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org/pub/8480
Presses
Universitaires
de
Bordeaux
Littérature et jubilation | Éric Benoit
Joie suppliciante
et supplice
jubilatoire : Les
alléluias de
Georges Bataille
Wafa Ghorbel
p. 95-121
Texte intégral
1 Parler de Georges Bataille revient généralement à aborder les
questions du mal, du supplice, du sacrifice, de la culpabilité,
de la mort, du non-sens, de l’impossible, de l’hétérogène qui
implique l’improductif, le bas, le sale, l’excrémentiel
(domaines généralement exclus de la connaissance), à
approcher également – essentiellement – l’érotisme qui,
associé à Thanatos, semble sombrer lui aussi dans une
négativité sans appel (et sans emploi). Pourtant, Bataille
s’autoproclame, dans son Expérience intérieure, « enfant de
joie » (V, 74)1. Mais de quelle joie parle-t-il ? Quel sens
recouvre cette notion chez lui ? Est-elle l’inverse, l’envers ou
le pendant des concepts précédemment cités et qui sont plus
aisément associés au nom de cet écrivain ? Quelle est la place
qu’occupent d’autres états limitrophes plus ou moins
présents dans ses réflexions : bonheur, plénitude, allégresse,
rire, jubilation, ravissement, légèreté, réjouissance,
jouissance, extase, volupté, effusion, enchantement,
euphorie, béatitude, fête, jeu ? Ces mots ne sont,
évidemment pas tous synonymes mais semblent relever du
même paradigme. Que trouve-t-on aux lisières de la joie ?
2 Plusieurs articles des Œuvres complètes du penseur chez
Gallimard traitent du thème : « La pratique de la joie devant
la mort » (I, 552-558), « Le Pur bonheur » (XII, 478-490),
« Dossier du "Pur bonheur" » (XII, 525-547), « Le bonheur,
le malheur et la morale d’Albert Camus » (XI, 410-415), « Le
30 « Celui qui danse avec le temps qui le tue » méprise celui qui
croit béatement en un au-delà, et inversement. C’est
d’ailleurs ici que réside la différence entre l’expérience
mystique bataillienne et celle des religions. La joie
souveraine de l’un n’a rien à voir avec la joie soumise de
l’autre. Alors que le premier puise son bonheur dans « une
sainteté éhontée, impudique, qui entraîne seule une perte de
soi assez heureuse » (I, 554), le second se contente d’une
« sainteté craintive » (I, 554). J’y reviendrai un peu plus
tard.
31 Par ailleurs, L’Archangélique est un autre texte de Bataille
qui semble naître de cet aphorisme paradoxal : « Tu
reconnaîtras le bonheur/en l’apercevant mourir » (III, 89).
La danse sépulcrale s’y perpètre inlassablement. Dans le
poème « L’aurore » – dont le titre nous renvoie aussitôt à
« L’aube la plus triste ? annonciatrice de la joie du jour » (V,
422), déjà considérée – nous lisons ces vers improbables :
Ma sœur riante tu es la mort
le cœur défaille tu es la mort
dans mes bras tu es la mort
nous avons bu tu es la mort
comme le vent tu es la mort
comme la foudre la mort
la mort rit la mort est la joie. (III, 90)
de l’embrassement/l’embrasement amoureux. La
communication érotique dissout exceptionnellement et
instantanément la différence sujet/objet, homme/femme,
mort/joie. Rire et ivresse accentuent l’opération qu’ils
accompagnent : « II faudrait ne jamais cesser de dire ce que
les hommes découvrent d’éblouissant quand ils rient : leur
ivresse ouvre une fenêtre de lumière donnant sur un monde
criant de joie » (VII, 217). Perdus dans cette communication
sacrée, ils sont contraints « de voir ce que leur propre rire
révèle immédiatement sur la nature des choses et sur leur
vie » (VII, 217).
36 Bataille ne parle évidemment pas du rire commun qu’on
pourrait appeler rire mineur, mais d’« une sorte de
communication majeure où tout est violemment mis en
question » (VII, 271), d’un rire « irréductible au projet » (V,
96), considéré comme « révélation, ouvr[ant] le fond des
choses » (V, 81). Cet « acte de connaissance » (VII, 527)
appartenant au domaine du non-savoir et des dépenses
improductives est opposé au sérieux. C’est un « feu de joie »
(VII, 548) qui annonce un nouveau sacré non
transcendantal :
Religion ne peut signifier pour nous que la pratique du rire
(ou des larmes, ou de l’excitation érotique). D’une façon
commune, perdue, universelle – en ce sens précis que, le rire
(comme les larmes ou l’excitation érotique) représente
l’anéantissement de tout ce qu’on avait voulu imposer sa
permanence. (I, 647)
j’avais su, quand elle courut, qu’à toute force elle devait
courir, se précipiter sous la porte ; quand elle s’arrêta, qu’elle
était suspendue dans une sorte d’absence, loin au-delà de
rires possibles. Je ne la voyais plus : une obscurité de mort
tombait des voûtes. Sans y avoir un instant songé, je
« savais » qu’un temps d’agonie commençait. J’acceptais, je
désirais de souffrir, d’aller plus loin, d’aller, dussé-je être
abattu, jusqu’au « vide » même. Je connaissais, je voulais
connaître, avide de son secret, sans douter un instant que la
mort régnât en elle.
Gémissant sous la voûte, j’étais terrifié, je riais :
– Seul des hommes à passer le néant de cette arche ! (III, 25)
Notes
1. Dans mes références, le chiffre romain indiquera le volume des
Œuvres Complètes de Bataille publiées par les Editions Gallimard. Le
nombre suivant sera celui des numéros de pages.
2. Saint Augustin, O. C. 9, trad. Raulx, psaume 99, § 4, Guérin, 1869,
p. 453.
3. « La grandeur de Nietzsche est de n’avoir pas accordé sa pensée à la
malchance qui l’accabla. S’il n’a pas cédé, ce fut néanmoins sa chance,
mais son bonheur se réduit à n’avoir pas laissé parler le malheur en lui »
(XII, 320). Deleuze voit, comme Bataille, l’opposition entre la
philosophie du bonheur de Nietzsche et celle de la pesanteur de Hegel :
« Le "oui" de Nietzsche s’oppose au "non" dialectique : l’affirmation, à la
négation dialectique ; la différence, à la contradiction ; la joie, la
jouissance, au travail dialectique ; la légèreté, la danse, à la pesanteur
dialectique ; la belle irresponsabilité, aux responsabilités dialectiques »,
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F, 1962, p. 10.
4. « La morale du malheur : La Peste », Critique, n° 13-14, juin-juillet
1947, pp. 3-15, (XI, 237-250).
5. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois
éditeur, 1999, p. 85.
6. Jacques Cels, L’Exigence poétique de Georges Bataille, Editions
Auteur
Wafa Ghorbel