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1 semestre 2023
Inalco – Plidam
Sommaire
Éditorial ................................................................................................... 11
Ursula BAUMGARDT
En guise d’introduction ........................................................................... 15
I
STATUT DES LANGUES EN PRÉSENCE
Pierre ESCUDÉ
Région vs nation : enseigner une langue autre en milieu monolingue
hyper-normé : l’exemple de l’occitan dans l’éducation nationale
française .................................................................................................. 29
Nelly BLANCHARD
La littérature orale en breton, un phénomène rural ? .............................. 43
II
CIRCULATION DES TEXTES ET DES IMAGINAIRES
Catherine SERVAN-SCHREIBER (†)
En Inde, dire l’épopée en ville :
question spatiale et/ou question de statut social ...................................... 61
Kevin MBA-MBEGHA
Entre les espaces rural et urbain : chants de mariage fang du Gabon ..... 67
César ITIER
Devenons des serpents : un conte quechua migre vers la ville ............... 77
III
L’ORALITÉ COMME PARTAGE ET COMME RÉSISTANCE
Emmanuelle SAUCOURT
Le conte : une passerelle entre les mondes,
l’exemple de la maladie d’Alzheimer ..................................................... 93
Issa MAÏGA
La recherche en oralité sous la menace djihadiste : collecte de corpus
oraux à Gao (Mali, 2001 à 2022) ............................................................ 99
Gulistan SIDO
La littérature orale en contexte de guerre en Syrie (2011-2022) :
une expérience de contage dans la Montagne Kurde ............................ 109
Devenons des serpents :
un conte quechua migre vers la ville
César Itier
INALCO – CERLOM
Résumé
Dans les communautés rurales andines, le conte oral contribue de façon essentielle
à la transmission de modèles ou d’anti-modèles de comportement aux futurs
adultes. Cet article analyse une version du conte “La jeune fille et le serpent”,
recueillie auprès d’une femme d’origine paysanne qui s’est établie à Cuzco
(Pérou) et a continué à recourir aux contes dans la formation de ses enfants. Nous
montrons comment elle a aménagé “La jeune fille et le serpent” et lui a fait ex-
primer un message très différent de celui qu’il porte en milieu rural: cette version
est une incitation, adressée à ses enfants, à s’investir dans les études pour échapper
au travail physique et changer de statut social. Le texte quechua est publié en
annexe, avec une traduction française.
Mots clés
Littérature orale, conte, fonctions sociales du conte, quechua, Pérou
Abstract
Let’s become Snakes: A Quechua Tale Migrates to the City
In rural Andean communities, oral stories are fundamental to the transmission of
models and counter-models of behavior to future adults. This article analyses a
version of the tale The Girl and the Snake collected from a woman of peasant
origin who settled in the city of Cuzco and continued to use Quechua tales to
educate her children. The article illustrates how she arranged The Girl and the
Snake to express a different message from the message that it conveys in rural
areas. The adapted version is intended to encourage her children to invest in their
studies in order to avoid manual labor and improve their social status. The
Quechua text is published, with a French translation, in the appendix.
Key words:
Oral literature, stories, social functions of stories, Quechua, Peru
Introduction
Dans les Andes, comme ailleurs, les contes oraux sont profondément
inscrits dans le contexte de la vie rurale et ne sont donc plus guère racontés
dans le milieu des « migrants », selon l’expression consacrée au Pérou
pour désigner les personnes qui ont quitté les campagnes pour s’installer à
la périphérie des centres urbains. L’abandon de cette pratique culturelle
n’est pourtant pas total. En 2005, nous avons rencontré à Cuzco Lucía Ríos
Umiyauri, alors âgée d’une soixantaine d’années, originaire de la commu-
78 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN
1
Eugenia Carlos Ríos, qui est aussi poétesse, s’est faite connaître dans le domaine des
lettres quechuas sous le pseudonyme de Ch’aska Anka Ninawaman.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 79
En ville, comme nous le verrons, les enjeux du mariage ne sont plus les
mêmes qu’à la campagne et l’avertissement exprimé par « Le fiancé ser-
pent », dans sa forme traditionnelle, n’est plus très opportun. Lucía Ríos a
donc apporté des aménagements à ce conte et l’a réutilisé à d’autres fins.
Afin d’identifier ces manipulations créatives et d’en saisir les intentions,
nous examinerons d’abord les versions de ce thème narratif qui ont été
recueillies en milieu rural.
1
Sept versions ont été recueillies dans le département de Huancavelica (Ramos
Mendoza, 1992 p. 95-97; Taipe Campos, 2020 p. 261-262, 289-291), une autre dans
le sud du département de Cuzco (Lira, 1992 p. 40-46) et une autre encore en zone
aymara, dans le département de Puno (Ayala, 2002 p. 104-105).
2
Sous une forme presque identique, « Le fiancé serpent » est également connu loin
des Andes, chez les Toba du Chaco, où il a été raconté par une femme à l’informateur
d’Alfred Métraux (Métraux, 1946 p. 64-66). Celui-ci mentionne également une
version recueillie par Henry Wassén chez les Emberá du Chocó colombien, que nous
n’avons pu consulter.
3
Le fiancé serpent » semble inconnu dans les communautés quichuas du nord de
l’Équateur : notre doctorante Josefina Aguilar Guamán, membre d’une communauté
de la province d’Imbabura, dans le nord de l’Équateur, et locutrice du quichua, nous a
assuré ne pas connaître ce conte. Celui-ci ne figure pas non plus dans l’important
corpus enregistré dans la même région par Verónica Valencia (2018) ni dans aucun
autre recueil équatorien que nous connaissions. « Quichua » est le nom habituellement
utilisé en espagnol pour se référer à la variété équatorienne du quechua ; le terme
« quechua » désigne à la fois la famille linguistique dans son ensemble et les variétés
du Pérou et de la Bolivie.
80 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN
compagne). La jeune fille tombe enceinte, est interrogée par ses parents,
mais nie avoir eu un amant. Ses parents consultent alors le devin guérisseur
du village qui leur révèle que leur fille vit avec un serpent. Les parents
suivent les instructions données par le devin : sous un prétexte fallacieux,
ils éloignent leur fille de la maison et font venir plusieurs hommes pour
tuer le monstre à coups de bâton et de machettes. Mais la jeune fille, prise
de soupçons, revient au moment même de l’exécution. Elle supplie, en
vain, que l’on épargne son compagnon et, devant cette scène atroce, fait
une fausse couche et enfante une multitude de petits serpents qui sont tués
à leur tour.
1.4. Le dénouement
Alors que les autres fiancées d’animaux finissent par prendre
conscience de la nature de leur conjoint et de l’inviabilité de leur relation,
la compagne du serpent reste aveuglée par l’amour au-delà même d’un dé-
nouement effroyable. « Le fiancé serpent » se singularise donc fortement
au sein de l’ensemble des contes de fiancés animaux, où la protagoniste
humaine surmonte assez facilement sa déception et parfois occit elle-même
l’animal. Comment comprendre l’originalité du dénouement du « Fiancé
serpent » ? Dans les circonstances concrètes de la vie rurale andine, la
paresse est le plus évident des défauts. L’aveuglement de la jeune fille ne
peut donc s’expliquer que par la puissance de la séduction qu’exerce sur
elle son compagnon. Les différentes versions soulignent d’ailleurs la
beauté du jeune homme, avec son élégante minceur. Sans doute le serpent
est-il, en raison de sa forme, une image du pouvoir érotique masculin :
comme cet animal, un jeune homme trop attractif fascine et paralyse la
proie qu’il ne cherche qu’à dévorer. Le conte met en scène la défaite du
discernement subjugué par l’érotisme.
1
Les récits recueillis par le prêtre catholique et folkoriste Jorge Lira lui ont été faits
par sa servante et compagne Carmen Taripha Mamani, originaire de la communauté
de Huayllapuncu, près de la ville de Maranganí, dans les « Provinces Hautes » du
département de Cuzco (Lira, 1992 p. XI). José María Arguedas signale avoir entendu
Carmen Taripha raconter « Le fiancé serpent » : « Carmen Taripha racontait au curé
[Jorge Lira], dont elle était la servante, des histoires infinies de renards, de damnés,
d’ours, de serpents et de lézards ; elle imitait ces animaux par la voix et le corps, et le
faisait si bien que le salon du curé se transformait en grotte, en montagne, en pâturage
ou en vallée, et on y entendait le serpent glissant lentement entre les herbes et les
buissons » (Arguedas, 1990 p. 14, notre traduction).
82 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN
1
Cette innovation, par rapport à la version moyenne, se retrouve dans une version
entendue par Néstor Godofredo Taipe Campos (2000 p. 273) dans la province de
Tayacaja, dans le département péruvien de Huancavelica : un des petits serpents
parvient à survivre et devient un beau jeune homme qui protègera sa mère. Cette
version cherche-t’elle à manifester ce que l’on perd en pratiquant un infanticide ? Il
nous semble en tous cas probable que cet épilogue constitue, dans cette version et dans
celle de Lucía Ríos, une innovation parallèle et indépendante, et non un ancêtre
commun. Dans une autre version, quelques serpents parviennent à s’échapper donnant
origine aux serpents du présent (Taipe Campos 2000 p. 290-291). Il est fort possible
qu’il s’agisse aussi dans ce cas d’une innovation indépendante, tant il est commun,
dans les Andes, qu’un conte se voit affublé d’un dénouement mythique, même quand
il a été importé d’Europe (cf., par exemple, le cas du « Renard Céleste » dans Itier,
2004 p. 11-112).
2
Qu’elle a effectivement réalisé (Carlos Ríos, 2015).
84 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN
1
On peut la mettre en relation avec cette assertion présente dans un autre conte
traditionnel mis à l’écrit par Eugenia Carlos Ríos : « On raconte qu’en ces temps-là les
animaux avaient coutume de se métamorphoser en êtres humains. » (Anka
Ninawaman, 2019 p. 43). De façon révélatrice, cette phrase est un ajout de la version
française, qui ne correspond à rien dans le texte quechua publié par l’autrice (Anka
Ninawaman, 2019 p. 105). Il s’agit d’une tentative d’explication – à notre avis erronée
– destinée au lecteur non andin.
86 L’ ORALITÉ EN MILIEUX RURAL ET URBAIN
tion à une influence des contes européens sur Eugenia Carlos, qui a suivi
une formation scolaire, secondaire et supérieure, et à un effacement et une
incompréhension de l’idée animiste selon laquelle, au commencement,
tous les êtres étaient physiquement humains.
Conclusion
Comme dans l’approche philologique d’un texte littéraire ou historique,
nous nous sommes efforcés de mettre au jour « l’intention de l’auteur » et
de comprendre l’usage que Lucía Ríos a fait d’un thème narratif préexis-
tant. Sa version du « Fiancé serpent », ou plus exactement celle qu’a resti-
tué sa fille, confirme, si besoin était, que les récits oraux, contes ou mythes,
n’ont rien d’ésotérique pour ceux qui les racontent. Conter est un acte de
communication et les narrateurs savent bien ce qu’ils veulent signifier à
leur auditoire. Ils sont souvent très habiles pour ramener les situations
vécues à des récits leur permettant d’adresser à leurs destinataires des
messages qu’il serait trop délicat, ou moins efficace, de formuler explici-
tement.
Dans les Andes, au moins, le conte est une forme d’éducation intégrée
à la vie, qui prépare l’enfant à appréhender la complexité de celle-ci et son
caractère contradictoire et problématique. Grâce à leur puissance symbo-
lique, les images mentales suscitées par les contes impriment pour toujours
leur contenu éthique dans les consciences. C’est cette fonction formatrice
du récit que Lucía Ríos a retenu dans le nouveau milieu où, après l’instal-
lation de la famille à Cuzco, elle a poursuivi l’éducation de ses enfants. En
s’investissant dans les études, comme plusieurs de ses frères et sœurs, et
en exploitant le répertoire maternel pour une thèse de doctorat et la publi-
cation de trois recueils de récits oraux, Eugenia Carlos a donné la preuve
de la puissance formatrice des contes quechuas, en particulier du « Fiancé
serpent », sans doute l’un des plus marquants pour une femme.
Annexe
Mach’aqwaymanta Histoire du serpent1
Sapa p’unchayllas huq sipascha Une petite jeune fille faisait
uhata michiq. Chay michinanmansi huq paître les brebis2. Un jour, à l’endroit
q’illu kutunayuq, q’umir sakuyuq où elle se rendait quotidiennement,
1
Traduction de César Itier.
2
Les paysans possèdent habituellement une cabane dans les pâturages, à une, deux ou
trois heures de marche de la maison familiale située dans le village ou le hameau. Ce
sont généralement les adolescents, garçons ou filles, ou les hommes âgés, qui
s’occupent de surveiller les troupeaux, les adultes se consacrant aux tâches agricoles,
plus lourdes physiquement. Les cabanes de berger sont assez isolées les unes des
autres, ce qui permet aux adolescents de vivre leurs premières rencontres amoureuses
à l’abri des regards des autres membres de la communauté.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 87
1
Sont appelés yachaq ou yachayniyuq (‘savant’) les personnes spécialistes des
relations avec le monde invisible, capables, notamment, de détecter si la force vitale
d’un malade est en train d’être dévorée par une entité prédatrice (montagne, mort des
temps anciens, etc.), ce qui, d’une certaine façon, est le cas ici.
2
Très répandue dans les Andes est l’idée selon laquelle les serpents aiment le lait de
vache et sont capable de têter les pis des vaches et les seins humains. Peut-être procède-
t-elle de l’association symbolique qui est faite entre le serpent et les métis – considérés
comme des prédateurs physiquement paresseux –, puisque les membres des
communautés, contrairement aux métis, ne consomment habituellement pas de lait.
UN CONTE QUECHUA MIGRE VERS LA VILLE 89
Références bibliographiques
ANKA NINAWAMAN, Ch’aska Eugenia (2019), Contes quechuas.
Runasimipi willanakuykuna. Cuentos quechuas, Paris, L’Harmattan,
196 p.
ARGUEDAS, José María (1960-1961), « Cuentos religioso-mágicos de
Lucanamarca », Folklore Americano [México], 8-9, p. 142-216.
ARGUEDAS, José María (1990), El zorro de arrriba y el zorro de abajo,
Madrid, Consejo Superior de la Investigación Científica, XXXI +
462 p.
AYALA, José Luis (2002), Literatura y Cultura Aimara, Lima, Universidad
Ricardo Palma, Editorial Universitaria, 454 p.
CARLOS RÍOS, Eugenia (2015), La circulación entre mundos en la tradición
oral y ritual y las categorías del pensamiento quechua en Hanansaya
Ccullana Ch’isikata (Cusco, Perú), thèse de Doctorat en Anthropologie
Sociale et Culturelle dirigée par Montserrat Ventura i Oller, Barcelone,
Universidad Autònoma de Barcelona, 586 p.
ITIER, César (1999), Karu ñankunapi. 40 cuentos en quechua y castellano
de la comunidad de Usi (Quispicanchi – Cuzco), Cuzco, Centro de
Estudios Regionales Andinos ‘Bartolomé de Las Casas’ – Institut
Français d’Etudes Andines, 251 p.
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