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CONCOURS BLANC - dissertation Nietzsche (oubli/mémoire) - janvier 2021

CORRIGE

SUJET: Dans sa Seconde considération intempestive, le philosophe F. NIETZSCHE déclare : « Il est


absolument impossible de vivre sans oublier ». Dans quelle mesure ce propos entre-t-il en
résonance avec votre lecture des œuvres au programme ?

NB : en gras figurent les thèses ; les arguments sont soulignés. (ceci ne doit pas apparaître
dans la copie de concours). Sont encadrés des termes dont il faut s’assurer de la bonne
compréhension.

La situation sanitaire particulière de l’année 2020 n’a pas permis aux cérémonies de
commémoration des attentats de 2015 prévues à Paris de se dérouler normalement, et aux dires de
beaucoup de rescapés, l’impossibilité de ces retrouvailles pour se souvenir ensemble de ce tragique
événement et rendre hommage aux disparus a été vécue comme un autre traumatisme : il faut se
souvenir du passé pour mieux appréhender le présent. Ceci semble conforter l’importance de la
mémoire, individuelle et collective, pour traverser l’épreuve. Pourtant, le philosophe F. Nietzsche, lui,
écrit dans sa Seconde considération intempestive qu’ « il est absolument impossible de vivre sans
oublier ». Sur un ton catégorique, il affirme donc que pour exister pleinement, de façon épanouie et
heureuse, une condition absolue est requise, celle de pouvoir faire fi du passé, de ses souffrances et
de tout ce qui nous empêcherait de vivre. Il s’agira alors de se demander, à la lumière des livres IV et
V du recueil de Hugo, Les Contemplations, du récit d’Alexievitch, La Supplication, et de l’essai de
Nietzsche, Le Gai Savoir (la préface et le livre IV), si le choix de l’oubli du passé est vraiment la
condition pour pouvoir vivre pleinement et surmonter l’épreuve. A cet égard, nous verrons que
certes, l’oubli a des vertus et semble un élément indispensable pour avancer, mais que toutefois il ne
s’agit pas de renier le passé et l’oubli peut s’avérer impossible voire dangereux. Enfin, il sera
intéressant de voir comment le passé et l’épreuve peuvent permettre de mieux vivre au présent et
d’envisager le futur en devenant un matériau littéraire.

Pour pouvoir bien vivre au présent et surmonter l’épreuve, l’oubli semble,


comme l’affirme le philosophe Nietzsche, préférable.
En effet, se souvenir du passé, a fortiori quand il est douloureux, prolonge voire renforce la
souffrance et la douleur de l’être éprouvé. Le souvenir renvoie toujours à ce qui a été mais qui n’est
plus Chaque poème qui rappelle combien Léopoldine était « gaie », combien elle était sa « fée » et
même sa muse, se clôt par un constat accablant : « Toutes ces choses sont passées/ Comme l’ombre
et comme le vent ! » (IV6) et « Ces temps sont passés » (V5). Le souvenir est un « rayon triste », « tout
fuit » (V5) et le poète souffre face à ce passé disparu qui a englouti les chers aimés : « Mère, frère, à
son tour chacun sombre/ Je saigne et vous saignez. Mêmes douleurs ! même ombre » (V5). Le
poème 5 du livre V se conclut de manière particulièrement sombre : « Qui donc survit ?qui
existe ? », « tout fuit ». Les deux « voix solitaires » ouvrant et fermant le récit d’Alexievitch se
répondent et rejoignent la parole désespérée du poète car chaque femme exprime à la fois la force
de son amour et le désespoir de l’avoir perdu. De nombreuses analepses émaillent le récit de
l’accident et de ses conséquences : la première rencontre, la demande en mariage, la photo prise le
jour d’ « avant » où ils sont tous « beaux », « gais » disent avec force la douleur du bonheur disparu.
Nietzsche, quant à lui, met en garde son lecteur contre la place que prend la douleur, par l’image du
navigateur qui manie les voiles, dans le fragment 318 : « Nous devons aussi savoir vivre avec une
énergie restreinte : dès que la douleur lance son signal d’alarme il est temps de la restreindre –
quelque grand danger, une tempête s’annonce et nous faisons bien de nous « gonfler » le moins
possible ». La mémoire du passé semble bien un obstacle à une vie épanouie.

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Bien plus, convoquer sans cesse le souvenir, le passé, engendre un ressassement mortifère :
l’être toujours tourné vers le passé ne saurait vivre pleinement au présent. C’est ce que met en
lumière le recueil de Victor Hugo, éprouvé durablement par la mort de sa fille et par l’exil. S’il peut
dire de lui qu’il n’est « plus réjoui par les fleurs » et que rien au présent ne vient apaiser sa douleur,
c’est parce que la mémoire du temps d’avant vient sans cesse creuser le sillon de la douleur et le fige
littéralement, le pétrifie à l’instar du temps qui semble s’être arrêté le 4 septembre 1843. Le choix
des dates (fictives) des poèmes souligne cet arrêt car la même date est répétée, de même qu’est
répétée à six reprises la scène du départ en exil. L’autre date qui revient est celle du « jour des
morts », autre image de ce retour obsessionnel du souvenir douloureux et de son enfermement dans
le deuil. Hugo se souvient, commémore, et n’est plus qu’un « spectre », une « ombre », un
« fantôme » dont la vie semble limitée à sa dimension physiologique. La douleur est telle qu’à son
tour, le poète envisage la mort, la sienne, notamment dans « Veni, vidi, vixi » dont le titre même
sonne comme un départ. Le propos est ici explicite : « O ma fille ! j’aspire à l’ombre où tu reposes ».
Le temps s’est comme arrêté. Notons que la même image du temps figé apparaît explicitement dans
le dernier témoignage de La Supplication : Valentina, certes, continue de vivre, mais à la mort de
son mari, elle arrête l’horloge de la maison et il est « impossible de la remonter ». La parole de
l’horloger est alors riche de sens : « ce n’est pas mécanique, ni physique, a-t-il dit. C’est
métaphysique ! » Elle et son fils « attendent » le père et l’homme aimé ; ils ne peuvent tout
simplement pas vivre au présent, complètement vidé de sa substance. La même expression de
l’enfermement dans le souvenir est notable dans le témoignage de N. Kalouguine (p. 44) : le passé
n’est pas passé, il hante le présent. En effet, il affirme, à propos du drame vécu : « je l’ai vécu il y a
dix ans et je le revis tous les jours actuellement. » Là encore, Nietzsche, de manière véhémente,
critique, dans le fragment 335, « ceux qui n’ont rien de mieux à faire que traîner le passé un petit peu
plus loin, à travers le temps et qui eux-mêmes ne sont jamais le présent – donc le grand nombre, la
plupart des gens ! » Ceci renforce l’idée du danger de vivre dans le souvenir et qui font du « revivre »
la répétition à l’identique des événements traumatiques, répétition qui fait perdurer la souffrance,
avec la même intensité.
L’oubli apparaît alors comme un élément salvateur, un remède capable d’atténuer la douleur
vécue. Nietzsche n’a de cesse de l’écrire : il convient de refuser les « arrières-mondes » pour vivre
pleinement le temps présent, le seul qui existe vraiment, de même qu’il faut se détacher du « sens
historique », que le philosophe qualifie dans le fragment 337 de « si pauvre et si froid ». Il est
intéressant à ce sujet d’évoquer le paragraphe 276 : le philosophe parle de lui au présent pour faire
l’éloge du présent : c’est « l’Amor fati », la capacité de vivre pleinement l’instant présent. Ainsi peut-il
s’exclamer : « je vis encore, je pense encore » ; « je veux même, en toutes circonstances, n’être plus
qu’un homme qui dit oui ! ». L’oubli fait véritablement partie du processus de guérison et l’essai
s’ouvre par cet aphorisme (p.36) : « Est guéri celui qui oublié ». Avec quelle joie le philosophe
s’exclame dans sa préface : « Que de choses je laissais désormais derrière moi ! » (p.26). Il évoque
aussi « le nirvana » , le « néant oriental » qui est « abandon de soi » (p.30). D’ailleurs placer le livre IV
sous le signe de « la nouvelle année» n’est pas anodin : le livre est écrit « dans la langue du vent du
dégel », du nouveau, de la renaissance. L’oubli est la condition pour revivre, il libère des douleurs
passées comme de la crainte de la mort. Le philosophe écrit d’ailleurs dans le fragment 278 : « cela
me rend heureux de voir que les hommes ne veulent absolument pas penser la pensée de la mort ».
On comprend dans cette perspective que l’oubli soit souhaité aussi par beaucoup de témoins de la
catastrophe de Tchernobyl, Alexievitch le reconnaît elle-même : « il est tellement naturel que les
gens veuillent oublier en se persuadant que c’est déjà du passé…(30). Ceci est confirmé par le
témoignage du vagabond qui dit : « J’ai oublié ma propre vie » (71), ou encore celui du scientifique
Borissevitch : « Des amis qui se trouvaient au cœur des événements ont oublié ce qu’ils avaient
ressenti, ce qu’ils m’avaient raconté » (176). Et l’enseignant Brovkine résume la pensée de tous :
« Que valait-il mieux : se souvenir ou oublier ? J’ai posé cette question à des amis. Les uns ont oublié,
les autres ne veulent pas se souvenir parce qu’on n’y peut rien changer » (92). Vivre semble alors
incompatible avec le passé, le souvenir doit être tenu à distance pour être supportable. L’oubli
apparaît véritablement comme un remède pour soulager la souffrance, et Nietzsche dans son texte

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« Les médecins de l’âme et de la douleur » (§ 326) critique les doctrines qui veulent forcer les
hommes à regarder leur malheur en face alors qu’ « il existe une foule de moyens pour soulager la
souffrance, comme les stupéfiants, ou la hâte fébrile des pensées » qui sont autant
d’ « anesthésiants » bienfaisants et des moyens de procurer l’oubli. Si Hugo les refuse, il n’en reste
pas moins qu’il reconnaît en filigrane que l’oubli peut rendre le présent moins pesant et moins
douloureux, notamment dans le poème « A Mademoiselle Louise B » (V5) où il s’indigne face à
l’indifférence de la nature au sort des hommes et s’adresse directement aux roses « ingrates » ayant
« le cœur de renaître ». Vivre sans passé est pour lui « lâcheté » mais c’est aussi comme « une joie »
(certes, dont il ne veut pas) qu’il l’évoque, cette « joie/ Faite de tant d’oubli » (v. 54). D’ailleurs, il
cède lui-même à ce désir d’oubli quand il refuse la réalité de la mort de Léopoldine au début du livre
IV ou quand il désire lui-même qu’on lui ouvre « les portes de la nuit » : la mort ici est bien l’oubli
absolu. Et parfois même, l’oubli est indispensable, il est vrai : l’homme « en marche » tel qu’il se
raconte dans le poème « Ecrit en 1846 « (V3) est résolument tourné vers l’avenir et ne veut pas de ce
passé « aux ongles noirs » qui vomit sa vieille nuit » : « mai tourne bride et plante là l’hiver » comme
Hugo tourne le dos à son passé royaliste pour devenir républicain. Oublier le présent douloureux
s’exprime tout autant par le rêve, pour la femme de Vassia ou l’enfant qui la nuit « apprend à voler »
(dans le chœur des enfants) et par la science-fiction, qui offre aux enfants de Tchernobyl un dérivatif
apaisant : le temps de la lecture, ils sont dans un monde où l’homme peut à nouveau maîtriser le
temps (témoignage de l’enseignante p. 123). L’oubli serait donc ce « pharmakon », ce remède
capable de vivre moins mal dans l’épreuve.

Ainsi, surmonter l’épreuve, revivre, aller de l’avant et vivre au présent, passerait par la capacité
d’oublier le passé et toutes les douleurs associées. Toutefois, si l’oubli est un « pharmakon »,
il l’est aussi dans le sens où il peut désigner aussi bien le remède que le poison. Un
poison que peut s’avérer dangereux car le passé, à plus d’un titre, semble
indispensable à l’être qui cherche à se reconstruire.

D’une part, l’oubli apparaît comme une illusion, et même une aporie. Il apparaît en effet à plus
d’un titre comme une vaine consolation, un étourdissement fugace et ceci est rendu particulièrement
sensible dans La Supplication à travers les multiples occurrences de la vodka, boisson de l’oubli pour
les soldats et les liquidateurs comme pour les hommes à l’agonie qui trouvent en elle le seul moyen
d’atténuer un peu la douleur (Valentina le dit dans le dernier témoignage). Le photographe V.
Latoun raconte : « Combien de temps croyez-vous que nous avons conservé cela en mémoire ? A
peine quelques jours. […] Bien sûr nous buvions comme des trous. Le soir, plus personne n’était
sobre […] La vodka était plus appréciée que l’or » (191). L’humour lui aussi est présenté comme une
manière d’oublier la souffrance, et caractéristique de l’esprit soviétique, mais là encore, le rire
apparaît comme un divertissement pascalien qui ne permet pas de guérir de la souffrance, bien plus
de s’y résigner. « Notre éternité, c’est Tchernobyl…Et nous, nous rions ! » s’exclame L. Kouzmenkova
(199). Et comment oublier une catastrophe devenue « une métaphore, un symbole », un mythe ?
Tout rappelle le passé : les hommes qui meurent, les forêts enterrées, la terre irradiée pour des
milliers d’années : « Tchernobyl est désormais tout le temps avec nous » (p. 124). L’oubli semble
donc bien illusoire, et s’apparente à un étourdissement éphémère, qui dure le temps d’une fête,
comme celles évoquées par l’enseignante qui, paradoxalement, se souvient de ces désirs d’oubli :
« Je me souviens que, dans les premiers mois après la catastrophe, les restaurants se sont de
nouveau remplis. Les gens organisaient des soirées bruyantes… »On ne vit qu’une seule fois … »,
« quitte à mourir, autant que ce soit en musique » (p. 124) Quant à Nietzsche, même s’il insiste, dès
la préface sur la « réjouissance » de la guérison, « la foi ranimée en demain et un après-demain », la
maladie n’en est pas moins à garder en mémoire, puisqu’elle constitue l’ « expérience » fondatrice de
la connaissance, qu’il définit comme « un monde de dangers et de victoires » (fragment 324). Ainsi il
exprime ouvertement sa « reconnaissance envers toute [sa] misère et [son] état de malade, et tout ce

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qui en [lui] est toujours imparfait » (fragment 295) D’ailleurs, dans l’énumération des moyens de
soulager la souffrance, ne parle-t-il pas lui-même des « bons et mauvais souvenirs » ? (§ 326, p. 262).
L’oubli ne saurait alors être une vraie force, au contraire : pour Hugo, il n’est que « lâcheté » (V12). Il
est même impossible : chaque épreuve ravive l’épreuve passée. L’exil redouble la douleur du deuil,
la mort de Léopoldine redouble le chagrin de la mort de la mère , les « deuil et solitude » éprouvés à
vingt ans; la mort de Claire redouble celle de sa fille. Ainsi l’oubli ne saurait être le moyen de se
reconstruire.

D’autre part, la mémoire du passé et le refus de l’oubli deviennent même une exigence
éthique : il faut dire la réalité de l’existence des chers disparus, dire la réalité de l’événement
douloureux ; il ne faut pas se détourner de la douleur mais au contraire l’apprivoiser. L’oubli peut
être dangereux, individuellement et collectivement. En effet, dans le drame intime, l’oubli est
essentiellement le danger de la disparition totale, de l’anéantissement de l’être perdu. Hugo imagine
ainsi sa fille lui dire : « Est-ce que mon père m’oublie/Et n’est plus là que j’ai si froid ? » (IV3). Il sait
mieux que quiconque, lui l’exilé, le « spectre », l’importance du souvenir, de « cette douleur douce »
(V12) comme vraie force de résistance au néant. Nikolaï Kalouguine, lui aussi, sait cela : emporter la
porte de la maison lorsqu’il fuit la zone contaminée n’est pas anodin : toute sa vie, toute la vie de sa
famille est gravée là. Il peut partir sans rien mais pas sans ses souvenirs. Et de manière plus générale,
tous les témoins qui se souviennent du monde d’ « avant » disent avec force que le bonheur a existé.
Hugo fait de même : tous les poèmes qui évoquent les souvenirs (de sa fille, de son enfance, de la
patrie) disent la joie, la gaieté, le force vitale de ce et de ceux qui ont existé. Léopoldine est
« comme un oiseau », au « parler joyeux ». La mémoire opère comme une magie : sous nos yeux
surgit l’enfant qui rit, qui court, qui fait le bonheur de tous. C’est aussi en ce sens que le recueil est
un tombeau, un hommage : l’écriture maintient l’être aimé en vie et est un barrage à la caducité.
Quoi de plus dangereux que de nier, d’effacer le réel, heureux ou malheureux ? La société soviétique
tout entière a été victime de cette volonté d’oubli, d’effacement de la catastrophe à travers la parole
de propagande et les mensonges répétés des hommes au pouvoir. Chaque apparition de
Gorbatchev à la télévision est l’assurance d’une situation sous contrôle et chaque témoignage révèle
le mensonge de ces propos. Même le « nirvana » qu’évoque Nietzsche dans sa préface doit
questionner : le philosophe le présente comme un « oubli de soi », mais aussi un « abandon de soi »,
une « extinction de soi » : est-ce vraiment si désirable ? L’être éprouvé peut-il recouvrer ses forces
ainsi, en se niant ? L’expérience soviétique présente une réelle limite : nier l’individu au profit de la
collectivité, prôner l’abnégation – forme de l’oubli de soi – et un héroïsme patriotique est aussi bien
montré, si l’on se fie à la parole d’Arkadi Filine, liquidateur, comme « fou » et « criminel ». (100) Le
photographe V. Latoun peut alors affirmer avec force : « nous n’avions pas le droit de laisser
échapper un seul détail » (193). Il est donc essentiel de garder la mémoire des choses et des êtres
pour exister.
Enfin, le passé élucide le présent : l’être se forge par l’épreuve, par les expériences passées. Il
est donc essentiel de garder la mémoire des choses et des êtres. Ceci est d’autant plus criant à
Tchernobyl, qu’Alexievitch qualifie dès le début du livre de « mystère qu’il nous faut encore
élucider ». A la fois tout a été dit de l’événement et tout reste à écrire de « l’histoire manquée » et de
ce qui est devenu « notre destin national », dit-elle. La catastrophe est absolument inédite : elle est
« un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentation, ni analogies, ni
expérience ».(31). L’écriture est donc bien un combat contre l’oubli, non pas seulement pour faire
œuvre d’historien mais bien pour comprendre comment vivre au présent mais aussi questionner
l’avenir de l’humanité : « plus d’une fois j’ai eu l’impression de noter le futur », conclut-elle dans son
texte programmatique. Elle collecte des témoignages comme les témoins collectent objets et tracs
écrites, autant d’éléments nécessaires pour espérer comprendre les faits et peut-être retrouver du
sens à la vie. On peut penser au « musée de Tchernobyl » créé par Sobolev (139), aux images du
photographe V. Latoun (193), au « carnet spécial » de Chimanski (130), aux coupures de presse
compilées pendant sept ans par la journaliste I. Kisseleva. (206) Hugo aussi explique dans son poème
« Ecrit en 1846 » comment la vie l’a transformé, modelé et fait de lui l’homme qu’il est au présent :

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« la vie en larmes m’a doucement corrigée », écrit-il. Parce qu’il a connu la souffrance, parce qu’il a
été un être éprouvé, il est désormais capable de « plonger dans les plaies », de comprendre ceux qui
souffrent et de se faire le porte-parole de tous « les malheureux. » L’expérience intime a forgé l’être,
et par le lyrisme universel qui est à l’œuvre dans le recueil, elle est aussi une élucidation pour le
lecteur. L’être n’est pas l’être d’un instant, une feuille vierge, il se construit par les expériences
vécues, et donc par le passé. Et pour Nietzche c’est l’expérience seule qui permet un accès à la
connaissance, au « gai savoir », c’est la douleur, « la grande libératrice » qui peut « approfondir »
l’être. En plaçant son livre IV sous l’égide de « Sanctus Januarus », le philosophe, en filigrane, nous
offre aussi de penser que le présent seul n’existe pas : Janus est chez les Romains, le dieu des
portes, celui qui est sur le seuil, qui regarde aussi bien le passé que l’avenir. Et l’homme est bien un
être de « cheminement » ; la douleur n’est pas à supprimer, au contraire car « on ressort de ces longs
et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre homme, avec quelques points
d’interrogation de plus et surtout avec la volonté d’interroger désormais davantage, plus
profondément, plus rigoureusement, plus fermement […] (30). Plus fermement encore, il écrit dans le
fragment 338 : « les privations, les appauvrissements […] les échecs me sont et te sont aussi
nécessaires que leur contraire […] le chemin qui mène à notre propre ciel passe toujours par la
volupté de notre propre enfer » (p. 275). Surmonter l’épreuve, revivre n’est donc pas recommencer la
vie passée mais aller de l’avant sans oublier ce qui a été et celui qu’on a été.

Ainsi, si l’oubli a des vertus et peut à plus d’un titre sembler salvateur, il ne peut à lui seul
donner la force nécessaire pour surmonter l’épreuve et bien vivre au présent. Bien au contraire, il
apparaît comme véritablement indissociable de la mémoire et des souvenirs car l’homme ne saurait
habiter pleinement le présent s’il n’avait pas apprivoisé son passé. A l’instar des compagnons
d’Ulysse, un temps séduits par la fleur de lotus qui procure une délicieuse sensation d’oubli, il s’agit
bien pour chacun d’entre eux, comme chacun d’entre nous, de reprendre la route et faire de
l’expérience passée une vraie force pour vivre au présent et écrire le futur. Et l’écrivain précisément,
par sa capacité au présent de comprendre le passé nous donne les clés de compréhension pour le
monde de demain.

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On pourrait envisager de donner plus d’importance encore à la dernière idée en
imaginant une 3é partie, davantage tournée vers l’écriture :

[Dépassement] 3. Le passé devient un matériau littéraire qui doit


permettre de mieux vivre au présent et d’envisager le futur.
a. On ne peut vivre dans l’instant seul, l’épaisseur du temps, la durée offre un matériau
à la réflexion d’où naît l’œuvre littéraire.
b. L’écriture transforme le destin individuel en réflexion sur la condition humaine, voire
en mythe.
c. Le travail de l’écriture permet de conjurer le temps (humain) : accès à l’éternité, à
l’immortalité.

Exercice : développez et rédigez le III, ou un paragraphe du III.

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