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' HE G EL

LA N A T U R ALIS A TIO N
DE
LA DIAL E C TIQ U E
DU MÊME AUTEUR

Marx et l ’ idé e de critique, P U F , 1995, revu et augmenté : M arx el’ide a


di critica. Manifesta libri, 1999
Mépris social. E thique et politique de la reconnaissance. É ditions du
passant, 2000
Le vocabulaire de Marx, E llipses, 2001

Traduction :
Schelling, Introduction à l ’ E squisse d ’ un système de philosophie
de la nature, présenté, traduit et annoté en collaboration avec
F . F ischbach, Le livre de poche, 2001.
BIB LI O T H È Q U E D ’ HIS T OIR E D E L A P HIL O S O P HIE
N O U V E LL E S É RIE
F ondateur : H enri G o u h i e r Directeur : Je an-François C o u r t in e

HE G EL
LA N A* T U R ALIS A TIO N
DE
LA DIAL E C TIQ U E

par

E mmanuel R e n a u l t

P A RIS
LIB R AIRI E P HIL O S O P HIQ U E J. V RIN
6, Place de la Sorbonne, V e

2001
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IS B N 2-7116-1502-2
In t r o d u c t i o n

L ’ HIS T O IR E D ’ U N M A L E N T E N D U

« O n ne peut adopter la philosophie hégélienne,


ne serait-ce qu ' à cause de la place
subordonné e et du rôle secondaire qu ' elle
assigne à la nature et qui sont en contradiction
avec le rôle de plus en plus important qu ' elle
Joue dans la vie et dans les sciences »
(L. F euerbach)

C ontrairement aux autres parties du système qui bénéficièrent des


éclaircissements apportés par les trois volumes de la Science de la logique
et par les Principes de la philosophie du droit, la Philosophie de la nature
ne fit p a sl’ objetd ’ une publication séparé e. Hormis la Dissertation sur les
orbites des planètes, qui appartient pour ainsi dire à la préhistoire de la
pensé e hégélienne, la seule forme publié e que H egel ait donné e à sa
philosophie de la nature est donc celle de. P E ncyclopédie, d ’ un manuel ne se
suffisant pas à lui-même et destiné à être enrichi par des commentaires
oraux 21. O n a souvent souligné l ’ obscurité générale du propos hégélien, la
concision didactique de l ’ E ncyclopédie renforce ce trait. C ette obscurité
aurait pu commencer à se dissiper grâce aux compléments ajoutés par
C . L. Michelet. Afin de rapprocher la philosophie de la nature de
l ’ E ncyclopédie de sa destination initiale, et en vue de lui permettre de se
suffire à elle-même, il intercala la transcription d ’ additions orales entre les

1. «Jugement sur le livre L ’ essence du christianisme», in D eutsche Jahrbücher,


F évrier 1842, cité par A. C ornu, K arl Marx et Friedrich E ngels. Leur vie, leur œ uvre, P aris,
P U F , 1. 11,1958, p. 65.
2. V oir les préfaces de F E ncyclopédie.
8 in t r o d u c t io n

paragraphes du texte original. Un siècle et demi plus tard, on peutjuger que


la contribution de Michelet a eu l ’ effet opposé à celui qui était escompté.
P eu sensible aux évolutions de la pensé e hégélienne et aux ré actions que le
devenir des sciences provoqua sur elle, Michelet recourut sans distinction à
des textes appartenant aux différentes périodes de l ’ activité universitaire de
son maître, des premières anné es d ’Iéna jusqu ’ aux dernières anné es de
B erlin'. D e surcroît, les additions orales jointes à un paragraphe donné
furent parfois composé es de textes provenant de périodes diverses et portant
sur des thèmes différents. Le résultat final y perdit en continuité autant
qu ’ en cohérence. Voilà déjà de quoi décourager un lecteur bien intentionné ;
s ’ y ajoute une circonstance aggravante. Le texte établi par Michelet parut en
1841. Or, le savoir scientifique auquel H egel se référait dans l ’ E ncyclopédie
et dans les additions orales était déjà largement périmé et oublié de la
plupart des lecteurs potentiels. C eux-ci ne purent voir en H egel qu ’ un
philosophe parlant de la nature en ignorant tout ce que les sciences en
disaient ou, pour le moins, en les interprétant de façon fantaisiste. C ette
impression ne pouvait qu ’ être renforcé e par l ’ anachronisme spécifique de
l ’ édition Michelet, où l ’ on voit les références aux problèmes scientifiques
du début du siècle voisiner avec la discussion de découvertes des anné es
1820. Il n ’ en fallut pas plus pour que la Philosophie de la nature soit
considéré e comme « la partie honteuse » 21 du système par les hégéliens eux-
mêmes, pour que le commentaire la délaisse presque complètement3 et
pour que sa porté e philosophique soit toujours davantage minoré e. Il en fut
ainsi en France également où l ’ absence de traduction fiable des additions
orales est encore aujourd’ hui un obstacle dissuasif.
E . Meyerson, l’ un des rares à accorder une valeur à la Philosophie de la
nature hégélienne, notait à juste titre l’ aspect paradoxal de la démarche
consistant à étudier une philosophie systématique après en avoir retranché
un tiers. Il soulignait l ’ importance qu ’ aurait l ’ étude de ce tiers restant pour
l ’ intelligence de l ’ intégralité du système 4 , et il juge ait que le manque de

1. V oir C . L.Mich elet, « V orwort zu H egels N aturphilosophie» (1841), in H egels


W erke, éd. du Jubilé e, vol. 9, p. 1-22.
2. C ette expression de H. H œ ffding, qui décrit le rapport des continuateurs de H egel à
cette partie du système, est cité e par E . Meyerson, dans D e l ’ explication dans les sciences
(1927), P aris, F ayard, 1995, p. 439. T. Litt, dans son H egel. E ssai de renouvellement critique
(1953), D enoël, 1973, é crit: « N ulle part ailleurs, l ’ excès de z èle constructif ne commet de
pires bévues » (p. 277).
3. Il y a bien sur des exceptions, on ne saurait toutes les mentionner ici ; voir à ce propos la
bibliographie établie par W. N euser, « S ekundar Literatur zu H egels N aturphilosophie von
1802-1985», m M. J. P etry, H egel und die N aturwissenschaften, Stuttgart-B ad C annstatt,
Frommann-Holzboog, 1987, p. 501-542.
4. E . Meyerson, D e l ’ explication dans les sciences, p. 439-440.
L ’ HIS T O IR E D ’ U N M A L E N T E N D U 9

connaissance scientifique des commentateurs était le principal obstacle


interdisant de tels travaux *. Le bien fondé de ce jugement est confirmé par
de récentes études. E n appliquant à la philosophie de la nature le point de
vue de rhistorien des sciences 2 , elles restituèrent au texte hégélien son
référent implicite et contribuèrent à le rendre plus intelligible . E lles
permirent de dissiper le brouillard dont Michelet avait recouvert le rapport
de la philosophie et des sciences, et elles montrèrent la force de l ’ ancrage
empirique du propos hégélien, en contredisant ainsi l ’ image du philosophe
spéculatif contempteur des sciences positives 3 . L ’ étude des références
scientifiques de la philosophie hégélienne de la nature est encore loin de
son terme. E lle peut encore éclairer en de nombreux aspects cette partie du
système 4 . Les études de ce type trouveront sans- doute matière à de
nouve aux développements dans la publication des manuscrits des étudiants
de H egel5 , dont on peut également espérer une clarification et une mise en

\ . Ibid., p. 923.
2. O . Breidbach, Dos Organische in H egels D enken, Würzburg, Kônigshausen und
N eumann, 1982; A. Doz, Introduction et commentaire, in G . W. F . H egel, Zzz théorie de la
mesure, P aris, P U F , 1970; D. v. E ngelhardt, H egel und die C hemie, G uido Pressler,
Wiesbaden, 1976 ; M. J. P etry, Introduction et notes, in G . W. F . H egel, Philosophy of N ature,
Londres-N ew York, Allen and Unwin, 3 vol., 1970.
3. D ans la seule section que l ’ E ncyclopédie consacre au «procès chimique»,
D. v. E ngelhardt a compté 105 références au savoir de l ’ époque (on en trouvera la liste ainsi
que leurs sources dans H egel und die C hemie, p. 118-137). L ’ étendue du savoir positif de
H egel s ’ illustre également par le nombre et la variété des ouvrages scientifiques que
contenait sa bibliothèque (voir la liste établie par W. N euser «Die naturphilosophische und
wissenschaftliche Literatur aus H egels privater Bibliothek», in M. J. P etry, H egel und die
N aturwissenschaften, p. 479-499).
4. Ainsi qu ’ en témoignent les travaux récents de C . F errini, et P. Ziche. C . F errini a
consacré plusieurs travaux aux sources de la Dissertation sur les orbites des planètes. Leurs
résultats sont consignés dans C . F errini, G uida al " D e Orbitis Planetarum" di H egel ed aile
sue edizionie tradizioni, B erne, P aul H aupt, 1995. Sur les sources de H egel à léna, P. Ziche,
« N aturforschung in Iena zur Z eit H egels », in H egel-Studien 22,1999, p. 9-40.
5. O n trouvera une présentation des manuscrits conservés dans un article de
W. Bonsiepen (« H egels Vorlesungen über N aturphilosophie », in H egel-Studien 26, 1991,
p. 40-54). S eul un premier tome, consacré aux leçons de 1819/1820, est parut à ce jour
(G . W. F . H egel, N aturphilosophie, B and I : Die Vorlesung von 1819-1820, Bibliopolis,
N aples, 1982). G .Marmasse nous a permis de consulter le texte qu ’ il a établi (G . W.
F . H egel, Die Vorlesung über N aturphilosophie. B erlin 1823-1824 (manuscrit Griesheim),
édition G . Marmasse, Frankfurt am Main, P eter Lang, 2000). La question de savoir quels
services peuvent ré ellement apporter ces manuscrits est controversé e. W. Bonsiepen a
souligné les divergences que l’ on pouvait trouver che z deux auditeurs d ’ un même cours (voir
«H egels R aum-Z eit Lehre, dargestellt anhand zweier Vorlesung-N achschriften », in
H egel-Studien 20, 1985, p. 9-78). C es textes ne sont certes pas d ’ une fiabilité à toute épreuve,
mais les additions orales sont absolument nécessaires pour comprendre la Philosophie de la
nature de l ’ E ncyclopédie.
10 IN T R O D U C TIO N

ordre des textes réunis par Michelet. N é anmoins, M. J. P etry marqua lui-
même la fin d ’ une première génération de travaux lorsqu ’ il affirma que le
commentaire ne devait plus dorénavant se concentrer tant sur l ’ étude des
références positives de la philosophie hégélienne que sur la manière dont
elle les intégrait en elle 1 . Différentes options interprétatives répondent à
cette exigence.
Une première tendance du commentaire actuel consiste à se détourner du
rapport avec les sciences de l ’ époque en vue de rendre compte de la
dimension proprement philosophique de la Philosophie de la nature. Le
moyen employé à cette fin e stl’ étude de son insertion dans l ’ histoire de la
philosophie et du post-kantisme 21. Une seconde tendance part du principe
que la dimension philosophique de cette partie du système relève du type de
fondationdes sciences qu ’ elle propose. D ’ où une démarche s ’ attachant soit
au contenu de cette fondation, soit à sa forme. S ’ agissant du contenu, on
insiste notamment sur l ’ originalité d ’ un propos susceptible de rendre
compte des fondements de la physique relativiste et de la physique quan-
tique 3 . S ’ agissant de la forme, on étudie préférentiellement la lecture
spéculative des modèles mathématiques4 , et l ’ on tente d ’ inscrire la
Philosophie de la nature dans l ’ histoire des tentatives qui, tout au long du
xvm e siècle, s ’ efforcèrent d ’ apporter une réponse à la question des
fondements de la mécanique newtonienne 5 . La troisième tendance du
commentaire rapporte résolument la Philosophie de la nature à la culture
scientifique de son temps, sans pour autant en revenir au point de vue de
l ’ historien des sciences. Il s ’ agit de ressaisir la base empirique de la
spéculation hégélienne dans son insertion systématique, en interprétant la

1. M. J. P etry, « Scientific Method : Franc œ ur, H egel and Pohl », in M. J. P etry H egels
Philosophie derN atur, Stuttgart, Klett-C ota, 1986, p. 11-29, ici p. 11.
2. C ’ est la démarche de B. F alkenburg qui tente d ’ interpréter cette partie de l’ œ uvre
hégélienne comme une réponse aux Premiers principes métaphysiques de la science de la
nature de K ant B. F alkenburg, Die F ormderMaterie. Zur Metaphysik derN atur bei K ant und
H egel, Stuttgart, Athenaüm, 1987. C ’ est également la démarche de W. Bonsiepen, Die
B egründungeinerN aturphilosophiebei K ant, Schelling, Fries und H egel, Stuttgart, Vittorio
Klostermann, 1997.
3. D. W andschneider, R aum, Z eit, R elativitàt. Grundbestimmungen der Physik in der
P erspective der H egelschen N aturphilosophie, Francfort, Klosterman, 1982. A. Pitt, « Die
dialektische B egründung der quantenmechanischen Statistik durch die Metaphysik
H egels »,Philosophia N aturalis 13,1971, p. 371-393.
4. P. Ziche, Mathematische und N aturwissenschqftliche Modelle in der Philosophie
Schellings und H egels, Stuttgart-B ad C annstatt, Frommann-Holzboog, 1996.
5. W. N euser, N atur und B egriff. Zur Theorienkonstitution und B egriffsgeschichte von
N ewton bis H egel, Stuttgart-W eimar, J.-B. Metzler, 1995.
L ’ HIS T OIR E D ’ U N MAL E N T E N D U 11

philosophie de la nature comme un discours à même de donner des


réponses aux problèmes de la science de son te mps 1 .
C es trois démarches sont complémentaires les unes des autres. La
div ersité des obje ctifs de la Philosophie de la nature appelle son inscrip
tion dans différentes histoire s : l ’ histoire de la philosophie, l ’ histoire de la
philosophie des sciences et l ’ histoire des sciences. À privilé gier l ’ une de
ces histoires au d étrim e nt des autres, on multiplie les risques de contresens.
L a manière dont H egel philosophe sur la nature est tributaire de la culture
scie ntifiqu e de son temps, mais la philosophie de la nature est en même
temps une ré p étition philosophique des connaissances scientifiques de
l ’ époque, de sorte qu ’ elle est déterminé e tout autant par des options philo
sophiques et épistémologiques que par le savoir positif. Si l ’ on veut
comprendre comment ces trois histoires se nouent dans le texte hégélien, il
faut commencer par rendre compte de la manière dont H egel interprétait lui-
même le rapport de la philosophie et des sciences. Q uel est le sens, quelles
sont les formes, du rapport hégélien de la philosophie et des sciences?
V oilà l’ une des questions les plus insistantes des recueils d ’ articles consa
crés ces dernières décennies à la philosophie hégélienne de la nature 21. E lle

1. K . N .Ihmig, H egels D eutung d er Gra vitation, F ra ncfort, Ath e n a üm, 1989. O n


re m arqu era qu e les études h é g élie nn e s fra nç ais e s n ’ ont pas p articip é à c ette ré orie ntation du
comm e ntaire d e la Philosophie de la nature. L e re nouv e a u d ’ intérêt prit e n F ra nc e comm e
aille urs la qu e stion du ra pport a ux sciences pour fil conducte ur, mais le s interrog ations
prire nt d ’ e mblé e un tour é pisté mologiqu e (D . D ub arle , « L a critiqu e de la m é c a niqu e n e wto
nie nn e dans la philosophie d e H e g el », in H egel, /’ esprit objectif, l ’ unité de l ’ histoire, 1968,
p. 113-136; D . D ub arle , «Logiqu e form alis a nte et logiqu e h é g élie nn e », in J. D ’ H ondt,
H e g el et la pensé e moderne, P aris, P U F , 1968, p. 113-159; D . D ub arle , « Diale ctiqu e
h é g élie nn e et form alis ation » in D . D ub arle , A . D o z , Logique et dialectique, P aris, L arouss e ,
1972, p. 1 -200; M. V a d é e « N ature et fonction des m ath é m atiqu e s et de le ur histoire dans le
système diale ctiqu e h é g élie n », in H e g elja hrbuch 1972, p. 33-39; M. V a d é e , « M atière et
sciences de la n ature dans la p e ns é e diale ctiqu e de H e g el et de M arx », in H egeljahrbuch
1975, p. 69-77; J. T . D e s a nti, La philosophie silencieuse, P aris, S euil, 1975). C es études
conduis aie nt à l ’ id é e d ’ un ra pport fond a m e ntale m e nt d éfe ctu e ux de la philosophie
h é g élie nn e a ux sciences. L e comm e ntate ur prit alors le ton du procure ur et n e s ’ atta ch a plus
ta nt à l ’ étude qu ’ à la critiqu e d e la Philosophie de la nature (voir l ’ introduction et les notes de
la tra duction p ar F . de G a ndt d e la diss ertation sur Les orbites des planètes, P aris, Vrin, 1979).
S ans doute e st-c e là la cause du d é sintérêt dans le qu el la Philosophie de la n ature retomb a .
C omm e nt a urait-il pu en être a utre m e nt puisqu’ il y a urait lie u de voir en elle « un consi
d éra ble échec d e F intellig e nc e philosophiqu e . D e l ’ intellig e nc e tout court, p e ut-ê tre » (ces
termes, qui laiss e nt pantois, sont c e ux de D . D ub arle , dans sa préfa c e à l ’ ouvra g e de F . de
G a ndt, p. 13). Il s e mble qu ’ a ujourd’ hui, la te nd a nc e soitd e nouv e a u sur le point d e s ’ inv ers er
(M. É lie , Lumière, couleurs et nature. L ' optiqu e de G oethe et de la N aturphilosophie, P aris,
Vrin, 1993, et A . L a croix, H egel. Philosophie de la nature, P aris, P U F , 1995.
2. V oir p ar e x e mple , R. S. C ohen, M. W . W artofsky, H egel and the Sciences,
D ordre cht, R eid el, 1984; M. J. P etry, R. P. H ortsm a nn, H egels Philosophie d er N atur, 1986;
12 IN T R O D U C TIO N

ne semble pas avoir reçu de réponse totalement satisfaisante et définitive,


sans doute parce qu ’ il est impossible d ’ y parvenir en un article ou en un
chapitre d ’ ouvrage, et qu ’ elle mérite une étude systématique déployant
aussi bien ses enjeux philosophiques que ses conséquences épistémo
logiques
Prendre pour fil conducteur la question du rapport aux sciences permet
de procéder à un double renversement. Le premier concerne le sens général
de la philosophie hégélienne. C elle-ci passe pour une philosophie qui, soit
s ’ est désintéressé e des sciences de l ’ époque,' soit n ’ a pas prêté asse z
d ’ attention au problème méthodologique de ses rapports avec les sciences
positives. E n explicitant l ’ épistémologie présupposé e par la philosophie
hégélienne de la nature, on verra au contraire que H egel a pris la mesure des
problèmes méthodologiques posés par le développement des sciences de la
nature et qu ’ il s ’ est employé à définir un type de rapport aux sciences
original et rationnellement fondé. Le second renversement concerne l ’ idé a
lisme allemand en général et la signification qu ’ il confère au projet d ’ une
Wissenschaft spéculative. O n considère généralement que la volonté
d ’ élever laphilosophie au rang de science fondatrice repose sur une mécon
naissance de la conception moderne de la scientificité et qu ’ il porte les
germes des errements de la N aturphilosophie romantique. O n verra au
contraire que la Philosophie hégélienne de la nature, au même titre que la
Doctrine fichté enne de la science, est le lieu d ’ une prise en compte
rigoureuse et systématique du problème posé par l ’ autonomie du savoir
scientifique.
D ans les pages qui suivent, on soutiendra que la philosophie hégélienne
de la nature doit être interprété e comme une tentative de fondation des
sciences de la nature de l ’ époque dont l ’ originalité tient d ’ une part à une
orientation ré aliste et pluraliste, d ’ autre part, au souci de rendre raison des
conflits théoriques qui traversent la culture scientifique de l ’ époque. C ette
thèse est argumenté e en trois temps. D ans la première partie, on s ’ attache au
contexte philosophique immédiat de l ’ œ uvre hégélienne pour déterminer le

M. J. P etry, H egelunddie N aturwissenschaften, 1987; M. J. P etry, H egel and N ewtonianism,


Dordrecht, Kluw er Academie Publishers, 1993.
1. Nous entreprenons ici cette étude dans un cadre qui suppose cependant quelques
restrictions. Nous ne nous attacherons pas dans ce qui suit aux sciences positives en général,
mais aux seules sciences de la nature, auxquelles, selon H egel, les mathématiques n ’ ap
partiennent pas vraiment. Nous ne nous attacherons pas non plus à tous les textes qui, che z
H egel, posent la question de la nature et du statut des sciences naturelles. Le cadre de notre
étude sera d éfini par la philosophie hégélienne de la maturité et plus particulièrement par
P E ncyclopédie de 1830, et lorsque nous nous référerons à d ’ autres textes qu ’ à ceux de la
troisième édition de ce compendium, ce sera seulement pour éclairer le sens de la philosophie
qui s ’ y trouve consigné e.
L'HIS T OIR E D ’ U N MAL E N T E N D U 13

sens qu ’ elle confère aux idé es de science et de philosophie de la nature.


D ans la seconde partie, on tente de confirmer les résultats acquis précédem
ment en s ’ intéressant à la manière dont la spéculation intègre en elle le
discours non spéculatif de l ’ entendement scientifique. D ans la dernière
partie, on précise la manière dont H egel interprète les structures du savoir
scientifique, pour comprendre comment sa philosophie peut prétendre en
fonder l ’ essentiel. Puisqu ’ il s ’ agit de déterminer la nature exacte du rapport
qu ’ entretiennent philosophie et science dans la seconde partie du système,
on ne pourra se contenter d ’ analyser ce que H egel dit des sciences, il faudra
également analyser les formes sous lesquelles l ’ E ncyclopédie se rapporte
effectivement à elles. À cette fin, on se reportera principalement aux
développements que la philosophie de la nature consacre à la mécanique et
à la chimie.
C ette imbrication de l ’ enquête systématique et de l ’ analyse d ’ exemples
nous conduira à nous situer à des degrés d ’ abstraction opposés, au risque de
désorienter le lecteur. P eut-être faut-il courir ce risque, si l ’ on désire rendre
compte de la spécificité de la démarche hégélienne en général et de la
philosophie de la nature en particulier. H egel considère le discours qui
serait « intensité sans aucun contenu », « pure et simple force sans expan
sion », comme la superficialité même '. « Prendre le différent pour l ’ iden
tique, en laissant de côté la différence», c ’ est aussi ce qu ’ il appelle la
« platitude » 21. Pour éviter ces écueils, il n ’ hésite pas à passer de la plus
grande abstraction-comme par exemple dans le chapitre sur l ’ idé e absolue
- à 1 ’ empirie la plus déterminé e - comme par exemple dans les descriptions
des différentes sortes d ’ appareils galvaniques3 . C ’ est dans sa Philosophie
de la nature que cette tension s ’ exprime sous sa forme la plus remarquable,
et c ’ est ce qui fait une grande part de l ’ originalité, si ce n ’ est de l ’ intérêt, de
cette partie du système.

1. Phénoménologie de l ’ esprit, (P aris, Aubier, 1991, trad. J.P. Lefebvre, cité Phéno),
p. 33, Phânomenologie des G eistes (H ambourg, Meiner, 1988, cité Ph.d. G .), p. 9.
2. Théorie de la mesure (trad. A. Doz, P aris, P U F , 1970, cité Mesure), p. 72, W erke, t. 5
(À l ’ exception de la Phénoménologie de l ’ esprit, de la première édition de la Logique, de la
première édition de l ’ E ncyclopédie, de la R e alphilosophie d ’Iéna, et des Leçons, les textes
de H egel sont toujours cités dans l ’ édition E . Moldenhauer, K. M. Mich el, Francfort,
Suhrkamp, 1969-1971,20 vol.; cité W. suivi d ’ un numéro de volume), p. 430. C ’ est ici
B erz élius qui est visé.
.3. E ncyclopédie (cité e E ue.), § 330, addenda.
P r e mi è r e p a r t ie

U N E N A T U ^ R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

Vous save z que je me suis trop occupé non seulement


de littérature ancienne, mais aussi de mathématiques,
et plus récemment d' analyse supérieure, de calcul
différentiel, de physique, d ' histoire naturelle, de
chimie, pour me laisser séduire p arle charlatanisme
de la N aturphilosophie, qui prétend philosopher sans
connaissances et grâce à la puissance de
l'imagination, et qui prend pour des pensé es même les
idé es creuses de la déraison. C ela pourrait me servir
tout au moins négativement de recommandation
(H egel à P au lu s, 30/07/1814).

E n plagiant F ichte, H egel a prétendu élever la philosophie au rang


de science ’ . C ette ambition repose sur une conviction: la philosophie
est capable d ’ accomplir la forme de la scientificité et elle doit être
le déploiement d ’ un savoir, non pas seulement d ’ un penser, mais aussi
d ’ un connaître, de sorte que le contenu élaboré par les sciences positives ne
reste pas extérieur à la science philosophique, mais soit intégré en elle.

1. Phéno. , p. 30, Ph. d. G ., p. 6 : « Mon propos est de collaborer à ce que la philosophie se


rapproche de la forme de la science - se rapproche du but, qui est de pouvoir se défaire de son
nom d ’ amour du savoir et d ’ être savoir effe ctif ». À comparer avec F ichte, « Sur le concept
de la Doctrine de la science ou de ce qu ’ on appelle philosophie », in E ssais philosophiques
choisis, trad. L. F erry, A. R enaut, P aris, Vrin, 1984 (cité E ssais), p. 35-36, G esammt
Ausgabe, Stuttgart, FrommanHolzboog, 1962 sq. (cité F . W.), 1, 2, p. 117-118 : «Si l ’ on s ’ est
ou non, jusqu ’ ici, représenté précisément cela par le terme de philosophie, ne fait absolument
rien à l ’ affaire; et ensuite, cette science, si seulement elle était jamais devenue une science,
abandonnerait non sans raison un nom qu ’ elle a porté jusqu ’ ici par une modestie qui n ’ était
pas excessive - le nom d ’ une prédilection, d ’ un amour pour quelque chose, d ’ un
dilettantisme ».
16 P R E MIÈ R E P A R TIE

La philosophie ne peut donc être science spéculative sans rendre compte en


elle des sciences positives : « une philosophie développé e scientifiquement
accorde déjà en elle-même à la pensé e déterminé e et aux connaissances
approfondies la place à laquelle elles ont droit; et son contenu-ce qu ’ il y a
d ’ universel dans les rapports spirituels et naturels - conduit immédia
tement par lui-même aux sciences positives, qui le font apparaître sous une
forme concrète dans son développement en son application »'. C ’ est dans
la philosophie de la nature que se noue de la façon la plus concrète et la plus
développé e le rapport de ces deux scientificités, et c ’ est donc aussi en elle
que se ré alise ce que H egel a lui-même considéré comme son objectif
principal. O n devrait donc voir dans cette partie du système le couron
nement du programme philosophique hégélien, et pourtant, on y voit le
plus souvent l ’ indice de sa faillite , précisément parce que H egel se serait
révélé incapable d ’ y instituer un rapport satisfaisant entre ces deux types de
scientificité, en raison des insuffisances intrinsèques des deux projets qu ’ il
tente d ’ y accomplir: celui d ’ une scientificité spéculative et celui d ’ une
philosophie spéculative de la nature.
D ’ une part, on juge que l ’ interprétation de la philosophie comme
science est incompatible avec une prise en compte pertinente des sciences
positives. La prétention de donner à la scientificité son accomplissement
impliquerait une dévalorisation des formes de rationalité spécifiques qui
sont mises en œ uvre par les sciences positives, ou pour le moins, la cessa
tion des efforts visant à produire une théorie sérieuse de ces sciences 21. Il y
aurait lieu de croire que le projet d ’ engager le philosopher dans la con
naissance comporte 1 ’ idé e chimérique d ’ une substitution du savoir spécula
tif à celui des sciences positives. Les philosophes post-kantiens en général,
et H egel tout particulièrement, auraient sombré dans cette double erreur.
Les choses ne sont pourtant pas si simples. Le projet d ’ élever la philo
sophie à la scientificité est formulé par F ichte, or, la Doctrine de la science
fichté enne prétend être une «science de la science en général»3 , une
« Doctrine de la science », une « théorie de la science », littéralement : une
épistémologie. Si la science philosophique fichté enne peut se présenter
ainsi, c ’ est qu ’ elle ne prétend aucunement se substituer aux sciences
positives, qu ’ elle en reconnaît au contraire l ’ indépendance, qu ’ elle prend
conscience de la crise de l ’ idé e de fondation philosophique qui en résulte, et

1. H egel à Von R aumer, 02/08/1916, C orrespondance, t. 2, p. 93-94.


2. V oir par exemple, F . de G andt, «L a critique de la mécanique newtonienne che z
H egel », in H egel, Les orbites des planètes; p. 123-126, et J. H abermas, C onnaissance et
intérêt, trad. J.-R. Ladmiral, P aris, G allimard, 1976, p. 36.
3. « Sur le concept de la Doctrine de la science ou de ce qu ’ on appelle philosophie », in
E ssais, p. 36, F . W. 1, 2, p. 118.
U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S C IE N TIF IQ U E 17

qu ’ elle tente de maîtriser en son sein le problème que pose l ’ extériorité


d ’ une scientificité qu ’ elle prétend pourtant accomplir. D e ce projet d ’ une
science spéculative, H egel hérita par l ’ intermédiaire de Schelling. L ’ in
flexion la plus fondamentale que ce dernier lui fit subir tient à la tentative
d ’ intégrer une philosophie de la nature au système de la science. T elle fut
également l ’ ambition de H egel, or, on considère généralement que l ’ idé e de
philosophie de la nature implique par elle-même, sous l ’ influence délétère
de H erder et de G oethe, un abandon de ce qui che z F ichte restait de la
prudence du criticisme kantien. Q u ’ on le loue ou qu ’ on le déplore, l ’ idé e de
philosophie de la nature serait indissolublement lié e au mouvement roman
tique et notamment à la polémique romantique contre la science moderne *.
Là encore, le préjugé giérite d ’ être corrigé. L ’ idé e de N aturphilosophie
est tout d ’ abord formulé e che z Schelling lors de la collaboration avec F ichte.
Aussi est-il difficile de la considérer comme un élément absolument étranger
à l ’ esprit de la philosophie fichté enne et au post-kantisme. Au cours de
sa collaboration avec F ichte, Schelling a en fait proposé deux versions
distinctes de N aturphilosophie. L ’ une se veut l ’ application de la philo
sophie transcendantale, l ’ autre la seconde science du système, une science
complétant la philosophie transcendantale en s ’ opposant à elle. C ’ est
seulement avec cette seconde version que F ichte se montre en désaccord total21.

1. Si l ’ on en croit Hoffmeister, la vision du monde de la N aturphilosophie ne doit rien, ou


presque rien, à la philosophie transcendantale : « H erder découvre cette vision, G oethe la
construit, Schelling l ’ échafaude et H egel la pose » ; « La monade centrale de ce monde est
G oethe » ; « Schelling transcendantalise, et H egel logicise, la vision goethé enne du monde » ;
(G oethe und der D eutsche Ide alismus, eine E infiihrung zu H egel’ s R e alphilosophie, 1932,
p.IX). O n peut alors conclure à la manière de F . D e G andt, op. cit., p. 46: «Toute une
génération semble céder à la fascination de l ’ irrationnel. O n suit H erder à la recherche de
l’ organique et du vital, on raille après lui le rationalisme vieux-jeu, qui se détournait “ du
gouffre des sensations, des forces et des excitations obscures” » ; ou bien comme A. F aivre :
« O n ne saurait sans grande prudence s ’ inspirer aujourd’ hui de la N aturphilosophie, mais dès
lors qu ’ il ne s ’ agirait pas de renier les méthodes et les acquis de la science expérimentale elle
pourrait nous inviter à superposer à celle-ci une attitude d ’ éveil (...). Même lorsqu ’ ils [nos
philosophes romantiques] n ’ ont pas fait de découvertes retenues par l’ histoire des sciences,
(...) ils ont tout de même exprimé des ‘ vérités ’ , mais d ’ un autre ordre, celui de l ’ imaginaire,
ou-si nous voulons écarter tout soupçon de réductionnisme - de l ’ absolu.», (Philosophie de
la nature. Physique sacré e et théosophie. xvm c siècle-XIX e siècle, P aris, Albin Michel, 1996,
p. 17-18).
2. Voir les lettres de F ichte à Schellingdu 15/10/1800,27/12/1800,31/05/1801. F ichte s ’ y
élève exclusivement contre le projet d ’ une science ré aliste, qui prétendrait déduire la nature
d ’ un principe faisant abstraction de l’ intelligence. 11 vise là les formulations de V E ntwurf
(1799), et adresse des reproches qui ne portent pas contre le projet des Ide en (1797). La
perspective ontologique des premiers écrits (Sur la forme de la possibilité de la philosophie en
général, Du Moi, Lettres sur le dogmatisme et le criticisme) ne suffit pas à établir une
divergence radicale des deux philosophies. La première philosophie de la nature de
P R E MIÈ R E P A R TIE
18

Même si la première version n ’ est pas déductible des principes de la Doctrine


de la science, du moins reste-t-elle compatible avec eux.
L ’ idé e suivant laquelle la N aturphilosophie consiste seulement en une
formulation philosophique du romantisme est tout aussi contestable.
L ’ idé e de philosophie de la nature désigne au tournant du siècle toutes
sortes de projets distincts, qui peuvent difficile m e nt être appréhendés par
les termes génériques de « philosophie romantique de la nature » ou de
« science romantique » malheureusement en vigueur che z certains histo
riens de la science 1 . O n peut considérer Novalis comme le représentant
typique de la philosophie romantique de la nature. Fragmentaire et anti
systématique, elle appréhende la nature comme un produit de l ’ imagination
et comme un symbole de l ’ esprit2 . Une telle philosophie de la nature se
distingue déjà de \ a.N aturphilosophie théosophisante d ’ un B a ader3 . E lle se
distingue plus encore des œ uvres des tenants de cette science dynamiste
dont les principes avaient été définis par K ant. C es N aturphilosophen
dynamistes admettent tous, d ’ une manière ou d ’ une autre, la prédominance
des forces sur la matérialité, ainsi que la polarité des forces (alors que
Novalis relativise la polarité au profit de l ’ harmonie 4). Ils adoptent
cependant des démarches divergentes. Il y a peu en commun entre G oethe et
sa méthode empirique 5 , les philosophes de la nature qui s ’ efforcent
d ’ appliquer les principes kantiens à l ’ étude de la nature sous l ’ égide de la
Critique de la raison pure (comme Fries)6 , et ceux qui, à l ’ instar de

Schelling (Ide en) suit en effet la rédaction des Abhandlungen zur Erlauterung der
Wissenschaftlehre. qui exposent une version de la philosophie transcendantale plus proche
de celle de F ichte (sur ce dernier point, J.-F . Marquet, Liberté et existence, P aris, G allimard,
1973, p. 142).
1. O n doit à D. v. E ngelhardt d ’ a voir insisté à de nombreuses reprises sur la variété des
positions au sein de la N aturphilosophie. Il distingue une philosophie de la nature empirique
(scientifique), romantique (Steffens, Novalis); spéculative (Schelling, H egel), transcendan
tale (K ant), et il insiste sur l ’ impossibilité de ranger l ’ œ uvre scientifique de G oethe dans l ’ une
de ces catégories ; voir notamment, « Wissenschaft und Philosophie der N atur um 1800. Prin-
zipien, Dimensionen, P erspektiven », in K ai Torsten K anz, Philosophie des organischen in
d er G oetfte z eit, Stuttgart, Franz Steiner. 1994,p. 252-269; voir également E . R enault, article
« N aturphilosophie », in Dictionnaire d ’ histoire et de philosophie des sciences, P aris, P U F ,
1999.
2. Novalis, E ncyclopédie, fragment 453 (édition W asmuth), p. 139, frgt. 1668,
p. 363-364.
3. Pour une étude de ce dernier courant, voir A. F aivre, op. cit.
4. Ibid., frgt. 447, p. 137.
5. Sur le rapport de G oethe et des autres types de philosophies de la nature, voir, D. v.
E ngelhardt, « Q u elle n und Z eugnisse zur W echselwirkung zwischen G oethe und den
romantischen N aturforschen », in Acta historica Leopoldina, n° 20,1992, p. 31 -55.
6. Sur la N aturphilosophie de Fries, voir W. Bonsiepen, Die B egründung einer
N aturphilosophie bei K ant. Schelling, Fries undH egel, p. 325 sq.
U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E 19

Schelling et H egel1 , considèrent la N aturphilosophie comme une science


philosophique systématique doté e de fondements irréductibles aux
principes de la philosophie transcendantale. La N aturphilosophie schellin-
gienne est une partie du système scientifique de la philosophie. E lle ne se
laisse pas guider par l’ analogie et par 1 ’ imagination à la manière de B a ader
o u de Novalis. E lle prétend au contraire lutter contre ces errements en
utilisant méthodiquement une procédure argumentative rigoureuse 21. Il en
va de même de la N aturphilosophie hégélienne.
R.P. Horstmann a récemment soutenu que l ’ unité de l’ idé alisme
allemand se joue dans une certaine interprétation de la philosophie comme
reconstruction du savoir non-philosophique plutôt que comme science
fondamentale (D escartes),ou vision du monde alternative (Schopenhauer)3 .
O n sait l ’ importance qu ’ a che z K ant la volonté de concilier les intuitions
morales et religieuses du sens commun avec celles de la science, et che z
F ichte, cette conception de la philosophie comme reconstruction trouve
une formulation explicite. L ’ importance de la N aturphilosophie dans le
développement de l ’ idé alisme allemand n ’ infirme pas cette interprétation.
C he z Schelling et H egel, la N aturphilosophie procède d ’ une volonté de
reconstruire philosophiquement le savoir scientifique plus que d ’ une
prétention à supplanter les sciences ou à les contester au nom d ’ intuitions
romantiques étrangères à l ’ esprit du kantisme et de sa reprise fichté enne.
C ependant, l ’ appréciation négative que le commentaire donne de la
N aturphilosophie ne relève pas d ’ un simple égarement. Il convient bien
plutôt d ’ y voir l ’ expression de l ’ ambiguïté du projet de la N aturphilo
sophie, et plus généralement, de la tension interne qui est propre à
l ’ idé alisme allemand.

1. E n de nombreux endroits, H egel développe une critique sans merci des philosophies
de la nature romantiques et théosophisantes (W. 9, p. 9-10; C orrespondance, 02/08/1816,
t. II, p. 91-92; 30/07/1814, t. II, p. 34; voir aussi les Notes et Fragments d ’Iéna, Trad.
C . C olliot-Thélène et al., P aris, Aubier, 1991, frgt. 10, 71, 82). C es critiques ne visent que
certaines des formes de la N aturphilosophie, elles ne suffisent pas à fonder la thèse suivant
laquelle H egel « n ’ a jamais été un N aturphilosoph » (X. Tilliette , L ’ absolu et la philosophie,
P aris, P U F , 1987, p. 131), à moins qu ’ on en vienne à la curieuse conclusion que tirent les
auteurs du commentaire des Notes et Fragments : «l’ appellation [philosophes de la nature],
comme telle, n ’ était pas déshonorante, mais elle ne convenait ni à H egel ni à Schelling » (op.
cit. , p. 223).
2. Pour des critiques adressé es par Schelling aux N aturphilosophie romantiques et
théosophisantes. voir par exemple, « Sur la construction en philosophie », (in Minuit, n° 19,
1988, p. 6-29), p. 7, S âmintliche W erke, V (1856-1861, cité S. W.), p. 126, et les R echerches
sur la liberté humaine, trad. M. Richir, P aris, P ayot, 1977, p. 79-80, S. W. VIII, p. 334-335.
3. R. P. Horstmann, Les frontières de la raison. R echerches sur les objectifs et les motifs
de l'Idé alisme allemand, P aris, Vrin, 1998, p. 22 sq.
20 P R E MIÈ R E P A R TIE

Si celui-ci se fonde bien sur une définition de la philosophie comme


reconstruction du savoir non philosophique, il se caractérise également par
la volonté de défendre le principe de l ’ autonomie de la raison issu des
lumières, en dépassant les limitations du concept kantien de raison 1 .
La d éfinition de la philosophie comme reconstruction du savoir non
philosophique suppose la reconnaissance de l ’ autonomie de ce savoir dont
il ne s ’ agit que de restituer la cohérence et la systématicité, alors que le
dépassement des limitations kantiennes semble accorder à la raison
philosophique une parfaite autonomie. C ette tension entre les principes de
l ’ autonomie du savoir non philosophique et de l ’ autonomie de la raison
philosophique s ’ exprime che z F ichte, Schelling et H egel sous la forme de
paradoxes relatifs au rapport de la philosophie et de la non-philosophie
(qu ’ on la nomme croyance, expérience ou entendement). F ichte déclare
ainsi sa complète adhésion à la philosophie de Jacobi au moment même où
il tente de fonder l ’ intégralité du savoir sur un principe rationnel, alors que
le thème fondamental de Jacobi est la critique de la raison au nom de la
croyance 2 . D e manière tout aussi paradoxale, Schelling considère que c ’ est
en libérant la théorie de toute empirie qu ’ on la réconciliera avec ce qui est

Ï.Ibid.,p. 31 sq. Puisque l ’ on a pu dire que « l ’ étiquette ‘Idé alisme allemand’ (...) ne
veut strictement rien dire » (R. Lauth, H egel critique de la Doctrine de la science, P aris, Vrin,
1987, p. 9), quelques précisions s ’ imposent. Nous entendons ici la notion d ’ idé alisme
allemand en un sens plus restreint que R. P. Horstmann (op. cit.) ou B. Bourgeois
(L'Idé alisme allemand. Alternatives et progrès, P aris, Vrin. 2000, p. 7-10) puisque nous en
excluons la philosophie kantienne pour ne retenir que les systèmes de F ichte, Schelling et
H egel, qui reprennent tous trois la définition kantienne de la philosophie comme
reconstruction de la non-philosophie, tout en se référant, sous l ’ influence de R einhold, à une
définition de la scientificité philosophique plus haute que celle de K ant. Pris en ce sens, le
concept d ’ idé alisme allemand, ne suppose pas l ’ existence d ’ une unité logique ou dialectique
de ces trois philosophies (comme che z R. Kroner, Von K ant bis H egel, Tubingen, 1921 -1924,
pour qui chacun de ces philosophes résout les problèmes de son prédécesseur). IJ suppose
cependant l ’ existence d ’ une unité en un sens plus large que la simple inspiration par des
principes communs (ce à quoi elle est réduite che z A. Philonenko, « D e K ant aux post
kantiens. E xamen critique», in V. D elbos, D e K ant aux post-kantiens, P aris, Aubier, 1992,
p. 10.11 est difficile d ’ admettre que « l ’ apport de Schelling à la philosophie post-kantienne
(...) est presque nul, voire nuisible », p. 64, qu ’ « il paraît (...) difficile de conférer à H egel le
statut de post-kantien», p. 66, et que ces deux philosophes s ’ écartent de la philosophie
kantienne pour des raisons extra-philosophiques, le romantisme pour Schelling, p. 86-87, la
théologie pour H egel, p. 70-72). L ’ unité de l ’ idé alisme allemand n ’ est ici pas situé e dans son
contenu (la logique commune aux problématiques de ces différentes philosophies, comme
che z B. Bourgeois), mais dans sa forme. C elle-ci, n ’ est pas caractérisé e par le seul principe
de la reconstruction philosophique du savoir non-philosophique (R. P. Horstmann), ou par
celui de la scientificité philosophique (V. Hosle, H egels System, H ambourg, Meiner, 1988,
t. 1, p. 28), mais par la conjonction problématique de ces deux principes.
2. V oir la lettre à Jacobi du 30/08/1795.
U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E 21

absolument et purement empirique 1. H egel, quant à lui, soutient conjoin


tement que le principe de la philosophie, depuis K ant, est le principe de
l ’ autonomie de la raison 2 , et que « la raison sans l ’ entendement n ’ est rien,
[alors que] l ’ entendement est pourtant quelque chose sans la raison » 3 .
La tension entre ces deux principes n ’ est pas présente che z ces auteurs au
seul titre du paradoxe inconscient. Nous verrons que la question de la
scientificité de la philosophie est l ’ occasion de son explicitation et d ’ une
tentative de résolution. Plus que toute autre forme de savoir non philo
sophique, les sciences positives peuvent prétendre à l ’ autonomie. Le
concept de science philosophique exprime quant à lui la revendication de
l’ autonomie de la rationalité philosophique, mais il suppose également
l ’ univocité de la scientificité et l ’ unification de la rationalité philosophique
et de celle des sciences positives. Le thème de la scientificité de la
philosophie implique donc tout à la fois une affirmation et une conjonction
de ces deux principes, et l ’ on verra qu ’ il fournit effectivement l ’ occasion de
formuler différents modèles pour penser leur compatibilité.
Si l ’ idé e de N aturphilosophie joue un rôle décisif dans l ’ idé alisme
allemand, ce n ’ est donc pas seulement comme condition du passage de
l ’ idé alisme subjectif de K ant et de F ichte, à l’ idé alisme obje ctif de
Schelling et à l ’ idé alisme absolu de H egel4 . Son importance vient éga
lement du fait qu ’ elle constitue le lieu privilégié de la confrontation de la
science spéculative et de la science positive, et par là même, du problème
méthodologique fondamental de l ’ idé alisme allemand.

l. S . W .III, p. 283.
2. E nc. § 60, remarque (noté e par la suite rq.).
3. Notes et fragments d 'Iéna, frgt. 47.
4. Suivant la représentation classique, et né anmoins contestable, qui prévaut par
exemple che z G . Lukacs, Le jeune H egel. Sur les rapports de la dialectique et de l' économie
(trad. fr. G . H a arscher, R. Legros), P aris, G allimard, 2 vol., 1981.
C h a pi t r e p r e mi e r

L A S CIE N C E D E S S CIE N C E S

C ’ est dans un texte programmatique daté de 1794, Sur le concept de la


Doctrine de la science ou de ce qu ’ on appelle philosophie, qu ’ est défini le
projetd’ unephilosophiecommescience systématique. Schelling et H egel le
reprendront à leur compte et ne se distingueront de F ichte que par le type de
ré alisation qu ’ ils lui réserveront. D ans ce texte, qui peut donc bien être
considéré comme « le manifeste de l ’ idé alisme allemand » 1 , deux points sont
tout à fait caractéristiques : la philosophie y est définie comme le prolon
gement et comme l ’ accomplissement de l ’ activité scientifique (ou comme la
«science par excellence» 21), le rapport aux sciences positives est présenté
comme un rapport de fondation dont le caractère problématique est reconnu.

L’ a c c o m p l i s s e m e n t d e l a r a t i o n a l i t é s c i e n t i f i q u e

Le but de F ichte est de faire de la philosophie une science et plus


particulièrement une «science évidente»3 . D éfinissant un objectif, le
concept de science philosophique est donc pour lui un concept normatif4 .
F ichte commence certes l ’ opuscule en soutenant que tout le monde
s ’ accorde sur le fait que la philosophie est une science et que le désaccord

1. V. Hôsle, H egels System, p. 23.


2. F ichte, « Prolégomènes des cours zurichois », in Archives de Philosophie, 60,4, 1997,
p. 639-657, ici p. 641.
3. F ichte, E ssais, p. 19, F . W. 1, 2, p. 109.
4. La philosophie y est présenté e comme une « une science qui veut pourtant être ou
devenir elle aussi une science » ; E ssais, p. 35, F . W. 1, 2, p. 117.
24 U N E NATU RPH1L O S O PHIE S CIE N TIFIQ U E

porte seulement sur l ’ objet de cette science 1 . Il justifie ensuite sa propre


réflexion sur le concept de science en affirmant que le désaccord résulte du
fait « que le concept de la science elle-même n ’ est pas complètement
développé»21. Mais il ne s ’ agit que d ’ un artifice destiné à faire mieux
ressortir le rapport de la Doctrine de la science aux autres sciences. E n
analysant ce que l ’ on entend par «science» lorsque l ’ on parle des sciences
positives, F ichte cherche à montrer que l’ accomplissement de leur scienti
ficité suppose une philosophie constitué e en Doctrine de la science 3 .
C haque science est en effet un tout systématique destiné à déduire la vérité
d ’ un ensemble de connaissances à partir d ’ un principe certain, or, si les
sciences parviennent par elles-mêmes à établir ainsi la certitude de leurs
connaissances dérivé es, elles ne peuvent établir celle de leurs principes.
Aussi leur ambition rationnelle ne peut-elle être satisfaite que par une
discipline ayant pour objectif la fondation des principes des sciences
positives. C ette tâche définit la Doctrine de la science. À la fois science et
science de la science, elle poursuit l ’ effort des sciences, en unifiant un
ensemble systématique de connaissances (les principes des sciences
positives) sous un principe certain (le premier principe).
L ’ idé e d ’ une philosophie scientifique d éfinit donc la philosophie
comme prolongement de l ’ activité des sciences positives. Bien loin de
constituer un projet anti-scientifique, l ’ idé e d ’ une science spéculative
résulte d ’ une appropriation philosophique des normes du savoir des
sciences positives. Si l ’ on reconnaît la valeur des normes scientifiques, il
sera bien difficile de critiquer l ’ idé alisme allemand sur cette base. Ni l ’ idé e
d ’ un système des principes scientifiques (lié e à la question du réduction
nisme scientifique, c ’ est-à-dire à la question de la validité des principes
d ’ une science dans le domaine d ’ autres sciences), ni celle d ’ une organi
sation des énoncés en fonction de ce dont leur vérité dépend (lié e à la
recherche de ce que l ’ on nomme aujourd ’ hui l’ axiomatique d ’ une théorie),
ne sont étrangères à la pratique des sciences positives. Tout au plus pourra-
t-on discuter la validité des nonnes de scientificité particulières (systéma-
ticité et certitude) que la philosophie prétend accomplir, mais il n ’ y a là
aucune objection décisive contre l ’ idé e de science spéculative.
C ette définition de la philosophie au moyen des normes de la science ne
signifie certes pas que l ’ activité des sciences positives est le seul lieu d ’ où
l ’ activité rationnelle puisse se définir. L ’Idé alisme allemand n ’ envisage les
rapports de la philosophie et des sciences ni à la manière de C omte ni à la
manière des différentes versions du positivisme. Il accorde au contraire à la

1 . E ssais, p. 29, 1, 2, p. 112.


2. M.
3. Ibid., p. 30-35,1, 2, p. 113-117.
LA S CIE N C E D E S S CIE N C E S 25

philosophie une rationalité irréductible à celle du savoir ordinaire dans


lequel les sciences positives se déploient. C ’ est en ce sens par exemple que
la Doctrine de la science doit parvenir che z F ichte à asseoir le système des
connaissances sur une certitude absolue et non pas seulement relative.
N é anmoins, les penseurs de l ’ idé alisme allemand sont soucieux de rendre
compte de la place de la philosophie dans le système du savoir, ils tiennent
àrendre compte de l ’ unité des discours rationnels et de la prétention de la
philosophie à la scientificité. L ’ idé e d ’ un accomplissement de l ’ effort
rationnel des sciences dans la philosophie permet de satisfaire cette
exigence. C e prolongement des sciences dans la philosophie concerne aussi
bien le contenu des sciences positives que leur/brme.
Pour caractériser la ferme de la scientificité, F ichte reprend une inter
prétation traditionnelle. Le savoir scientifique acquiert sa forme spécifique
dans la tentative d ’ élever un ensemble d ’ énoncés à la certitude en les
dérivant de principes certains. L ’ essence de la scientificité, l ’ objectif visé
par les sciences, est donc la certitude. Aussi la forme spécifique des
sciences dépend-elle de la procédure par laquelle la certitude est communi
qué e au reste du savoir : la déduction à partir de principes1 . F ichte donne de
ce thème traditionnel une interprétation inspiré e de f Architectonique de la
Critique de la raison pure : ce qui distingue le savoir scientifique du savoir
non scientifique, c ’ est qu ’ une science se présente comme un tout, ou
comme un système. La certitude d ’ un principe unique, communiqué e par
déduction, rend possible cette unité systématique: «c ’ est ainsi que
plusieurs propositions, en soi peut-être même très différentes, pourraient,
pour autant qu ’ elles posséderaient toutes la certitude, et la même certitude,
avoir en commun seulement une certitude, et devenir par là seulement une
science» 2 . O n le voit, la systématicité d ’ une science ne suppose pas
seulement que les énoncés soient élevés à la certitude par la déduction à
partir des principes, elle exige en outre que les énoncés aient une même
certitude, qu ’ ils dérivent donc tous d ’ une seule proposition certaine. C ’ est
cette proposition certaine que F ichte nomme le principe de la science 3 .
D eux points doivent ici être relevés. Il est tout d ’ abord remarquable que le
thème de l ’ unité ou de la systématicité des théories scientifiques, qui
exprime le souci de rendre compte de la rationalité des sciences, conduise
F ichte à la thèse suivant laquelle les sciences reposent sur un principe

[. E ssais, p. 33, 1, 2, 1 15-116 : « la forme systématique n ’ est pas le but de la science, mais
c ’ est seulement le moyen éventuellement utilisable - uniquement à la condition que la
science doive se constituer de plusieurs propositions - pour atteindre ce but ».
2. E ssais, p. 32, 1, 2, p. 114.
3. Id. : « Une telle proposition, certaine avant la liaison, se nomme un principe. C haque
science doit nécessairement a voir un principe ».
26 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

unique, alors que traditionnellement, d ’ Aristote à P ascal, l ’ idé e de


démonstration (paradigme de la déduction scientifique) est solidaire de
celle d ’ une pluralité de principes. F ichte soutient ici que la rationalité des
sciences implique une unité de leurs principes plus concrète que la simple
unité logique consistant en leur caractère non contradictoire. Il est non
moins remarquable que, selon F ichte, le principe de la science soit un
principe formulé par la science elle-même. Si les sciences ne peuvent
fonder la certitude de leurs principes, elles établissent né anmoins par elles-
mêmes les conditions de leur systématicité et de leur unité, c ’ est-à-dire, de
leur rationalité. Ainsi sont-elles doté es d ’ une certaine autonomie.
Les sciences se fondent donc elles-mêmes en démontrant la certitude de
leurs énoncés à partir de leurs principes. Il reste qu ’ elles sont incapables de
démontrer la certitude de leurs principes, de sorte que la Doctrine de la
science est l ’ accomplissement de la scientificité. Même si H egel et
Schelling interpréteront d ’ une autre manière la forme caractéristique du
savoir scientifique, ils considéreront également que les sciences visent par
leur forme un objectif ne pouvant être obtenu de façon satisfaisante qu ’ avec
la philosophie.
C he z Schelling, dans le cadre de sa seconde philosophie de la nature
(1799-1800), c ’ est la construction a priori qui constitue la forme de la
scientificité. Le point de vue ré aliste de la philosophie de la nature interdit
en effet que l ’ on considère le savoir comme un pur mouvement subjectif,
comme la pure communication de la certitude d ’ une proposition princi-
pielle. C ’ est pourquoi la rationalité du discours est conçue d ’ après le para
digme de la construction plutôt que d ’ après celui de la déduction. Schelling
insiste en effet sur le fait que la construction fait apparaître la possibilité des
objets dont elle traite, qu ’ elle produit par là même le phénomène, en
reproduisant en pensé e le mouvement du ré el1 . D e l ’ usage de la construc
tion dépend déjà la scientificité des sciences positives. Les sciences posi
tives consistent principalement en l ’ effort de construire a priori la nature,
les caractéristiques de l ’ expérience scientifique l ’ indiquent. L ’ expérience
scientifique, qui n ’ est pas la simple observation naïve, mais qui procède de
questions posé es à la nature, est déjà en effet construction, car « toute
question contient un jugement caché a priori » à partir duquel l ’ expérience
procède à la «production du phénomène»21. Les expériences n ’ y reposent
pas seulement sur des «jugements cachés », mais encore sur des théories

1. S. W. 3, p. 275, 276 : « Le concept de savoir est pris ici dans sa signification la plus
stricte, et il est alors facile de saisir qu el’ on ne peut savoir, en ce sens du mot, qu ’ à propos des
objets dont on peut saisir les principes de la possibilité » ; « Nous ne savons qu ’ à propos de c e
qui se produit soi-même, le savoir au sens le plus strict du mot est donc un pur savoir a priori ».
2. Ibid., p. 276.
LA S CIE N C E D E S.S CIE N C E S 27

explicites permettant d ’ expliquer les phénomènes a priori, de façon


universelle et nécessaire, sans recours direct à l ’ empirie. S elon Schelling,
l ’ effort de construction ne trouve toutefois pas encore ainsi son
accomplissement, car l ’ a priori n ’ est ici qu ’ un a priori relatif. Les lois et
les principes à partir desquels les phénomènes sont expliqués sont encore
des propositions tiré es de l ’ expérience, elles doivent elles-mêmes être
construites pour que soit saisie la véritable nécessité des phénomènes.
C ’ est précisément à cet objectif que répond la philosophie de la nature
lorsqu ’ elle construit a priori l ’ intégralité des phénomènes naturels *.
Le thème d ’ un prolongement et d ’ un accomplissement de la forme du
discours scientifique dans la philosophie reste tout aussi central che z
H egel. La scientificité çjes sciences positives y est interprété e comme
relevant de la rationalité d ’ entendement, alors que la scientificité philo
sophique relève de la rationalité spéculative du concept. C es deux ratio
nalités sont lié es l ’ une à l ’ autre suivant le schème de V Aufliebung, de sorte
que l ’ entendement est entendu comme une étape nécessaire sur la voie de
l ’ accomplissement de la rationalité sous forme spéculative 21.
Si la philosophie, che z ces trois auteurs, accomplit la rationalité scien
tifique, ce n ’ est pas seulement parce qu ’ elle atteint la rationalité visé e par les
sciences, c ’ est également parce qu ’ elle fonde la rationalité qu ’ elles
produisent. L ’ accomplissement philosophique de la rationalité scientifique
concerne tout autant la forme qu ’ un contenu positif intégré dans le savoir
spéculatif.
La Doctrine de la science a pour objectif d ’ expliquer comment l ’ esprit
produit les connaissances dans les différents champs du savoir. E lle ne prétend
que décrire l ’ esprit «qui produit des connaissances de soi-même et la
philosophie se contente de contempler », elle ne fait qu ’ « observer l ’ activité
de cette ré alité, la saisir et la concevoir en son unité » 3 . Le contenu rationnel
élaboré par les sciences positives doit être intégré à la science philosophique,
parcouru par elle de telle sorte que la totalité de ce qui est certain soit
démontré e. C ’ est le sens des formulations exprimant l ’ ambition d ’ « épuiser
la savoir humain » 4 , c ’ est-à-dire de le dériver, dans son intégralité, à partir
d ’ un principe absolument certain. C ’ est également en ce sens que la science
philosophique n ’ est pas simplementscience, mais plus précisément, système
scientifique, systèmeintégrantl’ intégralité du savoir positif.

1. S. W. 3, p. 276-277.
2. E nc. § 80-82. Sur ces questions, voir la deuxième partie.
3. Œ uvres choisies de philosophie première (dorénavant cit. O .c.p.p., p. 265-266,
1, 4, 209).
4. E ssais, p. 47,1,2, p. 129.
28 U N E N A T U R F H1L0S0P H1 E S CIE N TIFIQ U E

La thème de la reprise du contenu du savoir d ’ entendement dans le


savoir spéculatif est un thème hégélien bien connu. Pour H egel, les
sciences consistent avant tout en une détermination rationnelle, en une
fix ation du donné empirique fuyant sous des lois et des principes
rationnels. La philosophie conserve et prolonge cet effort de détermination
rationalisante du contenu : « La philosophie de la nature prend la matière
que la Physique lui prépare à p artir de l ’ expérience, à partir du point où la
physique l ’ a porté e, et elle l ’ élabore de nouve au, sans faire de l ’ expérience
la justific ation dernière; la physique et la philosophie doivent donc
travailler main dans la main, afin qu ’ elle traduise en concept l ’ universel
d ’ entendement qui lui est fourni, en montrant comment il se produit à
partir du concept comme un tout nécessaire dans soi-même » 1 .
C e thème est également l ’ un des thèmes constitutifs de la N aturphilo-
sophie schellingienne. P as plus che z Schelling que che z F ichte ou H egel, le
savoir philosophique ne consiste en une genèse a priori d ’ un savoir produit
par la seule spéculation21. La construction a priori n ’ est que la reconstruc
tion d ’ un savoir donné dans l ’ expérience ou constitué par les sciences,
même si reconstruire signifie ici compléter. D ans les premières versions de
sa philosophie de la nature - celle de 1797 comme celle de 1799 - la philo
sophie est toujours comprise comme ce qui complète le savoir scientifique.
C ’ est pourquoi la physique spéculative de Le S age joue en permanence
un rôle d ’ interlocutrice. C he z Le S age, les sciences auraient recours à
une métaphysique atomiste afin de se doter elles-mêmes de véritables
fondements : aveu de l ’ insuffisance de leur propre problématique, recon
naissance que leur scientificité exige une fondation transcendantale ou
métaphysique 3 . S atisfaire cette exigence, telle est l ’ ambition de la
N aturphilosophie. S elon Schelling, le contenu des sciences de la nature est
incomplet, car elles ne considèrent la nature qu ’ en tant que produit, non en
tant que productivité 4 . Les sciences de la nature ont toutefoi s 1 ’ intuition de

1. E nc.,§246, a <M., W . 9,p.2 O .


2. S. W. III, p. 20 : « C ’ est un imp ératif absolu pour notre science d ’ associer à ces
constructions n priori les intuitions extérieures leur correspondant, car sinon ces construc
tions n ’ auraient pas pour nous plus de sens que la théorie des couleurs pour l’ aveugle-né ».
3. S. W. Il, p. 213. D ans les Ide en, la critique de Le S age consiste à montrer l ’ impos
sibilité d ’ expliquer physiquement des donné es qui ne peuvent être expliqué es que transcen-
dantalement. L e système de Le S age est alors considéré comme une « physique spéculative »
en un sens péjoratif. Il s ’ agit d ’ un «rein raisonnierendes System» (II, 209). D ans l ’ E ntwurf,
au contraire, il s ’ agira, dans le cadre d ’ une physique spéculative, non plus de substituer des
hypothèses transcendantales aux hypothèses physiques, mais des hypothèses dynamiques
aux hypothèses mécaniques (III, 274-275). Pour une présentation générale du rapport de
Schelling et de L e S age, on se reportera à W. N euser, N atur und B egriff, p. 151-174.
4. S . W . III, p. 275.
LA S CIE N C E D E S S CIE N C E S 29

la productivité lorsqu ’ elles cherchent dans le produit des forces à l ’ aide


desquelles elles l ’ expliquent1 . O n le voit, dans la philosophie de la nature
schellingienne, il ne s ’ agira pas tant de contredire le contenu scientifique
que de le reformuler, en rapportant le dérivé - le produit et les forces
dérivé es-à l ’ activité originaire de la nature. Il ne s ’ agira pas tant d ’ ajouter
au contenu scientifique un contenu qui lui est radicalement extérieur, que
de le compléter pour exhiber sa propre rationalité.

La f o n d a tio n t r anscendantale

E n tant qu ’ elle prolonge et accomplit l ’ activité scientifique, la philo


sophie scientifique entretient une relation fondatrice avec les sciences
positives. La fondation des sciences entre dans les attributions les plus
traditionnelles de la philosophie. Pour comprendre quelle forme spécifique
l ’ idé alisme allemand lui confère, il convient une fois encore de repartir de
F ichte qui, en rétablissant contre K ant les prétentions fondatrices de la
philosophie, expose les apories de la fondation philosophique des sciences.
L ’ ambition fondatrice n ’ est certes pas étrangère à la philosophie
kantienne. S ’ agissant de la philosophie théorique, un effort fondateur
s ’ exprime déjà dans la partie pure qu ’ est la Critique de la raison pure (Du
système de tous les principes de l ’ entendement pur) ; il se concrétise dans la
partie appliqué e de cette philosophie théorique, les Premiers principes
métaphysiques des sciences de la nature, en s ’ appliquant à ce qui est
considéré par K ant comme la seule science de la nature, la mécanique
newtonienne 21. L ’ originalité kantienne tient à la modalité transcendantale
de cette fondation. La philosophie transcendantale s ’ efforce d ’ appréhender
l ’ objet comme posé par le sujet, les propriétés de l ’ objectivité comme
dérivant des formes par lesquelles l ’ esprit doit penser un objet quelconque.
F ichte se situe dans la même perspective transcendantale en cherchant à
appliquer le point de vue transcendantal à tous les objets de la réflexion
philosophique, «de telle sorte qu ’ en toute rigueur, et non pas seulement
pour ainsi dire, l ’ objet soit posé et déterminé par la faculté de connaître et
pas la faculté de connaître par l ’ objet » 3 . S ’ il propose de développer le point
de vue transcendantal d ’ une autre manière que K ant, c ’ est que selon lui,
K ant ne conforme pas totalement son discours, mais seulement « pour ainsi

1. S.W. III, p. 273.


2. À propos du rapport des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature à
la science newtonienne, voir l’ étude de J. Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes,
P aris, P U F , 1955.
3. O .c.p.p., p. 242, 1, 4, p. 184-185 (Première introduction, Avant-Propos).
30 U N E N A T U R P HJL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

dire », à ce principe transcendantal. C e dernier serait resté infid èle à ce


principe dans la mesure où il aurait induit les formes de la subjectivité
d ’ une description de l ’ obje ctivité 1 . Plutôt qu ’ une fondation véritable, la
philosophie kantienne consiste en une explicitation de savoirs constitués.
Aussi convient-il de donner des formes transcendantales de l ’ esprit humain
une déduction qui, en montrant qu ’ elles sont les modalités nécessaires de
l’ activité que l ’ esprit doit déployer pour penser l ’ objectivité, rendra à la
philosophie sa dimension proprement fondatrice et accomplira la
philosophie transcendantale comme science.
La démarche kantienne peut cependant difficile m e nt être opposé e aux
principes de la philosophie kantienne. C omme en témoigne la préface de la
seconde é dition d elà Critique de la raison pure, méditation sur l ’ auto
nomie des sciences et dénonciation du dogmatisme métaphysique sont
intimement lié es. D es succès de la science de la nature résulte la crise de
l’ idé e de fondation philosophique. Il en résulte en effet l ’ abandon néces
saire des tentatives de construction du monde à p artir de principes purement
rationnels, et l ’ adoption d ’ une démarche critique se contentant d ’ examiner
les conditions des prétentions à la v alidité des savoirs constitués, qu ’ il
s ’ agisse du savoir moral, du savoir esthétique, ou du savoir scientifique 21.
O n peut nommer principe de l ’ autonomie du savoir constitué ce principe
qui conduit K a nt à installer philosophie et sciences dans un rapport de
réflexion, rapport de réflexion qui, d ’ après F ichte, remet en cause le
principe même de la fondation transcendantale.
L ’ effort de F ichte ne sera pas de nier l ’ autonomie du savoir constitué au
profit de la fondation transcendantale, mais de rendre ces deux principes
compatibles. O n ne saurait trop insister sur le fait que l ’ auteur de la
Doctrine de la science n ’ abandonne aucunement le principe kantien de
l ’ autonomie du savoir constitué. A u contraire, il l ’ explicite de façon
décisive en distinguant la série ré elle du savoir, résultant des actions du
moi qui sont indépendantes de la conscience qu ’ en a le philosophe, et la
série idé elle du savoir, qui correspond à la conscience que le philosophe

1. F ichte prolonge ainsi les remarques de R einhold. V oir K . L. R einhold, « Du rapport de


la théorie de la faculté de représentation à la Critique de la raison pure », in Philosophie
élémentaire, trad F .-X . C henet, P aris, Vrin, 1989, p. 137-172, et les introductions de la
Doctrine de la Science nova methodo. Sur le rapport de F ichte à R einhold, voir M. G ueroult,
L ’ évolution et la structure de la Doctrin e de la science che z F ichte, 1930, 1. 1, p. 72-110 et
I. Thomas-F ogiel, Critique de la représentation, P aris, Vrin, 2000, p. 17-33.
2. D e même que K ant soutient que sa Critique de la raison pratique est fondé e sur un
« fait de la raison », on peut considérer que sa Critique de la raison pure est fondé e sur un
« F aktum der Wissenschaften » (voir par exemple, H. C ohen, C ommentaire de la « Critique
de la raison pure » de K ant, P aris, C erf, 2000, p. 97). Pour une affirm ation de l ’ autonomie du
savoir scientifique, voir Critique de la faculté de juger, §68.
LA S CIE N C E D E S S CIE N C E S 31

rend des actes de l ’ esprit. La Doctrine de la science ne prétend que produire


réflexivement la genèse idé elle, distincte de la genèse ré elle d ’ un savoir déjà
constitué dans la conscience 1 , elle ne prétend que «reconstruire»21. F ichte
reS te ainsi fidèle aux intuitions de K ant. S ’ il s ’ en écarte, c ’ est parce qu ’ il
tente de déduire la certitude des formes de l ’ expérience à partir d ’ une
certitude absolue, d ’ un premier principe, et non pas seulement de l ’ induire
à partir de la certitude supposé e de discours constitués. Le projet d ’ élever la
philosophie au statut de science est solidaire de ce rétablissement du
rapport de fondation de la philosophie et des sciences positives, mais les
modalités de ce rétablissement conservent les traces de la crise de la
fondation qu ’ implique l ’ autonomie du savoir constitué. L ' E ssai sur le
concept de la Doctrine de l/i science est d ’ un grand intérêt à ce propos. Il est
hautement signific atif que dans un texte introductif, où l ’ on attend de
l ’ auteur qu ’ il se limite aux propositions absolument essentielles de sa
philosophie, F ichte prenne soin d ’ exposer le caractère problématique de la
fondation des sciences positives par la philosophie 3 .
S ’ il y a problème, c ’ est que le projet d ’ épuiser le savoir humain semble
devoir conduire à la substitution du savoir philosophique au savoir
scientifique, et contredire par là même le principe de l ’ autonomie du savoir
constitué. Le problème de la fondation peut être présenté de la façon
suivante. O u bien les sciences sont justifié es en la totalité de leur forme et
de leur contenu, et alors elles sont intégré es à la Doctrine de la science;
mais elles ne sont plus à proprement parler fondé es, car leur moindre
rationalité (le fait qu ’ elles ne démontrent pas leurs principes par elles-
mêmes) leur enlève tout droit à une existence indépendante de la Doctrine
de la science. O u bien au contraire il subsiste quelque chose de non fondé
dans les sciences; mais alors, soit la Doctrine de la science n ’ est pas
parvenue à épuiser le contenu du savoir humain comme elle le projetait
pourtant, soit les sciences sont partiellement irrationnelles, ce qui revient
encore à contredire l’ autonomie du savoir scientifique dans la mesure où la
philosophie est ainsi conduite à contester leur valeur. D ans un cas comme
dans l ’ autre, la fondation échoue 4 . F ichte insiste à de nombreuses reprises

1. V oir par exemple O .c.p.p.,p. 266,1,4, p. 210.


2. R apport clair comme le jour, trad. A. V alensin, P aris, Vrin, 1986. p. 56-57, F . W. I, 7,
p. 232-233.
3. E ssais, p. 45-46, F . W. I, 2, p. 127-128.
4. E ssais, p. 46, F . W. 1, 2, p. 128 : « P ar conséquent, ou bien il résulte la même chose dans
les deux sciences, toutes les sciences particulières sont contenues dans la Doctrine de la
science, non seulement quant à leur principe, mais aussi quanta leurs propositions dérivé es,
et il n ’ y a absolument aucune science particulière, mais seulement les parties d ’ une seule et
unique Doctrine de la science ; ou bien la déduction procède dans les deux sciences de façon
32 U N E N A T U R P H1L0S0P H1 E S CIE N TIFIQ U E

sur la nécessité d ’ établir l ’ extériorité du fondement au fondé dans le rapport


de fondation1 . C ’ est précisément cette extériorité qui fait problème.
Puisqu ’ elle dispose d ’ un fondement absolu extérieur aux sciences positives et
qu ’ elle est en même temps prolongement de l ’ activité scientifique, la
Doctrine de la science risque de se substituer aux sciences particulières. Les
sciences particulières ne seraient pas fondé es en leur autonomie, mais
contredites, abolies et intégré es dans une super-science philosophique. Non
seulement F ichte a étéconscientde ce risque, auquel l’ idé alisme allemand est
censé avoir succombé, mais il a tenté de le conjurer (H egel aussi, on le verra).
La solution fichté enne procède d ’ une tentative de justification philo
sophique de l ’ extériorité des sciences à la philosophie. Le problème est que
cette extériorité ne semble pouvoir être fondé e ni dans une différence de leur
forme (car la philosophie prétend prolonger, et par là même répéter, la
forme caractéristique des sciences positives) ni dans une différence de leur
contenu (car pour sauvegarder la rationalité des sciences, il faut que le
contenu des sciences soit lui-même philosophiquement fondé). La réso
lution de l ’ aporie passe par une justification indirecte de ce qui dans les
sciences positives n ’ est pas absolument rationnel2 .
La Doctrine de la science a pour objet l ’ ensemble des actions nécessaires
de l ’ esprit humain, alors que dans les sciences sont aussi présents des
énoncés non nécessaires. S elon F ichte, chaque science positive est fondé e
sur une proposition de la Doctrine de la science, la science positive déduit
la certitude des propositions dérivé es à partir de ce principe, et de ce fait,
son contenu est bien conditionné, ou fondé, par la Doctrine de la science.
C ependant, une science positive utilise aussi des principes auxiliaires qui
résultent d ’ actions non nécessaires de l ’ esprit humain. E n géométrie par
exemple, où l ’ esprit humain se forme nécessairement les représentations de
l ’ espace et du point, le géomètre se représente également par des actions
libres, différentes compositions de l ’ espace et du point, afin d ’ obtenir la
ligne droite et la ligne courbe qui, composé es avec l ’ espace et le point,
permettent de construire l ’ ensemble des figures géométriques3 .
Le problème de la fondation est ainsi résolu. L ’ indépendance d ’ ur.e
science particulière est assuré e lorsqu ’ elle ajoute à son principe fonda
mental, qui appartient à la Doctrine de la science, des principes auxiliaires,

différentes, ce qui n ’ est pas non plus possible puisque la Doctrine de la science doit donner
leur forme à toute les sciences ».
1. P ar exemple, O .c.p.p., p. 246, 1, 4, p. 187.
2. E ssais, p. 46, F . W. I,2,p. 128 : « à une proposition de la pure Doctrine de la science
doit s ’ ajouter encore quelque chose, qui assurément ne peut être emprunté nulle part ailleurs
que dans la Doctrine de la science, pour qu ’ elle devienne principe d ’ une science
particulière ».
3. E ssais, p. 51-55,1,2, p. 133-137.
LA S CIE N C E D E S S CIE N C E S 33

qui sont certes conditionnés par le principe fondamental (la droite et la


courbe ne sont que des limitations de l ’ espace au moyen du point), mais
qui résultent en outre de l ’ usage de la liberté de l ’ esprit. La liberté ajoute
donc quelque chose aux principes de la Doctrine de la science, en leur
donnant un contenu spécifique, irréductible à ce qui est déjà pensé dans la
Doctrine de la science, sans que cette dernière échoue pour autant dans son
projet d ’ épuiser le savoir humain, puisqu ’ elle rend compte en son sein de la
possibilité et de la nécessité de cette liberté : « la Doctrine de la science
fournirait au principe le nécessaire et la liberté en général, et les sciences
particulières fourniraient en revanche à la liberté sa détermination; alors la
stricte ligne de démarcation serait trouvé e, et dès lors qu ’ une direction
déterminé e reviendrait à, une action en soi libre, nous franchirions le
domaine de la doctrine générale de la science pour entrer dans le champ
d ’ une science particulière » '.
Si cette solution parvient à assurer l’ autonomie des sciences positives,
c ’ est qu el’ usage de cette liberté a sa propre nécessité, sa propre rationalité.
C ’ est ce qu ’ illustre un deuxième exemple, celui des sciences de la nature,
ainsi qu ’ une référence à la théorie kantienne du jugement réfléchissant.
Pour K ant et F ichte, le ré el se donne toujours dans des règles nécessaires et
universelles dont l ’ origine est subjective, et qui correspondent aux actions
par lesquelles l ’ esprit appréhende le donné. Or, le ré el est seulement condi
tionné par ces règles, il n ’ est pas entièrement et totalement déterminé par
elles. Aussi toutes les propriétés des phénomènes ne peuvent-elles pas être
subsumé es immédiatement sous ces règles universelles. À cette opération
de subsomption immédiate, que K ant nomme jugement déterminant, doit
s ’ ajouter le jugement réfléchissant, qui correspond à l ’ invention de règles
universelles supplémentaires et intermédiaires permettant d ’ expliciter les
modalités de la subsomption du particulier sous l ’ universel. Il s ’ agit là de
l ’ une des opérations fondamentales par lesquelles les sciences de la nature
ramènent les phénomènes aux lois 21. E n recourant à la théorie du jugement
réfléchissant, F ichte parvient à assurer doublement l ’ autonomie des
sciences positives. D ’ une part, en assignant aux sciences l ’ obje ctif d ’ ap
pliquer les principes nécessaires à des phénomènes qui « ne doivent pas
nécessairement, et pas tous au même degré s ’ y accorder » 3 , la Doctrine de la
science leur accorde une tâche infinie, et justifie ainsi le développement
indépendant de leur activité : « O n n ’ a pas à craindre d ’ une Doctrine de la
science exhaustive qu ’ elle représente un quelconque danger pour la
perfectibilité de l ’ esprit humain; cette dernière n ’ est nullement supprimé e

1. E ssais, p. 53, 1, 2, p. 134-135.


2. K ant, Critique de la faculté de juger, Introduction, § 4.
3. E ssais, p. 54, 1, 2, p. 136.
34 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S C E N TIFIQ U E

par la Doctrine de la science, mais bien plutôt placé e en parfaite sécurité, et


hors de porté e du doute, et il lui est assigné une place qu ’ elle ne peut
épuiser dans l ’ éternité [ die sie in E wigkeit nicht endigen kann ] » D ’ autre
part, cette théorie du jugement réfléchissant parvient à démontrer la
nécessité de l’ usage de la liberté dans les sciences positives. Dire que le ré el
ne coïncide pas immédiatement avec ces règles universelles, c ’ est dire que
les règles par lesquelles l ’ esprit appréhende le ré el ne l ’ épuisent pas, c ’ est
dire que dans ces règles se donne plus que ces règles. Pour K ant comme
pour F ichte, l ’ esprit ne fixe que les règles suivant lesquelles le ré el nous est
donné, non les lois du ré el tel qu ’il serait appréhendé indépendamment de
cette donation. Les sciences se doivent d ’ étudier l ’ intégralité du ré el, et
non pas simplement ce qui en lui correspond à l’ activité nécessaire de
l ’ esprit, c ’ est pourquoi elles doivent nécessairement ajouter au contenu de
la Doctrine de la science un contenu qui résulte de la libre activité de
l ’ esprit. Leur contenu doit donc nécessairement différer de celui de la
Doctrine de la science, cette divergence, loin de relever seulement d ’ une
moindre rationalité, dépend de la spécificité de leur tâche.
K ant interprétait cette irréductibilité de l ’ objectivité à la nécessité
transcendantale au moyen du concept de contingence. Le fait que le ré el ne
soit pas épuisé par les lois nécessaires résultant de l ’ activité de l ’ esprit
implique d ’ après lui en effet que le ré el ne peut être conçu que comme pur
possible 21. E n résulte une conception originale de la contingence qui n ’ est
pas seulement interprété e comme une catégorie de la modalité, mais aussi
en un sens ontologique, comme la désignation du rapport véritable de notre
esprit et du ré el. D ans l' E ssai, F ichte n ’ use pas de la catégorie de contin
gence, il n ’ oppose pas le nécessaire au contingent, mais seulement à la
liberté, il est cependant clair que c ’ est à cette doctrine kantienne qu ’ il se
réfère : ce qui se donne dans les actes libres de l ’ esprit, c ’ est la contingence
du ré el3 . Liberté et contingence sont solidaires comme le sont les compo
santes noétiques et noématiques d ’ un même acte de pensé e. C ’ est la
contingence du ré el, le fait que la ré alité soit irréductible à la nécessité
transcendantale, qui fournit aux sciences la spécificité de leur objet et
justifie par là même leur autonomie.
Pour conclure, on relèvera que la fondation des sciences positives
projeté e par F ichte est intégrale, indirecte, et systématique. Intégrale, elle
l ’ est parce qu ’ elle s ’ applique aussi bien à la forme qu ’ au contenu des

1. E ssais, p. 55, 1, 2, p. 137.


2. Critique de la F aculté de Juger, § 76.
3. Le Système de l ’ éthique écrira : « le caractère de la contingence est par ailleurs un
signe que quelque chose est pensé comme un produit de notre liberté » (trad. P. N aulin, P aris,
P U F , 1986, p. 69,1,5. p. 76).
LA S CIE N C E D E S S CIE N C E S 35

sciences positives, et qu ’ elle s ’ y applique aussi bien en ce qu ’ ils ont


absolument rationnel qu ’ en ce qu ’ ils ont d ’ irréductible au savoir scienti
fique. C ’ est vrai de la forme des sciences positives : la Doctrine de la
science entreprend de fonder en son sein la logique 1 , elle justifie ainsi les
procédés qu ’ utilisent les sciences pour dériver leurs énoncés à partir de
principes, mais elle fonde aussi le formalisme des sciences en sa finitude
puisqu ’ en établissant la certitude absolue du principe de chacune, une
certitude différente de celle de toutes les autres propositions, elle justifie
que les sciences positives ne tentent pas de le démontrer. Il en va de même
du contenu des sciences positives : le contenu de chaque science est fondé
par la Doctrine de la science aussi bien en ce qu ’ il a d ’ identique au contenu
philosophique (les principes fondamentaux), qu ’ en ce qui le distingue du
contenu philosophique (le savoir découlant des actions libres de l ’ esprit
humain). O n voit donc que la fondation des sciences est indirecte, car si
l ’ intégralité du contenu des sciences est fondé par la Doctrine de la science,
seul le principe de chacune appartient à la philosophie. E nfin, cette
fondation est systématique, puisqu ’ elle se propose de rendre compte des
différentes sciences et de leurs différents principes, au lieu de se contenter
de prendre une seule science pour modèle comme che z K ant. C ’ est en regard
de cette compréhension de la scientificité de la philosophie et de la
fondation philosophique des sciences positives que Schelling et H egel se
détermineront lorsqu ’ ils élaboreront leurs systèmes de la science.

l. E sra «,p. 55-59,1,2,p. 137-140.


Chaph r e ii

P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E
O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ?

La philosophie de la nature ne constitue jamais che z Schelling le tout de


sa philosophie, même lorsqu’ elle est conçue comme la science la plus
fondamentale du système. E lle n ’ en a pas moins des conséquences détermi
nantes sur la manière dont la scientificité du système est interprété e. D ans
ce qui suit, nous considérerons la philosophie schellingienne de la nature
du seul point de vue méthodologique du rapport de la philosophie et des
sciences positives. D ans cette optique, deux projets doivent être nettement
distingués l ’ un de l ’ autre. Le premier correspond aux Idé es pour une
philosophie de la nature ( 1797), le second aux écrits de la période ouverte
par l ’ E squisse d ’ un système de philosophie de la nature (1799) *. E ntre ces

l. N ous nous contenterons dans ce qui suit de l ’ étude de la philosophie de la nature


jusqu ’ à l ’ époque de la philosophie de l ’ identité, sans tenter de résoudre la question de l ’ é vo
lution de la philosophie dans la philosophie de l ’ id e ntité (V oir à ce propos M. Ma eschlack,
« C onstruction et réduction dans la philosophie de la nature », in Les études philosophiques,
1998), ni c elle de son é volution après la philosophie de la nature. Lors de la période de
l ’ identité, S ch elling n ’ a développé - abstraction faite de Philosophie et religion - que la partie
ré elle de son système, à s a voir la philosophie de la nature, et dans la mesure où H e g el
connaissait certains de ces développements, notre re striction pourrait paraître contestable.
E lle se justifie par deux raisons. T out d ’ abord parce que les développements de la période de
l ’ id e ntité conservent le même typ e de ra pport aux sciences que les développements de la
période 1799-1801 (et c ’ est pourquoi nous n ’ hésiterons pas à nous ra pporter aux textes du
Journal de physique spéculative). E nsuite parce qu ’ au cours de la période d e l ’ identité, la
philosophie de la nature tend à perdre son orie ntation dynamiste (au conflit des forces
origin aire s se substitue la polarité de l ’ un et de l ’ infini, voir p ar exemple les paragraphes
164-172 des Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature, in Œ uvres méta
physiques, trad. J.-F . C ourtine, J.-F . Martine au, P aris, G allim ard, 1980, p. 53-54, S. W . VII,
38 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

deux projets, la divergence est fondamentale. Nous préciserons le sens que


prend l ’ idé e de philosophie de la nature dans chacun d ’ eux et nous
déterminerons quel rapport aux sciences positives en résulte.

Le s id é e s p o u r u n e p hi l o s o p hie d e l a n a t u r e

La philosophie schellingienne de la nature est interprété e par certains


comme le résultat de préoccupations extra-philosophiques. Schelling, sous
l ’ emprise des idé es romantiques, éprouverait le désir de se libérer de la
philosophie pour se livrer à l ’ étude de la nature'. D ’ autres y voient le
résultat d ’ une problématique ontologique mise en place dans les œ uvres
destiné es à commenter la philosophie fichté enne 2 . C es différentes
interprétations refusent l ’ existence d ’ un lien véritable entre la pensé e
véritable de F ichte et l ’ idé e de philosophie de la nature. La première
philosophie de la nature, celle des Idé es, était pourtant conçue par Schelling
comme une simple application de la philosophie transcendantale.
F ichte tente d ’ établir, tout en dépassant le formalisme kantien, que les
formes dans lesquelles le ré el doit apparaître sont le résultat de l ’ activité du

p. 175-176), alors que la philosophie hégélienne de la nature conservera toujours une forte
orie ntation dynamique.
1. J. Schangler voit une « décision pour l ’ empirisme », à l ’ origin e de la philosophie de la
nature, (Schelling et la ré alité finie , P aris, P U F , 1966, p. 56). D ès les Articles du Journal de
Philosophie (1796-1797), il affirm e pourtant la nécessité proprement philosophique d ’ une
étude de la nature (S. W. I, p. 348, note). Si dans ces articles, il semble considérer que la philo
sophie de la nature, ne peut pas plus être interprété e comme une partie scie ntifiqu e de la
philosophie que la philosophie de l ’ histoire (op. cit., p. 464-473), il change d ’ avis quelques
mois plus tard, et considère la philosophie de la nature comme une science, comme en
témoigne le titre de l ’ ouvrage Idé es pour une philosophie de la nature. Introduction à l' étude
de cette science.
2. C ’ est là l ’ interprétation tra ditionn elle (V oir par exemple R. Kronn er, Von K ant bis
H egel, 1921-1924, 1. 1, p. 606). E lle est retenue tant par ceux qui considèrent que la
philosophie schellingienne est l’ expression d ’ une problématique origin ale , d ’ emblé e
distincte de c elle de F ichte (I. G orland, Die E ntwiklung der Frühphilosophie Schellings in der
Auseinandersetrung mit F ichte, Francfort, Kiosterman, 1973),que par ceux qui considèrent
qu ’ elle résulte d ’ une erreur d ’ interprétation de la philosophie fichté enne (R. Lauth, Die
E ntstehung von Schellings Identitiitsphilosophie in der Auseinandersetzung mit F ichtes
Wissenschaftslehre). J.-F . Marquet, qui adopte une attitud e plus nuancé e, parle d ’ une
« faiblesse » et d ’ une « ambiguïté » des Idé es dans la mesure où les considérations tra nsc e n
dantales et les considérations physiques y voisineraient (Liberté et existence, p. 118-119). Il
est cependant des commentateurs pour insister sur l ’ orie ntation résolument transcendantale
de la première philosophie schellingienne de la nature, voir à ce propos, W. Bonsiepen,
op. cit.,p. 186 w?. et W. S chmie d-K ow arzik, «Thesen z ur E ntstehung und B egründung der
N aturphilosophie », in K. G loy, P. Burger, Philosophie der N atur in der D eutschen
Ide alismus, Stuttgart-B ad C annstatt, Fromman-holzboog, 1993, p. 67-99.
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 39

Moi. D ’ après K ant, les formes de l ’ entendement pur sont vides par
elles-mêmes et ne reçoivent de signification objective que par un
contenu indépendant d ’ elles donné dans l ’ intuition. F ichte juge cette
thèse solidaire de la croyance kantienne en des choses en soi, en une
ré alité indépendante de l ’ expérience. S elon lui, ces formes sont indisso
ciables de leurremplissement, puisqu ’ elles représentent ce par quoi l ’ esprit
produit la phénoménalité en son contenu propre. Les catégories ne sont que
la conscience réflexive que l ’ esprit prend des actes nécessaires par lesquels
il procède à cette production. E lles ne sont aucunement des formes séparé es
(ré ellement) d ’ un contenu, mais les formes d ’ un contenu dont elles
sont séparables (idé ellement) du seul fait de l ’ abstraction du philosophe,
lorsque ce dernier entreprend d ’ expliciter l ’ activité constitutive de la
phénoménalité 1.
E n démontrant que les idé es, les concepts et les formes de l ’ intuition
résultent d ’ une même activité du moi, F ichte pensait avoir démontré le
caractère indissociable de la forme et du contenu du savoir21. La Doctrine de
la science n ’ étudie cependant que [ es formes de l ’ activité du moi, et dans la
D éduction de la représentation, elle se contente de montrer que ces
différentes formes se prennent pour objet les unes des autres. E n se limita nt
à ces formes nécessaires de l ’ activité du moi, la Doctrine de la science ne
peut véritablement démontrer le caractère indissociable de ces formes
universelles et du contenu qui les remplit. F ichte déplore le préjugé suivant
lequel ces phénomènes constituent un contenu indépendant des formes
dans lesquelles ils apparaissent, et il regrette les ravages que la pensé e
formelle produit dans les sciences de la nature 3 , mais pour lutter contre ces

1. F ondement du Droit N aturel selon les F ondements de la Doctrine de la science,


Introduction, 1, 7, F . W. 1, 3, p. 315 : « Le concept et l ’ objet ne sont donc jamais séparés et ne
peuvent l ’ être. L ’ objet n ’ est pas sans le concept, car il est par le concept; le concept n ’ est pas
sans l ’ objet, car il est ce par quoi l ’ objet advient nécessairement. Tous deux sont une seule et
même chose considéré e de points de vue différents. Si l ’ on considère l ’ action du moi selon sa
forme, c ’ est un concept; si l ’ on considère le contenu de l’ action, la dimension matérielle, ce
qui advient, en faisant abstraction du fait que cela advient, c ’ est un objet ».
2. O .c.p.p., 1rc Introduction, p. 259-260,1, 4, p. 202 : « la chose surgit absolument par un
acte de l ’ intelligence conforme à ces lois ; la chose n ’ est rien d ’ autre que toutes ces relations
composé es par l ’ imagination et ce sont tous ces rapports qui tissés ensemble constituent la
chose; l ’ objet est en ré alité la synthèse originaire de tous ces concepts. F orme et matière ne
sont pas des éléments séparés, la forme comme totalité des formes est matière et c ’ est par
l ’ analyse seulement que nous obtenons des formes singulières (...). Aussi longtemps que
nous n ’ avons pas fait surgir la chose toute entière sous les yeux du penseur, le dogmatique n ’ a
pas été suivi dans ses derniers retranchements ».
3. F ondement du Droit N aturel, Introduction, 1, 9, note, F . W. I, 3, p. 317-318 : « La
pensé e purement form elle a, en philosophie, en mathématique, dans la théorie de la nature,
dans toutes les sciences pures, provoqué des dommages indescriptibles ».
40 U N E N A TIJR PIUL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

ravages, ila urait fallu délaisser la philosophie pure, la Doctrine de l a


science, et s ’ engager dans une philosophie appliqué e appréhendant l ’ em-
pirie pour elle-même et non plus seulement du point de vue des formes
dans lesquelles elle est donné e. T el est précisément l ’ objectif que se fixera
Schelling dans les Idé es pour une philosophie de la nature 1.
D ans les Idé es, la problématique est bien transcendantale, même si elle
n ’ est pas déployé e sous le mode de la Doctrine de la science. Il ne s ’ agit
plus de s ’ attacher aux formes dans lesquelles la phénoménalité apparaît,
mais à ce qui apparaît dans ces formes, en vue de montrer l ’ identité du
contenu de la représentation et de l ’ activité du Moi. Il s ’ agit de s ’ attacher au
contenu qui remplit ces formes, afin de montrer son identité avec l’ activité
formelle du moi. C et objectif infléchit la problématique fichté enne de la
certitude du savoir vers celle de sa ré alité, de sa vérité 1 . Alors que la
Doctrine de la science explique la nécessité pour les phénomènes d ’ ap
paraître dans certaines formes, et par là même, déduit la certitude des
concepts qui leurs correspondent, Schelling s ’ interroge sur le fait que la
ré alité corresponde effectivement à ces formes, qu ’ un contenu les remplisse
effectivement. C ette inflexion est revendiqué e dans le quatrième chapitre
du deuxième livre des Idé es lorsque Schelling explique que les concepts ne
donnent que la « silhouette » de laré alité alors que l ’ intuition, où forme et
contenu sont indissociables, est ce qu ’ il y a de «plus haut» dans notre
connaissance 31. *La déduction de la ré alité du savoir prend le fil conducteur
de l ’ intuition en combinant le concept fichté en d ’ intuition avec le concept
kantien de matière. D ans les Idé es, l ’ intuition est interprété e d ’ après la
Doctrine de la science, comme J ’ équilibre d ’ une activité posante et d ’ une
activité réfléchissante 4 . Il s ’ agitdemontrerque la matière, l ’ espace, le temps
et les phénomènes physiques en général se présentent eux-mêmes comme
différentes modifications d ’ un équilibre d ’ activités opposé es, des forces
d ’ attraction et de répulsion que les Premiers principes métaphysiques de la

1. La première évocation de la nécessité philosophique d ’ une philosophie de la nature se


rattache à cette critique fichté enne de la pensé e formelle. D ans l ’ un de ses articles du
Journal philosophique (1797), Schelling écrit : « T andis que les kantiens encore maintenant -
ignorant ce qui se passe en dehors d ’ eux - se battent avec leurs fantômes de choses en soi,
certains hommes d ’ esprit véritablement philosophique font - sans bruit - dans les sciences de
la nature des découvertes, auxquelles bientôt s ’ attachera la saine philosophie, et c ’ est
seulement un esprit animé de l ’ intérêt pour la science en général, qui devra les rassembler en
un tout complet, pour faire oublier une fois pour toutes la misérable époque des kantiens »
(S. W. I, p. 348, note).
2.1. G ordland remarque que l’interrogation sur la ré alité de savoir est déjà constitutive
de la problématique des articles du Journal philosophique, op. cit. , p. 118-128.
3. S . W .II, p. 215-216.
4. O .c.p.p., p. 108-109,1, 2, p. 369-370.
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 41
I'
sC j e nc e de la nature avaient placé es au fondement de |a matière. Les
différentes formes de l ’ expérience étaient interprété es par F ichte comme le
ésultat du conflit de ce qu ’ il nomme parfois l ’ activité centrifuge et
l ’ activité centripète du Moi D ans les Idé es, le contenu de ces formes
apparaît lui-même comme le résultat d ’ une activité analogue suivant le
paradigme de la polarité des forces originaires. C e faisant, Schelling
Prolonge doublement la critique fïchté enne de la pensé e formelle, d ’ une
art en établissant l ’ isomorphie du contenu et de la forme de la repré
sentation, d ’ autre part, en montrant que la phénoménalité se présente
co mme une activité, plus précisément, comme une activité sans substrat,
comme un pur jeu de forces, en dénonçant ainsi d ’ une nouvelle manière le
préjugé d ’ un substrat no» phénoménal des phénomènes, le préjugé des
choses en soi 2 .
O n comprend donc en quel sens Schelling peut considérer les Idé es
comme une philosophie théorique appliqué e 2’ . E lle l ’ est parce qu ’ elle est
subordonné e à X a Doctrine de la science aussi bien en son principe qu ’ en ses
intentions. E n son principe, puisque les Idé es partent de la définition de
l ’ intuition comme équilibre des activités opposé es du Moi4 , qu ’ elles
justifient par ce moyen l’ existence universelle de la dualité de la force
d ’ attraction et de la force de répulsion 5 , et qu ’ elles entreprennent d ’ en
déduire les différents phénomènes naturels6 . E n son intention, puisque les
Idé es ont pour objectif de présenter l ’ activité du Moi comme constitutive
de la phénoménalité, en s ’ attachant non plus seulement à la forme de
l ’ expérience mais également à son contenu 7 .
Application de la Doctrine de la science, la philosophie de la nature peut
en outre prétendre en être la philosophie appliqué e. E n tant qu ’ elle
entreprend de montrer l ’ universalité du conflit dynamique de l ’ attraction et
de la répulsion, les Idé es marchent dans les pas des Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature de K ant, ouvrage auquel F ichte

l. O .c.p.p.,p. 110, 1, 2, p. 371.


2.S.W. IL, p. 194.
3. Ibid., p. 4.
4. Ibid., p. 216 : « Q u ’ est-ce que l ’ intuition? La réponse à cela est donné e par la philo
sophie théorique pure, ici, puisque nous avons affaire à son application, on ne peut que
récapituler brièvement son résultat ».
5. Ibid., p. 216-223.
6. L ’ obje ctif de l ’ ouvrage est de montrer que ces forces sont les « principes de toutes les
sciences »(ièi<L,p. 195).
7. O n ne peut donc pas dire que la philosophie de la nature représente dès les Idé es
l ’ accomplissement du philosopher véritable (J.-F . Marquet, Liberté et existence, p. 99-112).
C e point de vue est exprimé dans l ’ introduction des Idé es, texte postérieur dont la problé
matique est déjà différente. D ans les Idé es, la philosophie de la nature reste subordonné e à la
philosophie transcendantale.
42 U N E N A T U R P H1L0S0P H1 E S CIE N TIFIQ U E

renvoyait pour indiquer quelle est sa philosophie théorique appliqué e 1.


D ans cet ouvrage, le philosophe de Kônigsberg avait défini les principes
d ’ une physique dynamiste appréhendant les phénomènes naturels comme
le résultat du conflit d ’ une force d ’ attraction et d ’ une force de répulsion. Les
Idé es s ’ emploient à la fois à fonder transcendantalement cette physique, et à
la développer, en appliquant ses principes à tous les phénomènes (non plus
seulement à la mécanique)21. Du point de vue de cette philosophie ap
pliqué e, F ichte mérite également d ’ être rectifié. Le renvoi à la Critique de
la raison pure et aux Premiers principes métaphysiques de la science de la
nature peut en effet être jugé contradictoire avec le souci de purger la pensé e
kantienne des résidus de la pensé e formelle et du dogmatisme. La Doctrine
de la science fonde transcendantalement tout ce que K ant semblait recevoir
de l ’ expérience, les formes de l ’ intuition, les catégories, et les différentes
formes de l ’ activité de l ’ esprit. Il n ’ y a donc aucun inconvénient à y
renvoyer le lecteur une fois le F ondement de la Doctrine de la science
achevé. Mais le renvoi aux Premiers principes métaphysiques fait pro
blème. D ans cet ouvrage, K ant fonde les sciences en appliquant les résultats
de la Critique de la raison pure à un contenu qu ’ il se contente de recevoir
de l ’ expérience. Il présuppose l ’ existence d ’ une matière en mouvement sans
aucunement la justifier transcendantalement. Le recours à K ant présente
donc un grave inconvénient : il implique un retour au dogmatisme dont on
avait voulu libérer la philosophie kantienne. Pour y remédier, il faudrait
procéder à une purification des Principes métaphysiques de la science de la
nature analogue à celle dont la Critique de la raison pure bénéficie. C ’ est
là l ’ obje ctif que se fixe Schelling qui refuse d ’ emblé e le projet d ’ une
philosophie théorique appliqué e tel qu ’ il est formulé dans l ’ ouvrage de
K ant, à savoir comme une application de la philosophie transcendantale à
un contenu non transcendantal, simplement reçu de l ’ expérience : « O n
verra à partir de l ’ introduction, que mon but n ’ est pas d ’ appliquer la
philosophie à la théorie de la nature. Je ne connais pas de perte de temps
plus afflige ante qu ’ une pure application de principes abstraits au domaine
déjà constitué de la science empirique. Mon but est bien plutôt, de
seulement laisser la science de la nature se produire philosophiquement, et
ma philosophie n ’ est elle-même rien d ’ autre que science de la nature»3 .

1. F ichte écrit en concluant sa philosophie théorique : « nous abandonnons notre lecteur


au point très précis où K ant le prend en charge » (O .c.p.p., p. 238,1,3, p. 208). Il n'y a pas de
raison de penser que cette prise en charge ne s ’ applique qu ’ à la Critique de la raison pure, et
non pas aussi aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature.
2. Ibid., p. 6: «L a partie philosophique de cet écrit concerne la dynamique comme
science fondamentale de la théorie de la nature [ Grundwissenschaft der N aturlehre ], et la
chimie comme le prolongement de cette dernière ».
3. S . W .I1, p. 6.
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 43

Q Ue cette remarque soit dirigé e contre K ant, cela apparaît clairement


puisqu ’ elle figure dans un développement où Schelling tente de faire subir
aux Premiers principes métaphysiques ce que F ichte avait fait subir à la
Critique de la raison pure. Schelling s ’ y oppose à la méthode analytique
qui déduit les concepts d ’ attraction et de répulsion de l ’ analyse du concept
matière, pour lui substituer la méthode synthétique consistant à laisser
je concept de matière «se produire sous nos y e ux» 1 . Une fois cette
correction effectué e, les Premiers principes métaphysiques sont tout à fait
acceptables et ils peuvent fournir la partie appliqué e que recherche le
système de la science. Aussi Schelling peut-il y renvoyer en des termes
fichté ens, en précisant qu ’ il n ’ y arien à ajouter à cet ouvrage : «Nous voici
maintenant avec ces investigations arrivés au point où le concept de matière
peut être soumis à un traitement analytique, et où les principes de la
dynamique peuvent tout à fait légitimement être déduits. Mais cette
entreprise fut ré alisé e avec une telle évidence et une telle complétude dans
les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature de K ant,
qu ’il ne reste plus rien à faire ici » 2 . O n peut certes se demander si Schelling
n ’ apas seulement cédé ici à la tentation de faire un bon mot, car les Idé es se
proposent aussi d ’ étendre les principes de la dynamique à d ’ autres
disciplines que la mécanique, exclusivement étudié e par K ant.
D e même que la première philosophie de la nature de Schelling ne
s ’ éloigne pas radicalement de la philosophie fichté enne, de même, elle
conserve le type de fondation des sciences que proposait F ichte. L ’ argu
mentation destiné e à justifier l ’ indépendance des sciences positives empi
riques3 tisse un lien entre les formulations fichté ennes et les formulations
hégéliennes. F ichte affirmait la nécessaire existence d ’ un être non
nécessaire, irréductible à la rationalité philosophique. Schelling identifie
cet être non nécessaire à la contingence, qu ’ il réfère, à la manière de F ichte
et de K ant, à la passivité et à la réceptivité du savoir4 . Il en conclut que
seule l ’ expérience peut accéder à cet objet, la philosophie, procédant par

I.Ibid.,p. 214.
2. Ibid., p. 231.
3. D ans / ' Ame du Monde, Schelling écrit à propos de la conception dynamique : « E lle ne
sert absolument pas et surtout pas comme explication, mais seulement comme le concept
limite [ Grenzbegriffe ] de la théorie de la nature, par lequel non seulement la liberté de la
théorie de la nature n ’ est pas mise en danger, mais bien plutôt est assuré e; parce que le
concept des forces, du fait qu ’ elles admettent une infinité de degrés possibles dont aucun
n ’ est absolu (F absolument haut ou le plus bas), leur ouvre un espace de jeu infini, à l’intérieur
duquel elle peut expliquer tous les phénomènes empiriquement, c ’ est-à-dire à partir de
l ’ action réciproque de diverses matières » (S. W. Il, p. 386).
4. S. W. II, p. 242, voir R. Lauth, «L e deuxième conflit entre F ichte et Schelling»,
Archives de philosophie, 38,1975, p. 180.
44 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

construction a priori, ne pouvant l ’ atteindre. H egel reprendra les termes de


cette analyse en la modifiant sur la question de la définition (qu ’ il voudra
non transcendantale) de la contingence. D ans les Idé es, la philosophie de la
nature est solidement lié e aux sciences empiriques. L ’ ouvrage contient
deux parties, la première, empirique, s ’ élève par induction aux principes, la
seconde, philosophique, construit déductivement à partir des principes '.
La première est lié e aux sciences positives dans la mesure où elle dégage les
principes de la description scientifique de l ’ empirie. La seconde l ’ est dans
la mesure où elle entreprend de déduire transcendantalement leurs prin
cipes, en fournissant la fondation qu ’ elles recherchent sans succès, soit par
des explications physiques, ce serait le cas che z N ewton 21, soit par des
explications « hyperphysiques » ou métaphysiques, comme dans le
système atomiste de Le S age 3 .
La première philosophie schellingienne de la nature confirme donc que
le projet de la N aturphilosophie n ’ est pas originairement un dévoiement
irrationaliste de la philosophie transcendantale. Si la fondation schellin
gienne des sciences peut apparaître né anmoins défectueuse en son principe,
ce n ’ est pas parce qu ’ elle s ’ éloigne de K ant et F ichte, mais au contraire
parce qu ’ elle hérite des défauts de la fondation fichté enne des sciences. La
Doctrine de la science se propose d ’ épuiser le « savoir humain », mais che z
F ichte, la notion de savoir humain comporte une certaine ambiguïté. D ans
l ’ opuscule de 1794,1e savoir humain est identifié au « savoir ordinaire, et
aux sciences qui sont possibles du point de vue de c elui-ci» 4 , mais à
proprement parler, la Doctrine de la science ne prend pour objet que le
système des représentations nécessaires, que F ichte identifie à l ’ expérience,
non aux sciences 5 . La philosophie doit présupposer un savoir constitué,
une série ré elle qu ’ elle se contente de parcourir génétiquement de façon
idé elle. C e savoir constitué, c ’ est la conscience que nous avons naturel
lement des phénomènes, et non un savoir constitué par une activité scien
tifique. C elle-ci est interprété e par F ichte comme le résultat d ’ un premier
mouvement réfle xif de l ’ esprit sur lui-même. Les sciences positives élèvent
en effet la conscience naturelle à la conscience de la nécessité de ses propres
représentations nécessaires. E lles entreprennent de reconstruire le savoir

1. /è ïd.,p. 4-6,178.
2. Ibid., p. 191-193. N ewton n ’ est critiqué ici que pour sa tentative supposé e de donner
des fondements physiques à sa mécanique. S a théorie n ’ est pas critiqué e comme telle.
X. Tilliette note que Schelling se comporte encore avec respect envers N ewton, sous l ’ effet
des Premiers principes métaphysiques. Il n ’ en ira plus de même par la suite (Schelling, une
philosophie en devenir, P aris, Vrin, 1970, t. 1, p. 140).
3. Ibid., p. 207-219.
4. E ssais, p. 24, 1, 2, p. 160.
5. O .c.p.p., p. 245,246,1, 4, 186.
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 45

ordinaire à partir des propositions qui expriment les règles nécessaires de


l ’ activité de l ’ esprit humain. La philosophie prolonge cette réflexion de
l ’ esprit en soi en déduisant la certitude de ces propositions des modalités de
fa ction de l ’ esprit, mais cela ne fait en aucun cas du savoir scientifique le
savoir constitué dont la philosophie doit rendre compte. Rien n ’ implique
e n effet que la prise de conscience des déterminations nécessaires de
l ’ expérience ait déjà été effectué e par les sciences. Tout au plus peut-on dire
qu ’ elle peut « éventuellement » avoir lieu ', et quand elle a déjà eu lieu, rien
n ’ implique qu ’ elle ait eu lieu de façon adéquate, que différentes actions de
l ’ esprit humain n ’ aient pas été confondues les unes avec les autres 21. P ar
conséquent, il n ’ existe aucune raison pour que la Doctrine de la science
procède effectivement à<une fondation des principes des sciences positives.
F aute d ’ avoir proposé une théorie de l ’ activité spécifique des sciences
positives plutôt que l ’ avoir réduit à une forme du savoir ordinaire, faute
d ’ avoir défini la philosophie par rapport à cette théorie, F ichte ne peut
maintenir dans sa philosophie le projet de fondation originale qu ’ il
propose. P eut-être n ’ est-il donc pas totalement insignifiant qu ’ il ait donné
fort peu de développements au type de fondation indirecte des sciences
qu ’ il proposait en 1794, et que dans les deux introductions qu ’ il rédige en
1797 pour sa Doctrine de la science, il ne mentionne plus la question du
rapport de la philosophie et des sciences 3 .
Schelling entend la fondation transcendantale à la manière de F ichte, il
la fait porter sur l ’ expérience, sur l ’ objet des sciences plutôt que sur les
sciences elles-mêmes. P as plus que che z son inspirateur, elles n ’ apparais
sent comme un discours spécifique constituant l ’ objectivité au moyen de
procédures particulières. Il n ’ y a pas che z ces philosophes de théorie de la
lecture scientifique du monde, mais seulement une théorie du lu scien
tifique. Les sciences sont fondé es par une simple théorie de leur objet : « Il
est vrai que la chimie nous apprend à lire les éléments, la physique les
syllabes, et les mathématiques la nature ; mais l’ on ne doit pas oublier que
c ’ estàlaphilosophiequ’ il revient d ’ exposer le lu » 4 .
Il y a bien un trait original dans la fondation schellingienne : la
Doctrine de la science se contentait du projet d ’ une fondation des sciences
en certitude, la fondation schellingienne, orienté e par la question de ré alité
du savoir, entreprend une fondation de la vérité des sciences. F onder les

1. £w aiï. p. 59, F . W. 1,2,141.


2. E ssais, p. 60, 1, 2, p. 141.
3. Sur ces problèmes, voir R. Lauth, « Le deuxième conflit entre F ichte et Schelling »,
op. cit., et A. Philonenko, « Introduction », op. cit., p. 53-55, et La liberté humaine dans la
philosophie de F ichte, P aris, Vrin, 1980, p. 98-100.
4. S. W. n, p. 6.
46 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

sciences en vérité plutôt qu ’ en certitude, voilà le propre d ’ une fondation par


laphilosophie de la nature. H egel creusera cette veine. C ette orientation de
la philosophie vers la vérité du savoir, marque ce par quoi la philosophie de
la nature de Schelling, tout en appliquant la philosophie transcendantale de
F ichte, la complète et par là même s ’ en éloigne. C e dernier ne pouvait pas
être hostile par principe à l’ idé e de rechercher dans le contenu phénoménal
les traces de l’ activité du moi, c ’ est d ’ une certaine manière ce qu ’ il
entreprend dans ses essais de philosophie de la nature, tels que l ’ on peut les
lire dans ses Leçons sur la logique '. Il ne pouvait en revanche que refuser
l ’ idé e de faire de telles recherches une science à part entière. Pour F ichte, il
ne peut y avoir de science que science évidente, et l ’ évidence ne peut
concerner que les formes de l ’ activité du Moi21.

La p h y siq u e s p é c u l a t iv e

L ’ intérêt pour la ré alité du savoir est conservé par les tentatives de


philosophies de la nature (Âme du Monde -1798, E squisse d ' un système de
philosophie de la nature - 1799, D éduction générale du processus dyna
mique - 1801) qui succèdent aux Idé es. Schelling cherchait à établir la
vérité du savoir en faisant valoir l’ isomorphie de l ’ activité contradictoire du
moi et des forces originaires de la nature. D ès l ’ introduction des Idé es (qui
est rédigé e après coup), il emprunte une autre voie. C ’ est désormais par
l ’ idé e de finalité, et par celle d ’ organisme, qu ’ il tente d ’ expliquer comment
le contenu naturel peut se rendre adéquat aux formes qui le saisissent3 .
P ensé e comme finalité, la nature est mouvement de se rendre elle-même
adéquate aux formes intelligibles qui la déterminent, mouvement dirigé par
une intelligence qui sera bientôt nommé e Âme du Monde. C ’ est désormais
le contenu naturel lui-même, en tant qu ’ il est indépendant du Moi, qui se
rend adéquat au Moi. La nature apparaît ainsi comme un pouvoir d ’ auto-
organisation, comme une production de soi par soi. L ’ approfondissement

1. Pour les hypothèses fichté ennes de philosophie de la nature, voir R. Lauth, op. cit.,
p. 357-363.
2. F ichte reprochera à Schelling le manque d ’ évidence de sa seconde philosophie de la
nature (C orrespondance, 31/05/1801, p. 116).
3. Alors que dans les Idé es la solution au problème de la ré alité du savoir était
recherché e dans les Premiers principes de K ant, dans l ’ introduction, elle est recherché e
dans la Critique de la faculté de juger. La philosophie de la nature de Schelling n ’ est pas
d ’ emblé e adéquate aux thèses organicistes des romantiques ; c ’ est l ’ une des raisons de leur
déception, séduits par l ’Introduction des Idé es, ils furent peu intéressés par les Idé es elles-
mêmes ; voir à ce propos R. Ayrault, La genèse du romantisme allemand, t. 4 : E n vue d ' une
philosophie de la nature, P aris, Aubier, 1976, p. 22.
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 47

R ecette intuition conduit à la seconde grande étape de sa philosophie de la


nature, celle de / " E squisse d ’ un système de philosophie de la nature (1799)
de la D éduction générale du processus dynamique (1801) \ D ans cette
seconde version, la philosophie de la nature consiste en une science ré aliste
et non plus idé aliste, la perspective est métaphysique et non plus transcen-
dantale. La N aturphuosopm ' ie, seconde science du système, complète la
philosophie transcendantale, non plus en l ’ appliquant, mais en s ’ opposant
à elle- C ependant, ce sont une fois encore les principes de F ichte lui-même
qui autorisent cet élargissement du système. C ’ est bien en effet la thèse
fichté enne du primat de la pratique qui permet à l ’ introduction des Idé es de
concevoir l ’ agir comme l ’ unité de l ’ esprit et de la nature 21, et à Y E squisse
d ’ identifier être et activité tout en concevant la nature comme le moment
objectifde cette a ctivité 3 , comme l ’ activité inconsciente 4 dont F ichte avait
déjà fait le fondement de toute conscience.
D ès 1797, Schelling présente la philosophie de la nature comme une
«science de la nature », en soulignant ainsi qu ’ elle a un objet propre et
qu ’ elle n ’ est pas seulement application d ’ une autre science. C ela signifie
alors que la philosophie ne doit pas se contenter d ’ appréhender la nature par
le biais des conditions formelles que lui impose l ’ esprit, mais plutôt
s ’ interroger sur ce qui, dans le contenu qui re mplit ces formes, confirme
l ’ objectivité des conditions formelles. La thèse de l ’ autonomie de la
philosophie de la nature prend toujours plus de poids dans les anné es qui
suivent, c ’ est elle qui justifie la présentation de la philosophie de la nature
comme une physique spéculative à l ’ époque de V E squisse. Schelling
affirme alors l ’ impossibilité de toute construction de la nature d ’ un point
de vue extérieur à la nature elle-même. A u point de vue idé aliste qui
rapporte la nature au Moi, il faut substituer un point de vue « physique »
analogue à celui des sciences positives5 . Les phénomènes naturels ne sont

1. L ’ Âme du monde (1798) est un texte de tra nsition. Sch elling comm e nc e à y
appréhender la nature comm e une a ctivité indépendante du moi, mais il continu e à affirm er
que les princip e s de la philosophie de la n ature doiv e nt faire l ’ objet d ’ un e d é duction tra n
scendantale. L ’ E squisse d éfe nd au contraire un point de vue ré aliste sur la n ature .
2. S.W. II, p. 12-13. S ur c ette comp araison, voir notamment, C . C esa, «L a notion de
pratique dans l’id é alism e du je un e F ichte », in M. Bie n e nstock, M. Cramp e-C a sn a b et, D ans
quelle mesure la philosophie est pratique, É N S é ditions, 2000, p. 81 -100.
3. S . W . III, p. 12-13.
4. S. W . III, p. 272.
5. S. W . III, p. 273 : « Il en ré sulte que dans cette science n ’ a lieu a ucun typ e d ’ e xpli
c ation id é aliste , lesquelles p e uv e nt bien être donné es p ar la philosophie tra nsc e nd a ntale,
puisque pour elle , la nature ne p e ut être a utre m e nt que comm e organe de la conscience de
soi, et que pour cette raison tout dans la n ature est nécessaire, c ar c ’ est s e ule m e nt p ar une
telle nature que la conscience de soi peut être médiatisé e. M ais pour la physiqu e , et pour notre
science qui se tient au même point de vue qu ’ elle , ce type d ’ e xplic ation est aussi dénué de
48 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

plus à considérer d ’ un point de vue transcendantal, comme le résultat de


l ’ activité de l ’ esprit, mais du point de vue ré aliste propre aux sciences,
comme des ré alités indépendantes résultant d ’ une autre activité que celle
qui régit la vie de l ’ esprit. D e même que les sciences de la nature expliquent
les phénomènes par des forces, de même la philosophie de la nature
construira la matière à p artir de la productivité originaire de la nature, à
partir du conflit originaire des forces 1 . E n ce sens, la philosophie de la
nature est bien une physique. Si elle se distingue de la physique empirique,
c ’ est seulement par le type de force qu ’ elle considère. Alors que les sciences
positives expliquent à partir de principes conditionnés, elle procède à la
construction à partir d ’ un principe inconditionné; alors qu ’ elles se
contentent des forces dérivé es, elle s ’ élève aux forces originaires; alors
qu ’ elles sont empiriques, elle est spéculative 2 . L a nature n ’ est donc pas
conçue comme un simple objet, mais aussi comme un sujet posant soi-
même sa ré alité, comme une subjectivité à appréhender de façon ré aliste et
non transcendantale 3 . C ette orientation philosophique implique une
nouvelle interprétation de la connaissance scientifique et la mise en œ uvre
d ’ un nouve au rapport de la philosophie et des sciences.
La physique spéculative entraîne une évaluation du contenu et de la
forme des sciences positives qui est aux antipodes de l ’ évaluation
fichté enne. C he z F ichte le contenu du savoir scientifique est considéré
comme ce qui assure aux sciences positives leur autonomie, il s ’ agit d ’ un
contenu où nécessité et contingence sont mêlé es en raison de l ’ irréducti
bilité du ré el aux lois nécessaires de l ’ esprit. Mais pour la physique
spéculative, la nature est production d ’ elle-même suivant ses propres prin
cipes inconditionnés, elle apparaît donc comme un être nécessaire : la
connaissance ne peut avoir d ’ autre tâche que celle de reconstruire idé el-
lement le mouvement nécessaire par lequel se produit la nature. L ’ objet des
sciences de la nature, la phénoménalité, est donc un être nécessaire 4 , aussi
n ’ est-il pas différent de l ’ objet de la philosophie de la nature et ne jouit-il

sens que les anciennes tonnes d ’ explications téléologiques et l ’ introduction d ’ une fin alité
universelle des causes dans la science ainsi défiguré e » (souligné par nous).
l.Id.: « L a première maxime de toute vraie science de la nature : tout expliquer à p artir
de forces naturelles ».
2. /t a/., p. 274-275.
3. Ibid., p. 284 : « La nature comme pur produit (natura naturata), nous l'appelons
nature comme objet (sur elle seule porte toute empirie). L a nature comme productivité
(natura naturans), nous l ’ appelons nature comme sujet (sur elle seule porte toute théorie) ».
4. Ibid., p. 278, 279 : « Il doit donc être possible de façon générale, de reconnaître en
chaque phénomène originaire de la nature un phénomène nécessaire » ; « Non seulement
nous connaissons la nature a priori, mais encore la nature est a priori, c ’ est-à-dire que tout en
elle est pré alablement déterminé par le tout ou par l ’ idé e d ’ une nature en général ».
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 49

d ’ aucune indépendance de droit. Il est vrai qu ’ il y a bien une différence de


fait entre le contenu de la philosophie de la nature et celui des sciences
o0S itives, mais elle ne relève que d ’ une insuffisance des sciences positives.
£ e lles-ci considèrent principalement la nature comme produit ou objet,
sans la considérer en même temps comme productivité ou sujet.
Lorsqu ’ elles expliquent la phénoménalité par des forces, elles s ’ élèvent
certes à la productivité de la nature, mais elles ne la thématisent qu ’ en tant
qu ’ activité conditionné e, non en tant qu ’ activité inconditionné e. Les
sciences de la nature ont l ’ intuition de la totalité de l ’ être de la n ature- de la
nature comme sujet et de la nature comme objet-, mais elles n ’ en ont que
l ’ intuition, elles ne parviennent pas à rendre compte adéquatement de
l ’ intégralité du contenu qp ’ elles visent parce qu ’ elles adoptent le point de
vue de ce qui reste l ’ aspect le plus superficiel de la nature. Schelling écrit à
ce propos que la différence des deux physiques consiste en ce que «celle-ci
se dirige en général vers l' effortproducteur intérieur [innere Triebwerk ], et
vers ce qui est non-objecft/dans la nature, celle-là au contraire, seulement
vers la surface de la nature, vers ce qui en elle est objectif et en même temps
un côté extérieur » 1 .
C ette incomplétude rend le contenu scientifique partiellement erroné.
Pour compléter ce contenu qui fait du dérivé le principe tout en mécon
naissant l ’ originaire, il faudra parfois lui ajouter des principes qui lui sont
étrangers. D ans l ‘ E squisse, la physique spéculative interprétera les prin
cipes de lamécanique àpartir du concept d ’ intussusception, c ’ est-à-dire de
la tendance de la matière à s ’ organiser2 . Le projet même d ’ une science
mécanique est erroné, dans la mesure où le savoir s ’ y cantonne à l ’ aspect
purement superficiel de la nature, en faisant abstraction de tout ce qui fait sa
ré alité. La philosophie rapporte les phénomènes à ce qui constitue leur
ré alité, en montrant leur rapport avec l ’ être total, organique, de la nature 3 .
O n voit ici que par son interprétation du contenu des sciences, Schelling
parcourt le chemin opposé à celui que F ichte avait tracé. Soucieux de rendre
compte de l ’ autonomie du savoir scientifique, ce dernier s ’ efforçait de

l.Ibid.,p. 275.
2. S. W. III, 93-127. Sur le sens de cette notion che z K ant, voir M. Lequan, La chimie
selon K ant, P aris, P U F , 2000, p. 66 sq.
3. Aphorismes sur la philosophie de la nature, in Œ uvres métaphysiques, p. 98, S. W. VII,
p. 224 : « C X XIV . Les modifications ou déterminations dont la matière ainsi considéré e
abstraitement est seule capable, et où n ’ estjamais contenu d ’ essentialité, sont par exemple la
diversité de lieu, de figure, de grandeur, etc. C X X V . C e sont ces diversités purement
passives de la matière dont l ’ ensemble est nommé mécanisme. La conception mécaniste de la
nature repose donc sur de pures abstractions, elle prend naissance lorsque l’ on fait abstrac
tion de toute ré alité et positivité de la matière pour prendre en considération ce qui est nul ».
50 U N E N A T U R P H1L O S O P H1 E S CIE N TIFIQ U E

justifier la spécificité de l ’ objet des sciences positiv e s; niant cette spéci-


ficité, Schelling est conduit au contraire à polémiquer et à rivaliser.
La physique spéculative se singularise tout autant par son évaluation de
la forme des sciences. Schelling, nous l ’ avons dit, fait de la construction
l ’ essence de la scientificité, mais il constate aussi que le savoir scientifique
est un mixte de théorie et d ’ empirie, qu ’ il mêle la construction a priori et
son contraire 1 . C ette conjonction ne peut en aucune manière se justifier
che z un philosophe qui considère que la phénoménalité naturelle est
nécessité et qu ’ elle peut être intégralement construite à partir des principes
de la nature. La distinction de V a priori et de V a posteriori concerne la
forme et aucunement le contenu du savoir : il n ’ y rien d ’ a posteriori qui ne
puisse être élevé à V a priori21. C ’ est donc par pure impuissance que les
sciences positives se constituent en sciences empiriques, qu ’ elles mêlent
empirie et théorie en un mixte fondamentalement irrationnel.
C ette critique du discours scientifique se développe sur deux versants.
E lle permet d ’ abord à Schelling de refuser l ’ idé e même de théorie physique.
E n 1797, il ne s ’ agissait encore que de fonder les principes des théories
physiques, afin d ’ assurer la lé gitimité de leurs explications, tout en
refusant que ces principes puissent eux-mêmes être expliqués physi
quement; mais c ’ est maintenant toute tentative d ’ explication au moyen
d ’ une théorie physique qui est condamné e. O n insiste donc sur le caractère
tautologique des explications scientifiques, sur le fait que l ’ explication par
les causes ne produit aucune connaissance et que seule la construction à
partir de l ’ absolu doit être mise en œ uvre en science 3 . Sur le versant
opposé, la critique s ’ en prend à l ’ usage de l ’ expérience dans les sciences.
Alors que l ’ empirie scientifique était considéré e dans les Idé es comme un
donné dont la philosophie doit se nourrir, c ’ est au contraire le caractère
impur de l ’ expérience scientifique qui se voit maintenant souligné 4 . Les
sciences sont accusé es de diriger leurs recherches empiriques au moyen de

1. Ibid., p. 282 : « Il s ’ agit ici principalement d ’ être convaincu qu ’ il y a entre l ’ empirie et


la théorie une opposition si parfaite, qu ’ aucun troisième terme ne peut être donné par lequel
les deux sont unis, et que donc le concept de science expérimentale est un concept hybride,
auquel rie n ne se rapporte, ou bien plutôt qui ne se laisse pas penser ».
2. Ibid., p. 278 : « C es propositions [d ’ expérience] deviennent propositions a priori
seulement par le fait que l ’ on se rend conscient de leur nécessité, et ainsi, chaque proposition,
quelque contenu que l ’ on v e uille du reste lui donner, peut être élevé e à cette dignité ».
3. C e point de vue est déjà présent dans P E squisse, et il sera bientôt développé de fa çon
explicite dans les « R emarques » que Schelling fait paraître sous le titre « Misc elle n » dans le
Journal de Physique Spéculative (S. W. IV , p. 530), et dans les Leçons sur la méthode des
études académiques, trad. in Philosophies de P Université, P aris, P ayot, p. 135-138, S. W. V,
p. 319-324).
4. C ette modific ation du statut de l’ expérience semble se produire au cours de la
rédaction de P Âme du Monde ; voir sur ce point R. Ayra ult, op. cit., p. 34-35.
r P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 51

théories inadéquates et de s ’ éloigner ainsi de l ’ empirie véritable. L ’ ambi


tion de la philosophie est au contraire de produire une théorie qui soit
re nie nt théorie, afin de libérer la théorie de l ’ empirie, et réciproquement,
je rendre l ’ expérience à sa pureté empirique : « D ans ce que l ’ on nomme
maintenant physique, l ’ empirie et la science sont mélangé es l ’ une à l ’ autre,
e t pour cela même, elle n ’ est ni l ’ une ni l ’ autre. Notre but est précisément,
en ce qui concerne cet objet, de séparer l ’ empirie et la science comme l ’ âme
et le corps, et puisque nous n ’ acceptons dans notre science rien qui ne soit
susceptible de construction a priori, de dévêtir l ’ empirie de toute théorie et
de la rétablir en sa nudité originelle » 1.
La conception nouvelle de la nature impose la critique d ’ une autre
caractéristique formelle d±i savoir scientifique : le morcellement discipli
naire. Le savoir scientifique se distingue du savoir philosophique notam
ment en ce que la diversité des sciences positives s ’ oppose à l ’ unicité du
savoir philosophique. C ette pluralité était justifié e che z F ichte par la
possibilité d ’ isoler des propositions de la Doctrine de la science et de les
considérer comme des principes. L ’ organicité de la nature vient maintenant
interdire l ’ isolement de sciences particulières voué es à l ’ étude de secteurs
particuliers du ré el. D ’ après les Leçons sur les études académiques, il n ’ y a
de rationalité dans les sciences que dans la mesure où elles dépassent leurs
frontières et prennent conscience de ce qui les unit les unes aux autres : « D e
la capacité à regarder toutes choses, y compris le savoir singulier, dans sa
cohésion avec ce qui est originaire et un, dépend l ’ aptitude à travailler avec
esprit dans les sciences spéciales et conformément à cette inspiration
supérieure qu ’ on nomme génie scientifique ». Tout ce qui s ’ en écarte « est
un rejet mort qui sera tôt ou tard éliminé par les lois organiques » 2 .
C he z le Schelling de la physique spéculative, les différences de fait
entre sciences positives et philosophie renvoient à de simples défauts des
premières. F ichte formulait le projet d ’ une fondation de la forme et du
contenu des sciences positives, tout en reconnaissant cette forme et ce
contenu en leur spécificité. Ici, la philosophie et la science ayant un même
objet, la méthode scientifique étant une et unique, la philosophie n ’ a plus
besoin de s ’ occuper de ce qui est propre au discours des sciences empi
riques. E lle n ’ a pas à se rapporter à elles comme à un discours dont la vérité
doit être légitimé e; elle n ’ a pas à les fonder. Plutôt qu ’ à une fondation,
nous avons affaire ici à une substitution de la N aturphilosophie à la
science. La physique spéculative ré alise le risque, prévu et évité par F ichte,
d ’ une transformation de la science philosophique en super-science.

l. S . W .III, p. 283.
2. É tudes académiques, p. 49, S. W. V, p. 217.
52 U N E N A T U R P HIL0S0P H1 E S CIE N TIFIQ U E

C ette substitution de la philosophie à la science est revendiqué e1 et


effectué e 21 par Schelling, même s ’ il se soucie de ménager un espace aux
sciences positives. D ans un même mouvement, il refuse la possibilité des
théories physiques et il exige des sciences qu ’ elles se rapportent à la philo
sophie comme à leur théorie. D e l ’ impossibilité des théories physiques
dans les sciences positives, il résulte que celles-ci doivent cantonner leur
activité à la simple recherche expérimentale, et l ’ activité expérimentale
étant nécessairement aveugle tant qu ’ elle n ’ est pas dirigé e par une théorie,
elles doivent s ’ en remettre à la philosophie. C ette ambition démesuré e
d ’ une philosophie voulant être théorie philosophique et théorie physique à
la fois s ’ exprime notamment dans la prétention de la philosophie à faire des
découvertes, à déduire a priori des vérités non encore donné es dans l ’ em-
pirie, des hypothèses que les scientifiques devraient s ’ attacher ensuite à
vérifier3 . E n règle générale, la tâche des sciences positives, réduites au
statut de « vérification expérimentale » (experimentierende N achfor-
schung)4 ou d ’ «investigation expérimentale de la nature» (experimen-
tierende N aturforschung), se cantonne à la vérification empirique des
déductions philosophiques, et à la recherche des «chaînons intermé
diaires » cachés qui unissent les principes dynamiques et les phénomènes
singuliers5 . L ’ infinie variété de l ’ empirie, donc l ’ infinité des «chaînons

1. S. W . III, p. 278 : « P ar cette d é duction de tous les phénomènes de la nature à p artir


d ’ une présupposition absolue, notre s a voir se transforme en une construction de la nature
elle-même, c ’ est-à-dire en une science de la nature a priori. Si donc cette déduction est elle-
même possible, ce qui ne peut être prouvé que dans les faits, alors, une théorie de la nature
[ N aturlehre ] comme science de la nature [ N aturwissenschaft] est possible, une physique
purement spéculative est possible elle aussi, ce qu ’ il fallait démontrer ».
2. V oir l ’ article «le s quatre métaux noble s» (S. W. IV , p. 511-523), où Schelling
propose une théorie philosophique des métaux nobles, après a voir affirm é que la chimie ne
peut p arv e nir à connaître les corps simples. «L a philosophie dont l ’ objet est l ’ ind é com
posable [où l ’ élément au sens chimiqu e du terme - das Unz erlegbare ] , le consistant, peut
enseigner plus à propos de ces objets que la chimie qui ne peut obte nir de connaissance sur
l ’ inséparable et l ’indécomposable ». (S. W . IV , p. 513).
3. S. W . III, p. 279 : « L a physique spéculative n ’ a rie n d ’ autre à faire qu ’ à sign aler
l ’ absence de chaînons intermédiaires [au sein de ce qui a déjà été découvert] (...). M ais rie n
n ’ a autant retardé le progrès de cette science que l ’ arbitraire qui a présidé aux inventions
(...)». D ans les «Misc elle n» (S.W. IV , p. 531), Schelling se vante d ’ a voir prévu, dans
l’ Ame du Monde (S. W . 11, p. 450-451), la continuité des phénomènes électriques et
chimiques. Il y demandait aux physiciens d ’ en entreprendre la v érific ation. E n 1832, il se
livrera encore à ce genre d ’ auto-célébration, « U eber F araday’ s neueste E ntd e ckung»
(S.W. IX , p. 439-452).
4. S. W . III, p. 279.
5. S. W . IV , p. 532 : « R echercher ces chaînons intermédiaires, c ’ est même - pour le
dire encore - l ’ uniqu e a ctivité qui reste à l ’ e mpirie ou à la science expérimentale [ experi-
P H Y SIQ U E T R A N S C E N D A N T AL E O U P H Y SIQ U E S P É C ULA TIV E ? 53

intermédiaires », assurerait aux sciences une tâche indéfinie : « mais


c omme chaque nouvelle découverte nous rejette dans une nouvelle
ignorance, et que tandis qu ’ un n œ ud se délie, un autre se noue, il est alors
compréhensible que la découverte totale de l ’ intégralité des chaînons
intermédiaires dans la nature [c ’ est-à-dire la science empirique], et donc
aussi notre science elle-même [la physique spéculative], soit une tâche
infinie »1- O n retrouve ici l ’ argument utilisé par F ichte en 1794, mais
totalement détourné de son sens et de sa fonction.
Il serait toutefois injuste de réduire ces formulations schellingiennes au
simple dévoiement d ’ une méthodologie fichté enne absolument saine et
totalement innocente. E lles s ’ enracinent dans les ambiguïtés fichté ennes.
La philosophie transcendantale implique une fondation des sciences par
leur objet (l’ expérience), sans prise en compte de la thématisation spéci
fiquement scientifique de l ’ objectivité. D ès lors, rien n ’ assure a priori que
l ’ accord entre sciences et philosophie puisse être obtenu, et si cet accord
peut survenir, il reste que l ’ ambition «scientifique» de la philosophie
implique toujours le risque d ’ une réfutation philosophique des sciences.
C ’ est ce qui a lieu avec Schelling. F ichte pensait au contraire son entreprise
comme celle d ’ une fondation philosophique d ’ un savoir scientifique
reconnu en son autonomie, mais s ’ il parvenait à établir philosophiquement
l ’ indépendance du savoir philosophique - ce que Schelling ne cherche plus
àfaire en 1799-, il ne parvenait pas à rendre compte philosophiquement de
la nécessité d ’ un accord de la philosophie et des sciences. Schelling en tire
les conséquences extrêmes. La dimension inconditionné e de l ’ activité
philosophique lui permet de produire son propre contenu alors même qu ’ il
contredit totalement le contenu scientifique. Le principe de l ’ autonomie du
savoir constitué - ce savoir étant réduit à l ’ expérience - ne signifie plus que
la nécessité de trouver empiriquement quelque chose qui corresponde aux
déductions philosophiques.
E n outre, il est possible d ’ interpréter la physique spéculative de
Schelling comme une tentative de résolution de certaines des insuffisances
de la fondation fichté enne. Au fondement de l ’ entreprise de Schelling, se
trouve le refus d ’ interpréter les phénomènes naturels, et par là même le
savoir qui porte sur eux, à partir d ’ un point de vue qui leur soit extérieur.
C ’ est en ce sens qu ’ il convient d ’ œ uvrer à la constitution d ’ une physique
spéculative. O n a vu que F ichte était conduit, par sa problématique
transcendantale et par son projet de fondation indirecte, à isoler l ’ un des
principes d ’ une science pour en faire le fondement de cette science. S ans

mentierende N aturforschung], laquelle, si elle ne doit pas être totalement désorienté e


[ganzlich zwecklos], ne peut a voir d ’ autre but que de travailler dans les mains de la théorie ».
l. S . W .II, p. 279.
54 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

doute le scientifique peut-il légitimement considérer que le philosophe use


ici d ’ arbitraire, en décidant d ’ un point de vue extérieur lequel de ses
principes est fondamental et lequel est dérivé. Une philosophie considérant
les phénomènes naturels en leur contenu objectif et en leur diversité n ’ est-
elle pas susceptible d ’ une fondation plus respectueuse de l ’ autonomie du
savoir scientifique? Le problème est qu ’ en abandonnant la fondation
indirecte, on risque aussi d ’ abandonner la fondation des sciences et,
purement et simplement, de les remplacer par la philosophie. C ’ est ce qui
se produit che z Schelling, du fait de son ontologie nécessitariste. La
fondation respectueuse des savoirs positifs que le projet de philosophie de
la nature rendait possible est donc manqué e.
C h a p i t r e ni

L ’ A LI É N A TI O N D E L ’ID É E

O n reproche souvent à H egel d ’ avoir accepté le projet de Schelling en ce


qu ’ il a de plus excessif. La confrontation de leurs deux philosophies de la
nature montre l ’ injustice d ’ un tel reproche. E n rétablissant le rapport
fichté en de la fondation des sciences par la philosophie, H egel procède à
une toute autre évaluation des sciences que Schelling. La modalité suivant
laquelle il entreprend cette fondation doit certes plus à la philosophie de la
nature de Schelling qu ’ à la philosophie transcendantale de F ichte, mais
c ’ est à la philosophie schellingienne de la nature de 1797 plutôt qu ’ à celle
de 1799 qu ’ elle est redevable, et elle ne retient de cette dernière que ses
ressources inexploité es.

Une r é é v a l u a t i o n n a t u r a l is t e d e s s cie n c e s

La dévalorisation schellingienne des sciences de la nature a un


fondement ontologique, elle repose sur une caractérisation de la nature
comme sujet, comme nature naturante. C onçu comme sujet produisant sa
propre ré alité, l ’ être naturel est essentiellement nécessité absolue, existence
inconditionné e et auto-production. T elles sont précisément les propriétés
dont les sciences de la nature ne peuvent rendre compte, elles qui distin
guent les régions de l ’ être les unes des autres, sans parvenir à concevoir la
nécessité autrement que comme une nécessité conditionnelle. D ’ après la
conclusion de la Science de la logique, l ’ être doit être appréhendé comme
l ’ « idé e logique », comme une totalité de déterminations de pensé e uni
verselles pouvant être parcourues par un mouvement dialectique suscep
tible d ’ expliciter leur nécessité et leur unité. L ’ être apparaît ainsi comme la
totalité différencié e qui se déploie dans un processus d ’ auto-position, si
56 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

bien que H egel semble reprendre à son compte l ’ ontologie schellingienne


de la subjectivité et de la nécessité absolue. Le prochain chapitre montrera
que l ’ idé e hégélienne n ’ est pas l ’ absolu schellingien, contentons-nous pour
l ’ instant d ’ indiquer que contrairement à Schelling, H egel n ’ identifie pas la
nature au déploiement de cette subjectivité et au règne de cette nécessité. O n
ne saurait trop insister à ce propos sur le fait que la nature est selon H egel
l ’ « aliénation » (E ntâusserung') de l ’ idé e 1 . D éfinir la nature comme « l ’ idé e
dans la forme de l ’ être autre » 21, c ’ est dire que si l ’ idé e est présente dans la
nature, c ’ est sous la forme de sa négation.
Présente, elle l ’ est pour nous, ou pour l ’ esprit qui perçoit et connaît
cette nature. La philosophie de la nature établit cette présence: l)e n
montrant que les différents nive aux de la nature font système et constituent
une exposition de l ’ idé e 3 ; 2) en montrant que chaque nive au de l ’ être
naturel se définit comme une totalité de déterminations de pensé e pouvant
être parcourue par un discours faisant apparaître leur identité et leur
nécessité, que l ’ idé e est donc présente en chacun d ’ eux 4 ; 3) en montrant que
la succession des nive aux de la nature équivaut à une intériorisation
progressive de l ’ extériorité naturelle, à une progressive négation de ce qui
nie l ’ idé e (l’ extériorité), à une affirmation progressive de l ’ intériorité qui
définit positivement l ’ idé e. La forme la plus haute de cette intériorisation
étant l ’ organisme animal, on peut dire que la philosophie de la nature
consiste à considérer la nature comme une affirmation progressive de la vie,
ou même comme vie 5 .
Présente dans la nature, l ’ idé e l ’ est cependant en son absence. C ’ est
seulement pour nous 6 ou pour l ’ esprit que l ’ idé e est présente comme idé e
dans la nature. L ’ existence effective de la nature reste toujours inadéquate à
l ’ idé e que nous lisons en elle et dont nous savons qu ’ elle exprime sa vérité.
La nature est donc inadéquate à son concept, elle est la «contradiction non
résolue» 7 . C ontredite par l ’ extériorité naturelle, l ’ idé e n ’ y est en fait

1. £nc.,§ 18, rq.


2. § 247.
3. § 18, rq. : «D ans la nature, ce n ’ est pas autre chose que l ’ idé e qui serait connu», voir
également § 249.
4. § 247, add., W. 9, p. 25 : « La considération pensante de la nature doit même
considérer (...) comment en chaque nive au de la nature l ’ idé e est présente ».
5. Leçons, p. 5 : « La philosophie de la nature a pour détermination de reconnaître la
nature comme vivant ».
6. § 247, add., W. 9, p. 24 : « l ’ esprit est posé comme la contradiction existant pour soi
(...); dans la nature la contradiction n ’ est qu ’ en soi ou pour nous ».
7. § 246, rq. : « La nature en soi, dans l ’ idé e, est divine, mais comme elle est, son être ne
correspond pas à son concept ; elle est bien plutôt la contradiction non résolue ».
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 57

présente « qu ’ en-soi »•’ , non pour-soi, elle y reste un « intérieur » contredit


par la ré alité des phénomènes21. Jamais l ’ autoposition processuelle et
totalisante que nous savons être la vérité de la nature ne trouvera d ’ existence
naturelle. Le type d ’ existence naturel le plus conforme à l ’ idé e est l ’ orga
nisme animal, il porte né anmoins la trace d ’ une extériorité irré ductible3 .
C ’ est seulement avec l ’ esprit que l ’ idé e cessera d ’ être un pur en-soi, un
simple intérieur, pour accéder à une existence manifeste et exister pour elle-
même sous sa forme véritable.
C ette d éfinition de la nature conduit H egel à prendre l ’ exact contre-pied
de la dépréciation schellingienne des sciences, elle lui permet de soutenir la
thèse de la spécificité du contenu des sciences positives et à préserver les
sciences de l ’ inorganiqqe des objections organicistes. L ’ une des consé
quences essentielles de la d éfinition hégélienne de la nature concerne la
contingence. Autoposition, l ’ idé e logique est liberté (un mot hégélien pour
nommer la nécessité absolue de Sch elling); l ’ aliénation de l ’ idé e dans la
nature en fait le lie u de la nécessité et de la contingence : « L a nature ne
montre donc pas de liberté dans son être-là, mais de la nécessité et de la
contingence » 4 . P arlant ici de nécessité, H egel vise bien entendu la néces
sité conditionnelle, qu ’ il nomme nécessité relative. La Logique a en effet
expliqué en quel sens la nécessité relative dépend de la contingence 5 .
Lorsque la nécessité relève du procès par lequel, de l ’ existence de condi
tions, je peux inférer l ’ être nécessaire de conséquences, les conditions ne
sont pas posé es comme nécessaires mais restent contingentes. C he z H egel
comme che z Schelling, cette nécessité n ’ est pas la nécessité véritable, et il
semble que che z l ’ un comme che z l ’ autre, la nécessité absolue ressortisse à
la position de soi d ’ un être absolu, ou inconditionné. Mais l ’ apparence est

1. Leçons, p. 10 : L e conc e pt « est dans la n ature sous la form e de l ’ être en soi ».


2. § 248 : « Les d étermin ations conceptuelles sont, dans cette e xtériorité , l ’ a pp are nc e
d ’ une substance indiffére nte et de l’isolement ré ciproqu e; le conc e pt est pour c ela comme
intérie ur » ; § 247, add., W . 9, p. 25 : « dans la nature, l ’ unité du conc e pt se dissimule ».
3. § 248, add., W . 9, p. 29 : « L e corps org a niqu e est encore le multiple , l ’ être en
e xtériorité ré ciproqu e (...). Aussi le concept ne p arvie nt-il à l ’ e xiste nc e, lui qui dans
l ’ absence de concept n ’ est qu ’ un intérie ur, que dans la vie en ta nt qu ’ âme ».
4. § 248. C ette d éfinition de la nature évoque la d éfinition wolfie nn e du mond e comme
nécessité et conting e nc e {D eutsche Metaphysik, Hid elsh eim, Z urich, N e w Y ork, G eorg
01ms V erla g, 1983, § 563, p. 338). Sur l ’ opposition de H e g el et de S ch elling à propos de la
conting e nc e , voir B . M a bille , H egel. L ’ épreuve de la contingence, P aris, A ubier, 1999,
p. 42-53.
5. S ur le problè m e de la conting e nc e che z H e g el, voir D . H e nrich, « H e g els T h é orie
üb er den Z uf all», in H egel in Kontext, F ra ncfort, Suhrkamp, 19752 , p. 157-186. Sur la
th é orie h é g élie nn e du ra pport e ntre nécessité, possibilité et conting e nc e , dans la Logique,
voir A . Doz, La Logique de H egel et les problèmes traditionnels de l’ ontologie, P aris, Vrin,
1987, p. 141-158 etB . M a bille ,op. cit., 1999, p. 197-211.
58 U N E N A T U R P HIL O S O P H1 E S CIE N TIFIQ U E

trompeuse car H egel ne fait pas de la nécessité relative et de la nécessité


absolue deux formes de nécessité, mais deux degrés de compréhension de la
même nécessité 1 . La conception hégélienne de la nécessité est basé e sur le
refus de penser la nécessité absolue en référence à un être inconditionné. La
nécessité absolue reste pensé e dans le cadre du rapport d ’ une ré alité condi
tionné e et de ses conditions21, dans le cadre fixé par le concept de nécessité
conditionnelle. E lle désigne la lecture de la nécessité conditionnelle qui
cesse de considérer les conditions comme des existences totalement
extérieures et indépendantes de ce qu ’ elles conditionnent, pour thématiser
au contraire ce qui dans ces conditions relève d ’ un rapport immanent et
essentiel à ce qu ’ elles conditionnent3 . D ésignons par A le conditionnant, le
contingent, et par B le conditionné, le relativement nécessaire. Il y a néces
sité relative lorsque je me contente de lire la relation d ’ implication de B par
A tout en concevant A comme un terme totalement indépendant de B. Il y a
nécessité absolue lorsque je découvre que A est essentiellement ce par quoi
il génère B, et que B est essentiellement ce qui provient de A. Prenons
l ’ exemple du conditionnement du mouvement par l ’ espace et le temps. Les
sciences positives se contentent de le considérer suivant le point de vue de
la nécessité relative; les lois du mouvement formulent en effet les règles
suivant lesquelles le mouvement des corps dépend de conditions telles que
les forces s ’ exerçant sur les corps et les conditions initiales qui définissent
spatio-temporellement le corps. La spéculation concevra ces mêmes lois du
mouvement et leur nécessité relative du point de vue de la nécessité
absolue, en montrant que l ’ espace et le temps entretiennent un rapport im
manent et que les forces sont l ’ expression de ce rapport. E lle fera ensuite
apparaître que les lois du mouvement sont elles-mêmes l ’ expression de ce
rapport. L ’ espace et le temps seront conçus comme étant essentiellement ce
par quoi se produit le mouvement (leur rapport), de même que le
mouvement sera conçu comme étant essentiellement ce qui provient de
l’ espace et du temps. P artant, les lois du mouvement pourront, elles aussi,
être appréhendé es du point de vue de la nécessité absolue 4 .
H egel s ’ accorde avec Schelling pour considérer que la lecture de la
nécessité comme nécessité absolue est propre à la philosophie, alors que les
sciences positives se contentent de lire la nécessité comme une nécessité

1. A . Doz, op. cit., p. 155. C omme le note D. H enrich (op. cit., p. 160-161), dans les
premières anné es d ’Iéna, H egel semble concevoir le problème de l ’ existence de la contin
gence de la nature à la façon de Schelling. La modificaüon de la doctrine hégélienne de la
contingence est lié e à l ’ abandon du concept schellingien de nécessité absolue.
2. V oir à ce propos le paragraphe 149.
3. V oir à ce propos, A. Doz, op. cit., p. 152-153.
4. § 267, rq.
F L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 59

relative, mais il s ’ emploie également à justifier cette lecture scientifique de


] a nécessité. D ans la mesure où l ’ idé e est présente dans la nature, la
spéculation pourra certes y lire la nécessité absolue, cependant, l ’ idé e étant
présente dans la forme de l ’ extériorité, la nécessité absolue n ’ y conservera
qu ’ une place limité e. La nature se caractérise par un tel isolement des
différents phénomènes qu ’ il ne sera pas toujours possible à la spéculation
d ’ effectuer la lecture intériorisante propre à transformer la nécessité relative
e n nécessité absolue. La nature se présente par là même comme une ré alité
difficileme nt accessible à la philosophie, et H egel ne manque pas d ’ en tirer
argument contre \&N aturphilosophie de Schelling qu ’ il accuse de pour
suivre le projet chimérique d ’ une déduction philosophique de l ’ intégralité
des phénomènes naturels '.J. a nature comporte des phénomènes ne pouvant
être appréhendés qu ’ en terme de nécessité conditionnelle et de contingence,
elle constitue un champ d ’ objectivité où l ’ activité législatrice de
l ’ entendement scientifique (pour la nécessité conditionnelle) et la recherche
empirique (pour la ré alité contingente) s ’ affranchissent de la concunence de
la rationalité philosophique.
H egel ne conçoit pas l ’ existence de la contingence dans la nature comme
le fruit d ’ une impuissance du connaître, mais comme celui de l ’ « impuis
sance de la nature»21, il insiste ainsi sur le fait que cette dimension
contingente du ré el ne relève pas seulement de l ’ aspect superficiel de l’ être
naturel. L a contingence, marque de l ’ extériorité de l ’ être naturel, est l ’ une
de ses caractéristiques essentielles, omniprésentes3 . C ette omniprésence et
ce caractère essentiel distinguent la place qu ’ occupe la contingence dans la
nature de celle qu ’ elle occupe dans d ’ autres parties du système. D e façon

1. § 250, rq. : « C ette impuissance de la nature assigne des limites à la philosophie, et le


plus indu est d ’ exiger du philosophe qu ’ il conçoive de telles contingences et - pour user des
termes qu ’ on applique à cette opération -, qu ’ il les construise, les déduise». E n fait, la cri
tique de Schelling est double. H egel lui reproche d ’ une part de s ’ être limité aux détermina
tions les plus générales de la nature, en restant pour ainsi dire encore victime de l ’ abstraction
métaphysique ou transcendantale contre laquelle la Nciturphilosophie est pourtant dirigé e. 11
lui reproche ainsi de ne pas a voir poussé les choses «jusqu’ à l’ exhaustivité du d étail»
(Phéno., p. 35, Ph.d. G ., p. 11), tout en l ’ excusant (une excuse qui est en fait à double
tranchant) par le fait que son œ uvre est encore celle d ’ un initiate ur (/<£). Il lui reproche
d ’ autre part l ’ absence de perfectionnement de la forme de sa philosophie, c ’ est-à-dire son
formalisme qui le conduit à s ’ étendre à des « biz arreries » (Phéno., p. 35-36, Ph.d. G ., p. 11-
12), ou à entrer « trop dans les détails » (Hist. Phi., 7, p. 2063-2064, W. 20, p. 444-445).
2. § 250.
3. § 250, rq. : « C ette impuissance de la nature à tenir fermement le concept dans sa
ré alisation explique la difficulté et, dans de nombreux domaines, l ’ impossibilité de tirer de
l’ observation sensible de fermes différences pour les classes et les ordres. La nature brouille
partout les frontières essentielles par des productions intermédiaires et mauvaises qui
fournissent toujours des objections à toute ferme différenciation ».
60 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

générale, il n ’ y a pas de contradiction che z H egel entre nécessité et contin


gence. E n concevant la nécessité absolue à partir de la nécessité condi
tionnelle, H egel la conçoit de telle sorte qu ’ elle apparaisse toujours sur un
fond de contingence, et si la nécessité absolue élève une partie de ce qui
semblait contingence (du point de vue de la nécessité relative) à la néces
sité, du contingent demeure toujours aux côtés du nécessaire, dans la nature
comme dans l ’ e sprit1 . Toutefois, dans l ’ esprit, la contingence n ’ est ni
essentielle, ni omniprésente, elle a bien plutôt un rôle subordonné, et c ’ est
seulement dans la nature qu ’ elle sort de son rôle subordonné pour faire
v aloir son « droit » 21. Les sciences de la nature se doivent de l ’ étudier, non
pas seulement parce qu ’ elles se doivent de thématiser l ’ intégralité des
phénomènes naturels, mais aussi et surtout parce qu ’ elle est omniprésente
et essentielle à la nature elle-même.
R econnaissant la contingence du ré el, H egel prend donc le contre-pied
de la dénonciation schellingienne du contenu des sciences. C ontrairement à
ce que l ’ on croit trop souvent, il procède également à une légitimation de la
conception mécanique de la nature. Nous avons vu que la position de la
nature comme sujet conduisait Schelling à l ’ organicisme, et à une
polémique contre la mécanique, considéré e comme une approche super
ficielle de la nature, faisant abstraction de tout ce qu ’ il y a de positif en elle.
Or, il résulte immédiatement de la d éfinition de la nature comme aliénation
de l ’ idé e que le concept d ’ organisme, en tant que nom de l ’ intériorité
naturelle, ne peut avoir qu ’ une signification locale (valant pour les nive aux
proprement organiques de l ’ être naturel, et non pour la nature en général).
Là encore, le propos hégélien répond aux thèses de Schelling. H egel lui

1. O n trouv e un e illustration de l ’ idé e de différe nts niv e a ux de conting e nc e dans le tra i


tement h é g élie n des lois scie ntifiqu e s. L a nécessité relativ e et la nécessité absolue impliqu e nt
imm é diate m e nt l ’ e xiste nc e de deux form e s de conting e nc e : la conting e nc e relativ e et c e
que l ’ on p e ut nomm er à la suite de H e nrich la conting e nc e absolue. M ais bie n que la nécessité
absolue soit une le cture de la nécessité relativ e , l ’ extension des d e ux contingences n ’ est pas
toujours égale. Si par exemple, du point de vue de la nécessité relativ e , la formule h = 1/2 g t 2
est nécessaire, du point de vu e de la nécessité absolue, c ’ est seulement le ra pport de
puissance, le f a it que l ’ espace (h) se ra pporte au carré du temps (t 2), qui est nécessaire (voir
sur ce point chap. 9, § 3).
2. § 250 : « L a conting e nc e et la d étermin a bilité p ar l ’ e xtérie ur [la nécessité condi
tionn elle] a dans la sphère de la nature son droit » ; § 145, add. : « O r, bie n que la conting e nc e,
conform é m e nt à ce que l’ on a débattu jusqu’ à présent ne soit qu ’ un mom e nt unilatéral d e
l ’ effe ctivité , et pour cette raison, ne puisse ctre confondu e avec c elle-ci elle-m ê m e , il lui
re vie nt pourta nt, en ta nt qu ’ elle est une form e de l ’ idé e en général, un droit propre aussi dans
le monde des objets. C ela est v ala ble tout d ’ a bord de la nature, à la surfa c e de la qu elle , pour
ainsi dire , la conting e nc e a son libre cours, qu ’ on doit alors re conn a ître comme telle , sans
a voir la préte ntion, (p arfois attribu é e de fa çon erroné e à la philosophie), de pouvoir trouv er
ici un pouvoir être seulement ainsi et non a utre m e nt ».
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 61

accorde qu ’ alors que la vie peut être considéré e comme l ’ intérieur ou


l ’ essence de la nature, la mécanique constitue l ’ approche la plus extérieure
et en définitive la plus superficielle (se bornant à la considération de la
«périphérie» de la nature)1 . Mais che z H egel, de tels constats ne déva
lorisent aucunement le point de vue mécanique, car la nature se caractérise
précisément par son extériorité à elle-même, par le fait que ce qui est
extérieur, métaphoriquement parlant la mort21, contredit effectivement ce
qui y est intérieur, la vie. C es deux aspects sont tout aussi constitutifs de la
ré alité naturelle, même s ’ ils sont dans une contradiction irréductible.
Nous touchons là à un point qui distingue radicalement la philosophie
de la nature hégélienne de nombreuses philosophies de la nature de
l ’ époque. Les philosophies de la nature de G oethe et Schelling, tout
comme les N aturphilosophie d ’ inspiration théosophique et romantique,
partagent un même mépris pour la physique inspiré e par les théories
newtonienne et cartésienne. C he z H egel au contraire, le point de vue
mécanique est un point de vue légitimé. La définition de la nature comme
aliénation de l’ idé e est corrélative d ’ une ré évaluation de la mécanique 3 , car
si le concept de vie est essentiel à la définition de la nature comme idé e, le
concept de mécanique l ’ est à la définition de la nature comme extériorité de
l ’ idé e à elle-même 4 . La définition de la nature comme idé e et comme série
de métamorphoses5 implique certes une critique « naturphilosophique » de
la vision mécaniste du monde, mais le thème de l ’ extériorité de la nature
interdit que l ’ organisme soit érigé en paradigme alternatif. Si métamor
phoses des différents nive aux de la nature il y a, elles doivent bien plutôt
être considéré es comme les changements qualitatifs qui affectent les corps

1. § 252; § 251, ot/d.


2. V oir le paragraphe 251.
3. D e même que H egel n ’ en est venu que progressivement à sa théorie sur la contin
gence, de même n ’ en est-il venu que progressivement à reconnaître la ré alité de la méca
nique. D ans la Dissertation sur les orbites des planètes, la « mécanique » est opposé e à la
« vraie physique », et ce n ’ est que dans l ’ E ncyclopédie de 1827 que la mécanique obtient un
droit égal à celui de la physique et de la physique organique, en devenant l’ une des trois
parties de la Philosophie de la nature. D ans les premières anné es d ’Iéna, H egel conçoit le
rapport de la philosophie et des sciences à la manière schellingienne, il dénonce l’indé
pendance des sciences qu ’ il considère comme des parties de la philosophie (Du droit naturel,
trad. B. Bourgeois, P aris, Vrin, 1972, p. 11-12, W. 2, p. 434-435). À cette époque, la philo
sophie des sciences de H egel n ’ est cependant pas totalement réductible à celle de Schelling
(voir sur ce point B. Bourgeois, Le droit naturel de H egel (1802-1803). C ommentaire, P aris,
Vrin, 1986, p. 54-76 et 561 -569).
4. L ’ être mécanique est en effet le lieu spécifique de « l ’ être isolé en extériorité récipro
que et [de] ses relations» (§ 253), de «l’ isolement infini» (§252). C ’ est par ce même
isolementque H egel caractérise l'e xtériorité à soi de l’idé e comme nature (§ 248).
5. § 249.
62 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

chimiques au cours du procès chimique que comme les transformations


organiques des différentes parties d ’ une plante décrites par G oethe 1 .
C ontrairement aux parties des plantes, les corps chimiques ont en effet une
existence indépendante du processus dont ils sont les dépôts, une ré alité
extérieure à la totalité dans laquelle ils s ’ inscrivent2 . H egel substitue-t-il
ainsi un paradigme chimique 3 au paradigme organiciste de la N atur-
philosophie schellingienne ? O ui et non, car il y a passage naturel, ou ré el,
des différents nive aux du procès chimique les uns dans les autres, alors
qu ’ il n ’ y a pas de passage naturel des différents nive aux de la nature les uns
dans les autres, comme nous le verrons bientôt.
La définition de la nature comme idé e dans la forme de l ’ extériorité
permet également à H egel de prendre le contre-pied de l ’ évaluation
schellingienne de la forme du savoir scientifique. C omme che z Schelling et
F ichte, la rationalité philosophique est conçue comme l ’ accomplissement
de la rationalité scientifique. C omparé es à la philosophie, les sciences
empiriques se caractérisent donc par une forme de rationalité inférieure,
mais cette infériorité ne conduit pas H egel à interpréter le savoir des
sciences de la nature comme un savoir défectueux. Le type de rationalité
propre aux sciences positives est bien plutôt approprié à la nature : « Les
sciences de la nature ont trouvé tant bien que mal la méthode qui convient
pour ce qu ’ elles doivent être. Les mathématiques aussi » 4 .
L ’ infériorité de la rationalité scientifique est thématisé e par le concept
d ’ entendement et par l ’ opposition de la pensé e spéculative et de la pensé e
d ’ entendement. L ’ entendement, c ’ est le savoir caractérisé par le formalisme
et l ’ empirisme, c ’ est-à-dire par une incapacité à unifier suffisamment les
pensé es et par une incapacité à procéder à cette unification par la pure
pensé e. O n retrouve là au moins trois des reproches adressés aux sciences de
la nature par Schelling : leur recours à l ’ empirie, l ’ insuffisance de leur
élaboration théorique et l ’ extériorité des différentes disciplines les unes aux
autres. Mais il s ’ agit ici de défendre les sciences de la nature contre de tels
reproches.

1.1 W. G oethe, Die Métamorphosé der Pflanz en, in Schriften zur Botanik und
Wissenschaftslehre, G esammt Ausgabe 39, München, D eutscher T aschenbuch V erlag,
1963, p. 16 sq. et J. W. G oethe, La métamorphose des plantes et autres écrits botaniques, trad.
H. et G . Bide au, P aris, Triades, 1992.
2. E nc., § 329, et add.
3. Sur la chimie comme paradigme dans la culture scientifique et philosophique de
l ’ époque, voir D. von E ngelhardt, H egel und die C hemie, chap. 2, M a ï Lequan, K ant et la
chimie, et P. K erszberg, « The Mental C hemistry of Spéculative Philosophy », in Graduate
F aculty Philosophy Journal, vol. 22, n° 1,2000, p. 191-225.
4. Science de la Logique, trad. P.-J. Labarrière, G . Jarkzyk, P aris, Aubier, 1972-1981,
3 vol. (cité Log.), 1.1, p. 24, W. 5, p. 48.
L'ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 63

Schelling voyait dans l ’ idé e de science expérimentale un concept


hybride et contradictoire, que rien ne pouvait justifier. H egel s ’ emploie au
contraire à la justifier : l ’ être naturel étant contingent, les sciences de la
nature doivent nécessairement avoir recours à l ’ empirie pour appréhender
leurs objet. D ans la remarque du paragraphe 16 de l ’ E ncyclopédie, H egel
soutient que les sciences de la nature ne peuvent pas relever de la seule
théorie dans la mesure où le ré el comporte une dimension irréductible au
rationnel. C ’ est ainsi que les sciences sont «positives» en un sens irré
ductible, qui résulte de la nature même de la ré alité, plus précisément, de
l ’ existence en elle d ’ une dimension purement « empirique ». E mpirique n ’ a
pas simplement ici la signification de source de la connaissance mais dési
gne par métonymie, la ré alité comme « champ de la variabilité et de la
contingence », la ré alité en tant qu ’ elle n ’ est accessible que par la source
empirique du savoir. Plutôt que d ’ être dénoncé e, la combinaison de la
théorie et de l ’ expérience 1 est justifié e par H egel.
L ’ idé e de théorie physique, qui se voit elle aussi légitimé e, suppose un
type d ’ explication distinct de celui de la philosophie. Schelling dénonçait
l ’ idé e d ’ une explication par des causes, en affirmant que seule la construc
tion a priori pouvant produire de véritables explications. H egel justifie au
contraire le recours à l ’ explication causale, en la faisant apparaître comme
une contrainte lié e à l ’ irréductibilité du ré el à la nécessité absolue et à la
rationalité philosophique. Les sciences positives ne peuvent en effet se
contenter comme la philosophie de se limiter à l ’ étude de ce qui dans la
nature est rationnel, elles doivent lier leurs principes rationnels à une
phénoménalité où voisinent rationalité et irrationalité: «L e ur commen
cement en soi rationnel passe dans le contingent pour autant qu ’ elles ont à
faire descendre l ’ universel dans la singularité et l ’ effectivité empirique.
D ans ce champ de la variabilité et de la contingence on ne peut faire valoir le
concept, mais seulement des raisons [ Gründe ] ».
O n observe un renversement analogue à propos de l ’ extériorité des
différentes sciences de la nature. Schelling dénonçait le morcellement
disciplinaire, il est, d ’ après H egel, exigé par l ’ extériorité essentielle de la
nature dont l ’ une des expressions les plus caractéristiques est la division en
une pluralité de régions (Mécanique, Physique, Physique organique) et de
nive aux (Mécanique finie. Mécanique absolue, etc.) dont l’ unité n ’ existe
qu ’ en-soi et ne peut être établie que par la philosophie. Pour elle-même, et
en tant qu ’ objet d ’ étude des sciences positives, la nature n ’ existe que
comme un système de nive aux distincts les uns des autres, n ’ admettant pas
de passage naturel les uns dans les autres 21. L ’ extériorité des différentes

1. Pour la théorie hégélienne de l ’ expérience scientifique voir chap. 10.


2. § 249, rq. etadd.
64 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

sciences les unes aux autres s ’ en trouve justifié e . Prenant ici encore l ’ exact
contre-pied de Schelling, H egel récuse toutes les tentatives de réduction
nisme scientifique et toutes les tentatives d ’ identification philosophique
des différentes régions de la nature l . Alors que l ’ ambition de la philosophie
schelligienne est de décrire la production ré elle des différents nive aux de la
nature en décrivant les métamorphoses qui les font passer les unes dans les
autres, H egel soutient qu ’ il n ’ y a pas de métamorphose ré elle des nive aux,
que les nive aux constituent des ré alités distinctes et irréductibles les unes
aux autres, que le passage que décrit la spéculation n ’ appartient qu ’ à la
spéculation : « L a nature est a considérer comme un système de nive aux,
chacun procédant nécessairement d ’ un autre et constituant sa plus prochaine
vérité, mais pas au sens où il serait naturellement produit par cet autre [...].
La métamorphose n ’ appartient comme telle qu ’ au concept car son
changement seul est un développement » 21.
C ertes, l ’ entendement désigne une forme de rationalité inférieure à celle
de la philosophie, aussi est-il dénoncé lorsqu’ il s ’ agit de déterminer com
ment philosopher, toujours est-il que cette infériorité n ’ en fait aucunement
une forme de rationalité défectueuse. D ans les sciences de la nature, la
rationalité d ’ entendement apparaît au contraire comme une forme de
rationalité approprié e à son objet. C ette conformité est relevé e par H egel en
de nombreux endroits3 . Ainsi affirm e-t-il à propos des mathématiques que
le type de rapport d ’ entendement qu ’ elles thématisent est exigé par

1. C ette critiqu e concerne aussi bie n la physiqu e dynamiste, que la physiqu e mécaniste et
les différe nte s versions de l ’ éle ctro-chimism e . H e g el pousse l ’ ironie jusqu’ à attribu er le nom
de philosophie de F id e ntité , c elui de la philosophie de S ch elling, à ces différe nte s physiques :
« O n nomme la philosophie conte mporain e philosophie de l ’ id e ntité; ce nom s ’ a ppliqu era
bie n mie ux à la physiqu e qui se contente d ’ ignorer les d éterminité s, lorsqu e par e x e mple ,
dans l ’ éle ctro-chimico-m agn étism e a ctu el, elle considère éle ctricité et chimism e a bsolu
m e nt comme un. C ’ est le d éfa ut de la Physique qu ’ elle s ’ en tienne trop à ce qui est id e ntiqu e;
c ar l ’ id e ntité est la c até gorie fond a m e ntale de l ’ entendement » (§ 246, add., W . 9, p. 20); on
retrouv e un typ e de critiqu e analogue lorsque H e g el retourn e les critiqu e s adressé es à la
N aturphilosophie sch ellingie nn e contre B erz élius (§ 330, rq., W . 9, p. 307).
2. § 249. L a notion de métamorphose ne vise pas ici G oethe, mais bie n S ch elling qui
l ’ e mploie à de nombreuses reprises dans V E squisse pour d é crire le d é v elopp e m e nt de la
productivité origin aire , voir par exemple, S.W. III, p. 44 : « T oute n ature productiv e n ’ est
c e p e nd a nt origin elle m e nt rie n d ’ autre qu ’ une métamorphose alla nt à l ’ infini ».
3. § 247, add., W . 9, p. 21, 22: « C ette form e [l ’ id é e dans la p articularité] est la plus
supporta ble pour l ’ e nte nd e m e nt; la n ature est seulement le c a d a vre de l ’ e nte nd e m e nt».
L ’ entendement corre spond plus p articulière m e nt a ux form e s les plus finie s, inorg a niqu e s, de
la n ature : « L a vie est le conc e pt p arv e nu à sa m a nife station, le conc e pt exposé, d e v e nu
é vid e nt, aussi e st-elle pour l ’ entendement ce qu ’ il y a de plus dur à s aisir, c ar pour lui,
F a bstrait, le mort, en tant que le plus simple, est ce qu ’ il y a de plus fa cile à s aisir» (§251,
add., W . 9, p. 37).
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 65

l ’ extériorité de la nature et parfaitement adapté à elle 1 . E n fait, H egel ne


considère pas seulement l ’ entendement comme une forme de rationalité, il
désigne aussi par la catégorie d ’ entendement, les rapports ontologiques et
les formes de ré alité qui correspondent à ce type de rationalité. C ’ est en ce
sens qu ’ il établit une analogie, dans la Phénoménologie, entre «l ’ activité
de dissociation » de l ’ entendement et la finitude en général21. Le point
mérite d ’ être relevé car c ’ est précisément sur le terrain de la critique de
l ’ entendement que H egel prend sa défense. Si la théorie kantienne de rôle
constitutif de l ’ entendement et seulement régulateur de la raison a pu
conduire à une critique de l ’ entendement au nom de la raison, c ’ est en effet à
la suite d ’ une ontologisation de la distinction de l ’ entendement et de la
raison 3 . C he z Schiller, Sinclair, Z willing et Jacobi, on voit apparaître
l ’ idé e suivant laquelle l ’ entendement se caractérise par la séparation et
l ’ opposition, alors que la raison se d éfinit par l ’ unification. E nsuite, che z
S ch elling etleje un e H egel, la raison se voit totalement désubjectivisé e et
identifié e à l ’ absolu lui-même, alors que l ’ entendement est ré duit à un
mode déficient de la connaissance du ré el. Or, c ’ est précisément en poursui
vant le mouvement de cette ontologisation que le H egel de la maturité
défend l ’ entendement : le ré el étant reconnu en sa finitud e irréductible, la
connaissance finie se voit elle-même rétablie dans son droit.
L ’ exemple des mathématiques permet d ’ illustrer cette paradoxale
défense de l ’ entendement. O n considère souvent qu ’ il n ’ y a che z H egel
qu ’ une appréciation négative des mathématiques. Nombreux sont en effet
les textes polémiques qui s ’ emploient de différentes manières à établir
l ’ infériorité de la connaissance mathématique par rapport à la connaissance
philosophique. C es polémiques doivent toutefois être rapporté es à leur
contexte. D ans la préface de la Phénoménologie de l ’ esprit, dans le cadre
d ’ une présentation du type de rationalité spécifique de la philosophie, il
s ’ agit de dénoncer les philosophies, dont celle de Schelling, qui font des

1. Log. III, p. 341, W . 6, p. 525 : « la nature offre de soi une telle contingence dans les
principes de division (...) [que] l ’ acte de tenir fermement à un princip e de division devient
impossible. L ’ extériorité dans laquelle le concept est par excellence dans la nature introduit
l ’ indiffére nc e totale de la différe nc e; une division fréquente pour la division se trouve par
conséquent prise du nombre ».
2. Phéno, p. 48, Ph.d. G ., p. 25-26 : « Mais cet état de dissociation et d ’ in effe ctivité est
lui-même un moment essentiel; car c ’ est uniquement parce que le concret se scinde et fait de
soi un in effe ctif qu ’ il est ce qui se meut. L ’ activité de dissociation est la force propre et le
tra v ail de l' entendement, de la plus étonnante et de la plus grande puissance qui soit, ou pour
tout dire : de la puissance absolue (...). L a mort, pour donner ce nom à cette in effe ctivité , est
ce qu ’ il y a de plus terrible, et retenir ce qui est mort est ce qui exige la plus grande forc e ».
3. Nous suivons ici R. P. Horstmann (Les frontières de la raison, p. 131-138) tout en
arrivant à une conclusion opposé e à la sienne. C he z H egel, cette ontologisation de la raison
n ’ a pas ta nt pour résultat une critiqu e qu ’ une défense de l ’ entendement.
66 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

mathématiques le modèle de la démarche philosophique. La critique est


alors d ’ autant plus virulente que l ’ on sait l ’ adversaire proche de ses propres
vues, et que l ’ on cherche à s ’ en distinguer nettement. E n revanche, lorsque
les mathématiques sont considéré es en tant que science positive, et non
plus en tant que modèle de la rationalité en général, le ton polémique fait
place aux louanges. H egel admire alors les mathématiques qui parviennent
à être science de l ’ entendement «de façon parfaite», et qui apparaissent
comme un type de procédure adapté e à leur objet : « puisque la mathé
matique est la science des déterminations finies de la grandeur, lesquelles
valent et persistent dans leur finitude, et puisqu ’ elle ne doit pas les dépas
ser, elle est essentiellement une science de l ’ entendement; et puisqu ’ elle a
la capacité d ’ être cela de façon parfaite, il faut bien plutôt lui conserver son
avantage par rapport aux autres sciences du même genre et ne lui faire perdre
de sa pureté ni par immixtion du concept qui lui est hétérogène, ni par
immixtion de buts empiriques » '.

Enco r e u n e p hi l o s o p hie d e l a n a t u r e

La rationalité philosophique est d ’ un ordre supérieur, mais la recon


naissance de l’ indépendance des sciences positives permet de prévenir le
risque de leur remplacement par la philosophie. L ’ accomplissement de la
rationalité scientifique par la spéculation peut donc prendre la forme d ’ une
fondation des sciences positives. H egel renoue avec le projet fichté en tout
en l ’ accomplissant de façon plus satisfaisante. La spéculation fichté enne
thématise une expérience pouvant être donné e indépendamment des
concepts par lesquels les sciences l ’ appréhendent. La spéculation hégé
lienne se présente au contraire comme une reprise du savoir d ’ entendement.
La philosophie de la nature ne consistera pas en une thématisation
immédiate de la nature, mais en une thématisation médiate s ’ en remettant
aux sciences pour penser son objet. E n tant que philosophie de la nature,
elle consistera certes en une théorie du lu scientifique, cependant, elle
exposera ce lu en s ’ appuyant sur la lecture scientifique de la nature.
D e nombreuses formulations l ’ indiquent. A ux affirmations schellin-
giennes suivant lesquelles la philosophie doit se substituer aux sciences,
H egel oppose qu ’ il doit y avoir «une action réciproque» entre la philo
sophie et les sciences. La philosophie ne peut communiquer sa rationalité
aux sciences, agir sur elles, les fonder, que si elle est mue par les sciences et

l.§259,r9 .
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 67

qu ’ elle s ’ ajuste au contenu scientifique 1 , sans pour autant s ’ appliquer à


l ’ intégralité de ce contenu. L a philosophie ne doit pas traiter de tout, mais
seulement du rationnel. P ar voie de conséquence, elle ne doit pas se
r apporter aux phénomènes, mais seulement à un discours ayant déjà
effectué la rationalisation des phénomènes 21. Il en résulte que la philosophie
de la nature a toujours des conditions et des présuppositions : elle a les
sciences de la nature pour condition et présupposition3 . H egel désire établir
une paix durable entre les sciences et la philosophie. Il désire mettre un
terme à la guerre (schellingienne et romantique), par un accord basé sur un
rapport véritable des deux termes en conflit4 .
La philosophie de la nature est une philosophie du savoir scientifique.
E lle admet un principe absent des philosophies de F ichte et de Schelling,
celui de la restriction du philosopher au contenu déjà élaboré par les
sciences positives (d ’ où une certaine reconnaissance de l ’ historicité de la
philosophie de la nature, et plus généralement, du système)5 . H egel affirme
en divers endroits que la philosophie n ’ a pas à s ’ inquiéter du caractère
encore lacunaire de certains secteurs de la connaissance scientifique de la
nature 6 , que la philosophie doit se contenter de ce qui est déjà connu par les

1. Lettre à Voss, 1805 (3 e rédaction) : « la philosophie est en vérité la reine des sciences
aussi bien par elle-même que par l ’ action réciproque qui s ’ exerce entre elle et les autres
sciences : de la philosophie, qui a pour essence l ’ idé e, émane la mobilité qui s ’ introduit dans
les autres sciences ; de ces autres sciences, elle reçoit l ’ image de la totalité du contenu ; et de
même qu ’ elle les pousse à acquérir ce qui leur manque du coté de l ’ idé e, de même est-elle
poussé e par elles à abandonner le défaut d ’ accomplissement de son abstraction ».
2. Lettre à Von R aumer, 02/08/1816 : « C e n ’ est pas seulement devenu un préjugé de
l ’ étude philosophique, mais aussi un préjugé de la pédagogie-et ici d ’ une façon encore plus
étendue - que lorsqu ’ on s ’ exerce à penser par soi-même, en premier lieu la matière n ’ a pas
d ’ importance, et en second lieu le fait d ' apprendre est opposé au fait de penser par soi-
même : alors qu ’ en ré alité la pensé e ne peut s ’ exercer que sur une matière qui n ’ est pas un
produit de l ’ imagination ou une représentation sensible ou intellectuelle, mais une pensé e ».
3. § 246.
4. H egel affirme que « la philosophie et les sciences doivent (...) travailler main dans la
main » (§ 246, add., W. 9, p. 20) et il prétend instaurer une paix solide : « Il y eu un état de
chose plus naïf, selon l ’ apparence plus heureux, qui n ’ est pas encore passé depuis très
longtemps, où la philosophie allait la main dans la main avec les sciences (...). Mais la paix
était superficielle (...). Il en est résulté alors la séparation, la contradiction s ’ est développé e ;
mais dans la philosophie l’ esprit a fêté la réconciliation de lui-Tnême avec lui-même, de telle
sorte que cette science n ’ est en contradiction qu ’ avec cette contradiction là et avec le fard
qui la recouvre. Il relève de mauvais préjugés de croire qu ’ elle se trouverait en contradiction
avec une connaissance d ’ expérience sensé e » (E nc., préf. éd. 1827).
5. À ce propos, E . R enault, « Système et historicité des sciences », in H egeljahrbuch,
1998, p. 132-137.
6. § 270, add., W. 9, p. 106.
68 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

sciences1 , et il dénonce l ’ a mbition (schellingienne), de combler philo


sophiquement ces lacunes2 . S ’ y rattache la critiqu e de l ’ usage des hypo
thèses et des analogies en philosophie de la nature 3 . C ette re striction du
philosophiqu eme nt rationnel au scientifiquement connu est la conséquence
du rapport général que la spéculation entretient avec l ’ entendement, elle
répond en outre à une nécessité propre à la philosophie de la nature. La
nature pose à la philosophie un problème spécifique : étant d éfinie de façon
essentielle par la contingence, elle ne peut être réduite à la nécessité absolue
et à la ration alité qu ’ y voit le philosophe. C ette du alité fait le caractère
« énigmatique » et « problématique » de la nature 4 . E lle se donne et elle se
refuse en même temps à la connaissance : elle s ’ y donne en tant qu ’ elle est
idé e et que l ’ esprit parvient à lire son essence en elle , elle s ’ y refuse en tant
qu ’ elle est aliénation de l ’ idé e et toujours partiellement inadéquate à la
ration alité que l ’ e sprit découvre en elle. Aussi la philosophie ne peut

1. § 268, add., W . 9, p. 119 : « O n n e doit pas faire consister la v ale ur de la scie nc e en c e


qu e toute la multiplicité des figurations soit conçu e , e xpliqu é e; mais il fa ut qu e l’ on se
conte nte d e ce qu e l ’ on p e ut de f a it conc e voir à présent. Il e xiste b e a ucoup de choses qui ne
sont pas e ncore aptes à être conçu e s (noch nichtz u begreifen ist); c ’ est ce qu ’ il fa ut qu e l ’ on
conc è d e dans la philosophie de la n ature ».
2. Phéno., p. 36, Ph.d. G ., p. 12 : « P our ce qui est du conte nu, les autres e n pre nn e nt
p arfois bie n à le ur aise pour se donn er d e l ’ espace. Ils tire nt sur le ur terrain un e gra nd e
qu a ntité d e m atéria u, à s a voir, ce qui e st d éjà connu et mis e n ordre , et tout en s ’ affaira nt prin
cip ale m e nt a ux biz arrerie s et curiosité s, ils n ’ en s e mble nt qu e posséder d a v a nta g e e ncore le
reste avec le qu el, à sa m a nière , le s a voir en a v ait d éjà termin é , mais s e mble nt aussi, dans le
m ê m e te mps, domin er tout ce qui n ’ était pas e ncore ré glé , et donc soum ettre tout à l ’ id é e
a bsolu e ».
3. H e g el jug e la pratiqu e des hypothèses indign e d e la philosophie d e la n ature , et
a cc e pta ble dans le s e ul conte xte des sciences e xp érim e ntale s. Plutôt que d ’ être a ccomplis
s e m e nt de la ration alité , la philosophie se voit ré duite p ar l ’ usage des hypoth è s e s à un e
pratiqu e arbitraire , re ch erch a nt la v érité dans les seules obs erv ations : « L a philosophie doit
p artir d e conc e pts ; et si elle expose peu, on doit se conte nter d e c ela. L a N aturphilosophie est
dans l ’ erre ur qu a nd elle v e ut faire fa c e à tous les ph é nom è n e s ; c ela a lie u dans les scie nc e s
finie s, ou l ’ on v e ut tout ra pporter a ux pensé es univ ers elle s (le s hypoth è s e s). L ’ e mpiriqu e est
la s e ule confirm ation des hypothèses ; tout doit donc être e xpliqu é . M ais ce qui est connu p ar
le conc e pt e st clair p ar soi-m ê m e et solid e m e nt éta bli ; et la philosophie n ’ a aucune inquiétud e
à a voir si tous les phénomènes ne sont pas e ncore e xpliqu é s » (§ 270, add. ; W . 9, p. 106).
4. L e s pre mière s lign e s des Leçons (p. 3) sont les suiv a nte s : « L a n ature e st donn é e à
l ’ homm e comm e un problè m e vers la solution duqu el il est tout a uta nt attiré qu e re pouss é. L a
n ature au d e hors f a it fa c e à son â m e et à son e sprit [ sein G emüt und sein G eist] , [comm e]
qu elqu e chos e d e simple . L a n ature s ’ oppos e a ctiv e m e nt à moi, a u Moi. O n doit re conduire
c ette opposition à l’ unité qu e j e suis moi-m ê m e . D onc, d ’ un coté l ’ unité , et oppos é e à c ela , la
s é p aration». A dditif introductif, W . 9, p. 12 : «L a n ature nous est donn é e comm e un e
é nigm e et un problè m e qu e nous nous sentons a uta nt forc é s à ré soudre qu e nous sommes
repoussés d e lui : attiré s, c ar l ’ e sprit a le pre ss e ntim e nt de lui-m ê m e dans la n ature ; re pouss é
d ’ un étra ng er, dans le qu el il n e se retrouv e pas [ ersich nichtfïnd et] ».
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 69

assurer par elle-même que le rationnel qu ’ elle énonce est bien celui de la
nature. E lle doit nécessairement s ’ en remettre à l ’ entendement scientifique,
dont la fonction est de « faire descendre l’ universel dans la singularité et
l ’ effectivité empirique»1 , de rechercher comment l ’ être rationnel de la
nature se donne à même la contingence dans l ’ empirie. C ’ est seulement
avec les théories scientifiques que la vérité de la conception philosophique
de la nature sera établie de façon satisfaisante 21. La philosophie de la nature
se rapporte donc à l ’ entendement scientifique dans un double mouvement
de confirmation du philosophique par le scientifique et de fondation du
scientifique par le philosophique, dans un double mouvement indiquant la
double complémentarité de la philosophie et des sciences qui « doivent
travailler main dans la majjt » 3 .
C onformément à la problématique fichté enne, l ’ objet de la fondation
philosophique est un savoir scientifique reconnu en son autonomie. O n a
cependant affaire ici à deux types de fondation irréductibles. L a fondation
hégélienne se distingue tout d ’ abord de la fondation fichté enne par son
contenu. La nature est en effet considéré e che z H egel suivant un point de
vue analogue à celui de la physique spéculative. E lle n ’ est pas considéré e
comme le résultat de l ’ activité de l ’ esprit, mais d ’ un point de vue ré aliste,
comme une ré alité existant hors de l’ esprit (c ’ est l ’ un des aspects de son
extériorité à elle-même). La philosophie de la nature ne recherchera pas dans
la nature la contrepartie du sujet transcendantal, dans les sciences la
simplicité d ’ un principe fondamental, mais elle s ’ engagera au contraire
dans l ’ étude des différentes forces, des différentes lois, des différents procès
qui font toute la diversité des phénomènes naturels. Le caractère irréducti
ble de cette diversité est formulé ontologiquement par la thèse suivant
laquelle la nature est un système de nive aux n ’ admettant pas de passage les
uns dans les autres, et constituant autant de régions qualitativement
distinctes 4 . Approchant la nature comme une ré alité indépendante de
l ’ esprit, animé e par des forces spécifiques, et comme une multiplicité
irréductible, la philosophie hégélienne de la nature adopte un point de vue
analogue à celui de la physique, d ’ où l ’ utilisation de termes quasi-schel-
lingiens: «Nous la trouvons tout d ’ abord dans une ré elle relation à la

1. § 16, rq.
2. V oir par exemple §254, add., W. 9, p. 42 : « Afin de prouver que l’ espace est
conforme à notre concept, nous devons comparer la représentation de l ’ espace avec notre
concept ». Nous reviendrons sur les problèmes posés par ce texte dans le chapitre 4.
3. §246, add., W. 9, p. 20.
4. § 249.
70 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

science de la nature en général, à la physique, à l ’ histoire naturelle, à la


physiologie ; elle est elle-même physique, mais physique rationnelle » ' .
La fondation hégélienne diffère d ’ autre part de celle de F ichte par sa
forme. H egel ne reprend certes pas à son compte le type de fondation
ré aliste des sciences que proposait la seconde philosophie de la nature de
Schelling. L a philosophie de la nature considère la nature comme « un
royaume de pensé es » 21, elle ne procède pas à une thématisation immédiate
de l ’ être nature, mais à une thématisation médiate. C ependant, c ’ est bien
dans l ’ idé e de philosophie de la nature que réside la possibilité de la forme
hégélienne de la fondation des sciences positives. L ’ idé e d ’ une philosophie
scientifique n ’ a plus che z H egel le même sens que che z F ichte. E lle ne
signifie plus l ’ espoir de déduire toutes les déterminations nécessaires, et
par là même certaines, du savoir humain. L a philosophie de H egel n ’ a plus
la certitude pour objet comme che z F ichte, mais la vérité comme che z
Sch elling3 . D éduire la certitude d ’ un savoir, c ’ est certes tenter de rendre
compte de sa vérité, et che z F ichte, c ’ est bien aussi de la vérité d ’ un savoir
qu ’ on cherche à rendre compte; mais l ’ idé e de philosophie de la nature
évoque une autre approche de la vérité, focalisé e sur le contenu obje ctif ou
la ré alité du savoir. L a préface de la Phénoménologie de l ’ esprit insiste sur
le fait que la philosophie doit élaborer un système de la vérité 4 , qu ’ elle doit
se faire « savoir effe ctif » et constituer la « connaissance absolue » 5 . C ’ est
bien la philosophie schellingienne de la nature qui est à l ’ origine de cette
interprétation de la scie ntificité 6 . C he z H egel comme che z F ichte, la notion
de savoir vise une réflexion sur un savoir déjà acquis, ou un « savoir du
savoir » 7 , mais alors que che z F ichte, il s ’ agissait seulement de démontrer

1. A dditif introductif, W. 9, p. 10. L a substitution de rationnel au spéculatif renvoie sans


doute à la volonté hégélienne de se démarquer du formalisme et du caractère non encore
accompli de ïa. forme scientifique che z Schelling.
2. Leçons, p. 8 : « L a philosophie considère donc la nature comme un royaume de
pensé es, déterminations de pensé e ».
3. Hist. phi., 7, p. 1981 (à propos de F ichte), p. 2053, W. 20, p. 392, p. 430-431 : « L e Je
est certain, mais la philosophie veut le vrai »; «D ans la philosophie schellingienne, c ’ est
donc aussi le contenu, la vérité, qui est devenue la chose principale ».
4. Phéno., p. 38-39, Ph.d. G ., p. 14-15.
5. Phéno., p. 39, Ph.d. G ., p. 16. D ans la Phénoménologie, les termes de connaissance et
de savoir, qui décrivent les ambitions du philosopher systématique, sont pris en un autre sens
que dans la Philosophie de l ’ esprit, où savoir est le terme générique, et connaître le terme
spécifique (E nc., § 441-445).
6. E nc. § 24, 2 e add. ; Log. III, p. 59, W. 6, p. 268. V oir le chapitre suivant.
7. Hist. phi., 7 ; p. 1979,1980, W. 20, p. 390 : « C e qu ’ il y a de grand, c ’ est l ’ unité du prin
cipe et la tentative de développer scientifiquement et de façon conséquente le contenu entier
du savoir »; « L a tâche de la science, telle que F ichte l ’ exprime, est la doctrine du savoir. La
conscience sait, c ’ est sa nature ; la connaissance philosophique est le savoir de ce savoir ».
L ’ ALIÉ N A TIO N D E L ’ID É E 71

la nécessité absolue des premiers principes de ce savoir, il s ’ agit maintenant


d ’ en déployer intégralement le contenu jusqu ’ à «l ’ exhaustivité du
détail » ', d ’ un détail composé de la diversité des connaissances scienti
fiques : « Une philosophie développé e scientifiquement accorde déjà en
elle-même à la pensé e déterminé e et aux connaissances approfondies la
place à laquelle elles ont droit ; et son contenu - ce qu ’ il y a de général dans
les rapports spirituels et naturels - conduit immédiatement par lui-même
aux sciences positives, qui le font apparaître sous une forme concrète, dans
s on développement et son application, à tel point qu ’ inversement leur
étude s ’ avère nécessaire à la connaissance approfondie de la philosophie » 21.
Mais que signifie alors la notion de N aturphilosophie, dont H egel fait
usage pour donner son npm à la seconde partie du système 3 ? Schelling
abandonne l ’ appellation courante de Philosophie der N atur pour l’ appel
lation inusité e de N aturphilosophie 4 lorsqu ’ il formule le projet original
d ’ une science qui apourcaractéristiqued’ êtredynamiste etré aliste, voué e à
la recherche de l ’ inconditionné dans la nature et destiné e à construire
l ’ intégralité des phénomènes naturels. H egel rejette la plupart de ces
caractéristiques. Il reprend certes à la physique spéculative le point de vue
« physique » qu ’ elle adoptait sur la ré alité, ainsi que son orientation dyna-
iniste 5 , mais en définitive, sa philosophie de la nature semble plus proche
du programme traditionnel d ’ une étude des premiers principes du savoir de
la nature, tel qu ’ il est mis en œ uvre tout au long de l ’ histoire de la philo
sophie, que de l ’ idé e originale que Schelling s ’ était fait du philosopher sur
la nature. H egel souligne lui-même, pour démarquer sa N aturphilosophie
de celle de Schelling, la dimension relativement classique de son entre
prise : « La N aturphilosophie est considéré e en quelque sorte comme une

1. Phéno.p. 35, Ph.d. G ., p. 11. D ans la lettre à Von R aumer (02/08/1816), après avoir
dénoncé les philosophies qui affirment « que la précision et la variété des connaissances » est
«superflue », H egel soutient « que l ’ enseignement de la philosophie dans les universités ne
peut effectuer c e qu ’ il doit effectuer - l' acquisition de connaissances déterminé es -qu e s ’ il
adopte une démarche méthodique déterminé e, embrassant le détail et instituant un ordre ».
2. Lettre à Von R aumer (02/08/1816).
3. Notons à ce propos que dans la Propédeutique, H egel abandonne la notion de « N atur
philosophie » pour lui substituer celle de « Wissenschaft der N atur », ce qui établit un
parallélisme avec la premièrepartiedu système (WissenschaftderLogik). H egel aurait éga
lement pu établir un parallélisme avec la troisième partie du système en intitulant la seconde
« Philosophie der N atur ». Mais il préféra revenir à « N aturphilosophie ».
4. X. Tilliette , souligne l ’ importance de ce changement de nom, Schelling, Une philo
sophie endevenir.t. l,p. 161, P aris, Vrin, 1992 2 . Q ue l ’ originalité du terme soit, dans l ’ esprit
de Schelling, lié e à l ’ originalité de son projet philosophique, c ’ est ce que l ’ on voit clairement
dans l'introduction de l' E ntwurf(S.Vf. III, p. 280).
5. C ’ est en ce sens qu ’ il loue K ant pour a voir ranimé l ’ idé e de philosophie de la nature
(§ 262, rq.).
72 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

nouvelle science; certes c ’ est en un sens vrai, mais dans un autre non. C ar
elle est âgé e, aussi âgé e que la considération de la nature (elle ne s ’ en
différencie pas), bien plus âgé e que la physique, de même que par exemple,
la physique d ’ Aristote est largement plus N aturphilosophie que
physique » *. Mais il souligne aussi, dans la phrase qui suit le passage cité,
ce qui rend sa N aturphilosophie irréductible à la forme traditionnelle que
prenait le philosopher sur la nature ; c ’ est la séparation de la philosophie et
des sciences: « C ’ est seulement aux temps modernes qu ’ appartient la
séparation de l ’ une et de l ’ autre. O n constate déjà cette séparation dans cette
science que la métaphysique wolfienne veut distinguer comme cosmologie
de la physique, et qui doit être une métaphysique du monde ou de la nature,
mais qui se limite pourtant à des déterminations d ’ entendement tout à fait
abstraites. C ette métaphysique s ’ est assurément éloigné e bien plus de la
physique que ne l ’ est ce que nous entendons maintenant par N aturphilo
sophie » 21. La N aturphilosophie apparaît comme la réponse philosophique
approprié e à l ’ indépendance des sciences. Le fait de cette indépendance peut
inciter la philosophie à une position de repli dans l ’ abstraction, à un
abandon de la considération de la nature en sa diversité et sa ré alité. H egel
ne mentionne ici que la première forme de cet abandon, celle du repli de la
philosophie wolfienne dans l ’ abstraction métaphysique. Mais cet abandon
peut sans nul doute prendre d ’ autres formes, comme celle du repli dans
l ’ abstraction transcendantale ou celle du repli dans l ’ abstraction méthodo
logique. La philosophie de Schelling, et plus particulièrement la N atur
philosophie qu ’ il élabore, sont manifestement des ré actions contre cet
abandon. C es ré actions ne doivent pas conduire à tenter de supprimer
l ’ indépendance des sciences, mais seulement à inventer les formes du
philosopher concret sur la nature qui sont adéquates à la situation
épistémologique définie par l’ autonomie du savoir scientifique. T el est
l ’ objectif de la N aturphilosophie hégélienne.

1. A dditif introductif, W. 9, p. 11.


2.1d. V oir aussi ffirr. P/ii.,t. 6, p. 1384,1435, W. 20, p. 124,153.
C h a pi t r e iv

U N S Y S T È M E N O N HI É R A R C HI Q U E

N e faut-il pas considérer qu ’ entre Schelling d ’ une part, F ichte et H egel


d ’ autre part, la différence n ’ est que de degré? La Doctrine de la science ne
prétend pas seulement observer les sciences positives, elle prétend établir la
vérité de leur savoir par des moyens plus rationnels que ceux qu ’ elles
utilisent, elle prétend distinguer ce qui en elles est absolument rationnel de
ce qui ne l ’ est que relativement. D e même, lorsque H egel affirme que les
principes rationnels des sciences positives «appartiennent à la philo
sophie »*, ne fa ut-il pas lire l’ aveu qu ’ en ce qui concerne la partie la plus
rationnelle des sciences, la philosophie peut légitimement se substituer aux
sciences? L ’ idé e même de système des sciences ne remet-elle pas en cause
le principe de l ’ autonomie du savoir constitué? C ’ est ce que l ’ on devra sans
doute conclure si l ’ on admet que l ’ idé e de système est univoque, qu ’ il n ’ y a
pas de différence essentielle, par exemple, entre les systèmes métaphy
siques du xvn e siècle, ceux de D escartes, Spinoz a et Leibniz, et les
systèmes de l ’ idé alisme allemand21. O n considérera alors en effet que
l ’ ambition systématique est solidaire d ’ une conception hiérarchique du
savoir, d ’ une tentative de dérivation de l ’ ensemble du savoir positif à partir
de quelques principes abstraits. E n interprétant l ’ idé alisme allemand d ’ un
autre point de vue que celui de la longue duré e en histoire de la philosophie,
on montrera ici ce qui rend les systèmes post-kantiens irréductibles à ces
systèmes métaphysiques.

1. §16,rç.
2. H eidegger, Schelling, trad. J.-F . C ourtine, P aris, G allimard, 1977, p. 48 sq. D e même,
E . Meyerson compare-t-il les Principia II de D escartes et la Philosophie de la nature
hégélienne (op. cit. , p. 448-449,577 sq.).
74 UNE NATURPHU j O S O PHIE s cie n t i f iq u e

Q u ’ e s t - c e q u ’ u n s y s t è m e?

Il semble que dans la philosophie classique, la notion de système n ’ ait


été prise qu ’ au sens objectif du terme, et que le concept de « système philo
sophique » se soit constitué au xvin c siècle, notamment dans le cadre d ’ une
polémique contre les métaphysiques rationalistes du xvn c siècle 1 , dont les
termes sont inscrits dans le Traité des systèmes de C ondillac. La critique de
la métaphysique y prend la forme d ’ une dénonciation des «systèmes
abstraits » qui dérivent le savoir à partir de principes abstraits21. E lle y
dénonce la prétention du philosopher à générer 1 ’ ensemble du savoir à partir
de principes dont il établirait par lui-même la vérité et la certitude, et elle
s ’ efforce de préserver les savoirs constitués de la domination d ’ un tel
philosopher. À cette fin, elle souligne notamment l ’ indépendance des
mathématiques et de l ’ astronomie vis-à-vis de la philosophie, en leur
attribuant une forme de systématicité propre et des principes spécifiques
(des hypothèses vérifiables empiriquement)3 , mais c ’ est au fond l ’ inté
gralité du savoir qui se voit soustrait à la domination philosophique par
l ’ assise empirique qui lui est donné e 4 . C ondillac s ’ en prend tout particuliè
rement à l ’ idé e de principe philosophique. Il affirme qu ’ en raison de leur
extrême abstraction, ces principes ne constituent pas à proprement parler
des connaissances et ne peuvent prétendre à en produire 5 ; qu ’ en raison de
leur trop grande généralité, ils s ’ avèrent incapables de traiter avec précision
des détails et des différents aspects des questions considéré es6 ; enfin, qu ’ en
raison de l ’ impossibilité d ’ un examen rationnel des différents principes, ils
ne peuvent que conduire la philosophie à l’ arbitraire 7 . La polémique

1. La troisième partie des Principia de N ewton s ’ intitule, « systema mundi », et il semble


que L eibniz se réfère encore à ce sens lorsqu’ il parle du « Système nouve au de la nature et de
la communication des substances...» ou de son système de l ’ harmonie pré établie. Le
système philosophique ne fait alors que reproduire l ’ enchaînement ré el des causes et des
effets et l ’ organisation du monde qui en résulte. Il semble que ce soit seulement au cours du
X VIIIe siècle que la notion de système prenne non pas seulement le sens logique d ’ « une
accumulation de vérités relié es entre elles et à leurs principes » (Wolf, Philosophia rationalis
sive logica, § 889, cité par A . Doz, « H egel et l ’ idé e de système », in H egeljahrbuch 1973,
p. 81-84, ici p. 81), mais le sensd ’ un type de rationalité philosophique particulier, qui conduit
rétrospectivement à l’idé e que certaines philosophies sont des « systèmes ».
2. Ibid , p. 3.
3. /W 4,p.216-218,221.
4. Suivant C ondillac, la démarche des systèmes abstraits inverse en fait le vrai procès de
connaissance qui fait que l ’ abstrait ne peut avoir de sens que lorsqu’ il s ’ explique par des
idé es moins abstraites (p. 9).
5. /bld., p. 20.
6. Ibid., p. 15. 16.
7. Ibid., p. 15.
U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E 75

condillacienne conduisit les E ncyclopédistes à un second type d ’ objection,


portant cette fois sur l ’ architecture même des systèmes métaphysiques. Si
l ’ on prend comme exemple la lettre préface aux Principia de D escartes, on
s ’ aperçoit que la prétention de la philosophie à dominer l ’ ensemble du
savoir peut se reproduire au sein du système, dans la subordination de
l ’ ensemble des branches du savoir philosophique à une seule discipline
philosophique, la métaphysique. C ette architecture hiérarchique est
dénoncé e 1. Substituant le modèle de la carte à celui de l ’ arbre, ils préfèrent
organiser le savoir en fonction d ’ un ordre alphabétique des connaissances,
plus apte à rendre compte, tant du détail des connaissances (pas toujours
compatible avec la cohérence systématique d ’ une science ou d ’ un système des
sciences), que des multiples rapports horizontaux entre les différentes régions
du savoir et des différents « points de vue » pouvant être adoptés sur lui 21. Les
E ncyclopédistes n ’ en rejettent pas pour autant toute forme de systématicité,
ils opposent seulement à« l ’ esprit systématique » 3 , une nouvelle forme de
systématicité, et dans une certaine mesure, ils identifient plus que jamais
philosophie et système. E n effet, la critique de la métaphysique ne laisse plus à
laphilosophied’ autreobjet que l ’ unification systématique des principes des
différentes philosophies (l’ éclectisme), et la systématisation d ’ un savoir
scientifique reconnu en sa valeur et en son indépendance 4 .
Plutôt que comme un retour aux systèmes métaphysiques, l ’ idé alisme
allemand doit être interprété comme un prolongement de cette critique des
systèmes. Nous avons déjà souligné le trait méthodologique fondamental
suivant lequel la philosophie est conçue comme une reconstruction du
savoir non-philosophique plutôt que comme la constitution d ’ une science
fondamentale ou l ’ établissement d ’ une vision du monde alternative à celle
du sens commun. Il en résulte que la systématicité philosophique est
définie comme l ’ explicitation de la systématicité interne du savoir non-
philosophique et la mise à jour des principes dont dépend sa vérité et sa

1. C ette critique de la pensé e hiérarchique est l ’ un des thèmes de la pensé e des Lumières
et elle conduisait à la dénonciation des méthodes de l ’ histoire naturelle conçues comme reflet
de l’ organisation de la société d ’ ancien régime (voir à ce propos l ’ article « C haîne des
êtres » du Dictionnaire philosophique de Voltaire, et les analyses de W. Lepenies, D as E nde
der N aturgeschichte. W andel kulturellerS elbstverstàndlichkeiten in der Wissenschaften des
18. und 19. Jahrhunderts, Munich, H anser V erlag, 1976, p. 47-48).
2. Diderot. Prospectus, in J. d ’ Alembert, Discours préliminaires de l ’ E ncyclopédie,
P aris, Vrin, 1989,p. 133-134,et d ’ Alembert, Discours préliminaires, ibid., p. 60-61, édition
corrigé e, introduite et annoté e par M. Malherbe, P aris, Vrin, 2000.
3. E ncyclopédie, Art. « Philosophie », (fin).
4. D. Diderot, article « E ncyclopédie », p. 43, Prospectus, p. 135.
76 U N E N A T U R P HIL0S0P H1 E S CIE N TIFIQ U E

cohérence 1 . Une telle compréhension de la systématicité est déjà,


perceptible che z K ant, par exemple, lorsque la Critique de la raison pur e
soutient que le « système de la science » ne consiste qu ’ en une mise à jour
de la liaison organique des différents usages de la raison 21. E lle est expli.
cité e comme telle dans la conception fichté enne du système comme
restitution de la systématicité du savoir non philosophique : « L ’ objet de la
Doctrine de la science est avant tout le système du savoir humain. C e
dernier est présent avant la science de ce système, mais il est établi par elle
dans une forme systématique » 3 . O n retrouvera cette définition du système
philosophique comme explicitation d ’ une systématicité indépendante che z
Schelling, même si che z lui, cette systématicité indépendante tend à
prendre la forme classique du système objectif, plutôt que la forme spéci
fique du système du savoir non philosophique, du fait de l ’ ontologisation
de la distinction kantienne de l ’ entendement et de la raison 4 .
C ependant, pour la systématicité comme pour la fondation des
sciences, la tension méthodologique propre à l ’ idé alisme allemand reste
perceptible. D e même que l ’ exigence d ’ une conciliation de l ’ autonomie de
la raison philosophique et de l ’ indépendance des sciences peut conduire à
remettre en cause l ’ indépendance des sciences, de même, elle peut donner
lieu à une résurgence de certains des traits caractéristiques des systèmes
métaphysiques. Q u ’ il y ait régression à un type de philosophie dépassé,
c ’ est un soupçon qui naît avant tout de la thématique du premier principe. Il
n ’ est donc pas étonnant qu ’ elle ait concentré sur elle les critiques5 et que
Schelling (pendant un temps) comme H egel se soient efforcés de penser une
systématicité sans premier principe.
La critique du premier principe fut développé e à l ’ époque de différentes
manières. S a version romantique présente un intérêt tout particulier car elle
s ’ installe au c œ ur de la tension méthodologique de l ’ idé alisme allemand.
C he z F . Schlegel, la critique du système procède d ’ une critique de l ’ idé e
même de principe, entendue au double sens du commencement absolu et de

1. R. P. Horstmann, op. cit.,p. 23. À comparer avec l ’ interprétation de B. Bourgeois qui


considère au contraire que le projet d ’ une unification du système objectif et du système
subjectif est au c œ ur de l ’ idé alisme allemand (L ’Idé alisme allemand, p. 97-105).
2. K ant, Critique de la raison pure, B X XIII.
3. F ichte, E ssais, p. 59, F . W. 1,2, p. 140-141.
4. Schelling, C onférences de Stuttgart, in Œ uvres métaphysiques, p. 203, S. W. VII, 421 :
« D ans quelle mesure un système est-il en général possible ? R éponse : il y a déjà eu un
système, bien avant que l ’ homme eût songé à en faire un - le système du monde. Trouver
celui-ci, telle est donc la tâche véritable ».
5. Sur le développement de la critique du premier principe dans le « H ebert-Kreis » et
che z les penseurs romantiques, voir M. Franck, « Aile W ahrheit ist R elativ, ailes Wissen
symbolisch », in R evue internationale de philosophie, 1996, 3,p. 403-436.
F U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E 77

j a vérité première et fondamentale 1 . Schlegel y oppose l ’ image d ’ un


commencement médiat et relatif, et la thèse suivant laquelle « toute vérité
eS t relative » 21, D écisif est le fait que cette critique se développe au nom de
] a systématicité elle-même et du savoir non philosophique. Schlegel
soutient qu ’ « il est également mortel à l ’ esprit d ’ avoir un système que de ne
pas en avoir » 3 , il interprète le système comme un ensemble de relations4 ,
e t c ’ est en jouant la systématicité contre les principes qu ’ il en vient à
soutenir la relativité de la vérité : « O n ne peut tout comprendre qu ’ au
moyen de la totalité et dans la totalité; c ’ est là simplement une autre
expression pour la proposition : toute vérité est relative»5 . P ar ailleurs,
cette critique des principes est connexe d ’ une ré évaluation du savoir
commun et d ’ une critiqug de la dévalorisation de la raison au détriment de
l ’ entendement : « S elon le jugement le plus répandu et l ’ usage de la langue,
c ’ est V entendement [la plus haute parmi les facultés humaines]. Il est vrai
que la philosophie actuelle le rabaisse asse z souvent pour, en revanche,
élever la raison bien plus haut [...] L ’ entendement est le pouvoir des
pensé es. Une pensé e est une représentation parfaitement accomplie pour
elle-même, parvenue à la plénitude de sa formation, totale et infinie à
l ’ intérieur de ses limites. C ’ est ce qu ’ il y a de plus divin dans l’ esprit de
l ’ homme. E n ce sens, l ’ entendement n ’ est pas autre chose que la philo
sophie naturelle elle-même » 6 . Précisons que si le savoir commun, ou la
philosophie naturelle, est divin, ce n ’ est pas par sa capacité à saisir une
vérité absolue, mais parce que la vérité ne peut s ’ énoncer que dans la
confrontation d ’ opinions en conflit: «L a vérité est engendré e par la
neutralisation d ’ erreurs opposé es. Il ne peut y avoir de vérité absolue » 7 .
La critique romantique des systèmes post-kantiens est fidèle aux
intuitions fondamentales de l ’ idé alisme allemand dans la mesure où elle
fait jouer l ’ indépendance du savoir non philosophique contre son
absorption dans une rationalité indépendante. E lle conduit cependant les

1. Sur le rapport entre principe et système che z F . Schlegel, voir C . B erner, « Platon et
l ’ esprit de la vraie philosophie. R emarques sur l ’ idé alisme transcendantal de Friedrich
Schlegel vers 1800 », K airos, n° 16,2000, p. 85-106, tout particulièrement, p. 91-93.
2. F . Schlegel, Transcendantalphilosophie (1800-1801 ), H ambourg, Meiner, p. 92.
3. Fragments de l’ Athena eum, inP. Lacoue-Labarthe, J. L. N ancy, L ’ absolu littéraire.
Théorie de la littérature du romantisme allemand. S euil, 1978, p. 104.
4. Transcendantalphilosophie, p. 4 : « Il n ’ est pas ici question de l ’ unité d ’ un système;
car celui-ci n ’ est pas absolu. D ès que quelque chose est un système, il n ’ est pas absolu ».
5. Ibid., p. 94. V oir également p. 100 : « Système est le concept auquel le concept de
principe est opposé ».
6. Fragments de l’ Athena eum, p. 238-239. D ans sa Transcendantalphilosophie,
Schlegel fait d el’ époque de l’ entendement l ’ avenir et la vérité de l ’ époque de la raison, et il
l ’ identifie au nous (p. 13).
7. Transcendantalphilosophie, p. 93.
78 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

romantiques hors du cercle de l ’ idé alisme allemand, puisqu ’ elle conduit à


l ’ abandon du principe de l ’ autonomie de la raison. Lorsque H egel prend
parti dans ce débat, il occupe la position d ’ une reprise rationaliste de cette
critique, en d ’ autres termes, d ’ une synthèse de C ondillac et de Schlegel.
O n retrouve che z H egel la critique condillacienne des principes méta
physiques et la conception non-hiérarchique de la systématicité. La dénon
ciation du caractère vide et inaccompli des principes philosophiques1 est
reprise et agrémenté e de thèmes romantiques : le commencement immédiat
est impossible, la vérité des principes n ’ existe pas hors des relations qu ’ ils
entretiennent avec ce qu ’ ils fondent, le faux est un moment du vrai21.
C omme che z C ondillac, cette dénonciation voisine avec le refus de l ’ uni
latéralité des constructions auxquelles ils conduisent3 , avec le procès du
manque de considération critique et rationnelle de la valeur des différents
principes métaphysiques 4 . C omme che z Schlegel, cette critique est tourné e
contre F ichte et R einhold 5 , et elle est connexe d ’ une défense de l ’ entende
ment contre la raison abstraite. Mais lorsqu ’ il s ’ agit de répondre à ces
critiques, les thèses romantiques deviennent insuffisantes. C ’ est en défini
tiv e l ’ idé al d ’ un savoir dérivé d ’ un fondement absolu, jug é inaccessible,
qui conduit le premier romantisme à la thèse suivant laquelle la
vérité est relative et le savoir symbolique 6 . Mais la rationalité du savoir

1. Phéno., p. 39, Ph.d. G ., p. 15 : « Le commencement, le principe ou l ’ absolu, tel qu ’ il


est d ’ abord et immédiatement énoncé, est seulement le général (...) il tombe sous le sens que
les mots : divins, absolu, étemel, etc., n ’ énoncent pas ce qui est contenu en eux »; C ondillac
adressait à la métaphysique une critique très proche : « nous tombons dans l ’ erreur parce que
nous raisonnons sur des principes dont nous n ’ avons pas démêlé toutes les idé es (...). Voilà la
cause des erreurs des philosophes et des préjugés du peuple » (op. cit., p. 213).
2. Phéno., p. 4l,Ph..d. G ., p. 18 : « ce qu ’ on appelle un fondement ou un principe de la
philosophie, dès lors qu ’ il est vrai, est également faux par le seul fait déjà, qu ’ il est fondement
ou principe [«dans la mesure où il n ’ est que fondement», 1831] ». Nous revenons sur le
rapport entre la vérité d ’ un principe et son développement dans ce qui suit. Sur la question du
commencement absolu che z H egel, voir F . F ischbach, Du commencement en philosophie.
Étude sur H egel et Schelling, P aris, Vrin, 1999, p. 103 sq.
3. E nc. , § 14, rq. : « P ar système on entend faussement une philosophie ayant un principe
borné, différent d ’ autres principes; c ’ est au contraire le principe d ’ une philosophie vraie
que de contenir en soi tous les principes particuliers ».
4. § 28,32.
5. Hist. Phi., t. 7, p. 1981, W. 20, p. 392 : « C ’ est une philosophie tout d ’ une pièce que
F ichte a tenter de faire, une philosophie dans laquelle rien d ’ empirique ne serait reçu de
l ’ extérieur. Mais ce faisant un point de vue faux est aussitôt introduit et cette pensé e de F ichte
ressortit à l’ ancienne représentation que l ’ on avait de la science et qui consistait à
commencer sous cette forme par des principes ; et à procéder à partir d ’ eux, de sorte qu ’ un
principe se trouve confronté à la ré alité qu ’ on en fait dériver et qui de ce fait est en vérité
autre chose, n ’ est pas déduite ».
6. M. Franck, op. cit., p. 416-420.
U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E 79

est-elle tributaire de l ’ existence d ’ un fondement ultime? C omme les


E ncyclopédistes, H egel considère que la démarche rationnelle ne peut être
ramené e à une progression liné aire soumise à un ordonnancement uni
voque. Le système est en fait constitué d ’ un « cercle de cercles » dans lequel
les moments de chaque cercle renvoient aux moments d ’ autres cercles'.
Q uant à l ’ enchaînement de ces cercles, il doit lui-même être appréhendé
suivant différents « points de vue » pour exhiber toute sa rationalité 21. Le
progrès liné aire qui conduit du début du système à son terme est ainsi brisé
par un rése au de retours et de renvois qui transforme le rationnel en « un
rése au universel»3 . Le projet encyclopédiste des Lumières, corrélatif du
refus de l’ abstraction des principes philosophiques, répondait à l ’ exigence
d ’ un philosopher conçret s ’ engage ant dans le détail du savoir.
L ’ E ncyclopédie hégélienne répond également à cette exigence tout en la
nourrissant du soucis « naturphilosophique » d ’ une conciliation de
« l ’ exhaustivité du détail » et de « la perfection de la forme » 4 .

L’ a r t i c u l a t i o n s y s t éma t iq u e

Pour déterminer le sens des structures du système hégélien, il peut être


utile de repartir des critiques adressé es à Schelling. À l ’ époque de
l ’ E squisse d ’ un système de philosophie de la nature (1799) et du Système
de l ’ idé alisme transcendantal (1800), on trouve également che z ce dernier
une interprétation non hiérarchique de la systématicité puisque le modèle
de la série s ’ y substitue à celui de l’ arbre. La philosophie transcendantale
n ’ est plus alors le tronc fournissant leurs principes à ces philosophies
appliqué es que sont la philosophie de la nature et la philosophie de
l ’ histoire, comme en 1797, à l ’ époque desldé es ; la N aturphilosophie n ’ est
pas encore l ’ origine de la philosophie de l ’ intelligence comme en 1801
dans la D éduction générale des catégories du procès dynamique. La philo
sophie de la nature et la philosophie de l ’ intelligence (ou la philosophie
transcendantale) sont bien alors deux sciences indépendantes et d ’ égale

1. Le statut et la forme des différentes correspondances dans le système de H egel a été


étudié de façon approfondie par V. Hôsle, op. cit.,p. 101-123.
2. § 575-577. H egel explique en effet qu ’ il y a trois lectures possibles du système, et il
parle de point de vue à l ’ occasion de l ’ une d ’ entre elles (§ 576). L ’ identification des dif
férents syllogismes à des points de vue déterminant des formes de lectures du système est
proposé e par T. F . G éra ets, « Les trois lectures philosophiques de l ’ E ncyclopédie ou la ré ali
sation du concept de la philosophie che z H egel », H egel-Studien 10, p. 231-254.
3. L ’ expression estd ’ E . Bloch, voir Sujet-objet, trad. M. de G andillac, P aris, G allimard,
1977, p. 161-162.
4. Phéno., p. 35, Ph.d. G . , p. 1 J .
80 U N E N A T U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

importance 1 , qui ne sont pas encore unifié es de l ’ extérieur par une


philosophie de l ’ identité qui les subsumerait toutes deux, comme cela sera
le cas ultérieurement. L ’ unification de ces deux sciences résulte du seul fait
que chacune d ’ elles thématise son unité avec l ’ autre, en théorisant le
passage de son objet particulier dans l ’ objet de l ’ autre : d ’ une part, la
philosophie de la nature thématise son unité avec la philosophie de
l ’ intelligence en faisant apparaître le mouvement de la nature comme celui
d ’ une intelligence accédant progressivementà la conscience de soi, d ’ autre
part, la philosophie de l ’ intelligence thématise sa propre unité avec la
philosophie de la nature en exposant la nécessité pour l ’ esprit de se poser
dans une objectivité indépendante de lui, ou comme une nature.
Il est tout à fait signific atif que dans les Leçons sur l' histoire de la
philosophie, H egel se soit appliqué à cette mouture de la philosophie
schellingienne pour en discuter les articulations systématiques21. H egel
passe souvent pour un penseur de la fondation ultime. Il reprocherait à
Schelling l ’ organisation purement sérielle de son système de 1799-1800, et
il entreprendrait de la corriger en lui ajoutant une partie générale, la Science
de la logique, qui établit l ’ unité de la philosophie de la nature et de la
philosophie de l ’ intelligence (qui devient philosophie de l ’ esprit che z
H egel)3 . L a Science de la logique est alors interprété e comme la théorie du
principe absolu du système, la description et la fondation de l ’ absoluité de
ce principe, ou en d ’ autres termes, la fondation par le système lui-même de
l ’ absoluité de son propre principe 4 . L ’ idé e logique serait le principe absolu
du système, et le système se contenterait de confirmer son absoluité en
établissant qu ’ il épuise effectivement le savoir humain5 . Ainsi serait
rétablie l ’ architecture arborescente du savoir.

1. L ’ idé e d ’ une égale importance des deux sciences, qui sera affirm é e de façon
explicite dans l ’ introduction du Système de l ’ idé alisme transcendantal (1800), est acquise
dès/'Ê sçuisre(contrairementàceque soutient R. Lauth, op. cit., p. 185). Le premier para
graphe d el’ introductionde [' E squisse, renvoie certes la nature à l ’ activité inconsciente de
l ’ esprit, dans la logique de lafondation de la philosophie de la nature sur la philosophie tra n
scendantale (S. W. III, p. 271). Mais le second paragraphe indique la possibilité du mou
vement inverse, où la philosophie de la nature aurait le rôle de fondement : « was wir
V emunftnennen, ein bloss Spiel hôheren uns notwendig unbekannter N aturkrafte ist » (S.
W .III.p. 273-4).
2. Hist. Phi., t. 7, p. 2056-2057, W. 20, p. 435-436.
3. V. Hôsle, op. cit.,p. 47-49.
4. D. W andschneider, « Letztbegründung und Logik », in H. D. Klein, Letztbegründung
als System, Bouvier, Bonn, 1994, p. 84-103 ; V. Hôsle, op. cit., p. 73-74.
5. V. Hôsle, op. cit., p. 101-123. Le critère censé déterminer que cette entreprise est
effectué e serait, comme che z F ichte, la circularité du système. D. Souche-D agues défend
une interprétation analogue lorsqu’ elle renvoie la critique hégélienne des « principes » au
r U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E

C ette interprétation semble pourtant contredite par les textes. H egel


81

n ’ affirme pas en effet que la Philosophie de la nature et la Philosophie de


l ’ esprit présentent deux formes de l ’ idé e qui en son essence est idé e
logique, mais au contraire que la Science de la logique, la Philosophie de la
nature et la Philosophie de l’ esprit présentent l ’ idé e dans trois éléments
différents. O n peut certes dire que l ’ idé e, dans la mesure où elle donne son
unité au système, est le principe de la philosophie de H egel, mais il faut
alors ajouter que l ’ idé e n ’ est aucunement réductible à l ’ idé e logique qui
n ’ est que l ’ une de ses trois manifestations. C e qu ’ est l ’ idé e comme telle,
c ’ est seulement le système en son intégralité qui peut le formuler, en
développant le procès unifiant des trois expressions de l ’ idé e : « C hacune
des parties de la philosophie est un tout philosophique, un cercle se fermant
en lui-même, mais l'idé e philosophique y est dans une détermin ité ou dans
un élément particulier. Le cercle singulier, parce qu ’ il est en lui-même
totalité, rompt aussi la borne de son élément et fonde une sphère ultérieure ;
le tout se présente par suite comme un cercle de cercles, dont chacun est un
moment nécessaire, de telle sorte que le système de leurs éléments propres
constitue l'idé e toute entière, qui apparaît aussi bien en chaque éléments
particuliers»1 . Il est signific atif que H egel parle ici d ’ «élément»2.
C omme le remarque H. F . F ulda, la notion d ’ élément doit être prise en un
double sens. E lle désigne la forme dans laquelle l ’ idé e s ’ exprime, l ’ élément
au sens du milieu, mais aussi ce qui compose l ’ idé e, l ’ élément au sens de la
partie constituante, au sens chimique du terme 3 . L ’ idé e est « constitué e »
de ses « éléments propres », éléments propres qui sont certes ses propres
manifestations, mais des manifestations complémentaires. H egel l ’ indique
assez clairement lorsqu ’ il considère la pensé e pure, la nature et l ’ esprit
objectif comme trois « manifestations qui se complètent » : « c ’ est dans la
science qu ’ elle [la conscience de soi] trouve la connaissance libre,
conceptualisé e, de cette vérité, en tant qu ’ elle est une et identique en ses
manifestations qui se complètent, l ’ É tat, la nature, et le monde idé el » 4 .

thème du cercle (voir Le cercle hégélien, P aris, P U F , 1986, p. 66-68). Mais la critique des
principes doit être référé e au terme du cercle de cercles plutôt qu ’ à la simple idé e de cercle.
1. E nc., § 15 (souligné par nous).
2. § 18, rq. : « les différences des sciences philosophiques particulières ne sont que des
déterminations de l ’ idé e elle-même, et c ’ est seulement celle-ci qui s ’ expose en ces éléments
divers ».
3. H. F . F ulda, « G . W. F . H egel », in Hôffe, Klassikerder Philosophie, t. Il, p. 80, et note
15. R epris et développé par B. F alkenburg, Die F orm der Materie,p. 133-139.
4. Principes de la philosophie du droit, § 360.
82 U N E N AT U R P HIL O S O P H1 E S CIE N TIFIQ U E

L ’ idé e est la vérité, « l ’ unité absolue du concept et de l ’ objectivité » \


le procès dialectique des déterminations de pensé e1 2 où le ré el se voit
identifié à la «totalité systématique»3 des déterminations de pensé e
parcourues par ce procès. C e procès dialectique est le procès des détermi
nations de pensé e en leur dimension « logique », au sens où le logique
définit che z H egel la dimension «conceptuelle» du savoir, l ’ articulation
spécifique de la forme et du contenu des différentes déterminations de
pensé e. Aussi le système en son intégralité peut-il être considéré comme
l ’ étude des différentes formes de l ’ «apparition » du «logiqu e » 4 . La
philosophie hégélienne s ’ engage donc dans une déduction « logique » de la
vérité des différentes branches du savoir, elle semble ainsi donner une
pré éminence à cette science particulière qu ’ est la Science de la logique.
C elle-ci ne considère les déterminations de pensé e qu ’ en tant que leur vérité
relève de leur dimension logique, et c ’ est ce qui lui permet de thématiser
pour elle-même la «méthode» utilisé e dans l ’ intégralité du système (à
savoir l ’ étude dialectique du savoir en sa dimension logique)5 . Mais c ’ est
seulement de ce point de vue méthodologique que la Science de la logique
jouit d ’ une supériorité sur les autres parties du système car en aucune
manière les autres parties se contentent d ’ appliquer ce qui s ’ est donné dans
cette première partie du système. La thèse d ’ une telle supériorité
méthodologique doit d ’ ailleurs elle-même être nuancé e. La nécessité
d ’ étudier le savoir en sa dimension conceptuelle, ou logique, est en effet
établie dès la conclusion de la Phénoménologie de l ’ esprit. C et ouvrage,
qui est l ’ introduction (ou la première partie) du système 6 , définit donc le
point de vue que présuppose la Logique, et impose la démarche dialectique
qui sera explicité e pour elle-même au terme de la Logique. Ajoutons que
s ’ il est question de méthode à la fin de la Logique, ce n ’ est pas parce que le
savoir doit être fondé par une méthode vraie, mais parce que la démarche
suivie dans le système n ’ apas encore révélé sa vérité, sa capacité à formuler

1. £nc., §213.
2. §215. H egel distingue les «pensé es» qui sont les pensé es d ’ entendement, et les
« déterminations de pensé e ». qui sont ce qui est pensé, que ce soit par l ’ entendement ou par
la spéculation.
3. § 243.
4. § 574-577.
5. § 237 : « C e contenu [de la Logique} est le système du logique. C omme forme, il ne
reste ici à l ’ idé e rien d ’ autre que la méthode de ce contenu, - le savoir déterminé de la valeur
de ses moments ». § 243 : « La science conclut de cette manière en saisissant le concept
d ’ elle-même comme de l ’ idé e pure pour laquelle est l ’ idé e ».
6. Sur le problème controversé du rapport de la Phénoménologie au système, voir les
contributions d ’ H. F . F ulda, D as Problem einer E inleitung in H egels Wissenschaft der Logik,
Francfort, Klosterman, 1965, et de F . F ischbach, Du commencement en philosophie.
p. 139-174.
r
U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E 83

funité accomplie de l ’ être et de la pensé e. Il faudra attendre le terme du


parcours encyclopédique pour que l ’ idé e logique ne soit plus seulement la
vérité formelle d ’ une «méthode», mais une vérité «vérifié e» dans le
contenu effectif1 .
R evenons aux Leçons sur l' histoire de la philosophie et à la critique de
Schelling. Lorsque H egel compare les structures systématiques de sa philo
sophie à celles de la philosophie schellingienne de 1799-1800, ce n ’ est
aucunement pour affirmer que l ’ unité du système doit être établie par une
science supérieure à la philosophie de la nature et à la philosophie de
l’ intelligence (ou de l ’ esprit). C ette critique serait d ’ ailleurs de très faible
porté e, puisqu ’ elle viserait un type d ’ organisation qui est l ’ exception plus
que la règle. Avant 1799„Schelling fondait en effet la philosophie de la
nature dans la philosophie transcendantale, et après 1801, après avoir fondé
le système dans la philosophie de la nature {D éduction générale du
processus dynamique), il fondera la philosophie de la nature et la philo
sophie de l ’ intelligence dans une philosophie de l ’ identité. Si H egel se
réfère à cette version de la philosophie schellingienne plutôt qu ’ à une autre,
sans doute est-ce parce qu ’ il y retrouve sa propre problématique. C e qu ’ il
reproche à Schelling n ’ est pas d ’ établir l ’ unité de la philosophie de la nature
et de la philosophie de l ’ esprit au moyen d ’ une théorie de leur passage
réciproque l ’ une dans l ’ autre, mais que ces passages ne soient pas effectués
suivant la considération pensante qui consiste à déduire la vérité au moyen
de l ’ étude de la dimension logique du savoir : « O n a d ’ un côté cette
démarche conduisant la naturejusqu’ au sujet, et de l ’ autre celle conduisant
le Moi jusqu ’ à l ’ objet. Mais la véritable démarche ne pourrait se faire que
de manière logique [... ]. La véritable preuve que cette identité est ce qui est
véritable pourrait au contraire seulement être apporté e par l ’ examen de
chaque terme pour lui-même en ses déterminations logiques»21. 3 C he z
Schelling comme che z H egel, il s ’ agit de rendre compte du double rapport
de l ’ esprit et de la nature. D ans un cas, le passage d ’ une partie dans l ’ autre
explicite une relation ré elle, alors que dans l ’ autre cas, il n ’ explicite qu ’ une
relation idé elle. C he z Schelling, le passage de la nature dans l ’ intelligence
relève d ’ un rapport de transformation, il soutient en effet que « ce que nous
nommons raison n ’ est rien d ’ autre qu ’ un jeu supérieur de forces naturelles
qui nous sont nécessairement inconnues » ’ . C he z H egel, ce passage ne
relève ni d ’ une relation de production de l ’ esprit par la nature, ni d ’ une

1. § 574 : Le concept de la philosophie est « l'idé e qui se pense, la vérité qui sait, le
logique avec cette signification qu ’ il est l ’ universalité vérifié e dans le contenu concret
comme dans son effectivité ».
2. Hist. Phi., t. 7, p. 2056-2057, W. 20,435.
3. S.W. III, p. 273-274.
84 U N E NATURPH1LO S O PH1E S CIE N TIFIQ U E

transformation de la nature en esprit, il ne relève donc pas à proprement


parler d ’ un passage ré el La théorie du passage (idé el) de la nature dans
l ’ esprit permet né anmoins d ’ expliciter un rapport ré el de la nature et de
l ’ esprit. E n effet, il y a bien un lien ré el entre la nature et l ’ esprit puisque
l ’ esprit, c ’ est d ’ abord un esprit fini doté d ’ un corps organique naturel^
C ’ est seulement en théorisant l ’ affirmation progressive de l ’ idé e dans la
nature que l ’ on peut rendre intelligible ce lien ré el, le fait que l ’ esprit puisse
se rapporter essentiellement à un corps. E n adoptant le point de vue de la
philosophie de la nature, il faut donc interpréter le passage de la nature dans
l ’ esprit d ’ un point de vue ré aliste, comme le passage d ’ une ré alité dans une
autre sur fond de rapport ré el entre elles deux. Le rapport de l ’ esprit à la
nature est au contraire seulement idé el; c ’ est seulement en tant qu ’ il
connaît la nature que l ’ esprit y reconnaît son essence. C ’ est le cas che z
Schelling comme che z H egel. La philosophie hégélienne de l ’ esprit étudie
en effet le mouvement par lequel l ’ esprit se reconnaît de façon toujours plus
adéquate et complète dans la ré alité (comme esprit subjectif, esprit objectif,
art, religion puis philosophie)3 , jusqu ’ à se savoir identique à la ré alité, et
donc aussi à la nature, jusqu ’ à passer idé ellement dans la nature. Pour
unifier ces deux passages, il est nécessaire de les considérer d ’ un point de
vue commun. D ’ après H egel il faudra donc étudier l ’ esprit et la nature en
tant que savoir, et suivant un point de vue sur le savoir qui soit à même
d ’ unifier les dimensions ré elles et idé elles de ces passages. C ’ est ce que
permet l ’ étude du savoir en son contenu logique, dans la mesure où l ’ étude
du « logique » permet d ’ appréhender le savoir en sa vérité, en ce qui relève
en lui de l ’ unité du ré el et de l ’ idé el (nous reviendrons sur ce point au
prochain chapitre).
E n définitive, H egel admet donc comme légitime le type d ’ organisation
du système de Schelling, et l ’ unité horizontale des parties qu ’ il établit. Il
refuse en effet de façon tout à fait explicite que l ’ unité des deux parties soit
établie indépendamment d ’ elles, dans une partie qui les subsumerait et les
réunirait toutes deux de l ’ extérieur4 . C ette unité doit être démontré e au

1. Sur la question du passage de la nature dans l ’ esprit, on se référera à B. Bourgeois,


«Présentation. La philosophie de l ’ esprit» (in E ncyclopédie des sciences philosophiques,
t. III, p. 7-93), p. 18-36.
2. E nc., § 388-412. V oir à ce propos, M. W olff, Dos Kôrper-S e ele-Problem, Francfort,
Klosterman, 1992, et E . R enault, « Aristote dans la Philosophie hégélienne de l' esprit », in
K airos, 16,2000, p. 187-106.
3. E nc., § 553-554.
4. Hist. Phi., t. 7, p. 2057, W. 2, p. 435 : « D ans un tel procédé, cette unité n ’ est pas pré
supposé e, on montre au contraire au nive au des termes eux-mêmes que leur vérité est leur
unité, mais que chacun à part est unilatéral, et que leur différence se change, se renverse en
cette unité ».
U N S Y S T È M E N O N HIÉ R A R C HIQ U E 85

jjioyen d ’ une théorie du passage réciproque de la philosophie de la nature


dans la philosophie de l ’ esprit: «L e résultat de cette considération
pensante est que chaque terme se transforme en sous-main en son contraire,
e t que seule l ’ identité des deux est la vérité »
E n tant que la Logique pose F idé e logique comme l ’ identité de l ’ être et
du connaître, et que c ’ est du point de vue qu ’ elle définit que le système
trouve son unité, elle pourrait être considéré e comme le principe du
système. Mais H egel s ’ efforce en fait de penser le rapport de ce moment
unitaire aux autres moments du système de telle sorte que soit évité e la
structure hiérarchique du savoir, qui consisterait à faire de cette unité soit le
présupposé du système, soit son résultat2 . La théorie des trois syllogismes,
sur laquelle se conclut F E ficyclopédie, le confirme. Il apparaît en fait que si
laiognywe est le «point de vue » par lequel la vérité du système est sue, ce
« point de vue » n ’ a de valeur que pour autant qu ’ il parvient à rendre compte
de la vérité qui se livre au moyen des “ points de vue ” correspondant aux
autres parties du système. Alors que le point de vue ontologique (celui du
rapport ré el de la nature à l ’ esprit) correspond à la lecture du système
effectué e lorsque la philosophie de la nature produit la médiation du
logique et de l ’ esprit (dans le § 577 «le processus de l’ idé e qui est en soi,
objectivement »), et que le point Je vue gnoséologique (celui du passage
idé el de l ’ esprit dans la nature) correspond à la lecture effectué e lorsque la
philosophie de F esprit produit la médiation du logique et de la nature (dans
le § 576 « la science apparaît comme une connaissance subjective »), la
position de la Logique comme terme médiateur correspond au syllogisme
produisant l ’ unité de ces deux premiers syllogismes (§578)3 . P ar cette
théorie des trois syllogismes, H egel ne tente pas tant d ’ affirmer la supério
rité d ’ un point de vue sur un autre que de montrer que la vérité du système
dépend de leurs différentes combinaisons. Les paragraphes 576,577 et 578,
doivent de ce fait être considérés comme la version ultime de la critique

î.M.
2. Hist. Phi., t. 7, p. 2057, W. 2, p. 436. La reconstitution du cours de 1925-1926, donné e
par P. G amiron, est plus claire sur ce point : « C ette identité serait ainsi démontré e comme
étant le vrai, comme résultat, ou selon Jacobi posé e comme conditionné e, comme procédé e
[hervorgegangen]. Mais du fait qu ’ elle est résultat, son véritable sens est cela même, sup
primer l ’ unilatéralité - forme du résultat, être seulement du médiatisé - et par suite,
supprimer à son tour ce médiatiser lui-même, mais elle est tout aussi immédiate qu ’ elle est
médiatisé e » (op. cit., p. 2147).
3. V oirà propos de cette unité, T. F . G éra ets, op. cit., p. 249-230. T. F . G éra ets entend
ces points de vue comme des points de vue que peut adopter le lecteur (ibid., p. 241-242). Un
rapprochement avec la théorie des syllogismes de la Logique indique plutôt que les trois
syllogismes sont les moyens d ’ expliciter des différents types de relations, ou de médiations,
qui sont à l ’ œ uvre dans le système. Il s ’ agit de perspectives ouvertes sur l’intégralité du
système par certaines parties du système.
86 U N E N AT U R P HIL O S O P HIE S CIE N TIFIQ U E

hégélienne des principes. Ils indiquent que ni la Philosophie de la nature,


ni la Philosophie de l ’ esprit, ni la Science de la logique ne peuvent être
considéré es comme le principe du système. La Philosophie de la nature ne
peut être considéré e comme le principe du système, puisqu ’ elle présuppose
les autres parties du système aussi bien d ’ un point de vue ontologique que
d ’ un point de vue gnoséologique : d ’ un point de vue ontologique, puisque
l ’ idé e quis ’ affïrme ré ellement en elle ne trouvera à s ’ affirmer sous sa forme
véritable que dans cette ré alité qu ’ est l ’ esprit, d ’ un point de vue gnoséo
logique puisque l ’ idé e comme nature (comme système de nive aux) existe
pour un esprit qui en la connaissant y retrouve le logique et ramène
l ’ extériorité naturelle àl ’ unité. La Philosophie de l ’ esprit ne peut pas non
plus être conçue comme le principe du système 1 , puisqu ’ elle présuppose la
Philosophie de la nature et la Science de la logique : elle a la Philosophie
de la nature pour présupposition ré elle puisque l ’ esprit reçoit de la nature
des présuppositions matérielles qu ’ il ne produit pas (comme le corps de
l ’ esprit fini)21, et elle a la Logique pour présupposition idé elle puisque
l ’ esprit ne s ’ accomplit sous sa forme véritable qu ’ en tant que discours
philosophique dont la méthode est explicité e dans la première partie du
système. La Science de la logique n ’ est la vérité du système qu ’ en tant
qu ’ elle définit un point de vue qui est à la fois ré el et idé el, ontologique et
gnoséologique, et qu ’ elle peut ainsi rendre compte de l ’ unité des différentes
médiations qui unissent les parties du système les unes aux autres.
D ans la Philosophie de la nature, il ne s ’ agit donc pas de fonder les
sciences de la nature par la simple application d ’ un principe élaboré au
pré alable dans la Logique ou dans la Philosophie de l' esprit. L ’ ambition
systématique ne contrarie aucunement le projet d ’ établir un concordat entre
la philosophie et les sciences de la nature. Il reste maintenant à déterminer
comment la spéculation hégélienne peut s ’ atteler à sa ré alisation.

1. B . Bourgeois, interprète l’ esprit comme le principe absolu du système (voir par


exemple la « Présentation », in G . W. F . H egel, E ncyclopédie des sciences philosophiques,
III-Philosophie de l’ esprit, p. 7-93, icip. 8-11). Mais H egel définit l ’ esprit comme un retour
de l ’ extériorité naturelle dans une intériorité (§ 381) qui ne parviendra jamais à poser la
ré alité de cette extériorité. L ’ esprit est donc défini par une présupposition qu ’ il ne parvient à
poser qu ’ idé ellement, et encore n ’ y parvient-il que dans le processus des trois syllogismes qui
dépasse le strict champ de la philosophie de l ’ esprit et qui relève du système.
2. C ’ est pourquoi on ne peut pas suivre A. P eperz ak lorsqu’ il fait de l ’ esprit le fondement
ré el de la nature, S elbsterkenntnis des Absoluten, Fromman-Holzboog, 1987, p. 17-25.
D e u xième p a r t ie

C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

«[...] la conformité à l' entendement


[ V erstiindigkeit] est un devenir, et en tant que ce
devenir, elle est conformité à la raison
[ V ernunftigkeit] »
(Phéno., p. 64-65 ; Ph.d. G ., p. 42).
« L a raison sans l ’ entendement n ’ est rien,
l ’ entendement sans la raison est pourtant
quelque chose »
(Notes et fragments d ’Iéna, fragt. 47).

Pour certains commentateurs, la nature de la pensé e spéculative serait


telle qu ’ elle ne pourrait pas être considéré e comme fondatrice du discours
scientifique par essence, mais seulement par accident. H egel affirme en
divers lie ux que la philosophie doit s ’ accorder avec les sciences, mais
l ’ autonomie de la pensé e spéculative l’ affranchirait de tout rapport avec la
pensé e d ’ entendement. Aussi la démarche philosophique de H egel serait-
elle en fait contradictoire avec son désir d ’ établir une paix véritable avec les
sciences 1 . Pour d ’ autres, il y aurait bien un rapport essentiel de la pensé e
spéculative et de la pensé e d ’ entendement, et ce rapport serait de l ’ ordre de
la fondation. Mais, l ’ entendement serait en fait réduit à un matériau

1. V oir à ce propos E . Meyerson (op. cit., p. 449-458) et D. Dubarle (« L a nature che z


H egel et Aristote », in Archives de Philosophie 38, 1975, p. 3-32) : « M algré la tentative
hégélienne d ’ éta blir un concordat entre la raison philosophique et l’ entendement scienti
fique (...) la comp atibilité des deux formes de pensé e est resté e problématique » (p. 24), et
cela notamment en raison de la prétention à « engendrer » les concepts (p. 25).
88 D E U XIÈ M E P A R TIE

interprété selon une logique qui lui est totalement étrangère, cette fondation
demeurerait radicalement extérieure au discours scientifique1 .
Le lien de la spéculation et de l ’ entendement est pourtant bien pl Us
intime. La philosophie de la nature est essentiellement fondation des
sciences de la nature et cette fondation est essentiellement respectueuse des
structures spécifiques du discours d ’ entendement. Q ue la spéculation et
l ’ entendement soient ainsi liés, c ’ est ce qu ’ implique la définition de la
philosophie comme « exposition du vrai », ou comme exposition du vrai
sous sa forme adéquate 2 . La définition de la philosophie comme expo-
sition provient de Schelling et de l ’ idé e que le philosophe doit se contenter
d ’ observer l ’ auto-construction de l ’ absolu3 . Mais ce thème schellingien est
considérablement modifié, car ce qu ’ il s ’ agit d ’ exposer, ce n ’ est plus une
ré alité absolue se produisant elle-même, mais un discours vrai déjà
constitué 4 . L ’ idé e schellingienne d ’ exposition provient d ’ une réinterpré-
tation métaphysique de la définition fichté enne de la philosophie comme
observation de ce qui est donné à la conscience, comme pure contemplation
de la vie de la conscience 5 . C ’ est avec ces thèmes fichté ens que H egel
renoue lorsqu’ il définit la philosophie comme une exposition. Insistons à

1. C ’ est ainsi que J. T . D esanti, tout en reconnaissant l ’ inform ation des analyses que
H egel consacre au c alcul infinité sim al, déplore que la philosophie tente de dégager p ar elle-
même Je sens des concepts qu ’ elle emprunte aux mathématiques, sans construire son
interprétation sur une théorie spécifique des mathématiques (« Sur le ra pport tra ditionn el des
sciences et de la philosophie », in La philosophie silencieuse, p. 22-69).
2. L a préface de la Phénoménologie fait un usage tout p articulière m e nt inte nsif de la
catégorie d ’ e xposition. Il y est question « de la façon adéquate d ’ exposer la v érité » (Phéno,
p. 27, Ph.d. G ., p. 3), de « l ’ e xposition de la philosophie » (p. 30, 31 ; p. 6, 7), de l ’ exposition
du savoir (p. 41 ; p. 18), de l ’ e xposition du système (p. 37 ; p. 14). L e mot « e xposition » ne
semble plus ensuite re mplir une telle fonction hégémonique, même si H egel en conserve
l ’ usage (voir p ar exemple, W . 5, p. 19). Mais le concept demeure, il est notamment présent
dans l ’ expression « traitement scie ntifiqu e » : « L e point de vue essentiel tie nt à ce qu ’ on
a affaire en général à un concept nouve au du traitement scie ntifiqu e » (Log. I, p. 6, W . 5,
p. 16).
3. Du vrai concept de la philosophie de la nature et de la bonne manière d ' en résoudre les
problèmes, in La liberté humaine, P aris, Vrin, 1988, p. 84: «J e ne regarde que l ’ auto-
construction du sujet-objet ».
4. M. Theunissen a entrepris dans S ein und Schein, Die kritische F unktion des
H egelschen Logik, d ’ interpréter la philosophie hégélienne à p artir du concept d ’ exposition
entendu en ce sens (voir tout p articulière m e nt, p. 13-15). L ’ interprétation que nous pro
posons se distingu e de la sienne dans la mesure où elle refuse la thèse suivant la qu elle F expo
sition de la v érité est distincte de l ’ exposition critiqu e (voir p ar exemple, p. 38-40). O n
trouv era une étude du concept hégélien d ’ exposition che z L. B.Puntel, D arstellung,
Méthode und Struktur. Untersuchungen zur E inheit der systematischen Philosophie
G . W. F . H egels, H egel-Studien, B e h eift 10, 1973, p. 29-47.
5. F ichte, O C P P, 265-266. A ce propos, F ichte parle p arfois lui-même d ’ « e xposition »
(E ssais, p. 65, F . V K, 1, 2, p. 76).
C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E 89

’ ce propos sur le fait que la philosophie est exposition du vrai ou exposition


je la vérité du vrai '. C es formulations préviennent la réduction du vrai à
une formule unique (une vérité) et réduisent la spéculation à la déduction de
j a vérité d ’ un savoir déjà vrai. L ’ exposition philosophique de la vérité
prétend élever le vrai à sa forme adéquate, elle est en ce sens fondatrice.
Tvïais en tant qu ’ elle donne à ce vrai une nouvelle forme, elle est également
critique. Dire de la philosophie qu ’ elle est exposition, c ’ est donc dire
qu ’ elle est à la fois fondation et critique, compréhension et rectification de
la vérité d ’ entendement : « le plus facile est de juger ce qui a une teneur et
une consistance ; il est déjà plus difficile de le comprendre ; et le plus
difficile est d ’ en produire 1 ’ exposition, ce qui réunit les deux » 21.
L ’ exposition spéculative de la vérité diffère donc de l ’ exposition
d ’ entendement et elle peut prétendre à une supériorité dont dépend sa
dimension fondatrice. Nous montrerons que la spéculation y reste
né anmoins lié e à l ’ entendement (chapitre v), que la fondation proposé e est
respectueuse du contenu et de la forme du savoir produit par les sciences de
la nature (chapitre vi), et que les critiques adressé es aux sciences visent une
rectification de l ’ explicitation que l ’ entendement donne de son propre
savoir plutôt qu ’ une dénonciation de ce savoir (chapitre vu).

1. La philosophie prétend exposer « le vrai dans la forme du vrai », « le vrai qui est dans
la figure du vrai » (Phéno., p. 51, Ph.d. G . , p. 29). E t ainsi peut-elle espérer donner à la vérité
«son existence », « en posant la vraie figure de la vérité » (p. 30, p. 6). C es textes, par le
redoublement qu ’ ils font du concept de « vrai », et par la distinction qu ’ ils font entre vérité et
vrai, indiquent qu ’ il peut y avoir d ’ autres expositions du vrai et que la déduction de la vérité
n ’ est pas la genèse du vrai. Ils doivent être rapprochés des thèses suivant lesquelles la pensé e
philosophique ne peut s ’ exercer que sur une pensé e rationnelle (Lettre à Von R aumer,
02/08/1816) et qu ’ elle présuppose la décision de prendre la pensé e pour objet (E nc., § 17).
Notons par ailleurs qu ’ à l ’ occasion, H egel n ’ hésite pas à employer le vocabulaire fichté en
des deux séries (E nc., § 387, add., p. 401).
2. Phéno., p. 29, Ph.d. G ., p. 5.
C h a pi t r e p r e mi e r

S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T

La philosophie de la nature est-elle effectivement philosophie des


sciences ?Thématise-t-elle les sciences de la nature dans le mouvement d ’ une
fondation critique respectueuse des structures spécifiques de l ’ entendement
scientifique ? À ces questions, les réponses différent suivant que telle ou telle
interprétation de la démarche spéculative est retenue. O n proposera dans ce qui
suit un examen critique des différentes options interprétatives en prenant pour
pierre de touche la théorie hégélienne des rapports de l ’ entendement et de la
spéculation Il apparaîtra alors que contrairement aux apparences les plus
consacré es, lemodèledeladialectiquehégéliennen’ està rechercher ni dans la
genèsefichté ennede lapensé epure, ni dans la construction schellingienne de
l’ absolu, mais bien plutôt dans une tentative originale de conciliation de la
construction schellingienne et de la dialectique d ’ un F . Schlegel ou d ’ un
F. Schleiermacher21. Ici encore, la philosophie hégélienne doit être interprété e

1. O n trouve une synthèse éclairante des différentes hypothèses interprétatives che z H.


F . F ulda, « Unzulangliche B emerkungen zur Dialektik », in S eminar : Dialektik in der
Philosophie H egels, Francfort, Suhrkamp, 19892 , p. 33-69.
2. La notion de dialectique che z H egel est le plus souvent rapporté e à K ant (voir par
exemple M. W olff, D erB egriffder Widerspruch. E ine Studie zur Dialektik K ants und H egels,
Kônigstein, H ain, 1981 ), ou aux transformations que lui font subir progressivement F ichte et
Schelling (voir par exemple J. Rivelaygues, « La dialectique de K ant H egel », in Leçons de
métaphysique allemande, Grasset, 1990, 1. 1, p. 409-438). Le commentaire hégélien néglige
le plus souvent de prendre en compte l ’ élaboration romantique de la notion, alors que les
penseurs romantiques furent les premiers, suivant une inspiration platonicienne, à rétablir la
dialectique comme méthode de la philosophie (voir à ce propos, C . B emer, « Platon et l ’ esprit
de la vraie philosophie», op. cit., et C . B emer, D.Thouard, «L a dialectique ou l’ art de
philosopher», in F . D. E . Schleiermacher, Dialectique, P aris, C erf, 1997, p. 9-30). L ’ idé e
d ’ une influence des romantiques sur le sens donné par H egel à la notion est rendue plausible
par le fait que c ’ est également en référence à son sens grec que la dialectique fait sa
92 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

comme une tentative de conciliation du principe de 1 ’ autonomie du savoir non


philosophique et de l ’ autonomie de la raison. C omme che z Schlegel et
Schleiermacher, la défense du savoir constitué suppose la revalorisation d ’ un
entendement qui reste né anmoins conçu comme un savoir fini et imparfait. Il
s ’ agit certes che z H egel comme che z F ichte et Schelling de procéder à
l ’ exposition delà vérité dans lecadred ’ une construction etd ’ une déduction de
cette vérité, il s ’ agit d ’ exposer la vérité et non pas seulement de procéder à une
recherche donton saitqu ’ elle ne saisira jamais le savoir absolu. Mais il s ’ agit
également, comme che z ces romantiques, de chercher cette vérité à même le
savoir fini et partiellement erroné. D e même que Schlegel opposait à l ’ idé e de
vérité absolue le fait que la vérité ne surgit que lorsque les erreurs opposé es se
neutralisent1 et que Schleiermacher définissait la dialectique comme le savoir
en devenir ou comme un passage sans solution de continuité du savoir
inférieur au savoir supérieur2 , de même H egel soutient que le vrai et le faux ne
doivent pas être comparés à l ’ huile et l ’ e au 3 , et que la dialectique est le
mouvement permettant de passer de la représentation au concept, puis du
concept à la représentation4 . Il serait illégitime d ’ objecter que la dialectique ne
constitue qu ’ un moment subordonné du procès spéculatif dont le moment
essentiel, le « positivement rationnel » 5 , serait celui de l ’ affirmation de la
raison en sa complète autarcie. L ’ évolution de la signification des notions de
« logique » et de « dialectique » au cours des anné es d ’Iéna, montre au contraire
que la philosophie de la maturité est le résultat d ’ une promotion de la
dialectique au détriment de la métaphysique de l ’ absolu et de la raison absolue
qui lui étaient associé es lors de la collaboration avec Schelling. D ans les
premières anné es d ’Iéna, la logique, dont la dialectique est l ’ une des parties,
est distingué e de la métaphysique, ou de la vraie philosophie. La méta
physique est la connaissance de l ’ absolu, elle a son siège dans une raison qui se
situe au delà de l ’ entendement et la logique n ’ a d ’ autre fonction que d ’ élever à
ce point de vue véritable 6 . D ans la version définitive du système, la méta
physique devient au contraire une partie (la logique objective) de la Logique,
alors que le moment dialectique devient l ’ un des moments fondamentaux du

première apparition significative che z Schelling, dans les Leçons sur les études académiques
(voir F . F ischbach, « Dialogue et dialectique che z Schelling : Platonisme et a nti
hégélianisme », K airos, n° 16,2000,p. 129-152).
1. F . Schlegel, Transcendentalphilosophie, p. 92-93.
2. F . Schleiermacher, Dialectique (1814-1815), § 11,45,57-62.
3. Phéno., p. 52, Ph.d. G ., p. 30.
4. W. 11, p. 318.
5. E nc., § 82.
6. V oir sur ce point G . G érard, Critique et dialectique. L ’ itinéraire de H egel à léna,
Bruxelles, Publications des F acultés universitaires S aint-Louis, 1982, p. 319-327,333-337.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 93

procès spéculatif en général, en rattachant ainsi irréductiblement la


spéculation à l ’ entendement.

Le s mo d è l e s d e l a spé c u l a tio n

Les conflits d ’ interprétation concernent aussi bien le sens que la forme


du procès spéculatif. O n considérera successivement ces deux problèmes.
Q uant à son sens, les interprétations métaphysiques et linguistiques de
la dialectique s ’ opposent. Le procès spéculatif est-il avant tout d ’ ordre
ontologique, est-il seulement un procès de significations, ou fa ut-il encore
retenir une autre interprétation ?
Il est indéniable que suivant H egel le procès spéculatif a une porté e
ontologique. La Science de la Logique s ’ achève en proclamant l ’ identité de
l ’ être et du «mouvement du concept». C e mouvement du concept est
présenté dans le dernier chapitre de cet ouvrage, un chapitre dont l ’ objet
principal est la méthode de la démarche spéculative. C e mouvement du
concept, c ’ est en effet le mouvement même que suit la spéculation
lorsqu ’ elle exposelevrai sous sa forme adéquate. E lle appréhende alors le
savoir du point de vue des concepts qui le compose, et elle déduit le rapport
de ces concepts à partir du contenu pensé par ces différents concepts. Ainsi
est-elle prise dans un mouvement qui conduit de 1 ’ universel au singulier en
passant par le particulier. E lle est conduite par la considération d ’ un
concept universel (par exemple l ’ espace, à la fois discret et continu), à des
concepts particuliers qui en exposent la contradiction (le point absolument
discontinu et la droite absolument continue) tout en niant l ’ universel, avant
de rétablir l ’ unité du concept universel sous sa forme véritable (la surface)
dans un concept qui relativement aux concepts précédents représente le
moment de la singularité 1 . T el est le «mouvement du concept». La
Science de la logique semble donc identifier la ré alité au mouvement
suivant lequel l ’ universel se particularise en vertu de sa propre contra
diction, avant de se rétablir comme singulier du fait de la négation de sa
propre négation. Suivant l ’ interprétation ontologique, le procès spéculatif,
qui reproduit en tous lieux cette séquence, devrait être considéré comme
l ’ expression spéculative, voire le reflet, du rythme du ré el. Il dépendrait
donc d ’ une métaphysique du concept21. Il va de soi que si la spéculation

1. V oir à ce propos, E nc. § 254-256. Nous procéderons à une analyse détaillé e de la


« méthode » dans le chapitre 7.
2. V oir par exemple, H. F . F ulda, dans « H egels Dialektik aïs B egriffsbewegung und
D arstellungsweise », in R. P. Horstmann, S eminar : Dialektik in der Philosophie H egels,
p. 124-174.
94 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

hégélienne n ’ était que cela, la philosophie de la nature pourrait dif


ficilement passer pour une philosophie des sciences au sens où nous
l ’ avons entendu. E lle pourrait certes être philosophie des sciences au sens
d ’ une fondation des sciences dans une théorie dialectique de la nature, mais
elle n ’ aurait plus à se conformer au principe de la restriction du philosopher
au savoir constitué. Les philosophies de la nature de Schelling et de
E ngels, qui optent toutes deux pour une interprétation que l ’ on peut dire
métaphysique de la dialectique (avec un anachronisme pour Schelling), le
confirment. Lorsque le mouvement dialectique est conçu comme l ’ essence
du ré el, la philosophie ne doit plus hésiter à intervenir dans le savoir positif
et éventuellement à s ’ y substituer, à brouiller les frontières des différentes
disciplines scientifiques et à proposer des ré aménagements du savoir1 .
Mais le procès spéculatif ne peut pas être considéré comme le simple
effet discursif d ’ une métaphysique du concept. Le procès spéculatif est
d ’ abord et avant tout un procédé argumentatif rigoureux destiné à
démontrer ce qui vient d ’ être nommé métaphysique du concept, à savoir
l ’ identification du rythme du concept avec le ré el. C e point a été souligné
par D. H enrich : che z le H egel de la maturité, la démarche spéculative a pour
fonction de justifier une thèse ontologique qui est encore, lors des
premières anné es d ’Iéna, affirmé e sans justification méthodique 21. C ’ est à la
Science de la Logique, en tant qu ’ étude de l ’ être, ou de la question de l ’ être,

1. P ar son interprétation ré aliste de la dialectique comme par sa volonté de brouiller les


frontières des différentes disciplines et de prévoir les ré aménagements du savon (voir à ce
propos A. Tosel, « F ormes de mouvement dialectique dans la nature selon E ngels », in R evue
philosophique de la France et de l ’ É tranger, 1995,4, p. 433-462), E ngels s ’ avère plus proche
de Schelling que de H egel. Il y a en fait discontinuité entre la philosophie hégélienne de la
nature et la dialectique engelsienne de la nature tant du point de vue de ses principes philo
sophiques (voir à ce propos A. Doz, « Unter welchen B edingungen ist eine Dialektik der
N atur môglich ? », in H egeljahrbuch 1970, p. 113-136) que du point de vue du rapport aux
sciences. À propos de Schelling, nous ne parlons ici de dialectique que comme d ’ un syno
nyme de spéculation. Sur le sens précis de la référence de Schelling à la dialectique, voir
F . F ischbach, « Dialogue et dialectique che z Schelling : Platonisme et anti-hégélienalisme»,
in op. cit.
2. D. H enrich « H egels Grundoperation », in U. G uzoni, B. R ang, L. Siep, D er
Ide alismus undseine G egenwart, F estschriftfürW. Marx, H ambourg, Meiner, 1976, p. 208-
230, voir p. 211). L ’ attribution de cette fonction à la spéculation s ’ accompagne de l ’ abandon
duprojetd’ unsimple«systèmedelaphilosophie»pourcelui d ’ un «système scientifique de
la philosophie», ou d ’ une philosophie «purement scientifique» (voir à ce propos
H. Kimmerle, « Zur E ntwicklung der H egelschen D enkens in Jena », H egel-Studien,
B eih eft4,1969, p. 42-45). Le fait que la dialectique n ’ ait pas seulement pour fonction d ’ être
déduction de la vérité mais aussi preuve devant emporter la conviction du lecteur est exprimé
clairement dans la préface de la Phénoménologie de l ’ esprit : « depuis que la dialectique a
été séparé e de la preuve, c ’ est en fait le concept de démonstration philosophique qui s ’ est
perdu » (Phéno., p. 71, Ph.d. G ., p. 48).
S P É C UL E R D A N S E T P A R L'E N T E N D E M E N T 95

qu ’ incombe la tâche de cette justification. Si elle part de l ’ identité de l ’ être


et du concept, ce n ’ est pas en un sens métaphysique, mais au sens où H egel,
qui prétend accomplir le projet d ’ une logique transcendantale, a démontré
dans la Phénoménologie de l' esprit l ’ impossibilité d ’ appréhender le ré el en
dehors des concepts dans lesquels il se donne. Lorsque la Logique se
conclut sur l ’ identité de l ’ être et du mouvement du concept, ou de la
démarche spéculative, c ’ est parce que la vérité des concepts ne peut être
établie que par un discours spéculatif qui en déploie et en résolve les
contradictions. Les concepts, toujours traversés par des contradictions, ne
peuvent jamais prétendre exprimer l ’ être de façon définitive et univoque. Ils
peuvent certes prétendre exprimer l ’ être, puisque c ’ est en eux que celui-ci se
donne, mais cette revendjpation de vérité ne peut être satisfaite que dans
l ’ articulation dialectique d ’ un ensemble de concepts ’ .
L ’ identification de l ’ être au mouvement du concept ne provient pas
d ’ une métaphysique sur laquelle le discours devrait s ’ ordonner, mais d ’ une
réflexion sur les conditions dans lesquelles un discours peut prétendre à la
vérité. La Science de la logique ne démontre à proprement parler que la
nécessité d ’ appréhender la vérité au moyen d ’ une démarche qui identifie le
vrai à la négativité, à la totalité, à la processualité et à la liberté. L ’ ori
ginalité de la position hégélienne tient autant à l ’ usage qui est fait de tels
énoncés qu ’ à leur contenu. Les concepts de processualité, de négativité, de
liberté et de totalité ne visent aucunement à produire les thèses d ’ une
métaphysique générale s ’ appliquant aux différents étants et se spécifiant
dans des métaphysiques spéciales. La définition de la nature comme
aliénation de l ’ idé e aura précisément pour fonction de penser une ré alité qui
se caractérise par l ’ absence (relative) de processualité et de liberté. E n ce
sens, l ’ idé e de métaphysique du concept est solidaire d ’ une critique de
l ’ idé e même de métaphysique générale, et par là même, d ’ une critique de la
métaphysique en général. E n outre, la Science de la logique ne vise pas tant
à produire des énoncés ontologiques que des arguments permettant de
justifier, ou d ’ infirmer des thèses à porté e ontologique. Le rôle de la contra
diction dans le développement spéculatif permet par exemple de tirer
argument contre toutes les pensé es qui bannissent du ré el la contradiction,
et de justifier une ontologie reconnaissant l ’ importance des différentes
formes de la négativité. H egel va jusqu ’ à soutenir en ce sens que le

1. O n peut dire en ce sens, comme H egel le fait lui-même au début de la Science de la


logique, que l ’ identité de l’ être et du conceptn’ est tout d ’ abord qu ’ imparfaite et vide, que le
concept n ’ est encore qu ’ un simple mot ou une simple représentation, et que c ’ est seulement
avec son développement dialectique que l ’ être est identifié au concept : « la philosophie est
ici au commencement, là où la chose [die S ache ] n ’ est pas encore présente, n ’ est qu ’ un mot
ou une quelconque représentation reçue sans justification » (W. 5, p. 72).
96 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

dialectique « est en général le principe de tout mouvement, de toute vie et


de toute manifestation active dans l ’ effe ctivité »1 . Mais de telles affirma
tions ne doivent pas faire oublier qu ’ une ontologie de la négativité n ’ a de
sens que dans le cadre de la démarche dialectique elle-même, et que celle-ci
procède à l ’ étude de contradictions conceptuelles et non pas directement à
celle de contradictions phénoménales. Lorsque H egel affirme que tout
concept donne lieu à des antinomies, il précise que ces antinomies résultent
du contenu pensé par les concepts, non de la ré alité sur laquelle ils portent :
« C e n ’ est pas la disposition du matériau ou de l’ objet auxquels elles [les
déterminations de pensé e du fini et de l’ infini] seraient appliqué es ou dans
lesquelles elles se trouveraient qui pourrait constituer une différence; car
l ’ objet n ’ a en lui la contradiction que par ces déterminations et selon
elles » 21. C ’ est bien l ’ étude des contradictions de la pensé e qui autorise la
pensé e de la négativité du ré el, dans la mesure seulement où le ré el est
pensable suivant tel ou tel type de négativité. La démarche spéculative
épouse l ’ auto-mouvement du contenu, mais il s ’ agit de l ’ auto-mouvement
d ’ un contenu de pensé e, non de l ’ auto-mouvement du ré el lui-même (sauf
en de rares exceptions, comme dans la philosophie de l ’ histoire).
La démarche dialectique procède d ’ une « considération pensante » 3 de la
vérité, c ’ est-à-dire d ’ une étude du savoir lui-même, du savoir en sa
dimension idé elle. Il pourrait ainsi sembler que la philosophie est ici
réduite à l ’ étude des des discours 4 , et là encore, il serait bien
difficile de considérer la philosophie de la nature comme une philosophie
des sciences car les concepts scientifiques et des énoncés tels que les lois se
laissent difficileme nt réduire à de simples significations. Q u ’ en est-il donc
de la pertinence de cette interprétation de la spéculation en tant que
mouvement des significations ?
H est indéniable que H egel privilégie le moment idé el du savoir, et qu ’ il
cherche à expliciter ce qui est signifié par les différents concepts à l ’ œ uvre
dans le savoir. C ’ est en ce sens qu ’ il prétend transformer une métaphysique
attribuant naïvement des catégories à l ’ être, en une Logique, en une étude
des discours tenus sur l ’ être. Mais cette transformation suppose une
seconde transformation : la transformation de la Logique en une logique
transcendantale qui, che z lui, n ’ est plus interprété e comme « une simple
analytique de l ’ entendement pur» 5 . H egel déplore en effet que, dans la

1. E nc. § 8l,add.
2. Log. I,p. 15, W. 5,p. 40.
3. E nc„ § 2.
4. C ’ est Je point de vue défendu par exemple par G . Lebrun, dans La patience du
concept, P aris, G allimard, 1972.
5. Critique de la raison pure, A 247, B 303.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L'E N T E N D E M E N T 97

transformation kantienne de la métaphysique en logique, le logique n ’ ait


plus qu ’ «une signification essentiellement subjective»1 , ou encore, que
dans cette logique, la logique soit considéré e « sans nul égard à la signifi
cation métaphysique»21. Il s ’ agit de produire une logique transcendantale
qui, en étudiant les formes de pensé e dans lesquelles se donne le ré el, étudie
le ré el lui-même, et non plus seulement les formes d ’ un phénomène opposé
à une chose en soi. La Logique transcendantale pourra ainsi être dite méta
physique puisque par l ’ étude des formes de la pensé e, elle nous fera accéder
à ce que les choses sont en elles-mêmes, et non pas simplement à leur
apparence phénoménale : « La logique coïncide par conséquent avec la
Métaphysique, la science des choses, saisies en des pensé es qui passaient
pour exprimer les esserjjialités des choses» 3 . La transformation de la
métaphysique en logique ne consiste donc aucunement en une réduction
aux seules significations. C ’ est le savoir en son contenu logique ou en sa
dimension conceptuelle, et non pas seulement sa signification, que la
spéculation prend pour objet afin d ’ expliciter et de démontrer sa vérité.
Une telle démarche n ’ est pas incompatible avec une prise en compte
respectueuse du savoir scientifique.
S'agissant de la forme du procès spéculatif, la question est de savoir si
le procès spéculatif est de type génétique, réflexif, ou d ’ une autre nature
encore. D ans le cadre de l ’ interprétation génétique, on considère que la
spéculation a le pouvoir de générer les déterminations de pensé e, ou les
concepts, qu ’ elle parcourt. T el serait le sens de l ’ « auto-engendrement » et
de l ’ « auto-mouvement » caractéristiques de la démarche dialectique 4 . O n
juge alors, soit que la spéculation reproduit ainsi le mouvement par lequel
la pensé e produit les concepts, ceux-ci n ’ étant quektfixation des actes de la
pensé e 5 , soit seulement que la spéculation consiste en une déduction
effectué e au moyen d ’ une logique dialectique 6 . D ans les deux cas, on

1. Log. I, p. 2].
2.Ibid., p. 16.
3. E nc., § 24. Sur le rapport de la logique, de la logique transcendantale et de la
métaphysique, voir B. Bourgeois, « Présentation », m La Science de la Logique, p. 73 sq., voir
également A. Doz, La Logique de H egel et l' ontologie, p. 13-22, et B. Longuenesse, H egel et
la critique de la métaphysique, P aris, Vrin, 1981.
4. Phéno., p. 42,48 ; Ph.d. G ., p. 19,27.
5. C ’ est l ’ interprétation (fichté enne) que défend A. Lécrivain, « Le procès logique et la
signification du spéculatif », in P. V erstra eten, H egel aujourd ' hui, P aris, Vrin, 1995, p. 29-
52, voir en particulier, p. 33-34. V oir aussi A. Stanguennec, H egel critique de K ant, P aris,
P U F , 1985, p. 75-78. O n peut également voir dans la spéculation le mouvement de la genèse
de l ’ absolu lui-même, comme Schelling dans ses Leçons sur l ’ histoire de la philosophie.
6. V oir par exemple D. W andschneider, « N atur und N aturdialektik im objektiven
Ide alismus H egels », in K. G loy, P. Burger, Die N aturphilosophie im D eutschen Ide alismus,
Stuttgart-B ad C annstadt, Fromman-Holzboog, 1993, p. 267-297, tout particulièrement
98 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

conclura que le rapport de la spéculation aux sciences positives ne peut être


que contingent puisque le discours philosophique dispose d ’ une auto
nomie absolue incompatible avec le principe de la restriction du philo
sopher aux principes des sciences positives. O n avancera alors, comme
V. Hôsle, qu ’ il n ’ est pas nécessaire que quelque chose corresponde au
propos philosophique dans la culture scientifique de l ’ époque '.
La première version de l ’ interprétation génétique soutient que la pensé e
est productrice des concepts et catégories, qui ne sont eux-mêmes que la
fixation du caractère fondamentalement actif de la pensé e. La spéculation
rapporterait ces concepts à cette activité, et c ’ est en ce sens qu ’ elle les
« fluidifierait»2 . C ette interprétation est difficilement compatible avec un
texte comme la préface à la seconde édition de la Science de la logique, où
H egel identifie les concepts à l ’“ âme ” de la pensé e 3 , à ce qui conditionne
l ’ exercice de la pensé e (la philosophie s ’ y voit définie comme l ’ explici
tation de la façon dont les concepts « animent » la pensé e 4). La pensé e
apparaît ici comme captive des concepts, plutôt que comme productrice des
concepts. O n peut d ’ ailleurs remarquer qu ’ à plusieurs reprises, H egel
compare les concepts à un « filet » (N etz) dans lequel est prise la pensé e 5 .
Plutôt que comme une théorie de la liberté infinie de la pensé e, la
philosophie hégélienne devrait donc être interprété e comme une entreprise
de libération de la pensé e. P ar la pensé e spéculative, la pensé e pose ce
qu ’ elle présuppose, s ’ approprie consciemment les concepts qui l ’ agissent
inconsciemment : « Purifier ces catégories qui ne sont agissantes que de
façon instinctive comme des tendances [ Triebe ], et tout d ’ abord isolé es,
qui ne sont de ce fait porté es à la conscience de l’ esprit que de façon variable
et embrouillé e, et qui lui confèrent ainsi une effectivité isolé e et peu
certaine, [purifier ces catégories] et l ’ élever par là même en elles à la liberté
et à la vérité, telle est la plus haute entreprise logique » 6 . T el est le sens de

p. 278-286. Toute tentative d ’ élaborer une logique dialectique ne conduit pas forcément à
cette interprétation génétique. Ainsi D, Dubarle distingue-t-il le dynamisme de la pensé e
spéculative du formalisme logique dans lequel on peut l ’ exprimer, voir « Logique form a
lisante et logique hégélienne », in J. D ’ Hondt, H egel et la pensé e moderne, P aris, P U F , 1970,
p. 113-159,ici p. 113-114; voir également T. K esserling, Die Produktivitàt der Antinomie.
H egels Dialektik im Lichte der G enetischen Erkenntnistlieorie und der formalen Logik,
Francfort, Suhrkamp, 1984.
1. O p. cit., p. 85-86.
2. Phéno.,p. 49, Ph.d. G ., p. 27.
3. W. 5, p. 20,25-27; voir aussi P/téno., p. 6b,Ph.d. G .,p. 43.
4. W. 5, p. 27.
5. Eric., § 246, add., W. 9, p. 20; Hist. Phi., Intro., W. 18, p. 77 - texte absent de la
traduction G ibelin.
6. W. 5, p. 27, voir également E nc., § 246, add. , W. 9, p. 20 : « toute conscience cultivé e
a sa métaphysique [i.e. ses déterminations de pensé e universelles], le penser instinctif, la
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 99

« l ’ autonomie absolue » de la raison dont H egel fait le présupposé de la


philosophie moderne 1 ; prise au sens de la position de la présupposition,
l ’ autonomie de la raison ne contredit plus aucunement le principe de la
restriction de la philosophie de la nature aux principes du savoir élaboré par
les sciences. E lle n ’ exige que leur « reconstruction » 2 .
Il faut donc suivre B. Bourgeois lorsqu ’ il souligne, après avoir
remarqué que l’ interprétation génétique de la dialectique est une inter
prétation fichté enne, que c ’ est dans la construction schellingienne plutôt
que dans la genèse fichté enne que doit être cherché le modèle de la
spéculation hégélienne Si le procès spéculatif peut démontrer la nécessité
d ’ une nouvelle détermination de pensé e et en fixer les caractères généraux,
cette détermination de pensé e, au lieu d ’ être généré e a priori par le procès
spéculatif, doit être «trouvé e», ou «découverte»4 . D e l ’ analyse du
contenu d ’ un concept, la spéculation ne peut déduire que les formes géné
rales des concepts avec lesquels il doit se combiner dans des propositions,
non l ’ intégralité du contenu de ces concepts. Du concept de nature comme
idé e dans la forme de l ’ être-autre, la philosophie de la nature peut ainsi
déduire l ’ existence de phénomènes dans lesquels règne la plus grande
extériorité possible, c ’ est seulement en ce sens qu ’ elle déduit le concept
d ’ espace, non en déterminant le degré et la forme de l ’ extériorité qui
caractérisent l ’ espace (quantité, grandeur géométrique...). Dire qu ’ un
contenu de pensé e déduit doit être trouvé, c ’ est dire que la spéculation ne
peut produire les concepts dont il lui faudra cependant déduire la vérité,
c ’ est dire aussi qu ’ elle doit trouver son contenu hors d ’ elle. C ’ est vers
l ’ entendement, et non pas vers l ’ expérience, que la spéculation doit alors se
tourner. H egel insiste à différentes reprises sur le fait que l ’ entendement est
le lieu de la fixation du sens des concepts et du commencement de leur
e xplicitation5 . D ans l ’ expérience, ils sont certes déjà présents puisque la
pensé e y est elle-même présente, mais sous une forme tellement confuse et
mélangé e 6 que la spéculation ne pourrait parvenir à reconnaître les
déterminations logiques qu ’ elle recherche.

puissance absolue en nous, dont nous ne pouvons devenir maîtres que si nous en faisons
l ’ objet même de notre connaissance ».
1. E nc., § 60, fin de la remarque.
2. Hist. Phi., t. 6, p. 1269, W . 20, p. 79 : « L ’ exigence de connaître a priori, qui veut que
la philosophie construise à p artir d ’ elle-même, cette exigence est reconstruction ».
3. V oir à ce propos B. Bourgeois, « La spéculation hégélienne », in É tudes hégéliennes,
raison et décision, P aris, P U F , 1991, p. 87-109.
4. Ibid.,p. 92,98.
5. W. 5, p. 21; §467.
6. W. 5, p. 20,22.
100 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

La pensé e spéculative entretient donc avec la pensé e d ’ entendement un


rapport essentiel. Aussi l ’ interprétation du procès dialectique en terme de
réflexion (la spéculation comme réflexion sur l ’ entendement) semble
légitime. Avant d ’ examiner cette ' nouvelle hypothèse d ’ interprétation,
précisons tout d ’ abord ses effets sur la question des rapports de la philo
sophie et des sciences. Si la spéculation est réflexion sur l ’ entendement, il
y a un lien nécessaire entre spéculation et entendement, et le principe de la
restriction du philosopher aux principes des sciences positives trouve une
justific ation. Mais le concept de réflexion implique que la spéculation
procède à la thématisation de l ’ entendement d ’ un point de vue qui reste
extérieur à l ’ entendement. La spéculation, définie comme réflexion, ne
procéderait donc qu ’ à une interprétation du discours d ’ entendement dont
rien n ’ assurerait qu ’ elle respecte la rationalité spécifique des sciences
positives. Il pourrait donc y avoir fondation, mais cette fondation sortirait
du cadre dans lequel une philosophie des sciences doit s ’ inscrire 1 .
L ’ interprétation réflexive peut être élaboré e suivant deux options
divergentes, correspondantplus ou moins aux deux significations que l ’ on
peut donner au procès spéculatif. O n peut soit considérer que l ’ idé al au
moyen duquel la spéculation interprète l ’ entendement est d ’ ordre gnoséo-
logique, soit qu ’ il est d ’ ordre ontologique. La spéculation procéderait ainsi
à l ’ interprétation du discours d ’ entendement soit au moyen d ’ une norme du
discours vrai21, soit à partir d ’ une compréhension d ’ une essence de la
ré alité 3 . Les interprétations de ce type nous semblent difficilement conci
liables avec un texte comme l ’ introduction de la Phénoménologie de

1. V oir par exemple E . E . H arris, « H egel and the N atural Science », in F . W eiss,
B eyond E pistemology, La H aye, M. Nijhoff, 1974, p. 129-153, et M. J. P etry, « H e g el’ s
Dialectic and the N atural Science», in H egeljahrbuch 1974, p. 462-465, qui, partant de
l ’ interprétation réflexive de la spéculation contestent qu ’ il y ait une dimension « épistémo
logique » dans la philosophie de la nature.
2. C ’ est à cette interprétation que conduisent les thèses soutenues par G . Lebrun (op.
cit.), qui fait consister la spéculation en une traduction du savoir d ’ entendement dans un autre
langage, où les significations seraient dégagé es de la finitude du penser représentatif.
3. C ’ est en d éfinitiv e cette interprétation que soutient M. Theunissen, qui affirme certes
que l ’ exposition critique de l ’ entendement dépend de son interprétation au moyen d ’ un idé al
gnoséologique (une conception de la vérité comme indifférenciation du relié et du reliant,
S ein undSchein, Zur kritischen F unktion der H eglschen Logik, Francfort, Suhrkamp. 1978,
op. cit., p. 45), mais qui fonde en fait cette conception de la vérité dans une métaphysique de
la liberté et une théologie de l ’ amour (p. 44). Lorsqu’ il rapproche la démarche spéculative
de la mise en œ uvre « d ’ une véritable ‘ conscience herméneutique’ », P.-J. Labarrière tente
de concilier ces deux interprétations, voir par exemple « H egel, ou la “logique en action” », in
P. V erstra eten, H egel aujourd’ hui, p. 53-62, p. 57.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 101

/ ' esprit, où H egel insiste sur l ’ insuffisance de tout jugement extérieur aux
différentes figures de la conscience, où il exige que leur vérité soit évalué e à
partir des règles qu ’ elles considèrent elles-mêmes comme des nonnes de la
vérité *. C ’ est pourquoi il nous semble préférable de privilégier à une telle
interprétation réflexive une interprétation de la spéculation comme auto
critique de l ’ entendement. Q ue la spéculation soit telle, c ’ est ce qu ’ incite à
penser les paragraphes 80, 81 et 82 de l ’ E ncyclopédie. O n proposera donc
un bref commentaire de ces textes.
A u seuil de la Logique, livrant une première explicitation de la
démarche qu ’ il suivra par la suite, H egel explique que le logique comporte
trois moments (§ 79), le moment de la pensé e d ’ entendement (§ 80), celui
du moment dialectique ou du négativement rationnel (§ 81), et celui du
spéculatif ou du positivement rationnel (§ 82). E n faisant de l ’ entendement
un moment du procès spéculatif, mais l ’ un des moments seulement, H egel
semble donner raison à l ’ interprétation réflexive. C es paragraphes témoi-
gnent pourtant des faiblesses de cette interprétation, carie savoir spéculatif
ne se contente pas de trouver dans l ’ entendement les concepts dont il
démontre la nécessité, il trouve aussi dans l ’ entendement les relations qui
unissent ces concepts les uns aux autres. Il importe de relever le fait : H egel
ne conçoit pas seulement l ’ entendement comme la faculté de fix er le ré el
sous des concepts. Si l ’ entendement est conceptualisant, il est aussi
juge ant et raisonnant21. Plus que par la simple position des concepts, H egel
d éfinit l ’ entendement comme l ’ activité de juger, c ’ est-à-dire comme un
pouvoir de liaison des concepts les uns aux autres associant sujet et prédicat
dans des propositions. Les rapports des concepts dans le jugement sont des
rapports d ’ universel à particulier, et c ’ est précisément ce type de rapports
que la spéculation reproduit en elle lorsqu ’ elle développe le mouvement
spéculatifqui conduit d ’ un concept universel à son contenu en tant qu ’ il se
donne sous la forme d ’ un concept particulier et d ’ un concept singulier. D e
ce fait, le mouvement du concept apparaît comme un mouvement déjà
produit par l ’ entendement. L ’ entendement met déjà en mouvement les
concepts lorsqu ’ il les met en relation les uns avec les autres, et si la
spéculation est auto-mouvement, ou auto-engendrement, c ’ est qu ’ elle
démontre la rationalité de ce mouvement. H egel l ’ indique en écrivant que
« laconformité à l' entendement [ V erstandigkeit] est un devenir, et [qu ’j en
tant que devenir, elle est la conformité à la raison [ V emunftigkeit] » 3 .

1. Phéno., p. 87-88, Ph.d. G ., p. 64-65.


2. § 467.
3. Phéno.,p. 64-65, Ph.d. G ., p. 42.
102 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

E n faisant de l ’ entendement le premier moment du procès dialectique,


H egel précise qu ’ il n ’ y a pas de spéculation sans entendement et que la
première se rapporte au second comme une métathéorie à la théorie dont elle
doit établir la vérité 1 . La spéculation diffère certes de l ’ entendement. E lle
voit en effet dans les concepts et les rapports de subsomption établis par
l ’ entendement des rapports contradictoires, et elle tente de reformuler le
savoir d ’ entendement à partir de cette contradiction. D ’ où les formulations
qui semblent réduire la spéculation à une tentative de résolution des
contradictions de l ’ entendement21. Insistons sur le fait que cette résolution
des contradictions ne conduit aucunement à proposer d ’ autres relations que
celles d ’ où naissent la contradiction. L a démarche hégélienne repose plutôt
sur le postulat que ces contradictions peuvent être révélatrices d ’ une
rationalité, et la pensé e dialectique tentera de démontrer la vérité de ces
relations à partir de l ’ intelligence positive de ces contradictions. L ’ enten
dement voit dans les contradictions du savoir la marque de l ’ erreur, elle n ’ y
voit qu ’ un aspect « négatif » 3 . La spéculation y verra au contraire un aspect
positif permettant de prouver la vérité du savoir d ’ entendement4 . 5 C e
moment négatif, celui de la contradiction du savoir, est appelé par H egel le
moment dialectique du procès spéculatif (§ 81)3 et est conçu comme le
c œ ur du procès spéculatif. Il faut donc conclure que la spéculation reçoit
son dynamisme de l ’ entendement lui-même, car il est exclu que la contra
diction soit projeté e ou réfléchie de l ’ extérieur par la spéculation dans le
savoir d ’ entendement: «L e moment dialectique est la propre auto
suppression de telles déterminations finies [celles de l ’ entendement], et

1. P. Stekeller-W eithofer, «V erstand und V emunft. Zu den Grundbegriffen der


H egelschen Logik », in C . D emmerling, F . K ambartel, V emunftkritik nach H egel, Francfort,
Suhrkamp, 1992, p. 139-197, tout particulièrement p. 144-145.
l.Hist. Phi., Intro., t.I, p. 122: «l’ essence de la philosophie consiste précisément à
résoudre les contradictions de l ’ entendement » (le texte traduit par G ibelin est absent de
l ’ édition allemande utilisé e); Log. I, p. 14, W. 5, p. 39 : « la contradiction est précisément
l ’ acte d ’ élever la raison au-dessus des limitations de l ’ entendement, et l ’ acte de résoudre ces
mêmes limitations ».
3. § 81, rq. : « Le dialectique, pris à part pour lui-même par l ’ entendement, constitue,
particulièrement quand il est présenté dans des concepts scientifiques, le scepticisme ; c elui-
ci contient la simple négation comme résultat du dialectique ».
4. § 82 : « Le spéculatif ou positivement-rationnel appréhende l ’ unité des détermi
nations dans leur opposition, l' affirmatifqui est contenu dans leur résolution et leur passage ».
5. R appelons que si H egel prétend que la compréhension de l’ aspect positif de la
contradiction est la condition sine qua non de la véritable rationalité, il ne remet pas pour
autant en cause le principe de non contradiction, pas plus qu ’ il ne se fait l ’ apôtre de
l’incohérence de la pensé e, voir à ce propos la mise au point de V. Hôsle, op. cit., p. 156 sq.
Sur la centralité du moment dialectique, voir B. Bourgeois, “ Dialectique et structure dans la
philosophie de H egei", in É tudes hégéliennes, p. 111-133, tout particulièrement p. 114-121.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 103

leur passage dans leurs opposé es », « La réflexion est tout d ’ abord le


dépassement de la déterminité isolé e et une mise en relation de cette
dernière, par laquelle celle-ci est posé e dans un rapport, tout en étant par
ailleurs maintenue dans sa valeur isolé e. La dialectique par contre, est ce
dépassement immanent dans lequel la nature unilatérale et borné e des
déterminations d ’ entendement s ’ expose comme ce qu ’ elle est, à savoir
comme leur négation»1 . Q ue le moment dialectique soit purement
immanent au savoir d ’ entendement, c ’ est ce qu ’ indique encore le fait que
l ’ entendement soit souvent conduit au scepticisme sous l ’ effet d ’ une prise
de conscience de ce dialectique 21. C ’ est dans les relations d ’ entendement
elles-mêmes, dans la contradiction des concepts avec les relations qui les
unissent entre eux, que 1» spéculation « trouve» le dialectique dont elle
révèle ensuite le caractère rationnel3 .
Il y a bien quelque chose que la spéculation ajoute à ce qu ’ elle trouve
dans l ’ entendement, c ’ est le moment, nommé spéculatif parce qu ’ il est
propre à la spéculation, de la déduction de la vérité du savoir formulé par
l ’ entendement. Le moment spéculatif est celui de la transformation du
discours abstraitement et négativement rationnel en discours positivement
rationnel, c ’ est celui de l ’ explicitation d ’ une rationalité qui n ’ est présente
que de façon implicite (moment de l ’ entendement) ou de façon négative
(moment dialectique) dans l ’ entendement lui-même. La spéculation reste
donc lié e à l ’ entendement jusqu ’ en son moment spéculatif4 . Ni pure genèse
a priori, ni pure réflexion sur un contenu a posteriori, elle comporte à la
fois le moment d ’ une reprise et celui d ’ une déduction. Sur ce point, il peut
être utile de se reporter à la description de la méthode par Y E ncyclopédie
(§ 238-240). H egel y explique que la démarche spéculative procède à
l ’ articulation d ’ une analyse et d ’ une synthèse qui correspondent respecti
vement au moment de la passivité, de la réception du savoir non spéculatif
par le savoir spéculatif, et au moment de l ’ activité du concept, de la
déduction de la vérité du savoir trouvé dans l ’ entendement5 . Si cette
réceptivité de la spéculation est nommé e analyse, c ’ est que le savoir reçu est
décomposé en son contenu conceptuel et que c ’ est sur la base de cette
analyse que sa vérité est déduite. La méthode dialectique est analyse

1. § 81 et rç.
2. § 81, rq.
3. Sur ce point, voir Log. I, p. 6,14, W. 5, p. 16-17,39; § 467, add.
4. O n ne peut donc suivre A . Léonard lorsqu’ il considère que ces trois paragraphes
correspondent à la pensé e d ’ entendement, à (a pensé e dialectique et à la pensé e rationnelle,
tout en affirmant qu ’ elles sont séparé es les unes des autres (C ommentaire littéral de la
Logiquede H egel, P aris, Vrin, 1974, p.24-31). Il ne s ’ agit pas de trois espèces de pensé e,
mais de trois moments de la pensé e spéculative.
5. E nc. § 238, rq.
104 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

critique d ’ un contenu déjà formulé par l ’ entendement et reconstruction


synthétique de sa valeur normative 1.
C ’ est bien à une inteiprétation de la spéculation comme auto-critique de
l ’ entendement que conduisent les paragraphes 80, 81 et 82. C ertes, ces
paragraphes appartiennent à un propos introductif et il est vrai que H egel est
le critique inlassable des introductions et des propos liminaires21. Il
relativise lui-même la valeur du propos tenu dans ces paragraphes lorsqu ’ il
indique que leur statut n ’ est qu ’ historique, en signifiant ainsi que la
démarche spéculative est présenté e comme une succession de moments
dont la nécessité n ’ est pas démontré e 3 , qu ’ il reviendra ensuite à la Science
de la logique de l ’ exposer pour elle-même et de la justifier4 . 5C ependant, si
une telle présentation introductive de la spéculation est possible, c ’ est parce
qu ’ il existe effectivement un rapport de la spéculation et de l ’ entendement,
et parce que ce rapport est tel que les différents moments du procès
spéculatif peuvent être appréhendés à partir du savoir d ’ entendement.
Notons à ce propos que H egel tient asse z à cette présentation pour la repro
duire dans les différents textes introductifs ou pédagogiques : préface et
introduction à la Logique s , addition orale du paragraphe 467. Il est
d ’ ailleurs d ’ autres textes pour confirmer cette interprétation de la spécula
tion comme auto-critique du savoir d ’ entendement. E lle concorde par
faitement avec la présentation de la démarche spéculative dans la préface de
la Phénoménologie de l' esprit. D ans le cadre d ’ une opposition de la propo
sition ordinaire et de la proposition spéculative 6 , la proposition spéculative
est alors présenté e comme une lecture faisant apparaître la vérité de
l ’ attribution d ’ un sujet à un prédicat dans le jugement. E lle est la lecture
apte à rendre explicite leur identité alors que la proposition ordinaire se
contente de présupposer cette identité, en l ’ exprimant seulement par la
copule (le “ est” qui unit sujet et prédicat dans le jugement). Q ue la spécula
tion soit la métathéorie des théories de l ’ entendement, c ’ est également ce
qu ’ indiquent les formulations suivant lesquelles ce qui est bien connu n ’ est
pas connu 7 . H egel ne s ’ oppose pas alors au bien connu en le renvoyant à
l ’ erreur, mais comme à un savoir encore implicite que la philosophie se
doit d ’ expliciter. Aussi est-il parfois bien près d ’ affirmer que la démarche
philosophique ne consiste qu ’ à faire comprendre le sens de ce qui est dit

1. P. Stekeller-W eithofer, op. cit., p. 140, 171-173.


2. Phéno., p. 27, Ph.d. G .,p. 3 ; Log. I, p. 10, W. 5, p. 36.
3. E nc. § 79, rq. : « L ’ indication qui est faite ici des déterminations du logique - de même
que de la division - est ici également seulement anticipé e et historique ».
4. Phéno., p. 57, Ph.d. G ., p. 35 ; Log. I, p. 9-10, W. 5, p. 35-36.
5. Log. 1, p. 6,14, W. 5, p. 16-17,39.
6. Phéno, p. 67 sq., Ph.d. G ., p. 45 sq.
7. Phéno., p. 47, Ph.d. G ., p. 25 ; W. 5, p. 22.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 105

indépendamment d ’ elle, comme dans le compte rendu qu ’ il consacre à


Solger; «L ’ exposé [de Solger] en reste à l ’ affirmation, d ’ une part, des
catégories d ’ effectivité, fait, croyance, expérience, d ’ autre part, du penser,
et à l ’ assertion qu ’ ils demeurent essentiellement séparés, sans analyser ces
catégories plus avant; l ’ empressement à rendre l ’ affirmation plus péné
trante empêche de revenir sur elle. Mais la plupart du temps, tous les
conflits et les contradictions se laisseraient égaliser par ce moyen qui
semble aisé et qui consiste seulement en ceci, s ’ occuper de, et simplement
considérer, ce que l ’ on exprime dans l ’ affirmation et le comparer avec ce
qu el’ on affirme en outre en même temps » Le sens donné à l ’ idé e d ’ une
« scientificité » philosophique concorde également avec cette interprétation
des rapports de la spéculation et de l ’ entendement. L ’ un des aspects par
lesquels se caractérise formellement la scientificité en général est le
caractère exotérique de son discours. H egel indique à ce propos que la
philosophie a en commun avec les sciences positives l ’ aspect formel
suivant lequel elle doit être compréhensible et pensable par chacun, l ’ aspect
suivant lequel elle doit pouvoir être apprise 21. La Phénoménologie avait
déjà indiqué en un sens analogue que la philosophie doit avoir l ’ « intel
ligibilité » propre à l’ entendement (V erstàndlichkeit) et qu ’ elle doit
posséder cette intelligibilité au point que l ’ on puisse « parvenir par l ’ enten
dement au savoir conforme à la raison » : « S eul ce qui est parfaitement
déterminé est à la fois exotérique, concevable, et susceptible d ’ être appris et
d ’ être la propriété de tous. L ’ intelligibilité propre à la science [die
verstdndige F orm der Wissenschaft] est la voie vers la science qui est
ouverte et offerte à tous et rendue la même pour tous, et parvenir par
l ’ entendement au savoir propre à la raison [durch den V erstand zum
vemünftigen Wissens zu gelangen] est la juste exigence de la conscience
qui vient rejoindre la science; car l ’ entendement c ’ est la pensé e, le Moi
pur, tout simplement, et ce qui est de l ’ ordre de l ’ entendement [das
V erstdndige ] est ce qui est déjà connu et ce qui est commun à la science et à
la conscience non-scientifique, ce par quoi cette dernière peut entrer
immédiatement dans cette première » 3 . La scientificité spéculative suppose
donc doublement le rapport à l ’ entendement: d ’ une part parce que le
discours spéculatif doit se déterminer de façon asse z précise et rigoureuse
pour parvenir à intégrer en soi ce qui fait l ’ intelligibilité et la rigueur du
savoir d ’ entendement, d ’ autre part parce qu'elle doit intégrer en elle le

1. W. 11, p. 248-249.
2. Hist. Phi., Intro., 1.1, p. 183-192, W. 18, p. 76-81 ; Sur l ’ idé e que la philosophie doit
être apprise, voir la lettre à von R aumer, 02/08/1816, et le texte de la Phénoménologie cité
dans les notes suivantes.
3. Phéno., p. 35, Ph.d. G . , p. 11.
106 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

savoir d ’ entendement de telle sorte que la manière dont la spéculation le


dépasse lui soit rendue intelligible.

R e p r é s e n t a t i o n, e n t e n d e m e n t, r a is o n, s p é c u l a t i o n

La pensé e spéculative se rapporte à la pensé e non spéculative dans le


cadre d ’ une confrontation dont H egel rappelle souvent la nécessité '. Q uelle
est son statut? N ’ est-elle que l ’ effet d ’ une nécessité psychologique, de la
nécessité d ’ une illustration de l ’ abstraction spéculative permettant de la
rendre intelligible à tous, ou est-elle au contraire impliqué e dans la nature
même de la démarche spéculative ? D ans l ’ E ncyclopédie, les remarques, qui
constituent des appendices de la spéculation, des parenthèses interrompant
le mouvement du concept, sont le lieu explicite de cette confrontation qui
ne semble donc n ’ avoir d ’ autre fonction que l ’ illustration pédagogique de
développements dont H egel souligne lui-même les défauts - ils sont trop
abstraits et trop formels2 . É tant donné qu ’ elles sont également le lieu de la
confrontation avec le savoir scientifique, il est tentant de conclure avec
J. T. D esanti, que l ’ épistémologie hégélienne ne consiste qu ’ en un « com
mentaire», venant après «l ’ ordre des raisons»3 . Mais ne doit-on pas
considérer au contraire que c ’ est parce que le développement spéculatif
intègre en lui le contenu de la représentation, que la confrontation, effectué e
dans les remarques, est rendue possible et nécessaire. D ans le compte rendu
qu ’ il donne des aphorismes de G ôschel, H egel fait à ce propos une
remarque importante qui mérite d ’ être cité e intégralement : « L ’ auteur est

[.Principes de la philosophie du droit (dorénavant P.P.D.), §2, rq.; E ncyclopédie,


§ 247, add., W. 9, p. 25 ; § 254, add., W. 9, p. 42 ; § 275, add., W. 9, p. 111. La nécessité de
cette confrontation pose également le problème controversé des rapports de la philosophie et
de la religion (voir à ce propos, Hist. Phi,Intro,t. l.p. 193sq.,W. 18,p. 81 sq.).
2. V oir les premiers paragraphes des préfaces de 1817 et de 1827, et de l ’ avant-propos
de 1830.
3. J. T. D esanti, op. cit., p. 24. L ’ idé e suivant laquelle la prise en compte des sciences de
la nature intervient après coup, une fois la vérité spéculative établie a priori, était déjà
défendue par E . Meyerson (op. cit., p. 434-435). V. Hôsle propose une interprétation des
rapports entre spéculation et représentation qui est fondé e sur cette même hypothèse et sur
l ’ idé e que ce rapport relève de la “traduction” de l ’ une dans l’ autre (op. cit., p. 84-85).
M. Dre es donne une formulation sophistiqué e de cette problématique lorsqu’ il distingue
quatre nive aux d ’ exposition dans la Philosophie de la nature : 1) celui de la spécification a
priori des concepts de la Logique 2) celui de la traduction de ces spécifications a priori en
termes intermédiaires, à mi chemin entre ce qui est logique et ce qui est scientifique 3) celui
de la réflexion sur les concepts et les théories scientifiques, et 4) celui de la réflexion sur les
faits (« The Logic of H egel’ s Philosophy of N ature », in M. J. P etry, H egel and
N ewtonianism, p. 91-102, ici p. 96-97).
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 107

ainsi conduit à un point de vue intéressant - le passer universel de la


représentation dans le concept et du concept dans la représentation, un
passer au delà et un passer en deçà - qui est présent dans la méditation
scientifique, et dont il est aussi ici exigé qu ’ il soit présent en tous lieux de
l ’ exposition scientifique. D e même qu ’ Homère indique à propos de
quelques étoiles quels noms elles ont pour les dieux et quels noms elles ont
pour les hommes, de même la langue de la représentation est-elle une autre
langue que la langue du concept, et l ’ homme ne connaît pas d ’ emblé e la
chose au moyen du nom de la représentation, mais c ’ est seulement au
moyen de ce nom, au moyen de la représentation, qu ’ il est vivant et che z
lui ; et la science n ’ a pas àdécrire ses figurations dans cet espace abstrait, et
à vrai dire plus abstrait qu« celui où résident les dieux immortels - non pas
la vérité, mais l ’ imaginaire (Phantasie) -, mais elle doit décrire et justifier
le devenir humain de ces figurations, et un devenir humain existant chaque
fois immédiatement pour soi-même - décrire et justifier l ’ existence
qu ’ elles obtiennent dans l ’ esprithumain effe ctif- et cela, c ’ est la représen
tation » '. H egel considère donc que le double passage du concept dans la
représentation et de la représentation dans le concept est essentiel à
l ’ exposition scientifique, ainsi, il s ’ agira à la fois dans la philosophie de la
nature de traduire la représentation en concepts et d ’ illustrer représenta-
tivement le concept 21; et il exclut la possibilité que la science décrive une
vérité dans un lieu qui serait extérieur à l ’ entendement (l’ esprit humain
effectif) et à la représentation. L ’ idé e d ’ un « ordre des raisons » autonome et
indépendant de la représentation est clairement rejeté e. E n d éfinitiv e, la
confrontation de la spéculation et de la représentation ne relève pas d ’ une
comparaison, mais d ’ un rapport: le rapport essentiel de la pensé e
spéculative et de l ’ entendement.

1. W. 11, p. 378. V oir également, E nc., préf. de la deuxième édition, W . 8, p. 23-24.


D ans les Leçons édité es par Bonsiepen, H egel semble considérer la section Mécanique finie,
comme une telle comparaison avec la représentation, « H egels R aum Z eit Lehre », inH egel-
Studien, 1985, p. 9-78, ici p. 61, 78. A. Nuz zo fait de la comparaison du concept et de la
représentation un mouvement constitutif de la spéculation, mais c ’ est parce qu ’ elle adhère à
l ’ interprétation réflexive de la spéculation, voir « B e griff und Vorstellung zwischen Logik
und R e alphilosophie bei H egel», in H egel-Studien, 25, 1990, p. 41-63, voir notamment
p. 46-47.
2. Lorsqu’ il présente le rapport de la Philosophie de la nature et des sciences, H egel
parle parfois d ’ une illustration du concept dans l ’ empirie, et parfois au contraire d ’ une
traduction de la connaissance scientifique en concepts (voir le § 246, sa rq et son add., ainsi
que V add. du § 254). T. R. W ebb a vu là une contradiction dont il a étudié les différents
aspects et qu ’ il a tenté de résoudre en adoptant l ’ interprétation réflexive des rapports de la
spéculation et de l ’ entendement (« The Problem of E mpirical Knowledge in H egel’ s
Philosophyof N ature», in H egel-Studien 15,1980, p. 171-186).
108 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

Il est indéniable que la spéculation ne peut aucunement trouver dans son


accord avec la représentation le critère de sa vérité : elle cherche à déduire la
vérité d ’ une autre manière que par un simple appel à la représentation car
elle dispose d ’ un autre concept de la vérité que celui de l ’ exactitude 1 . Il est
également vrai que la spéculation peut se trouver en désaccord avec la
représentation, dans laquelle le contenu conceptuel n ’ est pas toujours fixé
de façon rigoureuse, c ’ est pourquoi H egel peut parfois dire que la philo
sophie n ’ a pas à craindre d ’ être en désaccord avec la représentation21, ou
encore que la représentation ne peut être dite ni conforme ni non conforme à
la spéculation3 . Il reste qu ’ il soutient bien que le procès spéculatif est ce
procès d ’ élévation des représentations au concept et de rabaissement du
concept à la représentation qu ’ évoque le texte cité ci-dessus. E n tant qu ’ elle
reprend en elle le contenu et la forme du savoir non spéculatif, la spécula
tion s ’ élève progressivement de la représentation au concept : « la
philosophie ne faitrien d ’ autre que changer les représentations en pensé es,
-m ais, il est vrai, ultérieurement, la simple pensé e en concept» 4 . E n tant
qu ’ ainsi elle fonde le savoir représentatif5 dont elle a intégré le contenu
rationnel, elle rabaisse également le concept à la représentation.
N ’ y a-t-il pas contradiction à critiquer l ’ idé e même d ’ une comparaison
de la spéculation et de la représentation tout en maintenant la nécessité
d ’ une confrontation de la .spéculation et de la représentation? C e n ’ est pas
certain, car la notion de représentation semble en fait prise en deux sens
différents. D ans un cas, elle désigne une forme particulière de la pensé e non
spéculative (inférieure à la pensé e d ’ entendement) alors que dans l ’ autre,
elle désigne le tout de la pensé e non spéculative (de l ’ entendement comme
de la représentation). Pour comprendre le sens de la position hégélienne, il
convient donc de s ’ engager dans l ’ analyse des différentes acceptions des
notions d ’ entendement et de représentation. C es deux notions désignant la

1. E nc., § 24, add. 2;§, 213, add.


2. § 254, add., W. 9, p. 42 ; P.P.D., § 2, rq. et notes marginales.
2.Log. III, p. 212-213, W. 6, p. 406 : « La philosophie a le droit, à partir du langage de la
vie ordinaire qui est fait pour le monde des représentations, de choisir des expressions qui
paraissent se rapprocher des déterminations du concept. Il ne peut pourtant être question,
pour un mot choisi à partir du langage de la vie ordinaire, de prouver que dans la vie ordinaire
également on lie à lui le même concept pour lequel la philosophie l ’ utilise ; car la vie ordinaire
n ’ a pas de concept, mais des représentations ».
4. § 20, rq. V oir également § 3, rq. : «on peut dire d ’ une façon générale que la philo
sophie pose à la place des représentations des pensé es, des catégories, mais plus précisément
des concepts ».
5. P.P.D., § 2, rq. ; Log. III, p. 213, W. 6, p. 406.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 109

pensé e non spéculative, elles se recouvrent lorsqu ’ elles sont prises en leur
sens large, mais elles se distinguent suivant leur sens restreint.
S ’ agissant de l ’ entendement, la situation est particulièrement embrouil
lé e car la notion peut désigner soit une figure de la conscience, soit une
forme du penser. Lorsque H egel identifie sciences positives et savoir
d ’ entendement, c ’ est au sens de la forme de penser et non de la figure de la
conscience. Aussi est-ce à l ’ élucidation de cette seconde acception que nous
nous attacherons principalement. L ’ entendement se caractérise alors
comme un pouvoir d ’ abstraction et de séparation *. C ette abstraction et cette
séparation doivent elles-mêmes être entendues en deux sens. D ’ abord en un
sens génétique : l ’ entendement apparaît alors comme l ’ activité de l ’ esprit
subjectif qui produit le savoir par abstraction et par analyse d ’ un donné
intuitif et représentatif. Mais aussi au sens de la constitution du savoir :
l ’ entendement se caractérise alors par une certaine organisation du savoir,
marqué e par le rôle qu ’ y jouent la séparation des concepts et leur extériorité
aux liaisons qui les unissent.
Au sens génétique du terme, en tant qu ’ activité de l ’ esprit subjectif,
l ’ entendement est ce qui fait que «l ’ intérieur, l ’ universel, le vrai» est
« produit de mon esprit » 21. C e qu ’il y a d ’ essentiel dans le ré el ne se donne
pas immédiatement à la conscience, il ne peut au contraire apparaître que si
« quelque chose est changé dans la manière selon laquelle le contenu est
tout d ’ abord dans la sensation, l ’ intuition, la représentation»3 . 4 C ette
activité relève d ’ une pensé e réflexive (N achdenken)* qui s ’ applique aussi
bien à la production des concepts qu ’ à celle de leurs relations discursives.
C ’ est la production des concepts que désigne le plus expressément les
notions d ’ abstraction et de séparation. L ’ intuition et la sensation se rap
portent à un ré el toujours change ant, sans détermination fix e , et par là
même quasiment indifférencié. L ’ entendement procède au contraire à la
fix ation du ré el sous des concepts strictement distingués les uns des autres.
E n cela, l ’ entendement est différenciation ou séparation5 , et il est aussi ab
straction, car l ’ intuition ne portait que sur des singuliers : en fixant
l ’ empirie sous des concepts, l ’ entendement fait abstraction des caracté
ristiques contingentes de la ré alité pour n ’ en retenir que les aspects
essentiels et leur donner la forme de l ’ universalité 6 . C ette activité qui

1. E nc.,§ 80, add.-.^ N. 5, p. 38.


2. §21 ; §23.
3. §21,rv;§22.
4. O n peut comparer à ce propos le paragraphe 22 avec la remarque du paragraphe 20 et
avec l ’ a dditif du paragraphe 21.
5. § 80, add. ; Phéno., p. 48, Ph.d. G ., p. 25-26.
6. §467, «JJ.
110 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

produit l ’ universel par abstraction est productrice des concepts ’ , et elle est
également à l ’ origine des relations que l ’ entendement établit entre les
concepts. D ans l ’ intuition, les différents phénomènes apparaissent liés les
uns aux autres de multiples façons. L ’ entendement, après avoir séparé les
différents aspects du ré el unis les uns aux autres dans la ré alité perçue, les
réunit en établissant entre les concepts des relations universelles, celle de la
cause et de l ’ effet, celle de l ’ universel et du p articulier... 2 .
Lorsqu ’ elle est utilisé e au sens d ’ une forme de la pensé e et non plus
d ’ une genèse de la pensé e, la notion d ’ entendement désigne le savoir
structuré par la séparation et l ’ abstraction dont il vient d ’ être question. Le
savoir d ’ entendement se caractérise alors par sa finitud e et son caractère
formel. L ’ entendement, nous l ’ avons dit, ne se contente pas de maintenir
les différents concepts dans leur fixité et dans leur séparation. Il les relie
aussi par des relations universelles. Si l ’ entendement reste cependant
caractérisé par la séparation de ses déterminations de pensé e, c ’ est qu ’ il
interprète les relations comme extérieures aux déterminations de pensé e
qu ’ elles unissent3 . L ’ entendement unit les concepts les uns aux autres,

1. Le fait que la pensé e soit présenté e comme le troisième moment de l ’ esprit subjectif
(théorique) (§ 465-468) signifie bien qu ’ il y a une genèse psychologique de la pensé e. D ans
le deuxième additif du § 163, H egel semble rejeter la problématique de la genèse psycho
logique des concepts : «R elativement à la discussion - usuelle dans la Logique d ’ enten
dement - concernant la naissance et la formation des concepts, il y a encore à remarquer que
nous ne formons pas du tout des concepts et que le concept, en général, ne peut pas du tout être
considéré comme quelque chose qui est né ». C e que H egel dénonce ici n ’ est toutefois pas
l ’ idé e d ’ une genèse psychologique des concepts, mais l ’ idé e d ’ une production des concepts
à p artir de F infra-conceptuel, comme le contexte l’ indique : « 11 est absurde d ’ admettre qu ’ il
y aurait d ’ abord les objets qui forment le contenu de nos représentations, et qu ’ ensuite, après
coup, surviendrait notre activité subjective qui, moyennant l ’ opération (...) de l ’ abstraction
et du rassemblement de ce qu ’ il y a de commun aux objets, formeraient les concepts de ceux-
ci. Le concept est bien plutôt ce qui est véritablement premier ». H egel s ’ en prend ici au
modèle de la genèse empiriste de la pensé e. D ’ après lui, l ’ intuition est toujours déjà pénétré e
de pensé es (ne serait-ce que par l ’ intermédiaire de «l ’ instinct logique» qui structure le
langage, § 459, rq.), et elle est toujours prédéterminé e par le contenu logique des pensé es. Il y
a bien né anmoins une émergence de la pensé e à partir de l ’ intuitionné, émergence qui ne doit
pas être conçue suivant le modèle de la dérivation, mais de la transformation (sur ce point,
chap. 8, § 3), et qui doit né anmoins être comprise comme une explicitation (ainsi la re pré
sentation est elle définie comme un « se souvenir » dans le § 449, ainsi la pensé e est-elle
définie comme une « re-connaissance » dans le § 465). Il n ’ y a pas de production de la
pensé e au sens où la pensé e est déjà dans l’ empirie, mais il y a élaboration de la pensé e au
sens où elle n ’ est encore présente dans l’ empirie que sous la forme de son autre et qu ’ elle ne
peut devenir pensé e explicite qu ’ au terme d ’ un processus d ’ abstraction. L ’ esprit est bien
«élaboration» ici, et «l ’ esprit est essentiellement élaboration en tant qu ’ élaboration de
quelque chose d ’ autre » (Hist. Phi., t. 6, p. 1269, W. 20, p. 80).
2. § 20, rq.
3. §461,add.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 111

mais il ne comprend pas ces relations comme résultant de la nature des


déterminations conceptuelles qu ’il unit. Ainsi la vérité de ces relations
entre concepts ne semble pouvoir être établie que par leur confirmation
empirique. Ainsi les concepts apparaissent comme des formes en attente de
leur remplissement, et le connaître comme un savoir en attente de
confirmation1 .
Posés comme différents des relations qu ’ ils entretiennent entre eux, les
concepts restent séparés les uns des autres. H egel décrit leur statut par la
notion de finité, parce qu ’ ils restent opposés les uns aux autres plutôt que
d ’ être véritablement reliés les uns aux autres en une totalité idé elle, et parce
que cette opposition leur confère un contenu borné ou fini21. H egel caracté
rise en divers endroits l ’ entendement par la finité de ses déterminations de
pensé e, tout en l ’ opposant à l ’ infinité des déterminations de pensé e de la
spéculation3 , mais les notions de finité et d ’ infinité ne doivent pas être
prises ici au sens de deux ensembles indépendants comprenant des concepts
différents. E lles doivent être prises au sens hégélien où l ’ infini véritable
n ’ est pas séparé du fini. H egel l ’ indique expressément : un même concept
est fini lorsqu ’ il est compris comme indépendant des relations dans
lesquelles il entre, et infini lorsqu ’ il est conçu comme identique à elles 4 . La
spéculation ne consistera donc pas à substituer des pensé es infinies à des
pensé es finies, mais bien plutôt à dégager ce par quoi les pensé es finies sont
infinies. C ’ est pourquoi H egel peut décrire la tâche de la spéculation en
termes (fichté ens) de « reconstruction » des déterminations de pensé e finies
de l ’ entendement5 . La remarque du paragraphe 9 de l ’ E ncyclopédie
explique que la différence entre les sciences positives et la philosophie
réside en un «changement de catégories». C ’ est au sens de cette
«reconstruction», c ’ est-à-dire d ’ une compréhension des concepts englo
bant leur nature particulière et leurs relations, que ce changement doit être

1. § 466 et add.
2. §25.
3. § 25 ; § 28, add. ; W. 5, p. 28-30.
4. § 28, add.
5. W. 5, p. 30 (H egel explique ce qu ’ il entend par une telle reconstruction dans la
remarque du paragraphe 162). Il ne semble pas que tel ait été le cas dans les premières
anné es d ’Iéna, où H egel semble envisager le passage de l ’ entendement à la raison comme un
processus exige ant l ’ abandon des déterminations finies d ’ entendement (G . G érard, op. cit.,
p. 319 sq.). C ette position, sur laquelle semblent s ’ accorder alors Schelling et H egel, est
l ’ objet d ’ une critique dans la Logique (Log. III, p. 153-155, W. 6, p. 351-353), lorsque H egel
dénonce l ’ idé e d ’ une raison qui décrirait l ’ absolu sans l ’ exprimer dans les rapports syllogis
tiques caractéristiques de ce qu ’ il appelle la «raison form elle » et qui relève de
l ’ entendement.
112 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

interprété 1 . Q ue la philosophie ait un objet spécifique, c ’ est d ’ ailleurs ce


que H egel exclut d ’ emblé e (contre la tradition philosophique intellectua
liste dans laquelle on l ’ inscrit pourtant souvent), en ouvrant l ’ E ncyclopédie
par la thèse suivant laquelle la philosophie n ’ apas d ’ objet (§ 1).
Les remarques qui précèdent montrent que H egel intègre des éléments
non-kantiens à la d éfinition kantienne de l ’ entendement. À la d éfinition de
l ’ entendement comme faculté des concepts et pouvoir objectivant, H egel
ajoute le thème de la finitud e de la connaissance d ’ entendement, thème
dont l ’ origine se trouve che z Jacobi et qui fut ensuite ré élaboré par Schiller,
H ôld erlin et Schelling21. C onformément à la logique générale qui préside à
ses prises de position contre Jacobi et contre les romantiques, l ’ originalité
de la position de H egel tient à sa volonté de défendre la rationalité sur le
terrain de la critique de la rationalité. Loin de suivre Jacobi et Hôld erlin sur
le terrain d ’ une critique radicale de l ’ entendement, il s ’ engage dans une
ré évaluation de l ’ entendement qui le conduit à une seconde prise de
distance à l ’ égard de la théorie kantienne des rapports de la raison et de
l ’ entendement. C he z K ant, l ’ entendement est parfois opposé à la faculté de
jug er et toujours à la raison en tant que faculté des raisonnements, de sorte
qu ’ il tend à se réduire à la faculté des concepts. H egel critique cette
restriction qu ’ il juge solidaire d ’ une compréhension inadéquate de la nature
du concept, du jugement, et du raisonnement3 . D e même qu ’ il refuse de
considérer le concept comme un donné inerte indépendant des relations
dans lesquelles il entre au sein des jugements et des syllogismes, de même
refuse-t-il de considérer les jugements comme des relations indépendantes
des concepts qu ’ ils relient, et il en va de même des syllogismes dans la
mesure où ils mettent en relation des jugements. Toutes ces relations
judicatives et syllogistiques sont produites par les concepts eux-mêmes, à
tel point que l ’ entendement peut être considéré comme «le moment
essentiel de la raison » : « Il faut rejeter à tous égards le fait de séparer

1 . D. Dubarle soutient au contraire que le rapport de la Philosophie de la nature relè v e


effectivement de la substitution des catégories de la raison spéculative aux catégories de
l ’ entendement scientifique (« Dialectique hégélienne et formalisation », in D. Dub arle,
A. Doz, Logique et dialectique, p. 89-95) si bien que la spéculation procéderait à la
« destruction de l ’ économie même que la science a constitué e » (p. 98). Mais H egel dénonce
la thèse (qu ’ il attribue à K ant) suivant laquelle les concepts d ’ entendement et les concepts
(idé es) de la raison seraient extérieurs les uns aux autres : « [D ’ après K a nt] Les concepts de
la raison doivent servir à concevoir, les concepts de l ’ entendement à comprendre les
perceptions. Mais en fait, si les seconds sont effectivement des concepts, ils sont des concepts
- par eux, on comprend conceptuellement, et un comprendre les perceptions par les concepts
d ’ entendement sera un concevoir » (Log. 111, p. 274, W. 6, p. 462).
2. À ce propos, voir les indications donné es par R. P. Hortmann, op. cil., p. 125, 127,
130-131.
3. Log. III, p. 67, W .6, p. 273.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 113

entendement et raison, comme on le fait habituellement. Lorsque le


concept [déterminé, produit par l ’ entendement] est considéré comme
dépourvu de raison, on doit plutôt considérer cela comme une incapacité de
la raison à se reconnaître en lui. L e concept déterminé et abstrait est la
condition ou plutôt le moment essentiel de la raison ; il est la forme
animé e, dans laquelle le fini s ’ enflamme en soi-même dans l ’ universalité
en la qu elle il se rapporte à lui-même, il est comme dialectiquement posé et
p ar là même le commencement même du phénomène de la raison » l .
C ertes, l ’ entendement ne désigne pas tout ce qui dépend des concepts,
et tout s a voir n ’ est pas d ’ entendement. C ’ est seulement dans la mesure où
le jug e m e nt désigne une forme dans laquelle les concepts sont mis en
ra pport de façon relativement extérieure et immédiate, et dans la mesure où
l ’ on entend par raisonnement le raisonnement form el décrit p ar les lois du
syllogism e , que jug e m e nt et raisonnement relèvent de l ’ entendement.
N é anmoins, et bien que l ’ opposition de l ’ entendement et de la raison reste
en usage pour distingu er ration alité non spéculative et rationalité
spéculative 2,
1 H egel minimis e la distinction de ces deux formes de
ration alité : la spéculation ne s ’ oppose pas à l ’ entendement comme la
raison à l ’ entendement, mais comme la raison objective à la raison
form elle 3 , comme le positiv e m e nt rationnel au négativement rationn el4 ,
comme le rationnel en tant qu ’ il est pensé au rationnel en tant qu ’ il se
contente d ’ être produit par l ’ entendement5 . E n refusant ainsi de suivre
S ch elling sur le terrain d ’ une opposition résolue de l ’ entendement et de la

1. Log. III, p. 83, W . 6, p. 287-288. L a form e a nim é e (begeistete F omï) et le


s ’ e nfla mm er en soi-m ê m e (sich in sich entziinderi) se réfère nt à la chimie h é g élie nn e et
winterlie nn e . L ’ oxyd ation, qui est un e combustion, provoqu e une « a nim ation » des m éta ux,
qui d e la n e utralité p arvie nn e nt à la polarité de l ’ a cid e et de l ’ alc alin. Ils se ra pporte nt ainsi à
un univ ers el (ainsi qu ’ il est dit ci-dessus), dans la me sure où ils se ra pporte nt l ’ un à l ’ a utre de
fa çon imm a n e nte . H e g el v e ut dire ici que le conc e pt d étermin é é quiv a ut à un e d étermin ation
et donc à un e n é g ation, m ais qu ’ il g ard e un ra pport avec ce qu ’ il nie , et que d a ns la m e sure où
c e qu ’ il nie est pré s e nt e n lui (le conc e pt univ ers el par ra pport a uqu el il est conc e pt
p articulier), le conc e pt d étermin é e st posé comm e contra diction.
2. E nc., §467, add. : « A v a nt K a nt, on ne fais ait ch e z nous aucune distinction e ntre
entendement et raison. M ais si l ’ on ne v e ut pas tomb er au niv e a u de la conscie nc e vulg aire
qui confond grossière m e nt e ntre elles les différe nte s form e s de la pensé e pure , il fa ut
m ainte nir ferm e m e nt e ntre e nte nd e m e nt et raison c ette différe nc e qu e pour c ette dernière,
l ’ objet est ce qui est déterminé en-soi et pour-soi, id e ntité du contenu et d e la form e , de
l' univ ers el et du p articulier, ta ndis que pour le pre mier, il se décompose a u contraire en
form e et conte nu, e n univ ers el et p articulier, en un en-soi vid e et en la d éterminité qui
p arvie nt à c elui-ci du dehors ».
3. Log. III, p. 153-155, W . 6, p. 351-353 ; § 467, add.
4. E nc., §81,82.
5. §82, a dd.
114 C RITI Q U E E T F O N D A TI O N DIA L E C TI Q U E

raison philosophique, H egel en évite également la conséquence : une forte


dévalorisation de la connaissance scie ntifiqu e 1 .
L e fait que la notion d ’ entendement soit entendue au sens d ’ une genèse
et en celui d ’ une constitution du savoir est signific atif par lui-même. Il est
important en effet que ce soit à l ’ entendement lui-même (en tant qu ’ esprit
subje ctif) que revienne la production du savoir positif, et non pas à la raison
ou à un princip e métaphysique. Pour Schelling, l ’ entendement n ’ existe que
par la raison dont il est l ’ image dégradé e : il est «raison déchue » 2 . H egel
semble vouloir se démarquer de cette théorie. Il en inverse les termes
lorsqu ’ il affirm e que l ’ entendement subsiste par lui-même , et non la
raison: «L a raison sans l ’ entendement n ’ est rien, l ’ entendement est
pourtant quelque chose sans la raison » 3 . La raison, au sens de la raison
spéculative, a en effet le savoir produit par l ’ entendement pour « condition

1. L e jeune H egel s ’ accorde dans les grandes lignes avec la dévalorisation


schellingienne de l ’ entendement. Pour le sens des notions d ’ entendement et de raison dans les
premières anné es d ’Iéna, on se référera à G . G érard, op. cit., p. 30-44. La dévalorisation de
l ’ entendement explique la polémique contre la mécanique newtonienne de la dissertation sur
Les orbites des planètes, et on en trouve une trace tout à fait explicite dans les articles sur le
Droit naturel et sur La relation du scepticisme avec la philosophie (p. 33, W. 2, p. 225-226) :
« be aucoup de doctrines défiant maintenant tout scepticisme rationnel, comme par exemple
la physique et l ’ astronomie, n ’ auraient été à l ’ époque qu ’ un ensemble d ’ opinions qu ’ on ne
pouvait prouver et une somme d ’ hypothèses sans fondement (...) doctrines qui, mis à part ce
qu ’ elles comportent de purement mathématique qui ne relève pas de ce qui leur appartient en
propre, à p artir d ’ un compte rendu de perceptions sensibles et d ’ un amalgame de celles-ci et
de concepts d ’ entendement, forces, matières, etc., consistent en un savoir qui affich e une
objectivité totale et qui est assurément formel ». O n trouve dès avant la Phénoménologie de
P esprit un ensemble de remarques allant dans le sens de la défense des droits de
l ’ entendement (Notes et fragments d ’Iéna, frgt. 25, 26, 47). L ’ évolution de Schelling est
analogue, voir à ce propos, F . F ischbach, op. cit., p. 256-259. L ’ évaluation de l ’ entendement
au début de la période de l ’ identité était dénué e de nuances. D ans les F emere D arstellungen
(1802), il y est dit y que l ’ entendement agit aveuglément et qu ’ il se comporte comme un
automate, qu ’ il est le masque de l ’ erreur en inventant des causes à p artir des effets (S. W.
VII, p. 342). Schelling y affirm e également : « la totalité de cette espèce de connaissance est
fausse, d ’ après son principe, et elle est l ’ unique et intarissable source de l ’ erreur - C e n ’ est
pas seulement qu ’ il faut changer sa forme, la totalité de son point de vue doit être inversé e et
elle doit être remanié e dans ses principes, si l ’ on veut qu ’ un savoir puisse survenir à propos
des objets sur lesquels s ’ exerce cette espèce de connaissance » (Ibid., p. 343).
2. Philosophie et religion, in La liberté humaine, trad. B. G ilson, P aris, Vrin, 1988, p. 118,
S. W. VI, p. 43 : « Là où l ’ unité originelle, la première réplique, tombe elle-même dans le
monde des images, elle se manifeste comme raison; car la forme, en tant qu ’ essence du
savoir, constitue le savoir originel, la raison originelle même (logos) ; le ré el, son produit sem
blable à ce qui le produit, est donc une raison ré elle et, en tant que raison déchue, l’ enten
dement (nous). D e même que l ’ unité originelle engendre d ’ elle-même toutes les idé es qui
demeurent en elle, de même n ’ est-ce encore qu ’ à p artir d ’ elle-même qu ’ elle produit aussi,
comme entendement, les choses qui correspondent à ces idé es ».
3. Notes et fragments d ’Iéna, frgt. 47.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 115

ou plutôt [pour] moment essentiel » car elle n ’ est que la déduction de la


vérité de ce savoir constitué indépendamment d ’ elle. R elevons les termes
employés par H egel : la « condition » est ici « moment essentiel ». Voilà
comment doit être interprété e l’ affirmation de la remarque du paragraphe
246 suivant laquelle « la naissance et la formation de la science philo
sophique [la philosophie de la nature] ont la physique empirique pour
présupposition et pour condition ». C ’ est sur la base d ’ une telle inversion
du rapport schellingien de la raison et de l ’ entendement que reposent les
principes hégéliens de l ’ autonomie du savoir constitué et de la restriction
du philosopher aux principes des sciences positives.
La défense du savoir commun contre les prétentions de la spéculation
conduisait F . Schlegel à s ’ opposer à la dévalorisation post-kantienne de
l ’ entendement au profit de la raison 21, et à faire de l ’ entendement l ’ énergie
cré atrice de tout savoir : « il n ’ y a pas d ’ autre énergie que l ’ entendement»3 .
O n trouve che z H egel le même type de ré évaluation. C omme che z Schlegel,
il s ’ agit de défendre l ’ entendement, dont la finitude est reconnue, en
affirmant que le vrai doit être recherché dans les déterminations de la pensé e
finie elle-même. Mais contrairement à ce qui a lieu che z Schlegel, il n ’ en
résulte aucune relativisation de la vérité ni aucune réduction de la raison à
l ’ entendement. Si l ’ entendement produit le vrai, il ne peut l ’ élever à sa
forme la plus haute. C ette incapacité à donner au vrai la forme de la vérité
implique que la notion d ’ entendement peut en venir à désigner la finitude
du savoir en ce qu ’ elle a d ’ irréductible. C ’ est pourquoi la notion peut être
utilisé e en un sens large où elle renvoie tout à la fois: 1) à la forme
rationnelle du savoir non spéculatif (entendement au sens restreint) 2) au
savoir non spéculatif dans son ensemble (entendement + représentation) 3)
à ce qui dans le savoir non spéculatif fait obstacle à l ’ accès de 1 ’ entendement
à la spéculation4 .
La notion de représentation fait elle aussi l ’ objet d ’ une double
présentation. E lle désigne tantôt une forme du connaître, et à vrai dire,
presque la plus basse, tantôt le tout de la pensé e non spéculative. Au sens
strict du terme, elle désigne une forme de connaissance inférieure à celle de
l ’ entendement. H egel considère que l ’ activité générale de l ’ esprit théorique,
ou de l ’ intelligence, est l ’ appropriation du monde extérieur, ou le

1. Log. III, p. 83, W. 6, p. 287-288.


2. V oir les textes cités dans le chapitre 4.
3. F . Schlegel, TranscendentalphUosophie, p. 43.
4. C ’ est en se fondant sur les textes traitant de l ’ entendement en ce troisième sens que
R. P. Horstmann (op. cit., p. 28-29) interprète la philosophie hégélienne comme une critique
radicale de l ’ entendement. C ’ est là une vision trop étroite du problème.
116 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

connaître 1 . C ette activité se déploie en trois moments, celui de l ’ intuition,


celui de la représentation, et celui de la pensé e qui comporte elle-même le
moment de la pensé e d ’ entendement et de la pensé e spéculative. C e
déploiement consiste en une appropriation progressive du monde extérieur,
initialement donné à l ’ intuition comme un donné indépendant et extérieur,
et finalement posé par l ’ intelligence comme identique à ses propres
pensé es. E ntre ces deux moments intervient la représentation, le moment
de l ’ activité de l ’ intelligence auxquels correspondent le souvenir, l ’ imagi
nation et le langage. H egel oscille entre l ’ idé e suivant laquelle la représen
tation est une activité de l ’ esprit inférieure à la pensé e, et l ’ idé e suivant
laquelle elle est la forme la plus basse de la pensé e. Il affirme d ’ une part
qu ’ elle ne mérite pas véritablement d ’ être nommé e pensé e, qu ’ elle n ’ est en
fait que «le milie u entre le se-trouver-déterminer immédiat de l’ intelli
gence et celle-ci en sa liberté, la pensé e» 21. Mais il fait d ’ autre part de
l ’ activité langagière et de la mémoire les formes dans lesquelles la pensé e
commence à exister3 . L a représentation est en fait une étape transitoire par
laquelle l ’ intelligence élabore le matériau sensible de l ’ intuition pour le
préparer à recevoir les formes logiques de la pensé e d ’ entendement. E lle se
distingue de l ’ entendement d ’ un triple point de vue : du point de vue du
rapport à l ’ objectivité, du point de vue de sa forme et du point de vue de son
contenu.
La représentation consiste en un type de pensé e encore sensible, en une
simple intériorisation et universalisation du contenu intuitif sensible 4 . Il
s ’ agit d ’ une activité théorique qui subsume le contenu intuitif et sensible
sous des images universelles, en l ’ organisant d ’ après des points com
muns 5 . Aussi la représentation, qui ne fait qu ’ unifier extérieurement un
contenu reçu, se meut-elle irrémédiablement dans l ’ espace de la scission du
subjectifet de l ’ obje ctif6 . A u contraire, la pensé e, entendue au sens propre
du terme, désigne l ’ activité dans laquelle l ’ esprit sait que les concepts dans
lesquels il saisit le ré el sont l ’ essence de ce ré el. L ’ esprit voit dans ses
représentations des copies de la ré alité à organiser suivant une activité
seulement subjective, suivant les règles arbitraires de l ’ association7 . Il voit

1. Eric., § 443-445.
2. §451.
3. § 464. rq. : « la mémoire, en tant que telle, est elle-même le mode seulement extérieur,
le moment unilatéral, de l ’ existence de la pensé e ».
4. § 20, rç.,§ 454.
5. §456.
6. §451 et 453 add.
7. § 455 et rq.
S P É C UL E R D A N S E T P A R L'E N T E N D E M E N T 117

au contraire dans ses concepts des formes grâce auxquelles il est possible de
saisir 1 ’ essence du ré el1.
La représentation et l ’ entendement diffèrent donc du point de vue des
rapports du sujet et de l ’ objet. Ils diffèrent en outre du point de vue de la
forme du savoir. Le contenu élaboré par la représentation reste dans la plus
grande séparation possible, et ses différentes déterminations restent isolé es
les unes des autres. C omparé à la représentation, l ’ entendement consiste en
une indéniable unification de ce contenu. Alors que les images de la
représentation, existant par elles-mêmes, ne sont lié es qu ’ extrinsèquement
les unes aux autres, les pensé es de l ’ entendement sont toujours prises dans
des rapports de subsomption et dans les jeux de renvois hors desquels elles
n ’ ont aucun sens 21. ,
La représentation se distingue enfin de l ’ entendement par son contenu.
H egel entend en effet par pensé e le savoir en sa dimension conceptuelle, et
il oppose cette dimension conceptuelle du savoir à la dimension sensible et
intuitiv e constitutive du contenu représentatif. F ixer les concepts en leur
dimension conceptuelle, purifier le contenu conceptuel mêlé à un contenu
intuitif p arla représentation, élever la représentation à la pensé e 3 , telles
sont précisément les tâches de l ’ entendement.
Il n ’ en demeure pas moins que, malgré son opposition à la pensé e, et
donc à l ’ entendement, la représentation peut parfois désigner le tout de la
pensé e non spéculative. Q uant à la forme, les défauts de l ’ entendement, ce
par quoi l ’ entendement s ’ oppose à la spéculation, sont aussi les défauts de
la représentation, celle-ci se caractérisant par une accentuation de la finitude
et du formalisme de l'entendement. Q uant au contenu, il convient certes de
distinguer plus rigoureusement ces deux modalités du connaître, puisque
che z Lune, il est strictement lié au donné sensible de l’ intuition, alors que
che z l ’ autre, il est formulé à partir de la dimension conceptuelle du savoir.
Mais si, en droit, cette distinction est d ’ une valeur absolue, H egel admet
qu ’ il est souvent difficile , en fait, de distinguer ce qui relève de la repré
sentation et ce qui relève de la pensé e 4 : le contenu conceptuel du savoir se
donne mélangé au contenu intuitif. A u demeurant, l ’ entendement ne
semble pas toujours parvenir à bout de son travail de fixation des concepts
en leur pure dimension conceptuelle. E n outre, l ’ intuition et la représen
tation voient toujours leur contenu déterminé par les formes de la pensé e.
H egel l ’ indique très clairement pour l ’ intuition : « La connaissance achevé e

1. § 465 et add. À ce propos, voir également la définition de la pensé e au début du


chapitre IV-B de la Phénoménologie de l' esprit.
2. §20.r? .
3. § 20, rq. ; § 3, rq.
4. § 20, rq.
118 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

n ’ appartient qu ’ à la pensé e pure delà raison qui conçoit' , et seul celui qui
s ’ est élevé à cette pensé e possède une intuition vraie complètement
déterminé e ; che z lui, l ’ intuition constitue seulement la forme massive en
laquelle la connaissance pleinement développé e se concentre à nouve au»1 .
Il s ’ agit d ’ ailleurs de l ’ illustration d ’ un principe général : dans la philo
sophie de l ’ esprit, « le supérieur se montre déjà empiriquement présent »
dans les moments inférieurs2 . C e qui est vrai de l ’ activité de l ’ esprit en
général est aussi vrai de ces activités particulières de l ’ esprit théorique que
sont l ’ intuition, la représentation et la pensé e. H egel y insiste, elles ne
constituent pas trois facultés, mais les différentes modalités de l ’ appro
priation de l ’ obje ctivité par l ’ esprit, ou les différents moments de l ’ activité
du connaître: «elles n ’ ont aucun autre sens immanent, leur but est
simplement le concept du connaître ». E n soutenant que ce que 1 ’ on prend à
tort pour différentes facultés de la connaissance ne sont en fait que les
différents moments d ’ une même activité cognitive, H egel soutient à la fois
que l ’ intuition, la représentation et la pensé e visent une même fin, et
qu ’ elles se présupposent réciproquement. Le supérieur suppose l ’ inférieur
dans la mesure où il connaît un contenu déjà élaboré dans les formes
inférieures : lapensé e d ’ entendement sera donc définie comme «reconnais
sance» 3 , 4 elle n ’ a de ré alité qu ’ en tant que connaissance d ’ un contenu
préparé à la pensé e par la représentation. L ’ inférieur présuppose le supérieur
dans la mesure où il ne peut atteindre sa fin que par l ’ action en retour du
supérieur sur lui. L ’ intuition vise déjà la connaissance, mais elle ne
parvient à l ’ atteindre sous la forme qui lui est propre qu ’ une fois structuré e
par les formes logiques de la pensé e : « la satisfaction vraie - on l ’ accorde-,
seules peuvent la procurer une intuition pénétré e d ’ entendement et d ’ esprit,
une représentation rationnelle, des productions de l ’ activité de l ’ imaginaire
qui sont pénétré es de raison, qui représentent des idé es, etc., c ’ est-à-dire
une intuition, une représentation, qui connaissent. L e vrai qui est attribué à
une telle satisfaction réside en ce que l ’ intuition, la représentation, etc.,
sont présentes, non pas isolément, mais seulement comme moments de la
totalité, du connaître lui-même » “.
Lorsque H egel exige une confrontation de la spéculation avec la
représentation, c ’ est qu ’ il prend la notion au sens large, lorsqu ’ il la juge
impossible, c ’ est qu ’ il prend la notion en son sens restreint. Si les notions
d ’ entendement et de représentation sont prises en leur acception la plus

2. § 380.
3. § 465 : « L ’ intelligence, en son être reconnaît' , elle connaît une intuition pour autant
que celle-ci est déjà la sienne [représenté e] ».
4. § 445, rq. (fin).
S P É C UL E R D A N S E T P A R L ’ E N T E N D E M E N T 119

générale, on peut tout aussi bien parler d ’ une confrontation avec l ’ enten
dement que d ’ une confrontation avec la représentation. Si elles sont prises
en leurs acceptions les plus restrictives, il n ’ est plus possible que de parler
d ’ une confrontation de la spéculation avec l ’ entendement. O n peut donc
conclure que la pensé e spéculative peut et doit se confronter à l ’ enten
dement et à la représentation, et qu ’ en d éfinitiv e , iln ’ y apas de solution de
continuité entre ces trois formes de connaissance. C ertes, dans le contenu
représentatif stricto sensu, le contenu conceptuel de l ’ entendement peut très
bien être présenté sous une forme défiguré e (il peut ne plus relever que
d ’ une « métaphore » 1 de pensé e et de concept), mais il est né anmoins bien
présent. C ertes, l ’ entendement ne parvient pas toujours à épurer asse z le
contenu logique de sa gangue représentative, et c ’ est pourquoi c ’ est parfois
à la spéculation elle-même qu ’ il revient de transformer la représentation en
pensé es 21, mais il parvient né anmoins à fix er le sens des concepts et à
structurer les propositions et les théories en fonction de leur contenu
logique. Il ne reste plus alors à la spéculation qu ’ à transformer les pensé es
d ’ entendement en pensé es spéculatives (en concepts) en explicitant la
dimension conceptuelle de la pensé e 3 . C ’ est donc bien essentiellement que
la spéculation est transformation de la représentation en pensé es, et des
pensé es en concepts, et c ’ est tout aussi essentiellement que la spéculation
est retour du concept aux pensé es et à la représentation. E n tant que forme
supérieure de la pensé e, elle est reconnaissance ; immédiatement : elle est
reconnaissance de l ’ entendement par la spéculation ; médiatement : elle est
reconnaissance de la représentation par l ’ entendement, de l ’ intuition p arla
représentation.

1. §3, rq.
2. H egel souligne la difficulté de la transformation des représentations en pensé es
{Log. III, p. 45, W . 6, p. 254), et il en fait l ’ une des difficulté s spécifiques des œ uvres philo
sophiques (§ 3, rq.).
3. E nc., § 465, add. : « au nive au de la représentation, l ’ unité du subje ctif et de l ’ obje ctif
(...) reste encore quelque chose de subjectif, - par contre, dans la pensé e, cette unité reçoit la
forme d ’ une unité aussi bien objective que subjective, puisque la pensé e se sait elle-même
comme la nature de la chose (...). Il faut pourtant bien distinguer si pensant nous le sommes
seulement, ou si nous nous savons aussi en tant que pensants. L e premier cas, nous le ré alisons
en toute circonstance; le dernier cas, par contre, ne se ré alise d ’ une manière achevé e que
lorsque nous nous sommes élevés à la pensé e pure (...). Assurément, la pensé e ne doit pas
demeurer une pensé e abstraite, formelle - car celle-ci déchire le contenu de la vérité -, mais
il lui fa ut se développer en pensé e concrète, en connaissance concevante ».
C h a pi t r e ii

U N C O N C E P T U A LIS M E

Tout à la fois auto-mouvement du concept et exposition du contenu


logique, ou conceptuel, du savoir d ’ entendement, la spéculation se définit
par un paradoxe ; d ’ où sa description par des notions paradoxales, à double
ou à triple sens, comme «concept» ou «logiqu e ». Le concept, c ’ est
suivant les cas, les notions élaboré es par l ’ entendement ou bien le point de
vue à partir duquel la spéculation explicite leur contenu logique. La notion
de « logique » - du logique qu ’ il faut distinguer de la logique - remplit
également une double fonction dans la stratégie philosophique hégélienne :
elle désigne d ’ une part la dimension conceptuelle du savoir en tant qu ’ elle
détermine les relations établies entre concepts dans les jugements et dans
les raisonnements, elle désigne d ’ autre part, le point de vue que la spécula
tion adopte sur le savoir d ’ entendement (le concept au singulier). H egel
l ’ indique lui-même lorsqu ’ il écrit que tout ce qui a une ré alité logique a
trois « moments », ou que suivant la forme, le logique a trois « côtés » '. Le
« logique » est à l ’ œ uvre dans le savoir d ’ entendement, il le structure
(moment d ’ entendement) et le conduit éventuellement à des contradictions
(moment dialectique), il est également ce au moyen de quoi la spéculation
déduit la vérité du savoir d ’ entendement (moment spéculatif). D ans la
mesure où les concepts apparaissent tout à la fois comme le lieu a) à partir
duquel la vérité du ré el (le vrai) peut être appréhendé e et b) à partir duquel la
vérité du vrai peut être déduite, la philosophie hégélienne peut-être consi
déré e comme un conceptualisme 21.

1. Eric., § 79 et rq.
2. G . B achelard a employé la notion de conceptualisme pour décrire sa position
philosophique, tout en étant conscient de la nouve auté de l ’ usage qu ’ il faisait de la notion {Le
rationalisme appliqué, P aris, P U F , 1949, p. 147). La notion est prise ici en un sens proche.
122 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

L o g i q u e, p s y c h o l o g ie e t é pis t ém o l o g ie d u c o n c e p t

E n quel sens peut-on donc parler che z H egel de conceptualisme? C ette


question comporte des problèmes d ’ ordres distincts. E n effet, une théorie
du concept relève des différentes branches de la philosophie de la
connaissance: d ’ une logique (primauté du jugement ou du concept?),
d ’ une psychologie (rapport du concept avec le langage et les images) et
d ’ une épistémologie (rôle du concept dans la constitution du savoir). P eut-
être cette diversité explique-t-elle ce que H egel considère comme un
manque de clarté des philosophes à propos du concept : « il n ’ est pas si
facile de découvrir ce que d ’ autres ont dit de la nature du concept. C ar la
plupart du temps, ils ne s ’ occupent pas du tout de cette recherche, et
présupposent que pour tout le monde cela va de soi lorsqu’ on parle du
concept » *. H egel a l ’ ambition d ’ y projeter quelque lumière, même s ’ il ne
rapporte pas les uns aux autres de façon explicite les différents chapitres,
logique, psychologique et épistémologique, de cette théorie.
C he z lui, les concepts ne sont pas des éléments simples que la pensé e
n ’ aurait qu ’ à combiner pour représenter les phénomènes. Les concepts sont
des totalités complexes articulant différents contenus cognitifs21, et c ’ est
d ’ eux que dépend la saisie de ce que le ré el a d ’ universel et de nécessaire 3 .

1. Log. III, p. 44, W . 6, p. 252. O n trouv e che z G . B a ch elard une re m arqu e semblable, à
propos de la psychologie : « s ’ il est un traité n é glig é dans les traités de psychologie , c ’ est bie n
c elui qui traite du conc e pt » (op. cit., p. 145).
2. Log. III, p. 374, W . 6, p. 555 : « U n tel simple [l ’ interprétation du conc e pt comm e
qu elqu e chose de simple] est une simple opinion qui a son fond e m e nt seulement dans une
absence de conscience de ce qui est en f a it pré s e nt ».
3. C es thèses conc ern a nt la nature du conc e pt sont soutenues à propos du conc e pt
scie ntifiqu e p ar B a ch elard dans Le R ationalisme Appliqué, p. 144-150. B a ch elard consid ère
comm e H e g el que les concepts sont le lie u de l ’ émergence du s a voir. M ais il s ’ écarte de
H e g el lorsqu’ il f ait de l ’ émergence du s a voir une propriété du seul conc e pt scie ntifiqu e et
qu ’ il oppose le conc e pt scie ntifiqu e au conc e pt non scie ntifiqu e . L ’ é pisté mologie fra nç ais e
se ré cla m e d ’ une é pisté mologie du concept, depuis la d ernière page de Sur la logique et la
théorie de la science d e J. C a v aillè s, dont l ’ inspiration hégélienne est ind é nia ble (il y est
question d ’ «un progrè s [qui] ne soit pas a ugme ntation de volum e p ar juxta position,
l ’ a ntérie ur subsistant avec le nouve au, mais ré vision p erp étu elle p ar a pprofondiss e m e nt et
rature », il y est dit de la conscie nc e qu ’ elle « e st chaque fois dans l ’ imm é diat de l’idé e,
perdue en elle et se p erd a nt avec elle », et C a v aillè s conclut : « C e n ’ est pas une philosophie
de la conscience mais une philosophie du conc e pt qui p e ut donn er une doctrin e de la scie nc e .
L a nécessité g é n ératric e n ’ est pas c elle d ’ une a ctivité , mais d ’ une diale ctiqu e »). Il nous
semble peu conv ainc a nt de nier l ’ inspiration hégélienne de ces formulations sous préte xte
que C a v aillè s se d éfiait de H e g el (H . Sinac œ ur, Je an C availlès. Philosophie. M ath é
matiques, p. 118) - notons d ’ aille urs qu ’ il re court à lui dans sa critiqu e de K a nt (p. 5). O n
refus e é g aleme nt le ra pproch e m e nt de H e g el et de C a v aillè s che z les h é g élie ns
(J. H yppolite , Logique et existence, p. 64-65). C he z certains épistémologues, on semble
U N C O N C E P T U ALISM E 123

Ainsi définie par les concepts, la pensé e relève d ’ un ordre du savoir


qualitativement distinct de celui de la simple représentation, c ’ est-à-dire
du langage et de l ’ imagination. Les concepts sont conçus comme des
articulations de contenus de pensé e et non pas seulement, à la manière de la
théorie traditionnelle du concept, comme l ’ association de marques
distinctives communes aux individus qu ’ ils dénotent, comme le résultat
d ’ une simple généralisation abstractive effectué e sur le donné sensible et
intuitif1 . Aussi H egel s ’ oppose-t-il à tout ce qui, dans la théorie tradition
nelle du concept, relève de cette indistinction entre pensé e et représen
tation : l ’ identification d ’ une détermination de pensé e à un «caractère
distinctif », l ’ id e ntific ation de l ’ universalité au « commun », l’ idé e suivant
laquelle il y aurait des idç,es claires ou obscures, distinctes ou indistinctes2 .
D e même, il soutient que l ’ ordre de la pensé e est irréductible à celui du
langage. Le langage est l ’ être-là de la pensé e, mais l ’ organisation des
significations est nettement distingué e de l ’ organisation de la pensé e, ou de
celle des concepts. S ’ il affirme que le langage impliqu e une connexion des
signific ations3 , il restreint la « signification » à l ’ universel de la repré
sentation 4 . L ’ organisation des concepts résulte de leur structuration
interne; elle diffère donc de l ’ organisation des significations qu ’ ont les
mots exprimant ces concepts, c ’ est en ce sens que ce qui relève de la pensé e
« n ’ a plus de signification » 5 . C ette affirmation ne fait aucunement de la
philosophie une transformation des significations du langage courant,
contrairement à l ’ opinion de quelques interprètes6 . H egel dénonce au

vouloir à tout prix refuser qu ’ il y ait un lien entre H egel et une épistémologie du concept de
C availlès : « la porté e de la proposition formulé e par C availlès reste liminaire. Q ue fa ut-il
entendre par « concept »? L a question reste entière. Les analyses qui précèdent montrent le
risque que courait l'épistémologie à prendre le mot en un sens strictement hégélien»
(J. T . D esanti, La philosophie silencieuse, p. 62-63). Sur la proximité de certains thèmes
hégéliens avec ceux de l ’ épistémologie française, voir E . R enault, article « Diale ctiqu e », in
D. Lecourt, Dictionnaire d ’ histoire et de philosophie des sciences.
1. C ette théorie traditionnelle du concept, qui se caractérise par le fait qu ’ elle d éfinit les
concepts par l ’ abstraction et par l ’ opposition de leur extension et de leur compréhension,
trouv e notamment son expression dans la Logique de Port-Royal (A m a uld et Nicole, La
Logique ou l ’ art de penser, P aris, Vrin, 1993, p. 55-59).
2. V oir à ce propos la remarque du chapitre consacré au concept p articulier, Log. III,
p. 84-91, W . 6, p. 288-296.
3. § 463.
4. § 458-459.
5. § 464.
6. D ans la P atience du C oncept, G . Lebrun voit dans la philosophie hégélienne le résultat
d ’ un refus des règles habituelles du partage du sens (voir par exemple, p. 301-303, 316-317).
C ’ est une interprétation semblable qui guide l ’ analyse que B. Q uelquejeu donne du para
graphe 464 : « Impossible de penser sans les mots disions-nous ; il nous faut dire maintenant :
impossible de penser avec les mots, des mots importés, ceux qui nous viennent d ’ une culture.
124 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

contraire la tendance de certains philosophes à néologiser et à user d ’ un


langage artificiel ou étranger1 . Les concepts définissent un ordre qui
détermine l' utilisation des significations, et non leur transformation. La
section psychologie de la Philosophie de l ’ esprit le confirme. Il convient
en effet d ’ établir une analogie entre le rapport de la pensé e à la représen
tation (souvenir, imagination, mémoire et langage), et le rapport de la
représentation à l ’ intuition. La représentation est définie comme le rappel à
soi par intériorisation (sich erinnem est pris ici au sens étymologique, non
au sens du se souvenir) de l ’ intuition (§ 449-450), ce qui signifie d ’ une
part, que l ’ esprit pose l ’ extériorité intuitionné e dans l ’ intériorité des ima
ges, des souvenirs et des significations, et d ’ autre part, qu ’ il retrouve sa
propre intériorité, par l ’ intermédiaire de la représentation, dans l ’ intuition.
C ’ est en ce second sens qu ’ il convient de distinguer rigoureusement intui
tion (§ 446-450) et perception (§ 420-421). Alors que dans la figure de la
conscience qu ’ est la perception, la scission du subjectif et de l ’ objectif
prédomine, au contraire, «l ’ intuition est une conscience remplie de la
certitude de la raison, une plénitude soudé e en elle-même, de détermi
nations » 2 . D e même que la représentation informe l ’ intuition sans pour
autant en produire le contenu (perceptif), de même la pensé e se contente-t-
elle d ’ informer le langage sans en modifier le contenu (les significations).
E n basant sa philosophie sur une interprétation des concepts en tant
qu ’ articulation de contenus de pensé e, H egel semble se rapprocher de
Leibniz. Les logiques leibnizienne et aristotélicienne se distinguent en ce
que l ’ une propose principalement une étude des rapports résultant de
l ’ extension des concepts (rapport de subsomption du particulier par
l ’ universel), alors que l ’ autre se concentre plutôt sur la compréhension des
concepts. Leibniz soutient que l' analyse des concepts permet d ’ examiner à
la fois la vérité des concepts eux-mêmes et la vérité des liaisons établies
entre eux 3 . Le concept hégélien de concept est solidaire d ’ une approche
semblable puisque la nature des contenus de pensé e comportés par un

de notre passé. P arler en pensé es, c ’ est engager une lutte permanente, où il faut se servir des
mots sans s ’ y asservir, penser avec eux mais aussi contre eux. C ’ est tenter de refaire une
sémantique où l ’ intelligence pensante règne totalement confère aux mots leur sens et leur
signification » (La volonté dans la philosophie de H egel, P aris, S euil, 1973, p. 170).
1. V oir à ce propos l ’ étude d ’ A. Koyré, « Note sur la langue et la terminologie hégé
lienne », in É tudes d ’ histoire de la pensé e philosophique,P aris, G allimard, 1971, p. 191-224.
2. E nc., § 449, add.
3. V oir les « Méditations sur la connaissance, la vérité et les idé es » (in O puscules
philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, P aris, Vrin, 1978, p. 9-16), où Leibniz s ’ en prend
à l ’ impossibilité de l ’ idé e de «mouvement le plus ra pid e » (p. 12-13), et le §33 de la
Monadologie, qui soutient que les vérités nécessaires sont analytiques.
U N C O N C E P T U ALISM E 125

concept décide de la vérité de sa mise en rapport avec d ’ autres concepts dans


des jugements ou des raisonnements.
E n vue de préciser davantage le sens du versant logique de cette théorie
du concept, il fa ut mentionner la reprise de la thèse tra ditionn elle suivant
la qu elle la vérité relève du rapport des concepts, que ce soit dans des
jug eme nts ou dans des raisonnements. E n partant de la d éfinition de la
v érité comme adéquation, on affirm e qu ’ il ne peut y a voir de vérité que s ’ il
y a affirm ation ou négation d ’ un contenu de pensé e et on en conclut qu ’ un
concept ne peut par lui-même être ni vrai ni faux et que seul le jug e m e nt le
peut. Si H egel p arvie nt à une conclusion analogue, c ’ est à p artir d ’ autres
prémisses. Il admet la valeur de la d éfinition de la vérité comme adéqua
tion, mais refuse d ’ en faije la d éfinition la plus haute (cette d éfinition ne
p arvie nt pas à distinguer la vérité des représentations et celle des concepts 9
et lui préfère la d éfinition (fichté enne) par l ’ accord du contenu avec lui-
même ou l ’ accord du contenu avec la form e 2 . D ans la mesure où il entend
les concepts comme des articulations de contenus de pensé e, il pourrait
certes considérer comme L eibniz que l ’ accord du contenu avec lui-même
qui d éfinit la v érité peut être dit d ’ un seul concept. Mais c ’ est seulement au
vu du déploiement total du contenu de ce concept que l ’ on pourra parler de
sa vérité car c ’ est seulement par leur mise en rapport avec des contenus de

\ .Log. III, p. 117, W . 6, p. 318.


2. E nc. 24, add. 2 ; Log. III, p. 59, W . 6, p. 268. C et a ccord doit être e nte ndu a) au sens de
l ’ unité du conte nu obje ctif p e ns é p ar les conc e pts, au sens de la « v érité obje ctiv e », de la
« ré alité corre spond a nt au conc e pt », et aussi b) au sens d e la v érité « dans le s a voir » {Log.
III, 316, W . 6,p. 499), ou du f a it qu e l ’ unité de ce conte nu obje ctif est sue comm e un e unité
des conte nus d e pensé e e ntre e ux et avec les form e s dans le squ elle s ils sont pensés. O n
compre nd donc qu e la v érité soit ch e z H e g el unité , id e ntité , ou a ccord du conc e pt et de la
ré alité {Log. III, 110, 275, 276, 277-8, 314, W . 6, p. 311, 264, 265, 266, 497), et qu e H e g el
puiss e dire de fa çon polé miqu e (contre K a nt) qu e la d éfinition d e la v érité comm e a d é qu ation
« e st de gra nd e v ale ur, m ê m e d e la plus haute » {Log. III, p. 57, W . 6, p. 266). Lorsqu e H e g el
distingu e ces d e ux typ e s de v érité , la v érité obje ctiv e , c elle d e la chose, et la v érité du s a voir, il
subordonn e la pre mière à la s e cond e : « Si la v érité obje ctiv e est bie n l’id é e elle-m ê m e en
ta nt qu e la ré alité corre spond a nt a u conc e pt (...), le sens plus d étermin é d e la v érité est au
contraire qu e la v érité soit pour ou dans le conc e pt subje ctif, dans le s a voir » {Log. III, p. 316,
W . 6, p. 499). L a d éfinition h é g élie nn e de la v érité est non m éta physiqu e c ar il n e s ’ a git pas
d e d étermin er comm e nt l ’ a ccord du ré el a v e c lui-m ê m e en vie nt à se tra nspos er dans le
discours mais comm e nt des conc e pts et des jug e m e nts p e uv e nt a cc é d er à un e v ale ur
obje ctiv e . D ’ où le f a it qu e H e g el pos e la qu e stion propre à la problé m atiqu e tra nsc e nd a ntale
« comm e nt les c até gorie s en vie nn e nt-elle s à a voir un e ré alité obje ctiv e ? » et non la question
« comm e nt la v érité obje ctiv e e n vie nt-elle à être sue ?» : « ces d étermin ations g é n érale s
sont-elle s vraie s en soi et pour soi? ... E space, cause, effet, etc. sont des c até gorie s.
C omm e nt ces c até gorie s s ’ introduis e nt-elle s dans le p articulier? » {Hist. Phi., t. 6, p. 1524,
W . 20, p. 210). C h e z F ichte , l ’ a ccord de la form e et du conte nu d é finit l ’ é vid e nc e a bsolu e du
pre mier princip e (voir Sur le concept, § 2).
126 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

pensé e qu ’ ils ne contiennent pas en eux-mêmes que les concepts premiers et


les vérités premières obtiendront leur déploiement intégral. E n un mot, la
vérité est aussi d ’ ordre synthétique et non pas seulement d ’ ordre ana
lytiqu e 1 . Les concepts se définissent par une articulation de contenus de
pensé e contradictoires, de sorte que leur vérité suppose la position et la
résolution de cette contradiction. E n tant que cette position et cette
résolution sont la position et la résolution de la contradiction des contenus
d ’ un même concept, la vérité est d ’ ordre analytique. Mais dans la mesure
où elles n ’ ont pas lieu par ce seul concept et qu ’ elles supposent l ’ inter
vention d ’ autres contenus de pensé e, la vérité est synthétique. E t c ’ est
pourquoi la vérité ne peut relever que d ’ une relation de concepts
irréductibles les uns aux autres.
La vérité des concepts dépend donc de leur déploiement en proposition.
E n tant que le concept se voit interprété comme l ’ unité d ’ un moment
universel et d ’ un moment particulier, on peut d ’ ailleurs considérer qu ’ il est
interprété à partir des relations de prédication qui définissent les
jugements21. O n n ’ en conclura pas pour autant avec Theunissen que le
concept est second par rapport au jugement. P artant du fait que H egel
présente sa démarche comme une explicitation de ce qui est présent dans le
jugement, cet auteur affirme que la notion de « logique » ne désigne que le
contenu énoncé par un jugement3 . O utre le fait que H egel s ’ oppose expli
citement aux tentatives visant à considérer les concepts comme seconds par
rapport aux jugements4 , on peut constater que c ’ est toujours du point de
vue du concept que H egel s ’ interroge sur la valeur logique d ’ une pro
position. C ’ est le sens de la distinction du jugement et de la proposition5 .
E lle résulte du refus de considérer le jugement suivant l ’ approche gram
maticale, comme la mise en relation de noms (cela ne définit qu ’ une propo
sition), et de la volonté de l ’ appréhender comme l ’ extériorisation de l ’ ar
ticulation interne des concepts 6 , ou comme «la ré alisation prochaine du

1. E nc., § 239, rq. ; Log. III, p. 376, W. 6, p. 557.


2. A. Doz remarque à ce propos : « scion la Logique le concept se forme en quelque
sorte sous la pression des exigences immanentes du jugement en tant que tel, mais (...)
inversement ces exigences ne font que traduire celles du concept » (op. cit., p. 185).
3. Ibid., p. 53-54,65-70.
4. H egel attribue cette tentative à K ant, qui entreprend de déduire la table des catégories
de la table des jugements. Il lui oppose que les concepts étant le « contenu » de la Logique
formelle, c ’ est bien plutôt à partir d ’ eux que la vérité des jugements aurait du être déduite
(Log. 111, p. 59, W. 6, p. 269).
5. Log. III, p. 103-104, W. 6, p. 305-306.
6. Ainsi H egel affirm e-t-il que « le contenu vraiment logique » d ’ une proposition
apparaît lorsque l ’ on cesse d ’ appréhender le jugement comme une simple relation de deux
concepts, pour s ’ attacher à la forme de ces deux concepts (Log. III, p. 116-117; W. 6,
p. 317-318).
U N C O N C E P T U ALISM E 127

conc e pt» 1 . C ’ est bien fondamentalement au concept, et non pas au


jugement, que renvoie la notion de « logique ».
La problématique épistémologique de la causalité des concepts le
confirme. Nous avons déjà commenté les formules qui font des concepts un
instinct formateur ou un filet dont la pensé e reste prisonnière. L ’ illustration
la plus claire d ’ une telle causalité du logique appartient à l ’ histoire des
sciences. H egel soutient en effet que toutes les « révolutions » dans les
sciences ont été provoqué es par un changement de catégorie, c ’ est-à-dire par
un changement intervenant dans les plus généraux des concepts à l ’ œ uvre
dans les sciences : « Toutes les révolutions, dans les sciences pas moins
que dans l ’ histoire du monde, proviennent seulement du fait que l ’ esprit,
afin de se comprendre et dç se percevoir, afin de se posséder, a modifié ses
catégories, pour se saisir de façon plus vraie, plus profonde, plus intérieure
et plus unifié e » 2 . H egel ébauche ici une théorie des révolutions scienti
fiques à laquelle il ne donne que peu de prolongement - ce qui n ’ est guerre
étonnant puisque son intérêt se porte plutôt vers la constitution du savoir
que vers sa genèse historique ou psychologique 3 . La préface à la seconde
édition de la Logique donne cependant un exemple de révolution produite

X.Log. III, p. 99, W. 6, p. 302.


2. E nc., § 246, add., W. 9, p. 20-21. Notons que H egel semble être venu asse z tardi
vement à cette théorie des révolutions scientifiques. D ans l ’ introduction du cours de
H eidelberg sur l ’ histoire de la philosophie (1816), il soutient que le progrès des sciences
naturelles est cumulatif et que la philosophie est la seule science à subir des révolutions (Hist.
Phil. Intro., 1, p. 30-31, W. 18,27-28). Le texte cité dans l ’ a dditif du paragraphe 246 semble
plus récent, comme en témoigne la proximité de ses thèmes avec ceux de la préface à la
seconde édition de la Logique. C ette évolution d ’ une conception évolutionnaire à une
conception révolutionnaire de l ’ histoire des sciences s ’ explique sans doute par une
reconnaissance plus nette du fait que les sciences ne consistent pas seulement en donné es
empiriques (susceptibles d ’ être cumulé es), mais aussi et surtout en pensé es (comme la
philosophie). Précisons en outre que si l ’ on en croit l ’ introduction de la Logique, les
révolutions scientifiques ne concernent pas seulement le contenu des sciences, mais aussi
leur forme - et il y a lieu de penser ici à l’ évolution des formes de classification : « les
sciences de la nature ont fini tant bien que mal par trouver la méthode qui convient pour ce
qu ’ elles doivent être » (Log. I, p. 24, W. 5, p. 48). Sur ces questions, voir E . R enault,
« Système et historicité du savoir che z H egel », in H egeljahrbuch 1998, p. 1 32-136.
3. H egel renvoie dos à dos K ant et l ’ empirisme qu ’ il accuse de réduire la question de la
vérité du savoir à la question de la genèse psychologique de ce savoir : « P eu importe qu ’ il
naisse de l ’ entendement ou de l ’ expérience : la question est bien plutôt ce contenu est-il pour
lui-même vrais C he z Locke, la vérité a seulement la signification de l ’ accord de la repré
sentation avec les choses ; il n ’ est question que de la question : est-il une chose effective ou un
contenu delà représentation? Mais autre chose est d ’ examiner le contenu lui-même; il ne
faut pas disputer de la source » (Hist. Phi., t. 6, p. 1519, W. 20, p. 206). C ’ est pourquoi les
tentatives d ’ interprétation de la philosophie hégélienne dans le sens d ’ une épistémologie
génétique, à partir de Piaget et de la Phénoménologie de l ’ esprit (voir T. K esserling, op. cit.),
doivent nécessairement rester éloigné es de l’ épistémologie hégélienne.
128 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

par le changement et l ’ approfondissement d ’ une catégorie 1 . C et exemple


concerne le passage de la philosophie naturelle newtonienne à la physique
dynamiste post-kantienne. Q ue ce passage puisse être considéré comme une
révolution scientifique, c ’ est là ce qui ne pouvait qu ’ apparaître indéniable à
un esprit, conduit en de nombreux endroits de son œ uvre à polémiquer
contre la philosophie naturelle de N ewton. D ans ce texte, cette révolution,
qui procède d ’ un passage de la catégorie de force à celle de polarité, est
interprété e comme une conservation et comme une modification concep
tuelle allant dans le sens de l ’ approfondissement et de la rationalisation.
D ans le concept de polarité, il y a la conservation de l ’ aspect dynamique
impliqué par le concept de force, mais cet aspect dynamique prend une
nouvelle forme, car l ’ activité par laquelle sont expliqués les phénomènes
n ’ est plus attribué e à un substrat indépendant des différents phénomènes
qu ’ il produit, mais aux différences constitutives de la phénoménalité elle-
même (c ’ est la polarité qui produit l ’ activité).
C et exemple, présenté par H egel à titre de remarque, ne fournit pas à lui
seul une théorie des révolutions scientifiques, il indique né anmoins qu ’ il
faut compter une épistémologie conceptualiste parmi les chapitres du
conceptualisme hégélien. O n trouve peu d ’ éléments explicites quant à
l ’ interprétation hégélienne de la structure des théories scientifiques. O n
peut cependant bénéficier à ce propos de la lumière des polémiques qu ’ il
mène contre les interprétations les plus courantes de l ’ architecture du savoir
scientifique: l ’ interprétation instrumentaliste et l ’ interprétation logique.
H egel ne cesse de s ’ opposer à l’ interprétation instrumentaliste suivant
laquelle les différents principes ne seraient unis qu ’ en raison du fait qu ’ ils
parviennent à expliquer ou à représenter efficacement les phénomènes. Il
reproche à la mécanique de ne concevoir d ’ autres rapports entre le temps et
l ’ espace que ceux qui sont exigés par la représentation du mouvement21. À
cette interprétation instrumentaliste de l ’ unité d ’ une théorie, il oppose que
les véritables théories scientifiques procèdent à une unification rationnelle
des principes en un tout, et qu ’ elles se distinguent ainsi « des simples
agrégats de connaissance » 3 . Il est clair que l ’ unité des différents principes
n ’ est pas non plus conçue par lui suivant le modèle d ’ une logique formelle,
c ’ est-à-dire en référence à ce que nous appellerions aujourd’ hui l ’ axioma
tisation. C e n ’ est pas dans l ’ explicitation de tous les présupposés, ni dans
la définition de toutes les notions, que consiste la rationalité d ’ un savoir.
H egel est le critique inlassable du procédé cherchant à tout définir et à
rechercher des vérités premières, procédé qu ’ il juge tout aussi nuisible

1. W. 5, p. 21.
2. §261,r? .
3. § 16, rq.
U N C O N C E P T U ALISM E 129

qu ’ inutile *, et toute son entreprise philosophique repose sur le postulat que


les formes de la pensé e ne doivent pas être séparé es du contenu qu ’ elles
unifie nt pour être dites rationnelles. C ’ est bien à une définition concep-
tualiste de l ’ unité des théories que nous sommes conduits. L e savoir de
l ’ entendement scientifique, de même que celui de l ’ entendement en général
est structuré par l ’ articulation spécifique des différents concepts. Il n ’ est
donc pas si étonnant que le savoir d ’ entendement soit parfois présenté
comme une structure: «dans la veille, l ’ homme se comporte essentiel
lement comme un Moi concret, comme un entendement ; grâce à celui-ci,
l ’ intuition fait face comme une totalité concrète de déterminations, dans
laquelle chaque maillon, chaque point occupe sa place, déterminé e en
même temps par et avec toutes les autres. Ainsi, le contenu reçoit sa vérifi
cation, non pas seulement de la simple représentation et différenciation
subjective de lui-même, comme quelque chose d ’ extérieur [...] mais de la
connexion concrète dans laquelle chaque partie se trouve avec toutes les
autres parties de ce complexe » 2 . Il revient à la spéculation d ’ expliciter et de
justifier cette structuration.

Le c o n c ep t e t l es c oncept s

Tout concept est défini par l ’ articulation de deux contenus de pensé e qui
se rapportent l ’ un à l ’ autre comme l ’ universel au particulier et qui
entretiennent l ’ un avec l’ autre un rapport de négation. Si l ’ on se réfère au
concept d ’ espace en guise d ’ illustration, on dira que ces deux contenus de
pensé e correspondent d ’ une part au moment de l ’ homogénéité quantitative
(F «indifférence sans médiation», «purement continue»), d ’ autre part à
celui de la «différence» et de l ’ extériorité («l’ être extérieur à soi»)
naturelle 3 . L ’ homogénéité quantitative constitue le moment universel,
l ’ élément par lequel sont déterminé es la différence et l ’ extériorité; ce
moment universel est nié par la discontinuité que suppose l ’ extériorité des
différentes déterminations spatiales. H egel considère certes qu ’ il existe un
troisième moment du concept, le singulier, mais ce troisième moment vise
en fait la manière dont la contradiction du moment universel et du moment
particulier est supprimé e, la relation dans laquelle le concept trouve son
unité. C ette relation relève de la négation de la négation (nous y revenons
dans le prochain chapitre). Si la discontinuité nie la continuité de l ’ espace,
elle est nié e à son tour par l ’ idé alité de l ’ espace. C ’ est par l ’ idé e d ’ une

\ .Aph. d ’Iéna, frgl. 43; P.P.D., § 2rq. ;Log. I, p. 30, W. 5, p. 54; Phéno, p. 57-58, Ph.d.
G .,p. 35-36.
2. E nc., § 398, rq.
3. § 254.
130 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

extériorité réciproque purement idé elle, non encore posé e comme exté
riorité ré elle, que s ’ effectue la négation de la négation conférant au concept
d ’ espace son unité : l ’ espace «est run-à-côté-de-l’ autre totalement idé el
(...) et purement continu, parce que cette extériorité réciproque est encore
totalement abstraite, et n ’ a pas encore dans soi de différence déterminé e » 1 .
C ette articulation des contenus de pensé e, qui est tenue pour commune
à tous les concepts, d éfinit le sens spécifique que H egel attribue à la notion
de « concept » et la différence qu ’ il établit entre « concept » et « pensé e ».
C e qu ’ il appelle «pensé e» désigne les différentes notions élaboré es et
utilisé es par la pensé e d ’ entendement. Le terme « concept » désigne plus
précisément l ’ élaboration spéculative de ces «pensé es ». Nous avions noté
que la spéculation consiste à « transformer les pensé es en concepts ». Nous
comprenons maintenant en quoi consiste cette transformation. E lle
consiste à révéler « qu ’ en soi » ou « pour nous », les pensé es sont des
concepts 21, c ’ est-à-dire à expliciter cette articulation «singulière » de
l ’ universel et du particulier qui est présente dans les notions élaboré es par
l ’ entendement. E n un sens, les pensé es sont donc bien des concepts, elles le
sont au sens où elles sont doté es de cette structure interne qui ne cesse
d ’ agir dans le savoir à la manière d ’ un instinct inconscient. E n un sens,
elles ne le sont pas encore, et c ’ est seulement lorsqu ’ elles seront reprises
dans le mouvement spéculatif, explicité es en leur articulation interne,
qu ’ elles le deviendront explicitement. Le concept devient alors la «base
substantielle » des concepts en tant que leurs différents contenus apparais
sent comme le développement d ’ un même contenu 3 .
Le concept, entendu au singulier, désigne une « manière » de la pensé e,
la «plus haute» 4 . Il ne désigne pas un principe métaphysique d ’ où

1. M.
2. § \ 62,rq.
3. W . 5, p. 29-30 : « un concept est d ’ abord en même temps le concept en lui-même, et
c elui-ci estseulement un concept, e til est la base substantielle; mais il estbien d ’ autre part un
concept déterminé, dont la déterminité est en lui ce qui apparaît comme contenu ».
4. D ans le paragraphe 2 de l ’ E ncyclopédie, H egel oppose les différentes formes de la
pensé e à la forme « propre » à la pensé e, qu ’ il id e ntifie ensuite au concept; il s ’ a git alors de la
forme de la démarche spéculative ; « le plus haut nive au du penser » (das Hôchste des
D enkens), Log. III, p. 44, W. 6, p. 253 ; « la philosophie a avec l ’ art et la religion le même
contenu et le même but mais elle est la manière la plus haute de saisir l ’ idé e absolue, parce
que la plus haute manière est le concept », Log. III, p. 368, W. 6, p. 549. C ertaines tournures
peuvent donner à penser qu ’ il n ’ existe en fait que « le concept » che z H egel, et que le
concept est producteur des concepts : « Le jugement est ce poser des concepts déterminés
p arle concept lui-même » (Log. III, p. 99, W. 6, p. 301). Mais ces formules décrivent le point
de vue de la spéculation, non la nature des concepts. Les concepts déterminés sont les
produits de l ’ entendement, et H egel n ’ hésite pas à parler de concepts à propos des pensé es
d ’ entendement (voir par exemple le § 465).
U N C O N C E P T U ALISME 131

surgiraient étrangement toutes les pensé es, mais l ’ entreprise qui consiste à
expliciter les concepts présents dans les pensé es d ’ entendement (on dira
donc du savoir absolu qu ’ il est « le concept existant comme concept » ') et à
déduire la vérité de ces pensé es du point de vue de l ’ articulation interne de
ces concepts. Le concept, au sens hégélien du terme, est précisément ce qui
permet de déduire la vérité des jugements tout en restant fidèle à la règle
suivant laquelle la déduction ne doit pas procéder d ’ une réflexion exté
rieure. Le jugement consiste en effet en une liaison de concepts, et c ’ est par
l ’ explicitation du contenu logique des concepts reliés dans le jugement que
la spéculation déduit la vérité de leur liaison. T elle est en définitive la
différence entre la proposition ordinaire et la proposition spéculative. La
première se contente d ’ attribuer un sujet à un prédicat en exprimant leur
unité dans la seule copule. La proposition spéculative procède au contraire à
une lecture du jugement où chacun des deux concepts appelle sa liaison
avec l ’ autre, de telle sorte que chacun des deux concepts est ainsi considéré
comme ce en quoi réside l ’ unité du jugement. D ans la proposition ordi
naire, l ’ unité du sujet et du prédicat n ’ est pensé e qu ’ en terme représentatif.
O n attribue au sujet une existence objective en l ’ attribuant à une substance,
et on justifie son union avec un prédicat en faisant de ce prédicat un attribut
de cette substance. La proposition spéculative résulte au contraire de la
décision de transformer la représentation en pensé e, c ’ est-à-dire de n ’ ap
préhender le jugement que suivant les contenus de pensé e qui y sont liés,
puis de transformer la pensé e en concept, c ’ est-à-dire d ’ expliciter l ’ articula
tion conceptuelle de ces pensé es. O n voit alors que le sujet est un universel
appelant son attribution à certains prédicats déterminés, et entretenant avec
eux des rapports de particularisation négatrice et de singularisation restau
ratrice. O n voit également que le prédicat apparaît comme un particulier ou
un singulier appelant son articulation avec un universel.
La vérité du jugement est ainsi fondé e sur un jeu de renvois des
contenus de pensé e les uns aux autres. C ’ est pourquoi H egel peut affirmer
que dans la proposition spéculative, la pensé e représentative perd la base
fixe qu ’ elle avait trouvé e dans la représentation substantialiste du sujet21.
E t, dans la mesure où le jugement est l ’ attribution univoque et extérieure
d ’ un sujet à un prédicat au moyen d ’ une copule, H egel peut considérer que
la proposition spéculative détruit la forme du jugement3 , même si cette

1. Propédeutique, § 95.
2. Phéno., p. 68, Ph.d. G ., p. 45 : « la terre ferme que la pensé e raisonnante trouve che z
le sujet au repos, vacille, et (...) seul ce mouvement lui-même devient l'objet ».
3. Phéno,p. 69,70, Ph.d. G ., p. 46,47 : « C e conflit entre la forme d ’ une proposition en
général et l'unité du concept qui détruit cette forme (...) »; « C e comportement et l ’ opinion
qu ’ il induit, le contenu philosophique de la proposition les détruit ».
132 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

destruction a lieu sur fond de reprise spéculative des rapports prédicatifs


constituant les propositions ordinaires.
Il en va de même de ces propositions non spéculatives que sont les prin
cipes des sciences de la nature. La Logique suggère que dans les sciences, la
forme que prennent les principes est celle du «jugement de réflexion»,
plus précisément, du jugement de totalité. D ans le jugement de réflexion,
un sujet se voit attribué un prédicat universel qui est interprété à la fois
comme une de ses propriétés universelles, et comme une propriété indé
pendante de lui. H egel donne en exemple : « cette plante est curative ». Le
jugement de réflexion peut prendre trois formes différentes : celle du
jugement « individuel-singulier » (quand le sujet est singulier : cette plante
est curative), celle du jugement « plural-particulier » (quand le sujet est
particulier : quelques plantes sont curatives), et celle du jugement « de la
somme totale » (quand le sujet est universel : tous les métaux sont des
conducteurs électriques). D ans le cas particulier du jugement de totalité,
bien que le sujet soit universel, la propriété universelle qui lui est attribué e
reste conçue comme relativement indépendante parce qu ’ elle ne consiste
qu ’ en une universalité comparative. C e n ’ est que par la comparaison des
différents singuliers dont l ’ universel constitue « la somme totale » que le
prédicat est attribué au sujet. L ’ exemple donné par H egel appartient aux
sciences de la nature : « Tous les métaux sont des conducteurs électri
ques » ’ . T el est en effet le statut logique des principes des sciences de la
nature : des jugements universels incapables de prendre une autre forme que
celle de l ’ universalité comparative, de «l ’ ordinaire universalité de
réflexion»21. C e sont des jugements de ce type que la spéculation devra
fonder dans la Philosophie de la nature, et ce faisant, elle fera apparaître
qu ’ ils peuvent prétendre à une vérité plus haute qu ’ à celle de simples
jugements de réflexion. C e n ’ est en fait que du point de vue de l ’ enten
dement scientifique que ces jugements sont des jugements de réflexion, du
point de vue de la spéculation, ils sont bien plutôt «jugement du
concept» : «L ’ universel n ’ apparaît ici que comme un lien extérieur (...) en
ré alité pourtant, l’ universel est le fondement et le sol, la racine et la
substance du singulier»3 . Le sens de cette remarque est clair : il y a des
jugements du concept cachés derrière les principes des sciences, ces prin
cipes peuvent prétendre à une vérité plus haute qu ’ à la simple exactitude
qu ’ ils visent en tant que jugements de réflexion.

1. E nc.,§ 175, add.


2. § 175.
3. §175, add.
C h a p i t r e ni

L A C O R R E C TI O N DIA L E C TI Q U E

La spéculation explicite la structure logique des concepts à l ’ œ uvre dans


le savoird ’ entendement, mais l ’ entendement n ’ est pas savoir immédiat, il
est savoir réfléchi, savoir conscient de ses propres pensé es, savoir procédant
par lui-même à l ’ explicitation des concepts, ne serait-ce qu ’ en les séparant
de l ’ élément intuitif auquel ils sont mêlés. Les défauts de l ’ entendement ne
proviennent donc pas du fait qu ’ il n ’ explicite pas son savoir et qu ’ il n ’ a
aucune conscience de ce qui est présent en lui. Ils résultent du fait que
l ’ entendement explicite ce savoir sous une forme inadéquate et que la
conscience qu ’ il a de ce savoir est décalé e par rapport à ce qu ’ est
effectivement ce savoir. H egel dit à ce propos que l ’ entendement recouvre
les sciences et la philosophie d ’ un «fard»1 , ou encore, à propos de la
réflexion extérieure, dont nous verrons bientôt qu ’ elle désigne les défauts
spécifiques de l ’ entendement, que « ses assertions et ses opinions à propos
de ce que la raison ferait et ne ferait pas, il faut les laisser totalement de côté,
étant donné qu ’ elles sont en quelque sorte simplement historiques»21,
entendons extérieures à la véritable nature de la raison. L ’ explicitation
spéculative n ’ est donc pas simplement l ’ explicitation d ’ un implicite , elle
est le choix d ’ une explicitation au détriment d ’ une autre. E n substituant un
type d ’ explicitation à un autre, la spéculation s ’ oppose à ce qu ’ il y a
d ’ inadéquat dans l ’ explicitation proposé e par l ’ entendement, plutôt qu ’ une
« critique radicale », elle effectue ce que nous appellerons une correction
(H egel parle de «reconstruction» ou de «modific ation»3) du discours

1. E nc.,préf. 1827, trad. B. Bourgeois, p. 122.


2. Log. Il, p. 39, W. 6, p. 39-40.
3. Hist. Phi., t. 7, p. 2064, W. 20, p. 444 : « C ’ est seulement lorsque la philosophie va au-
delà de la forme de l ’ entendement, et qu ’ elle a appréhendé le concept spéculatif, qu ’ il lui
134 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

d ’ entendement. E lle corrige la manière dont l ’ entendement conçoit ses


propres concepts en proposant une autre lecture des concepts. E lle corrige
également la manière dont l ’ entendement comprend les relations établies
entre concepts, lorsque cette compréhension est lié e à ce que F explicitation
des concepts a d ’ inadéquat.

La C RITIQ U E D E L ’ A B S T R A C TIO N

La spéculation adresse deux types de critiques à l ’ entendement. D ans


les chapitres i, ni et il, I nous avons déjà analysé les reproches qui tiennent à
la finitude et à la subjectivité du savoir d ’ entendement; ils concernent la
constitution du savoir d ’ entendement et nous avons montré que si la
rationalité d ’ entendement est inférieure à celle de la spéculation, elle est
interprété e comme une rationalité spécifique qui n ’ est dénoncé e que
lorsqu’ elle prétend se substituer à la spéculation. Les critiques relatives à la
manière dont l ’ entendement explicite son propre savoir portent quant à
elles sur l ’ usage de l ’ entendement en tant qu ’ entendement ; elles concernent
soit a) le mélange de la pensé e et de la représentation, soit b) l ’ explicitation
du contenu logique des pensé es.
a) R ésidu représentatif. Nous avons déjà mentionné ce premier type de
défaut. Le savoir d ’ entendement se définit par une rupture avec le donné
représentatif, par ce passage de la représentation à la pensé e dont résultent
les concepts. Il ne se caractérise pas seulement par une fixation du sens des
concepts, mais aussi par une explicitation de leur contenu logique qui a lieu
notamment lorsque l ’ entendement d éfinit les concepts. La définition
transforme en effet l ’ empirie en concept1 tout en distinguant les différents
moments du concept : « Pour la définition, c ’ est-à-dire pour l ’ indication du
concept se trouve exigé e généralement l ’ indication du genre et de la
différence spécifique. E lle ne donne donc pas le concept comme quelque
chose de simple, mais dans deux parties constitutives numérables [le genre
et la différence spécifique] » 2 . R este que l ’ entendement peut saisir et

faut modifier les déterminations du penser, les catégories de l ’ entendement concernant la


nature». Le concept de modification indique que la critique de la spéculation n ’ est pas
radicale, et celui de reconstruction qu ’ elle consiste en l ’ élaboration dans une nouvelle forme
(une nouvelle explicitation) d ’ un contenu déjà informé (explicité). Le concept de correction
synthétise ces deux indications.
1. Log. III, p. 329,330, W . 6, p. 512 : « C e connaître transforme (...) le monde obje ctif
dans des concepts, mais ne lui donne la forme que selon des déterminations conceptuelles » ;
«L a définition, en tant (...) [qu ’ j elle reconduit l ’ objet au concept, ôte ses extériorités,
lesquelles sont requises pour son existence ».
2. Log. III, p. 86-87, W. 6,p. 291.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 135

expliciter les concepts sous des formes qui ne se sont pas encore totalement
affranchies de tout élément représentatif. H egel en donne un exemple à
propos de la catégorie d ’ infinité quantitative, dont le contenu conceptuel
peut se trouver explicité de façon représentative par les notions d ’ infini
ment petit et d ’ infiniment grand : « l ’ infiniment petit ou l ’ infiniment grand
sont des images de la représentation qui, considéré es de plus près, se
montrent comme brume et ombre de né ant » F ace à ce défaut du savoir
d ’ entendement, la pensé e spéculative effectuera une correction, non pas tant
de l ’ entendement lui-même que de ce qui, en lui, ne relève pas encore de
lui, mais bien de la représentation. Nous sommes alors dans le cas où la
pensé e spéculative doit se charger elle-même de la transformation des
représentations résiduelles en pensé es, pour pouvoir enfin transformer les
pensé es en concepts.
O n retrouve ce type de correction dans certaines critiques de l ’ enten
dement scientifique. E lle intervient dans la critique du concept de force.
H egel reproche en effet à N ewton de présenter le concept de force comme un
substrat donné dans la perception21. Il dénonce également une confusion de
la pensé e et de la représentation à propos de l ’ O ptique newtonienne, et tout
particulièrement à propos de l ’ idé e de « rayons lumineux » 3 . C ’ est encore
une confusion de la pensé e et de la représentation qui est reproché e à
B erz élius qui développait ses théories électrochimiques en ayant recours à
la représentation d ’ atomes disposant chacun de pôles dotés de charges
d ’ intensités variables4 . H egel réserve un terme à ce mélange de la repré
sentation et de la pensé e. Lorsqu'une pensé e est conçue en termes représen
tatifs, ou qu ’ une représentation est prise pour une pensé e, il parle de
barbarie 5'. C ’ est en ce sens qu ’ il est question de la barbarie de N ewton 6 ,
non que sa théorie soit à rejeter intégralement et qu ’ elle se tienne en dessous
de la pensé e (de même que la barbarie se tiendrait en dessous de la
civilisation), mais parce que les pensé es newtoniennes ne sont pas toujours
explicité es de façon asse z pure et qu ’ elles sont trop souvent énoncé es en
termes représentatifs. O n pourra donc à la fois louer la grandeur de certaines
des pensé es de la mécanique newtonienne 7 , et en déplorer la barbarie. Le
défaut appelle bien une correction, non une réfutation.

1. Log. 1, p. 231 -232, W. 5, p. 276.


2. Log. II, p. 113-115, W. 6, p. 100-102.
3. E nc., § 276, rq.
4. § 330, rq. Nous expliquerons en détail cette critique dans le quatrième chapitre de la
seconde partie.
5. Log. III, p. 87,307, W. 6, p. 292,490; § 276, rq.
6. Histoire de la philosophie, t. 6, p. 1573, W. 20, p. 231.
7. E nc., § 269, rq.
136 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

b) Les formes de l' abstraction. Q uelle est donc la manière dont l ’ enten
dement explicite la dimension conceptuelle de ses pensé es? E n quoi
s ’ avère-t-elle inadéquate? Lorsqu ’ il présente la manière dont il faut
concevoir l ’ architecture des concepts, H egel nous place devant l ’ alternative
suivante, soit la compréhension abstraite des concepts, propre à l ’ enten
dement, soit la compréhension spéculative du concept : « le retour de ce
côté [le particulier, ou le déterminé] dans l ’ universel est double, soit par
l ’ abstraction qui s ’ écarte du déterminé et s ’ élève au genre supérieur et au
genre suprême, soit au contraire par la singularité à laquelle l ’ universel
descend dans la déterminité elle-même. Ici commence l ’ impasse dans
laquelle l ’ abstraction se détourne du chemin du concept et délaisse la
v érité »1 . L ’ explicitation d ’ entendement est soumise à un régime
d ’ abstraction. E n quoi consiste-t-il exactement?
La pensé e impliquant une rupture avec le donné varié et concret qui
s ’ offre à l ’ intuition, tout concept et toute pensé e sont abstraits. C e n ’ est pas
en ce sens psychologique que la compréhension des concepts est abstraite,
et comme le remarque M. Theunissen, lorsqu ’ il n ’ est pas entendu en ce
sens psychologique, le concept d ’ abstraction a toujours le sens de l ’ indé
terminé, mais il vise deux formes d ’ indétermination qu ’ il convient de
distinguer21. D ans un cas il désigne seulement [' unilatéralité, le caractère
non développé, ou l ’ en-soi. L ’ abstrait, en ce sens, c ’ est le non encore vrai,
le vrai qui accédera à la vérité au cours du développement systématique de
son contenu 3 . P ar ailleurs, l ’ abstrait peut être entendu au sens du faux,
de ce dont l ’ unilatéralité mutile le contenu logique: '« O n peut bien
faire abstraction du contenu, mais l ’ on n ’ obtient pas alors l ’ universel du
concept, mais l ’ abstrait, qui est un moment isolé et inachevé du concept,
et qui n ’ a pas de v érité »4 . C es deux usages de la notion font résider
l ’ abstraction dans une indétermination, mais alors que ce qui est
indéterminé au sens de l ’ en-soi est conservé dans le procès spéculatif, au
contraire, ce qui est indéterminé au second sens est l ’ objet d ’ une dénon
ciation. Précisons donc la nature de ce second type d ’ indétermination.
H egel conçoit toujours l ’ abstraction en référence à son étymologie, au
sens de la séparation. Lorsqu ’ il parle de l ’ abstraction du savoir
d ’ entendement, il vise le fait que le savoir d ’ entendement sépare les

1. Log. III, p. 92, W. 6, p. 296-297.


2. M. Theunissen, S ein undSchein, p. 73-74.
3. Log. III, p. 374, W. 6, p. 555 : « P arce qu ’ il [le commencement] n ’ est d ’ abord qu ' en
soi, iln ’ esttout aussi bien p ar l ’ absolu, ni le concept posé, pas davantage l’idé e; car ceux-ci
sont justement ce fait que / ’ être-en-soi, est seulement un moment abstrait, unilatéral ».
4. Log. III, p. 73, W. 6, p. 277-278. L ’ abstraction en ce second sens est ce que
Theunissen appelle l ’ apparence. Pour la théorie de cette apparence, op. cit., p. 70 sq.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 137

concepts les uns des autres, qu ’ il oppose les concepts universels et les
concepts particuliers alors que tout concept, en sa vérité, a un moment de
particularité et un moment d ’ universalité, et appelle son « identification »
avec des concepts qui relativement à lui sont singuliers, particuliers et
universels. C he z H egel, abstraction et séparation peuvent parfois sembler
synonymes, comme dans la phrase suivante où abstraction équivaut à
séparation des différents moments du concept: «Mais sa nature [au
concept] se trouve totalement méconnue lorsqu’ elles [ses déterminations]
se trouvent encore maintenues dans cette abstraction»1 . C ependant, la
notion d ’ abstraction vise plus particulièrement la compréhension du
moment universel du concept, ou l ’ universalité des concepts. E lle désigne
alors l ’ explicitation de l ’ universalité qui est solidaire de la séparation des
concepts et de l ’ opposition des différents moments du concept. Le plus
souvent, H egel entend par abstraction une compréhension des concepts
comme universalité formelle, universalité vide de contenu, universalité
« s ’ écartant », « néglige ant », ou « retranchant » (weglassen)21 le particulier
auquel elle se rapporte. L ’ abstraction désigne alors une explicitation des
concepts n ’ aboutissant en définitive qu ’ à « des universalités dépourvues de
vie et d ’ esprit, dépourvues de couleur et de contenu » 3 . C ette explicitation
inadéquate du contenu logique des concepts va de pair avec une compré
hension inadéquate des rapports qui les unissent dans les propositions et
les théories. R éduire les concepts à des abstractions, c ’ est perdre de vue le
contenu qui les relie les uns aux autres de façon immanente, c ’ est croire
qu ’ ils trouvent leur contenu dans d ’ autres concepts totalement indépen
dants : «l ’ insuffisance du savoir d ’ entendement se ramène à deux points
qui sont liés l ’ un à l ’ autrè de la façon la plus étroite : a) l ’ universel de la
physique est abstrait ou seulement formel, il n ’ a pas sa détermination en
lui-même ou ne passe pas dans la particularité, b) le contenu déterminé est
pour cela même hors de l ’ universel, et de ce fait éparpillé, morcelé, isolé,
séparé, sans avoir de connexion nécessaire dans soi-même, et par là même,
seulement comme fini » 4 .
T el est le type d ’ abstraction qui fait l ’ inadéquation de l ’ explicitation
d ’ entendement : un concept abstrait n ’ est pas qu ’ un abstrait, mais la vision
abstraite d ’ un concept en soi concret. Lorsque H egel dénonce l ’ universel
abstrait de l ’ entendement, il ne dénonce pas les concepts de l ’ entendement,
mais la compréhension inadéquate que l ’ entendement se fait de leur

1. Log. III,p. 90, W. 6, p. 295.


2. H egel d éfinit toujours l’ universalité abstraite par ce weglassen qui a ces différentes
significations : voir par exemple Log. III, p. 70,92,93,375, W. 6, p. 275,296,297,556.
l.Log. III, p. 93, W. 6, p. 297.
4. fine., § 246, add., W. 9, p. 21.
138 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

universalité: «Même l ’ universel abstrait considéré comme tel, dans le


concept, c ’ est-à-dire selon sa vérité, n ’ est pas seulement quelque chose de
simple [c ’ est-à-dire dénué de rapport immanent avec d ’ autres concepts],
mais, entendu comme quelque chose d ’ abstrait, il est déjà posé comme
affecté d ’ une négation. Il n ’ y a pas non plus, pour cette raison, que ce soit
dans l’ effectivité ou dans la pensé e, quelque chose d ’ aussi simple et d ’ aussi
abstrait que l’ on se le représente habituellement. Un tel simple est
une simple opinion, qui a son fondement seulement dans l ’ absence de
conscience de ce qui est en fait présent»1 . Si alternative de la pensé e
abstraite et de la pensé e conceptuelle il y a, elle réside dans deux façons
d ’ interpréter l ’ universel abstrait produit par l ’ entendement. E lle oppose la
pensé e qui se contente de cette universalité abstraite et la pensé e qui la
reconduit au concret : « C ’ est en cela que la connaissance rationnelle se
distingue de la simple connaissance d ’ entendement, et c ’ est la tâche de la
philosophie à l ’ égard de l ’ entendement que de montrer que le vrai et l ’ idé e
ne consistent pas en une universalité vide, mais en une universalité qui est
dans soi-même le particulier et le déterminé. Le vrai est-il abstrait, alors il
est non vrai (...) C ’ est seulement la réflexion de l ’ entendement qui est
théorie abstraite, non vraie, vraie uniquement dans la tête - et aussi d ’ un
autre point de vue, non pratique. La philosophie est la plus grande ennemie
de l ’ abstrait, elle lereconduit au concret » 21.
Le sens de cette critique de l ’ abstraction est éclairé par les dévelop
pements consacrés par la Science de la logique à la réflexion extérieure. P ar
réflexion extérieure, il faut entendre la réflexion interprété e comme une
action seulement subjective, la réflexion qui aborde ce qui est réfléchi
comme un donné, et qui le rapporte à un universel qui lui reste extérieur3 . Il
s ’ agit d ’ une forme de pensé e mettant les pensé es en rapport dans des
relations d ’ universel à particulier, mais qui conçoit ces relations comme
des relations extérieures, de la façon abstraite qui vient d ’ être indiqué e 4
(telle est l ’ origine des jugements de réflexion dont nous avons parlé dans

1. Log. III, p. 374, W. 6, p. 555. C e thème est développé ailleurs, dans le chapitre sur le
concept particulier (p. 79-81 ; p. 283-285).
2. Introduction aux Leçons sur l' histoire de la Philosophie, W. 18, p. 43. O n relèvera
l’idé e que la vérité abstraite est une vérité seulement théorique, et non pratique. O n retrouve
cette thèse dans l ’ introduction à la Philosophie de la nature. L ’ opposition des rapports
pratiques et théoriques (§ 245 et 246) à la nature, destiné e à présenter le point de vue adopté
par la spéculation, est lié e à la critique de l ’ abstraction, comme l ’ explique d ’ ailleurs l ’ a dditif
du paragraphe 246 (W. 9, p. 22-23).
3. Log. Il, p. 24-27, W. 6, p. 28-31.
4. £og.n,p.27, W. 6, p. 31.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 139

le chapitre précédent). La réflexion extérieure est réflexion abstractive 1 . Les


analyses consacré es à la réflexion extérieure permettent de préciser qu ’ une
pensé e abstraite de ce type explicite l ’ articulation interne et externe des
concepts à partir du seul principe d ’ identité, qu ’ elle ne voit de rationalité
que dans les rapports exprimant l ’ identité de la pensé e : « L ’ identité est la
catégorie fondamentale [ Grundkategorie ] de l ’ entendement»21. 3Les déter
minations de réflexion présentent en effet une double caractéristique. D ’ une
part, elles semblent se poser comme des autonomes, comme des pensé es
identiques à elles-mêmes dont la vérité est indépendante de la nature
d ’ autres concepts. D ’ autre part, elles se rapportent à l ’ altérité comme à ce
qui reste identique à elles-mêmes, en apparaissant ainsi elles-mêmes
comme des « rapports » (à ce en quoi elles restent identiques), ou comme
des déterminations de pensé e ayant intégré en elles « la forme de la pro
position » C ette double caractéristique correspond à la manière dont la
réflexion extérieure tente de délier les rapports de l ’ identité et de la
différence. La réflexion extérieure, où domine le principe d ’ identité,
maintient toujours l ’ identité et la différence en extériorité réciproque : « Un
tel penser n ’ a toujours devant soi que l ’ identité abstraite, et la différence
hors et à coté d ’ elle. Il a pour opinion que la raison n ’ est rien de plus qu ’ un
métier à tisser sur lequel elle lie et entrelace l’ une avec l ’ autre de façon
extérieure la chaîne, en quelque sorte l ’ identité, et puis la trame, la
différence»4 . La réflexion extérieure considère qu ’ un concept universel
relève d ’ une identité indépendante des différences qu ’ elle unifie, tout en
réduisant en même temps cette universalité à la simple identité des
différences, à la simple universalité vide de leurs points communs,
l ’ universalité comparative.
A u sens strict, le concept de détermination de réflexion correspond à un
type particulier de détermination de pensé e, thématisé dans la Doctrine de
l ’ essence 5 . H egel insiste sur le fait qu ’ en raison de leur autonomie, elles
résistent tout particulièrement à leur mise en mouvement par le concept6 . Il
affirme également qu ’ elles correspondent aux déterminations de pensé e de

1. Log. III, p. 375-376, W. 6, p. 556; voir aussi E nc., § 256, rq. : « cela n ’ appartient ni à
l ’ expérience ni au concept, mais seulement à la réflexion abstractive ».
2. E nc. § 246, add, W. 9, p. 20. Sur la logique des sciences de la nature comme une
logique de l’identité abstraite, voir également, § 117, add., § 118, add.
3. Lag. II, p. 36, W .6, p. 37.
4. Log. n,p. 39, W .6,p. 39.
5. Si l ’ on se réfère à l' E ncyclopédie, car dans la Science de la logique, la notion reçoit
parfois un sens plus strict encore ; voir sur cette question la mise au point d ’ A . Doz, op. cit.,
p. 84.
6. Log. n,p. 28, W .6, p. 31-32.
140 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

l ’ entendement et de la métaphysique' - qu ’ il suffise de mentionner à ce


propos les catégories de fondement et de force. Il faut cependant se garder de
donner trop d ’ importance à cette dernière remarque qui ne signifie pas que
toutes les pensé es d ’ entendement sont des déterminations de la réflexion
(l’ entendement produit également les déterminations de pensé es théma-
tisé es dans la Doctrine de l ’ être et dans la Doctrine du concept), mais
seulement que les déterminations de réflexion expriment le défaut général
de l ’ entendement : l ’ explicitation abstraite qu ’ il donne du savoir, ce qui
« n ’ appartient ni à l ’ expérience, ni au concept, mais seulement à la réflexion
abstractive » 21.
C ette abstraction conduit à une interprétation des concepts 1) en tant
qu ’ universalité abstraite et 2) en tant qu ’ identité exclusive de la différence.
E n tant qu ’ elle explicite le contenu des concepts en les subsumant sous un
universel abstrait, elle conduit également 3) à homogénéiser les concepts en
niant leur différences qualitatives et 4) à ignorer leur identité immanente.
1. E lle conduit à une interprétation des concepts en tant qu ’ universalité
abstraite, c ’ est-à-dire à une universalité vide et formelle, dénué e de contenu.
Les concepts, contrairement aux intuitions, sont des représentations (en un
sens non hégélien) universelles. Lorsque l ’ entendement explicite l ’ uni
versalité des concepts, il tend à la réduire à un ensemble de caractéristiques
communes, à des points communs, c ’ est-à-dire à « la représentation la plus
basse que l ’ on puisse avoir de l ’ universel » 3 . D ès lors, le concept n ’ est plus
interrogé en son contenu de pensé e spécifique, en son articulation interne, il
passe seulement pour une forme qui unifie un ensemble de concepts
particuliers (relativement à lui). C e défaut s ’ exprime dans l ’ explicitation
que l ’ entendement donne de ses concepts sous la forme d ’ une définition par
le genre et la différence spécifique. H egel interprète certes la définition
comme l ’ explicitation par l ’ entendement de l ’ articulation des différents
contenus de pensé e d ’ un concept (en ses moments universels, particuliers et
singuliers), mais l ’ acquis de cette explicitation est relativisé tant par la
réduction du genre (moment universel) et de la différence spécifique
(moment particulier) à des caractéristiques communes à un ensemble de
concepts subordonnés, que par l ’ idé e que genre et différence spécifique ne
sont pas unis (moment singulier) par eux-mêmes, mais seulement par ce
qu ’ ils subsument4 . L a spéculation rectifiera ce défaut en s ’ interroge ant sur

1. E nc., § 114, rq.


2. § 266, rq.
3. Log. III, p. 96, W. 6, p. 300.
4. H egel reproche au connaître fini de n ’ expliciter ces concepts qu ’ en tant que genre et
différence spécifique, c ’ est-à-dire de ne penser l ’ unité du moment universel et du moment
particulier qu ’ en tant qu ’ ils sont unis en dehors de ce concept, par l ’ objet auquel ils se
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 141

la manière donc sont articulés les différents contenus de pensé e d ’ un


concept en tant que contenus de pensé e. Nous sommes ici dans un cas où la
correction spéculative procède bien de l ’ explicitation de ce que l ’ enten
dement laisse implicite , à savoir l ’ articulation déterminé e des deux
moments universel et particulier du concept. L ’ explicitation spéculative
n ’ annule pas l ’ e xplicitation d ’ entendement, elle la présuppose bien plutôt
(puisqu’ elle reprend la structure de la d éfinition), et elle la poursuit (en en
montrant la vérité).
O n peut trouver un exemple de ce type de correction dans la théorie
hégélienne de l’ espace. E n s ’ interroge ant sur la modalité de l ’ articulation
interne du concept d ’ espace, H egel fait apparaître le fait que l ’ homogénéité
quantitative de l ’ espace et l ’ extériorité naturelle se rapportent l ’ une à l ’ autre
comme une universalité à une particularité négatrice de cette universalité. E
en résulte que le concept d ’ espace implique la reconnaissance d ’ une
discontinuité d ’ ordre qualitatif, et qu ’ il nepeut donc se réduire à une homo
généité quantitative où se contenterait de prendre place la variété qualitative
des différentes figurations géométriques.
2. La réflexion abstraite peut également se solder par une pure
application du principe d ’ identité au contenu logique du concept. C ’ est ce
qui se produit dans le cas du principe d ’ inertie. H egel voit en effet dans
certaines théories mécaniques une tentative visant à d éfinir l ’ inertie comme
une simple application du principe d ’ identité au mouvement et au repos '.
D e ce type de d éfinition, on peut trouver un exemple che z d ’ Alembert qui,
dans le Traité de dynamique, tente de prouver que le principe d ’ inertie est

rapportent : « L e singulier est l ’ objet lui-même comme représentation immédiate, ce qui doit
se trouv er défini. L ’ universel de l ’ objet de ce même singulier s ’ est dégagé (...) comme le
genre, et à vrai dire, comme le genre prochain, à savoir l ’ universel avec cette déterminité qui
est en même temps principe pour la différence du particulier. C ette différence, l ’ objet l ’ a en
la différence spécifique, qui fait de lui l ’ espèce déterminé e, et qui fonde sa disjonction en
regard des autres espèces »; « L ’ objet est en même temps le troisième terme, le singulier,
dans lequel le genre et la particularisation sont posés en un, et est un immédiat qui est posé en
dehors du concept, puisqu’ il n ’ est pas encore auto-déterminant » (Log. III, p. 330,331, W. 6,
p. 512,513). C ette opposition du connaître et de l ’ objet revient en fait à réduire le concept à
une forme recevant son contenu de l ’ extérieur : le concept « tout d ’ abord est à soi seulement
comme le concept abstrait enfermé en lui-même; il est donc seulement comme forme, la
ré alité qu ’ il a en lui-même, ce sont seulement ses déterminations simples d ’ universalité et de
particularité, quant à la singularité, ou la déterminité déterminé e, le contenu, cette forme les
re çoit de l ’ extérieur » (Log. III, p. 315, W. 6, p. 498).
l. E nc., § 266, rq. H egel dit du principe d ’ in ertie : « C eci ne signifie rien d ’ autre que le
mouvement et le repos exprimés d ’ après le principe d ’ identité (...). Le princip e d ’ identité,
qui est son fondement, a été révélé en sa nullité en son lieu spécifique (§115)».
142 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

une vérité nécessaire en montrant qu ’ il résulte immédiatement de


l ’ application du principe d ’ identité (comme uniformité) à l’ idé e de
mouvement1 . D ’ après H egel, il convient bien plutôt d ’ interpréter l ’ inertie
en termes dynamiques (nous y reviendrons), comme l ’ une des formes de la
répulsion originaire de la matière, et par conséquent, de la penser du point
de vue des rapports qu ’ elle entretient avec les différentes formes de
l ’ attraction matérielle (son autre).
3. Le troisième défaut provient du fait que les concepts sont conçus
comme des différences subsumé es par une identité qui leur est extérieure. Il
concerne l ’ homogénéisation (la négation de la différence) qui en résulte.
Animé par son instinct rationnel, l ’ entendement tend à appréhender les
concepts du point de vue de l ’ universel sous lequel il les subsume.
Lorsqu ’ il part d ’ un universel abstrait, il tend à faire abstraction de tout ce
qui dans les concepts subordonnés relève de la différence, de tout ce qui
n ’ appartient pas aux points communs qui relient ces concepts à l ’ universel
qui les subsume. D e ce défaut, la théorie du mouvement donne un exem
ple 21. D ans la mécanique newtonienne, les lois du mouvement sont conçues
à partir de l ’ opposition de l ’ attraction et de l ’ inertie. E lles apparaissent
alors comme différentes compositions particulières de ces deux forces
universelles. O n comprend par là même que la mécanique ne puisse voir en
ces différentes lois du mouvement que des différences d ’ ordre quantitatif.
H egel s ’ efforce au contraire de montrer qu ’ il existe deux types de rapport de
ces lois aux forces universelles, deux types de rapport qui renvoient à deux
formes d ’ unification des forces qualitativement distinctes, correspondant
d ’ une part aux lois-rele v a nt d ’ une mécanique finie - de la chute libre, du
choc et de l ’ inertie, d ’ autre part à la loi - relevant d ’ une mécanique absolue
- de la gravitation universelle.
4. E n ce qui concerne la manière dont l ’ entendement explicite les concepts
qu ’ il conçoit comme particuliers, la spéculation devra effectuer un dernier
type de correction. C ar la domination des différences par l ’ universel abstrait
conduit aussi à gommer tout ce qui dans les concepts subsumés exprime leurs
relations immanentes. E n attribuant la relation de ces concepts particuliers à
un universel abstrait extérieur à eux, l ’ entendement les explicite de telle sorte
que toute trace de leur relation disparaît. Les concepts particuliers sont ainsi
installés dans les rapports d ’ extériorité et d ’indifférence qui caractérisent la
Doctrine de l ’ être. Le mécanisme de la réflexion extérieure, en induisant la

1. Traité de dynamique (1758), É ditions Jacques G abay, réimpression, 1990, p. IX : «il


sera toujours incontestable que l ’ existence du Mouvement étant une fois supposé e sans
aucune hypothèse particulière, la loi la plus simple qu ’ un mobile puisse observer dans son
Mouvement est la loi d ’ uniformité, et c ’ est par conséquent celle qu ’ il doit suivre ».
2. E nc., § 263-270.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 143

domination de l ’ identité sur les différences, induit aussi l ’ extériorité et


1 ’ indifférence des déterminations de pensé e.
O n peut trouver un exemple de la correction spéculative de ce défaut
dans la théorie hégélienne de la matière et du mouvement. Pour l ’ enten
dement scientifique, la matière et le mouvement sont des concepts
subordonnés par rapport au temps et à l ’ espace; ils n ’ entretiennent pas
d ’ autres rapports entre eux que celui d ’ une simple présupposition de l ’ un
par l ’ autre, le mouvement ne pouvant être pensé sans la matière. H egel
s ’ emploie au contraire à les faire apparaître comme les deux faces du rapport
immanent du temps et de l ’ espace. Il en résultera que des concepts séparés
par l ’ entendement, comme les concepts de force et de corps, et corréla
tivement, les concepts df force attractive et de force répulsive, se verront
réunis comme des moments indissociables
Si l ’ on désirait résumer les analyses précédentes, on dirait que les
défauts de l ’ entendementrenvoient au fait qu ’ il explicite les concepts dans
le cadre strictement d éfini par le couple de la subordination et de la
coordination21. L ’ universalité des concepts est conçue comme une univer
salité vide appelant son remplissement par un ensemble de concepts subor
donnés. Les concepts subordonnés sont conçus comme un ensemble de
concepts coordonnés par un universel extérieur à eux, incapable de rendre
compte de leur hétérogénéité et réduisant leurs relations immanentes à de
simples relations de présupposition et de composition (la ligne comme
composé e de points, le plan comme composé de droites)3 .

L’ é p i s t é m o l o g i e d e l a n é g a t ivi t é a b s o l u e

Lorsque l ’ entendement est critiqué en tant qu ’ entendement (et non en


ta nt que mélange d ’ entendement et de représentation), c ’ est donc son
abstraction qui est corrigé e. L ’ enjeu d ’ une telle critique n ’ est rien moins
que la critique de la théorie classique du concept dont, comme l ’ a souligné
E . C assirer, la philosophie des sciences révèle clairement l’ insuffisance. Si

1. § 260-263.
2. V oir la critique de l ’ opposition établie par la Logique entre les concepts coordonnés et
les concepts subordonnés (Log. III, p. 76-77, 89, W . 6, p. 281,293).
3. Le projet d ’ un ordonnancement des concepts suivant des rapports de composition est
doublement rattaché par H egel à l ’ explicitation abstraite : a) parce que l ’ idé e d ’ un concept
simple est solidaire de l ’ absence de prise en considération de l ’ articulation interne des
concepts (Log. III. p. 86-87, W . 6. p. 290-292), et b) parce que ce projet relève d ’ une
approche quantitative rendue possible par l’idé e suivant laquelle les concepts universels,
p articuliers et singuliers ne différeraie nt que suivant la grandeur de leur extension (Log. III,
p. 89-90, W. 6, p. 293-295).
144 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

l ’ on d éfinit le concept comme une représentation universelle qui, par sa


compréhension, connote les caractéristiques communes des individus
qu ’ elle dénote, on est conduit à affirmer que l ’ extension des concepts est
inversement proportionnelle à leur compréhension (loi de Port-Royal). Il
en résulte que les concepts les plus universels seront les concepts les plus
vides, les plus pauvres et les plus indéterminés. C onclusion paradoxale au
regard des objectifs de la connaissance scientifique, puisque celle-ci
entreprend d ’ appréhender le ré el à partir de connaissances universelles, et
qu ’ elle tented’ organiser de façon rigoureuse un ensemble de connaissances
universelles à partir des principes généraux qui les régissent. Si cette
théorie disait vrai, la science n ’ obtiendrait du ré el que la connaissance la
plus pauvre et elle organiserait son savoir à partir des connaissances les plus
indéterminé es '. C es difficultés permettent d ’ éclairer les intentions épisté
mologiques de la démarche spéculative et la signification épistémologique
de la théorie hégélienne de la contradiction.
Les sciences positives sont « la connaissance de l ’ universel » 21 au sens
où l ’ universel est le principe de leur savoir, où elles saisissent les phéno
mènes à partir de catégories universelles3 et organisent leurs différentes
connaissances en les appréhendant à partir des plus universelles d ’ entre
elles 4 . S elon les termes mêmes de H egel, « la connaissance empirique de la
nature et la philosophie de la nature ont cette catégorie de l ’ universalité en
commun » 5 , cependant la philosophie et la spéculation divergent quant à la
manière de concevoir l ’ universalité 6 . L ’ universel d ’ entendement est conçu
suivant le schème d ’ une généralisation progressive qui conduit par analyse
de genres inférieurs en genres supérieurs jusqu ’ à un genre suprême par un
appauvrissement progressif du contenu 7 . D ans la mesure où le genre
suprême devrait aussi être le suprême appauvrissement du contenu, si ce
progrès devait être mené à son terme, il devrait conduire à une identité vide.
C ’ est en ce sens que H egel établit une analogie sarcastique entre les sciences
d elà nature et la philosophie de l ’ identité 8 . L ’ explicitation spéculative se
caractérisera au contraire par le faitqu ’ elle voit dans l ’ universel un contenu
plus riche que ce qu ’ elle subsume : « L ’ universel, en revanche, est le simple

1. Substance et F onction, P aris, Minuit 1977, p. 16-17.


2. E nc., § 246.
3. Phéno.,p. 183-184, P F .ri G .,p. 164-165.
4. E nc., § 16, rq. ; Log. III, p. 343-344, W. 6, p. 526-528.
5. § 246, add., W. 9, p. 19.
6. Ibid.,p. 19-20,22-23.
7. Pour la description de l ’ abstraction scientifique, résultat de ce procès analytique, voir
les Leçons sur les preuves de l' existence de Dieu, p. 49-50, W. 17, p. 360-361.
8. E nc., § 246, add., W. 9, p. 20.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 145

qui tout autant est le plus riche dans soi-même ', parce qu ’ il est le
concept» 1 .
Il faut donc donner une explicitation des concepts compatible avec le
rôle de principe que l ’ universel joue et doit jouer dans la connaissance
scientifique, c ’ est-à-dire dans la philosophie et dans les sciences positives 21.
E st requise à cette fin une théorie du concept prenant à rebours la loi de
Port-Royal suivant laquelle l ’ extension et la compréhension des concepts
varient en raison inverse. Q ue cet objectif ait été consciemment assumé,
c ’ est ce qu ’ indique l ’ aphorisme suivant: «objets plus larges, détermi
nations plus précises » 3 . Mais selon H egel, la compréhension de l ’ univer
salité des concepts d ’ après la loi de Port-Royal ne peut se réduire à une
erreur. E lle résulte A ' m problème, d ’ un problème ne pouvant être résolu
sans une modification fondamentale des principes même de la Logique et
de la rationalité. L ’ abstraction ne peut en effet être évité e sans l ’ adoption
d ’ une procédure argumentative donnant une place fondamentale à
l ’ opérateur de la négation.
E n effet, le problème posé par l’ abstraction concerne le statut de
l ’ universel et le rapport entre l ’ universel et ce qu ’ il subsume. La difficulté
réside en ceci que les déterminations universelles ne peuvent rendre compte
de l ’ intégralité de ce qu ’ elles subsument, et non pas seulement parce que
l ’ universel a une moins grande compréhension, car alors on pourrait
toujours, par un enrichissement progressif de l ’ universel, en le déterminant
par les conditions particulières qui président à son application, faire
descendre l ’ universel jusqu ’ au singulier; si l ’ universel ne peut pas être
progressivement enrichi de façon à rendre compte des déterminations
particulières, c ’ est que certaines de ces déterminations particulières sont
tout simplement contradictoires avec lui. La Logique considère tradition
nellement qu ’ un concept universel d éfinit une classe composé e d ’ indi
vidus, et que les individus, ou les singuliers, en plus de leurs caracté
ristiques universelles, se distinguent par des caractéristiques particulières
n ’ appartenant qu ’ à certains de ces individus. Le particulier est alors

1. Log. III, p. 69-70, W. 6, p. 275.


2. Log. III, p. 375-376, W. 6, p. 556-557 : « L ’ essentiel est que la méthode absolue
trouve et connaît la détermination de l ’ universel dans lui-même. Le connaître fini
d ’ entendement procède de telle sorte qu ’ il reçoit tout aussi extérieurement du concret ce
qu ’ il a écarté lors de l ’ engendrer abstrayant de cet universel. La méthode absolue, en
revanche, ne se comporte pas comme une réflexion extérieure, mais tire le déterminé de son
objet lui-même, puisqu’ elle en est elle-même le principe immanent et l ’ âme ».
3. Leçons, p. 98. V oir aussi Log. III, p. 388, W. 6, p. 570 : « C haque étape nouvelle de
l ’ aller-hors-de-soi, c ’ est-à-dire de détermination ultérieure, est aussi un aller-dans-soi, et
une extension plus grande est tout aussi bien une intensité plus haute ». E . Bloch avait noté
cette relation directe entre compréhension et extension che z H egel {Sujet-O bjet, p. 105).
146 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

envisagé comme un cas particulier de l ’ universel, une forme d ’ universalité


restreinte, une simple spécification de l ’ universel. H egel dénonce cette
approche purement quantitative des rapports de l’ universel, du particulier et
du singulier1. S ’ il y a un problème de l’ abstraction, c ’ est qu ’ il n ’ y a pas
seulement spécification de l ’ universel au particulier, restriction de l ’ exten
sion, mais bien négation21. Prenons un exemple : l ’ espace est fondamenta
lement quantitatif, et ce caractère quantitatif est d ’ ordinaire le caractère
universel à partir duquel on entreprend de rendre compte des figurations
géométriques, c ’ est-à-dire des singularités spatiales. H egel admet que le
point, la ligne droite, la ligne courbe, etc., appartiennent aux singularités
spatiales et que c ’ est à partir du concept d ’ espace que l ’ on doit en rendre
compte. Mais il pense également que le point, en tant que singularité
spatiale, est défini par une propriété incompatible avec l ’ universalité
quantitative de l ’ espace. E n tant qu ’ étendue géométrique, l ’ espace se
caractérise fondamentalement par la continuité et la quantité. Le point se
définit au contraire par un élément qualitatif de discontinuité dont le
concept d ’ espace ne peut rendre compte : « il est la négation de l ’ espace
même, car celui-ci est l ’ immédiate extériorité à soi dénué e de différence » 3 .
D ’ où provient une telle négation? Nous savons que l ’ abstraction se
caractérise suivant H egel par un processus de mise à l ’ écart. O n pourrait dire
que l ’ espace est en fait la détermination là plus générale de la nature que
l ’ on puisse obtenir lorsque l ’ on procède à l ’ abstraction quantitative
consistant à « écarter » toutes les déterminations qualitatives de la nature.
Mais un autre type d ’ abstraction opposé est possible. E n effet, on pourrait
tenter avec succès de mettre à l ’ écart les déterminations quantitatives de la
nature; on aboutirait alors au temps, l ’ autre de l ’ espace, le deuxième
moment de la philosophie de la nature. La spatialité contient donc encore
une trace de ce dont le concept d ’ espace tente de faire abstraction, à savoir le
qualitatif. Le problème logique qui en résulte, la contradiction de
l ’ universel (en tant que résultat d ’ une abstraction) et du particulier (en tant
que ce dont l ’ universel doit rendre compte), est également le problème de la
ré alité même de la connaissance. Ici, c ’ est justement ce vestige du qualitatif
qui fait la ré alité de l ’ espace; la nature est à la fois quantitative et quali
tative, c ’ est par ce résidu qualitatif que la spatialité révèle son appartenance
à la nature.
T el est le problème de l ’ abstraction. D ’ après H egel, il ne s ’ agit pas d ’ un
problème insoluble car l ’ universel et le particulier ne se rapportent pas l ’ un
à l ’ autre comme à un absolument autre. D ’ une part, le particulier n ’ est pas

1. Log. III, p. 90-91, W. 6, p. 294-295.


2. Log. III, p. 379-380, W. 6, p. 561.
3. E nc., § 256.
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 147

seulement ce dont l ’ universel fait abstraction, ce dont l ’ universel ne peut


absolument pas rendre compte. Si tel était le cas, il n ’ y aurait certes rien
d ’ autre à faire que de réfuter l ’ abstraction et de dénoncer son erreur. Mais la
négation de l ’ espace par le point n ’ est pas équivalente à la négation de
l ’ espace par le temps. Le point n ’ exprime pas tant le qualitatif que la
manière dont le qu alitatif s ’ exprime dans la spatialité quantitative. S elon
H egel, le particulier est négation de l ’ universel sous une forme qui
appartient encore à l ’ universel, il n ’ est négation qu ’ en tant que cette
négation est elle-même nié e par l ’ universel. Si l ’ on se reporte au rapport de
l ’ espace et du point, on dira que le point est la négation encore spatiale de
l ’ espace, et que finalement le point n ’ existe dans l ’ espace qu ’ en tant que
négation nié e, discontinuÿé posé e par la continuité, limite, ou intersection
de droites : « la négation est négation de l' espace, c ’ est-à-dire qu ’ elle est
elle-même spatiale, le point, comme étant essentiellement cette relation,
c ’ est-à-dire comme se supprimant, est la ligne, le premier être-autre, c ’ est-à-
dire la première spatialité du point » ’ . D ’ autre part, l’ universel ne s ’ est pas
totalement libéré de ce dont il fait abstraction, de tout ce qui dans le
particulier le nie. Si tel était le cas, il n ’ y aurait certes plus qu ’ à concevoir
l ’ universel comme une forme vide recevant son contenu de l ’ extérieur, à
réduire l ’ universel à un ensemble de points communs et à formuler la loi de
Port-Royal. La compréhension du concept universel est plus grande que
celle du concept particulier parce que le concept universel comporte tout
aussi bien un contenu de pensé e universel que le contenu de pensé e négatif
(et particulier relativement à lui) qui le nie. Nous avons vu H egel reprocher
à l ’ entendement de ne pas expliciter la manière dont les différents contenus
de pensé e d ’ un concept s ’ articulent les uns aux autres dans ce concept. Nous
l ’ avons vu regretter que l ’ entendement ne s ’ interroge pas sur le rapport
qu ’ entretiennent le genre et la différence spécifique dans la définition. Or,
selon H egel, le genre et la différence spécifique, qui se rapportent l ’ un à
l ’ autre comme un universel et un particulier, entretiennent précisément un
rapport de négation. C ’ est par exemple le cas avec le concept d ’ espace,
quantité par son genre et extériorité naturelle par sa différence spécifique :
«L ’ espace est dans soi-même la contradiction de l ’ extériorité réciproque
indifférente et de la continuité dénué e de différence, la pure négativité de
soi-même»2 . Si le concept veut être véritablement universel, s ’ il veut
pouvoir comprendre le contenu dont il doit rendre compte, il doit contenir
en lui le contenu qui contredit l ’ universel, à savoir le particulier. E n outre,
ce contenu doit être présent sous une forme telle qu ’ il soit déterminé par
l ’ universel. Or, ces deux contenus de pensé e, l ’ universel et le particulier.

l.Id.
2.id.
148 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

sont dans un rapport de négation réciproque. La seule détermination


possible du particulier par l’ universel est donc la négation du particulier par
l ’ universel. Le moment universel du concept doit donc être interprété en
terme de négation de la négation, de négation par le moment universel de la
manière dont le moment universel est nié par le moment particulier; C ’ est
cette double négation, cette négativité se rapportant à elle-même, ou cette
négativité absolue ', qui fera l ’ unité du concept.
P eut-être le commentaire n ’ a-t-il pas asse z insisté sur l ’ importance de la
théorie hégélienne de l ’ abstraction et sur le rapport qu ’ elle entretient avec la
compréhension hégélienne de la contradiction dialectique. O n l ’ a vu, la
critique hégélienne de l ’ abstraction n ’ a rien à voir avec la critique nomi
naliste qui refuse aux concepts abstraits tout contenu véritable. S ans doute
devrait-elle être plutôt rapproché e de la dénonciation schellingienne de la
mutilation par l ’ entendement de l ’ absolu et de la totalité organique. D ans
1 ’ article sur le Droit naturel et dans 1 ’ écrit Sur la différence des systèmes de
F ichte et de Schelling, le jeune H egel reprend ces critiques à son compte en
dénonçant la décomposition abstractive de la totalité que l ’ entendement
scientifique pousse à son comble. C ependant, si l ’ abstraction au sens de la
séparation sera toujours considéré e comme le propre de l ’ entendement,
celle-ci ne sera plus conçue par la suite comme une simple erreur à réfuter,
mais au contraire comme une vérité à expliciter. T el est en somme la
signification du double sens de la notion d ’ abstraction : la spéculation
hégélienne a pour objectif de transformer T abstraction au sens du séparé en
abstraction au sens du non développé, l ’ abstraction au sens du faux en
abstraction au sens du pas encore vrai. C omme pour les notions de
« science », de « concept » et de « logique », le double sens résulte du rap
port de la spéculation à l ’ entendement. Pour transformer l ’ abstraction
d ’ entendement en abstraction spéculativement rationnelle, la pensé e
dialectique est requise, et c ’ est ce qui fait toute la signification épistémo
logique de l ’ opérateur de la négation 21. Le fait que le statut de la

1. Log. III, p. 72-73,10, W. 6, p. 276-277 : « C omme négativité en général, ou selon la


négation première, immédiate, il a en lui la déterminité en général comme particularité ;
comme deuxième moment, comme négation de la négation, il est déterminité absolue, ou
singularité et concrétion. L ’ universel est ainsi la totalité du concept, il est universel concret, il
n ’ est pas universel vide, mais il a bien plutôt du contenu au moyen de son concept » ; il est
«cette médiation absolue dans soi qui est justement la négation de la négation, ou négativité
absolue ». Pour l ’ étude du concept de négativité absolue, et la manière dont il engage une
conception de la négation différente de celle de la logique classique, on se référera à
D. H enrich, « H egels Grundoperation », op. cit.
2. O n notera que Marx avait bien saisi ces points. D ans l ’introduction de 1857, il
interprète précisément la méthode véritablement scientifique comme la procédure qui
transforme l ’ abstrait au sens du séparé en abstrait au sens du commencement, et dans le
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 149

contradiction dialectique soit pensé suivant le modèle de la négation de


l ’ universel par le particulier indique clairement l ’ importance du problème
de l ’ abstraction. La polémique contre la loi de Port-Royal indique tout
aussi clairement que l ’ enjeu d ’ une pensé e dialectique est de résoudre ce
problème. Si le projet essentiel des sciences est de fonder le savoir dans
l ’ universel, la scientificité ne peut s ’ accomplir sans dialectique, et il n ’ est
pas étonnant que H egel ait pu écrire: «L ’ unique chose qui permette
d ’ obtenir la démarche scientifique, c ’ est la connaissance de la proposition
logique que le négatif est tout aussi bien positif, ou que ce qui se contredit
ne se dissout pas en z éro » 1 .

*
La mé t h o d e

E n interprétant l ’ articulation interne des concepts en tant que négation


de la négation, la spéculation déduit les concepts subsumés par un
universel à partir de cet universel. L ’ articulation externe des concepts est
donc légitimé e sans recours à une subjectivité ou à une expérience qui les
unifierait de l ’ extérieur. Le discours spéculatif, qui est connaître absolu et
auto-mouvement, procède ainsi d ’ un développement caractérisé par une
détermination progressive de l ’ universel, une fondation régressive de
l ’ universel, et une élévation du contenu à la forme. E n étudiant successive
ment ces trois caractéristiques du mouvement du concept, nous montrerons
comment il produit les corrections présenté es précédemment (§ 1).
a) D étermination progressive de l ’ universel. Les différents moments
du procès spéculatif sont étudiés dans le chapitre fin al de la Logique 2 . O n y
constate que les étapes successives de la progression consistent en une
exposition, ou en un développement du contenu d ’ un concept universel
posé comme commencement. C e mouvement correspond à la détermina
tion progressive de l ’ universel, dans la mesure où l ’ articulation interne du
concept, posé e tout d ’ abord dans une forme simple, non développé e et
encore indéterminé e, est progressivement déterminé e au cours du

Manuscrit de Kreuznach (Critique du droit politique hégélien, E .S., 1975, p. 146), il fait de la
question de l ’ abstraction ce qui détermine le statut de la négativité che z H egel et ce qui
l ’ empêche de concevoir des contradictions inconciliables (des « extrêmes effe ctifs »).
1. Log. I, p. 25, D as S ein, p. 21.
2. Pour un commentaire suivi du texte consacré par H egel à la méthode, voir J. Biard et
al... Introduction à la lecture de la Science de la Logique de H egel, P aris, Aubier, 1985, t. 3,
p. 480-509.
150 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

développement1 . C ’ est tout d ’ abord le moment négatif d ’ un concept


universel (par exemple de l ’ espace) qui est exposé comme tel (par exemple
le point). C ’ est ensuite la manière dont le moment négatif (par exemple le
point) est lui-même nié (par exemple la droite) qui est exposé e. E t c ’ est
enfin la ré alité développé e de l ’ universel (par exemple la surface), en tant
que rapport de la négation (point) et de la négation de la négation (droite),
qui est obtenue. Il s ’ agit là d ’ un procès de détermination, d ’ une part parce
les différents contenus de pensé e posés de façon immédiate et indistincte
dans le concept universel font l ’ objet d ’ une exposition distincte, et d ’ autre
part parce que les modalités de leurs rapports sont explicité es. Au terme de
ce développement, l ’ articulation interne du concept universel est
totalement déterminé e.
À propos de l ’ aspect critique de cette détermination progressive, il
convient de releverqu’ au cours du procès dialectique, le concept universel
se détermine lui-même dans les différents concepts qu ’ il subsume : les
concepts subsumés sont lus à partir de l ’ universel interprété comme néga
tion de la négation. T elle est la manière dont la spéculation corrige l ’ expli
citation inadéquate dans laquelle l ’ entendement lui livre ces concepts.
Nous savons que la connaissance abstraite se solde par une homogénéisa
tion des concepts subsumés et par une méconnaissance de leurs relations
immanentes. Nous voyons maintenant comment la spéculation corrige ces
défauts. E lle explicite la différence qualitative pouvant exister entre des
concepts subsumés, car elle montre que certains relèvent d ’ une simple
position de moments particuliers du concept universel (les particuliers au
sens hégélien du terme, par exemple le point-négation et la droite-négation
de la négation), alors que d ’ autres relèvent bien plutôt d ’ une restauration de
l ’ universel (les singuliers au sens hégélien du terme, par exemple la
surface). Plutôt que comme des termes homogènes, les concepts subsumés
apparaissent comme des concepts engagés dans une négation réciproque, et
par là même, ils apparaissent également comme des concepts entretenant
une relation immanente. Le point et la droite n ’ apparaissent pas comme des
concepts indifférents l ’ un à l ’ autre et unis extérieurement par l ’ espace;
l ’ espace en sa vérité, c ’ est-à-dire comme surface, est bien plutôt leur
relation immanente. Ils n ’ apparaissent pas non plus comme des concepts
homogènes liés par une relation quantitative de composition : la droite

1. Log. III, p. 374, W. 6, p. 555-556 : « parce qu ’ il n ’ est tout d ’ abord qu ' en soi, il n ’ est
tout aussi bien pas l ’ absolu, ni le concept posé, pas d ’ avantage l ’ idé e; car ceux-ci sont
justement ce fait que / ' être-en-soi est précisément un moment abstrait, unilatéral. Le progrès,
par conséquent, n ’ est pas une sorte de superflu', il serait cela si ce qui commence était en
vérité déjà l ’ absolu; le progresser consiste plutôt en ce que l’ universel se détermine
lui-même et est pour soi l’ universel ».
LA C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 151

n ’ est pas une simple composition de points, pas plus que la surface n ’ est
une simple composition de droites ; ils apparaissent bien plutôt comme liés
par une relation de négation réciproque, en dehors de laquelle ils semblent
indéfinissables. D ’ une part, la droite apparaît comme l ’ explicitation du
moment quantitatif d ’ un point défini comme négation qualitative du
moment quantitatif de l ’ espace. D ’ autre part, elle existe elle-même dans un
espace défini par la ponctualité qualitative, comme ligne brisé e, ou
ensemble de lignes et ensemble de plans, c ’ est-à-dire comme surface.
b) F ondation régressive de l' universel. D ans le chapitre final de la
Logique, H egel considère la progression dialectique comme un « fonder
régressif»1 , et dans le chapitre consacré à la méthode synthétique, il va
jusqu ’ à considérer le procès dialectique comme une preuve des défi
nitions 21. Il y a preuve de la définition d ’ entendement lorsque les différents
contenus de pensé e intervenant dans la définition (genre et différence
spécifique) sont exposés chacun dans la forme qu ’ ils reçoiventau sein de la
sphère définie par l ’ universalité en question. Ainsi, dans le cas de la sphère
définie par l ’ espace, l ’ idé e de continuité et, l ’ idé e de discontinuité sont
exposé es sous la forme du point et de la droite. C ette exposition peut être
considéré e comme une preuve car elle démontre que ces contenus de pensé e
ne peuvent exister l ’ un sans l ’ autre; il y alors preuve spéculative de la
manière dont l ’ entendement définit les concepts lorsqu ’ il lit en eux un
genre et une différence spécifique. D ans la mesure où cette exposition
démontre que les contenus de pensé e entretiennent un rapport de négation
de la négation, il y a également preuve de l ’ explicitation que la spéculation
donne de cette définition. Au terme d ’ une séquence dialectique, dans le
concept singulier (la surface), le contenu du concept universel apparaît
comme identique à sa forme, la déduction de la vérité de ce concept est
effectué e : « L ’ exposition du concept en ses déterminations ré elles procède
ici du concept lui-même, et ce qui constitue la démonstration dans le
connaître habituel est ici le retour en arrière dans l ’ unité, des moments
conceptuels passés à la diversité reviennent à l ’ unité, - unité qui est ainsi
totalité, concept rempli et devenu à lui-même son propre contenu » 3 . C ’ est
donc seulement au terme de l ’ exposition, dans le concept singulier, que le
contenu du concept universel est exposé conformément à son articulation

1. Log. III, p. 389, W. 6, p. 570. V oir aussi, p. 373-374/ p. 554 : « L ’ authentification du


contenu déterminé par lequel on commence parait se trouver en arrière de ce même contenu,
mais elle est en fait à considérer comme un aller en avant, si du moins elle relève du connaître
conceptualisant»; Log. I, p.42, Dos S ein, p. 37 : «L e progresser est un retour dans le
fondement et un retour à l ’ original dont dépend ce qui servait de commencement ».
2. Log. III, p. 331,335-336, W. 6, p. 513,519.
3. Propédeutique, Doctrine du concept, § 85.
152 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

interne. C ’ est seulement à ce moment que le concept universel est fondé en


sa vérité 1 . La négation posé e comme point et la négation de la négation
posé e comme droite, dans la mesure où elles se rapportent l ’ une à l ’ autre de
façon immanente, comme surface, fournissent la preuve du concept
d ’ espace : la surface est « la négation supprimé e de l ’ espace, et par suite, le
rétablissement de la totalité spatiale, qui a désormais en elle le moment
n é g atif»21.
C onsidérons maintenant l ’ aspect critique de cette fondation régressive.
L a critique ne porte plus tant sur l’ explicitation des concepts subsumés par
l ’ universel que sur la façon dont l ’ entendement explicite l ’ universalité du
concept universel. H egel dénonce l ’ identification de l ’ universel aux
caractères communs, et nous voyons maintenant qu ’ il soutient que c ’ est
seulement dans un concept singulier, interprété comme rapport de la néga
tion et de la négation de la négation, que l ’ universel voit son articulation
exposé e de façon adéquate. C ela revient à affirmer que les concepts uni
versels ne doivent pas être interprétés à partir des points communs des
concepts qu ’ ils subsument, mais à partir de l ’ un des concepts subsumés.
E n interprétant un concept universel en terme de caractère commun, on le
réduit à une détermination pauvre, qui est possédé e partiellement par tous
les concepts subsumés, mais qui n ’ est totalement adéquate qu ’ aux termes
subsumés dont le contenu est le moins riche. E n préconisant de rechercher
la vérité de l’ universel dans ce qu ’ il nomme singulier, H egel propose au
contraire d ’ interpréter le concept universel à partir du concept dont le
contenu est le plus riche : la surface, comme totalisation du point et de la
ligne, ou la gravitation, comme totalisation de l ’ attraction et de la
répulsion, de la chute et de l ’ inertie.
c) É lévation du contenu à la forme. Au terme de cette présentation du
procès dialectique, il nous est désormais permis de comprendre en quel
sens la spéculation procède à une déduction de la vérité. La vérité est définie
par H egel comme accord du contenu avec lui-même, ou comme accord du
contenu et de la forme. E n tant que fondation régressive de l ’ universel, la
spéculation déduit les définitions, elle déduit l ’ accord du contenu de pensé e
avec son articulation intra-conceptuelle. E n tant que détermination progres
sive de l ’ universel, la spéculation explicite l ’ articulation interne des

1. Log. III, p. 384,385, W. 6, p. 565,566 : « le concept (...) est le concept qui se ré alise
par l ’ être autre et qui, par suppression de cette ré alité [celle de l ’ être autre], a coïncidé avec
soi et a établi sa ré alité absolue, son rapport simple à soi. C e résultat est par conséquent sa
vérité » ; « le troisième terme est la conclusion dans laquelle il [le concept] se médiatise avec
soi-même par sa négativité, et par là même, dans laquelle il est posé comme l ’ universel et
l’identique de ses moments ».
2. E nc.,§ 256.
L A C O R R E C TIO N DIAL E C TIQ U E 153

différents concepts subsumés qu ’ elle fait apparaître comme des moments


du concept universel : elle établit la conformité du contenu des concepts
avec leur articulation externe (les rapports qu ’ ils entretiennent dans les
propositions et les théories). D ans l ’ ensemble de la sphère définie par
l ’ universel, c ’ est-à-dire dans l ’ ensemble des concepts qu ’ il subsume, le
contenu de pensé e négatif n ’ est jamais posé que comme nié. L ’ universel,
comme négation de la négation, ou comme négation seconde d ’ une
négation première, n ’ est possible qu ’ au moyen de la négation première,
mais cette négation première n ’ est jamais posé e comme telle. D ans le cas de
la sphère de la spatialité, la discontinuité n ’ est posé e que sous une forme
continue, celle du point qui n ’ est pas discontinuité ré elle, mais simple
limite . La dimension qualitative sur laquelle repose la sphère de la
spatialité ne s ’ y expose que sous une forme quantitative. Il en résulte que le
contenu logique du concept universel n ’ y est pas totalement explicité.
L ’ e xplicitation complète du contenu logique d ’ un concept universel, et par
là même, l’ information totale de ce contenu, suppose donc que l ’ on sorte de
la sphère définie par ce concept. C ’ est ce qui motive le passage à un nouvel
universel, où ce négatif qui restait présupposé est posé pour lui-même,
comme un contenu logique devant lui-même être développé et inform é 1.
Aussi passe-t-on de l ’ espace, ou seul le qu a ntitatif est posé de façon
affirmativ e, au temps, où le qu alitatif est posé de façon affirmative.
Il s'avérera au cours de l ’ explicitation du nouvel universel que celui-ci,
en tant qu ’ abstrait, contient lui-même la trace de son autre qui renvoie à
l ’ ancien universel. Ainsi sera confirmé e la vérité de l’ ancien universel, car
même lorsqu ’il est posé pour lui-même, le contenu négatif de l ’ ancien
universel s ’ avérera compatible avec lui. Mais par là même apparaîtra
comme nécessaire le passage du nouvel universel à un autre universel, qui
ne soit pas seulement le premier universel, mais qui explicite l ’ unité de
l ’ ancien et du nouvel universel. C ’ est ainsi que le procès spéculatif
« s ’ élargit en un système » 21. C et élargissement en système, la philosophie
de la nature nous le donne à lire, lorsque de l ’ espace et du temps elle passe à
la matière et au mouvement, puis au système de la mécanique, de la
physique et de l ’ organique. Il nous reste à explorer les formes de cet
élargissement qui contient aussi bien une preuve des théories scientifiques

1. Log. III, p. 386, W. 6, p. 567 : « le commencement, parce qu ’ au vu du ré sultat il est lui-


même un déterminé, doit être pris non pas comme un imm é diat mais comme un médiatisé et
un d é duit; ce qui peut être pris comme l’ exigence d ’ un procès ré gre sri/infini dans le prouver
et le déduire; tout comme l ’ exigence que par le cours de la méthode un résultat provienne du
commencement nouve au que l ’ on a obtenu, de telle sorte que la progression se propulse tout
aussi bien à l ’ infini vers l' avant ». ,
2. log. III, p. 386, W. 6, p. 566.
154 C RITIQ U E E T F O N D A TIO N DIAL E C TIQ U E

qu ’ une correction de leurs défauts. À cette fin, il nous fa ut préciser la


manière dont H egel conçoit l ’ architecture interne des théories, et la manière
dont le procès sp é culatif se rapporte aux différents moments des théories
scientifiques.
T r oisième p a r t ie

LA T H É O RIE D E S S CIE N C E S

« C e qu 'ilfaut opposer à la physique empirique,


c ' est qu 'il y a en elle plus de pensé e qu ' elle le
croit et l' admet, qu ' elle est meilleure qu ' elle
croit, ou bien, si la pensé e devait valoir en
physique pour quelque chose de mauvais,
qu ' elle est pire qu ' elle croit ».
(Philosophie de la nature, add. introductif, W. 9, p. il).

Le concept hégélien de science, tout comme les traits essentiels du


procès spéculatif, font de la Philosophie de la nature une fondation du
savoir d ’ entendement. P eut-on aller jusqu ’ à dire qu ’ une fondation des
théories scientifiques elles-mêmes y est entreprise? P eut-on aller jusqu ’ à
dire qu ’ elle traite en son sein des caractéristiques et de la valeur des
différentes méthodes mises en œ uvre par les sciences de la nature? Doit-on
reconnaître à la philosophie de la nature une porté e épistémologique? O n
s ’ y refuse souvent en faisant valoir soit que la philosophie hégélienne se
distingue par une virulente critique de l ’ épistémologie 1 , soit que l ’ épisté-

1. C ette thèse est soutenue par J. H abermas, dans le premier chapitre de C onnaissance et
intérêt. O n trouve dans l ’ introduction de la Phénoménologie de l' esprit, une critique sévère
du projet d ’ une fondation de la connaissance par une philosophie de la connaissance. Mais
H egel n ’ en appelle pas ainsi à une métaphysique affranchie de toute réflexion méthodo
logique, puisqu ’ il définit précisément la Phénoménologie comme «un examen et une
vérification de la ré alité de la connaissance » (Phéno., p. 86, Ph. d. G ., p. 63). Il ne s ’ agit pas
de dénoncer la prétention à procéder à un tel examen, mais la prétention à l ’ accomplir par
une réflexion abstraite sur les normes du vrai ou les méthodes du connaître ; sur les intentions
générales de cette polémique, voir K. R. W estphal, H egel' s E pistemological R e alism,
Kluwer Academie Publishers, 1989, p. 4-17. O n remarquera d ’ ailleurs que s ’ il dénonce les
156 T R OISIÈ M E P A R TIE

mologie relève uniquement des autres parties du système 1 . Il est pourtant


clair que la spéculation se propose de fonder le savoir d ’ entendement en son
contenu et en sa forme, et, puisque l ’ étude critique des méthodes entre dans
les attributions d ’ une épistémologie, on ne peut exclure par principe que la
philosophie de la nature soit doté e d ’ une dimension épistémologique. Pour
trancher, il faut déterminer quels sont les grands traits de l ’ interprétation
hégélienne de la rationalité spécifique des sciences positives, et se deman
der si la philosophie de la nature se rapporte aux sciences de la nature
conformément à cette interprétation. C e qui revient à poser les questions
suivantes : quelle est l ’ épistémologie générale du système ? La philosophie
de la nature est-elle l ’ épistémologie appliqué e (aux sciences de la nature) du
système?
E n aucun lieu, H egel n ’ expose l ’ ensemble des thèses qui pourraient
constituer une épistémologie générale explicite. Il est né anmoins possible
de croiser les textes où sont abordé es les questions du statut de l ’ obser
vation, du rapport de l ’ expérience et de l ’ expérimentation, du rapport de la
théorie et de l ’ expérience, des liens qui unissent les différentes théories
entre elles. Il est également possible de déterminer comment H egel prend
parti dans les alternatives théoriques qui opposent le phénoménisme au
ré alisme, la description à l ’ explication, l ’ empirisme au rationalisme, le
réductionnisme au pluralisme. L ’ étude des procédures suivant lesquelles
les sciences thématisent leur objet relève avant tout de la Philosophie de
l ’ esprit subjectif et de la Phénoménologie de l ’ esprit. L ’ étude des méthodes
qu ’ elles utilisent pour formuler et organiser leurs connaissances relève
avant tout de la Science de la logique. C ’ est donc principalement vers ces
parties du système qu ’ il faut se tourner pour dégager une épistémologie
générale. Toutefois, la philosophie de la nature est elle-même d ’ un grand
secours lorsqu ’ elle applique, expressément ou non, les thèses formulé es

tentatives, propres à la philosophie moderne, visant à fonder la philosophie et les sciences sur
une philosophie de la connaissance, H egel n ’ hésite cependant pas à louer les philosophies
modernes de la connaissance, qui, prises pour elles-mêmes, sont l ’ occasion de progrès dans
la compréhension de la nature de la scientificité : B acon « a considéré les sciences métho
diquement; il ne s ’ est pas contenté d'avancer des opinions, de donner son sentiment, il n ’ a pas
simplement exprimé ce qu ’ il pensait des sciences de manière tranchante à la manière du
grand seigneur ; il s ’ est fait précis et a établi une méthode à l ’ égard de la connaissance
scientifique. C ’ est seulement par cette considération méthodique qu ’ il a introduit qu ’ il est
remarquable, (...) c ’ est seulement cela qui lui vaut une place dans l ’ histoire des sciences et
d ela philosophie;etc’ estaussiparce principe du connaître méthodique qu ’ il a exercé une
grande influence sur son époque, en attirant l'attention sur les défauts des sciences, quant à la
méthode et au contenu » (Hist. Phi. t. 6, p. 1266, W. 20, p. 77-78).
1. V oir M. J. P etry, « H egels Dialectic and the N atural Sciences », in H egeljahrbuch,
1975, p. 452-456, tout particulièrement p. 452-453, et E . E . H arris dans «H egel and the
N atural Sciences », in B eyond E pistemology, p. 127-153.
LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S 157

dans les autres parties du système à l ’ étude critique de telle ou telle théorie,
et lorsque cette étude la contraint à articuler ces thèses les unes aux autres.
C ette épistémologie générale appartient aux présupposés de la philosophie
de la nature, non seulement parce que H egel y oppose parfois sa propre
épistémologie à celle par laquelle les savants explicitent leur savoir1 , mais
aussi et surtout parce qu ’ il y lit les sciences à partir d ’ une conception bien
déterminé e de leur rationalité. Une interprétation erroné e de la spéculation
et des rapports qu ’ elle entretient avec l ’ entendement rendra incompréhen
sible la discussion « naturphilosophique » du savoir positif. Une compré
hension inadéquate de l’ épistémologie générale hégélienne s ’ accompagnera
d ’ effets analogues21. Lorsque H egel discute la valeur des théories scien
tifiques, il ne se contente pas d ’ y reconnaître la logique générale du savoir
d ’ entendement, il y voit également un ensemble de procédures spécifiques
relié es par des rapports déterminés. Nous étudierons dans ce qui suit la
conception hégélienne de l ’ expérience scientifique, des lois scientifiques,
et des principes scientifiques. Nous verrons qu ’ il s ’ agit de trois nive aux
reliés les uns aux autres dans des rapports hiérarchiques et nous préciserons
comment la philosophie de la nature les intègre en elle. Nous verrons
également que les orientations fondamentales de l ’ épistémologie générale
(notamment son ré alisme et son anti-réductionnisme) permettent qu ’ une
spéculation sur les sciences débouche sur une philosophie de la nature et
imposent que la fondation des sciences prenne la forme d ’ une philosophie
de la nature. Lorsque les savoirs scientifiques font défaut ou qu ’ ils sont par
trop défectueux, cette fondation n ’ est plus possible, nous analyserons pour
conclure la manière dont la spéculation se rapporte alors au savoir positif.

1. L ’ explicitation épistémologique que les savants donnent de leur science n ’ est pas
toujours inadéquate, en témoignent, dans des registres différents, la valorisation de Lagrange
au détriment de N ewton, de Pohl au détriment de B erz élius.
2. G . Buchdahl, qui déplore que le sens de la philosophie de la nature soit obscurci par
l’ absence de clarté de ses présupposés épistémologiques, procède à une tentative
d ’ explicitation : « H egel’ s Philosophy of N ature and the Structure of Science », in R atio, 15,
p. 1-25; « C onceptual Analysis and Scientific Theory in H egel’ s Philosophy of N ature », in
R. S. C ohen etM. W. W artofsky, H egel and the Sciences, p. 13-37 ; « H egel on Interaction
B etwe en Science and Philosophy », in M. J. P etry, H egelandN ewtonianism, p. 61 -71.
C h a p i t r e p r e mi e r

E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TI O N

Si l ’ on juge l ’ épistémologie hégélienne incomplète et peu pertinente,


c ’ est surtout à propos de l ’ expérience et de l ’ organisation en théorie des
connaissances scientifiques. E n réservant l ’ étude de la question des théories
scientifiques au chapitre ni, nous nous attacherons ici à l ’ interprétation
hégélienne de l ’ expérience scientifique. Nous déterminerons quelle est la
nature et la fonction de l ’ expérience dans les sciences et nous préciserons
comment la Philosophie de la nature l ’ intègre à son discours.

La r e n ais s a n c e d e s s cie n c e s

D ’ après certains interprètes, la philosophie hégélienne serait incapable


de rendre compte du statut de l ’ expérience dans les sciences modernes de la
nature. O n peut considérer que la physique classique a défini un nouvel âge
du savoir notamment par le rôle qu ’ elle a conféré à l ’ expérience. D e ce point
de vue, la rupture par rapport à la science aristotélicienne semble être
double, d ’ une part, l ’ expérience cesse d ’ être considéré e comme le simple
lieu subordonné d ’ où il faudrait remonter de l ’ apparence à l ’ essence, d ’ autre
part, elle cesse d ’ être conçue sous le modèle de la perception pour devenir
observation contrôlé e par des théories et des mesures. Le concept hégélien
d ’ expérience serait incapable de rendre compte de cette double nouve auté.
H egel continuerait à donner à l ’ expérience un rôle subordonné en reprochant
aux physiciens de se complaire dans l ’ étude de phénomènes inessentiels
sans s ’ attacher aux phénomènes essentiels. Il serait en outre incapable de
rendre compte de la nouvelle conception de l ’ expérience, en témoignerait le
160 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

fait qu ’ il conçoit l ’ expérience scientifique en se référant à Aristote 1 . C es


reproches, que l ’ on considérera ici séparément, apparaîtront peu justifié s à
un lecteur attentif.
S ’ agissant du rôle subordonné de l ’ expérience, il convient tout d ’ abord
de préciser que l ’ expérience est suivant H egel l ’ un des moments fonda
mentaux de l ’ activité scientifique. D ’ après lui, rien n ’ est su qui ne soit dans
l ’ expérience 2 , le savoir d ’ entendement comme celui de la spéculation
prennent l ’ expérience pour objet. Le lien qui unit expérience et enten
dement scientifique est cependant plus étroit encore. Alors que la spécula
tion déduit a priori, les sciences positives font de l ’ expérience leur
principale instance de justific ation3 . Le recours à l ’ expérience résulte
d ’ ailleurs des formes spécifiques de l ’ entendement. Incapable d ’ établir la
vérité des relations qu ’ il établit entre les concepts par la simple analyse des
concepts, il est contraint de comparer sa pensé e à ce qui ne peut que rester
extérieur à sa pensé e, ce qui fait de lui, un « connaître en recherche » 4 . Il est
plus précisément un connaître engagé dans une recherche sans fin car en
interprétant son savoir comme un savoir extérieur à son l ’ objet, il ne pense
pouvoir l ’ égaler avec la ré alité qu ’ au terme d ’ une recherche indéfinie 5 .
Pour H egel, ce type de justific ation empirique du savoir scientifique est
légitime. O n sait que le connaître ne résulte pas de l ’ activité de facultés
indépendantes les unes des autres, mais d ’ un processus unitaire qui
comporte l ’ intuition, la représentation et la pensé e comme moments.
L ’ intuition, pouvoir d ’ observation, est l ’ une des présuppositions de la
vérité spéculative, elle est une première saisie de la vérité, comme H egel se
pla ît à le remarquer en jouant sur l ’ étymologie du verbe percevoir (W ahr-
nehmen : prendre le vrai)6 , elle doit même être considéré e comme une
première forme de démonstration du vrai, une forme de démonstration

l. C e s différentes thèses sont soutenues par T. I. O iserman, « H e g el und d er


naturwissenschaftliche E mpirismus », in R. P. Horstmannet M. J. P etry, H egels Philosophie
der N atur, p. 389-400. Q uant à la comparaison avec Aristote, elle constitue l’ un des lieux
communs du commentaire.
2.Phéno.,p. 519, Ph.d. G .,p.525.
3. E nc. , § 246, add., W. 9, p. 20 : « L a philosophie de la nature prend le matériau que la
physique lui a préparé à p artir de l ’ expérience (...) sans poser au fondement l ’ expérience
comme dernière confirm ation ». Hist. Phi. , t. 6, p. 1268-1269, W . 20, p. 79 : « C e cours de la
genèse de la science est différe nt de son cours en elle-même, quant elle est achevé e » ;
« L ’ idé e, quant la science est achevé e, doit procéder à partir d ’ elle-même, - la science ne
commence plus par l ’ empirique ».
4. Log. III, p. 314,343, 372, 385, W. 6, p.497, 527,552,566; Phéno., p. 183, Ph.d. G .,
p. 163.
5. Log. III, p. 3 1 4-315, W. 6, p. 496-498 ; Phéno., p. 186, Ph.d. G . , p. 167.
6. Phéno.,p. }0l,Ph.d. G .,p. 78 : « ichnehme soes auf, wie es in W ahrheit ist, und statt
ein unmitellbares zu wissen, nehme ich W ahr ».
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 161

nécessaire bien qu ’ insuffisante : « le percevoir saisit la connexion des


choses, fait voir que, si ces circonstances là sont donné es, il s ’ ensuit ceci, et
commence ainsi à démontrer les choses comme vraies. C ette démonstra
tion est, cependant, encore une démonstration défectueuse, non une
démonstration ultime. C ar ce par quoi quelque chose doit ici être démontré
est lui-même quelque chose de présupposé qui, par suite, a besoin de
démonstration (...). C ’ est à ce nive au que se situe l ’ expérience. Il faut que
tout soit expérimenté » 1 . O n doit rappeler que l ’ expérience apparaît à H egel
comme un type de légitimation du savoir approprié à l ’ irrationalité de la
nature. Les sciences ont pour objectif d ’ étudier l ’ intégralité des phéno
mènes naturels. Or ceux-ci portent les traces d ’ une irrationalité et d ’ une
contingence qui se refléteront nécessairement dans les lois et dans les
théories scientifiques. C omme nous le verrons, il y aura toujours en elles ce
que la philosophie est incapable de fonder par la seule pensé e, et que seule
l ’ expérience peut justifier. P arce qu ’ elles ont pour fin de ramener l ’ inté
gralité des phénomènes à la pensé e, les sciences de la nature sont
contraintes de recourir à l ’ expérience en tant qu ’ instance de confirmation21.
Si la philosophie peut s ’ élever de la preuve expérimentale à la déduction a
priori c ’ est parce qu ’ elle fait abstraction de cette dimension contingente de
la ré alité naturelle dont les sciences ne doivent pas quant à elles faire
abstraction.
L ’ idé e suivant laquelle la philosophie hégélienne serait incapable de
rendre compte de la discontinuité existant entre l ’ expérience de la science
moderne et l ’ expérience préscientifique est tout aussi contestable. D ’ après
H egel, l ’ importance de l ’ expérience dans les sciences de la nature est l ’ un
des phénomènes les plus caractéristiques de la forme que prend le savoir à
l ’ âge moderne. L ’ époque moderne se caractérise en effet par le fait que
l ’ esprit surmonte les scissions caractéristiques du moyen âge, celle du
sensible et du suprasensible, de l ’ infini et du fini, du divin et de l ’ humain 3.
Sur la base d ’ une telle réconciliation, l ’ homme peut prendre confiance en
son entendement et en sa sensibilité, et c ’ est sur ce fondement qu ’ une
«renaissance des sciences» était possible 4 . À l ’ âge moderne, l ’ activité

1. Eric., § 420, add.


2. V oir § 270, add., W. 9, p. 106 où H egel rapproche le recours à l ’ expérience et la
confrontation à tous les phénomènes.
3. Hist. Phi., t. 6, p. 1246, W. 20, p. 62.
4. Ibid, p. 1246,1247, W. 20, p. 62,63 : «L ’ homme a pris confiance en lui-même, en sa
pensé e en tant que pensé e, en sa perception, en la nature sensible en dehors de lui » ; « O n
rend au fini, au sensible, l ’ honneur qui lui estdû, c'est en soi la réconciliation de la conscience
de soi avec le présent. D e cet honneur procèdent les efforts de la science ». H egel parle des
débuts de l ’ époque moderne comme de «l’ époque de la renaissance [ Wiederaufleben ] des
sciences » (Hist. Phi., Intro., 1. 1, p. 190, W. 18, p. 79).
162 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

scientifique consiste en une tentative faite par l ’ esprit pour se retrouver dans
l ’ objectivité, c ’ est-à-dire retrouver des traces de rationalité dans l ’ empirie.
E t dans la mesure où l ’ objectivité est reconnue dans sa finité , elle implique
que l ’ esprit se tourne vers l ’ observation et l ’ expérimentation: «Nous
voyons que le fini, que le présent intérieur et extérieur est appréhendé par
l ’ expérience et élevé au moyen de l ’ entendement à l ’ universalité; on veut
connaître les lois, les forces, c ’ est-à-dire convertir l ’ élément singulier de la
perception dans la forme de l ’ universalité. C e qui est séculier veut être jugé
séculièrement » l .

He g e l et Goethe

P ar cette interprétation de l ’ histoire des sciences, H egel tente de rendre


compte de l ’ originalité de l ’ expérience scientifique à l ’ époque moderne. Y
parvient-il ré ellement? C elle-ci diffère de l ’ expérience naïve de la
perception, du fait qu ’ elle est contrôlé e et constitué e à partir de théories, et
qu ’ elle peut, en tant qu ’ expérimentation, faire intervenir des instruments
artificiels. L ’ expérience scientifique se caractérise ensuite par le fait qu ’ elle
joue un rôle d ’ intermédiaire entre des observations et la théorie de telle
sorte qu ’ elle fait intervenir des procédures relevant de la mesure et qu ’ elle
est elle-même mathématisé e. Là encore, la théorie hégélienne serait insuf
fisante. E lle tirerait son concept d ’ expérience scientifique de G oethe, qui
conçoit lui-même l ’ expérience sous le modèle de la perception naturelle 2 .
Pour G oethe, le passage de l ’ expérience naturelle à l ’ expérience scientifique

\ .Ibid, p. 1247, W. 20, p. 63. C e tournant de l ’ esprit vers l ’ expérience est également
décrit dans la Phénoménologie. Il correspond au passage de la conscience malheureuse à la
raison observante.
2. Schriften zur Botanik und Wissenschaftslehre, G esamtausgabe 39, Munich,
D eutschen T aschenbuch V erlag, 1963 (cité Schriften), p. 159 : « D ès que l ’ homme, avec des
sens aigus et éveillés, se rend attentif aux objets, il les trouve tout aussi appropriés aux obser
vations que s ’ ils y étaient destinés ». Les idé es de G oethe sur l ’ expérience sont consigné es de
façon synthétique dans deux essais: «L ’ expérience (V ersuch) comme médiateur entre
l ’ objet et le sujet » et « E xpérience [ Erfahrung ] et science », in Schriften, p. 157-166 et 179-
180. O n en a donné des interprétations divergentes, voir par exemple E . C assirer, « G oethe et
la philosophie kantienne », in Rousse au, K ant, G oethe. D eux E ssais, P aris, B elin, 1991, p. 93-
133, tout particulièrement p. 108 sq. ; K. J. F ink, G oethe ’ s History of Sciences, p. 37 sq. ;
L. V an E ynde, La libre raison du phénomène. E ssai sur la « N aturphilosophie » de G oethe,
P aris, Vrin, 1998. L ’ interprétation phénoménologique qui est proposé e dans ce dernier
ouvrage nous semble difficile m e nt conciliable avec le fait que c ’ est d ’ une philosophie de la
nature, et non d ’ une égologie, qu ’ est tiré e la thèse de la vérité de la perception.
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 163

n ’ admet pas de solution de continuité et ne suppose qu ’ un double effort:


un effort visant à soustraire l ’ élément subjectif, provenant de notre consti
tution sensorielle et de notre tendance à organiser le donné en fonction de
valorisations pratiques, un effort visant à systématiser ce donné. L ’ expé
rience scientifique, résultat de ce double effort, tire encore son objectivité
du contact naturel et immédiat que nous avons avec la nature, car elle ne
consiste en fait qu ’ en l ’ explicitation de la dimension objective de la
perception naturelle. D ’ où une ré évaluation des sens au détriment de
l ’ usage d ’ instruments artificiels1 , d ’ où l ’ opposition à la tendance à
construire le donné à partir de théories21, 3 d ’ où la polémique contre les
tentatives visant à réduire le donné qualitatif à l ’ homogénéité quantitative 5 .
La proximité de G oethe et H egel sur la question de l ’ expérience a été
accrédité e par K. L. Michelet, dans la préface de l ’ édition qu ’ il proposa de
la Philosophie de la nature, en 1840 4 . L ’ idé e a depuis été soutenue par de
nombreux commentateurs5 . Il est cependant évident que H egel et G oethe ne
conçoivent l ’ expérience de la même manière ni en ce qui concerne le rapport
de l ’ expérience et de l ’ expérimentation, ni en ce qui concerne le rôle de la
mesure et du quantitatif dans l ’ expérience scientifique. Les textes que
H egel consacre à la question de l ’ expérience scientifique contiennent certes
certaines références aux thèses de G oethe. H egel, qui s ’ appuie dans sa
Philosophie de la nature sur l ’ O ptique goethé enne 6 et sur la théorie
goethé enne des métamorphoses7 , se doit de fonder méthodologiquement
ces théories. Aussi évoque-t-il la possibilité que « l ’ intuition pleine de sens
ordonne ce qui n ’ est que phénomène de manière conforme à ce qu ’ est la

1. Maximes et réflexions, n° 664.


2. Schriften, p. 162 : « on voit alors aisément le danger que l ’ on court lorsque l ’ on relie
une idé e produite par l ’ esprit avec une expérience singulière, ou quand on veut prouver par
une expérience singulière un rapport quelconque, qui n ’ est pas complètement sensible, mais
qui exprime déjà la force formatrice de notre esprit ».
3. Maximes et réflexions, n° 573.
4. V orwort zu H egels N aturphilosophie. H egels W erke, bd. IX, éd. H. G lockner,
p. 1-22. Pour une présentation de la position philosophique de Michelet et des enjeux de cette
préface, voir L. G . Richter, H egels begreifende N aturbetrachtung als V ersiilmung der
Spekulation mit der Erfahrung, Amsterdam, Rodopi, 1985, p. 12-22.
5. R écemment, M. É lie (Lumière, couleur et nature, P aris, Vrin, 1993, p. 50) a soutenu
que H egel reprend à G oethe l ’ idé e d ’ une expérience sans théorie, et V. Hosle a avancé
l ’ idé e que H egel rejette l ’ usage des appareils physiques sous l’influence de G oethe (lors de
la discussion reproduite à la suite de l ’ article de M. J. P etry cité dans cette même note, p. 343).
Pour une comparaison plus générale de leur philosophie de la science, voir M. J. P etry,
«H egels V erteidigung von G oethes F arbenlehre gegeniiber N ewton», in H egel und die
N aturwissenschaften, p. 323-347.
6. E nc., §278, 318-319.
7. § 345.
164 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

suite intérieure du concept»'. C e texte prend cependant la forme d ’ une


simple concession, immédiatement suivie de restrictions. C ’ est seulement
de façon exceptionnelle que l ’ histoire nous présentera une telle intuition
géniale, comme celle de G oethe, capable de retrouver le concept sans la
pensé e. À cette condition, il sera effectivement possible de retrouver le
concept, si toutefois l ’ on traite l ’ empirie de façon systématique. Tout le
savoir venant de l ’ expérience, on pourra effectivement retrouver la totalité
du savoir à même l ’ expérience,à condition qu ’ on s ’ efforce de considérer la
totalité des phénomènes et qu ’ on parvienne à l ’ ordonner intégralement. C e
sont bien encore des thèses goethé ennes que soutient H egel lorsqu ’ il
affirme qu ’ Aristote est un «empiriste pensant» parce qu ’ il est un
« empiriste intégral » 21. Mais il faudrait se garder d ’ y voir son dernier mot.
H egel insiste sur le fait que c ’ est lorsqu ’ elle est informé e par « l ’ enten
dement et l ’ e sprit» que l ’ intuition est la plus riche, que sont ré ellement
présentes «une intuition et une représentation qui connaissent»3 . C ette
théorie de l ’ intuition permet à H egel de distinguer rigoureusement l ’ expé
rience scientifique de la perception naturelle et de situer leur différence dans
l ’ intervention de l ’ entendement: «L ’ empirie n ’ est pas le simple fait
d ’ observer, d ’ entendre de sentir, etc., de percevoir le singulier, mais elle
vise essentiellement à trouver des genres, de l ’ universel, des lois» 4 .
L ’ expérience scientifique est le résultat de l ’ activité abstrayante de
l ’ entendement, du travail d ’ analyse qui sépare et décompose les différentes
donné es offertes dans la perception, pour n ’ en retenir que ce qui est
universel et permanent5 . C ette opposition de l’ expérience naturelle et de
l ’ expérience scientifique est certes formulé e en termes goethé ens. Une
citation du F aust accompagne l ’ idé e suivant laquelle l ’ expérience scien
tifiqu e transforme le tout vivant qui se donnait à l ’ intuition en abstraction
morte 6 . La parenté des termes dissimule cependant une divergence

1. §16, rq.
2. Hist.Phi.,L3, p. 539-540, W. 19, p. 171-172 : «Son empirie est précisément totale;
c ’ est-à-dire qu ’ il ne néglige aucune déterminité, il ne retient pas une détermination et ensuite
une autre, - il les retient toutes à la fois en une unité - comme le fait la réfle xion d ’ enten
dement qui a l ’ identité pour règle, mais ne peut s ’ en tirer qu ’ en tant que, dans une d étermi
nation, elle oublie toujours l ’ autre et la tient à l ’ écart. Si nous dégageons honnêtement les
déterminations empiriques de l ’ espace, nous obtiendrons quelque chose de spéculatif au plus
haut point; l ’ empirique appréhendé dans sa synthèse est le concept spéculatif ».
3. Eric., § 445, rq.
4. Hist.Phi.,t. 6, p. 1267-1268, W. 20, p. 79; voir également E nc., § 38 et add.-, § 420,
add.
5. E nc., §38, add.
6. § 246, add, W . 9, p. 21 : « E ncheiresin natura e le nomme la chimie, / E lle se moque
d ’ elle-même et ne sait pas en quoi./ E lle a les parties dans sa main, / Il ne lui manque, hélas !
que le lien spirituel ».
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 165

profonde. Pour G oethe, l ’ expérience dominé e par l ’ esprit analytique n ’ est


pas la véritable expérience scientifique. Pour H egel au contraire, la rupture
avec le tout vivant et le passage à l ’ abstraction morte sont nécessaires et
légitimes. Il y a «progrès de la simple perception à l ’ expérience»,
«l ’ analyse est (...) la progression qui mène de l ’ immédiateté de la
perception à la pensé e », « il faut que cette séparation se produise pour qu ’ il
y ait conception » 1 .
S ’ agissant des présuppositions théoriques de l ’ expérience, on retrouve
un même désaccord. G oethe dénonce la tendance à construire F expérience à
partir de théories. Il souligne le fait qu ’ en interprétant les donné es
empiriques dans un cadre théorique déjà constitué, on est conduit à une
sorte de cercle vicieux dont l ’ usage expérimental que N ewton fait du prisme
fournit l ’ illustration. H egel reprend cette critique lorsqu ’ il insiste sur le fait
que l ’ interprétation newtonienne de la décomposition de la lumière au
moyen du prisme repose sur la présupposition que les couleurs sont déjà
présentes dans la lumière blanche, alors que l ’ on pourrait tout aussi bien
penser qu ’ elles sont produites par le prisme 21. Mais alors que G oethe voit
dans ce cercle la nécessité d ’ une démarche purement empirique, H egel y
voit au contraire la nécessité d ’ une fondation philosophique des présup
posés théoriques qu ’ admettent toujours l ’ expérience et l ’ expérimentation.
Le fait qu ’ il rapporte l ’ expérience à une tentative de la raison visant à se
retrouver dans l ’ objectivité (un connaître en recherche) peut déjà l ’ attester.
E n définitive, ce qu ’ il reproche à l ’ empirisme scientifique n ’ est pas
d ’ élaborer le sensible au moyen de déterminations de pensé e, mais d ’ user
des déterminations de pensé e de façon inconsciente: «l ’ illusion fonda
mentale dans l ’ empirisme scientifique est toujours celle-ci, à savoir qu ’ il
utilise les catégories métaphysiques de matière, de force, et en outre celles
d ’ un, de multiple, d ’ universalité, d ’ infini aussi, etc. et en tout cela ne sait
pas qu ’ il contient et pratique ainsi lui-même une métaphysique et utilise
ces catégories et leurs liaisons d ’ une manière totalement non critique et
inconsciente»3 .
C ette ré évaluation du moment théorique de l ’ expérience permet tout à la
fois de distinguer expérience et expérimentation, et de justifier l ’ expéri

1. § 38, add. D ans l ’ article Du droit naturel, H egel oppose empirie scientifique et
empirie préscientifique en un autre sens, en défendant une théorie de l ’ expérience qui
repose encore sur le concept schellingien d ’ « empirie pure » {Droit naturel, p. 20-29, W. 2,
p. 443-453). Notons cependant que même alors, il n ’ y a pas de supériorité de l’ expérience
pré-scientifique sur l ’ expérience scientifique. La première n ’ est valorisé e qu ’ à des fins
polémiques, et toutes deux en fait sont renvoyé es dos à dos (voir le commentaire de ces textes
par B. Bourgeois, Le Droit naturel, p. 138-144).
2. § 320, add., W. 9, p. 252-253.
3. §38,r$.
166 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

mentation. Le concept d ’ expérimentation désigne la production artificielle


ou contrôlé e de phénomènes ou de relations entre phénomènes. Suivant
H egel, l ’ objet auquel les sciences de la nature se réfèrent est un objet
abstrait, élaboré par l ’ entendement, et non donné comme tel dans l ’ empirie.
O n comprendra donc qu ’ il faille, pour montrer que ce qu ’ énonce la théorie
est bien présent dans l ’ expérience, avoir recours à l ’ expérimentation.
L ’ expérimentation apparaît alors comme le procédé suivant lequel la raison
tente de faire apparaître pour elle-même dans l ’ empirie une corrélation
rationnelle. E lle vise à faire apparaître pour 1 ’ intuition le rapport qui unit un
phénomène à ses conditions nécessaires, ou à ses conditions pures, en
écartant toutes les conditions inessentielles qui l ’ accompagnent dans la
perception sensible. E lle vise à faire apparaître dans l ’ empirie une forme
abstraite élaboré e par l ’ entendement, comme par exemple une corrélation
énoncé e par une loi : « C omme la loi est en même temps en soi concept,
l ’ instinct rationnel de cette conscience va lui-même, nécessairement, mais
sans savoir qu ’ il veut cela, purifier la loi en ses moments jusqu ’ à en faire le
concept. Il tente des expérimentations [ V ersuche ] sur la loi. La loi, telle
qu ’ elle apparaît d ’ abord, se présente impure, sale, enveloppé e d ’ être sen
sible singulier, le concept, qui constitue sa nature, se présente enfoncé dans
la matière empirique. D ans ses expérimentations, l ’ instinct rationnel tend à
trouver ce qui résulte de telle ou telle autre circonstance. La loi n ’ apparaît
que d ’ avantage encore a être plongé e dans l ’ être sensible ; mais c ’ est celui-ci
qui y est d ’ autant plus perdu. C ette recherche a pour signification intérieure
de trouver les conditions pures de la loi » *. C ette remarque relative à la loi
peut être généralisé e : «Magnétisme, électricité, espèces de ga z, etc., sont
de tels objets dont la connaissance reçoit seulement sa déterminité par le
fait qu ’ ils se retrouvent saisis comme tirés des circonstances concrètes dans
lesquelles ils apparaissent en l ’ effectivité. L ’ expérimentation (E xperiment)
les présente assurément dans un cas concret pour l ’ intuition; mais afin
qu ’ elle soit scientifique, il faut d ’ une part qu ’ elle ne prenne en compte que
les conditions nécessaires,etd’ autre part qu ’ elle se multiplie pour montrer
comme inessentiel le concret inséparable de ces conditions, par le fait
qu ’ elles apparaissent dans une autre figure concrète et à nouve au dans une
autre, et que par là ne demeure pour la connaissance que leur connaissance
abstraite»21.
L ’ expérimentation est le procès de mise à l ’ écart effectif des conditions
inessentielles qui accompagnent un phénomène dans la perception. O n
notera qu ’ une telle mise à l ’ écart est d ’ autant plus nécessaire que la nature
est composé e de nive aux absolument distincts les uns des autres et que les

1. Phéno., p. 190-191. Ph.d. G . , p. 171 -172.


2. Log. III. p. 338-339, W. 6, p. 521-522.
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 167

sciences positives doivent scrupuleusement respecter leurs spécificités. Les


phénomènes ne présentent pas par eux-mêmes cette distinction des nive aux
qui ne peut véritablement apparaître qu ’ au terme d ’ une analyse rationnelle.
Les choses qui se donnent dans la perception sont un « bouquet » de ce qui
relève des différents nive aux de la nature: «L e corps individuel unifie
toutes ces déterminations en lui et est comme un bouquet, dans lequel elles
sont lié es ensemble»1 . Il en résulte que seule l ’ expérimentation peut
rapporter les phénomènes aux nive aux dans lesquels ils prennent sens :
« D ans la Physique, il faut libérer les propriétés naturelles ou matières
singulières des complications varié es dans lesquelles elles se trouvent dans
l ’ effectivité concrète, et les présenter avec les conditions nécessaires
simples ; elles aussi, toutxiomme les figures spatiales sont quelque chose
d ’ intuitionnable, mais leur intuition est à accommoder de telle sorte
qu ’ elles apparaissent et se trouvent fermement maintenues libéré es de
toutes modifications par des circonstances qui sont extérieures à leur déter-
minité propre»21. O n voit ici encore toute la différence entre G oethe et
H egel. Pour G oethe, l ’ expérience doit être totale parce que la nature est elle-
même totalité, parce qu ’ il n ’ y a de partie qui ne soit à envisager dans ses
rapports avec le tout3 . Pour H egel, au contraire, il est nécessaire de recourir
aune séparation expérimentale des phénomènes pour restituer les frontières
des différents nive aux de la nature.
Il est vrai que H egel ne consacre pas de développement explicite à la
nécessité de l ’ appareillage dans l ’ expérimentation. Les textes qui viennent
d ’ être cités permettent cependant d ’ exclure que la «mise à l ’ écart» de
l ’ expérimentation soit une simple expérience de pensé e. Au demeurant,
cette idé e peut être récusé e sur la base d ’ autres formulations, comme celles
qui soutiennent que l ’ acide et l ’ alcalin ne peuvent être obtenus dans leur
forme pure qu ’ au moyen d ’ une « violence » 4 ; la mise à l ’ écart dont il s ’ agit
ici est bien une mis e àl’ écart ré elle et physique. Q u ’ il n ’ y aitpas d ’ aversion
particulière pour l ’ usage d ’ instruments, et qu ’ il n ’ y ait pas non plus de
sous-estimation de leur rôle dans les sciences, c ’ est ce qu ’ indiquent en

1. E ue., § 326, add., W. 9, p. 290.


2. Id. V oir aussi § 320, rq., W. 9, p. 244 : «Il faut tout d ’ abord exclure de l ’ étude des
couleurs pour elles-mêmes, les obstacles chimiques déterminés, l ’ obscurcissement, l ’ éclai
rage; car le corps chimique (...) est un concret qui contient de multiples autres détermi
nations, de sorte que celles qui se rapportent à la couleur ne peuvent pas être dégagé es
comme déterminé es pour elles-mêmes ni être indiqué es isolément, mais on présuppose au
contraire la connaissance de la couleur abstraite afin de découvrir ensuite dans le concret ce
qui s ’ y rapporte ».
3. Schriften, p. 163 : « D ans la nature vivante, il n ’ existe rien qui ne soit dans une liaison
avec le tout».
4. Eric., § 332.
168 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

outre les descriptions d ’ appareils galvaniques que l ’ on trouve dans l ’ a dditif


du paragraphe 330, et le discours où le Directeur du G ymnasium classique
de Nuremberg, se réjouit de l ’ acquisition d ’ un «cabinet de physique»,
permettant de donner « un cours de physique expérimentale » ’ . Alors que
G oethe conçoit la connaissance comme un phénomène fondamentalement
naturel, au nom de la continuité de la nature et de l ’ esprit, H egel peut lui
reconnaître un aspect artificiel, parce qu ’ en définitive, il admet une solution
de continuité dans le passage de la nature à l ’ esprit21.

L’ e m p i r i s m e s cie n t i f iq u e

La théorie hégélienne semble donc tout à fait à même de prendre en


compte les caractéristiques essentielles de l ’ expérience scientifique, mais
quel est, d ’ après H egel, le rôle exact de l ’ expérience dans la connaissance
scientifique? D ans les paragraphes introductifs qu ’ il consacre à l ’ empi
risme dans l ’ E ncyclopédie, H egel emploie la locution « empirisme scienti
fique » 3 . Il indique par là que l ’ expérience joue un rôle déterminant dans la
démarche des sciences positives, sans soutenir pour autant que l ’ empirisme
décrit de façon adéquate la méthode des sciences ; sa théorie de l ’ induction
le confirme.
La question de l ’ induction pose un double problème, un problème de
droit : l ’ expérience est-elle un fondement légitime de la connaissance,
comme le soutiennent certaines formes d ’ empirisme? et un problème de
fait: l ’ expérience est-elle effectivement l ’ origine des connaissances? À
propos du premier, H egel ne fait pas preuve ici d ’ une grande originalité. D e
Hume, il retient la critique de l’ induction et il soutient que «toute
induction est incomplète»4 , de K ant, il retient que l ’ expérience est
toujours prédéterminé e par des catégories5 . La logique de l ’ induction est

1. Discours du 2 septembre 1 811, T extes pédagogiques, p. 115, W .4, p. 357.


2. C he z G oethe, la philosophie de la nature conduit à une épistémologie naturaliste
soulignant la continuité de la connaissance et de son objet. O n notera que c ’ est à un style de
philosophie de la nature analogue que se réfèrent A. Thom et J. Large ault, lorsqu’ ils militent
pour une épistémologie continuiste revalorisant la connaissance préscientifique et
ré évaluant le qu alitatif (les morphologies) au détriment du quantitatif ; voir à ce propos
J. Large ault, préface à R. Thom, Apologie du logos, P aris, H achette, 1990.
3. Eric., § 38, rq.
4. § 190etod<ï.
5. Hist. Phi, t. 6, p. 1519, W. 20, p. 206 : « Le reproche que K ant fait à Locke est juste :
ce n'est pas le contenu singulier qui est la source des représentations générales, mais
l’ entendement ». Pour une comparaison des philosophies de la science de K ant et H egel,
cf. G . Buchdahl, «H egel on the Interaction B etwe en Science and Philosophy», op. cit..
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 169

conçue par H egel comme une logique de V analogie et de la probabilité-, ni


l ’ une ni l ’ autre ne permettent de fonder le vrai. E n outre, la force de la
conclusion du raisonnement analogique dépend du caractère essentiel ou
non des caractéristiques observé es, et là encore, l ’ observation ne peut être
d ’ aucune aide, c ’ est la pensé e qui doit la guider
La confrontation avec l ’ empirie reste né anmoins une exigence. O n a pu
soutenir que par rapport à K ant, H egel relativise la place de l ’ empirie dans
les sciences. Le premier ne reconnaît un rôle constitutif qu ’ aux seules
connaissances doté es d ’ une signification empirique, les concepts de
l ’ entendement, alors qu ’ il attribue aux idé es une simple fonction régu
latrice. Aussi est-il conduit à contester l ’ objectivité de concepts physiques
comme ceux d ’ espace et de temps absolu. Il n ’ en va pas de même che z
H egel qui admet l ’ usage de concepts dont le contenu ne se laisse pas réduire
au donné fini de la sensibilité, et qui est ainsi conduit à attribuer un rôle
déterminant à l ’ usage des catégories de la raison, expressives de totalités 2.
H egel soutient en effet que l ’ universalité et la nécessité véritable sont de
l ’ ordre de cette pensé e pure qu ’ est la spéculation : « Aux yeux de la
conscience observante, la vérité de la loi est dans l ’ expérience (...). Mais si
la loi n ’ a pas sa vérité dans le concept, elle est quelque chose de contingent,
elle n ’ est pas une nécessité, ou encore, elle n ’ est pas une loi ». C ependant,
si une pensé e est véritablement universelle, elle doit également se présenter
« sur le mode de la choséité et de l’ être sensible ». Il en résulte que les
sciences ont raison « de ne pas se laisser induire en erreur par les choses de
raison qui ne sont que censé es être, et sont censé es n ’ avoir de vérité que
dans cet ordre du censément, bien qu ’ on ne les rencontre dans aucune
expérience - et aussi peu par les hypothèses » 3 . C he z H egel, l ’ objectivité
des pensé es suppose toujours qu ’ elles puissent être vérifié es dans
l ’ empirie. La philosophie de la nature et la philosophie de l ’ esprit ne
reprendront donc à leur compte que les propositions qu ’ elles jugent
empiriquement attesté es, H egel l ’ indique expressément à propos du
magnétisme animal : « D ans cette exposition encyclopédique, on ne peut
donner la preuve de la détermination donné e (...), à savoir que les
expériences soient conformes » 4 . La spéculation, en règle générale, se

p. 64 sq., « H egel’ s Philosophy and the Structure of the Science », op. cit., p. 7 sq. V oir aussi
B. F alkenburg, Die F ormder Materie.p. 91-131.
1. Sur ce point, E nc., § 190, rq.;Phéno. 190, Ph.d. G ., p. 171.
2. B. F alkenburg entreprend de comparer la philosophie de la nature et les sciences de
ce point de vue ; op. cit. , p. 91 -101.
3. Phéno.,p. 189, Ph.d. G ., p. 170.
4. E nc., § 406, rq O n nommait magnétisme animal le somnambulisme et les états
cataleptiques. Sur l ’ importance de ces phénomènes pour la philosophie de l ’ esprit et pour le
170 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

contente de son objet spécifique, la déduction dialectique du vrai, mais elle


contient en creux la présupposition de la preuve empirique du vrai. C ’ est
pourquoi H egel n ’ hésite pas à s ’ engager dans de longues descriptions de la
base empirique de son propos, lorsque celle-ci est mal connue, mal attesté e
ou contesté e (c ’ est le cas avec le magnétisme animal, le galvanisme et la
théorie des couleurs ')• C ’ est pourquoi il n ’ hésite pas non plus à intégrer des
critiques empiriques aux critiques spéculatives qu ’ il adresse à certaines
théories physiques. La théorie newtonienne des couleurs2 comme la théorie
électrochimiquede B erz élius3 , se verront ainsi reproché es leur non confor
mité aux donné es empiriques. À propos de B erz élius, H egel distingue
d ’ ailleurs les deux types de critique auxquels une théorie scientifique peut
être soumise par la spéculation : « La théorie va au-delà de l ’ expérience et,
pour une part, forge des représentations sensibles, telles qu ’ il ne s ’ en offre
pas dans l ’ expérience, et, pour l ’ autre part, applique des déterminations
conceptuelles ; de ces deux façons, la théorie se présente comme objet d ’ une
critique logiqu e » 4 .
V enons-en à la question de fait. Différents textes donnent à penser que
les sciences élaborent le savoir suivant une procédure inductive. Ainsi
H egel affirme-t-il que K epler a trouvé ses lois par induction 5 , il attribue un
statut inductif à la gravité 6 , il soutient en outre que suivant leur ordre ré el,
les principes d ’ une science ne sont pas premiers, mais seconds par rapport à
l ’ empirie, contrairement à ce que l ’ ordre d ’ exposition du savoir laisse
penser7 . Il pourrait donc sembler que la méthode inductive décrive adéqua
tement la manière dont les sciences s ’ élèvent des observations aux
principes 8 . C e n ’ est pourtant pas le cas. Nous l ’ avons déjà mentionné,
l ’ expérience est toujours chargé e de théorie; ce n ’ est pas pour H egel la
multiplication des observations et des expériences qui est la cause la plus
fondamentale du progrès scientifique, mais les changements de catégories,

rapport de la nature et de l ’ esprit, voir E . R enault, « Aristote dans la Philosophie de l ’ esprit »,


op. cit.
1. § 406, add. ; § 324 add. et § 330 add. ; § 320 add.
2. § 320, rq. etadd.
3. § 330, rq. et add.
4. Mesure, p. 67.
5. E nc., § 270, add., W. 9, p. 94 : « K epler a trouvé ses lois de façon empirique, par
induction, à partir des expériences de Tycho Brahé ».
6. § 270, rq.. 3; Les orbites des planètes, p. 151, Dissertatio philosophica de orbitis
planetarum, p. 22 (cité désormais. Orbites et Dissertatio).
1. Log. III, p. 353-355, W. 6, p. 337-339.
8. C ’ est de ce point de vue que W. N euser présente le rapport de la philosophie de la
nature aux sciences de la nature (N atur und B egriff, p. 176-179). Une thèse analogue est
avancé e par K. N. Ihmig, qui soutient que la construction conceptuelle est abstrayante et
inductive (H egels D eutung der Gravitation, p. 81-83).
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 171

Il y a donc en fait deux dynamiques opposé es de la connaissance


scientifique : l ’ une procède de la généralisation inductive, l ’ autre résulte du
conditionnement de l ’ empirie par des déterminations de pensé e soumises à
une évolution. H egel ne nous donne que peu d ’ indices sur la manière dont
il conçoit l ’ articulation de ces deux dynamiques, on peut né anmoins
s ’ inspirer ici de sa philosophie de l ’ esprit subjectif. Nous avons déjà
expliqué que la théorie de l ’ esprit théorique présente la séquence intuition,
représentation, pensé e, comme l ’ appropriation progressive de l ’ extériorité
et la ré alisation progressive du connaître. Il s ’ agit là du processus de la
genèse de la pensé e. L ’ intuition est le point de départ de cette séquence, de
sorte que H egel semble reprendre à son compte l ’ idé e que tous les
événements cognitifs (^représentations au sens non hégélien du terme)
dérivent de la sensation. Il soutient même, en se référant à C ondillac, que
l ’ on doit considérer que le sensible est ce qu ’ il y a de premier, que dans le
sensible est présent tout le rationnel '. La genèse hégélienne de la connais
sance n ’ est cependant pas empiriste parce qu ’ elle considère le passage du
sensible à l ’ intellectuel comme une transformation portant la trace de la
négativité de l ’ esprit, et non pas comme une simple dérivation : « [C he z
C ondillac] La détermination prédominante est surtout celle-ci, à savoir que
le sensible est pris, assurément à bon droit, comme ce qui est premier,
comme l ’ assise initiale, mais que, à partir de ce point de départ, les
déterminations ultérieures apparaissent en émerge ant seulement de façon
affirmative, et que ce qu ’ il y a de négatif dans l ’ activité de l ’ esprit -
moyennant quoi ce matériau là est spiritualisé et supprimé en tant qu ’ être
sensible - est méconnu et négligé » 21. E n insistant ainsi sur la négativité,
H egel faitressortir qu ’ il y a toujours quelque chose de plus dans la pensé e
que dans le sensible (et pas seulement quelque chose de moins), et en
refusant que « l ’ assise initiale » soit véritablement « l ’ assise véritablement
substantielle » 3 , il souligne que le sensible est toujours déjà informé par la
pensé e. Pour donner une transcription épistémologique de cette genèse de
la pensé e, on peut se représenter un modèle d ’ action réciproque de
l ’ expérience et de la théorie. Il existe d ’ ailleurs un lieu où H egel décrit la
démarche inductive suivant un tel modèle : « pour que la science soit
achevé e, pour qu ’ elle vienne à l ’ existence, la marche du singulier, du
particulier à l ’ universel est nécessaire; une activité comme action et
ré action sur l ’ empirique, le matériau donné (gegebene Stoff) - qui
l ’ élabore ». C e texte est issu du chapitre consacré à B acon dans les Leçons

1. E nc., § 442, rq. et § 447, rq.


2. § 442 rq.
3.1d.
172 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

sur l' histoire de la philosophie 1. C ette action et cette ré action visent peut-
être l ’ idé e baconienne d ’ une double échelle du savoir, élevant les observa
tions aux principes, puis faisant redescendre des principes aux observa
tions 21, elle peut donc être entendue au sens d ’ une méthodologie de la
science, mais elle doit également l ’ être au sens d ’ une théorie de la genèse de
la connaissance scientifique, comtne en témoigne le thème de l' élaboration
de l ’ empirie au cours du procès inductif, d ’ une élaboration désignant le
tra v ail de « spiritualisation » du donné par l ’ esprit3 . O n pourrait dire alors
qu ’ un cadre théorique initial d éfinit un champ empirique dans lequel
l ’ induction est possible, mais que l ’ observation et l ’ induction font ap
paraître des universalités probables qu ’ il s ’ agit ensuite de confirmer par la
pensé e, puis de corroborer par une expérimentation guidé e par la pensé e 4 .
L ’ induction ne produit pas plus laconnaissance qu ’ elle ne la légitime, elle
«fait pressentir» (Ahnen lasseri)5 quelque chose qu ’ il faut ensuite
conceptualiser, expliquer et vérifier.
L ’ induction n ’ est donc pas le fondement effectif des connaissances
scientifiques. E n d éfinitiv e , le concept « d ’ empirisme scientifique » a une
fonction critique plutôt qu ’ une fonction descriptive. Lorsque H egel
considère « l ’ empirisme » comme la voie ordinaire que les scientifiques
« prescrivent » aux sciences, il ne désigne qu ’ une conscience épistémo
logique inadéquate, même si elle n ’ est pas sans conséquence sur la pratique
effective des sciences 6 . Suivant H egel l ’ expérience n ’ est pas pure, mais

1. Hist. Phi. , 1 6, p. 1268, W. 20, p. 79.


2. D e l ’ accroissement des sciences : « T oute philosophie naturelle admet un double
escalier (...) celui par lequel elle monte et celui par lequel elle descend quand elle va de
l ’ expérience aux axiomes et des axiomes aux choses qu ’ on invente de nouve au » (cité par M.
F . Biamais, Postface, in I. N ewton, Prmcipia Mathematica, P aris, C .B ourgois, 1989, p. 121-
355, ici p. 137).
3. Hist. Phi., t. 6, p. 1269, W. 20, p. 80 : « l ’ esprit est essentiellement élaboration en tant
qu ’ élaboration d ’ autre chose».
4. Si l ’ on voulait appliquer ce modèle à l’ histoire des sciences et au changement de
catégories, on dirait que l ’ observation et l ’ induction peuvent remettre en cause certains
éléments du cadre théorique, et ce faisant, impliqu er la mise en place d ’ un nouve au cadre
théorique. O n trouv erait alors che z H egel une interprétation du devenir propre à l’ histoire
des sciences asse z proche de celle de T. Kuhn. D ans les deux cas, il y aurait révolution sous
l ’ effet de changement de cadre théorique, mais l ’ empirie pourrait jou er un rôle d é cisif dans
le déclenchement de telles révolutions. C e qui distinguerait l ’ interprétation hégélienne serait
la thèse rationaliste suivant laquelle ce devenir est orienté, les différentes révolutions se
dirige ant dans le sens d ’ un progrès de la conscience de soi de l ’ esprit (§ 246, add., W. 9,
p. 20-21 ); sur ce point, E . R enault, « Système et historicité du savoir che z H egel », op. cit.
5. E nc., § 190 add. Sur ce point, K. R. W estphal, op. cit., p. 146.
6. Hist. Phi., t. 6, p. 1522-1523, W . 20, p. 209: « D ’ un côté, c ’ est l ’ expérience et
l ’ observation, de l ’ autre, l ’ analyse pour dégager les représentations générales, qui sont
E X P É RIE N C E E T E X P É RIM E N T A TIO N 173

toujours conditionné e par des déterminations de pensé e. L ’ un des princi


paux reproches qu ’ il adresse aux physiciens - cela vaut en fait tout
particulièrement pour N ewton et les newtoniens -, est précisément de croire
qu el’ expérience estpurement immédiate et dénué e de toute détermination
de pensé e 1 . Il en résulte que leur recours à l ’ expérience est parfois cir
culaire : ils croient découvrir dans l ’ expérience ce qu ’ en fait ils y ont
introduit. D ’ où l ’ usage newtonien du prisme, d ’ où le fait que certains phy
siciens croient voir leur conception substantialiste de la force confirmé e par
l ’ expérience, d ’ ou le fait qu ’ ils tendent à délaisser l ’ interrogation sur les
fondements conceptuels de leurs théories pour s ’ adresser à l ’ expérience
comme seul garant. H egel reproche aux physiciens newtoniens d ’ être trop
empiristes, de trop croirp que l ’ expérience est objective et qu ’ elle est la
seule source de connaissance, mais il n ’ entend pas pour autant substituer la
philosophie de la nature à la physique empirique.
Suivant K. L. Michelet, H egel exigerait des sciences qu ’ elles délaissent
l ’ activité proprement théorique et qu ’ elles se contentent de l ’ étude de
l ’ empirie, en suivant le modèle de la science goethé enne. La Philosophie de
la nature hégélienne reprendrait ainsi un thème que nous avons rencontré
che z Schelling. Les sciences positives seraient un mixte de théorie et
d ’ empirie, si bien qu ’ en définitive, elles pervertiraient tout autant l ’ empirie
que la théorie. Il faudrait donc limiter les sciences à l ’ empirie pure, et la
philosophie se chargerait quant à elle de produire la théorie pure de cette
empirie. C ’ est pourtant à une empirie élaboré e par l ’ entendement scienti
fique, non à une empirie pure, que se rapporte la Philosophie de la nature;
elle est philosophie du savoir de la nature avant d ’ être philosophie de
l ’ expérience. H egel tient à le rappeler dans l ’ introduction de sa Philosophie
de la nature : l ’ exigence de la concordance des déterminations concep
tuelles avec la représentation n ’ est pas plus «un appel à l ’ expérience»
qu ’ un « appel à ce qui a été nommé intuition » 2 . La philosophie de la nature
se rapporte à l ’ expérience car il n ’ y aque l ’ expérience pour donner la nature
dans son intégralité, en sa rationalité comme en son irrationalité. E lle ne se
rapporte cependant qu ’ à une empirie déjà informé e par le savoir des sciences
positives, sauf lorsque l ’ insuffisance du savoir positif exige des éclaircis
sements ou des critiques empiriques.

prescrites comme la démarche de la connaissance; c ’ est un empirisme métaphysique qui est


la voie ordinaire des sciences ».
1. Hist.Phi.,t-3.p. 538-539, W. 19, p. 171; t. 6, p. 1281, W. 20, p. 84; Log. II, p. 113-
116, W. 6, p. 100-102.
2. E nc., § 246, rq.
C h a pi t r e n

L A IN É G A LIT É S C I E N TI F I Q U E

Si les sciences reposent sur l ’ expérience, elle ne s ’ y réduisent pas, à


l ’ instar de la philosophie, elles sont rapport théorique à la nature 1 , éléva
tion des observations à la pensé e. C ’ est seulement par l ’ entendement que
peut être dégagé ce qu ’ il y a d ’ universel dans la nature, et la forme im
médiate de cette élévation à la pensé e est la loi en tant que subsomption
d ’ observations particulières sous une formulation universelle : la physique
empirique « ne doit pas qu ’ observer, mais aussi ramener les observations
aux lois universelles » 21. D e même que l ’ on peut accorder que l ’ expérience
est l ’ un des moments de toute activité scientifique, de même doit-on aussi
reconnaître comme telles les lois scientifiques. H egel parle de loi à propos
de la mécanique 3 , mais il parle aussi de lois physiques (voir les textes cités
dans le précédent chapitre), de lois chimiques4 , et il affirme que tous les
êtres sont soumis à des lois 5 . Les lois constituent le second nive au de
l ’ activité scientifique et une première forme de discursivité scientifique.
O n est en droit d ’ attendre de toute épistémologie générale qu ’ elle
propose une théorie des lois et qu ’ elle soit en mesure de rendre compte du
rôle essentiel qu ’ ellesjouent dans l ’ activité scientifique. Si l ’ on accepte de
ne pas confondre les critiques adressé es à l ’ entendement avec des dénon
ciations, si l ’ on accepte de prendre en compte l ’ intégralité des jugements

1. E nc., § 246; Hist. Phi., Intro., 11, p. 183, W. 18, p. 76.


2. § 320, add. , W. 9, p. 249. Il parlera également de lois à propos du magnétisme.
3. Log. III, p. 235-236, W. 6, p. 426-427.
4. E nc., § 333, rq. (à propos des lois stoechiométriques).
5. Phéno.,p. 129, Ph.d. G .,p. 106: «toute effectivité est en elle-même conforme à une
loi ».
176 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

sur les lois et non pas seulement certains d ’ entre eux, on doit conclure que
la philosophie hégélienne n ’ est pas prise en défaut sur ce point.

« C E q u ’ i l y A D E PLU S B E A U D A N S L E S S CIE N C E S D E LA N A T U R E »

G alilé e et K epler1 , tout comme Richter et G uyton de Morve au21, sont


loués pour leurs lois, et H egel va jusqu ’ à affirmer que les lois sont «ce
qu ’ il y a de plus be au dans les sciences de la nature»3 . C es louanges
prennent à contre-pied de nombreuses N aturphilosophie de l ’ époque.
C omme l ’ explique B. Rousset4 , B a ader formule une thèse présente impli
citement che z Schelling et Novalis, lorsqu ’ il affirme qu ’ une loi décrit mais
n ’ explique rien et qu ’ il faut rechercher les explications dans des principes
qui nécessairement doivent être extra-spatiaux et se soustraient à ce sur quoi
portent les lois. C es thèses s ’ appuient sur l ’ inspiration dynamiste orientant
l ’ attention vers des principes producteurs de la matière, et sur une
dévalorisation de l ’ espace, règne de la finitude et de l ’ extériorité, au profit
de l ’ unité et de l ’ intériorité organique du ré el. H egel échappe à ces thèmes
anti-scientifiques, en proposant une ontologie qui accorde une véritable
ré alité à la mécanique, en refusant que les forces aient une autre ré alité que
celle de leur déploiement dans l ’ espace et le temps. D ’ où la possibilité
d ’ une ré évaluation des lois.
Les louanges hégéliennes portent sur la valeur gnoséologique des lois.
O n indiquera deux raisons principales. La première ressortit aux rapports de
la pensé e et de l ’ expérience, elle renvoie au fait que les lois sont la première
forme d ’ émergence de la pensé e, une première forme de maîtrise du donné
empirique et de saisie de l ’ universalité. D ’ où la supériorité des lois sur
l ’ observation: « C ’ est un grand mérite que d ’ apprendre à connaître les
nombres empiriques (...), mais c ’ en est un infiniment plus grand de faire
disparaître les quanta empiriques et de les élever jusqu ’ à une forme
générale de déterminations quantitatives, de sorte qu ’ ils deviennent les
moments d ’ une loi ou d ’ une mesure » 5 . O n voit ici que H egel ne méconnaît
aucunement l ’ importance (son «mérite») de l ’ enquête empirique
quantitative, et qu ’ il reconnaît que les lois reposent en partie sur elle.
Lorsqu ’ il parle des lois de K epler, il ne manque pas de rappeler qu ’ elles

1. Mesure, p. 45, W. 5, p. 407 ; Leçons, p. 28-32; § 270, rq. etadd.


2. E nc., § 333, rq.
3. § 270, add., W. 9, p. 96.
4. V oir « La N aturphilosophie et la science », in Lamarck et son temps, Lamarck et notre
temps (C entre d ’ études interdisciplinaires de C hantilly), P aris, Vrin, 1981, p. 93-102, ici p. 97.
5. Mesure, p. 45, W. 5, p. 406-407.
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 177

n ’ auraientpas été possibles sans les observations de TychoBrahé 1 . Il reste


que le passage des observations aux lois représente un progrès dans l ’ ordre
de la connaissance.
La seconde raison prolonge la première, mais elle concerne plus
spécifiquement le problème de la connaissance de la nature. Les lois sont
en effet le lieu où les différents ordres de phénomènes sont organisés par
leur attribution à des objets distincts, et rapportés par là même à des types
de rationalité spécifiques. Alors que les observations portent sur des phéno
mènes qui relèvent de l ’ interaction des différents nive aux de la nature, les
lois rapportent les phénomènes aux différentes causalités qui les pro
duisent. La rationalité des lois ne peut se réduire che z H egel à une simple
économie de la connaissance ou à une simplicité résultant du fait que l ’ on
résume une multitude d ’ observations par une formulation universelle. E n
rapportant les observations aux règles qui régissent un nive au de la nature,
les lois donnent leur sens physique aux observations, elles procèdent à une
affirmation du connaître, elles rendent possible une « explication » 21 3des
phénomènes.
Si l ’ on désire préciser comment les lois peuvent donner leur sens
physique aux phénomènes, il importe de distinguer deux types de lois. O n
trouve che z des épistémologues contemporains une distinction entre lois
interspécifiques (interlevel laws) et lois intraspécifiques (intralevel laws)
Le second type de loi correspond aux formulations universelles par
lesquelles une discipline appréhende les phénomènes résultant du type de
causalité propre à son objet. Le premier type de loi correspond au contraire
aux lois décrivant une régularité relevant d ’ ordres de causalité étudiés dans
des disciplines différentes. C ette distinction n ’ est pas formulé e par H egel,
mais elle est dans la logique de sa théorie des nive aux de la nature. Aussi
n ’ est-il pas étonnant qu ’ il établisse une distinction analogue à propos des
lois de la chimie. Il distingue en effet nettement les lois qui relèvent spéci
fiquement de la chimie, comme les lois d ’ affinité (ou de neutralisation
réciproque des acides et des alcalins), et les lois comme celles de
B erthollet, qui relèvent au contraire d ’ une prise en compte combiné e de la
causalité chimique (l’ affinité) et de types de causalité proprement
physiques (densité, pression, température). Il est clair que d ’ après H egel, ce
sont les lois intraspécifiques qui ont la plus grande importance. Toute sa

1. E nc., § 270, add„ W. 9, p. 94. V oir aussi Mesure, p. 96, W. 5, p. 451. T. O isermann
(op. cit., p. 394) reproche illégitimement à H egel de méconnaître le fondement empirique
des lois, et il tire argument d ’ une prétendue méconnaissance du travail de Tycho Brahé.
2. § 270, add., W. 9, p. 106. E n entendant « expliquer » au sens large du erklaren
allemand.
3. M. Bunge, Scientific R ese arch, 1. 1, B erlin, Springer V erlag, 1967, p. 325-327.
178 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

philosophie chimique repose sur ce principe. Nous verrons (chapitre iv)


qu ’ il tente en effet d ’ interpréter les différentes formes d ’ activité chimique
(§330, processus galvanique; §331, processus d ’ oxydation; § 332,
processus de neutralisation d ’ un acide par alcalin), à partir des phénomènes
dédoublé affinité (échange des acides et des alcalins lors de la ré action de
plusieurs sels) et d ’ affinité élective (ré action préférentielle d ’ un acide avec
un alcalin déterminé) qu ’ il considère comme l ’ expression la plus concrète
de l ’ activité proprement chimique. Les lois intraspécifiques sont le centre
de gravité des théories scientifiques, car il importe de distinguer la causalité
propre à un nive au et de tout penser d ’ après elle. Mais les lois inter
spécifiques ont elles aussi leur importance. E n effet, les sciences ont pour
tâche, contrairement à la philosophie, «d ’ expliquer» tous les phéno
mènes1 , et seule la prise en compte des interactions entre les différents
ordres de causalité permet d ’ atteindre l ’ explication complète que les
sciences doivent viser. Pour expliquer les phénomènes, ou pour les rendre
intelligibles, les sciences doivent donc partir des lois essentielles (intra
spécifiques), et les appliquer ensuite aux phénomènes en tenant compte de
l ’ interaction des différentes formes de causalité grâce aux lois inter
spécifiques. H egel présente clairement la nécessité de cette démarche à
propos de la Statique chimique de B erthollet : « l ’ affinité élective n ’ est elle-
même qu ’ une relation abstraite de l ’ acide à la base. Le corps chimique en
général, et particulièrement le corps neutre, est en même temps un corps
physique concret ayant gravité spécifique, cohésion, température, etc.,
déterminés. C es propriétés proprement physiques et leur altération au cours
du processus entrent en rapport avec les moments chimiques de ce
processus, en rendent difficile l ’ action, l ’ empêchent ou la modifient ».
É noncer les lois de cette interaction du non chimique avec le chimique,
c ’ est la grandeur que H egel reconnaît à B erthollet, une grandeur qui tient à
ce que ces lois passent de ce qui est essentiel à la chimie à ce qui lui est
superficiel : « B erthollet, dans son célèbre ouvrage, Statique chimique, en
admettant parfaitement les séries d ’ affinité, a examiné les circonstances qui
altèrent les résultats de l ’ action chimique, résultats qui souvent ne sont
déterminés que suivant la condition unilatérale de l ’ affinité électrique. Il
déclare que ‘ c ’ est dans la superficialité que la science acquiert par là, que
l ’ on fait principalement consister ses progrès’ » 21. Le texte de B erthollet
évoque en fait une superficie, et c ’ est de façon fautive que H egel traduit par

1. E nc., § 270, add., W. 9, p. 106.


2. § 334, rq. Il est donc difficile de suivre P. K erszberg lorsqu’ il soutient que pour H egel,
la mécanique fait abstraction des circonstances secondaires alors que la chimie en fait des
moments déterminants (P. K erszberg, « The Mental C hemistry of Spéculative Philosophy »,
p. 192-193).
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 179

O berflachlichkeit plutôt quepar Ausdehnung '. Il s ’ agit pour ainsi dire d ’ un


lapsus, par lequel H egel projette sa propre théorie des lois dans la théorie
berthollé enne. C e lapsus doit d ’ autant plus être pris au sérieux qu ’ il est
extrêmement rare que H egel cite littéralement un scientifique dans
l' E ncyclopédie. O n peut émettre l ’ hypothèse suivant laquelle H egel a vu ici
une formulation si conforme à sa pensé e qu ’ il n ’ a pu résister à la tentation
de la restituer dans son propre propos.
La supériorité des lois sur les observations est donc double : elles
effectuent une universalisation, un passage du constat phénoménal à la
pensé e et à la saisie de l'essentiel, elles produisent ainsi un effet d ’ intelligi
bilité et donnent leur sens physique aux observations. O n voit ainsi que
l ’ universalité des lois est qpnçue par H egel en un sens franchement ré aliste.
Il s ’ écarte ainsi de K ant21 pour qui cette universalité des lois ne concerne que
les phénomènes, et aucunement la ré alité telle qu ’ elle est en soi indépen
damment de ma perception. H egel insiste au contraire sur le fait que l ’ uni
versel que saisit l ’ entendement est l’ essentiel, la ré alité elle-même 3 . Ainsi
en v a-t-il des lois de la nature, qui saisissent les différents types de causalité
à l ’ œ uvre dans la nature, et qui rapportent les phénomènes superficiels aux
différentes causalités essentielles qui les produisent. E lles saisissent un
universel immanent au ré el : « les lois sont les déterminations de l ’ enten
dement immanent au monde lui-même » 4 . Il est vrai qu ’ il y a d ’ après H egel
un décalage entre les lois et le ré el. E lles présentent l ’ image statique d ’ un
ré el toujours en mouvement, et elles se contentent d ’ énoncer un rapport
universel et nécessaire sans rendre compte de la contingence dans laquelle
ce rapport universel s ’ exprime dans le ré el5 . Mais ces affirmations ne
doivent pas être interprété es comme des dénonciations de l ’ objectivité des

1. Statique chimique, 1. 1, p. 9 : « on déduit de ces lois toutes les explications, et c ’ est de la


superficie que la science acquiert par là que l ’ on fait principalement consister ses progrès ».
Notons à ce propos que la traduction allemande de V E ssai de statique chimique, datant de
1811, par G . W. B artoldy, traduit correctement par Ausdehnung (voir la note 175 de la
traduction M. de G andillac de l' E ncyclopédie).
2. Nous ne pouvons donc accorder que H egel admette à propos des lois une démarche
moins ré aliste que celle de K ant, comme le soutient G . Buchdahl, « H egel on Interaction
B etwe en Science and Philosophy », op. cit.,p. 66. Précisons que H egel conçoit également la
nécessité et l ’ universalité de la loi d ’ une autre manière que K ant. La Logique d ’Iéna
(Logique et métaphysique, p. 72-73, Jena er II, p. 50-51) explique que K ant et Hume
s ’ accordent en fait pour refuser ce qui fait la nécessité véritable de la relation des différents
moments de la loi. C e point est développé, et commenté par J. Hyppolite dans G enèse et
structure de la Phénoménologie de l' esprit de H egel, 1.1, p. 126-127.
3. E nc., §21.
4. §422,o<M.
5. Phéno., p. 128-129.P W. G .,p. 105;Log.II,p. 185-186, W. 6, p. 153-154.
180 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

lois scientifiques1 . La plupart du temps, les lois sont associé es dans les
sciences de la nature à des forces qui fournissent leur interprétation
dynamique. Q uant à la contingence dont les lois ne peuvent rendre compte,
la Philosophie de la nature explique qu ’ elle tient à la contingence de la
nature et à la pluralité de ses nive aux. La valeur de la loi résulte précisément
de ce qu ’ elle écarte cette contingence pour dégager la rationalité propre à
chaque nive au. La loi reste l ’ expression d ’ une nécessité relative (ou
conditionnelle) que la spéculation devra élever à la nécessité absolue, mais,
comme nous l ’ avons vu, celle-ci est une lecture spéculative de celle-là
plutôt que l’ expression d ’ une autre nécessité.
C ependant, les louanges sont bien assorties de réserves. La forme des
lois est caractéristique des défauts de l ’ entendement : finitude et forma
lisme. Les moments de la loi sont rapportés extérieurement et immédia
tement les uns aux autres. Une loi établit un rapport entre différents
« moments » (par exemple l ’ espace et le temps dans les lois du mou
vement), qu ’ elle considère comme totalement indépendants les uns des
autres, et qu ’ elle relie dans des rapports qui ne semblent rien devoir au
contenu propre de ces moments et dépendre seulement des observations
qu ’ elle décrit. Aussi la forme de la loi semble-t-elle impliquer par elle-
même le recours à l ’ expérience, comme fondement représentatif de la
liaison immédiate et extérieure de ses moments : « la détermination plus
précise des grandeurs selon lesquelles l ’ espace et le temps se rapportent l ’ un
à l ’ autredansle mouvement est indifférente. C ’ est dans l ’ expérience que se
trouve connue la loi à ce propos ; dans cette mesure, elle est seulement
immédiate ; elle requiert encore une preuve, c ’ est-à-dire une médiation pour
le connaître, une preuve de ce que la loi n ’ a pas seulement lieu, mais est
nécessaire; cette preuve et sa nécessité objective, la loi ne les contient
pas » 21. P ar leur forme, les lois sont défectueuses, mais elle peuvent né an
moins prétendre à une certaine vérité. La loi est en effet une anticipation du
concept au sens où elle dépasse l ’ isolement des déterminations de pensé e
propres à la représentation et à l ’ entendement, pour poser « une connexion
interne nécessaire de déterminations différentes » 3 . Du point de vue d ’ une
spéculation capable de donner des lois une autre explicitation que celle que
l ’ entendement en donne, l ’ unité rationnelle est déjà présente, et il ne reste
plus qu ’ à concevoir cette unité déjà posé e dans la loi pour transformer
l ’ entendement en raison : « la conscience relevant simplement de
V entendementn ’ arrive pas encore à concevoir l ’ unité, présente dans la loi,

1. Nous nous trouvons sur ce point en désaccord avec les auteurs de VIntroduction à la
lecture de la Science de la Logique de H egel, (J. Biard étal., op. cit., t. II, p. 214-218).
2. Z z >g.II, p.188, W. 6, p. 155.
3. E nc., § 422 add.
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 181

des déterminations différentes - c ’ est-à-dire à développer dialectiquement,


à partir de l’ une de ces déterminations, son oppos é-c ette unité reste, pour
une telle conscience, encore quelque chose de mort, qui, par conséquent, ne
s ’ accorde pas avec V activité du moi » ; « C ertes, cette unité [intérieure et
nécessaire de déterminations différentes] n ’ est conçue que par la pensé e
spéculative de la raison, mais elle est déjà découverte par la conscience
relevant de Y entendement dans la diversité des phénomènes»1 . La loi
est pour ainsi dire la négation de l ’ entendement dans la forme de
l ’ entendement.
E n outre, le formalisme de la loi lui-même trouve une certaine
justific ation. Le défaut de la loi est en effet de poser l ’ effectivité à la fois
comme diversité phénoménale et unité essentielle réflexive, sans unifier ces
deux moments21. Mais cette extériorité de l ’ intérieur et de l ’ extérieur a elle-
même son corrélât obje ctif : la nature, domaine de l ’ extériorité où l ’ idé e
n ’ est présente qu ’ en tant qu ’ intérieur. Le formalisme de la loi correspond
donc aux objets des sciences de la nature, et principalement aux régions de
la nature où règne la plus grande extériorité, celles de la Mécanique et de la
Physique. C ’ est pour cette raison que H egel peut concevoir la Loi comme
la détermination la plus concrète de l ’ objectivité mécanique et qu ’ il peut
affirmer qu ’ il n ’ y a de loi à proprement parler qu ’ en mécanique : « O n
rencontre ici, dans le mécanique, des lois au sens propre du terme ; car loi
signifie connexion de deux déterminations simples, de telle sorte que leur
relation simple de l ’ une à l ’ autre constituent le rapport total, mais que les
deux doivent avoir l ’ apparence de la liberté à l ’ égard de l ’ autre. D ans le
magnétisme au contraire, l ’ inséparabilité de chaque détermination est déjà
posé e ; on ne nomme donc plus cela loi » 3 . Le concept de loi ne renvoie
plus ici à une simple forme de pensé e, mais il est l ’ explicitation d ’ un
rapport ontologique (le mécanisme) caractéristique de certaines régions de
la nature (mécanique finie et mécanique absolue).

La p r e u v e d e s l ois

Lorsque la philosophie classique s ’ attache à fonder des lois, elle


entreprend de justifier leur universalité, en appréhendant la loi comme le
rapport d ’ un sujet et d ’ un prédicat, et en montrant qu ’ il y existe un lien
nécessaire entre ce sujet et ce prédicat, que la nécessité de ce lien soit d ’ ordre
métaphysique ou transcendantale. C he z D escartes, la loi d ’ inertie est

1. §422aïd.et423a < W.
2. §422 et 423.
3. § 270, add.y W. 9, p. 93 ; voir égalementLog., III, p. 235-236, W. 6, p. 426-427.
182 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

fondé e parce que le concept-sujet « matière » apparaît comme nécessaire


ment uni au concept-prédicat « conservation du mouvement » à la iumière
des principes métaphysiques décrivant l ’ action de Dieu. C he z K ant, c ’ est à
partir des catégories de l ’ entendement, en tant que condition de la synthèse
du divers de l ’ intuition, que les lois de la nature seront fondé es : ainsi le
prédicat «in ertie » apparaît-il comme l ’ un des prérequis (principe de la
permanence de la substance) de l ’ expérience possible 1 . O n a pu reprocher
aux classiques de réduire leur analyse des lois scientifiques à celle des
jugements universels21, il semble en effet que les philosophes classiques
s ’ interdisent de fonder les lois en leur dimension fonctionnelle. H egel place
au contraire la dimension fonctionnelle des lois au centre de son analyse.
D ans la Doctrine de la mesure, les lois apparaissent comme des corrélations
entre variables quantitatives et ces corrélations sont étudié es dans la variété
de leur formalisme mathématique : rapport de proportionnalité, fonctions
polynômes, séries de proportions... C e dont il s ’ agira de déduire la vérité
dans la philosophie de la nature, ce sont les lois entendues en ce sens.
Les lecteurs n ’ ont jamais manqué d ’ être surpris par la déduction
hégélienne des lois du mouvement. Il y en effet un paradoxe à vouloir
donner une déduction conceptuelle d ’ énoncés légaux dont on reconnaît par
ailleurs le lien avec l ’ expérience et le statut fondamentalement descriptif.
P ar ailleurs, on a pu considérer que cette tentative de déduction concep
tuelle était contradictoire avec la nature même des lois scientifiques,
puisqu ’ elle élève à la nécessité absolue des énoncés dont la dimension
empirique révèle la contingence fondamentale. H egel traiterait les lois de la
nature comme des lois logiques alors qu ’ elles sont par définition des lois
empiriques3 . D e tels reproches résultent de l ’ audace de l ’ ambition
hégélienne. H est déjà difficile de comprendre comment la prise en compte
du logique peut être à même de fonder un savoir théorique, il est encore
plus ardu de saisir ce que le logique peut rendre compréhensible dans les
lois de la nature, comment il peut être présent en elles, et comment il peut
contribuer à les fonder. C es reproches restent né anmoins injustes.
E n effet, les lois ne consistent pas en de pures descriptions, elles
proposent la description universelle d ’ une empirie conditionné e par des
concepts. Les lois établissent en fait des relations entre des variables qui

1. Sur la fondation des lois de la nature che z D escartes et K ant, voir par exemple
C . C hevalley, «N ature et loi dans la physique moderne »,op. cit., p. 161-187.
2. E . Picavet, Approches du concret. Une introduction à l ’ épistémologie, P aris, E llipses,
1995, p. 119.
3. C ’ est le sens de certaines critiques d ’ E . Meyerson, op. cit., p. 458-460. V oir aussi
D. Dubarle, « La critique de la mécanique newtonienne dans la philosophie de H egel », in
H egel, l ’ esprit objectif, l ’ unité de l’ histoire. Actes du troisième congrès international pour
l' étude de la philosophie de H egel, p. 113-136, ici p. 124.
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 183

sont définies au sein d ’ une théorie et qui sont déterminé es par les concepts
de cette théorie. C onsidérons les lois fondé es par H egel dans la section
Mécanique. C es lois du mouvement établissent des rapports fonctionnels
entre l’ espace et le temps. Or, l ’ espace et le temps figurent indéniablement
parmi les concepts fondamentaux de la mécanique, comme en témoignent
les définitions par lesquelles N ewton ouvre ses Principia, et ils sont
considérés comme tels par H egel. Il y a donc un lien entre les concepts et les
lois d ’ une théorie scientifique, tel est le fait dont doit partir l ’ interprétation
et la fondation conceptuelle des lois. Nous avons vu qu ’ une théorie met
elle-même en rapport ses concepts et que cette articulation extraconcep-
tuelle peut être reconnue comme vraie si et seulement si elle est conforme à
l ’ articulation intraconceptuelle de ces concepts. Or, les lois qui contiennent
en elles-mêmes, à titre de variables, des concepts de la théorie, établissent
elles aussi des rapports déterminés entre ces concepts. Il est donc possible
de déterminer si l ’ appartenance des lois à la théorie est fondé e : elle le sera si
l ’ articulation des concepts que produit la loi est conforme à l ’ articulation
interne de ces concepts.
L ’ idé ed ’ unefondation des lois à partir des concepts est une idé e assez
classique. E lle découle de l ’ idé e que la loi est un jugement universel, le
rapport d ’ un concept-sujet avec un concept-prédicat. L ’ originalité de la
démarche hégélienne réside dans la forme qui est donné e à cette fondation.
Les concepts sont compris par H egel comme des articulations de contenus
de pensé e, ou comme le rapport de différents moments conceptuels. D ès
lors, il existe une isomorphie, pour ainsi dire, entre le concept et la loi.
C elui-là est articulation interne de contenu de pensé e, celle-ci est
« connexion interne nécessaire de déterminations différentes »'. Alors que
leurs fonctions devraient opposer les lois et les concepts, leurs structures
les rapprochent. S ans doute faut-il voir dans cette isomorphie un facteur
incitant à appliquer aux lois le modèle utilisé pour fonder l ’ articulation
externe des concepts dans une théorie 21. C ette démarche est d ’ une grande

1. Eric., § 422, add.


2. II semble que sur ce point aussi, Marx se soit montré un disciple fidèle de H egel. D ans
le C apital, il reprend la définition de la loi comme «connexion interne et nécessaire»
(Œ uvres économiques, t. 2, p. 1010), et G . Dumesnil, à qui on doit une étude du concept de
Loi dans le C apital, a pu constater que « la parenté étroite entre le concept et la loi représente
sans doute l ’ une des articulations principales du système logique » du C apital (Le concept de
Loi économique dans « Le C apital », p. 29-41). E n effet, les lois sont soumises à une analyse
conceptuelle, et l ’ analyse des lois se révèle en fait indissociable de celle des concepts :
« L ’ analyse du concept implique la mise en évidence de ses lois, et l ’ analyse des lois prend la
forme de l ’ exposé d ’ un système d ’ articulations logiques : la structure même du concept.
L ’ analyse des articulations et celle des “membres articulés” étant inséparables, l ’ étude des
lois - plus précisément, de toutes les lois - tend à se confondre avec l ’ analyse du concept (...).
184 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

originalité au regard des philosophies de D escartes et de K ant, parce qu ’ elle


permet d ’ établir la vérité des lois d ’ une théorie sans faire intervenir de terme
radicalement extérieur à ces lois et à cette théorie (Dieu ou le sujet
transcendantal). Ici encore, la fondation hégélienne mérite bien d ’ être
appelé e immanente.
L ’ idé e d ’ une fondation « logique » des lois n ’ est donc pas un non sens
épistémologique. H egel ne sombre pas non plus dans l ’ absurdité qu ’ il y
aurait à refuser toute contingence aux lois de la nature. D ’ après la remarque
du paragraphe 16, les sciences sont des structures pyramidales qui s ’ éten
dent des principes rationnels, ou « du fondement et du commencement
rationnel», dont H egel dit qu ’ ils «appartiennent» à la philosophie,
jusqu ’ aux énoncés contingents dont l ’ empirie seule peut rendre compte.
Bien que H egel se contente d ’ indiquer que les sciences «ont à faire
descendre l ’ universel dans le champ de la variabilité et de la contingence»
et qu ’ il ne mentionne pas à ce propos les lois, on peut avancer que les lois
constituent la partie intermédiaire de cet édifice. Les lois ne sont en effet
que la première affirmation de l ’ universel, elles restent une énonciation
impure de l ’ universel qui le saisit avec des résidus de contingence. C ’ est
seulement dans les concepts fondamentaux de cette science - pour la
mécanique: espace, temps, mouvement, attraction, répulsion... - que le
noyau rationnel d ’ une théorie trouvera son expression adéquate. C es
concepts seulement sont principes, fondements rationnels. Les lois, en
revanche, ont un statut plus ambigu.
E n tant que première affirmation de l ’ universalité, les lois sont déjà
rationnelles, et c ’ est pourquoi la Philosophie de la nature peut entreprendre
leur fondation, en découvrant en elles des rapports compatibles avec l ’ ar
ticulation interne des concepts; en ce sens, on peut dire qu ’ elles ap
partiennent à la philosophie. C ependant, leur aspect partiellement irration
nel fait qu ’ elles ne pourront pas être fondé es intégralement par la philo
sophie; les lois n ’ appartiennent que partiellement à la philosophie. Le
texte de /’ E ncyclopédie illustre bien l ’ aspect paradoxal de l ’ inclusion des
lois : alors que les concepts fondamentaux de la mécanique sont analysés
dans le corps des paragraphes, la déduction des lois du mouvement est
entreprise dans les remarques des paragraphes.
C onsidérons la loi de la chute libre de G alilé e, dont H egel entreprend la
déduction dans la remarque du paragraphe 267. L ’ espace et le temps sont
deux qualités existant aussi comme quantité. D ès lors, leur rapport, comme
mouvement, devra prendre la forme d ’ une mesure, et plus précisément,

L ’ analyse du concept pourrait donc se d éfinir comme l ’ exposé de l’ ensemble des lois, et
l'étude de la loi comme l ’ exposé d ’ une des articulations de la structure du concept» (ibid.,
p. 57).
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 185

d ’ un rapport quantitatif entre qualités que la Logique nomme « rapport des


deux côtés comme qualités » *. La Logique a permis d ’ établir que la forme
mathématique correspondant à ce rapport est la relation de puissance, ce que
nous appellerions la fonction polynôme 21. Il ne reste plus à la philosophie
de la nature qu ’ à déterminer, sur la base de l ’ explicitation de l ’ articulation
interne des concepts de temps et d ’ espace, quel est le rapport de puissance
qui unit l’ espace et le temps 3 . Du faitque le temps et l ’ espace se rapportent
l ’ un à l ’ autre comme l ’ extériorité à l ’ intériorité, H egel croit pouvoir déduire
- d ’ une manière que l ’ on pas manqué de juger hâtive - que l ’ espace
parcouru dans la chute est le carré du temps : « C omme opposé e à la forme
du temps, à l ’ unité, la forme de l ’ extériorité réciproque qui est celle de
l ’ espace, et sans que s ’ y jmmisce une quelconque autre déterminité, est le
carré » 4 . À partir des déterminations conceptuelles de 1 ’ espace et du temps,
H egel justifie donc que la loi de la chute libre soit formulé e au moyen d ’ une
fonction polynomiale de second degré dans laquelle le temps est élevé au
carré : h = 1/2 * g * t 2 .
O n voit ici que la loi de G alilé e n ’ est pas intégralement fondé e. E lle ne
l ’ est qu ’ en tant que rapport de puissance. H egel indique très précisément
que c ’ est ce seul rapport de puissance qui « appartient à la philosophie », ou
qui peut être intégré dans le discours philosophique : « L e rapport de
puissance est essentiellement un rapport qualitatif, et c ’ est le seul rapport
qui appartient au concept» 5 . C e qui ne relève pas de ce rapport de puis
sance, c ’ est l ’ aspect empirique (g), l ’ autre «côté » de la loi, qui n ’ est
susceptible d ’ aucune déduction rationnelle, et que seule la recherche
empirique peut justifier : « le nombre empirique est l ’ un des côtés, l ’ autre,
le rapport de l ’ espace [et du temps], est absolument déterminé par les
concepts d ’ espace et de temps » 6 . C e n ’ est pas à la philosophie de déduire
l ’ intensité de la pesanteur (g), seules l ’ observation et l ’ expérience peuvent

1. Mesure, p. 39-46, W. 5, p. 402-407.


2. Le rapport de puissance est donc étudié suivant trois perspectives différentes, en tant
que détermination de la quantité, de la mesure, et de la nature. Pour une étude de la manière
dont ces trois perspectives sont relié es les unes aux autres che z H egel, voir P. R eisinger et
P. Ziche, “ D er freie F ait Die G enerierung von mathematischen und naturlogischen
Strukturen”, in H. Holz, Die G oldene R egel der Kritik, B erne, P eter Lang, 1990, p. 151-183.
3. E nc., § 267, rq. : « puisque ici, le concept intervient pour déterminer, les détermi
nations conceptuelles du temps et de l ’ espace deviennent libres l ’ une envers l ’ autre [c ’ est-
à-dire qu ’ elles se rapportent l’ une à l ’ autre d ’ après leur propre nature], ce qui veut dire que
leurs déterminations de grandeurs se rapportent l ’ une à l ’ autre d ’ après ces déterminations
conceptuelles ».
4. W.
S.Id.
6. Leçons, p. 31.
186 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

la déterminer. Loin de réduire les lois de la nature à des lois logiques, H egel
reconnaît au contraire un moment empirique irréductible.
C e type de déduction des lois exprime clairement la position épistémo
logique de H egel à l ’ égard du formalisme des théories scientifiques : le
formalisme utilisé pour décrire une région du ré el doit être approprié aux
rapports ré els qui font la spécificité de cette région. O n peut de ce fait
considérer la Philosophie de la nature comme une entreprise visant à
déduire la vérité des différentes formes mathématiques utilisé es dans la
formulation des lois de la nature. La section mécanique nous en donne un
exemple. E n faisant de l ’ espace, conçu comme une forme fondamen
talement quantitative, le concept résultant de l’ aliénation de l ’ idé e, H egel
cherche à fonder ontologiquement l ’ application des mathématiques à la
ré alité par les sciences modernes de la nature 1 . E n faisant de l ’ espace le
premier concept de la section Mécanique 21, H egel vise tout particulièrement
à justifier le formalisme mathématique de la mécanique classique. La
mécanique étudie la matière en mouvement, qui est le rapport immanent de
l ’ espace et du temps. La Théorie de la mesure, dans la Logique, s ’ était
employé e à démontrer que le rapport de deux qualités, comme F espace et le
temps, correspond aux rapports mathématiques définis par une fonction
polynôme. L a Philosophie de la nature, en explicitant l’ articulation
interne des concepts d ’ espace et de temps, procède à la déduction de la

1. V oir sur ce point, L. E . F leischhacker, « Q uantitat, Mathematik, und N atur-


philosophie », in M. J. P etry, H egel unddie N atunvissenschaften, p. 183-203, ici p. 184-185.
2. L ’ espace et le temps, dans la Propédeutique et dans l' E ncyclopédie de 1817,
appartiennent à une section intitulé e Mathématique, et ils appartiennent, dès 1827, à la
Mécanique. C e changement pose le problème de la situation des mathématiques dans le
système et de la place qui leur revient en tant que science. Plusieurs interprétations s ’ affron
tent. C ertains considèrent qu ’ elles relèvent de la Philosophie de la nature, d ’ autres de la
Logique, d ’ autres des deux (Arithmétique dans la Logique et G éométrie dans la Philosophie
de la nature). C omme le note V. Hôsle, ces différentes interprétations opposaient déjà les
successeurs immédiats de H egel (H egels System, p. 291-297). V. Hôsle voit dans cette
ambiguïté une reconnaissance de la double nature de la géométrie, à la fois science naturelle
et mathématique (voir à ce propos « R aum, Z eit, B ewegung », in H egel und die
N atunvissenschaften, p. 247-292). W. Bonsiepen interprète le changement de nom de la
section et le fait que H egel ajoute deux remarques sur les mathématiques dans le chapitre
quantité comme la marque d ’ une prise de conscience que les mathématiques relèvent de la
Logique (« H egels R aum-Z eit-Lehre. D argestellt anhand zweier Vorlesungsnach-
schriften », H egel-Studien 20, p. 9-78, ici p. 23). D ’ une façon que nous trouvons convain
cante, L. F leischhaker fait au contraire de la Philosophie de la nature le lieu des mathéma
tiques, là où les formes mathématiques remplissent la fonction d ’ un moment idé el, confor-
mémentà l ’ interprétation aristotélicienne suivant laquelle elles sont des êtres non-sensibles
présents dans le sensible (« Q uantitat, Mathematik, und N aturphilosophie », op. cit., p. 185-
186). C et auteur semble adopter une autre interprétation dans un article ultérieur, « H egel on
Mathematics and E xperimental Science », in H egel andN ewtonianism, p. 209-225.
LA L É G ALIT É S CIE N TIFIQ U E 187

vérité des types particuliers de fonction polynôme (de le ur rapport de


puissance) qui sont utilisés dans l ’ étude du mouvement. C ette déduction
indique clairement que pour H egel, le formalisme d ’ une théorie physique
doit être adéquat au contenu physique qu ’ il thématise. Nous nous trouvons
ainsi aux antipodes des conceptions contemporaines qui font du forma
lisme une simple syntaxe pouvant être interprété e dans le cadre de
sémantiques différentes1 .
O n peut donc en conclure que le formalisme utilisé pour décrire le ré el,
c ’ est-à-dire le formalisme des lois, est fondé dans la Philosophie de la nature
par une théorie concrète de la mesure. Mais l ’ on doit se garder d ’ attribuer une
trop grande importance au projet de théorie de la mesure. D ans la Philosophie
de la nature, la fondation ^es sciences est avant tout une fondation de ce qui
dans les sciences est le plus rationnel : leurs principes 2 .

1. C ertains interprètes lisent pourtant ainsi la critique de la fonction que N ewton attribue
aux mathématiques, en y voyant l ’ un des aspects les plus pertinents de l ’ épistémologie
hégélienne; D. Dubarle, op. cit., p. 127-128. L. F leischhacker, dans «H egel on
Mathematics and E xperimental Science» (H egel and N ewtonianism, p. 218-225) soutient
quant à lui que H egel oscille entre deux conceptions opposé es, l ’ une reconnaissant au
formalisme mathématique un domaine de validité indépendant, l ’ autre un domaine de
validité restreint à certaines régions de la nature seulement
2. Les tenants de l ’ interprétation réduisant la Philosophie de la nature à une fondation
des loi s, font de la théorie de la mesure le secret du rapport de la philosophie et des sciences
(V oir D. Dubarle, op. cit., p. 134 et A. Lacroix pour qui la théorie de la mesure «est bien
l ’ apport le plus décisif de l ’ intervention spéculative » op. cit., p. 18). Il faut leur opposer que
le projet d ’ une théorie de la mesure ne désigne qu ' unepartie, la moins importante du point de
vue de H egel, du rapport de la philosophie et des sciences. Lorsque H egel doit s ’ en tenir à
l ’ essentiel, comme dans la Propédeutique, il se contente d ’ analyser les principaux concepts
de la mécanique, sans s ’ intéresser aux formes mathématiques dans lesquelles sont énoncé es
les lois de K epler et de G alilé e. La théorie de la mesure y est donc sans emploi. Il faut
souligner en outre avec L. F errini que H egel tend à relativiser toujours plus l ’ importance de
la théorie de la mesure dans la Philosophie de la nature. E lle semble initialement désigner
che z lui le projet d ’ une science philosophique à même de rivaliser avec les sciences
positives. D ans Dissertation sur les orbites des planètes, c ’ est du point de vue de ce qu ’ il
nomme ensuite théorie de la mesure qu ’ il s ’ oppose à la série numérique que Bode avait
formulé pour calculer les distances entre les planètes, et qu ’ il propose une autre série
(F . de G andt, op. cit.,p. 51-52). D ans l' E ncyclopédie de 1817, c ’ est encore en ce même sens
qu ’il mentionne la possibilité d ’ une science philosophique des grandeurs qui procéderait du
point de vue d ’ une théorie de la mesure (Jubildums Ausgabe, 6, § 202). Mais à propos de la
série des distance entre planètes, H egel désavoue dès 1817 sa propre entreprise (§ 224), et
en 1827, il ajoute qu ’ une science philosophique des grandeurs serait la plus difficile de toutes
(fin de la remarque du paragraphe 259; voir aussi les passages des Leçons, datant de 1821-
1822, édité es par W. Bonsiepen, R aum-Z eit Lehre, p. 57,75), en faisant ainsi porter un lourd
soupçon sur sa possibilité. L e même retrait est perceptible à propos de l ’ éventuelle
organisation des pesanteurs spécifiques des substances chimiques. E n 1811, dans la première
édition de la Logique, H egel évoque la possibilité-au conditionnel - de la mise en ordre des
pesanteurs spécifiques des substances chimiques en un système de mesures (D as S ein,
188 L A T H E O RIE D E S S CIE N C E S

Suite de la note 2 p a g e 188

p. 254 : «L a même exigence est donné e pour la connaissance des séries d ’ affinité s
mentionné es »). E n 1830, il ajoute encore un conditionn el (Mesure, p. 76, W . 5, p. 434-435 :
«L a même exigence trouv erait place pour la connaissance des séries d ’ affinité s
mentionné es ») et il re nvoie cette possibilité à un futur lointain : « Mais la science [les
sciences positives] a encore be aucoup de chemin à p arcourir pour en arriv er là, autant que
pour saisir en un système de mesures les distances des planètes dans le système solaire ».
L ’ idé e de théorie de la mesure tend toujours plus à perdre sa référence à l ’ autonomie du
philosopher, et elle tend toujours plus à être conçue par H egel comme la simple e xplicitation
des lois déjà formulé es par les sciences positives.
C h a p i t r e in

L E S T H É O RI E S S C I E N TI F I Q U E S
(L ’ E X E MPL E D E LA M É C A NIQ U E)

L ’ activité scientifique se déploie dans l ’ ordre de la recherche


expérimentale et de l ’ énonciation de lois. Il existe également un troisième
nive au de rationalité scientifique, celui des principes ' par lesquels les
observations et les lois sont intégré es dans ce qu ’ il convient de nommer
des théories scientifiques. D ans la remarque du paragraphe 16 de l ’ E ncy-
clopédie, H egel reprend une définition kantienne. K ant indiquait qu ’ «une
théorie s ’ appelle science dès lors qu ’ elle doit former un système, c ’ est-à-
dire un tout de connaissance ordonné par des principes » 21. D ans le même
esprit, H egel oppose les « simples agrégats de connaissances » et « les
connaissances qui ont à leur fondement le simple arbitraire », aux sciences
qui ont «un fondement et un commencement rationn el»3 . Si l ’ on rapporte
cette opposition à son contexte, le paragraphe 16 et sa remarque, on
comprend que seule une théorie ainsi fondé e sur des « principes » rationnels
est «un tout» et «véritablement une science un e » 4 . C e texte doit être
rapproché des développements que la Logique consacre à la méthode
synthétique. L a démarche synthétique, qui est le type de démarche mise en
œ uvre par la géométrie euclidienne, est celle d ’ une pensé e systématique qui
se développe de façon autonome à partir des principes que sont les
définitions jusqu ’ aux théorèmes, et qui ainsi est doué e de la capacité

1. L ’ idé e suivant laquelle la science est composé e de ces trois nive aux est une idé e asse z
traditionnelle. V oir par exemple les paragraphes 103 et 104 du Novum Organum de B acon.
2. Préf. des Prolégomènes, O . 3, p. 364.
3. E nc., § 16.
4. M.
190 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

d ’ organiser le savoir comme un tout1 . Les nombreuses références aux


sciences de la nature que contient ce chapitre indique que ce qui est dit à
propos de la géométrie vaut des sciences en général (c ’ est également ce
qu ’ indique la remarque du paragraphe 259 où les mathématiques
apparaissent comme le modèle des sciences de la nature). La Science de la
logique et la Philosophie de la nature confirment donc l ’ introduction de
l ’ E ncyclopédie : il n ’ y a de science qu ’ organisé e systématiquement en
théorie à p artir de principes.
La remarque du paragraphe 16 indique en outre que ces «principes »
sont le c œ ur et le noyau proprement rationnels des théories. Les lois, nous
l ’ avons vu, ne sont encore que partiellement rationnelles : en elles, le
positif et le rationnel sont mêlés l ’ un à l’ autre. Mais il existe dans les
théories des énoncés proprement rationnels, des énoncés qui donnent leur
« fondement rationnel » aux théories. C e sont ces énoncés que nous
nommons « principes ». H egel ne parle pas ici de principe. Il emploie les
notions de « commencement » et de « fondement » (Anfang und Grand).
Mais il vise bien entendu ainsi l ’ idé e de « principe », qui est définie tradi
tionnellement par cette double idé e de commencement et de fondement21. Il
indique par là même que les principes des sciences doivent être pris suivant
cette double acception traditionnelle, à la fois comme la base dont les
sciences tire nt toute leur rationalité, et comme ce à partir de quoi le
rationnel se mélange progressivement au positif, dans les lois, puis dans
l ’ expérience. R emarquons que le manuscrit de la Philosophie de l' esprit de
1822 contient un texte intéressant où H egel parle bien de principe
(Grundsatz), et où il explique que les principes sont ce qui gouverne la
construction de F empirie scientifique et en explique la provenance 3 .
La d éfinition hégélienne des principes implique donc qu ’ ils sont ce qui
est le plus rationnel dans les sciences, de sorte que c ’ est bien « cette partie
constitutive » des sciences « qui appartient à la philosophie » 4 , qui est
fondé e par et intégré e dans la Philosophie de la nature (seules les sciences

1. V oir aussi la remarque du paragraphe 256 : « La science de la géométrie doit trouv er


quelles déterminations suivent quand certaines présuppositions sont donné es; le point
principal est alors que les présuppositions et ce qui en dépend constituent une totalité
développé e » (W. 9, p. 46). O n retrouve ce thème de la totalité dans les Leçons où H egel y
associe la thèse suivant laquelle : « C haque science repose sur une expression de l ’ idé e,
parvenant plus ou moins à la conscience » (p. 19).
2. V oir Aristote, Métaphysique, D, 1.
3. M. J. P etry, H egel’ s Philosophy of Subjective Spirit, D. Riedel, Dordrecht et London,
1978, t. 2, p. 100. V oir aussi W. 18, p. 76 : « Mais quand elles sont des sciences systématiques
et qu ’ elles contiennent des principes [ Grundsâtz e ] et des lois universels, et qu ’ elles
procèdent d ’ eux, alors de telles sciences se rapportent à un cercle limité d ’ objets ».
4. E nc., § 16, rq.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 191

véritables, organisé es en théories à partir de principes, sont intégré es dans


la Philosophie de la nature). C ette définition implique en outre que c ’ est à
partir d ’ eux que le savoir s ’ organise en théorie. C ’ est dire que l ’ enten
dement scientifique n ’ est pas interprété par H egel comme un matériau
informe, mais, ainsi que la théorie hégélienne de l ’ entendement le laissait
présager, comme un savoir organisé doté de sa propre systématicité. C ’ est
cette organisation et cette systématicité que la spéculation reproduira en elle
dans son entreprise fondatrice.
Q uand H egel soutient que les principes sont ce à partir de quoi le
rationnel se mue progressivement en positif dans les lois et dans l ’ expé
rience, il interprète hiérarchiquement le savoir. Il signifie que l ’ intel
ligibilité des lois dépend immédiatement des principes et que celle de
l ’ expérience dépend des principes par l ’ intermédiaire des lois. O n ne trouve
pas d ’ autre indication explicite sur les structures qui définissent le savoir
théorique. La manière dont H egel entreprend la fondation des sciences de la
nature incite toutefois à distinguer différents types de principes et permet de
proposer une description de leurs rapports. La description de ces rapports et
l ’ explicitation de la manière dont ils sont reproduits dans la Philosophie de
la nature fournissent l ’ objet principal de ce chapitre. Nous verrons que la
philosophie de la nature prend principalement en compte ce que nous
nommerons les principes ontologiques des sciences, à savoir les concepts
déterminant les caractères généraux de l ’ objet d ’ une discipline : espace,
temps, matière et mouvement, pour la mécanique. Nous verrons qu ’ elle
prend également en compte ce que l ’ on peut nommer principes explicatifs,
à savoir les concepts par lesquels les sciences tentent de rendre intelligible
la phénoménalité : inertie, attraction, gravitation ... toujours pour la méca
nique. C e chapitre nous donnera aussi l ’ occasion de préciser les caracté
ristiques fondamentales de l ’ épistémologie hégélienne: son ré alisme
épistémologique, son anti-réductionnisme et son théoricisme.
Nous venons de donner des concepts (espace, temps, matière, mou
vement, inertie, attraction, gravitation) comme exemples de principes. Il
n ’ y a pas là matière à objection car l ’ étude logique de ces concepts par la
Philosophie de la nature doit bien être comprise comme une étude des
principes qui sont liés à ces concepts, de même que l ’ étude des catégories,
dans la Science de la logique, doit être entendue comme l ’ exposition
critique des différents principes métaphysiques qui leur sont associés. D ans
ce dernier ouvrage, il est clair que l ’ étude de la catégorie d ’ « être-là », est
l ’ étude de la pertinence du jugement : « l ’ être est ce qui est là », de même
que l ’ étude de la catégorie quantité porte sur le principe: «l ’ être est
quantité». Si c ’ est sur le concept prédicat, et non directement sur le
principe que porte l ’ examen, c ’ est parce que le sens du concept sujet ne peut
précisément être déterminé que par l ’ étude de ses différents prédicats. Il en
192 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

va de même dans la Philosophie de la nature, à la différence près que les


principes considérés ne concernent plus l ’ être en général, mais cette ré alité
particulière qu ’ est la nature en général et en ses différentes formes
particulières. C onsidérons la section mécanique. L ’ ensemble des concepts
qui y sont étudiés sont susceptibles d ’ énoncer les principes de la nature
mécanique. L a première sous-section (E space et temps) étudie l ’ ensemble
des principes qui qu alifie nt l ’ être mécanique en général (les principes
ontologiques). O n peut dire de lui en général qu ’ il est spatial (§ 254-256),
temporel (§ 257-259), qu ’ il est matériel et que cette matière est en
mouvement (§ 261-262). Les deux sous-sections qui suivent (Matière et
mouvement, Mécanique absolue) étudient l ’ ensemble des principes qui
qu alifie nt la matière et le mouvement (des principes explicatifs dans la
mesure où ils énoncent également les principes des différents mouve
ments). L ’ unité de la matière et du mouvement peut être rendue intelligible
suivant le modèle de l ’ inertie et du choc (§ 263-265), de l ’ attraction (§ 266-
268), et de la gravitation (§ 269-271). Avant d ’ en venir à l ’ étude de ces
différents principes, précisons en quel sens ils relèvent des sciences
positives et en quel sens ils relèvent de la spéculation.

En Q U E L S E N S L E S P RIN CIP E S S CIE N TIFIQ U E S A P P A R TIE N N E N T-ILS


À L A P HIL O S O P HIE ?

D ’ après certains interprètes de la critique de N e wton1 , H egel


n ’ admettrait d ’ autres nive aux de l ’ activité scientifique que ceux de l ’ expé
rience et des lois. S a philosophie ne ferait donc aucune place à l ’ existence
de théories scientifiques. T elle serait la raison du thème suivant lequel les
lois sont ce qu ’ il y a de plus be au dans les sciences. D ès que les sciences
cesseraient de généraliser mathématiquement à p artir de l ’ empirie, elles
sombreraient dans des déterminations de réflexion qui les écarteraient de

l.L e s différe nte s thèses énoncé es ci dessous - dans ce qui reste cependant une
re construction - sont soutenues p ar D . D ub arle dans son article sur la critiqu e de la
mécanique n e wtonie nn e : « L a critiqu e de la mécanique n e wtonie nn e dans la philosophie de
H e g el», ïn H egel, l’ esprit objectif, l’ unité de l’ histoire, p. 113-136. E lle s ont inspiré les
tra v a ux de F . D e G a ndt (l’ introduction déjà évoqué e à sa tra duction de la Dissertation sur les
orbites des planètes) et d ’ A.. L a croix. C ette tra dition de comm e ntaire pre nd sa source ch e z
M e y erson qui voy ait dans la philosophie de la science h é g élie nn e une v ersion ra dic ale du
positivism e comtie n (voir D e l ’ explication dans les sciences, chap. 13 : H e g el et C omte). E lle
re ncontre la tra dition v e n a nt de Mich elet et se poursuiv a nt p ar e x e mple che z O . C loss (voir
K e pler und N ewton und das Problem d er Gravitation in der K antischen, Schellingschen un
H egelschen N aturphilosophie, p. 87-90), dans le cadre de la qu elle la philosophie h é g élie nn e
de la science est interprété e en termes goethé ens.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 193

toute vérité. Au-delà des lois, il y aurait en fait une stricte alternative, ou
bien l ’ erreur de l ’ explication d ’ entendement, ou bien la véritable expli
cation spéculative. Aussi les sciences devraient-elles se contenter d ’ énoncer
les lois, alors que les principes des sciences, ce par quoi elles sont vérita
blement sciences, ne pourraient être élaborés que par la philosophie. Nous
retrouverions ainsi avec H egel la même position vis-à-vis des sciences
qu ’ avec Schelling : l ’ autonomie des sciences serait en fait remise en cause,
et l ’ idé e d ’ une science expérimentale serait interprété e comme une contra
diction dans les termes puisque le théorique est du ressort de la seule philo
sophie. C ’ est donc en un sens strict que H egel affirmerait que les principes
appartiennent à la philosophie. Une telle interprétation peut être soumise à
trois objections :1a première concerne le sens que H egel donne à la notion
«d ’ appartenance», la seconde concerne la théorie hégélienne de l ’ enten
dement, et la troisième concerne plus généralement les fondements de
l ’ épistémologie hégélienne.
Notons tout d ’ abord que l ’ usage que H egel fait de l ’ idé e d ’ une
«appartenance» des principes à la philosophie n ’ incite pas à prendre le
terme d ’ appartenance en un sens fort. À la fin de la remarque du paragraphe
267, H egel dit du moment rationnel de la loi de la chute libre (le rapport de
puissance) qu ’ il est le seul qui « appartient » au concept. Dire ici de ce
moment rationnel qu ’ il appartient au concept, c ’ est seulement affirmer
qu ’ il peut être appréhendé par le concept, ou que le concept peut en rendre
compte, et c ’ est en ce sens que la notion d ’ appartenance doit être prise en ce
qui concerne le rapport de la philosophie et des sciences, comme en
témoigne la façon dont H egel présente le projet de l ’ E ncyclopédie : « E lle
ne peut rien contenir d ’ autre que le contenu universel de la philosophie, à
savoir les concepts fondamentaux et les principes de ses sciences parti
culières, parmi lesquelles je dénombre trois sciences capitales : 1.1a
logique ', 2. la philosophie de la nature ; 3. la philosophie de l ’ esprit. E n
ré alité, toutes les autres sciences, qui sont regardé es comme des sciences
non philosophiques, tombent, en fait, en elle, quant à leurs éléments
initia ux, et c ’ est seulement suivant ces éléments initiaux qu ’ elles doivent
être considéré es dans l ’ E ncyclopédie, parce qu ’ elle est philosophique»1 .
Q ue la notion d ’ appartenance ne puisse être entendue qu ’ en ce sens large
d ’ une prise en compte élucidante 21, c ’ est ce qui résulte des rapports de la

1. R apport à Niethammer tiré de )a lettre du 23/10/1812 (T extes pédagogiques, P aris,


Vrin, p. 139, W. 4, p. 407-408).
2. E nc., § 259, rq. : « il reste toujours permis que le concept fonde une conscience plus
déterminé e aussi bien en ce qui concerne les principes directeurs de l ’ entendement qu ’ en ce
qui concerne leur ordre et leur nécessité dans les opérations et les propositions de la
géométrie ».
194 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

spéculation et de l ’ entendement. D ans l ’ interprétation examiné e, on


considère que la philosophie doit se détourner des principes des sciences
parce qu ’ il s ’ agit de déterminations de réflexion qui mutilent la vérité
présente dans les lois. Mais pour H egel, les pensé es d ’ entendement en
général, et les déterminations de réflexion en particulier, ne sont pas
dénué es de vérité. L ’ interprétation discuté e est victime du fait que le propos
épistémologique hégélien a toujours une double intention : d ’ une part,
rendre compte et contester ce que les scientifiques pensent - majoritai
rement - de la science, d ’ autre part, décrire ce qu ’ est effectivement la
science.
Si les sciences devaient se réduire à la recherche de lois, elles se
cantonneraient à la description des phénomènes et H egel mentionne
effectivement le fait que les scientifiques croient n ’ avoir affaire qu ’ aux
observations, qu ’ ils n ’ utilisent parfois les déterminations de pensé e
comme de simples instruments permettant une description commodes de la
phénoménalité. La position épistémologique qu ’ il attribue aux scienti
fiques est ce que nous nommerions aujourd’ hui l ’ instrumentalisme une
position qui avait été énoncé e avec netteté au début du xvm e siècle par
B erkeley21 et qui était défendue à l ’ époque de H egel par exemple par
B erz élius3 . H egel semble juger que cette épistémologie fournit une
description adéquate de la rationalité effective des sciences lorsqu’ il déplore
que les scientifiques ne traitent pas leurs concepts comme des concepts,
mais comme de simples instruments de description des phénomènes4 , ou

1. Pour l’ opposition épistémologique de l ’ instrumentalisme et du ré alisme (qui ne


concorde pas avec l ’ opposition plus tra ditionn elle du nominalisme et du ré alisme), on pourra
se re porter à K . Popper, « Trois conceptions de la connaissance» in C onjectures et
R éfutations, p. 150-182.
2. V oir à ce propos K . Popper « N ote sur B erkeley, précurseur de Mach et d ’ E instein »,
in C onjectures et R éfutations, p. 250-263.
3. E ssai sur les causes des proportions chimiques ( 1819), p. 69 : « Toute théorie n ’ est
qu ’ une manière de se représenter l’intérie ur des phénomènes. E lle est admissible et
suffisante tant qu ’ elle peut e xpliqu er les faits connus. E lle peut cependant être in e x a cte ,
quoique dans une certaine p ériod e du développement de la science, elle serve tout aussi bien
qu ’ une th é orie vraie. Les expériences augmentent en nombre; on découvre des faits qui ne
peuvent plus se concilier avec la théorie, on est obligé de ch erch er une autre e xplic ation
applicable également aux nouve aux faits, et c ’ est ainsi que de siècles en siècles, on ch a ng era
probablement les modes de se représenter les phénomènes dans les sciences, sans p e ut-être
trouv er ja m ais les véritables ».
4. Hist. Phi., t. 3, p. 538-539, W . 19, p. 171 : « Auparavant, la physique contenait e ncore
un peu de métaphysique; mai s la physique a fait l ’expérience de pouvoir s ’ en a ccommod er,
ce qui l ’ a déterminé e à la te nir autant que possible à l’ écart, et à s ’ en te nir à ce que les
physiciens appellent l ’ expérience, en croy a nt a voir dans la m ain et sous les yeux, toute
fraîche sortie des mains de la nature, la v érité qui n ’ a pas été corrompu e par la pensé e. Ils ne
peuvent certes se passer du conc e pt; mais p ar une sorte d ’ accord tacite, ils admettent
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 195

comme des hypothèses destiné es à sauver les phénomènes : « D ans


l'ensemble, Leibniz a procédé comme les physicien s procèdent encore pour
la formation d ’ une hypothèse. Il existe des data qu ’il s ’ agit d ’ expliquer.
O n doit trouver une représentation générale dont on puisse déduire le
particulier; ici en raison des data que l ’ on a, il faut que la représentation
générale, par exemple la détermination réflexive de force ou de matière ait
ses déterminations agencé es de telle manière qu ’ elle convienne à ces
data » ’ . Il pourrait sembler qu ’ il juge ici que la science est effectivement
celle que décrit l ’ instrumentalisme, même si en droit elle devrait procéder
autrement, mais la ré alité de la position hégélienne est toute autre. Pour
H egel, l’ instrumentalisme n ’ est qu ’ une position épistémologique inadé
quate. L ’ entendement se, caractérise par l ’ explicitation inadéquate qu ’ il
donne de son savoir, par un décalage entre la nature de son savoir et
l ’ explicitation de ce savoir ; l ’ instrumentalisme relève d ’ un tel décalage.
Q ue telle soit la ré alité de la position hégélienne, c ’ est ce que confirme
les critiques adressé es à B erz élius. C e dernier fonde sa théorie chimique sur
l ’ hypothèse suivant laquelle les différents éléments chimiques se distin
guent par les propriétés électriques de leurs atomes, chaque atome étant
doté d ’ une polarité électrique spécifique. C ette hypothèse, à la fois
atomiste et électro-chimique, est présenté e comme une hypothèse justifié e
par sa capacité àrendre intelligible les affinités chimiques. Les critiques de
H egel portent précisément sur le statut de cette hypothèse. H egel dénonce
l ’ atomisme et l ’ électrochimisme qui ne sont fondés ni sur l ’ expérience, ni
sur l ’ ontologie spécifique de l ’ objet (les rapports d ’ affinité sont selon lui
irréductibles à ceux de la polarité électrique, et incompatibles avec
l ’ atomisme)2 . Il défend ainsi la position épistémologique suivant laquelle
les principes ontologiques ne doivent pas se contenter de représenter les
phénomènes, mais également en formuler l ’ essence et la rationalité. Il
reproche ensuite à cette hypothèse de ne pas parvenir à expliquer « ce qui est
chimique dans le processus chimique»3 . Il défend donc l ’ idé e suivant
laquelle l ’ explication ne doit pas se contenter de déduire à partir

certains concepts, tel celui de la consistance des parties, de la force, etc., et ils se servent de
ces notions sans savoir le moins du monde si elles conservent une vérité et dans quelle mesure.
E n ce qui concerne le contenu, ils n ’ expriment pas davantage la vérité de la chose, mais
seulement le phénomène sensible » (nous soulignons).
1. Hist. Phi. , t. 6, p. 1595, W. 20, p. 238.
2. Mesure, p. 68-69, W. 5, p. 427-428 : « O n ne voit pas alors la nécessité de se forger
de telles représentations, qui ne sont pas mises en évidence par l ’ expérience, qui même, au
fond, se contredisent et ne sont corroboré es d ’ aucune façon. L a seule justification possible
pourrait venir de l’ examen de ces représentations elles-mêmes, (...) mais cette métaphy
sique dénué e de fondement n ’ a rien à voir avec les proportions de la saturation elle-même ».
3.7 W d,p.72, W . 5,p. 431.
196 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

d ’ hypothèses, mais rendre intelligible les caractéristiques spécifiques des


phénomènes à expliquer '. À la conception instrumentaliste de l ’ explication
scientifique, il oppose une conception ré aliste.
L ’ instrumentalisme repose tout d ’ abord sur une thèse phénoméniste :
les sciences ne peuvent et ne doivent que porter sur les phénomènes, elles
ne doivent pas viser une description de ce qu ’ est la ré alité en elle-même. O n
a souvent affirmé que l ’ épistémologie hégélienne était phénoméniste 21,
mais H egel soutient au contraire la thèse ré aliste suivant laquelle les
pensé es d ’ entendement en général, et les connaissances des sciences
positives en particulier, saisissent l ’ essentiel, ou laré alité elle-même 3 . Il en
résulte que H egel s ’ oppose également à ce qui est le c œ ur de l ’ instrumen
talisme, à savoir la thèse suivant laquelle les théories ne sont que des
moyens destinés à donner une représentation commode des phénomènes.
Si d ’ après H egel, il y a plus dans les pensé es scientifiques que dans les
observations, ce n ’ est pas parce qu ’ elles en fournissent une représentation
qui, comme telle, ne peut pas être empiriquement légitimé e, mais parce
qu ’ elles saisissent l ’ essence du ré el4 . E n ce sens, les sciences positives
contiennent plus de pensé e qu ’ elles l ’ estiment, ou elles sont meilleures
qu ’ elles le croient : « Mais en fait, ce qu ’ il faut en premier lieu indiquer à
l ’ égard de la physique empirique, c ’ est qu ’ il y a en elle plus de pensé e
qu ’ elle n el ’ accorde et ne le sait, qu ’ elle estmeilleure qu ’ elle le croit, ou, si
la pensé e devait v aloir comme quelque chose de mauvais dans la Physique,
qu ’ elle est pire qu ’ elle le croit. L a physique et la Philosophie de la nature ne
se distinguent pas l ’ une de l ’ autre comme la pensé e et la perception, mais
seulement par la forme et la manière de la pensé e ; elles sont toutes deux
connaissance pensante de la nature » 5 . Q uand H egel dénonce le fait que les
scientifiques traitent les idé es comme des instruments ou comme des

1. V oir également. Orbites, p. 135, Dissertatio.p. 8 : «ce principe, qui est pourtant sans
raison probante si on le considère isolément, re çoit le plus grand crédit du moment que son
usage se révèle étendu et varié (...) [mais], il ne faut pas jug er du principe en s ’ appuyant sur
l ’ usage qui en est fait et les conséquences qu ’ il entraîne ».
2. G . Buchdahl, « H egel on the Interaction B etwe en Science and Philosophy », op. cit.,
l’ explication dans
p. 62. C ’ est l ’ une des thèses qui fondent la proximité qu ’ E . Meyerson (D e
les sciences, chap. 13 : H egel et C omte) et D. Dubarle (op. cit., p. 132-133) voient! entre
H egel et C omte.
3. £nc.,§ 21.
4. Hist. P hi.,t.6,p. 1280-1281, W. 20, p. 84 : « l ’ autre défaut form el commun à tous les
empiriques est qu ’ ils croient s ’ en te nir à l ’ expérience ; que dans l ’ accueil de ces perceptions
ils fassent de la métaphysique, ils en demeurent inconscients » ; « L ’ homme n ’ en reste pas au
singulier, et il ne le peut pas. Il cherche l ’ universel; c elui-ci consiste en pensé es, sinon en
concepts. L a plus remarquable forme de pensé e est celle de la forc e (...). L a force est de
l ’ universel, non pas du perceptible ».
5. W. 9, p. 11.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 197

choses, suivant cette barbarie qu ’ il attribue tout particulièrement à N ewton,


il ne juge pas les principes des théories, mais l ’ épistémologie des
scientifiques.
D ans l ’ a dditif du paragraphe 41 de /’ E ncyclopédie, H egel distingue
trois sens du mot obje ctif: 1) ce qui est présent extérieurement (sens
commun), 2) ce qui est universel et nécessaire (sens kantien), 3) « l ’ en soi
visé par la pensé e». C ’ est parce que H egel soutient que la pensé e peut
atteindre cet en-soi visé par la pensé e que la philosophie hégélienne est
ré aliste. La pensé e, en saisissant l ’ universel, saisit un universel immanent
au ré el, elle saisit « la nature vraie de l ’ objet » ', la pensé e en général, non
pas seulement la pensé e spéculative. Les lois formulé es par les sciences, de
même que les principes syr lesquels reposent les théories, saisissent le ré el
lui-même 21. H egel se montre en désaccord aussi bien avec Jacobi qui voit
dans les concepts scientifiques des outils destinés à nous approprier
l’ univers mais dénués de porté e objective 3 , qu ’ avec K ant pour qui les
pensé es scientifiques portent sur la manière dont la ré alité nous apparaît et
non sur la ré alité elle-même. Les pensé es d ’ entendement sont pour H egel
des pensé es objectives. La Philosophie de la nature fait fond sur leur
objectivité, aussi n ’ est-il pas étonnant que H egel s ’ emploie à marquer
l ’ objectivité de la connaissance scientifique dès les textes introductifs
de cette partie de son système : « on peut souvent entendre dire que les
classes et les ordres sont faits pour l ’ utilité de la connaissance. C ela dépend
encore de ce que l ’ on recherche des caractères remarquables, non pas dans
l ’ opinion qu ’ ils sont les déterminations objectives et essentielles des
choses, mais afin qu ’ ils soient commodes et nous servent à reconnaître les
choses (...). Mais si l ’ universel est déterminé comme loi, force, matière, on
ne pourra pas faire valoir cela comme une forme extérieure et un ajout
subjectif; caries lois nous décrivent la ré alité objective, les forces sont
immanentes, la matière est la véritable nature de la chose elle-même » 4 . La
Philosophie de la nature est orienté e vers la déduction de la vérité des
principes des sciences, de la ré alité de leur contenu objectif. O n peut dire en
ce sens qu ’ elle procède à une lecture ontologique des principes des

1. E nc., § 22.
2. Sur la question du ré alisme che z H egel, voir K. R. W estphal, H egel’ s E pistemological
R e alism, op. cit.
3. Πuvres philosophiques de Jacobi, trad. J.-J. Anstett, P aris, Aubier, 1946, p. 281 :
«Nous nous approprions l’ univers en le déchiquetant et en cré ant un monde d ’ idé es,
d ’ images et de mots qui est à la mesure de nos capacités, mais qui est entièrement
dissemblable du monde ré el ».
4. W .9,p. 19-20.
198 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

sciences ', à une lecture qui parviendra à répondre à des questions que les
sciences de la nature laissent sans réponse : qu ’ est-ce que l ’ objet que
chacune étudie, qu ’ est-ce que la nature en tant qu ’ ensemble de ces objets 21.

Le s p r i n c ip e s m é t a p h y s i q u e s d e s s c i e n c e s.
Le u r r a p p o r t a v e c l e s a u t r e s p r in c ip e s o n t o l o g i q u e s

Précisons la manière dont les principes ontologiques sont intégrés à la


spéculation dans la philosophie de la nature. Les principes ontologiques
qualifient l ’ objet d ’ une science en général, soit directement, lorsqu ’ ils
énoncent les caractéristiques spécifiques de l ’ objet étudié, soit indirecte
ment, lorsqu ’ ils attribuent à l ’ objet des caractéristiques, non pas parce
qu ’ elles lui sont spécifiques, mais parce qu ’ elles valent pour l ’ être en
général. E n s ’ inspirant de Husserl, on peut dire que certains principes
relèvent d ’ une ontologie régionale, alors que d ’ autres relèvent d ’ une
ontologie formelle 3 . Lorsque H egel parle de « principes métaphysiques »
des sciences, c ’ est toujours à propos du second type de principes. Nous les
distinguerons du premier type de principes que nous nommerons
« principes spécifiques ». Préciser la nature de la fondation de ces deux
types de principes suppose quelques éclaircissements sur les rapports de la
Philosophie de la nature et de la Science de la logique.
L ’ idé e suivant laquelle les sciences reposent sur des principes
métaphysiques est souvent mentionné e par H egel4 , qui n ’ emploie pas alors
la notion de métaphysique pour opposer philosophie et science, pas plus

1. Pour une interprétation opposé e, refusant toute porté e ontologique à la Philosophie de


la nature, voir par exemple, P. R eisinger et P. Ziche, « Die freie F all », op. cit. , p. 170-172.
2. A dditif introductif, W. 9, p. 12.
3. Idé es directrices pour une phénoménologie, § 8 rq. Le couple ontologie form elle-
ontologie régionale se substitue au couple traditionnel métaphysique générale-métaphysique
spéciale. Il y a dans la notion d ’ ontologie régionale l’idé e que les ontologies matérielles ont
leur propre consistance et qu ’ elles ne peuvent être réduites à une simple particularisation
d ’ une ontologie entendue comme métaphysique générale.
4. L e sens du concept de principe métaphysique a été peu étudié et le commentaire tend à
minimiser l ’ originalité de la position hégélienne sur cette question, soit en réduisant les
principes métaphysiques hégéliens aux principes métaphysiques au sens de K ant (c ’ est
l ’ hypothèse qui commande l ’ ouvrage de B. F alkenburg, Die F orm der Materie), soit en
soutenant que contrairement à K ant, qui n ’ attribue à ces principes qu ’ un rôle heuristique,
H egel conçoit la métaphysique comme génératrice de la vérité physique (G . Buchdahl,
« H egel’ s P hilosophyof N ature and the Structure of Science »,op. cit.,p. 6).
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 199

qu ’il ne vise à extirper la métaphysique des sciences 1 . Il soutient au


contraire que toute science a sa métaphysique, et que la philosophie et les
sciences ne se distinguent que par la manière dont elles usent de la
métaphysique : « C e par quoi la Philosophie de la nature et la physique se
distinguent l ’ une de l ’ autre, c ’ est plus précisément le mode de méta
physique [die W eise der Metaphysik ] dont elles usent toutes deux » 21. C e
qu ’ il reproche aux scientifiques, c ’ est plutôt de ne pas être conscients de la
métaphysique qu ’ ils supposent3 .
Q uand H egel parle ainsi de métaphysique, il mentionne manifestement
ce qui relève d ’ une ontologie formelle. O n le voit lorsqu ’ il affirme que
« toute conscience cultivé e a sa métaphysique » 4 . Il emploie alors la notion
de métaphysique à propos des catégories qui sont employé es par les
sciences, et il précise : « métaphysique ne signifie rien d ’ autre que l ’ étendue
des déterminations de pensé e universelles, en quelque sorte un filet de
diamant dans lequel nous mettons toutes choses et par lequel seulement
nous rendons intelligible »5 . L ’ affirmation suivant laquelle il y a de la
métaphysique dans les sciences pourrait paraître paradoxale dans la mesure
où l ’ on a coutume depuis C omte d ’ opposer science et métaphysique 6 . Il
faut cependant se garder d ’ interpréter cette thèse comme une provocation
hégélienne. L ’ idé e suivant laquelle les sciences doivent être fondé es sur des
principes métaphysiques appartient à la tradition rationaliste de D escartes
et Leibniz et elle définit che z eux l ’ un des aspects essentiels du rapport de
fondation des sciences par la philosophie. D ’ après ces philosophes, les
sciences ne peuvent être fondé es que si les principes les plus universels de
la connaissance sont d ’ abord mis à jour. C ’ est de cette tradition que K ant
hérite lorsqu ’ il se met en quête des principes métaphysiques de la science
de la nature. Il s ’ agit toujours, dans le cadre de ces fondations méta
physiques de la science, de justifier les principes particuliers d ’ une science
à la lumière d ’ une science plus générale - d ’ une métaphysique générale ou

1. C ’ est pourtant une thèse parfois soutenue, voir par exemple K. N. Ihmig, « H egel’ s
Tre atment of Universal Gravitation », in H egel and N ewtonianism, p. 367-381, ici p. 373.
2. E nc., § 246, add., W. 9, p. 20.
3. V oir par exemple, Hist. Phi., t.6,p. 1280-1281,W. 20, p. 84.
4. E nc., § 246, add., W. 9, p. 20.
5. Id. V oir aussi W. 18, p. 77.
6. O n peut faire remonter cette opposition à B acon. E lle est également associé e à
N ewton qui affirm ait : « Physique, gardes-toi de la métaphysique ! ». C omte et H egel
rapportent tous deux cette formule et la jugent tous deux contradictoire (C ours de philosophie
positive, P aris, H ermann, 1975, t. 1, p. 531 ; Hist. Phi., t. 6, p. 1573, W . 20, p. 231 ), mais pour
des raisons opposé es; C omte parce qu ’ il juge que N ewton est resté trop métaphysicien,
H egel parce qu'il reproche à N ewton de n ’ a voir pas été métaphysicien de façon
convaincante et réfléchie.
200 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

d ’ une analytique de l ’ entendement pur - étudiant l ’ être en général - ou


l ’ expérience en général. L ’ idé e de principes métaphysiques prit également
un autre sens aucoursduxvm' siècle. E lle n ’ eut plus alors le sens normatif
des présuppositions métaphysiques sur lesquelles reposait la vérité des
principes d ’ une science, mais le sens descriptif des présuppositions
générales, présentes dans une science, et concernant la ré alité étudié e par
cette science. C ’ est en ce sens que d ’ Alembert, dans les Éléments de
philosophie soutient que toute science a sa métaphysique et c ’ est aussi en
ce sens que C arnot parle de la métaphysique du calcul infinitésimal21. O n
notera que prise en ce second sens, la notion de métaphysique est doté e
d ’ une extension plus grande que dans le premier sens. E lle désigne toujours
ce qui relève de la métaphysique générale (ainsi d ’ Alembert nomme-t-il
principe métaphysique le principe de causalité ou de raison suffisante 3);
mais elle désigne aussi ce qui relève de l ’ ontologie régionale, comme
l ’ indique l ’ idé e d ’ une métaphysique du calcul infinitésimal. C haque
science possède donc une métaphysique spéciale, et c ’ est ce que veut
signifier l ’ affirmation de d ’ Alembert suivant laquelle chaque science a sa
propre métaphysique. Les principes métaphysiques sont alors produits par
les sciences particulières et non pas seulement présupposés par elle.
Il semble que H egel entende la notion de principe métaphysique suivant
ces deux acceptions à la fois. Il prétend en effet rapporter les principes
scientifiques à l ’ ontologie générale qui permet de fonder leur vérité, mais i 1
insiste aussi sur le fait que les sciences usent par elles-mêmes de principes
métaphysiques, qu ’ elles peuvent produire leur propre métaphysique, et cela
d ’ une manière qui n ’ est pas toujours adéquate, puisqu ’ il peut y avoir
incompatibilité entre les principes métaphysiques et les concepts fonda
mentaux d ’ une même discipline. La question spécifiquement hégélienne
concerne l’ adéquation des principes métaphysiques aux autres principes
d ’ une science, et tout particulièrement, l ’ adéquation des principes méta

1. É claircissements sur les différents endroits des Éléments de philosophie, in E ssai sur
les éléments de philosophie, P aris, F ayard, 1986, p. 348 : « À proprement parler, il n ’ y a point
de sciencequin’ aitsa métaphysique, si l ’ on entend par là les principes généraux sur lesquels
la science est appuyé e, et qui sont comme le germe des vérités de détail qu ’ elle renferme et
qu ’ elle expose; principes d ’ où il faut partir pour découvrir de nouvelles vérités, ou auxquels
il est nécessaire de remonter pour mettre au creuset les vérités qu ’ on croit découvrir».
D ’ Alembert restreint cependant l ’ universalité des principes métaphysiques, en affirmant
qu ’ on ne peut appliquer le mot métaphysique qu ’ aux sciences ayant des objets immatériels,
c ’ est-à-dire les mathématiques et la physique générale (p. 348-349).
2. D ans ses R éflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal (1797), L. C arnot
entend alors par métaphysique «le véritable esprit de l ’ Analyse infinitésimale» (p. 1), ou
l ’ analyse infinitésimale saisie d ’ après ses principes (p. 4).
3. Traité de dynamique ( 1758), É dition Jacques G abay, R éimpressions, 1990, p. xxitt.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 201

physiques et des principes spécifiques. H egel constate que les principes


métaphysiques peuvent conduire à une explicitation inadéquate des
principes spécifiques et produire une interprétation erroné e du type d ’ ob
jectivité caractérisant la région étudié e. C ’ est le cas en mécanique où,
d ’ après H egel, une métaphysique mécaniste empêche de thématiser
adéquatement la nature de la gravité. Il se demande à ce propos : « Q uand
donc la science en viendra-t-elle enfin à obtenir la conscience des
déterminations métaphysiques qu ’ elle utilise, et à prendre pour fondement,
à leur place, le concept de la chose » l . Précisons.
L ’ inadéquation des principes métaphysiques par rapport à l ’ ontologie
régionale peut prendre deux formes distinctes, qui correspondent
elles-mêmes à deux types«de polémique de la Philosophie de la nature avec
les sciences positives. O n peut tout d ’ abord rencontrer un simple désajus-
tement, au sein d ’ une théorie, entre les principes métaphysiques et les
concepts de la science. C ’ est le cas de la théorie newtonienne qui, en
admettant une métaphysique mécaniste plutôt qu ’ une métaphysique
dynamiste, est conduite à une explicitation inadéquate de la nature des
forces physiques, et par là même, à une explicitation inadéquate des prin
cipaux concepts de lamécanique (nous y revenons). C ’ est aussi le cas de la
chimie de B erz élius, qui tente de donner une explication atomiste des
phénomènes chimiques, alors que les concepts fondamentaux de la chimie
ne peuvent être explicités adéquatement qu ’ en référence à la compréhension
dynamiste de la polarité des forces naturelles. D ’ où son incapacité à rendre
compte de façon non contradictoire de tout ce qui en chimie relève de
l ’ intensité et du qualitatif : « cette métaphysique dénué e de fondement n ’ a
rien à voir avec les proportions de la saturation elle-même », c ’ est-à-dire
avec la théorie des proportions définies qu ’ elle est pourtant censé e fonder21.
L ’ objectif de la Philosophie de la nature sera de corriger les principes
métaphysiques inadéquats de ces théories. Ainsi sera produite l ’ expli
citation pertinente des principes spécifiques et restitué e la cohérence des
principes fondamentaux de ces théories.
Le second type d ’ inadéquation des principes métaphysiques et des
principes spécifiques ne concerne plus tant une tension entre les différents
principes ontologiques d ’ une même théorie que le rapport de deux théories.
L ’ exemple typique en est fourni par l ’ O ptique newtonienne. Là encore,
H egel polémique contre la métaphysique newtonienne, mais d ’ une autre
manière. C e que H egel reproche en effet à N ewton, ce n ’ est plus seulement
d ’ adhérer à une métaphysique mécaniste, mais aussi de croire que les
concepts qui valaient pour une région de la nature conservent leur

1. Ê nc., § 271, rç., W. 9,p. 89.


2. Mesure ^ p. 69, W. 5, p. 428.
202 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

pertinence dans toutes les régions de la nature. C eci revient précisément à


prendre les principes spécifiques pour des principes métaphysiques. Les
principes spécifiques sont certes dotés d ’ une certaine forme d ’ universalité
puisqu ’ ils valent pour tous les objets étudiés par une science, ils ne
disposent cependant que d ’ une universalité limité e et sont inapplicables à
l ’ objet des autres sciences, du fait de l’ irréductibilité des différents nive aux
de la nature 1 . O n nomme réductionnistes les tentatives visant à expliquer
scientifiquement les différents nive aux de ré alité (mécanique, physique,
chimique, biologique, psychologique...) au moyen des mêmes principes.
C ontre ces tentatives, H egel polémique sans cesse et non sans violence,
qu ’ il s ’ agisse des tentatives de N ewton visant à soumettre l ’ O ptique au
mécanisme 21, qu ’ il s ’ agisse des théories cherchant à unifier magnétisme,
électricité et chimisme, ou encore de l ’ organicisme en vogue che z les philo
sophes de la nature inspirés par Schelling : « C ette absurdité, appliquer à
une sphère de la nature des formes emprunté es à une autre a été poussé e
loin ; O ken, par exemple, appelle les fibres ligneuses des nerfs, le cerve au
de la plantes » 3 .
D ’ après H egel, c ’ est l ’ absence de thématisation du contenu de leurs
principes ontologiques qui conduit les sciences à adopter des principes
métaphysiques inadéquats ; or, cette thématisation relève de la Science de la
logique. H egel déplore souvent, comme nous l ’ avons mentionné, que les
scientifiques n ’ aient pas conscience d ’ employer des principes métaphy
siques, et il oppose notamment à B erz élius que si ses hypothèses atomistes
électrochimiques devaient être justifié es, cette justific ation devrait relever
de \ a Logique : « La seule justification possible pourrait venir de l ’ examen
de ces représentations elles-mêmes, c ’ est à dire d ’ une métaphysique qui
n ’ est autre que la Logique elle-même » 4 . La Philosophie de la nature doit
procéder à l ’ explicitation de l ’ architecture conceptuelle des théories
scientifiques, il lui faut donc présupposer l ’ explicitation que la Logique

1. § 249.
2. Eric., § 277, rq. : « La matière grave est séparable en masses parce qu ’ elle est être-
pour-soi concret et quantité; mais dans l ’ idé alité toute abstraite de la lumière, il n ’ y a aucune
différence de ce genre ; une limitation de la lumière dans son étendue infinie ne supprime pas
sa cohésion absolue en elle-même. La représentation de rayons lumineux discrets et simples,
et de leurs particules et faisce aux dans lesquels est censé e consister une lumière limité e en
son extension, appartient à la commune barbarie que N ewton a fait régner en physique ».
3. Hist. Phi., t. 7, p. 2064, W. 20, p. 445.
4. Mesure, p. 68-69, W. 5, p. 427-428.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 203

donne des catégories utilisé es par les sciences et entretenir un rapport avec
la Logique qu ’ il convient maintenant d'e xpliqu er1 .
L ’ explicitation à laquelle la Logique soumet les catégories comporte
plusieurs aspects qui engagent différents types de rapport entre les deux
premières parties du système. La Logique consiste en une étude des
différentes catégories, c ’ est-à-dire des concepts ayant une prétention à
énoncer une propriété universelle du ré el (toute ré alité est qualité, ou
quantité, ou mécanisme, ou vie, ou idé e...) qui soit aussi la propriété
essentielle du ré el. La Logique entreprend un examen critique de ces
prétentions, et c ’ est ce qui lui permet de déduire que la seule catégorie à
pouvoir légitimement revendiquer une telle universalité et une telle
essentialité est l ’ idé e absolue. La Logique est ainsi conduite à proposer ce
que nous nommerons une ontologie générale. Mais son intervention relève
aussi de l ’ ontologie régionale. E n effet, elle procède en même temps à une
justific ation des autres catégories, et elle produit une justification de leur
porté e objective et de leur universalité dans la mesure où elle établit qu ’ il
existe une certaine forme de compatibilité des différentes catégories avec
l ’ idé e logique. Il résulte certes de l ’ examen critique de ces catégories
qu ’ elles ne peuvent procéder à une information accomplie (ou une
thématisation complète) de l ’ être de toutes les régions, qu ’ elles ne peuvent
donc prétendre à une validité absolue. C ependant, si les catégories ne
parviennent pas à procéder à une information complète des différentes
régions de l ’ être, rien n ’ interdit que chacune d ’ elle procède à l ’ information
complète d ’ une région particulière. L ’ intervention de la Logique relève

1. Il ne peut être question ici d ’ entrer dans l ’ examen de la question controversé e de


l ’ interprétation du passage de l’idé e logique dans la nature. Le problème fondamental
consiste à rendre compte du type de discontinuité qu ’ implique le passage de l ’ élément de la
pensé e pure à l ’ élément de la nature : s ’ a git-il de la différence de deux formes de pensé e
(D. W andschneider) ou de celle de la pensé e et du ré el (E . Bloch)? C e problème recoupe
celui de l ’ interprétation du « frei entlassen » par lequel H egel décrit le passage de l ’ idé e dans
la nature. La question est alors de savoir s ’il doit être pris en un sens métaphorique
(D . W andschneider et E . Bloch) ou non métaphorique. D ans le cadre de la seconde
hypothèse, il restera à préciser si ce « frei entlassen » doit être pris au sens de la volonté et de
la cré ation (B. Bourgeois), ou de la reconnaissance d ’ un autre (H. Braun et B. F alkenburg).
Sur ces questions, voir les contributions de E . Bloch, Sujet-O bjet, p. 189-202, B. Bourgeois,
R aison et décision, p. 111-133; H. Braun, « Zur Interprétation der H egelschen W endung :
frei entlassen », in H egel, l ’ esprit objectif, l ’ unité de l' histoire. F aculté des lettres et des
sciences humaines de Lille , 1970, p. 51-70, B. F alkenburg, Die F orm der Materie, p. 139-
150; D. W andschneider et V. Hosle, « Die E ntausserung der Ide e zur N atur und ihre
z eitliche E ntfaltung als G eist bei H egel», in H egel-Studien 18, 1983, p. 173-199;
D. W andschneider, « D as Problem der E ntausserung der Ide e zur N atur bei H egel », in
H egeljahrbuch 1990, p. 25-33. Notre interprétation de la Logique et de la Philosophie de la
nature comme deux degT és d ’ explicitation du savoir d ’ entendement conduit à
l’interprétation métaphorique et continuiste.
204 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

donc du double point de vue de l ’ ontologie générale et de l ’ ontologie


régionale. Le rapport de la Logique et de la Philosophie de la nature doit
être interprété de ce double point de vue.
Du point de vue de l ’ ontologie générale, le rapport de ces deux parties
du système est asse z simple. Nous avons déjà mentionné le fait que l ’ idé e
logique est à la fois une méthode et une ontologie. E lle énonce la façon
dont le vrai peut être déduit en sa vérité, elle affirme en même temps
l ’ identité du ré el et de l ’ activité de la pensé e, en ébauchant ainsi les traits
d ’ une ontologie idé aliste de la processualité, de la négativité, et de la
totalité. Le point qu ’il convient de souligner ici est qu ’ elle conduit à
légitimer l ’ approche dynamiste de la nature préconisé e par K ant et reprise
par différentes philosophies de la nature à l ’ époque de H egel. Alors que la
philosophie mécaniste soutient que la matière est indépendante des forces,
lesquelles ne peuvent s ’ exercer qu ’ entre des particules matérielles
pré existantes et indépendantes, la philosophie dynamiste repose au
contraire sur la thèse suivant laquelle la nature et la matière en général sont
fondé es sur l ’ activité et le conflit de forces opposé es '. La définition de la
nature comme aliénation de l ’ idé e permet de défendre cette thèse. E lle
implique d ’ une part que l ’ activité définissant l ’ idé e logique est à interpréter
comme l ’ essence de la nature (ce qui étaye la thèse de la primauté des forces
sur la matérialité). E lle permet d ’ autre part d ’ avancer que la négativité du
concept doit avoir une transcription naturelle (ce qui permet de fonder l ’ idé e
d ’ une opposition des forces). E lle affirme enfin que le procès de la
négativité ne doit plus seulement être interprété comme une activité de la
pensé e, mais comme une activité ré elle matérialisé e dans des phénomènes
naturels indépendants de l ’ esprit et de la pensé e.
La Logique ne se contente pas d ’ énoncer les principes métaphysiques
des sciences. H egel affirme qu ’ elle intègre en elle la forme rationnelle de
« toute la variété des connaissances et des sciences » 21, ce qui implique
qu ’ elle contienne en elle l ’ intégralité des principes des sciences. R appelons
à ce propos que les structures du procès spéculatif imposent à la Science de
la logique de s ’ engager dans une analyse des catégories qui en déploie
intégralement le contenu en les référant aux différents prédicats avec
lesquels elles sont lié es par l ’ entendement scientifique. C ’ est pour cette
raison que dans le chapitre sur le mécanisme, par exemple, H egel ne se
contente pas de présenter la thèse suivant laquelle la ré alité est constitué e de
particules inertes unies par des rapports de choc et d ’ attraction, et qu ’ il
s ’ engage dans une analyse asse z précise des principes de la Mécanique.

1. K ant, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, O . II, p. 451 -452.


2. Log. I,p. 32, W. 5, p. 55-56.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 205

La Logique et la Philosophie de la nature se rapportent donc à un même


contenu, mais de façon différente. La Logique examine la vérité des
catégories du point de vue de l ’ être en général. E lle en produit la critique en
montrant qu ’ elles ne parviennent pas à l ’ articulation complète de leur
contenu, qu ’ elles ne parviennent pas à élever à la forme l ’ intégralité du
contenu qu ’ elles visent. E n un mot, elle enseigne que ce que les catégories
énoncent est universel, mais que l ’ être ne peut se réduire à ce qu ’ elles en
énoncent. La Philosophie de la nature au contraire, forte de l ’ explicitation
que la Logique a donné de la compréhension des catégories, consiste à les
rapporter à leur extension spécifique. Si la première partie du système
montre qu ’ une catégorie comme celle de mécanisme ne peut prétendre
valoir comme ontologie générale, la seconde rapporte cette catégorie à son
extension spécifique, non plus l ’ être en général, mais un seul nive au de la
nature (Mécanique). E lle montre qu ’ une catégorie fournit l ’ information
adéquate du contenu qu ’ elle vise à condition de ne plus viser un contenu
universel. E lle intègre à cette fin des déterminations particulières comme
les différents types de lois (la déduction des lois de la mécanique est
absente du passage que la Science de la Logique consacre au mécanisme) et
les différents types d ’ objets décrits par ces lois. La seconde partie du
système a donc bien la première pour présupposition, mais elle ne peut être
considéré e comme sa simple application. E lle reprend en effet les analyses
de la Science de la Logique dans un but différent et sous des formes
nouvelles. E lle organise les éléments de la première partie du système
suivant une logique spécifique, irréductible à une simple répétition des
séquences dialectiques de la Logique 1 . Lorsque la Philosophie de la nature
rapporte une catégorie à son extension adéquate, elle la combine à d ’ autres
catégories. Ainsi, ce sont tout un ensemble de catégories, logiquement
distinctes, qui sont mobilisé es pour produire l ’ explicitation des principes
de la mécanique finie : être-pour-soi (un et multiple, attraction et répul
sion), quantité (relations de puissances), mesure (relation entre deux
qualités), phénomène (loi et force), effectivité (nécessité et contingence,
causalité et action réciproque), objet (mécanisme).
Une telle combinaison des éléments de la première partie du système est
commandé e par la démarche propre de la Philosophie de la nature. La
dialectique déployé e dans la Philosophie de la nature a tout d ’ abord pour
fonction de montrer que les différents principes d ’ une science parviennent
effectivement à thématiser adéquatement leur objet spécifique, en d ’ autres
termes, à décrire adéquatement l ’ être d ’ un nive au de la nature. Notons que

1. V. Hosle, op. cit.,p. 101-115 et B. F alkenburg, op. cit., p. 184-185, 231-241, font des
séquences dialectiques de la Philosophie de la nature une répétition des séquences
dialectiques de la Logique.
206 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

la fondation ainsi proposé e en reste au nive au de l ’ ontologie régionale, elle


est immanente aux différents principes de la science. Il s ’ agit seulement
d ’ expliciter leur contenu logique, afin de déterminer s ’ ils s ’ articulent
adéquatement les uns aux autres et s ’ ils sont les moments d ’ une même
ré alité. Mais il ne s ’ agit là que d ’ un premier moment, car pour être
complète, la fondation des principes des sciences de la nature doit les
incarner dans l ’ être total de la nature et non pas seulement dans l ’ unité d ’ u n
objet spécifique. C onformément à la méthode du procès spéculatif, la dia
lectique de la nature enchaînera les nive aux les uns aux autres en montrant
que ce qui ne fait qu ’ émerger àun nive au et qui n ’ y est présent que dans le
registre de l ’ en-soi, est posé pour-soi ou comme ré alité effective dans le
nive au suivant. C ’ est sans doute dans les paragraphes que la Propédeutique
consacre au mécanisme que cette démarche trouve son expression la plus
claire. O n y voit H egel soutenir que la gravitation indique la présence d ’ une
totalité qui reste encore un simple en-soi dans la mesure où le mécanique
est aussi le règne de l ’ inertie et d ’ une extériorité contradictoire avec cette
totalité. Aussi n ’ est-ce que dans les nive aux qui constituent la Physique
que l ’ en-soi du mécanique sera posé comme ré el1 . C ette procédure (^expli
citation progressive du contenu objectif des principes scientifiques, ou de
détermination progressive 2 de la nature s ’ applique à tous les nive aux. E lle
permet de déduire la ré alité de chaque nive au à partir du précédent, de même
qu ’ inversement, chaque nive au confirme en elle la ré alité du nive au
précédent. Il y a déduction de la ré alité d ’ un nive au à partir de ce qui précède
dans la mesure où l ’ on montre qu ’ il exprime une ré alité déjà présente dans
la ré alité précédente. Il y a déduction de la ré alité du précédent dans la
mesure où l ’ on montre que ce qui y était présent sans y être véritablement
ré el est pourtant bien ré el.

Le s p r in c ip e s e x p l i c a t i f s e t l a c r i t i q u e
D E LA M É C A NIQ U E ?3

Si l ’ on en croit la plupart des interprètes, H egel condamnerait toutes les


entreprises de théorisation scientifique. D evraient être bannies de la
connaissance scientifique non seulement les principes métaphysiques,
mais aussi les principes explicatifs, ainsi le concept de force serait-il jugé

{.Propédeutique, p. 191-193, W. 4, p. 36-38.


2. E nc., § 326, add., W. 9, p. 290.
3. O n trouvera une version développé e de cette section dans le numéro 48 des C ahiers
d ’ histoire et de philosophie des sciences.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 207

nuisible, et telle serait l ’ origine du rejet de la mécanique newtonienne 1.


Une telle interprétation est inacceptable tant par l ’ épistémologie qu ’ elle
attribue à H egel que par la lecture qu ’ elle propose de la critique de N ewton.
Nous avons déjà montré que H egel défend une épistémologie théoriciste, et
l ’ idé e suivant laquelle les sciences devraient abandonner l ’ explication de
leurs lois à la philosophie est difficilement compatible avec des textes
comme la remarque du paragraphe 16, où il est dit que les sciences ont, par
elles-mêmes, à faire descendre le commencement rationnel que constitue
leurs principes, dans la contingence et la variété de l ’ expérience. Il est vrai
que la critique de N ewton est lié e à une critique du concept newtonien de
force. C ependant, une fois rapporté e à son contexte interne (l’ ontologie et
l ’ épistémologie hégélienne) et externe (la culture scientifique de l ’ époque),
cette critique n ’ apparaît pas tant comme un rejet d éfinitif que comme une
tentative de refonte du newtonianisme de l ’ époque (celui des manuels, des
vulgarisations et des tentatives de synthèses de N ewton et de d ’ Alembert21)
à la lumière des principes du programme de recherche philosophico-
scientifiquede X a N aturphilosophie,c ’ est-à-dire, àla lumière d ’ une théorie
des, forces originaires de la matière. S ’ agissant du concept newtonien de
force, trois questions doivent être distingué es : 1 ) la question des concepts
auxquels N ewton attribue un pouvoir explicatif, 2) la question de la nature
de l ’ activité de la force, et 3) la question du concept mathématique de la
force; c ’ est seulement sur ce troisième point que N ewton fait l ’ objet d ’ une
critique sans nuance.
1. D ans les Principia, N ewton distingue deux types de forces, la « vis
insita », qu ’ il nomme également la « force d ’ inertie » (définition III), et la
« vis impresa », qui correspond à une action pouvant s ’ exercer suivant le
choc, la pression, et la force centripète ou attraction (définition IV).
L ’ inertie, le choc, la pression, l ’ attraction, sont donc les principaux
concepts explicatifs de la théorie newtonienne. Or, ces concepts trouvent
tous leur place dans la Philosophie de la nature de Y E ncyclopédie. Il n ’ y
sont pas placés aux seules fins d'une polémique car ils sont les moments du
discours « scientifique » que prétend déployer la spéculation. L ’ inertie est
étudié e dans les paragraphes 263 et 264, le choc dans le paragraphe 265,

1. E . Meyerson, D e l' explication dans les sciences, p. 472-477; D. Dubarle, «L a


critique de la mécanique newtonienne dans la philosophie de H egel », in H egel, l’ esprit
objectif, l ’ unité de l ’ histoire, Association des publications des facultés de lettres et sciences
humaines de Lille , 1970, p. 113-136; G . Buchdahl, « H egel’ s Philosophy of N ature and the
Structure of Science », in R atio 15,1973, p. 1 -25 ; F . de G andt. G . IV. F . H egel. Les orbites des
planètes, p. 127-153; A. Lacroix, H egel. La philosophie de la nature, p. 62-78.
2. Pour les sources de H egel, voir W.N euser, « N ewtonianism am E nde des 18.
Jahrhunderts in D eutschland am B eispiel B enjamin Martin », in H egel-Studien 24, 1989,
p. 27-39 ; C . F errini, G uida al " D e Orbitis Planetarum ed aile sue edizioni e traduzioni.
208 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

l ’ attraction dans les paragraphes 266 et suivants, et le concept de frottement


est évoqué par H egel dans le cadre de l’ explication du mouvement
pendulaire '. O n peut également considérer que le concept de pression est
discuté dans l’ interprétation des chocs élastiques21.
C ’ est en fait sur un type de force d ’ attraction particulier que repose la
théorie newtonienne : la force de gravitation universelle. C ette force de
gravitation est universelle parce qu ’ elle est une propriété de la matière en
tant que matière. D ’ après N ewton, toutes les particules de matière tendent
en effet à s ’ attirer en proportion inverse du carré de leur distance, si bien que
tous les corps tendent à s ’ attirer en proportion directe de leur masse et en
raison inverse du carré de leur distance 3 . C ette force de gravitation
universelle mérite d ’ être considéré e comme le fondement véritable des
Principia car, combiné e avec le principe d ’ inertie, elle permet de donner
une explication dynamique des lois de K epler et des lois de G alilé e, en
unifiant ainsi sous des principes communs la physique céleste et la
physique terrestre.
Il ne semble donc pas que H egel soit très éloigné de l ’ esprit de la théorie
newtonienne lorsqu ’ il considère le principe d ’ inertie et la gravitation
universelle comme les deux déterminations fondamentales de l ’ objectivité
mécanique et lorsqu ’ il accorde une importance fondamentale à la
gravitation : «L a gravitation est le concept véritable et déterminé de la
corporéité matérielle » 4 . Les critiques adressé es à N ewton ne doivent pas
faire oublier cette proximité fondamentale. La section Mécanique de la
Philosophie de la nature est marqué e par le souci de tirer toutes les
implications de la thèse newtonienne de l ’ universalité de la gravitation.
E lle tente d ’ expliciter la conception de la matière et du mouvement qui en
résulte et de penser l ’ intégralité des concepts de la mécanique de ce point de
vue. E n ce sens, on peut dire avec K. N. Ihmig, que cette partie du système
hégélien propose une « explication naturphilosophique de la gravitation » 5 .
Il ne s ’ agit pas tant de réfuter la théorie newtonienne que de penser ces
concepts, et notamment le rapport de l ’ inertie et de la gravitation, à partir de
ce qui constitue le c œ ur de l ’ innovation newtonienne, la gravitation
universelle.
Pour comprendre la manière dont H egel reçoit le concept de gravitation,
il importe de distinguer ses différents aspects. C he z N ewton, la gravitation
est d ’ une part une formulation quantitative permettant de déduire les

1. E nc., § 266, rq. etadd., W. 9, p. 73-74.


2. § 265, add., W. 9, p. 67-68.
3. Livre III, Proposition VII et son deuxième corollaire.
4. E nc., § 269.
5. K. N. Ihmig, H egels D eutung derGravitation, p. 29.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 209

trajectoires des planètes, et d ’ autre part un concept qu alitatif indiquant


qu ’ il existe une attraction réciproque des corps proportionnelle à leur
masse 1 . C ette distinction permet de saisir la cohérence des différents
jugements que H egel porte sur la théorie de la gravitation universelle.
Q uand il souligne le peu d ’ intérêt de la contribution newtonienne, c ’ est
surtout à propos de la formulation quantitative, dont il soutient qu ’ elle
consiste en une transformation mathématique des lois de K epler plus qu ’ en
un véritable principe physique 21. O n doit cependant souligner que même
lorsqu ’ il la considère en ce sens, H egel n ’ est pas conduit à refuser toute
valeur à la loi de la gravitation universelle. Il insiste au contraire sur le fait
qu ’ elle permet d ’ expliquer les perturbations des trajectoires des planètes par
rapport aux orbites décrites par les lois de K epler3 , et qu ’ elle obtient une
confirmation^ « du système solaire jusqu ’ aux phénomènes de la
c a pillarité »4 . \
Si l ’ appréciation de la formulation quantitative de la force de
gravitation reste mitigé e, il n ’ en est pas de même du concept qu alitatif qui
attribue à toute Singularité matérielle la capacité d ’ exercer une attraction sur
d ’ autres singularités matérielles : «L a gravitation universelle ne peut être
que reconnue comme une pensé e profonde, encore qu ’ elle ait surtout attiré
sur elle attention et confiance grâce à la détermination quantitative qui lui
est lié e » 5 . O n mesure ici l ’ évolution, trop souvent sous-estimé e, de H egel
depuis sa Dissertation sur les orbites des planètes. Il soutenait déjà alors
que K epler avait expliqué les lois associé es à son nom par une attraction et
il refusait que la théorie newtonienne ait constitué un véritable progrès.
L ’ attraction newtonienne était alors présenté e comme une pure construction
mathématique sans sens ni utilité physique, et elle était opposé e à
l ’ attraction véritablement physique à laquelle K epler référait ses lois 6 .
Id E ncyclopédie reconnaît au contraire les mérites de N ewton, tant à propos
de la formulation quantitative de la loi que du concept qu alitatif de la
gravitation. À l ’ époque de l ’ E ncyclopédie, c ’ est bien à N ewton qu ’ est

1. /&</., p. 25-27.
2. E nc. § 270, r<?., 3, W. 9,p. 87-88.
3. Id. : « Il est admis que, outre la base du traitement analytique, dont le développement a
d ’ ailleurs lui-même rendu superflu, ou pour mieux dire a rejeté be aucoup de ce qui
appartenait à N ewton et à sa gloire, le moment, riche en contenu, qu ’ il a ajouté au contenu des
lois de K epler est le principe de perturbation, principe dont on doit expliquer ici l ’ importance
dans la mesure où il repose sur la proposition selon laquelle ce qu ’ on nomme l ’ attraction est
un effet de toutes les parties singulières des corps en tant que ces derniers sont matériels ».
4. § 269, rq., W .9, p. 82.
5. § 269, rq.
6. Orbites, p. 132-133, Dissertatio, p. 6 : « Q uant à K epler, il avait reconnu que la gravité
est une qualité commune des corps ».
210 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

attribué le mérite de l ’ universalisation de l ’ idé e de pesanteur1 , et c ’ est


précisément cette universalité de la pesanteur dont H egel s ’ emploie à
démontrer l ’ intérêt et la cohérence fondamentale avec la conception
dynamiste de la matière ; il y voit, nous y reviendrons, la forme véritable
que prend en mécanique le conflit des forces que K ant et Schelling ont placé
au fondement de la nature.
Notons en outre que l ’ entreprise hégélienne ne se contente pas de fonder
l ’ œ uvre newtonienne par ce seul principe. La Philosophie de la nature fait
du principe d ’ inertie le second principe fondamental de la mécanique. D ans
les paragraphes 263-266, H egel tente à la fois de faire apparaître l ’ inertie
comme l’ une des formes de l ’ extériorité essentielle de l ’ être naturel, et de
présenter la solidarité des concepts d ’ inertie et de gravitation. Sur ce point
également, l ’ E ncyclopédie prend ses distances avec la Dissertation sur les
orbites des planètes. R eprenant à Schelling une définition organiciste de la
nature, H egel considérait alors l ’ inertie comme la marque d ’ une finitude et
d ’ une contingence qui ne peut appartenir à la nature, il était ainsi conduit à
rejeter le principe d ’ inertie et à opposer la mécanique à la vraie physique 21.
D ans / ' E ncyclopédie, par sa définition de la nature comme idé e extérieure à
elle-même, H egel propose au contraire l ’ image d ’ une nature finie et
contingente qui permet de reconnaître une certaine valeur à la représentation
mécaniste du monde et de justifier le modèle du mouvement inertiel.
Les premiers paragraphes de la Philosophie de la nature (§ 254-260)
soutiennent la thèse de l ’ identité essentielle de la matière et du mouvement.
Le principe d ’ inertie, introduit comme principe d ’ une indépendance de la
matière par rapport au mouvement (§ 263-264), apparaît comme une
illustration parfaite de la finitude de la nature. Il est la forme sous laquelle
doit apparaître l ’ extériorité de la nature à elle-même quand elle est conçue
comme matière en mouvement. La philosophie de la nature propose donc
une fondation du concept d ’ inertie en montrant qu ’ en tant qu ’ être méca
nique, la nature est essentiellement inerte, et elle applique cette fondation
aux différentes représentations du mouvement qui dépendent de l ’ inertie.
Ainsi en vient-elle au choc et aux lois de la conservation du mouvement
(§ 265-266), puis à la loi de la chute libre (§ 267-268). Si on définit le

1. E nc., § 270, add., W. 9, p. 97 : « Il transporta donc la pesanteur dans la loi des corps
célestes et la nomma loi de la pesanteur. C ette généralisation de la loi de la pesanteur est le
mérite de N ewton; et cette loi nous est présente dans le mouvement que nous voyons
lorsqu’ une pierre tombe ».
2. Orbites, p. 151, Dissertation 21-22 : « Puisque la science mécanique reste étrangère
à la vie de la nature, la seule notion primitive qu ’ elle puisse appliquer à la matière c ’ est la
mort, cela qu ’ on appelle force d ’ inertie, c ’ est-à-dire l’indifférence au repos et au mou
vement» (voir également p. 139-140; p. 11). Pour l ’ opposition de la physique et de la
mécanique, p. 129,132,153,161 ; p. 4,6,23,29.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 211

mou vement comme un simple état du corps, indépendant de la nature de ce


corps, alors, dans le cas du mouvement « vrai et absolu » (le seul qui soit
pris en compte par H egel), le mouvement ne pourra être communiqué que
de l ’ extérieur. C ’ est pourquoi le concept d ’ inertie conduit au concept de
choc. C ’ est par le choc que se communique le mouvement purement
in ertiel, or, les lois de cette communication sont des lois de conservation
de la quantité de mouvement et non des lois de conservation du mouve
ment. Il en résulte que les corps en mouvement sont en mouvement en tant
qu ’ ils ont une masse. D ’ où la transition du choc à la chute libre, le concept
de chute libre ayant pour fonction d ’ expliciter comment cette masse peut
par elle-même générer un mouvement. D ans ce type de mouvement, le
mouvement cesse donc d ’ être indépendant de la matière. C ’ est en ce sens,
parce que le mouvement est ici posé par le corps, que H egel parle de
mouvement libre. D ans la chute libre, le mouvement n ’ est en fait que
« relativement libre » puisqu ’ il ne dépend pas de la quantité de matière, il
sera en revanche « absolument libre » dans le système des corps célestes
(§ 269-272).
H egel tente donc de fonder les deux principes fondamentaux de la
mécanique newtonienne, mais il soutient aussi qu ’ il existe une contra
diction entre les concepts d ’ inertie et de gravitation : « L a gravitation
contredit immédiatement la loi de l ’ inertie car il en résulte que la matière
s ’ efforce de sortir d ’ elle-même vers un autre»1 . V oilà ce qui a conduit
certains interprètes à lire dans la Philosophie de la nature une critique
radicale du principe d ’ in ertie 2 . C ’ est là une thèse classique déclinable de
différentes manières. L a section Mécanique de la Philosophie de la nature
est divisé e en deux parties : la Mécanique finie, où H egel étudie l ’ inertie, le
choc et la chute libre, et la Mécanique absolue, qui est consacré e à la
gravitation universelle et au mouvement absolument libre. K . N. Ihmig
interprète la section Mécanique finie comme « la destruction systéma
tiqu e », sous forme de « critique interne », du concept de matière inerte 3 ,
alors que B. F alkenburg considère au contraire que la Mécanique finie est le
lie u où H egel fonde le concept d ’ inertie et toutes les représentations
mécanistes qui lui sont lié es, tout en maintenant la thèse d ’ une critique
radicale du principe d ’ inertie, au nom de la séparation de la Mécanique
absolue et de la Mécanique finie 4 . C ’ est en vertu d ’ une même
argumentation que l ’ on soutient parfois que H egel refuse l ’ unification

] . E nc. § 269, rq„ W. 9, p. 83.


2. A . L a croix, « La science la plus difficile de toutes. Matière et mesure dans la critique
hégélienne de N ewton », op. cit., p. 16.
3. K . N . Ihmig, op. cit.,p. 55.
4. B. F alkenburg, op. cit., p. 209-213.
212 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

newtonienne de la physique terrestre et de la physique céleste, et qu ’ il en


revient à la distinction aristotélicienne d ’ une physique sublunaire et d ’ une
physique céleste 1 .
S ’ il est clair que H egel oppose strictement les corps célestes et les corps
terrestres dans la Dissertation de 1801 21, il est tout aussi clair que la
contradiction de l ’ inertie et de la gravitation n ’ a plus dans Y E ncyclopédie le
sens de la distinction de deux règnes. H egel est tout à fait conscient que les
phénomènes célestes s ’ expliquent par l ’ inertie, nous le verrons bientôt, et il
est tout aussi conscient que la gravitation s ’ applique aux phénomènes
terrestres, comme l ’ indique la référence déjà cité e aux phénomènes de
capillarité. L a distinction de la mécanique finie et de la mécanique absolue
correspond bien à la distinction de deux types de phénomènes, mais deux
types de phénomènes régis par les mêmes principes. H egel ne conteste donc
pas l ’ unific ation de la physique céleste et de la physique terrestre, il
constate seulement que les phénomènes de la mécanique finie et de la
mécanique absolue ne sont pas soumis aux principes de la mécanique
newtonienne de la même manière. Les phénomènes terrestres impliqu e nt
des rapports de la matière et du mouvement qui semblent correspondre au
principe d ’ inertie plus directement qu ’ au concept de gravitation. Or,
d ’ après H egel les concepts d ’ inertie et de gravitation supposent des rapports
de la matière et du mouvement mutuellement incompatibles3 . D ’ une part,
comme nous l ’ avons vu, parce que le concept d ’ inertie, en tant que concept
de l ’ indifférence de la matière à l ’ égard du mouvement, implique qu ’ un
corps ne peut se mettre en mouvement par soi-même, qu ’ il doit être mû par
un autre, dans le choc. D ’ après H egel, c ’ est le contraire qui a lie u dans la
chute des corps et dans l ’ attraction mutuelle des corps célestes. D ’ autre
part,parce que le princip e d’ inertiesupposeque les corps soient totalement
indépendants les uns des autres et qu ’ ils ne tendent qu ’ à conserver à
l ’ identique leur état individuel, alors que l ’ idé e de gravitation suppose que
les corps soient capables d ’ agir les uns sur les autres, que la matière soit
capable de « sortir d ’ elle-même vers un autre» 4 . E nfin, parce que l ’ idé e
d ’ inertie suppose que la nature soit définie comme pure extériorité à soi-
même, que la matière soit conçue comme un ensemble de corps extérieurs
les uns aux autres et résistants aux effets qu ’ ils produisent les uns sur les

1. A . L a croix, H egel. La philosophie de la nature, p. 63-64; D. Dubarle, « L a nature


che z H egel et Aristote », in Archives de philosophie, 1975, p. 3-32.
2. Orbites, 128, 132, 139-140, Dissertatio, 2, 5-6, 11-12; voir les commentaires de
C . F errini,op. cit.,p. 81-82,128-129,139-140,148,152-153.
3. Notons que l ’ on trouve cette idé e che z certains newtoniens, voir par exemple Ma c
Laurin, An Account O f Sir /. N ewton’ s Philosophical Discovery (1748), N ew Y ork and
London, Johnson R eprint C orporation, 1968, p. 109-111.
4. E nc., § 269, rq., W . 9, p. 83.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 213

autres dans leur rencontre, alors que la gravitation présente la nature comme
un mouvement de réduction de cette extériorité à l ’ unité; elle implique en
effet que les corps, en agissant les uns sur les autres, s ’ organisent en un
système : la matière s ’ y divise en un « système de corps » pour « constituer
le moment de la singularité ou subjectivité»1 . Il faut trancher entre ces
deux conceptions de la matérialité. H egel tranche en faveur de la gravitation
universelle, aussi lui fa ut-il reformuler le sens du principe d ’ inertie à la
lumière du principe de la gravitation universelle. L ’ inertie et la gravitation
sont les deux principes fondamentaux de la Mécanique, et la gravitation le
plus fondamental des deux. E n tant que la gravitation est le principe fonda
mental, l ’ inertie doit être repensé e du point de vue de la gravitation. Mais
en tant que l ’ inertie est ung caractéristique essentielle de l ’ être mécanique,
le concept de gravitation doit en conserver la trace. Voyons comment H egel
explore le conditionnement réciproque de ces deux concepts.
La Mécanique finie parcourt la séquence inertie, choc, chute, elle fait
ainsi de la chute la vérité de l ’ inertie, et il faut y voir une tentative de fonder
l ’ inertie dans la gravitation. L ’ idé e soutenue ici est que l ’ indépendance des
corps thématisé e dans l ’ inertie présuppose elle-même une forme
d ’ attraction. C ’ est en effet sous l ’ effet d ’ une attraction que les corps rassem
blent la matière autour de leur centre de gravité, qu ’ ils se dotent d ’ une
masse et d ’ une élasticité déterminé e, et qu ’ ils existent pour eux-mêmes,
comme des existences indépendantes. L ’ inertie présuppose l ’ attraction
dans la mesure où elle est l ’ une des modalités de l ’ affirmation de l ’ indé
pendance des corps et que l ’ effort de conservation de leur état de
mouvement ou de repos est proportionnel à leur masse. Inversement, la
gravitation elle-même conserve la trace de l ’ extériorité de la nature
impliqué e dans le concept d ’ inertie. C ’ est en définitive l ’ inertie, en tant que
concept de l ’ extériorité de la matière à elle-même, qui explique que la
gravitation ne conduise pas à la constitution effective du système des corps
en un sujet, et qu ’ elle reste toujours seulement une recherche de singula
rité : « la gravité est l’ opposition de l ’ être extérieur à soi qui ne fait que
s ’ efforcer d ’ atteindre l ’ être-dans-soi » 21. La gravitation implique bien
l ’ auto-organisation de la matière, cette tendance à F auto-organisation reste
toutefois une tendance, un effort insatisfait. H egel y rattache le fait que le

1. § 269.
2. Propédeutique, § 116 (nous soulignons). D ans les additifs des paragraphes 270-272
de [' E ncyclopédie, H egel identifie à plusieurs reprises la gravitation à un chercher (suchen).
P ar exemple : « La matière est pesante, étant pour soi, cherchant l ’ être dans soi ; le point de
cette infinité est seulement un lieu, et c ’ est pourquoi l’ être pour soi n ’ est pas encore ré el»
(§ 272, a<7J., W. 9, p. 107).
214 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

centre autour duquel la matière s ’ organise reste un centre idé al, un poi nt
mathématique sans existence corporelle 1 .
Les concepts d ’ attraction et d ’ inertie entretiennent donc des rapports d e
conditionnement réciproque. Il convient cependant de distinguer attraction
et gravitation. La gravitation est certes une forme d ’ attraction, mais elle est
également plus carelle suppose en fait une forme de synthèse de l ’ inertie et
de l ’ attraction. C ette interprétation de l ’ inertie et de la gravitation se situe
dans la ligné e des interprétations dynamistes de la mécanique newtonienne.
D ans le deuxième chapitre des Premiers principes métaphysiques de l a
science de la nature, K ant déjà avait tenté d ’ expliquer qu ’ il existe une
« attraction essentielle à toute matière » (théorème 7) et il avait soutenu que
cette thèse est exigé e par le système de N ewton (théorème 7, remarque 2).
D ’ après lui, la possibilité même de la matière suppose en effet l ’ existence
d ’ une force de répulsion, à même d ’ expliquer la résistance de la matière aux
mouvements de pénétration de l ’ espace qu ’ elle occupe (théorème 2), de
même qu ’ une force d ’ attraction, à même d ’ équilibrer cette force de
répulsion (théorème 5), la gravitation universelle étant l ’ un de ses effets
(théorème 8, corollaire 2). Schelling reprendra cette interprétation de la
matière tout en opposant deux objections à K ant. La première concerne la
démarche analytique de K ant. D ans les Idé es pour une philosophie de la
nature, de même que dans l ’introduction à l ’ esquisse d ’ un système de
philosophie de la nature, il lui est reproché de commencer par postuler la
matière et le mouvement au lieu de les reconstruire à partir des forces
originaires de la nature 21. La seconde concerne la différence de l ’ attraction
originaire et de la gravitation. Alors que K ant interprète la force d ’ attraction
originaire comme une force superficielle et la force d ’ attraction comme une
force pénétrante (définition 7, corollaire), Schelling considère au contraire
dans l ’ E squisse d ’ un système de philosophie de la nature que l ’ attraction et
la répulsion originaires, constitutives de la corporéité, doivent être conçues
comme des forces superficielles et distingué es de la gravitation qui, elle,
s ’ exerce sur des corps matériels constitués et doit être interprété e comme
une force pénétrante 3 . C ette force d ’ attraction pénétrante est elle-même
conçue par Schelling comme le pendant d ’ une force répulsive, trouvant son

1. E nc., § 271, add., W. 9, p. 101 (voir aussi la note précédente). C e thème a son origine
dans une reprise spéculative du principe newtonien des perturbations. D ’ après les lois de
K epler, le soleil est un centre effe ctif dans la mesure où il occupe l’ un des foyers des ellipses
décrites parles corps célestes. Mais si l ’ on admet l ’ universalité de l ’ attraction, le corps est
lui-même attiré au moment même où il attire, ce qui le fait se mouvoir dans l’ environnement
d ’ un foy er d ’ ellipse.
2. S. W. II, p. 214 ; III, p. 274-275.
3. S. W., III, p. 101.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 215

origine dans « l’ explosion » d ’ une masse origin aire 1 , de sorte que la gravi
tation est définie comme la synthèse d ’ une attraction et d ’ une répulsion2 .
H egel reprend à son compte les différents éléments de la critique
schellingienne de K ant. Il admet que la matière est la synthèse d ’ une
attraction et d ’ une répulsion mais il récuse la démarche analytique qui
conduit K ant à faire de ces deux forces des forces indépendantes et il
s ’ oppose à l ’ identification de l ’ attraction à la pesanteur3 . D e même
considère-t-il avec Schelling que la gravitation exprime l ’ unité d ’ une
attraction et d ’ une répulsion4 . C ’ est à la lumière de cette dernière thèse que
doivent être interprétés les rapports de l ’ inertie et de la gravitation che z
H egel. Si l ’ inertie et la gravitation sont les deux principes essentiels de la
Mécanique, c ’ est parce qu ’ elles correspondent aux deux moments de la
répulsion et de l ’ attraction qui définissent la matière et le mouvement. Si la
gravitation est la vérité de l ’ inertie, c ’ est qu ’ elle effectue une synthèse de
cette attraction et de cette répulsion, dans la mesure où l ’ attraction n ’ y est
plus négatrice de la répulsion (l’ extériorité) originelle des corps, comme
dans la chute libre, mais qu ’ elle l ’ équilibre en un système de corps.
2. Les principes explicatifs fondamentaux de la mécanique newto
nienne, la force d ’ inertie et la force d ’ attraction, sontdoncbien intégrés à la
philosophie hégélienne de la nature. Loin de rejeter ces concepts
newtoniens, H egel tente de faire de l’ inertie et de la gravitation des pro
priétés essentielles de la matière. C ependant, si la théorie newtonienne est
interprété e comme un ensemble de concepts et de propositions vrais, H egel
est d ’ avis que ces énoncés et ces propositions sont formulés sous une forme
partiellement inadéquate. L ’ inadéquation de ces formulations tient
notamment au concept de force, et c ’ est en ce sens que H egel parle par
exemple de la « soi-disant force de pesanteur » 5 , non pas que la pesanteur ne
soit pas une force, mais parce qu ’ elle n ’ est pas véritablement présenté e
comme une force par N ewton. O n ne saurait trop insister sur le fait que
H egel ne donne pas du concept de force une appréciation purement
négative, comme en témoigne le fait qu ’ il considère les forces scientifiques

l. S . W .,III,p. 96 sq.
2. V oir à ce propos, la D éduction générale du processus dynamique (1800), § 39.
3. E nc., § 262, rq.
4. § 268. La divergence principale avec Schelling tient au fait que la répulsion n ’ est plus
conçue en des termes génétiques, mais seulement interprété e comme une donné e structurale
de l’ être mécanique. Pour une comparaison de Schelling et de H egel sur ce point, voir
l ’ ouvrage d ’ O tto Closs, K epler und N ewton und das Problem der Gravitation in der
K antischen, Schellingschen und H egelschen N aturphilosophie, H eildelberg, 1908.
5. E nc., § 270, rq.
216 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

comme des pensé es objectives immanentes à la nature 1 et comme les


pensé es les plus remarquables21.
C onformément à une tradition qui prend sa source che z Leibniz et qui se
prolonge dans les philosophies dynamistes de K ant et Schelling, l ’ inten
tion hégélienne est de fonder la phoronomie sur une dynamique 3 . La
section mécanique de la Philosophie de la nature est l ’ étude de l ’ identité de
la matière et du mouvement en tant qu ’ activité. Or, le concept de force
explicite le fait que le rapport de l ’ espace et du temps, constitutif de la
matérialité comme du mouvement, est un rapport dynamique : « L a déter
mination de réflexion de force est ici ce qui, une fois fix é pour l ’ enten
dement, se tie nt là comme quelque chose d ’ ultim e et l ’ empêche de
s ’ interroger davantage sur le rapport des déterminations de cette force. Mais
elle indique au moins que l’ effet de la force est quelque chose de ré el, de
sensible, et qu ’ il y a dans la force cela même qu ’ on trouve dans son
extériorisation, et que justement cette force, selon son extériorisation
ré elle, est obtenue grâce au rapport des moments idé els, ceux de l ’ espace et
du temps » 4 . L ’ obje ctif de H egel est d ’ étudier le mouvement comme « se
produisant lui-même » 5 , et c ’ est la gravitation, interprété e en termes dyna
miques comme un Streben6 (un effort), qui donne le concept de cette acti
vité immanente de la matière. D ans les additions orales de Y E ncyclopédie,
H egel id e ntifie à de nombreuses reprises la pesanteur et la gravitation à un
Streben, ce faisant, il les considère bien en un sens dynamique 7 .
L ’ attraction mécanique est donc bien conçue comme une force, il en va
demême de l ’ inertie. D eux interprétations de l ’ inertie sont possibles. E lle
peut être considéré e comme un principe de conservation, comme dans le
Discours prélimin aire du Traité de dynamique où d ’ Alembert considère le
principe d ’ inertie comme une application du principe d ’ identité au

1. §246, a dd., W .9,p. 19-20.


2. Hist. Phi., p. 1280-1281, W. 20, p. 84 : l ’ universel «consiste en pensé es, sinon en un
concept. L a plus remarquable forme de pensé e est celle de la force ».
3. V oir L eibniz , Système nouve au de la nature et de la communication des substances,
P aris, F lammarion, 1994, p. 35-37, 66-67. V oir à ce propos M. G ueroult, Dynamique et
Métaphysique leibniziennes, 1934, p. 23-26.
4. E nc., § 261, rq.
5. § 266, add., W. 9, p. 71 : « Ici intervie nt la pesanteur comme le faisant-mou voir (...).
C ’ est ici le mouvement en tant que se produisant lui-même ».
6. § 266.
7. Notons à ce propos que le Streben traduit le latin conatus qui qu alifie la forc e che z
L eibniz : « la forc e active comprend une sorte d ’ acte ou d ’ entélechie ; elle est le milieu entre
la faculté d ’ a gir et l ’ action même et implique l ’ effort; ainsi elle est porté e par elle-même à
l ’ action et n ’ a besoin pour agir d ’ aucune assistance, mais seulement de la suppression- de
l ’ obstacle » (« D e la réforme de la philosophie première et de la notion de substance », in
O puscules philosophiques choisis, P aris, Vrin, 1978, p. 81).
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 217

mouvement1 . E lle peut également être considéré e comme une véritable


force, comme un principe dynamique : on la concevra alors comme un
pouvoir que les corps ont de résister aux influences des autres, suivant
l ’ interprétation qu ’ en donne par exemple Mac Laurin 21. H egel considère
parfois le principe d ’ inertie comme une simple application du principe
d ’ identité au mouvement et au repos, en des termes très proches de ceux de
d ’ Alembert, mais c ’ est pour critiquer ce type d ’ interprétation : « un corps
en repos serait éternellement en repos, et le corps en mouvement
poursuivrait éternellement son mouvement, à moins qu ’ une cause
extérieure ne les fit passer d ’ un état dans un autre. C ’ est là tout simplement
énoncer le mouvement et le repos selon le principe d ’ identité (...). O n a
montré en son lieu ce qu ’ est pour lui même, dans son caractère nul et non
avenu, le principe d ’ identité, base de cette assertion»3 . L ’ interprétation
défendue est bien d ’ ordre dynamique. C omme K ant, H egel identifie
matière et pouvoir de résistance ou répulsion 4 , et comme Mac Laurin, il
conçoit l’ inertie comme une forme de résistance de la matière au
changement d ’ état : « La matière, immédiatement posé e, a le mouvement
en elle comme résistance » 5 . Q ue l ’ inertie soit un principe dynamique, c ’ est
également ce qu ’ indiquent les propositions qui en font une tendance : « Le
problème n ’ est pas qu ’ une telle tendance existe, mais qu ’ elle existe pour
elle-même séparé e de la pesanteur, ainsi qu ’ elle est représenté e, totalement
indépendante, dans la force » 6 . Du point de vue de H egel, les principes
fondamentaux de la mécanique sont bien des concepts de force. Il n ’ est
donc pas possible d ’ affirmer que l ’ emploi de ce concept relève d ’ une
«erreur de catégorie»7 ou que H egel critique «le glissement par lequel
l ’ inertie, de principe, devient force» 8 . 9 Il reste né anmoins que d ’ après
H egel, la nature véritable de l ’ activité physique n ’ est pas représenté e
adéquatement par le concept newtonien de force.
La polémique hégélienne est tout d ’ abord dirigé e contre la repré
sentation qui réduit l ’ activité physique à « des forces implanté es dans la
matière, c ’ est-à-dire originairement extérieures à elle » ’ . Q uand H egel parle

1. J. D ’ Alembert, Traité de dynamique, p. K .


2. Mac Laurin, op. cit., p. 99.
3. E nc., § 266, rq.
4. § 263, add. V oir également Leçons, p. 24: la matière «est pour soi et résiste,
répulsion ».
5. §264, add.
6. § 266, rq.
7. K. N. Ihmig, H egels D eutung der Gravitation, p. 52-53; « H egel’ s R ejection of the
C oncept of F orce », in H egel and N ewtonianism, p. 399-414, ici p. 401-402.
8. A. Lacroix, H egel, la philosophie de la nature, p. 62.
9. E nc., § 261, rq.
218 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

de force implanté e, et de la compréhension de la force comme « appartenant


à une chose existante ou à une matière, qui comme immédiate serait
différente d ’ elle », il se réfère explicitement au concept newtonien de « force
imprim é e »1 . C ette représentation de l ’ activité physique accompagne le
concept d ’ inertie 21 qui implique en effet qu ’ un corps n ’ a pas d ’ activité par
lui-même, et qu ’ il ne change d ’ état que sous l ’ effet de forces qui s ’ exercent
sur lui de l ’ extérieur. Il s ’ agit d ’ invalider cette représentation de l ’ activité
en lui opposant le modèle de la gravitation. L ’ idé e de gravitation implique
au contraire une capacité de la matière à agir sur soi et à produire sa propre
organisation ou sa propre corporéité. E lle permet d ’ illustrer la thèse
dynamiste suivant laquelle la force n ’ est pas possédé e par une matière
indépendante d ’ elle, mais au contraire toujours constitutive de la matière
qui est lié e à elle.
H egel polémique en outre contre l ’ interprétation qui fait consister
l ’ activité physique en un ensemble de forces indépendantes les unes des
autres : «N ewton a arraché les déterminations à l ’ effectivité empirique et
les a essentiellement autonomisé es » 3 ; « Le sort réservé à ces moments du
concept est d ’ être saisis comme des forces particulières, correspondant à la
force d ’ attraction et à la force de répulsion, dans une détermination plus
précise comme force centripète et force centrifuge, lesquelles, de même
que la gravité, sont censé es agir sur les corps indépendamment l ’ une de
l ’ autre, et se heurter de façon contingente dans une troisième ré alité, le
corps» 4 . À cette représentation de l ’ activité physique, H egel oppose une
conception relationnelle des forces. Q ue ce soit dans la Phénoménologie ou
dans la Logique, il objecte toujours qu ’ une force n ’ agit que lorsqu ’ elle est
sollicité e par une autre force 5 . S ans doute s ’ inspire-t-il ici de Leibniz pour
donner une interprétation dynamiste du principe newtonien de l ’ égalité de
l ’ action et de la ré action, et plus généralement, des principes de la Statique
de d ’ Alembert. Toujours est-il qu ’ il en conclut que les forces sont toujours
prises dans ce qu ’ il appelle le «je u des forces», c ’ est-à-dire qu ’ elles
n ’ existent pas en tant que forces autonomes et indépendantes, mais au
contraire comme moments opposés d ’ une même activité. C ’ est préci
sément un tel jeu des forces, en l ’ occurrence l ’ unité de l ’ attraction et de la
répulsion, que H egel lit dans le concept de gravitation6 . Lorsqu ’ elle est
entendue en son sens adéquat, c ’ est-à-dire en tant que jeu des forces, la

1. Log. II, p. 211, W. 6, p. 174.


2. E nc., § 266, rq.
3. § 266, note.
4. §269,r?.
5. Log. II, p. 213-216, W. 6, p. 176-178;Phéno„ p. 120-124, Ph.d. G .,p. 95-100.
6. E nc. § 262, rq.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 219

notion de force décrit de façon adéquate l ’ activité physique. L ’ activité


physique de la gravitation relève d ’ un tel jeu des forces, on ne s ’ étonnera
donc pas que H egel accepte l ’ emploi de la notion de force à son propos,
avecréserve il est vrai :« O n ne doit donc pas parler de forces. Si l ’ on veut
employer la notion de force, il y a alors une force, dont les moments
n ’ attirentpas vers différents côtés comme deux forces » ’ .
H egel polémique enfin contre la représentation des forces par des
directions géométriques indépendantes et contre l ’ explication du mou
vement par la composition de ces directions. C omme l ’ a montré
K. N. Ihmig, le c œ ur de la critique de l ’ explication newtonienne est dans le
rejet du parallélogramme des forces 21. D ans les deux premiers corollaires
ajoutés aux Axiomes ou J-ois du mouvement, N ewton énonce le principe
de la composition des forces. P ar analogie avec la composition des
mouvements, il explique que deux forces s ’ exerçant suivant les côtés d ’ un
parallélogramme se composent en une force correspondant à la diagonale de
ce même parallélogramme. Il affirme ensuite que la réciproque est vraie :
«une force A D quelconque directe se résout en des forces obliques
quelconques A B et B D » (C orollaire II). H egel voit là le risque d ’ une
confusion de la décomposition géométrique du mouvement et de l ’ analyse
physique du mouvement. C ertes, N ewton ne cherche ici qu ’ à fournir les
outils mathématiques au moyen desquels il pourra ultérieurement, dans le
troisième livre des Principia, se livrer à la description physique du
« système du monde ». S a théorie physique est né anmoins affecté e d ’ une
ambiguïté qui apparaît dès le début des Principia. N ewton y explique
qu ’ « il faut considérer ces forces d ’ un point de vue seulement mathéma
tique et non pas physique » (D éfinition VIII) alors qu ’ il fait en même temps
des forces les causes qui produisent les mouvements et qui permettent de
distinguer les mouvements véritables des mouvements apparents (fin du
Scolie des définitions)3 . C ette ambiguïté devait devenir plus manifeste
encore dans les manuels de la fin du xvm e siècle, où la mécanique
newtonienne était exposé e d ’ après les principes de la Statique de

1. § 269, add., W. 9, p. 85 (nous soulignons).


2. H egels D eutung der Gravitation, p. 33-53. P. Ziche a récemment montré que cette
critiqu e du parallélogramme des forces remonte aux anné es de formation de H egel.
C . F . Pfleiderer, professeur de physique et de mathématiques au Stift de Tubingen, voyait en
cette procédure une démarche empiriquement mal fondé e et une hypostase illégitime des
forces ; voir à ce propos, P. Ziche, Mathematische und N aturwissenschaftliche Modelle in der
Philosophie Schellings und H egels, p. 142-151.
3. Pour une critique des critiques hégéliennes à partir des ambiguités de N ewton, voir
A. Doz, « C ommentaire », in H egel, La théorie de la mesure, P aris, P U F , 1970, p. 126-136, et
M. J. P etry, « The Significance of K epler’ s Laws », in H egel and N ewtonianism, p. 439-513,
ici, p. 455 sq.
220 L A T H E O RIE D E S S CIE N C E S

d ’ Alembert sans que l ’ exposé reste fidèle au phénoménisme d e


d ’ Ale mb ert1 . H egel considère quant à lui que la représentation géométrique
de la force ne peut rendre compte adéquatement de la véritable nature de la
force; c ’ est en ce sens qu ’ il soutient dans la Dissertation de 1801 que l a
représentation géométrique de la force ne rend pas compte de la «force
1 N ewton a raison de rapporter le mouvement aux forces, mais il lui
vive » 2.
aurait fallu poursuivre en id e ntifia nt matière et force et en concevant les
forces comme les différents moments par lequel se posent matière et
mouvement. E n ce sens, les forces newtoniennes doivent bien être consi
déré es comme les produits d ’ une « réflexion qui s ’ arrête à mi-chemin » 3 .
C ette critiqu e du traitement mathématique de la force fait apparaître par
contraste la forme que doit prendre la vraie explication scientifique. D ans le
cadre de la tradition empiriste, bientôt relayé e par le positivisme, on tend à
id e ntifier l ’ explication scientifique à une déduction du particulier à partir
d ’ une loi générale, ou à une déduction d ’ une loi générale à partir d ’ une loi
plus générale encore 4 . H egel semble au contraire considérer que l ’ explica
tion d ’ un phénomène ou d ’ une loi physique doit les rendre intelligibles en
leur donnant leur sens physique (interprétation à p artir de principes dyna
miques). L ’ explication, conçue en ce sens ré aliste 5 , consiste à doter un
énoncé empirique d ’ une signific ation physique qui n ’ est pas elle-même

1. V oir à ce propos, W . N e us er, « H e g el H a bilitation und R e aktionen a uf seine


H a bilitationschrift », in G . W . H e g el, Philosophische Erorterung über die Planetenbahnen,
A cta H um a noria , 1986, p. 1-70, ici, p. 11-24.
2. Orbites, p. 134, Dissertatio, p. 7 : « C ar si la dire ction m é c a niqu e du mouv e m e nt peut
vraim e nt n a ître des dire ctions opposé es de plusieurs forc e s, il n ’ en ré sulte pas que la
dire ction de la forc e viv e provie nn e de forc e s opposé es, et même, un ra pport mé c a niqu e de
cette sorte, suiv a nt le qu el le corps s erait poussé p ar des forces qui lui sont étrangères, doit être
d é claré e ntière m e nt étra ng er à la forc e viv e ». L a notion de forc e viv e re nvoie bie n à la
distinction d ’ origin e leibnizie nn e e ntre forc e morte et forc e viv e ; voir sur ce point la synthèse
effe ctu é e p ar C . F errini (Dissertatio, p. 101 -103).
3. Ibid. , § 270, fin de la remarque.
4. C ’ est la form e de l ’ e xplic ation suiv a nt le modèle d é ductif-nomologiqu e popularis é
par H e mp el (É léments d ' épistémologie, p. 73-107). C ette compré h e nsion de l ’ e xplic ation
est d éfinie et d éfe ndu e p ar A . C omte dans la pre mière leçon du C ours de philosophie positive,
mais elle était d éjà un lie u commun de la culture scie ntifiqu e du temps de H e g el. J. C .
P. Erxle b e n, a ute ur de l ’ un des manuels de Physique les plus utilis é s en Alle m a gn e à la fin du
siècle, les Anfangsgründe d er N aturlehre (3 e éd. 1764), affirm e qu ’ e xpliqu er signifie
d é duire à p artir d ’ une loi, et que ce typ e d ’ e xplic ation, qui doit toujours re ster infond é , est le
seul que l ’ on puisse utilis er « c ar la cause d ernière de la n ature ne peut être donné e à
personne » (§ 7, p. 5).
5. P our une défense de ce mod èle de l ’ e xplic ation, E . M e y erson, Identité et ré alité,
chap. 1 ; et plus ré c e mm e nt R. T hom, P araboles et catastrophes, P aris, F la mm arion, 1983,
p. 9-13, 90-92; J. L arg e a ult, Philosophie de la nature, C réteil, U niv ersité P aris VII, 1984,
chap. 1.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 221

j ’ ordre empirique. D ’ où la critique hégélienne de la recherche de l ’ évidence


empirique- H egel ne se contente pas de souligner le paradoxe voulant que
pour éviter le recours à une qualité occulte, on attribue un rôle bien
surprenant à la tautologie, et que l ’ on sombre par là même dans une
explication très occulte *. Il reproche en outre aux forces newtoniennes de ne
pas être asse z occultes, d ’ être des qualités trop connues dans la mesure où
elles ne sont que le décalque des lois qu ’ elles expliquent21. L e rejet de
l ’ épistémologie de la certitude au profit de l ’ épistémologie de la vérité,
caractéristique du ré alisme épistémologique 3 , trouve également à
s ’ exprimer dans les remarques que la préface de la Phénoménologie de
l' esprit consacre aux mathématiques. C e qui est reproché à la démonstra
tion mathématique, c ’ est {je ne viser qu ’ à convaincre de la vérité du
théorème, de n ’ être qu ’ un « moyen de connaissance » du théorème plutôt
que d ’ être le déploiement de la nécessité objective des propriétés exprimé es
par le théorème : « E n tant que résultat, le théorème est certes quelque chose
qui est compris comme vrai p ar l'intelligence. Toutefois, cette circonstance
[qu ’il est résultat d ’ une démonstration] vie nt s ’ ajouter et ne concerne pas
son contenu, mais seulement le rapport au sujet ; le mouvement de la
démonstration mathématique ne ressortit pas à ce qui est objet, mais est
une activité extérieure à la chose » 4 . C ette critique de la démonstration fait
corps avec une critique de l ’ évidence comme critère de la scie ntificité :
«L ’ évidence de cette connaissance défectueuse dont les mathématiques
sont frères, et qu ’ elles arborent du reste pour plastronner face à la
philosophie (...) ressortit donc à une espèce que la philosophie ne peut que
dédaigner » 5 .
3. H egel ne se contente donc pas d ’ intégrer à son explication spéculative
des lois de la mécanique les concepts d ’ inertie, d ’ attraction et de gravi
tation. Il utilis e également ces concepts en leur acception dynamique, en
interprétant l ’ inertie et l ’ attraction comme les deux moments d ’ une même

1. Log. Il, p. 113, W . 6, p. 99 : «malgré toute la clarté de cette proposition, on peut


nommer cela, pour cette raison, un type d ’ explication très occulte ».
2. Log. II, p. 112, W. 6, p. 99 : « O n devrait plutôt lui faire le contraire comme reproche,
qu ’ elle est une qualité trop connue; car elle n ’ a pas d ’ autre contenu que le phénomène lui-
même ».
3. L a dénonciation des épistémologies de la certitude au nom d ’ une épistémologie de la
vérité est l ’ un des thèmes fondamentaux de K. Popper, voir par exemple La connaissance
objective,p. 129-131,138-147.M aisily a bie n e nte nduun e différe nc e d etaille entre Popper
et H egel. C elui-là entend l ’ explication suivant le modèle logique, et comme une déduction de
faits certains à p artir d ’ hypothèses audacieuses: «l’ explication scientifique est (...) la
réduction du connu à l ’ inconnu » (C onjectures et réfutations, trad. M. B. D e Launay, P aris,
P ayot, 1985, p. 103). Pour H egel, il s ’ a git plutôt d ’ une réduction du phénoménal aurationnel.
4. Phéno., p. 54; Ph.d. G ., p. 31.
5. Phéno., p. 55 ; Ph.d. G ., p. 33.
222 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

force de gravitation. Mais la théorie newtonienne des forces physiq Ues


contient également un élément qui ne peut être fondé et qui fait l ’ objet
d ’ une critique sévère. Les objections hégéliennes les plus radicales portent
sur le traitement mathématique de la force, elles ont des raisons mathéma
tiques et épistémologiques.
D ’ une part, H egel s ’ en prend à la confusion du concept proprement
physique et du concept purement mathématique de la force. La force
physique ne peut être réduite au concept mathématique de la force, qui, en
tant que transformation mathématique de la trajectoire, ne dispose d ’ aucun
pouvoir e xplic atif véritable. C ’ est seulement en ce sens que H egel voit dans
l ’ explication newtonienne une tautologie ', et qu ’ il continue à juger qu ’ il
existe une certaine forme de supériorité de K epler par rapport à N ewton 21.
E st ainsi souligné e l ’ insuffisance de l ’ explication à partir de telles forces 3 .
H egel y trouve un double défaut. Le premier concerne son caractère
tautologique, le second une confusion quant à ce qui est fondement et ce
qui est dérivé. L ’ aspect tautologique résulte de la définition des forces
comme simple capacité à produire un effet. P ar prudence empiriste, N ewton
se refuse à analyser la force en tant que causalité, et il prétend se contenter
d ’ étudier mathématiquement les forces, en réduisant ainsi la force à la
capacité de modifier un mouvement rectiligne uniforme. D ’ Alembert
donne à l ’ explication par les forces un caractère tautologique encore plus net
lorsqu ’ il affirme que nous ne devons appréhender les causes du mouvement
que d ’ après leurs seuls effets, toute autre considération étant obscure et
devant être bannie de la mécanique 4 . L ’ explication par les forces peut alors
être considéré e comme « un simple formalisme et une tautologie vide, qui
exprime dans la forme de la réflexion dans soi, de l ’ essentialité, le même
contenu qui est présent dans la forme de l ’ être-là immédiat » 5 . Le second
défaut concerne le désordre introduit dans l ’ organisation théorique par le
concept mathématique de force 6 . Les forces newtoniennes sont introduites
comme les principes de la théorie, et pourtant, elles ne sont que des
«déterminations réfléchies » forgé es à p artir des lois qu ’ elles prétendent
expliquer. E lles sont donc bien plutôt fondé es que fondatrices. E n
développant cette argumentation, il ne semble pas que H egel veuille
opposer à l ’ ordre déductif illusoire des connaissances, un ordre véritable

1. Science de la logique, t. 2, p. 111 -116.


2. V oir sur cette question M. J. P etry, « The significance of K epler’ s Laws », in H egel
and N ewtonianism, p. 439-513.
3. L e texte le plus complet à ce propos est Log. II, p. 111-116, W. 6, p. 98-102.
4. Discours Préliminaire, in Traité de dynamique, p. Xi -XII.
5. Log. II.p. 111, W. 6, p. 98.
6. Log. II. p. 113-115, W. 6, p. 100-101.
L E S T H É O RIE S S CIE N TIFIQ U E S 223

qui suivrait le chemin de l ’ induction1 . C ette critique n ’ a en effet de sens


que dans la mesure où H egel exige que les fondements soient de véritables
fondements, les fondements explicatifs de véritables forces, et non pas
seulement des transformations mathématiques du mouvement. Il importe à
ce propos de souligner ici encore, que lorsque H egel dénonce dans la
mécanique « un édifice composite fait de physique et de mathématique », il
n e considère pas qu ’ il y a trop de forces et pas asse z de mathématique, il
considère au contraire les forces comme l ’ élément proprement physique,
comme « l ’ apport ré el », et il déplore seulement que cet élément physique
soit explicité en termes purement mathématiques21. E n fait, H egel reproche
bien plutôt à la mécanique de ne pas asse z expliquer le ré el, ou de
l ’ expliquer avec des forces qyi ne sont pas véritablement conçues comme
des forces.
D ’ autre part, H egel tente en effet de faire apparaître la supériorité du
formalisme mathématique proposé dans la Théorie des fonctions de
Lagrange. Il n ’ est pas sans intérêt de relever que dans la section Mécanique,
H egel se réfère à la Théorie des fonctions plutôt qu ’ à la Mécanique
analytique. O n peut y voir l ’ indice du fait que H egel est plus intéressé par
les mathématiques de Lagrange que par sa mécanique. C et intérêt porte sur
les mathématiques pures et appliqué es. H egel accorde en effet un grand
intérêt aux efforts entrepris par Lagrange pour résoudre les difficultés du
calcul infinitésimal. La supériorité de Lagrange sur N ewton relève alors
d ’ une question de philosophie des mathématiques3 . P ar ailleurs, Lagrange
est supérieur à N ewton du point de vue de la signification physique du
formalisme mathématique. H egel insiste sur le fait que dans le processus de
dérivation par développement en série, il ne faut retenir pour l ’ application à
la mécanique que les termes du développement dotés d ’ une signification
empirique 4 . Mais la reconnaissance de l ’ importance des mathématiques de
Lagrange ne conduit pas pour autant à adopter sa mécanique. À l ’ époque,
Lagrange apparaît comme le héraut de la position phénoméniste en
mécanique. À ce type de position épistémologique s ’ opposent Laplace,
B erthollet, Biot, et les autres membres du cercle de Laplace, qui sont tous

1. C ette thèse est soutenue par K. N. Ihmig, «H egel’ s Tre atment of Universal
Gravitation », in H egel andN ewtonianism, p. 367-381, ici p. 373.
2. Orbites, p. 132, Dissertatio, p. 6 : « R emarquons pour l ’ instant que, s ’ il voulait exposer
des rapports mathématiques, l ’ étonnant est qu ’ il ait utilisé le mot de force ; caries quantités du
phénomène relèvent des mathématiques, mais la connaissance de la force relève de la
physique. E n ré alité, croyant partout définir des proportions entre forces. N ewton a construit
un édifice composite fait de physique et de mathématiques, où l ’ on a peine à trier ce qui
relève de la science physique et constitue pour elle un apport ré el ».
3. J. T. D esanti, La philosophie silencieuse.
4. E nc. , § 267, note 2.
224 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

partisans d ’ une science ré aliste et d ’ une interprétation causale des forces1


C ’ est bien plutôt vers les seconds, auxquels il se réfère souvent (il cite
Biot, B erthollet etLaplace)21, et qui se désignent eux-mêmes comme les
tenants d ’ une « mécanique physique », que H egel semble incliner.
C oncluons donc que l ’ épistémologie hégélienne n ’ est pas tourné e
contre les forces, qu ’ elle considère bien plutôt les forces comme des
principes à partir desquels les sciences doivent rendre les phénomènes
intelligibles en leur donnant leur sens physique, qu ’ elle ne considère pas
les forces comme des pensé es qui conduisent la mécanique dans une
impasse en la détournant du droit chemin qui mène des lois au concept
mais comme les produits d ’ une «réflexion qui s ’ arrête à mi-chemin » 3';
elles sont sur le chemin qui mène des lois au concept, mais elles requièrent
l ’ explicitation spéculative pour être mené es à bon port. Les pensé es
d ’ entendement contiennent une vérité, même si celle-ci reste explicité e
sous une forme inadéquate ; il en va de même des principes explicatifs des
sciences en général, des forces newtoniennes comme des forces d ’ affinités
sur lesquelles H egel construira son interprétation de la chimie.

1. Pour l’ opposition de l ’ épistémologie de Lagrange et de celle du cercle Laplacien, que


Poisson présente comme l ’ opposition d ’ une « mécanique physique » et d ’ une « mécanique
analytique », voir R. F ox, « The Rise and F all of the Laplacian Physics », in Historical Studies
in the PhysicalandBiologicalSciences, 4, 1974,p. 89-136,icip. 118-119.
2. C ela est toutà fait évident pour Biot et B erthollet qui sont des références importantes
de la section Physique. C . F errini (op. cit.) a démontré l ’ importance de Laplace pour la
mécanique hégélienne en dénombrant une vingtaine de références à l ’ E xposition du système
du monde dans la Dissertation de 1801.
3. E nc., § 270, fin de la remarque.
C h a pi t r e t v

L A P HIL O S O P HIE C O MM E IN T E R V E N TI O N
D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S
(L E C A S D E LA C HIMIE)

Q uelles sont donc les différentes thèses de l ’ épistémologie hégélienne?


Le chapitre n-n a établi que la philosophie hégélienne soutient une thèse
conceptualiste : les théories scientifiques sont structuré es par leurs
concepts, et elles trouvent en eux leur vérité. Le chapitre m-in précise que ce
conceptualisme prend la forme d ’ un théoricisme d ’ ordre rationaliste : les
principes, irréductibles à de simples généralisations empiriques (chapitre
ni-i) ou à de simples hypothèses, donnent au savoir scientifique sa vérité et
sa rationalité. Les précédents chapitres ont par ailleurs montré que le
ré alisme épistémologique hégélien se déclinait en une interprétation
ré aliste de l ’ explication scientifique, en la substitution d ’ une épistémo
logie de la vérité à l’ épistémologie de la certitude, en un anti-réduction
nisme (chapitre in-iu) et un pluralisme méthodologique (chapitre m-n).
Si une juste compréhension de ces différentes orientations épistémo
logiques est décisive pour l ’ interprétation de la Philosophie de la nature,
c ’ est non seulement parce qu ’ elle permetde présenter les formes de l ’ enten
dement scientifique que la spéculation prétend exposer, mais encore parce
qu ’ elle confère une justification épistémologique à cette partie du système.
D e cette épistémologie, il résulte en effet qu ’ il est tout à la fois possible et
nécessaire de fonder les sciences dans une philosophie de la nature de style
spéculatif. La possibilité en est déterminé e par l ’ orientation rationaliste et
ré aliste. Le fait que les sciences soient le lieu d ’ une affirmation de la raison
les rend susceptibles d ’ une fondation spéculative, quant au fait qu ’ elles
aient pour fin de saisir la ré alité telle qu ’ elle est en-soi, il permet que cette
fondation prenne la forme d ’ une philosophie de la nature. La nécessité
d ’ une telle fondation est déterminé e par l ’ épistémologie de la vérité et
226 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

l ’ anti-réductionnisme. La thèse de l ’ irréductibilité des différents nive aux


interdit toute forme de fondation par des principes ontologiques surplom
bants, de même que le pluralisme méthodologique interdit la fondation par
la méthode. Les deux racines de la certitude que la philosophie prétend
traditionnellement conférer au savoir scientifique sont ainsi coupé es par
cette philosophie qui soutient que l’ objectif fondamental des sciences est la
vérité. La vérité des science de la nature se jouant dans l’ adéquation de leurs
principes à l ’ être spécifique des nive aux de la nature, seule une Philosophie
de la nature en pourra produire l ’ exposition fondatrice.
E n régime dialectique, l ’ exposition fondatrice est exposition critique
puisque la critique de l ’ entendement est l ’ un des moments de la fondation
de sa vérité. Les éclaircissements qui viennent d ’ être apportés quant à la
nature de l ’ entendement scientifique nous permettent donc de préciser les
formes de ce lien dialectique de la fondation et de la critique. Ajoutons que
l’ on trouve en fait trois types de combinaison de la fondation et de la
critique dans la Philosophie de la nature.
Le premier type correspond au cas où la critique est le simple moyen de
lafondation. L a section Mécanique en fournit l ’ illustration. Tout ce qui y
relève de la correction des défauts de l ’ entendement et de la prise de parti
dans des conflits théoriques (le conflit des interprétations mécanistes et
dynamistes, le conflit concernant la nature des forces, les conflits
concernant l ’ interprétation du formalisme mathématique et du calcul
infinitésimal) a pour fin d ’ établir la vérité de la refonte dynamiste de la
mécanique newtonienne. Le second type de rapport de la fondation et de la
critique est l ’ envers du premier. F onder une théorie scientifique équivaut à
polémiquer contre les théories concurrentes, lorsque la critique est le simple
moyen de la fondation, elle est également sa conséquence rigoureuse. O n le
constate dans la section consacré e à la lumière. F onder la théorie de G oethe,
c ’ est également arbitrer le différend qui l ’ oppose à celle de N ewton et rejeter
cette dernière. Si les paragraphes reproduisent les thèses principales de
l ’ optique goethé enne, les remarques et les additifs justifie nt indirectement
cette prise de position par une polémique portant alors sur les différents
nive aux de la théorie newtonienne : la métaphysique mécaniste, un principe
explicatif comme celui de « rayon lumineux », les expériences effectué es au
moyen du prisme. Mais les controverses scientifiques peuvent également
être plus complexes et moins tranché es ; telle est la situation à laquelle la
chimie de l ’ époque nous confronte. Plus question alors de simplement
prendre parti, il s ’ avère bien plutôt nécessaire d ’ intervenir dans les débats
scientifiques en procédant à une reconstruction théorique qui effectue
conjointement la fondation et la critique. E n prétendant ainsi résoudre par
lui-même les conflits théoriques, H egel ne remet-il pas en cause le principe
de l ’ indépendance du savoir constitué ? N e tente-t-il pas de concurrencer sur
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 227

leur propre terrain les différentes théories scientifiques en débat? Le croire


serait prendre pour argent comptant la thèse suivant laquelle la vérité n ’ est
dite par les sciences qu ’ en dehors des périodes de crise, et que les contro
verses scientifiques ont une vérité dans la seule mesure où elles opposent le
vrai au faux. C es représentations expriment certainement la compréhension
que le philosophe a généralement de la science, et elle commande le rapport
qu ’ il tente d ’ instituer entre philosophie et science ; elles méritent cependant
l ’ examen.
Le rapport de la philosophie et des sciences est conçu traditionnel
lement comme un rapport de réflexion : soit l ’ on voit dans les principes des
sciences l ’ application d ’ une vérité plus haute (d ’ ordre philosophique), soit
l ’ on voit dans la philosophie l ’ explicitation des conditions d ’ une vérité
scientifique. La vérité scientifique se réfléchirait ainsi soit dans son propre
modèle, soit dans une image affaiblie qui la rapporte né anmoins à sa propre
possibilité. Nous serions ainsi en présence du rapport de deux vérités, ou
du rapport de deux degrés de vérité. Le présupposé de cette compréhension
des rapports de la philosophie et des sciences est que la science est un savoir
pacifié, qu ’ elle fournit l’ idé al d ’ une paix que la philosophie doit viser et
atteindre. Il est pourtant difficile de concéder à Kuhn que l ’ état normal des
sciences soit celui de paradigmes incontestés hors des périodes de transi
tion d ’ une théorie à une autre. D e nombreux auteurs ont insisté (contre
Kuhn *, F oucault21 et B achelard3) sur le fait que les théories scientifiques
sont toujours prises dans de véritables conflits théoriques qui concernent
tout autant la nature (et pas seulement l ’ interprétation) des principes des
théories dominantes, que les modalités de leur application. Si le rapport de
la philosophie aux sciences ne peut prendre la forme du rapport de deux
vérités, ne lui reste-t-il que celle de la méditation sceptique sur l ’ incertitude
des sciences et sa propre impuissance? O n ne l ’ accordera pas si l ’ on tient
que les conflits de l ’ entendement expriment une vérité, qu ’ ils méritent
d ’ être lus d ’ un point de vue positivement rationnel et non pas seulement
négativement rationnel. D ans une telle perspective, la philosophie peut
conserver son ambition fondatrice face à de tels conflits ; mais elle ne le
peut qu ’ en faisant accéder les contradictions de l ’ entendement à une vérité

1. V oir par exemple I. Lakatos, Méthodologie et histoire des sciences, P aris, P U F , 1994.
2. V oir par exemple J. G ayon qui synthétise ainsi la pensé e de J. Roger : « il est des
époques où cet esprit [« l’ esprit du temps »] revêt davantage l ’ allure du conflit et du mou
vement que celle d ’ une structure bien définie de l ’ ordre possible des pensé es » (« Postface :
D e la philosophie biologique dans l ’ œ uvre de J. Roger», in J. Roger, Pour une histoire des
sciences à part entière, P aris, Albin Michel, 1985, p. 459-471, ici p. 461).
3. V oir par exemple E . B alibar, « C oupure et refonte. L ’ effet de vérité des sciences
dans l ’ idéologie», in Lieux et noms de la vérité, La Tour d ’ Aigues, É ditions de l ’ aube, 1994,
p. 99-162.
228 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

qui lui reste caché e; elle ne le peut sans procéder à une intervention active
dans le savoir positif. D ’ une telle « pensé e intervenante », suivant la belle
expression de Brecht *, la philosophie hégélienne de la chimie nous fournit
un exemple qui, conformément au principe de la fondation immanente,
évite soigneusement toute position de surplomb et utilise au mieux les
ressources du style de la philosophie de la nature. H egel s ’ y attache à la
rationalité spécifique des débats théoriques, en prenant en compte les
controverses portant sur ce que nous avons présenté comme les différents
nive aux de la rationalité scientifique. Le contexte scientifique de l ’ époque
lui interdit de se contenter d ’ une philosophie de la chimie et lui impose
d ’ élaborer une philosophie chimique, c ’ est-à-dire une théorie des forces
chimiques, pour faire apparaître la vérité du savoir acquis par les chimies
dynamistes de ses contemporains21.
P ar méconnaissance du champ polémique de la culture scientifique de
l ’ époque, on considère parfois la philosophie hégélienne de la chimie
comme l ’ un des exemples des errements auxquels la Philosophie de la
nature peut conduire. H egel s ’ y mettrait en contradiction avec la chimie
lavoisienne pourtant déjà reconnue depuis des décennies, de même qu ’ avec
l ’ atomisme e tl’ électrochimisme, il s ’ en remettrait à la chimie phlogistique
totalement dépassé e sous le seul effet de son arrogance philosophique3 . E n
s ’ attachant à son intervention dans les débats théoriques concernant les
principes ontologiques, les méthodes de classification, et l ’ explication
chimique, nous verrons au contraire qu ’ il se situe dans le cadre strict du
savoir de son temps.

1. B. Bre cht, « Ü b er eingreife nd e s D e nk e n », in G esammtelte W erke, VIII, F ra ncfort,


Suhrk amp, 1967, p. 714-735.
2. C ’ est dans les anné es 1800-1810 que le paradigme dyn a miste est le plus g é n érale m e nt
admis en Alle m a gn e . A la fin de sa c arrière univ ersitaire , H e g el ne peut cacher sa d é c e ption
fa c e au reflux d e la physique dyn a miste qui domin ait la vie scie ntifiqu e des dix pre mière s
anné es du siè cle et qu ’ il s ’ e mploie à fond er dans sa philosophie de la n ature : «si les physi
ciens allema nds ont admis pendant un temps cette dyn a miqu e pure , la plup art de ces phy
siciens dans les d erniers temps, ont trouv é à nouve au plus commod e de re v e nir au point de
vu e atomistiqu e et, contre l ’ a v ertiss eme nt de le ur collè gu e , le re gretté K a stn er, de consi
dérer la m atière comm e constitué e de corpuscules infinim e nt p etits nommés atomes, lesquels
atomes s eraie nt ensuite mis en relation les uns avec les autres p ar le je u des forc e s attra ctiv e s
et ré pulsiv e s attaché es à eux, ou encore, p ar d ’ autres forc e s quelconques. Il y a alors ici
également une métaphysique dont il e xisterait assurément un motif suffis a nt de se g ard er, du
f ait de l ’ absence d e pensé e qui la caractérise » (§ 98, add. 1).
3. S uiv a nt F arb er, H e g el ignorerait les deux grands progrès de la chimie du début du
xix c siè cle que constitu e nt l ’ éle ctrochimie et la d étermin ation des poids atomiques et il
d éfe ndrait des thèses phlogistiqu e s; « H e g els Philosophie d er C h e mie », K ant-Studien, Bd.
X X X , p. 104. C et article constitu e l ’ une des trois interprétations d ’ ensemble de la philosophie
h é g élie nn e de la chimie qui a dopte nt d ’ aille urs des points de vue complé m e ntaire s; voir
également D . v. E ng elh ardt, H egel unddie C hemie, et J. W . B urbidg e , R e al Process.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 229

L’ u n i t é d e l ’ o b j e t

D avy, dans ses Éléments de philosophie chimique, constate que


différentes forces agissent dans les phénomènes chimiques : une force de
cohésion qui semble dépendre de la loi générale de la gravitation, une force
de répulsion calorique, les forces de combinaison et de décomposition de
l ’ affinité chimique, et des forces d ’ attraction et de répulsion électrique. Il
s ’ emploie, dans la première partie de son ouvrage, à étudier leurs lois
spécifiques, en consacrant un chapitre à chacune. L ’ action chimique se voit
ainsi implicitement définie comme le lieu de l ’ action conjointe de ces
différentes forces, mais cette présentation peut aussi faire surgir le soupçon
suivant lequel l ’ unité de»la chimie n ’ est qu ’ apparente car l ’ objectivité
chimique semble ainsi résulter de causes dont on se sait si elles entretien
nent véritablement des rapports entre elles. Le lecteur des Éléments de
philosophie chimique ne peut s ’ empêcher de se demander si les phéno
mènes étudiés par la chimie sont véritablement homogènes et si cette
discipline elle-même possède un objet strictement déterminé. D avy est
sans aucun doute persuadé de l ’ unité de ces différentes forces et, par là
même, de l ’ unité du chimisme, mais il ne s ’ exprime pas de façon explicite
sur cette question. C omme on peut le voir dans des développements
concernant le rapport de l ’ affinité et de l’ électricité, D avy pense que ces
forces trouvent leur unité dans une force caché e dont elles sont les dif
férentes manifestations1 ; il n ’ est pas étonnant qu ’ il n ’ en dise que peu de
choses.
L ’ intérêt de la position de D avy est double. E lle révèle l ’ incertitude des
chimistes devant la question, d ’ ordre ontologique, de l ’ unité de l ’ objet;
elle nous montre comment la nécessité d ’ y trouver une réponse pouvait
conduire certains chimistes à des thèses proprement métaphysiques. F ace à
cette incertitude, issue de la pluralité des formes de l ’ action chimique, une
autre attitude était possible : tenter de réduire à l ’ unité les différentes formes
d ’ activité chimique (galvaniques, de combustion, d ’ affinité) et les autres
forces (de nature physique) intervenant dans le procès chimique, au moyen
d ’ un principe explicatif et non plus d ’ une hypothèse métaphysique. C ette
position est celle de B erz élius (le chimiste qui fait autorité à partir de

1. É léments de philosophie chimique, trad. J. B. V an Mons, P aris, 1813, p. 209 : « D es


effets électriques sont produits par les mêmes corps agissant comme masse, qui, agissant par
leurs particules, produisent des phénomènes chimiques. C ’ est pourquoi il n ’ est pas
improbable que la cause primaire des deux effets soit la même ». D avy reçoit cette thèse en
héritage de la N aturphilosophie allemande par l ’ intermédiaire de C oleridge. Sur ce point,
T. Levere, Yverdon-Langhome, Affinity and Matter, G ordon and Bre ach Science
Publishers, 1993 2 , p. 29-32.
230 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

1810)1 . L ’ électricité lui fournit en effet un principe globalement explicatif


au moyen duquel il s ’ efforce d ’ expliquer l ’ apparition des différentes formes
d ’ activité chimique et de phénomènes physiques comme la chaleur. L ’ unité
du chimisme n ’ est ainsi affirmé e que d ’ un point de vue instrumentaliste
on présuppose l ’ unité de l ’ objet parce que les différents phénomènes
peuvent être représentés au moyen d ’ un même principe explicatif. La
question de l ’ unité de la ré alité chimique, celle de la nature de cette unité et
des rapports que le chimisme entretient avec les autres régions de la
physique est en fait contourné e. H egel n ’ était pas le seul à se montrer
insatisfait de cette démarche. Un chimiste comme Pohl, inspiré par la
N aturphilosophie, remarquait lui aussi la pauvreté des définitions de
l ’ objet de la chimie che z B erz élius21.
La question de l ’ unité du chimisme pouvait donc laisser les chimistes
dans l ’ incertitude. Mais l ’ incertitude fait place au débat quand on aborde la
question de la spécificité de l ’ objet. Les chimistes se partagent en effet entre
ceux qui admettent l ’ existence d ’ une activité chimique spécifique (comme
Œrsted3 et Richter)4 , et ceux qui expliquent que les différentes formes de
l ’ activité chimique trouvent leur principe dans une autre sphère que la
sphère chimique, comme B erz élius et B erthollet, qui renvoient respecti
vement la chimie à l ’ électrologie et à la physique. C es derniers ne nient pas
l ’ existence de phénomènes chimiques. Bien au contraire le phénomène de
l ’ affinité leur apparaît comme un phénomène spécifiquement chimique et
leurs théories tentent de l ’ expliquer. Us nient cependant que l ’ explication
de ce phénomène soit à effectuer à partir d ’ un principe proprement
chimique.
La chimie du début du xix e siècle est caractérisé e par un débat plus
général encore. C ’ est celui qui oppose les tenants d ’ une chimie atomiste
(D alton, B erz élius), à ceux d ’ une chimie dynamiste (Œrsted) et à ceux qui
rejettent ces deux positions (Wollaston, B erthollet)5 .

1. Sur J. B erz élius, voir E . M. Melhado, Jacob B erz élius. The E mergence ofhis C emical
System, Upsala, Almquist et Wicksell, 1981.
2. G . F . Pohl, «Lehrbuch der C hemie von J. J. B erz élius », in Jahrbücher fur
wissenschaftlische Kritik, 1827, p. 505-543, ici p. 510-5 H . Pohl est le seul chimiste qui semble
avoir subi une influence directe de la chimie hégélienne.
3. Sur Œrsted, voirB . G ow er, «Spéculation in Physics: the History and Practice of
N aturphilosophie », in Studies in the HistoryofPhilosophyofScience, 3,1973, p. 301-356; R.
C . Stauffer, «Spéculation and E xperiment in the B ackground of Œrsted Discovery of
E lectromagnetism », /sir, 1957, vol. 48, part 1, p. 33-34,47-48.
4. Sur Richter, voir F . Gregory, « Romantic K antianism and the E nd of the N ewtonian
Dre am », in Archives Internationales d ’ Histoire des Sciences, 34,112,1984, p. 108-123.
5. B erthollet, comme Wollaston, n ’ est pas hostile à l ’ hypothèse atomiste pour des raisons
ontologiques. Il refuse seulement l ’ arbitraire qu ’ il y aurait à faire reposer une science sur
une hypothèse aussi incertaine : « n ’ est-ce pas nous jeter dans les spéculations les plus
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 231

L ’ atomisme de D alton offre à la chimie théorique un programme de


recherche faisant l ’ économie de la considération des forces et des apories
qui en résulte 1 . D e ce point de vue, on peut référer le succès de la chimie
atomique à un scepticisme touchant les forces chimiques et à une
incertitude afférente à la question de leur unité. Si l ’ atomisme abandonne
l ’ espoir d ’ expliquer les phénomènes par des forces, il ne cède toutefois pas
totalement au phénoménisme et au modèle d ’ une science descriptive. Il se
propose bien plutôt d ’ expliquer les phénomènes par une hypothèse
ontologique. Les lois stoechiométriques, qui supposent que les corps ne
peuvent se combiner que suivant des proportions bien déterminé es (loi des
proportions définies), s ’ expliqueraient par la nature atomique des sub
stances élémentaires. Les,éléments existant à l ’ état d ’ atomes, ils ne
pourraient s ’ associer avec d ’ autres atomes que suivant des proportions
discrètes. Les différentes substances chimiques seraient ainsi définies par
des proportions déterminé es d ’ atomes élémentaires. C ette théorie atomiste
définissait un vaste programme de recherche concernant les proportions des
différents corps composés. Une partie de la chimie de l ’ époque s ’ y
engouffra, mais les difficultés de sa ré alisation conduisirent certains à
émettre quelques doutes sur l ’ existence des atomes 2 . C ’ est à Wollaston
qu ’ on doit l’ idé e d ’ une reprise de ce programme faisant l ’ économie de
l ’ hypothèse atomiste. Il semble que cette idé e s ’ imposa asse z majori
tairement, B erz élius resta né anmoins attaché à cette hypothèse. Il tenta de la
concilier avec l ’ électrologie en affirmant que chaque atome est caractérisé
par deux pôles électriques déchargé variable, et que l ’ inégalité des charges
de leurs pôles les dote de charges globales variables.
À l ’ autre extrémité du spectre théorique, les travaux d ’ Œrsted s ’ ef
forçaient de démontrer la validité et la nécessité d ’ une ontologie dynamiste
en chimie. Si les hypothèses dynamistes étaient généralement admises en
Allemagne, la plupart des chimistes se référaient à la forme que K ant et le
Schelling des Idé es leur avaient donné e, alors qu ’ Œrsted (de même que

vagues de la métaphysique que de ramener ces éléments aux atomes indivisibles mais
différents en grandeurs et unis entre eux par une force qu ’ on ne détermine pas ? » ; R evue de
L ’ E ssai de Statique C himique, É ditions de l’ É cole Polytechnique, 1980, p. 147.
1. Sur le développement de l ’ atomisme, voir A. J. Rocke, C hemical Atomism in the
Ninete enth C entury, C olumbus, O hio University Press, 1984. L ’ atomisme est certes
compatible avec la prise en compte des forces chimiques et les atomistes s ’ efforcent
effectivement de rendre compte de ces forces (voir par exemple, E . G . Thompson, Système
de chimie, trad. J. Riffault, P aris, 1817. livre III, t. III). Thompson constate toutefois qu ’ il n ’ a
pas été trouvé «d ’ explication satisfaisante » de l ’ activité chimique (op. cit.,p. 17).
2. B. B ensaude-Vincent, I. Stengers, Histoire de la chimie, La D écouverte, 1992,
p. 149-164.
232 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

Winterl, auquel H egel rend encore hommage en 1823') se réfère p] Us


particulièrement au Schelling de V E squisse et de la philosophie q e
l ’ identité. Les effets des forces chimiques, magnétiques, et électriques
tendent selon lui à confirmer la thèse suivant laquelle les forces sont
originaires et constitutives de la matière, et qu ’ il n ’ est pas nécessaire de
supposer des supports matériels indépendants d ’ elles (atomes). Il ne
semble pas que cette hypothèse ait eu be aucoup d ’ échos hors d ’ Allemagne.
Les hypothèses dynamistes furent critiqué es par B erz élius21, et firent l ’ objet
de comptes rendus sévères dans le Journal de Physique. E lles ne parvinrent
pas à se substituer aux hypothèses atomistes et laissèrent la majeure partie
des chimistes à l ’ instrumentalisme de Wollaston. O n comprend aisément
qu ’ un tel instrumentalisme n ’ ait pu satisfaire H egel.
S a philosophie chimique s ’ efforce de dissiper les incertitudes portant
sur la nature de l ’ objectivité chimique. E lle présuppose une définition de la
chimie comme science des forces et des changements substantiels, qui la
situe dans la tradition de la philosophie chimique 3 , celle de D avy,
d ’ Œrsted, B erthollet et B erz élius. S ’ agissant de l ’ unité des phénomènes
chimiques, H egel doit donc résoudre la question de l ’ unité de l ’ activité et
de la corporéité chimique. À cette fin, il n ’ emprunte ni la voie tracé e par
D avy, ni celle de B erz élius. C ontrairement à B erz élius, il s ’ efforce de traiter
la question ontologique de l ’ unité de l ’ objet dans un cadre strictement
chimique. Il s ’ efforce de caractériser le type de ré alité impliqué e par l’ idé e
d ’ une corporéité spécifiquement chimique et par les concepts des
différentes formes d ’ activité chimique. O n voit par là même comment il
s ’ écarte également de D avy. C e n ’ est pas une hypothèse métaphysique
(force caché e ou atome 4) extérieure au savoir chimique qui est chargé e

1. G . W. F . H egel, N aturphilosophie, Die Vorlesung von 1823-1824, manuscrit


Griesheim, p. 126 : « Winterl, Professeur de chimie à P est, fut l ’ initiateur d ’ une fondation
plus profonde de la chimie à l ’ époque contemporaine ». Sur Winterl, H. A. M. Snelders,
« The Influence of the Dualistic System of Jakob Joseph Winterl (1732-1809) on the G erman
Romantic Era», in/s/s, 61,1970, p. 231-240.
2. E ssai sur la théorie des proportions chimiques et l'influence chimique de l ’ électricité,
P aris, 1819, p. 21.
3. Sur la notion de philosophie chimique, voir M. J. Nye, From C hemical Philosophy ta
Theorical C hemistry, B erkeley, University of C alifornia Press, 1993, p. 58-65.
4. H egel présente l ’ orientation générale de la chimie de D alton à la fin de l ’ a dditif du
paragraphe 333 (W. 9, p. 326), à propos de la question des degrés d ’ oxydation : « D alton
avait d ’ abord fait des expériences à ce propos, mais ses déterminations étaient recouvertes
de la pire forme de la métaphysique atomiste, dans la mesure où il déterminait les premiers
éléments ou la première quantité simple comme atome, puis parlait du poids et des relations
pondérales de ces atomes : ils devraient être sphériques et entourés d ’ une atmosphère
calorique plus ou moins dense ; et il enseigne ensuite comment déterminer leurs poids relatifs
et leurs diamètres ainsi que leur nombre dans les corps composés ». C omme le remarque
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 233

d ’ établir l ’ unité de l ’ objectivité chimique, c ’ est au contraire une


explicitation correctrice du contenu des concepts scientifiques. C es
concepts sont ceux par lesquels les chimistes eux-mêmes définissent la
corporéité chimique (par exemple le concept de combinaison) ou l ’ activité
chimique (concept d ’ affinité). C ’ est en partant des principes ontologiques
de la chimie et en procédant à la thématisation de leur contenu logique que
H egel théorise l ’ unité du chimisme.
Les différentes théories chimiques qui se situent dans la ligné e de la
philosophie chimique s ’ accordent sur le fait que l ’ objet de la chimie est la
ré action chimique. D avy écrit ainsi dans ses É léments de philosophie
chimique que l ’ objet de la chimie est le changement des substances, lequel
ne peut être appréhendé qu ’ à partir «des principes généraux qui font
connaître les pouvoirs et les propriétés de la matière » '. L a ré action est ainsi
comprise comme un processus mettant en je u des forces, des substances et
un milieu. C es forces sont des forces de composition et de décomposition.
C e sont elles qui concourent à la formation ou à la décomposition des
produits chimiques lors de la ré action. Aussi les substances chimiques
renvoient-elles à deux types de ré alité : aux éléments, qui sont les
substances simples indécomposables, et aux composés, qui possèdent la
capacité de se décomposer. Le processus chimique suppose d ’ autre part
deux milie ux, ga z eux ou aqueux, selon que la ré action se produit par voie
sèche ou par voie humide. H egel adhère à cette compréhension de
l’ objectivité chimique lorsqu ’ il intitule «le procès chimique » la section
qu ’ il consacre à la chimie (§ 326-336), et lorsqu ’ il consacre son intro
duction à l ’ analyse du concept de procès chimique (§ 326-329).

D. M. K night (Atoms and E léments, A StudyofTheoryofMatter in E ngland in the Ninete enth


C entury, Londres, Hutchinson of London, 1967, p. 20-21), la chimie de D alton subit trois
types de critiques. L a première, qui est notamment représenté e par Laplace, s ’ oppose à
D alton du point de vue de l’ espoir newtonien de constituer une science des forces chimiques.
La seconde, représenté e notamment par Wollaston, considère les atomes comme des entités
théoriques inutiles dans le cadre d ’ une étude des phénomènes. La troisième, notamment
défendue par D avy, considère que la diversité des substances provient des différe nts
rapports qu ’ entretiennent les forces de la nature, plutôt que de la diversité des atomes.
D. M. K night montre que D avy attaque en fait D alton sur ces trois fronts à la fois. D ’ une
certaine manière, on peut dire la même chose de H egel. Il hérite en effet du « rêve
newtonien » d ’ une théorie des forces chimiques par l ’ intermédiaire de Richter; il considère
en outre la diversité des corps simples comme l’ expression des différentes combinaisons de
la polarité chimique plutôt que comme une diversité substantielle irré ductible; sa position se
rattache enfin à la critique phénoméniste wollastonienne dans la mesure où elle dénonce
dans les atomes une hypothèse à quoi rien ne correspond dans l ’ empirie.
1. H . D avy, op. cit., p. 4; on litp. 10: «les différentes formes de la matière et leurs
changements dépendent de forces actives telles que l ’ attraction chimique et l ’ attraction
électrique dont les lois doivent être étudié es avec attention ».
234 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

D ’ après, H egel, dans le procès chimique, deux types d ’ activité inter


viennent: une activité par laquelle l’ identique est différencié (décompo
sition chimique), et une autre par laquelle le différent est identifié (combi
naison chimique) (§ 326). Les corps chimiques sont conçus comme des
« touts individuels », ou «des corps particuliers totaux » (id.), car ils se
définissent comme des rapports à des opposés avec lesquels ils tendent à
ré agir (ainsi l ’ acide et l ’ alcalin), comme des corps « en tension» tendant à
supprimer leur propre unilatéralité et celle de leur opposé 1 . E n outre, la
processualité, ou la ré activité, est référé e à l ’ intervention d ’ un milieu (l’ eau
et l ’ air, § 328)21. L ’ objectif explicite de cette introduction est de présenter
une théorie de l ’ unité de la corporéité chimique et de l’ activité chimique.
H egel y parvient, d ’ une part, en présentant la processualité chimique (et les
différentes formes d ’ activité chimique qu ’ elle comporte) comme l ’ exté
riorisation de la « contradiction » de corps chimiques qui sont à la fois
indépendants et en relation essentielle avec des corps opposés (§ 326),
d'autre part, en faisant de cette contradiction des corps la trace qu ’ ils
conservent de la processualité dont ils proviennent (§ 329).
L ’ activité chimique est ainsi conçue suivant le modèle d ’ une affinité 3
interprété e en un sens dynamiste, comme une activité polarisé e, et comme
une force de pénétration. H egel reprend en cela des thèmes présents dans la
culture de l ’ époque. La représentation de la ré action en terme de polarité
était tout à fait courante et admise par les chimistes d ’ alors. O n la trouve
che z B erz élius, pour qui toutes les substances chimiques sont composé es
de corps électriquement opposés. C ’ est en général dans le champ de
l ’ électrochimie que la représentation en termes de polarité est la plus
répandue, mais il est à noter qu ’ on la retrouve également che z B erthollet,
dont la théorie est si importante pour la constitution de la conception
hégélienne d el ’ affinité. Suivant l ’ auteur de la Statique chimique, les corps
qui s ’ unissent ont des propriétés « antagonistes » 4 . Q uand à l ’ idé e suivant

1. Log. III, p. 241.W. 6, p. 430.


2. C eci ne signifie pas que H egel fasse jouer la chimie aristotélicienne des éléments
contre la chimie lavoisienne. Bien au contraire, ces éléments physiques seront renvoyés à
leurs constituants, les éléments chimiques que sont l ’ oxygène, l ’ hydrogène, le carbone et
l ’ a zote. H egel reprend cette distinction des éléments chimiques et des éléments physiques à
J. B. Richter. Sur la distinction des éléments chimiques et des éléments physiques, voir
J. Burbidge, R e al Process, p. 125-130.
3. Log. III. p. 241, W .6, p. 430: «[L e procès chimique] commence avec la présup
position que les objets en tension, autant qu ’ ils le sont eux-mêmes, le sont d ’ abord et pour cette
raison même les uns à l ’ égard des autres - une relation qu ’ on nomme affinité ». Pour les
tenants de la philosophie chimique, l ’ affinité est la qualité de la matière qui est à l ’ origine de la
combinaison chimique, et qui résout «tous les problèmes fondamentaux concernant le
changement, la substance, le mouvement, et les éléments » (T. Levere, op. cit., p. 2).
4. E ssai de statique chimique ( 1801), p. 14.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 235

laquelle les forces d ’ affinité sont des forces de pénétration, et non pas
seulement des forces de contact qui associent des substances tout en les
laissant inchangé es, c ’ est un autre des lieux communs de la chimie
dynamiste de l ’ époque.
Les forces d ’ affinité permettent doublement de penser l ’ unité du
chimisme, d ’ une part, en ce qu ’ elles permettent de penser l ’ unité des forces
chimiques, d ’ autre part, en ce qu ’ elles permettent de penser l ’ unité de
l ’ activité chimique et de la corporéité chimique. Les forces chimiques sont
des forces d ’ attraction (de combinaison) et de répulsion (de décompo
sition). La notion d ’ affinité désigne immédiatement une force d ’ attraction.
E lle semble donc plus à même d ’ expliquer la combinaison que la
décomposition. C ependant entendue en un sens électif, la notion d ’ affinité
élective fournit bien une théorie de / ' unité des effets de combinaison et de
décomposition. E lle était d ’ ailleurs bien considéré e ainsi par les théoriciens
de l ’ affinité élective 1 . Du fait que certains corps ont le pouvoir d ’ attirer
préférentiellement vers eux les corps ayant le statut de composant dans des
composés, ils ont aussi le pouvoir de décomposer des composés. Si l ’ af
finité de A avec B est d ’ une plus grande intensité 21 que l ’ affinité de B avec
C , le composé B C est décomposé en présence de A . C ’ est bien au sens de
f affinité élective que H egel entend I ’ affinité, en un sens dont il faut préciser
qu ’ il n ’ était pas déjà dépassé à l ’ époque, contrairement à ce qu ’ affirment
certains commentateurs3 . Victimes d ’ une illusion rétrospective, ceux-ci
tendent à surestimer l ’ effet immédiat de la critique berthollé enne de
l ’ affinité élective. L ’ historien des sciences constate plutôt que l ’ on se
désintéressa asse z rapidement des problématiques de B erthollet, du fait de
leur difficulté intrinsèque et sous l ’ effet d ’ aspiration de programmes de
recherche plus mobilisateurs (atomisme et électrochimisme)4 . Les
chimistes étaient loin d ’ avoir totalement abandonné le concept d ’ affinité
élective : B erz élius, le chimiste le plus célèbre de l ’ époque admet que les

1. G uyton de Morve au, E ncyclopédie méthodique, t. 48, 1786, p. 549 : « L ’ affinité de


composition est le grand instrument de toutes les opérations de la nature et de l ’ art, et non pas
seulement un instrument de synthèse, comme on pourrait être tenté de le croire par cette
expression, mais encore l ’ instrument, et l ’ instrument unique de toute analyse; car la nature
n ’ a pas de force pour séparer, pour éloigner, elle n ’ en a que pour approcher et unir ».
2. H egel considère, en pointant ce qu ’ il juge être les contradictions du Traité de
B erz élius, que parler de l ’ intensité des affinités, c ’ est admettre la catégorie d ’ affinité
élective : « on en reste à la catégorie de la plus forte intensité, qui est la même structure
formelle que l ’ affinité élective comme telle » (Mesure, p. 75, W. 5, p. 433).
3. J. Biard eta/., op. cit.,t. 2, p. 266 sq.
4. M. S a adoun-G oupil, Du flou au clair ? Histoire de l ’ affinité chimique,P aris, É dition du
comité des travaux historiques et scientifiques, 1991, p. 202.
236 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

forces chimiques ont la structure des forces d ’ affinités électives1 , et l ’ on


retrouve une défense du concept d ’ affinité élective che z un représentant de la
chimie atomiste aussi éminent que Thompson2 .
Le concept d ’ affinité permet d ’ autre part de penser l ’ unité de la corpo-
réité et de l ’ activité chimique. Les forces d ’ affinités n ’ ont pas seulement
pour effet de décomposer les corps, elles les décomposent en recomposant
d ’ autres corps ; elles expliquent tant la ré action que la cohésion chimiques.
O n considérait en effet traditionnellement, et B erz élius reprend ce modèle -
contre B erthollet3 - que les même forces qui dissocient les composés en les
faisant ré agir avec d ’ autres, maintiennent ensemble les parties constituantes
d ’ un même corps. Ainsi, si l ’ acide x d ’ un sel A a plus d ’ affinité avec
l ’ alcalin z présent dans la solution qu ’ avec l ’ alcalin y auquel il est combiné
dans le sel A , la décomposition du sel A et la formation d ’ un sel B en
résulte. D ans ce cas, la cohésion du nouve au sel résulte de l ’ affinité qui
attire l ’ acide avec l ’ alcalin précédemment libre dans la solution, et la
cohésion du nouve au sel B (dont les parties constituantes sont x et z) est
plus grande que celle de l ’ ancien (A)4 .
Le concept d ’ affinité peut donc rendre compte de l ’ unité de l ’ activité et
de la corporéité chimique. Il justifie même que l ’ on conçoive l ’ activité
chimique comme une extériorisation de la contradiction des coips
chimiques. C onçue à partir de l ’ affinité, la cohésion apparaît comme
l ’ attraction de deux substances opposé es. Or, le procès chimique est le

1.11 semble toutefois que les é ditions ultérie ure s du Traité de chimie (postérie ure s à
T E ssai de 1819) m a nife ste nt une c ertain e é volution. L a position de B erz élius sur c ette
qu e stion reste a mbigu ë . C ’ est au Traité que H egel se réfère dans la Logique lorsqu’ il critiqu e
la conc e ption b erz éliusie nn e de l ’ affinité , dont il dénonce d ’ aille urs l’ ambiguïté. Sur toutes
ces questions, voir A . D o z , Mesure, p. 163-168.
2. Système de chimie, t. 3, p. 17 : «L e s circonstances observé es p ar Pfaff et b e a ucoup
d ’ autres qu ’ on pourrait citer, semblent prouv er que l’ affinité est éle ctiv e , quoiqu’ il n ’ ait pas
encore été présenté d ’ e xplic ations satisfaisantes de cette propriété e xtra ordin aire ». Pour
une étude plus pré cis e de la ré c e ption des thèses b erthollé e nn e s, on se re portera à
M. S a a doun- G oupil, Le chimiste C laude-Louis B erthollet, sa vie, son œ uvre, P aris, Vrin,
1977,p. 191 sq.
3. B erthollet distingu ait en effet la forc e de cohésion ou affinité d ’ a gré g ation, et
F affinité chimiqu e ou affinité propre m e nt dite; voir sur ce point M. S a a doun-G oupil, op. cit.,
p. 163-172.
4. Plus les ré a ctifs sont opposés (p ar exemple, plus l ’ acide et l ’ alc alin sont forts), plus la
cohésion chimiqu e du composé est forte , et plus difficile est le ur d é composition chimiqu e . O n
peut se re porter sur ce point au résumé que G oethe donne de la th é orie chimiqu e des affinité s
électives : « U n e telle affinité nous fra pp e nota mm e nt che z les alc alins et les acides, qui, bie n
qu ’ opposés et p e ut être pour cette raison même, se re ch erch e nt et se saisissent avec le plus
d ’ énergie, se modifie nt et form e nt ensemble un nouve au corps (...); c ar des qu alité s
opposé es re nd e nt possible une union plus intim e » (G oethe, Les affinités électives, tra d.
J.-F . A ng ello z , P aris, F la mm arion, 1992, p. 74).
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 237

moment où les termes combinés sont déliés et rendus à leur indépendance,


de telle sorte qu ’ est aussi libéré e l’ activité chimique endormie dans la
cohésion. L ’ affinité fait apparaître la cohésion comme une unité
contradictoire et la processualité chimique comme le déploiement de cette
contradiction1 . Le concept d ’ affinité permet donc de penser l ’ activité
comme l' extériorisation de la structure contradictoire des corps.
E n explicitant le concept de procès chimique, H egel parvient donc à
établir l ’ unité de l ’ objectivité chimique. L ’ introduction de sa philosophie
chimique a également pour objectif d ’ établir sa spécificité 21. E lle s ’ y
emploie notamment en distinguant le procès chimique « ré el » (§ 328-329),
de procès qui ne sont chimiques qu ’ en apparence et qui sont théorisés dans
le paragraphe et l ’ a dditiff consacrés au procès formel (§327). Si les
«mélanges» et les «amalgames» n ’ appartiennent pas aux ré actions
chimiques, c ’ est parce qu ’ ils n ’ ont pas lieu sous l ’ effet des forces chi
miques qui viennent d ’ être présenté es, parce qu ’ ils ne s ’ expliquent pas par
les forces chimiques d ’ affinité.
D ’ une part, H egel exclut delà corporéité chimique tous les corps qui ne
sont pas composés suivant la forme spécifique de la combinaison
chimique. Il suit ainsi la plupart des chimistes de son temps qui distin
guent rigoureusement la combinaison chimique et le simple mélange qui
est une union encore mécanique, et qui relient explicitement cette question
àla théorie des affinités. C ’ est cette spécificité de la combinaison chimique
qui est visé e lorsque le paragraphe 328 soutient que « l ’ entière totalité
concrète du corps s ’ engage » dans le processus ré el. Il est clair que cette
formule témoigne également de l’ adhésion de H egel à la représentation
dynamiste de la combinaison chimique. À la suite de Stahl, les chimistes
qui affirmèrent l ’ autonomie de la chimie par rapport aux prétentions de la
mécanique newtonienne, s ’ appuyèrent sur la distinction de «l ’ union
mixiv e », propre aux phénomènes chimiques, et de l ’ union par agrégation,
propre aux phénomènes mécaniques3 . Le thème dynamiste de la pénétra-
bilité de la matière semblait de nature à étayer cette distinction. C ’ est
pourquoi des chimistes, sans même s ’ engager comme Œrsted dans l ’ élabo
ration d ’ une chimie dynamiste, pouvaient cependant reconnaître à la
philosophie dynamiste une pertinence pour l ’ explicitation des structures de

1. E nc., § 200 : « [L ’ objet chimique] est la contradiction de cette totalité qui est sienne et
de la déterminité de son existence ; il est par conséquent la tendance à supprimer cette
contradiction ».
2. C urieusement, P. K erszberg soutient au contraire qu ’ avec la philosophie hégélienne
de la chimie : « chemistry completly loses its status as a discipline separate front the other
exact sciences. O ntologicaly spe aking, the force of gravity and C hemical affinity are on the
same plane » (« The Mental C hemistry of Spéculative Philosophy », op. cit., p. 204).
3. H. Metzger, N ewton, Stahl, B œ rave et la doctrine chimique, P aris, 1930, p. 124 sq.
238 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

l ’ objectivité chimiqu e 1 . Lorsque H egel affirme que les corps chimiques


versent totalement dans la ré action chimique, il reprend cette identification de
lacohésion et de lapénétration. D ’ après lui, les corps chimiques ne renvoient
pas à des atomes chimiques restant inchangés et entrant seulement dans
différentes combinaisons. Les objets chimiques doivent être conçus comme
des «mom e nts» (et non comme des existences indépendantes)21 dotés de
« l ’ impulsion absolue à s ’ intégrer les uns par les autres et les uns aux autres » 3 .
Leur combinaison doit être conçue comme une « intégration » ou un « contact
total » 4 , non comme une composition mécanique.
C onçue en ce sens dynamiste, la combinaison chimique est le critère de
la corporéité chimique, un critère permettant de distinguer les corps
chimiques des corps d ’ autres nive aux de la nature, un critère permettant par
là même de s ’ opposer aux tentatives de réduction du chimique à
l ’ électrique 5 . Aussi H egel s ’ en prend-il aux théories chimiques qu ’ il juge
incapables d ’ expliquer le phénomène de la cohésion chimique. C ’ est le cas
de la théorie de B erz élius, et plus généralement des différentes versions de
l ’ électrochimisme. Si l ’ électricité nous présente ajuste titre le phénomène
de l ’ attraction chimique comme résultant d ’ une polarité, elle est incapable
d ’ expliquer la permanence de cette attraction sous forme de cohésion, car
les charges électriques se neutralisent au contact de telle sorte qu ’ elles
perdent toute attraction l ’ une pour l ’ autre 6 .

1. Trommsdorf, Systematisches H andbuch der gesamten C hemie, 1805-18082 , Erster


B and, p. 59 : « L a dissolution (...) consiste en une vraie pénétration des matières, et contient
une division complète jusqu’ à l’infini. Je laisse la philosophie de la chimie (K ant, Link,
Schelling) expliquer ceci plus précisément. ». Klaproth, lui aussi, compte sur la philosophie
dynamiste pour expliquer la pénétration totale des substances que la combinaison chimique
semble impliqu er (P. H. Klaproth, F . W olff, Dictionnaire de chimie (1805-1810), trad.
E . J. B. Bouillon-Lagrange, P aris, 1810, t. II, p. 228).
2. Log. III, p. 244, W. 6, p. 433-434 ; voir également E nc., § 325, add., W. 9, p. 287 :
« Le corps comme p articulier n ’ est pas indépendant, pas autonome, mais membre dans la
chaîne et lié à un autre (...). La relativité du corps doit apparaître, et cet apparaître est la
transformation des corps dans le procès chimique ».
3. § 200, add. Les leçons de 1823/1824 id e ntifie nt également combinaison et intégration
(Griesheim, p. 123).
4. § 328, add., W . 9, p. 295. Pour une critiqu e de la théorie atomiste de la combinaison,
voir également Théorie de la mesure p. 70, W. 5, p. 428-429.
5. § 330, rq. : « C ependant, on laisse de côté encore une différence en ce qui concerne la
différence entre le processus concret [chimique] et le schéma abstrait [électrique], à savoir
la puissance [ Stàrke ] de la cohésion des substances composé es par le processus chimique en
oxydes, sels, etc. C ette puissance contraste assurément be aucoup avec le résultat de la simple
décharge électrique (...). C elle-ci est le résultat spécifique du procès chimique ».
6. D ans la remarque qu ’ il lui consacre dans la Logique (Mesure, p. 67-77, W?5, p. 423-
435), H egel é crit que la théorie de B erz élius «n e nous donne aucun éclaircissement sur ce
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 239

La distinction du processus ré el et du processus formel permet


également de préciser la spécificité de l ’ activité proprement chimique. Il
s ’ agit alors pour H egel d ’ exclure tous les phénomènes qui relèvent de ce
qu ’ il nomme « synsomaties », en référence à Winterl '. E n un premier sens,
la notion de synsomaties désigne les ré actions produisant des mélanges
plutôt que de véritables combinaisons chimiques. D ans le mélange de deux
corps de même nature - comme les métaux - qui ne sont pas opposés entre
eux, il s ’ agit d ’ une association toute mécanique, dans laquelle la polarité
proprement chimique des métaux n ’ intervient en rie n 2 . Mais la notion
renvoie aussi, et c ’ est son second sens, aux phénomènes dans lesquels la
ré action chimique est perturbé e par des facteurs physiques ou mécaniques3 .
Le concept de synsomaties désigne dans la philosophie hégélienne les
phénomènes dans lesquels des corps chimiques interviennent sans que les
modalités de leurs ré actions relèvent exclusivement de forces chimiques.
L a porté e du concept de sy nsomatie est donc considérable : elle a pour objet
d ’ exclure de la chimie (partiellement au moins) les phénomènes sur
lesquels B erthollet construisait sa critique de l ’ affinité élective 4 .
R appelons les différents moments de la critique berthollé enne du
concept d ’ affinité élective. C ette critique se déployait suivant deux

qui est proprement chimique dans le procès chimiqu e » (p. 72-431). R elevons que B erz élius
soulevait lui-même le problème. E ssai, p. 73.
1. L e concept de synsomatie joue un grand rôle dans la chimie hégélienne. D ans
rE ncyclopédie de 1817, il y était fait référence dans le corps même du texte, qui, de ce fait,
acquérait plus de clarté. M. J. P etry remarque ajuste titre que « H egel modifie quelque peu la
signific ation du terme » (H egel’ s Philosophy of N ature, 1.1, p. 449). 11 semble en effet que
Winterl donnait au concept une extension moindre que H egel, en désignant seulement les
phénomènes de mélanges d ’ acides ou d ’ alcalins, et non pas aussi les différe nts types de
mélanges ainsi que la perturbation de la ré action chimique par des facteurs physiques.
N é anmoins, Schuster, élève de Winterl, indique que ce type de causalité appartient éga
lement au concept winterlie n de synsomatie : « Après l ’ exposition des bases et des acides suit
ceux qu ’ ils conditionnent. Ils s ’ a git soit de combinaisons de substances animé es [begeisteter]
semblables, soit de combinaisons de substances animé es dissemblables: c elle-là s ’ appellent
synsomaties, celles-ci neutres. Les synsomaties sont des combinaisons de substances
animé es semblables. L e ur ré action est donc acide ou basique. E lles diffère nt des neutres en
cela 1) qu ’ elles ne sont pas émoussé es [elles restent acides ou basiques] (...) 2) que la
relation de leurs parties constituantes relève d ’ une influence extérieure, celle de la
température, de l ’ e au, de l ’ atmosphère, et qu ’ elle est donc v aria ble » (J. Schuster, System
derdualistischen C hemie, 1806, 1.1, p. 447). O n notera que dans le cours de 1823/1824, le
concept de synsomaties est réservé aux amalgames (Griesheim, p. 127-129).
2. V oir l’ a dditif du paragraphe 327, qui conclut ainsi: «M ais le procès chimique
présuppose une opposition plus déterminé e, et il en surgit une plus grande a ctivité et un
produit plus spécifique » (W. 9, p. 294).
3. Phéno.,p. Ph.d. G , p. 172.
4. C omme on le voit dans la Phénoménologie où ces phénomènes sont rangés dans la
catégories synsomaties. Phéno., p. 191, Ph.d. G ., p. 172.
240 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

versants1 . B erthollet s ’ attaquait d ’ une part à la dimension qualitative de


l ’ affinité. Il refusait en effet le principe suivant lequel un acide en présence
de deux alcalins ne peut ré agir qu ’ avec l ’ un d ’ entre eux. O n nomme ce
principe, «princip e du partage des substances». La critique se déployait
aussi en un autre versant, suivant un argument partant du rôle des condi
tions physiques de la ré action chimique. B erthollet montrait d ’ une part à ce
propos que la ré action des corps ne dépend pas seulement de leur affinité
réciproque, mais plus précisément de leur « masse chimique », c ’ est-à-dire
du produit de l ’ affinité et de la masse, ou de la quantité des ré actifs en
présence. Il montrait aussi le caractère déterminant d ’ autres conditions
physiques comme la densité des ré actifs, la température et la pression du
milie u de ré action. C ’ est de ce second point de vue que la critique
berthollé enne consistait à montrer que la ré action chimique n ’ est pas
explicable par les seules forces spécifiques des corps chimiques - les forces
d ’ affinité-, mais qu ’ elle dépend également du milie u de la ré action. Alors
que la première critique porte sur le concept d ’ affinité élective et conduit à
le rejeter, la seconde porte aussi sur le concept d ’ affinité de neutralisation et
conduit à en relativiser l ’ importance.
L ’ origin alité de la position hégélienne tient à sa tentative de formuler
les thèmes de la chimie de B erthollet dans le langage de la chimie des
affinités électives 21. H egel reprend la thèse berthollé enne du caractère actif
du milieu, mais il tente de la rendre compatible avec l ’ idé e de forces spéci
fiquement chimiques. Il en arrive ainsi à l ’ idé e suivant laquelle l ’ activité du
milie u n ’ est que l ’ un des aspects de la processualité de l ’ affinité 3 .

1. V oir M. S a adoun-G oupil, Le chimiste C laude-Louis B erthollet, sa vie, son œ uvre,


P aris, Vrin, 1977, p. 155s<?.
2. Il nous semble difficile de suivre J. Burbidge (R e al Process, p. 68-69) lorsqu’ il
interprète la position hégélienne comme une critique du concept d ’ affinité élective inspiré e
d e B erthollet.L e fait, relevé par Burbidge, que H egel parle parfois de «soi-disant affinité
élective » marque une réserve quant au nom du concept, non quant au concept lui-même. O n
trouve cette même interprétation du rapport de H egel et B erthollet che z H. A. M. Snelders,
« H egel und die B ertholletsche Affinitatsle hre », in M. J. P etry, R. P. Hortsmann, H egels
Philosophie derN atur, Stuttgart, Klett-C otta, 1986, p. 88-102, et « The Significance of H egel
Tre atment of C hemical Affinity», in M. J. P etry, H egel and N ewtonianism, Dordrecht,
Kluw er Academie Publishers, 1993, p. 631 -643.
3. La thèse défendue par H egel est qu ’ il y a bien une causalité des propriétés physiques
sur le processus chimique, mais que cette causalité ne remet en cause, a) ni l ’ idé e suivant
laquelle l ’ affinité exprime la nature propre des corps, b) ni le fait qu ’ il y ait une dimension
élective de l ’ affinité (Mesure, p. 71, W. 5, p. 430). C ette position doit être rapproché e des
critiques adressé es à B erthollet par les tenants de la chimie dynamiste. O n en trouve l ’ expres
sion la plus claire et la plus développé e dans un article que Link consacre à l' E ssai de Statique
chimique (H. F . Link, « U e b er B erthollet’ s Théorie der chemischen V erwa ndtsch aft »,
Journalfur die C hemie und Physik, Bd. 3, 1807,p. 232-247. L a page 101 des Leçons de 1819-
1820 laisse penser que H egel avait eu accès à cet article. Il fait en effet précéder sa
L A P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 241

H egel présente la théorie de ce milie u chimique dès l ’ introduction du


chapitre que la Philosophie de la nature consacre à la chimie l . Nous avons
' déjà vu que deux milie ux y étaient présentés, l ’ air et l ’ e au. H egel cherche à
faire apparaître ces deux milie ux comme les premières manifestations - les
! plus abstraites - de l ’ activité chimique. Nous savons que l ’ activité chi
mique est renvoyé e à la polarité. Or la polarité spécifiquement chimique est
! suivant H egel celle qui oppose oxygène et hydrogène2 , c ’ est elle qui les
pousse à se composer sous la forme d ’ air et d ’ e au, et c ’ est elle qui leur fera
jou er un rôle a ctif dans les ré actions chimiques où l ’ oxygène et l ’ hydrogène
se composeront avec différents corps. Il faut insister sur ce point : d ’ après
H egel, les forces d ’ affinité ne peuvent agir sur les corps que si un milie u est
I présent et intervient activement. La Logique distingue à ce propos deux
types d ’ intervention du milie u.
L e rôle du milie u y est thématisé à propos du procès de neutralisation,
ou procès aqueux -, et il y est en fait appréhendé à deux nive aux différents.
E n un premier sens le milie u est simple « medium ». Il représente l ’ ob
je ctiv ation de l ’ unité avec son opposé que chacun des ré actifs est en soi. Il
apparaît alors comme l ’ unité dans laquelle entrent en contact les deux
ré actifs, unité dans laquelle peut se développer leur attraction réciproque.
Le rôle du milie u est ici simplement passif. L ’ activité vient en effet des
ré actifs, et il n ’ est que « l ’ élément de la communication dans lequel ils
entrent en communauté extérieure les uns avec les autres » 3 . O n doit déjà
cependant admettre à ce nive au que l ’ intervention du milie u est essentielle
au processus de l ’ affinité pour autant que le milie u est la condition de
l ’ a ctivité des ré actifs. C e n ’ est qu ’ une fois mis en rapport par le milie u que

d é nonciation du conc e pt de masse chimiqu e d ’ une référence à la d éfinition d e l ’ a ffinité que


Link donne à la page 239 de cet article). Link y consid ère les différe nts faits e xp érim e nta ux
censés confirm er l ’ idé e d ’ a ffinité éle ctiv e , et il s ’ efforc e de montrer que, loin de réfuter
l ’ a ffinit é éle ctiv e , ils établissent qu e c elle-ci s ’ e xprim e de différe nte s manières suiv a nt les
conditions de la ré a ction. L e f a it que ce typ e de critiqu e ait reçu un c ertain écho en
Alle m a gn e à l ’ époque est attesté p ar sa re pris e dans les F ondements de la chimie de
F . A . K . Gre n, C . F . B ucholz , (Grundrisse d er C hemie, nach den neuesten E ntdeckungen
entworfen, (2 e éd.) 1809). C e m a nu el compte p armi les plus utilisés du début du siè cle en
Alle m a gn e . Suivant le nombre de citations, sa pre mière é dition semble être , avec les
ouvrages de Winterl, l ’ une des sources princip ale s de la chimie h é g élie nn e d ’Ié n a (voir
J e n a erlïL,p. 319). L ’ ouvra g e comm e nc e p ar l ’ exposé des c ara ctéristiqu e s princip ale s de
l ’ obje ctivité chimiqu e , et s ’ attache notamment à la n ature des forces. A ce propos, l ’ article
de Link fait l ’ objet d ’ un long ré sum é (p. 55-60). O n retrouv e un e même a ppré ciation de la
critiqu e de l ’ affinité éle ctiv e p ar B erthollet ch e z Hild elbra ndt, ainsi qu e c ette même
référe nc e à Link (E ncyklopüdie dergesamten C hemie, 1809 2 , t. 1, p. 45-46).
1. £nc.,§328.
2. Leçons, p. 91 : « C es substances chimiqu e s sont les extrêmes chimiqu e s ».
l.Log. III, p. 241, W . 6,p.431.
242 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

les différences chimiques se transforment en tendance à se combiner avec


leur opposé : « É tant donné que la différence ré elle appartient aux extrêmes,
ce milieu n ’ est que la neutralité abstraite, la possibilité abstraite de ces
mêmes [extrêmes] ; -pour ainsi dire l ’ élément théorique de l ’ existence des
objets chimiques, de leur procès et de son résultat - dans le corporel, c ’ est
l ’ e au qui a la fonction de ce medium » 1.
Mais il y aussi un second nive au d ’ analyse dans lequel le milieu ne joue
plus seulement le rôle d ’ un medium, mais un rôle plus actif encore. E n
effet, ce qui est posé dans le milieu n ’ est pas seulement l ’ unité abstraite des
deux extrêmes, mais c ’ est « le concept concret » en tant que leur « être en
relation négatif ». Aussi faut-il interpréter le milie u comme ce par quoi
« les différences ré elles des objets se trouvent réduites à son unité [celle du
concept concret]»21. Si le milieu apparaît donc tout d ’ abord.comme la
condition de la communication des deux extrêmes, il apparaît ensuite
comme celle de leur unification ré elle. L ’ unité ré elle est posé e dans le
milieu, et c ’ est elle qui unifie les corps simples dans des corps composés.
H egel va même jusqu ’ à avancer que c ’ est elle qui permet le « contact total »
qui définit la combinaison chimique : « puisque les corps structurés qui
entrent dans le procès doivent parvenir à un contact total des uns avec les
autres-alors que ceci n ’ est pas possible seulement par frottement, comme
indifférence mécanique et violence réciproque s ’ exerçant comme dans le
processus électrique de surface -, ils doivent donc se rencontrer dans
l ’ indifférent, qui, comme leur indifférence est un élément physique
abstrait»3 .
E n tant que condition d ’ une activité et d ’ une combinaison spéci
fiquement chimique, le milieu chimique est un moment essentiel de
l ’ objectivité chimique. C ’ est pourquoi l ’ exclusion des synsomaties peut
être présenté e comme l ’ exclusion de tous les phénomènes dans lesquels le
milieu chimique n ’ intervient pas de façon déterminante: « C es synso
maties sont des compositions non médié es, sans qu ’ un medium soit ce qui
change et qui est changé » 4 . La Logique et l ’ introduction de la philosophie
chimique de la Philosophie de la nature ne donnent que peu d ’ arguments
pour défendre cette conception du milieu et la conception de l ’ affinité qui
en résulte. Il faudra attendre la théorie des différents nive aux chimiques
pour qu ’ elle soit étayé e par des donné es empiriques comme le rôle actif de
l ’ e au dans les phénomènes galvaniques (suivant la théorie chimique du
galvanisme) (§ 330) et comme la nécessité de l ’ e au pour rendre les acides

1. Log. III, p. 241 -242, W. 6, p. 431.


2. Log. III, p. 242, W .6, p.431.
3. Eric., § 328, add-.' W. 9, p. 295. V oir également Griesheim, p. 119.
4. E nc., § 327, add., W. 9, p. 292-293.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 243

anhydres actifs (§ 332). Nous y reviendrons à propos de l ’ explication


chimique, contentons-nous pour l ’ instant de dégager un autre enjeu
épistémologique de cette théorie du milieu et de l’ affinité.
L ’ une des fonctions principales de la thèse d ’ une causalité du milieu est
de permettre l ’ exclusion de la chimie organique du champ de la chimie.
H egel, qui suit ici encore les chimistes de son temps *, soutient que les
substances organiques ne relèvent pas des lois de la chimie. Il refuse par
exemple que la chimie range les acides végétaux et animaux avec les
substances chimiques inorganiques, en arguant du fait que ces acides ont
des caractéristiques spécifiques dont ne peuvent pas rendre compte les lois
de la chimie inorganique 21. Or, cette spécificité ne peut provenir des
éléments qui composent ceg corps, puisqu ’ ils sont identiques aux éléments
de la chimie inorganique. Aussi faut-il admettre qu ’ elle dépend de la
manière dont ces éléments sont liés aux autres par le milieu dans lequel ils
ré agissent. C e qui distingue alors les substances chimiques organiques des
substances chimiques inorganiques, c ’ est l ’ intervention d ’ un milie u vital
(interrompant le procès chimique)3 en lieu et place du milieu chimique.

L e P R O BL È M E D E S C O R P S SIMPL E S

Le rôle que H egel fait jouer aux éléments que sont l ’ air et l ’ e au est à
l ’ origine du discrédit dans lequel on tient d ’ ordinaire sa philosophie
chimique. Le paragraphe 328 veut que ces milie ux soient actifs par leurs
éléments chimiques que sontl’ oxygène, l ’ a zote, le carbone et l ’ hydrogène.
H egel reproduirait ainsi une démarche propre à la chimie phlogistique :
l ’ explication des phénomènes chimiques à partir d ’ un «principe sub
stantiel » (Grundstoff), comme le phlogistique. C omme le voit E . F ârber,
la philosophie schellingienne de la chimie repose sur une telle conception
en termes de principes substantiels. L ’ objectif de Schelling est en effet de
dégager les principes qui donnent à l ’ activité originaire de la nature sa
traduction chimique 4 . Si l ’ on se reporte à un exposé synthétique comme la

1. P ar exemple B erz élius, qui au début du tome 5 de son Traité, écarte la chimie
organique des lois de la chimie en considérant qu ’ une force vitale s ’ exerce sur les composés.
2. Leçons, p. 91 : « Les acides végétaux et animaux ont un être tout à fait spécifique, ils
n ’ appartiennent donc pas à la sphère du chimisme ». Pour une analyse de la position
hégélienne vis-à-vis de la chimie organique, voir D. v. E ngelhardt, « H egel on C hemistry and
the Organic Sciences », in H egel andN ewtonianism, p. 657-665.
3. E nc., § 363, a JJ.
4. Schelling admet certes la critique lavoisienne de la chimie phlogistique et le rôle
fondamental que Lavoisier donne à l ’ oxygène. Mais il procède en quelque sorte à la
traduction de la chimie lavoisienne en langage phlogistique. Ainsi l ’ oxygène et l ’ hydrogène
244 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

« déduction générale du procès chimique » de l ’ E ntwurf' , on s ’ aperçoit que


la chimie schelligienne consiste exclusivement en une théorie des principes
substantiels (Grundstoffe) que sont le phlogistique (F euerstoff) et l ’ oxy-
gène (S auerstoff). C ette théorie schelligienne fournit le cadre des diffé
rentes théories dynamistes. La chimie de Winterl, qui constitue l ’ un des
grands prolongements de la théorie schelligienne, insiste sur l ’ immaté
rialité et l ’ universalité des principes de la chimie. Il existe en effet selon
Winterl des forces originaires, immatérielles et opposé es entre elles, qui
procèdent à l ’ « a nim ation» de la matière inerte et indifférencié e en lui
transmettant l ’ activité chimiqu e 2 . H egel reprend à Winterl le terme
d ’ « animation » (B egeisterung) pour décrire le passage des bases aux acides
et aux alcalins 3 , de même qu ’il reprend l ’ idé e d ’ un «émoussement»
(Abstumpfung) pour décrire le mouvement inverse 4 , et qu ’ il parle de
«principe animateur»5 . D ’ après F ârber, la philosophie de la nature
hégélienne reprendrait le thème des principes substantiels, en se montrant
totalement ignorante des développements scientifiques marquants du début
du xix e siècle.
L ’ argument principal de F ârber est relatif à la classification proposé e par
H egel. Alors que depuis Lavoisier, la chimie admet l’ homogénéité des
différents corps simples, H egel procède curieusement à la distinction de
deux types de corps simples. Il distingue nettement l ’ oxygène, l ’ hydrogène
l ’ a zote et le carbone, qu ’ il nomme «éléments » (§ 328)6 , des autres corps
simples, les métaux (§ 330) et les corps combustibles (soufre, arsenic,

sont-ils considérés comme « die allgemeinen R eprasenten der potenzierten Attra ctiv - und
R epulsivkraft » {Ide en, S. W. II, p. 120), ou comme les deux principes substantiels de la
chimie. L ’ id e ntific ation de l ’ hydrogène au phlogistique provient de Kirwan.
L S . W .IlI.p. 240-249.
2. J. J. Winterl, D arstellung der vier B estandtheilen der anorganischen N atur, 1804 :
« Nous avons précédemment énuméré trois parties constituantes de la nature inorganique : la
matière [ Stqff] , dans laquelle nous ne trouvons aucune différe nc e; le lien, aux multiples
différences; l ’ esprit [les principes], qui est double et cause immédiate de toutes les actions ».
C ité par H. A . M. Snelders, in « The Influence of the Dualistic System of J. J. Winterl ».
3. V oir par exemple E nc., § 328, Leçons, p. 95.
4. E nc., §331, §332.
5. § 202.
6. § 334, rq. : « L e plus surprenant à cet égard est de constater qu ’ on présente comme
des matières les quatre éléments chimiques (oxygène, etc.) sur la même ligne que l’ or,
l ’ argent, etc., le soufre, etc., comme si ces éléments avaient une existence autonome du
même genre que l ’ or, le soufre (...). L e ur place dans le procès indique leur subordination et
leur abstraction, c ’ est-à-dire ce qui les situe dans un genre tout à fait distinct de celui des
métaux, des sels, et interdit de les mettre sur la même ligne que des corps concrets comme
c e ux-là ».
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 245

phosphore, § 331)'. Il nomme parfois ce deuxième type de corps simples


«bases» (au sens où l ’ on parlait à l ’ époque de «bases acidifiables » 21).
H egel considère les éléments chimiques comme des corporéités qui sont
«univ ers elle s» et doté es d ’ une corporéité spécifique, « a bstraite ». Il
semble les considérer comme l ’ expression la plus pure de l ’ activité
chimique et comme ce qui confère leur activité chimique aux autres
substances chimiques. Il révélerait ainsi son adhésion à la théorie des
«princip e s» telle qu ’ elle est reprise par la philosophie dynamiste. La
critique du concept lavoisien de « corps simple » résulterait immédiate
ment de cette critique. E n effet H egel reprocherait précisément à Lavoisier
d ’ id e ntifier ces principes actifs et immatériels et les bases passives avec
lesquelles ils s ’ unissent.„ E t F ârber de conclure: «Il se tie nt comme
Schelling, et trente ans après lui, dans l ’ univers de pensé e de la doctrine
aristotélicienne des éléments et de la phlogistique » 3 .
L a critique de F arber a le mérite de proposer une interprétation de la
terminologie de la chimie hégélienne. Mais elle en manque le sens, victime
de latechnicité du langage hégélien. E lle ne comprend pas la signification
de la référence à l ’ universalité et à F abstraction des éléments, et confond les
concepts de « substance » (Stoff) et « matières » (Materieri) que H egel
distingue explicitement.
D ans le paragraphe 328, H egel distingue en effet les «éléments»
chimiques et les « bases », en les présentant comme les déterminations
abstraites et concrètes du processus chimique, et en affirmant que les
premières « animent » la « corporéité indifférente » caractéristique des
secondes, alors que les secondes donnent existence à la différence chimique

1. Leçons, p. 96. D ans des textes qui proviennent sans doute de léna, H egel y ajoute le
naphte(§ 331, add., W. 9, p. 319). O n n ’ en trouve plus la trace dans les Leçons. S ans doute
H egel pre nd-il conscience qu ’ il ne s ’ agit pas là d ’ un corps simple. L a dénomination de corps
combustibles, ainsi que l ’ idé e d ’ en faire une classe de corps simples est courante au début du
XIX e siècle, on la trouve notamment che z Trommsdorf (Systematisches H andbuch, t. 1,
p. 447-518), Gren, Klaproth, et Hildelbrandt. O n la retrouve encore dans le Traité de
B erz élius, qui distingue deux catégories dans les quasi métaux : 1) l ’ oxygène, 2) les corps
combustibles. Trommsdorf est conscient du fait qu ’ il y a combustion des métaux, mais il en
fait pourtant une classe distincte car il considère que la combustion des corps combustibles
diffère de celle des métaux. C ’ est à un type de distinction analogue que se réfère H egel. Il
l’indiqu e en établissant une différe nc e entre le simple fait de brûler (brennen), c ara cté
ristique des métaux, et la combustion proprement dite (verbrennung), caractéristique des
corps combustible s;£hc„ § 331, add., ' W. 9, p. 319 : «es verbrennt,es bre nntnichtnur».
. 2. E nc„ § 334, add., W. 9, p. 331 ; Log. III, p. 240, W. 6, p. 429-430. L e terme de base
change de sens à l ’ époque de H egel, et les additifs de l ’ E ncyclopédie ré v èle nt qu ’ il est
parfois pris au sens actuel de l ’ opposition de l ’ acide et de la base (H egel parle le plus souvent
d ’ alcalins).
3. « H egels Philosophie der C hemie », p. 104.
246 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

des premières1 . Il ne faut pourtant pas comprendre l ’ abstraction d es


éléments comme une immatérialité, puisque H egel insiste au contraire sur
le fait qu ’ il s ’ agit «d ’ existences matérielles, pondérables»21, et qu ’ il
souligne que la théorie de Lavoisier est justifié e de ce point de vue 3 .
Il est vrai que H egel considère ces éléments comme des « matières » et
que dans ce contexte, il leur refuse le statut de corps en même temps qu ’ il
leur accorde l ’ « universalité », cependant, l ’ universalité dont il est alors
question ne désigne pas la propriété des « principes substantiels », mais la
dimension relationnelle qui définit la corporéité chimique en général. Les
éléments ne sont que des moments, ils sont définis par une relation à un
autre 4 . Ils ne sont donc pas universels au sens de la généralité, en un sens
quantitatif, comme les «principes substantiels» dont proviendraient
toutes les propriétés chimiques ; ils le sont en un sens qualitatif, au sens où
ils n ’ existent pas hors de la relation qui les unit à ce qui leur est opposé.
C ette acception de la notion d ’ universalité nous permet de comprendre
en quel sens il y a « abstraction » des « éléments ». D eux points sont ici à
distinguer. Il convient en premier lieu de souligner que l ’ abstraction est une
caractéristique de tous les corps chimiques. E n règle générale, les objets
chimiques sont d ’ une nature telle que le concept de corps ne leur est plus
totalement adéquat: «(...) ces choses mises chacune à part n ’ ont pas
d ’ effectivité; la puissance qui les arrache l ’ une à l ’ autre ne peut les
empêcher de se ré engager aussitôt dans un processus ; car elles ne sont que
dans cette relation (...). C es prédicats ne sont trouvés, tels qu ’ ils sont en
vérité, que comme des universels : c ’ est, pourquoi, en vertu de cette
autonomie, on leur donne le nom de matières, qui ne sont ni des corps, ni
des propriétés (...)»5 . Les objets chimiques ne sont pas à proprement parler
des corps au sens où leur être n ’ est plus foncièrement celui d ’ une existence
indépendante. E t si H egel utilise né anmoins le concept de corps pour
désigner les objets chimiques, c ’ est du fait des problèmes posés par les
solutions alternatives : le terme de « substance » (Stoff) risque de conduire à
de graves malentendus, du fait de sa proximité lexicale avec le terme de
« principe substantiel » (Grundstoff), quand au concept de matière, il
s ’ applique plus facilement aux corps simples qu ’ aux corps composés.

1. E nc., § 328 : «les éléments physiques, en tant que moyen terme des extrêmes, sont
cela même dont les différenciations animent les corporéités concrètes indifférentes, c ’ est-à-
dire ce qui permet à ces corporéités d ’ atteindre leur différenciation chimique ».
2. § 328, add., W. 9, p. 297.
3. ld„ « La théorie de Lavoisier se fonde sur ce point ».
4. Log.II,p. 171-172, W. 6, p. 143-144;Pfténo.,p. 191, Ph.d. G ., p. 172-173.
5. Phéno.,p. \ 9l,Ph.d. G .,p. 172-173.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 247

Il convient de souligner en second lieu que cette incorporéité caracté


ristique de l ’ objectivité chimique est plus marqué e dans le cas des
« éléments » que pour n ’ importe quel autre objet chimique. D ’ après H egel,
les éléments comme l ’ oxygène et l ’ hydrogène ont une nature purement
relationnelle, ils n ’ existent dans la nature que sous des formes synthétiques
-le s plus simples étant l ’ e au et l ’ air - et jamais à l ’ état isolé : «P arce que
c es substances chimiques sont des abstraits, elles n ’ accèdent pas à l ’ être-là
d ’ une manière qui leur soit propre, elles ne peuvent se présenter pour elles-
mêmes comme être-là. E lles ne sont pas donné es comme matières, mais
comme propriétés lié es à quelque chose, ordinairement comme amené es
dans la liaison en tant que moment » '. Les éléments fournissent la repré
sentation matérielle ta plus pure et la plus relationnelle de la polarité
chimique. O n voit donc que leur abstraction ne consiste pas en une incorpo
réité qui s ’ opposerait à la corporéité chimique, mais au contraire en ce fait
qu ’ en eux existe pour elle-même la structure caractéristique de la corporéité
chimique en général.
Les éléments chimiques ne sont donc ni abstraits ni universels au sens
des « principes » de la chimie phlogistique. Il est vrai que le concept de
base voit son sens déterminé par le couple conceptuel de la « base » et du
«principe animateur»21. H egel soutient ainsi que les bases sont les seuls
corps simples à être dotés d ’ une existence autonome, d ’ une capacité à
exister hors de la processualité chimique 3 , alors que les éléments tendent
spontanément à se combiner. Il n ’ en conclut pas pour autant que les
éléments sont les «principes» de l ’ activité chimique. S ’ ils sont «prin
cipes animateurs », c ’ est seulement à l ’ égard des bases dont ils éveillent la
polarité chimique. Mais lapolarité chimique peut également être endormie,
ou émoussé e, dans des corps composés comme les sels, et ce ne sont plus
alors les éléments, mais les processus chimiques eux-mêmes qui seront

1. Leçons, p. 91. H egel suit ici certains chimistes du début de siècle qui divisaient les
corps simples en substances « présentables de façon sensible » (sinnliche darstellbar) et en
substances qui ne le sont pas (F . A. Gren, C . F . Bucholz, Grundrisse der C hemie, p. 21 : « L a
non présentabilité de quelques-uns de ces éléments réside en leur grande inclination à s ’ unir
avec d ’ autres substances, (...) de telle sorte que nous ne pouvons les connaître que par les
combinaisons ré ellement présentables qu ’ elles constituent»). P armi ces dernières, Gren
compte l ’ oxygène, l ’ hydrogène, le carbone et l ’ a zote. C es quatre substances semblent en
effet ne pas pouvoir exister séparément et tendre à s ’ unir spontanément les unes aux autres.
Ainsi les formes d ’ existence les plus simples de l ’ oxygène, de l ’ hydrogène et de l ’ a zote
semblent-elles être l’ e au et l ’ air atmosphérique.
2. Log. III, p. 243, W. 6, p. 433.
3. Log. III, p. 240, W. 6, p. 429-430.
248 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

nommés « principes animateurs » *. L ’ usage hégélien du terme de principe


animateur n ’ est pas celui de la chimie des principes.
Le refus d ’ identifier éléments et principes substantiels est clairement
formulé dans un texte des Leçons. Après y avoir dit que les éléments
chimiques « sont les extrêmes chimiques », H egel ajoute : « O n n ’ a pas ici
l ’ être-principiel de la chimie, en tant que moments abstraits, ils ne sont pas
un fondement ré el, mais ils sont produits dans la division du ré el » 21. Lg
démarcation des concepts d ’ éléments et de principes substantiels repose ici
sur une critique de l ’ idé e de fondement ré el. H egel cherche à distinguer sa
chimie de la chimie phlogistique et de l ’ interprétation dynamiste de cette
dernière, en expliquant que dans le cadre de sa théorie, on ne peut donner
aux « éléments » le sens de principes substantiels : « au lieu d ’ être des
principes substantiels [ Grundstoffe ], des fondements des substances
[substantielle Grundlagen], comme on se le représente tout d ’ abord dans
l ’ expression élément, ces matières sont bien plutôt les limites extrêmes de
la différence » 3 . C ’ est dans le même esprit qu ’ il dénonce l’ idé e d ’ une
productivité de ces Grundstoffe. C ette idé e pouvait prendre deux formes,
suivant que l ’ on considérait les principes comme producteurs de la
corporéité elle-même, ou qu ’ on les considérait seulement comme à
l’ origine des propriétés chimiques d ’ une matière donné e indépendamment
d ’ eux. Toutes deux sont critiqué es.
H egel s ’ oppose explicitement à l ’ idé e suivant laquelle ces principes
substantiels seraient producteurs des autres corps. Il la condamne dans un
a dditif de la Philosophie de la nature à propos d ’ intuitions de G uyton de
Morve au et de Steffens4 . Une telle conception suppose que l ’ on reconnaisse
aux éléments un statut d ’ absoluité. Or, selon H egel, ils ne jouent dans le
procès chimique que le rôle de moments particuliers, car la polarité qui
définit les éléments n ’ obtient d ’ effectivité qu ’ au moyen de leur synthèse
avec les bases. Aussi, par eux-mêmes, ne définissent-ils qu ’ un «procès
incomplet » 5 .

1. E nc., § 202 et add.


2. Leçons, p. 91.
3. E nc., § 334, rq.
4. § 327, add., W. 9, p. 296. D. v. E ngelhardt (.H egel und die C hemie, p. 121-122)
indique qu ’ il se réfère aux Grundzüge der philosophischen Wissenschaften de Steffens, et
aux « Nouvelles recherches sur les affinités que les terres exercent les unes sur les autres,
soit par la voie humide, soit par la voie sèche » de G uyton de Morve au (Annales de chimie, 31,
1799).
5. H egel écrit à propos du rapport des éléments : « O n peut le considérer comme un
procès incomplet. Le procès ré el, qui a lieu entre corps ré els et individuels, est lié au procès
de l ’ universalité, des éléments, avec lequel le concret est en conflit » ; Leçons, p. 85.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 249

H egel s ’ oppose tout autant à l ’ idé e, que l ’ on trouve che z Winterl,


suivant laquelle les éléments seraient l ’ origine de l ’ activité animant des
bases purement passives. Si les éléments ont un rôle actif dans la pro
cessualité chimique, il n ’ en résulte pas que toute l ’ activité chimique
provienne d ’ eux. H egel exprime cette nuance en présentant les éléments
comme la représentation abstraite et la condition de la processualité
chimique. Ils en sont la représentation abstraite 1 au sens où ils sont la
traduction ré elle de l ’ unité des extrêmes, et que celle-ci est le moteur de la
processualité. Ils n ’ en sont qu ’ une condition au sens où ils n ’ interviennent
qu ’ en tant que milieu dans la ré action chimique et qu ’ ils ne font qu ’ unifier
deux extrêmes qui tendent déjà par eux-mêmes à s ’ unifier. E n tant que
condition d ’ une activité çhimique qui existe principalement en dehors
d ’ eux, ils n ’ ont qu ’ une existence « subordonné e » 21.
C ette dernière remarque nous donne l ’ occasion de préciser plus avant le
sens du concept de « base », que F arber identifie à tort au concept de matière
(Stoff) che z Winterl. Le concept de « base » est certes défini par une certaine
passivité, et cette passivité relative est lié e comme che z Winterl à l ’ idé e que
les différences chimiques des bases ne sont pas encore affirmé es3 . Mais il
représente la modalité suivant laquelle l ’ activité est en-soi, et non une
absence d ’ activité (on le voit avec les métaux : faiblement oxydables, ils
sont né anmoins chimiquement actifs dans le procès galvanique). Les
différentes bases ne sont pas des atomes identiques et dénués de propriétés
chimiques comme che z Winterl. E lles ont au contraire des comportements
chimiques spécifiques, elles exercent chacune une activité chimique
distincte (c ’ est sur ce fondement, nous le verrons, que H egel s ’ emploiera à
les ordonner dans sa classification).
C ette mise en place terminologique fait apparaître tout ce qui distingue
la philosophie hégélienne de la philosophie phlogistique et de sa reprise par
les philosophes dynamistes. C ’ est à la lumière de ces divergences qu ’ il
convient d ’ interpréter la critique hégélienne du concept lavoisien de corps
simple. E u égard à la critique schelligienne, la critique hégélienne est plus
nuancé e et moins radicale. C ontrairement à ce que l ’ on soutient parfois, en
confondant les critiques portant sur l ’ interprétation des éléments en tant

1. Leçons, p. 85 : « E n second lieu, le procès chimique a deux côtés universels, ce sont


des corporéités individuelles qui s ’ opposent l ’ une à l ’ autre dans le procès. C es corporéités
déterminé es ont encore une universalité, l ’ élément physique, le procès de leurs représen
tants totalement universels ».
2. E nc., § 334, rq.
3. Log. III, p. 240, W. 6, p. 429-430: «l’ objet chimique est d ’ abord, comme totalité
indépendante en général, un réfléchi dans soi, qui dans cette mesure est différent de son être
réflé chi vers le dehors - une base indifférente, l ’ individu non encore déterminé comme
différe nt ».
250 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

que principes substantiels avec une critique de Lavoisier, H egel ne s ’ en


prend aucunement à l ’ idé e de simplicité chimique. L ’ objection p Orte
simplement 1) sur l ’ unité de la catégorie de corps simple et 2) sur l a
représentation de la combinaison suivant la logique compositive d ’ un e
addition de composants
1. H egel insiste sur la nécessité de distinguer les éléments et les bases 21
pour autant que leur identification tend à passer sous silence la dimension
foncièrement relationnelle des éléments et, par là même, des objets
chimiques en général. Plus généralement, les éléments et les bases se
distinguent par deux typ e sd ’ activité chimique différents, et dans l ’ optique
de la « philosophie chimique », celle d ’ une chimie des forces, ils doivent
donc être rigoureusement distingués. D e ce point de vue, la critique du
concept de corps simple renvoie à un problème de classification et de
méthodologie plus qu ’ à un problème ontologique.
2. Lorsque la critique hégélienne du concept de corps simple est
motivé e par le rejet de la démarche analytique, elle repose encore sur le refus
d ’ une logique, et non sur l’ affirmation de l ’ impossibilité d ’ une simplicité
chimique. H egel passe pour un philosophe refusant, contre l ’ évidence, et à
la suite de Schelling, la découverte lavoisienne de la composition de l ’ e au 3 .
Il est pourtant des textes qui attestent de la reconnaissance de cet acquis
fondamental de la chimie moderne 4 . Q uant aux textes censés affirmer la
simplicité de l ’ e au, ils soutiennent seulement que l ’ oxygène et l ’ hydrogène
ne sont plus présents dans l ’ e au en tant que corps simples, indépendants
l ’ un de l ’ autre, mais en tant que moments : « D e même que la catégorie,
forgé e par les physiciens, d ’ une e au constitué e d ’ oxygène et d ’ hydrogène
est intenable, (...) de même l ’ air n ’ est pas non plus constitué d ’ oxygène et
d ’ hydrogène, mais ceux-ci sont seulement les formes sous lesquelles l ’ air

1. Nous ne croyons pas que J. Burbidge aitraison lorsqu’ il lit che z H egel un refus d ’ user
du terme lavoisien d ’ élément au nom d ’ un doute sur la simplicité des corps non encore
décomposés (R e al Process, p. 128-129). L a problématique des bases comme présupposition
du procès chimiqu e revient selon nous à reconnaître leur simplicité.
2. E nc., § 334, rq. : « C e qu ’ il y a de plus curieux à cet égard, c ’ est de voir traités les
quatre éléments chimiques (l’ oxygène, etc.) sur la même ligne que l ’ or, l ’ argent, etc., le
soufre..., comme s ’ ils avaient une existence indépendante comme celle de l ’ or, le soufre,
etc. » ; § 329, add., W. 9, p. 300 : « Q uand on considère la série des corps dans des manuels
de chimie de la manière dont elle est constitué e, c ’ est alors la différe nc e des soi-disant corps
simples et des corps qu ’ ils composent qui est la différence fondamentale (...). Mais on voit au
premier coup d ’ œ il que ceux-ci [les corps simples] sont des choses totalement hétérogènes ».
3. Nous avons vu que cette interprétation était défendue par E . F ârber. E lle l’ est aussi
par E . Meyerson, op. cit.., p. 472-473, p. 922-926.
4. Griesheim, p. 119-120 : « L ’ e au et l ’ air sont eux aussi, comme l ’ on dit, décomposés,
(...) ceux-ci sont séparés en substances abstraites, et c ’ est ici que l ’ hydrogène jou e alors un
rôle ».
LA P HIL O S O P HIE D A N S LE S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 251

est posé » H egel n ’ affirme pas plus la simplicité de l ’ e au qu ’ il ne soutient


que les éléments peuvent se transformer les uns dans les autres (Meyerson
lui attribue cette doctrine 21). Il soutient simplement la thèse de la
pénétration réciproque ou du « contact total » de ces deux éléments dans
leur combinaison.

La c l a s si f ic a t io n

L ’ objectivité chimique se présente comme une diversité qualitative 3 .


Les corps s ’ y distinguent par leurs odeurs, par leurs goûts, et par d ’ autres
propriétés physiques qui concernent le chimiste dans la mesure où elles
expriment des propriétés chimiques comme l ’ acidité, l ’ alcalinité, ou
l ’ oxydabilité. C es différentes propriétés ressortissent à la chimie et leur
dimension qualitative impose l ’ usage de procédures classificatoires. Les
objets chimiques ne peuvent être appréhendés directement par une théorie
chimique comme les effets d ’ une règle générale, ils doivent pré alablement
être organisés dans un classement rationnel. La classification joue le rôle
des lois en organisant l ’ empirie suivant les régularités - les propriétés
communes à une classe de corps - dont il faut rendre compte. E lle définit ce
qui doit être expliqué.
D ’ après H egel, qui suit en cela la plupart des chimistes de son temps,
c ’ est de la classification que dépend la scientificité de la chimie : « E n
chimie empirique, on a principalement affaire à la particularité des matières
et des produits, que l ’ on rassemble selon leurs déterminations super
ficielles abstraites, de telle manière qu ’ ainsi leur particularité n ’ est
aucunement ordonné e (...). Si tout cela doit prendre une forme scientifique,
il faut déterminer chaque produit selon le stade du procès concret,
totalement développé, duquel il procède essentiellement, et qui lui donne
sa signification propre » 4 . Pour comprendre la position hégélienne sur cette

1. E hc., §328, add., W. 9, p. 296-297. C ette même idé e est présenté e en d ’ autres
endroits : § 286, add., W. 9, p. 148 ; § 324, add., W. 9, p. 286 ; § 334, rq.
2. Meyerson (op. cit.„ p. 472) semble confondre les concepts d ’ éléments chimiques et
d ’ éléments physiques. H egel affirme en effet que les éléments physiques se transforment les
uns dans les autres (§ 286, add., W. 9, p. 147) ; mais les éléments physiques sont composés
d ’ éléments chimiques qui, eux, ne se transforment pas les uns dans les autres.
3. Griesheim, p. 116. Trommsdorf, Systematischen H andbuch der G esammten C hemie,
1. 1, p. IX : la chimie a pour objet « de déterminer les rapports quantitatifs et qualitatifs des
corps ».
4. Eric., § 334, rq. O n peut remarquer que la question de la classification d éfinit le point
de vue spécifique de la Philosophie de la nature. La Logique, dans sa section consacré e à
l’ étude de « l ’ objet », se contente d ’ analyser les rapports ontologiques les plus généraux de
252 L A T H E O RIE D E S S CIE N C E S

question, il fa ut rappeler que les chimistes de l ’ époque n ’ attribuaient pas


tous les mêmes fonctions aux classifications.
C es dernières pouv aie nt être entendues en un sens purement phéno-
méniste. C ’ est de cette manière que L a voisier semble concevoir la scien
tificité de sa propre théorie chimiqu e . O n trouve en effet che z lui le projet
d ’ une réduction de la science à la simple organisation des observations
suiv a nt des critères purement phénoménaux1 . Ainsi les corps sont-ils
rangés dans les classes suivant leurs propriétés chimiques les plus caracté
ristiques. Les classes sont ordonné es entre elles suivant les rapports de
composition et de décomposition qui se révèlent lors de l’ analyse et de la
synthèse de ces corps. C onçue de la sorte, là classification n ’ a d ’ autre but
que la représentation ordonné e des différents corps. E t l ’ ordonnancement
proposé, consistant en des rapports logiques de composition, a un sens
fondamentalement statique 2 . L ’ insistance de L a voisier sur la question de la
classification conduisit ses successeurs à jug er que l ’ établissement d ’ une
classification rigoureuse est absolument nécessaire à l ’ accomplissement de

l ’ obje ctivité chimiqu e , e n e xplicita nt la n ature commun e de la corporéité et d e la proc e s


su alité chimiqu e . L a P hilosophie de la n ature consid ère de fa çon plus concrète la qu e stion des
différe nte s classes d e corps et des différe nts typ e s de procès chimiqu e . E lle d élaiss e le point
de vu e a bstrait de la Logique pour en v e nir à la qu e stion d e la div ersité e mpiriqu e des corps et
des procès. E lle n ’ en retie nt c e p e nd a nt qu e la form e rationn elle , sans e ntre pre ndre l ’ étud e
de la div ersité e mpiriqu e des propriété s des corps, comm e la scie nc e chimiqu e . N ous
re pre nons ici la comp araison de ces trois discours qu ’ a propos é e J. W . B urbidg e , dans son
article « C h e mistry a nd H e g el’ s Logic » (in H egel and N ewtonianism, p. 610-611 ), puis dans
son ouvra g e . R e al Process.
1. L. B . G uytond e Morv e a u étal.. Méthode de nomenclature chimique, textes pré s e nté s
p ar B. B e ns a ud e-Vinc e nt, P aris, S e uil, 1994 (cité Méthode), p. 68: «l e seul moy e n d e
pré v e nir ces écarts consiste à supprim er, ou au moins à simplifier, a uta nt qu ’ il est possible, le
raisonn e m e nt qui e st de nous, et qui seul p e ut nous é g arer (...), à ne ch erch er la v érité qu e
dans l ’ e nch a în e m e nt des e xp érie nc e s et des obs erv ations, surtout dans l ’ ordre dans le qu el
elle s se sont présenté es, de la m ê m e m a nière qu e les m ath é m aticie ns p arvie nn e nt à la solution
d ’ un problè m e p ar le simple arra ng e m e nt des donné es, et en ré duis a nt le raisonn e m e nt à des
op érations si simple s, à des jug e m e nts si courts, qu ’ ils n e p erd e nt ja m ais l ’ é vid e nc e qui le ur
s ert d e guid e ».
2. F . D a gogn et montre les difficulté s a uxqu elle s c ette philosophie d e la scie nc e a conduit
L a voisier, nota mm e nt en ce qui conc ern e la c até gorie des « sup er-simple s » (a z ote ,
oxyg è n e , hydrog è n e , c aloriqu e , lumière); « Son s e ns ationnism e l ’ oblig e à pre ndre a ppui sur
Je ta ctile ou l ’ off ert : ce qui se re ss e mble doit être ra ss e mblé (...). L a voisier p ara ît n e pas
vouloir se d éta ch er des apparences, p ar crainte d e plong er dans les chim ère s philosophiqu e s
ou les sp é culations im a gin aire s : il en p aie le prix p ar de la d é sorie ntation» (T able aux et
langages de la chimie , P aris, S euil, 1969, p. 36). D a gogn et insiste sur le f a it qu e sa
cla ssific ation est a n alytiqu e plutôt qu e dyn a miqu e . M ais une a utre te nd a nc e e xiste a ussi ch e z
L a voisier, p ar la qu elle il ch erch e à d ériv er les différe nte s form e s d ’ a ctivité chimiqu e d e
l ’ a ctivité d e l ’ oxyg è n e . C ’ est sur c ette te nd a nc e qu ’ insiste H . M etz g er, Les concepts
scientifiques, 1926, p. 53-64.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 253

la révolution chimique. Ainsi F ourcroy tente-t-il d ’ accomplir l ’ œ uvre


lavoisienne en perfectionnant sa classification '. O n peut considérer qu ’ une
inspiration analogue conduit D alton à proposer une chimie entièrement
voué e à la détermination de la compositions des corps et des poids
atomiques des substances simples 21.
C he z les tenants de la philosophie chimique, c ’ est-à-dire d ’ une chimie
consacré e à l ’ étude des forces et non plus seulement à la composition des
corps, la classification prend une autre signification. La chimie étant
entendue comme une étude des forces chimiques et des changements
substantiels qu ’ elles impliquent, la fonction des classifications est de
distinguer les différentes substances d ’ après les forces chimiques qui les
caractérisent, tout en reliait les différentes classes de substances en fonction
des ré actions chimiques. O n trouve l ’ exemple d ’ une telle classification
che z B erz élius. C e chimiste est de ceux qui considèrent que la classification
peut conférer à une science une véritable scientificité 3 . Son obje ctif prin
cipal est de donner une explication électrochimique de l’ activité chimique.
Il interprète donc les différentes formes de l ’ activité chimique comme un
ensemble de modifications de la polarité électrique. Il peut ainsi proposer
une classification sous forme de table au. Les différentes lignes de ce table au
représentent les différentes formes d ’ activité chimique des corps, les
différentes formes que peut prendre l ’ activité chimique au fil de la
composition des corps. Les deux colonnes décrivent quant à elles la
polarité électrique. D ’ après lui, chaque atome chimique est doté d ’ une
polarité électrique spécifique, c ’ est-à-dire d ’ une charge positive et d ’ une
charge négative dont les grandeurs varient selon les atomes. C ertains sont

1. A. F . de F ourcroy, Philosophie chimique, ou vérités fondamentales de la chimie


moderne, disposé es dans un nouvel ordre, P aris, 1792, Avertissement, p. iii-i v : «Les
principes de cette science ne sont cré és que depuis quelques anné es, et déjà elle est riche en
corollaires ou en résultats généraux, qui en renferment tout l ’ ensemble. Une suite de ces
résultats peut être d ’ une grande utilité. (...) Mais pour réunir ici ces vérités capitales, il est
évident qu ’ il faut (...)! es disposer entres elles dans un tel ordre et dans une série tellement
naturelle, qu ’ elles présentent les éléments de la science, et qu ’ elles en fassent concevoir le
rapport et la liaison (...). Pour re mplir convenablement cet objet, il m ’ aparu que je ne devois
pas présenter une suite de propositions non interrompues sans liaison et sans adhérence entre
elles ; je les ai lié es par des rapports généraux, en leur donnant un arrangement qui pût en
faire connoître et apprécier la connexion, et si je puis dire, la ré action réciproque. C ’ est là ce
que j ’ appelle p h i l o s o p h i e c h imi q u e ».
2. R. Siegfried, B. J. Dobbs, « C omposition, a N eglected Aspect of C hemical
R évolution »,AnnalsofSciences, 24,4,1968, p. 275-293.
3. Ainsi dit-il que les classifications minérales approchent de la « certitude mathéma
tique » grâce à la théorie des proportions chimiques ; cité par A. Lundgren « The C hanging
Rôle of Numbers in the I8th C entury C hemistry », in T. Frângsmyr et al., The Q uantifying
Spirit in the Ninete enth C entury, B erkeley, University of C alifornia Press, 1990, p. 256.
254 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

globalement électro-positifs, d ’ autres globalement électro-négatifs. Il en y a


de même pour les corps composés de ces atomes, et puisque la ré action
chimique tend à avoir lieu entre corps électriquement opposés, on voit q Ue
ces colonnes, elles aussi, définissent les modalités de F action chimique des
corps 1 .
Lorsque H egel fait dépendre la scientificité de la chimie de l a
classification, c ’ est bien entendu au sens des classifications dynamiques de
la philosophie chimique. Il rejette expressément les classifications qui se
contentent de ranger les corps suivant des rapports de composition. Les
corps simples comme les corps composés expriment en fait différents types
d ’ activité chimique, ce sont eux qui doivent être l ’ objet de l ’ étude et le
fondement des classifications en chimie : « F inalement, c ’ est le produit
mort, provenant de tel ou tel procès, qui constitue l ’ objet principalement
[ H auptsache ] décrit par les chimistes. Mais en vérité, c ’ est le procès (...) l a
chose fondamentale (...). Le comportement particulier du corps, ainsi que
son procès modifié particulier, est également objet de la chimie, car elle
présuppose les individualités chimiques comme donné es. Ici, nous avons
au contraire à considérer le procès dans sa totalité, et comment il distingue
des classes de corps, et les caractérise comme des nive aux de son cours qui
se fixe [en elles] » 21. La classification doit prendre pour fil conducteur le
procès chimique; elle doit procéder de l ’ étude des différentes ré actions
chimiques, c ’ est-à-dire tout à la fois rendre compte : des différentes forces
chimiques qui déterminent ces ré actions, des différents milieux chimiques
qui les rendent possibles, des différents corps chimiques sur lesquels elles
s ’ exercent, et des différents corps qu ’ elles produisent.
Il est vrai qu ’ un même corps peut intervenir dans différents types de
ré actions, et il reste permis à la chimie empirique d ’ entreprendre l ’ étude de
l’ intégralité des ré actions dans lesquelles entre un corps. Mais l ’ objectif
d ’ une chimie scientifique est d ’ assigner chaque corps à une classe en
fonction de sa « nature universelle»3 . À cette fin, il faut commencer par
déterminer si un corps intervient dans une ré action en tant qu ’ agent
déterminant, ou produit déterminé : « Le corps intervient dans l ’ un de ces
processus comme condition, dans l ’ autre comme produit, et sa

1. Sur ce type de classification à double entré e, voir E . M. Melhado, J. J, B enélius, The


E mergence ofhis C hemical System, p. 37-45. V oir la représentation du table au berz élien,
p. 259.
2. E nc., § 329, add., W. 9, p. 300-301.
3. Griesheim, p. 124-125 : « La distribution des corps, leurs classes, doit donc procéder
delà place qu ’ ils occupent dans le procès chimique. D ans la chimie empirique, il faut que
chaque corps soit décrit en fonction de ses rapports avec tous les autres corps ; il faut que tout
soit examiné. Mais autre chose est de déterminer la nature universelle des corps, cela doit
avoir lieu en fonction du procès particulier dans lequel il est déterminant ».
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 255

caractéristique chimique dépend du procès particulier dans lequel il a cette


position; une classification des corps ne peut se fonder que sur ces
positions dans les procès p articuliers»1 . C haque ré action lie spécifi
quement deux types de substances chimiques opposé es (l ’ oxygène et les
bases oxydables, les acides et les alcalins, etc), qui sont déterminantes par
rapport à cette ré action. C haque ré action d éfinit donc une ligne (celle des
substances déterminantes) et deux colonnes (celles de la polarité chimique).
Sont produits par cette ré action les corps qui se combinent dans la ré action
et qui ont les corps de la ligne précédente pour parties constituantes.
C haque ré action met donc en rapport deux lignes dans une relation de
composition. Lorsque H egel insiste sur le v ait que la classification doit
prendre le procès pour fil conducteur, il ne se réfère pas seulement à cette
classification en lignes et colonnes. Il prend également en compte la
nécessité d ’ un classement au sein de chaque classe. Ainsi les métaux
devront-ils être ordonnés suivant la ré action qu ’ ils déterminent (leur
affinité pour l ’ oxygène plutôt que leur poids spécifique)2 ; ainsi les acides
devront-ils être ordonnés suivant leur comportement dans la ré action de
neutralisation.
O n remarque que H egel est ainsi conduit à proposer une classification à
double entré e formellement analogue à celle de B erz élius, celle d ’ un table au
qui suit conjointement les modalités de la composition des corps et de la
transformation de l ’ activité chimique 3 . C ’ est pourquoi, plus encore que sur
les « procès particuliers », c ’ est sur l ’ enchaînement des ré actions, sur « le
procès total », que doit se calquer la classification. Les différentes ré actions
chimiques sont certes indépendantes les unes des autres dans la mesure où
leurs produits peuvent subsister sans entrer de nouve au dans une ré action
chimique. E lles se présupposent né anmoins les unes les autres puisque les
corps qui les déterminent sont eux-mêmes produits par une autre ré action :
« les moments du déroulement du procès se séparent eux-mêmes les uns

\ . E nc., §329. V oir également, §329, add., W . 9, p. 300: «M ais en v érité, c ’ est le
procès et la suite des nive aux du procès qui est l ’ objet fondamental; son cours est le d éter
minant, et les déterminités des individualités corporelles n ’ ont leur sens que dans ses
différents nive aux. L a nature d ’ un corps dépend de sa position dans les différents procès, où
il est le produisant, le déterminant, ou le produit. Il est certes capable d ’ autres procès, mais il
n ’ est pas en eux le déterminant ».
2. Griesheim, p. 132-134.
3. H élène Metzger propose une analyse intéressante des classifications à double entré e
et soutient que la classification chimique est fondé e che z H egel sur le princip e de
« l ’ analogie agissante» plutôt que sur celui de la permanence de la substance. Les corps
seraient ordonnés en fonction de la ressemblance de leurs actions, et non en fonction de leurs
rapports de composition (H. Metzger, Les concepts scientifiques, p. 35-51). Il s ’ a git au
contraire che z H egel de rendre compte conjointement des rapports de composition et des
transformations de l ’ activité chimique.
256 L A T H E O RIE D E S S CIE N C E S

des autres, en tant qu ’ ils sont immédiats et distincts, et le déroulement, à


titre de totalité ré elle devient un cercle de procès p articuliers, dont chacun à
l ’ autre pour pré supposition» (§328). L a cla ssific ation doit plus préci
sément suivre le procès synthétique, qui n ’ est en fait que le premier
moment du procès total. P ar procès synthétique, ou procès de combi
naison, il fa ut entendre le procès par lequel les bases se composent en acide
et en alc alin, puis en sels. C ’ est seulement dans de tels procès que les corps
de même nive au sont déterminants dans la ré action. D ans le deuxième
moment du procès total, dans le procès analytique, la décomposition
chimiqu e peut au contraire a voir lie u sous l ’ effet de forces non chimiques
comme la chaleur ou l ’ électricité. O n trouve che z H egel la même déva
loris ation du processus analytique que che z les tenants de la philosophie
chimiqu e 1 ; elle s ’ exprime dans le caractère laconique du paragraphe qui y
est consacré (§ 334) et dans les polémiques contre la chimie empirique,
accusé e de prendre trop souvent la décomposition pour fil conducteur
(§ 334, rq. \
L e procès analytique n ’ en a pas moins une grande importance dans la
philosophie hégélienne de la chimie . L e procès de décomposition
correspond au moment où l ’ a ctivité chimique s ’ éteint dans les sels, de sorte
que l ’ a ctivité définissant le chimisme ne peut s ’ appliquer à ces corps

1. B . B e ns a ud e-Vinc e nt et I. Ste ng ers (Histoire de la chimie, p. 140) pré s e nte nt


l ’ a n alys e comm e le progra mm e d e re ch erch e qui d é finit la chimie de 1800 à 1840:
« D é compos er, id e ntifier, nomm er, cla ss er, ces a ctivité s qui constitu e nt la “ c arte d e visite ”
de la chimie scie ntifiqu e ont d é sorm ais le corps simple pour notion d e base et la b ala nc e pour
instrum e nt privilé gié . Mie ux, la b ala nc e n ’ e st plus s e ule m e nt un moy e n, elle dicte au chimiste
son but: c ara ctéris er ch a qu e corps simple p ar un poids, la qu a ntité pond érale qui e ntre e n
combin aison. T el e st l ’ obje ctif, l ’ obsession qui orie nte et ré org a nis e la disciplin e . L a ré a ction
chimiqu e n ’ est plus un objet d ’ étud e en soi, mais un moy e n d ’ étud e pour d étermin er la
composition pond érale des produits d e ré a ction ». R. F rie d el e xpliqu e qu e le prim at du procès
a n alytiqu e sur le proc è s synth étiqu e re nvoie à un e orie ntation plus g é n érale e ncore . D a ns le
c a dre des chimie s ré aliste s du d é but du XIX e , la synthèse n ’ e st pas conçu e comm e le moy e n de
cré er de nouv elle s substances, m ais au mie ux comm e un moy e n de confirm er l ’ a n alys e
(« D efining C h e mistry : O rigins of the H eroic C h e mist » in S. H . M a uskopf, C hemical
Sciences in the Mod e m World, p. 216-233, ici p. 223-224). V oir p ar e x e mple Trommsdorf,
op. cit. ., 1. 1, p. 24 : « U n e étud e est te nu e pour complète , qu a nt la synth è s e confirm e ce qu ’ a
montré l ’ a n alys e »). R e m arquons c e p e nd a nt qu e dans le c a dre de la tra dition de la
philosophie chimiqu e , et plus e ncore des chimie s dyn a miste s, le proc è s synth étiqu e , en ta nt
qu e lie u d ’ étud e des forc e s chimiqu e s, offre un e conn aiss a nc e sup érie ure à l ’ a n alys e , et n e
p e ut être ré duit à un e simple confirm ation. D a ns son H andbuch d er theorischen C hemie,
1827, G m elin, a prè s a voir d éfini la chimie comm e la doctrin e des ch a ng e m e nts qui ré sulte nt
de l ’ affinité (p. 2), e xpliqu e qu e le proc è s synth étiqu e a toujours pour cause l ’ a ffinit é (p. 26-
27), alors qu e le proc è s d e d é composition p e ut ré sulter de forc e s non chimiqu e s, comm e des
forc e s vitale s et m é c a niqu e s telle s qu e la ch ale ur et l ’ éle ctricité (p. 48).
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 257

chimiques que de l ’ extérieur1 : ce sont bien en effet l ’ ensemble des procès


étudiés précédemment qui permettront de décomposer ces corps en acides et
en alcalins, puis en bases et en éléments21. Ainsi, les bases, qui se
présentaient initialement comme les présuppositions de la processualité
chimique peuvent-elles être considéré es d ’ un autre point de vue cômme le
résultat de cette même processualité chimiqu e 3 , de sorte que le procès
chimique se totalise sous la forme d ’ un cercle.

L’ e x p l i c a t i o n

O n considère parfois qu$ la philosophie hégélienne de la chimie a la


classification scientifique pour seul obje ctif4 , il convient bien plutôt de
voir dans cette philosophie de la chimie une philosophie chimique situant
la question des forces chimiques, et donc de l ’ explication, au c œ ur de la
théorie. Si H egel insiste autant sur la question de la classification, c ’ est en
d éfinitiv e parce qu ’ elle est directement lié e à celle de l ’ explication. Les
classifications fondé es sur l ’ étude des ré actions chimiques ont une double
fonction e xplic ativ e: elles permettent d ’ expliquer la combinaison des
corps par les forces chimiques à l ’ œ uvre dans la ré action (explication des
substances par les forces), et elles permettent d ’ expliquer les forces à
l ’ œ uvre dans la ré action par la constitution des corps intervenant dans la
ré action (explication des forces par les substances). L ’ ordonnancement des
corps dans des rapports de composition fait de la classification une grande
chaîne explicative 5 à même de rendre compte de la modific ation des

1. fn e ., §202.
2. § 334.
3. Log. III, p. 244, W . 6, p. 433.
4. J. B urbidg e , R e al Process, p. 133.
5. H . M etz g er, Les concepts scientifiques, p. 54-55, soulign e le f ait que cla ss er p ar
composition, c ’ est assigner une cause et proposer une cla ssific ation qui a imm é diate m e nt un
pouvoir e xplic atif. C ’ est bie n la cas che z L a voisier où l ’ oxygène a pp ara ît comme le princip e
de l ’ a ctivité chimiqu e : dire cte m e nt e xplic atif pour la form ation des acides (son pouvoir
chimiqu e lui p ermet de s ’ unir a v e c les bases oxyd a ble s), il l ’ est indire cte m e nt pour la
form ation des sels (l’ a ctivité qu ’ il tra nsmet aux acides le ur p erm et de s ’ unir a ux bases
a cidifia ble s). O n voit en cela qu ’ il y a rupture de la cla ssific ation la voisie nn e avec les
cla ssific ations de l ’ histoire n aturelle (soumises à une rude critiqu e dans le ch a pitre 5 de la
Phénoménologie de P esprit) : a) elle ordonne les corps en fonction de le ur composition,
c ’ e st-à-dire en fonction d ’ un critère propre m e nt chimiqu e , et de la structure intern e des
substances chimiqu e s, b) elle les ordonn e en fonction de le ur place dans les proc è s
chimiqu e s : les corps sont nommés d ’ après la m a nière dont ils intervie nn e nt dans les
ré a ctions, et la cla ssific ation d é bouch e de la sorte sur une th é orie des causes des ré a ctions
(ainsi l ’ oxyg è n e a pp ara ît-il comm e la cause de l ’ a cidité). C ependant, dans la m e sure où
258 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

propriétés chimiques des composés et donc, de l’ activité chimique elle-


même 1 . Q uant aux forces chimiques, elles permettent de rendre compte de
la nature des combinaisons chimiques possibles et des conditions dans
lesquelles elles s ’ effectuent.
C he z des chimistes comme B erz élius, la porté e explicative de l a
classification est manifeste. L ’ obje ctif de B erz élius est d ’ expliquer électro-
chimiquement les différents phénomènes chimiques, c ’ est-à-dire aussi bien
les différentes formes de l ’ activité chimique, que les différentes combi
naisons possibles entre corps simples. Il y parvient d ’ une part en soutenant
que la polarité électrique est l ’ origine de l’ activité chimique, de sorte que
les corps doivent être électriquement opposés pour susciter une ré action
(explication des substances par les forces)2 . Il y parvient d ’ autre part en
expliquant la modific ation de l ’ activité par l ’ altération des propriétés
électrologiques des corps simples dans la combinaison. P artant du principe
que les différentes formes d ’ activité chimique, de même que les modalités
de la combinaison des différents corps simples, dépendent de la polarité
électrique des corps simples, il soutient que la progression dans le degré de
composition des corps a pour effet d ’ atténuer leur polarité électrique, et par
là même, leur activité chimique (explication des forces par les substances)3 .
H egel reprend ce modèle d ’ explication des substances par les forces et
des forces par les substances tout en le reformulant sur un point. C he z
B erz élius, la classification et l ’ explication sont d ’ ordre qu a ntitatif; tout se
réduit à l ’ intensité de la polarité électrique. H egel attribue au contraire aux
différentes classes de corps des propriétés qualitativement distinctes, de
même qu ’ il les réfère à des procès qualitativement distincts. Sur ce point

L a voisier conçoit sa classification en termes phénoménistes, et suivant le modèle de la


nomenclature, il poursuit le projet de l ’ histoire naturelle. W. Lepenies voit en l ’ œ uvre de
L a voisier l ’ un des aspects de « la fin de l ’ histoire naturelle » (op. cil., p. 97-105), mais il
souligne en même temps que les réformateurs de la chimie entretiennent encore un lien étroit
avec l ’ histoire naturelle (p. 99-100). C ela est plus vrai encore des propagateurs de la théorie
de Lavoisier, F ourcroy et C haptal, qui tentèrent de la concilier avec l ’ histoire naturelle, en
semblant méconnaître sa nouve auté (voir sur ce point B. B ensaude-Vincent, « A Vie w of the
C hemical R évolution throught C ontemporary T extbooks : Lavoisier, F ourcroy and
C haptal ». British Journalfor the History ofScience 23,1990, p. 435-460).
1. Griesheim, p. 122 : « L a suppression de l’ unilatéralité [des ré actifs dans la ré a ction]
est la chute dans une nouvelle unilatéralité, on n ’ en vient pas à l ’ unité abstraite ».
2. B erz élius propose en fait une hypothèse complexe. Les ré actions chimiques ne
seraient pas seulement causé es par la tendance des corps à neutraliser leur charge
électrique, mais aussi à neutraliser leur polarité propre (chaque atome étant doté d ’ une
charge positive et d ’ une charge négative). C ’ est ce qui lui permet de rendre compte que
l ’ affinité de deux corps électronégatifs comme l ’ oxygène et le soufre soit plus intense que
celle de l’ oxygène et du cuivre, pourtant électropositif, voir à ce propos. E ssai, p. 86-87.
3. V oir par exemple, E ssai, p. 80-81.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 259

c ’ e stplutôtdu type de classification proposé par Œrsted qu ’ il conviendrait


de rapprocher sa propre entreprise. E n effet, si ce dernier tente également de
penser l'émergence d ’ un type d ’ activité à p artir de 1 a composition des forces
opposé es constituant le nive au inférieur, il soutient conjointement que les
trois nive aux de l ’ a ctivité chimique diffère nt qualitativement les uns des
autres 1 . H egel, tout comme Œrsted, se situe ainsi dans l ’ héritage de la
N aturphilosophie1 , tout comme Œrsted, il en retie nt le thème de la dime n
sion qu alitativ e de l ’ être naturel et il conçoit précisément la classification
comme la procédure théorique approprié e à la diversité qu alitativ e des
phénomènes chimiques. C he z l ’ un comme che z l ’ autre, les transformations
de l ’ a ctivité chimique sont conçues comme une série de métamorphoses.
Présentons maintenant le table au hégélien afin de préciser la nature de
l ’ exp 1 ic ation q u ’ i 1 propose .

T able au 1 : H egel
É l éme n t s O xygène Hydrogène
Bases Métaux C orps combustibles
Oxydes e t Hyd r a t es Alcalins Acides
Se l s S els S els

T able au 2 :B erz élius31 2


Co r ps é l e c t r o né g a tif s Co r ps é l e c t r o p o si t i f s
(O xygène) Métalloïdes-Métaux Métaux
(Hydrogène)
Alcalins Acides
S els négatifs S els positifs
S els de second ordre

1. O p. cit., p. 249 : « Les forces qui agissent comme propriétés chimiques, ou en d ’ autres
termes comme affinité s, existent dans les corps sous trois formes princip ale s, qui nous
donn e nt trois séries d ’ affinité s : c elle des corps brûlés, celle des corps non brûlés, e nfin c elle
des corps salins ».
2. D ans une longue introduction (« U eber die E inth eilung d er ungleich artig e n M aterie n
inch e misch erHinsicht»)à son exposé des idé es de Winterl, Schuster s ’ e mploie à montrer
que seule une cla ssific ation adéquate peut faire de la chimie une science. Il justifie cette
thèse notamment en insistant sur la dimension qu alitativ e de l’ obje ctivité chimiqu e : « Il lui
re vie nt [à la chimie] de connaître le non-identique (...) de même qu ’ il re vie nt à la physique
de conn aître les propriétés universelles de la matière (le qu alitativ eme nt id e ntiqu e, par
exemple, le mouvement). F inalement, même le princip e de notre science, l’ attra ction [c ’ est-
à-dire l ’ affinité], est un qu alitatif [l ’ affinité éle ctiv e]. Il en résulte que le qu alitatif doit être le
fond e m e nt de la division des objets de la chimie », (System der dualistischen C hemie,
p. 18-19).
3. Pour l’ e xposition de cette classification, voir l ’ E ssai, p. 74-81.
260 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

T able au 3 : Œrsted1
C orps comburants (O xygène) C orps combustibles (Hydrogène)
Alc alins Acides
S els

O n peut considérer que la première ligne, celle des éléments, comporte


deux classes. La polarité structurant l ’ objectivité chimique prend ici la
forme de l ’ opposition de l ’ oxygène et de l ’ hydrogène. Le carbone et l ’ a zote
sont les deux autres éléments mentionnés par H egel. D ans la mesure où ce
premier type de polarité se présente en eux sous la forme d ’ un équilibre
neutre (nous le verrons), ils ne peuvent pas être rangés sous l ’ une ou l ’ autre
de ces deux classes.
La deuxième ligne, celle des « bases », est composé e des deux classes
que sont les métaux et les corps combustibles. C es classes renvoient certes
à deux procès différents ; on notera cependant qu ’ en 1817, Y E ncyclopédie
les identifiait l ’ un à l ’ autre 21 et que H egel insiste sur le fait que, la com
bustion n ’ ayantpas le galvanisme pour condition, ce n ’ est que du point de
vue du concept que l ’ on peut établir une progression de l ’ un à l ’ autre 3 .
Alors que les éléments ne définissaient par eux-mêmes aucun procès, on
rencontre désormais des corps exprimant une activité chimique spécifique.
Le procès galvanique présente la forme la plus atténué e de l’ activité
chimique. C ette faiblesse de l ’ activité chimique des métaux est corrélative
des deux spécificités du procès galvanique. Premièrement, il s ’ agit d ’ une
activité qui n ’ est que partiellement chimique. Nous verrons en effet que si
H egel refuse de donner une interprétation purement électrique du procès
galvanique, il n ’ accepte pas pour autant d ’ en donner une explication
exclusivement chimique. Le procès galvanique résulte selon lui tout à la
fois d'une causalité chimique et d ’ une causalité électrique. D euxièmement,
l ’ activité chimique intervenant dans ce procès n ’ obéit que partiellement à la
logique de la processualité chimique. E n effet, les métaux n ’ y ré agissent
pas avec les corps qui leur sont opposés au sein de ce second nive au.
L ’ activité chimique relève de l ’ oxydation et de l ’ hydrogénation, c ’ est-à-
dire que les métaux ré agissent avec les corps du nive au précédent (oxygène
et hydrogène). Si ce type de ré action mérite cependant d ’ être considéré
comme l ’ un des moments du procès chimique synthétique, c ’ est qu ’ il reste

1. R echerches, p. 250: «D ans chacune des deux premières séries, il y a des corps
antagonistes distingués par l ’ excès de l’ une ou de l ’ autre des forces. La combinaison de
corps semblables ne les fait point sortir de leur série d ’ affinité, tandis que la combinaison des
corps antagonistes les fait passer dans la série suivante ».
2. Sur les évolutions de 1817 à 1827, voir J. Burbidge, R e al Process, p. 96-99,187-190.
3. W. 9, p. 318 ; Griesheim, p. 146.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 261

partiellement conforme à la logique du procès chimique. Les métaux


ré agissent en effet avec l ’ élément du premier nive au qui leur est opposé.
C ertains chimistes de l’ époque croyaient en effet observer que dans une
pile, le métal qui a la plus grande affinité pour l ’ oxygène ré agit avec lui,
alors que le métal dont cette affinité est la moins grande ré agit avec l ’ hy
drogène.
La seconde classe de la seconde ligne regroupe les corps qui inter
viennent de façon déterminante dans le procès de combustion : les corps
combustibles. C e procès n ’ obéit pas non plus totalement à la logique de la
processualité chimique. E n effet, la ré action ne se produit toujours pas avec
les corps de la classe opposé e dans le même nive au mais avec l ’ oxygène qui
est un corps du nive au précédent. C ependant, la combustion se distingue
du galvanisme par la prépondérance de la causalité chimique. Le méca
nisme de la combustion, comme celui du galvanisme, ne semble relever
que partiellement de la causalité chimique. Il semble en effet que la
présence du feu soit nécessaire pour initier la combustion. C ’ est le cas pour
la combustion des métaux, mais non pour celle de ce que les chimistes
d ’ alors appelaient les « corps combustibles simples ». Il suffit en effet de la
simple présence de l ’ air, dans le cas du phosphore, ou d ’ un simple frot
tement, dans le cas du soufre, afin que s ’ enclenche la ré action de leur
combustion. H egel y voit le signe du fait que les corps combustibles ont
une plus grande activité chimique que les métaux. Alors que l ’ activité
chimique des métaux «n ’ était qu ’ en-soi», elle est désormais «posé e
comme existant pour elle-même » (§ 331).
O n trouve donc au sein de la première partie de ce table au un double
mouvement d ’ intensification et d ’ accomplissement de la processualité
chimique. D ans la suite de ce table au, qui est consacré e aux corps composés
et à leurs ré actions, ce mouvement se poursuit avec les acides et les alcalins,
avant de s ’ éteindre avec les sels. D ans ces deux procès de la ré action acide-
alcalin et de la ré action des sels, la ré activité dépend exclusivement de la
polarité spécifique du nive au. La ligne des acides et des alcalins est
composé e de deux classes opposé es polairement, alors que cela ne semble
pas être le cas de celle des sels puisqu ’ ils sont définis par «l ’ émous
sement » de la polarité. O n peut cependant ranger les sels en deux classes
dans la mesure où leurs ré actions sont commandé es par des rapports
d ’ affinités et que ceux-ci dépendent d ’ un certain type de polarité. V enons-
en maintenant à la manière dont H egel prend parti dans les conflits
concernant l ’ explication de ces différents procès et des propriétés des corps
qui les déterminent.
§ 328 : les éléments. L a première ligne du table au hégélien est celle des
éléments. Une comparaison avec les table aux de B erz élius et d ’ C Ersted fait
immédiatement apparaître qu ’ il s ’ agit là d ’ une originalité hégélienne.
260 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

T able au 3 : Œrsted1
C orps comburants (O xygène) C orps combustibles (Hydrogène)
Alc alins Acides
S els

O n peut considérer que la première ligne, celle des éléments, comporte


deux classes. La polarité structurant l ’ objectivité chimique prend ici ] a
forme de l ’ opposition de l ’ oxygène et de l ’ hydrogène. Le carbone et l ’ a zote
sont les deux autres éléments mentionnés par H egel. D ans la mesure où ce
premier type de polarité se présente en eux sous la forme d ’ un équilibre
neutre (nous le verrons), ils ne peuvent pas être rangés sous l ’ une ou l ’ autre
de ces deux classes.
La deuxième ligne, celle des « bases », est composé e des deux classes
que sont les métaux et les corps combustibles. C es classes renvoient certes
à deux procès différents ; on notera cependant qu ’ en 1817, Y E ncyclopédie
les identifiait l ’ un à l ’ autre 21 et que H egel insiste sur le fait que, la com
bustion n ’ ayant pas le galvanisme pour condition, ce n ’ est que du point de
vue du concept que l ’ on peut établir une progression de l ’ un à l ’ autre 3 .
Alors que les éléments ne définissaient par eux-mêmes aucun procès, on
rencontre désormais des corps exprimant une activité chimique spécifique.
Le procès galvanique présente la forme la plus atténué e de l ’ activité
chimique. C ette faiblesse de l ’ activité chimique des métaux est corrélative
des deux spécificités du procès galvanique. Premièrement, il s ’ agit d ’ une
activité qui n ’ estque partiellement chimique. Nous verrons en effet que si
H egel refuse de donner une interprétation purement électrique du procès
galvanique, il n ’ accepte pas pour autant d ’ en donner une explication
exclusivement chimique. Le procès galvanique résulte selon lui tout à la
fois d ’ une causalité chimique et d ’ une causalité électrique. D euxièmement,
l ’ activité chimique intervenant dans ce procès n ’ obéit que partiellement à la
logique de la processualité chimique. E n effet, les métaux n ’ y ré agissent
pas avec les corps qui leur sont opposés au sein de ce second nive au.
L ’ activité chimique relève de l ’ oxydation et de l ’ hydrogénation, c ’ est-à-
dire que les métaux ré agissent avec les corps du nive au précédent (oxygène
et hydrogène). Si ce type de ré action mérite cependant d ’ être considéré
comme l ’ un des moments du procès chimique synthétique, c ’ est qu ’ il reste

1. R echerches, p. 250: «D ans chacune des deux premières séries, il y a des corps
antagonistes distingués par l ’ excès de l’ une ou de l ’ autre des forces. La combinaison de
corps semblables ne les fait point sortir de leur série d ’ affinité, tandis que la combinaison des
corps antagonistes les fait passer dans la série suivante ».
2. Sur les évolutions de 1817 à 1827, voir J. Burbidge, R e al Process, p. 96-99,187-190.
3. W. 9, p. 318 ; Griesheim, p. 1 46.
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LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 261

partiellement conforme à la logique du procès chimique. Les métaux


ré agissent en effet avec l ’ élément du premier nive au qui leur est opposé.
C ertains chimistes de l ’ époque croyaient en effet observer que dans une
pile, le métal qui a la plus grande affinité pour l ’ oxygène ré agit avec lui,
alors que le métal dont cette affinité est la moins grande ré agit avec l ’ hy
drogène.
La seconde classe de la seconde ligne regroupe les corps qui inter
viennent de façon déterminante dans le procès de combustion : les corps
combustibles. C e procès n ’ obéit pas non plus totalement à la logique de la
processualité chimique. E n effet, la ré action ne se produit toujours pas avec
les corps de la classe opposé e dans le même nive au mais avec l ’ oxygène qui
est un corps du nive au précédent. C ependant, la combustion se distingue
du galvanisme par la prépondérance de la causalité chimique. Le méca
nisme de la combustion, comme celui du galvanisme, ne semble relever
que partiellement de la causalité chimique. Il semble en effet que la
présence du feu soit nécessaire pour initier la combustion. C ’ est le cas pour
la combustion des métaux, mais non pour celle de ce que les chimistes
d ’ alors appelaient les « corps combustibles simples ». Il suffit en effet de la
simple présence de l’ air, dans le cas du phosphore, ou d ’ un simple frot
tement, dans le cas du soufre, afin que s ’ enclenche la ré action de leur
combustion. H egel y voit le signe du fait que les corps combustibles ont
une plus grande activité chimique que les métaux. Alors que l ’ activité
chimique des métaux «n ’ était qu ’ en-soi», elle est désormais «posé e
comme existant pour elle-même » (§ 331 ).
O n trouve donc au sein de la première partie de ce table au un double
mouvement d ’ intensification et d ’ accomplissement de la processualité
chimique. D ans la suite de ce table au, qui est consacré e aux corps composés
et à leurs ré actions, ce mouvement se poursuit avec les acides et les alcalins,
avant de s ’ éteindre avec les sels. D ans ces deux procès de la ré action acide-
alcalin et de la ré action des sels, la ré activité dépend exclusivement de la
polarité spécifique du nive au. La ligne des acides et des alcalins est
composé e de deux classes opposé es polairement, alors que cela ne semble
pas être le cas de celle des sels puisqu ’ ils sont définis par « l ’ émous
sement » de la polarité. O n peut cependant ranger les sels en deux classes
dans la mesure où leurs ré actions sont commandé es par des rapports
d ’ affinités et que ceux-ci dépendent d ’ un certain type de polarité. V enons-
en maintenant à la manière dont H egel prend parti dans les conflits
concernant l ’ explication de ces différents procès et des propriétés des corps
qui les déterminent.
§ 328 : les éléments. L a première ligne du table au hégélien est celle des
éléments. Une comparaison avec les table aux de B erz élius et d ’ C Ersted fait
immédiatement apparaître qu ’ il s ’ agit là d ’ une originalité hégélienne.
262 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

H egel attribue à quatre corps simples, l ’ oxygène, l’ hydrogène, l ’ a zote et le


carbone, une fonction qui les distingue de tous les autres corps simples. E n
soulignant cette spécificité, il suit Schelling qui, dans la D éduction du
procès dynamique, les considérait comme les représentants des différents
moments de la polarité constitutive de l ’ activité chimique elle-même. La
polarité de l’ oxygène et de l ’ hydrogène y représentait la modalité suivant
laquelle l ’ opposition électrique se répète dans le chimisme, celle de l ’ a zote
et du carbone étant la modalité chimique de l ’ opposition magnétique 1 .
Nous avons cependant déjà indiqué que H egel prend ici ses distances avec
Schelling. Il reste donc à indiquer quelles sont les thèses de la culture
scientifique de l ’ époque qu ’ il reprend à son compte.
Lorsqu ’il fait de ces éléments les « moments abstraits » du procès
chimique, il soutient, nous l ’ avons dit, que ces corps n ’ existent pas par
eux-mêmes, il soutient également qu ’ ils n ’ ont pas une action chimique
analogue à celle des autres corps. C ette thèse doit être référé e au rôle qui
était alors attribué à l ’ oxygène. Lavoisier expliquait que tous les acides
contiennent de l ’ oxygène et que ce dernier est l ’ origine des propriétés acides
des composés qu ’ il forme. La décomposition des alcalins au cours des
premières anné es du siècle fit apparaître qu ’ ils étaient parfois composés
d ’ oxygène. Les chimistes n ’ abandonnèrent pas pour autant l’ idé e lavoi-
sienne d ’ un rôle fondamental de l ’ oxygène, mais ils ne purent plus consi
dérer l ’ oxygène comme un principe producteur de l ’ acidité. C ’ est pourquoi
l ’ acidité et l ’ alcalinité apparurent plutôt comme des propriétés inhérentes
aux bases avec lesquelles l ’ oxygène s ’ unit. S eules les différences de nature
des bases elles-mêmes pouvaient en effet expliquer qu ’ un oxyde soit alcalin
ou acide. Aussi le rôle de l ’ oxygène ne pouvait plus être considéré que
comme la condition de l ’ affirmation des propriétés intrinsèques des bases.
C ’ est une telle théorie de l’ acidité et de l ’ alcalinité que l ’ on trouve che z
B erz élius, qui soutient que les métaux électronégatifs donnent des oxydes
électronégatifs dont les propriétés sont acides, alors que les métaux
électropositifs donnent des oxydes électropositifs ayant des propriétés
alcalines 21.

1. S. W„ IV , p. 68 sq. C ette idé e provient de Steffens qui la répétera à diverses reprises


au cours de la première décennie du siècle (B eytrüge zur innere K enntnis der Erde, p. 91 ;
Grundzüge der philosophischen Wissenschaften, p. 45). E lle sera soutenue encore par
Hildelbrandt, en 1809, dans son E nzyklopâdie der gesamten C hemie, p. 67.
2. E ssai, p. 90 : « Les propriétés électrochimiques des corps oxydés dépendent presque
toujours exclusivement de l ’ unipolarité de leur élément électropositif, c ’ est-à-dire de leur
radical (...). C e fait, dont nous ne pouvons expliquer la cause, re ctifie une idé e inexacte sur le
principe de l ’ acidité, que dans la chimie antiphlogistique l ’ on a cru être l ’ oxygène ». Sur la
question de l ’ évolution des idé es concernant l ’ acidité et l ’ alcalinité de Lavoisier à B erz élius,
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 263

S elon H egel, l ’ action chimique doit être considéré e en général comme


un procès unissant des opposés. E lle suppose donc qu ’ il existe une dif
férence entre les corps entrant dans la ré action et que la ré action conduise à
une neutralisation de cette différence. Le comportement de l ’ oxygène ne
s ’ accordequ’ imparfaitement avec ce modèle. C ertes, l ’ action chimique de
l ’ oxygène est différente de celle des autres éléments, et sa ré action avec les
bases peut bien être interprété e comme un procès d ’ unification de dif
férences. C ependant, cette unification des différences n ’ a pas pour résultat
une neutralisation, elle conduit au contraire à faire passer les différences des
bases de l’ en-soi au pour-soi. La différence de l ’ oxygène est « abstraite » au
sens où elle ne s ’ affirme pas elle-même mais permet seulement l ’ affirma
tion d ’ autres différences existantes1 .
D ’ après H egel,ceque nous avons expliqué pourl’ oxygène vaut de tous
les éléments: «les éléments physiques (...) sont cela même dont les
différenciations animent les corporéités concrètes indifférentes, c ’ est-à-dire
ce qui permet à ces corporéités d ’ atteindre leur différenciation chimique » 2 .
Or, si la chimie de B erz élius peut nous donner à penser que l ’ oxygène doit
être considéré de la sorte, elle rend difficilement compréhensible l ’ attri
bution de cette fonction aux autres éléments. Pourquoi H egel considère-t-il
donc les trois autres éléments comme des éléments ?
C ’ est pour l ’ hydrogène que la réponse est la plus facile. E n effet, les
anné es 1805-1815 avaient été marqué es par un vif débat concernant la
nature des acides et des alcalins. Son objet était la thèse, hérité e de la
chimie de Lavoisier, suivant laquelle l ’ oxygène est à l ’ origine des
propriétés acides et alcalines. Un premier doute avait été émis à ce propos
par B erthollet, dont on sait qu ’ il fut lu attentivement par H egel3 . Mais
l ’ incertitude devint polémique lorsque D avy d ’ une part, G ay-Lussac et
Thénard d ’ autre part, s ’ emparèrent de la question et s ’ opposèrent de façon

on se référera à E , M. Melhado, Jacob B erz élius, the E mergence of bis C hemical System,
p. 49-99.
1. Leçons, p. 90-91 : « Le métal oxydable est en soi différent, mais cette différence n ’ est
pas encore posé e ou différencié e dans la métallité. E st-elle posé e, elle est alors posé e comme
produit; c ’ est là [qu ’ intervient] la différence abstraite, ce qui apparaît comme substance
chimique abstraite. C ’ e stici que ces substances chimiques abstraites ont leur action, l’ a zote,
la carbone, l ’ oxygène ».
2. E nc.,§ 328.
3. E ssai de statique chimique, t2, p. 8-9 : « E n effet, vouloir conclure de ce que
l’ oxygène donne l ’ acidité à un grand nombre de substances, que toute l ’ acidité en provient,
même celle des acides muriatiques, fluoriques ou boraciques, c ’ est reculer trop loin les
limites de l ’ analogie. L ’ hydrogène sulfuré qui possède ré ellement les propriétés d ’ un acide,
prouve directement que l ’ acidité n ’ est pas toujours due à l ’ oxygène. O n ne serait pas plus
fondé à conclure, de ce que l ’ ammoniaque paraît devoir l ’ alcalinité à l ’ hydrogène, que
l ’ hydrogène est le principe de l’ alcalinité ».
264 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

virulente 1 . Le débat portait notamment sur la question de savoir si l ’ acid e


muriatique (l’ acide chlorhydrique, H C l) contenait de l ’ oxygène, mais il
était aussi suscité par d ’ autres acides, comme l ’ acide fluorique, et des
alcalins comme l ’ ammoniaque, qui ne semblaient pas comporter d ’ oxy
gène. Thénard, G ay-Lussac et D avy en vinrent à conclure qu ’ il existait deux
classes d ’ acides, les oxacides et les hydracides. E t comme ils furent
conduits à penser que les bases de ces hydracides étaient responsables de
l ’ acidité, il devint possible de considérer que l’ hydrogène joue un rôle
analogue à l ’ oxygène, dans un langage hégélien : celui de faire passer de
l ’ en-soi au pour-soi la différence constitutive des bases. S ans doute est-ce
cette théorie qui justifie le classement de l ’ hydrogène au sein des éléments
H egel se réfère à l ’ acide muriatique (S alzsaure) dans l ’ additif du paragraphe
333, et il le range parmi les hydracides (W asserstoffsaure)21. U considère de
même que la classe des alcalins peut elle aussi être composé e de composés
hydrogénés, puisqu ’ il affirme dans le paragraphe 330 que les alcalins
peuvent être soit des oxydes, soit des hydrates 3 . H egel attribue ainsi à
l ’ hydrogène la même fonction que l ’ oxygène : pouvoir rendre active la
différence encore indifférente des bases. E n règle générale, les oxydes et les
hydrates métalliques produisent des alcalins et les oxydes et les hydrates de
corps combustibles produisent des acides 4 .
R este le problème de l ’ a zote et du carbone. O utre les nombreux
problèmes qu ’ éprouvaient les chimistes pour classer les corps simples 5 , on

1. Pour une présentation de principaux moments de cette polémique, on se référera à


T Histoire de la chimie de Ladenburg, trad. P aris, 1.890, p. 71-78.
2. W. 9, p. 331.
3. Il en est question dans le paragraphe 330. Il est cependant difficile de savoir ce que
H egel entend par hydrate. O n entendait alors communément par hydrate ce que nous
nommons aujourd’ hui hydroxydes (J. R. P artington, A History of C hemistry, Londres, Mac
Milla n, 1961-1970, t. III, p. 646), à savoir les substances contenant le groupement O H. Mais
peut-être H egel pense-t-il aussi à l ’ ammoniaque (N H4 O H, solution aqueuse de N H3) dont
on pouvait croire qu ’ elle ne contenait pas d ’ oxygène. Il semble cependant que H egel
considère que l ’ ammoniaque contient de l ’ oxygène (§ 330, add., W. 9, p. 317). D ans ce qui
suit nous entendrons hydrate au sens large de composé contenant de l’ hydrogène, et
hydratation au sens large de formation d ’ un tel composé. O n notera que H egel emploie aussi
la notion d ’ hydrogénation à propos des acides qui ne contiennent pas d ’ oxygène (§ 332, add.,
W. 9, p. 322).
4. C ’ est ce que signifie H egel en considérant les premiers comme la «deuxième
espèce » de corporéité (§ 330), et les seconds comme la « troisième espèce » de corporéité
(§ 331). La première espèce de corporéité est celle des bases indifférentes, la seconde et la
troisième sont les formes de la contrariété chimique. O n retrouve né anmoins l ’ opposition de
l ’ acide et de l ’ oxyde - commune à l ’ époque, présente notamment dans le Traité de B erz élius
- dans l ’ a dditif du paragraphe 334 (W. 9, p. 331).
5. Nous ne pouvons développer cette question, sur ce point, voir notre thèse, t. 2,
p. 630-640.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 265

n e peut trouver d ’ autre justific ation que le second sens que H egel donne à
l ’ abstraction des « éléments » : contrairement aux autres corps simples, les
éléments n ’ existent pas à l ’ état séparé dans la nature et ils tendent en outre à
s e combiner les uns avec les autres sous la forme d ’ e au et d ’ air
atmosphérique 1.
§ 330 : les métaux et le galvanisme. B erz élius considère l'interprétation
des expériences lié es au galvanisme comme « la clef du système théorique
de la chimie actuelle » 21. Le fonctionnement d ’ une pile fait en effet inter
venir des phénomènes électriques et des phénomènes chimiques. Si l ’ on
considère une pile faisant intervenir deux métaux et une solution, les effets
électriques relèvent de la production d ’ un courant, et les effets chimiques
sont la décomposition de la^solution et l ’ oxydation de l ’ un des métaux 3 . 4La
pile semble démontrer le caractère inséparable de ces deux phénomènes.
Aussi justifie-t-elle l ’ idé e que les forces chimiques sont explicables en
terme de forces électriques.
Si la théorie du galvanisme est le lieu d ’ un enjeu théorique fondamental
à l ’ époque, c ’ est que s ’ y affrontent deux explications contradictoires1 .
Suivant la théorie du contact, l ’ électricité produite dans la pile est le
résultat du simple contact des métaux. Les effets chimiques ayant lieu dans
la pile résulteraient seulement de l ’ effet de l ’ électricité sur le liquide. Ils
seraient analogues à ceux produits par le passage de l ’ électricité provenant
de tout autre appareil électrique 5 . C ette théorie est soutenue par de
nombreux chimistes de l’ époque, H egel se réfère notamment à V olta et à

1. Notons que H egel considère que l ’ air atmosphérique est une combinaison chimique et
non pas un mélange. C ette idé e était notamment soutenue par Trommsdorf, qui distingue les
parties constituantes essentielles du ga z atmosphérique, l ’ oxygène et l’ a zote, et les parties
constituantes « qui n ’ appartiennent pas essentiellement à sa composition » et qu ’ il ne contient
que par « un mélange étranger », par exemple le ga z carbonique (op. cit. , 1. 1, p. 125). C ette
idé e reposait sur le constat d ’ une relative constance des proportions d ’ oxygène et d ’ a zote, où
l ’ on pouvait voir la proportion définie caractéristique d ’ une combinaison chimique.
2. Traité de chimie végétale, animale et minérale, trad. A. J. L. Jourdain, P aris, 1929-
1933. t. I,p. 79.
3. C e sont ces effets que mentionne H egel dans le § 330. Ils sont considérés comme
caractéristiques par les chimistes de l'époque, surtout par les tenants de l ’ explication
chimique du galvanisme.
4. O n trouvera le meilleur exposé de ce débat dans la 16 e série des R echerches
expérimentales suri ' électricité de F araday.
5. O n trouvera une défense de cette interprétation ainsi qu ’ une critique de l’inter
prétation chimique dans le premier tome du Traité de B erz élius, p. 79-114. L a théorie de
B erz élius, qui tient que la liaison chimique est en fait une liaison électrique, permet de
comprendre pourquoi de tels effets chimiques peuvent résulter du passage du courant
électrique dans la solution.
266 L A T H E O RIE D E S S CIE N C E S

B erz élius à ce propos Suivant la théorie chimique du galvanisme, ce sont


au contraire les phénomènes chimiques de la pile qui sont à considérer
comme la cause des phénomènes électriques21. Lorsque deux métaux sont
mis dans une solution, l ’ oxygène tendrait à ré agir avec le métal pour lequel
il a le plus d ’ affinité , soit par exemple avec le cuivre si la pile contient une
électrode en cuivre et une électrode en argent. C ’ est ce que révélerait
l ’ oxydation du cuivre et le dégagement d ’ hydrogène au nive au de cette
électrode. L ’ hydrogène ré agirait au contraire avec l ’ électrode ayant le moins
d ’ affinité avec l ’ oxygène. L a ré action de l ’ oxygène avec le cuivre aurait
pour conséquence de le charger négativement3 , alors que l ’ effet de
l ’ hydrogène serait de charger positiv e m e nt l ’ électrode avec laquelle il
ré agit. C ette théorie fut défendue par Ritter qui constatait que l ’ ordre de
l ’ oxyd ation des métaux est identique à l ’ ordre suivant lequel ils ré agissent
dans la pile 4 . Il est cité par H egel à ce propos 5 . D ans les anné es 1810, elle
reste soutenue entre autres par Œrsted. Les enjeux de ce débat sont
multiple s. Il en va tout d ’ abord du sens à donner à l ’ électrochimisme, et de
la façon dont on doit penser la continuité des forces électriques et chi
miques. Il en va également de la spécificité de l ’ obje ctivité chimique. F aut-
il admettre l ’ existence de forces spécifiquement chimiques, ou ne fa ut-il
voir dans l ’ a ctivité chimiqu e qu ’ un effet des forces électriques? O n
comprendra que H egel récuse le second terme de cette alternative et qu ’ il
refuse de réduire, comme B erz élius, les phénomènes chimiques aux
conséquences de 1 ’ acti vité électrique 6 .

1. L ’ e xposition de cette théorie se fait en référence à V olta dans les leçons (Leçons,
p. 89), et en référence à B erz élius dans la remarque du § 330 de l ’ E ncyclopédie.
2. O n pourra trouv er un exposé de cette interprétation che z Œrsted, R echerches sur
l ’identité des forces chimiques et électriques, trad. M. de S erres, P aris, 1813, p. 111-123,
3. C ’ est là la faiblesse de la théorie chimiqu e qui ne peut donner d ’ autre e xplic ation de
l ’ a pp arition de l ’ éle ctricité . C e fait est considéré, suivant les termes de Pohl, comme « ein
empirisches D atum » («L e hrbuch der C hemie von J. J. B erz élius », Jahrbücher fur
wissenschaftlische Kritik, 1827, p. 525). D e nombreux chimistes de l’ époque consid éraie nt
que la chimie n ’ a v ait pas plus à e xpliqu er le fait que le courant résulte de cette ré action, que le
f ait que la lumière ou la chaleur résultent de certaines ré actions chimiques ; cf, D a vy, op. cit.,
p. 202-203.
4. O n trouv era un exposé synthétique de ses idé es sur le galvanisme dans sa lettre du
04/08/1804à Œrsted; C orrespondance de H. C . Œrsted avec divers savants, C openhague,
H. Aschehong & C o„ 1920, t. 2, p. 72-89.
5. H egel se réfère à cette id e ntité dans les Leçons, p. 88. Il se réfère en outre à Ritter dans
l ’ a dditif du paragraphe 330 (W . 9, p. 315).
6. À propos de B erz élius, H egel refuse précisément l ’ id e ntific ation de l’ électrolyse et
du processus g alv a niqu e : « O r le détour est trop transparent, et pour le v er la difficulté
d ’ id e ntifier éle ctricité et chimisme, on se rend la démonstration trop fa cile en présupposant
ici une fois de plus que juste m e nt la pile galvanique serait un simple appareil électrique et son
a ctivité une simple éle ctris ation » (§ 330, fin de la remarque).
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 267

H egel intervient dans ce débat en démontrant une connaissance empi


rique considérable 1 . Il rapporte que la ré action galvanique peut s ’ effectuer
par voie sèche comme par voie humide 21, il explique à quelles conditions
les métaux peuvent être remplacés par des solutions3 ou par deux électrodes
de même métal mais de températures différentes4 , il va même jusqu ’ à
mentionner les effets du nombre et de la superficie des plaques métalliques
d ’ une pile 5 . S a théorie du galvanisme est complète et très informé e. E lle
fournit l ’ un des meilleurs exemples de l ’ image caricaturale que le texte
publié de / ' E ncyclopédie peut donner de la pensé e hégélienne. L e lecteur du
paragraphe 330 et de sa remarque ne peut qu ’ être frappé par le manque de
références empiriques et d ’ arguments explicatifs. Aussi la violence des
critiques adressé es à B erz élius ne peut qu ’ apparaître arbitraire et infondé e 6 .
L a lecture des additifs oraux de H egel rectifie largement ces impressions.
Les textes consacrés par H egel au galvanisme sont marqués par un
double souci : distinguer les moments électriques et chimiques du proces
sus et établir le rapport de ces deux moments. C e double souci s ’ exprime
dans la division en deux parties du paragraphe 330. La première a trait au
moment électrique du procès galvanique. H egel admet avec les tenants de la
théorie du contact que le simple contact de métaux différents produit de
l ’ électricité et il considère que ce type de production de l ’ électricité est à
l ’ œ uvre dans le galvanisme. La conductibilité des métaux est alors
interprété e comme ce qui permet à leurs différences physiques d ’ entrer en
communication, et comme la source de l ’ électricité. L a seconde partie du
paragraphe affirme quant à elle l’ existence d ’ un moment chimique dans la
processualité galvanique. C onformément à la théorie chimique de la pile,

1. S ans doute tire-t-il la plus grande partie de son information du cinquième tome du
Systematisches H andbuch de Trommsdorf consacré à l’ histoire du galvanisme (voir les
références donné es par D. v. E ngelhardt, H egel und die C hemie, p. 119, 124-125, 132-134).
C et ouvrage figure dans la bibliothèque de H egel. Il s ’ agit d ’ un recueil des principaux
résultats expérimentaux des recherches consacré es au galvanisme jusque en 1805.
2. W .9, p. 311,315.
3. Leçons, p. 89.
4. W.
5. W .9, p. 315.
6. Surtout quand H egel en vie nt à refuser que F e au pure soit un isolant, comme l ’ affirm e
à juste titre Biot. V oir également Griesheim, p. 140. O n doit toutefois remarquer que H egel
est conscient que les solutions sont plus conductrices que l ’ e au (Leçons, p. 90), de même que
l ’ isolement de la pile et de l ’ air empêche toute ré action (W. 9, p. 313). O n voit ainsi que le
refus de la considérer comme un isolant ne révèle pas tant un manque d ’ inform ation empi
riqu e que l’ adhésion - au moins partielle - à la logiqu e des théories chimiques du galvanisme :
« cette absurdité provient de ce que l ’ on ne fait consister la causalité [ Wirksammkeit] que
dans l ’ électricité, et que l’ on a uniquement en vue la détermination de conducteur » (W. 9,
p. 315).
268 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

H egel se réfère ici à des phénomènes chimiques comme la décomposif


de l ’ e au et l ’ oxydation des métaux, et il explique ces effets par une cause
chimique : l ’ activité du milieu '.
D ’ après lui, le milieu intervenant doit toujours être un milieu neutre
qu ’ il s ’ agisse d ’ une neutralité abstraite comme celle de l ’ e au ou de l ’ air où
de la neutralité concrète d ’ un sel (d ’ une solution saline)21. C ’ est la polarité
interne de ce milie u qui va développer l ’ activité chimique des métaux en
transformant leurs différences chimiques - leur plus ou moins grande
oxydabilité -, en opposition. L ’ opposition constitutive des neutralités
celle de l ’ oxygène et de l ’ hydrogène (s ’ il s ’ agit de l ’ e au ou de l ’ air), ou celle
de l ’ acide et de l ’ alcalin (s ’ il s ’ agit d ’ une solution saline), en ré agissant
avec les métaux, produira de l ’ électricité. E n insistant ainsi sur l ’ existence
d ’ une telle causalité chimique, H egel s ’ oppose aux tenants de la théorie du
contact. La critique qu ’ il leur adresse porte précisément sur leur conception
du milieu. Il leur reproche de n ’ analyser le fonctionnement de la pile qu ’ à
partir des catégories de l ’ électrologie et d ’ être ainsi amenés à ignorer le rôle
véritable du milieu. L ’ électrologie conduit à appréhender le milieu comme
un simple conducteur, or, les milieux ne sont pas de tels conducteurs
passifs, mais bien plutôt de véritables ré actifs chimiques.
Il faut cependant reconnaître que la théorie hégélienne est tourné e contre
la théorie chimique de la pile tout autant que vers la théorie du contact. Si
H egel admet que l ’ électricité est produite par l ’ activité chimique du milieu,
il conteste l’ idé e suivant laquelle l ’ électricité n ’ est produite dans la pile que
par une causalité chimique - elle n ’ est bien plutôt qu ’ une des conditions du
procès galvanique - et il admet que l ’ électricité a la capacité d ’ initier
l ’ activité chimique 3 . H egel refuse les deux manières d ’ «identifier
électricité et chimisme » 4 , de réduire l’ une à l ’ autre, celle qui constitue la
théorie chimique et celle qui constitue la théorie du contact, mais il refuse
également la thèse d ’ une simple coexistence d ’ effets chimiques et

1. Il s ’ oppose notamment à l ’ idé e soutenue par Wollaston, suivant laquelle toute


électrisation produirait une oxydation (W. 9, p. 3 1 3).
2. C ertains textes insistent sur l ’ activité chimique de ces différents milieux dans la pile
(W . 9, p. 313). Mais d ’ autres textes semblent considérer que les piles sèches ne font pas
intervenir de causalité chimique et que l ’ air n ’ est pas une neutralité active (Leçons, p. 90;
W. 9, p. 315).
3. D ’ après H egel on rencontre ici le même rapport qu ’ entre l’ électricité et le magné
tisme qui doivent être distingués l ’ un l ’ autre, bien qu ’ un champ magnétique puisse cré er un
courant électrique, et qu ’ inversement, un courant électrique cré e un champ magnétique.
D ans le galvanisme, les deux moments sont présents, il ne s ’ agit pas de les réduire l ’ un à
l’ autre, mais de savoir lequel est déterminant (§313, add., W. 9, p. 213-214).
4. § 330, rt?., W. 9,p. 309.
LA P HIL O S O P H É D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 269

électriques dans la pile 1 . La structure du paragraphe 330 révèle par elle-


piêmeque l ’ objectif de H egel est de faire apparaître la différence des deux
moments du procès, pour mieux établir que ce procès résulte d ’ une
« connexion » 21 entre ces deux moments. Le paragraphe 330 ne nous donne
que peu d ’ informations sur la nature de cette « connexion ». Il se contente
d ’ expliquer que les métaux ne sont que les stimulants du procès, et que la
tension électrique qu ’ ils déterminent, permet à leur différenciation
chimique de se ré aliser : « le processus électrique devient ainsi chimique ».
H egel indique donc que l ’ activité électrique se ré alise sous forme d ’ activité
chimique 3 . La remarque ne donne pas plus d ’ informations, mais elle
renvoie le lecteur à un ouvrage de Pohl pour une explication plus précise du
procès galvanique. ,
L ’ exposition du galvanisme dans la chimie de la Philosophie de la
nature plutôt que dans les paragraphes consacrés à l ’ électricité est une
innovation de l ’ édition de P E ncyclopédie de 1827. Le texte des Leçons de
1819-1820 présente un état intermédiaire de la théorie hégélienne. Il
précède les travaux de Pohl qui constituent très certainement l ’ un des
facteurs décisifs de l ’ introduction du galvanisme dans la chimie hégé
lienne. Q uelle est donc la manière dont H egel y conçoit le galvanisme ?
D ans les leçons de 1819-1820, H egel réfère déjà le procès galvanique à
l ’ oxydation, tout en reconnaissant qu ’ il ne résulte pas seulement d ’ une
action chimique, et il propose déjà une articulation des deux moments.
L ’ idé e soutenue est que le contact des métaux peut certes produire 1 ’ activité
électrique, mais que c ’ est à l ’ activité chimique qu ’ est due la permanence et
l ’ intensité de la production du courant : « Une circonstance plus importante
est que l ’ activité électrique et l ’ activité chimique entrent également en
action dans les piles; [ce n ’ est pas le cas] en particulier dans la pile de
Z amboni, qui a un conducteur sec et pas d ’ activité chimique. L ’ activité
d ’ une batterie dure six à neufs mois; cette duré e résulte du fait que la
différenciation a lieu et qu ’ en même temps la réduction de celle-ci est
présente » 4 . L ’ activité chimique de position de la différence et de réduction

1. C ’ est là la position de D avy qui soutenait que les phénomènes électriques et chimiques
étaient les effets d ’ une même cause caché e : « O n a supposé que j ’ en tirais la conséquence
que les changements chimiques sont occasionnés par les changements électriques; or, rien
n ’ est plus éloigné de l ’ hypothèse que j ’ ai émise ; ces changements sont au contraire regardés
comme des phénomènes distincts, mais produits par les mêmes pouvoirs, agissant dans un cas
sur des masses, et dans l ’ autre sur des particules » (op. cit., p. 209).
2. § 330, rq. : « S elon cette exposition du procès, (...) la différence de l ’ électricité et du
procès chimique en général, ainsi que leur connexion, est une chose claire » (W. 9, p. 302).
3. Leçons, p. 89 : « C ette activité est présente en général, mais pour s ’ extérioriser, elle a
besoin d ’ un troisième terme, de l ’ e au ou en général d ’ un neutre ».
4. Leçons, p. 90.
270 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

de cette différence à l ’ unité serait responsable de la duré e de l ’ activité


électrique, qui tend à annuler immédiatement toute différence de potentiel
dans la décharge électrique. Il y aurait donc connexion de l ’ électricité et du
chimisme au sens où l ’ activité chimique ne contribuerait qu ’ à ] a
permanence de l ’ activité électrique. C ’ est là précisément ce que soutenait
D avy quelques anné es plus tôt1 .
La thèse de D avy ne fournit cependant qu ’ un modèle de connexion
possible des activités électriques et chimiques de lapile et non une explication
des modalités de cette connexion. Or, les ouvrages de Pohl procèdent
précisément à l ’ exposition du détail de cette connexion, en expliquant les
raisons de l ’ interdépendance de l ’ activité chimique et de l ’ activité électrique
dans la pile. Les critiques qu ’ il adresse à la théorie du contact et à la théorie
chimique figurent notamment dans une recension21 du Manuel de B erz élius,
contre lequel Pohl se montre tout aussi virulent que H egel. Il s ’ agit d ’ y établir
le caractère indissociable de l ’ activité électrique et de l ’ activité chimique.
L ’ activité chimique n ’ est pas une cause suffisante, car la simple oxydation des
métaux ne permet pas de doter les électrodes de charges opposé es. Avant que la
chaîne galvanique soit fermé e, les deux électrodes plongé es dans une solution
ré agissent toutes deux avec le facteur acide de la solution, de telle sorte qu ’ el les
sont oxydé es et qu ’ elles se chargent toutes deux négativement3 (en termes
hégéliens, on dirait que les métaux appartenant à la même classe, doivent
entrer dans une même ré action chimique). Si une polarité peut s ’ établir entre
les deux électrodes, c ’ est seulement lorsque la chaîne galvanique est fermé e.
Le contact des métaux produit alors leur polarisation électrique, suivant le
mécanisme que décrivent les théories du contact. Si les deux électrodes sont
l ’ argent et le zinc, le zinc se charge négativement, et l ’ argent positivement.
SuivantPohl, c ’ est seulement alors que l ’ argent et le zinc pourront posséder
une activité chimique différente. D ans le cas de l ’ exemple considéré, l ’ argent
ré agira avec le facteur alcalin de la solution, et le zinc avec le facteur acide 4 .

1. É léments de philosophie chimique, p. 239-240 : « Le pouvoir d ’ action de l’ appareil


voltaïque semble dépendre de causes semblables de celles qui déterminent l ’ accumulation
sur la bouteille de Leyde; savoir: la propriété des non-conducteurs et des conducteurs
imparfaits de recevoir des conducteurs la polarité électrique, et de la leur communiquer ;
mais la permanence de son action tient à la décomposition des menstrues chimiques entre les
plaques (...). Lorsque la batterie est formé e en cercle, ses effets se démontrent par des
actions chimiques non interrompues, et les pouvoirs se maintiennent aussi longtemps qu ’ il
reste des parties des menstrues à décomposer » (le concept de menstrue désigne dans la
chimie du X VIIIe siècle les ré actifs liquides).
2. « Lehrbuch der C hemie von J. J. B erz élius », Jahrbuchücher fur wissenschaftliche
Kritik, 1827, p. 505-543. Sur le rapport de H egel à Pohl, voir J. Burbidge avec lequel nous
arrivons aux mêmes conclusions. R e alProcess, p. 146-147,188-189.
3.Ibid., p. 524.
4. Ibid., p. 524-525.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 271

Suivant ce modèle les moments électriques et chimiques du procès


apparaissent comme des moments indissociables qui se supposent l’ un
j ’ a utre 1 . D ’ une part, l ’ activité chimique supposela différenciation électrique,
et sans doute est-ce en ce sens que H egel affirme que la différence chimique est
la ré alisation de la différence électrique; d ’ autre part, l ’ activité électrique
suppose l ’ activité chimique, dans la mesure où la polarisation initiale est
entretenue et développé e par des moyens chimiques.
S uiv a nt Pohl, chacun des trois termes, les deux électrodes et la
solution, ré agit ainsi avec les deux autres termes, de telle sorte que la chaîne
galvanique peut être considéré e comme l ’ analogue d ’ un individu viv a nt 2 .
Ici s ’ exprime l ’ influence des thèmes organicistes de la N aturphilosophie.
O n remarquera que tout en se référant favorablement au fait que les analyses
de Pohl sont guidé es par « l ’ intuition et le concept de l ’ activité vivante de
la nature », H egel se méfie des effets qu ’ une telle inspiration pourrait avoir
sur la recherche empiriqu e 3 .
§ 331 : Les corps combustibles et l ’ oxydation. L a théorie hégélienne de
la combustion est marqué e par le souci de l ’ expliquer à p artir de la polarité
chimiqu e et d ’ en souligner la spécificité. La combustion est le procès
d ’ oxyd ation s ’ établissant entre l ’ oxygène et les corps ayant la plus grande
affinité avec lui. E lle d éfinit ainsi une classe dont les membres évoqués
par H egel sont le soufre, le phosphore et l ’ arsenic 4 . Les chimistes de
l ’ époque considèrent comme des « corps combustibles » les corps dont la
combustion semble spontané e, par contraste avec la combustion des

l.lbid., p. 525,526 : « D ans cette perspective, il n ’ existe aucun terme unilatérale m ent et
hypoth étiqu e m e nt premier, pas plus un procès chimiqu e isolé, comme c ’ est le cas dans les
soi-disant théories de l ’ oxyd ation, qu'une éle ctricité de contact des métaux » ; « C haque
hypothèse est à rejeter de la même manière car elle e xclut l’ un des moments essentiels du
processus ».
2. Ibid.,p. 525 : « Mais les membres de la chaîne, qui ne s ’ e xcitaie nt qu ’ e xtérie ure m e nt
et unilatérale m ent les uns les autres, sont maintenant intérie ureme nt et omnilatérale me nt
a ctifs les uns envers les autres ; la chaîne est un individu enfermé en soi, et chaque point est en
elle pris par l ’ oxyd a bilité comme par la désoxydabilité de façon vivante ».
3. § 330, rq, W . 9, p. 304 : « O r dans l ’ ouvrage de M. Pohl, Le procès de la chaîne
ga/vam'que, le ra pport tf a ctivité , depuis le plus simple, c ’ e st-à-dire le ra pport entre l ’ e au et
un métal unique, jusqu’ aux complications multiples qu ’ entraînent les modific ations des
conditions, se trouve e mpiriqu e m e nt mis en lumière avec toute la force venant de 1 ’ intuition et
du concept de l ’ a ctivité viv a nte de la nature. C e n ’ est peut être que cette exigence supérieure
intim é e au sens rationn el de s aisir le déroulement du procès galvanique, et chimiqu e en
général, comme totalité de l ’ a ctivité de la nature, qui a contribué à ce que jusqu ’ ici l ’ on ait si
peu satisfait à l ’ exigence plus humble de prendre en compte les faits empiriquement
démontrés ».
4. Leçons, p. 96. D ans des textes qui proviennent sans doute de léna, H e g el y ajoute le
naphte (§331, add., W . 9, p. 319). O n en trouv e plus la trace dans les Leçons. S ans doute
H egel pre nd-il conscience qu ’ il ne s ’ agit pas là d ’ un corps simple.
272 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

métaux, plus lente et supposant une température élevé e 1 . Q uatre corps sont
rangés dans cette catégorie, l ’ hydrogène, le carbone, le phosphore et le
soufre. Pour des raisons évoqué es plus haut, H egel est contraint d ’ extraire
le carbone et l ’ hydrogène de cette classe de corps. Il ne peut pas non plus à
proprement parler y faire entrer le phosphore, puisque cette substance,
absente du règne inorganique, n ’ est présente que dans les corps organiques.
Aussi le phosphore n ’ est-il évoqué qu ’ à titre d ’ illustration et pour la
proximité de ses propriétés chimiques avec celles du soufre. L ’ orientation
générale de sa philosophie chimique et les structures de sa classification
conduisent donc H egel à réduire la classe des corps combustibles au soufre,
ainsi qu ’ on le voit à la lecture du paragraphe 331. Mais l’ importance
accordé e au soufre ne résulte nullement de la reprise du thème de la chimie
du xvu e siècle suivant lequel le soufre serait un principe : celui du feu.
H egel s ’ oppose expressément à cette idé e 21.
Il reste cependant à expliquer pourquoi H egel, dans la remarque du
§ 334, se réfère à cette classe de corps comme à une classe contenant de
nombreux éléments (« le soufre, etc. ») et comment, dans les additions
orales, il peutranger l ’ arsenic dans cette classe. Les propriétés physiques de
l ’ arsenic, comme sa conductibilité, conduisent déjà à le considérer comme
un métal. La modalité de sa combustion confirme ce fait, et interdit de le
ranger parmi les corps combustibles. Il semble en fait qu ’ ici, plutôt que de
suivre la classification des corps simples en métaux et en corps combusti
bles, H egel suive un type de classification développé par Œrsted et
B erz élius. C eux-ci détachaient en effet certains métaux, dont l ’ arsenic, des
autres métaux, pour rendre compte de leur comportement électrique opposé
à celui des autres métaux et du fait que leurs oxydes donnent des acides
plutôt que des alcalins 3 . C he z B erz élius, ces métaux constituaient avec les
métalloïdes (les corps simples non-métalliques) la classe des corps simples
électronégatifs. C he z Œrsted, ils formaient la classe des corps simples dont
la propriété comburante est en excès, alors que les autres métaux se
caractérisaient par un excès de la propriété combustible. H egel reprend
tardivement à son compte la catégorie de «métalloïdes»4 et il se réfère
manifestement à un type de division des bases analogue à celui d ’ Œrsted.
Les corps simples sont en effet divisés en deux classes suivant leur affinité

1. Trommsdorf, op. cit., p. 531-532.


2. Leçons, p. 96 : « O n a considéré par le passé que le soufre entrait dans tous les corps,
posé comme moment de la corporéité en général, de même que comme deuxième moment
était posé le mercure ; mais il n ’ existe pas dans tous les corps comme soufre et il a encore son
existence particulière ».
3. C hrome, tungstène, vanadium....
4. § 333, rq.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 273

pour l ’ oxygène. Les métaux ayant la plus grande affinité pour l ’ oxygène
sont rangés avec les corps combustibles, dont l’ affinité pour l ’ oxygène est
plus grande que celle de tous les métaux ’ . Le fait que H egel se réfère à un tel
type de classification nous conduit à penser qu ’ il range aussi dans cette
catégorie des corps non combustibles et non métalliques que l ’ on nommait
à l ’ époque les «soutiens de la combustion», comme le chlore 21. C he z
B erz élius, il sont associés aux « corps combustibles » du fait de leur forte
électronégativité, et che z Œrsted, ils sont rangés dans la classe des corps
dont la propriété comburante est en excès du fait de leur forte affinité pour
l ’ oxygène. C ’est sans doute aussi avec les corps combustibles qu ’ ils
doivent être rangés dans le table au hégélien. D e même que l ’ arsenic repré
sente tous les métaux dojit les oxydes sont des acides, de même le soufre
doit-il représenter les corps combustibles et les soutiens de la combustion.
E n prenant en considération l ’ arsenic, H egel établit une continuité entre
métaux et corps combustibles, et il donne l ’ impression que les différents
corps simples ne se distinguent les uns des autres que par une simple dif
férence quantitative, comme che z B erz élius et Œrsted. Les métaux et les
corps combustibles doivent certes être distingués de façon quantitative,
puisqu ’ ils se distinguent par l ’ intensité de leur affinité pour l ’ oxygène,
mais la façon dont s ’ exprime cette différence les distingue qualitativement.
L a différence qui d éfinit les métaux s ’ exprime sous la forme d ’ une indif
férence chimique. Les propriétés chimiques des métaux ne sont pas
véritablement déterminé es par la polarité chimique. Aussi est-ce du milie u
que doit provenir leur différenciation et leur polarisation. La différence qui
d éfinit les corps combustibles s ’ exprime au contraire sous la forme d ’ une
différence chimique : « L e soufre est la totalité de la forme, des différences,
le feu étant en soi » 3 . Les corps combustibles se caractérisent par une
tendance à ré agir par eux-mêmes avec leur contraire, l ’ oxygène. Ils se
posent ainsi comme l ’ un des termes d ’ une contradiction, c ’ est en ceci qu ’ ils
sont différence 4 et totalité, plutôt qu ’ existences indifférentes.

1. O n remarquera que H egel prend l’ exemple du tungstène, pour illustrer les propriétés
chimiques de l’ arsenic {Leçons, p. 96).
2. C f. le Système de chimie de Thomson, qui range parmi les soutiens de la combustion,
l ’ oxygène, le chlore, l ’ iode et le fluor.
3. Leçons, p. 96. Notons que cette théorie hégélienne est asse z tardive, puisqu’ en 1817,
V E ncyclopédie faisait encore des terres (catégorie abandonné e par la suite) la présentation
de la totalité en tant que synthèse des métaux et du soufre (§ 254).
4. H egel considère le caractère cassant comme l ’ un des éléments de cette différe nc e :
« Il est le cassant sans base solide et indifférente, ce qui ne reçoit pas sa différe nc e de
l ’ extérieur par combinaison avec un différent, mais qui développe sa négativité à l ’ intérieur
de soi-même comme soi-même. L ’ indifférence du corps est passé e dans une différe nc e
chimiqu e » (W. 9, p. 319).
274 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

O n comprend donc en quel sens le procès du feu peut se présenter


comme la vérité du galvanisme, ou comme le second moment de la procès
sualité dialectique du chimisme. La lecture des textes asse z brefs que H ege]
consacre à la combustion ne laisse pas douter qu ’ il ne s ’ agit que d ’ une
simple étape de la processualité chimique. La combustion y apparaît
comme affecté e de la finitude caractéristique du premier nive au de la
corporéité etl’ on comprend sans difficulté que H egel est loin de considérer
comme Œrsted que les forces comburantes et combustibles sont les forces
fondamentales de la chimie. D e même que l ’ étude du galvanisme est
l ’ occasion de la critique d ’ une des principales options théoriques de la
chimie de l ’ époque (l’ électrochimisme), de même, l ’ étude de la com
bustion est l ’ occasion de la critique de l ’ hypothèse explicative de la chimie
d ’ inspiration schellingienne. La concision de l ’ E ncyclopédie ne donne
certes pas au philosophe l ’ occasion de développer une telle critique; il
importe cependant de relever que la théorie définitive de la combustion
constitue une nette autocritique de la théorie défendue à Iéna. Si l ’ on
considère la Philosophie de la nature de 1805/1806, on s ’ aperçoit que la
combustion y est considéré e comme le phénomène archétypique de la
chimie. Les différentes formes de la processualité chimique y sont en effet
envisagé es à partir de la problématique de la ré alisation du feu. Le feu étant
interprété comme une activité incorporelle, le chimisme est caractérisé
comme le mouvement de sa matérialisation1 . S a ré alisation immédiate
prend alors la forme de la polarité du corps combustible - le feu étant
en-soi - et de l ’ élément21. Ainsi unie à une corporéité par la combustion,
l ’ activité du feu animerait la matière et s ’ exprimerait sous la forme de
l ’ acidité et de l ’ alcalinité 3 . Le feu trouverait enfin dans le sel sa ré alisation
dernière, dans laquelle s ’ éteindrait son activité 4 .
Nombreux sont les thèmes de cette analyse qui sont conservés dans la
théorie définitive. Le feu reste considéré comme une activité inquiète, le
corps combustible comme le feu étant en soi, et l ’ acidité comme le
développement de cette activité. Leur sens est cependant modifié par le
changement des structures les plus générales de la philosophie hégélienne
delachimie. La chimie hégélienned’Iéna est organisé e par la contradiction
de la lumière, ou de l’ activité incorporelle, et de la matière, ou de la
corporéité inactive. Le feu y joue le rôle du principe incorporel de l ’ activité
chimique et les différentes propriétés chimiques résultent de sa progressi ve
ré alisation. L ’ analyse hégélienne est en cela conforme à la version

1. Jena er III, p. 66-68.


2. Ihid., p. 86, note.
3. /W ,p. 87-88.
4.Ibid.,p. 88.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 275

« naturphilosophique » de la chimie phlogistique. Il n ’ en est plus de même


dans l' E ncyclopédie '. C ’ est désormais la polarité de la matière qui
détermine l ’ activité. Aussi le thème du soufre possédant le feu en soi ne
vise-t-il plus à attribuer au feu la fonction d ’ un principe. Il vise au contraire
à penser le feu comme une forme de manifestation de la polarité chimique.
H egel insiste désormais sur le fait que la combustion est / ' acte des corps et
qu ’ il est impossible deparler en chimie du feu en général21. Le thème du feu
existant en-soi dans la corporéité vise donc à démontrer que le feu est produit
chimiquement, et qu ’ il est une conséquence de la processualité chimique
plutôt que son principe. Aussi comprendra-t-on par voie de conséquence que
le thème de la ré alisation du feu dans l ’ acidité n 'exprime rien d ’ autre qu el’ idé e
d ’ une polarité et d ’ une activité chimique plus intense.
D ans le cadre de cette nouvelle théorie, la combustion est pensé e à partir
du concept chimique de l ’ oxydation plutôt qu ’ à partir du concept « natur
philosophique » de feu 3 . La combustion est analysé e par les chimistes
comme le rapport de deux corps simples : l ’ oxygène et un corps combus
tible. C e passage à une conceptualité proprement chimique est essentiel à
l ’ explication hégélienne de la processualité et à sa classification.
§ 332-333 : l ’ affinité, les acides et les alcalins, les sels. P armi les corps
composés, H egel distingue deux types de corps distincts : les acides et les
alcalins d ’ une part, les sels d ’ autre part. Ils correspondent aux deux derniers
nive aux de la classification et à deux procès spécifiques. Les acides et les
alcalins déterminent un procès de neutralisation, alors que les sels
déterminent un procès que H egel considère comme total dans la mesure où
l ’ on y voit les sels se décomposer en acides et alcalins avant de se recom
poser. Une lecture hâtive des paragraphes 333 et 334 pourrait donner
l ’ impression que H egel considère que les deux procès mettent en jeu des
forces distinctes. Il n ’ en est rien. H egel, qui suit ainsi la chimie de son
temps, considère que l ’ activité des sels résulte de celle des acides et des
alcalins qui les composent. Si les deux procès se distinguent l ’ un de
l ’ autre, ce n ’ est pas par le type d ’ activité qui est mise en jeu, mais par le

1. La lecture de l ’ E ncyclopédie est obscurcie par le fait que le paragraphe central de


l ’ a dditifdu paragraphe 331 est constitué à partir de textes de la période d ’Iéna (par exemple
Jena er III, p. 90, 1.10 sq). Le premier paragraphe (de même que le troisième) semble se
référer à des éléments d'une problématique ultérieure, puisqu’ il est question du procès
galvanique comme procès spécifique des métaux, alors que le second paragraphe ne leur
attribue que le procès de la pesanteur.
2. Leçons, p. 95 : «Il ne peut donc être question d ’ une combustion en général, mais de ce
qui devient feu dans son existence ».
3. Leçons, p. 95 : « E n un sens chimique, on nomme combustion toute oxydation; ici elle a
le sens suivant : ce qui a la qualité d ’ être en combustion a cette qualité en-soi et l ’ amène à
l ’ existence ».
276 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

rapporté es objets sur lesquels elle s ’ exerce etpar la structure du procès. Le


premier procès s ’ exerce entre deux extrêmes et produit un neutre. Il s ’ agit
d ’ un procès de combinaison. Le structure du second en diffère dans la
mesure où il s ’ exerce entre deux neutres, et où il contient une décompo
sition en même temps qu ’ une combinaison.
Du point de vue de l’ explication hégélienne de la processualité, ces
deux procès sont les deux faces indissociables d ’ une même activité
chimique, mais le fait est que cette activité s ’ y présente sous deux aspects
distincts. D ans l ’ E ncyclopédie, H egel tend à accuser ces différences, ce qui
lui permet de redoubler l ’ explication de ces procès par une critique de
certaines options théoriques de la chimie de son temps. D e même que la
théorie du galvanisme était l ’ occasion d ’ une critique de l ’ électrochimie et
que la théorie de la combustion critiquait implicitement les chimies
d ’ inspiration schellingienne, de même, la théorie des affinités s ’ en prend à
certaines versions de la St œ chiométrie.
L ’ explication hégélienne soutient qu ’ il y a affinité élective entre les
acides et les alcalins tout autant qu ’ entre les sels. Le contraire serait impos
sible dans la mesure où c ’ est l ’ affinité élective des acides et des alcalins qui
explique celle des sels. C ependant, H egel tend à faire du nive au des acides
et des alcalins le lieu des relations d ’ affinités non électives - d ’ affinité de
neutralisation-, et à considérer le nive au des sels comme celui de l ’ affinité
élective '. D ans une certaine mesure, cette présentation est justifié e par la
structure de chacun de ces procès. Le phénomène essentiel du procès acido-
alcalin est en effet la réduction de l ’ opposition chimique à la neutralité. Or
cette relation de neutralisation ne fait pas nécessairement intervenir la
dimension qualitative, ou exclusive de l ’ affinité. E lle peut ainsi être
étudié e de façon satisfaisante par des lois stoechiométriques décrivant de
simples rapports quantitatifs, à savoir, quelle quantité d ’ un acide A est
requise pour neutraliser une quantité donné e d ’ un alcalin B. Il suffit certes
que l ’ on mette deux acides en présence d ’ un alcalin pour que la ré action ne
puisse être expliqué e sans recours au concept d ’ affinité élective. D ’ après la
théorie de l ’ affinité élective, un alcalin tendra en effet à ré agir avec un seul
des deux acides avec lesquels il sera mis en contact. Mais précisément, cette
situation relève de l ’ étude de la ré action d ’ un sel (une combinaison acide-
alcalin) avec un acide, et elle obéit au même mécanisme que celui des
affinités doubles qui caractérise les ré actions entre sels (on nomme affinité
double la ré action entre deux sels qui sont susceptibles d ’ échanger leurs
composants si et seulement si les affinités électives de leurs composants
sont suffisantes)21. Alors qu ’ un acide ré agit toujours avec un alcalin, dans le

1. E nc., § 333 : « C e qui intervient ici est (...) ce qu ’ on appelle affinité élective ».
2. Griesheim, p. 157.
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 277

cas des affinités simples, un sel peut ne pas ré agir avec un autre sel, dans le
cas des affinités doubles. C ontrairement aux acides et aux alcalins, les sels
ne peuvent donc être étudiés qu ’ en prenant en compte la dimension
qualitative, ou exclusive, de l ’ affinité. D ’ où la distinction rigoureuse de ces
deux procès.
L ’ exposé des deux derniers nive aux de processualité donne ainsi l ’ oc
casion de polémiquer avec les chimies qui font de l ’ affinité simple le
fondement de leurs théories : « E lle est considéré e comme un fondement en
chimie, mais elle n ’ en est pas un» 1 . L ’ enjeu d ’ une telle polémique est
double. Il concerne tout d ’ abord l ’ évaluation de la chimie st œ chiométrique.
H egel considère ajuste titre Richter, et ses lois quantitatives de neutrali
sation des acides et des, alcalins, comme le fondateur de la chimie
stoechiométrique21. Or l ’ étude de la composition des corps était en plein
développement au début du xix e siècle et elle pouvait passer pour la partie
les plus importante de la chimie. E lle pouvait laisser à penser que l ’ étude de
la phénoménalité exige ait le recours à un formalisme purement quantitatif.
C ’ est donc déjà du point de vue du formalisme de la chimie que la
différence de l ’ affinité et de l ’ affinité élective a une importance critique
fondamentale. C ette différence a également son importance du point de vue
de la compréhension de l ’ activité chimique. L ’ idé e de H egel semble être en
effet que le développement de la chimie stoechiométrique conduit à
envisager l’ activité chimique en termes de forces d ’ affinité de neutralisation
et à négliger ainsi la dimension qualitative des forces chimiques.
Richter3 partait du fait que le mécanisme de la neutralisation est le
mécanisme le plus général, dans la mesure où il est à l ’ œ uvre aussi bien
dans le procès de neutralisation que dans les phénomènes de double
affinité. Il en résulte d ’ une part que le concept d ’ affinité élective semble
présupposer le concept d ’ affinité de neutralisation, puisque les ré actions
entre sels mettent en œ uvre un procès de neutralisation de leurs parties
constituantes. Il en résulte d ’ autre part que l ’ affinité élective ne semble être
qu ’ un phénomène particulier, n ’ ayant lieu que dans la situation complexe
des affinités doubles. L ’ affinité élective apparaît ainsi comme un

1. Leçons, p. 98.
2. Mesure, p. 73-74, W. 5, p. 432.
3. Article « V erwandschaft », C hemisches H andworterbuch, 1798-1805, t. 6, p. 4-5:
« O n s ’ aperçoit aisément que l’ affinité élective n ’ est rien d ’ autre qu ’ un certain degré, donné
phénoménalement, de l ’ affinité, et qu ’ en ce qui concerne la disposition des multiples corps à
l ’ égard d ’ un autre, il doit être donné de nouve au de multiples grandeurs qui sont des degrés
d ’ affinité ou d ’ affinité élective. E n particulier, l ’ affinité élective s ’ indique d ’ après la
capacité de neutralisation des corps (...) ». Il faut donc considérer « l ’ affinité en soi-même
et pour soi-même, qui doit précéder le concept d ’ affinité élective ».
278 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

phénomène complexe, inintelligible par soi-même et seulement explicable


à partir de la forme simple de l’ affinité de neutralisation.
Si le concept d ’ affinité de neutralisation peut donc passer pour le
concept de l ’ affinité, c ’ est dans la mesure où sa simplicité lui confère une
certaine forme d ’ universalité. O n reconnaît là la logique de la subsumption
que H egel considère comme l’ un des principaux défauts de l ’ entendement.
E lle conduit en général à réduire le concret à l ’ abstrait et à ignorer les
modalités concrètes d ’ existence des déterminations universelles. C es
défauts se retrouvent ici. La chimie est en effet conduite à réduire le concret
à l ’ abstrait lorsqu ’ elle prétend rendre compte de la dimension qualitative de
l ’ affinité à partir d ’ une force d ’ affinité de neutralisation définie en termes
trop exclusivement quantitatifs. E lle est ainsi conduite à méconnaître la
nature de l ’ affinité en général, et par là même, celle de l ’ activité chimique
en général. Une telle approche tend en effet à passer sous silence les aspects
qualitatifs de l ’ affinité de neutralisation sur lesquels H egel insiste dans la
Théorie de la mesure 1 , et la diversité qualitative des formes d ’ activité
chimique dans les différents procès: « Affinité signifie la relation d ’ un
acide à un autre; forme de la réflexion. E n chimie, elle est considéré e
comme un fondement, mais ce n ’ est pas un fondement : le phénomène est
exprimé dans cette forme ; c ’ est une réflexion vide. L ’ affinité élective est
une détermination plus large, car il faut qu ’ il y ait choix entre deux : objets
plus larges, déterminations plus précises. Il faut nécessairement que la
chimie prenne conscience de cette différence; elle mesure les quantités, elle
les connaît et recherche en elle l ’ universel. Les lois découvertes ne sont
qu ’ empiriques, en rencontrant le quantitatif, elle n ’ exposent pas encore le
concept, mais elles fournissent la préparation de cette exposition » 21
S ’ agissant de l ’ explication des sels, des acides et des alcalins, comme à
propos de la Stcechiométrie, le propos hégélien se montre très informé. Les
deux questions sont lié es che z les chimistes de l ’ époque pour autant que le
développement de la Stcechiométrie, notamment che z B erz élius, avait
permis de nombreux progrès dans la connaissance des acides, des alcalins et
des sels. C es différentes recherches avaient été développé es par B erz élius
dans sa R echerche sur les proportions chimiques3 . H egel n ’ a sans doute

1. V oir par exemple. Mesure, p. 74-75, W. 5, p. 432-433. L ’ un des objectifs de la


Théorie de la mesure est de donner des lois stoechiométriques de Richter une interprétation
dynamiste (alors que B erz élius en proposait une d ’ ordre corpusculaire) et de montrer
qu ’ elles sont déjà travaillé es par la logique de l ’ affinité élective, voir à ce propos notre thèse,
t. 2, p. 686-710.
2. Leçons, p. 98.
3. Le titre précis est : « V ersuch, die bestimmten und einfachen V erhaltnisse
aufzufinden nach welchem die B estandtheile der unorganischen N atur mit einander
verbunden sind» (G ilbert' s Annalen en 1811 et 1812). L ’ importance de cette R echerche
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 279

pas eu accès directement aux articles constituant ces recherches, mais il en


était très certainement informé par les manuels consacrés à la chimie
st œ chiométrique, dont l’ un est présent dans sa bibliothèque
C ommençons par préciser ce que H egel entend par acide, alcalin et sel.
C es corps sont caractérisés en fonction du procès de neutralisation. Les
alcalins et les acides sont définis comme des corps capables de se neutra
liser réciproquement. Q uant aux sels, ils sont définis comme les résultats
de cette ré action de neutralisation. C ette définition de l ’ acidité et de
l ’ alcalinité est une définition courante à l’ époque et elle ne semble pas poser
de problème particulier. Il faut toutefois préciser que H egel entend l ’ acidité
et l ’ alcalinité en un sens large, en donnant à ces notions une extension plus
grande que celle qu ’ ils avaient traditionnellement. Il suit en fait la généra
lisation des notions d ’ acidité et d ’ alcalinité opéré e par B erz élius. C elui-ci
opposait les « bases » et les « acides » et il considérait comme base les
alcalins proprement dits, mais aussi des corps très faiblement ré actifs, dont
l ’ analyse électrique seule pouvait faire apparaître leur opposition aux
acides 2 . C ’ est n ’ est qu ’ au prix d ’ une telle généralisation que pouvait être
soutenue la thèse, reprise par H egel à B erz élius, suivant laquelle les oxydes
ont tous des propriétés acides ou basiques 3 .
C ette généralisation des notions d ’ acidité et d ’ alcalinité montrait que
l ’ appartenance d ’ un corps à l ’ une ou l ’ autre de cette classe était relative. Il
s ’ avérait en fait que les oxydes faiblementré actifspeuventjouer soit le rôle
d ’ acide, soit le rôle de base, en fonction de l ’ acidité ou de l ’ alcalinité des
corps avec lesquels ils ré agissent4 . C ette idé e, qui s ’ accorde parfaitement
avec l ’ ontologie relationnelle du chimisme, est reprise par H egel. S ’ il y a
«relativité »5 des acides et des alcalins che z lui, ce n ’ est pas seulement
parce que l ’ acidité d ’ un corps ne peut se mesurer, et ne s ’ exprime, que dans
les relations qu ’ il entretient avec des alcalins. C ’ est aussi parce qu ’ un

dans l ’ évolution de la théorie de B erz élius est l ’ objet principal de la seconde partie de
l ’ ouvrage de E . M. Melhado, J. J. B erz élius, The E mergence ofhis C hemical System.
1. J. L. J. Meinecke, Die C hemische Messkunst, 1815. G . Bischoff, Lehrbuch der
Stôchiometrie, 1819. H egel possédait ce dernier ouvrage. Notons en outre que le Traité de
B erz élius, dont la traduction allemande date de 1821, semble être l ’ une des sources
principales de H egel en ce qui concerne l ’ étude des acides, des alcalins et des sels (voir D. v.
E ngelhardt, H egel und die C hemie, p. 125,135-136).
2. E . M. Melhado, op. cit., p. 146.
3. Leçons, p. 96-97. O n remarquera que dès les Leçons de 1823-1824 (Griesheim,
p. 157-158), H egel tend à substituer le couple conceptuel acide/base au couple conceptuel
acide/alcalin ; ce qui devait impliqu er une refonte complète de la terminologie mise en place
dans la Logique. La mort de H egel ne lui a pas permis de s ’ y atteler.
4. E . M. Melhado, op. cit., p. 158.
5. Griesheim, p. 153.
280 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

même corps peut jouer le rôle d ’ acide et d ’ alcalin 1 . L ’ acidité ou l’ alcalinité


d ’ un corps ne dépendent donc pas seulement de sa qualité intrinsèque, mais
aussi de celle des corps intervenant dans la ré action.
Au premier abord, la définition des sels ne semble pas poser plus de
problèmes. H egel ne se réfère pas à un critère de classification d ’ histoire
naturelle comme la sapidité, ni à un critère physique comme la solubilité,
encore utilisé par B ergmann21. L ’ usage de tels critères était révolu au début
du xix e siècle. O n leur préférait la définition proprement chimique qui
faisait du sel lacombinaison de l ’ acide et de l’ alcalin 3 . H egel reprend cette
définition, mais il semble qu ’ il restreigne l ’ extension de lacatégorie de sel.
O n distinguait en effet à l ’ époque différents types de sels; on séparait les
sels neutres des sels non neutres4 , de même qu ’ à la suite de B ergmann les
sels binaires-composés d ’ un acide et d ’ un alcalin - et les sels ternaires -
composés de deux acides et d ’ un alcalin 5 . H egel semble réduire son propos
à la considération des sels neutres binaires. Le cas des sels non binaires était
encore peu étudié à l ’ époque 6 , aussi peut-on comprendre que H egel
n ’ éprouve pas le besoin de les intégrer dans sa classification. Il n ’ en va pas
de même des sels non neutres dont l ’ existence était mentionné e par de
nombreux manuels de chimie. D ans les Leçons, H egel se montre conscient
de leur existence 7 , et s ’ il définit né anmoins le sel par la neutralisation, c ’ est
qu ’ ils ne sont que partiellement conformes à la ré action qui doit définir
cette classe de corps 8 .
V enons-en maintenant à la question de l ’ explication des propriétés
chimiques de ces corps. Les acides et les alcalins se définissent par une
activité de neutralisation réciproque. C ette activité trouve sa forme la plus
simple dans ce que H egel appelle le procès de neutralisation (§ 332) et elle
se répète sous une forme plus élaboré e dans le procès total (§ 333). Acides

1. E nc., § 332, add., W. 9, p. 321-322.


2. J. R. P artington, op. cit.,1. 3. p. 191.
3. M. H. Klaproth, Dictionnaire de chimie, t. 4, p. 77 : « Aujourd’ hui on entend
uniquement par le mot sel, l ’ union des acides avec les bases salsifiables. P ar là, le mot sel
acquiert une valeur déterminé e; et quoiqu’ une substance ne soit ni soluble, ni doué e de
saveur, elle peut être un sel ».
4. Sur ce point, voir E . M. Melhado, op. cit.,p. 224-225.
5. Ibid., p. 50.
6. Ibid., p. 231.
l. Griesheim.p. 155.
8. Leçons, p. 101 : « que dans un neutre l ’ acidité ait une prédominance ou inversement,
cela ne peut être en relation avec l ’ affinité ». L ’ existence de tels sels s ’ explique par les
forces d ’ affinité dans la mesure où c ’ est bien un procès de neutralisation qui leur donne nais
sance, mais ce procès ne conduit pas à une véritable neutralité, le plus souvent en raison de la
faible ré activité de l ’ un des composants; à ce propos, voir E . M. Melhado, op. cit.,
p. 225-227.
L A P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 281

et alcalins sont le résultat de l ’ accentuation de la polarité déjà présente dans


les précédents procès, et leur procès spécifique semble bien être celui de la
suppression de cette polarité. L ’ acide et l ’ alcalin sont dotés d ’ une inquié
tude, ou d ’ une incapacité d ’ exister sans supprimer leur qualité d ’ extrême *.
Ils tendent pour cela à ré agir avec les corps qui s ’ opposent à eux - les acides
pour les alcalins et les alcalins pour les acides -, mais aussi avec les
existences neutres. H egel note en effet que l ’ acide tend à ré agir aussi bien
avec des sel s qu ’ avec l ’ e au ou avec l ’ air21. L ’ opposition des pôles étant une
détermination relative, les acides et les alcalins présentant la polarité sous
une forme tellement accentué e, tout autre corps ne peut apparaître que
relativement opposé par rapport à eux (notons que H egel rend ainsi compte
d ’ une explication de la fond ation des sels non neutres). Ici s ’ illustre plus
qu ’ ailleurs l ’ idé alité de la corporéité chimique, ou le fait qu ’ elle tende à se
supprimer en tant que moment d ’ un tout. L a corporéité des acides et des
alcalins est à tel point animé e par le mouvement de se supprimer3 qu ’ elle ne
peut être isolé e qu ’ artificiellement, par ce qu ’ il convient d ’ appeler
l ’ expérimentation. C es corps n ’ existent comme corps que soumis à la force
de l ’ artifice. C ’ est cette force que H egel nomme violence 4 .
D ’ après cette interprétation de l ’ acidité et de l ’ alcalinité, l ’ activité
chimique ne s ’ explique plus ici que par la composition des corps. Le
milie u ne semble intervenir ici que comme un simple medium, comme le
lie u de rencontre de corps tendant de façon immanente à se neutraliser l ’ un
l ’ autre 5 . Mais l ’ e au jou e en fait un rôle plus actif. O n affirmait en effet à
l ’ époque de H egel que les acides existent à l ’ état anhydre et que seul leur
mélange avec l ’ e au permet de leur donner leurs propriétés chimiques6 . Le

1. C ’ est le procès «du s ’ intégrer immédiatement des opposés» (§333, add., W .9,
p. 324).
2. E nc., § 332, add., W. 9, p. 321 : « Les acides s ’ échauffent, s ’ enflamment lorsqu ’ on y
verse de l ’ e au. Les acides concentrés s ’ évaporent, ils extraient l ’ e au de l ’ air. .. Si on les isole
de l ’ air, ils rongent le vase». C e passage semble extrait des leçons de 1823-1824
(Griesheim, 152).
3. Les termes de l ’ opposition chimique « sont incapables d ’ exister pour soi parce qu ’ ils
sont incompatibles avec eux-mêmes » (§ 332, add., W. 9, p. 321).
4. E nc., § 332. Ils sont donc aux corps composés ce que les « éléments » sont aux corps
simples.
5. §332, add., W .9, p. 321 : « C es oppositions ainsi excité es [befeuerten] n ’ ont pas
besoin d ’ être d ’ abord rendues actives par un troisième terme; chacune a en soi-même
l ’ inquiétude de se supprimer, de s ’ intégrer à son opposé et de se neutraliser ».
6. § 332, add., W. 9, p. 322-323 : « Ici aussi l ’ e au et l ’ air sont médiateurs, car les acides
sans e au, totalement concentrés (bien qu ’ ils ne puissent pas être totalement dénués d ’ e au)
agissent bien moins que les acides étendus». H egel semble se référer ici au Traité de
B erz élius (voir D. v. E ngelhardt, op. cit., p. 135). O n doit à B erz élius d ’ avoir commencé à
remettre en cause la théorie des acides anhydres en montant que la plupart des acides
282 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

procès de neutralisation requiert donc l ’ intervention de l ’ e au. C ’ est déjà en


ce sens que H egel peut nommer procès de l ’ e au le procès de neutralisation.
M ais c ’ est aussi du fait que l ’ e au jou e un rôle plus direct encore dans la
production des sels. D ’ une part, l ’ e au peut entrer dans la composition des
sels en ré agissant directement avec l ’ acide ou l ’ alcalin, en jou a nt soit le rôle
de l ’ acide, soit celui de l ’ alc alin 1 . C ’ est là encore un point sur lequel
B erz élius avait insisté et auquel H egel semble se référer à plusieurs
reprises2 .
D ’ autre part, l ’ e au semble entrer dans la composition des sels à titre
d ’ e au de cristallis ation3 . Les sels existent sous forme cristallin e et certains
chimistes pensaient qu ’ en plus d ’ être mécaniquement retenue dans les
cristaux, l ’ e au concourait activement à la formation des cristaux eux-
mêmes 4 . L a question se posait alors de savoir si cette e au de cristallis ation
était ré ellement combiné e avec le sel, ou seulement mélangé e avec lui 5 .
H egel, qui mentionne à différentes reprises l ’ e au de cristallis ation, semble
opter pour la seconde option 6 .
C ’ est cette même activité des acides et des bases qui est à l ’ œ uvre dans
le procès total où les sels se décomposent et se recomposent. Les sels sont
composés d ’ acides et d ’ alcalins, et c ’ est leur composition qui explique les
modalités des ré actions d ’ affinités électives qu ’ ils entretiennent entre eux.
L e paragraphe 333 pourrait donner l ’ impression que l ’ e au n ’ a pas ici un rôle

n ’ existentpas à l ’ état anhydre (voir E . M. Melhado, op. cit., p. 217; J. R. P artington, vol.4,
p. 157).
1. E . M. Melhado, op. cit., p. 216-220.
2. H egel parle de ré a ction de l ’ e au avec les acides dans l ’ a dditif du paragraphe 332. Il
considère en outre qu ’ il y a combinaison entre l'e a u-qui jou e le rôle d ’ a lc a lin-e t les acides,
et que ces combinaisons sont conformes à la loi des oxydes (Leçons, p. 99).
3. L a notion vie nt de R ou elle ; « J ’ appelle cette e au qui entre ainsi dans la form ation des
crystaux, l ’ e au de la crystallisation, afin de la distinguer de l’ e au qui se dissipe p ar
évaporation, à la qu elle je donne le nom d ’ e au surabondante à la crystallisation, ou d ’ e au de
dissolution» (cité par J. R, P artington, op. cit.,t. 3,p. 74).
4. O n doit à B erz élius une procédure pour distinguer l'e a u de d é cré pitation - l ’ e au
obtenue par évaporation lors de la décrépitation, c ’ est-à-dire de la rupture des cristaux sous
l ’ effet de la ch ale ur-, et l’ e au de cristallis ation qui ne peut être obtenue sans décomposition
de sel ; voir E . M. M elh a do, op. cit., p. 221-222.
5. V oir à ce propos Hild elbra ndt (op. cit., p. 23-26), qui inclin e pour le deuxième term e
de l ’ alternative.
6. H egel ne considère pas vraim e nt l ’ e au de cristallis ation comme l’ un des composants
chimiques. Il affirm e qu ’ en tant qu ’ e au de cristallis ation, l ’ e au « n ’ est plus e au », qu ’ elle
n ’ est que le «lie n de la n e utralis ation» (§331, add., W. 9, p. 320), et qu ’ elle est ainsi
présente « en ta nt qu ’ e au abstraite » (Leçons, p. 115).
LA P HIL O S O P HIE D A N S L E S D É B A T S S CIE N TIFIQ U E S 283

a ctifet que la ré action résulte des seules forces d ’ affinités. Il mentionne en


effet le fait que l ’ e au joue le rôle d ’ un «medium » effectuant la mise en
rapport (la « communication ») des acides et des alcalins. C ette mise en
rapport suppose cependant que les sels soient pré alablement décomposés en
acides et en alcalins. Or H egel souligne, dans son commentaire oral, que
cette décomposition est le résultat de l ’ activité chimique de l ’ e au. Lors de
la dissolution du sel, elle libère l ’ acide et l ’ alcalin qui n ’ étaient plus
contenus qu ’ en puissance dans le sel1 . C ette décomposition n ’ est certes pas
encore une véritable décomposition, puisque l ’ acide et l ’ alcalin tendent
toujours à se combiner du fait de leur affinité. C ’ est pourquoi la véritable
décomposition n ’ a lieu qu ’ en tant que les affinités électives des compo
sants des différents sels conduisent à un échange de ces composants. La
dissolution est toutefois bien l ’ un des moments essentiels de la ré action
chimique. Si l ’ action de l ’ e au n ’ accomplit pas par elle-même la décompo
sition du sel, elle en est l ’ un des moments essentiels.
D ans cette théorie de la ré action des sels, H egel suit les chimistes de son
temps. C ’ est notamment à B erthollet qu ’ on doit l’ idé e suivant laquelle la
décomposition chimique des corps dépend de forces de dissolution ainsi
que l ’ étude des lois de la dissolution2 . H egel emprunte ces thèses à l ’ auteur
de la Statique C himique 3 tout en les réinterprétant à la lumière de sa théorie
de la polarité de l ’ e au. Alors que che z B erthollet, la théorie de la disso
lution renvoie à des forces physiques de cohésion (ou à «l ’ affinité de
cohésion »), elle renvoie che z H egel à des forces proprement chimiques.
R emarquons que l ’ on est ici encore en présence d ’ un exemple des erreurs
auxquelles une lecture inattentive de la Philosophie de la nature pourrait
conduire. Les textes publiés par H egel ne font aucune mention du rôle de
l ’ e au et ne réfèrent la décomposition qu ’ à l ’ affinité. L ’ abstraction de la
Science de la logique conduit à considérer la ré action des sels du seul point
de vue philosophique de l ’ affinité. La concision de Y E ncyclopédie ne
permet pas d ’ enrichir cette abstraction. Il semble pourtant, comme le
révèlent les Leçons, que l ’ explication du détail de cette ré action ressortisse
à une philosophie de la nature. C ’ est à ce genre de détails que s ’ applique la

{.Leçons, p. 100: «D ans la mesure où l'opposition émoussé e [ abgestumpften]


redevient libre et peut entrer en contact, elle devient une opposition active; que cela soit
possible est obtenu par cela qu ’ elle est posé e dans la neutralité universelle. E lle a donc besoin
d ’ être dissoute dans l ’ e au (...) ».
2. Statique chimique, première partie, chapitre 2.
3. E n suivant B erthollet, H egel mentionne le rapport de la ré action et du degré de
dissolution : « Die Auflôsung geschieht nach einem gewissen Masse, eine S aure, die gerade
gestatigtist,mitdemWasser » (Leçons,p. 100).
284 LA T H E O RIE D E S S CIE N C E S

dialectique hégélienne quand elle se naturalise. E lle relève ainsi le défi de


l ’ idé e du cheveux, de la boue et de la crasse que P arménide lançait à
Socrate 1 . Plus loin, il sera question du système pile ux 21 et des excréments
animaux3 .

1 . Platon, P arménide, 1 30c-d.


2. E/ic., § 368, otW., W. 9,p.514.
3. § 366, rq.
C o n c l u sio n

N A T U R P HIL O S O P HIE E T É PIS T É M O L O G I E

L ’ interprétation classique de N aturphilosophie comme symptôme le


plus grave de l’ arrogance métaphysique de l ’ idé alisme allemand et comme
tentative illusoire de substitution d ’ une super-science philosophique aux
sciences positivess ’ est imposé e dès la génération qui succéda à H egel1. Au
terme de notre parcours, il convient d ’ en souligner une dernière fois l ’ injus
tice. La N aturphilosophie hégélienne en général, et sa philosophie chi
mique en particulier, manifestent un grand respect du savoir positif et des
donné es empiriques. Il est indéniable que les philosophies de la nature
proposé es à l ’ époque n ’ ont pas toutes témoigné d ’ une même prudence, et
dans la Dissertation sur les orbites des planètes, H egel lui-même a
commencé par croiser le fer avec les sciences empiriques. Q ue de telles
entreprises aient jeté un discrédit général sur la N aturphilosophie dans son
ensemble (ce que H egel constatait lui-même)21, que la concision de
Y E ncyclopédie ait interdit toute perception de la spécificité du projet
hégélien, que le contresens sur sa philosophie de la nature ait rejailli sur
l ’ interprétation générale de sa philosophie et ait rendu difficilement
compréhensible le lien qui l ’ unissait aux fondateurs de l ’ idé alisme
allemand, que l ’ identification de la N aturphilosophie à l ’ irrationalisme
romantique ait,fait porter le soupçon sur le projet d ’ une science spéculative
lui-même, rien de tout cela n ’ est donc étonnant.
Si l ’ on acceptait de voir en l ’ idé e de Wissenschaftslehre l ’ acte de
naissance de l ’ idé alisme allemand, on devrait pourtant admettre que le
projet d ’ une science spéculative vise tout sauf un rétablissement de la

1. V oir à ce propos, L. Freuler, La crise de la philosophie au xix ' siècle, P aris, Vrin, 1997,
p. 7-25.
2. W .9, p. 9-10.
286 C O N C LU SIO N

domin ation des sciences par une métaphysique. Pourquoi la notion de


Wissenschaftslehre est-elle décisive ? P arce qu ’ elle contie nt tout à la fois en
elle la problématique du premier princip e du savoir et une critique de la
métaphysique qui interdit de faire de la philosophie autre chose que la
reconstruction d ’ un savoir déjà constitu é 1 . E lle formule même les condi
tions de leur cohérence. D ’ une part en effet, elle conserve le projet d ’ une
fond ation sur un premier princip e tout en procédant à la critiqu e de la
problématique tra ditionn elle de la fondation philosophiqu e des sciences
(une critiqu e parfois négligé e par les commentateurs21). D ’ autre part, elle
fait de la spéculation l ’ accomplissement et le prolongement d ’ une ratio
nalité scientifique dont la spécificité est reconnue. F aute d ’ a voir saisi l ’ idé e
de Wissenschaftslehre en ce sens, les successeurs de H egel ont vu dans
l ’ idé e de science spéculative l ’ origin e du mépris des sciences positives et
du discrédit de la philosophie, avant de rechercher che z K a nt les conditions
d ’ un rapport sain entre sciences et philosophie. Il n ’ est donc pas étonnant
non plus qu ’ on en soit venu rétrospectivement à considérer K a nt comme le
fondateur de 1 ’ idé e d ’ épistémologie, en ne laissant à F ichte que le mot. Le
terme d ’ épistémologie fut forgé en 1854 par un philosophe fichté en qui
entendait traduire la notion de Wissenschaftslehre en s ’ inspira nt du Grec 3 ,
mais l ’ on considère généralement que la problématique fichté enne du
premier princip e est plus éloigné e des intentions épistémologiques que la
problématique kantienne des conditions de possibilité de la connaissance 4 .

1. J. G . F ichte , «R appels, réponses, questions», in Q uerelle de l’ athéisme (tra d.


J.-C . G oddard), P aris, Vrin, 1993, p. 138 : « dans la mesure où la métaphysique doit être le
système des connaissances ré elles, produites par le simple penser - K a nt et moi avec lui - nie
totalement la possibilité de la métaphysique (...). D ans la mesure où notre système rejette les
extensions pratiqué es p ar les autres systèmes, il ne lui vie nt pas à l ’ esprit, de vouloir étendre le
penser commun, qui est le seul penser ré el ; mais il v e ut uniquement 1 ’ embrasser et l ’ exposer
exhaustivement ».
2. E . F leischmann : « F ichte se propose donc, non pas de critiqu er seulement la raison à
la manière de K a nt, mais de redonner à la philosophie sa dignité de science fondamentale, où
s ’ origin e nt aussi bien les sciences de la nature («th é oriqu e s») que celles de l ’ homme
(« pratiques ») » (« L e concept de science « sp é culativ e » : de K a nt à H e g el », in G , Pla nty-
B onjour, Science et Dialectique che z H egel et Marx, p. 5-14, ici p. 7). V . Hôsle compare la
position de F ichte à c elle de Platon (op. cit., p. 31-32), M. G u eroult à c elle d ’ Aristote et de
D escartes (op. cit., p. 163-134). Q uant à A . R enaut, il considère que le refus de l ’ interpré
tation métaphysique de F ichte doit également conduire au rejet d ’ une notion de « Wiss e n
schaftslehre » jug é e « malencontreuse » (A . R enaut, « F ichte a ujourd’ hui », in F ichte. Les
cahiers philosophiques de Lille, Printemps 1995, p. 291).
3. J. F . F errier, Institutes ofMetaphysics, 1854, p. 64.
4. E n France, la notion sera introduite par la traduction de l ’ E ssai sur les fondements de la
rie ( 1901 ) de Russel, et par les remarques de C outuratd a ns le lexique philosophique
qu ’ il y ajoute. Russel fait de « K a nt, le cré ateur de l ’ É pistémologie mod ern e » (p. 2).
C outurate ntérin e : « E nré sum é , l’ É pistémologie est la théorie de la connaissance appuyé e
N A T U R P H1L O S O P HIE E T É PIS T É M O L O GIE 287

P ar la critique du concept de fondation philosophique qu ’ il propose, par la


reconnaissance de l ’ autonomie du savoir scientifique, par l ’ exigence de
rendre compte de l ’ intégralité du savoir scientifique, y compris en ce que sa
forme et son contenu peuvent avoir d ’ irréductible à la philosophie, F ichte
mérite bien cependant d ’ être considéré comme l ’ un des inventeurs de l ’ idé e
même d ’ épistémologie. D e ce point de vue, H egel est plus fidèle aux
intentions fichté ennes que Schelling, et l ’ on peut considérer que par son
concept « d ’ exposition », par son concept de « système », et par son projet
d ’ une N aturphilo sophie comme science du «d étail» (rationnel) de la
nature, il s ’ approche plus encore que F ichte du projet d ’ une épistémologie.
À la suite de J. Hyppolite, nous avons remarqué que si la Doctrine de la
science prétend fonder îes^ciences positives, c ’ est en fondant l ’ expérience
plus que la thématisation spécifiquement scientifique de l ’ expérience 1 ; en

sur l ’ étude critique des sciences, ou, d ’ un mot, la critique telle que K ant T a définie et
fondé e » (p. 257). C ’ est là l’ origine de la légende suivant laquelle K ant invente l ’ idé e, F ichte
le mot. M. A. Sinac œ ur («L ’ épistémologie performative de G . B achelard », in Critique,
1973, n° 308, p. 53-66), à qui nous devons une étude de l ’ histoire de la notion d ’ épistémologie
(p. 63-66) affirme : « Non seulement F errier ne nous livre que le mot, mais il est incapable
d ’ en justifier épistémologiquement l ’ utilité» (p. 64). L ’ idé e viendrait selon lui de E . Z eller
{B edeutung und Aufgabe der Erkenntnistheorie, 1862), cré ateur du concept d ’ Erkenntnis
theorie, ami de H elmholtz, et inspiré par K ant. Les notions d ’ épistémologie et de philosophie
des sciences furent tout d ’ abord identifié es (voir le lexique de C outurat, in B. Russel, op. cit.,
p. 257). Mais la notion de philosophie des sciences en fut bientôt distingué e, dans la mesure où
celle-ci garde un rapport avec la tentative d ’ une fondation de la connaissance scientifique,
soit dans une théorie de la connaissance (à la manière de la critique de la connaissance
kantienne), soit dans une théorie du ré el (à la manière du positivisme comtien ou de
l ’ évolutionnisme) (voir à ce propos l ’ article « É pistémologie» d ’ A. Lalande dans le Voca
bulaire technique et critique de la philosophie, 1926). C omme le remarque M. A. Sinac œ ur,
la distinction de ces deux notions renvoie à la volonté d ’ émanciper l’ étude des sciences de
l ’ autorité philosophique, « nécessité scientifiquement contemporaine des fondements de la
géométrie d ’ Hilbert, ouvrage par lequel la notion de fondement perd son sens philo
sophique» {op. cit., p. 65-66). Aussi la construction d ’ une épistémologie inspiré e de K ant
suppose-t-elle l ’ abandon de la dimension fondatrice attaché e à la problématique transcen
dantale. O n l ’ observe che z B. Russel, qui tente de ne plus admettre du concept d ’ fl priori que
son sens logique, en la dissociant de toute référence au sujet transcendantal qu ’ il interprète
en un sens psychologique : « Pour K ant, qui n ’ était nullement un psychologue, les termes a
priori et subjectif étaient presque équivalents; dans l ’ usage moderne, on tend, en général, à
réserver le mot subjectif à la Psychologie, en laissant a priori au service de l ’ É pistémologie » ;
« a priori s ’ applique à toute partie de la connaissance qui, quoique peut-être suscité e par
l ’ expérience, est logiquement présupposé e par l ’ expérience » {E ssais sur les fondements de
la géométrie, p. 2). C ette modification de la problématique kantienne est revendiqué e et
justifié e aujourd’ hui par un épistémologue comme G . G . Granger; voir par exemple « Le
synthétique a priori et la science moderne », in F ormes, opérations, objets, P aris, Vrin,
p. 285-296.
1. J. Hyppolite, «L ’ idé e de Doctrine de la science et son évolution che z F ichte», in
F igures de la pensé e philosophique, p. 32-52, ici p. 37.
288 C O N C LU SIO N

cela, F ichte ne se distingue pas de K ant. H egel se soucie au contraire de


rendre compte de la logique spécifique d ’ un savoir scientifique dont il
considère qu ’ il confère à l ’ expérience une valeur rationnelle supérieure à
celle de l ’ expérience naïve, non pas inférieure comme le croyait Schelling,
non pas dérivé e comme le croyait G oethe. Ainsi peut-on trouver dans
l ’ œ uvre hégélienne une philosophie de la science complète et cohérente,
dont le rationalisme, le ré alisme et le pluralisme imposent que la fondation
des sciences prenne en général la forme d ’ une théorie de leur objet, celle des
sciences de la nature en particulier la forme d ’ une philosophie de la nature.
L a théorie de la connaissance relève de la Science de la logique et de la
Philosophie de l ’ esprit. Si la fondation des sciences prend la forme d ’ une
philosophie de la nature, ce n ’ est donc pas comme che z certains de nos
contemporains (c ’ était déjà le cas che z G oethe) parce que la connaissance a
toujours une racine naturelle, parce que la connaissance relève elle-même
d ’ une philosophie de lanature C ’ est bien plutôt parce que la scientificité
réside en la vérité plutôt qu ’ en la certitude, parce que les théories de la
connaissance et les méthodologies ne peuvent d éfinir complètement des
vérités qui, toujours, doivent être dites dans des formes immanentes à leur
contenu, parce que seule une philosophie de la nature peut rendre compte du
contenu pensé par les sciences de la nature.
Il ne s ’ agit pas plus ici de tenter de sauver l ’ idé alisme allemand en le
rapprochant de l ’ épistémologie que de soutenir que la philosophie doit se
faire épistémologie. Il s ’ agit seulement de mesurer l ’ origin alité du concept
de science spéculative afin de le délester des caricatures qui le défigurent.
Q ue V à N aturphilosophie hégélienne soit irréductible à ce que l ’ on nomme
aujourd’ hui épistémologie, cela doit rester une évidence. E lle l ’ est tout
autant par sa prétention à fonder des sciences en déduisant leur vérité, que
par sa tentative visant à énoncer une théorie systématique des rapports de
leurs différents objets. C ette double ambition n ’ est certes pas étrangère aux
épistémologies qui, à l ’ instar de celle de Popper, voient dans la vérité le
c œ ur de la scientificité, où à l ’ instar de celle de Bunge, prennent au sérieux

1. Les tenants d ’ une telle thèse sont généralement conduits à souligner l ’ importance de
l ’ expérience pré-scientifique, à relativis er la différence entre observation naïve, e xp é
rience scientifique et expérimentation, de même qu ’ ils sont portés à insister sur les aspects
qualitatifs de l ’ expérience et à relativis er l ’ importance du quantitatif. R. Thom a repris ces
thèmes à son compte dans le cadre d ’ une ré évaluation de l ’ idé e de Philosophie de la nature,
et l ’ épistémologie sous-jacente à cette ré évaluation a été explicité e, défendue et développé e
par J. Large ault. Pour une présentation de leurs contributions sur ces questions et pour une
comparaison avec le projet hégélien de philosophie de la nature, nous nous permettons de
renvoyer à notre étude « La N aturphilosophie d ’ hier et les philosophies de la nature
d ’ aujourd’ hui», in H. M aller, H egel passé, H egel à venir, P aris, L ’ H armattan, 1995,
p. 29-53.
N A T U R P HIL O S O P HIE E T É PIS T É M O L O GIE 289

le problème des rapports entre les théories1 . L ’ effort destiné à rendre


compte de la vérité des sciences positives au moyen d ’ une étude du contenu
pensé par leurs principaux concepts n ’ est pas non plus étranger à certaines
orientations de l ’ épistémologie contemporaine. C ependant, pour que la
N aturphilosophie puisse à la fois rendre compte de la vérité du savoir
scientifique et des rapports entre les théories, il faut accorder un pouvoir
considérable à une logique spéculative hégélienne qui dispose certes de
justifications épistémologiques, mais qui énonce un ensemble d ’ exigences
plus qu ’ un ensemble de procédures applicables au savoir constitué.
E n reprenant à son compte le projet d ’ une fondation philosophique des
sciences positives, la N aturphilosophie reste donc en retard sur l ’ épisté
mologie. Il fallait rappelar cette évidence, avant d ’ ajouter qu ’ en entre
prenant de lire la rationalité non pas seulement dans le détail des concepts et
des théories, mais aussi dans le détail des controverses qui polarisent la
culture scientifique, la N aturphilosophie peut également sembler en avance
sur certaines formes d ’ épistémologie. Le spéculation hégélienne repose sur
le principe de l ’ indépendance du savoir constitué et sur la restriction du
philosopher à l ’ exposition de ce savoir : « la raison sans l ’ entendement
n ’ estrien, l ’ entendement sans la raison est pourtant bien quelque chose ».
E lle pose également comme principe que la contradiction ne conduit pas
nécessairement au scepticisme, mais peut être le véhicule de la rationalité la
plus haute. D e ces prémisses, il résulte que face aux controverses, le
philosophe peut prétendre énoncer le vrai, et non pas seulement se taire ou
prendre parti. À condition toutefois qu ’ il intervienne activement en elles
pour faire surgir une vérité dont elles restent inconscientes. La dialectique
donne alors à la fondation critique la forme de la pensé e intervenante, ou de
la reconstruction théorique.
D ’ après la Critique de la raison pure, le développement des sciences
qui caractérise la modernité révèle l ’ insuffisance des clivages méthodo
logiques traditionnels en même temps qu ’ il ouvre la voie à une forme de
philosophie plus satisfaisante. Il rend manifeste la stérilité du conflit
opposant la position dogmatique qui présuppose la possession de la vérité
par la philosophie, et la position sceptique qui en nie la possibilité. La
comparaison du développement des sciences et de la philosophie semble
donner raison au sceptique, mais le succès de la science permet également
l ’ adoption d ’ un troisième type de position se caractérisant par la réflexion
critique sur les conditions d ’ une vérité donné e indépendamment de la
philosophie. Doit-on cependant accorder que le refus du dogmatisme n ’ est
condamné qu ’ à une alternative ? F aut-il présupposer avec les philosophies

1. M. Bunge, Philosophie de la physique.P aris, S euil, 1975, p. 223 sq.


290 C O N C LU SIO N

réflexives que la vérité est donné e, ou bien être condamné au scepticisme


pour l ’ avoir nié? Le refus de cette alternative est sans doute caractéristique
de toute pensé e dialectique, un refus dont la N aturphilosophie hégélienne
nous fournit l ’ un des exemples les plus cohérents.
BIBLIO G R A P HIE

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IN D E X

A d o r n o 292 B l a y 305
A l e m b e r t 75, 141, 200, 207, 216, 217, B l o c h 79, 145,203,292
218, 220,222,299 B o d e 1 87
A r i s t o t e 26, 72, 84, 87, 160, 164, 170, B o n s i e p e n 9, 10, 18, 38, 107, 186, 187,
190, 212, 286, 295, 298, 299 291,294
A r n a u l d 123, 299 B o u r g u e t 304
A y r a u l t 46, 50, 305 B r a h é 170, 177
B r a u n 203
B a a d e r 18,176 B r e c h t 228
B a c h 305 B r é h i e r 301
B a c h e l a r d 121, 122, 227, 287, 309, B r e i d b a c h 9,294
310,311 B r u n s c h v i c g 309
B a c o n 156, 171, 189, 199, 299 B u c h d a h l 157, 168, 179, 196, 198, 207,
B a l i b a r 227, 309, 310 295
B a r s a n t i 305 B u c h o l z 241,247, 303
B e n s a u d e 231, 252, 256, 258, 303, 305 B u f f o n 302
B e r e t t a 305 B u n g e 177,289,310
B e r g m a n n 280 B u r b i d g e 228,234, 240, 250, 252, 257,
B e r g s o n 299 260, 270, 295
B e r t h o l l e t 177, 224, 230, 232, 234- B u r g e r 38, 98, 298, 302, 306
236, 239, 240,263, 283, 302,309 B u s o n 301
B e r t o l e t t i 305 B u v a t 293
B e r z é l i u s 13, 64, 135, 157, 170, 194,
195, 201, 202, 229-232, 234-236, 238, C a n g u i l h e m 310
243, 245, 253-255, 258, 259, 261-267, C a r n o t 200,303
270, 272, 273, 278, 279, 281, 282, C a r r a u d 301
302, 304, 308 C a s s i r e r 143, 162,305, 310
B i a r d 149, 180,235,293 C a v a i l l è s 122, 310, 311
B i a r n a i s 172,304, 305 C e s a 47, 301
B i e n e n s t o c k 47, 299-301 C h a p t a l 258, 305
B i o t 224, 267, 302 C h e v a l l e y 182, 310
B i s c h o f f 279 C l o s s 192, 215, 295
B l a s c h e 302 C o h e n 11, 30,157, 295, 301
314 IN D E X

C OLE RID G E 229 F a r r a r 306


C o m t e 24, 192, 196, 199, 220,299 F e r r i e r 286, 287
C o n d i l l a c 74, 78, 171, 299 F e r r i n i 9, 207, 212, 220, 224, 291, 296
C o u r t i n e 37,73, 300 F e u e r b a c h 7,299
C o u t u r a t 286, 311 F i c h t e 15-17, 19-21, 23-26, 28-34, 38,
C r o s l a n d 305-307 39, 41-49, 51, 53, 55, 62, 67, 70, 73,
C u n n i n g h a m 305, 307, 308 . 76, 78, 80, 88, 91, 92, 148, 286-288,
C u v i e r 303,309 292, 299-302
F i n k 162, 301, 306
D a g o g n e t 252, 305 F i s c h b a c h 78, 82, 92, 94, 114, 293, 301
D a l t o n 230-232, 253, 308, 309 F l e i s c h h a c k e r 186, 187, 296
D a r w i n 306 F l e i s c h h a k e r 186
D a u d i n 305 F l e i s c h m a n n 286, 293
D a v y 229, 232, 233, 263, 266, 268, 270, F o u c a u l t 227,310
303 F o u r c r o y 253, 258, 303, 305
D e l b o s 20, 301, 302 F r a n c œ u r 10, 297
D e l e u z e 301 F r à n g s m y r 253
D e mm e r l i n g 102, 294 F r à n s m y r 308
D e s a n t i 11, 88, 106, 123, 223, 295 F r e g e 310
D e s c a r t e s 19, 73, 75, 181, 182, 184, F r e u l e r 285
199, 286, 299, 301 F r i e d e l 256, 306
D i d e r o t 75, 299 F r i e s 10, 18, 294
D o b b s 253, 309 F u l d a 81, 82, 91, 93, 293
Doz 9, II, 13, 57, 58, 74, 94, 97, 112,
126, 139, 219, 236, 292, 293, 295 G a l i l é e 176,184, 185, 187, 208
D r e e s 106, 295 G a n d t 11, 16, 17, 187, 192, 207, 292
D u b a r l e 11, 87, 98, 112,182, 187, 192, G a y 263
196, 207,212, 295 G a y o n 227, 306
D u h e m 310 G É RA E TS79, 85,293
D u m a s 303 G i l l i p s i e 306
D u m é n i l 301 G l o y 38, 98,298, 302, 306
D u m e s n i l 183 G m e l i n 256, 303 .
D u r n e r 305, 306 G o e t h e 11, 17, 18,61,62, 64, 162, 163,
165, 167, 168, 226, 236, 288, 296,
E i n s t e i n 194 303, 305-307, 309, 321
G o r d l a n d 40
É u e 11, 163, 306 G ô r l a n d 38, 301
G ô s c h e l 107
E n g e l 310 G ô t t l i n g 303
E n g e l h a r d t 9, 18, 62, 228, 243, 248, G o u p i l 235,236, 240, 309
267, 279, 281,295,306 G o w e r 230, 307
E n g e l s 7,94, 299, 302 G r a n g e r 287, 310
E r x l e b e n 220, 303 G r e g o r y 230, 307
E s c h e n m a y e r 300 G r e n 241,245, 247, 303
E y n d e 162, 309 G u e r o u l t 30, 216, 286, 301
G u z o n i 94
F a i v r e 17, 18, 306 G y u n g 308
F a l k e n b u r g 10, 81, 169, 198, 203, 205,
211,296 H a b e r m a s 16, 155, 310
F â r b e r 228, 243-245, 249, 250, 296 H a r r i s 100, 156, 296
IN D E X 315

H e i d e g g e r 73, 300 K imm e r l e 94, 293


H e l m h o l t z 287 K i r w a n 244
H e m p e l 220, 310 K l a p r o t h 238, 245,280, 303
H E N R1 C H57, 58,60, 94, 148, 293 K l e i n 80,294
H e r d e r 17, 303 K n i g h t 233,307
H e s s 307 K o u n e l i s 305
H i l b e r t 287 K o y r é 124,310
H i l d e l b r a n d t 241, 245,262, 282,303 K r o n e r 20
H œ f f din g 8 K r o n n e r 38, 301
H ô f f e 81 K u h n 172, 227, 307, 310
H o f f m e i s t e r 17, 296
H ô l d e r l i n 112 L a b a r r i è r e 62, 100, 292, 294
H o l m e s 307 L a c o s t e 307
H o l z 185, 298 L a c r o i x 11, 187, 207, 211, 212, 217,
H o m è r e 107 * 293, 296, 297
H o o k y a a s 307 L a d e n b u r g 264, 307
H o r s t m a n n 19, 20, 65, 76, 93, 115, 160, L a g r a n g e 157, 223, 224, 238, 303
291,293 L a k a t o s 227, 310
H o r t m a n n 112 L a l a n d e 287, 301
H o r t s m a n n 11, 240, 294, 296-298 L a m a r c k 176, 303, 305, 308,309
H ô s l e 20, 23, 79, 80, 98, 102, 106, 163, L a p l a c e 223, 224, 233, 303
186, 203, 205, 286, 293, 296
L a r g e a u l t 168, 220, 288, 310
H u f b a u e r 307 L a u r i n 212, 217
H u s s e r l 198, 300 L a u t h 20, 38, 43, 45, 46, 80, 301
H y p p o l i t e 122, 179, 287, 288, 293 L a v o i s i e r 243, 244,246, 250, 252, 257,
H y p p o l y t e 301 262, 263, 305, 307
L e b r u n 96, 100, 123, 294
1HMIG 11, 170, 199, 208, 211, 217, 219,
L e c o u r t 123,308,310,311
223
L é c r i v a i n 97, 293, 294
I h mi n g 296
L e f e b v r e 13,218, 292
J a c o b i 20, 65, 85, 112, 197, 300 L e i b n i z 73, 74, 124, 125, 195, 199, 216,
J a h n 307 218, 300, 301
J a r c z y k 292, 293 L e n o i r 307
J a r k z y k 62 L e p e n i e s 75, 258, 307
L e q u a n 49, 62, 301
K a m b a r t e l 102, 294 L e v e r e 229, 234, 296, 308
K a n t 10, 18, 19-21, 29-31, 33-35, 38, L i n k 238, 240, 303
39, 41-44, 46, 49, 62, 71, 76, 91, 97, Lnr 8, 294
112, 113, 122, 125-127, 162, 168, 169, L o c k e 127,168
179, 182, 184, 189, 197-199, 204, 210, L o n g u e n e s s e 97
214-217, 228, 231, 238, 286, 293, 294, L u k a c s 21
296, 300-302, 305, 307, 309 L u n d g r e n 253, 308
K a n z 18
K à s t n e r 228 M a b i l l e 57, 294
K e p l e r 170, 176, 187, 192, 208, 209, M a e s c h l a c k 37
214,215,219,222,295-297 M a l l e r 288, 298
K e r s z b e r g 62, 178, 237, 296 M a r m a s s e 9,291
K e r v e g a n 293 M a r m o n t e l 303
K e s s e r l i n g 98, 127, 296 M a r q u e t 18, 38,41, 300, 301
316 IN D E X

M a r x 7, 11,94, 148, 183, 286,293, 298, Q u e l q u e j e u 123, 294


300, 302
M a u s k o p f 256, 306 R e h b o c k 308
M e i n e c k e 279 R e i n h o l d 20, 30,78
M e l h a d o 230, 254, 263, 279, 280, 282, R e i s i n g e r 185,198, 298
308 R e n a u l t 18, 67, 84, 86, 123, 127, 170,
M e t z g e r 237, 252, 255, 257, 308 172, 298, 302, 308,311
M e y e r s o n 8, 73, 87, 106, 182, 192, 196, R e n a u t 15,286, 299, 302
207, 220, 250, 251, 310 R i c h t e r 163, 176, 230, 233, 234, 277,
M i c h e l e t 7, 8,9, 163, 173, 192, 297 278,298, 304
M i n g u a t 310 R i t t e r 266,304
MOIS O297, 308 R i v e l a y g u e s 91
M o r v e a u 176, 235, 248,252,303 R o c k e 231, 308
R o s e n k r a n z 298
N a n c y 77, 301 R o u s s e t 176, 309
N E US E R 8, 9, 10, 28, 170, 207, 220, 291, R u s s e l 286, 311
297, 308
N o v a l i s 18, 176, 304 S a l m o n 310
Nuz zo 107, 294 S a n d k ü l h e r 302
N y e 232, 308 S c h a n g l e r 38
S c h e l l i n g 10, 17-21, 23, 26-28, 35, 37,
Πr s t e d 230-232, 237, 259-261, 266, 38, 40-47, 49-53, 55-65, 67, 70, 71,
272-274, 304, 309 73, 76, 78-80, 83, 84, 88, 91, 92, 94,
97, 111-114, 148, 173, 176, 193, 202,
OlS E RMAN 160, 297 210, 214-216, 231, 238, 243, 245, 250,
OlS E RMANN 177 262, 287, 292-294, 299, 300-302, 306,
O K E N202, 304 308
S c h i l l e r 65,112
P a r m é n i d e 284, 300 S c h l a n g e r 302
P a r t i n g t o n 264, 280, 282, 308 S c h l e g e l 76-78, 91, 92,115, 300
P a u l u s 15 S c h l e i e r m a c h e r 91, 92
P e p e r z a k 86 S c h o p e n h a u e r 19, 300
P e t r y 8-11, 100, 106, 156, 157, 160, S c h u s t e r 239, 259, 304
163, 186, 190, 219, 222, 239, 240, S c h w e i g g e r 304
294, 295-298 S i e g f r i e d 253, 309
P f a f f 236 S l e p 94
P f l e i d e r e r 219 S i n a c e u r 311
P h i l o n e n k o 20,45, 299, 301, 302 S i n a c œ u r 122, 287, 311
PlA G E T 127 S i n c l a i r 65
P i c a v e t 182, 311 S n e l d e r s 232, 240, 244, 298, 309
P i c h o t 308 S o c r a t e 284
P t t t 10 S o l g e r 105
P l a t o n 77,91, 284, 286, 300 S p i n o z a 73
P o h l 10, 157, 230, 266, 269, 270, 271, S t a h l 237, 308
297, 304 S t a n g u e n n e c 97, 294
P o p p e r 194,221,289,311 S t a u f f e r 230, 309
P u n t e l 88, 294 S t e f f e n s 18, 248, 262, 304,306
IN D E X 317

S t e n g e r s 231, 256, 305 V u i l l e mi n 29, 302


S u b l i c k i 293
W a n d s c h n e i d e r 10, 80, 98, 203, 294,
T h a c k r a y 309 296,298
T h é n a r d 263 W a r t o f s k y II, 157, 311
T h e u n i s s e n 88, 100, 126, 136, 294 W e b b 107, 298
T h o m 168, 220, 288,310,311 W e i s s 100, 296
T h o m p s o n 231, 236 W e s t p h a l 155, 172,197
T h o m s o n 273, 304 WiNT E RL 232, 239, 241, 244, 249, 259,
T h o u a r d 91 304,309
T i l l i e t t e 19, 44, 71, 294, 302 W1TT G E NST EIN311
T o s e l 94, 302 W o l f 74, 303
T o t h 298 W OLF ELSP E R G E R 310
T r o mm s d o r f 238, 245, 251, 256, 265, W o l f f 84,91, 238
267, 272, 304 * W o l l a s t o n 230-233, 268

V a d é e 11,298 Z a m b o n i 269
V a l a d e s 298 Z e l l e r 287
V e n e l 304 Z i c h e 9, 10,185, 198, 219, 298, 299
V e r s t r a e t e n 97, 101, 294 ZWILLIN G 65
T A BL E D E S MA TIÈ R E S

I n t r o d u c t i o n : L ’ histoire d ’ un malentendu................................................. 7

P r e mi è r e p a r t i e : Une N aturphilosophie scientifique ................................ 15

C h a pi t r ep r e mi e r : La science et les sciences ............................................... 23


L ’ accomplissement de la rationalité scie ntifiqu e ................................. 23
L a fondation transcendantale .......................................................... 29

C h a pi t
r e ii : Physique transcendantale ou physique spéculative ............. 37
Les Idé es pour une philosophie de la nature .......................................... 38
L a physique spéculative ............... 46

C h a p i t r e iii : L ’ aliénation de l ’ idé e .................................................................. 55


Une ré évaluation naturaliste des sciences .............................................. 55
E ncore une philosophie de la nature ........................................................ 66

C h a p i t r e i v : Un système non hiérarchique ................................................... 73


Q u ’ est-ce qu ’ un système? .......................................................................... 74
L ’ articulation systématique ....................................................................... 79

D e u xième p a r t ie : C r itiq u e e t f o n d a t i o n d i a l e c t i q u e ......................................... 87

C h a p i t r e p r e mi e r : Spéculer dans et par l ’ entendement............................. 91


Les modèles de la spéculation ................................................................... 93
R eprésentation, entendement, raison, spéculation............................... 106

C h a pi t
r e 11 : Un conceptualisme ....................................................................... 121
Logique, psychologie et épistémologie du concept ............................ 122
Le concept et les concepts ........................................................................... 129

C h a pi tr e ni : La correction dialectique ........................................................... 133


L a critique de l ’ abstraction......................................................................... 134
L ’ épistémologie de la négativité absolue ............................................... 143
L a méthode ..................................................................................................... 149
320 T A BL E D E S MA TIÈ R E S

T r oisième p a r t ie : La t h é o r ie d e s s c i e n c e s ........................................................ 1 55

C h a pi t r e
p r e mi e r : E xpérience et expérimentation..................................... 159
La renaissance des sciences ..................................................................... 159
H egel et G oethe .......................................................................................... 1 62
L ’ empirisme scientifique ......................................................................... 168

C h a p i t r e ii : La légalité scientifique .............................................................. 175


« ce qu ’ il y a de plus be au dans les sciences » ..................................... 176
La preuve des lois ...................................................................................... 181

C h a pi t r e
iii : Les théories scientifiques (l ’ exemple de la mécanique)..... 189
E n quel sens les principes scientifiques appartiennent-ils à la
philosophie .......................................................................................... 192
Les principes métaphysiques des sciences. Leur rapport aux autres
princip e s ............................................................................................... 198
Les principes explicatifs et la critique de la mécanique ....................... 206

C h a p i t r e i v : La philosophie comme intervention dans les débats


scientifiques (le cas de la chimie)...................................................... 225
L ’ unité de l ’ objet ....................................................................................... 229
Le problème des éléments ........................................................................ 243
La classification......................................................................................... 251
L ’ e xplic ation ............................................................................................. 257

C o n c l u s i o n : N aturphilosophie et É pistémologie ...................................... 285

B i b l i o g r a p h i e ................................................................................................... 291

I n d e x .................................................................................................................. 313

T a b l e d e s m a t i è r e s ........................................................................................... 319

Imprimerie de la Manutention à Mayenne - Novembre 2001 - N° 356-01


D épôt légal : 4 ’ trimestre 2001

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