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Corps, espace vécu et thérapeutique chez Ludwig Binswanger

Références

Delbraccio, M. (2009). Le corps dans la psychiatrie phénoménologique. L'information psychiatrique, 85,


255-262.

Courtel Y. (2016), Je ne sais pas ce qui m’arrive. Revue des sciences religieuses, 90/2, 153-164.

Corpus

Binswanger L., Le problème de l'espace en psychopathologie

Binswanger L., Rêve et existence, 1930.

Heidegger M., Être et temps, 1927.

Strauss E., Du sens et des sens

Daseinanalyse

Le Dasein est un concept forgé par Heidegger, généralement traduit par "être-là" ou "être-au-monde",
plus rarement par le terme de "présence". Il désigne la modalité d'être, ou l'existence, propre à l'être
humain.

Ludwig Binswanger fonde la Daseinanalyse, ou analyse existentielle. L'homme est envisagé comme une
unité du corps et de l'esprit, dépassant l'antinomie ratio-vie propre à la psychanalyse.

Le problème inaugural qui s'est posé à Binswanger concerne la constitution de la psychiatrie comme
science, c'est-à-dire le "fondement philosophique" sur lequel elle repose. "Une science n'est pas une
science au sens plein du terme aussi longtemps qu'elle ignore sur quel fondement philosophique elle
s'édifie". Ce dont il est fondamentalement question dans la situation psychiatrique, c'est d'abord une place
vide, le "défaut de la dimension humaine", autrement dit : "l'homme".

Étymologiquement, une analyse est une « lyse », une dissolution ou une décomposition, mais une
décomposition orientée, qui monte ou remonte : « ana- ». Ce sens de l’analyse convient à la psychanalyse
qui dissout la multiplicité des symptômes apparents qui affectent un patient en la ramenant à son origine
pulsionnelle et aux conflits qu’elle fait naître. À cette conception de l’analyse appelée par Binswanger «
réduction du dissemblable au semblable », la Daseinsanalyse oppose la sienne. Le terme qui la désigne, la
reconduction (Zurückführung), est d’origine philosophique, heideggérienne encore une fois. Analyser
signifie alors reconduire la dispersion des manifestations pathologiques d’un Dasein vers les structures
existentiales qui la rendent possible. Comprendre la maladie psychique n’est donc pas la concevoir comme
un fait naturel (ou seulement naturel) qui prendrait place dans la vie d’un homme lui-même morceau de la
nature, mais la ramener aux possibilités les plus originaires de l’être humain. (Courtel, 2016)
Psychopathologie compréhensive

Binswanger oppose les théories "naturalistes" (démarche subjectivante) et "non naturalistes" (démarche
objectivante). Il se prononce en faveur d'une "méthode subjectivante" centrée sur le concept de
"personne", seul à même de rendre compte de l'unité de l'individualité psychique ("ensemble des
relations compréhensives entre les états psychiques dans ce qu'elles ont de particulier à chaque individu").
Il suit en cela Jaspers qui, reprenant la distinction établie par Dilthey entre expliquer et comprendre
("nous pouvons expliquer la nature, nous comprenons la vie psychique"), élabore une psychopathologie
"compréhensive" qui complémenterait l'explication causale en psychiatrie.

Binswanger s'inspire d'abord des travaux de Husserl qui cherchait, par la méthode des réductions
phénoménologiques (épochè), à appréhender isolément les "purs phénomènes". La psychologie
phénoménologique cherche donc à approcher la "subjectivité absolue", soit les phénomènes psychiques
dans leur "unité concrète". Il ne s'agit donc plus seulement de décrire, mais de vivre en soi-même le sens
des phénomènes et de percevoir, grâce au concept technique de l'intuition catégoriale ou "vue intuitive
des essences" (Wesensschau), au-delà des mots du patient et du constat des symptômes, l'essence des
manifestations pathologiques. "Le phénoménologue psychopathologue, lui, cherche continuellement à
se représenter le sens sous les mots, à se tourner vers la signification du mot, vers la chose, l'expérience
vécue qu'indique cette signification du mot."

Personne individuelle spirituelle

La "personne individuelle (spirituelle)" constitue le noyau originaire des expériences vécues et est
l'objet de recherche de la psychiatrie. Elle est constituée par :

la "fonction vitale", ou "l'organisme comme somme unique des deux fonctions" psychique et
corporelle ;

"l'histoire intérieure de la vie" : "l'ordre historique unique des contenus de l'expérience vécue de
la personne spirituelle individuelle en tant que [...] noyau de toute expérience", qui détermine
"l'essence de l'être humain".

Dasein

La pensée de Binswanger évolue à la lecture d'Être et temps de Heidegger (1927). Partant de l'affirmation
selon laquelle "l'essence du Dasein repose dans son existence", Binswanger propose de comprendre
l'être-malade d'un point de vue ontologique, "dans son être le plus intime - humain précisement". Parce
que le Dasein s'intéresse à l'"être de l'homme dans sa totalité", la théorie de Heidegger met fin à la
"fragmentation" de l'homme, au clivage du monde en sujet et objet.

Heidegger dira que Binswanger a mal compris sa théorie dans la mesure où, au lieu de situer son analyse
au niveau d'une "ontologie fondamentale", il s'intéresse à l'existence concrète (hommes singuliers,
"étants"), ce que Heidegger nommera "les choses ontiques".

Le corps comme fondement de l'existence

Le concept d'existence permet d'appréhender les comportements des hommes "en fonction du style
original qui donne unité à son monde, selon une tonalité à chaque fois singulière". Or, l'expérience du
sujet est fondée sur la corporéité (Leiblichkeit). Binswanger reprend la distinction husserlienne entre
Körper (corps objet) et Leib (corps propre). Le corps habite un espace corporel (Leibraum), qui se meut
lui-même dans un espace ambiant (Umraum), appréhendé par les sens (espace optique, kinésthésique,
haptique, auditif, olfactif). Le corps évolue dans une structure fonctionnelle Leibraum-Umraum.

Les structures d'espace sont caractérisées par leur "direction significative" : le sens-signficiation et le
sens-direction.

A partir des notions heideggeriennes de Stimmung (tonalité affective, disposition) et de Gestimmtstein


(état d'humeur), Binswanger élabore la notion de Gestimmster Raum (espace thymique). Chez Heidegger,
le Stimmung révèle l'être jeté du Dasein dans le "là" de son existence : "ce en quoi s'ouvre l'être-au-monde
en tant que totalité". La tonalité fondamentale de l'être-dans-le-monde, c'est l'angoisse.

Binswanger effectue un retour vers le concret en montrant que la tonalité est toujours ancrée dans le corps
propre. L'espace thymique concerne l'accord de l'humeur au monde ; il est fondé par l'expérience.
Autrement dit, il renvoie à l'appréhension de l'espace en tant qu'il entre en résonance avec la tonalité
d'ensemble de l'existence d'un sujet. Il est différent de l'espace orienté (géométrique et physique) du
Körper-Lieb, espace de la fonction vitale. Il pose la question de l'espace en nous, et de l'unité du je et du
monde. Ce que propose Binswanger, c'est une dialectique de la présence.

Le rapport au monde du Dasein est à la fois spatial, thymique et corporel (trypique Raum-Stimmung-
Leib). Le corps ne se déplace pas dans l'espace, mais l'emporte avec lui. Le corps en tant que corps vécu
spatialement est le sujet ; il exprime le style existentiel. Le style est l'articulation entre l'espace et le
temps.

L'être-au-monde est indissociable de l'être-avec (Mitsein) qui pour Heidegger constitue le mode d'être du
Dasein.

La perception sensorielle est le premier degré de la connaissance du monde ; autrement dire, le langage
(qui renvoie au Heimat heideggerien, le foyer natal) n'est jamais indépendant d'une expérience faite dans
notre espace thymique ; plutôt, le langage et l'expérience corporelle s'articulent en une communauté
structurale.

Psychopathologie

Le symptôme est un signifiant de l'existence entière ; il représente le "genre de vécu propre" attaché aux
mouvements d'une personne, sa possibilité existentielle. Dans le cas d'une patiente schizophrène, la
tonalité terrifiante devient dominante et exclusive : le "terrible" constitue pour elle le visage même de
l'être.

La présence du sujet au monde, autrement dit la manière particulière dont le Dasein est jeté dans le "là"
(espace thymique) peut être comprise selon une articulation dialectique entre un ensemble
d'oppositions : haut/bas, clair/obscur, proche/lointain, ouvert/fermé, etc. La question de l'équilibre ou du
déséquilibre entre ces pôles est essentielle dans la pathologie. Si l'un ou l'autre de ces vecteurs polaires de
l'espace s'émancipe et devient exclusif, l'existence tout entière est vouée soit à l'affaissement et à la chute,
soit à l'ascension et au décollement.

Pour Erwin Straus, la sensation est à la perception ce que le paysage est à la géographie. Le paysage est
vécu subjectivement, son horizon se déplace avec nous, à l'inverse de la géographie qui est systématisée
et sans horizon. Le lien entre sentir et percevoir peut être cassé, où l'un peut disparaître au profit de l'autre
: par exemple, une hallucination est une sensation sans perception. Erwin Straus définit la distance
comme la forme du sentir, et la distancéité comme une tension relative à un être en devenir, animé d'un
désir. Dans la transition entre le sentir et le percevoir, la distance se décompose, l'espace se sépare du
temps ; c'est à cet endroit, dans cet "espace indifférent" que le voir devient regarder et l'entendre écouter.

Ce qui est intéressant dans le rêve, ce n'est non pas ses contenus que sa dimension stylistique. Le langage
du rêve s'exprime, plus que par des significations parlées, par une articulation spatiale. Ainsi les rêves des
mélancoliques sont plutôt des rêves de chute, trébuchement, naufrage... et ceux des maniaques rêves
d'ascension, de vol, de flottement.

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