas mes enjeux très vite parce que je
menais grand train. Je ne me privais pas d’aucune des
choses qu’un garçon de mon âge, avec mes goûts, pouvait
désirer. J’avais ma propre voiture et je ne voyais pas
pourquoi j’aurais dû vivre avec parcimonie quand je
gagnais en bourse. La bande du téléscripteur ne s’arrêtait,
comme il est d’usage, que les dimanches et jours fériés. À
chaque fois que j’arrivai à trouver la raison de mes pertes
ou le pourquoi et le comment d’une autre erreur, j’ajoutai
un aphorisme boursier flambant neuf du type «ne pas... » à
ma liste d’actifs. La manière la plus élégante de capitaliser
mes actifs sans cesse croissants ne consistait pas à
diminuer mon train de vie. Bien sûr, j’eus quelques
expériences plutôt amusantes et quelques-unes un peu
moins drôles, mais si je les racontais toutes en détail, je
n’en finirais jamais. Dans la pratique, les seuls incidents
dont je me souvienne sans peine sont ceux qui m’ont appris
quelque chose sur ma façon de spéculer, quelque chose qui
m’apportait un supplément de connaissance sur le jeu et
sur moi-même!
CHAPITRE 6

A
u printemps 1906, je me trouvais à Atlantic City pour
quelques jours de repos. J’étais sorti du marché et
ne pensais qu’à me changer les idées et à profiter
de la vie. À tout hasard, j’allai jeter un coup d’œil chez mes
premiers courtiers, Harding Brothers. Mon compte, à cette
époque, s’était remis à tourner plutôt gentiment. Je traitais
par ligne de 3 000 à 4 000 actions. Ceci ne représentait pas
beaucoup plus que les lignes que j’avais l’habitude de
traiter chez Cosmopolitan à 20 ans, mais il y avait
d’énormes différences entre la couverture d’un point
nécessaire chez les bookmakers et celle requise chez les
courtiers qui négociaient réellement pour mon compte sur
le marché au New York Stock Exchange.
Vous vous souvenez sans doute de l’histoire que je vous
ai contée quand je me suis retrouvé vendeur de 3  500
Sugar chez Cosmopolitan? J’avais alors eu la subite
intuition que quelque chose ne collait pas et qu’il me fallait
clôturer mes positions au plus vite. Je dois vous avouer que
j’ai souvent ressenti cette curieuse sensation. En règle
générale, j’y prête une grande attention. J’en ai parfois
trouvé l’idée parfaitement ridicule, en me disant qu’il était
stupide de suivre toutes ces impulsions soudaines qui me
dictaient de changer ma position. J’analysai alors mon
intuition comme étant un état de nervosité pathologique
qui était la conséquence d’un abus de cigares, d’un manque
de sommeil ou d’un foie paresseux, enfin, de quelque chose
du même acabit. À chaque fois que je me suis raisonné en
refusant de suivre mon intuition, je l’ai toujours regretté
par la suite. Une douzaine de cas me viennent à l’esprit où
je n’ai pas suivi l’intuition qui m’ordonnait de vendre ma
position immédiatement. Le jour suivant, j’allai chez mes
courtiers pour constater que le marché restait ferme ou par
exemple progressait. Je me félicitai alors en me disant qu’il
eût été stupide d’obéir à cette pulsion aveugle qui
m’ordonnait de vendre. Le surlendemain, il y avait
immanquablement une jolie petite baisse. Quelque chose
s’était déréglée quelque part et j’aurais fait un peu
d’argent si je n’avais pas été aussi sage et rationnel. La
raison n’en était pas physiologique mais psychologique.
Je veux vous parler maintenant d’une de ces intuitions
et du bénéfice que j’en ai tiré  : cela m’est arrivé, au
printemps 1906, pendant ces quelques jours de vacances à
Atlantic City. Un de mes amis était également client chez
Harding Brothers. Je n’avais aucune position sur le marché
d’une manière ou d’une autre et je profitais pleinement de
mes vacances. J’arrive toujours à renoncer au marché, à
moins bien sûr que le marché ne soit exceptionnellement
actif et que j’y aie de grosses positions. C’était un marché
haussier  : je m’en souviens très bien. Les perspectives
étaient favorables pour l’activité économique et le marché
baissait un peu. Le ton général était ferme et tout indiquait
que les cours monteraient.
Un beau matin, après le petit déjeuner et la lecture
habituelle de tous les quotidiens de New York, fatigués de
contempler les mouettes qui attrapaient des clams, les
remontaient de 20 pieds, et enfin les lâchaient pour les
ouvrir en guise de petit déjeuner, mon ami et moi
décidâmes d’arpenter le bord de mer. C’était la chose la
plus excitante que nous avions à faire de la journée.
Il n’était pas encore midi, et nous revenions lentement
pour tuer le temps et respirer l’air marin. Harding Brothers
avait une succursale sur la promenade et nous avions pris
l’habitude d’y aller chaque matin pour voir comment le
marché ouvrait. C’était plus par habitude qu’autre chose
parce qu’il ne se passait rien de très intéressant.
Le marché était plutôt ferme et actif. Mon ami, qui était
résolument haussier, détenait une petite ligne d’actions
achetée quelques points plus bas. Évidemment, il
commença à me dire qu’il était sage de garder la position
dans l’attente de cours plus élevés. Je n’accordais pas
suffisamment d’attention à ce qu’il disait pour me donner la
peine de paraître d’accord avec lui. Je regardais le tableau
de cotation, pas de mouvements dans les cours — ils
étaient presque tous à la hausse — jusqu’à ce que je
remarque Union Pacific (UP). J’eus alors le pressentiment
que je devais la vendre, toute affaire cessante. Je ne peux
en dire plus. J’avais l’intuition que je devais le faire. Je me
demandais pourquoi j’avais ce pressentiment et je ne
trouvais aucune raison de vendre UP à découvert.
J’observai le dernier cours sur le tableau jusqu’à ce que
je ne vis plus que lui. Tout ce que je constatai, c’était que je
devais impérativement vendre Union Pacific et sans pouvoir
m’expliquer pourquoi.
Mon attitude devait sembler curieuse à mon ami, qui
était à côté de moi, car il m’interrompit soudain en me
demandant ce qui se passait.
— Je ne sais pas, lui répondis-je.
— Tu es fatigué, tu veux aller te coucher?
—  Non, je ne vais pas aller me coucher. Ce que je vais
faire, c’est vendre cette action.
Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai toujours gagné de
l’argent en suivant mes intuitions. Je me dirigeai vers la
table où se trouvaient les fiches d’ordre. Mon ami me
suivit. Je passai un ordre de vendre 1 000 Union Pacific sur
le marché et le donnai au directeur. Il souriait en me voyant
écrire et en le recevant, mais, dès qu’il lut l’ordre, il cessa
immédiatement de sourire et me regarda.
— C’est vraiment ce que vous voulez faire? me dit-il.
Pour toute réponse, je le foudroyai du regard et il se rua
vers un commis.
— Que fais-tu? me demanda mon ami.
— Je suis en train de vendre.
— Vendre quoi? hurla-t-il.
S’il était haussier, comment pouvais-je être baissier.
Quelque chose ne collait pas.
— 1 000 Union Pacific.
— Quoi? me demanda-t-il tout excité.
Je secouai la tête lui signifiant que je n’avais aucune
raison logique de le faire. Mais il devait penser que j’avais
un tuyau parce qu’il me prit par le bras et m’entraîna à
l’extérieur du hall, à l’écart des clients et autres fâcheux.
— Qu’as-tu entendu? me dit-il.
Il était très excité. Union Pacific était une de ses actions
fétiches et il était haussier à cause de ses bénéfices et de
ses perspectives. Cependant, il voulait connaître un tuyau
baissier, même de seconde main.
— Rien.
—  Comment ça, rien? Il était sceptique et paraissait
perturbé.
— Je n’ai rien entendu du tout.
— Mais alors, pourquoi vends-tu?
—  Je ne sais pas. Ce qui était au demeurant l’exacte
vérité.
— Oh, viens par ici Larry! me dit-il.
Il savait que, d’ordinaire, je ne spéculais qu’après de
solides analyses. J’avais vendu 1  000 UP Je devais donc
avoir une sacrée bonne raison de vendre autant d’actions
alors que le marché montait.
—  Je ne sais pas, répétais-je. Je pense simplement que
quelque chose est en train de se passer.
— Qu’est ce qui se passe?
—  Je ne sais pas. Je ne peux te donner aucune raison.
Tout ce que je sais, c’est que je veux vendre cette action. Je
vais d’ailleurs en vendre 1 000 de plus.
Je revins dans le bureau et donnai l’ordre d’en vendre
un second millier. Si j’avais raison de vendre le premier
millier, je devais avoir raison d’en vendre un peu plus.
— Qu’est ce qui pourrait bien se passer? persista à dire
mon ami.
Il n’arrivait pas à me suivre et si je lui avais dit que
j’avais entendu que Union Pacific baisserait, il en aurait
vendu sans me demander d’où venait le tuyau.
—  Que pourrait-il bien se passer? demanda-t-il à
nouveau.
—  Un million de choses peuvent arriver. Je ne peux te
garantir qu’une seule d’entre elles se produira
effectivement. Je ne peux te donner aucune de ces raisons :
je ne suis pas devin, lui dis-je.
— Voyons, tu ne peux pas agir comme cela! Ou alors, tu
es complètement fou, me dit-il. Fou à lier de vendre ces
actions sans rime ni raison. Tu ne sais même pas pourquoi
tu veux les vendre.
— C’est vrai, je ne sais pas pourquoi je veux les vendre.
Je sais seulement que je le veux, dis-je. Je veux les vendre
parce que je le veux.
L’urgence était si forte que j’en vendis 1 000 de plus.
C’était trop pour mon ami. Il m’attrapa par le bras et me
dit :
— Écoute, quittons cet endroit avant que tu n’aies vendu
la totalité du capital d’Union Pacific.
J’avais vendu autant d’actions que nécessaire pour
satisfaire mon sentiment compulsif, aussi pouvais-je le
suivre sans attendre la réponse de mon ordre de 2  000
titres. Il faut reconnaître que c’était une jolie petite
position même avec les meilleures raisons du monde. Cela
semblait plus que suffisant comme position à la vente sur le
titre surtout sans motif particulier, alors même que le
marché dans son ensemble était ferme et qu’il n’y avait
rien en vue permettant de prévoir une baisse prochaine. Je
me souvenais qu’en de précédentes occasions, lorsque
j’avais connu le même sentiment d’urgence à vendre et que
je ne l’avais pas fait, je m’en étais toujours mordu les
doigts.
J’avais raconté quelques-unes de ces histoires à des
amis. Certains d’entre eux m’avaient expliqué qu’il ne
s’agissait pas à proprement parler d’intuitions mais de
sentiments subconscients qui constituent en fait le
processus créatif en mouvement. C’est ce processus qui
inspire les artistes sans qu’ils puissent expliquer pourquoi.
Peut-être que dans mon cas, c’était l’effet cumulatif de
beaucoup de choses qui individuellement étaient
insignifiantes, mais qui collectivement étaient puissantes. Il
n’est pas impossible que le sentiment bêtement haussier de
mon ami ait éveillé quelque chose en moi, par pur esprit de
contradiction. Pour lors, j’ai choisi inconsciemment Union
Pacific, tout simplement parce qu’il m’avait trop seriné
avec les perspectives de ce titre. Je suis bien incapable de
vous expliquer les causes et les motivations de mes
intuitions. Tout ce que je sais, c’est que je suis sorti de la
succursale d’Harding Brothers, à Atlantic City, vendeur de
3 000 Union Pacific dans un marché haussier et que cela ne
m’inquiétait pas le moins du monde.
Je voulais savoir à quel cours mes 2  000 dernières
actions avaient été exécutées. Aussi, après le déjeuner,
nous retournâmes à l’agence. J’eus le plaisir de constater
que le marché continuait à progresser et que Union Pacific
était un peu plus haut.
«Je vois ta fin», dit mon ami. Vous pouvez constater qu’il
était heureux de n’en avoir vendu aucune.
Le lendemain, le marché en général remonta un peu
plus et je n’entendis rien d’autre que les remarques de mon
ami. J’étais persuadé d’avoir bien joué en vendant Union
Pacific et je ne fais jamais preuve d’impatience lorsque je
sens que j’ai raison. Pourquoi d’ailleurs être pressé?
L’après-midi, Union Pacific cessa de progresser et vers la
fin de la journée, elle commença à baisser. Elle perdit assez
rapidement de l’altitude et se retrouva à un point au-
dessous du cours de vente moyen de mes 3 000 actions. Je
me sentis plutôt conforté dans l’idée que j’étais dans le bon
sens et avec ce sentiment, je décidai de vendre quelques
actions supplémentaires. Du coup, juste avant la clôture,
j’en vendis 2 000 de plus.
Je me retrouvai donc vendeur de 5  000 actions Union
Pacific sur une simple intuition. Ceci était le maximum que
je pouvais vendre chez Harding Brothers avec les liquidités
que je pouvais affecter en garantie. J’avais une trop grosse
position pour rester en vacances et je décidai donc
d’écourter mes vacances et de rentrer à New York le soir
même. Tout pouvait arriver et je pensai qu’il était
préférable d’être sur le pont. Comme cela, je pourrais agir
vite, si nécessaire.
Le lendemain, on apprit la nouvelle du tremblement de
terre de San Francisco. Ce fut une terrible catastrophe.
Curieusement, le marché ne baissa que de quelques points.
Les forces haussières étaient encore à l’œuvre et de toute
façon le public ne réagit jamais aux nouvelles en elles-
mêmes. Cette remarque est toujours valable. S’il y a un
solide fondement à la hausse, par exemple — qu’il y ait ou
non dans le même temps ce que les journaux appellent une
manipulation haussière —, certaines informations n’ont pas
l’effet qu’elles auraient si Wall Street évoluait dans une
tendance à la baisse. Tout est dans le sentiment général à
un moment donné. À cette époque, Wall Street ne mesura
pas la gravité de la catastrophe parce qu’ils ne voulaient
tout simplement pas en tenir compte  : avant la fin de la
journée, les cours remontèrent au niveau précédent.
J’étais vendeur de 5  000 titres. La tempête s’était
abattue, mais pas mes actions. Mon intuition était de
première bourre. Mon compte en banque n’avait pas évolué
d’un iota, même sur le papier. L’ami qui se trouvait avec
moi à Atlantic City, quand j’avais vendu ma ligne sur Union
Pacific, triomphait et semblait triste pour moi. Il me dit :
—  Sacré intuition mon garçon, mais tu sais, quand
l’argent et le talent sont du côté des haussiers, que peut
faire l’intuition? Ils ne peuvent que l’emporter.
— Donne-leur du temps, lui dis-je.
Je voulais parler des cours bien sûr. Je me refusais à
racheter mes ventes parce que je savais que les dégâts
étaient considérables et que Union Pacific était une des
sociétés qui avaient le plus souffert. Mais c’était tout
simplement exaspérant de voir la cécité de Wall Street.
—  Donne-leur du temps et ta peau ira rejoindre toutes
les peaux d’ours[19] qui sèchent au soleil, m’assura-t-il.
— Que ferais-tu? lui demandai-je. Acheter Union Pacific
sur la foi des millions de dollars de dommages qu’ils
devront payer? Où seront les beaux dividendes des beaux
bénéfices quand la société aura payé ce qu’elle doit à ses
assurés? Le mieux que l’on puisse espérer c’est que les
dégâts ne soient pas aussi graves qu’annoncés. Est-ce une
raison pour acheter des actions avec toutes ces routes
durement affectées? Réponds-moi franchement.
Voilà tout ce que mon ami me répondit :
—  Oui, ton analyse se tient, mais je dois dire que le
marché n’est pas de ton avis, les cours ne mentent jamais,
n’est ce pas?
— Ils ne disent pas toujours la vérité séance tenante, lui
dis-je.
—  Écoute  : un homme parlait à Jim Fisk[20], un peu
avant le Vendredi Noir, lui donnant 10 bonnes raisons de
voir l’or baisser pour de bon. Il était tellement convaincu de
ce qu’il disait qu’il finit par dire à Fisk qu’il allait en vendre
pour plusieurs millions. Fisk se mit à le toiser de haut en
bas en lui disant  : «Vas-y, vends tout ce que tu veux et
invite moi à tes funérailles! »
—  Oui, lui dis-je, mais si ce type avait vendu, regarde
quel malheur il aurait fait. Vends quand même quelques
Union Pacific.
— Oh, très peu pour moi, merci! Je ne suis pas le genre
de type à pisser contre le vent.
Le jour suivant, quand des informations plus détaillées
arrivèrent, le marché commença à baisser. Mais, même là,
pas aussi violemment qu’il aurait dû le faire. Sachant que
rien sous le soleil ne pouvait survivre à une baisse
substantielle, je doublai ma position et vendis 5  000 titres
de plus. Oh! à ce moment-là, cela paraissait plus évident
pour de nombreuses personnes et mes courtiers étaient
plus conciliants. Ce n’était plus de l’inconscience de leur
part ou de la mienne, en tous cas, pas de la manière dont je
jaugeais le marché. Le surlendemain, le marché commença
à tanguer sérieusement  : cela allait lui coûter cher. Bien
sûr, je poussai mon avantage. Je doublai encore ma position
et vendis 10  000 actions de plus. C’était la seule chose
intelligente à faire.
Je ne pensais à rien de spécial, si ce n’est que j’avais
raison, 100 % raison et qu’il s’agissait là d’une opportunité
rare. Je devais saisir ma chance : je vendis encore. Avais-je
pensé qu’avec une telle position à la vente, il n’y avait pas
besoin d’un gros rebond pour annuler toutes mes plus-
values latentes et pour me faire perdre l’intégralité de mon
capital? Je ne pourrais pas dire si j’ai pensé à cela ou non.
Je n’y accordais pas trop d’importance. Je ne plongeais pas
sans réfléchir. En fait, je jouais même vraiment
prudemment. Personne ne pouvait rien faire contre ce
tremblement de terre, n’est-ce pas? Personne ne pouvait
remettre les buildings en état, comme ça, en claquant les
doigts. Tout l’or du monde ne pourrait rien y faire dans les
prochaines heures.
Je ne misais pas à l’aveuglette. Je n’étais pas un ours
inconscient. Je n’étais pas enivré par le succès. Je ne
croyais pas que, San Francisco étant à peu près rayé de la
carte, le pays entier allait sombrer. Non, certes. Je ne
m’attendais pas à une vraie panique qui s’emparerait de
tout le pays. Le lendemain, je soldai mes positions : j’avais
fait 250  000  $. C’était le plus gros gain que j’avais jamais
réalisé. Tout cela en seulement quelques jours. Wall Street
n’avait pas prêté attention au tremblement de terre ni le
premier jour ni le second. On vous dira que c’était parce
que les premiers rapports sur la catastrophe n’étaient pas
trop alarmants. Cependant, je pense sincèrement que c’est
en fait parce que le changement d’opinion du public vis-à-
vis des marchés boursiers prend toujours du temps. Même
les spéculateurs professionnels changent d’avis lentement
et ont la vue courte.
Je n’ai aucune explication à vous donner, scientifique ou
autre. Je ne fais que raconter comment et pourquoi j’ai agi
ainsi et ce qui arriva. Soyons francs  : j’étais beaucoup
moins intéressé par le mystère de mon intuition que par le
fait d’en avoir tiré un quart de million. Cela signifiait que je
pouvais désormais balancer une ligne plus importante que
jamais, si l’opportunité se présentait.
Cet été-là, je me suis rendu à Saratoga Springs. J’étais
sensé être en vacances, mais je gardais tout de même un
œil sur le marché. En fait, je n’étais pas assez fatigué pour
m’empêcher de suivre le marché. Évidemment, toutes les
personnes que je connaissais avaient, ou avaient eu, un
intérêt dans le marché  : tout le monde parlait du marché.
J’avais déjà remarqué qu’il y avait une grosse différence
entre le fait de parler du marché et le fait de spéculer.
Quelques-uns de ces types vous font penser à ce courageux
employé qui n’hésite pas à remettre à sa place son
employeur acariâtre... du moins en face de vous.
Harding Brothers avait une succursale à Saratoga.
Beaucoup de clients s’y trouvaient. La raison essentielle de
leur implantation à Saratoga — du moins je le suppose —
était liée à leur image de marque. Avoir un bureau dans un
endroit comme celui-là constitue tout simplement une
publicité de premier ordre. J’avais pris l’habitude d’y aller
et de m’asseoir avec le reste des clients. Le directeur était
un type très sympa de l’agence new-yorkaise. Il était là
pour saluer les amis et les étrangers et, si possible, pour
faire un peu de business. C’était un lieu merveilleux pour
les échanges de tuyaux en tout genre  : courses, actions et
tuyaux de garçons de salle. À l’agence, on savait que je
n’en suivais jamais aucun. Ainsi cela éviterait les
démarches du directeur venant me murmurer sur le ton de
la confidence ce qu’il avait tout juste entendu en primeur
en provenance de New York. Il me remettait simplement les
télégrammes en me disant  : «Voilà ce qu’ils viennent de
m’envoyer», ou quelque chose de ce genre.
Bien sûr, je suivais le marché. Pour ce qui me concerne,
suivre les cours et y lire les signes de leur évolution future
ne font qu’un. Ma vieille copine, Union Pacific, semblait
vouloir grimper. Le cours était élevé, mais l’action se
comportait comme si elle était en phase d’accumulation. Je
la suivis quelques jours sans prendre position. Plus je la
regardais, plus j’étais convaincu que quelqu’un la
ramassait, quelqu’un qui n’était pas un amateur, quelqu’un
qui non seulement disposait d’un joli stock de munitions,
mais qui savait ce que compter voulait dire : accumulation
très astucieuse, pensais-je.
Dès que j’en fus certain, je me mis naturellement à en
acheter, aux environs de 160. Elle continua à se comporter
d’une excellente manière. Je continuai à l’acheter, par
paquet de 500 actions. Plus j’achetais, plus elle montait,
sans le moindre effort  : je me sentais vraiment en
confiance. Je ne voyais vraiment aucune raison pour que
l’action ne monte pas d’un coup, pas en tout cas après ce
que j’avais lu sur le téléscripteur.
Soudain, le directeur vint me voir et me dit qu’ils
venaient de recevoir un message de New York — ils
disposaient d’une ligne directe, bien sûr — me demandant
si j’étais à l’agence. Lorsqu’ils répondirent que oui, un
autre vint les avertir de me garder près du fil : M. Harding
voulait me parler.
Je leur confirmai que j’attendrais et j’achetai 500
actions UP de plus. Je ne pouvais pas imaginer un seul
instant ce que Harding voulait me dire. Je ne pensai pas
qu’il y avait un rapport avec mes positions. Ma couverture
était plus que suffisante pour ce que j’étais en train
d’acheter. Assez vite, le directeur vint me voir et me dit que
M.  Ed Harding me demandait sur le téléphone à longue
distance.
— Salut Ed, lui dis-je.
Il me répondit :
— Bon Dieu, quelle mouche t’a piqué? Tu es devenu fou
ou quoi?
— Pourquoi donc?
— Qu’est-ce que tu fais?
— Que veux-tu dire?
— Pourquoi achètes-tu toutes ces actions?
— Pourquoi? Je ne suis pas assez couvert?
—  Il ne s’agit pas d’un problème de marge, il s’agit
d’être un gros pigeon.
— Je ne te suis pas du tout.
—  Pourquoi diable achètes-tu toutes ces actions Union
Pacific?
— Ça devrait monter.
— Monter, tu rigoles! Tu ne sais donc pas que les initiés
sont tous en train de sortir de là à toute vitesse. Tu ferais
mieux de t’amuser à jouer aux courses de poneys et à ne
pas te laisser mener en bateau.
— Personne ne me mène en bateau, lui répondis-je, cela
ne m’inquiète pas le moins du monde.
Il revint à la charge :
— Tu ne peux quand même pas t’attendre à un miracle à
chaque fois que tu tentes un gros coup sur une valeur. Sors
de là tant que tu en as encore la possibilité, dit-il. C’est un
crime d’être long sur cette action à ce niveau de prix,
quand ces gangsters en vendent par pelletées entières.
— Le ruban me dit qu’ils sont en train d’acheter, insistai-
je.
— Larry, j’ai failli avoir une attaque quand j’ai vu arriver
tes ordres. Pour l’amour de Dieu, ne joue pas au pigeon.
Sors! Tout de suite. C’est de l’inconscience que d’attendre
une minute de plus. Enfin, j’aurai fait mon devoir en te
mettant en garde, au revoir et il raccrocha.
Ed Harding est un type très intelligent, habituellement
bien informé, bref un vrai ami, désintéressé et, ce qui ne
gâche rien, avec le cœur sur la main. Et plus important
encore, je le savais bien placé pour entendre beaucoup de
choses. Tout ce que j’avais fait, en achetant Union Pacific,
était de suivre l’expérience de mes années d’études sur le
comportement des actions et ma propre perception de
certains symptômes qui accompagnaient d’ordinaire une
hausse substantielle des titres. Je ne savais plus quoi
penser. J’en venais à la conclusion que mon opinion sur le
titre avait été biaisée par l’habileté de la manipulation. Ceci
expliquait que le téléscripteur me racontait une histoire qui
n’était pas la bonne. Il est possible que je fus impressionné
par les mises en garde d’Ed Harding pour m’empêcher de
faire ce qu’il pensait être une colossale erreur de ma part.
Ni son intelligence ni ses motivations ne pouvaient être
mises en doute. Quelle que soit la raison qui m’a décidé à le
suivre, le fait est là : j’ai suivi son amicale pression.
Je vendis donc toutes mes actions Union Pacific. Bien
sûr, s’il n’était pas raisonnable d’être long, il n’était pas
raisonnable non plus de ne pas être vendeur. Du coup, je
vendis 4 000 actions à environ 162 dollars.
Le lendemain, le conseil d’administration d’Union
Pacific annonça le versement d’un dividende de 10 % par
titre. Au début, personne ne fit attention à cette
information. Cela ressemblait un peu trop à une manœuvre
désespérée de joueurs qui tentaient un corner[21]. Tous les
journaux se précipitèrent sur les administrateurs. Pendant
que les experts de Wall Street tergiversaient, le marché
entrait en ébullition. Union Pacific continua sa hausse et,
dans des transactions énormes, établit un nouveau record.
Quelques spéculateurs professionnels du parquet ont fait
des fortunes en une heure et j’entendis plus tard une
rumeur sur un spécialiste plutôt maladroit ayant fait une
erreur qui lui a fait gagner 350 000 $. Il vendit son siège la
semaine qui suivit et devint gentleman farmer le mois
suivant.
Bien sûr, je réalisai, au moment où j’appris l’annonce de
ces 10 % de dividendes, que j’avais fait une grosse bourde
en refusant d’écouter la voix de l’expérience et en
privilégiant celle d’un tuyauteur. J’avais fait l’impasse sur
mes propres convictions en écoutant les doutes d’un ami
simplement parce qu’il était désintéressé et qu’il était
connu pour savoir ce qu’il faisait.
Dès que j’ai vu Union Pacific inscrire un nouveau record,
je me suis dit : «Il ne faut pas rester vendeur».
J’ai alors utilisé tout ce que je possédais comme
couverture chez Harding. Je n’étais ni particulièrement
réjoui ni vexé. Le plus frustrant, c’était d’avoir bien lu le
ruban et d’avoir été stupide au point de m’être laissé
influencer par Ed Harding. Il n’y avait aucune
récrimination à lui faire parce que je n’avais pas de temps à
perdre, et qu’en outre, ce qui était fait était fait. Je passai
donc un ordre pour me racheter. Le cours était alors de
165, quand je passai un ordre d’achat de 4  000 Union
Pacific au marché. Je perdis alors trois points par titre à ce
niveau. Mes courtiers payèrent 172 et 174 pour les avoir.
En recevant mes avis d’opéré, je ne pouvais que constater
que l’amicale intervention de mon ami Ed m’avait coûté
40 000 $. Pas très cher pour apprendre à avoir le courage
de ses convictions! C’était vraiment une leçon bon marché.
Je n’étais pas contrarié parce que le ruban indiquait des
cours plus élevés. C’était un mouvement inhabituel et il n’y
avait pas de précédents à l’attitude des administrateurs. Je
fis ce que je pensais devoir faire. Dès que j’eus donné mon
premier ordre d’achat de mes 4  000 actions pour couvrir
mes ventes, je décidai de profiter des informations fournies
par le téléscripteur et je me mis long. J’achetai 4  000
actions et gardai ces titres jusqu’au lendemain. Puis, je
vendis tout. Non seulement, je regagnai ce que j’avais
perdu, mais j’avais même globalement gagné 15 000 $ dans
l’opération. Si Ed Harding n’avait pas essayé de me faire
économiser de l’argent, j’aurais fait un malheur. Il me
rendit un très grand service : la leçon de cet épisode était,
je le crois vraiment, de compléter mon éducation de
spéculateur.
Non seulement j’appris que je devais toujours suivre
mon intuition plutôt que d’écouter des tuyaux, mais de
plus, je gagnai beaucoup de confiance en moi-même. Je fus
capable finalement de secouer le joug des vieilles méthodes
de spéculation. Cette expérience de Saratoga était ma
dernière opération au petit bonheur. À partir de ce
moment-là, je commençai à réfléchir aux conditions de base
plutôt qu’à l’évolution individuelle des actions. Je passai au
grade supérieur dans la dure école de la spéculation, mais
l’apprentissage s’avérait long et difficile.
CHAPITRE 7

J
e n’ai jamais hésité à dire que j’étais haussier ou baissier,
mais je n’ai jamais conseillé à personne d’acheter ou
de vendre telle ou telle valeur. Dans un marché
baissier, toutes les actions baissent, dans un marché
haussier, elles montent toutes. Évidemment, je ne veux pas
dire par-là que, dans un marché baissier causé par la
guerre, les actions des fournisseurs d’armes ne montent
pas  : je parle en règle générale. Le spéculateur moyen ne
cherche pas à savoir si la tendance générale est à la hausse
ou à la baisse, tout ce qui l’intéresse ce sont des conseils
spécifiques concernant telle ou telle action. Il veut toujours
apprendre quelque chose sans rien donner en échange : en
fait, il ne veut pas faire l’effort de travailler. Il ne veut
même pas faire l’effort de penser  : c’est déjà bien assez
d’avoir à compter l’argent qu’on ramasse par terre.
Pour ma part, je n’étais pas aussi fainéant. Je trouvais
qu’il était plus facile de penser aux actions en particulier
plutôt qu’au marché en général, donc privilégier les
fluctuations individuelles plutôt que les mouvements
généraux. Il fallait par conséquent que je change ma
manière de voir le marché : c’est ce que je fis.
Les gens ne maîtrisent pas facilement les fondements de
la spéculation boursière. J’ai souvent rappelé qu’acheter
dans un marché haussier est la manière la plus confortable
d’acquérir des actions. Attention, le problème essentiel
n’est pas d’acheter au plus bas ou de vendre au plus haut,
mais bien d’acheter ou de vendre au bon moment. Quand je
suis baissier et que je vends une action, chaque vente doit
impérativement être réalisée à un cours inférieur à la vente
précédente. Quand je suis acheteur, l’inverse est alors vrai :
je dois acheter selon une échelle haussière. Je ne moyenne
jamais en baisse, j’achète toujours de plus en plus cher.
Supposons, par exemple, que je sois en train d’acheter
un titre : 2 000 actions à 110. Si le titre monte à 111 après
mon achat, je suis, au moins temporairement, dans le bon
sens. En effet, le cours est plus haut et il m’indique une
plus-value. Comme je suis conforté dans mon analyse, je
persiste en achetant 2  000 actions supplémentaires. Si le
marché poursuit sa hausse, j’achète un troisième lot de
2  000 actions. Supposons que le cours passe alors à 114.
J’estime que je suis suffisamment engagé pour le moment.
J’ai alors une base solide pour travailler. Je suis long de
6  000 actions à une moyenne de 111  3/4 et le titre se
négocie à 114. Je m’arrête d’acheter : j’attends et j’observe.
J’imagine qu’à un certain stade de la hausse, il y aura une
réaction. Il est probable que la réaction ramène le cours au
niveau où j’ai acheté mon troisième lot. Supposons,
qu’après une nouvelle hausse, le cours retombe à 112  1/4
et qu’ensuite il remonte. À 113  3/4, je passe derechef un
ordre d’achat de 4 000 bouts, au mieux, bien sûr. Si j’ai pu
payer mon quatrième millier à 113  3/4, je me dis que
quelque chose ne colle pas. Je passe un ordre pour tester le
marché : par exemple une vente de 1 000 actions pour voir
comment le marché les absorbe. Supposez que mon ordre
d’achat de 4  000, passé à 113  3/4, soit réparti de la
manière suivante : 2 000 à 114, 500 à 114 1/2 et le reste un
peu plus haut (les 500 derniers à 115  1/2 par exemple).
Alors là, je suis convaincu d’avoir raison. C’est la manière
dont j’ai obtenu les 4  000 actions qui m’indique si j’ai eu
raison d’acheter cette action-là, à ce moment-là. Je travaille
toujours sur le postulat que j’ai plutôt bien choisi les
conditions générales et que je suis haussier. Je ne cherche
jamais à acheter des actions trop bon marché ou trop
facilement.
Cela me rappelle une histoire que j’ai entendue à propos
de S.  V.  White, surnommé le «diacre» à cause de ses
manières, à l’époque où il était un des gros intervenants de
Wall Street. C’était un vieil homme très fin, très intelligent
et très courageux. Il a écrit de grandes pages de la bourse,
à ce qu’on m’a raconté.
Cela se passait à l’époque où Sugar était un des plus
gros pourvoyeurs de feux d’artifice sur le marché.
H.  O.  Havemeyer, le président de la société, était alors à
l’apogée de son pouvoir. D’après les informations que j’ai
obtenues par les vieux briscards, H.  O. et ses quelques
suiveurs avaient toutes les ressources en espèces et en
intelligence pour réussir n’importe quel coup sur leur
propre titre. On raconte qu’Havemeyer a réussi à plumer
plus de spéculateurs professionnels sur cette action que
n’importe quel initié sur n’importe quelle autre affaire.
Vous savez en règle générale, les spéculateurs
professionnels de marché sont plus enclins à contrecarrer
le jeu des initiés plutôt qu’à les aider.
Un beau jour, un homme qui connaissait le «diacre»
White déboule dans son bureau et dit  : «Diacre, vous
m’aviez dit que le jour où je disposerais d’un tuyau
absolument sûr, de venir vous voir immédiatement et que si
vous l’utilisiez, vous me donneriez quelques centaines
d’actions». Il s’arrêta pour reprendre son souffle et pour
recevoir quelques encouragements. Le «diacre» le regarda
avec cet air méditatif qu’il affectionnait et dit :
—  Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit ou pas, mais je
trouve tout à fait normal de payer pour une information
vraiment utilisable.
— C’est exactement ce que je vous apporte!
—  C’est très gentil, dit le diacre, tellement mollement
que l’homme qui venait le tuyauter commença à s’énerver
et dit :
— Oui, monsieur le diacre.
Alors, il s’approcha de telle sorte que personne d’autre
ne pouvait l’entendre et affirma :
— H. O. Havemeyer achète Sugar.
— Vraiment? demanda le diacre, impassible.
Ce qui irrita au plus haut point l’informateur qui
répondit d’un ton émouvant :
—  Oui, monsieur, il est en train de rafler tout ce qu’il
trouve.
— En es-tu vraiment sûr mon ami? demanda le vieil S. V.
—  Diacre, c’est un fait absolument certain. Le vieux
gang d’initiés est en train d’acheter tout ce qu’il peut
trouver. Il se passe quelque chose qui a un rapport avec
leurs tarifs et ils vont faire un malheur : cela veut dire une
plus-value garantie de 30 points au démarrage.
— Tu crois vraiment ce que tu dis?
Le vieux le dévisagea par-dessus ses lorgnons comme il
avait l’habitude de le faire pour lire le ruban.
—  Si je le pense? Non, je ne le pense pas, j’en suis
certain. Absolument certain. Pourquoi, diacre, alors que
H.  O.  Havemeyer et ses amis achètent Sugar à carnets
ouverts comme ils le font en ce moment, se satisferaient-ils
de moins de 40 points net? Je ne serais pas surpris de voir
le marché s’envoler à tout instant et décoller avant qu’ils
n’aient pu charger la barque au maximum.
—  Il achète Sugar, hein? répéta le diacre, d’un air
absent.
—  Acheter, ce n’est pas le terme, il s’en bourre les
poches oui, aussi vite qu’il le peut sans faire monter le
titre.
— Ah bon! dit le diacre, sans rien ajouter de plus.
C’était plus que suffisant pour piquer au vif le tuyauteur,
qui ajouta :
—  Oui, monsieur! J’appelle cela une très bonne
information. Pour moi, c’est vraiment du tout cuit.
— Vraiment?
—  Oui, et ça doit valoir le coup de mettre le paquet.
Êtes-vous prêt à utiliser le tuyau?
— Oh oui, pour sûr que je vais m’en servir.
—  Quand donc, demanda l’informateur d’un air
soupçonneux?
— Tout de suite.
Le diacre appela  : «Franck!  » C’était le prénom du
commis le plus malin qui se trouvait à ce moment-là dans la
pièce adjacente.
— Oui monsieur, répondit Franck.
—  Je souhaiterais que tu ailles sur le marché pour
vendre 10 000 Sugar.
— Vendre? hurla le tuyauteur.
Il y avait une telle souffrance dans sa voix que Franck,
qui avait commencé à courir, stoppa net.
— Qu’est-ce qui ne va pas? dit le diacre avec douceur.
— Mais, enfin je viens de vous dire que H. O. Havemeyer
était en train d’acheter.
— J’ai compris ce que tu m’as dit mon ami, dit le diacre
calmement, en se tournant vers le commis :
— Dépêche-toi, Franck!
Le commis se rua pour exécuter l’ordre et le tuyauteur
devint écarlate.
—  Je viens vous voir, dit-il d’un air furieux, avec la
meilleure information que j’aie jamais obtenue. Je vous
l’apporte sur un plateau parce que je croyais que vous étiez
un type parfaitement droit. Je m’attendais à ce que vous
agissiez en conséquence.
— Je suis en train d’agir en conséquence, interrompit le
diacre avec sa voix tranquille.
—  Mais je vous ai dit que H.  O. et son gang étaient en
train d’acheter.
— C’est tout à fait juste. C’est bien ce que j’ai compris.
—  Il est en train d’acheter, acheter, j’ai dit  : acheter!
hurla le tuyauteur avec un cri déchirant.
— Oui, acheter c’est bien ce que j’avais compris, assura
le diacre.
Il resta debout à côté du téléscripteur, à regarder le
ruban.
— Mais, vous venez de passer un ordre de vente.
— Oui, 10 000 actions.
Le diacre dodelina de la tête.
— À la vente oui, effectivement.
Il interrompit la conversation pour se concentrer sur le
téléscripteur et le tuyauteur s’approcha pour voir ce que le
diacre regardait, parce que le vieil homme était très rusé.
Pendant qu’il lisait par-dessus son épaule, un employé
arriva avec un bordereau  : visiblement la réponse de
Franck.
Le diacre y jeta juste un coup d’œil. Il avait déjà vu sur
le ruban à quel cours son ordre venait d’être exécuté.
Ce qui lui fit demander à l’employé :
— Dites-lui d’en vendre 10 000 autres.
—  Diacre, je vous jure qu’il est en train d’acheter le
titre.
— M. Havemeyer vous l’a dit en personne?
— Oh, bien sûr que non! Il ne dit jamais rien à personne.
Il ne bougerait pas le petit doigt pour aider son meilleur
ami s’il lui demandait une pièce de cinq cents, mais je vous
assure que c’est la vérité!
— Détends-toi, mon ami.
Le diacre leva la main pour le faire taire. Il lisait le
téléscripteur.
L’informateur dit alors, amer :
—  Si j’avais su que vous feriez exactement l’inverse de
ce que je vous ai conseillé, jamais je n’aurais gaspillé votre
temps ni le mien. Ne croyez pas que je serai content quand
vous rachèterez vos ventes à découvert avec une perte
monstrueuse. Je suis désolé pour vous, diacre. Sincèrement
désolé! Si vous permettez, je m’en vais et j’utiliserai moi-
même le tuyau.
— Je suis en train de m’en servir. J’estime que je connais
un peu le marché, peut-être pas autant que ton ami
H. O. Havemeyer, mais quand même un petit peu. Ce que je
fais actuellement, c’est ce que l’expérience m’a enseigné
être la seule chose intelligente à faire avec le type
d’information que tu m’as apporté. Quand on a vécu à Wall
Street aussi longtemps que moi, on est toujours content
que quelqu’un se fasse du souci pour soi. Reste calme, mon
ami.
L’homme regarda fixement le diacre dont le jugement et
le sang-froid lui inspiraient le plus grand respect.
Assez vite, le commis revint le voir et tendit au diacre la
réponse. Il la regarda et dit :
— Maintenant, dis-lui d’acheter 30 000 Sugar. 30 000!
Le commis se précipita dehors et le tuyauteur émit un
grognement et regarda le vieux renard.
—  Mon ami, expliqua alors gentiment le diacre, je n’ai
jamais douté du fait que tu me disais ce que tu croyais être
la vérité. Même si j’avais entendu H.  O.  Havemeyer
l’annoncer lui-même, j’aurais agi exactement comme je
viens de le faire. Il n’y a qu’une seule manière de s’assurer
que quelqu’un est bien en train d’acheter le titre comme tu
m’as rapporté que le faisaient H.  O.  Havemeyer et ses
amis : c’est d’agir comme je l’ai fait. Les premières 10 000
actions sont parties assez vite. Mais cela n’était pas
totalement concluant. En revanche, les secondes étaient
absorbées par un marché qui n’a pas cessé de monter. La
manière dont les 20  000 actions ont été prises par le
marché m’a prouvé que quelqu’un était disposé à acheter
tout ce qui se présentait à la vente. Il n’est d’ailleurs pas
particulièrement important de savoir qui peut bien acheter.
Du coup, j’ai racheté mes ventes à découvert et je me suis
mis long de 10 000 titres. Je pense que ton tuyau est assez
bon pour t’en donner un peu.
— C’est-à-dire, demanda le tuyauteur?
— Tu es acheteur de 500 actions chez cet intermédiaire
au même cours que mes 10 000 actions. Salut mon ami, et
reste calme la prochaine fois.
—  Dites-moi, Diacre, demanda l’informateur, ne voulez-
vous pas me vendre mes 500 actions quand vous vendrez
les vôtres? Je ne sais pas trop quand les lâcher.
Voilà pour la théorie. Voilà pourquoi je n’achète jamais
d’actions parce qu’elles sont bon marché. Bien sûr, j’essaie
toujours de les acheter effectivement le moins cher
possible. Quand vient le temps de la vente, il est évident
que personne ne peut vendre si personne ne veut en
acheter.
Si vous opérez à grande échelle, il vous faut absolument
avoir cette idée à l’esprit à chaque instant. Quelqu’un
étudie les conditions générales du marché, planifie avec
soin ses opérations et ensuite se décide à agir  : il balance
une jolie petite ligne et accumule une belle plus-value —
sur le papier. Cependant, il ne peut la réaliser quand il le
souhaite : vous ne pouvez attendre du marché qu’il absorbe
50  000 actions sur un titre aussi facilement que s’il
s’agissait d’une centaine d’actions. Il devra attendre que le
marché soit assez puissant pour lui prendre ses titres. En
règle générale, il devra attendre un moment pour cela. Il
vendra quand il le pourra, pas quand il l’aura souhaité.
Pour trouver le bon moment, il devra observer et tester. Il
n’y a pas de truc infaillible pour dire quand le marché peut
prendre ce que vous voulez lui donner. En commençant un
mouvement, il n’est pas raisonnable de prendre une grosse
ligne avant d’être pleinement convaincu que les conditions
sont bien réunies. Souvenez-vous que les actions ne sont
jamais trop hautes pour être achetées, ni trop basses pour
être vendues.
Après la transaction initiale, il ne faut jamais initier la
seconde tant que la première n’est pas gagnante : attendez
et observez. Ce qui signifie que c’est la lecture du
téléscripteur et elle seule qui vous permettra de décider du
moment exact du lancement d’une opération. La réussite
dépend en grande partie du début et du timing. Cela m’a
demandé des années avant de réaliser l’importance du
timing. Et cela m’a coûté quelques centaines de milliers de
dollars.
Ne me faites pas dire que je conseille la pratique de la
pyramide[22]. On peut pyramider et faire beaucoup plus
d’argent qu’on n’en aurait fait sans cette méthode. Je veux
vous dire ceci  : supposez que votre ligne de base soit de
500 actions. Ce que je dis c’est qu’on ne doit pas les
acheter d’un seul coup  : vous spéculez, vous ne pariez. Le
seul conseil que je puisse donner est le suivant  : ne jouez
pas à pile ou face avec la bourse!
Supposez qu’on achète une première centaine et que,
rapidement, cette position soit perdante. Pourquoi devrait-
on en racheter? On doit en conclure immédiatement qu’on
s’est trompé, au moins temporairement.
CHAPITRE 8

L’ affaire Union Pacific à Saratoga, durant l’été 1906, m’avait


rendu plus méfiant que jamais à l’égard des tuyaux, des
discussions, des opinions, conjectures et mises en garde
des autres personnes, quel que soit d’ailleurs leur degré
d’amitié ou de compétence. Ce sont les événements et non
la vanité qui m’ont prouvé que j’étais beaucoup plus
capable, que quiconque autour de moi, de lire le
téléscripteur avec une certaine acuité. J’étais également
beaucoup mieux armé que le client moyen de chez Harding
Brothers dans la mesure où j’étais totalement dégagé des
préjugés spéculatifs. Le fait de jouer la baisse ne
m’apparaissait pas plus important que le fait de jouer la
hausse et vice-versa. Ma seule préoccupation constante a
toujours été d’éviter de me tromper.
Même gamin, j’ai toujours fait mes propres analyses des
faits que je pouvais observer. C’est pour moi la seule
manière d’analyser. Je ne peux pas faire l’impasse sur des
faits qu’on me demande d’oublier. Ce sont des faits que j’ai
relevés moi-même n’est-ce pas? Si je crois en quelque
chose, vous pouvez être certain que c’est tout simplement
parce que je ne peux pas faire autrement. Si je suis long
sur un titre, c’est parce que mon analyse des conditions du
marché m’a rendu haussier. Vous trouverez beaucoup de
gens, réputés intelligents, qui sont haussiers simplement
parce qu’ils ont des actions. Je ne permets jamais à mes
positions, ni à mes préjugés, de m’imposer mes idées. C’est
pourquoi j’ai l’habitude de dire que je ne cherche pas à
marchander avec le téléscripteur. S’emporter contre le
marché parce qu’il ne réagit pas comme vous vous y
attendiez, ou parce qu’il évolue irrationnellement contre
vous, n’a pas plus de sens que de reprocher à vos poumons
une pneumonie.
J’ai progressivement mesuré à quel point la spéculation
boursière était beaucoup plus qu’une simple manière de
lire les cours en provenance du téléscripteur. L’insistance
du vieux Partridge sur l’importance vitale qu’il y a à être
sans hésitation et constamment haussier dans un marché
haussier m’a amené à bien intégrer la nécessité absolue de
déterminer, avant toute chose, dans quel genre de marché
on se trouve. Je commençais à comprendre que les gros
gains ne pouvaient provenir que des grosses positions.
Quelle que soit la cause de l’impulsion initiale d’un
mouvement boursier, sa persistance ne peut jamais se
réduire au résultat d’une manipulation par un groupe de
financiers  : elle dépend toujours des conditions générales
du marché. Quelle que soit la raison qu’on puisse vous
opposer, il faut conserver sa ligne aussi longtemps que les
forces motrices sont en action.
Après Saratoga, je commençai à appréhender le marché
plus clairement, je devrais dire avec plus de maturité,
puisque l’ensemble de la cote évoluait en harmonie avec la
tendance principale. Il n’y avait que peu d’intérêt à étudier
les actions prises individuellement ou le comportement de
tel ou tel titre spécifique. Je pensais que l’on ne devait pas
se limiter à intervenir sur tel ou tel titre. On pouvait très
bien acheter ou vendre la totalité de la cote. Sur certains
titres, une vente à découvert est dangereuse si un
spéculateur vend plus d’un certain pourcentage du capital,
le montant dépendant essentiellement des caractéristiques
des détenteurs de titres. Il peut, cependant, vendre un
million d’actions de la cote en général, s’il en a les moyens,
sans prendre le moindre risque de squeeze[23]. Dans les
grandes années, les initiés mobilisaient périodiquement
d’énormes sommes d’argent, en dehors des obligations, ce
qui contribuait à entretenir les frayeurs de corners et
autres squeezes.
Évidemment, la meilleure chose à faire est d’être
haussier dans un marché haussier et baissier dans un
marché baissier. Cela vous paraît stupide, n’est-ce pas? J’ai
d’abord dû assimiler ces principes généraux avant de
comprendre que leur mise en pratique revenait à faire un
calcul de probabilités. Apprendre à traiter de cette manière
m’a pris pas mal de temps. Pour être tout à fait franc, je
dois reconnaître que, jusqu’alors, je n’avais pas les moyens
de spéculer de cette manière. En effet, une belle ligne cela
veut dire beaucoup d’argent et, pour être capable de
balancer une telle ligne, il faut disposer d’un joli compte
créditeur chez son courtier.
J’ai toujours eu à gagner ma vie en bourse, enfin c’est ce
que j’ai toujours cru. Cela limitait mes possibilités
d’accroître ma mise disponible pour mettre en place des
méthodes de spéculations plus profitables, mais moins
rapides et donc moins rentables à court terme.
Dès lors, ma confiance en moi augmenta et mes
courtiers cessèrent définitivement de me considérer
comme un gamin qui spéculait avec chance mais de
manière brouillonne. Je leur avais déjà laissé pas mal de
commissions. Maintenant, j’étais bien parti pour devenir
leur client-vedette et donc représenter pour eux un actif
d’autant plus important que mon volume de transactions
progressait. En effet, un client qui gagne de l’argent est un
véritable actif qui fait partie intégrante du fonds de
commerce de n’importe quelle maison de courtage.
Le jour où je cessai de simplement scruter la bande du
téléscripteur, je cessai de m’intéresser exclusivement aux
fluctuations quotidiennes de telle ou telle action. Dès lors,
j’examinai le jeu sous un angle différent. Je me mis à
considérer, non plus les cotations en elles-mêmes, mais les
principes de base de la cotation. Je délaissai les
fluctuations des cours pour me concentrer sur les
conditions de base.
Bien sûr, je continuai à lire régulièrement les
informations quotidiennes : tous les spéculateurs font cela.
La plupart d’entre elles n’étaient que des ragots, d’autres
délibérément fausses et le reste ne reflétait que l’opinion
personnelle de leurs auteurs. Les analyses hebdomadaires,
réputées lorsqu’elles portaient sur les conditions sous-
jacentes, me laissaient sur ma faim. Le point de vue des
magazines financiers n’était en général pas conforme au
mien. Pour eux, il n’était pas vital de trier les faits et d’en
tirer des conclusions, mais pour moi, cela l’était. De plus, il
y avait une différence fondamentale dans notre conception
du temps : l’analyse de la semaine écoulée était bien moins
importante pour moi que les prévisions sur la semaine à
venir.
Depuis des années, j’avais été la victime d’une fâcheuse
conjonction d’inexpérience, de jeunesse et d’insuffisance de
capital. Maintenant, je ressentais l’exaltation de
l’aventurier. Ma nouvelle attitude envers le jeu expliquait
les échecs répétés de mes tentatives à faire beaucoup
d’argent à New York. Dorénavant, avec des ressources
adéquates, de l’expérience et de la confiance en moi, j’avais
une telle impatience d’essayer ma nouvelle clé que je ne
remarquai même pas qu’il s’agissait d’une autre ouverture
de la porte, l’ouverture temporelle! Remarquez, il s’agissait
d’une étourderie tout à fait naturelle. J’ai dû payer la note
habituelle pour la leçon particulière  : une bonne raclée à
chaque pas en avant.
J’étudiais la situation en 1906 et je pensais que les
perspectives de gains étaient particulièrement importantes.
Une bonne partie de la richesse mondiale avait été
détruite. Chacun devrait tôt ou tard tirer le diable par la
queue, et du coup personne n’aurait les moyens d’aider qui
que ce soit. Il ne s’agirait pas de ce type de temps difficiles
où l’on doit troquer une maison de 10  000  $ contre une
voiturée de chevaux de courses d’une valeur de 8  000  $.
C’était plutôt la destruction complète de la maison par le
feu et de la plupart des chevaux par une catastrophe
ferroviaire. Une bonne partie des liquidités partait en
fumée dans des canons pour faire la guerre aux Boers[24].
Les millions dépensés pour nourrir des soldats improductifs
en Afrique du Sud signifiaient que, contrairement au passé,
aucune aide n’était à attendre des Britanniques. De plus, le
tremblement de terre et l’incendie de San Francisco et
autres désastres touchaient tout le monde  : industriels,
fermiers, marchands, travailleurs et millionnaires. Les
infrastructures ferroviaires devaient avoir beaucoup
souffert. J’imaginais que rien ne pourrait empêcher une
faillite en chaîne. Si tel devait être le cas, il n’y avait qu’une
seule chose à faire : vendre toutes les actions!
Je vous ai dit, qu’après m’être fait une opinion sur la
position que je devais prendre, je n’en prenais jamais de
nouvelles tant que la première opération ne me faisait pas
apparaître une plus-value. Alors, ayant décidé de vendre, je
vendais massivement. Comme nous étions indubitablement
entrés dans un grand marché baissier, j’étais sûr de faire le
plus grand malheur de ma carrière.
Le marché baissa. Puis remonta. Il se dégrada de
nouveau et ensuite il commença à remonter fermement.
Mes plus-values sur le papier s’évanouirent et mes pertes
s’envolèrent. Un jour, il semblait bien qu’il n’y aurait
bientôt plus un seul ours en vie pour raconter en quoi
consistait un vrai marché baissier. Je n’étais plus en mesure
de tenir mes positions. Je me rachetai : il était temps! Si je
ne l’avais pas fait, il ne me serait même pas resté de quoi
acheter une carte postale. Je perdis toute ma fourrure
d’ours, mais au moins, étais-je encore en vie!
J’avais commis une erreur. Mais laquelle? J’étais baissier
dans un marché baissier  : c’était sage. J’avais vendu des
actions à découvert  : c’était parfaitement correct. Je les
avais vendues trop tôt  : cela s’est avéré très coûteux. Ma
position était bonne, mais le moment mal choisi. Quoi qu’il
en soit, chaque jour, le marché se rapprochait de
l’inévitable plongeon. Du coup, j’attendis et quand la
hausse commença à s’essouffler et à faire une pause, je
vendis autant que me le permettaient mes réserves
sérieusement entamées. Cette fois-ci, j’avais vu juste...
pour très exactement un jour complet parce que, le
lendemain, il y eût une nouvelle hausse. Un nouveau coup
de dent pénible, vous pouvez me croire. Aussi, je scrutai de
nouveau la bande, me rachetai et attendis de nouveau.
Après cette nouvelle hausse, je vendis de nouveau et, de
nouveau, les cours commencèrent par baisser de manière
prometteuse avant de remonter brutalement.
Tout se passait comme si le marché faisait de son mieux
pour me renvoyer à mon bon vieux système de spéculation
chez les bookmakers. C’était la première fois que je
travaillais avec un plan de prévision bien défini qui
embrassait le marché dans son ensemble au lieu d’une ou
deux actions. Je m’imaginai alors que je ne pourrais que
gagner si je le suivais jusqu’au bout. Bien sûr, à cette
époque, je n’avais pas mis en place ma méthode de
spéculation qui consiste à positionner mes ordres en
accompagnant le marché à la baisse, comme je vous l’ai
expliqué la dernière fois. Si je l’avais fait, je n’aurais alors
pas perdu plus que ma marge. J’aurais eu tort certes mais
je n’aurais pas été trop atteint. Vous savez, j’avais
remarqué certains faits et je n’avais pas appris à les
coordonner. Non seulement, mon observation incomplète
ne m’avait été d’aucun secours, mais elle m’avait fourvoyé.
Enfin! J’ai toujours trouvé très profitable l’étude de mes
erreurs. Finalement, j’avais découvert qu’il est
parfaitement juste de vouloir garder une position vendeuse
dans un marché baissier. De plus, il faut lire la bande du
téléscripteur à tout moment pour déterminer quel est le
bon moment pour agir. Si vous commencez bien, vous ne
verrez pas votre position gagnante sérieusement menacée
et, dans ce cas, vous n’aurez pas de problème en restant
solidement assis dessus.
Certes, aujourd’hui j’ai beaucoup plus confiance en la
justesse de mes observations dans lesquelles n’entrent ni
mes espoirs ni mes marottes, et donc j’ai plus de facilité à
vérifier les faits et à tester de manière variable la
correction de mes vues. Cependant, en 1906, cette
succession de reprises avait dangereusement ébréché mes
réserves.
J’avais alors à peine 27 ans et je spéculais déjà depuis
12 ans. Pour la première fois, je spéculais sur une crise qui
était encore à venir et que j’avais découverte en utilisant
un télescope. Entre la première vision fugitive du nuage
annonciateur de la tempête et le moment de passer à la
caisse après le grand effondrement, le délai était
évidemment bien plus long que je ne l’avais pensé de prime
abord et je commençai à me demander sérieusement si je
verrais effectivement ce que j’avais prévu avec tant de
précision. Nous avions eu de nombreux avertissements et
des hausses vertigineuses de taux d’intérêt. Quelques-uns
des plus grands financiers parlaient encore avec espoir, du
moins devant les journalistes, et les hausses qui
s’ensuivaient sur le marché donnaient des frayeurs aux
annonciateurs de l’apocalypse. Avais-je fondamentalement
tort en étant baissier ou simplement temporairement tort
en ayant commencé à vendre trop tôt?
Je décidai que j’avais commencé trop tôt, mais cela ne
changeait rien à ma situation. Le marché recommençait à
baisser : c’était l’occasion. Je vendis tout ce que je pouvais :
les actions remontèrent de nouveau, pour atteindre un
nouveau record.
J’étais liquidé.
Voilà le résultat : j’avais vu juste et j’étais ruiné!
Je vous l’avais dit que c’était remarquable. Voilà  : je
regardais devant moi et j’ai vu une immense pile de dollars.
Sur celle-ci se trouvait un message : «À vous de jouer», en
lettres immenses. À côté de la pile, une carte portant
l’inscription «Lawrence Livingstone Tracking Corporation».
J’avais une pelle flambant neuve dans les mains. Il n’y avait
pas âme qui vive et personne pour me disputer le tas d’or.
Bon sang, quelle jubilation de voir cette liasse de dollars
pour moi tout seul! Les gens auraient pu le voir, ce tas d’or,
s’ils avaient cessé un instant de jouer au baseball, de faire
de la moto ou d’acheter des maisons. C’était vraiment la
première fois que je voyais autant d’argent et je me suis
naturellement rué dessus. Mais avant que je réussisse à
atteindre cette liasse de dollars, le vent a tourné et je suis
tombé par terre. La liasse était toujours là, mais j’avais
perdu ma pelle et raté le coche. Ah! que de regrets pour
avoir sprinté trop tôt! J’étais trop pressé de me prouver que
ce que j’avais vu était bien de bons gros dollars et non pas
un mirage. Je l’avais bel et bien vu et je savais que je l’avais
vu. Obnubilé par la récompense due à mon excellente vue
m’avait fait oublier qu’il y a loin de la coupe aux lèvres  :
bref, j’aurais dû marcher et non sprinter.
Voilà donc ce qui est arrivé. Je n’avais pas su attendre
pour déterminer s’il était temps ou non de plonger du côté
de la baisse. La seule fois où j’aurais dû utiliser mon savoir-
faire en matière de lecture de la bande, je ne l’avais pas
fait. Voilà comment j’ai appris que, même lorsqu’on est — à
juste titre — baissier et au tout début d’un marché baissier,
il est bon de ne pas commencer à vendre massivement
avant de s’assurer qu’il n’y a pas de risques de retour de
flammes.
Tout au long de ces années, j’avais pris position sur
plusieurs milliers d’actions chez Harding, la charge avait
confiance en moi et nos relations étaient des meilleures. Je
pense qu’ils sentaient que je réussirais à me refaire très
rapidement et qu’ils savaient qu’avec mes habitudes de
provoquer la chance, tout ce dont j’avais besoin était un
petit coup de pouce. Je ferais mieux que de regagner ce
que j’avais perdu. Ils avaient gagné beaucoup d’argent
avec mes opérations et ils souhaitaient en gagner encore
plus. D’ailleurs, ils n’avaient pas de doutes sur mes
capacités à spéculer de nouveau si mon solde chez eux
redevenait créditeur.
La succession de raclées que j’avais reçues me rendait
moins agressivement faraud, peut-être devrais-je dire
moins négligent, parce que je savais que nous n’avions
jamais été aussi près du krach. Tout ce que je pouvais faire,
c’était d’attendre patiemment, comme j’aurais dû le faire
avant de plonger  : de toute façon, il est trop tard pour
surveiller les stalles une fois que les chevaux sont volés.
J’avais juste à être plus prudent, la prochaine fois que
j’essaierais. Si quelqu’un ne se trompait jamais, il
posséderait le monde entier en moins d’un mois, n’est-ce
pas? Celui qui ne tire aucun profit de ses erreurs, celui-là
est incapable de posséder la moindre chose.
Et bien, monsieur, un beau matin, je descendais en ville
toujours aussi sûr de moi. Cette fois-ci, il n’y avait plus
aucun doute sur le moment. J’avais lu une publicité, dans
les pages financières de tous les quotidiens, qui était pour
moi le signe évident que je n’avais pas eu l’intelligence
d’attendre avant de plonger. C’était l’annonce d’une
nouvelle émission d’actions sur Northern Pacific et sur
Great Northern Roads. Les souscriptions pouvaient se faire
en plusieurs temps à la discrétion des porteurs. C’était
quelque chose de tout à fait nouveau à Wall Street. Cela
m’avait frappé au plus haut point comme étant de très
mauvais augure.
Depuis des années, le tuyau haussier le plus infaillible
sur l’action à dividende prioritaire de Great Northern avait
toujours été l’annonce d’une nouvelle distribution de
bénéfices, lesdits bénéfices consistant dans le droit pour les
heureux actionnaires de souscrire au pair la nouvelle
émission de Great Northern. Ces droits étaient valables,
tant que le cours du marché était au-dessus du pair.
Maintenant, le marché monétaire était tel qu’aucune des
plus grandes banques du pays n’était vraiment sûre que les
actionnaires seraient capables de payer en espèces pour
cette affaire et Great Northern se négociait aux environs de
330.
En arrivant à la charge, je dis à Ed Harding  : «L’heure
de vendre a sonné. C’est maintenant que j’aurais dû
commencer, notez bien cela, voulez-vous? »
Il l’avait vu. Je fis remarquer que, d’après mes analyses,
la confession des banquiers revenait exactement à cela. Ed
Harding ne voyait pas franchement le grand plongeon des
cours se produire là, tout de suite, juste devant notre nez. Il
pensait qu’il était préférable d’attendre avant de balancer
une belle ligne en raison des détestables habitudes qu’avait
le marché de connaître de vives hausses. Si j’avais la
patience d’attendre que les cours baissent un peu,
l’opération n’en serait que plus sûre.
«Ed, lui dis-je, plus tard elle viendra, plus dure sera la
chute. Cette publicité, c’est une confession signée de la
part des banquiers! Ce dont ils ont peur c’est exactement
ce que j’espère.
C’est un signe pour nous de sauter dans le train de la
baisse. C’est tout ce dont nous avons besoin. Si j’avais 10
millions de dollars, je les miserais dans l’instant jusqu’au
dernier cent. »
J’avais besoin de parler et d’argumenter. Il n’était pas
tout à fait convaincu des conclusions que je tirais de cette
étonnante publicité. C’était largement suffisant pour moi,
mais pas pour la plupart des types du bureau. Je vendis un
peu... trop peu, hélas !
Quelques jours tard, Saint-Paul se manifesta très
gentiment par l’annonce d’un appel au marché. Je ne me
souviens plus s’il s’agissait d’actions ou d’obligations, peu
importe. Ce qui avait de l’importance en revanche, c’était
de noter que la date de paiement était fixée avant celles de
Great Northern et de Northern Pacific qui les avaient
publiées plus tôt. Tout se passait comme s’ils avaient utilisé
un haut-parleur pour hurler que Saint-Paul essayait de
doubler les autres compagnies de chemin de fer pour
récupérer le peu d’argent qui se baladait autour de Wall
Street. Les banquiers de Saint-Paul craignaient visiblement
qu’il n’y ait pas assez d’argent pour les trois et, le moins
qu’on puisse dire, c’est qu’ils ne disaient pas précisément :
«Après vous, mon cher Alphonse!  » Si l’argent se faisait
déjà si rare, et vous pouvez faire confiance aux banquiers
pour le savoir, qu’en serait-il plus tard? Les chemins de fer
avaient absolument besoin d’argent  : il n’y en avait plus.
Que fallait-il faire?
Vendre! Bien sûr! Le public, avec les yeux rivés sur le
marché boursier, ne voyait pas grand-chose, cette semaine-
là. Les opérateurs avisés y voyaient, eux, très clair, cette
année-là. Voilà toute la différence.
Pour moi, c’était la fin des doutes et de l’hésitation : j’y
voyais enfin clair. Le matin même, je commençai ce qui
était vraiment ma première campagne en accord avec les
analyses que j’avais développées. J’expliquai à Harding ce
que je pensais. Il ne fit aucune objection à me permettre de
vendre Great Northern à environ 330 et d’autres titres à
des prix élevés. Je tirai profit de mes coûteuses erreurs
précédentes et vendis cette fois-ci plus intelligemment.
Ma réputation et mon crédit s’étaient rétablis en un clin
d’œil. C’est le charme d’avoir raison chez un agent de
change, que ce soit ou non par accident. Cette fois-ci j’avais
raison à froid, pas à cause d’une intuition ou de mon
habileté à lire la bande, mais à cause de mon analyse des
conditions affectant le marché en général. Je ne devinais
pas, j’anticipais l’inévitable. Vendre des actions dans ces
circonstances ne nécessitait aucun courage particulier. Je
ne pouvais tout simplement pas voir une autre évolution
que la baisse et je devais agir dans ce sens, voilà tout. Que
pouvais-je faire d’autre?
L’ensemble du marché semblait ressembler à de la
bouillie. Il y eut une petite hausse et les gens vinrent me
voir pour m’avertir que la fin de la correction avait eu lieu.
Une bande de gros malins, sachant que la position à
découvert était énorme, avait décidé de faire sauter les
baissiers. D’après eux, ils allaient prendre à tous ces
pessimistes quelques millions. Il était évident que les gros
malins ne feraient pas de quartier. Je remerciai
chaudement ces gentils conseillers. Je ne cherchai même
pas à argumenter, car ils auraient pensé que je n’avais
aucune gratitude pour leurs avertissements.
L’ami qui m’avait accompagné à Atlantic City était à
l’agonie. Il pouvait comprendre le pressentiment qui avait
été suivi par le tremblement de terre. Il ne pouvait pas
croire à de telles opérations, avant que je ne fasse
250  000  $ en obéissant astucieusement à mon impulsion
aveugle de vendre Union Pacific. Il disait même que c’était
la Providence et ses voies impénétrables qui m’avaient fait
vendre alors que lui-même était haussier. Certes, il pouvait
comprendre ma seconde spéculation sur Union Pacific à
Saratoga parce qu’il pouvait comprendre chaque opération
qui concernait une action spécifique sur laquelle le tuyau
fixait précisément à l’avance le mouvement, à la hausse ou
à la baisse. Mais, ce truc de prévoir que toutes les actions
devaient baisser ensemble avait le don de l’exaspérer.
Qu’est-ce qui pouvait bien arriver de bon à qui que ce soit
avec ce genre de faux tuyau? Comment diable un
gentleman pouvait-il dire des choses pareilles?
Je rappelai alors la remarque préférée du vieux
Partridge  : «Vous savez, c’est un marché haussier!  »
comme s’il s’agissait d’un tuyau suffisant pour tous ceux
qui étaient en mesure de le comprendre. D’ailleurs, c’était
tout à fait vrai. Il était très curieux de voir comment, après
avoir souffert de terribles pertes à cause d’une chute de 15
ou 20 points, des gens s’étaient encore accrochés et
saluaient une modeste hausse de trois points comme le
Messie. Ils étaient tous persuadés que le plancher avait été
atteint et que le redressement ne faisait que commencer.
Un jour mon ami vint me voir et me demanda :
— Est-ce que tu as racheté tes actions?
— Pourquoi l’aurais-je fait?
— Mais pour la meilleure raison qui soit au monde.
— Et quelle est cette raison?
—  Faire de l’argent. Elles ont touché le fond et ce qui
est tombé doit remonter, n’est-ce pas?
—  Oui, répondis-je. Mais d’abord elles doivent tomber
au fond. Ensuite, elles remontent, mais pas du premier
coup. Elles vont d’abord évoluer de manière erratique
pendant quelques jours. Il n’est pas encore temps pour les
cadavres de remonter à la surface. Ils ne sont pas encore
complètement morts.
Un vieux boursier m’entendit  : c’était un de ces types
qui avaient toujours une histoire à rapporter. Il racontait
que William R. Travers, qui était baissier, rencontra un jour
un de ses amis qui était haussier. Ils échangèrent leurs
points de vue sur la marché et l’ami dit  : «M.  Travers,
comment pouvez-vous donc être baissier dans un marché
aussi raide? » Travers rétorqua : «Oui. La-la rai-rai-raideur
de la m-mort!  » Un beau jour Travers se rend au siège
social d’une société et exige de lire les comptes. L’employé
lui demande alors  : «Avez-vous le moindre intérêt dans la
société?  » Et Travers de répondre  : «Oui, je-je dois di-dire
que j’en ai, je-je suis ven-ven-vendeur à découvert de
20 000 actions. »
Bien, la reprise faiblissait de plus en plus. Je poussai
mon avantage sur tout ce qui valait encore quelque chose.
A chaque fois que je vendais 1  000 titres de l’action à
dividende prioritaire Great Northern, elle perdait quelques
points. Tout rapportait, avec une exception notable pour
Reading.
En effet, alors que toute la bourse se comportait comme
sur un vrai toboggan, Reading était aussi ferme que le
rocher de Gibraltar. Tout le monde disait que le titre était
en position de corner. En tout cas, il évoluait vraiment
comme s’il s’agissait d’un corner. On me disait de tous
côtés que c’était un pur suicide que d’être vendeur à
découvert sur Reading. Il y avait maintenant à la charge
des clients qui étaient devenus baissiers, comme moi, sur
tout le marché. Mais quand quelqu’un envisageait de
vendre Reading, ils criaient tous au fou. J’avais moi-même
une petite position à la vente sur Reading et j’étais un peu
collé. Dans le même temps, je préférais naturellement
rechercher l’argent facile plutôt que de m’attaquer aux
spécialités les plus protégées. La bande du téléscripteur
m’indiquait de bien meilleures perspectives de gain sur
d’autres titres.
J’entendis parler d’une grosse opération initiée par le
pool haussier sur Reading. C’était une équipe diablement
forte. Ils avaient commencé à acheter à un cours très bas et
leur cours moyen était largement inférieur aux niveaux
actuels, d’après les amis qui m’avaient renseigné. De plus,
les principaux membres du pool avaient des liens étroits et
des plus amicaux avec des banques qui leur prêtaient
l’argent pour porter leur énorme participation dans
Reading. Tant que le prix se maintenait à un cours élevé,
l’amitié que leur portaient les banques était d’une
indéfectible fermeté. La plus-value potentielle d’un des
membres du pool atteignait alors quelques trois millions de
dollars. Cela permet de supporter une jolie petite baisse
sans trop s’inquiéter. Il n’était donc pas surprenant de
constater que le titre se tenait bien et narguait les ours. Du
coup, tout le monde surveillait le cours en se léchant les
babines et testait le titre avec 1  000 ou 2  000 bouts.
Comme personne n’était capable de faire baisser le titre,
les spéculateurs rachetaient leur position et allaient voir
ailleurs où gagner de l’argent plus facilement. Après avoir
suivi l’évolution de son cours, j’en vendis un petit peu, juste
assez pour me convaincre de la validité de mes nouveaux
principes de spéculation et pour me prouver que je
n’intervenais pas uniquement sur mes valeurs fétiches.
À la vieille époque, la force de Reading m’aurait
certainement mystifiée. Le téléscripteur s’obstinait à me
dire  : va-t’en tout de suite! Mais ma raison me disait tout
autre chose. J’anticipais une débâcle générale et dans la
débâcle générale, il n’y avait pas de place pour la moindre
exception, pool ou pas pool[25].
Vous savez que j’ai toujours joué tout seul. J’ai
commencé chez les bookmakers et j’ai conservé cette
habitude  : c’est comme cela que je travaille. Je dois
observer par moi-même et me faire ma propre opinion.
Après que le marché ait commencé à évoluer comme prévu,
je peux vous dire que j’ai senti, pour la première fois de
mon existence que j’avais les alliés les plus puissants et les
plus sûrs du monde  : les conditions de base du marché.
Elles m’aidèrent autant qu’elles le pouvaient. Peut-être y
avait-il un petit retard sans importance dans leur arrivée,
mais elles étaient fiables, à condition que je ne sois pas
trop impatient. Notez bien que je ne cherchais pas à
mesurer mon savoir-faire en matière de lecture du
téléscripteur ni mes intuitions contre le hasard.
L’inexorable logique des événements allait me faire gagner
de l’argent.
La chose la plus importante était d’avoir raison, de le
savoir et d’agir en conséquence. Les conditions de base,
mes vraies alliées, me disaient : «Ça va baisser! » Reading
refusait de répondre aux commandes. C’était une véritable
insulte qu’elle nous faisait, à moi-même et à mes alliées.
Cela commençait à m’agacer sérieusement de voir Reading
rester aussi ferme, comme si tout était parfaitement calme.
En principe, elle devait être la meilleure vente de
l’ensemble de la liste parce qu’elle n’avait pas encore
baissé, que le pool devait porter énormément de titres et
qu’il ne pourrait pas continuer à le faire quand les
restrictions monétaires seraient plus prononcées. Un jour
ou l’autre, les amis banquiers ne se porteraient pas mieux
que le public hostile. L’action devrait alors subir le sort de
ses consœurs. Si Reading ne baissait pas, c’est que ma
théorie était alors fausse, que j’avais tort, que les faits eux-
mêmes étaient faux et que la logique elle-même était
fausse.
Je pensai que le cours se maintenait parce que Wall
Street avait peur de vendre l’action. Du coup, je décidai de
passer simultanément à deux courtiers un ordre de vendre
4 000 titres chacun, au même cours.
Vous aurez certainement remarqué qu’en cas de corner,
c’était un pur suicide que de vendre le titre et de plonger la
tête la première face à des acheteurs déterminés. Je leur en
donnai quelques milliers de plus. Le cours était à 111
quand je commençai à en vendre. En quelques minutes,
j’avais vendu l’intégralité de ma ligne jusqu’à 92.
J’ai eu une période merveilleuse après cela, et, en
février 1907, je fis le nettoyage. L’action à dividende
prioritaire Great Northern avait perdu 60 ou 70 points et
les autres titres évoluaient dans la même proportion.
J’avais fait une bonne petite opération. Je décidai de la
solder parce que j’imaginais que la baisse allait se calmer,
du moins sur le court terme. Je m’attendais à une forte
reprise, mais je n’étais pas assez haussier pour jouer un
retournement total  : je ne voulais toutefois pas perdre ma
position entièrement. Le marché n’était pas assez en
accord avec moi pour que je puisse prendre position dans
l’instant. Les premiers 10 000 $ que j’avais gagnés chez les
bookmakers, je les avais perdus en spéculant à tort et à
travers sans m’arrêter, tous les jours, que les conditions de
base soient ou non réunies. Je ne ferai pas deux fois cette
erreur. N’oubliez pas que j’avais été miné quelque temps
auparavant parce que j’avais vu la baisse trop tôt et que
j’avais commencé à vendre avant qu’il ne soit temps de le
faire. Maintenant, quand j’ai un gros bénéfice, je veux
l’encaisser de telle sorte que je puisse penser que j’ai
raison. Les violentes reprises m’avaient déjà ruiné
précédemment. J’avais donc décidé que la prochaine
reprise ne me ruinerait pas. Au lieu de rester assis sans
rien faire, j’allai en Floride. J’adore la pêche et j’avais
besoin de repos. Là-bas, je pouvais faire les deux. En outre,
il y avait des câbles directs entre Wall Street et Palm
Beach.
CHAPITRE 9

J
e naviguais au large des côtes de Floride. La pêche était
bonne et je ne pensais pas du tout au marché, j’avais
l’esprit tranquille : la vie était belle. Un jour, au large
de Palm Beach, quelques amis, à bord d’un bateau à
moteur, vinrent me saluer. L’un d’eux avait un quotidien
avec lui, je n’en avais pas lu depuis plusieurs jours et n’en
avais cure. Je ne me sentais pas concerné par quoi que ce
soit d’imprimé. Je jetai un coup d’œil sur le journal que
mon ami avait monté à bord du yacht et je vis que le
marché avait fortement progressé, de plus de 10 points.
J’expliquai à mes amis que j’irais à terre avec eux. Des
petites hausses de temps en temps, c’était raisonnable,
mais le marché baissier n’avait pas encore touché à sa fin.
Je me demandais si Wall Street et le public étaient devenus
fous ou si des intérêts haussiers considérables, qui ne
tenaient aucun compte des conditions monétaires, faisaient
monter les prix au-delà de toute raison ou laissaient
quelqu’un d’autre le faire. Quelle qu’en soit la raison, c’en
était trop pour moi : il fallait que je retourne sur le marché.
Je ne savais pas ce que je devais faire ou ne pas faire, mais
je savais instinctivement que je devais être proche du
tableau de cotation.
Mes courtiers, Harding Brothers, avaient une succursale
à Palm Beach. Quand j’entrai chez eux, je trouvai pas mal
de types que je connaissais. La plupart étaient haussiers.
Ils étaient du genre à spéculer en collant aux cours et à
vouloir agir vite. Ce type de spéculateurs ne cherche pas à
anticiper à trop long terme, car il n’en a pas besoin avec
son style de jeu. Je vous ai déjà dit que j’étais connu au
bureau new-yorkais sous le sobriquet du «gamin qui
spécule comme un fou». Vous savez, les gens sont toujours
impressionnés par les grosses plus-values et la taille des
lignes que l’on traite. Les types qui étaient dans le bureau
avaient entendu dire que j’avais fait un malheur à New
York en ayant joué à la baisse. Ils pensaient eux-mêmes que
le marché irait beaucoup plus haut, mais ils considéraient
tous qu’il était de mon devoir de le battre.
J’étais descendu en Floride pour un séjour de pêche.
J’avais été plutôt sous tension ces derniers temps et j’avais
vraiment besoin de vacances. Quand je pris conscience de
la puissance de la reprise, je ne ressentis soudain plus
aucun besoin de me reposer. Je n’avais pas encore pensé à
ce que j’allais faire en arrivant à terre. Maintenant je savais
que je devais vendre des actions. Je sentais que j’avais
raison et je devais le prouver de la seule et unique manière
possible en bourse  : en gagnant de l’argent. Vendre
l’ensemble de la cote était la seule attitude appropriée,
prudente et profitable  : c’était même une action
patriotique.
La première chose que je vis sur le tableau de cotation
c’était qu’Anaconda était sur le point de dépasser 300. Elle
avait apparemment été tirée vers le haut par bonds
successifs et il y avait visiblement une bande de haussiers
particulièrement agressifs sur le titre. C’était une de mes
vieilles théories de spéculation  : quand un titre casse la
barre des 100, 200 ou 300 pour la première fois, le cours
ne s’arrête pratiquement jamais au chiffre rond mais sur sa
lancée, continue de grimper. À tel point que, si vous
l’achetez au moment où il casse le seuil des 100, vous êtes
quasiment sûr de gagner de l’argent. Mais les gens timides
n’aiment pas acheter un titre au plus haut. Pour ma part,
j’étais guidé par mon expérience de tels mouvements.
Anaconda était à l’époque ce qu’on appelait une action
du quart, ce qui signifiait qu’elle avait une valeur nominale
de 25 $ par action. Il fallait donc 400 actions pour égaler la
ligne habituelle de 100 actions sur d’autres titres qui, eux,
avaient une valeur nominale de 100  $. J’imaginai que,
lorsqu’on passerait le cap des 300, on monterait
certainement à 340 en un clin d’œil.
J’étais baissier, souvenez-vous en, mais j’étais également
un spéculateur qui lisait attentivement le téléscripteur. Je
savais qu’Anaconda, si elle devait évoluer comme je
l’anticipais, le ferait vite. Vous n’ignorez pas que les
mouvements rapides m’ont toujours attiré. J’avais appris la
patience et la manière de rester assis sans bouger. Ma
préférence personnelle allait toujours aux mouvements
rapides et Anaconda était tout, sauf une traînarde. En
outre, mon achat à 300 avait été déclenché par le désir,
toujours fort en moi, de confirmer mes observations.
À ce moment-là, le téléscripteur me disait que les forces
haussières étaient plus fortes que les forces baissières, et
donc qu’il était vraisemblable que la tendance haussière se
poursuive. Il semblait prudent d’attendre avant de
commencer à vendre. De toute façon, mon salaire était le
même à ne rien faire et à attendre. Je le mériterais en
prenant rapidement une trentaine de points sur Anaconda.
Baissier sur tout le marché, mais haussier sur cette action-
là! Du coup, j’achetai 32  000 actions Anaconda, ce qui
correspondait donc à 8  000 actions normales. C’était une
jolie petite position, mais j’étais sûr de mes analyses et
j’imaginais que la plus-value viendrait gonfler le déposit
disponible pour mes opérations de vente un peu plus tard.
Le lendemain, les câbles télégraphiques furent rompus à
cause d’une tempête dans le Nord ou quelque chose du
même genre. J’étais au bureau de Harding en attendant des
nouvelles. La foule était en train de ronchonner et de se
poser toutes sortes de questions, comme le font
habituellement les spéculateurs quand ils ne peuvent pas
intervenir. Enfin, une cotation arriva, la seule du jour,
c’était Anaconda qui cotait 292.
Il y avait un type avec moi, un courtier que j’avais
rencontré à New York. Il savait que j’étais long de 8  000
actions pleines et je le soupçonnais d’en avoir acheté un
peu pour lui, car, quand nous fûmes informés de cette
cotation, il eut comme un accès cardiaque. Il ne pouvait me
dire si l’action, à ce moment précis, avait perdu encore une
dizaine de points ou non. Vu la manière avec laquelle
Anaconda avait monté, il n’y avait rien d’anormal à ce
qu’elle baisse de 20 points. Je lui dis  : «Ne t’inquiète pas,
John. Ça ira mieux demain». Ce qui était parfaitement
conforme à ce que je ressentais. Il me regarda et secoua la
tête. Il en savait plus, c’était son genre. Du coup, je me mis
à rire et j’attendis dans le bureau au cas où une autre
cotation arriverait. Non, monsieur, le seul cours disponible
de la journée fut : Anaconda 292. Ce qui signifiait pour moi
une perte sur le papier de près de 100 000 $. J’avais voulu
agir vite, j’étais servi!
Le lendemain, les lignes télégraphiques avaient été
réparées et nous reçûmes les cours normalement.
Anaconda ouvrit à 298 et monta à 302  3/4, mais, presque
aussitôt, se mit à faiblir de nouveau. Il est vrai que le reste
du marché n’était pas spécialement prêt pour une nouvelle
hausse. Je me dis que si Anaconda retournait à 301, je
devais considérer que tout ceci était un mouvement truqué.
En théorie, le cours aurait dû monter à 310 sans s’arrêter.
Si, au lieu de cela, il reculait, cela signifiait tout
simplement que mes analyses n’étaient pas bonnes et que
je faisais fausse route. La seule chose qu’on a à faire quand
on réalise qu’on se trompe c’est d’avoir raison en cessant
d’avoir tort. J’avais acheté 8 000 titres dans l’attente d’une
hausse de 30 à 40 points  : cela ne serait pas ma première
erreur ni ma dernière. Bien sûr, Anaconda revint à 301. Au
moment précis où elle atteint ce cours, je sautai sur le
télégraphiste — ils avaient une ligne directe avec leur
bureau new-yorkais — et je lui dis  : «Vendez toutes les
actions Anaconda, 8 000 actions pleines».
Je l’avais dit à voix basse. Je ne souhaitais pas que
quelqu’un d’autre soit au courant de ce que je faisais. Il me
regarda d’un air effrayé. Je secouai la tête d’un air
affirmatif et lui confirmai :
— Tout ce que j’ai.
— Bien sûr, M. Livingstone, mais vous voulez dire à tout
prix?
On aurait dit qu’il était en train de perdre deux millions
de dollars par la faute d’une mauvaise exécution d’un
fainéant de courtier. Je me contentai de lui dire : «Vendez-
les, n’ergotez pas».
Les deux fils Black, Jim et Ollie, qui se trouvaient dans
le bureau, étaient trop loin de nous pour nous entendre. Il
s’agissait de deux gros spéculateurs qui venaient de
Chicago, où ils avaient fait parler d’eux sur le blé. Ils
intervenaient maintenant massivement sur les actions à
New York. Ils étaient très costauds et prenaient de grosses
positions.
Comme je quittai le télégraphiste pour retourner
m’asseoir sur mon siège en face du tableau de cotation,
Oliver, un des Black, me salua de la tête et me sourit. «Vous
allez le regretter, Larry», dit-il. Je m’arrêtai et lui
demandai :
— Qu’est-ce que vous voulez dire?
— Demain, vous devrez les racheter.
— Racheter quoi? dis-je.
Je n’avais parlé à personne de mon ordre si ce n’est au
télégraphiste.
—  Anaconda, dit-il. Vous aller en racheter à 320. Ce
n’était pas une bonne idée de votre part, Larry.
Il recommença à sourire.
— Mais quoi donc? demandai-je innocemment.
— De vendre vos 8 000 Anaconda au marché, de vouloir
absolument les vendre, dit Ollie Black.
Je savais qu’il avait une réputation de grande
intelligence et qu’il intervenait toujours sur des
informations d’initiés, mais je n’arrivais pas à comprendre
comment il pouvait être au courant de mes propres
affaires. J’étais certain que le bureau n’avait pas donné de
renseignements sur ce que je faisais.
— Ollie, comment êtes-vous au courant? demandai-je.
Il se mit à rire et ajouta :
— Je l’ai su par Charlie Kratzer.
C’était le télégraphiste.
— Mais, il ne quitte jamais son siège.
—  Je serais bien incapable d’entendre ce que vous lui
avez murmuré, lâcha-t-il, mais j’ai entendu chaque mot du
message qu’il a envoyé au bureau de New York pour vous.
J’ai appris le morse il y a quelques années après avoir eu
un gros coup de semonce suite à une erreur dans un
message. Depuis, chaque fois que je fais ce que vous venez
de faire, à savoir passer verbalement un ordre à un
opérateur, je m’assure que l’opérateur envoie bien le bon
message. Comme cela, je sais ce qu’il envoie en mon nom.
Vous allez regretter d’avoir vendu Anaconda. Ça va monter
jusqu’à 500.
— Pas cette fois-ci, lui dis-je.
Il me fixa en me disant :
— Vous avez l’air bien sûr de vous.
— Pas moi, le téléscripteur, lui dis-je.
Il n’y avait pas de téléscripteur dans la pièce, mais il
comprenait très bien ce que je voulais dire.
—  J’ai déjà entendu parlé de ces oiseaux qui regardent
le téléscripteur et qui, au lieu d’y voir les cours, y voient un
horaire de chemins de fer indiquant l’heure de départ et
d’arrivée des actions. En général, ils sont dans une cellule
capitonnée où ils ne peuvent pas s’automutiler.
Je ne pus lui répondre parce que, à ce moment-là, un
commis m’apporta la réponse. Ils avaient vendu 5  000
actions à 299  3/4. Je savais que nos cours étaient un petit
peu en retrait par rapport au marché. Le cours du tableau à
Palm Beach, quand j’ai passé l’ordre, était de 301. J’étais
tellement sûr qu’au même moment le cours du titre était
actuellement inférieur à Wall Street que, si quelqu’un
m’avait alors offert de reprendre tous mes titres à 296,
j’aurais signé tout de suite. Ce qui est arrivé vous montre à
quel point j’avais raison de ne pas fixer de limites à mes
ordres. Supposez que j’aie limité ma vente à 300? Je
n’aurais rien vendu du tout. Non, monsieur! Quand vous
avez décidé de sortir, sortez!
Maintenant, mes titres m’avaient coûté environ 300
points. Ils avaient vendu les 500 premières actions —
pleines bien sûr — à 299  3/4 et les mille suivantes à
299 5/8. Ensuite, ils vendirent une centaine à 299 1/2, 200
à 3/8 et 200 autres à 1/4. Le reste de mes titres est parti à
298  3/4. Le plus malin des négociateurs de Harding avait
mis 15 minutes pour se débarrasser des 100 derniers
titres : il ne voulait pas les brader n’importe comment.
Au moment où je reçus la réponse de la vente de mes
dernières actions, j’entrepris de faire ce que j’aurais dû
faire dès le début  : vendre des actions. C’est tout ce que
j’avais à faire. Effectivement, après cette hausse excessive,
le marché ne demandait qu’à baisser. Les gens
commençaient à reparler de nouveau de hausse. L’évolution
du marché m’indiqua cependant que la hausse était en bout
de course. C’était pratiquement sans risque que de les
vendre. Cela ne nécessitait pas vraiment une grande
réflexion.
Le lendemain, Anaconda ouvrit en dessous de 296.
Oliver Black, attendant une nouvelle hausse, était là de
bonne heure pour être aux premières loges quand le cours
casserait les 320. Je ne sais pas combien d’actions il avait
en position ni même s’il avait vraiment une quelconque
position sur cette action. Il n’était pas d’humeur souriante
en voyant les cours d’ouverture, ni plus tard quand le
marché plongea encore plus fort et que nous apprîmes à
Palm Beach qu’il n’y avait plus de demande du tout sur le
titre.
Bien sûr, nous avions toutes les confirmations que nous
demandions. Mes plus-values sans cesse croissantes sur le
papier me rappelaient que j’avais raison, heure par heure.
Naturellement je vendis un peu plus de titres. Tout ce que
je pouvais. C’était un marché baissier, et tout baissait. Le
lendemain était un vendredi, le jour anniversaire de la
naissance de Washington.[26] Je ne pouvais pas rester en
Floride et continuer à pêcher parce que j’avais une trop
grosse position à la vente à surveiller. Je devais retourner à
New York. Pourquoi? Parce que je le devais! Palm Beach
était trop loin, trop à l’écart du marché. Je perdais trop de
temps précieux à télégraphier et à attendre les réponses.
Je quittai Palm Beach pour New York. Le lundi, j’avais
trois heures à perdre à Saint Augustine en attendant ma
correspondance. Il y avait là-bas un bureau de courtier et
instinctivement, j’allai voir comment le marché s’était
comporté dans l’intervalle. Anaconda avait encore perdu
quelques points depuis ma dernière vente. Comme prévu,
elle ne cessait de baisser jusqu’à ce que le grand krach
arrive.
J’arrivai à New York et continuai à spéculer, toujours à
la baisse, pendant près de quatre mois. Le marché
connaissait alors de fréquentes petites reprises comme
avant. Je me gardai bien de me racheter et je me remis
même à en vendre de nouveau. Je ne restais jamais, à
proprement parler, assis sans rien faire. Souvenez-vous,
j’avais perdu chaque cent des 300 000 $ que j’avais gagnés
lors du tremblement de terre de San Francisco. J’avais eu
raison, et néanmoins j’avais été ruiné. Maintenant, je jouais
prudemment, parce qu’après être tombé au plus bas, on
apprécie de remonter, même si on ne peut atteindre le
sommet. La seule manière de faire de l’argent est de faire
de l’argent. La seule manière de faire beaucoup d’argent
est d’avoir raison exactement au bon moment. En matière
de spéculation, il faut penser à la fois à la théorie et à la
pratique : un spéculateur doit non seulement se comporter
comme un étudiant, mais il doit être à la fois un étudiant et
un spéculateur pratiquant.
J’agissais plutôt bien, même si je sais maintenant à quel
moment ma campagne fut tactiquement inadéquate. Quand
l’été arriva, le marché était terne. Il était certain qu’il n’y
aurait rien à faire d’important tant que le krach n’arriverait
pas. Tous ceux que je connaissais étaient allés ou allaient
en Europe. Je pensais donc que c’était une bonne occasion
pour moi. Du coup, je soldai mes positions. En naviguant
vers l’Europe, je disposais de la bagatelle de 750 000 $. Ça
ne me paraissait pas trop mal pour aller passer du bon
temps à Aix-Les-Bains[27]. C’était vraiment très agréable
d’être dans un endroit comme cela avec beaucoup d’argent,
d’amis et de connaissances, tous disposés à profiter de la
vie. Aucun problème pour se la couler douce à Aix. Wall
Street semblait si loin que je n’y pensais plus du tout, pas
plus d’ailleurs que je ne pensais à n’importe quelles autres
places aux États-Unis. Je ne ressentais pas le besoin
d’entendre parler du marché boursier  : je n’éprouvais pas
le besoin de spéculer. Je me contentais d’avoir du bon
temps. En outre, à mon retour, je savais exactement ce que
je devrais faire pour gagner bien plus que ce que je serais
capable de dépenser en Europe pendant tout l’été.
Un jour, je vis dans l’édition parisienne du Herald une
dépêche de New York indiquant que Smelters avait
annoncé un dividende supplémentaire. Cela avait provoqué
une forte hausse du titre et le marché dans son ensemble
avait bien progressé. Évidemment, cela changeait tout pour
moi, à Aix-Les-Bains. Cette information signifiait
simplement que la clique des haussiers était toujours en
train de se battre désespérément contre les conditions,
contre tout bon sens et contre toute honnêteté. Ils savaient
ce qui allait arriver mais ils en étaient réduits à des
subterfuges pour tirer le marché vers le haut, afin de
pouvoir larguer leurs titres avant que la tempête ne
s’abatte sur eux. Il est possible qu’ils n’aient pas réalisé la
gravité et l’imminence du danger. Les gros pontes de Wall
Street sont tout aussi enclins aux espoirs insensés que les
politiciens ou les vrais pigeons  : personnellement, je suis
incapable de travailler de la sorte. Pour un spéculateur, une
telle attitude ne peut qu’être fatale. Seuls, peut-être, les
émetteurs d’actions ou les créateurs d’entreprises
nouvelles peuvent se permettre de croire aux miracles.
En tout état de cause, je savais pertinemment que toute
manipulation haussière était vouée à l’échec, car nous
étions dans un marché baissier. À l’instant même où je lus
la dépêche, je sus qu’il n’y avait qu’une chose intelligente à
faire  : vendre Smelters. Alors quoi! Les initiés en étaient
réduits à mendier à genoux pour vendre des titres, alors
même qu’ils avaient dû augmenter le dividende sous le
coup de la panique monétaire. Cela semblait aussi fou que
vos premières audaces d’adolescent. En fait, ils me
poussaient littéralement à vendre cette action-là.
Je télégraphiai quelques ordres de vente sur Smelters et
prévins mes amis new-yorkais de se mettre vendeurs.
Quand je reçus la réponse de mes courtiers, je constatai
que le cours d’exécution était inférieur de six points au
cours que j’avais noté dans le Herald : cela vous donne une
idée de la situation.
J’avais projeté de remonter à Paris à la fin du mois et de
prendre le bateau pour New York, environ trois semaines
plus tard. Mais aussitôt, après avoir reçu le message de
mes courtiers, je regagnai immédiatement Paris. Le jour
même de mon arrivée là-bas, j’organisais mon départ par
bateau, pour New York. Un embarquement avait lieu le
lendemain : je le pris sans hésiter.
Je me retrouvai donc à New York un mois avant mes
prévisions, parce que c’était l’endroit le plus sûr pour
suivre mes positions à la vente. Je disposais de plus de
500  000  $ disponibles comme couverture. Mon retour
n’était pas dû au fait que je sois baissier, mais à ma
logique.
Je vendis encore plus de titres. Comme l’argent devenait
de plus en plus rare, les taux d’intérêt à court terme
montèrent et les actions baissèrent  : je l’avais prévu. Au
début, mes prévisions m’avaient ruiné. Maintenant, j’avais
raison et je m’enrichissais. Quoi qu’il en soit, le vrai plaisir
était surtout dans ma prise de conscience que, comme
spéculateur, j’avais fait la bonne analyse. J’avais encore
beaucoup à apprendre, mais je savais quoi faire. Finis les
cafouillages et les demi-mesures. La lecture du
téléscripteur était une partie importante du jeu, une autre
partie était de commencer au bon moment, une autre
encore de rester fermement assis sur sa position. Ma
découverte la plus importante était bien qu’il est impératif
d’étudier les conditions de base, pour les appréhender afin
d’être capable d’anticiper les probabilités. En clair, j’avais
enfin compris que je devais mériter mes plus-values. J’en
avais définitivement terminé avec les paris à l’aveuglette
ou avec la manière de rafistoler ma martingale.
Dorénavant, je réussissais grâce à une étude sérieuse et à
une pensée claire. J’avais également découvert que
personne n’était immunisé contre le risque de jouer comme
un pigeon  : à jouer comme un pigeon, on se fait plumer
comme un pigeon et dans ce cas, on vous présente toujours
l’addition.
Notre bureau gagnait énormément d’argent. Mes
propres opérations me rapportaient tellement qu’on
commençait à en parler pas mal et, comme toujours, on en
exagérait beaucoup les profits. On disait que j’avais vendu
plusieurs actions au plus haut.
Des personnes que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam
venaient me voir pour me féliciter. Ils pensaient tous que
l’argent que je gagnais était la chose la plus merveilleuse
du monde. Ils n’évoquaient plus la période où, leur disant
pour la première fois que le marché allait baisser, ils me
prenaient pour un ours grognon et vindicatif, complètement
fou, doublé d’un perdant. Le fait d’avoir prévu les troubles
monétaires ne représentait rien pour eux. Non, ce qui leur
importait vraiment, le véritable exploit, était la facilité avec
laquelle le comptable de mes courtiers avait inscrit mon
crédit dans le grand livre.
Les amis prenaient l’habitude de me dire que, chez de
nombreux courtiers, «le gamin qui spécule comme un fou»
et qui intervenait chez Harding Brothers, faisait planer
toutes sortes de menaces sur les cliques de haussiers.
Ceux-ci essayaient de faire monter artificiellement les
cours alors qu’il était évident depuis longtemps que le
marché allait chercher à inscrire un niveau plus bas. Je
crois bien qu’ils parlent encore de mes opérations.
À partir des derniers jours de septembre, le marché
monétaire avait décidé d’avertir le monde entier par haut-
parleur. La foi dans les miracles empêchait les gens de
vendre ce qui leur restait de leurs participations
spéculatives. C’est un courtier qui m’a raconté une histoire
durant la première semaine d’octobre, histoire qui devait
avoir raison de ma modération.
Vous savez que les prêts s’effectuaient habituellement
sur le parquet de la bourse autour du «guichet monétaire».
Les courtiers, qui avaient reçu comme instruction de leurs
banques de rembourser des prêts à court terme, savaient
en général combien ils pourraient emprunter de nouveau.
Bien sûr, chaque banque connaissait sa position et le
montant qu’elle pouvait prêter. Toutes celles qui avaient de
l’argent à prêter l’envoyaient en bourse. Ces sommes
disponibles étaient traitées par un nombre limité de
courtiers dont l’activité principale consistait à prêter sur
une courte durée. Vers midi, on fixait le nouveau taux du
jour. Habituellement, cela représentait une moyenne
équitable des différents taux interbancaires. En règle
générale, les affaires se traitaient sur la base de l’offre et
de la demande et, publiquement, de telle sorte que
n’importe qui savait ce qu’il en était. Entre midi et 14
heures, il n’y avait ordinairement que peu de transactions.
Après le fixage, formellement à 14 h 15, les courtiers
savaient exactement quelle était leur position en espèces
pour la journée et étaient capables d’aller au «guichet
monétaire» pour prêter leur excédent ou d’emprunter ce
qui leur manquait. Ce business aussi était public.
Un beau jour, au début du mois d’octobre, le courtier
dont je vous parlais vint me voir et me dit que les courtiers
étaient dans une telle situation qu’ils n’allaient même plus
au «guichet monétaire» quand ils avaient de l’argent à
prêter, tout simplement parce que les membres de
quelques maisons de commissions bien connues étaient aux
aguets, prêts à ramasser tout ce qui était disponible. Bien
sûr, aucun des prêteurs qui proposaient publiquement de
l’argent ne pouvait refuser de prêter à ces sociétés. Elles
étaient parfaitement solvables et le rendement était
largement suffisant. Le problème résidait dans le fait
qu’une fois que ces sociétés empruntaient de l’argent, il n’y
avait pas moyen pour le prêteur de revoir son argent. Elles
lui disaient simplement qu’elles ne pouvaient pas le payer
et le prêteur devait, nolens volens, renouveler ses prêts. Du
coup, chaque membre de la bourse qui disposait d’argent à
prêter à ces gaillards avait pris l’habitude d’envoyer les
hommes sur le parquet plutôt qu’au guichet, et ils
murmuraient à leurs bons amis : «Vous en voulez 100? », ce
qui signifiait «Vous voulez m’emprunter 100  000  $?  ». Les
courtiers qui agissaient pour le compte des banques
adoptaient maintenant la même tactique et le «guichet
monétaire» faisait peine à voir.
Il me raconta également que l’étiquette propre à la
bourse, en ces jours d’octobre, stipulait que c’était à
l’emprunteur de déterminer le taux d’intérêt, et de fait le
taux annualisé fluctuait entre 100 et 150 %. Je suppose
qu’en permettant à l’emprunteur d’annoncer le taux, selon
cette curieuse habitude, le prêteur ne se considérait pas
comme un usurier. Cependant, vous pouvez parier qu’il
prêtait autant qu’il le pouvait. Le prêteur ne se faisait
jamais trop d’illusions sur le taux qu’il obtiendrait. Il jouait
franc-jeu et payait ce que les autres payaient. Tout ce qu’il
demandait, c’était de l’argent frais et il était heureux d’en
obtenir.
Les choses allaient de mal en pis. Finalement, arriva le
jour redouté par tous les taureaux[28], les optimistes et les
professionnels de l’espoir, ceux qui, vaste horde, craignant
la douleur d’une petite perte au commencement de la
baisse, devaient maintenant procéder à une amputation
totale et sans anesthésie. Ce jour, je ne l’oublierai jamais :
c’était le 24 octobre 1907.
Les informations provenant du marché monétaire
indiquaient très tôt que les emprunteurs devraient payer ce
que les prêteurs étaient disposés à leur proposer. Il n’y
avait tout simplement pas assez d’argent pour tout le
monde. Ce jour-là, la foule sur le marché monétaire était
beaucoup plus nombreuse que d’ordinaire. À l’heure des
comptes, l’après-midi, il devait bien y avoir une centaine de
courtiers autour du guichet monétaire, chacun espérant
emprunter l’argent dont sa charge avait besoin. Sans cet
argent, ils devraient vendre les actions qu’ils portaient sans
la couverture nécessaire, c’est-à-dire vendre à n’importe
quel prix, dans un marché où les acheteurs étaient aussi
rares que l’argent et où il n’y avait toujours pas un seul
dollar en vue.
L’associé de mon ami était aussi baissier que moi. La
société n’avait donc pas à emprunter, mais mon ami, le
courtier dont je vous ai déjà parlé, en voyant les visages
hagards autour du guichet, vint me voir. Il savait que j’étais
massivement vendeur sur tout le marché. Il me dit :
— Mon Dieu, Larry ! Je ne sais pas ce qui va se passer.
Je n’ai jamais vu une chose pareille : ça ne peut pas durer,
il va se passer quelque chose. Tout se passe comme si tout
le monde allait faire faillite. Tu ne peux plus vendre
d’actions et il n’y a absolument plus d’argent disponible.
— Qu’est ce que tu veux dire? lui demandai-je.
Voilà ce qu’il me répondit :
—  Te souviens-tu de l’expérience de la souris sous une
cloche de verre qu’on réalisait étant gamins dans la salle
de classe? L’expérience consistait à faire le vide sous la
cloche. Tu pouvais voir la malheureuse souris respirer de
plus en plus vite, ses flancs palpitaient et elle essayait
désespérément de trouver de l’oxygène avec la diminution
de l’air dans la cloche. Tu la voyais suffoquer jusqu’à ce
que ses yeux sortent presque de leurs orbites, haletante,
mourante. Et bien, c’est exactement ce à quoi je pense en
voyant cette foule au guichet! Il n’y a plus d’argent nulle
part et personne ne peut liquider ses actions parce que
personne n’en veut. Toute la bourse est ruinée à ce moment
précis, si tu veux mon avis.
Cela me laissa songeur. J’avais anticipé une belle
correction, mais je dois admettre que je n’avais pas prévu
la pire panique de notre histoire. Personne ne pourrait en
profiter, si cela allait trop loin.
Finalement, il devenait évident qu’il n’y avait rien à
espérer devant le guichet. Rien n’arriverait. C’était la ruine
assurée pour tous.
Le président de la Bourse, monsieur R.  H.  Thomas,
comme je l’appris un peu plus tard dans la journée,
constatant que tous les membres étaient au bord du
gouffre, se décida à aller chercher du secours. Il appela
James Stillman, le président de la National City Bank, la
banque la plus riche des États-Unis. Il se vantait de ne
jamais prêter d’argent à plus de 6 %.
Stilman écouta ce que le président du New York Stock
Exchange avait à lui signifier, puis il lui dit  : «M.  Thomas,
nous devons aller voir M. Morgan».
Les deux hommes, espérant prévenir la plus désastreuse
panique de notre histoire financière, allèrent de concert au
siège de J.  P.  Morgan &  Co. pour rencontrer monsieur
Morgan. M.  Thomas posa sa serviette devant lui et, au
moment où il s’apprêtait à parler, M. Morgan lui dit :
— Retournez à la Bourse et dites-leur qu’on leur prêtera
de l’argent.
— Qui?
— Les banques.
En ces heures critiques, M. Morgan jouissait d’une telle
crédibilité que M.  Thomas ne chercha pas à connaître les
détails et se rua sur le parquet de la Bourse pour annoncer
la grâce aux condamnés à mort.
Donc, avant 14 h 30, J.  P.  Morgan envoya John
T.  Atterbury, de Van Emburgh & Atterbury, qui était connu
pour ses étroites relations avec J. P. Morgan & Cie, parler à
la foule. Mon ami me raconta comment le vieux courtier
avança rapidement jusqu’au guichet. Il leva la main comme
un orateur à un meeting de résurrection. La foule, qui avait
d’abord été rassurée par l’annonce de Thomas,
recommençait à craindre que les plans de redressement ne
marchent pas et que le pire soit encore à venir. Cependant,
quand ils virent la tête de M. Atterbury et la manière dont il
levait la main, ils furent instantanément pétrifiés.
Dans le silence de mort qui suivit, M. Atterbury dit : «Je
suis autorisé à prêter 10 millions de dollars. Ne paniquez
pas, il y en aura pour tout le monde».
Alors il commença. Au lieu de donner à chaque
emprunteur le nom du prêteur, il se contentait de noter le
nom de l’emprunteur et le montant du prêt en disant à ce
dernier  : «On vous dira où aller chercher l’argent». Il
voulait parler du nom de la banque qui délivrerait les fonds
ultérieurement.
J’appris, un ou deux jours plus tard, que M.  Morgan
s’était contenté d’envoyer un mot aux banquiers de New
York qui étaient tétanisés, en leur disant qu’ils devaient
fournir l’argent dont la Bourse avait besoin.
—  Nous n’en avons pas. Nous sommes déjà mouillés
jusqu’au cou, protestèrent les banquiers.
— Servez-vous de vos réserves, rétorqua J. P.
—  Nous sommes déjà en dessous de la limite légale,
hurlèrent-ils.
— Utilisez-les! Ça sert à ça, les réserves!
Les banquiers lui obéirent et utilisèrent leurs réserves à
hauteur de 20 millions de dollars  : ce qui sauva le marché
boursier. La panique bancaire n’aurait pas lieu avant la
semaine suivante  : c’était quelqu’un, ce J.  P.  Morgan! On
n’en fait plus des types de cette trempe.
Ce jour-là fut le souvenir le plus marquant de toute ma
vie de spéculateur. En réalité, mes gains dépassaient le
million de dollars. Il marquait la fin victorieuse de ma
première campagne de spéculation soigneusement
planifiée. Ce que j’avais prévu était en passe de se
produire. Cependant, plus que tout autre chose, il y avait
ce point essentiel  : un de mes vieux rêves venait de se
réaliser. J’avais été le roi d’un jour!
Je vais vous expliquer. Après avoir traîné mes guêtres à
New York pendant quelques années, je me creusais les
méninges pour tenter de déterminer la raison exacte pour
laquelle je n’arrivais pas à battre la bourse de New York
comme j’arrivais à le faire chez les bookmakers de Boston.
Je savais qu’un jour ou l’autre je découvrirais pourquoi
j’avais tort et que je cesserais alors d’avoir tort. À ce
moment-là, je n’aurais pas seulement la volonté mais la
certitude d’avoir raison. Et ça, ça s’appelle le pouvoir.
Comprenez-moi bien. Il ne s’agissait pas d’un rêve de
grandeur délibéré ou d’un désir futile né d’une vanité
exacerbée. Non, c’était plutôt une espèce de prescience
que ce même vieux marché d’actions, qui m’avait douché
chez Fullerton et chez Harding, me mangerait un jour dans
la main. J’étais persuadé qu’un jour cela se produirait.
Effectivement, cela arriva : le 24 octobre 1907.
Voilà pourquoi je vous dis cela. Ce matin-là, un courtier,
qui avait beaucoup travaillé avec mes courtiers et qui
savait que j’avais pris une grosse position à la baisse sur
une société, piétinait dans la foule en compagnie d’un des
associés de la principale institution de titres bancaires de
Wall Street. Mon ami dit au banquier quelle était
l’importance de ma position, car il connaissait mon
habitude de provoquer la chance jusqu’aux limites
maximales. À quoi servirait-il d’avoir raison si vous n’en
tiriez pas tout le profit possible, n’est-ce pas?
Il n’est pas impossible que le courtier ait exagéré ma
position pour faire l’intéressant ou peut-être avais-je plus
de suiveurs que je ne le pensais. Peut-être que le banquier
connaissait encore mieux que moi la gravité de la situation.
Toujours est-il que mon ami vint me voir et me dit la chose
suivante : «Tu sais, il a écouté avec un grand intérêt ce que
je lui ai dit de tes opinions sur le marché et sur ce que fera
le marché quand les véritables ventes arriveront, après une
ou plusieurs vagues de vente. Quand je l’ai quitté, il m’a dit
qu’il aurait quelque chose pour moi dans la journée».
Quand les courtiers découvrirent qu’il n’y avait pas le
moindre cent à prêter à quelque prix que ce soit, je compris
que l’heure avait sonné. J’envoyai des négociateurs sur le
parquet. Et bien, tenez-vous bien, il n’y avait pas la
moindre demande sur Union Pacific! Personne n’en voulait,
vous imaginez cela! C’était partout pareil  : pas d’argent
pour pouvoir tenir les actions et personne pour les acheter!
J’avais des plus-values potentielles énormes et la
certitude que tout ce que j’avais à faire pour effondrer le
marché était de passer des ordres de vente de 10 000 titres
chacun sur Union Pacific et sur une demi-douzaine d’autres
valeurs de rendement. Ce qui s’ensuivrait serait tout
simplement l’enfer. Il me semblait alors que la panique qui
se déclencherait serait d’une telle intensité et d’un tel
caractère que le conseil des gouverneurs jugerait plus
prudent de fermer la Bourse, comme cela arriva en août
1914, quand la guerre mondiale éclata.
Pour moi, cela signifierait des plus-values potentielles
encore plus importantes, mais cela pouvait également
signifier qu’il me serait peut-être impossible de convertir
ces plus-values en espèces sonnantes. Il y avait d’autres
choses à considérer et notamment le fait qu’une véritable
débâcle retarderait la reprise que je commençais à
entrevoir  : l’amélioration salvatrice après tout ce sang
versé. Une telle panique ferait donc d’une manière
générale beaucoup de tort au pays.
Je me fis alors à l’idée que s’il n’était pas raisonnable ni
même plaisant de continuer à être activement baissier, il
n’était pas logique pour moi de rester vendeur. Du coup, je
changeai d’attitude et commençai à acheter.
Peu de temps après que mes courtiers aient racheté
pour mon compte, ce qui m’avait permis, soit dit en
passant, d’acheter au plus bas, le banquier demanda à voir
mon ami.
«Je vous ai fait demander, parce que je souhaite que
vous alliez voir immédiatement votre ami Livingstone pour
lui dire que nous espérons qu’il ne vendra plus aucune
action aujourd’hui. Le marché ne pourrait plus résister à
une nouvelle vague de ventes et il serait alors quasiment
impossible de prévenir une panique dévastatrice. Faites
appel à son sens patriotique, il est des situations où un
homme doit travailler dans l’intérêt de tous! Et rapportez-
moi immédiatement sa réponse».
Mon ami vint me voir immédiatement et me fit la
commission. Il fut plein de tact. Je suppose qu’il pensait
qu’ayant prévu de faire baisser le marché, je considérerais
que sa requête revenait à jeter à la poubelle une chance de
gagner 10 millions de dollars. Il comprenait que j’étais
ulcéré par la façon dont les gros bonnets avaient tenté
d’inonder le public avec tout un tas d’actions, alors qu’ils
savaient aussi bien que moi ce qui allait arriver.
En réalité, les gros intervenants avaient des pertes
énormes et beaucoup des actions que j’avais achetées, au
plus bas, étaient auparavant dans des mains célèbres. Je ne
le savais pas à l’époque, mais cela n’avait pas
d’importance. J’avais pratiquement racheté toutes mes
ventes et il me semblait qu’il y avait une opportunité
d’acheter les actions à un bon prix et d’aider, ce faisant, au
nécessaire redressement des cours, à condition bien sûr
que personne ne vienne écraser le marché dans l’intervalle.
Voilà donc ce que je dis à mon ami  : «Retourne voir
M.  Blanck et dis-lui que je suis d’accord avec eux et que
j’étais parfaitement conscient de la gravité de la situation
avant même qu’il ne t’ait envoyé ici. Non seulement je ne
vendrai plus une seule action aujourd’hui, mais je vais
même en acheter autant que je pourrai le faire. Je vais
acheter 100 000 actions aujourd’hui, pour le long terme. Je
ne vendrai pas une seule action à découvert pendant les
neuf prochains mois».
Voilà pourquoi je racontais à mes amis que mon rêve
était devenu réalité et que j’étais devenu le roi pour un
instant. Le marché boursier ce jour-là avait été à la merci
de n’importe quelle personne qui l’aurait écrasé. Non, je ne
souffre pas de folie des grandeurs : vous savez comment je
réagis lorsqu’on m’accuse de manipuler le marché et
comment mes opérations ont été amplifiées et exagérées
par la rumeur boursière.
Je ne m’en sortis d’ailleurs pas trop mal. Les quotidiens
dirent que Larry Livingstone, «le gamin qui spécule comme
un fou», avait gagné plusieurs millions. Je pesai beaucoup
plus d’un million à la clôture, ce jour-là. Mes plus gros
gains ne se comptaient pas en dollars, ils étaient
intangibles. J’avais eu raison, j’avais regardé devant moi et
suivi un plan très clair. J’avais appris ce qu’il fallait faire
pour gagner gros. J’avais définitivement quitté le monde
des parieurs, enfin j’avais appris à spéculer intelligemment
à grande échelle : c’était pour moi un grand jour.
CHAPITRE 10

E
n toute logique, on ne devrait pas apprendre plus de
nos propres erreurs que de nos succès. Cependant,
il existe une tendance naturelle chez l’homme à fuir
la punition. Quand vous associez certaines erreurs à une
raclée, vous ne recherchez pas ardemment une seconde
dose, et, vous le savez, toutes les erreurs que l’on fait en
bourse vous touchent en deux points sensibles  : votre
portefeuille et votre orgueil. Pour ma part, j’ai constaté
quelque chose de très curieux  : un spéculateur en bourse
fait parfois des erreurs et sait qu’il est en train de les faire.
Après qu’il les ait faites, il se demande pourquoi il les a
faites. S’il y pense à tête reposée un bon bout de temps
après que la douleur de la punition soit passée, alors il peut
comprendre comment il en est venu à faire ces erreurs,
comment et à quel moment précis de sa spéculation, mais
pas pourquoi. Il se traite alors de tous les noms et passe à
autre chose.
Bien sûr, si on est à la fois sage et chanceux, on ne
commettra pas deux fois la même erreur, mais on peut très
bien en commettre une autre. La famille des erreurs est
tellement grande qu’il y en a toujours une d’entre elles qui
se promène dans les parages quand vous voulez voir ce que
vous pouvez faire à l’intérieur du catalogue complet.
Pour vous parler de la première de mes erreurs à un
million de dollars, je dois revenir à l’époque où je suis
devenu millionnaire pour la première fois, juste après la
grande baisse d’octobre 1907. Tant que je continuais mes
spéculations, le fait d’avoir un million signifiait simplement
pour moi la possibilité de disposer de plus de munitions.
L’argent ne donne pas au spéculateur plus de confort parce
que, riche ou pauvre, il peut toujours se tromper et que ce
n’est jamais rassurant. Quand un millionnaire a raison, son
argent constitue simplement un moyen de spéculer. Perdre
de l’argent est le moindre de mes soucis. Une perte ne
m’ennuie jamais après que je l’aie concrétisée. Après une
bonne nuit de sommeil, je n’y pense plus. C’est le fait
d’avoir tort, pas le fait de perdre, qui nuit le plus à votre
portefeuille et à votre âme. Vous vous souvenez de
l’histoire de Dickson G. Watt concernant un type tellement
nerveux qu’un ami lui demanda ce qui n’allait pas.
— Je ne peux pas dormir, répondit le stressé.
— Et pourquoi?
— J’ai une position si importante sur le coton que je ne
peux pas dormir. Ça me porte sur les nerfs. Que dois-je
faire?
—  Vends jusqu’à ce que tu retrouves le sommeil,
répondit l’ami.
En règle générale, on s’adapte aux conditions si
rapidement qu’on en perd le sens des réalités. On ne saisit
plus la différence et, en fait, on ne se souvient plus très
nettement comment on était avant d’être millionnaire. Tout
ce dont on se souvient, c’est qu’il y avait des choses qu’on
ne pouvait pas faire à l’époque et qu’on peut faire
maintenant. Vous savez, un homme jeune et raisonnable n’a
pas besoin de beaucoup de temps pour perdre l’habitude
d’être pauvre. Je suppose que cela est dû au fait que
l’argent crée des besoins ou qu’il encourage leur
multiplication. Je veux dire qu’après avoir gagné beaucoup
d’argent en bourse, on perd très vite l’habitude de ne pas
dépenser. Après avoir perdu son argent, il faut beaucoup de
temps pour perdre l’habitude de dépenser.
Après avoir empoché mes ventes à découvert, en
octobre 1907, je décidai de me reposer un petit peu.
J’achetai un yacht et préparai une croisière dans les mers
du Sud. J’adore pêcher et je méritais bien de prendre un
peu de bon temps. Je me réjouissais à l’avance et me
préparais à partir d’un jour à l’autre. Mais je ne le fis pas :
le marché en avait décidé autrement.
J’ai toujours spéculé sur les marchandises aussi
facilement que sur les actions. J’ai commencé quand j’étais
gamin, chez les bookmakers. Cela faisait des années que
j’étudiais ces marchés, quoique peut-être moins assidûment
que les actions. En réalité, j’aurais presque préféré jouer
sur les denrées que sur les actions. Ce n’est pas que je
mettais en doute la légitimité des actions. La spéculation
sur les denrées participe plus de la nature d’une entreprise
hasardeuse que ne le fait la spéculation sur les titres. On
peut appréhender la spéculation sur les denrées comme on
le ferait pour tout problème mercantile. Il devait être
possible d’user d’arguments fictifs pour ou contre une
certaine tendance sur un marché de matières premières.
Le succès ne pouvait qu’être temporaire parce qu’en fin de
compte, les faits devaient finir par l’emporter, de telle sorte
qu’un spéculateur gagnait grâce à son analyse et à son
sens de l’observation, comme on le fait dans les affaires
normales. On peut voir et soupeser les conditions et on en
sait alors autant que les autres. On n’a pas à se méfier des
cliques de manipulateurs. Les dividendes ne seront pas
supprimés ou augmentés, d’un jour à l’autre, sans crier
gare ni sur le marché du coton, ni sur celui du maïs, ni sur
celui du blé. À long terme, les cours des marchandises
n’obéissent qu’à une seule loi  : l’offre et la demande. Le
métier du spéculateur sur les marchandises consiste
simplement à analyser les faits concernant l’offre et la
demande (présente et à venir). Il ne doit pas se perdre en
conjectures sur une douzaine de choses comme il le ferait
sur les actions  : c’est pourquoi j’ai toujours aimé spéculer
sur les marchandises.
Bien sûr, les mêmes choses arrivent sur tous les
marchés spéculatifs. Le message du téléscripteur est
toujours le même. Cela paraîtra évident à tous ceux qui
veulent bien se donner la peine de réfléchir. Ils
constateront que s’ils se posent eux-mêmes des questions
et qu’ils étudient les conditions de base, les réponses leur
viendront directement. Les gens ne prennent pas la peine
de poser des questions et ils partent seuls en cherchant les
réponses. L’Américain moyen a partout et toujours la
cautèle d’un paysan du Missouri, sauf quand il rentre chez
un agent de change et qu’il regarde le téléscripteur, qu’il
s’agisse d’ailleurs d’actions ou de marchandises. De tous
les jeux, le seul qui nécessite vraiment une réflexion avant
d’agir, est celui dans lequel il plonge la tête la première,
sans faire son habituelle analyse préliminaire et sans ses
habituels doutes précautionneux. Il est prêt à risquer la
moitié de sa fortune sur les actions avec moins de réflexion
qu’il n’en consacre ordinairement pour acheter une voiture
de milieu de gamme.
La manière de lire le téléscripteur n’est pas aussi
compliquée qu’il n’y paraît de prime abord. Évidemment, il
faut de l’expérience. Il faut surtout garder certains
principes en tête. Être capable de lire la bande du
téléscripteur ne veut pas dire que vous allez faire fortune.
Le téléscripteur ne vous dira pas combien vous posséderez
jeudi prochain à 13 h 35. Le but de la lecture est d’abord et
avant tout de s’assurer comment et, dans un deuxième
temps, à quel moment spéculer, à savoir s’il est plus sage
d’acheter ou de vendre. Le processus est exactement
similaire qu’il s’agisse d’actions, ou de coton, de blé, de
maïs ou d’avoine.
Vous observez le marché — les cours qui s’inscrivent sur
le téléscripteur — avec un objectif : déterminer la direction,
c’est-à-dire la tendance générale des cours. Les cours, nous
le savons, évoluent soit à la hausse soit à la baisse, en
fonction de la résistance qu’ils rencontrent. Pour simplifier,
nous dirons que les cours, comme toute chose, évoluent le
long de la ligne de moindre résistance. Ils vont où cela leur
est le plus facile. Ils montent donc s’il y a une moindre
résistance à la hausse plutôt qu’à la baisse et vice-versa.
Personne ne devrait s’embarrasser de savoir si un
marché est haussier ou baissier après son démarrage. La
tendance est alors évidente pour quiconque a un esprit
ouvert et une vue raisonnablement claire. Il n’est jamais
sage pour un spéculateur de chercher à accorder les faits à
ses théories. Un tel spéculateur identifiera, ou devrait
identifier, s’il s’agit d’un marché haussier ou d’un marché
baissier, et s’il sait cela, alors il sait s’il doit acheter ou
vendre. C’est donc au tout début du mouvement qu’on a
besoin de savoir si on doit acheter ou vendre.
Supposons, par exemple, que le marché, comme il le fait
habituellement entre deux grandes tendances, fluctue dans
un intervalle de 10 points : à la hausse jusqu’à 130 et à la
baisse jusqu’à 120. Il peut paraître très faible en bas; ou
inversement, après une hausse de 8 à 10 points, il peut
sembler plus fort que jamais. On ne doit pas se laisser aller
à spéculer uniquement sur un signe, on doit attendre le
moment où le téléscripteur nous préviendra que l’heure est
venue. Des millions et des millions de dollars ont été
perdus par des hommes qui ont acheté des actions parce
qu’elles leur paraissaient bon marché, ou en ont vendues
parce qu’elles leur semblaient chères. Le spéculateur n’est
pas un investisseur. Son but n’est pas de s’assurer un bon
rendement régulier sur son investissement avec un bon
taux d’intérêt, mais bien de profiter d’une hausse ou d’une
baisse des cours, ou de quoi que ce soit d’autre, du moment
qu’il puisse spéculer. En tout cas, ce qu’il faut à tout prix
déterminer, c’est la ligne spéculative de moindre résistance
au moment où on commence la spéculation, et on doit
attendre le moment où la ligne apparaîtra d’elle-même,
parce que ce sera alors le signal du départ.
La lecture du téléscripteur nous permet uniquement de
constater qu’à 130, les ventes l’emportent sur les achats et
qu’une réaction sur le cours suit logiquement. Jusqu’au
point où les ventes l’emportent sur les achats, ceux qui
étudient le téléscripteur superficiellement peuvent en
conclure que le cours ne s’arrêtera pas à 150, et ils
achètent. Après le début de la réaction, ils tiennent leur
position ou vendent avec une petite perte, ou ils vendent à
découvert et se déclarent baissiers. Cependant, à 120 il y a
une plus forte résistance à la baisse. Les achats l’emportent
sur les ventes, une hausse se dessine et les vendeurs à
découvert se rachètent. Le public s’y laisse si souvent
prendre que son obstination à ne pas retenir les leçons de
l’expérience nous étonne toujours.
Finalement, quelque chose se produit qui renforce la
tendance à la hausse ou à la baisse. Le point de plus
grande résistance se déplace alors, ce qui signifie que les
achats à 130 se révèlent être, pour la première fois, plus
importants que les ventes, ou que les ventes à 120 se
révèlent plus puissantes que les achats. Le cours va alors
casser la vieille barrière des limites du mouvement et aller
beaucoup plus loin. Comme d’habitude, il y a toujours une
foule de spéculateurs qui sont vendeurs à 120 parce que le
titre semblait faible, ou long à 130 parce qu’il semblait fort.
Si le marché évolue contre eux, ils sont forcés, après un
certain temps, soit de changer d’opinion et de retourner
leur position, soit tout simplement de clore leur position.
Dans tous les cas, ils participeront à la recherche de la
nouvelle ligne de moindre résistance. Pendant ce temps, le
spéculateur intelligent qui a patiemment attendu que la
ligne apparaisse clairement, s’assurera le concours des
conditions de base et tirera, en outre, profit de la vigueur
des spéculations initiées par cette frange de la population
qui avait fait une mauvaise analyse et qui doit rectifier le
tir. De telles corrections tendent à pousser les cours le long
de la ligne de moindre résistance.
Pour être plus précis, j’ajouterai que, quoiqu’il ne
s’agisse pas d’une loi mathématique universelle ou même
d’un axiome de la spéculation, mon expérience m’a
enseigné que les accidents, en fait l’inattendu ou l’imprévu,
m’ont toujours été favorables quand mes positions étaient
fondées sur la recherche de la ligne de moindre résistance.
Vous souvenez-vous de cet épisode d’Union Pacific à
Saratoga dont je vous ai parlé précédemment? Bien, j’étais
long parce que j’avais découvert que la ligne de moindre
résistance était vers le haut. J’aurais dû rester long plutôt
que d’écouter mon courtier qui me soutenait mordicus que
des initiés vendaient massivement. Je n’aurais jamais dû
me soucier de ce qui pouvait se passer dans la tête des
directeurs de la société de bourse. De toute façon, je
n’aurais pas pu savoir ce qui s’y passait. En revanche, je
pouvais et j’aurais dû savoir que le téléscripteur me disait :
«Ça va monter!  » C’est à ce moment-là que la hausse
inattendue du dividende et la hausse de 30 points du titre
se sont produites. À 164, le titre semblait plutôt cher, mais,
comme je vous l’ai déjà dit, les actions ne sont jamais assez
chères pour être achetées ni assez basses pour être
vendues. Le cours, en lui-même, n’a rien à voir avec
l’établissement de la ligne de moindre résistance.
Vous expérimenterez vous-même que si vous spéculez
comme je vous l’ai indiqué, toutes les informations
d’importance annoncées entre la clôture d’une séance et
l’ouverture de la prochaine sont en harmonie avec la ligne
de moindre résistance. La tendance a été établie avant que
la nouvelle soit publiée. Dans les marchés haussiers, les
informations baissières sont tout simplement ignorées et
les informations haussières sont exagérées, et inversement.
Avant que la guerre n’éclate, le marché était dans un très
mauvais état. C’est à ce moment-là qu’est arrivée la
proclamation de la politique sous-marine allemande. J’étais
vendeur de 150  000 actions, pas parce que je connaissais
cette nouvelle, mais parce que j’allais le long de la ligne de
moindre résistance. Cette annonce est arrivée sans crier
gare  : bien évidemment, j’ai profité de la situation pour
racheter toutes mes ventes le jour même.
Cela semble vraiment facile de dire que tout ce que vous
avez à faire est de regarder le téléscripteur, établir vos
points de résistance et être prêt à spéculer le long de la
ligne de moindre résistance dès que vous l’aurez
déterminée. Cependant, dans la pratique, on doit se méfier
de beaucoup de choses, et surtout de soi-même, c’est-à-dire
de la nature humaine. C’est la raison pour laquelle j’ai
coutume de dire que celui qui a raison a toujours deux
puissants alliés qui militent à ses côtés  : les conditions de
base et tous ceux qui ont torts. Dans un marché haussier,
les facteurs baissiers sont systématiquement ignorés : c’est
dans la nature humaine, et le genre humain s’en déclare
toujours étonné. Les gens vous diront que la récolte de blé
va être catastrophique parce qu’il y a eu des intempéries
en un ou deux endroits et que quelques fermiers ont été
ruinés. Quand la totalité de la récolte est rentrée et que
l’ensemble des fermiers commencent à mettre le blé en
silo, les spéculateurs haussiers sont tout surpris de la
faiblesse des dommages. Ils découvrent, mais un peu tard,
qu’ils n’ont fait qu’aider les baissiers.
Quand on intervient sur le marché des matières
premières, on ne doit pas s’autoriser la moindre idée
préconçue. On doit toujours avoir un esprit parfaitement
ouvert et flexible. Il n’est jamais raisonnable de mépriser le
message du téléscripteur, quelle que soit votre opinion sur
les conditions de la récolte ou sur l’hypothétique niveau de
la demande. Je me rappelle comment j’ai raté de gros
coups, simplement en essayant d’anticiper le signal de
départ. J’étais tellement certain des conditions de base que
je pensais qu’il n’était pas nécessaire d’attendre que la
ligne de moindre résistance apparaisse clairement. Je
pensais même que je pourrais l’aider à apparaître, parce
qu’elle se comportait comme si elle avait besoin d’un petit
coup de pouce.
À cette époque, j’étais très positif sur le coton. Le cours
se traînait aux alentours de 12 cents[29], montant et
descendant dans un canal étroit. Comme je pouvais le
constater, le coton était alors dans une de ces périodes de
léthargie. Je savais que je devais m’armer de patience. J’en
vins à penser que, si je donnais un petit coup de pouce au
cours, il casserait sa résistance à la hausse.
J’achetai donc 50  000 balles[30], juste assez pour faire
monter le cours. Évidemment, dès que je cessai mes
achats, le cours cessa de grimper et revint en arrière très
exactement au point où il était quand j’avais commencé à
l’acheter. Je sortis tout et le cours cessa immédiatement de
baisser. Je pensai alors que je n’avais jamais été aussi près
du point de départ de la grande hausse, et à ce moment,
j’étais persuadé de me refaire  : rebelote. Je revendis alors
mes contrats, simplement pour m’assurer que le cours
baisserait si j’arrêtais d’acheter. Je réitérai la manœuvre
quatre ou cinq fois, jusqu’à ce qu’en fin de compte je jette
l’éponge, dégoûté. Cette plaisanterie m’avait coûté
200 000 $ : j’avais assez donné. Évidemment, peu de temps
après, le cours commença à monter, doucement d’abord
puis de plus en plus fort, jusqu’à un niveau qui m’aurait
permis de faire un véritable malheur si je n’avais pas été
aussi pressé de démarrer.
Cette expérience ne m’est pas propre, elle a été vécue si
fréquemment par tellement de spéculateurs que je suis en
mesure d’édicter cette règle  : «Dans un marché étroit,
quand les cours ne vont nulle part, mais évoluent dans un
canal étroit, il n’y a aucun intérêt à tenter d’anticiper ce
que le prochain grand mouvement va faire, que ce soit à la
hausse ou à la baisse». La seule chose intelligente à faire
est d’observer le marché, de lire le téléscripteur pour
déterminer les limites des cours, quand ils n’ont pas de
direction particulière, et de vous décider à ne prendre
aucune position tant que le cours ne cassera pas la limite
dans l’une ou l’autre direction. Un spéculateur doit
chercher à tirer de l’argent du marché et non pas à insister
jusqu’à ce que le téléscripteur lui donne raison. Ne
cherchez jamais à discuter avec lui ou alors demandez-lui
des raisons et des explications : les actions ne versent pas
de dividendes post-mortem.
Il n’y a pas si longtemps, j’étais à une soirée chez des
amis. La discussion porta sur le blé. Certains d’entre eux
étaient haussiers, d’autres baissiers. En fin de compte, ils
me demandèrent mon avis. J’avais étudié ce marché depuis
pas mal de temps. Je savais que les convives ne voulaient
pas entendre parler de statistiques ou d’analyses des
conditions de base. Du coup, je leur dis  : «Si vous voulez
retirer de l’argent du marché du blé, je peux vous expliquer
comment». Ils répondirent tous qu’ils voulaient bien le
savoir et j’ajoutai :
— Si vous êtes sûr de vouloir faire de l’argent sur le blé
et bien, regardez. Attendez! Le moment où il franchira les
1, 20 $, achetez et vous ferez une jolie culbute.
—  Pourquoi ne pas acheter maintenant, à 1, 14  $?
demanda un convive.
—  Parce qu’en l’état actuel des choses, vous ne savez
pas encore si le cours va progresser ou non.
—  Alors, pourquoi acheter à 1, 20  $? Ça semble plutôt
cher comme cours?
—  Voulez-vous parier à l’aveuglette dans l’espoir de
réaliser un très gros bénéfice, ou voulez-vous spéculer
intelligemment et encaisser un profit, plus petit peut-être,
mais plus sûr?
Ils souhaitaient tous opter pour un profit plus petit mais
plus sûr. Je leur dis  : «Alors faites comme je vous l’ai
indiqué. Si on franchit le cap de 1, 20  $ à la hausse,
achetez! »
Comme je vous l’ai déjà expliqué, je suivais le cours
depuis déjà pas mal de temps. Depuis des mois, il évoluait
sans suivre de tendances bien précises entre 1, 10 et 1,
20  $. Eh bien, Monsieur, figurez-vous qu’un jour le blé
clôtura à 1, 19 $! J’étais prêt à bondir, sûr que le lendemain
on ouvrirait à 1, 20  1/2 et j’achetai. Le cours monta à 1,
21 $ puis à 1, 22, ensuite à 1, 23 jusqu’à 1, 25 $ et je restai
sur la vague.
Maintenant, j’aurais été bien incapable de vous
expliquer pourquoi le blé évoluait ainsi. Je ne trouvais
aucune explication à son comportement pendant cette
période de stagnation des cours. Je ne pouvais pas dire si la
limite serait cassée à la hausse à 1, 20 $ ou à la baisse à 1,
10  $. Cependant, je subodorais que ce serait plutôt à la
hausse, parce qu’il n’y avait pas assez de blé dans le monde
pour faire plonger les cours.
A ce moment-là, l’Europe donnait l’impression d’acheter
tranquillement et beaucoup de spéculateurs étaient
vendeurs à découvert aux environs de 1, 19 $. À cause des
achats européens ou à cause d’autres choses, une grande
quantité de blé était sortie du marché, si bien que
finalement un grand mouvement se dessina. Le cours alla
au-delà de 1, 20 $. C’était la seule référence que je m’étais
fixée et c’était tout ce dont j’avais besoin s’il dépassait le
cap de 1, 20  $. Il y aurait probablement une hausse
prononcée résultante de toutes les forces en action et
quelque chose allait se passer. En d’autres termes, en
franchissant la barre de 1, 20  $, la ligne de moindre
résistance des cours du blé serait clairement établie. Une
nouvelle aventure commencerait alors.
Je me souviens d’un jour qui était férié chez nous aux
États-Unis, donc la bourse était fermée. À Winnipeg[31], le
blé ouvrit en hausse de six cents le boisseau. Quand notre
marché ouvrit le lendemain, il prit également six cents par
boisseau  : le cours évoluait exactement le long de la ligne
de moindre résistance.
Ce que je viens de vous dire constitue l’essence même
de ma méthode de spéculation fondée sur la lecture du
téléscripteur. Je ne fais qu’anticiper la manière dont les
cours vont évoluer avec le plus de probabilité. Je vérifie ma
propre analyse en effectuant des tests additionnels, pour
déterminer le bon moment. Je le fais en observant
attentivement la manière dont les cours évoluent après que
j’aie commencé.
Il est très surprenant de constater à quel point des
spéculateurs très expérimentés restent incrédules lorsque
je leur dis que j’achète des actions au plus haut, pour jouer
une hausse, et que je vends au plus bas en anticipation
d’une baisse. En fait, il n’est pas très difficile de faire de
l’argent si le spéculateur colle à ces méthodes spéculatives,
c’est-à-dire s’il attend de définir la ligne de moindre
résistance et ne commence à acheter que lorsque le
téléscripteur lui dit que ça va monter ou à vendre
seulement quand il lui dit que cela va baisser. On doit
toujours accumuler une ligne en accompagnant la hausse.
On commencera donc par acheter 20 % de sa ligne globale.
Tant que cette position n’est pas gagnante, on ne doit sous
aucun prétexte augmenter sa position parce qu’il est alors
évident qu’on fait fausse route; même si cette erreur n’est
que temporaire, il n’y a rien à gagner à se tromper, quelle
que soit la période. Le téléscripteur, qui nous avait indiqué
une hausse, n’est pas forcément un menteur. Il nous dit
simplement : «Pas tout de suite».
Cela faisait un moment que mes spéculations sur le
coton avaient été très payantes. J’ai ma théorie là-dessus et
je la suis scrupuleusement. Supposez que je décide
d’acquérir une ligne de 40 000 à 50 000 balles. Je surveille
alors le téléscripteur comme je vous l’ai indiqué, épiant
toute opportunité à l’achat comme à la vente. Supposez que
la ligne de moindre résistance m’indique un mouvement
haussier  : je commence alors par acheter 10  000 balles.
Ensuite, je recommence un nouvel achat, si le marché
prend 10 points par rapport à mon achat initial, alors j’en
prends 10 000 de plus. Si le coton gagne encore 10 points,
soit 1  $ par balle, j’en ramasse 20  000 de plus, ce qui
correspond à ma ligne complète — ma ligne de base. Après
avoir acheté la première ligne de 10  000 ou les premières
20  000, si je suis perdant, alors je sors du marché. Il se
peut que je me trompe temporairement mais, comme je
vous le disais précédemment, on ne gagne rien à
emprunter la mauvaise route.
Ce que j’obtiens en suivant ma méthode, c’est de
disposer d’une belle ligne de coton à chaque grand
mouvement. Dans le processus d’accumulation de ma ligne
complète, je peux perdre jusqu’à 50 000 $ ou 60 000 $ dans
ces opérations-tests. Cela peut vous paraître d’un coût
exorbitant pour de simples essais, mais ça ne l’est pas. Une
fois que le véritable mouvement est enclenché, combien de
temps me faut-il pour regagner les 50 000 $ que j’ai perdus
afin d’être certain de commencer au bon moment? Pas un
instant! Avoir raison au bon moment est toujours payant.
Comme je pense vous l’avoir déjà dit précédemment,
ceci décrit ce que j’appelle ma méthode pour placer mes
billes. N’importe quelle personne qui maîtrise un tant soit
peu l’arithmétique comprendra que l’important est de
miser gros au moment où vous gagnez et de ne perdre
qu’un peu quand vous perdez. Quand on spécule selon ma
méthode, on se retrouve toujours prêt à encaisser sur les
gros coups.
Les spéculateurs professionnels ont toujours eu
quelques trucs basés sur leur expérience et régis soit par
leur attitude envers la spéculation, soit par leurs désirs. Je
me souviens d’avoir rencontré un vieux gentleman à Palm
Beach dont j’ai d’ailleurs oublié le nom. Je savais qu’il était
à Wall Street depuis pas mal de temps, bien avant la guerre
civile[32]. On m’avait dit qu’il était très avisé, qu’il était
passé à travers nombre de booms et de paniques et qu’il
répétait toujours qu’il n’y avait rien de nouveau sous le
soleil et encore moins en bourse.
Le vieux boursier me posa beaucoup de questions.
Quand je lui expliquai ma technique habituelle de
spéculation, il hocha la tête et me dit : «Oui, oui, vous avez
entièrement raison. La manière dont vous construisez votre
position, votre façon de penser, tout cela est un bon
système de spéculation pour vous. Il vous est facile de
mettre en pratique ce que vous prêchez, parce que l’argent
que vous jouez est le cadet de vos soucis. Ça me rappelle
Pat Heame. Vous n’avez jamais entendu parlé de lui? Et
bien, c’était un type réputé et fair-play; il avait un compte
chez nous. Un type intelligent et sec. Il gagnait de l’argent
sur les actions et du coup, les gens venaient lui demander
conseil. Il n’en donnait jamais. Si on lui demandait à brûle-
pourpoint son opinion sur la sagesse boursière et ses
engagements, il répondait invariablement : «En bourse, les
conseilleurs ne sont pas les payeurs». Il spéculait par notre
intermédiaire. Il achetait 100 titres d’une action active et
dès qu’elle montait de 1 %, il en achetait encore 100. Une
progression de un point de plus, il en rachetait encore 100
et ainsi de suite. Il avait l’habitude de dire qu’il ne jouait
pas pour enrichir les autres et donc, il mettait toujours un
stop-loss[33] d’un point en dessous du cours du dernier
achat. Si le cours continuait à monter, il se contentait de
remonter son cours limite. Dès que le cours baissait de 1
%, il sortait du marché. Il déclarait qu’il ne voyait aucun
intérêt à perdre plus d’un point, que ce point provienne de
sa marge initiale ou de ces plus-values potentielles.
«Vous savez, un joueur professionnel ne cherche pas les
gros coups, mais l’argent sûr. Sans conteste, les gros
coups, c’est sympa quand on en réussit. Sur le marché, Pat
Heame ne suivait jamais aucun tuyau et n’essayait jamais
de prendre 20 points dans la semaine. Il cherchait à gagner
de l’argent sans risque en quantité suffisante pour mener
un bon train de vie. Parmi les milliers de boursicoteurs que
j’ai croisés à Wall Street, Pat Heame était le seul qui voyait
la spéculation boursière simplement comme un jeu de
hasard, comme le pharaon[34] ou la roulette, mais qui
néanmoins, réussissait à s’astreindre à suivre une
relativement bonne méthode de jeu.
«Après la mort de Heame, un de nos clients, qui avait
toujours spéculé avec Pat et qui utilisait son système,
gagna plus de 100  000  $ à Lackawanna. Il est alors passé
sur d’autres actions et comme il avait fait un gros gain, il
pensait qu’il n’avait plus besoin de suivre le système de
Pat. Quand la réaction arriva, au lieu de couper ses pertes,
il les laissa filer, comme s’il s’agissait de plus-values.
Évidemment, il perdit tout ce qu’il avait gagné
précédemment. Quand il se décida enfin à solder ses
positions, il nous devait plusieurs milliers de dollars.
«Il bricola pendant deux ou trois ans. Il gardait la fièvre
du jeu même après que l’argent soit parti; nous n’avions
toutefois rien à lui reprocher tant qu’il se tenait tranquille.
Je me souviens qu’il admettait spontanément qu’il avait été
10  000 fois stupide de ne pas avoir suivi scrupuleusement
la méthode de Pat Heame. Un jour, il vint me voir tout
excité et me supplia de le laisser vendre, dans ma maison
de courtage, quelques actions à découvert. Comme c’était
un type assez sympathique, qui avait été un bon client à sa
belle époque, je l’assurai que je garantirais
personnellement son compte pour 100 actions.
«Il vendit 100 actions de Lake Shore. C’était en 1875, à
l’époque où Bill Travers tapait comme un sourd sur le
marché. Mon ami Roberts vendit Lake Shore juste au bon
moment. Il resta vendeur comme il le faisait à l’époque, au
bon vieux temps, avant qu’il n’abandonne le système de Pat
Heame pour le chant des sirènes.
«Et bien, monsieur, après quatre jours de prises de
position successives, le compte de Robert présentait une
plus-value potentielle de 15 000 $! Notant qu’il n’avait pas
placé de stop-loss, je lui en fis la remarque et il me dit que
la baisse n’avait pas encore vraiment commencé et qu’il ne
voulait pas se faire sortir du marché par une petite réaction
d’un point. C’était en août. Avant la mi-septembre, il
m’empruntait 10  $ pour acheter une poussette pour son
quatrième enfant. Il était incapable de suivre son propre
système qui avait pourtant fait ses preuves. C’est toujours
le même problème avec la plupart de ces joueurs de
système», conclut le vieux boursier en hochant la tête.
Il avait raison. Je pense parfois que la spéculation doit
être une espèce d’activité contre nature, parce qu’il me
semble évident que le spéculateur moyen doit combattre sa
propre nature. Les faiblesses que tous les hommes sont
enclins à suivre sont fatales au succès de leurs
spéculations. Ces mêmes faiblesses qui, habituellement, les
rendent sympathiques à leurs semblables ou qui les
empêchent de faire certaines erreurs dans la vie de tous les
jours, ne sont jamais aussi dangereuses que lorsqu’ils
spéculent sur les actions ou les marchandises.
Les principaux ennemis du spéculateur proviennent
toujours de lui-même. L’espoir et la peur sont inhérentes à
la nature humaine. En matière de spéculation, quand le
marché est contre vous, vous espérez que chaque jour sera
le dernier et vous perdez beaucoup plus que si vous ne
vous étiez pas bercé d’illusions; notez bien que,
paradoxalement, c’est cette même conviction qui est à
l’origine du succès des bâtisseurs d’empire. Quand le
marché évolue conformément à vos anticipations, alors
vous commencez à redouter que le prochain jour ne vous
prenne vos gains et vous sortez : trop tôt. La peur qui vous
tétanise vous empêche de gagner autant d’argent que vous
auriez pu. Le spéculateur heureux est celui qui réussit à
lutter contre ces deux instincts profondément ancrés dans
la nature humaine. Il doit retourner ce que l’on peut
appeler ses pulsions naturelles. Au lieu d’espérer, il doit
craindre et au lieu de craindre, il doit espérer. Il doit
toujours craindre que sa perte ne devienne encore plus
importante et espérer que ses plus-values continuent à
croître. Il ne faut donc absolument pas jouer sur les actions
comme le ferait le boursicoteur moyen.
J’avais à peine 14 ans que je spéculais déjà  : c’est la
seule chose que je sache bien faire. Je pense que je sais de
quoi je parle. La conclusion à laquelle j’arrive après
presque 30 ans de spéculation ininterrompue, que ce soit
avec trois fois rien ou avec des millions de dollars derrière
moi, est celle-ci : il est possible de battre une action ou un
groupe d’actions à un certain moment, mais personne ne
peut battre tout le marché constamment. On peut faire de
l’argent en spéculant sur le coton ou le blé, mais personne
ne peut battre le marché du coton ou du blé. C’est comme
aux courses : on peut gagner une course, mais pas vaincre
les courses.
Si je savais comment rendre ces déclarations plus
éloquentes, je le ferais. Que la plupart des gens affirment le
contraire, ne change rien à l’affaire. Je sais que j’ai raison
en soutenant que ces déclarations sont irréfutables.
CHAPITRE 11

M
aintenant, revenons à ce fameux mois d’octobre
1907. J’avais acheté un yacht et j’étais en pleins
préparatifs, avant de quitter New York, pour une
croisière dans les mers du Sud. Je suis complètement
dingue de la pêche. Il était plus que temps d’aller pêcher à
ma guise sur mon propre yacht et pour ma plus grande
satisfaction. Tout était prêt. J’avais fait un malheur sur les
actions, mais au dernier moment, le maïs m’obligea à
rester.
Je dois vous expliquer qu’avant la panique monétaire qui
m’apporta mon premier million, j’avais commencé à
spéculer sur les céréales à Chicago. J’étais vendeur à
découvert de 10 millions de boisseaux[35] de maïs. J’avais
étudié les marchés céréaliers depuis longtemps. J’étais
aussi pessimiste sur le maïs et sur le blé que sur les
actions.
À cette époque-là, les deux céréales commencèrent à
baisser mais pendant que le blé continuait à décliner, le
plus gros des opérateurs de Chicago — appelons-le
Stratton — décida subitement de réaliser un corner sur le
maïs. Après avoir soldé mes positions sur les actions et
alors que j’étais sur le point de partir vers le Sud sur mon
yacht, je constatai que j’avais de plantureuses plus-values
latentes sur le blé, mais que j’étais perdant sur le maïs.
Stratton avait tiré les cours vers le haut et ma perte était
assez prononcée.
Je savais qu’il y avait beaucoup plus de maïs dans le
pays que ne l’indiquait le cours. Aux dernières nouvelles, la
loi de l’offre et de la demande fonctionnait toujours, mais la
demande venait principalement de Stratton et l’offre ne
venait plus du tout, parce qu’il y avait un sérieux problème
d’engorgement sur le marché physique du maïs. Je me
souviens très bien avoir pris l’habitude de prier pour
obtenir un coup de froid qui gèlerait les routes
impraticables et permettrait aux fermiers d’apporter leur
maïs sur le marché. Je n’ai malheureusement pas été
exaucé.
Donc j’étais là, à attendre de partir pour ma partie de
pêche joyeusement planifiée, mais cette perte sur le maïs
m’empêchait de le faire. Je ne pouvais pas m’éloigner en
laissant le marché comme cela. Bien sûr, Stratton
surveillait de près les vendeurs à découvert. Il connaissait
très bien ma position à la vente, comme je connaissais
exactement la sienne. Comme je l’ai déjà dit, j’espérais
pouvoir convaincre le ciel de m’aider parce que j’étais
pressé. Me doutant que ni le temps ni un quelconque
faiseur de miracles ne serait assez gentil pour s’intéresser
à mon cas, je cherchai la manière de me sortir par moi-
même de mes difficultés.
Je soldai ma position sur le blé avec une belle plus-
value. Le problème du maïs était infiniment plus complexe.
Si j’avais pu solder mes 10 millions de boisseaux au prix du
marché, je l’aurais fait instantanément et avec plaisir,
quelle qu’ait été l’ampleur de ma perte. Mais voilà, au
moment où je commençai à me racheter sur le maïs,
Stratton était sur le pont tel le manipulateur en chef  : je
n’appréciais pas spécialement le fait de devoir courir après
le cours qui montait, à cause de mes propres achats, et de
me taillader la gorge avec mon propre couteau.
Quelle que soit la fermeté du maïs, mon désir d’aller
pêcher était quand même plus fort. Il me fallait donc
trouver une solution rapide à mon dilemme. Je devais
mener un repli stratégique  : racheter les 10 millions de
boisseaux que j’avais vendus tout en essayant de minimiser
ma perte.
Il se trouvait qu’au même moment, Stratton avait une
grosse position sur l’avoine et avait plutôt bien verrouillé le
marché. Je ne perdais pas de vue que tous les marchés de
grain évoluaient au gré des informations et des rumeurs
sur les récoltes. J’appris que le puissant Armour n’était pas
animé des meilleures intentions à l’égard de Stratton, du
moins en ce qui concernait le marché. Bien sûr, je savais
que Stratton ne me permettrait pas d’avoir le maïs dont
j’avais besoin si ce n’est à son prix. Lorsque j’appris les
rumeurs concernant la bataille d’Armour contre Stratton, il
me semblait que je devais aller chercher de l’aide auprès
des spéculateurs de Chicago. La seule chose qu’ils
pouvaient faire pour moi était de me vendre le maïs que
Stratton me refusait : tout le reste n’était que littérature.
Dans un premier temps, je passai des ordres d’achat de
500 000 boisseaux de maïs à chaque huitième de cent à la
baisse. Après, je donnai à quatre maisons de courtage les
mêmes ordres  : vendre simultanément 50  000 boisseaux
d’avoine, au mieux. Ce qui, du moins l’imaginai-je, devait
entraîner une baisse rapide sur l’avoine. Sachant comment
les spéculateurs raisonnent, ce serait pour eux le signal du
déclenchement des hostilités d’Armour contre Stratton.
Voyant que l’attaque était lancée sur l’avoine, ils pouvaient
logiquement en conclure que la prochaine baisse aurait lieu
sur le maïs et ils se mettraient à en vendre : si le corner sur
le maïs était brisé, les gains à la baisse seraient fabuleux.
Mon intuition sur la psychologie des spéculateurs de
Chicago était parfaitement pertinente. Quand ils virent le
plongeon sur l’avoine, ils se précipitèrent pour vendre le
maïs avec un grand enthousiasme, sans réfléchir plus
avant. Ce qui m’a permis d’acheter six millions de
boisseaux dans les 10 minutes qui ont suivi. Quand j’ai
estimé que leurs ventes étaient terminées, j’ai tout
simplement racheté les quatre autres millions de boisseaux
au marché. Bien sûr, cela a fait monter les cours de
nouveau, mais le résultat global de ma manœuvre fut de
me permettre de racheter la totalité de ma ligne à une
moyenne de 1, 5 cent au-dessus du cours qui prévalait au
moment où j’ai lancé mes rachats sur les ventes des
spéculateurs. Les 200  000 boisseaux d’avoine que j’avais
vendus à la baisse, pour initier la vente du maïs par les
spéculateurs, ne m’avaient coûtés que 3 000 $. Ce qui était
plutôt bon marché pour appâter les ours. Les plus-values
que j’avais réalisées sur le blé compensaient tellement mes
pertes sur le maïs que ma perte totale sur l’ensemble de
mes transactions sur les céréales n’était que de 25  000  $.
Après coup, le maïs grimpa de 25 cents par boisseau.
Indubitablement, Stratton m’avait tenu à sa merci. Si
j’avais prévu d’acheter mes 10 millions de boisseaux de
maïs sans me soucier du prix, il ne fait aucun doute que
j’aurais dû les payer très cher.
On ne peut passer des années sur un même sujet sans
acquérir une certaine aptitude qui vous distingue de la
moyenne des débutants  : voilà la différence essentielle
entre le professionnel et l’amateur. C’est la manière dont
on regarde les choses qui permet de gagner ou de perdre
de l’argent sur les marchés spéculatifs. Le public a le point
de vue du dilettante envers son propre travail. L’ego de
chacun fait indûment obstruction et la pensée n’est alors ni
profonde ni exhaustive. Le professionnel doit s’attacher à
agir avec justesse plutôt que de chercher à gagner de
l’argent, sachant que le profit viendra de lui-même, si le
reste est bien fait. Un spéculateur appréhende le jeu
comme le fait le professionnel du billard c’est-à-dire en
regardant loin devant lui au lieu de considérer l’opération
spécifique qu’il a devant lui. Il s’agit sans doute d’une
forme d’instinct spéculatif.
Je me souviens d’avoir entendu une histoire à propos
d’Addison Cammack qui illustre très gentiment ce sur quoi
je veux insister. De tous ceux dont j’ai entendu parler,
j’aurais tendance à penser que Cammack était l’un des plus
habiles spéculateurs boursiers que Wall Street ait jamais
vus. Il n’était pas chroniquement baissier comme beaucoup
le croient, mais il était plutôt enclin à spéculer à la baisse,
en utilisant toujours les deux grands facteurs humains que
sont la peur et l’espoir. En forme d’avertissement, on lui
prête cette sentence : «Ne vendez pas quand la sève monte
aux arbres»[36] et les vieux boursiers m’ont toujours
soutenu que ses plus gros gains ont été faits à la hausse.
Pour moi, il est évident qu’il ne jouait pas sur des préjugés
mais bien sur les conditions de base. En tous cas, c’était un
spéculateur accompli. Bref, aux ultimes instants du marché
haussier, Cammack devint baissier. J.  Arthur Joseph,
l’écrivain financier et conteur, le savait. Le marché était
alors non seulement très ferme mais encore haussier,
stimulé par les aiguillons des haussiers et les rapports
optimistes des journaux. Sachant quel profit pouvait faire
d’une information baissière un spéculateur comme
Cammack, Joseph se précipita un beau jour dans son
bureau avec de bonnes nouvelles.
— M. Cammack, j’ai un très bon ami qui est employé aux
écritures au bureau de Saint-Paul et qui vient de me
rapporter quelque chose qu’il vous faut savoir.
—  De quoi s’agit-il? demanda Cammack avec
indifférence.
—  Vous avez tourné vos positions, vous êtes baissier
maintenant, n’est-ce pas? demanda Joseph, pour en être
sûr.
Si Cammack n’était pas intéressé, il ne gaspillerait pas
ses précieuses munitions.
—  Oui. Mais quelle est donc cette merveilleuse
information?
— Je me baladais près du bureau de Saint-Paul, comme
je le fais deux ou trois fois par semaine pour y glaner
quelques informations. Mon ami là-bas me dit  : «Le vieil
homme — il voulait parler de William Rockefeller — vend
ses actions». «Vraiment, Jimmy?  » lui répondis-je, et il me
rétorqua  : «Oui, il est en train de vendre 1  500 actions à
chaque fois que le cours gagne 3/8 de point. Il a commencé
à lâcher le papier il y a deux ou trois jours». Je n’ai pas
perdu de temps, et je suis venu directement pour vous en
informer.
Cammack n’était pas homme à s’emballer rapidement
et, en outre, il était tellement habitué à voir toutes sortes
de gens débouler comme des fous dans son bureau avec
toute sorte d’informations, de tuyaux, de rumeurs et de
mensonges qu’il avait conçu une grande méfiance à leur
égard. Il dit simplement :
— Êtes-vous sûr de ce que vous avez entendu, Joseph?
— Si j’en suis sûr? J’en suis absolument sûr. Pensez-vous
que je sois fou?
— Êtes-vous certain de votre homme?
— Absolument! déclara Joseph. Je le connais depuis des
années. Il ne m’a jamais menti. Il ne pourrait tout
simplement pas le faire : c’est totalement exclu. Je sais qu’il
est totalement fiable et je suis prêt à mettre ma tête à
couper sur ce qu’il me dit. Je le connais mieux que
personne au monde, beaucoup mieux que vous semblez me
connaître, après toutes ces années.
— Sûr de lui, hein?
Cammack regarda de nouveau Joseph et lui dit :
— Eh bien, on va voir ça.
Il appela son courtier, W. B. Wheeler. Joseph s’attendait
à l’entendre donner un ordre de vente d’au moins 50  000
actions de Saint-Paul. William Rockefeller se délestait de
ces positions sur Saint-Paul, profitant de la vigueur du
marché. Le fait qu’il s’agisse de valeurs de placement ou de
positions spéculatives était sans conséquence. La chose la
plus importante était que le meilleur spéculateur de la
bande de Standard Oil vende ses actions Saint-Paul.
Qu’aurait fait le boursicoteur moyen s’il avait disposé
d’informations aussi sûres? Pas la peine de le demander.
Mais Cammack, le plus habile vendeur à découvert de
cette époque et qui était de plus baissier sur le marché à ce
moment-là, dit alors à son courtier :
— Billy, va sur le parquet et achète-moi 1 500 Saint-Paul
à chaque hausse de 3/8e de point.
L’action se négociait alors dans les 90 $.
—  Vous ne voulez pas dire de vendre? objecta
immédiatement Joseph.
Il n’était pas novice à Wall Street, mais il regardait le
marché avec l’œil du journaliste, c’est-à-dire, entre nous,
comme le grand public. Le cours devait baisser d’une
manière certaine sur cette information de première bourre.
Personne n’était mieux informé que M. William Rockefeller.
La Standard Oil vendait, et Cammark achetait! Ce n’était
pas possible!
— Non, dit Cammack, j’ai bien dit d’acheter!
— Vous ne me croyez donc pas?
— Si!
— Vous ne croyez pas mes informations?
— Si!
— Vous n’êtes pas baissier?
— Si!
— Alors, quoi?
— C’est bien pour cela que j’achète. Écoutez-moi bien :
restez en contact avec votre fidèle ami et au moment où les
ventes massives s’arrêteront, faites-le moi savoir.
Immédiatement! Vous avez compris?
— Oui, dit Joseph.
Et il s’en alla, pas tout à fait convaincu d’avoir sondé les
motivations de Cammack qui achetait les actions de
William Rockefeller. C’était le fait de savoir que Cammack
était baissier sur tout le marché qui rendait sa manœuvre
difficile à comprendre. Quoiqu’il en soit, Joseph alla voir
son ami l’employé aux écritures et lui dit qu’il voulait être
informé quand le vieil homme cesserait de vendre.
Régulièrement, deux fois pas jour, Joseph appelait son ami
pour se renseigner.
Un beau jour, l’employé aux écritures lui dit  : «Le vieil
homme ne vend plus aucune action». Joseph le remercia et
courut chez Cammack avec la précieuse information.
Cammack l’écouta avec une grande attention, se tourna
vers Wheeler et lui demanda : «Billy, combien de Saint-Paul
avons-nous en position?  » Wheeler regarda et lui indiqua
qu’il avait accumulé environ 60 000 actions.
Cammack, étant baissier, avait mis en place des lignes
d’actions à la vente, avant même d’acheter Saint-Paul. Il
était maintenant massivement vendeur sur le marché. Il
passa rapidement à Wheeler l’ordre de vendre les 60  000
actions Saint-Paul qu’il avait en portefeuille et d’autres en
plus. Il utilisa ses positions longues sur Saint-Paul comme
un levier pour peser sur l’ensemble du marché et profiter
ainsi au maximum de ses opérations à la baisse.
Saint-Paul baissa sans discontinuer jusqu’à 44 et
Cammack en tira une fortune. Il jouait ses cartes avec une
habileté consommée et gagna donc en conséquence. Je
veux insister sur son attitude habituelle envers la
spéculation  : il n’avait pas besoin de réfléchir. Il percevait
instantanément ce qui était pour lui beaucoup plus
important que la plus-value sur une action particulière. Il
voyait qu’il avait une opportunité providentielle de
commencer ses opérations baissières, non seulement au
bon moment mais en profitant en outre d’un fort
mouvement au départ. Le tuyau sur Saint-Paul l’incita à
acheter plutôt qu’à vendre parce qu’il comprit
immédiatement que cela lui donnerait plus de munitions
pour sa campagne baissière.
Quant à moi, après avoir soldé ma spéculation sur le blé
et sur le maïs, je partis pour les mers du Sud, sur mon
yacht. Je croisai dans les eaux de Floride, profitant
pleinement de mes vacances. La pêche était super bonne.
Tout allait pour le mieux. Je n’avais pas le moindre souci et
me gardais bien de chercher les ennuis.
Un jour, je débarquai à Palm Beach. Je rencontrai
beaucoup de copains de Wall Street et d’autres. Ils
parlaient tous du spéculateur le plus pittoresque de
l’époque sur le coton. Un rapport de New York annonçait
que Percy Thomas avait perdu jusqu’à son dernier cent. Ce
n’était pas une simple faillite commerciale, mais plutôt la
rumeur du second Waterloo du spéculateur sur le coton le
plus connu dans le monde.
J’avais toujours ressenti une grande admiration pour lui.
La première fois que j’ai entendu parlé de lui, c’était par
les quotidiens lors de l’échec de la maison de courtage
Sheldon & Thomas — membre du Stock Exchange — quand
Thomas tentait de faire un corner sur le coton. Sheldon, qui
n’avait ni la vision ni le courage de son associé, prit peur
soudain au moment où le succès était imminent. C’est du
moins ce que disait Wall Street à l’époque. Toujours est-il
qu’au lieu de faire un malheur, ils firent une des plus
retentissantes faillites depuis des lustres. On ferma la boîte
et Thomas décida alors de travailler seul. Il se consacra
exclusivement au coton et il ne s’écoula pas longtemps
avant qu’il ne retombât sur ses pieds. Il remboursa le
principal et les intérêts à tous ses créanciers — dettes qu’il
n’était pas légalement tenu de rembourser. Il lui restait
encore un million de dollars devant lui. Son retour sur le
marché du coton fut aussi spectaculaire dans son genre
que le fameux exploit du «diacre» S. V. White sur le marché
des actions qui avait réussi à rembourser un million de
dollars en un an. Le courage et l’intelligence de Thomas me
rendaient immensément admiratif.
A Palm Beach, tout le monde parlait de l’échec de la
spéculation de Thomas sur le coton échéance mars[37]. Vous
savez comment les discussions s’échauffent et comment les
gens exagèrent. Ah, le nombre de désinformations,
d’exagérations et d’embellissements que vous pouvez
entendre! Un jour, j’ai pu constater comment une rumeur à
mon propos avait gonflé dans des proportions telles que le
type qui l’avait lancée ne la reconnut pas quand elle lui
revint en moins de 24 heures, pimentée de nouveaux et
pittoresques détails.
La nouvelle des dernières mésaventures de Percy
Thomas m’obligea une fois de plus à laisser tomber la
pêche pour le marché du coton. Je me plongeai dans les
journaux financiers pour me remettre dans le bain. Quand
je revins à New York, je me remis à étudier le marché. Tout
le monde était baissier et tout le monde vendait du coton
échéance février  : vous savez comment sont les gens. Je
suppose que c’est l’exemple typique de situation qui nous
pousse à faire une chose parce que tout le monde autour de
nous fait la même chose. Peut-être s’agit-il au fond d’une
sorte d’instinct grégaire. Quoi qu’il en soit, la seule chose
intelligente et sage à faire, et la plus sûre aussi, était de
vendre du coton sur juillet! On ne peut même pas parler de
mouvement de ventes massives et irréfléchies, le mot est
trop conservateur. Les spéculateurs ne voyaient tout
simplement qu’un côté du marché ainsi que les gros
bénéfices qu’ils ne manqueraient pas d’encaisser. Ils ne
s’attendaient certainement pas à un plongeon des cours.
Je vis tout cela, évidemment, et je fus frappé par le fait
que tous ces types qui vendaient à découvert ne
disposaient que de peu de temps pour se racheter avant
l’échéance. Plus j’étudiais la situation, plus cela me
paraissait évident, si bien que, finalement, je décidai
d’acheter du coton échéance juillet. Après tout, j’étais
rentré pour travailler. J’achetai rapidement 100 000 balles.
Je n’étais absolument pas perturbé par le fait que le monde
entier me vendait du coton. Il me semblait que je pouvais
offrir une prime d’un million de dollars pour la capture,
mort ou vif, d’un seul spéculateur qui n’était pas en train
de vendre du coton échéance juillet et que personne
n’aurait pu la réclamer.
On était alors dans les derniers jours du mois de mai. Je
continuais à acheter toujours plus et ils continuaient à m’en
vendre jusqu’à ce que j’aie absorbé tout le flottant. J’avais
alors en position 120 000 balles. Quelques jours plus tard,
après avoir acheté mon dernier lot, le cours commença à
monter. À partir de ce moment-là, il ne cessa de monter, le
marché fut assez gentil pour continuer à se comporter
vraiment bien, c’est-à-dire qu’il montait de 40 à 50 points
par jour.
Un samedi, à peu près 10 jours après avoir commencé
mes opérations, le cours se mit à s’envoler littéralement.
J’en étais arrivé à me demander s’il restait encore un seul
contrat à vendre sur le coton. Je n’avais plus qu’à sortir,
aussi j’attendis jusqu’aux 10 dernières minutes. Je savais
d’expérience que les vendeurs devraient se racheter et que
si le marché terminait en hausse, ils se feraient proprement
cravater. Du coup, je passai quatre ordres d’achat de 5 000
balles chacun, au même moment. Cela fit monter le cours
de 30 points et les vendeurs firent de leur mieux pour se
détacher de l’hameçon. Le marché termina au plus haut de
la séance. Tout ce que j’avais fait, souvenez-vous bien, avait
consisté à acheter 20 000 balles.
Le lendemain était un dimanche. Le lundi, Liverpool
devait ouvrir en hausse de 20 points pour être à parité avec
l’avance de New York. Au lieu de cela, le marché gagna
plus de 50 points. Ce qui signifiait que Liverpool avait
amplifié notre avance de 100 %. Je n’avais rien à voir avec
cette hausse-là. Ce qui me montra que mes déductions
étaient bonnes et que je spéculais bien le long de la ligne
de moindre résistance. Je ne perdais pas de vue le fait que
j’avais quand même une sacrée belle ligne en position. Un
marché peut avancer fortement ou monter graduellement
et ne pas avoir le pouvoir d’absorber plus d’un certain
montant de ventes.
Bien sûr, les informations en provenance de Liverpool
avaient rendu le marché complètement fou. Je remarquai
que plus il montait, plus le coton semblait rare sur
l’échéance juillet  : je décidai donc de ne rien vendre.
Toujours est-il que ce lundi fut un jour très excitant pour
moi, mais pas très agréable pour les vendeurs. Je constatai
toutefois qu’il n’y avait aucun signe de panique chez les
ours, pas le moindre début de rachat aveugle. J’avais
toujours 150 000 balles pour lesquelles je devais trouver un
marché.
Le mardi matin, alors que je me rendais à mon bureau,
je rencontrai un ami à l’entrée de l’immeuble. Il me dit avec
un sourire :
— Il y a une drôle d’histoire dans le World, ce matin.
— Quelle histoire? lui demandai-je.
— Quoi? Tu veux me faire croire que tu ne l’as pas vue?
— Je ne lis jamais le World, quelle est cette histoire?
— Mais enfin, c’est à ton sujet. Ils écrivent que tu es en
train de faire un corner sur le coton échéance juillet.
— Je ne l’ai pas lue, lui dis-je et je le quittai.
Je ne sais pas s’il m’a cru ou non. Il devait penser qu’il
n’était pas très correct de ma part de faire celui qui ne
savait pas.
Quand j’entrai au bureau, je reçus une copie du papier.
Effectivement, en première page, on pouvait lire, en gros
caractères :
LARRY LIVINGSTONE TENTE UN CORNER SUR LE
COTON ÉCHÉANCE JUILLET

Bien sûr, j’ai su immédiatement que l’article allait


mettre le feu aux poudres. Si j’avais délibérément étudié
les moyens de disposer de mes 150 000 balles au mieux de
mes intérêts, je n’aurais pu rêver meilleur scénario. Je
n’aurais même pas imaginé l’écrire. Cet article à ce
moment-là était lu à travers tout le pays, que ce soit dans le
World ou dans d’autres journaux. Il avait été câblé en
Europe. C’était évident, compte tenu des cours de
Liverpool. Le marché était tout simplement devenu fou  :
pas étonnant avec une telle nouvelle!
Bien sûr, je savais ce que New York allait faire et ce que
je devais faire. Le marché ouvrait chez nous à 10 heures. À
10 h 10, je ne possédais plus une balle de coton. Ils
m’avaient pris la totalité de mes 150  000 balles. Pour
l’essentiel de ma ligne, j’avais vendu à ce qui s’avéra être le
cours le plus élevé de la journée. Les spéculateurs faisaient
le marché pour moi. Je m’étais contenté de profiter d’une
incroyable opportunité pour me débarrasser de mon coton.
Je l’ai saisie parce que je ne pouvais pas faire autrement,
n’est ce pas?
Le problème qui me semblait le plus difficile à résoudre
était de savoir comment je m’en serais tiré sans cette
péripétie. Si le World n’avait pas publié cet article, je
n’aurais jamais été capable de vendre une telle ligne sans
sacrifier la plus grande partie de mes plus-values
potentielles. Vendre 140  000 balles de coton échéance
juillet sans faire plonger les cours était au-dessus de mes
forces. L’initiative du World tombait vraiment à pic.
Je suis bien incapable de vous dire pourquoi le World a
publié cette information. Je ne l’ai jamais su. Je suppose
qu’un journaliste a été tuyauté par un de ses amis sur le
marché du coton et qu’il pensait avoir un scoop. Je ne l’ai
jamais vu ni lui ni qui que ce soit d’autre du World. Je ne
savais pas que l’article était paru avant neuf heures, et si
mon ami ne me l’avait pas signalé, je ne l’aurais peut-être
jamais su.
Toujours est-il que, sans cette affaire, je n’aurais jamais
eu en face de moi un marché assez liquide pour absorber
mes ventes. C’est un des problèmes les plus délicats de la
spéculation à grande échelle  : vous ne pouvez pas sortir
subrepticement quand vous le souhaitez ou quand vous le
jugez sage. Vous devez sortir quand vous le pouvez, quand
vous avez un marché capable d’absorber la totalité de votre
ligne. Rater l’opportunité de sortir peut vous coûter des
millions. Vous ne pouvez pas hésiter, car si vous le faites,
vous êtes perdu. Vous ne pouvez pas non plus tenter des
coups tordus comme faire danser les ours en tirant les
cours par des achats à bon compte, pour réduire leur
capacité d’absorption. Je peux vous dire que saisir les
opportunités n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Il faut être
constamment vigilant et savoir saisir la chance dès qu’elle
frappe à la porte.
Bien sûr personne ne sut rien du caractère fortuit de ma
sortie. À Wall Street, pour cette opération comme pour
d’autres, tout accident qui fait gagner beaucoup d’argent
est regardé avec suspicion. Quand l’accident vous fait
perdre de l’argent, alors on considère que ce n’en est pas
vraiment un, mais la suite logique de votre avidité ou de
votre vanité. En revanche, si l’accident vous fait gagner de
l’argent, alors on parle de pillage, de votre absence totale
de scrupules qui choque la morale, etc.
Notez bien que les critiques ne provenaient pas
uniquement de gens mal intentionnés qui avaient payé
durement leur imprudence et qui m’accusaient d’avoir
délibérément monté le traquenard. D’autres personnes
pensaient de même.
Un des plus gros intervenants sur le coton dans le
monde me rencontra un jour ou deux plus tard et me dit :
—  C’était certainement le plus beau coup de votre
carrière, Livingstone. Je me demandais combien vous alliez
perdre, quand je vous ai vu prendre une telle position. Vous
saviez que ce marché n’était pas assez liquide pour plus de
50  000 à 60  000 balles sans baisse significative. J’étais
bigrement curieux de voir comment vous alliez vous y
prendre pour réaliser vos plus-values latentes sans
entraîner un effondrement des cours. Je n’ai pas pensé un
seul instant à votre astuce. C’était très malin, vraiment très
malin!
—  Je n’ai rien à voir là-dedans, lui assurai-je, aussi
sérieusement que possible.
Il se contenta de répéter :
—  Très malin mon garçon, vraiment très malin! Ne
soyez pas modeste!
Après ce coup, certains journaux m’ont surnommé le roi
du coton. Comme je vous l’ai dit, je ne méritais absolument
pas cette couronne. Il n’est pas nécessaire de vous préciser
qu’il n’y avait pas assez d’argent aux États-Unis pour
acheter les colonnes du World de New York ni assez de
relations personnelles pour s’assurer la publication d’une
telle histoire : bref cette affaire me donnait une réputation
totalement usurpée.
Je ne vous ai pas raconté cette histoire pour vous faire
la morale à propos des lauriers qui sont parfois tressés sur
la tête des spéculateurs qui ne les méritent pas, ni pour
insister avec emphase sur la nécessité de saisir les
opportunités, quel que soit le moment ou la manière. Je
n’avais pas d’autre but que de montrer la brutale notoriété
que m’avait apportée ma spéculation sur le coton échéance
juillet. De plus, si je n’avais pas été mentionné dans le
journal, je n’aurais jamais rencontré cet homme
remarquable qu’est Percy Thomas.
CHAPITRE 12

P
eu de temps après avoir soldé, avec le succès inespéré
que l’on sait, ma position sur le coton échéance
juillet, je reçus par la poste une demande
d’entrevue. La lettre était signée Percy Thomas. Vous vous
doutez bien que j’y répondis dans l’instant, en lui précisant
même que je serais heureux de le rencontrer à mon bureau
à tout moment à sa convenance : il vint le lendemain même.
J’admirais Percy Thomas depuis fort longtemps. Son
nom était familier à tous ceux qui s’intéressaient à la
culture, à l’achat ou à la vente du coton. En Europe, comme
partout dans ce pays, les gens me citaient ses opinions. Je
me souviens, dans une station thermale, avoir entendu son
nom dans une discussion entre un Suisse et un banquier
cairote ayant des intérêts dans la culture du coton en
Égypte, en association avec le vieux Sir Ernest Cassel.
Quand il apprit que je venais d’arriver de New York, il
m’interrogea immédiatement sur Percy Thomas, dont il
recevait et lisait assidûment les analyses financières.
J’ai toujours estimé que Thomas traitait ses affaires de
manière scientifique. C’était un vrai spéculateur, un
penseur avec la vision d’un artiste et le courage d’un
guerrier, un homme étonnamment bien informé, qui
connaissait à la fois la théorie et la pratique de la
spéculation sur le coton. Il adorait entendre et exprimer
des idées, des théories et échafauder toutes sortes
d’abstractions. Dans le même temps, il connaissait
parfaitement la pratique du marché du coton ou la
psychologie des spéculateurs, car il spéculait depuis des
années et il y avait réalisé et englouti des sommes
considérables.
Après l’échec de sa société de bourse Sheldon
& Thomas, il était reparti de zéro, tout seul. En deux ans à
peine, il avait effectué un retour spectaculaire. Je me
souviens avoir lu dans le Sun que la première chose qu’il
fit, quand il se rétablit financièrement, fut de rembourser
intégralement tous ses créanciers, capital et intérêt. La
seconde fut de mandater un expert pour étudier et évaluer
comment il pouvait investir au mieux un million de dollars.
Cet expert étudia par le menu les rapports d’une flopée de
sociétés pour lui recommander finalement l’achat d’actions
de Delaware & Hudson.
Après avoir perdu des millions et s’être retrouvé de
nouveau avec encore plus de millions, Thomas fut une fois
de plus lessivé par sa dernière spéculation sur le coton
échéance mars. Il me proposa une association  : il me
donnerait toute information intéressante qu’il obtiendrait
avant de la publier. Mon travail consisterait à mettre en
place la véritable spéculation pour laquelle, disait-il, j’avais
une forme de génie qu’il n’avait pas.
Cela ne me convenait pas trop, pour de nombreuses
raisons. Je lui dis franchement que je ne pensais pas
pouvoir mener une spéculation à quatre mains et que je
n’étais pas trop disposé à tenter l’expérience. Il insista en
disant que c’était la combinaison idéale jusqu’à ce que je
lui explique carrément que je ne voulais pas être influencé
par qui que ce soit pour spéculer.
«Si je me plante tout seul, lui dis-je, je suis le seul à en
souffrir et j’en paie immédiatement le prix. Il n’y a pas de
surprises ou d’ennuis à en attendre. Quand je joue, je
choisis toujours seul mes investissements; c’est la manière
la plus sage et la plus économique de spéculer. Je prends
plaisir à faire travailler mon cerveau contre le cerveau des
autres spéculateurs, des gens que je n’ai jamais vus et que
je ne rencontrerai jamais et à qui je ne demanderai jamais
de conseil d’achat ou de vente. Quand je gagne de l’argent,
je le fais en ayant suivi mes propres opinions. Je ne les
vends pas et je n’en tire pas profit. Je n’arrive tout
simplement pas à imaginer que je puisse mériter de gagner
de l’argent autrement. Votre proposition ne m’intéresse pas
car, ce qui m’intéresse, c’est seulement de jouer par moi-
même et selon ma propre méthode».
Il me dit qu’il était désolé que je réagisse comme cela,
et il essaya de me convaincre que j’avais tort de rejeter son
plan. Je restai cependant sur mes positions. Le reste fut
une agréable conversation de spécialistes. Je lui dis que
j’étais persuadé qu’il reviendrait à meilleure fortune et que
je considérerais comme un privilège qu’il accepte de me
permettre d’être une sorte d’assistant financier. Il me
répondit qu’il ne pouvait accepter aucun prêt de ma part.
Puis il me demanda quelques détails sur ma spéculation sur
le coton échéance juillet et je lui racontai mon opération en
détail  : comment je l’avais initiée, combien de lots j’avais
achetés, à quels cours et autres informations de ce genre.
Nous bavardâmes encore un peu et ensuite il prit congé.
Quand je vous disais, il y a quelque temps, qu’un
spéculateur doit faire face à une multitude d’ennemis, la
plupart d’entre eux tapis au fond de lui-même, j’avais en
tête mes nombreuses erreurs. J’avais appris qu’on pouvait
avoir un esprit original et une longue habitude de penseur
autonome et, de temps en temps, être vulnérable aux
attaques d’une personnalité persuasive. Je suis
franchement immunisé contre les poisons spéculatifs
habituels, comme la cupidité, la peur et l’espoir. Toutefois,
n’étant qu’un homme, je peux aussi me tromper avec une
facilité déconcertante.
Je devais avoir été sur mes gardes à ce moment-là, car
cela s’était passé peu de temps avant une expérience qui
m’a prouvé à quel point on pouvait facilement faire quelque
chose contre son propre jugement et même contre ses
souhaits. Tout commença chez Harding. J’avais une sorte
de bureau personnel, une pièce qu’on me laissait utiliser à
ma guise, et personne, sans mon consentement, n’était
censé me déranger pendant les heures de marché. Je ne
voulais pas être importuné et, comme je spéculais à une
très grande échelle et que mon compte était assez rentable,
j’étais plutôt bien gardé.
Un jour, juste après la clôture du marché, j’entendis
quelqu’un me dire :
— Bon après-midi, M. Livingstone!
Je tournai la tête et vis un type qui m’était totalement
étranger, un garçon de 30 à 35 ans. Comment il était entré,
je n’en savais rien, mais je supposai qu’il avait une bonne
raison d’être là, devant moi, puisqu’il avait passé le
barrage. Je ne dis rien, le regardai et assez vite il
m’expliqua :
— Je viens vous voir à propos de Walter Scott.
Et il commença son baratin.
C’était un vendeur de livres. En fait, il n’était ni
particulièrement agréable ni particulièrement habile dans
son discours. Il n’était pas spécialement intéressant mais il
avait une certaine personnalité. Il parlait et je croyais
l’écouter; pourtant je serais incapable de me souvenir de ce
qu’il m’a dit. Je pense même ne jamais l’avoir su, même à
ce moment-là. Quand il eut fini son monologue, il me tendit
son stylo à plume ainsi qu’un formulaire en blanc, que je
signai. C’était un contrat pour acheter l’intégralité des
œuvres de Scott pour 500 $.
Je pris conscience de mon erreur juste après avoir
signé. Cependant, il avait le contrat en poche. Je ne voulais
pas de ses bouquins, je ne savais même pas où les mettre.
De toute façon, ils ne m’étaient d’aucune utilité et je ne
pouvais les donner à personne. Toujours est-il que, pour
eux, j’avais accepté de payer 500 $.
Je suis tellement habitué à perdre de l’argent que je ne
pense jamais à cette phase de mes erreurs. Vous savez,
c’est toujours le même jeu. Avant tout, je souhaitais
connaître mes propres limites et habitudes de penser. De
plus, je ne voulais pas faire deux fois de suite la même
erreur  : on ne peut excuser ses propres erreurs qu’en les
capitalisant pour en tirer profit par la suite.
Ayant fait une erreur de 500 $ mais n’ayant pas encore
trouvé où était le problème, je regardai mon gaillard pour
essayer de comprendre sa psychologie. Je veux bien être
pendu s’il ne me souriait pas — un petit sourire entendu! Il
semblait lire dans mes pensées. Je n’avais pas à lui
expliquer quoi que ce soit, il arrivait à comprendre ce que
je pensais sans avoir à le lui dire. Du coup, je sautai les
explications et les préliminaires pour lui demander  :
«Combien touchez-vous quand vous encaissez une
commande de 500 $? »
Il secoua rapidement la tête et confia :
— Je ne peux pas le dire, désolé.
— Combien touchez-vous? persistai-je.
— Un tiers, mais je ne peux pas le faire.
— Un tiers de 500 $, cela représente 166 $ et 66 cents.
Je vous donne 200 $ comptant si vous me rendez le contrat
que je viens de vous signer.
Pour prouver ma bonne foi, je sortis l’argent de ma
poche.
—  Je vous ai indiqué que je ne pouvais pas le faire, me
répondit-il.
—  Vous avez déjà eu beaucoup de clients qui vous ont
l’ait la même offre? demandai-je.
— Non.
—  Alors, pourquoi étiez-vous si sûr que j’allais vous la
faire?
—  C’est tout à fait votre genre. Vous savez perdre avec
panache, c’est pour cela que vous êtes un homme
exceptionnel. Je vous suis très obligé, mais je ne peux pas
accepter.
—  Maintenant, dites-moi pourquoi vous ne voulez pas
gagner plus que votre commission?
— Ce n’est pas exactement cela, dit-il, je ne travaille pas
uniquement pour la commission.
— Et pour quoi d’autre alors?
— Pour la commission et pour le classement.
— Quel classement?
— Le mien.
— Où voulez-vous en venir?
—  Vous ne travaillez donc que pour l’argent? me
demanda-t-il.
— Oui.
—  Non. Il secoua la tête. Non ce n’est pas vrai. Vous
n’en tireriez pas assez de plaisir. Je suis persuadé que vous
ne travaillez pas uniquement pour accroître votre compte
en banque de quelques dollars supplémentaires et vous
n’êtes pas à Wall Street uniquement par goût pour l’argent
facile. Vous prenez votre plaisir ailleurs. Et bien, c’est la
même chose pour moi.
Je n’argumentai pas mais lui demandai :
— Comment éprouvez-vous de la satisfaction?
— Et bien, avoua-t-il, nous avons tous un point faible.
— Quel est le vôtre?
— L’orgueil.
— Bien, vous avez réussi à me faire signer. Maintenant,
je veux me désister et je suis prêt à vous en donner 200 $
pour dix minutes de travail, ce n’est pas suffisant pour
votre amour-propre?
—  Non. Vous voyez, tous les autres vendeurs écument
Wall Street depuis des mois et n’arrivent pas à vendre. Ils
disent que c’est la faute du produit ou du secteur.
D’ailleurs, la boîte m’envoie ici pour prouver que les
véritables responsables de la mévente sont les vendeurs et
pas les bouquins ou le secteur. Ils travaillent à 25 % de
commission. J’étais à Cleveland où j’en ai vendu 82 en deux
semaines. Je suis ici pour en vendre un certain nombre de
lots, non seulement pour vendre à ceux qui n’auraient pas
acheté aux autres agents, mais aussi à ceux qu’ils
n’auraient même pas vus. Voilà pourquoi ils me donnent 33
%.
— Je n’arrive toujours pas à comprendre comment vous
m’avez vendu ce lot.
— Savez-vous, dit-il d’un ton consolateur, que j’ai vendu
un lot à J. P. Morgan?
— Non! Vous avez réussi ça!
Il n’était pas peu fier et me dit simplement :
— En toute honnêteté, oui.
—  Un lot de Walter Scott à J.  P.  Morgan qui, non
seulement a les plus rares éditions, mais possède
probablement les manuscrits originaux de certaines de ses
nouvelles.
— Voici sa griffe.
Il me montra rapidement un contrat signé par
J. P. Morgan lui-même. Il était possible que ce ne soit pas la
signature de J.  P.  Morgan mais, pour moi, cela ne faisait
aucun doute. N’avait-il pas le mien dans sa poche? Il avait
mis ma curiosité en éveil :
— Mais comment avez-vous vu le bibliothécaire?
— Je n’ai vu aucun bibliothécaire. J’ai vu le vieil homme
en personne, dans son bureau.
— C’en est trop! ajoutai-je.
Tout le monde sait qu’il est plus difficile d’entrer dans le
bureau de Morgan les mains vides que de s’introduire à la
Maison-Blanche avec un paquet qui fait tic tac comme un
réveille-matin.
Mais il déclara :
— Je l’ai fait.
— Mais comment êtes-vous entré dans son bureau?
— Comment suis-je entré dans le vôtre? rétorqua-t-il.
— Je ne sais pas, expliquez-le moi?
— Et bien de la même manière que je suis entré dans le
sien. J’ai juste parlé au type à la porte dont le boulot
consiste à m’empêcher d’entrer. J’ai fait signer Morgan de
la même manière que vous. Vous n’avez pas signé un
contrat pour un lot de bouquins. Vous avez juste pris le
stylo et fait ce que je vous ai demandé de faire, aucune
différence entre vous deux.
— C’est vraiment la signature de Morgan? lui demandai-
je environ trois minutes plus tard, non sans scepticisme.
—  Bien sûr. Vous savez, il a appris à écrire son nom
quand il était gamin.
— C’est tout ce qui s’est passé?
—  C’est tout, je sais exactement ce que je fais  : tout le
secret est là. Je vous suis très obligé. Bonne journée,
M. Livingstone. Il s’apprêta à sortir.
— Attendez. Je suis prêt à vous proposer plus de 200 $.
Je lui tendis 35  $ de plus. Il hocha la tête en signe de
refus.
—  Alors, non, je ne peux pas accepter ça mais je peux
faire ceci!
Il tira le contrat de sa poche, le déchira en deux et me
remit les morceaux.
Je comptai 200  $ et posai l’argent devant lui, mais il
remua la tête à nouveau.
— Nous ne sommes pas d’accord? lui dis-je.
— Non.
— Alors, pourquoi avoir déchiré le contrat?
— Parce que vous n’avez pas pleurniché, mais que vous
avez agi comme je l’aurais fait moi-même si j’avais été à
votre place.
— Je vous ai moi-même proposé 200 $.
— Je sais, mais l’argent n’est pas tout, n’est-ce pas?
Quelque chose dans sa voix me fit dire :
—  Vous avez raison, ce n’est pas tout. Et maintenant,
que voulez-vous que je fasse réellement pour vous?
—  Vous comprenez vite! Êtes-vous réellement prêt à
faire quelque chose pour moi?
— Oui, je le veux. Mais cela dépend de ce que vous avez
derrière la tête.
— Introduisez-moi auprès de M. Ed Harding et dites-lui
de m’accorder trois minutes. Ensuite laissez-moi seul avec
lui.
Je secouai la tête en signe de refus et lui dit :
— C’est un de mes bons amis.
— C’est un agent de change de 50 ans, dit le vendeur de
livres.
Ce qui était tout à fait vrai. Du coup, je l’introduisis dans
le bureau de Ed. Après, je n’entendis plus parler du
vendeur. Un soir, quelques semaines plus tard, je me
promenais en ville sur la sixième avenue quand je le croisai
par hasard. Il souleva son chapeau très poliment et je lui
répondis. Il vint à moi et me demanda :
—  Comment allez-vous, M. Livingstone? Et comment va
M. Harding?
— Il va bien. Pourquoi cette question?
Je pensai qu’il avait quelque chose à me raconter.
—  Je lui ai vendu pour 2  000  $ de bouquins le jour où
vous me l’avez présenté.
— Il ne m’en a jamais parlé.
— Non, ce genre de type ne parle pas de cela.
— Quel genre de type est-il donc?
—  Vous savez, c’est le genre d’homme qui a toujours
raison et qui ne reconnaîtra jamais qu’il a tort. Le genre qui
sait toujours ce qu’il veut et ne laisse personne lui dicter sa
conduite. C’est le genre de personne qui me permet
d’éduquer mes enfants et qui garde ma femme de bonne
humeur. Vous m’avez rendu un fier service, M. Livingstone.
Je m’en doutais quand j’ai renoncé aux 200  $ que vous
vouliez absolument me donner.
— Si M. Harding n’avait rien acheté?
— Certes, mais je savais qu’il le ferait. J’ai tout de suite
vu quel genre d’homme il était : c’était du tout cuit.
—  D’accord, mais s’il n’avait rien acheté du tout,
persistai-je?
—  Je serais revenu vous voir pour vous vendre quelque
chose. Bonne journée M. Livingstone. Je vais voir le maire.
Il monta à l’arrêt de Park Place.
— J’espère que vous lui en vendrez dix lots, lui dis-je.
Son excellence était un Tammany[38].
—  Moi aussi, je suis républicain, dit il en s’éloignant,
sans hâte, d’un pas tranquille, confiant dans le fait que le
train attendrait, ce qu’il fit d’ailleurs.
Je vous ai raconté cette histoire avec autant de détails
parce que cela concernait un homme remarquable qui
m’avait fait acheter quelque chose que je ne désirais pas du
tout. C’était le premier à arriver à un tel résultat. Il n’aurait
jamais dû y en avoir un second, mais il y en eut un. Vous ne
pouvez jamais parier qu’un vendeur exceptionnel n’y
arrivera pas, ni que vous serez totalement immunisé contre
l’influence d’une forte personnalité.
Quand Percy Thomas quitta mon bureau, après que j’eus
poliment mais définitivement décliné son offre
d’association, j’aurais parié que jamais nos routes
professionnelles ne se seraient croisées. Je n’étais même
pas certain de le revoir un jour. Pourtant le lendemain, il
m’écrivit pour me remercier de mes propositions d’aide et
pour m’inviter à venir le voir. Je répondis que j’étais
d’accord. Il m’écrivit de nouveau. Je l’appelai.
J’avais beaucoup de choses à lui dire. Je l’écoutais
toujours avec plaisir : il avait une telle culture et exprimait
si bien ses connaissances. Je pense qu’il est l’homme le
plus fascinant que j’aie jamais rencontré.
Nous avons parlé de beaucoup de choses. Il est très
érudit, a une capacité exceptionnelle à maîtriser de
nombreux sujets et a un remarquable don pour la
vulgarisation. La sagesse de son discours est
impressionnante et sa force de conviction est vraiment sans
égale. J’ai entendu beaucoup de gens accuser Thomas
Percy de beaucoup de choses, notamment de manquer de
sincérité. Je me demande parfois si sa remarquable force
de conviction ne vient pas du fait qu’il réussit d’abord à se
convaincre lui-même avec une telle intensité qu’il en
acquiert ainsi une grande capacité de persuasion sur les
autres.
Bien sûr nous avons parlé fort longuement du marché.
Je n’étais pas haussier sur le coton mais lui l’était. Je ne
voyais absolument pas les raisons d’une hausse mais lui les
voyaient. Il me cita tellement de faits et de chiffres que
j’aurais dû en être submergé, mais je ne le fus pas. Je ne
pouvais pas désapprouver ses arguments parce que je ne
pouvais pas nier leur authenticité; cependant, ils
n’ébranlèrent pas la confiance que j’avais dans mes propres
opinions. Il continua jusqu’à ce que je commence à douter
de mes propres informations glanées dans les journaux
boursiers et les quotidiens. Je ne pouvais tout simplement
plus voir le marché à travers mes propres yeux. On ne peut
convaincre quelqu’un contre ses propres convictions, mais,
toutefois, on peut le mettre dans un état d’incertitude et
d’indécision tel qu’il ne puisse plus spéculer avec confiance
et aisance.
Je ne peux pas dire que je mélangeai tout, mais je perdis
l’équilibre, ou plutôt je cessai d’avoir ma propre opinion. Je
suis incapable de vous donner plus de détails sur les
différents stades par lesquels je suis passé pour atteindre
l’état de conscience qui me coûta aussi cher. Je pense que
c’était son assurance sur la pertinence de ses chiffres, qui
étaient exclusivement les siens, et mon manque de
confiance dans les miens, qui n’étaient pas vraiment les
miens mais ceux de tout le monde. Il rabâchait toujours la
totale fiabilité, prouvée maintes fois, de ses 10  000
correspondants dans tout le Sud du pays. À la fin, j’en vins
à lire les conditions de base comme il les voyait lui-même,
tout simplement parce que nous lisions la même page du
même livre, tenu par lui devant mes yeux. Il avait un esprit
très logique. Une fois que j’avais accepté ses faits, il était
clair que mes propres conclusions, provenant de ses faits,
seraient en accord avec les siennes.
Lorsqu’il entama avec moi ses discussions sur la
situation du coton, non seulement j’étais baissier mais
j’étais aussi vendeur sur le marché. Graduellement, comme
je commençai à accepter ses faits et chiffres, je commençai
aussi à craindre d’avoir fondé mes positions sur des
informations erronées. Bien sûr, je ne pouvais pas rester
comme ça à découvert. Après m’être racheté parce que
Thomas m’avait fait penser que je me trompais, je n’avais
plus qu’à me mettre long! C’est la manière dont mon esprit
travaille. Vous savez, je n’avais rien fait d’autre dans la vie
à part spéculer sur les titres et les matières premières. Je
pensais naturellement que si je me trompais en étant
baissier, je devais avoir raison en étant haussier. S’il était
juste d’être haussier, alors il était impératif d’acheter.
Comme le disait mon vieux copain de Palm Beach à propos
de ce que Pat Hearne répétait toujours  : «Tant que vous
n’avez pas de position, vous n’avez rien à dire!  », je dois
prouver sur le marché si j’ai raison ou non. Les preuves ne
peuvent se lire que sur les relevés de compte que
m’adresse tous les mois mon agent de change.
Je commençai à acheter du coton et, en un éclair, j’eus
ma ligne habituelle  : environ 60  000 balles. Ce fut la
spéculation la plus stupide de ma carrière. Au lieu de
gagner ou de périr par mes propres observations et
déductions, je m’étais contenté de jouer le jeu d’un autre. Il
était évident que cette folie ne se finirait pas comme ça.
Non seulement j’avais acheté alors que rien n’aurait dû me
pousser à être haussier mais de plus je n’avais pas acheté
conformément à mes expériences précédentes. Je n’avais
pas spéculé intelligemment. En me laissant influencer,
j’étais totalement fichu.
Le marché n’évoluait pas comme prévu. Je ne suis ni
inquiet ni impatient quand je suis sûr d’avoir raison. Le
marché ne réagissait pas comme il aurait dû le faire si
Thomas avait eu raison. Ayant effectué le premier faux pas,
je fis le second et le troisième, et bien sûr, je fus totalement
déboussolé. Je réussis à me persuader non seulement de ne
pas prendre ma perte mais en plus de soutenir le marché.
C’est un style de jeu totalement étranger à ma nature et
contraire à mes principes de spéculation et à mes théories.
Même quand j’étais un gamin chez les bookmakers, j’étais
meilleur. Là, je n’étais pas moi-même. J’étais un autre
homme : un homme sous influence.
Non seulement j’étais long sur le coton mais je tenais
une grosse position sur le blé. Elle se comportait
d’excellente manière et me laissait un confortable profit.
Mes efforts pour soutenir les cours du coton avaient
augmenté ma ligne à 150  000 balles. Je peux vous avouer
que je ne me sentais pas très bien. Je ne dis pas cela pour
trouver une excuse à ma bévue, mais simplement pour
établir un fait pertinent. Je me souviens être allé à
Bayshore pour me reposer.
Une fois là-bas, j’essayai de réfléchir. Il me semblait que
mes engagements spéculatifs étaient trop importants. En
règle générale, je ne suis pas timide, mais je commençais à
être nerveux et cela me décida à alléger ma position. Pour
ce faire, je devais solder le coton ou le blé.
Il semble incroyable que, connaissant le jeu comme je le
connaissais, et avec une expérience de 12 ou 14 ans de
spéculation sur les titres et les matières premières, je fis
exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Ma position sur le
coton était perdante et Je l’ai conservée. Ma position sur le
blé était gagnante et je l’ai vendue. C’était une spéculation
complètement folle et tout ce que je peux invoquer comme
circonstances atténuantes est qu’il ne s’agissait pas
vraiment de ma position, mais de celle de Thomas. De
toutes les gaffes spéculatives, il n’en est pas de plus grave
que de vouloir moyenner une position perdante. Ma
position sur le coton allait me le prouver en m’obligeant à
boire, un peu plus tard, le calice jusqu’à la lie. Vendez
toujours ce qui est perdant et gardez ce qui est gagnant! Il
était tellement évident que cette attitude était la seule
intelligente. Je le savais tellement que, même maintenant,
je m’étonne encore d’avoir fait l’inverse.
C’est ainsi que je vendis ma ligne sur le blé, coupant
délibérément mes bénéfices. Après être sorti du marché, le
cours progressa de 20 cents le boisseau sans s’arrêter. Si
j’étais resté, j’aurais gagné à peu près huit millions de
dollars. En décidant de conserver ma position perdante,
j’achetai encore du coton.
Je me souviens encore très bien comment chaque jour
j’achetais du coton, toujours plus de coton. Et pourquoi
pensez-vous que j’achetais? Tout simplement pour
empêcher le cours de descendre. Si ce n’est pas une
spéculation de super pigeon, qu’est-ce que c’est? Je
m’obstinai à mettre toujours plus d’argent — plus d’argent
à perdre bien sûr. Mes courtiers et mes meilleurs amis ne
le comprenaient pas : ils ne l’ont toujours pas compris à ce
jour. Bien sûr, si l’opération avait tourné différemment,
j’aurais été un génie. Plus d’une fois, on m’a mis en garde
contre le fait de placer trop d’espoir dans les brillantes
analyses de Percy Thomas. Je ne fis pas attention et je
continuai à acheter du coton pour l’empêcher de baisser.
J’allais même en acheter à Liverpool. J’avais accumulé
450  000 balles avant de réaliser ce que je faisais. Il était
déjà trop tard. Du coup, je sortis toute ma ligne.
J’avais perdu tout ce que j’avais gagné sur mes autres
positions, sur les actions et sur les matières premières. Je
n’étais pas complètement ruiné, mais il me restait moins de
100  000  $ alors que j’en avais des millions avant la
rencontre avec le brillant Percy Thomas. Quelle stupidité
de ne pas avoir respecté les lois dictées par l’expérience
pour accéder à la prospérité!
Finalement, la leçon n’était pas trop chère pour
apprendre qu’on peut faire des spéculations stupides sans
rime ni raison. Cela m’a coûté des millions pour découvrir
qu’un autre dangereux ennemi du spéculateur est sa
réceptivité aux conseils d’une personnalité fascinante et
dotée d’un esprit brillant. Quoi qu’il en soit, il m’a toujours
semblé que je devais avoir appris ma leçon assez bien si
cela ne m’avait coûté qu’un million de dollars. Le destin ne
vous laisse pas toujours fixer vous-même le montant de
l’addition. Il vous donne une correction instructive et vous
présente sa propre note, sachant que vous avez à la régler,
quel qu’en soit le prix. Ayant tiré la leçon de cette sottise,
j’étais capable de clore l’incident  : Percy Thomas sortit
brusquement de ma vie.
Toujours est-il qu’en ayant perdu plus de 90 % de ma
mise, j’étais dans une situation qui commençait à sentir
sérieusement le roussi, comme Jim Fisk avait coutume de
dire. J’étais devenu millionnaire en moins d’un an. J’avais
gagné ces millions en utilisant mes méninges et aidé par la
chance. Je les avais perdus en renversant le processus. Je
vendis mes deux yachts et je décidai d’être moins
extravagant dans ma manière de vivre.
Ce coup de vent ne suffisait pas, la chance était contre
moi. Je luttai tout d’abord contre la maladie et ensuite
contre l’urgent besoin de trouver 200 000 $. Quelques mois
auparavant, cette somme ne représentait rien du tout,
maintenant cela représentait presque la totalité du vestige
de ma fortune fugace. Je devais trouver de l’argent et la
question était  : où en trouver? Je ne voulais pas en retirer
de mes comptes chez mes agents parce que si je le faisais,
je n’aurais pas assez de couvertures pour mes propres
spéculations. J’avais plus que jamais besoin de moyens
pour spéculer si je voulais regagner rapidement mes
millions. Je ne voyais qu’une seule alternative, jouer et
gagner sur les actions.
Pensez bien à cela! Si vous en savez un peu plus que le
client moyen du courtier moyen, vous serez d’accord avec
moi pour remarquer que l’espoir de faire payer votre
addition par le marché boursier est l’une des sources de
pertes les plus courantes de Wall Street. Vous perdrez tout
ce que vous avez, si vous suivez cette idée jusqu’au bout.
Je vais vous raconter une anecdote qui illustre
parfaitement mon propos. Un hiver, dans les bureaux de
Harding, une petite bande de grands spéculateurs ont
claqué 30  000 ou 40  000  $ pour un pardessus, qu’aucun
d’entre eux n’a d’ailleurs jamais porté. Tout a commencé
quand un des spéculateurs professionnels les plus actifs du
parquet— qui est depuis devenu célèbre dans le monde
entier pour sa capacité à survivre avec un dollar par an —
fit une entrée remarquée en bourse avec un manteau de
fourrure, doublé avec de la loutre de mer. À cette époque,
avant que le prix des fourrures ne monte jusqu’au ciel, ce
manteau était évalué à 10  000  $. Un des types du bureau
de Harding, Bob Keown, décida de se procurer un manteau
semblable, doublé de zibeline de Russie. En ville, il se
renseigna sur les prix  : le coût était à peu près le même,
10 000 $.
—  Ça fait quand même beaucoup d’argent, objecta un
des types.
—  Oh, c’est juste, c’est juste, admit Bob Keown
aimablement. Environ une semaine de salaire, à moins que
tu ne me l’offres en signe de la sincère et indéfectible
estime que tu portes à l’homme le plus gentil de ce bureau.
Dois-je attendre le petit mot de félicitations? Non, très
bien. Je dois donc demander à la bourse de me l’offrir!
—  Mais, pourquoi diable veux-tu un manteau en
zibeline? demanda Ed Harding.
—  Cela conviendrait parfaitement à un homme de mon
rang, répliqua Bob, en se redressant fièrement.
—  Comment comptes-tu t’y prendre pour le payer?
demanda alors Jim Murphy qui était le chasseur de tuyaux
vedette de la charge.
—  Par un investissement judicieux de caractère
temporaire, James. Voilà comment! répondit Bob qui avait
compris que Murphy ne voulait qu’un tuyau.
Évidemment, Jimmy demanda :
— Quelle action vas-tu donc acheter?
— Tu as tout faux, mon ami, comme d’habitude! Il n’est
pas question d’acheter quoi que ce soit! Je vais de ce pas
vendre 5 000 Steel. Ça doit baisser de 10 points au moins.
Je me contenterais de prendre deux points et demi net.
C’est très prudent n’est-ce pas?
—  Qu’est-ce que tu entends par là? demanda Murphy
avec intérêt.
C’était un grand homme maigre avec des cheveux noirs
et une allure famélique, probablement due au fait qu’il
n’allait jamais déjeuner de peur de manquer quelque chose
sur le téléscripteur.
— J’entends par là que ce manteau sera celui qui m’aura
été le plus facile à acheter.
Il se retourna vers Harding et lui dit :
—  Ed, vends 5  000 U.S. Steel au mieux. Aujourd’hui,
mon cher!
Bob n’était pas un petit joueur et il aimait abuser de
formules humoristiques. C’était sa manière à lui de faire
comprendre à tout le monde qu’il avait des nerfs d’acier. Il
vendit 5  000 actions Steel  : l’action se mit à grimper
rapidement. N’étant pas aussi casse-cou qu’il le laissait
paraître, Bob coupa ses pertes à un point et demi et déclara
à la ronde que le climat new-yorkais était trop doux pour de
tels manteaux. Ils étaient à la fois malsains et
ostentatoires  : les copains rigolaient. Peu de temps après,
l’un d’eux acheta quelques titres d’Union Pacific pour se
procurer le manteau. Il perdit 1  800  $ dans l’opération et
déclara que les zibelines convenaient parfaitement pour
une tenue féminine, mais pas pour l’intérieur d’un
vêtement destiné à être porté par un homme modeste et
intelligent.
Après cela, un autre des types essaya d’amadouer le
marché afin de lui faire payer le fameux manteau. Ce qui
me fit dire un jour que je finirais par acheter ce manteau
pour empêcher la boîte de faire faillite. Ils me répondirent
tous que ce n’était pas très sport, et que si je voulais le
manteau pour moi-même, je devais faire en sorte que le
marché me le donne. Ed Harding approuva fortement mon
intention et l’après-midi même, je me rendis chez le
fourreur pour me le procurer. J’y appris qu’un type de
Chicago l’avait acheté la semaine précédente.
Il n’y en avait qu’un. Il n’existe personne à Wall Street
qui n’a pas perdu de l’argent en essayant de se faire payer
par la bourse qui une voiture, qui un bijou, un bateau ou un
tableau. Je pourrais faire construire un hôpital géant avec
l’ensemble des cadeaux que cette radine de bourse a refusé
de payer. En fait, de toutes les prophéties de malheurs de
Wall Street, je pense que la résolution d’amener la bourse à
agir comme une gentille grand-mère est la plus courante et
la plus persistante.
Comme toutes les authentiques tuiles, celle-ci a ses
raisons d’être. Que fait un homme quand il se met en tête
de faire payer par la bourse une nécessité pressante? Et
bien, il ne fait qu’espérer : il parie. Du coup, il prend bien
plus de risques que s’il spéculait intelligemment,
conformément à ses analyses ou à ses croyances, à la suite
de conclusions logiques et après une étude à froid des
conditions de base. Première erreur  : il veut un bénéfice
immédiat. Il ne peut se permettre d’attendre. Le marché
doit être assez gentil avec lui et tout de suite. Il se
persuade lui-même qu’il ne fait rien d’autre que de parier à
pile ou face. Comme il est prêt à agir vite, disons par
exemple à stopper sa perte à deux points si tout ce qu’il
espère est de gagner deux points, il finit par croire qu’il a
vraiment 50 % de chances de gagner. C’est pourquoi j’ai vu
des hommes perdre des milliers de dollars sur de tels
coups, particulièrement, en achetant au plus haut d’un
marché haussier juste avant une petite réaction. Ce n’est
sûrement pas la meilleure manière de spéculer.
Cette suprême sottise de ma carrière de spéculateur fut
la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Cela m’acheva. Je
perdis le peu que ma spéculation sur le coton m’avait
laissé. Je fis encore pire, car je continuai à spéculer et à
perdre, bien sûr. Je persistai à penser que la bourse devait
forcément me donner de l’argent à la fin. La seule fin en
vue était la fin de mes ressources. Je m’endettai, non
seulement auprès de mes principaux courtiers mais aussi
auprès d’autres maisons qui avaient accepté de me laisser
intervenir sans s’assurer de mes garanties. Non seulement
j’étais endetté mais en plus, à partir de ce moment-là, je le
restais.
CHAPITRE 13

U
ne fois de plus, j’étais ruiné, ce qui est toujours
désagréable, et je m’étais trompé du tout au tout
dans ma manière de spéculer, ce qui était bien
pire. Malade, nerveux, déboussolé, incapable de me
raisonner, j’étais donc dans un état d’esprit comme aucun
spéculateur ne devrait l’être quand il spécule. Tout allait
mal  : je commençais à penser que je ne pourrais pas
recouvrer mon sens des proportions passé. Étant habitué à
prendre de grosses positions, disons plus de 100  000
actions, j’avais peur de ne pas avoir un bon jugement sur
des petites quantités. Quel est l’intérêt d’avoir raison
lorsqu’on ne peut intervenir que sur 100 actions après
avoir pris l’habitude de gagner beaucoup sur une grosse
ligne? Et en plus, je n’étais même pas sûr de savoir quand
prendre mon bénéfice sur une petite ligne. Je ne peux vous
décrire à quel point je me sentais vulnérable.
Ruiné de nouveau, incapable de mener une contre-
offensive vigoureuse, j’étais endetté et j’avais tout faux!
Après toutes ces longues années de succès, tempérées par
des erreurs qui me permettaient de paver la voie de mes
succès futurs, j’étais maintenant dans une situation pire
que celle que j’avais connue en commençant chez les
bookmakers. J’avais appris beaucoup sur le jeu de la
spéculation boursière, mais je n’avais pas appris grand-
chose sur les faiblesses humaines. Aucun esprit ne peut,
comme une machine, fonctionner avec une égale efficacité
à tout moment. Maintenant, j’ai appris que je ne peux pas
me fier à moi-même et rester à tout moment également
insensible à la nature humaine et aux revers de fortune.
Les pertes d’argent ne m’ont jamais inquiété le moins
du monde mais d’autres troubles pouvaient m’affecter et le
firent. J’examinai mon désastre en détail et, bien sûr, je pris
rapidement la mesure de ma stupidité. J’avais repéré
exactement le lieu et l’heure de la catastrophe. Vous savez,
on doit se connaître soi-même à fond si on veut faire du bon
travail sur les marchés spéculatifs. J’ai mis du temps à
prendre conscience de quelles folies j’étais capable. Je
pense parfois que, pour un spéculateur, il n’y a pas de prix
excessif à payer pour apprendre ce qui lui évitera d’avoir la
grosse tête. Une grande partie des désastres réalisés par
des hommes brillants peuvent être directement attribués à
la prétention, une maladie très coûteuse partout et pour
tout le monde, mais particulièrement pour un spéculateur.
Je n’étais pas très heureux à New York, compte tenu des
derniers événements. Je ne voulais plus spéculer, car je
n’étais pas en état de le faire. Je décidai alors de prendre
du champ et d’aller tenter ma chance ailleurs. Un
changement d’air me permettrait de me retrouver de
nouveau, pensai-je alors. Du coup, une fois de plus, je
quittai New York, vaincu par le jeu de la spéculation. Ma
situation était pire que la ruine, car je devais plus de
100 000 $ à différents courtiers.
J’allai à Chicago et là-bas je trouvai une occupation. Ce
n’était pas très substantiel, mais cela signifiait simplement
que j’aurais besoin d’un peu plus de temps pour me refaire.
Une maison avec qui j’avais auparavant fait des affaires
croyait à mes capacités de spéculateur  : ils me le
prouvèrent en m’autorisant à spéculer chez eux à petite
échelle.
Je commençai très prudemment. Je ne me souviens plus
très bien de ce que je fis là-bas, mais une des plus
remarquables expériences de ma carrière coupa court à
mon séjour à Chicago  : c’est une histoire presque
incroyable.
Un jour, je reçus un télégramme de Lucius Tucker. Je
l’avais connu alors qu’il était le directeur d’une firme de
courtiers new-yorkais — firme à laquelle j’avais donné à
différentes périodes un peu de business — mais je l’avais
perdu de vue. Le télégramme était le suivant :
Rentre à New York immédiatement.
L. TUCKER

Je savais qu’il connaissait, par des amis communs, ma


brillante situation, il était donc évident qu’il avait quelque
chose dans sa manche. À cette époque, je n’avais pas
d’argent à perdre dans un voyage superflu à New York. Du
coup, au lieu de faire ce qu’il me demandait, je l’appelai sur
la ligne à longue distance.
— J’ai reçu ton télégramme, qu’est-ce que ça veut dire?
—  Ça veut dire qu’un grand banquier new-yorkais veut
te voir.
— Qui donc?
J’étais incapable de deviner qui.
—  Je te le dirai quand tu viendras à New York. Tu ne
sauras rien d’autre.
— Tu dis qu’il veut me voir?
— Oui, il le veut.
— À quel sujet?
—  Il te le dira en personne, si tu lui en donnes la
possibilité.
— Il ne peut donc pas m’écrire?
— Non.
— Alors dis-moi en plus?
— Non, je ne veux pas.
— Écoute-moi, Lucius, dis-moi juste une chose, est-ce un
voyage loufoque?
— Certainement pas. Tu as tout intérêt à venir.
— Tu ne veux vraiment pas m’en dire plus?
—  Non. Ça ne serait pas correct vis-à-vis de lui. En
outre, je ne sais pas exactement ce qu’il veut faire pour toi.
Écoute mon conseil : viens et vite.
—  Es-tu absolument certain que c’est moi qu’il veut
voir?
— Toi et personne d’autre. Tu ferais mieux de venir, je te
dis. Télégraphie-moi pour m’indiquer ton heure d’arrivée et
je viendrai te pêcher à la gare.
— Très bien, j’arrive.
Je raccrochai.
Je n’aimais pas trop un tel mystère. Je savais que Lucius
était animé de bonnes intentions et qu’il devait avoir de
bonnes raisons de me parler comme il le fit. Je n’étais pas
installé si somptueusement que ça à Chicago pour que le
fait de quitter la ville me brise le cœur. Au rythme où je
faisais des affaires, il me faudrait pas mal de temps avant
de pouvoir spéculer à grande échelle comme avant.
Je rentrai donc à New York, sans savoir pourquoi. En
fait, plus d’une fois pendant le voyage je craignis qu’il ne se
passe rien et que mes frais de voyage et mon temps soient
perdus. Je ne pouvais pas deviner que j’étais sur le point de
vivre l’expérience la plus insolite de toute ma vie.
Lucius m’attendait à la gare et ne perdit pas de temps à
m’expliquer qu’il m’avait contacté sur l’amicale pression de
M.  Daniel Williamson, de la célèbre maison de courtage
Williamson &  Brown. M.  Williamson avait demandé à
Lucius de me faire savoir qu’il avait une proposition à me
faire que je ne pourrais pas refuser. Lucius m’assura qu’il
ne connaissait pas cette proposition. Le prestige de la firme
était une garantie que tout ce qui me serait proposé serait
sérieux.
Dan Williamson était l’associé le plus ancien de la
société qui avait été créée par Egbert Williamson dans les
années 1870. Il n’y avait plus de Brown depuis des années.
La maison avait été très célèbre à l’époque du père de Dan.
Celui-ci avait hérité d’une fortune considérable et ne
cherchait pas trop à développer le business. Ils avaient un
client qui valait à peu près 100 clients moyens. Il s’appelait
Alvin Marquand. Beau-frère de Williamson, en plus d’être
administrateur d’une douzaine de banques et de trusts, il
était le président de la société Chesapeake &  Atlantic
Railroad. C’était la personnalité la plus pittoresque des
chemins de fer après James J. Hill. Il était le porte-parole et
le membre le plus influent de la puissante association des
banques connue sous le nom de «gang de Fort Dawson». Il
valait entre 50 et 100 millions de dollars, l’estimation
dépendant de l’état du foie de celui qui l’annonçait. À sa
mort, on découvrit qu’il pesait 250 millions de dollars, tous
gagnés à Wall Street. Comme vous pouvez en juger, c’était
un client intéressant.
Lucius me dit qu’il venait d’accepter un poste chez
Williamson &  Brown — poste fait sur mesure pour lui. Il
était censé être une sorte d’apporteur d’affaires en tout
genre. La société cherchait à développer son activité de
courtier et Lucius avait persuadé M.  Williamson d’ouvrir
quelques succursales, une dans un des plus grands hôtels
du centre-ville et une autre à Chicago. J’en conclus que
j’étais sur le point d’obtenir un poste dans la dernière
place, probablement comme directeur d’agence, ce que je
ne pouvais pas accepter. Je me gardai de passer un savon à
Lucius parce que je pensais que je ferais mieux d’attendre
que l’offre soit faite avant de la décliner.
Lucius m’entraîna dans le bureau de M.  Williamson. Il
me présenta à son patron et il quitta le bureau sur-le-
champ, comme s’il souhaitait éviter d’être pris à témoin,
car il nous connaissait tous deux. Je me préparai donc à
écouter puis à refuser.
M.  Williamson était un homme charmant, un véritable
gentleman, avec des manières raffinées et un charmant
sourire. Visiblement, il se faisait facilement des amis et les
gardait. Pourquoi pas? Il était en bonne santé et donc de
bonne humeur. Il avait plus d’argent qu’il n’en fallait pour
ne pas être accusé de motivations sordides. Tous ces petits
détails, ajoutés à son éducation et à son niveau social, lui
permettaient facilement d’être non seulement poli mais
amical, et non seulement amical mais même serviable.
Je ne dis rien. Je n’avais rien à dire et, en outre, j’avais
pour règle de toujours laisser mon interlocuteur exprimer
tout ce qu’il avait à dire avant de commencer à parler.
Quelqu’un m’avait appris que le vieux James Stillman,
président de la National City Bank — qui, de ce fait, était
un ami intime de Williamson — avait pour règle d’écouter
en silence, avec un visage impassible, quiconque venait lui
faire une proposition. Après que l’interlocuteur eût fini,
M. Stillman continuait à le regarder, comme s’il n’avait pas
terminé. Du coup, ce dernier, se sentait obligé de rajouter
quelque chose. Et c’est ainsi que Stillman, simplement en
regardant et en écoutant, poussait souvent son
interlocuteur à faire une proposition beaucoup plus
avantageuse pour la banque que ce qu’il avait en tête
d’offrir en commençant à parler.
Je ne garde pas le silence juste pour persuader les gens
de faire une meilleure offre, mais parce que j’aime
connaître toutes les données d’un problème. En laissant
quelqu’un s’exprimer à fond, vous êtes capable de décider
immédiatement. C’est un très grand gain de temps. Cela
évite les débats et les discussions oiseuses qui ne mènent
nulle part. À peu près toutes les propositions d’affaire qui
m’ont été faites peuvent se résumer, aussi loin que je me
souvienne, à répondre par oui ou non. Mais je ne peux le
faire avant de connaître la proposition dans son ensemble.
Dan Williamson faisait la conversation et j’écoutais. Il
me disait qu’il avait beaucoup entendu parler de mes
opérations en bourse et qu’il regrettait que je sois sorti de
mon terrain de prédilection pour venir faire la culbute sur
le coton. Encore qu’il devait à ma mésaventure d’avoir le
plaisir de cette rencontre avec moi. Il pensait que mon
point fort était la bourse, que j’étais né pour ça et que je ne
devais pas m’éloigner d’elle.
—  Et voilà pourquoi, M.  Livingstone, concluait-il
plaisamment, je souhaiterais travailler avec vous.
— Travailler avec moi?
—  Être votre intermédiaire. Ma société aimerait que
vous travailliez avec nous.
— Je le ferais volontiers, mais je ne le peux pas.
— Et pourquoi donc?
— Je n’ai plus le moindre dollar.
—  De ce côté-là, on peut s’arranger, dit-il avec un
sourire amical, je vous en fournirai. Il sortit de sa poche un
carnet de chèques, signa un chèque de 25  000  $ à mon
ordre et me le donna.
— Pour quoi faire? demandai-je.
—  Pour que vous le déposiez à votre banque. Vous
tirerez vos propres chèques. Je voudrais que vous fassiez
vos spéculations chez moi. Je ne me soucie pas de savoir si
vous allez gagner ou perdre. Si vous perdez cette somme,
je vous ferai un autre chèque personnel. Ainsi vous n’aurez
pas à être trop prudent avec celui-ci. Vous voyez?
Je savais que sa société était trop riche et prospère pour
avoir besoin du business de qui que ce soit, et encore
moins de donner de l’argent à un gaillard pour qu’il s’en
serve comme couverture. Pourtant il me le proposait si
gentiment! Au lieu de me faire crédit chez lui, il me donnait
vraiment du cash : il était ainsi le seul à savoir d’où venait
l’argent. Ma seule contrainte était, si je spéculais, de
passer par sa maison. En plus, avec la promesse qu’il m’en
donnerait encore si je perdais celui-là! Il devait bien y avoir
une raison.
— Quelle est l’idée?
—  L’idée est simple, nous voulons avoir un client dans
cette maison qui soit connu comme étant un gros
spéculateur particulièrement actif. Tout le monde sait que
vous avez l’habitude de prendre des grosses positions à la
baisse, c’est ce qui m’intéresse chez vous. Vous êtes connu
comme un risque-tout.
— Je l’étais.
—  Je vais être franc avec vous, M.  Livingstone. Nous
avons deux ou trois très gros clients qui achètent et
vendent des actions à grande échelle. Je ne veux pas que
Wall Street les suspecte de vendre leurs lignes d’actions à
chaque fois que nous vendons 10 000 ou 20 000 actions sur
un titre. Si Wall Street sait que vous traitez chez nous,
personne ne pourra deviner s’il s’agit d’une vente à
découvert initiée par vous ou par d’autres clients qui
vendent leurs titres sur le marché.
Je compris immédiatement. Il voulait dissimuler les
opérations de son beau-frère grâce à ma réputation de
risque-tout! J’avais effectivement fait ma plus belle
opération à la baisse il y a un an et demi. Bien sûr, les
ragots de Wall Street et la rameur stupide des médisants
avaient pris l’habitude de m’accuser de chaque baisse des
cours. Même à l’époque, quand le marché était faible, ils
disaient que je faisais une razzia.
Je n’avais pas besoin de réfléchir : je vis immédiatement
que Dan Williamson m’offrait une chance de revenir et plus
vite que prévu. Je pris le chèque, l’encaissai, ouvris un
compte chez lui et commençai à spéculer. C’était un
marché assez actif, suffisamment large pour quelqu’un qui
ne se contentait pas de traiter une ou deux valeurs. J’avais
commencé à m’inquiéter, comme je vous l’indiquais
précédemment, d’avoir perdu la main. Cependant, il ne
semblait pas que ce soit le cas. En trois semaines, j’avais
encaissé 120  000  $ à partir des 25  000  $ que Dan
Williamson m’avait prêtés.
Je vins le voir pour lui dire :
— Je viens vous rendre vos 25 000 $.
— Non, non!, dit-il.
Il me congédia comme si je venais lui proposer un
cocktail d’huile de castor.
—  Non, non, mon garçon. Attends que ton compte
ressemble à quelque chose. N’y pense pas pour l’instant, tu
n’as encore gagné que des clopinettes!
C’est à ce moment précis que je fis l’erreur que j’ai le
plus regrettée de toutes celles de ma longue carrière à Wall
Street. Cette erreur a été responsable de longues et
monotones années de souffrance. J’aurais dû insister mille
fois pour qu’il prenne cet argent. J’étais bien parti pour me
constituer une fortune encore plus importante que celle
que j’avais perdue et cela marchait plutôt vite. En trois
semaines, mon gain moyen s’élevait à 150 % par semaine.
À partir de là, mes interventions progressaient d’une
manière géométrique. Au lieu de me libérer de ma dette, je
suivis ses conseils sans insister pour qu’il accepte les
25 000 $. Bien sûr, tant qu’il n’avait pas repris les 25 000 $
qu’il m’avait avancés, je sentais que je ne pouvais pas
retirer mes plus-values. Je lui étais très reconnaissant, mais
je suis ainsi fait que je n’aime pas devoir de l’argent ni des
faveurs. Je peux rembourser de l’argent avec de l’argent,
mais pas des faveurs ou de la gentillesse avec de la
gentillesse. Vous trouverez à juste titre ces obligations
morales sans doute chères à payer. De plus, il n’y a pas de
prescription pour ce genre de choses.
Je gagnai tranquillement de l’argent et retrouvai mon
tour de main. Je me remis assez vite dans le bain. J’avais
retrouvé mon équilibre et j’étais certain qu’il ne me
faudrait pas beaucoup de temps avant que je ne retrouve
mon rythme de travail d’avant 1907. Tout ce que je
demandais au marché, c’était de rester comme cela
quelque temps pour me permettre de combler mes pertes.
Faire ou ne pas faire de l’argent ne m’inquiétait guère. Ce
qui me rassérénait, c’était d’avoir perdu l’habitude de me
tromper et de ne pas être moi-même. Cela m’avait ravagé
pendant des mois, mais j’en avais tiré la leçon.
À cette période, j’étais devenu baissier et je commençai
à vendre plusieurs sociétés de chemins de fer. Parmi celles-
ci, il y avait Chesapeake &  Atlantic. Je décidai de vendre
environ 8 000 titres à découvert.
Un matin en me rendant au centre-ville, Dan Williamson
m’appela depuis son bureau personnel avant que le marché
n’ouvre et me dit  : «Larry, ne faites rien maintenant sur
Chesapeake & Atlantic. C’est un mauvais plan pour vous de
vendre 8 000 actions. Je vous ai couvert ce matin à Londres
et j’en ai achetées».
J’étais sûr que Chesapeake &  Atlantic allait baisser. Le
téléscripteur me le criait avec une telle évidence, et en
outre j’étais vendeur sur tout le marché. Je n’étais ni
violemment ni stupidement baissier, mais suffisamment
pour me sentir à l’aise avec une petite ligne à la vente. Je
dis à Williamson :
— Qu’avez-vous fait? Je suis baissier sur tout le marché
et il va aller plus bas.
Il se contenta de secouer la tête et de dire :
—  Je l’ai fait parce que j’ai appris quelque chose sur
Chesapeake & Atlantic que vous ne connaissez pas. Je vous
conseille de ne pas vendre à découvert cette action tant
que je ne vous dirai pas de le faire.
Qu’y avait-il à faire? Ce n’était pas un tuyau stupide et
le conseil venait du beau-frère du président du conseil
d’administration. Dan n’était pas seulement le meilleur ami
d’Alvin Marquand, mais il avait été bon et généreux envers
moi. Il m’avait déjà prouvé la confiance qu’il avait en moi.
Je ne pouvais faire moins que de le remercier. Mes
sentiments l’emportèrent donc de nouveau sur mon
jugement et je renonçai. Subordonner mon jugement à mes
désirs ne pouvait bien sûr qu’entraîner ma perte. Un type
normalement constitué ne peut s’empêcher d’éprouver de
la gratitude et on ne doit jamais se lier complètement.
Toujours est-il que, non seulement j’avais perdu tous mes
gains, mais que, en plus, je devais à la société 150 000 $. Je
ne me sentais pas très bien et Dan me dit de ne pas me
faire de souci.
«Je vais vous sortir du trou, promit-il, mais je ne peux le
faire que si vous êtes d’accord. Vous allez arrêter de faire
des transactions de votre propre initiative. Je ne peux pas
travailler pour vous et ensuite vous voir détruire tout ce
que je fais pour vous. Laissez un peu le marché tranquille
et donnez-moi une chance de gagner de l’argent pour vous.
Vous voulez Larry? »
Je vous le demande à nouveau : m’était-il possible d’agir
autrement? Il était d’une telle prévenance à mon égard que
je ne voulais rien faire qu’il puisse interpréter comme un
manque de gratitude. J’avais appris à l’apprécier, il était
très agréable et amical. Je me souviens qu’il ne me
prodiguait que des encouragements. Il ne cessait de me
répéter que tout allait rentrer dans l’ordre. Un jour, peut-
être six mois plus tard, il vint me voir avec un sourire et me
donna quelques lignes de crédit.
«Je vous ai dit que je voulais vous sortir du trou, dit-il, et
je le ferai.  » Je découvris alors que non seulement il avait
entièrement effacé ma dette, mais que je disposais en outre
d’un compte créditeur.
Je pensai que je pourrais en tirer quelque chose sans
trop de problèmes, car le marché était bon. Il me dit alors :
«Je vous ai acheté 10  000 actions de Southern Atlantic».
C’était une autre concession contrôlée par son beau-frère,
Alvin Marquand, qui présidait également aux destinées
boursières du titre.
Quand quelqu’un faisait pour vous ce que Dan
Williamson avait fait pour moi, vous ne pouviez pas dire
autre chose que «merci», quelle que soit votre vision du
marché. Même si vous pouviez être certain d’avoir raison,
comme le disait Pat Heame, vous n’avez rien à dire tant
que vous ne misez pas! Et Dan Williamson, avec son argent,
avait parié sur moi.
Alors, Southern Atlantic baissa, resta dans le trou et je
perdis. Exactement, j’ai oublié combien sur les 10  000
actions, avant que Dan ne me liquide. Je lui devais encore
plus qu’avant. Mais, on n’avait jamais vu un créancier aussi
gentil et obligeant. Jamais une plainte. Au lieu de cela, des
mots d’encouragement pour ne pas m’inquiéter. À la fin, la
perte fut effacée de la même manière à la fois généreuse et
mystérieuse.
Il ne me donna aucun autre détail. Mes comptes chez lui
étaient tous à numéros et donc anonymes. Dan Williamson
se contenta de me dire : «Nous avons effacé vos pertes sur
Southern Atlantic avec des profits d’un autre côté». Il
m’expliqua comment il avait vendu 7  500 actions sur
d’autres titres en empochant une jolie petite somme. Je
dois dire, en toute franchise, que je n’avais jamais pensé
qu’une chose pareille soit possible avant d’apprendre que
mes dettes étaient bel et bien supprimées.
Le même manège s’étant produit à plusieurs reprises, je
commençai à m’interroger. J’analysai ma situation d’un
autre point de vue et je finis par comprendre. Il était clair
que j’avais été manipulé par Dan Williamson. Cela me mit
en colère de le penser, mais ce qui me mit le plus en colère,
c’est de ne pas l’avoir compris plus tôt. Dès que je pris
enfin conscience de la situation, j’allai chez Dan Williamson
lui dire que j’en avais assez de sa boîte et que je quittais
définitivement Williamson & Brown.
La perte d’argent ne me dérangeait absolument pas.
Chaque fois que j’en ai perdu sur le marché, j’ai toujours
considéré que j’avais appris quelque chose. Si j’avais perdu
de l’argent, j’avais gagné en expérience; l’argent n’était
que le prix à payer pour la leçon particulière. On doit
capitaliser de l’expérience et il faut bien payer pour cela.
Mais il y a quelque chose qui me tracassait dans mon
expérience chez Dan Williamson  : c’était la perte d’une
grande opportunité. L’argent que l’on peut perdre n’est
rien, on peut toujours se refaire. Toutefois les opportunités
comme celles que j’avais ratées ne se retrouvaient pas tous
les jours.
Vous savez, le marché était alors un bon petit marché
pour spéculer. J’avais raison : je veux dire que j’avais lu le
téléscripteur avec acuité. L’opportunité de faire des millions
était bien là. J’ai bêtement permis à ma gratitude
d’interférer sur mon jeu : je me suis lié les mains. Je devais
faire ce que Dan Williamson, dans sa gentillesse, souhaitait
que je fasse. Quoi qu’il en soit, c’était encore plus frustrant
que de faire des affaires en famille. Ah, les mauvaises
affaires!
Ce n’était pas le pire. Le plus pénible, c’était, qu’après
cela, il n’y eu pratiquement plus aucune opportunité pour
moi de gagner gros. Le marché mollissait. Les choses
allaient de mal en pis. Non seulement j’avais tout perdu
mais j’avais accumulé des dettes plus lourdes que jamais.
Les années 1911, 1912, 1913 et 1914 furent de longues
années de tristesse. Il n’y avait pas moyen de gagner quoi
que ce soit. Il n’y avait aucune chance à saisir et j’étais plus
que jamais en dehors du coup.
Il n’est pas trop désagréable de perdre si la perte ne
s’accompagne pas de poignants regrets de ce qui aurait dû
être fait. C’était précisément ce que je ne pouvais évacuer
de mon esprit et bien sûr cela me pesa. J’avais appris que
les faiblesses d’un spéculateur sont presque innombrables.
En tant qu’homme, j’avais agi tout à fait normalement chez
Dan Williamson, mais en tant que spéculateur, c’était une
grave erreur de m’être laissé influencer par d’autres
considérations pour agir contre mon propre jugement.
Noblesse oblige[39] — mais pas sur les marchés, parce que
le téléscripteur n’est pas vraiment chevaleresque et qu’il
ne récompense pas la loyauté. Je compris que je n’aurais
pas pu agir différemment. Je ne pouvais pas faire
abstraction de mon jugement juste parce que je souhaitais
spéculer en bourse. Les affaires sont toujours les affaires et
mon affaire, en tant que spéculateur, consiste à ne me fier
qu’à mon seul jugement.
C’était une très curieuse expérience. Je vais vous dire
comment je l’explique maintenant. Dan Williamson était
tout à fait sincère quand il me vit pour la première fois.
Chaque fois que sa société faisait bouger quelques milliers
d’actions sur n’importe quel titre, Wall Street traduisait
immédiatement qu’Alvin Marquand achetait ou vendait.
C’était le plus gros spéculateur de la boîte, il y donnait tout
son business; et il était un des plus gros et des meilleurs
spéculateurs qu’on ait jamais vu à Wall Street. Je servis
alors d’écran de fumée, tout particulièrement pour les
ventes de Marquand.
Alvin Marquand tomba malade juste après mon arrivée.
On diagnostiqua rapidement une maladie incurable. Bien
sûr Dan Williamson le sut bien avant Marquand lui-même.
Voilà pourquoi Dan avait racheté mes actions sur
Chesapeake &  Atlantic. Il avait commencé à liquider les
positions les plus spéculatives de son beau-frère sur ces
actions et sur d’autres.
Lorsque Marquand mourut, les héritiers soldèrent
évidemment toutes ses positions, spéculatives ou non. À ce
moment-là, nous étions entrés dans un marché baissier. En
m’empêchant d’agir comme je le souhaitais, Dan aidait
grandement les héritiers. Je ne fanfaronne pas quand je dis
que j’étais un très gros spéculateur et que mes analyses
étaient tout à fait justes. Je savais que Williamson se
souvenait des opérations couronnées de succès que j’avais
menées dans le grand marché baissier de 1907 et il ne
pouvait s’offrir le risque de me laisser agir à grande
échelle. Si j’avais tout gardé, j’aurais gagné tellement
d’argent au moment où il tentait de solder les parts des
héritiers que j’aurais pris position sur des centaines de
milliers d’actions. Comme un ours en furie, j’aurais fait un
désastre sur les millions de dollars des héritiers d’Alvin
Marquand, en ne leur laissant que quelques centaines de
millions.
Cela leur coûtait moins cher de me laisser m’endetter et
ensuite d’effacer mes dettes plutôt que de m’avoir en face
d’eux comme vendeur à découvert chez d’autres courtiers.
C’est précisément ce que j’aurais dû faire si la décence vis-
à-vis de Dan Willamson ne m’en avait empêché.
J’ai toujours considéré cet épisode comme le plus
intéressant et le plus coûteux de mes expériences de
spéculateur  : une leçon qui me coûta un prix exorbitant.
Cela retarda de plusieurs années l’heure de mon
redressement. J’étais assez jeune pour attendre
patiemment le retour des millions égarés, mais c’est long
d’être pauvre pendant cinq ans! Que vous soyez jeune ou
vieux, ce n’est jamais à votre goût. Même en l’absence de
yacht, je pouvais réaliser un gros coup, mais pas sans un
marché digne de ce nom sur lequel revenir. La plus grande
opportunité de ma vie venait de me passer sous le nez et
j’avais perdu ma tirelire. Je ne pouvais pas me libérer les
mains et la saisir. Un garçon très malin ce Dan Willamson,
adroit comme ils le sont, visionnaire, ingénieux, audacieux.
C’était un penseur, il avait de l’imagination, repérait le
point faible de chacun et planifiait ensuite froidement
l’estocade. Il me jaugea, et aussitôt il m’administra juste la
dose suffisante pour me réduire à un état inoffensif sur le
marché. Il m’avait vraiment empêché de gagner de
l’argent, et tout cela toujours sous l’apparence de la
gentillesse. Il adorait sa sœur, Mme Marquand, et il avait
fait son devoir envers elle comme vous avez pu en juger.
CHAPITRE 14

J’ aiWilliamson
toujours regretté d’avoir quitté les bureaux de
&  Brown à la fin d’une ère faste. Nous
étions entrés de plain-pied dans une longue et triste
période sans argent  : peut-être était-ce les années de
vaches maigres mentionnées dans la Bible. Toujours est-il
qu’il n’y avait plus un radis à gagner. Comme l’a dit un jour
Billy Henriquez  : «C’est le genre de marché dans lequel
même un putois ne pourrait faire fuir personne».
Tout se passait comme si je devais payer une dette au
destin. C’était sans doute un plan de la Providence pour me
châtier, mais il me semblait que je n’avais jamais été assez
vaniteux pour mériter une telle chute. Je n’avais pas
commis un seul des nombreux péchés qu’un spéculateur
doit expier du côté débiteur du compte. Je n’étais pas
coupable de m’être comporté comme un parfait pigeon. Ce
que j’avais fait, ou plutôt ce que je n’avais pas fait, m’aurait
certainement valu plus d’éloges que de blâmes au nord de
la 42e rue, mais à Wall Street, c’était absurde et coûteux.
Mais la pire des erreurs avait été, de loin, mon inclination à
manifester des sentiments humains au voisinage immédiat
de Wall Street.
Je quittai Williamson et essayai d’autres courtiers  : je
perdis de l’argent partout. Ce qui était d’ailleurs normal, vu
que j’essayais de forcer le marché à me donner ce qu’il ne
pouvait pas me donner — à savoir des occasions de gagner
de l’argent. Je n’avais pas de problème à obtenir des
crédits, parce que ceux qui me connaissaient avaient
confiance en moi. Vous pourrez avoir une idée de la
confiance qu’ils me témoignaient quand je vous aurai dit
que, lorsque j’arrêtai définitivement de spéculer, je leur
devais à tous plus d’un million de dollars.
Non pas que j’avais perdu la main mais, pendant ces
quatre lamentables années, les occasions de faire de
l’argent n’existaient tout simplement pas. Je bricolais
comme je le pouvais, essayant d’augmenter mes mises.
Total : je n’ai réussi qu’à accroître mon insolvabilité. Après
avoir cessé de spéculer pour ma pomme, parce que je
devais à mes amis trop d’argent, je tentais de survivre en
gérant des comptes pour des gens. Ceux-ci croyaient que je
connaissais suffisamment les règles du jeu pour battre le
marché même s’il était morne. En rémunération de mes
services, je recevais un pourcentage des profits, quand il y
en avait bien sûr. Voilà comment je vivais. En fait, je devrais
dire : voilà comment je survivais.
Certes, je ne perdais pas toujours, mais je ne gagnais
jamais assez pour me permettre de réduire sensiblement ce
que je devais. À la fin, alors que tout allait mal, j’ai ressenti
les prémices du découragement pour la première fois de
ma vie.
Tout semblait se liguer contre moi. Je n’irai pas me
lamenter sur la disparition de mes millions et de mon
yacht, et sur la vie simple que je menais. Je n’appréciais
pas trop la situation, mais je n’en étais pas à m’apitoyer sur
moi-même. Bien sûr, je n’allais pas attendre patiemment
que le temps et la Providence sonnent la fin de mes
malheurs  : j’étudiais de nouveau mon problème. Il était
clair que la seule façon de m’en sortir était de gagner de
l’argent. Pour gagner de l’argent, il me suffisait de spéculer
avec succès. J’y étais arrivé si souvent dans le passé que je
finirais bien par y arriver de nouveau. Plus d’une fois dans
le passé, j’avais transformé un fond de tiroir en centaines
de milliers de dollars. Tôt ou tard, le marché m’offrirait une
occasion.
J’arrivais à me convaincre que ce qui clochait venait de
moi et non du marché. Maintenant quel était mon
problème? Je me posais cette question dans le même état
d’esprit avec lequel j’avais toujours étudié les différentes
phases de mes problèmes de spéculation. Je réfléchis
calmement et posément, et en vins à la conclusion que mes
échecs provenaient du souci que je me faisais de mes
dettes. Tous les hommes d’affaires contractent des dettes
dans le cadre de leurs activités régulières. La plupart de
mes dettes n’étaient finalement rien d’autre que des dettes
commerciales. C’était le résultat de conditions d’affaires
certes défavorables, mais pas pire que des pertes
commerciales quand, par exemple, il y a un long coup de
froid inhabituel et hors de saison.
Bien sûr, comme le temps passait et que je ne pouvais
toujours pas rembourser, je commençais à me sentir un peu
moins philosophe sur la question de mes dettes. Je
m’explique : je devais plus d’un million de dollars, constitué
exclusivement de pertes en bourse, souvenez-vous en. La
plupart de mes créditeurs étaient charmants et ne
m’embêtaient pas, mais il y en avait deux ou trois qui me
harcelaient  : ils avaient pris l’habitude de me pister. À
chaque fois que je gagnais de l’argent, l’un d’entre eux me
tombait immédiatement sur le dos, voulant tout savoir de
mes spéculations et insistant pour obtenir son dû. L’un
d’eux, à qui je devais 800  $, menaçait même de me
poursuivre en justice, de saisir mes meubles, etc. Je ne
comprenais pas pourquoi il pensait que je dissimulais des
biens  : sans doute parce que je ne ressemblais pas
exactement à l’archétype du clochard sur le point de
mourir de dénuement.
En étudiant le problème, j’ai vu qu’il ne s’agissait pas
seulement de lire correctement ce que me disait le
téléscripteur, mais également de lire en moi-même.
J’arrivais, avec beaucoup de sang-froid, à la conclusion que
je ne serais jamais capable d’accomplir quoi que ce soit
d’utile aussi longtemps que je me ferais du souci. Il était
également certain que je serais inquiet tant que j’aurais
des dettes. Je pensais que je pourrais revenir à meilleure
fortune si aucun créancier n’avait le pouvoir de me vexer,
ou d’interférer sur mon éventuel retour en insistant sur sa
créance avant que je ne puisse réaliser des plus-values
dignes de ce nom. Tout cela me paraissait si évident que je
me dis : «Tu dois te déclarer en faillite[40]». Que pouvais-je
faire d’autre?
Cela semblait à la fois facile et sensé, n’est-ce pas? Mais
c’était plus que déplaisant, je vais vous expliquer pourquoi
je détestais avoir à le faire. J’exécrais me mettre dans une
position qui me rendrait incompris ou mal jugé.
Personnellement, je ne me suis jamais vraiment soucié de
l’argent. Je n’ai jamais pensé suffisamment à l’argent pour
en avoir de la considération. Je savais que tout le monde ne
partageait pas mon point de vue. Bien sûr, je savais aussi
que si je retombais sur mes pieds, je devrais payer tout le
monde, parce que mes obligations demeureraient. À moins
que je sois capable de spéculer comme avant, je ne serais
jamais en mesure de rembourser ce million.
Je pris mon courage à deux mains et allai voir mes
créanciers. C’était pour moi une chose très difficile à faire,
car la plupart d’entre eux étaient des amis ou des vieilles
connaissances.
Je leur tins à peu près ce langage  : «J’utilise cette
procédure non pas pour éviter de vous payer, mais par
respect pour vous et pour moi, pour me remettre en
situation de refaire de l’argent. J’ai réfléchi longtemps à ce
problème, en fait depuis plus de deux ans. Je n’avais tout
simplement pas le courage de vous le dire franchement.
Cela serait de loin la meilleure solution pour vous et pour
moi. Tout se réduit à ceci : je ne puis vraiment pas être moi-
même en étant obnubilé par toutes ces dettes. J’ai donc
décidé de faire maintenant ce que j’aurais dû faire il y a un
an. Je n’ai pas d’autre motivation que celle que je viens de
vous donner».
Le premier à parler tint un discours que tous les autres
reprirent. Il prêchait pour son entreprise  : «Livingstone,
dit-il, nous vous comprenons. Nous sommes parfaitement
conscients de votre situation. Voilà ce que nous allons
faire : nous voulons vous libérer de ce fardeau. Demandez à
votre avocat de nous préparer le papier dont vous avez
besoin et nous le signerons».
C’est en substance ce que tous me firent savoir. Ça,
voyez-vous, c’est un côté positif de Wall Street. Ce n’était
pas seulement avoir un bon jugement ou l’esprit sportif.
C’était surtout une décision très intelligente et prise dans
l’intérêt de leur entreprise. J’appréciais tout à la fois la
bonne volonté et l’astuce professionnelle.
Tous mes créanciers me donnèrent une décharge sur
une dette globale de plus d’un million de dollars. Seuls, les
deux plus petits créanciers refusèrent de signer. L’un
d’entre eux était l’homme dont je viens de vous parler et à
qui je devais 800  $. Je devais également 60  000  $ à une
firme de courtage qui venait de faire faillite et les syndics,
qui ne me connaissaient ni d’Eve ni d’Adam, seraient sur
mon dos tôt ou tard. Même s’ils avaient été disposés à
suivre l’exemple de mes gros créanciers, je ne pense pas
que le juge les aurait autorisés à me signer le papier. Du
coup ma banqueroute ne se montait plus qu’à 100  000  $,
alors que je devais initialement bien plus d’un million.
Ce fut très désagréable de voir mon histoire étalée dans
les journaux. J’avais toujours payé intégralement mes
dettes.
Cette nouvelle expérience avait fait plus que me
mortifier. Je savais que je rembourserais tout le monde un
jour ou l’autre, mais tous ceux qui lisaient le journal ne le
savaient pas, eux. J’avais honte de sortir après avoir lu les
rapports des journaux. Tout finit par s’effacer et je ne peux
pas vous dire à quel point j’étais soulagé de savoir que je
ne serais plus harcelé par des gens qui ne comprenaient
pas qu’on doit se polariser totalement sur ses affaires, si on
veut réussir dans le domaine de la spéculation boursière.
Mon esprit était maintenant libéré et pouvait s’atteler à
la spéculation avec quelques perspectives de succès.
Dégagé des dettes, ma prochaine étape consistait à
prendre position. La Bourse fut fermée du 31 juillet
jusqu’au milieu de décembre 1914, car Wall Street était en
pleins travaux. Il n’y aurait rien à faire pendant un bon
bout de temps. Je devais de l’argent à tous mes amis. Il
m’était pénible de leur demander de m’aider encore,
simplement parce qu’ils avaient été assez gentils avec moi.
Je savais alors que personne n’était en position de faire
quoi que ce soit pour qui que ce soit.
Il était très difficile de prendre une position digne de ce
nom puisque la Bourse était fermée et je ne pouvais rien
demander à aucun courtier. J’essayai ailleurs : en vain.
En fin de compte, j’allai voir Dan Williamson. C’était en
février 1915. Je lui expliquai que je m’étais débarrassé du
fardeau psychologique de mes dettes et que j’étais prêt à
spéculer comme avant. Vous vous souvenez sans doute que,
lorsqu’il avait eu besoin de moi, il m’avait proposé 25 000 $
sans que je lui demande.
Maintenant que j’avais besoin de lui, il me dit : «Si vous
voyez quelque chose qui vous semble intéressant et que
vous voulez en acheter 500, ça ne posera pas de
problème».
Je le remerciai poliment et le quittai. Il m’avait empêché
de gagner beaucoup d’argent et le bureau avait touché pas
mal de commissions avec moi. Je reconnais que j’étais un
peu chagriné de penser que Williamson &  Brown ne me
laissait pas la possibilité de tenter ma chance. J’avais
l’intention de jouer très prudemment au début. J’aurais pu
rendre mon redressement financier plus rapide et plus
facile si j’avais pu commencer avec une ligne supérieure à
500 actions. Quoi qu’il en soit, je réalisais que c’était ma
seule chance de revenir.
J’ai quitté les bureaux de Dan Williamson en étudiant la
situation en général et mon problème en particulier. Nous
étions dans un marché haussier. C’était aussi évident pour
moi que pour des milliers de spéculateurs. Ma mise se
réduisait à la possibilité d’acheter 500 actions. Je n’avais
aucun droit à l’erreur, limité comme je l’étais. Je ne pouvais
pas me permettre le moindre revers au début. Le premier
achat de 500 actions devait être gagnant. Il me fallait
absolument gagner de l’argent. Je savais pertinemment
que, tant que je n’aurais pas un capital suffisant, je serais
incapable de raisonner correctement. Sans marges
adéquates, il me serait impossible d’avoir cette attitude
caractérisée par le sang-froid et le recul vis-à-vis du jeu,
qui donne la capacité d’offrir des pertes mineures comme
je l’avais si souvent fait en testant le marché avant de
prendre une grosse position.
Je pense maintenant que je me trouvais alors dans la
situation la plus critique de toute ma carrière de
spéculateur. Si j’échouais cette fois-ci, quel que soit le lieu
ou la manière, si jamais je me plantais, je devrais changer
de jeu. Il était tout à fait clair que je devais absolument
attendre le bon moment.
Je ne m’approchai pas de Williamson &  Brown  : ce qui
signifie que je suis délibérément resté loin d’eux pendant
six longues semaines, à regarder le téléscripteur. Lorsque
j’entrais dans leurs bureaux, j’avais peur d’être tenté de
spéculer sur le mauvais titre ou au mauvais moment,
sachant que je ne pouvais acheter que 500 actions. Un
spéculateur, en plus d’étudier les conditions de base, de se
remémorer les précédents du marché et de garder présent
à l’esprit la psychologie du public ainsi que les limitations
imposées par les courtiers, doit également se connaître lui-
même et lutter contre ses propres faiblesses. Il n’a pas à en
vouloir au genre humain. J’en étais arrivé à comprendre
qu’il était aussi nécessaire de savoir comment lire en soi-
même que de savoir lire le ruban. J’avais étudié et identifié
mes propres réactions aux impulsions ou aux inévitables
tentations d’un marché actif, presque dans le même état
d’esprit que j’avais considéré les conditions des récoltes ou
les analyses des résultats des sociétés.
Du coup, jour après jour, ruiné et pressé de
recommencer à spéculer, je me suis assis en face du
tableau de cotation chez un courtier où je ne pouvais ni
acheter ni vendre, pas même une action. J’étudiai le
marché, ne manquant pas une seule transaction, attendant
le moment propice pour me jeter à l’eau.
En raison des conditions connues du monde entier,
l’action sur laquelle j’étais le plus chaud était Bethlehem
Steel. J’étais absolument certain qu’elle allait monter mais,
afin de m’assurer que je gagnerais du premier coup,
comme je devais le faire, j’ai décidé d’attendre qu’elle
dépasse le pair.
Je pense vous avoir déjà raconté mon expérience selon
laquelle une action qui passe le cap des 100, des 200 ou
des 300 points pour la première fois, progresse presque
toujours de 30 ou 40 points, et encore plus vite après 300
qu’après 100 ou 200. L’un de mes premiers gros coups avait
été sur Anaconda, que j’avais achetée quand elle avait
dépassé 200 et que j’avais vendue à 260. Cette technique
d’achat d’une action, chaque fois qu’elle dépassait le pair,
datait de mes tous débuts, quand j’écumais les
bookmakers. C’est un de mes plus vieux principes de
spéculation.
Vous pouvez imaginer à quel point j’étais pressé de
reprendre la spéculation comme avant. J’étais si excité de
commencer que je ne pouvais penser à rien d’autre, mais je
me refrénais. Je vis Bethlehem Steel grimper, chaque jour
de plus en plus haut, comme j’avais prévu qu’elle le ferait.
Je me retenais de courir chez Williamson &  Brown pour
acheter 500 actions. Je savais que je ne pourrais réaliser
ma première opération que lorsque j’aurais acquis la
certitude d’avoir raison à un point aussi élevé qu’il est
humainement possible d’avoir raison.
Chaque point de hausse sur le titre représentait 500  $
que je n’avais pas gagnés. La première avance de 10 points
signifiait que j’aurais été capable de pyramider, et qu’au
lieu de 500 actions j’en aurais déjà eu 1  000, ce qui
m’aurait rapporté 1  000  $ le point. Je restais
imperturbablement assis. Au lieu d’écouter mes espoirs qui
me hurlaient d’y aller ou mon imagination vociférante, je
n’écoutais que la voix de mon expérience et celle du bon
sens. Une fois que j’aurais de quoi intervenir décemment,
je pourrais me permettre de tenter ma chance. Sans cette
somme, tenter sa chance, même avec un faible risque, était
un luxe nettement au-dessus de mes moyens : six semaines
de patience, mais à la fin, une victoire du bon sens sur
l’espoir et la cupidité!
Je commençais vraiment à trembloter et à suer sang et
eau quand le cours approcha de 90. Pensez à ce que j’avais
raté en n’achetant pas, alors que j’étais haussier. Quand le
cours arriva à 98, je me dis : «Bethlehem va casser les 100
et quand elle va le faire, le toit va exploser!  » Le
téléscripteur me disait la même chose d’une manière plus
qu’évidente. En fait, il utilisait un mégaphone. Je vous le
dis, je voyais les 100 sur le ruban du téléscripteur alors que
la bande ne marquait que 98. Je savais que ce n’était ni la
voix de l’espoir ni des visions, mais une évidence découlant
directement de mon savoir-faire à lire le ruban. Du coup, je
me dis  : «Je ne peux pas attendre qu’on casse les 100, je
dois agir maintenant, c’est comme si on les avait déjà
cassés».
Je me précipitai chez Williamson &  Brown et passai un
ordre d’achat de 500 Bethlehem Steel. Le marché était
alors à 98. J’achetai 500 actions entre 98 et 99. Après cela,
elle se mit à flamber et clôtura cette nuit-là, je crois, à 114
ou 115. J’en achetai alors 500 de plus.
Le lendemain, Bethlehem Steel était à 145  : j’avais ma
mise et je l’avais méritée. Ces six semaines à attendre le
moment propice étaient les plus éprouvantes et les plus
épuisantes que j’aie connues. Cela avait été payant puisque
j’avais maintenant suffisamment de capital pour prendre
position sur des lots de taille correcte.
II est très important de prendre un bon début, quelle
que soit l’entreprise. Je travaillais très bien après mon coup
sur Bethlehem, si bien d’ailleurs que vous n’auriez jamais
cru qu’il s’agissait du même homme qui spéculait.
Effectivement, il ne s’agissait pas du même homme  : je
n’étais plus accablé de dettes, je ne me trompais plus,
j’étais à l’aise et j’y voyais clair. Pas de créancier pour
m’importuner et pas de manque d’argent pour interférer
sur mes analyses ou sur ce que me dictait la voix de
l’expérience. De fait, je gagnais régulièrement.
Brusquement, alors que j’étais en train de me refaire, il
y eut la débâcle du Lusitania[41]. À chaque fois qu’on reçoit
un coup comme celui-là en plein plexus, on se rappelle
soudainement la triste réalité  : on ne peut avoir
uniformément raison sur le marché et être à l’abri de
coûteux accidents. J’avais entendu des gens dire qu’un
spéculateur professionnel ne pouvait pas perdre gros à la
nouvelle du torpillage du Lusitania. Ils expliquaient
comment ils l’avaient anticipé bien avant que la bourse ne
le fasse. Je n’étais pas assez malin pour disposer
d’information comme celle-ci à l’avance. Tout ce que je
peux vous dire, malgré ce que j’avais perdu dans le krach
du Lusitania et en un ou deux autres revers, c’est que je
n’avais pas été assez avisé pour tout pressentir et que je
me retrouvais fin 1915, avec un solde créditeur de
140  000  $ chez mon courtier. Voilà tout ce que j’avais
gagné, alors que j’avais constamment vu juste sur le
marché la plupart de l’année.
Je fis beaucoup mieux l’année suivante. J’ai été très
chanceux, il est vrai. J’étais un haussier extravagant dans
un marché furieusement haussier. Les choses évoluaient
comme je le souhaitais, à tel point qu’il ne paraissait y avoir
rien d’autre à faire que de gagner de l’argent. Cela me
rappelle une expression du vieux H.  H.  Rogers, de la
Standard Oil Company. Selon lui, il y a des moments où on
ne peut pas plus éviter de gagner de l’argent que d’être
mouillé si on sort dans la tempête sans son parapluie.
C’était le marché le plus clairement haussier que j’avais
jamais vu. Il était évident pour tout le monde que les achats
des alliés, sur tout ce qu’on produisait ici, allaient faire des
États-Unis la nation la plus prospère du monde. Nous
avions toutes sortes de choses que personne d’autre n’était
en mesure de vendre et nous étions sur le point de capter
toute la richesse du monde. Je pense que l’or du monde
entier se déversait par torrents sur le pays. L’inflation était
inévitable, et bien sûr, cela entraînerait une hausse
généralisée de tous les actifs.
Tout cela était si évident qu’aucune manipulation n’était
nécessaire à la hausse du marché. C’est la raison pour
laquelle le travail préliminaire était faible comparé à
d’autres marchés haussiers. La hausse due à la guerre se
développait avec plus de vigueur que dans tous les marchés
haussiers traditionnels, et elle rapportait au public des
plus-values sans précédent. En effet, les gains boursiers
étaient, en 1915, plus largement répartis que dans tous les
autres booms de l’histoire de Wall Street. En revanche, le
fait que le public ne convertisse pas ses plus-values
potentielles en espèces sonnantes et trébuchantes et qu’il
n’encaisse donc pas ses plus-values, tout cela ne constituait
qu’une simple répétition de l’histoire. Nulle part ailleurs
qu’à Wall Street l’histoire ne se répète avec autant
d’indulgence et d’uniformité. Quand vous lisez des rapports
contemporains sur les périodes d’euphorie et de krachs, la
chose la plus frappante est de constater à quel point la
spéculation boursière ou les spéculateurs en bourse
d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’hier. Le jeu ne change
jamais, la nature humaine non plus.
J’ai profité à plein de la hausse de 1916. J’étais aussi
haussier que les autres, mais bien sûr, je gardais les yeux
ouverts. Je savais, comme tout le monde, que cela
s’arrêterait un jour et j’attendais les signes avant-coureurs
de la fin de la hausse. Je ne m’intéressais pas
particulièrement à la question de savoir de quel côté
viendrait le coup, et donc je ne me focalisais pas sur un
point précis. Je n’étais pas — et je ne l’ai jamais été —
indéfectiblement lié à un côté ou à un autre. Qu’un marché
haussier eût accru mon compte en banque, ou qu’un
marché baissier eût été particulièrement généreux, ne
constituait pas pour moi une raison suffisante pour rester
haussier ou baissier après avoir reçu le signal de sortie en
bourse. Il ne s’agit pas de jurer une fidélité éternelle à la
hausse ou à la baisse : il ne s’agit que d’avoir raison.
Il y a autre chose qu’il ne faut pas oublier : c’est qu’un
marché ne culmine pas plus en pleine gloire qu’il ne meurt
après un soudain retour de fortune. Un marché peut — et
c’est effectivement souvent le cas — cesser d’être un
marché haussier bien avant que les cours ne commencent
vraiment à descendre. Le signe que j’attendais depuis
longtemps arriva. Je remarquai que, l’une après l’autre, les
actions qui avaient été les leaders du marché reculaient de
plusieurs points par rapport à leur cote la plus haute et
que, pour la première fois depuis des mois, elles ne
remontaient pas. Leur cycle était clairement achevé et cela
nécessitait évidemment un changement dans mes pratiques
spéculatives.
C’était assez simple  : dans un marché haussier, le
mouvement des prix est, bien sûr, clairement et sans le
moindre doute possible à la hausse. Donc, quand une action
va contre la tendance générale, il est légitime de présumer
qu’il y a quelque chose qui cloche en elle. C’est suffisant,
pour un spéculateur expérimenté, pour deviner que cela ne
tourne pas rond. Il ne doit pas attendre que le téléscripteur
lui fasse une conférence. Son boulot est d’entendre le
téléscripteur lui dire «Sors!  » sans attendre une
convocation officielle.
Comme je vous l’ai dit précédemment, je notais que les
actions qui avaient été les leaders de la hausse fantastique
avaient cessé d’avancer. Elles baissaient de six à sept
points et ne bougeaient plus. Au même moment, le reste du
marché continuait à progresser sous l’effet d’achats
continuels. Puisque les actions qui baissaient n’avaient pas
de problèmes intrinsèques, il fallait chercher ailleurs. Ces
actions suivaient la tendance générale depuis des mois.
Cela signifiait que, pour elles au moins, le marché haussier
était terminé, car elles cessaient de suivre le courant, alors
que le marché continuait à progresser. Pour le reste de la
liste, la tendance était encore franchement haussière.
Il n’y avait pas de raison d’être embarrassé par
l’inactivité, parce qu’il n’y avait vraiment rien d’autre à
faire. Je n’étais pas encore baissier sur le marché, tout
simplement parce que le téléscripteur ne me disait pas
encore de l’être. La fin du marché haussier n’avait pas
encore sonné, bien qu’elle soit à portée de main. En
attendant son arrivée, il y avait encore de l’argent à gagner
à la hausse. Dans une telle situation, je me contentais tout
bonnement de prendre des positions à la baisse sur les
actions qui avaient stoppé leur progression. Comme le
reste de la cote continuait à bien progresser, j’avais des
positions simultanément à la hausse et à la baisse.
J’avais vendu les leaders qui avaient cessé de monter  :
une ligne à la vente de 500 actions sur chacun des titres.
Les actions sur lesquelles j’étais vendeur ne bougeaient pas
tellement, mais celles sur lesquelles j’étais haussier
continuaient à monter. Quand, en fin de compte, elles
cessèrent de progresser, je les vendis et je me mis vendeur
à découvert à raison de 500 actions sur chaque ligne. À ce
moment, j’étais plus baissier que haussier, parce qu’il était
maintenant évident que le prochain gros coup se ferait à la
baisse. J’étais absolument certain que le marché avait
vraiment commencé à baisser avant que les feux du marché
haussier ne se soient totalement éteints. Je savais qu’il
n’était pas encore temps d’être massivement vendeur. Il n’y
avait aucun intérêt à être plus royaliste que le roi, surtout
pas à l’être trop tôt. Le téléscripteur me disait simplement
que les patrouilles de reconnaissance de l’armée des ours
avaient fait une entrée fracassante. Il était temps d’être sur
ses gardes.
Je conservais toujours des positions à l’achat et à la
vente jusqu’à ce que, après un mois de spéculation, j’eus
une position à la vente de 60 000 titres — 5 000 actions à la
vente sur une douzaine d’actions différentes, qui au début
de l’année avaient été les valeurs favorites du public parce
qu’elles avaient caracolé en tête du grand marché haussier.
Ce n’était pas une très grosse ligne, mais n’oubliez pas que
le marché n’était pas encore définitivement baissier.
Un beau jour, le marché dans son ensemble commença à
faiblir et les prix de toutes les actions commencèrent à
baisser. Quand j’obtins une plus-value d’au moins quatre
points sur chacune des actions sur lesquelles j’étais
vendeur, je sus que j’avais raison. Le téléscripteur me disait
qu’il n’y avait aucun risque à être baissier  : du coup, je
doublai ma mise.
Je tenais ma position. J’étais vendeur de titres dans un
marché qui était de toute évidence baissier. Je n’avais pas à
tenter de forcer le cours des choses. Le marché était prêt à
plonger dans le sens que j’avais prévu et, le sachant, je
pouvais me permettre d’attendre. Après avoir doublé ma
position, je ne bougeai plus pendant un bon bout de temps.
Environ sept semaines plus tard, je sortis toute ma ligne,
car nous avions eu le fameux «plongeon», et les actions
s’effondrèrent méchamment. On a dit alors que quelqu’un
avait eu une information privilégiée de Washington selon
laquelle le président Wilson était sur le point d’annoncer
l’envoi de la colombe de la paix en Europe toutes affaires
cessantes. Bien sûr, le boom de la guerre avait commencé
et il s’était développé à cause de la Grande Guerre : la paix
était donc une information baissière. Quand un des
spéculateurs les plus malins du parquet fut accusé d’avoir
bénéficié de l’information par avance, il se contenta de dire
qu’il avait vendu les actions non pas sur une information
particulière, mais parce qu’il considérait que le marché
haussier était cuit. J’avais moi-même doublé ma position
sept semaines auparavant.
En apprenant que le marché avait sérieusement chuté,
je me rachetai. C’était la seule chose à faire. Quand une
chose sur laquelle vous ne comptiez pas arrive, il vous
incombe de saisir l’opportunité qu’un amical destin vous
offre sur un plateau d’argent. Un fait est certain  : sur une
belle chute comme celle-ci, vous avez toujours un marché
très actif, l’un de ceux où l’on peut réaliser ses plus-values
sans problème. Même dans un marché baissier, on ne peut
jamais être certain de pouvoir se racheter sur 120  000
actions sans entraîner une hausse des cours. Il faut donc
attendre le moment propice où le marché vous permettra
d’acheter sans le moindre dommage pour vos plus-values
potentielles.
J’aimerais faire remarquer que je ne comptais pas
spécialement sur cette baisse-là, à ce moment-là, pour
cette raison-là. Cependant comme je vous l’ai dit
précédemment, mon expérience de 30 années de
spéculation m’avait montré que de tels accidents étaient
courants le long de la ligne de moindre résistance sur
laquelle je basais ma position dans le marché. Une autre
chose à garder à l’esprit est la suivante : ne jamais essayer
de vendre au plus haut. Ce n’est pas raisonnable. Vendez
toujours après une réaction, si elle n’est pas suivie d’un
redressement des cours.
J’avais gagné environ trois millions de dollars en 1916
en étant haussier tant que le marché l’était, et ensuite en
devenant baissier quand le marché était allé à la baisse.
Comme je vous l’ai dit précédemment, on ne doit jamais se
marier à un seul côté du marché jusqu’à ce que la mort
nous sépare.
Cet hiver-là, je retournai dans le Sud, à Palm Beach,
comme je le faisais habituellement en vacances, parce que
je suis vraiment un mordu de la pêche en mer. J’étais
vendeur sur les actions et sur le blé, et les deux lignes
m’indiquaient un généreux profit. Rien ne venait me
perturber et je profitais pleinement de la vie. Bien sûr, à
moins d’aller en Europe, je ne pouvais pas vraiment être
totalement déconnecté du marché des actions et des
denrées. Par exemple, dans les Adirondacks[42], j’avais un
câble direct depuis le bureau du courtier jusqu’à ma
maison.
A Palm Beach, j’allais régulièrement à la succursale de
mon courtier. Je notais que le coton, sur lequel je n’avais
pas de position, était ferme et progressait. À cette époque-
là, c’était en 1917, j’avais beaucoup entendu parler des
efforts du président Wilson pour ramener la paix. Les
rapports venaient de Washington, à la fois sous forme de
dépêches de presse et de conseils personnels d’amis à Palm
Beach. C’est la raison pour laquelle, un jour, je pris
conscience que l’évolution des différents marchés
traduisait la confiance dans le succès de Wilson. Avec la
paix, supposée être à portée de main, les actions et le blé
devaient baisser et le coton monter. J’étais bien installé sur
les actions et sur le blé, mais je n’avais aucune position sur
le coton à ce moment-là.
À 14 h 20, cet après-midi-là, je ne possédais pas une
seule balle de coton, mais à 14 h 25, mû par la conviction
que l’annonce de la paix était imminente, j’achetai 15  000
balles, pour commencer. Je me proposais de suivre mon bon
vieux système de spéculation que je vous ai déjà décrit —
celui qui consiste à acheter d’emblée une belle ligne.
Après la clôture du marché, nous avons appris la
déclaration de guerre à outrance. Il n’y avait rien d’autre à
faire que d’attendre l’ouverture du marché le lendemain. Je
me rappelle que chez Gridley[43], cette nuit-là, un des plus
grands capitaines d’industrie du pays était prêt à vendre
autant d’actions United States Steel à cinq points en
dessous du cours de clôture de l’après-midi. Plusieurs
millionnaires à Pittsburgh l’avaient entendu : aucun n’avait
saisi l’offre du puissant homme. Ils savaient tous très bien
qu’il y aurait une sacrée chute le lendemain.
Évidemment, le lendemain matin, la bourse et les
marchés à terme étaient en pleine furie, comme vous
pouvez l’imaginer. Certaines actions ouvrirent huit points
en dessous de la clôture précédente. Pour moi, cela
signifiait une opportunité providentielle de me racheter
avec profit. Comme je le disais précédemment, dans un
marché baissier, il est toujours sage de se couvrir quand
une démoralisation complète apparaît soudainement. C’est
la seule manière, si vous avez balancé une assez belle
ligne, de transformer une plus-value potentielle en espèces
sonnantes et trébuchantes, à la fois rapidement et sans
regrettables morcellements. J’étais, par exemple, vendeur
de 50  000 actions rien que sur United States Steel. Bien
sûr, j’étais aussi vendeur sur d’autres actions, et quand je
vis que j’avais en face de moi un marché assez liquide pour
me racheter, je le fis. Mes plus-values s’élevaient à environ
1, 5 million de dollars : ce n’était pas à négliger.
Le coton, sur lequel j’avais 15  000 balles en position
acheteuse — acheté dans la dernière demi-heure de l’après-
midi précédent — ouvrit en baisse de 500 points. Joli petit
plongeon! Cela représentait une perte de 375 000 $ en une
nuit. Bien qu’il me semblait tout à fait évident que la seule
chose intelligente à faire sur les actions et sur le blé était
de me racheter au moment du plongeon, je n’étais pas tout
à fait sûr de ce que je devais faire sur le coton  : il y avait
plusieurs choses à considérer. Alors que j’enregistrais
toujours une perte au moment même où j’étais convaincu
d’avoir tort, je n’étais pas d’humeur à prendre cette perte-
là, ce matin-là. Je pensais que je ferais mieux d’aller dans le
Sud pour avoir du bon temps et pour pêcher, plutôt que de
rester là à me demander ce qu’allait devenir le cours du
coton. Je vous dirai que mes plus-values nettes étaient un
peu inférieures au million de dollar au lieu d’être de 1, 5
million. C’est juste une question de comptabilité, comme
disent les émetteurs quand vous leur posez un peu trop de
questions.
Si je n’avais pas acheté ce coton juste avant que le
marché ne ferme la veille, j’aurais économisé ces
400  000  $. Cela vous montre avec quelle rapidité on peut
perdre beaucoup d’argent sur une ligne relativement
modeste. Ma principale position était absolument correcte
et j’ai profité d’un accident d’une nature diamétralement
opposée aux considérations qui m’avaient amené à prendre
une telle position sur les actions et sur le blé. Remarquez
que la ligne spéculative de moindre résistance prouvait de
nouveau sa validité au spéculateur. Les cours évoluaient
comme je l’espérais, nonobstant le facteur de marché
inattendu introduit par la déclaration allemande. Si les
choses avaient évolué comme je l’avais anticipé, j’aurais eu
100 % raison sur les trois lignes, car la paix signifiait une
baisse des actions et du blé, et une forte hausse du coton :
j’aurais alors gagné sur les trois tableaux.
Indépendamment de la paix ou de la guerre, j’avais raison
dans mon analyse sur les actions et sur le blé, et c’est
pourquoi l’imprévisible m’avait aidé. Sur le coton, j’avais
basé mon jeu sur quelque chose qui pouvait arriver en
dehors du marché, c’est-à-dire que je pariais sur le succès
de M. Wilson dans les pourparlers de paix. En fait, ce sont
les chefs militaires allemands qui m’ont fait perdre sur le
coton.
Quand je suis retourné à New York au début 1917, j’ai
remboursé tout ce que je devais, à savoir plus d’un million
de dollars. C’était un grand plaisir pour moi de payer mes
dettes. J’aurais pu les payer quelques mois plus tôt, mais je
ne l’ai pas fait pour une raison toute simple  : j’étais dans
une phase de spéculation active, couronnée de succès, et
j’avais besoin du maximum de capitaux. Après tout, je me
devais cet argent autant à moi-même qu’à mes créanciers
et je voulais absolument profiter au maximum des
merveilleux marchés de 1915 et 1916. Je savais que je
gagnerais beaucoup d’argent et je ne m’inquiétais pas de
les faire attendre quelques mois de plus pour une créance
que la plupart d’entre eux avaient déjà passée en pertes et
profits.
Je ne souhaitais pas régler mes dettes au compte-
gouttes, l’une après l’autre, mais payer tout le monde d’un
seul coup, d’un seul. Cependant, tant que le marché faisait
tout ce qu’il pouvait pour moi, je continuais à spéculer au
maximum de mes possibilités.
Je voulais rembourser ma dette (capital et intérêts) mais
tous les créanciers qui avaient signé le moratoire
refusèrent les intérêts. Le dernier que j’ai payé était le type
à qui je devais 800  $, qui me relançait sans cesse et qui
m’avait totalement perturbé au point de m’empêcher de
spéculer. J’attendis qu’il sache que j’avais payé tout le
monde. Ensuite seulement, il reçut son argent. Je voulais
lui apprendre à être un peu plus tolérant à l’avenir, quand
quelqu’un lui devrait quelques centaines de dollars.
Voilà comment je me remis en selle.
Après avoir payé mes dettes, je mis de côté une jolie
petite somme en rente viagère. Je ne souhaitais pas trop
être de nouveau ruiné et me retrouver dans l’inconfortable
situation d’être débiteur. Bien sûr, après mon mariage, j’ai
versé un peu d’argent sur le compte de ma femme et après
la naissance de mon fils, j’ai aussi placé un peu d’argent à
son nom.
La raison de cette attitude n’était pas uniquement dictée
par la crainte de me tromper en bourse mais parce que je
savais qu’on a tendance à jouer tout ce que l’on a. En
agissant de la sorte, je protégeais mes proches contre ce
penchant.
Plus d’un de mes amis avaient fait comme moi. Ensuite
ils obtenaient de leur épouse, par des câlineries, de leur
rendre l’argent et ils le perdaient. J’avais fait en sorte que,
quelles que soient nos intentions dans l’avenir, il soit
absolument impossible d’annuler le contrat. Ce contrat
n’était pas résiliable, quels que soient mes besoins sur le
marché et même si mon épouse voulait le faire par amour
pour moi.
CHAPITRE 15

P
armi les vicissitudes de la spéculation, l’irruption brutale
de l’inattendu, je devrais plutôt dire de
l’imprévisible, fait partie des tous premiers risques.
Il y a certains risques que le plus prudent des hommes se
doit de prendre en tout cas s’il veut être autre chose qu’un
mollusque mercantile. Vous savez, les vicissitudes normales
des affaires ne sont pas pires que les risques qu’on prend
en sortant de chez-soi pour traverser la rue ou en prenant
le train. Quand je perds de l’argent en raison de quelque
développement que personne ne pouvait prévoir, je ne suis
pas plus vindicatif qu’après une tempête imprévue. La vie
elle-même, du berceau au tombeau, est un jeu et ce qui
m’arrive, parce que je ne possède pas le don de divination,
me laisse de marbre. Il est arrivé dans ma carrière de
spéculateur que, tout en ayant raison et en jouant
correctement, j’ai été néanmoins spolié de mes plus-values
par des opposants que n’étouffaient pas les bonnes
manières et encore moins le franc-jeu et l’esprit sportif.
Contre les agissements des escrocs, des lâches et de la
foule, un homme d’affaires vif, rapide ou avisé peut se
protéger. Je n’ai jamais eu à me battre contre des pratiques
franchement malhonnêtes, excepté chez un ou deux
bookmakers parce que leur honnêteté était pour eux le
meilleur des calculs  : gagner gros n’était possible qu’en
étant réglo, pas en magouillant. J’ai toujours pensé qu’on
ne peut jouer sérieusement à aucun jeu nulle part, s’il faut
toujours avoir l’œil rivé sur le type qui est toujours prêt à
vous voler, si vous ne le surveillez pas. On est sans défense
contre l’escroc de haut vol. Un jeu propre est un jeu
propre. Je pourrais vous citer une douzaine de cas où j’ai
été victime de ma croyance naïve dans le caractère sacré
de la parole donnée ou de l’inviolabilité d’un gentleman’s
agreement[44] Je ne le ferai pas, car cela n’apporterait rien
à mes propos.
Les romanciers, les hommes d’église et les femmes
aiment à comparer le parquet de la bourse à un champ de
bataille pour le pognon, et l’activité quotidienne à Wall
Street à une lutte pour la vie. C’est tout à fait émouvant,
mais totalement faux. Je ne crois pas un seul instant au
caractère belliqueux de mon activité et je conteste cette
vision des choses. Je n’ai jamais combattu ni des personnes
isolées ni des clans de spéculateur. Je n’ai connu que des
divergences d’opinions, notamment sur les conditions de
base. Ce que les chroniqueurs qualifient de batailles ne
sont pas des combats entre êtres humains. Ce ne sont que
des tentatives d’avoir une vision claire des affaires. J’essaie
de coller à la réalité, seulement à la réalité et j’accorde mes
actions en conséquence. C’est le secret de Bernard
Baruch[45] pour faire fortune. Parfois, je ne vois pas les faits
— tous les faits — assez nettement ou assez tôt; ou encore
je ne raisonne pas logiquement. Que l’une de ces choses
arrive et je perds parce que j’ai tort et, vous le savez, cela
coûte toujours de l’argent d’avoir tort.
Aucune personne raisonnable ne peut se plaindre de
payer pour ses erreurs. Il n’y a pas de créancier privilégié
quand on se trompe, et il n’y a ni exception ni exemption.
Quand j’ai raison, je n’aime pas perdre de l’argent. Je ne
veux pas évoquer ici ces opérations qui m’ont coûté cher à
cause d’une modification soudaine des règles du marché de
la part des autorités boursières. Non, j’ai en mémoire
certains risques de la spéculation qui, de temps en temps,
vous rappellent qu’aucun profit n’est assuré tant que
l’argent n’est pas inscrit sur votre compte en banque.
Après que la Grande Guerre ait éclaté en Europe, les
cours des marchandises ont commencé à monter ici,
comme c’était prévisible. Il était aussi facile de l’anticiper
que d’anticiper l’inflation due à la guerre. Bien sûr, la
hausse générale continua pendant que la guerre se
prolongeait. Comme vous vous en souvenez, j’étais très
occupé à tenter de revenir dans le marché en 1915. Le
boom des actions était bien là et il était de mon devoir d’en
profiter. Ma manière de jouer la plus sûre, la plus rapide et
la plus facile était la bourse  : j’y avais été assez chanceux
comme vous le savez.
En juillet 1917, non seulement j’étais capable de payer
tous mes créanciers, mais je disposais d’un peu d’argent
devant moi. J’avais donc le temps, l’argent et l’inclination
nécessaires pour bien spéculer, que ce soit sur les
marchandises ou sur les actions. Depuis de nombreuses
années, j’étudiais attentivement tous les marchés. La
hausse des matières premières au-dessus des niveaux
d’avant-guerre allait de 100 à 400 %. Il n’y avait qu’une
seule exception  : c’était le café. Bien sûr, il y avait une
raison. Le déclenchement de la guerre signifiait la
fermeture des marchés européens et des cargos géants
étaient envoyés vers cette région, qui était un gros
débouché. Cela amenait un énorme surplus de café ici, et
donc, cela contribuait à maintenir les prix bas. C’est
pourquoi, quand je commençai à étudier les possibilités
spéculatives du café, il se traitait en dessous des cours
d’avant-guerre. Si les raisons de cette anomalie étaient
évidentes, il n’en était pas moins évident que les opérations
actives, et de plus en plus efficaces, des sous-marins
allemands et autrichiens allaient entraîner une réduction
épouvantable du nombre de bateaux disponibles à des fins
commerciales. Cette éventualité devait conduire à une
raréfaction drastique des importations de café. Avec des
arrivages qui diminuaient et une consommation inchangée,
les stocks en surplus devaient être absorbés, et après cela,
les cours du café devaient évoluer comme les cours des
autres matières premières, c’est-à-dire grimper.
Pas la peine de s’appeler Sherlock Holmes pour
comprendre la situation. Pourquoi tout le monde ne se
ruait-il pas sur le café, ça je ne peux pas vous le dire.
Quand j’ai décidé d’acheter du café, je n’estimais pas qu’il
s’agissait d’une simple spéculation  : pour moi, il était
question d’un véritable investissement. Je savais qu’il me
faudrait du temps pour passer à la caisse, mais je savais
également que c’était le moyen de réaliser une sacrée plus-
value. Cela en faisait une opération de bon père de famille
— en fait, plus un acte de banquier qu’un coup de joueur de
casino.
Je commençai mes achats à l’hiver 1917. Je pris une
jolie petite ligne de café. Le marché, cependant, ne
réagissait pas. Il restait inactif et en ce qui concerne les
cours, ne montait pas comme je l’avais anticipé. Moralité :
j’ai porté ma ligne sans rien gagner pendant neuf mois.
Mes contrats arrivaient à échéance et je soldai toute ma
position. J’avais subi une assez jolie perte sur cette
opération, et pourtant j’étais persuadé que mon analyse
était la bonne. Il est. clair que je m’étais trompé sur le
timing de l’opération. Cependant, j’étais confiant dans la
hausse du café qui finirait bien par suivre les autres
matières premières. Juste après avoir vendu ma ligne, je
me remis à en acheter. J’achetai trois fois plus de café que
je l’avais fait pendant cette période peu propice de neuf
mois. Évidemment, j’achetai sur une échéance très
éloignée pour disposer du maximum de temps.
Cette fois-ci, j’avais fait mouche. Au moment où
j’achevais ma ligne, le marché se mit à monter. Partout, les
gens comprenaient tout à coup ce qui allait arriver au
marché du café. Il semblait bien qu’à présent mon
investissement me rapporterait un assez beau rendement.
Les vendeurs des contrats que je détenais étaient
essentiellement des torréfacteurs, la plupart d’entre eux
portant d’ailleurs des noms allemands. Ils avaient acheté le
café au Brésil, en catimini, en espérant l’amener aux États-
Unis, mais il n’y avait plus un seul bateau pour le
transporter. Ils étaient, à ce moment-là, dans
l’inconfortable position de ne pas trouver de café
disponible ici et d’être massivement vendeurs envers moi.
Ne perdez pas de vue que j’étais haussier sur le café
alors qu’il se traitait pratiquement au niveau d’avant-
guerre. N’oubliez pas qu’après en avoir acheté, j’avais
gardé mes positions une grande partie de l’année en
prenant en fin de compte une grosse perte dessus. Vous le
savez aussi bien que moi, la punition pour avoir tort est de
perdre de l’argent et la récompense pour avoir raison est
d’en gagner. Ayant franchement raison et portant une belle
ligne, j’étais légitimement fondé à penser que j’allais faire
un malheur. Le cours n’avait pas besoin de trop progresser
pour me laisser une plus-value plus que satisfaisante  :
j’avais plusieurs centaines de milliers de sacs en position.
Je n’aime pas trop parler de mes opérations en chiffres
parce que, parfois, cela semble assez extravagant et les
gens peuvent alors penser que je me vante. En fait, je ne
fais que traiter en accord avec mes moyens et je me garde
toujours une grande marge de sécurité. Dans cette affaire,
j’étais assez conservateur. Si j’avais autant de contrats,
c’était parce que je ne pouvais tout simplement pas
concevoir que je puisse perdre. J’avais attendu un an, mais
maintenant j’allais encaisser à la fois pour ma patience et
pour le fait d’avoir raison.
Je voyais les dollars affluer au plus vite. Il n’y avait là
nulle intelligence : simplement une absence de cécité.
Ils devaient arriver sans risque et rapidement, les
millions! Malheureusement, ils ne sont jamais arrivés
jusqu’à moi. Non, cela n’a pas foiré à cause d’un subit
changement des conditions de base. Le marché n’avait pas
effectué un brutal changement de direction. Le café ne
venait pas se déverser massivement sur le pays. Qu’était-il
donc arrivé? L’imprévisible! Ce qui n’était jamais arrivé de
mémoire de spéculateur, ce que je n’avais aucune raison de
craindre. J’ajoutai un nouvel alinéa à la longue liste des
risques de la spéculation que je garde toujours sous les
yeux. C’était seulement que les gaillards — les vendeurs —
qui m’avaient vendu le café savaient ce qu’ils avaient en
magasin. Dans leurs efforts pour se sortir de la position
dans laquelle ils s’étaient mis eux-mêmes en vendant, ils
décidèrent une nouvelle forme d’escroquerie  : ils se
ruèrent à Washington pour demander de l’aide et ils
l’obtinrent.
Peut-être vous souvenez-vous que le gouvernement avait
élaboré, à l’époque, divers plans pour empêcher que ne
prospèrent les accapareurs sur les produits de première
nécessité. Vous savez comment certains d’entre eux
agissaient. Les philanthropes vendeurs de café
comparurent devant le Comité de fixation des prix du
bureau des industries de guerre (je pense que c’était la
dénomination officielle de cet organisme) en faisant appel
au sens patriotique de ce corps pour protéger les petits
déjeuners américains. Ils affirmèrent qu’un spéculateur
professionnel, Lawrence Livingstone, avait réalisé un
corner sur le café ou était en train de le faire. Si ses
spéculations n’étaient pas rapidement réduites à néant, il
profiterait des conditions créées par la guerre et le peuple
américain serait obligé de payer un prix exorbitant pour
son café quotidien. Il était impensable pour ces patriotes —
qui m’avaient vendu des cargos entiers de café et pour
lesquels ils ne trouvaient pas de bateaux — que 100
millions d’américains (plus ou moins) dussent payer un
tribut aux vils spéculateurs. Eux, ils représentaient le
commerce du café, pas les spéculateurs sur le café, et ils
n’avaient bien sûr pas d’autre motivation que d’aider le
gouvernement à casser la spéculation présente et à venir.
Vous savez que j’ai en horreur les pleurnichards et je ne
veux pas donner à entendre que le Comité de fixation des
prix ne faisait pas de son mieux pour casser la spéculation
et le gaspillage. Cela ne m’empêche toutefois pas de penser
que le comité ne s’était pas penché d’une manière très
approfondie sur le problème spécifique du marché du café.
Ils ont fixé un cours maximum pour le café et aussi une
date limite pour solder tous les contrats existants. Cette
décision signifiait, bien sûr, que la bourse de commerce
serait fermée. Il ne me restait alors plus qu’une chose à
faire  : c’était de vendre tous mes contrats, ce que je fis.
Toutes ces plus-values potentielles de plusieurs millions
que j’avais accumulées dans le passé et que je considérais
comme acquises s’envolèrent en fumée. Comme tout le
monde, j’étais et je suis aussi opposé aux profiteurs sur les
produits de première nécessité. Mais au moment où le
Comité de fixation des prix imposait un prix sur le café,
toutes les autres denrées se vendaient entre 250 et 400 %
au-dessus des cours d’avant-guerre. Le café était alors en
moyenne en dessous des cours qui prévalaient dans les
années d’avant-guerre. Cela n’avait rien à voir avec la
personne qui achetait le café. Le cours devait monter, non
pas à cause des opérations de vils spéculateurs, mais bien
en raison de la réduction graduelle du stock imputable aux
diminutions des importations. Ces dernières furent
exclusivement dues à l’épouvantable destruction des
bateaux du monde entier par les sous-marins allemands. Le
comité n’avait pas attendu que le cours du café s’envole, il
avait immédiatement sauté sur les freins.
D’un point de vue politique et moral, c’était une erreur
de forcer la bourse de commerce à fermer juste à ce
moment-là. Si le comité avait laissé l’offre et la demande
s’équilibrer, les prix auraient sans aucun doute progressé,
pour les raisons que j’ai évoquées précédemment, mais qui
n’avaient rien à voir avec un prétendu corner. Ces prix
élevés, qui n’étaient pas forcément exorbitants d’ailleurs,
auraient été une forte incitation à attirer l’offre sur le
marché. J’avais entendu monsieur Bernard M.  Baruch dire
que le bureau des industries de guerre avait pris en
considération ce facteur — garantir une offre — en fixant
les cours. Pour cette raison, les complaintes sur le haut
niveau des cours de certaines denrées étaient totalement
injustifiées. Quand le marché fut rouvert, un peu plus tard,
le café se traita à 33 cents.
Le peuple américain payait ce prix à cause de la
faiblesse de l’offre et celle-ci était faible parce que les
cours étaient fixés trop bas, sur les suggestions des
vendeurs philanthropes. Tout cela avait pour conséquence
de permettre le paiement de frets prohibitifs pour traverser
l’océan, et ainsi garantir la pérennité des importations.
J’ai toujours pensé que mon opération sur le café était la
plus légitime de toutes mes spéculations sur les denrées. Je
vous l’ai déjà dit, je la considérais d’ailleurs plus comme un
investissement que comme une spéculation. J’étais dessus
depuis plus d’un an. S’il y avait de la spéculation, c’était
beaucoup plus chez les torréfacteurs «patriotes» qui
avaient d’ailleurs tous des patronymes et des ancêtres
allemands. Ils avaient du café au Brésil et ils me le
vendaient à New York. Le comité de fixation des prix
bloquait ainsi le cours de la seule denrée qui n’avait pas
progressé. Ils protégeaient le public contre les accapareurs
avant que le cours ne monte, mais pas contre l’inévitable
hausse des prix qui a suivi. Non seulement cela, mais même
quand le café vert stagna autour de neuf cents la livre, le
café torréfié monta comme tout le reste  : seuls les
torréfacteurs en ont profité. Si le prix du café vert avait
progressé de deux ou trois cents la livre, cela aurait signifié
quelques millions de plus-values pour moi. Cela n’aurait
pas coûté au public plus que la hausse qui est arrivée
après.
En matière de spéculation, les considérations à titre
posthume sont toujours une perte de temps  : elles ne
mènent nulle part. Au moins, cette opération-là avait-elle
eu une vertu pédagogique. C’était la meilleure de toutes
celles que j’avais initiées auparavant. La hausse était si
évidente, si logique, que j’imaginais ne rien avoir à faire
d’autre pour empocher quelques millions de dollars.
Pourtant, d’autres en avaient décidé autrement.
En deux autres occasions, j’avais souffert de l’action du
comité de surveillance des marchés qui modifiait sans crier
gare les règles du jeu. Dans ces cas-là, ma propre position,
qui était techniquement correcte, n’était pas aussi saine
commercialement que dans cette fameuse opération sur le
café. Vous ne pouvez jamais être absolument sûr de quoi
que ce soit quand vous prenez une position spéculative.
L’expérience que je viens de vous conter m’a permis
d’ajouter un nouvel alinéa à la liste des risques
imprévisibles de la spéculation.
Après l’épisode du café, j’étais tellement chanceux sur
les autres denrées et vendeur sur les actions, que je
commençai à souffrir de rumeurs stupides. Les
professionnels de Wall Street et les journalistes avaient
l’habitude de m’accuser moi et mes raids, réels ou
supposés, d’être la cause de toutes les baisses de cours. À
cette époque, on disait que mes ventes étaient
antipatriotiques, que je sois vendeur ou non d’ailleurs. La
raison pour laquelle on exagérait l’ampleur et l’effet de mes
opérations en était, je le suppose, la nécessité de fournir à
l’insatiable public une explication à chaque mouvement sur
les cours.
Comme je l’ai déjà dit un millier de fois, aucune
manipulation ne peut entraîner de baisse durable des
actions. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans. La raison est
évidente pour tous ceux qui veulent bien se donner la peine
d’y réfléchir trente secondes. Supposez qu’un opérateur
tente un raid sur une action, c’est-à-dire qu’il la fasse
baisser en dessous de sa valeur réelle, qu’est-ce qui
arriverait inévitablement? Le raider se retrouverait
immédiatement en face du meilleur type d’achats d’initiés
possible. Les gens qui savent ce que vaut l’action
achèteront tout ce qui est bradé sur le marché. Si les initiés
ne sont pas capables d’acheter, c’est tout simplement parce
que les conditions générales vont à l’encontre de leur libre
décision concernant leurs propres ressources. De telles
conditions ne sont pas par nature haussières. Quand les
gens parlent de raids, cela sous-entend que ceux-ci ne sont
pas justifiés, voire quasi-criminels. Vendre une action à un
cours très inférieur à ce que vaut le titre est une activité
plutôt dangereuse. Il est bon de garder à l’esprit qu’une
action écrasée qui ne réussit pas à se redresser n’attire pas
les acheteurs, et s’il y a un raid — c’est-à-dire des ventes à
découvert injustifiées — le titre est alors apte à faire l’objet
d’achat d’initiés. S’il y en a, les prix ne stagnent pas. Je
devrais donc dire que, dans 99 % des cas, les soi-disant
raids sont des baisses vraiment légitimes, accélérées et non
initiées par les opérations de professionnels, quelle que soit
la taille de la ligne que ceux-ci peuvent balancer.
La théorie la plus couramment admise veut que la
plupart des baisses soudaines ou des chutes
particulièrement brutales soient le résultat d’opérations
menées par quelques grands spéculateurs. Cette théorie a
été probablement inventée comme un moyen facile pour
donner des raisons aux spéculateurs qui, n’étant rien
d’autre que des joueurs de casino, croiront tout ce qu’on
leur dira plutôt que de faire l’effort de réfléchir. L’excuse de
la manipulation pour justifier les pertes que les infortunés
spéculateurs enregistrent à cause de leurs courtiers et des
tuyauteurs financiers spécialisés est vraiment un tuyau
percé. La différence se situe en ceci : un tuyau est distinct
du conseil de vendre à découvert. La tendance naturelle
quand une action chute méchamment est de la vendre. Il y
a une raison — une raison inconnue — mais une bonne
raison tout de même : il faut donc absolument sortir coûte
que coûte. Il n’est pas prudent de sortir quand la chute est
le résultat d’une manipulation par un opérateur, parce
qu’au moment où il cesse ses ventes, le cours doit rebondir.
Méfiez-vous des tuyaux percés!
CHAPITRE 16

D
es tuyaux, tout le monde veut des tuyaux! Les gens ont
non seulement un besoin maladif d’en recevoir,
mais aussi d’en donner. Ce doit être une question
de cupidité et de vanité. Il est très amusant, de temps en
temps, d’observer des gens très intelligents aller à la pêche
aux tuyaux. Le tuyauteur n’a pas besoin d’insister sur la
qualité des tuyaux, le chercheur de tuyaux ne cherche pas
de bons tuyaux, ce qu’il demande ce sont des tuyaux quels
qu’ils soient. S’ils sont bons, tant mieux. Sinon, on aura
plus de chance la prochaine fois. Je parle du client moyen
d’un courtier moyen. Il y a un type de vendeur ou de
manipulateur qui ne croit qu’aux tuyaux, toujours et tout le
temps. Pour lui, c’est la quintessence de la publicité, la
meilleure drogue dans le monde, parce que tuyauteurs et
tuyautés sont inévitablement des échangeurs de tuyaux, la
diffusion de tuyaux devenant alors une sorte de chaîne sans
fin de conseils. Le vendeur de tuyaux joue sur l’illusion que
personne au monde ne peut résister à un tuyau bien
amené. Il étudie leur divulgation comme un art.
J’ai reçu des tuyaux par centaines tous les jours, de
toutes sortes de gens. Je crois vous avoir déjà raconté une
histoire à propos de Borneo Tin. Vous vous souvenez quand
l’action était mise en valeur? C’était à l’apogée du boom. Le
pool des émetteurs avait pris l’avis d’un banquier très
intelligent et avait décidé d’émettre des actions de la
nouvelle société sur le marché plutôt que de passer par un
syndicat d’émission qui prendrait les actions ferme. C’était
un bon conseil. La seule erreur des membres du pool
provenait de leur inexpérience. Ils ne savaient pas ce qu’un
marché boursier était capable de faire dans un marché pris
de folie haussière et de plus, ils n’ont pas su être généreux
à bon escient. Ils étaient certes conscients de la nécessité
de majorer le prix d’émission pour suivre le marché. Ils
commencèrent la vente des titres à un cours auquel les
spéculateurs ne pouvaient pas acheter sans appréhension.
En toute logique, les émetteurs auraient dû se douter
que, dans un marché aussi furieusement haussier, leur
cupidité passait pour du pur conservatisme. Le public
achetait tout ce qui était à peu près convenablement
présenté. Personne ne voulait entendre parler
d’investissement  : seul l’argent facile intéressait, pour les
plus-values certaines qu’apporterait le jeu. L’or
s’engouffrait dans ce pays grâce aux énormes achats de
matériel de guerre. On m’a dit que les émetteurs, pendant
qu’ils ficelaient leurs plans pour vendre Borneo Tin, avaient
relevé le prix d’émission à trois reprises avant que la
souscription ne soit officiellement offerte au public.
J’avais été approché pour me joindre au pool et j’avais
étudié le dossier. Cependant, je n’avais pas accepté d’en
faire partie parce que, s’il y avait un marché à manœuvrer,
je préférais le faire moi-même. Je spécule toujours sur mes
propres informations et je suis toujours mes propres
méthodes. Lorsque Borneo Tin a été émise, connaissant les
ressources du pool et ce qu’ils avaient l’intention de faire,
sachant également ce que le public était capable de faire,
j’achetai 10  000 actions pendant la première heure de
cotation. Les débuts momentanés de ce marché étaient au
moins une réussite. Constatant à quel point la demande
était forte, les émetteurs ont décidé que ce serait une
erreur de vendre autant d’actions aussi vite. Ils apprirent
que j’avais acquis mes 10  000 titres au moment précis où
ils prirent conscience qu’ils auraient vraisemblablement pu
vendre tout ce qu’ils avaient, en relevant le cours
d’émission de 25 ou 30 points. Ils en conclurent que mon
bénéfice sur mes 10  000 actions représentait un morceau
un peu trop gros des millions qu’ils auraient dû ramasser.
Ils cessèrent donc leurs opérations haussières et
essayèrent de me faire lâcher prise en me secouant un petit
peu : je restais bien accroché. Ils renoncèrent à m’ennuyer
parce qu’ils ne voulaient pas déstabiliser le marché. Alors,
ils tentèrent à nouveau de faire monter les cours, en
essayant de ne pas vendre plus d’actions qu’ils ne le
pouvaient.
Ils virent les niveaux fous que les autres actions avaient
atteints et ils commencèrent à rêver en milliards. Quand
Borneo Tin dépassa les 120, je leur vendis mes 10  000
bouts. Cela calma la hausse et les directeurs du pool
abandonnèrent leur manipulation haussière. Au mouvement
de hausse suivant, ils essayèrent d’animer le marché avec
quelques munitions, mais cela leur coûta assez cher.
Finalement, ils firent monter le cours jusqu’à 150. La
masse de fer s’était abattue pour de bon sur le marché. Le
syndicat se retrouvait contraint d’animer un marché en
baisse et d’attirer ce type de personnes qui aiment acheter
après une bonne réaction, sous le prétexte fallacieux
qu’une action qui a coté 150 est bon marché à 130 et une
sacrée affaire à 120. Donc, ils passèrent le tuyau d’abord
aux spéculateurs professionnels du parquet, qui étaient
souvent capables de faire un marché à court terme, et un
peu plus tard aux courtiers. Chacun y mit du sien, le
syndicat utilisant toutes les ficelles connues. Le seul
problème, c’est que le temps de la hausse était alors
définitivement révolu. Les pigeons avaient déjà mordu à
l’hameçon et cela, la bande de Borneo ne pouvait ou ne
voulait pas le voir.
J’étais alors à Palm Beach avec ma femme. Un beau jour,
j’avais gagné un peu d’argent chez Gridley et quand je
revins à la maison, je donnai 500  $ à Mme Livingstone.
C’était une curieuse coïncidence mais, le soir même, elle
rencontrait lors d’un dîner le président de la Borneo Tin
Company, un certain Wisenstein, qui présidait aux
destinées du syndicat d’émission. Nous avons appris, bien
plus tard, que ce Wisenstein avait délibérément manœuvré
pour s’asseoir à côté de ma femme pendant le dîner.
Il se révéla absolument charmant avec elle et lui parla
presque avec amusement. À la fin, il lui dit, sur le ton de la
confidence :
—  Mme Livingstone, je vais faire quelque chose que je
n’ai jamais fait auparavant. Je suis très content de le faire
pour vous parce que vous savez exactement ce que cela
signifie.
Il s’arrêta et regarda Mme Livingstone avec inquiétude,
comme pour s’assurer qu’elle était non seulement avisée,
mais également très discrète. Elle pût le lire sur sa tête,
parfaitement expressive. Elle se contenta de répondre  :
«Oui».
—  Oui, Mme Livingstone. Cela a été un grand plaisir
pour moi que de vous rencontrer, vous et votre mari. Je
veux vous prouver que je suis sincère en disant cela, car
j’espère vous faire gagner beaucoup d’argent à tous les
deux. Il va sans dire que l’information que je vais vous
donner est strictement confidentielle.
Alors il murmura :
—  Si vous achetez du Borneo Tin, vous allez gagner
beaucoup d’argent.
— Vous croyez vraiment?
—  Juste avant de quitter l’hôtel, j’ai reçu quelques
câbles avec des nouvelles qui ne seront pas connues du
grand public avant au moins quelques jours. Je vais acheter
toutes les actions que je pourrai trouver. Si vous en achetez
un peu à l’ouverture du marché demain, vous le ferez au
même cours que moi. Je vous donne ma parole que Borneo
Tin va monter. Vous êtes la seule personne à qui je l’ai dit.
Absolument la seule.
Elle le remercia et lui dit alors qu’elle ne connaissait
absolument rien à la spéculation boursière. Il l’assura qu’il
n’était nullement nécessaire pour elle de savoir quoi que ce
soit de plus sur les actions que ce qu’il venait de lui dire.
Pour être sûr qu’elle avait bien compris, il lui répéta son
conseil :
«Tout ce que vous avez à faire, c’est d’acheter autant de
Borneo Tin que vous le pourrez. Je peux vous donner ma
parole que si vous le faites, vous ne perdrez pas un cent.
De toute ma vie, je n’ai jamais dit d’acheter quoi que ce soit
à une femme, ni à un homme d’ailleurs. Cependant, je suis
si convaincu que l’action ne s’arrêtera pas avant 200 que
j’aimerais vous faire gagner un peu d’argent. De toute
façon, je ne peux pas tout acheter moi-même. Vous savez, si
quelqu’un d’autre doit en profiter, je préfère de beaucoup
que ce soit vous plutôt qu’un étranger. Je vous ai fait cette
confidence parce que je sais que vous ne parlerez pas de
cela. Croyez-moi, Mme Livingstone  : vous pouvez acheter
Borneo Tin les yeux fermés! »
Il semblait très sérieux et réussit à l’impressionner
tellement qu’elle commença à se dire qu’elle venait de
trouver un excellent moyen de faire fructifier les 500 $ que
je lui avais donnés dans l’après-midi. Cet argent ne m’avait
rien coûté et elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. En
d’autres termes, c’était de l’argent qu’elle pouvait perdre à
sa convenance, si la chance n’était pas de son côté.
Toutefois, il avait dit qu’elle gagnerait à coup sûr. Ce serait
bien de faire de l’argent de sa propre initiative et de ne
m’en parler qu’après coup.
Le lendemain matin même, avant l’ouverture du
marché, elle entrait chez Harding et dit au directeur :
— M. Haley, je veux acheter quelques actions, mais je ne
veux pas le faire sur mon compte habituel parce que je ne
veux absolument pas que mon mari apprenne quoi que ce
soit avant d’avoir gagné cet argent. Puis-je compter sur
vous?
Haley, le directeur, dit :
— Oh! oui, bien sûr. Vous pouvez le faire sur un compte
spécial. Quel est le titre que vous voulez acheter et
combien en voulez-vous?
Elle lui tendit les 500 $ et lui dit :
—  Écoutez  : je ne veux pas perdre plus que ces 500  $.
Surtout si cela tourne mal, je ne veux pas vous devoir quoi
que ce soit. Et surtout, n’oubliez pas, je ne veux pas que
M.  Livingstone sache quoi que ce soit à ce sujet. À
l’ouverture, achetez-moi autant d’actions Bornéo Tin que
vous pouvez le faire avec cet argent.
Haley prit l’argent, lui dit qu’il tairait la chose et lui
acheta une centaine d’actions dès l’ouverture. Je pense
qu’elle les a eues à 108. Le titre était très actif ce jour-là et
termina en hausse de trois points. Mme Livingstone était
tellement enchantée de son exploit qu’elle fit un gros effort
pour garder son secret et ne pas me le livrer.
Le hasard a voulu qu’à ce moment-là, j’étais de plus en
plus baissier sur le marché et que l’activité inhabituelle de
Borneo Tin attirât mon attention. Je pensais qu’il n’était
plus temps pour aucune action de progresser, surtout pas
pour un titre comme celui-ci. Je décidai donc de
commencer mes opérations de vente le jour même, et
entrepris de vendre à découvert 10 000 actions Borneo. Si
je ne l’avais pas fait, je pense que l’action aurait monté de
cinq ou six points au lieu de trois.
Le lendemain même, à l’ouverture, je vendis 2  000
actions et encore 2  000 juste avant la clôture, et l’action
retomba à 102.
Le surlendemain, M. Haley, le directeur de la succursale
Harding’s Brothers de Palm Beach, attendait la visite de
Mme Livingstone. Elle avait l’habitude de passer vers 11
heures pour voir comment allaient les choses et pour voir
ce que je faisais.
Haley la prit à part et lui dit :
—  Mme Livingstone, si vous voulez continuer à porter
les 100 actions Borneo Tin, il me faut un appel de marge
supplémentaire.
— Mais je ne peux pas!
— Je peux les transférer sur votre compte habituel.
—  Non, dit-elle, parce que si je le fais, mon mari le
saura.
— Votre compte présente déjà un débit de..., commença-
t-il.
— Mais je vous ai dit distinctement que je ne voulais pas
perdre plus que ces 500  $. Je ne voulais d’ailleurs pas les
perdre du tout!
—  Je sais, Mme Livingstone, mais je ne veux pas les
vendre sans vous consulter. Maintenant, à moins que vous
me demandiez de les garder, je vais être contraint de les
vendre.
—  Le titre évoluait si bien, le jour où j’ai acheté les
actions, que je ne pouvais pas croire que ça tournerait
aussi mal et aussi rapidement. Vous le pensiez, vous?
— Non, répondit Haley, je ne le pensais pas — ils doivent
être diplomates, ces courtiers.
— Alors qu’est-ce qui ne collait pas, M. Haley?
Haley savait, mais il ne pouvait pas lui dire sans parler
de moi : le business d’un client, c’est sacré. Du coup, il lui
dit :
— Non, je n’ai rien entendu de spécial là-dessus, ni pour
ni contre. Oh! regardez comme le titre baisse, c’est un
sacré plongeon!
Il montra le tableau de cotation. Mme Livingstone fixa le
cours de l’action qui plongeait et cria :
—  M.  Haley! Je ne voulais pas perdre mes 500  $! Que
dois-je faire?
—  Je ne sais pas, Madame, mais à votre place, j’en
parlerais à M. Livingstone.
—  Oh, non! Il ne veut pas que je spécule pour mon
propre compte. Il me l’a suffisamment répété. Il achètera
ou vendra des actions pour moi, si je le lui demande, mais
avant cette histoire, je n’ai jamais osé spéculer sans qu’il
me donne son conseil. Je ne pourrai jamais le lui dire.
—  Ne vous en faites pas, dit Haley d’un ton apaisant.
C’est un merveilleux spéculateur et il saura exactement ce
qu’il faut faire.
Voyant qu’elle secouait la tête violemment, il ajouta
diaboliquement :
— Ou alors, vous avancez 1 000 ou 2 000 $ pour garder
vos Borneo.
L’alternative la décida tout de suite. Elle resta collée au
tableau, mais comme le marché allait de plus en plus mal,
elle vint me voir à l’endroit où j’étais installé pour regarder
les cours et me dit qu’elle avait à me parler. Elle entra dans
le bureau qui m’était réservé et me raconta l’histoire en
détail. Je me contentai de dire  : «Sais-tu que tu es une
petite fofolle, sors vite de cette position! »
Elle me promit qu’elle le ferait, et du coup je lui donnai
ses 500  $ et elle s’en alla ravie. L’action se traitait à ce
moment-là au pair.
J’avais compris ce qui était arrivé. Ce Wisenstein était
un type astucieux  : il s’imaginait que Mme Livingstone
m’aurait raconté ce qu’il lui avait dit et que j’aurais regardé
ce titre. Il savait que l’activité m’attirait toujours et que
j’étais connu pour prendre d’assez belles positions. Je
suppose qu’il pensait que j’en achèterais 10 ou 20 000.
C’était un des tuyaux les plus intelligents et les plus
artistiquement fignolés que j’avais jamais entendu.
Toutefois, la manœuvre a échoué. Elle ne pouvait
qu’échouer d’ailleurs. En premier lieu, la dame avait reçu
ce jour-là 500  $ inespérés et était donc d’humeur joyeuse.
En second lieu, elle voulait gagner un peu d’argent par elle-
même et, comme le font souvent les femmes, avait
dramatisé la situation au point qu’elle ne pouvait y résister.
Elle savait ce que je pensais des positions spéculatives des
amateurs et elle n’osait pas m’en parler : Wisenstein n’avait
pas bien saisi sa psychologie.
En outre, il se trompait totalement sur le type de
spéculateur que j’étais. D’une part je ne suis jamais les
tuyaux, et d’autre part j’étais baissier sur tout le marché.
La tactique qu‘il avait mise au point lui paraissait bonne
puisque le titre progressa de trois points, le lendemain,
dans un marché actif. Il pensa donc que j’étais entré dans
le marché au moment précis où je décidai de choisir Borneo
pour vendre le marché dans son ensemble.
Après avoir entendu l’histoire de Mme Livingstone,
j’étais plus que jamais décidé à vendre Borneo. Tous les
matins à l’ouverture et tous les après-midi juste avant la
clôture, je surveillais le titre régulièrement jusqu’à ce que
je vis l’opportunité de racheter mes ventes avec un beau
bénéfice.
Il m’a toujours semblé que le summum de la bêtise
consiste à s’échanger des tuyaux. Je suppose que je n’ai pas
la prédisposition d’esprit qu’ont les amateurs de tuyaux. Je
pense parfois que les amateurs de tuyaux sont comme les
ivrognes. Il y a ceux qui ne peuvent pas résister à la
tentation et qui cherchent toujours la bonne cuite qu’ils
jugent indispensable à leur bonheur. C’est tellement facile
d’ouvrir grand ses oreilles et de laisser venir les tuyaux. En
fait, se faire expliquer en détail ce qu’il faut faire pour être
pleinement heureux vient en seconde position dans
l’échelle de la félicité, juste après le fait d’être heureux  :
c’est assurément pour eux un grand pas vers le nirvana. Ce
n’est pas tant l’avidité qui rend aveugle par empressement,
que l’espoir emballé dans le refus de toute forme de
réflexion personnelle.
Les chasseurs de tuyaux invétérés ne se trouvent pas
uniquement dans le grand public. Le spéculateur
professionnel sur le parquet du New York Stock Exchange
en est tout aussi fou. Je suis absolument certain que les
gens ne perdront pas d’argent avec moi, puisque j’ai
comme règle de ne jamais donner de tuyaux. Si je disais au
boursicoteur moyen : «Vends 500 Steel pour ton compte! »,
il le ferait dans l’instant. Cependant, si je lui dis que je suis
franchement baissier sur tout le marché en lui donnant les
raisons par le menu, il s’ennuie en m’écoutant. Après
m’avoir prêté l’oreille, il me lance un regard furieux pour
lui avoir fait perdre son temps en exprimant mes vues sur
les conditions générales, au lieu de lui donner un tuyau
direct et spécifique, comme un vrai philanthrope de
l’espèce qui est si abondante à Wall Street — celui qui aime
mettre des millions dans les poches de ses amis, de ses
connaissances et même de parfaits inconnus.
La croyance dans les miracles que tout homme chérit
provient de la capacité qu’a l’être humain à espérer sans
limites. Il y a des gens qui font la fête périodiquement, et
nous connaissons tous l’espoir chronique de l’ivrogne qui
se présente toujours comme un incorrigible optimiste. Les
amateurs de tuyaux sont tous comme cela.
J’ai une relation, un membre du New York Stock
Exchange, qui faisait partie de ces gens qui pensaient que
j’étais un égoïste, un cochon à sang-froid, parce que je ne
donnais jamais de tuyaux à mes amis. Un jour, il y a de cela
déjà quelques années, il parlait à un journaliste qui
mentionnait, comme cela en passant, qu’il tenait de source
sûre que G. O. H. allait monter. Mon ami, le courtier, acheta
vite fait 1  000 actions et vit le cours décliner si vite qu’il
perdit rapidement 3  500  $ avant de se couper un bras. Il
rencontra de nouveau le journaliste un ou deux jours plus
tard, alors qu’il était encore sous le choc de sa perte.
—  Qu’est-ce que ce tuyau, que vous m’avez donné? se
plaignit-il.
—  Quel tuyau? demanda le reporter, qui ne s’en
souvenait pas.
—  Sur G.  O.  H.  Vous m’aviez dit que vous le teniez de
source sûre.
—  C’est vrai. C’est un administrateur de la compagnie
qui est membre du comité financier qui me l’a donné.
—  Lequel d’entre eux? demanda le courtier d’un ton
vindicatif.
—  Si vous voulez vraiment le savoir, c’est votre propre
beau-père, M. Westlake.
—  Pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit que c’était
lui ?  hurla le courtier. Cela m’a coûté 3 500 $.
Il ne croyait pas du tout aux tuyaux de la famille.  Plus la
source était éloignée, plus pure elle devait être!
Le vieux Westlake était un riche et brillant banquier et
émetteur. Il croisa un jour John W.  Gates. Ce dernier lui
demanda ce qu’il savait.
— Si vous voulez le suivre, je vous donnerai un tuyau. Si
vous ne le voulez pas, j’économiserai ma salive, répondit le
vieux Westlake d’un air renfrogné.
— Bien sûr que je le suivrai, promit Gates allègrement.
— Vendez Reading! Il y a 25 points sans risque à gagner
dessus, et peut-être même plus. Mais 25 certainement, dit
Westlake d’un ton catégorique.
— Je vous suis très obligé.
Gates, surnommé «je vous parie un million», lui serra la
main avec chaleur et partit en direction du bureau de
l’agent de change.
Westlake était un spécialiste de Reading. Il savait tout
sur la compagnie et restait dessus avec les initiés, à tel
point qu’il lisait le marché de l’action comme dans un livre
ouvert et tout le monde le savait. Et il venait de conseiller
au spéculateur de l’Ouest de vendre à découvert.
En fait, Reading ne cessa plus de progresser. Elle monta
de 100 points en quelques semaines. Un jour, le vieux
Westlake tomba nez à nez avec John W. dans la rue, mais il
fit celui qui ne l’avait pas vu et continua son chemin. John
W. Gates le rattrapa et, tout sourire, le prit par le bras. Le
vieux Westlake lui serra la main, ahuri.
—  Je tiens à vous remercier pour le tuyau que vous
m’aviez donné sur Reading, dit Gates.
—  Mais je ne vous ai donné aucun tuyau, dit Westlake
d’un air soupçonneux.
—  Mais si. C’était un sacré bon tuyau. J’ai gagné
60 000 $.
— Vous avez gagné 60 000 $?
—  Bien sûr! Vous ne vous souvenez pas? Vous m’aviez
dit de vendre Reading et du coup, j’en ai acheté! J’ai
toujours gagné beaucoup d’argent en renversant vos
tuyaux, ajouta plaisamment John W. Gates, toujours !
Le vieux Westlake regarda le bluffeur de l’Ouest et
répliqua tout de go avec une pointe d’admiration :
— Gates, comme je serais riche, si j’avais votre cerveau!
Un autre jour, je rencontrai M. W. A. Rogers, le célèbre
caricaturiste dont les courtiers new-yorkais appréciaient
tant les dessins. Ses caricatures quotidiennes dans le New
York Herald faisaient les délices de milliers d’entre eux. Je
vais vous narrer une petite anecdote le concernant. C’était
juste avant que nous ne rentrions en guerre avec
l’Espagne[46]. Il passait la soirée avec un de ses amis
courtiers. Quand il se leva, il prit son chapeau melon au
vestiaire, du moins croyait-il qu’il s’agissait du sien, car il
avait la même forme et lui allait à la perfection.
La bourse à cette époque ne parlait que de la guerre
avec l’Espagne. La guerre allait-elle éclater, oui ou non? Si
c’était le cas, le marché baisserait, pas tant sur nos ventes
que sur la pression des investisseurs européens. En cas de
paix, ce serait du tout cuit pour acheter des actions, parce
qu’il y avait eu des baisses considérables dues aux
déclarations enflammées des journaux à sensation.
M. Rogers me raconta la suite de l’histoire comme telle :
«Mon ami, le courtier chez qui j’étais la veille au soir,
vint à la bourse le lendemain, s’interrogeant avec anxiété
sur le sens que prendrait le marché. Il passa en revue les
arguments pour ou contre, mais il était impossible de
distinguer les rumeurs des faits. Aucune information
authentique ne pouvait le guider. Parfois, il pensait que la
guerre était inévitable. L’instant suivant, il s’était presque
convaincu que cela était hautement improbable. Sa
perplexité avait dû lui causer de la fièvre, car il prit son
chapeau melon pour s’éponger le front. Il n’arrivait pas à
se décider à acheter ou à vendre.
Il se mit à regarder à l’intérieur de son chapeau. Là en
lettres d’or, il vit le mot GUERRE. Voilà le signe qu’il
attendait. N’était-ce pas un tuyau de la Providence que lui
donnait le chapeau? Du coup, il vendit un wagon d’actions.
La guerre éclata, il racheta ses ventes après le krach et fit
un malheur. » Et W. A. Rogers de conclure : «Je n’ai jamais
revu mon chapeau! »
Toutefois, la palme de la plus belle histoire de tuyaux
concerne un des membres les plus populaires du New York
Stock Exchange : J. T. Hood. Un jour, un autre spéculateur
professionnel du parquet, Bert Walker, lui dit qu’il avait fait
faire un bon coup à un administrateur important d’Atlantic
&  Southern. En retour, l’initié reconnaissant lui avait
conseillé d’acheter toutes les actions A. & S. qu’il pourrait
trouver. Les administrateurs étaient sur le point de faire
quelque chose qui propulserait le titre vers le haut d’au
moins 25 points. Tous les administrateurs n’étaient pas
dans le coup, mais la majorité voterait dans ce sens, cela ne
faisait aucun doute.
Bert Walker conclut que le dividende allait être
augmenté. Il en parla à son ami Hood et ils achetèrent
chacun quelques milliers d’actions A. & S. Le titre était très
faible, avant et après qu’ils l’eurent acheté. Cependant,
Hood disait que c’était évidemment intentionnel pour
faciliter l’accumulation par la clique d’initiés, dirigée par le
grand copain de Bert.
Le jeudi suivant, après la clôture du marché, les
administrateurs de A. & S. se réunirent et supprimèrent le
dividende. L’action perdit six points dans les six premières
minutes de cotation, le vendredi matin.
Bert Walker était gai comme une porte de prison. Il
appela l’administrateur reconnaissant, qui était vraiment
navré et se sentait affreusement désolé. Il lui dit qu’il avait
complètement oublié qu’il lui avait conseillé d’acheter.
Voilà pourquoi il avait négligé de l’informer du changement
de plan de la faction dominante du conseil.
L’administrateur, plein de remords, était tellement peiné de
sa bourde qu’il donna un autre tuyau à Bert. Il lui expliqua
gentiment que quelques-uns de ses collègues voulaient
acheter des actions moins chères, d’une manière pas trop
catholique. Il devait gagner leur vote. Maintenant qu’ils
avaient tous accumulé leurs lignes, plus rien ne pourrait
arrêter la hausse du titre. À ce prix-là, acheter A. &  S.,
c’était du tout cuit.
Bert non seulement lui pardonna, mais serra la main du
grand financier avec chaleur. Naturellement, il se dépêcha
d’aller voir son ami et victime, Hood, pour lui annoncer la
bonne nouvelle : ils allaient faire un malheur! Auparavant,
l’action devait monter et ils l’avaient achetée  : à présent,
elle était 15 points plus bas. C’était une aubaine. Du coup,
ils se procurèrent 5 000 actions sur le même compte.
Comme s’ils avaient fait sonné une cloche pour donner
le signal, l’action s’effondra méchamment sur ce qui était,
de toute évidence, des ventes d’initiés. Deux spécialistes
confirmèrent allègrement la suspicion. Hood vendit leurs
5 000 actions. Quand il revit son compère, il lui dit :
— Si ce fumier n’était pas parti en Floride avant-hier, je
lui aurais administré une sacrée correction. Oui, je l’aurais
fait. Viens avec moi.
— Où donc? demanda Hood.
— Au guichet télégraphique. Je veux envoyer à ce putois
un télégramme qu’il n’oubliera pas de sitôt. Suis-moi.
Hood le suivit. Bert se dirigea vers le télégraphe. Là-
bas, portés par le ressentiment — ils avaient perdu sur
5  000 actions — Bert composa un chef-d’œuvre de
vitupération vindicative. Il le lut à Hood et conclut :
—  Je pense qu’il ne s’écoulera pas beaucoup de temps
avant qu’il sache ce que je pense de lui.
Il était sur le point de glisser le texte à l’employé quand
Hood lui dit :
— Attends, Bert!
— Qu’est-ce qui se passe?
—  Je ne veux pas envoyer ça, s’avisa Hood d’un ton
sérieux.
— Pourquoi? répondit sèchement Bert.
— Ça va le rendre fou furieux.
—  C’est bien ce que nous voulons, non? dit Bert
regardant Hood avec surprise.
Hood secoua la tête d’un air désapprobateur et dit avec
tout son sérieux :
—  Non, arrête. Tu comprends, après ce télégramme, il
ne nous donnera plus jamais de tuyaux!
Oui, un spéculateur professionnel a réellement dit cela.
Maintenant, quel est l’intérêt d’évoquer tous ces pigeons
amateurs de tuyaux? Les hommes ne prennent pas les
tuyaux parce qu’ils sont des ânes bâtés, mais parce qu’ils
aiment ces cocktails d’espoir dont je vous ai parlés. La
recette du vieux baron Rothschild[47] pour réaliser de gros
gains en bourse s’applique avec encore plus de force que
jamais à la spéculation. Quelqu’un lui demandait s’il était
difficile de gagner de l’argent en bourse. Il répondit que, au
contraire, il pensait que cela était très facile.
— Vous dites cela parce que vous êtes très riche, objecta
l’interviewer.
— Non, pas du tout. J’ai trouvé un moyen facile et je m’y
tiens. Je ne peux tout simplement aider personne à gagner
de l’argent. Je vais vous livrer mon secret, si vous y tenez.
C’est celui-ci  : je n’achète jamais au plus bas et je vends
toujours trop tôt.
Les investisseurs forment une drôle d’espèce. La plupart
d’entre eux vont droit aux inventaires et statistiques et font
la chasse à toutes sortes de données mathématiques,
comme s’il s’agissait de faits et de certitudes. Le facteur
humain est en général minimisé. Très peu de personnes
aiment investir dans une affaire menée par un seul homme.
Le plus sage des investisseurs que j’aie jamais connu était
un descendant des Suisses allemands installés en
Pennsylvanie[48]. Il débarqua ensuite à Wall Street, fit ses
classes avec Russell Sage et devint finalement un des
gourous de l’investissement.
C’était un grand fouineur, un genre de paysan
infatigable. Il ne croyait qu’à ce qu’il voyait de ses propres
yeux. Il n’attachait aucune importance à ce que les autres
disaient. C’était il y a de cela quelques années. Il détenait
un peu d’Atchison. C’est alors qu’il commença à entendre
des rumeurs inquiétantes sur la société et sur son
management. Il avait entendu dire que M.  Reinhart, le
président, au lieu d’être la merveille que l’on croyait, était
en réalité le plus extravagant des patrons dont
l’insouciance était en train de pousser la société à la
faillite. Il devrait bien un jour rendre des comptes.
C’était précisément le genre de nouvelles qui était
comme de l’oxygène pour le Suisse allemand. Il se précipita
à Boston pour interviewer M.  Reinhart et lui poser
quelques questions. Les questions consistaient à répéter
les accusations qu’il avait entendues et à demander au
président d’Atchison, Topeka &  Santa Fe Railroad si elles
étaient fondées.
M.  Reinhart non seulement récusa les allégations avec
emphase, mais fit même plus  : il allait prouver avec des
chiffres que ceux qui diffusaient de telles affirmations
n’étaient que des menteurs qui ne cherchaient qu’à lui
nuire. Le Suisse allemand posa quelques questions précises
et le président y répondit, lui montrant ce que la société
faisait et quelle était sa situation financière au cent près.
Le Suisse allemand remercia le président Reinhart,
retourna à New York et vendit rapidement toutes ses
actions Atchison. Une semaine plus tard, il utilisa les fonds
disponibles pour acheter un bon paquet de Delaware,
Lackawanna & Western.
Des années plus tard, nous parlions de changements
d’investissements particulièrement heureux et il me cita
son propre cas. Il m’expliqua ce qui l’avait subitement
poussé à faire cela.
«Vous voyez, dit-il, j’ai remarqué que le président
Reinhart, quand il notait les chiffres, sortait du papier à en-
tête de son classeur sur son bureau en acajou. C’était un
magnifique papier avec de superbes lettres à en-tête en
deux couleurs. Non seulement, c’était très cher mais, plus
grave encore, c’était inutilement cher. Il écrivait quelques
chiffres sur une feuille pour me montrer exactement ce que
la société gagnait département par département, ou pour
prouver comment il sabrait dans les dépenses pour réduire
les coûts d’exploitation. Ensuite, il froissait la feuille du
papier hors de prix et la jetait à la poubelle. Il, voulait
m’impressionner avec ses économies, mais il prenait et
jetait l’une après l’autre les feuilles de ce magnifique
papier avec un en-tête bicolore. Quelques chiffres et plouf,
dans la poubelle! Encore de l’argent jeté par les fenêtres.
Ce qui me frappa le plus, c’était que si le président se
comportait comme cela, on pouvait émettre des doutes sur
le sens de l’économie de ses assistants. Je décidai donc de
croire les gens qui me disaient que la gestion était
extravagante, au lieu d’accepter la version du président. Je
vendis alors toutes les actions que je détenais.
«II se trouve aussi que j’eus l’occasion d’aller dans les
bureaux de Delaware, Lackawanna &  Western quelques
jours plus tard. Le vieux Sam Sloan en était le président.
Son bureau était le plus proche de l’entrée et sa porte était
grande ouverte, d’ailleurs son bureau était toujours ouvert.
À cette époque, personne ne pouvait entrer dans les
bureaux de Delaware, Lackawanna &  Western sans voir le
président de la société assis à son bureau. N’importe qui
pouvait entrer et parler affaires avec lui directement, s’il
avait des problèmes à régler. Les analystes financiers
avaient l’habitude de me dire qu’ils n’avaient pas à tourner
autour du pot avec le vieux Sam Sloan. Il répondait à leurs
questions par oui ou par non, quelles que soient les
exigences boursières des autres administrateurs.
«Quand j’entrai, je vis que le vieil homme était occupé.
Je pensai au début qu’il ouvrait son courrier, mais après
m’être approché plus près de son bureau, je compris ce
qu’il faisait. J’appris un peu plus tard qu’il agissait ainsi
tous les jours. Après avoir ouvert l’enveloppe et retiré la
lettre, au lieu de jeter les enveloppes vides, il les
rassemblait et les gardait. À ses moments perdus, il
découpait les enveloppes. Cela lui donnait deux piles de
papier, chacune avec un côté blanc. Il les empilait puis les
distribuait alentour, pour qu’on s’en serve comme
brouillon, contrairement à ce que faisait Reinhart qui
utilisait un papier à en-tête imprimé. Pas de gaspillage
d’enveloppes vides, pas de gaspillage des moments libres
du président : tout était utilisé.
«Ce qui m’a frappé, c’est que si Delaware, Lackawanna
& Western avait ce type comme président, la société devait
être gérée à l’économie dans tous ses départements  : le
président y veillait. Bien sûr, je savais que la société payait
des dividendes réguliers et avait un solide bilan. J’achetai
tout ce que je pouvais de Delaware, Lackawanna
&  Western. Depuis, le titre a doublé et même quadruplé.
Mes dividendes annuels représentent le montant de mon
investissement initial. J’ai toujours mes Delaware,
Lackawanna &  Western et Atchison s’est retrouvée entre
les mains d’un liquidateur, quelques mois après avoir vu le
président jeter, feuille après feuille, le magnifique papier à
en-tête bicolore dans une poubelle pour me prouver par
a+b qu’il n’était pas si extravagant qu’on le disait. »
Le plus beau dans cette histoire, c’est qu’elle est tout à
fait véridique et qu’aucune autre action que le Suisse
allemand aurait pu acheter se serait avérée un aussi bon
investissement que Delaware, Lackawanna & Western.
CHAPITRE 17

L’ un de mes meilleurs amis adore raconter des histoires sur


ce qu’il appelle mes intuitions. Il n’arrête pas de me
découvrir des pouvoirs qui défient l’imagination. Il déclare
que je suis simplement et aveuglément certaines
impulsions mystérieuses et que je sors aussitôt de la bourse
au moment précis où elle commence à baisser. Sa blague
préférée est d’évoquer un chat noir qui me dirait, au petit
déjeuner, de vendre les actions que je détiens, et qu’après
avoir reçu le message du chat, je suis grognon et ronchon
tant que je n’ai pas vendu toutes mes actions. Je vends
alors pratiquement au plus haut du mouvement, ce qui bien
sûr renforce la théorie de l’intuition de mon opiniâtre ami.
Je m’étais rendu à Washington pour convaincre
quelques membres du Congrès qu’il n’y avait pas grand
intérêt à nous taxer à mort et je ne faisais pas trop
attention à la bourse. Ma décision de vendre ma ligne vint
soudainement, comme le dit mon ami.
J’admets que j’ai parfois des tendances irrépressibles
qui me poussent à faire certaines choses sur le marché.
Que je sois acheteur ou vendeur sur les actions n’a alors
aucune importance  : je dois sortir. Je me sens mal à l’aise
tant que je ne l’ai pas fait. Je pense personnellement que ce
qui m’arrive, c’est que je perçois de nombreux signaux
d’alarme. Peut-être qu’un seul de ces signaux n’est pas
suffisant ou pas assez puissant pour me donner une raison
valable et définitive de faire ce que j’ai soudain envie de
faire. C’est probablement ce qu’on appelle, en jargon
boursier, le «syndrome du téléscripteur» que le vieux
spéculateur James R.  Keene avait si fortement développé
comme d’autres opérateurs avant lui. Habituellement, je
l’avoue, le signal s’avère non seulement pertinent mais
réglé à la minute près. Dans ce cas particulier, ce n’était
pas une intuition. Le chat noir n’a rien à voir là-dedans. Je
suppose que ce que mon ami raconte à tout le monde, sur
mon réveil grognon de ce matin, peut être expliqué —
quand je suis vraiment grognon — par mon
désappointement. Je savais que je n’avais pas convaincu le
membre du Congrès à qui j’avais parlé, et que le comité
n’avait pas vu le problème de la taxation des opérations de
bourse comme moi. Je n’essayais pas d’arrêter ou d’éviter
l’impôt sur les transactions boursières, mais de suggérer
un impôt que moi, en tant que spéculateur professionnel, je
ressentais comme n’étant ni injuste ni stupide. Je ne voulais
pas que l’Oncle Sam tue la poule aux œufs d’or par un
mauvais traitement. Il est possible que mon insuccès dans
cette entreprise, non seulement m’énervait, mais me
rendait pessimiste sur l’avenir d’un business qui serait
anormalement imposé. Voilà comment les choses se sont
passées.
Au commencement du marché haussier, je pensais
beaucoup de bien des perspectives du marché de l’acier et
du cuivre et j’étais donc haussier sur les actions des deux
groupes. Du coup, j’ai commencé à en accumuler un peu. Je
commençai par acheter 5  000 actions Utah Copper et
j’arrêtai parce que le cours du titre ne me donnait pas
raison  : c’est-à-dire, qu’il ne se comportait pas comme il
aurait dû le faire pour que je sois sûr qu’il était sage
d’acheter. Je pense que le cours était autour de 114. J’ai
également commencé à acheter United States Steel dans
les mêmes eaux. J’ai acheté en tout 20  000 actions le
premier jour, parce que le titre évoluait bien. Je suivais la
méthode que j’ai décrite précédemment.
Steel continua à se comporter correctement et, du coup,
je continuai à en acheter jusqu’à en détenir 72  000.
Cependant, mes positions sur Utah Copper se limitaient à
mon investissement initial. Je n’ai jamais été au-delà de
5 000 actions. Son comportement ne me poussait d’ailleurs
pas à faire plus.
Tout le monde sait ce qui est arrivé. Nous avons eu un
grand mouvement haussier. Je savais que le marché allait
monter : les conditions générales étaient favorables. Même
après que les actions aient monté énormément et que mes
plus-values potentielles soient devenues significatives, le
téléscripteur me disait  : «Pas maintenant! Pas
maintenant!  » En arrivant à Washington, le téléscripteur
me tenait toujours ce discours. Bien sûr, je n’avais aucune
intention d’accroître ma ligne, même si j’étais encore
haussier. Au même moment, le marché était clairement en
train d’évoluer dans mon sens et il ne m’était pas
nécessaire, pour sortir, de me planter en face du tableau de
cotation tous les jours dans l’attente incessante d’un tuyau.
Avant le coup de semonce qui annonce la retraite, une
catastrophe inattendue par exemple, le marché hésiterait
ou se préparerait à un renversement de tendance. C’était la
raison pour laquelle je pouvais voir les membres du
Congrès, l’esprit libre.
Au même moment, les cours continuèrent à progresser
et cela signifiait que la hausse du marché tirait à sa fin. Je
ne voyais pas où se situerait la fin : déterminer le moment
exact était au-dessus de mes capacités. Je n’ai pas besoin
de vous dire que j’étais à l’affût du retournement. Je le suis
toujours, d’ailleurs : c’est une sorte de seconde nature chez
moi.
Je ne peux pas le jurer, mais j’ai plutôt tendance à
penser que, la veille du jour où je suis sorti, le fait de voir
des cours aussi élevés me fit prendre conscience de
l’importance de mes plus-values latentes autant que de la
taille de la ligne que j’étais en train de porter et, plus tard,
de mes vains efforts pour inciter nos législateurs à traiter
convenablement et intelligemment Wall Street. C’est
probablement ainsi que le doute s’est insinué dans mon
esprit. Vous savez, le subconscient travaille toute la nuit.
Au matin, je pensai au marché et commençai à me
demander comment il allait évoluer dans la journée. Quand
je descendis au bureau, je constatai que les cours étaient
encore plus hauts et que mes plus-values étaient très
satisfaisantes. Je remarquai aussi qu’il y avait un énorme
marché avec un pouvoir d’absorption très fort. Je pouvais
vendre n’importe quelle quantité d’actions dans ce marché.
Bien sûr, quand on tient une belle ligne d’actions, on se doit
d’être prêt à transformer ses plus-values latentes en
espèces sonnantes et trébuchantes. On se doit d’essayer de
perdre le moins possible de plus-values dans l’opération.
L’expérience m’a appris qu’on a toujours une opportunité
de transformer ses plus-values et que celle-ci vient
habituellement à la fin du mouvement. Cela n’a rien à voir
avec la lecture du téléscripteur ou avec une intuition.
Évidemment, quand je vis ce matin-là un marché dans
lequel je pouvais vendre tous mes titres sans le moindre
problème, je le fis. Quand vous êtes en train de sortir, il
n’est ni plus sage ni plus courageux de vendre 50 actions
que 50  000. Vous pouvez toujours vendre 50 actions sans
faire plonger les cours, même dans un marché
complètement mort. Vendre 50  000 actions d’une même
valeur est une autre paire de manches! J’avais 72  000
actions U.S.  Steel. A priori, cela ne semble pas
considérable, mais il n’est pas toujours possible de vendre
une telle quantité sans écorner une partie de vos si jolies
plus-values potentielles et cela vous coûte d’autant plus
que vous pensiez les avoir déjà sur votre compte, ces plus-
values!
Mon gain total s’élevait à 1  500  000  $ et je le récoltai
tant que c’était possible. Cela n’était pas la raison
principale qui me faisait penser que j’avais vu juste en
sortant du marché. Celui-ci m’avait donné raison et c’était
pour moi une source de grande satisfaction. Voilà la
manière dont les choses se sont passées  : je réussis à
vendre ma ligne entière de 72  000 titres d’U.S.  Steel à un
cours moyen inférieur de seulement un point au plus haut
du jour — qui fut d’ailleurs le plus haut du mouvement.
Cela montrait que j’avais raison à la minute près. Quand, à
la même heure, le même jour, je vendis mes 5  000 Utah
Copper, le cours plongea de cinq points. N’oubliez pas que
j’ai commencé à acheter les deux actions au même
moment. De plus, j’avais agi avec sagacité en augmentant
ma ligne d’U.S.  Steel de 20  000 actions à 72  000, et
également j’avais agi sagement en n’ajoutant pas 5  000
actions d’Utah à ma ligne initiale. Je n’ai pas vendu Utah
Copper plus tôt parce que j’étais haussier sur le marché du
cuivre, que le marché était lui-même haussier et que je ne
pensais pas perdre beaucoup plus, même si je n’allais pas
faire un malheur dessus. Mais en ce qui concerne les
intuitions, ce n’en était pas une.
L’entraînement du spéculateur boursier est un peu
comme la formation du médecin. Ce dernier doit passer de
longues années à apprendre l’anatomie, la physiologie, bref
toutes les connaissances médicales et des douzaines
d’autres sujets connexes. Il apprend la théorie et ensuite
décide de consacrer sa vie à la pratique. Il observe et
classe toutes sortes de phénomènes pathologiques. Il
apprend à diagnostiquer. Si son diagnostic est le bon — et
cela dépend de l’acuité de son observation —, il doit faire
son pronostic très vite. Bien sûr, il garde toujours à l’esprit
que l’erreur est humaine et que l’imprévu l’empêchera
d’avoir raison à 100 %. Ensuite, plus il gagne en
expérience, plus il apprend à faire non seulement ce qu’il
faut, mais à le faire instantanément, à tel point que
beaucoup de gens penseront qu’il l’a fait instinctivement.
Ce n’est pas vraiment de l’automatisme. Il a en fait analysé
le cas d’espèce en fonction des observations qu’il a faites
pendant de longues années sur des cas similaires.
Naturellement, une fois le diagnostic posé, il ne peut que le
traiter selon ce que l’expérience lui a enseigné être le bon
traitement. Vous pouvez transmettre des connaissances,
c’est-à-dire la collection particulière des faits que vous avez
recensés, mais pas votre expérience  : on peut savoir quoi
faire et perdre quand même de l’argent, si on n’agit pas
assez vite.
Observation, expérience, mémoire et mathématiques  :
tels sont les alliés du spéculateur chanceux. Non seulement
il doit observer attentivement, mais il doit se souvenir à
tout moment de ce qu’il a observé. Il ne doit pas compter
sur l’irrationnel ou sur l’inattendu, même s’il est
profondément convaincu de l’irrationalité de l’être humain
ou du fait que l’inattendu a tendance à arriver très
fréquemment. Il doit toujours parier sur des probabilités  :
c’est-à-dire essayer de les anticiper. Des années de pratique
du jeu, de suivi constant, d’incessantes réminiscences,
rendent le spéculateur capable d’agir dans l’instant, que
l’inattendu se produise ou non.
On peut posséder une grande habileté mathématique ou
un sens de l’observation peu commun et rater ses
spéculations parce qu’on ne possède ni l’expérience ni la
mémoire. Alors, comme le médecin dont le savoir augmente
avec les progrès de la science, le spéculateur sagace ne
cesse jamais d’étudier les conditions générales pour être
toujours dans le bain et comprendre ce qui est susceptible
d’affecter ou d’influencer l’évolution des différents
marchés. Rester perpétuellement en éveil devient une
seconde nature, après des années de jeu  : cela devient un
véritable automatisme. On acquiert alors cette inestimable
attitude professionnelle qui permet de battre le jeu —
parfois! Cette différence essentielle entre le professionnel
et l’amateur ou le spéculateur occasionnel ne doit toutefois
pas être exagérée. Je trouve, par exemple, que la mémoire
et les mathématiques m’aident beaucoup. À Wall Street, on
gagne sa croûte sur des bases mathématiques. Je veux dire
par là qu’on gagne de l’argent en bourse en traitant des
faits et des chiffres.
Quand je dis qu’un spéculateur doit se tenir
perpétuellement au courant et qu’il doit adopter une
attitude purement professionnelle envers tous les marchés
et tous ses développements, je veux simplement insister
une fois de plus sur le fait que les intuitions et le
mystérieux sens du marché n’ont pas grand-chose à voir
avec le succès. Bien sûr, il arrive souvent qu’un spéculateur
expérimenté agisse si rapidement qu’il n’a pas le temps de
donner toutes ses raisons à l’avance — néanmoins elles
sont bonnes, parce qu’elles sont fondées sur des faits qu’il
a collectés pendant des années de travail, de réflexion et
d’observation des choses sous un angle professionnel. Tout
ce qui vient apporte de l’eau à son moulin. Laissez-moi vous
illustrer ce que j’entends par une attitude professionnelle.
Je garde toujours un œil sur le marché, toujours. C’est
une habitude qui remonte déjà à plusieurs années. Comme
vous le savez, les rapports gouvernementaux annonçaient
une récolte de blé d’hiver du même ordre que celle de
l’année précédente et une plus grosse récolte de blé de
printemps qu’en 1921. Les conditions étaient beaucoup
plus favorables et nous aurions certainement une récolte
plus précoce que d’habitude. La grève des mineurs de
charbon et celle des manutentionnaires des chemins de fer
me sont immédiatement revenues à l’esprit. À la lecture
des chiffres des conditions, je vis ce que nous pouvions
attendre comme récolte — compte tenu du rendement
mathématique. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces
grèves parce que mon esprit pense toujours à tout ce qui a
un rapport de près ou de loin avec les marchés. Je fus
immédiatement frappé par le fait que la grève, qui avait
déjà affecté partout le mouvement du fret, devait
également affecter les cours du blé. Je faisais l’analyse
suivante  : il fallait s’attendre à des retards considérables
dans les livraisons du blé de printemps sur le marché, en
raison de la paralysie des moyens de transport due aux
grèves qui tomberaient juste au moment où la récolte de
printemps devrait être convoyée. Cela signifiait que, quand
les chemins de fer seraient de nouveau en mesure de
transporter le blé en grande quantité, ils devraient
convoyer les deux récoltes en même temps — celle d’hiver
qui était en retard et celle de printemps qui était en avance
— et qu’une grande quantité de blé se déverserait alors
d’un seul coup sur le marché. De tout cela on pouvait
conclure que, selon toute probabilité, les spéculateurs, qui
feraient la même analyse que moi, n’achèteraient pas
pendant un bon moment. Ils n’achèteraient pas, du moins
jusqu’à ce que les cours aient suffisamment descendu pour
en faire un investissement intéressant. Sans intérêt
acheteur dans le marché, les cours devaient baisser. Après
avoir fait cette analyse, je devais vérifier si j’avais raison ou
non. Comme le disait le vieux Pat Hearne : «Vous ne pouvez
rien dire tant que vous n’avez pas joué». Entre le fait d’être
baissier et de vendre ne perdez pas de temps.
L’expérience m’avait appris que la manière dont un
marché se comporte est un excellent guide à suivre pour un
opérateur. C’est un peu comme prendre la température
d’un patient, noter la couleur de l’iris ou l’aspect de la
langue.
Maintenant, en temps normal, on doit être capable
d’acheter ou de vendre un million de boisseaux de blé dans
une limite de 1/4 de cent. Ce jour-là, quand je vendis les
250  000 boisseaux pour tester le marché sans perdre de
temps, le cours perdit précisément 1/4 de cent. Donc,
comme la réaction ne m’indiquait pas d’une manière
satisfaisante tout ce que je souhaitais savoir, je vendis
250  000 autres boisseaux. Je notai qu’ils avaient été
absorbés au compte-gouttes  : c’est-à-dire que les achats
s’effectuaient par lots de 10  000 à 15  000 boisseaux, au
lieu d’être absorbés en deux ou trois transactions comme
cela aurait dû être le cas. En plus de ces achats
homéopathiques, le cours descendit de 1/4 de cent sous
l’effet de mes ventes. À présent, je n’avais pas de temps à
perdre à pointer la manière dont le marché prendrait mon
blé. Le déclin disproportionné au montant de mes ventes
m’indiquait clairement qu’il n’y avait pas de puissant
courant d’achat. Dans ce cas, quelle était la seule chose à
faire? En vendre un peu plus, bien sûr! Suivre les
prescriptions de l’expérience peut vraisemblablement vous
induire, de temps en temps, en erreur. Par contre, ne pas
les suivre est immanquablement une sottise. Du coup, je
vendis 2  000  000 de boisseaux et le cours dégringola un
peu plus. Quelques jours plus tard, le comportement du
marché m’obligea pratiquement à vendre 2  000  000 de
boisseaux supplémentaires et le cours continua sa descente
aux enfers. Encore quelques jours de plus et le blé
commença à s’effondrer méchamment et perdit d’un coup
six cents par boisseau. Et il n’arrêtait pas! Il continuait à
baisser avec de petits redressements dus à des rachats de
vendeurs à découvert.
Dans cette opération, je n’avais suivi aucune intuition.
Personne ne m’avait donné de tuyaux. C’est ma disposition
d’esprit à la fois habituelle et professionnelle envers les
marchés de matières premières qui m’avait permis de
réaliser cette plus-value. Cette disposition d’esprit me vient
de plusieurs années de pratique des marchés. J’étudie
parce que mon métier est de spéculer. Au moment précis
où le ruban du téléscripteur m’a dit que j’étais sur la bonne
piste, mon devoir en tant que spéculateur était d’accroître
ma ligne. Ce que je fis parce que c’était la seule chose à
faire.
J’avais simplement constaté que l’expérience permettait
de gagner régulièrement à ce jeu et que l’observation
donnait le meilleur des tuyaux. Parfois, il me suffit de noter
le comportement de certaines actions. D’abord, vous
observez. Ensuite, l’expérience vous montre comment
profiter des variations de la manière habituelle, c’est-à-dire
de la manière la plus probable. Par exemple, nous savons
que les actions n’évoluent pas toutes dans le même sens,
mais que les actions d’un même groupe montent toutes en
même temps dans un marché haussier et baissent toutes en
même temps dans un marché baissier. C’est un lieu
commun de la spéculation  : le plus évident des tuyaux
qu’on se donne à soi-même. Les courtiers en sont
parfaitement conscients et l’indiquent à tous les clients qui
ne l’auraient pas remarqué d’eux-mêmes. Je veux parler du
conseil de spéculer sur des actions qui traînent derrière les
autres actions du même groupe. Si U.S.  Steel monte, on
peut logiquement conclure qu’il ne faudra pas attendre
longtemps pour que Crucible ou Republic ou Bethlehem[49]
la suivent. Les conditions de spéculation et les perspectives
des titres devraient, en toute logique, s’appliquer de la
même manière à toutes les actions d’un même groupe et la
prospérité devrait s’étendre à tous. Selon la théorie,
corroborée par une expérience maintes fois vérifiée, que
chacun a son heure de gloire, le public achètera A.B. Steel
parce qu’elle n’a pas progressé pendant que C.D.  Steel et
X.Y. Steel montaient.
Je n’achète jamais une action, même dans un marché
haussier, si elle n’agit pas comme elle devrait le faire dans
ce genre de marché. J’ai parfois acheté une action dans un
marché indubitablement haussier et constaté peu après
que les autres actions du même groupe ne se comportaient
pas d’une façon assez haussière et j’ai vendu tous mes
titres. Pourquoi? L’expérience m’enseigne qu’il n’est pas
raisonnable d’aller contre ce que j’appelle «les tendances
manifestes de groupe». Je ne peux pas envisager de jouer
uniquement à coup sûr. Je dois reconnaître les probabilités
et les anticiper. Un vieux courtier m’a dit une fois  : «Si je
marche le long d’une voie ferrée et que je vois un train
arriver vers moi à 60 miles[50] à l’heure, est-ce que je
continue à marcher sur la voie? Mon ami, je descends sur
le bas-côté. Et je ne me félicite pas spécialement d’être
prudent et avisé».
L’an dernier, alors que le mouvement général de hausse
était depuis longtemps sur les rails, je notai qu’une action
d’un certain groupe ne suivait pas la tendance générale du
compartiment, quoique celui-ci, à l’exception notable de
cette valeur, évoluait comme le marché. J’étais long d’un
assez beau montant sur Blackwood Motors. Tout le monde
savait que la société avait une très grande activité. Le
cours progressait d’un à trois points par jour et le public en
achetait de plus en plus. Cela attira naturellement
l’attention sur le secteur et toutes les actions des sociétés
qui fabriquaient des moteurs commencèrent à monter.
L’une d’entre elles, cependant, persistait à se tenir en
retrait : elle s’appelait Chester. Elle traînassait derrière les
autres à tel point qu’il ne fallut pas longtemps pour que les
gens s’en aperçoivent et en parlent. Le bas prix de Chester
et son apathie contrastaient avec la vigueur et l’activité de
Blackwood et des autres actions du secteur. Le public
écoutait tous les tuyaux, ragots et autres rumeurs
boursières la concernant et commençait à en acheter. Il se
basait sur la théorie selon laquelle elle devait monter
comme le reste du compartiment.
Au lieu de monter sur cette faible demande du public,
Chester continuait à baisser. Il n’y avait aucun moyen de la
faire monter dans ce marché haussier, même en
considérant que Blackwood, une action du même secteur,
caracolait en tête des hausses et qu’on nous rebattait les
oreilles avec la considérable demande d’automobiles de
toutes sortes et les records de production.
Il était maintenant évident que la clique d’initiés de
Chester ne se comportait pas du tout comme devait le faire
une clique d’initiés habituelle dans un marché haussier, et
ce pour au moins deux raisons. Il est possible que les initiés
ne tiraient pas le titre parce qu’ils souhaitaient accumuler
un peu plus de titres avant que le cours ne monte.
Toutefois, c’était une théorie qui ne tenait pas si vous
analysiez le volume et le caractère de la spéculation sur
Chester. L’autre raison était qu’ils ne le faisaient pas
monter parce qu’ils étaient inquiets.
Quand les gens qui doivent acheter une action ne le font
pas, pourquoi devrais-je le faire? Je me disais que, même si
les perspectives des autres constructeurs étaient
excellentes, il était évident qu’il fallait vendre Chester à
découvert. L’expérience m’avait appris à me méfier de
l’achat d’une action qui refuse de suivre le leader du
secteur.
J’avais facilement établi le fait que non seulement il n’y
avait pas d’initiés à l’achat mais qu’ils se trouvaient plutôt
à la vente. Il y avait bien d’autres avertissements
symptomatiques contre l’achat de Chester, quoique le
comportement inconscient de l’action me suffisait
amplement. Le téléscripteur m’informait de nouveau, et
c’est pourquoi je me mis vendeur de ce titre. Un jour, très
peu de temps après, l’action plongea franchement. Plus
tard, nous apprîmes — officiellement, je veux dire — que
les initiés étaient bel et bien vendeurs, sachant très bien
que les conditions n’étaient pas favorables à la société. La
raison, comme d’habitude, n’a été connue qu’après la
chute. Je ne me focalise pas sur les plongeons mais plutôt
sur les signaux d’alarme. Je ne savais pas ce qui ne collait
pas chez Chester, je ne suivais pas non plus une intuition
particulière. Je savais simplement que quelque chose
clochait.
Le lendemain, nous avons appris par la voie des
journaux ce qu’on a appelé par la suite un mouvement
spectaculaire sur Guiana Gold. Après s’être traitée au hors-
cote aux environs de 50, elle fut transférée au marché
officiel. Ses premières cotations se firent aux environs de
35, puis elle commença à baisser et s’effondra finalement à
20.
Personnellement, je n’aurais jamais qualifié ce plongeon
de sensationnel parce qu’il était largement attendu. Si vous
l’aviez demandé, on vous aurait raconté l’histoire de la
société.
Tout le monde la connaissait. Voilà comment on me l’a
contée : un syndicat s’était constitué, composé d’une demi-
douzaine de capitalistes extrêmement connus et d’une
maison de titres de premier rang. Un des membres était à
la tête de la Belle Isle Exploration Company et avait avancé
plus de 10  000  000  $ comptant à Guiana. Il reçut en
échange des obligations et 250 000 $ d’actions sur un total
d’un million d’actions de la Guiana Gold Mining Company.
L’action était vendue sur la base d’un dividende et était
mise en valeur plutôt habilement. Les gens de Belle Isle
voulaient réaliser leur investissement et ils donnèrent un
mandat de vente de leurs 250  000 actions à leurs
banquiers. Ceux-ci cherchèrent à les mettre sur le marché,
ainsi qu’une partie de leurs participations. Ils pensaient
encourager le marché grâce à des manipulations
orchestrées par des professionnels qui touchaient un tiers
des profits pour les ventes des 250  000 actions au-dessus
de 36. Il semble que l’accord avait été préparé et qu’il était
sur le point d’être signé, mais qu’au dernier moment les
banquiers décidèrent de faire leur marketing eux-mêmes
pour économiser la commission. Du coup, ils organisèrent
un pool d’initiés. Les banquiers avaient une option d’achat
sur le holding Belle Isle pour 250  000 actions, à 36. Ils
firent monter le titre à 41. C’est-à-dire que les initiés
versaient à leurs propres collègues un bénéfice de cinq
points pour commencer. Je ne sais pas s’ils en étaient
conscients ou non.
Il est parfaitement évident que, pour les banquiers,
l’opération avait toutes les apparences de l’affaire en or.
Nous étions entrés dans un marché haussier et les actions
du groupe auquel appartenait Guiana Gold étaient parmi
les vedettes du marché. La compagnie faisait de gros
profits et versait des dividendes réguliers. Tout cela, ajouté
à la bonne réputation des émetteurs, donnait au public
l’idée que Guiana était un investissement sûr. J’ai entendu
dire qu’environ 400  000 actions avaient été vendues au
public jusqu’à 47 points.
Le groupe des mines d’or était très ferme. C’est à ce
moment-là que Guiana commença à fléchir : elle déclina de
dix points. C’était parfait si le marketing du pool était bon.
Assez vite, Wall Street commença à se rendre compte que
les choses n’étaient pas toutes satisfaisantes et que le
niveau des réserves ne correspondait pas tout à fait aux
espoirs de ses émetteurs. Ensuite, bien sûr, la raison du
déclin apparut dans toute son évidence. Avant qu’elle ne
soit connue, j’avais le signal et j’avais pris mes marques
pour tester le marché sur Guiana. L’action était beaucoup
plus active que Chester Motors. Je vendis Guiana, le cours
baissa. J’en vendis encore  : le cours continua à baisser.
L’action répétait la performance de Chester et de la
douzaine d’autres valeurs dont je me souvenais avec une
précision clinique. Le téléscripteur me disait de manière
évidente que quelque chose ne collait pas, quelque chose
qui empêchait les initiés de l’acheter. Des initiés qui
savaient parfaitement pourquoi ils ne devaient pas acheter
leurs propres actions dans un marché haussier. D’un autre
côté, les boursicoteurs, qui ne savaient rien, achetaient
maintenant parce qu’ils avaient vendu à 45 ou plus haut et
que l’action leur paraissait bon marché à 35 ou en dessous.
Le dividende était encore payé  : l’action était donc une
sacrée bonne affaire.
C’est alors que la nouvelle tomba. Elle me parvint,
comme souvent les nouvelles importantes du marché, avant
qu’elle n’atteigne le public. Toutefois, la confirmation des
rapports ne mentionnant qu’un tas de cailloux stériles à la
place des plantureux filons me donnait simplement la
raison des ventes précoces de la part des initiés.
Personnellement, je ne vends jamais sur une nouvelle.
J’avais déjà vendu depuis longtemps, sur la seule base du
comportement de l’action. Mon idée n’était pas
philosophique. Je suis un spéculateur et donc je guette des
signes : ceux des initiés qui achètent. Il n’y en avait pas. Je
n’avais pas besoin de savoir pourquoi les initiés ne
pensaient pas assez de bien de leur titre pour l’acheter en
baisse. Il suffisait de voir que leur opinion sur le marché
n’incluait pas, de toute évidence, des manipulations
ultérieures pouvant entraîner une hausse. Cela me donnait
une occasion rêvée de vendre l’action à découvert. Le
public avait acheté presque un demi-million d’actions et le
seul changement possible dans l’actionnariat provenait
d’un troupeau de boursicoteurs. Ceux-ci, dans l’espoir de
stopper leurs pertes, vendaient à un autre troupeau
d’ignorants qui devaient acheter dans l’espoir de faire de
l’argent.
Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de vous
faire la morale sur les pertes du public à travers leurs
achats de Guiana ou sur mes plus-values à travers mes
ventes, mais je cherche à insister sur l’importance de
l’étude du comportement des groupes et à quel point les
leçons sont mal assimilées par des spéculateurs
chevronnés, petits ou gros, peu importe. Le téléscripteur
ne prévient pas uniquement sur le marché des actions. Il
siffle également fortement sur les matières premières.
Cela me rappelle une expérience intéressante sur le
coton. J’étais baissier sur les actions et je disposais donc
d’une petite ligne à découvert. Au même moment, je vendis
du coton à découvert : 50 000 balles. Mon intervention sur
les actions s’avéra profitable et je négligeai le coton. La
première chose que je vis, c’est que je faisais face à une
perte de 250  000  $ sur mes 50  000 balles. Comme je l’ai
dit, ma position sur les actions était si intéressante et je
jouais si bien que je ne voulais pas me compliquer la vie
avec le marché du coton. Quand je pensais au coton, je me
disais  : «J’attendrai une réaction pour me racheter». Le
cours aurait dû rebaisser un petit peu, mais avant que je
puisse me décider à prendre ma perte et à me racheter, le
cours remonta encore et grimpa plus haut que jamais. Du
coup, je décidai de nouveau d’attendre un peu, je retournai
surveiller ma position en actions et me concentrai
exclusivement sur elle. Finalement, je clôturai mes actions
avec un beau bénéfice et me réfugiai à Hot Springs afin de
prendre un peu de repos.
C’était vraiment la première fois que j’avais l’esprit libre
pour traiter le problème de ma perte sur le coton. Le
marché allait contre moi  : il est des temps où tout semble
aller mal. Je notai que, quels que soient les montants
vendus, il y avait toujours une bonne réaction. Presque
instantanément, le cours remontait et s’inscrivait un peu
plus haut dans la foulée.
En fin de compte, alors que j’étais à Hot Springs depuis
quelques jours, je me retrouvai avec une perte potentielle
d’un million et toujours pas de fléchissement de la
tendance haussière. Je réfléchis à tout ce que j’avais fait et
à tout ce que je n’avais pas fait, et me dis  : «Je dois me
tromper quelque part!  » En ce qui me concerne,
comprendre que je me trompe et sortir du marché ne font
pratiquement qu’un. Du coup, je me rachetai, en prenant
une perte d’un million.
Le lendemain, je faisais un parcours de golf et sans
penser à rien d’autre. J’avais oublié ma position sur le
coton : j’avais eu tort. J’avais payé pour m’être trompé et la
facture était dans ma poche. Je n’avais plus rien à voir avec
le marché du coton. En rentrant à l’hôtel pour le déjeuner,
je m’arrêtai chez mon courtier et jetai un coup d’œil aux
cotations. Je vis que le coton avait chuté de 50 points, ce
qui n’était pas rien. Je notai également que, cette fois-ci, il
n’était pas remonté comme il avait l’habitude de le faire
depuis des semaines, dès que la pression des ventes
particulières qui l’avait déprimé se calmait. Ceci m’avait
indiqué que la ligne de moindre résistance était en haut  :
ce qui m’avait déjà coûté un million pour m’en rendre
compte.
Cependant, la raison qui m’avait contraint à me racheter
avec une belle perte n’était plus d’actualité puisqu’il n’y
avait plus l’habituel redressement des cours. Du coup, je
vendis 10  000 balles et j’attendis. Assez rapidement, le
marché perdit 50 points. J’attendis un petit peu plus
longtemps. Il n’y eut pas d’autre redressement. J’étais
plutôt affamé, alors j’entrai dans la salle à manger et
commandai un déjeuner. Avant que le serveur ne m’apporte
le repas, je me levai et retournai chez le courtier. Je vis
qu’il n’y avait toujours pas de redressement et, sur-le-
champ, je vendis 10 000 balles de plus. Je patientai encore
un peu et j’eus le plaisir de voir le cours baisser de 40
points de plus. Ce qui me montra clairement que je
spéculais correctement. Aussitôt, je revins dans la salle à
manger, avalai mon déjeuner et retournai chez le courtier.
Il n’y eut aucun rebond sur le coton de toute la journée. Le
soir même, je quittais Hot Springs.
C’était très bien de jouer au golf. Cependant, j’avais eu
tort en vendant et en me rachetant comme je l’avais fait.
Donc, je n’avais qu’à revenir et rester à l’endroit où je
pourrais spéculer en toute quiétude. La manière dont le
marché avait pris mes premières 10  000 balles m’avait
incité à vendre les secondes 10 000, et la manière dont les
secondes étaient parties me sécurisait sur la tournure que
le jeu prenait. Il y avait bel et bien une différence de
comportement.
Alors, je rejoignis Washington et allai à la succursale de
mon courtier. Elle était dirigée par mon vieux copain
Tucker. Le temps que j’arrive là-bas, le marché avait baissé
encore un peu. J’étais maintenant beaucoup plus sûr
d’avoir raison que je ne l’étais d’avoir tort précédemment.
Du coup, je vendis 40 000 balles et le marché baissa de 75
points. Il me montrait bien qu’il n’avait pas de support. Ce
soir-là, le marché clôtura encore plus bas. Les acheteurs
avaient déserté le marché. Il n’était pas possible de savoir à
quel niveau ils reviendraient de nouveau, mais j’étais
confiant dans la justesse de ma position. Le lendemain, je
quittai Washington pour New York, en voiture. Il n’y avait
pas d’urgence.
En arrivant à Philadelphie, je me dirigeai chez un
courtier. Je vis que le marché du coton était en plein
désarroi. Les cours avaient méchamment baissé et il y avait
une jolie petite panique. Je n’attendis pas d’être à New
York. J’appelai mes courtiers sur une ligne à longue
distance et je rachetai mes ventes. Dès que je reçus mes
réponses et constatai que j’avais pratiquement refait ma
perte précédente, je pris la voiture jusqu’à New York sans
m’arrêter ni me soucier de voir les cotations.
Quelques amis qui étaient avec moi à Hot Springs
parlèrent de ce jour où je quittai brusquement la table pour
vendre cette seconde ligne de 10  000 balles. Là encore, il
ne s’agissait évidemment pas d’une intuition. C’était un
acte compulsif qui provenait de la conviction que le temps
de vendre du coton était enfin arrivé  : quelle qu’ait été la
gravité de mon erreur précédente, je devais en profiter. Je
ne pouvais pas laisser passer cette chance. Le subconscient
était probablement en action, en m’amenant à cette
conclusion. La décision de vendre à Washington était le
résultat de mon observation. Mes années d’expérience de
la spéculation m’avaient appris que la ligne de moindre
résistance était passée du haut en bas.
Je n’avais aucune rancœur envers le marché du coton
pour m’avoir fait perdre un million de dollars. Je ne m’en
voulais pas d’avoir fait une erreur de cette taille, pas plus
que je ne me sentais fier de me racheter à Philadelphie en
me refaisant. Mon esprit spéculatif n’était concerné que
par les problèmes de spéculation et je pense être en droit
de dire que, si je me suis refait, c’est grâce à mon
expérience et à ma mémoire.
CHAPITRE 18

L’ histoire se répète sans cesse à Wall Street. Vous souvenez-


vous de l’anecdote que je vous ai racontée à propos du
rachat de mes ventes à l’époque où Stratton avait réalisé
un corner sur le maïs? Eh bien, un peu plus tard, j’ai
appliqué pratiquement la même tactique sur les actions  :
c’était sur Tropical Trading. J’avais gagné de l’argent en
l’achetant et aussi en la vendant. C’était une action active
et l’une des préférées des spéculateurs audacieux. La
coterie d’initiés avait été une fois de plus accusée par les
quotidiens d’être plus intéressée par les fluctuations du
titre que par un investissement à long terme. L’autre jour,
l’un des courtiers les plus habiles que je connaisse m’a dit
que pas même Daniel Drew sur Erie ou H.  O.  Havemeyer
sur Sugar, n’avaient réussi à mettre au point, pour animer
le marché, une méthode aussi perfectionnée d’un titre que
le président Mulligan et ses amis ne l’avaient fait sur
Tropical Trading (TT). À de nombreuses reprises, ils
avaient encouragé les ours à vendre Tropical Trading à
l’œil[51] et ils avaient ensuite procédé à l’étranglement avec
leur délicatesse, habituelle. Il n’y avait pas plus de
sentiment vindicatif dans leur procédé qu’il y avait de
sentiment dans une presse hydraulique — pas plus de
délicatesse non plus d’ailleurs.
Comme toujours, il y eut des gens pour parler
«d’incidents regrettables» dans l’évolution du cours de TT.
Il est fort probable que ces critiques aient un peu souffert
de l’étranglement. Pourquoi donc les boursicoteurs à la
petite semaine, qui ont tellement pâti des coups de dés
pipés des initiés, continuent-ils à jouer? Pour la raison toute
simple qu’ils aiment ce titre et que la spéculation sur
Tropical a toujours été particulièrement sportive.
Pas de longues périodes de léthargie. Pas de raisons à
trouver ou à demander. Pas de temps à perdre. Pas de
patience exigée à attendre le bon tuyau pour commencer.
Toujours assez de liquidité pour intervenir (sauf quand
l’intérêt vendeur est trop gros pour faire coter la perle).
Bref, une valeur à «un pigeon la minute».
Cela s’est produit quelque temps après m’être rendu en
Floride pour mes traditionnelles vacances d’hiver. Je
pêchais et m’amusais sans penser un seul instant aux
marchés, excepté quand nous reçûmes une fournée de
journaux. Un matin, quand la livraison bihebdomadaire
arriva, je jetai un coup d’œil aux cours des actions et vis
que Tropical Trading se traitait à 155 points. La dernière
fois que j’avais vu sa cotation, je crois que nous étions aux
environs de 140. Mon opinion était que nous étions entrés
dans un marché baissier et je passais mon temps à me
préparer à vendre des actions à découvert. Toutefois, il n’y
avait pas d’urgence. Voilà pourquoi j’étais à la pêche et loin
de la bande du téléscripteur. Dans l’intervalle, rien de ce
que je faisais ou devais faire n’était pressant.
Selon les journaux que j’avais reçus le matin, le
comportement de Tropical Trading était la principale
information en provenance du marché. Cela servait à
cristalliser mon sentiment baissier. Je pensais qu’il était
particulièrement insensé de la part des initiés de vouloir
faire monter le cours de Tropical Trading à contre-courant
de la tendance générale. Il est des temps où le processus
de manipulation doit être suspendu. Ce qui est anormal est
rarement un facteur intéressant dans les supputations d’un
spéculateur, et il était évident pour moi qu’une
manipulation haussière sur Tropical Trading, à ce moment-
là, constituait un péché capital. Personne ne pouvait faire
impunément une bourde de cette ampleur, en tous cas pas
en bourse.
Après avoir lu les quotidiens, je retournai à ma partie de
pêche. Je gardai à l’esprit ce que les initiés essayaient de
faire sur Tropical Trading. Il était évident qu’ils allaient se
planter aussi sûrement qu’on peut le faire en se jetant du
toit d’un immeuble de vingt étages, sans parachute. Je
n’arrivais pas à penser à autre chose. Finalement, je
renonçai à essayer de pêcher et envoyai un télégramme à
mes courtiers, leur demandant de vendre 2  000 actions
Tropical Trading au mieux. Après cela, je pus retourner
pêcher. Ce que je fis plutôt bien, d’ailleurs.
Cet après-midi-là, je reçus la réponse de mon
télégramme par courrier spécial. Mes courtiers
m’annoncèrent qu’ils avaient vendu 2 000 actions Tropical
à 153  $ chacune. Excellent! J’étais en train de vendre sur
un marché déclinant et qui évoluait comme il devait le
faire. Je ne pouvais plus pêcher, j’étais trop loin du tableau
de cotation. J’en pris conscience après m’être interrogé sur
toutes les raisons pour lesquelles Tropical Trading devait
baisser en même temps que le marché au lieu de monter
sur des manipulations internes. Je pliai donc mes gaules et
retournai à Palm Beach, le plus près possible d’un câble
direct pour New York.
Au moment où j’arrivai à Palm Beach, je vis que les
initiés malavisés étaient toujours à l’œuvre et je leur laissai
donc m’acheter encore 2 000 Tropical Trading. Je reçus la
réponse et en vendis 2  000 de plus. Le marché se
comportait parfaitement, c’est-à-dire qu’il baissait sur mes
ventes. Tout allait comme je le souhaitais, je sortis faire un
tour. Pourtant, je n’étais pas satisfait. Plus j’y pensais et
plus je regrettais de ne pas en avoir vendu plus. Du coup, je
retournai à la charge et en vendis 2 000 de plus.
Seule une grosse position vendeuse pouvait alors me
satisfaire. J’étais vendeur de 10 000 actions et décidai donc
de revenir à New York. J’avais du business à faire
maintenant, j’irais donc à la pêche une autre fois.
En arrivant à New York, je décidai de faire le point sur
la situation présente et à venir de la société. Ce que
j’appris renforça ma conviction que les initiés étaient un
peu trop casse-cou en tirant les cours à la hausse, à un
moment où rien ne pouvait justifier une hausse du titre, ni
la tendance générale du marché ni les perspectives
bénéficiaires de la société.
La hausse, bien qu’elle soit irrationnelle et à
contretemps, avait entraîné quelques suiveurs, et ceci avait
certainement encouragé les initiés à poursuivre leur peu
raisonnable tactique. Du coup, je vendis encore des actions.
Les initiés cessèrent leur folie. Dès lors, je testai le marché
encore et encore, en accord avec mes méthodes de
spéculation, jusqu’à être vendeur à découvert de 30  000
actions sur le titre Tropical Trading. Le cours était alors à
133.
On m’avait informé que les initiés de Tropical Trading
connaissaient l’identité exacte des détenteurs de chacun
des certificats d’actions et l’identité des vendeurs à
découvert, ainsi que d’autres informations techniques. Ces
types-là étaient des spéculateurs tout à fait compétents et
d’une grande acuité. Réunis, ils formaient une équipe de
manipulateurs à la hausse très redoutable. Néanmoins, les
faits sont têtus et les conditions de marché constituent
toujours les plus sûres des alliées.
Évidemment, sur la pente descendante de 153 à 133,
l’intérêt vendeur s’était accru et le public qui achète sur
réaction commença à sortir les arguments habituels. Cette
action étant considérée comme intéressante à 153 et plus,
c’était obligatoirement l’affaire du siècle maintenant qu’elle
se traitait 20 points plus bas. Même titre, même dividende,
même direction, même activité. Sacrée affaire!
Les achats du grand public avaient réduit le flottant
disponible et les initiés, sachant que beaucoup de
spéculateurs professionnels de parquet étaient vendeurs,
pensèrent qu’il était temps de mettre en place un squeeze.
Le cours remonta assez vite à 150. Je dois dire qu’il y eut
pas mal de rachats, mais je restais de marbre. Pourquoi
aurais-je dû bouger? Les initiés devaient savoir qu’une
ligne à la vente de 30 000 actions n’avait pas été rachetée.
Pourquoi aurais-je dû m’inquiéter? Les raisons qui
m’avaient poussé à commencer la vente à 153 et qui
m’avaient conduit à continuer jusqu’à 133, non seulement
étaient toujours valides, mais étaient même plus fortes que
jamais. Les initiés pouvaient toujours tenter de me forcer
au rachat, ils ne me donnaient aucun argument
convaincant. Les raisons fondamentales combattaient à
mes côtés. Il n’était donc pas difficile d’être à la fois sans
peur et patient. Un spéculateur doit avoir confiance en lui-
même et en son propre jugement. Le vieux Dickson
G.  Watts, ancien président de la bourse du coton de New
York et célèbre auteur de La spéculation comme l’un des
beaux-arts, n’affirme-t-il pas que le courage pour un
spéculateur, c’est simplement la confiance d’agir selon sa
propre décision. En ce qui me concerne, je ne peux pas
craindre d’avoir tort parce que je ne pense jamais que j’ai
tort tant qu’on ne me l’a pas prouvé. Pratiquement, je suis
mal à l’aise tant que je ne capitalise pas mon expérience.
L’évolution du marché à un instant donné ne prouve pas
nécessairement que j’ai tort. Ce qui compte, ce sont les
caractéristiques de la hausse — ou de la baisse — qui, elles,
déterminent la justesse ou l’erreur de ma position sur le
marché. Je ne peux avoir raison qu’en utilisant mes
connaissances. Si je me trompe, je ne peux m’en prendre
qu’à moi-même.
Rien dans les caractéristiques de la reprise du titre de
133 à 150 ne devait m’inquiéter au point de m’obliger à me
racheter. Justement, le titre, comme prévu, recommença à
baisser. Il cassa les 140 avant que la clique d’acheteurs ne
recommence à le soutenir. Leurs achats coïncidaient avec
un flot de rumeurs haussières sur le titre. La société,
entendions-nous, était en passe de réaliser de plantureux
profits et les bénéfices justifieraient une hausse des
dividendes. Du coup, l’intérêt vendeur allait être étranglé
et le squeeze du siècle allait infliger à la horde des ours en
général et à un certain opérateur en particulier — qui était
un peu trop exposé — une sacrée dérouillée. Je n’ose même
pas vous rapporter tout ce que j’ai entendu, quand ils ont
fait monter le titre de dix points.
La manipulation ne me semblait pas particulièrement
dangereuse, mais au moment où le cours a touché 149, je
décidai qu’il n’était pas raisonnable de laisser le marché
prendre pour paroles d’évangile toutes les déclarations
haussières qui circulaient autour du titre. Bien sûr, rien de
ce que je pouvais dire, comme d’autres personnes
extérieures à la société, n’aurait pu emporter la conviction
des vendeurs effrayés ou des clients crédules des maisons
de courtage. Ceux-ci ne spéculaient que sur la foi des
tuyaux qui circulaient. Le seul argument valable était celui
que le téléscripteur imprimait. Les gens qui ne croient
personne, même sous serment, croiront encore moins les
élucubrations baissières de quelqu’un qui est vendeur de
30  000 actions à découvert. Du coup, j’usai de la même
tactique appliquée à l’époque du corner de Stratton sur le
blé, quand j’ai vendu de l’avoine pour rendre les traders
baissiers sur le blé : toujours l’expérience et la mémoire.
Quand les initiés tirèrent le cours de Tropical Trading
dans l’idée d’effrayer les vendeurs, je n’essayai même pas
d’enrayer la hausse en vendant l’action. J’étais vendeur de
30  000 actions, ce qui représentait un pourcentage du
flottant que je considérais comme raisonnable. Je ne
cherchais pas à me jeter dans la gueule du loup comme ils
m’y invitaient si obligeamment, et pourtant la seconde
reprise de l’action constituait vraiment une invitation
urgente à le faire. Quand Tropical Trading toucha 149, j’ai
décidé de vendre environ 10  000 actions d’Equatorial
Commercial Corporation. Cette société possédait en effet
une grosse participation dans Tropical Trading.
Equatorial Commercial, qui n’était pas aussi active que
Tropical Trading, tomba méchamment sur mes ventes,
comme je l’avais prévu, et bien sûr j’avais atteint mon
objectif. Quand les spéculateurs — et les clients des
maisons de courtage qui avaient écouté les tuyaux
péremptoirement haussiers sur TT — virent que la hausse
de Tropical était synchrone avec la forte pression vendeuse
et la forte baisse d’Equatorial, ils en conclurent
naturellement que la bonne tenue de TT n’était qu’un écran
de fumée. Selon eux, c’était une hausse manipulée dans le
but évident de faciliter la sortie d’Equatorial Commercial,
qui était le plus gros actionnaire de Tropical Trading.
C’était forcément des ventes d’initiés qui avaient fait
baisser Equatorial parce qu’aucun boursicoteur n’aurait
rêvé de vendre à découvert autant d’actions au moment
précis où Tropical Trading était aussi bien orienté. Aussi,
ils vendirent et enrayèrent la hausse du titre, les initiés ne
souhaitant pas prendre toutes les actions qui arrivaient. Au
moment où les initiés abandonnèrent leur ligne de support,
le cours de Tropical Trading se mit à décliner. Les
spéculateurs et les principales maisons de commission
vendirent aussi un peu d’Equatorial et je rachetai toute ma
ligne sur ce titre avec une petite plus-value. Notez bien que
je ne l’avais pas vendue pour gagner de l’argent, mais pour
stopper la hausse de Tropical Trading.
Les initiés sur Tropical et leurs agents spécialistes des
publicités agressives inondèrent de nouveau la bourse avec
tout un tas d’arguments haussiers dans une dernière
tentative pour faire monter les cours. Chaque fois qu’ils
essayèrent, je vendis Equatorial Commercial à l’œil et me
rachetai à chaque réaction sur Tropical Trading qui était
entraîné par Equatorial Commercial. Cela finit par couper
les jambes des manipulateurs. En fin de compte, le cours de
Tropical baissa à 125 et l’intérêt vendeur monta tellement
que les initiés furent incapables de le faire remonter de 20
ou 25 points. Cette fois-ci, il y eut une pression
suffisamment légitime contre une extension des ventes à
découvert. Comme j’avais prévu cette petite reprise, je ne
me rachetai pas, ne souhaitant pas perdre ma position.
Avant qu’Equatorial ne progresse en sympathie avec la
hausse de Tropical, je vendis un paquet d’actions à
découvert, avec les résultats habituels. Ceci apporta un
démenti cinglant aux rumeurs de hausse sur Tropical qui
avaient été assez bruyantes après la dernière augmentation
sensationnelle.
Pendant ce temps, la tendance générale restait faible.
Comme je vous l’ai déjà dit, c’est la conviction que nous
étions entrés dans un marché baissier qui m’avait poussé à
initier des ventes à découvert sur Tropical Trading, en
pleine partie de pêche en Floride. J’étais un peu vendeur
sur quelques autres actions, mais Tropical était mon action
fétiche. En fin de compte, les conditions générales
l’emportèrent sur la clique d’initiés qui voulaient les défier
et Tropical prit le toboggan. Elle passa sous les 120 pour la
première fois depuis des années, puis en dessous de 110 et
enfin en dessous du pair  : je ne m’étais toujours pas
racheté. Un jour que le marché, dans son ensemble, était
très faible, Tropical Trading cassa les 90 et, dans la
panique, je me rachetai. Toujours la même bonne vieille
technique! J’avais eu une belle opportunité  : un gros
marché, une tendance générale faible et l’excès de
vendeurs sur les acheteurs. Je peux vous dire que, même
avec le risque de sembler radoter de manière monocorde
sur mes clairvoyances, je touchai mes 30  000 actions de
Tropical pratiquement au plus bas du mouvement. Je
n’avais pas l’intention de me racheter au plancher. Ce que
je cherchais, c’était transformer mes plus-values
potentielles en argent liquide sans les écorner dans la
manœuvre.
Je ne bougeais pas parce que je savais que ma position
était saine. Je n’étais pas en train de jouer sur la tendance
du marché ou d’aller contre les conditions de base. Je
faisais l’inverse, et c’était ce qui me rendait si sûr de
l’échec de la clique d’initiés beaucoup trop arrogante. Ce
qu’ils essayaient de faire, d’autres avaient essayé de le
faire avant et avaient toujours échoué. Les reprises
fréquentes, même si je savais aussi bien que quiconque à
quoi elles étaient dues, ne pouvaient pas m’effrayer. Je
savais que je ferais bien mieux au final en restant sur ma
position plutôt qu’en essayant de me racheter pour
revendre une nouvelle ligne à découvert à des cours plus
élevés. En collant à la position que je pensais être correcte,
j’ai gagné plus d’un million de dollars. Je ne les devais pas
à des intuitions mais bel et bien à mon habileté à lire ce
que m’écrivait le téléscripteur ainsi qu’à un courage
opiniâtre. C’était un dividende encaissé grâce à mon
jugement et non pas à mon intelligence ou à ma vanité. La
connaissance, c’est du pouvoir et le pouvoir n’a pas besoin
de peurs feintes — pas même quand le téléscripteur les
imprime : la rechute n’est alors jamais loin.
Un an plus tard, Tropical avait de nouveau atteint 150 et
se maintenait aux environs de ce niveau pendant quelques
semaines. Le marché entier avait droit à une bonne
réaction parce qu’il avait monté sans interruption. Il ne
pouvait pas continuer indéfiniment à se comporter comme
cela, je le savais bien, c’est pourquoi je testais le marché.
Cependant, le secteur auquel appartenait Tropical faisait
l’objet de faibles transactions. Je ne voyais vraiment rien de
haussier sur ces actions, même si le reste du marché devait
continuer à progresser, ce qui n’était d’ailleurs pas le cas.
Du coup, je commençai à vendre Tropical. J’avais
l’intention d’en vendre 10 000 en tout. Le cours s’effondra
sur mes ventes. Je n’arrivais pas à voir où était la ligne de
support. C’est alors que soudainement, les achats
changèrent de nature.
Je ne suis pas en train d’essayer de me faire passer pour
un sorcier quand je vous assure que je pouvais dire à quel
moment le support est arrivé. Ce qui me frappa
instantanément, c’est que si, sur cette action — qui n’avait
jamais ressenti comme une ardente obligation le fait de
monter — les initiés étaient maintenant en train d’acheter à
contre-courant de la tendance générale du marché, il devait
bien y avoir une raison. Ils n’étaient ni complètement
idiots, ni philanthropes, ni des banquiers obnubilés par la
nécessité de maintenir des cours élevés pour vendre plus
d’actions en douce. Le cours monta nonobstant mes ventes
et celles de quelques autres. À 153, je rachetai mes 10 000
actions et à 156, je me mis vraiment long parce que, à ce
moment-là, le téléscripteur m’indiquait que la ligne de
moindre résistance était en haut. J’étais baissier sur le
marché. J’étais confronté à des conditions de spéculation
spécifiques à cette action et non pas à une théorie
spéculative en général. Les cours sortirent très vite de
l’épure, au-dessus de 200  : c’était l’événement de l’année.
J’étais ravi d’apprendre, par des rumeurs ou des articles de
presse, que j’avais été squeezé en laissant huit ou neuf
millions de dollars sur le tapis. Plus prosaïquement, au lieu
d’être vendeur à découvert, je me retrouvais long de
Tropical en accompagnant la hausse. En fait, j’ai tenu un
peu trop longtemps et j’ai dû abandonner un peu de mes
plus-values potentielles. Voulez-vous savoir pourquoi? Je
pensais que les initiés sur Tropical allaient naturellement
faire ce que j’aurais fait si j’avais été à leur place. Je n’avais
pas à y penser, car mon business est de spéculer, c’est-à-
dire de coller à la réalité qui est devant mes yeux et non
pas de m’attarder à penser à ce que les autres personnes
devaient faire.
CHAPITRE 19

J
e ne sais ni quand ni par qui le mot «manipulation» a été
employé pour signifier ce qui, en réalité, n’est rien
d’autre qu’un mode de commercialisation appliqué à
la vente en gros d’actions en bourse. Secouer le marché
pour faciliter des achats à bon compte sur une action qu’on
désire accumuler est aussi une forme de manipulation  :
mais ce n’est pas tout à fait la même chose. En la matière,
il n’est peut-être pas nécessaire de s’abaisser à des
pratiques illégales. Cependant, il me paraît difficile d’éviter
de faire ce que certains qualifieraient «d’opérations
illégitimes». Comment allez-vous acheter un gros bloc sur
une action dans un marché haussier sans faire vous-mêmes
monter le cours? Voilà le problème. Comment peut-il être
résolu? Cela dépend de tellement de choses que vous ne
pouvez pas donner une solution universelle sans vous dire :
peut-être par le moyen d’une manipulation adroite. Mais de
quel type? Cela dépend des conditions. En effet, vous ne
pouvez donner aucune réponse définitive à cette question.
Je suis profondément intéressé par tous les aspects de
mon activité et, bien sûr, je tire profit de l’expérience des
autres autant que de la mienne. Toutefois, de nos jours, il
est très difficile d’apprendre à manipuler des actions à
partir des âneries entendues dans les bureaux des
courtiers, habituellement l’après-midi après la clôture. La
plupart des trucs, astuces et expédients d’antan sont
obsolètes et sans intérêt, voire carrément illégaux et
inutilisables  : les règles et les conditions boursières ont
changé. L’histoire, même dans ses moindres détails, de la
manière dont Daniel Drew, Jacob Little ou Jay Gould[52]
agissaient il y a 50 ou 70 ans est rarement intéressante et
profitable. Le manipulateur, de nos jours, n’a pas plus
intérêt à étudier ce qu’ils faisaient et comment ils le
faisaient qu’un cadet de West Point[53] n’a besoin d’étudier
l’art du tir à l’arc tel que pratiqué par les anciens pour
accroître ses connaissances opérationnelles en matière de
balistique.
D’autre part, on peut tirer profit de l’étude des facteurs
humains  : à savoir la facilité avec laquelle les êtres
humains croient ce qu’ils veulent croire et comment ils se
permettent eux-mêmes, je devrais dire comment ils se
persuadent eux-mêmes, de se laisser influencer par leur
cupidité ou par les négligences de l’homme de la rue. La
peur et l’espoir restent toujours les mêmes. De ce fait,
l’étude de la psychologie des spéculateurs est, de nos jours,
aussi pertinente qu’elle l’était dans le passé. Les armes
évoluent avec le temps, mais la stratégie reste la stratégie,
sur le New York Stock Exchange comme sur n’importe quel
champ de bataille. Je pense que la meilleure synthèse a été
exprimée par Thomas F. Woodlock quand il a déclaré : «Les
principes d’une saine spéculation boursière sont fondés sur
la supposition que les hommes continueront dans le futur à
faire les mêmes erreurs qu’ils faisaient dans le passé».
En plein essor, ce qui arrive lorsque le grand public est
présent en nombre sur le marché, il n’y a jamais aucun
besoin de faire preuve de subtilité. Il n’est pas nécessaire
de se perdre en discussions byzantines sur les différences
sémantiques entre manipulations et spéculations. Ce serait
un peu comme essayer de trouver la différence entre des
gouttes de pluie qui tombent simultanément, du même toit
dans le caniveau. Le pigeon a toujours essayé d’obtenir
quelque chose sans rien donner, et l’intérêt qui pousse les
hommes dans tous les booms se résume toujours très
clairement par le goût du jeu exacerbé par la cupidité et
éperonné par une prospérité généralisée. Les gens qui
cherchent à faire fortune vite paient invariablement le
privilège de prouver, de manière concluante, qu’on n’a pas
encore découvert la pierre philosophale ici-bas. Au début,
lorsque j’ai entendu le récit des vieilles opérations et des
expédients habituels, je pensais que les gens étaient plus
jobards dans les années 1860 et 1870 que dans les années
1900. Maintenant, je suis persuadé de lire, aujourd’hui ou
demain, dans les journaux, un article sur le dernier
Ponzi[54] ou la banqueroute de quelques courtiers un peu
trop boursicoteurs, et sur l’argent perdu par millions par la
grande masse des pigeons qui va rejoindre la majorité
silencieuse de l’épargne évanouie.
Quand je suis arrivé à New York pour la première fois, il
y avait tout un tintamarre extraordinaire autour
d’opérations pas très régulières et d’opérations de
cavalerie[55], toutes pratiques évidemment interdites en
bourse. Parfois, le nettoyage était un peu trop violent. Les
courtiers avaient pris l’habitude de dire que «la lessiveuse
était active», quand on essayait de liquider une action ou
deux. Ainsi que je le disais précédemment, il leur était
arrivé plus d’une fois de faire allusion à «un coup de
bookmaker», quand une action perdait brutalement deux
ou trois points en un clin d’œil, juste pour faire inscrire un
cours plus bas et liquider ainsi la myriade de spéculateurs
sans réserves financières qui étaient longs sur le titre chez
les bookmakers. De même les opérations de cavalerie
s’effectuaient toujours avec quelque inquiétude en raison
de la difficulté de coordonner et de synchroniser les
opérations par courtiers, tout ce business étant fait, bien
entendu, en violation des règles de la bourse. Il y a
quelques années, un célèbre intervenant avait oublié de
passer ses ordres de vente, mais pas la partie acheteuse de
la cavalerie : le résultat ne se fit pas attendre. Le courtier,
qui n’y était pour rien, fit monter le cours de 25 points ou à
peu près en quelques minutes, pour le voir redescendre
aussi vite dès qu’il cessa d’acheter. La manœuvre initiale
avait pour objet de créer une apparence d’activité.
Mauvaise opération que de jouer avec des armes aussi peu
fiables! Vous voyez, vous ne pouvez pas mettre votre
meilleur courtier dans la confidence — pas si vous voulez
qu’il reste membre du New York Stock Exchange, en tout
cas. Le problème de nos jours, c’est que les taxes rendent
de telles pratiques, impliquant des transactions fictives,
beaucoup plus coûteuses qu’elles ne l’étaient au bon vieux
temps.
Dans le dictionnaire, la définition de la manipulation
inclut les corners. Si un corner peut être le résultat d’une
manipulation, il peut provenir également d’achats à bon
compte, comme celui sur Northern Pacific le 9 mai 1901,
qui n’était certainement pas dû à une manipulation. Le
corner de Stutz avait coûté très cher à tout le monde, à la
fois en terme d’argent et en prestige, mais il n’était pas
délibéré.
En fait très peu de grandes manipulations sont
profitables à leurs initiateurs. Les deux corners du
commodore Vanderbilt[56] sur Harlem lui ont rapporté gros.
Cependant, le vieux brigand méritait vraiment les millions
qu’il avait réalisés sur le dos de nombreux vendeurs, de
députés véreux et de conseillers municipaux qui avaient
tenté de le doubler. D’autre part, Jay Gould échoua dans sa
tentative de corner sur Northwestern. Deacon S. V. White a
fait un million dans son corner sur Lackawanna. Toutefois,
Jim Keene lâcha un million dans son opération sur Hannibal
& St. Joe. Le succès financier d’un corner dépend, bien sûr,
de la capacité à vendre des participations accumulées plus
cher que leur coût global. Il faut, pour y parvenir
facilement, que l’intérêt vendeur soit d’une certaine
ampleur.
Je m’étonne toujours de constater à quel point les
corners étaient populaires parmi les grands opérateurs d’il
y a 50 ans. Ces hommes étaient habiles et expérimentés,
vigilants et pas spécialement enclins à croire naïvement à
la philanthropie de leurs amis spéculateurs. Cependant, ils
arrivaient à se faire plumer avec une fréquence étonnante.
Un vieux et sage courtier me disait que tous les gros
intervenants des années 1860 et 1870 n’avaient qu’une
seule ambition : mettre en place un corner. Fréquemment,
c’était par vanité, et parfois par désir de revanche. En tout
cas, être considéré comme quelqu’un qui avait réussi un
corner sur une action ou sur une autre était indéniablement
à l’époque une preuve d’intelligence, d’audace et de
richesse. Cela donnait alors à son initiateur le droit d’être
arrogant et hautain. Il acceptait les applaudissements de
ses camarades comme amplement mérités. La perspective
d’une plus-value financière n’expliquait pas, à elle seule,
pourquoi les initiateurs de corners tentaient l’impossible.
Ce qui comptait pour eux, c’était plus la vanité qu’ils
retiraient à se réclamer du club des opérateurs à sang-
froid.
À cette époque, les loups se déchiraient entre eux avec
délectation et facilité. Je pense vous avoir déjà parlé de la
manière dont j’ai, à maintes reprises, échappé aux
squeezes, non pas grâce à un mystérieux sens du marché,
mais parce que je peux généralement dire à quel moment
le caractère des achats effectués sur une action rend très
imprudent le fait d’être vendeur à découvert. Je le fais
grâce à des tests de bon sens, qui devaient être déjà
utilisés dans le passé. Le vieux Daniel Drew avait l’habitude
de «squeezer» les gars assez régulièrement et de leur faire
payer cher pour la griserie qu’ils éprouvaient à être
vendeurs en face de lui. Il fut lui-même squeezé par le
commodore Vanderbilt sur Erie. Comme le vieux Drew
allait se rendre, le commodore, inflexible, le gratifia d’une
épitaphe :

Pour qui vend ce qu’il n’a pas,


c’est la prison ou le rachat.

Wall Street a quasiment oublié le nom d’un opérateur


qui, pendant plus d’une génération, était un de ces titans. Il
visait à l’immortalité pour son concept de «dopage
d’actions».
Addison G.  Jerome était, au printemps 1863, le roi
incontesté du parquet. Ses tuyaux sur le marché, m’a-t-on
dit, étaient considérés comme aussi bons que des billets de
banque. De l’avis général, il était un grand spéculateur et
gagnait des millions. Il était prodigue jusqu’à
l’extravagance. Il avait des suiveurs à la bourse, jusqu’à ce
qu’Henry Keep, alias William «le taciturne», le squeeza et
lui piqua tous ses millions dans le corner de Old Southern.
Keep, d’ailleurs, était le beau-frère du gouverneur Roswell
P. Flower.
Dans la plupart des manipulations de l’époque passée, la
manœuvre consistait finalement à ne pas laisser l’autre
type savoir que vous étiez en train de faire un corner sur
une action. Action sur laquelle il était invité, par diverses
incitations, à vendre. En général, un corner avait pour objet
de plumer d’autres professionnels, parce que le grand
public ne prend pas facilement le chemin de la vente à
découvert. Les raisons qui amenaient ces professionnels
avisés à vendre des lignes à découvert sur de telles valeurs
étaient assez souvent identiques à celles qui les poussent à
faire la même chose de nos jours. Si on excepte les
vendeurs qui avaient perdu toute confiance dans les
politiciens lors du fameux corner du commodore sur
Harlem, je conclus, de toutes les histoires que j’ai lues, que
les spéculateurs professionnels vendent les actions à
découvert uniquement parce qu’ils estiment qu’elles sont
trop chères. De plus, ils les vendent parce que les cours
sont trop élevés et qu’ils n’ont jamais vendu le titre aussi
cher auparavant, qu’il est trop haut pour être acheté et
donc qu’il faut le vendre. Cela sonne plutôt moderne, non?
Eux ne voyaient que le cours, et le commodore, que la
valeur! C’est ainsi que des années plus tard, les vieux
boursiers avaient gardé l’habitude de dire «il a été vendeur
sur Harlem! » quand ils voulaient décrire quelqu’un dans la
misère la plus noire.
Il y a de cela quelques années, il m’est arrivé de parler à
l’un des courtiers de Jay Gould. Il m’assura, très
sérieusement, que M. Gould était non seulement un homme
extraordinaire, mais qu’il dépassait vraiment de la tête et
des épaules tous les manipulateurs passés et à venir. C’est
à son propos que le vieux Daniel Drew faisait remarquer
avec des trémolos dans la voix : «Il a la touche de la mort».
Effectivement, il aurait pu être un sorcier de la finance
pour avoir fait ce qu’il avait fait  : aucun doute là-dessus.
Même avec le recul du temps, force est de constater qu’il
avait un tour de main fantastique pour s’adapter aux
nouvelles conditions, et ça, c’est un don en or pour un
spéculateur. Il modifia ses méthodes d’attaque et de
défense sans la moindre hésitation parce qu’il était plus
concerné par la manipulation sur les droits de propriété
que par la spéculation sur les actions. Ses manipulations
avaient plus pour but l’investissement que la spéculation à
court terme. Il vit très tôt que les gros coups se feraient
dans la détention de chemin de fer plutôt que dans le
tripatouillage des cours des actions en bourse. Oh! bien
sûr, il se servait de la bourse. Je le soupçonne même de
l’avoir fait parce que c’était pour lui la manière la plus
rapide et la plus facile de gagner de l’argent vite fait bien
fait. Il avait besoin de plusieurs millions, à peu près comme
le vieux Collis P.  Huntington qui était toujours à court
d’argent parce qu’il avait toujours besoin de 20 ou 30
millions de plus que ce que ses banquiers étaient disposés
à lui prêter. Vous savez, les idées fulgurantes du visionnaire
sans argent, c’est vraiment frustrant. En revanche, avec de
l’argent vous pouvez vous accomplir, acquérir du pouvoir,
de l’argent et ainsi de suite, de plus en plus.
Bien sûr, le monde de la manipulation ne se réduisait
pas à ces grandes figures. Il y avait également pléthore de
petits manipulateurs. Je me souviens d’une histoire d’un
vieux courtier qui m’avait rapporté les us et coutumes du
début des années 1860. Il racontait ainsi :
«Le plus ancien souvenir que j’ai de Wall Street fut ma
première visite dans le quartier de la finance. Mon père
avait quelques affaires à régler là-bas et, pour je ne sais
quelle raison, m’avait amené avec lui. Nous descendions
sur Broadway et je me souviens d’avoir tourné sur Wall
Street. Nous marchions sur Wall Street et juste en arrivant
à Broad, ou plutôt sur Nassau Street, à l’intersection où se
trouve maintenant le building de la Banker’s Trust
Company, je vis une foule qui suivait deux hommes. Le
premier marchait du côté est, essayant de passer inaperçu.
Il était suivi par un autre, un homme rubicond qui agitait
violemment son chapeau d’une main tout en brandissant
l’autre poing en l’air. Il ne cessait de brailler «Shylock[57],
Shylock! Tu connais la valeur de l’argent? Shylock!
Shylock!  » Je pouvais voir des têtes sortir des fenêtres. Il
n’y avait pas encore de gratte-ciel à l’époque, mais je suis
sûr que les curieux des deuxième et troisième étages
étaient à la fenêtre. Mon père demanda ce qui se passait.
Quelqu’un lui répondit quelque chose que je n’ai pas bien
entendu. J’étais trop occupé à garder serrée la main de
mon père pour éviter que la cohue ne nous sépare. La foule
grossissait, comme on le voit dans les rues, et je n’étais
vraiment pas à l’aise. Des hommes hagards couraient
depuis Nassau Street et de partout, que ce soit de l’est ou
de l’ouest, vers Wall Street. Une fois sortis de
l’embouteillage, mon père m’expliqua que l’homme qui
était en train de brailler «Shylock!  » était M.  Machin. J’ai
oublié son nom, mais c’était le plus gros opérateur d’une
clique d’actions de la ville. On savait qu’il avait fait, et
perdu, plus d’argent que n’importe quel homme à Wall
Street, à l’exception de Jacob Little. Je me souviens du nom
de Jacob Little parce que je trouvais qu’il avait un nom
amusant. L’autre homme, le Shylock, était un financier qui
mobilisait des capitaux. J’ai également oublié son nom. Je
me rappelle qu’il était grand, mince et pâle. À cette
époque, les cliques avaient l’habitude de limiter les fonds
pour les emprunts ou, mieux, ils cherchaient à réduire le
montant des sommes disponibles pour les emprunteurs. Ils
empruntaient et obtenaient un chèque certifié, mais ne
retiraient pas l’argent et ne l’utilisaient pas. Bien sûr,
c’était de la magouille. C’était une forme de manipulation,
je pense».
En fin de compte, je suis d’accord avec le vieil homme.
C’était un type de manipulation que nous ne connaissons
plus de nos jours.
CHAPITRE 20

J
e n’ai personnellement jamais connu les grands
manipulateurs sur actions qui ont fait les délices de la
bourse. Je ne parle pas des leaders, je parle des
manipulateurs. Ils sont tous d’une époque révolue.
Cependant, quand je suis arrivé pour la première fois à
Wall Street, James R.  Keene, le plus grand de tous, était
encore en activité. J’étais beaucoup plus jeune et je ne
pensais, à l’époque, qu’à tenter de réitérer en bourse le
succès que j’avais connu chez les bookmakers de mon
patelin natal. C’était la grande époque d’activité de Keene
sur U.S. Steel — sa valeur fétiche — mais en ce temps-là, je
ne savais même pas ce qu’était une manipulation. Je n’avais
aucune connaissance sur les manipulations, leurs buts ou
leurs significations, et je ne ressentais pas l’urgence
d’accéder à cette connaissance. Lorsque j’y pensais parfois,
malgré tout, je suppose que je devais la considérer comme
une forme bien présentée de magouille dont la manière la
plus primaire était le genre de pièges qu’on avait essayé de
me tendre chez les bookmakers. Tout ce que j’avais
entendu sur le sujet consistait plus en des conjectures et en
des soupçons qu’en des analyses intelligentes.
Nombre de ceux qui le connaissaient bien m’avaient dit
que Keene était le plus audacieux et le plus brillant des
opérateurs qui n’ait jamais intervenu à Wall Street. Ce qui
n’était vraiment pas rien, parce qu’il y en avait des grands
spéculateurs! Leurs noms sont maintenant à jamais oubliés,
mais ils ont été les rois d’un jour, parfois d’un seul jour! Ils
ont été tirés de l’obscurité et placés en pleine lumière par
la seule grâce du téléscripteur, et le petit ruban de papier
ne réussissait jamais à les garder assez longtemps en
pleine lumière pour que leurs noms puissent rester gravés
dans l’histoire. Toujours est-il que Keene était de loin le
plus grand manipulateur du moment, et il s’agissait d’un
moment très long et très excitant.
Il capitalisait sa connaissance du jeu, son expérience en
tant qu’opérateur et ses nombreux talents en louant ses
services aux frères Havemeyer qui l’utilisaient pour
développer un marché sur les actions Sugar. À cette
période, il était sur la paille sinon il aurait continué à
spéculer pour son propre compte  : c’était un sacré
spéculateur! Il avait gagné beaucoup d’argent sur Sugar.
Elle était en fait une de ses préférées et il cherchait à la
rendre attrayante. Après cela, on l’invitait sans arrêt à
prendre en charge des pools. Je me suis laissé dire que,
dans ces pools, il ne demandait jamais ni n’acceptait
aucune commission, mais qu’il payait ses actions comme
les autres membres. Bien sûr, il avait la haute main sur
l’ensemble des opérations du pool qui étaient
exclusivement de son ressort. On l’accusait souvent de
tricheries des deux côtés. Son inimitié pour la clique de
Whitney-Ryan lui avait valu quelques accusations. Il n’est
pas trop difficile pour un manipulateur de ne pas être
compris par ses associés. Ils n’ont pas forcément la même
conception de ses besoins : je le sais d’expérience.
Il est vraiment dommage que Keene n’ait pas quitté le
marché juste après son plus grand exploit : la manipulation
couronnée de succès sur U.S.  Steel au printemps 1901.
D’après ce que j’en ai su, Keene n’a jamais rencontré
J.  P.  Morgan sur ce sujet. La firme de Morgan traitait par
l’intermédiaire de Talbot J.  Taylor &  Co., chez qui Keene
avait son siège social. Talbot Taylor était le gendre de
Keene. Je peux vous assurer que, dans cette affaire, la
satisfaction de Keene était celle d’un travail bien fait. Tout
le monde sait qu’il avait touché des millions en faisant faire
un bond à la valeur. Il raconta à un de mes amis qu’en
quelques semaines, il vendit sur le marché, pour le
syndicat, plus de 750 000 actions. Pas mal, surtout si vous
considérez deux choses. En premier lieu, il s’agissait
d’actions nouvelles et d’une société dont la capitalisation
boursière était à l’époque plus importante que la dette
publique américaine. En second lieu, des hommes comme
D.  G.  Reid, W.  B.  Leeds, les frères Moore, Henry Phipps,
H.  C.  Frick et les magnats de l’acier vendirent aussi des
centaines de milliers d’actions, au même moment, dans le
marché que Keene avait contribué à créer.
Bien sûr, les conditions générales l’ont favorisé. Non
seulement l’activité de l’époque, mais aussi le sentiment
général vis-à-vis du marché et des sources de financement
illimitées ont rendu possible son succès. En fait, nous
n’avions pas uniquement, en face de nous, un bon gros
marché haussier, mais un véritable boom et un état d’esprit
que nous n’étions pas près de revoir. La panique due à une
indigestion d’actions vint plus tard, quand Steel, que Keene
avait tiré jusqu’à 55 en 1901, retomba à 10 en 1903 et à
8 7/8 en 1904.
Nous ne pouvons malheureusement pas analyser en
détail les campagnes de manipulations de Keene. Ses livres
de comptes ne nous sont pas parvenus et nous ne
possédons pas d’archives détaillées. Il eût été intéressant
d’étudier comment il travaillait sur Amalgamated Copper.
H.  H.  Rogers et William Rockefeller avaient essayé
d’écouler leur stock d’actions sur le marché et avaient
échoué. Finalement, ils demandèrent à Keene de vendre
leur ligne sur le marché et il accepta. N’oubliez pas qu’à
l’époque, H.  H.  Rogers était un des hommes d’affaires les
plus habiles de Wall Street, et que William Rockefeller était
le spéculateur le plus audacieux de toute la coterie de
Standard Oil. Ils disposaient de ressources pratiquement
illimitées, d’un prestige immense et de longues années
d’expérience du jeu boursier. Et cependant, ils en étaient
réduits à aller voir Keene. Je mentionne ceci pour vous
montrer à quel point la tâche était ardue et nécessitait un
grand spécialiste. Voilà donc un titre, détenu en partie par
les plus grands capitalistes américains, qu’il était
impossible de vendre à moins d’y investir beaucoup
d’argent et de prestige. Rogers et Rockefeller étaient assez
intelligents pour comprendre que seul Keene pouvait les
aider.
Keene commença à travailler le jour même. Il avait
devant lui un marché haussier et vendit 220  000 actions
d’Amalgamated aux environs du pair. Quand il eut disposé
de la ligne des initiés, le public continua à acheter et le
cours monta encore de 10 points. En effet, quand les initiés
ont vu avec quelle voracité le public s’était jeté sur les
actions, ils sont devenus haussiers sur le titre qu’ils avaient
vendu. Il y eut une rumeur selon laquelle Rogers aurait
demandé à Keene de se mettre long sur Amalgamated.
Toutefois, il est peu vraisemblable que Rogers ait voulu se
décharger des actions sur le dos de Keene. C’était un
homme trop perspicace pour ne pas voir que Keene n’était
pas précisément un mouton bêlant. Keene travaillait
comme il le faisait toujours, c’est-à-dire en vendant
massivement à la baisse après une forte hausse. Bien sûr,
ses mouvements tactiques se faisaient en fonction de ses
besoins et des courants mineurs qui changeaient de jour en
jour. Sur le marché, comme à la guerre, il est toujours utile
de garder à l’esprit la différence entre stratégie et tactique.
Un des hommes de paille de Keene — le meilleur
pêcheur à la mouche que je connaisse — m’a avoué, il y a
peu que, durant la campagne d’Amalgamated, Keene se
trouvait lui-même un jour totalement en dehors du marché.
En effet, il ne possédait plus aucune des actions qu’il avait
été forcé de prendre en faisant monter le cours. Le
lendemain, il racheta des milliers d’actions. Le
surlendemain, il vendit pour équilibrer. Alors, il sortit
toutes ses positions et ne toucha plus à la valeur, pour voir
comment le marché se comportait et aussi pour s’habituer
à le faire. Quand il en arriva à orchestrer les ventes dont
nous parlons, il vendit à la baisse. La foule des spéculateurs
attend toujours une reprise des cours, et, en outre, il y a le
rachat des positions vendeuses.
L’homme qui était le plus proche de Keene, pendant
cette manipulation, m’a assuré qu’après que celui-ci ait
vendu la totalité de la ligne de Rogers-Rockefeller pour
quelque chose comme 20 ou 25 millions comptant, Rogers
lui envoya un chèque de 200 000 $. Cela vous rappelle sans
doute l’anecdote de l’épouse du millionnaire qui avait
donné 50 cents de pourboire à la femme de ménage du
Metropolitan Opéra pour lui avoir retrouvé son collier de
perles estimé à 100  000  $. Keene renvoya le chèque avec
une note très polie précisant qu’il n’était pas un agent de
change et qu’il avait été heureux d’avoir pu leur rendre
service. Ils gardèrent le chèque et lui écrivirent qu’ils
seraient enchantés de travailler de nouveau avec lui. Peu
de temps après, H.  H.  Rogers donna en toute amitié à
Keene le conseil d’acheter Amalgamated aux environs de
130.
Un brillant opérateur, ce James R. Keene! Sa secrétaire
particulière m’expliquait que lorsque le marché allait son
chemin, M.  Keene était coléreux et que ceux qui le
connaissaient bien racontaient que son irascibilité se
traduisait par des phrases sardoniques que ses
interlocuteurs n’oubliaient pas de sitôt. Mais quand il
perdait, il était toujours d’excellente humeur, un homme
charmant, agréable, épigrammatique et très intéressant.
Il avait au plus haut point les qualités d’esprit qui sont
partout et toujours associées aux spéculateurs à succès. Il
ne cherchait jamais à marchander avec le téléscripteur. Il
ne connaissait pas la peur, mais n’était jamais téméraire. Il
pouvait changer sa position en un clin d’œil, s’il pensait se
tromper.
Les règles boursières sont devenues tellement
restrictives et l’instauration de l’impôt sur les plus-values a
eu un tel impact qu’aujourd’hui le jeu est très différent de
ce qu’il était. Les recettes que Keene utilisait avec habileté
et profit ne pourraient plus s’appliquer. Aussi sommes-nous
assurés que la moralité des affaires à Wall Street est en
hausse. Néanmoins, il est juste de dire que dans toutes les
périodes de notre histoire financière, Keene aurait été un
grand manipulateur parce qu’il était un grand spéculateur
et qu’il connaissait le jeu de la spéculation de A à Z. S’il a
réussi comme il l’a fait, c’est certainement parce que les
conditions de l’époque le lui permirent. Il aurait eu autant
de succès dans ses entreprises en 1922 qu’il en a eu en
1901 ou en 1876, quand il débarqua pour la première fois à
New York depuis la Californie et qu’il gagna neuf millions
de dollars en deux ans. Il y a des hommes dont l’allure est
beaucoup plus rapide que la foule. Ce sont des leaders-nés,
quelle que soit la manière dont la foule se comporte.
Dans la pratique, le changement n’est jamais aussi
radical qu’on l’imagine. Les récompenses ne sont pas si
grandes, parce que ce n’est plus un travail d’avant-garde et
donc il n’y a plus de rémunération de pionnier. Par certains
côtés, la manipulation est plus facile qu’elle ne l’était
auparavant. Par d’autres, elle est beaucoup plus dure qu’à
l’époque de Keene.
Il ne fait aucun doute que la vente est un art, et la
manipulation est l’art de la vente par l’intermédiaire du
téléscripteur. Le téléscripteur doit pouvoir raconter
l’histoire que le manipulateur souhaite faire lire à ses
lecteurs. Plus l’histoire est vraie, plus elle est censée être
convaincante, et plus elle est convaincante, meilleure est la
publicité. De nos jours, un manipulateur doit non seulement
faire en sorte que l’action paraisse forte, mais aussi qu’elle
le soit effectivement. La manipulation doit toutefois être
basée sur des principes spéculatifs sains. C’est précisément
cela qui faisait de Keene un merveilleux spéculateur. Pour
tout dire, c’était un spéculateur accompli.
À notre époque, le mot «manipulation» a un côté
péjoratif. En fait, il faudrait lui trouver un synonyme. Je ne
pense pas qu’il y ait quoi que ce soit de très mystérieux ou
de malhonnête dans le processus quand il a pour objet la
vente en gros d’une action. À condition, bien sûr, que de
telles opérations ne soient pas accompagnées de fausses
informations. Un manipulateur ne cherche pas
nécessairement ses acheteurs parmi les spéculateurs. Il
cherche plutôt des gens qui veulent de grosses plus-values,
et donc qui acceptent un risque plus grand que la normale.
Je n’ai personnellement pas beaucoup de sympathie pour
celui qui, sachant cela, blâme néanmoins les autres pour sa
propre incapacité à gagner de l’argent. Quand il gagne, il
est un dieu vivant; mais quand il perd de l’argent, alors le
gaillard est un escroc : un manipulateur! Dans ces cas-là et
de la part du perdant, le mot sous-entend que les cartes
sont biseautées. Mais ce n’est pas le cas.
Habituellement, l’objet de la manipulation est d’assurer
la liquidité du marché — à savoir la capacité de disposer de
blocs d’actions de grosse taille à un bon prix, à tout instant.
Certes, à cause d’un retournement des conditions
générales du marché, un pool peut se trouver dans
l’incapacité de vendre, à moins d’un sacrifice trop grand
pour être plaisant. Ils peuvent alors décider d’employer un
professionnel, comptant sur son adresse et son expérience
pour organiser un retrait ordonné, au lieu de souffrir une
débâcle indescriptible.
Vous noterez que je ne parle pas de manipulation pour
désigner une accumulation considérable sur un titre au
cours le plus bas possible, dans le but, par exemple, d’en
prendre le contrôle, parce que ceci n’arrive pas très
souvent de nos jours.
Quand Jay Gould souhaita boucler son contrôle sur
Western Union et qu’il décida d’acheter un gros bloc
d’actions, Washington E. Connor, qui n’avait pas été vu sur
le parquet de la bourse depuis des années, réapparut
soudain en personne au comptoir de Western Union. Il
commença à acheter des Western Union. Les spéculateurs
se mirent à rigoler, en le prenant pour un demeuré, et ils
lui vendirent avec plaisir toutes les actions qu’il voulait
acheter. La ficelle était un peu grosse, de penser qu’il
pouvait tirer les cours en agissant comme si M.  Gould
voulait acheter Western Union. Était-ce une manipulation?
Je pense que je ne peux que répondre «Non, et... oui! »
Dans la majorité des cas, l’objet de la manipulation est,
comme je le disais, de vendre des actions au public au
cours le plus élevé possible. Il n’est pas seulement question
de vendre mais de répartir. Évidemment, il est préférable
pour un titre d’être, dans tous les cas, détenu par un millier
de personnes plutôt que par une seule, préférable pour le
marché s’entend. Du coup, le manipulateur ne doit pas
considérer uniquement le prix de vente, mais également le
type de répartition.
Il n’y a aucun intérêt à faire monter les cours à un
niveau très élevé si vous ne pouvez pas inciter le public à
lâcher les titres plus tard. Encore que des manipulateurs
inexpérimentés essaient de tout lâcher au plus haut et
échouent immanquablement. Les vieux de la vieille
trouvent plus sage de ne rien faire en vous expliquant
qu’on peut toujours amener un âne à l’abreuvoir, mais
qu’on ne le fait pas boire s’il n’a pas soif. Ah! les erreurs de
débutants! En fait, il est bon de se souvenir de la grande
règle de la manipulation, une règle que Keene et ses
prédécesseurs connaissaient bien. C’est celle-ci  : les
actions doivent toujours être manipulées au plus haut cours
possible et être ensuite vendues au public sur le chemin de
la baisse.
Commençons par le commencement. Supposons que
quelques personnes — un syndicat, un pool ou même un
individu — aient un bloc d’actions qu’elles désirent vendre
au meilleur cours possible. Supposons que l’action soit
dûment inscrite au New York Stock Exchange. Le meilleur
endroit pour vendre est, sans aucun doute possible, le
marché boursier et le meilleur acheteur est le grand public.
Les négociations pour la vente dépendent d’un homme.
Celui-ci, avec quelques associés présents ou passés, va
essayer de vendre le titre en bourse sans y arriver. Il est,
ou est devenu, assez familier des opérations boursières
pour comprendre qu’il a besoin de quelqu’un qui possède
plus d’expérience et une plus grande aptitude pour ce type
de travail que lui. Il connaît personnellement, ou par ouï-
dire, des tas de personnes qui ont réussi à mettre en place
des opérations semblables. Il décide alors de faire appel à
leur compétence professionnelle. Il se met à rechercher
l’un d’entre eux comme il l’aurait fait pour trouver un
médecin, s’il avait été malade, ou un ingénieur-conseil, s’il
avait eu besoin de ce genre d’expert.
Supposez qu’il ait entendu parler de moi comme d’un
homme qui connaisse bien le jeu. Je vous parie qu’il va
essayer de tirer tout ce qu’il peut de mon savoir-faire.
Ensuite, il arrange une entrevue et il m’appelle au bon
moment. Bien sûr, il y a des chances que je connaisse
l’action et que je mesure l’ampleur de la tâche : c’est mon
métier, après tout. C’est grâce à cela que je gagne ma vie.
Mon visiteur me dit alors ce que lui ou son association veut
faire et me demande de monter l’opération.
C’est alors à mon tour de parler. Je lui demande
quelques informations que j’estime nécessaire d’avoir pour
bien saisir ce que je dois faire. J’évalue l’action et j’en
suppute ses possibilités sur le marché. Ceci et ma lecture
des conditions courantes m’aident alors à jauger les
probabilités de succès de l’opération.
Si mon analyse est concluante, j’accepte la proposition
et lui annonce alors les termes de notre accord. S’il en
accepte les termes — les honoraires et les conditions — je
commence immédiatement mon travail.
En général, je demande et obtiens des options d’achat
pour des blocs d’actions. Dans la mesure du possible,
j’insiste pour obtenir des options d’achat à des prix
d’exercice croissants[58]. Le prix d’exercice de l’option
commence un peu en dessous du cours du marché et monte
ensuite graduellement. Supposons, par exemple, que je
passe un ordre de 100 000 actions et que le cours soit à 40.
Je commence par quelques milliers de titres à 35, d’autres
à 37, d’autres à 40, puis à 45 et 50 et ainsi de suite jusqu’à
75 et 80.
Si après mon travail de professionnel (ma manipulation)
les prix montent, et si au plus haut niveau il y a une bonne
demande pour le titre me permettant de vendre quelques
beaux blocs, bien sûr je vends les titres. Cela me permet de
gagner de l’argent, mais mes clients gagnent aussi de
l’argent. Tout est dans l’ordre des choses. S’ils paient pour
mon habileté, ils doivent en avoir pour leur argent. Bien
sûr, l’opération du pool peut se retrouver perdante, mais
c’est rare, car je n’entreprends rien sans avoir une bonne
chance de gagner. Cette année, je n’ai pas eu de chance sur
une ou deux opérations, et je n’ai rien gagné. Il y a des
raisons, mais c’est une autre histoire, que je raconterai
plus tard, peut-être.
La première chose à faire dans un mouvement haussier
sur une action est de s’assurer qu’il s’agit bien d’un
mouvement haussier. Cela paraît stupide, n’est-ce pas?
Réfléchissez-y un moment  : ce n’est pas si stupide que ça.
En effet, la manière la plus sûre de le faire est de s’assurer
de la liquidité et de la force d’une action. Après tout, quoi
qu’on dise et quoi qu’on fasse, le meilleur agent
publicitaire du monde est le téléscripteur, et le meilleur
support publicitaire est, de loin, la bande du téléscripteur.
Je n’ai pas besoin de faire tout un baratin pour mes clients.
Je n’ai pas besoin d’informer les quotidiens des plus-values
potentielles sur l’action que je travaille ni d’inonder les
revues financières avec les perspectives de la société ni de
me comporter comme un suiveur. J’obtiens toutes ces
choses hautement désirables simplement en rendant
l’action active. Quand il y a de l’activité, il y a toujours une
demande synchrone pour des explications. Cela signifie,
bien sûr, que les raisons nécessaires pour la publication
accourent d’elles-mêmes, sans la moindre aide de ma part.
Tout ce que demandent les spéculateurs en bourse, c’est
de l’activité. Ils peuvent acheter ou vendre n’importe quelle
action à n’importe quel niveau, à condition qu’elle dispose
d’un marché actif. Ils peuvent échanger des milliers
d’actions s’ils voient qu’il y a de l’activité, et leur puissance
réunie est alors considérable. Ces spéculateurs
représentent toujours la première vague d’acheteurs. Ils
vous suivent à la hausse et ils vous sont d’une aide
précieuse à tous les stades de l’opération. Je comprends
que James R.  Keene employait habituellement les plus
actifs des spéculateurs professionnels de parquet. C’était à
la fois pour dissimuler l’origine de sa manipulation et aussi
parce qu’il savait pertinemment qu’ils étaient de loin les
meilleurs rabatteurs et diffuseurs de tuyaux de Wall Street.
Il leur donnait souvent des options d’achat verbalement,
au-dessus du cours, pour qu’ils puissent effectuer un travail
utile avant de passer à la caisse : ils devaient mériter leurs
plus-values! Pour faire venir les spéculateurs
professionnels, je n’ai personnellement jamais eu autre
chose à faire qu’à rendre une action active  : les
spéculateurs n’en demandent pas plus. Il est bon,
d’ailleurs, de se souvenir que ces spéculateurs
professionnels de parquet achètent des actions avec la
ferme intention de les revendre avec profit. Peu importe
que le profit soit important, ce qui compte c’est qu’il soit
rapide.
Je rends l’action active pour attirer l’attention des
spéculateurs sur elle, pour les raisons que j’ai indiquées. Je
l’achète, je la vends et les spéculateurs suivent. La pression
vendeuse n’est pas en mesure de peser trop si je détiens
suffisamment d’actions, comme je l’exige toujours. L’achat,
cependant, prévaut sur les ventes, et le public suit, non pas
celui qui dirige le mouvement, mais plutôt les spéculateurs
professionnels. Les gens commencent alors à entrer dans la
danse en achetant. Je m’empresse de répondre à cette très
désirable demande : ce qui signifie que je suis globalement
vendeur. Si la demande est ce qu’elle doit être, elle
absorbera plus que je n’ai à vendre aux premiers stades de
la manipulation. Quand cela arrive, je vends les titres à
découvert, par tactique. En d’autres termes, je vends plus
d’actions que je n’en détiens. Notez bien que pour moi, agir
de la sorte constitue une opération absolument sans risque,
puisque je vends en ayant, de l’autre côté, des options
d’achat. Bien sûr, quand la demande du public se relâche,
les actions cessent de progresser : alors j’attends.
Supposons qu’ensuite l’action ait cessé de monter, alors
arrivent les jours ternes. Le marché entier peut revenir un
peu, ou alors quelques spéculateurs à l’œil vif se rendent
compte qu’il n’y a pas d’intérêt acheteur à proprement
parler sur mes titres : ils les vendent et le public suit. Bref,
quelle qu’en soit la raison, mes actions commencent à
baisser. Et bien, à ce moment-là, je les rachète. Je donne
ainsi au titre le support qu’une action doit avoir pour rester
dans les faveurs de ses propres parrains. Plus fort encore :
je suis capable de créer un support sans la moindre
accumulation, c’est-à-dire sans accroître le nombre de
titres que j’aurai à vendre plus tard. Notez que je fais cela
sans diminuer mes ressources financières. Évidemment, ce
que je suis réellement en train de faire, c’est simplement
de me racheter sur des titres que j’ai vendus à découvert à
des cours plus élevés, quand la demande du public, des
spéculateurs ou des deux le permettait. Il est toujours bon
de montrer aux spéculateurs et au public qu’il y a une
demande pour une action qui baisse. Cela permet de faire
le point à la fois sur les ventes à découvert insouciantes des
professionnels et sur les liquidations des détenteurs frileux.
Il s’agit des ventes que vous constatez habituellement
quand une action devient de plus en plus faible, en clair ce
que devient une action quand elle n’a pas de support. Ces
achats de couverture constituent de ma part ce que
j’appelle «un processus de stabilisation».
Comme le marché s’élargit, je vends le titre bien sûr, en
accompagnant le marché, mais jamais assez pour coiffer la
hausse. C’est une règle stricte de mes plans de
stabilisation. Il est évident que plus je vends l’action sur
une avance raisonnable et ordonnée, plus j’encourage les
spéculateurs conservateurs, qui sont plus nombreux que les
spéculateurs téméraires. Ceci me permet, soit dit en
passant, de renforcer la ligne de support que je suis
capable de donner aux actions pour les inévitables jours de
faiblesse. En effet, en étant toujours vendeur, je suis
toujours en position de soutenir l’action sans le moindre
danger pour moi. En règle générale, je commence mes
ventes à un cours qui me laisse une plus-value. Mais, je
vends souvent sans faire la moindre plus-value, simplement
pour créer ou pour accroître ce que j’appelle mon pouvoir
d’achat sans risque. Mon business ne consiste pas
seulement à faire monter les cours ou à vendre un gros
bloc d’actions pour un client mais aussi à faire de l’argent
pour moi-même. C’est pourquoi je ne demande à aucun de
mes clients de financer mes opérations : ma commission ne
dépend que de mon succès.
Bien sûr, ce que je décris là n’est pas une pratique
immuable. Je n’ai jamais adhéré à un système inflexible. Je
m’adapte toujours aux circonstances.
Une action qui est destinée à être distribuée doit être
tirée au plus haut cours possible et n’être vendue
qu’ensuite. Je me répète, parce que c’est fondamental, et
parce que le public croit que la vente se fait toujours au
plus haut. Parfois une action est sinistrée, quoi qu’on fasse,
elle ne veut pas monter. Il n’y a alors pas d’autre
alternative que de la vendre. Le cours, naturellement,
baissera sur vos ventes plus que vous ne le souhaitiez, mais
vous pourrez généralement le soigner. Tant qu’une action
que je suis en train de manipuler monte sur mes achats, je
sais que tout marche comme sur des roulettes. Je peux
donc l’acheter les yeux fermés et j’utilise mon propre
argent sans crainte, comme je le ferais d’ailleurs pour
d’autres actions qui se comporteraient de la même
manière : j’ai identifié la ligne de moindre résistance. Vous
vous souvenez de mes théories spéculatives à propos de
l’existence de cette ligne, n’est-ce pas? Et bien, quand la
ligne de moindre résistance est établie, il ne me reste plus
qu’à la suivre, non pas parce que je suis en train de
manipuler cette action-là, à ce moment-là, mais parce que
je suis un spéculateur à temps plein.
Si mes achats ne poussent pas le cours à la hausse,
j’arrête d’acheter et je me mets à la vente, c’est-à-dire que
je me comporte avec cette action comme si je n’avais pas à
la manipuler. Comme vous le savez, la grande partie des
ventes de titres se fait à la baisse. Je suis toujours étonné
de voir la quantité de titres que l’on peut vendre à la
baisse.
Je répète qu’à aucun moment pendant la manipulation,
je n’oublie que je suis un spéculateur boursier. Mes
problèmes en tant que manipulateur, après tout, sont les
mêmes que ceux que je rencontre en tant qu’opérateur.
Toutes les manipulations ont une fin, quand le
manipulateur ne peut faire évoluer une action comme il
l’entend. Quand l’action que vous êtes en train de
manipuler n’agit pas comme vous le souhaitez, sortez! Ne
cherchez jamais à discuter avec le téléscripteur. N’essayez
pas de le leurrer. Sortez tant que vous le pouvez encore et
que cela ne vous coûte pas trop cher!
CHAPITRE 21

J
e suis parfaitement conscient du fait que toutes ces
généralités ne paraissent pas particulièrement
impressionnantes  : les généralités le sont d’ailleurs
rarement. Il est possible que je réussisse mieux en vous
donnant un exemple concret. Je vais vous raconter
comment j’ai fait monter le cours d’une action de 30 points,
en accumulant seulement 7 000 bouts et en développant un
marché qui aurait pu absorber presque n’importe quelle
quantité d’actions.
C’était sur Imperial Steel. L’action avait été introduite
sur le marché par des gens réputés et avait été plutôt bien
vendue comme une valeur d’actif. Près de 30 % du capital
était placé dans le public à travers différentes sociétés de
bourse. Toutefois, il n’y avait pas d’activité significative sur
le titre après le placement. De temps en temps, quelqu’un
demandait à l’un ou l’autre des initiés — les membres du
syndicat de placement initial — si les perspectives
bénéficiaires étaient meilleures qu’attendues et si elles
étaient plus qu’encourageantes. Tout cela était bel et bon,
mais pas vraiment palpitant. L’aspect spéculatif était absent
et, du point de vue de l’investisseur, la stabilité des cours et
la pérennité du dividende n’étaient pas assurées. C’était
une action qui n’avait jamais ressenti comme une nécessité
impérieuse le fait de se comporter de manière
sensationnelle. Elle était tellement sage qu’aucune hausse
ne suivait jamais les rapports extrêmement confiants des
initiés. Mais enfin, le cours ne baissait jamais non plus.
Imperial Steel restait délaissée, méconnue, sans intérêt,
satisfaite d’être une de ces actions qui ne baisse pas parce
que personne ne la vend, et que personne ne vend parce
qu’on n’aime pas être vendeur à découvert sur un titre qui
rapporte autant. En effet, le vendeur est trop facilement à
la merci d’une manipulation par une clique d’initiés. De
manière similaire, il n’y avait aucune raison particulière de
l’acheter. Cependant, pour les investisseurs, Imperial Steel
restait une valeur de spéculation. Pour le spéculateur,
c’était une action complètement morte, le genre qui entre
en léthargie au moment où vous l’achetez. Le gars qui est
obligé de traîner le cadavre pendant un ou deux ans perd
bien plus que les frais d’obsèques  : il est sûr de passer à
côté des bonnes affaires qui pourraient se présenter entre-
temps.
Un jour, le membre le plus en vue du syndicat sur
Imperial Steel, agissant en son nom et au nom de ses
associés, vint me voir. Lui et ses associés désiraient créer
un marché sur le titre dont ils contrôlaient les 70 % qui
n’étaient pas dans le public. Ils me demandèrent de vendre
leurs participations à des cours supérieurs à ce qu’ils
pensaient obtenir s’ils essayaient de vendre eux-mêmes sur
le marché. Ils voulaient connaître mes conditions pour ce
boulot.
Je lui dis que j’y réfléchirai et que je lui indiquerai mes
exigences quelques jours plus tard. J’irai voir ce que la bête
avait dans le ventre. J’envoyai des experts jeter un coup
d’œil aux comptes de la société : ils me firent des rapports
honnêtes. Je ne cherchais pas à voir les bons ou les
mauvais côtés, mais les faits tels qu’ils étaient.
Les rapports montraient que la boîte était solide. Les
perspectives justifiaient des achats d’actions au cours du
marché, si l’investisseur voulait bien se donner la peine
d’attendre un peu. Dans ces circonstances, une avance des
cours serait en réalité le plus normal et le plus légitime des
mouvements de marché, à savoir le processus qui consiste
à acheter le futur à bon prix. Il n’y avait donc aucune
raison, a priori, pour m’empêcher d’entreprendre
consciencieusement et discrètement une manipulation sur
Imperial Steel.
Je fis connaître mon opinion et il m’appela chez moi
pour parler de l’affaire en détail. Je lui indiquai quelles
étaient mes conditions. En rémunération de mes services,
je ne demandai pas de commissions mais des options
d’achat sur 100  000 actions Imperial Steel. Les prix
d’exercice de ces options s’étayaient de 70 à 100  $. Cela
pouvait paraître un peu gourmand pour certains. Les initiés
devaient considérer le fait qu’ils étaient totalement
incapables de vendre 100  000 actions ou même 50  000 à
70 $ par leurs propres moyens. Il n’y avait tout simplement
pas de marché pour leurs titres. Toutes les discussions sur
les bénéfices mirifiques et les brillantes perspectives
n’amèneraient pas plus d’acheteurs dans le marché, en tout
cas, pas pour cette quantité. En somme, je ne pourrais pas
toucher ma commission si mes clients ne gagnaient pas
quelques millions de dollars. Ce que je demandais n’était
donc pas exorbitant  : c’était une juste rémunération pour
les services rendus.
Sachant que l’action avait une vraie valeur d’actif, que
les conditions générales étaient haussières et par là même
favorables à une avance des titres de qualité, je me suis dit
que je devais agir assez rapidement. Mes clients,
encouragés par les opinions que j’exprimais, ont
immédiatement accepté les termes de l’accord : l’affaire se
présentait sous de bons auspices.
Je procédais afin de me protéger autant que faire se
peut. Le syndicat possédait ou contrôlait environ 70 % du
flottant. Je leur fis déposer leur 70 % chez un fiduciaire[59] :
je n’avais pas l’intention de me laisser utiliser comme un
dépotoir pour les gros détenteurs. Ayant gelé la majorité
des participations, je devais encore tenir compte des 30 %
de flottant qui restaient, néanmoins c’était un risque à
courir. Les spéculateurs expérimentés ne s’attendent
jamais à des aventures sans risque. À vrai dire, la
probabilité que l’ensemble du flottant débarque en même
temps sur le marché n’était pas plus grande que celle de
voir tous les détenteurs d’une police d’assurance décéder
le même jour, dans la même heure. Il y a des tables
actuarielles non écrites des risques du marché boursier,
comme il existe des tables de mortalité humaine.
M’étant protégé moi-même contre quelques-uns des
dangers inhérents à un coup de bourse de ce style, j’étais
prêt à commencer ma campagne dont l’objectif était de
rendre mes options d’achats intéressantes. Pour y arriver,
je poussais le cours et développais un marché dans lequel
je pourrais vendre 100 000 actions, celles pour lesquelles je
disposais d’options.
La première chose que je fis, fut d’étudier attentivement
le nombre d’actions prêtes à revenir sur le marché en cas
de hausse. Ce qui était un travail relativement facile à
réaliser par l’intermédiaire de mes courtiers. Ces derniers
n’avaient aucun mal à estimer le nombre de titres à vendre
au marché ou légèrement au-dessus. Je ne sais plus si les
spécialistes m’avaient dit quels ordres ils avaient dans
leurs livres ou non. Le cours était à 70, mais j’étais dans
l’incapacité de vendre à ce prix-là. Il n’était pas évident
qu’il existât une demande même faible, à ce cours, ni même
un peu plus bas. Je devais donc étudier ce que mes
courtiers m’indiqueraient. C’était suffisant pour
comprendre qu’il y avait pas mal d’actions à l’offre et à
quel point la demande était faible.
Dès que je pus disposer de ces informations, j’achetai
tranquillement toutes les actions qui étaient à vendre à 70
et au-dessus. Quand je dis «je», vous aurez compris que je
parle de mes courtiers. Les ventes provenaient de petits
porteurs puisque mes clients avaient, bien évidemment,
annulé tous les ordres de vente qu’ils avaient pu passer
avant qu’ils n’immobilisent leurs actions.
Je n’ai pas eu à acheter beaucoup d’actions. En outre, je
savais que ce type de hausse induirait d’autres achats et,
évidemment, d’autres ordres de vente aussi.
Je n’avais donné aucun tuyau d’achat sur Impérial Steel
à qui que ce soit. Je ne l’ai jamais fait, d’ailleurs. Mon
boulot consistait à chercher à influencer directement
l’opinion par la meilleure publicité possible. Je ne dis pas
que ceci ne ressemble pas à une propagande haussière. Il
est tout aussi légitime et souhaitable de promouvoir la
valeur d’une nouvelle action que de promouvoir la valeur
des lainages, des chaussures ou des voitures. Dans tous les
cas, une information précise et fiable devrait être donnée
au public. Ce que je veux dire, c’est que le téléscripteur
faisait tout ce qu’il fallait pour servir mes desseins. Comme
je l’ai expliqué précédemment, les quotidiens de bonne
réputation essaient toujours de publier des explications aux
mouvements des marchés  : cela reste de l’information.
Leurs lecteurs cherchent à savoir non seulement ce qui
arrive sur les marchés boursiers, mais aussi pourquoi cela
arrive. Donc, sans que le manipulateur ait levé le petit
doigt, les plumitifs financiers imprimeront toute
l’information disponible — rumeurs comprises — et
analyseront les perspectives bénéficiaires, les conditions de
marché ainsi que les perspectives boursières, bref, tout ce
qui peut expliquer la hausse. Quand un journaliste ou une
de mes connaissances me demande mon opinion sur une
action et que j’en ai une, je n’hésite pas un seul instant à
l’exprimer. Je ne donne jamais de conseils de ma propre
initiative et je ne donne jamais de tuyaux  : je n’ai rien à
gagner à garder secrètes mes opérations. Cela dit, je suis
parfaitement conscient que le meilleur de tous les
tuyauteurs, le plus persuasif de tous les vendeurs, c’est le
téléscripteur.
Quand j’eus absorbé toutes les actions qui étaient à la
vente à 70 et un peu plus haut, j’allégeai le marché de cette
pression. Naturellement cela montrait clairement aux
spéculateurs où était la ligne de moindre résistance
d’Imperial Steel : elle était manifestement vers le haut. Au
moment où cette information fut perçue par les
spéculateurs les plus attentifs sur le parquet, ils en
conclurent logiquement que l’action entrait dans une
tendance haussière dont ils ne connaissaient pas les
limites. Mais ils en savaient assez pour commencer à
acheter. Leur demande pour Imperial Steel avait été
exclusivement créée par l’évidence de la tendance
haussière de l’action  : le fameux tuyau haussier infaillible
en provenance du téléscripteur! Je me chargeai de la
satisfaire rapidement. Je vendis donc aux spéculateurs les
actions que j’avais achetées aux porteurs qui désiraient
s’en défaire. Bien sûr ces ventes étaient exécutées avec
doigté et je me contentais de fournir la demande sans plus.
Je ne pesais pas sur le marché, mais ne souhaitais pas non
plus une hausse trop rapide. Cela ne serait pas malin de
lâcher la moitié de mes 100  000 actions à ce stade du
processus. N’oubliez pas que ma mission était de créer un
marché suffisamment liquide pour vendre ma ligne entière.
Même si je ne faisais que fournir la demande des
spéculateurs, le marché se trouverait temporairement
déprimé par l’absence de ma propre influence acheteuse,
jusqu’ici déployée avec constance. Bien entendu, les achats
des spéculateurs cessèrent et le cours stoppa sa
progression. Immédiatement après, on vit apparaître des
ventes de taureaux désappointés ou de spéculateurs dont
les raisons d’acheter cessaient au moment précis où la
tendance haussière fut mise en échec. Je m’attendais à ces
ventes et j’achetai alors, à la baisse, l’action que j’avais
vendue aux spéculateurs quelques points plus haut. Je
savais que ces achats allaient freiner la baisse du titre et
que, dès que les cours cesseraient de décliner, les ordres
de vente cesseraient d’affluer.
Alors je recommençai tout depuis le début. Je pris tous
les titres qui étaient à la vente en faisant monter le cours :
il n’y en avait pas trop. Le cours reprit une seconde fois le
chemin de la hausse, mais à partir d’un niveau de départ
supérieur à 70. N’oubliez pas qu’à la baisse, il y a de
nombreux détenteurs qui sont prêts à racheter ce qu’ils ont
vendu plus haut. Cependant, ils ne le feront pas à trois ou
quatre points du sommet. De tels spéculateurs jurent
toujours qu’ils vendront sûrement s’il y a un redressement.
Ils passent des ordres de vente en hausse et ensuite ils
changent d’avis avec la variation des cours. Bien sûr, il y a
toujours des profits à prendre pour des joueurs prudents
qui restent peu de temps en position et pour qui prendre un
profit, même petit, n’a jamais rendu quelqu’un plus pauvre.
Tout ce que j’avais à faire après cela, c’était de répéter
le processus, alternativement acheteur et vendeur, mais
toujours en travaillant de plus en plus haut.
Il arrive parfois, après que vous avez pris toutes les
actions qui étaient à vendre, que le cours s’envole
brutalement : on peut alors assister à de petites pointes de
hausse sur les actions que vous êtes en train de manipuler.
C’est une excellente publicité parce que cela fait parler du
marché et que cela attire aussi à la fois les spéculateurs
professionnels et ce type de boursicoteurs qui aiment les
sensations fortes (il s’agit, je crois, d’une espèce très
répandue). Je fis comme cela sur Imperial Steel, et quoique
la demande ait été créée par ces coups de collier, je
fournissais. Mes ventes maintenaient toujours le
mouvement haussier à l’intérieur de certaines limites à la
fois en termes d’amplitude et de vitesse. En achetant à la
baisse et en vendant à la hausse, je faisais plus que tirer le
cours, je créais un véritable marché sur Impérial Steel.
Après avoir commencé mes opérations, il n’y eut pas un
moment où on pouvait acheter ou vendre librement
l’action. Je veux dire par-là, acheter ou vendre un montant
raisonnable sans causer des fluctuations violentes dans les
cours. La peur que ressent le spéculateur d’être collé au
plus haut s’il achète, ou squeezé à mort s’il vend, cette
peur-là avait disparu. L’écart graduel entre les
professionnels et le public, dans la croyance à l’existence et
à la permanence du marché d’Imperial Steel, est
étroitement lié à la confiance qu’on a dans le mouvement.
Manifestement, l’activité du titre finit par mettre un terme
aux doutes et aux objections. Toujours est-il qu’après avoir
acheté et vendu une bonne quantité de milliers d’actions, je
réussis à vendre des actions au-dessus du pair. À 100  $
l’action, tout le monde voulait acheter Imperial Steel.
Pourquoi pas? Tout le monde savait que c’était un bon titre,
que cela avait été et restait une bonne affaire. La hausse du
titre en était la meilleure preuve. Une action qui pouvait
prendre 30 points à partir de 70 pouvait en gagner encore
30 au-dessus du pair  : voilà comment la plupart des
boursiers raisonnent.
Pour faire monter le cours de 30 points, je n’avais
accumulé que 7 000 titres. Le cours moyen d’achat de cette
ligne était de près de 85  : ce qui représentait un profit de
15 points. Sans conteste, l’ampleur de mes plus-values,
encore potentielles, était bien supérieure. L’action pouvait
être vendue bien plus cher sur des manipulations
judicieuses et j’avais des options d’achats sur 100  000
titres qui s’échelonnaient de 70 à 100.
Les circonstances m’empêchèrent de convertir mes
plus-values potentielles en espèces sonnantes et
trébuchantes. Cela aurait été le cas, si je l’avais fait moi-
même  : un bel exemple de manipulation, parfaitement
fondée et réussie, à juste titre. L’actif de la société était
solide et l’action n’était pas chère, même au cours le plus
élevé. Entre-temps, un des membres du syndicat originel
eut soudain le désir de prendre le contrôle de l’actif
principal  : une banque de premier ordre avec de larges
ressources financières. Le contrôle d’un groupe prospère et
en croissance comme Impérial Steel est beaucoup plus à la
portée d’une banque que d’investisseurs particuliers. Pour
parer à toute éventualité, la firme m’avait fait une offre
pour toutes mes options. Cela représentait pour moi un
énorme profit. Je le pris immédiatement  : je suis toujours
prêt à vendre si je peux sortir d’un bloc avec un joli profit
et je suis toujours satisfait de ce que j’encaisse.
Avant de disposer de mes options sur 100  000 actions,
j’appris que ces banquiers avaient embauché des experts
pour faire un examen encore plus précis de la boîte. Leurs
rapports étaient suffisamment éloquents pour m’inciter à
rester sur le titre. Je décidai donc de garder quelques
milliers d’actions à titre de placement. Je crois en ces
titres, je les détiens d’ailleurs toujours.
Tout ce que j’avais fait dans ma manipulation sur
Imperial Steel était parfaitement normal et même sain.
Tant que le cours montait sur mes achats, je savais que
j’avais raison.
L’action n’avait jamais été sinistrée, comme elles le sont
parfois. Quand vous trouvez qu’une action ne réagit pas de
manière satisfaisante sur vos achats, vous n’avez besoin
d’aucun tuyau pour vendre. Vous savez que si cette action a
une valeur et que les conditions générales du marché sont
correctes, vous pouvez toujours la soigner après une
baisse, même si elle est de 20 points. Toutefois, je n’ai
jamais eu ce genre de problème avec Impérial Steel.
Lors de mes manipulations sur les actions, je ne perds
jamais de vue les principes de base de la spéculation. Peut-
être serez-vous étonné de m’entendre répéter ou rabâcher
le fait que je ne cherche jamais à chipoter avec le
téléscripteur, ou que je suis incapable de me mettre en
colère contre le marché à cause de son comportement.
Vous pourriez penser — peut-être le pensez-vous d’ailleurs
— que des types astucieux qui ont gagné des millions dans
leurs propres affaires et qui ont pris des positions avec
succès à Wall Street à plusieurs reprises peuvent atteindre
la sagesse suprême de jouer sans émotion aucune.
Vraiment, vous seriez surpris de la fréquence avec laquelle
quelques-uns des plus chanceux de nos émetteurs se
comportent comme des ménagères ronchonnes quand le
marché n’agit pas comme ils le souhaitent. Ils semblent le
prendre comme une offense personnelle et ils commencent
à perdre de l’argent en perdant leur bonne humeur.
À une époque, on a beaucoup glosé sur une éventuelle
mésentente entre John Prentiss et moi-même. Les gens
s’attendaient à une histoire dramatique sur une opération
de bourse qui aurait mal tourné avec quelques magouilles.
Ces dernières auraient coûté, à lui ou à moi, quelques
millions ou quelque chose de ce genre. En fait, il n’en est
rien.
Prentiss et moi étions amis depuis des années. Il m’avait
donné, à maintes reprises, des informations que j’avais pu
utiliser avec profit. Je lui avais donné des conseils qu’il
pouvait ou non suivre. Lorsqu’il les suivait, il économisait
de l’argent.
Il jouait un rôle prépondérant dans l’organisation et
l’émission d’actions de la Petroleum Products Company.
Après un début plus ou moins brillant, les conditions
générales empirèrent et la nouvelle action ne se comportait
pas vraiment comme Prentiss et ses associés l’avaient
espéré. Quand les conditions de base s’améliorèrent,
Prentiss forma un pool et commença ses opérations sur
Pete Products.
Je ne puis rien vous dire sur sa technique. Il ne me disait
pas comment il travaillait et je ne le lui demandais pas. Il
était clair, nonobstant son expérience à Wall Street et son
indubitable clairvoyance, que son activité n’était pas
couronnée de succès. Il ne fallut pas longtemps au pool
pour comprendre qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer de
l’action. Il devait avoir essayé tout ce qu’il connaissait
parce qu’on ne remplace pas à la légère le responsable
d’un pool par une personne de l’extérieur, à moins qu’il ne
se sente pas à la hauteur de la tâche et c’est bien la
dernière chose qu’on peut admettre. Toujours est-il qu’il
vint me voir, et après quelques préliminaires amicaux, il me
dit qu’il voulait me charger du marché de Pete Products en
me laissant disposer des participations du pool. Elles
s’élevaient à un peu plus de 100  000 actions. L’action se
négociait alors entre 102 et 103.
La chose me paraissait louche et j’ai décliné la
proposition après moult remerciements. Cependant, il
insista pour que j’accepte. Il me le demandais à titre
personnel et je finis par accepter. Par tempérament, je
n’aime pas m’identifier à des entreprises dans le succès
desquelles je n’ai pas confiance, mais je pense cependant
qu’un homme a des dettes envers ses amis et ses
connaissances. Je lui dis que je ferais de mon mieux et que
je n’étais pas très chaud sur le dossier, puis je lui énumérai
les facteurs adverses dont j’aurais à tenir compte. Tout ce
que Prentiss répondit c’était qu’il ne m’avait pas demandé
de garantir des millions de profits au pool. Il était
persuadé, si je prenais une participation, que je ferais le
nécessaire pour que les choses tournent bien.
Vraiment, je m’étais engagé à faire quelque chose à mon
corps défendant. Comme je le craignais, je trouvais une
situation pas facile, due en grande partie aux propres
erreurs de Prentiss alors qu’il essayait de manipuler
l’action pour le compte du pool. Le temps, facteur essentiel,
jouait contre moi. J’étais convaincu que nous étions très
proches de la fin de la vague de hausse et que
l’amélioration du marché, qui avait tant encouragé
Prentiss, risquait fort de n’être qu’une simple hausse sans
lendemain. J’avais peur que le marché ne tourne
définitivement à la baisse avant de pouvoir accomplir
grand-chose sur Pete Products. Toujours est-il que je lui
avais donné ma parole, je décidai donc de travailler avec
tout le sérieux habituel.
Je commençais à faire monter le cours. J’eus un succès
mitigé. Je me souviens de l’avoir tiré jusqu’à 107 ou
quelque chose comme cela. Ce n’était pas trop mal et
j’étais même globalement capable de vendre un peu
d’actions. Cela n’était pas énorme, mais j’étais heureux de
ne pas avoir augmenté les participations du pool. Il y avait
beaucoup de gens en dehors du pool qui n’attendaient
qu’une petite hausse pour larguer leurs actions et mon
opération était une aubaine pour eux. Si les conditions
générales avaient été meilleures, j’aurais pu faire encore
mieux. J’avais été appelé trop tard pour faire ce travail.
Tout ce que je pouvais faire maintenant, je le sentais bien,
c’était de sortir avec un minimum de perte pour le pool.
Je me rendis chez Prentiss et lui exposai mon point de
vue. Il commença à le réfuter. Alors, je lui expliquai
pourquoi j’étais arrivé à cette conclusion. Je lui dis :
— Prentiss, je sens parfaitement ce marché. Cette action
n’a plus aucun répondant. La réaction du public envers ma
manipulation n’est pas difficile à évaluer. Quand on fait le
maximum pour rendre Pete Products attractif aux
spéculateurs, qu’on lui donne tous les supports nécessaires
et que, malgré cela, tout ce qu’on obtient c’est que le
public le laisse seul avec ses titres, tu peux être certain
qu’il y a quelque chose qui ne colle pas, sur le titre ou sur
le marché. Il n’y a absolument aucun moyen de forcer
l’affaire. On est certain de perdre si on le fait. Celui qui
dirige un pool peut vouloir acheter ses titres s’il a de la
compagnie, mais s’il est le seul acheteur dans le marché, il
serait stupide d’acheter, tu le sais bien. Pour chaque lot de
5  000 actions que j’achète, le public doit toujours être en
mesure d’en acheter lui aussi 5  000. Je ne dois en aucun
cas être le seul à acheter. Si c’est le cas, tout ce que je
réussirai à faire sera d’être inondé d’actions dont je ne
veux pas. Il n’y a qu’une seule chose à faire  : c’est de
vendre. Et le seul moyen de vendre est de vendre.
—  Tu veux dire vendre tout ce que tu pourras vendre?
demanda Prentiss.
— Exactement! lui dis-je.
Je savais qu’il était déjà sur le point d’objecter.
— Si je vends le titre du pool, il est évident que le cours
va s’effondrer et passer en dessous du pair et...
— Oh! non ça, jamais! hurla-t-il.
Vous auriez cru que je lui demandais de se joindre à un
club de suicidés.
—  Prentiss, lui dis-je, c’est un principe cardinal de la
manipulation boursière que de faire monter une action que
l’on veut vendre. On ne vend pas d’un seul coup sur une
hausse  : on ne peut tout simplement pas le faire. La plus
grosse partie des ventes se fait à la baisse à partir du
sommet. Je ne peux pas faire monter ton action de 125 à
130. J’aimerais bien, mais c’est impossible : donc, tu auras
à commencer tes ventes à partir du niveau actuel. À mon
avis, toutes les actions doivent baisser et Petroleum
Products ne fera certainement pas exception à la règle. Il
est préférable pour elle de baisser maintenant sur les
ventes du pool plutôt que de plonger le mois prochain sur
les ventes de n’importe qui. Elle baissera quoiqu’il arrive.
J’avais l’impression d’avoir dit quelque chose de
monstrueux, car vous auriez pu entendre ses hurlements
jusqu’en Chine. Il ne voulait pas prêter l’oreille à de tels
propos. Il m’expliqua que cela mettrait une sacrée pagaille
dans l’historique des cours, sans parler des inconvénients
vis-à-vis de la banque qui avait nanti les actions, entre
autres problèmes.
Je lui ai répété alors qu’à mon avis, rien au monde ne
pourrait empêcher Pete Products de chuter de 15 à 20
points. Le marché dans son ensemble était orienté comme
cela et je lui dis une fois de plus qu’il serait absurde de
croire que son action serait une éblouissante exception. De
nouveau, mon discours ne servit à rien : il insista pour que
je soutienne le cours.
Voilà un homme d’affaires avisé, un des plus brillants
émetteurs de l’époque, qui avait gagné des millions à Wall
Street et qui connaissait beaucoup mieux que la moyenne
le jeu de la spéculation, qui insiste lourdement pour me
voir soutenir une action au début d’un marché baissier.
C’était son titre après tout, mais c’était quand même une
très mauvaise affaire. Cela me choquait tellement que je
me remis à argumenter avec lui, mais sans succès. Il insista
pour que je soutienne les cours.
De toute évidence, quand le marché dans son ensemble
se mit à faiblir et que la baisse commença sérieusement,
Pete Products suivit comme le reste de la cote. Au lieu de
vendre, j’achetai des actions pour le pool d’initiés — sur
ordre de Prentiss.
La seule explication est que Prentiss ne croyait pas
vraiment à ce marché baissier. En ce qui me concerne,
j’étais persuadé que nous vivions les derniers feux du
marché haussier. J’avais vérifié ma première supposition
par des tests non seulement sur Pete Products, mais aussi
sur d’autres actions. Je n’attendis pas que le marché
baissier daigne s’annoncer avant de commencer à vendre.
Certes, je ne vendis pas une action de Pete Products, mais
j’étais vendeur sur d’autres titres.
Comme je l’avais prévu, le pool de Pete Products, dans
leurs futiles et vains efforts pour soutenir les cours, se
retrouva vite submergé par toutes les actions qu’ils
détenaient déjà, et par toutes celles qu’ils avaient à
acheter. À la fin, ils liquidèrent leurs positions, mais à des
niveaux beaucoup plus bas que ceux qu’ils auraient
obtenus si Prentiss m’avait laissé vendre quand je le
souhaitais. Il ne pouvait pas en être autrement. Prentiss
pense encore qu’il avait raison, du moins c’est ce qu’il me
dit. Je comprends qu’il dise que je lui ai donné le conseil de
vendre parce que j’étais moi-même vendeur sur d’autres
titres alors que le marché dans son ensemble continuait à
progresser. Cela sous-entend, évidemment, que la chute de
Pete Products avait été le résultat de ventes extérieures au
pool d’initiés à n’importe quel prix pour renforcer ma
position baissière sur les autres actions.
Tout cela n’est qu’ineptie. Je n’étais pas baissier parce
que j’étais vendeur d’actions. J’étais baissier parce que
c’était la conséquence de mon analyse de la situation et je
vendis à découvert seulement après être devenu baissier. Il
n’y a jamais beaucoup d’argent à gagner en faisant mal les
choses, pas en bourse en tout cas. Ma tactique de vente des
actions du pool était basée sur ce qu’une expérience de 20
ans, et elle seule, me disait être sage et réaliste de faire.
Prentiss aurait dû être assez spéculateur pour voir venir le
coup. De toute façon, il était trop tard pour tenter autre
chose.
Je suppose que Prentiss partage la désillusion de
milliers de boursiers hors du coup qui sont persuadés qu’un
manipulateur peut tout faire  : mais c’est tout simplement
impossible. La plus belle opération de Keene a été sa
manipulation sur les actions U.S.  Steel, ordinaires ou à
dividendes prioritaires, au printemps 1901. Il réussit, non
pas parce qu’il était intelligent et plein de ressources, et
pas plus parce qu’il avait un syndicat d’hommes riches
derrières lui. Il réussit en partie à cause de ces raisons,
mais surtout parce que le marché dans son ensemble était
bon et que l’opinion du public était haussière.
Il n’est jamais bon d’agir contre les enseignements de
l’expérience et contre le bon sens. Les pigeons à Wall
Street ne sont pas tous des boursicoteurs. J’ai déjà évoqué
les griefs de Prentiss contre moi. Il m’en a voulu parce que
je fis ma manipulation, non pas comme je le souhaitais,
mais comme il me l’avait demandé.
Il n’y a ni mystère, ni magouille, ni escroquerie dans les
manipulations destinées à vendre une action en bloc, si de
telles opérations ne sont pas accompagnées de fausses
déclarations. Les bonnes manipulations sont celles qui sont
fondées sur les bons principes de spéculation. Les gens se
donnent beaucoup de mal avec les vieilles pratiques,
comme les tripotages de cours. Toutefois, je peux vous
assurer que la véritable arnaque boursière est assez rare.
La différence entre une manipulation boursière et la vente
d’actions et d’obligations en douce réside plus dans le
caractère de la clientèle que dans le caractère de l’appel au
public. J.  P.  Morgan & Co. vend une émission d’obligations
au public, c’est-à-dire aux investisseurs. Un manipulateur
vend un bloc d’actions au grand public, c’est-à-dire à des
spéculateurs. Un investisseur regarde avant tout la
sécurité, la pérennité des intérêts que lui rapportera le
capital qu’il investit. Le spéculateur ne voit que la rapidité
du profit.
Le manipulateur trouve nécessairement ses premiers
clients parmi les spéculateurs qui acceptent un risque
supérieur à la moyenne aussi longtemps qu’ils ont une
chance raisonnable d’avoir un gros retour sur leur capital.
Moi-même, je n’ai jamais cru au jeu à l’aveuglette. Je peux
jouer gros ou je peux n’acheter que 100 actions. Cependant
dans chaque cas, je dois avoir une bonne raison de le faire.
Je me souviens très bien comment je suis entré dans le
monde de la manipulation, c’est-à-dire dans la
commercialisation des actions pour le compte d’autrui.
J’aime beaucoup rappeler cette anecdote, car elle montre à
merveille l’attitude professionnelle de Wall Street envers
les opérations boursières. Cela arriva après mon retour,
c’est-à-dire après ma fameuse opération sur Bethlehem
Steel en 1915, celle qui m’a ouvert la voie du redressement
financier.
Je traitais avec une certaine constance et je ne m’en
sortais pas trop mal. Je n’ai jamais cherché la publicité des
quotidiens et jamais, non plus, à faire mystère de mes
opérations. Vous savez, comme moi, comment les
professionnels de Wall Street exagèrent à la fois leurs
succès et les échecs des opérateurs connus pour être actifs.
Bien sûr, les quotidiens qui en entendent parler impriment
ces rumeurs. Selon les ragots, j’ai été miné tellement de
fois ou j’ai gagné tellement de millions que, toujours selon
les mêmes sources autorisées, ma seule réaction à ces
rapports est de me demander comment et où sont nées
toutes ces rumeurs. Si vous saviez comme ces rumeurs
grossissent vite! J’ai eu des tas d’amis courtiers qui me
racontèrent la même histoire à chaque fois un petit peu
différente améliorée ou plus circonstanciée.
Tous ces préliminaires pour vous dire comment
j’entrepris une manipulation d’une action pour quelqu’un
d’autre. Les histoires que les quotidiens imprimaient, sur la
manière dont j’ai remboursé totalement les millions que je
devais, tournaient carrément à l’abus de confiance. Mes
grosses positions et mes gains étaient tellement exagérés
par les quotidiens qu’on parlait pas mal de moi à Wall
Street. Elle était bien loin, l’époque où un opérateur
balançant une ligne de 200 000 actions pouvait dominer le
marché. Comme vous le savez, le public veut toujours
trouver un successeur aux vieux leaders. C’est la
réputation de M.  Keene, d’être un habile opérateur en
bourse, un gagneur de millions en un seul coup, qui a
amené les émetteurs et les banquiers à s’adresser à lui
pour vendre de gros blocs d’actions. En clair, ses services
comme manipulateur étaient très demandés à cause des
rumeurs boursières qui entouraient ses succès précédents
comme spéculateur.
Seulement voilà Keene n’est plus avec nous. Il est parti
au paradis des spéculateurs où, il nous l’avait dit une fois, il
ne resterait qu’un moment à moins qu’il n’y trouve Sysonby
l’attendant. Deux ou trois autres personnes qui ont marqué
l’histoire boursière dans les derniers mois étaient
retombées dans l’obscurité de l’inactivité prolongée. Je fais
particulièrement allusion à certains plongeurs[60] de
l’Ouest, comme on les appelait à l’époque. Ils avaient
débarqué à Wall Street en 1901, après avoir tiré quelques
millions de leurs participations dans les aciéries, et y
étaient restés. En réalité, ils étaient des superémetteurs
plus que des opérateurs du type de Keene. Ils étaient
extrêmement capables, fabuleusement riches et avaient un
succès fou sur les actions des sociétés qu’eux et leurs amis
contrôlaient. Ils n’étaient pas exactement de grands
manipulateurs comme Keene ou le gouverneur Flower.
Encore qu’on ait entendu, à la bourse, beaucoup de
rumeurs les concernant et qu’ils aient eu des suiveurs
parmi les professionnels et les courtiers. Après qu’ils aient
cessé de spéculer activement, Wall Street se retrouva sans
manipulateur, du moins n’en parlait-on plus dans les
journaux.
Vous vous souvenez du grand marché haussier qui
commença, quand la bourse retrouva son activité en 1915.
Au moment où le marché s’élargissait et que les achats des
alliés dans le pays se chiffraient en milliards, nous étions
entrés dans une forte période de croissance. Aussi
longtemps que la manipulation durait, il n’était pas
nécessaire à quiconque de lever le moindre petit doigt pour
créer un marché illimité, car la guerre était sur le point
d’être déclarée. Une masse de gens gagnaient des millions
en recherchant des capitaux pour répondre à des
commandes ou même à des promesses de commandes. Ils
se transformaient en émetteurs à succès, avec l’aide de
leurs aimables banquiers ou en faisant coter leurs sociétés
sur le marché. Le public achetait n’importe quoi pourvu
que ce soit habilement proposé.
Lorsque le soufflé du boom commença à retomber,
quelques-uns de ces émetteurs se retrouvèrent eux-mêmes
contraints à faire appel à des experts de la vente d’actions.
Quand le public est gavé avec toutes sortes d’actions —
dont quelques-unes achetées au plus haut — il n’est pas
toujours facile d’en fourguer de nouvelles. Après une forte
hausse, le public est persuadé que rien ne pourra plus
jamais monter. Ce n’est pas que les acheteurs deviennent
plus sélectifs, mais simplement que l’époque des achats
aveugles est révolue, l’état d’esprit ayant changé. Les cours
n’ont même pas besoin de descendre pour rendre les gens
pessimistes. Il suffit pour cela que le marché reste
ennuyeux et morne pendant un moment.
Dans toutes les périodes d’euphorie, des entreprises ont
été constituées principalement, pour ne pas dire
exclusivement, dans le but de tirer profit de l’appétit du
public pour toutes sortes d’actions. Il y a donc des
émissions sur le tard. La raison pour laquelle les émetteurs
font cette erreur est qu’étant eux-mêmes des êtres
humains, ils sont incapables d’admettre la fin du
développement. En outre, c’est une bonne affaire que de
tenter sa chance quand le profit possible est assez gros. Le
sommet n’est jamais en vue quand la vision est viciée par
l’espoir. Le boursicoteur moyen voit une action, dont
personne ne veut à 12 ou à 14 $, monter brutalement à 30,
ce qui est certainement le sommet puis jusqu’à 50  $. Il se
dit alors que c’est forcément la fin de la hausse. Elle monte
encore à 60, 70 puis à 75  $. Il devient alors évident que
l’action, qui quelques semaines plus tôt se traitait à moins
de 15  $, ne peut aller plus haut. Pourtant, elle continue à
progresser à 80 et à 85. Là-dessus, le boursicoteur moyen
— qui ne pense jamais à la valeur de la société, mais
toujours et uniquement au cours de l’action et pour qui les
actions ne sont pas gouvernées par les conditions
générales, mais par les peurs — prend le chemin le plus
facile. Il cesse tout simplement de penser qu’il peut y avoir
une limite à la hausse. C’est pourquoi les boursicoteurs qui
sont assez sages pour ne pas acheter au plus haut laissent
passer leurs chances en ne prenant pas leurs profits. Les
gros coups dans les booms sont toujours le fait du public,
sur le papier. D’ailleurs, ils restent sur le papier!
CHAPITRE 22

U
n jour, Jim Barnes, qui est non seulement un de mes
principaux courtiers, mais aussi un ami intime,
m’appelle. Il souhaite que je lui fasse une faveur. Il
ne m’avait jamais parlé comme cela dans le passé. Je lui
demandai alors de m’expliquer en quoi consistait cette
faveur. J’espérais qu’il s’agirait de quelque chose que je
pourrais faire, car je désirais vraiment lui rendre service. Il
m’expliqua alors que sa firme s’intéressait aux actions
d’une société cotée. En fait, ils avaient été les principaux
émetteurs de la société et avaient placé la plus grande
partie des titres dans le public. Les circonstances leur
avaient montré qu’ils devaient impérativement mettre sur
le marché une assez grosse quantité de titres. Jim voulait
que je me charge de la commercialisation des actions.
L’action s’appelait Consolidated Stove.
Je ne souhaitais pas trop être impliqué, ni de près ni de
loin, dans cette action pour diverses raisons. Toutefois,
Barnes, envers qui j’avais quelques dettes de
reconnaissance, insista sur le caractère personnel de cette
affaire : ce qui suffit à lever mes objections. C’était un bon
copain, un ami, et sa firme, je dois l’avouer, était un peu
trop impliquée dans l’affaire, à tel point que je consentis à
faire ce qui était en mon pouvoir.
Il m’a toujours semblé que la différence la plus
pittoresque entre le boom de la guerre et les autres booms
résidait dans le rôle qui était joué par un type de
personnage nouveau dans les affaires boursières  : «le
garçon banquier».
Le boom était prodigieux  : ses causes et ses origines
étaient parfaitement compréhensibles par tous. Dans le
même temps et dans tout le pays, les plus grandes banques
et les trusts faisaient certainement tout ce qu’ils pouvaient
pour transformer en millionnaires toute sorte
d’entrepreneurs et de fabricants de munitions. C’était
tellement vrai que tout ce qu’un type devait faire était de
dire qu’il était un ami d’un ami d’un membre de l’une des
commissions des Alliés. On lui offrait alors tout le capital
nécessaire pour exécuter les contrats qu’il n’avait pas
encore obtenus. J’avais l’habitude d’entendre des histoires
incroyables d’employés devenus présidents de société. Ils
faisaient des affaires de plusieurs millions de dollars avec
de l’argent emprunté par les trusts et obtenaient des
contrats qui laissent une traînée de profits en passant de
main en main. Un flot d’or se déversait dans le pays depuis
l’Europe et les banques devaient trouver les moyens de le
monopoliser.
Certes, quelques vieux grincheux pouvaient trouver à
redire sur la manière dont la barque était menée, mais de
toute façon ils étaient totalement dépassés. La mode des
présidents de banques grisonnants convenait parfaitement
aux périodes de grand calme mais, dans ces périodes
agitées, la jeunesse était la qualification principale. Les
banques avaient certainement dû faire d’énormes profits.
Jim Barnes et ses associés, profitant de l’amitié et de la
confiance du jeune président de la Marshall National Bank,
avaient décidé de consolider trois «Stove Companies»[61]
bien connues. Ils vendraient ainsi les actions de la nouvelle
compagnie au public qui, depuis des mois, avait acheté
n’importe quoi pourvu d’un beau certificat bien gravé.
Le problème provenait du fait que le «Stove business»
était tellement prospère que les trois sociétés versaient des
dividendes sur leurs actions ordinaires, pour la première
fois de leur histoire : du coup, leurs principaux détenteurs
ne souhaitaient pas se départir du contrôle. Il y avait un
bon marché en coulisse pour ces trois titres. Ils en avaient
vendu autant qu’ils avaient pu et ils étaient assez satisfaits
de la tournure des événements. Leur capitalisation
individuelle était trop petite pour justifier de gros
mouvements sur le marché et c’est là que la société de Jim
Barnes intervint. Il remarqua que la Consolidated Company
devait être d’une taille suffisamment importante pour
pouvoir être inscrite au Stock Exchange, où les nouvelles
actions pouvaient être rendues plus attractives que les
anciennes. C’est un vieil adage de Wall Street : «changez la
couleur des certificats pour les rendre plus alléchants».
Supposons qu’une action cesse d’être attractive au pair,
parfois en quadruplant le nombre vous pouvez faire monter
les nouvelles actions à 30 ou 35. Ceci représente
l’équivalent de 120 ou 140 pour les anciennes actions —
chiffre qui n’aurait jamais été atteint sans cette opération.
Il semble que Barnes et ses associés aient réussi à
convaincre quelques-uns de leurs amis détenant, à titre
spéculatif, quelques actions de Gray Stove Company, un
gros holding, d’entrer dans la consolidation, sur la base de
quatre actions de Consolidated pour chaque action de Gray.
La Midland et la Western suivirent alors leur grande sœur
et la parité d’échange fut fixée sur la base d’une pour une.
Elles cotaient en coulisse environ 25 à 30, et la Gray — qui
était la plus connue et qui versait des dividendes — se
traitait à 125.
Dans le but de se procurer des fonds pour racheter leurs
participations aux détenteurs qui voulaient réaliser leurs
placements, et fournir du capital additionnel pour couvrir
les améliorations et autres dépenses promotionnelles, il
était nécessaire de lever quelques millions. Du coup,
Barnes vit le président de sa banque, qui prêta
aimablement à son syndicat 3, 5 millions de dollars. La
garantie était constituée par 100 000 actions de la nouvelle
société. Le syndicat assura au président, du moins c’est ce
qu’on m’a dit, que le cours ne descendrait pas en dessous
de 50. Ce serait une opération très profitable compte tenu
de la valeur de la société.
La première erreur des émetteurs fut commise dans le
choix du moment opportun. Le point de saturation pour la
nouvelle action avait été atteint par le marché et ils
auraient dû le voir. Malgré cela, ils auraient pu tout de
même en tirer un honnête profit s’ils n’avaient pas essayé
de singer les folies totalement déraisonnables que d’autres
émetteurs avaient faites à l’apogée du boom.
Vous ne devez toutefois pas en conclure hâtivement que
Jim Barnes et ses associés étaient fous ou n’étaient que des
gamins sans expérience. Ils étaient parfaitement sensés,
étaient tous familiers des méthodes de Wall Street et
quelques-uns d’entre eux étaient même des spéculateurs de
haut vol. Toutefois, ils avaient fait plus que surestimer la
capacité d’achat du public. Ils auraient pu évaluer cette
capacité par des tests concrets. En espérant que le marché
haussier durerait plus longtemps qu’il ne le fit, ils se
trompaient plus lourdement, et d’une manière plus
coûteuse. Je suppose que la raison en était que ces mêmes
hommes avaient rencontré tellement de succès rapides
qu’ils ne doutaient pas un seul instant qu’ils pourraient
tous boucler leur opération avant le retournement du
marché. Ils étaient tous très connus et avaient un nombre
considérable de suiveurs parmi les spéculateurs
professionnels et les grandes maisons de courtage.
L’opération était extrêmement bien montée. Les
quotidiens avaient été très généreux en leur faisant une
remarquable publicité. Les vieilles affaires étaient
identifiées à l’industrie des «Stove Companies»
américaines et leurs produits étaient connus dans le monde
entier. On y faisait un amalgame patriotique et tout un tas
de littérature s’étalait dans les quotidiens à propos des
parts de marchés qu’ils gagnaient dans le monde. Les
marchés d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud étaient
pratiquement déjà conquis ou en passe de l’être.
Les administrateurs de la société étaient tous des
hommes dont les noms étaient connus de tous les lecteurs
des pages financières. Le travail de publicité était si bien
mené, et les promesses des initiés anonymes sur
l’inévitable évolution des cours étaient si bien tournées,
qu’on avait réussi à créer une grande demande pour les
nouvelles actions. Le résultat ne se fit pas attendre. Quand
les livres de souscription furent clos, on constata que le
titre, qui était offert au public à 50 $ l’action, avait été sur-
souscrit de 25 %.
Rendez-vous compte! La meilleure chose que les
émetteurs pouvaient espérer était de réussir la vente des
nouvelles actions, à ce cours, après des semaines de travail
et après avoir poussé le cours à 75 ou plus haut pour
obtenir une moyenne à 50. Dans cette situation, cela
représentait une avance de près de 100 % sur le cours des
anciennes actions des compagnies constituantes. C’était la
crise et ils ne la subissaient pas comme cela aurait dû être
le cas. Ce qui vous montre bien que chaque business a ses
propres caractéristiques. Parfois, la prudence peut se
révéler moins rentable que le bon sens utilisé à bon
escient. Les émetteurs, émerveillés par cette sur-
souscription inattendue, en conclurent que le public était
prêt à payer n’importe quel prix pour n’importe quelle
quantité d’actions. Ils furent assez stupides pour réduire
les demandes du public. Que les émetteurs aient été
rapaces, d’accord, mais au moins qu’ils l’aient été
intelligemment!
Ce qu’ils auraient dû faire, sans hésiter, c’était d’allouer
les actions en totalité. Ils se seraient alors trouvés
vendeurs à découvert de 25 % de la totalité du montant
souscrit  : cela leur aurait permis de soutenir le cours au
moment nécessaire et au moindre coût pour eux-mêmes.
Sans le moindre effort de leur part, ils auraient ainsi été
dans la position stratégique forte dans laquelle j’essaie
toujours de me trouver moi-même quand je manipule des
actions. Ils auraient pu empêcher les cours de plonger et,
par là même, inspirer confiance dans la stabilité des cours
des nouvelles actions et dans le syndicat de placement. Ils
auraient dû se souvenir que leur travail n’était pas achevé
après avoir fourgué les titres au public  : ce n’était qu’une
partie de ce qu’ils avaient à faire.
Ils pensèrent qu’ils avaient très bien réussi, mais il ne se
passa pas longtemps avant que les conséquences de leurs
deux magistrales bourdes n’apparaissent au grand jour. Le
public n’acheta plus d’actions, car le marché développait
des tendances de réaction. Les initiés prirent peur et ne
supportèrent plus Consolidated Stove. Si les initiés
n’achètent pas leurs propres actions en cas de baisse, qui
va le faire? L’absence de support est généralement
considérée comme un assez joli tuyau baissier.
Nul besoin d’entrer plus avant dans les détails
statistiques, le cours de Consolidated Stove fluctua en
sympathie avec le marché, mais il ne remonta jamais au-
dessus des cotations initiales qui étaient à peine
supérieures à 50. Barnes et ses amis se décidèrent
finalement à intervenir à l’achat pour maintenir le titre au-
dessus de 40. Ne pas avoir soutenu le cours au début de sa
carrière boursière était regrettable; mais ne pas avoir
vendu toutes les actions que le public réclamait était bien
pire.
Toujours est-il que l’action était maintenant cotée sur le
New York Stock Exchange et que son cours était
redescendu à 37, où elle trouva un équilibre. Elle resta à ce
niveau parce que Jim Barnes et ses associés la soutenaient
et que leur banque leur avait prêté 35  $ par action sur
100  000 actions. Si jamais la banque décidait de liquider
son prêt, il n’y avait aucun doute que le cours plongerait.
Le public, qui se bousculait pour en acheter à 50, était
beaucoup moins intéressé maintenant qu’on traitait à 37, et
probablement n’en voudrait plus du tout à 27.
Entre-temps, les excès des banques en matière de prêts
commençaient à faire réfléchir les gens. Les jours des
«garçons-banquiers» étaient comptés. Le milieu bancaire
fit une soudaine et brutale rechute vers le conservatisme.
Les amis intimes se voyaient exiger leurs prêts, exactement
comme s’ils n’avaient jamais joué au golf avec le président.
Il n’était pas utile de menacer le créancier ni de
demander un sursis auprès de l’emprunteur. La situation
était hautement inconfortable pour les deux parties. La
banque, par exemple, avec laquelle mon ami Jim Barnes
faisait des affaires, était encore assez bien disposée. On en
était aux  : «Pour l’amour de Dieu, remboursez ce prêt où
nous allons tous nous retrouver dans une merde noire».
Le caractère du bordel ambiant et ses possibilités
étaient suffisamment patents pour que Jim Barnes vienne
me voir en me demandant de vendre les 100  000 actions
nécessaires pour rembourser les 3, 5 millions de dollars
prêtés par la banque. Si le syndicat ne réalisait qu’une
petite perte là-dessus, il m’en serait plus que
reconnaissant.
Inutile de vous dire que cela tenait de la mission
impossible. Le marché, dans son ensemble, n’était ni très
actif ni très ferme; cependant, par périodes, il y avait des
petites hausses quand tout le monde s’animait et essayait
de se persuader que la vague de la hausse était sur le point
de déferler.
Je répondis à Barnes que j’allais étudier l’affaire et que
je lui ferais savoir sous quelles conditions j’entreprendrais
le travail. Alors, je l’étudiais. Je ne cherchais pas à analyser
les derniers rapports annuels de la société. Mes études
étaient confinées aux phases boursières du problème. Je ne
tentais pas de faire du racolage pour faire monter le titre
sur la foi des bénéfices ou des perspectives. Toutefois, mon
objectif était de fourguer ce bloc au marché. Tout ce que
j’avais à prendre en compte étaient les éléments qui
devraient, pourraient ou auraient pu m’aider ou m’entraver
dans cette tâche.
Je fis alors une découverte intéressante  : il y avait trop
d’actions détenues par trop peu de gens — c’est-à-dire, trop
pour être sans risque et beaucoup trop pour que la
situation soit confortable. Clifton P.  Kane &  Co., banquiers
et courtiers, membres du New York Stock Exchange, en
détenaient 70 000. Ils étaient des amis intimes de Barnes et
avaient usé de leur influence dans la consolidation, en tant
que spécialistes de la valeur depuis des années. Leurs
clients avaient été mis sur un bon coup. L’ex-sénateur
Samuel Gordon, associé commanditaire[62]dans la société
de son neveu Gordon Bros., était le propriétaire du second
bloc de 70  000 actions. De plus, le fameux Joshua Wolff
détenait 60  000 actions. Tout cela faisait un total de
200  000 actions de Consolidated Stove détenues par une
petite équipe de vétérans professionnels de Wall Street. Ils
n’avaient besoin de personne pour leur dire quand ils
devaient vendre leurs titres. Si j’avais fait quoi que ce soit
pour rendre le titre attractif au public, à savoir rendre
l’action active et ferme, j’étais certain de voir Kane, Gordon
et Wolff s’en débarrasser, et pas à doses homéopathiques.
La vision de leurs 200  000 actions déferlant telles les
chutes du Niagara sur le marché n’était pas
particulièrement réjouissante. N’oubliez pas que la crème
du mouvement haussier avait disparu et qu’il n’y avait pas
une demande débordante pour mettre en place mes
opérations, quelle que soit l’habileté que je pourrais
déployer. Jim Barnes n’avait aucune illusion sur le boulot
dont il m’avait modestement chargé. Il m’avait demandé de
vendre une action artificiellement dopée dans un marché
haussier qui était sur le point de rendre son dernier soupir.
Bien sûr, rien dans les journaux ne laissait présager la fin
du marché haussier, mais je le pressentais, Jim Barnes
aussi et vous pouviez parier que la banque également.
Bon, j’avais donné ma parole à Jim. Du coup, je pris
contact avec Kane, Gordon et Wolff. Leurs 200 000 actions
constituaient pour moi une véritable épée de Damoclès. Je
pensais donc qu’il était préférable de me couvrir la tête
d’un casque d’acier. La manière la plus facile, me semblait-
il, était de parvenir à une sorte d’accord de réciprocité.
S’ils m’aidaient passivement en se retirant de la vente
pendant que je vendais les 100 000 actions de la banque, je
les aiderais ensuite activement en essayant de créer un
marché pour tout le monde. De toute façon, dans la
situation actuelle, ils ne pouvaient pas vendre le dixième de
leur participation sans voir Consolidated Stove faire le
plongeon, et ils le savaient si bien qu’ils n’avaient même
pas rêvé pouvoir les vendre. Tout ce que je leur demandais
était de faire preuve de jugement au moment de la vente et
d’une intelligente abnégation afin de ne pas être bêtement
égoïste. Jouer à l’éléphant dans le magasin de porcelaine
n’a jamais rien rapporté à personne, à Wall Street comme
partout ailleurs. Je désirais les convaincre qu’un largage
prématuré ou inconsidéré de leurs titres empêcherait un
largage complet. Le temps m’était compté.
J’espérais que ma proposition frapperait leur
imagination parce qu’ils étaient des boursiers expérimentés
et qu’ils ne se faisaient aucune illusion sur le niveau actuel
de la demande sur Consolidated Stove. Clifton P. Kane était
à la tête d’une maison de courtage prospère avec des
succursales dans 11 villes et des clients par centaines. Sa
firme avait dirigé de nombreux pools dans le passé.
Le sénateur Gordon, qui détenait 70  000 actions, était
un homme immensément riche. Son nom était aussi très
familier des lecteurs de la presse métropolitaine. En effet, il
avait eu maille à partir avec la justice pour avoir rompu sa
promesse envers une manucure de 16 ans qui possédait un
manteau de vison d’une valeur de 5 000 $ et 132 lettres de
l’accusé. Il avait lancé son neveu dans les affaires comme
courtier et il jouait le rôle d’associé commanditaire dans
leur firme. Il avait participé à une bonne douzaine de pools.
Il avait hérité d’une grosse participation dans la Midland
Stove Company et il détenait 100  000 actions de la
Consolidated Stove. Il en avait suffisamment pour mépriser
les tuyaux haussiers de Jim Barnes et avait déjà vendu
30  000 de ces titres avant que le marché ne s’épuise. Il
avait expliqué plus tard à un ami qu’il en aurait liquidé plus
si les autres gros porteurs, qui étaient de vieux amis, ne
l’avaient pas supplié de stopper ses ventes, ce qu’il fit par
égard pour eux. Quoi qu’il en soit, et comme je le disais, il
n’y avait pas de marché pour vendre.
Le troisième type était Joshua Wolff. C’était le plus
célèbre de tous les spéculateurs. Depuis 20 ans, chacun le
connaissait comme un des plus gros spéculateurs du
parquet. Il n’avait pas d’égal pour faire monter ou faire
chuter les actions, et pour lui, 10 000 ou 20 000 actions ne
signifiaient pas plus que 200 ou 300 titres pour un
spéculateur moyen. Avant que je ne débarque à New York,
j’avais déjà entendu parler de lui comme d’un gros
plongeur. Il traînait derrière lui toute une coterie du genre
sportif qui jouait à un jeu sans limite, que ce soit en bourse
ou aux courses.
Tous avaient l’habitude de l’accuser de n’être rien
d’autre qu’un joueur, mais il développait une réelle habileté
et une très forte aptitude pour le jeu spéculatif. Dans le
même temps, sa réputation d’indifférence envers les
intellectuels faisait de lui le héros de nombre d’anecdotes.
L’une des plus connues, parmi tous les bobards qui
circulaient sur lui, racontait que Joshua était invité à ce
qu’on peut appeler un dîner chic. Dans un moment
d’inattention de la maîtresse de maison, plusieurs des
invités commencèrent à discuter de littérature avant qu’on
ne puisse les arrêter. Une jeune femme, qui était assise
juste à côté de Joshua et qui ne l’avait pas entendu ouvrir la
bouche, excepté dans un but masticatoire, se tourna vers
lui. Visiblement curieuse de connaître l’opinion d’un grand
financier, elle lui demanda : «Et vous, M. Wolff, que pensez-
vous de Balzac? »
Josh cessa poliment de mastiquer, déglutit et répondit  :
«Non, je n’ai jamais spéculé sur cette putain d’action! »
Voilà donc qui étaient les trois plus gros porteurs
individuels de Consolidated Stove. Quand ils vinrent me
voir, je leur dis que s’ils acceptaient de former un syndicat
pour récupérer un peu de liquidités et de me donner une
option sur leur titre au-dessus du cours actuel, je ferais ce
que je pourrais pour créer un marché. Ils me demandèrent
rapidement ce qu’il fallait mobiliser.
Je répondis  : «Vous détenez ces actions depuis un bon
bout de temps et vous ne pouvez rien en tirer. Rien qu’à
vous trois, vous détenez 200 000 actions, et vous savez très
bien que vous n’avez pas la moindre chance de vous en
débarrasser s’il n’y a pas de marché pour elles. Il faut un
sacré marché pour absorber ce que vous voulez lui donner,
et il serait sage de disposer de suffisamment de liquidités
pour initier les premiers achats sur le titre. Il ne sert à rien
de commencer et puis de devoir s’arrêter par manque de
munitions. Je suggère que vous formiez un syndicat et que
vous réunissiez six millions en espèces. Ensuite que vous
donniez une option d’achat au syndicat sur vos 200  000
actions à 40 et que vous déposiez toutes vos actions sur un
compte bloqué. Si tout se passe bien, le syndicat va réussir
à tout larguer et à gagner en prime pas mal d’argent. »
Comme je vous le disais précédemment, il y a eu toutes
sortes de rumeurs sur mes gains boursiers. Je suppose que
ça m’aide, car rien ne réussit comme la réussite. Toujours
est-il que je n’ai pas eu besoin d’argumenter beaucoup avec
mes gaillards. Ils savaient exactement jusqu’où ils
pourraient aller s’ils essayaient de jouer tout seuls. Ils
pensaient que mon plan était le bon. Quand ils partirent, ils
dirent qu’ils étaient prêts à former le syndicat sur-le-
champ.
Ils n’eurent pas trop de mal à convaincre quelques-uns
de leurs amis à se joindre à eux. Je suppose qu’ils
plaisantèrent avec plus d’aplomb que moi-même sur le
succès de l’entreprise. D’après ce que j’avais entendu, ils y
croyaient vraiment  : il ne s’agissait donc pas d’un tuyau
stupide. Toujours est-il que le syndicat fut constitué en
quelques jours. Kane, Gordon et Wolff me donnèrent des
options d’achats sur 200  000 actions à 40 et je pus
constater que les titres avaient bel et bien été déposés en
lieu sûr. Cette précaution m’assurait qu’aucun de ces titres
ne reviendraient sur le marché au moment où je ferais
monter les cours : je devais assurer mes arrières. Combien
d’opérations prometteuses avaient mal tourné à cause de
membres du pool qui avaient perdu confiance les uns dans
les autres! À l’époque de la constitution du second pool sur
American Steel and Wire Company, les initiés s’étaient
accusés mutuellement de trahison et avaient essayé de tout
larguer en même temps. Il y avait eu un gentleman ’s
agreement[63] entre John W.  Gates et ses copains et les
Seligman et leurs banquiers associés. Et bien, j’entendis
dans le bureau du courtier quelqu’un réciter ce quatrain,
attribué à John W. Gates :
La tarentule sauta sur le dos du mille-pattes
Et gloussa avec une joie morbide :
«Je vais empoisonner ce dangereux bandit
Si je ne le fais pas, c’est lui qui le fera. »

Notez bien que pas un instant je n’ai sous-entendu que


l’un de mes amis de Wall Street n’ait envisagé de me
doubler dans une opération boursière. Mais en règle
générale, il vaut mieux dire «on ne sait jamais» que «si
j’avais su» : cela tombe sous le sens.
Après que Wolff, Kane et Gordon m’aient dit qu’ils
avaient formé un syndicat avec six millions en espèces, il
n‘y avait rien d’autre à faire qu’à attendre l’argent. J’avais
insisté sur le caractère urgent de l’action. Néanmoins,
l’argent vint au compte-gouttes. Je pense qu’il a fallu
quatre ou cinq versements partiels. Je ne sais pas quelle en
était la raison, mais je me souviens d’avoir envoyé un S.O.S.
à Kane, Wolff, et Gordon.
Cet après-midi-là, je reçus quelques gros chèques pour
environ quatre millions de dollars et la suite m’était
promise dans un jour ou deux. Il fallait au moins
commencer avant que le marché haussier ne retombe.
Dans le meilleur des cas, ce ne serait pas du tout cuit, et
plus vite je commencerais le travail mieux cela vaudrait. Le
public n’avait pas été particulièrement enthousiaste vis-à-
vis de nouveaux mouvements de marché sur des actions
jusque-là inactives. Mais, avec une cagnotte de quatre
millions de dollars, on peut toujours faire une grosse
opération pour attirer l’intérêt sur n’importe quel titre.
C’était largement suffisant pour absorber tout ce qui
viendrait à l’offre. Si le temps m’était compté, comme je l’ai
dit, il n’y avait pas de raison particulière d’attendre les
deux autres millions pour commencer. Plus vite l’action
monterait à 50, mieux ce serait pour le syndicat  : c’était
évident.
Le lendemain matin, à l’ouverture, je fus surpris de
constater qu’il y avait des volumes de transactions
anormalement élevés sur Consolidated Stove. Comme je
vous l’ai dit auparavant, l’action était sinistrée depuis des
mois. Le cours s’était stabilisé à 37, Jim Barnes prenant
grand soin de l’empêcher de descendre plus bas à cause du
gros prêt de la banque, gagé à 35. Mais pour ce qui est
d’aller plus haut, il y avait plus de chance de voir un jour le
Rocher de Gibraltar danser le shimmy[64] sur le détroit que
de voir Consolidated Stove entamer la moindre progression
sur le téléscripteur.
Et bien, monsieur, ce matin-là, il y a eu une demande
pour l’action, et le cours monta à 39. Dans la première
heure de cotation, les transactions étaient plus importantes
que sur l’ensemble du premier semestre. C’était la nouvelle
du jour et cela fît monter tout le marché par contagion.
J’appris peu après qu’on ne parlait plus que de cela dans
les salles de cotations des courtiers.
Je ne savais pas ce que cela signifiait, mais cela ne me
perturba pas outre mesure de voir Consolidated Stove
redresser la tête. En règle générale, je ne m’interroge pas
trop sur chaque mouvement inhabituel des actions parce
que mes amis sur le parquet, les courtiers qui travaillent
pour moi ou des amis personnels parmi les spéculateurs
professionnels du parquet, me tiennent au courant. Ils
savent que j’aime bien suivre les gros mouvements et
m’appellent pour m’informer de toutes les nouvelles ou
ragots qui circulent. Ce jour-là, tout ce que j’entendis, c’est
qu’il y avait sans le moindre doute des achats d’initiés sur
Consolidated Stove  : il n’y avait pas de manipulation, tout
était authentique. Les acheteurs prenaient tout ce qui se
présentait entre 37 et 39, et quand on leur en demandait la
raison et d’où leur venait le tuyau, ils refusaient sèchement
de répondre. Ceci mit la puce à l’oreille des spéculateurs
attentifs et rasés qui en conclurent qu’il se passait quelque
chose  : quelque chose de gigantesque. Quand un titre
monte sous l’achat d’initiés qui refusent d’encourager le
monde à les suivre massivement, les observateurs attentifs
du téléscripteur commencent à se demander à voix haute à
quel moment la notice officielle sera publiée.
Je n’avais encore rien fait sur le titre. Je regardais en
m’interrogeant et en décortiquant l’ensemble des
transactions. Mais le lendemain, non seulement le volume
des achats augmenta, mais devint plus agressif. Les ordres
de vente qui, depuis des mois, traînaient dans les carnets
des spécialistes au-dessus de 37  $ — cours de l’époque
léthargique — avaient été absorbés sans le moindre
problème, et les nouveaux ordres de vente n’étaient pas
suffisants pour enrayer la hausse. Naturellement, le cours
s’envola : il dépassa 40, maintenant, il approchait 42.
Au moment où il atteignait ce chiffre, j’ai estimé que je
pouvais commencer à vendre le stock que la banque
détenait en garantie. Bien sûr, j’avais prévu que le cours
baisserait sur mes ventes; néanmoins si ma moyenne sur la
ligne entière était de 37, je n’aurais commis aucune erreur.
Je savais ce que valait l’action et j’avais ma petite idée sur
la manière de la rendre attrayante après des mois
d’inactivité. Et bien, monsieur, je leur ai laissé prendre
soigneusement mes titres jusqu’à en larguer 30 000 : et la
hausse n’était toujours pas enrayée!
Cet après-midi-là, j’ai enfin compris la raison de cette
hausse à la fois si opportune et si mystérieuse. Après la
clôture la nuit précédente et aussi le lendemain matin
avant l’ouverture, il semble que les spéculateurs de
parquet avaient été mis au parfum que j’étais furieusement
haussier sur Consolidated Stove et que j’allais tirer le cours
directement de 15 à 20 points sans la moindre réaction,
comme à mon habitude, c’est-à-dire selon les gens qui
n’avaient jamais vu mes positions. Le tuyauteur en chef
était Joshua Wolff en personne. C’était ses propres achats
d’initié qui avaient fait monter les cours, la veille. Ses
compères parmi les spéculateurs de parquet n’avaient fait
que suivre son tuyau, croyant qu’il en savait trop pour se
tromper.
Concrètement, il n’y avait pas plus de pression
acheteuse sur le marché que je ne le croyais. N’oubliez pas
que je devais fourguer 300  000 actions et vous réaliserez
que mes craintes étaient bel et bien fondées. Après tout,
Governor Flower avait raison. Quand on l’accusait de
manipuler ses actions, comme Chicago Gas, B.  R.  T. ou
Fédéral Steel, il avait l’habitude de répondre  : «La seule
manière que je connaisse de faire monter une action est de
l’acheter». C’était aussi la seule manière que connaissaient
les spéculateurs de parquet, et le cours s’en ressentait.
Le lendemain, avant le petit déjeuner, je lus dans les
journaux du matin ce que des milliers de lecteurs lisaient,
et qui avait déjà été envoyé sur tous les câbles à des
centaines de succursales et offices dans tout le pays : Larry
Livingstone avait lancé une grande manipulation haussière
sur Consolidated Stove. Les détails différaient selon les
versions. L’une d’elle précisait que j’avais formé un pool
d’initiés et que j’avais commencé à secouer sérieusement
l’intérêt vendeur qui s’étendait. Une autre laissait entendre
des hausses du dividende dans un proche avenir. Une
troisième rappelait au monde entier qu’il était bon de se
souvenir de la manière avec laquelle j’intervenais sur une
action lorsque j’étais haussier. Une dernière accusait la
société de dissimuler des actifs dans le but de permettre
aux initiés d’accumuler le titre. Et tous étaient d’accord
pour dire que la hausse n’avait pas encore vraiment
commencé.
J’arrivai à mon bureau et je lus mon courrier avant que
le marché n’ouvre. J’étais parfaitement conscient que Wall
Street était submergé par des tuyaux très chauds qui
prônaient l’achat de Consolidated Stove toutes affaires
cessantes. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner et
l’employé qui répondait entendait toujours la même
question lui demandant, d’une manière ou d’une autre, une
centaine de fois dans la matinée  : «Était-il vrai que
Consolidated Stove allait monter? ». Je dois dire que Joshua
Wolff, Kane ainsi que Gordon, et vraisemblablement Jim
Barnes, avaient plutôt bien mené leur barque.
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. Pourquoi,
ce matin-là, les ordres d’achat déferlaient de tout le pays —
des ordres d’achat portant sur des milliers d’actions d’un
titre dont personne ne voulait trois jours auparavant? Et
n’oubliez pas qu’en fait, tout ce dont le grand public
disposait, c’était de ma réputation, dans les journaux,
d’être un spéculateur de haut vol particulièrement
chanceux. Réputation qui me venait de quelques reporters
imaginatifs que je devais remercier.
Et bien, monsieur, là-dessus, au troisième jour de
hausse, je vendis Consolidated Stove. Je fis de même au
quatrième et au cinquième jour. La première chose que je
sus, c’est que j’avais vendu, pour Jim Barnes, les 100  000
actions que la Marshall National Bank détenait en garantie
du prêt de 3, 5 millions de dollars et qu’il devait
rembourser. Si la plus réussie des manipulations consiste à
atteindre l’objectif fixé au moindre coût pour le
manipulateur, alors l’opération sur Consolidated Stove était
le plus beau coup de toute ma carrière. En effet, à aucun
moment je n’ai eu à acheter la moindre action. Je n’avais
pas encore tiré le cours au plus haut possible, ni commencé
mes véritables ventes. Je n’avais même pas réalisé ma
principale vente à la baisse, mais à la hausse du titre. Être
tombé sur un courant acheteur pour ainsi dire tombé du
ciel sans que vous ayez eu à bouger le petit doigt, surtout
quand vous êtes pressé, c’était comme un avant-goût du
paradis. J’avais entendu un jour un ami de Governor Flower
dire que, dans une des plus grandes manipulations
haussières pour le compte du pool de B.  R.  T., le syndicat
vendit 50 000 actions du titre avec profit, mais que Flower
&  Co. touchèrent des commissions sur plus de 250  000
actions et que W.  R Hamilton aurait distribué 220  000
actions d’Amalgamated Copper. James R.  Keene aurait
traité pas moins de 700  000 titres pendant la nécessaire
manipulation. Belle facture d’honoraires! Pensez à cela et
considérez que les seules commissions que j’avais à payer
étaient celles sur les 100  000 actions que j’avais vendues
pour Jim Barnes : j’appelle cela une belle économie.
Ayant vendu ce que j’avais décidé de vendre pour mon
ami Jim, l’argent que le syndicat avait accepté de lever
n’ayant pas été employé et ne ressentant pas le désir de
racheter les actions que j’avais vendues, j’avais dans l’idée
de partir prendre un peu de repos. Je ne me souviens plus
exactement où, mais je me souviens très bien avoir
abandonné l’action à elle-même. Il ne fallut pas longtemps
pour que le cours commence à baisser. Un jour, alors que
l’ensemble du marché était assez faible, quelques-uns des
taureaux désappointés ont voulu se débarrasser de leurs
titres Consolidated Stove de toute urgence, et sur ses
ventes, l’action cassa le prix d’exercice de l’option qui était
de 40. Personne ne semblait en vouloir. Comme je vous
l’avais dit précédemment, je n’étais pas haussier sur le
marché en général. Cela me rendait encore plus
reconnaissant que jamais pour le miracle qui m’avait
permis de disposer de 100 000 actions sans avoir à tirer les
cours de 20 ou 30 points dans la semaine, comme les
gentils tuyauteurs l’avaient prophétisé.
Ne trouvant pas de support, le cours reprit ses bonnes
vieilles habitudes en déclinant régulièrement jusqu’au jour
où il chuta plutôt lourdement pour tomber à 32. C’était son
seuil le plus bas jamais enregistré à ce jour, parce que,
comme vous vous en souvenez, Jim Barnes et le syndicat
originel avaient maintenu le cours à 37 avant la
manipulation pour éviter de voir la banque solder leurs
100 000 actions sur le marché, pour se payer.
Ce jour-là, j’étais confortablement installé dans mon
bureau en train d’étudier tranquillement l’évolution des
cours quand Joshua se fit annoncer. J’acceptai de le
recevoir. Il s’engouffra dans mon bureau. Il n’était pas très
grand, mais il semblait plus imposant car il était fou de
rage, comme je pus le constater immédiatement.
Il se précipita sur moi qui étais debout près du
téléscripteur :
— Eh! Qu’est-ce que c’est que cette histoire?
— Prends un fauteuil, M. Wolff, lui dis-je poliment.
Et je m’assieds moi-même pour l’encourager à parler
calmement.
— Je ne veux pas de fauteuil! Je veux savoir ce que cela
signifie! cria-t-il aussi fort que possible.
— Qu’est-ce que cela signifie?
— Qu’est-ce que tu es en train de faire?
— Je suis en train de faire de quoi?
— Cette action! Cette action!
— Mais quelle action? lui demandais-je.
Cela le rendit fou furieux, et il se mit à crier :
— Consolidated Stove! Qu’est-ce que tu fous là-dessus?
—  Mais rien du tout! Absolument rien. Où est le
problème? lui dis-je.
Il me regarda droit dans les yeux pendant quelques
secondes avant d’exploser.
— Regarde le cours! Regarde-le!
— Oui, on est à 31 1/2.
— À 31 1/2, et j’en ai des wagons.
— Je sais : tu en as 60 000. Tu les as depuis pas mal de
temps, parce que tu les as achetés à Gray Stove...
Il ne me laissa pas finir et il me dit :
—  Mais j’en ai acheté un bon paquet. Certaines m’ont
coûté plus de 40 $! Et je les ai toujours.
Il me lançait des regards tellement incendiaires que
j’ajoutai :
— Je ne t’ai jamais dit d’en acheter.
— Tu ne m’as jamais dit quoi?
—  Je ne t’ai jamais dit de charger la barque avec ce
titre.
—  Je n’ai jamais dit que tu m’en avais conseillé l’achat.
Mais tu étais en train de le tirer à la hausse.
— Pourquoi l’aurais-je fait? l’interrompais-je.
Il me regarda, tellement en colère qu’il était incapable
de parler. Quand il retrouva sa voix, il me dit :
—  Tu étais en train de la tirer à la hausse. Tu avais les
moyens d’en acheter.
— Oui. Mais je n’achète plus une action sur ce titre, lui
répondis-je.
C’est l’étincelle qui mit le feu aux poudres.
— Tu n’achètes plus une action, alors que tu disposes de
plus de quatre millions en espèces pour en acheter? Tu
n’en achètes plus une?
— Plus une seule, répétais-je.
Il était tellement mal maintenant qu’il ne pouvait parler
normalement. Finalement, il réussit à articuler :
— À quel type de jeu joues-tu?
Dans son for intérieur, il m’accusait de toutes sortes de
crimes que la décence m’interdit d’évoquer ici. Je pouvais
en voir défiler une longue liste dans ses yeux. Cela me
poussa à lui dire :
—  Ce que tu veux vraiment me demander, Wolff, c’est
pourquoi je n’achète pas au-dessus de 50 l’action que tu as
achetée en dessous de 40, n’est-ce pas?
—  Non, ce n’est pas cela. Tu as une option à 40 et
quatre millions en espèces pour faire monter le cours
jusqu’à ce niveau.
—  Oui, mais je n’ai pas touché à l’argent et le syndicat
n’a pas perdu un cent dans l’opération.
— Écoute, Livingstone..., commença-t-il.
Mais je ne lui laissai pas en placer une.
—  C’est toi qui va m’écouter Wolff. Tu savais que les
200  000 actions que tu détenais avec Gordon et Kane
allaient monter. De plus, tu savais qu’il n’y aurait pas une
assez grosse quantité de flottant à venir sur le marché si je
tirais les prix, comme j’aurais dû le faire, et pour deux
raisons : la première pour créer un marché sur le titre, et la
seconde pour faire un bénéfice au-dessus de 40. Mais tu ne
t’es pas satisfait des 40  $ par action, pour les 60  000
actions que tu portais depuis des mois, et de ta part dans le
syndicat. Du coup, tu as décidé d’en prendre beaucoup plus
en dessous de 40 pour me les refourguer quand je tirerais
le cours avec l’argent du syndicat, comme tu étais sûr que
j’allais le faire. Tu aurais acheté avant que je ne le fasse et
tu m’aurais ensuite tranquillement revendu tes titres. Dans
tous les cas, tu m’aurais fourgué les titres. Je suppose que
tu t’imaginais que le cours monterait jusqu’à 60. C’était du
tout cuit et tu as probablement acheté 10 000 actions dans
le seul but de les revendre sachant que, dans le pire des
cas tu aurais toujours pu me les refiler. Et pour être sûr que
quelqu’un tiendrait le panier si je ne le faisais pas, tu as
prévenu tout le pays, de même que le Canada et le
Mexique, sans penser un instant aux difficultés que cela me
créerait. Tous tes amis savaient ce que j’étais supposé
faire. Entre leurs achats et les miens, tout marchait comme
sur des roulettes. Et bien, tes amis intimes à qui tu as passé
le tuyau l’ont passé à d’autres amis après en avoir acheté
des pleines lignes. La troisième strate de tuyautés se
préparait à fournir la quatrième, la cinquième et
vraisemblablement la sixième strate de pigeons, à tel point
que, quand finalement j’ai réussi à faire quelques ventes,
j’ai été doublé par quelques milliers de spéculateurs avisés.
C’était amicalement pensé de ta part, Wolff. Tu ne peux
imaginer à quel point j’ai été surpris de constater que
Consolidated Stove avait commencé à monter avant même
d’avoir acheté une seule action, et combien je te suis
reconnaissant de m’avoir permis de vendre pour le syndicat
100  000 actions aux environs de 40, à des gens qui
s’apprêtaient à me vendre ces mêmes actions à 50 ou 60.
J’étais sûrement un pigeon de ne pas utiliser les quatre
millions pour faire de l’argent pour eux, n’est-ce pas?
L’argent devait servir à acheter des actions, mais seulement
si je pensais que cela était nécessaire. Eh bien, je ne l’ai
pas utilisé!
Joshua traînait à Wall Street depuis assez longtemps
pour ne pas se vexer pour des histoires de bourse. Il se
calma en m’écoutant et, quand j’eus fini de parler, il me dit
avec une intonation amicale :
— Écoute Larry, vieux lascar, que devons-nous faire?
— Fais ce qu’il te plaît.
— Sois beau joueur. Que ferais-tu à ma place?
—  Si j’étais à ta place, dis-je avec solennité, sais-tu ce
que je ferais?
— Quoi?
— Je me tirerais! lui dis-je.
Il me regarda un moment, et sans un mot il tourna les
talons et quitta mon bureau. Il n’y a jamais remis les pieds.
Peu de temps après, le sénateur Gordon m’appela. Il
était également un peu maussade et me fit quelques
reproches. Ensuite, Kane vint se joindre au chœur des
pleureuses. Ils avaient oublié que leurs actions étaient
invendables en quantité au moment où ils avaient créé le
syndicat. Tout ce dont ils se souvenaient, c’est que je
n’avais pas vendu leurs participations à 44 alors que j’avais
à ma disposition les millions du syndicat et que l’action
était active. Maintenant, on était à 30 et l’action était terne
comme de l’eau de vaisselle. De leur point de vue, j’aurais
dû vendre avec un plus gros profit.
Évidemment, quelque temps après, ils finirent aussi par
se calmer. Le syndicat n’avait pas perdu un cent et le
problème essentiel restait le même  : vendre leur titre. Un
jour ou deux plus tard, ils revinrent me voir et me
demandèrent de les aider à sortir. Gordon était
particulièrement insistant, et à la fin je leur fis mettre leurs
actions dans le pool à 25 1/2.
Ma commission pour mes services revenait à la moitié
de ce que je pourrais vendre au-dessus de ce cours. La
dernière cotation était de 30.
Donc, je me retrouvai avec leurs actions à liquider.
Compte tenu des conditions générales du marché et du
propre comportement de Consolidated Stove, il n’y avait
qu’une seule manière de procéder. Cela consistait, bien sûr,
à vendre à la baisse, sans essayer auparavant de faire
monter les cours car j’aurais certainement reçu des actions
à la pelle sur le chemin de la hausse. Mais à la baisse, je
pouvais trouver ces acheteurs qui estiment toujours qu’une
action est bon marché quand elle est vendue 15 ou 20
points en dessous du plus haut du mouvement,
particulièrement quand le plus haut en question fait partie
de l’histoire récente. Un redressement va forcément venir,
de leur point de vue. Après avoir vu Consolidated Stove se
négocier à presque 44, il est évident que l’acheter à 30
constitue une excellente affaire.
Cela a marché comme d’habitude. Ceux qui chassent les
bonnes affaires achètent dans un volume suffisant pour
rendre liquides les participations du pool. Mais pensez-vous
que Gordon ou Wolff ou Kane en ressentirent la moindre
gratitude? Pas le moins du monde. Ils m’en veulent
toujours, c’est du moins ce que me disent leurs amis. Ils
parlent souvent aux gens de ce que je leur ai fait. Ils ne
peuvent pas me pardonner de ne pas avoir poussé les cours
assez haut, comme ils l’espéraient.
En fait, je n’aurais jamais été capable de vendre la
centaine de milliers d’actions de la banque si Wolff et le
reste de la clique n’avaient pas transmis à la cantonade
leurs tuyaux brûlants. Si j’avais travaillé comme
d’habitude, c’est-à-dire d’une manière logique, j’aurais
certainement pris les titres quel que soit le cours. Je vous ai
dit que nous étions entrés dans un marché qui déclinait. Le
seul moyen de vendre dans un tel marché est de vendre
non pas avec une totale insouciance, mais sans trop se
préoccuper du prix. Il n’y avait pas d’autre voie possible,
mais je suppose qu’ils ne le croyaient pas. Ils sont encore
mécontents et je ne le suis pas. Être furieux ne mène
jamais nulle part. Plus d’une fois, il m’est apparu comme
une évidence qu’un spéculateur qui perd son sang-froid est
un homme mort. Dans ce cas, il n’y eut pas trop de
conséquences, mais je vais vous raconter une drôle
d’histoire. Un jour, Mme Livingstone est entrée chez une
couturière qui lui avait été chaudement recommandée. La
femme était compétente et obligeante et avait une très
agréable personnalité. À la troisième ou quatrième visite,
quand la couturière se sentit plus en confiance, elle
demanda à mon épouse  : «J’espère que M.  Livingstone va
bientôt faire monter Consolidated Stove. Nous avons
quelques actions que nous avons achetées parce que nous
nous étions dit qu’il était en train de tirer les cours, et nous
avons toujours entendu dire qu’il avait beaucoup de succès
dans toutes ses opérations».
Je vous dirai qu’il n’est pas plaisant de penser que le
public innocent puisse perdre de l’argent en suivant un
tuyau de ce genre. Peut-être comprendrez-vous pourquoi,
personnellement, je ne donne jamais aucun conseil? Cette
couturière m’a fait réaliser qu’en matière de griefs, j’en
avais un sérieux contre Wolff.
CHAPITRE 23

L
a spéculation boursière ne disparaîtra jamais. Il n’est
d’ailleurs pas souhaitable qu’elle disparaisse. Elle
ne peut pas être enrayée par les mises en garde
qu’on peut faire contre ses dangers. Vous ne pouvez
empêcher les gens de tenter de deviner l’évolution des
cours, même s’ils n’ont ni compétence ni expérience pour
le faire. Des plans soigneusement montés échoueront parce
que l’inattendu ou même l’inimaginable se produira. Un
désastre peut provenir d’une convulsion de la nature ou du
temps, de votre propre cupidité ou de quelque vanité
humaine, de la peur ou d’un espoir irraisonné. À part ce
que l’on peut appeler ses ennemis naturels, un spéculateur
en bourse doit combattre certaines pratiques ou abus qui
sont indéfendables à la fois moralement et
commercialement.
En regardant en arrière et en considérant ce qu’étaient
les pratiques en cours il y a 25 ans[65], quand j’ai débarqué
pour la première fois à Wall Street, je dois admettre qu’il y
a eu beaucoup de progrès faits depuis. Les vieux
bookmakers ont disparu, mais les maisons de courtage qui
pratiquent le semi-courtage prospèrent encore aux dépens
de gens qui persistent à jouer dans l’espoir de devenir
riches rapidement. Le Stock Exchange fait du très bon
boulot non seulement en luttant contre ces escrocs, mais
aussi en insistant sur la stricte application de ses propres
règles par ses propres membres. Beaucoup de
réglementations et de restrictions salutaires ont été
renforcées, pourtant il y a encore place pour des
améliorations. En fait, c’est plus le conservatisme invétéré
de Wall Street qu’un manque d’éthique qui explique la
persistance de certains abus.
Aussi difficile que profitable, la spéculation boursière l’a
toujours été et le deviendra chaque jour un peu plus. Il n’y
a pas si longtemps, un vrai spéculateur pouvait connaître
presque tous les titres de la cote. En 1901, quand
J.  P.  Morgan a poussé la United States Steel Corporation,
qui n’était en fait qu’une simple consolidation d’autres
consolidations, la plupart ayant moins de deux ans d’âge, la
bourse comptait 275 actions inscrites à la cote. Elle en
dénombrait environ 100 sur le hors-cote parmi lesquelles
beaucoup de valeurs sans intérêt parce que trop petites ou
inactives en raison de leur caractère d’actions à dividende
garanti[66] et donc sans grand intérêt spéculatif. En fait,
une large majorité d’entre elles étaient des actions sur
lesquelles il n’y avait eu aucune transaction depuis des
années. Aujourd’hui[67], il y a environ 900 titres à la cote
officielle et, les jours de forte activité, on traite
quotidiennement environ 600 lignes d’actions. De plus, les
anciens groupes ou types d’actions étaient plus faciles à
suivre. Non seulement, ils étaient peu nombreux, mais leur
capitalisation était plus faible. Les nouvelles qu’un
spéculateur avait à surveiller ne recouvraient pas un très
vaste champ. De nos jours, on spécule sur n’importe quoi,
presque chaque secteur de l’économie mondiale est
représenté. Cela nécessite plus de temps et plus de travail
pour investir et, dans cette mesure, la spéculation
boursière est devenue bien plus difficile pour ceux qui
veulent l’exercer intelligemment.
Il y a des milliers de personnes qui achètent et vendent
des actions dans un but spéculatif mais le nombre de ceux
qui spéculent avec profit est faible. Comme le public est
toujours assez massivement «dans» le marché, il s’ensuit
qu’il perd toujours de l’argent. Les pires ennemis du
spéculateur sont au nombre de quatre  : l’ignorance, la
cupidité, la peur et l’espoir. Tous les livres du monde et
toutes les règles de toutes les Bourses sur terre ne
pourront jamais éliminer ces quatre ennemis de cet animal
qu’est l’homme. Des cohortes d’économistes à sang froid ou
de philanthropes aux cœurs généreux tentent de prévenir
les accidents qui viennent frapper de plein fouet les plans
les plus soigneusement conçus. Il reste une autre source de
perte  : il s’agit des opérations de désinformation
délibérément camouflées en tuyaux impeccables. Ce sont
les plus insidieuses et les plus dangereuses, parce qu’elles
s’avancent masquées sous le couvert de multiples
déguisements.
Le boursicoteur moyen spécule soit sur des tuyaux soit
sur des rumeurs, que ceux-ci se transmettent par oral ou
par écrit. Vous ne pouvez vous prémunir contre les tuyaux
ordinaires. Par exemple, un ami de longue date désire
sincèrement vous enrichir en vous disant ce qu’il a fait : il a
acheté ou vendu quelques actions. Son intention est
louable. Maintenant, si le tuyau est mauvais, que pouvez-
vous y faire? C’est pourquoi la protection du public contre
le professionnel ou le tuyauteur qui veut l’escroquer est à
peu près aussi illusoire que sa protection envers les escrocs
de haut vol ou l’alcool frelaté. Les boursicoteurs sont
absolument sans défense ni recours contre les rumeurs
typiques de Wall Street. Les vendeurs d’actions en gros, les
manipulateurs et autres pools ont à leur disposition une
gamme variée de maximes destinées à faciliter la vente de
leurs titres aux meilleurs cours possibles. De tous les
tuyaux, la diffusion d’informations haussières via les
quotidiens et les téléscripteurs est le plus pernicieux de
tous.
Surveillez quotidiennement les titres des agences
d’informations financières et vous serez surpris du nombre
d’affirmations de nature quasi-officielle qu’elles impriment.
La source est souvent «un initié influent» ou «un
administrateur éminent» ou «un officiel de haut rang» ou
quelqu’un «qui a du pouvoir»  : il est donc censé savoir de
quoi il parle. Voilà les titres du jour. Je prends une
information au hasard, comme celle-ceci  : «Un banquier
influent dit qu’il est encore trop tôt pour attendre un
marché baissier».
Est-ce que le banquier influent a réellement dit cela et,
s’il l’a dit, pourquoi l’a-t-il dit? Pourquoi n’a-t-il pas permis
de publier son nom? A-t-il peur que les gens le croient?
Voilà autre chose sur une société dont l’action a été très
active cette semaine. Dans ce cas, celui qui fait une
déclaration est «un administrateur éminent». Maintenant
lequel des douze administrateurs, s’il en est vraiment un,
est en train de s’exprimer? Il est évident qu’en restant
anonyme, personne ne peut être accusé de quoi que ce soit.
Sans que cela ait la moindre relation avec l’analyse
intelligente de la spéculation, le spéculateur en bourse doit
toujours considérer certains faits en rapport avec le jeu
boursier. En plus d’essayer de déterminer comment faire de
l’argent, on doit aussi essayer d’éviter d’en perdre. Il est
presque aussi important de savoir ce qu’il ne faut pas faire
que de savoir ce qu’il faut faire. Il est cependant bon de se
souvenir que la manipulation entre, jusqu’à un certain
point, dans pratiquement toutes les hausses d’actions
prises individuellement. De telles hausses sont causées par
des initiés avec pour seul objectif de vendre au meilleur
cours possible. Le client moyen croit passer pour un plouc,
s’il insiste auprès de son courtier pour connaître la raison
de la hausse d’un titre. Naturellement, les manipulateurs
«expliquent» la hausse d’une manière scientifique pour
faciliter la vente de leurs actions. Je suis fermement
convaincu que les pertes du public seraient sensiblement
réduites s’il était interdit d’imprimer des déclarations
anonymes sur la nature haussière du marché. Je veux
parler de déclarations destinées à faire acheter le public ou
à lui faire garder ses titres.
La très grande majorité des articles haussiers imprimés
sous l’autorité des administrateurs anonymes ou initiés
charrient des informations peu fiables voire trompeuses
pour le public. Le grand public perd des millions et des
millions de dollars chaque année en acceptant de telles
déclarations comme étant quasi-officielles et donc dignes
de confiance.
Supposons, par exemple, qu’une société soit dans une
phase récessive de son activité. L’action est inactive. La
cotation traduit la croyance générale et supposée précise
sur la valeur de la boîte. Si l’action était trop bon marché à
ce niveau, quelqu’un l’aurait su et l’aurait achetée : l’action
aurait monté. Inversement, si quelqu’un en avait su assez
pour la vendre, le cours aurait baissé. Comme rien n’est
arrivé d’une manière ou d’une autre, personne n’en parle et
il ne se passe rien.
L’activité de la société est à un tournant. Qui sera le
premier à le savoir, les initiés ou le public? Vous pouvez
parier que ce ne sera pas le public. Que se passe-t-il alors?
Si l’amélioration continue, les bénéfices augmenteront et la
société aura les moyens de reprendre le versement des
dividendes ou, si les dividendes ont toujours été versés,
d’en verser plus. Alors, la valeur de l’action croîtra.
Supposez que l’amélioration se poursuive. La direction
va-t-elle rendre publique cette bonne nouvelle? Le
président en parlera-t-il aux petits porteurs? Un
administrateur philanthrope va-t-il s’exprimer par une
déclaration signée pour faire profiter le public qui lit la
page financière dans les quotidiens et les gros titres des
agences de presse? Un modeste initié, poursuivant sa
politique habituelle d’anonymat, va-t-il se manifester par
une déclaration anonyme pour annoncer que l’avenir de la
société est des plus prometteurs? Pas à ce moment-là, en
tout cas. Pas un mot ne sera prononcé par ceux qui savent
et pas une déclaration ne sera imprimée par les quotidiens
ou les téléscripteurs.
La valeur de l’information est soigneusement cachée au
public pendant que les «initiés influents», pris d’un
mutisme soudain, vont sur le marché et achètent toutes les
actions qu’ils peuvent à bon compte. Comme ces achats
bien informés, mais très peu ostentatoires, sont à l’œuvre,
les actions progressent. Les journalistes financiers, sachant
que les initiés doivent avoir des raisons d’acheter, posent
des questions. Les initiés anonymes et unanimes déclarent
d’une même voix qu’il n’y a aucune nouvelle en vue : ils ne
savent pas quelle est la raison de la hausse. Parfois, ils vont
même jusqu’à dire qu’ils ne se sentent pas particulièrement
concernés par les caprices du marché des actions ou par
des manœuvres de spéculateurs.
La hausse continue et vient alors le jour tant attendu où
ceux qui savent ont acheté tout ce qu’ils pouvaient. Wall
Street commence immédiatement à bruire de toutes sortes
de rumeurs haussières. Les téléscripteurs crépitent et
disent aux spéculateurs que, «de source sûre», la société
est définitivement sortie de la crise. Le même modeste
administrateur qui ne souhaitait pas donner son nom
lorsqu’il disait qu’il ne pouvait pas apporter sa caution à la
hausse du titre, est maintenant en mesure de dire, sans
qu’on le nomme bien sûr, que les détenteurs de titres ont
de bonnes raisons de se sentir vivement encouragés par les
perspectives de la boîte.
Poussé par le déluge d’informations haussières, le public
commence à acheter le titre. Ces achats permettent de
pousser les cours plus haut. À bon escient, les prédictions
des administrateurs, uniformément anonymes, se vérifient
et la société poursuit ses paiements de dividendes, ou en
accroît le montant, selon les cas. Dans le même temps, les
informations haussières se multiplient. Elles ne sont pas
plus nombreuses qu’avant, mais beaucoup plus
enthousiastes. Un «administrateur de premier plan», à qui
on a demandé une déclaration, informe le monde entier que
l’amélioration est plus qu’en bonne voie. Un «initié
éminent», après beaucoup de flatteries, est poussé à la
confession par une agence de presse et affirme que les
bénéfices ne sont rien de moins que phénoménaux. Un
«banquier bien connu», qui est en relation avec la société,
est en mesure de dire que l’accroissement des commandes
est tout simplement sans précédent dans l’histoire de la
spéculation. Même en l’absence de nouvelles commandes,
la société tournera jour et nuit pour on ne sait combien de
mois. Un «membre du comité financier», dans un manifeste
en caractères gras, exprime son étonnement au sujet de
l’étonnement du public à propos de la hausse du titre. La
seule chose étonnante est, selon lui, la modération avec
laquelle l’action grimpe. Tous ceux qui analyseront le
rapport annuel à venir comprendront aisément à quel point
la valeur nette comptable de l’action est supérieure au
cours du marché. En aucun cas, on ne donnera le nom du
communicateur philanthrope.
Aussi longtemps que les bénéfices continueront à être
bons et que les initiés ne discerneront aucun signe de
fléchissement dans la prospérité de la société, ils resteront
assis sur les actions qu’ils avaient achetées à bas prix. Il n’y
a aucune raison que le cours baisse, alors pourquoi
vendraient-ils? Au moment où il y aura un infléchissement
dans l’activité de la société, qu’arrivera-t-il? Viendront-ils
faire des déclarations ou des avertissements ou même la
moindre des allusions? Pas du tout  : la tendance est
maintenant baissière. De la même manière qu’ils
achetaient sans tambour ni trompette, quand la société
commençait à marcher mieux, ils vendent dans le silence le
plus total. Sur ces ventes d’initiés, l’action se met
naturellement à baisser. Le public commence à entendre
des explications familières. «Un initié influent» affirme que
tout va bien et que la baisse n’est que le résultat de vente
de spéculateurs à découvert qui essaient d’affecter le
marché en général. Si un beau jour, après que l’action ait
baissé depuis quelque temps, il y a une chute brutale, alors
la demande d’informations et d’explications devient plus
pressante. Si personne ne s’exprime, le public commencera
à craindre le pire. Du coup, les téléscripteurs sortent
quelque chose de ce genre  : «Quand on demande à un
administrateur de la société d’expliquer la faiblesse de
l’action, il répond que la seule conclusion à laquelle il peut
arriver est que la baisse actuelle est due à des opérations
de vente à découvert, les conditions de base n’ayant pas
changé. L’activité de la société n’a jamais été aussi bonne et
les probabilités sont très fortes d’une progression du
dividende au prochain détachement, à moins que quelque
chose de totalement imprévu ne se produise dans
l’intervalle. Les ours sont devenus plus agressifs et la
faiblesse de l’action est visiblement le fait d’un raid destiné
à faire lâcher prise aux mains faibles». Les nouvelles
dépêches, crachées par les téléscripteurs, souhaitant faire
bonne mesure, sur la base «d’informations fiables»,
précisent que la plupart des actions achetées à la baisse
ont été prises par des initiés et que les ours se rendront
bientôt compte qu’ils se sont précipités eux-mêmes dans le
trou. L’heure de vérité va bientôt sonner pour eux.
En sus des pertes subies par le public compte tenu des
déclarations haussières et de leurs achats d’actions,
s’ajoutent les pertes provenant du fait d’avoir été dissuadé
de vendre. Après avoir poussé les gens à acheter l’action, la
prochaine bonne action de «l’initié influent» qui souhaite
vendre est d’empêcher les gens de vendre la même action
quand il ne veut pas la tenir ou l’accumuler. Que doit croire
le public après avoir lu la déclaration de «l’administrateur
influent»? Que peut bien en penser celui qui ne dispose pas
d’informations privilégiées? Bien sûr, que l’action ne
devrait jamais avoir baissé, mais qu’elle a baissé sur des
ventes de vendeurs à découvert. Dès que ces ventes
cesseront, les initiés leur infligeront une hausse punitive,
obligeant les vendeurs à se racheter à des cours élevés. Le
public le croit volontiers parce c’est exactement ce qui
aurait dû arriver si la baisse avait été vraiment le fait de
vendeurs à découvert.
L’action en question, nonobstant toutes les menaces ou
les promesses d’un squeeze fantastique de l’intérêt
vendeur, ne remonte toujours pas. Elle continue à baisser.
Rien n’y fait. Les initiés ont mis trop d’actions sur le
marché pour que celui-ci puisse les digérer.
Ces actions d’initiés, vendues par ces «administrateurs
influents» et ces «initiés qui ont des fonctions de
direction», deviennent alors une sorte de ballon de football
pour spéculateurs professionnels, ce qui pousse le cours à
la baisse. Il semble ne plus y avoir de plancher. Les initiés
sachant que les conditions de base affecteront de manière
négative les résultats futurs de la société n’osent pas
soutenir l’action jusqu’à la prochaine amélioration des
résultats de la société. C’est alors seulement que
réapparaîtront les achats et le grand silence des initiés.
J’ai fait ma part de spéculation et j’ai, depuis quelques
années, toujours gardé un œil vigilant sur le marché. Je
peux donc dire que je ne connais pas un seul exemple de
raid baissier qui aurait contribué à faire baisser fortement
une action. Ce que l’on qualifie de raids baissiers ne sont
en réalité rien d’autre que des ventes motivées par une
connaissance des conditions réelles de l’action. Toutefois, il
n’est jamais dit que l’action baisse sur la vente d’initiés ou
à tout le moins sur le non-achat d’initiés. Tout le monde
veut se dépêcher de vendre. Quand tout le monde vend et
que personne n’achète, il est logique que l’action aille en
enfer.
Le public doit avant tout comprendre ce point essentiel :
la raison réelle d’une baisse prolongée ne réside jamais
dans un raid de baissiers. Quand une action n’en finit pas
de baisser, vous pouvez parier que quelque chose ne va
pas, soit avec le marché en général soit avec cette société
en particulier. Si la baisse n’était pas justifiée, l’action se
retrouverait alors rapidement vendue en dessous de sa
valeur réelle, ce qui déclencherait ipso facto des achats qui
limiteraient la baisse. De ce fait, la seule fois où un ours
peut faire beaucoup d’argent en vendant une action est
lorsque cette action est vraiment trop haute. Vous pouvez
parier votre dernier cent sur le fait que les initiés ne le
proclameront pas à la face du monde.
Assurément, le plus bel exemple de ce que je viens de
dire fut New Haven. Tout le monde sait aujourd’hui ce que
très peu de gens savaient à l’époque. L’action se traitait à
255 en 1902. Elle était la première société de chemins de
fer de la Nouvelle-Angleterre. On mesurait alors, dans cette
région du pays, la respectabilité et le standing d’un
individu aux nombres d’actions qu’il détenait dans la
société. Si quelqu’un avait dit que la société risquait
l’insolvabilité, on ne l’aurait pas mis en prison pour cela.
On l’aurait plutôt enfermé dans un asile psychiatrique avec
d’autres lunatiques de son acabit. Lorsqu’un nouveau
président plus volontariste fut mis en place par M. Morgan
et que la débâcle commença, il n’était pas a priori évident
que la nouvelle politique conduirait l’affaire où elle allait.
Cependant, quand la société réalisa investissement sur
investissement à des prix de plus en plus exorbitants, quels
ont été les observateurs lucides qui ont commencé à mettre
en doute la sagesse de la politique du président Mellen?
Une concession de trolley fut achetée pour deux millions et
vendu à New Haven pour dix millions. À ce moment-là, un
ou deux téméraires commirent alors le crime de lèse-
majesté de laisser entendre que la direction agissait avec
une certaine insouciance. Insinuant même que New Haven
aurait autant de facilités à supporter de telles
extravagances que quelqu’un qui veut remonter à la nage
le courant du détroit de Gibraltar.
Bien sûr, les premiers à voir l’inévitable chute furent les
initiés. Ils étaient parfaitement conscients de la situation
réelle de la société et ils réduisirent en conséquence leurs
participations. Sur leurs ventes, comme sur l’absence de
soutien, les cours de l’action New England commencèrent à
fléchir. Comme d’habitude, on posa des questions et on
réclama des explications  : les réponses habituelles furent
rapidement données. «Les initiés importants» déclarèrent
qu’ils n’étaient pas au courant du moindre problème et que
la baisse était due à des ventes à découvert assez
téméraires. Du coup, «les investisseurs» de la Nouvelle-
Angleterre gardèrent, à New York, leurs participations dans
New Haven &  Hartford. Pourquoi auraient-ils fait
autrement? Les initiés n’avaient-ils pas dit que rien de
mauvais ne pouvait arriver et ne dénonçaient-ils pas les
ventes à découvert? Les dividendes ne continuaient-ils pas
à être annoncés et payés?
Dans le même temps, le squeeze promis aux vendeurs
ne venait toujours pas. Les records à la baisse, eux, se
succédaient. Les ventes d’initiés devenaient de plus en plus
pressantes et de moins en moins déguisées. Néanmoins, le
public qui avait fait preuve de civisme fut accusé de
tripatouillage d’actions et de démagogie pour avoir osé
demander des explications véritables à la déplorable baisse
de l’action. Résultat  : la baisse fut la cause de pertes
effroyables pour tous ceux qui, en Nouvelle-Angleterre,
avaient voulu faire un investissement de bon père de
famille et s’assurer un dividende régulier.
Cette chute historique de 255  $ à 12  $ l’action n’a
jamais été — et n’aurait jamais pu être — l’œuvre de
manipulateurs baissiers. Elle ne fut ni initiée ni accentuée
par d’agressives ventes à découvert. Les initiés vendirent
tout au long de la baisse et toujours à des cours supérieurs
à ce qu’ils auraient pu faire s’ils avaient dit la vérité ou
autorisé qu’on dise la vérité. Peu importe que le cours soit
à 250 ou 200 ou 150 ou 100 ou 50 ou 25, c’était encore
trop cher pour cette action. Les initiés le savaient, le public
ne le savait pas. Le public peut probablement méditer sur
les inconvénients qu’il y a à intervenir en essayant de
gagner de l’argent en achetant ou en vendant, peu importe,
l’action d’une société dont seul un petit groupe d’hommes
connaissaient la situation exacte.
Les plus fortes baisses des vingt dernières années n’ont
rien à voir avec les prétendues ventes à découvert. La
croyance naïve dans cette explication est la cause directe
de pertes qui se chiffrent en milliards de dollars. C’est cette
croyance qui a toujours empêché le grand public de vendre
des titres dont le comportement n’était pas bon et qu’il
aurait dû solder s’il n’avait pas attendu l’inévitable hausse
qui suit la fin des raids baissiers. À l’époque, on accusait
Keene d’être responsable des baisses. Avant lui, on accusait
Charley Woerishoffer ou Addison Cammack. Après lui, c’est
moi qui fit office de bouc émissaire.
Je me rappelle encore le cas de l’Intervale Oil. Il y avait
un pool dessus qui poussait l’action vers le haut et trouvait
des acheteurs à la hausse. Les manipulateurs tirèrent le
cours jusqu’à 50. Le pool vendit alors et il y eut une chute
brutale. La demande habituelle pour des explications suivit.
Pourquoi Intervale était-elle si faible? Il y eut suffisamment
de personnes qui posèrent la question pour faire de la
réponse une nouvelle importante. Une des agences de
presse financière appela les courtiers qui en savaient le
plus sur l’avance de l’Intervale Oil et qui devaient être
également bien placés pour la baisse. Que répondirent ces
courtiers, membres du pool haussier, quand l’agence de
presse leur demanda une raison qu’on pourrait imprimer et
diffuser dans tout le pays? Et bien, tout simplement que
Larry Livingstone était en train de manipuler le marché! Ce
n’était pas tout  : ils ajoutèrent qu’ils allaient se le faire.
Bien sûr, dans le même temps, le pool de l’Intervale
continuait à vendre. L’action s’établit alors aux alentours de
12  $ et ils purent en vendre jusqu’à 10  $ et même moins
car, même à ce cours, leur prix de vente était encore au-
dessus de leur coût d’achat.
Il est toujours sage et pertinent pour des initiés de
vendre à la baisse. Cependant, pour ceux qui ne disposent
d’aucune information et qui ont payé 35 ou 40  $ l’action,
c’est différent. Lisant ce que l’agence avait écrit, les non-
initiés conservèrent leurs positions et attendirent que Larry
Livingstone se fasse étriller par le pool d’initiés indignés.
Dans un marché haussier et particulièrement dans des
périodes de booms, c’est d’abord le public qui gagne de
l’argent qu’il reperdra plus tard, simplement en
surestimant le marché haussier. Cette expression de «raids
des baissiers» l’aide à surestimer le marché haussier. Le
public devrait se méfier des explications qui n’ont pour
objet que de lui dire ce que les initiés anonymes veulent lui
faire croire.
CHAPITRE 24

L
e public veut toujours qu’on l’informe. C’est ce qui fait
d’ailleurs des échanges de tuyaux — donnés ou
reçus peu importe — une pratique universelle. C’est
la raison pour laquelle les courtiers proposent à leurs
clients des conseils de spéculation soit par l’intermédiaire
de lettres de marché soit de vive voix. Les courtiers ne
devraient pas trop s’étendre sur les conditions
économiques actuelles, car la tendance d’un marché a
toujours six à neuf mois d’avance sur les conditions
réellement en vigueur. Les bénéfices d’aujourd’hui ne
justifient pas les conseils des courtiers d’acheter des
actions à moins qu’on ait la certitude que, dans six ou neuf
mois, les perspectives d’activité pourront garantir le
maintien du même rendement. Si vous pouvez voir aussi
loin, et d’une manière raisonnablement claire, que les
conditions de base évolueront par rapport à la situation
actuelle, l’argument sur le bas prix de l’action tombera. Le
spéculateur doit regarder loin devant lui alors que le
courtier, lui, est uniquement préoccupé par ses
commissions à court terme, d’où l’inévitable fausseté de la
lettre boursière moyenne. Les courtiers vivent des
commissions provenant du public. Parfois, ils essaient
d’induire le public en erreur à travers leurs lettres
boursières, ou de vive voix, en les incitant à acheter les
actions sur lesquelles ils ont des ordres de vente de la part
d’initiés ou de manipulateurs.
Il arrive souvent qu’un initié aille voir une société de
bourse et lui dise  : «Je souhaite que vous développiez un
marché dans lequel je puisse disposer de 50 000 actions de
mon titre».
Le courtier demande plus de détails. Disons que le cours
de l’action est à 50 $, l’initié lui dit : «Je vous donnerai des
options d’achat sur 5  000 actions à 45 et ensuite 5  000
actions à chaque hausse d’un point pour la totalité des
50  000 actions. Je vous donnerai également un ordre de
vente de 50 000 actions. »
Maintenant, la partie est plutôt facile pour le courtier,
surtout s’il a une large clientèle. C’est précisément le genre
de courtier que recherche le client  : une maison avec des
câbles directs vers des succursales et des connexions dans
tout le pays. Il dispose en principe d’une large clientèle
pour des opérations de ce type. Souvenez-vous bien que,
dans tous les cas, le courtier joue absolument sans risque
grâce à l’option d’achat qu’il a reçue. S’il peut entraîner le
public, il dispose à sa guise de la ligne à vendre et peut
réaliser un gros profit en plus de ses commissions
habituelles.
Il me revient à l’esprit les exploits d’un initié qui est très
connu à Wall Street. Il appelle le responsable commercial
d’une grande société de bourse. À une époque, il allait
même plus loin et appelait, en règle générale, un des
jeunes associés de la société. Il lui tient alors un discours
de ce style  : «Écoute, mon garçon, je veux te montrer que
j’apprécie ce que tu as fait pour moi en diverses occasions.
Je vais te donner une chance de gagner vraiment beaucoup
d’argent. Nous sommes en train de former une nouvelle
société pour absorber les actifs de l’une de nos sociétés et
nous allons faire monter le titre bien au-dessus de son
cours actuel. Je vais te donner des actions Bantam Shops à
65, l’action cotant actuellement 72».
L’initié, qui a la reconnaissance du ventre, raconte la
même histoire une douzaine de fois aux patrons des plus
grandes sociétés de courtage. Une fois que les heureux
bénéficiaires de la générosité de l’initié sont à Wall Street,
que vont-ils faire de ces actions qui leur laissent déjà un
bénéfice? Bien sûr, conseiller à tout le monde d’acheter la
valeur. Le gentil donateur en est parfaitement conscient.
Ce faisant, ils vont l’aider à créer un marché dans lequel le
gentil initié pourra vendre toutes ces bonnes choses à des
cours élevés au pauvre public.
Il y a d’autres trucs dans la panoplie des vendeurs
d’actions qui mériteraient d’être relevés. Les autorités
boursières ne devraient pas autoriser l’inscription à la cote
officielle de valeurs cotées qui sont proposées au public
grâce à un plan de paiement partiel. Disposer du cours coté
donne une sorte de sanction à l’action. En outre, l’existence
d’un marché officiel et les fluctuations des cours, tout cela
développe un fort pouvoir d’attraction sur le public.
Un autre truc classique de la vente, qui coûte au public
insouciant de nombreux millions de dollars et n’envoie
personne en prison — parce que c’est parfaitement légal —
est d’augmenter le capital exclusivement en raison des
exigences du marché. Le processus n’est pas vraiment
différent du changement de couleur des certificats
d’actions.
Le tour de passe-passe qui consiste à multiplier par
deux, par quatre ou même par dix le nombre de titres d’une
société, est habituellement causé par le désir de rendre une
vieille marchandise plus facile à vendre. L’ancien prix était
de 1 $ par livre et le paquet se vendait mal. Cela se vendra
mieux à 25 cents, et peut-être même à 27 ou 30 cents, la
boîte d’un quart de livre.
Pourquoi le public ne s’interroge-t-il pas sur l’intérêt de
rendre l’action plus attirante? Voilà un nouvel exemple
d’opérations philanthropiques. Le spéculateur avisé sait se
méfier des cadeaux empoisonnés  : il est toujours sur ses
gardes. Le public, lui, n’y pense pas et cela lui coûte des
millions de dollars par an.
La loi punit celui qui est à l’origine de rumeurs
destinées à affecter le crédit ou les affaires des personnes
physiques ou morales, en fait, tout ce qui tend à déprimer
les valeurs des titres en poussant le public à les vendre.
Originellement, l’intention principale peut avoir été de
réduire le danger de panique en punissant quiconque
lançait des rumeurs sur la solvabilité des banques en
périodes de tension. Bien sûr, elle sert aussi à protéger le
public contre des ordres de ventes en dessous de la vraie
valeur. En d’autres termes, la loi de ce pays punit le
diffuseur d’informations baissières de cette nature.
Le public est-il protégé contre les dangers de l’achat
d’actions au-dessus de leur valeur réelle? Qui punit le
diffuseur d’informations haussières non justifiées?
Personne, vous le savez bien. Le public perd plus d’argent
en achetant des titres sur des conseils d’initiés anonymes
qu’il n’en perd en vendant des actions en dessous de leur
valeur, pendant les prétendus raids des baissiers. Si une loi
était votée pour réprimer le délit de propagation de fausses
nouvelles à la hausse, comme elle le fait à la baisse, je crois
que le public économiserait des millions.
Naturellement, les émetteurs, manipulateurs et autres
bénéficiaires de l’optimisme des foules vous diront que
celui qui traite sur des rumeurs et des déclarations non
signées ne peut s’en prendre qu’à lui-même. On peut aussi
argumenter que celui qui est suffisamment fou pour se
droguer ne mérite aucune protection.
Les autorités boursières devraient y suppléer. Il est vital
de protéger le public contre les pratiques déloyales. Si un
homme en position de savoir souhaite faire accepter au
public des faits ou même des opinions, qu’il le fasse en son
nom. Les informations haussières signées ne les rendraient
pas nécessairement vraies. Cependant, elles rendraient les
«initiés» et «les administrateurs» plus prudents.
Le public doit toujours garder à l’esprit les éléments de
base d’une saine spéculation boursière. Quand une action
est en train de monter, aucune explication fumeuse n’est
nécessaire pour expliquer pourquoi elle monte. Il faut des
achats continuels pour qu’une action continue à monter.
Aussi longtemps que cela dure, avec de temps en temps
quelques petites réactions, le bon conseil se résume à
suivre la tendance. Si, après une longue hausse constante,
la tendance se retourne et commence graduellement à
retomber, avec des petits redressements occasionnels, il est
évident que la ligne de moindre résistance est alors passée
de haut en bas. Si tel est le cas, pourquoi devrait-on
chercher des explications compliquées? Il y a probablement
de bonnes raisons pour que le cours baisse. Toutefois, ces
raisons ne sont connues que de quelques rares personnes
qui les gardent précieusement pour elles, ou qui disent au
public que l’action est vraiment bon marché. La nature et
les règles du jeu sont tels que le public devrait comprendre
que la vérité ne peut pas provenir des rares personnes qui
savent.
Plusieurs des déclarations prétendument attribuées aux
«initiés» ou aux officiels n’ont pas la moindre base réelle.
Parfois, on ne demande même pas aux initiés de faire des
déclarations, signées ou non. Ces histoires sont inventées
par quelqu’un qui a un gros intérêt dans le marché. À un
certain stade de l’avance des cours d’une valeur, les gros
initiés ne sont pas opposés à recevoir l’aide de
professionnels pour spéculer sur cette action. Quand l’initié
sera en mesure d’informer le gros spéculateur de
l’opportunité de vendre, vous pouvez parier qu’il ne le dira
pas. Le grand professionnel est donc exactement dans la
même situation que le public, seulement lui, à la différence
du public, il a besoin d’un marché suffisamment large pour
sortir. Bien sûr, certains initiés ne peuvent être crus à
aucun moment. En règle générale, les hommes qui sont à la
tête de grosses sociétés peuvent agir dans le marché, grâce
à leur connaissance d’initiés, mais ils ne peuvent dire des
mensonges. Ils ne disent tout simplement rien, parce qu’ils
ont découvert qu’il y a des moments où le silence est d’or.
Je vous ai dit à de nombreuses reprises, et je ne le dirai
jamais assez, que l’expérience de nombreuses années de
spéculation boursière m’a convaincu que personne ne peut
battre le marché de manière consistante et continuelle, à
moins qu’il ne fasse de l’argent sur des actions spécifiques
en certaines occasions seulement. Quelle que soit son
expérience, la possibilité de perdre est toujours présente
parce que la spéculation ne peut jamais être sûre à 100%.
Les professionnels de Wall Street savent qu’agir sur un
tuyau d’initiés peut ruiner un homme plus sûrement que la
famine, la peste, les mauvaises récoltes, l’escroquerie, les
changements politiques ou ce que l’on peut appeler les
accidents normaux. Il n’y a pas de chemin pavé de roses
pour le succès à Wall Street, ni nulle part ailleurs : je crois
qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter!

FIN
NOTES

[1] SEC (Securities and Exchange Commission) est


l’équivalent de la Commission des opérations de bourse
(COB).

[2] Publié dans Market Wizards, New York Institute of


Finance, 1989, et The New Market Wizards, Harper
Business, 1992.

[3]Traduction de bucket shop, sorte d’officine de paris,


clandestins mais tolérés par les autorités, où les joueurs
pouvaient prendre position sur les cours de bourse. Ils
furent interdits en 1933 par la SEC (Security Exchange
Commission), l’équivalent américain de la COB
(Commission des Opérations de Bourse). Le principe de la
spéculation chez les bookmakers est très simple : un client
veut spéculer sur une action qui cote, par exemple, 100 $.
Il dépose 1  $ par titre et achète 100 actions. Si le titre
monte à 103 $, le client peut revendre et encaisser 3 $ par
titre. En revanche, dès que le titre passe en dessous de
99 $, le client est automatiquement soldé et perd sa mise.
[4]John W.  Gates était un célèbre spéculateur du début
du XXe siècle connu pour son goût immodéré des paris à un
million de dollars.

[5]Ligne : nombre de titres traités en une seule fois.

[6]Il s’agit de John Davidson Rockefeller (1839-1937)


considéré par les Américains comme le modèle de la
réussite en affaires.

[7] Bout  : une unité, un titre dans le jargon boursier,


contraction de l’expression «un bout de papier» qui signifie
«une action».

[8] En 1902.

[9] Ordre stop  : ordre assorti d’un cours limite à partir


duquel le donneur d’ordre se porte acheteur ou vendeur.
L’ordre d’achat (ou de vente) est exécuté dès que le cours
plafond (ou plancher) est atteint.

[10] Stop-loss  : terme correspondant au seuil où l’on


souhaite vendre sa position. Il désigne soit un cours limite
(plafond ou plancher) soit un montant total de pertes que
se fixe un opérateur, à ne pas dépasser. Cet ordre est
destiné à limiter les pertes.

[11] William McKingley (1843-1901)  : homme politique


et président des États-Unis en 1896 et 1900. Avocat,
représentant républicain au Congrès, il fut le champion du
protectionnisme douanier. Assassiné en 1901, le vice-
président Théodore Roosevelt le remplaça.

[12] L’élection du président des États-Unis a toujours


lieu le mardi qui suit le premier dimanche de novembre,
tous les quatre ans.

[13] Surnom donné par les boursiers à Northern Pacific

[14] Être long : être en position acheteur sur un titre ou


un indice. L’opérateur qui s’est mis volontairement en
position longue anticipe une hausse des cours.

[15] Cotton Exchange et Produce Exchange : marchés à


terme de marchandises aux États-Unis.

[16] Le l/8e de dollar était le courtage minimum de tous


les courtiers américains jusqu’en 1975.

[17] Le Curb est l’ancêtre de l’American Stock


Exchange, marché de coulissiers qui se tenait aux portes de
la bourse de Wall Street.

[18] Le huitième de dollar était à l’époque la plus faible


variation de cours possible, on pouvait donc coter de 85 à
85 l/8e par exemple.

[19] L’ours  : sur un marché à terme, l’ours est le


symbole du spéculateur qui joue la baisse, il désigne le
vendeur à découvert qui vend des contrats à terme qu’il ne
possède pas dans le but de les racheter moins cher avant la
date d’échéance du contrat.

[20] Spéculateur américain qui, avec Jay Gould et aidé


par le gendre du président Grant tenta un corner sur l’or
qui échoua (krach du vendredi 24 septembre 1869, ou
vendredi noir pendant lequel le cours de l’or chuta de 162 à
135 $).

[21] Corner  : manipulation d’un marché à terme


consistant à s’assurer la totalité des titres ou du stock
disponible pour obliger ensuite les vendeurs à découvert à
se racheter aux conditions fixées par les acheteurs.

[22] La pratique de la pyramide consiste à investir


systématiquement ses gains potentiels et à s’en servir
comme déposit pour accroître sa mise.

[23] Squeeze : étranglement d’un marché par des achats


massifs destinés à faire peur aux vendeurs à découvert et à
les pousser à racheter leurs positions. Le «squeeze» est
une situation spécifique aux marchés à terme.

[24] Guerre des Boers (1900-1902), pendant laquelle


quelques 450 000 soldats anglais furent mobilisés.

[25] Pool  : groupe de spéculateurs qui s’associent pour


une opération ponctuelle en confiant la direction de la
spéculation à un tiers chargé de gérer le stock des titres
détenu par les associés, de faire monter les cours avec les
capitaux déposés, puis de vendre les titres et de répartir
les plus-values entre les associés.
[26] Le troisième lundi de février, qui commémore la
naissance de Washington, est un jour férié aux États-Unis :
la Bourse est donc fermée.

[27] Aix-Les-Bains était, au début du siècle, un centre de


villégiature et une station thermale très prisée de la haute
société internationale.

[28] Taureau : animal symbolisant la hausse. Le taureau


désigne l’acheteur ou le spéculateur à la hausse.

[29] Le dollar équivaut à 100 cents.

[30] La balle de coton : unité de mesure correspondant à


217, 70 kilogrammes de coton.

[31] Winnipeg : ville du Canada, capitale de la province


du Manitoba.

[32] La guerre de Sécession (1861-1865).

[33] Stop-loss  : ordre de bourse destiné à limiter une


position perdante.

[34] Le pharaon est un jeu de hasard proche du chemin


de fer ou du baccarat.

[35] Le boisseau  : unité de mesure du blé d’environ 35


litres.
[36] «Ne vendez pas quand la sève monte aux arbres»,
jeu de mots quasiment intraduisible, signifiant qu’il ne faut
pas aller contre la tendance naturelle du marché est un
croisement de l’expression «ne vendez pas quand le nigaud
monte aux arbres», c’est-à-dire quand tout le monde
achète, donnant par là même une force irrésistible au
marché.

[37] L’échéance mars est l’une des échéances de


livraison des contrats à terme de marchandises.

[38] Il s’agit d’un club politique patriotique proche du


parti républicain.

[39] Noblesse oblige en français dans le texte.

[40] Une personne physique a, aux États-Unis et au


Canada, la possibilité légale de se déclarer en faillite.

[41] Le Lusitania était un paquebot anglais coulé par un


sous-marin allemand le 7 mai 1915. On dénombra 128
américains parmi les 1200 victimes, ce qui précipita
l’entrée en guerre des États-Unis.

[42] Les Adirondacks, un des premiers parcs naturels


créé dans le nord-est des États-Unis à la fin du XIXe siècle.

[43] Gridley est un cercle de jeu.


[44] Gentleman’s agreement  : accord reposant sur
l’honneur.

[45] Bernard Baruch  : grand financier américain du


début du siècle.

[46] La guerre entre l’Espagne et les États-Unis, pour


Cuba, a éclaté en mars 1898.

[47] Baron Rothschild  : il s’agit de James Rothschild


(1792-1868), grand financier du XIXe siècle qui a laissé
quelques préceptes boursiers.

[48] Les Suisses allemands installés en Pennsylvanie au


cours des XVIIe et XVIIIe siècles étaient réputés pour leur
sérieux et leur rigueur. Cette réputation s’accompagne de
la même connotation péjorative que l’on trouve en France
lorsqu’on évoque les Suisses alémaniques.

[49] Crucible, Republic et Bethlehem Steel sont des


aciéries américaines.

[50] 60 miles/heure équivaut à environ 100 km/heure.

[51] Vendre à l’œil  : vendre à découvert dans le jargon


boursier.

[52] Jay Gould fut un des grands spéculateurs


américains de la fin du XIXe siècle.
[53] West Point, académie militaire américaine située
sur les bords de l’Hudson, forme les officiers des armées de
l’air et de terre.

[54] Ponzi : un ponzi est une escroquerie financière.

[55] Une opération de cavalerie, en bourse, consiste à


créer un marché fictif entre deux intervenants qui
s’échangent une ligne d’actions en se l’achetant et se la
revendant.

[56] Le commodore Cornélius Vanderbilt (1794-1877)


était surnommé le roi des chemins de fer.

[57] Shylock : personnage de William Shakespeare dans


le Marchand de Venise et qui personnifie le vil usurier.

[58] Une option d’achat donne le droit à son détenteur


d’acheter des actions à un cours fixé à l’avance pendant
une durée fixée à l’avance. Si le cours progresse, le
détenteur d’option l’exerce, sinon il abandonne son droit.

[59] Un fiduciaire est une personne de confiance


chargée de la gestion des intérêts financiers d’un tiers.

[60] Un plongeur est un spéculateur qui traite de gros


montants et qui n’hésite pas à «plonger» dans le marché.

[61] Stove Company : société bidon créée pour lever des


fonds sur le marché en période d’euphorie boursière.
[62] Associé commanditaire  : associé d’une société en
commandite qui ne risque que son capital initial, à la
différence de l’associé commandité qui est indéfiniment
responsable des pertes de la société sur ses biens
personnels.

[63] Gentleman’s agreement  : accord reposant sur


l’honneur.

[64] Le «shimmy»  : danse d’origine américaine,


exécutée sur un air de fox-trot très en vogue après la
première guerre mondiale.

[65] Il y a 25 ans, donc aux alentours de 1900.

[66] Actions à dividende garanti (guaranteed stocks)  :


actions privilégiées qui donnent à leur détenteur le droit à
un dividende supérieur à celui des actions ordinaires.

[67] Donc aux alentours de 1925.


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Achevé d’imprimer en mai 1997


sur les presses de
l’Imprimerie Quebecor L’Éclaireur
Beauceville, Québec

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