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N° 1

er
1 semestre 2023

L’oralité en milieux rural et urbain :


tradition vs modernité ?

Inalco – Plidam
Sommaire
Éditorial ................................................................................................... 11
Ursula BAUMGARDT
En guise d’introduction ........................................................................... 15
I
STATUT DES LANGUES EN PRÉSENCE
Pierre ESCUDÉ
Région vs nation : enseigner une langue autre en milieu monolingue
hyper-normé : l’exemple de l’occitan dans l’éducation nationale
française .................................................................................................. 29
Nelly BLANCHARD
La littérature orale en breton, un phénomène rural ? .............................. 43
II
CIRCULATION DES TEXTES ET DES IMAGINAIRES
Catherine SERVAN-SCHREIBER (†)
En Inde, dire l’épopée en ville :
question spatiale et/ou question de statut social ...................................... 61
Kevin MBA-MBEGHA
Entre les espaces rural et urbain : chants de mariage fang du Gabon ..... 67
César ITIER
Devenons des serpents : un conte quechua migre vers la ville ............... 77
III
L’ORALITÉ COMME PARTAGE ET COMME RÉSISTANCE
Emmanuelle SAUCOURT
Le conte : une passerelle entre les mondes,
l’exemple de la maladie d’Alzheimer ..................................................... 93
Issa MAÏGA
La recherche en oralité sous la menace djihadiste : collecte de corpus
oraux à Gao (Mali, 2001 à 2022) ............................................................ 99
Gulistan SIDO
La littérature orale en contexte de guerre en Syrie (2011-2022) :
une expérience de contage dans la Montagne Kurde ............................ 109
Devenons des serpents :
un conte quechua migre vers la ville
César Itier
INALCO – CERLOM
Résumé
Dans les communautés rurales andines, le conte oral contribue de façon essentielle
à la transmission de modèles ou d’anti-modèles de comportement aux futurs
adultes. Cet article analyse une version du conte “La jeune fille et le serpent”,
recueillie auprès d’une femme d’origine paysanne qui s’est établie à Cuzco
(Pérou) et a continué à recourir aux contes dans la formation de ses enfants. Nous
montrons comment elle a aménagé “La jeune fille et le serpent” et lui a fait ex-
primer un message très différent de celui qu’il porte en milieu rural: cette version
est une incitation, adressée à ses enfants, à s’investir dans les études pour échapper
au travail physique et changer de statut social. Le texte quechua est publié en
annexe, avec une traduction française.
Mots clés
Littérature orale, conte, fonctions sociales du conte, quechua, Pérou
Abstract
Let’s become Snakes: A Quechua Tale Migrates to the City
In rural Andean communities, oral stories are fundamental to the transmission of
models and counter-models of behavior to future adults. This article analyses a
version of the tale The Girl and the Snake collected from a woman of peasant
origin who settled in the city of Cuzco and continued to use Quechua tales to
educate her children. The article illustrates how she arranged The Girl and the
Snake to express a different message from the message that it conveys in rural
areas. The adapted version is intended to encourage her children to invest in their
studies in order to avoid manual labor and improve their social status. The
Quechua text is published, with a French translation, in the appendix.
Key words:
Oral literature, stories, social functions of stories, Quechua, Peru

Introduction
Dans les Andes, comme ailleurs, les contes oraux sont profondément
inscrits dans le contexte de la vie rurale et ne sont donc plus guère racontés
dans le milieu des « migrants », selon l’expression consacrée au Pérou
pour désigner les personnes qui ont quitté les campagnes pour s’installer à
la périphérie des centres urbains. L’abandon de cette pratique culturelle
n’est pourtant pas total. En 2005, nous avons rencontré à Cuzco Lucía Ríos
Umiyauri, alors âgée d’une soixantaine d’années, originaire de la commu-
78 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

nauté de Ch’isikata, dans la province d’Espinar, et qui s’était installée dans


la capitale départementale une vingtaine d’années plus tôt, avec son mari
et ses huit enfants. En ville, Lucía Ríos avait continué à utiliser les contes
dans l’éducation de ses enfants, comme on le fait traditionnellement dans
les communautés andines. Elle nous a généreusement permis d’enregistrer
quelques récits de son répertoire. Nous avons publié et étudié trois d’entre
eux, en montrant les aménagements que Lucía Ríos a apportés aux thèmes
traditionnels pour les rendre pertinents dans le contexte nouveau où étaient
destinés à vivre ses enfants (Itier 2004 p. 129-149, 183-225). Au début des
années 2000, une de ses filles cadettes, Eugenia Carlos Ríos, avait mis par
écrit une partie des contes que lui avait transmis sa mère. Nous avons pris
connaissance de ce corpus second en 2006, lorsqu’Eugenia Carlos nous a
demandé de vérifier la graphie et la ponctuation des textes quechuas
qu’elle avait rédigés. Quelques années plus tard, elle publierait une nou-
velle version de cet ensemble narratif, complètement réécrite et très ampli-
fiée d’un point de vue expressif (Anka Ninawaman [Carlos Ríos], 2017)1.
L’un des contes restitués par Eugenia Carlos, intitulé dans sa première
version « Histoire du serpent » (« Mach’aqwaymanta »), constitue un
exemple particulièrement intéressant de réemploi d’un conte traditionnel
en contexte urbain. D’un point de vue thématique, il appartient au vaste
ensemble des « Fiancés non humains », très représenté dans les répertoires
quechuas depuis l’Équateur jusqu’à la Bolivie. Les contes de fiancés non
humains mettent en scène une relation amoureuse entre un jeune homme
ou une jeune fille et un animal, une étoile, un mort des temps primordiaux
ou la divinité d’un lac, d’une source ou d’une montagne. Le sous-ensemble
des « Fiancés animaux » se décline à son tour en de multiples contes-type,
doté chacun de ses propres péripéties, en fonction de l’espèce à laquelle
appartient le séducteur ou la séductrice : aigle, faucon, condor, pic-vert,
renard, chien, serpent, scarabée, chauve-souris, lorsque la partie humaine
est une jeune fille ; crapaud, perdrix, colombe, lorsque le protagoniste est
un garçon. Autant qu’on puisse en juger par les versions publiées, ces
relations se soldent toujours par un échec. Ces contes cherchent en effet à
faire vivre à leurs destinataires, principalement des enfants et des ado-
lescent(e)s, l’expérience imaginaire d’un mauvais choix amoureux : une
jeune fille trop en chair (le crapaud) ne peut être qu’une paresseuse ; un
garçon trop jeune et donc trop gracile (le faucon ou aqchi) ne sera pas un
bon travailleur ; un homme extérieur à la zone d’intermariage (le condor)
emmènera son épouse trop loin et la privera du soutien de ses parents ; un
prétendant svelte et élégant (le serpent) est sans doute un incapable et un
fainéant, qui vivra aux crochets de son épouse. Ces contes nous livrent en
négatif les règles d’un mariage réussi.

1
Eugenia Carlos Ríos, qui est aussi poétesse, s’est faite connaître dans le domaine des
lettres quechuas sous le pseudonyme de Ch’aska Anka Ninawaman.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 79

En ville, comme nous le verrons, les enjeux du mariage ne sont plus les
mêmes qu’à la campagne et l’avertissement exprimé par « Le fiancé ser-
pent », dans sa forme traditionnelle, n’est plus très opportun. Lucía Ríos a
donc apporté des aménagements à ce conte et l’a réutilisé à d’autres fins.
Afin d’identifier ces manipulations créatives et d’en saisir les intentions,
nous examinerons d’abord les versions de ce thème narratif qui ont été
recueillies en milieu rural.

1. « Le fiancé serpent » dans son contexte traditionnel


1.1. Forme prototypique
Nous avons identifié dans la bibliographie neuf versions du « Fiancé
serpent », provenant toutes du sud et du centre-sud du Pérou1. L’implanta-
tion géographique de ce conte ne se réduit cependant peut-être pas à cette
seule partie des Andes, car d’autres versions en ont été recueillies ailleurs
en Amérique du Sud2. La collecte de littérature orale quechua est peu
avancée dans la plupart des régions et il est fort possible que ce conte soit
connu dans d’autres parties du Pérou et de la Bolivie3.
Les versions quechuas que nous connaissons varient peu dans leur
trame et celle-ci peut être résumée comme suit :
Une jeune fille, enfant unique, rencontre un jeune homme dans les
pâturages où elle prend soin du troupeau familial. Ils décident de se mettre
en couple. Se conformant aux instructions du jeune homme, elle l’emmène
chez elle, le cache dans un trou qu’elle a creusé sous le mortier et l’y nourrit
à l’insu de ses parents. La nuit, il la rejoint dans sa couche. Au fil des mois,
il grossit monstrueusement (il est parfois précisé qu’il suce le sang de sa

1
Sept versions ont été recueillies dans le département de Huancavelica (Ramos
Mendoza, 1992 p. 95-97; Taipe Campos, 2020 p. 261-262, 289-291), une autre dans
le sud du département de Cuzco (Lira, 1992 p. 40-46) et une autre encore en zone
aymara, dans le département de Puno (Ayala, 2002 p. 104-105).
2
Sous une forme presque identique, « Le fiancé serpent » est également connu loin
des Andes, chez les Toba du Chaco, où il a été raconté par une femme à l’informateur
d’Alfred Métraux (Métraux, 1946 p. 64-66). Celui-ci mentionne également une
version recueillie par Henry Wassén chez les Emberá du Chocó colombien, que nous
n’avons pu consulter.
3
Le fiancé serpent » semble inconnu dans les communautés quichuas du nord de
l’Équateur : notre doctorante Josefina Aguilar Guamán, membre d’une communauté
de la province d’Imbabura, dans le nord de l’Équateur, et locutrice du quichua, nous a
assuré ne pas connaître ce conte. Celui-ci ne figure pas non plus dans l’important
corpus enregistré dans la même région par Verónica Valencia (2018) ni dans aucun
autre recueil équatorien que nous connaissions. « Quichua » est le nom habituellement
utilisé en espagnol pour se référer à la variété équatorienne du quechua ; le terme
« quechua » désigne à la fois la famille linguistique dans son ensemble et les variétés
du Pérou et de la Bolivie.
80 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

compagne). La jeune fille tombe enceinte, est interrogée par ses parents,
mais nie avoir eu un amant. Ses parents consultent alors le devin guérisseur
du village qui leur révèle que leur fille vit avec un serpent. Les parents
suivent les instructions données par le devin : sous un prétexte fallacieux,
ils éloignent leur fille de la maison et font venir plusieurs hommes pour
tuer le monstre à coups de bâton et de machettes. Mais la jeune fille, prise
de soupçons, revient au moment même de l’exécution. Elle supplie, en
vain, que l’on épargne son compagnon et, devant cette scène atroce, fait
une fausse couche et enfante une multitude de petits serpents qui sont tués
à leur tour.

1.2. Contexte sociologique


Pour être comprise, la situation doit être située dans son cadre sociolo-
gique. Dans les Andes, les parents n’ont guère les moyens d’imposer à
leurs enfants un époux ou une épouse à leur convenance, en sorte que les
jeunes gens ont quasiment toute liberté de choisir leur conjoint, souvent
après avoir vécu d’autres expériences amoureuses. Pour un jeune homme,
il existe cependant une certaine urgence à obtenir une épouse, afin de
pouvoir participer pleinement aux échanges de force de travail au sein de
la communauté, lesquels impliquent qu’il ait à ses côtés une femme
capable de cuisiner en grandes quantités pour les hommes qui viendront
l’aider à travailler ses champs. Les filles, en revanche, ont intérêt à prendre
leur temps avant de s’engager auprès d’un garçon et d’assumer les lourdes
tâches qu’implique la formation d’une nouvelle unité domestique. C’est
donc elles qui ont le plus de latitude dans le choix du conjoint. Ce choix
est déterminant pour l’avenir des parents d’une fille, car leur gendre leur
sera pour toujours redevable d’un « service de la fiancé », qui fera de lui
un partenaire essentiel dans les tâches productives. Plusieurs versions du
« Fiancé serpent » précisent en outre que la protagoniste est fille unique.
Le gendre héritera donc de tout le patrimoine de ses beaux-parents et
deviendra, dans leur vieillesse, leur seul soutien économique. Il est donc
vital pour eux que leur fille choisisse un conjoint travailleur.
Or, c’est précisément ce que le serpent n’est pas, puisqu’il passe ses
journées à dormir sous le mortier et s’alimente, sans produire, des vivres
de la famille. De façon générale, dans les Andes, le serpent est une figure
de la paresse : il n’a ni bras ni jambes et reste de longues heures immobile ;
c’est un prédateur, qui dévore d’autres animaux, et non un producteur,
contrairement, notamment, aux oiseaux, que les contes de fiancés animaux
montrent toujours se livrant à des travaux analogues à ceux des humains :
picorer dans les sillons est leur façon de labourer, arracher des morceaux
de peau sur une charogne est leur manière de carder, etc. Le serpent, lui,
ne pratique aucune forme de travail.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 81

1.3. Un conte adressé aux jeunes filles


Le conte du « Fiancé serpent » semble être principalement raconté aux
jeunes filles par leurs mères et leurs grand-mères : six des neuf versions
publiées ont été narrées par des femmes (Lira, 1992 ; Ramos, 1992 ; Taipe
Campos, 2020)1 ; Godofredo Taipe Campos signale qu’une autre version
lui a été racontée par une femme dans la province de Tayacaja, dans le
département péruvien de Huancavelica (Taipe Campos, 2020 p. 262) ;
« Le fiancé serpent » est l’un des premiers récits que nous a faits Francisca
Palomino, dont nous avons publié un autre conte (Itier, 2004 p. 164-173).
Elle le tenait pour un fait véridique. Aucun de nos interlocuteurs masculins
ne nous a livré de version du « Fiancé serpent ». En leur faisant imaginer
une expérience désastreuse et violente, ce conte prépare donc les jeunes
filles à ne pas se laisser aveugler par l’amour aux dépens d’une considéra-
tion cruciale : un époux doit être avant tout un bon travailleur, capable de
soutenir économiquement une maisonnée.

1.4. Le dénouement
Alors que les autres fiancées d’animaux finissent par prendre
conscience de la nature de leur conjoint et de l’inviabilité de leur relation,
la compagne du serpent reste aveuglée par l’amour au-delà même d’un dé-
nouement effroyable. « Le fiancé serpent » se singularise donc fortement
au sein de l’ensemble des contes de fiancés animaux, où la protagoniste
humaine surmonte assez facilement sa déception et parfois occit elle-même
l’animal. Comment comprendre l’originalité du dénouement du « Fiancé
serpent » ? Dans les circonstances concrètes de la vie rurale andine, la
paresse est le plus évident des défauts. L’aveuglement de la jeune fille ne
peut donc s’expliquer que par la puissance de la séduction qu’exerce sur
elle son compagnon. Les différentes versions soulignent d’ailleurs la
beauté du jeune homme, avec son élégante minceur. Sans doute le serpent
est-il, en raison de sa forme, une image du pouvoir érotique masculin :
comme cet animal, un jeune homme trop attractif fascine et paralyse la
proie qu’il ne cherche qu’à dévorer. Le conte met en scène la défaite du
discernement subjugué par l’érotisme.

1
Les récits recueillis par le prêtre catholique et folkoriste Jorge Lira lui ont été faits
par sa servante et compagne Carmen Taripha Mamani, originaire de la communauté
de Huayllapuncu, près de la ville de Maranganí, dans les « Provinces Hautes » du
département de Cuzco (Lira, 1992 p. XI). José María Arguedas signale avoir entendu
Carmen Taripha raconter « Le fiancé serpent » : « Carmen Taripha racontait au curé
[Jorge Lira], dont elle était la servante, des histoires infinies de renards, de damnés,
d’ours, de serpents et de lézards ; elle imitait ces animaux par la voix et le corps, et le
faisait si bien que le salon du curé se transformait en grotte, en montagne, en pâturage
ou en vallée, et on y entendait le serpent glissant lentement entre les herbes et les
buissons » (Arguedas, 1990 p. 14, notre traduction).
82 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

Son dénouement – peut-être le plus violents de toute la littérature orale


quechua – renvoie à une situation à laquelle toute jeune fille pourrait être
confrontée dans la réalité : l’avortement et l’infanticide, parfois pratiqués
lorsqu’une femme se retrouve enceinte d’un homme qui ne pourra devenir
son époux. Les filles-mères sont en effet très difficiles à marier, car rares
sont les hommes qui accepteront de considérer l’enfant d’un autre comme
égal aux siens propres au moment de transmettre son héritage (Robin, 2008
p. 224). Lorsque les parents de la célibataire seront trop âgés ou qu’ils
seront décédés, elle restera donc dépendante d’un autre membre de la
famille et subordonnée à celui-ci. Une telle perspective est si peu enviable,
pour la jeune femme et pour sa famille, qu’il n’est pas rare que celle-ci
opte pour une solution radicale. La grossesse ne pouvant guère passer ina-
perçue dans la communauté, elle est mise par les parents de la jeune fille
sur le compte de l’action prédatrice d’un être surnaturel ; le bébé qu’on
laisse mourir est déclaré mort né. Nul n’est dupe, bien sûr, d’un tel dis-
cours, mais personne n’a intérêt à mettre au ban la famille, la jeune fille ou
le fauteur présumé. On s’en tient donc à cette excuse convenue (Robin,
2008 p. 225-227).
C’est évidemment l’horreur d’une telle situation que le dénouement ex-
ceptionnel du « Fiancé serpent » prétend graver dans la conscience des
futures femmes, afin de leur éviter de la vivre dans la réalité. On comprend
dès lors pourquoi « Le fiancé serpent » appartient aux répertoires narratifs
féminins : les mères et les grand-mères sont les plus à même d’aborder,
même de façon détournée, un sujet aussi délicat avec leurs filles ou petites
filles.

2. La version de Lucía Ríos


2.1. Innovations apportées à la trame traditionnelle
En ville, les migrants n’ont guère de capital productif à transmettre et
misent avant tout sur l’éducation de leurs enfants. Les individus, y compris
les femmes, sont plus autonomes économiquement par rapport à leur con-
joint, en sorte qu’un gendre peu enclin à l’effort physique n’est plus un
danger aussi définitif qu’à la campagne. Sous sa forme commune, « Le
fiancé serpent » est donc moins pertinent dans la formation des nouvelles
générations féminines. Lucía Ríos lui a cependant insufflé une nouvelle
signification.
Sa principale intervention sur la trame commune consiste en l’ajout
d’un épilogue. Alors que le conte s’achève traditionnellement sur la mise
à mort du serpent et de sa progéniture, Lucía Ríos fait intervenir à ce
moment un « savant » (yachayniyuq), une des dénominations des
personnes expertes en divination, médecine traditionnelle et offrandes aux
divinités des lieux. Le « savant » révèle à la famille que les petits serpen-
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 83

teaux étaient dotés de qualités intellectuelles extraordinaires, qu’ils allaient


muer, prendre forme humaine, « aller à l’école avec leur petit sac à dos » et
« devenir de grands savants » (allin yachayniyuq), s’élevant ainsi au plus
haut de la société. « Par miracle » (milarupaq), deux bébés ont échappé à
la mort et accompliront leur destin1. La tonalité enfantine de ce dénoue-
ment tranche avec la violence et l’horreur de la séquence immédiatement
précédente, manifestant le caractère postiche de l’épilogue.
Alors que je l’aidais à éditer son corpus, Eugenia Carlos m’a expliqué
au sujet de cet ultime épisode : « J’ai remis ce paragraphe dans le conte.
Ma mère me l’avait raconté avec ce détail, mais, dans un premier temps,
je l’avais éliminé. Je pensais qu’il n’était pas si important, car j’avais
remarqué qu’elle l’avait rajouté à la fin du conte parce qu’il parlait d’une
partie de notre vie. C’est à nous [ses enfants] qu’il faisait référence, quand
nous sommes arrivés à Cuzco et avons commencé à aller à l’école avec nos
petits sac-à-dos. Je pense qu’on doit inclure ce paragraphe dans le conte,
mais, en même temps, il me semble qu’il donne au conte une connotation
[trop] actuelle, parce que, selon ma mère, c’est un conte très ancien, que
lui avaient raconté ses grands-parents. » Eugenia Carlos était gênée par cet
ajout, car elle ne s’intéressait pas tant aux innovations créatives de sa mère
qu’aux informations que les contes étaient susceptibles d’apporter à la con-
naissance de la « cosmovision » et des « catégories de pensée » quechuas
sur lesquelles elle envisageait de préparer un doctorat en anthropologie2.
Pour notre part, nous préférons étudier cette littérature pour ce qu’elle
est, c’est-à-dire non comme le reflet direct d’un monde spirituel qui exis-
terait indépendamment d’elle, mais comme un complexe symbolique rela-
tivement autonome et dont la principale fonction est de permettre la for-
mulation de discours figurés et détournés. L’épisode ajouté par Lucía Ríos
est donc crucial pour comprendre le message qu’elle a voulu transmettre à
ses enfants à travers sa propre version du « Fiancé serpent ».

1
Cette innovation, par rapport à la version moyenne, se retrouve dans une version
entendue par Néstor Godofredo Taipe Campos (2000 p. 273) dans la province de
Tayacaja, dans le département péruvien de Huancavelica : un des petits serpents
parvient à survivre et devient un beau jeune homme qui protègera sa mère. Cette
version cherche-t’elle à manifester ce que l’on perd en pratiquant un infanticide ? Il
nous semble en tous cas probable que cet épilogue constitue, dans cette version et dans
celle de Lucía Ríos, une innovation parallèle et indépendante, et non un ancêtre
commun. Dans une autre version, quelques serpents parviennent à s’échapper donnant
origine aux serpents du présent (Taipe Campos 2000 p. 290-291). Il est fort possible
qu’il s’agisse aussi dans ce cas d’une innovation indépendante, tant il est commun,
dans les Andes, qu’un conte se voit affublé d’un dénouement mythique, même quand
il a été importé d’Europe (cf., par exemple, le cas du « Renard Céleste » dans Itier,
2004 p. 11-112).
2
Qu’elle a effectivement réalisé (Carlos Ríos, 2015).
84 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

2.2. Pourquoi ces innovations ?


Eugenia Carlos a bien compris que les serpenteaux sont une représen-
tation des enfants de Lucía Ríos, c’est-à-dire d’elle-même et de ses frères
et sœurs. Contrairement à ce qui est attendu dans les versions « tradition-
nelles », ceux-ci n’étaient donc pas tant censés s’identifier à la jeune fille
aveuglée par l’amour qu’à ces petits animaux. Quelle leçon pouvaient-ils
en tirer ?
Remarquons d’abord que l’image de la mue d’un serpent en humain
n’est pas commune dans les contes quechuas. Elle provient du conte euro-
péen « Le prince en serpent » (T433), dans lequel une jeune fille doit sur-
monter la peur ou le dégoût que lui inspire l’animal qu’on veut lui faire
épouser. La littérature orale quechua a emprunté ce conte en substituant,
dans les deux cas que nous connaissons, le serpent par un autre animal,
lézard (Arguedas, 1960-61 p. 142-216) ou taureau (Itier, 1999 p. 140-145).
Il fort probable que Lucía Ríos connaisse une version quechua de T433
dans laquelle le fiancé serpent n’a pas été remplacé par un autre animal.
En introduisant ce motif dans sa version du « Fiancé serpent », elle semble
avoir voulu exprimer l’idée selon laquelle les adultes ne doivent pas réagir
avec colère devant l’immaturité de leurs enfants et ne doivent pas non plus
leur infliger de châtiments physiques lorsqu’ils se comportent paresseuse-
ment. Contrairement à l’usage traditionnel andin, elle en fait une morale
explicite, comme on en trouve dans les contes enfantins européens :
« C’est pour cela qu’il ne faut jamais frapper les enfants » (Chaysi
amapuni ima wawatapas maqanachu). Peut-être transmet-elle ainsi à ses
propres enfants un message sur l’éducation qu’ils devront dispenser plus
tard aux leurs. Mais elle leur dit surtout, nous semble-t-il : ma patience à
votre égard est motivée par l’espoir que je place en vous ; même si vous
êtes maintenant paresseux, comme des serpenteaux, et ne m’aidez pas dans
mes activités domestiques ou économiques, ce qui compte pour moi ce
sont vos études.
C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter une innovation secon-
daire que Lucía Ríos a introduite dans « Le fiancé serpent ». Au moment
de leur exécution, les bébés crient : « Ne me brûle pas, grand-père! Ne me
brûle pas, je suis ton petit-fils, grand-père! ». Cet affreux détail semble
avoir pour fonction de souligner l’énormité de l’erreur commise par les
parents, en même temps que leur insensibilité. Lucía Ríos, elle, sait qu’il
faut voir loin : aussi difficultueux qu’ils puissent être dans le présent, nos
enfants seront un jour, grâce à leurs études, bien supérieurs à nous-mêmes.
Un tel lien symbolique entre l’enfant et l’animal est habituel dans les
Andes (Urton, 1985). Un conte quechua très célèbre, « Le fils de l’ours »,
représente l’adolescent sous les traits d’un animal qui deviendra un être
humain au terme d’un long parcours initiatique (Itier, 2004 p. 151-181).
Familière de ces représentations, Lucía Ríos cherche à faire comprendre à
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 85

ses enfants qu’elle agit comme la protagoniste du « Prince en serpent » :


l’état d’inachèvement humain dans lequel ils se trouvent – ils sont encore
incapables de participer aux tâches productives – ne lui importe pas, car
elle sait qu’ils deviendront, plus tard, des personnes de grande valeur.
Ce réemploi du conte traditionnel repose sur le double potentiel méta-
phorique du serpent. Dans les versions rurales, il est, nous l’avons vu, une
image du paresseux. Mais dans d’autres contextes, plus éthologiques, on
souligne la puissance du regard de cet animal : il parvient non seulement à
paralyser sa proie, mais aussi à percer l’invisible. Dans un autre conte
adapté de la tradition orale par Eugenia Carlos, le serpent est qualifié de
watuq (‘devin’) qui « devine toute chose par son seul regard »
(qhawaykuspalla imatapas hayk’atapas watuqmi, Anka Ninawaman, 2019
p. 111). C’est précisément ce que feront les petits serpents du conte de
Lucía Ríos, qui « apprirent sans difficulté à lire et à écrire, juste en regar-
dant » (liyiyta qhilqayta qhawaspalla yacharunku).
En poursuivant leurs études jusqu’à un niveau supérieur, ils accéderont
à une profession, c’est-à-dire, pour Lucía Ríos, à un non-travail qui leur
permettra de vivre confortablement du labeur physique des autres, comme
le fait le serpent du conte et comme le font les Blancs et les métis. Avec un
humour détaché, presque cynique dans sa vision de la société, Lucía Ríos
fait ainsi savoir à ses enfants qu’elle souhaite les voir devenir des
prédateurs. Le conte est dévié de sa fonction première et le serpent cesse
d’être un repoussoir pour devenir un idéal social à atteindre, celui des
« gens bien (socialement) » (allin runa), selon l’expression utilisée par la
conteuse. On retrouve dans cette version la préoccupation centrale de
Lucía Ríos lorsqu’elle a composé son répertoire : inciter ses enfants à la
réussite sociale par l’éducation et le savoir (Itier, 2004 p. 183-188).
Signalons enfin une dernière innovation de cette version, qui doit être
attribuée, cette fois, à Eugenia Carlos, l’adaptatrice du récit de sa mère.
Eugenia Carlos fait dire au devin que le serpent « lui apparut sous la forme
d’un beau jeune homme » (Chay mach’aqwaymi wawaykiman aparesen
huq buenmozo chikuman tukuspa). Elle explique donc la relation
amoureuse entre les deux personnages par une métamorphose momentanée
de l’animal. C’est une particularité de cette version, qui n’est d’ailleurs
guère cohérente avec le fait que la jeune fille transporte ensuite son amant
dans sa jupe pour l’installer sous le mortier1. Nous attribuons cette innova-

1
On peut la mettre en relation avec cette assertion présente dans un autre conte
traditionnel mis à l’écrit par Eugenia Carlos Ríos : « On raconte qu’en ces temps-là les
animaux avaient coutume de se métamorphoser en êtres humains. » (Anka
Ninawaman, 2019 p. 43). De façon révélatrice, cette phrase est un ajout de la version
française, qui ne correspond à rien dans le texte quechua publié par l’autrice (Anka
Ninawaman, 2019 p. 105). Il s’agit d’une tentative d’explication – à notre avis erronée
– destinée au lecteur non andin.
86 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

tion à une influence des contes européens sur Eugenia Carlos, qui a suivi
une formation scolaire, secondaire et supérieure, et à un effacement et une
incompréhension de l’idée animiste selon laquelle, au commencement,
tous les êtres étaient physiquement humains.

Conclusion
Comme dans l’approche philologique d’un texte littéraire ou historique,
nous nous sommes efforcés de mettre au jour « l’intention de l’auteur » et
de comprendre l’usage que Lucía Ríos a fait d’un thème narratif préexis-
tant. Sa version du « Fiancé serpent », ou plus exactement celle qu’a resti-
tué sa fille, confirme, si besoin était, que les récits oraux, contes ou mythes,
n’ont rien d’ésotérique pour ceux qui les racontent. Conter est un acte de
communication et les narrateurs savent bien ce qu’ils veulent signifier à
leur auditoire. Ils sont souvent très habiles pour ramener les situations
vécues à des récits leur permettant d’adresser à leurs destinataires des
messages qu’il serait trop délicat, ou moins efficace, de formuler explici-
tement.
Dans les Andes, au moins, le conte est une forme d’éducation intégrée
à la vie, qui prépare l’enfant à appréhender la complexité de celle-ci et son
caractère contradictoire et problématique. Grâce à leur puissance symbo-
lique, les images mentales suscitées par les contes impriment pour toujours
leur contenu éthique dans les consciences. C’est cette fonction formatrice
du récit que Lucía Ríos a retenu dans le nouveau milieu où, après l’instal-
lation de la famille à Cuzco, elle a poursuivi l’éducation de ses enfants. En
s’investissant dans les études, comme plusieurs de ses frères et sœurs, et
en exploitant le répertoire maternel pour une thèse de doctorat et la publi-
cation de trois recueils de récits oraux, Eugenia Carlos a donné la preuve
de la puissance formatrice des contes quechuas, en particulier du « Fiancé
serpent », sans doute l’un des plus marquants pour une femme.
Annexe
Mach’aqwaymanta Histoire du serpent1
Sapa p’unchayllas huq sipascha Une petite jeune fille faisait
uhata michiq. Chay michinanmansi huq paître les brebis2. Un jour, à l’endroit
q’illu kutunayuq, q’umir sakuyuq où elle se rendait quotidiennement,

1
Traduction de César Itier.
2
Les paysans possèdent habituellement une cabane dans les pâturages, à une, deux ou
trois heures de marche de la maison familiale située dans le village ou le hameau. Ce
sont généralement les adolescents, garçons ou filles, ou les hommes âgés, qui
s’occupent de surveiller les troupeaux, les adultes se consacrant aux tâches agricoles,
plus lourdes physiquement. Les cabanes de berger sont assez isolées les unes des
autres, ce qui permet aux adolescents de vivre leurs premières rencontres amoureuses
à l’abri des regards des autres membres de la communauté.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 87

wayna aparesen. Hinamantaqa sapa un jeune homme lui apparût, qui


p’unchayllas tupakapunku. Aswantañas portait une chemise jaune et une
chay sipascha munarakapun chay veste verte. Dès lors, ils prirent
waynata. Hinamantaqa chay waynas l’habitude de se retrouver tous les
nin « tiyakapullasunña » nispa. jours. La jeune fille tomba bientôt
amoureuse de lui. Un jour, le jeune
homme lui proposa : « Mettons-nous
ensemble. »
Chaysi sapa p’unchayllaña Ils se retrouvèrent ainsi tous les
tupayakapunku. Sipas sinchitapuni jours. Éperdument amoureuse, la
chay waynata munarukusqa. Chaysi jeune fille lui fit cette proposition :
nin: – Mon chéri, mon amour, je veux
– Yanáy, urpíy, haku t’emmener chez moi pour te
pusakapusayki, taytamamaywan présenter à mes parents.
riqsichimusayki, nispa nin. Le jeune homme répondit :
Waynataqsi nin: Surtout pas, je ne peux pas me
– Manan, manakáw rishaymanchu montrer à tes parents. C’est hors de
taytamamaykimanqa. Manapuni question. Ils ne voudront jamais de
munaymanchu. Manan nuqataqa moi.
munakuwankumanchu Je t’emmène quand même. Je
taytamamaykiqa, nispas nin waynaqa. vais te mettre dans la poche de ma
– Haku pusakusaykipuni. Polleray jupe, dit la jeune fille.
bulsillullanpi apakusayki, nispas Elle le mit le garçon dans sa
waynata bulsillunman winaruspa poche et l’emporta.
apayukun.
Sipasqa wasinman chayaruspataq A peine arrivée chez elle, la
kusinanman waykuruspa maran jeune fille se précipita dans la cuisine
qhipallanman pakayun « kayllapi et cacha son amoureux derrière le
pakakunki » nispa. Sapa tutallataqsis mortier en l’avertissant : « reste bien
puñukunku khuskalla. Hinamantaqa caché ici. » Mais ils dormaient
chay sipas wiksayuqña ukhuripun. ensemble chaque nuit. Lorsque son
Mamitantaq tapun: ventre commença à grossir, sa mère
– Pipaqtaq unqushankiri, wawáy? lui demanda :
nispa. Ma fille, de qui es-tu enceinte ?
– Manapunin piwanpas parlanichu, Elle répondit :
mamáy, nispas nin. Je t’assure que je n’ai pas
Chaysi mamanqa ayllukunata d’amoureux, maman.
hatarin. La mère alla interroger les
– Piwantaq ususiyri parlan? membres de la communauté :
Piwanmi uywa michinapi riman? – Ma fille est enceinte. Vous ne
Chaymi unquq ukhuripun, nispa l’auriez pas vue avec un garçon ?
tapuyukushan ayllukunata. Est-ce qu’elle voit quelqu’un dans
– Manapunin piwanpas parlaqtaqa les pâturages ?
rikuykuchu. Sapallantapunin rikuyku Mais tout le monde lui disait :
uywa michinapiqa, nispas nimunku – Non, on ne l’a vu parler avec
runakunaqa. personne. On la voit toujours toute
seule dans les pâturages.
88 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN

Chaysi chay sipaspa mamitan Alors, la mère alla voir le savant


qhawaqman pasan. Qhawaqsi nimun: du village1. Celui-ci lui dit :
– Ususiykiqa huq – Ta fille est enceinte d’un
mach’aqwaypaqmi unquq kashan, serpent. Il se présente à elle sous la
nispa. Chay mach’aqwaymi forme d’un beau jeune homme. En ce
wawaykiman aparesen huq buenmozo moment-même il est chez toi, sous le
chikuman tukuspa. Chay mortier. Il grossit en suçant le sang
mach’aqwaymi kunan kashan maran de ta fille. Mettez-vous à plusieurs
sikillapi. Chaymi ususiykipa pour le tuer. Puis, tenez votre fille
yawarninta ch’unqaspa wirayayushan. debout, les jambes écartées, au-
Chay mach’aqwatan kunan llapamanta dessus d’une bassine de lait
sipirunkichis. Wawaykitataq leche bouillant2.
t’impuman sayayachinkichis, nispa nin
yachaq.
Hinaspa llapa runamanta maranta Alors, toute la parentèle se réunit
kirpaqarunku. Chaypis wantahinaraq pour soulever le mortier. Le serpent
k’uyusqa kashasqa mach’aqway. était là, enroulé comme une grosse
Chaytas ranchitiwan wit’atiyarunku. saucisse. Aussitôt, ils le réduirent en
– Ama, amapuni qusayta lambeaux avec le couvercle d’une
sipirapuwaychischu, nispa sipas grosse boite de sardine. En même
waqashaqta ... hinaspa chay temps, la jeune fille criait :
sipastañataq leche t’impuman – Non, arrêtez ! Ne tuez pas mon
chalqayachinku. Huqtan uña mari !
mach’aqwaykuna tantuntin Puis il mirent la jeune fille
hich’arikamun. Chay uña debout, les jambes écartées, au-
mach’aqwaykunatas chay sipaspa dessus d’une bassine de lait bouillant
papan kanayun. « Ama kanawaychu, et plein de petits serpents se mirent à
awilúy! Ama kanawaychu, tomber. Le père de la jeune fille jetait
nietuchaykin kani, awilúy! » nishaqta au feu tous les bébés serpents qui
kanayapun. criaient: « Ne me brûle pas, grand-
père! Ne me brûle pas, je suis ton
petit-fils, grand-père! »
Hinaspas yachayniyuq hamurusqa: Sur ce, le savant de la
– Maytaq nietuchaykikunari? communauté arriva précipitamment
Maytaq ususiykiq wachakusqanri? et demanda :
nispa. – Où sont tes petits enfants ? Où
– Kanarapuni qaparishaqta, nin. sont les bébés que ta fille a mis au
Chayraqsi yachayniyuq nin: monde ?

1
Sont appelés yachaq ou yachayniyuq (‘savant’) les personnes spécialistes des
relations avec le monde invisible, capables, notamment, de détecter si la force vitale
d’un malade est en train d’être dévorée par une entité prédatrice (montagne, mort des
temps anciens, etc.), ce qui, d’une certaine façon, est le cas ici.
2
Très répandue dans les Andes est l’idée selon laquelle les serpents aiment le lait de
vache et sont capable de têter les pis des vaches et les seins humains. Peut-être procède-
t-elle de l’association symbolique qui est faite entre le serpent et les métis – considérés
comme des prédateurs physiquement paresseux –, puisque les membres des
communautés, contrairement aux métis, ne consomment habituellement pas de lait.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 89

– Imapaqtaq kanarankiri? Allin – Ils criaient, mais je les ai brûlés,


yachayniyuqmi kanan karan. Unkunta répondit le père.
lluch’urparispa allin runan, allin reymi, Alors le sage dit :
quri qulqiyuqmi kanan karan. – Mais pourquoi tu as fait ça ?
Ces serpents allaient devenir de
grands savants. Ils allaient enlever
leur enveloppe et devenir des gens
aisés, des rois, pleins d’or et
d’argent.
Chayraqsis runaqa malayayakun. L’homme fut pris de remords et
Llapanku khuyayta waqayunku. tous se mirent à pleurer amèrement.
Imaynallapichá milarupaqpuni ishkay Mais on ne sait par quel miracle deux
mach’aqwaykuna, huq qharicha, huq serpenteaux, un petit garçon et une
warmicha lipharukusqaku. Chay petite fille, avaient échappé à la
mach’aqwaychakunas liyiyta qhilqayta mort. Ces petits serpents apprirent
qhawaspalla yacharunku. Sabiyupunis sans difficulté à lire et à écrire, juste
kankuman. Muchila q’ipiyusqachas en regardant. Ils allaient devenir de
purishankuman. Chaysi amapuni ima vrais savants et aller à l’école avec
wawatapas maqanachu, mach’aqwaypa leur petit sac à dos. C’est pour ça
wawachankunas kanman. qu’il ne faut jamais frapper les
enfants, car ils pourraient bien être
les enfants du serpent.

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