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« Le Pont Mirabeau », 1912 in Alcools, Guillaume Apollinaire.

(lecture expliquée)

Le premier vers pose un tableau parisien celui d’un « pont Mirabeau » sur la Seine, immédiatement associé à un souvenir
personnel par le biais de la conjonction de coordination « Et » qui rejette au deuxième vers un autre sujet coordonné au premier
la Seine ; cet enjambement provoque une ambiguïté : « nos amours » coulent-ils aussi comme la Seine ? D’emblée la prosodie
associe l’écoulement de l’eau à la disparition de l’amour ce que confirme au vers trois l’interrogation rhétorique et le verbe
« souvienne ». L’énonciation « nos », « m’ », renvoie bien au poète qui confie donc une expérience amoureuse passée/révolue
comme l’indique l’emploi de l’imparfait « venait » au vers 4.
Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure
La strophe suivante est constituée de deux vers/ deux heptasyllabes au rythme identique 4/3, et aux sonorités proches,
allitération en nasales n et m, avec une rime pauvre en (eur), le son (on) qui revient de manière symétrique d’un vers à l’autre
et les syllabes accentuées ………………… de manière symétrique concourent à créer un rythme binaire fortement marqué sur ces
deux vers. Ce dernier imite le passage du temps tel le balancier d’une horloge. De plus le champ lexical du temps domine ces
vers : « « nuit » « sonne l’heure » « jours » et les verbes de mouvement « Vienne » et « s ‘en vont » évoquent l’inconstance du
temps qui ne cesse de couler - « Vienne » et « sonne » sont au subjonctif mode de l’éventualité qui s’oppose à la permanence,
comme en témoignent l’indicatif et le sens du verbe « je demeure », qu’incarne le poète. Ces images de solitude et de
souffrance, de tristesse confèrent une tonalité profondément élégiaque à ces vers. Or ce distique revient après chacun des
quatre quatrains et prend le caractère d’un refrain. è chanson
(polyptote : mot qui revient sous plusieurs formes grammaticales dans le poème ; ici « aller « et « venir » sont imitatifs du
ressassement du souvenir de cet amour perdu et de la souffrance qui y est associée).

La troisième strophe est un quatrain de même forme que la première. Le premier vers est un décasyllabe, le vers 2 comporte
4 syllabes d’un décasyllabe rompu/brisé dont les six syllabes manquantes constituent
le vers 3. Le dernier vers de la strophe est un décasyllabe. Cette strophe est dominée par l’image du pont qui dit le désir d’union
incarnée par les images/silhouettes en miroir des deux amants dans « Les mains dans les mains », « face à face ». « Restons »
exprime ce désir d’union et de permanence de manière pressante à travers le mode impératif et la première personne du pluriel.
Ainsi le pont Mirabeau devient « Le pont de nos bras », l’image de l’amour qui pourrait demeurer face à l’écoulement inexorable
de l’eau. La conjonction de subordination «Tandis que » traduit cette opposition et la strophe composée d’une seule phrase
semble enjamber les vers comme le fait le pont, cf le contre-rejet « sous/ Le pont ». Mais l’hypallage du vers 10 qui attribue à
l’onde la tristesse des regards des amants, dément cet espoir de conjurer la disparition de l’amour comme celle de l’écoulement
de l’eau (symbolique du temps qui passe). La seule permanence évoquée par l’adjectif « éternels » est celle de l’inexorable
écoulement de l’eau, des jours, des amours.

Dans le troisième quatrain (vers 13 à 16) l’anaphore de la proposition « l ‘amour s’en va » vers 13 et 14 marque le constat
d’échec de manière assez cruelle et signe la disparition de l’espoir fou que semblait nourrir le poète jusque-là. Le motif de l’eau
revient à travers une comparaison au vers 13 : la disparition de l’amour est associée à la fuite du temps, motif éminemment
lyrique. La reprise aux vers 15 et 16 de « comme » avec une valeur exclamative triste cette fois-ci ( au vers 13, il a une valeur
comparative) crée un écho sonore sur la strophe et traduit la résignation douloureuse du poète. Celle-ci éclate dans la
paronomase entre « la vie est lente » vers 15 et «violente » vers 16. La diérèse sur la première syllabe de « violente » met en
relief le son (i) et suggère la souffrance du poète d’autant plus que le E majuscule de « Espérance » confère à ce mot antithétique
de « violente » une valeur forte, presque religieuse, sacrée. C’est bien un profond sentiment de tristesse qu’éprouve le poète
et le distique-refrain qui suit renforce cette tonalité triste quasi funèbre.

Ce thème de la fuite du temps domine/ envahit le quatrième et dernier quatrain /couplet. Le champ lexical du temps est en
effet omniprésent « jours », « semaines » vers 19, « temps passé» vers 20. La reprise sur le même vers du verbe « passer » vers
19 qui évoque la fuite du temps et est accentué sur la syllabe « pass » contribue à créer un rythme binaire fortement marqué
qui produit un effet de pesanteur. De plus l’anaphore des négations « Ni » vers 20 et 21 accentue la tonalité triste en rappelant
de manière redondante, et sur un rythme binaire encore, le caractère définitif de ce passage du temps associé à la disparition
de l’amour. Le présent d’énonciation « passent », « reviennent » a laissé place à un présent de vérité générale, valeur que
semble confirmer la reprise du premier vers du poème qui clôt ce quatrain et qui renvoie au caractère cyclique du temps et à
son retour inéluctable/inexorable. Seul le décor mis en place au premier vers « la Seine », mot homophone de scène, demeure
(comme lui ?).

Trois thèmes dominent ce poème : l’amour perdu(e), le temps qui passe et l’eau qui coule. Le retour régulier des mêmes
sonorités, rythmes, images, motifs, thèmes confère à ces vers un caractère obsessionnel au point que les thèmes se confondent,
fusionnent comme l’eau. De plus, d’un itinéraire personnel le poème s’élargit à une expérience universelle, celle de la perte de
l’amour et de la fuite du temps. Ce sont ces éléments qui font de ce poème, une des plus célèbres élégies du XXe siècle, reprise,
chantée…

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