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Université de Fribourg

Faculté des lettres et des sciences humaines

Domaine Français

La femme rompue de Simone de Beauvoir (1968) et sa dimension féministe

Séminaire de Master: « La nouvelle de langue française depuis 1939 »

Ecrit par Lorelei Mauron

Sous la direction de M. Michel Viegnes

Semestre de printemps 2020


Table des matières

I. Introduction 3
II. « Donner à voir leurs nuits »: le projet d’écriture de Simone de Beauvoir 5
III. La femme rompue à la lumière du Deuxième sexe 7
IV. L’écriture nouvellistique 10
V. La condition féminine dans La femme rompue 12
5.1. « L’âge de discrétion » 13
5.1.1. La vieillesse 13
5.1.2. Entre étrangeté et familiarité 14
5.1.3. Relations aux mots 17
5.2. « Monologue » 20
5.2.1. Déni et délire 20
5.2.2. Solitude 22
5.2.3. La parole comme une arme 24
5.3. « La femme rompue » 26
5.3.1. Dépendance 26
5.3.2. Entre illusions et désillusions 29
5.3.3. Rôle de l’écriture 32
VI. Conclusion 35
VII. Bibliographie 37

2!
I. Introduction

La femme rompue, recueil de nouvelles de Simone de Beauvoir, paraît en janvier 1968 chez Gal-
limard. Les trois récits qui forment cet ouvrage mettent en scène des protagonistes féminines en si-
tuation de crise conjugale et familiale. « L’âge de discrétion », nouvelle initiale, relate ainsi les dif-
ficultés d’une femme vieillissante face à l’immobilisme du monde qui l’entoure, face à son fils qui
s’oppose à elle, et face à son mari qu’elle ne reconnaît plus. Au milieu du recueil, « Monologue », la
nouvelle la plus discontinue et la plus violente, nous plonge dans les pensées chaotiques de Mu-
rielle, qui s’apitoie sur son sort d’épouse et de mère déchue. Enfin, « La femme rompue » clôt le
recueil et lui donne également son titre; nous y suivons les déboires de Monique, épouse de classe
bourgeoise d’environ quarante ans, après qu’elle ait découvert l’adultère de son mari.

Ainsi, ces trois nouvelles, relativement sombres et pessimistes, dévoilent des personnages fémi-
nins en lutte contre leur entourage et contre elles-mêmes, ni victorieuses, ni exemplaires. À la ré-
ception de l’ouvrage, le lectorat a déploré l’échec que représentent ces héroïnes, contraire à l’en-
thousiasme des Mémoires d’une jeune fille rangée, parues dix ans auparavant. En effet, au travers
de thématiques telles que le vieillissement, la solitude, la dépendance et l’illusion, communes aux
trois nouvelles, Beauvoir dresse une critique de la condition féminine telle qu’elle est vécue à la fois
par ces personnages et à la fois par la majorité de ses contemporaines. Son but premier, à la rédac-
tion de La femme rompue, n’est donc pas de livrer à ses lectrices des portraits de femmes triom-
phantes mais de mettre en lumière les failles inhérentes au mariage et à la maternité, destinée arché-
typale de la femme. En cela, Beauvoir espère inciter son lectorat féminin à dépasser le statut de ces
héroïnes « rompues », pour aller vers l’indépendance et apprendre à cultiver leur intériorité, élé-
ments nécessaires à l’émancipation féminine.

Notre analyse tentera donc de déterminer en quoi La femme rompue constitue une fiction dont la
portée est féministe. Pour ce faire, il conviendra premièrement de détailler le projet d’écriture de
Simone de Beauvoir afin de comprendre l’intention qui se cache derrière son recueil. Nous exami-
nerons ensuite quels liens existent entre ces nouvelles et Le deuxième sexe, écrit fondamental de
l’autrice, dont les théories forment l’arrière-plan des sujets abordés dans La femme rompue. Cette
démarche nous permettra, d’autre part, de cerner les différences entre l’expression philosophique
d’un essai et celle, littéraire, d’un recueil de nouvelles. À ce propos, nous traiterons également de la
question de ce genre particulier, et de ses implications au niveau du contenu de notre ouvrage. En-

3!
fin, il s’agira d’analyser chacune des trois nouvelles, d’en dégager des points communs, et de com-
prendre en quoi ces femmes « rompues » sont à la fois victime et complices de leur situation.

Attardons-nous maintenant sur la genèse de l’ouvrage, sa publication et sa réception.

4!
II. « Donner à voir leurs nuits »: le projet d’écriture de Simone de Beauvoir

Au cœur du projet d’écriture de La femme rompue se trouve la volonté de l’autrice de toucher un


public féminin très étendu. De façon générale, toute l’œuvre de Beauvoir est tournée vers son lecto-
rat: dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, celle-ci fait part de son vœu de « brûler dans des
millions de cœurs1 ». Dès la publication du Deuxième sexe en 1949, elle reçoit nombre de lettres,
pour la plupart très négatives, mais ne commence à les conserver qu’à partir de 19542. Toutefois, à
partir du Deuxième sexe, Beauvoir parvient à se forger un public d’adeptes, majoritairement fémi-
nin, qui l’érige en porte-parole de la cause féministe. Bien que difficile d’accès, le livre apparaît
comme une révélation pour de nombreuses femmes. En outre, « La femme rompue » écrite à desti-
nation de ses lectrices, trouve son origine dans les lettres que ces dernières adressent à Beauvoir: lui
écrire devient une tradition féminine à partir de 19583.

Cette généalogie des liens qui ont uni Simone de Beauvoir à son public permet de comprendre
qu’au moment où paraît le recueil, les lectrices y voient un signe supplémentaire de l’engagement
littéraire de l’écrivaine envers elles. Or, « La femme rompue », troisième et dernière nouvelle du
recueil, connaît une prépublication dans le magazine Elle dès l’automne 1967. Le choix de ce média
de diffusion première indique que l’autrice cherchait à ce que sa nouvelle atteigne un maximum de
femmes. De plus, loin de se présenter comme un récit à l’eau-de-rose, fréquent dans la presse fémi-
nine, tout est mis en œuvre pour accentuer le sérieux et le poids intellectuel de cette nouvelle4: sur
la photo qui accompagne chaque publication hebdomadaire, l’écrivaine affiche un visage et un re-
gard sérieux, afin de signifier que malgré le thème abordé - l’adultère - le récit se veut réfléchi5 .

Voilà donc deux composantes essentielles de l’histoire de La femme rompue: sa diffusion pre-
mière au sein d’un magazine féminin, et l’impulsion de son écriture, sa « matière brute », provenant
des lettres que reçoit Beauvoir.

J’avais récemment reçu les confidences de plusieurs femmes d’une quarantaine d’années que
leurs maris venaient de quitter pour une autre. Malgré les diversités de leurs caractères et des
circonstances, il y avait dans toutes leurs histoires d’intéressantes similitudes: elles ne com-
prenaient rien à ce qui leur arrivait, les conduites de leur mari leur paraissaient contradic-

1 S. DE BEAUVOIR, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958, p. 187.


2 M. ROUCH, « Paroles de femmes: les lectrices de La femme rompue (1967-1968) », Cahiers Sens-Public, n°25-26,
2019, p. 117.
3 Ibid., p. 119-20.
4 T. MARTIN, « Du texte à la représentation: réceptions de La femme rompue », Cahiers Sens-Public, n°25-26, 2019, p.

100.
5 M. ROUCH, « Paroles de femmes: les lectrices de La femme rompue (1967-1968) », op. cit., p. 132.

5!
toires et aberrantes, leur rivale indigne de son amour; leurs univers s’écroulait, elles finis-
saient par ne plus savoir qui elles étaient. […] L’idée m’est venue de donner à voir leur nuit6.

Dans le prière d’insérer, Beauvoir décrit la femme rompue comme « la victime stupéfaite de la
vie qu’elle s’est choisie: une dépendance conjugale qui la laisse dépouillée de tout7 . » L’écrivaine
souhaite mettre en lumière la situation d’une femme souffrante, d’un point de vue extérieur. À
l’ignorance de ces femmes abandonnées, Beauvoir oppose sa compréhension, sa connaissance;
contre leur obscurité, elle offre l’illumination8 . Elle espère, à travers son recueil, dénoncer les
risques que comportent le mariage et l’existence domestique que choisissent, comme solution de
facilité, la plupart des femmes de son époque. En mettant en scène des protagonistes féminines au
bord de la rupture, elle souhaite démontrer que celles-ci sont partiellement responsables de leurs
propres échecs et de leur solitude9 . Beauvoir tente alors de dégager de la psychologie de ses hé-
roïnes un élément essentiel à la compréhension de son œuvre: l’illusion. La première narratrice,
anonyme, Murielle et Monique ont cela en commun qu’elles font toutes trois preuve de mauvaise
foi, et fuient leur réalité plutôt qu’elles ne l’affrontent. De fait, l’autrice pose sur elles un regard ré-
probateur, non dénué toutefois d’une certaine empathie, comme nous le détaillerons par la suite.

Or, ces histoires ont eu un écho considérable auprès des lectrices, qui se sont fortement identi-
fiées à Monique, notamment. Mais cette identification se doit de demeurer transitoire dans un pro-
cessus d’appropriation actif de La femme rompue, l’ouvrage invitant à un travail de résilience10 .
Mais de toute évidence, la réception de son ouvrage n’est pas conforme aux attentes de Beauvoir,
qui voit dans cette empathie envers ses personnages un contresens. De plus, les lectrices ne se
contentent pas de se reconnaître dans les situations vécues par les protagonistes: parce qu’elles ne
décèlent pas leur aveuglement, elles éprouvent pour ces héroïnes une totale compassion et ne dé-
cèlent en rien la dénonciation de l’autrice, qui critique leur entêtement dans l’illusion. De fait, la
dimension performative souhaitée par Beauvoir n’aboutit pas réellement, puisqu’en l’absence d’une
lecture critique et approfondie, la lectrice ne saisit pas le propos de ces nouvelles et ne peut l’appli-
quer à elle-même. Ainsi, elle demeure dans l’illusion et ne cherche pas à transformer sa propre

6 S. DE BEAUVOIR, Tout compte fait, Gallimard, 1972, p. 141.


7 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, Gallimard, 1968.
8 S. DOW, « Simone de Beauvoir’s La femme rompue: reception and deception », The Modern Language Review, vol.
100, n°3, 2005, p. 633.
9 M. ROUCH, « Paroles de femmes: les lectrices de La femme rompue (1967-1968) », op. cit., p. 140.
10 Ibid., p. 142. Ainsi que le formule l’autrice à la fin du Deuxième sexe: « C’est fort bien de n’être pas dupe, mais c’est
à partir de là que tout commence; la femme épuise son courage à dissiper des mirages et elle s’arrête effrayée au seuil
de la réalité. » D’où l’importance, pour la lectrice, de dissiper ses propres mirages et de travailler elle-même à son
émancipation, tel que le lui suggère ce recueil. (S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, Gallimard, 1949, p. 624).
6!
condition. Simone de Beauvoir accuse donc les inspiratrices de ses récits de mal interpréter leur si-
tuation, et de faire preuve de mauvaise foi, à l’image des personnages. C’est cette mauvaise foi que
nous tenterons de cerner dans la partie analytique, en démontrant que les aspects récurrents de la
condition féminine présentés dans le recueil - vieillesse, solitude, claustration, dépendance - sont
liés autant à une forme d’inégalité subie qu’à un sentiment de complaisance, en ce que ces trois
femmes ne voient d’autres options à leur existence que, précisément, le mariage et l’entretien d’une
famille11.

Nous évoquerons donc, dans la prochaine partie, en quoi cette « carrière » du mariage et de la
procréation imposée aux femmes constitue précisément le terreau de leur oppression dans la société
bourgeoise du milieu du XXème siècle. Nous prendrons bien évidemment appui sur les théories ex-
posées dans Le deuxième sexe, qui étayent la compréhension de notre recueil et démontrent la cohé-
rence de la pensée beauvoirienne.

III. La femme rompue à la lumière du Deuxième sexe

La manière dont est dépeinte la condition féminine dans La femme rompue coïncide parfaitement
avec les analyses du Deuxième sexe, au point que le recueil apparaisse en quelque sorte comme une
version fictionnalisée de certains postulats que l’on retrouve dans l’essai philosophique.

Cet ouvrage en deux volumes, bien que relativement difficile d’accès, est, lors de sa parution,
une révélation et un tremplin pour de nombreuses femmes. Il s’agit bel et bien d’une œuvre à carac-
tère philosophique, basée sur une approche phénoménologue et existentialiste12 . Le deuxième sexe
se situe avant tout sur un plan anthropologique et scientifique et se base sur d’autres disciplines en-
core: biologie, psychanalyse, ethnologie et médecine notamment13. Toutefois, la méthodologie exis-
tentialiste de Beauvoir procède de telle manière qu’elle fait usage de textes littéraires, poétiques, ou
de mémoires pour développer des idées sur l’existence14. Ainsi, pour Beauvoir, toute véritable des-
cription du monde prend place du point de vue de l’individu dans le monde, toute vérité s’apparente

11 Cette affirmation est à nuancer concernant la narratrice de la première nouvelle, comme nous l’observerons dans la
suite du travail.
12 C. DAIGLE, « Beauvoir: réception d’une philosophie », Horizons philosophiques, vol. 16, n°2, 2006, p. 64.
13 E. LECARME-TABONE, « Essai et autobiographie: du Deuxième sexe aux Mémoires d’une jeune fille rangée », Les

Temps Modernes, Gallimard, n°654, 2009, p. 1.


14 Ibid., p. 63.

7!
nécessairement à une vérité subjective: « Seul le roman permet donc d’évoquer dans sa vérité com-
plète, singulière et temporelle le jaillissement originel de l’existence15. » L’écrivaine, qui a
d’ailleurs souvent théorisé la distinction entre les genres, soutient que selon qu’elle travaille à une
fiction ou un essai, ses approches et sa manière de travailler diffèrent: alors que pour l’essai prime
une idéologie universaliste, qui prend en compte la condition féminine dans sa généralité, la fiction
s’attache quant à elle au particulier, à l’ambigu et au contradictoire, afin de rendre le vécu d’une
expérience de la manière la plus fidèle possible16 . La fiction parvient donc à toucher un plus large
public et génère une plus grande proximité avec celui-ci. Or, comme mentionné précédemment, tout
indique que Beauvoir visait effectivement un grand nombre de lecteurs, et particulièrement de lec-
trices17.

En outre, les nombreux échos au Deuxième sexe que l’on retrouve dans La femme rompue at-
testent de la cohérence et de l’homogénéité de l’œuvre de Simone de Beauvoir, et nous supposons
que son recueil constitue une tentative de vulgarisation partielle de son essai. Les points fondamen-
taux unifiant les deux ouvrages sont le réquisitoire que l’écrivaine dresse, dans Le deuxième sexe,
contre le mariage, la maternité et la vie de femme au foyer, et qui se retrouvent, sous une forme fic-
tionnalisée - et du reste, moins explicite - dans le recueil de nouvelles. Ces aspects englobent en
eux-mêmes la notion d’amour, thème autour duquel Beauvoir développera toute une philosophie,
qu’elle illustre dans ses romans et qui sera primordial à notre étude18. De quelque manière, les ques-
tions liminaires posées au début du Deuxième sexe peuvent s’appliquer également à La femme rom-
pue: qu’est-ce que la condition féminine, quelles circonstances limitent la femme et comment re-
trouver l’indépendance? En cela, le recueil s’inscrit dans la continuité de l’essai et confirme l’im-
portance de la cause féminine dans la vie et l’œuvre de Simone de Beauvoir.

Il s’agit donc maintenant de relever quelles réflexions présentes dans Le deuxième sexe jalonnent
également le recueil de 1968; nous nous pencherons essentiellement sur le second volume, plus par-
ticulièrement sur les chapitres V (« La femme mariée ») et VI (« La mère ») de la deuxième partie
(« Situation »), mais également sur le chapitre X (« Situation et caractère de la femme ») et XII
(« L’amoureuse ») de la troisième partie (« Justifications »).

15 S. DE BEAUVOIR, « Littérature et métaphysique », Les temps modernes, vol. 1, n°7, 1946, p. 1161.
16 M. ROUCH, « Paroles de femmes: les lectrices de la femme rompue (1967-1968) », op. cit., p. 122.
17 Ibid., p. 122-23.
18 M. GARCIA, « De l’oppression à l’indépendance: la philosophie de l’amour dans Le deuxième sexe », Editions de Mi-
nuit, Philosophie, n°144, 2020, p. 48-49.
8!
Dans « La femme mariée », Beauvoir avance que la société impose le mariage à la femme
comme son unique destinée. Cette institution inégale, dans laquelle hommes et femmes n’ont pas
les mêmes droits ni les mêmes devoirs, se révèle alors comme l’unique justification de l’existence
féminine, cependant qu’elle permet à l’homme la transcendance19 ; les tâches domestiques étant as-
surées par son épouse, « vouée au maintien de l’espèce et à l’entretien du foyer », il peut travailler à
son développement professionnel, personnel et économique. Quant à elle, elle reste confinée dans
l’immanence. D’autre part, comme elle éprouve davantage de difficultés que ses contemporains
masculins à s’accomplir comme un individu autonome, tout concourt à freiner son ambition per-
sonnelle, et l’invite à se tourner exclusivement vers le mariage pour s’assurer une position sociale,
et une justification20. Du même coup, elle abandonne études et loisirs, se laisser aller à un vice
morne, et son existence tombe dans les mains de son époux. Voilà pourquoi les réussites et les
échecs de sa vie conjugale ont beaucoup plus de gravité pour elle que pour l’homme: « Il est un ci-
toyen, un producteur avant d’être un mari; elle est avant tout, et souvent exclusivement, une
épouse21 ». Dans ces conditions, la femme ne trouve sa dignité qu’en acceptant sa vassalité, d’où
vient que Beauvoir identifie, émanant des femmes, une passivité qui les rend complices de cette in-
justice. Dès lors, et comme nous le développerons dans la partie analytique, « La femme rompue »
et « Monologue » illustrent parfaitement cette union asymétrique qu’est le mariage, tandis que
« L’âge de discrétion » s’en éloigne quelque peu. De plus, les trois personnages adoptent par cer-
tains aspects cette attitude de déférence à l’égard de normes sociétales qui limitent leur liberté indi-
viduelle.

Intrinsèquement lié à l’idée d’amour, le mariage concrétise donc la démission totale de la femme
au profit de l’homme. « L’amoureuse », telle que la nomme Beauvoir, voit le monde à travers les
yeux de l’être aimé, elle est lui, et laisse s’effondrer son propre monde. En se donnant donne toute
entière à l’amant, la femme perd cette dimension de liberté qui la rendait d’abord fascinante, et son
malheur vient de ce que son amour même la défigure, l’anéantit: elle se réduit alors à une esclave,
une servante, un miroire trop docile, un écho trop fidèle22 . Couplé au poids des années de vie com-
mune et aux devoirs du mariage qui annihilent toute forme d’enthousiasme et d’érotisme, l’ennui
gagne le couple, le mari délaisse sa femme et la femme délaissée n’a plus rien, n’est plus rien23.

19 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, Gallimard, 1949, p. 220-21.


20 Ibid., p. 142-43.
21 Ibid., p. 277.
22 Ibid., p. 568.
23 Ibid., p. 517.

9!
Concernant le rôle de mère, il représente l’aboutissement de la personnalité féminine, le but ul-
time de la vie d’une femme, puisque tout son être est tourné vers la perpétuation de l’espèce. De
même qu’elle compte déjà sur son mari pour son propre épanouissement, elle rêve d’atteindre par
l’enfant une plénitude, une chaleur, une valeur qu’elle n’a pas su se créer elle-même24 . Quand elle
mise sur l’avenir de son enfant, « c’est encore par procuration qu’elle se transcende à travers l’uni-
vers et le temps, c’est-à-dire qu’une fois de plus elle se voue à la dépendance. […] Comme dans le
mariage ou l’amour, elle remet à un autre le soin de justifier sa vie alors que la seule authentique
conduite, c’est de librement l’assumer25. »

Il ne s’agit là que d’un bref aperçu des similitudes thématiques qui unifient les deux ouvrages.
Lors de notre analyse textuelle, nous verrons que Murielle et Monique s’apparentent fortement à ces
considérations, tandis que la narratrice anonyme du premier récit s’en distancie: il s’agira donc de
démontrer comment, mais d’abord, nous mettrons en évidence quelques aspects de l’écriture nou-
vellistique qui se rattachent à notre ouvrage.

IV. L’écriture nouvellistique

Le recueil de Beauvoir englobe nombre de caractéristiques typiques de ce genre; dans un souci


de restriction, nous n’en traiterons que trois: l’unité structurale, l’espace, et la poétique du non-dit.

Le recueil de nouvelles peut être vu comme un ensemble cohérent, chacune des nouvelles rem-
plissant un rôle déterminant par rapport à un projet fédérateur26. Dans le cas qui nous intéresse, le
titre La femme rompue indique clairement l’unité structurale du tout: les trois textes décrivent des
protagonistes en proie à une forme d’aliénation27. L’ordre dans lequel les trois récits sont agencés
revêt également de l’importance. La place centrale de « Monologue », hautement significative,
symbolise la menace de la folie, la violence et la sexualité déchaînée, qui restent toutefois conte-
nues dans un espace clos - à l’image de Murielle, confinée chez elle durant tout le temps que dure
son monologue - coincées entre deux récits dont les fins sont différentes de cette seconde nouvelle.
La première narratrice et Monique se trouvent également au bord de l’abîme, mais contrairement à

24 Ibid., p. 380.
25 Ibid., p. 383.
26 F. EVRARD, La nouvelle, Seuil, 1997, p. 5-6.
27 M. VIEGNES, L’Œuvre au bref: la nouvelle de langue française depuis 1900, La Baconnière, Genève, 2014.

1! 0
Murielle, elles sont, au terme de leur histoire, amenées à l’humilité et à la reconnaissance de leurs
erreurs passées, et connaissent donc une fin moins pessimiste28.

La question de l’espace nous intéresse également: au sein de la nouvelle, il signifie fréquemment


une opposition symbolique entre intérieur et extérieur, clôture et ouverture. L’espace donne l’im-
pression de se resserer dramatiquement autour du personnage, et au fur et à mesure que le récit tend
vers sa fin, les perspectives s’évanouissent, conférant au huit-clos une dimension tragique29. Or, les
trois personnages de notre recueil expérimentent la claustration, et celle-ci apparaît comme un révé-
lateur leur état dépressif en même temps qu’elle participe encore davantage à les plonger dans le
gouffre et la solitude. Dans « L’âge de discrétion », c’est lorsque la narratrice s’isole que sa détresse
s’accentue: les mots, qui auparavant étaient pour elles un refuge, perdent alors leur sens, épreuve
d’autant plus difficile pour une académique30 . Elle parle de « barrière », de mur dressés entre elle et
André: « La barrière entre nous, qui l’avait élevée? Lui, moi, nous deux? Y avait-il une chance de
l’abattre? J’étais fatiguée de m’interroger. Les mots se décomposaient dans ma tête: amour, entente,
désaccord, c’étaient des bruits, dénués de sens. En avaient-ils jamais eu?31 ». Quant à Murielle, elle
reste cloîtrée chez elle lorsqu’elle déclame son monologue, situation dont elle se plaint à maintes
reprises, d’autant qu’elle contraste fortement avec celle de ses voisins qu’elle entend rire et fêter la
nouvelle année: « Ils me cavalent dans la tête je les vois je les entends. Ils se gavent de mauvais foi
gras et de dinde brûlée ils s’en pourlèchent. […] Mais c’est le jour de l’an je suis seule je me
ronge32. » Monique, elle, a dès le départ le statut de femme assignée au foyer, en comparaison avec
Noëllie que Maurice emmène au théâtre, à des expositions et des concerts, et plus son mariage se
dissout, plus elle s’enferme chez elle: « J’aime rester avec Maurice au coin du feu, mais je trouve
irritant que ce soit toujours elle qu’il emmène au concert, au théâtre33. » Elle admet aussi que depuis
son mariage, son existence s’est tenue entre les quatre murs de son appartement34 . À la fin de l’his-
toire, face à une douleur par trop insupportable, Monique décide de s’enfermer complètement:
« J’ai choisi de me terrer dans mon caveau; je ne connais plus le jour ni la nuit35. »

28 E. FALLAIZE, « Folie, monologue et nouvelle: ‘Monologue’ de Simone de Beauvoir », La nouvelle hier et aujourd’-
hui, L’Harmattan, Paris, 1998.
29 F. EVRARD, La nouvelle, op. cit., p. 21.
30 P. POWRIE, « Reading between the lines: a postscript on La femme rompue », The Modern Language Review, vol. 87,
1992, p. 322.
31 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 66.
32 Ibid., p. 88-111.
33 Ibid., p. 158.
34 Ibid., p. 211.
35 Ibid., p. 221.

1! 1
Enfin, la poétique du non-dit fonde la nouvelle sur une absence de cause initiale, d’un secret qui
hante l’écriture. Il y a une part d’absence, et notamment d’absence de vérité, mais celle-ci déter-
mine tout. Selon la formule de Sartre, cité par Evrard: « Il y a une recette: ne pas dire, rester secret,
déloyalement secret - dire un peu36 ». La nouvelle suggère, dissémine des incertitudes, laisse beau-
coup de marges que le lecteur doit combler, d’où la nécessité d’une lecture critique et non naïve. En
effet, « impliquant recul et distanciation, la nouvelle, contre-illusion romanesque, rompt le contrat
de confiance entre l’écrivain et son lecteur37 », et suppose donc un lecteur - et dans le cas de La
femme rompue, une lectrice - doublement attentive. Cette observation entre effectivement en rela-
tion très étroite avec notre recueil, en ce qu’il recèle une morale implicite à destination des lectrices
de Simone de Beauvoir. Si, comme mentionné précédemment, l’écrivaine a déploré que la majorité
de son lectorat avait mal interprété ces récits, c’est que celui-ci n’a pas su y voir cette part d’ombre,
ce non-dit du texte qui détermine en réalité son dit38, élément que nous allons, entre autres, tenter de
mettre en lumière dans la prochaine partie.

V. La condition féminine dans La femme rompue

De même que Le deuxième sexe permet à Simone de Beauvoir de se situer par rapport à la condi-
tion féminine, La femme rompue s’apparente à un espace fictionnel dans lequel l’autrice offre à voir
ses points de vue concernant des aspects qui lui semblent indissociables de l’existence féminine:
nous nous intéresserons donc aux grandes thématiques de chacune des trois nouvelles, qui se re-
joignent d’ailleurs fréquemment. Celles-ci révèlent en effet la manière dont ces trois protagonistes
expérimentent leur condition et la crise qu’elles traversent, et le positionnement critique que Beau-
voir adopte vis-à-vis de leur posture et qui sous-tend tout le recueil se révélera également dans cette
cinquième partie. Des références ponctuelles au Deuxième sexe viendront donc également appuyer
notre propos.

36 F. EVRARD, La nouvelle, op. cit., p. 49-50.


37 Ibid., p. 57.
38 S. DOW, Madness in twentieth-century french women’s writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal, Hyvrard, Modern
French Identities, vol. 76, Oxford.
1! 2
5.1. « L’âge de discrétion »

Cette première nouvelle a comme personnage central une femme anonyme d’une soixantaine
d’années, dont le fils s’est distancié de la voie professionnelle qu’elle imaginait pour lui et dans la-
quelle elle l’a fortement encouragé - voire implicitement contraint - à s’investir. Autoritaire, forte-
ment attachée à sa vision du monde qu’elle considère comme immuable, la narratrice n’accepte pas
le revirement de Philippe, son fils, ni la passivité dont fait preuve André, son époux, face à cette
nouvelle donnée. Leur union est mise à mal, mais tous deux parviennent in fine à une réconciliation.
Le récit de cette femme correspond à la constatation douloureuse que sa vie n’est pas telle qu’elle
l’avait imaginée, ainsi qu’à un processus d’acceptation qui se traduit premièrement par une résis-
tance obstinée, et finalement un sentiment de renoncement apaisé.

Outre son opposition à Philippe et André, la narratrice se heurte également au poids des années
et à son âge relativement avancé, qui constitue pour elle un frein, une menace, et joue un rôle im-
portant dans la crise qu’elle endure.

5.1.1. La vieillesse

Obsédée par la peur de vieillir, la narratrice évoque très souvent cette crainte. Le contraste entre
elle et la perpétuelle jeunesse du monde lui est douloureux, bien qu’elle refuse de l’admettre: « Et
aujourd’hui, si André n’avait pas de son âge une conscience aussi aiguë, j’oublierais facilement le
mien39. » Elle se trouve limitée, physiquement, par son vieillissement: après la dispute qui éclate
entre elle et Philippe, elle ne peut sortir marcher pour se défouler dans les rues de Paris, freinée par
la fatigue40 , de même qu’elle et André, qui auparavant se réconciliaient lors de rapports sexuels, ne
le peuvent plus désormais41. Lors de leur séjour à Villeneuve, ils sortent se promener au bord du
Gard, mais la narratrice a perdu son endurance d’autrefois. Gênée de dévoiler son corps en maillot
de bain, même devant son mari, elle reste prostrée sur un rocher tandis que lui s’ébat joyeusement
dans l’eau, et s’exclame intérieurement: « J’avais dit à André: ‘Je ne vois pas ce qu’on perd à
vieillir.’ Eh bien! maintenant, je voyais42. » Le sentiment du vieillissement, que la narratrice a long-
temps tenté d’occulter, s’abat donc violemment sur elle. Ainsi que l’affirme Le deuxième sexe, la

39 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 16.


40 Ibid., p. 41.
41 Ibid., p. 48.
42 Ibid., p. 71.

1! 3
femme est enfermée dans ses fonctions de femelle reproductrice, et donc beaucoup plus à la merci
de son évolution physiologique et par la même, de son vieillissement43.

Le déclin ne se limite toutefois pas uniquement au niveau physique, il touche la femme dans son
intellectualité. Les critiques de son dernier ouvrage, très mauvaises, la renvoient à son inanité crois-
sante en tant qu’académique. Elle réfute premièrement l’influence négative du vieillissement sur la
créativité littéraire et artistique, mais l’échec de son essai la force à faire preuve de lucidité. Elle
s’aperçoit alors que ce qu’elle qualifiait d’optimisme s’apparente à un refus buté d’accepter la réali-
té. Ainsi, tandis qu’André, actif dans la recherche scientifique, soutient qu’il ne fera plus jamais de
grande découverte, elle s’obstine à le contredire, persuadée que « la jeunesse n’est pas un bien en
soi44 », qu’intellectuellement, « on domine mieux les questions45 » à partir d’un certain âge. Puis,
après avoir constaté qu’elle n’était pas parvenue à innover à travers son dernier livre, elle s’aperçoit
que le lot de la vieillesse, « c’est la routine, la morosité, le gâtisme46 ». L’avenir se dessine alors de
la plus triste manière devant ses yeux, vide de tout projet, de défi et de stimulation intellectuels, et
cette déception se révèle d’autant plus saisissante que jusqu’à présent, elle n’avait cessé de se
convaincre que l’âge ne l’atteindrait jamais: son erreur réside donc dans son obstination et son
manque d’objectivité qui, une fois anéantis, la laisse complètement abattue.

La narratrice, au seuil de la vieillesse, éprouve donc l’angoisse de la décrépitude corporelle et


mentale en même temps qu’elle se retourne sur son passé et se forge de « beaux romans rétrospec-
tifs47 » qui engendrent en elle un sentiment mêlé d’étrangeté et de familiarité.

5.1.2. Entre étrangeté et familiarité

Le paradoxe, aspect qui caractérise particulièrement cette nouvelle, se retrouve dans la façon
dont la narratrice appréhende la temporalité, mais aussi dans ses relations avec son mari et son envi-
ronnement. Durant les premières pages, elle paraît en effet paisible et sûre d’elle, convaincue d’ha-
biter un monde immuable dans lequel elle entretient une relation idéale avec son mari, dénuée de

43 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 450.


44 Ibid., p. 50.
45 Ibid., p. 49.
46 Ibid., p. 62.
47 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 453.

1! 4
tout secret et de tout malentendu48. « Nous n’ignorons rien l’un de l’autre49 », affirme-t-elle, avant
d’ajouter.

J’ai suivi des yeux André. C’est peut-être dans ces instants où je le regarde s’éloigner qu’il
existe pour moi avec la plus bouleversante évidence; la haute silouhette se rapetisse, […] la rue
semble vide mais en vérité c’est un champ de forces qui le reconduira vers moi comme à son
lieu naturel; cette certitude m’émeut plus encore que sa présence50 .

Toutefois, la narratrice semble masquer, à travers cette sérénité affichée, un sentiment de ma-
laise, qui se traduit notamment par la question qui ouvre le texte: « Ma montre s’est-elle arrêtée?51 »
qui illustre son refus intérieur d’accepter que sa réalité ne correspond plus à ses désirs52 : « Non.
Mais les aiguilles n’ont pas l’air de tourner. Ne pas les regarder. Penser à autre chose, à n’importe
quoi: à cette journée derrière moi, tranquille et quotidienne malgré l’agitation de l’attente53 ». Di-
rectement après, elle se remémore, pour se rassurer, l’image attendrissante d’André en train de
dormir. Dès le départ, l’ambivalence entre sa confiance et son angoisse implicite frappe le lecteur,
qui s’aperçoit de sa faculter à s’auto-illusionner. Comme les héros de la tragédie classique, cette
femme très sûre d’elle et de ses suppositions sur le monde refuse de le voir différemment54 . Comme
Monique, dont les incertitudes et les craintes se dévoilent dès le départ derrière ses constats fausse-
ment optimistes, l’héroïne de la première nouvelle se persuade que le temps qui passe ne l'affecte
pas, puisqu’elle vit dans un « éternel présent55 », et toutes deux se rendront compte tardivement que
leur erreur aura été de ne pas voir que, précisément, le temps s’était écoulé sans qu’elles ne s’en
aperçoivent. Pour lors, la narratrice a la certitude que les événements de sa vie lui appartiennent
pleinement, intelligibles et rassurants: « J’ai découvert la douceur d’avoir derrière moi un long pas-
sé. […] souvent à l’improviste je l’aperçois en transparence au fond du moment présent; il lui donne
sa couleur, sa lumière56. » Cette déclaration lyrique et nostalgique s’apparente en réalité à une
forme de déni57 . La narratrice embellit le passé afin qu’il se conforme à ses attentes figées et irréa-
listes, ce qui rejoint les considérations du chapitre « De la maturité à la vieillesse » présentes dans
Le deuxième sexe. La femme vieillissante « se retourne vers le passé; le moment est venu de tirer un

48 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », French Forum,
University of Pennsylvania Press, vol. 15, n°1, 1990, p. 79.
49 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 9.
50 Ibid., p. 10-11.
51 Ibid., p. 9.
52 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 79.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 11.
56 Ibid., p. 17.
57 A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness, Routledge, 2017.

1! 5
trait, de faire des comptes; elle dresse son bilan58 », et dans le cas de « L’âge de discrétion », elle
s’arrange sa propre histoire pour qu’elle colle à sa volonté.

L’annonce de la reconversion professionnelle de son fils, qui précipite la narratrice dans la crise
et amène également la mésentente au sein de son couple, induit chez elle une perte de repères et une
perte d’identité: ses habitudes, autrefois si réconfortantes, perdent leur sens; la prévisibilité du quo-
tidien, qui constituait son équilibre, s’écroule. Elle ressent alors le vide et le désarroi le plus total,
compare son cœur à une « chapelle désaffectée où ne rougeoie plus la moindre veilleuse59 », les
pantoufles et la pipe de son mari ne l’émeuvent plus, n’étant que le prolongement de cet étranger
qu’est devenu son mari. Elle comprend qu’elle s’est accrochée à de vieux souvenirs, que ses
croyances concernant son mariage sont erronées et que leurs longues années de vie communes ont
usé leur amour; la solitude s’empare alors d’elle: « Je nous croyais transparents l’un à l’autre, unis,
soudés comme des frères siamois. […] je me retrouvai sur cette banquette, seule. […] La vérité
c’est qu’il avait changé. Vieilli60. » Cette étrangeté se retrouve également dans sa perception des
monuments qui, vides de sens et de profondeur, ne parviennent plus à éveiller sa sensibilité comme
autrefois61: notons ici un parallèle avec l’incipit de « La femme rompue », où les bâtiments des Sa-
lines sont décrits par Monique comme un « simulacre fantastique » qui lui demeure abscons, an-
nonçant dès lors ses illusions face à l’adultère de son mari et son incapacité à interpréter correcte-
ment sa situation62 . Ici, la narratrice de « L’âge de discrétion » se trouve dans une impasse similaire.
Lorsqu’André est à Villeneuve, elle s’enferme chez elle et renonce à visiter les expositions et les
musées car elle sait qu’elle n’y verra plus les mêmes beautés qu’auparavant, qu’elle n’en tirera au-
cune satisfaction: « Du tableau à mon regard, rien ne passerait63. » L’épreuve que traverse son
couple la déconnecte de ses sentiments, brouille ses repères et établit une rupture abyssale entre le
passé et le présent, trahissant la dépendance émotionnelle de cette femme envers son époux. Leur
entente détermine en réalité le bon fonctionnement de sa routine, de tout son univers, et il en sera de
même pour les deux autres personnages du recueil. Alors même qu’elle se trouve au bord du préci-
pice, elle ne compte pas sur elle-même mais sur André pour tenter de la sauver: « Il ne me restait
qu’un seul espoir: André. Mais pourrait-il combler ce vide en moi?64 ». Plus tard, alors même que la

58 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 452.


59 Ibid., p. 42.
60 Ibid., p. 41-43.
61 « Le château de Vaux, les tours de Blandy […] Nous disions: ‘Je me rappelais bien, je ne me rappelais pas, ces tours
sont superbes.’ Mais en un sens, voir des choses, c’est oiseux. Je n’apercevais que des pierres entassées les unes sur les
autres ». (S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 52.)
62 S. DOW, « Simone de Beauvoir’s La femme rompue: reception and deception », op. cit., p. 639.
63 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 64.
64 Ibid., p. 65.

1! 6
rupture avec son fils la déchire, un simple et bref rapprochement avec André suffit à « estomper
l’image de Philippe65 ». Néanmoins, et contrairement aux deux héroïnes des nouvelles suivantes,
celle-ci met clairement des mots sur cette dépendance et a conscience de se reposer excessivement
sur son conjoint, ce qui participera de l’issue apaisée de la nouvelle. À la fin du récit, elle déclare:
« Qu’avais-je espéré d’André? Un miracle? D’un coup de baguette il aurait rendu mon livre bon, les
critiques favorables? Ou auprès de lui mon échec me serait devenu indifférent?66 », et révèle donc
qu’intérieurement, elle sait en avoir trop attendu de son mari.

Enfin, au milieu de son désarroi, l’ambiguïté s’immisce même au sein du rapport que la narra-
trice entretient avec sa propre création littéraire. Il convient donc maintenant d’étudier la relation
qui l’unit aux mots et à l’écriture, qui joue un rôle fondamental dans son existence ainsi que dans la
gestion de ses émotions.

5.1.3. Relations aux mots

La littérature, l’écriture et le rapport au langage occupent une place prépondérante dans cette
première nouvelle. En effet, le récit de la narratrice de « L’âge de discrétion » est truffé de réfé-
rences littéraires. À plusieurs reprises, elle évoque des extraits de poèmes ou textes en prose qui
illustrent son état mental67 . La littérature, omniprésente dans son esprit, constitue pour elle un re-
père majeur, cependant que l’écriture lui apparaît comme une échappatoire face à la souffrance,
mais aussi comme le moyen ultime permettant une véritable communication entre les êtres. Ne
pouvant pas « vivre sans écrire », elle soutient qu’enfant, adolescente, les livres l’ont sauvée du
désespoir68. Ainsi, le début de la nouvelle laisse entrevoir le rapport confiant que le personnage en-
tretient avec les mots, garants de la signification de sa vie, de son identité et du monde autour
d’elle69: « Combien de fois nous étions-nous assis face à cette petite table, devant des tasses de thé
très noir, très chaud? Et de nouveau demain, dans un an, dans dix ans… Cet instant avait la douceur
d’un souvenir et la gaieté d’une promesse70 » ou encore « Une longue vie avec des rires, des larmes,

65 Ibid., p. 79.
66 Ibid., p. 74.
67 Au début du texte, optimiste, elle « pense aux vers de Valéry: ‘Chaque atome de silence/Est la chance d’un fruit
mûr’ ». Ensuite, au cœur de sa dépression, elle se réfère à Chateaubriand qui symbolise le passé par un « désert », et à la
fin, lorsqu’elle est apaisée, c’est une citation d’Aucassin et Nicolette qui lui vient à l’esprit. (S. DE BEAUVOIR, La femme
rompue, op. cit., p. 14, 65 et 80).
68 Ibid., p. 20.
69 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 81.
70 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 10.

1! 7
des colères, des étreintes, des aveux, des silences, des élans, et il semble parfois que le temps n’ait
pas coulé71 . » À ce stade, le langage est lié à son expérience et peut retranscrire fidèlement son
vécu. Toutefois, au-delà de ces descriptions lyriques se dévoile une volonté, de la part de cette
femme, de mythifier son mariage et son rôle d’épouse pour oublier le passage du temps72 .

En outre, la rupture filiale et conjugale entraîne avec elle une dépossession du passé et du pré-
sent, et une perte d’identité intimement liées à une crise épistémologique. Celle-ci se manifeste no-
tamment par une impossibilité de communication avec André, d’autant plus inacceptable pour elle
qu’ils ont toujours réussi, mêmes dans les épreuves, à se livrer sincèrement l’un à l’autre: « Si on
tient à communiquer, on y réussit tant bien que mal73 ». Or, leur dispute les éloigne au point de bri-
ser leur harmonie, dépendante de leurs échanges verbaux. La narratrice se résigne alors au silence:
« Il n’y avait rien à expliquer. Cette colère, cette douleur, ce raidissement de mon cœur, les mots s’y
briseraient74 ». Désespérée, elle redoute ce mur de silence qu’elle sent s’établir entre elle et André.
De même qu’elle peine désormais à trouver du sens dans leur mariage, elle expérimente une forme
de dépersonnalisation et décrit ses incertitudes: « M’a-t-il aimée comme je l’aimais?75 », ou encore:
« Les deux images que j’avais d’André au passé, au présent, ne s’ajustaient pas. Il y avait une erreur
quelque part. Cet instant mentait: ce n’était pas lui, ce n’était pas moi, […] ou alors le passé était un
mirage76 ». A fortiori, plus rien ne lui semble intelligible et la terre est autour d’elle comme « une
vaste hypothèse77 ». Dans le même temps, elle perd toute confiance en les mots, qui se décomposent
dans sa tête et deviennent des bruits dénués de sens78. Ses relations aux mots et aux individus s’in-
terpénètrent et s’influencent donc mutuellement, et la nouvelle développe un lien intéressant entre
la maîtrise du langage et l’illusion d’ordre et de contrôle que la protagoniste ressent au début du
texte79.

Au terme de la nouvelle, la narratrice retrouve un sentiment d’apaisement, cela grâce aux paroles
que prononce André, et notamment au son de sa voix. Elle parvient à voir au-delà de sa façade in-
différente et affirme avec soulagement: « Le ton d’André m’avait frappé; il n’était pas si insouciant
qu’il le paraissait. […] J’ai eu un tel élan vers lui que soudain une certitude m’a envahie. Nous ne

71 Ibid.
72 P. POWRIE, « Reading between the lines: a postscript on La femme rompue », op. cit., p. 321.
73 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 9.
74 Ibid., p. 42.
75 Ibid., p. 65.
76 Ibid., p. 42.
77 Ibid., p. 58.
78 Ibid., p. 66.
79 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 82.

1! 8
serions jamais deux étrangers80 ». Ils se retrouvent enfin, et la dernière partie se fonde sur un long
dialogue sincère et émotionnel, qui leur était inaccessible durant tout le récit. « J’écoutais la voix
d’André, calme et convaincante; de nouveau nous pouvions nous parler et quelque chose s’est dé-
noué en moi81 », affirme la narratrice. C’est à cet instant que lui vient en tête la citation sentimen-
tale d’Aucassin et Nicolette, qui participe également de leur réconciliation: « ‘Etoilette je te vois/
Que la lune trait à soi.’ Je retrouvai les vieux mots dans ma gorge, tels qu’ils avaient été écrits. Ils
m’unissaient aux siècles anciens où les astres brillaient exactement comme aujourd’hui82 ». La dis-
torsion entre le passé et le présent, source de la douleur de l’héroïne, est annihilée; tous deux s’im-
briquent à nouveau harmonieusement et elle ressent alors une impression d’éternité. Elle ajoute:
« Voilà le privilège de la littérature […] les images se déforment, elles pâlissent. Les mots, on les
emporte avec soi83 ». Un renvoi à l’incipit (« le temps s’est arrêté84 »), induit un effet de circularité,
mais non pas une stagnation. En effet, la protagoniste a évolué à travers son épreuve, et ne cherche
plus à enfermer la réalité dans ses conceptions idéalisées. Elle comprend qu’elle et André n’échap-
peront pas au vieillissement, mais s’efforce d’appréhender leur futur de façon optimiste.

L’angoisse de vieillir me reprendrait-elle? Ne pas regarder trop loin. Au loin c’étaient les hor-
reurs de la mort et des adieux; […] nous sommes ensemble, c’est notre chance. Nous nous aide-
rons à vivre cette dernière aventure dont nous ne reviendrons pas. Cela nous la rendra-t-il tolé-
rable? Je ne sais pas. Espérons. Nous n’avons pas le choix85.

In fine, le dénouement de « L’âge de discrétion » dégage un sentiment d’apaisement qui


contraste avec l’issue des deux autres nouvelles du recueil. En effet, bien que l’état de la relation à
son époux façonne son état mental, la signification de son existence et son identité même, la narra-
trice connaît une fin plus heureuse que celle de Murielle et Monique. D’une part, c’est chez elle que
se manifeste le plus clairement la conscience de la dépendance, ce qui la conduit à vouloir transcen-
der sa souffrance autrement qu’en comptant sur le secours de son mari; cela éloigne d’elle toute
rancune et ouvre la voie à leurs retrouvailles86 . D’autre part, étant une académique qui a mené ses
études à terme, a enseigné la littérature et écrit plusieurs livres, elle s’est engagée dans la voie pré-
conisée par Beauvoir pour atteindre l’indépendance et l’épanouissement: un travail autonome, qui la

80 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 78.


81 Ibid., 79.
82 Ibid., p. 80.
83 Ibid.
84 Ibid., p. 83.
85 Ibid., p. 83-84.
86 « La rancune est l’envers de la dépendance: quand on donne tout on ne reçoit jamais assez en retour » (S. DE BEAU-
VOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 489). Or, à ce niveau, cette première narratrice se place encore une fois à rebours
de Murielle et Monique, puisqu’elle a choisi d’exercer un métier et, de fait, a conservé durant toute sa vie une forme
d’autonomie.
1! 9
passionne. Loin d’avoir délaissé son enrichissement personnel après s’être mariée et avoir fondé
une vie de famille, et contrairement aux personnages de Monique et Murielle, l’héroïne de cette
première nouvelle a veillé à cultiver son intellect à travers l’art, et notamment la littérature et l’écri-
ture. Ces composantes essentielles pour elle contribuent à dissoudre ses craintes et à restaurer l’in-
timité entre elle et son mari: elle est en partie sauvée par les mots. « L’âge de discrétion » prend
donc le contrepied de « Monologue » et « La femme rompue », en ce que le personnage principal
fournit, sinon un exemple aux lectrices, du moins un modèle de femme plus émancipée, contrastant
avec la passivité de Murielle et Monique.

5.2. « Monologue »

Cette seconde et brève nouvelle met en scène le personnage de Murielle, femme au foyer d’une
quarantaine d’années, célibataire et aux prises avec d’énormes difficultés psychologiques et so-
ciales. Toute la nouvelle consiste en un long monologue très sombre et empreint d’une grande vio-
lence, qu’elle déblatère sans discontinuer, alors qu’elle se trouve seule chez elle le soir du réveillon
de la Saint-Sylvestre. Se positionnant constamment en victime, Murielle ne cesse de déplorer son
état, d’enrager contre ses frustrations, et attend d’être sauvée par autrui. Elle termine enfin sa dia-
tribe en proférant un cruel souhait de vengeance à l’égard de celles et ceux qui l’ont tant fait souf-
frir.

Tout l’enjeu de ce récit se situant dans l’aveuglement total dont fait preuve Murielle, c’est essen-
tiellement cet aspect-là que mettrons en évidence dans l’analyse de « Monologue ».

5.2.1. Déni et délire

L’absence de rationalité dans les propos de Murielle apparaît comme l’élément le plus frappant à
la lecture de cette nouvelle. Bien qu’elle se complaise dans sa douleur et se victimise constamment,
son discours hyperbolique et extrêmement violent empêche toute adhésion à ses points de vue et
mine le sentiment d’empathie que le lecteur pourrait éprouver pour elle. En fait, en cherchant à tout

2! 0
prix à susciter la compassion, elle ne fait qu’éveiller la méfiance, et plus elle assène ce qui lui
semble être une vérité absolue, plus cela apparaît comme un mensonge87.

Son délire, qui va jusqu’à la paraphrénie, se manifeste de plusieurs façons, et premièrement par
une misanthropie très affirmée et une forte volonté de se singulariser par rapport au reste de l’hu-
manité, qui ne la comprend pas et ne l’a jamais comprise; en effet, elle se targue de son intégrité et
de sa franchise tout en déplorant sans cesse l’hypocrisie et la mascarade des autres: « J’étais propre
pure intransigeante. Dès l’enfance j’ai eu ça dans le sang, ne pas tricher88 », « pas de concession pas
de comédie: je suis propre je suis vraie je ne joue pas le jeu89 », « franche intrépide intègre90 », etc.
Parallèlement à cet accent mis sur sa soit-disant « blancheur », le personnage manifeste un dégoût
prononcé pour la saleté, qu’elle associe uniquement à autrui: « Je l’aimais la lune elle me ressem-
blait et ils l’ont salie comme ils salissent tout […] j’étais saine j’étais nette je ne veux pas qu’ils
m’infectent91 ». Cette espèce de fascination mêlée de répulsion dévoile sa véritable intériorité, loin
d’être aussi pure qu’elle ne le prétend. Murielle insiste sur la souffrance induite par le décalage
entre sa propre honnêteté et la comédie que jouent les autres: « Ils n’aiment pas qu’on voie clair en
eux; moi je suis vraie je ne joue pas le jeu j’arrache les masques. […] Ils se sont tous ligués pour
m’enfoncer92 ». Paradoxalement, il s’agit de la protagoniste du recueil qui s’illusionne le plus, mais
qui est la plus sûre d’elle-même et ne remet aucunement en doute son identité, au contraire de la
femme de la première nouvelle et de Monique93 .

Ses paroles répétitives traduisent des obsessions maladives (« un enfant a besoin sa mère94 »,
« un gosse privé de sa mère finit toujours par mal tourner95 », « un fils a besoin de sa mère une mère
ne peut pas se passer de son enfant96 », « c’est trop égoïste c’est même un peu monstrueux: priver
un fils de sa mère une mère de son fils97 »), etc. Elle cultive donc une vision extrêmement dichoto-
mique qui lui fait exécrer le monde entier, par lequel elle se sent persécutée. Sa volonté de coerci-
tion s’exprime à la fois dans le contenu et dans la forme de son discours. En effet, elle déplore à
plusieurs reprises le caractère récalcitrant de sa fille Sylvie, qui s’est suicidée à dix-sept ans, et qui

87 E. FALLAIZE, « Folie, monologue et nouvelle: ‘Monologue’ de Simone de Beauvoir », op. cit.


88 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 89.
89 Ibid., p. 90.
90 Ibid., p. 91.
91 Ibid., p. 89, 95.
92 Ibid., p. 97-99.
93 A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness, op. cit.
94 Ibid., p. 88.
95 Ibid., p. 92.
96 Ibid., p. 100.
97 Ibid., p. 115.

2! 1
ne « coopérait pas »: « Je la tenais oui j’étais ferme mais j’étais tendre98 ». Elle dit vouloir
« dresser » son deuxième enfant, Francis, et forcer son mari Tristan à revenir99. Durant leur coup de
téléphone, elle ne le laisse pratiquement pas parler et s’adresse à lui comme si elle l’attaquait: son
flot de paroles ininterrompues et sans ponctuation ressemble à un assaut100. Aux yeux de Murielle,
les invectives à son égard contenues dans le journal de sa fille décédée ne sont qu’une conséquence
de la manipulation de la jeune fille par son entourage, et ne découlent en aucun cas de ses propres
failles en tant que mère: « Salauds! ce sont eux qui l’ont tuée. Ils me couvraient de boue ils la dres-
saient contre moi […] Aucune mère n’aurait pu être plus dévouée. […] J’ai été la meilleure des
mères101 ». Tous ces éléments démontrent donc l’ampleur de l’aveuglement dont fait preuve le per-
sonnage.

S’érigeant en une figure de martyre, Murielle est la protagoniste du recueil qui expérimente la
folie de la manière la plus intense, et notamment en raison de sa claustration et de sa solitude.

5.2.2. Solitude

La fulgurance de « Monologue » ne permet pas un développement complexe du personnage de


Murielle, au contraire de « L’âge de discrétion » et « La femme rompue », dont les héroïnes évo-
luent, régressent et progressent. En effet, Murielle ne livre d’elle-même qu’un court aperçu très né-
gatif, dans lequel ressortent fortement ses rancœurs et sa frustration. Ainsi, à de nombreuses re-
prises, elle s’attarde avec apitoiement sur les difficultés liées au sort de la femme célibataire, pire
que tout au sein d’une société dominée par les hommes. Elle décrie sa dépendance envers son mari
Tristan, qui ne l’aime plus et qu’elle n’aime plus, mais dont elle ne veut pas divorcer car consciente
que la loi le favoriserait (« Mais je dépends de lui. […] Les hommes se tiennent tellement entre eux
la loi est tellement injuste […] le divorce serait prononcé à mes torts102 »). Elle affirme que le
plombier, dont elle attend la venue depuis quinze jours « la mène en bateau »: « une femme seule ils
se croient tout permis […] une femme seule on crache dessus103 ». Elle attribue la totalité de ses
malheurs à sa solitude et à l’absence de son mari et de son fils; à ses yeux, le statut d’épouse et de

98 Ibid., p. 97.
99 Ibid., p. 94, 97.
100 A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness, op. cit.
101 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 114.
102 Ibid., p. 92-93.
103 Ibid., p. 93.

2! 2
mère au foyer constitue l’accomplissement suprême d’une vie. Ainsi conclut-elle: « Un homme
sous mon toit. Le plombier serait venu le concierge me saluerait poliment les voisins mettraient une
sourdine. Merde alors! je veux qu’on me respecte je veux mon mari mon fils mon foyer comme tout
le monde104 ». L’ennui lié à cette solitude la plonge dans un délire particulièrement aigu, au point
qu’elle répète la sentence « j’en ai marre105 » environ huitante fois, suivi de « je m’emmerde ce que
je m’emmerde c’est pas humain106 ». Elle attend de Tristan qu’il l’invite au restaurant, à des événe-
ments culturels, n’osant pas s’y rendre toute seule et pour elle-même, puis déclare que cette situa-
tion s’apparente pour elle à la mort: « Il me faut un homme je veux que Tristan revienne […] qua-
rante-trois ans c’est trop tôt c’est injuste je veux vivre107 ». Quelques passages plus loin, elle révèle
qu’en réalité, elle ne s’intéresse ni aux musées ni aux expositions, et souhaite simplement s’exhiber
au bras d’un homme108 : elle s’oppose donc totalement à la narratrice de la première nouvelle, sen-
sible à l’art et extrêmement politisée.

Enfin, ce qui semble le comble de l’ironie sous la plume de Beauvoir transparaît alors dans le
discours de Murielle: elle réalise qu’il lui eût fallu prendre sa vie en main lorsqu’elle était plus
jeune, non pas à travers des études ou l’apprentissage d’un métier, mais par la recherche d’un « bon
parti ». Evidemment, elle parvient encore à se victimiser, assénant une nouvelle fois que son au-
thenticité lui a joué des tours, elle qui n’a jamais réfléchi à l’argent: « Quelle cloche j’ai été désinté-
ressée étourdie me foutant de l’argent! […] Si j’étais restée avec Florent je me serais fait une jolie
pelote. Tristan m’a eue à la passion j’ai eu pitié de lui109 ». De façon absurde, elle tente de le
convaincre de revenir vivre avec elle, dit être prête à se terrer dans leur appartement, à se faire ou-
blier et à mettre sa vie entre parenthèses pour qu’il réintègre le foyer avec leur fils Tristan. Le
contenu du journal intime de Sylvie révèle la véritable nature de Murielle, opposée à la façon dont
elle-même se perçoit, et l’on devine que sa fille la trouvait instable et tyrannique110 . De façon ana-
logue, sa discussion avec Tristan fonctionne également comme un indicateur, en ce qu’il ne sup-
porte plus Murielle et finit par boucler le téléphone. Les paroles de ce dernier, que retranscrit la pro-
tagoniste, sont significatives (« ne me réponds pas que je suis invivable que je te dévorais que je
t’usais111 »), et dévoilent le vrai visage du personnage.

104 Ibid., p. 94.


105 Ibid., p. 96.
106 Ibid., p. 97.
107 Ibid., p. 96.
108 Ibid., p. 107.
109 Ibid., p. 93.
110 « Sylvie n’était pas tendre j’en ai dégusté quand j’ai lu son journal », « Sylvie aucun ne m’a embrassée et ma mère a

crié: ‘Tu l’as tuée!’ » (Ibid., p. 94-112).


111 Ibid., p. 116.

2! 3
Exécrant sa subordination à Tristan et, de façon plus générale, aux hommes, Murielle s’y empri-
sonne toutefois elle-même, situation qui fait particulièrement écho à un élément développé dans Le
deuxième sexe: la femme mariée est revêtue d’une dignité sociale très supérieure à celle de la céli-
bataire et la femme au foyer agace l’homme parce qu’il est sa seule destinée et qu’il lui doit le bon-
heur112. Murielle, qui voulait faire de Sylvie une fille bien113, et avait donc misé sur elle comme elle
a misé sur les hommes de sa vie, s’est donc vouée à la dépendance, et du même coup, a perdu sa
liberté. Or, « un individu libre ne s’en prend qu’à soi de ses échecs, il les assume: mais c’est par au-
trui que tout arrive à la femme. […] On lui a assuré que, si elle abdiquait ses chances entre les
mains d’un homme, elles lui seraient rendues au centuple, et elle s’estime mystifiée: elle met tout
l’univers masculin en accusation114 ». Voilà qui éclaire donc la rancune de Murielle et sa victimisa-
tion maladive.

Enfin, il s’agit maintenant de détailler plus précisément, comme nous l’avons fait pour « L’âge
de discrétion », comment Murielle use du langage et des mots et l’implication de ceux-ci dans l’état
psychique du personnage.

5.2.3. La parole comme une arme

Cette deuxième nouvelle, la seule à comporter une épigraphe, débute avec une citation de Flau-
bert: « Elle se venge pas le monologue115 ». Cet intertexte symbolise les fantasmes d’opulence et
d’exhibition que décrit Murielle, en même temps qu’il souligne la répugnance du personnage pour
sa condition d’épouse subordonnée à son mari116. En effet, cet extrait de Flaubert provient d’un de
ses projet de roman, Le roman de Madame Dumesnil, racontant l’histoire d’une femme qui déteste
son époux mais lui reste fidèle par amour du luxe117 . Dès lors, l’épigraphe renforce le lien, déjà bien
établi par le texte lui-même, entre monologue intérieur et ressentiment. Toutefois, la nouvelle n’a
pas pour but de compléter cette ébauche de Flaubert, mais prend davantage comme point de départ

112 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, I, op. cit., p. 233.


113 « Moi j’aurais fait de Sylvie une fille bien ». (S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 108).
114 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 489.
115 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 85.
116 Murielle, en plein délire, rêve de richesses et de célébrité (« Je retournerai chez les couturiers je donnerai des soirées

des cocktails on passera ma photo dans Vogue en grand décolleté mes seins ne craignent personne »). (Ibid., p. 97).
117 E. FALLAIZE, « Folie, monologue et nouvelle: ‘Monologue’ de Simone de Beauvoir », op. cit.

2! 4
un ouvrage de Sartre, L’Idiot de la famille, que Beauvoir affectionne particulièrement; et Sartre
considère également le monologue comme l’expression parfaite du ressentiment118.

Or, cet aspect omniprésent dans le discours de Murielle engendre chez elle un besoin de blas-
phémer et de désacraliser tout ce qu’elle ne possède pas. Ses mots veulent subvertir les idéologies
dominantes de la société - hypocrisie, individualisme, indifférence - et s’incarnent dans une syntaxe
et une rhétorique disloquées119; elle déforme son discours parce qu’elle recherche la vengeance.

Murielle ressent également cet élan vers l’écriture, tout comme Monique et la première narra-
trice, et déclare: « Je devrais raconter ma vie120 ». Ce désir d’écrire s’inscrit dans le délire para-
noïaque de Murielle, car c’est, entre autres, son obsession pour la vérité qui la motive à écrire:
« j’en ai bavé mais j’ai vécu sans mensonge sans chiqué; qu’est-ce qu’ils raleraient en voyant mon
nom et ma photo dans les vitrines et le monde apprendrait la vérité la vraie121 ». À l’image de toute
son existence qui gravite autour des hommes, elle ajoute qu’elle souhaiterait publier un roman pour
devenir un objet d’admiration à leurs yeux122 : « Je raurais un tas d’hommes à mes pieds ils sont tel-
lement snobs la pire mocheté si elle est célèbre ils s’y ruent. Peut-être j’en rencontrerais un qui sau-
rait m’aimer123 ». Enfin, dans un sens, le conflit linguistique qui se joue en elle surpasse son drame
psychologique, en ce que ses sentiments sont filtrés uniquement au travers des mots et non pas des
interactions sociales - si ce n’est à la toute fin, lors de son échange avec Tristan. Ainsi, la syntaxe
irrégulière, les répétitions et l’absence de ponctuation et de cohérence de ses propos constituent
pour elle des armes face à sa souffrance et à sa solitude124 .

Au centre du recueil se trouve donc le monologue de Murielle, pétri de rage et de folie déchaî-
nées, à travers lequel ce personnage étale toute sa mauvaise foi et les illusions qu’elle s’est
construite à propos de son statut de mère, d’épouse et de femme. Tel que le conclut Elizabeth Fal-
laize: « L’on comprend que ce soit dans l’espace clos d’une nouvelle prise entre deux récits que
Beauvoir choisit d’entrouvrir une porte vite refermée125 ».

118 Ibid.
119 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 83.
120 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 90.
121 Ibid., p. 90.
122 P. POWRIE, « Reading between the lines: a postscript on La femme rompue », op. cit., p. 324.
123 Ibid., p. 90.
124 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 83.
125 E. FALLAIZE, « Folie, monologue et nouvelle: ‘Monologue’ de Simone de Beauvoir », op. cit.

2! 5
5.3. « La femme rompue »

Cette dernière nouvelle prend la forme d’un journal intime, celui de Monique, femme au foyer
d’environ quarante ans, qui y retranscrit ses sentiments suite à l’annonce de l’adultère de Maurice,
son époux. Nous suivons donc les tribulations de cette héroïne qui progresse toujours davantage,
comme les deux autres femmes du recueil, dans la dépression et expérimente une forme d’aliéna-
tion. Privée de tout repère et de sa propre identité, son journal témoigne de son évolution et du lent
processus d’acceptation de sa situation.

Monique partage des caractéristiques propres aux deux personnages des nouvelles précédentes:
ainsi, comme Murielle, elle subit les conséquences néfastes d’une dépendance conjugale qui fa-
çonne toute son existence.

5.3.1. Dépendance

Avec Maurice comme avec ses deux filles, Colette et Lucienne, Monique entretient une relation
asymétrique, biaisée par une dépendance émotionnelle très forte. Dès les premières entrées du jour-
nal de Monique, elle révèle à quel point elle s’est dévouée à l’éducation de ses deux filles, Colette
et Lucienne, et semble masquer son désarroi face à leur absence nouvelle, à son impossibilité, dé-
sormais, de s’occuper d’elles: « Voilà une des raisons - la principale - pour lesquelles je n’ai aucune
envie de m’astreindre à un métier: je supporterais mal de n’être pas totalement à la disposition des
gens qui ont besoin de moi126 ». Plus tard, Monique affirme qu’il lui est difficile, alors qu’elle a tou-
jours vécu pour les autres, de se reconvertir et de vivre pour soi127 . En tant que mère au foyer, elle a
cru trouver sa plénitude et sa dignité sociale dans la maternité128, a délaissé tout autre intérêt ou oc-
cupation et ne supporte donc pas que l’on questionne ce statut: « Si j’ai manqué l’éducation de mes
filles, toute ma vie n’est qu’un échec. Je ne peux pas le croire. Mais dès que le doute m’effleure,
quel vertige!129 ». Au cœur d’une dispute, Maurice révélera d’ailleurs à Monique cette vérité
cruelle, qu’elle retranscrit en substance: « J’étais possessive, impérieuse, envahissante avec mes
filles comme avec lui130 . » Beauvoir représente ainsi, à travers Murielle et Monique, l’échec de

126 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 125.


127 Ibid., p. 143.
128 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 383.
129 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 213-14.
130 Ibid., p. 186.

2! 6
deux figures féminines pour qui la maternité n’a été qu’une illusion pacifiante de se sentir un être en
soi, une valeur toute faite. Or, comme l’autrice le note dans Le deuxième sexe, « l’enfant n’arrache
pas la mère à son immanence », et elle se leurre en croyant qu’un être extérieur pourra justifier sa
vie131 .

Le rapport avec son mari repose également sur une asymétrie très marquée: dès le début du récit,
elle exprime combien Maurice est et a toujours été au centre de son existence, et tout le journal fera
état de cet assujettissement affectif. De là découle le désarroi de Monique, qui sans l’amour de son
mari subit une perte de repères totale et une crise identitaire, et qui se rapproche dès lors de la narra-
trice de « L’âge de discrétion ». Pleinement amoureuse, elle a donc arrêté ses études alors qu’ils
fréquentaient tous deux la faculté de médecine, et s’en félicite, cet acte de renoncement étant un
gage de l’authenticité de son amour: « Moi je l’ai aimé quand il avait vingt-trois ans, un avenir in-
certain, des difficultés. Je l’ai aimé sans garantie; j’ai renoncé à faire moi-même une carrière. Je ne
regrette rien d’ailleurs132 ». Après la spécialisation de Maurice, Monique, qui s’occupait du secréta-
riat de son cabinet médical, n’a plus aucune activité professionnelle et s’isole à la maison. Au
contraire de la première narratrice, elle a laissé s’amenuiser son esprit critique et son enrichissement
culturel. Evoquant son amie Isabelle, elle note: « Elle aussi en se mariant elle a arrêté ses études
mais elle a gardé une vie intellectuelle plus intense que la mienne133 ».

L’annonce de l’adultère de Maurice, dans lequel Monique a engagé sa vie entière, entraîne
comme dans la première nouvelle une dépossession de soi, une absence de sens et une incompré-
hension permanentes. Toutefois, la différence entre les deux récits se situe dans l’importance accor-
dée au regard de l’autre, bien plus importante chez Monique que chez la première narratrice. À la
fois son amant, son juge et le garant des valeurs communes qui fondent leur mariage, la trahison de
Maurice constitue pour Monique une épreuve insurmontable: « Je me voyais si tranquillement dans
ses yeux. Je ne me voyais même que par ses yeux: une image où je me reconnaissais. […] Maurice
ne me jugeait jamais, il était ma sécurité134. » Désormais, puisqu’elle a perdu son amour, elle se
demande: « en toute objectivité, qui suis-je?135 », et cela entre autres parce qu’au fondement de leur
union se trouvaient des valeurs communes sur lesquelles reposaient la confiance de Monique: l’au-
thenticité, la sincérité qu’ils s’étaient promis sont balayées par l’adultère, le mensonge et l’attrait de

131 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 380-83.


132 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 194.
133 Ibid., p. 137.
134 Ibid., p. 180.
135 Ibid., p. 201.

2! 7
Maurice pour Noëllie, jeune femme brillante, intrigante et ambitieuse. « Décidément, il a changé. Il
se laisse prendre aux fausses valeurs que nous méprisions136. » À travers cet aspect, Beauvoir inscrit
une nouvelle fois dans sa fiction un des principes établi dans son essai de 1949, à savoir que « le
mari est un demi-dieu doué de prestige viril et destiné à remplacer le père: protecteur, pourvoyeur,
tuteur, guide; […] il est le détenteur des valeurs, le garant de la vérité, la justification éthique du
couple137 », d’où vient qu’une fois l’amour disparu, la femme se retrouve démunie de son identité
même. Désormais, tout lui semble vain et dépourvu de sens, à tel point que comme Murielle, elle
songe à la mort, et écrit, au comble de son désespoir: « je ne veux pas mourir138 ».

Une erreur fondamentale de Monique réside dans sa volonté d’avoir souhaité retenir Maurice au
foyer afin qu’il partage sa condition, et ne lui échappe pas à travers des activités professionnelles
inaccessibles pour elle. Elle admet d’ailleurs que « la jeune étudiante […] qui se passionnait pour
les événements, les idées, les livres, était bien différente de la femme d’aujourd’hui dont l’univers
tient entre ces quatre murs. C’est vrai que j’avais tendance à y enfermer Maurice. Je croyais que son
foyer lui suffisait, je croyais l’avoir tout à moi139 ». Ce dernier lui reprochera d’ailleurs, lors d’une
dispute, de ne pas se soucier de ses travaux et de ses projets, et d’avoir voulu le maintenir toute sa
vie dans la médiocrité140. Or, cet oubli de soi, ce dévouement féminin apparaissent comme impor-
tuns aux yeux de l’homme, ils se convertissent en une tyrannie à laquelle il essaie de se
soustraire141 . En réalité, la société élaborée par les mâles a défini la condition féminine sous une
forme représentant pour les deux sexes une source de tourments: « la femme pèse si lourdement sur
l’homme parce qu’on lui interdit de se reposer sur soi, il se délivrera en la délivrant, c’est-à-dire en
lui donnant quelque chose à faire en ce monde142 ». Mais Monique se voit comme inexorablement
passive, à tel point qu’elle considère Maurice coupable de ne pas lui avoir avoué ses infidélités dès
le début, c’est-à-dire huit ans auparavant, puisqu’elle aurait alors pu « rebondir », apprendre un mé-
tier, trouver une occupation143 . Jamais elle ne conscientise réellement son inertie, jamais elle ne réa-
lise qu’elle aurait dû, d’elle-même, sortir de cette fascination dans laquelle elle espérait se réaliser à
travers autrui.

136 Ibid., p. 157.


137 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 287.
138 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 220.
139 Ibid., p. 211.
140 Ibid., p. 186.
141 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 320.
142 Ibid., p. 324.
143 « Pourquoi m’a-t-il parlé maintenant? pas avant? Il aurait absolument dû me prévenir. […] J’aurais travaillé; il y a
huit ans, j’aurais trouvé le courage de faire quelque chose; il n’y aurait pas ce vide autour de moi ». (Ibid., p. 197).
2! 8
Il nous faut maintenant étudier le phénomène d’illusion et de désillusion qui traversent la totalité
de la nouvelle et témoigne de l’aveuglement - et des rares instants de conscience - dans lequel
baigne la protagoniste.

5.3.2. Entre illusions et désillusions

L’illusion de Monique, que l’on appellera également sa « mauvaise foi », n’attend pas la révéla-
tion de Maurice pour se manifester, elle est au contraire perceptible dès les premières lignes du
journal. D’après Sartre, qui en donne une définition dans L’Être et le néant, la mauvaise foi est « un
certain art de former des concepts contradictoires, c’est-à-dire qui unissent entre eux une idée et la
négation de cette idée144 ». Les trois femmes du recueil se réfugient dans l’aveuglement et la mau-
vaise foi, mais Beauvoir développe cet aspect de manière particulièrement importante à travers le
personnage de Monique.

Ainsi, elle relève un changement dans l’attitude de Maurice, qu’elle ne parvient pas à s’expli-
quer, ce qui la plonge dans une anxiété presque indicible. Elle tente de se convaincre de sa gaieté,
de l’immuabilité de son univers et de l’indestructible lien qui l’unit à Maurice: « Ma liberté me ra-
jeunit de vingt ans. […] Non, l’absence de mes filles ne m’attristait pas. Je veux vivre enfin un peu
pour moi. Et profiter avec Maurice de cette solitude à deux dont si longtemps nous avons été privés.
J’ai un tas de projets en tête145. » Néanmoins, l’impression de changement ne peut se voiler entiè-
rement, et comme dans « L’âge de discrétion », elle induit une rupture douloureuse entre le passé et
le présent: auparavant, Monique et Maurice étaient l’un pour l’autre « d’une absolue
transparence146 », tout comme André et la première narratrice « n’ignoraient rien l’un de
l’autre147 ». Dorénavant, Monique remarque qu’un malaise s’est installé en elle, tout en minimisant
sa gravité: « D’ordinaire, quand je rentre chez nous, je retrouve Maurice, même en son absence. Ce
soir les portes s’ouvrent sur des pièces désertes. […] Eh bien! Maurice a changé. […] Ma colère
nous sépare: il aura vite fait de la désarmer148 ». Contrairement à ses espérances, elle n’obtient pas
de Maurice une explication qui les rapproche, mais l’aveu de sa liaison. À partir de là, tout le récit
va illustrer le refus de Monique d’accepter cette nouvelle vérité et de faire face à la réalité, et bien

144 J.-P. SARTRE, L’Être et le néant, « Bibliothèque des idées », Gallimard, 1971, p. 95.
145 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 122.
146 Ibid., p. 129.
147 Ibid., p. 9.
148 Ibid., p. 127-29.

2! 9
qu’elle connaisse quelques instants de lucidité, elle les élude cependant très rapidement. Elle va
jusqu’à inventer des paroles que Maurice n’a jamais prononcées (« Il n’y a rien de changé entre
nous149 »), alors que la fin de l’histoire nous apprend qu’il n’a jamais rien dit de tel et que Monique,
pour se protéger de la réalité, a construit ces paroles de toutes pièces150 . Au départ, l’héroïne tente
de masquer son désespoir à travers des discours de femme accomodante et se persuade que l’his-
toire de Maurice et Noëllie ne durera pas: « Il ne la regarde pas comme un il me regarde. […] Le
temps travaille contre Noëllie; le prestige qu’elle peut avoir aux yeux de Maurice s’écaillera151 ».
Cependant, en replongeant constamment dans leur passé commun, Monique trahit son véritable sen-
timent, qui n’a rien d’une résignation patiente, mais s’apparente davantage à une lente descente
dans la dépression152 . Son état psychique se dégrade après chaque nouvel aveu de son époux, et elle
cherche, pour se protéger du réel, un refuge dans le passé, tout comme la première narratrice. Un
passage entre parenthèses, intervenant directement après la révélation de Maurice, marque une rup-
ture au niveau de la cohérence de la narration et au niveau des pensées de Monique, qui face à cette
nouvelle douleur insupportable, se remémore brusquement un de leurs souvenirs:

(Tout était bleu au-dessus de notre tête et sous nos pieds; on apercevait à travers le détroit la
côte africaine. Il me serrait contre lui. ‘Si tu me trompais, je me tuerais’. - ‘Si tu me trompais, je
n’aurais pas besoin de me tuer. Je mourrais de chagrin’. Il y a quinze ans. Déjà? Qu’est-ce que
quinze ans? Deux et deux font quatre. Je t’aime, je n’aime que toi. La vérité est indestructible.
Le temps n’y change rien153.)

Petit à petit, la protagoniste se rend compte qu’elle a refoulé énormément d’impressions néga-
tives, particulièrement lors des dix dernières années de vie commune. Comme la narratrice de la
première nouvelle, elle pose alors un regard neuf sur ce qu’a été son mariage - tout en continuant,
paradoxalement, à se bercer d’illusions - et évoque notamment son désintérêt pour les recherches
scientifiques de Maurice, qui l’accuse depuis longtemps de ne pas s’intéresser à sa carrière154 . Elle
éprouve alors ce même vide intérieur face à son existence qu’elle ne comprend plus, qui ne lui ap-
partient plus. S’ensuit, toujours comme dans « L’âge de discrétion », une perte de repères et une dé-
possession de soi: « Je croyais savoir qui j’étais, qui il était: et soudain je ne nous reconnais plus, ni
lui ni moi. […] Ma vie derrière moi tout entière s’est effondrée155 ». Elle ajoute, quelques lignes

149 Ibid., p. 136.


150 « ‘Quand je pense que tu as osé me dire au Club 46, qu’il n’y avait rien de changé entre nous! ‘Je n’ai pas dit ça.
[…] C’est toi Monique qui m’as dit: l’essentiel, c’est qu’il n’y a rien de changé entre nous’. » (Ibid., p. 209)
151 Ibid., p. 133-35.
152 S. DOW, « Simone de Beauvoir’s La femme rompue: reception and deception », op cit., p. 641.
153 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 131.
154 Ibid., p. 191.
155 Ibid., p. 192-93.

3! 0
plus loin: « Avec moi Maurice a une relation en profondeur, qui engage ce qu’il y a d’essentiel en
lui et qui est donc indestructible. […] Maurice et moi, nous sommes soudés156. » Monique persiste
donc à croire en leur mariage, signe de son aveuglement impérissable, qui résiste aux vérités les
plus flagrantes et les plus cruelles, c’est-à-dire que son mari ne l’aime plus et qu’il la quittera pour
vivre avec Noëllie, tel que le confirmera la fin de la nouvelle.

Une autre stratégie de défense mise en place par Monique pour ne pas faire face à sa réalité,
outre le retour dans le passé, consiste à mettre en avant ses propres défauts, à s’auto-accuser pour
faire acte de franchise. Ainsi, elle pense être suffisamment honnête avec elle-même et croit que cela
participera de sa réconciliation avec Maurice157 :

J’ai eu ce matin une illumination: tout est de ma faute. Mon erreur la plus grave a été de ne pas
comprendre que le temps passe. Il passait et j’étais figée dans l’attitude de l’idéale épouse d’un
mari idéal. […] J’ai laissé mon intelligence s’atrophier. […] J’ai dit à Marie Lambert que j’allais
m’expliquer sur tout cela avec Maurice et prendre des mesures. Je me déjà un peu remise à lire,
à écouter des disques: faire un plus sérieux effort. Perdre quelques kilos, mieux m’habiller. Cau-
ser plus librement avec Maurice, refuser les silences. […] Peut-être Noëllie se découragera-t-
elle […] ou il reprendra conscience de ce que nous avons été l’un pour l’autre158.

Ces différents extraits nous indiquent donc l’attitude ambivalente de l’héroïne, torturée entre es-
poir et désespoir, mais qui persiste durant pratiquement toute la nouvelle à croire en l’indestructibi-
lité de son mariage. Encore une fois, Beauvoir fait preuve d’une totale cohérence en restituant, à
travers son personnage, les théories exposées dans Le deuxième sexe, à savoir que toute amoureuse
s’aggripe au mensonge et force l’homme à lui mentir en lui arrachant des « je t’aime » qu’il ne peut
lui refuser; elle les érige alors en trophées et « fait parler les silences ». Toute amoureuse devient
donc plus ou moins paranoïaque, et sa mauvaise foi, inébranlable, réussit toujours à briser les résis-
tances de la réalité. Mais, « tant qu’elle n’a pas été acculée à cet aveu, elle triche toujours un
peu159 ». Or, ce n’est qu’après la relecture de son journal intime que Monique sera précisément for-
cée d’affronter la vérité. Elle cessera alors définitivement de se bercer d’illusions, comme nous
l’étudierons dans la prochaine sous-partie, qui traitera également du rapport de Monique à l’écri-
ture.

156 Ibid., p. 197.


157 S. DOW, Madness in twentieth-century french women’s writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal, Hyvrard, op. cit.
158 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 213-14.
159 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 561-62.

3! 1
5.3.3. Rôle de l’écriture

L’écriture revêt différentes fonctions dans « La femme rompue », et la nouvelle explore plus en
détails ce dilemme épistémologique déjà esquissé dans les deux textes précédents160. Comme dans
« L’âge de discrétion », la crise conjugale que connaît Monique s’accompagne également d’une
crise au niveau de son rapport aux mots. Premièrement, ceux-ci s’agencent de façon ordonnée et
représentent fidèlement la réalité du personnage, qui lui semble être une vérité universelle161. En
effet, lorsqu’elle se trouve dans Les Salines, au début de la nouvelle, ses descriptions abondent en
clarté visuelle et symbolisent le contrôle que Monique exerce sur son univers: « Le soir va tomber,
mais il fait encore tiède. C’est un de ces instants émouvants où la terre est si bien accordée aux
hommes qu’il semble impossible que tous ne soient pas heureux162 ». La protagoniste passe par di-
verses phases: dès le départ, elle sent intuitivement que ce besoin d’écrire découle d’une anxiété
sous-jacente qu’elle ne s’autorise pas à formuler. Derrière ses constats optimistes (« Ma liberté me
rajeunit de vingt ans. […] Je me suis mise à écrire pour moi-même, comme à vingt ans163 ») se
cache un malaise que son écriture peine à camoufler. Elle note en effet que Maurice lui paraît dé-
sormais toujours lointain, toujours absent, et qu’il n’est définitivement plus le même. Elle constate
d’ailleurs: « Curieuse chose qu’un journal: ce qu’on y tait est plus important que ce qu’on y
note164 ». Cette phrase se révèle dès lors comme une annonce de la mauvaise foi de Monique, qui la
poursuivra durant tout le récit et l’empêchera d’interpréter correctement sa situation; mais reste
qu’elle admet tout de même qu’un changement s’est opéré, puisqu’elle écrit à ce propos. Quelques
passages plus loin, lorsqu’elle tente de se convaincre du peu d’importance de l’aventure de Mau-
rice, elle se voile la face en minimisant son mal-être et l’aide que lui apporte le fait d’écrire:
« Pourquoi continuer ce journal puisque je n’ai rien à y noter? […] L’attitude de Maurice me dérou-
tait. Mais ce malaise s’est dissipé maintenant que j’y vois clair, et je pense que je vais abandonner
ce carnet165. »

Après l’aveu de Maurice, les tendres paroles qu’ils se sont échangées par le passé, qui peuplent
la mémoire de Monique, perdent leur aura mystique et réconfortante, car désormais « les mots ne
sont que des mots166 ». En d’autres termes, la nouvelle démontre un changement de perception du

160 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 86.
161 Ibid., p. 87.
162 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 123.
163 Ibid., p. 122.
164 Ibid., p. 128.
165 Ibid., p. 139.
166 Ibid., p. 132.

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langage, au départ transparent - à l’image de Maurice - et qui se mue petit à petit en quelque chose
d’opaque, en un « simulacre », semblable aux bâtiments des Salines évoqués par Monique dans les
premières lignes de son récit167. Ainsi, la perte d’identité du personnage coïncide avec sa perte de
confiance en les mots168. Malgré cela, elle continue d’écrire, tente de reconstruire le fil des événe-
ments dans l’espoir de réussir à donner un sens à ce qui lui arrive169. Le journal témoigne ainsi de la
lenteur du processus par lequel l’héroïne assimile la douloureuse vérité, autrement dit la dimension
fictive de sa conception de mariage heureux170 . Dans ce chemin vers la vérité, l’écriture joue un rôle
fondamental en ce qu’elle permet premièrement à Monique de survivre lorsqu’elle se trouve au plus
profond de sa dépression, comme Murielle dans « Monologue » (« Si j’écris, ça m’occupe, ça me
permet de fuir. […] Il fallait ce geste de ma main pour m’assurer que j’étais encore vivante171 »).

En outre, c’est lorsqu’elle relit entièrement son journal que la vérité lui apparaît brutalement et
cette relecture achève d’éteindre en elle toute illusion à propos de Maurice et de leurs hypothétiques
retrouvailles. L’entrée n°63, située tout à la fin du récit, illustre la prise de conscience foudroyante
de l’héroïne. Elle constate douloureusement que ces pages « mentent tant, se trompent tant », et
qu’il n’y a pas une ligne de ce journal qui n’appelle une correction ou un démenti172 ». Monique
insiste lourdement sur l’erreur qu’elle a commise en s’aveuglant de la sorte, concède enfin à quel
point elle a menti (« Comme je me suis mentie!173 »). Cette dure révélation constitue cependant une
étape nécessaire, puisqu’elle ouvre la voie vers une guérison future. En somme, l’acte d’écrire par-
ticipe autant à consolider de fausses croyances qu’à les déconstruire.

Enfin, bien que la noirceur de ses dernières paroles ne laisse pas au lecteur une impression très
optimiste, la fin de l’histoire de Monique comporte un message d’espoir. Il lui reste certes un long
chemin à parcourir, puisque ce n’est qu’après avoir levé le voile du mensonge que tout commence:
« la femme épuise son courage à dissiper des mirages et elle s’arrête effrayée au seuil de la
réalité174 ». Le personnage répète d’ailleurs à plusieurs reprises, dans la dernière entrée de son jour-
nal, à quel point elle a peur175 . Néanmoins, Monique sait qu’elle doit désormais faire face à l’avenir

167 L. STONE MCNEECE, « La langue brisée: identity and difference in de Beauvoir’s La femme rompue », op. cit., p. 90.
168 A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness, op. cit.
169 Ibid.
170 S. DOW, Madness in twentieth-century french women’s writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal, Hyvrard, op. cit.
171 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p. 221-23.
172 Ibid., p. 222.
173 Ibid., p. 223.
174 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit., p. 624.
175 « J’ai peur. Et je ne peux appeler personne au secours. J’ai peur. » (S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit., p.
252).
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et derrière son effroi se devine la volonté de vivre, d’avancer, en comptant davantage sur elle-
même, quoi qu’il lui en coûte:

Voilà. Colette et Jean-Pierre m’attendaient. J’ai dîné chez eux. Ils m’ont accompagnée ici. La
fenêtre était noire; elle sera toujours noire. Nous avons monté l’escalier […]. Je n’ai pas voulu
que Colette reste dormir: il faudra bien que je m’habitue. Je me suis assise devant la table. J’y
suis assise. Et je regarde ces deux portes: le bureau de Maurice; notre chambre. Fermées. Une
porte fermée, quelque chose qui guette derrière. Elle ne s’ouvrira pas si je ne bouge pas. Ne pas
bouger; jamais. Arrêter le temps et la vie. Mais je sais que je bougerai. La porte s’ouvrira lente-
ment et je verrai ce qu’il y a derrière la porte. C’est l’avenir. La porte de l’avenir va s’ouvrir176.

Le progrès de Monique, si infime soit-il, se décèle dans son acceptation de ce qui constituait au-
paravant pour elle un déchirement: l’impossibilité d’avoir des certitudes, aussi bien par rapport à
son passé, son présent et son futur; et l’impossibilité d’agencer ses impressions de manière cohé-
rente à travers l’écriture177.

176 Ibid., p. 252.


177 A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness, op. cit.
3! 4
VI. Conclusion

Nous avons donc tenté, par ce travail, de cerner la dimension engagée de La femme rompue à
travers différents prismes: celui de l’intention de l’autrice, des liens très étroits que le recueil entre-
tient avec Le deuxième sexe, et enfin, à travers la mise en évidence de la passivité et de l’aveugle-
ment de chacune des héroïnes, qui échouent à interpréter leur situation de manière objective.

Ainsi, à défaut de mettre en scène des personnages héroïques et victorieux, Beauvoir fait le choix
de raconter les histoires de femmes « victimes stupéfaites de la vie qu’elles se sont choisie: une dé-
pendance conjugale qui les laisse dépouillées de tout178 ». Ce prière d’insérer renvoie directement à
l’épigraphe du second tome du Deuxième sexe, emprunté à Jean-Paul Sartre: « À moitié victimes, à
moitié complices, comme tout le monde179 ». Ces deux sentences condensent à elles seules tout le
message de notre recueil: victimes d’un système dominé par les hommes, les protagonistes com-
mettent toutefois l’erreur de se faire passives, de se vouer à la dépendance en remettant leur exis-
tence entre les mains de leurs époux, et se condamnent à l’immanence dès lors qu’elles comptent
sur la protection, l’amour, le secours et la direction d’autrui180. L’essai philosophique de 1949 tout
comme le recueil fictif de 1968 forment donc une critique beauvoirienne de l’amour et de ce qu’il
contient de plus pathétique, à savoir le malheur de la femme enfermée dans l’univers féminin, la
femme mutilée et incapable de se suffire à elle-même. La première réception de l’ouvrage, contraire
aux attentes de l’autrice, a démontré que ses lectrices avaient mal interprété la morale de ces his-
toires. Beauvoir n’aurait-elle pas dispersé suffisamment d’indices pour orienter son public et l’ame-
ner à adopter un regard critique envers ses personnages? Aurait-elle surestimé les capacités analy-
tiques de ses lectrices? Quoi qu’il en soit, nombre de travaux critiques ont depuis démontré qu’à
travers une lecture attentive, allant au-delà de l’évidente identification aux personnages - du reste
facilitée par l’emploi de la première personne et les longues descriptions de l’intériorité des person-
nages - leur mauvaise foi transparaît très clairement. Que ce soit de par la crise identitaire qui
frappe la première narratrice, la victimisation constante de Murielle ou la dépendance excessive de
Monique, l’autrice dépeint le danger que constitue, pour une femme vivant dans une société patriar-
cale, l’oubli de soi au profit d’un homme. Or, Beauvoir qui se souciait de souligner l’ambigu et le
contradictoire au sein de ses œuvres fictionnelles n’a pas livré des portraits de femmes résolument

178 S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, op. cit.


179 S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, op. cit.
180 Ibid., p. 640.

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univoques181. En effet, si la fin du monologue de Murielle semble désespérée et sans issue, en rai-
son de son manque total d’objectivité, Monique connaît une prise de conscience tardive mais effec-
tive, qui l’amène à une fin sombre et néanmoins ouverte sur l’avenir, teintée d’un léger espoir. Le
dénouement le plus optimiste, celui de « L’âge de discrétion », nous indique que la femme ayant
exercé une activité, qui s’est cultivée et n’a pas cherché sa réalisation personnelle uniquement à tra-
vers autrui, parvient à dépasser la crise conjugale et à retrouver cette harmonie perdue.

Enfin, loin de se situer uniquement dans la critique, l’autrice manifeste une forme d’empathie
universelle à l’égard des femmes, y compris les plus démunies, et son statut privilégié lui permet
précisément de sublimer sous forme de fiction l’expérience typique d’une femme de la seconde
moitié du XXème siècle182. La femme rompue symbolise donc bel et bien, de la part de Simone de
Beauvoir, une marque d’engagement supplémentaire en faveur de la cause féminine - pour autant
que l’on interprète le recueil davantage sur la base de son non-dit plutôt que sur dit - et que l’on
considère ces récits comme une invitation lancée à l’égard des femmes, les enjoignant à transcender
l’impasse de ces héroïnes et à trouver leur voie vers l’indépendance.

181M. ROUCH, « Paroles de femmes: les lectrices de La femme rompue (1967-1968) », op. cit., p. 122.
182« Je me sens solidaire des femmes qui ont assumé leur vie et qui luttent pour la réussir; mais cela ne m’empêche pas
- au contraire - de m’intéresser à celles qui l’ont plus ou moins manquée, et de manière générale, à cette part d’échec
qu’il y a dans toute existence ». (C. FRANCIS, F. GONTIER, Les écrits de Simone de Beauvoir: La vie - l’écriture, textes
inédits ou retrouvés, Gallimard, Paris, 1979, p. 232).
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VII. Bibliographie

Corpus

S. DE BEAUVOIR, La femme rompue, Gallimard, 1968.

S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, I, Gallimard, 1949.

S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, II, Gallimard, 1949.

Lectures secondaires

F. COLLIN, « Beauvoir et la douleur: aliénation et altération dans la pensée beauvoirienne », Cahiers


Sens Public, 2010, p. 2-8.

C. DAIGLE, « Beauvoir: réception d’une philosophie », Horizons philosophiques, vol. 16, n°2, 2006,
p. 61-77.

S. DOW, Madness in twentieth-century french women’s writing: Leduc, Duras, Beauvoir, Cardinal,
Hyvrard, Modern French Identities, vol. 76, Oxford.

S. DOW, « Simone de Beauvoir’s La femme rompue: reception and deception », The Modern Lan-
guage Review, vol. 100, n°3, 2005, p. 632-44.

F. EVRARD, La nouvelle, Seuil, 1997.

E. FALLAIZE, « Folie, monologue et nouvelle: ‘Monologue’ de Simone de Beauvoir », La nouvelle


hier et aujourd’hui, L’Harmattan, Paris, 1998.

M. GARCIA, « De l’oppression à l’indépendance: la philosophie de l’amour dans Le deuxième


sexe », Editions de Minuit, Philosophie, n°144, 2020, p. 48-63.

I. GASTLER, « Relire Beauvoir: Le deuxième sexe soixante ans après », Sens Public, 2013, p. 2-20.
3! 7
A. HOLLAND, Excess and transgression in Simone de Beauvoir’s fiction: the discourse of madness,
Routledge, 2017.

A. LE BRAS-CHOPARD, « Le vieillissement au féminin et au masculin chez Simone de Beauvoir »,


Recherches féministes, n°26, p. 37-50.

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T. MARTIN, « Du texte à la représentation: réceptions de La femme rompue », Cahiers Sens-Public,


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M. VIEGNES, L’Œuvre au bref: la nouvelle de langue française depuis 1900, La Baconnière, Ge-
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