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Introduction

« Le Pont Mirabeau » est un poème du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire publié en


1913. Il y chante la douleur de l'amour mort, en référence à sa rupture avec Marie
Laurencin.

Mais l'événement laisse place à une réflexion plus large, où le temps s'invite au milieu du
sentiment de désarroi, et voilà que se fait devant les yeux du lecteur une chanson du temps
qui passe.

Annonce de la problématique

En quoi la détresse amoureuse est-elle l'occasion, pour le poète, de l'émergence d'une


dualité intérieure ?

Annonce des axes

Nous verrons dans un premier temps que le temps se révèle comme une fuite cyclique au
poète. Dans un second temps, nous analyserons comment s'affrontent le passage et la
permanence. Enfin, il s'agira de faire le bilan du conflit mis en lumière dans ce poème.

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Développement

Le temps, fuite cyclique

L'écoulement comme une irréversibilité

Apollinaire fonde une analogie entre l'eau du fleuve et le temps qui passe, qui n'est pas sans
rappeler la fameuse phrase du philosophe grec Héraclite « On ne se baigne jamais deux fois
dans le même fleuve. ».

Ainsi, Apollinaire reprend à son compte le parallèle entre le passage de l'eau et l'écoulement


du temps. Celui-ci devient manifeste dans le dernier quatrain :

Passent les jours et passent les semaines


Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Qui reprend, en son dernier vers, le premier vers du poème et éclaire ainsi
explicitement l'analogie : la Seine qui coule, ce sont les jours et les semaines qui passent,
sans qu'ils ne reviennent.

Dans le rythme du poème, l'écoulement est également perceptible. Ainsi, on a :


 Des enjambements : « Tandis que sous/Le pont de nos bras passe » ; « L’amour s’en
va/Comme la vie est lente » ; ils donnent une impression de continuité irréversible et
abrupte
 Des décasyllabes qui sont entrecoupés par ces vers d'enjambements et qui
accélèrent le rythme à chaque début de strophe et à chaque fin
 Une allitération en /s/ tout au long du poème qui rend également cet effet de
passage

En dernier lieu, l'absence de ponctuation – même si elle est absente de tout le


recueil Alcools - donne une impression globale de fuite en avant.

Mais ce qui rend cet écoulement vraiment insupportable, c'est peut-être sa lenteur, qui ne
garantit en rien sa permanence.

Un passage lent et perceptible

L'allitération en /s/ participe du ralentissement général, du fait de sa prononciation.


L'élocution doit s'arrêter sur ce son, qui bloque la bouche pour un temps.

L'expression de cette durée et de sa lenteur sont caractéristiques d'une posture


mélancolique vis-à-vis du temps qui passe. Caractéristiques sont aussi les deux formules
suivantes :

Faut-il qu’il m’en souvienne


La joie venait toujours après la peine.
Mais aussi
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent

En utilisant l'imparfait (« venait »), le poète marque d'abord cette lenteur, caractéristique de


ce temps. Mais dans le vocabulaire également, il manifeste le regret, avec des termes
comme « souvienne » et « reviennent » à la négation (« Ni  »).

En dernier lieu, le temps fuit comme une éternelle répétition. C'est sa dernière


caractéristique.

Et cyclique

Le premier marqueur de cet éternel retour est évidemment la présence d'un refrain :

Vienne la nuit sonne l’heure


Les jours s’en vont je demeure

En outre, les deux formulations en miroir « Main dans la main » et « face à face » renvoie à


cette répétition.
Le poème lui-même est construit à partir de la figure du miroir, puisque la première strophe
et la dernière convoquent la même rime en ɛn. En outre, le refrain mis à part, c'est le même
vers qui débute et qui clôt le poème : « Sous le pont Mirabeau coule la Seine ».

C'est que, de fait, malgré le temps qui passe, le poète semble déplorer l'espèce de
permanence de sa souffrance intérieure, comme en témoigne ce fameux vers qui termine le
refrain et revient ainsi quatre fois : « Les jours s’en vont je demeure ».

S'affrontent ainsi, dans une dualité pas si paradoxale, le passage du temps (perspective


extérieure) et la permanence de la mélancolie (perspective intérieure).

L'affrontement entre passage et permanence

« L'amour s'en va »

La manifestation que le temps passe est avant tout représentée, selon les mots du poète,
par l' « amour » qui « s'en va ». Ainsi, il n'y a pas qu'une analogie, entre le temps et l'eau,
mais bien plutôt une métaphore à trois pivots : l'eau, le temps et l'amour.

Déjà, à l'oral, les deux premiers vers laissent percevoir une ambiguïté pour le sujet du verbe
« coule », invitant déjà au parallèle : est-ce « la Seine » ou « nos amours » qui coule(nt) ?

Mais, cette remarque mise à part, c'est dans la cinquième strophe que ce parallèle est
finalement explicité, en faisant intervenir les trois notions :

L’amour s’en va comme cette eau courante


L’amour s’en va
Comme la vie est lente

Il faut relever l'usage de l'adjectif démonstratif « cette » qui établit sans ambiguïté la parenté
entre « amour » et « eau » et invite ensuite à le faire, d'une manière généralisée par l'article
défini « la », pour « la vie », par l'utilisation de l'anaphore sur « l'amour s'en va ».

De même, dans l'avant dernière strophe, le parallèle est encore une fois affirmé dans la
nature des deux notions de « temps » et d'« amours » qui, tous les deux, ne reviennent
pas (« ni temps passé ni les amours reviennent »).

On perçoit ainsi un lien dans la fatalité commune à l'eau, à l'homme, au temps et à l'amour.


Mais ce qui reste présent, malgré la fuite de tout, c'est le souvenir ; et c'est lui qui est
caractérisé par la permanence.

Le souvenir permanent

Le poète, percevant à quel point le temps passe et ne se rattrape pas, souffre de la


permanence de ses souvenirs. Si « Ni temps passé/Ni les amours reviennent », la mémoire
persiste et reflue sans cesse comme des vagues.
Il y a d'abord « Faut-il qu’il m’en souvienne ». Evidemment, le verbe « souvenir » rend
explicite la posture mélancolique du poète. Mais l'utilisation du « faut-il » rend ce souvenir,
dans le même temps, fatal. L'absence de ponctuation amène également à s'interroger :
s'agit-il d'une exclamation ou d'une interrogation ? Dans les deux cas, cela témoigne de
sa souffrance, ou de son incapacité à ne pas pouvoir échapper au souvenir du bonheur (de la
« joie »).

Il convient ensuite de s'attarder sur la troisième strophe :

Les mains dans les mains restons face à face


Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

D'abord, relevons l'utilisation du présent, avec l'impératif « restons » et le verbe « passe ».


Cela témoigne de l'attitude du poète qui reste toujours dans le souvenir de ces moments
d'amour passé – comme en témoigne le « je demeure » du refrain.

Il y a ensuite le chiasme sur le mode adjectif-nom/nom-adjectif : « Des éternels regards /


l'onde si lasse ». Le souvenir du couple aimant devient aussi immobile que le reste du décor :
le pont Mirabeau, œuvre éternelle, est remplacé par « le pont de nos bras ».

Enfin, le plus marquant est peut-être l'utilisation de l'adjectif « éternels » qui s'oppose à


l'écoulement de l'eau, alors qu'il se rapporte à ce qui le remplace dans cette métaphore du
pont, à savoir « l'onde si lasse » des « regards ». Il faut également noter qu'un regard est
habituellement fuyant ; mais ici, ses effets sont bien « éternels » dans la mémoire du poète.
Cela contribue à marquer la douleur et l'amertume.

Aussi ce souvenir est-il, par le fait qu'il est permanent, le responsable de sa mélancolie.

Le poète permanent

La permanence du souvenir entraine la permanence du poète, au milieu de ce temps qui


s'écoule sans qu'il puisse rien y faire.

Cette opposition est marquée et renforcée par la parataxe (qui est une juxtaposition de


propositions sans mot de liaison) du refrain : « Les jours s'en vont je demeure », également
privée de ponctuation.

On trouve aussi dans ce vers une opposition pluriel/singulier qui montre


la solitude et l'impuissance du poète. Impuissance encore renforcée par
les subjonctifs « Vienne » et « sonne » puisque ce mode temporel exprime le souhait ou
l'ordre : dans les deux cas, hors du domaine de sa responsabilité.

Mouvements et fixité s'opposent tout au long du poème à travers les antithèses :

 « restons» // « passe »
 « éternels» // « l’onde »
 «s’en va » //« est »

Le poète, du haut du pont, éprouve ainsi un sentiment de permanence face au temps qui


passe. Le dernier vers, qui clôt brutalement et dans une énième répétition le poème, est le
symbole de l'indifférence du monde à sa douleur. Il ne peut que la ressasser, comme il
ressasse le refrain.

Mais c'est que ce poème est conflictuel, construit sur des oppositions insolubles.

Un poème du conflit

La continuité contre la rupture

La répétition entre le premier et le dernier vers témoigne de la continuité de l'eau, en même


temps que la permanence du souvenir et que l'impuissance du poète – nous l'avons dit.

Mais cette continuité est également assurée par la répétition des mêmes sonorités tout au
long du poème. Ainsi :

 Strophe 1 : assonance « é » et « ou », allitération « s » et « n », rime en « éne ».


 Strophe 2 : assonance « a » et « on », allitération liquide.
 Strophe 3 : assonance « a », « an », « i-é » et « i-o », allitération en « v ».
 Strophe 4 : assonance « é » et « ou », allitération « s » et « n », rime en « éne »

Cela crée de fait des effets d'échos et de musicalité.

Mais, en parallèle, Apollinaire a travaillé la rupture :

 Décasyllabes coupées au quatrième pied, avec une rime masculine (pas de « e » à la


fin du vers) qui introduit la dureté (comme « heure »)
 Des strophes en décasyllabes qui rompent avec le refrain en heptasyllabe

La nostalgie et l'impatience

Et de la même manière que s'opposent rupture et continuité,


la nostalgie et l'impatience coexistent à l'intérieur du poème.

La nostalgie est marquée par le souvenir heureux : « La joie venait toujours après la peine. » ;
et de ce souvenir heureux, arrive l'espoir d'un futur lui-même heureux.

L'analyse des subjonctifs, une nouvelle fois, nous porte vers l'ambiguïté, puisque ce mode


marque soit le souhait – donc l'impatience et l'amertume qui naissent – soit la concession –
c'est-à-dire la souffrance de ne pouvoir accepter que le temps passé est passé, comme l'eau
qui coule d'elle-même sans sembler regretter son avancée.

Dans la troisième strophe s'entrechoquent également ces désirs contradictoires :

 le « face-à-face » exprime la permanence


 « passe » témoigne du changement
 « lasse » évoque l'impatience
 « la vie est lente » signifie la permanence
 « l'espérance est violente » affirme le désir de rompre avec la permanence

Ainsi le poète est figé dans sa douleur et exprime la volonté du changement, tout en
regrettant ce qui a changé.

Conclusion

« Le Pont Mirabeau » est un poème séduisant par sa musicalité, mais il touche son lecteur
par l'universalité de sa thématique. Apollinaire réactualise le parallèle traditionnel entre
l'eau qui coule et le temps qui passe, en l'intégrant dans un poème profondément moderne.

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