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Philosophie

de
la marche
Nicolas Truong
&
Antoine de Baecque, Frédéric Gros
David Le Breton, Sarah Marquis
Martine Segalen, Sylvain Tesson

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mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz
Philosophie de la marche
La collection Le monde des idées
est dirigée par Nicolas Truong

Dans la même collection :


Boris Cyrulnik, Tzvetan Todorov, La tentation du Bien
est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal
Collectif, Le crépuscule des intellectuels français ?
Collectif, Résister à la terreur
Jean Claude Ameisen, illustré par Pascal Lemaître,
Les chants mêlés de la Terre et de l’Humanité
Olivier Roy, La peur de l’islam
Collectif, Penser après le 11 janvier
Collectif, Résistances intellectuelles
Stéphane Hessel, avec Edgar Morin, Ma philosophie
François Hollande, Edgar Morin, Dialogue sur la poli-
tique, la gauche et la crise

© Le Monde/Éditions de l’Aube, 2018


www.editionsdelaube.com

ISBN 978-2-8159-2880-9
Philosophie de la marche
Nicolas Truong
&
Antoine de Baecque
Frédéric Gros
David Le Breton
Sarah Marquis
Martine Segalen
Sylvain Tesson

éditions de l’aube
Introduction
Nicolas Truong

Il n’y a pas de meilleure façon de mar-


cher. Chacun a sa manière de mettre un
pied devant l’autre, de déambuler dans les
rues ou d’arpenter les sentiers. On  recon-
naît d’ailleurs souvent un proche autant
à son pas qu’à sa voix. Acte naturel de
l’espèce humaine, la marche est toutefois
non seulement une pratique, mais un acte
social, et parfois même un souci éthique ou
un geste politique. Observant la démarche
des infirmières qui l’entouraient à l’hôpital,
l’anthropologue Marcel Mauss avait bien vu
que cette fonction universelle de l’humanité
était socialement marquée, et que celle
de ces soignantes ressemblait à celle des
vedettes du cinéma américain qui s’étendait
à l’Europe. En un mot, faisait-il observer,

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Nicolas Truong

« la position des bras, celle des mains pen-


dant qu’on marche forment une idiosyncra-
sie sociale » (Sociologie et anthropologie, PUF,
1950 [1934]). Mais la marche est aussi une
pratique sociale qui connaît un important
regain, sous sa forme sportive ou méditative,
flâneuse ou aventurière. Dans nos sociétés,
marcher, c’est bien sûr s’aérer, mais éga-
lement faire un pas de côté, c’est marquer
une rupture avec le bain d’immédiateté
et d’actualité dans lequel nous sommes
plongés. C’est « se mettre en vacances de
l’existence », écrit Jacques Lanzmann (Fou
de la marche, Laffont, 1985). Marcher, c’est
parfois aussi une philosophie, un rapport
à soi et aux autres, une représentation du
monde où celui-ci apparaît par dévoilement
successif – du paysage et de soi-même – par
le cheminement et la lenteur. Marcher, c’est
une technique du corps, mais également une
médecine de l’âme, un exercice spirituel,
un rituel nécessaire à l’homme de la séden-
tarité. Entre la marche et la philosophie,
les hommes en mouvement et les savants
érudits, les itinérants et les assis, il y a de
nombreuses différences et incompatibilité,

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Introduction

mais aussi une grande proximité, explique


Frédéric Gros, car « philosopher, c’est
faire vivre en soi le paysage de certaines
questions » (Petite bibliothèque du marcheur,
Flammarion, 2011). Les textes et les entre-
tiens ici reproduits témoignent tous de ce
souci de comprendre – de l’intérieur, car
les présents auteurs sont aussi de véritables
marcheurs – ce monde de la marche qui
fuit, détourne, dissone avec la marche du
monde. Cet ensemble de contributions fait
le pari, avec Nietzsche, qu’il convient de
« n’accorder foi à aucune pensée qui ne soit
née en plein air et prenant librement du
mouvement » (Ecce homo, 1888). Notons
toutefois une différence entre la marche et
une certaine conception de la philosophie.
Sur les sentiers, dans les ruelles et les pas-
sages, parce que la traversée est autant le but
recherché que le point d’arrivée mais aussi
parce que « à pied, on peut passer partout,
même dans les sylves les plus denses »,
explique Jacques Lacarrière (Chemin faisant,
Fayard, 1977), il n’y a pas de chemins qui
ne mènent nulle part.
Nicolas Truong
La marche est une critique en mouvement
Sylvain Tesson

Selon l’aventurier et écrivain Sylvain


Tesson qui voyage aussi bien dans les steppes
d’Asie centrale qu’au cœur de la ruralité fran-
çaise, marcher, c’est fuir le monde numérisé et
s’opposer de façon conséquente et incarnée au
règne de la prévisibilité.

Pourquoi avoir décidé de partir sur les


«  chemins noirs  » de France, sur ces sentiers
non balisés des régions rurales les plus reculées ?

La marche, quel que soit le territoire


dans lequel on l’accomplit, est une forme
de critique en mouvement, physique,
incarnée. Je ne suis pas un penseur, je
n’ai pas la légitimité philosophique pour

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Sylvain Tesson

établir une théorie critique du monde, mais


je suis un bipède, j’ai une bonne résistance
physique et je suis rustique, ce qui me
permet de formuler une critique et de la
mettre en œuvre.

Quel est l’objet de cette « critique en mou-


vement » qu’est, selon vous, la marche ?

Elle porte sur le verrouillage qui découle


du technicisme, de la révolution numérique
et de la mondialisation. Ces phénomènes
déclarent la guerre au mystère, à l’imprévu,
à ce qui fait la substance de la vie.
Aujourd’hui, chaque petit geste est régi par
la révolution numérique. Pour prendre un
train ou aller voir un tableau de Rembrandt,
on doit passer par l’ordinateur. Et à partir
du moment où nous confions le moindre
détail de notre existence à ce processeur
et à ce processus, on cimente la possibilité
d’un imprévu. Alexis de Tocqueville a une
formule géniale dans De  la démocratie en
Amérique [1835], il parle de «  la liberté
de détails  ». Une vie, c’est plus que le
discours superbe de Lamartine au balcon

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La marche est une critique en mouvement

du peuple. C’est aussi le fait d’allumer


une clope et de boire un verre de rouge de
plus. Aujourd’hui, ces libertés de détails
tocquevilliennes, le « jaillissement perpétuel
d’imprévisible nouveauté » de Bergson, sont
canalisés par le numérique. Or, quand on
n’a pas la légitimité d’établir et d’exposer
un discours critique sur ce sujet, il y a la
marche. Elle offre la possibilité d’échapper
au dispositif, comme le dit le philosophe
Giorgio Agamben. On se glisse dans un
interstice et on marche, on revient à cette
liberté de détails en prenant la fuite.

Est-il encore possible de se soustraire au


dispositif ou bien vivons-nous à l’ère de
l’impossible voyage et des improbables pas de
côté ?

On assiste à un balisage général de


l’existence, de la pensée et du verbe.
En 2017, même les chemins sont aména-
gés. Donc, c’est de plus en plus difficile,
mais c’est encore possible. Surtout en
France, parce que nous avons la chance
d’avoir accès, pour dix ou douze euros,

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Sylvain Tesson

à la représentation de la totalité de notre


territoire au vingt-cinq millième (un centi-
mètre pour deux cent cinquante  mètres).
Ces cartes rendent possible l’échappée dans
les interstices. L’échelle de l’état-major, le
vingt-cinq millième, correspond parfai-
tement aux marcheurs. Je ne suis pas un
être de la flânerie, j’ai besoin de chercher
les issues de secours, d’identifier le bon
chemin à prendre. Et la carte au vingt-cinq
millième me rend possible cette recherche.

D’où vient le charme des cartes IGN, que


tous les marcheurs et les soldats connaissent
bien ?

Elles sont très belles. Il y a les ombrages.


Chaque pli, chaque relief, en possède
un. La convention veut que la lumière
provienne du nord-ouest. C’est amusant
de penser qu’un jour, dans un bureau, un
fonctionnaire d’État a décrété que le soleil
des cartes brillerait au nord-ouest. Et puis,
il y a les à-plats de couleur, les verts des
broussailles, les camaïeux de bleus pour les
zones aquatiques. Il y a tout un protocole

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La marche est une critique en mouvement

graphique de représentation du territoire,


selon que le chemin est goudronné, maî-
trisé par l’État, ou abandonné.

Comment y repérer les « chemins noirs » ?

Ce que je cherchais quand j’ai fait ce


voyage, c’était la représentation qui indi-
quait les chemins perdus, embroussaillés,
représentés soit par un liseré aussi fin
qu’un cheveu, soit par des pointillés. Dans
les légendes de ces cartes, on trouve une
expression superbe pour les caractériser  :
« chemins à la praticabilité aléatoire ». C’est
une formule qui pourrait définir l’existence.
Un trait de poésie administrative.

Pourquoi ne cherchez-vous pas à épouser


ce «  bel aujourd’hui  » des aéroports et des
raffineries, dont Jacques Lacarrière percevait
l’attrait, le charme et, d’une certaine manière,
le mystère ?

« Tout ce qui se dévoile est beau. » La


phrase est de Priam sur les remparts de
Troie. On peut s’émerveiller d’un dimanche

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Sylvain Tesson

après-midi à Monoprix. L’objet du dévoi-


lement est sujet de poésie, et Jacques
Lacarrière avait, dans sa chimie psychique,
dans sa personnalité et sa nature, quelque
chose qui lui faisait tout accepter. Il trans-
formait tout en aliments qui nourrissaient
sa curiosité et sa tolérance. Mais chaque
être humain n’est pas constitué psychique-
ment de la même manière.
Quand j’ai entrepris ce voyage, j’étais
dans des dispositions très sombres. J’ai fait
correspondre un itinéraire géographique à
ma noirceur intérieure. Je ne voulais pas
voir de semblables, je ne voulais même
pas croiser de miroir, je recherchais des
bêtes, du silence, de l’obscurité forestière
et des affleurements géologiques. Je suis
un homme du calcaire, des pierres, de
l’histoire. Je crois préférer les paysages aux
visages. Le nouveau ne m’intéresse guère.
Le « bel aujourd’hui », peut-être, mais le
«  beau demain  », pas du tout. C’est sans
doute pour cela que je préfère la géologie.

En quel sens votre marche a-t-elle été une


action thérapeutique ?

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La marche est une critique en mouvement

Physiquement, physiologiquement et
moralement, la marche m’a soigné. Je
ne suis pas très versé dans la psychologie,
donc, pour réparer un corps fracassé, j’ai
préféré la marche. Je suis parti boitant,
je suis revenu debout. Je me suis détaché
de toute cette noirceur qui était sur la ligne
de départ avec moi. Je me suis déshabillé
de ces scories, de cette mélancolie qui était
la conséquence de mon hospitalisation.
Au cours de mon voyage, j’ai eu l’idée de
finir cette marche dans le Cotentin, au bord
de la mer. Il y a, dans la Normandie que
j’ai traversée, une douceur et une évidence
qui tranchent avec la Provence. Derrière
l’image de carte postale, la Provence est
terrible. C’est la mort, la cruauté. Le
peintre Pierre Bonnard l’a expliqué dans
une lettre. Quand il est arrivé en Provence,
il a écrit : « Les arbres sont cannibales. »
La Normandie, c’est le beurre, un décor de
train électrique, alors qu’en Provence, on
se fait piquer par la nature.

Ce voyage n’a-t-il pas également été un


chemin de croix ?

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Sylvain Tesson

Je ne crois pas à une vie après la mort,


à la suprématie de l’homme dans l’édifice
du vivant, je crois que le ciel s’arrête aux
nuages. Je suis contre le christianisme, le
tripatouillage politique de la parole évan-
gélique et le dogme, j’aime la chrétienté
comme espace culturel, et je me sens avec
le Christ, le seul anarchiste qui a réussi,
selon la formule d’André Malraux. Je
n’ai pas marché pour expier quoi que ce
soit, pour assurer ma rédemption ou faire
un acte de contrition. J’ai ressenti de la
souffrance, au bout de laquelle je suis
allé parce que j’ai un immense goût pour
l’effort radical. Un goût qui me vient pro-
bablement de l’alpinisme. Dans l’escalade,
on grimpe pour éprouver la jouissance de
l’instant où tout s’arrête. C’est un moment
extraordinaire.

À rebours des discours sur l’unité de la


nation, vous écrivez que ce qui caractérise
l’identité de la France, c’est au contraire la
fragmentation…

18
La marche est une critique en mouvement

C’est l’historien Fernand Braudel qui,


le premier, l’a formulé. Il emploie l’expres-
sion d’« effroyable morcellement ». Il fait
correspondre ce morcellement géogra-
phique à l’accumulation inédite de strates
historiques et politiques qui fait la France.
On a réussi à construire quelque chose
de superbe à partir de ces deux axes : une
croisée de transept. J’avais une grande
expérience des territoires et des géogra-
phies de l’uniformité  : la steppe d’Asie
centrale, la forêt russe. Vous marchez dix
jours dans des paysages et des structures
humaines qui ne varient pas. Mais pendant
mon voyage sur les chemins noirs, j’ai
ressenti cet effroyable morcellement de
Braudel  : chaque territoire coexiste dans
une marqueterie disparate.

La confrérie des chemins noirs existe-t-elle ?

Je l’ai inventée, j’ai fait une analogie


entre l’idée du chemin noir de la carte et
celle du chemin noir de l’existence. Toute
existence a tendance à succomber au désir
d’aménagement, de domestication par le

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Sylvain Tesson

mariage, le travail… C’est un aménage-


ment du territoire existentiel. Alors, pour
y échapper, on a recours aux forêts, au
silence. Walt Whitman a une phrase fabu-
leuse dans son recueil de poèmes Feuilles
d’herbe [1855] : « Je n’ai rien à voir avec ce
système, pas même assez pour m’y oppo-
ser. » On ne va pas essayer de dynamiter
les citadelles (c’est-à-dire l’État), puisque,
quand on casse l’appareil, on légitime
les forces de la répression. Il vaut mieux
chercher à s’attaquer à un point d’appui
extérieur. Souvenez-vous de la phrase
d’Archimède  : «  Donnez-moi un point
de levier et je lève le monde. » Or, si l’on
disparaît, on ôte à la puissance publique ce
point de levier. La fuite est un formidable
acte de critique. C’est ce que j’appelle le
chemin noir existentiel. On peut trouver
partout ces interstices, ces échappées, ces
issues de secours et ces chemins buisson-
niers  : dans une bibliothèque, sous une
voûte, dans une forêt, sur une paroi – en
soi surtout.

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La marche est une critique en mouvement

Né en 1972, Sylvain Tesson est écrivain et aventu-


rier. Un alpiniste et un « stégophile », néologisme
déniché dans le Dictionnaire de la montagne, de
Sylvain Jouty (avec Hubert Odier, Omnibus, 2009)
pour nommer sa passion d’escalader les toits, et
notamment ceux des cathédrales. En 2014, il chute
de la toiture d’un chalet à Chamonix (Haute-
Savoie). Fracturé et réveillé du coma, il  décide
de traverser la France à pied, du Mercantour au
Cotentin, pour se réparer, et en tire un livre, Sur les
chemins noirs (Gallimard, 2016). Alors que son
journal de 2014 à 2017 vient de paraître (Une très
légère oscillation, Équateurs, 2017), il décrit la
marche comme une critique en mouvement de notre
modernité modernisée.
La marche et la course
sont porteuses de valeurs différentes
Martine Segalen

Née à la fin des années 1960 dans le


courant hippie des Flower children, la course
à pied a conquis la planète, devenant un véri-
table business. La marche, qui se développe et
se diversifie, aura-t-elle le même destin ?

Autour des grands lacs du bois de


Boulogne, et dans les sentiers environ-
nants, tous les jours de la semaine et tous
les week-ends, on peut observer deux
types de sportifs – on ne dira pas « tribus »
puisque ce terme est désormais tabou dans
l’ethnologie du monde contemporain –  :
des coureurs – ou runners, selon la termi-
nologie à la mode –, et des marcheurs,

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Martine Segalen

seuls ou plus généralement en petits


groupes, qui se croisent ou se doublent
en s’ignorant mutuellement, bien que ces
deux locomotions aient tant en commun.
Les jeunes enfants acquièrent en général
la marche au cours de la deuxième année
de leur vie, ce mouvement permettant le
déplacement du corps sur les deux pieds
dans une direction déterminée, puis, très
rapidement, ils apprennent seuls à courir,
mouvement qui se différencie du précédent
par sa vélocité et par le fait qu’il comporte
une phase de suspension pendant laquelle
seul un des deux pieds touche le sol. Si
course et marche revendiquent la même
origine et la simplicité de leur technique,
elles se différencient immédiatement par
leur vocabulaire : en course, on fait des
foulées, en marche, des pas.
Les coureurs sont plus véloces que les
marcheurs, qui ont choisi cette activité pré-
cisément pour son allure plus lente. Mais,
au-delà de la différence dans la vitesse de
l’exercice qui reste le marqueur premier
et en dépit d’une évidente proximité dans
l’usage que l’on fait de son corps, course

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La marche et la course sont porteuses…

et marche sont pratiquées par des publics


différents ; elles sont porteuses de valeurs
différentes, qu’il s’agisse du rapport au
temps, à l’espace, à soi-même et aux autres.
En ce sens, il semble bien qu’il existe un
esprit de la course et un esprit de la marche.
Observons donc, sur le théâtre ensoleillé
et arboré des lacs du bois de Boulogne,
ces coureurs et ces marcheurs. Leur appa-
rence les oppose  : pour les premiers et
les premières, des tenues près du corps,
multicolores, hommes et femmes sand-
wiches arborant les maillots signés de leurs
exploits passés. Ils et elles sont générale-
ment harnachés des objets de la moder-
nité, écouteurs, instruments branchés et
connectés pour mesurer distance, allure,
performance, et contrôler les battements
du cœur. Ils et elles portent les dernières
paires de chaussures de course inventées
par les grandes marques, tantôt avec talon
renforcé, tantôt avec semelle très plate pour
imiter les Tarahumaras, célèbres Indiens
mexicains qui courent de très longues
distances pieds nus. Les marcheurs, eux,
portent des tenues plus chaudes puisque,

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Martine Segalen

leur allure étant plus lente, la sudation vient


bien plus tard qu’en course, des vêtements
plus modestes, moins techniques, relevant
du bon sens, un anorak si la pluie menace,
un sac à dos, une paire de chaussures
semi-montantes qui tiennent la cheville
et résistent à la pluie. Accrochés à leurs
longs bâtons, annoncés de loin par leur cli-
quetis, comme les lépreux du Moyen Âge
par leur crécelle, ils effectuent un circuit
en devisant joyeusement, s’arrêtant pour
consulter une carte (et non le GPS de leurs
smartphones), sous la conduite d’un coach
qui entrecoupe la marche de mouvements
d’extension et d’assouplissement.
La course déploie le rare espace public
où l’objectif de la parité est atteint, les
femmes étant désormais aussi nombreuses
que les hommes. L’âge des participants
s’étale sur un large spectre, depuis la fin de
la vingtaine jusqu’à la fin de la soixantaine.
En revanche, les marcheurs aux bâtons
sont de façon massive des marcheuses qui
semblent avoir franchi l’âge de la retraite.
Posture des corps, apparence physique,
geste sportif, recrutement sociologique,

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La marche et la course sont porteuses…

deux mondes que tout sépare a priori.


L’histoire de ces deux mouvements dont
l’ancienneté revient à celui de la course
montre cependant que derrière l’oppo-
sition coureur/marcheur s’abrite une
variété de types et de styles qui parfois les
rapprochent.
Le mouvement de la course à pied est
né à la fin des années 1960 et, en quelque
vingt ans, a conquis la France et la planète.
Son esprit initial s’inscrivait dans le courant
hippie des Flower children, qui rompaient
avec la routine du quotidien, se livraient
à une course libre, goûtant un éveil sen-
soriel au monde, odeurs, couleurs, bruits
des foulées au sol, s’affranchissant de la
cendrée des stades et des diktats des fédé-
rations sportives. Victime de son succès,
la quinquagénaire qu’est la course à pied
se développe aujourd’hui dans un espace
assez opposé à celui de ses débuts, puisque
les coureurs ont commencé à se mesurer
sur des distances de plus en plus longues et
à développer un esprit compétitif. Loin du
bénévolat des petits clubs qui organisaient
les premières courses dans les années

27
Martine Segalen

1980, la volonté de centaines de milliers


de coureurs de se mesurer sur des courses
de plus en plus longues, dont la célèbre
distance du marathon, a conduit à l’institu-
tionnalisation des courses, qui deviennent
des produits commerciaux. Un million de
coureurs en 1995 ; aujourd’hui, quinze fois
plus appartiennent désormais à l’ère du
running  : alors qu’il s’agit toujours de se
déplacer avec un pied en l’air durant un des
deux temps, ce running incarne l’air indi-
vidualiste du temps, « se retrouver », « se
faire plaisir », « être soi-même ». La course
est devenue un style de vie avec son cortège
de paraphernalia techniques, face à une
offre pléthorique de compétitions de toute
longueur et de toute nature, depuis les
ultra-trails jusqu’aux courses «  fun  » qui
font ramper les coureurs dans la boue ou
traverser des douches colorées.
Les runners du bois de Boulogne appar-
tiennent au groupe des coureurs ordinaires,
ceux qui s’adonnent régulièrement à leur
sport et qui à un moment ou un autre de
leur vie s’inscrivent à des courses. Dans l’en-
semble, c’est la vélocité qu’ils recherchent,

28
La marche et la course sont porteuses…

et en cela ils se distinguent des marcheurs


ordinaires qui, sans revendiquer nécessai-
rement la lenteur, ne cherchent pas à se
placer, selon l’expression à la mode, « hors
de leur zone de confort ». Le contact avec
la nature, la sociabilité de la conversation
lorsque la marche est enclenchée et que les
pas se succèdent sans que le cerveau en ait
conscience, le plaisir d’un effort physique,
même modeste, sont les messages portés
par l’activité de la marche qu’on qualifie
aujourd’hui de « nordique ». Son histoire
est plus récente que celle de la course, et
elle est l’objet d’un nouvel engouement.
Elle se serait développée d’abord dans les
pays scandinaves et aurait été importée
en France à la fin des années 19901, ce
que confirment les vendeurs du Vieux
campeur. Toute activité sportive requiert
un équipement ad hoc. Alors que les pre-
miers coureurs portaient casque et toque à
l’image des jockeys, mais n’avaient pas de
chevaux, ici ce serait les skis de fond qui
auraient été remisés. Si la marche nordique

1. http://marchenordiquefrance.blogspot.fr

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Martine Segalen

a le vent en poupe, c’est largement dû à


ces bâtons qui ont l’art de transformer une
banale promenade en geste sportif. Ainsi la
marche nordique se distingue-t-elle aussi
de la course par la mise en œuvre du buste
et des bras, qui doivent impérativement
être tendus. Si les coureurs sont invités à
pomper sur leurs bras pour accélérer leur
locomotion, ils doivent aussi maintenir
leur torse bien droit pour permettre aux
poumons de développer leur pleine capa-
cité, et ce sont les jambes qui fournissent
l’impulsion ; les marcheurs poussent sur les
bâtons, mobilisant davantage le haut du
corps, qui se trouve propulsé vers l’avant.
Jambiers contre brassiers : l’allure, la pos-
ture physique, sont totalement différentes.
Paradoxalement, la marche nordique et
plus encore ses cousins, la randonnée ou le
trekking, ont fait leur le credo des Flower
children qui couraient dans les espaces
de nature  ; ce sont eux maintenant qui
arpentent bois, forêts ou montagnes, alors
que les coureurs en foules innombrables
déferlent sur le bitume des marathons
urbains  ; ce sont eux qui célèbrent le

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La marche et la course sont porteuses…

renouveau d’un lien entre l’homme et


la nature. Qu’un homme politique ait
pensé à faire de la marche son slogan
montre que cette activité est en profonde
résonance avec les valeurs de la société
contemporaine.
Cependant, le mouvement de la marche
semble lui-même devoir déraper, vic-
time, comme la course, de son succès,
et se «  sportiviser  ». Contrairement aux
années 1980 où les fédérations faisaient
tout pour empêcher le développement des
courses longues (cf. la première édition
du Marvejols-Mende), celles-ci n’ont pas
répété la même erreur afin de récupérer ces
nouveaux adeptes. La marche nordique fait
désormais partie de la Fédération française
d’athlétisme et, signe de son institution-
nalisation, dispose d’un magazine, Marche
nordique magazine, dont le numéro un est
sorti en septembre 2014. Elle devient com-
pétitive à son tour en proposant désormais
des marathons.
Mais entre course et marche nordique,
voilà que s’insère une activité hybride, la
marche rapide. Plus proche de l’esprit de la

31
Martine Segalen

course, elle impose un tempo élevé (autour


de huit kilomètres par heure). Il s’agit
alors de se concentrer sur son allure afin
d’épargner son souffle ; pas question de
discuter avec son partenaire comme dans
une course à pied tranquille ou une marche
nordique. Contrairement à ces dernières
qui s’exécutent sans y penser, en marche
rapide, c’est la volonté de pousser toujours
plus loin son corps, de tenir sa jambe
tendue qui prime. Nouveau venu qui attire
un public plus jeune, c’est le sport « ten-
dance » qui prend sa place dans l’éventail
des sports athlétiques. Et  un marcheur
rapide peut parfaitement dépasser un
coureur ordinaire lent.
Telle la marche à raquettes qui apparaît
comme un succédané du ski pour ceux qui
en ont assez de cirer les pistes ou redoutent
la déchirure des ligaments croisés, la
marche nordique serait-elle l’exutoire des
blessés de la course ? La marche rapide
balayera-t-elle la course à pied ordinaire ?
De l’avis de l’auteur de ces lignes, rien
ne peut remplacer le rituel du petit galop
dominical entre copains et copines, ce que

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La marche et la course sont porteuses…

le terme « jogging » rend bien, qui associe


à un effort vite récompensé par les endo-
morphines le plaisir d’une conversation à
bâtons rompus. Par tous les temps, en tous
lieux, cette course développe l’estime de soi
et le sentiment qu’en faisant du bien à son
corps, c’est aussi à la société qu’on le fait.

Martine Segalen, professeur émérite à l’université


de Paris-Nanterre, a publié de nombreux ouvrages
sur la famille. Elle est l’auteure d’un des premiers
ouvrages sur la course à pied, publié en 1994, qui
vient d’être republié avec une longue préface qui
analyse les transformations de la course, depuis celle
des Flower children jusqu’au mouvement contem-
porain du running, Les Enfants d’Achille et de Nike.
Éloge de la course à pied ordinaire, Métailié, 2017.

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mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz
Marcher, c’est faire preuve de dignité
Frédéric Gros

Le philosophe et écrivain Frédéric Gros


analyse le sens politique que peut revêtir
la marche, individuelle ou collective, mode
d’expression populaire par excellence.

En marche  !, le nom du mouvement du


président Emmanuel Macron, n’est-il qu’une
formule destinée à mobiliser les électeurs (type
Debout la France, de Nicolas Dupont-Aignan),
ou bien le recours au vocabulaire à la fois mar-
tial et pédestre a-t-il une autre signification ?

Il y a évidemment dans « En marche ! »,


comme d’ailleurs dans « Debout la France »,
cet appel à la mobilisation que vous
évoquez. Il s’agit de faire entendre, dans

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Frédéric Gros

un slogan qui claque, un dynamisme, de


susciter des énergies, de forcer à l’éveil les
forces assoupies ou soumises.
Rimbaud avait eu, dans un autre
contexte, une autre formule, bien plus poé-
tique : « En avant, route ! », pour exprimer
l’enthousiasme des départs, le saut ivre vers
l’inconnu des chemins de traverse.
Dans le «  En marche  !  » d’Emmanuel
Macron, on doit évidemment supposer
moins de fraîcheur ou de détermination
naïve. Le point d’exclamation est immé-
diatement conquérant : il s’agit de marcher
sur, de marcher contre, comme dans le
« Marchons, marchons » de La Marseillaise.
C’est une marche vers et pour le pouvoir.
En même temps, « En marche ! » laisse
entendre moins d’urgence que « Debout la
France », qui évoque davantage un sursaut.
«  En marche  !  » retient de la métaphore
pédestre l’élément de résolution calme  :
on se met « en marche », après une pause
réparatrice, une réflexion aboutie, et sur-
tout quand le moment est venu, le « bon »
moment, le moment opportun.

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Marcher, c’est faire preuve de dignité

La marche du Louvre de M. Macron n’est-


elle qu’un fade et égotique remake de celle de
François Mitterrand au Panthéon, avec culte
de la personnalité et Hymne à la joie, ou
une façon de remettre en scène la monarchie
républicaine et la verticalité du pouvoir ?

Emmanuel Macron choisit clairement


une mise en scène qui, sans se surimposer
complètement au souvenir de la marche
de François Mitterand, fait signe vers elle,
ne serait-ce que par un accompagnement
musical commun.
Cela dit, la marche d’Emmanuel
Macron appuie davantage sur le contraste
entre une silhouette isolée mais déter-
minée, marchant d’un pas égal et sûr, et
un cadre somptueux qui l’enveloppe sans
l’écraser, jusqu’à apparaître même comme
faire-valoir.
Il s’agissait moins, je crois, comme
pour la marche au Panthéon, de mani-
fester une allégeance pieuse envers des
morts prestigieux, de montrer un recueil-
lement méditatif, que de mettre en scène
l’homme marchant fièrement et sans faillir

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Frédéric Gros

à la rencontre de son destin, s’exposant


d’emblée et par avance au jugement de
l’Histoire.

Pourquoi cette référence à la marche est-elle


une constante en politique, de Mao à Gandhi
en passant par Martin Luther King ?

La marche est certainement le mode


d’expression populaire par excellence. On
l’a oublié un peu, sans doute, à l’heure
où le marché lucratif des randonnées
sensationnelles et autres treks explose,
mais qui va «  à pied  » témoigne d’abord
de sa misère. Qu’on soit prêt à dépenser
beaucoup aujourd’hui pour se payer le luxe
d’aller sur ses deux jambes constitue en soi
tout un symbole.
Cela dit, organiser une marche col-
lective, comme c’est le cas pour toutes
les manifestations, c’est d’abord, je crois,
mettre en scène l’occupation de l’espace
public par son premier propriétaire légi-
time et naturel : le peuple.
Gandhi, avec sa «  marche du sel  »
– il parcourt près de quatre cents kilomètres

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Marcher, c’est faire preuve de dignité

à pied, accompagné de disciples et… de


journalistes ! traversant les villages et appe-
lant silencieusement à la désobéissance
pacifique –, illustre une autre dimension,
un autre style.
Marcher longuement, lentement, réso-
lument, pendant des jours, des mois,
c’est faire preuve d’une forme précise de
courage : cette endurance, qui n’est pas de
l’ardeur explosive, mais une manière de
tenir bon sur la durée. C’est faire preuve
aussi de dignité : celui qui marche se tient
debout et avance. La marche symbolise
une humilité qui n’est jamais humiliante.
D’autres grandes marches politiques du
xxe siècle s’organisent davantage comme
des pièces tactiques dans une stratégie
générale  : la «  longue marche  » de Mao,
qui constitue une diversion et transforme
un mouvement de retraite en affirmation
victorieuse  ; la «  marche sur Rome  » des
faisceaux italiens de Mussolini, qui a repré-
senté un moyen de pression formidable sur
un gouvernement hébété, affaibli, divisé.
Il faut bien comprendre que ces
grandes marches politiques ont des styles

39
Frédéric Gros

irréductibles, mais surtout qu’elles sont


traversées par une ambiguïté indépassable :
elles peuvent insister sur l’aspect martial,
conquérant, agressif, ou au contraire sur un
pacifisme irréductible.

De la « marche des Beurs » à la « marche


pour les sciences  » en passant par des ini-
tiatives individuelles, comme celle de Jean
Lassalle, quelles sont les marches qui ont gardé
une importance singulière dans la France
d’aujourd’hui ?

La France retient dans son histoire, c’est


vrai, un certain nombre de marches specta-
culaires. La « marche des Beurs » de 1983
(«  pour l’égalité et contre le racisme  »)
s’est construite comme un appel vibrant,
une prise de conscience progressive, une
interpellation au plus proche des gens
rencontrés. La marche met en scène, en
effet, la proximité : celui qui marche est à
hauteur de son semblable.
La « marche pour les sciences », orga-
nisée le Jour de la Terre (le 22 avril),
témoigne encore d’autre chose  : notre

40
Marcher, c’est faire preuve de dignité

condition terrestre, notre finitude cor-


porelle, notre appartenance au vivant.
Elle illustre la constitution d’une commu-
nauté politique nouvelle, inédite, sensible,
irréductible aux communautés nationales
classiques : celle des habitants de la Terre.
De manière plus personnalisée, cette
fois, un certain nombre de marches « indi-
viduelles  » ont scandé notre actualité  :
celle de Jean Lassalle, où il s’agissait
précisément de rencontrer les Français
au plus près de leurs préoccupations, sans
superficialité, en prenant le temps de voir
et de comprendre.
Mais on peut penser aussi à celle de
Jérôme Kerviel, qui met en scène un
pèlerinage inversé puisque Rome constitue
son point de départ, et où la dimension
de transformation spirituelle, d’ascèse, est
constituée en contrepoint de l’existence du
tradeur. La marche comme mise en scène
de la rupture avec « la vie d’avant ».

Y a-t-il quelque chose d’éthique, voire


de politique dans le fait de marcher sur les
chemins balisés des GR français ou sur les

41
Frédéric Gros

sentiers de traverse ? N’est-ce qu’une façon de


faire l’expérience de sa propre liberté, ou aussi
une forme de résistance au monde de la vitesse
et de la rentabilité ?

La pratique de la grande randonnée ou


des promenades interminables ne constitue
pas en soi un acte de résistance politique.
Cela dit, elle est traversée par des vecteurs
éthiques qui peuvent se retrouver au cœur
de l’action politique dans ce qu’elle a de
plus authentique.
Je pense d’abord évidemment, et votre
question même le suggère, à la résistance
aux valeurs contemporaines de vitesse,
et même à l’impératif de connectivité
indéfinie. Marcher, c’est faire le choix de
la lenteur, c’est se promettre des plaisirs
simples et gratuits (beauté des paysages,
ivresse des passages de col, douceur des
sentiers forestiers) ou même des fatigues
apaisantes, à l’opposé de l’énervement
citadin.
C’est se donner l’occasion, dans la
monotonie immense des pas répétés, de
redécouvrir un mode privilégié de présence

42
Marcher, c’est faire preuve de dignité

à soi, aux autres, au monde sensible, de


s’arracher finalement à l’absorption par les
écrans et les connexions.
Rien de tout cela n’est proprement
politique, si par «  politique  » on entend
simplement la gestion-transformation des
affaires publiques. Mais la marche porte
avec elle, comme l’atteste encore une fois
l’exemple des pèlerinages, un espoir, une
volonté de bouleversement intérieur, de
conversion intime ; or la politique engage
la transformation du monde à partir d’une
transformation de soi.

Vous avez publié en septembre 2017, chez


Albin Michel, un essai intitulé Désobéir.
Quel lien construisez-vous entre la désobéis-
sance et la marche à pied ?

De manière factuelle, je note déjà que le


philosophe américain Henry David Thoreau
est l’auteur à la fois du premier essai se
donnant comme objet explicite de réflexion
la marche à pied [Walking, 1862] et du pre-
mier grand texte consacré à la désobéissance
civile – même si Thoreau n’a jamais employé

43
Frédéric Gros

cette expression  ; le titre a été donné de


manière posthume  –, dont la lecture a
représenté pour Tolstoï, Gandhi, Luther
King un moment de révélation décisif.
Marcher, on l’a déjà dit, c’est résister
fortement à la part maudite de la modernité
(obsession pathologique de la performance,
culte de la vitesse, existences parallèles
dans des univers numériques, évitements
de la présence), mais c’est aussi se proposer
soi-même comme aventure, rompre avec
les inerties du présent.
Je reviens pour conclure à Rimbaud (que
Verlaine, sidéré par ses capacités de mar-
cheur, appelait « l’homme aux semelles de
vent »). Dans une des Illuminations, préci-
sément intitulée « Démocratie », Rimbaud
écrit  : «  Conscrits du bon vouloir, nous
aurons la philosophie féroce  ; ignorants
pour la science, roués pour le confort ; la
crevaison pour le monde qui va. C’est la
vraie marche. En avant, route ! »

Philosophe, professeur de pensée politique à l’Ins-


titut d’études politiques de Paris, Frédéric Gros
élabore une œuvre politique, éthique et esthétique

44
Marcher, c’est faire preuve de dignité

dans le sillage de Michel Foucault, qu’il a édité dans


la Pléiade. Également romancier (Possédées, Albin
Michel, 2016), il est l’auteur d’un livre remarqué
de réflexions et de méditations philosophiques
sur la marche, Marcher, une philosophie (Carnets
Nord, 2008, et Flammarion, 2011) et a publié, en
septembre 2017, Désobéir, chez Albin Michel.
La marche est
un authentique exercice spirituel
Frédéric Gros

Suffit-il d’enfiler des chaussures de randon-


née et de se mettre en marche pour aussitôt se
transformer en philosophe ?

Malheureusement, ou heureusement,
ce  n’est ni aussi facile ni aussi automa-
tique. Pour devenir philosophe, philo-
sophe «  professionnel  » – pour peu que
cette expression ait un sens –, on doit sans
doute préférer les lectures patientes, les
discussions contradictoires, la composition
de dissertations ou la construction de
démonstrations. Mais en marchant, surtout
s’il s’agit de randonnées qui s’étalent sur
plusieurs jours, il est impossible de ne pas
éprouver un certain nombre d’émotions,

47
Frédéric Gros

de ne pas faire l’expérience de certaines


dimensions, qui précisément sont d’une très
grande richesse et constituent des objets de
pensée précieux pour la philosophie.

Mais à quoi pensez-vous ? Autant on voit


bien comment l’expérience esthétique peut nous
permettre de construire le concept du beau,
comment l’expérience révolutionnaire nous
fait accéder à des problématiques politiques,
autant marcher semble, aux yeux de beaucoup,
une expérience plus banale, plus pauvre…

Alors, prenez l’expérience d’une journée


de marche. La lenteur de la marche, sa
régularité, cela allonge considérablement
la journée. Et en ne faisant que mettre
un pied devant l’autre, vous verrez que
vous aurez étiré démesurément les heures.
De sorte qu’on vit plus longtemps en
marchant, pas au sens où cela rallongerait
votre durée de vie, mais au sens où, dans
la marche, le temps ralentit, il prend une
respiration plus ample.
Par ailleurs, le rapport du corps à l’espace
est aussi très impressionnant : par exemple,

48
La marche est un authentique…

la beauté des paysages est plus intense


quand on a fait des heures de marche pour
franchir un col.
C’est comme si le fait d’avoir fait preuve
de persévérance et de courage physique
pour parvenir à tel ou tel panorama était
récompensé. Il y a, dans la contempla-
tion des paysages par le marcheur, une
dimension de gratitude, sans qu’on sache
exactement si c’est le marcheur qui se
récompense lui-même de ses efforts en
s’offrant le plaisir d’un repos contemplatif
ou si c’est le paysage qui remercie par
une intensité supérieure offerte au seul
marcheur.
De manière plus générale, un espace que
vous appréhendez par la marche, vous ne
le dominez pas simplement par le regard
en sortant de la voiture (une prise de vue),
car vous l’avez inscrit progressivement dans
votre corps.
La marche nous permet d’aller au-delà
d’une conception purement mathématique
ou géométrique de l’espace et du temps.
L’expérience de la marche permet aussi
d’illustrer un certain nombre de paradoxes

49
Frédéric Gros

philosophiques, comme : l’éternité d’un


instant, l’union de l’âme et du corps dans
la patience, l’effort et le courage, une
solitude peuplée de présences, le vide
créateur, etc.

On connaît la promenade de Kant dans les


jardins de Königsberg, les voyages du jeune
Rousseau à pied, d’Annecy à Turin, de Paris
à Chambéry, les promenades de Nietzsche
dans les hautes montagnes de l’Engadine,
les sorties quotidiennes de Thoreau en forêt.
Tous les penseurs ont-ils été aussi de grands
marcheurs ?

Pas tous, loin de là. L’espace naturel


des penseurs et des intellectuels reste
majoritairement la bibliothèque ou la salle
de conférences. Mais si vous prenez les
penseurs que vous citez (à part Kant, qui
a une conception plus hygiénique de la
promenade), ils insistent pour dire ce que
leur œuvre doit à cet exercice régulier, soli-
taire. C’est en marchant qu’ils ont composé
leur œuvre, reçu et combiné leurs pensées,
ouvert de nouvelles perspectives.

50
La marche est un authentique…

Ce n’est pas tant que marcher nous


rend intelligents, mais que cela nous rend,
et c’est bien plus fécond, disponibles. On
n’est plus dans le recopiage, le commen-
taire, la réfutation mesquine, on n’est plus
prisonnier de la culture ni des livres, mais
rendu simplement disponible à la pensée.

On parle d’un succès croissant des activités


de randonnée. Elle compterait de plus en
plus d’adeptes. Peut-on parler d’une nouvelle
actualité de la marche ?

Il faut répondre à votre question en


plusieurs temps. Premièrement, rappeler
quand même que la marche, par sa lenteur,
par la fatigue qu’elle entraîne, n’a pas
cessé de représenter pour l’homme une
contrainte dont il fallait se débarrasser par
la richesse ou le progrès technique.
Si on redécouvre aujourd’hui les bien-
faits de la marche, c’est que l’on commence
à ressentir que la vitesse, l’immédiateté, la
réactivité, peuvent devenir des aliénations.
On finit, dans nos vies ultramodernes, par
n’être plus présent à rien, par n’avoir plus

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Frédéric Gros

qu’un écran comme interlocuteur. Nous


sommes des connectés permanents. Ce qui
fait l’actualité critique de la marche, c’est
qu’elle nous fait ressentir la déconnexion
comme une délivrance.

Est-ce qu’on marche pour se retrouver ?

Pour se retrouver, bien sûr, au sens


où, en marchant, vous laissez au bord
des chemins les masques sociaux, les
rôles imposés, parce qu’ils n’ont plus
leur utilité. La marche permet aussi de
redécouvrir un certain nombre de joies
simples. On retrouve un plaisir de man-
ger, boire, se reposer, dormir. Plaisirs au
ras de l’existence : la jouissance de l’élé-
mentaire. Tout cela, je crois, rend possible
à chacun de reconquérir un certain niveau
d’authenticité.
Mais on peut aller encore plus loin :
la marche amène aussi à se réinventer.
Je veux dire qu’à la fois, en marchant, on
se débarrasse d’anciennes fatigues, on se
déleste de rôles factices, et on se donne
du champ.

52
La marche est un authentique…

En marchant, tout redevient possible,


on redécouvre le sens de l’horizon. Ce
qui manque aujourd’hui, c’est le sens de
l’horizon : tout est à plat. Labyrinthique,
infini, mais à plat. On surfe, on glisse,
mais on reste à la surface, une surface sans
profondeur, désespérément. Le réseau n’a
pas d’horizon.

Toutes les marches se ressemblent-elles ?

Vous avez raison, il faut absolument


distinguer, car il existe des styles de
marche irréductibles. Il y a la flânerie en
ville, poétique, amicale, électrique. Il y a
la promenade qui nous permet de sortir
d’un espace confiné, de nous défaire un
moment des soucis du travail, des nervo-
sités ambiantes.
Il y a le pèlerinage, qui est tout à la
fois un défi, une expiation, une ascèse,
un accomplissement. Il y a la grande
excursion, qui présente une dimension plus
sportive, mais offre aussi la promesse de
paysages grandioses.

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Frédéric Gros

Alors, « marcher, une philosophie » ?

Peut-être davantage : un exercice


spirituel.

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La muse pédestre des écrivains
Antoine de Baecque

Si poètes et romanciers ont si souvent


flâné ou randonné, c’est parce que la marche,
qui favorise la méditation ou la rêverie, la
divagation ou les retrouvailles avec soi-même,
est une métaphore de l’écriture.

Ils sont nombreux, les écrivains mar-


cheurs. Pourquoi, et comment, marchent-
ils ? Qu’y cherchent-ils, qu’y trouvent-ils
pouvant inspirer leur plume ? Dans les récits
de voyage de Victor Hugo, le lecteur sent
ainsi la transpiration des pieds, il mesure
l’amplitude des pas, il visualise les paysages
contemplés. Hugo est littéralement sous
l’emprise de la « muse pédestre », ce qu’il
nomme sa Musa pedestris  dans ce qui se

55
Antoine de Baecque

révèle être un manifeste pour la marche et


l’imaginaire qu’elle suscite :
Rien n’est charmant [écrit-il dans Le Rhin,
publié en 18421] comme cette façon de
voyager.  À pied  ! On s’appartient, on est
libre, on est joyeux  ; on est tout entier et
sans partage aux incidents de la route. On
part, on s’arrête, on repart  ; rien ne gêne,
rien ne retient. On va et on rêve devant soi.
La marche berce la rêverie ; la rêverie voile
la fatigue. La beauté du paysage cache la
longueur du chemin. On ne voyage pas, on
erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient
une idée. Il semble qu’on sente des essaims
éclore et bourdonner dans son cerveau. […]
Oh comme [s’envole] l’imagination ailée,
opulente et joyeuse d’un homme à pied !

Nul mieux que le philosophe américain


Henry David Thoreau n’a dit la nécessité
de cette marche. Comme le peintre est sorti
de son atelier, l’écrivain, le penseur, doit
sortir de son cabinet, de sa bibliothèque.
Pour moi [écrit Thoreau dans De la marche,
en 1862], il m’est impossible de me
conserver en santé et en bonne humeur si
je ne consacre pas au moins quatre heures
par jour, et ordinairement davantage, à
vagabonder dans les bois, sur les collines

1. Références des ouvrages cités en fin de chapitre.

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La muse pédestre des écrivains

et par les champs. Il m’est impossible de


rester un jour dans ma chambre sans me
rouiller.

Ce que découvre Thoreau par cette


marche journalière, c’est un autre espace
vital, qui ne serait plus alors un simple
cadre d’existence, géométrique, urbain,
utilitaire, mais un immense corps vivant
lui transmettant ses énergies élémentaires.
Ce qu’il appelle the wild, le « sauvage », et
qui le pousse à vivre autrement, dépendant
de ces intenses « infusions de sauvagerie ».
Il y a des intervalles et des silences au
bord du chant de la grive sylvestre où
j’aimerais émigrer [écrit-il dans son Éloge
de la vie sauvage], des solitudes sauvages où
nul colon ne s’est installé et auxquelles il me
semble que je suis déjà acclimaté. Je ne vois
rien de risible dans le fait que la tunique du
trappeur fleure l’odeur du rat musqué. C’est
là pour moi une odeur plus douce que celle
qui s’exhale d’habitude des vêtements du
marchand ou de l’homme d’étude. La vie et
le sauvage vont ensemble. Ce qui est le plus
sauvage est aussi ce qui est le plus vivant.

Alors, la marche laisse son empreinte


sur l’étoffe sensible de l’homme. Alors,
commence le mouvement introspectif qui

57
Antoine de Baecque

plonge le marcheur au plus profond de


lui-même, tandis qu’il s’emplit de l’énergie
de la nature qu’il parcourt.
Quel est le premier écrivain à avoir fait
de la marche à la fois une inspiration, un
sujet et la condition même de l’écriture ?
Tout écrivain-marcheur s’inspire de fait de
la confession de Jean-Jacques Rousseau :
Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant
vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que
dans les voyages que j’ai faits seul et à pied.
La marche a quelque chose qui anime et
avive mes idées ; je ne puis presque penser
quand je reste en place ; il faut que mon
corps soit en branle pour y mettre mon
esprit. Tout cela dégage mon âme, me
donne une plus grande audace de penser,
me jette en quelque sorte dans l’immensité
des êtres pour les combiner, les choisir, me
les approprier à mon gré, sans gêne et sans
crainte.

En 1762, Jean-Jacques Rousseau,


chassé de France, s’installe à Môtiers,
au cœur du Val-de-Travers, près de
Neufchâtel, principauté du Jura suisse, et
la marche devient sa grande affaire. Lui
qui avoue «  n’être plus qu’une machine
ambulante », lui qui reconnaît sa « manie

58
La muse pédestre des écrivains

pédestre  », se lance dans de longues,


nombreuses, harassantes marches dans
les montagnes. Et si Rousseau « invente »
la marche comme écriture, c’est non seu-
lement parce que ses textes ont été pré-
alablement mis à l’épreuve de ses pieds,
mais encore parce qu’ils sont animés par
l’ambition d’être lus comme tels  ; il fait
partager à ses lecteurs les itinéraires, la
topographie de ses marches, autant que
les impressions et les pensées nées de ses
randonnées. Voici la meilleure invitation
à la pensée. La marche lui permet un
isolement dans la nature, hors du social,
qui lance la réflexion intérieure sur le
mode de la rêverie du promeneur solitaire ;
elle est également la condition du regard
clairvoyant posé sur le monde.
Friedrich Nietzsche porte sans doute
cette espèce du libre-penseur-marcheur à
son point d’aboutissement. Car pour lui
la marche est survie, survie de son corps,
perclus de terribles souffrances, survie de
la pensée, irriguée par l’énergie de la pro-
menade. La marche est pour le philosophe
l’élément même de l’inventivité créatrice.

59
Antoine de Baecque

À partir de trente-cinq ans, il mène une


existence de nomade, à la recherche de la
fraîcheur, l’été, dans les montagnes suisses
d’Engadine, réfugié dans une cabane à
Sils-Maria, et de la chaleur, l’hiver, dans
les villes du Sud méditerranéen, Nice ou
Gênes. Il sort le jour pour de longues
promenades, parfois extatiques, toujours
épuisantes, pendant lesquelles il remplit
des cahiers de notes, qu’il recopie le soir,
au calme revenu. En 1885, le héros philo-
sophe qu’il crée à son image, Zarathoustra,
vit, marche et, donc, pense comme lui.
Le rapprochement entre la marche et
la pensée réside dans la nature même des
mots et des expressions consacrées  : ne
parle-t-on pas du «  cheminement d’une
pensée  », des «  chemins de la connais-
sance » ? En ce cas, toute méditation est
un parcours. Ce sont ces chemins que
suit Jacques Lacarrière lorsqu’il marche à
travers la France, en diagonale, d’août à
décembre 1971, des Vosges aux Corbières
par les sentiers et les petites routes. De
cette expérience pédestre, il tire une écri-
ture, Chemin faisant, récit paru en 1974.

60
La muse pédestre des écrivains

Ce livre [dit-il] n’est pas un livre sur la


marche, encore moins un guide des sentiers
pédestres mais la chronique au jour le
jour d’une expérience et d’une initiation de
quelques mois à une vie vagabonde à travers
les paysages de la France. Une façon aussi
de m’éprouver en affrontant chaque jour des
épreuves différentes. Le but de cette longue
marche fut avant tout le désir de me muer
– le temps d’une saison – en véritable errant,
afin de retrouver mon corps, de renaître à la
nature, aux herbes et aux paysages, et par là
pouvoir penser et écrire.

La marche est, pour l’écrivain qui en


retranscrit l’expérience, au centre d’un
système de connaissances  : un accès à la
sagesse, la voie vers un art de vivre et un
autre espace-temps, l’initiation à une tech-
nique d’existence, autant d’engagements à
comprendre le monde extérieur et intérieur.
Ce que l’écrivain gagne à marcher, c’est
aussi un regard. Julien Gracq, dans ses
Carnets du grand chemin, publiés en 1992,
le définit étrangement – mais justement –
comme le « regard de l’écureuil ». Soit une
forme de présence à hauteur d’arbre, une
scrutation du chemin depuis les branches
où, tout à la fois, l’animal voit de près

61
Antoine de Baecque

et de loin. Ces impressions de marche,


ces contemplations de paysages, ces lec-
tures d’écrivains et de poètes voyageurs,
croisées, composent une éthique de la
vision du monde. Le marcheur-poète,
l’écrivain inspiré par la muse pédestre,
devient une figure aussi bien littéraire que
randonneuse, dont les visions comme les
trouvailles verbales sont inspirées par le
mouvement ambulatoire.
La déambulation pédestre implique
donc une écriture. On pense en marchant ;
marcher fait penser, puis, parfois, écrire,
notamment sur… la marche. Ce cercle
peut donner sa structure, sa forme même
à l’écriture, autant que son sujet, lui offrant
un tempo, une texture, une direction. La
marche n’est pas seulement une incitation
au récit, au partage de l’aventure avec
l’autre, mais elle peut être comprise, par
certains auteurs, comme une scansion du
corps indispensable au rythme de la nar-
ration. Comme le confie le poète pédestre
suisse Pierre-Laurent Ellenberger, dans
Le Marcheur illimité :

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La muse pédestre des écrivains

Je dois écrire en imitant la marche. Lancer


la phrase en avant sachant qu’elle va
retomber, puis la relever, plus légère, et
la reposer à nouveau. Elle finira par me
conduire quelque part. Si ce n’est pas
là où je pensais, je repartirai, changeant
de rythme, de paysage intérieur et de
mémoire. Grappillant des mots au passage,
j’en ferai matière à brûler les broussailles de
mon sentier, à ouvrir une voie vers l’avant.
Vers où ? C’est sans importance.

Ce mouvement est, indissociablement,


celui des pas et celui de la plume, mêlés.
L’écriture est la mémoire du chemin, de
ces événements innombrables qu’a vus et
ressentis le marcheur, comme une provi-
sion d’images et de sensations. Mais elle est
également la transsubstantiation du corps
marchant en traces matérielles d’écriture,
en signes narratifs aussi pédestres que
poétiques ou romanesques, en musicalité
du récit intime. «  Ce qu’il faut, conclut
Nicolas Bouvier, le plus sensible des écri-
vains marcheurs, c’est lentement articuler
les jointures pour trouver le mouvement
interne d’une écriture. »

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Antoine de Baecque

Les livres de la marche


Victor Hugo, Le Rhin, 1842
Henry David Thoreau, De la marche. Éloge de la
vie sauvage, 1862
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre
quatrième, 1782
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
1885
Jacques Lacarrière, Chemin faisant, Paris, Fayard,
1974
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Paris, José
Corti, 1992
Pierre-Laurent Ellenberger, Le Marcheur illimité,
Vevey, L’Aire, 1998
Nicolas Bouvier, Routes et déroutes, Genève,
Metropolis, 1997

Antoine de Baecque est historien, critique de


cinéma et de théâtre. Il est l’auteur de plusieurs
ouvrages consacrés à la marche : Les Écrivains ran-
donneurs (textes choisis et présentés par Antoine de
Baecque), Omnibus, 2013, Une histoire de la marche
(Perrin, 2016), La Traversée des Alpes (Gallimard,
2014) et Les Godillots. Manifeste pour une histoire
marchée, Anamosa, 2017. Il est professeur à l’École
normale supérieure.
La marche est souvent guérison
David Le Breton

Comme l’illustrent de nombreuses expé-


riences sociales ou individuelles et histoires
de rémission, dépressions ou amertumes
se dissolvent sur les routes, explique le
sociologue.

Marcher, c’est avoir les pieds sur terre


au sens physique et moral du terme,
c’est-à-dire être de plain-pied dans son
existence. Le chemin parcouru rétablit
un centre de gravité dont le manque
nourrissait le sentiment d’être en porte-
à-faux avec son existence. Une manière
de progresser soudain à pas de géant dans
l’affrontement des difficultés personnelles
en usant les tristesses ou la maladie.

65
David Le Breton

Les premières heures d’une marche


amènent à un allégement des soucis, à
une libération de la pensée moins encline
à la rumination et plus sollicitée par une
recherche de solution du fait de l’ouverture
à l’espace qui semble élargir le regard sur
les choses. Plus on pense à sa douleur, plus
on a mal ; de même, plus on pense à ses
soucis, plus ils semblent insolubles.
La marche est une relance, un refuge
intérieur pour se reconstruire, une échap-
pée belle loin des routines de pensée ou
d’existence, même de celles de l’inquiétude,
ou du sentiment de passer à côté de sa vie.
En mettant le corps et les sens au centre
de l’expérience sur un mode actif, elle
rétablit l’homme dans une existence qui
lui échappe souvent dans les conditions
sociales et culturelles qui sont aujourd’hui
les nôtres. La pensée elle-même retrouve
son mouvement. Le retour au corps à
travers un effort à la mesure de chacun
amène à se sentir passionnément vivant.
Robert Burton, dans son livre L’Anatomie
de la mélancolie, publié en 1621, voit dans
le goût des paysages « un usage modéré et

66
La marche est souvent guérison

opportun de l’exercice à la fois du corps et


de l’esprit », un « excellent moyen de guérir
de cette maladie » ou de s’en préserver.
Rompre avec le temps circulaire de la
rumination est une sauvegarde. Ce n’est
pas la vie qui est devant soi, mais la signifi-
cation que nous lui prêtons, les valeurs que
nous mettons en elle. Sortir de l’impasse
impose à la force intérieure d’ouvrir une
fenêtre dans ce mur, c’est-à-dire de jeter
une allée de sens, de se fabriquer une
raison d’être, une exaltation, provisoire
ou durable, de renouveler le sentiment
d’existence.
Ces ressources propres à la marche
sont souvent utilisées par le travail social
comme une activité de médiation propo-
sée aux jeunes en souffrance. Par exemple,
en alternative à la prison ou pour les
éloigner de leur désarroi intérieur, l’asso-
ciation Seuil leur propose une longue
marche de deux mille kilomètres. Le mal
de vivre adolescent, la délinquance et les
autres conduites à risque ne sont pas une
fatalité, ils n’augurent en rien une voie
toute tracée.

67
David Le Breton

Certes, la marche ne bénéficie guère de


valorisation pour les jeunes générations,
avec son éloge de la lenteur, du silence, de
la contemplation, etc. En revanche, elle
a l’attrait d’une tâche impossible. Le défi
devient acceptable quand le jeune apprend
qu’une poignée d’autres ont réussi.
Une telle entreprise est aussi une
aventure, un accomplissement physique,
un dépaysement susceptible de l’attirer.
S’il l’accepte, il relance le temps vers l’inat-
tendu et redevient apte à se projeter dans
la durée pour réfléchir à une formation
ou chercher un emploi. Il commence un
travail intérieur sur la personne qu’il sera
peut-être au terme de l’épreuve.
La marche est une rupture de la sédenta-
rité qui imprègne ces jeunes pour remettre
leur corps en mouvement, les amener
de nouveau à la sensorialité heureuse
du monde, aux émotions, à l’effort. Elle
favorise l’esprit d’indépendance, la prise
d’initiative, la curiosité, la confiance en
l’autre, la solidarité, l’estime de soi.
Elle vient mettre un terme aux échecs
qui émaillent leur existence. L’un d’eux

68
La marche est souvent guérison

dit combien il est revenu différent du


voyage  : «  Quand je suis parti, j’étais un
blaireau. Depuis que je suis revenu, je suis
un héros. » Un tel périple n’est pas donné
à tout le monde, il marque une existence
tout entière. Simultanément, le jeune vit
une expérience de retrouvailles avec le lien
social.
Se défaire de soi, des images qui collent
à la peau, est pour lui une chance, la décou-
verte qu’un autre monde est possible et
qu’il n’est nullement voué à la fatalité. Sur
les routes, face à des interlocuteurs qui lui
font confiance d’emblée, ignorent les éti-
quettes qui induisent ses comportements,
il a la possibilité de se remettre au monde,
de faire table rase des entraves renvoyées
en permanence par le regard des autres qui
lui faisait une réputation.
La marche est souvent guérison, sa
puissance réorganisatrice n’a pas d’âge.
Elle procure la distance physique et
morale propice au retour sur soi, la dispo-
nibilité aux événements, le changement de
milieu et d’interlocuteurs, et donc l’éloi-
gnement des routines personnelles, et elle

69
David Le Breton

ouvre à un emploi du temps inédit, à des


rencontres, selon la volonté de chance du
marcheur…
Détour nécessaire pour se rassembler,
elle  apaise les tensions, elle est propice à
prendre enfin une décision qui se dérobait
et à retrouver le  goût de vivre, la saveur
du monde.
On connaît le succès des chemins de
Compostelle, bien loin pourtant des réfé-
rences directement religieuses. Source
de sacré, de ressourcement, la marche
réenchante le monde. En découvrant l’en-
vironnement à pas et à hauteur d’homme,
elle est aussi une manière de retrouver son
centre de gravité. Exercice à plein temps
de la curiosité, elle implique un état d’es-
prit, une humilité heureuse. Elle rétablit
une  échelle de valeurs que nos routines
tendent à faire oublier. Le marcheur est nu
dans son environnement, contrairement à
l’automobiliste : il se sent davantage res-
ponsable de ses actes et oublie difficilement
son humanité élémentaire.
La marche s’inscrit dans un espace
imprégné d’histoire, de social et de culturel,

70
La marche est souvent guérison

mais elle est surtout tellurique. Elle solli-


cite en l’homme le sentiment du sacré.
Émerveillement de sentir l’odeur des pins
sous le soleil, de voir la ligne sinueuse
d’un ruisseau à travers champs, un étang
avec son eau limpide au milieu de la forêt,
un renard traverser le sentier ou un grand
oiseau peupler le ciel de l’énigme de son
passage.
Pour la plupart, elle est la confirmation
de leur goût de vivre, un moment d’inten-
sité d’être. Les lieux possèdent parfois un
don de guérison ou de rétablissement de
soi. La  marche procure un éloignement
des anciennes familiarités, une disponi-
bilité à l’instant, elle plonge dans un état
diffus de méditation, sollicite une pleine
sensorialité.
Si la souffrance a présidé au départ, elle
se dilue au fil des pas. Remise en ordre du
chaos intérieur, la marche n’élimine pas
la source de la tension, mais elle la met à
distance, favorise les solutions. Elle éloigne
d’une histoire trop figée en remettant jus-
tement l’existence en mouvement. Elle est
un remède à la mélancolie et au sentiment

71
David Le Breton

d’être à l’écart du monde, elle est un sas


pour disparaître de soi.
Pour une durée plus ou moins longue,
le marcheur change son existence et son
rapport aux autres et au monde, il est un
inconnu sur la route ou les sentiers. En
congé de son histoire, il laisse derrière
lui son état civil, son histoire, ses soucis,
ses responsabilités sociales, familiales ou
professionnelles, et il s’abandonne aux
sollicitations prodiguées par le chemin.
Cette suspension des contraintes d’iden-
tité, cette échappée belle hors de toute
familiarité rendent propice la métamor-
phose personnelle.
Ni la durée d’une marche ni son cadre
ne sont la condition de sa puissance
de transformation intérieure, elle dépend
surtout de ce que l’individu fait de ce
temps de disponibilité, d’ouverture. Le
monde est dans les yeux de celui qui le
regarde. Le maître et le moine cheminent
dans la montagne et le maître demande :
« Sens-tu l’odeur du laurier ? » « Oui », dit
le moine. « Dans ce cas, je n’ai plus rien à
t’apprendre », dit le maître.

72
La marche est souvent guérison

Baigné de l’hospitalité qui semble porter


ses pas, le marcheur éprouve une recon-
naissance infinie, il se sent à sa juste place à
l’intérieur d’un monde dont il sent combien
il le dépasse mais l’accueille. Sentiment
plein d’exister rehaussé par l’autorité qui se
dégage des lieux. Vivre possède enfin une
évidence lumineuse.
Des malades touchés par le cancer ou
d’autres affections graves effectuent des
marches en solitaire ou en groupe dans
une sorte de prière aux éléments pour
leur guérison. La douleur du deuil, de la
séparation perd son acuité sous l’immen-
sité du ciel ou du paysage. En apprenant
la mort de Fernando Pessoa, Miguel
Torga ferme son cabinet de médecin et
s’enfonce dans les montagnes. « Avec les
sapins et les rochers, je suis allé pleurer
la mort du plus grand de nos poètes
d’aujourd’hui. »
Au fil de la progression, même si quelque
chose s’est arrêté, le monde se remet en
marche. Le mouvement inlassable des pas
traduit l’impossibilité de rester en place,
écrasé par la peine, arraché à soi-même.

73
David Le Breton

L’intériorité, la lenteur, la suspension du


monde environnant, sont propices à ce
cheminement, à ces remémorations.
Après la mort d’un ami, Charles Péguy
marche à travers la Beauce, noyé «  dans
l’océan de notre immense peine  ». Sa
marche est une prière qui le mène à la
cathédrale de Chartres. Bien des dépres-
sions ou des amertumes se dissolvent sur
les routes. Marcher, c’est retrouver son
chemin.
Comme tout homme, le marcheur
ne se suffit pas à lui-même, il cherche
sur les sentiers ce qui lui manque. Nous
avons toujours le sentiment qu’au bout
du chemin quelque chose nous attend,
et qui n’était destiné qu’à nous. Une
révélation est non loin de là, à quelques
heures de marche, au-delà des collines ou
de la forêt, un secret est dans l’imminence
de venir au jour.
Certaines routes laissent dans la
mémoire une incise lumineuse. Tout che-
min est d’abord enfoui en soi avant de se
décliner sous les pas, il mène à soi avant
de mener à une destination particulière.

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La marche est souvent guérison

Et parfois, il ouvre enfin la porte étroite qui


aboutit à la transformation heureuse de soi.
Le monde est immense au-delà des murs
de nos habitations, et il n’attend que nous.

Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg,


David Le Breton est l’auteur de Marcher. Éloge des
chemins et de la lenteur (Paris, Métailié, 2012),
Éloge de la marche (Paris, Métailié, 2000) ou
Disparaître de soi. Une tentation contemporaine
(Paris, Métailié, 2015).
En marchant, on se découvre courageux
Sarah Marquis

Dans Instincts [Michel Lafon, 2016],


vous racontez votre dernière aventure, seule
à pied pendant trois mois dans l’Ouest
australien. En 2013, votre épopée de trois
ans débutée en Sibérie s’achevait aussi en
Australie. Quel lien entretenez-vous avec
l’île-continent ?

C’est ma terre d’adoption ! J’ai décou-


vert ce pays il y a vingt ans. En 2002-2003,
j’y ai parcouru quatorze mille kilomètres
en dix-sept mois. La grandeur du bush,
les sons, les odeurs d’eucalyptus, les per-
roquets… Ici,  tout me parle. Quand je
touche cette terre, je me sens à la maison.
Beaucoup plus qu’entre les sapins suisses !
C’est aussi en Australie que j’ai rencontré

77
Sarah Marquis

un chien, D’Joe, auquel je me suis terrible-


ment attachée, qui m’a suivie ensuite dans
toutes mes expéditions.

Pourquoi avoir choisi un mode de marche


si extrême ?

Par curiosité. La marche se vit pour moi


en mode aventure. Je suis persuadée que
l’homme a des capacités mille fois supé-
rieures à celles qu’il utilise. En matière de
force physique comme mentale. Ce n’est
pas quelque chose qu’on enseigne, on nous
inculque même l’inverse. Pour moi, l’esprit
et le corps n’ont pas de limites. Il n’y a
aucune barrière, je l’expérimente chaque
jour en marchant. On développe une autre
conscience, et on franchit des niveaux, un
peu comme dans un jeu vidéo.

Le corps n’a pas de limites, mais il souffre,


en marchant…

La souffrance, c’est d’abord une peur.


La peur d’avoir mal. Puis on se rend
compte que lorsque la douleur arrive, le

78
En marchant, on se découvre courageux

corps comme l’esprit savent la gérer. Notre


société nous fait vivre dans une bulle,
veut nous préserver de tout, «  assurer  »
notre corps pour qu’il ne lui arrive rien.
Le courage n’est pas une valeur reconnue,
c’est dommage. En marchant, on apprend
à accepter la douleur, on se découvre
courageux.

La douleur fait-elle partie du voyage en


permanence ?

Chaque début d’expédition est une réelle


souffrance. Pendant plusieurs jours, voire
plusieurs semaines, tout n’est que douleur
et sueur. Puis un jour, je me réveille, et je ne
sens plus mon corps. Ce phénomène arrive
à chacune de mes marches. C’est comme
si je ne m’appartenais plus, que je faisais
partie d’un « tout ». Comme si mon corps
devenait aussi léger que le sable, le vent…
Tous les marcheurs vivent cette expérience.
Évidemment, dès que l’on est conscient de
cet état, l’effet prend fin. Comme si le corps
se mettait en mode instinctif.

79
Sarah Marquis

Dans cet état quasi animal, quel lien


développez-vous avec votre environnement ?

Communiquer avec la nature, c’est


surtout ce qui me permet de rester en vie !
Je pars du principe que rien n’y est hostile,
ni les animaux ni les éléments, et qu’il
y a forcément un moyen d’entrer en
lien avec elle. Le problème, c’est qu’ici,
dans nos vies urbaines, notre disque dur
est surchargé d’informations. Pour me
reconnecter à la nature, je dois passer par
des séances de «  nettoyage  ». Il me faut
du temps, à chaque fois, pour retrouver le
lien. Un état auquel j’arrive uniquement
grâce à la marche.

Vous dites percevoir et recevoir l’énergie de


la nature…

C’est certes difficilement mesurable


scientifiquement, quasi mystique, je vous
l’accorde, mais l’homme a la capacité de se
recharger en énergie auprès de la nature,
comme on branche son smartphone à une
prise électrique. Au Japon, on organise

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En marchant, on se découvre courageux

bien des marches au cœur des forêts de


bambous pour se régénérer.
Si mes expéditions n’avaient qu’un but,
ce serait celui-ci : montrer que le lien avec la
nature est le seul moyen pour l’être humain
de sauver sa peau. J’ai passé la moitié de
ma vie à traverser les forêts, les déserts, les
steppes, et j’ai développé cette capacité à
m’y ressourcer au bout d’une vingtaine de
minutes de marche. Après tout, il s’agit sim-
plement de retrouver la condition originelle
de l’être humain  : mettre un pied devant
l’autre, au cœur de l’immensité de la nature.

La lenteur fait-elle partie de ce processus ?

Oui, car la vitesse naturelle de l’homme,


c’est la marche. Celle par laquelle il s’épa-
nouit. Notre système sensoriel, olfactif,
tactile, est conçu pour être optimal de trois
à six  kilomètres par heure. Lorsqu’on se
laisse porter par une voiture, un métro,
on passe à côté des choses. Car il y a un
décalage entre notre enveloppe et la vitesse
à laquelle on vit. Alors oui, évidemment,
ralentir est nécessaire.

81
Sarah Marquis

La marche permet-elle aussi un chemine-


ment intérieur ?

Bien sûr. La magie de la marche, c’est


la corrélation de deux choses : une nature
parfois hostile, qu’il faut apprivoiser et
qui permet de se découvrir de l’intérieur.
L’individu ne se connaît pas. Il n’existe que
dans un conditionnement socioculturel,
par rapport au groupe. En marchant, on
apprend beaucoup sur soi, on touche à son
unicité. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai
choisi de marcher en solitaire ; il faut être
seule pour atteindre cette forme d’harmonie.

Vos expéditions n’ont donc pas pour objectif


d’aller à la rencontre de l’autre ?

Non, j’aime être seule. Les rencontres,


je les subis plutôt que je ne les cherche.
Ce qui n’empêche pas les belles surprises.
Comme cette femme qui vivait isolée au
milieu d’une forêt américaine, ce cavalier
mongol qui m’a sauvée d’une meute de
chiens prêts à me dévorer. Ce sont des
moments de grande simplicité.

82
En marchant, on se découvre courageux

Dans Sauvage par nature, votre ren-


contre avec un nomade en Mongolie est un
moment étrange et intense.

Quand on rencontre un autre être


humain après avoir marché seule dans des
grands espaces, au milieu de nulle part,
c’est comme tomber sur un extraterrestre.
On ne parle pas la même langue, on sort
du mode de communication classique. On
utilise la perception, les sens, le regard…
Je me souviens en effet de cet homme croisé
en Mongolie, que j’ai vu arriver sur son
cheval, dans un beau manteau traditionnel
vert. Je cherchais une source. Il m’a dessiné
une carte au sol, dans la poussière. Notre
échange a été très «  animal  », sommaire,
mais c’était une belle rencontre. Nous nous
sommes compris… et j’ai trouvé l’eau !

Être une femme seule complique-t-il vos


expéditions ?

Pas simple d’être une femme aventurière.


Mais je pars toujours sans appréhension.
Si  j’ai su survivre face aux crocodiles et

83
Sarah Marquis

aux grizzlis, je saurai le faire face à quelques


hommes malintentionnés. C’est un état
d’esprit  : je ne me présente pas comme
une «  proie  », je me sens plutôt tigresse.
L’attitude corporelle joue beaucoup. Le
regard, la voix, les pieds bien ancrés dans
le sol, la position des mains, la distance
que l’on met avec l’autre. Il faut être une
« tueuse », et, comme un animal, défendre
son territoire. Là encore, c’est très instinctif.
Il m’est tout de même arrivé d’avoir très
peur  ; au Laos, dans la jungle, je me suis
fait attaquer par des trafiquants de drogue
armés de mitraillettes. J’ai fini par m’en
sortir, mais ce jour-là, je me suis dit que la
fin était venue. D’ailleurs, je n’ai pas peur
de la mort, c’est une réalité très claire dans
ma tête. Elle fait partie de mon quotidien.

Avez-vous déjà eu peur de mourir de


faim ?

Avec le temps, j’ai cru que la faim m’était


familière. Puis il y a eu cette dernière
expédition en Australie, pendant laquelle
j’ai ressenti la faim comme jamais, pendant

84
En marchant, on se découvre courageux

trois mois. La faim est comme un monstre


à l’intérieur de soi qui ne vous laisse ni
dormir ni penser. Mais le corps réagit de
manière étrange. Au bout de douze jours,
sans aucun apport de sucre, le cerveau passe
dans un état d’hypersensibilité. J’avais alors
une force incroyable, douze heures par
jour. Puis, au bout du vingt-troisième jour,
tout a lâché. L’énergie s’était enfuie. Pour
oublier la sensation de faim, je m’astreins
à une heure d’écriture quotidienne. Dans
une sorte de journal de bord, je note tout,
le lieu, la date, mes impressions brutes,
mes sensations.

Avez-vous d’autres habitudes pour rythmer


vos journées ?

J’ai mis en place un petit rituel autour


du thé. Quand je sens la fatigue, ou que
l’environnement est hostile, j’arrête tout.
Et je me concentre sur des gestes fami-
liers : sortir le réchaud, mettre de l’eau à
bouillir… Une manière de s’extirper de la
réalité.

85
Sarah Marquis

Comment se passe le retour, après s’être


quasiment coupée du monde pendant des mois,
voire des années ?

Rentrer est difficile. Je vis pourtant


dans un petit village suisse, près d’un
lac  ; une petite bulle où il n’y a aucun
bruit, où je n’écoute jamais de musique.
Mais après avoir vécu en telle harmonie
avec la nature, le choc est grand. Je ne
supporte plus d’être dans un espace clos,
je suis incapable d’être au milieu d’une
foule, dans le métro, dans un concert.
J’ai le sentiment de devoir remettre ma
carapace. Alors que quand je marche, je
suis nue, sans protection.

Propos recueillis par


Yoanna Sultan-R’bibo

Après quoi marche-t-elle  ? Vingt-trois ans que


Sarah Marquis parcourt le monde à pied, en soli-
taire. En 2014, cette Suissesse de quarante-cinq ans
était nommée «  aventurier de l’année  » par le
magazine National Geographic. Un titre mérité,
au vu des défis toujours plus intenses que se lance
la jeune femme. Après une expédition dans la

86
En marchant, on se découvre courageux

cordillère des Andes en  2006, Sarah Marquis a


marché pendant trois ans, de la Sibérie à l’Australie.
Mille jours, mille nuits, vingt mille kilomètres et un
livre, Sauvage par nature (Lafon, 2014, rééd. Pocket,
2015). En 2016, cette marcheuse de l’extrême par-
tait à l’assaut de la côte ouest australienne, sauvage
et peu explorée. Trois mois en tête-à-tête avec la
nature, en mode survie, s’inspirant des techniques
ancestrales des Aborigènes pour se nourrir.
Prendre son temps,
une subversion du quotidien
David Le Breton

Longtemps la marche était le seul


moyen de locomotion. Les chemins étaient
emplis d’itinérants.
Au temps des compagnons, les appren-
tis marchaient dans toute la France pour
affiner leur formation. Dans les Cévennes,
Stevenson rencontre des bergers, des
paysans, des colporteurs, des vagabonds.
Le paysan marche avec des sabots qui
alourdissent ses pas, il chemine près de
l’animal bâté, accompagne son troupeau, va
chercher l’eau avec un broc. Les routes sont
emplies de saisonniers, de rempailleurs, de
rétameurs, d’acheteurs de peaux de lapin,
de ramoneurs, de chiffonniers allant à pied
de hameau en village.

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David Le Breton

L’itinérance est cependant suspecte, ces


marcheurs sont des inconnus, des hommes
surtout, et ils sont l’objet de la vigilance
des populations ou des gendarmes. Mais
ils se font de plus en plus rares au fil des
siècles.
Voyager à pied est devenu improbable
dans les années 1950-1960, quand les voi-
tures ou les mobylettes se banalisent. Les
itinérants circulent désormais en voiture.
En 1971, quand l’écrivain Jacques
Lacarrière entame son chemin de
Saverne jusqu’à Leucate, des Vosges à la
Méditerranée, il dit combien il est souvent
seul sur les routes ou les sentiers. S’il
rencontre au fil de la route énormément
de solidarité et d’amitié, il sent parfois
l’hostilité, la méfiance à l’égard de ce
chemineau, cet homme sans feu ni lieu,
seulement de passage.
Il s’étonne de la solitude des forêts où
il ne croise jamais de promeneurs, même en
plein mois d’août, pas même de chercheurs
de champignons. Un jour où il demande
son chemin à un paysan, l’homme lui
répond que nul ne va jamais là-bas, et

90
Prendre son temps, une subversion…

il s’inquiète de ce qui risque de se passer s’il


se casse une jambe ! Au début des années
quatre-vingt-dix, quand Louis Moutinot
marche sur mille cinq cents kilomètres en
reliant Golfe-Juan à Ploudalmézeau, il ne
croise aucun autre marcheur.
Aujourd’hui, des dizaines de millions
de marcheurs parcourent les sentiers en
Europe pour quelques heures ou quelques
jours, parfois davantage. Anachronique
dans le monde contemporain privilégiant la
vitesse, l’utilité, le rendement, l’efficacité, la
marche est un acte de résistance célébrant
la lenteur, la disponibilité, la conversation,
le silence, la curiosité, l’amitié, l’inutile,
autant de valeurs résolument opposées aux
sensibilités néolibérales qui conditionnent
désormais nos vies.
Prendre son temps est une subversion
du quotidien, de même la longue plongée
dans une intériorité qui paraît un abime
pour nombre de contemporains n’habitant
plus que la surface d’eux-mêmes et en fai-
sant leur seule profondeur. Le recours à la
forêt, à la montagne, aux sentiers, est une
échappée belle pour reprendre son souffle,

91
David Le Breton

affûter ses sens, renouveler sa curiosité, et


connaître des moments d’exception bien
éloignés des routines du quotidien.
Détour pour se rassembler soi, marcher,
c’est avoir les pieds sur terre au sens phy-
sique et moral du terme, c’est-à-dire être
de plein pied dans son existence. Et non
à côté de ses pompes, pour reprendre une
formule bien connue. Le chemin parcouru,
même pour quelques heures, rétablit un
centre de gravité. Si l’on se donne aux
lieux, ils se donnent également, et avec
prodigalité.
Bien entendu, le marcheur ne voit que
ce qui était déjà en lui, mais il lui fallait
ces conditions de disponibilité pour ouvrir
les yeux et accéder à d’autres couches du
réel. Sans réceptivité intérieure, sans une
transparence à l’espace et au génie des
lieux, rien ne se fait, le marcheur passe son
chemin en laissant derrière lui une chance
qu’il n’a pas su saisir.
Un marcheur est un homme ou une
femme qui se sent passionnément vivant et
n’oublie jamais que la condition humaine
est d’abord une condition corporelle, et que

92
Prendre son temps, une subversion…

la jouissance du monde est toujours celle


de la chair, et d’une possibilité de se mou-
voir, de s’extraire de ses routines. Sentir
le travail des muscles, c’est aussi songer
au plaisir du repos bientôt, à l’appétit qui
grandit à l’approche de la ferme-auberge
ou de la halte au bord du chemin.
Cette fatigue n’est pas imposée par les
circonstances, elle est voulue par le mar-
cheur, elle fait partie du jeu. Le marcheur
est son propre maître d’œuvre, il recourt
seulement à son corps et à ses ressources
physiques pour progresser, sans autre éner-
gie que son désir et sa volonté de mener
un parcours à son terme. La satisfaction est
d’autant plus grande de ne devoir qu’à soi.
Libéré des contraintes d’identité, hors de
sa trame familière, il n’est plus nécessaire de
soutenir le poids de son visage, de son nom,
de sa personne, de son statut social… Il se
défait du fardeau parfois d’être soi, relâche
les pressions qui pèsent sur ses épaules, les
tensions liées à ses responsabilités sociales
et individuelles. Il  tombe les éventuels
masques, car personne n’attend de lui qu’il
joue un personnage sur les sentiers.

93
David Le Breton

Il est sans engagement autre que l’ins-


tant qui vient et dont il décide de la nature.
Pendant des heures, des jours ou des
semaines, il est hors du temps et disponible
à toutes les rencontres. Expérience provi-
soire de mise en apesanteur des exigences
de la vie collective, marcher revient à se
mettre en congé de son histoire et à habiter
l’instant sans voir le monde au-delà de
l’heure qui vient.
Comme tout homme, le marcheur ne
se suffit pas à lui-même, il cherche sur les
sentiers ce qui lui manque, mais ce qui lui
manque est ce qui fait sa ferveur. Il espère
à chaque instant trouver ce qui alimente
sa quête.
Un marcheur est un homme ou une
femme appartenant au monde. Rien de
ce qui est humain ne lui est étranger. Ses
appartenances sont multiples, elles sont
faites d’innombrables paysages, de lieux,
de villes, de quartiers qu’aucune frontière
ne saurait enfermer.
Table des matières

Introduction
Nicolas Truong.............................. 7
La marche est une critique
en mouvement
Sylvain Tesson................................ 11
La marche et la course sont porteuses
de valeurs différente
Martine Segalen ............................. 23
Marcher, c’est faire preuve de dignité
Frédéric Gros .................................. 35
La marche est un authentique exercice
spirituel, Frédéric Gros ................... 47
La muse pédestre des écrivains
Antoine de Baecque ......................... 55
La marche est souvent guérison
David Le Breton ............................ 65

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En marchant, on se découvre courageux
Sarah Marquis ............................... 77
Prendre son temps, une subversion
du quotidien
David Le Breton ............................ 89

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Chez le même éditeur
(extrait)

Xavier Crettiez, Bilel Ainine, « Soldats de Dieu ».


Paroles de djihadistes incarcérés
Jean Claude Ameisen, avec Nicolas Truong,
Les chants mêlés de la Terre et de l’Humanité.
Illustrations de Pascal Lemaître
Alain Badiou, D’un désastre obscur. Droit, État,
politique
Tahar Ben Jelloun, Un pays sur les nerfs
Laurent Berger, avec Denis Lafay, Au boulot !
Laurent Bibard, Terrorisme et féminisme
Jean Blaise, Jean Viard, avec Stéphane Paoli,
Remettre le poireau à l’endroit
Richard Bouigue, Pierre Rondeau, Le foot va-t-il
exploser ?
Christian Bromberger, La Méditerranée entre
amour et haine
Isabelle Cassiers, Kevin Maréchal, Dominique
Méda (dir.), Vers une société post-croissance
Laurent Chamontin, L’empire sans limites. Pouvoir
et société dans le monde russe
Bernard Chevassus-au-Louis, Biodiversité : voir
la vie autrement

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mai 2022 à E16-00971794-Pazun-BArbarz
Pierre Clastres, Archéologie de la violence. La guerre
dans les sociétés primitives
Daniel Cohn-Bendit, avec Jean Viard et Stéphane
Paoli, Forget 68
Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France
Boris Cyrulnik, La petite sirène de Copenhague
Boris Cyrulnik, Edgar Morin, Dialogue sur la
nature humaine (existe en version illustrée par
Pascal Lemaître)
Boris Cyrulnik, Boualem Sansal, avec José
Lenzini, L’impossible paix en Méditerranée
Boris Cyrulnik, Tzvetan Todorov, avec Nicolas
Truong, La tentation du Bien est beaucoup plus
dangereuse que celle du Mal
Caroline Dayer, Sous les pavés, le genre
Caroline Dayer, Le pouvoir de l’injure
Jean-Baptiste Decherf, Le grand homme et son
pouvoir
Antoine Delestre, Clara Lévy, L’esprit du totalitarisme
Yassine Essid, La face cachée de l’islamisation
Bruno Étienne, Une grenade entrouverte
Thomas Flichy de La Neuville, Olivier Hanne,
L’endettement ou le crépuscule des peuples
François Flohic, 68, côté de Gaulle
Jérôme Fourquet, Accueil ou submersion ? Regards
européens sur la crise des migrants
Jérôme Fourquet, La nouvelle question corse.
Nationalisme, clanisme, immigration
Hervé Glevarec, La culture à l’ère de la diversité.
Essai critique, trente ans après La Distinction
Robert Giraud, Cent années de Russie : de la
Révolution à nos jours
Martin Gray, avec Mélanie Loisel, Ma vie en
partage

98
Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre
monde de possibles
Salah Guemriche, Israël et son prochain
Claude Hagège, Parler, c’est tricoter
Malika Hamidi, Un féminisme musulman, et pour-
quoi pas ?
Françoise Héritier, avec Caroline Broué,
L’identique et le différent
Stéphane Hessel, avec Gilles Vanderpooten,
Engagez-vous !
Stéphane Hessel, avec Edgar Morin et Nicolas
Truong, Ma philosophie
François Hollande, Edgar Morin, avec Nicolas
Truong, Dialogue sur la politique, la gauche et
la crise
Nancy Huston, Naissance d’une jungle
François Jost, Pour une éthique des médias
Étienne Klein, avec Denis Lafay, Sauvons le
progrès
Denis Lafay (dir.), Une époque formidable
Denis Lafay (dir.), Pour une véritable communauté
humaine
Hervé Le Bras, Le sol et le sang
Philippe Lemoine, Une révolution sans les
Français ?
Soazig Le Nevé, Bernard Toulemonde, Et si on
tuait le mammouth ?
Mélanie Loisel, Ils ont vécu le siècle
Béatrice Mabilon-Bonfils, Geneviève Zoïa,
La laïcité au risque de l’Autre
Virginie Martin, Ce monde qui nous échappe
Dominique Méda, Travail : la révolution nécessaire
Yves Michaud, avec Denis Lafay, Aux armes,
citoyens !

99
Danielle Mitterrand, avec Gilles Vanderpooten,
Ce que je n’accepte pas
Edgar Morin, Où est passé le peuple de gauche ?
Edgar Morin, avec Denis Lafay, Le temps est
venu de changer de civilisation. Illustrations de
Pascal Lemaître
Edgar Morin, L’esprit du temps
Pascal Noblet, Pourquoi les SDF restent dans la rue
Michel Onfray, La parole au peuple
Yves Paccalet, avec Gilles Vanderpooten,
Partageons ! L’utopie ou la guerre
Serge Paugam, Vivre ensemble dans un monde
incertain
Sandrine Prévot, Inde. Comprendre la culture des castes
Pierre Rabhi, La part du colibri (existe en version
illustrée par Pascal Lemaître)
Dominique de Rambures, Chine : le grand écart.
Modèle de développement chinois
Hubert Ripoll, Mémoire de « là-bas ». Une psycha-
nalyse de l’exil
Olivier Roy, avec Nicolas Truong, La peur de l’islam
Marlène Schiappa, Le deuxième sexe de la
démocratie
Marlène Schiappa, avec Jérémie Peltier, Laïcité,
point !
Marlène Schiappa, La culture du viol
Céline Schoen, Parents de djihadiste
Youssef Seddik, Le grand malentendu. L’Occident
face au Coran
Youssef Seddik, Nous n’avons jamais lu le Coran
Youssef Seddik, avec Gilles Vanderpooten,
Tunisie. La révolution inachevée
Ioulia Shukan, Génération Maïdan. Vivre la crise
ukrainienne

100
Benjamin Stora, avec Thierry Leclère, La guerre
des mémoires. La France face à son passé colonial,
suivi de Algérie 1954
Philippe Subra, Zones À Défendre
Pierre-Henri Tavoillot, Faire ou ne pas faire son
âge
Alain Touraine, avec Denis Lafay, Macron par
Touraine
Nicolas Truong (dir.), Résistances intellectuelles
Nicolas Truong (dir.), Le crépuscule des intellectuels
français
Pierre Veltz, Paris, France, monde
Jean Viard, Une société si vivante
Jean Viard, Chronique française. De Mitterrand
à Macron
Jean Viard, avec José Lenzini, Quand la Méditerranée
nous submerge
Patrick Weil, Être français (existe en version
illustrée par Pascal Lemaître)
Mathieu Zagrodzki, Que fait la police ? Le rôle du
policier dans la société
Jean Ziegler, avec Denis Lafay, Les murs les plus
puissants tombent par leurs fissures
Pour limiter l’empreinte environnementale
de leurs livres, les éditions de l’Aube
font le choix de papiers issus de forêts
durablement gérées et de sources contrôlées.

Ce fichier a été généré


par le service fabrication des éditions de l’Aube.
Pour toute remarque ou suggestion,
n’hésitez pas à nous écrire à l’adresse
num@editionsdelaube.com

a été achevé d’imprimer en mai 2018


pour le compte des éditions de l’Aube
rue Amédée-Giniès, F-84240 La Tour d’Aigues

Dépôt légal : juin 2018


pour la version papier et la version numérique

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