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Littérature et jubilation | Éric Benoit

Joie suppliciante
et supplice
jubilatoire : Les

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alléluias de
Georges Bataille
Wafa Ghorbel
p. 95-121

Texte intégral
1 Parler de Georges Bataille revient généralement à aborder les
questions du mal, du supplice, du sacrifice, de la culpabilité,
de la mort, du non-sens, de l’impossible, de l’hétérogène qui
implique l’improductif, le bas, le sale, l’excrémentiel
(domaines généralement exclus de la connaissance), à
approcher également – essentiellement – l’érotisme qui,
associé à Thanatos, semble sombrer lui aussi dans une
négativité sans appel (et sans emploi). Pourtant, Bataille
s’autoproclame, dans son Expérience intérieure, « enfant de
joie » (V, 74)1. Mais de quelle joie parle-t-il ? Quel sens
recouvre cette notion chez lui ? Est-elle l’inverse, l’envers ou
le pendant des concepts précédemment cités et qui sont plus
aisément associés au nom de cet écrivain ? Quelle est la place
qu’occupent d’autres états limitrophes plus ou moins
présents dans ses réflexions : bonheur, plénitude, allégresse,
rire, jubilation, ravissement, légèreté, réjouissance,
jouissance, extase, volupté, effusion, enchantement,
euphorie, béatitude, fête, jeu ? Ces mots ne sont,
évidemment pas tous synonymes mais semblent relever du
même paradigme. Que trouve-t-on aux lisières de la joie ?
2 Plusieurs articles des Œuvres complètes du penseur chez
Gallimard traitent du thème : « La pratique de la joie devant
la mort » (I, 552-558), « Le Pur bonheur » (XII, 478-490),
« Dossier du "Pur bonheur" » (XII, 525-547), « Le bonheur,
le malheur et la morale d’Albert Camus » (XI, 410-415), « Le

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bonheur, l’érotisme et la littérature » (XI, 434-460).


3 Penser la joie chez Bataille semble, à première vue,
paradoxal bien que le rire, le désir et la fête, généralement
considérés comme signes ou moteurs du bonheur soient au
cœur de ses écrits. D’ailleurs, l’alliance joie/mort dans le titre
de l’article « La pratique de la joie devant la mort » annonce
la nature de cette joie : « En un point de la pensée […], il
n’est plus rien qui ne soit le contraire de ce qu’il est » (XII,
315). Ceci revient-il à dire que bonheur et malheur, tristesse
et joie, souffrance et jouissance se confondent ou, du moins,
ne s’opposent plus ? Le constat n’est pas faux bien qu’il ne
soit pas si schématique et ne se réduise pas à une simple
équivalence des contraires. La pensée de Bataille est bien
plus complexe. « La joie suppliciante » (V, 68) appelle une
interprétation dialectique. À plusieurs endroits de son
œuvre, le penseur cherche à dépasser cette antinomie en
proposant des définitions (dans ses travaux théoriques) et
des illustrations (dans ses récits) qui l’annulent tout en
l’exhibant.
4 Dans la préface de Madame Edwarda, il fait de ce
dépassement un principe de compréhension, aussi bien de la
fiction que du monde :
[…] nous ne savons rien et nous sommes dans le fond de la
nuit. Mais au moins pouvons-nous voir ce qui nous trompe,
ce qui nous détourne de savoir notre détresse, de savoir, plus
exactement, que la joie est la même chose que la douleur, la
même chose que la mort. (III, 10).
[…] l’être ouvert – à la mort, au supplice, à la joie – sans
réserve, l’être ouvert et mourant, douloureux et heureux,
paraît déjà dans sa lumière voilée : cette lumière est divine.
Et le cri que, la bouche tordue […], est un immense alleluia,
perdu dans le silence sans fin. (III, 14).

5 Le mot « alleluia » (chant – religieux – d’allégresse, cri de


joie) ramène d’ailleurs directement notre propos au titre de
ce volume sur la jubilation (du latin jubilare : « pousser des
cris », qui donnera jubilacium : « sons d’instruments de

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musique exprimant la joie, l’allégresse »). Pour Saint


Augustin, « Jubiler, […], c’est exhaler sans paroles un cri de
joie »2. Les cris inarticulés de la joie, ces alléluias liturgiques
rythment le déroulement de l’expérience intérieure
entreprise par l’homme (ou le personnage). Seulement, cris
de joie et cris de douleur, transports d’allégresse et de
supplice se mêlent dans les mêmes jubilations extatiques,
sans distinction aucune. Bataille enchérit toujours dans la
même préface :
Pour aller au bout de l’extase où nous nous perdons dans la
jouissance, nous devons toujours en poser l’immédiate
limite : c’est l’horreur. Non seulement la douleur des autres
ou la mienne propre, approchant du moment où l’horreur me
soulèvera, peut me faire parvenir à l’état de joie glissant au
délire, mais il n’est pas de forme de répugnance dont je ne
discerne l’affinité avec le désir. Non que l’horreur se
confonde jamais avec l’attrait, mais si elle ne peut l’inhiber,
le détruire, l’horreur renforce l’attrait ! Le danger paralyse,
mais moins fort, il peut exciter le désir. Nous ne parvenons à
l’extase, sinon, fût-elle lointaine, dans la perspective de la
mort, de ce qui nous détruit. (III, 11)

6 Jouissance, extase, joie, désir appellent et se doublent


d’horreur, de douleur, de répugnance, de mort, et
inversement. Cet « état de joie glissant au délire » (III, 11)
aux limites de l’horreur n’a rien à voir avec « la joie simple »,
« la béatitude satisfaisante », « les bonheurs nécessaires »,
« le souci de loisir heureux […], de vide sans souffrance » (I,
552-553), de repos paisible sans danger que conteste Bataille
et qu’il exclut de son expérience. Dans sa « Pratique de la joie
devant la mort », il distingue nettement ces deux versants de
la joie :
Lorsqu’un humain se trouve placé de telle sorte que le
monde se réfléchisse en lui heureusement et sans entraîner
de destruction ou de souffrance […], il peut se laisser aller à
l’enchantement ou à la joie simple qui en résulte. Mais il peut
apercevoir aussi au même instant la pesanteur et le vain

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souci de repos vide que cette béatitude signifie. […] Il


aperçoit qu’il ne pourrait pas accomplir la vie sans
s’abandonner à un mouvement inexorable, dont il sent la
violence s’exercer au plus fermé de lui-même avec une
rigueur qui l’effraie. […]. Heureux seulement celui qui ayant
éprouvé le vertige jusqu’à trembler de tous ses os et à ne plus
rien mesurer de sa chute retrouve tout à coup la puissance
inespérée de faire de son agonie une joie capable de glacer et
de transfigurer ceux qui la rencontrent. (I, 552-553)

7 La joie de l’instant, le bonheur immanent, fruit de ce


mouvement inexorable qui porte l’être violemment,
douloureusement, et allègrement aux limites de la mort, se
différencie ainsi définitivement du bonheur servile, souvent
transcendantal, soucieux du futur (de l’au-delà), dédié à
« l’attente de la béatitude éternelle » (I, 554) pour les
croyants, ou d’un bonheur matériel, aussi servile, et
préoccupé d’un avenir (terrestre) assuré, associé au travail,
donc, « envisagé […] sur le plan de l’acquisition, alors qu’il
demande de passer sur le plan contraire de la dépense » (XI,
437), comme l’explique Bataille dans son article « Le
bonheur, l’érotisme et la littérature ».
8 Qu’en est-il, justement, des relations bonheur/littérature ?
Les écrits poétiques ou fictionnels illustrent-ils la joie
précédemment approchée théoriquement ? Bataille se
penche sur cette question dans ce dernier article cité, en
affirmant que « La littérature n’a de sens que le bonheur,
mais cette recherche du bonheur que nous menons à l’écrire
ou à la lire semble avoir en vérité le sens contraire du
malheur […]. La littérature traduit de diverses manières ce
mouvement vers le bonheur qui s’infléchit vers le malheur »
(XI, 435-436). Il donne comme exemples la terreur de la
tragédie, la joie louche de la comédie se riant de nos
malheurs, l’angoisse qu’exige le roman en insistant sur
l’ennui qu’occasionne la présentation du bonheur :
Même cette vocation de la littérature au malheur semble à la
plupart si nécessaire qu’un sentiment obscur, si l’écrivain

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évoque le plaisir, le porte à lui donner un sens pénible. […] :


il manque au bonheur une sorte de vigueur, haineuse,
souveraine, qui est le propre du malheur. Les phrases qui
annoncent la béatitude donnent le sentiment de fadeur
poétique (sinon de pornographie vénale). (XI, 436)

9 Ceci revient-il à dire que, pour sauver les écrits de la


platitude du bonheur, la pensée doit immanquablement
sombrer dans le malheur ? La réponse est non, évidemment.
Bataille s’est toujours obstinément opposé à la pensée du
malheur, en dépit de cette feinte apologie de la véhémence et
la fièvre qui lui sont propres. Dans « L’au-delà du sérieux »,
il a acerbement critiqué les philosophes dont le « domaine
authentique est le malheur, aux antipodes d’une parfaite
absence de malheur qu’est l’univers » (XII, 314). Il a
particulièrement remis en question La Phénoménologie de
l’Esprit de Hegel qui « illogiquement […] donne au sérieux
du malheur et à l’absence de jeu la valeur finale » (XII, 315).
Hegel ne s’intéresse, en effet, qu’au domaine du savoir, le
Savoir Absolu, et se hâte de débarrasser son « système » de
tout ce qu’il considère comme non sérieux, donc de
l’existence non discursive irréductible au projet : extase, rire,
chance, jeu, poésie (la poésie bataillienne est anti-
discursive). Il voue ainsi la pensée irrémédiablement au
malheur : « De même que le sérieux des intentions lia la
pensée humaine au malheur et l’opposa à la chance, de
même l’absence de sérieux suppose la chance de celui qui
joue. Elle l’exige péniblement puisqu’un malheureux ne
pourrait jouer, le malheur étant inéluctablement le sérieux »
(XII, 315).
10 Face à cette impasse, Bataille propose, dans son Expérience
intérieure, « le passage aisé de la philosophie du travail
hégélienne et profane – à la philosophie sacrée, que le "
supplice" exprime » (V, 96), passage entrepris et réussi par
Nietzsche3, comme il le remarque, malgré son propre
malheur. La philosophie du travail serait ainsi une

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philosophie du sérieux, du malheur, par opposition à la


philosophie sacrée, du supplice, donc du bonheur, pas de
n’importe quel bonheur, une philosophie du « pur
bonheur », du « bonheur parfait » : « Je ne l’avais pas tout
d’abord perçu, [semble regretter Bataille], mais le malheur,
enfin, dans l’indifférence au malheur, atteint ce bonheur
parfait dont le bonheur commun nous sépare encore : il
l’atteint au sommet de l’inconcevable dans la mort » (XII,
315). La mort, encore, toujours, la mort !
11 La littérature devrait emprunter le même cheminement
recommandé pour la philosophie. Pour échapper à la
mollesse de la béatitude, le bonheur est tenu à puiser
l’énergie dans la violence de la passion et de la volupté,
domaines du risque, du jeu, de la chance auxquels elle doit
s’adonner sans limites. De la même façon qu’il a critiqué la
pensée de Hegel, Bataille s’insurge contre « la morale du
malheur »4 (XI, 237) de Camus. Celui-ci a, selon lui, glissé
d’« une morale de la révolte » vers une « morale déprimée »
(XI, 248). Le souci du malheur ne peut qu’asservir l’univers :
« si nous n’avons d’autre intérêt que, négatif, d’échapper au
malheur, rien ne restera en nous qui ne soit subordonné
puisque notre but sera négatif (le désir prudent d’être
heureux n’est lui-même que celui de n’être pas
malheureux) » (XI, 249). Il faudrait donc arrêter de se
préoccuper du bonheur pour trouver la joie de la passion
pure révoltée, insoumise, non asservie à une quelconque fin
(heureuse ou non heureuse) : « La vertu de la passion est à
l’opposé de ces possibilités déprimantes : elle prend
simplement à son compte le jeu, par lequel le souci du
malheur est levé, puisque jouant, je préfère le risque » (XI,
249). Risque, jeu, passion, répète inlassablement Bataille.
Voici les clés du bonheur qu’il convoite sans prétendre y
parvenir.
12 Le penchant de la philosophie et de la littérature (de la
peinture aussi) pour le malheur s’explique, par ailleurs, par

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l’enracinement de l’histoire de la pensée dans une « morale


servile » (I, 554) (morale religieuse – chrétienne – et, plus
largement « la morale régnante ») qui condamne le bonheur
« tenu pour coupable » (XII, 452) et fait du malheur une loi :
« Le malheur pénètre intimement tous les hommes en
l’espèce de la morale » (XI, 414), tous les hommes, y compris
les penseurs, les artistes, les écrivains. Bataille, en faisant de
la quête du bonheur une quête hasardée, spirituelle,
intellectuelle et littéraire, le déculpabilise, l’innocente aussi
bien que ses praticiens : « Dans la recherche passionnée du
bonheur, il n’est de culpabilité que la malchance ou plutôt :
le monde du caprice est un monde sans loi morale et sans
coupables » (XI, 414). Il fait ainsi du bonheur une nouvelle
morale aléatoire, ni loyaliste ni moraliste, opposée en tout
point à la satisfaction qui implique le repos, le sommeil,
l’ennui, voire la mort, et foncièrement liée à la passion.
Pour avoir personnellement représenté la satisfaction
comme une mort, comme une négation non seulement de la
vertu mais du secret intimement sensible de l’être, on me
tient souvent pour l’ennemi du bonheur. C’est juste, si par
« bonheur » on entend le contraire de la passion. Mais si le
« bonheur » est une réponse à l’appel du désir, – et si le
désir, comme il est avéré, est le caprice même –, je dirai
volontiers que le bonheur, et le bonheur seul, est la valeur
morale (XI, 411).

13 Initiateur de la morale (de la philosophie ?) du bonheur,


Bataille écrit des œuvres profondément et joyeusement
« thanatiques ». Le paradoxe est signifié dès le début. Plus
j’avance dans la lecture, plus il s’impose comme principe
vital, au-delà de sa dimension intellectuelle, régularisant –
toujours hasardeusement – l’univers :
[…] la vérité de la vie ne peut être séparée de son contraire, si
nous fuyons l’odeur de la mort, « l’égarement des sens »
nous ramène au bonheur qui lui est lié. C’est qu’entre la mort
et le rajeunissement infini de la vie, l’on ne peut faire de
différence : nous tenons à la mort comme un arbre à la terre

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par un réseau caché de racines. Mais nous sommes


comparables à un arbre « moral » – qui renierait ses racines.
Si nous ne puisions naïvement à la source de la douleur, qui
nous donne le secret insensé, nous ne pourrions avoir
l’emportement du rire. (III, 183)

14 Rien ne sépare plus la mort du bonheur de vivre, et la


douleur de l’exaltation du rire.
15 Les questions qui s’imposent à ce niveau de l’analyse sont les
suivantes : comment parler « du bonheur violent – du
bonheur à hauteur de mort » (XII, 543) ? Peut-on le faire ?
L’ayant à peu près théorisé, comment s’y livrer, l’exécuter,
l’illustrer littérairement, le dire sans en ruiner le sens ?
Existe-t-il un langage capable de mettre en scène (en jeu) le
pur bonheur et de pratiquer la joie devant (dans) la mort ?
Sachant que « le pur bonheur est dans l’instant » (XII, 478)
et que l’instant est le contraire du futur, du projet, sachant
aussi que le langage ne peut être dissocié de l’action, d’un but
situé également dans l’avenir, y aurait-il un moyen de
concilier bonheur et discours, de retirer au langage la
souffrance qui le mine – celle du travail – pour le confondre
avec l’instant ? (« Travail » est à associer ici, aussi bien, à son
origine étymologique, du latin « trepalium », instrument de
torture, qu’à son sens lié à l’accouchement).
16 Dans « Le pur bonheur », article fondamental écrit en 1958
et dont le titre est emprunté à René Char, Bataille tente
d’élucider le problème en définissant ses positions vis-à-vis
du langage poétique et son rapport au bonheur, à la violence,
à la passion, à la mort.
Le pur bonheur est dans l’instant, mais de l’instant présent la
douleur m’a chassé, dans l’attente de l’instant à venir, où ma
douleur sera calmée. Si la douleur ne me séparait de l’instant
présent, le « pur bonheur » serait en moi. Mais à présent, je
parle. En moi, le langage est l’effet de la douleur, du besoin
qui m’attelle au travail.
Je veux, je dois parler de mon bonheur : de ce fait un
malheur insaisissable entre moi : ce langage – que je parle –

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est à la recherche d’un futur, il lutte contre la douleur – fût-


elle infime – qu’est en moi le besoin de parler du bonheur.
Jamais le langage n’a pour objet le pur bonheur. Le langage a
l’action pour objet, l’action dont la fin est de retrouver le
bonheur perdu, mais elle ne peut l’atteindre elle-même.
Puisque heureux, je n’agirais plus.
Le pur bonheur est négation de la douleur, de toute douleur,
fût-ce de l’appréhension de la douleur, il est négation du
langage. (XII, 478)

17 Ceci signifie-t-il qu’il serait impossible de dire la joie, que


pour vivre le pur bonheur, celui de l’instant, il faut arrêter de
parler, d’écrire, interrompre toute activité discursive ? Si
c’était le cas, Bataille, en tant qu’« enfant de joie » et ennemi
juré de la « morale déprimée » n’aurait rien écrit. Il aurait
ravalé ses propres mots au profit d’un gai mutisme solitaire.
Toutefois, le bonheur intense, tout comme le rire et
l’érotisme, exige une communication, une ouverture sur
l’autre. « La joie n’est possible, elle n’a de sens et d’existence
que par la communauté, et en tant que sa communication »5,
comme l’explique Jean-Luc Nancy à propos de Bataille. Ce
dernier propose, en effet, un langage suicidaire, équivalent
de son propre néant, un langage qui, tout en se faisant, se
défait, tout en se construisant, se ruine et continue,
nonobstant de communiquer, de formuler l’impulsion de sa
ruine. D’une personne (d’un personnage) à l’autre et de
l’écrivain au lecteur, le bonheur est communiqué dans une
angoisse jubilatoire où se confondent l’immédiateté de la vie
et celle de l’énonciation dans une lutte permanente contre
projet et projection à venir aussi bien que contre le sérieux
assujettissant du malheur. La poésie (la poésie de
l’impossible, poésie violente, délirante opposée à « la belle
poésie » [III, 513] que Bataille hait) est, selon lui, la seule
capable de dire son incapacité de dire le pur bonheur, donc
de le dire quand même, d’une certaine façon :
C’est au sens le plus insensé, la poésie. Le langage entêté
dans un refus, qu’est la poésie, se retourne sur lui-même

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(contre lui-même) : c’est l’analogue d’un suicide.


Ce suicide n’atteint pas le corps : il ruine l’activité efficace, il
y substitue la vision […] de l’instant présent, détachant l’être
du souci de ceux qui suivront […].
Le suicide du langage est un pari. Si je parle, j’obéis au
besoin de sortir de l’instant présent. Mais mon suicide
annonce le saut dans lequel est jeté l’être de ses besoins. Le
pari demandait le saut : le saut que le pari prolonge en un
langage inexistant, dans le langage des morts, de ceux que le
bonheur ravage, que le bonheur anéantit. (XII, 478-479)

18 Dans un mouvement « logocide »6, la poésie s’efforce de dire


le pur bonheur de celui qui s’y attelle en côtoyant
l’impossible (la limite extrême du possible). Le dire ? Peut-
être pas. Il s’agit plutôt de le montrer, de le visualiser, d’en
rendre compte dans un langage qui, se sacrifiant, se
dépensant sans réserve, rompt sa propre utilité, sa propre
efficacité, met en jeu son pouvoir et sa maîtrise, échappe à la
servilité de l’ordre du discours et en devient souverain. Ce
« saut hors du possible » (XII, 129) qu’entreprend le langage
en ruinant ce qui s’affirmait (sa nécessité rassurante), ainsi
que le tremblement et l’angoisse qui en résultent désignent,
selon Bataille, l’« essence de la poésie ». Celui-ci cite
entièrement, dans ce sens l’aphorisme de Char :
La crainte, l’ironie, l’angoisse que vous ressentez en présence
du poète qui porte le poème sur toute sa personne, ne vous
méprenez pas, c’est du pur bonheur, du bonheur soustrait
aux regards et à sa propre nature. (XII, 129)7

19 Sans ce « frisson sacré » que provoque l’horreur de ce qui


« est tout autre » (XII, 129), de l’être et du langage
accomplissant l’expérience de leur totalité hétérogène,
« nous ne pourrions prétendre au " pur bonheur" dont parle
le poète, ce "bonheur soustrait aux regards et à sa propre
nature" » (XII, 129), répète Bataille. Il reprend encore Char
dans le même article, en précisant que sa « morale […] n’en
est pas une d’abdication : "Batailler contre l’absolu de

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s’enfouir et de se taire" »8 (XII, 130). La morale de Bataille


n’en est pas une de défaite ou de renoncement, non plus.
C’est une morale du bonheur, de la révolte (non organisée
mais aléatoire), qui mène une lutte acharnée contre la fuite
vers le repos de la béatitude aussi bien que contre
l’engloutissement dans le malheur strictement étranger au
jeu et à la chance. Elle s’achemine vers le silence, qui
s’évertue à représenter l’instant, sans s’y confondre
totalement, afin de maintenir la communication sans
laquelle pas de joie possible. Le pur bonheur est finalement
une question de dosage, une sorte d’équation à plusieurs
inconnues dont le résultat est indéterminé et voulu comme
tel. C’est cette irrésolution liée à la poésie, au langage et à la
nature humaine qui a peut-être donné à Bataille l’idée de
rassembler l’essentiel de ses écrits en somme recomposée
synthétisant sa pensée et répondant au titre du Pur bonheur,
comme le précise Francis Marmande dans son texte qui
porte le même titre9.
20 Dans « La pratique de la joie devant la mort », Bataille
commence par donner théoriquement les préceptes flottants
de sa mystique, dans une première partie, puis enchaîne,
dans un second lieu, avec six textes poétiques qui sont, selon
ses dires, « la représentation la plus vague de ce qui est
insaisissable par nature. Dans leur ensemble, ces écrits
représentent d’ailleurs moins des exercices à proprement
parler que les simples descriptions d’un état contemplatif ou
d’une contemplation extasiée » (I, 553). Observons ces
descriptions « libres » (I, 554) qui tentent de saisir
l’insaisissable sans le dénaturer :
J� ���� la joie devant la mort.
La joie devant la mort me porte.
La joie devant la mort me précipite.
La joie devant la mort m’anéantit. (I, 555).

21 Le texte s’ouvre sur une ambiguïté occasionnée par l’emploi


polysémique de « ���� » qui peut aussi bien désigner

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l’identité insécable entre le poète et la joie devant la mort, s’il


s’agit du verbe « être », que la poursuite délibérée de cette
joie par le « Je » s’il s’agit du verbe « suivre ». La répétition
anaphorique de l’expression « la joie devant la mort » crée
une structure cyclonique qui, en tournoyant, semble aspirer
violemment le poète le conduisant vers son anéantissement
joyeux. Le mouvement en spirale a le « Je » pour axe central
et la joie et la mort pour circonvolutions. Happé dans l’œil du
cyclone, le « Je » virevolte vertigineusement sans distinction
possible entre les deux états, porté, précipité puis anéanti. Le
mouvement, bien que graduel, est tellement rapide que
l’anéantissement final parfait la confusion. La joie devant la
mort semble représenter la chance inouïe du « Je », l’objet
enjoué de sa violence incontenable, se laissant aller à la
chance de sa pure perte sans regrets. Le poème, en butant
sur ses propres mots, semble vouloir étirer l’instant présent,
l’immobiliser afin de signifier le pur bonheur qu’il est.
Toutefois, la rapidité du mouvement qu’il décrit échappe à la
maîtrise du Je et à celle du poète et les engouffre dans une
expérience aux frontières du possible. Le mouvement se
poursuit dans la suite du texte :
Je demeure dans cet anéantissement et à partir de là, je me
représente la nature comme un jeu de forces qui s’expriment
dans une agonie multipliée et incessante.
Je me perds ainsi, lentement, dans un espace inintelligible et
sans fond.
J’atteins le fond des mondes.
Je suis rongé par la mort.
Je suis rongé par la fièvre.
Je suis absorbé dans l’espace sombre.
Je suis anéanti dans la joie devant la mort. (I, 555)

22 Bataille enchaîne en développant l’idée de l’anéantissement


du Je mis en jeu aux frontières de la mort. « Une agonie
multipliée et incessante » constitue le moteur de la joie
suppliciante, l’allégresse devant sa propre mort. Nous
remarquons encore le rallongement infini du moment

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présent, théâtre de bonheur intense, conduisant


« lentement » et sûrement à la mort finale elle-même fondue
dans l’instant. Le Je n’est plus sujet. Il renonce à la volonté
de savoir. Abandonné aux aléas de la chance, il devient
l’objet de la mort, de la fièvre, de la nuit, et toujours de « la
joie devant la mort ». Le Je anaphorique, tout en feignant
s’affirmer au début de chaque vers, court à sa ruine et finit
par se dissoudre à la fin des mêmes vers, doublement
« rongé », « absorbé », encore « anéanti ». L’être
s’abandonne au mouvement qui le porte et le ravissement
s’amorce, celui de l’expérience intérieure. Il échoit (le verbe
« a la même origine » que chance, comme le précise
Bataille10) dans le non-savoir de « l’espace inintelligible » et
« attein[t] le fond des mondes », le sens caché,
imperceptible, inconnu. Supplicié aux frontières de la mort,
sans en franchir le seuil, il rit joyeusement de sa propre perte
dans un ravissement à la mesure de son effroi : « À partir
d’une abjecte souffrance, 1’insolence qui persiste
sournoisement grandit à nouveau, d’abord avec lenteur, puis,
dans un éclat, atteint le flot d’un bonheur affirmé contre
toute raison » (V, 95). C’est ce bonheur qui s’exprime dans
cet exercice de la joie devant la mort, cette « joie inerte d [u]
mourant […], chute dans l’impossible, cri sans résonance,
silence d’accident mortel » (V, 65). Cette exaltation extatique
souveraine qui n’a d’autre but que l’immédiateté de
l’existence, n’est pas le moyen d’autre chose, échappe au
contrôle du Je qui s’y adonne sans chercher à la dominer. La
« forme poétique [qui la communique ici] vis[e] une sorte
d’engourdissement qui permet à la pensée de s’éloigner du
discours et de s’éveiller à d’autres niveaux »11. Voilà pourquoi
ces exercices de méditation proposés par Bataille privilégient
la répétition anaphorique ou épiphorique, le balancement
vertigineux des phrases. Méditer sur la joie devant la mort ne
peut pas se faire dans le cadre d’une contemplation paisible.
Il exige une violence déchirante seule capable de dire – tout

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comme l’érotisme – « l’approbation de la vie jusque dans la


mort » (X, 17), donc de la vie entière, dans sa totalité
hétérogène : « La vie n’est voulue que dans le déchirement,
comme les eaux des torrents, les cris d’horreur perdus se
fondent dans le fleuve de la joie. La joie et la mort sont
mêlées, dans l’illimité de la violence » (XII, 489). Son
langage invocatoire rend compte de cette violence chantant
l’horreur joyeuse face au néant. C’est Gilles Ernst qui prête à
cette poésie « des allures de litanie, rappelant que la litanie
désigne un texte ordonné "autour d’un puissant
leitmotiv" »12.
23 D’ailleurs, dans les deux premiers vers de la « contemplation
extasiée » suivante, le leitmotiv est maintenu :
J� ���� la joie devant la mort.
La profondeur du ciel, l’espace perdu est joie devant la mort :
tout est profondément fêlé.
Je me représente que la terre tourne vertigineusement dans
le ciel.
Je me représente le ciel lui-même glissant, tournant et se
perdant.
Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant à
perdre la respiration.
La profondeur du ciel comme une débauche de lumière
glacée se perdant.
Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mourant,
chaque instant ne se produisant que dans l’anéantissement
de celui qui précède et n’existant lui-même que blessé à
mort.
Moi-même me détruisant et me consumant sans cesse en
moi-même dans une grande fête de sang.
Je me représente l’instant glacé de ma propre mort. (I,
555-556)

24 La tornade reprend de plus belle, plus violente que jamais.


Quoi de plus vertigineux que ces lignes qui se replient sur
elles-mêmes, en spirale, dans ce mouvement tournoyant,
suspendu entre ciel et terre, entre vie et mort, entre joie et

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néant ?13 La forme épouse le fond puisque le texte parle avec


insistance du tournoiement astral (terre, ciel, soleil) donnant
à la tornade et au vertige qui l’accompagne une dimension
universelle. Le tourbillon emporte tout sur son chemin et le
fait tourner sur lui-même dépassant, dans une impulsion
dialectale, toute différence et opposition. Observons de plus
près la structure déstructurée de cette méditation poétique.
25 Bataille use et abuse des répétitions défiant tout repos béat :
« Je ne puis, je suppose, toucher à l’extrême que dans la
répétition, en ceci que jamais je ne suis sûr de l’avoir atteint,
que jamais je ne serai sûr. […] Je refuse d’être heureux
(d’être sauvé) » (V, 56), explique-t-il, considérant la
répétition comme garantie contre le sommeil (« heureux »
est à prendre ici au sens usuel de « béatitude à venir » et non
de pur bonheur de l’instant). Presque chacun des mots du
texte est réitéré de deux à cinq fois : Joie devant la mort (2),
profondeur / profondément (3), ciel (4), perdre/perdu/se
perdant (4), tourne/tournant (3), Je me représente (3), tout
(2), lui-même (2), moi-même (2), détruisant (2), consumant
(2), mort/mourant (5), instant (2), glacé/e (2),
existe/existant (2). Par ailleurs, des synonymes et/ou des
éléments du même champ lexical répètent sans relâche la
même idée : « fêlé », « blessé », « sang » / « soleil »,
« éclatant », « lumière » / « tourne », « vertigineusement » /
« joie », « fête » / « détruisant », « consumant »,
« mourant », « anéantissement » / « comparable »,
« comme ».
26 Le Je, sujet/objet de ces redites, aussi bien que le lecteur,
perdent pied dans les replis sinueux du langage giratoire du
texte. Le courant impétueux les emporte tous dans une
rotation sans merci jusqu’à l’essoufflement, l’abattement
total. L’assonance en [ã] notamment dans les terminaisons
des mots : « devant », « profondément »,
« vertigineusement », « glissant », « tournant », « instant »,
« existant », « se produisant », « éclatant », « se perdant »,

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« détruisant », « consumant », « mourant »,


« anéantissement » et « sang » accentue le vertige et
précipite la chute du Je dans « sa propre mort ». La Terre ne
met-elle pas un an pour faire sa révolution autour du Soleil ?
D’année en année tournent les astres faisant toupiller le Je
ainsi que le texte qui s’enroule autour de ses [ã].
27 Par ailleurs, la joie devant la mort est communiquée du Je
qui s’y assimile à la totalité de l’univers, « ciel », « espace »,
« terre », « soleil », « tout », « tout ce qui existe ». Cette
communication se fait de fêlure profonde (« profondément
fêlé ») à blessure mortelle (« blessé à mort »), et vice versa,
donc de la superposition de deux déchirures béantes
déversant l’une dans l’autre « dans une grande fête de
sang ». Ce spectacle de la désolation festive rejoint la
métaphore érotique de la communauté des amants – celui
également des blessures qui transvasent l’une dans l’autre
désir et douleur – très courante chez Bataille. Ruine de l’être,
de la communauté, du cosmos, signifiée par une poésie
ellemême en ruine, une poésie qui n’obéit en rien aux codes
poétiques, qui avance à reculons, en balbutiant, en ruminant
inlassablement les mêmes images de destruction, de
consumation, d’anéantissement, de perte, de mort, mais
aussi de joie et de fête insoupçonnées. C’est ce qui conduit
aux transports mystiques favorables à la réalisation de
l’expérience intérieure. C’est d’ailleurs dans les notes de son
Expérience intérieure que Bataille synthétise
exhaustivement tout cela, faisant appel aux mêmes éléments
observés dans le poème : blessure, sang, perte, fête, joie,
lumière, tous indissociables :
Nous sommes peut-être la blessure, la maladie de la nature.
Il serait pour nous dans ce cas nécessaire – et d’ailleurs
possible, « facile » – de faire de la blessure une fête, une
force de la maladie. La poésie où se perdrait le plus de sang
serait la plus forte. L’aube la plus triste ? annonciatrice de la
joie du jour.
La poésie serait le signe annonçant des déchirements

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intérieurs plus grands. La musculature humaine ne serait en


jeu toute entière, elle n’atteindrait son haut degré de force et
le mouvement parfait de la « décision » […] que dans la
transe extatique. (V, 422)

28 « La joie du jour » est le pur bonheur, celui de l’instant, « ne


se produisant que dans l’anéantissement de celui qui
précède » et dans l’ignorance et le désintéressement de ce
qui suivra. Bataille, dans la partie théorique de « La joie
devant la mort », insiste particulièrement sur l’identité de la
joie et de l’instant, sur l’impossibilité du bonheur hors du
moment présent.
Il n’existe pas de raison de lier quelque présupposition sur
une prétendue réalité profonde à une joie qui n’a pas d’autre
objet que la vie immédiate. La « joie devant la mort »
n’appartient qu’à celui pour lequel il n’est pas d’au-delà ; elle
est la seule voie de probité intellectuelle que puisse suivre la
recherche de l’extase.
Comment d’ailleurs un au-delà, comment Dieu ou quoi que
ce soit de semblable à Dieu pourrait encore être acceptable ?
Aucun terme n’est assez clair pour exprimer le mépris
heureux de celui qui « danse avec le temps qui le tue » pour
ceux qui se réfugient dans l’attente de la béatitude éternelle.
(I, 554)

29 Le mot « danse » rappelle la structure spirale du texte


précédemment évoquée. Il s’agit d’une valse que conduit le
langage à l’image de celle que mène le Je, joyeusement, avec
la mort : une valse ravageante à un seul temps, le présent.
Cette danse fait pivoter l’être sur lui-même dans l’instant et
l’enfonce dans le néant. Dans la préface de Madame
Edwarda, Bataille a encore recours à la métaphore
fortement significative de la danse : « L’être s’invite lui-
même à la terrible danse, dont la syncope est le rythme
danseur, et que nous devons prendre comme elle est, sachant
seulement l’horreur à laquelle elle s’accorde, il n’est rien de
plus suppliciant » (III, 14), une danse déchaînée,
vertigineuse où l’horreur et l’être son partenaires.

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30 « Celui qui danse avec le temps qui le tue » méprise celui qui
croit béatement en un au-delà, et inversement. C’est
d’ailleurs ici que réside la différence entre l’expérience
mystique bataillienne et celle des religions. La joie
souveraine de l’un n’a rien à voir avec la joie soumise de
l’autre. Alors que le premier puise son bonheur dans « une
sainteté éhontée, impudique, qui entraîne seule une perte de
soi assez heureuse » (I, 554), le second se contente d’une
« sainteté craintive » (I, 554). J’y reviendrai un peu plus
tard.
31 Par ailleurs, L’Archangélique est un autre texte de Bataille
qui semble naître de cet aphorisme paradoxal : « Tu
reconnaîtras le bonheur/en l’apercevant mourir » (III, 89).
La danse sépulcrale s’y perpètre inlassablement. Dans le
poème « L’aurore » – dont le titre nous renvoie aussitôt à
« L’aube la plus triste ? annonciatrice de la joie du jour » (V,
422), déjà considérée – nous lisons ces vers improbables :
Ma sœur riante tu es la mort
le cœur défaille tu es la mort
dans mes bras tu es la mort
nous avons bu tu es la mort
comme le vent tu es la mort
comme la foudre la mort
la mort rit la mort est la joie. (III, 90)

32 L’épiphore de « tu es la mort » insistant obsessionnellement


sur l’idée de la mort et sur son identité au « Tu », associée à
l’anadiplose reprenant « la mort » de la fin de l’avant-dernier
vers, au début du dernier, enroulent ce fragment autour de la
mort dans un mouvement dionysiaque où s’invitent rire, joie
et ivresse. À côté des huit reprises du mot « mort » dans ce
fragment de sept vers, l’homophonie de « tu es » et du verbe
« tuer » renforce davantage la présence de Thanatos. Ces
diverses répétitions brisent la chaîne du langage structuré et
laissent voir l’instant où l’être et la pensée se ruinent dans
une exubérance démesurée. L’absence de ponctuation

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complique la tâche du lecteur qui se trouve, lui aussi, saisi


par le même typhon que l’être, le langage et la pensée.
« Vent » et « foudre » appuient d’ailleurs la métaphore
météorologique et renforcent le lien entre le mouvement de
joie et le mouvement de ruine, tous les deux impétueux :
« les affinités du bonheur et de l’explosion sont si profondes
que les déflagrations ont toujours été à la merci de
mouvements heureux » (I, 507), dit Bataille.
33 « Ma sœur riante tu es la mort », énonce le Je. Où placer la
virgule virtuelle, avant ou après, ou alors avant et après
« riante » ? Quelle qu’en soit la place, le sens ne change pas
beaucoup. Le rire est au cœur de l’être, de la mort et du vers,
également. Il les définit. La mort est la sœur du Je (« agonie
ma grande sœur », dit-il quelques vers plus haut [III, 89]) à
condition de rire. Cette parenté insiste sur la nature
commune de l’être humain – riant – et de la mort. L’homme,
contrairement à l’animal, se définit par la mort qui rit en lui,
la mort dont il rit (aussi bien que par l’érotisme). « Mourir de
rire et rire de mourir » (VII, 599) est d’ailleurs le titre d’un
ouvrage général qui n’a jamais vu le jour, dans lequel Bataille
projetait de réunir plusieurs de ses conférences sur les effets
du non-savoir.
34 Si nous confrontons ces deux vers de Bataille qui semblent se
faire écho : « la mort rit la mort est la joie » où mort= joie, et
« Je suis la joie devant la mort » où Je= joie, nous pouvons
déduire par syllogisme que Je= mort, donc que « Je est la
mort » ou que « Je suis la mort ». Étant l’équivalent de la
mort, le Je utilise « le langage des morts, de ceux que le
bonheur ravage, que le bonheur anéantit » (XII, 479),
comme nous l’avons précédemment vu. Bataille nous dit
quelques vers avant cet extrait de L’Archangélique : « ma
douleur est la joie/et la cendre est le feu » (III, 87) pour
insister sur le fait que la mort vers laquelle il tend n’est pas la
cessation complète et définitive de la vie. Il s’agit de vivre à
hauteur de mort, de se dépenser, de se consumer, de se

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déchaîner violemment, excessivement,


inconditionnellement, « comme le vent », « comme la
foudre » aux frontières de la mort, sans repos envisageable.
Si jamais il dépérit, l’être puise un nouvel élan dans ses
décombres et renaît indéfiniment de ses cendres, toujours
porté par la joie et l’angoisse : « c’est aussitôt et du
ravissement lui-même que j’entre à nouveau dans la nuit de
l’enfant égaré, dans l’angoisse, pour revenir plus loin au
ravissement et ainsi sans autre fin que l’épuisement, sans
autre possibilité d’arrêt qu’une défaillance » (V, 68).
35 Par ailleurs, la mort est personnifiée dans le fragment ci-
dessus d’« Aurore » : « Ma sœur riante tu es la mort »,
« dans mes bras tu es la mort », « nous avons bu tu es la
mort ». Rire, boire et se blottir dans les bras d’un homme ne
peuvent être que les attributs d’une personne. Le Je parle
d’une femme avec laquelle il communique et qui est
l’allégorie de la mort dans laquelle il veut se fondre. Au début
du poème, il parle de ses seins, de ses cuisses, de son ventre
nu. Nous supposons qu’il continue de parler de la même
femme, bien que le poème soit décousu et déstructuré.
Finalement, ce n’est peut-être pas la mort qui est
personnifiée, mais plutôt la femme qui est conceptualisée,
représentant l’idée de la mort. Cette hypothèse semble
plausible si nous observons l’ensemble des écrits de Bataille
où la femme, dans la volupté joyeuse et angoissée qu’elle
offre, constitue toujours une porte d’accès à la mort. « La
mort rit la mort est la joie », nous dit le poème. Rire et joie,
jouissance et jubilation découlent de l’érotisme
indissociablement lié à la mort. Dans son article « Le
bonheur, l’érotisme et la littérature », Bataille écrit : « La vie
propose à l’homme la volupté comme un incomparable bien,
[…] c’est la parfaite image du bonheur » (XI, 434). « La
volupté par nature étant le bonheur » (XI, 435), l’être s’y
abandonne éperdument au voisinage de la mort : « dans mes
bras tu es la mort » qui « est la joie », crie le Je au moment

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de l’embrassement/l’embrasement amoureux. La
communication érotique dissout exceptionnellement et
instantanément la différence sujet/objet, homme/femme,
mort/joie. Rire et ivresse accentuent l’opération qu’ils
accompagnent : « II faudrait ne jamais cesser de dire ce que
les hommes découvrent d’éblouissant quand ils rient : leur
ivresse ouvre une fenêtre de lumière donnant sur un monde
criant de joie » (VII, 217). Perdus dans cette communication
sacrée, ils sont contraints « de voir ce que leur propre rire
révèle immédiatement sur la nature des choses et sur leur
vie » (VII, 217).
36 Bataille ne parle évidemment pas du rire commun qu’on
pourrait appeler rire mineur, mais d’« une sorte de
communication majeure où tout est violemment mis en
question » (VII, 271), d’un rire « irréductible au projet » (V,
96), considéré comme « révélation, ouvr[ant] le fond des
choses » (V, 81). Cet « acte de connaissance » (VII, 527)
appartenant au domaine du non-savoir et des dépenses
improductives est opposé au sérieux. C’est un « feu de joie »
(VII, 548) qui annonce un nouveau sacré non
transcendantal :
Religion ne peut signifier pour nous que la pratique du rire
(ou des larmes, ou de l’excitation érotique). D’une façon
commune, perdue, universelle – en ce sens précis que, le rire
(comme les larmes ou l’excitation érotique) représente
l’anéantissement de tout ce qu’on avait voulu imposer sa
permanence. (I, 647)

37 Ce rire transgressif est communicatif (comme toute forme de


rire). Il rompt, l’espace d’un instant, « la solitude glacée »
(VII, 273) des rieurs qui, en bondissant dans l’impossible14 et
l’inconnu que représente le rire, communient dans un
ravissement indicible et se livrent à une « danse de folle
délivrance » (VII, 274). Poussée à l’extrême, la convulsion du
rire peut faire basculer le rieur à jamais de l’autre côté, à un
endroit où l’être « ne per[çoit] rien distinctement, sauf en

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[lui] l’accord voluptueux et douloureux, du rire et du


vertige » (VII, 278). La violence du dépassement brise l’être
transporté hors de l’ordre de l’univers, du sens, du discours,
secoué de spasmes de rires et de sanglots inextricables :
À celui que cette crise arrache à sa propre vie, la possibilité
démesurée des mondes s’ouvre au point qu’il meurt. Car
dans cette sorte d’au-delà où il surgit – où il ne peut surgir
que malgré lui – il a cessé de pouvoir se distinguer de ce qui
l’effraye le plus, il n’est plus séparé de la mort, de ce qui tue,
puisqu’un rire inextinguible qui le déchire lui a fait franchir
le pas, l’a mis à l’horrible unisson. (VII, 277).

38 Revenons à « Ma sœur riante tu es la mort » : la femme qui


fusionne érotiquement avec le Je, sa sœur – celle avec qui il
partage communautairement le même sort joyeusement
mortuaire – s’ouvre à lui en ouvrant les portes « des contrées
insoupçonnées » (V, 15) de « l’au-delà démesuré » et en
permettant au couple l’« incursion dans la sphère divine »
(VII, 278). Il ne s’agit évidemment pas de l’au-delà
transcendant (religieux, chrétien…) dont Bataille rit, de
« cette sorte de sainteté craintive – qu’il fallait tout d’abord
mettre à l’abri des excès érotiques – […] », cette « " sainte"
horreur de la débauche » (I, 554). La joie devant la mort que
prône le penseur appelle paradoxalement un sacré
immanent, un au-delà horizontal, insolent, impudique,
orgiaque : « La pudibonderie [dit-il] est peut-être salutaire
aux malvenus : cependant celui qui aurait peur des filles
nues et du whisky aurait peu de chose à faire avec la "joie
devant la mort" » (I, 554). Donc, pour pouvoir rire d’un rire
sacré, vivre l’instant du pur bonheur, l’être doit se dénuder
de tout superflu (à commencer par sa tête, devenir acéphale),
« abandonner le monde des civilisés et sa lumière » (I, 443)
et s’assumer pleinement dans sa totalité hétérogène où haut
et bas, bien et mal, débauche et sainteté, érotisme et
mysticisme, douleur et joie ne se distinguent plus :
La « joie devant la mort » signifie que la vie peut être

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magnifiée de la racine jusqu’au sommet. Elle prive de sens


tout ce qui est au-delà intellectuel ou moral, substance, Dieu,
ordre immuable ou salut. Elle est une apothéose de ce qui est
périssable, apothéose de la chair et de l’alcool aussi bien que
des transes du mysticisme. Les formes religieuses qu’elle
retrouve sont les formes naïves qui ont précédé l’intrusion de
la morale servile : elle renouvelle cette sorte de jubilation
tragique que l’homme « est » dès qu’il cesse de se comporter
en infirme : de se faire une gloire du travail nécessaire et de
se laisser émasculer par la crainte du lendemain. (I, 554, je
souligne)

39 Bataille décrit ainsi « un assentiment sans réserve à une


existence totale »15, son « approbation de la vie jusque dans
la mort », de la joie jusque dans l’insupportable douleur, de
la volupté jusque dans l’intenable souffrance.
*
40 À côté des textes théoriques et poétiques, l’un des récits qui
illustrent le mieux la joie suppliciante de Bataille est
Madame Edwarda, l’histoire des aventures nocturnes,
fortuites, de Pierre Angélique et d’Edwarda, une fille de joie.
Cette dernière appellation prend tout son sens dans ce texte
et ce contexte et me semble convenir mieux que
« prostituée », bien que les services que cette femme offre au
narrateur au début soient rétribués. Le couple ne tarde pas à
quitter le bordel pour des péripéties plus souveraines loin de
tout gain. Il quitte la maison de joie pour un univers de joie.
Bataille annonce dès la préface l’essentiel de l’atmosphère
qui règnera dans sa fiction :
Dans cette inénarrable voie où nous engage le plus incongru
de tous les livres, il se peut cependant que nous fassions
quelques découvertes encore. Par exemple, au hasard, celle
du bonheur...
La joie se trouverait justement dans la perspective de la mort
(ainsi est-elle masquée sous l’aspect de son contraire, la
tristesse). (III, 13)

41 Cette préface, que j’ai déjà citée au début de cette

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présentation, et que je citerai encore vue son importance et


son rapport au thème, nous prépare à l’univers inouï de ce
livre. Tous les éléments sont de nouveau réunis : impudence
(liée à la volupté), hasard, joie paradoxale et mort. Le texte
nous fera découvrir le bonheur, annonce le préfacier qui
n’est autre que Bataille. Voilà une promesse alléchante. Le
mot « bonheur » suivi de trois points de suspension est
immédiatement remis en question, ouvert sur sa vérité autre
inconnue du lecteur. Le mot « joie » le reprend aussitôt pour
en clarifier le sens et éviter que ce dernier ne soit induit en
erreur. Une joie qui se trouverait dans la perspective de la
mort, cachée derrière la tristesse n’a rien à voir avec la joie
commune. Nous le savons déjà, mais le lecteur découvre.
Bataille ne cessera de marteler cette même idée,
inlassablement, pour que nous ne la perdions pas de vue au
moment de la lecture, bien que la lecture soit déjà
commencée. Il me semble, en effet, que la préface est
indissociable de la fiction, elle-même doublée de
commentaires théoriques digressifs. « La douleur extrême »
n’est que le pendant obscur du « plaisir extrême », et seule la
coïncidence violente de ces deux états démesurés permet
« d’ouvrir les yeux, de voir en face ce qui arrive, ce qui est »
(III, 10), donc d’affronter le présent, de le vivre absolument
et de prétendre au bonheur.
Ce dont ce grand rire nous détourne, que suscite la
plaisanterie licencieuse, est l’identité du plaisir extrême et de
l’extrême douleur : l’identité de l’être et de la mort, du savoir
s’achevant sur cette perspective éclatante et l’obscurité
définitive. De cette vérité, sans doute, nous pourrons
finalement rire, mais cette fois d’un rire absolu […] dont le
dégoût nous enfonce. (III, 10-11)

42 Ce rire absolu est aux antipodes du rire qui « nous détourne,


que suscite la plaisanterie » (III, 10), qui s’arrête « au mépris
de ce qui peut être répugnant » (III, 11), comme « l’homme
riant de ses organes reproducteurs » (III, 9), donc les

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rejetant, refusant leur hégémonie au profit d’une morale


castratrice. Le rire absolu ou rire majeur qui accompagne la
joie tragique, retentit plusieurs fois dans l’œuvre. Dès les
pages liminaires qui précèdent la fiction, toujours dans le but
de retarder la narration événementielle, Bataille s’adresse au
lecteur dans un avertissement, en lui disant : « Si tu as peur
de tout, lis ce livre, mais d’abord, écoute-moi : si tu ris, c’est
que tu as peur » (III, 15). Le rire est associé à l’angoisse face
à la vérité que dévoilera ce livre : « la vérité de l’érotisme »
(III, 10), une vérité qui doit être prise « au sérieux –
j’entends : au tragique » (III, 10), dit Bataille dans sa préface.
Le rire revient dans la deuxième page liminaire :
MON ANGOISSE EST ENFIN L’ABSOLUE SOUVERAINE.
MA SOUVERAINETE MORTE EST À LA RUE.
INSAISISSABLE — AUTOUR D’ELLE UN SILENCE DE
TOMBE — TAPIE DANS L’ATTENTE D’UN TERRIBLE —
ET POURTANT SA TRISTESSE SE RIT DE TOUT. (III, 16)

43 Ce paragraphe épigraphique est très énigmatique à cause de


sa forme disloquée due à l’ingérence de trois tirets au milieu
de l’énoncé. N’oublions pas que ce livre qui tente de faire
découvrir le bonheur au lecteur devrait adopter un langage
suicidaire, un langage qui n’avance que pour signifier sa
ruine à l’encontre de toute efficacité. Nous avons de nouveau
affaire au « langage des morts, de ceux que le bonheur
ravage, que le bonheur anéantit » (XII, 479). La jonction
d’éléments abstraits hétéroclites participe à l’étanchéité de
l’énoncé : angoisse, souveraineté, silence, attente, terrible
(substantivé), tristesse. La personnification de la
souveraineté rend le sens encore plus opaque, plus
« insaisissable », pour reprendre le mot utilisé par l’écrivain.
Le rire qui résonne est celui de la tristesse de cette
« souveraineté morte » et fuyante. La tristesse de la
souveraineté morte rit, se rit, se moque de tout. Mais comme
Bataille nous a avertis que la joie dans son livre est masquée
sous la tristesse, il faudrait déceler le bonheur derrière la

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tristesse se riant de la souveraineté aux frontières de la mort.


Il n’est pas question d’un rire « qui accuse l’opposition du
plaisir et de la douleur » (III, 9), mais qui en assure, au
contraire, « la parenté fondamentale » (III, 9).
44 Le même rire ainsi que d’autres indices de la joie
accompagnent d’ailleurs les aventures nocturnes du couple.
[…] ce rire grossier de la « dame qui monte », suivie de
l’homme qui lui fera l’amour, ne fut à ce moment pour moi
qu’une hallucinante solennité […]… Madame Edwarda s’en
allait devant moi... dans les nuées. L’indifférence
tumultueuse de la salle à son bonheur, à la gravité mesurée
de ses pas, était consécration royale et fête fleurie : la mort
elle-même était de la fête, en ceci que la nudité du bordel
appelle le couteau du boucher. (III, 21-22)

45 Edwarda rit d’un rire grossier, brut, qu’aucun souci de


bienséance ne bride. Secouée de convulsions, elle escalade
les escaliers suivie du narrateur dont elle est le guide et
qu’elle s’apprête à initier à la joie. La périphrase « la dame
qui monte » placée entre guillemets est très significative.
L’ascension prépare l’accès à l’au-delà érotique au voisinage
de la mort. Elle avance d’ailleurs « dans les nuées ». Le
« bonheur » d’Edwarda, bien qu’exprimé aux moyens de la
« fête » et du « rire » – qui n’est que légèreté16 – favorisant la
lévitation contre toute pesanteur, appelle des mots qui
renvoient au domaine du sérieux : « solennité », « gravité »
et « consécration ». Edwarda est donc suspendue. « C’est
dans cet état de suspension d’esprit à la limite de
l’allégement extrême du rire et du sérieux que l’on peut
aborder l’énigme du sacrifice » (VII, 519), explique Bataille
dans La Limite de l’utile. Le sacrifice est une forme de
dépense inutile tout comme le rire, l’érotisme, la poésie.
« Étant la communication de l’angoisse » (VII, 279),
notamment aux moments de haute intensité libidinale, le
texte en parle sans détour au moment où le couple s’apprête
à s’isoler pour fusionner : « la mort elle-même était de la

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fête, en ceci que la nudité du bordel appelle le couteau du


boucher ». L’orgie à laquelle nous sommes conviés est une
« fête fleurie » pourtant funèbre, « petite mort » et mort
définitive étant identiques17. L’acte d’amour, tout comme
l’acte du sacrifice, est une pratique de la joie devant la mort,
Car ce qui est la condition d’un excès de joie c’est, à
l’intérieur de soi-même, de tuer, d’être moralement cruel,
d’accord avec le mouvement discordant de tout ce qui est,
d’accord avec la mort. Il est heureux de découvrir en soi-
même, dans un mouvement d’une violence tout intérieure,
que la nature ne fait rien à demi, que ce n’est pas à demi
qu’elle tue, à demi qu’elle est ruisselante de vie. Un
sentiment de victoire excédante soulève un homme qui se
met sous le masque d’un mort : ce sentiment n’est pas
ivresse, puisque lucide, ni terreur, puisque heureux : il tient à
la fois du fou rire – qui fait mal – et du sanglot qu’on ne peut
plus contenir. (VII, 259)

46 En déstructurant l’univers, en en rompant la cohésion


apparente, la mort joyeuse accuse l’échec du logos, lui aussi
sacrifié. L’image du « couteau du boucher » est suivie de
treize lignes pointillées qui peinent pour dire l’indicible de la
jouissance violente chavirant dans la mort, mais aussi pour
illustrer l’impuissance et la ruine du langage exprimant le
pur bonheur. Voici le « silence de tombe » auquel nous a
préparés l’épigraphe, le langage annihilé, transformé en
« langage des morts » ravagés par le bonheur. Dès la préface,
Bataille a précisé que « Nous ne parvenons à l’extase, sinon,
fût-elle lointaine, dans la perspective de la mort, de ce qui
nous détruit » (III, 11). Le texte qui illustre cette extase ne
peut que subir le même sort et être détruit à son tour.
47 Après l’accouplement macabre, le narrateur suit Edwarda
dans les rues parisiennes désertes.
Elle glissa, muette, reculant vers le pilier de gauche. J’étais à
deux pas de cette porte monumentale : quand je pénétrai
sous l’arche de pierre, le domino disparut sans bruit.
J’écoutai, ne respirant plus. Je m’étonnai de si bien saisir :

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j’avais su, quand elle courut, qu’à toute force elle devait
courir, se précipiter sous la porte ; quand elle s’arrêta, qu’elle
était suspendue dans une sorte d’absence, loin au-delà de
rires possibles. Je ne la voyais plus : une obscurité de mort
tombait des voûtes. Sans y avoir un instant songé, je
« savais » qu’un temps d’agonie commençait. J’acceptais, je
désirais de souffrir, d’aller plus loin, d’aller, dussé-je être
abattu, jusqu’au « vide » même. Je connaissais, je voulais
connaître, avide de son secret, sans douter un instant que la
mort régnât en elle.
Gémissant sous la voûte, j’étais terrifié, je riais :
– Seul des hommes à passer le néant de cette arche ! (III, 25)

48 Edwarda, sa vérité, se dérobe au narrateur, chaque fois qu’il


s’en approche. Représentant de nouveau l’idée du sacrifice, le
sacrifice de la vie, celui du sens, celui du divin vertical (étant
une prostituée qui se dit Dieu), elle est de nouveau
« suspendue dans une sorte d’absence, loin au-delà de rires
possibles ». Qu’y a-t-il derrière les rires possibles ? Non
l’absence de rires qui installerait le sérieux, mais des rires
impossibles, aux rivages de la mort, qui ouvrent les portes du
possible et permettent son dépassement. Bataille parle de
rire ouvert qui permet de conquérir l’au-dessus18.
L’existence ainsi dramatisée, l’être peut accéder au
ravissement, à l’extase, au plaisir extrême, à la joie
démesurée, des états en rien séparables de l’extrême douleur,
de l’extrême tristesse, de la terreur tragique. Sachant « qu’un
temps d’agonie commenc[e] », Pierre Angélique désire
souffrir, accepte de suivre Edwarda « jusqu’au vide même »,
jusqu’à la mort qui l’habite elle, et qui le guette lui, décidé à
découvrir son « secret », à résoudre son énigme, à percer
l’inconnu en elle au risque de périr : « le désir, la poésie, le
rire, font incessamment glisser la vie dans le sens contraire,
allant du connu a l’inconnu » (V, 129-130), dit Bataille dans
son Expérience intérieure. Le glissement s’opère. La femme
« gliss[e], muette », puis disparaît dans l’obscurité, et
l’homme gémit sous la voûte tremblant de terreur et de rires

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(« J’étais terrifié, je riais »). Le savoir que lui offre cette


expérience, et sur lequel insiste le paragraphe ci-dessus
(« saisir », « j’avais su », « je « savais » », « Je connaissais »,
« je voulais connaître ») est irréductible au savoir
raisonnable et discursif, au Savoir Absolu hégélien19. Ce
nouveau savoir proche de la folie réagit à l’angoisse, au rire,
et met en jeu l’être aussi bien que sa connaissance. Il s’agit
donc de ce que Bataille appelle « non-savoir » et dont Pierre
Angélique parle explicitement dans ses parenthèses
théoriques : « l’être est là, ne sachant pourquoi, de froid
demeuré tremblant... ; l’immensité, la nuit l’environnent et,
tout exprès, il est là pour... "ne pas savoir" » (III, 30) ou pour
savoir différemment non de la même façon qu’adoptent « les
sciences abstraites et séparées mais d’un savoir qui réponde
à l’angoisse de connaître » (VII, 530) et qui consiste en « la
faculté de connaître des états extrêmes en un seul
mouvement – les larmes riantes – et, plus encore, un rire
fou, un sanglot extatique » (VII, 530). La coïncidence de ces
états-limites fait jubiler l’être qui puise ses rires dans la
source de sa douleur et en devient homme, plus que jamais,
en traversant la porte du néant (que métaphorise la porte
Saint-Denis) : « Seul des hommes à passer le néant de cette
arche ! », dit le narrateur. Divin dans sa déchéance et dans la
déchéance de son savoir, l’être ainsi perdu se donne au
ravissement :
[…] le non-sens de la volonté de savoir survient, non-sens de
tout possible, faisant savoir à l’ipse qu’il va se perdre et le
savoir avec lui. Tant que l’ipse persévère dans sa volonté de
savoir et d’être ipse dure l’angoisse, mais si l’ipse
s’abandonne et le savoir avec soi-même, s’il se donne au non-
savoir dans cet abandon, le ravissement commence (V, 95).

49 La joie suppliciante naît de l’alternance incessante et


épuisante du ravissement et de l’égarement, du savoir et du
non-savoir (devenant lui-même un nouveau savoir). La
succession est tellement rapide, spirale, qu’il est impossible

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de distinguer les états glissants qui l’accompagnent. Réunis


en l’être dans leurs totalités, ces états doivent être vécus
pleinement, simultanément, sans séparation. La joie est à
son comble. Le supplice aussi.
50 La fin du récit Madame Edwarda se fait l’écho de cette joie
suppliciante. Le narrateur, ayant assisté à l’accouplement de
la prostituée avec un chauffeur de taxi dans le véhicule, est
complètement terrassé face « à ce glissement aveugle dans la
mort » (III, 29). Nous avons du mal à cerner la nature du
sentiment qui l’anime, lui, et la prostituée avec laquelle il
communique par le regard, tellement ce sentiment est confus
et multiple :
La jouissance d’Edwarda – fontaine d’eaux vives – coulant
en elle à fendre le cœur – se prolongeait de manière insolite :
le flot de volupté n’arrêtait pas de glorifier son être, de faire
sa nudité plus nue, son impudeur plus honteuse. Le corps, le
visage extasiés, abandonnés au roucoulement indicible, elle
eut, dans sa douceur, un sourire brisé : elle me vit dans le
fond de mon aridité ; du fond de ma tristesse, je sentis le
torrent de sa joie se libérer. Mon angoisse s’opposait au
plaisir que j’aurais dû vouloir : le plaisir douloureux
d’Edwarda me donna un sentiment épuisant de miracle. Ma
détresse et ma fièvre me semblaient peu, mais c’était là ce
que j’avais, les seules grandeurs en moi qui répondissent à
l’extase de celle que, dans le fond d’un froid silence,
j’appelais « mon cœur ». (III, 30).

51 Le mélange « insolite » de jouissance, extase, plaisir, joie,


aridité, tristesse, angoisse, douleur, détresse et fièvre,
communiqué dans cet échange intense entre une
exhibitionniste et un voyeur, donne à ce dernier « un
sentiment épuisant de miracle ». Indécis, la chance le fait
glisser indistinctement d’un état à l’autre sans résolution
possible. Ce ravissement qu’offre la volupté trouve sa
réplique dans l’écriture. Bataille utilise d’ailleurs le mot
« miracle » pour désigner les deux illuminations. Dans son
article « Le paradoxe de l’érotisme », il reprend ce mot

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d’Edwarda en insistant sur la joie et la gloire, d’un côté, et


sur la brisure et le déchirement, de l’autre :
Dans les déchirements auxquels nous mènent les miracles de
notre joie, la littérature est la seule voix, déjà brisée, que
nous donnons à cette impossibilité glorieuse où nous
sommes de ne pas être déchirés ; elle est la voix que nous
donnons au désir de ne rien résoudre, mais, visiblement,
heureusement, de nous donner au déchirement jusqu’à la
fin. (XII, 325)

52 L’énoncé de Madame Edwarda, dans sa sinuosité, tente de


rendre compte de cette irrésolution joyeusement déchirante.
Un mouvement de flux et reflux dresse les mots les uns
contre les autres. Au lieu de s’additionner, chacun vient
annuler le précédent, acheminant ainsi le texte « déjà brisé »
– comme le sourire d’Edwarda – vers le « silence majeur »20,
celui de la mort. En effet, « un froid silence » l’emporte
quand les personnages sombrent dans un sommeil conclusif
suivi d’une « longue attente de la mort… » (III, 31) et quand
le narrateur cède la place à l’écrivain qui se demande s’il faut
continuer le récit et enchaîne sur une longue réflexion finale
à propos du non-sens.
53 Au ruissellement ravageur du non-sens correspond la crue
de joie et de volupté qui emporte le corps et l’être d’Edwarda.
Celle-ci est « fontaine d’eaux vives ». La jouissance
« coul[e] » en elle. « Le flot de [sa] volupté » et « le torrent
de sa joie » emportent dans leur mouvement l’« aridité »
isolée d’Angélique, la stabilité apparente des êtres isolés. Le
déchaînement torrentiel, tout en donnant la vie, offre la
ruine : « À partir d’une abjecte souffrance, 1’insolence qui
persiste sournoisement grandit à nouveau, d’abord avec
lenteur, puis, dans un éclat, atteint le flot d’un bonheur
affirmé contre toute raison » (V, 95). L’existence se rit de ses
limites et de son isolement. « Dans l’expérience […] [u] n
homme ne [se] distingue en rien des autres : en lui se perd ce
qui chez d’autres est torrentiel. Le commandement si simple

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[de Nietzsche] « "Sois cet océan" » lié à l’extrême, fait en


même temps d’un homme une multitude, un désert. C’est
une expression qui résume et précise le sens d’une
communauté » (V, 40). Les torrents heureux et douloureux
d’Edwarda atteignent ainsi le narrateur et rompent
exceptionnellement sa solitude. Le couple forme, un instant,
la « communauté des amants » dont parle Blanchot dans La
Communauté inavouable21, une communauté souveraine,
désœuvrée, vouée à sa perte qui survient dès l’apaisement du
flux. Le pur bonheur brièvement atteint congédie aussitôt ses
visiteurs les abandonnant au bref repos de l’extase avant le
retour de l’angoisse. Ceci explique la résistance qu’oppose le
narrateur au plaisir toujours différé jusqu’au moment
fatidique : « Mon angoisse s’opposait au plaisir que j’aurais
dû vouloir » (III, 30), dit-il. Comment vouloir un plaisir, une
joie qui se voue à sa ruine ? « La joie a lieu se différant,
[explique Nancy]. Les amants jouissent de sombrer dans
l’instant de l’intimité, mais parce que ce naufrage est aussi
bien leur partage, parce que ce n’est ni la mort, ni la
communion — mais la joie — […] »22. Dans les récits de
Bataille, le désir l’emporte toujours sur le plaisir. Il est
rarement question d’extase. Pourtant tout le texte semble y
œuvrer. Au moment de l’atteindre, il se dérobe et la dérobe.
La joie éludée est la plus joyeuse23. Elle maintient l’angoisse
jusqu’au bout et offre les possibilités d’une attente aléatoire
anxieuse d’où peut échoir la joie toujours re-mise à plus tard.
Le comble de la joie n’est pas la joie, car, dans la joie, je sens
venir le moment où elle finira, tandis que, dans le désespoir,
je ne sens venir que la mort : je n’ai d’elle qu’un désir
angoissé, mais un désir et plus d’autre désir. Le désespoir est
simple : c’est l’absence d’espoir, de tout leurre. C’est l’état
d’étendues désertes et – je puis 1’imaginer – du soleil. (V, 51)
Si j’exprimais la joie, je me manquerais : la joie que j’ai
diffère des autres joies. Je suis fidèle en parlant de fiasco, de
défaillance sans fin, d’absence d’espoir. Pourtant... fiasco,
défaillance, désespoir à mes yeux sont lumière, mise à nu,

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gloire. (V, 70).

54 En définitive, quand Bataille parle de joie, il faut entendre


une joie que rien ne sépare du désespoir, de la tristesse, de la
douleur et de la ruine, une joie constamment différée pour
ne s’accomplir qu’exceptionnellement et violemment dans
l’instant, indifférent du futur, aux frontières de la mort,
ouvert sur l’impossible, donc indissociable et indifférenciable
des états contraires évoqués. Penser cette joie insaisissable,
tenter de la figer en la disant ou en l’écrivant est une tâche
hardie, quasiment irréalisable. Le logos (verbe et raison)
s’attelle toujours à un effort tourné vers l’avenir, un projet
sérieux qui ne peut qu’exclure son objet, ici la joie, domaine
de la légèreté, du non souci, de l’au-delà du sérieux. En
voulant la dire, les mots nous en éloignent davantage.
Nous sommes en principe séparés du bonheur, qu’on
l’entende au sens positif de la volupté ou au sens négatif du
repos, parce que nous devons, avant d’être heureux, trouver
les moyens de l’être. La pensée du bonheur nous engage
donc à travailler pour l’acquérir. Mais dès l’instant où nous
travaillons, loin de nous rapprocher, comme nous l’avons
voulu, du moment où nous saisirons le bonheur, nous
introduisons de la distance entre le bonheur et nous-mêmes.
(XI, 437)

55 Réduire cette distance pour un penseur et un écrivain semble


irréalisable, et chercher à le faire la creuse davantage.
Pourtant, Bataille ne fléchit pas. Il arrache le discours à son
ordre salutaire et le sacrifie au temple du non-sens. Rires,
sanglots et jouissance indissociables, secouant
voluptueusement et douloureusement les corps des
personnages, ébranlent celui du texte entraîné dans le
désordre d’une euphorie chaotique24. L’angoisse et la joie25
sont à leur comble grâce à un langage rudimentaire,
déficitaire, suicidaire. Maintenant, nous comprenons mieux
Bataille lorsqu’il déclare, « Je suis un cri de joie ! » (V, 200)
et lorsqu’il affirme : « Personne plus que moi n’est gai.

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Comme j’aimerais dire de ce livre la même chose que


Nietzsche du Gai savoir : "presque pas une phrase où la
profondeur et l’enjouement ne se tiennent tendrement la
main" » (V, 424). L’enjouement que convoite le penseur mêle
dans sa violence horreur, volupté, impudeur et obscénité,
loin de toute béatitude reposante. Il y mise être et langage
suppliciés dans un mouvement de dépassement
intransigeant. L’homme et le texte portés par l’excès des
transports se résolvent en une joie insupportable similaire à
la douleur. L’univers et le verbe sont ainsi décomposés. Et
Bataille de chanter son alléluia, de crier la joie dont le
mouvement extrême l’emporte aventureusement sans
merci :
Pas assez ! pas assez d’angoisse, de souffrance... je le dis,
moi, l’enfant de joie, qu’un rire sauvage, heureux – jamais ne
cessa de porter (il me lâchait parfois : sa légèreté infinie,
lointaine, demeurait tentation dans l’affaissement, les larmes
et jusque dans les coups que, de la tête, je donnai autrefois
dans les murs). Mais !... maintenir un doigt dans l’eau
bouillante... et je crie « pas assez » ! (V, 74)

56 C’est de la matrice de la souffrance et de l’angoisse que naît


l’enfant de joie et qu’il prêche sa morale du bonheur, une
morale mystique bien qu’athéologique, qui s’abandonne aux
aléas de la joie sans la désirer, sans œuvrer à l’atteindre.
Ce que signifie le désir d’être heureux : [c’est] la souffrance et
le désir d’échapper. Quand je souffre […] je m’attache à de
petits bonheurs. La nostalgie du salut répondit peut-être à
l’accroissement de la souffrance (ou plutôt à l’incapacité de la
supporter). L’idée de salut, je crois, vient à celui que
désagrège la souffrance. Celui qui la domine, au contraire, a
besoin d’être brisé, de s’engager dans la déchirure. (III, 56).

57 Le hasard seul peut offrir le bonheur, mais à condition que


l’être se dépasse en dominant sa souffrance et en affrontant
l’horreur au lieu de la fuir, parce que tenter d’accéder à la
joie en évitant l’horreur n’est que tricherie selon Bataille26.

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C’est en côtoyant l’horreur trouvée aux alentours de la mort


(dans l’érotisme essentiellement) que nous dépassons les
limites de notre existence et que nous avons toutes les
chances d’accéder à la joie qui s’y confond27. « S’engager
dans la déchirure » de l’être exige un engagement dans la
déchirure de son expression. La littérature, sans sombrer
dans la dépression, ne peut être que l’illustration de cette
déchirure vécue comme fête de sang et de non-sens. Joie,
jouissance et ravissement ne peuvent échoir que de l’identité
soudaine et parfaite de la douleur et de l’extase28, de la nuit
et du jour, des sanglots et du rire, du non-sens et de la
connaissance, du discours et de sa ruine. Dramatiser
l’existence aussi bien que le langage en les offrant à la mort,
voici le prix à payer pour que survienne le bonheur. La
jubilation bataillienne est tragique ou n’est pas.

Notes
1. Dans mes références, le chiffre romain indiquera le volume des
Œuvres Complètes de Bataille publiées par les Editions Gallimard. Le
nombre suivant sera celui des numéros de pages.
2. Saint Augustin, O. C. 9, trad. Raulx, psaume 99, § 4, Guérin, 1869,
p. 453.
3. « La grandeur de Nietzsche est de n’avoir pas accordé sa pensée à la
malchance qui l’accabla. S’il n’a pas cédé, ce fut néanmoins sa chance,
mais son bonheur se réduit à n’avoir pas laissé parler le malheur en lui »
(XII, 320). Deleuze voit, comme Bataille, l’opposition entre la
philosophie du bonheur de Nietzsche et celle de la pesanteur de Hegel :
« Le "oui" de Nietzsche s’oppose au "non" dialectique : l’affirmation, à la
négation dialectique ; la différence, à la contradiction ; la joie, la
jouissance, au travail dialectique ; la légèreté, la danse, à la pesanteur
dialectique ; la belle irresponsabilité, aux responsabilités dialectiques »,
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, P.U.F, 1962, p. 10.
4. « La morale du malheur : La Peste », Critique, n° 13-14, juin-juillet
1947, pp. 3-15, (XI, 237-250).
5. Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois
éditeur, 1999, p. 85.
6. Jacques Cels, L’Exigence poétique de Georges Bataille, Editions

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universitaires, Paris, 1989, p. 65.


7. René Char, À une sérénité crispée, Gallimard, 1951, in-4°, p. 35 ; repris
par Bataille dans « René Char et la force de la poésie », Critique, n° 53,
octobre 1951, p. 819-828 (XII, 126-130).
8. René Char, ibid. p. 28.
9. Francis Marmande, Le Pur bonheur, Nouvelles Editions Lignes, 2011,
p. 21.
10. « Chance a la même origine (cadentia) qu’échéance. Chance est ce
qui échoit, ce qui tombe (à l’origine bonne ou mauvaise chance). C’est
l’aléa, la chute d’un dé » (VI, 85).
11. Sylvain Santi, Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie,
Amsterdam – New York, Rodopi, 2007, p. 66.
12. Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, Paris, P.U.F,
1993, p. 210.
13. Ces lignes m’ont été inspirées de Deleuze à propos de l’esthétique de
la spirale : « La ligne en effet se replie en spirale pour différer l’inflexion
dans un mouvement suspendu entre ciel et terre, qui s’éloigne ou se
rapproche indéfiniment d’un centre de courbure, et, à chaque instant,
"prend son envol au risque de s’abattre sur nous" » Gilles Deleuze, Le Pli,
Leibnitz et le baroque, Paris, Minuit, 2008, p. 23.
14. « Le rire est le saut du possible dans l’impossible – et de l’impossible
dans le possible. » (V, 346) ; « Le fou rire […] est "la mise en question" de
tout le possible. C’est le point de rupture, de lâchez-tout, l’anticipation de
la mort. » (V, 355).
15. Sylvain Santi, Georges Bataille, à l’extrémité fuyante de la poésie, op.
cit., p. 66.
16. « […] il est impossible de rire et d’être sérieux à la fois. Le rire est
légèreté : on le manque dans la mesure où l’on cesse de s’en moquer »
(VII, 279) ; « Le rire est lié à la légèreté des choses, si on l’appesantit, ce
n’est plus le rire » (VII, 519).
17. Dans Les Larmes d’Éros, Bataille parle « d’ouvrir la conscience à
l’identité de la "petite mort" et d’une mort définitive. De la volupté, du
délire à l’horreur sans limites » (X, 577).
18. « Rire et folie. Feu de joie. Absence d’inhibition due à un au-dessus
dans le rire. Deux possibilités connexes : a) rire clos, le chapeau sur la
tête de la déesse – l’au-dessus est ignoré, non conquis ; b) rire ouvert –
l’au-dessus est conquis » (VII, 548).
19. « (non, Hegel n’a rien à voir avec l’"apothéose" d’une folle...) » (III,

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30), explique le narrateur, toujours dans ses digressions parenthétiques


en parlant de la question du non-sens qui se substitue à l’écrivain ou s’y
identifie : « Et pour l’instant : non-sens ! M. Non-Sens écrit, il comprend
qu’il est fou : c’est affreux » (III, 30).
20. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale :
un hégélianisme sans réserve », L’Arc, numéro spécial 32, Paris, 1967,
p. 34.
21. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983,
p. 49.
22. Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, op. cit., p. 97.
23. « La joie indue, que l’esprit n’évite pas, obscurcit l’intelligence » (V,
81).
24. « Je ne connus longtemps qu’une euphorie chaotique » (V, 80).
25. « […] nous ne pouvons être heureux sans entrer dans la perspective
de l’angoisse » (XI, 437).
26. « […] il est probable que nous tricherons et que nous tenterons
d’accéder à la joie tout en nous approchant le moins possible de
l’horreur » (III, 13)
27. « L’être nous est donné dans un dépassement intolérable de l’être,
non moins intolérable de la mort. Et puisque dans la mort, en même
temps qu’il nous est donné, il nous est retiré, nous devons le chercher
dans le sentiment de la mort, dans ces moments intolérables où il nous
semble que nous mourrons, parce que l’être en nous n’est plus là que par
excès, quand la plénitude de l’horreur et celle de la joie coïncident » (III,
11-12).
28. « En d’autres termes on n’atteint des états d’extase ou de ravissement
qu’en dramatisant l’existence en général » (V, 22) ; « j’entrevis
brusquement l’identité de ma douleur […] et d’une extase, d’un
ravissement soudain » (V, 83).

Auteur

Wafa Ghorbel

Université de Tunis El Manar


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La mère chez Duras : « Deux


fois étrange, deux fois
étrangère » in Marguerite
Duras, Presses universitaires
de Rennes, 2013
Dire l’impossible ou
l’impossible (du) dire :
L’Impossible de Georges
Bataille in Apories, paradoxes
et autocontradictions, Presses
Universitaires de Bordeaux,
2013
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2015

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


GHORBEL, Wafa. Joie suppliciante et supplice jubilatoire : Les alléluias
de Georges Bataille In : Littérature et jubilation [en ligne]. Pessac :
Presses Universitaires de Bordeaux, 2015 (généré le 31 août 2023).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pub/8480>.
ISBN : 9791030003925. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.pub.8480.

Référence électronique du livre


BENOIT, Éric (dir.). Littérature et jubilation. Nouvelle édition [en ligne].
Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2015 (généré le 31 août
2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/pub/8456>. ISBN : 9791030003925. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.pub.8456.
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