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« Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas. » (p. 9)
31Le titre du roman n’est donc pas anodin : il représente le condensé d’une
philosophie de l’existence (ici L’homme propose, Dieu dispose) et révèle une
manière de concevoir l’écriture littéraire, énigmatique comme la « parole
ancienne » des Malinkés32, kuma kodoba, la parole des Anciens, la parole « cuite »
ou encore la parole « à coque » qu’il faut savoir « décortiquer » avec patience, le
sens profond étant profondément enfoui dans les mots de tous les jours.
Theme
Dans les premières lignes du roman, Kourouma qualifie sa prose de « blablabla »,
de « salades » contées par « un sale gosse », un « enfant de la rue » devenu « un
enfant-soldat », comme si le récit qu’il nous offre par la bouche d’un gamin était
sans grand intérêt. Or le thème choisi est loin d’être banal. C’est l’histoire d’un
petit garçon de 10-12 ans, de « race malinkée », devenu orphelin, qui part au
Libéria puis en Sierra-Leone à la recherche de sa tante disparue 5. Celle-ci
représente le seul lien familial qui lui reste. Pour se procurer l’argent nécessaire à
la poursuite de son errance à travers des contrées hostiles où règne une « guerre
tribale » sans merci il se fait recruter comme enfant-soldat. C’est ainsi qu’il
apprend à « tuer beaucoup de gens avec kalachnikov (ou kalach) » [sic] et à « se
camer avec kanif et les autres drogues dures » (Allah, p. 11).
Or voici comment le petit « héros » se présente lui-même, « en six points pas un
de plus en chair et en os avec en plume 6 [sa] façon incorrecte et insolente de
parler » (Allah, p. 9-12) :
« Et d’abord… et un… M’appelle Birahima. Suis p’tit nègre… parce que je parle mal le
français…
Et deux… Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux. J’ai
quitté le banc parce que tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien, même pas le
pet d’une vieille grand-mère…
Et trois… suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un
salopard…
Et quatre… Suis dix ou douze ans (il y a deux ans grand-mère disait huit et maman
dix) et je parle beaucoup…
Et cinq… Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif,
un français passable…, je possède quatre dictionnaires. Primo le
dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo l’Inventaire des particularités lexicales
du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harrap’s. Ces dictionnaires me
servent à chercher les gros mots 7, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer.
Et six… suis pas chic et mignon, suis maudit parce que j’ai fait du mal à ma mère,
parce que suis poursuivi par les gnamas de plusieurs personne
La langue
Mais une langue seconde, quel que soit le degré de connaissance que l’on en a,
demeure une langue apprise dont on n’a jamais une maîtrise totale : des pans
entiers du vocabulaire restent ignorés, des nuances sémantiques demeurent
insaisissables, des mécanismes articulatoires et des subtilités morpho-syntaxiques
continuent d’échapper. Sans une scolarisation poussée permettant de s’approcher
d’une connaissance optimale, celle du locuteur natif 15 parlant sa langue
maternelle, on n’est jamais à l’abri de l’erreur ou de la faute, ce qui est synonyme
de plus ou moins « mal parler ». C’est ce constat pragmatique que fait Birahima, le
héros-narrateur, qui déclare d’entrée de jeu :
« Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis p’tit nègre parce
que je parle mal le français. C’é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même
arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on
parle p’tit nègre, on est p’tit nègre quand même. Ça, c’est la loi du français de tous les
jours qui veut ça. [...] Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours
élémentaire deux. » (p. 9)
De fait, notre héros, dont la scolarisation est restée inachevée (« j’ai coupé cours
élémentaire deux »), fait usage d’une langue rudimentaire, une sorte
d’interlangue16 voisine du pidgin, une langue étrangère mal appropriée. Ne
souffrant nullement du « sentiment d’insécurité linguistique »17 qui est, selon
William Labov, surtout le lot des classes moyennes, il fait le choix explicite de
« conter ses salades » en « p’tit nègre », c’est-à-dire « dans un parler
approximatif, un français passable », une langue dont l’auteur (Kourouma),
reprenant malicieusement, en écho, le narrateur (Birahima), admet implicitement
qu’elle est peuplée d’incorrections par la formule récurrente « En français correct,
on ne dit pas… » :
« La première chose qui est dans mon intérieur. En français correct, on ne dit pas dans
l’intérieur, mais dans la tête. » (p. 13)
« [...] suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un salopard. »
(p. 10)
La langue de récit, dans Allah, est loin d’être homogène, à la différence des textes
antérieurs de Kourouma où les héros parlent certes une langue pleine de
particularismes mais dépourvue d’erreurs ou de fautes manifestes 20, et surtout ils
parlent dans le même registre de la langue commune d’un bout à l’autre du
roman. Ici le narrateur (j’allais dire l’écrivain) mélange, plus ou moins
consciemment, plusieurs niveaux ou registres de langue (basilecte ou langue
populaire, mésolecte ou langue courante, acrolecte ou langue soutenue), voire
plusieurs types de langage (argot – pidgin – français commun) au sein du large
répertoire verbal dont il dispose. On peut véritablement parler d’alternance
codique21, dans le même espace intralingual, au sein de la même langue. La
langue populaire22 ou, comme dit Birahima, « le français de tous les jours », est la
forme dominante dans laquelle est écrit le récit. Elle représente le niveau
basilectal, pratiquée essentiellement à l’oral. Elle se caractérise par un vocabulaire
« décontracté » (ça, mec, black, p’tit, tralala) et une syntaxe « économique » faite
de structures tronquées, marquées par l’absence de pronom sujet (m’appelle, suis,
etc.) ou de la marque de négation ne (ça vaut pas…, je dis pas…, on l’emmerdera
pas…) :
« m’appelle Birahima. Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. » (p. 9)
« Je dis pas comme les nègres noirs africains indigènes bien cravatés : merde ! putain !
salaud ! J’emploie les mots malinkés comme faforo ! » (p. 10)
« Simplement Ma, ça venait de mon ventre disent les Africains, de mon cœur disent les
Français de France. » (p. 19)
« Avec méfiance et hésitation dans le ventre, disent les Africains, et dans le cœur,
disent les Français. » (p. 28-29)
« Tous les paniers de colas d’un bateau entier étaient entièrement foutus, perdus,
bons à être jetés dans la mer. Yacouba avait perdu tout son argent. On dit en français
que Yacouba était complètement ruiné, totalement ruiné. » (p. 41)
56Puisque Ahmadou Kourouma dit souvent qu’il pense en malinké, sa langue
maternelle et qu’il écrit en français, une langue seconde, il est légitime de
supposer que le texte en français, langue d’écriture, est constamment sous
l’influence d’un texte parallèle, mentalement antérieur, en malinké, langue de
conception. On aurait affaire là à un premier travail d’intertextualité. La narration
en français constitue le texte alors que les morceaux en malinké ou en français
local, apparaissant en filigrane ou de façon explicite, forment le co-texte.
57La présence d’un co-texte explicitement situé, est marquée, dans Allah, sous la
forme de citations, entre parenthèses, des articles de l’IFA et des
dictionnaires Larousse, Petit Robert et Harrap’s. Pourquoi cette référence à l’IFA et
aux dictionnaires de langue ? Kourouma, par la voix de son héros, Birahima, s’en
explique dès le début du roman (Allah, p. 11) :
58Chaque dictionnaire est utilisé dans le but précis de fournir une explication
ciblée à divers publics potentiels, destinataires du roman (Africains, Français,
Francophones) :
60Certaines explications ne figurent pas dans IFA comme celles qui sont fournies à
propos de bushman, gnama, doni-doni, gnona-gnona, chi Allah la ho :
« Gnama (Gnama est un gros mot nègre noir africain indigène qu’il faut expliquer aux
Français blancs. Il signifie, d’après Inventaire des particularités lexicales du français en
Afrique noire, l’ombre qui reste après le décès d’un individu. L’ombre qui devient une
force immanente mauvaise qui suit l’auteur de celui qui a tué une personne
innocente). » (p. 12)
« Parce que au Libéria là-bas c’est la forêt et les hommes sont des bushmen. (Bushmen
signifie, d’après Inventaire, hommes de la forêt60, nom donné par mépris par les
hommes de la savane aux hommes de la forêt). Les bushmen sont des gens de la forêt
qui ne sont pas malinkés et qui ne connaissent pas la circoncision et l’initiation. »
(p. 36-37)
« Strictement signifie rigoureux61, qui ne laisse aucune latitude. » (p. 16)
« Le genou ne porte jamais le chapeau quand la tête est sur le cou. » (p. 11)
« Il faut toujours remercier l’arbre à karité sous lequel on a ramassé beaucoup de bons
fruits pendant la bonne saison. » (p. 17)
« Un pet sorti des fesses ne se rattrape jamais. » (p. 28)