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L'écriture du deuil. La narration dans Une mort très douce de Simone de


Beauvoir

Article · January 2013

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Annlaug Bjørsnøs
Norwegian University of Science and Technology
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L’écriture du deuil. La narration dans Une mort très « La mort conteste notre existence
mais c’est elle qui lui donne son sens ;
douce de Simone de Beauvoir
par elle s’accomplit l’absolue séparation,
Annlaug Bjørsnøs mais elle est aussi la clef de toute communication. »
NTNU Simone de Beauvoir : La force de l’ âge

« Le jeudi 24 octobre 1963, à quatre heures de l’après-midi, je me trouvais à


Rome, dans ma chambre de l’hôtel Minerva ; je devais rentrer chez moi par
Résumé avion et je rangeais des papiers quand le téléphone a sonné » (Beauvoir 1980 :
Récit poignant des derniers jours de sa mère, Une mort très douce de Simone 11). Ainsi commence ce récit qui a valu à Beauvoir l’approbation, voire l’éloge
de Beauvoir témoigne également de son angoisse du vieil âge et de la mort. A d’un public beaucoup plus large que celui qui était déjà familier de ses romans
travers une lecture critique, cet article propose de révéler quelques profondes métaphysiques et de ses essais philosophiques. Si ses engagements militants et
ambiguïtés qui sous-tendent la narration. Le cadre autobiographique et l’écriture sa vie peu conventionnelle avaient retenu l’attention du grand public, c’est ici
intime manifestent le souci de sincérité et d’authenticité qui imprègne le récit. sa solitude, ses craintes et sa douleur face à la mort de sa mère qui éveillent la
L’analyse révèle cependant que la configuration narrative du texte, basée sur compassion du lecteur ordinaire, qui de ce fait reconnaît en elle son semblable.
des mécanismes qui sont à l’œuvre dans tout récit, fictionnel ou non-fictionnel, Trouvant les mots pour dire les pensées et les questions qui tourmentent tout un
contribue à saper le discours de sincérité en le doublant de vérités autres. chacun devant la mort, Beauvoir touche enfin le cœur d’un vaste lectorat.
Cependant, ancrée dans la philosophie existentialiste dont Beauvoir a
Mots-clés considérablement développé la portée1, ce petit récit n’en demeure pas moins
Beauvoir, la mort, le vieil âge, travail de deuil, récit autobiographique, une étude sophistiquée d’une situation et de relations singulières, inscrites dans
configuration narrative, ambiguïtés la trame d’une époque définie de notre histoire récente. Publié en 1964, le livre
s’intègre dans l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir et fait partie
de son travail de deuil2 après la mort de sa mère. Le motif central de la mort
Abstract a préoccupé Beauvoir dès son jeune âge. « La mort m’a épouvantée dès que j’ai
compris que j’étais mortelle », dit-elle dans La force de l’ âge en 1946.3 Ses Cahiers
A poignant prose work on her mother’s last days, Une mort très douce by Simone
de jeunesse, écrits entre sa dix-huitième et sa vingt-deuxième années, sont traversés
de Beauvoir also exposes her own worst fears about old age and death. Through
par ce que Simone Le Bon de Beauvoir, dans son introduction aux Cahiers,
a close reading of the text, this article aims to reveal some of its profound
ambiguities. The autobiographical framework, as well as the diary form, appears
to support the sincerity and authenticity signalled by the text. However, a closer
study reveals that the narrative configuration of the text, which is based on 1 Nous pensons surtout à son essai Le Deuxième Sexe (1949) et au développement d’une éthique
existentialiste dans Pyrrhus et Cinéas (1944) et Pour une morale de l’ambiguïté (1947).
mechanisms at work in both fictional and non-fictional narratives, undermines
2 « Le travail de deuil » est une célèbre expression de Freud, devenue classique et entrée dans le
the discourse of sincerity by exposing other truths. langage courant depuis qu’elle est apparue pour la première fois dans son article « Trauer und
melancholie » de 1915, traduit en français en 1917. Selon l’Encyclopædia Universalis: « Au cours du
deuil, le sujet accomplit un ensemble d’opérations mentales : cet ensemble constitue le ’travail de
Keywords
deuil’ (Trauerarbeit) ». L’article présente les étapes ou les états successifs que comporte le travail
Beauvoir, death, old age, mourning, autobiographical text, de deuil, et en explique la fonction : « Il s’agit en fait de perdre l’objet et de le retrouver, c’est-à-dire
narrative configuration, ambiguities que le travail de deuil est accompli lorsque le sujet parvient à sauvegarder l’amour pour l’objet et
l’amour pour la vie » (Metias : 2012).
3 L’énoncé cité ouvre la dernière séquence du livre, qui est entièrement vouée au problème de
comprendre et d’assumer la réalité brutale de la mort (Beauvoir 1960 : 687-695).

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caractérise comme tension permanente entre deux pôles : « l’exultation d’être, philosophiques, elle cherche à communiquer ce qui déborde sa singularité pour
l’horreur du néant, à jamais unis en une antagonique coexistence » (Beauvoir en créer un « universel singularisé » (Francis et Gontier 1979 : 451). Dans quelle
2008 : 24). Plusieurs critiques ont noté la hantise de la mort dans l’œuvre de mesure Beauvoir parvient-elle à relier ces objectifs ? Dans l’oscillation entre
Beauvoir.4 Dans Une mort très douce, sa perspective est celle du refus, signalé au prises de distances et mouvements d’approche, Beauvoir s’efforce de faire renaître
lecteur par les strophes du poète Dylan Thomas placées en tête de l’ouvrage: sous forme d’une histoire ordonnée ce flux mémoriel qui constitue la matière
première de l’écriture. Cependant, la forme du récit laisse entrevoir les difficultés
Do not go gentle into that good night. inhérentes à ce projet, difficultés que nous tenons à aborder ici.
Old age should burn and rave at close of day; Notre analyse se propose de révéler des tensions conflictuelles inscrites dans
Rage, rage against the dying of the light… le récit, où le souci de véracité de l’auteur-témoin s’oppose à un autre courant, celui
de dissimulation et de silences, voire de mensonges. Ces tensions se manifestent
Quand Beauvoir dit de sa mère qu’ « elle était farouchement accrochée à la terre et surtout dans les stratégies narratives du texte, effectuées au sein du genre choisi
elle avait de la mort une horreur animale » (Beauvoir 1980 : 19), c’est donc aussi et qui en constituent le cadre. Toute narration se réalise à travers le genre qui la
sa propre vitalité et sa propre angoisse qu’elle décrit. classifie, suscitant les attentes du lecteur et inspirant l’analyse du critique. Tout
Sur cet arrière-plan, nous proposons d’examiner comment Une mort très en nous concentrant sur le choix de genre et sa fonction dans Une mort très
douce traduit la rencontre de Beauvoir avec la mort, à travers la narration d’un douce, nous aborderons l’aspect narratif qui à notre avis révèle le plus clairement
trépas qui préfigure plus que d’autres le sien propre. Cependant, ce texte – comme les tensions signalées, à savoir les variations à l’intérieur du point de vue textuel.
tout texte autobiographique de Beauvoir – a aussi une autre finalité : celle de
témoigner d’une certaine époque. Dans « Mon expérience d’écrivain », parlant
du rapport entre le roman classique et l’autobiographie, elle déclare :
Genre, narration et vérité
Il s’agit au contraire dans l’autobiographie de partir de la singularité de ma
vie pour retrouver une généralité, celle de mon époque, celle du milieu où je Simone de Beauvoir emprunte à divers genres dont les frontières ne sont pas
vis. […] C’est extrêmement important, cette visée de la généralité […] mon toujours nettes. Une mort très douce puise dans les genres de l’autobiographie
‘je’ recouvre les problèmes de la condition humaine en général (Francis et et de la biographie, ainsi que du documentaire et du journal intime, tout en se
Gontier 1979 : 449-450). nourrissant des modalités de la fiction. Eliane Lecarme a montré, dans son article
« Le Deuxième Sexe : Une œuvre littéraire ? » (Les Temps Modernes 2008 : 213-
La double visée intentionnelle que nous attribuons au texte exige à la fois intimité 229) comment Beauvoir utilise son expérience de romancière et la met au service
émotionnelle et prise de distance réflexive, ce qui ne va pas sans heurts. Le drame de l’argumentation. A notre avis, une même tendance est à l’œuvre dans Une
jette Beauvoir dans une grande confusion en lui exhibant ce qu’elle craint le mort très douce : la vraisemblance de l’histoire ne repose pas uniquement sur son
plus, ce qui ne peut qu’empreindre son récit. Simultanément, fidèle à ses idées caractère documentaire, mais aussi sur la vivacité des dialogues et des tableaux
que la narratrice dresse devant nos yeux. Dans « Mon expérience d’écrivain »,
Beauvoir réfute l’idée de Barthes et de Tel Quel selon laquelle l’autobiographie
4 L’une des premières à postuler une obsession de la mort dans l’œuvre de Beauvoir fut Elaine Marks serait une communication par le savoir, distincte de l’œuvre littéraire. Pour
dans son livre Simone de Beauvoir : Encounters with death en 1973. Le thème est repris dans un article
Beauvoir cette différence n’existe pas : « écrire une autobiographie, dit-elle, c’est
de 1986, où Marks signale que dans Une mort très douce, « The image of a human being agonizing
on a bed which Simone de Beauvoir has been avoiding since L’Invitée and which is her central vraiment re-créer des événements qu’on a derrière soi sous forme de souvenirs. Il
obsession is forced upon her by the event » (Marks 1998 : 135). Plus tard, Toril Moi étudie les thèmes faut les réanimer, les ressusciter, ce qui exige un travail véritablement créateur »
prépondérants de la vieillesse, de la mort et de la dépression dans l’œuvre autobiographique et
(Francis et Gontier 1979 : 451-452).
fictionnelle de Beauvoir, affirmant que les livres les plus monumentaux de son œuvre ”bear[ing]
witness to the grandeur of her ceaseless effort to write against death” (Moi 1994: 251). Le livre de Les recherches entreprises sur la nature des récits de soi depuis la dernière
Susan Bainbrigge (2005) sur l’autobiographie de Beauvoir résonne de la même thématique, et porte partie du XXème siècle, ainsi que le développement même de la pratique de ces
un titre on ne peut plus significatif: Writing against death. The Autobiographies of Simone de Beauvoir.

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récits dont témoigne la floraison de l’espace autofictif 5 ont jeté une lumière la fonction épistémologique de la littérature. Les deux philosophes soulignent
nouvelle sur leur statut. L’idée de véracité et d’authenticité assumée plus propre le caractère expérimental de la fiction ; tous deux ont qualifié la littérature de
à l’autobiographie qu’à la fiction se trouve alors atténuée, et les frontières entre laboratoire de la pensée8. Aussi, Ricœur met-il en relief la relation entre l’histoire,
fiction et non-fiction sont ainsi brouillées. La contribution de Beauvoir à cette c'est-à-dire l’historiographie avec ses ambitions véritatives9, et la fiction, dont les
discussion toujours en cours est à notre avis substantielle, mais reste à examiner ambitions se situent sur un autre plan. Nous nous sommes inspirée de la théorie
de manière systématique. de Ricœur selon laquelle la fonction configurante de la narration est à l’œuvre
Malgré la réticence de Beauvoir à établir des cloisons étanches entre dans tout récit, qu’il soit fictionnel ou historique :
autobiographie et fiction, les notions de vérité, de sincérité et d’authenticité ont
une signification particulière dans son œuvre6. Que Beauvoir se voie comme L’idéologisation de la mémoire, et toutes sortes de manipulations du même
un témoin de son époque, nous l’avons déjà dit. A plusieurs reprises elle s’est ordre sont rendues possibles par les possibilités de variation qu’offre le travail
expliquée sur son projet d’écrivain et son engagement à dire la vérité, c'est-à- de configuration narrative de nos récits. Les stratégies de l’oubli se greffent
dire sur sa résolution de présenter les événements et les faits donnés de manière directement sur ce travail de configuration : évitement, esquive, fuite (dans
honnête et sincère, dans la mesure du possible. Il n’y a nulle raison de douter Mongin 2006 : 28).
de sa sincérité et de son désir de communiquer, étant donné que son projet
d’existentialiste repose justement sur l’existence libre des autres et leurs projets L’histoire fictionnelle, nourrie de l’imagination de son auteur, et l’histoire
individuels.7 Ceci dit, Beauvoir est parfaitement consciente de l’impossibilité de biographique aux prétentions véridiques se servent de références. A suivre son
tout dire et de dire vrai dans tous les détails, ainsi l’exactitude chronologique raisonnement, un récit autobiographique, et, ajoutons-le, à plus forte raison un
et historique n’entre en jeu que dans la mesure où elle constitue le cadre et le récit dont l’auteur avoue sa double passion pour l’écriture fictionnelle et l’écriture
contexte de son œuvre. Dans La force de l’ âge, consciente du rôle que joue la argumentative, gagne à être étudié sous l’angle de ses propriétés narratives. De
perspective propre de l’auteur, elle note : récentes études portant sur la relation entre récits historiques et récits fictionnels
soulignent l’importance de la forme même de la narration, confirmant ainsi le
J’essaie de présenter les faits d’une manière aussi ouverte que possible, sans point de vue de Ricœur – et de Beauvoir. Dans sa discussion sur la place de la
trahir leur ambiguïté ni les enfermer dans de fausses synthèses : ils s’offrent à narrativité dans l’architecture du savoir historique, Ricœur (Ricœur 2000 : 307-
l’interprétation. […] Et même, si je l’ai entrepris [l’exposé autobiographique, 320) fait référence à Louis O. Mink, qui affirme que:
N.D.A.], c’est en grande partie parce que je sais qu’on ne peut jamais se connaître
mais seulement se raconter (Beauvoir 1972 : 419–420, nous soulignons). […] it remains true that narrative is a primary cognitive instrument - an
instrument rivaled, in fact, only by theory and by metaphor as irreducible
Cet accent mis sur l’aspect narratif nous oriente vers le travail du philosophe Paul ways of making the flux of experience comprehensible. […] The cognitive
Ricœur, qui partage avec Simone de Beauvoir certaines des conceptions liées à function of narrative form, then, is not just to relate a succession of events
but to body forth an ensemble of interrelationships of many different kinds
as a single whole (dans Roberts 2001 : 218).
5 Le terme ’autofiction’ a connu un grand succès après qu’il fut inventé par Serge Doubrovsky en
1977 pour désigner son texte Fils. Depuis, plusieurs auteurs ont été assimilés à ce genre qui combine,
comme le terme l’indique, les caractéristiques de l’autobiographie et de la fiction.
6 En étudiant la réception de La force des choses à la lumière de théories sur l’autobiographie, Vivi-Anne
Lennartson (2001) analyse ce qu’elle nomme « l’effet-sincérité », c’est-à-dire l’impression de sincérité
créée par Beauvoir dans son texte. Elle souligne « l’importance de la langue et de la construction du
texte pour créer cet effet-sincérité [....] indépendamment des pactes établis entre auteur et lecteur » 8 Voir une mise en parallèle de certaines perspectives sur la littérature et sur l’identité personnelle
(Lennartsson 2001 : 258). chez Beauvoir et Ricœur dans Bjørsnøs 2008 : 107-123.

7 « … aucun projet ne se définit que par son interférence avec d’autres projets ; […] L’homme ne peut 9 L’autobiographie comporte une part de récit historique dans le sens de ‘récit véridique d’une vie’,
trouver que dans l’existence des autres hommes une justification de sa propre existence » (Beauvoir qui relève de faits avérés. La discussion de Ricœur sur l’opposition récit historique et récit littéraire
2003 : 90-91). est donc intéressante pour notre propos.

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Malgré une écriture qui s’apparente à celle d’un journal intime, écrit au jour le d’objectivité et de sincérité, et invite à renouer le pacte autobiographique12 entre
jour et donnant l’illusion d’une prise directe sur les événements, c’est donc sa le lecteur et le je narrateur.
mise en forme narrative, avec ses stratégies qui se sont construites après-coup10, La distanciation narrative par rapport au drame même qui s’est passé,
que nous allons aborder maintenant. véhiculée par ce mode d’expression sec et bref, est confirmée lorsque le personnage
principal nous apprend que « Je m’émus peu. Malgré son infirmité, ma mère était
solide. Et, somme toute, elle avait l’âge de mourir » (Beauvoir 1980 : 16). Cette
distanciation n’affecte en rien l’autorité discursive de la narratrice. Si la franchise
Distances et rapprochement de Beauvoir a maintes fois choqué les lecteurs et les critiques, elle est aussi le signe
d’une puissance d’expression qui fascine. Selon Danièle Sallenave dans Castor de
Le récit couvre les trois derniers mois de la vie de Françoise de Beauvoir, vus par guerre :
sa fille Simone11. L’histoire principale se passe au chevet de la mère mourante.
D’autres histoires, de longueur variée, y sont intercalées : pour la plupart il s’agit […] lire les Mémoires de Simone de Beauvoir est un exercice redoutablement
de retours en arrière sur le passé de la mère et leur vie commune, entrecoupés des difficile tant sa prose impérieuse, directe, tenue, serrée, exerce sur le lecteur
réflexions de la fille sur la situation présente. La narratrice opère un va-et-vient une espèce d’autorité intimidante, mêlée d’une séduction à laquelle il est
entre le passé et le présent, faisant le bilan de leur relation. L’histoire principale se difficile de se soustraire (Sallenave 2008 : 17).
termine le jour de l’enterrement. Pour clore le récit, quelques pages récapitulatives
forment une sorte d’épilogue à l’histoire même. Les relations entre Simone et sa mère ne sont pas et n’ont pas été des plus
Les détails minutieusement rapportés à l’incipit du texte – la date, l’heure et faciles. Cependant, plus loin dans le récit, Simone avoue qu’à sa grande surprise, la
le lieu – plongent le lecteur dans le contexte immédiat de l’annonce du drame : mort de sa mère l’a « vivement secouée » (Beauvoir 1980 : 146). Nous considérons
le téléphone sonne, Simone est avertie de l’accident de sa mère. L’insistance sur son ambiguïté sur ce point comme une manifestation des tensions au sein du récit
des détails insignifiants face à cette grave nouvelle frappe par son authenticité : que nous avons postulées, où un besoin de compréhension, voire de conciliation
le lecteur reconnaît facilement le déplacement de focalisation qui se produit entre mère et fille, alterne avec la reconnaissance du fossé qui les sépare13. Tantôt
souvent dans des cas de choc émotionnel. Une prise de recul semble nécessaire Simone se rapproche de sa mère dans une tentative de communication, tantôt elle
pour pouvoir supporter une réalité trop brutale. se distancie, la regardant du dehors comme on regarde un objet.
Cependant, ce style informatif visant les faits et les grandes lignes des Le corps maternel exerce une fascination, la fille n’arrête pas de le regarder,
événements qui surviennent après l’appel téléphonique ne s’arrête pas à la première de le déchiffrer, de le décrire : « J’étais fascinée par ce mouvement de succion, à
page et sa signification ne réside donc pas uniquement dans la production la fois avide et retenu, par cette lèvre ombragée d’un léger duvet, qui se gonflait
d’un effet de réel. Il s’installe dans les pages suivantes, comme une garantie quand maman était mécontente ou gênée » (id., p. 39). Aussi, c’est autour du
corps maternel que va se nouer le drame. La mort imminente qui constitue le
cadre inaltérable de la situation contribue à brouiller les images de la mère en tant
qu’individu. Son individualité s’efface dans la réification, voire la déshumanisation
opérée par la technologie médicale. Les observations impitoyables de la

10 Dans Tout compte fait, Beauvoir raconte qu’un des médecins lui reprochait cette posture d’observatrice
qui se documente en prenant des notes au chevet de sa mère. Beauvoir affirme qu’elle n’avait pas 12 Le concept de pacte autobiographique a été élaboré par Philippe Lejeune dans son livre du même
prémédité d’écrire Une mort très douce, mais que : « Dans les périodes difficiles de ma vie, griffonner nom, devenu un classique depuis sa parution en 1975. Le pacte désigne l’interaction entre l’auteur
des phrases – dussent-t-elles n’être lues par personne – m’apporte le même réconfort que la prière et son lecteur, dans ce sens que l’auteur (de manière implicite ou explicite) s’engage à s’en tenir à la
au croyant : par le langage, je dépasse mon cas particulier, je communie avec toute l’humanité » vérité lorsqu’il raconte sa vie. En échange, les jugements du lecteur doivent se baser sur cette vérité
(Beauvoir 2001 : 168-69). transmise.
11 Nous partons du principe que dans le récit autobiographique, l’auteur, le narrateur et le personnage 13 Une analyse des histoires intercalées relatives au passé de leur relation serait intéressante dans
se fondent dans le même foyer focal, et ne les distinguerons que dans les cas où l’analyse le nécessite. l’optique de notre lecture, mais dépasse malheureusement le cadre de cet article.

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déchéance corporelle de la mère semblent indiquer une stratégie d’affrontement m’effraie pas : j’ai peur du saut » (id., p. 19). Est-ce une façon d’inviter ses filles à
vis-à-vis des thèmes difficiles à vivre et à traiter par l’écriture, même de la part en parler avec elle ? Aurait-elle souhaité une plus grande franchise ? Le récit ne
d’un écrivain expérimenté. Simone s’efforce, malgré elle, de faire face aux détails nous éclaire pas sur ce point, seulement son énoncé ne s’accorde pas tout à fait
technologiques dont dépend maintenant la vie de la mère : « On apercevait [nous avec l’affirmation de Simone placée juste avant, où elle annonce que la mère a de
soulignons] sous le lit des bocaux, des tuyaux qui communiquaient avec l’estomac la mort « une horreur animale ». S’agit-il d’une conviction qui ne serait que le fait
et l’intestin » (id., p. 63). Mais le corps mutilé lui inspire du dégoût : « … j’étais de Simone, basée sur ses propres angoisses devant le vieillissement et la mort et
intimidée par l’horrible mystère que, sans en rien imaginer, je pressentais sous qui imprègne ainsi son discours? Très sensible à ce qui peut contrarier ou blesser
les gazes » (id., pp. 75-76). Le corps souffrant est décrit comme « une dépouille », la mère, et toujours à l’écoute de ses besoins, elle est prête à la protéger contre le
une « pauvre carcasse » (id., p. 27), « un cadavre en sursis » (id., p. 28), « la comportement et les propos brusques des médecins, des infirmières et des amis en
pauvre chose douloureuse » (id., p. 64), « ce squelette » (id., p. 76). Déplaisant, visite. Elle s’indigne contre l’attitude hautaine et condescendante du professeur
dégoûtant, repoussant, hideux – ce sont des adjectifs fréquemment utilisés. Le B. lorsqu’il affirme que la mère « […] pourra reprendre sa petite vie » (id., p. 29).
dégoût de la vieillesse et de la mort sous-tend également sa manière de voir le Elle semble moins sensible à ce qui peut paraître comme des efforts – quoique
travail des infirmières : « Liées à leur malade par la familiarité des corvées, pour faibles – de la part de sa mère de parler sérieusement de sa situation actuelle.
celle-ci humiliantes, pour elles répugnantes, l’intérêt qu’elles lui témoignaient La mère, fidèle, nous semble-t-il, à sa décision de s’adapter à son âge, renonce à
avait au moins les apparences de l’amitié » (id., p. 30). sa pudeur et s’abandonne aux manipulations des infirmières qui dévoilent son
C’est donc vers le corps mutilé et souffrant, agonisant, que la narratrice attire corps nu, marqué par l’âge. « Je n’ai plus aucune pudeur », dit-elle. Elle a donc
notre regard : « Sa nudité ne me gênait plus : ce n’était plus ma mère, mais un fait un pas décisif qui témoigne d’une attitude réaliste vis-à-vis de sa situation.
pauvre corps supplicié » (id., p. 75). Elle s’exprime crûment : ”Le passage s’était Cependant, les gestes et les paroles de la mère déplaisent violemment à la fille et
définitivement opéré de ma mère à un cadavre vivant » (id., p. 103). Observatrice suscitent chez elle la réflexion suivante : « Seulement ce corps, réduit soudain par
lucide, la narratrice semble dévoiler au lecteur les choses dans leur réalité nue et cette démission [le consentement de la mère à se laisser faire, N.D.A.] à n’être
sans fard. Seulement il y a aussi d’autres réalités qui se lisent entre les lignes. qu’un corps, ne différait plus guerre d’une dépouille » (id. p. 27). L’éventualité
Françoise de Beauvoir est une dame de soixante-dix-huit ans. Il n’est pas d’un échange de paroles avec la mère sur ce thème n’est pas évoquée.
facile de s’imaginer qu’à cet âge, elle n’ait pas pensé à sa vieillesse et à sa mort. Et Lorsque les infirmières viennent juste à temps pour aider la mère à faire ses
en effet, dès son arrivée à la clinique, elle semble vouloir en parler. Cependant, besoins, leur empressement à l’installer sur le bassin la fait crier de douleur. La
elle n’en a visiblement pas discuté avec ses filles au préalable, car Simone est toute scène est vécue avec difficulté tant par la mère que par la fille.
surprise d’entendre que sa mère est fermement décidée à ne pas retourner chez
elle : « Ah ! je ne remettrai plus les pieds dans cet appartement. Je ne veux plus le « Tu n’as qu’à te soulager sans bassin », dit la fille. « Oui, m’a-t-elle dit ; les
revoir. Jamais. Pour rien au monde » (id., p. 21). Aussi quelques jours après, elle sourcils froncés, un air de détermination sur le visage, elle a lancé comme un
confie ses pensées à Simone : défi : « Les morts font bien dans leurs draps ». J’en ai eu le souffle coupé. […]
Et maman, qui avait vécu hérissée d’orgueilleuses susceptibilités, n’éprouvait
Elle s’est appuyée contre ses oreillers, elle m’a regardée dans les yeux et elle aucune honte. C’était aussi une forme de courage, chez cette spiritualiste
m’a dit avec décision : « Vois-tu, j’ai abusé ; je me suis trop fatiguée ; […] guindée, que d’assumer avec tant de décision notre animalité (id., p. 77).
Je ne voulais pas admettre que j’étais vieille. Mais il faut savoir regarder les
choses en face : dans quelques jours, j’ai soixante-dix-huit ans, c’est un grand Pour Simone, la pudeur et la honte de notre nature organique apparaissent comme
âge. Je dois m’organiser en conséquence. Je vais tourner une page (id., p. 23). des réactions naturelles qui nous distinguent des animaux. Mais la réaction de la
mère, n’est-elle pas encore un signe d’une réorientation réaliste, et un signe aussi
Dans la première partie du récit, Simone et sa sœur Hélène s’entretiennent d’un de lucidité ?
cauchemar qui hante souvent la mère, et qui est de caractère à évoquer la mort. « Vieillir c’est se définir et se réduire », dit Simone de Beauvoir dans La force
La mère commente son rêve de la manière suivante : « La mort elle-même ne des choses, (Beauvoir 2004 II : 503) publié en 1963. Dans La force de l’ âge, publié

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en 1960, la mort est pour elle ce qui donne le sens à notre existence, étant « la être caché. […] le mourant se porte mieux d’ignorer qu’il est en train de
clef de toute communication » (p. 693), mais la mort est aussi « le scandale de mourir et la bonne mort est celle qui survient à l’improviste, mieux encore :
la solitude et de la séparation » (p. 695). Ces constats attestés qui font partie de quand nous sommes inconscients ou endormis (Sontag 2005 :15).14
notre horizon interprétatif nous incitent à poser cette question : les attitudes
de Simone envers la mort, contribuent-elles à étouffer les tentatives de dialogue Nous reconnaissons facilement dans notre récit le tabou dont parle Sontag. Que
venant de la mère ? Malgré l’incontestable caractère authentique et sincère du Simone de Beauvoir maintienne ce tabou dans sa relation avec sa mère peut nous
discours, les mises en relief ainsi que les silences opérés par la narratrice mettent surprendre, compte tenu de son rôle de pionnier dans la déconstruction des
l’accent sur cette possibilité. mythes et interdits créés par les cultures et les sociétés, surtout dans le cas des
Beauvoir souligne qu’un travail créateur est nécessaire à l’autobiographie, femmes. Cependant, cela ne fait qu’attester la force d’un interdit auquel toute
étant donné que « le passé n’est pas à notre disposition » (Francis et Gontier une société souscrit par un accord implicite. Aussi s’agit-il probablement dans
1979 : 452). L’histoire de Beauvoir est portée par une narration qui lui procure ce cas d’un tabou renforcé par une angoisse personnelle, sans que l’on puisse
un sens, créant une totalité qui donne au lecteur l’impression de nécessité là où il connaître l’importance relative de celle-ci.
y a forcément disparité, multiplicité, rupture. Selon Paul Ricœur, En tout état de cause, le mensonge – à l’image même de la maladie – prolifère
en rongeant la narratrice d’Une mort très douce, il prend possession de ses pensées
Le paradoxe de la mise en intrigue est qu’elle inverse l’effet de contingence, tout en la plongeant dans des affres de remords :
au sens de ce qui aurait pu arriver autrement ou ne pas arriver du tout, en
l’incorporant en quelque façon à l’effet de nécessité ou de probabilité, exercé Mais le langage pourrissait dans ma bouche. J’avais l’impression de jouer la
par l’acte configurant (Ricœur 1990 : 169-170). comédie partout. Parlant à une vieille amie de son prochain déménagement,
l’animation de ma voix me paraissait truquée ; j’avais l’impression de faire
Nous allons voir qu’au moment où les médecins annoncent finalement la dernière un pieux mensonge quand j’affirmais, véridiquement, au gérant d’une
phase de la maladie, la narratrice prend en charge de ménager la mère et de lui brasserie : « C’était très bon » (Beauvoir 1980 : 105-06).
dissimuler la vérité, selon ce qui semble être la logique propre et nécessaire des
événements. Partant de la conviction ferme que la mère ne doit pas savoir qu’elle est condamnée,
les filles (en parfaite entente avec le corps médical) s’engagent à lui cacher la vérité.
Leur réaction est tout à fait conforme aux conventions rigoureuses de la société
française de l’époque, qui consistent à taire une vérité qui serait intolérable au
Le mensonge mourant. L’absence totale de discussion sur leur choix souligne leur tacite complicité
avec ces conventions. Même si la narratrice nous dépeint les douleurs profondes et
« A neuf heures du soir, mon téléphone a sonné. C’était le professeur B. […]… les remords cuisants que suscite en elle le mensonge, la seule fois où elle évoque ses
Il finit par me dire qu’une tumeur bloquait l’intestin grêle : maman avait un raisons de mentir, elle en maintient la nécessité, sans penser à la remettre en cause :
cancer » (Beauvoir 1980 : 35-36). A partir de ce moment, le thème du mensonge
s’installe dans le récit, jusqu’ici tant marqué par l’ouverture et la sincérité.
Traitant dans son livre La maladie comme métaphore de la mystification et
14 Il n’est pas difficile de voir des parallèles entre la vie de Beauvoir et celle de Sontag. Intellectuelles et
des mensonges qui entourent un mourant, Susan Sontag déclare :
critiques sévères de leur temps, elles avaient aussi en commun, malgré le raisonnement lucide cité de
Sontag, une peur extrême de la mort. Selon David Rieff, le fils de Sontag, celle-ci était obsédée par
Qu’ils soient le fait des malades ou celui de leur entourage, tous ces la mort, mais ne s’y résigna jamais. “In her eyes, mortality seemed as unjust as murder. Subjectively,
there was simply no way she could ever accept it. […] She was determined to live because she simply
mensonges montrent combien il est devenu difficile, dans les sociétés could not imagine giving in, as she put it to me once, long before her final cancer, to the imperative of
industrielles avancées, de composer avec la mort. […] une maladie, identifiée dying” David Rieff: “Why I had to lie to my dying mother”, <http://www.guardian.co.uk/books/2008/
par la plupart des gens à la mort, est vécue comme quelque chose qui doit may/18/society> 18.07.2012.

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Au moment où la vérité l’écrasait et où elle aurait eu besoin de s’en délivrer Plus le drame approche de sa fin, plus les filles sont forcées de multiplier leurs
par des paroles, nous la condamnions au silence ; nous l’obligions à taire ses mensonges puisque rien ou personne ne s’y oppose – même après le jour où
anxiétés, à refouler ses doutes. […] Mais nous n’avions pas le choix : l’espoir Simone constate : « Jamais encore je n’avais vu sur son visage un tel air de
était le premier de ses besoins (id., p. 94, nous soulignons). malheur : ce jour-là, elle a deviné qu’elle était perdue » (id., p. 93). Cependant,
quelques pages plus loin, elle constate : « Je la regardais. Elle était là, présente,
Les sœurs sont d’accord pour se dire que si la mère est perdue, mieux vaut « qu’on consciente, et complètement ignorante de l’histoire qu’elle vivait » (id., p. 109). Et
la laisse mourir tranquille » (id., p. 38) : « Maman ne se réveillerait pas ? Ce plus loin encore : « Et elle allait mourir. Elle l’ignorait : mais moi je savais » (id.,
n’était pas la pire des solutions » (id., p. 41). Les deux filles sont prises dans p. 119). Confrontés les uns aux autres, ces énoncés nous laissent voir le doute de
un tourbillon de suggestions, de dissimulations, de demi-mots et de détours, Simone : elle n’est pas convaincue que la mère ignore son destin.
voire de manipulations. Elles préparent leurs mensonges : « Nous nous sommes Paradoxalement, si les paroles de la mère sont rendues fidèlement par
demandé ce que nous dirions à maman, à son réveil. C’était simple : la radio l’écriture, elles n’invitent pas la narratrice à plus de sincérité. Il ne s’agit pas de
avait montré qu’elle avait une péritonite et on avait aussitôt décidé de l’opérer » dissimuler les élans vers la vérité qui viennent de la mère, seulement la stratégie
(id., p. 42). Les médecins les aident : « Mais que dira-t-on à maman quand le mal déclarée de Simone est autre. « Ma vraie vie se déroulait auprès d’elle et n’avait
reprendra, ailleurs ? – Ne vous inquiétez pas. On trouvera. On trouve toujours. qu’un but : la protéger » (id., p. 103). Interdire à la mère la vérité de sa mort
Et le malade vous croit toujours » (id., p. 63). Simone a la conscience torturée imminente revient, dans le cadre de cette atmosphère de dissimulation, à vouloir
de devoir jouer la comédie, de devoir trahir sa mère : « J’aurais voulu demander la protéger.
pardon à quelqu’un » (id., p. 78). L’argument de protection est utilisé aussi contre les croyants de la famille
Le plus souvent, la mère participe sans contester, comme d’un commun qui seuls désirent avertir la mère de sa mort, et qui reprochent aux deux sœurs
accord, au dialogue mensonger. Elle parle de maison de retraite, éventuellement Beauvoir de ne pas avoir persuadé la mère à voir un prêtre pour recevoir les
d’aller vivre chez sa fille Hélène et son mari, et elle dit : ”Quand je sortirai d’ici derniers sacrements. Les seuls arguments pour parler de la mort à la mourante
… ” (id., p. 75). Ses pensées semblent donc osciller entre l’espoir de guérir et la sont donc formulés dans un contexte religieux, et les réflexions de Simone sur
certitude de mourir. Cependant, à maintes occasions, le texte nous laisse entendre leur validité ne dépassent pas ce cadre. Selon Simone – et elle en est fière – la
qu’elle est consciente de ce qui l’attend : « Maman avait une vieille parente qu’on mère n’accepte pas de mourir : « Maman aimait la vie comme je l’aime et elle
maintenait depuis six mois dans le coma. ‘ J’espère que vous ne permettrez pas éprouvait devant la mort la même révolte que moi » (id., p. 132). Pour elle, le
qu’on me prolonge comme ça, c’est affreux !’ nous avait-elle dit » (id., p. 74). Elle refus supposé de la mère est un geste qui rapproche mère et fille, et Simone
s’accroche à la vie, et en appelle à ses filles pour la secourir : ”Ne dors pas; ne me prend plaisir à constater qu’elles partagent la foi en la vie et la révolte : « Pourtant,
laisse pas partir. Si je m’endors, réveille-moi : ne me laisse pas partir pendant que dans chaque cellule de mon corps, je m’unissais à son refus, à sa révolte : c’est
je dors » (id., p. 90). Elle fait des cauchemars sur sa mort et demande à ses filles pour cela aussi que sa défaite m’a terrassée » (150). Pierre-Louis Fort, dans son
une explication, une réponse – ce que les filles lui refusent : texte au titre significatif « Simone de Beauvoir ou le deuil comme réparation »,
voit dans l’accentuation des perspectives partagées avec la mère un élément de
La nuit, maman fit des cauchemars : « On me met dans une boîte » disait- réconciliation et de réunion :
elle à ma sœur. « Je suis là, mais je suis dans la boîte. Je suis moi, et ce n’est
plus moi. Des hommes emportent la boîte ! » Elle se débattait : Ne les laisse Mère et fille se sont ainsi retrouvées par-delà ou grâce à la maladie et à la
pas m’emporter ! » […] « Mais qu’est-ce que ça veut dire, cette boîte, ces proximité de la mort. Voilà la première réparation dont témoigne le texte et à
hommes ? – Ce sont des souvenirs de ton opération. » […] [E]lle a gémi ; et partir de laquelle il est d’ailleurs tissé. Gain suprême donc que cette réunion
elle m’a demandé d’une voix mourante : « Tu crois que je m’en sortirai ? » Je mère/fille, manière de victoire sur la mort (Fort 2007 : 80).
l’ai grondée (id., pp. 91-92).
Suivant la logique de notre propre lecture, nous ne sommes pas convaincue que
le refus en question ne soit pas celui de Beauvoir, projeté sur la mère. Notre

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interprétation sur ce point s’accorde d’avantage à celle d’Elaine Marks, lorsque […] pour recréer le passé,[…] il faut aussi retrouver le contexte dans lequel
celle-ci s’interroge : cette vie s’est dessinée en tant qu’on l’ ignorait (nous soulignons). […] mes
ignorances me situent aussi clairement que l’expérience consciente que j’ai
This hypothesis is based on the positive or negative charge of certain words. eu moi-même (Francis et Gontier 1979 : 452).
‘I joined in her refusal, in her rebellion’; but is it possible to use words like
‘refusal’ and ‘rebellion’ to describe the behaviour of an old woman afraid of Enracinée dans son époque et dans son milieu, Beauvoir s’est donné pour tâche
dying and of death (Marks 1998 : 141) ? de construire une généralité à partir de sa vie individuelle. Nous ne pouvons
connaître la part de l’« ignorance » dans Une mort très douce – nous n’avons fait
Plusieurs questions se posent, mais demeurent en suspens : La mère savait-elle que signaler leurs possibles traces dans la narration de l’histoire.
ou non qu’elle n’allait pas sortir vivante de la clinique ? Si oui, à quel moment l’a- Cependant, sur la question de l’euthanasie qui jusqu’à nos jours soulève
t-elle compris ? Un bref passage inséré dans la fin de l’histoire, après l’enterrement de vives discussions dans le public et dans le corps médical, Beauvoir est plus
mais avant l’épilogue, attire notre attention par son caractère elliptique. Simone ouverte, et son raisonnement est clair : « Ces instants de vaine torture, rien au
raconte que dans un buvard rapporté de la clinique, elle a trouvé une note de monde ne pourrait les justifier » (id., p. 116). Mais si l’euthanasie est pour elle
sa mère : « Je veux un enterrement très simple. Ni fleurs ni couronnes. Merci la seule alternative à la souffrance inutile, elle réalise que les médecins ne lui
beaucoup de prières » (id., p. 145). Quand a-t-elle écrit ces mots ? Son écriture, accorderaient jamais ce choix. L’esprit tourmenté de honte et de contrition devant
« aussi raide et ferme qu’à vingt ans » (ibid.), semble indiquer qu’elle les a écrits le fait de devoir trahir sa mère, impuissante devant les représentants de la morale
avant les tout derniers jours de sa vie. La narratrice ne commente pas sa découverte, sociale, elle évoque de manière émouvante le sentiment de culpabilité qui est le
laissant le lecteur dans l’impossibilité de connaître sa réaction. Comment revers individuel d’un problème socioculturel portant sur la manière de traiter
interpréter ce silence ? Pour nous, il suggère que Beauvoir était consciente du avec la mort.
fait que la mère savait. Ainsi les mensonges n’avaient somme toute comme seule Le récit que nous venons d’étudier s’inscrit dans son œuvre comme un cri de
fonction de « protéger » les sœurs contre leur propre peine face à la vérité, les révolte contre la mort. Beauvoir ne nous suggère ni les moyens de se consoler, ni
privant d’une expérience unique d’authenticité. ceux de se réconcilier avec cette « violence indue » (id., p. 152). Pour elle, le mérite
de la mère, c’est justement de nous avoir mis devant les yeux que rien ne console
de la mort, et qu’il faut assumer cette vérité : « Son vain acharnement déchirait
le rideau rassurant de la banalité quotidienne » (ibid.). Cependant, n’est-ce pas ce
Conclusion « rideau rassurant » dont s’est servie Simone, sous prétexte de protéger sa mère ?
« Toute la journée nous avons étourdi maman de projets. Elle écoutait, les yeux
Une mort très douce est un récit captivant, et notre lecture n’a fait qu’évoquer fermés » (id., p. 69).
certaines possibilités interprétatives. Sa richesse réside aussi dans l’éventail Notre analyse a voulu signaler l’importance de la narration dans la
de sentiments humains qu’il déploie : amour, chagrin, compassion, désespoir, complexité technique de l’écriture de soi. Les intentions explicites de l’auteur
tendresse, trahison. En même temps, le récit traite de questions dont l’actualité marquent forcément cette écriture, mais ne constituent pas les seuls mécanismes
n’a rien perdu de son acuité depuis 1963. Comment faire face à la maladie qui la régissent. Nous nous sommes inspirée des pensées de Paul Ricœur, qui a
mortelle et à la mort, en tant qu’individu et en tant que société ? souligné la force de la narration dans son étude sur le temps raconté :
Simone de Beauvoir ne parle pas de la mort à sa mère, et nous présumons
que les raisons en sont complexes : ses angoisses et ses convictions personnelles, Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie
ses partis pris intellectuels et les conventions sociales de son temps. Dans « Mon ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un
expérience d’écrivain », elle évoque, dans un passage intéressant, les limites de sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un
nos connaissances et de notre conscience posées par l’historicité même de notre tissu d’histoires racontées […] (Ricœur 1985 : 353).
situation :

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Accentuant certains aspects de l’histoire et laissant d’autres dans l’ombre, la Littérature
narratrice dans sa triple identité d’auteur, de personnage principal et de narrateur,
contrôle certes l’information narrative ; mais une écriture qui communique la Bainbrigge, S. 2005. Writing Against Death : The Autobiographies of Simone de
sincérité et la véracité met simultanément en valeur ses euphémismes et ses non- Beauvoir. Amsterdam: Rodopi.
dits, dans la mesure où ceux-ci se démarquent du texte avec d’autant plus de Beauvoir, S. de. 1980. Une mort très douce. Paris : Gallimard.
netteté. Dans Une mort très douce, nous apprenons que les « vérités » qui s’en Beauvoir, S. de. 1972. La force de l’ âge. Paris : Gallimard.
dégagent sont contredites par d’autres dans la même histoire, laissant planer sur Beauvoir, S. de. 2001. Tout compte fait. Paris : Gallimard.
le récit une ambiguïté que nul mieux que Beauvoir n’a su exprimer : Beauvoir, S. de. 2003. Pour une morale de l’ambiguïté. Paris : Gallimard
Beauvoir, S. de. 2004 I et II. La force des choses. Paris : Gallimard.
[…] une vie, c’est un drôle d’objet, d’instant en instant translucide et Beauvoir, S. de. 2008. Cahiers de jeunesse. Paris : Gallimard.
tout entier opaque, que je fabrique moi-même et qui m’est imposé, dont le Bjørsnøs, A. 2008. « Beauvoir et Ricœur – L’identité narrative : Analyse d’une
monde me fournit la substance et qu’il me vole, pulvérisé par les événements, crise identitaire dans L’Invitée de Simone de Beauvoir. » Revue Romane.
dispersé, brisé, hachuré et qui pourtant garde son unité ; ça pèse lourd et John Benjamins Publishing Company.
c’est inconsistant : cette contradiction favorise les malentendus (Beauvoir Freud, S. 1988. Deuil et mélancolie. Œuvres complètes, tome 13. Paris: PUF.
2004 : 375). Francis, C. & Gontier, F. 1979. Les écrits de Simone de Beauvoir. Paris : Gallimard.
Fort, P.-L. 2007. Ma mère, la morte. L’ écriture du deuil au féminin chez
Témoignage d’une époque, Une mort très douce est aussi une preuve de la volonté Yourcenar, Beauvoir et Ernaux. Paris : Imago.
de Beauvoir de ne jamais cesser de communiquer, malgré les malentendus Lecarme-Tabone, E. 2008. « Le Deuxième Sexe : Une œuvre littéraire ? » Les
et les ambiguïtés qui restent inhérentes à nos vies, à nos histoires et à notre Temps Modernes, 2008, no 647-648: « La Transmission Beauvoir. »
langage. Son récit, au service de la sincérité mais pénétré d’ambiguïtés, demeure Lennartsson, V-A. 2001. L’EFFET SINCERITE. L’Autobiographie littéraire vue
un document important sur les relations humaines et contribue ainsi – selon à travers la critique journalistique. L’Exemple de La Force des choses de
l’intention beauvoirienne – à nous rendre moins étrangers les uns aux autres. Simone de Beauvoir. Lund : Romanska institutionen.
Marks, E. 1973. Simone de Beauvoir : Encounters with death. New Brunswick :
Rutgers University Press.
Marks, E. 1998. « Encounters with death in A Very Easy Death and The body
in decline in Adieux : A Farewell to Sartre », in Fallaize, E. (ed.). 1998.
Simone de Beauvoir. A critical reader. London and New York : Routledge.
Metias, S. 2012. « DEUIL », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 17
novembre 2012. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/deuil/
Moi, T. 1994. The Making of an Intellectual Woman. Oxford UK and
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Mongin, O. 2006. ESPRIT. La pensée Ricœur. Paris.
Ricœur, P. 1985. Temps et récit III. Editions du Seuil : Paris.
Ricœur, P. 1990. Soi-même comme un autre. Editions du Seuil : Paris.
Ricœur, P. 2000. La mémoire, l’ histoire, l’oubli. Editions du Seuil : Paris.
Roberts, G. (ed.). 2001. The History and Narrative Reader. London and New
York : Routledge.
Sallenave, D. 2008. Castor de guerre. Paris : Gallimard.
Sontag, S. 2005. La maladie comme métaphore. Paris : Christian Bourgois Editeurs.

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