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La commémoration

et la reconnaissance

du génocide

arménien en France
RÉDIGÉ PAR
Ikhlass ARABAT et Maïlys GARON
Sommaire
Introduction p.2

I. L’instauration du rite commémoratif

II. D’un rite communautaire à une

institutionnalisation du rite ?

III. Une institutionnalisation remise en question

Conclusion

Annexe

Bibliographie
Ikhlass ARABAT, Maïlys GARON

Introduction

« De génération en génération, la revendication a été de plus en plus aiguë. [...] Le 24


avril 1965 marque le début du processus actuel. Plus d’un million de personnes défilent à
Erevan, tout comme la diaspora arménienne dans tous les pays du monde » déclare l’historien
Yves Ternon au micro du journal français France Info. Ces propos nous permettent de
comprendre l’intérêt pour les Arméniens de tous les coins du monde de reconnaître mais aussi
de commémorer le génocide arménien partout dans le monde, et surtout en France.
Effectivement, 350 000 Français seraient d’origine arménienne, sans oublier les Arméniens de
nationalité étrangère vivant sur le sol français.

Mais avant de développer l’importance du rite de commémoration dans la


reconnaissance du génocide arménien, il est important de comprendre ce qu’est une
commémoration. Une commémoration est une cérémonie officielle organisée afin de rappeler
le souvenir d’une personne ou d’un évènement, ici le génocide arménien. La commémoration
a aussi pour but de conserver la ou les consciences nationales concernant un événement de
l’histoire collectif et s’en servir d’exemple. Dans le cadre de la commémoration du génocide
arménien, le but est que cela ne se reproduise plus.

Les deux tiers de la population arménienne est morte durant le génocide réalisé par les
Ottomans en 1915. Un génocide qui sera orchestré au plus haut grade de l’Empire ottoman
avec comme principal leader Talaat Pacha, grand vizir de l’époque. La reconnaissance de ce
génocide a pris du temps, tout d’abord car la notion de génocide n’existait pas avant la Shoah.
Effectivement, le génocide juif qui a eu lieu lors de la Seconde Guerre mondiale et les procès
de Nuremberg qui ont suivi ont permis de mettre en place une définition de ce qu’est un
génocide par l’ONU en 1948. Cela a permis un réel éveil de la mémoire arménienne, qui au
départ « ne voulaient pas revenir sur le passé », ce qui permettra dès 1965 le début des
commémorations mais aussi de la reconnaissance de ce génocide comme tel à l’échelle
internationale. Le pays de la Céleste est le premier à reconnaître le génocide arménien par le
biais d’une loi. Il ne sera reconnu par l’ONU qu’en 1985, une reconnaissance tardive
principalement due à la pression turque. La Turquie au départ ne voulait pas nier sa
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responsabilité dans cet évènement. Cela s’observe en 1919 lors de la mise en place des procès
des unionistes. Des «procès donnent les détails du massacre, et de son organisation, de sa
préméditation ». Ce processus a été arrêté lors de l’ascension à la tête de la République de
Turquie en 1923 de Mustafa Kemal ‘Atatürk’, père de la nation turque. Ce dernier mettra en
place une politique négationniste, qui perdure encore aujourd’hui, due au fait que le régime de
Mustafa Kemal était principalement composé de fonctionnaires du régime des jeunes-turques,
principaux instigateurs du génocide arménien. Cette position turque a ainsi influencé celle de
la communauté internationale, qui craignait de dégrader ses relations avec la Turquie. À la fin
de la Seconde Guerre mondiale et au début de la guerre froide, avec l’intégration de la Turquie
dans l’OTAN et de l’Arménie dans le bloc soviétique, « il n’est plus question de demander des
comptes à la Turquie, parce qu’elle devient un pion essentiel face à la Russie » nous explique
l’historien au CNRS Philippe Videlier.

Cet évènement qui touche le monde entier à travers la participation des États
occidentaux dans la non-reconnaissance de ce dernier mais aussi le grand nombre d’Arméniens
en diaspora nous montre l’importance de la commémoration mais aussi l’étude des moyens qui
ont permis de mettre en place un tel rite commémoratif. Nous nous poserons la question
suivante : alors qu’un rite communautaire est institutionnalisé, en quoi ce changement de
dimension affecte-t-il le rituel sur différents aspects ?

Pour cela nous verrons dans un premier temps comment le rite de commémoration du
24 avril sera instauré. Puis dans un second temps nous étudierons son passage de ce dernier
d’un rite communautaire à un rite national et donc à son institutionnalisation. Enfin, nous
essaierons quand même de remettre en question cela dans une dernière partie.

I. L’instauration du rite commémoratif

Depuis 1965, les Arméniens du monde entier et de France ont décidé de sortir du
domaine intime et personnel qu’est le deuil afin de mettre en place un rite de mémoire aux yeux
du public par le biais de la commémoration, le 24 avril.

Plusieurs questions nous viennent en tête lorsqu'on parle de l’instauration de ce rite


commémoratif tel que la raison qui a poussé les communautés arméniennes à choisir la date du
24 avril. Quoique des massacres et des violences contre les communautés arméniennes aient
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eu lieu bien avant le début du 20e siècle, c’est bien le 24 avril 1915 que cette discrimination va
prendre un tournant dramatique avec la rafle des intellectuels arméniens qui étaient environ
270. À la suite de l'ordre de Talaat Pacha (annexe 1), les intellectuels arméniens qui avaient été
réunis à Constantinople furent arrêtés à 20 heures. Leur arrestation marquera l’arrestation de
nombreux notables arméniens et le début des massacres qui ne se termineront qu’en 1923. Le
24 avril est donc important car il marque en quelques sortes le début du génocide arménien.

Avec la prise de conscience de l’importance de mettre fin au processus de deuil et de


commémorer cet évènement, un mémorial en Arménie est dédié aux victimes du génocide
arménien, appelé Tsitsernakaberd. Là-bas, se réunissent les Arméniens et chef d’État arménien
pour commémorer ce génocide.

En France, la commémoration du génocide arménien sera instaurée en 1965 mais elle va


prendre un tournant important en 1972 avec la création du premier monument commémoratif
au génocide arménien à Décines-Charpieu, dans la région lyonnaise, et en 1973 avec
l’instauration d’un mémorial à Marseille. Deux zones françaises où la diaspora arménienne est
importante.

La création de ces nombreux mémoriaux est due à la forte pression faite par la troisième
génération d’Arméniens en diaspora, qui malgré l’éloignement de ses terres, reste très soudée.
Ils le sont souvent à travers des associations, chargées d’organiser la commémoration du 24
avril en France.

Cette nouvelle génération d’Arméniens va dans les années 1960 et 1970 permettre la création
d’une nouvelle élite qui réussira à obtenir une certaine influence sur le plan national français.
Cela peut s’illustrer avec les nombreux jeux d’alliances qui vont voir le jour entre les partis
politiques arméniens et français.

Nous analysons donc une certaine intergénérationnalité et un communautarisme dans cet


évènement . Et cela s’illustre par l’organisation de la journée en elle-même.

L’évènement du 24 avril est organisé par différentes associations chaque année. Ce ne sont pas
les mêmes associations qui s’occupent de l’organisation. Parfois, elles collaborent ensemble.
Les principales associations participatives dans toute la France sont : la Fédération
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révolutionnaire arménienne et le Conseil de Coordination des Arméniens de France


(organisateur cette année) . La journée commence par des prières en face des khatchkars
(annexe 2) réalisé par des prêtres de l’Église apostolique arménienne. Et s’ensuivent des
manifestations réunissant les anciennes générations aux nouvelles générations. Tous sont unis
pour commémorer cet évènement dont tous ont un grand parent qui en a été victime. Dans ces
manifestations chaque année, nous pouvons retrouver des pancartes exigeant la reconnaissance
du génocide par les Turques. Et surtout rappelait le rôle de ce dernier en criant « Turques
assassins », « Nous n’oublierons jamais ! ». Ensuite la manifestation se finit souvent vers un
monument de commémoration comme à Marseille (annexe 3) pour y déposer des fleurs.

On remarque une certaine colère, plus que de la tristesse dans l'événement. On voit donc une
vraie envie de se défaire du deuil. La commémoration est plus une manière d’exprimer la colère
qu’ont les Arméniens qui ne demandent qu’une reconnaissance. Une reconnaissance qui pour
beaucoup pourrait permettre de diminuer les attaques constantes en cours par l’Azerbaïdjan
dans le cadre du conflit concernant le Haut-Karabakh.

Toutes ces manifestations, ces inaugurations de mémorial du génocide arménien ou de


khastkhar, les messes de début de journée, minute de silence, hommages sont une sorte de
démonstration de colère. Le rite de commémoration considéré souvent comme « rite piaculaire
» servant à apaiser la colère peut être perçu comme un rite de protestation.

Au lieu de pleurer les morts avec le rite de deuil dans lequel les premiers Arméniens étaient
afin de « reconstruire leur vie, les premières générations, notamment celle des exilés qui ont
vécu le génocide, ne voulaient pas revenir sur le passé ». Préférant garder cela dans l’ordre de
l’intime comme le deuil le veut. Ils vont dans les années 60 décider d’exprimer leur colère. Une
colère face à la non-action des États occidentaux qui avaient promis de les protéger et de les
aider après le génocide, des États qui ont préféré céder à la pression turque mise en place dès
la création de la République Turque.

Il y a donc une instauration d’un rite de protestation par le biais de la commémoration du 24


avril afin de ne pas oublier, exprimer la colère par rapport à ce qu’il s'est passé mais aussi
éveiller les consciences.
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Cela va s’illustrer en France par une institutionnalisation de ce rite grâce à la prise en main du
24 avril par l’État Français.

II. D’un rite communautaire à une institutionnalisation du rite

La commémoration du génocide arménien était donc ritualisée par la diaspora


arménienne en France depuis 1965. Bien qu’il ait été mentionné par des dirigeants français à
plusieurs reprises, notamment en 1984 par François Mitterrand qui affirme son soutien aux
arméniens, la reconnaissance par l’État et la commémoration ne sont pas prêts de s’imposer.
En règle générale, selon Jacques Sémelin, « le facteur accélérateur dans un pays pour un tel
processus sera forcément la présence d'une communauté arménienne qui va faire pression. Les
conséquences économiques et les intérêts diplomatiques que des Etats peuvent avoir avec la
Turquie vont en revanche freiner la prise d'une telle décision. »

Avec l’importance croissante du devoir de mémoire, la question de la reconnaissance


et de la commémoration du génocide arménien se pose donc en France. Le 29 janvier 2001,
une loi reconnaissant publiquement le génocide arménien est promulguée. « La France
reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », telle est l’intégralité de ce qu’énonce
cette loi. Elle ne pointe du doigt aucun responsable, mais il n’y en avait pas besoin, selon
Mourad Papazian, coprésident du Conseil de coordination des organisations arméniennes de
France (CCAF) : « Cette phrase a fait consensus dans toute la classe politique. Les
protestations de l'Etat turc à l'époque ont montré que cette formulation était suffisante. »

Lors de son voyage dans le cadre du VIIè sommet de la Francophonie, Emmanuel


Macron s’est rendu au Mémorial du Génocide arménien le 11 octobre 2018. En signe de
commémoration, il y a déposé une gerbe de fleurs, immortalisant la mémoire des victimes. Il a
ensuite déposé des fleurs auprès de la Flamme éternelle avec les membres de la délégation et a
honoré la mémoire des saints martyrs avec une minute de silence. En effectuant ces gestes
rituels, le Président rappelle l’importance de la commémoration. En reproduisant les gestes
effectués par la communauté arménienne depuis des décennies en mémoire des Arméniens
exterminés, Emmanuel Macron symbolise le devoir de mémoire dans lequel s’inscrit le peuple
français à travers la reconnaissance officielle et nationale du génocide. Après cette cérémonie
rituelle, il a pris part à une visite du Musée du Génocide arménien, à la fin de laquelle il a écrit
dans le livre d’or « C'est avec gravité et émotion que nous sommes ici aujourd'hui. Au nom de
la France, je rends respectueusement hommage à celles et ceux qui sont tombés '', ceux qui ''ne
voulaient que vivre ». Il souhaite ainsi rappeler la gravité des moments qu’a connu la
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population, et s’engage au nom du peuple français à se souvenir de ce passé, à commémorer la


mémoire des disparus.

Emmanuel Macron s’est ainsi engagé dans une démarche commémorative et fraternelle

avec l’Arménie. Lors de ce même voyage diplomatique en 2018, donc avant l’instauration

officielle de la journée officielle de commémoration, le Président français énonçait un discours

dans lequel il disait : « Il nous avait appris à admirer, à aimer votre peuple singulier,

courageux, indépendant. À lui rendre justice en reconnaissant pleinement l'effroyable génocide

dont il a été victime ». Ici, il parle de Charles Aznavour - décédé peu de temps avant - mais

c’est au nom de la nation tout entière qu’il affirme la grandeur du peuple arménien et de sa

diaspora présente en France. À travers son discours sur le sol Arménien, il souhaite rappeler

les liens qui unissent les deux pays, des liens qui prennent en compte parfaitement le génocide

qui avait visé les Arméniens en 1915. En tant que représentant de la France, il énonce à nouveau

la reconnaissance du génocide arménien. Pour ne pas oublier et oser s’imposer

intellectuellement parlant à la Turquie, Emmanuel Macron fait la démarche de rappeler à

nouveau le soutien mémoriel au nom du peuple français.

Toujours en 2018 à Erevan, Emmanuel Macron prononce un discours à la Maison


Charles Aznavour, affirmant cette fois: « Nous avons eu des combats communs, Monsieur le
Président, vous le savez, pour dénoncer le génocide, pour que le devoir de mémoire en totalité
soit rempli, et que nos Histoires soient regardées en face. ». Il réaffirme ainsi l’engagement de
la France dans la pleine et entière reconnaissance des crimes contre l’humanité commis à
l’égard des Arméniens.

Ainsi, lors de ces trois moments du voyage diplomatique de 2018, Emmanuel Macron
prend position en faveur de la reconnaissance internationale du génocide arménien. Il inscrit la
France en tant qu’allié commémoriel de l’Arménie, entrant encore davantage dans une
démarche de devoir de mémoire qu’avaient pu le faire ses prédécesseurs. En effectuant lui-
même le rite de commémoration arménien, il fait entrer la population française dans cette
dimension rituelle, puisqu’il en est l’allégorie. Une allégorie qui se dessine à travers son statut
de représentant ou des rappels qu’il est là au nom de la France et de la population française
notamment.
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La reconnaissance nationale et officielle fut une première étape sur le chemin de la


France de commémoration, encore une fois nationale et officielle, d’un génocide ayant tué les
deux tiers d’une population. Dans cette démarche commémorative, Emmanuel Macron a
également eu comme promesse de campagne la volonté d’instaurer une journée de
commémoration nationale du génocide de 1915. Lors d’un discours au dîner annuel du Conseil
de coordination des organisations arméniennes de France, le Président annonce officiellement
sa décision d’instaurer la journée nationale de commémoration. Promesse tenue, le 10 avril
2019, un décret officialise son engagement et le 24 avril suivant sera la date de la première
journée officielle de commémoration, qui se tiendra par la suite chaque année.

Après avoir effectué le rite de commémoration à Erevan en 2018, le 24 avril 2019


Emmanuel Macron participe donc pour la première fois à une Journée nationale de
commémoration du génocide arménien en France. La date du 24 avril a été choisie, car c’était
celle à laquelle la communauté arménienne commémoraient le génocide, date elle-même
associée à la rafle de 235 à 270 intellectuels arméniens par les troupes de l’Empire Ottoman.
La reproduction de ce rite inscrit la France dans la même lignée que l’Arménie et la diaspora
arménienne, incorporant les mêmes rituels au sein de la France.

Au-delà d’affirmer son soutien à l’Arménie en reconnaissant l’existence du génocide et


en commémorant de façon nationale et officielle le génocide, la France est attachée à la lutte
contre le négationnisme. La France s’oppose notamment à la Turquie, responsable du génocide,
en se rangeant du côté de l’Arménie dans la mémoire collective. En 2012, Nicolas Sarkozy,
alors président de la République, prononce un discours pour la commémoration du génocide
arménien dans lequel il dit: « J'ai simplement voulu montrer à d'autres pays, dont la Turquie,
que la France demandait à la Turquie de faire ce qu'elle faisait pour elle-même : revisiter son
passé. On n'est pas faible quand on regarde son histoire » Il interpelle ainsi directement la
Turquie, lui demandant par là même d’enfin reconnaître les crimes que son prédécesseur,
l’Empire Ottoman, a commis.

En instaurant une journée nationale de commémoration, la France enseigne aux enfants


ce qu’il s’est passé, pour que plus jamais cela ne se reproduise. De même, en faisant ce pas en
avant, la France peut donner du courage à d’autres pays pour oser s’affirmer et ainsi reconnaître
le génocide arménien et le commémorer, laissant de côté la peur de s’opposer à la Turquie du
fait de cette reconnaissance.
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III. Une institutionnalisation remise en question

Nous avons donc vu qu’un rite communautaire peut s’institutionnaliser, en l'occurrence


en passant notamment par une loi ou un décret, mais la démarche institutionnelle n’est pas
évidente. En effet, la reconnaissance et la commémoration officielles d’un fait historique
étranger, le génocide arménien ici, ne sont pas vouées à être des actes simples, de simples actes
juridictionnels.

En ce sens, la reconnaissance du génocide arménien a suscité des avis contradictoires.


À la fin du XXème siècle, la question était de savoir si le devoir de mémoire pouvait prendre
la forme de loi. En 1999, le ministre des Affaires étrangères français se demandait : « ce devoir
de mémoire doit-il et peut-il prendre la forme d’une loi qui "reconnaîtrait" ce génocide? Cette
interrogation est d’ordre juridique et constitutionnel, mais aussi philosophique. Appartient-il
en effet à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques, survenus il y a plus
de quatre-vingts ans, dans un autre pays? ». L’interrogation peut paraître légitime puisqu’il
s’agit là de légiférer l’histoire d’un autre pays. Les institutions françaises auraient donc pu ne
l’exprimer qu’oralement par exemple, affirmant ainsi le soutien de la France au peuple
arménien. Cela aurait été temporaire, puisque l’oralité n’a pas pour vocation principale
d’inscrire des mots dans un discours intemporel et permanent. De plus, cette loi n’a qu’une
portée déclarative, alors que l’article 34 de la Constitution française dispose bien de la nécessité
d’un caractère normatif dans les lois.

À l’inverse, et en réponse à la position du ministre des Affaires étrangères, les


présidents de la Fédération internationale des droits de l’homme et de la Ligue des droits de
l’homme ont affirmé dans une lettre ouverte aux sénateurs : « Il ne s’agit en aucun cas de
qualifier l’histoire mais des faits criminels, et en l’occurrence un génocide. La loi est justement
un instrument approprié en cette matière. C’est parce que cette analyse a déjà été effectuée
qu’il a été possible de créer les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo,
puis les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Dans ces différents cas, il a bien
été question de qualifier les crimes perpétrés de génocide et de crimes contre l’humanité. La
France a d’ailleurs voté les lois d’adaptation adéquates pour permettre le jugement des
auteurs présumés. » Cette position envisage la reconnaissance du génocide arménien comme
une reconnaissance d’un crime, et non de l’Histoire. Législativement parlant, le point de vue
est envisageable. Nous avons donc ici de façon de concevoir le génocide arménien et la loi
française, toutes deux avançant des arguments opposés mais valables. La question s’inscrit
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donc dans un raisonnement moral, éthique ou encore philosophique, faisant donc entrer dans
le cadre législatif des dimensions nouvelles.

Passant outre l’opposition du gouvernement à cette loi, le Parlement la votera en 2001,


après trois ans de débat. La France affirmait donc au monde son soutien à l’Arménie pour le
génocide qui avait touché son peuple. Cependant, au-delà du soutien affiché, il est aussi
possible de se poser la question de l’uniformité du discours. En inscrivant un caractère
uniquement déclaratif à la loi, excluant ainsi toute normativité, les oppositions peuvent ainsi
affirmer une position opposée. Le caractère national de la loi s’efface donc, laissant
l’opportunité au négationnisme de s’insérer dans des discours. Les discours des chefs d’État
français au nom “de la France" ou de “la population française” ne tiennent plus.

Il y a pourtant eu, à deux reprises, des tentatives d’introduction d’une normativité dans
la reconnaissance du génocide arménien. Le 23 janvier 2012, une loi punissant la contestation
du génocide arménien de 1915 avait été définitivement adoptée par le Parlement, soutenu par
le président Nicolas Sarkozy. Cependant, à peine un mois après, le Conseil constitutionnel l’a
censurée, affirmant qu’elle allait à l’encontre de la liberté d’expression. Selon un communiqué
de Nicolas Sarkozy, « Le Conseil a jugé qu’en réprimant la contestation de l’existence et de la
qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le
législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d’expression et de
la communication ». Bien que la légitimité du Conseil constitutionnel à revenir sur des lois
votées ne soit pas à remettre en cause, la volonté profonde de l’État français à éradiquer toute
forme de négationnisme ou de révisionnisme peut être interrogée. De plus, en 2016, un nouveau
texte avait été promulgué contre tout négationnisme, mais le Conseil constitutionnel a de
nouveau abrogé cette loi, au même motif qu’en 2012. Au nom de la liberté d’expression, les
institutions françaises peuvent donc autoriser les atteintes à la mémoire de victimes de crimes
contre l’humanité. La France reconnaît et commémore à titre national le génocide arménien de
1915, mais n’interdit pas formellement la négation de l’existence du génocide, en résumé.

En avançant un peu dans le temps, nous arrivons à l’instauration de la journée de

commémoration nationale du génocide. Tout d’abord, l’instauration de cette journée officielle

n’a pas fondamentalement changé le rite commémoratif, ni la part de la population y prenant

part. Les commémorations faites par les communautés arméniennes en France n’avaient pas

fondamentalement plus de sens qu’avant la promulgation de la loi de 2001 ou celle de 2019.


Ikhlass ARABAT, Maïlys GARON

Les commémorations étaient organisées localement sous l’impulsion d’associations, elles le

sont toujours dans la majorité des cas. Par exemple, en 2017 en Poitou-Charentes, l’association

Ararat de Poitou-Charentes s’est associée à la mairie de Lusignan pour organiser la cérémonie

de commémoration qui regroupait les communautés arméniennes de la Vienne et des Deux-

Sèvres, avec aussi de nombreux Mélusins. Les représentants locaux de la République française

pouvaient déjà prendre part, de leur propre initiative, aux commémorations. Le public n’a

cependant pas changé, ce sont toujours les communautés arméniennes qui commémorent, le

reste de la population ne sachant même pas pour la majorité que le 24 avril est le jour national

de commémoration du génocide arménien.

De plus, l’instauration de la journée nationale de commémoration du génocide


arménien a été dénoncée comme un acte opportuniste. Cependant, cet argument est à nuancer
car il émane de la réaction du dirigeant de la Turquie, qui nie tout génocide. Intervenant en
plein mouvement des gilets jaunes, sa promesse de campagne qui a potentiellement été faite
pour glaner les voix de l’importante communauté arménienne, peut apparaitre comme une
volonté de calmer la population en leur apportant une nouvelle sociale importante. Erdogan a
alors affirmé qu’Emmanuel Macron se réappropriait la commémoration d’un génocide qui
n’avait pas existé, ajoutant par là-même qu’il ferait mieux de s’occuper de sa propre histoire
sombre, mentionnant notamment la guerre d’Algérie ou le génocide au Rwanda, plutôt que de
se mêler à celle des autres pays. Pour les Turcs, Macron instrumentalise l’histoire des faits
historiques pour échapper aux problèmes politiques dans son propre pays, “pour sauver la
mise”. La Turquie réaffirme donc sa position, il n’y a pas eu de génocide arménien. Les chiffres
des morts arméniens ne seraient pas les bons, et ils sont dus au chaos lors de la chute de
l’Empire ottoman.

Cette affirmation Turque découle du négationnisme que le pays pratique depuis un


siècle. Ce révisionnisme empêche de nombreux pays à reconnaître à leur tour officiellement le
génocide arménien, de peurs de représailles diplomatiques ou économiques par exemple de la
part du gouvernement Turc. Beaucoup de pays ne souhaitaient ou ne souhaitent toujours pas
reconnaître le génocide arménien, et même aussi parler de “génocide” (plutôt applicable aux
dirigeants eux-mêmes) à cause de la pression mise par la Turquie. Parler de génocide ou
reconnaitre un génocide signifierait s’opposer à la Turquie et causer une dégradation des
relations, ce que divers pays veulent éviter
Ikhlass ARABAT, Maïlys GARON

Conclusion

Pour conclure, la commémoration du 24 avril 1915 et donc du génocide arménien est


un rite se détachant du deuil et de la tristesse qu’on peut retrouver lors de nombreux hommages.
Cette commémoration s’inscrit dans une volonté de montrer sa colère, de protester contre
l’Occident qui les a abandonnés sous la pression turque. Cette colère s’illustre par l’importance
des slogans lors des manifestations. Les rares moments de calme sont lors des prières réalisées
par les prêtres de l’Église arménienne. Et malgré les tentatives des États occidentaux comme
la France à reconnaitre le génocide et se réapproprier la cause, la colère ne cesse pas. Une
réappropriation politique qui a potentiellement lieu dans le but de se racheter face aux erreurs
commises en abandonnant les Arméniens lors du génocide, mais aussi en ne reconnaissant pas
le génocide arménien avant 2001. Effectivement, l’adoucissement des peines et de ce rite
commémoratif n’auront pas lieu tant que la Turquie ne reconnaîtra pas sa culpabilité. Il pourrait
être intéressant de voir comment ce rite commémoratif, qui a pour but de se remémorer le passé
et d’éviter que cela ne se reproduise, n'empêche pas les populations arméniennes du Haut-
Karabakh d’être victimes de massacre de masse, cette fois-ci par l’allié de la Turquie :
l’Azerbaïdjan.
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Annexe

(1) Lettre écrite par Talaat Pacha contenant les


ordres pour arrêtes les intellectuels arméniens à Constantinople.
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(2) Khatchkar à Chapelle Notre-Dame-de-Pipet en


Vienne

(3) Mémorial du génocide arménien à Marseille


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Sources

Bibliographie
● El KENS, David et François-Xavier NÉRARD (dir.) « Le monument commémoratif de
Dzidzernagapert à Erevan : l'invention d'un « haut lieu » de 1967 à nos jours », dans
Commémorer les victimes en Europe, xvie – xxie siècles, Champ Vallon, Seyssel, 2011.
● LATTÉ, Stéphane. Le choix des larmes. La commémoration comme mode de
protestation [en ligne]. Politix, 2015/2 (n°110), p.7-34. Disponible sur :
https://www.cairn.info/revue-politix-2015-2-page-7.htm
● DONABEDIAN Patrick, « Spécificité typologique des khatchkars diasporiques : les
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Disponible sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-
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● MASSERET, Olivier. La reconnaissance par le Parlement français du génocide
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https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2002-1-page-139.htm
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Disponible sur : https://www.guiank.org/le-khatchkar.html
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● Génocide arménien : Macron devant un mémorial pour la journée nationale de
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GXYV7QF3BNGF5PQS2XEOLY5Y4Y.ph
Ikhlass ARABAT, Maïlys GARON

● GAUTIER, Vincent. La reconnaissance du génocide arménien, un processus au long


cours [en ligne]. Le Parisien, 30/10/2019. Disponible sur :
https://www.leparisien.fr/international/la-reconnaissance-du-genocide-armenien-un-
processus-au-long-cours-30-10-2019-8183382.php
● BAÏETTO, Thomas. Pourquoi a-t-on mis tant de temps à reconnaître le génocide
arménien ? [en ligne]. France Info. 24/04/2015 Disponible sur :
https://www.francetvinfo.fr/monde/armenie/genocide-armenien/pourquoi-a-t-on-mis-
tant-de-temps-a-reconnaitre-le-genocide-armenien_876517.html
● Libération. La loi contre la négation du génocide arménien est censurée [en ligne].
AFP, 28/02/2012. Disponible sur: https://www.liberation.fr/planete/2012/02/28/la-loi-
contre-la-negation-du-genocide-armenien-est-censuree_799353/
● Le point. Le Mémorial du génocide arménien près de Lyon tagué d’inscription pro-
Turquie [en ligne]. AFP, 1/11/2020. Disponible sur : https://www.lepoint.fr/societe/le-
memorial-du-genocide-armenien-pres-de-lyon-tague-d-inscriptions-pro-turquie-01-
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Reportage
● France 24, La journée de commémoration du génocide arménien en France fixée au 24
avril [en ligne]. Publié le 06 février 2019. Disponible sur :
https://www.youtube.com/watch?v=tN6m8esrMa8&ab_channel=FRANCE24
● Marítima Médias, Marseille : Commémoration du génocide arménien [en ligne].
Diffusé le 24/04/2021. Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x80udyv
● BFM TV. Reconnaissance du génocide arménien: Hollande note une « évolution ». [en
ligne]. Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x1r8i0a
● LUMNI, L'Assemblée nationale reconnaît le génocide arménien par la Turquie. Diffusé
le 18 janv. 2001 (A3). Republiée sur Lumni le 05 novembre 2014. [en ligne]. Disponible
sur : https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001702/l-assemblee-nationale-
reconnait-le-genocide-armenien-par-la-turquie.html
● La Provence. Le 18:18 : les jeunes Arméniens exigent la reconnaissance du génocide
[en ligne]. Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x2ntyal
● PERRIER Guillaume. Génocide arménien : reconnaître... Et après ? - Le débat [en
ligne]. Chaine. 26/04/2015. Disponible sur :
https://www.youtube.com/watch?v=XCSebP2CN_s
Emission de radio
Ikhlass ARABAT, Maïlys GARON

● KIEN, Anaïs. La lente reconnaissance du génocide arménien [en ligne]. Le Journal de


l’Histoire. Diffusé le 27/04/2021. Disponible sur :
https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-lhistoire/la-lente-
reconnaissance-du-genocide-armenien
● PIETRI, Julie. Génocide arménien : la lente reconnaissance [en ligne]. France Inter.
Diffusé le 24/04/2015. Disponible sur : https://www.franceinter.fr/emissions/le-zoom-
de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-24-avril-2015
Sitographie
● Site officiel de l’Elysée. Déplacement en République d’Arménie [en ligne]. Disponible
sur : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/deplacement-en-republique-darmenie
● Site « the Armenian genocide museum - institute fondation ». Les délégations française
[en ligne]. Disponible sur : http://www.genocide-museum.am/fr/delegation.php
● Site « armenian genocide » avec l’association « groupe d’amitié France-Arménie » [en
ligne]. Disponible sur : https://www.armenian-
genocide.org/Affirmation.1/current_category.1/affirmation_detail.html
Autres
● Source direct - témoignages de personnes participant à la journée du 24 avril.

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