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Titre original : The Art of Game Design


Publié par Pearson Education France
47 bis, rue des Vinaigriers
Traduction : Antony Champane, avec la
75010 PARIS
contribution technique de Mathieu Anthoine et
Tél. : 01 72 74 90 00
Olivier Lejade
www.pearson.fr
ISBN original : 978-0-12-369496-6
Mise en pages : TyPAO
Copyright © 2009 by Morgan Kaufmann
Publishers
ISBN : 978-2-7440-2431-3
Tous droits réservés
ISBN numérique : 978-2-7440-5529-4
Copyright © 2010 Pearson Education
Published by Morgan Kaufmann Publishers
France
30 Corporate Drive, Suite 400,
Tous droits réservés
Burlington, MA 01803, USA

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Table des matières
Table des objectifs

À propos de l’auteur

À propos de la traduction

Préface à l’édition française

Design, designer, game designer ?

Bonjour !

1 À l’origine du jeu, il y a le game designer

Formule magique

Quelles sont les compétences dont un game designer a besoin ?

La plus importante des compétences

Les cinq sortes d’écoutes

Le secret du game designer talentueux

2 Le game designer crée une expérience

Le jeu n’est pas l’expérience

Est-ce inhérent aux jeux ?

Trois approches pratiques pour réussir l’impossible

La psychologie

L’anthropologie

La création

Introspection : possibilités, dangers et pratique

Danger #1 : L’introspection peut mener à des fausses conclusions à propos de la réalité

Danger #2 : Ce qui est vrai pour moi ne l’est pas forcément pour les autres

Passez vos sentiments à la loupe

Battre Heisenberg
Analysez vos souvenirs

Faites deux passages

Jetez des coups d’œil

Observez silencieusement

L’expérience essentielle

La seule vérité est dans ce que vous ressentez

3 L’expérience découle du jeu

Une critique des définitions

Alors, qu’est-ce qu’un jeu ?

Non, sérieusement, qu’est-ce qu’un jeu ?

Cours élémentaire de résolution de problèmes

Les fruits de nos labeurs

4 Le jeu est composé d’ éléments

Les quatre éléments de base

De la peau et un squelette

5 Les éléments soutiennent un thème

De simples jeux

Les thèmes fédérateurs

Résonance

Retour à la réalité

6 Le jeu commence par une idée

Inspiration

Faire état du problème

Comment dormir ?

Votre partenaire silencieux


Conseil sur le subconscient #1 : Prêtez attention

Conseil sur le subconscient #2 : Enregistrez vos idées

Conseil sur le subconscient #3 : Gérez ses appétits (judicieusement)

Conseil sur le subconscient #4 : Dormez

Conseil sur le subconscient #5 : Ne le forcez pas

Une relation personnelle

Quinze conseils essentiels pour le brainstorming

Conseil sur le brainstorming #1 : La réponse écrite

Conseil sur le brainstorming #2 : Plume ou clavier ?

Conseil sur le brainstorming #3 : Dessinez

Conseil sur le brainstorming #4 : Jouets

Conseil sur le brainstorming #5 : Changez votre perspective

Conseil sur le brainstorming #6 : Immergez-vous

Conseil sur le brainstorming #7 : Plaisantez

Conseil sur le brainstorming #8 : Ne regardez pas à la dépense

Conseil sur le brainstorming #9 : Écrivez sur les murs

Conseil sur le brainstorming #10 : L’espace se souvient

Conseil sur le brainstorming #11 : Écrivez tout

Conseil sur le brainstorming #12 : Numérotez vos listes

Conseil sur le brainstorming #13 : Rangez par catégories

Conseil sur le brainstorming #14 : Parlez-vous à vous-même

Conseil sur le brainstorming #15 : Trouvez un partenaire

Regardez toutes ces idées ! Et maintenant ?

7 Le jeu s’améliore par itération

Choisir une idée

Les huit filtres


Filtre #1 : L’impulsion artistique

Filtre #2 : Les données démographiques

Filtre #3 : Conception de l’expérience

Filtre #4 : Innovation

Filtre #5 : Business et marketing

Filtre #6 : Ingénierie

Filtre #7 : Social/Communauté

Filtre #8 : Le test du jeu

La Règle de la Boucle

Une courte histoire de l’ingénierie logicielle

Danger – Cascade – Rester en retrait

Barry Boehm vous aime

Évaluation des risques et prototypage

Exemple : Les prisonniers de Bulleville

Huit conseils pour un prototypage productif

Conseil pour le prototypage #1 : Répondez à une question

Conseil pour le prototypage #2 : Oubliez la qualité

Conseil pour le prototypage #3 : Ne vous attachez pas

Conseil pour le prototypage #4 : Classez vos prototypes par priorité

Conseil pour le prototypage #5 : Parallélisez les prototypes de manière productive

Conseil pour le prototypage #6 : Pas forcément digital

Conseil pour le prototypage #7 : Prenez un moteur de jeu “bouclant” rapidement

Conseil pour le prototypage #8 : Construisez d’abord un jouet

Fermez la boucle

Boucle #1 : “Nouveau jeu de course”


Boucle #2 : Le jeu “Racing Subs”

Boucle #3 : Le jeu “Course de Dinos”

Quand est-ce assez ?

8 Le jeu est fait pour un joueur

Le violon d’Einstein

Projetez-vous

Groupes démographiques

Le médium est-il misogyne ?

Cinq choses que les hommes aiment avoir dans les jeux

Cinq choses que les femmes aiment avoir dans les jeux

Critères psychographiques

La taxinomie des plaisirs ludiques de LeBlanc

La taxinomie des types de joueurs de Bartle

9 L’expérience est dans l’ esprit du joueur

La modélisation

La focalisation

L’empathie

L’imagination

La motivation

Le jugement

10 Certains éléments sont les mécaniques du jeu

Mécanique #1 : L’espace

Espaces imbriqués

Dimensions nulles

Mécanique #2 : Objets, attributs et états

Secrets
Mécanique #3 : Les actions

Mécanique #4 : Les règles

L’analyse des règles de Parlett

Les modes

L’arbitre

La règle la plus importante

Emballer les règles

Mécanique #5 : La compétence

Compétences réelles vs virtuelles

L’énumération des compétences

Mécanique #6 : La chance

L’invention des probabilités

Les dix règles de probabilité que chaque game designer devrait connaître

Valeur attendue

Considérez attentivement les valeurs

L’élément humain

Compétences et chances entremêlées

11 Les mécaniques du jeu doivent être équilibrées

Les douze types les plus communs d’équilibrage d’un jeu

Type d’équilibrage #1 : L’équité

Type d’équilibrage #2 : Challenge vs Succès

Type d’équilibrage #3 : Les choix significatifs

Type d’équilibrage #4 : Compétence vs Chance

Type d’équilibrage #5 : Tête vs Mains

Type d’équilibrage #6 : Compétition vs Coopération


Type d’équilibrage #7 : Court vs Long

Type d’équilibrage #8 : Récompenses

Type d’équilibrage #9 : Punitions

Type d’équilibrage #10 : Liberté vs Expérience contrôlée

Type d’équilibrage #11 : Simple vs Complexe

Type d’équilibrage #12 : Détail vs Imagination

Méthodologies d’équilibrage d’un jeu

Équilibrer l’économie du jeu

Équilibrage dynamique du jeu

Vision globale

12 Les casse-tête reposent sur les mécaniques du jeu

Le casse-tête des casse-tête

Les casse-tête ne sont-ils pas morts ?

Les bons casse-tête

Principe #1 : Rendez le but facile à comprendre

Principe #2 : Rendez-le facile à commencer

Principe #3 : Donnez un sentiment de progression

Principe #4 : Donnez un sentiment de résolubilité

Principe #5 : Augmentez graduellement la difficulté

Principe #6 : Le parallélisme laisse le joueur se reposer

Principe #7 : Une structure pyramidale prolonge l’intérêt

Principe #8 : Les indices alimentent l’intérêt

Principe #9 : Donnez la solution !

Principe #10 : Les changements perceptuels sont une arme à double tranchant

Un dernier mot

13 Les joueurs interagissent avec les jeux par le biais d’une interface
Entre le yin et le yang

Décomposition

La boucle de l’interaction

Les canaux d’information

Étape 1 : Lister et donner des priorités à l’information

Étape 2 : Lister les canaux

Étape 3 : Lier les informations aux canaux

Étape 4 : Vérifier l’utilisation des dimensions

Modes

Autres astuces pour l’interface

Astuce pour la conception d’interface #1 : Volez

Astuce pour la conception d’interface #2 : Personnalisez

Astuce pour la conception d’interface #3 : Thématisez votre interface

Astuce pour la conception d’interface #4 : Liez des sons au toucher

Astuce pour la conception d’interface #5 : Équilibrez les options et la simplicité avec des
couches

Astuce pour la conception d’interface #6 : Utilisez des métaphores

Astuce pour la conception d’interface #7 : Testez, testez, testez !

Astuce pour la conception d’interface #8 : Cassez les règles pour venir en aide à votre joueur

14 Les expériences peuvent être évaluées par leurs courbes d’intérêt

Mon premier objectif

Les courbes d’intérêt

Des modèles dans des modèles

Qu’est-ce qui engendre de l’intérêt ?

Facteur #1 : L’intérêt inhérent

Facteur #2 : La poésie de la présentation


Facteur #3 : La projection

Exemples de facteurs d’intérêt

En combinant l’ensemble

15 L’histoire est une forme d’expérience

La dualité histoire/jeu

Le mythe de la distraction passive

Le rêve

La réalité

Méthode de terrain #1 : Le collier de perles

Méthode de terrain #2 : La machine à histoires

Les problèmes du rêve

Problème #1 : Les bonnes histoires ont une unité

Problème #2 : L’explosion combinatoire

Problème #3 : La déception des fins multiples

Problème #4 : Pas assez de verbes

Problème #5 : Le voyage dans le temps rend la tragédie obsolète

Le rêve revisité

Astuces de narration pour les game designers

Astuce de narration #1 : Buts, obstacles et conflits

Astuce de narration #2 : Apportez de la simplicité et de la transcendance

Astuce de narration #3 : Pensez au voyage du héros

Astuce de narration #4 : Mettez votre histoire au travail !

Astuce de narration #5 : Gardez le monde de votre histoire cohérent

Astuce de narration #6 : Rendez le monde de votre histoire accessible

Astuce de narration #7 : Utilisez les clichés judicieusement


Astuce de narration #8 : Une carte est parfois capable d’amener une histoire à la vie

16 L’histoire et les structures du jeu peuvent être habilement combinées par un contrôle
indirect

La sensation de liberté

Méthode de contrôle indirect #1 : Les contraintes

Méthode de contrôle indirect #2 : Les buts

Méthode de contrôle indirect #3 : L’interface

Méthode de contrôle indirect #4 : La conception visuelle

Méthode de contrôle indirect #5 : Les personnages

Méthode de contrôle indirect #6 : La musique

Connivence

17 Les histoires et les jeux se déroulent dans des mondes

Les mondes transmédiatiques

Le pouvoir de Pokémon

Les propriétés des mondes transmédiatiques

Les mondes transmédiatiques sont puissants

Les mondes transmédiatiques vivent longtemps

Les mondes transmédiatiques évoluent avec le temps

Ce que les mondes transmédiatiques à succès ont en commun

18 Les mondes incluent des personnages

La nature des personnages de jeux

Personnages de romans

Personnages de films

Personnages de jeux vidéo

Les avatars

La forme idéale
L’esquisse

Comment créer des personnages de jeux convaincants ?

Conseil sur les personnages #1 : Listez leurs fonctions

Conseil sur les personnages #2 : Définissez et utilisez leurs traits de caractère

Conseil sur les personnages #3 : Utilisez le circumplex interpersonnel

Conseil sur les personnages #4 : Établissez leur réseau

Conseil sur les personnages #5 : Utilisez le statut

Conseil sur les personnages #6 : Utilisez le pouvoir de la voix

Conseil sur les personnages #7 : Utilisez le pouvoir du visage

Conseil sur les personnages #8 : Les histoires fortes les transforment

Conseil sur les personnages #9 : Évitez la vallée de l’étrange

19 Les mondes contiennent des espaces

La raison de l’architecture

Organiser votre espace de jeu

Un mot à propos des points de repère

Christopher Alexander est un génie

Les quinze propriétés des structures vivantes

Architecture réelle vs architecture virtuelle

Prenez conscience de l’échelle

La distorsion de la vue à la troisième personne

Level design

20 L’apparence et le ressenti d’un monde dépendent de son esthétique

Monet refuse l’opération

La valeur de l’esthétique

Apprendre à voir

Comment laisser l’esthétique guider votre design


Quand est-ce assez ?

Utilisez l’audio

Équilibrer l’art et la technologie

21 Certains jeux se jouent avec d’autres joueurs

Nous ne sommes pas seuls

Pourquoi nous jouons avec d’autres

22 Les joueurs forment parfois des communautés

Plus que d’autres joueurs

Dix astuces pour créer des communautés fortes

Astuce pour une communauté forte #1 : Encouragez les amitiés

Astuce pour une communauté forte #2 : Placez le conflit au centre

Astuce pour une communauté forte #3 : Utilisez l’architecture pour donner forme à votre
communauté

Astuce pour une communauté forte #4 : Créez de la propriété collective

Astuce pour une communauté forte #5 : Laissez les joueurs s’exprimer

Astuce pour une communauté forte #6 : Soutenez trois niveaux

Astuce pour une communauté forte #7 : Forcez les joueurs à dépendre les uns des autres

Astuce pour une communauté forte #8 : Gérez votre communauté

Astuce pour une communauté forte #9 : L’obligation envers les autres est puissante

Astuce pour une communauté forte #10 : Créez des événements communautaires

Le défi des brebis galeuses

Le futur des communautés ludiques

23 Le game designer travaille généralement avec une équipe

Le secret d’un travail en équipe fructueux

Si vous ne pouvez pas aimer le jeu, aimez le public

Concevoir ensemble
La communication dans l’équipe

24 L’équipe communique parfois par le biais de documents

Le mythe du document de game design (GDD)

La fonction des documents

La mémorisation

La communication

Les différents types de documents

Conception

Ingénierie

Direction

Rédaction

Joueurs

Alors, où est-ce que je commence ?

25 Les bons jeux se forgent grâce à des séances de tests

Tester le jeu

Mon terrible secret

Première question du test : Pourquoi ?

Deuxième question du test : Qui ?

Troisième question du test : Où ?

Quatrième question du test : Quoi ?

Le premier “Quoi” : Ce que vous recherchez consciemment

Le second “Quoi” : Ce que vous recherchez sans le savoir

Cinquième question du test : Comment ?

Devriez-vous être présent ?

Que leur dire avant ?

Où regardez-vous ?
Quelles autres données devriez-vous collecter durant le jeu ?

Dois-je déranger les joueurs en plein jeu ?

Quelles données vais-je collecter après la session de jeu ?

26 L’équipe construit un jeu grâce à une technologie

La technologie, enfin !

Fondamentale vs décorative

Le premier dessin animé de Mickey

Abalone

Sonic the Hedgehog

Myst

Journey

Les ragdolls (poupées de chiffon)

Le cycle de la mode

Le dilemme de l’innovateur

La singularité

Regardez dans votre boule de cristal

27 Le jeu a généralement un client

L’avis du client a-t-il une importance ?

Supporter les mauvaises suggestions

Non, pas cette pierre

Les trois couches du désir

Firenza, 1498

28 Le game designer fait au client une présentation

Pourquoi moi ?

Une négociation pour le pouvoir


La hiérarchie des idées

Douze astuces pour une présentation réussie

Astuce #1 : Passez la porte

Astuce #2 : Montrez que vous êtes sérieux

Astuce #3 : Soyez organisé

Astuce #4 : Soyez passionné !

Astuce #5 : Mettez-vous à leur place

Astuce #6 : Concevez votre présentation

Astuce #7 : Connaissez tous les détails

Astuce #8 : Respirez la confiance en vous

Astuce #9 : Soyez flexible

Astuce #10 : Répétez

Astuce #11 : Faites-les se l’approprier

Astuce #12 : Restez en contact

29 Le game designer et le client veulent que le jeu réalise un profit

L’amour et l’argent

Connaissez votre modèle économique

Nombre d’unités vendues

Seuil de rentabilité

Soyez au courant des meilleures ventes

Apprenez le langage

30 Les jeux transforment leurs joueurs

Comment les jeux nous changent-ils ?

Les jeux peuvent-ils être bons pour nous ?

L’entretien émotionnel

La connexion sociale
De l’exercice

Une éducation

Les jeux peuvent-ils être néfastes ?

La violence

L’addiction

Des expériences

31 Les game designers ont certaines responsabilités

Le danger de l’obscurité

Être responsable

Votre agenda secret

Le secret caché à la vue de tous

L’anneau

32 Chaque game designer a une motivation

Le thème le plus profond

33 Au revoir

Toutes les bonnes choses. . .

Notes de fin

Bibliographie

Index
Objectif #1 : L’expérience essentielle

Objectif #2 : La surprise

Objectif #3 : L’amusement

Objectif #4 : La curiosité

Objectif #5 : La valeur endogène

Objectif #6 : La résolution de problèmes

Objectif #7 : La tétrade élémentaire

Objectif #8 : La conception holographique

Objectif #9 : L’unification

Objectif #10 : La résonance

Objectif #11 : L’inspiration infinie

Objectif #12 : L’énoncé de problème

Objectif #13 : Les huit filtres

Objectif #14 : L’amortissement du risque

Objectif #15 : Le jouet

Objectif #16 : Le joueur

Objectif #17 : Le plaisir

Objectif #18 : Le flow

Objectif #19 : Les besoins

Objectif #20 : Le jugement

Objectif #21 : L’espace fonctionnel

Objectif #22 : L’état dynamique

Objectif #23 : L’émergence

Objectif #24 : L’action


Objectif #25 : Les objectifs

Objectif #26 : Les règles

Objectif #27 : La compétence

Objectif #28 : La valeur attendue

Objectif #29 : La chance

Objectif #30 : L’équité

Objectif #31 : Le challenge

Objectif #32 : Les choix significatifs

Objectif #33 : La triangularité

Objectif #34 : Compétence vs chance

Objectif #35 : La tête et les mains

Objectif #36 : La compétition

Objectif #37 : La coopération

Objectif #38 : Compétition vs coopération

Objectif #39 : Le temps

Objectif #40 : La récompense

Objectif #41 : La punition

Objectif #42 : La simplicité/complexité

Objectif #43 : L’élégance

Objectif #44 : Le caractère

Objectif #45 : L’imagination

Objectif #46 : L’économie

Objectif #47 : L’équilibre

Objectif #48 : L’accessibilité

Objectif #49 : La progression visible


Objectif #50 : Le parallélisme

Objectif #51 : La pyramide

Objectif #52 : Le casse-tête

Objectif #53 : Le contrôle

Objectif #54 : L’interface physique

Objectif #55 : L’interface virtuelle

Objectif #56 : La transparence

Objectif #57 : Le feedback

Objectif #58 : La jutosité

Objectif #59 : Les canaux et les dimensions

Objectif #60 : Les modes

Objectif #61 : La courbe d’intérêt

Objectif #62 : L’intérêt inhérent

Objectif #63 : La beauté

Objectif #64 : La projection

Objectif #65 : La machine à histoires

Objectif #66 : L’obstacle

Objectif #67 : La simplicité et la transcendance

Objectif #68 : Le voyage du héros

Objectif #69 : La chose la plus bizarre

Objectif #70 : L’histoire

Objectif #71 : La liberté

Objectif #72 : Le contrôle indirect

Objectif #73 : La connivence

Objectif #74 : Le monde

Objectif #75 : L’avatar


Objectif #76 : La fonction des personnages

Objectif #77 : Les traits de caractère

Objectif #78 : Le circumplex interpersonnel

Objectif #79 : Le réseau des personnages

Objectif #80 : Le statut

Objectif #81 : La transformation des personnages

Objectif #82 : La contradiction interne

Objectif #83 : La qualité sans nom

Objectif #84 : L’amitié

Objectif #85 : L’expression

Objectif #86 : La communauté

Objectif #87 : La brebis galeuse

Objectif #88 : L’amour

Objectif #89 : L’équipe

Objectif #90 : La documentation

Objectif #91 : La séance de tests

Objectif #92 : La technologie

Objectif #93 : La boule de cristal

Objectif #94 : Le client

Objectif #95 : La présentation

Objectif #96 : Le profit

Objectif #97 : La transformation

Objectif #98 : La responsabilité

Objectif #99 : Le corbeau

Objectif #100 : L’objectif secret


À propos de l’auteur
Jesse Schell est professeur au Centre des technologies du divertissement (Entertainment Technology
Center – ETC) de l'université de Carnegie Mellon, où il enseigne le game design et dirige plusieurs projets
de recherche. Il est également PDG de Schell Games, le plus grand studio de création de jeux vidéo de
Pittsburgh. Il a été auparavant Directeur de la création pour le Studio de réalité virtuelle de Walt Disney
Imagineering, Président de l'Association internationale des développeurs de jeux (IGDA), et jongleur
professionnel. En 2004, il a été désigné par la revue technologique du MIT comme l'un des 100 plus grands
jeunes innovateurs au monde.
À propos de la traduction
Le traducteur
Antony Champane est passionné de jeux vidéo depuis sa première console Starex 502. Dès son plus
jeune âge, il se destine au beau métier de "créateur de jeux" et produit d'innombrables concepts papiers à
partir de ses idées.

Plus tard, sommé de choisir un "métier plus sérieux", il suit finalement une formation de designer produit à
l'ESAD de Reims, pour travailler ensuite sur des interfaces Homme-Machine chez Philips. Curieux et
touche-à-tout, il devient ensuite technico-commercial dans le secteur évenementiel, fait de l'assurance
qualité logicielle sur des bornes interactives, puis est intégré à un cabinet d'architectes parisien.

Antony est aujourd'hui à son compte en tant que graphiste freelance (www.wonder-studio.com) et
retourne ainsi à l'une de ses autres passions, l'image. Il a toujours gardé à l'esprit ses premières amours
ludiques, et a de nombreux projets dans ce sens.

Les relecteurs techniques


Mathieu Anthoine, développeur et grand spécialiste de Flash, est le fondateur du studio de création de
jeux vidéo Yamago. Game designer et entrepreneur, il est également directeur artistique. Depuis 10 ans,
Mathieu a mis toutes ses compétences au profit de plus de 70 jeux allant du minijeu au monde virtuel.

Olivier Lejade est un créateur de jeux vidéo à la pointe du développement dit indépendant. L'éclectisme
de ses œuvres – du MMORPG Ryzom au poétique Soul Bubbles en passant par le poker en ligne – reflète
son intérêt pour le jeu sous toutes ses formes. En chemin, il a acquis la ferme conviction que le game
design est un art.
Préface à l’édition française
Il y a quelques années à peine, la conception de jeux vidéo était encore une discipline secrète dont les
leçons étaient transmises par le bouche à oreille et qui ne s'apprenait qu'au prix d'expériences à la fois
coûteuses et pénibles. Rares étaient ceux qui avaient l'occasion d'apprendre directement auprès de
véritables maîtres car les maîtres étaient peu nombreux.

Aujourd'hui la situation a changé du tout au tout. À mesure que le jeu s'empare de nos sociétés et que tout
devient ludique – de l'interface de votre ordinateur jusqu'au moindre site web – les technologies du jeu
vidéo sont devenues de plus en plus accessibles. En conséquence le nombre d'apprentis game designers
explose, tout comme le nombre de livres qui s'adresse à eux. Celui que vous tenez entre les mains est, sans
conteste, l'un des tous meilleurs du genre. Ne vous laissez pas abuser par son ton faussement naïf : L'art du
game design est de ces livres lumineux qui savent trouver le parfait équilibre entre la théorie et la pratique.
C'est un concentré d'expérience qui regroupe les meilleures usages de la profession et vous fera gagner des
années si vous les mettez correctement en œuvre. jesse Schell a pris la peine de distiller l'essentiel de nos
connaissances en la matière dans un langage simple et clair, accessible à tous.

Que vous soyez étudiant ou professionnel aguerri, vous ne regretterez pas d'avoir lu cet ouvrage au moins
une fois. je ne saurais pourtant trop vous recommander de vous lancer dans l'aventure de la création d'un
jeu et de le relire une deuxième fois : vous ne saisirez que mieux toute la justesse de son propos.

Puis, avec le temps et la pratique, revenez-y régulièrement et vous découvrirez peut-être à votre tour que si
le game design ne relève pas de la magie il est en revanche, bel et bien, un art.

Ludiquement,

Olivier Lejade
Design, designer, game designer ?
Note du traducteur
Au fil de la lecture de ce livre, vous serez régulièrement amené à lire des anglicismes qui pour-raient vous
paraître barbares, comme design, designer, game designer, etc.

Pourquoi ne pas traduire ces termes et les remplacer par leur équivalent français ?

Tout simplement parce qu’en France, dans le milieu qui nous intéresse – celui du jeu, et plus
particulièrement celui du jeu vidéo –, ces anglicismes ont très largement été adoptés par les professionnels
du secteur et sont désormais la norme en vigueur. Que ce soit pour l'intitulé d’un diplôme ou d’un poste à
pourvoir, ou lors d’une conversation avec un professionnel, vous ne pourrez pas échapper à cette
terminologie. Alors habituons-nous dès maintenant à l’utiliser !

Néanmoins, et même si nous sommes maintenant préparés à l’éventualité de croiser ces termes, peut-être
serait-il bon de les définir quelque peu, de façon à être sûrs de savoir de quoi l'on parle.

Le design. Pour beaucoup, le terme “design” s’applique à un objet et est synonyme d'une certaine qualité
plastique. On peut ainsi fréquemment entendre : “Oh ! Cet objet est très design !”, sous-entendu “cet objet
a des lignes originales”. Cependant cette vision est très réductrice et partiellement erronée. Le design n'est
pas un qualificatif mais une pratique visant à répondre à une problématique donnée, tant de manière
fonctionnelle que formelle – et la fonction doit normalement induire la forme, et non l’inverse. Le terme
français le plus adapté pour traduire design est sans aucun doute “conception”.

Le designer. Par extension, le designer est celui qui pratique le design. Il est donc un concepteur, un
créateur. Son rôle est d’apporter une réponse à un problème, sous une forme à la fois fonctionnelle et
formelle.

Le game designer. Est un designer/concepteur qui dédie son travail aux jeux vidéo. Ses réponses sont
donc des réponses ludiques. Le game designer est celui qui conçoit le jeu et ses mécaniques.

Le level designer. Ressemble à s’y méprendre au game designer. Cependant, il s’attache plutôt à
répondre à des questions touchant à la structure des niveaux du jeu et à l’utilisation des mécaniques mises
en place par le game designer, afin d’obtenir un environnement aussi cohérent et ludique que possible.

Le gameplay. Est un terme qui n’a pas vraiment d’équivalent en français. C’est un terme tentaculaire,
dans le sens où il peut avoir plusieurs significations différentes selon le contexte dans lequel il est utilisé.
Ainsi, il évoquera tour à tour les règles du jeu et les commandes de l’interactivité (le mode d’emploi),
l’ergonomie de ces commandes et la pertinence de leur intégration dans le jeu (la maniabilité), le
comportement virtuel que le joueur peut adopter dans le jeu et les actions qu'il peut entreprendre (la
jouabilité), l'architecture compétitive du jeu (la difficulté), ou encore l’essence même du jeu, l’expérience
du joueur (le jeu).

Le challenge. Un défi, une épreuve.


Le hardcore gamer. Est un joueur consacrant énormément de son temps à jouer (et dont la version la
plus extrême est le “no-life” – un joueur qui ne semble pas avoir d’activité sociale en dehors de sa vie
virtuelle). Le hardcore gamer est souvent considéré comme un joueur expérimenté et talentueux, ayant
une culture extensive des jeux vidéo et étant toujours en recherche de nouvelles expériences ludiques. Le
hardcore gamer peut éventuellement être un compétiteur acharné, cherchant la meilleure place dans un
classement, ou explorant un jeu dans ses moindres recoins et dans ses moindres possibilités.

Le casual gamer. Est un terme qui peut s'entendre de différentes façons. Il est le plus souvent utilisé
pour définir un joueur ayant une préférence pour les jeux aux mécaniques simples et facilement
assimilables (autrement appelés “jeux casuals”). Il est à noter qu’un tel joueur peut tout à fait avoir la
même fréquence de consommation de jeux qu'un “harcore gamer”, le type de jeu étant alors le seul point
les différenciant. À d'autres moments, le terme est utilisé pour parler d’un joueur occasionnel, à qui l’on
propose généralement des gameplays simples, adaptés à son expérience limité des mécaniques de jeu. Le
terme peut parfois également désigner par extension les joueurs jouant en famille. Et il existe encore
d'autres façons de l'entendre, même si ces deux-ci sont les plus communes.

FPS. First Person Shooter. jeu de tir à la première personne (en vue subjective). Le point de vue donné au
joueur est celui de son avatar. Dans la très grande majorité des cas, l'arme tenue en main par l'avatar est
visible à l'écran, et un point de visée est situé au centre de l'écran.

MMO/MMORPG. Massively Multiplayer Online (Game)/Massively Multiplayer Online Role Playing


Game. jeux en ligne impliquant simultanément de très nombreux joueurs. Une très grande majorité de ces
jeux repose sur le principe des jeux de rôles (RPG – Role Playing Game).

Feedback. Un retour d'expérience.

Mapping. Une projection. Dans le milieu du jeu vidéo, ce terme est à la fois employé par les graphistes
pour désigner la projection d’une texture sur un objet en trois dimensions, et par les game designers pour
désigner l’attribution des différentes actions possibles dans le jeu aux différentes entrées physiques
disponibles – comme les boutons d’une manette, les touches du clavier, etc.
Bonjour !
I will talk to you of art,
For there is nothing else to talk about,
For there is nothing else.
Life is an obscure hobo,
Bumming a ride on the omnibus of art.

– Maxwell H. Brock

Bonjour ! Entrez, entrez ! Quelle bonne surprise, je ne savais pas que vous alliez passer. Je suis désolé si
c’est un peu en désordre, j’étais en train d’écrire. Mettez-vous à l’aise ! Bien, bien. Maintenant voyons
voir… par où devrions-nous commencer ? Oh… je devrais me présenter !

Je m’appelle Jesse Schell et j’ai toujours adoré concevoir des jeux. Voici une photo de moi :

J’étais plus petit alors. Et depuis que cette photo a été prise, j’ai fait de nombreuses choses. J’ai travaillé
dans des cirques en tant que jongleur professionnel. J’ai été écrivain, comédien et même apprenti d’un
magicien. J’ai travaillé chez IBM et chez Bell Communications Research en tant que développeur logiciel.
J’ai conçu et développé des attractions interactives de parcs à thèmes et des jeux massivement
multijoueurs pour le compte de Walt Disney Company. J’ai créé mon propre studio de création de jeux, et
je suis devenu professeur à l’université de Carnegie-Mellon. Mais quand on demande ce que je fais, je
réponds que je suis game designer.

Je parle de tout cela uniquement parce que, au cours de ce livre, je prendrai des exemples tirés de ces
expériences, puisque chacune d’elles m’a permis de tirer des enseignements sur l’art du game design. Cela
peut sembler étonnant de prime abord, mais, avec un peu de chance, vous pourrez comprendre comment la
conception de jeux peut établir et bénéficier des connexions avec les nombreuses expériences de votre
propre vie.

Je dois d’abord éclaircir un point : bien que le but de ce livre soit principalement de vous apprendre
comment devenir un meilleur concepteur de jeux vidéo, la plupart des principes que nous aborderons
n’auront que peu à faire avec les jeux vidéo spécifiquement. Vous verrez qu’ils sont plus généralistes que
cela. Le côté positif est qu’une très grande partie de ce que vous lirez s’appliquera quel que soit le type de
jeu que vous concevrez – digital, analogique et autres.

Qu’est-ce que le game design ?


Pour commencer, il est important d’être absolument clair sur ce que nous entendons par “game design”.
Après tout, c’est le sujet même du livre, et certains semblent un peu perplexes à ce sujet.

Le game design est l’art de décider de ce qu’un jeu devrait être.

Voilà. En surface, ça semble trop simple.

“Vous voulez dire que vous concevez un jeu juste en prenant une décision ?”

Non. Pour décider de ce qu’un jeu sera, vous devez prendre des centaines, et plus souvent des milliers, de
décisions.

“N’ai-je pas besoin d’un équipement spécial pour concevoir un jeu ?”

Non. Puisque le game design repose simplement sur des prises de décisions, vous pouvez même concevoir
un jeu dans votre tête. Cependant, vous préférerez généralement prendre note de ces décisions, parce que
notre mémoire est limitée, et qu’il est facile d’oublier quelque chose si on ne l’écrit pas. De plus, si vous
voulez que d’autres personnes vous aident à prendre des décisions, ou à construire le jeu, vous devrez
trouver un moyen de leur communiquer ces décisions, et les écrire est un bon point de départ pour cela.

“Et à propos de la programmation ? Est-ce que les game designers doivent être des
programmeurs ?”

Non. De nombreux jeux peuvent être pratiqués sans qu’il y ait besoin d’ordinateurs ou de technologie ; les
jeux de société, les jeux de cartes et les sports, en sont autant d’exemples. Ensuite, même pour les jeux
vidéo, il est possible de prendre des décisions sur ce qu’ils devraient être sans connaître les détails
techniques découlant de ces décisions. Bien sûr, cela peut vous être d’une très grande utilité de connaître
ces détails, tout comme le serait le fait d’être un bon écrivain ou un artiste aguerri. Ça vous permet de
prendre de meilleures décisions plus vite mais ça n’a rien d’obligatoire. C’est comme la relation entre les
architectes et les charpentiers : un architecte n’a pas besoin de connaître tout ce que le charpentier connaît,
mais il doit savoir tout ce que le charpentier est capable de faire.

“Alors vous voulez dire que le game designer est juste celui qui invente l’histoire de jeu ?”

Non. Les décisions concernant l’histoire sont l’un des aspects du game design, mais il y en a de nombreuses
autres. Des décisions concernant les règles, l’apparence, le timing, le rythme, la prise de risque, les
récompenses, les punitions, et tout ce que le joueur peut expérimenter d’autre sont de la responsabilité du
game designer.

“Alors le game designer prend des décisions à propos de ce que le jeu devrait être, les écrit,
puis il passe à autre chose ?”
Presque jamais. Personne n’a une imagination parfaite, et les jeux que nous concevons dans nos têtes et sur
le papier ne finissent quasiment jamais de la façon que nous attendions. De nombreuses décisions sont
impossibles à prendre jusqu’à ce que le concepteur ait vu le jeu en action. Pour cette raison, le concepteur
est généralement impliqué dans le développement du jeu du tout début à la toute fin et prend des décisions
tout au long du processus.

Il est important de faire la distinction entre un “développeur” et un “game designer”. Un développeur est
quelqu’un qui participe à la création du jeu. Les programmeurs, les animateurs, les modeleurs, les
musiciens, les scénaristes, les éditeurs et les concepteurs qui travaillent sur un jeu sont tous des
développeurs. Les game designers sont juste un type de développeur.

“Alors, le game designer est le seul autorisé à prendre des décisions concernant le jeu ?”

Tournons ça autrement : quiconque prend des décisions concernant ce que devrait être le jeu est un game
designer. Le concepteur est un rôle, pas une personne. Quasiment tous les développeurs dans une équipe
prennent des décisions, par le simple fait de créer du contenu pour le jeu. Ce sont des décisions de game
design et, quand on les prend, on est un game designer. Pour cette raison, et quel que soit votre rôle dans
l’équipe de développement, une compréhension des principes de la conception de jeu vous rendra meilleur
dans votre rôle.

En attendant Mendeleïev
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de
nouveaux yeux.

– Marcel Proust

Le but de ce livre est de faire de vous le meilleur game designer possible.

Malheureusement, il n’y a pas à l’heure actuelle de “théorie unifiée du game design”, et pas de formule
simple montrant comment réaliser de bons jeux. Alors comment pouvonsnous procéder ?

Nous sommes dans une situation assez semblable à celle des anciens alchimistes. Avant que Mendeleïev ne
découvre la table périodique des éléments, qui montre comment tous les éléments fondamentaux sont
reliés les uns aux autres, les alchimistes s’appuyaient sur un patchwork de méthodes établies expliquant la
façon de combiner différents produits. Ces méthodes étaient forcément incomplètes, parfois incorrectes, et
souvent à moitié mystiques, mais en utilisant ces règles, les alchimistes étaient capables d’accomplir des
choses surprenantes, et c’est leur acharnement à poursuivre la vérité qui donna finalement la chimie
moderne.

Les game designers attendent leur Mendeleïev. Nous n’avons pas encore de table périodique. Nous avons
notre propre patchwork de principes et de règles, lequel bien qu’imparfait nous permet de faire notre
travail. J’ai essayé de rassembler dans ce livre le meilleur de ces règles établies pour que vous puissiez les
étudier, y réfléchir, les utiliser et voir comment les autres les ont utilisées.

Une bonne façon de concevoir un jeu est de pouvoir l’observer depuis autant de points de vue que possible.
Je me réfère à ces perspectives comme à des objectifs (photographiques), parce que chacun représente une
façon différente de regarder le concept. Ces objectifs sont sous la forme de petits ensembles de questions
que vous devriez vous poser à propos du concept. Il n’y a pas de plans ou de recettes, mais des outils pour
examiner votre jeu. Ils seront introduits un à la fois, tout au long du livre.

Aucun de ces objectifs n’est parfait ni complet, sûrement, mais chacun est utile dans un contexte ou un
autre, puisque tous permettent d’avoir une perspective unique sur le concept. L’idée étant que, même si
nous ne pouvons pas avoir notre propre table périodique, si nous prenons chacun de ces objectifs, pourtant
imparfaits, et si on les utilise pour voir le problème depuis de nombreux points de vue différents, nous
serons alors capables de déterminer quelle sera la meilleure conception possible pour le jeu. J’aurais aimé
que nous ayons un objectif universel, mais il n’existe pas. Donc, la meilleure chose à faire est sans doute de
prendre tous ces objectifs et d’en utiliser la plus grande variété possible, parce que, nous le verrons, le game
design est plus proche de l’art que de la science, plus proche de la cuisine que de la chimie, et nous devons
nous préparer à la possibilité que notre Mendeleïev n’arrivera jamais.

Focalisons-nous sur les fondamentaux


De nombreuses personnes pensent que, pour étudier au mieux les principes du game design, il faut
naturellement étudier les jeux les plus modernes, complexes et high-tech, que nous pouvons trouver. Mais
cette approche est complètement erronée. Les jeux vidéo sont simplement le résultat de l’évolution
naturelle des jeux traditionnels vers un nouveau média. Les règles établies pour ces classiques restent
parfaitement valables. Un architecte doit comprendre comment concevoir un abri avant de pouvoir
concevoir un immeuble et, de la même manière, nous étudierons souvent des jeux simples. Quelques-uns
seront des jeux vidéo, mais ils seront parfois bien plus simples encore : des jeux de dés, des jeux de cartes,
des jeux de société, des jeux de cour de récréation. Si nous ne pouvons pas comprendre leurs principes,
comment pourrions-nous envisager de comprendre des jeux plus complexes ? Certains diront que ces jeux
sont vieux et ne valent pas le coup qu’on s’y intéresse, mais comme Thoreau l’a dit : “Nous pourrions tout
aussi bien éviter d’étudier la nature parce qu’elle est vieille.” Un jeu est un jeu. Les principes qui rendent
les jeux classiques si amusants sont les mêmes qui s’appliquent aux jeux modernes. Les jeux classiques ont
cet avantage qu’ils ont passé l’épreuve du temps. Leur succès n’est pas dû à la nouveauté de leur
technologie, comme c’est le cas avec de nombreux jeux modernes. Ils ont des qualités plus profondes que
nous devons, en tant que game designers, comprendre.

Tout autant qu’un regard sur les jeux classiques, ce livre fera tout son possible pour vous donner les
principes les plus profonds et les plus fondamentaux de la conception de jeux, en opposition aux principes
attachés à un genre (“Quinze astuces pour faire de meilleurs FPS scénarisés”), parce que certaines modes
passent, tandis que les principes de base du game design sont des principes de psychologie humaine que
nous connaissons depuis des temps immémoriaux, et qui seront toujours valables pour sans doute encore
autant de temps. En maîtrisant ces fondamentaux, vous serez capable de maîtriser n’importe quel genre
existant ou à venir, ou même encore d’inventer des genres. Contrairement aux autres livres traitant de
game design, et dont le but est souvent de traiter d’autant de choses que possible, ce livre essaiera plutôt de
vous apprendre ce dont vous aurez réellement besoin.

Et, bien que ce livre vous apprenne des principes que vous pourrez utiliser pour créer des jeux de société
traditionnels ou des jeux de cartes, il est malgré tout très orienté vers les jeux vidéo. Pourquoi ? Parce que
le travail d’un game designer est de créer des jeux. Et l’explosion de la technologie informatique durant les
trente dernières années a permis des innovations dans ce domaine comme le monde n’en avait jamais
connu auparavant. Il y a plus de concepteurs de jeux vivants aujourd’hui qu’il n’y en a eu durant toute
l’histoire de l’humanité. Il y a de fortes chances pour que, si vous créez des jeux, vous vous tourniez vers ce
que les nouvelles technologies ont à vous offrir de mieux. Ce livre est préparé pour cela, même si les
principes évoqués marchent tout aussi bien avec des jeux traditionnels.

Parlez aux étrangers


N’oubliez point l’hospitalité : car, en l’exerçant, quelques-uns ont logé des anges, n’en sachant rien.

– Hébreux 13:2

Les développeurs de jeux ont la réputation d’être xénophobes. En réalité, ils n’ont pas peur des étrangers,
mais plutôt des techniques, des pratiques et des principes qui ne leur sont pas familiers. On pourrait
presque croire qu’ils pensent que si quelque chose ne vient pas de l’industrie du jeu, ça ne vaut pas le coup
de s’y intéresser. La vérité est que les développeurs de jeux sont souvent bien trop occupés pour regarder
au-delà de leur environnement immédiat. Faire de bons jeux est difficile, alors ils sont la tête dans le
guidon et restent focalisés sur leur travail jusqu’à ce qu’il soit terminé. Ils n’ont généralement pas le temps
de chercher de nouvelles – techniques, de trouver des moyens de les intégrer dans leurs jeux et de prendre
le risque qu’elles ne marchent pas. Ils jouent donc la sécurité et se cantonnent à ce qu’ils connaissent, ce
qui mène malheureusement souvent à des jeux copie-carbone comme on en voit tant sur le marché.

Mais pour réussir, pour créer quelque chose de fantastique et d’innovant, vous devez faire quelque chose
de différent. Ce n’est pas un livre sur la façon de faire des jeux comme les autres. C’est un livre sur la façon
de créer de grands concepts. Si vous avez été étonné de découvrir l’attention que ce livre porte à des jeux
classiques, vous le serez encore plus de découvrir qu’il applique des principes, des méthodes et des
exemples venant parfois de domaines qui n’ont rien à voir avec les jeux. Des exemples venant de la
musique, de l’architecture, des films, de la science, de la peinture, de la littérature, et de toutes les autres
choses qui pourraient être pertinentes seront utilisés. Et pourquoi pas ? Pourquoi devrions-nous
développer tous nos principes à partir de rien, quand d’autres domaines nous apportent le fruit d’un labeur
qui est parfois millénaire ? Des principes de conception seront empruntés de toutes parts, parce que la
conception est partout, et que la conception est pareille partout . Non seulement ce livre tirera son
inspiration de toutes parts, mais il vous incitera également à faire de même. Toutes vos connaissances et
toutes vos expériences seront suffisamment bonnes pour être mises à profit.

Ce qu’une personne étudie ne fait pas grande différence. Tous les savoirs sont liés, et celui qui étudie quoi
que ce soit et persévère dans cette voie deviendra un érudit.

– Hypatie

La carte
Il n’est pas facile d’écrire sur le game design. Les objectifs et les fondamentaux sont des outils majeurs,
mais pour comprendre véritablement le game design, il faut comprendre un réseau incroyablement
complexe de créativité, de psychologie, d’art, de technologie et de business. Tout dans ce réseau est
connecté au reste. Changer un élément affecte tous les autres, et la compréhension d’un élément influe sur
la compréhension de tous les autres. Les concepteurs expérimentés ont construit ce réseau dans leur
esprit, lentement, au fil des ans, assimilant les éléments et les relations par tâtonnement. Et c’est pour ça
qu’il est si difficile d’écrire sur le game design. Les livres sont nécessairement linéaires. On ne peut y
présenter qu’une seule idée à la fois. Et pour cette raison, de nombreux livres traitant de game design
donnent la sensation d’être incomplets ; comme lors d’une visite guidée de nuit avec une lampe torche, le
lecteur voit un tas de choses intéressantes, mais il ne peut pas vraiment comprendre comment elles
fonctionnent ensemble.

La création de jeux est une aventure, et une aventure nécessite une carte. Pour ce livre, j’ai créé une carte
qui montre le réseau de toutes les relations touchant au game design. Vous pouvez la voir, complète, vers la
fin du livre, mais si vous la regardez tout de suite, cela ne peut être que déroutant tant elle vous semblera
inassimilable. Picasso a dit un jour : “Tout acte de création est d’abord un acte de destruction.” Et c’est ce
que nous allons faire. Nous allons mettre tous nos éléments et toutes nos relations de côté et nous allons
recommencer à partir d’une carte blanche. Et alors que nous ferons cela, je vous suggère de mettre
également de côté toutes vos préconceptions concernant le game design, pour pouvoir aborder ce sujet
difficile mais ô combien fascinant avec un esprit ouvert.

Le chapitre premier présentera un élément unique, le concepteur. Les chapitres suivants ajouteront
d’autres éléments, un à un, ce qui construira graduellement le système complexe de relations qui existe
entre le concepteur, le joueur, le jeu, l’équipe et le client, pour que vous puissiez voir comment ils sont liés
les uns aux autres, et pourquoi ils le sont de cette façon. À la fin du livre, vous aurez, à la fois sur le papier
et dans votre esprit, une carte complète de ces relations. Bien évidemment, la carte sur le papier n’est pas la
plus importante, ce sera plutôt celle qui sera gravée dans votre esprit. Et la carte n’étant pas le territoire,
elle sera nécessairement imparfaite. Mais avec un peu chance, après que ce livre vous aura aidé à créer une
carte mentale de ces relations, vous aurez l’occasion de la tester en conditions réelles et vous pourrez ainsi
la modifier et l’améliorer au fur et à mesure que vous trouverez des éléments qui peuvent l’être. Chaque
concepteur établit petit à petit sa propre carte au fil de sa vie professionnelle. Si vous démarrez dans la
conception de jeux, ce livre devrait pouvoir vous donner une bonne base pour votre carte personnelle. Et si
vous êtes un game designer expérimenté, j’espère alors qu’il pourra vous donner quelques idées pour
améliorer la vôtre.

Apprendre à penser
Chaque vérité a quatre coins : mon rôle de professeur est de vous en donner un, et c’est à vous de trouver
les trois autres.

– Confucius

Que dit exactement Confucius ? Est-ce qu’un bon professeur ne montre pas les quatre coins, expliquant
tout clairement ? Non. Pour véritablement apprendre, se souvenir et comprendre, votre esprit doit être
dans un état de recherche, de volonté de trouver une connaissance. S’il n’est pas dans cet état, un état
exigeant une réelle volonté de comprendre profondément, les enseignements vous entreront par une oreille
pour mieux ressortir par l’autre. Il y aura des moments au cours de ce livre où les choses ne seront pas
clairement et totalement expliquées, certaines ont été intentionnellement laissées floues pour vous inciter
à en découvrir le fond et, ainsi, apprendre véritablement.
Il y a une autre raison à cette méthode qui peut parfois paraître cryptique. Comme cela a été dit plus tôt, le
game design n’est pas une science exacte. C’est un art plein de mystères et de contradictions. Notre jeu
d’objectifs sera d’ailleurs incomplet et imparfait. Pour devenir un bon concepteur, il n’est pas suffisant
d’être familier avec la série de principes que ce livre a à offrir. Vous devez être préparé à réfléchir par vous-
même, pour comprendre pourquoi certains principes ne marchent pas dans certains cas, et pour vous
inventer de nouveaux principes. Nous attendons notre Mendeleïev. Peut-être est-ce vous…

Pourquoi je déteste les livres


Je hais les livres, ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas.

– jean-jacques Rousseau

Il est très important d’avoir une approche équilibrée de l’étude et de la pratique.

– Le dalaï-lama

Ne pensez pas, s’il vous plaît, que lire ce livre, ou tout autre livre, fera de vous un game designer, et encore
moins un excellent game designer. Le game design n’est pas une série de principes, c’est une activité. Vous
ne pourriez pas plus devenir chanteur, pilote ou joueur de football en lisant un livre que vous ne pourrez
devenir game designer. Il n’y a qu’une façon de devenir concepteur de jeu : c’est d’en concevoir ! Et, encore
mieux, de concevoir des jeux que les gens adorent. Cela veut dire qu’il n’est pas suffisant de griffonner
l’idée de votre jeu sur un coin de table. Vous devez le construire, y jouer vous-même et laisser les autres y
jouer. Tant qu’il ne sera pas suffisamment satisfaisant (et il ne le sera pas), vous devrez le changer. Et le
changer encore. Et le changer encore, des dizaines de fois jusqu’à ce que vous ayez créé un jeu auquel les
gens aiment jouer. Quand vous aurez fait cela un certain nombre de fois, alors vous commencerez à
comprendre ce qu’est le game design. Il y a un dicton parmi les game designers : “Tes dix premiers jeux
seront nuls, alors autant s’en débarrasser rapidement.” Les principes dans ce livre vous aideront à diriger
vos concepts, et ils vous donneront des perspectives utiles sur la façon de créer de bons concepts plus
rapidement, mais vous ne pourrez devenir un bon concepteur qu’avec de la pratique. Si vous n’êtes pas
réellement intéressé à devenir un bon game designer, alors posez ce livre tout de suite. Il ne vous apportera
rien. Mais si vous voulez réellement le devenir, alors ce livre n’est pas une fin, mais un commencement, le
commencement d’un long processus d’étude, de pratique, d’assimilation, et de synthèse qui durera le reste
de votre vie.
À l’origine du jeu, il y a le game designer
1

FIGURE

1.1

Formule magique
On me demande souvent : “Comment devient-on game designer ?” Et ma réponse reste invariablement la
même : “En créant des jeux !”

Bien sûr, cette réponse en frustre plus d’un, car il peut sembler difficile de concevoir des jeux si l’on n’est
pas déjà game designer. Et comme on ne devient game designer qu’en concevant des jeux…

Pour vous aider à sortir de ce cercle vicieux, il existe une formule magique. Vous devez simplement dire :

“Je suis un game designer ! ”

Je ne plaisante pas ! Dites-le et répétez-le plusieurs fois de suite. Mettez-vous dans la peau d’un game
designer, faites ce que vous pensez qu’il ferait, et vous verrez que dans l’esprit de la méthode Coué, à force
d’autopersuasion, avant même que vous en ayez réellement conscience, vous serez vraiment devenu un
game designer.

Et si les doutes vous assaillent, que vous avez l’impression d’usurper ce titre, recommencez et dites encore
une fois : “Je suis un game designer ! ”

Parfois il m’arrive même d’entretenir un dialogue interne du type :

“Qui es-tu ?

– Je suis un game designer.

– Non tu n’en es pas un.

– Je suis un game designer.

– Quel genre de designer ?


– Je suis un game designer.

– Tu veux dire que tu joues à des jeux…

– Je suis un game designer.”

Ce petit jeu peut vous paraître stupide, mais son but est de vous construire une véritable confiance en vous.
Parce qu’il est primordial que vous puissiez croire en vous. Les doutes que vous serez amené à avoir seront
un vrai handicap, un fardeau difficile à traîner, et il vous faudra absolument arriver à les surmonter. En
tant que game designer novice, vous vous direz par exemple que vous ne pouvez pas concevoir de jeu parce
que vous ne l’avez jamais fait auparavant. Quand vous aurez un peu d’expérience, vous vous direz que vous
n’avez pas suffisamment de talent et que vos précédentes réussites n’étaient peut-être finalement dues qu’à
de la chance. Et quand vous serez un designer senior, vous penserez sans doute que le monde a changé et
que vous n’êtes peut-être plus tout à fait à la page.

Il faut que vous arriviez à chasser ces pensées négatives car elles ne peuvent que vous être néfastes. Quand
une opportunité se présente, vous ne devez jamais penser en termes de possibilité ou d’impossibilité. La
plupart des grands esprits créatifs ont un point en commun : ils n’ont jamais peur du ridicule. Et quelques-
unes des plus grandes innovations sont issues du travail de créateurs qui ne s’étaient pas arrêtés à l’idée
préconçue que leur projet était impossible à réaliser.

Le game design est une affaire de prises de décisions, et ces décisions doivent être prises avec confiance.

Connaîtrez-vous l’échec ? Oui, et bien plus d’une fois. En réalité, vous connaîtrez probablement plus
d’échecs que de succès. Mais ces échecs ne seront là que pour vous aider à construire votre réussite. Vous
en viendrez d’ailleurs peut-être à apprécier ces échecs, car ils représenteront à vos yeux des jalons sur le
chemin qui mène à un jeu vraiment phénoménal.

Il y a un dicton chez les jongleurs : “Si tu ne fais pas tomber tes balles, c’est que tu n’es pas en train
d’apprendre. Et si tu n’es pas en train d’apprendre, c’est que tu n’es pas un vrai jongleur.” La même chose
est vraie pour le game design : si vous n’échouez pas, c’est probablement parce que vous ne faites pas assez
d’efforts, et si vous ne faites pas assez d’efforts, c’est que vous n’êtes pas un vrai game designer.

Quelles sont les compétences dont un game designer a besoin ?


Pour faire court, toutes ! À peu près toutes les compétences que l’on peut être amené à acquérir peuvent se
révéler utiles, d’une manière ou d’une autre, à un game designer.

Voici une liste alphabétique de quelques-unes des plus importantes :

Animation. Dans les jeux modernes, il y a pléthore de personnages dont on veut qu’ils aient l’air le
plus vivant possible. D’ailleurs, le mot “animation” qui vient du grec animatio, signifie “donner la vie”.
En comprenant les possibilités et les limitations de l’animation de personnages, vous aurez alors la
capacité de vous en servir pour créer des jeux plus intelligents et/ou émotionnellement plus
engageants.

Anthropologie. Vous serez amené à étudier votre cœur de cible dans son habitat naturel, pour
apprendre à le connaître et essayer de comprendre quel genre de jeu il pourrait bien attendre de vous.

Architecture. Vous construirez bien plus que des maisons. Vous construirez des villes et parfois des
mondes entiers, ou encore même des univers. Avoir des connaissances en architecture vous permettra
d’appréhender le rapport entre l’homme et l’espace. Et ces connaissances rendront probablement plus
cohérentes vos créations.

Arts graphiques. Vos jeux seront remplis d’éléments visuels et vous devrez être capable de
transmettre par leur biais votre vision du jeu au joueur. Il vous sera donc indispensable de connaître les
terminologies associées aux arts graphiques, et vous devrez être capable de les utiliser pour donner
forme à vos idées.

Brainstorming. Vous aurez besoin de créer des idées par centaines, ou plutôt par milliers. Le
brainstorming vous aidera en cela.

Business. L’industrie du jeu vidéo est juste cela, une industrie. La plupart des jeux vidéo sont pensés
avec un souci de rentabilité à l’esprit. Plus vous comprendrez les tenants et les aboutissants du
business, et plus vous aurez de chances d’arriver à réaliser le jeu de vos rêves.

Cinématographie. La plupart des jeux actuels comprennent des scènes cinématiques ou des
séquences filmées. De la même manière, une grande majorité des productions modernes utilise des
mondes en 3D et emploie une caméra virtuelle. Comprendre l’art cinématographique est un atout pour
vous permettre d’offrir au joueur des expériences plus intéressantes émotionnellement.

Communication. Vous aurez besoin d’échanger avec de nombreuses personnes. Vous devrez
communiquer vos idées, régler des conflits, échanger avec des intervenants issus de différents corps de
métiers. Vous aurez également besoin de savoir comment vos collègues, votre client, et votre public
perçoivent réellement votre jeu.

Design sonore. Les sons et les bruitages sont un facteur primordial dans la réussite de l’immersion
du joueur.

Économie. De nombreux jeux modernes disposent d’une économie plus ou moins développée,
souvent basée sur une forme de gestion de ressources. Avoir des notions dans le domaine peut s’avérer
étonnamment utile.

Écriture créative. Vous créerez des univers de fiction. Vous imaginerez des histoires simples ou plus
complexes, mais toujours extraordinaires. Vous devrez être capable de créer de toutes pièces des
interactions crédibles entre les personnages et le joueur.

Écriture technique. Vous aurez besoin de fournir des documents techniques en arrivant à être aussi
précis et explicite que possible, et ceci sans oubli ou omission.

Histoire. De nombreux jeux prennent place dans des environnements historiques. Les
environnements imaginaires peuvent quant à eux largement bénéficier d’inspirations venant du réel.
Vous appuyer sur votre connaissance de l’histoire vous permettra d’apporter du réalisme et de la
crédibilité à votre œuvre.

Ingénierie. Les jeux vidéo actuels font partie des produits les plus complexes qui existent en termes
d’ingénierie, souvent composés de millions de lignes de code remplies de technologies innovantes,
relevant parfois même du domaine de l’expérimental. Être au fait des derniers avancements
technologiques peut vous permettre de les intégrer à votre jeu, vous ouvrant alors la voie vers de
nouveaux gameplay. Un bon game designer doit être capable de comprendre les avantages et les
limitations que chaque technologie pourra lui apporter.

Management. Tout travail d’équipe nécessite une forme de management. Même lorsque celui-ci est
défaillant, un bon game designer doit être capable de diriger l’équipe en sous-main pour mener la tâche
à son terme.

Mathématiques. Tous les jeux sont remplis de mathématiques. Que ce soit pour le calcul des scores,
les interactions économiques, le calcul des probabilités, les analyses de risques, et tous les algorithmes
complexes qui régissent l’affichage des graphismes, ou encore les calculs internes du jeu. Un designer
digne de ce nom ne doit pas être effrayé à l’idée de devoir plonger de temps en temps dans les maths.

Musique. Tout comme l’animation et les graphismes, la musique vous permettra de toucher votre
public émotionnellement. Vous saurez, grâce à vos compétences musicales, quand appuyer l’intensité
dramatique d’une scène, ou peut-être plonger le joueur dans un environnement angoissant ou
onirique.

Prise de parole en public. Vous serez très souvent amené à prendre la parole devant un groupe
d’individus pour faire part de vos idées ou encore résoudre un problème. Si vous n’êtes pas à l’aise, si
votre voix n’est pas posée, si vous bafouillez ou bredouillez, il y a de fortes chances que l’on ne vous
prenne pas au sérieux et que votre discours n’ait pas grand effet. Vous devez être clair, concis, sûr de
vous, même face à des personnes qui ne seraient pas forcément d’accord avec vous.

Psychologie. Votre but est de donner du plaisir à un humain. Si vous ne connaissez pas un minimum
les mécanismes de la pensée humaine, vous avez de fortes chances de manquer votre objectif.

Bien évidemment il en existe encore beaucoup d’autres.

Alors, est-ce qu’un game designer se doit de les maîtriser toutes ? Bien évidemment, non. Et je pense que
personne ne le peut réellement. Cependant, plus le spectre de vos connaissances sera large, plus votre
culture générale sera étendue, et mieux vous serez équipé pour votre tâche. C’est aussi pour cela que le
game designer se doit d’être sûr de lui, ouvert d’esprit, curieux et courageux.

Enfin, il est une compétence qui est plus importante que toutes les autres, dans le sens où elle en est la clé.

La plus importante des compétences


La plus importante des compétences n’est même pas listée ci-dessus. En fait, elle pourrait même paraître
un peu étrange pour certains. Beaucoup vont sans doute penser à la “créativité”, mais je la placerais plutôt
en deuxième position. On pourrait penser aussi à la “logique” ou à la “pensée critique”, puisque le game
design est une affaire de prises de décisions, mais ce n’est pas non plus cela.

Si vous pensez à “communication”, vous chauffez. Malheureusement, le mot communication a perdu de


son sens originel, et alors qu’il était utilisé pour exprimer un échange d’idées, il n’est souvent plus utilisé
que comme synonyme de parler. Savoir s’exprimer est une compétence importante, mais une bonne
communication et un bon game design reposent davantage sur une compétence qui est bien plus basique
mais néanmoins bien plus importante.
Écouter…

La compétence la plus importante pour un game designer est de savoir écouter.

Tout au long du processus de création, un game designer est amené à écouter de nombreuses choses et de
nombreuses personnes. Celles-ci se répartissent en cinq grandes catégories : l’Équipe, le Public, le Jeu, le
Client, et Soi-même. La majeure partie de ce livre sera consacrée à apprendre comment écouter ces cinq
sources.

Même si cela peut sembler absurde, accordez-moi le bénéfice du doute.

Par “écouter” il ne faut pas comprendre simplement “entendre ce qui est dit”, mais savoir également
décoder toutes les pensées parfois sous-jacentes et qui ne seraient pas exprimées. Par exemple, vous êtes au
bureau, et vous voyez votre ami Fred. Vous lui lancez un “Salut Fred, comment vas-tu ?”. Il évite votre
regard, semble agité, et tout en se tortillant sur sa chaise vous lance sans grande conviction : “Oui… oui ça
va…”

Si vous vous contentez d’entendre la réponse de Fred, tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais si
vous faites preuve d’un peu d’empathie et faites attention à son langage corporel, ses expressions faciales,
et le ton de sa voix, alors vous aurez compris tout autre chose. Fred ne va pas bien. Il a des problèmes, sans
doute personnels, aimerait vous en parler, mais n’a pas envie de vous embêter avec ça. Il préférerait que
vous soyez celui qui prend l’initiative de la conversation, pour ne pas avoir l’impression de vous déranger
en vous demandant une attention que vous n’êtes peut-être pas prêt à lui donner.

Tout était là, dans ce “ça va” qui n’en était pas vraiment un, et il vous suffisait d’écouter véritablement Fred
pour l’entendre.

En tant que game designer, c’est ce genre d’écoute que je vous conseille d’avoir en permanence lorsque
vous serez amené à faire des choix.

Quand vous écoutez réellement, vous devez en permanence remettre en question ce que vous entendez et
ce que vous voyez pour essayer de trouver où se situe exactement la vérité. Celle-ci est parfois cachée,
délibérément ou non, mais elle est de toute façon indispensable pour prendre une décision juste.

Écouter c’est aussi savoir se mettre en déséquilibre, accepter de prendre le risque de voir ses convictions
ébranlées, d’entendre quelque chose qui ne nous fait pas plaisir, d’être contredit. C’est cette ouverture
d’esprit qui permet d’entendre la vérité. Vous devez aborder chaque chose comme le ferait un enfant, sans
parti pris, sans préjugés, en observant tout, et en écoutant comme le décrit Hermann Hesse dans
Siddhartha :

Écouter d’un cœur tranquille, l’âme ouverte et attentive, sans passion, sans désir, sans jugement, sans
opinion.

Les cinq sortes d’écoutes


Le game design étant formé d’un réseau tellement intriqué de constituantes variées, nous serons amenés à
explorer à de multiples reprises ces cinq écoutes sans ordre précis, tout au long de ce livre.
Tout d’abord vous aurez besoin d’écouter votre équipe (voir Chapitres 23 et 24), parce que c’est avec elle
que vous construirez votre jeu et que vous prendrez d’importantes décisions en termes de game design. Et
si vous vous rappelez de cette longue liste de compétences, votre équipe au complet devrait les réunir
toutes. En sachant écouter réellement vos partenaires, vous pourrez ne faire qu’un avec votre équipe, et ses
compétences seront alors aussi les vôtres.

Vous aurez également besoin d’écouter le public (voir Chapitres 8, 9, 21, 22 et 30) car c’est lui qui jouera à
votre jeu. Et si vous ne savez pas l’écouter attentivement, en comprenant ce que lui-même ne sait parfois
pas exprimer, alors vous risquez de lui donner quelque chose qui ne lui convient pas, dont il ne voudra pas,
vous exposant alors à un échec cuisant.

Vous aurez aussi besoin d’écouter votre jeu (la plupart des chapitres de ce livre). Cela implique que vous
devrez connaître parfaitement votre jeu sous toutes ses coutures, au point que, comme un mécanicien qui
écoute le moteur de sa voiture, vous devrez être capable de définir ce qui ne va pas juste en le voyant
tourner.

Vous devrez écouter votre client (voir Chapitres 27 à 29). C’est celui qui vous donne l’ar-gent nécessaire à la
réalisation du jeu, et si vous ne savez pas l’écouter correctement pour lui donner ce qu’il souhaite
exactement, il ira voir une autre équipe pour lui demander de le faire à votre place.

Enfin, vous devrez vous écouter vous-même (voir Chapitres 1, 6 et 32). Cela peut sembler facile a priori,
mais c’est pour beaucoup l’écoute la plus ardue. Si vous parvenez à vous écouter honnêtement, cela pourra
devenir l’un de vos atouts les plus précieux, et le secret de votre formidable créativité.

Le secret du game designer talentueux


Après toutes ces considérations, peut-être êtes-vous dans le doute. Vous vous demandez si vous êtes
vraiment fait pour le game design. Vous avez peut-être en tête des game designers de talent, reconnus, et
pour qui tout cela paraît être complètement naturel. Ils semblent avoir un don, et réussissent à peu près
tout ce qu’ils entreprennent, alors que, même si vous aimez les jeux, vous avez des doutes quant à votre
capacité à être un bon game designer. Et c’est là que je dois vous faire part d’un petit secret concernant les
dons. Il en existe de deux sortes. Tout d’abord il y a le don inné, celui que l’on a naturellement pour une
compétence particulière, sans avoir eu d’effort à fournir pour l’obtenir. C’est le don mineur. Certains l’ont
pour les mathématiques, d’autres peuvent l’avoir pour la cuisine, la musique, le sport, ou bien même le
game design. Il vous donne une facilité dans le domaine concerné, vous permettant d’obtenir des résultats
sans même vraiment y réfléchir. Le problème de ce don mineur, c’est qu’il n’est pas forcément synonyme de
plaisir. Vous pouvez ainsi avoir un don naturel pour la cuisine sans pour autant forcément prendre plaisir à
cuisiner. Il y a des millions de personnes qui possèdent un don naturel, mais peu arrivent finalement à en
faire quelque chose de vraiment intéressant. C’est parce qu’ils n’ont pas le don majeur.

La seconde sorte de don, le don majeur, est l’amour du travail. Cela pourrait vous paraître nettement
insuffisant pour la tâche qui vous attend, mais c’est pourtant réellement le don le plus important des deux.
C’est celui qui vous pousse, malgré vos capacités peut-être limitées ou vos difficultés à avancer, à toujours
vouloir aller plus loin et à recommencer. Il vous donne envie de concevoir des jeux encore et encore, et
même s’ils sont imparfaits, l’amour de votre travail transparaît et les rend en quelque sorte meilleurs. Votre
travail répété et le courage que vous donne votre amour du game design vous permettront en plus
d’améliorer, un peu à la manière de muscles que l’on entraîne, vos compétences au fil de vos essais et vous
feront égaler ou même surpasser un possesseur du don mineur. On dira alors de vous que vous êtes un
game designer de talent, et que vous avez sans doute un don naturel. Mais vous seul connaîtrez la véritable
origine de cette capacité : votre don majeur, l’amour de votre travail.

Mais peut-être n’êtes-vous pas sûr d’avoir ce don majeur ? Peut-être vous demandez-vous encore si vous
aimez réellement le game design ? J’ai rencontré de nombreux étudiants qui ont essayé le game design
“juste pour voir”, et il leur est finalement apparu comme une évidence que ce métier était fait pour eux.
D’autres qui étaient venus en étant sûrs d’être de futurs game designers – certains d’entre eux ayant même
le don mineur du game design – se sont aperçus après avoir pratiqué la discipline quelque temps en
conditions réelles qu’ils n’éprouveraient finalement aucun plaisir à exercer ce métier au quotidien.

Il n’y a qu’un moyen de savoir si vous avez ce don majeur, c’est de commencer à concevoir des jeux et voir
si votre cœur chante.

Alors récitons encore une fois la formule magique, et entamons ensemble ce formidable voyage.

“Je suis un game designer.

Je suis un game designer.

Je suis un game designer.

Je suis un game designer.”


2
Le game designer crée une expérience

FIGURE

2.1

Je connais déjà la fin/


c’est la partie qui fait imploser ton visage/
je ne sais pas ce qui fait imploser ton visage/
mais c’est comme ça que le film se termine.

– They Might Be Giants, Experimental Film

Parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus
généralement, l’âme est susceptible de recevoir, quel est l’unique effet que je dois choisir dans le cas
présent ?
– Edgar Allan Poe, Philosophie de la composition

Dans le chapitre précédent nous avons vu que tout commence avec le game designer, et que celui-ci a
besoin d’un certain nombre de compétences pour mener à bien sa tâche. Voyons maintenant comment il les
utilise et dans quel but, ou, formulé différemment, répondons à la question cruciale : “Quel est le rôle du
game designer ?” La réponse pourrait sembler évidente : un game designer conçoit des jeux.

Cependant, ce n’est pas tout à fait cela.

Un game designer ne se soucie pas des jeux. Les jeux représentent juste un médium et, s’il n’y a personne
pour y jouer, ils deviennent juste des petits bouts de carton imprimé inutiles ou des lignes de code
absconses et sans intérêt.

Les jeux n’ont d’intérêt que si l’on joue avec. Et pourquoi cela ? Quelle est donc cette magie qui opère
lorsqu’on joue ?

En jouant à un jeu, on vit une expérience. Et c’est cette expérience qui importe réellement au concepteur.
Sans elle, le jeu n’est rien.

Il me faut vous prévenir dès à présent : nous allons nous engager sur un terrain qui est tellement familier
qu’il nous est finalement très difficile d’en parler. En effet, absolument tout ce que nous avons vu (regarde
ce coucher de soleil !), fait (avez-vous jamais fait voler un avion ?), pensé (pourquoi le ciel est-il bleu ?), ou
senti (ce glaçon est tellement froid !) a été une expérience. Par définition, nous ne pouvons expérimenter
que des expériences. Celles-ci font tellement partie de nous qu’il nous est difficile de les appréhender
(réfléchir à ce que sont les expériences est une expérience en soi !) ou encore même de les décrire. On ne
peut pas les voir, les toucher, les tenir, on ne peut même pas réellement les partager. Deux personnes
n’auront pas la même expérience de la même chose. L’expérience de chacun est quelque chose de
complètement unique.

Et c’est là toute la nature paradoxale des expériences : tout à la fois parfaitement communes et naturelles,
mais tout aussi obscures et nébuleuses. Et malgré ce côté insaisissable, créer ces expériences est le seul et
unique but du game designer. On ne doit surtout pas l’oublier, en se focalisant notamment sur les aspects
les plus substantiels de la création de notre jeu. Nous devons faire tout notre possible pour appréhender,
comprendre, et maîtriser la nature des expériences humaines.

Le jeu n’est pas l’expérience


Comme le concept est parfois difficile à saisir, j’aimerais insister sur ce point : le jeu n’est pas l’expérience.
Il permet juste de la créer. Un peu comme la question de la formule : “L’arbre qui tombe dans la forêt fait-il
du bruit si personne ne l’entend tomber ?” Si notre définition de “faire du bruit” correspond à la vibration
de molécules dans l’air, alors l’arbre fait définitivement du bruit. Cependant, si nous concevons le bruit
comme une expérience sonore, alors non, l’arbre ne fait aucun bruit si personne n’est là pour l’entendre
tomber. De la même manière, en tant que concepteurs, seule l’expérience doit nous importer. Et notre jeu
ne crée une expérience que si quelqu’un y joue. Le jeu est un vecteur, pas une fin en soi.

Les game designers sont donc en charge de créer quelque chose d’impalpable. Le joueur est un facteur
tangible, le jeu l’est également, mais l’expérience que le premier vit grâce au second est complètement
immatérielle. Et cependant c’est sur la qualité de cette même expérience que l’on jugera le game designer,
puisque c’est uniquement pour elle que l’on joue.

Si l’on pouvait, grâce à des technologies qui n’existent pas encore, faire vivre directement à quelqu’un des
expériences sans avoir besoin de passer par le biais de médias comme des plateaux de jeu, des écrans ou
des ordinateurs, on ne s’en priverait pas. C’est quelque part le rêve promis par la réalité virtuelle : être
capable de vivre des expériences sans être limité par le médium les générant. C’est un rêve fantastique,
mais… ça reste un rêve. Tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est concevoir des artefacts (règles,
plateaux de jeu, programmes, etc.) pour essayer de créer les conditions permettant à un joueur de vivre
certains types d’expériences.

Et c’est là l’aspect tellement difficile du game design. Comme lorsqu’on construit un bateau en bouteille, le
game designer est très distant de ce qu’il essaie de créer. On crée un artefact à destination du joueur, en
croisant les doigts pour que, lorsqu’il interagira avec, l’expérience qu’il vivra lui plaira. Et on ne voit jamais
réellement le résultat de notre travail, puisque l’expérience de chacun est unique par essence, et ne peut
donc pas être partagée.

C’est aussi pour cela que la véritable écoute est essentielle au game design.

Est-ce inhérent aux jeux ?


Vous vous demandez peut-être ce que les jeux ont de si spécial, par rapport aux autres types de supports,
pour que nous soyons obligés d’en passer par ce travail un peu hasardeux de génération d’expérience. En
fait, d’une certaine façon, les jeux n’ont rien de particulier à ce niveau. Les créateurs de toutes les formes de
loisirs – livres, films, pièces de théâtre, musiques, etc. – font face au même problème : comment concevoir
une œuvre pouvant générer une expérience bien particulière lorsque quelqu’un interagit avec ?

Cependant, lorsqu’il est question de jeu, ce problème devient bien plus complexe que pour toute autre
forme de loisir. En effet, les créateurs de jeux sont confrontés à la difficulté de l’utilisation d’un médium
bien plus interactif que n’importe quel autre. La plupart des créateurs “classiques” conçoivent des
expériences linéaires, en ce sens que leurs intentions d’auteurs sont projetées de façon très directe vers leur
auditoire. Les game designers, eux, n’ont pas la vie aussi facile. Nous donnons au joueur un très grand
contrôle sur la façon dont les choses se passent dans le jeu, et à quel rythme, et donc, par extension, nous
lui donnons en quelque sorte le contrôle de son expérience. Nous ajoutons même des éléments de hasard !
Et cela rend la différence entre artefact et expérience encore plus évidente que dans le cadre d’œuvres
linéaires. En même temps, il devient beaucoup plus difficile de prévoir quel genre d’expérience en tirera le
joueur.

Dans ce cas, pourquoi le faisons-nous ? Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans la création d’expériences par le
biais du jeu pour que nous nous privions de cette facilité qu’apporte la conception linéaire ? Sommes-nous
tout simplement masochistes ? Ou alors peut-être le fai-sons-nous pour le challenge que cette tâche
représente ? Non. Comme tout ce que les game designers font, nous le faisons pour l’expérience que cela
crée. Il y a un certain nombre de sentiments qui ne semblent être générés que par des expériences ludiques
: le sentiment de choix, de responsabilité, de liberté, d’accomplissement, d’amitié, et beaucoup d’autres
encore.
Et c’est pour pouvoir offrir ces expériences uniques que nous nous donnons tant de peine. Parce qu’aucun
autre médium ne le peut.

Trois approches pratiques pour réussir l’impossible


Il n’y a pas de règles qui comptent ici ! Nous essayons d’accomplir quelque chose !

– Thomas Edison

Maintenant que nous avons établi que nous devions concevoir des jeux devant générer des expériences tout
à la fois merveilleuses, convaincantes et mémorables, il nous faut comprendre les mystères de l’âme
humaine et les secrets du cœur humain pour y parvenir. Et même si aucun domaine de recherche n’a
encore réussi à établir une carte de l’âme humaine dans sa globalité (nous attendons toujours un
Mendeleïev sur le sujet), trois disciplines nous offrent des points de vue partiels qui pourront nous aider à
accomplir notre tâche : la psycho-logie, l’anthropologie, et la création. Les psychologues veulent
comprendre les mécanismes qui régissent les comportements, les anthropologistes veulent comprendre les
gens à une échelle humaine, et les créateurs essaient de rendre les gens heureux. Comme nous
emprunterons à ces trois domaines, considérons ce que chacun peut nous apporter.

La psychologie
Qui mieux que les psychologues, qui étudient les mécanismes de notre pensée, pour nous permettre de
comprendre la nature de l’expérience humaine ? Et ceux-ci ont d’ailleurs fait quelques découvertes
extrêmement utiles au sujet de la pensée, dont certaines seront traitées au fil de ce livre. Vous pourriez vous
attendre d’ailleurs à ce que nos recherches sur la meilleure façon de créer des expériences s’arrêtent ici,
avec les psychologues, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Étant des scientifiques, les psychologues
e
se doivent de travailler dans le domaine du réel et du démontrable. Au début du XX siècle, un schisme est
apparu en psychologie, opposant le comportementalisme et son étude des comportements uniquement
observables et quantifiables et la psychologie cognitive qui se sert de l’introspection comme outil de
recherche, et repose sur ce qui importe le plus aux game designers, la nature de l’expérience humaine et “la
sensation de ce qu’il se passe”.

Malheureusement pour nous, le comportementalisme a pris le dessus, et ce pour de très bonnes raisons.
L’approche objective, faite d’expériences reproductibles, en fait une science reconnue. Un
comportementaliste peut en effet faire une expérience et en publier le résultat ; si l’un de ses confrères
reprend l’expérimentation dans les mêmes conditions, il obtiendra le même résultat. L’approche de la
psychologie cognitive est quant à elle forcément subjective. Et les expériences elles-mêmes ne peuvent être
mesurées, tout au plus décrites avec tout ce que cela implique d’approximations. Quand une expérience a
lieu dans votre esprit, comment être parfaitement sûr que les conditions expérimentales sont contrôlées ?
Aussi fascinante et utile que puisse être l’étude de nos pensées et de nos ressentis, cela en fait une science
bancale. Du coup, quand bien même la psychologie moderne a fait de nombreux progrès, elle évite la
plupart du temps ce qui nous importe plus : la nature de l’expérience humaine.

Bien que la psychologie n’apporte pas toutes les réponses dont nous avons besoin, elle nous en donne
quand même quelques-unes très utiles, comme nous le verrons plus tard dans le livre. Plus que ça, elle
nous fournit des approches que nous pouvons utiliser de manière assez efficace. N’étant pas contraints par
une approche scientifique rigoureuse, les game designers peuvent tout aussi bien utiliser les expériences
comportementales ou l’introspection de la psychologie cognitive pour parvenir à apprendre ce qu’ils ont
besoin de savoir. Nous ne sommes pas, en tant que designers, intéressés par ce qui est absolument vrai
dans le monde de la réalité objective, mais plutôt par ce qui semble être vrai dans le monde de l’expérience
subjective.

Mais peut-être existe-t-il une autre approche scientifique qui se situerait entre ces deux extrêmes ?

L’anthropologie
L’anthropologie est la plus humaniste des sciences et la plus scientifique des humanités.

– Alfred L. Kroeber

L’anthropologie est une autre branche majeure de l’étude des humains et de leurs comportements.
L’approche est cependant plus holistique que celle de la psychologie, en ce sens qu’elle s’attache à observer
tout ce qui concerne les gens, que ce soit physique, mental, social ou culturel. De plus, elle s’applique à
étudier les similarités et les différences entre les gens non seulement à travers le monde mais aussi au cours
de l’histoire.

Ce qui est particulièrement intéressant pour les game designers, c’est l’approche socioculturelle de
l’anthropologie, l’ethnologie, qui consiste à étudier la façon de vivre des hommes, essentiellement par le
biais d’un travail d’immersion dans le milieu étudié. Les ethnologues vivent avec leurs sujets d’étude et
essaient de se fondre complètement dans leur monde, afin d’avoir une vision la plus objective possible, tout
en ayant recours à l’introspection pour essayer de se mettre à la place des populations qu’ils étudient. Ceci
permet aux ethnologues de mieux imaginer ce que ressentent leurs sujets d’observation.

Nous pouvons apprendre beaucoup sur la nature humaine grâce aux travaux des anthropologues. Mais
plus important encore, en ayant une approche d’ethnologue, nous pouvons nous rapprocher de nos joueurs
et nous mettre à leur place, nous permettant ainsi d’avoir une vision qu’il ne nous aurait pas été possible
d’avoir autrement.

La création
Le troisième domaine qui a fait des études importantes sur l’expérience humaine est, sans surprise, le
domaine de la création. Nous pourrons apprendre de nombreuses choses utiles de quasiment tous les types
de créateurs : les musiciens, les architectes, les auteurs, les réalisateurs, les designers industriels, les
designers web, les chorégraphes, les designers graphiques, et plus encore. La quantité incroyable de règles
établies, propres à chaque discipline, nous permet d’avoir une pléthore de principes utiles en ce qui
concerne l’expérience humaine. Cependant ces principes sont souvent difficiles à utiliser pour nous, car
contrairement aux scientifiques, les créateurs publient rarement le résultat de leurs recherches. Les
meilleurs créateurs dans leur spécialité se tiennent généralement très peu au courant des façons de
fonctionner des autres domaines de la création. Un musicien peut être un as de la rythmique sans s’être
jamais posé la question du rythme appliqué à d’autres domaines comme l’écriture ou la comédie, alors
même qu’il pourrait en tirer des bénéfices, puisqu’ils trouvent tous leur origine au même endroit, dans
l’esprit humain. Donc, afin d’utiliser des principes venant d’autres domaines de la création, nous devrons
veiller à rester ouverts d’esprit, puisque tous ceux qui créent à destination d’un public ont potentiellement
quelque chose à nous apprendre. Nous tirerons donc des règles et des exemples venant de créateurs de tous
bords, en étant aussi “xénophiles” que possible.

Idéalement, nous devrions pouvoir trouver à interconnecter tous ces différents principes de création grâce
à la psychologie et à l’anthropologie, puisque, à la base, c’est là qu’ils trouvent leur origine. Nous le ferons
d’ailleurs à plusieurs reprises dans ce livre. Peut-être même qu’un jour ces trois domaines trouveront un
moyen d’unifier leurs principes. Mais pour l’instant, nous devrons nous contenter de jeter quelques
passerelles ici et là, et ce ne sera pas une mince affaire puisque ce sont des domaines qui ont généralement
assez peu d’interconnexions au niveau de la recherche. En tout cas, un certain nombre de ces passerelles se
révéleront fort utiles. La tâche qui nous attend, le game design, est d’une difficulté telle que nous ne
pouvons pas nous permettre d’être trop regardants sur l’origine de nos connaissances. Et comme aucune de
ces approches ne pourra régler seule tous nos problèmes, nous devrons apprendre à les utiliser toutes, en
fonction des besoins, comme on utiliserait une boîte à outils. Nous devons rester à la fois ouverts d’esprit et
pratiques ; les bonnes idées peuvent venir de partout, mais elles ne nous seront utiles que si elles nous
permettent de créer de meilleures expériences.

Introspection : possibilités, dangers et pratique


Nous venons de voir que nous pouvions aller chercher des outils utiles pour apprendre à contrôler
l’expérience humaine. Focalisons-nous maintenant sur un outil qui est utilisé dans chacun des trois
domaines que nous venons d’explorer : l’introspection. Il s’agit de l’acte simple qui consiste à examiner ses
propres pensées et son propre ressenti – soit ses propres expériences. Et aussi vrai qu’il n’est pas vraiment
possible de connaître les expériences d’un autre, on connaît en revanche assurément les siennes propres.
Ainsi, en nous écoutant nous-mêmes, c’est-à-dire en observant, évaluant, et décrivant nos propres
expériences, nous pouvons rapidement juger de ce qui marche au pas dans notre jeu, et pour quelles
raisons.

Maintenant vous pourriez vous poser la question, légitime, de savoir comment une méthode dénigrée par
les scientifiques pourrait nous être utile. Il existe deux dangers principaux associés à l’utilisation de
l’introspection :

Danger #1 : L’introspection peut mener à des fausses conclusions à propos de la réalité


Et ceci est la raison principale pour laquelle les scientifiques rejettent cette forme de méthodologie. De
nombreux pseudo-scientifiques ont construit des théories fumeuses en s’appuyant uniquement sur
l’introspection. Et cela arrive souvent parce que ce qui nous semble vrai selon nos propres expériences n’est
pas forcément vrai dans l’absolu. Socrate, par exemple, a observé que lorsqu’on apprend quelque chose de
nouveau, on a souvent l’impression de l’avoir toujours su, mais de l’avoir oublié. Et nous avons sans doute
tous eu l’occasion de vivre ce genre d’expérience. Cependant Socrate va alors trop loin en extrapolant que
puisque apprendre ressemble en fait à une réminiscence, alors nous devons être des esprits réincarnés qui
se souviennent simplement de ce qu’ils ont déjà appris dans des vies antérieures.

Et c’est là le problème avec le fait d’arriver à des conclusions à partir d’une simple introspection : ce n’est
pas parce que quelque chose semble vrai qu’elle l’est véritablement. Et on tombe facilement dans le piège
de vouloir défendre absolument une théorie qui nous semble juste, en utilisant au besoin une logique
contestable pour étayer notre conviction. Les scientifiques apprennent à être disciplinés pour éviter cet
écueil. L’introspection a malgré tout sa place dans la science : elle permet d’examiner un problème sous un
angle que la seule logique n’aurait pas permis d’avoir. Les bons scientifiques font usage de l’introspection
en permanence ; elle n’est par contre jamais utilisée pour en tirer des conclusions scientifiques.

Heureusement pour nous, le game design n’est pas une science ! Alors que la “vérité objective de la réalité”
est intéressante et parfois utile, nous nous intéressons surtout à ce qui “semble être vrai”. Aristote nous
donne un autre exemple qui illustre parfaitement ce propos. Il a écrit sur de nombreux sujets comme la
logique, la physique, l’histoire naturelle et la philosophie. Il est particulièrement connu pour la profondeur
de son introspection, mais lorsque nous examinons son travail, nous constatons un fait intéressant. Ses
idées sur la physique et l’histoire naturelle sont complètement obsolètes à l’heure actuelle. Pourquoi ? Tout
simplement parce qu’il s’est reposé principalement sur ce qui semblait vrai, et pas suffisamment sur des
expériences contrôlées. Son introspection l’a conduit à des conclusions que nous savons aujourd’hui
parfaitement fausses, comme :

Les objets les plus lourds tombent plus vite que les objets les plus légers.

Le siège de la conscience se trouve dans le cœur.

La vie apparaît par génération spontanée.

Et de nombreuses autres. Alors pourquoi nous souvenons-nous de lui comme un génie plutôt que comme
un dérangé ? Sans doute parce que tous ses autres travaux, que ce soit en métaphysique, en dramaturgie,
en éthique, et aussi au niveau de la pensée, sont toujours utiles aujourd’hui. Dans ces domaines où ce qui
semble réel a plus d’importance que ce qu’il est réellement, ses travaux largement fondés sur sa profonde
introspection n’ont eu aucun mal à passer l’épreuve du temps.

La leçon à retenir est simple : lorsqu’on est amené à travailler avec le cœur et l’esprit humain, et que l’on
essaie de comprendre l’expérience et la façon dont les choses sont perçues, alors l’introspection est un outil
formidablement utile sur lequel on peut s’appuyer en toute confiance. En tant que game designers, nous
n’avons pas réellement besoin de nous inquiéter de ce premier danger. Nous nous attachons plus en effet à
la façon dont les choses sont perçues, et moins à l’absolue vérité. Nous pouvons donc la plupart du temps
utiliser en toute confiance nos instincts et notre ressenti lorsqu’il s’agit d’arriver à des conclusions
concernant la qualité d’une expérience.

Danger #2 : Ce qui est vrai pour moi ne l’est pas forcément pour les autres
Autant le premier danger de l’introspection ne nous concerne pas réellement puisque nous sommes des
concepteurs et pas des scientifiques, autant nous devons faire particulièrement attention à ce deuxième
écueil possible. C’est celui de la subjectivité. En effet, de nombreux game designers tombent dans le piège
de se dire : “J’adore jouer à ce jeu, donc c’est qu’il est bon.” Or, même si cela est avéré parfois, il arrive que
le public ait des goûts tout à fait diffé-rents des vôtres. Cette affirmation devient alors dangereusement
fausse. Certains designers décident alors d’adopter des positions extrêmes qui vont de “je ne vais concevoir
des jeux que pour un public ayant les mêmes goûts que moi, comme ça je suis sûr de ne faire que des bons
jeux” à “On ne peut pas se fier à l’introspection et aux opinions subjectives. Seul le test du jeu en conditions
réelles est valable”. Ces deux positions sont des positions “faciles”, mais ont malgré tout leur lot de
problèmes et leurs limites.
“Je ne conçois que pour des personnes comme moi ” génère les problèmes suivants :

Les game designers ont souvent des goûts particuliers. Il se peut qu’il n’y ait pas assez de personnes
comme vous pour que votre jeu représente un investissement valable.

Vous ne concevrez pas le jeu seul. Et si chacun des membres de l’équipe a sa propre idée sur la
meilleure façon de faire le jeu, vous risquez de vous retrouver face à un sérieux problème.

Il y a de nombreux genres de jeux et de publics qui resteront définitivement hors de votre portée.

“Les opinions subjectives ne sont pas fiables ” génère ces problèmes :

Vous ne pouvez pas prendre toutes vos décisions en fonction de résultats de tests, notamment tôt dans
le processus de création, quand il n’y a même pas encore de jeu à tester. Quelqu’un doit parfois prendre
la responsabilité de décider subjectivement de ce qui est bien ou non.

Il arrive que, lorsqu’un jeu n’est pas encore fini, les testeurs rejettent un concept inhabituel. Ils ont
parfois besoin de le voir dans une version finale avant de pouvoir réellement l’apprécier. Et si vous ne
savez pas parfois faire confiance à votre propre jugement, il se peut que vous laissiez vos testeurs tuer
un “vilain petit canard” qui aurait pu devenir un magnifique cygne.

Les tests en conditions réelles ne peuvent pas être faits en permanence. D’importantes décisions
touchant au game design doivent être prises tous les jours.

La façon d’échapper à ce danger, sans avoir à recourir aux deux positions extrêmes que nous venons de
voir, est encore une fois de savoir écouter. En matière de game design, l’introspection ne consiste pas
seulement en l’écoute de soi-même, mais aussi en l’écoute des autres. En observant vos propres
expériences, puis en observant les autres tout en essayant de vous mettre à leur place, vous pouvez
commencer à vous faire une idée de la façon dont vos expériences et les leurs diffèrent. Quand l’idée que
vous avez de ces différences est assez précise, vous pouvez, comme un ethnologue, vous mettre à la place
de votre public et faire des prédictions sur les expériences qu’ils apprécieront ou non. C’est un art délicat
auquel il faut s’entraîner, et avec de la pratique, votre compétence s’améliorera.

Passez vos sentiments à la loupe


Il n’est pas si facile de comprendre ses sentiments. Et pour un game designer, il ne suffit pas d’avoir une
vague idée de si l’on aime ou pas quelque chose. Il faut être capable de définir précisément ce que vous
aimez ou non, et d’expliquer clairement pourquoi. Un de mes amis d’université était connu pour son
inaptitude à définir clairement ses sentiments. Nous avions fréquemment des conversations du genre :

Moi : Qu’est-ce que tu as mangé à la cafétéria aujourd’hui ?

Lui : Une pizza. Elle n’était pas bonne.

Moi : Pas bonne ? Qu’est-ce qu’elle n’avait pas de bon ?

Lui : Elle était juste… mauvaise.

Moi : Tu veux dire qu’elle était froide ? Trop dure ? Trop molle ? Amère ? Avec trop de sauce ? Pas assez ?
Trop de fromage ? Qu’est-ce qui n’était pas bon dans cette pizza ?

Lui : je ne sais pas – elle était juste mauvaise !

Il était simplement incapable de disséquer ses expériences. Dans le cas de cette pizza, il savait qu’il ne
l’aimait pas, mais était incapable (ou n’en avait pas envie) d’analyser son expérience au point de pouvoir
faire des suggestions pour l’améliorer. Ce genre de dissection d’expérience est le but principal de votre
introspection, c’est ce que les créateurs font. Quand vous jouez à un jeu, vous devez être capable d’analyser
ce qu’il vous a fait ressentir, ce à quoi il vous a fait penser, et ce qu’il vous a fait faire. Et vous devez être
capable d’exposer clairement cette analyse. Vous devrez être capable de mettre des mots sur ces sentiments
abstraits, car ils seront alors l’interface concrète vous permettant de décrire aux autres ce que vous
attendez de votre jeu. Et vous devez faire ce type d’analyse non seulement avec vos propres jeux mais aussi
quand vous jouez aux jeux d’autres game designers. En fait, vous devriez prendre l’habitude d’analyser
toutes les expériences que vous pourriez avoir. En effet, plus vous analyserez vos propres expériences, et
plus vous serez en mesure de réfléchir aux genres d’expériences que vous voulez que vos jeux génèrent.

Battre Heisenberg
Mais il y a un challenge encore plus grand concernant l’introspection. Comment pouvonsnous observer nos
propres expériences sans les dénaturer, puisque l’acte même d’observer est une expérience ? Et nous
rencontrons ce problème assez souvent. Essayez par exemple d’observer comment bougent vos doigts
quand vous tapez sur un clavier d’ordinateur, et vous vous rendrez compte alors que vous vous mettez à
taper plus lentement et à faire des erreurs, si tant est que vous puissiez encore taper. Essayez de vous
placer en observateur de votre propre plaisir à regarder un film ou à jouer à un jeu, et vous constaterez que
ce plaisir peut rapidement s’atténuer. Certains appellent ça la “paralysie par l’analyse”, et d’autres s’y
réfèrent en tant que principe d’Heisenberg. Ce principe, nommé en référence au principe d’incertitude
d’Heisenberg en mécanique quantique, souligne qu’une particule ne peut être observée sans que son
mouvement en soit perturbé. De la même façon, la nature d’une expérience ne peut être observée sans
perturber la nature de cette expérience. Cela peut faire penser que la voie de l’introspection est sans issue.
Cependant, même si c’est assurément un problème, il existe différentes façons de le contourner, même si
cela demande un peu de pratique. Nous n’avons pas l’habitude, pour la plupart d’entre nous, de parler
ouvertement de la nature de nos processus de pensée, il se peut donc que les méthodes qui suivent vous
paraissent un peu étranges.

Analysez vos souvenirs


Un côté intéressant des expériences, c’est qu’elles nous restent en mémoire. Analyser une expérience
pendant qu’on la vit est assez ardu, puisque la partie de notre esprit qui sert à l’analyse devrait
normalement être dédiée à l’expérience elle-même, mais analyser le souvenir d’une expérience est en
revanche beaucoup plus simple. Bien sûr, plus vous arriverez à tirer d’informations de ces souvenirs, et
mieux cela sera. Du coup, on travaillera préférentiellement avec des souvenirs d’expériences marquantes
(celles-ci sont souvent de toute façon les meilleures sources d’inspiration) ou des souvenirs d’expériences
récentes. Si vous arrivez à avoir une discipline mentale suffisante, vous pouvez vous engager dans une
activité (comme le jeu vidéo) en vous empêchant d’analyser vos expériences dans l’instant, mais en ayant
l’intention d’en analyser le souvenir immédiatement après. Le fait d’avoir cette intention peut vous aider à
vous souvenir de plus de détails à propos de l’expérience, sans avoir à parasiter celle-ci. Cela vous oblige
donc à vous souvenir que vous allez faire une analyse, mais sans laisser cette pensée interférer avec
l’expérience que vous souhaitez analyser. Pas facile !

Faites deux passages


Une méthode qui s’appuie sur la précédente analyse des souvenirs consiste à vivre une expérience deux
fois. La première vous sert à vivre pleinement votre expérience, sans vous attarder à analyser quoi que ce
soit. Vous recommencez alors une nouvelle fois à vivre votre expérience, en prenant le temps cette fois-ci
de tout analyser dans les moindres détails, quitte à prendre des notes si possible. Vous avez donc
l’expérience originale fraîche dans votre esprit, et le deuxième passage vous permet de la revivre en ayant
l’occasion cette fois-ci de vous arrêter pour réfléchir à ce que vous avez ressenti, et pourquoi.

Jetez des coups d’œil


Est-il possible d’observer ses expériences sans les altérer ? Vous pouvez, avec un peu d’entraînement, jeter
des “petits coups d’œil” à vos expériences pendant que vous les vivez, et les analyser sans trop les dégrader
ni même les interrompre trop significativement. Un peu comme vous feriez pour examiner des gens dans
un lieu public : en jetant des petits coups d’œil à la sauvette, sans vous attarder suffisamment au point
qu’ils vous remarquent, vous pouvez les observer sans leur faire changer de comportement. Et il est
heureusement possible d’apprendre beaucoup avec ce genre d’observations rapides. Cependant, il vous
faudra une certaine rigueur pour ne pas vous laisser embarquer par votre analyse. Si vous arrivez à
pratiquer cet exercice régulièrement, ces “micro-introspections” se feront de manière de plus en plus
transparente, interrompant de moins en moins le fil de vos expériences. La plupart du temps, le plus
dérangeant dans ce genre d’observation rapide se trouve être notre dialogue interne. Quand vous
commencez à vous poser trop de questions, à trop réfléchir sur votre expérience, celle-ci est corrompue. Un
“coup d’œil rapide” devrait plutôt ressembler à : “Est-ce assez amusant ? Oui.” Et vous laissez là votre
analyse pour reprendre le cours de votre expérience, jusqu’au prochain coup d’œil.

Observez silencieusement
Idéalement bien sûr, le mieux est d’arriver à observer ce qu’il vous arrive au moment même où cela vous
arrive, en continu, et non avec des coups d’œil rapides ou un temps de décalage. Il faut réussir à se trouver
dans une situation où l’on est presque doué d’ubiquité, vivant à la fois pleinement son expérience, tout en
étant un spectateur attentif qui l’analyse. Cela peut sembler complètement bizarre, mais c’est un état que
l’on peut parfaitement atteindre, pour notre plus grand bénéfice. C’est un état forcément difficile à
atteindre, mais il peut assurément l’être. Ce n’est pas sans rappeler la pratique zen d’auto-observation, et
l’exercice de méditation qui consiste à observer sa propre respiration. Normalement nous respirons sans
même y penser, mais à un moment donné, nous pouvons prendre consciemment le contrôle de notre
processus de respiration, interférant alors avec. Néanmoins, avec de la pratique, il est possible d’observer
sa respiration naturelle inconsciente sans en perturber le déroulement. Mais cela demande de la pratique –
presque autant que pour réussir à observer vos expériences. Le côté positif, c’est que vous pouvez vous
entraîner à observer vos expériences n’importe où : en regardant la télé, en travaillant, en jouant, ou en
faisant n’importe quoi d’autre. Vous n’y arriverez pas du premier coup bien sûr, mais si vous continuez
d’expérimenter et de vous entraîner, vous finirez au bout d’un moment par maîtriser la technique. En tout
cas, si vous voulez vraiment écouter votre moi, et comprendre la nature de l’expérience humaine, alors le
temps passé à pratiquer cet exercice vous apparaîtra comme vraiment bien employé.
L’expérience essentielle
Mais en quoi toutes ces discussions sur l’expérience et les observations sont-elles pertinentes pour créer
des jeux ? Si je veux concevoir, par exemple, un jeu de bataille de boules de neige, en quoi analyser mes
souvenirs de vraies batailles de boules de neige pourrait avoir un impact sur la création de mon jeu ? Je ne
peux absolument pas reproduire parfaitement l’expérience d’une telle bataille sans de la vraie neige et sans
de vrais amis pour jouer à l’extérieur, dans le monde réel. Alors quel intérêt ?

L’intérêt est que vous n’avez pas besoin de reproduire parfaitement des expériences réelles pour faire un
bon jeu. Ce qu’il faut faire, c’est capturer l’essence de ces expériences pour les intégrer à votre jeu. Qu’est-
ce que “l’essence d’une expérience” signifie exactement ? Chaque expérience mémorable a des attributs-
clés qui la définissent et la rendent spéciale. En analysant le souvenir d’une bataille de boules de neige, par
exemple, il peut vous revenir tout un tas de détails, certains même pouvant vous paraître comme essentiels
à l’expérience : “Il était tombé tellement de neige qu’il n’y avait pas eu d’école”, “Nous avons joué en plein
milieu de la rue”, “La neige avait exactement la bonne consistance”, “Il faisait froid mais beau, et le ciel était
dégagé”, “Il y avait des enfants partout”, “Nous avons construit ce gros mur de neige”, “Fred avait lancé une
boule de neige en l’air, et il avait profité de ce que je la regardais pour m’en envoyer une autre dans la tête
!”, “On avait eu une crise de fou rire”, etc. D’autres vous sembleront moins importants : “Je portais des
après-ski”, “j’avais des bonbons à la menthe dans une poche”, “Un homme qui promenait son chien nous a
regardés jouer”.

En tant que game designer qui essaie de créer une expérience, votre but est d’essayer de comprendre les
éléments essentiels qui la composent, et de les intégrer à votre jeu. De cette façon, vos joueurs pourront
vivre et expérimenter ces mêmes éléments essentiels. Une bonne partie de ce livre traitera des différents
moyens que vous avez de construire votre jeu pour arriver à faire vivre à vos joueurs l’expérience que vous
souhaitez qu’ils vivent. L’idée fondamentale étant qu’on peut souvent offrir aux joueurs l’essence d’une
expérience en passant par une formalisation très différente de l’expérience réelle. Pour continuer avec
l’exemple de la bataille de boules de neige, par quels moyens pourriez-vous véhiculer l’expérience “il faisait
tellement froid” dans un jeu ? S’il s’agit d’un jeu vidéo, vous pouvez facilement vous servir des graphismes :
les personnages peuvent respirer avec des petits nuages de condensation, et il peut y avoir du givre sur
l’écran. Vous pouvez également vous servir des effets sonores, avec par exemple un vent sifflant, le bruit
caractéristique de la neige qui s’écrase sous les pieds, ou encore le tintement cristallin de glaçons qui
s’entrechoquent. Peut-être n’y avait-il pas de vent le jour de cette bataille de boules de neige, mais un tel
effet sonore est peut-être à même de capturer l’essence de cette expérience et de transmettre cette
sensation de froid au joueur. Et si ce froid vous semblait réellement important, vous pourriez même
l’intégrer par le biais des règles du jeu. Peut-être les joueurs pourraient-ils faire de meilleures boules de
neige sans leurs gants, mais une fois leurs mains devenues trop froides, ils seraient obligés de se rhabiller
le temps de se réchauffer. Encore une fois, il n’est pas important que vous ayez vraiment vécu cette
expérience, du moment que cette règle permet de transposer la sensation de froid et d’en faire une partie
intégrante du jeu.

Un certain nombre de personnes trouvent cette approche étrange ; ils disent : “Fais juste un jeu, et vois
quelle expérience en ressort !” Et je suppose que c’est vrai ; si vous ne savez pas ce que vous voulez, vous
n’attachez peut-être pas d’importance à ce que vous allez obtenir. Mais si vous avez une idée précise de la
façon dont vous voulez que les joueurs perçoivent votre jeu, alors il est important que vous définissiez
comment vous allez leur apporter l’expérience essentielle. Et ceci nous amène à notre premier objectif.

Objectif #1 : L’expérience essentielle

Pour utiliser cet objectif, vous devez arrêter de penser à votre jeu et commencer à penser à l’expérience
du joueur. Posez-vous ces questions :

Quelle est l’expérience que je souhaite délivrer au joueur ?

Qu’est-ce qui est essentiel à cette expérience ?

Comment mon jeu peut-il capturer cette essence ?

S’il y a une grosse différence entre l’expérience que vous désirez créer et celle que vous êtes
effectivement en train de créer, votre jeu a besoin de changer : vous devez énoncer clairement
l’expérience essentielle que vous souhaitez, et trouver autant de façons possibles d’instiller cette
essence dans votre jeu.

Le design du très populaire jeu de base-ball inclus dansWii Sports est un parfait exemple de cet objectif en
action. À l’origine, les concepteurs avaient l’intention de se rapprocher autant que possible du vrai base-
ball, avec l’avantage de pouvoir frapper avec votre contrôleur comme avec une vraie batte. Mais ils
s’aperçurent bientôt qu’ils n’auraient pas le temps nécessaire pour simuler chaque aspect du base-ball
aussi bien qu’ils l’auraient voulu. Ils prirent donc une décision capitale : puisque frapper avec le contrôleur
était la partie la plus remarquable de ce jeu – ce qu’ils estimaient être la partie essentielle –, ils
s’appliqueraient à rendre cette expérience la meilleure possible. Ils décidèrent que les autres détails (les
neuf joueurs en défense sur le terrain, le vol de base, etc.) ne faisaient pas partie de l’expérience essentielle
qu’ils essayaient de créer.

Il est vrai que beaucoup de game designers n’utilisent pas l’objectif de l’expérience essen-tielle. Ils suivent
juste leur instinct, et tombent parfois sur des structures de jeu qui arrivent à générer des expériences qui
plaisent au public. Le danger avec ce genre d’approche est qu’elle repose essentiellement sur de la chance.
Être capable de séparer l’expérience du jeu est en revanche très utile : si vous avez une image précise du
type d’expériences que vivent vos joueurs, et des parties de votre jeu qui les génèrent, il vous sera beaucoup
plus facile d’améliorer votre jeu, parce que vous saurez alors quels éléments vous pouvez changer sans
risque et ceux que vous devez absolument garder. Le but ultime du game designer est d’offrir une
expérience. Quand vous avez une image précise de votre expérience idéale et de ses éléments
fondamentaux, vous avez un objectif vers lequel tendre. Sans ce but, vous avancez à tâtons dans le noir.

La seule vérité est dans ce que vous ressentez


Tout ce discours sur l’expérience met en lumière un concept particulièrement étrange. La seule réalité que
nous connaissons est la réalité tirée de l’expérience. Et nous avons vu que ce que nous expérimentons n’est
pas “vraiment la réalité”. Nous filtrons la réalité à travers nos sens et à travers nos esprits, et notre état de
conscience est en quelque sorte une forme d’illusion – et sûrement pas la réalité. Mais cette illusion est la
seule réalité que nous n’aurons jamais, puisqu’elle est nous-mêmes. C’est un casse-tête pour les
philosophes, mais une chose merveilleuse pour les game designers, puisque cela veut dire que les
expériences qui décou-lent des jeux que nous avons conçus ont une chance d’être ressenties comme aussi
vraies et importantes (et parfois plus encore) que nos expériences de tous les jours.

Nous explorerons plus en détail cela auChapitre 9, mais il est maintenant temps pour nous d’étudier le
médium que nous utiliserons pour générer cette fameuse expérience.
3
L’expérience découle du jeu

FIGURE

3.1

C’est fantastique de parler de la création d’expériences. Surtout que tel est bel et bien notre but.
Cependant, le game designer ne peut pas manipuler directement ces expériences, et il lui faut passer par
un médium, le jeu. Le jeu est votre glaise, et vous le travaillerez pour créer toutes sortes d’expériences
formidables à l’intention de vos joueurs.

De quels genres de jeux parlons-nous ? Dans ce livre, nous traiterons de tous les jeux : les jeux de plateau,
les jeux de cartes, les jeux sportifs, les jeux de cour d’école, les jeux de société, les jeux de hasard, les
puzzles, les jeux d’arcade, les jeux électroniques, les jeux vidéo, et à peu près tous les autres jeux auxquels
vous pourriez penser, puisque, comme nous le verrons, les mêmes principes de conception s’appliquent à
tous ces jeux. Il est d’ailleurs assez surprenant qu’avec une telle variété de jeux, nous soyons malgré tout
capables de les reconnaître comme faisant tous partie de la même famille. Car malgré leurs différences,
nous les reconnaissons tous intuitivement comme étant des jeux.
Qu’ont-ils en commun ? Ou, pour le formuler autrement, quelle est la définition d’un jeu ?

Une critique des définitions


Avant de continuer, j’aimerais être clair sur la raison pour laquelle nous avons besoin de chercher cette
définition. Est-ce pour être sûr de savoir de quoi l’on parle lorsqu’on utilise le mot “jeu” ? Non. Nous
savons très bien pour la plupart d’entre nous ce qu’est un jeu, même si nous avons parfois des définitions
un petit peu différentes. Parfois, dans une discussion, un débat peut être soulevé pour savoir si tel ou tel
jeu est “vraiment un jeu”, ce qui oblige généralement chacun à clarifier sa vision de la chose et à donner sa
propre définition. Nous pouvons tous avoir des définitions et des opinions différentes sur la question, tout
comme nous pouvons en avoir sur ce qu’est réellement ou non la musique, l’art, ou le sport.

Certaines personnes ne sont pas d’accord avec ce point de vue sur la validité des définitions multiples. Elles
voient ce manque de standardisation dans le monde du game design comme une “crise” empêchant son
développement en une forme d’art. La plupart du temps, les personnes les plus véhémentes sur le sujet sont
aussi celles qui sont le moins impliquées dans la conception et le développement de jeux. Car comment font
alors les vrais concepteurs et développeurs pour se comprendre s’ils n’ont pas un vocabulaire standardisé ?
Eh bien, comme tout le monde : lorsqu’il y a une ambiguïté, ils expliquent tout simplement ce qu’ils
veulent dire. Cela ralentit-il parfois les discussions et donc le processus de création ? Oui et non. Oui, de
temps à autre, les concepteurs doivent s’arrêter pour préciser ce qu’ils veulent dire, ce qui peut ralentir un
tout petit peu les choses. D’un autre côté, ce petit moment passé à clarifier les choses permet souvent de
gagner beaucoup de temps sur le long terme, en limitant grandement le risque d’incompréhensions ou de
malentendus.

Ne serait-il pas plus pratique d’avoir un dictionnaire de termes spécialisés et standardisés auquel on
pourrait se référer lorsqu’il s’agit de discuter de problèmes liés au game design ? Cela serait sans aucun
doute très utile, mais loin d’être indispensable. Et l’absence d’un tel dictionnaire est loin d’être une
“barrière”, ni même la preuve d’une “crise”. C’est juste un petit inconvénient qui nous oblige parfois à nous
arrêter pour réfléchir à ce que nous voulons dire, et à mieux le formaliser. Et cela a tendance à faire de
nous de meilleurs concepteurs, puisque nous sommes forcés de réfléchir un peu plus. Par ailleurs, un tel
dictionnaire serait assez dur à mettre en place, dans la mesure où la technologie évolue et change en
permanence ; nous serions sans cesse contraints de définir de nouveaux termes, tout en étant obligés d’en
redéfinir ou d’en supprimer des anciens.

D’autres argumentent que le “vrai problème” avec le vocabulaire dédié au game design se trouve non pas
dans le manque de définitions standardisées, mais dans le manque de termes nous permettant de discuter
de problèmes complexes de game design. Cependant, ce sont des conclusions un peu hâtives, dans la
mesure où le vrai problème n’est pas le manque de mots pour décrire les idées dans le game design, mais le
manque de réelle compréhension quant à ce qu’elles sont réellement. Comme dans beaucoup d’autres
domaines ayant trait au design, les game designers font souvent les choses d’instinct, s’en remettant à leurs
ressentis pour se faire une idée sur la qualité d’un jeu, et ils ont parfois du mal à justifier certains de leurs
choix. Mais ils arrivent en tout cas, souvent d’un seul coup d’œil, à reconnaître ce qui est bien de ce qui ne
l’est pas. Et vous y arriverez certainement, également. Le plus important n’étant pas d’utiliser un
vocabulaire spécifique, mais d’être capable de définir les raisons qui font que vous trouvez un concept bon
ou mauvais, et comment il peut être amélioré. Pour cela, connaître les concepts du game design est bien
plus intéressant que d’en maîtriser le vocabulaire. Des termes standardisés spécifiques apparaîtront au fil
du temps, ceux qui nous seront utiles persisteront, les autres seront laissés de côté.

Ceci étant dit, certaines idées importantes de game design et les termes correspondants sont en
permanence développés, dont un certain nombre dans ce livre. Ce ne sont pas des définitions destinées à
être gravées dans la pierre, mais plutôt l’expression d’idées que vous pourrez, je l’espère, utiliser. Si vous
avez de meilleures idées ou des termes qui vous semblent plus appropriés, n’hésitez pas à les employer ;
s’ils sont adaptés et véhiculent des principes forts, alors ils trouveront tout naturellement un écho auprès
des autres game designers.

Beaucoup des idées auxquelles nous aurons affaire peuvent apparaître comme un peu floues : des termes
comme “expérience”, “jouer” et “jeu” seront perçus différemment selon les personnes auxquelles vous vous
adresserez. Et si on considère que les idées que ces termes désignent n’ont toujours pas de définitions
unifiées après des milliers d’années de réflexion à leur sujet, il est très peu probable qu’elles en aient de
sitôt.

Cela ne veut surtout pas dire que nous devons abandonner l’idée de les définir nousmêmes. Essayer de
définir quelque chose vous oblige à y réfléchir clairement, concisément, et de manière analytique. Avoir
une liste de termes et leur définition ne vous apprendra pas grand-chose. En revanche, essayer de définir
ces termes vous apportera beaucoup, en renforçant notamment votre capacité à penser le game design,
même si au final vos définitions ne sont pas parfaites. C’est pour cette raison que vous pouvez trouver ce
chapitre plus riche en questions qu’en réponses. Mais après tout, le but de ce livre est de faire de vous un
meilleur concepteur, et les bons concepteurs se doivent de réfléchir.

Alors, qu’est-ce qu’un jeu ?


Maintenant que nous avons vu qu’il était bon pour nous de définir ces termes, essayons de commencer
avec ce que nous savons assurément sur les jeux :

Un jeu est quelque chose auquel on joue.

Je pense que tout le monde sera d’accord avec ça. Néanmoins, cela ne nous apporte pas grand-chose. Par
exemple, est-ce qu’un jeu est différent d’un jouet ? Oui. Les jeux sont plus complexes que les jouets, et ils
induisent une façon différente de jouer. Le langage employé pour l’un ou l’autre est même différent :

On joue à un jeu, mais l’on joue avec un jouet.

C’est intéressant… Les jouets étant généralement plus simples que les jeux, peut-être pour-rions-nous, en
guise de point de départ, commencer par les définir. On joue avec ses amis, mais ce ne sont pourtant pas
des jouets. Les jouets sont donc des objets.

Un jouet est un objet avec lequel on joue.

Mais je peux jouer machinalement avec un trombone pendant que je suis au téléphone. Est-ce que cela en
fait un jouet ? Techniquement, sans doute, mais ce ne serait pas en tout cas un très bon jouet. En fait, tout
ce avec quoi on joue pourrait être considéré comme un jouet. Peut-être serait-il bon pour nous alors de
définir ce qui fait un bon jouet. “Amusant” pourrait être le premier adjectif qui nous vient à l’esprit quand
nous pensons à “bon jouet”. Peut-être même pourrait-on dire :

Un bon jouet est un objet avec lequel il est amusant de jouer.

Pas mal… Mais qu’entendons-nous exactement par “amusant” ? Parlons-nous simplement de plaisir ? On
prend du plaisir lorsqu’on s’amuse, mais est-ce qu’un amusement est simplement du plaisir ? Parce qu’il y
a tout un tas d’activités avec lesquelles nous pouvons éprouver du plaisir sans que nous puissions pour
autant les qualifier “d’amusantes” : manger un sandwich, s’allonger dans l’herbe, etc. Non, en fait les
choses amusantes ont un petit “truc en plus”. La plupart du temps, les choses amusantes impliquent des
surprises. Une définition d’amusant pourrait alors être :

Quelque chose d’amusant procure du plaisir par le biais de surprises.

Cela peut-il être vraiment si simple ? Il est parfois surprenant de s’apercevoir qu’on a utilisé un mot durant
toute sa vie, en sachant parfaitement ce qu’il voulait dire, sans être capable d’en donner une définition
exacte si on nous le demande. Une bonne façon de s’assurer qu’une définition tiendra l’épreuve de l’usage
est de chercher des contre-exemples. Pouvez-vous par exemple trouver des choses amusantes mais qui ne
procureraient pas de plaisir, ou n’ayant pas d’une façon ou d’une autre des éléments de surprise ? Et
inversement, pouvez-vous penser à des choses qui apportent à la fois du plaisir et des éléments de surprise,
mais qui ne sont pas amusantes ? La surprise et l’amusement sont des facteurs tellement importants lors
de la conception d’un jeu qu’ils vont devenir nos deux prochains objectifs.

Objectif #2 : La surprise

La surprise est un élément tellement basique qu’il est facile d’oublier de le prendre en considération.
Utilisez cet objectif pour vous rappeler de remplir votre jeu de surprises pour vos joueurs. Posez-vous
ces questions :

Quels éléments surprendront les joueurs quand ils joueront à mon jeu ?

Est-ce que le scénario de mon jeu contient suffisamment de surprises ? Et les règles du jeu ?
La partie graphique ? La technologie utilisée ?

Est-ce que vos règles donnent envie aux joueurs de se surprendre les uns les autres ?

Est-ce que vos règles donnent envie aux joueurs de se surprendre eux-mêmes ?

La surprise est un élément crucial de toute forme d’amusement ; elle est à la base de l’humour, de la
stratégie, de la résolution de problèmes. Nos cerveaux sont même constitués pour nous faire apprécier
les surprises. Dans une expérience où les participants pouvaient recevoir dans la bouche des jets d’eau
sucrée ou d’eau nature, ceux qui recevaient ces jets de façon aléatoire ont trouvé l’expérience bien plus
agréable que ceux qui les recevaient selon un schéma établi, alors même que la quantité d’eau sucrée
reçue était la même. Dans d’autres expériences, des scanners du cerveau ont permis d’établir que,
même avec des surprises déplaisantes, les centres du plaisir étaient stimulés.
Objectif #3 : L’amusement

L’amusement est recherché dans quasiment tous les jeux, même s’il est parfois difficile à analyser. Pour
maximiser le potentiel d’amusement de votre jeu, posez-vous les questions suivantes :

Quelles parties de mon jeu sont amusantes ? Pourquoi ?

Quelles parties devraient être plus amusantes ?

Revenons-en aux jouets. Nous avons vu que les jouets sont des objets avec lesquels nous jouons, et qu’un
bon jouet est un objet avec lequel il est amusant de jouer. Mais qu’enten-dons-nous exactement par “jouer”
? Nous savons tous ce dont il est question quand nous le voyons, mais il s’agit encore d’un terme difficile à
définir. Beaucoup ont essayé de définir ce que jouer veut dire, mais la plupart semblent avoir échoué d’une
manière ou d’une autre. Voyons quelques-unes de ces définitions :

Jouer est la dépense sans but d’une énergie débordante.

– Friedrich Schiller

Ceci est une expression de la vieille théorie qui considère le jeu comme une façon de dépenser une énergie
en surplus, une façon “d’ouvrir les vannes”. Tout au long de l’histoire de la psychologie, il y a eu une
tendance à simplifier à outrance des comportements complexes, et ceci en est un parfait exemple. Il est fait
par exemple mention d’une dépense “sans but” alors que ce n’est clairement pas le cas. Nous devrions
pouvoir trouver une meilleure définition.

Jouer se réfère aux activités qui sont accompagnées par un état de relatif plaisir, d’euphorie, de pouvoir,
et un sentiment d’initiative personnelle.

– J. Barnard Gilmore

Cela s’améliore. Tous les états dont il est question sont souvent associés en effet avec l’acte de jouer.
Cependant nous n’y sommes toujours pas. Bien d’autres choses sont également associées au jeu, comme
l’imagination, la compétition, et la résolution de problèmes. En même temps, la définition est déjà trop
large. Un cadre, par exemple, pourrait tout à fait finaliser un contrat et en ressentir de “relatifs plaisir,
euphorie, pouvoir, et sentiment d’initiative personnelle”, mais il paraîtrait étrange de dire qu’il a joué.
Continuons alors.

Jouer définit un mouvement libre dans un cadre plus rigide.

– Katie Salen et Eric zimmerman

Cette définition inhabituelle, tirée du livre Rules of Play, est une tentative pour créer une définition de
jouer tellement large qu’elle inclue des choses comme “le soleil jouait dans ses cheveux” ou “ce ressort ne
joue pas bien”. Et autant il serait difficile de trouver quelque chose auquel on joue qui ne rentrerait pas
dans le cadre de cette définition, autant il est assez aisé de trouver des activités correspondantes, mais pour
lesquelles il serait difficile d’utiliser le verbe “jouer”. Un enfant qui aurait été puni et qui serait en train de
nettoyer le sol de la cuisine avec une brosse aurait un mouvement libre (il bouge la brosse dans tous les
sens) dans un cadre rigide (le sol de la cuisine), mais pourrait-on dire pour autant qu’il joue ? Néanmoins,
penser à votre jeu du point de vue de cette définition peut être intéressant. Essayons une autre définition.

Jouer est tout ce qui est fait spontanément et pour le simple plaisir de jouer.

– George Santayana

Celle-ci est intéressante. Considérons tout d’abord la spontanéité. Jouer est généralement spontané, et
quand nous disons de quelqu’un qu’il est “joueur”, le sens que nous donnons à cet adjectif comprend
souvent cette spontanéité. Mais tous les jeux sont-ils spontanés ? Non. On peut prévoir une partie de
football des mois à l’avance, et pourtant, le jour dit, cela restera tout de même un jeu auquel on jouera.
Donc la spontanéité peut, ou non, faire partie de l’acte de jouer. Cependant, certains considèrent la
spontanéité comme tellement importante dans la définition de jouer qu’ils en arrivent à des positions
parfois extrêmes, frôlant même le ridicule. Bernard Mergen propose ainsi son point de vue : “Selon ma
définition, on ne joue pas avec des jeux qui sont des jeux compétitifs avec un gagnant et un perdant.” Selon
cette logique, les jeux (tels que nous les connaissons) ne sont pas quelque chose auquel on peut jouer… Mis
à part ce cas un peu particulier, la spontanéité ne semble pas être une partie importante de la définition que
nous recherchons.

Mais intéressons-nous à la seconde partie de la définition de Santayana : “pour le simple plaisir de jouer”.
Il semble vouloir dire que “nous jouons parce que nous aimons ça”. Aussi trivial que cela puisse paraître,
c’est une caractéristique importante dans la notion de jouer. Si nous n’aimons pas l’activité que nous
sommes en train de faire, c’est que nous ne sommes probablement pas en train de jouer. Il est d’ailleurs
intéressant de constater que l’attitude que l’on adopte face à une activité peut déterminer la nature de celle-
ci. Comme le chante si bien Mary Poppins dans la chanson des frères Sherman, “Un morceau de sucre” :

Il est vrai que dans chaque travail,


il y a un élément au fond qui est amusant.
Et chaque tâche peut devenir, selon l’humeur,
un plaisir qui transforme le travail en jeu.

Mais comment trouver cet élément amusant ? Voici l’histoire que le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi
raconte à propos d’un ouvrier, Rico Medellín, qui a transformé son travail en un jeu :

La tâche qu’il doit accomplir sur chaque unité qui passe devant son poste devrait prendre quarante-trois
secondes – la même exacte opération se faisant six cents fois dans sa journée de travail. La plupart des
gens se lasseraient très vite de ce genre d’occupation, mais Rico a fait ce travail pendant plus de cinq ans,
et il y prend toujours autant de plaisir. La raison est qu’il considère sa tâche comme le ferait un sportif
avec son épreuve, en cherchant comment battre son record.

Le changement d’attitude de Rico par rapport à son travail a transformé celui-ci en un jeu. Et comment cela
a-t-il affecté sa performance de production ? “Après cinq ans, sa meilleure moyenne quotidienne a été de
vingt-huit secondes par unité.” Et comme il l’explique, il ne s’en lasse pas : “C’est mieux que n’importe
quoi, et c’est surtout bien mieux que de regarder la télé.”

Que se passe-t-il ici ? Comment, en se définissant simplement des objectifs, est-il possible de changer une
activité qui est assimilée à un travail en une activité qui semble vraiment être du domaine du jeu ? La
réponse semble tenir au changement de la raison pour laquelle il fait cette activité. Il ne le fait plus pour
quelqu’un d’autre, il le fait maintenant pour des raisons personnelles. Santayana développe même sa
définition, en indiquant qu’après un examen plus approfondi :

Travailler et jouer… deviennent équivalents à la servitude et à la liberté.

Quand nous travaillons, nous le faisons parce que nous y sommes obligés. Nous travaillons pour pouvoir
manger, parce que nous sommes les esclaves de nos ventres. Nous travaillons pour payer notre loyer parce
que nous sommes les esclaves de notre sécurité et de notre confort. Une partie de cette servitude est voulue
et/ou acceptée, comme le fait de gagner de l’argent pour prendre soin de sa famille, mais ça n’en reste pas
moins une servitude. Nous le faisons parce que nous y sommes obligés, pas parce “qu’on le veut bien”. Et
plus vous vous sentez obligé de faire quelque chose, plus cela ressemble à du travail. Et inversement, moins
vous en avez l’obligation mais passez quand même du temps sur une activité, et plus celle-ci ressemble à un
jeu. Ou, exposé différemment : “C’est un principe invariable de tout jeu… qui joue, joue librement. Et qui
doit jouer ne peut pas vraiment jouer.”

À partir de là, j’aimerais vous proposer ma propre définition de jouer, qui, même si elle est aussi imparfaite
que les autres, apporte une perspective intéressante qui lui est propre. J’ai souvent l’impression que
lorsqu’on essaye de définir des choses ayant trait à l’activité humaine, il peut être utile de faire moins
attention à l’activité elle-même qu’aux pensées et aux sentiments qui la motivent. Je ne peux pas
m’empêcher de constater que la plupart des activités auxquelles on joue semblent être des tentatives pour
répondre à des questions comme :

Qu’est-ce qui arrive si je tourne cette poignée ?

Pouvons-nous battre cette équipe ?

Que puis-je faire avec cette glaise ?

Combien de fois puis-je sauter à cette corde ?

Qu’arrive-t-il quand je finis ce niveau ?

Quand vous cherchez à répondre à des questions de votre propre chef, et pas parce que vous y êtes obligé,
on dit que vous êtes curieux. Mais la curiosité n’implique pas directement que vous allez jouer. Jouer
implique autre chose, jouer nécessite une action volontaire, généralement pour toucher ou changer
quelque chose, on pourrait dire manipuler quelque chose. Une définition possible pourrait alors être :

Jouer est l’acte de manipuler en cédant à la curiosité.

Quand Rico essaie de battre son temps cible sur la ligne d’assemblage, il essaie en réalité de répondre à la
question : “Suis-je capable de battre mon record ?” Et soudain, la raison de son activité n’est plus de gagner
de l’argent pour payer le loyer, mais de céder à la curiosité à propos d’une question personnelle.
Cette définition ouvre le verbe jouer à des activités auxquelles nous n’avons pas l’habitude de penser en ces
termes, comme un artiste qui fait des expérimentations sur une toile. D’un autre côté, le même artiste
pourrait dire qu’il “joue avec la couleur”. Une chimiste qui ferait une expérience pour tester une théorie qui
lui tient à cœur serait-elle en train de jouer ? Elle pourrait dire qu’elle “joue avec une idée”. Cette définition
a des lacunes (pouvez-vous les trouver ?), mais elle m’apparaît comme une perspective intéressante, et
personnellement, c’est ma définition favorite de jouer. Elle nous amène d’ailleurs à notre objectif #4.

Objectif #4 : La curiosité

Pour utiliser cet objectif, il faut penser aux vraies motivations du joueur – pas uniquement les buts que
votre jeu fixe, mais la raison pour laquelle le joueur veut atteindre ces buts. Posez-vous ces questions :

Quelles questions mon jeu met-il dans l’esprit du joueur ?

Que dois-je faire pour qu’il ait envie de répondre à ces questions ?

Que puis-je faire pour qu’il invente encore plus de questions ?

Par exemple, un jeu vidéo basé sur un principe de labyrinthes pourrait avoir un système de temps limité,
pour qu’à chaque niveau le joueur essaie de répondre à la question : “Puis-je trouver mon chemin à
travers ce labyrinthe en 30 secondes ?” Une façon de l’impliquer encore plus serait de diffuser des
animations différentes à chaque fois qu’il réussit à sortir d’un labyrinthe, pour qu’il se pose aussi la
question : “Je me demande ce que sera la prochaine animation ?”

Non, sérieusement, qu’est-ce qu’un jeu ?


Nous avons trouvé des définitions pour “jouet”, pour “amusement”, et nous venons de voir “jouer”.
Essayons maintenant de répondre à la question originelle : comment devrions-nous définir “jeu” ?

Nous avons précédemment défini “qu’un jeu est quelque chose auquel on joue”, ce qui semble être vrai mais
pas assez précis. Comme avec “jouer”, de nombreuses personnes ont déjà essayé de définir le mot “jeu”.
Voyons quelques-unes de ces définitions.

Les jeux sont un exercice de contrôle volontaire de systèmes dans lesquels il y a une compétition entre des
pouvoirs, et confinés par des règles dans le but d’arriver à un résultat déséquilibré.

– Elliott Avedon et Brian Sutton-Smith

Eh bien ! Très scientifique ! Décortiquons-la.

Tout d’abord, “un exercice de contrôle volontaire de systèmes” : c’est-à-dire que comme pour jouer on
entre dans un jeu de façon volontaire.

Ensuite, “une compétition entre des pouvoirs” : ça ne semble pas faire partie de la majorité des jeux. Deux
éléments ou plus se battant pour la domination. Certains jeux qui se jouent seul, par exemple, ne donnent
pas cette impression (appelleriez-vous Tetris une compétition entre des pouvoirs ?). Mais cette partie de la
phrase fait passer deux idées : les jeux ont des buts, et intègrent une notion de conflit.

Troisièmement, “confinés par des règles” : un point très important ! Les jeux ont des règles. Les jouets
n’ont pas de règles. Les règles sont définitivement l’un des aspects qui définissent les jeux.

Enfin, “un résultat déséquilibré” : déséquilibré est un mot intéressant. Il ne veut pas seulement dire qu’il
n’y a pas d’égalité, mais implique qu’à un moment donné il y avait un équilibre, mais que celui-ci a été
perdu. En d’autres termes, les choses ont commencé sur un pied d’égalité, puis quelqu’un a gagné. Ceci est
probablement vrai pour la plupart des jeux : si vous jouez, vous perdez ou vous gagnez.

Donc cette définition met le doigt sur quelques qualités importantes des jeux.

Q1. On entre dans un jeu volontairement.

Q2. Les jeux ont des buts.

Q3. Les jeux sont conflictuels.

Q4. Les jeux ont des règles.

Q5. Les jeux peuvent être perdus ou gagnés.

Voyons une autre définition – pas académique cette fois-ci, mais venant du monde du game design :

[Un jeu est] une structure interactive ayant une signification endogène, et qui requiert des joueurs qui
luttent vers un objectif.

– Greg Costikyan

L’ensemble de la phrase est à peu près clair, mais qu’est-ce donc que “endogène” ? Nous y reviendrons
bientôt. Comme avec la précédente définition, décortiquons celle-ci.

Tout d’abord, “une structure interactive” : Costikyan veut nous faire comprendre que le joueur a un rôle
actif et non passif, et que lui et le jeu interagissent l’un avec l’autre. Ceci est absolument exact en ce qui
concerne les jeux : ils ont une structure (définie par les règles) avec laquelle on peut interagir, et qui
interagit avec nous.

Ensuite, “luttent vers un objectif” : encore une fois, nous avons cette idée de but, d’objectif, et “lutter”
implique une sorte de conflit. Mais cela laisse entendre aussi plus, avec une idée de challenge. D’une
certaine manière, Costikyan n’essaie pas seulement de définir ce qui fait un jeu, mais plutôt ce qui fait un
bon jeu. Les mauvais jeux ont peu de challenge, ou trop de challenge. Les bons jeux ont juste la bonne
dose.

Enfin, “signification endogène” : endogène est un terme que Costikyan a emprunté au monde de la
biologie, et qui signifie “causé par des facteurs internes à l’organisme ou au système”, ou “généré de façon
interne”. Que peut vouloir dire alors “signification endogène” ? Costikyan fait valoir la notion très
importante que les choses qui ont une valeur à l’intérieur du jeu n’en ont pas à l’extérieur. L’argent du
Monopoly, pour prendre l’exemple le plus évi-dent, n’a de valeur que dans le contexte du jeu deMonopoly.
Et c’est le jeu lui-même qui lui donne ce sens. Lorsque nous jouons au jeu, l’argent que nous gagnons est
très important pour nous. Mais en dehors du jeu, il n’a plus aucun intérêt. Cette idée et ce terme nous sont
très utiles, parce qu’ils servent à apprécier la capacité d’un jeu à être captivant. Le jeu de la roulette, par
exemple, n’a pas besoin d’être joué avec de l’argent réel. Cependant, le jeu en lui-même génère tellement
peu de valeur endogène qu’il en devient inintéressant si ce sont des jetons ou des billets factices qui sont
utilisés. Plus un jeu est captivant, et plus grande est la “valeur endogène” qu’il crée. Certains jeux
massivement multijoueurs se sont révélés tellement captivants que les joueurs ont sorti des objets de la
virtualité du jeu pour en faire les articles d’un commerce bien réel. La valeur endogène amène une
perspective tellement utile qu’elle en devient l’objectif #5.

Objectif #5 : La valeur endogène

Pour utiliser cet objectif, pensez aux sentiments de vos joueurs à propos des articles, objets, et du
système de score dans votre jeu. Posez-vous ces questions :

Qu’est-ce qui a de la valeur pour les joueurs dans mon jeu ?

Comment puis-je lui donner encore plus de valeur à leurs yeux ?

Quelle est la relation entre la valeur dans le jeu et les motivations du joueur ?

Souvenez-vous, la valeur des articles et du score dans le jeu est une réflexion directe de combien les
joueurs se soucient de réussir dans votre jeu. En réfléchissant à ce à quoi les joueurs s’intéressent
vraiment et pourquoi, vous pouvez souvent avoir des indications sur la façon d’améliorer votre jeu.

Un exemple de l’objectif de la valeur endogène à l’œuvre : le jeuBubsy pour la Super Nintendo et la SEGA
Megadrive est un jeu de plates-formes assez standard. Vous jouez le rôle d’un chat qui essaie d’arriver
jusqu’à la fin des niveaux, en éliminant les ennemis et en évitant les obstacles, et en ramassant des pelotes
de laine pour avoir des points en plus. Cependant, ces points n’ont pas d’autre fonction que de mesurer
combien d’objets vous avez ramassé. Il n’y a aucune récompense dans le jeu qui soit associée à ces points.
La plupart des joueurs commencent à ramasser les pelotes de laine en pensant qu’elles ont une valeur, mais
après un moment, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’elles ne servent pour ainsi dire à rien, ils finissent par les
ignorer complètement et se concentrent sur les ennemis, les obstacles, et la fin du niveau. Pourquoi ? Parce
que la motivation du joueur (voir l’objectif #4 : l’objectif de la curiosité) est uniquement de terminer les
niveaux. La hauteur du score n’y changeant rien, les pelotes de laine n’ont aucune valeur endogène.
Théoriquement, un joueur qui aurait terminé le jeu pourrait alors avoir une nouvelle motivation : le
terminer de nouveau, mais avec un score plus élevé. Dans la réalité cependant, le jeu est tellement difficile
que le nombre de joueurs l’ayant terminé est probablement très réduit.

Sonic 2, pour la Megadrive, est un jeu de plates-formes semblable, mais ne souffrant pas des mêmes
défauts. Vous collectez des anneaux au lieu de pelotes de laine, mais cette fois-ci le nombre que vous
réussissez à ramasser a une importance capitale pour le joueur : les anneaux ont une très forte valeur
endogène. En effet, les anneaux vous protègent des ennemis en cas de contact, et à chaque fois que vous en
collectez cent, vous recevez une vie en plus, ce qui augmente vos chances de finir le jeu. Au final, Sonic 2
était un jeu bien plus attachant que Bubsy, en partie en raison de ce mécanisme qui montre clairement son
importance par sa valeur endogène.

La définition de Costikyan nous donne trois nouvelles qualités que nous devons ajouter à notre liste :

Q6. Les jeux sont interactifs.

Q7. Les jeux ont un challenge.

Q8. Les jeux peuvent créer leurs propres valeurs internes.

Considérons une autre définition du jeu :

Un jeu est un système formel, fermé, qui engage les joueurs dans un conflit structuré, et se termine dans
une issue inégale.

– Tracy Fullerton, Chris Swain et Steven Hoffman

La majorité de ces éléments a déjà été évoquée avec les précédentes définitions, mais il y a deux parties que
je souhaite récupérer :

Premièrement, “engage les joueurs” : il est important que les joueurs trouvent les jeux engageants, au point
de se sentir “immergés mentalement”. Techniquement, on pourrait objecter que cette qualité est l’apanage
des bons jeux, mais c’est tout de même un point important.

Ensuite, “un système formel, fermé” : cela implique beaucoup de choses. “Système” signifie que les jeux
sont faits d’éléments interdépendants travaillant ensemble. “Formel” est juste un moyen de dire que le
système est clairement défini, avec des règles. “Fermé” est la partie la plus intéressante ici. Elle signifie
qu’il y a des limites au système. Cela n’avait pas été évoqué dans les définitions précédentes, même si la
notion d’endogène le sous-entend. Cette limite à la frontière du jeu est un élément important. Johan
Huizinga l’a appelée le “cercle magique”, et il y a en effet une sorte de magie qui opère. Quand nous
sommes mentalement “dans le jeu”, nous avons des pensées, des sentiments, et des valeurs qui sont
complètement différents de ce que nous avons “en dehors du jeu”. Comment les jeux, qui ne sont
finalement rien de plus que quelques règles, peuvent-ils avoir cet effet magique sur nous ? Pour le
comprendre, nous avons besoin de nous intéresser à l’esprit humain.

Voyons maintenant la liste des qualités de jeu que nous avons tirée de ces différentes définitions :

Q1. On entre dans un jeu volontairement.

Q2. Les jeux ont des buts.

Q3. Les jeux sont conflictuels.

Q4. Les jeux ont des règles.

Q5. Les jeux peuvent être perdus ou gagnés.

Q6. Les jeux sont interactifs.


Q7. Les jeux ont un challenge.

Q8. Les jeux peuvent créer leurs propres valeurs internes.

Q9. Les jeux engagent les joueurs.

Q10. Les jeux sont des systèmes formels fermés.

Cela commence à faire beaucoup, n’est-ce pas ? Alan Kay, un chercheur en informatique, m’a donné un
jour le conseil suivant : “Si tu as écrit un sous-programme qui prend plus de dix arguments, alors cherche
encore. Tu en as probablement oublié quelques-uns.” C’était sa façon de dire que si vous avez besoin d’une
longue liste pour arriver à exprimer ce que vous voulez dire, il serait peut-être aussi bien d’essayer de
trouver une façon de regrouper vos idées. Et en effet, cette liste de dix qualités ne semble pas tout à fait
complète. Nous en avons probablement oublié quelques-unes.

Il semble un peu étrange que quelque chose d’aussi simple, si attrayant, si inné que les jeux requière une
définition aussi massive. Mais peut-être approchons-nous le problème de la mauvaise façon. Au lieu
d’avoir une approche où l’on se focalise sur la façon dont les jeux se rapportent aux gens, peut-être
pourrions-nous essayer dans l’autre sens, c’est-à-dire comment les gens se rapportent aux jeux.

Qu’est-ce que les gens aiment tellement dans les jeux ? Il y a de nombreuses réponses à cette question qui
sont vraies pour certains jeux mais pas pour tous : “J’aime jouer avec mes amis”, “J’aime l’activité
physique”, “J’aime me sentir comme dans un autre monde”, etc. Mais il y a une réponse qui revient
fréquemment quand les gens parlent de jeux, et qui semble s’appliquer à tous les jeux : “J’aime résoudre
des problèmes.”

C’est un peu étrange n’est-ce pas ? Normalement, nous pensons aux problèmes en des termes négatifs,
mais nous retirons toujours du plaisir à les résoudre. Et en tant qu’humains, nous sommes très bons en
résolution de problèmes. Nos gros cerveaux sont capables de résoudre des problèmes bien mieux que
n’importe quelle autre espèce animale, et c’est notre principal avantage sur elles. Donc, ça ne semble pas
étrange que ce soit quelque chose que nous apprécions. Le plaisir que l’on tire de la résolution de
problèmes semble être un mécanisme de survie évolué. Ceux qui apprécient de résoudre les problèmes vont
en résoudre plus, en devenant probablement meilleurs en la matière à chacun de leurs succès, augmentant
ainsi leurs chances de survie.

Mais peut-on vraiment dire que tous les jeux tournent autour de la résolution de problèmes ? Il sera bien
difficile à quiconque de trouver un jeu pour lequel ce n’est pas le cas. Tout jeu ayant un but vous présente
de facto un problème à résoudre. Quelques exemples :

trouver une façon d’avoir plus de points que l’autre équipe ;

trouver une façon de passer la ligne d’arrivée avant les autres concurrents ;

trouver une façon de finir un niveau ;

trouver une façon de détruire l’autre joueur avant que lui-même ne vous détruise.

Les jeux de hasard, dans un premier temps, semblent être une exception possible. Quelqu’un jouant au
poker est-il réellement en train d’essayer de résoudre un problème ? Oui. Le problème est : comment
prendre les bons risques calculés pour arriver à gagner le plus d’argent possible ? Un autre exemple un peu
délicat est un jeu dans lequel l’issue est complètement aléatoire, comme le jeu de cartes de la bataille. En
effet, dans la bataille, les deux joueurs ont chacun un paquet de cartes, faces cachées, et ils retournent à
l’unisson la première carte de la pile pour voir qui a la plus forte. Celui qui a la carte avec la plus forte valeur
gagne le tour et garde les deux cartes. En cas d’égalité, on continue de retourner les cartes du paquet
jusqu’à ce que l’un des deux joueurs gagne, le gain étant alors plus gros. Le jeu continue jusqu’à ce que l’un
des joueurs ait gagné toutes les cartes.

Comment un tel jeu pourrait-il alors impliquer une quelconque résolution de problème ? L’issue est
prédéterminée : les joueurs n’ont pas de choix à faire, ils révèlent juste peu à peu qui était le vainqueur
désigné. Malgré cela, les enfants jouent à ce jeu avec autant de plaisir qu’à n’importe quel autre, et ils ne
font pas de distinction particulière entre la bataille et n’importe quel autre jeu. Cela m’a travaillé quelque
temps, et j’ai donc décidé de prendre le point de vue de l’ethnologue. J’ai joué au jeu avec des enfants, et j’ai
essayé de me souvenir du mieux que je le pouvais de ce que je ressentais en jouant à la bataille lorsque
j’avais leur âge. Et la réponse est rapidement devenue évidente. Pour les enfants, c’est un jeu de résolution
de problème. Le problème qu’ils essaient de résoudre est : “Puis-je contrôler le destin, et gagner à ce jeu ?”
Et ils essaient tout un tas de méthodes pour y arriver. Ils espèrent, ils en appellent au destin, ils retournent
les cartes avec des mouvements particuliers : ils expérimentent toutes sortes de comportements
superstitieux, dans une tentative de gagner le jeu en influençant le hasard. Mais ils finissent forcément un
jour par apprendre la leçon de la bataille : on ne peut pas contrôler le hasard. Ils réalisent que le problème
ne peut être résolu, et à ce moment-là, la bataille n’est plus un jeu mais juste une activité, et ils finissent par
se tourner vers des jeux avec de nouveaux problèmes à résoudre.

Une autre objection qui pourrait être faite est que toutes les activités liées aux jeux ne sont pas forcément
des activités de résolution de problèmes. Souvent, les aspects que les gens préfèrent dans les jeux, comme
les interactions sociales ou l’exercice physique, n’ont rien à voir avec la résolution de problèmes.
Cependant, même si ces activités enrichissent considérablement le jeu, elles n’en sont pas une composante
réellement essentielle. Quand l’aspect de résolution de problèmes est enlevé d’un jeu, il cesse d’être un jeu
pour devenir une simple activité.

Donc, si tous les jeux intègrent une forme de résolution de problèmes, et que la résolution de problèmes est
l’un des aspects qui nous définissent en tant qu’espèce, peut-être devrionsnous regarder plus attentivement
les mécanismes mentaux que nous utilisons pour résoudre les problèmes et voir s’ils ont quoi que ce soit en
commun avec les propriétés des jeux.

Cours élémentaire de résolution de problèmes


Voyons ce que nous faisons lorsque nous résolvons un problème, et comment nous pourrions rattacher cela
à notre précédente liste des qualités de jeu.

L’une des premières choses que nous faisons est de définir le problème que nous essayons de résoudre,
c’est-à-dire que nous définissons un but précis (Q2). Ensuite nous cadrons le problème en essayant de
déterminer les limites de son espace et sa nature, et nous déterminons aussi quelles méthodes nous
sommes autorisés à utiliser pour résoudre ce problème. Autrement dit, nous déterminons les règles du
problème (Q4). La façon dont nous le faisons est assez dure à décrire. Ce n’est pas un processus
complètement verbal. C’est quasiment comme si nos esprits étaient capables de mettre en place une
version de la réalité en interne, réduite et simplifiée, incluant uniquement les interactions nécessaires à la
résolution du problème. C’est comme une version schématisée et épurée d’une situation du réel, qu’il nous
est ainsi plus facile d’appréhender et de manipuler, et avec laquelle il est plus facile d’interagir (Q6). Dans
un certain sens, nous établissons un système formel fermé (Q10) avec un objectif. Nous travaillons ensuite
pour atteindre ce but, ce qui est souvent un challenge (Q7), parce qu’il implique généralement un conflit
(Q3). Si nous nous soucions du problème, nous nous retrouvons vite engagés (Q9) à le résoudre. Lorsque
nous sommes occupés à tenter de résoudre ce problème, nous oublions d’une certaine manière le monde
réel, nous focalisant sur une version interne et simplifiée de celui-ci. Dans cet espace qui nous est propre,
l’importance relative des éléments du problème augmente en fonction de leur capacité à nous rapprocher
de notre but, même si cette importance n’a aucune incidence en dehors du contexte du problème (Q8).
Finalement, nous battons le problème ou le problème nous bat : nous gagnons ou nous perdons (Q5).

Nous voyons maintenant le cercle magique pour ce qu’il est réellement : notre système interne de
résolution de problèmes. Cela ne le rend pas moins magique. D’une certaine façon nos esprits ont la
capacité de créer des réalités miniatures basées sur le monde réel. Ces micro-réalités ont capturé avec une
telle efficacité l’essence des éléments réels permettant de résoudre un problème particulier que les
manipulations de ce monde interne, et les conclusions qui en sont tirées, ont du sens et sont valides dans le
monde réel. Nous ne savons pas vraiment comment tout cela marche, mais cela marche vraiment très très
bien.

Notre définition du jeu pourrait-elle être simplement :

un jeu est une activité de résolution de problèmes.

Probablement pas. Cela peut être une affirmation correcte, mais au sens trop large. Il y a de nombreuses
activités impliquant de la résolution de problèmes sans qu’elles soient assimilables à des jeux. La plupart
ressemblent plus à du travail, quand elles n’en sont pas carrément (“Comment pouvons-nous réduire les
coûts de production de cet aspirateur de 8 % ?”). Mais nous avons déjà déterminé que la différence entre
une activité ludique et une activité laborieuse n’a rien à voir avec l’activité elle-même, mais dépend de la
motivation de la personne qui l’entreprend. Les lecteurs assidus auront remarqué que seules neuf des dix
qualités ont été utilisées dans notre analyse. Une qualité essentielle, “on entre dans un jeu volontairement”
(Q1), a été omise. Les jeux ne peuvent pas simplement être des activités de résolution de problèmes.
Quelqu’un qui joue doit aussi avoir cette attitude particulière que nous considérons essentielle dans l’acte
de jouer. Une définition couvrant les dix qualités pourrait alors ressembler à :

Un jeu est une activité de résolution de problèmes, approchée avec une attitude joueuse.

C’est une définition simple et élégante qui a l’avantage d’être compréhensible par tous. Que vous acceptiez
ou non cette définition, voir votre jeu comme un problème à résoudre est une perspective intéressante, et
cette perspective est l’objectif #6.

Objectif #6 : La résolution de problèmes

Pour utiliser cet objectif, pensez aux problèmes que vos joueurs doivent résoudre pour gagner à votre
jeu, puisque chaque jeu a des problèmes à résoudre. Posez-vous ces questions :

Quels problèmes mon jeu demande-t-il aux joueurs de résoudre ?

Y a-t-il des problèmes cachés à résoudre venant du gameplay ?

Comment mon jeu peut-il générer de nouveaux problèmes pour que les joueurs continuent
d’y jouer ?

Les fruits de nos labeurs


Nous avons parcouru beaucoup de chemin depuis le début de notre voyage à la recherche de nos termes et
définitions. Voyons ce que nous avons trouvé :

Quelque chose d’amusant procure du plaisir par le biais de surprises.

Jouer est l’acte de manipuler en cédant à la curiosité.

Un jouet est un objet avec lequel on joue.

Un bon jouet est un objet avec lequel il est amusant de jouer.

Un jeu est une activité de résolution de problèmes, approchée avec une attitude joueuse.

Avons-nous ici les clés de tous les secrets de l’univers ? Non. Ces affirmations n’ont de valeur que si elles
vous permettent de créer de meilleurs jeux. Et si c’est le cas, formidable ! Mais si ce n’est pas le cas, nous
ferions mieux de trouver autre chose. En fait, il se peut que vous ne soyez même pas d’accord avec ces
définitions – auquel cas, tant mieux pour vous ! Cela signifie que vous réfléchissez. Alors continuez de
réfléchir, et voyez si vous pouvez trouver de meilleurs exemples que ceux que je vous ai proposés. Tout
l’intérêt de la recherche de ces définitions étant de trouver de nouvelles idées ; et ce sont ces nouvelles
idées qui sont les fruits de nos labeurs, et non les définitions. Peut-être vos propres définitions ouvriront la
voie à de nouvelles idées intéressantes qui pourront nous aider tous. Quoi qu’il en soit, une chose dont je
suis certain :

Toute la vérité concernant le jeu ne peut être découverte tant que toute la vérité concernant la vie elle-
même ne le sera pas.

– Lehman et Witty

Alors ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Nous avons passé suffisamment de temps à réfléchir sur la
nature des jeux. Voyons maintenant de quoi les jeux sont faits.
4
Le jeu est composé d’ éléments

FIGURE

4.1

De quoi sont faits les petits jeux ?


FIGURE

4.2

Quand ma fille a eu 3 ans, elle se mit à s’intéresser un jour à ce en quoi les choses étaient faites. Tout en
courant dans la pièce, elle m’assomma de questions :

“Papa, en quoi la table est faite ? – En bois.

– Papa, en quoi la cuillère est faite ?

– En métal.

– Papa, en quoi ce jouet est fait ?

– En plastique.”

Et alors qu’elle parcourait la pièce du regard pour trouver un nouvel objet, je lui posai à mon tour une
question : “Et toi, en quoi es-tu faite ?”

Elle marqua une pause pour y réfléchir et, après s’être attentivement examiné les mains, elle m’annonça
avec fierté : “Je suis faite de peau !”

Et pour un enfant de 3 ans, c’est une conclusion tout à fait raisonnable. Bien sûr, en grandissant, nous en
apprenons plus sur ce dont les gens sont vraiment faits : les relations complexes entre les os, les muscles,
les organes, et le reste. Mais même en tant qu’adultes, nos connaissances de l’anatomie humaine sont
généralement limitées (sauriez-vous dire par exemple où se trouve votre rate ? Ou même dire quelle est
son utilité, ou encore comment elle fonctionne ?), et c’est acceptable pour la plupart d’entre nous, puisque
nous n’avons pas vraiment besoin d’en savoir plus.
En revanche, nous en attendons plus d’un docteur. Il doit parfaitement savoir comment tout marche à
l’intérieur de nous, comment toutes ces choses interagissent, et quand quelque chose ne va pas, comment
trouver la source du problème et nous guérir.

Si vous n’avez été jusqu’à présent qu’un simple joueur, vous n’avez probablement pas réfléchi plus que ça à
ce en quoi un jeu était fait. En pensant à un jeu vidéo, vous devez avoir une vague idée, comme la plupart
des gens, qu’un jeu est une sorte de monde imaginaire, avec quelques règles, et un programme
informatique qui surveille tout ça pour que, d’une façon ou d’une autre, cela marche. Et cela est suffisant
pour la plupart des gens.

Mais vous savez quoi ? Maintenant vous êtes un docteur. Vous devez savoir, intimement, de quoi vos
patients (vos jeux) sont réellement faits, comment leurs composants interagis-sent, et ce qui les fait
marcher. Et quand les choses se passent mal, vous devrez en trouver la véritable cause, et comment y
remédier avec la meilleure solution possible, sans quoi votre jeu mourra sûrement. Et comme si ça ne
semblait pas déjà assez difficile, on vous demandera de faire des choses que l’on ne demande même pas à la
plupart des docteurs : vous créerez de nouveaux genres d’organismes (des jeux radicalement nouveaux)
que personne n’a jamais vus avant, et vous devrez leur donner vie.

Une grosse partie de ce livre est dédiée à développer cette compréhension fondamentale. Notre étude
anatomique commence avec la compréhension des quatre éléments de base qui constituent chaque jeu.

Les quatre éléments de base


Il y a de nombreuses façons de décomposer et de classifier les nombreux éléments qui forment un jeu. J’ai
trouvé que les catégories montrées à la Figure 4.3, que j’appelle “tétrade élémentaire”, forment un quatuor
bien adapté à la classification de toutes les composantes d’un jeu, et qui se révèle fort utile à l’usage.
Regardons brièvement chacun de ces quatre éléments, et comment ils se rapportent les uns aux autres :
FIGURE

4.3

1. Mécaniques. Ce sont les procédures et les règles de votre jeu. Les mécaniques décrivent le but de
votre jeu, comment les joueurs peuvent ou ne peuvent pas essayer d’y arriver, et ce qu’il se passe quand
ils essayent. Si vous comparez les jeux à des expériences plus linéaires (livres, films, etc.), vous noterez
alors que bien que les expériences linéaires impliquent de la technologie, une histoire et des éléments
esthétiques, elles n’impliquent pas de mécaniques, puisque ce sont celles-ci qui font du jeu un jeu.
Quand vous choisissez une série de mécaniques cruciales pour votre gameplay, vous avez besoin de
choisir une technologie qui peut les supporter, des éléments graphiques qui permettront de les exposer
clairement au joueur, et une histoire qui leur permettra d’avoir du sens auprès des joueurs. Les
mécaniques recevront une attention particulière aux Chapitres 10 à 12.
2. Histoire. La séquence des événements qui se déroulent au long de votre jeu. Elle peut être linéaire et
scriptée, ou elle peut être ramifiée et émergente. Quand vous voulez raconter une histoire à travers
votre jeu, vous devez choisir les mécaniques qui à la fois renforcent cette histoire et la laissent émerger.
Comme tout conteur, vous voudrez aussi choisir des graphismes qui renforcent vos idées et la
technologie la mieux adaptée à l’histoire procédant de votre jeu. L’histoire, et sa relation spéciale avec
les mécaniques de jeu, sera étudiée aux Chapitres 15 et 16.
3. Esthétique. L’interface entre votre jeu et les sens de vos joueurs. C’est-à-dire sa dimension graphique,
sonore, olfactive, gustative, etc. L’esthétique est un aspect extrêmement important du game design
dans la mesure où elle a la relation la plus directe avec l’expérience du joueur. Quand votre jeu a un
style qui lui est propre, dans lequel vous voulez que vos joueurs s’immergent complètement pour
mieux le ressentir, vous aurez besoin de choisir une technologie qui ne fera pas que retranscrire votre
esthétique, mais l’amplifiera et la renforcera. Vous voudrez créer des mécaniques de jeu qui donneront
à vos joueurs l’impression qu’ils sont dans le monde défini par l’esthétique pour laquelle vous avez
opté, et vous voudrez également une histoire avec une série d’événements laissant vos éléments
esthétiques se dévoiler sur un rythme permettant d’obtenir le meilleur impact. La capacité de choisir
une esthétique qui renforcera les autres éléments du jeu pour créer une expérience vraiment
mémorable sera examinée au Chapitre 20.
4. Technologie. Nous ne faisons pas ici uniquement référence à la “haute technologie”, mais à tous les
matériaux, matériels et les interactions qui rendent votre jeu possible, comme du papier et des crayons,
des bouts de plastique, ou des lasers surpuissants. La technologie que vous choisissez pour votre jeu lui
permet de faire certaines choses et l’empêche d’en faire certaines autres. La technologie est
essentiellement le médium formalisant l’esthétique, dans lequel les mécaniques seront déployées, et à
travers lequel l’histoire sera contée. Nous discuterons en détail sur la manière de choisir la bonne
technologie pour votre jeu au Chapitre 26.

Il est important de comprendre qu’aucun élément n’est plus important que les autres. La disposition en
diamant de la tétrade sert uniquement à illustrer le “gradient de la visibilité”, et ne sous-tend aucun
classement de valeur. On affiche le fait que les composantes technologiques tendent à être les éléments les
moins visibles pour les joueurs, les composantes esthétiques les plus visibles, les mécaniques et l’histoire
étant quelque part entre les deux. Ce schéma pourrait être arrangé d’autres façons. Par exemple, pour
souligner le fait que la technologie et les mécaniques sont des éléments associés au “cerveau gauche” alors
que l’histoire et l’esthétique sont, elles, associées au “cerveau droit”, on pourrait arranger la tétrade en
carré. Ou encore, pour souligner la très forte interconnectivité de ces quatre éléments entre eux, on
pourrait tout aussi bien les disposer en tétraèdre, cela n’a pas vraiment d’importance.

La chose importante à comprendre à propos de ces quatre éléments est qu’ils sont essen-tiels. Peu importe
le genre de jeu que vous concevez, vous devrez prendre d’importantes décisions à leur sujet. Chacun de ces
éléments influence fortement les trois autres, sans qu’aucun n’ait d’importance prépondérante. Il m’est
apparu qu’il était assez difficile de faire accepter aux gens l’égalité des quatre éléments de la tétrade. Les
game designers ont tendance à croire que les mécaniques prévalent ; les artistes, eux, pensent de même à
propos de l’esthétique, les ingénieurs, de la technologie, et les écrivains, de l’histoire. Je suppose que c’est
dans la nature humaine de croire que sa partie est la plus importante. Mais, croyez-moi, en tant que game
designer, elles sont toutes vos parties. Chacun de ces quatre éléments a un effet également important sur la
façon dont le joueur percevra votre jeu, sur son expérience, et c’est pour cela que chacun mérite la même
attention. Ce point de vue est crucial lorsqu’on utilise l’objectif #7.

Objectif #7 : La tétrade élémentaire

Pour utiliser cet objectif, faites le point sur ce qui constitue vraiment votre jeu. Considérez chacun des
éléments séparément, puis ensemble comme un tout.

Posez-vous ces questions :

Mon game design utilise-t-il bien des éléments des quatre types ?

Mon concept peut-il être enrichi en améliorant des éléments de l’une ou plus des catégories ?

Les quatre éléments sont-ils en harmonie, se renforçant l’un l’autre, et travaillant ensemble
vers un thème commun ?

Voyons comment a été conçu le jeu Space Invaders (Taito, 1978) par Toshihiro Nishikado. Si jamais vous
ne connaissez pas bien ce jeu, faites une recherche sur Internet pour en comprendre les éléments de base.
Nous considérerons le jeu du point de vue des quatre éléments de base.

La technologie. Tous les nouveaux jeux doivent être innovants d’une façon ou d’une autre. La
technologie derrière Space Invaders avait été conçue spécialement pour le jeu. C’était le premier jeu vidéo
à autoriser un joueur à combattre une armée en mouvement, ceci n’étant uniquement possible que grâce à
une carte mère conçue sur mesure. Cette technologie rendit possible le déploiement de nouvelles
mécaniques de jeu. Elle avait d’ailleurs été créée dans cette seule optique.

Les mécaniques. Le gameplay de Space Invaders était nouveau, ce qui est toujours excitant. Mais plus
que ça, il était intéressant et bien équilibré. Non seulement le joueur tire sur des aliens qui avancent et
ripostent, mais il peut aussi se cacher derrière des boucliers que les aliens peuvent détruire (ou que le
joueur peut choisir de détruire lui-même). Il y a aussi une possibilité de gagner des points bonus en
détruisant une mystérieuse soucoupe volante. Il n’y a pas besoin de temps limite étant donné que le jeu
peut se terminer de deux façons différentes : le vaisseau du joueur peut être détruit par les tirs adverses, ou
les aliens qui avancent continuellement peuvent finir par atteindre la planète du joueur. Les aliens les plus
proches du joueur sont plus faciles à détruire mais rapportent moins de points. Ceux qui sont plus loin en
rapportant bien sûr plus. Une autre mécanique du jeu est intéressante : plus vous détruisez d’aliens parmi
les 48 présents, et plus l’avance des survivants s’accélère. Cela crée une tension et une excitation qui
peuvent être à l’origine de l’émergence d’histoires intéressantes. Au final, les mécaniques de jeu de Space
Invaders sont très solides et équilibrées, et furent très innovantes en leur temps.

L’histoire. Ce jeu n’avait pas besoin d’histoire. Ça aurait pu être un jeu abstrait dans lequel des triangles
tirent sur des carrés. Mais avoir une histoire rend le jeu bien plus excitant et facile à comprendre. L’histoire
originale de Space Invaders n’avait au passage rien à voir avec des envahisseurs aliens. C’était
originellement un jeu dans lequel vous tiriez sur une armée en marche de soldats humains. On raconte que
Taito, qui avait décidé de cela, envoya un message erroné et le jeu en fut changé. La nouvelle histoire, une
histoire à propos d’aliens qui veulent envahir une planète, marche bien mieux pour plusieurs raisons :

Plusieurs jeux ayant la guerre comme thème étaient déjà sortis (Sea Wolf, 1976, par exemple). Un jeu
dans lequel vous pouviez être au cœur d’une bataille spatiale représentait en revanche une nouveauté.

Certaines personnes sont sensibles lorsqu’il s’agit de jeux de guerre dans lesquels on tue des gens
(Death Race, 1976, avait fait de la violence dans les jeux vidéo une question sensible).

Les graphismes “high-tech” de la borne se prêtaient bien à un jeu au thème futuriste.

Des soldats qui marchent le font forcément sur le sol, ce qui signifie que le jeu aurait eu une vision “du haut
vers le bas”. Space Invaders donne la sensation que les aliens descendent progressivement vers la surface
de votre planète et que vous tirez en l’air vers eux. D’une certaine façon, en planant, les aliens volants sont
crédibles, et contribuent à rendre l’histoire plus dramatique : “S’ils atterrissent, nous sommes condamnés
!” Un changement dans l’histoire entraîna un changement de point de vue de la caméra, ce qui eut un
impact décisif au niveau de l’esthétique du jeu.

L’esthétique. Certains pourraient avoir un sourire en coin à l’évocation des graphismes, qui nous
semblent maintenant complètement primitifs, mais le concepteur fit beaucoup avec peu. Les aliens ne sont
pas tous identiques. Il y en a de trois sortes différentes, chacune rapportant un nombre différent de points.
Ils ont tous une animation de déplacement en deux images qui fonctionne parfaitement. L’écran n’était pas
capable de rendre la couleur, mais une simple technologie permit de prendre soin de cela ! Puisque le
joueur était confiné au bas de l’écran, les aliens au milieu, et la soucoupe en haut, des bandes colorées de
plastique transparent furent collées à l’écran de telle manière que votre vaisseau et les boucliers étaient
verts, les aliens blancs, et la soucoupe rouge. Ce simple changement dans la technologie du jeu ne marcha
que grâce à la nature de ses mécaniques, et permit d’en améliorer grandement l’aspect esthétique. La partie
audio est une autre composante importante de l’esthétique. Les envahisseurs faisaient une sorte de bruit de
battement de cœur, et lorsqu’ils accéléraient, les battements accéléraient aussi, ce qui avait un effet viscéral
sur le joueur. Il y avait d’autres effets sonores qui aidaient aussi à raconter l’histoire. Le plus mémorable
était un bruit de “craquement bourdonnant” vous punissant à chaque fois que votre vaisseau se faisait
toucher par un tir ennemi. Mais tous les éléments de l’esthétique ne sont pas dans le jeu ! La borne
d’arcade de Space Invaders était joliment décorée, avec des graphismes qui aidaient à raconter l’histoire
des terribles envahisseurs aliens.
L’une des clés du succès de Space Invaders fut que chacun des quatre éléments de la tétrade contribua de
la meilleure façon possible à aller vers le même but : permettre au joueur de vivre l’expérience d’une
bataille contre une armée alien. Chacun des éléments fit des compromis pour les autres, et des déficits
clairs dans l’un des éléments inspirèrent souvent au designer des changements dans un autre. C’est le
genre d’idées que vous pourriez avoir quand vous regardez votre jeu à travers l’objectif de la tétrade
élémentaire.

De la peau et un squelette
Nous discuterons des quatre éléments plus en détail tout au long de ce livre, ainsi que de bien d’autres
aspects de l’anatomie d’un jeu. C’est une chose formidable que d’apprendre suffisamment pour être capable
de voir à travers la peau d’un jeu (l’expérience du joueur) jusqu’à son squelette (les éléments qui font le
jeu). Mais vous devez faire attention à un terrible piège dans lequel de nombreux designers tombent. Un
certain nombre d’entre eux, pensant constamment au fonctionnement de leur jeu, en oublient l’expérience
du joueur. Il n’est pas suffisant de simplement comprendre les différents éléments d’un jeu et comment ils
interagissent entre eux, vous devez toujours avoir en tête comment ils se rapportent à l’expérience. Et c’est
là l’un des grands challenges du game design : il faut réussir à sentir simultanément l’expérience générée
par votre jeu tout en comprenant quels éléments et interactions élémentaires génèrent cette expérience, et
pourquoi. Vous devez voir la peau et le squelette de votre jeu en même temps. Si vous vous focalisez
uniquement sur la peau, vous pouvez penser à la sensation qu’apporte une expérience, mais sans
comprendre pourquoi cela se passe comme ça ni comment l’améliorer. Si vous vous focalisez uniquement
sur le squelette, vous pouvez faire une structure de jeu très belle en théorie, mais potentiellement horrible
en pratique. Si vous arrivez à vous focaliser sur les deux à la fois, vous pouvez voir comment tout cela
marche tout en sentant le potentiel de l’expérience de votre jeu dans le même temps.

Au Chapitre 2, nous avons discuté de l’importance et du challenge d’observer et d’analyser vos propres
expériences. Aussi ambitieux que cela puisse être, ça n’est pas suffisant. Vous devez être aussi capable de
penser aux éléments de votre jeu qui rendent possible cette expérience. Cela demande de la pratique, tout
comme les techniques d’observation du Chapitre 2. Au final, vous aurez besoin de développer votre
capacité à observer votre propre expérience pendant que vous réfléchissez à propos des causes sous-
jacentes de celle-ci.

Cette capacité très importante est appelée conception holographique, et est détaillée dans l’objectif #8.

Objectif #8 : La conception holographique

Pour utiliser cet objectif, vous devez tout voir de votre jeu en une seule fois : les quatre éléments et
l’expérience du joueur, et comment ils sont liés. Vous pouvez vous focaliser sur la peau et sur le
squelette à tour de rôle, mais c’est beaucoup mieux de regarder jeu et expérience de manière
holographique.

Posez-vous ces questions :

Quels éléments du jeu rendent l’expérience agréable ?

Quels éléments du jeu nuisent à l’expérience ?


Comment puis-je changer des éléments du jeu pour améliorer l’expérience ?

Dans de futurs chapitres, nous parlerons beaucoup plus des éléments qui constituent un jeu. Tournons
maintenant notre attention sur la raison qui fait que ces éléments doivent travailler ensemble.
5
Les éléments soutiennent un thème

FIGURE

5.1

Pour écrire un livre fort, vous devez choisir un thème fort.

– Herman Melville

De simples jeux
Des thèmes forts et des significations profondes sont la plupart du temps associés à la littérature ou à de
grandes œuvres artistiques. Est-il prétentieux pour un “simple jeu” d’aspirer à un tel niveau d’achèvement
?

En tant que game designers, nous devons faire face à une dure réalité : beaucoup de personnes voient les
jeux, sous toutes leurs formes, comme des distractions sans importance. Cependant, quand j’insiste parfois
auprès de personnes ayant ce point de vue, elles finissent habituellement par admettre l’importance qu’ont
joué, ou jouent, certains jeux dans leur vie. Parfois c’est un sport auquel elles ont déjà joué, ou qu’elles
suivent religieusement à la télévision ou au stade. C’est parfois un jeu de cartes ou de société qui a été à
l’origine de leur relation avec quelqu’un qui compte pour elles. D’autres fois encore, c’est un jeu vidéo avec
une histoire et des personnages auxquels elles se sont identifiées. Mais quand je pointe du doigt
l’hypocrisie de considérer les jeux comme insignifiants, alors qu’ils ne le sont pas de toute évidence, elles
m’expliquent : “Eh bien, ce n’est pas vraiment le jeu qui avait de l’importance, c’était l’expérience qui en
découlait.” Mais comme nous l’avons déjà vu, les expériences ne sont pas livrées en standard avec un jeu,
elles émergent uniquement lorsque le joueur interagit avec ce jeu. Et les parties de l’expérience qui sont les
plus importantes pour les gens, comme la ferveur lors d’un événement sportif, la camaraderie entre
joueurs de bridge, ou la rivalité entre joueurs d’échecs, sont toutes déterminées par le design du jeu.

Certaines personnes soutiennent encore que les jeux, et plus particulièrement les jeux vidéo, ne peuvent
être profonds et véhiculer du sens parce qu’ils sont trop primitifs par nature. Les mêmes genres
e
d’arguments avaient été utilisés à propos du cinéma au début du XX siècle, lorsqu’il était encore muet et en
noir et blanc. Avec l’avancée de la technologie, cet argument s’est effacé. Et la même chose est en train
d’arriver avec les jeux. Dans les années 1970, les jeux vidéo étaient tellement simplistes qu’ils en étaient
presque complètement abstraits. Aujourd’hui, ils peuvent inclure du texte, des images, de la vidéo, du son,
de la musique, et bien plus encore. Et nous verrons encore les jeux progresser, au même rythme que la
technologie. Il n’y a rien qui ne puisse être intégré à un jeu. Vous pouvez mettre un tableau, une diffusion
radio, ou un film dans un jeu, mais vous ne pouvez pas mettre un jeu dans toutes ces choses. Tous les
autres types de médias, et tous les médias à venir, sont des sous-ensembles des jeux. À leur apogée
technologique, les jeux auront la possibilité d’intégrer n’importe quel autre média.

En réalité, le problème est que les jeux n’ont émergé que récemment en tant que vrai moyen d’expression.
Cela prendra du temps pour que le monde s’habitue à cette idée. Mais nous n’avons aucune raison
d’attendre. Nous pouvons créer des jeux avec des thèmes forts dès à présent. Mais pourquoi ? Quel intérêt
? Par un besoin égoïste d’expression artistique ? Non. Parce que nous sommes des designers. L’expression
artistique n’est pas notre but. Notre but est de créer des expériences fortes. Il est possible de créer des jeux
sans leur donner de thème. Cependant, si nos jeux ont des thèmes fédérateurs, les expériences que nous
créerons seront beaucoup beaucoup plus fortes.

Les thèmes fédérateurs


Le bénéfice principal de baser votre design autour d’un thème unique est de permettre à tous les éléments
de votre jeu de se renforcer les uns les autres, puisqu’ils travaillent tous à un objectif commun. Quelquefois
il est possible de laisser un thème émerger pendant votre processus de création. Mais plus vous aurez
décidé tôt d’un thème et plus les choses seront faciles pour vous, dans la mesure où il sera plus aisé de
décider si un élément a sa place ou non dans votre jeu : s’il renforce le thème, il reste, sinon il s’en va.

Il y a deux étapes simples dans l’utilisation d’un thème pour renforcer l’expérience de votre jeu.

Étape 1 : Trouvez quel est votre thème.

Étape 2 : Utilisez tous les moyens possibles pour renforcer ce thème.


Ça a l’air facile, mais qu’est-ce qu’un thème ? Le thème est ce dont votre jeu parle. C’est l’idée qui solidifie
votre jeu, l’idée que toutes ses composantes doivent soutenir. Si votre jeu n’a pas de thème, il y a de fortes
chances que celui-ci n’intéresse pas les gens autant qu’il le pourrait. La plupart des thèmes de jeu sont
basés sur l’expérience, c’est-à-dire que le but du design est d’offrir une expérience essentielle au joueur.

Le designer Rich Gold décrit un exemple élémentaire de thématisation dans son livreThe Plenitude. Étant
enfant, il avait un livre traitant des éléphants. L’idée du livre était simple : apporter une expérience aux
enfants pour qu’ils comprennent ce que sont les éléphants. Dans un certain sens, vous pourriez dire que le
thème était “Que sont les éléphants ?”. L’étape 1 est donc remplie. Ce qui nous amène à l’étape 2 : utiliser
tous les moyens possibles pour renforcer ce thème. Les auteurs intégrèrent sans surprise des textes à
propos des éléphants et des photos d’éléphants. Mais ils allèrent plus loin en découpant entièrement le
livre, la couverture et les pages, en forme d’éléphant. À chaque fois, vous devez regarder les opportunités
que vous avez de renforcer votre thème de façon intelligente et inattendue.

Laissez-moi vous donner un exemple plus précis basé sur un jeu de réalité virtuelle sur lequel j’ai travaillé
pour Disney, et appelé Pirates of the Caribbean : Battle for the Buccaneer Gold(Pirates des Caraïbes : La
bataille pour l’or des boucaniers). Notre équipe (le studio Disney VR) avait reçu la mission de créer une
adaptation interactive de l’attraction populaire Pirates des Caraïbes, qui peut être vue sous différentes
formes dans tous les parcs d’attractions Disney. Nous savions que nous allions utiliser un CAVE (acronyme
anglais pour Computer Augmented Virtual environment, environnement virtuel augmenté par ordinateur)
– une petite pièce avec des projections 3D sur les murs, présente au DisneyQuest, le centre de réalité
virtuelle à Disneyworld – et que l’expérience devrait durer environ cinq minutes, mais aucun scénario ni
même de but spécifique dans le jeu n’avaient encore été définis.

Nous avions déjà le début d’un thème : cette attraction mettrait en scène des pirates, ce qui réduisait un
peu les possibilités. Mais nous avions besoin d’être encore plus spécifiques. Quel point de vue voulions-
nous avoir sur les pirates ? Nous avions beaucoup de possibilités de choix, parmi lesquelles :

Un documentaire historique à propos des pirates.

Une bataille entre des navires pirates.

La recherche d’un trésor pirate caché.

Les pirates sont des bandits et doivent être détruits.

D’autres encore nous étaient venues à l’esprit. Mais même avec une base aussi ciblée que “pirates”, nous
n’avions toujours pas vraiment de thème, et nous avions un choix quasi infini d’expériences possibles.
Nous avons donc commencé à chercher des idées de jeux, des idées esthétiques, et si possible un thème
clair et fédérateur.

Nous avons beaucoup lu sur l’histoire des pirates et regardé les autres jeux existant sur le sujet. Nous avons
parlé aux personnes qui avaient été impliquées dans la création de l’attraction originale Pirates des
Caraïbes, ce qui nous a permis d’obtenir beaucoup de détails intéressants, mais toujours pas l’ombre d’un
thème. Un jour, nous nous sommes tous entassés dans une voiture et sommes allés à Disneyland pour
examiner l’attraction de plus près. Nous avons alors refait l’attraction des dizaines de fois avant l’ouverture
du parc, écrivant des notes et prenant des photos. Il y a une quantité incroyable de détails dans l’attraction,
et nous pouvions voir qu’ils seraient d’une grande importance dans notre jeu. Mais quid de l’histoire ?
étrangement, l’attraction Pirates des Caraïbes ne raconte pas d’histoire cohérente. Elle met seulement en
scène des tableaux immersifs dans lesquels des pirates font des choses de pirates. Dans un certain sens,
c’est une vraie force : l’histoire est laissée à l’attention du spectateur.

Nous avions donc appris tout un tas de choses intéressantes grâce à l’attraction, mais nous n’avions
toujours pas de thème. Nous avons donc interrogé des employés du parc et, une fois celui-ci ouvert, avons
discuté avec les visiteurs pour avoir leur sentiment à propos de l’attraction. Nous avons alors récolté de
nombreux retours d’expériences sur l’aspect visuel de l’attraction, sur ce qu’elle faisait ressentir aux gens,
et quelles étaient leurs parties favorites, mais rien de tout cela ne nous donna réellement d’indices pour
trouver un point de vue pour notre thème.

Sur le chemin du retour, alors que nous parlions des milliers de détails que nous avions observés, nous
avons commencé à nous inquiéter de ne toujours pas avoir de ligne directrice claire. Pendant tout notre
temps de réflexion, il nous était presque impossible de ne pas chantonner la chanson principale de
l’attraction, l’ayant entendue tant de fois : “Yo ho, yo ho, une vie d’pirate pour moi !” Et soudain tout fut
clair ! L’attraction Pirates des Caraïbes ne traite pas des pirates, mais d’être un pirate ! Tout le but de
l’attraction est d’assouvir le fantasme de jeter les règles de la société et de commencer une vie de pirate ! Ça
peut sembler évident rétrospectivement, mais ce petit décalage dans notre façon de penser permit de tout
cristalliser. Ce n’était pas une reconstitution historique, et il n’était pas question de détruire des pirates.
L’idée était d’assouvir le fantasme du pirate que tout le monde a quelque part en lui, et quelle meilleure
façon de créer cette sensation d’être un pirate qu’à travers une expérience interactive et immersive ? Nous
avions alors notre thème générateur d’expérience : Le fantasme d’être un pirate.

Nous avions ainsi passé l’étape 1. Nous connaissions notre thème. Vint alors l’étape 2 : utiliser tous les
moyens possibles pour renforcer ce thème. Et c’est ce que nous fîmes, en travaillant dur pour employer
tout ce que nous pouvions pour améliorer l’expérience.

Quelques exemples des efforts que nous avons menés dans ce sens :

La forme du CAVE. Dans le passé, nous avions utilisé des CAVE rectangulaires ou hexagonaux. Nous
avons cette fois-ci créé une nouvelle forme de CAVE à quatre écrans, bien plus adaptée à une
simulation de bateau pirate.

Effets stéréoscopiques. Tous les CAVE n’utilisent pas d’effets stéréoscopiques, mais nous avons
choisi de le faire avec celui-ci, pour la grande impression de profondeur qu’ils amènent. En laissant vos
yeux faire le point sur l’horizon, vous avez l’impression d’être en mer.

Lunettes 3D modifiées. La plupart des lunettes 3D pour le cinéma ont des œillères sur les côtés
pour réduire le risque de distractions pendant que l’on regarde un film. Nous savions que le sens du
mouvement d’une personne est fortement influencé par sa vision périphérique ; les œillères posaient
donc un problème : elles enlevaient un peu de la sensation d’immersion dans notre thème, puisque les
joueurs n’arrivaient pas à avoir une sensation suffisante de naviguer sur la mer. Nous nous sommes
arrangés avec le constructeur pour que les œillères soient retirées.

Plate-forme mobile. Nous voulions donner l’impression d’un bateau qui tangue et se balance. Une
plate-forme mobile semblait être une bonne idée, mais de quel type ? Finalement, nous avons construit
une plate-forme sur mesure utilisant des pneumatiques, parce que c’était ce qui donnait les sensations
les plus proches de celles ressenties sur un bateau.

Interface. Une partie du fantasme du pirate consiste à manœuvrer un bateau, et une autre partie à
tirer au canon. Nous aurions pu utiliser des joysticks ou tout autre accessoire existant, mais ça n’aurait
pas vraiment servi à notre thématisation. À la place, le bateau est contrôlé par le biais d’une barre à
roue, et nous avons mis de vrais canons en métal que les joueurs peuvent utiliser pour viser et tirer.

Graphismes. Il fallait que nous rendions les choses belles. L’attraction originale a une apparence très
réaliste qui collait parfaitement à notre thème. Nous avons donc utilisé du matériel graphique haut de
gamme et des modèles et textures détaillés pour obtenir un aspect comparable.

Musique. Avec quelques difficultés, nous avons réussi à obtenir l’autorisation d’utiliser la musique de
l’attraction originale. Elle capture vraiment bien le thème et permet de connecter le jeu à l’attraction,
en jouant fortement sur un aspect nostalgique.

Audio. Nos designers sonores ont créé un ensemble sur mesure de dix haut-parleurs qui pouvaient
faire venir le son de n’importe quelle direction, vous donnant l’impression que vous étiez sorti en mer.
Certains des haut-parleurs ont été conçus uniquement dans le but de jouer les coups de canon, et ont
été placés précisément à la bonne distance pour que l’onde sonore vous frappe au niveau du ventre,
pour que vous ne fassiez pas qu’entendre mais aussi sentir le tir des canons.

Une sensation de liberté. La piraterie repose sur la liberté. Nos mécanismes de gameplay ont été
conçus pour laisser les joueurs naviguer là où ils le veulent, tout en s’assurant qu’ils vivront forcément
un bon moment. Les détails sur la façon dont ceci a été réalisé seront examinés au Chapitre 16.

Les morts ne racontent pas d’histoires. Comment gérer la mort dans le jeu a été une vraie
question. Certains estimaient que c’était un jeu vidéo et que nous devions donc la gérer comme cela se
fait généralement dans les jeux vidéo : si vous mourez, il y a une pénalité, puis vous revenez à la vie
pour jouer de nouveau. Mais cette méthode ne collait pas vraiment avec notre thème de vivre le
fantasme du pirate : dans le fantasme, vous ne mourez pas, ou bien, si cela arrive, c’est d’une façon
tout à fait dramatique et romanesque, et vous ne revenez pas. De plus, nous nous efforcions de
maintenir une courbe d’intérêt dramatique (expliquée au Chapitre 14) pour notre expérience de cinq
minutes, et le drame fait partie de la vie d’un pirate. Si les joueurs pouvaient soudainement mourir en
plein milieu du jeu, cela gâcherait l’expérience. Notre solution a donc été de rendre les joueurs
invulnérables pendant la majorité du jeu, mais s’ils recevaient trop de coups de canon tout au long de
leur aventure, leur navire coulait de manière dramatique à l’issue de la bataille finale. Ceci s’éloignait
de la tradition des jeux vidéo, mais un thème est plus important qu’une tradition.

Trésor. Ramasser des tonnes de trésors est également une partie essentielle du fantasme du pirate.
Malheureusement, il est très difficile de rendre de manière convaincante des montagnes d’or dans un
jeu vidéo. Nous avons donc fini par utiliser une technique spéciale permettant de rendre des trésors
plats, peints à la main, comme des objets volumétriques solides reposant sur le pont du bateau.

Éclairage. Nous avions besoin d’éclairer la salle dans laquelle les joueurs se tenaient. Comment
pouvions-nous thématiser cela ? En utilisant des filtres spéciaux sur les éclairages, donnant
l’impression qu’il s’agissait d’une lumière reflétée par l’eau.

Un endroit pour mes affaires. Les personnes qui prennent les commandes ont besoin d’un endroit
où ranger leurs sacs, leurs manteaux, etc. Nous aurions pu avoir uniquement des étagères et des
portemanteaux, mais nous avons créé à la place des sacs faits de filets de pêche qui donnaient vraiment
l’impression d’appartenir au bateau.

Air conditionné. Les personnes en charge de l’équipement dans le bâtiment où le jeu allait être
installé nous ont demandé si nous avions une préférence sur le placement des bouches d’aération de la
climatisation. Nous avons commencé par nous dire : “Quelle importance ?” Mais après nous être
demandé “Comment pourrions-nous utiliser cela pour renforcer notre thème ?”, nous avons fini par
leur demander de les installer à l’avant du bateau, soufflant vers l’arrière, pour que les joueurs puissent
sentir une brise lorsqu’ils naviguent “en mer”.

Les yeux de Barbe-Bleue. Nous n’avons jamais su comment thématiser les lunettes 3D. Nous avons
essayé de les faire ressembler à des chapeaux de pirates, des bandanas, mais ça n’a jamais vraiment
marché. Un garçon plein d’esprit avait même suggéré que les joueurs pourraient être obligés de porter
un bandeau sur l’œil, pour que l’effet 3D n’ait plus d’importance et donc les lunettes, plus de raisons
d’être… À la fin nous avons abandonné et avons laissé ce détail hors thème. À notre grande surprise,
quand le jeu a été finalement installé à Disneyworld et que nous sommes allés l’essayer, un membre de
l’équipe d’animation du parc qui était sur le point de nous faire monter sur le pont s’est écrié : “Avant
qu’vous montiez à bord, vous d’vez mettre les yeux d’Barbe-Bleue.” Ça a été surprenant, parce que cela
ne faisait pas du tout partie du “script officiel” qui avait été donné aux membres de l’équipe
d’animation. Les animateurs de l’attraction avaient réussi là où nous avions échoué. C’était une façon
simple et efficace de thématiser ce détail qui nous avait échappé, et une puissante illustration que
lorsque vous avez un thème fédérateur fort, il devient plus facile pour tous les membres de l’équipe
d’apporter des contributions constructives.

Et la liste n’est pas complète. Tout ce que nous avons fait et toutes les décisions que nous avons prises
étaient focalisés sur la question de savoir si cela renforcerait le thème et si ça permettrait d’apporter aux
joueurs l’expérience essentielle que nous souhaitions leur délivrer. Vous pourriez penser que sans un gros
budget, il n’est pas vraiment possible de faire de la thématisation. Mais certains détails de thématisation
sont vraiment bon marché. Ça peut aller d’une ligne de texte à un choix de couleurs, ou un effet sonore. Et
la thématisation est amusante ; une fois que vous avez pris l’habitude d’essayer de faire en sorte que le
maximum de choses collent à votre thème, il est difficile de s’arrêter. Et d’ailleurs, pourquoi faudrait-il
s’arrêter ? Et ceci nous donne l’objectif #9.

Objectif #9 : L’unification

Pour utiliser cet objectif, vous devez prendre en considération la raison qu’il y a derrière tout cela. Posez-
vous ces questions :

Quel est mon thème ?

Est-ce que j’utilise tous les moyens à ma disposition pour renforcer ce thème ?

L’objectif de l’unification marche très bien avec l’objectif de la tétrade élémentaire. Utilisez la tétrade pour
séparer les éléments de votre jeu et pouvoir mieux les étudier du point de vue de votre thème fédérateur.
Résonance
Avoir un thème fédérateur est une bonne chose : il focalise votre design vers un seul et unique but. Mais
certains thèmes sont meilleurs que d’autres. Les meilleurs thèmes sont ceux qui résonnent avec des
joueurs, en les touchant profondément. Le thème du “fantasme d’être un pirate” est un thème fort puisque
c’est un fantasme que tout le monde – les enfants, les adultes, les hommes, et les femmes – a déjà eu un
jour ou l’autre. Dans un certain sens, il raisonne avec notre désir d’être libres : libérés de nos obligations,
libérés de nos soucis, libres de faire ce que nous voulons quand nous le voulons.

Quand vous arrivez à attraper l’un de ces thèmes résonnants, vous avez quelque chose de profond et de
puissant qui a un vrai potentiel pour bouger les gens et leur donner une expérience à la fois transcendante
et bouleversante. Précédemment nous avons vu que certains thèmes sont basés sur l’expérience, c’est-à-
dire qu’ils font tout pour générer une certaine expérience essentielle, fondamentale. Quand cette
expérience résonne avec les fantasmes et les désirs de vos joueurs, elle deviendra vite importante pour eux.
Mais il y a une autre sorte de thème qui peut résonner tout autant qu’un thème basé sur l’expérience, et
parfois même plus. C’est le thème basé sur une vérité.

Prenez le film Titanic. Ce film a profondément touché les publics du monde entier. Pour-quoi ? Bien sûr, il
était bien réalisé, avec des tonnes de superbes effets spéciaux et une gentille histoire d’amour. Mais de
nombreux films proposent la même chose. Non, ce qui était si spécial dans ce film c’était le thème profond
et résonnant renforcé par chaque élément du film. Quel était donc ce thème ? À première vue, vous
pourriez dire que le thème était le Titanic lui-même et son tragique accident. Et c’est effectivement une
composante importante du film. Seulement, on peut dire que c’est un thème du film, mais pas le thème
principal. Le thème principal n’est pas basé sur l’expérience. En fait c’est une simple affirmation, que l’on
pourrait phraser peut-être comme : “L’amour est plus important que la vie, et plus fort que la mort.” C’est
une affirmation forte. Et c’est une affirmation à laquelle beaucoup d’entre nous croient du plus profond de
leur cœur. Ce n’est pas bien sûr une vérité scientifique, mais pour beaucoup, c’est une vérité personnelle
qui, même si elle est rarement exprimée, est ancrée profondément en nous.

Beaucoup de professionnels de Hollywood ne croyaient pas que ce film pourrait avoir du succès : le public
en connaissait déjà parfaitement la fin. Mais quelle meilleure façon de raconter une histoire s’appuyant sur
ce thème fort que de la mettre en scène dans un lieu dont nous savons déjà qu’il sera le théâtre d’une
tragédie mortelle ? Les effets spéciaux à gros budget n’ont pas été faits gratuitement : pour être
complètement submergés par l’importance de ce thème, nous devons avoir l’impression que tout est vrai,
comme si nous étions là, comme si nous mourions nous-mêmes.

Les thèmes basés sur des vérités peuvent être parfois difficiles à repérer. Une partie de la force de ces
vérités profondes est qu’elles sont cachées. Un designer peut même ne pas être conscient d’avoir choisi un
thème particulier, ou bien avoir du mal à l’exprimer verbalement : il a juste un certain ressenti, qui devient
parfois une conviction, sur la façon dont l’expérience devrait être délivrée. Cependant, vous avez tout à
gagner à analyser vos “intuitions”, pour en tirer un thème que vous pourrez ainsi exprimer clairement. Cela
vous permettra de choisir très facilement ce qui doit être dans votre jeu ou non, et vous rendra la tâche plus
aisée également pour expliquer la raison de ces choix aux autres membres de votre équipe.

Un autre exemple de thème basé sur une vérité est l’histoire d’Hercule. Il fut demandé à l’équipe du studio
VR de réaliser un jeu basé sur la version de Disney du mythe d’Hercule. Quand une histoire devient
intemporelle, racontée et racontée encore pendant des milliers d’années, il y a de fortes chances qu’il y ait
un thème basé sur une vérité qui y soit caché. Bien sûr, Hercules était un homme fort, mais ça ne semble
pas être suffisamment important pour expliquer une telle résonance auprès des gens. Nous étudiâmes les
différentes versions de l’histoire. Et il fut intéressant de constater qu’il n’y avait pas de version unique,
même dans les temps anciens. Hercule devait parfois faire dix travaux, parfois douze, et parfois même
vingt. Mais certains aspects de l’histoire étaient toujours les mêmes. Dans chaque histoire, Hercule est un
homme si vertueux qu’il bat la mort. Et ceci est une vérité tellement profonde qu’elle est à la base de
nombreuses religions : si vous êtes suffisamment vertueux, vous pouvez battre la mort. Les animateurs de
Disney donnèrent forme à ce thème par le biais du combat d’Hercule contre Hadès, le maître des Enfers.
Nous reprîmes également ce thème à notre compte, l’action de notre jeu étant située la majeure partie du
temps aux Enfers, jusqu’à la fin, où vous arrivez à rejoindre le monde des vivants pour une bataille finale
contre Hadès. Il y avait aussi des sous-thèmes, comme celui sur l’importance du travail d’équipe, mais au
final, nous plaçâmes ces sous-thèmes au service du thème principal.

Parfois, vous découvrirez votre thème petit à petit. Une autre histoire de chez Disney : quand nous avons
commencé le travail sur le projet Toontown Online (le premier projet Disney massivement multijoueur),
nous n’étions pas encore sûrs de notre thème. Nous avions travaillé sur la ville de Toontown, en étudiant à
la fois le film Qui veut la peau de Roger Rabbit ? et la section Toontown à Disneyland. Curieusement,
Toontown n’était pas vraiment bien définie, que ce soit dans le film ou l’attraction. Nous pouvions
cependant voir que Toontown avait un fort impact. La raison pour laquelle elle était si mal définie semblait
être que chacun savait déjà intuitivement ce qu’elle était, comme si nous avions toujours su qu’il y avait un
endroit spécial où les personnages de dessins animés vivent quand ils ne sont pas à l’écran. Ce fait (tout de
même légèrement effrayant) nous donna la sensation que nous allions vers quelque chose de fondamental
mais caché. Nous commençâmes donc à faire des listes des choses qui nous semblaient devoir figurer dans
Toontown. Trois se démarquèrent :

1. s’amuser avec ses amis ;


2. s’échapper de la réalité ;
3. simplicité et transcendance.

“S’amuser avec ses amis” s’accordait très bien avec le jeu en réseau. Le deuxième point était assez logique :
les dessins animés sont un bon moyen d’échapper au réel. Le troisième point (sur lequel nous reviendrons
plus en détail au Chapitre 17) traduisait l’idée que les choses sont plus simples dansToontown qu’elles ne le
sont dans le monde réel, mais qu’on y est aussi bien plus puissant.

Tout ceci aida à clarifier ce que nous voulions voir dans le jeu, mais toujours pas à établir réellement un
thème clair. Ces points paraissaient être plus des sous-thèmes. À un moment, nous réalisâmes que ces trois
points mis ensemble caractérisaient fortement quelque chose : le jeu. On joue avec ses amis pour s’amuser
et s’échapper de la réalité, et un monde de jeu est plus simple que le monde réel, mais on y est beaucoup
plus puissant. Néanmoins, nous n’avions pas l’impression que le jeu était un thème suffisamment fort à lui
tout seul. Nous avions besoin de quelque chose avec plus de mordant, plus de conflit. Cela nous conduisit
tout naturellement vers l’ennemi naturel du jeu : le travail. Et tout devint clair : “le travail contre le jeu”
serait un thème vraiment très fort. Plus précisément, “le travail veut détruire le jeu, mais le jeu doit
survivre parce que jouer est important” devint notre thème basé sur une vérité. Remplacez “travail” par
“esclavage” et “jeu” par “liberté” comme nous l’avons fait au Chapitre 3, et le pouvoir de ce thème devient
clair. Cela nous sembla vraiment bien. Nous voulions créer un jeu auquel les enfants et les parents
pourraient jouer ensemble, avec un thème dans lequel ils pourraient tous se retrouver. Quelle meilleure
solution que d’explorer en jouant l’un des conflits primaires présent tout au long de notre vie ? Et nous
l’avons donc fait. L’histoire de Toontown Online devint une histoire de robots-cadres (les Cogs) essayant de
transformer Toontown en une affreuse zone d’activité. Les Toons font équipe pour combattre les Cogs avec
des blagues et des farces, et les Cogs, eux, ripostent avec des fournitures de bureau. Cette histoire était
suffisamment étrange pour qu’un certain nombre de personnes dans la compagnie aient des doutes, mais
nous étions confiants quant à la réussite du projet puisqu’il s’agissait de l’expression d’un thème qui allait
résonner avec notre public.

Les thèmes résonnants élèvent votre travail à l’état d’art. Un artiste est quelqu’un qui vous emmène
quelque part où vous n’auriez jamais pu aller seul, et le thème est le véhicule pour y aller. Tous les thèmes
n’ont pas besoin d’être des thèmes résonnants, bien sûr. Mais quand vous en trouvez un, il est normal de
l’utiliser du mieux que vous le pouvez, étant donné sa valeur intrinsèque. Certains thèmes seront basés sur
des expériences, d’autres sur des vérités. Vous ne pouvez pas savoir si un thème est résonnant simplement
par la logique, vous devez sentir cette résonance au plus profond de vous. C’est une forme importante
d’écoute de soi, et c’est aussi l’objectif #10.

Objectif #10 : La résonance

Pour utiliser l’objectif de la résonance, vous devez chercher des pouvoirs cachés. Posezvous ces
questions :

Qu’est-ce qui dans mon jeu paraît spécial et fort ?

Quand je décris mon jeu aux gens, quelles idées les excitent vraiment ?

Si je n’avais aucune contrainte, comment ce jeu serait-il ?

J’ai certaines intuitions sur la façon dont ce jeu devrait être. Sur quelle base ces instincts
reposent-ils ?

L’objectif de la résonance est un instrument délicat et silencieux. C’est un outil pour vous écouter et
écouter les autres. Nous enfermons certaines choses importantes profondément en nous, et quand
quelque chose les fait résonner, cela peut nous bouleverser. Le fait que ces vérités soient cachées leur
donne beaucoup de pouvoir, mais cela les rend aussi plus difficiles à trouver.

Retour à la réalité
Vous pouvez penser que toute cette partie sur les thèmes résonnants représente trop d’efforts pour du
“simple” game design. Et pour certains jeux, cela est effectivement peut-être le cas. Est-ce que Super
Monkey Ball a un thème résonnant profondément ? Peut-être pas, mais il est certain qu’il a un thème
fédérateur qui aide à conduire le design. Les thèmes résonnants peu-vent ajouter beaucoup de force à votre
travail, mais même si votre jeu ne semble pas en avoir, il pourra toujours être renforcé par un thème
fédérateur pour focaliser l’expérience.
Certains designers rejettent la notion de thème parce qu’ils se disent que “les joueurs ne le remarqueront
jamais”. Et il est certainement vrai que les joueurs ne peuvent pas toujours établir clairement quel est le
thème d’une œuvre qui arrive à réellement les toucher ; c’est parce que les thèmes opèrent souvent à un
niveau subconscient. Les joueurs savent qu’ils aiment un jeu, mais sont bien incapables de dire pourquoi.
Souvent, cette raison repose sur l’ensemble des éléments participant à renforcer un thème qui leur est cher.
Le thème n’est pas un puzzle de symbolismes mis en place par le game designer pour faire passer un
message caché. Le thème sert à focaliser votre travail sur quelque chose qui a un sens pour vos joueurs.

Différents designers pourront utiliser un même thème de façon différente dans leur processus de création.

Maintenant il est temps pour nous d’explorer les nombreux autres aspects du processus général du game
design.
6
Le jeu commence par une idée

FIGURE

6.1

Avec un peu de chance, ce livre vous aura donné envie d’essayer de concevoir des jeux par vous-même.
Quand vous commencerez (mais vous avez peut-être déjà commencé à le faire), vous pourriez être amené à
penser que vous n’allez pas dans la bonne direction, en n’employant pas les méthodes que les “vrais” game
designers utilisent. J’imagine que votre méthode ressemble à quelque chose comme :

1. trouver une idée ;


2. l’essayer ;
3. continuer de la changer et de la tester tant qu’elle ne semble pas assez bonne.

Ce qui ressemble plutôt à une démarche d’amateur. Eh bien vous savez quoi ? C’est exactement comme ça
que travaillent les “vrais” game designers. Et ce chapitre pourrait très bien se terminer ici, si seulement il y
avait des méthodes meilleures que d’autres pour accomplir ces trois tâches. Vous savez déjà quoi faire,
nous verrons donc dans ce chapitre et dans le suivant comment le faire aussi bien que possible.

Inspiration
Comme je l’ai évoqué précédemment, j’ai travaillé plusieurs années en tant que jongleur professionnel.
Quand j’avais à peu près 14 ans, et que mon répertoire était encore limité à deux trucs, j’ai participé à mon
premier festival de jonglerie. Si vous n’en avez jamais vu, ce genre de festival est assez remarquable : des
jongleurs de tous niveaux remplissent un gymnase, parlant, expérimentant, et échangeant de nouvelles
techniques. C’est un endroit où vous pouvez essayer l’impossible et faire tomber vos balles sans peur du
ridicule. Mais pour ma première fois, ce n’est pas vraiment comme ça que je le ressentais. J’étais
incroyablement nerveux – après tout, je n’étais pas un “vrai” jongleur. J’ai passé la majeure partie de mon
temps là-bas à marcher parmi les participants, les yeux grands ouverts, les mains dans les poches, terrifié à
l’idée que quelqu’un puisse pointer le doigt vers moi en criant aux autres : “Hé ! Mais qu’est-ce qu’il fait ici
celui-là ?” Mais bien sûr, cela n’arriva pas. Tous les participants au festival avaient appris tout comme moi
par eux-mêmes. Au fil de la journée, me sentant plus à l’aise, j’ai fini par sortir mes balles et me suis mis à
pratiquer dans mon coin. J’ai regardé les autres faire leurs figures, et j’ai essayé de les imiter – et j’y
arrivais parfois. Je regardais autour de moi pour trouver de nouvelles techniques à essayer, mais un
jongleur en particulier sortait du lot. C’était un vieux monsieur dans une combinaison bleue, et ses figures
ne ressemblaient à aucune autre. Il utilisait des schémas et des rythmes qui étaient uniques, et ses figures,
bien que n’étant pas d’une difficulté insurmontable, étaient tout simplement belles à regarder. Il m’a fallu
beaucoup de temps pour me rendre compte qu’un certain nombre de ses figures, qui avaient l’air si
particulières lorsqu’il les réalisait, étaient en fait à ma portée. Seulement, quand il jonglait, elles avaient un
style réellement différent, donnant la sensation qu’il s’agissait de techniques complètement nouvelles et
différentes. Je passai ainsi presque vingt minutes à l’observer, quand soudain il me regarda et dit : “Alors ?

– Alors quoi ?, répondis-je un peu embarrassé.

– Ne vas-tu pas essayer de me copier ?

– Je… je ne pense pas que je saurai comment faire”, bégayai-je.

Il rit : “Oui, ils n’y arrivent jamais. Tu sais pourquoi mes figures ont l’air tellement différentes ?

– Euh, la pratique ?, essayai-je.

– Non, tout le monde pratique. Regarde autour de toi ! Ils sont tous en train de s’entraîner. Non, mes
figures ont l’air différentes parce qu’elles me viennent d’ailleurs. Les autres trouvent leurs techniques en se
les passant les uns aux autres. Ce qui n’est pas mal – on peut apprendre beaucoup comme cela. Mais ça ne
te fera jamais sortir du lot.

– Alors où les trouvez-vous ? Dans les livres ?, demandai-je après réflexion.

– Ah ! Les livres. Elle est bien bonne celle-là. Non, pas les livres. Tu veux connaître le secret ?

– Bien sûr.
– Le secret est : ne regarde pas les autres jongleurs pour trouver ton inspiration,regarde partout ailleurs.”

Il commença alors à exécuter une magnifique figure en boucle, dans laquelle ses bras montaient en spirale,
tout en faisant des pirouettes de temps à autre : “J’ai imaginé celle-ci en regardant un ballet à New York. Et
celle-là… (Il fit alors un mouvement dans lequel ses balles semblaient sauter en haut et en bas alors que ses
mains faisaient comme des battements d’ailes délicats en avant et en arrière.), je l’ai imaginée en regardant
une volée d’oies prendre son envol depuis un lac, dans le Maine. Et ça… (Il fit un mouvement mécanique
dans lequel les balles semblaient bouger à angle droit.), c’est en regardant marcher une perforatrice à Long
Island.”

Il rit un peu, et s’arrêta de jongler quelques minutes : “Les gens essaient de copier ces mouvements, mais
ils ne le peuvent pas. Mais ils essaient toujours… ouais, regarde ce gars, là-bas !” Et il pointa son doigt vers
un jongleur avec une queue de cheval, de l’autre côté du gymnase, qui était en train de faire le mouvement
du “ballet”. Mais il avait l’air juste ridicule. Quelque chose manquait, mais il était difficile de dire quoi.

“Tu vois, tous ces gars peuvent copier mes mouvements, mais ils ne peuvent pas copier mon inspiration.”
Et il recommença à jongler en faisant un mouvement qui me fit penser à une double hélice en spirale. Juste
à ce moment-là, un organisateur annonça un atelier pour débutants ; je le remerciai, puis partis. Je ne l’ai
jamais revu, mais je ne l’oublierai jamais. J’aurais aimé connaître son nom, parce que son conseil changea
mon approche de la créativité pour toujours.

Objectif #11 : L’inspiration infinie

Quand tu sais comment écouter, tout le monde est un gourou.

– Ram Dass

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de regarder votre jeu, et arrêtez de regarder les jeux qui lui ressemblent.
À la place, regardez partout ailleurs.

Posez-vous ces questions :

Quelle expérience ai-je eu dans ma vie que j’aimerais partager avec les autres ?

De quelle façon puis-je capturer l’essence de cette expérience et la retranscrire dans mon jeu
?

Utiliser cet objectif requiert un esprit ouvert et une grande imagination. Vous avez besoin de chercher
dans vos sentiments et d’observer partout autour de vous. Vous devez vouloir essayer l’impossible.
Parce qu’il est bien sûr impossible pour un jet de dés de retranscrire l’excitation d’un combat à l’épée, ou
pour un jeu vidéo d’arriver à faire craindre l’obscurité à un joueur, n’est-ce pas ? Utilisez cet objectif pour
trouver les expériences qui ne sont pas issues d’un jeu, mais qui pourront inspirer votre jeu. Vos choix
dans les différents cadrans de la tétrade (technologie, mécanisme, histoire, et esthétique) peuvent être
tous réunis par une simple inspiration, ou peuvent tous être issus d’inspirations différentes, en les
mélangeant alors pour créer quelque chose d’entièrement nouveau. Lorsque vous avez des visions
concrètes basées sur la vie réelle pour guider vos prises de décision, votre expérience acquiert alors
une puissance, une force et une unicité indéniables.
Cet objectif travaille main dans la main avec l’objectif #1 : l’expérience essentielle. Utilisez cet objectif de
l’inspiration infinie pour chercher et trouver de belles expériences, et l’objectif de l’expérience essentielle
pour les intégrer à votre jeu.

L’inspiration est l’un des secrets qui se cachent derrière les meilleurs jeux. Mais comment pouvez-vous
transformer une inspiration en un bon game design ?

La première étape est d’admettre que vous avez un problème.

Faire état du problème


Le but du design est de résoudre des problèmes, et le game design n’y fait pas exception. Avant de
commencer avec des idées, vous devez être certain de la raison pour laquelle vous le faites, et faire état du
problème est une façon d’établir cela de façon claire. Un problème énoncé clairement doit parler à la fois de
votre but et de vos contraintes. Par exemple, l’énoncé initial de votre problème pourrait être :

“Comment puis-je faire un jeu sur Internet qui plaise aux adolescents ?”

Cela établit bien votre but (quelque chose que les adolescents vont bien aimer) et vos contraintes (un jeu
sur Internet). L’avantage d’énoncer les choses aussi clairement est que cela peut vous permettre de réaliser
que vous vous êtes donné trop de contraintes par rapport au problème. Vous avez pensé “jeu sur Internet”
alors qu’il n’est peut-être pas nécessaire que ce soit forcément un jeu ; peut-être qu’une application ou une
activité sur Internet seraient suffisantes du moment que les adolescents l’aiment vraiment. Vous pourriez
alors énoncer de nouveau votre problème en des termes plus larges :

“Comment puis-je générer une expérience sur Internet qui plaise aux adolescents ?”

Il est crucial que l’énoncé de votre problème soit juste : si vous le faites trop imprécis, vous risquez de
concevoir quelque chose qui n’atteint pas réellement votre but, et si vous le faites trop précis (parce que
vous avez envisagé des solutions au lieu du problème), vous pourriez vous couper de solutions répondant
plus intelligemment à votre problème. Ceux qui trouvent des solutions intelligentes sont toujours ou
presque les mêmes personnes qui ont pris le temps de clarifier le problème.

Trois avantages à établir clairement votre problème :

1. Un espace créatif plus large. La plupart des gens sautent sur des solutions trop rapidement et
commencent leur processus créatif à partir de là. Si vous commencez votre processus au niveau du
problème plutôt qu’à partir d’une solution, vous serez capable d’explorer un espace créatif plus large et
trouverez des solutions qui sont cachées là où personne d’autre ne regarde.
2. Une quantification claire. Vous avez une quantification claire de la qualité des idées proposées :
vont-elles bien résoudre le problème ?
3. Une meilleure communication. Quand vous faites un travail de conception avec une équipe, la
communication est bien plus facile si le problème a été clairement établi. Très souvent, les
collaborateurs essaieront de résoudre des problèmes différents et ne s’en rendront pas compte si le
problème n’a pas été clairement énoncé.
Quelquefois, vous aurez déjà exploré un certain nombre d’idées avant de réaliser quel est “réellement” le
problème. Et cela n’a pas d’importance ! Assurez-vous juste de faire marche arrière et de changer l’énoncé
du problème une fois que vous l’aurez trouvé.

Un game design abouti couvrira les quatre éléments de la tétrade élémentaire : technologie, mécaniques,
histoire, et esthétique. Souvent, l’énoncé de votre problème posera des contraintes dans l’une ou l’autre des
catégories de la tétrade, et vous devrez commencer à construire à partir de là. Au fur et à mesure que vous
définissez votre problème, il peut être utile de l’examiner du point de vue de la tétrade pour voir à quel
niveau vous disposez d’une liberté de création, et à quel niveau vous n’en avez pas. Regardez ces quatre
énoncés de problème : lesquels ont déjà pris des décisions et dans quelles parties de la tétrade ?

1. Comment puis-je faire un jeu de plateau qui utilise les propriétés des aimants de façon intéressante ?
2. Comment puis-je faire un jeu vidéo qui raconte l’histoire de Hensel et Gretel ?
3. Comment puis-je faire un jeu donnant une sensation de peinture surréaliste ?
4. Comment puis-je améliorer Tetris ?

Et si, par miracle, vous n’aviez pas de contraintes ? Et si vous aviez la liberté de faire un jeu traitant de tout
ce que vous voulez, en utilisant le médium que vous souhaitez ? Si c’est le cas (mais il y a extrêmement peu
de chances que cela arrive !), vous devez décider de quelques contraintes. Prenez une histoire qui vous plaît
ou des mécaniques de jeu que vous aimeriez explorer. À partir du moment où vous choisissez quelque
chose, vous pourrez avoir un énoncé de problème. Voir votre jeu comme étant la solution à un problème est
une perspective très utile et également l’objectif #12.

Objectif #12 : L’énoncé de problème

Pour utiliser cet objectif, pensez à votre jeu comme étant la solution d’un problème.

Posez-vous ces questions :

Quel problème, ou problèmes, suis-je réellement en train d’essayer de résoudre ?

Ai-je eu des présomptions à propos de ce jeu qui n’ont rien à voir avec son vrai but ?

Est-ce qu’un jeu est réellement la meilleure solution ? Pourquoi ?

Comment pourrais-je dire si le problème est résolu ?

Définir les contraintes et les buts de votre jeu par le biais de l’énoncé d’un problème peut vous aider à
aller vers un game design clair bien plus rapidement.

Comment dormir ?
Nous avons énoncé notre problème et sommes prêts à faire un brainstorming ! Ou tout du moins lorsque
nous serons convenablement préparés. Le sommeil est crucial dans le processus de génération des idées :
un bon designer exploite le pouvoir incroyable du repos à son avantage. Personne sans doute ne l’explique
mieux que Salvador Dali, le peintre surréaliste. Voici son secret numéro 3, extrait de son livre 50 secrets
magiques :

Pour pratiquer le somme avec une clé, vous devez vous asseoir dans un fauteuil anguleux,
préférablement de style espagnol, la tête renversée en arrière et appuyée sur le cuir tendu du dossier. Vos
deux mains doivent pendre au-delà des bras du fauteuil, auxquels les vôtres seront soudés dans un
affaissement de totale relaxation…

Dans cette position, vous tiendrez une lourde clé que vous garderez suspendue, serrée délicatement entre
le pouce et l’index de votre main gauche. Sous la clé, vous aurez préalablement placé une assiette à
l’envers. Ayant terminé ces préparatifs, vous n’aurez plus qu’à vous laisser envahir progressivement par
le sommeil serein de l’après-midi, comme la goutte spirituelle d’anisette de votre âme montant dans le
cube de sucre de votre corps. Lorsque la clé glissera d’entre vos doigts, le bruit de sa chute sur l’assiette
retournée vous réveillera assurément, et vous pouvez être sûr également que ce moment fugitif, où vous
avez à peine perdu conscience, et pendant lequel vous ne pouvez pas être certain d’avoir vraiment dormi,
est entièrement suffisant vu que vous n’avez pas besoin d’une seconde de plus pour que votre être
physique et psychique tout entier soit reposé.

Votre partenaire silencieux


Dali était-il fou ? Il est facile de croire aux bénéfices d’une bonne nuit de sommeil, mais quel bénéfice
pourrait-on bien tirer d’une sieste qui ne dure que quelques fractions de seconde ? La plupart de nos
bonnes, astucieuses et créatives idées ne découlent pas d’un processus logique ou d’une discussion
raisonnée. Non, les idées vraiment bonnes donnent juste l’impression de sortir de nulle part ; en fait, elles
viennent de quelque part sous la surface de notre conscience – un endroit que l’on appelle le subconscient.
Le subconscient n’est pas encore parfaitement compris, mais il est la source d’une très grande partie de, et
peut-être même de toute, la puissance créative.

Une preuve indéniable de cette puissance se trouve dans nos rêves. Votre subconscient a créé ces intrigants
petits drames et comédies, toujours différents, trois fois par nuit, avant même que vous soyez né. Loin
d’être une séquence d’images aléatoires, la plupart des personnes ont fréquemment des rêves qui ont un
sens. Il y a de nombreux exemples connus de problèmes importants résolus dans les rêves. L’un des plus
fameux est l’histoire du chimiste Friedrich von Kekulé qui fut longtemps intrigué par la structure du
benzène (C6H6). Peu importe la manière dont il essayait de mettre les chaînes d’atomes ensemble, ça ne
marchait pas. Elles n’avaient pas de sens, et certains scientifiques commençaient même à se demander si
cela ne montrait pas une incompréhension fondamentale de la nature des liens molé– culaires. Puis, il eut
ce rêve :

Une fois encore, les atomes dansèrent devant mes yeux. Mon œil de l’esprit, aiguisé par de nombreuses
expériences précédentes, distingua des structures plus larges de différentes formes, de longues séries,
étroitement liées ensemble ; tout en mouvement, en tournant et en se tordant comme des serpents. Mais
savez-vous ce qu’il y avait là ? un serpent avait attrapé sa propre queue et cette image continua de
tourner devant mes yeux, me narguant. Je me réveillai alors en sursaut.

Et une fois réveillé, il sut que la structure du benzène avait la forme d’un anneau. Allezvous dire que Kekulé
pensa lui-même à la solution ? À partir de sa description, il ne fit que regarder la solution défiler devant ses
yeux et la reconnut quand il la vit. C’était comme si l’auteur de ce rêve avait résolu le problème et l’avait
simplement présenté à Kekulé. Mais d’ailleurs, qui donc est l’auteur de ces rêves ?

À un certain niveau, le subconscient est une partie de nous, mais à un autre, il semble plutôt indépendant.
Certaines personnes deviennent assez mal à l’aise à l’idée de regarder le subconscient de quelqu’un comme
une personne à part. C’est une idée qui semble assez folle. Mais la créativité est folle, donc cela ne devrait
pas nous arrêter ; en fait, cela devrait même nous encourager. Alors pourquoi ne pas le traiter comme une
entité à part ? Personne n’a besoin de savoir, cela peut devenir votre petit secret. Aussi bizarre que cela
puisse sembler, traiter votre subconscient comme une autre personne peut être assez utile, parce qu’en tant
qu’hu-main, nous aimons anthropomorphiser les choses, leur donner un aspect et un comportement
humains, en créant un schéma bien connu à partir duquel les penser et interagir avec elles. Et vous ne serez
pas seul dans cet exercice, des esprits créatifs utilisent cette pratique depuis des milliers d’années. Stephen
King décrit son partenaire silencieux dans son livre Écriture :

Il y a une muse (traditionnellement, les muses sont des femmes, mais la mienne est un homme ; j’ai bien
peur qu’il nous faille vivre avec ça), mais elle ne va pas voleter au-dessus de votre bureau pour disperser
de la poudre de perlimpinpin sur votre machine à écrire ou votre ordinateur. elle vit dans le sous-sol.
Vous devez descendre à son niveau, et une fois que vous y êtes arrivé, vous devez lui fournir un
appartement pour qu’elle puisse y vivre.

Vous devez faire tout ce sale boulot, en d’autres termes, pendant que la muse reste assise à fumer des
cigares et à contempler ses trophées de bowling en faisant semblant de ne pas vous voir. Trouvez-vous
cela injuste ? Je pense que ça ne l’est pas. Il ne ressemble peutêtre pas à grand-chose, cet homme-muse, et
n’est pas vraiment causant (des grognements revêches sont ce que j’obtiens du mien la plupart du temps,
sauf s’il est au travail), mais il a de l’inspiration. C’est vrai que vous devrez faire tout le travail et être
celui qui se couche tard, puisque le gars avec le cigare et les petites ailes est celui qui a un sac magique. Il
y a des choses là-dedans qui peuvent changer votre vie.

Croyez-moi, je le sais.

Donc, si nous prétendons que notre subconscient créatif est une autre personne, à quoi ressemble-t-elle ?
Vous avez peut-être déjà une image mentale de la vôtre. Voici quelques caractéristiques communes de
subconscients créatifs que la plupart des personnes semblent partager :

Muet. Ou du moins il choisit de ne pas parler. En tout cas, pas avec des mots. Tend à communiquer
par le biais d’images ou d’émotions.

Impulsif. A tendance à ne rien planifier, et vit dans l’instant.

Émotif. Est emporté dans tout ce que vous pouvez ressentir – joie, colère, excitation, effroi. Le
subconscient semble sentir les choses plus profondément et plus intensément que la conscience.

Joueur. Il a une curiosité constante, et adore les jeux de mots et les blagues.

Irrationnel. N’étant pas attaché à la logique et à la rationalité, le subconscient apporte souvent des
idées qui n’ont pas de sens. Tu as besoin d’aller sur la Lune ? Peut-être qu’une très grande échelle ferait
l’affaire. Quelquefois ces idées ne sont qu’une distraction inutile, mais elles sont aussi parfois la
perspective différente que vous attendiez, permettant par exemple de se représenter une molécule en
anneau…

Je me demande parfois si le charme indémodable du personnage de Harpo Marx, des Marx Brothers, a
quelque chose à voir avec le fait qu’il correspond presque parfaitement au profil du subconscient créatif ;
peut-être est-ce son thème résonnant. Harpo ne parle pas (ou n’en a pas envie), est impulsif (il mange tout
ce qu’il voit, il court après les filles, se bagarre), est très émotif (il rit, pleure, se met en colère, tout le
temps), est toujours joueur et assurément irrationnel. Malgré tout, ses solutions un peu folles aux
problèmes sont souvent celles qui marchent, et dans les moments calmes, il joue de la musique d’une
beauté angélique – pas pour la reconnaissance des autres, mais simplement pour le plaisir de le faire.
J’aime penser à Harpo comme le saint patron des subconscients créatifs (voir Figure 6.2).

Cependant, travailler avec un subconscient créatif peut parfois vous donner l’impression d’avoir un enfant
de 4 ans un peu dérangé qui vit à l’intérieur de votre tête. Sans la partie rationnelle de votre esprit pour
planifier les choses, prendre des précautions et tout recadrer, ce gars n’arriverait pas à survivre tout seul.
Pour cette raison, de nombreuses personnes prennent l’habitude d’ignorer ce que leur subconscient leur
suggère. Si vous êtes en train de remplir votre déclaration d’impôts, c’est probablement une bonne idée.
Mais si vous êtes en train de faire un brainstorming à propos des jeux, votre partenaire silencieux est bien
plus puissant que vous ne l’êtes. Gardez à l’esprit qu’il crée des mondes virtuels pour vous chaque nuit,
depuis avant votre naissance, et qu’il est plus au contact de l’essence de l’expérience que vous ne pourrez
jamais espérer l’être. Voici pour vous quelques conseils pour obtenir le meilleur de ce partenariat créatif
inhabituel.

FIGURE
6.2
Conseil sur le subconscient #1 : Prêtez attention
Comme d’habitude, la clé est d’écouter, mais cette fois-ci il faut vous écouter vous-même (en quelque
sorte). Le subconscient n’est pas différent de n’importe qui d’autre : si vous prenez l’habitude de l’ignorer,
il arrêtera de faire des suggestions. En revanche, si vous prenez habitude de l’écouter, en considérant
sérieusement ses idées, et en le remerciant quand il vous en donne une bonne, il commencera alors à vous
en offrir plus souvent et des meilleures. Mais comment écouter quelque chose qui ne parle pas ? Ce que
vous devez faire, c’est prêter une plus grande attention à vos pensées, vos sentiments, vos émotions et vos
rêves, puisque ceux-ci sont la façon de communiquer du subconscient. Cela peut sembler étrange, mais
cela marche vraiment : plus vous faites attention à ce que votre subconscient a à dire et plus il travaillera
pour vous.

Par exemple, disons que vous êtes en séance de brainstorming d’idées pour un jeu de surf. Vous pensez aux
plages qui devraient figurer au programme et au système de caméra qui est le plus adapté à un jeu de surf.
Soudain, une idée émerge à la surface de votre esprit : “Et si les planches de surf étaient des bananes ?”, ce
qui est un peu fou, bien sûr. Et d’où pensez-vous que cela venait ? Vous pourriez alors vous dire : “C’est
stupide, restons sur terre.” Ou vous pourriez prendre un petit moment, et considérer sérieusement l’idée :
“OK, et si les planches de surf étaient des bananes ?” Et alors une autre idée arrive : “Avec des singes qui
surfent dessus.” Et soudainement, ça ne paraît plus si bête ; peut-être que ce jeu de singes surfant sur des
bananes pourrait donner quelque chose de différent, quelque chose de nouveau, quelque chose qui pourrait
vous permettre de toucher un public plus large que le jeu plus réaliste auquel vous aviez d’abord pensé. Et
même si au final vous rejetez l’idée, votre subconscient peut se sentir un peu plus respecté et prendre part
plus sérieusement au brainstorming à cause du temps que vous avez passé à considérer ses suggestions. Et
qu’est-ce que cela vous aura coûté ? Juste quelques secondes de réflexion.

Conseil sur le subconscient #2 : Enregistrez vos idées


Vous enregistrerez sûrement vos idées durant une session de brainstorming, mais pourquoi ne pas les
enregistrer tout le temps ? La mémoire humaine est terrible. En enregistrant toutes vos idées, deux choses
se produisent. Tout d’abord, vous aurez un enregistrement de nombreuses idées que vous auriez sûrement
oubliées autrement, et ensuite, vous libérerez votre esprit pour penser à d’autres choses. Quand vous avez
une idée importante que vous ne notez pas, elle reste bloquée quelque part dans votre tête, prenant de
l’espace et de l’énergie mentale, parce que votre esprit la reconnaît comme importante et ne veut pas
l’oublier. Quelque chose de magique arrive quand vous la notez : c’est comme si votre esprit ne ressentait
plus vraiment le besoin d’allouer de l’énergie et de l’espace pour cette idée. Je trouve que cela rend mon
esprit bien plus clair et ouvert, et non plus encombré et à l’étroit. Ça me laisse du coup la liberté de penser
sérieusement au design du jour, sans trébucher mentalement sur des idées laissées dans un coin de ma
tête. Ça semble bizarre, mais c’est comme cela que je le ressens. Un enregistreur vocal bon marché peut
être un outil de grande valeur pour un game designer. Ainsi quand vous avez une idée intéressante qui
vous vient à l’esprit, énoncez-la sur votre enregistreur et occupez-vous en plus tard. Vous devez avoir la
discipline de retranscrire périodiquement ces enregistrements, mais c’est franchement un faible prix à
payer pour se constituer une grande collection d’idées et un espace de travail mental propre et fonctionnel.

Conseil sur le subconscient #3 : Gérez ses appétits (judicieusement)


Soyons honnêtes : le subconscient a des appétits, certains étant assez primaires. Ces appé-tits semblent
être une partie de son travail, tout comme le travail de l’esprit rationnel est de déterminer lesquels de ces
appétits peuvent être assouvis sans risque, et comment. Si le subconscient se focalise sur l’un de ses
appétits trop fortement, il en deviendra obsédé. Et quand il est obsédé, il ne peut pas faire un bon travail
créatif. Si vous essayez par exemple d’avoir de nouvelles idées pour un jeu de stratégie en temps réel, et que
les seules choses qui vous viennent à l’esprit sont des barres chocolatées ou la façon dont votre copine vous
a quitté, ou à quel point vous détestez votre colocataire, vous ne serez pas à même de faire correctement
votre travail, parce que ces pensées intrusives vous distrairont, et la source de celles-ci – votre
subconscient – ne sera pas plus à même de travailler que vous, alors que c’est sur lui que repose la plus
grosse charge. La hiérarchie de Maslow, dont nous discuterons au Chapitre 9, sera alors un bon guide : si
vous n’avez pas de nourriture, un sentiment de sécurité, ou des relations personnelles saines, il vous sera
très difficile de faire un bon travail créatif. Alors accordez une priorité à la résolution de ces choses, et faites
des compromis qui garderont votre subconscient satisfait pour qu’il puisse passer son temps à générer des
idées de génie. Utilisez votre jugement, bien sûr. Certains appétits sont dangereux et ne devraient en aucun
cas être assouvis sous peine de les voir grossir démesurément, ce qui rendrait les choses bien pires sur le
long terme. Il est possible que la tendance de tant de créatifs à l’autodestruction puisse être le résultat
d’une relation très étroite, mais très mal gérée, avec leur subconscient.

Conseil sur le subconscient #4 : Dormez


Comme Salvador Dali le souligne, dormir est crucial, et pas seulement en pratiquant le somme avec une clé.
Il était d’usage de penser que le repos était uniquement destiné au corps, mais il est maintenant clair que
dormir est primordial pour l’esprit. D’étranges processus de rangement, de classement et de réorganisation
semblent avoir lieu lorsqu’on dort. Clairement, le subconscient est largement actif pour au moins une
bonne partie du cycle de sommeil – la partie qui met en jeu les rêves. J’ai construit ma propre relation avec
mon subconscient créatif, au point que j’ai parfois la sensation de savoir lorsqu’il “est là” ou “n’est pas là”,
et il est certain que lorsque je n’ai pas assez dormi, il est souvent absent. C’est comme s’il faisait des siestes
lorsque je (nous ?) n’ai pas assez dormi, ou tout du moins il ne participe pas beaucoup à ce que je fais, et
son absence s’en ressent dans mon travail. Il m’est arrivé plus d’une fois de faire un brainstorming dans
lequel je ne contribuai pour ainsi dire pas et, après avoir eu la sensation qu’il se montrait finalement, sentir
un flot de bonnes idées arriver.

Conseil sur le subconscient #5 : Ne le forcez pas


Avez-vous jamais essayé de trouver un nom durant une conversation, peut-être quelqu’un que vous
connaissez, peut-être une star de cinéma, en l’ayant sur le bout de la langue mais sans parvenir à vous en
souvenir ? Alors vous plissez les yeux et essayez de forcer la réponse à vous venir à l’esprit, mais elle ne
vient généralement pas. Vous abandonnez alors, passant à une autre conversation. Quelques minutes plus
tard, la réponse vous vient à l’esprit. D’où pensez-vous qu’elle ait pu venir ? C’est comme si votre
subconscient avait travaillé sur le problème pour trouver ce nom pendant que vous étiez occupé à autre
chose. Et quand il a trouvé la réponse, il vous l’a donnée. Aucune concentration ni effort particulier ne
l’auraient fait venir plus vite ; en fait, il semblerait même que cela ralentisse le processus, un peu comme
lorsque quelqu’un regarde par-dessus votre épaule pour voir ce que vous faites. La même chose est valable
pour votre travail créatif. N’espérez pas de réponse immédiate de votre subconscient. Donnez-lui un
problème à résoudre (un avantage de plus à bien énoncer ses problèmes !), en étant clair sur son
importance, et laissez-le faire son travail. La réponse peut arriver très vite, tout comme elle peut mettre du
temps ou ne pas arriver du tout. Mais être trop insistant ou menaçant ne la fera pas venir plus vite, au
contraire, cela ne fera que ralentir les choses.

Une relation personnelle


Vous pourriez vous apercevoir que votre relation avec votre subconscient est différente de celle que je
décris ici. C’est tout à fait normal, les esprits de personnes différentes fonctionnent différemment.
L’important est que vous trouviez les techniques qui marchent le mieux pour vous, et la seule manière d’y
arriver est de suivre vos instincts (qui sont des indices envoyés par votre subconscient) quant aux
méthodes les plus productives de créativité, puis de les mettre en œuvre afin de les tester. Un certain
nombre d’entre elles seront forcément étranges. Le somme avec une clé est étrange, mais il marchait pour
Dali. Considérer votre subconscient comme un colocataire à temps complet est étrange, mais ça marche
pour Stephen King. Pour devenir le meilleur game designer possible, vous devez trouver les techniques qui
marchent pour vous, et personne ne peut les trouver à votre place. Vous devrez les découvrir par
vousmême.

Quinze conseils essentiels pour le brainstorming


Vous et votre partenaire silencieux êtes maintenant prêts à prendre le problème à bras-le-corps. Voici donc
venir la partie la plus amusante : le brainstorming ! Ceci dit, cette partie est amusante quand les idées
viennent ; quand ce n’est pas le cas, elle est terrifiante ! Comment pouvons-nous donc faire pour être sûrs
de voir venir des idées ?

Conseil sur le brainstorming #1 : La réponse écrite


Vous avez énoncé votre problème. Maintenant, commencez à écrire des solutions ! Pourquoi les écrire ?
Pourquoi ne pas juste s’asseoir et réfléchir jusqu’à ce qu’une idée brillante vienne à vous ? Parce que votre
mémoire est terrible ! Vous allez vouloir mélanger et assembler des petits morceaux de dizaines voire de
centaines d’idées différentes, et vous ne serez jamais capable de tout retenir. Pire encore, comme nous
l’avons vu plus tôt, quand vous avez de nombreuses idées déconnectées en tête, elles peuvent encombrer
l’espace et empêcher l’arrivée de nouvelles idées. Alors faites de la place ! N’avez-vous jamais été si furieux
contre quelqu’un que vous lui avez écrit une lettre bien méchante (que vous n’avez peut-être jamais
envoyée) en vous sentant tout de suite après bien mieux ? Il y a une magie qui opère quand vous mettez vos
idées sur papier. Alors faites-le !

Conseil sur le brainstorming #2 : Plume ou clavier ?


Quelle est la meilleure façon d’enregistrer vos idées ? Ce qui marche le mieux pour vous ! Certaines
personnes préfèrent écrire, d’autres préfèrent taper sur un clavier. Je préfère personnellement écrire sur
du papier blanc, pour la plus grande liberté d’expression et de créativité que cela permet : vous pouvez
entourer des idées, faire des petits dessins, connecter les idées entre elles avec des flèches, en rayer
certaines, etc., et vous pouvez toujours utiliser votre ordinateur par la suite pour mettre tout cela au
propre.

Conseil sur le brainstorming #3 : Dessinez


Toutes les idées ne peuvent pas facilement être exprimées en texte. Alors faites des dessins ! Ce n’est pas
grave si vous “ne savez pas dessiner”, essayez ! Quand vous exprimez vos idées visuellement, non
seulement vous vous en souvenez plus facilement, mais cela permet aussi d’en générer de nouvelles.
Essayez donc. Et vous serez surpris de l’efficacité de la méthode. Vous devez faire un jeu à propos de souris
? Commencez à en dessiner – grossièrement – et je vous garantis que rapidement de nouvelles idées vont
surgir de votre esprit.

Conseil sur le brainstorming #4 : Jouets


Une autre façon d’attacher votre esprit à votre problème de manière visuelle est d’utiliser des jouets.
Prenez-en qui ont quelque chose à voir avec votre problème, et quelques-uns qui n’ont aucun rapport !
Pourquoi pensez-vous que des restaurants comme les TGI Friday’s mettent autant de choses étranges sur
leurs murs ? Est-ce juste de la décoration ? Non. Quand les clients voient ces objets, cela leur fait penser à
des choses dont ils pourraient parler, et plus ils ont de sujets de conversation, plus leur expérience au
restaurant devient agréable. Si cela marche pour les restaurateurs, cela peut aussi marcher pour vous. Et
les jouets n’engagent pas votre créativité qu’au niveau visuel, ils le font aussi au niveau tactile. Pourquoi ne
pas utiliser alors un gros bloc de glaise ou de pâte à modeler, pour pouvoir faire de petites sculptures de vos
idées ? Cela peut paraître un peu idiot, mais la créativité est idiote.

Conseil sur le brainstorming #5 : Changez votre perspective


Le but de tous les objectifs de ce livre est de vous faire regarder votre jeu depuis des points de vue
différents. Mais pourquoi s’arrêter là ? Ne restez pas à faire votre brainstorming assis sur votre chaise,
levez-vous ! Allez dans des endroits inhabituels et variez vos activités. Faites votre brainstorming dans le
bus, à la plage, au centre commercial, dans une boutique de jouets, pendant que vous faites votre yoga.
Tout ce qui peut titiller votre imagination et vous faire penser à de nouvelles choses vaut le coup d’être fait.

Conseil sur le brainstorming #6 : Immergez-vous


Vous avez énoncé votre problème, maintenant immergez-vous dedans ! Trouvez des personnes qui
correspondent à votre cœur de cible au centre commercial : qu’achètent-elles ? Pourquoi ? Gardez un œil
sur elles : de quoi parlent-elles ? Qu’est-ce qui est important pour elles ? Vous devez connaître ces
personnes intimement. Vous êtes-vous déjà arrêté sur une technologie ? Apprenez tout ce que vous pouvez
à son sujet – couvrez les murs avec ses spécifications – et trouvez la petite fonction secrète que personne
n’a encore découverte. Êtes-vous bloqué dans un thème ou dans une histoire ? Trouvez des adaptations
d’histoires analogues à la vôtre et lisez-les ou regardez-les. Devez-vous faire quelque chose de nouveau
avec un vieux mécanisme de gameplay ? Jouez à autant de jeux utilisant ce mécanisme que vous le pourrez,
et jouez aussi à des jeux ne l’utilisant pas !

Conseil sur le brainstorming #7 : Plaisantez


Certaines personnes n’osent pas employer l’humour dans le cadre d’un travail sérieux, mais quand vous
faites un brainstorming, il arrive que les plaisanteries permettent d’obtenir ce que vous cherchez. Les
plaisanteries détendent généralement nos esprits et nous font voir les choses d’un point de vue qui nous
avait échappé ; et de nouvelles perspectives sont souvent à l’origine de bonnes idées. Soyez cependant
prévenu ! Les plaisanteries peuvent aussi vous faire dévier de votre objectif, et plus particulièrement lors
de sessions de groupe. On peut de temps en temps s’écarter un peu du chemin (il se peut que les bonnes
idées n’y soient pas), mais faites en sorte de remettre tout le monde sur les rails le moment venu. Lors de
séances de brainstorming, il faut savoir laisser libre cours à la créativité de chacun tout en étant capable de
canaliser les énergies.

Conseil sur le brainstorming #8 : Ne regardez pas à la dépense


Depuis l’enfance, nous avons pour la plupart appris à ne pas gaspiller les ressources : “N’uti-lise pas les
bons marqueurs !”, “Ne gâche pas le papier !”, “Ne gâche pas l’argent !”, etc. Une séance de brainstorming
n’est pas le moment opportun pour faire des économies. Ne laissez jamais des considérations matérielles
entraver votre créativité. Vous allez essayer de trouver des idées vous permettant de toucher le jackpot,
vous ne pouvez pas laisser quelques centimes d’euro de papier ou d’encre se mettre en travers de votre
chemin. Quand je fais des séances de brainstorming, j’aime utiliser un beau stylo et un papier épais, et
j’aime écrire en grosses lettres, sur un seul côté du papier. Pourquoi ? En partie parce que comme ça je
peux étaler les feuilles de papier sur la table ou par terre, et considérer toutes ces idées avec une certaine
distance si j’en ai besoin. En partie également parce que cela donne au processus une certaine dignité. Mais
aussi en partie parce que ça me paraît tout simplement bien ! Et dans une séance de brainstorming, vous
devez faire ce qui vous semble bien ; toutes ces petites choses qui vous font vous sentir bien dans votre
créativité augmentent d’autant les chances de trouver de bonnes idées. Et ce qui marche pour une personne
ne marche pas forcément pour tout le monde : vous devez constamment expérimenter pour trouver ce qui
vous convient le mieux. Mais si vous n’arrivez pas à mettre la main sur le matériel que vous souhaitez
employer, ne vous mettez pas non plus à vous plaindre ! Utilisez ce que vous avez ! Vous avez du travail qui
vous attend !

Conseil sur le brainstorming #9 : Écrivez sur les murs


Vous préférez peut-être écrire sur un tableau blanc plutôt que sur du papier. Si c’est le cas, faites-le ! Et
puis, si vous faites un brainstorming en équipe, vous aurez besoin d’une solution pour que tout le monde
puisse voir en même temps. Certaines personnes aiment utiliser des fiches cartonnées pour écrire leurs
idées. Elles peuvent être punaisées sur des tableaux et facilement repositionnées. Leur désavantage étant
qu’elles sont souvent trop petites pour de grandes idées. En ce qui me concerne, je préfère les Post-it géants
Meeting Charts (63,5 cm ¥ 77,4 cm – chers, mais on ne regarde pas à la dépense !) ou du “papier de
boucher” avec du scotch repositionnable. De cette façon, vous pouvez écrire des listes sur les murs, tout en
les repositionnant facilement quand vous manquez de place. Encore mieux, vous pouvez les détacher, les
empiler, les rouler et les stocker. Un an plus tard, quand quelqu’un demandera : “Au fait, quelles étaient
ces idées de robots géants que nous avions eues l’année dernière ?”, vous pourrez aller chercher vos
feuilles, les recoller, et recommencer la session de brainstorming comme si elle n’avait jamais pris fin.

Conseil sur le brainstorming #10 : L’espace se souvient


Cet excellent intitulé vient du livre The Art of Innovation, de Tom Kelley. Une raison de plus de mettre les
choses sur les murs : notre mémoire des listes est mauvaise, mais notre mémoire de la position des choses
autour de nous est très bonne. En positionnant vos idées partout autour de vous dans la pièce, il vous sera
plus facile de vous souvenir de leur emplacement. Ceci est essentiel, puisque vous essaierez d’établir des
connexions entre des dizaines d’idées différentes, et pour cela, tout ce qui peut vous faciliter la tâche est
bon à prendre, d’autant plus si votre séance de brainstorming se déroule sur plusieurs sessions. Et ceci est
assez remarquable : si vous accrochez une série d’idées sur les murs, et que vous vous absentez pendant
plusieurs semaines, vous en oublierez la majeure partie. Mais dès votre retour dans la pièce, vous aurez
l’impression de n’en être jamais sorti.
Conseil sur le brainstorming #11 : Écrivez tout
La meilleure façon d’avoir une bonne idée, c’est d’avoir des tas d’idées.

– Linus Pauling

Vous avez votre beau stylo, votre beau papier, votre café haut de gamme, quelques jouets, un peu de pâte à
modeler, tout ce qu’il vous faut pour être au top de votre créativité. Maintenant vous attendez que l’idée
brillante surgisse. Erreur ! Ne l’attendez pas. Commencez à écrire tout ce à quoi vous pourriez penser et qui
se rattache de près ou de loin à votre problème. Écrivez toutes les idées stupides qui vous viennent à
l’esprit. Et beaucoup d’entre elles seront en effet stupides. Mais vous devez les évacuer pour pouvoir en
avoir de bonnes. Parfois même une idée stupide sera l’inspiration pour une idée de génie, alors écrivez tout
sans vous censurer. Vous devez dépasser votre peur de vous tromper ou de paraître stupide. C’est très dur
pour la plupart d’entre nous, mais vous verrez que cela vient avec la pratique. Et si vous faites un
brainstorming avec d’autres personnes, ne les censurez pas non plus : leurs idées stupides sont aussi
bonnes que les vôtres !

Conseil sur le brainstorming #12 : Numérotez vos listes


La plupart de vos séances de brainstorming consisteront à créer des listes. Quand vous faites des listes,
numérotez-les ! Cela facilitera tout d’abord la discussion (“J’aime les idées de 3 à 7, mais la 8 reste ma
favorite !”), et même si cela peut paraître particulièrement étrange, la numérotation donnera aux éléments
de votre liste une certaine dignité. Prenons l’exemple de ces deux listes :

bouillon de poule ;

parapluie ;

vent ;

spatules.

1. bouillon de poule ;
2. parapluie ;
3. vent ;
4. spatules.

Ne trouvez-vous pas que les éléments de la liste numérotée semblent en quelque sorte plus importants ? Si
l’un d’eux disparaissait soudainement, vous le remarqueriez probablement. Cette dignité vous poussera
vous et les autres à considérer les idées de cette liste plus sérieusement.

Conseil sur le brainstorming #13 : Rangez par catégories


C’est formidable quand des idées de jeux vous arrivent comme ça, toutes faites, et que vous n’avez plus qu’à
les réaliser. Mais ça n’arrive pas tout le temps. Une bonne technique pour vous aider à mettre en place vos
idées est de faire du brainstorming par catégories. La tétrade élémentaire se révèle dans ce cas
particulièrement utile. Par exemple, vous pourriez vouloir faire un jeu pour les adolescentes. Vous pourriez
alors mettre en place des listes par catégories, un peu comme cela :
Idées de technologies

1. Plates-formes mobiles.
2. Consoles portables.
3. PC.
4. Intégré à des messageries instantanées.
5. Consoles de salon.

Idées de mécanismes

1. Jeu “à la Sims”.
2. Fiction interactive.
3. La gagnante est celle qui se fait le plus d’amis.
4. Essayer de répandre des rumeurs à propos des autres joueuses.
5. Essayer d’aider autant de personnes que possible.
6. Jeu “à la Tetris”.

Idées de scénarios

1. Série lycéenne.
2. Les années “fac”.
3. Vous jouez Cupidon.
4. Vous êtes une star de télé.
5. Thématique hospitalière.
6. Thématique musicale.

a. Vous êtes une rock star.

b. Vous êtes une danseuse.

Idées esthétiques

1. Cel-shading.
2. Style anime/manga.
3. Tous les personnages sont des animaux.
4. Style défini dans l’esprit du milieu du R&B.
5. Atmosphère musicale punk/rock.

Une fois que vos listes sont organisées comme cela (même si en réalité vous devriez avoir des dizaines
d’entrées en plus pour chaque catégorie !), vous êtes libre de mélanger et d’assortir toutes ces idées : peut-
être un jeu “à la Tetris” sur téléphone portable, qui se passerait dans un hôpital, et dont les personnages
sont des animaux… Ou alors peut-être un jeu “à la Sims” dans un lycée, sur consoles de salon, et dans un
style anime/manga ? En ayant toutes ces listes d’idées fragmentaires faciles à mélanger et à assembler, des
idées de jeux auxquels vous n’auriez peut-être jamais pensé jaillissent et prennent vie au beau milieu de la
pièce. N’ayez pas peur de créer d’autres catégories en fonction de vos besoins !

Conseil sur le brainstorming #14 : Parlez-vous à vous-même


Il y a une vraie stigmatisation sociale des personnes qui se parlent à elles-mêmes. Mais lors d’un
brainstorming en solo, certaines personnes trouvent ça très utile : dire les choses à voix haute permet de
leur donner plus de poids que de seulement y penser. Trouvez un endroit où vous pouvez vous parler
librement à vous-même sans avoir à affronter des regards moqueurs. Une autre astuce, si vous voulez faire
une séance de brainstorming dans un lieu public : faites semblant d’utiliser votre téléphone portable
pendant que vous parlez à voix haute. C’est idiot, mais ça marche !

Conseil sur le brainstorming #15 : Trouvez un partenaire


Quand vous “brainstormez” avec d’autres personnes, l’expérience est très différente de celle où vous le
faites seul. Trouver le bon partenaire de brainstorming peut faire une différence énorme ; vous pouvez
parfois à vous deux arriver à des solutions pertinentes bien plus rapidement que si vous étiez seul, grâce
aux allers-retours d’idées entre vous et à une entente qui vous permet de finir les phrases de l’autre. Le
simple fait d’avoir quelqu’un à qui parler, même s’il ne dit rien, peut accélérer le processus. Gardez en tête
cependant que multiplier le nombre d’intervenants n’est pas forcément une bonne chose. Généralement, il
faut des petits groupes de quatre personnes au maximum. Les groupes sont utiles pour résoudre les
problèmes ciblés, mais sont inefficaces devant des problèmes plus ouverts. Aussi, certaines personnes font
de piètres partenaires de brainstorming ; ce sont généralement des personnes qui essaient de démonter
chaque idée, ou avec des goûts très ciblés. Ces personnes-là doivent être évitées, puisque vous serez bien
plus productif sans elles. Les brainstormings en équipe peuvent avoir d’énormes avantages mais peuvent
aussi apporter leur lot de dangers, ce dont nous parlerons plus en détail au Chapitre 23.

Regardez toutes ces idées ! Et maintenant ?


Notre but dans ce chapitre était de “penser à une idée”. Après un petit brainstorming, vous en avez
probablement des centaines ! Et c’est exactement ce qu’il faut. Un game designer doit être capable de
générer des dizaines et des dizaines d’idées sur n’importe quel sujet. Avec l’expérience, vous serez capable
de générer des idées plus nombreuses, plus pertinentes, et en moins de temps. Mais ceci est juste le début
de votre processus de création. La prochaine étape consiste à réduire votre liste d’idées à quelques-unes,
puis à commencer à en faire quelque chose d’utile.
7
Le jeu s’améliore par itération

FIGURE

7.1

Choisir une idée


Après une difficile séance de brainstorming, vous avez devant vous une énorme liste d’idées. Et c’est
généralement là que beaucoup de designers dérapent. Il y a tellement d’idées qui leur plaisent qu’ils ne
savent pas laquelle choisir. Ou bien encore, ils ont tout un tas d’idées assez moyennes, mais aucune
vraiment spectaculaire, et du coup ne savent toujours pas laquelle choisir. Ils peuvent alors rester là
longtemps, flottant entre deux eaux, en espérant que la “bonne idée” émerge soudain, si seulement ils
attendent assez longtemps.

Mais il y a un phénomène quasi magique qui se produit lorsque vous prenez une idée et que vous décidez
que vous allez la réaliser. Comme Steinbeck le dit dans Des souris et des hommes : “Un plan est une chose
réelle.” Une fois que vous avez pris une décision “Oui, je vais le faire”, des défauts que vous n’aviez pas vus
vous apparaissent soudainement, tout comme certains avantages. C’est un peu comme tirer à pile ou face
pour prendre une décision, c’est lorsque la pièce est en train de retomber que vous prenez conscience de ce
que vous voulez vraiment. Quelque chose à l’intérieur de nous nous fait penser aux choses différemment
selon qu’on se sera mis à les faire ou pas. Alors profitez de cette petite étrangeté de la nature humaine :
prenez rapidement des décisions quant à votre jeu, engagez-vous sur la voie de leur réalisation, et
commencez alors à penser aux conséquences du choix que vous venez de faire.

Mais que faire si, à la lumière de cette nouvelle perspective apportée par votre engagement, vous vous
apercevez finalement que vous avez fait le mauvais choix ? La réponse est facile : soyez prêt à faire marche
arrière. Beaucoup de personnes trouvent ça difficile ; une fois qu’elles ont pris une direction pour un
concept, elles ont beaucoup de mal à la laisser tomber. Vous ne pouvez pas vous permettre ce genre de
sentimentalité. Les idées ne sont pas comme des coupes de cristal, mais plutôt comme des gobelets en
carton : elles sont faciles à fabriquer, et quand l’une d’elles se révèle bancale, changez-en.

Certaines personnes sont assez déconcertées par ces décisions rapides combinées avec des changements de
direction soudains. Mais c’est la façon la plus efficace de tirer pleinement parti de votre pouvoir de prise de
décision, et le game design repose entièrement sur cela : vous devez prendre les meilleures décisions
possibles, aussi vite que possible, et ce comportement légèrement déroutant est la meilleure manière d’y
arriver. Il est toujours mieux de se focaliser sur une idée le plus tôt possible : vous en arriverez à la bonne
décision bien plus vite que si vous aviez passé votre temps à essayer de choisir entre différentes alternatives
potentielles. Ne tombez pas amoureux de votre décision, et soyez prêt à faire marche arrière dès l’instant
où vous constatez que ce n’est pas la bonne.

Alors, comment choisissez-vous ? D’une certaine façon, la réponse pourrait être : “Comme bon vous
semblera, M. Sulu.” Pour être plus analytique, il y a de nombreux facteurs dont vous devrez tenir compte au
début du développement de votre graine d’idée. Et avant même ce choix, il peut s’avérer payant d’avoir à
l’esprit ce en quoi votre idée doit se transformer.

Les huit filtres


Au final, votre concept devra passer par huit tests, ou filtres. Et c’est seulement après qu’il les aura passés
que vous pourrez le considérer comme “suffisamment bon”. S’il échoue à l’un de ces tests, vous devrez
apporter les modifications nécessaires, puis lui faire passer de nouveau l’épreuve des huit, puisqu’un
correctif apportant des changements qui permettent de réussir un test peut dans le même temps faire
échouer à un autre. Dans un sens, le processus de conception consiste essentiellement à exposer votre
problème, choisir une idée initiale, et trouver un moyen de lui faire passer l’ensemble des huit filtres.

Filtre #1 : L’impulsion artistique


C’est le plus personnel des filtres. Vous, en tant que designer, devez vous demander si le jeu vous “semble
bon”, et si c’est le cas, alors il passe le test. Mais si ce n’est pas le cas, quelque chose a besoin d’être changé.
Votre ressenti est important, et même s’il ne sera pas toujours juste, les autres filtres seront là pour
rééquilibrer les choses.

Question-clé : “Est-ce que ce jeu me semble bon ?”


Filtre #2 : Les données démographiques
Votre jeu aura un public ciblé. Il pourra être défini par une tranche d’âge, le sexe, ou par une spécificité (par
exemple, “les amateurs de golf”). Vous devez vous demander si votre jeu touche le public que vous visez.
Ces éléments démographiques seront traités plus en détail au Chapitre 8.

Question-clé : “Est-ce que le public ciblé aimera suffisamment ce jeu ?”

Filtre #3 : Conception de l’expérience


Pour appliquer ce filtre, prenez en considération tout ce que vous savez à propos de la création d’une bonne
expérience, en incluant l’esthétisme, les courbes d’intérêt, le thème résonnant, l’équilibrage du jeu (game
balancing), et beaucoup d’autres. La plupart des objectifs dans ce livre traitent de la conception
d’expérience ; pour passer ce filtre, votre jeu doit être capable de résister à l’épreuve de nombre de ces
objectifs.

Question-clé : “Ce jeu est-il bien conçu ?”

Filtre #4 : Innovation
Si vous concevez un nouveau jeu, il doit amener par définition quelque chose de nouveau, quelque chose
que les joueurs n’ont jamais vu avant. Définir si votre jeu est suffisamment innovant ou non est une
question subjective, mais elle n’en est pas moins importante.

Question-clé : “Est-ce que ce jeu est suffisamment innovant ?”

Filtre #5 : Business et marketing


Le business du jeu vidéo est un business, et les designers qui veulent que leur jeu se vende doivent prendre
cette réalité en considération lors de la conception de leur jeu. Ceci implique de nombreuses questions.
Est-ce que le thème et l’histoire auront un attrait pour le public ? Est-ce que le jeu est si simple à expliquer
qu’on peut comprendre de quoi il s’agit en regardant simplement la boîte ? Quelles seront les attentes des
joueurs pour ce jeu, vu le genre auquel il appartient ? Comment ce jeu se place-t-il sur le marché, en termes
de fonctionnalités, par rapport aux autres jeux du même genre ? Est-ce que le coût de production de ce jeu
pourrait être tel qu’il n’en serait plus rentable ? Est-ce que les revendeurs voudront vendre ce jeu ? Les
réponses à ces questions, et à toutes les autres, auront un impact sur votre conception. Ironiquement, l’idée
innovante ayant conduit au concept original pourrait s’avérer complètement irréaliste, passé l’épreuve de
ce filtre. Ceci sera traité en détail au Chapitre 29.

Question-clé : “Est-ce que ce jeu va se vendre ?”

Filtre #6 : Ingénierie
Jusqu’à ce que vous l’ayez mise en œuvre, une idée de jeu reste une idée, et les idées ne sont pas forcément
restreintes par des contraintes réalistes. Pour passer ce filtre, vous devez répondre à la question “Comment
allons-nous construire ça ?”. Et il se peut que la réponse soit que les limites de la technologie ne permettent
pas de réaliser l’idée comme elle avait été pensée au départ. Les designers débutants sont souvent frustrés
par les limites que la technologie impose à leurs concepts. Cependant, le filtre de l’ingénierie peut tout
aussi bien faire évoluer un jeu vers une nouvelle direction, le processus d’application de ce filtre vous
permettant, parfois, d’implémenter des fonctions que vous n’aviez préalablement pas envisagées pour votre
jeu. Les idées qui apparaissent durant l’application de ce filtre peuvent être particulièrement précieuses,
puisque vous êtes certain qu’elles seront réalisables. L’ingénierie et la technologie seront traitées au
Chapitre 26.

Question-clé : “Ce jeu est-il techniquement réalisable ?”

Filtre #7 : Social/Communauté
Parfois, faire un jeu amusant n’est pas le seul objectif donné. Certains des enjeux de la conception peuvent
demander un aspect social important, ou la formation d’une communauté active autour du jeu. La
conception de votre jeu aura un impact majeur sur ces éléments. Nous en parlerons aux Chapitres 21 et 22.

Question-clé : “Ce jeu atteint-il nos objectifs sociaux et communautaires ?”

Filtre #8 : Le test du jeu


Une fois que le jeu a été développé au point d’être jouable, vous devez appliquer le filtre du test du jeu, qui
est sans aucun doute le plus important de tous les filtres. C’est une chose d’imaginer comment le jeu
devrait être joué, c’en est une autre d’y jouer réellement, et encore une autre de voir votre public cible y
jouer. Vous devrez amener votre jeu le plus vite possible vers une version jouable, car quand vous verrez
réellement votre jeu en action, tout changement important à apporter vous apparaîtra comme une
évidence. En plus de modifier le jeu lui-même, l’application de ce filtre change et corrige souvent les autres
filtres, puisque vous commencez à mieux connaître vos mécanismes de jeu et la psychologie du public que
vous visez. La phase de test du jeu sera abordée au Chapitre 25.

Question-clé : “Est-ce que les testeurs apprécient suffisamment ce jeu ?”

Parfois, au cours de la conception, vous pourriez sentir le besoin de changer l’un des filtres ; peut-être
aviez-vous prévu au départ de cibler une catégorie particulière (par exemple, des garçons entre 18 et 35
ans), mais au cours du processus de conception, vous vous êtes rendu compte que le jeu conviendrait mieux
à une autre catégorie (par exemple, des femmes de plus de 50 ans). Vous pouvez changer les filtres, quand
vos contraintes le permettent. Le plus important étant que d’une manière ou d’une autre, en changeant vos
filtres ou en changeant votre design, vous trouviez une façon de passer l’épreuve de validation des huit
tests.

Vous utiliserez ces filtres continuellement pendant le reste du processus de conception et de


développement de votre jeu. Au moment de choisir une idée de départ, il semble logique d’évaluer laquelle
de vos idées a le plus de chances de passer ces épreuves. La perspective offerte par les filtres permet
d’évaluer efficacement votre jeu, alors faisons-en l’objectif #13.

Objectif #13 : Les huit filtres

Pour utiliser cet objectif, vous devez prendre en considération les nombreuses contraintes auxquelles
votre concept sera soumis. Vous pourrez considérer votre jeu comme fini quand il pourra passer
l’ensemble des huit filtres sans nécessiter de changement.
Posez-vous ces huit questions :

Est-ce que ce jeu me semble bon ?

Est-ce que le public ciblé aimera suffisamment ce jeu ?

Ce jeu est-il bien conçu ?

Est-ce que ce jeu est suffisamment innovant ?

Est-ce que ce jeu va se vendre ?

Ce jeu est-il techniquement réalisable ?

Ce jeu atteint-il nos objectifs sociaux et communautaires ?

Est-ce que le testeur apprécie suffisamment ce jeu ?

Dans certaines situations, il peut y avoir encore plus de filtres ; par exemple, un jeu éducatif devra aussi
répondre à des questions comme “Est-ce que ce jeu enseigne bien ce qu’il est censé enseigner ?”. Si
votre jeu nécessite plus de filtres, ne les négligez pas.

La Règle de la Boucle
Il peut être assez déconcertant de constater que tout leChapitre 6 et la première partie de celui-ci n’ont été
que le développement de “1. Trouver une idée”. D’un autre côté, les idées sont à la base du design, et leur
génération est si mystérieuse qu’elle en a presque un côté magique. Alors peut-être ne devrait-on pas être
surpris qu’il y ait tant à dire sur le sujet.

À ce moment du processus, vous avez eu beaucoup d’idées, en avez choisi une, et maintenant il est temps de
passer à l’étape suivante : “2. L’essayer”. Et beaucoup de designers et de développeurs font exactement ça :
ils se jettent à l’eau et essaient leur jeu. Et si votre jeu est simple – comme un jeu de cartes, un jeu de
plateau, ou un jeu vidéo très simple – et que vous avez beaucoup de temps pour le tester et le modifier,
encore et encore, jusqu’à ce qu’il soit excellent, c’est sans doute ce que vous devriez faire.

Mais comment faire si vous ne pouvez pas construire un prototype fonctionnel de votre jeu en une heure ou
deux ? Comment faire si votre jeu, tel que vous l’imaginez, requiert des mois de travail pour des graphistes
et des programmeurs avant que vous soyez capable de le tester ? Dans ce cas (comme ça l’est pour la
plupart des jeux vidéo modernes), vous aurez besoin d’avancer prudemment lors de cette étape du
processus. Le processus de game design et de développement est nécessairement itératif, c’est-à-dire qu’il
marche en boucle. Il est impossible de planifier précisément combien de boucles seront nécessaires avant
que votre jeu puisse passer les huit filtres et soit “suffisamment bon”. C’est ce qui rend le développement de
jeux si incroyablement risqué : vous prenez le pari que vous serez capable de faire passer les huit filtres à
votre jeu avec un budget donné, alors que vous ne savez pas réellement si vous le pourrez.

Une stratégie naïve, que beaucoup continuent d’utiliser aujourd’hui, est de commencer à produire le jeu en
croisant les doigts pour que tout se passe pour le mieux. Et quelquefois ça marche. Mais quand ce n’est pas
le cas, vous vous retrouvez dans une situation catastrophique. Vous devez alors livrer un jeu tout en
sachant qu’il n’est pas bon, ou subir la dépense d’un développement additionnel jusqu’à ce qu’il soit enfin à
la hauteur. Et souvent, à cause de ce temps et de ces dépenses supplémentaires, le projet n’est absolument
plus rentable.

En réalité, c’est un problème qui touche tous les projets logiciels. Ces projets sont en effet tellement
complexes qu’il est très difficile de prédire combien de temps il leur faudra pour être prêts, et combien de
temps cela va prendre pour trouver et réparer tous les bogues qui ne manqueront pas d’apparaître durant
le développement. En plus de cela, les jeux ont un fardeau supplémentaire dans le sens où ils doivent être
amusants : les développeurs de jeux vidéo ont quelques filtres supplémentaires dont les développeurs
logiciels “classiques” n’ont pas à se soucier.

Le vrai problème ici est la Règle de la Boucle.

La Règle de la Boucle : plus vous passez de temps à tester et améliorer votre concept, et plus votre jeu
sera bon.

La Règle de la Boucle n’est pas un objectif, parce que ce n’est pas un point de vue, c’est une vérité absolue. Il
n’y a pas d’exception à la Règle de la Boucle. Vous essaierez parfois, au cours de votre carrière, de
rationaliser cette règle, de vous convaincre que “cette fois-ci, ce concept est tellement bon que nous n’avons
pas besoin de le tester et l’améliorer”, ou encore “nous n’avons vraiment pas le choix, nous devons espérer
que ça marchera”, et vous en souffrirez à chaque fois. La chose horrible à propos des jeux vidéo est que la
quantité de temps et d’argent qu’ils demandent pour être testés et ajustés est bien plus grande que pour des
jeux traditionnels. Ce qui signifie que les développeurs de jeux vidéo n’ont pas d’autre choix que de faire
moins de boucles, ce qui est terriblement risqué.

Si vous devez effectivement embarquer pour la conception d’un jeu qui a des chances d’impliquer de
longues boucles de “tests et améliorations”, vous devez pouvoir répondre à ces deux questions :

Question de la boucle 1 : comment puis-je faire en sorte que chaque boucle compte ?

Question de la boucle 2 : comment puis-je accélérer le rythme des boucles ?

Les ingénieurs logiciels ont beaucoup réfléchi à ce problème durant les quarante dernières années, et ils
ont trouvé un certain nombre de techniques intéressantes.

Une courte histoire de l’ingénierie logicielle

Danger – Cascade – Rester en retrait


Dans les années 1960, quand le développement logiciel était encore relativement récent, très peu avait été
fait au niveau du processus formel de développement. Les programmeurs essayaient d’estimer le temps
qu’il leur fallait, et se mettaient à coder. Souvent l’estimation était mauvaise, et de nombreux projets de
logiciels dépassaient leur budget de façon désastreuse. Dans les années 1970, dans une tentative d’amener
un peu d’ordre dans ce processus flou, de nombreux développeurs (la plupart du temps sur ordre du
management) essayèrent d’adopter le modèle en cascade du développement logiciel, qui était un processus
méthodique en sept étapes. Il était généralement représenté à peu près comme cela :
FIGURE
7.2

Et c’est effectivement un schéma séduisant ! Sept étapes méthodiques, et lorsque chacune est terminée, il
ne reste plus qu’à passer à la suivante ; le nom même qui lui est donné, “cascade”, implique qu’aucune
itération n’est nécessaire, puisque les cascades ne coulent pas à contre-courant.

Le modèle en cascade avait une qualité première : il encourageait les développeurs à passer plus de temps à
planifier et à concevoir avant de sauter dans la programmation. À l’exception de cela, c’est un non-sens
parfait, puisqu’il viole la Règle de la Boucle. Les managers trouvèrent cette méthode particulièrement
séduisante, mais les programmeurs savaient déjà qu’elle était absurde : un logiciel est tout simplement
trop complexe pour qu’un tel processus linéaire puisse marcher. Même Winston Royce, qui avait écrit le
papier qui fut le fondement de tout cela, désapprouva le modèle en cascade tel qu’il est généralement
compris. Il est intéressant de noter que son papier d’origine insistait sur l’importance de l’itération et la
capacité à revenir en arrière sur les étapes précédentes au besoin. Il n’avait même pas utilisé le mot
“cascade” ! Mais ce qui fut enseigné partout dans les universités et dans les entreprises fut cette approche
linéaire. Il semble que cette approche s’apparentait plutôt à un rêve éveillé, essentiellement promulguée
par des personnes n’ayant pas à construire eux-mêmes de vrais systèmes.

Barry Boehm vous aime


Puis, en 1986, Barry Boehm (prononcez “bim”) présenta un modèle différent, plus proche de la façon dont
les logiciels sont réellement développés. Il est généralement présenté sous la forme d’un diagramme plutôt
intimidant, où le développement commence au milieu et fait une spirale dans le sens des aiguilles d’une
montre, passant encore et encore par quatre cadrans (voir Figure 7.3).

Son modèle comprend un tas de détails complexes, mais nous n’avons pas besoin de tout cela. À la base,
trois grandes idées sont exprimées : l’Évaluation des risques, les prototypes, et la boucle. En résumé, le
modèle en spirale vous suggère de :

1. commencer avec un concept de base ;


2. trouver quels sont les risques majeurs de votre concept ;
3. construire des prototypes pour minimiser ces risques ;
4. tester les prototypes ;
5. proposer un concept plus avancé en fonction de ce que vous avez appris ;
6. retourner à l’étape 2.

Et sur le principe, vous répétez cette boucle jusqu’à ce que le système soit opérationnel. Cette méthode bat
le modèle en cascade à plate couture, parce qu’elle suit la Règle de la Boucle à la lettre. De plus, elle répond
aux questions précédemment posées :

Question de la boucle 1 : comment puis-je faire en sorte que chaque boucle compte ?

Réponse de la méthode en spirale : évaluez vos risques et minimisez-les.

Question de la boucle 2 : comment puis-je accélérer le rythme des boucles ?

Réponse de la méthode en spirale : construisez de nombreux prototypes sommaires.

Il y a eu de nombreuses variantes de la méthode en spirale. Même si elles ont des caractéristiques quelque
peu différentes, elles ont toutes comme base commune l’évaluation des risques et le prototypage.
FIGURE

7.3

Évaluation des risques et prototypage

Exemple : Les prisonniers de Bulleville


Disons que votre équipe et vous avez décidé de créer un jeu vidéo dans lequel tout repose sur des sauts en
parachute dans une ville. Vous avez une description succincte du concept, que vous avez basé sur la tétrade
élémentaire :

Les prisonniers de Bulleville – Présentation du projet

Histoire. Vous êtes “Smiley”, un chat parachutiste. Les habitants de Bulleville ont été faits
prisonniers dans leur propre maison par un sorcier. Vous devez trouver une façon de battre ce sorcier,
en sautant en parachute sur la ville et en passant par les cheminées, pour rendre visite aux habitants et
trouver des indices sur la façon d’opérer.
Mécanismes. Lors de vos sauts en parachute, vous devez essayer d’attraper des bulles magiques qui
s’élèvent de la ville, et utiliser leur énergie pour tirer des rayons sur des vautours ennemis qui tentent
d’éclater les bulles et de déchirer votre parachute. Simultanément, vous devez arriver à naviguer
jusqu’à l’un des bâtiments cibles de la ville.

Esthétisme. Aspect cartoon.

Technologies. jeu console 3D multiplate-forme utilisant un moteur de jeu tiers.

Une approche pourrait être de simplement commencer à construire le jeu. Commencer à écrire du code,
créer des niveaux détaillés, animer les personnages, et attendre que tout soit prêt pour voir à quoi le jeu
ressemble vraiment. Mais cela pourrait être terriblement dangereux. En partant du principe que le projet
va s’étaler sur dix-huit mois, il vous faudrait peut-être attendre environ six mois avant d’avoir quelque
chose de concret à tester. Que se passerait-il si à ce moment vous vous rendiez compte que votre jeu n’est
tout simplement pas amusant ? Ou que votre moteur de jeu n’est pas adapté à la tâche ? Vous seriez dans
une situation très problématique. Vous en seriez déjà à un tiers du temps de développement prévisionnel,
tout en n’ayant effectué qu’une seule boucle !

À la place, la bonne chose à faire est de vous asseoir avec votre équipe et faire une analyse des risques. Cela
signifie faire une liste de toutes les choses qui pourraient mettre votre projet en danger. Un exemple de liste
pour ce jeu pourrait être :

Les prisonniers de Bulleville – Liste des risques

Risque #1. Les mécanismes de la collecte de bulles et du tir aux vautours ne sont peut-être pas aussi
amusants que nous le pensons.

Risque #2. Le moteur de jeu n’est peut-être pas capable d’afficher une ville entière avec tout un tas de
bulles et de vautours en plus.

Risque #3. Nous pensons actuellement qu’il nous faudra trente maisons différentes pour le jeu final ;
créer les différents intérieurs et les personnages animés correspondants risque de prendre plus de
temps que nous n’en avons.

Risque #4. Nous ne sommes pas sûrs que les gens aimeront nos personnages et notre histoire.

Risque #5. Il y a des chances que l’éditeur insiste pour que nous adaptions le jeu au thème d’un
nouveau film à venir et traitant de parachutisme acrobatique.

En réalité, vous aurez probablement bien plus de risques, mais pour notre exemple, nous ne prendrons en
compte que ceux-ci. Alors, que devez-vous faire à propos de ces risques ? Vous pourriez juste croiser les
doigts en espérant que rien n’arrive, ou vous pourriez faire une chose plus intelligente : l’amortissement
des risques. L’idée est de réduire ou d’éliminer les risques aussitôt que possible, la plupart du temps en
construisant des prototypes restreints. Voyons comment chacun de ces risques pourrait être amorti :

Les prisonniers de Bulleville – Amortissement des risques

Risque #1. Les mécanismes de la collecte de bulles et du tir aux vautours ne sont peut-être pas aussi
amusants que nous le pensons.

Les mécanismes de jeu peuvent la plupart du temps être testés dans des formes simplifiées. Demandez
à un programmeur de faire une version très abstraite de ce mécanisme de jeu, peut-être en 2D, avec des
formes géométriques simples à la place des personnages et objets animés. Vous devriez probablement
avoir un jeu jouable en une semaine ou deux, et ainsi pouvoir déterminer si le jeu est amusant ou non.
S’il ne l’est pas, vous pouvez apporter des modifications rapides à ce prototype simple, jusqu’à ce qu’il
soit amusant, et commencer alors à travailler sur la version élaborée en 3D. Vous ferez plus de boucles
plus tôt, tirant alors avantage de la Règle de la Boucle. Vous pourriez objecter qu’au final le fait de jeter
le code du prototype 2D induit une perte de temps. Mais sur le long terme vous en aurez gagné, puisque
vous vous mettrez à programmer plus tôt le bon jeu, plutôt que de programmer et reprogrammer sans
fin le mauvais.

Risque #2. Le moteur de jeu n’est peut-être pas capable d’afficher une ville entière avec tout un tas de
bulles et de vautours en plus.

Si vous attendez les graphismes finaux avant de vous poser cette question, vous pourriez vous
retrouver dans une horrible situation : si le moteur de jeu n’est pas capable de tout gérer, vous devrez
demander aux artistes de refaire leur travail dans l’optique d’alléger la tâche du moteur, ou demander
aux programmeurs de passer plus de temps pour essayer de trouver des astuces permettant de tout
afficher plus efficacement (et plus probablement, les deux choses à la fois). Pour amortir le risque,
mettez rapidement en place un prototype qui ne fait rien d’autre que d’afficher un nombre équivalent
d’objets à l’écran, pour vérifier que le moteur tient le choc. Ce prototype n’a pas de gameplay, étant
donné qu’il n’est là que pour valider un facteur technique. Si le moteur peut accomplir sa tâche, parfait
! S’il ne le peut pas, vous pouvez trouver une solution maintenant, avant même que les artistes aient
commencé à travailler. Là encore, ce prototype n’a pas vocation à être utilisé dans le programme final.

Risque #3. Nous pensons actuellement qu’il nous faudra trente maisons différentes pour le jeu final ;
créer les différents intérieurs et les personnages animés correspondants risque de prendre plus de
temps que nous n’en avons.

Si vous devez arriver à la moitié de votre développement avant de vous apercevoir que vous n’avez pas
les ressources pour construire tous les graphismes, votre projet est voué à l’échec. Demandez
immédiatement à un artiste de créer une maison et un personnage animé pour vous rendre compte du
temps que cela prend, et si c’est plus long que ce que vous pouvez vous permettre, changez tout de
suite votre concept : peut-être pourriez-vous avoir moins de maisons, ou bien pourriez-vous réutiliser
certains des intérieurs et/ou personnages.

Risque #4. Nous ne sommes pas sûrs que les gens aimeront nos personnages et notre histoire.

Si cela représente réellement un problème pour vous, vous ne pouvez pas attendre que les personnages
et l’histoire soient implémentés dans le jeu avant de vous poser la question. Quel genre de prototype
construit-on alors ? Un prototype d’art : il n’a même pas besoin d’être sur ordinateur, un tableau
d’affichage fait l’affaire. Demandez à vos artistes de dessiner des ébauches graphiques, ou de faire des
rendus tests de vos personnages et environnements. Créez des story-boards montrant le déroulement
de l’histoire. Une fois que vous avez tout cela, commencez à les montrer à des gens (faisant de
préférence partie de votre public cible) et évaluez leurs réactions. Trouvez ce qu’ils aiment, ce qu’ils
n’aiment pas, et pourquoi. Peut-être aiment-ils l’aspect du personnage mais détestent son attitude.
Peut-être le méchant du jeu est-il intéressant, mais le reste de l’histoire ennuyeuse. Vous pouvez
découvrir la plus grande partie de ces détails indépendamment du jeu. Et chaque fois que vous faites
cela et procédez à un changement, vous finissez une autre boucle et vous rapprochez un peu plus du
bon jeu que vous souhaitez créer.

Risque #5. Il y a des chances que l’éditeur insiste pour que nous adaptions le jeu au thème d’un
nouveau film à venir et traitant de parachutisme acrobatique.

Si cela peut paraître stupide, ce genre de chose arrive régulièrement. Et quand cela arrive au milieu
d’un projet, ça peut être particulièrement terrible. Et comme vous ne pouvez pas échapper à ce genre
d’imprévu, vous devez considérer sérieusement chaque risque pouvant compromettre votre projet. Un
prototype peut-il aider dans ce cas-là ? Probablement pas. Pour amortir ce risque, vous pouvez essayer
de faire pression sur le management pour obtenir une décision aussi vite que possible, ou vous pouvez
décider de faire directement un jeu dont il sera plus facile de changer le thème pour celui du film. Vous
pourriez même établir un planning pour deux jeux différents – l’idée de base étant de prendre en
considé-ration le risque immédiatement et d’agir rapidement pour être sûr que cela ne mette pas votre
jeu en danger.

L’évaluation des risques et leur amortissement donnant une perspective particulièrement utile, ils en
deviennent notre objectif #14.

Objectif #14 : L’amortissement du risque

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de penser positivement et commencez sérieusement à considérer les
choses qui pourraient tourner mal dans votre jeu.

Posez-vous ces questions :

Qu’est-ce qui pourrait retenir ce jeu d’être fantastique ?

Comment pouvons-nous éviter que cela arrive ?

La gestion de risque est difficile. Cela signifie que vous devrez faire face à des problèmes que vous
auriez préféré éviter, et les régler immédiatement. Mais si vous arrivez à vous discipliner pour le faire,
vous ferez plus de boucles, plus utiles, et obtiendrez un meilleur jeu au final. Il est tentant d’ignorer les
problèmes potentiels et de ne vous focaliser que sur les parties de votre jeu que vous maîtrisez. Vous
devez résister à cette tentation et vous concentrer sur les parties de votre jeu qui sont en danger.

Huit conseils pour un prototypage productif


Il est communément admis que le prototypage rapide est crucial pour un développement de qualité. Voici
quelques conseils qui vous aideront à construire les plus utiles et les meilleurs des prototypes possibles
pour votre jeu.
Conseil pour le prototypage #1 : Répondez à une question
Chaque prototype devrait être conçu pour répondre à une question, et parfois plus d’une. Vous devez être
capable d’énoncer clairement ces questions. Si vous ne le pouvez pas, votre prototype est en réel danger et
risque de devenir une vraie perte de temps et d’énergie, contrairement à ce qu’il était supposé être.
Quelques exemples de questions auxquelles un prototype doit pouvoir répondre :

Combien de personnages animés notre technologie peut-elle supporter dans une scène ?

Est-ce que notre gameplay de base est suffisamment amusant ? Le reste-t-il pendant assez longtemps ?

Est-ce que nos personnages et environnements sont esthétiquement en adéquation ?

Quelle taille doit faire un niveau de ce jeu ?

Résistez à la tentation de trop construire votre prototype, et attachez-vous uniquement à le faire répondre
aux questions importantes.

Conseil pour le prototypage #2 : Oubliez la qualité


Tous les développeurs de jeux ont une chose en commun : ils sont fiers de leur travail. Il est donc naturel
que beaucoup d’entre eux trouvent l’idée de faire un prototype “à la va-vite” complètement aberrante. Les
artistes vont passer trop de temps sur les premières planches de concepts et les programmeurs vont passer
trop de temps à améliorer un bout de programme destiné à être jeté. En travaillant sur un prototype, la
seule chose qui compte est de savoir s’il répond à la question pour laquelle il a été créé. Et plus il le fera
vite, mieux ce sera – même s’il n’est pas beau et fonctionne tout juste. En fait, passer trop de temps sur
votre prototype peut même dégrader les choses. Les testeurs (et les collègues) ont plus de facilité à trouver
des problèmes à partir d’un prototype sommaire plutôt que très travaillé. Et alors que votre but est de
trouver rapidement des problèmes pour pouvoir les régler au plus vite, un prototype trop travaillé peut
nuire à sa propre fonction en cachant les vrais problèmes, vous donnant alors un sentiment de sécurité
trompeur.

Il n’y a pas de façon de contourner la Règle de la Boucle. Plus vite vous construirez le prototype qui répond
à vos questions, et mieux ce sera, même s’il ne ressemble pas à grand-chose.

Conseil pour le prototypage #3 : Ne vous attachez pas


Dans Le Mythe du mois-homme, Fred Brooks fit cette déclaration célèbre : “Prévoyez d’en jeter un, car de
toute manière, vous le ferez.” Par cela il entend que même si cela ne vous fait pas plaisir, la première
version de votre système ne sera pas un produit fini, mais un prototype dont vous devrez vous séparer
avant de pouvoir construire le système de la “bonne” façon. Mais en réalité, il se peut que vous jetiez
beaucoup de prototypes. Les développeurs les moins expérimentés ont souvent du mal à le faire : ils ont
plus ou moins l’impression d’avoir échoué. Vous devez commencer votre phase de travail de prototypage en
ayant à l’esprit sa nature temporaire : la seule chose qui importe est la réponse à la question. Regardez
chaque prototype comme une opportunité d’apprendre, comme un exercice pour le moment où vous
construirez le “vrai” système. Bien sûr, vous ne jetterez pas tout ; vous garderez des petits morceaux ici et
là, parmi ceux qui marchent le mieux, et vous les combinerez pour faire quelque chose de plus grand. C’est
une étape qui peut être douloureuse. Comme la conceptrice Nicole Epps l’exprima : “Vous devez apprendre
comment découper vos bébés.”

Conseil pour le prototypage #4 : Classez vos prototypes par priorité


Lorsque vous ferez votre liste de risques, il se peut que vous réalisiez que vous aurez besoin de plusieurs
prototypes pour réduire tous les risques auxquels vous devrez faire face. La bonne chose à faire est de les
classer par priorité, pour être sûr d’affronter le plus gros risque en premier. Vous devrez aussi prendre en
considération les dépendances : si les résultats de l’un des prototypes ont le potentiel de rendre inutiles les
autres prototypes, vous devrez bien évidemment faire du prototype “amont” votre plus haute priorité.

Conseil pour le prototypage #5 : Parallélisez les prototypes de manière productive


Une excellente façon d’obtenir plus de boucles en moins de temps est d’effectuer plus d’une boucle à la fois.
Pendant que les ingénieurs système travaillent sur des prototypes pour répondre à des questions
technologiques, les artistes peuvent travailler sur des prototypes d’art, et les scripteurs peuvent travailler
sur des prototypes de gameplay. Avoir tout un tas de petits prototypes indépendants peut vous permettre
de répondre à plus de questions à la fois, et plus vite.

Conseil pour le prototypage #6 : Pas forcément digital


Votre but est de faire des boucles aussi fréquentes et utiles que possible. Alors, si vous le pouvez, pourquoi
ne pas laisser de côté la partie logicielle ? Si vous êtes malin, vous pouvez faire un prototype de votre jeu
vidéo sous la forme d’un simple jeu de plateau, ou ce qu’on appelle parfois un prototype de papier.
Pourquoi procéder comme cela ? Parce que vous pouvez faire des jeux de plateau rapidement, en
réussissant souvent à capturer le même gameplay. Cela vous permet de repérer des problèmes plus vite :
comme le plus gros du processus de prototypage consiste à chercher des problèmes et trouver comment les
résoudre, alors les prototypes de papier peuvent être un réel gain de temps. Pour commencer, si votre jeu
se déroule par tour, c’est facile. Le système de combat au tour par tour présent dans Toontown Online a été
conçu sur la base d’un simple jeu de plateau, qui nous a permis d’équilibrer précisément les différents types
d’attaques et de combinaisons. Nous avons gardé les résultats des points de dommages sur papier et sur
tableau blanc, et avons joué encore et encore, ajoutant et soustrayant des règles jusqu’à ce que le jeu
semble suffisamment équilibré pour commencer à le programmer.

Même les jeux en temps réel peuvent être émulés avec des prototypes de papier. Ils peu-vent parfois être
convertis dans un mode au tour par tour en gardant malgré tout l’essence de leur gameplay. D’autres fois,
vous pouvez y jouer en temps réel, ou presque. La meilleure façon de faire est d’avoir quelques personnes
pour vous aider. Considérons deux exemples.

Tetris : un prototype de papier


Partons du principe que vous voulez faire un prototype de papier deTetris. Vous pourriez découper des
petits morceaux de carton, et les empiler. Demandez à quelqu’un de les tirer au hasard et de les glisser vers
vous sur le plateau (un dessin que vous aurez dessiné sur un bout de papier), pendant que vous les tournez,
en essayant de les mettre en place. Lorsque vous arrivez à remplir une ligne, utilisez votre imagination ou
un cutter en faisant une pause, le temps de découper les pièces. Ça ne serait pas une parfaite représentation
de l’expérience de Tetris, mais ça pourrait être assez proche pour vous permettre de voir si vous avez le bon
type de forme de pièces, et également vous donner une idée de la vitesse à laquelle les pièces doivent
tomber. Et vous pourriez avoir cela en plus ou moins un quart d’heure.

Doom : un prototype de papier


Serait-il possible de faire un prototype de papier d’un jeu de tir en vue subjective ? Bien sûr ! Vous aurez
besoin de plusieurs personnes pour jouer le rôle des différentes intelligences artificielles ennemies et des
autres joueurs. Dessinez une carte sur un grand morceau de papier millimétré, et prenez des miniatures
pour représenter les différents joueurs et monstres. Vous aurez besoin d’une personne pour contrôler
chaque joueur et une pour chaque monstre. Vous pourriez alors mettre en place des règles de jeu au tour
par tour, pour définir comment bouger et tirer, ou bien encore vous procurer un métronome ! Il est facile
de trouver sur Internet des métronomes gratuits sous forme de logiciels. Configurez votre métronome pour
avoir une pulsation toutes les cinq secondes, et établissez comme règle que vous pouvez bouger d’un carré
de papier millimétré pour chaque pulsation. Vous pouvez tirer sur un autre joueur ou un monstre lorsqu’il
est dans votre ligne de mire, mais une fois seulement par pulsation. Cela vous donnera l’impression de
jouer au ralenti, ce qui peut être une bonne chose, puisque cela vous laissera le temps de réfléchir à ce qui
marche ou non dans votre jeu. Vous pouvez ainsi vous faire une bonne idée de la taille que doivent avoir
vos cartes, des formes que les couloirs et les pièces devraient avoir pour rendre le jeu plus intéressant, des
propriétés que vos armes devraient avoir, et de nombreuses autres choses. Et vous pouvez faire tout cela
extrêmement rapidement !

Conseil pour le prototypage #7 : Prenez un moteur de jeu “bouclant” rapidement


La méthode traditionnelle du développement logiciel ressemble à la cuisson du pain :

1. Vous écrivez du code.


2. Vous compilez et liez.
3. Vous lancez votre jeu.
4. Vous naviguez dans votre jeu pour tester la partie que vous voulez.
5. Vous la testez.
6. Vous revenez à l’étape 1.

Si vous n’aimez pas le pain (les résultats de votre test), il n’y a pas d’autre choix que de recommencer le
processus depuis le début. Mais cela prend bien trop de temps, surtout pour les gros jeux. En choisissant
un moteur avec le bon type de système de scripting, vous pouvez apporter des changements à votre code
pendant que le jeu est lancé. Cela donne alors l’impression de travailler avec de la pâte à modeler ; vous
pouvez changer votre jeu en continu, jusqu’à en être satisfait :

1. Vous lancez votre jeu.


2. Vous naviguez dans votre jeu jusqu’à la partie que vous voulez tester.
3. Vous la testez.
4. Vous écrivez du code.
5. Vous revenez à l’étape 3.

En réécrivant le code de votre système pendant qu’il marche, vous pouvez faire plus de boucles par jour, et
la qualité de votre jeu s’en ressent alors largement. J’ai utilisé Scheme, Smalltalk et Python pour cela dans
le passé (et je suis un grand fan de Panda3D : www.panda3d.com), mais n’importe quel langage de
scripting récent devrait faire l’affaire. Si vous avez peur que ces langages ne tournent pas assez vite,
souvenez-vous qu’il est possible d’écrire vos jeux avec plus d’un type de code : écrivez le bas niveau, qui n’a
pas besoin de beaucoup changer, en un langage rapide mais statique (Assembleur, C+ +, etc.), et écrivez le
haut niveau en un langage plus lent mais dynamique. Cela peut demander un certain travail technique,
mais le jeu en vaut la chandelle puisque cela vous permet de tirer avantage de la Règle de la Boucle.

Conseil pour le prototypage #8 : Construisez d’abord un jouet


Au Chapitre 3, nous avons fait la distinction entre les jouets et les jeux. Les jouets sont amusants de par
leur nature même. Les jeux, eux, ont des buts et sont générateurs d’expériences plus riches, basées sur la
résolution de problèmes. Nous ne devrions jamais oublier cependant que de nombreux jeux s’appuient à la
base sur des jouets. Un ballon est un jouet, mais le football est un jeu. Un petit personnage qui court et
saute est un jouet, mais Donkey Kong est un jeu. Vous devriez tout d’abord vous assurer qu’il est amusant
de jouer avec votre jouet avant de concevoir tout un jeu autour de lui. Une fois que vous aurez construit
votre jouet, il se peut que vous soyez surpris par ce qui le rend réellement amusant, au point que de
nouvelles idées de jeux vous viendront tout naturellement à l’esprit.

Le game designer David jones raconte que lors de la conception du jeuLemmings, son équipe procéda
exactement ainsi. Ils pensaient qu’il serait amusant de faire un petit monde rempli de petites créatures
marchant et faisant tout un tas de choses. Ils n’étaient pas vraiment sûrs de ce que le jeu pourrait être, mais
le principe du monde étant sympa, ils le construisi-rent. Une fois qu’ils purent réellement jouer avec leur
“jouet”, ils commencèrent alors à parler sérieusement des genres de jeux pouvant être construits sur cette
base. Jones raconte une histoire analogue concernant le développement de Grand Theft Auto : “Grand
Theft Auto n’a pas commencé comme Grand Theft Auto. Nous avons conçu un médium. Il a été construit
pour être une ville vivante, qui respire, et dans laquelle il est amusant de jouer.” Une fois que le “médium”
fut développé et que l’équipe put constater qu’il s’agissait d’un jouet amusant, ils durent décider du jeu
qu’ils construiraient avec. Ils se rendirent compte que la ville était comme un labyrinthe, ils empruntèrent
donc les mécanismes de jeu à un jeu de labyrinthe ayant fait ses preuves. Jones explique : “GTA vient de
Pac-Man. Les points sont les gens. Il y a moi, dans ma petite voiture jaune. Et les fantômes sont les
policiers.”

En construisant le jouet en premier, puis en continuant avec le jeu, vous pouvez améliorer radicalement la
qualité de votre jeu, puisqu’il sera amusant sur deux niveaux. De plus, si le gameplay que vous créez est
basé sur les parties les plus amusantes du jouet, ces deux niveaux se supporteront l’un l’autre de la façon la
plus forte qui soit. Les game designers oublient souvent de considérer la perspective du jouet. Pour nous
aider à nous en souvenir, nous en ferons l’objectif #15.

Objectif #15 : Le jouet

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de vous demander s’il est amusant de jouer à votre jeu, et demandez-
vous s’il est amusant de jouer avec votre jeu.

Posez-vous ces questions :


Si mon jeu n’avait pas de but, serait-il tout de même amusant ? Si ce n’est pas le cas,
comment puis-je changer cela ?

Quand les gens voient mon jeu, veulent-ils interagir avec, avant même de savoir ce qu’il y a à
faire ? Si ce n’est pas le cas, comment puis-je changer cela ?

Il y a deux façons d’utiliser l’objectif du jouet. La première est de l’utiliser sur un jeu existant, pour
comprendre comment y ajouter des qualités de jouet, c’est-à-dire comment le rendre plus abordable et
plus amusant à manipuler. La seconde façon, la plus courageuse, est de l’utiliser pour inventer et créer
de nouveaux jouets avant même d’avoir une idée des jeux auxquels vous arriverez. Il est cependant
dangereux d’utiliser cette méthode si vous travaillez avec une limite de temps ; mais si ce n’est pas le
cas, elle peut devenir une “baguette de sourcier” précieuse, vous aidant à trouver des jeux formidables
que vous n’auriez sans doute pas découverts autrement.

Fermez la boucle
Une fois que vous avez construit vos prototypes, il ne reste plus qu’à les tester, puis, en fonction de ce que
vous aurez appris, recommencer tout le processus encore une fois. Rappelez-vous du processus informel
dont nous avions discuté plus tôt :

La boucle informelle :

1. Pensez à une idée.


2. Testez-la.
3. Changez-la et testez-la jusqu’à ce qu’elle semble suffisamment bonne. Nous l’avons maintenant rendue
un peu plus formelle :

La boucle formelle :

1. énoncez le problème.
2. Brainstormez quelques solutions possibles.
3. Choisissez une solution.
4. Faites la liste des risques inhérents à cette solution.
5. Construisez des prototypes pour amortir les risques.
6. Testez les prototypes. S’ils sont suffisamment bons, arrêtez.
7. énoncez les nouveaux problèmes auxquels vous avez à faire face, et retournez à l’étape 2.

À chaque tour de prototypage, vous vous trouverez à énoncer les problèmes avec plus de précision. Pour
prendre un exemple, imaginons qu’on vous ait confié la tâche de créer un jeu de course – mais vous devez
en faire quelque chose de nouveau et d’intéressant. Voici un exemple de la façon dont se déroulent
quelques-unes des boucles de ce processus :

Boucle #1 : “Nouveau jeu de course”

Énoncé du problème : trouver un nouveau genre de jeu de course.


Solution : faire des courses de sous-marins (avec des torpilles !).

Risques :

Nous ne sommes pas sûrs de ce à quoi devraient ressembler des circuits sous-marins.

Il se peut que le jeu ne semble pas assez innovant.

La technologie n’est peut-être pas capable de gérer tous les effets d’eau.

Prototypes :

Les artistes travaillent sur des planches de concepts de circuits sous-marins.

Les game designers essaient, en utilisant des prototypes de papier et en détournant un jeu de
course existant, de tester de nouveaux effets, comme des sous-marins pouvant sortir de l’eau et
s’élever dans les airs pour voler, des missiles à tête chercheuse, des grenades sous-marines, des
courses dans des champs de mines.

Les programmeurs testent des effets aquatiques simples.

Résultats :

Les circuits sous-marins fonctionnent s’il y a un “chemin luminescent” dans l’eau. Les tunnels
sous-marins promettent d’être très cools ! Tout comme les sous-marins volants suivant des pistes
qui sortent et entrent dans l’eau !

Les premiers prototypes semblent amusants, sous réserve que les sous-marins soient très rapides
et manœuvrables. Il faudra en faire des “sous-marins de course”. Le mélange aérien et aquatique
est vraiment innovant. Les sous-marins devraient aller plus vite en volant, il nous faudra donc
trouver un moyen de limiter le temps qu’ils peuvent passer en l’air. La séance de tests que nous
avons effectuée fait apparaître comme nécessaire un support multijoueur en réseau.

Certains effets aquatiques sont plus faciles que d’autres. Les éclaboussures semblent bonnes, ainsi
que les bulles sous l’eau. Faire onduler l’écran entier prend trop de temps machine et empêche qui
plus est de se concentrer sur la course.

Boucle #2 : Le jeu “Racing Subs”

Nouvel énoncé du problème : concevoir un jeu de “sous-marins de course” dans lequel les sous-
marins peuvent voler.

Énoncés détaillés du problème :

Nous ne sommes pas sûrs de ce à quoi pourraient ressembler des “sous-marins de course”. Nous
devons définir les aspects des sous-marins et des circuits.

Nous devons trouver un moyen d’équilibrer le jeu, pour que les sous-marins passent le temps
adéquat hors et sous l’eau.
Nous devons trouver comment supporter le jeu multijoueur en réseau.

Risques :

Si les sous-marins de course sont trop irréalistes, nous pourrions perdre les joueurs plus âgés. S’ils
sont au contraire trop réalistes, ils auront l’air étranges avec ce genre de game-play.

Jusqu’à ce que nous ayons défini le temps que doivent passer les sous-marins dans et hors de l’eau,
il est impossible de concevoir les niveaux ou de commencer les graphismes des décors.

L’équipe n’a jamais fait de jeu multijoueur en réseau pour jeu de course. Nous ne sommes pas
complètement sûrs de pouvoir le faire.

Prototypes :

Les artistes vont dessiner différentes sortes de sous-marins, dans différents styles : cartoon,
réaliste, hyperréaliste, en remplaçant les sous-marins par des créatures. L’équipe votera, et nous
ferons également un sondage informel auprès de notre public cible.

Les programmeurs et les game designers travailleront ensemble sur un prototype très basique,
dans l’optique de définir combien de temps devrait être passé dans et hors de l’eau, et les différents
mécanismes permettant cela.

Les programmeurs construiront un début de plate-forme pour le jeu multijoueur en réseau, qui
prendra en charge toutes les sortes de messages que ce genre de jeu nécessitera.

Résultats :

Tout le monde aime l’idée des “dinos de course”. Il y a un consensus fort entre les membres de
l’équipe et les représentants du public cible sur le principe des “courses de dinosaures”.

Après plusieurs expérimentations, il semble clair que pour la plupart des niveaux 60 % du temps
devrait être passé sous l’eau, 20 % dans l’air, et 20 % près de la surface, où les joueurs qui attrapent
les bons bonus peuvent voler au-dessus de l’eau pour avoir un avantage au niveau de leur vitesse.

Les premières expérimentations de jeu en réseau montrent que globalement le jeu de course n’est
pas un problème pour le multijoueur, mais si nous pouvons éviter d’utiliser des mitrailleuses à tirs
rapides, notre travail sur le multijoueur en sera facilité.

Boucle #3 : Le jeu “Course de Dinos”

Énoncé du problème : concevoir le jeu “Course de Dinos”, dans lequel des dinosaures font la course
dans et sous l’eau.

Énoncés détaillés du problème :

Nous devons savoir si nous pourrons avoir dans les temps toutes les animations nécessaires pour
les dinosaures.
Nous devons développer le “bon” nombre de niveaux pour ce jeu.

Nous devons trouver quels bonus devront être inclus dans le jeu.

Nous devons déterminer toutes les armes présentes dans le jeu (en évitant les mitrailleuses à tirs
rapides à cause des contraintes de la partie réseau).

Vous remarquerez que les énoncés du problème évoluent progressivement pour devenir plus spécifiques
avec chaque boucle. Vous remarquerez aussi comment des problèmes potentiellement sérieux ont émergé
rapidement : que se serait-il passé si l’équipe n’avait pas essayé tous ces différents styles graphiques aussi
tôt ? Que se serait-il passé si trois niveaux du jeu avaient déjà été construits avant que quelqu’un
s’aperçoive du problème concernant la durée passée hors de l’eau ? Que se serait-il passé si un système de
mitrailleuses à tirs rapides avait déjà été mis en place, et que tout le gameplay reposait sur lui, avant que
quelqu’un réalise qu’il était dommageable pour la partie réseau du code ? Ces problèmes ont été résolus
rapidement grâce au nombre important de boucles dès le début du développement. Il semble y avoir
uniquement deux boucles complètes et le début d’une troisième, mais grâce à l’utilisation intelligente du
parallélisme, il y en a eu en réalité six.

Notez également comme toute l’équipe a été impliquée dans d’importantes décisions de conception. Il
aurait été impossible pour un concepteur seul de réussir tout ce travail : une bonne partie du concept a en
effet été induite par des retours au niveau technologique et esthétique.

Quand est-ce assez ?


Vous pourriez vous demander combien de boucles seront nécessaires avant que le jeu soit terminé. C’est
une question à laquelle il est très difficile de répondre, et c’est ce qui rend le développement de jeux si
difficile à planifier. La Règle de la Boucle implique qu’à chaque boucle supplémentaire votre jeu s’améliore
un peu. Donc, le travail n’est jamais réellement fini, seulement abandonné. La chose importante est d’être
sûr d’effectuer suffisamment de boucles pour pouvoir produire un jeu dont vous serez fier avant d’avoir
utilisé la totalité du budget de développement.

Alors, en vous retrouvant au début de votre première boucle, est-il possible de faire une estimation précise
du temps qu’il vous faudra pour finir un jeu de haute qualité ? Non. C’est tout simplement impossible. Les
game designers expérimentés, après un certain temps, peu-vent devenir légèrement meilleurs dans leurs
estimations, mais le très grand nombre de jeux sortant en retard par rapport à la date prévue, ou avec une
qualité bien moindre que l’intention originale, sont une preuve qu’il n’y a pas de moyen réel de savoir.
Pourquoi cela ? Parce qu’au début de la première boucle, vous ne savez pas encore ce que vous allez
construire ! Avec chaque boucle cependant, vous vous forgez une idée plus solide de ce à quoi le jeu
ressemblera, ceci permettant de meilleures estimations.

Le game designer Mark Cerny a décrit un système pour la conception et le développement de jeux, qu’il
appelle “La Méthode”. Sans surprise, La Méthode comprend un système d’itération et d’amortissement des
risques. Mais elle fait une distinction intéressante entre ce que Cerny appelle la “préproduction” et la
“production” (qui sont des termes empruntés à Hollywood). Il soutient que vous êtes en préproduction
jusqu’à ce que vous ayez fini deux niveaux jouables de votre jeu, sans qu’aucune fonctionnalité n’y manque.
En d’autres termes, jusqu’à ce que vous ayez deux niveaux complètement finis, vous êtes toujours en train
de chercher le concept fondamental de votre jeu. Une fois que vous avez atteint ce point magique, vous êtes
alors en production. Cela signifie que vous en savez suffisamment sur votre jeu pour être capable de
planifier assez précisément le reste du développement. Cerny précise qu’habituellement ce point est atteint
quand environ 30 % du budget nécessaire a été dépensé. Ce qui signifie que si cela vous a coûté un million
d’euros pour en arriver là, vous aurez probablement besoin de 2,3 millions d’euros de plus pour finir le jeu.
C’est une excellente règle d’or, et de manière réaliste, c’est probablement la façon la plus précise de
planifier la date de sortie d’un jeu. Cette règle pose cependant un problème : vous ne pourrez pas
réellement connaître le coût de votre jeu avant d’avoir dépensé un tiers du budget alloué pour y arriver. En
réalité, c’est un problème qui ne peut pas être évité : La Méthode vous aide simplement à atteindre un
point de prévisibilité aussi rapidement que possible dans la mesure du raisonnable.

Les principes d’itération décrits ici pourraient sembler spécifiques à la conception de jeux, mais ils ne le
sont pas. Un développement graduel et évolutif est la clé de n’importe quelle sorte de conception.

Maintenant que nous avons discuté de la façon dont les jeux devaient être faits, voyons pour qui nous les
faisons.
8
Le jeu est fait pour un joueur

FIGURE

8.1

Le violon d’Einstein
À un moment de sa carrière, Albert Einstein fut contacté par une petite organisation de province pour être
l’invité d’honneur d’un déjeuner et donner une conférence sur ses recherches. Il accepta. Le déjeuner se
passa agréablement, et le moment venu, l’hôte annonça avec fébrilité qu’Albert Einstein, le fameux
scientifique, était venu pour parler de ses théories sur la relativité restreinte et générale. Einstein monta sur
scène, et en regardant son auditoire constitué essentiellement de dames âgées apparemment peu versées
dans les sciences, il leur expliqua qu’il pourrait effectivement leur parler de son travail, mais que ce serait
probablement un peu ennuyeux, et qu’il pensait qu’à la place le public préférerait sans doute l’entendre
jouer du violon. L’hôte et le public convinrent qu’il s’agissait d’une bonne idée. Einstein commença alors à
jouer plusieurs morceaux qu’il connaissait bien, créant ainsi une expérience que l’ensemble du public était
capable d’apprécier, et dont sans aucun doute ils se souviendraient le reste de leur vie.

FIGURE

8.2

Einstein avait été capable de créer une expérience à ce point mémorable parce qu’ilavait compris son
public. Bien qu’il adorât réfléchir et parler de physique, il avait compris que ce serait quelque chose que
n’apprécierait pas forcément son public. Bien sûr, ils lui avaient demandé de venir parler de physique,
mais c’était uniquement parce qu’ils pensaient que ce serait le meilleur moyen d’obtenir ce qu’ils voulaient
réellement : une rencontre avec le fameux Albert Einstein.

Pour créer une expérience satisfaisante, vous devez faire comme Einstein. Vous devez comprendre ce que
votre public aimera ou n’aimera pas, et vous devez le comprendre mieux que lui-même. On pourrait penser
que trouver ce que les gens veulent est plutôt facile, mais ça ne l’est pas. La plupart du temps, ils ne le
savent pas vraiment eux-mêmes. Ils peuvent penser qu’ils le savent, mais il y a souvent une grosse
différence entre ce qu’ils pensent vouloir et ce qu’ils aimeront vraiment.

Comme tout le reste dans le game design, la clé est ici une forme d’écoute. Vous devez apprendre à écouter
vos joueurs, en profondeur et avec attention. Vous devez devenir intime avec leurs pensées, leurs émotions,
leurs peurs et leurs désirs. Certaines de ces choses sont tellement secrètes que vos joueurs eux-mêmes n’en
ont pas pleinement conscience ; comme nous l’avons vu au Chapitre 5, ce sont souvent ces choses qui sont
les plus importantes.

Projetez-vous
Comment pouvez-vous procéder pour cette écoute en profondeur ? L’une des meilleures façons de faire est
d’utiliser votre pouvoir d’empathie (dont nous discuterons au Chapitre 9) pour vous mettre à leur place. En
1954, quand le parc Disneyland était encore en construction, Walt Disney faisait fréquemment le tour du
parc pour en inspecter l’avancement. Souvent, on le voyait marcher au loin, puis s’arrêter, s’accroupissant
soudain pour regarder quelque chose au loin. Il se relevait alors, faisait quelques pas, et s’accroupissait de
nouveau. Après l’avoir vu faire cela si souvent, certains de ses collaborateurs lui demandèrent ce qu’il
faisait : avait-il mal au dos ? Son explication fut simple : comment pourrait-il savoir autrement à quoi
ressemblerait Disneyland pour des enfants ?

Rétrospectivement, cela semble évident : on voit les choses différemment selon notre taille, et le point de
vue des enfants à Disneyland est tout aussi important, sinon plus, que le point de vue des adultes. Et le
point de vue physique n’est pas suffisant, vous devez également adopter leur point de vue mental, en vous
projetant de manière active dans l’esprit de votre joueur. Vous devez activement chercher à être vos
joueurs, en essayant de voir ce qu’ils voient, entendre ce qu’ils entendent, et penser ce qu’ils pensent. Il est
très facile de rester bloqué dans l’esprit du concepteur et d’oublier de se projeter dans celui du joueur ; cela
requiert une attention et une vigilance constantes, mais vous pouvez y arriver si vous essayez.

Si vous créez un jeu pour un public cible dont vous avez fait partie (une femme créant un jeu pour des
adolescentes, par exemple), vous avez un avantage : vous pouvez utiliser vos propres souvenirs de la façon
dont vous pensiez, ce que vous aimiez, et ce que vous ressentiez à cet âge-là. Les gens sont étonnamment
bons pour oublier comment les choses étaient quand ils étaient jeunes. En tant que concepteur, vous ne
pouvez pas vous permettre d’oublier. Travaillez dur pour faire resurgir vos vieux souvenirs, et essayez de
les raviver pour les rendre de nouveau forts et clairs. Gardez ces vieux souvenirs bien présents à votre
esprit : ils font partie de vos plus précieux outils.

Mais comment faire si vous devez créer un jeu pour un public dont vous n’avez jamais fait partie, et ne
ferez peut-être jamais partie (un jeune homme devant créer un jeu pour des femmes d’âge mûr, par
exemple) ? Votre approche doit alors être différente : vous devez penser à des personnes dont les
caractéristiques démographiques correspondent à votre cible, et essayer de vous mettre dans leur peau.
Comme un ethnologue, vous devez passer du temps avec votre public cible, parler avec lui, l’observer, et
imaginer ce que cela fait d’être à sa place. Nous avons tous un certain don inné pour faire cela, mais si vous
vous entraînez à l’utiliser, vous vous améliorerez. Si vous pouvez devenir dans votre tête n’importe quel
type de joueur, vous pourrez élargir considérablement votre public, puisque vos créations arriveront à
toucher des gens laissés de côté par les autres concepteurs.

Groupes démographiques
Nous savons que chacun est unique, mais lorsque nous créons quelque chose destiné à plaire à un
maximum de personnes, nous devons trouver des moyens de regrouper celles qui se ressemblent. Nous
appelons ces groupes des groupes démographiques, ou parfois des segments de marché. Il n’y a pas de
raison “officielle” d’établir ces groupes ; différentes professions font des classements différents pour
différentes raisons. Pour les game designers, les deux variables les plus significatives pour ces groupes sont
l’âge et le sexe. Nous jouons tous différemment en vieillissant, et les hommes et les femmes jouent
également différemment quel que soit leur âge. Ce qui suit est une analyse de quelques-uns des groupes
démographiques typiques, classés en fonction de l’âge, auxquels un game designer doit s’intéresser.
FIGURE

8.3

0-3 : Bébé/Tout petit. Les enfants de cet âge sont très intéressés par les jouets, mais la complexité et
la résolution des problèmes présents dans les jeux sont souvent trop difficiles pour eux.

4-6 : Préscolaire. Cet âge est celui pendant lequel les enfants commencent en général à montrer un
premier intérêt pour les jeux. Les jeux sont très simples, et généralement joués avec les parents plutôt
qu’avec d’autres enfants, parce que les adultes savent comment contourner les règles pour garder les
jeux amusants et intéressants.

7-9 : Enfant. L’âge de 7 ans a longtemps été considéré comme “l’âge de raison”. À cet âge, les enfants
sont entrés à l’école, sont généralement capables de lire, sont capables de réfléchir et de résoudre des
problèmes difficiles. Ils deviennent naturellement très intéressés par les jeux. C’est aussi l’âge auquel
les enfants commencent à prendre leurs propres décisions quant aux jeux et jouets qu’ils aiment ou
n’aiment pas, n’acceptant plus systématiquement ce que leurs parents choisissent pour eux.

10-13 : Préadolescent. Ce n’est que récemment que les professionnels du marketing ont commencé
à reconnaître ce groupe comme distinct de celui des “enfants” et des “adolescents”. Les enfants de cet
âge passent par une période d’énorme croissance neurologique et sont soudain capables de penser à
des choses plus profondes et avec plus de nuances que quelques années auparavant. Cet âge est parfois
appelé “l’âge de l’obsession”, parce que les préadolescents commencent à être passionnés par certains
sujets ou activités. Pour les garçons particulièrement, ces intérêts tournent souvent autour des jeux.

13-18 : Adolescent. Le travail d’un adolescent est de se préparer à devenir un adulte. À cet âge, on
peut généralement constater une divergence significative entre les centres d’intérêt des garçons et des
filles. Les garçons continuent de s’intéresser (et souvent de plus en plus) à la compétition et à la
recherche de maîtrise, alors que les filles se focalisent plus sur des problèmes réels et sur la
communication. Cela rend les filles et les garçons très différents quant à ce qu’ils recherchent dans les
jeux. Les adolescents des deux sexes sont cependant tous très intéressés par les nouvelles expériences,
et certaines d’entre elles peuvent être générées par le biais du gameplay.

18-24 : Jeune adulte. C’est le premier des groupes “adultes”, et l’indication d’une transition
importante. Les adultes, en général, jouent moins que les enfants. La plupart des adultes continuent de
jouer, mais après être passés par l’adolescence, ils ont pu établir quels étaient leurs goûts en matière de
jeux et de distractions. Les jeunes adultes ont généralement à la fois le temps et l’argent, ce qui en fait
de gros consommateurs de jeux.

25-35 : Trentenaire. À cet âge, le temps commence à devenir plus précieux. C’est l’âge de la
“formation familiale”. Comme les responsabilités liées à l’âge adulte commencent à s’accumuler, la
plupart des adultes de cette tranche d’âge sont des joueurs occasionnels, jouant à des jeux uniquement
de temps en temps ou avec leurs jeunes enfants. D’un autre côté, les “hardcore gamers” de cette
tranche d’âge – c’est-à-dire ceux pour qui les jeux sont le hobby principal – sont un groupe
démographique et une cible importante, dans la mesure où ils achètent beaucoup de jeux, et aiment
souvent faire entendre leur opinion, qu’elle soit positive ou négative, influençant potentiellement les
décisions d’achat de leur réseau social.

35-50 : Quadra et quinqua. On y fait parfois référence comme l’étape de la “maturation familiale”.
La plupart des adultes de ce segment sont souvent très pris par leur carrière et leurs responsabilités
familiales, et sont uniquement des joueurs occasionnels. Comme leurs enfants grandissent, les adultes
de ce groupe sont souvent ceux qui prennent la décision lors d’achats de jeux chers, et quand cela est
possible, ils privilégient des jeux donnant l’opportunité à toute la famille de jouer ensemble.

50+ : Senior. Les adultes de ce segment n’ont souvent plus d’enfants à charge et se retrou-vent donc
avec beaucoup de temps libre : leurs enfants ont déménagé, et ils seront bientôt à la retraite. Un certain
nombre reviennent vers des jeux qu’ils ont autrefois aimés, et les autres, cherchant du changement, se
tournent vers de nouvelles expériences de jeu. Les adultes de ce groupe apprécient particulièrement les
expériences de jeu ayant une composante sociale forte, comme le golf, le tennis, le bridge, et les jeux
multijoueurs en ligne.

Il y a d’autres façons de segmenter par tranche d’âge, mais ces neuf groupes sont ceux utilisés la plupart du
temps par l’industrie du jeu vidéo, parce qu’ils reflètent bien les changements dans la façon de jouer. Il est
intéressant de regarder les expériences transitionnelles qui séparent chaque groupe du suivant. La plupart
des groupes les plus jeunes sont séparés par des périodes de développement mental, tandis que les groupes
plus âgés sont généralement séparés par des transitions familiales.

Une chose importante dont il faut se souvenir lorsqu’on crée des jeux, et ce pour n’importe quelle tranche
d’âge : toutes les activités ludiques sont connectées à l’enfance, puisque l’enfance est centrée autour du jeu.
Donc, pour créer des jeux destinés à une tranche d’âge particulière, vous devez arriver à vous mettre au
diapason des jeux et des thèmes qui étaient populaires pendant la jeunesse des personnes appartenant à ce
groupe. En d’autres termes, pour communiquer réellement avec quelqu’un, vous devez parler le langage de
son enfance.

Le médium est-il misogyne ?


Peter Pan : On s’amuse bien, n’est-ce pas ? Je t’ai appris à voler et à te battre ! Que pourrait-il y avoir
d’autre ?

Wendy : Peter, il y a tellement plus.

Peter Pan : Quoi ? Qu’y a-t-il d’autre ?

Wendy : Je ne sais pas. Je suppose que ça t’apparaîtra plus clairement en grandissant.

Les hommes et les femmes sont différents. Ils ont des intérêts différents, des goûts diffé-rents, et
différentes capacités et compétences. Ce qui est inné et ce qui est acquis est souvent difficile à déterminer,
et pour un concepteur, cela n’a pas grande importance ; ce qui compte, c’est de les prendre en
considération et de faire son travail de conception en ayant à l’esprit ces différences.

Ces différences apparaissent clairement lorsqu’on examine les ventes de jeux vidéo. La plupart de ces jeux
sont joués par des garçons et des hommes. Il a été avancé que cela était dû majoritairement à l’esthétisme
sous testostérone de ces jeux, dans lesquels on trouve souvent des personnages masculins très agressifs, de
la violence graphique, et des personnages féminins hypersexués. Mais les différentes tentatives de changer
ces aspects, tout en maintenant les mêmes mécanismes de base du jeu, ont largement échoué. Il semblerait
qu’il y ait certains aspects plus profonds de ces jeux qui soient à l’origine de ce phénomène.

Raph Koster, dans son livre A Theory of Fun for Game Design, suggère que le fait de jouer et de gagner à
des jeux repose sur la maîtrise de systèmes formels abstraits, ce qui est quelque chose généralement plus
apprécié par la gent masculine que par la gent féminine. Si c’est bien le cas (et tout semble le laisser croire),
de par leur nature même, les jeux sont alors plutôt une activité masculine que féminine.

Comment pouvons-nous expliquer que certains jeux soient très populaires auprès de la gent féminine ? La
réponse est que, bien que les jeux soient basés sur des systèmes formels abstraits, trouver et maîtriser ces
systèmes n’est pas la seule expérience qu’ils peuvent générer. En réalité, cette base peut servir de support à
une grande variété d’expériences attrayantes pour les deux sexes, comme l’histoire, la créativité,
l’apprentissage et la socialisation. De cette façon, les jeux sont comme des pommes : vous pouvez toujours
apprécier le fruit même si vous n’aimez pas le trognon.

Des livres entiers ont été écrits sur les différences entre les façons de jouer des hommes et des femmes, et il
y a toujours débat sur ce qui fait qu’un jeu est plus féminin ou masculin. Il n’y a pas en tout cas de liste
définitive sur ce que chaque sexe préfère. La chose importante est que vous réalisiez qu’il y a des
différences importantes et que vous fassiez alors attention à votre jeu, en lui donnant des caractéristiques
qui sauront plaire au public pour lequel vous le concevez. Ce qui suit est une courte liste de quelques-unes
des différences les plus importantes quant à la façon préférée de jouer des femmes et des hommes. Ce sont
des généralisations, pas forcément vraies dans l’absolu pour tout le monde ; mais pour des jeux destinés à
de larges publics, les généralisations sont utiles.
Cinq choses que les hommes aiment avoir dans les jeux
Si vous êtes une femme et que vous ne comprenez pas les hommes, c’est sans doute que vous réfléchissez
trop.

– Louis Ramey

1. La maîtrise. Les hommes aiment maîtriser les choses. Et il n’est pas nécessaire que ce soit quelque
chose d’important ou d’utile, il faut simplement que ce soit stimulant. Les femmes ont tendance à être
intéressées par la maîtrise lorsqu’elle a une finalité significative.
2. La compétition. Les hommes adorent être en compétition avec d’autres pour prouver qu’ils sont les
meilleurs. Pour les femmes, la sensation désagréable qui peut être générée par le fait de perdre (ou de
faire perdre un autre joueur) l’emporte souvent sur les sentiments positifs générés par une victoire.
3. La destruction. Les hommes aiment – adorent – détruire des choses. Souvent, lorsque des jeunes
garçons jouent avec des briques, la partie qui les anime le plus n’est pas la construction, mais le
moment de la destruction de la tour une fois qu’elle a été construite. Les jeux vidéo sont naturellement
taillés pour ce genre de jouabilité, permettant des destructions virtuelles d’une amplitude bien plus
importante qu’il ne serait possible dans le monde réel.
4. Les puzzles spatiaux. Des études ont montré que les hommes ont généralement plus d’aptitude
pour le raisonnement spatial que les femmes, et tout le monde pourra trouver dans ses souvenirs
quelques exemples allant dans ce sens. De la même façon, les puzzles qui impliquent une navigation
dans des espaces 3D sont souvent intéressants pour les hommes, alors qu’ils peuvent s’avérer plutôt
frustrants pour les femmes.
5. L’expérimentation. Les femmes plaisantent souvent sur le fait que les hommes détestent lire les
manuels, et il y a une certaine vérité derrière cela. Les hommes ont tendance à avoir une préférence
pour l’apprentissage des choses par l’expérimentation. Dans un certain sens, cela facilite la création
d’interfaces à leur attention, puisqu’ils préfèrent la plupart du temps avoir à expérimenter pour
comprendre, ce qui se rapporte au plaisir de la maîtrise.

Cinq choses que les femmes aiment avoir dans les jeux
Les femmes veulent des expériences dans lesquelles elles peuvent faire des découvertes émotionnelles et
sociales qu’elles peuvent ensuite appliquer à leur propre vie.

– Heidi Dangelmeier

1. L’émotion. Les femmes aiment les expériences qui explorent la richesse des émotions humaines.
Pour les hommes, l’émotion est une composante intéressante d’une expérience, mais rarement une fin
en soi. Un exemple quelque peu grossier mais assez parlant de ce contraste peut être trouvé à chaque
extrémité du spectre des médias consacrés aux relations hommes-femmes. Il y a d’un côté les romans
sentimentaux, qui traitent principalement des aspects émotionnels des relations romantiques, et qui
sont achetés presque exclusivement par des femmes (on estime à trois millions le nombre de lectrices
en France de ce genre de roman). Et à l’autre bout du spectre se trouve la littérature pornographique,
qui s’arrête sur les aspects physiques de la “relation romantique”, et qui est achetée presque
exclusivement par des hommes.
2. Le monde réel. Les femmes préfèrent généralement les divertissements qui restent connectés avec le
monde réel. Si vous regardez jouer des jeunes filles et des jeunes garçons, vous constatez que les jeux
des filles sont fréquemment fermement connectés au monde réel (la dînette, les séances d’habillage, le
papa et la maman, etc.), tandis que ceux des garçons leur font prendre le rôle de personnages de
fiction. L’une des meilleures ventes de jeux vidéo à destination des filles sur ordinateur a été Barbie
Styliste, qui permettait aux filles de créer, d’imprimer et de coudre des habits sur mesure pour leurs
poupées Barbie. Barbie Raiponce, lui, était un jeu d’aventure dans un environnement imaginaire, et
bien qu’il mît en scène le même personnage (Barbie), il n’avait pas de composante réaliste, et ne fut pas
aussi populaire.

Et ce phénomène persiste à l’âge adulte : quand les choses sont connectées au monde réel de façon
significative, les femmes deviennent plus intéressées. C’est parfois par le contenu (les jeux Sims, par
exemple, ont plus de joueurs femmes que de joueurs hommes, et leur contenu est une simulation de la
vie de tous les jours de personnes ordinaires), et c’est parfois par les aspects sociaux des jeux. Jouer
avec des joueurs virtuels correspond à “faire semblant”, mais jouer avec de vrais joueurs peut
permettre de construire de vraies relations.

3. Le maternalisme. Les femmes adorent pouponner. Les filles aiment prendre soin des poupons, des
animaux en peluche, et des enfants plus petits qu’elles. Il n’est pas rare de voir des filles sacrifier une
position gagnante pour aider un joueur plus faible, partiellement parce que les relations et les
sentiments des joueurs sont plus importants que le jeu, mais également aussi pour le plaisir de prendre
soin d’un autre. Lors du développement de Toontown Online, une mécanique de jeu permettant de
soigner les personnages devait être mise en place pour le système de combat. Nous avons observé que
le fait de soigner les autres joueurs était une activité particulièrement appréciée des filles et des
femmes avec lesquelles nous avons parlé du jeu, et comme il était important pour nous que ce jeu
marche aussi bien auprès des deux sexes, nous avons pris une décision drastique. Dans la plupart des
jeux de rôle, les joueurs se soignent eux-mêmes, mais ont l’option de soigner les autres. Dans
Toontown, vous ne pouvez pas vous soigner vous-même – seulement les autres. Cela augmente
l’intérêt d’un joueur ayant la capacité de soigner et encourage un jeu où l’on prend soin des autres. Un
joueur qui le souhaite peut faire du soin son activité principale dans Toontown.
4. Les dialogues et jeux de lettres. On dit souvent que les capacités que les femmes n’ont pas au
niveau spatial sont largement compensées par leurs capacités verbales. Les femmes achètent bien plus
de livres que les hommes, et le public des mots croisés et jeux assimilés est essentiellement féminin.
Très peu de jeux vidéo modernes s’attachent à intégrer des dialogues ou des jeux de lettres de manière
significative ou intéressante, ce qui pourrait pourtant être une opportunité à saisir.
5. Apprendre par l’exemple. De la même façon que les hommes tendent à dénigrer les manuels,
privilégiant une approche par l’expérimentation, les femmes tendent à préférer un apprentissage par
l’exemple. Elles apprécient particulièrement les didacticiels clairs, les guidant pas à pas, pour qu’au
moment de commencer elles sachent exactement quoi faire.

Il y a bien d’autres différences, bien sûr. Par exemple, les hommes ont tendance à se focaliser sur une tâche
à la fois, alors que les femmes peuvent plus facilement travailler sur plusieurs à la fois, sans en oublier
aucune. Les jeux demandant de se servir de ces capacités multitâches (les Sims, par exemple) peuvent avoir
parfois un attrait plus particulier auprès des femmes. Vous devez considérer attentivement votre jeu pour
déterminer ses forces et ses faiblesses d’un point de vue homme-femme. Cela mène parfois à des
découvertes fascinantes. Les concepteurs du jeu électronique sans fil Pox (chez Hasbro) savaient que leur
jeu allait avoir par essence un fort aspect social, et en conclurent qu’il leur faudrait intégrer des
caractéristiques que les filles et les garçons aimeraient tout autant. Alors qu’ils observaient des enfants
jouer sur des terrains de jeux, ils se rendirent compte de quelque chose de très intéressant : les filles ne
jouent presque jamais spontanément en groupes importants. Il n’y a pas d’équivalent féminin d’une partie
de football improvisée. En surface, c’est étrange : les filles ont tendance à être plus sociables, et on pourrait
donc s’attendre à ce que les jeux impliquant de larges regroupements les intéressent particulièrement. Le
problème semble résider dans la résolution des conflits. Quand un groupe de garçons joue à un jeu et qu’un
conflit éclate, le jeu s’arrête, il y a une discussion (parfois houleuse), et le conflit est résolu. Parfois, un
garçon rentre chez lui en larmes, mais en dépit de cela, le jeu continue. Quand un groupe de filles joue à un
jeu et qu’un conflit survient, c’est une autre histoire. La plupart des filles vont prendre fait et cause pour
l’une ou l’autre des parties impliquées, et le problème ne peut généralement pas être réglé rapidement. Le
jeu s’arrête, et souvent il ne reprend pas. Les filles peuvent jouer à des sports collectifs quand ils sont
organisés de manière formelle, mais deux équipes constituées de manière informelle mettent à trop rude
épreuve leurs relations personnelles pour que le jeu en vaille la chandelle. Les concepteurs de Hasbro
réalisèrent que bien que leur concept de jeu fût social, il était également intrinsèquement compétitif, et
décidèrent finalement de le destiner uniquement aux garçons.

L’introduction de la technologie digitale a joué pour beaucoup dans la différence des façons de jouer des
hommes et des femmes. Dans le passé, la plupart des jeux avaient un aspect social fort, étaient joués dans
le monde réel, avec de vrais joueurs. L’arrivée d’ordinateurs abordables nous a apporté un type de jeu qui :

N’avait plus aucun aspect social.

N’avait presque plus d’aspect émotionnel et verbal.

Était très éloigné du monde réel.

Était généralement difficile à apprendre.

Et offrait la possibilité d’une destruction virtuelle illimitée.

Il n’est donc pas surprenant que les premiers jeux vidéo aient eu du succès auprès d’un public
essentiellement masculin. Mais la technologie digitale ayant évolué jusqu’au point où les jeux vidéo
permettent maintenant de mettre en scène des personnages émotionnellement réalistes, des histoires plus
riches, et offrent l’opportunité de jouer contre des joueurs humains tout en leur parlant, le public féminin
dans le secteur s’est considérablement développé. Il sera intéressant de voir quelles technologies et
conceptions à venir permettront d’attirer encore plus de joueuses.

Que vous considériez l’âge, le sexe, ou d’autres facteurs, l’important est que vous vous mettiez dans la
perspective des joueurs, pour que vous puissiez étudier avec attention ce qui permettra de rendre le jeu le
plus amusant possible pour eux. Cette perspective essentielle est l’objectif #16.

Objectif #16 : Le joueur

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de penser à votre jeu, et commencez à penser à votre joueur.
Posez-vous ces questions à propos des personnes qui joueront à votre jeu :

En général, qu’aiment-elles ?

Que n’aiment-elles pas ? Pourquoi ?

Qu’attendent-elles de voir dans un jeu ?

Si j’étais à leur place, que voudrais-je voir dans un jeu ?

Qu’aimeront-elles ou n’aimeront-elles pas avec mon jeu en particulier ?

Un bon game designer devrait toujours penser au joueur et se faire son avocat. Les game designers
talentueux tiennent l’objectif du joueur et l’objectif de la conception holographique dans la même main,
en pensant tout à la fois au joueur, à l’expérience du jeu, et à ses mécanismes. Penser au joueur est
utile, mais ce qui l’est encore plus, c’est de le regarder jouer à votre jeu. Plus vous l’observez jouer, et
plus il sera facile pour vous de prédire ce qu’il appréciera.

Alors que nous développions Pirates des Caraïbes : Battle for the Buccaneer Gold pour DisneyQuest, nous
avons dû prendre en considération un large spectre démographique. De nombreuses salles d’arcade et
autres centres de loisirs interactifs ont une clientèle assez restreinte au niveau de la variété démographique,
dans le sens où l’on y voit essentiellement des garçons adolescents. Le but de DisneyQuest était de viser
une population comparable à celle des parcs Disney : plus ou moins tout le monde, et plus particulièrement
des familles. De plus, le but de DisneyQuest était de permettre à toute la famille de jouer à des jeux
ensemble. Avec une telle variété de niveaux de compétences et d’intérêts au sein d’une famille donnée, le
challenge était particulièrement relevé. Mais en considérant avec attention les intérêts de chaque joueur
potentiel, nous avons trouvé un moyen de faire en sorte que cela marche. Grosso modo, nous avons fait
comme ceci :

Les garçons. Nous n’étions pas trop inquiets quant à savoir si les garçons aimeraient jouer à ce jeu.
C’est une aventure excitante remplie de batailles, dans laquelle les joueurs peuvent piloter un bateau
pirate et tirer avec de puissants canons. Les premiers tests montrèrent que les garçons adoraient le jeu
et avaient tendance à jouer de manière offensive – en essayant de trouver et de détruire tous les
bateaux pirates qu’ils pouvaient. Ils communiquaient un peu, mais restaient surtout très attachés à
détruire les ennemis du mieux qu’ils pouvaient.

Les filles. Nous n’étions pas aussi certains que les filles aimeraient ce jeu, dans la mesure où “exploser
des méchants” n’avait généralement pas un attrait particulier pour elles. À notre surprise cependant,
les filles semblaient particulièrement apprécier le jeu, mais en jouant différemment. Elles avaient
tendance à jouer de manière plus défensive : elles semblaient plus préoccupées par la défense de leur
navire face aux envahisseurs que par la chasse aux autres bateaux. Quand nous avons pris conscience
de cela, nous nous sommes arrangés pour créer un équilibre entre les bateaux tentant l’abordage et les
ennemis à aller chasser, pour permettre un jeu offensif et défensif. Les filles semblaient aussi très
intéressées par les trésors qu’il était possible d’amasser ; nous nous sommes donc assurés de les
accumuler ostensiblement sur le pont du bateau, en les rendant également visuellement intéressants.
De plus, nous avons conçu la bataille finale pour que des squelettes volants attaquent le bateau et
volent des trésors au passage. Cela permit de rendre la tâche du tir aux squelettes bien plus importante
et gratifiante pour les filles. Elles semblaient également apprécier les aspects sociaux du jeu, bien plus
que les garçons : elles s’interpellaient constamment pour se prévenir des dangers et se donner des
conseils, en ayant occasion-nellement des “conseils de guerre” en tête à tête pour se répartir les tâches.

Les hommes. Nous plaisantions parfois sur le fait que les hommes n’étaient juste que des “grands
garçons avec des cartes de crédit”. Ils semblaient apprécier le jeu de la même manière que les garçons,
avec cependant une tendance à jouer de façon légèrement plus réservée, en essayant de réfléchir pour
trouver la meilleure façon de gagner.

Les femmes. Nous n’étions vraiment pas confiants sur la façon dont les femmes, et plus
particulièrement les mères, pourraient trouver un attrait à ce jeu. Les mères ont tendance à avoir une
expérience différente du reste de la famille lors de sorties au parc d’attractions, puisque leur priorité
n’est pas leur propre amusement, mais celui des autres membres de la famille. Lors des premiers tests
du jeu, nous avons remarqué que les femmes, et les mères en particulier, avaient tendance à graviter
vers l’arrière du bateau, quand le reste de la famille se trouvait à l’avant. Ce qui voulait dire la plupart
du temps que le père et les enfants manipulaient les canons, tandis que la mère manœuvrait le bateau,
la barre se trouvant à l’arrière. Au début, cela nous apparut comme la recette d’un désastre : les mères
n’ont généralement pas de grande expérience des jeux vidéo, et un bateau mal barré avait le potentiel
de ruiner l’expérience de tous.

Mais ce n’est pas du tout ce qui arriva. Puisque la maman désire avant tout voir sa famille prendre du
bon temps, elle a soudainement un intérêt particulier à barrer le bateau aussi bien que possible. En
étant à la barre, qui est le meilleur point d’observation, elle peut garder un œil sur tout le monde, et
ainsi se diriger vers des endroits intéressants, et ralentir au besoin si sa famille est dépassée. De plus,
elle est dans une position idéale pour diriger son équipe, en les prévenant de dangers imminents et en
donnant des ordres (“Kevin ! Aide ta sœur de l’autre côté !”) pour être sûre que tout le monde s’amuse.
C’était une très bonne façon de s’assurer que la maman s’impliquerait dans le jeu.

En acceptant le fait que les femmes seraient plus souvent à la barre que les garçons, les filles ou les
hommes, nous devions nous assurer que barrer le bateau serait facile pour quelqu’un qui n’était pas un
joueur habituel de jeux vidéo, mais c’était un petit prix à payer pour être sûrs d’inclure une partie-clé
de notre public. Il nous arriva fréquemment d’entendre des commentaires d’enfants au sortir de
l’attraction, du type : “Whaou, Maman, tu t’es super bien débrouillée !”

En faisant attention aux désirs et comportements de nos différentes cibles démographiques, nous avons été
capables d’équilibrer le jeu pour les contenter toutes. Au début, nous avions juste une idée de la localisation
possible des problèmes pour réussir à rendre le jeu attractif pour tous, mais c’est grâce à un prototypage
attentif et à des séances de tests que nous avons commencé à avoir une idée des solutions possibles à ces
problèmes. Nous avons regardé attentivement pour voir comment chaque groupe démographique essayait
de jouer à notre jeu, et nous l’avons alors changé pour permettre à chaque style de jeu de s’exprimer.

Critères psychographiques
Bien sûr, l’âge et le sexe ne sont pas les seules façons de regrouper des joueurs potentiels. Il y a de
nombreux autres facteurs que vous pouvez utiliser. Les groupes démographiques s’appuient généralement
sur des critères externes (l’âge, le sexe, les revenus, l’origine ethnique, etc.), qui peuvent parfois être une
manière pratique d’organiser votre public en groupes. Mais en réalité, quand nous regroupons des
personnes sur ces critères externes, nous essayons en fait d’atteindre quelque chose d’interne : ce que
chaque groupe trouve agréable. Une approche plus directe consiste à moins se focaliser sur l’apparence
externe des joueurs, et plus sur leur façon de penser. C’est l’étude psychographique.

Un certain nombre de catégories psychographiques ont à voir avec des choix de styles de vie comme “ami
1
des chiens”, “fan de foot”, ou “hardcore gamer spécialisé dans les FPS ”. Ces catégories sont faciles à
comprendre, puisqu’elles sont liées à des activités concrètes. Si vous créez un jeu sur le thème des chiens,
du football ou de la chasse aux aliens dans des tunnels sombres, vous prêterez tout naturellement une
attention particulière aux préférences des membres de chacune de ces catégories.

_________

1. First-Person Shooter, ou jeu de tir en vue subjective, dans lequel le champ de vision du joueur est
celui du person-nage qu’il incarne.

Mais d’autres catégories psychographiques ne sont pas si rattachées à des activités concrètes. Elles ont plus
à voir avec ce qu’une personne préfère le plus – le genre de plaisirs qu’elle recherche quand elle participe à
une activité ludique, ou même, plus largement, à n’importe quelle activité. Ceci est intéressant, puisque la
motivation de chaque action humaine peut être ramenée à une forme de recherche de plaisir. Rien n’est
cependant aussi simple, puisqu’il y a de nombreuses formes de plaisirs dans le monde, et que personne
n’en recherche qu’une. Mais il est certainement vrai que les gens ont leur préférence en termes de plaisir.
Le game designer Marc LeBlanc a proposé une liste de huit plaisirs qu’il considère comme étant les “plaisirs
ludiques” fondamentaux.

La taxinomie des plaisirs ludiques de LeBlanc

1. Sensation. Les plaisirs sensoriels impliquent l’utilisation de vos sens. Voir quelque chose de beau,
écouter de la musique, toucher de la soie, et sentir ou goûter une nourriture délicieuse sont tous des
plaisirs sensoriels. C’est principalement la partie esthétique de votre jeu qui sera à l’origine de ces
plaisirs sensoriels. Greg Costikyan raconte une histoire à propos de sensation :

Un exemple de la différence que peut faire une simple sensation pourrait être le jeu de plateau Axis &
Allies. Je l’ai acheté quand il était édité par Nova Games, un obscur éditeur de jeux. Il avait un
plateau vraiment laid, et de vilains jetons en carton pour représenter les unités militaires. J’y ai joué
une fois et, le trouvant plutôt nul, je l’ai remisé au fond d’une armoire. Quelques années plus tard, le
jeu fut acheté et republié par Milton Bradley (MB), avec un nouveau plateau très élégant, et des
centaines de figurines en plastique d’avions, de bateaux, de tanks, et d’infanterie : j’y ai joué de
nombreuses fois depuis. C’est le pur plaisir tactile de bouger les petites figurines militaires sur le
plateau qui rend le jeu amusant à jouer.

Un plaisir sensoriel est souvent un plaisir du jouet (voir l’objectif #15). Ce plaisir ne peut pas
transformer un mauvais jeu en un bon, mais il peut souvent transformer un bon jeu en un très bon jeu.

2. Fantasme. C’est le plaisir des mondes imaginaires, et le plaisir de vous imaginer comme quelque
chose ou quelqu’un que vous n’êtes pas. Nous parlerons de ce plaisir plus en détail aux Chapitres 17 et
18.
3. Narration. Par plaisir de la narration, LeBlanc n’entend pas forcément le récit d’une histoire linéaire
et préconçue. Il signifie en fait le déroulement dramatique d’une séquence d’événements, la manière
dont elle se passe important peu. Nous parlerons de cela aux Chapitres 14 et 15.
4. Challenge. Dans un certain sens, le challenge peut être considéré comme l’un des plaisirs de base du
gameplay, puisque chaque jeu, en son cœur, a un problème à résoudre. Pour certains joueurs, ce plaisir
est suffisant, mais les autres ont besoin de plus.
5. Camaraderie. Ici, LeBlanc se réfère à tout ce qui est plaisant dans l’amitié, la coopération et la
communauté. Sans aucun doute, pour certains joueurs, ce plaisir est le principal attrait des jeux. Nous
discuterons de cela aux Chapitres 21 et 22.
6. Découverte. Le plaisir de la découverte est large : à chaque fois que vous cherchez et trouvez quelque
chose de nouveau, c’est une découverte. Quelquefois c’est l’exploration du monde de votre jeu, d’autres
fois c’est la découverte d’une fonction cachée ou d’une stratégie particulière. Sans aucun doute,
découvrir de nouvelles choses est un des plaisirsclés des jeux.
7. Expression. C’est le plaisir que vous avez à vous exprimer et le plaisir de créer. Par le passé, ce plaisir
était généralement négligé dans la conception des jeux. Aujourd’hui, les jeux permettent aux joueurs de
créer leur propre personnage et de construire puis partager leurs propres niveaux. Souvent,
l’expression permise dans un jeu n’a pas de réelle influence sur la résolution des objectifs du jeu.
Concevoir de nouveaux habits pour votre personnage ne vous aide pas à progresser dans la plupart des
jeux, mais pour quelques joueurs, cela peut être la véritable raison de jouer.
8. Soumission. C’est le plaisir d’entrer dans le cercle magique, de quitter le monde réel et d’entrer dans
un nouveau, et plus agréable, jeu de règles et de significations. Dans un certain sens, tous les jeux
impliquent le plaisir de la soumission, mais il est plus intéressant et agréable d’entrer dans le monde de
certains jeux plutôt que d’autres. Dans certains jeux, vous êtes forcé d’accepter l’invraisemblable, dans
d’autres, le jeu lui-même semble vous faire accepter l’incroyable sans réel effort, et votre esprit entre et
reste facilement dans le monde du jeu. Ce sont ces jeux qui font de la soumission un réel plaisir.

La taxinomie des types de joueurs de Bartle 1

1. Les Réalisateurs veulent atteindre les buts du jeu. Leur plaisir principal est le challenge.
2. Les Explorateurs veulent connaître l’ensemble du jeu. Leur plaisir principal est la découverte.
3. Les Sociables sont intéressés par les relations avec d’autres personnes. Leur plaisir principal repose
sur la camaraderie.
4. Les Tueurs aiment entrer en compétition avec les autres joueurs et les battre. Cette catégorie ne se
connecte pas vraiment bien avec la taxinomie de LeBlanc. Globalement, il semble que les Tueurs
apprécient un mélange des plaisirs de la compétition et de la destruction. De manière intéressante,
Bartle les caractérise comme voulant essentiellement “s’imposer aux autres”, et il inclut dans cette
catégorie les personnes principalement intéressées par l’aide aux autres.

Bartle propose également un graphique fascinant (voir Figure 8.4) qui montre comment les quatre types
couvrent une sorte d’espace : les Réalisateurs veulent agir sur le monde, les Explorateurs veulent interagir
avec le monde, les Sociables veulent interagir avec les joueurs, et les Tueurs veulent agir sur les joueurs.

_________
1. Richard Bartle, pionnier des jeux massivement multijoueurs, est le premier à avoir proposé une
classification des joueurs de MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game – jeu de
rôle en ligne massivement multi-joueur).

FIGURE

8.4

Nous devons faire attention quand nous essayons d’établir de telles taxinomies plutôt simplistes pour
décrire quelque chose d’aussi complexe que le désir humain. Après un examen plus approfondi, nous
voyons que les taxinomies de LeBlanc et de Bartle (et autres listes analogues) ont des lacunes, et en étant
mal utilisées, elles peuvent masquer certains plaisirs plus subtils qui peuvent alors être facilement oubliés,
comme le plaisir de la destruction ou le plaisir de prendre soin des autres, dont nous avons parlé
précédemment. Voici une liste de quelques plaisirs supplémentaires dignes d’intérêt :

L’anticipation. Quand vous savez qu’un plaisir est sur le point d’arriver, le fait de l’attendre est en soi
un plaisir.

La réjouissance du malheur d’un autre. Typiquement, on peut ressentir ça quand une personne
ayant un mauvais comportement a soudainement ce qu’elle mérite. C’est un aspect important des jeux
de compétition. Les Allemands l’appellent “schadenfreude” (prononcez “chodeunefroïde”).

Le don. Il y a un plaisir particulier à rendre quelqu’un heureux en le surprenant avec un cadeau. On


emballe d’ailleurs nos cadeaux pour intensifier cette surprise. Le plaisir n’est pas juste dans le fait que
la personne est heureuse, mais que vous l’avez rendue heureuse.

L’humour. Les choses n’ayant aucun rapport l’une avec l’autre sont soudain liées par un changement
de paradigme. C’est assez dur à décrire, mais nous savons tous quand cela arrive. Et de manière
étrange, cela nous fait émettre une sorte d’aboiement.

La possibilité. C’est le plaisir d’avoir de nombreux choix et de savoir que vous pouvez opter pour
n’importe lequel d’entre eux. On peut souvent ressentir ce plaisir en faisant du shopping ou devant un
buffet.

La fierté d’avoir réussi. C’est un plaisir en soi qui peut persister longtemps après son
accomplissement. Le mot yiddish “naches” (prononcez “nokesse”) évoque ce genre de satisfaction, la
plupart du temps en référence à la fierté ressentie envers les enfants et petits-enfants.

La purification. On se sent bien après avoir nettoyé quelque chose. De nombreux jeux tirent parti du
plaisir de la purification ; tous les jeux dans lesquels vous devez “manger tous les points”, “tuer tous les
méchants”, ou encore “nettoyer le niveau” s’appuient sur ce plaisir.

La surprise. Comme l’objectif #2 : l'objectif de la surprise nous le montre, notre cerveau aime les
surprises.

La peur. Il y a un dicton chez les concepteurs de montagnes russes qui dit que “la peur moins la mort
égale l’amusement”. La peur est ce genre d’amusement : vous êtes terrorisé, tout en vous sachant
parfaitement en sécurité.

Le triomphe sur l’adversité. C’est le plaisir d’avoir accompli quelque chose que vous saviez
difficile, et sans assurance de réussite. Typiquement, ce plaisir est accompagné de cris de victoire. Les
Italiens ont un mot pour ce plaisir : “fiero”.

L’émerveillement. Le plaisir d’être submergé par un sentiment de surprise et d’éblouissement.

Et il y en a beaucoup, beaucoup d’autres. J’ai listé ces plaisirs pour leur nature hors classification, afin
d’illustrer la richesse des formes du plaisir. Des listes de plaisirs comme celles évoquées précédemment
peuvent servir de références utiles, mais n’oubliez pas de garder l’esprit ouvert à d’éventuels autres plaisirs
qui ne seraient pas listés. La perspective cruciale du plaisir nous donne l’objectif #17.

Objectif #17 : Le plaisir

Pour utiliser cet objectif, pensez aux genres de plaisirs que votre jeu offre et n’offre pas au joueur.

Posez-vous ces questions :

Quels plaisirs mon jeu donne-t-il aux joueurs ? Peuvent-ils être améliorés ?

Quels plaisirs manquent à l’expérience ? Pourquoi ? Peuvent-ils être ajoutés ?

Intrinsèquement, le but d’un jeu est de donner du plaisir. En parcourant des listes de plai-sirs connus et
en évaluant comment votre jeu parvient ou non à les délivrer à vos joueurs, vous pouvez être inspiré
pour apporter des changements à votre jeu qui amélioreront le plaisir des joueurs. Soyez cependant
toujours attentif à d’éventuels plaisirs passés sous le radar de ces listes, puisque l’un d’eux pourrait le
cas échéant donner à votre jeu la qualité particulière dont il a besoin.

Connaître vos joueurs intimement, et même plus intimement qu’ils ne se connaissent euxmêmes, est la clé
pour leur donner un jeu qu’ils apprécieront. Au Chapitre 9, nous apprendrons à les connaître encore un
peu mieux.
9
L’expérience est dans l’esprit du joueur

FIGURE

9.1

Nous avons déjà vu qu’en fin de compte le game designer crée des expériences. Ces expériences peuvent
uniquement prendre place dans un endroit, le cerveau humain. Et réussir à divertir le cerveau humain est
difficile, notamment à cause de sa complexité : il est l’objet le plus complexe de l’univers connu.

Pire encore, une majeure partie de son fonctionnement nous est cachée.

Jusqu’à ce que vous arriviez à cette phrase, aviez-vous la moindre conscience de la position de votre corps,
du rythme de votre respiration, ou de la façon dont vos yeux bougeaient pour suivre les lignes sur la page ?
Avez-vous même une idée de la façon dont vos yeux bougent ? Le font-ils de façon linéaire et régulière, ou
par à-coups ? Comment avez-vous pu lire des livres pendant tant d’années sans connaître la réponse à cette
question ? Quand vous parlez, savez-vous vraiment ce que vous allez dire avant même de le dire ? De façon
assez incroyable, quand vous conduisez une voiture, vous observez la courbure de la route et la convertissez
en un angle de rotation en fonction duquel vous allez bouger le volant. Qui calcule cela ? Pouvezvous même
vous souvenir d’avoir prêté une attention particulière à la courbure de la route ? Et comment se peut-il que
simplement parce que cette phrase contient les mots “Imaginez-vous en train de manger un hamburger
avec des cornichons”, votre bouche commence à saliver ?

Regardez ce problème :

FIGURE

9.2

D’une manière ou d’une autre, vous savez quelle est la figure manquante. Comment êtesvous arrivé à cette
conclusion ? était-ce par un procédé de logique déductive, ou avez-vous juste “vu” la réponse ? Si vous
l’avez juste vue, qu’avez-vous vu exactement ? Et qui a dessiné l’image que vous avez vue ?

Une de plus. Trouvez un ami pour faire cette expérience :

1. Posez-lui à la suite cinq questions dont la réponse commune est “blanc” (par exemple, quelle est la
couleur entre le bleu et le rouge dans le drapeau français, quelle était la couleur du cheval blanc
d’Henri IV, de quelle couleur sont les casques des StormTroopers, etc.).
2. Posez-lui ensuite cette ultime question : “Que boivent les vaches ?”

Votre ami répondra très certainement “du lait”. Mais le lait est ce que les vaches produisent, pas ce qu’elles
boivent. Si vous aviez posé directement cette dernière question, il vous aurait sans aucun doute donné une
réponse plus correcte, comme “de l’eau”. Mais en imprégnant les réseaux du cerveau (dont les connexions
complexes induisent un fonctionnement analogique) avec “blanc”, lorsque le mot vache est prononcé,
l’association des deux donne instantanément “le lait” comme la réponse la plus probable, alors même
qu’elle n’est pas la bonne. La plupart du temps, nous pensons que répondre à une question comme “Que
boivent les vaches ?” se passe à un niveau très conscient, mais en réalité le subconscient exerce un contrôle
terrible sur tout ce que nous disons ou faisons. Dans la majorité des cas, il le fait bien et à bon escient, et
nous avons l’impression que “nous” en sommes à l’origine, mais de temps à autre, il fait une erreur risible
et dévoile alors l’étendue du contrôle dont il dispose réellement.

La plus grande partie de ce qui se passe dans nos cerveaux n’arrive pas jusqu’à notre conscience. Les
psychologues font peu à peu des progrès dans la compréhension de ces processus subconscients, mais en
général, nous ne savons pas vraiment comment ils marchent réellement. Les mécanismes de notre pensée
sont pour la plupart au-delà de notre compréhension, et au-delà de notre contrôle. Mais c’est dans l’esprit
qu’ont lieu les expériences de jeu, alors nous devons faire ce que nous pouvons pour avoir une certaine
connaissance de ce qu’il semble s’y passer. Au Chapitre 6, nous avons conseillé d’utiliser la puissance du
subconscient créatif pour devenir un meilleur concepteur. Nous devons maintenant considérer
l’interaction entre le conscient et l’inconscient dans l’esprit du joueur. Tout le savoir concernant l’esprit
humain remplirait de nombreuses encyclopédies ; nous restreindrons notre examen de l’esprit à quelques-
uns des facteurs-clés se relatant à la conception de jeu.

Il y a quatre capacités mentales principales rendant possible le gameplay. Ce sont la modélisation,


l’attention, l’imagination, et l’empathie. Nous les étudierons à tour de rôle, et examinerons ensuite les
priorités secrètes du subconscient des différentes sortes de joueurs.

La modélisation
La réalité est incroyablement complexe. La seule façon pour nos esprits de gérer cela est de simplifier la
réalité pour que nous puissions lui donner un certain sens. Ainsi, nos esprits ne sont pas en prise directe
avec la réalité, mais plutôt avec des sortes de modèles réduits de la réalité. Nous n’en avons pas conscience :
la modélisation a lieu sans que nous le sachions. La conscience est donc l’illusion que nos expériences
internes sont la réalité, quand en réalité elles sont des simulations imparfaites de quelque chose que nous
ne comprendrons peut-être jamais réellement. L’illusion est très bonne, mais il arrive quelquefois que nos
simulations internes montrent leurs limites. Quelques-unes sont visuelles, comme dans cette image :

FIGURE

9.3

En réalité, ces points ne changent pas de couleur lorsque nos yeux parcourent l’image, mais notre cerveau
nous fait croire le contraire.

Certains autres exemples ne deviennent clairs qu’après y avoir réfléchi un certain temps, comme pour le
spectre de la lumière visible. D’un point de vue physique, la lumière visible, l’infrarouge, l’ultraviolet et les
micro-ondes sont tous des radiations électromagnétiques de la même espèce, ayant simplement des
longueurs d’ondes différentes. Nos yeux peuvent uniquement percevoir une infime fraction de ce spectre,
et nous appelons cette fraction la lumière visible. Il nous serait très utile de pouvoir voir les autres sortes de
lumières. Voir la lumière infrarouge par exemple nous permettrait de repérer facilement des prédateurs
dans l’obscurité, puisque toutes les créatures vivantes émettent des infrarouges. Malheureusement,
l’intérieur de nos yeux en émet également, ce qui fait que si nous pouvions les voir, nous nous aveuglerions
nous-mêmes. Au final, une quantité énorme d’informations utiles, c’est-à-dire tout ce qui se trouve à
l’extérieur du spectre de la lumière qui est visible, ne fait pas partie de la réalité que nous percevons.

Même la lumière visible que nous percevons est étrangement filtrée par nos yeux et nos cerveaux. Parce
que nos yeux sont faits ainsi, cet étalage de longueurs d’ondes de la lumière visible nous semble être réparti
en des groupes distincts que nous appelons couleurs. Lorsque nous regardons un arc-en-ciel provenant
d’un prisme, nous pouvons tracer des lignes séparant les couleurs les unes des autres. Mais en vérité ceci
est juste un artefact des mécanismes de la rétine. En réalité, il n’y a pas de délimitation franche des
couleurs, seulement un dégradé de longueurs d’ondes, même si nos yeux nous disent que le bleu et le bleu
ciel sont bien plus ressemblants que le bleu et le vert, par exemple. Nos yeux ont changé de cette manière
au fil de notre évolution, parce que casser de la sorte les longueurs d’ondes en groupes est une façon plus
pratique de mieux comprendre le monde. Les “couleurs” sont seulement une illusion, ne faisant pas du tout
partie de la réalité, mais étant un modèle très utile de la réalité.

La réalité est pleine d’aspects qui ne font pas du tout partie de notre modélisation quotidienne. Par
exemple, nos corps, nos maisons et notre nourriture sont envahis de bactéries et autres créatures
microscopiques. Beaucoup sont des organismes unicellulaires, mais d’autres, comme le Demodex
follicularum, qui vit dans nos cils, nos pores et nos follicules pileux, sont presque assez grands (jusqu’à 0,4
mm) pour pouvoir être vus à l’œil nu. Ces minuscules créatures sont partout autour de nous, mais ne font
généralement pas partie de nos modèles mentaux, simplement parce que nous n’avons pas besoin de les
connaître.

FIGURE
9.4

Une bonne façon d’arriver à appréhender quelques-uns de nos modèles mentaux est de chercher des
choses qui nous semblent naturelles jusqu’au moment où on y réfléchit. Regardez cette image de Charlie
Brown. À première vue, rien ne semble trop inhabituel – c’est un garçon. Mais après réflexion, il ne
ressemble pas du tout à une personne réelle. Sa tête est presque aussi grosse que son corps ! Ses doigts sont
juste des sortes de petites bosses ! Et le plus choquant, c’est qu’il est fait de lignes. Regardez autour de
vous, rien n’est fait de lignes, tout a une épaisseur. Son irréalité ne nous apparaît que lorsque nous nous
arrêtons et réfléchissons consciemment à cela, ce qui est un indice sur la façon dont le cerveau modélise les
choses.

Charlie Brown semble être une personne même s’il ne ressemble à personne que nous connaissons, parce
qu’il correspond à certains de nos modèles internes. Nous acceptons cette tête géante parce que nos esprits
emmagasinent beaucoup plus d’informations sur les têtes et les visages que pour le reste du corps, et
qu’énormément de sentiments d’une personne sont exprimés par son visage. S’il avait plutôt une petite tête
et des pieds géants, il nous paraîtrait instantanément ridicule, parce qu’il ne coïnciderait plus du tout avec
nos modèles internes.

Et à propos de ces lignes ? Il est difficile pour le cerveau de faire face à une scène et d’arriver à définir quels
objets sont séparés les uns des autres. Quand il le fait, sous notre niveau de conscience, le système interne
de notre processus de vision dessine des lignes autour de chaque objet unique. Notre esprit conscient ne
voit jamais ces lignes, mais il a une sensation lui permettant de définir quelles choses dans une pièce sont
des objets séparés. Lorsqu’on nous montre une image sur laquelle ont déjà été dessinées des lignes, elle a
été en quelque sorte “prédigérée”, et concorde parfaitement avec nos mécanismes internes de modélisation,
leur épargnant beaucoup de temps de travail. C’est en partie pour cela que les gens trouvent les bandes
dessinées et les dessins animés si apaisants à regarder : notre cerveau a besoin de faire moins d’efforts
pour les comprendre.

Les magiciens nous éblouissent en tirant parti de nos modèles mentaux et en les cassant. Dans nos esprits,
nos modèles sont la réalité, alors nous avons le sentiment que nous voyons quelqu’un réaliser l’impossible.

L’exclamation du public à l’instant culminant d’un tour de magie est en fait le son que font les modèles
mentaux des spectateurs au moment d’être mis en pièces. Et c’est uniquement la certitude “qu’il y a un
truc” qui nous permet de résister à la tentation de penser que les magiciens ont des pouvoirs surnaturels.

Nos cerveaux font un travail extraordinaire pour synthétiser la complexité de la réalité en des modèles
mentaux plus simples pouvant être facilement rangés, raisonnés et manipulés. Et ce n’est pas uniquement
le cas pour les objets visuels. C’est également le cas pour les relations humaines, l’évaluation des risques et
des récompenses, et la prise de décision. Nos esprits font face à une situation complexe et essaient de la
réduire à une simple série de règles et de relations que nous pouvons manipuler de manière interne.

En tant que game designers, nous faisons très attention à ces modèles mentaux parce que les jeux, avec
leurs règles simples, sont comme Charlie Brown : ce sont des modèles prédigérés que nous pouvons
facilement absorber et manipuler. C’est pour cela qu’ils sont relaxants ; ils demandent moins de travail
pour nos cerveaux que le monde réel, parce qu’une bonne part de sa complexité a été enlevée. Les jeux de
stratégie abstraits, comme le morpion ou le backgammon, sont pour ainsi dire des modèles complètement
nus. D’autres, comme les jeux de rôle sur ordinateur, prennent un modèle simple et l’enrobent dans un
esthétisme sucré, pour que l’acte même de travailler pour digérer le modèle soit agréable. Et c’est
tellement différent du monde réel, dans lequel vous devez travailler dur pour ne serait-ce trouver quels
sont les règles et les objectifs du jeu, puis travailler encore plus pour essayer de les atteindre, sans jamais
être sûr que vous êtes en train de faire ce qu’il faut. Et c’est pour cela que les jeux peuvent parfois être un
1
bon entraînement au monde réel ; c’est pour cela qu’ils continuent d’enseigner les échecs à West Point .
Les jeux nous entraînent à digérer et à expérimenter sur la base de modèles simples, pour que nous
puissions progresser jusqu’à atteindre des modèles aussi complexes que le monde réel, et ainsi être
capables de les gérer lorsque nous sommes prêts.

La chose importante à comprendre est que tout ce que nous expérimentons et tout ce à quoi nous pensons
est un modèle – pas la réalité. La réalité est au-delà de notre compréhension. Tout ce que nous pouvons
comprendre est notre petit modèle de réalité. Parfois ce modèle se casse, et nous devons le réparer. La
réalité dont nous faisons l’expérience est juste une illusion, mais cette illusion est la seule réalité que nous
ne connaîtrons jamais. En tant que concepteur, si vous pouvez comprendre et contrôler comment cette
illusion se forme dans l’esprit de votre joueur, vous créerez des expériences qui sembleront aussi vraies, et
parfois plus vraies, que la réalité elle-même.

La focalisation
L’une des techniques fondamentales que nos cerveaux utilisent pour arriver à comprendre le monde repose
sur leur capacité à focaliser leur attention de manière sélective, en ignorant certaines choses et en allouant
plus d’énergie mentale à d’autres. La capacité du cerveau à faire cela peut être saisissante. Un exemple est
“l’effet soirée cocktail”, qui est notre capacité remarquable à suivre une seule conversation dans une pièce
remplie de personnes qui par-lent toutes en même temps. Alors même que les ondes sonores de plusieurs
conversations nous arrivent aux oreilles simultanément, nous avons d’une certaine manière la capacité
d’en écouter une et de “débrancher” toutes les autres. Des psychologues ont procédé à des “études de
l’écoute dichotique”. Dans ces tests, les sujets portent des casques qui diffusent différentes expériences
sonores dans chaque oreille. Par exemple, une voix dans l’oreille gauche du sujet peut être en train de lire
Shakespeare, et une voix dans son oreille droite peut être en train de lire un flux continu de nombres. À
condition que les voix ne soient pas trop semblables, les sujets auxquels on demande de se focaliser sur
l’une des deux voix, et de répéter tout ce qu’ils entendent au moment où ils l’entendent, sont généralement
capables de le faire. Après coup, quand on les interroge sur ce que l’autre voix disait, les sujets n’en ont
généralement aucune idée. Leurs cerveaux se sont focalisés uniquement sur l’information sélectionnée et
ont ignoré le reste.

__________

1. NDT : West Point est l’une des deux écoles militaires les plus prestigieuses des états-Unis.

Ce sur quoi nous nous focalisons à un moment donné est déterminé par un mélange de nos désirs
inconscients et de notre volonté consciente. Lorsque nous concevons des jeux, notre but est de créer une
expérience suffisamment intéressante pour qu’elle arrive à capter l’attention du joueur aussi longtemps et
intensément que possible. Lorsque quelque chose arrive à focaliser notre attention et notre imagination
sur une longue période de temps, nous entrons dans un état mental intéressant. Le reste du monde semble
s’effacer, et nous n’avons plus de pensées parasites. Nos pensées sont concentrées sur ce que nous faisons,
et nous perdons toute notion de temps. Cet état d’attention, de plaisir et d’amusement soutenus est appelé
“flow”, et a fait l’objet d’une étude extensive par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi, ainsi que de
nombreux autres. Le flow est parfois défini comme “un sentiment d’engagement total lors d’une activité,
avec un niveau élevé de plaisir et d’épanouissement”. Il est payant pour les game designers d’étudier
attentivement le flow, parce que c’est exactement le sentiment que nous voulons que les joueurs jouant à
nos jeux puissent avoir la chance d’apprécier. Quelques-uns des éléments essentiels pour créer une activité
mettant un joueur dans un état de flow sont :

Des objectifs clairs. Quand nos objectifs sont clairs, nous sommes capables plus facilement de rester
concentrés sur notre tâche. Lorsque ce n’est pas le cas, nous n’arrivons pas à “être dedans”, puisque
nous ne sommes pas certains du tout que nos actions actuelles ont une utilité.

Pas de distractions. Les distractions détournent notre attention de notre tâche. Pas d’attention, pas
de flow.
Un retour direct. Si à chaque fois que nous faisons une action, nous devons attendre avant de savoir
quel effet cela a eu, nous allons rapidement devenir distraits et détourner notre attention de notre
tâche. Quand le retour est immédiat, nous pouvons plus facilement rester attentifs.

Un challenge continu. Les humains aiment se trouver face à un challenge. Il faut cependant que
l’on pense avoir des chances de le réussir. Si l’on commence à penser que le challenge est
insurmontable, on se sent frustrés, et nos esprits commencent à chercher une activité qui aura plus de
chances d’aboutir à une récompense. D’un autre côté, si le challenge est trop facile, on sent rapidement
venir l’ennui, et une fois encore, nos esprits se mettent à la recherche de nouvelles activités
potentiellement plus intéressantes.

Les activités du flow doivent réussir à rester dans une marge étroite de challenges se situant entre l’ennui et
la frustration, puisque ces deux extrêmes déplaisants peuvent détourner l’attention de notre esprit vers
une nouvelle activité. Csikszentmihalyi appelle cette marge le “canal du flow”. Il donne un exemple de
canal du flow en utilisant, sans surprise, un jeu.

Considérons que la figure ci-après représente une activité spécifique – par exemple, le jeu du tennis. Les
deux dimensions théoriquement les plus importantes de l’expérience, les challenges et les compétences,
sont représentées sur les deux axes du diagramme. La lettre A représente Alex, un garçon qui apprend à
jouer au tennis. Le diagramme montre Alex à quatre différents moments dans le temps. Lorsqu’il
commence à jouer (A1), Alex n’a pratiquement aucune compétence, et le seul challenge auquel il doit faire
face est celui de renvoyer la balle au-dessus du filet. Ce n’est pas un exploit vraiment difficile, mais Alex a
des chances de l’apprécier parce que la difficulté est adaptée à ses compétences rudimentaires. À ce point-
là, il sera donc probablement dans le flow. Mais il ne peut pas y rester longtemps. Après un moment, s’il
continue de s’entraîner, ses compétences finiront forcément par s’améliorer, et il se lassera alors de
simplement frapper la balle au-dessus du filet (A2). Ou il se peut qu’il rencontre un adversaire plus
expérimenté, auquel cas il réalisera qu’il y a des challenges qui l’attendent, bien plus difficiles que de juste
taper dans la balle – à ce point, il ressentira de l’anxiété (A3) à propos de sa performance médiocre.

FIGURE
9.5

Ni l’ennui ni l’anxiété ne sont des expériences positives, alors Alex sera motivé pour retourner vers un état
de flow. Comment va-t-il faire ? en regardant de nouveau le diagramme, nous voyons que s’il s’ennuie
(A2) et souhaite retourner dans le flow, Alex n’a qu’un seul choix : augmenter les challenges auxquels il
fait face (il a également un second choix, celui d’arrêter le tennis – auquel cas A disparaîtrait tout
simplement du diagramme). en se donnant un nouvel objectif plus difficile et plus adapté à ses
compétences – en fait, battre un adversaire juste un peu plus expérimenté qu’il ne l’est –, Alex serait de
retour dans le flow (A4).

Si Alex est anxieux (A3), la manière de revenir dans le flow requiert qu’il améliore ses compétences.
Théoriquement, il pourrait également réduire la difficulté des challenges qu’il rencontre, et ainsi
retourner dans le flow à l’endroit où il a commencé (A1), mais dans la pratique il est difficile d’ignorer
des challenges une fois que l’on est au courant qu’ils existent.

Le diagramme montre que à la fois (A1) et (A4) représentent des situations dans lesquelles Alex est dans
le flow. Bien qu’ils soient tous deux aussi agréables, ces deux états sont pour le moins différents, dans le
sens que (A4) est une expérience plus complexe que (A1). elle est plus complexe parce qu’elle implique des
challenges plus élevés, et requiert de plus grandes compétences de la part du joueur.

Mais (A4), bien que complexe et agréable, ne représente pas non plus une situation stable. Comme Alex
continue de jouer, il risque soit de céder à l’ennui face au peu d’opportunités qu’il trouve à ce niveau, soit
de devenir anxieux et frustré par ses capacités relativement faibles. Donc la motivation de se sentir de
nouveau bien le poussera à revenir dans le canal du flow, mais maintenant à un niveau de complexité
encore plus élevé que (A4).

C’est cet aspect dynamique qui explique pourquoi les activités du flow mènent à la croissance et à la
découverte. On ne peut pas prendre plaisir pendant très longtemps en restant à faire la même chose au
même niveau. On finit par s’ennuyer ou par être frustré, et alors le désir de se sentir de nouveau bien
nous pousse à étendre nos compétences, ou à découvrir de nouvelles opportunités de les utiliser.

Vous pouvez voir que garder quelqu’un dans le canal du flow est une alchimie délicate, puisque le niveau de
compétence d’un joueur reste rarement le même. Lorsque sa compétence augmente, vous devez lui
présenter des challenges plus relevés. Pour les jeux traditionnels, cela signifie généralement chercher des
adversaires plus forts. Dans les jeux vidéo, il y a en général une séquence de niveaux qui deviennent
graduellement de plus en plus durs. Ce schéma de niveaux à la difficulté croissante est une alternative qui
s’équilibre bien : les joueurs avec beaucoup de compétences peuvent finir les niveaux les plus faciles plus
vite, jusqu’à ce qu’ils arrivent aux niveaux représentant réellement un challenge pour eux. Cette connexion
entre les compétences et la rapidité avec laquelle il est possible de finir un niveau permet de garder les
joueurs aguerris éloignés de l’ennui. Cependant, le joueur qui est suffisamment persévérant pour finir le
jeu, après avoir surmonté tous les niveaux, est assez rare. La plupart des joueurs finissent par arriver à un
niveau où ils passent tellement de temps dans la zone de frustration qu’ils abandonnent finalement le jeu.
Il y a un débat acharné pour savoir si cela est une mauvaise chose (beaucoup de joueurs sont frustrés) ou
une bonne chose (puisque seuls les joueurs persévérants et compétents peuvent arriver à la fin, celle-ci a
quelque chose de spécial).

De nombreux concepteurs s’accordent à dire que bien que rester dans le canal du flow soit important,
certaines façons de le remonter sont meilleures que d’autres. Remonter le canal linéairement, comme
cela…
FIGURE
9.6

… est définitivement mieux que de finir le jeu dans l’anxiété ou l’ennui. Mais réfléchissez à l’expérience de
jeu qui suit un chemin plutôt comme ceci :

FIGURE
9.7

Elle sera sans aucun doute beaucoup plus intéressante aux yeux d’un joueur. C’est un cycle redondant d’un
challenge qui s’accroît, suivi par une récompense, offrant souvent plus de capacités, qui donne un moment
de plus grande facilité avec moins de challenge. Mais bientôt, le challenge se relève de nouveau. Par
exemple, un jeu vidéo peut avoir un système d’arme qui me permet de détruire les ennemis si je leur tire
dessus trois fois. En avançant dans le jeu, les ennemis deviennent plus nombreux, augmentant le
challenge. Si j’arrive à le surmonter et à abattre suffisamment d’ennemis, je peux être récompensé avec une
arme me permettant de venir à bout d’un ennemi en seulement deux tirs. Le jeu devient alors plus facile, ce
qui est une belle récompense. Cette période facile ne dure pas cependant, parce que bientôt de nouveaux
ennemis qui demandent trois ou même quatre tirs pour être détruits, même avec ma nouvelle arme, font
leur apparition, amenant alors le challenge vers de n ouveaux sommets.

Ce cycle de “tension et relâchement, tension et relâchement” revient systématiquement dans le design. Cela
semble être inhérent au plaisir humain. Trop de tension, et on s’épuise. Trop de relâchement, et on
s’ennuie. Lorsqu’on navigue entre les deux, on apprécie à la fois l’excitation et la relaxation, et cette
oscillation procure également le plaisir de la variété et le plaisir de l’anticipation.

Vous pouvez clairement voir comment l’idée de flow et de canal de flow peut être utile dans le cadre de
discussions et d’analyses autour de l’expérience procurée par un gameplay, tellement utile qu’il s’agit de
l’objectif #18.

Objectif #18 : Le flow

Pour utiliser cet objectif, vous devez examiner ce qui retient l’attention de votre joueur.

Posez-vous ces questions :

Est-ce que mon jeu a des objectifs clairs ? Si ce n’est pas le cas, comment puis-je corriger cela
?

Est-ce que les objectifs du joueur sont les mêmes que ceux que j’avais prévus ?

Y a-t-il des parties du jeu qui distraient les joueurs au point d’en oublier leurs objectifs ? Si
c’est le cas, ces distractions peuvent-elles être réduites, ou liées aux objectifs du jeu ?

Est-ce que mon jeu propose un flow régulier de challenges qui ne soient ni trop difficiles ni
trop faciles, en prenant en considération le fait que les compétences du joueur s’améliorent
graduellement ?

Est-ce que les compétences du joueur s’améliorent au rythme que j’avais espéré ? Si ce n’est
pas le cas, comment puis-je changer cela ?

Le flow est une chose très difficile à tester. Vous ne le verrez pas en dix minutes de game-play. Vous devez
observer les joueurs pendant de plus longues périodes de temps. Encore plus délicat, un jeu qui garde
quelqu’un dans le flow les quelques premières fois où il joue peut devenir plus tard ennuyeux ou frustrant.

Lorsqu’on observe un joueur, il est facile de passer à côté du flow ; vous devez donc apprendre à le
reconnaître. Il n’est pas toujours accompagné d’expressions visibles d’émotions, il implique souvent un
retrait silencieux. Les joueurs dans le flow alors qu’ils jouent à des jeux en solitaire sont souvent silencieux,
se murmurant parfois à eux-mêmes. Ils sont tellement concentrés qu’ils sont parfois lents à répondre ou
irrités par vos questions. Les joueurs dans le flow lors de parties multijoueurs communiqueront parfois les
uns avec les autres de manière enthousiaste, tout en restant concentrés sur le jeu. Une fois que vous avez
remarqué un joueur dans le flow pendant qu’il joue à votre jeu, vous devez l’observer attentivement, il n’y
restera pas indéfiniment. Vous devez faire attention à ce moment crucial – l’événement qui le pousse hors
du canal du flow – pour pouvoir trouver comment être sûr que cet événement ne se reproduise pas dans
votre prochain prototype du jeu.

Une ultime note : n’oubliez pas d’utiliser l’objectif du flow sur vous-même ! Vous remarquerez sûrement
que les moments dans le flow sont ceux pendant lesquels vous êtes le plus productif dans votre rôle de
concepteur ; assurez-vous d’organiser votre temps de conception pour que vous puissiez atteindre cet état
d’esprit spécial aussi souvent que possible.

L’empathie
En tant qu’humains, nous avons l’incroyable faculté de nous mettre à la place des autres. Lorsque nous
faisons cela, nous pensons comme l’autre et ressentons ce qu’il ressent, du mieux que nous le pouvons. Et
c’est l’une des caractéristiques de cette capacité à se comprendre mutuellement que de pouvoir faire cela, et
cela fait partie intégrante du gameplay.

Il y a un exercice de théâtre intéressant dans lequel des acteurs sont répartis en deux groupes. Dans le
premier groupe, chaque acteur choisit une émotion (la joie, la tristesse, la colère, etc.), puis tous se
promènent sur la scène, chacun essayant de projeter l’émotion qu’il a choisie à travers son attitude, sa
démarche et son expression faciale. Le second groupe ne choisit pas d’émotion. Les acteurs qui en font
partie se déplacent juste au hasard parmi les membres du premier groupe, essayant d’établir un contact
visuel avec eux. La première fois qu’ils essaient cet exercice, les acteurs du second groupe s’aperçoivent
qu’ils font quelque chose d’étonnant : à partir du moment où ils établissent un contact visuel avec
quelqu’un projetant une émotion, ils s’approprient cette émotion et adoptent l’expression faciale
correspondante sans même s’en rendre compte.

Ceci est un bon exemple de la force de notre pouvoir d’empathie. Sans même essayer, nous devenons les
autres. Lorsque nous voyons quelqu’un d’heureux, nous pouvons ressentir sa joie comme si elle était la
nôtre. Et lorsque nous voyons quelqu’un qui est triste, nous pouvons ressentir sa peine. Les gens du
spectacle utilisent notre pouvoir d’empathie pour nous donner l’impression que nous faisons partie de
l’histoire qu’ils ont créée. Étonnamment, notre empathie peut être projetée d’une personne à une autre en
un clin d’œil. Nous pouvons même avoir de l’empathie avec les animaux.

Avez-vous remarqué que les chiens ont des expressions faciales bien plus riches que les autres animaux ?
Ils expriment leurs émotions avec leurs yeux et leurs sourcils d’une façon identique à la nôtre (voir Figure
9.8). Les loups (les ancêtres des chiens) sont très loin d’avoir la même palette d’expressions faciales que les
chiens domestiqués. Les chiens semblent avoir développé cette capacité comme une technique de survie.
Les chiens pouvant avoir les bonnes expressions faciales arrivaient à s’attacher notre empathie, et nous, en
ressentant soudain leurs sentiments, avions plus de chances de prendre soin d’eux.
FIGURE
9.8

Bien sûr, le cerveau fait tout cela en utilisant des modèles mentaux. En réalité, nous sommes empathiques
non pas avec de vraies personnes ou de vrais animaux, mais avec les modèles mentaux que nous avons
d’eux, ce qui signifie que nous sommes facilement trompés. Nous pouvons ressentir de l’émotion lorsqu’il
n’y en a aucune. Une photo, un dessin ou un personnage de jeu vidéo peuvent tout aussi bien capturer
notre empathie. Les réalisateurs l’ont bien compris, et ils baladent un peu partout notre empathie, d’un
personnage à un autre, manipulant ainsi nos sentiments et nos émotions. La prochaine fois que vous
regarderez la télévision, soyez attentif, à chaque instant, au personnage sur lequel se porte votre empathie,
et pour quelles raisons.

En tant que game designers, nous utilisons l’empathie de la même manière que les écrivains, les graphistes
et les réalisateurs le font, mais nous avons également notre propre lot de nouvelles interactions
empathiques. Les jeux tournent autour de la résolution de problèmes, et la projection empathique est une
méthode utile pour résoudre des problèmes. Si je peux m’imaginer à la place de quelqu’un d’autre, je peux
prendre de meilleures décisions quant à ce que cette personne peut faire pour résoudre un problème
particulier. Aussi, dans les jeux, vous ne faites pas que projeter vos sentiments dans un personnage, vous
projetez également la totalité de votre capacité à la prise de décision, et pouvez de ce fait devenir ce
personnage d’une façon qu’il est impossible d’imaginer dans un média qui n’est pas interactif. Nous
discuterons en détail des implications de ceci au Chapitre 18.

L’imagination
L’imagination fait entrer le joueur dans le jeu en faisant entrer le jeu dans le joueur (voirFigure 9.9).

Vous pourriez penser, lorsque je parle du pouvoir de l’imagination du joueur, que je me réfère à leur
imagination créative et au pouvoir d’imaginer des mondes fantastiques à la frontière de l’onirique, mais je
parle en fait de quelque chose de bien plus trivial. L’imagination dont je parle est le pouvoir miraculeux que
chacun tient pour acquis : l’imagination de tous les jours que tout le monde utilise pour communiquer et
résoudre des problèmes. Par exemple, si je vous raconte cette courte histoire : “Hier, le postier a volé ma
voiture”, je vous en ai dit très peu, mais vous avez déjà une image de ce qui est arrivé.

FIGURE

9.9

Étrangement, votre image mentale est pleine de détails que je n’ai pas mentionnés dans mon histoire.
Examinez l’image mentale que vous vous êtes faite, et répondez à ces questions :

À quoi ressemblait le postier ?

Dans quel genre d’environnement ma voiture se trouvait-elle lorsqu’il l’a volée ?

De quelle couleur était la voiture ?

À quel moment de la journée l’a-t-il volée ?

Comment l’a-t-il volée ?

Pourquoi l’a-t-il volée ?

Je ne vous ai donné aucun de ces détails, mais votre extraordinaire imagination en a fabriqué un certain
nombre pour que vous puissiez plus facilement réfléchir à ce dont j’étais en train de vous parler.
Maintenant, si je décide soudainement de vous donner plus de détails, comme “ce n’était pas une vraie
voiture, mais un modèle réduit très coûteux”, vous reformulez rapidement votre image mentale pour
qu’elle corresponde à ce que vous venez d’entendre, et vos réponses aux précédentes questions auront
changé en conséquence. Cette capacité de notre cerveau à remplir automatiquement les trous est très utile
pour le game design, puisque cela signifie que nos jeux n’ont pas besoin de donner chaque détail, les
joueurs étant capables de pallier par eux-mêmes ces manques. L’art étant de savoir ce que vous devez
montrer aux joueurs, et ce que vous devez laisser à leur imagination.

Ce pouvoir, quand on y pense, est assez incroyable. Le fait que nos cerveaux ne s’occupent que de modèles
simplifiés de la réalité signifie que nous pouvons manipuler ces modèles sans effort, quelquefois dans des
situations qui ne seraient pas possibles dans la réalité. Je peux voir une chaise et l’imaginer dans une autre
couleur, d’autres dimensions, si elle était faite en rotin, ou si elle pouvait marcher. Nous résolvons
beaucoup de problèmes de cette façon. Si je vous demande de trouver une façon de changer une ampoule
sans avoir d’escabeau à votre disposition, vous pouvez immédiatement commencer à imaginer les solutions
possibles.

L’imagination a deux fonctions cruciales : la première est la communication (souvent utilisée pour raconter
des histoires), et la seconde est la résolution de problèmes. Puisque les jeux font un usage intensif des deux,
les game designers doivent comprendre comment utiliser l’imagination des joueurs comme un partenaire
de récit, et avoir un sens des problèmes qu’elle sera capable de résoudre ou non.

La motivation
Nous avons examiné quatre des capacités mentales clés qui rendent le jeu possible : la modélisation, la
focalisation, l’empathie, et l’imagination. Examinons maintenant quelles sont les motivations du cerveau à
les utiliser. En 1943, le psychologue Abraham Maslow écrivit un article intitulé “Une théorie de la
motivation humaine”, qui proposait une hiérarchie des besoins humains, souvent représentée comme une
pyramide :

FIGURE
9.10

L’idée ici est que les gens ne sont pas motivés à atteindre les plus hauts niveaux de besoins de cette liste
tant que les besoins sur lesquels ils reposent n’ont pas été satisfaits. Par exemple, si quelqu’un meurt de
faim, cela devient sa priorité avant une sensation de sécurité. Si quelqu’un ne se sent pas aimé ou n’a pas de
sentiment d’appartenance sociale, il ne va pas ressentir le besoin de gonfler son ego. Et quelqu’un qui n’a
pas une estime de lui suffisante ne sera pas capable d’aller explorer ses talents cachés (vous souvenez-vous
du don majeur ?) pour faire ce qu’il était “né pour faire”.

Si vous y réfléchissez bien, vous pourrez trouver quelques exceptions possibles à ce modèle, mais dans
l’ensemble, il marche suffisamment bien pour être un outil très utile pour discuter des motivations du
joueur dans les jeux. Il est intéressant de penser aux différents gameplays, et à quel endroit ils se situent
dans cette hiérarchie. Il est question dans de nombreux game-plays d’accomplissement et de maîtrise, ce
qui les place au niveau quatre, l’estime de soi. Mais quelques-uns sont plus bas. En regardant la hiérarchie,
les raisons du pouvoir d’attraction et d’attachement des jeux multijoueurs deviennent claires : ils
répondent à des besoins plus basiques que les jeux en solo. Il ne devrait donc pas être surprenant que
beaucoup de joueurs se sentent plus motivés par ces jeux-là.

Pouvez-vous penser à un gameplay qui irait encore plus bas dans la hiérarchie, jusqu’au deuxième ou
même premier niveau ? Et au cinquième niveau ?

Un jeu qui vous connecte avec d’autres personnes vous permet de ressentir une sensation
d’accomplissement, vous permet de créer et de construire des choses en exprimant votre créativité, et
remplit les besoins des niveaux trois, quatre et cinq. Sous cette perspective, la popularité et l’attachement
de jeux ayant à la fois des communautés en ligne et des outils de création de contenus sont parfaitement
sensés. Il est également intéressant de réfléchir à la façon dont les différents niveaux peuvent se “nourrir”
les uns les autres.

Cette perspective sur la conception de jeux, basée sur des besoins, est l’objectif #19.

Objectif #19 : Les besoins

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de penser à votre jeu, et commencez à penser aux besoins humains de
base auxquels il répond.

Posez-vous ces questions :

À quel niveau de la hiérarchie de Maslow mon jeu opère-t-il ?

Comment puis-je faire en sorte que mon jeu réponde à des besoins plus basiques que ceux
auxquels il répond déjà ?

Aux niveaux sur lesquels mon jeu opère, comment peut-il répondre encore mieux à ces
besoins ?

Cela semble bizarre de parler d’un jeu qui remplirait des besoins humains de base, mais tout ce que les
personnes font est une tentative de répondre à ces besoins d’une certaine façon. Et gardez à l’esprit que
certains jeux répondent mieux à certains besoins que d’autres ; votre jeu ne peut pas se contenter de
mettre en exergue le besoin, il doit permettre de l’assouvir. Si un joueur imagine que jouer à votre jeu lui
permettra de se sentir mieux dans sa peau, ou de mieux connaître ses amis, et que votre jeu ne répond
pas à ces besoins, il changera pour un jeu qui le fait.
Le jugement
Le quatrième niveau de la hiérarchie de Maslow, l’estime de soi, est le plus intimement connecté aux jeux.
Mais pourquoi cela ? Un besoin profond que nous partageons tous est le besoin d’être jugé. Cela résonne
peut-être faux, les gens ne détestent-ils pas être jugés ? Non… Ils détestent seulement être jugés
injustement. Nous avons un profond besoin interne de savoir comment nous nous situons par rapport aux
autres. Et quand nous ne sommes pas contents de la façon dont nous sommes jugés, nous travaillons dur
jusqu’à être jugés plus favorablement. Le fait que les jeux soient d’excellents systèmes de jugement objectif
est l’une de leurs qualités les plus attractives.

L’esprit humain est véritablement la chose la plus fascinante, incroyable et complexe que nous
connaissons. Il se peut que nous n’en découvrions jamais tous les secrets. Plus nous en saurons à son sujet,
et plus nous aurons de chances d’y créer une expérience fantastique, puisqu’il est le siège où toutes nos
expériences de jeu prennent place. Et n’oubliez jamais : vous aussi en êtes équipé ! Vous pouvez utiliser vos
propres pouvoirs de modélisation, de focalisation, d’empathie et d’imagination pour apprendre comment
ces pouvoirs sont utilisés dans l’esprit de votre joueur. En ce sens, l’écoute de soi peut être la clé pour
comprendre votre public.

Objectif #20 : Le jugement

Pour décider si votre jeu est un bon juge vis-à-vis des joueurs, posez-vous ces questions :

En quoi votre jeu juge-t-il les joueurs ?

Comment communique-t-il ce jugement ?

Est-ce que les joueurs ont le sentiment que le jugement est juste ?

Ont-ils quelque chose à faire de ce jugement ?

Est-ce que le jugement leur donne envie de s’améliorer ?


10
Certains éléments sont les mécaniques du jeu

FIGURE

10.1

Nous avons beaucoup parlé des concepteurs, des joueurs, et de l’expérience de jouer à un jeu. Il est temps
maintenant de parler un peu technique et de voir de quoi les jeux sont vraiment faits. Les game designers
doivent apprendre à utiliser leur vision à rayons x afin de voir à travers la peau d’un jeu et rapidement en
discerner le squelette, défini par les mécaniques du jeu.

Mais que sont ces mystérieuses mécaniques ?

Les mécaniques du jeu sont ce qui définit réellement le jeu en son cœur. Ce sont les interactions et les
relations qui restent après que les éléments esthétiques, technologiques et l’histoire ont été enlevés.

Comme avec beaucoup de choses dans le game design, nous n’avons pas une taxinomie universellement
reconnue pour les mécaniques de jeu. L’une des raisons est que les mécaniques de gameplay, y compris
pour des jeux simples, tendent à être plutôt complexes et donc très difficiles à démêler. Les tentatives pour
simplifier ces mécaniques complexes, au point d’en avoir une parfaite compréhension mathématique,
aboutissent à des systèmes de description de toute évidence incomplets. La “théorie des jeux” en économie
en est un bon exemple. Avec un nom pareil, on pourrait s’attendre à ce que cette théorie soit d’une grande
utilité pour les game designers, mais en réalité, elle se contente de gérer des systèmes tellement simples
qu’elle n’est que rarement utile pour concevoir de vrais jeux.

Mais une autre raison explique que les taxinomies des mécaniques de jeu soient incomplètes. À un niveau,
celles-ci sont définies par un ensemble objectif et clairement établi de règles. Mais à un autre niveau, elles
impliquent quelque chose de plus mystérieux. Précédemment, nous avons discuté de la façon dont l’esprit
décompose tous les jeux en des modèles mentaux qu’il peut plus facilement manipuler. Une partie des
mécaniques de jeu implique nécessairement la description de la structure de ces modèles mentaux. Et
puisqu’ils existent essentiellement dans l’obscurité du subconscient, il est difficile pour nous de trouver une
taxinomie analytique bien définie de leur façon de fonctionner.

Mais cela ne veut pas dire que nous ne devons pas essayer. Un certain nombre d’auteurs ont approché ce
problème avec une perspective très académique, plus intéressés par une analyse qui serait
philosophiquement irréfutable que réellement utile pour les concepteurs. Nous ne pouvons pas nous
permettre ce genre de pédantisme. La connaissance pour la connaissance est une chose acceptable, mais
notre intérêt est dans la connaissance permettant de produire de bons jeux, même si cela implique une
taxinomie incomplète. Ceci étant dit, je vous présente la taxinomie que j’utilise pour classifier les
mécaniques de jeu. Ces mécaniques se répartissent globalement en six grandes catégories, et chacune peut
vous fournir des renseignements utiles sur votre game design.

Mécanique #1 : L’espace
Chaque jeu se déroule dans une sorte d’espace. Cet espace est le “cercle magique” du game-play. Il définit
les différents endroits qui peuvent exister dans le jeu, et comment ces endroits sont reliés les uns aux
autres. En tant que mécanique de jeu, l’espace est une construction mathématique. Nous devons enlever
tous les éléments visuels et esthétiques, et simplement regarder la structure abstraite de l’espace de jeu.

Il n’y a pas de règle toute faite pour décrire ces espaces de jeu abstraits et réduits à leur plus simple
expression. Généralement, les espaces de jeu :

1. Sont soit discrets, soit continus.


2. Ont un certain nombre de dimensions.
3. Ont des espaces limités qui peuvent ou non être connectés entre eux.

Le jeu du morpion, par exemple, a un plateau qui est discret et bidimensionnel. Qu’entendons-nous par
“discret” ? Eh bien, même si nous dessinons en général le plateau du morpion comme ceci :
FIGURE

10.2

Ce n’est pas réellement un espace continu, puisque seules les limites nous importent, pas les espaces à
l’intérieur de chaque cellule. Que vous placiez votre “X”…

FIGURE

10.3

FIGURE

10.4
FIGURE

10.5

Cela n’a pas réellement d’importance, ils sont tous équivalents en termes de jeu. Mais si vous placez votre
“X” ici :

FIGURE
10.6

Cela devient une tout autre histoire. Donc, même si les joueurs peuvent mettre leurs marques dans un
nombre infini d’endroits dans un espace bidimensionnel contenu, il n’y a en réalité que neuf emplacements
discrets ayant réellement une signification dans le jeu. Dans un certain sens, nous avons en réalité neuf
cellules zéro-dimensionnelles, connectées les unes aux autres par une grille bidimensionnelle, comme ceci
:

FIGURE
10.7

Chaque cercle représente un espace zéro-dimensionnel, et chaque ligne montre quels espaces sont
connectés à quels autres. Dans le morpion, il n’y a pas de mouvement d’un endroit à un autre, mais la
contiguïté est très importante. Sans contiguïté, il s’agirait juste de neuf points déconnectés. Mais avec cette
contiguïté, cela devient un espace bidimensionnel discret, avec des limites claires : l’espace est de trois
cellules de haut et trois cellules de large. L’espace pour un échiquier est identique, exception faite qu’il
s’agit d’un espace en 8 × 8.

Un jeu avec des éléments à l’esthétisme travaillé peut vous pousser à penser que son espace fonctionnel est
plus complexe qu’il ne l’est en réalité. Prenez le plateau du Monopoly.

À première vue, vous pourriez dire qu’il s’agit d’un espace bidimensionnel discret, comme un échiquier,
avec la plupart des cellules centrales qui manqueraient. Mais il peut être plus simplement représenté
comme un espace unidimensionnel – une unique ligne de quarante points discrets, qui se connecte à elle-
même en une boucle. Bien sûr, sur le plateau du jeu, les espaces aux quatre coins ont l’air spéciaux parce
qu’ils sont plus gros, mais cela ne change rien au niveau de leur fonctionnalité, puisque chaque case du
plateau de jeu est un espace zéro-dimensionnel. Plusieurs pièces du jeu peuvent se retrouver en même
temps dans une même case, mais leur position relative à l’intérieur de celle-ci n’a aucune importance.

Cependant, tous les espaces de jeu ne sont pas discrets. Une table de billard est un exemple d’un espace
bidimensionnel continu. Il a une longueur et une largeur définies, et les boules peuvent bouger librement
sur la table, en rebondissant sur les bandes, ou en tombant dans les trous, qui sont des positions fixes. Tout
le monde s’accordera à dire que l’espace est continu, mais est-il bidimensionnel ? Puisque certains joueurs
expérimentés peuvent parfois faire sauter les boules les unes au-dessus des autres, on pourrait très
certainement argumenter qu’il s’agit en réalité d’un espace de jeu tridimensionnel, et dans certains cas il
peut être utile de le penser de cette façon. Il n’y a pas de règle préétablie pour ces espaces fonctionnels
abstraits. En concevant un nouveau jeu, il y a des moments où il vous sera utile de penser à votre espace
comme étant bidimensionnel, et à d’autres moments, comme étant tridimensionnel. La même chose vaut
pour sa nature continue ou discrète. Réduire un jeu à un espace fonctionnel permet d’y réfléchir plus
facilement, sans les distractions de son esthétisme ou du monde réel. Si vous pensez modifier le jeu de
football en en changeant les limites, vous y penserez probablement en termes d’espace continu
bidimensionnel.

FIGURE
10.8

Mais si vous pensez changer la hauteur de la cage, ou changer les règles de la physique pour modifier la
hauteur à laquelle les joueurs peuvent envoyer le ballon, ou ajouter des creux et des bosses sur le terrain, il
est alors plutôt utile de le penser comme un espace continu tridimensionnel.
FIGURE
10.9

Il peut même y avoir des moments où vous pourrez penser à votre terrain de football comme un espace
discret – en le décomposant, par exemple, en neuf zones majeures du jeu, avec deux zones supplémentaires
sur la gauche et à droite représentant les buts. Ce mode de réflexion peut se révéler utile si vous analysez
par exemple les différentes sortes de jeux se déroulant sur les différentes parties du terrain. Le plus
important étant de réussir à synthétiser des modèles abstraits de votre espace de jeu, vous permettant de
mieux comprendre les interrelations qui s’y produisent.

Espaces imbriqués

FIGURE
10.10

De nombreux espaces de jeu sont plus complexes que les exemples que nous avons vus. Ils comprennent
souvent des “espaces dans des espaces”. Les jeux de rôle sur ordinateurs en sont un bon exemple. La
plupart d’entre eux utilisent un système “d’espace extérieur” continu et bidimensionnel. Un joueur
voyageant dans cet espace tombe parfois sur des petites icônes représentant des villes, des grottes ou des
châteaux. Les joueurs peuvent y entrer comme dans des espaces complètement séparés, pas réellement
connectés à “l’espace extérieur” en dehors de l’icône les représentant. Ceci n’est pas géographiquement
réaliste, bien sûr, mais cela correspond aux modèles mentaux que nous nous faisons concernant les
espaces : lorsque nous sommes à l’intérieur, nous pensons à l’espace à l’intérieur du bâtiment dans lequel
nous sommes, sans réellement avoir à l’esprit la façon dont il se rapporte à l’extérieur. Pour cette raison,
ces “espaces dans des espaces” sont souvent une façon habile de créer une représentation simple d’un
monde complexe.

Dimensions nulles
Est-ce que tous les jeux se déroulent dans un espace ? Prenons par exemple le “jeu des vingt questions”
dans lequel un joueur doit penser à un objet, et un autre joueur doit lui poser des questions auxquelles il ne
peut répondre que par oui ou par non, pour essayer de deviner quel est cet objet. Il n’y a pas de plateau de
jeu et rien ne bouge ; il n’est question dans le jeu que de deux personnes parlant ensemble. Vous pourriez
penser que ce jeu n’a pas d’espace. D’un autre côté, vous pourriez trouver utile de partir du principe que ce
jeu se déroule dans un espace ressemblant à celui de la Figure 10.11.

FIGURE
10.11

L’esprit de celui qui répond contient l’objet secret. L’esprit de celui qui pose les questions est l’endroit où
vont venir s’imbriquer toutes les précédentes réponses, et l’espace de conversation entre eux sert à
l’échange d’informations. Chaque jeu contient une forme ou une autre d’information ou “d’état” (comme
nous le verrons dans “Mécanique 2”), et il faut bien un espace pour les contenir. Donc, même si un jeu se
déroule sur un seul point de dimension nulle, il peut être utile de penser à ce point comme à un espace. Et il
se peut que vous trouviez que chercher un modèle abstrait pour un jeu dont l’espace semble être trivial
vous amène à avoir des idées surprenantes à son sujet.

Être capable de penser à l’espace de votre jeu en des termes abstraits mais fonctionnels est une perspective
essentielle pour un concepteur, et c’est l’objectif #21.

Objectif #21 : L’espace fonctionnel

Pour utiliser cet objectif, pensez à l’espace dans lequel votre jeu se déroule réellement quand tous les
éléments de surface ont été enlevés.

Posez-vous ces questions :

Est-ce que l’espace de ce jeu est discret ou continu ?

Combien de dimensions a-t-il ?

Quelles sont les limites de l’espace ?

Y a-t-il des espaces imbriqués ? Comment sont-ils connectés ?

Y a-t-il plus d’une façon utile de modéliser de manière abstraite l’espace de ce jeu ?

Lorsque nous pensons à des espaces de jeu, il est facile de nous laisser influencer par les éléments
esthétiques. Il y a de nombreuses façons de représenter votre espace de jeu, et elles sont toutes valables
aussi longtemps qu’elles travaillent pour vous. Quand vous pouvez penser à votre espace dans des termes
purement abstraits, cela vous aide à abandonner vos a priori du monde réel, et vous laisse vous concentrer
sur le genre d’interactions que vous voudriez voir dans votre gameplay. Bien sûr, une fois que vous aurez
manipulé votre espace abstrait jusqu’à être content de son organisation, vous voudrez lui appliquer des
éléments esthétiques. L’objectif de l’espace fonctionnel marche généralement bien avec l’objectif #8 :
l’objectif de la conception holographique. Si vous pouvez simultanément voir votre espace abstrait
fonctionnel et l’espace esthétique dans lequel le joueur sera plongé, ainsi que la manière dont ils
interagissent, vous pourrez prendre des décisions avisées quant à la forme qu’aura le monde de votre jeu.

Mécanique #2 : Objets, attributs et états


Un espace sans rien à l’intérieur est juste un espace. Votre espace de jeu contiendra sûrement desobjets.
Des personnages, des accessoires, des jetons, des tableaux des scores, tout ce qui peut être vu ou manipulé
dans votre jeu tombe dans cette catégorie. Les objets sont les “noms” des mécaniques de jeu.
Techniquement, il y a des moments où vous pouvez considérer l’espace de votre jeu lui-même comme un
objet, mais généralement celui-ci est tout de même suffisamment différent des autres objets pour avoir un
statut à part. Les objets ont en général un ou plusieurs attributs, dont l’un est souvent la position actuelle
dans l’espace de jeu.

Les attributs sont des catégories d’informations à propos d’un objet. Par exemple, dans un jeu de course,
une voiture peut avoir des attributs de vitesse maximum et de vitesse actuelle. Chaque attribut a un état
actuel. L’état de l’attribut “vitesse maximum” peut être de 300 km/h, tandis que l’état de l’attribut “vitesse
actuelle” peut être de 150 km/h si c’est la vitesse à laquelle la voiture roule. La vitesse maximum n’est pas
un état qui devrait être amené à beaucoup changer, sauf si vous pouvez améliorer le moteur de votre
voiture. En revanche, la vitesse actuelle change en permanence au cours du jeu.

Si les objets sont les noms des mécaniques de jeu, les attributs et leurs états en sont les adjectifs.

Les attributs peuvent être statiques (comme la couleur d’un pion), ne changeant jamais au cours du jeu, ou
dynamiques (le pion a un attribut “mode de déplacement” avec trois états possibles : “normal”, “dame”, et
“capturé”). Nous sommes avant tout intéressés par les attributs dynamiques.

Deux exemples supplémentaires :

1. Aux échecs, le roi a un attribut “mode de déplacement” avec trois états importants (“libre de se
déplacer”, “en échec”, et “échec et mat”).
2. Au Monopoly, chaque propriété sur le plateau peut être considérée comme un objet avec un attribut
dynamique “nombre de maisons” et six états (0, 1, 2, 3, 4, hôtel), et un attribut “hypothèque” avec deux
états (oui, non).

Est-il important de communiquer chaque changement d’état au joueur ? Pas nécessairement. Certains
changements d’état sont tout aussi bien cachés. Mais pour certains autres, il est crucial d’être sûr qu’ils
sont communiqués aux joueurs. En règle générale, si deux objets se comportent de la même manière, ils
devraient se ressembler. S’ils se comportent différemment, ils devraient avoir l’air différents.

Les objets des jeux vidéo, spécialement ceux qui simulent des personnages intelligents, ont tellement
d’attributs et d’états qu’il est facile pour un concepteur d’être désorienté. Il est souvent utile de construire
un diagramme d’état pour chaque attribut, pour être sûr de comprendre quels états sont connectés avec
quels autres, et ce qui déclenche les changements d’état. En termes de programmation de jeu, implémenter
l’état d’un attribut en tant que “machine à état” peut être une façon très utile de garder toute cette
complexité bien rangée et facile à déboguer. La Figure 10.12 représente le diagramme d’état pour l’attribut
“déplacement” des fantômes dans Pac-Man.

FIGURE

10.12

Le cercle qui indique “Dans la cage” est l’état initial pour les fantômes (un double cercle est souvent utilisé
pour indiquer un état de départ). Chacune des flèches indique une éventuelle transition d’état, avec
l’événement déclenchant cette transition. Des diagrammes comme celui-ci sont très utiles lorsqu’on essaye
de concevoir des comportements complexes dans un jeu. Ils vous forcent à réellement penser à tout ce qui
peut arriver à un objet, et à ce qui le provoque. En implémentant ces transitions d’état en code
informatique, vous interdisez automatiquement les transitions illégales (par exemple “Dans la cage” ®
“Bleu”), ce qui aide à éviter les bogues déroutants. Ces diagrammes peuvent devenir assez compliqués et
sont parfois imbriqués. Par exemple, il y a de fortes chances que le véritable algorithme de Pac-Man ait
plusieurs sous-états dans “Pourchasser Pac-Man”, comme “Rechercher Pac-Man”, “À la poursuite de Pac-
Man”, “En passant par un tunnel”, etc.

Décider quels objets possèdent quels attributs et quels états se fait à votre convenance. Il y a souvent
plusieurs façons de représenter la même chose. Dans le jeu du poker par exemple, vous pourriez définir la
main d’un joueur comme une zone de l’espace de jeu comprenant cinq objets “carte”, ou vous pourriez
décider que vous ne voulez pas penser aux cartes comme à des objets, et faire simplement de la main du
joueur un objet qui a cinq attributs “carte” différents. Comme tout dans le game design, la “meilleure”
façon de penser à quelque chose est celle qui est la plus utile sur le moment.

Secrets
Une décision très importante à propos des attributs du jeu et de leurs états est de savoir qui aura
connaissance de tels ou tels attributs ou états. Dans de nombreux jeux de plateau, toutes les informations
sont publiques, c’est-à-dire que chacun les connaît. Dans le jeu des échecs, les deux joueurs peuvent voir
chaque pièce sur l’échiquier et chaque pièce qui a été capturée : il n’y a pas de secrets, exception faite de ce
que l’autre joueur pense. Dans les jeux de cartes, les états cachés ou privés sont une partie très importante
du jeu. Vous savez quelles cartes vous avez, mais celles que vos adversaires tiennent sont un mystère que
vous devez essayer de percer. Le jeu du poker, par exemple, repose largement sur le fait de tenter de
deviner les cartes que vos adversaires possèdent tout en essayant de dissimuler l’information concernant
vos propres cartes. Les jeux deviennent significativement différents lorsque vous changez l’information qui
est publique ou privée. Dans le “poker fermé” standard, tous les états sont privés : les joueurs ne peuvent
essayer de deviner votre jeu qu’en s’appuyant sur vos mises. Dans le “stud poker”, certaines de vos cartes
sont privées et d’autres sont publiques. Cela donne aux adversaires bien plus d’informations sur la
situation de chacun, et le jeu semble très différent. Des jeux de plateau comme la bataille navale et Stratego
reposent sur le fait de deviner les états des attributs privés de votre adversaire.

Dans les jeux vidéo, nous faisons face à quelque chose de nouveau : un état que seul le jeu lui-même
connaît. Cela soulève la question de savoir si des adversaires virtuels, d’un point de vue des mécaniques de
jeu, devraient être pensés comme des joueurs ou juste être une partie du jeu. Une histoire illustre bien cela
: en 1980, mon grand-père acheta une console de jeux vidéo Intellivision, qui comprenait la cartouche de
jeu Las Vegas Poker & Black-jack. Il s’amusait beaucoup avec, mais ma grand-mère refusait de jouer. “Il
triche”, insistait-elle. Je lui ai dit que c’était idiot, c’était juste un ordinateur. Comment pourrait-il tricher ?
Elle m’expliqua son raisonnement : “Il sait quelles sont mes cartes, et quelles sont les cartes du paquet !
Comment ne pourrait-il pas tricher ?” Et il m’a fallu admettre que mon explication sur le fait que
l’ordinateur “ne les regarde pas” quand il prend des décisions de jeu ne semblait pas tenir la route. Mais
cela révèle le fait qu’il y avait en réalité trois entités dans ce jeu connaissant les états de différents attributs
: mon grand-père, qui connaissait l’état de sa main, l’algorithme de son adversaire virtuel, qui connaissait
l’état de la sienne, et enfin l’algorithme principal du jeu, qui connaissait la main de chaque joueur, toutes
les cartes dans le paquet, et tout le reste concernant le jeu.

Donc, d’un point de vue attribut public/privé, il semble logique de considérer les adversaires virtuels
comme des entités individuelles à égalité avec les joueurs. Le jeu lui-même, à côté de ça, est une autre
entité, avec un statut spécial, puisqu’il ne joue pas vraiment au jeu, bien qu’il soit capable de prendre des
décisions permettant au jeu de se dérouler. Celia Pearce révèle un autre genre d’information, qui est privée
pour toutes les entités que nous avons mentionnées jusqu’à présent : l’information générée aléatoirement,
comme un jet de dés. Selon votre sentiment à propos du destin, vous pourriez dire que cette information
n’existe même pas jusqu’à ce qu’elle soit générée et révélée, ce qui fait qu’il semble un peu idiot de s’y
référer comme une information privée. Cependant, cela s’accorde bien dans le diagramme de Venn que
j’appelle la “hiérarchie des connaisseurs”, qui permet d’aider à visualiser les relations entre les états publics
et privés :

Chaque cercle de la Figure 10.13 représente un “connaisseur”. Les “connaisseurs” sont Dieu, le jeu, et les
joueurs 1, 2 et 3. Chaque point représente une information dans le jeu – l’état d’un attribut.
FIGURE
10.13

A est une information qui est complètement publique, comme la position du pion du joueur sur un
plateau de jeu, ou une carte retournée. Tous les joueurs sont au courant.

B est l’état partagé par les joueurs 2 et 3, mais caché au joueur 1. Peut-être 2 et 3 ont-ils eu
l’opportunité de voir une carte cachée, contrairement au joueur 1. Ou peut-être les joueurs 2 et 3 sont-
ils des adversaires virtuels du joueur 1, et leur algorithme leur fait partager l’information pour qu’ils
puissent faire équipe contre le joueur 1.

C est une information privée que seul le joueur 2 connaît. Cela pourrait être par exemple des cartes
qu’il a reçues.

D est une information que le jeu connaît, mais pas les joueurs. Il y a quelques jeux de plateau
mécaniques dans lesquels ce genre d’état existe de par leur structure physique même, mais est inconnu
des joueurs. Le jeu Pièges ! en est un classique exemple, avec ses tirettes en plastique qui, lorsqu’elles
sont bougées, peuvent révéler des trous dans le plateau. Touché est un autre exemple intéressant, dans
lequel des aimants de polarité inconnue sont placés sous chaque case du plateau. Les états sont
“connus” par le jeu, mais pas par les joueurs. Un autre exemple pourrait être les jeux de rôle “de salon”,
dans lesquels est présent un “maître du jeu”, qui n’est pas l’un des joueurs, mais qui connaît de manière
privée un très grand nombre d’états du jeu, puisqu’il est pour ainsi dire la mécanique opérationnelle de
celui-ci. La plupart des jeux informatiques ont un très grand nombre d’états internes qui ne sont pas
connus des joueurs.

E est une information générée aléatoirement, connue seulement par Dieu, les Oracles, etc.

Les jeux qui obligent les joueurs à être au courant de trop d’états de jeu (trop de pions différents, trop de
statistiques à propos de chaque personnage, etc.) peuvent finir par les dérouter ou même les submerger.
Au Chapitre 11, nous discuterons des techniques pour optimiser la quantité d’états auxquels le joueur va
être confronté.

En pensant à votre jeu uniquement comme un ensemble d’objets et d’attributs avec des états changeants,
vous pouvez obtenir une perspective très utile sur votre jeu, et cela devient l’objectif #22.

Objectif #22 : L’état dynamique

Pour utiliser cet objectif, pensez aux informations qui changent dans votre jeu, et à qui en est conscient.
Posez-vous ces questions :

Quels sont les objets dans mon jeu ?

Quels sont les attributs de ces objets ?

Quels sont les différents états possibles pour chaque attribut ?

Qu’est-ce qui déclenche le changement d’état pour chaque attribut ?

Quel état est connu par le jeu seul ?

Quel état est connu uniquement par les joueurs ?

Quel état est connu par quelques-uns, ou seulement un joueur ?

Est-ce que changer qui connaît quels états améliorerait mon jeu d’une façon ou d’une autre ?

Le jeu implique des prises de décision. Les décisions sont prises en se fondant sur des informations.
Décider des différents attributs, de leurs états, et de qui les connaît est la base même des mécaniques
de votre jeu. Des petits changements quant à qui connaît quelles informations peuvent modifier
radicalement un jeu, parfois pour le meilleur, et parfois pour le pire. Qui connaît quels attributs peut
même changer au cours du jeu ; une excellente façon de créer un élément dramatique dans votre jeu
serait de rendre soudainement publique une information privée particulièrement importante.

Mécanique #3 : Les actions


La mécanique de jeu à laquelle nous allons nous intéresser maintenant est l’action. Les actions sont les
“verbes” des mécaniques de jeu. Il y a deux façons de voir les actions, ou exprimé autrement, deux façons
de répondre à la question “Qu’est-ce que les joueurs peuvent faire ?”

Les premières sortes d’actions sont les actions opératoires. Celles-ci sont simplement les actions de base
que le joueur peut faire. Par exemple, dans le jeu de dames, un joueur a le choix entre trois opérations de
base seulement :

1. bouger un pion en avant ;


2. sauter par-dessus un pion adverse ;
3. bouger un pion vers l’arrière (uniquement une dame).

Les seconds types d’actions sont les actions résultantes. Ce sont les actions qui n’ont de sens que sur un
plus long terme dans le jeu ; elles sont fonction de la manière dont le joueur utilise les actions
opérationnelles pour atteindre un objectif. La liste des actions résultantes est généralement plus longue
que celle des actions opérationnelles. Voici par exemple les actions résultantes possibles aux dames :

empêcher un pion d’être capturé en bougeant un autre pion derrière lui ;

forcer un adversaire à faire un saut qui ne l’arrange pas ;

sacrifier un pion pour leurrer son adversaire ;

construire un “pont” pour protéger sa ligne arrière ;

bouger un pion jusqu’à la ligne arrière de l’adversaire pour le transformer en dame ;

… et beaucoup d’autres.

Les actions résultantes impliquent généralement des interactions subtiles à l’intérieur du jeu, et sont
souvent des mouvements très stratégiques. Ces actions ne font pas partie pour la plupart des règles du jeu,
pour ainsi dire, mais sont plutôt des actions et des stratégies qui émergent naturellement lorsqu’on joue au
jeu. La plupart des game designers s’accordent à dire que les actions résultantes intéressantes sont le signe
caractéristique d’un bon jeu. Par conséquent, le ratio entre les actions résultantes intéressantes et les
actions opératoires d’un jeu est une bonne estimation de la quantité de comportements émergents que
votre jeu permet. Un jeu est incontestablement élégant s’il donne à un joueur un petit nombre d’actions
opératoires, mais lui permet un nombre important d’actions résultantes. Il faut cependant contraster ceci,
dans la mesure où le nombre d’actions résultantes “intéressantes” est une affaire de jugement subjectif.

Essayer de créer un “gameplay émergent”, c’est-à-dire des actions résultantes intéressantes, a été parfois
comparé à l’entretien d’un jardin, car ce qui en émerge a une vie propre, mais en même temps, il s’agit de
quelque chose de fragile et de facilement destructible. Quand vous remarquez que des actions résultantes
intéressantes émergent de votre jeu, vous devez être capable de les reconnaître, puis de les entretenir pour
leur donner une chance d’arriver à maturité. Mais qu’est-ce qui fait que ces actions apparaissent comme
cela ? Ce n’est pas juste de la chance. Il y a un certain nombre de choses que vous pouvez faire pour
accroître les chances d’apparition de ce genre d’actions résultantes. Voici cinq conseils pour préparer le
terrain de votre jeu et planter les graines de l’émergence.

1. Ajouter plus de verbes. C’est-à-dire ajouter plus d’actions opératoires. Les actions résultantes
apparaissent quand des actions opératoires interagissent entre elles, avec des objets, et avec l’espace de
jeu. En ajoutant plus d’actions opératoires, vous multipliez les opportunités d’interactions, et par là
même l’émergence. Un jeu dans lequel vous pouvez courir, sauter, tirer, acheter, vendre, conduire et
construire va avoir un potentiel d’émergence beaucoup plus important qu’un jeu dans lequel vous
pouvez seulement courir et sauter. Soyez prudent cependant : en ajoutant trop d’actions opératoires, et
spécialement si elles n’interagissent pas bien ensemble, vous pouvez finir par rendre votre jeu indigeste
et inélégant. Il faut garder à l’esprit que le ratio actions résultantes/actions opératoires est plus
important que le seul nombre brut d’actions opératoires. Il vaut généralement mieux ajouter une seule
bonne action opératoire que des dizaines de médiocres.
2. Des verbes pouvant agir sur plusieurs objets. C’est probablement la chose la plus efficace que
vous pouvez donner à votre jeu pour le rendre à la fois élégant et intéressant. Si vous donnez à un
joueur une arme qui peut seulement tirer sur les méchants, vous obtenez un jeu très simple. Mais si
cette même arme peut aussi être utilisée pour briser le verrou d’une porte, casser une fenêtre, chasser
pour se nourrir, faire exploser la roue d’une voiture, ou écrire des messages sur les murs, vous entrez
alors dans un monde aux multiples possibilités. Vous avez toujours une action opératoire “tirer”, mais
en augmentant le nombre de choses sur lesquelles on peut tirer en obtenant des résultats utiles, vous
augmentez également le nombre d’actions résultantes intéressantes.
3. Des objectifs qui peuvent être atteints de plus d’une façon. C’est super de laisser les joueurs
faire tout un tas de choses différentes dans votre jeu, en leur donnant de nombreux verbes et de
nombreux objets avec lesquels interagir. Mais si les objectifs ne peuvent être atteints que d’une seule
façon, les joueurs n’ont aucune raison de chercher des interactions inhabituelles ou des stratégies
intéressantes. Pour continuer avec l’exemple de “tirer”, si vous donnez aux joueurs la possibilité de
tirer sur beaucoup de choses, mais que l’objectif de votre jeu est juste de “tirer sur le boss de fin de
niveau”, les joueurs ne feront que ça. D’un autre côté, si vous pouvez tirer sur le boss, ou tirer sur la
chaîne qui supporte le lustre au-dessus de sa tête, ou même peut-être ne pas lui tirer dessus du tout et
l’arrêter uniquement par le biais d’actions non violentes, vous aurez un gameplay riche et dynamique,
où énormément de choses sont possibles. Le challenge avec cette approche est que le jeu devient
difficile à équilibrer, puisque si l’une des options est toujours significativement plus facile que les
autres (une stratégie dominante), les joueurs utiliseront toujours cette option. Nous discuterons de
cela plus en détail au Chapitre 11.
4. De nombreux sujets. Si les dames impliquaient uniquement un pion blanc et un pion noir, tout en
ayant les mêmes règles, le jeu ne serait pas du tout intéressant. C’est parce que les joueurs ont de
nombreuses pièces à déplacer, des pièces qui peuvent interagir les unes avec les autres, se coordonnant
et se sacrifiant, que le jeu devient intéressant. Bien évidemment, cette méthode ne marche pas pour
tous les jeux, mais elle peut fonctionner dans certains cas surprenants. Le nombre d’actions
résultantes a en gros une magnitude équivalente au nombre de sujets multiplié par le nombre de verbes
multiplié par le nombre d’objets. Il apparaît donc qu’ajouter plus de sujets a de fortes chances
d’augmenter le nombre d’actions résultantes.
5. Des effets secondaires qui changent les contraintes. Si, à chaque fois que vous faites une
action, elle a un effet secondaire qui change vos contraintes ou celles de votre adversaire, il en
découlera un gameplay sûrement très intéressant. Regardons une fois encore les dames. À chaque fois
que vous bougez un pion, vous ne faites pas que changer les cases sur lesquelles vous exercez la
pression d’une éventuelle capture, puisque vous changez simultanément les cases sur lesquelles votre
adversaire (et vous-même) peut se déplacer. Dans un sens, chaque mouvement change la nature même
de l’espace de jeu, que vous l’ayez voulu ou non. Essayez d’imaginer à quel point le jeu de dames serait
différent si plusieurs pions pouvaient cohabiter pacifiquement sur une seule case. En forçant de
multiples aspects du jeu à changer avec chaque action opératoire, il y a de fortes chances que vous
permettiez l’apparition soudaine d’actions résultantes intéressantes.

Objectif #23 : L’émergence

Pour être sûr que votre jeu a des qualités d’émergence, posez-vous ces questions :

Combien de verbes mes joueurs ont-ils ?

Sur combien d’objets chaque verbe peut-il agir ?


De combien de façons les joueurs peuvent-ils atteindre leurs objectifs ?

Combien de sujets les joueurs contrôlent-ils ?

Comment les effets secondaires changent-ils les contraintes ?

Lorsqu’on compare les jeux avec les livres et les films, l’une des différences les plus frappantes est le
nombre de verbes utilisés. Les jeux limitent généralement les actions que peuvent entreprendre les joueurs
à un très petit nombre, tandis que dans les histoires, le nombre d’actions possibles que les personnages
peuvent entreprendre semble être quasiment illimité. Ceci est un effet secondaire naturel dû au fait que
dans les jeux, les actions et leurs effets doivent être stimulés à la volée, tandis que dans les histoires tout est
prévu à l’avance. Au Chapitre 16 nous discuterons de la façon dont ce “fossé” peut être comblé dans l’esprit
du joueur, pour que vous puissiez donner l’impression d’un nombre illimité de possibilités tout en gardant
le nombre d’actions opératoires à un niveau raisonnable.

La raison pour laquelle de nombreux jeux se ressemblent, c’est qu’ils utilisent le même jeu d’actions. Si
vous regardez les jeux qui sont considérés comme “dérivatifs”, vous verrez qu’ils ont tous les mêmes
actions disponibles que les jeux plus vieux dont ils sont dérivés. Si vous regardez maintenant les jeux
qualifiés “d’innovants”, vous remarquerez qu’ils donnent aux joueurs de nouveaux types d’actions, qu’elles
soient opératoires ou résultantes. Quand Donkey Kong fit sa première apparition, il avait l’air vraiment
différent parce qu’il s’agissait de courir et de sauter, ce qui était nouveau à l’époque. harvest Moon a
introduit la notion de gestion d’une ferme. Katamari Dramacy demandait de faire rouler une balle
collante. Les actions qu’un joueur a à sa disposition sont tellement cruciales dans la définition des
mécaniques du jeu que changer une seule action peut vous donner un jeu complètement différent.

Certains concepteurs rêvent de jeux dans lesquels n’importe quel verbe auquel le joueur peut penser est
une action possible, et c’est un très beau rêve. Et certains jeux massivement multijoueurs commencent à
évoluer dans ce sens, offrant une large palette de verbes pour le combat, la création et les interactions
sociales. D’une certaine façon, c’est un retour vers le passé. Dans les années 1970 et 1980, les aventures
textuelles étaient très populaires et comprenaient des dizaines ou des centaines de verbes différents. C’est
uniquement avec l’arrivée de jeux plus graphiques que le nombre de verbes a diminué soudainement, parce
qu’il n’était pas faisable de supporter toutes ces actions dans ce type de jeux. La mise au placard (ou
l’hibernation ?) de la famille des jeux d’aventure textuels est généralement attribuée à la demande du
public pour de jolis graphismes ; mais peut-être, d’un point de vue des actions, y a-t-il une autre
explication. Les jeux vidéo modernes en 3D vous donnent une palette très limitée d’actions opératoires. Le
joueur connaît généralement chaque action à sa disposition. Dans les aventures textuelles, l’ensemble des
actions opératoires disponibles n’était pas très clair, et les découvrir faisait partie du jeu. Très souvent, la
solution à une énigme un peu difficile consistait à penser à utiliser un verbe inhabituel, comme “faire
tourner le poisson” ou “chatouiller le singe”. Bien que cela amenât ou renforçât l’aspect créatif du jeu, cela
provoquait aussi chez les joueurs beaucoup de frustration : pour chacun des centaines de verbes qu’un jeu
supportait, il y en avait des milliers d’autres qui ne l’étaient pas. Du coup, les joueurs n’avaient pas
vraiment la “complète liberté” que les aventures textuelles prétendaient leur donner. Il est possible que
cette frustration, plus que toute autre chose, ait été la cause du désamour des aventures textuelles.
Votre choix d’actions définit significativement la structure de votre jeu, alors faisons-en l’objectif #24.

Objectif #24 : L’action

Pour utiliser cet objectif, pensez à ce que vos joueurs peuvent faire et à ce qu’ils ne peuvent pas faire, et
pourquoi.

Posez-vous ces questions :

Quelles sont les actions opératoires dans mon jeu ?

Quelles sont les actions résultantes ?

Quelles actions résultantes aimerais-je voir ? Comment puis-je modifier mon jeu pour les
rendre possibles ?

Suis-je content du ratio actions résultantes/actions opératoires ?

Quelles actions les joueurs auraient-ils aimé pouvoir faire dans mon jeu, mais qu’ils ne
peuvent pas ? Puis-je d’une manière ou d’une autre les rendre possibles, que cela soit en tant
qu’actions opératoires ou résultantes ?

Un jeu sans actions est comme une phrase sans verbe, rien ne se passe. Décider des actions présentes
dans votre jeu sera le choix le plus fondamental que vous pourrez faire en tant que game designer. De
petits changements sur ces actions pourront avoir d’énormes répercussions, avec la possibilité de créer
soit un merveilleux gameplay émergent, soit un jeu rendu prévisible et ennuyeux. Choisissez vos actions
prudemment, et apprenez à écouter votre jeu et vos joueurs pour comprendre ce que vos choix rendent
possible.

Mécanique #4 : Les règles


Les règles sont réellement la plus fondamentale des mécaniques. Elles définissent l’espace, les objets, les
actions, les conséquences des actions, les contraintes des actions et les objectifs. En d’autres termes, elles
rendent possibles toutes les mécaniques que nous avons vues jusqu’à présent et ajoutent l’élément crucial
qui fait d’un jeu un jeu : les objectifs.

L’analyse des règles de Parlett


David Parlett, un historien du jeu, a fait un excellent travail d’analyse des différentes sortes de règles
associées au gameplay, présentées sur le diagramme de la Figure 10.14.
FIGURE

10.14

Ce diagramme montre les relations entre toutes les sortes de règles que nous serons amenés à rencontrer,
alors examinons-les toutes.

1. Les règles opérationnelles : ce sont les plus faciles à comprendre. En résumé, elles sont “ce que les
joueurs font pour jouer au jeu”. Quand les joueurs comprennent les règles opérationnelles, ils peuvent
jouer au jeu.
2. Les règles fondationnelles : elles sont la structure formelle sous-jacente du jeu. Les règles
opérationnelles peuvent dire que “le joueur doit lancer le dé à six faces, et recevoir autant de jetons”.
Les règles fondationnelles sont plus abstraites : “La quantité de jetons du joueur est augmentée d’un
nombre aléatoire entre un et six.” Les règles fondationnelles sont des représentations mathématiques
d’un état du jeu, et la manière et le moment où il change. Les plateaux, les dés, les jetons, les barres de
vie, etc., sont juste des moyens opérationnels de suivre l’état du jeu fondationnel. Comme le
diagramme de Parlett le montre, les règles fondationnelles informent les règles opérationnelles. Il
n’existe encore aucune notation standard pour représenter ces règles, et la question de savoir si une
notation complète est possible reste encore d’actualité. Dans la vraie vie, les game designers
apprennent à reconnaître les règles fondationnelles au gré des nécessités, mais ils ont rarement besoin
de documenter de manière formelle l’ensemble des règles fondationnelles de façon complètement
abstraite.
3. Les règles comportementales : ces règles sont implicites au gameplay, et la plupart des joueurs les
comprennent comme faisant partie du “fair-play”. Par exemple, durant le jeu des échecs, on ne doit pas
chatouiller l’autre joueur pendant qu’il essaie de réfléchir, ou prendre cinq heures pour faire un
déplacement. Ces règles sont rarement énoncées de manière explicite, elles sont suffisamment logiques
pour que la plupart des joueurs les connaissent. Le fait qu’elles existent souligne la notion d’une sorte
de contrat social entre les joueurs. Sur le diagramme, ces règles informent également les règles
opérationnelles. Steven Sniderman a écrit un excellent essai à propos des règles comportementales,
intitulé “Unwritten Rules” (NDT : les règles tacites).
4. Les règles écrites : ce sont les “règles qui viennent avec le jeu”, le document que les joueurs doivent
lire pour comprendre le principe des règles opérationnelles. En réalité, seul un petit nombre de
personnes lisent ce document : la plupart des joueurs apprennent à jouer par le biais d’un autre joueur
connaissant déjà le jeu. Pourquoi ? Parce qu’il est très difficile de coucher sur un document toute la
complexité non linéaire de la façon de jouer à un jeu, et tout aussi difficile de décoder un tel document.
Les jeux vidéo modernes se sont peu à peu débarrassés des règles écrites et proposent à la place un
apprentissage par le biais de didacticiels interactifs dans le jeu lui-même. Cette approche par la
pratique est bien plus efficace, même s’il peut être difficile et coûteux en temps de concevoir et
d’implémenter de tels didacticiels, ceux-ci impliquant de nombreuses itérations qui ne peuvent être
bouclées qu’une fois le jeu dans sa phase finale de développement. Chaque game designer doit avoir
une réponse déjà prête à la question : “Comment les joueurs vont-ils apprendre à jouer à mon jeu ?”
Parce que si quelqu’un n’arrive pas à comprendre le fonctionnement de votre jeu, il n’y jouera pas.
5. Les lois : celles-ci ne sont utilisées que lorsque les jeux sont joués dans des conditions sérieuses, en
compétition, et lorsque les enjeux sont suffisamment importants pour qu’il soit nécessaire d’enregistrer
explicitement les règles du fair-play, ou lorsqu’il y a besoin de clarifier ou de modifier les règles écrites
officielles. Elles sont souvent appelées les “règles de tournoi”, puisque c’est lors de tournois sérieux
qu’il y a le plus grand besoin de ce genre de clarification officielle. Regardez ces règles de tournoi pour
jouer à Tekken 5 (un jeu de combat) à la Penny Arcade Expo 2005 :

1. élimination directe.

2. Vous pouvez apporter votre propre manette.

3. Mode VS standard.

4. 100 % de vie.

5. Sélection aléatoire du tableau.

6. Chronomètre à 60 secondes.

7. Les trois meilleurs de cinq manches.

8. Les deux meilleurs de trois parties.

9. Mokujin est banni.

La plupart de ces règles clarifient juste quels paramètres du jeu seront utilisés dans le tournoi.
“Vous pouvez apporter votre propre manette” est une décision formalisée quant à ce qui est
considéré comme “fair-play”. La règle la plus intéressante ici est “Mokujin est banni”. Mokujin est
l’un des personnages que vous pouvez choisir pour jouer dans Tekken 5. Le ressenti général parmi
les joueurs est que le mouvement “d’étourdissement” de Mokujin est tellement puissant que
n’importe quel joueur choisissant ce personnage a de fortes chances de gagner le jeu, rendant le
tournoi inutile. Cette “loi” est une tentative pour améliorer le jeu, s’assurant ainsi que le tournoi est
équilibré, juste et amusant.
6. Les règles officielles : celles-ci sont créées quand un jeu est joué suffisamment sérieusement pour
qu’un groupe de joueurs ressentent le besoin de fusionner les règles écrites et les lois. Au fil du temps,
ces règles officielles finissent par devenir les règles écrites. Aux échecs, quand un joueur fait un
mouvement qui place le roi de son adversaire dans une position où il risque l’échec et mat, il est obligé
d’avertir son adversaire en disant : “échec.” Pendant un certain temps, ceci était une “loi” et non une
règle écrite, mais elle fait maintenant partie des “règles officielles”.
7. Les règles consultatives : souvent appelées les “règles de stratégie”, elles sont en fait uniquement
des conseils pour vous aider à mieux jouer, et pas du tout des “règles” d’un point de vue des
mécaniques du jeu.
8. Les règles maison : ces règles ne sont pas explicitement décrites par Parlett, mais il fait remarquer
que lorsque les joueurs jouent à un jeu, il arrive qu’ils aient envie d’ajuster les règles opérationnelles
pour rendre le jeu plus amusant. Cela correspond au “Retours d’expériences” sur le diagramme,
puisque les règles maison sont généralement créées par les joueurs en réponse à un déficit ressenti
après quelques tours de jeu.

Les modes
De nombreux jeux ont des règles très différentes qui s’appliquent en fonction de la phase du jeu en cours.
Ces règles changent souvent complètement d’un mode à l’autre, presque comme s’il s’agissait d’un jeu
différent. L’un des plus mémorables exemples est le jeu de course Pitstop. La plupart du temps, il s’agissait
d’un jeu de course classique, mais avec un petit truc en plus : si vous ne vous arrêtiez pas de temps en
temps pour changer vos pneus, ils finissaient par éclater. Lorsque vous vous arrêtiez, le jeu changeait
complètement : vous deviez alors, non plus faire la course dans votre voiture, mais essayer de changer vos
pneus au plus vite, avec une interface de jeu complètement différente, représentant l’arrêt au stand. Quand
votre jeu change de mode de façon assez extrême que celui-ci, il est très important d’indiquer à vos joueurs
dans quel mode ils sont. Si vous avez trop de modes, les joueurs seront déroutés. Très souvent, il y a un
mode principal accompagné d’un certain nombre de sous-modes, ce qui est une bonne façon d’organiser
hiérarchiquement les différents modes. Le game designer Sid Meier propose une excellente règle générale :
le joueur ne devrait jamais passer tellement de temps dans un sous-jeu qu’il en oublie ce qu’il faisait dans
le jeu principal.

L’arbitre
L’une des différences les plus significatives entre les jeux vidéo et les jeux plus tradition-nels concerne la
façon dont on fait respecter les règles. Dans les jeux traditionnels, ce sont généralement les joueurs eux-
mêmes ou un arbitre impartial lorsque les enjeux sont importants, comme dans les compétitions sportives,
qui font respecter les règles du jeu. Avec les jeux vidéo, il devient possible (et parfois même nécessaire) que
ce soit l’ordinateur qui fasse respecter les règles. C’est plus qu’une simple commodité, cela permet la
création de jeux d’une complexité impossible à obtenir de manière traditionnelle, parce qu’ainsi les joueurs
n’ont pas à mémoriser toutes les règles concernant ce qu’il est ou non possible de faire : ils n’ont qu’à
essayer des choses dans le jeu et voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. En un sens, ce qui était
autrefois une “règle” est maintenant devenue une contrainte du monde du jeu. Si une pièce n’est pas
autorisée à se déplacer d’une certaine manière, elle ne se déplacera tout simplement pas de cette manière.
Le respect des nombreuses règles du jeu se fait par le biais de la conception de l’espace, des objets et des
actions. Un jeu comme Warcraft pourrait être conçu comme un jeu de plateau, mais il y aurait tellement de
règles à connaître et tellement d’états sur lesquels il faudrait garder un œil que ça deviendrait rapidement
une expérience ennuyeuse. En laissant à l’ordinateur le travail pénible de contrôle du respect des règles, les
jeux peuvent atteindre des profondeurs de complexité, de subtilité et de richesse qui ne sont pas possibles
autrement. Mais avancez avec prudence ; si les règles de votre jeu vidéo sont si complexes que les joueurs
n’ont pas la moindre idée de la façon dont il marche, ils risquent de se sentir débordés ou désorientés. Vous
devez faire des règles d’un jeu vidéo complexe quelque chose que les joueurs peuvent découvrir et
comprendre naturellement, pas quelque chose qu’ils doivent mémoriser.

La règle la plus importante


Les jeux ont beaucoup de règles – comment se déplacer et ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire –,
mais il y a une règle qui est à la base de toutes les autres : l’Objet du jeu. L’essence des jeux est d’atteindre
des objectifs ; vous devez être capable d’exposer l’objectif de votre jeu, et de l’exposer clairement. Souvent,
il n’y a pas un seul objectif dans un jeu, mais une séquence d’objectifs : vous devrez les exposer tous, et la
manière dont ils se rattachent les uns aux autres. Un exposé maladroit de l’objectif de votre jeu peut avoir
dès le début un effet rebutant ; si les joueurs ne comprennent pas complètement le but de leurs actions, ils
ne peuvent pas avancer avec assurance. Les nouveaux joueurs d’échecs sont souvent intimidés lorsque
quelqu’un essaie tant bien que mal de leur expliquer l’objet du jeu : “Ton objectif est de mettre l’autre roi
échec et mat… ce qui veut dire que tu dois déplacer tes pièces de façon qu’il ne puisse plus bouger sans être
en échec… ce qui veut dire que, euh, l’une de tes pièces pourrait potentiellement le capturer, sauf que, hum,
selon les règles, on ne peut pas capturer le roi.” Lorsque j’étais enfant, je me suis souvent demandé
pourquoi un jeu considéré comme étant tellement élégant pouvait avoir un objectif qui l’était si peu. J’ai
joué aux échecs pendant des années avant de réaliser que l’objectif est en réalité plutôt simple : “capturer
le roi de l’adversaire”. Tout ce non-sens à propos de “échec” et de “échec et mat” sert simplement à avertir
poliment votre adversaire qu’il est dans une situation de danger imminent. Il est assez remarquable de voir
combien un potentiel joueur d’échecs devient plus intéressé quand vous lui exposez l’objet du jeu avec cette
simple phrase. Et la même chose est vraie en ce qui concerne les jeux que vous créez : plus les joueurs
comprennent facilement l’objectif, plus il est simple pour eux de se voir en train de le réaliser, et plus il y a
de chances qu’ils aient envie de jouer à votre jeu.

Les bons objectifs de jeu ont trois qualités importantes :

1. Concret. Les joueurs comprennent et peuvent clairement exposer ce qu’ils sont censés accomplir.
2. Atteignable. Les joueurs ont besoin de croire qu’ils ont une chance d’atteindre l’objectif. Si cela leur
semble impossible, ils abandonneront rapidement.
3. Gratifiant. Cela demande beaucoup d’efforts de réussir à rendre gratifiant un objectif qui a été
atteint. Si l’objectif a le bon niveau de challenge, le simple fait de l’atteindre est une récompense en soi.
Mais pourquoi ne pas aller plus loin ? Vous pouvez rendre votre objectif encore plus enrichissant en
donnant aux joueurs quelque chose de valeur une fois le but atteint. Utilisez l’objectif du plaisir pour
trouver différentes façons de récompenser les joueurs, et les rendre réellement fiers de leur exploit. Et
alors qu’il est important de récompenser les joueurs qui ont atteint un objectif, il est aussi important
(sinon plus) que les joueurs puissent estimer la valeur de cette récompense avant, pour ainsi avoir une
motivation à essayer d’y arriver. Ne gonflez cependant pas artificiellement leurs attentes, car s’ils sont
déçus par la récompense obtenue, ils ne joueront plus.
Et alors qu’il est important que chacun des objectifs de votre jeu ait ces qualités, il est également
primordial que vous ayez une bonne répartition de tous ces buts, certains à court terme, d’autres à bien
plus long terme. Cet équilibrage des objectifs permettra à vos joueurs d’avoir le sentiment de savoir ce
qu’ils doivent faire dans l’immédiat, tout en sachant qu’au final ils réussiront quelque chose d’important et
de gratifiant.

Il est facile de trop se focaliser sur l’action d’un jeu, au point d’en oublier les objectifs. Pour nous aider à
nous souvenir de l’importance de ces buts, ajoutons cet objectif à notre boîte à outils.

Objectif #25 : Les objectifs

Pour vous assurer que les objectifs de votre jeu sont appropriés et bien équilibrés, posezvous ces
questions :

Quel est le but final de mon jeu ?

Est-ce que ce but est clair aux yeux des joueurs ?

S’il y a une série d’objectifs, est-ce que le joueur a compris cela ?

Les différents objectifs sont-ils liés les uns aux autres de manière significative ?

Mes objectifs sont-ils concrets, réalisables et gratifiants ?

Ai-je un bon équilibre entre les buts à court terme et ceux à long terme ?

Les joueurs ont-ils l’opportunité de décider de leurs propres objectifs ?

Il peut être assez fascinant de regarder en même temps l’objectif du jouet, l’objectif de la curiosité et
l’objectif des objectifs, pour voir comment ces aspects de votre jeu s’influencent les uns les autres.

Emballer les règles


Les règles sont les mécaniques du jeu les plus fondamentales. Un jeu n’est pas juste défini par ses règles, un
jeu est ses règles. Il est important d’observer votre jeu depuis la perspective des règles, et cela nous donne
l’objectif #26.

Objectif #26 : Les règles

Pour utiliser cet objectif, regardez au plus profond de votre jeu, jusqu’à atteindre sa structure la plus
basique. Posez-vous alors ces questions :

Quelles sont les règles fondationnelles de mon jeu ? En quoi diffèrent-elles des règles
opérationnelles ?

Y a-t-il des “lois” ou des “règles maison” qui apparaissent alors que le jeu se développe ?
Devraient-elles être intégrées directement dans mon jeu ?

Y a-t-il différents modes dans mon jeu ? Est-ce que ces modes rendent les choses plus
simples, ou plus complexes ? Le jeu serait-il meilleur avec moins de modes ? Plus de modes ?

Qui est garant des règles ?

Les règles sont-elles faciles à comprendre, ou entraînent-elles des confusions ? S’il y a


confusion, devrais-je y remédier en changeant les règles, ou en les expliquant plus clairement
?

Il y a une idée fausse et répandue selon laquelle les game designers créent des jeux en s’asseyant à
une table et en écrivant une poignée de règles. Ce n’est en général pas du tout la façon dont cela se
passe. Les règles d’un jeu arrivent graduellement et par l’expérimentation. L’esprit du concepteur
fonctionne d’ordinaire dans le domaine des “règles opérationnelles”, en changeant occasionnellement
pour la perspective des “règles fondationnelles” lorsqu’il s’agit de modifier ou d’améliorer le jeu. Les
“règles écrites” arrivent généralement vers la fin, lorsque le jeu est jouable. Une partie du travail du
concepteur est d’être sûr qu’il y a des règles s’appliquant à chaque circonstance. Assurez-vous de
prendre des notes lors des séances de tests du jeu, parce que c’est alors que des trous dans vos règles
apparaîtront ; si vous ne faites que colmater les brèches rapidement sans en prendre note, ces mêmes
trous réapparaîtront un peu plus tard. Un jeu est ses règles ; donnez-leur le temps et la considération
qu’elles méritent.

Mécanique #5 : La compétence
In virtute sunt multi ascensus.
[La prodigalité est un gouffre sans fond.]

– Cicéron

La mécanique de la compétence transfère l’attention du jeu vers le joueur. Chaque jeu requiert des joueurs
qu’ils utilisent un certain nombre de compétences. Si le niveau de compétence d’un joueur est
suffisamment bon pour arriver au niveau de la difficulté du jeu, le joueur se sentira mis à l’épreuve et
restera dans le canal du flow (comme nous l’avons vu au Chapitre 8).

La plupart des jeux ne requièrent pas qu’une seule compétence du joueur, mais un mélange de différentes
sortes de compétences. Quand vous concevez un jeu, il est utile de faire une liste des compétences qui
seront demandées au joueur. Même s’il y a des milliers de compétences qui peuvent servir dans un jeu,
celles-ci peuvent généralement être regroupées en trois catégories principales :

1. Les compétences physiques. Celles-ci incluent les compétences mettant en jeu la force, la dextérité,
la coordination et l’endurance physique. Les compétences physiques sont une part importante de la
plupart des sports. Arriver à manipuler un contrôleur de jeu demande une certaine forme de
compétence physique, mais de nombreux jeux vidéo (comme Dance Dance Revolution et Eyetoy de
Sony) requièrent du joueur un spectre de compétences physiques bien plus large.
2. Les compétences mentales. Celles-ci incluent la mémoire, l’observation et la résolution de puzzle.
Même si un certain nombre de personnes peuvent être intimidées par les jeux requérant trop de
compétences mentales, il est rare qu’un jeu n’en demande pas au moins quelques-unes, puisque les
jeux sont intéressants quand il y a des décisions à prendre, et la prise de décision est une compétence
mentale.
3. Les compétences sociales. Celles-ci incluent, entre autres choses, lire un adversaire (deviner ce
qu’il pense), tromper un adversaire, et se coordonner avec des équipiers. Souvent, par compétences
sociales, on pense facilité à se faire des amis et à influencer les autres, mais leur étendue est en réalité
bien plus grande. Le poker est un jeu très social, parce qu’une grosse partie du gameplay repose sur le
fait de cacher ses pensées et d’essayer de deviner celles des autres. Les sports sont très sociaux
également, avec une focalisation sur le travail en équipe ou encore sur le combat psychologique entre
adversaires.

Compétences réelles vs virtuelles


Il est important que nous fassions une distinction : lorsque nous parlons de compétence en tant que
mécanique de jeu, nous parlons de la compétence réelle que le joueur doit avoir. Dans les jeux vidéo, il est
courant de parler du niveau de compétence de votre personnage. Il n’est pas rare d’entendre un joueur dire
quelque chose du genre : “Mon guerrier a gagné deux points de compétence en combat à l’épée !” Mais le
“combat à l’épée” n’est pas une compétence qu’on demande réellement au joueur ; le joueur appuie juste
sur les boutons de sa manette au bon moment. Le combat à l’épée est, dans ce contexte, une compétence
virtuelle, que le joueur prétend avoir. Une chose intéressante à propos des compétences virtuelles est
qu’elles peuvent s’améliorer, même si ce n’est pas le cas des compétences réelles du joueur. Le joueur peut
être en train d’appuyer sur les boutons de sa manette comme il l’a toujours fait, mais en le faisant
suffisamment souvent, il peut être gratifié d’un niveau supérieur de compétence virtuelle, ce qui permettra
à son personnage de devenir plus rapide ou plus puissant en combat à l’épée. Les compétences virtuelles
sont un bon moyen de donner au joueur un sentiment de puissance. Cependant, poussé trop loin, ce
principe peut donner une impression de creux aux joueurs ; certaines des critiques sur les jeux
massivement multijoueurs concernent la trop grande importance accordée aux compétences virtuelles par
rapport aux compétences réelles. Souvent, le secret d’un jeu amusant repose sur un bon équilibre entre les
compétences virtuelles et réelles. De nombreux game designers débutants confondent les deux. Il est
important que vous soyez capable de faire clairement la distinction entre elles.

L’énumération des compétences


Faire une liste de toutes les compétences requises dans votre jeu peut être un exercice très utile. Vous
pouvez faire une liste générale : “Mon jeu nécessite de la part des joueurs d’avoir des compétences de
mémorisation, de résolution de problèmes, et de mise en concordance des formes.” Ou vous pouvez faire
une liste beaucoup plus spécifique : “Mon jeu demande aux joueurs d’identifier rapidement puis de faire
tourner mentalement des formes bidimensionnelles spécifiques, tout en résolvant le problème de leur
placement optimal sur un système de grille.” Faire une énumération de compétences peut être très délicat.
Le jeu RC Pro Am, un jeu de course de voitures pour la NES, en est un bon exemple. Dans ce jeu, les
joueurs pilotent la voiture avec la croix directionnelle (pouce gauche), accélèrent avec le bouton A (pouce
droit), et tirent sur leurs adversaires avec le bouton B (pouce droit également). Pour arriver à maîtriser ce
jeu, deux compétences pour le moins surprenantes étaient nécessaires : la première concernait la
résolution de problèmes. Généralement, dans les jeux NES, vous ne pouvez appuyer que sur un bouton à la
fois : vous devez retirer votre pouce du bouton A si vous voulez appuyer sur le bouton B. Seulement dans
RC Pro Am, cela conduit à un désastre : si vous voulez tirer une roquette (bouton B), vous devez relâcher
l’accélérateur (bouton A), et du coup votre adversaire est rapidement hors de portée ! Comment résoudre
ce problème ? Certains joueurs ont essayé d’utiliser le pouce sur un bouton et un autre doigt pour le
second, mais ce n’était pas pratique du tout, et rendait le jeu difficile à jouer. La meilleure solution semblait
être de tenir la manette autrement : en mettant le pouce de travers sur le bouton A, cela permettait à
l’occasion d’appuyer sur le bouton B, en faisant “rouler” le pouce, ce qui donnait la possibilité de tirer sans
relâcher l’accélérateur. Une fois que le joueur avait résolu ce problème, il lui fallait pratiquer cette
compétence physique très spécifique. Bien sûr, il y avait de nombreuses autres compétences impliquées
dans le jeu, de la gestion des ressources (pour ne pas tomber à court de missiles et de mines) à la
mémorisation des circuits, la gestion des virages en épingle à cheveux et des autres dangers de la route…
L’idée étant que même un jeu qui semble assez simple peut demander de nombreuses compétences
différentes au joueur. En tant que concepteur, vous devez les connaître.

Il est facile de se leurrer en pensant que votre jeu tourne autour d’une compétence, pour finalement se
rendre compte que d’autres compétences sont en réalité plus importantes. De nombreux jeux vidéo
d’action semblent en surface tourner essentiellement autour d’actions/réactions rapides face aux
adversaires, alors qu’il y a également une bonne dose de résolution de problèmes impliquée pour trouver la
meilleure façon de réagir face à ces mêmes adversaires, ou encore un travail de mémorisation nécessaire
pour éviter d’être de nouveau surpris en refaisant un niveau. Les game designers sont souvent déçus
lorsqu’ils réalisent par exemple qu’un jeu qui devait faire appel essentiellement à des prises de décision
rapides et à de la réactivité de la part du joueur met en réalité à contribution leur mémoire de la position et
du timing des ennemis – ce qui est une expérience très différente pour le joueur. Les compétences
auxquelles un joueur fait appel participent pleinement à la nature de son expérience. Vous devez donc les
connaître. La nouvelle perspective que ces compétences vous permettent d’avoir devient l’objectif #27.

Objectif #27 : La compétence

Pour utiliser cet objectif, arrêtez de regarder votre jeu, et regardez les compétences que vous demandez
à vos joueurs d’avoir.

Posez-vous ces questions :

Quelles compétences le joueur doit-il avoir pour jouer à mon jeu ?

Y a-t-il des catégories de compétences manquantes dans ce jeu ?

Quelles sont les compétences dominantes ?

Ces compétences créent-elles l’expérience que je souhaite ?

Certains joueurs maîtrisent-ils ces compétences bien mieux que d’autres ? Cela peut-il
donner une impression d’injustice ?

Les joueurs peuvent-ils améliorer leurs compétences en s’entraînant ?

Ce jeu demande-t-il le bon niveau de compétence ?

Se servir de ses compétences peut être très agréable, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles
on aime les jeux. Bien sûr, c’est une expérience agréable uniquement si les compétences sont
intéressantes à utiliser et gratifiantes, et que le niveau de difficulté est dans la moyenne idéale entre
“trop facile” et “trop dur”. Même des compétences mineures (comme appuyer sur des boutons) peuvent
être rendues plus intéressantes en les déguisant en compétences virtuelles et en leur adjoignant le juste
niveau de challenge. Utilisez cet objectif comme une fenêtre sur l’expérience du joueur. Comme les
compétences jouent un rôle majeur dans la définition de l’expérience, l’objectif de la compétence travaille
bien en conjonction avec l’objectif #1 : l’objectif de l’expérience essentielle.

Mécanique #6 : La chance
Notre sixième et dernière mécanique de jeu est la chance. Nous la traitons en dernier parce qu’elle touche
aux interactions entre les cinq autres mécaniques : l’espace, les objets, les actions, les règles et les
compétences.

La chance est une partie essentielle du plaisir éprouvé à jouer à un jeu, parce qu’elle est génératrice
d’incertitude et donc de surprises. Et comme nous l’avons dit précédemment, les surprises sont une source
importante de plaisir, et l’ingrédient secret de l’amusement.

Nous devons maintenant procéder avec prudence. On ne peut jamais considérer la chance comme acquise,
puisqu’elle est très délicate à cerner ; le calcul peut en être difficile, et nos intuitions la concernant sont
souvent fausses. Mais un bon game designer doit devenir un maître de la chance et des probabilités, les
sculptant à sa convenance, pour créer une expérience toujours pleine de décisions surprenantes à prendre
et de surprises intéressantes à découvrir. Les difficultés à comprendre la chance sont bien illustrées par une
histoire concernant l’invention des mathématiques des probabilités – inventées, bien évidemment, pour
répondre à un besoin dans le cadre d’un jeu.

L’invention des probabilités


Il a un très bon esprit, mais il n’est pas géomètre.

– Lettre de Pascal à Fermat à propos du chevalier de Méré

En 1654, un noble français du nom d’Antoine Gombaud, ou chevalier de Méré, se trouva confronté à un
problème. C’était un joueur invétéré qui jouait entre autres à un jeu dans lequel il pariait que s’il lançait un
dé quatre fois, il réussirait à obtenir au moins une fois un six. Il avait réussi à gagner pas mal d’argent avec
ce jeu, mais ses amis finirent par se lasser de perdre et refusèrent de continuer à jouer avec lui. Essayant
alors de trouver une nouvelle façon d’escroquer ses amis, il inventa un nouveau jeu qui, pensait-il, lui
donnait les mêmes chances que l’ancien. Dans ce nouveau jeu, il pariait que s’il lançait une paire de dés
vingt-quatre fois, il obtiendrait au moins une fois un douze. Ses amis furent d’abord méfiants, mais
commencèrent bientôt à apprécier le jeu, car le chevalier commença à perdre de l’argent rapidement ! Il en
fut quelque peu déstabilisé, parce que selon ses calculs mathématiques, les deux jeux avaient les mêmes
chances. Le calcul du chevalier était le suivant :

Premier jeu : en quatre lancers d’un seul dé, le chevalier gagne s’il obtient au moins un six. Le
raisonnement du chevalier était que la chance de tirer un six avec un dé étant de 1/6, alors en tirant
quatre fois le dé, les chances de gagner étaient de :
4 × 1(/6) – 4/6 – 66 %, ce qui expliquait pourquoi il avait tendance à gagner.

Second jeu : en vingt-quatre lancers d’une paire de dés, le chevalier gagne s’il obtient au moins un
douze.

Le chevalier détermina que la chance d’obtenir un douze (un double six) avec une paire de dés était de
1/36. Il en conclut que lancer les dés vingt-quatre fois donnerait les chances suivantes :

24 × (1/36) – 24/36 – 66 %, soit les mêmes chances que dans le jeu précédent !

Dérouté et perdant de l’argent, il écrivit une lettre au mathématicien Blaise Pascal, lui demandant conseil.
Celui-ci trouva le problème intéressant, il n’y avait pas de mathématiques établies pour répondre à ces
questions. Pascal écrivit à un ami de son père, Pierre de Fermat, pour lui demander de l’aide. Pascal et
Fermat eurent alors une longue correspondance à propos de cette question et de problèmes analogues, et
sur la découverte de méthodes pour les résoudre, établissant ainsi la théorie des probabilités comme une
nouvelle branche des mathématiques.

Quelles étaient les véritables chances dans les jeux du chevalier ? Pour comprendre cela, nous devons en
passer par les maths – mais ne vous sauvez pas, il s’agit de maths compréhensibles par tous. Connaître
l’ensemble de la théorie des probabilités n’est pas nécessaire pour le game design (et au-delà du sujet de ce
livre), mais connaître quelques-unes des bases peut se révéler très utile. Si vous êtes un génie des maths,
vous pouvez passer cette section, ou simplement la survoler. Pour les autres, je présente :

Les dix règles de probabilité que chaque game designer devrait connaître

Règle #1 : Les fractions sont des décimales, et les décimales sont des pourcentages
Si vous faites partie de ceux qui ont toujours eu du mal avec les fractions et les pourcentages, il est temps
de leur faire face pour de bon, parce qu’ils sont le langage des probabilités. Ne stressez pas, vous pouvez
utiliser une calculatrice, personne ne regarde. La chose capitale à comprendre est que les fractions, les
décimales et les pourcentages sont une seule et même chose, et peuvent être indifféremment utilisés.
Autrement dit, 1/2 – 0,5 – 50 %. Ce ne sont pas trois nombres distincts, mais juste trois façons différentes
d’écrire le même nombre.

Convertir des fractions en décimales est facile. Si vous devez connaître l’équivalent décimal de 33/50, tapez
juste sur votre calculatrice 33 ÷ 50, et vous obtiendrez 0,66. Et pour les pour-centages ? C’est également
facile. Un pourcentage est une façon d’écrire un nombre comme une fraction de cent. Donc 66 % signifie 66
pour 100, soit 66/100, soit 0,66. Si vous regardez les formules du chevalier plus haut, vous verrez pourquoi
nous avons besoin de convertir les nombres si souvent ; de par notre nature humaine, nous aimons parler
en pourcentage, mais nous aimons également parler de “une chance sur six” ; nous devons donc avoir un
moyen de passer d’un format à l’autre. Si vous êtes du genre que les maths rendent anxieux, essayez de
vous relaxer et entraînez-vous avec une calculatrice ; vous arriverez rapidement à comprendre tout cela.

Règle #2 : De zéro à un, et c’est tout !


Celle-là est facile. Les probabilités vont uniquement de 0 à 100 %, c’est-à-dire de 0 à 1 (voir la règle #1) ni
plus ni moins. Alors que vous pouvez dire qu’il y a 10 % de chances que quelque chose arrive, quelque
chose comme –10 % n’existe pas, pas plus que 110 %. Une chance de 0 % que quelque chose arrive signifie
que cela n’arrivera pas, et une chance de 100 % signifie qu’elle arrivera à coup sûr. Cela peut sembler
évident, mais cela nous permet déjà de mettre le doigt sur un problème majeur dans les calculs du
chevalier. Si l’on considère son premier jeu avec les quatre lancers de dés, il pensait qu’il avait 4 × (1/6) ou
4/6 ou 0,66 ou 66 % de chances d’avoir un six. Mais que se serait-il passé s’il avait lancé le dé sept fois ?
Selon sa façon de calculer, il aurait eu 7 × (1/6) ou 7/6 ou 1,17 ou 117 % de chances de gagner ! Or ce n’est
pas du tout le cas ; si vous lancez le dé sept fois, il y a des chances que vous obteniez un six, mais sans que
cela soit garanti (en réalité, il y a à peu près 72 % de chances). Lorsque vous calculez une probabilité et que
celle-ci dépasse 100 % de chances, vous pouvez être assuré que vous vous êtes trompé quelque part.

Règle #3 : “Résultat recherché” divisé par “résultats possibles” égale probabilité


Les deux premières règles permettent de mettre en place une fondation de base, nous allons maintenant
parler de ce que sont réellement les probabilités, et c’est assez simple. Vous prenez juste le nombre de fois
où votre “résultat recherché” peut se présenter et vous le divisez par le nombre de “résultats possibles” (en
assumant que les résultats soient du même ordre), et vous avez votre probabilité. Quelle est alors la chance
d’obtenir un six en tirant un dé ? Comme il y a six résultats possibles, et que seulement l’un d’eux est celui
que nous recherchons, alors la probabilité est de 1 ÷ 6, soit 1/6, soit à peu près 17 %. Quelle est la chance
qu’un nombre pair sorte du même tirage ? Comme il y a trois nombres pairs, la réponse est 3/6, ou 50 %.
Quelle est la probabilité de tirer une figure dans un paquet de cartes ? Comme les cartes que nous
recherchons sont au nombre de douze, sur un total de cinquante-deux, les chances sont de 12/52, soit à peu
près 23 %. Si vous comprenez cela, vous avez saisi l’idée fondamentale des probabilités.

Règle #4 : Énumérez !
Si la règle #3 est aussi simple qu’il y paraît (et elle l’est), vous devez vous demander pour-quoi les
probabilités sont si délicates à manier. La raison est que les deux nombres dont nous avons besoin (le
nombre de “résultats recherchés” et le nombre de “résultats possibles”) ne sont pas toujours évidents à
trouver. Par exemple, si je vous demande quelles sont les chances de lancer une pièce de monnaie trois fois
et d’obtenir “face” au moins deux fois, quel est le nombre de “résultats recherchés” ? Je serais vraiment
étonné si vous pouviez répondre sans d’abord écrire quoi que ce soit. Une manière facile de trouver la
réponse est d’énumérer toutes les solutions possibles (où F = Face et P = Pile) :

1. FFF
2. FFP
3. FPF
4. FPP
5. PFF
6. PFP
7. PPF
8. PPP

Il y a exactement huit résultats possibles. Quels sont ceux qui ont face au moins deux fois ? #1, #2, #3 et
#5. Il y a quatre résultats sur huit possibilités, donc la réponse est 4/8, soit 50 % de chances. Pourquoi le
chevalier n’a-t-il pas fait ça avec ses jeux ? Dans son premier jeu, il y avait quatre lancers de dés, ce qui
signifie 6 × 6 × 6 × 6, soit 1 296 possibilités. Cela aurait été un travail vraiment pénible, mais il aurait pu
énumérer toutes les possibilités en à peu près une heure (la liste aurait pu ressembler à cela : 1 111, 1 112, 1
113, 1 114, 1 115, 1 116, 1 121, 1 122, 1 123, etc.), puis compter le nombre de combinaisons comprenant un six
(671), et le diviser par 1 296 pour avoir sa réponse. L’énumération vous permettra de résoudre
pratiquement n’importe quel problème de probabilité, si vous avez le temps. Si l’on passe maintenant au
second jeu du chevalier, les limites de l’énumération deviennent encore plus flagrantes : vingt-quatre
lancers de deux dés ! Il y a 36 résultats possibles pour deux dés, donc énumérer les vingt-quatre lancers
24
aurait demandé d’écrire 36 (un nombre à 37 chiffres) combinaisons. Quand bien même il aurait pu écrire
une combinaison à la seconde, cela lui aurait pris un temps infiniment plus long que celui qu’a mis
l’univers à se former pour les lister toutes. L’énumération peut être pratique, mais quand elle prend trop de
temps, vous devez utiliser des raccourcis, et c’est à cela que servent les autres règles.

Règle #5 : Dans certains cas, “OU” signifie “additionner”


Très souvent, on veut déterminer les probabilités que “ceci OU cela” arrive, par exemple quelles sont les
chances de tirer une figure OU un as d’un paquet de cartes ? Lorsque les deux choses dont nous parlons
sont mutuellement exclusives, c’est-à-dire quand il est impossible pour les deux d’arriver en même temps,
alors vous pouvez additionner leurs probabilités individuelles pour obtenir une probabilité globale. Par
exemple, les chances de tirer une figure sont de 12/52, et les chances de tirer un as sont de 4/52. Puisque
ces deux événements sont mutuellement exclusifs (il est impossible que les deux arrivent en même temps),
nous pouvons les additionner : 12/52 + 4/52 = 16/52, soit à peu près 31 % de chances.

Mais que se passe-t-il si nous posons une question différente : quelles sont les chances de tirer un as ou un
carreau d’un paquet de cartes ? Si l’on additionne ces probabilités, on obtient 4/52 + 13/52 (13 carreaux
dans un paquet) = 17/52. Cependant, si l’on énumère, on se rend compte que cela est faux : la bonne
réponse est 16/52. Pourquoi ? Parce que les deux événements ne sont pas mutuellement exclusifs, “OU” ne
signifie plus “additionner”.

Regardons de nouveau le premier jeu du chevalier. Il semble vouloir utiliser cette règle pour ses lancers de
dés : il additionne quatre probabilités : 1/6 + 1/6 + 1/6 + 1/6. Mais il obtient la mauvaise réponse, puisque
les quatre événements ne sont pas mutuellement exclusifs. La règle de l’addition est utile, mais vous devez
être certain que les événements que vous essayez d’additionner sont mutuellement exclusifs.

Règle #6 : Dans certains cas, “ET” signifie “multiplier”


Cette règle est quasiment l’opposé exact de la précédente ! Si l’on veut trouver les probabilités de deux
choses se déroulant simultanément, on peut multiplier leurs probabilités individuelles pour obtenir la
réponse – mais SEULEMENT si les événements NE sont PAS mutuellement exclusifs ! Prenons par
exemple deux lancers de dés. Si l’on veut trouver les probabilités d’obtenir un six sur chacun des dés, on
peut multiplier les probabilités de chacun des événements : la chance d’obtenir un six sur un lancer de dé
est de 1/6, et également 1/6 pour le second lancer. Donc la probabilité d’obtenir deux six est de 1/6 × 1/6 =
1/36. Vous auriez pu bien sûr déterminer cela par énumération, mais cette règle est une façon bien plus
rapide d’obtenir le même résultat.

Dans la règle #5, nous voulions connaître la probabilité de tirer un as OU un carreau dans un paquet de
cartes ; l’utilisation de la règle avait échoué, parce que les deux événements n’étaient pas mutuellement
exclusifs. Et si nous avions voulu connaître la probabilité de tirer un as ET un carreau ? Autrement dit,
quelle est la probabilité de tirer l’as de carreau ? Intuitivement, nous savons déjà que la réponse est 1/52,
mais nous pouvons le vérifier avec la règle #6, puisque nous savons que les deux événements ne sont pas
mutuellement exclusifs. La probabilité de tirer un as est de 4/52, et la probabilité de tirer un carreau est de
13/52. On les multiplie : 4/52 × 13/52 = 52/2 704 = 1/52. Ainsi, la règle marche bien et confirme notre
intuition.

Avons-nous déjà suffisamment de règles pour résoudre le problème du chevalier ? Regar-dons son premier
jeu :

Premier jeu : en quatre lancers d’un seul dé, le chevalier gagne s’il obtient au moins un six.

Nous avons déjà établi que nous pouvions faire une énumération et ainsi obtenir la réponse 671/1 296,
mais cela nous prendrait à peu près une heure. Y a-t-il une façon plus rapide de faire, en utilisant les règles
que nous avons maintenant à notre disposition ?

(Je vous préviens tout de suite, cela va devenir plutôt costaud. Si cela ne vous intéresse pas plus que ça,
épargnez-vous une migraine et passez directement à la règle #7. Et si cela vous intéresse, accrochez-vous ;
vous trouverez sans aucun doute que cela en valait le coup.)

Si la question portait sur les probabilités de lancer un dé quatre fois et d’obtenir quatre six, cela
correspondrait à une question en ET pour quatre événements qui ne sont pas mutuellement exclusifs, et
nous pourrions alors utiliser la règle #6 : 1/6 × 1/6 × 1/6 × 1/6 = 1/1 296. Mais ce n’est pas la question qui
était posée. C’est une question en OU pour quatre événements qui ne sont pas mutuellement exclusifs (il
est possible pour le chevalier d’obtenir plusieurs six sur les quatre lancers). Alors comment pouvons-nous
procéder ? Une méthode consiste à la décomposer en éléments qui sont mutuellement exclusifs, puis à les
additionner. Une autre façon d’énoncer ce jeu serait :

Quelles sont les probabilités de lancer quatre dés et d’obtenir soit :

a. quatre six, OU

b. trois six et un non-six, OU

c. deux six et deux non-six, OU

d. un six et trois non-six ?

Cela peut sembler un peu compliqué, mais il s’agit de quatre éléments mutuellement exclusifs, et si l’on
peut déterminer la probabilité de chacun, il suffira alors de les additionner pour obtenir notre réponse.
Nous connaissons déjà la probabilité de (a), en utilisant la règle #6 : 1/1 296. Alors comment trouver (b) ?
En y regardant bien, (b) correspond à quatre possibilités mutuellement exclusives :

1. 6, 6, 6, non-6

2. 6, 6, non-6, 6

3. 6, non-6, 6, 6
4. non-6, 6, 6, 6

La probabilité d’obtenir six avec un dé est de 1/6, la probabilité d’obtenir un non-6 est de 5/6. Donc, la
probabilité de chacune de ces propositions est de 1/6 × 1/6 × 1/6 × 5/6 = 5/1 296. Maintenant, si nous les
additionnons tous les quatre, on obtient 20/1 296. Donc la probabilité de (b) est de 20/1 296.

Passons à (c). Il s’agit de la même situation que précédemment, mais avec plus de combinaisons. Il peut
être un peu moins facile que ce qu’on pourrait penser de trouver exactement combien il y a de
combinaisons pour un tirage de deux 6 et deux non-6, mais il y en a six :

1. 6, 6, non-6, non-6

2. 6, non-6, 6, non-6

3. 6, non-6, non-6, 6

4. non-6, 6, 6, non-6

5. non-6, 6, non-6, 6

6. non-6, non-6, 6, 6

Et la probabilité de chacune est de 1/6 × 1/6 × 5/6 × 5/6 = 25/1 296. En additionnant alors les six, on
obtient 150/1 296.

Ce qui nous laisse (d), qui est en réalité l’inverse de (b) :

1. non-6, non-6, non-6, 6

2. non-6, non-6, 6, non-6

3. non-6, 6, non-6, non-6

4. 6, non-6, non-6, non-6

La probabilité de chacune étant de 5/6 × 5/6 × 5/6 × 1/6 = 125/1 296, et leur addition donnant 500/1 296.

Nous avons donc calculé la probabilité de chacun des quatre éléments mutuellement exclusifs :

a. quatre six – (1/1 296)

b. trois six et un non-six – (20/1 296)

c. deux six et deux non-six – (150/1 296)

d. un six et trois non-six – (500/1 296)

En additionnant ces quatre probabilités (comme le permet la règle #5), on obtient un total de 671/1 296,
soit à peu près 51,77 %. Ainsi, on peut voir qu’il s’agissait d’un jeu profitable pour le chevalier. En gagnant
plus de 50 % du temps, il avait des chances certaines de faire un profit, mais le jeu donnait suffisamment
l’impression d’être équitable pour que ses amis s’imaginent avoir une chance – au moins pour un moment.
On remarque en même temps que nous sommes très loin des 66 % de chances de gagner que le chevalier
pensait avoir !

Nous aurions pu obtenir la même réponse à partir d’une énumération, en prenant bien plus de temps. Mais
d’une certaine manière, nous avons fait une sorte d’énumération ; c’est juste que les règles de l’addition et
de la multiplication nous laissent tout compter bien plus vite. Pourrions-nous faire la même chose pour
trouver la réponse au second jeu du chevalier ? Nous le pourrions, mais avec vingt-quatre lancers de deux
dés, cela prendrait probablement une heure ou plus ! C’est toujours plus rapide qu’une énumération, mais
on peut faire encore mieux en étant malin, et c’est là que la règle #7 entre en jeu.

Règle #7 : Un moins (–) “fait” = un “ne fait pas”


Celle-ci est l’une des règles les plus intuitives. Si la probabilité que quelque chose arrive est de 10 %, alors la
probabilité qu’elle n’arrive pas est de 90 %. En quoi cela nous est utile ? Parce que souvent il est assez
difficile de déterminer la probabilité que quelque chose arrive, quand il est plus aisé de déterminer la
probabilité qu’elle n’arrive pas.

Si l’on considère le second jeu du chevalier, déterminer les chances qu’un double six se présente au moins
une fois sur vingt-quatre lancers de dés est un cauchemar, parce qu’il y a énormément d’événements
possibles différents à additionner (un double six, vingt-trois non-double six ; deux double six, vingt-deux
non-double six, etc.). D’un autre côté, que se passe-t-il si l’on pose la question inverse : quelles sont les
chances de tirer deux dés vingt-quatre fois et de NE PAS obtenir de double six ? C’est une question en ET,
pour des événements qui ne sont pas mutuellement exclusifs, et nous pouvons donc utiliser la règle #6
pour trouver la réponse ! Mais d’abord nous utiliserons la règle #7 deux fois. Regardez.

Les chances de tirer un double six avec un seul jet de dés sont de 1/36. Donc, selon la règle #7, les chances
de ne pas obtenir un double six sont de 1 – 1/36, soit 35/36.

Donc, en utilisant la règle #6 (de la multiplication), les chances de ne pas avoir de double six vingt-quatre
24
fois d’affilée sont de 35/36 × 35/36… vingt-quatre fois, soit plus simplement (35/36) . C’est un calcul que
vous ne voudriez pas faire à la main, mais en utilisant une calculatrice, vous obtenez à peu près 0,5086,
soit 50,86 %. Ce qui correspond donc aux probabilités que le chevalier perde. Pour trouver la probabilité
qu’il gagne, nous appliquons la règle #7 encore une fois : 1 – 0,5086 = 0,4914, soit à peu près 49,14 %. La
raison pour laquelle le chevalier perdait à son propre jeu est maintenant claire ! Ses chances de gagner
étaient suffisamment proches de l’équité pour qu’il ait du mal à déterminer si c’était un jeu gagnant ou
perdant pour lui, mais après y avoir joué suffisamment longtemps, il avait de grandes chances d’être
perdant.

Même si tous les problèmes de probabilité peuvent être résolus par le biais de l’énumération, la règle #7
peut être un raccourci vraiment utile. En réalité, nous aurions même pu utiliser cette règle pour résoudre le
problème du premier jeu du chevalier !

Règle #8 : La somme de plusieurs sélections aléatoires linéaires n’est pas une


sélection aléatoire linéaire !
Pas de panique ! Cette règle semble ardue, mais elle est en réalité assez facile. Une “sélection aléatoire
linéaire” est simplement un événement aléatoire dans lequel tous les résultats ont la même chance de se
produire. Un lancer de dés est un parfait exemple d’une sélection aléatoire linéaire. Si vous additionnez
plusieurs lancers de dés, les résultats possibles n’ont PAS la même chance de se produire. Par exemple, si
vous lancez deux dés, vos chances d’obtenir un sept sont très bonnes alors que celles d’obtenir un douze
sont faibles. Énumérer toutes les possibilités permet de comprendre la raison de cela :

Regardez combien il y a de sept, et seulement un petit douze ! On peut représenter cela sur un graphique,
appelé courbe de distribution de probabilité, qui permet de se rendre compte visuellement des chances
d’apparition de chaque résultat :

FIGURE

10.15

La règle #7 peut sembler évidente pour certains, mais il m’arrive fréquemment de rencontrer des game
designers débutants qui font l’erreur d’additionner des nombres tirés au hasard sans avoir conscience de
cet effet. Parfois, c’est exactement l’effet que vous recherchez. Dans le jeu Donjons et Dragons, les joueurs
obtiennent des attributs de compétences (virtuelles) avec des valeurs allant de 3 à 18, en lançant trois dés à
six faces. Les résultats tournent généralement autour de 10 ou 11, et très rarement autour de 3 ou 18, ce qui
correspond exactement à ce que les concepteurs voulaient. On peut se demander comment aurait été le jeu
si les joueurs avaient simplement tiré un dé à vingt faces pour obtenir leurs résultats…
Les game designers qui veulent utiliser la mécanique de la chance dans leurs jeux doivent savoir quel genre
de courbe de distribution de probabilité ils veulent, et comment l’obtenir. Avec la pratique, les courbes de
distribution de probabilité seront un outil de grande valeur dans votre arsenal.

Règle #9 : Lancez les dés


Toutes les probabilités dont nous avons parlé jusqu’à présent sont des probabilités théoriques, c’est-à-dire
que, mathématiquement, c’est ce qu’il devrait arriver. Il y a aussi les probabilités pratiques, soit une
mesure de ce qui s’est passé. Par exemple, la probabilité théorique d’obtenir un six en lançant un dé est un
parfait 1/6, soit à peu près 16,67 %. Je pourrais en trouver la probabilité pratique en lançant un dé à six
faces cent fois et en enregistrant combien de fois le six est sorti. Il se peut que j’enregistre vingt six sur cent
lancers. Dans ce cas, ma probabilité pratique est de 20 %, ce qui n’est pas si éloigné que ça de la probabilité
théorique. Bien sûr, plus je ferai de tentatives, et plus je devrai m’attendre à ce que la probabilité pratique
se rapproche de la probabilité théorique. On se réfère à cela comme à la méthode de “Monte-Carlo”, du
nom du célèbre casino.

Ce qui est vraiment bien avec la méthode de Monte-Carlo pour déterminer les probabilités, c’est qu’elle
n’implique aucune mathématique complexe : vous ne faites que répéter le test encore et encore, et
enregistrez les résultats. Elle donne parfois des résultats plus intéressants et utiles que les probabilités
théoriques, parce qu’elle est une mesure de la réalité. S’il y a certains facteurs que vos mathématiques
n’avaient pas pris en compte (peut-être votre dé n’est-il pas parfaitement équilibré, et légèrement plus
lourd du côté du 1, par exemple), ou si le calcul est trop compliqué pour que vous puissiez trouver une
représentation théorique de votre cas, la méthode de Monte-Carlo est peut-être exactement ce qu’il vous
faut. Le chevalier aurait pu trouver facilement de bonnes réponses à ses questions s’il avait lancé le dé
encore et encore, en notant ses victoires, puis en les divisant par le nombre d’essais.

Et à notre époque informatisée, si vous savez un petit peu programmer (ou connaissez quelqu’un qui le
peut – voir la règle #10), vous pouvez facilement simuler des millions d’essais en quelques minutes. Il n’est
pas trop difficile de programmer des simulations de jeux et d’en tirer des probabilités très utiles. Par
exemple, dans le Monopoly, quelles sont les cases les plus fréquentées ? Il serait pratiquement impossible
de le définir théoriquement, mais une simple simulation de Monte-Carlo vous permet de répondre à cette
question en utilisant un ordinateur pour lancer le dé et bouger virtuellement les pièces sur le plateau
quelques millions de fois.

Règle #10 : Les geeks adorent briller (loi de Gombaud)


C’est la règle la plus importante de toutes les règles sur les probabilités. Si vous oubliez toutes les autres,
mais vous souvenez de celle-ci, vous êtes sauvé. Il y a de nombreux autres aspects des probabilités dont
nous ne parlerons pas, notamment à cause de leur difficulté d’accès ; si vous tombez sur l’un de ces autres
cas, le plus simple est de trouver quelqu’un qui se considère comme un “génie des maths”. Généralement,
les geeks sont enchantés que quelqu’un puisse avoir besoin de leur expertise, et ils feront tout ce qu’ils
peuvent pour vous aider. J’ai utilisé la règle #10 pour résoudre des problèmes difficiles de probabilités
dans mes conceptions de jeux, encore et encore. S’il n’y a aucun expert autour de vous, posez votre
question sur un forum ou dans une liste de diffusion. Si vous avez besoin d’une réponse vraiment très
rapide, ajoutez en préface de votre question : “Ce problème est sans doute trop difficile à résoudre pour
quiconque, mais je me suis dit que je ne perdais rien à demander quand même”, car il y a de nombreux
experts en maths dont l’ego est flatté en résolvant un problème que les autres estiment impossible à
résoudre. Dans un certain sens, votre problème difficile est un jeu pour eux ; pourquoi ne pas utiliser les
techniques de game design pour le rendre aussi attirant que possible ?

Il se peut même que vous rendiez service à votre geek !

J’aime appeler la règle #10 la “loi de Gombaud”, en honneur à Antoine Gombaud, le chevalier de Méré, qui,
ayant pleinement conscience de ce principe, régla non seulement son problème de jeu (tout du moins au
niveau mathématique), mais fut également involontairement à l’origine de toute la théorie des probabilités.

Vous pourriez avoir peur d’utiliser la règle #10, parce que vous n’aimez pas poser des questions stupides. Si
c’est le cas, n’oubliez pas que Pascal et Fermat doivent une fière chandelle au chevalier. Sans ses questions
stupides, ils n’auraient jamais fait certaines de leurs plus grandes découvertes. Votre question stupide sera
peut-être à l’origine de la découverte d’une grande vérité, mais vous ne le saurez jamais à moins de la poser.

Valeur attendue
Vous utiliserez les probabilités de nombreuses façons dans vos jeux, mais l’une des plus utiles sera pour
calculer une valeur attendue. Très souvent, quand vous implémentez une action dans un jeu, celle-ci a
une valeur, soit positive ou négative. Il peut s’agir de points, de jetons, ou d’argent gagné ou perdu. La
valeur attendue d’une transaction dans un jeu est la moyenne de toutes les valeurs possibles qui peuvent en
résulter.

Par exemple, il peut y avoir une règle dans un jeu de plateau qui dit que lorsqu’un joueur atterrit sur une
case verte, il peut lancer un dé à six faces et obtenir l’équivalent en points. La valeur attendue de cet
événement est la moyenne de tous les résultats possibles. Pour obtenir une moyenne dans ce cas précis,
puisque les probabilités sont égales, on peut additionner tous les lancers de dés possibles : 1 + 2 + 3 + 4 + 5
+ 6 = 21, et diviser par six, ce qui nous donne 3,5. En tant que game designer, il est très utile de savoir que
chaque fois que quelqu’un atterrit sur une case verte, il obtient en moyenne 3,5 points.

Mais tous les exemples ne sont pas aussi simples ; certains impliquent des résultats négatifs, ou encore des
résultats qui ne sont pas pondérés de manière équilibrée. Prenons l’exemple d’un jeu dans lequel un joueur
lance deux dés. S’il obtient un sept ou un onze, il gagne 5 €, mais s’il obtient autre chose, il perd 1 €.
Comment trouver la valeur attendue de ce jeu ?

La probabilité d’obtenir un sept est de 6/36.

La probabilité d’obtenir un onze est de 2/36.

En utilisant la règle #8, la probabilité d’obtenir autre chose est de 1 – 8/36, soit 28/36. Donc, pour calculer
la valeur attendue, on multiplie la probabilité de chaque résultat par sa valeur, puis on additionne le tout,
comme ceci :
Ainsi, nous voyons que c’est un bon jeu auquel jouer, parce que sur le long terme on gagne en moyenne 33
centimes à chaque fois que l’on joue. Mais que se passerait-il si l’on changeait le jeu pour que seuls les sept
soient gagnants, et que les onze fassent perdre 1 euro comme les autres résultats ? Cela change la valeur
attendue, comme on peut le voir dans le tableau suivant :

Une valeur attendue de zéro signifie que ce jeu revient sur le long terme à tirer à pile ou face. Les gains et
les pertes sont complètement équilibrés. Et que se passerait-il si on le changeait encore, pour que cette fois
seuls les onze soient gagnants ?

Aïe ! Comme vous avez dû vous en douter, cela devient un jeu perdant. On perd en moyenne à peu près 86
centimes à chaque fois que l’on y joue. Bien sûr, on pourrait en faire un jeu équitable, ou même gagnant, en
augmentant les gains en cas de tirage gagnant.

Considérez attentivement les valeurs


La valeur attendue est un excellent outil pour l’équilibrage d’un jeu, dont nous parlerons dans le chapitre
suivant, mais si vous n’êtes pas attentif à ce que représente vraiment la valeur d’un résultat, cela peut vous
conduire à l’erreur.

Regardez ces trois attaques, qui pourraient faire partie d’un jeu de rôle :
Quelle est la valeur attendue de chacune de ces attaques ? Pour le vent, c’est facile : il inflige
systématiquement quatre points de dégât, la valeur attendue de cette attaque est donc de quatre. La boule
de feu touche dans 80 % du temps, et manque sa cible dans les 20 % restants, donc sa valeur attendue est
de (5 × 0,8) + (0 × 0,2) = 4 points, soit la même chose que l’attaque du vent. L’éclair ne touche pas souvent,
mais quand cela arrive, il fait mal. Sa valeur attendue est de (40 × 0,2) + (0 × 0,8) = 8 points.

Maintenant, en se fondant sur ces valeurs, on pourrait en conclure que les joueurs voudront toujours
utiliser l’attaque de l’éclair, puisqu’en moyenne elle fait deux fois plus de dégâts que les autres attaques. Et
si vous combattez un ennemi qui a 500 points de vie, c’est sans doute vrai. Mais que se passe-t-il avec un
ennemi qui a seulement 15 points de vie ? La plupart des joueurs n’utiliseraient pas cette attaque dans ce
cas-là : ils opteraient sans doute plutôt pour une attaque plus faible mais plus sûre. Pourquoi cela ? Parce
que même si l’éclair peut faire 40 points de dommage, seulement 15 de ces points auraient une utilité ; la
véritable valeur attendue de l’attaque de l’éclair contre un ennemi avec 15 points de vie est donc de (0,20 ×
15) + (0 × 0,8) = 3 points, ce qui est plus bas que la boule de feu ou l’attaque du vent.

Vous devez faire attention à toujours mesurer les valeurs réelles de chaque action de votre jeu. Si un
élément donne au joueur un bénéfice qu’il ne peut pas utiliser, ou avec un malus caché, vos calculs doivent
vous permettre de vous en rendre compte et de le prendre en considération.

L’élément humain
Vous devez aussi garder à l’esprit que les calculs de la valeur attendue ne prédisent pas parfaitement le
comportement humain. Vous pourriez vous attendre à ce que les joueurs choisissent toujours l’option avec
la plus haute valeur attendue, mais ce n’est pas toujours le cas. En certaines occasions, ceci est dû à
l’ignorance : les joueurs n’ont pas réalisé quelle était la valeur attendue. Par exemple, si vous ne leur avez
pas exposé les chances respectives des différentes attaques du vent, boule de feu et éclair, et leur avez laissé
le soin de les découvrir par eux-mêmes par la pratique, vous pouvez vous rendre compte que les joueurs
ayant essayé l’attaque de l’éclair à plusieurs reprises sans qu’elle n’atteigne une seule fois sa cible en
arrivent à la conclusion que “l’éclair ne marche jamais”, avec par conséquent une valeur supposée de zéro.
Les estimations que les joueurs font sur la probabilité d’un événement sont généralement incorrectes. Vous
devez être conscient des “probabilités perçues” que les joueurs ont en tête, parce que c’est ce qui
déterminera leur façon de jouer.

Parfois cependant, même parfaitement informés, les joueurs ne vont pas choisir l’option avec la plus haute
valeur attendue. Deux psychologues, Kahneman et Tversky, ont tenté une expérience intéressante, dans
laquelle ils ont demandé à un certain nombre de sujets à lequel de ces deux jeux ils aimeraient jouer :

Jeu A :

60 % de chances de gagner 2 400 €


33 % de chances de gagner 2 500 €

1 % de chances de gagner 0 €

Jeu B :

100 % de chances de gagner 2 400 €

Voilà deux jeux auxquels il est vraiment intéressant de jouer ! Mais l’un est-il plus intéressant que l’autre ?
Si vous faites le calcul des valeurs attendues, vous obtenez :

Valeur attendue du jeu A : 0,66 × 2 400 € + 0,33 × 2 500 € + 0,01 × 0 € = 2 409 €

Valeur attendue du jeu B : 1,00 × 2 400 € = 2 400 €

Vous pouvez voir que le jeu A a une valeur attendue plus importante. Mais seulement 18 % des sujets
interrogés l’ont choisi, alors que 82 % ont préféré jouer au jeu B.

Pourquoi ? La raison est que le calcul de la valeur attendue ne capture pas un élément humain important :
le regret. Les gens ne recherchent pas uniquement les options qui créent le plus de plaisir, ils cherchent
aussi à éviter celles qui causent le plus de douleur. En jouant au jeu A (et en partant du principe qu’on n’y
joue qu’une fois) et en étant suffisamment malchanceux pour tomber sur ce 1 % et ses 0 €, le résultat dans
la tête du joueur doit être plutôt terrible. Les gens sont généralement prêts à payer un certain prix pour
éliminer les regrets potentiels – “s’acheter la paix de l’esprit” comme diraient les représentants en
assurances. Non seulement ils sont prêts à payer un prix pour éviter les regrets, mais ils sont prêts en plus
à prendre des risques. C’est pour cela qu’un joueur qui a perdu un peu d’argent est souvent prêt à prendre
plus de risques pour essayer de le récupérer. Tversky l’exprime de la manière suivante : “Lorsqu’il s’agit de
prendre des risques pour d’éventuels gains, les gens sont prudents. Ils choisiront un gain assuré plutôt
qu’un gain à risques. Mais on s’aperçoit aussi que quand les gens sont confrontés à un choix entre une
petite perte assurée et une grosse perte probable, ils tenteront leur chance.”

Dans certains cas, l’esprit humain gonfle certains risques de manière disproportionnée. Dans une autre
étude, Tversky demanda à des gens d’estimer les probabilités de différentes causes de décès et obtint les
résultats suivants :

Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que les sujets faisant les estimations ont sous-estimé le trio
de tête des causes de décès (les causes naturelles de décès) et ont surestimé de manière significative les
trois causes de décès les moins répandues (les causes de décès non naturelles). Cette distorsion de la réalité
semble refléter les peurs des sujets. Quel impact cela peut-il avoir sur le game design ? En tant que
concepteur, vous devez avoir une idée des probabilités réelles des différents événements dans votre jeu,
mais aussi des probabilités perçues, qui peuvent être assez différentes pour un certain nombre de raisons.
Vous aurez besoin de prendre en considération à la fois les probabilités réelles et perçues lorsque vous
calculez les valeurs attendues, qui fournissent des informations tellement utiles qu’elles en deviennent
l’objectif #28.

Objectif #28 : La valeur attendue

Pour utiliser cet objectif, pensez aux probabilités que les différents événements de votre jeu ont de se
produire, et à ce que cela signifie pour vos joueurs.

Posez-vous ces questions :

Quelle est la probabilité réelle qu’un certain événement se produise ?

Quelle est la probabilité perçue ?

Quelle valeur le résultat de cet événement a-t-il ? Cette valeur peut-elle être quantifiée ? Y a-
t-il des aspects intangibles de cette valeur que je ne prends pas en considération ?

Chaque action qu’entreprend un joueur a une valeur attendue différente lorsque j’additionne
tous les résultats possibles. Suis-je satisfait de ces valeurs ? Donnent-elles aux joueurs des
choix intéressants ? La récompense qu’elles impliquent est-elle trop importante ou pas
suffisamment ?

La valeur attendue est l’un de vos outils les plus précieux pour analyser la balance d’un jeu. En
l’utilisant, le challenge est de trouver une façon de représenter numériquement tout ce qui peut arriver au
joueur. Gagner et perdre de l’argent est facile à représenter. Mais quelle est la valeur numérique de
“bottes de course” qui vous permettent de courir plus vite, ou d’une “porte dimensionnelle” qui vous
permet de passer deux niveaux ? Ce sont deux choses difficiles à quantifier parfaitement, mais cela ne
veut pas dire que vous ne pouvez pas essayer.

Comme nous le verrons au Chapitre 11, au fil des multiples itérations de tests du jeu, des ajustements des
paramètres et des valeurs dans votre jeu, vous réglerez également vos propres estimations des valeurs des
différents résultats. Réussir à quantifier ces éléments pas vraiment tangibles peut être assez instructif,
parce que cela vous fait penser concrètement à ce qui a de la valeur pour le joueur, et pourquoi. Et cette
information concrète vous donne le contrôle de l’équilibre de votre jeu.

Compétences et chances entremêlées


Aussi subtiles que puissent être les probabilités et la différence entre les valeurs réelles et perçues, la
chance en tant que mécanique de jeu a encore quelques tours dans son sac. Bien que nous aimions penser
que la chance et la compétence sont deux mécaniques complètement séparées, il y a d’importantes
interactions entre elles que nous ne pouvons ignorer. Voici cinq des interactions les plus importantes entre
ces deux mécaniques, et dont un game designer devrait tenir compte.

1. Estimer ses chances est une compétence. Dans de nombreux jeux, la différence qui sépare les
bons joueurs de ceux qui ne le sont pas est leur capacité à prédire ce qui va se passer, souvent par le
biais de calculs de probabilités. Le jeu du black-jack par exemple repose presque entièrement sur la
capacité du joueur à connaître ses chances. Certains joueurs pratiquent même le “comptage des
cartes”, qui consiste à mémoriser les cartes qui ont déjà été jouées, puisque chaque carte qui est sortie
du paquet change les probabilités d’apparition des cartes qui sortiront par la suite. Les probabilités
perçues dans votre jeu peuvent varier énormément selon qu’il s’agit de joueurs expérimentés ou non.
2. Les compétences ont une probabilité de succès. On pourrait penser naïvement que les jeux
basés entièrement sur les compétences, comme les échecs ou le football, ne comptent aucun aspect
aléatoire ou risque. Mais du point de vue du joueur, cela n’est tout simplement pas vrai. Chaque action
a un certain degré de risque, et les joueurs prennent constamment des décisions fondées sur des
valeurs attendues, décidant quand jouer avec prudence, et quand prendre de gros risques. Ces risques
peuvent être difficiles à quantifier (quelles sont mes chances de dépasser la défense sans risquer le
hors-jeu, ou de voler la reine de mon adversaire sans qu’il s’en rende compte ?), mais ils restent des
risques. Lors de la conception d’un jeu, vous devez vous assurer que ces risques sont bien équilibrés,
tout comme vous pourriez équilibrer des éléments de jeu dépendant de la “chance pure”, par exemple
des cartes tirées ou des dés lancés.
3. Estimer la compétence d’un adversaire est une compétence. Une grande partie de l’aptitude
d’un joueur à déterminer les chances de succès d’une action particulière réside dans sa capacité à
estimer la compétence de son adversaire. Un aspect fascinant de nombreux jeux est le fait d’essayer de
faire croire à son adversaire que l’on est plus fort qu’on ne l’est en réalité, pour décourager toute
tentative trop audacieuse, et pour le faire douter. De la même façon, le contraire peut être également
vrai : dans certains jeux, une bonne stratégie consiste à convaincre son adversaire que l’on est moins
doué qu’on ne l’est réellement, pour l’empêcher de mettre au jour de subtiles stratégies, et le pousser à
des actions qu’il ne tenterait normalement pas contre un joueur compétent.
4. Prédire la chance pure est une compétence imaginaire. Les humains sont à la recherche de
modèles logiques, consciemment ou inconsciemment, pour les aider à prédire ce qui va arriver. Notre
manie des modèles logiques nous amène souvent à en chercher et à en trouver là où il n’y en a pas.
Parmi les plus connus de ces faux modèles, il y en a deux, qui sont le “paralogisme de la bonne passe”
(j’ai gagné plusieurs fois d’affilée, donc il y a de grandes chances que je gagne encore) et son opposé, le
“paralogisme du parieur” (j’ai eu plusieurs pertes consécutives, je devrais maintenant gagner). On
pourrait facilement se moquer de ces raisonnements, mais dans l’esprit du joueur, détecter ces
modèles logiques s’apparente à l’exercice d’une vraie compétence, et en tant que concepteur, vous
devez penser à des façons d’exploiter cela à votre avantage.
5. Contrôler la chance pure est une compétence imaginaire. Notre cerveau ne fait pas que
chercher des modèles logiques, il cherche également désespérément à établir des relations de cause à
effet. Avec la chance pure, il n’y a aucun moyen de contrôler le résultat, mais cela n’empêche pas les
gens de lancer les dés d’une certaine manière, de porter des grigris, ou de procéder à tout un tas
d’autres rituels superstitieux. Ce sentiment qu’il peut être possible de contrôler le destin est une partie
de ce qui rend les jeux de paris si excitants. Intellectuellement, nous savons que c’est impossible, mais
lorsqu’on s’apprête à lancer le dé en disant : “Allez, fais un six… un six !”, il y a assurément une partie
de nous qui a envie de croire que c’est possible, et plus particulièrement quand on a justement de la
chance ! Si vous essayez de jouer à des jeux reposant sur la chance pure, en vous déconnectant
complètement de l’idée que vous pouvez influencer le résultat d’une manière ou d’une autre, une
bonne partie du plaisir s’efface. Notre tendance naturelle à essayer de contrôler le destin peut faire
passer des jeux de hasard pour des jeux de compétence.

La chance est une chose délicate à manipuler, parce qu’elle mélange des mathématiques, de la psychologie
humaine et toutes les mécaniques de jeu de base. Mais ce côté délicat est également ce qui donne aux jeux
leur richesse, leur complexité et leur profondeur. La dernière de nos six mécaniques de base nous donne
l’objectif #29.

Objectif #29 : La chance

Pour utiliser cet objectif, focalisez-vous sur les parties de votre jeu qui impliquent de l’aléatoire et du
risque, en gardant à l’esprit que ce ne sont pas les mêmes choses.

Posez-vous ces questions :

Qu’est-ce qui est réellement aléatoire dans mon jeu ? Quelles parties ne font que paraître
aléatoires ?

Est-ce que le hasard donne aux joueurs des sentiments positifs d’excitation et de challenge,
ou des sentiments négatifs de manque de contrôle et de désespoir ?

Changer mes courbes de distribution de probabilité pourrait-il améliorer mon jeu ?

Est-ce que les joueurs ont l’opportunité de prendre des risques intéressants dans le jeu ?

Quelle est la relation entre la chance et la compétence dans mon jeu ? Y a-t-il des façons de
faire passer certains éléments aléatoires pour un exercice de compétence ? Y a-t-il des façons
de faire passer l’exercice d’une compétence comme une prise de risque ?

Le risque et l’aléatoire sont comme des épices. Un jeu qui n’en contiendrait pas pourrait être
complètement fade, et en en mettant trop, on écrase complètement le reste. Mais lorsqu’on en met la
juste dose, elles relèvent la saveur de tous les autres éléments du jeu. Malheureusement, il ne suffit pas
de les saupoudrer par-dessus pour les intégrer à votre jeu. Vous devez analyser votre jeu pour voir
quels éléments de risque et d’aléatoire surviennent naturellement, et décider alors de la meilleure
manière de les apprivoiser pour les utiliser à votre avantage. Ne tombez pas dans le piège de penser
que des éléments de chance ne surviennent que lors de lancers de dés ou avec des nombres générés
aléatoirement. Au contraire, vous pouvez les trouver dans n’importe quelle situation où un joueur se
retrouve face à l’inconnu.

Enfin, nous avons fini de faire le tour des six mécaniques de base du jeu. Bientôt, nous traiterons de
mécaniques plus avancées qui sont construites à partir de celles-ci, comme les puzzles ou les structures
d’histoire interactives. Mais d’abord, nous devons explorer les méthodes permettant d’amener ces
éléments à l’équilibre.
11
Les mécaniques du jeu doivent être équilibrées

FIGURE

11.1

La balance fausse est en abomination à l’Éternel.

– Proverbes 11:1

Avez-vous déjà été impatient de jouer à un jeu dont vous étiez certain qu’il serait incroyablement amusant,
pour finalement être terriblement déçu ? Ce jeu avait une histoire qui semblait intéressante, le genre de
gameplay que vous préférez, une technologie à la pointe, et des graphismes superbes, mais au final, il s’était
révélé monotone, confus et frustrant. C’était un jeu mal équilibré.

Pour les game designers débutants, l’équilibrage d’un jeu semble être quelque chose d’assez mystérieux,
mais en réalité, régler l’équilibre d’un jeu n’est rien de plus que d’ajuster ses éléments jusqu’à ce qu’il
délivre l’expérience que vous souhaitez. Équilibrer un jeu est loin d’être une science ; en fait, malgré les
mathématiques simples qui sont souvent impliquées, c’est généralement considéré comme la partie la plus
artistique du game design, puisqu’elle consiste à comprendre les nuances subtiles dans les relations entre
les éléments de votre jeu, et à savoir lesquelles changer (et dans quelle mesure) et lesquelles laisser en
l’état.

Une partie de ce qui rend l’équilibrage si difficile est qu’aucun jeu ne se ressemble, et que chaque jeu a de
nombreux facteurs différents ayant besoin d’être mis à l’équilibre. En tant que concepteur, vous devez
détecter quels éléments dans votre jeu ont besoin d’être rééquilibrés, puis expérimenter en les changeant,
jusqu’à obtenir l’expérience exacte que vous souhaitez pour vos joueurs.

Pensez-y comme à la création d’une nouvelle recette ; c’est une chose de déterminer les ingrédients qu’il
vous faut, et une autre de décider de la proportion de chacun et de la façon de les combiner. Un certain
nombre de décisions que vous prendrez seront basées sur des mathématiques pures (prendre 40 g de
levure pour un kilo de farine), mais d’autres, comme la quantité de sucre, seront souvent une affaire de
goût. Un chef expérimenté peut faire de la plus simple des recettes une merveille à déguster, pour la même
raison qu’un game designer expérimenté peut faire du plus simple des jeux une merveille à jouer : ils
savent tous les deux comment équilibrer leurs ingrédients.

L’équilibrage d’un jeu peut prendre plusieurs formes, parce que chaque jeu contient des éléments
différents devant être équilibrés. Cependant, certains schémas d’équilibrage reviennent de façon
récurrente. Équilibrer un jeu revient à l’examiner attentivement, ce qui signifie que ce chapitre sera riche
en objectifs.

Les douze types les plus communs d’équilibrage d’un jeu

Type d’équilibrage #1 : L’équité

Les jeux symétriques


Une qualité universellement recherchée dans les jeux par les joueurs est l’équité. Les joueurs veulent
ressentir que les forces contre lesquelles ils se battent n’ont pas un avantage les rendant impossibles à
défaire. Une des façons les plus simples de vous en assurer est de rendre votre jeu symétrique, c’est-à-dire
de donner des ressources et des pouvoirs identiques à tous les joueurs. La plupart des jeux de plateau
traditionnels (comme les dames, les échecs et le Monopoly) et quasiment tous les sports utilisent cette
méthode pour s’assurer qu’aucun joueur n’a un avantage injuste sur un autre. Si vous voulez mettre les
joueurs en compétition directe les uns contre les autres, et que vous attendez d’eux d’avoir à peu près le
même niveau d’aptitude, alors les jeux symétriques sont un excellent choix. Ce sont des systèmes
particulièrement adaptés pour déterminer quel joueur est le meilleur, puisque tous les éléments du jeu
sont les mêmes, sauf en ce qui concerne les compétences et la stratégie de chaque joueur. Dans ces jeux, la
symétrie parfaite n’est pas toujours possible puisqu’il y a souvent des problèmes mineurs, comme “qui
commence ?” ou encore “de quel côté du terrain commence-t-on ?”, qui peuvent donner un léger avantage
à l’un des adversaires. Généralement, une sélection aléatoire, comme un tirage à pile ou face ou un lancer
de dés, est la solution. Bien que cela donne à un joueur un petit avantage, sur l’ensemble des parties
l’avantage est réparti équitablement. Dans certains cas, cette asymétrie est gérée en donnant l’avantage au
joueur ayant le moins de compétence, par exemple “le joueur le plus jeune commence”. C’est une façon
élégante d’utiliser le déséquilibre naturel du jeu pour rééquilibrer les différences de niveau entre les
joueurs.

Les jeux asymétriques


Il est aussi possible, et souvent souhaitable, de donner aux adversaires des ressources et des capacités
différentes. Si vous empruntez cette voie, soyez conscient que vous aurez une lourde tâche d’équilibrage en
vue ! Voici quelques raisons pour lesquelles vous pourriez vouloir créer un jeu asymétrique :

1. Pour simuler une situation réelle. Si le sujet de votre jeu est de simuler la bataille entre les forces
de l’Axe et les forces alliées durant la Seconde Guerre mondiale, un jeu symétrique n’a aucun sens,
puisque le conflit réel n’avait rien de symétrique.
2. Pour donner aux joueurs une autre façon d’explorer l’espace de jeu. L’exploration est l’un
des grands plaisirs du gameplay. Les joueurs apprécient généralement d’explorer les différentes
possibilités du même jeu en utilisant des ressources et des pouvoirs différents. Dans un jeu de combat
par exemple, si deux joueurs ont un choix de dix combattants à leur disposition, chacun avec différents
pouvoirs, il y a alors dix fois dix possibilités de matchs, chacun requérant une stratégie différente, et on
a ainsi obtenu l’équivalent de cent jeux.
3. Pour la personnalisation. Des joueurs différents apportent des compétences différentes à un jeu. Si
vous donnez aux joueurs un choix de pouvoirs et de ressources qui peuvent coller au mieux à leurs
propres compétences, ils se sentiront puissants : ils auront réussi à modeler un peu le jeu à leur image
pour mettre en avant ce en quoi ils sont les meilleurs.
4. Pour permettre une lutte à armes égales. Quelquefois, les adversaires ont des niveaux de
compétence radicalement différents. Ceci est particulièrement vrai quand certains des adversaires sont
contrôlés par l’ordinateur. Prenez le jeu Pac-Man. Il serait bien plus symétrique s’il y avait juste un
fantôme pourchassant Pac-Man, pas quatre. Mais si c’était le cas, le joueur gagnerait facilement
puisqu’un humain est bien plus malin qu’un ordinateur lorsqu’il s’agit de se déplacer dans un
labyrinthe. Mais arriver à être plus malin que quatre adversaires contrôlés par l’ordinateur en même
temps remet le jeu en équilibre en donnant à l’ordinateur une vraie chance de battre le joueur. Certains
jeux sont paramétrables sur ce point : un handicap de golf par exemple permet à des joueurs de
différents niveaux d’être en compétition avec un niveau de challenge au goût de chacun. Introduire ce
genre d’équilibrage dans votre jeu dépend de deux choses : si celui-ci est censé être une mesure
standard de la compétence d’un joueur, ou si son but est de donner un challenge à tous les joueurs.
5. Pour créer des situations intéressantes. Dans l’espace infini de tous les jeux qui peuvent être
créés, la majorité est asymétrique plutôt que symétrique. Mettre en place la confrontation de forces
asymétriques peut être souvent intéressant et intrigant pour les joueurs, puisqu’il n’est pas toujours
évident de savoir quelle stratégie adopter pour gagner le jeu. Les joueurs sont naturellement curieux de
savoir si l’un des camps a un avantage sur l’autre, et ils passeront généralement beaucoup de temps et
dépenseront beaucoup d’énergie à essayer de vérifier si le jeu est réellement équitable. Le jeu du Bagh
Chal (le jeu de plateau officiel du Népal) en est un excellent exemple. Dans ce jeu, non seulement les
joueurs ont des forces inégales, mais ils ont aussi des buts différents ! Un joueur contrôle quatre tigres,
tandis que l’autre contrôle vingt chèvres. Le joueur aux tigres gagne en dévorant cinq chèvres, et le
joueur aux chèvres gagne en positionnant ses chèvres de telle manière qu’aucun des tigres ne puisse
plus bouger. Bien que les joueurs expérimentés affirment que le jeu est parfaitement équilibré, les
novices passent beaucoup de temps à polémiquer sur l’avantage supposé de l’un ou l’autre camp, et
jouent au jeu encore et encore pour essayer de déterminer les meilleures stratégies et contre-stratégies.
Il peut être assez difficile d’ajuster correctement les ressources et les pouvoirs d’un jeu asymétrique pour
qu’ils aient l’air équilibrés. La méthode la plus répandue pour cela est d’assigner une valeur à chaque
ressource ou pouvoir et de s’assurer que la somme de ces valeurs est égale pour les deux camps. Regardez
la section suivante pour l’exemple.

Bataille de biplans

Imaginez un jeu mettant en scène une bataille de biplans. Chaque joueur doit choisir l’un des avions
suivants :

Est-ce que ces avions ont des caractéristiques équitables ? Ça peut être difficile à dire. Cependant, si l’on
attribue des points à chaque valeur : Basse = 1, Moyenne = 2, et Haute = 3, cela nous donne une nouvelle
information :

Avec cette nouvelle vision des choses, le joueur choisissant le Revanchard semble avoir un avantage injuste
sur les autres. Et c’est sans doute le cas. Mais, après avoir joué un peu au jeu, on s’apercevra peut-être que
le Piranha et le Revanchard semblent assez équilibrés, mais que les joueurs ayant choisi le Sopwith Camel
perdent la plupart du temps. Cela peut nous amener à penser que la puissance de feu est une catégorie
ayant plus d’influence que les autres – peutêtre deux fois plus d’influence. En d’autres termes, pour la
colonne Puissance de feu, Basse = 2, Moyenne = 4, et Haute = 6. Cela nous donne un nouveau tableau :

Nous obtenons des totaux qui correspondent à nos observations du jeu en action. Nous avons
probablement maintenant un modèle nous permettant d’équilibrer le jeu de manière à le rendre équitable.
Pour tester notre théorie, nous devons changer la puissance de feu du Sopwith Camel de Moyenne à Haute,
ce qui nous donne un nouveau tableau :
Si notre modèle est exact, ces trois avions devraient être maintenant équilibrés. Mais il s’agit juste d’une
théorie. La seule façon d’en être sûr est de tester le jeu. Si l’on joue et que cela nous permet de déterminer
que le gameplay semble grosso modo équitable quel que soit l’avion que l’on choisit, alors notre modèle est
correct. Mais que se passera-t-il si l’on joue et qu’on réalise que le Sopwith Camel continue de perdre les
batailles ? Dans ce cas, nous aurons besoin de faire de nouvelles spéculations, de changer notre modèle, de
rééquilibrer les différentes valeurs, et de tester de nouveau le jeu.

Il est important de noter que le fait d’équilibrer et le fait de développer un modèle pour pouvoir réaliser cet
équilibrage fonctionnent de concert. Lorsque vous équilibrez votre jeu, vous en apprenez plus sur les
relations qui y sont présentes, et vous pouvez donc en faire de meilleurs modèles mathématiques. Et
lorsque vous changez le modèle, vous en apprenez plus sur la meilleure façon d’équilibrer votre jeu. Le
modèle informe la balance dont on se sert pour équilibrer le jeu, et l’équilibrage informe le modèle.

Notez également que l’équilibrage d’un jeu ne peut réellement commencer que lorsque le jeu est jouable.
Plus d’un jeu sur le marché a souffert parce que tout le temps de développement disponible avait été utilisé
dans le seul but d’arriver à faire fonctionner le jeu, et par conséquent, pas assez de temps n’avait été alloué
à son équilibrage avant qu’il ne soit commercialisé. Une vieille règle d’or définit qu’il faut six mois pour
équilibrer votre jeu après que vous en avez eu une version complète en état de marche, mais cela peut en
réalité varier énormément en fonction du type et de la taille du jeu. Quoi qu’il en soit, plus vous avez de
nouveaux éléments de gameplay, et plus il vous faudra de temps pour équilibrer correctement votre jeu.

Pierre, papier, ciseaux


Une façon simple d’équilibrer les éléments d’un jeu pour arriver à l’équité est de faire en sorte que, chaque
fois que quelque chose dans votre jeu a un avantage sur une autre, un troisième élément ait un avantage
sur le premier ! Un exemple iconique de ce principe est le jeu pierre, papier, ciseaux dans lequel :

La pierre casse les ciseaux.

Les ciseaux coupent le papier.

Le papier recouvre la pierre.

Aucun des éléments ne peut avoir la suprématie parce qu’il y en a toujours un autre qui peut le battre. C’est
une façon simple de s’assurer que chaque élément du jeu a à la fois des forces et des faiblesses. Les jeux de
combat utilisent fréquemment cette technique pour s’assurer qu’aucun des combattants disponibles n’est
imbattable.

Équilibrer votre jeu pour qu’il semble équitable est l’un des types d’équilibrage de jeu les plus
fondamentaux. Vous voudrez probablement utiliser l’objectif de l’équité sur n’importe quel jeu que vous
créerez.

Objectif #30 : L’équité

Pour utiliser l’objectif de l’équité, vous devez réfléchir attentivement à votre jeu du point de vue de
chaque joueur. En prenant en considération le niveau de compétence de chaque joueur, trouvez une
façon de donner à chacun une chance de gagner tout en faisant en sorte que tous se sentent sur un pied
d’égalité.

Posez-vous ces questions :

Mon jeu devrait-il être symétrique ? Pourquoi ?

Mon jeu devrait-il être asymétrique ? Pourquoi ?

Qu’est-ce qui est le plus important : que mon jeu soit une mesure efficace de qui a le plus de
compétence, ou qu’il donne à tous les joueurs un challenge intéressant ?

Si je veux que des joueurs de différents niveaux de compétence jouent ensemble, quels
moyens vais-je utiliser pour rendre le jeu intéressant et stimulant pour chacun ?

L’équité peut être un sujet épineux. Il y a certains cas où un camp a un avantage sur l’autre, mais le jeu
continue de sembler équitable. Parfois, cela permet à des joueurs de niveaux différents de jouer
ensemble malgré tout, mais il peut y avoir d’autres raisons. Dans le jeu Alien vs. Predator par exemple, il
est communément admis que dans le mode multijoueur les Predators ont un avantage significatif sur les
Aliens. Cependant les joueurs ne considèrent pas ça comme étant injuste, parce que cela s’inscrit dans
le contexte du monde de Alien vs. Predator et de son histoire, et ils acceptent l’idée que s’ils jouent le
rôle d’un Alien, ils auront un désavantage qu’ils devront compenser par une compétence accrue. Et c’est
un objet de fierté parmi les joueurs que d’être capables de gagner en jouant dans le camp des Aliens.

Type d’équilibrage #2 : Challenge vs Succès


Regardons de nouveau ce diagramme issu du Chapitre 9.
FIGURE
11.2

Nous savons que l’on veut garder le joueur dans le canal du flow. Si le jeu est trop difficile, le joueur est
frustré. Mais si le joueur est victorieux trop facilement, il s’ennuie. Garder le joueur sur la voie du milieu
signifie qu’il faut que le challenge et le succès soient équilibrés. Cela peut être particulièrement difficile
puisque les joueurs peuvent avoir différents niveaux de compétence. Ce qu’un joueur trouve ennuyeux, un
autre peut le trouver difficile, et un troisième carrément frustrant. On trouve parmi les techniques
habituelles employées pour créer un équilibre valable :

Augmenter la difficulté avec chaque succès. C’est un schéma très courant dans les jeux vidéo :
chaque niveau est plus difficile que le précédent. Les joueurs améliorent leurs compétences jusqu’à ce
qu’ils soient capables de finir un niveau, pour être alors confrontés à un nouveau challenge dans le
niveau suivant. N’oubliez pas, bien sûr, d’utiliser le schéma de tension et de relâchement montré dans
le diagramme ci-dessus.

Laisser les joueurs passer rapidement les parties faciles. En partant du principe que votre jeu
inclut des méthodes d’augmentation graduelle de la difficulté, il est préférable de permettre aux
joueurs expérimentés de finir un niveau rapidement s’il ne représente pas de difficulté particulière
pour eux. De cette façon, les joueurs expérimentés passeront rapidement les niveaux les plus faciles,
pour se retrouver plus vite en face d’un challenge les mettant dans le canal du flow, tandis que les
joueurs moins doués trouveront leur compte avec les niveaux les moins avancés. Cela permet à chaque
joueur de rapidement se retrouver dans une partie du jeu lui présentant un challenge à son niveau. Si
vous organisez votre jeu autrement, en faisant en sorte par exemple qu’il faille systématiquement une
heure pour finir chaque niveau, quel que soit le niveau des joueurs, les joueurs les plus expérimentés
ont de fortes chances de s’ennuyer en raison du manque de challenge.

Créer des “couches de challenge”. Une pratique courante dans les jeux est de donner un grade à
la fin de chaque niveau ou mission. Si vous obtenez un “D” ou un “F”, vous devez recommencer le
niveau, mais si vous obtenez un “C” ou mieux, vous êtes autorisé à passer au niveau suivant. Cela crée
une situation très flexible quant à la manière dont vous pouvez jouer. Les joueurs débutants se
démènent pour obtenir un “C”, et ainsi débloquer le niveau suivant. Après avoir gagné de l’expérience,
et après avoir débloqué tous les niveaux, ils peuvent se fixer un nouveau challenge : obtenir un “A” (ou
même un “A+” !) sur chacun des niveaux.

Laisser aux joueurs le soin de choisir leur niveau de difficulté. Une méthode éprouvée
consiste à laisser les joueurs choisir de jouer en mode “facile, moyen, ou difficile”. Certains jeux (de
nombreux jeux sur Atari 2600 par exemple) vous laissent même choisir votre niveau de difficulté en
cours de partie. Le côté positif de cette méthode est que les joueurs peuvent rapidement trouver un
challenge qui leur convient. Le côté négatif est que vous devez créer et équilibrer plusieurs versions de
votre jeu. De la même manière, cela peut porter atteinte à la “réalité” de votre jeu : les joueurs pourront
débattre pour savoir quelle version est la “vraie”, ou se demander s’il y en a seulement une “vraie”.

Faire tester le jeu à une variété de joueurs. De nombreux game designers tombent dans le piège
d’organiser leurs séances de tests avec des personnes constamment au contact du jeu, finissant alors
par concevoir un produit bien trop frustrant pour les novices. D’autres tombent dans le piège inverse et
testent uniquement leurs jeux avec des personnes qui n’ont jamais joué auparavant. Ils finissent alors
par concevoir un jeu que les joueurs expérimentés trouvent rapidement très ennuyeux. Un game
designer devra avoir la sagesse d’organiser ses séances de tests avec un panel de joueurs bigarrés,
allant de l’expert au novice, pour avoir l’assurance que son jeu est amusant au début, après un
moment, et bien longtemps après.

L’un des défis les plus difficiles à relever dans l’équilibrage d’un jeu est de décider quelle difficulté le jeu
doit avoir au fil du temps. De nombreux concepteurs ont tellement peur que les joueurs finissent leur jeu
trop facilement qu’ils augmentent la difficulté des niveaux avancés de manière si drastique que 90 % des
joueurs finissent par abandonner le jeu par frustration. Ces concepteurs espèrent que le challenge accru
augmentera la durée de vie du jeu, et ce n’est pas complètement illogique. Quand vous avez passé 40 heures
à batailler jusqu’au niveau 9, il y a de fortes chances pour que vous ayez envie de passer au niveau 10. Mais
en réalité, il y a tellement d’autres jeux disponibles dans la même catégorie que de nombreux joueurs
n’hésitent pas à laisser tomber sous le coup de la frustration. En tant que concepteur, il peut être bien de
vous poser la question : “Quel pourcentage de joueurs aimerais-je voir finir le jeu ?”, puis de concevoir
dans ce sens-là.

Et n’oubliez pas : apprendre à jouer à un jeu est déjà un challenge ! Pour cette raison, le premier ou les
deux premiers niveaux d’un jeu sont souvent incroyablement simplistes ; le joueur est déjà confronté au
challenge de simplement comprendre les “contrôles et buts” du jeu, que rajouter un challenge
supplémentaire risquerait de rapidement le frustrer. De plus, quelques succès au début du jeu peuvent
faire beaucoup pour donner confiance à un joueur, et un joueur confiant abandonnera moins facilement un
jeu.

Le challenge est un élément essentiel du gameplay, et peut être tellement difficile à équilibrer qu’il mérite
son propre objectif.

Objectif #31 : Le challenge

Le challenge est au cœur de pratiquement tous les gameplays. On peut même dire qu’un jeu est défini
par ses buts et ses challenges. En examinant les challenges présents dans votre jeu, posez-vous ces
questions :

Quels sont les challenges présents dans mon jeu ?

Sont-ils trop faciles, trop durs, ou équilibrés ?

Mes challenges peuvent-ils s’adapter à une grande variété de niveaux de compétence ?

Comment le niveau de challenge s’accroît-il lorsque le joueur réussit ?

Y a-t-il une variété suffisante de challenges ?

Quel est le niveau maximum de challenge dans mon jeu ?

Type d’équilibrage #3 : Les choix significatifs


Il y a de nombreuses façons différentes dans un jeu de proposer des choix au joueur. Pour un joueur, des
choix significatifs l’amènent à se poser des questions telles que :

Où dois-je aller ?

Comment dois-je dépenser mes ressources ?

Sur quoi dois-je m’entraîner pour me perfectionner ?

Comment dois-je habiller mon personnage ?

Dois-je avancer dans le jeu prudemment ou rapidement ?

Dois-je me concentrer sur l’attaque ou sur la défense ?

Quelle stratégie dois-je employer dans cette situation ?

Quel pouvoir dois-je choisir ?

Vaut-il mieux que je joue la sécurité, ou que je prenne un gros risque ?

Un bon jeu donne au joueur des choix significatifs. Pas juste n’importe quel choix, mais des choix qui
auront un véritable impact sur ce qui arrive par la suite, y compris sur la fin du jeu. De nombreux
concepteurs font l’erreur d’offrir aux joueurs des choix sans intérêt ; par exemple, dans un jeu de course
automobile, vous pourriez avoir 50 véhicules parmi lesquels choisir, mais s’ils se conduisent tous de la
même façon, ce serait comme ne pas avoir de choix du tout. D’autres concepteurs font un autre type
d’erreur, celle qui consiste à offrir des choix dont personne ne veut. Vous pourriez équiper un soldat avec
dix armes différentes, mais si l’une d’elles est clairement meilleure que les autres, c’est une fois encore
comme si l’on n’avait pas vraiment de choix.

Quand des choix sont proposés à un joueur, mais que l’un est clairement meilleur que les autres, cela
s’appelle une stratégie dominante. Une fois qu’une stratégie dominante a été découverte, le jeu n’est plus
amusant, puisque le puzzle de celui-ci a été résolu : il n’y a plus d’autre choix à faire. Quand vous vous
rendez compte qu’un jeu sur lequel vous travaillez a une stratégie dominante, vous devez en changer les
règles (équilibrer les choses) pour que cette stratégie ne domine plus les autres et que les joueurs aient de
nouveau la possibilité de faire des choix significatifs. Le jeu de biplans sur lequel nous nous sommes
attardés en est un parfait exemple, celui d’un concepteur essayant d’équilibrer un jeu pour enlever une
stratégie dominante et redonner aux joueurs un choix significatif. Des stratégies dominantes cachées qui
1
sont découvertes par les joueurs sont souvent appelées par ceux-ci des “exploits ”, puisqu’elles peuvent être
exploitées par les joueurs comme des raccourcis vers des victoires que les concepteurs n’avaient pas
prévus.

__________

1. Les joueurs utilisent couramment le terme anglo-saxon “exploit”, qui peut être traduit parfaille.

Tôt dans le développement d’un jeu, les stratégies dominantes abondent. Alors que le jeu continue de se
développer, ces stratégies commencent à être correctement équilibrées. Paradoxalement, cela plonge
souvent les game designers débutants dans la panique : “Hier encore, je comprenais comment jouer à ce
jeu, mais avec ces nouveaux changements, je ne sais plus quelle est la bonne façon d’y jouer !” Ils ont
l’impression de ne plus avoir la maîtrise de leur propre jeu. Mais en réalité, le jeu a juste fait un gros bond
en avant ! Il n’a plus de stratégie dominante, et il y a maintenant des choix significatifs à faire. Au lieu de
craindre ce moment, vous devriez le chérir, et sauter sur l’opportunité de voir si vous pouvez comprendre
pourquoi la configuration actuelle des règles et des valeurs met votre jeu en équilibre.

Mais cela amène aussi une autre question : combien de choix significatifs devrions-nous donner à un
joueur ? Michael Mateas relève que le nombre de choix dont un joueur a envie dépend du nombre de
choses qu’il désire.

Si Choix > Désirs, alors le joueur est submergé.

Si Choix < Désirs, alors le joueur est frustré.

Si Choix = Désirs, alors le joueur a une sensation de liberté et d’accomplissement.

Donc, pour déterminer correctement le nombre de choix, vous devez trouver le genre et le nombre de
choses que le joueur aimerait faire. Dans certaines situations, le joueur ne veut qu’un petit nombre de
choix significatifs (devoir choisir d’aller à gauche ou à droite à une intersection est intéressant, devoir
choisir entre trente routes secondaires est accablant). À d’autres moments, le joueur désire un très grand
nombre de choix (par exemple, dans une boutique de vêtements pour les Sims).

Les choix significatifs sont au cœur de l’interactivité, et avoir un objectif pour les examiner plus en détail
est très utile.

Objectif #32 : Les choix significatifs

Lorsque nous faisons des choix significatifs, cela nous laisse penser que nos actions ont une certaine
importance.

Pour utiliser cet objectif, posez-vous ces questions :

Quels sont les choix que je demande au joueur de faire ?

Sont-ils significatifs ? Comment ?

Est-ce que je donne au joueur le bon nombre de choix ? Est-ce que lui en donner plus le ferait
se sentir plus puissant ? Est-ce que lui en donner moins permettrait de clarifier le jeu ?

Y a-t-il une quelconque stratégie dominante dans mon jeu ?

La triangularité
L’un des choix les plus intéressants et les plus excitants qu’un joueur puisse faire est soit de jouer
prudemment et espérer une petite récompense, soit de prendre un gros risque et essayer d’obtenir une
grosse récompense. C’est une décision difficile à prendre, surtout si le jeu est équilibré correctement. Je
dirais qu’à peu près huit fois sur dix où quelqu’un vient me voir pour me demander de l’aide sur un
prototype de jeu qui n’est “pas suffisamment amusant”, le problème réside dans le manque de choix
significatifs de ce genre. On pourrait appeler cela un “risque asymétrique équilibré”, puisqu’on met en
équilibre un petit risque avec une petite récompense et un gros risque avec une grosse récompense, mais
c’est une expression un peu barbare. Ce type de relation se présente souvent ; elle est tellement importante
que j’aime à lui donner un nom un peu plus court : la triangularité. Le joueur est l’un des points du
triangle, le choix du risque limité, un deuxième point, et le choix du risque important, le troisième.

FIGURE
11.3

Space Invaders est un jeu qui a une bonne triangularité. La plupart du temps dans le jeu, vous tirez sur des
vaisseaux proches du vôtre et qui rapportent peu de points (10, 20 et 30 points). Ils bougent lentement et
sont faciles à éliminer, et leur tirer dessus vous permet d’être plus en sécurité puisqu’ils arrêtent de lâcher
des bombes sur vous. Cependant, de temps en temps, une petite soucoupe volante rouge traverse le haut de
l’écran. Elle ne représente pas de menace pour vous et est difficile et dangereuse à détruire. Elle est difficile
à détruire parce que c’est une cible mouvante et lointaine, et dangereuse parce que, pour pouvoir la viser
correctement, vous devez quitter votre vaisseau des yeux pour la regarder et prenez ainsi le risque de vous
faire toucher par une bombe. Cependant, la détruire rapporte entre 100 et 300 points ! Sans cette soucoupe
volante, Space Invaders devient assez ennuyeux, parce que vos choix sont limités : vous ne faites que tirer,
tirer, et encore tirer. Avec la soucoupe volante, vous avez de temps à autre un choix significatif très difficile
à faire : dois-je rester prudent, ou prendre un gros risque et tenter d’obtenir plus de points ? La
triangularité est tellement importante qu’elle a son propre objectif.

Objectif #33 : La triangularité

Donner le choix à un joueur de jouer la sécurité pour une petite récompense ou de prendre un risque
pour une plus grosse récompense est une bonne façon de rendre votre jeu intéressant et excitant. Pour
utiliser l’objectif de la triangularité, posez-vous ces questions :

Ai-je actuellement une triangularité ? Si non, comment puis-je en avoir une ?


Est-ce que mes tentatives de triangularité sont équilibrées ? C’est-à-dire, les récompenses
sont-elles bien en rapport avec les risques ?

Si vous commencez à chercher des triangularités dans les jeux, vous en verrez partout. Un jeu
ennuyeux et monotone peut rapidement devenir excitant et gratifiant quand vous lui ajoutez une touche
de triangularité.

Une bonne façon de vous assurer que votre triangularité est équilibrée est d’utiliser l’objectif #28 :
l’objectif de la valeur attendue. Qix donne un exemple intéressant d’équilibrage avec des valeurs attendues.
Dans ce jeu, vous essayez de dessiner des formes polygonales délimitant un territoire sur le plateau de jeu
vierge. Pendant que vous faites cela, un amas de lignes, appelé Qix, se déplace aléatoirement sur le plateau.
Si le Qix touche l’une de vos formes avant que vous l’ayez terminée, vous perdez une vie. Mais si vous
finissez votre figure, la partie de territoire ainsi définie devient la vôtre. Quand vous avez réussi à prendre
75 % du plateau, vous gagnez et passez au niveau suivant.

Les concepteurs du jeu donnent au joueur un choix très explicite : à chaque fois qu’il dessine un polygone,
il peut bouger soit rapidement (en dessinant un polygone bleu), soit à vitesse réduite (en dessinant un
polygone orange). Puisque bouger à vitesse réduite est deux fois plus dangereux, les polygones dessinés de
cette façon reçoivent le double de points. Cela marche parce que si nous partons du principe que la chance
de réussir à dessiner un polygone bleu est de 20 % et rapporte 100 points, alors la valeur attendue d’un tel
polygone est de 100 points × 20 % = 20 points. On sait également que dessiner un polygone à vitesse
réduite a deux fois moins de chances de réussir, alors on obtient un tableau qui ressemble à :

Comme on souhaite que le jeu soit équilibré, on garde la valeur attendue constante. Il est alors assez facile
de voir que pour obtenir cet équilibre, il faut attribuer 200 points pour un polygone orange. La partie
difficile avec ce genre de problème est d’arriver à trouver quelles sont les chances de succès, et il faut
souvent faire des estimations. Mais ceci est un autre cas dans lequel le modèle informe le prototype, et le
test du prototype informe le modèle, créant ainsi un cercle vertueux amenant progressivement le modèle à
être correct et le jeu équilibré.

Type d’équilibrage #4 : Compétence vs Chance


Au Chapitre 10, nous avons évoqué en détail les mécanismes de la compétence et de la chance. En réalité,
ces deux mécanismes sont des forces opposées dans n’importe quel game design. Trop de chance amoindrit
les effets de la compétence d’un joueur, et vice versa. Il n’y a pas de réponse facile à ce problème ; certains
joueurs préfèrent des jeux avec aussi peu d’éléments de chance que possible, et d’autres préfèrent l’inverse.
Les jeux axés sur la compétence des joueurs ont tendance à être comme des compétitions athlétiques, des
systèmes de jugement pour déterminer quel joueur est le meilleur. Les jeux axés sur la chance sont quant à
eux généralement plus décontractés et bon enfant, car après tout une grande partie du résultat est liée au
hasard. Pour vous permettre d’équilibrer la balance de votre jeu, vous devez utiliser l’objectif #16 : l’objectif
du joueur, pour comprendre quel sera le meilleur rapport compétence/ chance, celui à même de plaire à
votre public. Les différences dans les préférences sont parfois déterminées par l’âge ou le sexe, ou parfois
même par la culture ; par exemple, les joueurs allemands de jeux de plateau semblent préférer les jeux
minimisant les effets de la chance, contrairement par exemple aux joueurs américains.

Une méthode courante pour équilibrer ces deux éléments est de les alterner. Par exemple, recevoir une
série de cartes relève de la pure chance, mais choisir comment les jouer relève de la pure compétence.
Lancer un dé pour savoir de combien de cases on va avancer relève de la pure chance, mais décider d’où
l’on avance relève de la pure compétence. Et cela peut créer un schéma alternatif de tension et de
relâchement qui peut être très plaisant pour les joueurs.

La façon dont vous choisissez d’équilibrer la compétence et la chance dans votre jeu déterminera le
caractère de celui-ci. Examinez-le donc à travers cet objectif.

Objectif #34 : Compétence vs chance

Pour vous aider à déterminer comment équilibrer la compétence et la chance dans votre jeu, posez-vous
ces questions :

Les joueurs sont-ils ici pour être jugés (compétence), ou pour prendre des risques (chance) ?

Les jeux reposant sur les compétences tendent à être plus sérieux que ceux reposant sur la
chance : mon jeu est-il sérieux ou détendu ?

Certaines parties de mon jeu sont-elles ennuyeuses ? Si c’est le cas, est-ce qu’ajouter des
éléments de chance pourrait les animer ?

Est-ce que certaines parties de mon jeu semblent trop aléatoires ? Si c’est le cas, est-ce que
remplacer des éléments de chance par des éléments de compétence ou de stratégie
permettrait au joueur de se sentir plus en contrôle ?

Type d’équilibrage #5 : Tête vs Mains


Ce type d’équilibrage est assez direct : quelle proportion du jeu devrait impliquer une activité physique
(que ce soit en tournant un volant, en jetant quelque chose ou en appuyant frénétiquement sur des
boutons), et quelle autre devrait impliquer une activité intellectuelle ? Ces deux choses ne sont pas aussi
séparées qu’elles pourraient le sembler en surface : de nombreux jeux impliquent une constante
organisation stratégique et de la résolution de problèmes, tout en demandant simultanément que soient
utilisées des capacités comme la vitesse ou la dextérité. D’autres jeux alternent les deux genres de
gameplay pour permettre la variété. Regardez la catégorie de jeux appelée “plates-formes action” : vous
devez vous frayer un chemin à travers le niveau, en dirigeant habilement votre avatar et en le faisant sauter
pardessus les obstacles, en le faisant parfois tirer sur des ennemis, tout en faisant des pauses occasionnelles
pour résoudre des énigmes vous empêchant d’avancer. Souvent, l’intensité de l’action est augmentée à la
fin d’un niveau par la présence d’un “boss”, qui peut uniquement être vaincu par un mélange de résolution
de problèmes (“Oh ! Je dois sauter sur sa tête, et ça lui fait baisser son bouclier quelques instants !”) et de
dextérité (“J’ai juste une seconde pour tirer une flèche dans ce tout petit espace”).

Il est important de comprendre ce que votre marché cible préfère dans un jeu : plus de réflexion ou plus de
dextérité ? Il est tout aussi important que votre jeu communique clairement sur l’équilibre que vous avez
choisi de lui donner. Prenez l’exemple du très inhabituel Pac-Man 2 : The New Adventures sur Megadrive
et Super Nintendo. Le nom laissait penser qu’il s’agissait d’un jeu d’action avec un petit peu de stratégie,
comme le Pac-Man original, mais un coup d’œil rapide à la boîte permettait de se rendre compte que ce
n’était pas le cas ; il s’agissait en réalité d’un jeu de plates-formes en 2D, un peu comme Super Mario ou
Sonic the hedgehog, ce qui tendait alors à faire penser au titre comme à un jeu d’action avec un peu de
résolution de puzzles. Mais jouer au jeu a révélé la vraie nature de celui-ci, qui était encore plus différente
que les premières idées que l’on avait pu en avoir. Bien qu’il ressemblât à un jeu de plates-formes, il
s’agissait en réalité d’un jeu de résolution de puzzles psychologiques, assez étrange, dans lequel il fallait
guider Pac-Man en le faisant passer par différents états émotionnels lui permettant de franchir les
obstacles. Les joueurs qui attendaient un jeu d’action avec un peu de réflexion étaient déçus, et les joueurs
préférant les jeux de résolution de puzzles n’avaient pas joué au jeu, pensant qu’il s’agissait d’un jeu
d’action, vu son apparence.

Quand Games Magazine fait le test d’un jeu vidéo, il lui donne une note sur une échelle graduée qui
comprend d’un côté “doigts” et de l’autre “cerveau”. Il peut être facile d’oublier qu’un jeu impliquant
beaucoup d’action et demandant de la dextérité à la manette peut malgré tout proposer beaucoup de
réflexion et de stratégie. Utilisez l’objectif #27 : l’objectif de la compétence pour comprendre les différentes
compétences requises par votre jeu, puis employez cet objectif pour les équilibrer.

Objectif #35 : La tête et les mains

Yogi Berra a dit un jour : “Le base-ball repose à 90 % sur le mental. Le reste repose sur le physique.”
Pour être sûr que votre jeu a un équilibre un peu plus réaliste entre le mental et le physique, utilisez
l’objectif de la tête et des mains.

Posez-vous ces questions :

Est-ce que mes joueurs recherchent de l’action pure, ou un challenge intellectuel ?

Est-ce qu’ajouter à mon jeu plus d’endroits impliquant des puzzles pourrait le rendre plus
intéressant ?

Y a-t-il des endroits où le joueur peut se détendre l’esprit, en jouant juste au jeu sans se poser
de questions ?

Puis-je donner au joueur un choix : réussir soit en faisant montre d’un grand niveau de
dextérité, soit en trouvant une stratégie intelligente pour y arriver avec un minimum de
compétences physiques ?

Si “1” signifie complètement physique et que “10” signifie complètement intellectuel, combien
mon jeu obtiendrait-il ?
Cet objectif fonctionne particulièrement bien quand il est utilisé conjointement avec l’objectif #16 :
l’objectif du joueur.

Type d’équilibrage #6 : Compétition vs Coopération


La compétition et la coopération font partie de nos pulsions naturelles. La plupart des animaux évolués
sont poussés de par leur nature à se confronter les uns aux autres, à la fois pour leur survie et pour établir
leur place dans la communauté. À l’opposé de cela, il existe un instinct de coopération, une équipe étant,
avec la somme des possibilités de chacun, bien plus forte qu’un individu isolé. La compétition et la
coopération sont si importantes dans le cadre de notre survie que nous devons nous y entraîner, en partie
pour nous améliorer dans leur pratique, et en partie pour mieux connaître nos amis et notre famille ; ainsi
nous avons une meilleure idée de qui est bon à quoi, et comment nous pouvons travailler ensemble. Les
jeux procurent une méthode, sans grande conséquence au niveau social, pour découvrir comment les
personnes autour de nous réagissent dans des situations de stress ; c’est l’une des raisons secrètes pour
lesquelles nous aimons jouer ensemble.

Sur le marché des jeux, les jeux compétitifs sont plus courants que les collaboratifs, même si certains titres
se sont révélés très intéressants. Le jeu Cookie & Cream sur PlayStation 2 est un mélange de jeu de plates-
formes et de puzzles dans lequel deux joueurs jouent ensemble en évoluant sur des chemins parallèles pour
essayer de finir le niveau. Le jeu de plateau du Seigneur des Anneaux par Reiner Knizia est un exemple
fascinant de jeu dans lequel les joueurs ne sont pas du tout en compétition, mais essaient de gagner
ensemble en coordonnant leurs efforts.

Certains jeux trouvent des façons intéressantes de mélanger la compétition et la coopé-ration. Le jeu
d’arcade Joust peut être joué en solo, le joueur combattant alors contre de nombreux ennemis contrôlés
par l’ordinateur, ou il peut être joué en mode deux joueurs, ceux-ci combattant alors ensemble les ennemis
dans la même arène. Il y a dans Joust une tension entre la compétition et la coopération qui est très
intéressante : du côté compétitif, les joueurs obtiennent des points en fonction du nombre d’ennemis qu’ils
tuent, et ils peuvent également se battre l’un contre l’autre s’ils le souhaitent. Mais du côté coopératif, les
joueurs peuvent obtenir des scores globalement plus élevés s’ils coordonnent leurs attaques et se protègent
l’un l’autre. C’est aux joueurs de décider s’ils veulent essayer de se battre l’un l’autre (en obtenant le plus
haut score individuel) ou battre le jeu (en obtenant le score global le plus élevé). Le jeu joue sur cette
tension : certains niveaux sont désignés par le terme “équipe” – si les deux joueurs survivent au niveau, ils
obtiennent tous les deux 3 000 points de bonus. D’autres niveaux utilisent le terme “Gladiateur” – le
joueur qui bat l’autre obtient 3 000 points de bonus. Cette intéressante alternance entre la coopération et
la compétition donne au jeu beaucoup de variété et laisse aux joueurs le soin de découvrir si leur partenaire
est plus intéressé par la coopération ou par la compétition.

Et alors que la compétition et la coopération sont diamétralement opposées, elles peuvent être combinées
pour donner une situation apportant le meilleur des deux. Comment ? Grâce à la compétition en équipe !
Commune dans les sports d’athlétisme, ce genre de compétition progresse dans le monde des jeux vidéo,
grâce à la popularité grandissante des jeux en réseau.

La compétition et la coopération sont si importantes que nous aurons besoin de trois objectifs pour les
examiner correctement.
Objectif #36 : La compétition

Déterminer qui est le plus compétent dans un domaine particulier fait partie de nos pulsions naturelles.
Les jeux compétitifs peuvent satisfaire cette pulsion. Utilisez cet objectif pour être sûr que votre jeu
compétitif donne aux joueurs l’envie de le gagner. Posez-vous ces questions :

Mon jeu donne-t-il une mesure juste de la compétence du joueur ?

Les joueurs veulent-ils gagner à mon jeu ? Pourquoi ?

Est-ce que gagner à ce jeu est quelque chose dont on peut être fier ? Pourquoi ?

Est-ce que les joueurs novices ont une chance significative de gagner à mon jeu ?

Est-ce que les joueurs expérimentés ont une chance significative de gagner à mon jeu ?

Est-ce que les joueurs expérimentés peuvent être globalement sûrs de battre les joueurs
novices ?

Objectif #37 : La coopération

Collaborer et réussir à gagner en tant qu’équipe est un plaisir particulier qui peut créer des liens sociaux
qui perdurent. Utilisez cet objectif pour étudier les aspects coopératifs de votre jeu. Posez-vous ces
questions :

Une coopération requiert de la communication. Est-ce que mes joueurs ont suffisamment
d’opportunités de communiquer ? Comment la communication peut-elle être améliorée ?

Mes joueurs sont-ils déjà amis, ou sont-ils des étrangers ? S’ils ne se connaissent pas, puis-je
les aider à briser la glace ?

Y a-t-il une synergie (2 + 2 = 5) ou une antergie (2 + 2 = 3) quand les joueurs travaillent


ensemble ? Pourquoi ?

Tous les joueurs ont-ils le même rôle, ou bien ont-ils des rôles spécifiques ?

La coopération est très largement améliorée quand certaines tâches ne peuvent être
accomplies qu’à plusieurs. Mon jeu comprend-il ce genre de tâche ?

Des tâches qui poussent à la communication permettent généralement de développer la


coopération. Est-ce que certaines de mes tâches poussent à la communication ?

Objectif #38 : Compétition vs coopération


L’équilibrage de la compétition et de la coopération peut être fait de nombreuses façons intéressantes.
Utilisez cet objectif pour définir si elles sont équilibrées de manière adéquate dans votre jeu. Posez-vous
ces questions :

Si “1” représente la compétition et “10” représente la coopération, quel score mon jeu
obtiendrait-il ?

Puis-je donner le choix aux joueurs de jouer de manière coopérative ou compétitive ?

Mon public préfère-t-il la compétition ou la collaboration ? Un mélange des deux ?

Est-ce que de la compétition par équipes aurait une raison d’être dans mon jeu ? Mon jeu est-
il plus amusant avec de la compétition par équipes, ou avec de la compétition en solo ?

Comme de plus en plus de jeux sont en ligne, de nouveaux genres de compétitions et de collaborations se
mettent en place, depuis le jeu d’échecs entre deux joueurs occasion-nels jusqu’aux affrontements dans des
MMORPG de guildes comprenant plusieurs milliers de joueurs. Mais les forces psychologiques nous ayant
conduits à apprécier la compétition et la collaboration ne changent pas : mieux vous comprendrez et saurez
équilibrer ces forces, et plus fort sera votre jeu.

Type d’équilibrage #7 : Court vs Long


Une chose importante à équilibrer dans chaque jeu est sa durée de vie. Si le jeu est trop court, les joueurs
n’auront peut-être pas la chance de développer et d’exécuter des stratégies significatives. Mais si le jeu
continue trop longtemps, les joueurs peuvent se lasser, ou finir par éviter le jeu, sachant que celui-ci leur
demandera un investissement en temps trop important.

Les éléments déterminant la durée d’un jeu sont souvent subtils. Le jeu duMonopoly par exemple, lorsqu’il
est joué selon les règles officielles, finit souvent en approximativement 90 minutes. Mais beaucoup de
joueurs trouvent ses règles trop dures et les modifient pour permettre à plus d’argent de circuler et
assouplir les restrictions d’achat des propriétés, ce qui a pour effet de rendre le jeu bien plus long,
généralement trois heures ou plus.

Les facteurs principaux qui déterminent quand un jeu se termine sont la victoire ou la défaite. En altérant
les conditions de la victoire ou de la défaite, vous pouvez changer significativement la longueur de votre
jeu. Les concepteurs du jeu d’arcade Spy hunter mirent en place un système très intéressant d’équilibrage
de la durée du jeu. Dans Spy hunter, vous conduisez une voiture sur une autoroute, tirant sur vos ennemis
grâce à des mitrailleuses. Dans les premiers prototypes, lorsque votre voiture était détruite à trois reprises,
le jeu était fini. Le jeu était assez difficile, particulièrement pour les joueurs novices, et les concepteurs
purent se rendre compte que pour ce public-là les parties étaient très courtes, et la frustration courante. Ils
introduisirent donc une nouvelle règle : pendant les 90 premières secondes de jeu, le joueur a un nombre
illimité de voitures ; il ne peut pas perdre durant ce laps de temps. Lorsque ce temps s’est écoulé, il ne leur
reste que quelques voitures, et quand celles-ci sont détruites, le jeu est fini.

Les concepteurs de Minotaur (qui plus tard créèrent halo) choisirent une autre méthode intéressante pour
équilibrer la durée de leur jeu. Minotaur était un jeu en réseau dans lequel jusqu’à quatre joueurs
déambulaient dans un labyrinthe, ramassant des armes et des sorts, et essayant de trouver et d’éliminer les
autres joueurs. Le jeu se finissait lorsqu’il restait un seul joueur en vie. Les concepteurs décelèrent un
problème dans le fait que, si les joueurs ne se confrontaient pas, le jeu finirait dans une impasse et aurait
alors de fortes chances de devenir ennuyeux. Une façon de régler le problème aurait été de mettre une
limite de temps et de déclarer un gagnant en fonction d’un système de points. Mais au lieu de cela, les
développeurs firent quelque chose de bien plus élégant. Ils créèrent une nouvelle règle : après 20 minutes
de jeu, une cloche sonnait, et “l’Armageddon” commençait – tous les joueurs survivants étaient
instantanément transportés dans une petite pièce remplie de monstres et autres dangers, où personne ne
pouvait survivre très longtemps. De cette façon, le jeu était sûr de finir en moins de 25 minutes, de façon
plutôt dramatique, tout en permettant à un joueur d’être déclaré vainqueur.

Pour équilibrer de la bonne façon la durée de vos jeux, vous devrez utiliser l’objectif du temps.

Objectif #39 : Le temps

Il est dit que “le timing fait tout”. Notre objectif en tant que concepteur est de créer des expériences, et
celles-ci peuvent être facilement gâchées quand elles sont trop longues ou trop courtes. Posez-vous ces
questions pour que les vôtres aient la bonne durée :

Qu’est-ce qui détermine la durée des activités de mon gameplay ?

Mes joueurs sont-ils frustrés parce que le jeu se finit trop vite ? Comment puis-je changer cela
?

Mes joueurs s’ennuient-ils parce que le jeu est trop long ? Comment puis-je changer cela ?

Mettre en place une limite de temps peut rendre un gameplay plus intéressant. Cela est-il une
bonne idée pour mon jeu ?

Est-ce qu’une hiérarchie des structures du temps aiderait mon jeu ? C’est-à-dire plusieurs
petites manches formant ensemble une plus grande manche ?

Le timing peut être très difficile à mettre en place, et c’est un élément crucial du jeu. Il est souvent
profitable d’utiliser une vieille technique hollywoodienne et laisser vos joueurs quelque peu sur leur faim.

Type d’équilibrage #8 : Récompenses


Pourquoi les gens passent autant de temps à jouer aux jeux vidéo, juste pour obtenir un bon score ? Nous
avons dit plus tôt que les jeux sont des structures de jugement, et que les gens veulent être jugés. Mais ils
ne veulent pas n’importe quel jugement, ils veulent être jugés favorablement. Les récompenses sont la
façon qu’a le jeu de dire aux joueurs : “Tu as bien joué !”

Il y a quelques types de récompenses qui se retrouvent dans une majorité de jeux. Chaque récompense est
différente, mais elles ont toutes quelque chose en commun : elles répondent aux désirs du joueur.

Les louanges. La plus simple des récompenses : le jeu dit simplement que vous avez fait du bon
travail, de manière explicite avec un message, un effet sonore particulier, ou même un personnage du
jeu qui vous parle. Tout cela revenant à la même chose : le jeu vous a jugé, et favorablement. Les jeux
Nintendo sont connus pour donner aux joueurs de nombreuses récompenses secondaires via des sons
et des animations dès que le joueur réussit quelque chose.

Les points. Dans de nombreux jeux, les points n’ont pas d’autre fonction que de mesurer le succès du
joueur, que ce soit par la chance ou par la compétence. Quelquefois ces points sont une passerelle vers
une autre récompense, mais très souvent, cette mesure de performance est suffisante, et plus
particulièrement si d’autres joueurs peuvent la voir sur un tableau de scores.

Prolongation du jeu. Dans de nombreux jeux (comme les flippers), le but est de risquer des
ressources (dans le flipper, c’est la bille) pour accumuler autant de points que possible sans perdre
votre mise (quand la bille passe entre les flippers). Dans les jeux avec cette structure à base de “vies”, la
récompense la plus précieuse qu’un joueur puisse obtenir est une vie supplémentaire. D’autres jeux
ayant des limites de temps récompensent les joueurs en ajoutant du temps supplémentaire à leur
partie, ce qui revient exactement au même. Prolonger le jeu est une récompense intéressante parce
qu’elle permet de faire des scores plus importants et est également une forme de mesure de la
performance. Elle s’appuie aussi sur notre instinct naturel de survie.

Un accès. En parallèle à notre envie d’être jugé favorablement, nous avons aussi un désir
d’exploration. Les structures ludiques qui récompensent le joueur en lui permettant d’accéder à de
nouvelles parties du jeu satisfont ce désir de base. Chaque fois qu’on accède à un nouveau niveau, ou
qu’on gagne une clé pour ouvrir une porte fermée, c’est une entrée qu’on obtient en récompense.

Un spectacle. On apprécie d’être mis en présence de choses belles et intéressantes. Sou-vent, les jeux
récompensent simplement le joueur avec une musique ou une animation. “L’intermission” à la fin du
niveau 2 de Pac-Man est probablement le premier exemple de cela dans un jeu vidéo. Ce genre de
récompense satisfait rarement les joueurs telle quelle, et il est donc recommandé de la coupler avec
d’autres types de récompenses.

Un moyen d’expression. Beaucoup de joueurs aiment s’exprimer dans un jeu par le biais de
décorations ou de vêtements particuliers. Bien que cela n’ait aucun rapport avec un objectif du jeu, cela
peut être très gratifiant pour le joueur et satisfaire un besoin naturel de laisser une empreinte sur le
monde.

Des pouvoirs. Devenir plus puissant est quelque chose que tout le monde désire dans la vraie vie, et
dans un jeu, devenir plus puissant a de fortes chances d’améliorer le jugement du jeu quant au succès
du joueur. Ces pouvoirs peuvent prendre différentes formes : transformer un pion en dame dans le jeu
de dames, devenir grand dans Super Mario World, atteindre la vitesse maximale dansSonic the
hedgehog, obtenir une arme puissante dans Quake. Le point commun à tous ces pouvoirs est qu’ils
vous donnent les moyens d’atteindre votre objectif plus rapidement que vous ne le pouviez avant.

Des ressources. Alors que les jeux de casino et les loteries récompensent le joueur avec de l’argent
réel, les jeux vidéo le récompensent plus généralement avec des ressources qu’il peut utiliser
uniquement dans le jeu (de la nourriture, de l’énergie, des munitions, etc.). Certains jeux, au lieu
d’attribuer des ressources directement, donnent au joueur de l’argent virtuel pour qu’il puisse choisir
comment le dépenser. D’ordinaire, les choses que l’on peut acheter avec cette monnaie virtuelle sont
des ressources, des pouvoirs, une prolongation du jeu, ou un moyen d’expression.
L’achèvement. Réussir à achever tous les objectifs dans un jeu donne un sentiment particulier de
plénitude aux joueurs, qu’ils peuvent rarement connaître en résolvant des problèmes dans la vraie vie.
Dans de nombreux jeux, c’est la récompense ultime ; quand vous avez atteint ce point, il n’y a
généralement plus vraiment d’intérêt à jouer encore au jeu.

La plupart des récompenses que vous trouverez dans les jeux tombent dans l’une ou l’autre de ces
catégories, puisque ces dernières sont souvent combinées de façon intéressante. De nombreux jeux
récompensent le joueur avec des points, mais quand ces points atteignent un certain score, le joueur
obtient une récompense supplémentaire sous la forme d’une vie en plus (une ressource, et une
prolongation du jeu). Souvent, les joueurs reçoivent un objet spécial (une ressource) qui leur permet de
faire quelque chose de nouveau (un pouvoir). D’autres jeux permettent aux joueurs d’entrer leur nom ou
de faire un dessin (expression) s’ils obtiennent un bon score (points). Certains jeux proposent aussi des
animations particulières (spectacle) à la fin du jeu (achèvement) si le joueur parvient à débloquer toutes les
parties du jeu (passage).

Mais comment équilibrer ces récompenses ? C’est-à-dire combien doit-on en donner, et lesquelles ? C’est
une question difficile, et la réponse varie en fonction du jeu. En règle générale, plus vous pouvez intégrer
de types différents de récompenses dans votre jeu, mieux c’est. Deux autres règles générales concernant les
récompenses nous viennent du monde de la psychologie :

Les gens ont tendance à s’habituer aux récompenses qu’ils reçoivent, et ce qui était encore fantastique
une heure plus tôt ne l’est plus tant que ça maintenant. Une méthode simple que de nombreux jeux
utilisent pour y parer est d’augmenter graduellement la valeur de la récompense au fil de la progression
du joueur dans le jeu. D’une certaine façon, c’est une astuce peu glorieuse, mais elle marche. Même
quand vous savez que le concepteur le fait et pourquoi, il est toujours gratifiant de recevoir soudain de
plus grosses récompenses en conjonction avec le fait de se retrouver dans une nouvelle partie du jeu.

Une bonne façon d’éviter que les joueurs ne s’habituent trop facilement aux différentes récompenses
est de les distribuer de façon aléatoire plutôt que régulièrement. En d’autres termes, si chaque monstre
que vous éliminez vous apporte 10 points, cela devient prévisible et rapidement inintéressant, mais si
chaque monstre que vous éliminez a 67 % de chances de ne vous donner aucun point et 33 % de
chances de vous donner 30 points, la possibilité de récompense reste intéressante bien plus longtemps,
bien que vous ayez donné le même nombre de points en moyenne. C’est comme amener des croissants
au bureau. Si vous le faites tous les vendredis, vos collègues finiront par s’y habituer et les
considéreront comme une chose acquise. Mais si vous amenez vos croissants de temps à autre, sans
timing particulier, alors ce sera à chaque fois une délicieuse surprise pour tous.

Objectif #40 : La récompense

Tout le monde aime s’entendre dire qu’il fait du bon travail. Posez-vous ces questions pour déterminer si
votre jeu donne les bonnes récompenses, dans les bonnes quantités, et aux bons moments :

Quelles récompenses mon jeu donne-t-il actuellement ? Pourrais-je en donner des


supplémentaires ?
Les joueurs sont-ils excités lorsqu’ils reçoivent des récompenses dans mon jeu, ou sontils
ennuyés ? Pourquoi ?

Recevoir une récompense que vous ne comprenez pas est comme ne pas recevoir de
récompense du tout. Mes joueurs comprennent-ils les récompenses qu’ils obtiennent ?

Les récompenses obtenues dans mon jeu sont-elles trop régulières ? Pourraient-elles être
données de façon plus variable ?

Comment mes récompenses sont-elles rattachées les unes aux autres ? Y a-t-il un moyen de
mieux les connecter encore ?

Comment mes récompenses sont-elles créées ? Trop vite, trop lentement, comme il faut ?

L’équilibrage des récompenses est différent pour chaque jeu. Le game designer doit se préoccuper de
donner les bonnes, mais en plus au bon moment et dans les bonnes quantités. Cela ne peut être
déterminé que par des tests, et même comme cela, ce ne sera pas forcément adapté à tout le monde.
En essayant d’équilibrer les récompenses, il est difficile d’être parfait ; vous devrez souvent vous
contenter d’être “suffisamment bon”.

Type d’équilibrage #9 : Punitions


L’idée d’un jeu qui punit le joueur peut sembler un peu étrange, les jeux ne sont-ils pas censés être
amusants ? Paradoxalement, une punition utilisée de la bonne façon peut augmenter le plaisir que les
joueurs tirent du jeu. Voici quelques raisons pour lesquelles un jeu devrait punir ses joueurs :

La punition crée une valeur endogène. Nous avons déjà parlé de l’importance de la création de
valeur dans un jeu (objectif #5 : l’objectif de la valeur endogène). La valeur d’une ressource est bien
plus importante s’il y a une chance qu’elle soit retirée.

Prendre des risques est excitant. Et plus particulièrement si les récompenses potentielles sont
équilibrées par rapport aux risques pris ! Mais vous ne pouvez prendre de risques que s’il y a des
conséquences négatives, ou des punitions possibles. Donner aux joueurs l’opportunité de prendre le
risque de terribles conséquences rend le succès bien plus agréable.

La possibilité d’une punition augmente le challenge. Nous avons parlé de l’importance de


mettre les joueurs face à un challenge : quand un échec est synonyme d’une punition dans le jeu, son
challenge augmente. Augmenter la punition liée à un échec peut être une façon d’accroître le challenge.

Voici quelques-unes des punitions couramment utilisées dans les jeux vidéo. Beaucoup d’entre elles sont
simplement des récompenses inversées.

L’humiliation. À l’opposé des louanges, le jeu vous fait comprendre que vous faites du mauvais
travail. Cela peut passer par le biais de messages explicites (“échec de la mission”, “Manqué”, etc.), ou
par le biais d’animations décourageantes, d’effets sonores, de musique.

La perte de points. Les joueurs trouvent cette punition tellement dure, qu’il est très rare dans les
jeux vidéo ou même dans les jeux traditionnels et les sports que ce type de punition soit utilisée. Ce
n’est peut-être pas tant la question de la dureté de la peine que le fait qu’en perdant des points, leur
valeur s’amoindrit. Des points qui ne peuvent pas être retirés ont une forte valeur ; les points qui
peuvent être soustraits au prochain faux mouvement ont moins de valeur endogène.

Le jeu raccourci. “Perdre une vie” dans un jeu est un bon exemple de cette sorte de punition.
Certains jeux utilisant un système de limite de temps raccourcissent la durée de jeu en jouant sur le
chronomètre.

La fin du jeu. “Game Over !”

Le retour en arrière. Quand, après que vous avez été tué, le jeu vous remet au début du niveau ou
au dernier point de contrôle, c’est une punition. Dans les jeux dont le but ultime est de progresser
jusqu’à la fin, un retour en arrière est une punition tout à fait logique. L’équilibrage du challenge est
d’arriver à définir où doivent se situer exactement les points de contrôle, pour permettre une punition
significative sans qu’elle soit déraisonnable.

Le retrait des pouvoirs. Le game designer doit être très prudent sur ce point. Les joueurs
affectionnent particulièrement les différents pouvoirs qu’ils ont pu gagner, et leur retirer peut leur
sembler tout à fait injuste. Dans ultima Online, les joueurs qui étaient tués pendant la bataille se
transformaient en fantômes. Pour revenir à la vie, ils devaient trouver leur chemin jusqu’à une
chapelle. S’ils mettaient trop longtemps à y arriver, ils perdaient des points de compétence durement
acquis au fil des semaines. Beaucoup de joueurs trouvaient que cette punition était bien trop dure. Une
façon juste de retirer des pouvoirs est de le faire de manière temporaire. Certains parcs d’attractions
proposent des auto-tamponneuses en forme de chars, et qui se tirent dessus à coups de balles de tennis.
Les tanks ont des cibles de chaque côté, et si un adversaire touche l’une des cibles avec une balle de
tennis, le tank devient incontrôlable, tournant sur lui-même pendant cinq secondes, et le canon ne
marche plus pendant tout ce temps.

La perte de ressources. La perte d’argent, de biens, de munitions, de boucliers, etc., fait partie de
cette catégorie. C’est l’une des punitions les plus courantes dans les jeux.

Une étude psychologique a démontré que la récompense est systématiquement un meilleur outil de
renforcement que la punition. Chaque fois que c’est possible, si vous devez encourager le joueur à faire
quelque chose, il vaut mieux utiliser une récompense plutôt qu’une punition. Un excellent exemple se
trouve dans le jeu Diablo de Blizzard, et sa façon de gérer la nourriture. De nombreux game designers, à un
moment ou à un autre, veulent intégrer un système de collecte de nourriture “réaliste”. C’est-à-dire que si
vous ne trouvez pas de nourriture pour votre personnage, celui-ci souffrira de la faim et verra ses
possibilités s’amoindrir. Blizzard intégra ce système, mais se rendit compte que les joueurs le considéraient
comme une corvée : ils devaient faire une activité très ennuyeuse au regard du reste du jeu, ou devaient
subir une pénalité. Blizzard tourna alors le problème dans l’autre sens et implémenta un système dans
lequel le personnage ne souffrait jamais de la faim, mais s’il mangeait, il bénéficiait d’une amélioration
temporaire de ses capacités. Les joueurs aimèrent bien plus ce système. En changeant une punition en une
récompense, les concepteurs furent capables de transformer la perception négative d’une activité en une
perception positive.

Quand la punition est cependant nécessaire, le degré de celle-ci reste une question délicate. En
développant Toontown Online, nous avons dû définir ce qu’était la punition la plus dure dans un
MMORPG pour enfants, amusant et léger. Nous avons finalement décidé d’une combinaison de punitions
légères pour la “mort”, qui à Toontown est appelée “devenir triste”, puisque le jeu est tellement joyeux que
les joueurs n’ont pas de barre de vie, mais une barre de rire ; l’objectif des ennemis n’est pas de tuer le
joueur, mais de le rendre suffisamment triste pour qu’il arrête d’agir comme un personnage de dessin
animé. Quand votre barre de rire tombe à zéro dans Toontown, il se passe les choses suivantes :

Vous êtes téléporté depuis la bataille vers un terrain de jeu (retour en arrière). Ce retour en arrière n’est
pas dramatique, il équivaut généralement à une minute de marche à peu près.

Tous les objets que vous transportiez disparaissent (perte de ressources). Cette punition est également
mineure : les objets ne sont pas chers, et peuvent être regagnés en à peu près dix minutes de jeu.

Votre personnage se tient la tête tristement (honte).

Pendant à peu près trente secondes, votre personnage marche très lentement et ne peut pas quitter le
terrain de jeu ou s’engager dans des actions significatives (perte temporaire des pouvoirs).

Votre barre de rire atteint zéro (perte de ressources), et vous voudrez sans doute attendre qu’elle
augmente de nouveau (elle augmente avec le temps passé sur un terrain de jeu) avant de repartir en
exploration.

Cette combinaison de punitions légères est juste suffisante pour que les joueurs soient prudents pendant
les batailles. Nous avons essayé des versions plus légères, mais elles rendaient les batailles ennuyeuses :
elles ne représentaient plus de risque significatif. Nous avons également essayé des versions plus dures,
mais les joueurs devenaient trop prudents dans les batailles. Nous avons fini par opter pour une
combinaison avec le bon équilibre pour encourager à la fois la prudence et le risque chez les joueurs.

Il est crucial que toutes les punitions dans un jeu concernent des choses que le joueur est capable de
comprendre et de prévenir. Quand la punition donne l’impression d’être aléatoire et inévitable, le joueur a
le sentiment de ne plus avoir le contrôle, ce qui est une sensation vraiment très désagréable, au point qu’il
peut finir par le ranger parmi les jeux “injustes”. Une fois que cela arrive, il y a peu de chances pour que le
joueur joue de nouveau au jeu.

Les joueurs n’aiment pas les punitions, bien sûr, et vous devez bien réfléchir à la possibilité pour eux
d’éviter votre punition astucieusement. Ultima III, de Richard Garriot, bien que très apprécié, comprenait
un système très strict de punition. C’était un jeu qui prenait près d’une centaine d’heures à finir, et si vos
quatre personnages mouraient pendant que vous jouiez, votre partie était complètement effacée, et vous
deviez recommencer depuis le début ! La plupart des joueurs trouvaient cela injuste, et par conséquent,
une pratique courante, si vos personnages étaient sur le point de mourir, consistait à éteindre l’ordinateur
avant que le jeu puisse effacer la sauvegarde, évitant ainsi la punition.

Il est à noter qu’il existe une catégorie de joueurs ne vivant que pour les jeux qui sont incroyablement
difficiles, et qui adorent les jeux ayant des punitions très dures, pour la fierté qu’ils peuvent ressentir à
terminer de tels jeux. Ces joueurs représentent une exception, et même eux ont leurs limites. Ils
qualifieront rapidement un jeu d’injuste s’ils ne peuvent pas voir comment éviter la punition.

Objectif #41 : La punition


La punition doit être utilisée avec parcimonie puisque, après tout, les joueurs sont dans un jeu de leur
plein gré. Équilibrée de manière appropriée, elle donnera plus de sens à l’ensemble de vos éléments, et
les joueurs ressentiront une vraie fierté d’avoir gagné à votre jeu. Pour réfléchir aux punitions dans votre
jeu, posez-vous ces questions :

Quelles sont les punitions dans mon jeu ?

Pourquoi est-ce que je punis les joueurs ? Qu’est-ce que je souhaite atteindre de cette façon ?

Mes punitions semblent-elles justes aux joueurs ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

Y a-t-il une façon de changer ces punitions en récompenses pour obtenir le même résultat, ou
mieux encore ?

Mes punitions les plus sévères sont-elles équilibrées par des récompenses du même ordre de
grandeur ?

Type d’équilibrage #10 : Liberté vs Expérience contrôlée


Les jeux sont interactifs, et l’intérêt de l’interactivité est de donner aux joueurs le contrôle, ou la liberté, sur
l’expérience. Mais le contrôle à quel point ? Donner aux joueurs le contrôle sur tout ne représente pas
seulement plus de travail pour les développeurs, cela peut également être fatigant pour le joueur ! Après
tout, un jeu n’est pas destiné à être une simulation de la vraie vie, mais plutôt quelque chose de plus
intéressant. Cela signifie qu’il faut parfois retirer des mains du joueur les décisions et les actions qui
peuvent être ennuyeuses, trop complexes, ou tout simplement pas nécessaires. Un équilibrage de jeu
simple qui est à prendre en considération par tout game designer consiste à savoir à quel moment donner
de la liberté au joueur, et jusqu’à quel point.

Dans Aladdin’s Magic Carpet VR Adventure (une attraction en réalité virtuelle, où les participants
montent sur un “tapis magique” servant à contrôler le jeu), nous avons dû faire face à un problème très
difficile dans la scène finale à l’intérieur de la grotte aux merveilles. Pour faire en sorte que le conflit avec
jafar, le grand méchant, soit aussi excitant que possible, nous avions besoin de prendre le contrôle de la
caméra. Cependant nous ne voulions pas compromettre la liberté que les joueurs pouvaient ressentir dans
cette scène. En observant les joueurs durant les séances de tests, il était clair qu’ils voulaient tous la même
chose : voler en haut de la colline où jafar se trouvait. Après plusieurs essais, nous avons pris une décision
audacieuse : nous avons retiré la liberté aux joueurs dans cette scène afin qu’ils puissent avoir un vol
parfait jusqu’en haut de la colline pour se confronter à jafar. Cela contrastait beaucoup avec le reste de
l’aventure, pendant laquelle les joueurs pouvaient voler partout où ils le voulaient sans restrictions.
Pendant nos tests, pas un joueur ne remarqua cette absence de liberté, parce que le jeu les avait habitués à
ce qu’ils puissent aller partout où ils voulaient, et que cette scène avait été arrangée de telle manière que
tous ceux qui s’y retrouvaient voulaient la même chose. Nous avons décidé que c’était un cas dans lequel la
balance devait pencher du côté de l’expérience contrôlée plutôt que de la liberté, parce que cela signifiait
une expérience de meilleure qualité pour le joueur.

Type d’équilibrage #11 : Simple vs Complexe


La simplicité et la complexité des mécaniques de jeu peuvent sembler très paradoxales. Dire d’un jeu qu’il
est “simple” peut être une critique, comme dans “tellement simple qu’il est ennuyeux”. Mais cela peut être
également un compliment : “tellement simple et élégant !”. La complexité peut, elle aussi, être une arme à
double tranchant. Les jeux peuvent être critiqués car ils sont “bien trop complexes et déroutants”, ou
complimentés pour leur “complexité riche et tortueuse”. Pour être sûr que votre jeu a la “bonne simplicité”
et la “bonne complexité”, nous devons comprendre la nature de la simplicité et de la complexité dans les
jeux, et comment établir le bon équilibre entre elles.

Tant d’éloges sont faits sur les jeux classiques pour leur simplicité ingénieuse que cela pourrait vous laisser
croire que faire un jeu complexe est une mauvaise chose. Voyons les différentes sortes de complexités qui
peuvent apparaître dans un jeu :

La complexité naturelle. Quand les règles mêmes du jeu sont très complexes, j’appelle cela la
complexité naturelle. C’est le genre de complexité qui a souvent mauvaise presse. Elle apparaît
généralement soit parce que le concepteur essaie de simuler une situation complexe du monde réel, soit
parce que le jeu a besoin de règles supplémentaires pour pouvoir être équilibré. Quand vous voyez des
règles comprenant tout un tas de “cas particuliers”, il s’agit généralement d’un jeu naturellement
complexe. Les jeux de ce type sont d’ordinaire difficiles à apprendre, mais certaines personnes
prennent beaucoup de plaisir à maîtriser ces règles complexes.

La complexité émergente. C’est le genre de complexité encensée par tous. Des jeux comme le go
qui ont des règles très simples mais menant à des situations très complexes sont considérés comme
ayant une complexité émergente. Quand des jeux sont loués pour être à la fois simples et complexes,
c’est de la complexité émergente dont on fait l’éloge.

La complexité émergente peut être difficile à atteindre, mais vaut largement l’effort fourni. Idéalement, on
peut créer des règles simples d’où émerge la chose que chaque game designer recherche : des surprises
équilibrées. Si vous pouvez concevoir un jeu simple qui devient une usine fabriquant un flot ininterrompu
de surprises équilibrées, les gens joueront à votre jeu pour les siècles à venir. La seule façon de savoir si
vous avez atteint ce but est de continuellement jouer à votre jeu et d’en changer les règles jusqu’à ce que les
surprises commencent à arriver. Bien sûr, utiliser l’objectif #23 : l’objectif de l’émergence peut être d’un
grand secours également.

Donc, si la complexité émergente est tellement formidable, pourquoi quelqu’un pourrait-il avoir envie de
faire un jeu qui est naturellement complexe ? Eh bien, on peut parfois avoir besoin de complexité naturelle
pour simuler une situation du monde réel, pour par exemple recréer une bataille historique. D’autres fois,
vous ajouterez un peu de complexité naturelle pour équilibrer un peu mieux votre jeu. Le pion aux échecs a
des règles de déplacement naturellement complexes : quand il bouge, il peut uniquement avancer d’une
case en avant, sur un espace inoccupé, sauf si c’est son premier mouvement, auquel cas il peut se déplacer
d’une ou deux cases. Il y a une exception à cela, quand il capture une pièce adverse ; dans ce cas, il peut
uniquement bouger en diagonale vers l’avant, mais d’une seule case, même si c’est son premier
mouvement.

Cette règle a une complexité naturelle (quelques mots-clés de la complexité naturelle : “sauf”, “excepté”,
“exception faite”, “mais” et “même si”) qui a atteint ce stade après avoir évolué progressivement dans le but
de s’assurer que le pion aurait un comportement intéressant et bien équilibré. Et en réalité ça en valait la
peine, puisque cette petite quantité de complexité naturelle s’est transformée en une complexité bien plus
émergente – en particulier parce que le pion peut uniquement se déplacer en avant, mais capturer en
diagonale. Cela mène à des structures de pions particulièrement complexes pouvant se former sur le
plateau, et qui n’auraient jamais été possibles avec des règles plus simples.

Objectif #42 : La simplicité/complexité

Arriver à obtenir le bon équilibre entre la simplicité et la complexité est une tâche difficile et doit être fait
pour de bonnes raisons. Utilisez cet objectif pour permettre à votre jeu d’avoir un système simple
menant à une complexité intéressante. Posez-vous ces questions :

Quels éléments de complexité naturelle ai-je dans mon jeu ?

Y a-t-il un moyen pour cette complexité naturelle de se transformer en complexité émergente


?

Est-ce que des éléments de complexité émergente résultent de mon jeu ? Si ce n’est pas le cas,
pourquoi ?

Y a-t-il des éléments de mon jeu qui sont trop simples ?

Équilibrage naturel ou artificiel


Les game designers doivent cependant faire attention lorsqu’ils ajoutent une complexité naturelle au jeu
avec l’intention de l’équilibrer. Ajouter trop de règles pour réussir à obtenir le comportement que vous
désirez est parfois appelé un “équilibrage artificiel”, en opposition à “l’équilibrage naturel” qui est obtenu
quand un effet désirable apparaît spontanément par le biais des interactions dans le jeu. Prenez Space
Invaders : il est parfaitement équilibré, avec une difficulté qui s’accroît de façon très naturelle. Les
envahisseurs suivent une règle très simple : moins ils sont nombreux, et plus leurs déplacements sont
rapides. Cela permet l’émergence de propriétés très intéressantes :

1. Le jeu commence lentement, et accélère au fur et à mesure que le joueur gagne.


2. Il est facile de détruire des cibles au début, mais plus le joueur réussit à en éliminer, et plus cela devient
difficile.

Ces deux propriétés très bien équilibrées ne sont pas le résultat de règles naturelles, mais plutôt d’une
simple règle qui en permet l’émergence.

L’élégance
On qualifie d’élégants des systèmes simples s’exécutant de façon robuste dans des situations complexes.
On veut faire de notre jeu un jeu élégant, pour qu’il soit à la fois simple à apprendre et à comprendre, tout
en étant complexe et intéressant. Et alors que l’élégance peut sembler en quelque sorte ineffable et difficile
à capturer, vous pouvez facilement définir le degré d’élégance d’un élément précis dans un jeu en comptant
le nombre de fonctions qu’il occupe. Par exemple, dans Pac-Man les pastilles ont les fonctions suivantes :

1. Elles donnent au joueur un but à court terme : “Manger les pastilles proches de moi.”
2. Elles donnent au joueur u, long terme : “Manger toutes les pastilles du plateau.”
3. Elles ralentissent légèrement le joueur lorsqu’il les mange, créant ainsi une bonne triangularité (il est
plus sûr de traverser un couloir sans pastilles, et plus risqué d’en traverser un qui en est plein).
4. Elles donnent des points au joueur, ce qui est une mesure de sa réussite.
5. Elles donnent des points au joueur, ce qui peut lui apporter une vie supplémentaire.

Cinq fonctions différentes, juste pour ces simples pastilles ! Et c’est ce qui les rend si élégantes. On pourrait
imaginer une version de Pac-Man dans laquelle les pastilles ne font pas toutes ces choses. Par exemple, si
les pastilles ne ralentissaient pas le joueur, ou ne lui accordaient ni points ni vie supplémentaire, elles
auraient alors moins de fonctions et seraient par conséquent moins élégantes. Il y a une vieille règle à
Hollywood : si une ligne de script ne sert pas au moins deux fonctions, il faut la couper. De nombreux
concepteurs, lorsqu’ils ont l’impression que leur jeu n’est pas satisfaisant, ont tendance à se poser la
question : “Hum… que devrais-je ajouter ?” La plupart du temps, une meilleure question à se poser serait :
“Que devrais-je retirer ?” j’aime pour ma part examiner tous les éléments de mon jeu qui n’ont qu’une
fonction, et regarder lesquels peuvent être combinés.

En travaillant sur Pirates of the Caribbean : Battle for the Buccaneer Gold, nous avions d’abord prévu
d’avoir deux personnages principaux : un gentil animateur au début du jeu, dont le seul rôle consistait à
expliquer comment jouer, et un méchant à la fin du jeu, dont le seul rôle était celui de l’ennemi contre
lequel se battre lors de la bataille finale. Il s’agissait d’un jeu assez court (cinq minutes) pour Disneyworld,
et il semblait du coup assez étrange d’utiliser tant de temps pour mettre en place ces deux personnages,
sans compter que cela représentait un coût non négligeable de les développer selon les critères de qualité
en vigueur chez Disney. Nous avons donc discuté pour savoir s’il ne valait pas mieux retirer carrément le
didacticiel du début, ou la bataille finale, mais ces deux éléments étaient aussi importants l’un que l’autre
pour le jeu. Nous avons alors eu une idée : et si l’animateur au début était également le méchant de la fin ?
Cela nous épargnait non seulement du temps de développement, mais également du temps de jeu puisque
le personnage n’avait besoin d’être présenté qu’une fois. De plus, cela permettait de rendre le personnage
plus intéressant et encore plus crédible en tant que pirate (puisqu’il joue un tour aux joueurs), et créait un
rebondissement surprise dans l’histoire ! En donnant à ce personnage plusieurs fonctions, cela permit de
mettre en place une structure de jeu qui nous semblait particulièrement élégante.

Objectif #43 : L’élégance

La plupart des “jeux classiques” sont considérés comme étant des chefs-d’œuvre d’élégance. Utilisez
cet objectif pour rendre votre jeu aussi élégant que possible. Posez-vous ces questions :

Quels sont les éléments de mon jeu ?

Quelles sont les fonctions de chaque élément ? Comptez-les pour chaque élément afin de leur
attribuer une “note d’élégance”.

Pour les éléments n’ayant qu’une ou deux fonctions, y a-t-il un moyen d’en combiner
certains, ou même d’en éliminer ?

Pour les éléments ayant plusieurs fonctions, est-il possible de leur en donner encore plus ?

Le caractère
Aussi importante que soit l’élégance, il arrive parfois que l’on en fasse trop. Prenez par exemple
l’inclinaison de la tour de Pise. Le fait qu’elle soit penchée ne sert absolument aucune fonction, il ne s’agit
que d’un défaut de fabrication accidentel. L’objectif de l’élégance nous aurait fait retirer cette inclinaison
pour remettre la tour dans un axe parfaitement vertical. Mais qui alors aurait voulu la visiter ? Elle serait
restée élégante, mais plutôt inintéressante : elle n’aurait eu aucun caractère. Prenez les pions du
Monopoly : un chapeau, une chaussure, un chien, une statue, un bateau, etc. Ils n’ont rien à voir avec un
jeu dont le sujet est l’immobilier. Il aurait donc été plus logique qu’ils prennent la forme de petits
propriétaires fonciers. Mais personne n’en voudrait plus, car cela retirerait une partie du caractère du
Monopoly. Pourquoi Mario est-il un plombier ? Cela n’a quasiment rien à voir avec ce qu’il fait dans le jeu
ou avec le monde dans lequel il vit. Mais ce trait incohérent et plutôt bizarre est ce qui lui donne son
caractère.

Objectif #44 : Le caractère

L’élégance et le caractère sont à l’opposé. Ils sont comme des versions miniatures de la simplicité et de
la complexité, et doivent être gardés en équilibre. Pour être sûr que votre jeu contient quelques
excentricités attachantes, lui donnant du caractère, posez-vous ces questions :

Y a-t-il quelque chose d’étrange dans mon jeu dont les joueurs parlent avec engouement ?

Mon jeu a-t-il des qualités amusantes qui le rendent unique ?

Mon jeu a-t-il des défauts qui plaisent aux joueurs ?

Type d’équilibrage #12 : Détail vs Imagination


Comme nous l’avons vu au Chapitre 9, le jeu n’est pas l’expérience : les jeux sont simplement des structures
qui engendrent des modèles mentaux dans l’esprit du joueur. En faisant cela, les jeux fournissent un
certain niveau de détail, mais laissent aux joueurs le soin de remplir les vides. Il est important de décider
de l’équilibre entre les détails qui devraient être donnés aux joueurs et ce qui devrait être laissé à leur
imagination. Voici quelques astuces pour vous permettre de faire cela comme il faut.

Ne détaillez que ce que vous pouvez bien faire. Les joueurs sont dotés d’une imagination riche
et sans limites. Quand vous devez représenter quelque chose, si c’est de moins bonne qualité que ce
que le joueur est capable d’imaginer, ne le faites pas : laissez à l’imagination le plus gros du travail !
Disons par exemple que vous voulez utiliser des dialogues enregistrés pour l’ensemble de votre jeu,
mais n’avez pas le budget pour engager des comédiens de talent, ou pas suffisamment de place sur
votre support de stockage pour tout stocker. Un ingénieur pourrait suggérer d’essayer la synthèse
vocale, c’est-à-dire laisser à l’ordinateur le soin de parler à la place des personnages. Après tout, c’est
bon marché, cela ne prend presque pas de place, et peut être réglé pour donner l’impression de
plusieurs personnages différents… non ? C’est sans doute vrai, mais cela produit surtout des voix très
robotisées, et à moins que vous ne fassiez justement un jeu de robots, vos joueurs auront du mal à les
trouver crédibles. Une alternative encore moins chère est d’utiliser des sous-titres. Et là, certains
pourraient opposer qu’il ne s’agit pas du tout de voix ! Mais ce n’est pas vrai. L’imagination du joueur
créera une voix – et une voix bien meilleure et parfaitement adaptée à chaque personnage, par rapport
à tout ce que vous pourriez synthétiser. Et la même chose est vraie pour à peu près tout dans votre jeu :
le scénario, les effets sonores, les personnages, les animations, et les effets spéciaux. Si vous ne pouvez
pas le faire bien, trouvez un moyen de faire travailler l’imagination du joueur.

Donnez des détails que l’imagination peut utiliser. Les joueurs ont beaucoup à apprendre
quand ils commencent un nouveau jeu ; tous les détails que vous pourrez leur donner permettant de
rendre le jeu plus facile à comprendre seront les bienvenus. Prenez par exemple le jeu d’échecs. C’est
un jeu plutôt abstrait, mais quelques détails intéressants ont été renseignés. Le jeu se déroule à une
époque médiévale, et les pièces, qui auraient facilement pu être numérotées ou avoir des formes
abstraites, représentent des personnages d’une cour au Moyen Âge. Il n’y a pas beaucoup de détails ;
les rois par exemple n’ont pas de nom, et nous ne savons rien à propos de leur royaume ou de leurs
politiques, mais cela importe peu. En fait, s’il était censé s’agir de la simulation d’une guerre entre
deux royaumes, les règles de déplacement et de capture n’auraient absolument aucun sens ! La raison
pour laquelle il est question de “roi” dans les échecs, c’est que la plus haute pièce du jeu a des
déplacements assez évocateurs de ceux d’un vrai roi. Il est important, il doit se déplacer lentement, et
doit être protégé à tout prix. Tous les autres détails peuvent être laissés à l’imagination des joueurs. De
la même manière, voir les “cavaliers” comme des chevaux permet de se souvenir qu’ils peuvent se
déplacer en “sautant” sur le plateau, différemment des autres pièces du jeu. En donnant des détails qui
aident notre imagination à mieux appréhender ses fonctionnalités, le jeu devient plus accessible.

Les mondes familiers n’ont pas besoin de trop de détails. Si vous faites une simulation de
quelque chose que les joueurs ont de grandes chances de connaître très bien, par exemple une rue ou
l’intérieur d’une maison, il n’est pas vraiment nécessaire de simuler chaque petit détail ; puisque le
joueur sait déjà à quoi ressemblent ces endroits, il les remplira facilement grâce à son imagination, si
vous lui donnez quelques détails significatifs. A contrario, si le but de votre jeu est de faire découvrir à
quelqu’un un endroit qu’il n’a jamais vu, son imagination ne sera pas d’un grand secours, et il sera
nécessaire de créer un maximum de détails.

Utilisez l’effet “jumelles”. Quand, à l’opéra ou lors d’un événement sportif, les spectateurs
amènent des jumelles, ils les utilisent généralement au tout début, pour avoir une vue rapprochée des
différents joueurs ou artistes. Une fois que cette vue rapprochée a été mémorisée, les jumelles peuvent
être mises de côté, et l’imagination peut entrer en action pour appliquer aux petits personnages
éloignés les détails vus en gros plan. Les jeux vidéo utilisent cet effet fréquemment, en montrant
souvent au début du jeu un plan rapproché et détaillé d’un personnage, qui ne sera plus qu’un sprite de
quelques dizaines de pixels de haut pour le reste de l’expérience. C’est une manière simple d’utiliser un
peu de détail pour stimuler beaucoup l’imagination.

Donnez des détails qui inspirent l’imagination. Encore une fois, les échecs sont un bon
exemple. Être capable de contrôler tous les membres d’une armée royale relève du fantasme, mais
l’esprit peut très rapidement s’y laisser emmener, pour peu qu’il existe un lien, même ténu, avec la
réalité. Présenter aux joueurs des situations qu’ils peuvent facilement fantasmer permet à leur
imagination de s’envoler, et toutes sortes de détails imaginaires viendront rapidement se cristalliser
autour d’un petit élément fourni par le concepteur.

Nous parlerons de l’équilibre entre les détails et l’imagination auChapitre 18, puisque décider de ce qui
doit être laissé à l’imagination est une question-clé lorsqu’il s’agit des personnages dans un jeu. Parce que
l’imagination du joueur est l’endroit où l’expérience du jeu prend place, l’objectif de l’imagination est un
outil important.

Objectif #45 : L’imagination

Tous les jeux ont des éléments imaginaires et des éléments connectés à la réalité. Utilisez cet objectif
pour vous aider à trouver le bon équilibre entre les détails et l’imagination. Posez-vous ces questions :

Que doit comprendre le joueur pour jouer à mon jeu ?

Est-ce que certains éléments imaginaires peuvent l’aider à mieux comprendre cela ?

Quels détails réalistes et de grande qualité pouvons-nous apporter à ce jeu ?

Quels détails seraient de qualité médiocre si nous devions les fournir ? L’imagination du
joueur peut-elle être utilisée à la place ?

Puis-je donner des détails que l’imagination sera capable d’utiliser encore et encore ?

Quels sont les détails que j’apporte et qui inspirent l’imagination ?

Quels sont les détails que j’apporte et qui répriment l’imagination ?

Méthodologies d’équilibrage d’un jeu


Nous avons parlé d’un grand nombre de choses que nous pouvons équilibrer dans les jeux. Tournons
maintenant notre attention vers les méthodes générales qui peuvent être globalement appliquées à de
nombreux types d’équilibrages. Vous vous apercevrez que vous pouvez utiliser certaines d’entre elles
conjointement, mais d’autres sont contradictoires, ceci parce que différents concepteurs préfèrent
différentes méthodes. Vous devrez expérimenter pour trouver la méthode qui vous convient le mieux.

Utilisez l’objectif de l’énoncé de problème. Précédemment, nous avons parlé de l’importance de


clairement établir vos problèmes potentiels de conception avant de sauter sur des solutions. Un jeu
mal équilibré est un problème qui bénéficiera grandement de l’utilisation de cet objectif. De nombreux
concepteurs finissent par faire de leur jeu un bazar pour avoir voulu intervenir dessus avec des
solutions d’équilibrage, avant même d’avoir établi clairement ce qu’était réellement le problème.

Doublez et réduisez de moitié.

Celui-là seul connaît la suffisance, qui d’abord a connu l’excès.


Celui-là seul connaît la suffisance, qui d’abord a connu l’excès.

– William Blake, Les Proverbes de l’Enfer

La règle de doubler et réduire de moitié suggère que lorsqu’on change des valeurs pour essayer
d’équilibrer un jeu, on perd du temps à ne les changer que par petites quantités. À la place, commencez
par doubler ou par réduire de moitié vos valeurs dans le sens où vous voulez qu’elles aillent. Par
exemple, si une roquette fait 100 points de dommage, et que vous pensez que c’est peut-être trop, ne
réduisez pas cette valeur de 5 ou de 10, mais établissez-la plutôt à 50, et observez le résultat. Si c’est
trop bas, essayez alors une valeur intermédiaire entre 50 et 100. En poussant les valeurs plus loin que
votre intuition ne vous y incite, les limites d’un bon équilibrage commencent à devenir claires plus
rapidement. Cette règle est souvent attribuée à Brian Reynolds, concepteur en chef et directeur créatif
chez Big Huge Games. Je l’ai contacté à ce sujet, et voici ce qu’il avait à dire : “C’est en effet un principe
que j’utilise régulièrement, mais le crédit original revient en réalité à l’illustre Sid Meier. Je raconte
souvent l’histoire de la façon dont il m’a pris à ses côtés en tant que jeune concepteur (sans doute après
m’avoir surpris à plusieurs reprises à changer des valeurs par 10 %) dans les années 1990, alors que
nous travaillions sur Colonization, et c’est sans doute pour cela que l’on m’associe régulièrement à
cette règle. Le but de celle-ci est de changer quelque chose de telle manière que l’on puisse sentir
immédiatement la différence. Cela vous donne une idée bien plus précise de la façon dont la variable
que vous êtes en train de changer se comporte, et vous évite de vous perdre en vous demandant si le
changement a même eu un effet (ou pire, voir un changement où rien n’a réellement été entrepris,
peut-être à cause d’une série inhabituelle de nombres aléatoires).”

Entraînez votre intuition en devinant avec exactitude. Plus vous ferez de game design, et plus
votre intuition s’améliorera. Vous pouvez exercer votre intuition pour qu’elle devienne un meilleur
outil d’équilibrage, en vous entraînant à deviner avec exactitude. Par exemple : si un projectile dans
votre jeu bouge à 100 km/h, et que vous avez l’impression que c’est trop lent, concentrez-vous sur ce
que devrait être le nombre exact. Votre intuition vous dit peut-être que 130 est trop lent, mais 140 un
peu trop rapide. “137 ? Non… Peut-être 138. Oui, 138 semble bien.” Une fois que vous avez cette
réponse intuitive, essayez-la et voyez. Il se peut que ce soit toujours trop lent, ou bien cette fois-ci trop
rapide, ou encore exactement ce que vous vouliez. Quoi qu’il en soit, vous venez de donner à votre
intuition d’excellentes données pour la prochaine fois que vous essaierez de deviner. Vous pouvez avoir
le même genre d’approche avec votre four à micro-ondes. Il est souvent difficile de savoir exactement
quel temps mettre quand on veut réchauffer des restes. Et si vous vous contentez de faire des
suppositions approximatives, de l’ordre de 30 secondes, vous ne deviendrez jamais meilleur pour
deviner le temps exact. Mais si vous essayez de deviner avec exactitude à chaque fois que vous mettez
de la nourriture dans le micro-ondes (1:40 ? Trop chaud… 1:20 ? Pas assez chaud… 1:30 ? Hmm… non,
1:35 me semble bien), d’ici à quelques mois vous serez capable de deviner avec une précision assez
surprenante quel temps est nécessaire, parce que vous aurez entraîné votre intuition.

Documentez votre modèle. Vous devez écrire ce que vous pensez être les relations entre les choses
que vous essayez d’équilibrer. Cela aidera à clarifier vos pensées et vous donnera un cadre pour
enregistrer les résultats de vos tentatives d’équilibrage du jeu.

Réglez votre modèle en même temps que vous réglez votre jeu. Comme nous l’avons
mentionné dans la section “Les jeux asymétriques” au début de ce chapitre, en même temps que vous
faites des essais d’équilibrage sur votre jeu, vous devez développer un meilleur modèle de la façon dont
les choses sont liées dans celui-ci. À chaque tentative d’équilibrage, vous ne devriez pas seulement
noter si cela améliore votre jeu, mais également si l’expérience correspond à votre modèle sur la façon
dont les mécaniques de jeu sont liées. Si cela ne correspond pas à ce que vous attendiez, vous devriez
alors changer votre modèle. Coucher vos observations et votre modèle sur papier peut grandement
vous aider.

Prévoyez l’équilibrage. Vous savez que vous devrez équilibrer votre jeu. Lorsque vous le concevez, il
se peut que vous ayez déjà une bonne idée des aspects sur lesquels il vous faudra intervenir au niveau
de l’équilibrage. Tirez-en avantage, et prévoyez des systèmes permettant de modifier facilement les
valeurs que vous vous attendez à devoir équilibrer. Si vous pouvez changer ces valeurs pendant que le
jeu s’exécute, c’est encore mieux ! La Règle de la Boucle est pleinement effective pendant que vous
équilibrez votre jeu.

Laissez les joueurs le faire. De temps en temps vous tomberez sur un game designer qui a cette
brillante idée : “Laissons les joueurs équilibrer le jeu ! De cette manière, ils peuvent prendre les valeurs
qui leur semblent justes !” Cela peut paraître bien en théorie (qui ne voudrait pas d’un jeu taillé sur
mesure permettant d’avoir un niveau de challenge personnalisé ?), mais tend à échouer dans la
pratique parce que les joueurs sont face à un conflit d’intérêts. Oui, ils veulent que le jeu soit un
challenge, mais en même temps, ils veulent gagner aussi facilement que possible ! Et quand toutes les
valeurs sont attribuées de cette façon (Regardez-moi ! J’ai un million de vies !), cela permet d’offrir aux
joueurs un moment d’amusement, mais qui devient vite ennuyeux à cause du manque de challenge. Et
pire que tout, le fait de revenir d’une partie survitaminée vers un équilibre de jeu plus raisonnable est
un peu comme essayer de décrocher de l’héroïne : le manque de pouvoir donne l’impression que le jeu
ordinaire est limité et plutôt insipide. L’exemple du Monopoly va encore nous servir : les joueurs qui
jouent avec la règle “maison” donnant un jackpot à chaque fois que l’on arrive sur la case Parking
gratuit se plaignent généralement que le jeu dure trop longtemps, mais si vous les faites jouer avec les
règles officielles (qui n’ont pas ce système de jackpot), ils se plaignent alors souvent que le jeu est
moins excitant qu’avec les règles précédentes. Il est parfois bon de laisser les joueurs équilibrer eux-
mêmes le jeu (généralement par le biais de niveaux de difficulté), mais dans la plupart des cas, il vaut
mieux que cela reste le domaine du concepteur.

Équilibrer l’économie du jeu


La structure économique du jeu est l’une des plus difficiles à équilibrer, quel que soit le jeu. La définition de
l’économie d’un jeu est simple. Nous avons déjà parlé de la manière d’équilibrer les décisions significatives,
et c’est exactement ce par quoi n’importe quelle économie est définie, deux décisions significatives :

Comment vais-je gagner de l’argent ?

Comment vais-je dépenser l’argent que j’ai gagné ?

“L’argent” dans ce contexte peut être n’importe quoi pouvant être échangé contre quelque chose d’autre. Si
votre jeu permet aux joueurs de gagner des points de compétence, qu’ils peu-vent ensuite dépenser pour
améliorer les caractéristiques de leur personnage, alors ces points sont à considérer comme de l’argent. Ce
qui est important, c’est que les joueurs puissent répondre aux deux questions précédentes – c’est ce qui fait
une économie. Et ce qui permet de faire une économie significative est la profondeur et l’importance
accordées à ces deux décisions. Et ces deux décisions sont généralement dans une boucle, parce que les
joueurs dépensent souvent leur argent d’une façon qui les aidera à en gagner encore plus, ce qui leur
donnera plus d’opportunités d’en dépenser, etc.

Équilibrer l’économie, particulièrement dans les gros jeux multijoueurs en ligne dans lesquels les joueurs
peuvent s’acheter et se vendre des objets les uns aux autres, peut être très difficile, parce que vous devez
équilibrer en même temps beaucoup des choses dont nous avons déjà parlé :

L’équité. Les joueurs ont-ils un avantage injuste en achetant certaines choses, ou en gagnant leur
argent d’une certaine manière ?

Le challenge. Les joueurs peuvent-ils acheter quelque chose qui rend le jeu trop facile pour eux ? Est-
ce que gagner de l’argent pour acheter ce dont ils ont envie est trop difficile ?

Les choix. Est-ce que les joueurs ont suffisamment de moyens de gagner de l’argent ? De dépenser de
l’argent ?

La chance. Est-ce que gagner de l’argent est plus une question de compétence ou de chance ?

La coopération. Est-ce que les joueurs peuvent mettre leur argent en commun de façon intéressante
? Peuvent-ils coopérer de manière à exploiter des failles dans le système économique du jeu ?

Le temps. Est-ce que cela prend trop de temps de gagner de l’argent, ou le gagne-t-on trop
rapidement ?

Les récompenses. Est-il gratifiant de gagner de l’argent ? D’en dépenser ?

Les punitions. Comment les punitions affectent-elles la capacité d’un joueur à gagner et à dépenser
de l’argent ?

La liberté. Les joueurs peuvent-ils acheter ce qu’ils veulent, et gagner de l’argent de la façon qu’ils
veulent ?

Il y a de nombreuses façons d’équilibrer l’économie d’un jeu, depuis le contrôle de la quantité d’argent créée
par le jeu jusqu’au contrôle des différentes façons de le gagner et de le dépenser. Mais il faut garder à
l’esprit que le but de l’équilibrage de l’économie du jeu est le même que l’équilibrage de n’importe quel
autre mécanisme : faire en sorte que les joueurs profitent d’un jeu à la fois amusant et stimulant.

Objectif #46 : L’économie

Donner une économie à un jeu peut lui apporter une profondeur surprenante et une vie propre. Mais
comme toutes les choses vivantes, elle peut être difficile à contrôler. Utilisez cet objectif pour garder
votre économie à l’équilibre :

Comment mes joueurs peuvent-ils gagner de l’argent ? Devrait-il y avoir d’autres façons ?

Qu’est-ce que mes joueurs peuvent acheter ? Pourquoi ?

L’argent est-il trop facile à obtenir ? Trop difficile ?


Comment puis-je changer cela ? Est-ce que les choix associés au gain et à la dépense d’argent
sont suffisamment significatifs ?

Est-ce qu’une monnaie universelle est une bonne idée pour mon jeu, ou devrait-il y avoir des
monnaies spécialisées ?

Équilibrage dynamique du jeu


Les jeunes game designers qui sont encore pleins d’espoir parlent fréquemment de leur désir de créer un
système qui “s’ajusterait à la volée au niveau de compétence du joueur”. C’est-à-dire que si le jeu est trop
facile ou trop difficile pour un joueur, il le détecte et change la difficulté jusqu’à ce qu’elle soit au bon
niveau de challenge pour le joueur. Et c’est un rêve merveilleux. Mais c’est un rêve qui est également criblé
de quelques problèmes surprenants.

Cela altère la réalité du monde. Les joueurs veulent croire, à un certain niveau, que le monde dans
lequel ils jouent est réel. Mais s’ils savent que tous leurs adversaires ont des capacités qui ne sont pas
absolues mais relatives à leur niveau de compétences, l’illusion que ces adversaires sont des challenges
figés devant être surmontés vole en éclats.

Il peut être détourné. Si les joueurs savent que le jeu devient plus facile lorsqu’ils jouent mal, ils
pourraient choisir de mal jouer pour se faciliter la tâche sur certaines parties du jeu, éliminant
complètement l’intérêt de la fonction du système d’équilibrage dynamique.

Les joueurs s’améliorent par la pratique. The Incredible hulk pour la PlayStation 2 avait soulevé
une controverse en rendant les ennemis plus faciles à combattre s’ils vous battaient plus d’un certain
nombre de fois. De nombreux joueurs se sentirent insultés par cela, et d’autres furent déçus ; ils
voulaient continuer de s’entraîner jusqu’à être capables de relever le challenge, mais le jeu leur avait
retiré ce plaisir.

Cela ne veut pas dire que l’équilibrage dynamique du jeu est une impasse. Je veux simplement faire
remarquer qu’implémenter un tel système n’est pas facile. Je présume que les avancées dans ce domaine
impliqueront des idées brillantes et sans doute contre-intuitives.

Vision globale
L’équilibrage du jeu est un vaste sujet sur tous les plans. J’ai essayé de couvrir un maximum des points les
plus importants, mais chaque jeu a des éléments uniques ayant besoin d’être équilibrés, ce qui rend
impossible une énumération complètement exhaustive. Utilisez l’objectif de l’équilibre pour essayer de
trouver les problèmes d’équilibrage que les autres objectifs auraient pu manquer.

Objectif #47 : L’équilibre

Il y a de nombreux types d’équilibrages d’un jeu, et chacun est important. Cependant, il est facile de se
perdre dans des détails et d’oublier d’avoir une vision globale. Utilisez cet objectif simple pour vous sortir
de la bourbe, et posez-vous la seule question importante :

Est-ce que mon jeu me semble bien ? Pourquoi ou pourquoi non ?


12
Les casse-tête reposent sur les mécaniques du jeu

FIGURE

12.1

Les casse-tête sont de merveilleuses mécaniques faisant partie intégrante de nombreux jeux. Ils sont
parfois très visibles, mais d’autres fois, ils sont tellement fondus dans le gameplay qu’on ne les remarque
pas. Mais ce que tous ces casse-tête ont en commun, c’est qu’ils font que le joueur s’arrête et réfléchit. Si
on les examine avec l’objectif #35 : l’objectif de la tête et des mains, les casse-tête sont clairement du côté
“tête”. On pourrait même dire que chaque fois qu’un joueur s’arrête durant le gameplay, c’est en réalité
pour résoudre un casse-tête. Leur relation avec les jeux est délicate. Au Chapitre 3, nous avons vu que
chaque jeu est “une activité de résolution de problèmes, approchée avec une attitude joueuse”. Les casse-
tête sont eux aussi des activités de résolution de problèmes, mais est-ce que cela en fait pour autant des
jeux ? Dans ce chapitre, nous verrons comment créer de bons casse-tête, et les meilleures façons de les
intégrer dans nos jeux. Mais d’abord arrêtons-nous et réfléchissons pour mieux comprendre leur relation
avec les jeux.
Le casse-tête des casse-tête
Il y a débat pour savoir si les casse-tête sont “vraiment des jeux”. Assurément, ils font souvent partie des
jeux, mais cela signifie-t-il pour autant qu’ils sont des jeux ? Dans un certain sens, les casse-tête sont juste
des “problèmes amusants”. Si vous retournez au Chapitre 3, vous verrez, peut-être avec étonnement,
“qu’un problème amusant” répond aux multiples critères que nous avions listés pour la définition d’un jeu.
Alors, peut-être les casse-tête sont-ils finalement véritablement des jeux ?

Les gens sont ennuyés à l’idée d’appeler les casse-tête des jeux. Un puzzle ne ressemble pas à un jeu, pas
plus que des mots croisés. Diriez-vous du Rubik’s Cube que c’est un jeu ? Probablement pas. Alors, que
manque-t-il à ces casse-tête pour que nous soyons enclins à les exclure de notre définition des jeux ? Avant
toute chose, la plupart des casse-tête se jouent seul, mais cela ne suffit pas ; de nombreuses choses que
nous appelons sans problème des jeux, depuis le solitaire jusqu’à Final Fantasy, se jouent également seul.
Il leur reste un élément conflictuel, mais il se passe uniquement entre le joueur et le système, pas entre
différents joueurs.

Le jeune Chris Crawford fit un jour la déclaration osée selon laquelle les casse-tête ne sont même pas
réellement interactifs, puisqu’ils ne répondent pas de manière active au joueur. Cet argument est
discutable, en partie parce que certains casse-tête interagissent avec le joueur, particulièrement les casse-
tête dans les jeux vidéo. Certaines personnes ont suggéré que n’importe quel jeu ayant à la fois une fin et la
garantie de donner la même issue à un joueur contribuant toujours de la même façon est en réalité un
casse-tête, pas un jeu. Cela voudrait dire que de nombreux jeux d’aventure scénarisés, comme Zork, Zelda
ou Final Fantasy, ne devraient pas être considérés comme des jeux, mais seulement comme des casse-tête.
Ce qui n’a pas grand sens.

Peut-être les casse-tête sont-ils un peu comme les pingouins. Les premiers explorateurs à voir des
pingouins ont dû être assez surpris, et probablement circonspects quant à la façon de les classifier, avec
sans doute des idées du genre : “Eh bien, ils ressemblent un peu à des oiseaux, mais ça ne peut pas être des
oiseaux, parce que les oiseaux peuvent voler. Ils doivent être quelque chose d’autre.” Mais avec un examen
plus poussé, on arrive à la conclusion que les pingouins sont réellement des oiseaux, mais des oiseaux ne
pouvant pas voler. Dans ce cas, qu’est-ce que les casse-tête ne peuvent pas faire ?

Le spécialiste des casse-tête Scott Kim a déclaré un jour : “Un casse-tête est amusant, et a une seule bonne
réponse.” L’ironie de cet état de fait est qu’une fois que vous avez trouvé la bonne réponse, le casse-tête
cesse d’être amusant. Ou, comme Emily Dickinson l’a poétisé :

L’énigme dont nous avons la clé


N’est soudain plus si belle –
Rien n’est si vite fané
Qu’une surprise de la veille.

Ce qui semble réellement ennuyer les gens dans le fait d’appeler les casse-tête des jeux est leur manque de
rejouabilité. Une fois que vous avez trouvé la meilleure stratégie, vous pouvez résoudre le casse-tête à
chaque fois, et il n’est plus vraiment amusant. Les jeux ne se comportent généralement pas de cette façon.
La plupart des jeux ont suffisamment d’éléments dynamiques pour vous permettre à chaque fois que vous
jouez de vous retrouver confronté à des situations différentes et à de nouveaux lots de problèmes à
résoudre. Parfois c’est parce que vous avez un adversaire humain intelligent (dames, échecs, backgammon,
etc.), et parfois c’est parce que le jeu est capable de générer un tas de différents challenges pour vous, soit
par le biais d’objectifs en perpétuelle progression (établir un nouveau record), soit par le biais d’une
mécanique de génération de challenge (solitaire, Rubik’s Cube, Tetris, etc.).

Au Chapitre 10, nous avons nommé “stratégie dominante” la situation dans laquelle une stratégie unique
permet systématiquement de gagner à un jeu. Quand un jeu a une stratégie dominante, il ne cesse pas
d’être un jeu, c’est juste un jeu qui n’est pas très bon. Les enfants aiment le jeu du morpion, jusqu’à ce
qu’ils en trouvent la stratégie dominante. Ensuite le jeu cesse d’être intéressant. C’est pourquoi la plupart
du temps nous disons des jeux qui ont une stratégie dominante qu’ils sont mauvais. Sauf, bien sûr, si le but
du jeu est de trouver cette stratégie dominante. Cela nous amène à une définition intéressante du casse-tête
:

Un casse-tête est un jeu avec une stratégie dominante.

De ce point de vue, les casse-tête sont juste des jeux auxquels il n’est pas amusant de rejouer, tout comme
les pingouins sont des oiseaux qui ne peuvent pas voler. C’est pourquoi la résolution de problèmes est au
cœur à la fois des casse-tête et des jeux : les casse-tête sont juste des jeux miniatures dont le but est de
trouver la stratégie dominante.

Les casse-tête ne sont-ils pas morts ?


Quand je discute de l’importance des casse-tête avec mes étudiants, il y a toujours quelqu’un pour
demander : “Les casse-tête ne sont-ils pas un peu vieillots ? Je veux dire, bien sûr ils faisaient partie
intégrante des jeux d’aventure d’il y a vingt ans, mais les jeux vidéo modernes sont basés sur l’action, pas
sur les casse-tête, n’est-ce pas ? En plus, avec Internet il est facile d’en trouver les solutions – alors quel
intérêt ?”

Et c’est un point de vue compréhensible. Dans les années 1980, et même au début des années 1990, les
jeux d’aventure (Zork, Myst, Monkey Island, King’s Quest, etc.) étaient très populaires, et proposaient
généralement des casse-tête très explicites. Avec la montée du jeu sur consoles, les jeux qui privilégiaient
un peu plus le côté “mains” que le côté “tête” du spectre sont devenus plus populaires. Mais est-ce que les
casse-tête ont disparu ? Non. Souvenez-vous, un casse-tête est tout ce qui vous fait vous arrêter et réfléchir,
et les challenges mentaux peuvent ajouter de manière significative de la variété à un jeu d’action. Quand les
game designers sont devenus plus expérimentés, et que les jeux ont développé des schémas de contrôle plus
fluides et continus, les casse-tête sont devenus moins explicites et se sont peu à peu fondus dans l’essence
du gameplay. Au lieu d’arrêter complètement le jeu et de demander au joueur de bouger les morceaux d’un
casse-tête avant de pouvoir continuer, les jeux modernes intégrèrent ces casse-tête dans leur
environnement.

Par exemple, The 7th Guest, un jeu populaire sorti en 1992, proposait des casse-tête qui, même s’ils étaient
intéressants, étaient souvent complètement incongrus. En déambulant dans une maison, vous trouvez des
boîtes de conserve sur une étagère et devez les arranger pour que les lettres qui y sont inscrites forment une
phrase. Plus tard vous tombez sur un échiquier géant, et on vous dit que pour continuer dans le jeu vous
devez trouver un moyen d’échanger les positions de toutes les pièces noires et blanches. Puis vous regardez
dans un télescope et devez résoudre un casse-tête en reliant des planètes entre elles.
On peut voir le contraste avec Legend of Zelda : The Wind Waker, qui a tout autant de casse-tête mais les
intègre dans les environnements du jeu de manière subtile. Quand vous faites face à une rivière de lave,
vous devez trouver comment y jeter des cruches d’eau de la bonne façon pour vous permettre de la
traverser. Quand vous êtes dans un donjon dont les portes sont ouvertes et fermées par une série complexe
d’interrupteurs, vous devez comprendre comment utiliser des objets trouvés dans le donjon (statues, etc.)
pour actionner les interrupteurs et réussir à passer par toutes les portes. Certains de ces casse-tête sont
assez complexes ; par exemple, certains ennemis dans le donjon sont paralysés quand la lumière les
éclaire. Pour pouvoir ouvrir les portes, vous devez attirer ces adversaires sur les bons interrupteurs, puis
tirer des flèches enflammées suffisamment près d’eux pour les paralyser et permettre ainsi aux portes de
rester ouvertes pour que vous puissiez vous enfuir. Mais dans tous les cas, les casse-tête sont intégrés
naturellement à l’environnement, et les buts de leur résolution sont directement liés aux buts de l’avatar du
joueur.

Cette évolution graduelle depuis des casse-tête explicites et incongrus vers des casse-tête implicites et bien
intégrés au jeu est moins due à un changement dans les goûts du public qu’aux game designers qui ont
dans l’ensemble affiné leurs compétences. Regardez les deux casse-tête ci-après avec l’objectif #43 :
l’objectif de l’élégance, et vous noterez combien le casse-tête implicite a de fonctions par rapport à celui qui
est explicite.

Nous avons pris comme exemple deux jeux d’aventure. Est-ce que d’autres genres de jeux peuvent inclure
des casse-tête ? Absolument. Quand vous jouez à un jeu de combat et que vous devez vous arrêter et
réfléchir pour savoir quelle sera la meilleure stratégie contre un adversaire en particulier, vous résolvez un
casse-tête. Quand vous jouez à un jeu de course et que vous essayez d’analyser le meilleur endroit sur la
piste pour utiliser votre turbo, vous résolvez également un casse-tête. Quand vous jouez à un jeu de tir à la
première personne et que vous réfléchissez à l’ordre dans lequel vous devez abattre vos adversaires pour
encaisser le moins de dommages possible, vous résolvez encore une fois un casse-tête.

Mais qu’en est-il des solutions sur Internet ? N’ont-elles pas complètement gâché les cassetête dans les jeux
vidéo ? Non. Et nous verrons pourquoi dans la prochaine section.

Les bons casse-tête


Donc, les casse-tête sont partout. La chose qui nous importe réellement est de savoir comment créer de
bons casse-tête qui amélioreront nos jeux. Voici dix principes de conception de cassetête qui seront utiles
pour n’importe quel genre de jeu.

Principe #1 : Rendez le but facile à comprendre


Pour que les gens soient intéressés par votre casse-tête, ils doivent comprendre ce qu’ils sont censés faire.
Regardez ce casse-tête :
FIGURE
12.2

Juste en le regardant, il n’est pas du tout évident de comprendre quel en est le but. Y a-t-il une histoire de
correspondance de couleur ? Le but est-il de le démonter ? Ou peut-être de le reconstituer ? Il n’est pas du
tout facile de le dire de manière certaine. Voyez maintenant le contraste avec ce casse-tête :

FIGURE

12.3

Quasiment n’importe qui peut le regarder et dire que le but du jeu est de retirer le disque de la clé, même en
n’ayant jamais vu ce casse-tête auparavant. Le but est clair.

La même chose s’applique aux casse-tête dans les jeux vidéo. Si les joueurs ne sont pas sûrs de ce qu’ils
sont censés faire, ils s’en désintéresseront rapidement, sauf si le fait même de devoir chercher le but est
amusant en soi. Et il y a de nombreux casse-tête où deviner ce qu’il faut faire fait partie du jeu. Mais vous
devez faire attention avec ce genre de casse-tête ; généralement, seuls les vrais fans du genre apprécient ce
type de challenge. Regardez Nemesis Factor, de Hasbro. Ce casse-tête ingénieux est très apprécié des fans
pour sa créativité, son intérêt et son challenge : il défie le joueur avec cent puzzles, dont la difficulté va en
s’accroissant. Son design est incroyable, et Hasbro a sûrement espéré en faire un nouveau Rubik’s Cube.
Mais malheureusement, il ne s’est pas bien vendu. Pourquoi ? Il a violé notre premier principe concernant
les casse-tête : le but n’est pas clair. Son design étrange, en marches d’escalier, n’éclaire en rien sur le but
du jeu, ni même simplement sur la façon de le faire fonctionner. Même après l’avoir acheté, peu
d’explications sont données quant à ce que vous devez faire. Le joueur doit deviner le but de chaque puzzle,
puis essayer de le résoudre, tout en sachant que chaque puzzle a un but différent. C’est le genre de défi que
les fanatiques absolus de casse-tête adorent, mais que le grand public trouve particulièrement frustrant,
parce que c’est un problème très ouvert donnant peu d’indications quant à savoir si vous êtes sur la bonne
voie ou non.

Lorsque vous concevez des casse-tête, soyez sûr de les examiner avec l’objectif #25 : l’objectif des objectifs,
et faites en sorte d’exposer clairement au joueur les informations qu’il doit connaître sur les buts de votre
casse-tête.

Principe #2 : Rendez-le facile à commencer


Une fois que le joueur comprend le but de votre casse-tête, il doit commencer à le résoudre. Avec certains
casse-tête, la façon de commencer est assez claire. Prenez l’exemple du fameux “taquin” de Sam Loyd, dont
le but est de glisser chaque petit carreau numéroté afin de les remettre dans l’ordre.

FIGURE
12.4

Bien que la série de mouvements à effectuer pour résoudre le casse-tête ne soit pas si évidente, la manière
de commencer à le manipuler est très claire pour la plupart des joueurs. Comparez-le maintenant avec le
casse-tête suivant, dont le but est de découvrir quel chiffre est caché derrière chaque lettre :

FIGURE
12.5

Comme le taquin, le but est très clair. Cependant, la plupart des joueurs sont complètement perdus au
moment de commencer à le résoudre. Les fanatiques de casse-tête vont probablement procéder par
tâtonnements pour essayer de comprendre comment ils doivent l’approcher, mais les autres joueurs vont
juste abandonner parce que c’est “trop dur”.

Une autre parole sage de Scott Kim : “Pour concevoir un bon casse-tête, construisez d’abord un bon jouet.”
Et vous devriez en effet utiliser l’objectif #15 : l’objectif du jouet quand vous concevez votre casse-tête,
puisqu’il est facile de comprendre comment manipuler des jouets bien conçus. C’est l’une des choses qui a
fait le succès du Rubik’s Cube : même quelqu’un qui n’a pas l’intention d’essayer de résoudre le casse-tête a
envie de voir ce que ça fait de le toucher, de le tenir et de le faire tourner.

Objectif #48 : L’accessibilité

Quand vous proposez un casse-tête à des joueurs (ou n’importe quel jeu), ils devraient être capables de
visualiser clairement quelles devraient être leurs premières actions. Posezvous ces questions :

Comment les joueurs vont-ils savoir comment commencer à résoudre mon casse-tête, ou
jouer à mon jeu ? Dois-je leur expliquer, ou est-ce évident ?

Mon casse-tête (ou mon jeu) se comporte-t-il comme quelque chose qu’ils ont déjà vu
auparavant ? Si c’est le cas, comment puis-je attirer leur attention sur cette similarité ? Si ce
n’est pas le cas, comment puis-je leur faire comprendre comment il se comporte ?

Est-ce que mon casse-tête (ou mon jeu) attire les gens, et leur donne envie de le toucher et de
le manipuler ? Si ce n’est pas le cas, comment puis-je le modifier pour que ça le devienne ?

Principe #3 : Donnez un sentiment de progression


Quelle est la différence entre une énigme et un casse-tête ? Dans la plupart des cas, la grosse différence est
la progression. Une énigme est juste une question qui demande une réponse. Un casse-tête demande
également une réponse, mais implique généralement la manipulation de quelque chose qui vous permet de
voir ou de sentir que vous vous approchez petit à petit de la solution. Les joueurs aiment cette sensation de
progression, cela leur donne l’espoir de pouvoir arriver finalement à une réponse. Les énigmes ne
marchent pas comme ça : vous devez juste penser et penser encore, en faisant parfois des suppositions qui
sont soit bonnes, soit mauvaises. Dans les premiers jeux d’aventure sur ordinateur, les énigmes étaient
fréquentes, puisqu’elles étaient faciles à intégrer au jeu ; cependant, le mur devant lequel elles mettaient le
joueur était tellement frustrant que ces énigmes sont maintenant virtuellement absentes des jeux
d’aventure modernes.

Mais il y a une façon de transformer une énigme en casse-tête, c’est le fameux “jeu des vingt questions” que
nous avons déjà évoqué. C’est le jeu dans lequel un joueur pense à quelque chose ou à quelqu’un, et l’autre
joueur doit lui poser vingt questions en oui ou non dans le but de trouver ce qu’il a à l’esprit.

Ce qui est intéressant avec le jeu des vingt questions, c’est le sens de la progression que le joueur a. En
utilisant ses questions pour graduellement réduire le spectre des réponses possibles, il arrive de plus en
20
plus près d’une solution ; après tout, 2 est au-delà du million, et cela veut dire que vingt questions en oui
ou non posées intelligemment peuvent amener à trouver une réponse parmi un million de possibilités. Si
les joueurs sont frustrés lorsqu’ils jouent au jeu des vingt questions, c’est parce qu’ils ont le sentiment de
ne pas se rapprocher de la réponse.
L’une des choses qui font que les joueurs persistent à essayer de résoudre le Rubik’s Cube est le sens de la
progression qu’il donne. Graduellement, un joueur novice est capable d’ajouter de plus en plus de couleurs
d’un côté jusqu’à ce que (enfin !) un côté complet soit fini ! C’est une preuve concrète de progression et
quelque chose qui rend les joueurs bien fiers ! Il ne leur reste plus qu’à faire cela cinq fois de plus, n’est-ce
pas ?

La progression visible est un élément tellement important dans les casse-tête qu’elle en devient notre
objectif suivant.

Objectif #49 : La progression visible

Les joueurs ont besoin de voir qu’ils font des progrès lorsqu’ils essaient de résoudre un problème
difficile. Pour être sûr de leur donner ce retour, posez-vous ces questions :

Qu’est-ce que cela signifie de progresser dans mon jeu ou dans mon casse-tête ?

Y a-t-il suffisamment de progression possible dans mon jeu ? Y a-t-il un moyen d’ajouter plus
d’étapes intermédiaires vers le succès ?

Quelle progression est visible, et quelle progression est cachée ? Ai-je un moyen de révéler ce
qui est caché ?

Principe #4 : Donnez un sentiment de résolubilité


Le sentiment de résolubilité est apparenté au sentiment de progression. Si le joueur commence à suspecter
que votre casse-tête n’a pas de solution, il finira par avoir peur de perdre bêtement son temps et
abandonnera, dégoûté. Vous devez donc le convaincre qu’il est résoluble. La progression visible est une
bonne façon d’arriver à cela, tout comme le serait le fait de dire carrément que votre casse-tête a une
réponse. Pour en revenir au Rubik’s Cube, il a une façon très élégante de signifier clairement au joueur qu’il
est résoluble : lorsqu’on l’achète, il est présenté sous sa forme résolue. Le joueur le mélange alors, en
faisant généralement tourner ses différentes parties mobiles une dizaine de fois. À ce moment-là, sa
résolubilité est claire puisqu’il suffirait, si on le pouvait, de refaire toutes les étapes à l’envers, jusqu’à
revenir au point de départ ! Bien sûr, il faut en réalité à la plupart des joueurs bien plus de manipulations
que cela. Mais aussi frustrés qu’ils puissent le devenir, ils ne doutent jamais de la résolubilité du casse-tête.

Principe #5 : Augmentez graduellement la difficulté


Nous avons déjà parlé du fait que la difficulté dans les jeux devrait augmenter graduellement (objectif #31 :
l’objectif du challenge), et les bons casse-tête adhèrent également à cette maxime. Mais comment un casse-
tête peut-il augmenter en difficulté ? N’est-il pas soit “résolu”, soit “non résolu” ? La plupart des casse-tête
sont résolus par une série d’actions qui sont souvent des petites étapes tout au long d’une série d’objectifs
intermédiaires menant à la résolution du problème. C’est la difficulté de ces actions qui devrait augmenter
graduellement. Les puzzles proposent naturellement des séries équilibrées de ces étapes. Un joueur qui
essaie de résoudre un puzzle ne commence pas directement à assembler des pièces en continuant jusqu’à la
fin. Généralement, il suit plutôt cette séquence d’étapes :

1. Retourner toutes les pièces pour que le côté “image” soit sur le dessus (extrêmement facile).
2. Trouver les pièces correspondant aux coins (très facile).
3. Trouver les pièces correspondant aux bords (facile).
4. Connecter les pièces précédemment trouvées pour former un cadre (un certain challenge, gratifiant
quand on le réussit).
5. Regrouper les pièces restantes par couleur (facile).
6. Commencer à assembler des sections qui sont de toute évidence proches les unes des autres (un
challenge modéré).
7. Assembler les pièces qui pourraient aller n’importe où (un challenge significatif).

Cette augmentation graduelle de la difficulté fait partie de ce qui rend les puzzles si populaires. De temps
en temps, il arrive que quelqu’un propose un puzzle conçu pour être plus dur que la normale, et cela passe
généralement par le changement des propriétés du puzzle pour que certaines (ou toutes) des étapes de 1 à 6
soient éliminées.

Le puzzle One Tough Puzzle, que l’on voit ci-après, fait exactement cela. Et alors qu’il est remarquable en
tant que nouveauté, son seul intérêt réside dans sa difficulté immédiate. Ce qui fait des puzzles habituels
des jeux particulièrement appréciés – leur difficulté croissante naturelle – est ici absent.

Une façon simple de s’assurer que la difficulté augmente graduellement est de donner aux joueurs le
contrôle sur l’ordre des étapes de votre casse-tête. Pensez aux mots croisés ; les joueurs ont des dizaines de
questions auxquelles répondre, et à chacune de ces réponses, des indices sont dévoilés pour les questions
auxquelles ils n’ont pas encore répondu. Les joueurs vont naturellement vers les questions auxquelles ils
peuvent répondre le plus facilement pour ensuite, lentement, s’occuper des questions les plus difficiles. Ce
genre de choix donné aux joueurs est appelé parallélisme, et il a une autre propriété particulièrement
intéressante.

FIGURE

12.6

Principe #6 : Le parallélisme laisse le joueur se reposer


Face à un casse-tête, le joueur s’arrête et réfléchit. Il y a un réel danger que le joueur, incapable de résoudre
votre casse-tête, et donc de progresser, abandonne complètement votre jeu. Une bonne façon de parer à
cela est de lui donner plusieurs casse-tête apparentés à la fois. De cette façon, si le joueur est las de se
frapper la tête contre le mur de l’un de vos casse-tête, il peut s’en dégager pour en essayer un autre pour
quelque temps. Dans l’intervalle, il prendra du recul et sera peut-être prêt à tenter de nouveau de le
résoudre, revigoré qu’il sera par sa petite pause. Le dicton anglais “Le changement est aussi bénéfique que
le repos” s’applique parfaitement dans ce cas. Les jeux comme les mots croisés et le Sudoku font cela
naturellement. Mais les jeux vidéo peuvent le faire également. Il y a très peu de RPG (Role Playing Game –
jeux de rôles) donnant une seule énigme ou un seul challenge à la fois au joueur ; il est bien plus courant de
donner au minimum deux challenges parallèles à la fois, pour éviter que le joueur ne finisse frustré, bloqué
sur un problème qu’il n’arrive pas à résoudre.

Objectif #50 : Le parallélisme

Le parallélisme dans vos casse-tête apporte des bénéfices parallèles à l’expérience du joueur. Pour
utiliser cet objectif, posez-vous ces questions :

Y a-t-il des goulots d’étranglement dans mon jeu empêchant les joueurs de continuer s’ils ne
peuvent pas résoudre un challenge en particulier ? Si c’est le cas, puis-je ajouter des
challenges parallèles pour les joueurs qui resteraient bloqués sur ce problème ?

Si les challenges parallèles sont trop ressemblants, le parallélisme offre peu de bénéfices. Mes
challenges parallèles sont-ils suffisamment différents les uns des autres pour donner aux
joueurs le bénéfice de la variété ?

Est-ce que mes challenges parallèles peuvent être connectés d’une manière ou d’une autre ? Y
a-t-il une possibilité de faire en sorte que résoudre l’un d’entre eux permette de rendre les
autres plus faciles ?

Principe #7 : Une structure pyramidale prolonge l’intérêt


Le parallélisme se prête bien également aux casse-tête structurés en pyramide. Cela signifie une série de
petits casse-tête donnant chacun un indice qui permet de résoudre un plus gros casse-tête. Les mots
croisés utilisent parfois ce principe.

Comme dans les versions régulières de ces jeux, on pourrait se contenter de trouver des mots (soit en
remettant en ordre les lettres qui les composent, soit en trouvant la correspondance à la définition). Mais si
l’on fait en sorte qu’en trouvant certains de ces mots des lettres nous soient révélées, dans le but de
résoudre un nouveau casse-tête – comme retrouver une énigme à laquelle il faudra répondre –, alors notre
jeu combine des buts à court et long termes. Il augmente progressivement en difficulté, et plus important,
la pyramide a un sommet : ce jeu a un but unique et précis, celui de trouver la réponse à l’énigme finale.
FIGURE
12.6

Objectif #51 : La pyramide

Les pyramides nous fascinent parce qu’elles ont un point unique le plus haut. Pour donner à votre
casse-tête l’allure d’une pyramide, posez-vous ces questions :

Y a-t-il un moyen pour que tous les éléments de mon casse-tête s’associent pour former un
challenge final ?

Les grosses pyramides sont souvent constituées de petites pyramides ; puis-je avoir une
hiérarchie d’éléments de casse-tête de plus en plus durs, menant graduellement vers un
challenge final ?

Est-ce que le challenge au sommet de ma pyramide est intéressant, fascinant et clair ? Donne-
t-il envie aux joueurs de faire des efforts pour l’atteindre ?

Principe #8 : Les indices alimentent l’intérêt


“Des indices !? Quel est l’intérêt d’avoir un casse-tête si nous donnons des indices ?” je vous entends
pleurer. Eh bien, quelquefois, quand un joueur est sur le point d’abandonner votre casse-tête, dégoûté et
frustré, un indice qui tombe à point peut relancer son espoir et sa curiosité. Et quand bien même cela
“appauvrit” quelque peu l’expérience du casse-tête, résoudre un casse-tête avec l’aide d’un indice est
toujours mieux que ne pas le résoudre du tout. Une chose que Nemesis Factor avait brillamment apportée
était son système d’indices. Il y avait un bouton “indice” qui, lorsque le joueur appuyait dessus, faisait
entendre un indice d’un ou deux mots, comme “escalier” ou “musique”, donnant une piste au joueur pour
le casse-tête sur lequel il séchait. En appuyant dessus une seconde fois, un nouvel indice était donné. Pour
aider à équilibrer ce système d’indices, le fait de demander des indices coûtait un certain nombre de points,
mais la plupart du temps les joueurs préféraient cette pénalité plutôt que de devoir abandonner
complètement le casse-tête !

À l’heure actuelle, avec l’existence de guides sur Internet pour virtuellement tous les jeux disponibles, vous
pourriez vous demander s’il est réellement nécessaire d’inclure des indices pour les casse-tête difficiles
présents dans votre jeu. Vous devriez cependant envisager de les inclure, car résoudre un casse-tête avec
l’aide d’un indice est toujours plus gratifiant que de se voir donner directement la réponse par quelqu’un
d’autre.

Principe #9 : Donnez la solution !


Non, sérieusement, lisez ce que j’ai à dire là-dessus. Posez-vous cette question : qu’est-ce qui donne
tellement de plaisir dans la résolution de casse-tête ? La plupart des personnes vous répondront que c’est
l’expérience du “Ah, ah !” quand elles trouvent la solution. Mais la chose amusante est que cette expérience
peut être déclenchée sans résoudre le casse-tête, mais simplement en voyant la solution. Bien sûr,
l’expérience est toujours plus agréable quand c’est vous qui trouvez la solution, mais si vous avez passé
beaucoup de temps à y réfléchir, la partie de votre cerveau consacrée à la résolution de problèmes va tirer
du plaisir à la simple évocation visuelle ou sonore de la solution. Prenez les romans policiers par exemple ;
ce sont souvent juste de gros casse-tête sous la forme de livres. Parfois le lecteur devine qui est le coupable
avant la fin du livre, mais le plus souvent, il est surpris (“Oh ! C’est le majordome qui l’a fait ! Je vois
maintenant !”), ce qui est tout aussi plaisant, et étrangement parfois plus, que s’il avait trouvé le coupable
lui-même.

Alors, comment pouvons-nous mettre cela en pratique ? À l’heure d’Internet, vous n’aurez probablement
pas besoin de le faire. Si votre jeu est un peu connu, les solutions à vos cassetête seront rapidement
disponibles en ligne. Mais pourquoi ne pas envisager d’épargner à vos joueurs la peine de chercher sur la
Toile, en leur proposant une façon de trouver les solutions depuis le jeu, dans le cas où ils seraient
complètement bloqués ?

Principe #10 : Les changements perceptuels sont une arme à double tranchant
Prenez ce casse-tête :

Pouvez-vous disposer six allumettes pour qu’elles forment quatre triangles équilatéraux ?

Et maintenant, essayez de le résoudre. Essayez vraiment !

J’imagine que l’une de ces quatre choses est arrivée. Soit (A) vous connaissiez déjà ce casse-tête, et le
résoudre ne vous a pas transporté de joie, même si vous avez peut-être eu un petit plaisir d’autosatisfaction
; soit (B) vous avez eu un “changement perceptuel”, c’est-à-dire un “éclair de génie” au milieu de vos
suppositions, et avez trouvé la réponse, ce qui fut très excitant ; soit (C) quelqu’un vous a donné la réponse,
et vous avez eu un petit “Ah, ah !” mêlé à un peu de honte de ne pas avoir trouvé tout seul ; soit (D) vous
avez abandonné, frustré, vous sentant un peu honteux.

Là où je veux en venir, c’est qu’avec ce genre de casse-tête, qui implique un changement perceptuel où “soit
vous comprenez, soit vous ne comprenez pas”, vous avez une arme à double tranchant assez
problématique. Quand un joueur est capable de faire ce changement perceptuel, il a beaucoup de plaisir à
résoudre le casse-tête. Mais s’il n’est pas capable de faire ce changement perceptuel, il n’obtient rien. Les
casse-tête comme ceux-là ne donnent généralement aucune possibilité de progression et pas
d’augmentation graduelle de la difficulté – juste beaucoup d’observation, et l’espoir que l’inspiration
viendra. Ils sont quasiment comme des énigmes de ce point de vue, et généralement, vous vous apercevrez
qu’ils doivent être utilisés avec parcimonie dans les jeux vidéo ou n’importe quel autre médium dans lequel
le joueur attend d’être capable d’avoir une progression continue.

Un dernier mot
Ceci conclut les dix principes de conception de casse-tête. Il y en a certainement d’autres, mais ces dix-là
pourront déjà vous emmener très loin si vous les utilisez dans vos conceptions. Les casse-tête peuvent
apporter une dimension mentale significative à n’importe quel jeu. Avant d’entamer un nouveau chapitre,
je vous propose un dernier objectif qui est utile pour voir si votre jeu propose suffisamment de casse-tête,
et de la bonne sorte.

Objectif #52 : Le casse-tête

Les pyramides nous fascinent parce qu’elles ont un point unique le plus haut. Pour donner à votre
casse-tête l’allure d’une pyramide, posez-vous ces questions :

Y a-t-il un moyen pour que tous les éléments de mon casse-tête s’associent pour former un
challenge final ?

Les grosses pyramides sont souvent constituées de petites pyramides ; puis-je avoir une
hiérarchie d’éléments de casse-tête de plus en plus durs, menant graduellement vers un
challenge final ?

Est-ce que le challenge au sommet de ma pyramide est intéressant, fascinant et clair ? Donne-
t-il envie aux joueurs de faire des efforts pour l’atteindre ?

Dans les derniers chapitres, nous nous sommes focalisés sur les éléments internes du jeu. Il est maintenant
temps d’observer un élément externe – l’interface du jeu.
13
Les joueurs interagissent avec les jeux par le biais
d’une interface

FIGURE

13.1

Entre le yin et le yang


FIGURE

13.2

Vous souvenez-vous qu’au Chapitre 9 nous avons parlé de l’étrange relation entre le joueur et le jeu ? Plus
spécifiquement, que le joueur met son esprit à l’intérieur du monde du jeu, mais que ce monde du jeu
n’existe réellement qu’à l’intérieur de l’esprit du joueur ? Cette situation magique, qui est au cœur de tout
ce qui nous importe, est rendue possible par l’interface du jeu, qui est l’endroit où le joueur et le jeu se
rencontrent. L’interface est une membrane infiniment fine qui sépare le blanc/yang/joueur et le noir/yin/
jeu. Quand cette interface échoue, la flamme délicate de l’expérience qui s’élève de l’interaction joueur/jeu
est soudainement soufflée. Pour cette raison, il est crucial pour nous de comprendre comment notre
interface de jeu fonctionne, et de la rendre aussi robuste, puissante et invisible que nous le pouvons.

Avant de continuer, cependant, nous devrions réfléchir au but d’une bonne interface. Son but n’est pas
“d’être jolie” ou “d’être fluide”, même si ce sont des qualités intéressantes. Le but d’une interface est de
donner la sensation au joueur qu’il contrôle son expérience. Cette idée est suffisamment importante pour
en faire un objectif, que nous consulterons réguliè– rement afin de nous assurer que le joueur se sent en
contrôle.

Objectif #53 : Le contrôle

Cet objectif a une utilité qui va au-delà du simple examen de votre interface, puisqu’un contrôle
significatif est essentiel à une interactivité immersive. Pour utiliser cet objectif, posez-vous ces questions
:

Quand les joueurs utilisent l’interface, fait-elle ce qu’ils en attendent ? Si ce n’est pas le cas,
pourquoi ?

Les interfaces intuitives donnent un sentiment de contrôle. Votre interface est-elle facile à
maîtriser, ou difficile ?

Est-ce que vos joueurs ont le sentiment d’avoir une grande influence sur le résultat du jeu ? Si
ce n’est pas le cas, comment pouvez-vous changer cela ?
Se sentir puissant = contrôler. Vos joueurs se sentent-ils puissants ? Pouvez-vous les faire se
sentir encore plus puissants ?

Décomposition
Comme de nombreuses autres choses dans le game design, l’interface n’est pas facilement descriptible.
“Interface” peut vouloir dire de nombreuses choses : une manette de jeu, un écran, un système de
manipulation d’un personnage virtuel, la façon dont le jeu communique des informations au joueur, et bien
d’autres encore. Pour éviter la confusion et pour comprendre ce qu’elle est effectivement, nous devons la
décomposer en différentes parties.

Travaillons à l’envers. Initialement, nous savons que nous avons un joueur et le monde du jeu.

FIGURE
13.3

Au niveau le plus simple, l’interface est tout ce qui se trouve entre eux. Qu’y a-t-il donc dans cet espace ? Il
faut que d’une manière ou d’une autre le joueur touche quelque chose pour apporter des changements
dans le monde. Cela peut être en manipulant des pièces sur un jeu de plateau, ou en utilisant une manette
de jeu, ou un clavier et une souris. Appelons ça une entrée physique. Et de la même manière, il faut que
d’une façon ou d’une autre le joueur puisse voir ce qu’il se passe dans le monde du jeu. Cela peut être en
regardant le plateau de jeu, ou par le biais d’un écran, ou d’autres types de matériels fournissant des
informations à nos sens. Appelons ça une sortie physique. Nous avons donc :
FIGURE
13.4

Cela semble assez simple, et c’est ainsi que la plupart des gens voient naïvement les interfaces de jeu. Mais
un certain nombre de choses importantes manquent dans cette image. Bien qu’il y ait des moments où les
entrées et sorties physiques sont directement connectées aux éléments du monde du jeu, il y en a d’autres
où il est nécessaire d’avoir une interface intermédiaire. Quand vous jouez à Pac-Man et que vous voyez le
score s’afficher en haut de l’écran, cela ne fait pas réellement partie du monde du jeu : c’est une partie de
l’interface. Et il se passe la même chose pour les menus et les boutons dans les interfaces contrôlées à la
souris, ou lorsque vous frappez un ennemi et lui infligez dix points de dommage et qu’un “10” stylisé flotte
au-dessus de sa tête. Dans la plupart des jeux en 3D, quand vous jouez, vous ne voyez pas le monde en
entier, mais vous voyez plutôt une partie de ce monde par le biais d’une caméra virtuelle située à un
endroit précis dans l’espace virtuel du monde du jeu. Toutes ces choses font partie d’une couche
conceptuelle qui existe entre les entrées/sorties physiques et le monde du jeu. Cette couche est
généralement appelée interface virtuelle, et contient à la fois des éléments en entrée (comme un menu
virtuel dans lequel les joueurs font une sélection) et des éléments en sortie (comme un affichage du score)
[voir Figure 13.5].

Parfois, la couche virtuelle est tellement fine qu’elle est presque inexistante, mais d’autres fois elle est très
dense, pleine de boutons virtuels, de potentiomètres, d’affichages et de menus qui aident les joueurs à jouer
au jeu, mais qui ne font pas partie du monde du jeu.

Et nous avons là une image assez complète des éléments les plus importants de l’interface impliqués dans
un jeu. Mais nous avons oublié quelque chose de crucial dans la conception de n’importe quelle interface
de jeu : le mapping. Sur chaque flèche dans la partie droite du diagramme, des choses particulières se
passent ; ce n’est pas comme si des données étaient simplement transférées, en fait, ces données passent
par une transformation particulière qui dépend de la façon dont le logiciel est conçu.
FIGURE

13.5

Chacune des flèches du côté du jeu représente une partie séparée de code informatique. La façon dont tout
cela se comporte ensemble définit l’interface de votre jeu. Quelques exemples rapides des formes de logique
qui peuvent être contenues dans chacune de ces six flèches :

1. Entrée physique ® Monde. Si pousser le pad analogique fait courir mon personnage, à quelle
vitesse va-t-il courir, et comment va-t-il ralentir si je relâche la pression ? Si je pousse le pad plus fort,
est-ce que mon personnage court plus vite ? Est-ce que mon personnage accélère avec le temps ? Est-ce
que pousser le pad deux fois rapidement fait faire à mon personnage un bref sprint ?
2. Monde ® Sortie physique. Vous ne pouvez pas voir le monde en entier, quelles sont les parties que
vous pouvez voir ? Comment cela sera-t-il montré ?
3. Entrée physique ® Interface virtuelle. Dans un menu géré à la souris, que fait un clic ? Et un
double-clic ? Puis-je déplacer des éléments de l’interface en tirant dessus ?
4. Interface virtuelle ® Monde. Quand le joueur manipule l’interface virtuelle, quels effets cela a-t-il
sur le monde ? S’il sélectionne un objet dans le monde et utilise un menu pop-up pour agir dessus, est-
ce que cette action a un effet immédiat ou différé ?
5. Monde ® Interface virtuelle. Comment les changements dans le monde se manifestentils dans
l’interface virtuelle ? Quand est-ce que le score ou les barres d’énergie sont mis à jour ? Est-ce que des
événements dans le monde génèrent l’apparition de menus ou de fenêtres spéciaux, ou un changement
de mode dans l’interface ? Quand les joueurs entrent dans une bataille, est-ce qu’un menu spécial
apparaît ?
6. Interface virtuelle ® Sortie physique. Quelles sont les données montrées aux joueurs, et où
apparaissent-elles à l’écran ? De quelles couleurs sont-elles ? Quelles sont les polices de caractères ?
Est-ce que les points de vie clignotent ou déclenchent un son s’ils sont très bas ?

Pour un examen détaillé de ces six types de connexions, voici deux nouveaux objectifs.
Objectif #54 : L’interface physique

D’une certaine manière, le joueur a une interaction physique avec votre jeu. Il est facile de tomber dans
le piège de recopier des interfaces physiques existantes qui ne sont pas adaptées à votre jeu. Utilisez
cet objectif pour être sûr que votre interface physique est adaptée à votre jeu, en vous posant ces
questions :

Qu’est-ce que le joueur ramasse et touche ? Cela peut-il être rendu plus plaisant ?

Quelle correspondance y a-t-il avec les actions dans le monde du jeu ? Le mapping peutil être
plus direct ?

Si vous ne pouvez pas créer une interface physique personnalisée, quelle métaphore utilisez-
vous pour mapper vos entrées, c'est-à-dire les faire correspondre avec le monde de votre jeu ?

À quoi ressemble l’interface physique vue à travers l’objectif du jouet ?

Comment le joueur voit, entend et touche le monde du jeu ? Y a-t-il un moyen d’inclure un
dispositif de sortie physique permettant de rendre le monde plus réel dans l’imagination du
joueur ?

Le monde des jeux vidéo connaît occasionnellement des passages à vide durant lesquels les
concepteurs ont l’impression qu’il n’est pas envisageable de créer des interfaces physiques
personnalisées. Mais le marché est en demande d’expérimentation et de nouveauté, et soudain des
interfaces physiques spéciales apparaissent, comme le tapis de Dance Dance Revolution , la guitare de
Guitar Hero, et la Wiimote, qui apportent un renouveau à de vieux gameplays et donnent aux joueurs de
nouvelles façons d’interagir avec d’anciennes mécaniques de jeu.

Objectif #55 : L’interface virtuelle

Concevoir des interfaces virtuelles peut être assez délicat. Mal réalisées, elles deviennent un mur entre
le joueur et le monde du jeu. Bien réalisées, elles amplifient le pouvoir et le contrôle du joueur sur le
monde du jeu. Posez-vous ces questions pour être sûr que votre interface virtuelle améliore l’expérience
du joueur autant que possible :

Quelles informations un joueur a-t-il besoin de recevoir, qui ne sont pas évidentes juste en
regardant le monde du jeu ?

Quand le joueur a-t-il besoin de ces informations ? Tout le temps ? Seulement occasion-
nellement ? Seulement à la fin d’un niveau ?

Comment ces informations peuvent-elles être délivrées au joueur d’une façon qui
n’interférera pas avec ses interactions avec le monde du jeu ?

Y a-t-il des éléments du monde du jeu avec lesquels il est plus facile d’interagir en utilisant
une interface virtuelle (comme un menu pop-up) plutôt que directement ?
Quel genre d’interface virtuelle est le plus adaptée à mon interface physique ? Les menus
pop-up, par exemple, sont assez mal adaptés aux manettes de jeu.

Bien sûr, ces six sortes de mapping ne peuvent pas être conçus indépendamment : ils doivent tous
travailler à l’unisson pour créer une interface efficace. Mais avant de continuer, nous devons prendre en
compte deux autres types importants de mapping, représentés par les flèches allant depuis et vers le
joueur, ou plus précisément l’imagination du joueur. Lorsqu’un joueur s’immerge dans un jeu, il ne pousse
plus de boutons et ne regarde plus un écran, mais à la place, il court, saute et donne des coups d’épée. Et
vous pouvez entendre cela quand le joueur parle. Un joueur ne dit généralement pas : “J’ai contrôlé mon
avatar pour qu’il coure jusqu’au château, j’ai ensuite appuyé sur le bouton rouge pour lui faire jeter un
grappin, puis j’ai appuyé à plusieurs reprises sur le bouton bleu pour qu’il grimpe le long du mur
d’enceinte.” Le joueur se projette dans le jeu, et oublie dans une certaine mesure l’interface, sauf si elle
devient soudainement déroutante. La capacité d’une personne à projeter sa conscience dans tout ce qu’elle
peut être amenée à contrôler est telle qu’elle en est presque alarmante. Mais ceci est uniquement possible
si l’interface devient une seconde nature pour le joueur, et c’est ce qui nous donne un nouvel objectif.

Objectif #56 : La transparence

L’interface idéale devient invisible pour le joueur afin de laisser son imagination s’immerger
complètement dans le monde du jeu. Pour vous assurer de l’invisibilité de votre interface, posez-vous
ces questions :

Qu’est-ce que le joueur désire ? Est-ce que l’interface laisse le joueur faire ce qu’il veut ?

Est-ce que l’interface est suffisamment simple pour qu’avec un peu de pratique, le joueur soit
capable de l’utiliser sans même y penser ?

Est-ce que les nouveaux joueurs trouvent l’interface intuitive ? Si ce n’est pas le cas, peutelle
être d’une certaine façon rendue plus intuitive ? Est-ce que permettre aux joueurs de
personnaliser les commandes aiderait ou empirerait les choses ?

Est-ce que l’interface fonctionne bien dans toutes les situations, ou y a-t-il des cas (près d’un
coin, en allant très vite, etc.) où elle se comporte de façon qui pourrait déranger le joueur ?

Les joueurs peuvent-ils continuer d’utiliser correctement l’interface, même dans des
situations de stress, ou bien commencent-ils à mélanger les commandes, ou à ne plus recevoir
les informations importantes ? Si c’est le cas, comment cela peut-il être amélioré ?

Les joueurs sont-ils troublés par quelque chose dans l’interface ? Sur laquelle des six flèches
de l’interface cela arrive-t-il ?
FIGURE

13.6

Cette interface, une parodie de la bande dessinée en lignePenny Arcade, n’est probablement pas ce qu’on
pourrait appeler transparente : le bouton A par exemple, sert à la fois à marcher, courir, s'accroupir, et
“enlever une malédiction”. Le bouton Start, lui, permet de mettre le jeu en pause ou en "super pause" si on
le tient appuyé suffisamment longtemps.

La boucle de l’interaction
Les informations circulent dans une boucle qui va du joueur au jeu et du jeu au joueur, continuellement.
C’est presque comme si ce flot d’informations poussait une roue à aubes générant de l’expérience quand
elle tourne. Mais il ne peut y avoir n’importe quel type d’informations circulant dans cette boucle.
L’information qui est envoyée au joueur par le jeu conditionne très fortement ce que celui-ci fera par la
suite. Cette information est généralement appelée feedback, ou retour d’expérience, et la qualité de ce
feedback peut exercer une forte influence sur la façon dont le joueur comprend et apprécie ce qu’il se passe
dans votre jeu.

L’importance d’un bon feedback peut être facilement négligée. Un bon exemple est le filet sur un panier de
basket. Ce filet n’affecte en rien le gameplay, mais il ralentit suffisamment la balle lorsqu’elle passe par le
panier pour que tous les joueurs puissent clairement voir qu’elle y est entrée.

Un exemple un peu moins évident est celui du balai Swiffer (voirFigure 13.7), un simple accessoire conçu
pour être une meilleure solution de nettoyage des sols que les classiques balai et pelle.
FIGURE
13.7

Tous ceux qui ont essayé de concevoir des nouveaux balai et pelle ont généralement, en fin de compte, à
peine modifié les originaux. Il semblerait que les concepteurs du Swiffer aient utilisé l’objectif #12 :
l’objectif de l’énoncé de problème pour inventer une solution toute nouvelle. Si nous regardons quelques-
uns des problèmes liés à la solution balai/pelle :

Problème #1 : Il est impossible de balayer toute la poussière dans la pelle.

Problème #2 : Quand on est debout, la pelle est difficile à utiliser. Quand on est accroupi, le balai est
difficile à utiliser.

Problème #3 : Le balai ne ramasse pas vraiment toute la poussière.

Problème #4 : Vos mains peuvent se salir quand vous essayez de balayer la poussière dans la pelle.

Problème #5 : Transférer la poussière depuis la pelle jusqu’à la poubelle est périlleux ; elle tombe souvent
ou s’envole quand on marche.

On voit que le Swiffer, avec sa lingette jetable, résout tous ces problèmes assez bien.

Solution #1 : Il n’y a pas besoin de pelle.

Solution #2 : Il n’y a pas besoin de s’accroupir.

Solution #3 : La lingette capture bien plus de poussière que ne le peut un balai.

Solution #4 : Vos mains restent propres.

Solution #5 : On se débarrasse facilement de la lingette.

Donc, le Swiffer règle un bon nombre de problèmes, ce qui le rend particulièrement attractif. Mais au-delà
de ces aspects pratiques, il présente un autre attrait, psychologique : il est franchement amusant à utiliser.
Pourquoi ? Parce que sa conception règle des problèmes que la plupart des gens ne qualifieraient pas de
problèmes. Par exemple :

Problème #6 : L’utilisateur reçoit peu de feedback quant à la performance de son nettoyage du sol.

Sauf dans le cas où le sol est vraiment très sale, il est difficile de se rendre compte juste en le regardant si
un balayage a vraiment eu un quelconque effet. Vous pourriez vous dire : “Quelle importance ? Tout ce qui
compte c’est la qualité du nettoyage !” Mais ce manque de feedback peut donner l’impression qu’une tâche
est en quelque sorte futile, ce qui signifie que l’utilisateur l’apprécie moins et nettoiera probablement son
sol moins souvent. En d’autres termes, moins de feedback = sol plus sale. Mais le Swiffer règle très bien ce
problème :

Solution #6 : La poussière que vous avez enlevée du sol est clairement visible sur la lingette quand vous
avez fini.

Ce feedback montre clairement à l’utilisateur que ce qu’il a fait apporte réellement une différence quant à la
propreté du sol. Cela déclenche toutes sortes de plaisirs : la satisfaction d’avoir fait quelque chose d’utile, le
plaisir de la purification, et même le plaisir de connaître un secret que les autres ne peuvent pas voir. Et
alors que ce feedback n’arrive qu’à la fin de la tâche, l’utilisateur l’anticipe et attend avec impatience le
moment où il pourra constater cette preuve concrète de son travail bien fait.

Objectif #57 : Le feedback

Le feedback que le joueur reçoit du jeu correspond à beaucoup de choses : un jugement, une
récompense, une instruction, un encouragement, et un challenge. Utilisez cet objectif pour être sûr que
la boucle de feedback crée l’expérience que vous souhaitez, en vous posant ces questions à chaque
moment dans votre jeu :

Qu’est-ce que les joueurs doivent connaître à ce moment ?

Qu’est-ce que les joueurs veulent connaître à ce moment ?

Qu’est-ce que vous voulez que les joueurs ressentent à ce moment ? Comment pouvezvous
leur donner un feedback permettant de générer ce sentiment ?

Qu’est-ce que les joueurs veulent ressentir à ce moment ? Y a-t-il une opportunité pour eux de
créer une situation leur permettant de ressentir cela ?

Quel est le but du joueur à ce moment ? Quel feedback pourrait l’aider dans ce but ?

Utiliser cet objectif demande des efforts, puisque le feedback dans un jeu est continu et nécessite d’être
différent dans diverses situations. Un gros effort mental est nécessaire pour utiliser cet objectif à chaque
moment dans votre jeu, mais c’est du temps bien utilisé, puisqu’il permet de garantir que le jeu sera clair,
stimulant et gratifiant.
FIGURE
13.8

Les expériences sans feedback sont frustrantes et déstabilisantes. En de nombreux endroits dans les rues,
les piétons peuvent pousser un bouton pour changer le “petit bonhomme rouge” en “petit bonhomme vert”
et ainsi traverser la rue en toute sécurité (voir Figure 13.8). Cependant ce changement ne peut pas être
immédiat, puisque cela causerait des accidents. Le piéton est donc souvent condamné à attendre jusqu’à
une minute avant de voir si le fait d’appuyer sur le bouton a eu un quelconque effet. En raison de cela, vous
pouvez voir toutes sortes de comportements étranges liés à l’usage de ces boutons : certains le poussent en
le laissant enfoncé pendant plusieurs secondes, d’autres appuient dessus à plusieurs reprises, juste pour
être sûrs que leur demande a bien été prise en compte. Et toute cette expérience est accompagnée d’un
sentiment d’incertitude : on peut souvent voir les piétons regarder nerveusement les signaux lumineux
pour vérifier qu’ils vont bien changer, car peut-être ils n’ont pas appuyé sur le bouton de la bonne façon.

Mais quel plaisir de trouver à certains passages des boutons pour piétons qui donnent un retour immédiat
sous la forme d’un message lumineux “Appel enregistré” qui apparaît quand le bouton a été pressé (voir
Figure 13.9) ! L’ajout d’un simple feedback a transformé une expérience dans laquelle un piéton se sent
frustré en une expérience où il se sent confiant et en contrôle.

Une bonne règle générale est que si votre interface ne répond pas à une entrée d’un joueur en moins d’un
dixième de seconde, il va avoir l’impression que quelque chose ne va pas avec l’interface. Un exemple de ce
problème typique apparaît souvent quand vous faites un jeu avec un bouton de saut. Si l’animateur
travaillant sur l’animation du saut est nouveau dans le milieu des jeux vidéo, il a de fortes chances d’ajouter
un délai ou une anticipation au début de l’animation, avec le personnage qui s’accroupit, se préparant à
sauter, pendant probablement un quart ou une demi-seconde. C’est la pratique dans l’animation
traditionnelle, mais comme cela casse la règle du dixième de seconde (j’appuie sur le bouton de saut, mais
mon personnage ne se retrouve en l’air qu’une demi-seconde plus tard), cela frustre les joueurs au plus
haut point.

FIGURE
13.9

Mais retournons à notre exemple du balayage : une lingette sale n’est pas le seul feedback que le Swiffer
donne à l’utilisateur. Voyons un autre problème avec le balai et la pelle dont peu de gens feraient mention.

Problème #7 : Balayer est ennuyeux.

Et bien sûr que ça l’est ! On parle de balayer ! Mais qu’entendons-nous par ennuyeux ?

Nous devons décomposer cela un peu plus. Spécifiquement :

Balayer est répétitif (le même mouvement encore et encore).

Cela vous oblige à focaliser votre attention sur quelque chose qui n’a pas de surprise (si vous ne faites
pas attention à cette petite pile de poussière, elle va partout).

Comment le Swiffer relève-t-il ce challenge ?


Solution #7 : Utiliser le Swiffer est amusant !

Et c’est certainement le plus gros argument de vente du Swiffer. Dans les publicités télévisées qui en font la
promotion, on voit des gens en train de danser joyeusement à travers la maison tout en nettoyant le sol, et
certaines publicités montrent des gens attraper un Swiffer par curiosité, et finir par nettoyer les sols en
s’amusant avec comme un enfant avec un jouet. Et le Swiffer passe très bien le test de l’objectif #15 :
l’objectif du jouet : il est amusant de jouer avec… Mais pourquoi ? C’est juste un morceau de tissu sur un
bout de plastique, non ? Oui, dans un sens, mais la base du Swiffer, sur laquelle est attachée la lingette, est
reliée au manche par une articulation particulière, qui fait que lorsque vous tournez le poignet, même
légèrement, la base avec la lingette tourne énormément. Un petit mouvement de poignet fait tourner le
mécanisme de nettoyage facilement, avec fluidité, et avec force – se mettant dans la position exacte où vous
voulez qu’il soit, avec un minimum d’effort. L’utiliser donne un peu l’impression de faire rouler une voiture
de course magique sur les sols de votre maison. Le mouvement que la base nettoyante opère est un
mouvement de second ordre, c’est-à-dire que le mouvement est dérivé de l’action de l’utilisateur. Quand
un système propose de nombreux mouvements de second ordre qui sont facilement contrôlables par le
joueur, lui procurant par là beaucoup de pouvoirs et de satisfaction, on dit que c’est un système juteux ;
comme une pêche bien mûre, il suffit d’un peu d’interaction pour recevoir un flot continu de plaisir. Cet
aspect est souvent négligé en tant que qualité importante dans un jeu. Pour éviter de la négliger, utilisez cet
objectif.

Objectif #58 : La jutosité

Dire d’une interface qu’elle est “juteuse” peut paraître idiot, cependant on qualifiera volon-tiers de
“sèche” une interface pauvre en feedback. Les interfaces juteuses sont amusantes dès le premier
instant où vous commencez à les utiliser. Pour maximiser la jutosité de vos interfaces, posez-vous ces
questions :

Mon interface donne-t-elle au joueur un feedback continu pour l’ensemble de ses actions ? Si
ce n’est pas le cas, pourquoi ?

Est-ce que les actions du joueur génèrent un mouvement de second ordre ? Est-ce que ce
mouvement est puissant et intéressant ?

Les systèmes juteux récompensent le joueur de plusieurs façons à la fois. Quand je donne au
joueur une récompense, de combien de façons différentes est-ce que je le récompense ? Puis-
je trouver encore plus de façons de le faire ?

Nous avons vu au Chapitre 3 comment la différence entre le jeu et le travail se passe au niveau de l’attitude.
J’ai choisi cet exemple, hors du contexte des jeux, du balai Swiffer pour illustrer mon propos, parce que le
feedback qu’il donne est tellement puissant qu’il change le travail en jeu. Et il est important pour votre
interface d’être amusante, si possible. Puisque votre jeu est censé être amusant, vous courez le risque de
créer des contradictions internes et de vous tirer une balle dans le pied, si vous mettez en place une
interface aride et lourde en guise de point d’accès du joueur à votre expérience prétendument amusante.
Souvenez-vous, l’amusement est du plaisir avec des surprises ; donc, si votre interface doit être amusante,
elle devra proposer les deux.

Les canaux d’information


Toute interface se doit de communiquer des informations. Déterminer la meilleure façon pour votre jeu de
communiquer celles qui sont nécessaires au joueur demande une conception bien réfléchie, puisque les
jeux peuvent parfois contenir un très grand nombre d’informations, et que souvent beaucoup d’entre elles
sont nécessaires en même temps. Pour décider de la meilleure façon de présenter ces informations, essayez
de suivre ces étapes. En nous référant à notre diagramme des flots de données de l’interface du début de ce
chapitre, nous parlons essentiellement des flèches 5 (Monde ® Interface virtuelle) et 6 (Interface virtuelle
® Sortie physique).

Étape 1 : Lister et donner des priorités à l’information


Un jeu doit présenter un grand nombre d’informations, qui ne sont pas toutes de la même importance.
Imaginons qu’on nous ait confié la tâche de concevoir l’interface d’un jeu semblable au classique de la NES,
Legend of Zelda. Nous pourrions commencer par faire la liste de toutes les informations que le joueur a
besoin de connaître. Une simple liste sans ordre d’importance pourrait ressembler à ceci :

1. nombre de rubis ;

2. nombre de clés ;

3. barre de vie ;

4. environnement immédiat ;

5. environnement distant ;

6. inventaire ;

7. arme utilisée ;

8. trésor actuel ;

9. nombre de bombes.

Maintenant, nous pourrions les classer par importance.

Devant être connu à chaque instant :

4. environnement immédiat.

Devant être visibles rapidement, mais seulement de temps à autre :

1. nombre de rubis ;

2. nombre de clés ;
3. barre de vie ;

5. environnement distant ;

7. arme utilisée ;

8. trésor actuel ;

9. nombre de bombes.

Devant être consulté seulement occasionnellement :

6. inventaire.

Étape 2 : Lister les canaux


Un canal d’information est juste une façon de communiquer un flot de données. Ce que sont exactement les
canaux varie d’un jeu à l’autre, et vous pouvez les choisir de manière très flexible. Quelques canaux
d’information possibles :

en haut et au centre de l’écran ;

en bas à droite de l’écran ;

mon avatar ;

les effets sonores du jeu ;

la musique du jeu ;

le bord de l’écran de jeu ;

le torse de l’ennemi approchant ;

la bulle au-dessus de la tête d’un personnage.

Cela peut être une bonne idée de lister tous les canaux possibles dont vous pourriez vous servir. Dans
Legend of Zelda, les principaux canaux d’information que les concepteurs ont choisis sont :

la zone d’affichage principale ;

un tableau de bord en haut de l’écran.

Ils décidèrent aussi qu’il y aurait un “changement de mode” que le joueur pourrait activer en pressant le
bouton “select” (nous discuterons des changements de mode un peu plus tard dans ce chapitre), et qu’il
aurait différents canaux d’information :

une zone d’affichage auxiliaire ;

un tableau de bord en bas de l’écran.

Étape 3 : Lier les informations aux canaux


Maintenant vient la tâche difficile qui consiste à connecter les différents types d’informations aux différents
canaux. On procède en général partiellement par instinct, partiellement par expérience, et la plupart du
temps par tâtonnements : en dessinant tout un tas de petits croquis, en y réfléchissant, en les redessinant,
jusqu’à ce qu’on pense avoir quelque chose qui vaille le coup d’être testé. Dans Zelda, le mapping est le
suivant :

zone d’affichage principale :

4. environnement immédiat.

Tableau de bord en haut de l’écran :

1. nombre de rubis ;

2. nombre de clés ;

3. barre de vie ;

5. environnement distant ;

7. arme utilisée ;

8. trésor actuel ;

9. nombre de bombes.

zone d’affichage auxiliaire :

6. inventaire.

En regardant l’écran principal et l’écran secondaire, vous pouvez voir que d’autres choix intéressants ont
été faits :
FIGURE

13.10

FIGURE

13.11

Notez que le tableau de bord a une telle importance pour le gameplay qu’il doit s’afficher en permanence
sur chacun des écrans, principal et secondaire. Et le contenu de ce tableau de bord consiste en sept
différents canaux d’information. Vous remarquerez comment ils ont été répartis : la barre de vie est
considérée comme tellement importante qu’elle prend à peu près un tiers de la place sur le tableau de bord.
Les rubis, les clés et les bombes, bien que n’ayant pas les mêmes fonctions, ont tous besoin de
communiquer un nombre à deux chiffres et ont donc été groupés. L’arme et le trésor que vous tenez sont si
importants qu’ils sont encadrés par des boîtes. Le “A” et le “B” servent à rappeler au joueur sur quel bouton
il doit appuyer pour utiliser ces objets.

Remarquez également sur l’écran de l’inventaire comment l’espace supplémentaire est employé pour
donner au joueur quelques instructions sur la manière de l’utiliser.

Vous pouvez voir que même s’il s’agit d’une interface relativement simple comparée à des jeux plus
modernes, le concepteur a pris de nombreuses décisions quant à la façon d’organiser son interface, et ces
décisions ont eu un impact significatif sur l’expérience de jeu.

Étape 4 : Vérifier l’utilisation des dimensions


Un canal d’information dans un jeu peut avoir plusieurs dimensions. Par exemple, si vous décidez
d’envoyer l’information “dégâts à un ennemi” vers le canal “nombres qui s’échappent de cet ennemi”, vous
avez de nombreuses dimensions sur lesquelles vous pouvez travailler avec ce canal. Quelques-unes de ces
dimensions pourraient être :

le nombre que vous affichez ;

la couleur du nombre ;
la taille du nombre ;

la police de caractères utilisée.

Maintenant vous devez décider laquelle de ces dimensions vous voulez employer (ou non). Vous voudrez
probablement utiliser la première, le nombre. Mais est-ce que la couleur aura une signification particulière
? Peut-être exploiterez-vous les autres dimensions comme des renforts de l’information : les nombres en
dessous de 50 seront petits et blancs, les nombres entre 50 et 99 seront de taille moyenne et jaunes, mais
les nombres au-dessus de 100 seront très gros et rouges, et dans une police de caractères particulière pour
souligner la quantité importante de dégâts.

Et alors qu’utiliser de multiples dimensions sur un canal pour renforcer une information est une manière
de la rendre très claire (et aussi en quelque sorte “juteuse”), vous pouvez avoir une approche différente et
décider de mettre différents types d’informations sur les différentes dimensions. Par exemple, vous
pourriez décider que la couleur des nombres indique s’il s’agit d’un ami (blanc) ou d’un ennemi (rouge).
Puis vous pourriez décider que la taille des nombres indique la proximité de la défaite du personnage : des
petits nombres signaleraient alors que le personnage a encore de nombreux points de vie, alors que des
gros nombres signifieraient qu’il est sur le point de mourir. Ce genre de technique peut être très efficace et
élégante. En utilisant un simple nombre, vous avez communiqué trois types d’informations différentes. Le
problème étant que vous devez apprendre au joueur ce que représentent ces différentes dimensions sur un
seul canal d’information, avec le risque que pour certains joueurs cela soit difficile à comprendre ou à
retenir. La bonne utilisation des canaux et des dimensions contribuant fortement à l’élégance et à la bonne
organisation de l’interface, nous allons garder un objectif particulier pour ce genre d’examen.

Objectif #59 : Les canaux et les dimensions

Choisir comment lier les informations du jeu aux canaux et à leurs différentes dimensions est au cœur de
la conception de votre interface de jeu. Utilisez cet objectif pour vous assurer que vous le faites de
manière réfléchie et correctement. Posez-vous ces questions :

Quelles données doivent voyager vers et depuis le joueur ?

Quelles sont les données les plus importantes ?

Quels canaux sont disponibles pour transmettre ces données ?

Quels canaux sont les plus appropriés pour quelles données ? Pourquoi ?

Quelles dimensions sont disponibles sur les différents canaux ?

Comment devrais-je utiliser ces dimensions ?

Modes
Qu’est-ce qu’un mode d’interface ? Simplement, il s’agit d’un changement sur l’une des flèches (1-6) de
notre diagramme d’interface. Par exemple, si le fait de presser le bouton B change les fonctionnalités de la
manette de jeu de telle manière que, au lieu de faire courir votre avatar, il le fait viser avec un canon à eau,
c’est un changement de mode : le mapping sur la flèche 1 (Entrée physique ® Monde) a changé. Les
changements de mode peuvent se produire comme le résultat d’un changement de mapping sur n’importe
laquelle des six flèches.

Les modes sont une très bonne façon d’ajouter de la variété à votre jeu, mais vous devez être très prudent,
car vous courez le risque de dérouter le joueur s’il ne réalise pas qu’un changement de mode a eu lieu. Voici
quelques astuces pour éviter les problèmes avec les modes d’interface.

Astuce pour les modes #1 : Utilisez aussi peu de modes que possible
Moins il y a de modes, et moins il y a de chances d’embrouiller le joueur. Avoir de multiples modes
d’interface n’est pas une mauvaise chose, mais si vous en ajoutez de nouveaux, faites très attention, car
chaque mode devra être appris et compris par le joueur.

Astuce pour les modes #2 : Évitez les modes qui se chevauchent


De la même manière que nous avons des canaux d’information depuis le jeu vers le joueur, il y a des canaux
d’information identiques qui vont du joueur jusqu’au jeu. Par exemple, chaque bouton ou joystick est un
canal d’information. Disons que vous avez un jeu qui vous laisse changer entre un mode de marche (le
joystick sert à se diriger) et un mode de tir avec visée (le joystick sert à diriger le viseur). Plus tard, vous
décidez d’ajouter aussi un mode de conduite (le joystick sert à tourner le volant). Que se passe-t-il si le
joueur décide de passer en mode de tir alors qu’il est en train de conduire ? Vous pourriez essayer
d’autoriser cela, permettant alors l’utilisation de deux modes à la fois (conduire et tirer). Cela pourrait
marcher, comme cela pourrait tout aussi bien être un désastre si le joystick est à la fois utilisé pour tourner
le volant et pour contrôler le viseur de l’arme. Il serait sans doute plus sage de consacrer à un autre
joystick, si votre interface physique en a un autre, la fonction de viser. En rendant vos modes distincts et en
évitant qu’ils se chevauchent, vous vous évitez des ennuis. Si vous pensez que vous avez réellement besoin
de modes qui se chevauchent, assurez-vous qu’ils utilisent diffé-rents canaux d’information sur l’interface.
Par exemple, le joystick pourrait avoir deux modes de navigation (marcher ou voler) et un bouton pourrait
avoir deux modes de tirs (des boules de feu ou des éclairs). Ces modes sont sur des dimensions
complètement différentes, et ils peuvent donc se chevaucher sans souci : je peux passer du tir de boules de
feu au tir d’éclairs tout en marchant ou en volant sans qu’il y ait d’effets qui pourraient être déstabilisants.

Astuce pour les modes #3 : Faites en sorte que différents modes aient l’air aussi
différents que possible
En d’autres termes, observez vos modes avec l’objectif #57 : l’objectif du feedback et l’objectif #56 :
l’objectif de la transparence. Si un joueur ne sait pas dans quel mode il est, il finira par être dérouté et
frustré. Le vieil éditeur de texte sous Unix, vi, était une symphonie de modes déroutants. La plupart des
gens s’attendent à ce qu’un éditeur de texte, lorsqu’il est mis en route, soit dans un mode permettant de
saisir du texte. Mais ce n’était pas le cas de vi. Il commençait dans un mode où chaque lettre du clavier
correspondait à une commande, comme “effacer la ligne”, ou à un changement de mode. Mais appuyer sur
les touches ne donnait aucun feedback quant au mode dans lequel vous étiez. Si vous vouliez saisir du texte,
vous deviez taper la lettre “i”, et le logiciel était alors dans le mode d’insertion de texte, qui ressemblait
pixel pour pixel au mode d’entrée de commandes. Il était impossible de deviner par vous-même dans quel
mode vous étiez, et même les utilisateurs chevronnés de vi s’y trompaient parfois.
Voici quelques bonnes façons de changer l’apparence de vos modes dans vos jeux vidéo.

Changez quelque chose de gros et de bien visible à l’écran. Dans halo 2, et comme dans la
plupart des jeux de tir à la première personne, quand vous changez d’arme, celle-ci est très visible à
l’écran. De plus, notez que l’information sur la quantité de munitions qu’il vous reste est donnée par le
biais d’un canal intéressant : un compteur digital placé à l’arrière de votre arme.

Changez l’action que votre avatar effectue. Dans le jeu d’arcade Jungle King, vous passez d’un
mode où vous vous balancez de liane en liane à un mode où vous nagez. Parce que votre avatar fait
quelque chose de totalement différent, il est clair que le mode a changé (ses cheveux changent aussi de
couleur, mais c’est sans doute déjà trop).

Changez les données présentes à l’écran. Dans Final Fantasy VII, comme dans la plupart des
RPG, quand vous entrez dans un mode de combat, de nombreuses statistiques de combat et des menus
spécifiques font soudain leur apparition, et il est alors clair qu’il y a eu un changement de mode.

Changez la perspective de la caméra. Cet aspect est souvent négligé comme indicateur d’un
changement de mode, mais il peut être très efficace.

Objectif #60 : Les modes

Une interface quelque peu complexe va avoir besoin de différents modes. Pour vous assurer que vos
modes permettent au joueur de se sentir puissant et en contrôle, et non confus et dépassé, posez-vous
ces questions :

De quels modes ai-je besoin dans mon jeu ? Pourquoi ?

Certains modes peuvent-ils être écrasés, ou combinés ?

Certains de ces modes se chevauchent-ils ? Si c’est le cas, puis-je les mettre sur différents
canaux d’entrée ?

Quand le jeu change de mode, comment le joueur s’en aperçoit-il ? Le jeu peut-il
communiquer sur un changement de mode de plus d’une façon ?

Autres astuces pour l’interface


OK, nous avons couvert les flux de données de l’interface, le feedback, les canaux, les dimensions et les
modes. C’est un bon début. Mais des livres entiers ont été écrits sur la conception d’interfaces, et nous
avons tellement d’autres choses intéressantes à voir, que nous devons avancer ! Mais avant de faire cela,
voici quelques astuces générales pour réaliser de bonnes interfaces de jeu.

Astuce pour la conception d’interface #1 : Volez


Plus poliment, nous devrions appeler cela une “approche par le haut” de la conception d’interface. Si vous
concevez une interface pour un genre de jeu connu, par exemple un jeu de plates-formes, vous pouvez
commencer à partir de l’interface d’un succès reconnu dans le domaine, puis la changer pour l’adapter aux
éléments uniques de votre jeu. Cela peut vous épargner beaucoup de temps de conception, et a l’avantage
de proposer à vos utilisateurs une interface familière. Bien sûr, si votre jeu n’a rien de nouveau à offrir, cela
le fera ressembler à un vulgaire clone. Mais il est parfois assez surprenant de voir comment un petit
changement peut mener à un autre, qui lui-même mène à un autre, et avant de vous en rendre compte,
votre interface clonée s’est transformée en quelque chose de bien différent.

Astuce pour la conception d’interface #2 : Personnalisez


Aussi appelée “approche par le bas”, elle est l’opposé du vol. Avec cette approche, vous concevez votre
interface depuis le début, en listant les informations, les canaux et les dimensions comme nous l’avons
expliqué plus tôt. C’est une très bonne façon d’obtenir une interface qui ne ressemble à aucune autre et qui
est personnalisée pour votre jeu en particulier. Si votre gameplay est innovant, cela peut être la seule voie
qui vous soit autorisée. Mais même si votre gameplay n’est pas nouveau, vous pourriez être surpris en
essayant de le construire avec une approche par le bas ; vous pourriez découvrir que vous êtes en train
d’inventer une toute nouvelle façon de jouer à votre jeu, parce que tous les autres avant vous n’ont fait que
recopier ce qui avait du succès, alors que vous avez pris le temps d’examiner le problème et essayé de faire
un meilleur travail.

Astuce pour la conception d’interface #3 : Thématisez votre interface


Ce sont souvent des artistes différents qui conçoivent les graphismes de l’interface et ceux du monde du
jeu. Au Chapitre 5, nous avons parlé de l’importance de la thématisation globale du jeu, et l’interface ne fait
pas exception. Parcourez chaque pixel de votre interface avec l’objectif #9 : l’objectif de l’unification, et
essayez de voir si vous pouvez trouver un moyen de lier l’ensemble avec le reste de l’expérience.

Astuce pour la conception d’interface #4 : Liez des sons au toucher


Généralement, quand on pense à utiliser des sons dans un jeu, on pense à créer un espace sonore pour
donner un sens de l’espace (des oiseaux qui gazouillent dans un pré), ou pour ajouter du réalisme aux
actions (entendre un verre qui se brise quand vous le voyez se briser), ou encore pour donner au joueur un
feedback quant à sa progression dans le jeu (un glissando musical quand vous ramassez un trésor). Mais il
y a souvent un aspect négligé de la dimension sonore qui a pourtant un impact direct sur l’interface :
l’esprit humain lie facilement le son au toucher. Et c’est important, puisque lorsqu’on manipule des choses
dans le monde réel, le toucher est une composante centrale du feedback que nous avons sur la
manipulation. Dans une interface virtuelle, nous recevons peu ou pas du tout d’informations par le biais de
notre sens du toucher. Mais vous pouvez simuler le toucher en jouant les sons appropriés. Tout d’abord
vous devez réfléchir à la sensation que vous voudriez que votre interface procure si elle était réelle, puis
vous devez décider des sons qui permettraient le mieux de créer cette sensation. Si vous réussissez cela, les
gens s’émerveilleront sur le plaisir que procure votre interface, tout en ayant des difficultés à expliquer
exactement pourquoi.

Astuce pour la conception d’interface #5 : Équilibrez les options et la simplicité avec


des couches
En concevant une interface, vous serez confronté à deux désirs conflictuels : le désir de donner au joueur
autant d’options que possible, et le désir de rendre votre interface aussi simple que possible. Comme avec
tellement de choses dans le game design, la clé du succès est de créer un équilibre. Et une bonne façon de
réussir cet équilibre est de créer des couches d’interface par le biais de modes et de sous-modes. Si vous
avez fait un bon travail sur les priorités de votre interface, vous aurez déjà une longueur d’avance pour
trouver comment faire cela. Un exemple typique dans les jeux vidéo est de cacher les menus d’inventaire et
de configu-ration sous des boutons peu usités, comme le bouton “select”.

Astuce pour la conception d’interface #6 : Utilisez des métaphores


Un bon raccourci pour faire comprendre au joueur la manière dont votre interface marche est de la faire
ressembler à quelque chose qu’il a déjà vu auparavant. Par exemple, en concevant le jeu Toytopia, mon
équipe avait une contrainte très inhabituelle. Dans ce jeu, le joueur émet des commandes au clavier (va en
haut, va à droite, etc.) à une petite équipe de jouets mécaniques. Puisqu’il s’agissait d’un jeu en réseau, le
plan était de garder les choses en synchronisation en introduisant un délai entre le moment où le joueur
émettait une commande et le moment où le jouet la recevait. De cette façon, nous pouvions garder les jeux
synchronisés sur les machines des différents joueurs, car le délai local artificiel aurait été à peu près le
même que le délai incompressible des signaux allant d’un ordinateur à l’autre. Malheureusement (mais
sans surprise), les joueurs trouvèrent cela déroutant ; ils étaient habitués à ce qu’en poussant un bouton,
l’action se déroule immédiatement, pas une demi-seconde plus tard (comme nous l’avons déjà vu). L’équipe
était déçue, au point d’envisager l’abandon total du concept. Quelqu’un suggéra alors que si nous
montrions un signal radio visible se déplaçant d’un bouton virtuel jusqu’au jouet, accompagné d’un effet
sonore de “transmission radio”, cela aiderait peut-être les joueurs à mieux comprendre le mécanisme. Et
cela fonctionna ! Avec le nouveau système, la métaphore de la transmission radio expliquait clairement le
délai dans l’action, et donnait également aux joueurs un feedback immédiat sur ce qu’il se passait. Et avec
une observation sous l’objectif #9 : l’objectif de l’unification, ce changement aida à renforcer le thème,
puisqu’il était question de jouets radiocommandés.

FIGURE
13.12

Astuce pour la conception d’interface #7 : Testez, testez, testez !


Personne n’obtient une interface correcte dès la première tentative. De nouveaux jeux nécessitent de
nouvelles interfaces, et vous ne pourrez pas avoir la certitude que votre nouvelle interface est claire,
donnant un sentiment de puissance, et amusante jusqu’à ce que vous ayez des personnes pour la tester.
Testez-la aussi tôt que possible, et aussi souvent que possible. Construisez des prototypes de votre
interface bien avant d’avoir un jeu complètement jouable. Faites des prototypes de papier et de carton de
tous les boutons ou systèmes de menus que vous avez, et faites-les tester par des gens en leur demandant
de faire comme s’ils jouaient au jeu et utilisaient l’interface, pour que vous puissiez voir où ils ont des
problèmes. Plus important, en travaillant avec les joueurs de cette façon, comme un anthropologue, vous
commencerez à avoir de meilleures idées sur leurs intentions instant après instant, ce qui permettra
d’orienter vos décisions concernant l’interface.

Astuce pour la conception d’interface #8 : Cassez les règles pour venir en aide à votre
joueur
Comme de nombreux jeux sont des variations sur des thèmes existants, il y a beaucoup de copies de
concepts d’interface d’un jeu à l’autre. Tellement en fait, que certaines règles générales ont tendance à
émerger dans chaque genre de jeu. Ces règles peuvent être utiles, mais il peut être également un peu trop
facile de les suivre aveuglément, sans réfléchir quant à leur réel intérêt pour vos joueurs. Un exemple
concerne les jeux PC utilisant une souris. Le bouton gauche de la souris est considéré comme le bouton
principal, et seuls quelques jeux choisis-sent d’utiliser le bouton droit pour d’autres fonctionnalités. Ainsi,
une règle générale est que le bouton droit de la souris ne devrait généralement servir à rien, sauf si vous
êtes dans un mode particulier où il a une fonction. Cependant, cette règle est souvent poussée trop loin, et
dans des jeux simples, comme des jeux pour enfants, dans lesquels le bouton droit de la souris n’est pas du
tout utilisé, la plupart des game designers ont tendance à le désactiver complètement, pour qu’ainsi tout le
gameplay se passe par le biais du bouton gauche. Mais lorsque les enfants utilisent une souris, ils cliquent
fréquemment sur le mauvais bouton parce qu’ils ont des petites mains. Les concepteurs intelligents cassent
cette règle, et font en sorte que le bouton gauche et le bouton droit de la souris soient liés à la même action,
pour qu’ainsi, quel que soit le bouton pressé, l’action soit effectuée. Et finalement, pourquoi ne feriez-vous
pas cela pour chacun des jeux n’ayant besoin que d’un bouton de la souris ?

L’interface du jeu est réellement la porte d’entrée vers l’expérience. Passons maintenant par cette porte, et
examinons plus attentivement l’expérience elle-même.
14
Les expériences peuvent être évaluées par leurs
courbes d’intérêt

FIGURE

14.1

Mon premier objectif


Quand j’avais 16 ans, le premier job que j’ai obtenu a été celui d’amuseur professionnel. Cela se passait au
sein d’une troupe qui se produisait dans un parc d’attractions local. J’avais eu l’espoir de faire partie de
spectacles dans lesquels j’aurais pu mettre à profit mes talents de jongleur, mais mon job se trouva être
plutôt un mélange de tout un tas de choses : faire le marionnettiste, porter un costume de raton laveur,
travailler sur la table de mixage dans les coulisses, et animer des spectacles burlesques avec la participation
du public. Mais un jour le chef de la troupe, un magicien qui s’appelait Mark Tripp, est venu me voir et m’a
demandé : “écoute, il y a la nouvelle scène dans la partie est du parc qui est presque finie. Nous allons
bouger la revue musicale là-bas, et je vais mettre en place un numéro de magie. Pendant mes jours de
repos, nous aurons besoin de remplir les trous. Est-ce que tu penses que Tom et toi vous pourriez mettre en
place un numéro de jonglerie ?”

Naturellement, j’étais très excité. Tom et moi nous entraînions ensemble dès que nous le pouvions, en
espérant que nous pourrions avoir un jour l’opportunité de monter notre propre spectacle. Nous en avons
discuté, puis avons mis au point un script sommaire, avec de brèves descriptions des différents tours que
nous pourrions faire, ainsi que les blagues et le baratin qui nous serviraient à faire la liaison. Nous nous
sommes entraînés jusqu’à nous sentir prêts pour un galop d’essai. Quelque temps plus tard, le grand jour
est arrivé, et nous avons enfin testé le spectacle en face d’un public. Nous avons commencé avec un numéro
d’équilibrisme, puis nous avons continué par du jonglage avec des anneaux, puis avec des massues, puis
des échanges de massues, pour finir avec du jonglage à cinq balles, qui nous semblait être notre tour le plus
difficile. Faire notre propre spectacle avait été une expérience exaltante. À la fin, nous avons salué le public
et sommes retournés en coulisses, triomphants.

Mark était là à nous attendre.

“Alors, qu’en as-tu pensé ?, lui avons-nous demandé fièrement.

– Pas mal, dit-il, mais ça pourrait être beaucoup mieux.

– Mieux ?, ai-je dit, surpris, mais nous n’avons rien fait tomber !

– C’est vrai, répliqua-t-il, mais avez-vous écouté le public ?”

J’essayai de me souvenir : “Eh bien, je pense qu’ils ont été un peu lents à se chauffer, mais ils ont vraiment
apprécié les échanges de massues !

– Oui, mais pour votre jonglage à cinq balles – votre dernier numéro ?”

Il nous a fallu admettre qu’il n’avait pas remporté autant de succès que nous l’espérions. “Faites-moi voir
votre script”, dit-il. Il le lut attentivement, en hochant parfois la tête, et en fronçant les sourcils à d’autres
moments. Il réfléchit un moment, puis dit : “Vous avez de bonnes choses dans ce numéro, mais la
progression n’est pas vraiment bonne.” Tom et moi nous sommes regardés.

“Progression ?, ai-je demandé.

– Ouais, répondit-il, en prenant un crayon. Vous voyez, votre spectacle dans l’état actuel des choses a une
forme un peu comme ça.” Et il dessina ceci au dos du script :

FIGURE

14.2A
Il continua : “Le public préfère généralement un spectacle qui a une forme un peu plus comme ça.

FIGURE

14.2B

– Vous voyez ?”

Mais je ne voyais rien du tout. J’avais cependant la sensation d’être en train de regarder quelque chose de
très important.

“C’est simple. Vous devez commencer avec quelque chose qui a plus d’impact – pour capter leur attention.
Puis vous ralentissez, et faites quelque chose d’un peu plus facile, pour leur donner le temps de se relaxer et
de mieux vous connaître. Puis vous augmentez graduellement la cadence avec des numéros de plus en plus
impressionnants, jusqu’à leur donner un grand final qui dépasse leurs attentes. Si vous commencez avec
les anneaux et gardez les échanges de massues pour la fin, je pense que vous aurez un bien meilleur
spectacle.”

Le jour d’après, nous avons essayé de nouveau notre spectacle, en ne changeant quasiment rien à part
l’ordre des numéros – et Mark avait parfaitement raison. Le public était excité dès le début, puis leur
intérêt et leur excitation ont augmenté progressivement tout au long du spectacle, pour finir en apothéose
avec notre numéro d’échanges de massues.

Mark nous attendait en coulisses, en souriant cette fois-ci : “Il semblerait que ça se soit mieux passé
aujourd’hui.

– Après que tu nous as suggéré de changer le spectacle, ça nous a paru tellement évident, répondit Tom.
C’est bizarre que nous n’ayons pas pu le voir par nous-mêmes.

– Ça n’est pas bizarre du tout, dit Mark. Quand vous travaillez sur un spectacle, vous pensez à tous les
détails et à la façon dont les choses seront reliées les unes aux autres. Cela demande un vrai changement de
perspective d’arriver à se mettre au-dessus du spectacle et à le regarder dans son ensemble depuis le point
de vue du public. Mais cela fait une vraie différence, n’est-ce pas ?

– C’est sûr !, dis-je. Je suppose que nous avons encore beaucoup de choses à apprendre.

– Oui, mais ce n’est pas vraiment le moment, vous avez un spectacle de marionnettes dans cinq minutes.”
Les courbes d’intérêt
Depuis cette époque au parc d’attractions, j’utilise cette technique encore et encore lorsque je conçois des
jeux, et je l’ai toujours trouvée utile. Mais que sont exactement ces graphes ? Prenons un moment pour les
examiner en détail.

La qualité de l’expérience générée par un spectacle peut être mesurée par l’amplitude à laquelle les
événements qui le composent sont capables de porter l’intérêt du client. J’utilise le terme “client” plutôt
que “joueur” parce qu’il s’adapte à la fois aux jeux et à des expériences plus générales. Le niveau d’intérêt
tout au long de l’expérience peut être représenté par une courbe d’intérêt. La Figure 14.3 montre l’exemple
de la courbe d’intérêt d’une expérience réussie pour un spectacle.

FIGURE
14.3

Au point (A), le client arrive dans l’expérience avec un certain degré d’intérêt, autrement il ne serait sans
doute pas là. Cet intérêt initial vient de l’idée préconçue qu’il a quant au degré de divertissement que
devrait lui apporter l’expérience. En fonction du type d’expérience, ces attentes sont influencées par le
packaging, les publicités, les conseils d’un ami, etc. Bien que nous voulions que cet intérêt initial soit aussi
grand que possible pour pousser le client à venir, il ne faut pas qu’il soit exagérément élevé, au risque de
rendre son expérience décevante.

L’expérience commence alors. Rapidement nous arrivons au point (B), parfois appelé “l’accroche”. C’est
quelque chose qui vous attrape et vous accroche à l’expérience. Dans une comédie musicale, c’est le
numéro d’ouverture. Dans la chanson “Revolution” des Beatles, c’est le premier riff hurlant de guitare.
Dans hamlet, c’est l’apparition du fantôme. Dans un jeu vidéo, cela prend souvent la forme d’un petit film
avant que le jeu commence. Avoir une bonne accroche est très important. Cela donne au client un indice
sur ce qu’il va se passer par la suite et provoque un pic d’intérêt, ce qui aide à maintenir son attention lors
de la partie moins intéressante par laquelle l’expérience commence à se dérouler, et pendant laquelle rien
de vraiment captivant ne se passe.

Une fois que l’accroche est finie, on commence les choses sérieuses. Si l’expérience est bien conçue, l’intérêt
du client augmentera continuellement, en passant par des pics comme (C) et (E), et en retombant
occasionnellement, un peu comme pour les points (D) et (F), mais seulement momentanément, avant de
monter de nouveau.

Et finalement, au point (G), il y a une sorte d’apothéose. Puis, au moment du point (H), l’histoire est
résolue, le client est satisfait, et l’expérience est finie. Avec un peu de chance, le client repart avec un
certain intérêt toujours présent, et peut-être même plus grand que lorsqu’il est entré. Lorsque les vétérans
du show-business disent : “Laissez-les en vouloir plus”, c’est de cela dont ils parlent.

Bien sûr, toutes les bonnes expériences de divertissement ne suivent pas cette courbe exacte. Cependant, la
plupart des expériences de divertissement à succès contiennent quelques-uns des éléments montrés sur
notre courbe.

FIGURE

14.4

Ce diagramme en revanche montre une courbe d’intérêt pour une expérience de diver-tissement bien
moins réussie. Il y a de nombreuses façons d’obtenir de mauvaises courbes d’intérêt, mais celle-ci est
particulièrement mauvaise, même si elle n’est pas aussi rare qu’on aimerait l’espérer.

Comme sur notre bonne courbe, le client arrive avec un certain intérêt au point (a), mais il est
immédiatement déçu ; et comme il n’y a pas une bonne accroche, l’intérêt du client commence à diminuer.

Il se peut que quelque chose d’un peu intéressant arrive, ce qui est bien, mais cela ne dure pas, provoquant
un pic au point (b), puis l’intérêt du client recommence sa dégringolade jusqu’à ce qu’il franchisse au point
(c) le seuil d’intérêt. C’est le moment où le client est devenu tellement désintéressé par l’expérience qu’il
change de chaîne, quitte le cinéma, ferme le livre, ou arrête le jeu.

Cette platitude lamentable ne dure pas éternellement, et quelque chose d’intéressant arrive un peu plus
tard au point (d), mais cela ne dure pas, et au lieu d’aboutir à une apothéose, l’expérience finit de se
dégonfler jusqu’au point (e). Non pas que cela ait une quelconque importance, puisque le client est
probablement déjà parti depuis longtemps.

Les courbes d’intérêt peuvent être très utiles lorsqu’on crée une expérience de divertissement. En
établissant sur un graphique le niveau d’intérêt attendu tout au long de l’expérience, des points faibles
peuvent souvent être éclaircis et corrigés. De plus, en observant les clients vivre cette expérience, il est
intéressant de comparer leur niveau d’intérêt observé au niveau d’intérêt que vous, en tant que
professionnel, aviez anticipé pour eux. Souvent aussi, établir différentes courbes pour différents groupes
démographiques est un exercice révélateur. En fonction de l’expérience, ce qui est formidable pour certains
groupes peut être ennuyeux pour d’autres (comme “les films pour mecs” vs “les films pour nanas”), ou cela
peut être une expérience avec “un peu de tout pour tout le monde”, signifiant des courbes bien structurées
pour plusieurs groupes démographiques.

Des modèles dans des modèles


À partir du moment où vous pensez aux expériences de jeux et de loisirs en termes de courbes d’intérêt,
vous commencez à voir le modèle de la bonne courbe d’intérêt un peu partout. Vous pouvez le voir dans la
structure en trois actes d’un film hollywoodien. Vous pouvez le voir dans la structure de certaines chansons
populaires (intro musicale, couplet, refrain, couplet, refrain, interlude, grand final). Quand Aristote dit que
dans chaque tragédie il y a un problème à résoudre et un dénouement, le modèle de la courbe y est
également visible. Quand des comédiens parlent de la “règle des trois”, vous pouvez y voir la courbe
d’intérêt. Et à chaque fois que quelqu’un raconte une histoire qui est intéressante, engageante ou drôle, la
structure est là, comme dans cette histoire “L’horreur du grand plongeoir”, envoyée par une jeune fille à la
rubrique “moments embarrassants” d’un magazine pour adolescents :

L’horreur du grand plongeoir

J’étais à la piscine couverte, et mes amies m’avaient mise au défi de sauter depuis le plus haut plongeoir.
J’ai le vertige, mais j’ai malgré tout grimpé jusqu’en haut. Je regardais en bas, en essayant de me
convaincre de sauter, quand mon estomac s’est retourné et j’ai vomi – en plein dans la piscine ! Mais pire
encore, c’est tombé sur un groupe de garçons trop mignons ! Je suis redescendue aussi vite que j’ai pu
pour aller me cacher dans les vestiaires, mais tout le monde avait pu voir ce que j’avais fait !

Vous pouvez même voir le modèle de la bonne courbe d’intérêt dans la façon dont est conçu le tracé d’une
montagne russe. Et naturellement, ce modèle est également présent dans les jeux. La première fois que je
l’ai utilisé, c’était lors de la conception de la version 2 de l’expérience de réalité virtuelle Aladdin’s Magic
Carpet pour Disneyland. Quelques-uns d’entre nous dans l’équipe avaient remarqué la façon dont
l’expérience – bien qu’elle fût vraiment amusante – avait l’air de traîner un peu en longueur en un point
précis, et nous nous demandions comment améliorer cela. Il me sembla que dessiner une courbe d’intérêt
du jeu pourrait être une bonne idée. Elle avait une forme à peu près comme cela :

FIGURE
14.5

Et soudain il m’est apparu très clairement que la partie plate était un véritable problème. La façon de le
régler n’était cependant pas évidente. Rajouter simplement quelques éléments intéressants à ce moment-là
n’était peut-être pas suffisant ; si le niveau d’intérêt était trop élevé, il diminuerait l’intérêt porté à ce qui
devait venir après. J’ai finalement réalisé que la meilleure solution serait probablement de couper
carrément la partie plate du jeu. Mais le directeur du spectacle se montra opposé à cette idée ; il avait
l’impression que nous avions mis trop d’efforts dedans pour la couper maintenant, ce qui était
compréhensible puisque nous étions déjà en retard dans le développement à ce moment-là. À la place, il
suggéra de mettre un raccourci au début de la partie plate pour que certains joueurs puissent l’éviter s’ils le
souhaitaient. Nous avons donc mis en place le raccourci (la tente d’un marchand à travers laquelle on
pouvait voler pour être magiquement transporté vers le cœur de la ville), et il fut alors clair que les joueurs
au courant de ce passage préféraient l’emprunter. En regardant le jeu après son installation, il était courant
de voir les opérateurs qui observaient la progression des joueurs sur des écrans se pencher soudain vers
eux pour leur dire à l’oreille : “Passe par cette tente !” La première fois que j’en ai été témoin, j’ai demandé
à l’opératrice pourquoi elle leur avait dit ça, et elle m’a répondu : “Eh bien, je ne sais pas… Ils ont juste l’air
de mieux s’amuser quand ils passent par là.”

Mais l’expérience du tapis magique était brève : elle durait seulement environ cinq minutes. On peut se
demander si ce modèle a un sens pour des expériences plus longues. Est-ce que ce qui marche pour une
expérience de cinq minutes marche également pour ce qui dure des heures ? Pour preuve que c’est bien le
cas, prenons l’exemple de half Life 2, l’un des jeux les plus encensés par la critique de toute l’histoire des
jeux vidéo. Regardez ce graphique qui représente le nombre de décès d’un joueur survenant pendant une
partie de half Life 2, episode 1, dont la durée de vie moyenne est de 5 heures et 39 minutes.

FIGURE
14.7

Les trois lignes indiquent les trois niveaux de difficulté pour le jeu. Ces courbes vous semblent-elles
familières ? On peut facilement lier le nombre de fois où un joueur meurt à la présence d’un challenge
significatif, ce qui est la plupart du temps une indication du degré d’intérêt de l’expérience.

Mais qu’en est-il des expériences encore plus longues, comme les jeux multijoueurs dans lesquels un
joueur peut jouer pendant des centaines d’heures ? Comment le même modèle pourrait-il tenir pendant
une expérience de 500 heures ? La réponse est un peu surprenante : les modèles de courbes d’intérêt
peuvent être fractals.

En d’autres termes, chaque long pic, après un examen plus attentif, peut avoir une structure interne
ressemblant au modèle global, un peu comme ceci :

FIGURE
14.8

Et bien sûr, ce schéma peut se répéter sur autant de niveaux que vous le désirez. Les jeux vidéo typiques
ont ce modèle sur à peu près trois niveaux :

1. Le jeu dans son ensemble. La cinématique d’introduction, suivie par une série de niveaux à
l’intérêt croissant, en finissant avec une apothéose pendant laquelle le joueur bat le jeu.
2. Chaque niveau. De nouveaux éléments esthétiques ou de nouveaux challenges entraînent le joueur
dès le début, puis il est confronté à une série de challenges (des batailles, des casse-tête, etc.) qui
procurent un intérêt croissant jusqu’à la fin du niveau, qui se termine généralement par une
confrontation avec un “boss de fin de niveau”.
3. Chaque challenge. Chaque challenge que le joueur rencontre devrait normalement avoir par lui-
même une bonne courbe d’intérêt, avec une introduction intéressante et une difficulté croissante tout
au long de votre tentative de le surmonter.

Les jeux multijoueurs doivent donner aux joueurs une structure encore plus large, ce dont nous parlerons
au Chapitre 22.
Les courbes d’intérêt se révéleront être l’un des outils les plus utiles et versatiles que vous pourrez utiliser
en tant que game designer, nous allons donc en faire un nouvel objectif.

Objectif #61 : La courbe d’intérêt

Ce qui arrive à captiver l’esprit humain semble souvent différent pour chaque personne, mais les
modèles les plus plaisants pour ce genre d’état d’attention sont remarquablement semblables pour tous.
Pour voir comment l’intérêt d’un joueur change au fil du temps, posez-vous ces questions :

Si je dessine la courbe d’intérêt de mon expérience, quelle forme générale a-t-elle ?

A-t-elle une accroche ?

A-t-elle un intérêt croissant régulièrement, ponctué par des périodes de repos ?

Y a-t-il un grand final, plus intéressant que tout le reste ?

Quels changements pourraient produire une meilleure courbe d’intérêt ?

Y a-t-il une structure fractale dans ma courbe d’intérêt ? Devrait-il y en avoir une ?

Est-ce que mes intuitions à propos de la courbe d’intérêt coïncident avec la courbe d’intérêt
observée des joueurs ? Si je demande aux testeurs de dessiner une courbe d’intérêt, à quoi
ressemblera-t-elle ?

Puisque tous les joueurs sont différents, il peut être opportun d’utiliser l’objectif de la courbe d’intérêt
conjointement avec l’objectif #16 : l’objectif du joueur, en créant ainsi une courbe d’intérêt unique pour
chaque type de joueur auquel votre jeu est destiné.

Qu’est-ce qui engendre de l’intérêt ?


À ce point, il se peut que votre cerveau gauche analytique se demande : “J’aime ces courbes et ces
graphiques, mais comment puis-je évaluer objectivement combien quelque chose est intéressant pour une
autre personne ? Tout ça semble réellement très émotionnel !” Et c’est effectivement très émotionnel.
Beaucoup de personnes se demandent ce que sont les “unités d’intérêt”. Mais il n’y a pas de bonne réponse
à cela ; il n’existe pas encore d’amusomètre permettant de faire des mesures en “millifuns”. Mais ce n’est
pas réellement un problème, car tout ce qui nous importe en réalité ce sont les changements relatifs de
l’intérêt ; l’intérêt absolu est moins important.

Pour déterminer le niveau d’intérêt, vous devez faire cette expérience par vous-même, en utilisant votre
empathie et votre imagination, et en exploitant les capacités du cerveau droit autant que celles du gauche.
Au-delà, votre cerveau gauche pourrait être content de savoir que l’intérêt global peut être décomposé en
plusieurs autres facteurs. Il y a de nombreuses façons de faire cela, mais j’aime pour ma part utiliser ces
trois-là :

Facteur #1 : L’intérêt inhérent


Certains événements sont simplement plus intéressants que d’autres. Généralement, le risque est plus
intéressant que la sécurité, la sophistication est plus intéressante que la simplicité, et l’inhabituel est plus
intéressant que l’ordinaire. Une histoire à propos d’un homme qui se bat contre un alligator a de fortes
chances de susciter plus d’intérêt que l’histoire d’un homme en train de manger un jambon-beurre. Nous
avons tout simplement des pulsions internes qui nous poussent à être plus intéressés par certaines choses
plutôt que par d’autres. L’objectif #4 : l’objectif de la curiosité est utile lorsqu’on cherche à évaluer un
intérêt inhérent, mais c’est un concept suffisamment utile pour qu’il ait son propre objectif.

Objectif #62 : L’intérêt inhérent

Certaines choses sont tout naturellement intéressantes. Utilisez cet objectif pour être sûr que votre jeu a
des qualités intéressantes par nature en vous posant ces questions :

Quels aspects de mon jeu vont capter l’intérêt du joueur immédiatement ?

Est-ce que mon jeu permet au joueur de voir ou de faire quelque chose qu’il n’a jamais vu ou
fait avant ?

À quels instincts de base mon jeu fait-il appel ? Pourrait-il s’appuyer sur un plus grand
nombre encore ?

À quels instincts plus évolués mon jeu fait-il appel ? Pourrait-il s’appuyer sur un plus grand
nombre encore ?

Est-ce qu’un changement dramatique et l’anticipation d’un changement dramatique sont


présents dans mon jeu ? Comment cela pourrait-il être encore plus dramatique ?

Ces événements ne marchent cependant pas seuls. Ils se construisent en se chevauchant les uns les autres,
créant ce qui est souvent appelé un “arc narratif”. Une partie de l’intérêt inhérent des événements dépend
de la façon dont ils sont reliés les uns aux autres. Par exemple, dans l’histoire de Boucle d’or et des trois
ours, la plupart des événements dans l’histoire ne sont pas très intéressants : Boucle d’or mange du gruau,
s’assoit sur des chaises, et fait une sieste. Mais ces événements ennuyeux rendent possible la partie la plus
intéressante de l’histoire dans laquelle les ours découvrent que leur maison a été dérangée.

Facteur #2 : La poésie de la présentation


Ceci se réfère aux éléments esthétiques de l’expérience de divertissement. Plus les éléments artistiques
utilisés pour présenter l’expérience sont beaux – que ce soit de l’écriture, de la musique, de la danse, de la
comédie, de la cinématographie, de la conception graphique, etc. –, et plus les clients de l’expérience la
trouveront intéressante et convaincante. Bien sûr, si vous donnez une magnifique présentation à quelque
chose qui est déjà intéressant par nature, le résultat n’en sera que meilleur. Nous discuterons un peu plus
de cette notion au Chapitre 20, mais nous pouvons déjà ajouter cette idée très utile à notre boîte à outils.

Objectif #63 : La beauté


Nous aimons prendre part à des expériences d’une grande beauté. Utilisez cet objectif pour faire de
votre jeu un éternel plaisir en vous posant ces questions :

Quels sont les différents éléments constitutifs de mon jeu ? Comment chacun peut-il être
encore plus beau ?

Certaines choses ne sont pas belles par nature, mais le deviennent par un jeu de
combinaisons. Comment les éléments de mon jeu peuvent-ils être combinés de façon belle et
poétique ?

Quelle est la signification de la beauté dans le contexte de mon jeu ?

Facteur #3 : La projection
Il s’agit de la capacité à pousser un client à utiliser ses pouvoirs d’empathie et d’imagination pour arriver à
se fondre dans votre expérience. Ce facteur est crucial pour comprendre la similitude de l’histoire et du
gameplay, et nécessite quelques explications.

FIGURE
14.8

Prenez l’exemple de la loterie (un événement ayant un intérêt inhérent). Si un étranger gagne à la loterie,
vous allez probablement être moyennement intéressé par l’information. Si c’est l’un de vos amis qui gagne
à la loterie, vous allez être déjà beaucoup plus intéressé. Mais si c’est vous qui gagnez à la loterie, vous serez
sans aucun doute suffisamment intéressé par l’événement pour focaliser entièrement votre attention
dessus. Les événements qui nous arrivent sont tout simplement plus intéressants que les événements qui
arrivent à d’autres.

Vous pourriez penser que cela désavantage les scénaristes, puisque les histoires qu’ils racontent parlent
généralement de quelqu’un d’autre, quelqu’un dont vous n’avez jamais entendu parler, et même souvent
quelqu’un qui n’existe même pas. Cependant, les scénaristes savent que leurs clients ont un pouvoir
d’empathie, la capacité de se projeter à la place d’une autre personne. Une part importante de l’art du
scénario est de créer des personnages auxquels les clients pourront facilement s’identifier, puisque plus les
clients peuvent se projeter dans les personnages, et plus les événements qui leur arrivent deviennent
intéressants. Quand vous commencez pratiquement n’importe quelle expérience de divertissement, les
personnages qui en font partie sont des étrangers. Au fur et à mesure que vous apprenez à les connaître, ils
deviennent comme vos amis, et vous commencez à vous intéresser à ce qui leur arrive, et votre intérêt pour
des événements qui les impliquent augmente. À partir d’un moment, vous pouvez même vous mettre
mentalement à leur place, vous plaçant alors dans une situation de projection.

Lorsqu’on essaye de construire une projection, l’imagination est aussi importante que l’empathie. Les
humains existent dans deux mondes : le monde de la perception tourné vers l’extérieur, et le monde de
l’imagination tourné vers l’intérieur. Ce monde n’a pas besoin d’être réaliste (bien qu’il puisse l’être), mais
d’être cohérent. Quand le monde est cohérent et convaincant, il remplit l’imagination du client, et
mentalement, celui-ci est alors capable d’y entrer. On dit souvent que le client est “immergé” dans le
monde. Ce genre d’immersion améliore la projection, en augmentant significativement l’intérêt général du
client. Le fait que celui-ci accepte de mettre de côté son incrédulité lui permet de rester immergé dans le
monde de l’histoire. Mais cet état est fragile. Une seule petite contradiction suffit à ramener le client à la
réalité et à “le faire sortir” de l’expérience.

Les formes épisodiques de divertissement, comme les feuilletons télévisés, les sitcoms et les fictions en
plusieurs parties, tirent parti du pouvoir de projection en créant des personnages et un monde qui sont
persistants d’une expérience à la suivante. Les clients engagés dans la série sont déjà familiarisés avec les
personnages et les lieux de l’action, et chaque fois qu’ils vivent l’expérience d’un nouvel épisode, leur
projection augmente, et le monde imaginaire devient “plus réel”. Cette stratégie épisodique peut cependant
rapidement subir un retour de bâton, si le créateur ne parvient pas à maintenir l’intégrité des personnages
et du monde. Si de nouveaux aspects du monde viennent contredire des aspects précédemment établis, ou
si des personnages habituels font ou disent des choses qui ne “collent pas avec leurs personnages” pour
servir l’histoire d’un nouvel épisode, alors l’épisode est compromis, mais également la totalité du monde
imaginaire dans lequel l’histoire prend place. Du point de vue du client, un seul mauvais épisode peut
gâcher l’intégralité de la série, puisque les personnages et l’action compromis continueront de sonner faux
pendant tout le reste des épisodes, et il sera alors très difficile pour le client de maintenir sa projection.

Un autre moyen d’améliorer la projection du joueur dans le monde que vous avez créé est de proposer de
multiples façons d’entrer dans ce monde. Beaucoup de personnes pensent que les jouets et les jeux basés
sur des séries télévisées, ou des films populaires, ne sont rien d’autre qu’une façon de plus de gagner de
l’argent en s’engouffrant dans une brèche ouverte par un succès commercial. Mais ces jouets et ces jeux
peuvent être de nouvelles façons pour les enfants d’accéder au monde imaginaire établi. Les jouets leur
permettent de passer plus de temps dans ce monde. Et plus ils passent de temps à imaginer qu’ils y sont,
plus leur projection dans ce monde et dans ces personnages grandit. Nous en parlerons plus au Chapitre
17.

Les divertissements interactifs ont un avantage encore plus remarquable en termes de projection. Le client
peut être le personnage principal. Les événements arrivent en réalité au client et en deviennent par là
même bien plus intéressants. Aussi, contrairement aux divertissements basés sur des histoires, dans
lesquels le monde imaginaire existe uniquement dans l’imagination du client, les divertissements
interactifs créent un chevauchement significatif de la perception et de l’imagination, permettant au client
de manipuler et de changer directement le monde de l’histoire. C’est pour cela que les jeux vidéo peuvent
présenter des événements avec peu d’intérêt ou de poésie inhérents, en arrivant malgré tout à rester
convaincants pour les joueurs. Ce qui manque en intérêt inhérent et en poésie de la présentation, ils le
rattrapent souvent par la projection.

Nous discuterons un peu plus de la projection auChapitre 18, lorsque nous parlerons des avatars, mais
voyons maintenant notre nouvel objectif.

Objectif #64 : La projection

Projeter son imagination dans une expérience indique qu’on l’apprécie. Quand le joueur fait ça, le plaisir
procuré par l’expérience augmente significativement, dans une sorte de cercle vertueux. Pour déterminer
si votre jeu se prête bien à la projection de vos joueurs, posez-vous ces questions :

À quels éléments de mon jeu les joueurs peuvent-ils se rattacher ? Puis-je en ajouter de
nouveaux ?

Qu’est-ce qui dans mon jeu capture l’imagination du joueur ? Que puis-je ajouter d’autre ?

Y a-t-il des endroits dans mon jeu que les joueurs ont toujours eu envie de visiter ?

Les joueurs sont-ils amenés à être un personnage dans la peau duquel ils peuvent s’imaginer
?

Y a-t-il d’autres personnages dans le jeu que les joueurs aimeraient rencontrer (ou espionner)
?

Les joueurs sont-ils amenés à faire des choses qu’ils aimeraient faire dans la vraie vie, mais
qu’ils ne peuvent pas ?

Y a-t-il une activité dans le jeu qui, une fois que le joueur a commencé à la faire, est difficile à
arrêter ?

Exemples de facteurs d’intérêt


Pour nous assurer que la relation entre les facteurs d’intérêt est claire, comparons différentes expériences
de divertissement.

Certains artistes de rue courageux attirent l’attention en jonglant avec des tronçonneuses en marche. C’est
un événement intéressant en soi. Il est difficile de ne pas au moins regarder quand le spectacle se déroule à
proximité. Cependant la poésie avec laquelle le spectacle est présenté est généralement assez limitée. Il y a
malgré tout un peu de projection, car il est assez facile d’imaginer ce qu’il se passerait si les artistes
attrapent le mauvais côté de la tronçonneuse. Et quand vous assistez au spectacle en personne, la
projection est encore plus grande.

FIGURE
14.9

Voyons maintenant l’exemple d’un concert de violon. Les événements (deux bouts de bois frottés l’un
contre l’autre) ne sont pas intéressants en soi, et la projection est généralement peu notable. Dans ce cas,
c’est la poésie qui doit porter l’expérience. Si la musique n’est pas merveilleusement jouée, la
représentation ne sera pas très intéressante. Mais il y a des exceptions. L’intérêt inhérent peut être
amélioré quand la musique est bien structurée, ou quand le programme de la soirée est bien organisé. Si la
musique vous transporte dans un autre endroit, ou si vous ressentez une empathie particulière pour le
musicien, il peut y avoir une projection significative (voir Figure 14.10).

Prenons maintenant le jeu vidéo populaire Tetris. Le jeu consiste globalement en une séquence
ininterrompue de blocs qui tombent. Cela laisse peu de place à un intérêt inhérent ou à une poésie de la
présentation. Cependant, la projection peut être intense. Le joueur prend toutes les décisions, et le succès
ou l’échec sont complètement liés à sa performance. C’est un raccourci que la scénarisation traditionnelle
ne peut pas emprunter. En termes d’expérience de divertissement intéressante, la grosse quantité de
projection pallie le manque de poésie ou d’intérêt inhérent (voir Figure 14.11).
FIGURE

14.10

FIGURE

14.10

En combinant l’ensemble
Certaines personnes trouvent utile de qualifier les différents types d’intérêts qu’elles ressen-tent à
différents moments de leur expérience. Cela vous permet de voir quels sont les types d’intérêts qui
retiennent le public à différents moments, en vous donnant la possibilité de créer des graphiques de ce
genre :
FIGURE

14.12

Peu importe la façon dont vous le faites, mais examiner l’intérêt qu’un joueur porte à votre jeu est la
meilleure manière de mesurer la qualité de l’expérience que vous créez. Les opinions diffèrent parfois
quant à la meilleure forme de courbe d’intérêt, mais ce qui est sûr, c’est que si vous ne faites pas l’effort de
prendre un peu de recul par rapport à votre expérience pour en dessiner une courbe d’intérêt réaliste, vous
risquez de vous focaliser sur l’arbre qui cache la forêt. Si vous prenez l’habitude de créer des courbes
d’intérêt, vous aurez un regard sur la conception que d’autres n’auront probablement pas.

Mais un problème se profile. Les jeux ne suivent pas toujours le même modèle d’expérience. Ils ne sont pas
linéaires. Et si c’est vrai, alors comment les courbes d’intérêt pourraient-elles nous être d’une quelconque
utilité ? Pour répondre à cette question du mieux possible, nous devons d’abord parler un peu de la plus
traditionnelle des expériences linéaires de divertissement.
15
L’histoire est une forme d’expérience

FIGURE

15.1

Dieu n’a jamais écrit un bon scénario de sa vie.

– Kurt Vonnegut, Le Berceau du chat

La dualité histoire/jeu
e
À l’aube du XX siècle, les physiciens commencèrent à remarquer quelque chose de très étrange. Ils
s’aperçurent que les vagues électromagnétiques et les particules subatomiques, qui étaient depuis
longtemps considérées comme un phénomène bien compris, interagissaient de façon inattendue. Des
années de théorisation, d’expérimentation, et encore de théorisation amenèrent à une conclusion étrange :
les vagues et les particules étaient une seule et même chose… toutes les deux des manifestations d’un seul
phénomène. Cette “dualité vague/particule” mit à mal les fondations de la connaissance sur la matière et
l’énergie, et nous fit clairement prendre conscience que nous ne connaissions pas aussi bien l’univers que
nous le pensions.

Nous sommes maintenant au début du siècle suivant, et les scénaristes doivent faire face à une énigme
identique. Avec l’avènement des jeux sur ordinateur, l’histoire et le gameplay, deux vieux domaines régis
par des règles très différentes, semblent montrer une dualité analogue. Les scénaristes doivent à présent
faire face à un médium avec lequel ils ne peuvent pas être certains du chemin qu’empruntera leur histoire,
de la même manière que les physiciens découvrirent qu’ils ne pouvaient plus être certains du chemin que
prendraient leurs électrons. Les deux groupes peuvent maintenant uniquement parler en termes de
probabilité.

Du point de vue historique, les histoires ont toujours été des expériences linéaires pouvant être appréciées
par un individu, et les jeux ont toujours été des expériences avec plusieurs résultats possibles pouvant être
appréciées par un groupe. L’introduction de jeux sur ordinateur destinés à des joueurs solitaires commença
à mettre à mal ces paradigmes. Les premiers jeux sur ordinateur étaient tout simplement des jeux
traditionnels, comme le morpion ou les échecs, mais avec un ordinateur comme adversaire. Au milieu des
années 1970, des jeux d’aventure avec des scénarios commencèrent à apparaître, laissant le joueur devenir
le personnage principal d’une histoire. Des milliers de tentatives de combinaison de l’histoire et du
gameplay commencèrent alors à être mises en place. Certaines utilisaient des ordinateurs et de
l’électronique, d’autres des crayons et du papier. Certains de ces essais furent de grands succès, d’autres
des échecs complets. Ce que ces essais prouvèrent en tout cas, c’est qu’il était possible de créer des
expériences ayant des éléments à la fois d’histoire et de gameplay. Ce qui mit à mal la présomption que les
histoires et les jeux sont gouvernés par des règles différentes.

Il y a toujours un débat à propos de la relation entre l’histoire et le gameplay. Certaines personnes sont
tellement orientées “histoire” que, pour elles, ajouter du gameplay ne peut que nuire à une bonne histoire.
D’autres pensent l’inverse : qu’un jeu avec des éléments scénaristiques forts a été en quelque sorte dégradé.
D’autres encore préfèrent une approche équilibrée. Le game designer Bob Bates m’a dit un jour :
“L’histoire et le gameplay sont comme l’huile et le vinaigre. Théoriquement ils ne se mélangent pas, mais si
tu les mets dans une bouteille et les secoues très fort, ils deviennent très bons sur une salade.”

En mettant la théorie de côté et en regardant attentivement les jeux que les gens apprécient vraiment, il ne
peut y avoir aucun doute quant à l’importance d’une histoire pour enrichir le gameplay, car la plupart des
jeux ont des éléments scénaristiques forts, et les jeux sans aucun scénario sont très rares. Certaines
histoires sont des contes épiques, très denses, comme les scénarios très élaborés de la série des Final
Fantasy. D’autres contiennent des histoires brèves et subtiles. Prenons par exemple le jeu des échecs : c’est
un jeu qui pourrait être complètement abstrait, mais il ne l’est pas. Il a une couche scénaristique
extrêmement fine dans laquelle il est question de deux royaumes médiévaux se livrant bataille. Et même les
jeux n’ayant pas d’histoire du tout tendent à pousser les joueurs à en inventer une pour leur donner un
contexte. J’ai récemment joué avec des enfants en âge d’aller à l’école au poker menteur, qui est un jeu de
dés complètement abstrait. Ils ont aimé le jeu, mais après quelques parties, l’un d’eux a dit : “Faisons
comme si nous étions des pirates, et que nous jouions pour nos âmes !”, ce qui fut accueilli avec
enthousiasme par l’ensemble de la table.

Au final, bien sûr, nous nous fichons un peu de créer des histoires ou des jeux : nous voulons créer des
expériences. Les histoires et les jeux peuvent être pensés comme des outils aidant à la création
d’expériences. Dans ce chapitre, nous discuterons de la façon dont les histoires et les jeux peuvent être
combinés et nous verrons quelles techniques marchent le mieux pour créer des expériences que ni une
histoire sans jeu ni un jeu sans histoire ne pourraient créer seuls.

Le mythe de la distraction passive


Avant d’aller plus loin, je voudrais traiter du mythe persistant que les scénarios interactifs sont
complètement différents des scénarios traditionnels. J’aurais cru qu’à l’époque actuelle, avec des jeux
scénarisés rapportant des milliards d’euros chaque année, cette vieille idée reçue aurait été considérée
comme obsolète et oubliée depuis longtemps. Malheureusement, elle semble revenir, comme de la
mauvaise herbe, dans l’esprit de chaque nouvelle génération de game designers débutants.
L’argumentation se déroule généralement comme ça :

Les histoires interactives sont fondamentalement différentes des histoires non interactives, parce que dans
ces histoires non interactives, on est complètement passif, juste assis sans rien faire pendant que l’histoire
se déroule, avec ou sans nous.

À ce moment-là, la personne qui s’exprime finit généralement de souligner son point de vue avec les yeux
brillants et sans cacher son enthousiasme débordant :

D’un autre côté, dans les histoires interactives, on est actif et impliqué, prenant en permanence des
décisions. On fait des choses, et on ne fait pas que les observer passivement. Vraiment, le scénario
interactif est une forme d’art fondamentalement nouvelle, et par conséquent, les concepteurs interactifs
ont peu à apprendre des scénaristes traditionnels.

L’idée que les mécaniques d’écriture traditionnelles, qui sont intimement liées à la capacité humaine à
communiquer, sont en quelque sorte annulées par l’interactivité est absurde. C’est une histoire mal écrite
ou mal racontée qui n’arrive pas à inciter le lecteur à penser et à prendre des décisions durant son récit.
Quand on est engagé dans n’importe quel type d’histoire, interactive ou non, on prend continuellement des
décisions : “Que va-t-il arriver après ?”, “Qu’est-ce que le héros devrait faire ?”, “Où est donc passé ce lapin
?”, “N’ouvre pas cette porte !” La différence tient uniquement dans la capacité du participant àagir. Le
désir d’agir et toutes les pensées et émotions que cela implique sont présents dans les deux types
d’histoires. Un maître dans l’art de raconter des histoires sait comment créer ce désir dans l’esprit de celui
qui l’écoute, et sait exactement comment et quand (ou quand ne pas) l’assouvir. Cette capacité se transpose
bien dans les médias interactifs, bien qu’elle soit rendue plus difficile à exercer parce que le scénariste doit
prédire, compter sur, répondre à, et intégrer en douceur les actions du participant dans l’expérience.

En d’autres termes, bien que le scénario interactif soit plus difficile à gérer que le scénario traditionnel, il
n’est en aucun cas fondamentalement différent. Et puisque l’histoire est une partie importante de tellement
de jeux, les game designers seraient bien inspirés d’apprendre tout ce qu’ils peuvent sur les techniques
traditionnelles d’écriture de scénarios.

Le rêve
“Mais attend !, vous entends-je me dire. J’ai le rêve d’un magnifique scénario interactif, un rêve qui s’élève
bien au-delà du simple gameplay, un rêve dans lequel une magnifique histoire qui est racontée est
également complètement interactive, et qui donne l’impression aux participants qu’ils sont dans le
meilleur film jamais réalisé, tout en ayant une liberté totale d’action, de pensée et d’expression ! Mais
assurément, ce rêve ne peut être atteint si nous continuons à imiter les formes passées d’histoire et de
gameplay.”

Et j’admets que c’est un rêve fantastique, un rêve à l’origine de nombreuses tentatives fascinantes dans le
domaine de l’histoire interactive. Mais pour l’instant, personne n’a réussi ne serait-ce qu’à s’approcher de
la réalisation de ce rêve. Mais ceci n’a pas empêché les gens de créer des expériences d’histoires interactives
réellement merveilleuses, plaisantes et mémorables, même si elles sont quelque peu limitées dans leur
structure et dans la liberté qu’elles donnent aux participants.

Brièvement, nous allons parler des raisons pour lesquelles ce rêve n’est pas devenu une réalité, et risque de
ne jamais le devenir. Mais tout d’abord, parlons de ce qui marche.

La réalité

Méthode de terrain #1 : Le collier de perles


Pour tous les grands rêves de scénario interactif, il y a deux méthodes qui dominent le monde du game
design. La première et la plus présente dans les jeux vidéo est couramment appelée “méthode du collier de
perles”, ou parfois “méthode des rivières et des lacs”. Elle est appelée comme cela parce qu’elle peut être
visuellement représentée ainsi :

FIGURE
15.2

L’idée est qu’une histoire complètement non interactive (le collier) est présentée sous la forme d’un texte,
d’un diaporama ou d’une séquence animée, puis l’occasion est donnée au joueur de se déplacer et d’agir
librement (la perle) avec un but précis à l’esprit. Quand le but est atteint, le joueur voyage le long du collier
via une autre séquence non interactive, jusqu’à la perle suivante, etc. En d’autres termes, scène
cinématique, niveau de jeu, scène cinématique, niveau de jeu…

De nombreuses personnes reprochent à cette méthode de ne “pas être réellement une histoire interactive”,
mais les joueurs apprécient ce genre d’expérience. Et ce n’est pas vraiment étonnant. La méthode du collier
de perles donne aux joueurs une expérience dans laquelle ils peuvent profiter d’une histoire finement
ouvragée, ponctuée par des périodes d’interactivité et de challenges. Quelle est la récompense pour avoir
surmonté un challenge ? Plus d’histoire et de nouveaux challenges. Bien qu’il puisse être sujet à la
moquerie de certains snobs, c’est un petit système qui marche très bien et arrive à créer un bon équilibre
entre le gameplay et l’histoire.

Méthode de terrain #2 : La machine à histoires


Pour comprendre cette méthode, nous devons examiner et réfléchir sur ce qu’est une histoire. Ce n’est rien
de plus qu’une séquence d’événements que quelqu’un raconte à quelqu’un d’autre. “je n’avais plus de
chewing-gum, donc je suis allé au supermarché” est une histoire. Juste une histoire pas très intéressante.
Un bon jeu cependant a tendance à générer des séries d’événements qui sont intéressants, et souvent
tellement intéressants que quelqu’un qui les a vécus voudra les raconter à quelqu’un d’autre. De ce point de
vue, un bon jeu est comme une machine à histoires, générant des séquences d’événements très
intéressants. Pensez aux millions d’histoires qui ont été générées par le football ou par le golf. Les
concepteurs de ces jeux n’ont jamais eu ces histoires en tête quand ils les ont créés, mais leurs jeux les ont
générées malgré tout. Curieusement, plus le concepteur introduit d’éléments scénarisés dans son jeu
(comme avec le collier de perles), et moins celui-ci a de chances de générer d’autres histoires. Certains jeux
vidéo, comme Les Sims ou Roller Coaster Tycoon, sont conçus spécifiquement pour être des générateurs
d’histoires, et sont très efficaces dans ce sens. Certaines critiques disent de ces jeux qu’ils ne sont pas
réellement des “histoires interactives”, parce que les histoires n’ont pas d’auteur. Mais cela nous importe
peu, car tout ce que nous voulons c’est créer de grandes expériences. Si quelqu’un fait l’expérience de
quelque chose qu’il considère comme une grande histoire, sans qu’elle n’ait d’auteur, cela diminue-t-il
l’impact de l’expérience ? Certainement pas. En fait, il est intéressant de se demander ce qui représente le
plus de challenge : créer une grande histoire ou créer un système qui génère de grandes histoires quand
des personnes interagissent avec ? Dans tous les cas, c’est une puissante méthode de narration interactive
qui ne devrait pas être laissée de côté. Utilisez cet objectif pour déterminer comment faire de votre jeu un
meilleur générateur d’histoires.

Objectif #65 : La machine à histoires

Un bon jeu est une machine qui génère des histoires quand les gens jouent avec. Pour vous assurer
que votre machine à histoires est aussi productive que possible, posez-vous ces questions :

Quand les joueurs ont différentes possibilités d’atteindre leurs buts, cela permet l’émergence
d’histoires nouvelles et différentes. Comment puis-je ajouter encore plus de ces possibilités ?

Différents conflits mènent à différentes histoires. Comment puis-je permettre l’émergence de


plus de types de conflits dans mon jeu ?

Quand les joueurs peuvent personnaliser les personnages et leur environnement, ils
attachent plus d’importance à l’issue de l’histoire, et des histoires pourtant semblables
peuvent donner l’impression d’être très différentes. Comment puis-je laisser les joueurs
personnaliser l’histoire ?

Les bonnes histoires ont de bonnes courbes d’intérêt. Mes règles mènent-elles à des histoires
ayant de bonnes courbes d’intérêt ?

Une histoire n’est bonne que si vous pouvez la raconter. Comment pouvez-vous faire en sorte
que vos joueurs aient envie de raconter leur histoire à quelqu’un ?

En termes de méthodes de narration interactive, celles que nous venons d’évoquer couvrent probablement
99 % de tous les jeux jamais créés. Et il est intéressant de noter leur nature opposée. Le collier de perles
nécessite qu’une histoire linéaire soit créée à l’avance, et la machine à histoires fonctionne mieux quand
aussi peu d’éléments narratifs que possible ont été mis en place à l’avance. “Mais il y a sûrement quelque
chose entre les deux !, entendsje le rêveur se lamenter. Aucune de ces deux méthodes ne correspond au
véritable rêve de la narration interactive ! La première méthode n’est qu’un chemin linéaire, et la seconde
n’est même pas réellement de la narration, c’est juste du game design ! Et qu’en est-il de ma vision d’une
merveilleuse histoire aux nombreuses ramifications, pleine de personnages contrôlés par une intelligence
artificielle, et des dizaines de fins satisfaisantes, pour qu’un joueur veuille en profiter encore et encore ?”

Et c’est une bonne question. Pourquoi cette vision n’est-elle pas une réalité ? Pourquoi n’est-elle pas la
forme dominante de narration interactive ? Les suspects habituels (les éditeurs trop conservateurs, le
grand public faible d’esprit, les concepteurs paresseux) sont à mettre hors de cause. La raison pour laquelle
cette vision n’est pas une réalité est qu’elle est criblée de nombreux problèmes de taille n’ayant pas été
résolus à ce jour – et qui ne le seront peutêtre jamais. Ces problèmes sont réels et sérieux, et méritent donc
toute notre attention.

Les problèmes du rêve

Problème #1 : Les bonnes histoires ont une unité


Vraiment, il est très facile de faire une histoire interactive avec de nombreuses ramifications. Proposez des
choix qui mènent à d’autres choix, qui mènent à leur tour à d’autres choix. Et si vous faites cela, vous
obtiendrez tout un tas d’histoires différentes. Mais combien d’entre elles seront véritablement
intéressantes ? Quels genres de courbes d’intérêt vont-elles avoir ? Une chose dont nous sommes sûrs à
propos des bonnes histoires, c’est qu’elles ont une forte unité : le problème qui est exposé dans les cinq
premières minutes est un moteur qui entraîne tout le reste de l’histoire. Imaginez l’histoire de Cendrillon
en version interactive. “Vous êtes Cendrillon. Votre belle-mère vous a demandé de nettoyer la cheminée.
Est-ce que (a) vous le faites, ou (b) vous faites vos valises et partez ?” Si Cendrillon s’en va et finit par
devenir assistante administrative, ce n’est plus du tout l’histoire de Cendrillon. Si Cendrillon est dans une
situation aussi misérable, c’est pour pouvoir mieux en sortir d’une façon dramatique, soudaine et
inattendue. Aucune fin que vous pourriez écrire pour l’histoire de Cendrillon ne pourrait égaler celle qui
existe déjà, parce que tout le conte a été conçu comme une unité : le commencement et la fin sont d’un seul
tenant. Créer une histoire avec trente fins différentes et un début commun, qui serait le commencement
parfait de chacune d’entre elles, serait une tâche particulièrement ardue, voire quasiment impossible.
Ainsi, la plupart des histoires interactives contenant de nombreuses ramifications ont tendance à donner
l’impression d’être décousues, fragiles ou inconsistantes.

Problème #2 : L’explosion combinatoire


J’ai peur qu’il n’y ait de trop nombreuses réalités.

– John Steinbeck, Voyage avec Charley

Cela semble très simple en théorie : je vais donner aux joueurs trois choix dans cette scène, puis trois dans
la suivante, et ainsi de suite. Mais disons que votre histoire a des phases de choix sur dix étapes ; si chaque
choix amène à un événement différent, avec trois nouveaux choix, il vous faudra écrire 88 573 fins
différentes en fonction des choix que fera le joueur. Et si dix choix semblent un peu légers, et que vous
voulez que les joueurs aient vingt fois l’opportunité de faire un choix parmi trois entre le début et la fin de
l’histoire, cela signifie qu’il vous faudra écrire 5 230 176 601 fins différentes. Ces nombres ridiculement
élevés mettent en évidence l’impossibilité de créer de telles narrations interactives. Et malheureusement, la
façon la plus commune pour les scénaristes interactifs de gérer ce problème est de faire fusionner un
certain nombre de ces fins, avec quelque chose comme ceci :

FIGURE
15.3

Et cela rend certainement la narration plus facile à gérer. Mais si l’on regarde le résultat de ces fusions, on
voit clairement que, quels que soient les choix faits par le joueur, ils mènent tous au même résultat. Quelle
peut donc être la valeur de ces choix s’ils mènent tous à la même conclusion ? L’explosion combinatoire est
frustrante parce qu’elle mène à des compromis, du bricolage, et encore des compromis, pour finalement
aboutir à une histoire bancale. Et vous devez en plus écrire de nombreuses scènes qu’un certain nombre de
joueurs n’auront jamais l’occasion de voir.

Problème #3 : La déception des fins multiples


Les scénaristes interactifs ont tendance à fantasmer sur le côté merveilleux d’avoir une histoire avec de
multiples fins. Après tout, cela signifie que le joueur pourra jouer encore et encore en ayant des expériences
différentes à chaque fois ! Et comme pour de nombreux autres fantasmes, la réalité a tendance à décevoir.
De nombreux jeux ont tenté l’expérience des fins multiples pour leur histoire. Et de façon assez universelle,
le joueur finit par se demander deux choses lorsqu’il atteint l’une de ces fins.

1. “Est-ce la vraie fin ?” Ou en d’autres termes, la fin la plus heureuse, ou encore la fin la plus en accord
avec le début de l’histoire. Nous rêvons tous de pouvoir trouver un moyen d’écrire des fins différentes
qui se vaudraient toutes, mais parce que les bonnes histoires ont une unité, cela n’arrive généralement
pas. Et quand les joueurs commencent à suspecter qu’ils n’ont pas pris la bonne voie, ils arrêtent de
profiter de l’histoire et commencent à se demander ce qu’ils auraient dû faire à la place, ce qui détruit
forcément la narration. Le collier de perles a un avantage énorme dans ce cas : les joueurs sont
toujours sur le chemin de la bonne histoire, et ils le savent. N’importe quelle résolution de problème ne
peut être qu’un jalon vers une fin unique et gratifiante.
2. “Dois-je tout reprendre depuis le début pour pouvoir voir une autre fin ?” En d’autres
termes, les fins multiples vont à l’encontre de l’idée d’unité, et bien que nous aimions voir le jeu
changer significativement en fonction des choix du joueur, ce n’est quasiment jamais le cas. Et voilà
donc le joueur obligé de refaire une exploration longue et répétitive de l’arbre décisionnel de l’histoire,
qui ne sera d’ailleurs probablement pas récompensée à la hauteur de l’effort et de l’ennui occasionnés,
car il y a de fortes chances que de nombreux éléments récurrents apparaissent d’une partie à la
suivante (à cause de la gestion de l’explosion combinatoire), ce qui sera assez désastreux vu au travers
de l’objectif #2 : l’objectif de la surprise. Certains jeux ont essayé de nouveaux types d’approches pour
tenter de régler ce problème. Le fameux jeu Psychic Detective (qu’un test a un jour résumé comme
étant “l’un des pires jamais créés. Et aussi, un chef-d’œuvre”) consistait en une expérience continue de
30 minutes d’un film interactif se terminant systématiquement par la bataille psychique finale contre
le méchant, dans laquelle vos pouvoirs étaient déterminés par le chemin que vous aviez décidé de
prendre tout au long du jeu. Ainsi, pour faire le tour complet du jeu, il vous fallait y rejouer encore et
encore. Et puisque la majeure partie du jeu consistait en des vidéoclips, et que l’arbre décisionnel du
jeu comprenait de nombreux rétrécissements par lesquels vous deviez forcément passer à chaque
partie, les concepteurs avaient filmé de multiples versions des zones de rétrécissement, en changeant à
chaque fois les dialogues, mais en gardant les mêmes informations. Et aussi dur que les concepteurs
avaient travaillé pour résoudre le problème du contenu répétitif (et bien d’autres problèmes), les
joueurs avaient généralement trouvé la démarche de recommencer l’histoire interactive plutôt
ennuyeuse.

Il y a bien sûr des exceptions.Star Wars : Knights of the Old Republica mis en place un nouveau type de
choix proposé aux joueurs : ont-ils envie de jouer au jeu du “côté obscur de la force” ou du “côté lumineux”,
c’est-à-dire avec des intentions malfaisantes ou au contraire bienfaisantes ? En fonction de la voie que le
joueur choisit, il vit différentes aventures, différentes quêtes, et une fin différente. On pourrait objecter que
ce n’est pas réellement un cas de deux fins différentes à la même histoire, mais plutôt deux histoires
complètement différentes, tellement différentes qu’elles sont toutes les deux pertinentes.

Problème #4 : Pas assez de verbes


Les choses que font les personnages de jeux vidéo et celles que font les personnages dans les films et dans
les livres sont généralement assez différentes :

Verbes dans les jeux vidéo : courir, tirer, sauter, grimper, jeter, lancer, frapper, voler…

Verbes dans les films : parler, demander, négocier, convaincre, argumenter, crier, plaider, se plaindre…

Les personnages de jeux vidéo sont extrêmement limités dans leur capacité à faire quoi que ce soit
impliquant l’utilisation de leur tête. Une grande partie de ce qui se passe dans les histoires implique de la
communication, et à l’heure actuelle, les jeux vidéo sont incapables de supporter ce genre de choses. Le
game designer Chris Swain a suggéré que lorsque la technologie sera suffisamment avancée, au point que
les joueurs pourront avoir une conversation intelligente avec des personnages de jeu contrôlés par
ordinateur, cela aura un effet comparable à celui de l’introduction des images qui parlent. Soudain, un
médium qui était globalement considéré comme une nouveauté amusante devient rapidement la forme
dominante de narration culturelle. Mais pour le moment cependant, le manque de verbes utilisables dans
les jeux vidéo entrave notre capacité à les utiliser comme un support de narration.

Problème #5 : Le voyage dans le temps rend la tragédie obsolète


De tous les problèmes auxquels la narration interactive doit faire face, celui-ci est probablement le plus
négligé, le plus handicapant et le plus insoluble. La question est souvent posée : “Pourquoi les jeux vidéo ne
peuvent-ils pas nous faire pleurer ?” Et ceci pourrait bien être la réponse. Les histoires tragiques sont
souvent considérées comme la plus sérieuse, la plus importante et la plus touchante des formes d’histoire.
Malheureusement, elles sont généralement hors de portée des scénaristes d’œuvres interactives.

La liberté et le contrôle sont l’une des parties les plus excitantes de n’importe quelle histoire interactive,
mais cela a un coût terrible : le narrateur doit abandonner la notion d’inévitabilité. Dans une histoire
tragique très puissante, il y a un moment où vous prenez conscience de la chose terrible qui va se passer, et
vous vous voyez alors en train d’espérer, de prier, puis de supplier qu’elle n’arrive pas vraiment, mais vous
êtes incapable d’arrêter la course d’un destin implacable. Et cette sensation d’être emmené en chemin vers
une catastrophe annoncée est quelque chose que les histoires dans les jeux vidéo ne peuvent tout
simplement pas supporter, puisque c’est comme si chaque protagoniste avait une machine à remonter dans
le temps, et que tout événement grave pouvait toujours être réparé. Comment pourrait-on par exemple
réaliser un jeu basé sur Roméo et Juliette, dans lequel la fin de Shakespeare (ils se suicident tous les deux)
serait la “vraie” fin du jeu ?

Toutes les bonnes histoires ne sont pas tragiques bien sûr. Mais n’importe quelle expérience voulant
prétendre correspondre à la narration interactive de rêve devrait avoir au minimum un potentiel tragique.
À la place, nous avons ce que le narrateur dans Prince of Persia : Les Sables du tempsrépète à chaque fois
que le personnage meurt : “Attendez, ce n’est pas vraiment comme ça que cela s’est passé…” La liberté et la
destinée sont de parfaits opposés. Et de ce fait, toute solution à ce problème devra être forcément très
astucieuse.

Le rêve revisité
Les problèmes avec la narration interactive rêvée ne sont pas triviaux. Peut-être, un jour, des personnalités
artificielles tellement réalistes qu’il sera impossible de les différencier des humains seront impliquées
intimement dans nos histoires et dans nos expériences de jeu, mais même cela ne réglerait pas tous les
problèmes dont nous avons parlé. Pas plus qu’une séance de jeu de Donjons et Dragons, dans lequel
l’intelligence humaine est derrière chaque personnage du jeu, ne peut résoudre tous ces problèmes. Il
n’existe pas de solution magique qui permettrait de résoudre les cinq problèmes à la fois. Il ne faut pas
désespérer pour autant : la raison pour laquelle le rêve est un échec est sa nature défectueuse. Il est
défectueux parce qu’il est obsédé par l’histoire et non par l’expérience, alors que celle-ci est tout ce qui nous
intéresse. Se focaliser sur la structure de l’histoire aux dépens de l’expérience revient au même que se
focaliser trop sur la technologie, les éléments esthétiques ou sur la structure du game-play plutôt que sur
l’expérience. Cela signifie-t-il que nous devons abandonner nos rêves ? Non, nous devons juste les
améliorer. Quand vous échangez votre rêve contre celui de la création d’expériences innovantes, riches et
spirituellement enrichissantes, tout en gardant à l’esprit que vous aurez sans doute besoin pour cela de
mélanger de la narration traditionnelle et des structures de jeu de façon peu orthodoxe, le rêve peut
devenir une réalité quotidienne pour vous. Les astuces suivantes et le Chapitre 16 mettent en évidence
certains moyens de rendre les éléments de l’histoire de votre jeu aussi intéressants et captivants que
possible.

Astuces de narration pour les game designers

Astuce de narration #1 : Buts, obstacles et conflits


À Hollywood, une vieille maxime en vigueur dans le milieu des scénaristes dit que les ingrédients
principaux pour une histoire sont (1) un personnage avec un but et (2) des obstacles l’empêchant
d’atteindre ce but.

Alors que le personnage essaie de surmonter les obstacles, des conflits intéressants tendent à émerger,
particulièrement quand un autre personnage a un but contradictoire. Ce schéma simple amène à des
histoires très intéressantes parce qu’il signifie que le personnage doit s’engager dans la résolution de
problèmes (que nous trouvons très intéressante), parce que les conflits mènent à des résultats
imprévisibles, ou autrement dit à des surprises (que nous trouvons également très intéressantes), et parce
que plus gros est l’obstacle, et plus la potentialité d’un changement dramatique est élevée (ce que nous
trouvons encore une fois très intéressant).

Est-ce que ces ingrédients marchent aussi bien lorsqu’on crée des histoires pour les jeux vidéo ?
Absolument, et même peut-être plus. Nous avons déjà eu l’occasion de voir l’objectif #25 : l’objectif des
objectifs : l’objectif du personnage principal sera également le but du joueur, et sera la force le poussant à
continuer le long du collier de perles, si c’est la structure que vous désirez donner à votre jeu. Et les
obstacles auxquels le personnage devra faire face seront de la même manière les challenges proposés au
joueur. Si vous voulez que votre jeu ait une histoire bien intégrée, il est très important que leurs
composantes respectives soient cohérentes entre elles. Si vous donnez au joueur un challenge qui n’a rien à
voir avec les obstacles auxquels le personnage est confronté, alors vous affaiblirez considérablement
l’expérience. Mais si vous pouvez faire en sorte que les challenges du jeu aient un sens, tout autant que les
obstacles dramatiques rencontrés par le personnage principal, votre histoire et votre structure de jeu
fusionneront, ce qui est un grand pas vers une plus grande implication du joueur dans le scénario. Nous
avons déjà l’objectif des objectifs, voici son objectif apparenté.

Objectif #66 : L’obstacle

Un objectif sans obstacles n’a pas grand intérêt. Utilisez cet objectif pour être sûr que vos obstacles
donneront envie aux joueurs de les surmonter.

Quelle est la relation entre le personnage principal et ses objectifs ? Pourquoi sont-ils si
importants pour lui ?

Quels sont les obstacles entre le personnage et son objectif ?

Y a-t-il un antagoniste derrière les obstacles ? Quelle est la relation entre le protagoniste et
l’antagoniste ?

Les obstacles augmentent-ils graduellement en difficulté ?

On dit parfois : “Plus gros est l’obstacle, et meilleure est l’histoire.” Vos obstacles sont-ils
suffisamment gros ? Pourraient-ils l’être encore plus ?

Les bonnes histoires impliquent souvent une transformation chez le protagoniste avant de
pouvoir passer l’obstacle. Comment votre personnage se transforme-t-il ?

Astuce de narration #2 : Apportez de la simplicité et de la transcendance


Les mondes des jeux et les mondes fantastiques ont tendance à avoir en commun la façon de donner au
joueur une combinaison de simplicité (le monde du jeu est plus simple que le monde réel) et de
transcendance (le joueur est plus fort dans le monde du jeu qu’il ne l’est dans le monde réel). Cette
combinaison forte explique pourquoi certains types de mondes reviennent de manière récurrente dans les
jeux, par exemple :

Le monde médiéval. Le flot continu de mondes impliquant des combats à l’épée et de la magie
semble ne pas avoir de cesse. Ces mondes sont plus simples que celui que nous connaissons, parce que
les technologies y sont primitives. Mais il n’existe que des simulations très approximatives du Moyen
Âge : il n’y a presque systématiquement que des éléments de magie qui y sont ajoutés, et c’est d’ailleurs
cela qui permet la transcendance. Le succès continu de ce genre de mondes tient probablement au fait
qu’ils combinent la simplicité et la transcendance de façon naturelle.

Le monde futuriste. De nombreux jeux et histoires de science-fiction prennent place dans le futur.
Mais très peu sont des interprétations réalistes du futur le plus probable : avec une expansion urbaine
galopante, des voitures plus sûres, un temps de travail plus important, un départ à la retraite plus
tardif, etc. Non, le futur que nous voyons dans ces mondes est généralement plutôt post-apocalyptique.
C’est-à-dire qu’une bombe a explosé, ou alors nous sommes sur une étrange planète-frontière, et le
monde est bien plus simple. Et bien sûr nous avons accès à des technologies avancées, qui sont, comme
le remarquait Arthur C. Clarke, identiques à la magie, au moins en termes de transcendance.

Le monde en guerre. Pendant la guerre, les choses sont plus simples, puisque toutes les règles
normales et les lois sont mises de côté. Et la transcendance vient de l’arsenal puissant qui laisse les
participants devenir comme des dieux, en décidant qui doit vivre ou mourir. Dans la réalité, la guerre
est une horreur, mais dans une réalité fantasmée, elle donne au joueur des sentiments puissants de
simplicité et de transcendance.

Le monde moderne. Il n’est pas très courant que l’histoire d’un jeu se passe dans un contexte
moderne, sauf dans les cas où le joueur est doté d’un pouvoir bien plus puissant que la normale. Ceci
peut être obtenu de plusieurs façons. La série Grand Theft Auto utilise la vie d’un criminel pour donner
à la fois de la simplicité (la vie est plus simple quand vous n’avez pas à obéir aux lois) et de la
transcendance (vous êtes plus puissant quand vous n’obéissez pas aux lois). Le jeu Les Sims crée une
version simplifiée de la vie sous la forme d’une maison de poupée, et il donne au joueur la
transcendance de pouvoirs divins pour contrôler les personnages dans le jeu.

La simplicité et la transcendance forment une combinaison puissante, mais qui est facilement bâclée.
Utilisez cet objectif pour vous assurer de les combiner de la bonne façon.
Objectif #67 : La simplicité et la transcendance

Pour vous assurer que vous avez le bon mélange de simplicité et de transcendance, posezvous ces
questions :

De quelle façon mon monde est-il plus simple que le monde réel ? Peut-il l’être d’autres
façons encore ?

Quel genre de pouvoir transcendant est-ce que je donne au joueur ? Comment puis-je lui en
donner encore plus sans pour autant enlever le challenge du jeu ?

Ma combinaison de simplicité et de transcendance manque-t-elle de naturel, ou bien


procure-t-elle au joueur un moyen particulier d’assouvir ses désirs ?

Astuce de narration #3 : Pensez au voyage du héros


En 1949, le spécialiste des mythes joseph Campbell publia son premier livre,Le héros aux mille et un
visages. Il y décrit une structure sous-jacente que la plupart des histoires mythologiques semblent
partager, et qu’il appelle le monomythe, ou voyage du héros. Il explique en détail comment cette structure
se retrouve dans les histoires de Moïse, de Bouddha, du Christ, de l’Odyssée, de Prométhée, d’Osiris, et
beaucoup d’autres encore. De nombreux écrivains et artistes trouvèrent une source d’inspiration dans le
travail de Campbell. L’un des plus célèbres est George Lucas, qui basa la structure de Star Wars sur les
structures décrites par Campbell, avec le succès qu’on connaît.

En 1992, Christopher Vogler, scénariste et producteur hollywoodien, publia un livre intituléLe Guide du
scénariste, qui se voulait un guide pratique pour écrire des histoires en utilisant les archétypes décrits par
Campbell. Le livre de Vogler n’est pas aussi savant que le texte de Campbell, mais il est bien plus pratique
et accessible en tant que guide pour les écrivains qui voudraient utiliser le voyage du héros comme
structure de base de leur histoire. Il est dit que les frères Wachowski, qui ont écrit Matrix (qui suit assez
clairement le modèle du voyage du héros), se sont servis du livre de Vogler comme d’un guide. Mais aussi
accessible que le texte soit, il est souvent critiqué pour trop verser dans le stéréotype, et pour vouloir faire
entrer trop d’histoires dans une seule formule, quitte à ce que ce soit parfois tiré par les cheveux.
Cependant, beaucoup de personnes considèrent qu’il leur donne des idées intéressantes sur la structure
des histoires héroïques.

Puisque tellement de jeux vidéo tournent autour du thème de l’héroïsme, il est tout à fait logique que le
voyage du héros soit une structure utile pour créer un bon scénario de jeu vidéo. Mais de nombreux livres
et une pléthore de sites Internet décrivent déjà comment structurer une histoire en se basant sur le voyage
du héros, aussi je n’en donnerai ici qu’un rapide aperçu.

Le synopsis de Vogler concernant le voyage du héros

1. Le monde ordinaire. Des scènes sont mises en place pour montrer que notre héros est une
personne normale et menant une existence ordinaire.
2. L’appel de l’aventure. Le héros est confronté à un challenge qui bouleverse sa vie ordinaire.
3. Le refus de l’appel. Le héros trouve des excuses pour ne pas partir à l’aventure.
4. Rencontre avec le mentor. Un personnage sage donne des conseils, entraîne, ou assiste le héros.
5. Le franchissement du seuil. Le héros quitte le monde ordinaire (souvent sous la contrainte) et
entre dans le monde de l’aventure.
6. Tests, alliés, ennemis. Le héros fait face à des challenges peu importants, se fait des alliés, est
confronté à des ennemis, et apprend les rouages du monde de l’aventure.
7. L’approche de la grotte. Le héros fait face à des retours de fortune et doit essayer quelque chose de
nouveau.
8. L’épreuve. Le héros doit faire face à une épreuve extrême dans laquelle il risque sa vie.
9. La récompense. Le héros survit, dépasse ses peurs, et obtient la récompense.
10. Le chemin du retour. Le héros retourne dans le monde ordinaire, mais les problèmes ne sont
toujours pas résolus.
11. La résurrection. Le héros fait face à une crise sans précédent, et doit utiliser tout ce qu’il a appris au
fil de son aventure.
12. Le retour avec l’élixir. Le voyage est maintenant réellement fini, et le succès du héros a permis
d’améliorer la vie de tous dans le monde ordinaire.

Vous n’êtes pas obligé d’avoir l’intégralité de ces douze étapes dans votre histoire héroïque, vous pouvez
raconter une bonne histoire avec plus ou moins d’étapes, ou dans un ordre différent.

Sinon il est aussi intéressant de noter la forme que prend le voyage du héros vu à travers l’objectif #61 :
l’objectif de la courbe d’intérêt ; elle vous paraîtra sans doute familière.

Certains scénaristes se sentent offensés à l’idée qu’un bon scénario pourrait être obtenu avec l’aide d’une
formule. Mais le voyage du héros n’est pas tant une formule, garantissant la création d’une histoire
captivante, que la forme que de nombreuses histoires captivantes ten-dent à prendre. Il faut y penser
comme à un squelette. De la même manière que les humains présentent une immense variété dans leur
apparence, bien qu’ils aient tous les mêmes 208 os, les histoires héroïques peuvent prendre des millions de
formes malgré une structure interne plus ou moins commune.

La plupart des scénaristes semblent se mettre d’accord sur le fait qu’utiliser le voyage du héros comme
point de départ pour l’écriture d’une histoire n’est pas une très bonne idée. Ainsi que Bob Bates le souligne
:

Le voyage du héros n’est pas une boîte à outils que vous pouvez utiliser pour résoudre chaque problème
de l’histoire. Il est un peu comme un testeur de circuits. Vous pouvez le connecter aux deux extrémités
d’un problème dans votre histoire, et vérifier s’il y a suffisamment de courant mythique qui y passe. et si
vous n’avez pas assez de jus, il peut aider à mettre le doigt sur la source du problème.

Il vaut donc mieux d’abord écrire votre histoire, puis si vous vous apercevez qu’elle a des éléments en
commun avec le monomythe, vous pouvez alors passer un peu de temps à vous demander si elle pourrait
être améliorée en suivant certaines des structures archétypales et autres éléments du voyage du héros de
manière plus poussée. En d’autres termes, utilisez le voyage du héros comme un objectif.
Objectif #68 : Le voyage du héros

De nombreuses histoires héroïques ont une structure identique. Utilisez cet objectif pour vous assurer
que vous n’avez pas oublié certains éléments qui pourraient améliorer votre histoire. Posez-vous ces
questions :

Est-ce que mon histoire a des éléments qui la qualifient pour la catégorie des histoires
héroïques ?

Si c’est le cas, comment se compare-t-elle à la structure du voyage du héros ?

Est-ce que mon histoire pourrait être améliorée en y ajoutant plus d’éléments archétypaux ?

Est-ce que mon histoire correspond tellement bien dans sa forme au voyage du héros qu’elle
semble en être un cliché ?

Astuce de narration #4 : Mettez votre histoire au travail !


Comme nous l’avons vu au Chapitre 4, il est possible de commencer un concept à partir de n’importe quel
coin de la tétrade : l’histoire, le gameplay, la technologie, ou les éléments esthétiques. Et de nombreux
concepts commencent avec une histoire. Cependant, suivre cette histoire trop fidèlement, aux dépens des
autres éléments, est une erreur commune, et une erreur un peu idiote puisque l’histoire est en quelque
sorte l’élément le plus facile à modifier ! Les éléments de l’histoire peuvent la plupart du temps être
changés uniquement en quelques mots, quand changer des éléments de gameplay peut prendre des
semaines d’équilibrage, et changer des éléments de technologie peut demander des mois de
reprogrammation.

J’ai entendu une histoire où les développeurs d’un jeu 3D parlaient de leurs problèmes concernant certains
éléments de développement. Leur jeu consistait à faire voler un vaisseau au-dessus d’une planète et à
détruire les vaisseaux ennemis. Le jeu était en 3D, et dans un souci de performance, ils ne pouvaient pas se
permettre d’afficher le terrain sur une trop grande distance. Pour éviter que le terrain ait l’air bizarre au
moment où il apparaissait soudainement, ils avaient prévu d’utiliser le vieux truc du brouillard. Cependant,
à cause de problèmes liés au matériel 3D, le seul brouillard qu’ils étaient capables de générer était d’une
couleur verte étrange, complètement irréaliste. Initialement, l’équipe avait pris le parti de laisser tomber
cette solution, quand soudain, l’histoire leur vint en aide ! Quelqu’un eut l’idée que les ennemis auraient pu
envahir la planète en y dispersant un gaz toxique. Ce petit changement dans le scénario permit de
retourner un problème technique en un élément de support de la mécanique du gameplay. À côté de cela,
ce petit changement permit également d’améliorer l’histoire en rendant l’invasion de la planète encore plus
dramatique.

J’ai eu une expérience comparable en développant mon jeu de plateau Mordak’s Revenge. Mon concept
initial pour le gameplay demandait aux joueurs de se déplacer sur le plateau et de collecter cinq clés. Une
fois qu’ils avaient les cinq, ils devaient se rendre jusqu’au repaire du sorcier maléfique pour le
déverrouiller grâce aux clés, puis finalement combattre Mordak. Lors des séances de tests, il devint assez
rapidement clair qu’une meilleure mécanique de jeu serait de faire en sorte que Mordak vienne
directement vers le joueur ayant récupéré les clés, pour accélérer un peu les choses, tout en permettant à la
bataille contre le sorcier d’avoir lieu sur toute une variété de terrains. Mais cela me mettait un peu mal à
l’aise parce que alors l’histoire n’avait plus grand sens. Et là encore, c’est l’histoire qui permit de régler le
problème ! Pourquoi Mordak n’aurait-il pas un repère introuvable ? Et plutôt que collecter des clés, les
joueurs devraient trouver cinq pierres d’invocation ? Et ainsi, une fois les pierres collectées, Mordak
pourrait être invoqué immédiatement hors de son repaire et forcé à se battre contre le joueur, quel que soit
le terrain sur lequel celui-ci se trouvait. Ce simple changement scénaristique permit de rendre possible le
gameplay voulu. Et cela donna également à mon histoire une plus grande originalité que celle avec le
“sorcier dans le château”.

Gardez toujours à l’esprit la souplesse, la flexibilité et le pouvoir que peut avoir l’histoire. N’ayez pas peur
de modifier votre histoire pour qu’elle supporte au mieux le gameplay que vous souhaitez.

Astuce de narration #5 : Gardez le monde de votre histoire cohérent


Comme le dit le vieux dicton :

Si vous ajoutez une cuillerée de vin à un baril d’eau usée, vous obtenez un baril d’eau usée.

Si vous ajoutez une cuillerée d’eau usée à un baril de vin, vous obtenez un baril d’eau usée.

D’une certaine façon, le monde de l’histoire est fragile comme un baril de vin. Une petite contradiction
dans la logique du monde, et la réalité de celui-ci est cassée pour toujours. À Hollywood, l’expression
“sauter par-dessus le requin” est utilisée pour décrire une série télé qui s’est détériorée au point de ne plus
jamais pouvoir être prise au sérieux. Cette expression est une référence à la série populaire des années
1970, happy Days. Lors d’un épisode de la troisième saison, les scénaristes firent sauter Fonzie, l’un des
personnages les plus populaires de la série, au-dessus d’une quinzaine de poubelles au guidon de sa moto.
Cet épisode avait été particulièrement apprécié des téléspectateurs et avait eu de très bonnes critiques. La
saison suivante, dans une tentative de rééditer ce succès tout en surfant sur la vague du succès du film Les
Dents de la mer, les scénaristes voulurent finir l’année en beauté en proposant un épisode final dans lequel
Fonzie en blouson de cuir et sur skis nautiques sautait par-dessus un requin. Mais c’était tellement ridicule
et tellement éloigné de l’esprit du personnage de Fonzie que les fans de la série furent horrifiés. Le
problème n’était pas tellement que cet épisode en particulier avait un fondement ridicule, mais plutôt que
le personnage et son monde avaient été définitivement souillés, au point de plus jamais pouvoir être pris au
sérieux. Une petite erreur de cohérence peut faire sombrer le monde dans son intégralité, remettant en
question son passé, son présent et son futur.

Si vous avez une série de règles qui définissent comment les choses marchent dans votre monde, restez-y
fidèle, et prenez-les au sérieux. Si par exemple vous pouvez dans votre monde prendre un micro-ondes et
le mettre dans votre poche, cela semblera un peu étrange, mais peut-être avez-vous des poches magiques
qui permettent cela. Si à un moment donné, un joueur essaie de mettre un grille-pain dans sa poche et
s’entend dire que “c’est un objet trop gros pour être transporté”, il en sera frustré et arrêtera de prendre le
monde de votre histoire au sérieux et d’y projeter son imagination. De manière invisible, en un instant,
votre monde aura changé d’un endroit réel et vivant en un jouet cassé et triste.
Astuce de narration #6 : Rendez le monde de votre histoire accessible
Dans le classique de jules Verne, De la Terre à la Lune (1865), celui-ci raconte l’histoire de trois hommes
qui voyagent jusqu’à la Lune dans un vaisseau spatial projeté dans l’espace par un canon géant. En dépit
du fait que le livre décrit en détail les aspects techniques du canon, la proposition semble de nos jours
parfaitement ridicule puisque n’importe quel canon dont l’explosion serait assez forte pour faire décoller
un engin spatial tuerait sûrement en même temps tout le monde à l’intérieur. Nous savons par expérience
que les fusées sont un moyen bien plus sûr et réaliste d’envoyer des gens sur la Lune. On pourrait penser
que jules Verne n’a pas utilisé de fusées dans son histoire parce qu’elles n’avaient pas encore été inventées,
mais c’était pourtant le cas. Les fusées étaient communément utilisées comme armes à cette époque-là ; il
en est même fait mention par exemple dans l’hymne national américain, “The Star-Spangled Banner” (La
Bannière étoilée), 1814, où il est question de “l’éclat rouge des fusées”.

Donc, jules Verne connaissait assurément les fusées, et il semblait avoir un esprit suffisamment scientifique
pour réaliser qu’elles étaient une méthode bien plus raisonnable qu’un canon pour envoyer un engin dans
l’espace. Alors pourquoi a-t-il écrit son histoire de cette façon ? La réponse semble être que c’était un
moyen de rendre son histoire bien plus accessible à son public.

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Regardons la progression des technologies militaires au cours du XIX siècle, et notamment pendant la
guerre civile américaine. Tout d’abord, les fusées :

1812 : Les fusées de William Congreve : 16,51 cm de diamètre, 19 kg, 3,219 km de portée.

1840 : Les fusées de William Hale : à peu de choses près les mêmes que celles de Congreve, mais
légèrement plus précises.

En presque trente ans, les fusées n’avaient pas réellement progressé, en dehors d’amélio-rations mineures.

Mais regardons maintenant le cas des canons :

1855 : Le canon de Dahlgren : cartouche de 45 kg, 4,8 km de portée.

1860 : Columbiad de Rodman : cartouche de 450 kg, 9,6 km de portée.

En à peine cinq ans, le poids de la cartouche d’un canon avait été multiplié par dix ! Et en sachant que la
guerre civile américaine faisait les gros titres des journaux internationaux en 1865, il ne fallait pas un trop
gros effort d’imagination pour voir des canons encore plus gros et plus puissants arriver dans les années
suivantes – et probablement suffisamment gros pour permettre de tirer un boulet jusqu’à la Lune.

Jules Verne avait sûrement compris que les fusées étaient la méthode la plus probable pour envoyer un
homme sur la Lune, mais étant un narrateur, et pas un scientifique, il avait le bon sens de savoir que quand
vous racontez une histoire, la vérité n’est pas toujours votre meilleure amie. Ce que votre joueur trouvera
suffisamment crédible, et qui saura le faire vibrer, est plus important que ce qui est physiquement correct.

Quand j’ai travaillé sur Pirates of the Caribbean : Battle for Buccaneer Gold, un certain nombre
d’exemples de ce principe sont apparus. Le premier fut la vitesse du bateau. Nous nous étions initialement
efforcés de faire en sorte que la vitesse du bateau soit réaliste. Mais nous nous sommes rapidement aperçus
que cette vitesse était bien trop lente (ou tout du moins semblait l’être, en fonction de notre hauteur par
rapport à la mer) et que les joueurs finissaient par s’ennuyer rapidement. Nous avons donc mis de côté nos
envies de réalisme, et nous avons fait en sorte que le bateau aille à une vitesse qui semblait à la fois réaliste
et excitante, bien qu’elle fût en réalité loin d’être physiquement correcte. Un autre exemple peut être
directement observé sur la capture d’écran ci-après :

FIGURE
15.4

Si vous regardez ces bateaux et essayez de déterminer d’où vient le vent, vous constatez que de façon assez
étrange il semble venir de derrière chacun d’entre eux. Et c’est effectivement le cas. Essayer de faire
comprendre aux joueurs comment faire naviguer un bateau en se servant du vent était tout simplement
trop demander pour un jeu d’action, et aucun joueur ne nous a jamais demandé quoi que ce soit à ce propos
; ils sont juste partis du principe qu’un bateau se conduisait comme une voiture ou une moto, parce que
c’est ce qui leur était familier. Un autre petit détail… Si vous regardez les drapeaux en haut des mâts, vous
verrez qu’ils réagissent comme si le vent soufflait du côté opposé de ce que suggèrent les voiles ! Le
modeleur en charge des navires les avait initialement modélisés dans le bon sens, mais cela avait semblé
bizarre aux testeurs, plus habitués à voir un drapeau flotter sur l’antenne d’une voiture que sur le mât d’un
bateau. Nos joueurs nous demandaient fréquemment pourquoi les drapeaux étaient tournés du mauvais
côté, et nous leur expliquions alors : “Non, tu vois, le vent souffle depuis l’arrière du bateau…”, et ils
finissaient généralement par comprendre. Mais nous avons fini par nous lasser de devoir expliquer en
permanence le phénomène, et avons donc décidé de les modéliser à l’envers. Nous n’avons alors plus eu de
questions à leur sujet, puisqu’ils semblaient tellement “normaux”.

Il y a des fois cependant où votre histoire a besoin de quelque chose d’étrange que les joueurs n’ont jamais
vu auparavant, et qui n’est pas facile à rendre accessible. Dans ces cas, il est très important d’y prêter une
attention particulière et de faire en sorte que les joueurs comprennent ce qu’elle est et comment elle
marche. J’ai eu un jour une équipe d’étudiants qui avaient fait un petit jeu à propos de deux hamsters qui
tombent amoureux dans une animalerie, mais qui ne peuvent pas se rencontrer parce qu’ils sont dans des
cages séparées. Leur jeu proposait au joueur d’utiliser un canon à hamster pour envoyer le hamster garçon
dans la cage du hamster fille. On leur avait opposé qu’une chose comme un canon à hamster n’existait pas
réellement et que cela rendait leur histoire un peu étrange et difficile à croire. Une solution aurait été de
changer le canon pour quelque chose d’autre pouvant lancer le hamster garçon, comme peut-être une roue,
mais l’équipe voulait garder le canon. Alors ils ont eu une approche différente. Dans la séquence
d’introduction de l’animalerie, ils ont fait en sorte de faire apparaître clairement des affiches en vitrine avec
la mention “Spécial ! Vente de canons à hamster !”. Non seulement cela leur a servi à créer une accroche
pour l’expérience – en créant une anticipation où on voyait à quoi pouvait ressembler un canon à hamster
–, mais cela a aussi servi à présenter cet objet très étrange au joueur, pour qu’il y soit déjà un peu préparé
lorsqu’il le verrait – pour en faire un élément naturel d’un monde inhabituel. Des éléments surréalistes ne
sont pas rares du tout dans les jeux, et il est important que vous compreniez comment les y intégrer en
douceur. Une façon pratique de le faire est d’utiliser cet objectif.

Objectif #69 : La chose la plus bizarre

Avoir des choses étranges dans votre histoire peut vous permettre de donner du sens à des mécaniques
de jeu inhabituelles ; cela peut renforcer l’intérêt du joueur et donner à votre jeu un caractère spécial.
Cependant, si de trop nombreuses choses semblent bizarres, elles rendront votre histoire déroutante et
inaccessible. Pour vous assurer que votre histoire est étrange de la bonne façon, posez-vous ces
questions :

Quelle est la chose la plus étrange dans mon histoire ?

Comment puis-je m’assurer que la chose la plus étrange de mon histoire ne déstabilise ou
n’éloigne pas le joueur ?

S’il y a plusieurs choses étranges, devrais-je me débarrasser de quelques-unes d’entre elles, ou


les fusionner ?

S’il n’y a rien d’étrange dans mon histoire, celle-ci reste-t-elle cependant intéressante ?

Astuce de narration #7 : Utilisez les clichés judicieusement


Une critique souvent faite aux histoires présentes dans les jeux vidéo concerne leur abus des clichés. Après
tout, vous ne pouvez sauver le monde d’affreux envahisseurs extraterrestres, utiliser votre magie contre des
dragons maléfiques, ou combattre une armée de zombies avec un fusil à pompe qu’un certain nombre de
fois avant que cela ne devienne trop commun. Cela conduit certains concepteurs à vouloir éviter à tout prix
des histoires dont le cadre aurait déjà servi auparavant, ce qui les pousse parfois à créer des histoires et des
environnements tellement à contre-courant que les joueurs sont incapables de comprendre de quoi il est
question, ou d’arriver à s’y attacher.

Malgré tout leur potentiel à être surexploités, les clichés peuvent avoir aussi l’énorme avantage d’être
familiers aux joueurs, et ce qui est familier est facilement compréhensible. Il a été dit que chaque jeu vidéo
à succès trouve un moyen de combiner quelque chose de familier avec quelque chose de nouveau. Certains
concepteurs ne feront jamais de jeu à propos de ninjas, parce que les ninjas ont été utilisés jusqu’à la corde.
Mais si vous racontiez l’histoire d’un ninja solitaire, ou d’un ninja incompétent, un chien ninja, un robot
ninja, ou une élève de CE2 qui mène une vie secrète de ninja ? Toutes ces histoires ont le potentiel
d’amener quelque chose de nouveau et de différent, tout en ayant un ancrage dans un monde que le joueur
comprend déjà.

C’est assurément une erreur d’abuser des clichés, mais cela en est également une de vouloir les éliminer
totalement de votre boîte à outils.

Astuce de narration #8 : Une carte est parfois capable d’amener une histoire à la vie
Quand nous pensons à écrire des histoires, nous pensons généralement à des mots, des personnages et des
intrigues. Mais les histoires peuvent venir d’endroits inattendus. Robert Louis Stevenson n’avait aucune
intention d’écrire ce qui est considéré comme sa plus grande œuvre : L’Île au trésor. Obligé de s’occuper
d’un écolier pendant des vacances particulièrement pluvieuses, Stevenson et l’enfant dessinaient des
images à tour de rôle. Sur un coup de tête, Stevenson dessina la carte d’une île imaginaire, qui prit vie sous
ses yeux :

… comme je contemplais ma carte de l’Île au Trésor, le futur caractère du livre commençait à m’y
apparaître visiblement entre des bois imaginaires. Les silhouettes bronzées et les armes brillantes de mes
héros vinrent éclore pour moi de lieux inespérés, comme ils passaient, luttant et pourchassant un trésor
sur ces quelques pouces carrés de ma carte.

La première chose que je vis, c’est que j’avais quelques papiers devant moi et que j’écrivais une table de
chapitres.

La plupart des jeux vidéo ne se passent pas dans un monde de mots, mais dans un endroit physique. En
faisant des croquis et des dessins de cet endroit, une histoire va souvent naturellement prendre forme,
puisque vous êtes contraint de réfléchir à qui vit dans ce lieu, à ce qu’ils y font, et pourquoi.

On pourrait dire tellement plus sur l’histoire que nous ne pouvons pas aborder ici ! Mais peu importe ce
que vous créez. Que ce soit un jeu abstrait avec les plus ténus des thèmes et des cadres, ou une immense
aventure épique avec des centaines de personnages détaillés, il est sage de rendre les éléments de l’histoire
de votre jeu aussi puissants et significatifs que possible. Nous terminons ce chapitre avec un objectif qui a
une fonction généraliste, et qui peut donc profiter à n’importe quel jeu, en tant qu’outil pour étudier cette
partie très importante de la tétrade élémentaire, l’histoire.

Objectif #70 : L’histoire

Posez-vous ces questions :

Mon jeu a-t-il réellement besoin d’une histoire ? Pourquoi ?

Pourquoi les joueurs seront-ils intéressés par cette histoire ?

Comment l’histoire supporte-t-elle les autres parties de la tétrade (éléments esthétiques,


technologie, gameplay) ? Peut-elle le faire encore mieux ?

Comment les autres parties de la tétrade supportent-elles l’histoire ? Peuvent-elles le faire


encore mieux ?

Comment mon histoire peut-elle être améliorée ?


16
L’histoire et les structures du jeu peuvent être
habilement combinées par un contrôle indirect

FIGURE

16.1

La sensation de liberté
Au cours des chapitres précédents, il a été question du conflit entre l’histoire et le gameplay. Par nature, il
s’agit d’un conflit autour de la liberté. Ce qui est merveilleux à propos des jeux et des expériences
interactives, c’est qu’ils donnent un sentiment de liberté au joueur, liberté qui lui apporte une sensation de
contrôle et facilite la projection de son imagination dans le monde que vous avez créé. Le sentiment de
liberté est tellement important dans un jeu qu’il mérite son propre objectif.

Objectif #71 : La liberté


Un sentiment de liberté est l’une des choses qui séparent le jeu des autres formes de diver-tissement.
Pour vous assurer que vos joueurs se sentent aussi libres que possible, posezvous ces questions :

Quand mes joueurs ont-ils une liberté d’action ? Se sentent-ils libres dans ces moments-là ?

Quand sont-ils contraints ? Se sentent-ils contraints dans ces moments-là ?

Y a-t-il des moments pendant lesquels je peux les laisser se sentir plus libres qu’actuellement
?

Y a-t-il des moments pendant lesquels ils se sentent débordés par trop de liberté ?

Et même si cela rend la courbe d’intérêt pour le joueur plus difficile à contrôler, quand nous lui donnons
ces merveilleuses sensations d’interactivité et de contrôle, nous devons également lui donner une totale
liberté, n’est-ce pas ?

Faux.

Nous n’avons pas toujours besoin de donner au joueur une vraie liberté, nous avons simplement besoin de
lui donner un sentiment de liberté. Parce que, comme nous en avons déjà parlé, ce qui est réel est ce que
vous ressentez. Si en tant que concepteur, nous pouvons faire en sorte qu’un joueur se sente libre, quand
en réalité il n’a que très peu de choix, ou pas de choix du tout, nous avons alors soudain le meilleur des
deux mondes : le joueur a un merveilleux sentiment de liberté, et nous, nous avons réussi à créer de façon
économique une expérience avec une courbe d’intérêt et une série d’événements idéaux.

Mais comment une telle chose est-elle possible ? Comment peut-on créer un sentiment de liberté, quand
aucune liberté, ou une liberté très réduite, n’existe en réalité ? Après tout, on peut penser qu’un concepteur
n’a aucun contrôle sur ce qu’un joueur va faire quand il entre dans un jeu.

Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Il est exact que le concepteur n’a pas de contrôle direct sur ce que fait un
joueur mais, par le biais de moyens subtils, il peut exercer un contrôle indirect.Et c’est probablement la
technique la plus subtile, délicate, maligne et importante dont nous nous servirons.

Pour comprendre ce dont je parle, passons en revue quelques-unes des méthodes de contrôle indirect. Il y
en a de nombreuses, variées et subtiles, mais généralement, les six suivantes se chargent de la plus grosse
partie du travail.

Méthode de contrôle indirect #1 : Les contraintes


Regardez la différence entre ces deux demandes :

Demande 1 : Choisissez une couleur : ____________

Demande 2 : Choisissez une couleur : a. rouge b. bleu c. vert

Ces deux demandes donnent à la personne interrogée une liberté de choix, et leur objet est pour ainsi dire
le même. Mais il y a une différence énorme, parce que, pour la Demande 1, la personne interrogée aurait pu
choisir une réponse parmi des millions possibles : “un rouge camion de pompiers”, “un bleu de cobalt”, “un
gris coloré comme le collant de Batman”, “non, c’est vous qui choisissez”, ou véritablement n’importe
quelle autre réponse.

Mais pour la Demande 2, elle a seulement trois options. Elle a toujours une liberté, elle doit toujours
choisir, mais nous avons réussi à réduire le nombre de possibilités de plusieurs millions à seulement trois !
Et les personnes interrogées qui auraient choisi rouge, bleu ou vert, n’y verront de toute façon pas de
différence. Certaines autres préféreront la Demande 2 à la Demande 1, parce que trop de liberté peut être
aussi quelque chose d’accablant – cela force votre imagination à travailler dur. Du temps où je travaillais
dans un parc d’attractions, il m’est arrivé de tenir la boutique de bonbons, en face d’un grand tableau
d’affichage sur lequel étaient référencés les soixante parfums différents de bonbons à l’ancienne. Une
centaine de fois par jour, des clients entraient dans la boutique et demandaient “Quels parfums avez-vous à
me proposer ?” Au début, pour faire le malin, j’ai eu l’idée de réciter la liste des soixante parfums mais, la
e
plupart du temps, les clients écarquillaient les yeux d’effroi et, autour du 32 parfum, ils finissaient
généralement par m’interrompre : “Stop ! Stop ! Ça suffit !” Ils étaient complètement submergés par tant
de choix. Après un moment, j’ai imaginé une autre méthode. Quand ils me posaient la question des
parfums, je répondais : “Nous avons tous les parfums que vous pouvez imaginer ! Allez-y, dites celui que
vous aimeriez, je suis sûr que nous l’avons !”

Une telle liberté de choix avait tendance à les impressionner mais, au moment de choisir, ils fronçaient les
sourcils, se grattaient la tête en réfléchissant et finissaient par dire, sans assurance : “Hum… Cerise ? Non,
attendez… je ne veux pas ça… Hmm… Menthe poivrée ? Non… oh, oubliez ça…”, et ils repartaient frustrés.
Finalement, j’ai mis au point une stratégie qui me permettait de vendre de nombreux bonbons. Quand
quelqu’un posait la question des parfums, je répondais : “Nous avons à peu près tous les parfums que vous
pouvez imaginer, mais les plus populaires sont Cerise, Myrtille, Citron, Cola, Bergamote et Réglisse.” Les
gens étaient enchantés d’avoir un tel sentiment de liberté, mais étaient également ravis d’avoir une petite
sélection de choix “sûrs” ; en fait, la plupart choisissaient parmi les “six populaires”, une liste que j’avais
inventée et que je changeais fréquemment pour être sûr que certains parfums ne finiraient pas par rancir
dans leurs bocaux. C’est un exemple du contrôle indirect en action ; en contraignant les choix, j’ai
augmenté les chances de voir les clients en faire un. Mais pas n’importe lequel, un de ceux vers lesquels je
les avais guidés. Et malgré ces méthodes particulières, ils en gardaient un sentiment de liberté, et peut-être
même un sentiment de liberté améliorée, puisque leurs choix étaient plus clairs que si je ne les avais pas
guidés.

Cette méthode de contrôle indirect par la contrainte est utilisée en permanence dans les jeux. Si un jeu
place un joueur dans une pièce vide avec deux portes, celui-ci va certainement décider de passer par l’une
des deux. Laquelle, nous ne le savons pas forcément, mais il passera assurément par l’une d’elles,
puisqu’une porte est un message qui dit “ouvrez-moi !”, et les joueurs sont naturellement curieux. Après
tout, il n’y a nulle part ailleurs où aller. Si vous demandez après coup au joueur s’il avait des choix à faire, il
vous répondra que oui car, même avec seulement deux options, cela reste un choix. Comparez cela avec le
fait de mettre un joueur sur un terrain ouvert, à l’extérieur, dans la rue d’une grande ville ou dans un
centre commercial. Dans ce cas, prédire où le joueur va aller et ce qu’il va faire est plus ouvert et plus
difficile, sauf si vous utilisez d’autres méthodes de contrôle indirect.
Méthode de contrôle indirect #2 : Les buts
La manière la plus commune et la plus simple d’agir par contrôle indirect dans le game design se fait par
l’intermédiaire de buts. Si un joueur a deux portes par lesquelles il peut passer, je ne sais pas vraiment
laquelle il va choisir. Mais si je lui donne un but sous la forme d’“aller chercher toutes les bananes”, et que
l’une des portes mène visiblement à des bananes, alors je peux deviner assez précisément où il ira.

Nous avons déjà parlé de l’importance d’établir des buts valables pour donner aux joueurs une raison de
s’intéresser à votre jeu. Une fois que ces objectifs clairs et atteignables ont été mis en place, vous pouvez en
tirer avantage en sculptant votre monde autour d’eux : en effet, les joueurs iront uniquement dans des
endroits et feront uniquement des choses qu’ils considéreront utiles pour les atteindre. Si vous faites un jeu
de courses de voitures en ville, dans lequel il faut franchir la ligne d’arrivée le plus vite possible, vous n’avez
pas besoin de construire un réseau routier complet puisque, si vous marquez nettement la route la plus
rapide, la plupart des joueurs s’y cantonneront. Vous pourriez ajouter un petit nombre de rues secondaires
(et particulièrement si certaines sont des raccourcis !) pour donner un sentiment de liberté, mais le but que
vous avez choisi contrôlera indirectement les joueurs et leur fera éviter d’explorer chaque petit coin de rue.
Créer du contenu que les joueurs ne verront jamais ne leur donne pas plus de liberté, cela ne fait que gâcher
des ressources de développement qui pourraient être utilisées pour améliorer les endroits que les joueurs
verront pour de bon.

On peut voir un exemple fascinant de cela dans les toilettes des hommes de l’aéroport de Schiphol à
Amsterdam. Les utilisateurs des urinoirs se rendent rapidement compte qu’une mouche se trouve au fond
de chacun d’eux. Ce n’est d’ailleurs pas réellement une mouche : il s’agit juste d’une gravure à la surface de
la porcelaine. Pourquoi ? Parce que les concepteurs de ces urinoirs ont essayé de résoudre le problème du
“tireur négligent”, qui entraîne plus de travail pour le personnel de service. La gravure de la mouche crée
un but implicite : la viser. Placée au centre de l’urinoir (et légèrement décalée d’un côté pour adoucir
l’angle d’incidence), elle a pour conséquence que les toilettes sont plus propres. Les “joueurs” n’ont pas été
privés de leur liberté le moins du monde mais ils ont été indirectement contrôlés et dirigés vers le
comportement que les concepteurs pensent optimal.

Méthode de contrôle indirect #3 : L’interface


Nous avons déjà parlé du retour d’expérience, de la transparence, de la succulence et des autres aspects
importants d’une bonne interface. Mais il y a quelque chose d’autre dont il faut tenir compte : le contrôle
indirect. Les joueurs veulent des interfaces qui soient transparentes, ils ne veulent pas réellement y penser
s’ils peuvent l’éviter. En d’autres termes, c’est sur l’interface qu’ils fondent leurs attentes quant à ce qu’ils
peuvent ou ne peuvent pas faire dans un jeu. Si votre jeu de “rock star” est livré avec une guitare en
plastique en guise d’interface physique, les joueurs vont probablement s’attendre à devoir en jouer et il ne
leur viendra pas à l’esprit qu’ils peuvent faire autre chose. Si vous leur donnez une manette à la place, ils
vont sans doute se demander s’ils vont pouvoir jouer de différents instruments, faire des plongeons dans la
fosse, ou tout un tas d’autres choses que les rock stars peuvent être amenées à faire. Mais cette guitare en
plastique vole secrètement toutes ces options, limitant mine de rien les joueurs à une activité unique.
Quand nous avons construit notre attraction virtuelle sur les pirates avec une barre en bois et des canons
en aluminium, aucun des participants n’a jamais demandé s’il allait pouvoir se battre à l’épée durant le jeu,
cette option ne leur est jamais venue à l’esprit.
Et il n’y a pas que l’interface physique qui a ce pouvoir, l’interface virtuelle l’a également. Même l’avatar
que vous contrôlez, et qui fait partie de l’interface virtuelle, exerce un contrôle indirect sur le joueur. Si le
joueur dirige Lara Croft, il essaiera de faire un certain nombre de choses. S’il contrôle une libellule, un
éléphant ou un tank Sherman, il essaiera de faire des choses très différentes. Le choix de l’avatar consiste
partiellement à définir à qui le joueur devra s’identifier, mais cela permet également de limiter
implicitement les options du joueur.

Méthode de contrôle indirect #4 : La conception visuelle


On en vient à croire au mensonge
si l’on ne voit pas à travers l’œil de l’esprit.

– William Blake

N’importe qui travaillant dans un domaine des arts visuels sait que la mise en page influence et dirige le
regard du spectateur. Cela devient très important dans une expérience interactive, les participants ayant
tendance à aller vers ce qui attire leur attention. Ainsi, si vous pouvez contrôler où quelqu’un va regarder,
vous pouvez contrôler où il ira. La Figure 16.2 en est un exemple simple.

Quand vous regardez cette image, vos yeux ont du mal à ne pas être attirés par le centre de l’illustration. Un
participant d’une expérience interactive regardant cette même illustration examinerait très certainement le
triangle central avant de commencer à s’intéresser à ce qu’il peut y avoir sur les bords du cadre. Ce qui
contraste fortement avec la Figure 16.3.

Là, les yeux sont contraints d’explorer les bords de l’image et au-delà. Si cette scène faisait partie d’une
expérience interactive, il y a de fortes chances que les participants essaieraient d’en découvrir plus sur les
objets au bord que sur le cercle central. Et plus probablement, ils essaieraient d’aller au-delà des bords de
la scène, si la possibilité leur en était donnée.

Ces exemples sont abstraits, mais il existe beaucoup d’exemples réels pour illustrer la même chose. Les
créateurs de patchwork, par exemple, réfléchissent énormément à la façon de diriger l’œil. On dit souvent
qu’un bon patchwork oblige l’œil à papillonner tout autour du tissu et ne le laisse jamais se reposer sur une
seule image.

Les scénographes, les illustrateurs, les architectes et les réalisateurs utilisent ces principes pour diriger
l’œil du spectateur et, ainsi, contrôler indirectement son centre d’intérêt. Un excellent exemple est le
château au centre de Disneyland. Walt Disney savait qu’il y avait un risque que des clients entrent dans le
parc et stationnent à l’entrée ne sachant trop où aller. Le château est placé de telle manière que les yeux des
clients s’y portent immédiatement dès qu’ils entrent dans le parc (comme à la Figure 16.2), et il ne faut pas
attendre longtemps avant qu’ils ne commencent à s’y diriger. Ils arrivent alors assez rapidement à
l’échangeur principal de Disneyland, à partir duquel un certain nombre d’éléments visuels les attirent dans
différentes directions (comme à la Figure 16.3). Indirectement, Walt était capable de contrôler les visiteurs
pour qu’ils fassent exactement ce qu’il attendait d’eux : se déplacer rapidement vers le centre de Disneyland
puis se répartir aléatoirement dans les autres parties du parc. Bien sûr, les visiteurs n’ont pas vraiment
conscience de cette manipulation. Après tout, personne ne leur a dit où aller. Tout ce dont ils ont
conscience, c’est que, sans vraiment y réfléchir et avec une totale liberté, ils ont fini dans un endroit
intéressant et ont eu une expérience diver-tissante.

Walt avait même un nom particulier pour ce genre de manipulation. Il appelait ça une “saucisse” visuelle,
en référence à la manière dont les chiens sont parfois contrôlés sur les plateaux de cinéma : un dresseur
tient un morceau de viande en l’air et le bouge pour diriger le regard du chien, puisque rien ne retient
mieux l’attention d’un chien que de la nourriture.

FIGURE
16.2
FIGURE
16.3

L’une des clés d’un bon level design est de réussir à faire en sorte que les yeux du joueur amènent celui-ci
vers la fin du niveau, sans effort. Cela lui permet de se sentir en contrôle et immergé dans le monde du jeu.
Comprendre ce qui va attirer son œil peut vous donner un énorme pouvoir sur les choix du joueur. Quand
le studio Disney VR a commencé à travailler sur la version 2 d’Aladdin’s Magic Carpet Ride : VR
Adventure, nous avons dû faire face à un problème assez significatif. Une des scènes les plus importantes
du jeu était la salle du trône dans le palais, que l’on voit ici :
FIGURE

16.4

Le directeur de l’animation voulait que les joueurs volent dans cette pièce puis qu’ils aillent jusqu’au petit
trône au pied de la statue de l’éléphant pour s’y asseoir un moment et écouter un message du sultan avant
de reprendre le cours de leur jeu. Nous avions espéré que le petit sultan, habillé en blanc et sautant sur le
trône, serait suffisant pour attirer l’attention des joueurs et les faire s’asseoir pour l’écouter, mais cela ne se
passa pas comme ça. Ces joueurs étaient sur des tapis volants ! Ils voulaient voler partout, même jusqu’au
plafond, autour des piliers, partout où ils le pouvaient. Leur but implicite était de voler et de s’amuser –
rendre visite au sultan ne faisait généralement pas partie de leur plan. Ne voyant pas d’autre solution, nous
nous étions décidés à implémenter un système pour reprendre le contrôle sur les joueurs, les tirer à travers
la pièce jusqu’au sultan, puis les coller sur place jusqu’à ce que le sultan ait fini de parler. Personne n’aimait
cette idée, nous avions tous conscience que cela signifiait voler aux joueurs leur précieuse sensation de
liberté.

Mais alors le directeur artistique eut une idée.

Il peignit une simple ligne droite sur le sol comme ceci :


FIGURE
16.5

Son idée était que les participants suivraient peut-être la ligne rouge. Nous étions tous un peu sceptiques,
mais c’était une idée dont il était facile de faire un prototype. Et à notre très grande surprise, les joueurs
firent exactement cela ! En entrant dans la pièce, au lieu de voler partout comme nous l’avions vu
auparavant, ils suivaient la ligne rouge comme s’il s’agissait d’un rayon tracteur, jusqu’au trône. Et quand
le sultan commençait à parler (à ce moment-là, les joueurs étaient près de lui), tous écoutaient bien
sagement ce qu’il avait à dire ! Ça ne marchait pas à tous les coups, mais à peu près 90 % du temps, ce qui
est parfaitement adéquat pour cette expérience. La partie la plus étonnante fut lors de la collecte des
retours d’expérience après coup. Quand on demandait aux joueurs pourquoi ils avaient suivi la ligne rouge
dans la salle du trône, ils répondaient “Quelle ligne rouge ?” Ce détail pourtant si important ne s’était pas
du tout enregistré dans leur mémoire consciente.

Il me sembla que cela n’avait pas de sens : comment une simple ligne rouge pouvait-elle balayer l’idée de
voler partout à travers la pièce ? Puis j’ai compris : c’était le fait de voir les colonnes et les chandeliers qui
donnait l’idée au joueur de voler autour. Mais la ligne rouge était si dominante visuellement dans la scène
qu’elle les empêchait de voir tous ces autres éléments et, ainsi, l’idée de voler ailleurs que le long de la ligne
ne leur venait même pas à l’esprit.

Curieusement, dans la version 3 du jeu, nous avons fait face à une variante de ce problème. Dans cette
version, prévue pour quatre joueurs simultanés, nous ne souhaitions pas qu’ils aillent tous voir le sultan.
Nous voulions qu’ils se séparent et aillent à différents endroits : quelques joueurs iraient voir le sultan
pendant que les autres voleraient par les portes situées à gauche à droite de la pièce. Mais la ligne rouge
tyrannique dirigeait les quatre joueurs vers le sultan. Une fois encore, nous avons commencé à émettre
l’idée de forcer les joueurs à se séparer. Mais nous avons eu une autre idée : pouvions-nous changer la ligne
rouge pour permettre cela ? Nous avons alors essayé ceci :

FIGURE
16.6

Et cela marcha parfaitement. Dans la plupart des cas, deux joueurs se dirigeaient vers le trône, un joueur
suivait la ligne menant à la porte de gauche, et le dernier joueur suivait la ligne menant à la porte de droite.

Méthode de contrôle indirect #5 : Les personnages


Une méthode très simple de contrôle indirect du joueur consiste à passer par des personnages contrôlés
par l’ordinateur. Si votre capacité de narration est assez puissante pour faire en sorte que le joueur
s’intéresse aux personnages – au point qu’il ait envie de leur obéir, de les protéger, de les aider ou de les
détruire –, alors vous avez entre les mains un excellent outil pour contrôler les actions de ce joueur.

Dans le jeu Animal Crossing, un conseil mystérieux appelé l’AjD (académie des joyeux décorateurs) évalue
périodiquement la façon dont vous avez décoré votre maison et vous gratifie de points selon la qualité de
votre travail. Les joueurs travaillent très dur pour obtenir ces points, en partie parce que c’est l’un des buts
du jeu mais aussi, je pense, parce que c’est embarrassant d’imaginer que quelqu’un examine votre intérieur
et fasse une grimace de dégoût, même s’il s’agit d’un personnage imaginaire.

Dans le jeu Ico, le but est de protéger une princesse qui voyage avec vous. Les concepteurs ont eu l’idée
d’un mécanisme de chronométrie très ingénieux : des esprits maléfiques apparaissent si vous restez trop
longtemps inactif, attrapent la princesse et essaient de la traîner jusqu’à un trou dans le sol. Et même si ces
créatures ne peuvent pas lui faire de mal, à moins de réussir à la faire entrer dans le trou, ce qui prend un
certain temps, je me suis aperçu que je réagissais dès qu’elles apparaissaient, puisque la simple idée
qu’elles puissent toucher la princesse me donnait le sentiment que je la laissais tomber.

Les personnages peuvent être une excellente manière de manipuler les choix du joueur ou la façon dont il
va se comporter envers ceux. Mais vous devez d’abord, pour cela, faire en sorte que le joueur se sente
concerné par les sentiments de ces personnages imaginaires.

Méthode de contrôle indirect #6 : La musique


La plupart des concepteurs, lorsqu’ils pensent à ajouter de la musique dans un jeu, ont à l’esprit l’ambiance
qu’ils veulent créer et l’atmosphère du jeu. Mais la musique peut également avoir un effet significatif sur
les actions des joueurs.

Les restaurants utilisent cette méthode tout le temps : ils passent de la musique très dynamique aux heures
d’affluence, puisque les musiques rapides entraînent les gens à manger plus rapidement. Des repas plus
vite pris, et donc des tables plus vite libérées, sont synonymes de plus gros revenus. Et bien sûr, pendant
les heures creuses, comme en milieu d’aprèsmidi, c’est l’inverse qui se produit. Un restaurant vide apparaît
souvent comme un mauvais restaurant dans l’esprit des passants. Alors, pour que les repas durent plus
longtemps, les restaurateurs diffusent de la musique lente, ce qui ralentit le rythme des mangeurs et leur
donne éventuellement l’envie de commander un dessert ou un petit café en plus. Bien sûr, les clients ne se
rendent pas compte de cette manipulation, ils pensent avoir une liberté totale dans leurs actions.

Si cela marche pour les restaurateurs, cela peut également marcher pour vous. Pensez au genre de musique
que vous pourriez jouer pour faire en sorte que le joueur :

Regarde partout pour trouver quelque chose de caché.

Détruise absolument tout ce qu’il peut sans même marquer de pause.

Réalise qu’il se dirige du mauvais côté.

Avance lentement et avec prudence.

Fasse attention à ne pas blesser des passants innocents.

Aille aussi loin et aussi vite que possible sans même prendre le temps de se retourner.

La musique est le langage de l’âme et, en tant que telle, elle parle au joueur à un niveau profond, un niveau
tellement profond qu’elle peut changer son humeur, ses désirs et ses actions, sans qu’il s’en rende compte.

Ces six méthodes de contrôle indirect peuvent être des façons très puissantes d’équilibrer la liberté d’action
du joueur et la narration d’un bon scénario. Pour décider si votre jeu pourrait bénéficier d’un peu de
contrôle indirect du joueur, utilisez cet objectif.

Objectif #72 : Le contrôle indirect


Chaque concepteur a une vision de ce qu’il aimerait que le joueur fasse pour qu’il puisse avoir la
meilleure expérience de jeu possible. Pour vous assurer que votre joueur fera ces choses de son propre
chef, posez-vous ces questions :

Idéalement, qu’aimerais-je voir le joueur faire ?

Puis-je mettre en place des contraintes pour qu’il le fasse ?

Puis-je mettre en place des buts pour qu’il le fasse ?

Puis-je concevoir mon interface de telle façon qu’il le fasse ?

Puis-je utiliser la conception graphique pour qu’il le fasse ?

Puis-je utiliser des personnages du jeu pour qu’il le fasse ?

Puis-je utiliser la musique ou les effets sonores pour qu’il le fasse ?

Y a-t-il d’autres méthodes que je pourrais utiliser pour pousser le joueur vers un
comportement idéal, sans pour autant affecter son sentiment de liberté ?

Connivence
Durant la conception de Pirates of the Caribbean : Battle for Buccaneer Gold, nous avons été confrontés à
une situation particulière. Nous devions créer une expérience interactive très forte mais qui ne durerait
que cinq minutes. La courbe d’intérêt devrait être excellente puisqu’une famille de quatre personnes
pourrait payer jusqu’à 20 € pour jouer une seule fois. Mais, en même temps, nous savions que nous ne
pouvions pas nous contenter d’une expérience linéaire, parce que la nature même de l’existence d’un pirate
repose sur une liberté quasi totale. En nous appuyant sur nos expériences précédentes, nous savions que ce
cas relevait de l’utilisation de contrôle indirect.

Nos premiers prototypes du jeu permirent de clarifier un point : si nous laissions les joueurs sur l’océan,
libres de se battre contre des ennemis, ils s’amusaient véritablement pendant à peu près deux minutes et
vingt secondes. Puis leur ferveur diminuait, jusqu’à ce qu’ils demandent : “Alors… C’est tout ce qu’il y a à
faire ?” Il ne s’agissait vraiment pas d’une courbe d’intérêt acceptable. Les joueurs voulaient une meilleure
construction. Nous avons alors pensé qu’une bonne façon d’obtenir cela serait d’avoir des scénarios plus
intéressants. Nous avons supposé qu’en les plaçant près d’îles dont les joueurs pourraient s’approcher, on
pourrait assez facilement les guider vers des endroits où se passeraient des choses intéressantes – de la
même manière que le château guide les visiteurs dans Disneyland. Nous avons alors dessiné une carte
initiale :
FIGURE
16.7

Les joueurs auraient commencé au centre de la carte, où nous avions espéré qu’ils combat-traient quelques
ennemis, puis ils auraient navigué vers l’une des îles, chacune étant conçue pour être visible et intéressante
de loin. Les joueurs avaient toute liberté pour choisir l’île, et chaque île donnait lieu à un type de rencontre
différent. Sur une, de terribles pirates assiégeaient une ville en flammes. Sur une autre, une opération
étrange de minage se déroulait sur les flancs d’un volcan. Sur une troisième, la marine royale transportait
d’énormes quantités d’or et gardait sa forteresse avec des catapultes qui lançaient des boules de feu. Nous
étions persuadés que ces grosses îles sauraient attiser la curiosité des joueurs.

Et nous nous sommes bien trompés. En regardant laFigure 16.8, vous pouvez apercevoir le problème.

On avait dit aux joueurs que leur but était de couler les bateaux pirates. Sur cette image, ils sont encerclés
par de gros navires pirates bien menaçants et aux larges voiles blanches très voyantes. Regardez ce pauvre
volcan à l’horizon ! Il n’est presque pas visible et n’a rien à voir avec les buts des joueurs…

Nous avons tout de suite vu que notre stratégie ne marchait pas. Nous avons alors réfléchi à la possibilité
de placer le bateau des joueurs sur un chemin prédéfini qui serait passé par les différentes îles. Mais nous
avons ensuite eu une drôle d’idée. Et si les navires ennemis n’agissaient pas dans leur propre intérêt ?
Jusque-là, nous avions passé beaucoup de temps à mettre en place des algorithmes pour faire en sorte que
les bateaux ennemis attaquent avec des stratégies intéressantes et intelligentes.
FIGURE

16.8

Notre nouvelle idée était de mettre tout ça à la trappe et de remplacer la logique des bateaux pirates. Avec
le nouveau système, au début du jeu, quand une rencontre avait lieu sur l’océan, les navires pirates
attaquaient les joueurs avant de s’enfuir peu de temps après. Les joueurs, focalisés sur leur but de détruire
les bateaux pirates, les poursuivraient. Nous avons alors essayé de temporiser les choses pour que, au
moment de détruire l’ennemi, les joueurs soient proches de l’une des îles (choisie aléatoirement). Une fois
les bateaux coulés, les joueurs finissaient par regarder autour d’eux et se rendaient compte qu’ils étaient à
proximité d’une île au scénario intéressant. Ils s’y battaient puis finissaient par se faire attaquer par des
bateaux qui prenaient la fuite – pour aller où ? Vers n’importe quelle île que les joueurs n’avaient pas
encore visitée.

Cette stratégie fonctionna admirablement. Avec un sentiment de totale liberté, les joueurs avaient une
expérience très structurée : ils commençaient avec une bataille excitante, suivie d’un mini-scénario, puis
une nouvelle bataille navale, un nouveau mini-scénario, etc. Nous savions que nous devions mettre en
place une fin magistrale, mais nous ne pouvions pas savoir où se trouveraient les joueurs. Donc, après la
quatrième minute, le grand final venait à eux, sous la forme d’un soudain brouillard et de l’attaque d’un
bateau pirate fantôme pour une épique bataille ultime.

Tout cela était possible uniquement parce que nous avions fait quelque chose de très inhabituel. Nous
avions donné aux personnages deux buts simultanés : d’un côté, engager une bataille excitante avec les
joueurs et, de l’autre, les mener vers des endroits intéressants pour garder le meilleur flow d’expérience
possible. J’appelle ce principe la connivence, puisque les personnages agissent de concert avec le
concepteur pour faire en sorte que les joueurs vivent une expérience optimale. C’est une forme intéressante
de contrôle indirect fondée conjointement sur les méthodes de l’utilisation des buts, des personnages et de
la conception graphique pour obtenir un effet unifié.

Il y a un certain nombre de preuves que ce genre de contrôle indirect par la connivence a des chances de
devenir un axe central dans les narrations interactives à venir. L’expérience fascinante de Façade (que vous
pouvez télécharger gratuitement sur www.interactivestory.net), créée par Andrew Stern et Michael
Mateas, pousse le concept encore plus loin. Dans Façade, vous jouez le rôle d’un invité lors d’un dîner,
organisé par Grace et Trip, un couple marié. Votre interface consiste essentiellement à parler par le biais de
texte entré au clavier, ce qui offre une liberté et une flexibilité énormes. En jouant, vous vous apercevez
rapidement que vous êtes le seul invité et que, étrangement, c’est l’anniversaire de mariage de vos hôtes. La
situation est très inconfortable à cause de leurs constantes chamailleries, chacun essayant de vous rallier à
sa cause. C’est une expérience de jeu vidéo très inhabituelle, avec des buts qui sont plus proches de ceux
que l’on trouve généralement dans un roman ou une série télévisée.

FIGURE

16.9

Il y a aussi un autre élément inhabituel. Le jeu semble se dérouler assez différemment à chaque nouvelle
session : chaque fois que vous jouez, vous entendez peut-être 10 % de la totalité des dialogues enregistrés.
Il ne s’agit pas d’une structure en collier de perles, ni même une structure arborescente. C’est une
simulation dans laquelle Grace et Trip sont des person-nages artificiellement intelligents ayant des buts
qu’ils essaient d’atteindre. Tout cela s’appuie sur des modèles d’intelligence artificielle relativement
standard, dans lesquels des buts sont apparentés à des comportements qui sont déclenchés par des
senseurs (voir Figure 16.10).

Cependant, tout comme nos bateaux pirates “truqués”, Grace et Trip n’essaient pas juste d’atteindre leurs
propres buts. Ils sont aussi parfaitement conscients qu’ils font partie de l’histoire et, qu’en tant que tels, ils
doivent faire leur possible pour la rendre intéressante. Au moment de faire leur choix de paroles et
d’actions, une partie de leur décision repose sur le fait que ce qu’ils vont dire sera ou non du bon niveau de
tension pour cette partie de l’histoire. Les concepteurs ont encodé à cet effet une ligne temporelle de ce
qu’ils estimaient être la courbe de tension la plus appropriée pour un déroulement optimal de l’expérience
(voir Figure 16.11).

Cette courbe ne vous rappelle-t-elle pas quelque chose ? Grace et Trip, prenant des décisions qui suivent
cette courbe de tension tout en essayant simultanément d’atteindre leurs buts en tant que personnages de
l’histoire, présentent des comportements crédibles et qui préservent l’intérêt du joueur pour la séquence
des événements.

FIGURE
16.10

FIGURE
16.11

Il vous semblera que nous n’avons fait que survoler le genre d’expériences qu’il est possible de créer par
une application intelligente de la connivence. Pour vous aider à réfléchir à la façon dont vous pourriez
l’employer dans votre jeu, utilisez cet objectif.

Objectif #73 : La connivence


Les personnages devraient remplir leur rôle dans le monde du jeu mais, quand cela est possible, ils
devraient également être au service du game designer, en travaillant pour atteindre son but, qui est de
s’assurer que le joueur vive une expérience intéressante. Pour vous assurer que vos personnages sont
à la hauteur de leurs responsabilités, posez-vous ces questions :

Quelle est l’expérience que je désire pour le joueur ?

Comment les personnages peuvent-ils aider au bon déroulement de cette expérience, sans
que cela compromette leurs buts dans le monde du jeu ?

Lao-tseu écrivit :

Quand le travail du meilleur des dirigeants est accompli, les gens disent “Nous l’avons fait nous-mêmes !”

Avec un peu de chance, vous trouverez intéressantes ces techniques subtiles du contrôle indirect quand
vous essaierez d’amener vos joueurs à vivre des expériences prenantes, dans lesquelles ils pourront sentir
leur contrôle, leur maîtrise et leur succès.

Mais où ces expériences intéressantes vont-elles prendre place ?


17
Les histoires et les jeux se déroulent dans des
mondes

FIGURE

17.1

Les mondes transmédiatiques


En mai 1977, le film Star Wars sortait sur les écrans et obtint un succès public inattendu, plus
particulièrement auprès des jeunes spectateurs. Les enfants retournaient le voir encore et encore. Il fallut
quasiment un an pour que Kenner Toys commence à produire une ligne de figurines fondées sur les
personnages du film. Pourtant, si longtemps après la sortie du film, ces jouets eurent un énorme succès, se
vendirent aussi vite qu’ils pouvaient être produits et continuèrent à se vendre pendant encore des années.
D’autres productions estampillées Star Wars apparurent – posters, puzzles, sacs de couchage, assiettes en
carton et à peu près tout ce que l’on peut imaginer – mais rien ne fut aussi populaire que les figurines.
FIGURE

17.2

Nombre de personnes pensent que vendre ce genre d’objets est juste un moyen de se faire de l’argent sur
un effet de mode et qu’au final cela ne fait que dégrader l’image du film. Par exemple, les figurines sont
assez médiocres si on les compare à ce qu’on voit dans le film.

Alors, comment ont-ils pu vendre tellement de figurines ? Pour certains, elles représentaient simplement
une décoration sympathique, quelque chose qu’ils pouvaient regarder, pour se souvenir du film. Mais pour
la majorité des enfants, elles représentaient quelque chose d’autre, elles étaient un passage vers l’univers
de Star Wars.

Si vous regardiez des enfants jouer avec ces figurines, vous remarquiez quelque chose de très étrange. Ils
ne rejouaient que très rarement des scènes du film, comme un adulte aurait pu s’y attendre. À la place, ils
inventaient des histoires mettant en scène les personnages du film, mais n’ayant qu’un rapport ténu avec
son scénario, qui était assez complexe et sans doute assez difficile à appréhender totalement pour un
enfant. Cela peut vous amener à conclure que les personnages étaient l’élément réellement populaire du
film, et non pas son histoire. Mais souvent, vous pouviez voir les enfants donner à ces personnages des
noms complètement différents de ceux du film et également changer parfois totalement la nature de leurs
relations.

Alors, si ce n’était ni l’histoire, ni les personnages que les enfants aimaient tant, de quoi s’agissait-il ? Il
s’agissait en réalité du monde de Star Wars qui leur plaisait tant, et les jouets leur donnaient un accès à cet
autre monde, un accès en quelque sorte encore meilleur que celui du film, puisqu’il était interactif,
participatif, flexible, portable et social. Et étrangement, ces jouets donnèrent au monde de Star Wars un
plus grand sens auprès des enfants, parce qu’ils leur offraient la capacité de visiter le monde, de le modeler,
de le changer et de le faire leur. Et quand les suites du film furent annoncées, de nombreux fans les
guettèrent avec beaucoup d’impatience. Mais parmi eux, combien voulaient entendre une nouvelle histoire
et combien attendaient fébrilement de seulement pouvoir entrer de nouveau dans ce monde ?

Henry jenkins inventa le terme de “mondes transmédiatiques” pour se référer à des mondes imaginaires
dans lesquels il est possible d’entrer par le biais de nombreux médias différents – les livres, la vidéo,
l’animation, les jouets, les jeux, etc. C’est un concept très utile parce qu’il part du principe que le monde
existe au-delà du support qui le représente. Certains trouvent cela étrange, ils pensent aux livres, aux
films, aux jeux, et aux jouets comme à des choses séparées, chacune existant à part des autres. Mais de plus
en plus souvent, le produit qui est réellement créé n’est pas une histoire, ni un jouet, ni un jeu, mais un
monde. Mais comme il n’est pas possible de vendre un monde, ces différents produits sont proposés
comme des accès vers lui, chacun menant à une de ses parties. Et si le monde est bien construit, alors plus
vous empruntez de passages y conduisant et plus il devient réel et tangible dans votre imagination. Mais si
ces passages se contredisent l’un l’autre ou donnent des informations incohérentes, alors le monde
s’écroule rapidement et les produits dérivés ne valent plus grand-chose.

Pourquoi cela ? Pourquoi ces mondes deviennent-ils si réels pour nous, encore plus réels que les médias
qui les représentent ? C’est parce que nous voulons qu’ils soient réels. Une partie de nous veut croire que
ces mondes ne sont pas juste des histoires dans des livres, ou une série de règles, ou des acteurs sur un
écran, mais qu’ils existent réellement et que, peutêtre un jour, nous pourrons trouver un moyen de nous y
rendre.

C’est pour cela qu’il est très facile pour beaucoup de personnes de mettre des magazines à la poubelle, mais
beaucoup plus difficile de jeter des bandes dessinées ; après tout, elles renferment des mondes.

Le pouvoir de Pokémon
Pokémon est sans aucun doute possible l’un des mondes transmédiatiques les plus couronnés de succès de
tous les temps. Depuis sa création, les ventes combinées de tous les produits Pokémon dépassent quinze
milliards d’euros, ce qui en fait la deuxième franchise de jeu vidéo la plus lucrative, juste après Mario. Et,
bien que beaucoup aient essayé d’en faire un succès éphémère, dix ans plus tard, de nouveaux jeux
Pokémon arrivent régulièrement sur le marché et finissent systématiquement dans les meilleures ventes. Il
est utile de comprendre l’histoire de Pokémon pour mieux comprendre le pouvoir de son monde
transmédiatique.

Pokémon a commencé sous la forme d’un jeu pour la Gameboy de Nintendo. Enfant, son concepteur, Tajiri
Satoshi, collectionnait les insectes. En 1991, découvrant la fonction “game link” de la Gameboy, qui
permettait la communication entre deux consoles, il eut des visions d’insectes voyageant le long du câble. Il
contacta Nintendo puis, avec son équipe, passa cinq ans à développer et à perfectionner le titre. En 1996,
Pocket Monsters (NDT : “Monstres de poche”, traduction littérale du titre japonais) fut lancé sous la forme
d’une paire de jeux (Pokémon Rouge et Vert). Il s’agissait essentiellement d’un jeu de rôle traditionnel (pas
totalement différent d’un ultima ou d’un Final Fantasy), si ce n’est que vous pouviez capturer les monstres
que vous combattiez pour les faire devenir des membres de votre équipe.

Les graphismes et l’action du jeu n’étaient pas élaborés ni exceptionnels, mais les interactions étaient
riches et intéressantes – l’équipe ayant mis cinq ans à équilibrer le jeu. Il est important de réaliser combien
les graphismes étaient primitifs. La Gameboy originale permettait uniquement l’affichage de quatre
niveaux de vert pour les graphismes, et deux Pokémons se livrant bataille se retrouvaient l’un à côté de
l’autre, vibrant sous les coups, le joueur choisissant des attaques depuis un simple menu.

Le jeu fut un énorme succès, à tel point qu’une bande dessinée et un dessin animé furent rapidement mis
en chantier. Et contrairement à de nombreuses séries télévisées qui ne sont connectées que de très loin au
jeu vidéo dont elles sont issues (le dessin animé Pac-Man en est un exemple), la série Pokémon reflétait
fidèlement les règles et le gameplay du jeu, et les aventures du personnage principal s’appuyaient
directement sur les quêtes du jeu Gameboy. Le résultat était une série tellement calquée sur les
mécaniques du jeu que les joueurs la regardant pouvaient comprendre facilement quelles étaient les
meilleures stratégies à adopter dans le jeu.

Mais plus important encore, la série télévisée donnait aux joueurs un nouvel accès à l’univers des
Pokémons, un accès qui montrait les Pokémons en couleur, et avec une animation et des sons de qualité. Et
quand les téléspectateurs retournaient jouer sur leur Gameboy, les images de la série leur restaient à
l’esprit, rendant la pauvreté des graphismes et des sons complètement secondaires. Cet effet est parfois
appelé “effet jumelles” (nous en avons déjà parlé dans un précédent chapitre), parce que c’est comme
lorsqu’on se munit de jumelles pour un événement sportif ou un opéra. Personne ne regarde l’événement
dans son intégralité à travers elles. Au lieu de ça, elles sont utilisées au tout début du spectacle pour avoir
une vue rapprochée des personnages éloignés. Puis, une fois qu’on a cette vue rapprochée pleine de détails
en tête, la transposition avec les petites silhouettes au loin se fait tout naturellement dans notre
imagination.

Ces deux accès au monde des Pokémons travaillaient en parfaite synergie : vouloir s’améliorer au jeu
donnait des raisons de regarder le dessin animé, et regarder le dessin animé rendait le jeu plus vivant et
excitant.

Et comme si ce n’était pas déjà suffisant, en 1999, Nintendo travailla avec la compagnie Wizards of the
Coast, à l’origine du jeu révolutionnaire Magic : l’assemblée, pour créer sur le même principe un nouveau
jeu de cartes à collectionner mais, cette fois, fondé sur l’univers des Pokémons. Ce jeu, comme la série
télévisée, se rapprochait autant que possible des mécaniques de base du jeu sur Gameboy. Cela donnait aux
joueurs une troisième méthode pour entrer dans cet univers particulier, à la fois portable et très sociable.
Parce que, bien que le jeu Gameboy permît l’utilisation du câble de liaison pour s’échanger des Pokémons,
les joueurs ne s’en servaient que très peu : la partie était, la plupart du temps, jouée comme une aventure
solo. Mais ce n’était pas le cas avec le jeu de cartes : son faible prix et son accessibilité le rendirent très
populaire auprès des enfants (plus particulièrement les garçons), qui pouvaient ainsi exprimer leur intérêt
dans la compétition avec leurs amis. De plus, le jeu s’inscrivait naturellement dans le cadre du slogan de
Pokémon “Attrapez-les tous !”

Ces trois accès complémentaires à un seul monde cohérent firent de cette licence un véri-table rouleau
compresseur. Les personnes ne connaissant pas l’univers Pokémon étaient complètement déstabilisées :
s’agissait-il d’un jeu, une série télévisée ou quoi ? Qu’y a-t-il à propos du scénario qui plaît tant aux enfants,
au point qu’ils veuillent y engloutir tout leur argent de poche ? J’ai eu la chance d’être présent à une table
ronde en 1999 avec le patron d’une très importante société de divertissement. Quelqu’un lui demanda ce
qu’il pensait de la “folie Pokémon”, et il répondit “Le film sort dans quelques mois, et ce sera fini après ça !”
Bien sûr il avait tort, parce qu’il n’avait pas fondamentalement compris le principe des mondes
transmédiatiques. Il était complètement englué dans la vieille façon de penser hollywoodienne concernant
les mondes des histoires – un gros film hollywoodien définit le monde, puis il y a des jouets, des jeux, et des
séries télévisées qui l’imitent. L’idée d’un monde qui pourrait être établi sur les règles d’un jeu vidéo sur
console portable, ou d’un monde qui pourrait devenir plus fort avec chaque nouveau médium lui servant de
support lui était complètement étrangère (il ne travaille d’ailleurs plus dans cette entreprise).

La force de Pokémon ne réside pas juste dans le concept du jeu, mais également dans l’utilisation
minutieuse et cohérente de multiples médias en tant que passages vers un monde unique et bien défini.

Les propriétés des mondes transmédiatiques


Les mondes transmédiatiques ont quelques propriétés spécifiques qui les rendent particulièrement
intéressants.

Les mondes transmédiatiques à succès exercent un pouvoir certain sur les fans. C’est quelque chose de bien
plus fort qu’un simple engouement de fan pour une histoire intéressante. En fait, c’est presque comme si le
monde devenait une sorte d’utopie personnelle qu’il rêverait désespérément de visiter. Parfois ce fantasme
dure peu, mais pour beaucoup, il dure très long-temps, parfois même toute une vie. Pour certains, ces
fantasmes à long terme sont quelque chose vers quoi ils se tournent de temps à autre, histoire de faire une
sorte de break. Un adulte qui garde un robot Transformers quelque part en tant que décoration peut être
un bon exemple de cela. Le jouet est une échappatoire mentale facile à mettre en place, qui lui donnant la
possibilité de visiter occasionnellement le monde des Transformers.

Mais pour d’autres, la passion pour cette utopie personnelle devient un véritable engagement quotidien.
Par exemple pour Scott Edward Nall, qui, pour son trentième anniversaire, a fait changer son nom de
manière tout à fait légale, en Optimus Prime, soit le chef de la faction des Autobots dans l’univers des
Transformers. En fait, on peut s’apercevoir que les licences ayant les fans les plus attachés ou les fans
extrêmes sont aussi celles qui proposent les mondes transmédiatiques les plus forts. Star Trek, Star Wars,
Transformers, Le Seigneur des Anneaux, les bandes dessinées Marvel, harry Potter et toutes les autres
licences ayant des fans absolus s’appuient sur une base de monde transmédiatique. Plus que le plaisir d’un
bon scénario ou l’appréciation de personnages intéressants, le désir d’entrer dans un monde imaginaire
semble être ce qui pousse réellement les fans à de telles extrémités.

Les mondes transmédiatiques de qualité continuent d’exister pendant un temps étonnamment long.
Superman a fait sa première apparition il y a plus de soixante-dix ans. James Bond existe depuis plus de
cinquante-cinq ans. Star Trek continue de passionner autant de monde après plus de quarante ans. Walt
Disney a réalisé le pouvoir des transmédias alors qu’il commençait à développer des bandes dessinées pour
garder les mondes de ses animations en vie, et il a créé Disneyland dans le même but. L’un de ses
arguments les plus forts pour investir dans une entreprise tellement inhabituelle était qu’elle permettrait
de maintenir l’intérêt du public dans les films Disney en leur donnant un autre accès à leur monde. En
1998, un acte légal étendit la durée du copyright de Disney de soixante-quinze à quatre-vingt-quinze ans.
Cette décision fut fortement influencée par le fait que quelques propriétés toujours lucratives (comme les
premiers dessins animés Mickey Mouse) risquaient de tomber dans le domaine public. Certains ont affirmé
qu’une des raisons de cet acte était qu’il ne semblait pas normal de laisser un monde tellement bien géré et
apprécié tomber entre de mauvaises mains.

Une très bonne raison de mettre en place un monde transmédiatique fort est que, si vous le faites bien, il
peut être profitable pendant très longtemps. Et cela semble particulièrement vrai pour les mondes ayant
un attrait auprès des enfants : quand ces derniers grandissent et deviennent des adultes, ils souhaitent
souvent partager les mondes de leur enfance avec leurs enfants, créant ainsi un cycle pouvant durer très
longtemps.

Ces mondes ne sont pas statiques avec le temps, ils évoluent. Prenez l’exemple d’un monde
transmédiatique sur une période d’une centaine d’années (et toujours aussi populaire !) : celui de Sherlock
Holmes. Quand on pense à Sherlock Holmes aujourd’hui, on le voit généralement avec son deerstalker
(chapeau de chasse typiquement anglais) tellement caractéristique, et sa pipe en forme de saxophone en
permanence à la bouche. Mais si vous lisez les aventures originales de Sherlock Holmes, vous constaterez
que ces accessoires ne sont mentionnés nulle part dans le texte. Ils n’apparaissent pas plus dans le travail
de Sidney Paget, qui avait réalisé toutes les illustrations originales des romans. Alors d’où viennent-ils ? Le
chapeau et la pipe semblent avoir été popularisés par William Gillette, un acteur qui interpréta le rôle de
Holmes dans des pièces tirées des livres. Il choisit le chapeau inhabituel et la grande pipe parce qu’ils
seraient distincts et pourraient être visibles même depuis le dernier rang d’une salle de théâtre. Les pièces
étaient extrêmement populaires, à tel point que tous les futurs illustrateurs des histoires de Holmes
utilisèrent des photos de Gillette comme référence pour leurs illustrations. Étrangement, la pipe et le
chapeau sont devenus symboliques du personnage de Sherlock Holmes, alors que son propre créateur ne
les avait jamais envisagés. Mais c’est une des particularités des mondes transmédiatiques : quand un
nouveau médium propose de nouvelles passerelles vers le monde, le monde lui-même (ou la perception
que les gens en ont, ce qui revient au même dans le cadre d’un monde imaginaire) change pour s’adapter à
ces nouveaux accès.

Un autre excellent exemple se trouve dans un monde transmédiatique encore plus vieux et plus largement
apprécié, celui du Père Noël. S’il y a une utopie que les gens aimeraient vraiment comme réalité, c’est celle
du monde du Père Noël, un monde dans lequel, une fois par an, un personnage bénévole prend en compte
vos désirs et vous les accorde si vous avez été sage. Examinez ses nombreux points d’accès : il y a non
seulement des histoires, des poèmes, des chansons et des films, mais vous pouvez également lui écrire des
lettres ou même lui rendre visite ! Réfléchissez-y… Un personnage de fiction vient dans votre maison,
mange vos gâteaux et vos oranges, puis repart en laissant derrière lui une montagne de cadeaux ! Nous
avons tellement envie que ce monde existe pour de vrai, que des millions de gens dépensent sans compter
et déploient des trésors d’imagination et vont jusqu’à utiliser la tromperie pour que les enfants croient
aussi longtemps que possible qu’il s’agit d’une réalité ne pouvant être remise en question.

Mais qui en est l’auteur ? Comme tous les mondes transmédiatiques suffisamment anciens, il résulte d’un
immense effort collaboratif. Les narrateurs et les artistes essaient continuellement d’agrémenter le monde
du Père Noël. Certains y arrivent, comme avec l’introduction des rennes par Clement Moore en 1823, ou
l’arrivée de Rudolph le renne, créé par Robert L. May en 1939, et bien connu des Américains. Mais de
nombreux autres échouent. Même le grand écrivain L. Frank Baum, auteur des histoires du Magicien d’Oz,
échoua lamentablement avec son Life and Adventures of Santa Claus (La Vie et les Aventures du Père
Noël), dans lequel il essayait d’établir l’origine du Père Noël, en en faisant un mortel désigné pour être
immortel par un conseil de nymphes, de gnomes et de démons.

Qui décide des nouvelles caractéristiques qui entrent dans un monde transmédiatique et de celles qui sont
rejetées ? Cela se passe, d’une certaine façon, au niveau de notre conscience collective. Par le biais d’un
processus démocratique silencieux, chacun décide de la pertinence de toute nouvelle caractéristique, et le
monde imaginaire change pour s’adapter à ces choix. Il n’y a pas de décision formelle, c’est juste quelque
chose qui se passe. Si une nouvelle caractéristique concernant une histoire est appréciée, elle s’enracine. Si
ce n’est pas le cas, elle est oubliée et s’efface. À long terme, le monde est gouverné par ceux qui le visitent.

Ce que les mondes transmédiatiques à succès ont en commun


Les mondes transmédiatiques à succès sont à la fois puissants et précieux. Qu’ont-ils donc en commun ?

Ils tendent à être enracinés dans un seul médium. Malgré leurs nombreux points d’accès, les
mondes transmédiatiques les plus brillants ont commencé avec une grande réussite dans un seul
médium. Sherlock holmes était un roman à épisodes. Superman était une bande dessinée. Star Wars
était un film. Pokémon était un jeu portable. Ils sont tous apparus par la suite sous de nombreuses
formes, mais aucune aussi forte que dans le médium original.

Ils sont intuitifs. En faisant des recherches pour Toontown Online, j’ai essayé d’en apprendre autant
que je le pouvais sur le monde imaginaire de Toontown. Alors que j’étudiais le film Qui veut la peau de
Roger Rabbit, je me suis aperçu que très peu de choses à propos de Toontown étaient dépeintes. Le
film n’avait pas besoin de décrire Toontown dans ses moindres détails parce que tout le monde savait
déjà qu’elle existait. Sans que personne l’exprime clairement, c’était d’une certaine façon de notoriété
publique que tous les personnages de dessins animés vivaient ensemble dans un univers qui leur était
propre et qui était très éloigné du nôtre. Les créateurs de Superman et de Batman n’avaient
probablement aucune intention de faire cohabiter leurs personnages dans le même monde et avec
d’autres super-héros, mais cela semblait tellement logique et intuitif pour les lecteurs de ces bandes
dessinées, qu’ils vivent maintenant tous dans le même monde.

Ils ont un créatif unique pour origine. La grande majorité des mondes transmédiatiques à succès
sont enracinés dans l’imagination et dans le style esthétique d’un individu unique. Des personnes
comme Walt Disney, Shigeru Miyamoto, L. Frank Baum, Tajiri Satoshi et George Lucas en sont des
exemples. Occasionnellement, de très petites équipes sont capables de créer des mondes
transmédiatiques à succès, mais il est très rare que ces mondes soient créés par de grandes équipes. Il y
a quelque chose qui touche à la vision holistique d’un monde qui ne peut être véritablement achevé que
par un individu unique, qui lui donnera sa force, sa solidité, son intégrité, et la beauté nécessaire pour
survivre la pression de nombreux points d’entrée.

Ils facilitent l’émergence de nombreuses histoires. Les mondes transmédiatiques à succès ne


s’appuient jamais sur une intrigue unique. Ils ont une solidité et une capacité à l’interconnexion qui
vont bien au-delà. Ils laissent des ouvertures pour de futures histoires et donnent la possibilité à des
invités d’imaginer leurs propres histoires.

Ils sont cohérents quels que soient les points d’accès. La phrase qui tue pour parler de
quasiment n’importe quel film est : “Il prend tout son sens si tu lis le livre.” Vous ne savez jamais par
quelle passerelle un visiteur commencera l’exploration de votre monde, alors vous devez faire en sorte
que toutes soient également attractives et accueillantes. Pokémon a visiblement réussi à cet égard, sa
série télé, sa bande dessinée, ses films et ses jeux de cartes sont tous facilement compréhensibles et
peuvent être appréciés de façon complètement autonome. N’importe lequel de ces points d’entrée peut
être le premier contact avec le monde des Pokémons et mener éventuellement ensuite aux différents
autres médiums. Un contre-exemple pourrait être ce qui a été tenté avec le monde de Matrix. Le jeu
vidéo enter the Matrix, qui a été unanimement descendu par la critique, était fondé sur le deuxième
film de la trilogie, Matrix : Reloaded, et avait tenté l’approche innovante de ne pas raconter l’histoire
du film, mais plutôt celle d’une histoire parallèle ayant un certain nombre de points de contact avec le
film. C’était une idée intéressante, mais si vous n’aviez pas vu le film, le jeu pouvait être confus. De la
même manière, Animatrix, une série de courts-métrages animés se déroulant dans l’univers de Matrix,
n’évoquait quelque chose qu’aux spectateurs déjà intimes avec le monde des films. Cette approche à la
façon de “Tout n’a de sens que si vous entrez par tous les points d’accès” fut intéressante pour certains
mais rébarbative et aliénante pour la majorité.

Ils permettent d'assouvir des désirs. S’imaginer un monde de fiction est un travail difficile. Les
visiteurs potentiels ne le feront que s’il s’agit d’un monde qu’ils ont vraiment envie de visiter, un
monde qui leur permettra d'assouvir certains désirs secrets.

Les mondes transmédiatiques sont le futur du divertissement. Il n’est plus suffisant de se focaliser sur la
création d’une bonne expérience sur un médium unique. De plus en plus fréquemment, on demande aux
concepteurs de créer de nouvelles passerelles vers des mondes existants, ce qui n’est pas une mince affaire.
Mais ceux qui peuvent créer ces points d’accès qui enthousiasmeront les joueurs tout en leur donnant une
nouvelle perspective sur un monde qu’ils connaissent déjà, ceux-là ont un profil très recherché. Mais les
concepteurs qui sont encore plus recherchés sont ceux qui sont capables d’inventer un monde
transmédiatique à succès en partant seulement de la compréhension des vœux secrets de leur public. Si
vous voulez créer ou améliorer des mondes transmédiatiques, utilisez cet objectif.

Objectif #74 : Le monde

Le monde de votre jeu existe en marge de la réalité. Votre jeu est un accès vers cet endroit magique qui
existe uniquement dans l’imagination de vos joueurs. Pour vous assurer qu’il est puissant et cohérent,
posez-vous ces questions :

De quelle façon mon monde est-il meilleur que le vrai monde ?

Peut-il y avoir plusieurs passerelles vers lui ? Comment diffèrent-elles ? Comment peu-vent-
elles s’apporter un soutien mutuel ?

Mon monde est-il centré sur une histoire unique, ou de nombreuses autres histoires
pourraient-elles s’y dérouler ?
18
Les mondes incluent des personnages

FIGURE

18.1

La nature des personnages de jeux


Si nous devons créer des jeux servis par de bonnes histoires, celles-ci doivent comprendre des personnages
mémorables. Une question est importante : en quoi les personnages dans les jeux sont-ils différents des
personnages dans d’autres médias ? Si nous comparons les personnages fictifs de plusieurs médias, alors
certaines différences deviennent flagrantes. Voici quelques exemples que j’ai choisis parmi des listes des
e
meilleurs romans, films et jeux vidéo du xx siècle.

Personnages de romans
Holden Caulfield : L’Attrape-Cœurs. Holden est un adolescent déchiré par l’hypocrisie et la laideur du
monde adulte.

Humbert Humbert : Lolita. Humbert est un adulte consumé par sa relation intime avec une
préadolescente.

Tom Joad : Les Raisins de la colère. Tom est un ex-détenu qui essaie d’aider sa famille après qu’elle a
perdu sa ferme.

Ralph : Sa Majesté des mouches. Ralph et de nombreux autres enfants sont isolés sur une île et essaient
de survivre à tous les dangers, y compris eux-mêmes.

Sethe : Beloved. Sethe est une femme qui essaie de reconstruire sa vie après avoir tué sa fille bien-aimée
pour lui épargner l’asservissement.

Personnages de films
Rick Blaine : Casablanca. Rick doit choisir entre l’amour de sa vie et sauver la vie de son mari.

Indiana Jones : Les Aventuriers de l’Arche perdue. Un archéologue aventurier doit reprendre l’Arche
d’alliance des mains des nazis.

Rose DeWitt Bukater : Titanic. Une jeune femme tombe amoureuse à bord du bateau destiné à
sombrer.

Norman Bates : Psychose. Un homme atteint d’un cas inhabituel de schizophrénie commet des meurtres
et essaie de les dissimuler.

Don Lockwood : Chantons sous la pluie. Un acteur de films muets peine à faire la transition vers les films
parlants.

Personnages de jeux vidéo


Mario : Super Mario Brothers. Un plombier italien se bat contre des ennemis pour sauver une princesse
capturée par un méchant roi.

Solid Snake : Metal Gear Solid. Un soldat à la retraite s’infiltre dans une fabrique d’armes nucléaires
pour neutraliser une menace terroriste.

Cloud Strife : Final Fantasy VII. Une équipe de rebelles tente de venir à bout d’une mégacorporation
tenue par magicien maléfique.

Link : The Legend of Zelda. Un jeune homme doit retrouver un artefact magique pour sauver une
princesse des mains d’un seigneur maléfique.

Gordon Freeman : half-Life 2. Un physicien doit se battre contre des aliens après qu’une expérience a
mal tourné.

Donc, en examinant ces listes, quels schémas voyons-nous ?


Mental ® Physique. Les personnages des romans se débattent dans des problèmes profondément
psychologiques. C’est compréhensible, puisque dans un roman, nous passons la plupart de notre temps
à écouter les pensées du personnage. Les personnages des films, eux, ont à la fois des problèmes
émotionnels et physiques, qui sont résolus par une combinaison de communication et d’action. Encore
une fois, lorsqu’on considère le médium, cela semble logique : on ne peut généralement pas entendre
les pensées des personnages d’un film, mais on peut entendre ce qu’ils disent et voir ce qu’ils font.
Enfin, les personnages de jeux vidéo sont engagés dans des conflits presque uniquement physiques.
Puisque ces personnages n’ont quasiment pas de pensées (c’est le joueur qui réfléchit à leur place) et ne
parlent que rarement, tout cela est encore une fois parfaitement logique. Dans les trois cas, les
personnages sont définis par leur médium.

Réalité ® Imaginaire. Les romans tendent à s’appuyer sur la réalité. Les films sont généralement
ancrés dans la réalité, mais flirtent souvent avec l’imaginaire. Et les mondes des jeux vidéo traitent
presque exclusivement de situations imaginaires. Et les personnages reflètent cela, ils sont le produit
de leur environnement.

Complexe ® Simple. Pour un certain nombre de raisons, la complexité des sujets et la profondeur
des personnages diminuent graduellement en allant du roman vers le jeu.

À partir de cela, on pourrait conclure que les jeux sont condamnés à avoir des person-nages imaginaires
faisant face à des situations où l’action est la seule réponse possible. Et c’est probablement le chemin le plus
facile à prendre. Après tout, on peut s’en sortir avec juste de l’action dans un jeu quand ce n’est
généralement pas possible pour un film ou un roman. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible
d’ajouter plus de profondeur, plus de conflits internes, et des personnages aux relations plus intéressantes
dans vos jeux ; cela signifie juste que c’est plus difficile. Certains des jeux de cette liste, comme Final
Fantasy VII, proposent des personnages aux relations complexes sur la base d’une structure de gameplay
simple mais, si complexes soient-elles, les joueurs en veulent toujours plus et réclament des jeux avec des
personnages et des histoires plus riches et plus intéressants. Une grande partie de ce chapitre sera
consacrée aux méthodes que les scénaristes des autres médias utilisent pour mettre en place leurs
personnages, et à réfléchir à la façon dont nous pouvons les adapter à notre support pour créer des
personnages de jeux vidéo dignes d’intérêt.

Commençons avec un personnage très spécial : l’avatar.

Les avatars
Il y a quelque chose de magique dans le principe d’un personnage que le joueur contrôle. Tellement
magique que nous donnons à ce personnage un nom particulier : l’avatar. Le mot est dérivé du sanskrit qui
se réfère à un dieu prenant magiquement forme humaine sur la Terre. Et le nom est bien choisi pour un
personnage de jeu, puisqu’une transformation magique similaire se produit quand un joueur utilise son
avatar pour entrer dans le monde du jeu.

La relation entre le joueur et l’avatar est étrange. Il y a des moments où le joueur est nettement différencié
de l’avatar, et d’autres où son état mental est complètement projeté dans cet avatar, au point qu’il peut
retenir son souffle si son personnage est blessé ou menacé. Cela ne devrait pas nous surprendre
complètement ; après tout, nous avons la capacité de nous projeter dans à peu près tout ce que nous
contrôlons. Quand nous conduisons une voiture, par exemple, nous projetons notre identité dans celle-ci,
comme si elle était une extension de nous-mêmes. Devant une place de parking, on dit souvent : “Je ne sais
pas si je vais pouvoir entrer là-dedans !” Et si une voiture entre en collision avec la nôtre, on ne dit pas “Il
est rentré dans ma voiture !” mais plutôt “Il m’est rentré dedans !” Il n’est donc pas très surprenant que
nous puissions nous projeter dans un personnage de jeu vidéo sur lequel nous avons un contrôle direct.

Les concepteurs débattent souvent à propos de ce qui est le plus immersif : une vue à la première ou à la
troisième personne. L’un des arguments de ce débat est qu’une projection plus importante peut être
obtenue si on se place directement dans la peau de l’avatar, en vue à la première personne. Cependant,
notre pouvoir d’empathie est fort, et lorsqu’un joueur contrôle un avatar visible, il n’est pas rare de le voir
grimacer en imaginant la douleur ressentie par son avatar si celui-ci se fait blesser, ou soupirer de
soulagement en le voyant échapper à un danger. C’est presque comme si l’avatar était une sorte de poupée
vaudoue kinesthésique pour le joueur. Les joueurs de bowling sont un autre exemple de ce phénomène,
puisqu’ils essayent d’exercer un contrôle de la boule en bougeant leur corps, alors qu’elle a déjà été lancée
et roule vers les quilles. Ces mouvements, largement subconscients, sont le résultat d’un joueur de bowling
projetant son esprit dans sa boule. Dans ce sens, la boule de bowling sert d’avatar au joueur.

Et c’est une chose de se projeter dans notre avatar comme si celui-ci était un instrument, mais l’expérience
de la projection peut être bien plus puissante si nous avons d’une certaine manière quelque chose en
commun avec le personnage. Alors, quels types de personnages sont les mieux adaptés à la projection des
joueurs ?

La forme idéale
Le premier type de personnage qui fait un bon avatar est le genre que le joueur a toujours voulu être. Ce
personnage – comme un puissant guerrier, un magicien, une superbe princesse, un agent secret très classe,
etc. – exerce une pression sur notre psyché, puisque ce qui, à l’intérieur de nous, nous pousse à être le
meilleur possible, trouve l’idée de se projeter dans une forme idéalisée particulièrement séduisante. Bien
que ces personnages ne nous correspondent pas vraiment, ils sont ce que nous rêvons parfois d’être.

L’esquisse
Le second type de personnage faisant un bon avatar est celui qui, comme le dit Scott McCloud, est
iconique. Dans son livre, understanding Comics (L’Art invisible), McCloud explique que, moins un
personnage est détaillé, et plus le lecteur à d’occasions de se projeter en lui.
FIGURE
18.2

McCloud continue en faisant remarquer que, dans les bandes dessinées, il arrive souvent que les
personnages ou les environnements censés être étrangers, extraterrestres ou effrayants, apparaissent très
détaillés, parce que ces détails les font sembler plus “autres”. Et quand vous combinez un personnage
iconique avec un monde très détaillé, vous obtenez une combinaison puissante, comme McCloud le montre
ci-après :

FIGURE
18.3

Cette idée fonctionne également bien au-delà du domaine des bandes dessinées. Dans les jeux vidéo, nous
pouvons voir le même phénomène. Certains des avatars les plus populaires sont très iconiques. Prenez
l’exemple de Mario : il ne correspond pas vraiment à une forme idéalisée, mais il est simple, parle à peine et
est complètement inoffensif, ce qui facilite la projection.

La forme idéalisée et l’esquisse sont souvent mélangées. Pensez à Spiderman. Il est une forme idéalisée : un
super-héros puissant et brave. Mais le masque qui couvre son visage le rend presque complètement
iconique : une esquisse qui pourrait être pratiquement n’importe qui.

Périodiquement, des systèmes apparaissent qui permettent de prendre une photo et de la coller sur son
avatar. J’ai entendu les vendeurs de ces systèmes en parler comme du “rêve ultime de tous les joueurs”.
Mais ces systèmes, bien qu’intéressants sur un plan de la nouveauté, ne tiennent jamais bien longtemps
parce que personne n’a envie de jouer pour être soi-même ! On joue pour pouvoir tenir le rôle de quelqu’un
à qui l’on aimerait ressembler.

Au Chapitre 14, nous avons introduit l’objectif #64 – l’objectif de la projection –, comme un outil
permettant d’examiner combien un joueur pouvait se projeter dans le monde imaginaire du jeu. Nous
devrions également ajouter un objectif plus spécifique, pour voir comment il peut se projeter dans son
avatar.

Objectif #75 : L’avatar

L’avatar est la passerelle permettant au joueur d’entrer dans le monde du jeu. Pour s’assurer que
l’avatar embarque autant que possible l’identité du joueur, posez-vous ces questions :

Est-ce que mon avatar est une forme idéale à même d’attirer mes joueurs ?

Est-ce que mon avatar a des qualités iconiques laissant le joueur se projeter facilement dans
le personnage ?

Comment créer des personnages de jeux convaincants ?


L’avatar est important dans un jeu, tout comme le protagoniste est important dans une histoire
traditionnelle. Mais nous ne devons pas oublier les autres personnages. Il y a des dizaines de livres traitant
de l’écriture de scripts et de scénarios et qui vous donneront de bons conseils sur la façon de créer des
personnages forts et convaincants. Pour ma part, je vais résumer quelques-unes des méthodes les plus
utiles, à mon avis, pour développer des personnages de jeux.

Conseil sur les personnages #1 : Listez leurs fonctions


Pendant le processus de création d’une histoire, on invente souvent des personnages au fur et à mesure
qu’ils sont nécessaires à l’histoire. Mais comment cela se passe-t-il dans le cadre d’un jeu ? Une technique
très utile quand arrive le moment du choix des personnages consiste à lister toutes les fonctions qu’ils
doivent assumer. Ensuite, listez les personnages que vous aviez pensé à faire figurer dans le jeu et essayez
d’établir des connexions entre ces deux listes. Par exemple, si vous faites un jeu de plates-formes, vous
pourriez avoir deux listes comme celles-ci :

Fonctions des personnages :

1. Le héros : le personnage principal du jeu.


2. Le mentor : donne des conseils et des objets utiles.
3. L’assistant : donne des conseils occasionnellement.
4. Le professeur : explique comment jouer au jeu.
5. Le boss de fin : celui contre qui se passe la bataille finale.
6. Les sous-fifres : les ennemis courants.
7. Les trois boss : des ennemis particulièrement puissants contre lesquels il faut se battre.
8. L’otage : quelqu’un à secourir.

En faisant travailler votre imagination, vous pourriez avoir eu la vision de ces personnages :

Personnages :
a. La princesse souris : belle, mais dure et pragmatique ;

b. La vieille chouette : pleine de sagesse, mais distraite ;

c. Le faucon argenté : bagarreur et vindicatif ;

d. Sammy le serpent : amoral et très sarcastique ;

e. L’armée des rats : des centaines de rats aux vilains yeux rouges.

Vous devez maintenant associer les personnages aux fonctions. C’est une occasion de vous montrer
vraiment créatif. Le réflexe normal voudrait que la princesse souris soit l’otage. Mais pourquoi ne pas faire
quelque chose de différent et lui confier le rôle de mentor ? Ou le héros ? Ou même le boss de fin ! L’armée
de rats semble parfaitement adaptée au rôle des sous-fifres – mais qui sait ? Peut-être ont-ils de vilains
yeux rouges parce qu’ils ont été capturés par la méchante princesse souris qui les a hypnotisés et qu’ils sont
en réalité les otages ! Il nous apparaît à côté de cela que nous n’avons pas suffisamment de personnages
pour remplir tous les rôles – nous pourrions alors créer de nouveaux personnages, mais nous pourrions
également donner aux personnages existants des rôles multiples. Pourquoi ne pas faire de la vieille
chouette le mentor, mais également le boss de fin ? Cela donnerait un tournant ironique et dramatique à
l’histoire et permettrait d’économiser le coût de développement d’un nouveau personnage. Peut-être
l’assistant et le professeur sont un seul et même personnage en la personne de Sammy le serpent, ou peut-
être le faucon argenté est-il retenu en otage mais joue également le rôle du mentor en vous envoyant des
messages télépathiques depuis sa prison.

En séparant les fonctions des personnages de votre vision de ceux-ci, vous pouvez vous assurer que le jeu a
des personnages pour chaque fonction nécessaire, mais vous pouvez aussi éventuellement optimiser les
choses en faisant des regroupements. Cette méthode sera notre prochain objectif.

Objectif #76 : La fonction des personnages


Pour vous assurer que vos personnages remplissent toutes les fonctions nécessaires au bon
fonctionnement du jeu, posez-vous ces questions :

Quels rôles ai-je besoin que mes personnages remplissent ?

Quels personnages ai-je déjà imaginés ?

Quels personnages correspondent le mieux à quels rôles ?

Certains personnages peuvent-ils remplir plus d’un rôle ?

Dois-je changer certains personnages pour qu’ils soient plus adaptés au rôle qui leur est
destiné ?

Ai-je besoin de nouveaux personnages ?

Conseil sur les personnages #2 : Définissez et utilisez leurs traits de caractère


Disons que nous avons un dialogue simple entre l’héroïne, Sabu, et son compère, Lester, servant de
transition vers le niveau suivant. Quelque chose comme :

Lester : Sabu !

Sabu : Que se passe-t-il ?

Lester : Quelqu’un a volé la couronne du roi !

Sabu : Tu réalises ce que ça veut dire ?

Lester : Non.

Sabu : Ça veut dire que Flèche Noire est revenu. Nous devons l’arrêter !

Ce dialogue est plutôt plat. Et bien qu’il nous permette de comprendre la situation (la couronne volée) et
d’apprendre qui est le méchant de l’histoire (Flèche Noire), il ne nous donne aucun élément à propos de
Sabu ou Lester. Vos personnages doivent dire et faire des choses les définissant en tant que personnes.
Pour faire cela, vous devez connaître leurs traits de caractère.

Il y a de nombreuses façons de définir ces traits de caractère. On peut créer une “bible du personnage”,
dans laquelle on liste toutes les choses auxquelles on peut penser et qui définissent le personnage : ce qu’il
aime et déteste, comment il s’habille, ce qu’il mange, dans quelles conditions il a été élevé, etc. Et cela peut
être un exercice très utile. Mais généralement, on voudra plutôt distiller les choses pour en tirer l’essence,
plus simple, sous la forme d’une liste de traits de caractère caractérisant le personnage. Il faut choisir des
traits de caractère qui permettront de définir le personnage dans toutes les situations auxquelles il aura à
faire face. Quelquefois, ils peuvent être un peu contradictoires, mais c’est quelque chose de courant chez les
personnes réelles, alors il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Disons maintenant que nous avons donné à Sabu
et à Lester les traits de caractère suivants :
Sabu : digne de confiance, soupe au lait, vaillante, amoureuse enflammée.

Lester : arrogant, sarcastique, spirituel, impulsif.

Maintenant, essayons de réécrire le dialogue en tenant compte de ces traits de caractère, et en essayant de
préférence d’en faire jouer plus d’un à la fois (souvenez-vous de l’objectif #43 : l’objectif de l’élégance).

Lester (entrant en trombe dans la pièce) : Oh mon Dieu ! Sabu, j’ai des nouvelles !(impulsif et spirituel)

Sabu (en se couvrant) : Comment oses-tu faire irruption comme ça dans mon intimité !(soupe au lait)

Lester : Ouais, d’accord… Peut-être n’en as-tu rien à faire que la couronne du roi ait été volée ?(arrogant
et sarcastique)

Sabu (en regardant au loin, perdue dans ses pensées) : Ça veut dire que le moment est venu de tenir ma
promesse… (digne de confiance et vaillante)

Lester : je prie Vishnou pour qu’il ne s’agisse pas encore d’une de ces histoires d’amour…(Lester : spirituel
et sarcastique, Sabu : amoureuse enflammée)

Sabu : Silence ! Flèche Noire a brisé mon cœur et celui de ma sœur, et je lui ai promis que s’il revenait,
j’irais jusqu’à mettre ma vie en jeu pour le détruire. Prépare le chariot ! (soupe au lait, amoureuse
enflammée, digne de confiance, vaillante)

Ce n’est pas simplement le dialogue qui bénéficie de ce traitement. Les actions que vous choisissez pour
votre personnage, et la façon dont il les accomplit, devraient également refléter ces traits. Si votre
personnage est sournois, cela se voit-il dans l’animation de son saut ? Si votre personnage est dépressif,
cela se voit-il quand il court ? Et peut-être qu’un personnage déprimé ne devrait pas courir, mais seulement
marcher. Il n’y a rien de magique dans le fait d’avoir des listes de traits de caractère et de les utiliser, cela
signifie juste que vous connaissez bien vos personnages.

Objectif #77 : Les traits de caractère

Pour vous assurer que les traits de caractère de votre personnage transparaissent dans ce qu’il dit ou
fait, posez-vous ces questions :

Quels sont les traits de caractère définissant mon personnage ?

Comment ces traits se manifestent-ils dans ses mots, ses actions et son apparence ?

Conseil sur les personnages #3 : Utilisez le circumplex interpersonnel


Vos personnages ne seront pas seuls, bien sûr, ils vont interagir les uns avec les autres. Le circumplex
interpersonnel est un outil que les psychologues sociaux utilisent parfois pour visualiser les relations entre
des personnes. C’est un simple graphique, sur deux axes : la gentillesse et la dominance. Ce diagramme
complexe montre où se situent certains traits de caractère :

FIGURE
18.4

Cela peut sembler énorme mais peut cependant être un outil très simple à utiliser. Disons que nous
voulons montrer comment les autres personnages de Star Wars se situent par rapport à Han Solo. Puisque
la gentillesse et la dominance sont des caractéristiques relatives, on doit toujours les faire se situer par
rapport à un personnage en particulier. La Figure 18.5 est donc une manière de placer les personnages
dans le graphique, par rapport à Han.
FIGURE
18.5

Et en situant les personnages de cette façon, nous avons un bon moyen de visualiser les relations entre
ceux-ci et le personnage auquel nous nous intéressons. Vous pouvez noter les positions extrêmes de Dark
Vador, Chewbacca et C3PO sur ce graphique, qui sont une partie de ce qui les rend intéressants. Vous
remarquerez aussi que les personnes avec qui il communique le plus sont celles qui sont les plus proches de
lui sur le graphique. Que peut-on apprendre sur Han par le fait qu’on ne trouve personne dans le quadrant
en bas à gauche ? Essayez d’imaginer ce que seraient les graphiques pour Luke ou pour Dark Vador.

Le circumplex n’est pas l’outil ultime, mais il peut être très utile pour réfléchir aux relations entre les
personnages grâce aux questions qu’il soulève. Mettons-le donc dans notre boîte à outils.

Objectif #78 : Le circumplex interpersonnel

Comprendre les relations entre vos personnages est crucial. Pour cela, vous pouvez créer un graphique
avec un axe hostile/amical, et un autre soumis/dominant. Prenez un personnage à analyser et mettez-le
au centre. Situez les autres personnages sur ce graphique selon leur position relative au personnage
étudié et posez-vous ces questions :

Y a-t-il des trous dans le graphique ? Pourquoi sont-ils là ? Vaudrait-il mieux les remplir ?

Y a-t-il des “personnages extrêmes” sur le graphique ? Si ce n’est pas le cas, serait-il mieux
qu’il y en ait ?

Les amis du personnage sont-ils tous dans le même quadrant ou répartis sur plusieurs ? Et si
cela était différent ?
Conseil sur les personnages #4 : Établissez leur réseau
Le circumplex est un aperçu visuel intéressant des relations pour un personnage. Cependant, il peut y avoir
de nombreux autres facteurs dans ces relations. Le réseau des personnages est une bonne façon d’explorer
ce que les différents protagonistes ressentent les uns pour les autres, et pourquoi. L’idée est simple : pour
analyser un personnage, écrivez ce qu’il pense de tous les autres. Voici un exemple venant du monde de la
bande dessinée Archie :

Archie

Veronica : Archie est attiré par son élégance et sa beauté ; il n’est pas vraiment intéressé par le fait
qu’elle est riche.

Betty : Le véritable amour d’Archie. Mais l’insécurité de Betty la pousse à lui envoyer des messages
contradictoires. Du coup, Archie n’est pas aussi entreprenant qu’il le devrait.

Reggie : Archie ne devrait pas lui faire confiance. Mais c’est ce qu’il fait pourtant souvent, parce qu’il
est un garçon gentil et un peu naïf.

Jughead : Le meilleur ami d’Archie. Leur point commun est qu’ils sont tous les deux des perdants.

Veronica

Archie : Veronica trouve Archie attirant, mais c’est parfois plus pour frustrer Betty qu’elle cherche à
sortir avec lui, et parce qu’elle peut toujours se sentir supérieure quand elle est avec lui.

Betty : Veronica est amie avec Betty depuis qu’elles sont toutes petites. Veronica aime la façon dont
elle peut se sentir supérieure à Betty en termes de richesse et de classe, mais elle se sent frustrée par le
fait que Betty est finalement une meilleure personne qu’elle.

Reggie : C’est un bouffon attirant qui apprécie la richesse, mais Veronica est frustrée par le fait qu’il
ne la respecte pas ni ne l’aime vraiment.

Jughead : Un garçon bizarre et dégoûtant. Veronica ne comprend pas pourquoi Archie est ami avec
lui. Veronica l’achète souvent avec de la nourriture pour obtenir ce qu’elle veut.

Betty

Archie : Son véritable amour. Elle est timide et a peur de lui dire ce qu’elle ressent vraiment pour lui,
parce qu’elle n’a pas une bonne opinion d’elle-même.

Veronica : La meilleure amie de Betty. Elle peut parfois être méchante et elle est trop préoccupée par
l’argent, mais les amis sont des amis pour toujours, alors Betty reste avec Veronica.

Reggie : Betty est intimidée par la richesse de Reggie et son air classe. Elle a l’impression qu’elle est
supposée bien l’aimer, mais secrètement, il la dégoute.

Jughead : Betty pense qu’il est mignon et drôle et est fière qu’il soit un si bon ami de son grand
amour.

Reggie
Archie : Son grand rival. Reggie ne comprend pas ce qu’on peut trouver à ce garçon stupidement
gentil. Occasionnellement, il envie la popularité d’Archie, mais il pense toujours être capable de trouver
un moyen de le surpasser.

Veronica : Reggie la trouve attirante et riche. Il aime le pouvoir de sa richesse.

Betty : Reggie la trouve attirante et, bien que sa mauvaise estime d’elle-même soit un repoussoir pour
lui, il apprécierait de gagner son cœur ce qui lui permettrait de prouver sa supériorité face à Archie.

Jughead : Reggie le voit comme un perdant intégral qui mérite d’être brutalisé, et plus
particulièrement parce que c’est un ami d’Archie.

Jughead

Archie : Son meilleur ami, et le seul qui comprend et apprécie son amour pour la nourriture.

Veronica : La méchante fille qu’Archie aime bien.

Betty : La gentille fille qu’Archie aime bien.

Reggie : Une brute.

Vous voyez que ça prend un peu de temps, mais cela peut vraiment en valoir la peine à cause des questions
que cet exercice soulève à propos des interactions entre les personnages et auxquelles vous n’auriez peut-
être pas pensé. C’est un objectif très utile pour donner à vos personnages plus de profondeur.

Objectif #79 : Le réseau des personnages

Pour donner plus de corps à vos personnages et à leurs interrelations, faites-en une liste et posez-vous
ces questions :

Quelles opinions spécifiques chaque personnage a-t-il à propos de chacun des autres ?

Y a-t-il des connexions manquantes ? Comment puis-je les utiliser ?

Y a-t-il trop de connexions similaires ? Comment puis-je les rendre plus différentes ?

Conseil sur les personnages #5 : Utilisez le statut


La plupart des conseils sur les personnages que nous avons vus jusqu’à présent viennent des écrivains.
Mais il y a une autre profession qui connaît autant de choses, sinon plus, à propos de la création de
personnages attractifs : les acteurs. De nombreuses personnes ont fait des parallèles entre la nature
imprévisible de la narration interactive et celle du théâtre d’improvisation. En effet, les techniques des
acteurs d’improvisation peuvent se révéler très utiles pour les game designers. Elles sont nombreuses et
parfaitement décrites dans un certain nombre de livres mais, pour moi, il y en a une qui se place au-dessus
de toutes les autres. Ce n’est pas réellement une technique, mais plutôt un objectif parfaitement décrit par
Keith johnstone dans son livre Impro, l’objectif du statut.
Quand des personnes se rencontrent ou interagissent, il y a une négociation cachée qui s’établit
constamment. La plupart du temps, nous n’en sommes pas conscients, puisqu’elle est antérieure à notre
capacité de parler. Il s’agit de la négociation de notre statut, c’est-à-dire, qui est responsable de la présente
interaction ? Le statut n’est pas une question de qui vous êtes, c’est quelque chose que vous faites.
Johnstone illustre cela plutôt bien avec le dialogue suivant :

Clochard : Hé ! Vous allez où ?

Duchesse : Excusez-moi, je crains de ne pas avoir très bien compris…

Clochard : Parce que vous êtes sourde en plus d’être aveugle ?

Le clochard, qu’on penserait avoir un statut très inférieur prend une attitude de très haut statut. Chaque
fois que deux personnes ou plus interagissent dans n’importe quel environnement – que ce soient des amis
ou des ennemis, des collaborateurs ou des compétiteurs, des maîtres ou des serviteurs –, une négociation a
lieu à propos du statut. Cela est presque entièrement inconsciemment et se traduit par un jeu de posture, le
ton de la voix, le regard et des dizaines d’autres comportements. Ce qui est surprenant, c’est la façon dont
ces derniers sont similaires d’une culture à l’autre.

Les comportements typiques d’un statut bas incluent : être agité, éviter les contacts visuels, se
toucher le visage et être généralement tendu.

Les comportements typiques d’un statut haut incluent : être relaxé et se contrôler, faire des
contacts visuels appuyés et, assez étrangement, ne pas bouger sa tête pendant qu’on parle.

Un exercice d’improvisation consiste à séparer le groupe d’acteurs en deux, pour qu’ils se mélangent
ensuite. Les individus du premier groupe (statut bas) font des contacts visuels brefs puis regardent
ailleurs, tandis que les membres du second groupe (statut haut) établis-sent des contacts visuels qu’ils
maintiennent. La plupart des acteurs qui essaient cet exercice découvrent rapidement qu’il ne s’agit pas
juste d’un jeu où on fait semblant : ceux qui ont un statut bas finissent rapidement par se sentir inférieurs
et, inconsciemment, prennent d’autres caractéristiques d’un statut bas ; ceux du groupe du statut haut
commencent eux à se sentir supérieurs et montrent d’autres particularités d’un statut haut. Même si vous
êtes tout seul, essayez de parler sans bouger du tout votre tête et voyez ce que vous ressentez, ou essayez
l’inverse – parlez en tournant votre tête fréquemment –, et vous vous ferez rapidement une idée.

Le statut est quelque chose de relatif à un individu et non absolu. Dark Vador adopte un statut haut
lorsqu’il parle à la princesse Leia, mais il prend un statut bas lorsqu’il est face à l’empereur.

Le statut peut être communiqué de façon parfois surprenante : le ralenti, par exemple, établit un statut
haut, comme on peut le voir dans L’homme qui valait 3 milliards, Matrix ou encore de nombreuses
publicités. La façon dont les personnages occupent l’espace est aussi un indicateur. Les personnages au
statut bas se mettent dans des endroits où ils ont moins de chance de rencontrer d’autres personnes ou
d’être remarqués. Les personnages au statut haut, eux, se trouvent dans la partie la plus importante de
l’espace.

Le statut est comme un langage secret que nous connaissons tous si bien que nous n’avons plus besoin d’en
parler. Le problème est que c’est une expression tellement subconsciente que, lorsqu’on crée des
personnages artificiels, il ne nous vient pas à l’esprit de leur donner ce genre de comportements, parce que
nous n’en sommes pas conscients. Mais si vous dotez vos personnages de ces attitudes et de ces
comportements, vous vous apercevrez rapidement qu’ils donneront l’air d’être conscients les uns des
autres d’une façon que la plupart des personnages de jeux vidéo ne transcrivent pas.

Le jeu L’Odyssée de Munch comprend d’excellents exemples d’interactions des statuts des personnages.
Vous y contrôlez deux personnages différents, l’un est un esclave, et l’autre est cantonné à sa chaise
roulante (statuts bas). Tout au long du jeu, vous faites face à des ennemis arrogants (statut haut) et vous
recevez l’aide d’adeptes fidèles (statut bas). Les interactions entre tous ces personnages sont très
intéressantes à voir ; un aspect drôle du jeu vient de renversements de statuts inattendus, comme les
adeptes répondant de manière insolente à Munch ou aux ennemis. Les personnages montrent une
conscience de la présence des uns et des autres qui, bien que rudimentaire, place ce jeu un cran au-dessus
de la plupart des autres.

Le statut est une partie largement inexplorée dans le domaine du divertissement interactif. Brenda Harger,
qui fut la première à me présenter ce concept, est une excellente actrice d’improvisation et une chercheuse
à l’Entertainment Technology Center (centre des technologies du divertissement) de l’université de
Carnegie-Mellon. Elle a, avec ses étudiants, réalisé un travail fascinant : elle a créé des personnages à
l’intelligence artificielle qui sont conscients de leur statut et de celui des autres personnages ; ils adoptent
automatiquement les postures et les actions appropriées et adaptent leur espace personnel. À l’heure
actuelle, la plupart des personnages de jeux vidéo se comportent de la même façon quel que soit
l’entourage. Il semblerait que les personnages de jeux de la prochaine génération auront l’air plus vivants
parce qu’ils seront conscients de leur statut.

Au Chapitre 14, nous avons vu comment des choses importantes, qui changent de façon significative, sont
intéressantes par nature. Le statut est l’une d’elles. Lors de débats, les personnes impliquées rivalisent
pour avoir le plus haut statut (soit en élevant le leur, soit en essayant de baisser celui de leur adversaire), et
cette oscillation des statuts est ce qui rend les débats intéressants.

Le statut n’est cependant pas qu’une affaire de dialogue, il concerne également le mouvement, les contacts
visuels, le territoire et ce que font les personnages. C’est une façon de regarder le monde, alors mettons-la
dans notre boîte à outils.

Bien sûr, comprendre le fonctionnement du statut donne plus qu’un aperçu de la manière de créer des
personnages réalistes. Cela aide également à comprendre et à contrôler des situations de la vie réelle,
comme des réunions de conception et des négociations avec les clients, mais nous parlerons de tout cela un
peu plus tard.

Objectif #80 : Le statut

Quand les personnes interagissent, elles adoptent différents comportements en fonction de leur statut.
Pour faire en sorte que vos personnages soient plus conscients les uns des autres, posez-vous ces
questions :
Quels sont les niveaux relatifs des statuts des personnages de mon jeu ?

Comment peuvent-ils avoir des comportements appropriés à leur statut ?

Les conflits de statuts sont intéressants. Comment mes personnages rivalisent-ils pour leur
statut ?

Les changements de statuts sont intéressants. Quand y en a-t-il dans mon jeu ?

Comment est-ce que je donne au joueur une chance d’exprimer un statut ?

Conseil sur les personnages #6 : Utilisez le pouvoir de la voix


La voix humaine est d’une puissance incroyable, qui peut nous affecter à un niveau profond du
subconscient. C’est pour cela que les images qui parlent ont élevé le cinéma d’une simple nouveauté à la
e
forme d’art dominante du xx siècle. Ce n’est qu’assez récemment que la technologie a permis aux jeux
vidéo d’utiliser de manière vraiment sérieuse les doublages par des acteurs. Mais même à l’heure actuelle,
ces doublages semblent primitifs comparés à ce que peuvent faire les acteurs d’un film.

Cela est partiellement dû au fait que les développeurs de jeux sont souvent inexpérimentés lorsqu’il s’agit
de travailler avec des doubleurs. Diriger un doubleur est un art délicat qui demande un certain savoir-faire
et des années de pratique pour que les choses se passent bien. Mais il y a une autre raison : c’est parce
qu’on procède à l’envers. Dans les films animés, un script est tout d’abord écrit, puis on demande aux
doubleurs de l’enregistrer. Pendant qu’ils font ça, des lignes sont changées, des improvisations sont
réalisées, et celles qui sont bonnes sont incluses dans le script. Une fois que les enregistrements sont en
place, les personnages sont conçus (en incorporant souvent des traits des acteurs), et le travail d’animation
commence. Dans les jeux vidéo, nous procédons en sens inverse : les personnages sont souvent conçus et
modélisés en premier, puis le script est écrit, des animations simples sont créées et, enfin, c’est au tour du
doublage. Cela diminue le pouvoir du doubleur, qui essaie juste maintenant d’imiter ce qu’il voit, au lieu
d’exprimer véritablement sa vision du personnage, en agissant comme il pense que celui-ci agirait et en se
comportant comme il pense qu’il se comporterait. Le doubleur devient juste un périphérique du processus
créatif, et pas le plus central, et le pouvoir de la voix en est affaibli.

Mais pourquoi donc procédons-nous à l’envers ? Parce que le processus de développement d’un jeu est très
volatil, et qu’il est très cher de créer des personnages autour de leurs voix, puisque le script change tout au
long du développement. Mais peut-être qu’avec le temps nous développerons des techniques qui
permettront aux doubleurs d’avoir un rôle plus central dans la création des personnages du jeu, et ainsi
profiter de la puissance de la voix.

Conseil sur les personnages #7 : Utilisez le pouvoir du visage


On dit souvent que les yeux sont les fenêtres de l’âme. Une partie importante de notre cerveau est utilisée
pour le décodage des expressions faciales. Nous avons les visages les plus complexes et expressifs de tout le
règne animal. Remarquez par exemple le blanc de nos yeux : chez les autres animaux, il n’est pas visible. Il
semblerait que nous ayons fait évoluer nos yeux en une méthode de communication. Nous sommes aussi
les seuls animaux à rougir et à pleurer.
Malgré tout cela, très peu de jeux vidéo donnent aux animations faciales l’attention qu’elles méritent. Les
game designers sont souvent tellement focalisés sur les actions des personnages, qu’ils pensent assez peu à
leurs émotions. Quand un jeu comprend des animations faciales significatives (comme dans Legend of
Zelda : The Wind Waker), il reçoit généralement un intérêt tout particulier. Les concepteurs d’OnLive
Traveler, une chatroom 3D avant l’heure, avaient un budget polygones très serré pour leurs personnages.
Et au fur et à mesure qu’ils construisaient et testaient des prototypes, ils demandaient systématiquement à
leurs utilisateurs : “Est-ce que les personnages ont besoin de plus de détails ?” et la réponse était
systématiquement : “Oui, au niveau du visage.” Après cinq ou six itérations, les corps avaient peu à peu
disparu, laissant place à des têtes flottantes, mais c’est ce que les testeurs préféraient, puisqu’il s’agissait
d’une activité tournant autour de l’expression personnelle, et que le visage est l’outil le plus expressif qui
existe.

FIGURE

18.6

L’animation faciale n’a pas forcément besoin d’être chère, vous pouvez obtenir des expressions très riches à
partir de simples sourcils animés ou de formes d’yeux changeantes. Mais, pour cela, vous devez avoir un
personnage dont le visage est visible par le joueur. Ce n’est généralement pas les cas avec les avatars. Les
concepteurs de Doom trouvèrent un moyen de contourner le problème : ils affichèrent une petite image du
visage de l’avatar en bas de l’écran (voir Figure 18.6). Puisque nous pouvons remarquer une expression
faciale dans notre champ de vision périphérique bien plus facilement que nous pouvons discerner des
nombres, ils décidèrent très intelligemment de faire correspondre l’expression faciale de l’avatar au niveau
de vie, ce qui permettait ainsi aux joueurs d’avoir une idée de leur condition sans avoir besoin de quitter les
ennemis des yeux.

Conseil sur les personnages #8 : Les histoires fortes les transforment


Une caractéristique particulière des grandes histoires est la façon dont leurs personnages changent. Les
game designers font rarement attention à cela, à leur détriment. Ils ont ten-dance à traiter les personnages
de jeux comme des entités figées, le méchant est toujours le méchant, et le héros est né héros. Cela conduit
généralement à une histoire assez ennuyeuse. Quelques jeux, comme Fable et Star Wars : Knights of the
Old Republic, doivent une partie de leur notoriété au fait qu’ils reprennent une idée développée par
quasiment chaque film ou livre à succès : ils font en sorte que les événements changent le personnage
principal au cours du temps.

Il est très certainement vrai que des changements significatifs sur le personnage principal ne sont pas
concevables dans tous les jeux. Mais il est peut-être possible que d’autres person-nages dans le jeu
changent, comme le méchant ou d’autres. Une bonne façon de visualiser le potentiel d’évolution dans le jeu
est de passer par un tableau des transformations des person-nages, ces derniers placés à gauche, et les
différentes sections de l’histoire en haut. Puis, on note tous les moments auxquels un personnage se trouve
changé. Pour l’exemple, faisons ce tableau pour l’histoire de Cendrillon :

En regardant tous les personnages au fil du temps, plutôt qu’en suivant simplement le fil de l’histoire, on
obtient une perspective unique qui nous aide à mieux les comprendre. Certaines transformations sont
temporaires et sans grand effet, d’autres sont importantes et permanentes. En faisant en sorte que vos
personnages évoluent au fil de l’histoire, vous la rendrez bien plus forte que si elle n’avait aucun impact sur
eux. Cette perspective de la transformation des personnages est notre dernier objectif les concernant.

Objectif #81 : La transformation des personnages

Les histoires fortes sont capables de changer leurs personnages. Pour vous assurer que les vôtres se
transforment de façons intéressantes, posez-vous ces questions :
Comment chacun de mes personnages change-t-il au fil du jeu ?

Comment est-ce que je communique ces changements au joueur ? Puis-je les communiquer
de façon plus claire ou plus forte ?

Y a-t-il suffisamment de changements ?

Les changements sont-ils surprenants et intéressants ?

Les changements sont-ils crédibles ?

Conseil sur les personnages #9 : Évitez la vallée de l’étrange


L’ingénieur robotique japonais Masahiro Mori a remarqué quelque chose d’intéressant à propos de la
réponse humaine envers les robots et autres personnages artificiels. Si vous réfléchissez à la manière dont
on fait preuve d’empathie, vous remarquerez que, plus on s’approche de quelque chose qui a l’air humain,
et plus on peut éprouver de sentiments pour cette chose. On pourrait même établir cela sur un graphique :

FIGURE
18.7

Et cela semble complètement logique. Plus quelque chose ressemble à une personne, et plus nous pouvons
ressentir une émotion ; à ce propos, nous avons déjà évoqué les expressions faciales des chiens. Mais Mori
a constaté une intéressante exception alors qu’il travaillait sur des robots essayant d’imiter les humains :
dès que les robots commençaient à devenir trop humains, passant par exemple d’un visage métallique
(comme C3PO) à un visage avec de la peau artificielle, les gens les trouvaient soudain repoussants. Le
graphique ressemble alors à ceci :
FIGURE
18.8

Mori appela cette étonnante dépression dans la courbe “la vallée de l’étrange”. La cause de ce sentiment
désagréable pourrait être liée au fait que, lorsque nous voyons des choses ayant l’air presque humaines, nos
cerveaux les catégorisent comme des “personnes mortes” et à proximité desquelles il peut être dangereux
de rester. Les zombies sont un exemple typique de ces choses effrayantes vivant au fond de la vallée de
l’étrange.

La vallée de l’étrange est visible régulièrement dans les jeux vidéo et dans l’animation. Chaque image de
films comme Final Fantasy ou Polar express est magnifique et semble naturelle tant qu’on la regarde en
dehors du cadre de l’animation. Mais quand ces films sont en mouvement, il y a une impression qui se
dégage des personnages générés par ordinateur et que beaucoup de personnes trouvent dérangeante ;
d’une façon ou d’une autre, ils ne bougent pas de façon naturelle, ils arrivent alors trop près de la vallée et
tombent dedans. On peut mettre cela en parallèle avec les personnages “cartoon” des films de Pixar
(poissons, jouets, voitures, robots) qui n’ont eux aucun mal à susciter l’empathie des spectateurs, parce
qu’ils restent du côté gauche de la vallée, là où se trouve le chiot.

Les personnages de jeux vidéo peuvent facilement avoir les mêmes problèmes, et plus particulièrement
dans les jeux essayant d’imiter la réalité. Il se peut qu’un jour les personnages de jeux vidéo soient
tellement proches des humains qu’ils pourront exister du côté droit de la vallée, mais jusqu’à ce jour soyez
prudent ou vous pourriez vous retrouver au fond du précipice.

Les personnages rendent assurément le monde plus intéressant, mais pour que celui-ci soit véritablement
un monde, il a besoin d’un espace où exister.
19
Les mondes contiennent des espaces

FIGURE

19.1

Attendez un peu… n’avons-nous pas déjà parlé de la notion d’espace auChapitre 10 ? Oui et non. Nous
avons parlé de l’idée d’un espace fonctionnel, mais celui-ci est seulement le squelette de l’espace du jeu. Au
cours de ce chapitre, nous examinerons plus en détail l’espace que le joueur expérimente véritablement.

La raison de l’architecture
Oui, vous pouvez construire une maison à la Frank Lloyd Wright si ça ne vous dérange pas de faire du
camping dans le jardin quand il pleut.

– Aline Barnsdall
À quoi pensez-vous quand vous entendez le mot “architecture” ? La plupart des gens pen-sent à de grands
buildings et, plus particulièrement, à des constructions modernes ayant des formes inhabituelles. Il semble
en effet que beaucoup de personnes pensent que le travail d’un architecte consiste essentiellement à
sculpter l’enveloppe externe d’un bâtiment, et qu’on apprécie une belle architecture comme on peut
apprécier une sculpture dans un musée.

Mais quand bien même la création de l’enveloppe extérieure d’un bâtiment fait partie du travail d’un
architecte, cela n’a que peu de rapport avec la raison première de l’architecture.

La fonction première de l’architecture est de contrôler l’expérience d’un individu.

Si toutes les expériences que nous souhaitons avoir étaient par nature facilement accessibles, il n’y aurait
pas de raison à l’architecture. Mais comme elles ne sont pas toujours naturellement présentes, les
architectes conçoivent des structures pour nous aider à avoir les expériences que nous souhaitons. Nous
désirons être à l’ombre et au sec, alors nous construisons un toit. Nous voulons être en sécurité et protégés,
alors nous construisons des murs. Nous construisons des maisons, des écoles, des centres commerciaux,
des églises, des bureaux, des bowlings, des hôtels, des musées, etc., non pas pour leur valeur plastique,
mais parce qu’ils nous permettent de vivre des expériences qui nous tiennent à cœur. Et lorsqu’on fait
l’éloge d’un bâtiment qui a été “bien conçu”, on ne parle pas de son aspect extérieur, mais bien de sa
capacité à créer le genre d’expérience que nous souhaitons y avoir.

Pour cette raison, les architectes et les game designers sont de proches cousins. Les deux créent des
structures dans lesquelles les gens doivent entrer pour pouvoir les utiliser. Ni les architectes, ni les game
designers ne peuvent créer des expériences de façon directe, ils doi-vent tous deux se servir du contrôle
indirect pour guider les gens afin qu’ils arrivent à avoir le bon type d’expérience. Et plus important encore,
tous les deux créent des structures n’ayant d’autre fonction que de générer des expériences visant à rendre
les gens heureux.

Organiser votre espace de jeu


Il y a une connexion encore plus évidente entre les game designers et les architectes en ce qu’ils créent tous
les deux des espaces. Mais même si les game designers peuvent tirer beau-coup d’enseignements des
architectes pour la création d’espaces forts et pleins de sens, ils n’ont en aucun cas l’obligation de suivre
toutes les règles issues de l’architecture, puisque leurs espaces ne sont pas faits de briques et de ciment
mais sont complètement virtuels. Et, bien que cela puisse donner l’impression d’une fantastique liberté (et
ça l’est), cela peut également devenir un fardeau. L’absence de contraintes physiques signifie que
quasiment tout est possible, et si tout est possible, par où commence-t-on ?

Une façon de commencer consiste à décider d’un principe d’organisation de votre espace de jeu. Si vous
avez déjà une bonne idée de la façon dont votre jeu se jouera, ça devrait être assez facile. Regardez votre jeu
à travers l’objectif #21 : l’objectif de l’espace fonctionnel (voir Chapitre 10), et utilisez cela comme squelette
pour l’espace que vous construirez.

Mais peut-être êtes-vous encore en train d’essayer de définir votre espace fonctionnel, peutêtre êtes-vous
toujours au début de la phase de conception, et vous espérez qu’en créant un niveau vous aurez une
meilleure idée de la façon dont votre jeu fonctionne. Dans ce cas, voici cinq façons typiques qu’ont les
designers d’organiser leurs espaces de jeu.

1. L’espace linéaire. Un nombre surprenant de jeux sont organisés selon un espace de jeu linéaire dans
lequel un joueur peut uniquement avancer et (éventuellement) reculer le long d’une ligne. Parfois la
ligne a un début et une fin, et parfois il s’agit d’une boucle. Quelques exemples bien connus d’espaces
de jeu linéaires :

1. Le Monopoly

2. Super Mario Brothers

3. Crash Bandicoot

4. Guitar hero

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19. A

2. La grille. Arranger votre espace de jeu selon une grille présente un tas d’avantages. Il est facile à
comprendre pour les joueurs, facilite l’alignement général des choses, garde l’ensemble des éléments
dans de bonnes proportions et, bien sûr, les grilles sont particulièrement faciles à comprendre pour les
ordinateurs. Votre grille n’a pas besoin d’être composée de carrés, elle peut être constituée de
rectangles, d’hexagones (un format populaire dans les jeux de stratégie), ou même de triangles.
Quelques exemples de jeux connus utilisant un système de grille :

1. Les échecs

2. Advance Wars

3. Les Colons de Catane

4. Legend of Zelda (NES)

5. Quake

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19. B

3. Le réseau. On obtient un arrangement en réseau en définissant un certain nombre de points sur une
carte et en les reliant par des chemins. Ce genre de disposition est utile quand vous avez un certain
nombre d’endroits que vous souhaitez faire visiter aux joueurs, auxquels vous voulez donner
différentes possibilités pour y accéder. Il y a parfois un intérêt à donner corps à ces trajets, et d’autres
fois les voyages gagnent à être instantanés. Quelques exemples d’espaces de jeux en réseau :

1. Les Petits Chevaux

2. Trivial Pursuit

3. Zork

4. Club Penguin

5. Toontown Online

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19. C

4. Les points dans l’espace. Ce type d’espace assez peu conventionnel est généralement utilisé dans le
cadre de jeux voulant évoquer quelque chose comme une déambulation dans un désert avec des
retours occasionnels vers des oasis, comme on peut par exemple en trouver dans un jeu de rôle. Il est
également habituel pour les jeux dans lesquels les joueurs doivent définir eux-mêmes l’espace de jeu.
Quelques exemples de ce genre d’organisation spatiale :

1. La pétanque

2. Thin Ice (un jeu de société se jouant avec une serviette en papier et des billes humides)

3. Polarity (un jeu de société basé sur des interactions magnétiques)

4. Final Fantasy
FIGURE

19. D

5. L’espace divisé. Ce genre d’espace ressemble à une carte et c’est précisément ce qui est recherché
dans le cadre d’un certain nombre de jeux. Il est obtenu en définissant un certain nombre de secteurs
aux contours irréguliers. Quelques exemples de jeux utilisant ce type d’espace :

1. Risk

2. Axis and Allies

3. Zelda : Ocarina of Time

4. Spore

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19. E

Ces différents principes d’organisation sont souvent combinés afin d’obtenir de nouveaux types d’espaces
de jeux. Par exemple, le Cluedo est une combinaison de grille et d’espace divisé. Le baseball est une
combinaison d’espace linéaire et de points dans l’espace.

Un mot à propos des points de repère


Un élément très important est à prendre en considération quand vous organisez un espace : quels en sont
les points de repère ? Le tout premier jeu d’aventure textuel, Colossal Cave, comprenait deux labyrinthes
différents. Dans l’un d’eux, chaque partie était décrite comme “Vous êtes dans un labyrinthe de passages
tortueux, tous similaires.” Et de manière tout aussi déroutante, les zones du second labyrinthe étaient
décrites de la façon suivante : “Vous êtes dans un labyrinthe de passages tortueux, tous différents.” Mais
tout comme trop d’ordre amène de la monotonie, la même chose est vraie s’il y a trop de chaos. Les joueurs
de Colossal Cave prirent l’habitude de laisser des objets dans les labyrinthes, pour se créer des points de
repère leur permettant de retrouver leur chemin. Tout bon espace de jeu se doit d’avoir des points de
repère, pour aider les joueurs à se situer dans l’espace, tout en créant un environnement intéressant à
regarder. Les points de repère sont ce que les joueurs retiennent et ce dont ils parlent, puisqu’ils sont ce qui
rend un espace mémorable.

Christopher Alexander est un génie


Christopher Alexander est un architecte qui a consacré sa vie à l’étude de la façon dont les endroits nous
font nous sentir. Son premier livre, The Timeless Way of Building (L’art de la construction intemporelle,
1979), essaie d’expliquer qu’il existe une qualité unique partagée par les espaces et les objets
particulièrement bien conçus. Il écrit ainsi :

Imaginez-vous un après-midi d’hiver avec une tasse de thé, une lampe de chevet, et deux ou trois gros
oreillers sur lesquels vous adosser. Maintenant, mettez-vous à l’aise. Pas de telle façon que vous puissiez
le montrer à d’autres personnes et dire combien vous appréciez cela. Je veux dire qu’il faut que vous
aimiez vraiment cela, pour vous-même.

Vous posez le thé là où vous pouvez l’atteindre : mais à un endroit où vous ne risquez pas de le renverser.
Vous placez la lumière de façon à éclairer le livre, mais pas trop fort, et de façon que vous ne puissiez pas
voir l’ampoule nue. Vous posez les oreillers derrière vous et vous les disposez, avec soin, un par un,
exactement à l’endroit que vous désirez qu’ils soient, pour supporter votre dos, votre cou, votre bras :
pour que vous soyez soutenu de manière confortable, pour siroter votre thé, lire, et rêver.

Quand vous prenez la peine de faire tout cela, et que vous le faites minutieusement, avec beaucoup
d’attention, alors votre expérience peut commencer à avoir la qualité qui n’a pas de nom.

Il est difficile de définir exactement ce qu’est cette qualité, mais la plupart des gens savent quand ils
l’expérimentent. Alexander note que les choses qui ont la qualité sans nom ont généralement ces aspects :

Elles ont l’air vivantes, comme si elles contenaient de l’énergie.

Elles ont l’air entières, comme si rien ne manquait.

Elles ont l’air confortables, et il est agréable d’en être à proximité.

Elles ont l’air libres, sans contrainte artificielle.

Elles ont l’air exactes, comme si elles étaient exactement telles qu’elles sont supposées être.

Elles ont l’air de ne pas avoir d’ego , connectées à l’Univers.

Elles ont l’air éternelles, comme si elles avaient toujours existé et existeront toujours.

Elles ont l’air d’être exemptes de contradictions internes.

Le dernier de ces aspects, “exemptes de contradictions internes”, est extrêmement important pour
n’importe quel concepteur, puisque les contradictions internes sont au cœur de toute mauvaise conception.
Si un appareil est censé rendre ma vie plus facile, mais qu’il est difficile à utiliser, c’est une contradiction.
Si quelque chose est censé être amusant, mais que c’est en réalité ennuyeux ou frustrant, c’est une
contradiction également. Un bon concepteur doit éliminer consciencieusement toute contradiction interne,
avant de finir par s’y habituer, ou de leur trouver des excuses. Ajoutons donc un outil à notre arsenal pour
nous permettre de les éliminer.

Objectif #82 : La contradiction interne

Un bon jeu ne peut pas comprendre d’éléments venant contredire son principe même. Pour vous
débarrasser de ces qualités contradictoires, posez-vous ces questions :
Quel est le but de mon jeu ?

Quels sont les buts de chaque sous-système dans mon jeu ?

Y a-t-il quelque chose dans mon jeu qui vient en contradiction de ces buts ?

Si c’est le cas, comment puis-je changer cela ?

Alexander explique également que c’est seulement par l’itération et l’observation de la façon dont quelque
chose est utilisé qu’on peut parvenir à une conception véritablement excellente. En d’autres mots, la Règle
de la Boucle fonctionne en architecture aussi bien qu’en game design. Un exemple est le système qu’il
décrit pour mettre en place des chemins entre les bâtiments d’un complexe : ne pas tracer de chemin du
tout. Planter simplement de l’herbe, puis revenir un an plus tard pour voir où les gens y ont laissé la trace
d’un passage régulier. On peut alors enfin commencer le travail de pavement.

Le livre suivant d’Alexander, A Pattern Language (Un langage de motifs), est son œuvre la plus célèbre et
la plus influente. Dedans, il décrit 253 motifs architecturaux qui semblent avoir la qualité sans nom. Cela va
de motifs à grande échelle comme “LA RÉPARTITION DES VILLES” ou encore “LES VALLéES
AGRICOLES” à des motifs à plus petite échelle comme “LES TOITURES EN TOILE TENDUE” et “LES
FENÊTRES QUI S’OUVRENT EN GRAND”. La portée et le détail saisissant de ce livre changent le point de
vue du lecteur sur sa manière d’interagir avec le monde de tous les jours. De nombreux game designers
peuvent témoigner de l’influence que ce livre a eue sur leur travail. Pour ma part, j’étais circonspect quant à
la façon de structurer le monde de Toontown Online jusqu’à ce que je lise ce livre, puis tout est devenu
beaucoup plus évident. Will Wright est supposé avoir conçu Sim City avec le désir d’expérimenter certaines
des structures décrites dans l’ouvrage. Tout le mouvement des “modèles de conception” en informatique
est également dérivé de ce texte. Alors qu’allez-vous créer à votre tour après l’avoir lu ?

Alexander n’était pas satisfait de laisser la qualité sans nom… sans nom. Dans ses livres suivants, il étudie
de manière plus poussée ce qui donne réellement à quelque chose ce sentiment spécial. Il fait cela en
cataloguant des milliers de choses différentes qui ont, ou n’ont pas, cette qualité particulière et cherche à
trouver des similarités entre elles. En faisant cela, il a fini par distiller quinze qualités fondamentales
partagées par toutes ces choses, comme il le détaille dans son livre The Phenomenon of Life (Le
Phénomène de la vie). Le livre tient son titre d’une intuition qu’il a eue à propos de la qualité sans nom : la
raison pour laquelle certaines choses nous semblent si particulières est qu’elles ont quelques-unes des
qualités des choses vivantes. Étant nous-mêmes des êtres vivants, nous nous sentons connectés aux choses
et aux lieux qui ont des qualités propres au domaine du vivant.

Aller dans le détail de ces propriétés va bien au-delà du sujet de ce livre, mais il peut être intéressant et
vraiment utile de chercher à savoir si votre jeu les contient. Et il peut être également très intéressant de
réfléchir simplement à la façon dont ces modèles, qui sont principalement associés à des qualités spatiales
ou de texture, peuvent s’appliquer aux jeux.

Les quinze propriétés des structures vivantes

1. Les changements d’échelle. On voit différents niveaux d’échelle dans le cas de “buts en cascade”,
dans lesquels un joueur doit satisfaire des buts à court terme pour pouvoir atteindre des buts à moyen
terme, qui à leur tour lui permettront d’atteindre des buts à long terme. On voit également cela dans
les courbes d’intérêt fractales ou encore dans les structures imbriquées des mondes de certains de jeux.
Spore est une symphonie de changements d’échelle.
2. Des centres forts. On voit assurément cela au niveau de l’organisation visuelle, mais également dans
la structure de notre histoire. L’avatar est au centre de l’univers de notre jeu, et nous préférons
généralement que nos avatars soient forts plutôt que faibles. Nous préférons également des centres
forts lorsqu’il s’agit de notre fonction dans le jeu, de nos buts.
3. Des limites. De nombreux jeux traitent essentiellement de limites ! N’importe quel jeu dans lequel il
est question de territoire traite de manière sous-jacente de l’exploration de limites. Mais les règles sont
également une autre forme de limite, et un jeu sans règles n’est pas un jeu du tout.
4. La répétition alternée. C’est ce que l’on voit avec le plateau d’un jeu d’échecs, ou encore avec le
cycle niveau/boss/niveau/boss si courant dans les jeux. Même le cycle tension/
relâchement/tension/relâchement est un exemple d’une répétition alternée agréable.
5. L’espace positif. Ce qu’Alexander entend par cela, c’est que les éléments de l’avant-plan et de
l’arrière-plan ont tous des formes agréables et complémentaires, comme le yin et le yang. Dans un
certain sens, un jeu bien équilibré a également cette qualité, en permettant à plusieurs stratégies
alternatives d’avoir une beauté complémentaire.
6. Une forme agréable. C’est aussi simple qu’il y paraît : une forme qui soit plaisante. C’est une qualité
que l’on recherche bien sûr dans les éléments visuels de notre jeu. Mais on peut également la ressentir
et la voir à travers la conception des niveaux (le level design). Un bon niveau donne la sensation d’être
“solide” et d’avoir une “bonne courbe de progression”.
7. Des symétries locales. Elles sont différentes de la symétrie globale, comme l’image d’un miroir.
Elles se réfèrent plutôt à de multiples petites symétries internes à une conception. Zelda : The Wind
Waker donne ce sentiment à travers son architecture : quand vous êtes à l’intérieur d’une pièce ou
d’une zone, il semble y avoir une symétrie, mais les connexions menant vers d’autres endroits semblent
être disposées de manière plutôt organique. Les systèmes de règles et d’équilibrage du jeu peuvent
également avoir cette propriété.
8. Des interrelations profondes et de l’ambiguïté. Cela apparaît quand deux choses sont tellement
intimement liées qu’elles se définissent l’une l’autre ; si on retire l’une des deux, l’autre ne peut plus
être réellement la même. On peut voir cela dans de nombreux jeux de société, comme le jeu de go. La
position des pièces sur le plateau n’a de sens que lorsqu’on considère les pièces des deux adversaires les
unes relativement aux autres.
9. Du contraste. Nous avons de nombreux types de contrastes dans les jeux. Le contraste entre les
adversaires, entre ce qui est contrôlable et ce qui ne l’est pas, entre la récompense et la punition. Quand
des éléments opposés sont fortement contrastés, le jeu semble être plus intéressant et plus puissant.
10. Des gradients. Cela se rapporte à des qualités changeant progressivement. La courbe de difficulté
augmentant graduellement est un exemple, tout comme la courbe de probabilité bien conçue.
11. De la rugosité. Quand un jeu est trop parfait, il manque de personnalité. La sensation apportée par
des “règles maison” a tendance à rendre un jeu plus vivant.
12. De l’écho. Les échos sont une sorte de répétition plaisante et unifiante. Quand le boss de fin de niveau
a quelque chose en commun avec ses subordonnés, on fait l’expérience d’un écho. Les bonnes courbes
d’intérêt ont cette propriété et plus particulièrement celles qui sont fractales.
13. Le vide. Comme le dit Alexander : “Au cœur des centres les plus profonds et ayant une parfaite
entièreté, il y a un vide qui est comme de l’eau, d’une profondeur infinie, contrastant avec le désordre
de toutes les choses qui l’entourent.” Vous pouvez penser à une église, ou au cœur humain. Quand les
boss de fin de niveau se trouvent dans de grands espaces vides, on fait alors l’expérience du vide.
14. De la simplicité et un calme intérieur. Les concepteurs ne se lassent pas d’insister sur
l’importance de la simplicité dans un jeu, avec généralement un petit nombre de règles ayant des
propriétés d’émergence. Bien sûr, ces règles doivent être bien équilibrées, ce qui leur donne le calme
intérieur que décrit Alexander.
15. L’intégration. On se réfère ici à quelque chose de parfaitement connecté à son environnement,
comme s’il en était partie intégrante. Chaque règle de notre jeu, mais également tous les autres
éléments, devrait avoir cette propriété. Si tout dans notre jeu possède cette qualité, une certaine
harmonie en résulte et rend le jeu particulièrement vivant.

L’approche de l’architecture par Alexander peut être particulièrement utile lorsqu’on conçoit un espace de
jeu. Mais comme vous pouvez le constater, les qualités qu’il décrit comment nécessaires pour obtenir un
bon espace s’appliquent également à de nombreux autres aspects du game design. Je n’ai ici été capable
d’aborder l’approche conceptuelle d’Alexander que de manière très succincte, et je suis sûr que vous
pourrez tirer de nouvelles idées sur le game design à la lecture de ses nombreux ouvrages passionnants.
Pour garder à l’esprit la perspective qui nous est offerte par Alexander, utilisez cet objectif.

Objectif #83 : La qualité sans nom

Certaines choses semblent spéciales et particulièrement attrayantes par leur conception naturelle,
organique. Pour vous assurer que votre jeu possède ces qualités, posez-vous ces questions :

Mon concept procure-t-il un sentiment particulier de vie, ou bien certaines parties semblent-
elles mortes ? Qu’est-ce qui pourrait rendre mon concept plus vivant ?

Lesquelles des quinze qualités décrites par Alexander se retrouvent-elles dans mon jeu ?

Serait-il possible d’une manière ou d’une autre d’en ajouter plus ?

En quoi mon jeu me ressemble-t-il ?

Architecture réelle vs architecture virtuelle


La perspective sur l’architecture offerte par les principes d’Alexander est utile, mais ce qui peut l’être
également, c’est de regarder dans le détail quelques-unes des particularités propres aux architectures
virtuelles. Quand on étudie certains des espaces qui ont été créés pour des jeux vidéo populaires, on les
trouve souvent très étranges. Ils contiennent d’énormes quantités d’espaces gâchés, des détails
architecturaux étranges ou même dangereux, pas de réelle relation avec leur environnement extérieur, et il
arrive même souvent que des parties entières s’affranchissent carrément des lois de la physique.
FIGURE

19.2

Toutes ces constructions étranges apparaîtraient comme complètement insensées à des architectes du
monde réel. Regardez tous ces espaces vides, et toute cette eau. Alors pourquoi lorsque nous jouons à des
jeux vidéo, nous ne remarquons pas l’étrangeté de la disposition des constructions ?

C’est parce que l’esprit humain est particulièrement mauvais lorsqu’il s’agit de retranscrire des espaces 3D
en espaces 2D. Si vous ne me croyez pas, pensez à un endroit qui vous est familier, quelque part où vous
allez tout le temps, comme votre maison, votre école ou votre espace de travail, et essayez d’en dessiner une
carte. La plupart des gens trouvent cela très difficile. Ce n’est tout simplement pas comme cela que nous
stockons les espaces dans nos esprits ; nous y pensons de manière relative, pas absolue. Nous savons
quelles portes vont vers quelles pièces, mais pour ce qui est de ce qui se trouve derrière un mur sans porte,
nous ne savons pas toujours très bien. Pour cette raison, il n’est pas important que des espaces 3D aient des
plans 2D correspondants réalistes. Tout ce qui compte est la manière dont l’espace sera ressenti lorsque le
joueur s’y déplacera.

Prenez conscience de l’échelle


Lorsque nous sommes dans des espaces réels, un sens de l’échelle nous vient tout naturellement parce que
nous avons de nombreux indicateurs : la lumière, les ombres, les textures, notre vision stéréoscopique et,
plus important encore, la présence de notre propre corps. Mais dans des espaces virtuels, l’échelle n’est pas
toujours aussi claire. Il manque en effet plein d’indicateurs présents dans le monde réel ; il est alors très
facile de créer un espace virtuel qui est bien plus grand ou bien plus petit que ce qu’il n’y paraît. Et cela
peut être très déstabilisant pour les joueurs. J’ai régulièrement des conversations avec des étudiants ou des
apprentis concepteurs qui ressemblent à ceci :
Architecte virtuel : Mon monde semble bizarre… mais je ne sais pas pourquoi…

Moi : Eh bien, les choses ne semblent pas être à l’échelle. Cette voiture est trop grosse pour la rue, et ces
fenêtres sont trop petites pour ce bâtiment. D’ailleurs, quelle taille fait cette voiture ?

Architecte virtuel : je ne sais pas… peut-être cinq unités ?

Moi : Et quelle taille fait une unité ?

Architecte virtuel : je ne sais pas. Tout est virtuel… pourquoi est-ce que cela serait important ?

En un sens, il a raison. Tant que tout dans votre monde est dans les bonnes proportions, vos unités
virtuelles pourraient être des mètres, des pieds, des chapeaux de Schtroumpfs, et cela n’aurait pas
d’importance. Mais à partir du moment où un élément n’est pas à l’échelle, ou que vous le suspectez comme
tel, alors cela devient une question très importante, puisqu’il vous faut rapporter les choses au monde réel.
Pour cette raison, il est sage d’utiliser pour vos unités de jeu une mesure qui vous est parfaitement
familière dans le monde réel – pour la plupart des gens, il s’agira de mètres ou de pieds. Cela vous
épargnera beaucoup de temps et de confusion, parce que si vos unités sont des mètres, et que votre voiture
fait 10 unités de long, vous comprendrez rapidement d’où vient le problème.

Mais parfois les éléments de votre monde sont correctement proportionnés, et pourtant les choses
apparaissent comme disproportionnées aux yeux des joueurs. Dans ce cas, les responsables habituels sont :

La hauteur des yeux. Si vous avez un jeu avec une vue à la première personne, et que la caméra
virtuelle soit placée très haut (à plus de 2 m au-dessus du sol) ou très bas (à moins de 1,50 m du sol),
alors la vue du monde sera déformée, puisque les joueurs auront naturellement tendance à estimer
l’espace comme vu à une hauteur des yeux identique à la leur.

Les gens et les portes. Deux des indicateurs les plus forts pour déterminer une échelle sont les gens
et les portes (qui sont, bien sûr, conçues en fonction des gens). Si vous avez un monde de géants ou de
Lilliputiens, cela peut troubler le joueur au niveau de l’échelle ; de manière similaire, si vous avez
décidé que les passages de portes dans votre jeu seraient très larges ou très petits, cela peut être
également troublant. Si vous n’avez pas de person-nages, de portes, ou tout autre objet commun
pouvant servir de référence, les joueurs ont souvent tendance à être déstabilisés par l’échelle de votre
jeu.

L’échelle des textures. Une erreur commune que l’on peut faire lors de la conception d’un monde
est d’avoir des textures qui ne sont pas à la bonne échelle, comme la texture d’un mur de briques qui
serait trop grande, ou la texture d’un sol carrelé trop petite. Assurezvous que les textures que vous
utilisez sont à la même échelle que leurs équivalents du monde réel.

La distorsion de la vue à la troisième personne


Il y a une autre particularité propre à la conception d’espaces virtuels. Chacun de nous a développé un sens
naturel de la relation entre son corps et le monde qu’il voit. Quand nous jouons à un jeu avec une vue à la
troisième personne, – c'est-à-dire un jeu dans dans lequel nous pouvons voir le corps de notre personnage
–, notre cerveau réagit étonnamment : il nous permet d’une certaine manière d’être à deux endroits à la
fois : dans le corps du person-nage, mais également flottant quelques mètres au-dessus de lui, et tout cela
alors que cette étrange perspective nous paraît très naturelle. Et alors que le fait de voir notre corps virtuel
nous apporte un bénéfice substantiel, quelque chose de très étrange se produit au niveau de notre sens de
la proportion. Dans des espaces ouverts, dans des scènes d’extérieur, nous ne le remarquons pratiquement
pas. Mais lorsque nous essayons de contrôler un personnage qui se trouve dans un espace intérieur
proportionné de manière réaliste, cet espace apparaît comme particulièrement chargé et restreint, un peu
comme si nous essayions d’explorer une maison au volant d’une voiture.

FIGURE

19.3

Étrangement, la plupart des joueurs n’identifient pas cela comme un problème lié au système d’avatar à la
troisième personne, mais ils pensent plutôt que la pièce est trop petite. Existe-t-il alors à moyen de
déformer la pièce pour qu’elle apparaisse comme normale lorsqu’on utilise cette perspective particulière ?
FIGURE

19.4

Solution 1 : augmenter la taille de la pièce et du mobilier. Si vous augmentez la taille de tous les
murs et du mobilier, cela laisse plus de place pour se mouvoir mais donne l’étrange sensation que votre
avatar à la taille d’un petit enfant, puisque des objets de taille normale comme des chaises et des sofas
deviennent trop grands pour qu’il puisse s’asseoir dessus.

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19.5

Solution 2 : augmenter la taille de la pièce, mais laisser le mobilier à sa taille normale. Vous
avez maintenant une pièce à l’aspect caverneux avec des éléments de mobilier formant de petits groupes
esseulés.
FIGURE

19.6

Solution 3 : augmenter la taille de la pièce, laisser le mobilier à sa taille normale mais


l’éparpiller. Cela fonctionne un petit peu mieux, la pièce ne donne plus autant l’impression d’être une
caverne, mais cela lui confère cependant un aspect étrangement clairsemé, avec des espaces entre les
éléments de mobilier semblant plus grands que la normale.

FIGURE

19.7

Solution 4 : Augmenter la taille de la pièce, augmenter légèrement la taille du mobilier et


l’éparpiller. Cette solution, mise en place pour la première fois par les concepteurs deMax Payne,
fonctionne très bien. Dans une vue à la première personne, la chose semble plutôt étrange, mais dans une
vue à la troisième personne, cela réussit très bien à contrebalancer la distorsion causée par l’éloignement
des yeux par rapport au corps.

Level design
Nous sommes pratiquement à la fin de ce chapitre, et nous n’avons toujours pas parlé de level design. Ou
bien… ? En réalité, il en a été question tout au long ! Et pas uniquement dans ce chapitre, mais dans
l’intégralité de ce livre. Le rôle d’un level designer consiste à arranger l’architecture, les accessoires et les
challenges d’un jeu de façon qu’il soit amusant et intéressant. Autrement dit, il s’assure qu’il y a le bon
niveau de challenge, la bonne quantité de récompense, la bonne quantité de choix significatif, et toutes ces
autres choses qui permettent de faire un bon jeu. Le level design est du game design pratiqué dans le
détail, et ce n’est pas facile ! Comme on le dit, le diable se cache dans les détails. Le level design est
différent pour chaque jeu, puisque chaque jeu est différent. Mais si vous utilisez tout ce que vous savez sur
le game design quand vous concevez votre niveau, en l’examinant à travers un certain nombre d’objectifs,
les choix les plus judicieux pour la conception de votre niveau vous apparaîtront clairement.
20
L’apparence et le ressenti d’un monde dépendent
de son esthétique

FIGURE

20.1

Monet refuse l’opération


Docteur, vous dites qu’il n’y a pas de halos
autour des lampadaires des rues de Paris
et que ce que je vois est une aberration
due à mon grand âge, une affliction.
Je vous dis pour ma part qu’il m’aura coûté toute ma vie
pour arriver à voir les lampes à gaz comme des anges,
pour adoucir et flouter et finalement bannir
les contours que vous voudriez que je vois
pour apprendre que la ligne que j’appelle l’horizon
n’existe pas et que le ciel et l’eau,
si longtemps séparés, ne sont finalement qu’un.
Cinquante-quatre ans avant que je puisse voir
que la cathédrale de Rouen est construite
de rayons parallèles du soleil,
et maintenant vous voulez restaurer
mes erreurs de jeunesse : des notions figées
de dessus et de dessous,
l’illusion d’un espace tridimensionnel,
la glycine qui se sépare
du pont qu’elle recouvre.
Que puis-je dire pour vous convaincre
que les maisons du Parlement se dissolvent
nuit après nuit pour devenir
le rêve fluide de la Tamise ?
Je ne retournerai pas dans un univers
fait d’objets qui ne se connaissent pas l’un l’autre,
comme si les îles n’étaient pas les enfants perdus
d’un seul grand continent. Le Monde
est un flux, et la lumière devient ce qu’elle touche,
devient l’eau, les lis sur l’eau,
sur et sous l’eau,
devient des lampes lilas et mauves
et jaunes et blanches,
de petits poings se renvoyant
la lumière du soleil si rapidement
qu’il faudrait de longs poils fluides
sur mon pinceau pour la capturer.
Pour peindre la vitesse de la lumière !
Nos formes pesantes, ces verticales,
brûlent pour se mélanger à l’air
et changent nos os, notre peau, nos vêtements
en gaz. Docteur,
si seulement vous pouviez voir
comment le paradis tire la Terre dans ses bras
et la façon dont le cœur grandit indéfiniment
pour revendiquer ce monde, vapeur bleue infinie.

– Lisel Mueller

La valeur de l’esthétique
L’esthétique est le troisième cadran de la tétrade élémentaire. Certains game designers dédaignent les
aspects esthétiques dans un jeu, les appelant de simples “détails de surface” qui n’ont rien à faire avec ce
qu’ils considèrent comme vraiment important, les mécaniques de jeu. Mais nous devons toujours nous
souvenir que nous ne concevons pas juste des mécaniques de jeu, mais une expérience intégrale. Et les
considérations esthétiques font partie de ce qui rend n’importe quelle expérience plus agréable. Un bon
travail artistique peut être extrêmement bénéfique à un jeu :

Il peut attirer l’attention sur un jeu qui, autrement, aurait été ignoré.

Il peut rendre le monde du jeu plus solide, réel et magnifique, entraînant le joueur à le prendre
davantage au sérieux, ce qui augmente ainsi sa valeur endogène. Prenez l’exemple de l’histoire du jeu
Axis and Allies à la section traitant du “plaisir de la sensation” auChapitre 8.

Le plaisir esthétique n’est pas anecdotique. Si votre jeu est rempli de magnifiques graphismes, alors
chaque nouvel élément que le joueur sera amené à découvrir sera une récompense en soi.

De la même manière qu’on ignore souvent les défauts d’une personne lorsqu’il s’agit d’une très belle
femme ou d’un très bel homme, les joueurs seront plus enclins à tolérer les imperfections d’un jeu si
celui-ci a une apparence flatteuse.

Vous possédez déjà beaucoup d’outils permettant d’évaluer l’esthétisme de votre jeu. Bien évidemment,
l’objectif #63 : l’objectif de la beauté est particulièrement utile. Mais vous pouvez également améliorer et
intégrer vos éléments esthétiques en utilisant les objectifs suivants de façon alternative. Arrêtez-vous un
instant et réfléchissez à la façon dont vous pourriez employer chacun d’eux, non pas pour observer les
mécaniques de votre jeu mais pour apprécier tous les éléments esthétiques qu’il intègre.

Objectif #1 : L’expérience essentielle

Objectif #2 : La surprise

Objectif #4 : La curiosité

Objectif #9 : L’unification

Objectif #10 : La résonance

Objectif #11 : L’inspiration infinie

Objectif #15 : Le jouet

Objectif #16 : Le joueur

Objectif #17 : Le plaisir

Objectif #40 : La récompense

Objectif #42 : La simplicité/complexité

Objectif #43 : L’élégance

Objectif #45 : L’imagination

Objectif #48 : L’accessibilité

Objectif #49 : La progression visible

Objectif #54 : L’interface physique

Objectif #55 : L’interface virtuelle

Objectif #59 : Les canaux et les dimensions


Objectif #64 : La projection

Objectif #67 : La simplicité et la transcendance

Objectif #72 : Le contrôle indirect

Objectif #74 : Le monde

Objectif #75 : L’avatar

Objectif #80 : Le statut

Objectif #82 : La contradiction interne

Objectif #83 : La qualité sans nom

Apprendre à voir
Il semble logique de regarder les éléments artistiques de votre jeu à travers de nombreux objectifs, puisque
la clé pour créer d’excellents graphismes réside dans votre capacité à voir. Pas uniquement de voir une
salière et d’être capable de dire “ceci est une salière”, mais de réellement la voir – ses formes, ses couleurs,
ses proportions, ses ombres, ses réflexions et ses textures –, de voir ses relations à son environnement et
aux personnes qui l’utilisent, sa fonction et sa signification (voir Figure 20.2).

FIGURE
20.2

Ce genre de vision profonde est un équivalent visuel de l’écoute profonde que nous avons évoquée au début
du livre.

Il est étonnant de constater la difficulté qu’on a à véritablement voir les choses telles qu’elles sont
réellement. La raison pour cela est une question d’efficacité : si nous regardions béatement tout ce que
nous voyons, chaque petit détail visuel ou sonore, notre esprit serait tellement absorbé par cela que nous
ne ferions jamais rien. Donc, par souci d’efficacité, notre cerveau, à un bas niveau, catégorise les choses
avant de les faire entrer dans notre conscience. Nous voyons une salière ou un chien, et notre cerveau
gauche colle simplement un label dessus, puisqu’il est plus facile de penser à un label que de regarder
profondément la chose avec son unicité et tous ses détails. Quand vous pensez aux éléments artistiques de
votre jeu, que vous les regardez, apprenez à mettre en pause un moment votre cerveau gauche et laissez
votre cerveau droit entrer en jeu, puisque celui-ci est capable de voir des détails inaccessibles au cerveau
gauche. L’excellent livre de Betty Edwards, Dessiner grâce au cerveau droit, est un merveilleux texte sur ce
sujet, conçu pour apprendre à quiconque comment dessiner en apprenant comment regarder. Et c’est un
cercle vertueux fascinant, voir véritablement vous aide à dessiner correctement, et dessiner vous aide à voir
correctement.

Comment laisser l’esthétique guider votre design


Certaines personnes pensent, à tort, qu’il n’y a pas de raison d’entraîner les artistes dans un projet de jeu
avant que le game design ne soit quasiment fini. Mais nos esprits sont très visuels, et il arrive souvent
qu’une illustration ou un crayonné change radicalement la direction d’un concept, parce que la façon dont
un jeu apparaît à l’esprit est souvent très différente de la façon dont il se présente lorsqu’il est couché sur
papier. Quelquefois, une illustration particulière peut donner une vision qui porte l’esprit même de
l’expérience qu’on essaie d’atteindre avec le jeu. D’autres fois, une illustration va permettre de clarifier une
idée d’interface : oui ou non, est-elle envisageable ? Et, occasionnellement, un simple crayonné réalisé
comme une petite plaisanterie peut devenir le thème central d’un jeu. La conception de jeu est abstraite, les
illustrations sont concrètes. Dans le processus douloureux qui vise à convertir un concept abstrait en un jeu
concret, les illustrations peuvent servir à implanter rapidement et efficacement le jeu dans la réalité dès le
début du projet.

Si vous avez quelques aptitudes artistiques, cela peut se révéler une merveilleuse aubaine pour vous, en
tant que game designer. Parce que vous pouvez dessiner, les gens penseront que votre vision créative est
aussi claire dans votre esprit qu’elle l’est sur le papier. Mais plus que ça encore, cela peut vous rendre
célèbre. Il n’y a que deux catégories de game designers célèbres : ceux qui conçoivent des “god games”,
comme Will Wright, Peter Molyneux et Sid Meier, probablement parce qu’il est facile d’imaginer le
concepteur d’un monde comme son dieu ; ceux qui ont un style visuel très distinctif, comme Shigeru
Miyamoto ou American McGee. Donc, si vous avez un style particulier et attrayant, vous devriez
sérieusement penser à créer vos jeux autour de celui-ci.

Mais que faire dans le cas où (comme moi) vous n’avez pas de talents artistiques naturels ? Que faire si
vous n’avez ni le don mineur, ni le don majeur, en ce qui concerne le dessin ? Dans ce cas, le mieux que
vous puissiez faire est de trouver un partenaire artistique. Parce que si vous pouvez trouver un artiste
talentueux avec lequel vous communiquez facilement, votre idée nébuleuse peut devenir une vision
concrète très rapidement. De tels partenariats peuvent être comme de l’or, car une jolie image est
intéressante pendant un temps, et une bonne idée est belle en théorie, mais l’illustration léchée d’une
bonne idée est irrésistible pour beaucoup de personnes. De bons concepts de jeux bien illustrés
permettront de :

Clarifier vos idées auprès de tout le monde (vous n’espériez pas sérieusement que quelqu’unlirait votre
document de spécifications, si ?).

Permettre aux gens de voir le monde de votre jeu et de s’imaginer y pénétrer.

Donner envie aux gens de jouer à votre jeu.

Donner envie aux gens de travailler sur votre jeu.

Débloquer des fonds et d’autres ressources pour développer votre jeu.

Maintenant, peut-être craignez-vous que l’idée d’avoir des illustrations détaillées au tout début d’un projet
aille contre l’idée du prototypage rapide, où les éléments du jeu sont sou-vent complètement abstraits.
Mais il n’en est rien, une illustration est juste une autre forme de prototype. Et c’est un peu comme une
partie de ping-pong : le prototype abstrait donne des idées sur l’aspect que devrait avoir le jeu, ce qui
conduit à réaliser plus de planches concepts, qui à leur tour donnent des idées sur la façon dont le jeu
devrait se dérouler, ce qui conduit à réaliser de nouveaux prototypes abstraits. Et si on continue le cycle de
cette façon, on finit par arriver à un jeu beau et amusant et dans lequel les éléments artistiques et le
gameplay se complètent parfaitement, parce qu’ils ont évolué ensemble.

Quand est-ce assez ?


Mais cela soulève une question importante : quelle est la bonne quantité de détails pour une illustration de
concept ? La plupart des artistes veulent que tout leur travail soit absolument magnifique, mais la beauté
prend du temps ; de simples crayonnés ou des modèles grossiers suffisent parfois pour ce dont on a besoin.
Les jeunes artistes, plus particulièrement, ont peur de faire des crayonnés rapides et de les montrer, parce
qu’ils craignent que leur piètre qualité pousse les gens à se méprendre sur leur talent. Créer des dessins qui
sont simples, sommaires et utiles, est une aptitude qui doit être travaillée.

Mais bien sûr, il y a d’autres fois où seules de magnifiques illustrations en couleurs permettront de montrer
la véritable nature du jeu. Un artiste avec lequel j’avais l’habitude de collaborer avait une excellente astuce :
il créait rapidement de grands dessins assez élaborés, puis il choisissait une partie de l’image et en faisait le
rendu en couleurs, avec des lignes propres et des ombrages travaillés. Cela apportait un merveilleux
équilibre, la personne regardant l’illustration pouvait en voir l’étendue et la complexité, tout en ayant une
idée de la qualité finale. Il était facile alors d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’image avec le niveau de
détail et de finition de la partie plus travaillée.

Même dans votre produit fini, vous devez choisir judicieusement où augmenter le niveau de détail, puisque
quelques détails aux bons endroits peuvent donner l’impression que le monde de votre jeu est plus grand et
plus riche qu’il ne l’est véritablement. John Hench, l’un des grands concepteurs des parcs Disney, disait
souvent que, s’il est facile de rendre les choses belles de loin, les rendre aussi belles de près est difficile. Le
château de Cendrillon à Disney World en est un bon exemple. Les gens le voient de loin et y sont
automatiquement attirés tellement il est beau. Si, lorsqu’ils s’en approchent, ils découvrent qu’il est fait de
fibre de verre peinte grossièrement, leur déception sera à la hauteur de la désillusion. Au lieu de ça, ils
constatent qu’il est couvert de magnifiques mosaïques et d’éléments de décoration en pierre taillée, ce qui
dépasse généralement leurs attentes, lui donnant ainsi une beauté, une profondeur et un réalisme
supplémentaires.

Les mondes de J.R.R. Tolkien sont réputés pour être profonds et riches. Il parvient à ce résultat en se
référant, entre autres, à une astuce comme “les montagnes distantes”. Au fil de ses livres, il donne des
noms à des lieux éloignés, des personnes, et des événements qui ne sont au final jamais rencontrés dans le
livre. Les noms et les brèves descriptions donnent l’impression que le monde est plus grand et plus riche
qu’il ne l’est réellement. Quand les fans lui demandaient pourquoi il n’avait pas donné plus de détails à
propos de ces choses, il leur répondait qu’il pourrait tout leur dire à propos des montagnes distantes, mais
que s’il faisait cela, il devrait alors créer de nouvelles montagnes distantes pour ces montagnes distantes.

Utilisez l’audio
Il est très facile de tomber dans le piège de viser uniquement l’aspect visuel des choses lorsque vous pensez
à l’esthétique de votre jeu. Mais la partie audio peut être incroyablement puissante. Les réactions auditives
sont bien plus viscérales que les réactions visuelles et simulent plus facilement le sens du toucher. Une
étude a été menée dans laquelle deux groupes de joueurs devaient noter uniquement les graphismes d’un
jeu. Les deux groupes jouèrent au même jeu, à une différence près : le premier groupe avait une partie
audio de basse qualité, tandis que le second avait une partie audio de haute qualité. De manière
surprenante, et alors que les graphismes étaient identiques pour les deux jeux, le groupe ayant eu la partie
audio de haute qualité évalua les graphismes du jeu avec de meilleures notes que l’autre groupe.

Une erreur notable que les développeurs de jeux ont également souvent tendance à faire est de ne pas
ajouter de musique ou de son avant la toute fin du développement. Une technique que j’ai apprise de Kyle
Gabler consiste à choisir une musique au tout début du processus, aussi tôt que possible, peut-être même
avant de savoir ce que le jeu sera exactement ! Si vous êtes capable de choisir un morceau de musique
correspondant à la façon dont vous voulez que votre jeu se joue, vous aurez alors déjà pris implicitement de
nombreuses décisions subconscientes concernant sa finalité. Comme un thème, la musique peut canaliser
la conception de votre jeu : si vous trouvez qu’une partie du jeu entre en conflit avec la musique que vous
estimez tellement bien adaptée, cela indique nettement qu’il faudrait changer cette partie du jeu.

Équilibrer l’art et la technologie


L’intégration serrée de l’art et de la technologie dans les jeux vidéo modernes amène des problèmes de
conception particulièrement ardus. Les artistes sont simultanément portés et contraints par la technologie,
et les programmeurs sont de la même manière portés et contraints par l’art. L’art dans les jeux semble
tellement reposer sur la technologie qu’il est tentant de laisser les programmeurs libres de créer la vision
artistique du jeu, quelque chose qu’ils sont souvent bien trop contents de faire. Ne laissez pas cela se
produire ! Des artistes talentueux se sont entraînés toute leur vie pour imaginer et définir des visions
artistiques glorieuses et intégrées. Ils voient le monde différemment du reste d’entre nous, comme le
poème de Lisel Mueller en début de chapitre l’illustre tellement bien. Chaque fois que c’est possible,
laissez-les conduire le bus de l’esthétisme. Suis-je en train de dire que vous devriez ignorer la participation
des programmeurs à l’aspect esthétique du jeu ? Absolument pas ! Faites des programmeurs les
mécaniciens et les navigateurs ; laissez-les suggérer de nouvelles routes et de nouveaux raccourcis et
customiser le bus, mais confiez le choix de la destination aux artistes et laissez leurs mains talentueuses
piloter vers un jeu magnifique. Faites en sorte que les programmeurs ne puissent pas inclure quelque
algorithme de calcul des ombres à la mode et, à la place, laissez les artistes dessiner et peindre le genre
d’ombres et de textures qu’ils voudraient voir, puis mettez au défi les programmeurs de rendre possible
cette vision.
Une chose à laquelle vous devriez sérieusement penser est de trouver un artiste technique pour votre
équipe. Cet individu rare a les yeux d’un artiste et l’esprit d’un programmeur. Un artiste technique de
talent peut construire des ponts entre l’équipe artistique et l’équipe des programmeurs ; il est capable de
parler couramment les deux langages et d’aider à construire des outils permettant aux artistes de se sentir
aux commandes de la technologie et aux programmeurs de se sentir aux commandes de l’art. Cet équilibre
n’est pas à prendre à la légère : quand il n’existe pas, votre jeu semble être brisé en deux, mais si vous
arrivez à l’atteindre, votre jeu devient beau et puissant d’une manière que vos joueurs auront certainement
rarement vue.
21
Certains jeux se jouent avec d’autres joueurs

FIGURE

21.1

Nous ne sommes pas seuls


Personne n’a jamais dit sur son lit de mort : “Mince, j’aurais dû passer plus de temps seul avec mon
ordinateur.”

– Dani Bunten Berry

L’homme est un animal sociable. Les humains évitent généralement de se retrouver seuls quand c’est
possible. La plupart d’entre nous n’aiment pas manger seuls, dormir seuls, travailler seuls ou jouer seuls.
Les prisonniers qui se comportent mal sont placés en cellule d’isolement, et cela, parce que si le fait d’être
enfermé avec un dangereux criminel est terrible, c’est pire encore d’être seul.

Et, si vous regardez à travers les siècles, l’histoire du game design reflète cela. Quasiment tous les jeux
jamais créés ont été conçus pour être joués avec, ou contre, d’autres joueurs. Avant l’avènement des
ordinateurs, les jeux se jouant seul, comme le solitaire, étaient rares.
Que s’est-il donc passé avec les jeux vidéo ? Pourquoi est-ce que la plupart de ceux créés jusqu’à présent
sont des expériences pour un seul joueur ? Y a-t-il quelque chose concernant la technologie qui nous donne
envie d’abandonner notre tendance naturelle à socialiser ? Bien sûr que non. En réalité, les tendances sont
claires : chaque année, de plus en plus de jeux intègrent des composantes multijoueurs ou de communauté.
Le phénomène des jeux solo semble avoir été une anomalie temporaire, générée en partie à cause de la
nouveauté des mondes interactifs à un seul joueur, et en partie à cause des limites technologiques tant au
niveau logiciel que matériel. Maintenant que de plus en plus de plates-formes de jeux vont être en ligne et
connectées, les jeux en solo seront de nouveau le cas particulier. Plus la technologie avance, plus la
nouveauté technologique s’épuise, et plus les jeux électroniques se refondent dans le moule social que les
humains ont connu pendant des milliers d’années.

Cela veut-il dire que le jour viendra où il n’y a plus de jeu solo ? Certainement pas. Il y a de nombreuses
occasions pendant lesquelles nous préférons rester seul un moment : lire un livre, faire de l’exercice,
méditer ou encore faire des mots croisés, tous ces moments sont de délicieux plaisirs solitaires, et les jeux
vidéo ont des éléments communs avec chacune de ces activités. Mais les humains tendent à passer plus de
temps à avoir des comportements sociaux qu’à rester solitaires, et à long terme, les jeux auront tendance à
s’adapter à cela.

Pourquoi nous jouons avec d’autres


Jouer avec d’autres personnes est un acte naturel et c’est, en fait, notre façon préférée de jouer. Mais
pourquoi ? Jusqu’à présent dans ce livre, nous avons parlé des dizaines de raisons pour lesquelles les gens
jouent à des jeux : pour le plaisir, pour le challenge, pour le jugement, pour les récompenses, pour le flow,
pour la transcendance, et de nombreuses autres encore. Bien que certaines de ces raisons soient renforcées
par la présence d’autres joueurs, aucune d’elles ne requiert cette présence. Qu’est-ce que nous recherchons
spécifiquement lorsque nous jouons à des jeux avec d’autres participants ? Il semble y avoir cinq raisons
principales :

1. La compétition. Quand nous pensons à des jeux multijoueurs, la compétition est généralement la
première chose qui vient à l’esprit, et pour une bonne raison. Elle remplit simultanément plusieurs de
nos besoins et désirs. Tout à la fois :

1. Elle permet un jeu équilibré et sur un pied d’égalité (objectif #30 : l’objectif de l’équité).

2. Elle nous met en présence d’un adversaire digne de ce nom (objectif #31 : l’objectif du challenge et
objectif #36 : l’objectif de la compétition).

3. Elle nous donne un problème intéressant à résoudre (objectif #6 : l’objectif de la résolution de


problème).

4. Elle répond à un besoin profond de déterminer notre niveau de compétence par rapport à
quelqu’un d’autre dans notre cercle social (objectif #20 : l’objectif du jugement et objectif #80 :
l’objectif du statut).

5. Elle permet des jeux mettant en scène des stratégies complexes, des choix et de la psychologie,
grâce à l’intelligence et à la compétence de notre adversaire humain (objectif #32 : l’objectif des
choix significatifs, objectif #27 : l’objectif de la compétence, et objectif #71 : l’objectif de la liberté).
2. La collaboration. L’inverse de la compétition, c’est “l’autre façon” de jouer ensemble que nous
apprécions. Les jeux collaboratifs nous plaisent parce que :

1. Ils nous permettent de prendre part à des actions de jeu et à employer des stratégies qui sont
impossibles avec une seule personne. Par exemple, le football à un contre un n’a pratiquement
aucun sens.

2. Ils nous conduisent à profiter des plaisirs particuliers qu’apportent la résolution de problèmes en
groupe et le fait de faire partie d’une équipe victorieuse.

Et, bien qu’un certain nombre de gens considèrent les jeux collaboratifs comme expérimentaux, ce
ne se vérifie pas seulement lorsque des joueurs s’associent contre un adversaire numérique. La
plupart des jeux collaboratifs suivent le modèle des sports en équipe, qui permettent d’éprouver à
la fois les plaisirs de la collaboration et de la compétition.

3. Se retrouver. Nous aimons nous retrouver avec nos amis, mais une rencontre sans but, où l'on peut
avoir l'impression de se forcer à se faire la conversation de manière régulière, peut en gêner certains.
Les jeux, comme la nourriture, donnent une raison bien pratique d’être ensemble, de partager quelque
chose, sur quoi nous concentrer sans mettre qui que ce soitmal à l’aise. De nombreuses amitiés sont
maintenues par la petite partie hebdomadaire, d’échecs, de golf, de tennis, de bridge, de bingo, de
basket, ou plus récemment, de Warcraft, de Battlefield ou de Guitar hero.
4. Sonder nos amis. Si le jeu est une excuse formidable pour retrouver ses amis, il permet également de
faire quelque chose qui est quasi impossible lors d’une simple conversation : sonder les esprits et les
âmes de nos amis. Pendant une conversation, nous entendons les opinions d’un ami sur ce qu’il aime
ou n’aime pas et ses histoires sur la façon dont lui et d’autres personnes se sont comportés. Mais tout
cela est filtré par la conception que cet ami a de ce qu’on aimerait entendre de lui. Cependant, lorsqu’on
joue ensemble, on peut avoir un aperçu de ce qui est plus proche d’une vérité sans vernis. On peut le
voir résoudre des problèmes. On peut le voir prendre des décisions difficiles dans des conditions de
stress. On peut le voir faire un choix entre aider quelqu’un ou lui planter un couteau dans le dos. On
apprend à qui on peut faire confiance et à qui on ne peut pas. Comme le disait Platon : “Vous pouvez
apprendre plus à propos d’un homme en une heure de jeu qu’en dix ans de conversation.”
5. Nous sonder nous-mêmes. Seul, le jeu nous permet de tester les limites de nos capacités, de
découvrir ce qui nous plaît et d’apprendre en quoi nous voudrions nous améliorer. Mais lorsque nous
sommes en compagnie des autres, nous sommes amenés à remarquer notre comportement dans des
situations socialement complexes, sous le coup du stress. Avons-nous tendance à laisser nos amis
gagner quand ils ont eu une mauvaise journée ou les écrasons-nous impitoyablement ? Avec qui
préférons-nous faire équipe et pourquoi ? Comment nous sentons-nous lorsque nous perdons
publiquement et comment faisonsnous face à cela ? Comment nos stratégies diffèrent-elles de celles
des autres et pourquoi ? Qui choisissons-nous d’imiter ou qui nous trouvons-nous en train d’imiter ?
Toutes ces questions, et bien d’autres, sont explorées lorsque nous jouons avec d’autres personnes. Et
ce ne sont pas des choses triviales, ce sont des questions importantes, qui nous permettent de définir la
façon dont nous nous percevons et dont nous nous entendons avec les autres.

Bien que le gameplay multijoueur soit important, vous devez l’utiliser avec prudence et sagesse, parce qu’il
peut représenter beaucoup de travail et être difficile à contrôler. Généralement, il est raisonnable de partir
du principe qu’un jeu multijoueur en ligne demandera quatre fois plus d’efforts et de ressources qu’un jeu
similaire pour un seul joueur. C’est parce que les jeux multijoueurs sont plus difficiles à déboguer et à
équilibrer. Les retours peuvent cependant en valoir la peine, si les raisons pour avoir un gameplay
multijoueur sont claires et certaines. Si la raison pour l’intégrer se résume à “parce que le jeu multijoueur
est cool”, vous devriez probablement y réfléchir un peu plus longtemps.

Il y a donc de nombreuses raisons différentes pour lesquelles nous aimons jouer à des jeux avec d’autres
personnes. Une raison supplémentaire, encore plus forte que toutes celles listées jusqu’à présent, est le
sujet du Chapitre 22.
22
Les joueurs forment parfois des communautés

FIGURE

21.1

Plus que d’autres joueurs


Les jeux peuvent inspirer une réelle passion aux joueurs, et il est courant que des communautés se créent
autour de certains. Il peut s’agir de communautés de fans, comme dans les sports professionnels, ou de
communautés de joueurs, comme dans World of Warcraft, ou de communautés de concepteurs, comme
dans Les Sims. Elles peuvent être des forces très puissantes, allongeant la durée de vie d’un jeu de plusieurs
années en y amenant constamment de nouveaux joueurs.

Mais qu’est-ce qu’une communauté exactement ? La réponse n’est pas évidente. Ce n’est pas simplement
un groupe de personnes qui se connaissent ou font la même chose. Vous pouvez prendre le train tous les
jours avec les mêmes personnes, sans jamais ressentir un sentiment de communauté en faisant cela. Mais
vous pouvez avoir le sentiment d’appartenir à une communauté avec de parfaits étrangers qui sont fans de
la même série télé que vous. Il y a un sentiment particulier qui accompagne le fait d’appartenir à une
communauté. C’est difficile à décrire, mais ça nous apparaît clairement quand on le ressent. Deux
psychologues qui ont essayé de mieux comprendre ce sentiment de communauté ont dégagé quatre
éléments principaux :

1. L’appartenance. Quelque chose de particulier établit manifestement que vous faites partie de ce
groupe.
2. L’influence. Faire partie de ce groupe vous donne un pouvoir sur quelque chose.
3. L’intégration et l’assouvissement de besoins. Faire partie de ce groupe vous apporte quelque
chose.
4. Une connexion émotionnelle partagée. Vous avez la garantie de partager des émotions à propos
de certains événements avec d’autres membres du groupe.

Et, bien que ces quatre points soient indubitablement des aspects importants de la communauté, je crois
que je préfère parfois la définition succincte de la communauté qu’a la conceptrice Amy jo Kim : un groupe
de personnes avec un intérêt, une fonction ou un but commun, et qui apprennent à mieux se connaître au
fil du temps.

Mais pourquoi, en tant que game designer, peut-on vouloir que des communautés se forment autour de
notre jeu ? Il y a trois raisons principales à cela :

1. Faire partie d’une communauté remplit un besoin social. Les gens ont besoin de sentir qu’ils
font partie d’une société, et comme l’objectif #19 : l’objectif des besoins nous le montre, les besoins
sociaux sont très puissants.
2. Une “période de contagion” plus longue. La recommandation personnelle d’un ami est le facteur
ayant le plus d’influence lorsqu’on achète un jeu. Le game designer Will Wright a fait remarquer que si
nous pensons réellement que l’intérêt porté à un jeu se répand comme un virus, il semble logique alors
d’étudier l’épidémiologie. Et une chose que nous apprend l’épidémiologie, c’est que lorsque la période
de contagion double, le nombre de personnes attrapant la maladie peut augmenter d’un facteur dix.
“Attraper la maladie” dans notre cas signifie acheter le jeu. Mais à quoi “période de contagion” peut-il
bien correspondre dans le cas d’un jeu ? C’est la période pendant laquelle un joueur est tellement
excité à propos d’un jeu qu’il en parle constamment avec toutes les personnes qu’il connaît. Les joueurs
qui deviennent les membres d’une communauté ont de fortes chances de “rester contagieux” pour un
long moment, puisque le jeu fera alors partie de leur vie de façon plus intime, leur donnant une
multitude de choses à raconter à son sujet.
3. Plus d’heures de jeu. Il arrive souvent que les gens commencent à jouer à un jeu pour les plaisirs
qu’il procure mais continuent sur une longue période pour les plaisirs que procure la communauté. Il
m’est arrivé de passer des vacances à la montagne avec un ami et sa famille élargie. Durant le voyage, il
m’avait parlé d’un jeu de cartes auquel sa famille adorait jouer. Ce soir-là, après le dîner, tout le clan se
rassembla autour d’une grande table pour y jouer, et j’étais plutôt impatient de découvrir ce qu’il y
avait à propos de ce jeu particulier qu’ils aimaient tant. Ils m’expliquèrent les règles, qui étaient d’une
simplicité enfantine – elles consistaient à passer des cartes vers la droite jusqu’à ce que toutes les cartes
soient classées dans l’ordre. Il y avait peu de décisions à prendre, et pratiquement aucune aptitude
particulière n’était requise. Quelquefois, il était même difficile de dire qui avait gagné. J’étais
terriblement déçu mais, si on regardait autour de la table, j’étais le seul. Tous les autres parlaient,
plaisantaient et riaient. Et soudain, j’ai réalisé que l’imperfection du jeu n’avait pas d’importance, ce
qui était important c’était que le jeu les maintenait à la table en leur laissant le loisir d’apprécier leurs
compagnies respectives, d’avoir les mains occupées mais l’esprit libre. Un jeu qui a la capacité
d’engendrer une communauté sera apprécié pendant très, très longtemps, ses lacunes dans d’autres
domaines important peu. Si le succès financier de votre jeu repose sur le renouvellement d’abonnement
ou la vente de suites, le fait qu’une communauté donne envie aux gens d’y jouer plus longtemps
devient un facteur très important.

Dix astuces pour créer des communautés fortes


Une communauté est quelque chose de complexe qui recouvre différents phénomènes psychologiques
interdépendants. Cependant, il y a un certain nombre de choses simples que vous pouvez faire pour
favoriser l’émergence d’une communauté autour de votre jeu.

Astuce pour une communauté forte #1 : Encouragez les amitiés


L’idée d’amitiés en ligne semble simple. Comme de vraies amitiés, mais en ligne, n’est-ce pas ? Mais
qu’entendons-nous réellement lorsqu’on parle de la nature de l’amitié ? Et comment pouvons-nous
traduire cela dans un environnement de jeu ? Avoir une relation amicale significative en ligne avec une
autre personne nécessite trois éléments :

1. La possibilité de discuter. Cela semble évident. Mais un nombre étonnant de jeux en ligne n’offrent
pas la possibilité aux joueurs de se parler. Les concepteurs ont supposé qu’une forme de
communication non verbale s’établirait durant le jeu, et que ce serait suffisant. Mais ce n’est pas
suffisant. Pour qu’une communauté prenne forme, les joueurs doivent être capables de parler
librement entre eux.
2. Quelqu’un à qui parler. Vous ne pouvez pas partir du principe que tous vos joueurs voudront se
parler, pas plus que vous ne pouvez partir du principe que des passagers dans un bus vont rompre la
glace. Vous devez comprendre à qui vos joueurs ont envie de parler et pourquoi. Cela varie grandement
en fonction de votre cible démographique. Les adultes veulent souvent parler à d’autres personnes qui
peuvent comprendre leurs problèmes. Les adolescents recherchent souvent des membres du sexe
opposé, ou d’autres personnes plus intéressantes que leurs amis habituels. Et les enfants sont
généralement peu intéressés par les étrangers, ils préfèrent socialiser avec leurs amis du monde réel.
Mais comprendre ces généralisations basées sur l’âge n’est pas suffisant, vous devez aussi comprendre
les types de socialisations qui sont propres à votre jeu. Vos joueurs recherchent-ils des adversaires ?
Des collaborateurs ? Des assistants ? Des discussions rapides ou des relations à long terme ? Si les
joueurs ne peuvent pas trouver les personnes auxquelles ils aimeraient parler, ils s’éloigneront
rapidement du jeu.
3. Un sujet de conversation. Les deux premiers points peuvent être satisfaits par un espace de
discussion (chatroom) bien conçu. Les jeux qui réussissent à rassembler une communauté donnent aux
joueurs un flot continu de sujets de conversation. Cela peut venir de la profondeur de la stratégie
inhérente au jeu (les discussions autour de la stratégie sont par exemple un sujet majeur des
communautés dédiées aux échecs), ou d’événements, ou de changements de règles qui sont introduits
au fil du temps (sujet typique des conversations dans les communautés de jeux massivement
multijoueurs et autres jeux de cartes à collectionner). Il est courant d’entendre des gens dire que “les
bons jeux en ligne sont plus des communautés que des jeux”, mais ce n’est pas totalement vrai. Les
bons jeux en ligne doivent avoir un bon équilibre entre la communauté et le jeu. Si le jeu n’est pas
suffisamment intéressant, la communauté n’a aucun sujet de conversation. D’un autre côté, si l’aspect
communautaire de votre jeu n’est pas suffisamment bon, les joueurs apprécieront le jeu mais ils
finiront par s’en éloigner.

Si vous avez tous ces éléments, êtes-vous assuré que des amitiés émergeront ? Pas nécessairement. Les
amitiés ont trois phases distinctes, et votre jeu doit également supporter chacune d’elles pour que certaines
se forment et survivent.

Phase 1 : Briser la glace. Avant que deux personnes ne puissent devenir amies, elles doi-vent
d’abord se rencontrer. Cette première fois est toujours un moment délicat. Idéalement, votre jeu aura
des moyens pour que les joueurs trouvent facilement des personnes avec lesquelles ils pourraient
devenir amis, puis des moyens d’interagir avec elles sans trop de pression sociale. Tout cela, en leur
permettant de s’exprimer suffisamment pour que les autres puissent se faire une idée d’eux.

Phase 2 : Devenir amis. Le moment où deux personnes deviennent amies est mystérieux et subtil.
Néanmoins, cela résulte presque toujours d’une conversation à propos d’un point qui a une grande
importance aux yeux des deux. Dans les jeux, cette conversation tourne souvent autour d’une
expérience de jeu que les deux amis viennent juste de partager. Donner aux joueurs l’occasion de
discuter après une expérience intense de jeu est l’une des meilleures façons d’encourager la formation
d’amitiés. Cela peut être une bonne idée de créer un rituel pour se faire des amis dans votre jeu,
comme la possibilité d’inviter un joueur à faire partie de votre “liste d’amis”.

Phase 3 : Rester amis. Rencontrer des gens et se faire des amis est une chose, rester amis en est une
autre. Pour rester ami avec quelqu’un, vous devez être capable de le retrouver pour continuer votre
relation. Dans le monde réel, cela est du ressort des amis eux-mêmes, mais dans les jeux en ligne, vous
devez donner aux gens des moyens de se retrouver. Cela peut se faire par le biais de listes d’amis, ou de
guildes, ou même de surnoms mémorables. Tout ce qui peut marcher ! Mais vous devez faire quelque
chose, ou votre jeu échouera sur le sujet de l’amitié, qui est le ciment des communautés unies.

Gardez à l’esprit que le type d’amitié recherchée varie selon les personnes. Les adultes sont généralement
plus enclins à se faire des amis ayant des intérêts similaires, alors que les enfants sont plus intéressés à
jouer à des jeux avec leurs amis de la vie réelle. L’amitié est tellement cruciale pour le maintien d’une
communauté, et pour le jeu en général, qu’elle mérite son propre objectif.

Objectif #84 : L’amitié

Les gens adorent jouer à des jeux avec des amis. Pour vous assurer que votre jeu a les qualités
nécessaires pour permettre aux joueurs de se faire des amis et de les garder, posez-vous ces questions
:

Quelle sorte d’amitié mes joueurs recherchent-ils ?

Comment mes joueurs brisent-ils la glace ?

Les joueurs ont-ils suffisamment d’occasions de se parler ? Ont-ils suffisamment de su-jets de


conversation ?
À quel moment deviennent-ils amis ?

Quels sont les outils que je donne aux joueurs et qui leur permettent de maintenir leur amitié
?

Astuce pour une communauté forte #2 : Placez le conflit au centre


Le pionnier du jeu en ligne jonathan Baron explique que le conflit est au cœur de toutes les communautés.
Une équipe sportive devient une communauté forte parce qu’elle entre en conflit avec d’autres équipes.
Une association de parents/professeurs devient une communauté forte lorsqu’ils se battent pour avoir de
meilleures écoles. Un groupe de fanatiques de vieilles voitures devient une communauté forte dans leur
bataille conjointe contre l’oubli. Heureusement pour nous, le conflit fait naturellement partie des jeux.
Mais tous les conflits présents dans les jeux n’induisent pas forcément la création d’une communauté.
Celui du jeu du solitaire par exemple n’a rien qui permettrait de créer une communauté autour. Celui dans
votre jeu doit inciter vos joueurs à démontrer qu’ils sont meilleurs que n’importe qui (conflit contre
d’autres joueurs), ou il doit être le genre de conflit qui se résout mieux lorsque les joueurs travaillent
ensemble (conflit contre le jeu). De nombreux jeux construisent une communauté sur ces deux types : les
jeux de cartes à collectionner, par exemple, incitent le joueur à être le meilleur de la communauté, mais
leurs stratégies sont si complexes que les joueurs passent beaucoup de temps à en discuter et à les partager.

Astuce pour une communauté forte #3 : Utilisez l’architecture pour donner forme à
votre communauté
Dans certains quartiers, les gens ne connaissent pas vraiment leurs voisins. Dans d’autres, tout le monde se
connaît, et tout le quartier donne une impression de communauté. Cela est-il dû aux gens qui sont
différents ? Non. Il s’agit généralement d’un effet secondaire de la manière dont le quartier a été conçu.
Dans les quartiers qui privilégient le cheminement piéton, des voisins ont plus de chances de
communiquer. Et dans les zones comprenant de nombreuses impasses, le trafic est si peu important que,
lorsque quelqu’un passe, il y a de grandes chances pour que vous le connaissiez. En d’autres mots, il y a de
nombreuses occasions pour rencontrer les mêmes personnes et discuter avec elles encore et encore. Les
mondes en ligne peuvent avoir ce même genre de fonctions, en partie par le biais des listes d’amis et des
guildes, et en partie par des lieux où les gens seront à même de se rencontrer et de prendre le temps de se
parler encore et encore. De nombreux jeux massivement multijoueurs comprennent des zones dans
lesquelles les gens ont tendance à se réunir pour discuter. Ces zones se situent souvent à des points
stratégiques par lesquels de nombreux joueurs passent régulièrement.

Astuce pour une communauté forte #4 : Créez de la propriété collective


Quand vous créez des choses dans votre jeu qui ne sont pas seulement possédées par un seul joueur mais
par tout un groupe, cela pousse les joueurs à jouer ensemble. Peut-être, par exemple, pouvez-vous faire en
sorte qu’aucun joueur ne puisse acheter seul un bateau, mais que ce genre d’achat soit à la portée d’une
équipe. Ce groupe devient alors pratiquement instantanément une communauté, puisque ses membres
doivent communiquer fréquemment et entretenir des rapports amicaux. La propriété collective que vous
créez n’a pas besoin d’être aussi tangible que ça, le statut d’une guilde, par exemple, est une sorte de
propriété collective.
Astuce pour une communauté forte #5 : Laissez les joueurs s’exprimer
L’expression de soi est très importante dans n’importe quel jeu multijoueur. Et, s’il est certainement vrai
que les joueurs peuvent s’exprimer à travers leurs stratégies et leur style de jeu, pourquoi s’arrêter là ? Vous
êtes après tout en train de créer un monde de rêve dans lequel les joueurs peuvent devenir tout ce dont ils
ont envie : pourquoi donc ne pas les laisser exprimer cela ? Les systèmes de création d’avatars évolués ont
la faveur des joueurs de jeux en ligne. C’est également le cas des systèmes de conversation qui leur
permettent de faire passer des émotions ou de choisir des couleurs et des styles pour le texte.

L’expression du joueur n’est cependant pas limitée aux jeux en ligne – prenez, par exemple, le pouvoir
d’expression dans les charades ou le Pictionary. Le game designer Shawn Patton a créé un jeu de société
dans lequel le but consistait à tenir le rôle d’un enfant qui veut s’amuser mais ne doit pas se salir. Si vous
vous salissiez, vous deviez faire apparaître la tache sur la carte de votre personnage. Les joueurs
s’amusaient beaucoup à inventer des histoires sur la façon dont ils s’étaient salis, et à colorer leurs
personnages pour coller à l’histoire. Même le Monopoly permet aux joueurs de s’exprimer. Bien qu’il ne
puisse y avoir qu’entre deux et huit joueurs, il contient douze pièces différentes, parce que c’est un moyen
facile de s’assurer que les joueurs auront un moyen d’exprimer leur personnalité.

L’expression de soi est extrêmement importante, et facilement négligée. Utilisez cet objectif pour vous
rappeler que vos joueurs doivent pouvoir s’exprimer.

Objectif #85 : L’expression

Quand les joueurs ont l’occasion de s’exprimer, ils le font et se sentent vivants, fiers, importants et
connectés. Pour utiliser cet objectif, posez-vous ces questions :

De quelles façons les joueurs peuvent-ils s’exprimer dans mon jeu ?

Quelles sont les façons que j’oublie ?

Les joueurs sont-ils fiers de leur identité ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

Cet objectif est très important et fonctionne particulièrement bien en conjonction avec les autres objectifs,
comme l’objectif #63 : l’objectif de la beauté et l’objectif #80 : l’objectif du statut.

Astuce pour une communauté forte #6 : Soutenez trois niveaux


Il est important de comprendre que, lorsqu’on imagine une communauté de jeu, on conçoit en réalité trois
jeux séparés pour des joueurs avec des niveaux d’expérience différents. Certains pourraient soutenir qu’il y
en a encore plus, mais il y a au minimum ces trois-là :

1. Niveau 1 : le débutant. Les joueurs qui commencent dans les communautés de jeux sont souvent
débordés. Mais ils ne sont pas mis au défi par le jeu lui-même, ils le sont dès la phase d’apprentissage
du jeu. D’une certaine manière, apprendre à jouer au jeu est le jeu pour eux. Vous êtes donc obligé de
concevoir ce processus d’apprentissage pour qu’il soit aussi gratifiant que possible. Si vous ne le faites
pas, les débutants abandonneront avant même d’avoir réellement commencé, et vous limiterez
considérablement votre public. L’une des meilleures façons pour que les débutants se sentent
récompensés et connectés au jeu est de créer des situations dans lesquelles ils interagissent de manière
significative avec des joueurs plus expérimentés. Parmi ceux-là, certains aiment naturellement
accueillir les débutants et leur apprendre le fonctionnement de jeu. Mais s’ils sont trop peu nombreux à
agir ainsi, alors pourquoi ne pas donneriez-vous pas des récompenses chaque fois qu’on aide un
débutant ? Une version en ligne de Battletech avait intégré ce principe indirectement, d’une façon
intéressante : les joueurs expérimentés prenaient le rôle de généraux et devaient recruter leurs propres
armées. Les débutants étaient honorés d’être sollicités et plus honorés encore d’être placés sur le lieu
de l’action – en première ligne –, un lieu que les joueurs plus expérimentés avaient appris à éviter. Et
même si les joueurs débutants finissaient généralement par être massacrés, c’était malgré tout une
situation gagnant-gagnant, les généraux avaient beaucoup de “chair à canon” à disposition, et les
nouveaux joueurs avaient directement un aperçu de l’action.
2. Niveau 2 : le joueur. Le joueur a passé le cap du débutant. Il comprend parfaitement le jeu et prend
part aux différentes activités en essayant de les maîtriser parfaitement. La plus grande partie de la
conception du jeu vise cette catégorie.
3. Niveau 3 : l’ancien. Dans de nombreux cas, et plus particulièrement dans celui des jeux en ligne avec
un système de progression par niveaux, il arrive un moment où le jeu luimême n’est plus intéressant.
La plupart des secrets ont été découverts et le plaisir du jeu a disparu. Lorsque le joueur atteint cet état,
il a tendance à partir, à la recherche d’un nouveau jeu avec de nouveaux secrets. Cependant, certains
jeux arrivent à retenir leurs anciens joueurs en leur offrant quelque chose d’entièrement différent, qui
correspond à leur niveau d’expérience, de compétence et de dévotion. Il y a un bénéfice énorme à
garder les anciens joueurs dans votre jeu, puisqu’ils en sont souvent les ambassadeurs les plus fervents.
De plus, leur connaissance experte en la matière vous aide souvent à améliorer le jeu. Certains “jeux
pour anciens” typiques incluent :

1. Un niveau plus difficile. Souvent, particulièrement dans les jeux massivement multi-joueurs,
l’activité se traduit par une progression claire et graduelle vers un but. Mais lorsque ce but est
atteint, que se passe-t-il ? Une autre version, beaucoup plus difficile, est parfois présentée aux
joueurs de haut niveau. Tellement difficile, en réalité, que personne ne peut réellement envisager
d’en venir à bout. Dans Toontown Online, les zones des “quartiers généraux des Cogs” servaient à
cette fonction. On y proposait un nouveau gameplay de jeu de plates-formes ainsi qu’un nouveau
système de combat. Certains jeux permettent de grimper les échelons du soldat jusqu’au général.
D’autres jeux transforment vos combats contre l’ordinateur en combats contre d’autres joueurs. Il y
a de nombreuses façons d’ajouter de la difficulté à un jeu, mais il reste toujours la question : quand
les anciens joueurs finiront-ils par s’en lasser ?

2. Les privilèges de la gouvernance. Certains jeux donnent aux anciens joueurs des niveaux
spéciaux de responsabilité, comme de décider des règles du jeu. De nombreux MUD (Multi users
Dungeon, donjon multijoueur) utilisèrent ce principe en donnant aux anciens joueurs ce genre de
pouvoirs. C’est une excellente façon de garder les anciens joueurs impliqués et de les faire se sentir
à part, mais il y a malgré tout un risque si on leur laisse trop de contrôle. Les communautés de
cartes à collectionner ont souvent des systèmes formels dans lesquels les joueurs expérimentés
peuvent passer des tests pour devenir “juge officiel” lors des tournois.

3. Le bonheur de la création. Les joueurs qui aiment véritablement un jeu fantasment souvent
sur la façon dont ils pourraient le modifier, et d’autant plus quand ils commencent à s’en lasser.
Alors pourquoi ne pas les laisser faire ? Des jeux comme Les Sims et unreal Tournament ont
construit des communautés fortes en permettant aux joueurs de créer et de partager leur propre
contenu. De nombreux anciens joueurs en arrivent à un point où ils ne jouent que de manière
occasionnelle et passent le plus clair de leur temps à créer du nouveau contenu. Pour eux, le
nouveau jeu correspond à un statut : peuvent-ils devenir le concepteur le plus reconnu et respecté ?

4. La gestion de guilde. Les joueurs forment parfois des groupes, lesquels gagnent souvent à avoir
des organisateurs. Les anciens joueurs feront généralement ça d’eux-mêmes, mais si vous leur
donnez un certain nombre d’outils pour les aider à gérer leur guide, cette activité leur apparaîtra
comme encore plus intéressante.

5. Une chance d’enseigner. Tout comme de nombreux experts dans des activités du “monde réel”
aiment se voir offrir la chance d’enseigner, les experts d’un jeu sont dans ce cas. Si vous pouvez
leur donner à la fois la permission et les encouragements pour le faire, certains aimeront prendre
le rôle d’ambassadeur auprès des débutants et de guide auprès des joueurs réguliers. Quelques jeux
en ligne donnent des tenues particulières aux anciens joueurs qui ont envie d’enseigner, ce qui les
caractérise en tant qu’experts et professeurs et leur donne un statut dont ils sont généralement très
fiers.

Ces trois niveaux peuvent donner l’impression d’un énorme travail mais, en réalité, ils peuvent souvent
être implémentés de manière assez simple. Par exemple, chaque année, à Pâques, il y a une chasse aux œufs
organisée pour les enfants de mon quartier. Assez naturellement, ils ont trouvé que les choses se passaient
mieux en ayant trois niveaux de jeu :

Niveau 1 : entre 2 et 5 ans (les débutants). Ces enfants font la chasse aux œufs dans une zone
séparée de celle des enfants plus âgés, pour qu’il n’y ait pas de problèmes de concurrence entre eux.
Tous les œufs sont placés de manière bien visible, pas du tout cachés. Mais pour ces petits, le simple
fait de naviguer dans l’espace, de repérer les œufs et de les collecter, est déjà un défi pour eux. Il y a de
nombreux œufs et pas de grands pour bousculer les petits et leur gâcher le plaisir.

Niveau 2 : entre 6 et 9 ans (les joueurs). Ces enfants apprécient la chasse aux œufs “normale”.
Elle se passe dans une zone vaste, et les œufs sont parfois cachés dans des endroits difficiles à trouver.
Il y a suffisamment d’œufs pour tout le monde, mais les enfants doivent malgré tout bouger
rapidement et être attentifs.

Niveau 3 : entre 10 et 13 ans (les anciens). Ils sont chargés de cacher les œufs. Ils sont très fiers
de ce travail, qu’ils trouvent stimulant et amusant, ils sont honorés par les responsabilités qu’on leur
donne et apprécient le statut que cela leur confère par rapport aux plus jeunes. Ils aiment aussi
souvent donner des indices aux enfants en difficulté.

Astuce pour une communauté forte #7 : Forcez les joueurs à dépendre les uns des
autres
Le conflit seul ne peut pas créer une communauté. Dans la situation de conflit, recevoir de l’aide des autres
joueurs doit permettre de le résoudre. La plupart des concepteurs de jeux vidéo ont été conditionnés pour
en créer qui soient praticables par un seul joueur, même dans des jeux multijoueurs. Leur logique
ressemble à quelque chose comme “Nous ne voulons pas exclure les joueurs qui préféreraient jouer seuls.”
Et c’est une préoccupation légitime. Cependant, lorsque vous créez un jeu qu’un joueur peut finir en solo,
vous en diminuez forcément la valeur communautaire. Si, d’un autre côté, vous créez des situations dans
lesquelles les joueurs doivent communiquer et interagir pour réussir, vous donnez à la communauté une
valeur réelle. Cela nécessite souvent de passer par l’étape contre-intuitive qui consiste à enlever quelque
chose aux joueurs. Par exemple, dans Toontown Online, notre équipe a pris la décision d’utiliser une règle
inhabituelle : les joueurs ne peuvent pas se soigner eux-mêmes durant une bataille, ils peuvent uniquement
soigner les autres joueurs. Nous avons eu de sérieux doutes sur le fait que certains joueurs pourraient
trouver cette règle frustrante mais, après qu’on l’a implémentée, on a constaté que ce n’était pas le cas. Au
lieu de ça, elle a atteint ses objectifs. Elle a forcé les joueurs à communiquer (“J’ai besoin d’un Toon-up !”)
et les a encouragés à s’entraider. Et véritablement, les gens sont prêts à s’entraider ; aider quelqu’un
apporte un sentiment réellement satisfaisant, même s’il s’agit juste d’un jeu vidéo. Nous sommes souvent
timorés lorsqu’il s’agit d’aider les autres, de peur qu’ils se sentent insultés par notre offre. Mais si vous
pouvez créer des situations dans lesquelles les joueurs ont besoin les uns des autres et peuvent facilement
se demander de l’aide, alors ils s’épauleront facilement, et votre communauté s’en trouvera renforcée.

Astuce pour une communauté forte #8 : Gérez votre communauté


Si vous croyez que la communauté est importante pour votre expérience de jeu, vous devez faire plus que
simplement croiser les doigts en espérant qu’elle apparaisse et se régule d’ellemême. Vous devez créer les
outils et les systèmes appropriés qui permettront aux joueurs de communiquer et de s’organiser. Vous
aurez peut-être besoin de responsables professionnels de la communauté pour mettre en place et
maintenir un lien entre les joueurs et les concepteurs. Pensez à ces responsables comme à des jardiniers.
Ils ne créent pas directement les communautés, mais ils en sèment les graines et encouragent leur
développement en observant et en répondant à leurs besoins spécifiques. C’est un rôle qui consiste à
prendre soin, à écouter et à encourager. Il n’est donc pas étonnant que, parmi les meilleures responsables
de communautés, beaucoup sont des femmes. Le livre d’Amy jo Kim cité précédemment, Community
Building on the Web (La Construction de communautés sur la Toile), fournit de très bons conseils sur la
manière de gérer les communautés en ligne ; il faut, pour cela, trouver l’équilibre entre une approche de
type “impliquée” et une autre de type “détachée”.

Astuce pour une communauté forte #9 : L’obligation envers les autres est puissante
Dans certaines parties de l’Australie aborigène, on considère qu’il est malpoli d’offrir un cadeau de façon
inattendue, parce que cela crée alors le poids d’une obligation de cadeau en retour. C’est sans doute un
extrême culturel, mais ce sens de l’obligation envers les autres est profondément ressenti dans toutes les
cultures. Si vous pouvez créer des situations dans lesquelles les joueurs peuvent se faire des promesses les
uns aux autres (“Retrouvons-nous à 10 heures mercredi pour combattre quelques trolls”) ou doivent se
rendre des faveurs (“Ce sort de régénération m’a sauvé la mise ! Je t’en dois un !”), ils les prendront au
sérieux. De nombreux joueurs de World of Warcraft expliquent que les obligations qu’ils ont envers leur
guilde sont l’un des éléments majeurs les poussant à revenir jouer régulièrement. C’est en partie dû au fait
qu’ils veulent jouir d’un haut statut au sein de la guilde, et donc bien sûr éviter le bas statut. Comme nous
l’avons vu avec l’objectif #20 : l’objectif du jugement, personne ne veut être jugé négativement par les
autres joueurs. Or, ne pas respecter ses engagements est l’une des attitudes qui donnent aux gens des
raisons de penser du mal de nous. Des systèmes intelligents d’engagement de joueur à joueur sont une
excellente façon de les pousser à jouer de façon régulière ; de plus, ils aideront ainsi à bâtir une
communauté forte.

Astuce pour une communauté forte #10 : Créez des événements communautaires
Quasiment toutes les communautés à succès sont rythmées par des événements réguliers. Dans le monde
réel, il peut s’agir de rencontres, de fêtes, de compétitions, de sessions d’exercices ou de remises de
récompenses. Et dans le monde virtuel, c’est pratiquement la même chose. Les événements ont plusieurs
rôles dans une communauté :

Ils donnent aux joueurs matière à anticiper.

Ils créent une expérience commune, qui permet aux joueurs de se sentir plus connectés à leur
communauté.

Ils ponctuent le temps, donnant aux joueurs quelque chose à se remémorer.

Ils sont une garantie d’une occasion de se connecter avec les autres.

Ils incitent les joueurs, qui savent que des événements surviennent fréquemment, à venir vérifier
régulièrement si des nouveautés se présentent.

Les joueurs créent souvent leurs propres événements, mais pourquoi ne pas concevoir les vôtres également
? Avec un jeu en ligne, cela peut être aussi simple que de créer un but pour les joueurs et d’envoyer une
campagne d’e-mailing de masse.

Objectif #86 : La communauté

Pour être sûr que votre jeu encourage la constitution d’une communauté forte, posez-vous ces questions
:

Quel conflit est au cœur de ma communauté ?

Comment l’architecture détermine-t-elle ma communauté ?

Mon jeu supporte-t-il trois niveaux d’expérience ?

Y a-t-il des événements communautaires ?

Pourquoi les joueurs ont-ils besoin les uns des autres ?

Le défi des brebis galeuses


Les brebis galeuses font partie des problèmes auxquels n’importe quel jeu basé sur une communauté, et
plus particulièrement un jeu en ligne, doit faire face. Pour certains joueurs, jouer n’est, en soi, pas aussi
plaisant que provoquer, duper et torturer les autres joueurs. Si on se réfère aux quatre types de joueurs
définis par Bartle, et qui correspondaient, souvenez-vous, à cœur, pique, carreau et trèfle (Chapitre 8), la
brebis galeuse aurait le rôle du joker.
Dans le cadre de l’objectif #80 : l’objectif du statut, la brebis galeuse considère qu’elle a un statut supérieur
à tous les autres joueurs grâce au pouvoir qu’elle peut exercer sur eux, en leur gâchant un jeu auquel ils
tiennent mais dont elle n’a que faire.

Qu’est-ce que le game designer peut faire à propos de ces individus ? Certains ont créé des “politiques
antibrebis galeuses” qui visent à les bannir du jeu. C’est une des façons de gérer le problème, mais cela
oblige à avoir une sorte de police et à maintenir une forme de “cour de justice” pour juger du sérieux des
abus. Une meilleure idée consiste à avoir des systèmes de jeu qui rendent plus difficiles les abus. Voici
quelques systèmes facilement exploitables par des brebis galeuses et des pistes pour leur rendre la tâche
plus difficile :

Combat joueur contre joueur. Ce type de combat (joueur contre joueur – PvP,Player vs Player)
est au cœur de certains jeux, comme les jeux de tir à la première personne. Mais si dans le vôtre, il n’est
pas une activité fondamentale, vous devriez sérieusement penser aux raisons de sa présence. Bien que
cela puisse être excitant, cela peut aussi donner l’impression aux joueurs d’être constamment menacés
et jamais en sécurité. Une astuce typique de la brebis galeuse dans un jeu sans limites au niveau du PvP
est de faire ami-ami avec un joueur, le temps d’établir une forme de confiance, puis de le tuer
sournoisement en volant au passage son inventaire. Vous pourriez penser que c’est “juste une partie du
jeu”, mais les brebis galeuses ne le font généralement pas pour avoir un avantage dans le jeu, elles le
font pour le plaisir de torturer un autre être humain. Et au final, cela crée un environnement dans
lequel les joueurs ont peur de parler aux étrangers. Et quel genre de communauté cela peut-il bien
donner ? Si vous pensez vraiment que le combat en PvP est une partie importante de votre jeu, vous
devriez chercher des façons de les confiner dans des zones ou des circonstances particulières, afin de
rendre les abus plus difficiles.

Le vol. Dans de nombreux jeux, les objets donnent aux joueurs une grande puissance. Toute occasion
de voler aux autres cette source de puissance attire forcément les brebis galeuses : faire les poches de
leurs victimes ou les piller après les avoir combattues. Être volé donne réellement à un joueur la
sensation d’une agression intime et, pour cette raison, les brebis galeuses en tirent un plaisir certain. À
moins que vous n’envisagiez de faire un jeu amusant pour les voyous et frustrant pour tous les autres,
évitez d’introduire des fonctions permettant aux joueurs de se voler les uns des autres. Bien sûr, il y a
d’autres formes de vols que le simple vol d’objets. Certains jeux ont un problème de “vol de victoire”.
Par exemple, dans la version initiale d’everquest, seul le joueur donnant le coup final à un ennemi
gagnait de l’expérience pour cette victoire. Les brebis galeuses avaient pris l’habitude de se poster près
de batailles, attendant qu’un monstre puissant soit sur le point d’être battu, pour aller sournoisement
lui asséner le coup final, “volant” alors l’expérience de ceux qui s’étaient véritablement battus. Une fois
encore, certains joueurs pratiquaient cela comme une stratégie valable, mais la plupart ne le faisaient
que pour le plaisir de gâcher le jeu aux autres. Créer des systèmes rendant difficiles les différentes
formes de vol est une autre manière de limiter les abus.

Les échanges. Si vous donnez aux joueurs la possibilité d’échanger des objets, vous permettez alors
également l’apparition d’échanges abusifs. Quand les joueurs reçoivent toutes les informations
possibles sur les objets qu’ils échangent, cela devient difficile d’utiliser le système de manière abusive.
Mais s’il y a des façons de présenter sous un faux jour les objets que vous essayez d’échanger, les brebis
galeuses s’engouffreront dans la brèche et utiliseront cette possibilité au détriment des autres joueurs.
Les obscénités. Les brebis galeuses adorent utiliser un langage choquant ou dérangeant avec les
autres joueurs. Si vous mettez en place des filtres, comme une “liste noire” (certains mots sont
interdits) ou une “liste blanche” (seulement certains mots sont permis), ou n’importe quelle autre
forme de filtrage automatique, cela deviendra un jeu pour ces provocateurs d’essayer de trouver des
façons de les contourner – et c’est pratiquement toujours possible –, parce que l’esprit humain est bien
meilleur pour détecter des schémas que n’importe quelle machine. Les meilleurs systèmes pour arrêter
ce genre d’abus sont ceux combinant un filtre automatique et un système permettant aux joueurs de
reporter les comportements inappropriés. Une autre bonne technique pour limiter les obscénités est de
s’appuyer sur l’objectif #57 : l’objectif du feedback. En gardant à l’esprit que les obscénités sont un jeu
pour la brebis galeuse, vous pouvez lui retirer ce plaisir en ne lui donnant pas de feedback lui
permettant de savoir si le filtre a fonctionné ou non. Laissez simplement de côté les obscénités et filtrez
le message de manière appropriée pour les autres joueurs. Il est toujours possible de trouver des façons
de battre ce système, mais cela représente beaucoup de travail et c’est bien moins amusant.

Bloquer le passage. L’une des actions les plus simples et les plus gênantes qui peuvent être
employées par les brebis galeuses consiste à se mettre dans le passage des joueurs pour qu’ils ne
puissent pas aller là où ils le désirent. Les solutions à ce problème vont de régler le système de collision
pour qu’il laisse les joueurs se croiser quoi qu’il arrive, à la création de portes suffisamment grandes
pour qu’elles ne puissent pas être bloquées par un seul joueur et à la possibilité de pousser les autres
joueurs hors de son chemin. Dans Toontown Online, nous avions choisi cette dernière solution. Mais,
même cela, les brebis galeuses trouvèrent le moyen d’en tirer avantage ! Puisque les joueurs pouvaient
se pousser les uns les autres, une blague populaire consistait à trouver un “avatar abandonné”, que son
joueur avait laissé seul quelque temps, et à lentement le pousser le long de la rue jusqu’à une bataille !

Les failles. La plus grande joie d’une brebis galeuse est probablement de trouver une faille dans le
système d’un jeu, qui lui permette de faire quelque chose qu’elle n’est pas censée faire. Si elle peut se
déconnecter durant une bataille pour empêcher un autre joueur d’obtenir une récompense, elle le fera.
Si elle peut arranger les éléments du décor pour former des mots obscènes, elle le fera. Tout ce qu’elle
peut faire pour vandaliser ou gêner lui donnera un sentiment de puissance et d’importance,
particulièrement si les autres joueurs ne savent pas comment faire de même. Vous devez toujours faire
attention à ces failles et les corriger dès que vous en avez connaissance. Devoir gérer ce genre de
problème est l’une des raisons pour lesquelles créer un jeu multijoueur en ligne est une tâche si ardue.

Objectif #87 : La brebis galeuse

Pour être sûr que les abus dans votre jeu seront minimisés, posez-vous ces questions :

De quels systèmes dans mon jeu est-il facile d’abuser ?

Comment puis-je rendre mon jeu ennuyeux pour les brebis galeuses ?

Reste-t-il des failles dans mon jeu ?


Le futur des communautés ludiques
Les communautés de jeu sont une partie importante de notre vie, et ce depuis des siècles, essentiellement
via des équipes sportives, professionnelles ou non. Et alors que nous progres-sons dans l’ère d’Internet, de
nouvelles sortes de communautés de jeu gagnent en importance. Dans ce nouvel âge, l’identité en ligne
d’une personne devient un point important et de très personnel. Choisir un surnom et une identité en ligne
est devenu un rite de passage important pour les enfants et les jeunes adolescents. La plupart des gens qui
créent ces identités les garderont toute leur vie. Ceux qui se sont inventé un surnom il y a vingt ans utilisent
toujours le même aujourd’hui et n’ont pas l’intention d’en changer. Ajoutez à cela le fait que l’expérience en
ligne permettant la plus grande expression de soi se fait par le biais de mondes de jeux multijoueurs. Il est
alors facile d’imaginer un futur dans lequel les joueurs, dès leur plus jeune âge, se créeront un avatar
unique pour jouer en ligne, et qui sera partie intégrante de leur vie personnelle et professionnelle pour le
reste de leur vie. Et comme beaucoup de gens qui supportent une équipe sportive toute leur vie, peut-être
les joueurs d’une guilde lui feront-ils allégeance dès leur enfance, ce qui pourra influencer leurs réseaux
sociaux pour le reste de leur vie. Et qu’arrivera-t-il à ces identités en ligne et à ces réseaux sociaux lorsque
les joueurs mourront ? Peut-être seront-ils mémorisés dans une sorte de mausolée en ligne, ou peut-être
nos avatars nous survivront-ils et seront-ils légués à nos enfants et petits-enfants, donnant à nos
descendants une étrange connexion avec leurs ancêtres. C’est une époque formidable que celle de la
création de jeux en ligne, puisque ces nouveaux genres de communautés seront peut-être des éléments
permanents de la culture humaine pour les siècles à venir.
23
Le game designer travaille généralement avec une
équipe

FIGURE

23.1

Le secret d’un travail en équipe fructueux


Pour créer un jeu vidéo moderne, une équipe d’une grande diversité est nécessaire. Vous avez besoin
d’individus ayant une très grande variété de compétences artistiques, techniques, conceptuelles et
commerciales. Ils ont généralement des parcours très différents et s’attachent également à des choses très
diverses. Mais si votre jeu vise l’excellence, ils devront se réunir en mettant de côté leurs particularités et
leurs désaccords pour produire le meilleur jeu possible.

Il y a un secret simple partagé par toutes les équipes ayant eu à collaborer pour réaliser quelque chose de
grand. C’est tellement simple que, quand vous l’entendrez, vous penserez probablement que je ne suis pas
sérieux. Mais c’est la chose la plus sérieuse que j’aurai l’occasion de dire dans ce livre.

Le secret d’un travail en équipe fructueux estl’amour.


Véritablement.

Par cela, je ne veux pas dire que si toute l’équipe se tient la main en chantantKumbaya, vous allez réaliser
un bon jeu. Cela ne signifie même pas que vous avez besoin d’apprécier les autres membres de l’équipe,
même si cela ne ferait pas de mal.

Ce que je veux dire, c’est que vous devez aimer le jeu que vous êtes en train de créer. Parce que si tous les
membres de l’équipe ont un véritable et profond amour pour le jeu qu’ils réali-sent ensemble et pour le
public auquel il est destiné, toutes les différences et tous les désaccords seront mis de côté en vue de
concrétiser le jeu et de le rendre aussi merveilleux que possible.

Les développeurs qui sont suffisamment chanceux pour avoir déjà fait partie d’une équipe qui aime
véritablement le jeu qu’elle est en train de développer sauront très bien de quoi je parle. Chaque membre
de l’équipe se sent comme un enfant anticipant Noël lorsqu’il pense au jeu fini, et il y pense constamment.

De la même manière, les développeurs ayant fait partie d’une équipe qui avait une sorte de “déficience
amoureuse” comprendront aussi ce que je veux dire. Il y a trois sortes de problèmes principaux lorsqu’il
s’agit de l’amour qu’une équipe porte à son jeu :

Problème d’amour #1 : Les membres de l’équipe incapables d’aimer aucun jeu. C’est
difficile à comprendre, mais certaines personnes se retrouvent dans l’industrie des jeux bien qu’elles
n’aient aucun attrait particulier pour cela ou pour les personnes qui jouent. Quand vous avez quelqu’un
comme ça dans votre équipe, c’est comme porter un poids mort. Ils contribuent rarement de manière
utile et font constamment perdre du temps à tout le monde en débattant inutilement avec ceux qui,
eux, aiment le jeu. Malheureusement, les membres de l’équipe les plus à même d’avoir ce genre
d’affliction sont généralement ceux qui sont chargés du management ou du budget. Quoi qu’il en soit, il
n’y a qu’un remède pour traiter un membre de l’équipe ayant ce problème : le virer.

Problème d’amour #2 : Les membres de l’équipe aimant un jeu différent de celui qu’ils
sont en train de réaliser. Ce problème se rencontre sous de nombreuses formes différentes : un
level designer qui n’aime que les jeux de tir à la première personne, forcé de travailler sur un jeu de rôle
; un programmeur qui n’aime que les jeux avec des graphismes de pointe, forcé de travailler sur un jeu
simple destiné à Internet ; un artiste qui adore les travaux de H. G. Giger, forcé de développer un jeu
mettant en scène les Bisounours. Quand vous vous apercevez que des membres de votre équipe ont ce
problème, la clé est de travailler avec eux, pour voir s’il y a quelque chose qui concerne le présent jeu et
dont ils pourraient tomber amoureux – ou peut-être ont-ils des idées de nouvelles fonctions ou de
nouveaux éléments qui pourraient emmener le jeu vers quelque chose de nouveau et différent. Dans le
jeu de pirates dont j’ai fait mention précédemment, nous avons été très tôt confrontés à un problème
de déficience amoureuse. Les animateurs de l’équipe attendaient impatiemment de pouvoir animer les
pirates. Mais alors que la conception progressait, il devint clair qu’il s’agirait d’un jeu de bateaux – les
seuls personnages présents seraient très distants et si petits que ce serait impossible de leur donner
une quelconque action ou émotion. Les animateurs essayèrent de se battre contre cela pendant un
certain temps mais ils finirent par admettre que c’était inévitable. Ils perdirent alors leur attrait pour le
jeu et en parlaient de façon très détachée. Certains, dans l’équipe, considérèrent cela comme un
problème majeur : nous avions besoin que les animateurs soient motivés pour créer de superbes
animations d’effets, mais ils avaient l’air tellement déçus de ne pas pouvoir animer de personnages que
cela ne semblait pas possible. Puis, lors d’une réunion, tout changea. L’un des animateurs avait une
grosse liasse de papiers : “écoutez, j’ai réfléchi au jeu. Au début, j’étais vraiment déçu du fait que nous
ayons enlevé tous les personnages, puis j’y ai réfléchi : les vedettes sont les bateaux, alors que
pourrais-je faire pour les rendre cool ?” Il commença à nous montrer des pages et des pages de dessins
montrant comment les bateaux pourraient exploser en morceaux, comment leurs mâts pourraient
craquer puis casser et s’écraser dans la mer, comment leurs voiles pourraient se déchirer et claquer
après avoir été touchées par un boulet de canon, etc. Ce fut vraiment enthousiasmant pour tout le
monde. Immédiatement, les animateurs se mirent à rivaliser pour voir qui pourrait obtenir les
meilleurs effets. Ce changement de perspective transforma un projet qu’ils détestaient en un autre
qu’ils adoraient, et cela fit une grande différence au niveau de la qualité du jeu.

Problème d’amour #3 : Les membres de l’équipe aimant des visions différentes du


même jeu. C’est le problème affectif le plus commun et le plus difficile à résoudre. Dans cette
situation, l’équipe est composée de personnes passionnées par la réalisation d’un jeu, mais chacune
ayant des idées très différentes sur ce qu’il devrait être. La solution pour éviter ce problème est
d’arriver à réunir tout le monde autour de la même vision du jeu, aussi tôt que possible. Il y aura des
débats, des désaccords, mais si chacun les entend et prend respectueusement en considération les
idées que les autres proposent, l’équipe peut avancer vers ce qui est le plus important : la vision
partagée d’un jeu que tous ses membres aiment. Mais cela doit forcément passer par la communication
et le respect. À partir du moment où vous sentez que quelqu’un dans une réunion n’adhère pas à une
idée (même s’il déclare le contraire), vous devez tout arrêter, éclairer les raisons et essayer de trouver
un moyen de le raccrocher au projet. Si vous ne le faites pas, ce membre risque d’être secrètement en
désaccord avec la direction prise par le projet et de perdre son amour pour le jeu. Et quand cela arrive,
la précieuse contribution qu’il aurait dû apporter est perdue. Aucune décision ne devrait être finale tant
que l’équipe n’a pas accepté qu’elle était finale.

Si vous ne pouvez pas aimer le jeu, aimez le public


Faire aimer le jeu aux autres fait partie de votre responsabilité en tant que concepteur. Mais que se passe-t-
il dans la terrible situation où, horreur des horreurs, vous réalisez que c’est vous-même qui n’aimez pas le
jeu sur lequel vous travaillez ? Une fois encore, ce n’est pas quelque chose que vous pouvez ignorer, et vous
ne pouvez pas espérer que le problème se réglera tout seul. À moins que vous ne trouviez une façon d’aimer
votre jeu, celui-ci sera au mieux médiocre, parce que le manque de sincérité de votre contribution
transparaîtra. Alors quand l’amour que vous portez à votre jeu commence à s’étioler, vous devez trouver un
moyen de le restaurer. Mais comment ?

L’une des façons, déjà mentionnée, consiste à chercher un point que vous aimez dans le jeu – peut-être
s’agit-il d’un moment, d’une mécanique bien pensée ou d’une interface léchée. Si vous pouvez trouver
quelque chose, même un seul élément, qui arrive à vous motiver et dont vous pourrez être fier, cela pourra
vous redonner un intérêt pour l’ensemble du projet – suffisamment pour vous faire aimer le jeu et
travailler dur pour en faire un succès.

Mais peut-être n’êtes-vous pas capable d’y trouver quoi que ce soit à aimer ; vous ne correspondez peut-être
pas au public visé par le jeu. Dans ce cas, n’y pensez pas comme à un jeu qui vous serait destiné, pensez-y
comme à ce qu’il est réellement, un jeu pour un public particulier. Pensez à un moment où vous avez
intensément préparé un cadeau vraiment spécial à quelqu’un que vous aimez. Pensez à votre impatience et
à votre excitation, à l’idée de voir l’expression sur le visage de la personne à qui ce cadeau était destiné, au
moment de l’ouvrir. L’anticipation de ce moment vous a fait mettre beaucoup d’énergie dans le choix du
cadeau, son emballage et, finalement, sa présentation. Vous avez préparé ce moment avec soin, parce que
vous aimiez cette personne et que vous vouliez voir son bonheur après y avoir contribué. Et qu’est-ce qui
l’a rendue heureuse ? Uniquement le cadeau ? Sûrement pas. Ce qui l’a rendue heureuse est le fait que vous
l’aimiez tellement que vous avez créé ce moment spécial juste pour elle. Tout l’amour que vous avez mis
dans cet instant a transparu et lui est allé droit au cœur. Si vous pouvez prendre ce genre d’amour et le
mettre dans le jeu que vous créez, cet amour transparaîtra de la même manière jusque dans le cœur de
votre public. Le jeu leur semblera spécial, parce qu’ils ressentiront que quelqu’un s’est vraiment inquiété de
savoir comment ils allaient le percevoir, et savoir que quelqu’un se soucie de vous apporte un sentiment
vraiment particulier. Un concepteur ne peut pas simuler cela – vous devez vraiment le ressentir. Comme l’a
dit le grand magicien Henry Thurston :

Ma longue expérience m’a appris que l’essentiel de mes succès dépend de ma capacité à faire irradier ma
bonne volonté jusqu’à mon public. Il n’y a qu’une façon de le faire, et c’est en la ressentant. Vous pouvez
tromper les yeux et les esprits du public, mais vous ne pouvez pas tromper son cœur.

Et si même cela ne marche pas pour vous, si vous vous rendez compte que non seulement vous n’aimez pas
votre jeu, mais qu’en plus vous n’avez aucun amour particulier pour votre public, il ne reste plus qu’une
chose à faire : faire semblant. Cela peut sembler être un acte manquant cruellement de sincérité : ne vient-
il pas d’être dit que l’amour ne peut pas être simulé ? Mais quelque chose d’étrange peut se passer quand
on prétend aimer certaines choses : parfois, l’amour arrive véritablement. N’avez-vous jamais fait partie
d’un groupe qui a une tâche ennuyeuse à accomplir ? Peut-être un nettoyage de printemps ou un
déménagement ? Tout le monde le redoute et traîne les pieds au moment de s’y mettre. Puis quelqu’un dit,
en plaisantant à moitié : “Allez tout le monde, ça va être génial ! On va bien s’amuser !” Tout le monde
glousse devant tant de sarcasme, et, juste pour la plaisanterie, commence à considérer l’activité avec une
attitude de “Ça va être génial !” Et simplement en faisant semblant, l’activité devient rapidement réellement
amusante, et curieusement, tout le monde commence à l’apprécier. Si vous ne savez pas comment aimer
quelque chose, demandez-vous juste quels genres de choses une personne aimant réellement le jeu dirait et
ferait, et commencez à dire et faire cela. Vous pourriez alors être surpris de la transformation qui se passe
en vous.

Objectif #88 : L’amour

Pour utiliser cet objectif, posez-vous ces questions :

Est-ce que j’aime mon projet ? Si ce n’est pas le cas, comment puis-je changer cela ?

Est-ce que tout le monde dans l’équipe aime ce projet ? Si ce n’est pas le cas, comment cela
peut-il être changé ?

Une fois encore, je suis parfaitement sincère quand je dis que l’amour de l’équipe pour le jeu est le facteur
le plus important pour déterminer si celle-ci réussira. L’amour n’est pas un luxe, c’est une nécessité si vous
espérez réellement produire un grand jeu.

Concevoir ensemble
Si tout le monde dans l’équipe aime le projet, c’est formidable ! Mais cela vous pose un nouveau problème :
tout le monde va avoir des opinions concernant sa conception ! Pour certains concepteurs, c’est terrifiant !
Le fait que les autres membres de l’équipe pourraient contribuer et avoir des idées de conception met leur
statut de concepteur en danger et les place dans une position où ils doivent débattre avec les autres de ce
qui est “le bon” concept pour le jeu. Ces designers choisissent souvent de se détacher de l’équipe, décident
d’ignorer les opinions qui en émanent et produisent un concept de façon complètement autonome. Le
résultat est prévisible : toutes les merveilleuses idées que tous les membres de l’équipe pouvaient avoir ont
été écrasées, et l’amour qu’ils avaient pour le jeu s’est peu à peu dégradé pour finalement complètement
disparaître. Le concepteur devient frustré par son équipe à cause du peu d’enthousiasme qu’elle semble
mettre dans le projet, et son incompétence à réaliser sa glorieuse vision. Et comme vous pouvez vous en
douter, le jeu ne plaît plus à personne.

Une bien meilleure attitude consiste à inclure l’équipe dans le processus de conception chaque fois que
c’est possible. Si vous pouvez mettre votre goût de côté, vous découvrirez rapidement que les membres de
l’équipe avec des idées pour le jeu n’essaient pas de prendre le contrôle du game design, ils veulent juste
que leurs idées soient entendues, parce que, eux aussi, ils veulent que le jeu soit une réussite ! Si vous
prenez soin d’inclure tout le monde dans le processus de conception, en regardant chaque idée et chaque
suggestion sérieusement, vous pourrez :

avoir plus d’idées parmi lesquelles choisir ;

éliminer rapidement les mauvaises idées ;

regarder le jeu depuis de nombreux points de vue ;

donner à tous les membres de l’équipe le sentiment d’influencer le concept.

Quand toute l’équipe participe à la conception, le jeu en devient plus fort, et chacun commence
l’implémentation avec l’assurance d’avoir compris le concept. C’est un point très important, parce que
toutes les décisions de conception ne sont pas prises à l’avance. Des centaines de petites décisions sont
prises en permanence, pas par le concepteur, mais par les programmeurs, les artistes et les commerciaux
qui travaillent sur le jeu. Si toutes ces personnes ont une compréhension solide et partagée du concept du
jeu, toutes ces petites décisions iront dans le sens de celui-ci pour le renforcer, et le projet aura une force et
une solidité impossibles à obtenir autrement. Il n’est pas rare que de différentes personnes aient le
sentiment que leur contribution était la partie la plus importante du jeu. Cela signifie simplement que ces
membres de l’équipe se sont approprié le projet et s’en sentent responsables. Un très bon moyen
d’amplifier ce sentiment est d’éviter de surcharger vos concepts. Si vous laissez quelques ambiguïtés dans
les détails de votre jeu, et plus particulièrement pour les parties dont vous n’êtes pas sûr, cela forcera les
développeurs travaillant dessus à réfléchir sur ce à quoi elles devraient ressembler et, ainsi, à chercher et à
trouver des idées sur la façon d’implémenter ces détails. Puisqu’ils sont souvent plus intimes avec “leur”
partie du jeu, leurs instincts concernant sa conception détaillée sont souvent très justes ; si leurs idées sont
de bonnes idées et sont implémentées dans le jeu, ils ressentiront une vraie fierté d’en avoir été à l’origine.
Est-ce que cela signifie que vous devez laisser tout le monde s’impliquer dans la conception en permanence
? Tout le monde n’a pas l’endurance pour passer trois heures à débattre par exemple de la bonne façon
d’organiser l’interface de l’inventaire, donc pour ce genre de discussions concernant des détails, vous
préférerez probablement mettre en place une équipe de conception resserrée, comprenant les membres de
l’équipe qui sont à la fois intéressés et productifs lors de ce genre de sessions. Mais après que cette équipe
resserrée sera arrivée à un consensus sur la façon dont un concept devrait fonctionner, vous devrez en
informer le reste de l’équipe aussitôt que possible. Un processus typique ressemble à ceci :

1. Brainstorming initial. Engagez autant de membres de l’équipe que possible.


2. Conception indépendante. Les membres de l’équipe de conception resserrée réfléchissent aux
idées de manière indépendante.
3. Discussion sur le concept. Ils mettent en commun leurs idées et en discutent pour essayer d’arriver
à un consensus à leur sujet.
4. Présentation du concept. Ils présentent leurs progrès à tout le reste de l’équipe, aménageant du
temps pour les commentaires et la critique. Cela se transforme souvent en un brainstorming qui lance
alors le tour suivant du cycle itératif.

Cela prend du temps et de l’énergie de mobiliser toute l’équipe dans la conception, mais vous constaterez
que cela renforce le jeu à long terme, si tant est que votre équipe soit capable de communiquer.

La communication dans l’équipe


Des centaines de livres ont été écrits sur la façon de faciliter la communication dans une équipe. Je vais
résumer ici les neuf problèmes-clés particulièrement pertinents qui concernent la conception de jeux. Vous
allez sans doute penser que certains semblent élémentaires – et ils le ssont –, mais la maîtrise des bases est
essentielle pour atteindre l’excellence dans n’importe quel domaine, spécialement dans celui, si compliqué,
de la conception d’un jeu par une équipe. Voici donc les neuf clés de la communication dans une équipe :

1. L’objectivité. Cet aspect est listé en premier parce qu’il est le plus à même de poser problème. Dans le
processus d’une conception passionnée, il devient facile de s’attacher à une idée qui vous a frappé
comme un coup de foudre. Mais si les autres membres de l’équipe n’aiment pas votre idée, que se
passe-t-il ? Rien, si vous devez vous battre dans une guerre d’opinions et de ressentis. L’outil qui vous
viendra en aide est l’objectif #12 : l’objectif de l’énoncé de problème. Il peut vous donner l’objectivité
dont vous avez besoin. Toutes les discussions en équipe doivent se concentrer sur la capacité des idées
de conception à résoudre les problèmes courants. Les opinions personnelles concernant ces idées n’ont
pas d’importance ; tout ce qui importe est de savoir si elles sont capables de résoudre ces problèmes.
Ne parlez même pas d’une idée comme “mon idée” ou “l’idée d’émilie” – parlez-en objectivement :
“L’idée du vaisseau.” Non seulement cela permettra de séparer les idées des individus (en les donnant à
l’équipe), mais cela les éclaircira également. Une autre astuce consiste à phraser les alternatives
comme des questions. Par exemple, si au lieu de dire : “A n’est pas bon, je préfère B”, on dit
simplement : “Et si nous faisions B au lieu de A ?” cela laisse la possibilité au groupe de discuter
collectivement des mérites de A et de B. C’est une différence subtile, mais une grande partie de ce qui
touche à la communication dans une équipe est subtile. Si vous pouvez développer votre objectivité en
tant que concepteur, tout le monde vous apportera sans hésiter des questions touchant à la conception,
parce qu’ils sauront qu’il n’y a pas de risque que vous statuiez unilatéralement sur le sujet ; vous leur
donnerez simplement un retour honnête, objectif et utile. Mieux encore, les gens voudront vous
inclure dans chacune des sessions de conception parce que votre objectivité pourra aider à calmer les
tensions entre des membres de l’équipe aux opinions très tranchées. Mais plus encore, quand une
session de conception en équipe se déroule sous le signe de l’objectivité, chaque idée est prise au
sérieux, ce qui signifie que même les membres les plus timides de l’équipe sentiront qu’ils peuvent
s’exprimer librement, et de nombreuses idées qui auraient pu rester cachées seront libres de voir le
jour.
2. La clarté. C’est simple : si la communication n’est pas claire, il y aura de la confusion. Quand vous
expliquez quelque chose, vérifiez si les gens ont compris ce que vous vouliez dire. Illustrez vos idées
quand c’est possible. Et si une personne dit quelque chose qui n’est pas clair, ne faites jamais semblant
d’avoir compris. Peu importe si la situation vous embarrasse, continuez de poser des questions jusqu’à
ce que vous ayez saisi ce qu’il voulait dire. Parce que si tous les membres de l’équipe de conception ne
sont pas sur la même longueur d’onde, il ne peut pas y avoir de communication significative. Mais se
comprendre les uns les autres n’est que la moitié de la clarté, l’autre moitié consiste à être concret et
spécifique. Il y a une grande différence entre dire au producteur : “Je vais concevoir le système de
combat d’ici à jeudi” et “Je t’enverrai un e-mail de 3-5 pages avec la description de l’interface pour le
système de combat au tour par tour d’ici à jeudi 5 heures”. La première solution est la porte ouverte à
une communication problématique, tandis que la seconde donne des détails importants sur un livrable
précis, laissant peu de place à l’incompréhension ou au doute.
3. La persistance. ÉCRIVEz LES CHOSES ! Voilà, je l’ai dit ! La communication verbale est temporaire,
facilement incomprise et oubliée. Les choses qui sont enregistrées peuvent être vérifiées plus tard par
tous les membres de l’équipe. Et vous devriez utiliser tous les moyens de prise de notes à votre
disposition : ordinateurs portables, e-mail, forum, listes de diffusion, partage de fichiers, wiki,
documents imprimés, etc. Vérifiez qu’au moins une personne dans chaque réunion prend des notes qui
pourront servir à toute l’équipe. Quand vous envoyez un e-mail touchant à de la conception, assurez-
vous que tous les membres de l’équipe le reçoivent. Vous éviterez ainsi le danger de laisser des gens à
l’écart, ou simplement d’éviter de les faire se sentir mis à l’écart.
4. Le confort. je sais que cela peut sembler un peu idiot. Qu’est-ce que le confort a à voir avec la
communication ? Simplement ceci : quand les gens sont à l’aise, ils sont moins facilement distraits et
communiquent plus librement. Assurez-vous que votre équipe dispose d’un endroit pour
communiquer qui est calme, à la bonne température, avec suffisamment de chaises, et avec une grande
surface pour écrire ; ou plus simplement, un endroit confortable. Vous devez aussi vous assurer que les
membres de l’équipe n’ont pas faim ni soif, et qu’ils ne sont pas épuisés. Les personnes qui ne sont pas
à l’aise physiquement font de très mauvais communicants. Et le confort physique n’est pas suffisant, ils
doivent également être à l’aise émotionnellement, ce qui nous amène à notre prochain point.
5. Le respect. Nous avons évoqué le fait que le secret d’un bon concepteur consiste à savoir avant tout
écouter. Eh bien, le secret d’une bonne écoute repose sur le respect de l’individu qui vous parle. Les
personnes qui ne se sentent pas respectées ont tendance à parler peu et, quand elles le font, elles ne
sont souvent pas honnêtes à propos de leurs sentiments, de peur d’être jugées trop sévèrement. Celles
qui se sentent respectées parlent librement, ouvertement et honnêtement. Respecter les gens est facile,
il suffit juste de se souvenir de le faire. Traitez-les simplement comme vous aimeriez être traité. Ne leur
coupez pas la parole, ne levez pas les yeux au ciel, même si vous pensez que ce qu’elles disent est idiot.
Soyez poli et patient en toutes circonstances. Trouvez des choses gentilles à dire, même si vous devez
vous forcer un peu. Gardez à l’esprit que les autres vous ressemblent plus qu’ils ne sont différents de
vous ; cherchez les choses que vous avez en commun, parce qu’il est plus facile de respecter les gens qui
nous ressemblent. Et quand plus rien ne marche, répétez-vous ce mantra : “Et si j’avais tort ?” Si vous
avez insulté ou offensé quelqu’un, ne cherchez pas à défendre votre position coûte que coûte, mais
excusez-vous plutôt et faites-le sincèrement. Parce que si vous arrivez à respecter vos coéquipiers en
toutes circonstances, ils ne pourront pas faire autrement que de vous respecter en retour. Et quand
tout le monde se sent respecté, la communication en est améliorée.
6. La confiance. Le respect est impossible sans confiance : si je ne peux pas croire ce que vous dites ou
ce que vous faites, comment puis-je être sûr que vous me respectez ? La confiance n’est pas quelque
chose qui se fonde sur la seule foi, les relations de confiance se construisent au fil du temps. Pour cette
raison, la qualité de la communication compte bien moins que la quantité. Des gens qui se voient tout
le temps, se parlent constamment, résolvent des problèmes ensemble, apprennent petit à petit à savoir
à quel point ils peuvent se faire confiance et quand. Des gens qui se connaissent à peine et se
rencontrent seulement une fois par mois n’ont aucune idée des personnes à qui ils peuvent faire
confiance, ni dans quelle mesure ou sur quel sujet. Ici la communication digitale n’est pas suffisante ; il
y a quelque chose dans les nuances d’une communication de vive voix qui nous permet de prendre des
décisions subconscientes sur quand et comment nous accordons notre confiance. La meilleure façon de
trouver qui a confiance en qui dans une équipe est d’observer les personnes qui déjeunent ensemble.
La plupart des animaux sont très sélectifs quant aux individus avec lesquels ils mangent, et les
humains ne font pas exception. Si les artistes mangent séparément des programmeurs, il y a de grands
risques pour que l’équipe ait des problèmes au niveau de son pipeline de production. Si l’équipe Xbox
mange séparément de l’équipe PlayStation, il y a sans doute des problèmes de portage. Donnez à votre
équipe la possibilité de se réunir en toutes occasions et de communiquer ensemble, même si ça n’a pas
forcément quelque chose à voir avec votre projet, parce que plus la communication (à propos de
n’importe quoi !) entre les membres de votre équipe se fait largement, et plus ils apprendront à se faire
confiance. C’est la raison pour laquelle tellement peu de studios de développement de jeux ont des
bureaux individuels, préférant à la place de grands espaces ouverts où les gens ne peuvent pas
s’empêcher de communiquer les uns avec les autres au fil de la journée.
7. L’honnêteté. De la même manière que le confort repose sur le respect, et que le respect repose sur la
confiance, la confiance repose sur l’honnêteté. Si vous avez la réputation d’être malhonnête dans
certaines situations, et même si ça n’a aucun rapport avec le game design ou le développement, les
gens auront du mal à être honnêtes avec vous, ce qui limitera fortement la communication dans
l’équipe. Quelquefois, le développement de jeu peut devenir très politique, et vous aurez parfois besoin
de déformer dans une certaine mesure la réalité à propos de certaines choses. Cependant, votre équipe
doit toujours avoir le sentiment que vous dites la vérité, sans cela, la communication interne en sera
affectée.
8. L’intimité. Il n’est pas toujours facile d’être honnête, parce que la vérité peut être parfois cruelle. Et
même si nous avons tous l’espoir de rester objectifs dans notre travail de conception, il arrive que la
fierté personnelle et l’ego y soient engagés. Parler de ces choses honnêtement en public peut être
difficile, voire impossible. Les gens vous feront part de leurs vrais sentiments dans une conversation
privée bien plus facilement qu’en public. Prenez le temps de parler en privé avec chacun des membres
de l’équipe de conception, aussi souvent que vous le pouvez. Ils vous présenteront souvent des idées et
vous parleront de problèmes qu’ils n’auraient pas pu aborder en public. Ces conversations privées
aident également beaucoup à la construction de la confiance ; cela crée un cercle vertueux : plus de
confiance amène à une communication plus honnête, qui elle-même amène à plus de confiance, et ainsi
de suite.
9. L’unité. Durant le processus de conception, il y aura de nombreuses opinions discordantes et des
discussions conflictuelles à propos de ce qu’il faut pour le jeu. C’est sain et naturel. Cependant, au final,
l’équipe doit arriver à une décision à laquelle tout le monde adhère. Gardez à l’esprit qu’un désaccord
se passe toujours entre deux personnes. Si un membre de l’équipe refuse de céder sur un point
particulier, vous devez le traiter avec respect et travailler avec lui jusqu’à ce qu’un compromis
acceptable soit trouvé. Le fait qu’il explique pourquoi ce point est tellement important pour lui permet
souvent au reste de l’équipe de comprendre son opinion. Lorsque cela ne marche pas, une très bonne
question à poser est : “Qu’est-ce qui pourrait te faire changer d’avis ?” Vous ne serez peut-être pas
capable de régler cette différence de points de vue immédiatement, mais vous ne pouvez pas
simplement l’ignorer. Tout comme il suffit que, dans un moteur, un seul cylindre ne fonctionne pas
pour diviser la performance en deux, voire entraîner la casse, il suffit qu’un seul membre de l’équipe
n’adhère pas au concept du jeu pour que cela ralentisse les efforts de tous les autres jusqu’à l’explosion
éventuelle de l’équipe. Le but final de la communication est l’unité.

Objectif #89 : L’équipe

Pour vous assurer que votre équipe opère comme une machine bien huilée, posez-vous ces questions :

Est-ce la bonne équipe pour ce projet ? Pourquoi ?

Est-ce que l’équipe communique de façon objective ?

Est-ce que l’équipe communique clairement ?

Est-ce que les membres de l’équipe se sentent à l’aise les uns avec les autres ?

Y a-t-il dans l’équipe une atmosphère de confiance et de respect ?

L’équipe est-elle capable de s’unir derrière des décisions ?

La conception de jeu et le développement sont durs. À moins que vous n’ayez de multiples talents et que
votre projet ne soit minuscule, vous ne pouvez pas le faire seul. Les gens sont plus importants que les idées,
parce que, selon les termes employés par Ed Catmull de chez Pixar : “Si vous donnez une bonne idée à un
groupe médiocre, il la gâchera. Si vous donnez une idée médiocre à un bon groupe, il l’améliorera.”

Vous pourriez penser que toute cette partie sur l’équipe n’a rien à voir avec la conception, que si les autres
personnes dans l’équipe ne font pas leur boulot, cela n’a rien à voir avec votre rôle de concepteur. Et c’est
peut-être vrai, mais ça a tout à voir avec le jeu qui est en train d’être créé. Si toutes les personnes
concernées par le jeu exercent une certaine influence sur sa conception, vous avez besoin que tous les
membres de l’équipe soient solidaires si vous voulez que la vision que vous partagez du jeu ait la moindre
chance de voir le jour.

Maintenant, avec toute cette communication qui a lieu au sein de l’équipe, quelqu’un va devoir écrire des
documents – ce qui va être le sujet de notre prochain chapitre.
24
L’équipe communique parfois par le biais de
documents

FIGURE

24.1

Le mythe du document de game design (GDD)


De nombreux game designers novices, et d’autres rêveurs, ont une vision intéressante de la façon dont le
processus de conception d’un jeu fonctionne. N’étant pas au courant de l’existence de la “Règle de la
Boucle”, ils pensent que le processus de conception d’un jeu requiert un game designer de génie qui s’assoit
seul en face de son clavier et conçoit un document de game design parfait. Quand ce chef-d’œuvre est fini, il
ne reste plus qu’à le donner à une équipe compétente de programmeurs et d’artistes et à attendre qu’ils
transforment cette parfaite vision en une réalité. Et l’aspirant game designer de penser : “Si seulement je
pouvais trouver le bon format pour mon document de game design, je pourrais aussi devenir un game
designer professionnel ! Je suis plein d’idées mais, sans ce gabarit magique, je n’ai aucune chance de
concevoir des jeux.”

Il est très important de comprendre le point suivant, alors je vous demanderais de faire très attention à ce
que je vais vous dire :

Le gabarit magique n’existe pas !

Il n’a jamais existé et n’existera jamais. Cela signifie-t-il que les documents ne font pas partie du game
design ? Non ! Les documents sont une partie très importante du game design. Mais ils sont différents
pour chaque jeu et différents pour chaque équipe. Pour comprendre la structure adéquate des documents
pour votre jeu, vous devez d’abord comprendre leur fonction.

La fonction des documents


Les documents destinés au game design n’ont que deux fonctions : lamémorisation et la communication.

La mémorisation
Les humains ont une mémoire terrible. Un concept de jeu s’accompagnera de milliers de décisions
importantes qui définissent la façon dont le jeu fonctionne et pourquoi. Il y a de grandes chances que vous
ne soyez pas capable de vous souvenir de toutes ces décisions. Quand vos brillantes idées sont encore
fraîches dans votre esprit, vous avez sans doute l’impression qu’elles sont impossibles à oublier. Mais deux
semaines et deux cents décisions plus tard, il devient très facile d’oublier même la plus ingénieuse des
solutions. Si vous prenez l’habitude d’enregistrer vos décisions, cela vous épargnera de devoir résoudre les
mêmes problèmes encore et encore.

La communication
Même si vous avez la chance d’être pourvu d’une mémoire parfaite, les décisions concernant la conception
du jeu doivent malgré tout être communiquées à de nombreuses personnes de l’équipe. Les documents
sont une façon très efficace d’y parvenir. Et cette communication, comme nous l’avons dit au chapitre
précédent, ne se fera pas à sens unique. Ce sera un dialogue puisque, chaque fois qu’une décision sera
couchée sur papier, quelqu’un s’apercevra qu’il a un problème avec ou trouvera une façon de l’améliorer.
Les documents permettent de mettre plus rapidement plus de personnes sur le travail de conception, ce qui
permet ainsi de trouver et de réparer plus rapidement des problèmes dans le game design.

Les différents types de documents


Puisque la fonction des documents est de servir à la mémorisation et à la communication, les types dont
vous aurez besoin sont définis par la nature de ce qu’il est nécessaire de mémoriser et de ce qui a besoin
d’être communiqué. Il y a très peu de jeux dans lesquels un seul document répond à toutes les fonctions ; il
est généralement plus logique de créer différents types de documents en fonction des besoins. Il y a six
groupes principaux qui ont besoin de se souvenir et de communiquer différentes choses, et chacun génère
son propre type particulier de documents.
FIGURE

24.2

Ce schéma montre quelques chemins possibles de mémorisation et de communication dans une équipe
concevant un jeu. Chaque flèche pourrait être un document, ou plus d’un document. Examinons chacun
des six groupes et le genre de documents qu’ils peuvent créer.

Conception

1. Aperçu du concept du jeu (Game Design Overview). En France, on utilise préférentiellement les
anglicismes “proposal” ou encore “high concept”. Ce document de haut niveau peut être constitué de
seulement quelques pages. Il est souvent écrit essentiellement pour la direction (ou pour répondre à
une “RFP, Request for Proposal”), afin qu’elle puisse comprendre le principe du jeu et savoir à qui il
est destiné, sans trop entrer dans les détails. Le document d’aperçu peut être utile pour l’ensemble de
l’équipe, histoire d’avoir une vision générale du jeu.
2. Document de conception détaillé (Detailed Design Document). Ce document décrit dans le détail
toutes les mécaniques de jeu et les interfaces. Il a généralement deux fonctions : aider les concepteurs à
se souvenir de toutes les petites idées qu’ils ont eues, et les aider à communiquer ces idées aux
programmeurs, qui doivent les coder, et aux artistes, qui doivent les mettre en valeur. Puisque ce
document est rarement vu par des “étrangers”, il est généralement très mal organisé, mais avec juste
assez de détails pour permettre la discussion et éviter que des idées importantes soient oubliées. C’est
souvent le document le plus épais, et il n’est mis à jour que de temps à autre. Au cours du projet, il est
fréquemment complètement abandonné. À ce moment-là, le jeu lui-même contient la majorité des
détails importants, et ceux qui n’y figurent pas sont souvent traités de façon informelle, par e-mail ou
par le biais de notes.
3. Aperçu de l’histoire. De nombreux jeux font appel à des scénaristes professionnels pour créer les
dialogues et la narration dans le jeu. Ces scénaristes sont habituellement sous contrat en qualité
d’indépendants et souvent loin du reste de l’équipe. Les game designers pensent généralement qu’il est
nécessaire de créer un document bref leur décrivant les lieux importants, les personnages et les actions
qui se dérouleront durant le jeu. Les scénaristes répondent à ce document en proposant de nouvelles
idées intéressantes qui peuvent parfois changer toute la conception du jeu.

Ingénierie
4. Document de conception technique (TDD, Technical Design Document). Souvent, un jeu vidéo a
de nombreux systèmes complexes n’ayant rien à voir avec les mécaniques de jeu mais plutôt avec le fait
de faire apparaître les choses à l’écran, d’envoyer des données sur des réseaux et d’autres tâches
techniques du même acabit. Généralement, en dehors des programmeurs, nul ne se soucie vraiment de
ces détails, mais si l’équipe de programmeurs est composée de plus d’une personne, il est alors
vivement recommandé d’enregistrer ces éléments dans un document, pour que dans le cas où un
nouveau membre intègre le projet, il puisse comprendre comment tout le système est censé
fonctionner. Comme le document de conception détaillé, ce document reste rarement à jour plus de la
moitié de la durée du projet, mais l’écrire est souvent essentiel pour que tous les systèmes nécessaires
soient architecturés et que le codage commence.
5. Aperçu du pipeline. Une grande partie du difficile travail de développement d’un jeu vidéo consiste
à intégrer correctement les éléments artistiques dans le jeu. Il y a souvent des opérations particulières
à faire ou à ne pas faire, et auxquelles les artistes doivent se plier pour que leur travail s’intègre
parfaitement au jeu. Ce bref document est généralement mis en place par les programmeurs à
l’intention de l’équipe artistique, et il gagne ainsi à rester le plus simple et le plus clair possible.
6. Limites du système. Les concepteurs et les artistes sont souvent totalement ignorants de ce qui est
ou n’est pas possible dans le système pour lequel ils font leur travail de conception (ou, en tout cas,
c’est ce qu’ils prétendent…). Pour certains jeux, les programmeurs créent des documents clarifiant
certaines limites ne devant pas être dépassées – le nombre de polygones présents à l’écran, le nombre
de messages envoyés à la seconde, le nombre d’explosions simultanées à l’écran, etc. Ces informations
ne sont pas toujours clairement définies, mais essayer de les mettre en place (pour pouvoir les coucher
sur papier) peut faire gagner beaucoup de temps par la suite ; cela peut contribuer aussi à trouver à des
solutions créatives pour dépasser ces limites.
7. Bible graphique. Si plusieurs artistes doivent travailler ensemble sur un jeu et faire en sorte que
celui-ci ait une cohérence artistique, des directives précises doivent être mises en place pour maintenir
cette unité. Une “bible graphique” est simplement un document regroupant ces directives. Cela peut
comprendre les fiches des personnages, des exemples d’environnement, d’usage des couleurs,
d’interface, ou de n’importe quoi d’autre définissant l’aspect d’un élément du jeu.
8. Concept art. De nombreux équipiers ont besoin de comprendre à quoi le jeu ressemblera bien avant
qu’il ne soit terminé. C’est à cela que servent les visuels préliminaires, plus couramment appelés
concept art. Mais les planches concept seules ne racontent généralement pas l’histoire, qui a plutôt sa
place dans un document de conception, et il est donc fréquent que l’équipe artistique travaille avec
celle de conception pour créer une série de visuels montrant à quoi elles ressembleront dans le
contexte du game design. Ces images préliminaires finissent partout, dans la proposal, dans le
document de conception détaillé, et parfois même dans des documents techniques, pour illustrer le
type d’aspect auquel la partie technique doit parvenir.

Direction
9. Budget du jeu. Même si nous aimerions tous “travailler sur le jeu jusqu’à ce qu’il soit terminé”, les
réalités économiques le permettent rarement. Généralement, on demande à l’équipe d’établir un
budget de développement du jeu avant même qu’elle ait réellement compris ce qu’elle construisait. Ce
coût est communiqué par le biais d’un document, le plus souvent une feuille de calcul, sur laquelle on
essaie de faire une liste de tout le travail nécessaire pour boucler le développement du jeu, en y
intégrant les estimations de temps correspondantes, lesquelles sont traduites ensuite en euros. Il est
impossible pour un producteur ou pour un chef de projet de définir tous ces nombres seul. Il travaille
donc de concert avec toutes les parties de l’équipe pour faire des estimations aussi précises que
possible. Ce document est souvent l’un des premiers créés, puisqu’il est utilisé pour trouver le
financement. Un bon chef de projet continuera à le faire évoluer tout au long du projet, pour s’assurer
que le développement du jeu ne dépasse pas le budget qui lui a été alloué.
10. Programme du projet. Dans un projet bien géré, ce document sera l’un des plus fréquemment mis à
jour. On sait que les processus de conception et de développement des jeux réservent leur lot de
surprises et de changements inattendus. Une forme de planification est malgré tout nécessaire, même
si on doit s’attendre à devoir la modifier régulièrement. Un bon document de planification de projet
liste toutes les tâches à accomplir, le temps nécessaire pour chacune, la date de livraison prévue et la
personne qui en est chargée. Normalement, il devrait prendre en compte le fait qu’une personne n’est
pas censée faire plus de 35 heures par semaine, et que certaines tâches ne peuvent pas être
commencées avant que d’autres soient finies. Parfois ce programme est géré par le biais d’une simple
feuille de calcul, et d’autres fois avec un logiciel dédié. Garder ce document à jour peut facilement
devenir un travail à temps complet sur un jeu de moyenne ou de grande importance.

Rédaction
11. Bible narrative. Bien que l’on puisse penser que l’histoire du jeu est déterminée uniquement par les
scénaristes du projet (s’il y en a), il arrive souvent que tous les membres de l’équipe contribuent de
manière significative aux changements qui lui sont apportés. Les programmeurs chargés du moteur du
jeu peuvent, par exemple, se rendre compte qu’un certain élément de l’histoire va représenter un défi
technique trop important à surmonter et iproposer alors un changement de scénario. Les artistes
peuvent avoir la vision d’une toute nouvelle partie de l’histoire que les scénaristes n’avaient jamais
envisagée. Les game designers peuvent avoir des idées de mécaniques de jeu requérant des
changements dans le scénario. Une bible narrative qui expose explicitement les règles de ce qui est
possible et de ce qui ne l’est pas dans le monde du jeu permet à tous les membres de l’équipe de
participer plus facilement à des changements scénaristiques. Au final, elle permet de créer un univers
plus fort et bien intégré avec les éléments artistiques, technologiques et de gameplay.
12. Script. Si les personnages non joueurs sont censés parler, leurs dialogues doivent venir de quelque
part ! Ces dialogues sont souvent écrits dans un script qui est soit séparé, soit en annexe, du document
de conception détaillé. Il est crucial que les game designers contrôlent tous les dialogues, puisqu’il est
très facile d’y trouver des éléments entrant en contradiction avec des règles de gameplay.
13. Tutoriel du jeu et manuel. Les jeux vidéo sont complexes, et les joueurs ont besoin d’apprendre les
règles. Les tutoriels en cours de jeu, les pages Internet et les manuels imprimés sont généralement les
méthodes employées pour y arriver. Leur rédaction est importante : si les joueurs ne peuvent pas
comprendre le jeu, comment pourraient-ils l’apprécier ? Les détails de votre concept de jeu
continueront probablement de changer jusqu’à la dernière minute du développement, et il est donc
important de vous assurer que quelqu’un vérifie continuellement que tous ces documents sont toujours
en adéquation avec l’implémentation courante du jeu.

Joueurs
14. Solutions de jeu. Les développeurs ne sont pas les seuls à rédiger des documents concernant le jeu.
Si les joueurs aiment un jeu, ils rédigeront leurs propres manuels et les publieront en ligne. En
étudiant ce que vos joueurs écrivent à propos de votre jeu, vous pouvez trouver, dans le détail, ce qu’ils
aiment et n’aiment pas, quelles parties sont trop difficiles, et lesquelles sont trop faciles. Au moment où
un joueur écrit une solution, il est bien évidemment souvent trop tard pour modifier votre jeu, mais
cela vous donne au moins des indications pour le prochain !

Encore une fois, ces documents ne font pas office de gabarit magique, parce qu’il n’existe pas de gabarit
magique ! Tous les jeux étant différents, leurs besoins en termes de mémorisation et de communication
seront donc également différents, et c’est à vous qu’incombera la tâche de les découvrir.

Alors, où est-ce que je commence ?


Vous commencez simplement, tout comme vous avez commencé à concevoir votre jeu. Démarrez avec un
document qui n’est pas plus qu’une liste rapide des idées que vous voulez inclure dans votre jeu. Au fur et à
mesure que la liste grossira, des questions vous viendront à l’esprit concernant la conception ; ces
questions sont cruciales ! écrivez-les pour ne pas les oublier ! “Travailler sur votre concept” consistera
essentiellement à répondre à ces questions, vous ne voudrez donc pas les oublier. Chaque fois que vous
répondez à l’une d’elles d’une façon qui vous satisfait, prenez note de cette décision et de la raison pour
laquelle vous l’avez prise. Petit à petit, votre liste d’idées, de plans, de questions et de réponses à ces
questions grossira, et tous ces éléments commenceront naturellement à se répartir en sections. Continuez
d’écrire les choses dont vous avez besoin de vous souvenir, et les choses que vous avez besoin de
communiquer. Avant de vous en rendre compte, vous aurez votre document de conception, non pas basé
sur un gabarit magique, mais qui aura grandi de manière organique autour du concept unique de votre jeu
unique.

Objectif #90 : La documentation

Pour vous assurer que vous rédigez les documents dont vous avez besoin, en évitant ceux qui ne sont
pas nécessaires, posez-vous ces questions :

De quoi avons-nous besoin de nous souvenir pendant la création de ce jeu ?

Qu’avons-nous besoin de communiquer pendant la création de ce jeu ?


25
Les bons jeux se forgent grâce à des séances de
tests

FIGURE

25.1

Tester le jeu
FIGURE

25.2

C’est facile, quand on développe un jeu, de fantasmer sur l’expérience du joueur et d’imaginer combien elle
sera géniale. Les séances de tests sont nécessaires pour revenir à la réalité et se forcer à résoudre les vilains
problèmes qu’on avait mis de côté. Avant d’aller plus avant dans cette discussion, je veux faire la
distinction entre quatre types de tests : les groupes cibles, l’assurance qualité, l’utilisabilité et le test du jeu
à proprement parler.

Les groupes cibles. C’est un terme qui fait souvent grimacer les concepteurs profession-nels. Il se
réfère à des sessions dans lesquelles des joueurs potentiels sont interrogés sur ce qu’ils aiment et
n’aiment pas ; c’est souvent en vue de déterminer s’ils aiment une idée de jeu qu’une société envisage
de produire. Les groupes cibles peuvent être assez utiles dans le bon contexte (particulièrement au
moment de décider de la priorité relative de certaines fonctions bien définies), mais ils ont mauvaise
réputation parce qu’ils sont souvent conduits de manière critiquable et manipulés pour écarter des
idées dont la direction a peur.

L’assurance qualité. Ce genre de test n’a rien à voir avec les qualités intrinsèques de votre jeu mais
sert exclusivement à y chercher des bugs.

L’utilisabilité. Ces tests servent à déterminer si votre interface et vos systèmes sont intuitifs et faciles
d’emploi. Ils sont nécessaires pour aboutir à un jeu plaisant, mais ils ne sont pas suffisants. Gardez cela
à l’esprit si quelqu’un vous suggère d’amener un expert en utilisabilité pour rendre votre jeu plus
amusant.

Le test du jeu. En marge des trois précédents, ce test consiste à faire venir des gens pour pratiquer
votre jeu et voir s’il permet d’engendrer l’expérience pour laquelle il a été conçu. Et, bien que les autres
types de tests soient utiles et importants, nous nous intéresserons dans ce chapitre uniquement aux
tests dont les concepteurs se soucient le plus, les tests du jeu.

Mon terrible secret


Je vais maintenant admettre quelque chose de terriblement embarrassant. Pendant des années, j’ai essayé
de faire semblant, mais je suis à présent bien obligé de l’admettre. Je n’aime pas en parler, parce que cela
fait de moi un hypocrite et remet sérieusement en question mes qualifications en tant que game designer.

Cependant, mon but avec ce livre est de décrire la conception d’un jeu telle qu’elle est réellement et non pas
d’en faire une version idyllique. Alors voilà. Essayez de ne pas me juger trop sévèrement.

Je déteste les tests de jeu.

Est-ce que ces tests permettent de trouver des problèmes tôt dans le processus, quand il est encore temps
de les régler ? Oui. Est-ce que ces tests aident à renforcer la confiance de l’équipe dans l’idée qu’ils sont en
train de réaliser le bon jeu pour le bon public ? Oui. Est-ce que ces tests sont essentiels pour réaliser un
bon jeu ? Oui. Est-ce que ces tests me terrorisent tellement que je n’arrive plus à réfléchir normalement ?
Oui, oui, oui !

C’est parfaitement humiliant. Je sais que les séances de tests du jeu sont bénéfiques. Pas seulement
bénéfiques, mais nécessaires. Mais quand arrive le moment de passer effectivement à cette épreuve,
j’essaie de trouver n’importe quelle excuse pour l’éviter. Tout d’abord, je temporise et repousse
l’organisation de la séance. Quand celle-ci finit par être organisée, je trouve des excuses pour ne pas être
présent. Quand je me retrouve malgré tout obligé d’y être, je trouve des raisons pour ne pas observer les
tests directement, en me laissant distraire par la première chose venue. Je suis bien conscient de ces
tendances, et j’essaie de les combattre autant que je le peux, mais malgré tout, ma peur demeure.

Pourquoi ? De quoi ai-je peur à ce point-là ? C’est simple. J’ai peur que les gens n’aiment pas mon jeu. Je
devrais être au-dessus de ça, je sais. Mais je ne le suis pas. Quand vous concevez un jeu, vous essayez d’y
mettre tout ce que vous pouvez : votre cœur, votre âme, vos rêves, votre sang, votre sueur, et vos larmes.
Un jeu sur lequel vous avez travaillé dur devient comme un petit morceau de vous-même. Et d’avoir des
gens qui interagissent avec, pour ensuite le rejeter… ça fait mal. Très mal. Et ne vous faites pas d’illusions :
cela arrivera.

Et que des gens détestent votre travail est probablement l’une des parties les plus dures du métier de game
designer. Et les tests de jeu sont un peu comme une invitation sur un papier de belle qualité sur lequel on
pourrait lire :

Est-ce que ces tests ont vraiment besoin d’être si embarrassants ? Oui, ils le doivent. Leur intérêt même est
de vous faire comprendre clairement que certaines des décisions que vous aviez prises et qui vous
semblaient parfaitement adaptées sont en réalité parfaitement inadaptées. Et vous avez besoin d’être au
courant de ce genre de choses aussi vite que possible, tant qu’il est encore temps de réagir à leur sujet.

Mais peut-être toutes ces séances de tests ne vous posent pas de problème. Peut-être n’avezvous pas du
tout peur que des gens ridiculisent votre travail. Si c’est le cas, félicitations ! Votre point de vue objectif
vous sera d’une grande utilité durant les sessions de tests. Mais si vous avez peur et que vous cherchiez à
éviter ces sessions, comme moi, il n’y a qu’une chose à faire : faites-vous une raison. Les gens vont soit
aimer votre jeu, soit ne pas l’aimer. S’ils l’aiment, formidable ! S’ils ne l’aiment pas, formidable aussi ! Vous
avez une chance de leur demander pourquoi ils ne l’aiment pas et de le corriger en conséquence.
Débarrassez-vous de vos peurs et acceptez ces séances de tests pour ce qu’elles sont : une fantastique
occasion d’améliorer votre jeu.

Toute séance de tests d’un jeu est définie par cinq questions-clés : Pourquoi, Qui, Où, Quoi et Comment ?

Première question du test : Pourquoi ?


Vous souvenez-vous comment, au Chapitre 7, nous avions parlé de la façon dont chaque prototype est
conçu pour répondre à une question ? Une séance de tests est une sorte de prototype, pas un prototype du
jeu, mais un prototype de l’expérience générée par le jeu (qui est ce dont nous nous soucions le plus !). Si
vous n’avez pas de buts spécifiques à l’esprit quand vous entamez une séance de tests, il y a de fortes
chances pour que vous perdiez votre temps. Plus les questions que vous avez en organisant cette séance
sont précises, et plus vous en tirerez quelque chose.

Il y a des millions de questions auxquelles votre séance de tests pourrait répondre. La plus évidente – “Est-
ce que mon jeu est amusant ?” – n’est pas suffisante. Généralement, vous devrez vous arranger pour que
vos questions soient aussi spécifiques que possible. Voici quelques exemples, certains généraux, d’autres
plus distinctifs.

Est-ce que les hommes et les femmes jouent à mon jeu différemment ?

Est-ce que les enfants aiment mon jeu plus que les adultes ?

Est-ce que les joueurs comprennent comment jouer ?

Est-ce que les joueurs veulent jouer une deuxième fois ? Une troisième fois ? Une vingtième fois ?
Pourquoi ?

Est-ce que les joueurs pensent que le jeu est juste ?

Est-ce que les joueurs s’ennuient parfois ?

Est-ce que les joueurs sont parfois déroutés ?

Est-ce que les joueurs sont parfois frustrés ?

Y a-t-il des stratégies dominantes ou des failles ?

Y a-t-il des bugs cachés ?

Quelles stratégies les joueurs trouvent-ils par eux-mêmes ?

Quelles parties du jeu sont les plus amusantes ?

Quelles parties du jeu sont les moins amusantes ?

Vaut-il mieux utiliser le bouton “A” ou le bouton “B” pour sauter ?

Est-ce que le niveau trois est trop long ?

Est-ce que le casse-tête de l’asperge est trop difficile à résoudre ?

Et ainsi de suite. Cela vous permet de vous faire une idée. Il est aussi intéressant d’utiliser les objectifs de
ce livre pour trouver de bonnes questions à se poser durant les tests.

Mettre en place une liste des questions auxquelles vous aimeriez que les tests apportent une réponse est
une bonne façon de préparer une séance, parce que tant que vous n’aurez pas déterminé le “Pourquoi”,
comme dans “Pourquoi organisons-nous cette séance de tests ?”, vous ne pourrez pas non plus répondre à
Qui, Où, Quoi et Comment.

Deuxième question du test : Qui ?


Une fois que vous savez pourquoi vous organisez une séance de tests, vous pouvez alors choisir qui vous
devriez tester. Et ce choix est entièrement déterminé par ce que vous voudriez apprendre. Il y a de grandes
chances pour que vous vouliez choisir des personnes faisant partie de votre cible démographique. Mais
même comme cela, il y a des choix à faire. En voici quelques-uns des plus courants :

1. L’équipe de développement. Les premières personnes qui pourront essayer votre jeu sont les
membres de l’équipe, je les mets donc en tête de liste.

1. Pour : Les membres de l’équipe sont juste devant vous ! Ils peuvent jouer fréquemment, et pour de
longues périodes de temps, et ils vous apportent un excellent feedback, à la fois réfléchis et
pertinents. En plus, vous n’avez pas besoin de leur faire signer un accord de confidentialité (NDA),
puisqu’ils sont déjà dans le secret des dieux.

2. Contre : Les membres de l’équipe sont bien trop proches du jeu, plus proches que n’importe quel
joueur ne le sera jamais, ce qui aura tendance à déformer leurs opinions le concernant. Certains
“experts en conception” vous déconseilleront même de leur faire tester le jeu, à cause des risques
qu’entraîne cette proximité. Cependant, cette position extrême pourrait vous faire passer à côté de
certaines idées pertinentes. Il vaut donc mieux faire tester le jeu aux membres de l’équipe, tout en
prenant du recul sur ce qu’ils vont en dire.

2. Les amis. Les personnes suivantes qui seront amenées à tester le jeu seront probablement les amis et
la famille des membres de l’équipe.

1. Pour : Les amis et la famille sont souvent disponibles et prêts à parler avec vous. Si une idée leur
vient quelque temps après la séance de test, il y a de grandes chances qu’ils reviennent vous en
parler.

2. Contre : Les amis et la famille ne veulent pas vous froisser, ils vous aiment et sont amenés à vous
voir régulièrement. Cela peut donc les inciter à déformer la réalité lorsque quelque chose ne leur
plaît pas. De la même manière, puisqu’ils vous aiment, ils seront également prédisposés à aimer
votre jeu, ils essaieront de l’aimer, ce qui n’est sûrement pas ce qui arrivera dans le monde réel.

3. Les joueurs expérimentés. Chaque genre a ses “experts”, des joueurs acharnés qui ont joué à toutes
les déclinaisons possibles du type de jeu que vous êtes en train de réaliser. Ces personnes adorent venir
tester les jeux toujours en développement, parce que cela donne à leur titre d’expert un crédit
supplémentaire !
1. Pour : Ayant joué à de nombreux jeux, sinon tous, qui sont analogues à celui que vous réalisez, ces
joueurs expérimentés peuvent vous donner un compte rendu détaillé, en utilisant une terminologie
technique et des exemples spécifiques, de la façon dont votre jeu se situe par rapport aux autres
dans le même genre.

2. Contre : De la même manière que seul un petit pourcentage des personnes mangeant au restaurant
sont des gastronomes, seul un petit pourcentage du public achetant des jeux sont des “ludophiles”.
Les joueurs expérimentés sont souvent plus blasés, et ils ont généralement besoin de défis plus
complexes et relevés au niveau du gameplay que le joueur moyen. De nombreux jeux ont déjà été
gâchés par des réglages correspondant aux goûts élitistes d’un public niche constitué de joueurs
acharnés.

4. Les testeurs Kleenex. Dans des conditions idéales de tests, des personnes n’ayant jamais vu votre
jeu auparavant doivent être présentes. L’industrie aime les appeler de la “viande fraîche” ou des
“testeurs Kleenex” (on ne peut les utiliser qu’une seule fois).

1. Pour : Des personnes n’ayant jamais vu votre jeu auparavant le découvriront avec des yeux neufs et
remarqueront des choses auxquelles vous vous êtes habitué. Pour des tests qui cherchent à
répondre à des questions d’utilisabilité, de communication ou des questions d’“attrait initial”, ces
testeurs peuvent être très utiles.

2. Contre : Un jeu se joue généralement un certain nombre de fois, au long de multiples sessions. Si
vous ne testez votre jeu qu’avec des “testeurs Kleenex”, vous courez le risque de faire un jeu ayant
un fort attrait initial, mais qui devient ennuyeux à long terme.

Une fois encore, le choix des personnes pour votre test dépendra entièrement de ce que vous souhaitez
apprendre. Choisir les testeurs en fonction des questions auxquelles vous essayez de répondre est la seule
façon d’obtenir des résultats significatifs. Pratiquement n’importe quel jeu sera testé tout au long du
processus de sa création avec une combinaison des différents testeurs susmentionnés. L’idée est d’avoir les
bons testeurs au bon moment, pour répondre de façon aussi pertinente que possible au plus grand nombre
de questions possibles.

Troisième question du test : Où ?


Cette question pourrait sembler anodine, mais le lieu du test revêt en réalité une importance particulière.
Différentes options existent :

1. Dans votre studio (ou quel que soit le lieu où vous réalisez votre jeu).

1. Pour : Les membres de l’équipe sont tous là. Vous êtes là. Le jeu est là ! Donc, réaliser la séance de
tests dans votre studio peut être particulièrement pratique pour vous. Aussi, cela donne à toute
l’équipe l’occasion de voir le jeu joué par de “vrais joueurs”.

2. Contre : Les testeurs que vous faites venir peuvent ne pas se sentir tout à fait à leur aise. Ils seront
dans un environnement qu’ils ne connaissent pas et, à moins que vous n’ayez prévu une sorte de
salle privée, ils peuvent se sentir gênés de jouer pendant que d’autres sont en train de travailler. Si
vous organisez une séance de tests dans votre studio, arrangez-vous pour la rendre aussi
confortable que possible. La dernière chose que vous voudriez serait d’avoir des testeurs qui ont
peur de faire du bruit, de s’amuser et de donner leur avis. Demander aux testeurs d’amener des
amis peut être une bonne pratique pour les mettre plus à l’aise.

2. Dans un laboratoire de tests. Un certain nombre de grandes entreprises de conception de jeux


(bien qu’elles soient étonnamment assez peu nombreuses) ont des laboratoires dédiés aux tests.
Certaines sociétés tierces vous permettront aussi de faire tester votre jeu dans des laboratoires conçus
dans cette optique.

1. Pour : Le labo est conçu pour tester les jeux ! Il dispose probablement de tout ce dont vous
pourriez avoir besoin : des miroirs sans tain, des caméras braquées sur les testeurs, des experts en
tests qui posent les bonnes questions et prennent des notes détaillées, et peut-être même un
groupe de testeurs soigneusement sélectionnés !

2. Contre : Ce genre de chose coûte généralement très cher. Mais si vous pouvez vous l’offrir, cela
peut être un très bon investissement.

3. Dans un lieu public. Comme un centre commercial, un événement sur un campus, un événement
festif ou même une table à un coin de rue.

1. Pour : Ça ne coûte généralement pas très cher, et vous aurez la chance d’avoir de nombreux
testeurs, si seulement vous trouvez le bon lieu.

2. Contre : Vous pourriez avoir de grandes difficultés à trouver les “bons” testeurs, c’està-dire, ceux
faisant partie de votre cible démographique. Par ailleurs, s’il y a d’autres événements qui se passent
dans ce lieu, les testeurs peuvent être distraits et ne pas donner alors toute leur attention.

4. Chez le testeur. Après que les gens auront acheté votre jeu, ils y joueront chez eux. Alors, pourquoi
ne pas les laisser y jouer dès à présent ?

1. Pour : Vous avez de grandes chances de voir votre jeu joué dans son “habitat naturel” et dans des
conditions réelles. Vos testeurs auront probablement leurs amis avec eux, et vous assisterez alors à
de vraies interactions sociales générées par votre jeu.

2. Contre : Votre test peut être assez limité. Seulement un ou deux concepteurs pourront
probablement être présents pour observer la séance, et avec uniquement un nombre limité de
participants par session. Vous aurez également probablement besoin de venir avec vos propres
machines, ou au moins de passer du temps à faire de la configuration pour permettre à votre
prototype de fonctionner correctement.

5. Sur Internet. Pourquoi contraindre vos séances de tests aux confins d’un environnement physique ?

1. Pour : De nombreuses personnes seront amenées à tester votre jeu sur des machines avec de
nombreuses configurations différentes. Si les questions auxquelles vous souhaitez répondre
concernent la capacité du jeu à “supporter la charge” ou la façon dont il se comporte dans un
environnement massivement multijoueur, cela peut représenter votre meilleure option.

2. Contre : La quantité de testeurs induit une baisse de la qualité du test. Alors que de nombreux
joueurs testeront votre jeu, vous n’aurez pas la même qualité d’observation que si vous étiez dans
la même pièce qu’eux. De la même manière, si vous essayez de garder votre jeu secret, le fait de le
rendre disponible en téléchargement complique la situation.

Le lieu où vous choisirez d’établir votre test dépend entièrement des questions auxquelles vous voulez
répondre. Choisissez-le en gardant toutes vos questions “Pourquoi ?” à l’esprit.

Quatrième question du test : Quoi ?


Par “Quoi ?”, j’entends “Qu’est-ce que vous chercherez dans votre test ?” Deux sortes de réponses
apparaissent.

Le premier “Quoi” : Ce que vous recherchez consciemment


Celles-ci viennent des questions de votre liste de “Pourquoi ?” Il faudrait que vous ayez conçu le test dans
l’optique de chercher des réponses à ces questions (c’est d’ailleurs pour ça que vous en avez fait une liste !).
Quand vous planifiez le test, assurez-vous d’avoir un moyen d’obtenir des réponses à chaque question de la
liste. Si des parties du jeu ne se rapportent pas à ces questions, vous devriez faire une version spéciale du
jeu dans laquelle vous les mettez de côté, histoire de gagner un peu de temps. Si toutes ces questions ne
peuvent pas trouver de réponse à l’issue d’un unique test, vous devrez envisager de mettre en place
plusieurs mini-tests qui permettront ensemble de couvrir tout le spectre des renseignements que vous avez
besoin de savoir.

Le second “Quoi” : Ce que vous recherchez sans le savoir


N’importe qui peut trouver des éléments qu’il sait être en train de chercher, mais seul un concepteur très
observateur, qui a appris à écouter profondément les joueurs, peut en trouver alors qu’il ignorait être en
train de les chercher. L’idée étant de garder vos yeux ouverts et de préparer votre esprit à d’éventuelles
surprises. Pour être surpris lors d’une séance de tests, vous devez déjà avoir une idée de ce qui va arriver :
les joueurs vont aborder le niveau deux d’une certaine façon, seront excités à l’entrée du niveau trois, etc.
Dès que quelque chose sortant de l’ordinaire arrive, que ce soit bon ou mauvais, soyez prêt à sauter dessus
et cherchez un moyen de comprendre ce qui arrive. Est-ce que les filles aiment votre jeu plus que les
garçons, alors que vous vous attendiez à l’inverse ? Est-ce que le grand méchant fait rire les gens plutôt que
de leur faire peur ? Les joueurs sont-ils intéressés par un point que vous pensiez sans importance ?
Parlent-ils de stratégies que vous n’aviez jamais imaginées ? Trouvez pourquoi ! Même si vous ne faisiez
pas de tests pour trouver ces indications, tirez avantage de cette opportunité pour découvrir la vérité sur
des points que vous pensiez déjà comprendre. Le bénéfice que vous pouvez tirer de la compréhension de ce
genre de surprises est le plus doux des fruits poussant sur l’arbre de la séance de tests.

Cinquième question du test : Comment ?


Donc vous avez finalement trouvé pourquoi vous voulez organiser une séance de tests, qui vous observerez,
où la séance se passera, et même ce que vous chercherez. C’est un bon point de départ, mais tout ne se
mettra réellement en place que lorsque vous aurez choisi comment vous allez procéder.

Devriez-vous être présent ?


Une école de pensée estime qu’il est dangereux que les membres de l’équipe soient présents lorsque leur
jeu est testé. Le danger étant que leur investissement émotionnel dans le jeu les pousse à encourager les
joueurs à ignorer certains défauts, corrompant ainsi leur point de vue en leur imposant le leur. Et ce danger
est réel. Si vous ne pouvez pas rester objectif durant un test ni vous retenir en adaptant votre
comportement pour que les testeurs restent “purs”, alors effectivement, vous devriez vous abstenir. Si c’est
le cas, c’est vraiment dommage, parce qu’il y a bien plus à apprendre en étant présent lors d’une séance de
tests qu’en lisant simplement des rapports ou en regardant des enregistrements vidéo. Donc, mon avis sur
la question, même si certains théoriciens pourront être en désaccord, est de trouver des façons de retenir
ces pulsions dommageables pour pouvoir être présent.

Que leur dire avant ?


Pour certains tests, vous ne direz rien du tout aux joueurs, vous laisserez le jeu parler pour lui-même et
particulièrement si vous voulez voir comment les joueurs arrivent à l’appréhender seuls. Mais pour la
majorité des séances de tests, vous devrez parler aux joueurs avant qu’ils ne commencent. Soyez très
prudent à ce moment-là ! Quelques mots mal choisis juste avant que le jeu ne démarre peuvent gâcher la
totalité du test. Par exemple, si vous dites aux joueurs que leur but est de battre l’infâme Chronos, il se peut
que certains d’entre eux se met-tent directement à le chercher et, ce faisant, manquent des détails
importants qu’ils auraient découverts s’ils avaient joué normalement, sans votre intervention. Pour cette
raison, vous devriez prendre note de tout ce que vous dites aux testeurs en début de session, au cas où vos
paroles auraient des conséquences inattendues. Cela peut être d’ailleurs une bonne idée d’écrire
préalablement tout cela, pour être sûr d’avoir briefé tous les testeurs de la même manière.

Bien sûr, il se peut que vous éprouviez le besoin, après un certain nombre de tests, de changer votre
discours d’introduction pour clarifier certaines choses. Et c’est là que l’un des bénéfices secondaires des
séances de tests se manifeste clairement : quand vous organisez plusieurs sessions de tests en séquence,
vous finissez par affiner graduellement les instructions que vous donnez aux joueurs, enlevant un mot ici,
ajoutant une phrase là, jusqu’à ce que vous ayez un discours particulièrement clair et efficace. Vous devez
le noter ! Ce discours peut devenir le fondement de votre tutoriel. De nombreux tutoriels de jeux sont
terribles, mais ceux créés avec cette méthode ont de fortes chances de dégager un sentiment d’excellence.
Avoir un tutoriel dans le jeu qui arrive à donner aux joueurs le sentiment d’être bien accueillis et pris en
main permet de faire une très bonne première impression.

Où regardez-vous ?
La plupart des personnes qui participent à une séance de tests ont tendance à regarder ce que les joueurs
regardent. Dans le cas d’un jeu vidéo, il s’agit de l’écran. Cela semble logique puisque, de cette façon, vous
pouvez voir la même chose que les joueurs. Mais ce n’est pas la direction où je regarde. Lors de ces séances,
je passe le plus clair de mon temps à regarder les visages des joueurs. Bien sûr, je jette quelques coups d’œil
à l’écran pour voir le contexte mais, pour la plus grande part, je regarde leur visage, parce que je ne veux
pas voir ce que les joueurs font, mais comment ils se sentent lorsqu’ils le font. Leurs expressions faciales
génèrent beaucoup de données à propos du jeu qu’il est impossible d’obtenir par le biais d’entretiens ou de
sondages en fin de séance.
J’ai appris à faire cela lorsque j’étais artiste de rue. Lorsque vous faites ce genre de spectacles, le seul argent
que vous recevez est celui que vous collectez dans votre chapeau en fin de numéro. Donc, si vous comptez
manger, vous devez vous assurer que la foule devant laquelle vous vous produisez continue de se divertir.
Avec un peu d’entraînement, je me suis aperçu que je pouvais rapidement “lire” les émotions d’une foule, et
j’agissais en conséquence, en allongeant des parties qu’elle appréciait et en passant rapidement sur
d’autres. Je fus assez surpris, lorsque j’ai commencé à créer des jeux vidéo, de m’apercevoir que je lisais de
la même manière les émotions des gens alors qu’ils jouaient. Cela me permet de déterminer alors comment
le jeu devrait changer pour améliorer la qualité de leurs expériences émotionnelles. C’est quelque chose
que nous avons tous en nous et qui demande juste de la pratique.

Bien sûr, ce serait encore mieux si nos yeux pouvaient être partout à la fois : sur le jeu, sur les visages des
joueurs, sur leurs mains, pour voir s’ils utilisent les commandes de la façon attendue. Et avec la technologie
actuelle en matière de vidéo, vous pouvez tout voir ! Il suffit par exemple de mettre en place quelques
caméras envoyant leurs images respectives sur un écran partagé, pour ainsi enregistrer le jeu, les visages et
les mains en même temps. Vous pouvez alors ensuite voir les différentes interrelations entre ces éléments.

Quelles autres données devriez-vous collecter durant le jeu ?


Regarder “en direct” et enregistrer des vidéos d’une session de jeu peut donner beaucoup d’informations
utiles, mais vous pouvez également glaner d’autres renseignements. Avec un peu de préparation, vous
pouvez vous arranger pour tenir un journal de bord concernant les événements importants dans le jeu,
durant chaque session. Si votre jeu est digital, cela peut être relevé de manière automatique, mais s’il ne
l’est pas, il vous suffit d’être attentif et de prendre des notes chaque fois qu’un de ces événements
importants se produit. Bien sûr, ce qui constitue un “événement important” variera d’un jeu à l’autre. Voici
quelques exemples de données que vous pourriez vouloir collecter :

Combien de temps les joueurs passent-ils sur la phase de création de personnage ?

Combien de coups a-t-il fallu pour venir à bout du grand méchant ?

Quel est le score moyen d’un joueur ?

Quelles sont les armes les plus utilisées ?

Plus votre jeu peut récupérer ces données de manière automatique, et plus elles vous seront utiles. Certains
concepteurs de jeux massivement multijoueurs analysent constamment les données des journaux de bord
pour y trouver des problèmes ou des façons de jouer intéressantes. Cette nouvelle “écoute digitale” est un
art subtil donnant de nouvelles occasions de comprendre les comportements des joueurs.

Dois-je déranger les joueurs en plein jeu ?


Voilà une question délicate. Quand vous dérangez des joueurs en plein jeu, pour leur demander par
exemple ce qu’ils sont en train de faire, vous risquez d’interférer avec leurs schémas de jeu naturels. D’un
autre côté, en posant la bonne question au bon moment, vous pouvez obtenir une indication que vous
n’auriez pas eue autrement. Vous vous dites peut-être qu’il suffit de noter la question et de la poser plus
tard au joueur, quand la session de jeu est terminée. Mais à ce moment-là, le joueur est dans un état
d’esprit différent et il peut n’avoir aucun souvenir de ce dont vous êtes en train de parler. C’est un
compromis sur lequel il est difficile de trancher. La plupart des concepteurs semblent préférer interrompre
le joueur uniquement quand celui-ci fait quelque chose de vraiment surprenant et qu’ils ne comprennent
pas.

Les experts en interactions homme-machine recommandent souvent d’utiliser la “méthode de la pensée à


voix haute” pour comprendre le processus de prise de décision des personnes interagissant avec des
logiciels. L’idée est d’encourager la personne utilisant le logiciel à verbaliser en continu tout ce à quoi elle
pense, au fur et à mesure qu’elle le découvre. Avec un jeu, cela peut ressembler à : “Voyons voir… je suis
censé trouver des bananes, mais je n’en vois aucune… je me demande ce qu’il y a derrière ce tronc d’arbre…
Oops ! Des ennemis ! Aïe ! Prends ça ! O.K.… Eh, ce ne serait pas une banane au sommet de cette colline ?”,
etc. Avec les jeux, c’est un peu particulier. Pour certaines personnes, le fait de parler à voix haute change
leur comportement : il devient souvent plus réfléchi et moins spontané. Autrement dit, la méthode de la
pensée à voix haute peut influer sur leur façon de jouer. D’autres personnes se paralysent en essayant de
jouer et de parler en même temps, et quand le gameplay devient stressant, elles arrêtent souvent de parler,
ce qui est frustrant, parce que ces moments de stress sont souvent ceux pour lesquels le concepteur a le
plus besoin d’indices sur ce que le joueur est en train de penser. Cependant, penser à voix haute vient très
naturellement à un certain nombre de joueurs, et cela peut vous aider à obtenir des informations
particulièrement intéressantes, la clé étant d’identifier ces joueurs. J’ai vu des experts en interactions,
pourtant bien intentionnés, ruiner complètement des séances de tests de jeux parce que, durant la partie,
ils harcelaient les joueurs avec des questions, dans une tentative de les pousser à penser à voix haute. Le
choix d’utiliser ou non cette technique et à quel moment vous revient totalement.

Quelles données vais-je collecter après la session de jeu ?


Vous récolterez une quantité énorme d’informations en observant simplement les joueurs interagir avec
votre jeu. Mais vous pouvez en obtenir encore bien plus en posant les bonnes questions après la session,
par le biais d’entrevues et de sondages. Mais quelles procédures choisir ?

Les sondages
Les sondages sont une excellente façon d’obtenir de la part des joueurs des réponses directes et qui sont
facilement quantifiables. Quelques astuces pour profiter au mieux des sondages :

Utilisez des images dès que c’est possible. Lorsque vous évoquez des éléments ou des scènes du
jeu, vous vous assurez ainsi que le joueur voit de quoi vous lui parlez.

Les sondages en ligne peuvent vous faire gagner énormément de temps (ainsi qu’à vos
testeurs). Des systèmes comme “Surveymonkey” sont faciles à mettre en place et très peu chers.

Ne demandez pas aux testeurs de noter sur une échelle de 1 à 10. Vous obtiendrez des
résultats plus cohérents en utilisant une échelle de notation sur cinq points, et sur laquelle chacun des
points est clairement défini, comme :

1. Mauvais

2. Plutôt mauvais

3. Moyen
4. Bon

5. Excellent

Ne faites pas un sondage comptant trop de questions. Sinon, les sondés finiront par décrocher
avant la fin, et vos résultats n’auront pas grande valeur.

Faites le sondage juste après qu’ils ont joué. Les sensations sont encore fraîches dans leur
esprit.

Désignez quelqu’un pour répondre aux questions que les sondés pourraient poser à propos du
sondage.

Notez l’âge et le sexe de chaque testeur sondé. Cela vous permettra de voir s’il y a une
corrélation possible avec les opinions des joueurs.

Ne prenez pas les résultats des sondages pour des paroles d’évangile. Il y a peu de chances
que votre sondage soit réellement scientifique, et les testeurs ont tendance à extrapoler lorsqu’ils ne
sont pas sûrs de quelque chose.

Les entrevues
Une entrevue qui se déroule juste après une séance de jeu est une excellente façon de poser aux joueurs des
questions trop complexes pour figurer dans un simple sondage. C’est également une façon de se faire une
idée sur ce qu’ils ont réellement pensé du jeu, puisque vous pouvez voir des émotions sur leur visage et
dans leur voix. Voici quelques astuces à utiliser lors de vos entrevues :

Ayez une liste de questions déjà prêtes lorsque vous faites votre entrevue. Laissez des espaces
entre les questions pour pouvoir y écrire les réponses. Laissez également un espace pour des notes
d’ordre général lorsque la conversation prend une tournure inattendue (en d’autres mots, préparez-
vous à des surprises !).

Interrogez vos testeurs en privé, lorsque c’est possible. Ils parleront de manière plus honnête
dans un tête-à-tête, plutôt que face à des gens (et plus particulièrement s’ils les connaissent) qui les
écoutent. Si le testeur a des amis testant également votre jeu, vous pouvez envisager de faire une
entrevue de groupe uniquement après que celle en tête à tête a eu lieu, pour voir si de nouvelles
informations émergent lorsque ces amis proches discutent entre eux.

Les testeurs éviteront de heurter votre sensibilité. C’est particulièrement vrai s’ils savent (ou
pensent) que vous avez participé à la création du jeu. Rester objectif n’est pas toujours suffisant.
Parfois, j’en fais des tonnes : “J’ai besoin de votre aide. Ce jeu a de vrais problèmes, mais nous ne
sommes pas sûrs de les cerner. S’il vous plaît, s’il y a quoi que ce soit que vous n’aimez pas, vous me
seriez vraiment d’un grand secours en me le faisant savoir !” Et cela donne aux testeurs la permission
de parler honnêtement à propos de ce qu’ils aiment et n’aiment pas.

Évitez les tests de mémoire. Poser aux joueurs des questions comme “Au niveau trois, quand vous
vous êtes retrouvé face aux papillons jaunes, vous êtes allé à gauche plutôt qu’à droite. Pourquoi ?”
aura simplement pour résultat de vous mettre face à des regards vides. Les joueurs sont trop occupés à
jouer, ils ne se fabriquent donc pas toujours des souvenirs de choses n’ayant pas de rapport immédiat
avec le but du jeu. Si vous avez besoin de réponses à des questions comme ça, vous devriez les poser en
pleine séance de jeu.

N’attendez pas des testeurs qu’ils soient des game designers. Des questions comme “Est-ce
que le jeu aurait été meilleur si le niveau trois avait été plus dur ?” ne vous apporteront pas forcément
les réponses que vous attendez. Généralement, les joueurs ont tendance à penser qu’ils préféreraient
que le jeu soit plus facile, et ils répondront donc “non” à cette question. La plupart des testeurs n’ont
pas d’aptitude particulière pour réfléchir et discuter de mécaniques de jeu. Une meilleure façon de
demander la même chose pourrait être “Y avait-il des parties ennuyeuses dans le niveau trois ?” et vous
aurez alors probablement une réponse honnête et l’information que vous recherchiez.

Demandez plus que de besoin. Au lieu de demander “Quelle partie avez-vous le moins aimée ?”
demandez plutôt “Quelles sont les trois parties que vous avez le moins aimées ?” Vous obtiendrez plus
de données, classées par priorité… L’élément le plus représentatif dans l’esprit d’un joueur sera celui
dont il parlera en premier.

Mettez votre ego de côté. Rester calmement assis à écouter quelqu’un vous dire combien votre jeu
est nul peut être très difficile. Vous serez probablement tenté d’intervenir pour prendre la défense de
votre “bébé”, en expliquant comment il est supposé être. Résistez à cette envie. Tout le monde se fiche
de savoir à quoi le jeu devrait ressembler. En l’état, la seule chose qui importe est de savoir comment ce
testeur l’a ressenti et pourquoi. Quand vous sentez venir la tentation, armez-vous de courage et posez
des questions objectives comme “Qu’est-ce que vous n’aimez pas exactement à propos de cela ?” ou
encore “Pourriezvous m’en dire plus à ce sujet ?”

Objectif #91 : La séance de tests

La séance de tests vous donne une chance de voir votre jeu en action. Pour vous assurer que vos
sessions de tests sont aussi bonnes que possible, posez-vous ces questions :

Pourquoi faisons-nous une séance de tests ?

Qui devrait être présent ?

Où devrions-nous la faire ?

Nous allons y chercher Quoi ?

Comment allons-nous obtenir les informations dont nous avons besoin ?


26
L’équipe construit un jeu grâce à une technologie

FIGURE

26.1

Tom était en train de dessiner quand Samuel arriva. Samuel regarda le dessin. “Qu’est-ce que c’est que ça
?

— J’essaie d’imaginer un ouvreur de portail, pour qu’un conducteur n’ait pas besoin de descendre de sa
carriole. et voici la perche qui ouvre le loquet.

— Qu’est-ce qui va l’ouvrir ?

— J’ai imaginé un gros ressort.”

Samuel étudia le dessin. “et, qu’est-ce qui va le fermer ?

— Cette barre, là. elle glissera jusqu’à ce ressort, qui tirera dans l’autre sens.

— Je vois. Ça pourrait marcher si le portail était vraiment bien accroché... et ça ne prendra que deux fois
plus de temps à réaliser et à entretenir que de descendre de la carriole pour ouvrir le portail pendant
vingt ans.”

Tom protesta : “Parfois avec un cheval nerveux…

— Je sais, dit son père. Mais la raison principale est que c’est amusant.”

Tom sourit. “Tu m’as eu.”

– John Steinbeck, À l’est d’Éden

La technologie, enfin !
Cela peut sembler étrange qu’un livre ostensiblement destiné à l’instruction de la conception de jeux vidéo
n’évoque la technologie qu’à la fin, ou presque. Mais il y a une raison à cela. La technologie pèse lourd dans
la vie des game designers. Et de la même façon qu’il est très difficile d’étudier les étoiles quand le soleil est
là, il est difficile d’étudier le game design quand la technologie est présente. Elle se renouvelle en
permanence, toujours plus surprenante et proposant systématiquement de nouveaux casse-tête à résoudre.
Des quatre éléments de la tétrade (technologie, histoire, esthétique et mécaniques), elle est la plus
dynamique, la plus volatile et la plus imprévisible. C’est comme de voir débarquer un milliardaire saoul à
une réception : tous les yeux sont braqués sur lui parce que personne ne sait ce qu’il peut faire. Eh bien, il
est enfin temps pour nous de regarder vers le soleil et d’aller faire la connaissance de ce milliardaire en état
d’ivresse.

Mais au fait, qu’entendons-nous par technologie exactement ? S’agit-il simplement des ordinateurs et des
autres éléments électroniques ? Non… nous parlons de quelque chose de bien plus vaste. Pour un game
designer, la “technologie” s’entend pour le médium sur lequel s’appuie le jeu – les objets qui le rendent
possible. Pour le Monopoly par exemple, ce sera un plateau de carton, des morceaux de papier, des jetons
et un dé. Pour la marelle, c’est un morceau de craie et un bout de bitume. Pour Tetris, c’est un ordinateur,
un écran et un périphérique d’entrée. Dire que la technologie est simplement l’ensemble des objets
physiques qui constituent notre jeu peut paraître évident, mais cette idée a des implications profondes, à
cause de la rapidité avec laquelle la technologie évolue. Réfléchissez au nombre de choses qui ont été
inventées depuis que vous êtes né. Dix mille ? Cent mille ? Un million ? Il y en a tellement qu’il est difficile
de se prononcer assurément. Mais beaucoup de ces inventions peuvent être utilisées pour faire de
nouvelles sortes de jeux. Et c’est important parce que le game designer est toujours en quête de nouveauté.
Comme nous l’avons évoqué auparavant, les gens achètent de nouveaux jeux parce qu’ils sont nouveaux. À
cause de cet engouement pour la nouveauté et l’attrait pour les technologies inédites, on peut facilement se
laisser embarquer dans les possibilités offertes par la technologie et oublier que notre fonction première
est de créer un bon jeu.

Garder la tête sur les épaules, en évitant donc de se retrouver dans le même état que le milliardaire, peut
être assez difficile pour certains. Les programmeurs, en particulier, ont une attirance naturelle pour les
nouvelles technologies et se laissent facilement séduire par leurs chants de sirènes. Walt Disney avait
d’ailleurs à ce sujet des sentiments tout particuliers, et dans le livre de référence, The Illusion of Life, les
animateurs Frank Thomas et Ollie johnson relatent ceci :
Pour une raison ou pour une autre, [Walt] se méfiait des ingénieurs et les voyait comme des hommes
concevant avant tout pour eux-mêmes, sans aucune considération pour l’utilisation prévue du produit, et
il refusait d’avoir quiconque dans l’équipe avec le titre d’“ingénieur”.

C’est une position extrême, bien sûr, mais elle souligne combien il est important de rester réaliste vis-à-vis
de la place de la technologie dans l’expérience que vous voulez créer.

Fondamentale vs décorative
L’une des meilleures façons de garder un regard objectif à ce propos nécessite de comprendre la différence
entre les technologies fondamentales et celles qui sont simplement décoratives. Les premières sont celles
qui rendent possibles de nouvelles formes d’expériences tandis que les secondes ne font qu’améliorer celles
qui existent déjà. Je trouve que cette illustration résume parfaitement le propos :

FIGURE

26.2

La partie “gâteau” du muffin est une technologie fondamentale. Sans elle, il ne pourrait pas y avoir de
muffin. La cerise et le glaçage sont des technologies décoratives. Les ajouter ne crée pas quelque chose de
réellement nouveau, elles ne font que rendre l’objet connu un peu plus sympathique. Peut-être que
quelques exemples venant du divertissement et des jeux pourraient éclaircir encore le propos.

Le premier dessin animé de Mickey


Une question qui revient régulièrement dans les quiz est : “Quel est le titre du premier dessin animé
mettant en scène Mickey Mouse ?” Et la plupart d’entre nous connaissent la réponse : Steamboat Willie. Et
il semble que nous soyons tous dans l’erreur. Steamboat Willie avait été précédé par Plane Crazy, un autre
dessin animé mettant en scène Mickey et qui avait été diffusé six mois plus tôt. Qu’y avait-il donc de si
remarquable à propos de Steamboat Willie pour qu’il soit si universellement reconnu comme le dessin
animé de la première apparition de Mickey ? La technologie. Steamboat Willie fut le premier dessin animé
à utiliser la synchronisation du son. Et le son n’était pas décoratif, l’ensemble du dessin animé avait été
conçu autour de cette bande-son synchronisée. Dans Steamboat Willie, Mickey et Minnie sont mis en
scène jouant de différents animaux de la ferme comme s’ils étaient des instruments de musique. C’était
mignon, intelligent et entraînant, et sans ce son synchronisé, le dessin animé n’aurait eu aucun sens. La
technologie était alors fondamentale à l’expérience que le dessin animé créait. Plus tard, le son synchronisé
fut ajouté à Plane Crazy, mais il était uniquement décoratif : les sons de moteurs d’avions vrombissant ne
changèrent pas fondamentalement l’expérience délivrée par le dessin animé.
Abalone

FIGURE
26.3

Abalone, un jeu de plateau inventé en 1987 par Laurent Levi et Michel Lalet, présente un exemple
intéressant d’une technologie fondamentale simple. Le plateau du jeu ressemble au jeu de dames chinois,
avec une différence importante : des sillons entre les creux du plateau permettent de déplacer une bille de
telle façon qu’elle pousse une rangée d’autres billes, celles-ci glissant alors le long de sillons, pour finir leur
course dans un creux voisin. La plu-part des jeux en tête à tête de ce genre disposent de mécaniques de jeu
basées sur le principe suivant : on doit capturer une pièce adverse en arrivant sur la même case ou en
sautant pardessus. Levi et Lalet ont compris qu’un plateau permettant de pousser les pièces ouvrirait la
porte à une toute nouvelle mécanique, et ils ont alors conçu un jeu dans lequel on capture une pièce en la
faisant tomber du plateau. Les sillons n’étaient pas une technologie compliquée à mettre en place, mais ils
ont servi malgré tout de fondation à une expérience de jeu totalement nouvelle.

Sonic the Hedgehog


Les jeux Sonic the hedgehog et Sonic the hedgehog 2 pour la Megadrive de Sega furent de parfaits
exemples de technologie fondamentale. Sega savait que l’une des différences-clés entre sa Megadrive et sa
concurrente, la Super Nintendo, résidait dans le fait que son système avait une architecture supportant des
scrollings incroyablement rapides. Les jeux Sonic (et plus particulièrement Sonic 2) furent conçus
expressément pour tirer parti de cette capacité. Les joueurs n’avaient auparavant jamais joué à un jeu
ayant des mouvements aussi rapides, et c’est en grande partie ce qui avait rendu ces jeux si excitants et
novateurs aux yeux du public.

Myst
Il est difficile d’appréhender totalement aujourd’hui le succès qu’a connuMyst sur le marché. Il fut le jeu
PC le mieux vendu chaque mois pendant cinq années consécutives. Wow. Quoi qu’il en soit, ce succès fut à
mettre sur le compte d’un mélange de technologies fondamen-tales et décoratives. La première était
décorative : de somptueux graphismes en 3D. À cette époque (1993), les graphismes 3D générés par
ordinateur étaient relativement nouveaux. Le jeu avait un aspect insolite, comme venu d’un autre monde.
Mais pour pouvoir utiliser ces magnifiques images dans le jeu, une technologie fondamentale était
nécessaire : le lecteur de CD-ROM. Avant le CD-ROM, l’imagerie dans les jeux vidéo était plus ou moins
cantonnée aux graphismes au pixel. Le CD-ROM rendit possible des jeux aux graphismes splendides et à la
qualité photographique. Et Cyan (les membres de l’équipe de Myst) prirent cela très au sérieux. Quand les
premiers lecteurs de CD-ROM arrivèrent sur le marché, ils pouvaient se montrer particulièrement
capricieux. Il y avait de nombreux fabricants, de nombreux pilotes et de nombreuses façons de faire planter
un logiciel. Cyan fit le choix raisonné de passer du temps de développement à s’assurer que leur jeu serait
capable de fonctionner sur n’importe quelle combinaison de PC et de lecteur de CD-ROM, du temps qui
aurait plutôt pu être passé à essayer de donner au jeu une fin plus élaborée. Mais il semblerait qu’ils aient
pris la bonne décision : pendant des années, quasiment chaque personne achetant un lecteur de CD-ROM
achetait en même temps une copie de Myst, parce qu’elle avait entendu dire qu’il était magnifique et que,
contrairement à beaucoup d’autres jeux sur CD-ROM, celui-ci était assuré de fonctionner.

Journey
Au début des années 1980, les développeurs de chez Bally Midway eurent une formidable idée pour une
nouvelle technologie de jeux vidéo : pourquoi ne pas mettre un appareil photo digital sur une machine de
salle d’arcade, pour que les joueurs réalisant un high-score puissent carrément poser pour une photo plutôt
que de simplement entrer leurs initiales ! Ils construisirent donc un prototype qui prenait des photos
digitales en noir et blanc des meilleurs joueurs et ils l’essayèrent dans une salle de Chicago. Ils furent
choqués de ce qu’ils découvrirent le lendemain en revenant à la salle : certains joueurs s’étaient exhibés
devant la caméra, faisant de la liste des high-scores un défilé de pornographie en basse résolution.
Personne n’arrivait à trouver une façon de résoudre ce problème, et la direction décida donc d’arrêter le
développement du projet. Mais l’équipe n’abandonna pas si facilement. Ils avaient tellement travaillé sur
cette technologie qu’ils voulaient voir quelque chose en ressortir. Le résultat fut Journey : The Arcade
Game, un jeu de plates-formes simple mettant en scène les avatars des membres du groupe de rock
journey. Ces avatars avaient une apparence vraiment bizarre, avec de petits corps de dessin animé, et
d’énormes têtes qui se trouvaient être des photos en noir et blanc des membres du groupe. La technologie,
qui était pourtant au départ plutôt fondamentale, avait fini en quelque chose de purement décoratif, et qui
plus est, pour un résultat plutôt hideux. La technologie de pointe ne fut d’aucun secours à ce jeu plutôt
ennuyeux, et ce fut un échec.

Les ragdolls (poupées de chiffon)


Un exemple plus récent peut être vu avec la technologie des “ragdolls”. Les ragdolls sont une méthode de
manipulation en temps réel de personnages animés, permettant à leur corps d’interagir de manière réaliste
et selon les lois de la physique avec d’autres éléments dans le monde du jeu, sans qu’il y ait eu de calcul ou
de script préalable. Autrement dit, si vous attrapez un personnage du jeu par le bras et le secouez, le reste
de son corps bougera en conséquence et de manière réaliste, les mouvements étant complètement calculés
par l’ordinateur – il n’y a pas besoin d’animateur. Cette technologie a été utilisée dans un nombre
incalculable de jeux de tir à la première personne en tant que technologie purement décorative. Par
exemple, un personnage non joueur est touché par une grenade, et son corps est projeté en l’air puis
retombe sur le sol de manière réaliste ; tous les mouvements sont calculés à partir des mathématiques
temps réel de la physique newtonienne. Même si, quelquefois, ces ragdolls ne sont pas convaincantes (les
corps ayant des interactions difficiles avec certains types de terrains), c’est une nouveauté mineure et les
programmeurs l’adorent.

Mettez donc cela en parallèle avec l’utilisation qui est faite de ces mêmes algorithmes dansIco. Le jeu Ico
fut une étape importante dans les jeux narratifs, partiellement à cause de la nouveauté de l’interaction
entre le personnage principal Ico et la princesse qu’il essaie de sauver. Dans la plus grande partie du jeu,
Ico doit diriger la princesse en la prenant par la main et en l’aidant à passer au travers de toutes sortes de
périls. À cause de la façon dont la princesse le suit – elle réagit à chaque mouvement de sa main lorsqu’il
court, grimpe et saute –, elle semble vivante d’une manière qui est complètement nouvelle et différente. La
plupart des casse-tête dans le jeu s’appuient sur le fait qu’Ico doit diriger la princesse, ce qui aurait été
impossible sans les algorithmes de ragdoll qui lui sont appliqués. Les développeurs et les concepteurs d’Ico
trouvèrent une façon d’utiliser une technologie qui était déjà connue de manière purement décorative, et la
transformèrent en une expérience de jeu que le monde n’avait jamais vue auparavant.

Comme le montrent ces exemples, c’est une bonne habitude à prendre, lorsqu’on se trouve face à une
nouvelle technologie, de se demander “Comment puis-je rendre cela fondamental pour mon jeu ?”

Le cycle de la mode
Une autre bonne façon d’éviter l’intoxication technologique est d’en comprendre le schéma. Cela est
parfaitement décrit par un modèle créé par Gartner Research et auquel on se réfère comme au cycle de la
mode.

FIGURE
26.4

Ce graphique représente la visibilité (le nombre de personnes qui en parlent) au fil du temps. Gartner
suggère que chaque nouvelle technologie passe par cinq phases de mode :

1. Le déclencheur technologique. Lorsqu’elle est découverte ou annoncée.


2. Le sommet des attentes exagérées. Lorsqu’il y a plus de personnes qui en parlent que de
personnes qui l’ont réellement essayée. En d’autres termes, “personne ne sait exactement ce qu’il en
est, mais tout le monde dit que c’est formidable”. Des sociétés qui lancent un produit (par exemple,
l’iPhone) essaient souvent de profiter de cette tendance humaine à penser qu’une nouvelle technologie
permettra de réaliser les rêves les plus fous, quand bien même cela ne semble jamais arriver
réellement.
3. Le creux de la désillusion. Quand la technologie ne se montre pas à la hauteur de l’incroyable effet
de mode dont elle a été l’objet (par exemple, le Segway), et que les gens la voient à la dure lumière de la
réalité, elle devient rapidement passée de mode, voire méprisée.
4. La pente de l’éclaircissement. Graduellement, les personnes et les entreprises commencent à
trouver des secteurs dans lesquels la technologie est véritablement utile et bénéfique.
5. Le plateau de la productivité. À partir de là, les bénéfices de la technologie sont largement compris
et acceptés. La hauteur de ce plateau dépend de la réelle utilité globale de la technologie.

Ce qui est amusant avec le cycle de la mode, c’est que cela arrivechaque fois. D’une certaine façon, il
semblerait que les gens ne retiennent jamais la leçon, et ils répètent les mêmes comportements idiots
encore et encore : croire que “le nouveau truc à la mode” leur changera la vie, le haïr quand ce n’est pas le
cas, puis finalement l’adopter pour ce dont il est capable. En tant que game designer, vous devez connaître
le cycle de la mode pour trois raisons principales :

1. L’immunité. Si vous êtes conscient du cycle de la mode, vous pouvez vous immuniser contre ses
effets et ne pas risquer votre carrière sur une technologie dont vous ne savez pas grand-chose.
2. L’inoculation. Il y a de fortes chances pour qu’à un moment donné vous vous retrouviez entouré de
gens qui ont été pris dans l’effet de mode d’une nouvelle technologie et qui voudront que vous
conceviez un jeu sur cette base. Si vous pouvez leur faire comprendre le principe du cycle de la mode,
vous éviterez certainement à votre équipe de prendre une décision périlleuse.
3. La levée de fonds. Il n’y a pas de façon élégante de dire cela. À un moment donné, vous aurez la
possibilité de présenter un concept à quelqu’un qui sera entièrement sous l’influence d’attentes
exagérées, et il voudra financer votre jeu non pas à cause de ses mérites mais parce qu’il croira que le
train technologique qu’il prend en marche le rendra très riche. Vous pouvez essayer de le convaincre de
la réalité, mais cela ne marchera pas. L’astuce consiste donc à prendre son argent avant qu’il n’arrive
dans le creux de la désillusion, puis de faire quelque chose de formidable, en dépit de la technologie. Si
vous pouvez faire cela, vous serez embarqué sur une montagne russe, mais vous finirez par réaliser
votre jeu.

Concernant le cycle de la mode, il peut être particulièrement intéressant de regarder rétrospectivement


certains lancements de jeux ou de systèmes de jeux. Je vous laisserai cependant faire cela par vous-même
comme un exercice, parce que nous avons pour l’instant à faire face à un dilemme qu’il faut évoquer.

Le dilemme de l’innovateur
Un autre schéma qu’il est nécessaire de connaître pour toute personne travaillant avec des nouvelles
technologies est celui du dilemme de l’innovateur (voir Figure 26.5), tiré du livre du même nom de Clayton
Christensen.
FIGURE
26.5

L’idée de base est que les entreprises de développement technologique échouent souvent parce qu’elles font
l’erreur d’écouter leurs clients. Cela semble contre-intuitif – nous en avons déjà parlé, écouter les
personnes qui jouent à vos jeux est très important. Mais Christensen parle d’une situation très particulière
: lorsqu’une nouvelle technologie est différente mais pas encore suffisamment pour remplacer l’ancienne.
Quand vous demandez à vos clients ce qu’ils pensent de la nouvelle technologie, ils répondent : “Pas assez
bonne.” En conséquence, vous pouvez choisir de l’ignorer et de vous concentrer sur l’amélioration de
l’ancienne. Mais cette nouvelle technologie évolue progressivement. Et soudain, quasiment du jour au
lendemain, elle passe un cap et se retrouve dans la catégorie “suffisamment bonne”, et tous les clients de
l’ancienne technologie sauteront alors sur cette “technologie de rupture”, qui est plus rapide, meilleure et
moins chère.

Nous avons vu cela arriver dans les jeux vidéo à de nombreuses reprises. Pendant des années, les créateurs
de jeux PC ne prirent pas au sérieux le jeu sur console – les consoles n’étaient pas “suffisamment bonnes”.
Puis, du jour au lendemain, elles le furent. Et en moins d’un an, les jeux sur PC passèrent de la normalité à
la marginalité. De la même manière, les contrôleurs de mouvements existent depuis une vingtaine
d’années, mais ils étaient toujours considérés comme trop chers ou pas assez fiables. Et à cause de cela, la
plupart des fabricants de consoles ne s’y étaient pas vraiment intéressés. Mais, après une série
d’améliorations et d’innovations dans le domaine, Nintendo présenta la Wiimote, qui comprenait un
contrôleur de mouvements intelligent qui était “suffisamment bon”, et qui lui permit dans la foulée de
s’emparer d’une énorme part du marché des consoles. Et à l’heure actuelle, des technologies comme la
reconnaissance vocale, l’intelligence artificielle, la détection des ondes du cerveau et de nombreux autres,
sont laissées de côté car “pas assez bonnes” pour les jeux. Si vous arrivez à concevoir des jeux pour des
technologies qui sont sur le point de “percer”, vous pourriez avoir un succès que personne n’a prévu – en
partant, bien évidemment, du principe que vous en fassiez des technologies fondamentales !

La singularité
Nous avons tous remarqué comment la technologie est de plus en plus présente dans nos vies au fil du
temps. Sans aucun doute, le rythme du progrès technologique n’est pas seulement en train de s’accroître, il
s’accélère. Et pour cette raison, c’est de plus en plus délicat de pré-dire le futur. Il y a un millier d’années, il
était assez facile de deviner à quoi la vie quotidienne ressemblerait une centaine d’années plus tard. À
l’heure actuelle, nous pouvons difficilement faire des prédictions sur notre style de vie futur, ne serait-ce
que dans dix ans. Certaines personnes théorisent sur le fait que, comme la progression technologique,
continue d’accélérer, il ne sera bientôt plus possible de faire des prédictions sur ce que sera notre vie dans
un an, dans un mois, puis finalement dans les dix prochaines minutes. Le moment où le progrès
technologique est tellement rapide que ça devient impossible de faire quelque prédiction que ce soit est
appelé la singularité, et certains disent que ce moment arrivera de notre vivant.

Cela est peut-être tiré par les cheveux, mais il n’y a aucun doute sur le fait que le rythme rapide des
changements technologiques est réjouissant pour les game designers, puisque de nouvelles technologies
découlent de nouvelles possibilités de jeu. Plus encore, il n’est pas impossible que nos techniques pour
développer des mondes virtuels engageants, considérés à l’heure actuelle comme de simples passe-temps
amusants, deviennent un jour un élément central de la nature de l’expérience humaine, si les technologies
pour créer et expérimenter ces réalités virtuelles font un soudain bond en avant.

La technologie est le médium de votre jeu et l’une des quatre pierres angulaires de la conception de jeu.
Utilisez cet objectif pour examiner avec attention vos choix technologiques.

Objectif #92 : La technologie

Pour vous assurer que vous utilisez les bonnes technologies de la bonne façon, posez-vous ces
questions :

Quelles sont les technologies pouvant m’aider à donner l’expérience que je souhaite créer ?

Est-ce que j’utilise ces technologies de façon fondamentale ou décorative ?

Si je ne les utilise pas de façon fondamentale, sont-elles réellement nécessaires ?

Cette technologie est-elle aussi formidable que je le pense ?

Existe-t-il une “technologie de rupture” que j’aurais intérêt à considérer à la place ?

Regardez dans votre boule de cristal


L’un des effets des changements rapides en matière de technologie est que les gens sont tellement occupés
à essayer de comprendre la nouveauté disponible qu’ils arrêtent de penser à ce qui viendra ensuite.
Submergés par tant d’innovation, ils ont abandonné l’idée de prédire le futur, cela devenant trop difficile.
Et c’est à votre avantage : ce qui va arriver – du moins, une grande partie – peut être deviné, à condition de
s’asseoir et d’y réfléchir sérieusement. Et quel formidable bénéfice pour vous, le concepteur, si vos
pressentiments sont justes ! Vous serez capable de vous préparer à des tendances et à des développements
que personne n’aura vu venir, parce que vous aurez usé de logique et de raison pour imaginer ce qui allait
arriver. Vous n’aurez pas toujours vu juste, bien évidemment, mais chaque fois que vous vous trom-perez,
vous comprendrez pourquoi, et cela vous permettra de faire de meilleures prédictions la fois suivante. Le
fait même d’essayer de prédire le futur peut changer la façon dont vous voyez le monde. Essayez donc avec
certains de ces exemples :

En quelle année la prochaine génération de consoles verra-t-elle le jour ? En quoi sera-t-elle différente
de la génération actuelle ? Soyez aussi précis que possible.

Qu’en sera-t-il de la génération suivante ?

Dans deux ans, quel pourcentage de jeux seront téléchargés, plutôt que chargés depuis un disque ou
une cartouche ? Pourquoi ? Et dans cinq ans ?

Les téléphones portables deviendront-ils un jour la plate-forme dominante pour le jeu mobile ?

Quelle sera la prochaine tendance pour les jeux massivement multijoueurs ? Pourquoi ?

Sur quel genre de jeux les petits studios travailleront-ils dans quatre ans ?

Sur quel genre de jeux les grands studios travailleront-ils dans quatre ans ?

En quoi les jeux de sport seront-ils différents dans quatre ans ?

En quoi les jeux de tir à la première personne seront-ils différents dans quatre ans ?

En quoi les jeux de <genre de votre choix> seront-ils différents dans quatre ans ?

Quels nouveaux genres de jeux risquent d’apparaître dans les quatre prochaines années ? Pourquoi ?

Répondre à ce genre de questions peut être difficile et en discuter avec d’autres vous sera d’un grand
secours. En faisant cela, vous pourrez établir un certain nombre d’événements ayant de très grandes
chances d’arriver, et qui vous serviront de point de départ pour ren-forcer vos prédictions les moins sûres.
Ce ne sont pas les prédictions elles-mêmes qui seront précieuses, mais plutôt la façon dont vous les aurez
échafaudées. De plus, ces tentatives de prédire le futur poussent souvent à examiner des tendances
historiques, qui, en retour, donnent des idées que vous pourrez réellement appliquer et qui seront
généralement correctes. Avec de la pratique, essayer de prédire le futur de la technologie n’aura plus l’air si
dur que ça, et cela deviendra même une habitude. Et qui n’a pas envie de voir dans le futur ?

Objectif #93 : La boule de cristal

Si vous avez envie de connaître le futur d’une technologie particulière destinée aux jeux, posez-vous
ces questions et répondez aussi précisément que possible :

À quoi _____ ressemblera d’ici deux ans ? Pourquoi ?

À quoi _____ ressemblera d’ici quatre ans ? Pourquoi ?

À quoi _____ ressemblera d’ici dix ans ? Pourquoi ?


27
Le jeu a généralement un client

FIGURE

27.1

La forme suit la fonction.

– Louis Sullivan, architecte

La forme suit l’amusement.

– Susannah Rosenthal, conceptrice de jouets

La forme suit le financement.

– Bran Ferren, réaliste


L’avis du client a-t-il une importance ?
Dans un monde parfait, vous, en tant que game designer, n’auriez qu’à vous soucier de contenter deux
groupes de personnes : (1) votre équipe et (2) vos joueurs.

Mais nous ne sommes pas dans un monde parfait, et, dans la plupart des cas, il y a quelqu’un d’autre à qui
vous devez penser : votre client.

Ce client est parfois un éditeur, d’autres fois c’est une société qui détient les droits d’une franchise
populaire, et d’autres fois encore il s’agit simplement de quelqu’un sans aucune expérience dans le milieu
du loisir mais qui a décidé qu’il avait besoin d’un jeu pour une raison ou pour une autre. Les clients
peuvent être très différents les uns des autres.

Pourquoi l’avis du client est-il important ? Eh bien, à moins que vous ne fassiez votre jeu dans le cadre d’un
loisir, ou que vous ayez une fortune personnelle qui vous met à l’abri du besoin, le client vous paie
probablement pour réaliser ce jeu. Et s’il n’aime pas la façon dont les choses se passent, c’est littéralement
la fin du jeu pour vous.

Vous pourriez vous attendre à ce que le client vous considère comme un expert – après tout, il ne pourrait
pas réaliser le jeu lui-même –, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il a fait appel à vous. Et naturellement, vous
pourriez alors penser que le client respectera vos idées à propos de ce qui permettra d’obtenir le meilleur
jeu possible.

Et cela arrive parfois.

Enfin, il paraît…

Mais la plupart du temps, votre client va avoir des opinions très marquées sur ce à quoi le jeu devrait
ressembler, sur la façon dont il devrait se comporter et même se jouer. Et à juste titre, c’est lui qui le
finance, après tout. Votre capacité à gérer ses avis est critique, et voici pourquoi. Il y a deux sortes de game
designers dans le monde : ceux qui sont heureux et ceux qui sont grincheux. Ceux qui sont heureux soit
sont à l’abri du besoin, soit arrivent à gérer les opinions du client. Ceux qui sont grincheux n’y arrivent pas.
Cela peut sembler un peu élémentaire, mais je suis sérieux ; votre capacité à faire des compromis qui
soient satisfaisants pour vous et pour votre client est probablement l’indicateur le plus significatif de votre
capacité à être heureux en tant que game designer à long terme.

Mais pourquoi ? Qu’y a-t-il de si terrible à propos des opinions tranchées d’un client ? Et si le client a des
points de vue intelligents ? Cela peut arriver – les clients ont parfois des opinions qui sont à la fois
réfléchies et sages – et c’est alors formidable. Mais il y a d’autres moments où le client aura des avis si
idiots, si insensés et si hypocrites que cela ira au-delà de votre imagination. Quelques-uns des mots les plus
stupides que vous entendrez jamais viendront de la bouche de votre client, et, d’une manière ou d’une
autre, il vous faudra faire avec. Et de votre façon de gérer cette situation dépendront votre relation avec le
client, votre réputation en tant que concepteur, votre bonheur et votre jeu.

Supporter les mauvaises suggestions


De nombreux concepteurs, lorsqu’un client leur fait une mauvaise suggestion, se figent comme une biche
devant les phares d’une voiture, terrifiés à l’idée de ne pas savoir quoi répondre. Il y a trois façons de gérer
ce genre de situation :

1. Accepter la mauvaise suggestion, par peur de déplaire au client. Et cela fait du tort à la fois à votre
client et à votre jeu.
2. Dire immédiatement au client que sa suggestion est mauvaise, et ainsi l’impressionner par votre grande
sagesse. Et cela vous revient généralement assez rapidement en plein visage.
3. Essayer de comprendre pourquoi le client fait cette suggestion.

o
La réponse n 3 est bien évidemment la bonne réponse. Quand quelqu’un fait une mauvaise suggestion,
cela ne signifie pas forcément qu’il soit idiot, cela signifie juste qu’il essaie d’aider. Et la plupart du temps,
cette mauvaise suggestion représente la solution à un problème qui n’avait pas encore été établi. C’est donc
le moment parfait d’utiliser notre vieil ami, l’objectif #12 : l’objectif de l’énoncé de problème ! Parce que si
vous arrivez à deviner le problème que le client est en train d’essayer de résoudre avec sa suggestion, peut-
être pourrez-vous trouver une solution encore mieux adaptée, et le client en sera ébloui.

Par exemple, un jeu de courses de voitures en était à la moitié de son développement lorsqu’un client vint
pour un passage en revue. Après avoir joué avec le prototype pendant quelques minutes, il regarda l’équipe
et dit : “Ces voitures ont besoin de plus de chrome.” L’artiste principal, paniqué, regarda le game designer ;
les modèles étaient pour ainsi dire terminés, et le client les avait approuvés quelques mois plus tôt. Le
programmeur principal était tout aussi paniqué : les performances avaient déjà été optimisées au
maximum, et ajouter de nouveaux éléments en chrome signifiait une charge supplémentaire sur un
processeur déjà au bord de l’asphyxie.

Le game designer aurait pu dire : “D’accord” et il aurait pu dire : “Impossible”, mais il dit à la place la seule
chose raisonnable : “Pourquoi ? Pourquoi ont-elles besoin de plus de chrome ?” Et la réponse du client fut
surprenante : “Eh bien, en jouant, j’ai eu l’impression que les voitures n’allaient pas aussi vite qu’elles le
devraient. Je sais que changer leur vitesse doit représenter un gros boulot pour vous, alors je me suis dit
qu’en leur ajoutant juste un peu de chrome, elles auraient l’air d’aller plus vite.” Cela peut donner
l’impression d’une logique improbable, mais mettez donc ça de côté, et voyez comment le client essayait
juste d’aider ! En fait, l’équipe avait eu la même sensation concernant les voitures qui n’allaient pas assez
vite, et le problème était sur le point d’être adressé. Leur solution était une combinaison de voitures allant
plus vite (réglage facile) et d’une caméra placée plus bas pour améliorer encore l’impression de vitesse. Ils
purent apporter ces changements alors que le client était toujours là. Il fut émerveillé de voir
l’amélioration, et aussi satisfait de comprendre un peu mieux comment un jeu de course était réalisé.

Ce cas est une application assez directe de l’objectif de l’énoncé de problème. Le cerveau des gens travaille
rapidement, et il tend à sauter vers des solutions avant même d’être parfaitement sûr de la nature du
problème à résoudre. La plupart des mauvaises suggestions peuvent être gérées grâce à la phrase magique
“Quel problème essayez-vous de résoudre ?”

Non, pas cette pierre


Une façon totalement différente qu’ont les clients de rendre les concepteurs complètement dingues est à
l’opposé des opinions tranchées : lorsqu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent. On s’y réfère parfois comme au
jeu du “Apporte-moi une pierre”. Cela se passe comme ça :

Le client : Apporte-moi une pierre.

Le concepteur : D’accord, celle-ci ?

Le client : Non, pas cette pierre-ci.

Le concepteur : Oh, très bien. Et celle-ci ? Le client : Non, pas celle-là non plus.

(Répétez ça deux cents fois…)

Après dix ou vingt itérations de ce jeu, les concepteurs deviennent généralement frustrés, et crient à qui
veut bien les entendre “je ne peux pas croire ce client ! Il n’a aucune idée de ce qu’il veut !” Et c’est peut-
être bien vrai. Mais en réalité, s’il savait exactement ce qu’il voulait, le jeu ne serait-il pas déjà conçu ? Une
grande partie du travail du concepteur consiste à aider le client à comprendre ce qu’il veut. C’est
exactement comme écouter votre public – vous devez apprendre à connaître le client mieux qu’il ne se
connaît lui-même. Voici la bonne façon de jouer à “Apporte-moi une pierre” :

Le client : Apporte-moi une pierre.

Le concepteur : Quel genre de pierre ?

Le client : je ne suis pas sûr… je n’y connais pas grand-chose en pierres.

Le concepteur : Eh bien, que voulez-vous faire avec ?

Le client : Oh… je voulais la placer dans l’allée menant à mon garage, et peindre mon numéro de rue
dessus.

Le concepteur : Ah… je pense savoir ce qu’il vous faut… Laissez-moi vous en montrer quelques-unes qui
devraient correspondre à ce que vous cherchez.

Lorsque vous réussissez à aider un client à comprendre ce qu’il veut exactement, vous vous engagez dans le
processus de conception, et dans le même temps, vous lui donnez l’éducation dont il a besoin. Si vous jouez
le jeu comme il faut, le client aura l’impression d’être intelligent, et vous aurez conçu un jeu qui répond
parfaitement à ses besoins.

Les trois couches du désir


Pour réellement donner à votre client ce qu’il veut, vous devez comprendre ce qui compte pour lui, attacher
de l’importance à ce à quoi il attache de l’importance, et penser comme il pense. Travailler pour en
apprendre plus sur le client, à la fois personnellement et professionnellement, est du temps bien dépensé.
Veut-il devenir riche rapidement, ou lentement se construire la réputation de quelqu’un faisant de bons
jeux ? Vous pouvez en apprendre beau-coup sur un client simplement en parlant avec lui et en lui
demandant ce qu’il veut – mais souvenez-vous que les gens ne disent pas forcément toujours la vérité.
Quand vous essayez de comprendre ce qu’un client veut, gardez à l’esprit que tout le monde a trois couches
de désir : les mots, l’esprit et le cœur.
Par exemple, une cliente peut venir vous voir et vous dire, avec sesmots : “Je veux que vous réalisiez un jeu
pour la fondation Rittenhouse. Le jeu doit permettre d’enseigner l’algèbre à des élèves de quatrième.”

Mais dans son esprit, il se peut qu’elle garde un secret : “En réalité, je veux faire un jeu se passant dans
l’espace et qui enseignerait la géométrie. J’ai déjà entièrement pensé à la manière dont il devrait marcher.
Je fais juste avec cette idée de jeu d’algèbre parce que les membres de la fondation pensent que c’est
important.”

Et dans son cœur, il se peut qu’elle pense quelque chose d’entièrement différent : “Je suis fatiguée d’être
chargée des finances. Je voudrais que les gens puissent voir mon côté créatif.”

En la prenant simplement au mot, vous risquez de vous apercevoir, au long du déroulement du projet,
qu’elle se bat contre vous à son sujet, et qu’elle l’emmène dans des directions qui semblent opposées à ce
que la fondation souhaite, sans parler du fait qu’elle a un comportement plutôt étrange. Mais si vous êtes
capable d’apprendre ce qui est dans son esprit, ou encore mieux, dans son cœur, vous pourrez peut-être
incorporer des éléments de ce jeu qu’elle a imaginé et, peut-être, trouver d’autres façons de la laisser
contribuer à des idées créatives, ou au moins lui en attribuer le crédit. Si vous êtes très malin, vous pouvez
probablement trouver une façon de satisfaire les trois couches de désir ; ce n’est pas une chose ordinaire,
parce que lorsque vous avez réussi à satisfaire le désir du cœur de quelqu’un, il se peut que vous ayez en
même temps trouvé un ami pour la vie.

Firenza, 1498
J’aimerais clore ce chapitre avec une de mes histoires favorites concernant les rapports avec les clients.
L’histoire se passe à Florence, en Italie, durant la Renaissance. La ville a, des années plus tôt, acheté une
énorme pièce de marbre pour en faire une sculpture, mais un mauvais sculpteur qui avait été mis au travail
dessus y avait fait un gros trou. La ville perdit confiance en lui et le renvoya, et le grand morceau de marbre
resta à se détériorer dans le jardin de la cathédrale, exposé aux éléments pendant de nombreuses années.
Mais en 1498, le maire, Piero Soderini, partit en croisade pour que le marbre soit finalement sculpté. Il
contacta Léonard de Vinci, mais celui-ci n’avait pas du tout envie de travailler sur une pièce de marbre
abîmée. En plus de cela, il savait comment le précédent sculpteur avait été traité et il n’avait pas envie de
subir le même traitement. Mais un sculpteur se présenta, un jeune homme de 26 ans s’appelant Michel-
Ange. Le maire était sceptique sur les qualifications de quelqu’un de si jeune, mais Michel-Ange apporta un
prototype : un modèle en cire, montrant comment il arrangerait les jambes de la statue pour pallier le
problème du marbre fin et mal sculpté. Soderini et les membres de la commission chargés du projet furent
impressionnés et donnèrent à Michel-Ange le travail de création de la statue de David.

Un jour, alors que la statue était presque prête, le maire décida de passer pour voir comment avançait le
travail. La statue de David est très grande : 4,30 m de haut. Cela signifie que, pour pouvoir travailler
dessus, Michel-Ange avait dû l’entourer d’un échafaudage. Alors que Michel-Ange œuvrait en hauteur,
Soderini vint à l’intérieur de l’édifice pour avoir une meilleure vue de l’ouvrage. Aimant se voir comme un
expert, il dit à Michel-Ange que la statue était bien, mais que visiblement, le nez était trop gros.

Il était évident, pour Michel-Ange, que Soderini se tenait trop près de la statue pour avoir un bon angle de
vue ; après tout, le nez de n’importe qui semble trop gros si on le regarde par en dessous. Mais il lui
semblait également évident que les mots de Soderini ne disaient pas toute l’histoire, il avait des couches de
désir plus profondes. Au lieu d’essayer de donner au maire une leçon de perspective, le sculpteur l’invita à
grimper sur l’échafaudage, où ils pourraient ainsi rectifier le nez ensemble. Alors que Soderini grimpait,
Michel-Ange recueillit discrètement une petite poignée de poudre de marbre. Quand le maire eut un angle
de vue correct, Michel-Ange mit son ciseau près du nez de la statue, tapa dessus avec son marteau en
faisant semblant de sculpter, tout en lâchant de la poudre de marbre pour compléter l’illusion. Après
quelques minutes de ce tour, Michel-Ange s’éloigna puis dit : “Et maintenant ?”, “C’est bien mieux !” lui
répondit Soderini, “Vous avez réussi à la rendre vivante !”

Cela peut sembler être un vilain tour fait au maire de la ville. Mais l’était-ce vraiment ? Il était venu ce jour-
là parce qu’il désirait manifestement avoir un peu de paternité sur l’œuvre, il voulait être un partenaire
créatif. Et il s’en alla en pensant qu’il en était un. Après cela, si quelqu’un voulait critiquer la statue, vous
pouvez être sûr que Soderini était le premier à venir la défendre. Je ne vous raconte pas cette histoire pour
vous suggérer de mentir à vos clients, mais plutôt pour souligner l’importance de trouver des façons de les
faire se sentir être des partenaires créatifs sur votre jeu. Et il est possible de faire cela sans compromettre
votre vision créative. Gardez toujours à l’esprit que le client a plus à offrir qu’un simple financement. Cela
peut être des connexions, une expertise d’entreprise ou une connaissance particulière du public de votre
jeu. Vous vous rendrez compte que si vous écoutez vos clients – en les écoutant véritablement,
profondément –, ils vous écouteront en retour.

Objectif #94 : Le client

Si vous réalisez votre jeu pour quelqu’un d’autre, vous devriez probablement savoir ce qu’ils souhaitent.
Posez-vous ces questions :

Que dit le client sur ce qu’il veut ?

Qu’est-ce que le client pense vouloir ?

Qu’est-ce que le client souhaite réellement, au plus profond de son cœur ?

C’est quand vous proposez une nouvelle idée que vous avez le plus besoin que le client vous écoute, et c’est
le sujet de notre prochain chapitre.
28
Le game designer fait au client une présentation

FIGURE

28.1

Pourquoi moi ?
Si vous voulez trouver des gens pour financer votre jeu, ou le publier ou le distribuer, alors vous allez avoir
besoin de les convaincre que votre jeu en vaut la chandelle, ce qui signifie que vous devrez construire un
argumentaire à son propos. Vous pourriez penser “Pourquoi moi ? N’est-il pas suffisant que je sois celui qui
l’a conçu ? Quelqu’un d’autre ne pourrait-il pas le faire ?” Mais, véritablement, qui mieux que vous est
qualifié pour cela ? Les artistes ? Les programmeurs ? La direction ? En tant que concepteur du jeu, vous
devez le connaître et savoir mieux que n’importe qui d’autre pourquoi il est fantastique. Et si vous ne
croyez pas suffisamment en votre jeu pour vous dresser devant tout le monde et chanter ses louanges, alors
pourquoi quelqu’un d’autre devrait-il croire en son potentiel ?

À qui devrez-vous faire cette présentation, et quand ? Au début, vous énoncez des idées générales aux
membres de l’équipe et à des partenaires potentiels. Quand l’équipe s’est mise d’accord sur le concept, vous
allez le défendre devant la direction, pour recevoir l’autorisation de réaliser un prototype. Quand le
prototype est fait, vous allez présenter le jeu à des éditeurs, pour essayer d’obtenir un accord de
développement. Et durant le développement, si vous prenez conscience que le jeu a besoin de changer de
manière assez radicale, vous aurez besoin d’argumenter ces changements auprès d’à peu près tout le
monde. Une fois que le jeu sera fini, peut-être même allez-vous être obligé d’en parler à des journalistes
lors de conférences. Les présentations infligeant le plus de pression sont celles qui sont organisées en vue
d’obtenir un financement pour le jeu, et c’est pour cela que ce chapitre se focalisera plus particulièrement
sur ce point.

Une négociation pour le pouvoir


Avant de détailler la manière de mettre en place une bonne présentation, nous devrions prendre un
moment pour comprendre ce dont il s’agit exactement. Et pour comprendre cela, il est nécessaire de
comprendre ce qu’est le pouvoir. Le pouvoir ne passe pas forcément par la richesse ou le contrôle des gens,
même s’il arrive que ce soit parfois le cas. C’est simplement la capacité d’obtenir ce que l’on veut. Si vous
obtenez ce que vous voulez, vous êtes puissant. Si vous n’y arrivez pas, vous êtes impuissant.

Mais vous remarquez que notre définition du pouvoir contient deux parties : “La capacité d’obtenir” et “ce
que vous voulez”. La plupart des personnes se focalisent uniquement sur la première partie, la capacité
d’obtenir. Mais la seconde partie, ce que vous voulez, est tout aussi importante. Parce que si vous ne savez
pas ce que vous voulez, vous passerez votre temps à obtenir des choses sans jamais en être satisfait. Mais si
vous savez ce que vous voulez, vous pouvez concentrer vos efforts bien plus efficacement dans le but de
l’obtenir, et en faisant cela, vous deviendrez puissant.

Et quand vous faites la présentation de votre jeu, vous entrez dans une phase de négociation du pouvoir, où
vous allez essayer d’obtenir ce que vous voulez, tout en essayant de convaincre d’autres personnes que
votre jeu les aidera à obtenir ce qu’elles veulent. Pour cette raison, le fondement de n’importe quel
argumentaire efficace consiste à définir ce que vous voulez ainsi que ce que vos interlocuteurs veulent. Cela
peut être assez compliqué, surtout si on garde à l’esprit que chacun de vous a trois couches de désir.

La hiérarchie des idées


On entend souvent les concepteurs débutants se plaindre : “Je n’y crois pas ! J’ai présenté cette idée
vraiment sympa, et personne ne s’est montré intéressé ! Qu’est-ce qui ne va pas avec les gens ?” Et la
réponse est que tout va bien pour eux – c’est juste que les idées vraiment sympa ont une valeur assez faible
dans la hiérarchie des idées présentée ci-après :
Je sais que ça peut paraître idiot, mais le sens est que lorsque vous exposez une idée, elle n’est pas jugée
simplement sur son mérite, elle l’est sur son utilité pour la personne à qui vous la présentez, au moment où
vous la présentez. Et les idées qui passent ce jugement avec succès valent parfois des millions d’euros.
Lorsque vous faites la présentation d’une bonne idée et qu’elle est rejetée, ne soyez pas frustré, allez plutôt
la proposer à quelqu’un qui peut l’utiliser, ou mettez-la dans votre poche pour qu’elle soit prête pour le jour
où son temps sera enfin venu.

Douze astuces pour une présentation réussie


Donc, vous savez à qui vous allez faire votre présentation, vous avez trouvé une bonne idée qu’ils pourront
utiliser dès à présent, et vous savez même ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous. Et maintenant ?

Astuce #1 : Passez la porte


Vous ne pourrez pas présenter votre idée si vous ne pouvez pas passer la porte. Certaines portes sont faciles
à franchir, et d’autres ne le sont pas. Les éditeurs de jeux peuvent être très difficiles à joindre lorsqu’il s’agit
d’obtenir un entretien. Ils sont comme la plus jolie fille l’école, et ils le savent. Ils ignorent souvent les e-
mails et les messages, et annulent leurs rendez-vous quasiment sans prévenir. Ils ont leurs propres équipes
de développement avec lesquelles ils ont l’habitude de travailler, et donc à moins que vous n’arriviez à les
convaincre que vous avez quelque chose de très spécial, les difficultés peuvent déjà commencer au moment
d’essayer de passer leur porte pour les rencontrer, et particulièrement si vous envisagez d’emprunter
directement la grande porte.

Une bien meilleure méthode consiste à utiliser la porte de derrière, si vous le pouvez, c’està-dire si vous
connaissez quelqu’un à l’intérieur qui peut se porter garant de vous. Un éditeur qui ignorerait votre e-mail
n’ignorera pas celui de quelqu’un avec qui il travaille régulièrement. Je pense que l’on peut dire que la
majorité des contrats de jeux se font de cette façon : une équipe de développement et un éditeur ont été
présentés l’un à l’autre par un ami commun. C’est pourquoi des événements comme la GDC (Game
Developers Conference, Congrès des développeurs de jeux), et les réunions locales qui peuvent être
organisées par l’IGDA (International Game Developer Association, L’association internationale des
développeurs de jeux), l’AFjV (Association française pour le jeu vidéo) ou encore d’autres organismes de
soutien au jeu vidéo sont si importants. Ils vous aident à construire des réseaux de contacts pour que,
lorsque votre présentation est prête, vous puissiez passer la porte.
Astuce #2 : Montrez que vous êtes sérieux
Quand je travaillais encore chez Walt Disney Engineering, il s’y déroulait un événement remarquable deux
fois par an, appelé la “tribune libre”. C’était une occasion d’exposer une brillante idée aux plus grands
esprits créatifs de l’entreprise, chargé des parcs à thème Disney. N’importe qui au sein de la société était
invité à venir et à faire une présentation de cinq minutes devant ce panel de décisionnaires. Ces derniers
délibéraient alors en privé pendant cinq minutes puis donnaient à chacun cinq minutes de retours sur
l’idée. S’ils l’aimaient, elle passait à l’étape suivante pour, éventuellement, se retrouver déployée dans les
parcs ! J’adorais ce principe d’avoir une chance d’exposer de nouvelles idées, et j’en profitais chaque fois
que je le pouvais. Généralement, j’étais bien préparé mais, pour l’une de ces sessions, j’avais manqué de
temps. Je m’étais alors dit qu’au lieu de leur donner une idée bien travaillée, je pourrais peut-être leur
présenter deux idées un peu moins abouties. L’une consistait en une fontaine faite de bulles de savon, et
l’autre était un mini-feu de camp dans un restaurant pour que les invités puissent faire griller leur
guimauve directement à leur table. Après ma présentation, le panel avait de nombreuses questions. La
fontaine marcherait-elle réellement ? Est-ce que le mini-feu de camp serait sûr ? Est-ce que j’avais
construit des prototypes pour répondre à ces questions ? J’ai dû alors admettre que non. L’un des membres
du panel s’indigna : “Si ces idées ne vous intéressent pas suffisamment pour que vous les testiez, pourquoi
nous autres devrions-nous nous y intéresser ?” Ce fut humiliant, mais il avait parfaitement raison.

Quand vous travaillez la présentation d’un jeu, vous devez montrer que vous comptez réellement le
réaliser. Il fut un temps où une équipe de développement pouvait avoir un contrat avec un éditeur
simplement sur la base de quelques dessins et d’une description de ce à quoi le jeu ressemblerait. Mais ce
genre de contrat n’a quasiment plus cours à l’heure actuelle, vous devez maintenant être capable de
présenter un prototype fonctionnel. Mais même un prototype n’est pas suffisant ; vous devez montrer que
vous avez sérieusement réfléchi à votre jeu, son marché, et la façon dont il fonctionne. Cela peut passer par
le biais d’un document de conception détaillé (personne ne le lira, mais ils le soupèseront), ou encore
mieux, avec une présentation claire des détails pour lesquels le jeu se vendra bien. Croire que votre jeu
pourrait être amusant n’est pas suffisant, vous devez montrer que vous avez fait le travail qui prouve que
votre jeu sera amusant.

Astuce #3 : Soyez organisé


Il est très facile de tomber dans le piège de se dire que : “De toute manière, les personnes créatives ne sont
pas organisées.” L’organisation est un autre moyen d’assurer que vous êtes sérieux. Par ailleurs, plus vous
êtes organisé, en ayant ce dont vous avez besoin à portée de la main, plus vous serez calme, et plus vous
maîtriserez la situation. Un éditeur verra un concepteur bien organisé comme un concepteur à “moindre
risque”, ce qui l’incite à faire plus facilement confiance.

Il faut donc vous assurer que votre argumentaire et votre présentation sont bien planifiés. Si vous apportez
(et vous le devriez) des supports de présentation, assurez-vous qu’ils sont facilement accessibles et que
vous en avez suffisamment pour tout le monde. Si votre présentation s’appuie sur un ordinateur, un
projecteur ou (gloups) une connexion Internet, vérifiez leur fonctionnement : soyez en avance au rendez-
vous pour pouvoir les tester, au cas où. Il m’est arrivé de planifier une présentation très importante, et
pour laquelle la date était convenue, mais pas l’heure ! Je me suis retrouvé le jour précédant l’entrevue à
essayer de recontacter la personne, pour vérifier si notre rendez-vous était toujours d’actualité, et si oui à
quelle heure exactement ! L’expérience fut stressante, embarrassante et inutile.
L’organisation n’est pas un fardeau. L’organisation vous rendra libre.

Astuce #4 : Soyez passionné !


Une chose qui me semble incroyable, c’est que je vois régulièrement des présentations pendant lesquelles
la personne chargée de l’argumentaire semble quelque peu indécise vis-à-vis du jeu dont elle parle. Vous
devez arriver à attiser la curiosité des gens auxquels vous parlez et, pour cela, vous devez vous-même être
passionné par votre jeu ! N’essayez pas de faire semblant, ça sonnerait complètement faux. En revanche, si
vous êtes réellement excité par votre jeu quand vous en parlez, cela transparaîtra dans la présentation, et il
se pourrait même que ça devienne contagieux ! Et la passion représente plus que simplement de
l’excitation, elle représente également une dynamique et un attachement à produire un jeu de qualité à
n’importe quel prix. Un éditeur a besoin de voir ce genre d’engagement s’il doit vous confier les millions
d’euros que coûtera la production de votre jeu de génie.

Astuce #5 : Mettez-vous à leur place


Au cours des chapitres précédents, nous avons parlé de l’importance de l’écoute de votre public, de votre
jeu et de votre équipe ; la présentation n’est qu’une occasion de plus d’écouter. Nous partons souvent du
principe que la vente ne dépend que de nous : si seulement nous les poussons suffisamment, ils achèteront.
Mais personne n’aime être confronté à un vendeur agressif et trop insistant. Ce que nous apprécions, c’est
que quelqu’un nous écoute et essaie de résoudre nos problèmes. Votre argumentaire devrait tourner autour
de ça. Parlez à l’avance avec les personnes auxquelles votre présentation est destinée. Essayez d’en
apprendre le plus possible sur elles, et assurez-vous que le jeu que vous comptez leur présenter leur
correspond ; si ce n’est pas le cas, ne leur faites pas perdre leur temps.

Même si vous connaissez par cœur le jeu dont vous faites la présentation, souvenez-vous que votre “public”
ne l’a jamais vu ; alors assurez-vous de le décrire d’une façon claire, facile à comprendre et évitez autant
que possible d’employer un jargon spécifique. Entraînez-vous avec des amis et des collègues qui ne sont
pas familiers avec l’idée du jeu, pour voir si votre exposé est suffisamment clair.

Souvenez-vous également que les personnes auxquelles vous faites votre présentation en ont probablement
déjà vu des centaines et, de plus, sont très occupées. Assurez-vous de ne pas leur faire perdre plus de temps
que nécessaire et allez droit au but. Si, à un moment, les gens semblent s’ennuyer, passez à l’étape suivante
et continuez. Si un point les intéresse et sur lequel ils veulent plus de détails, ils n’hésiteront pas à vous
poser des questions.

Une autre façon de vous mettre à la place de votre client consiste à imaginer le scénario parfait. C’est-à-dire
qu’il a A-DO-Ré votre présentation. Que se passe-t-il ensuite ? Dans la plupart des cas, un contrat ne peut
pas être signé tout de suite. Les personnes que vous avez rencontrées vont probablement devoir présenter à
leur tour votre jeu au sein de leur société, auprès de leurs collègues ou de leurs supérieurs. À quel point
leur avez-vous facilité la tâche ? Voici des éléments qui permettent plus facilement à un “fan” de votre
projet de le présenter à d’autres :

Donnez à votre idée des “accroches”, c’est-à-dire mettez en place de courtes phrases accrocheuses qui
la résument : “C’est un bowling-jeu-de-rôle !”, “C’est un Pokémon pour les grands !”, “C’est
Nintendogs, avec un zoo au complet !”
Donnez-leur un rapport de qualité professionnelle (à la fois imprimé et digital) qui résume les qualités
de votre idée et, plus important, celles de votre société. L’IGDA a un très bon dossier sur le sujet, le
Game Submission Guide (le guide de la proposition de jeu), qui détaille exactement ce que vous devriez
mettre dans ce document. Il est disponible (en anglais uniquement) à cette adresse :
http://www.igda.org/sites/default/files/IGDA_Game_Submission_Guide_0.pdf.

Si vous avez une présentation PowerPoint, ou un document de conception, vous devriez la leur donner
sous forme de CD.

Si vous le pouvez, faites de courtes vidéos permettant d’illustrer le gameplay. C’est un moyen plus sûr
que le simple prototype, qui pourrait être bugué ou auquel vos interlocuteurs pourraient avoir des
difficultés à jouer.

Astuce #6 : Concevez votre présentation


La présentation est une forme d’expérience ! Alors pourquoi ne pas la concevoir au moins aussi bien que
votre jeu ? De nombreux objectifs présents dans ce livre vous aideront à y parvenir. Votre présentation doit
être accessible, contenir des surprises, avoir une bonne courbe d’intérêt (avec une accroche, une
construction, de la tension et du relâchement, un apogée), etc. Elle devrait avoir une bonne valeur
esthétique, en privilégiant les images sur les mots dès que la situation le permet. Elle doit être élégante et se
concentrant en priorité sur ce qui rend votre jeu unique, sur les raisons pour lesquelles il se vendra mieux
que la concurrence, et pourquoi il convient parfaitement aux personnes à qui vous le présentez. Vous
devrez avoir réfléchi à chaque moment durant le déroulement de la présentation. Serez-vous accompagné
d’autres membres de l’équipe ? À quel moment les présenterez-vous ? Quand montrerez-vous votre
prototype ? Si vous pensez qu’une “sur-préparation” ne fera que gâcher l’énergie de votre présentation,
vous avez tort. Vous pouvez toujours dévier d’un plan si vous le désirez, mais le fait d’en avoir un permet
de garder l’esprit libre et de focaliser ainsi l’attention sur le fait de donner la meilleure présentation
possible. Vous n’aurez pas à vous soucier de savoir si vous avez oublié quelque chose d’important.

Astuce #7 : Connaissez tous les détails


Durant une présentation, on vous posera des questions. Expérimentés, les éditeurs très occupés
n’attendront pas jusqu’à la fin, ils n’hésiteront pas à casser le rythme de votre démonstration pourtant si
bien planifiée pour poser des questions détaillées à propos de choses qu’ils pen-sent être importantes. Vous
devez avoir autant d’informations factuelles que possible, à portée de main. Celles-ci incluent :

Les détails de conception. Vous devez parfaitement connaître votre concept. Pour les parties de la
conception que vous avez mises de côté, vous devriez au moins voir une idée à leur sujet. Vous devez
avoir des réponses assurées à des questions comme “Combien d’heures de jeu ?”, “Combien de temps
faut-il pour finir un niveau ?”, “Comment fonctionne le multijoueur ?”, et des centaines d’autres.

Les détails du planning. Vous devez savoir combien de temps sera nécessaire pour créer le jeu et
combien de temps il faudra approximativement à votre équipe pour atteindre chaque étape importante
(le document de conception terminé, le premier prototype jouable, la première version alpha, la
seconde alpha, la bêta, la version finale). Proposez des délais réalistes, ou l’éditeur perdra rapidement
confiance en vous. Soyez prêt pour la question : “En combien de temps minimum pouvez-vous finir le
jeu ?” Et soyez préparé à ce que votre réponse soit également votre engagement.
Les détails financiers. Vous devez savoir combien coûtera le développement de votre jeu. Cela
impose de savoir combien de personnes travailleront dessus et pendant combien de temps, ainsi que
les autres coûts. Attendez-vous également à la question : “À combien d’unités pensez-vous que le jeu se
vendra ?” Et vous devrez probablement fonder votre réponse sur les ventes de titres similaires. Ne
donnez pas simplement un nombre, dites ce que vous pensez être un minimum et un maximum
réalistes, et soyez ABSOLUMENT sûr que le minimum que vous annoncez continue de faire de votre
jeu un projet profitable pour l’éditeur.

Les risques. On vous demandera quels sont les plus gros risques sur le projet. Vous devez être
préparé à les citer clairement et succinctement, ainsi que votre plan pour vous occuper de chacun
d’eux, qu’ils soient techniques, ludiques, esthétiques, publicitaires, financiers ou légaux.

Vous avez également besoin d’anticiper les questions que les personnes ne manqueront pas de vous poser.
Il y a une histoire légendaire à propos du constructeur d’attraction joe Rohde qui proposait à Michael
Eisner, le PDG de Disney, sa dernière trouvaille concernant le parc à thème Animal Kingdom (le royaume
des animaux). Eisner s’était longtemps posé la question de savoir si ce parc était une bonne idée, et il avait
donné à joe une dernière chance de lui prouver qu’elle l’était. Après la présentation détaillée de joe, Eisner
lui dit “je suis désolé… mais je ne vois toujours pas ce qu’il y a de si excitant à propos d’animaux vivants.”
joe sortit de la salle de réunion, pour y revenir un petit peu plus tard, en compagnie d’un tigre du Bengale.
“Ceci”, dit-il, “est ce qu’il y a de tellement excitant à propos des animaux vivants.” Le parc à thème reçut
son financement. Quand vous pouvez anticiper les questions qui vont être posées et que vous pouvez leur
donner des réponses parfaites, votre pouvoir de persuasion en devient presque magique.

Astuce #8 : Respirez la confiance en vous


Bien que la passion soit importante, la confiance en soi, qui n’est pas du tout la même chose, l’est tout
autant. Être confiant signifie que vous êtes sûr que votre jeu sera parfait pour le client, et que votre équipe
est parfaite pour le développer. Cela suppose de ne pas être déstabilisé lorsqu’on vous pose une question
difficile. Cela nécessite de connaître tous les détails. Gardez à l’esprit que vous ne vendez pas simplement
l’idée, mais aussi vous-même. Si vous semblez nerveux, les gens auront l’impression que vous ne croyez pas
en ce que vous dites. Quand vous montrez quelque chose d’impressionnant, vous devez plutôt faire comme
si de rien n’était. Comme si c’était facile. Si les autres membres de votre équipe sont avec vous, vous devriez
répondre aux questions en équipe : laissez la réponse être donnée, naturellement et en toute confiance, par
le membre le plus apte à le faire.

Et voici un mot magique à utiliser quand une question difficile risque d’ébranler votre confiance :
“Absolument.” Pour des questions comme : “Pensez-vous que ce jeu se vendra bien au japon ?”, “Les
serveurs peuvent-ils supporter la charge ?”, “Pouvez-vous faire une version pour enfants ?” Vous pouvez
penser “oui” ou “probablement”, mais je vous garantis que “absolument” renverra de vous une image bien
plus confiante. Bien sûr, il vous faudra ensuite pouvoir appuyer cette réponse !

Et un mot rapide concernant les poignées de main : si vous n’êtes pas sûr d’avoir une poignée de main
suffisamment assurée, vous devez vous entraîner pour cela. Les poignées de main sont un système secret
grâce auquel les gens, et plus particulièrement les hommes, évaluent les personnalités. Vos mots peuvent
sembler assurés, mais si votre poignée de main ne l’est pas, cela jettera un doute sur tout ce que vous dites.
Mais que se passe-t-il si vous n’avez pas confiance en vous ? Que faire si vous devenez vraiment très
nerveux à l’idée de parler en public ? La meilleure chose à faire est de visualiser un moment pendant lequel
vous étiez absolument sûr de vous. Vous replacer mentalement dans ce contexte vous permettra de vous
souvenir de la sensation apportée par la confiance en soi et de vous conforter dans l’idée d’être cette
personne assurée qui peut prendre calmement en charge une situation importante.

Astuce #9 : Soyez flexible


Durant votre présentation, vous serez confronté à des surprises. La personne à qui vous déroulez votre
argumentaire peut tout d’un coup vous dire qu’elle déteste votre concept – qu’avez-vous d’autre ? Vous
pouvez avoir prévu une entrevue d’une heure pour que l’on vous annonce finalement que vous n’avez que
vingt minutes. Vous devez gérer ce genre de situation avec calme et assurance. Le game designer Richard
Garfield raconte comment il est allé voir un éditeur pour lui proposer RoboRally, un jeu de plateau
complexe à propos de robots dans une usine. Garfield adorait son jeu et il en fit donc un argumentaire
détaillé à l’éditeur qui l’écouta patiemment, pour finalement lui dire : “Je suis désolé, mais nous ne
pouvons pas utiliser cela. C’est trop gros. Nous recherchons des jeux petits et portables. Vous avez quelque
chose comme ça ?” Garfield aurait pu s’en aller, vexé mais, au lieu de ça, il resta serein et considéra que son
objectif était de faire éditer un jeu, sans que ce soit nécessairement celui-ci. Il expliqua alors qu’il travaillait
sur une idée d’un nouveau genre de jeu de cartes ; pour-rait-il revenir et le présenter ? Le jeu qu’il présenta
la seconde fois était ce qui devint Magic : L’assemblée, l’énorme succès mondial.

Astuce #10 : Répétez


Préparer votre présentation est une bonne chose, la répéter est encore mieux. Plus vous serez à l’aise en
parlant de votre jeu, et plus votre présentation sera naturelle. Sautez sur n’importe quelle occasion de vous
entraîner – quand votre mère vous demande “Alors, sur quoi travailles-tu en ce moment ?”, servez-lui
votre argumentaire. Et puis servez-le également à vos collègues, votre coiffeur, votre chien. Il ne s’agit pas
de mémoriser certains mots spécifiques de votre présentation, mais la chaîne des idées doit être capable de
sortir naturellement de vous, comme votre chanson préférée.

Si vous allez montrer une démo, répétez-la également. Évitez à tout prix de faire votre argumentaire
pendant que vous êtes en train de jouer ! Cela peut vous donner une image de déficient mental et vous faire
perdre un temps précieux. Faites plutôt jouer un collègue pendant que vous parlerez du jeu et répondrez
aux questions. À moins qu’un exécutif n’ait un coup de foudre pour votre jeu, n’espérez pas le voir jouer à
votre prototype. Les risques sont bien trop grands pour ces gens de se mettre dans une situation
embarrassante ou de casser votre prototype et de vous mettre dans une situation embarrassante.

Astuce #11 : Faites-les se l’approprier


Au Chapitre 27, nous avons vu comment Michel-Ange avait usé d’une ruse pour que son client s’approprie
le projet. Mais vous n’avez pas besoin d’être aussi artificieux que lui. Idéalement, vous voudriez que le
public sorte de votre présentation en pensant au jeu comme à “son jeu”. Avoir un allié parmi les membres
du groupe auquel vous faites votre présentation est un atout indéniable, quelqu’un qui est déjà vendu à
votre concept et le défendra auprès des autres. Une autre façon d’augmenter les chances de voir le client
s’approprier votre jeu est d’intégrer ses idées à l’argumentaire. Si, lors d’une précédente conversation, il
vous a demandé : “Alors, c’est un jeu de guerre, hein ? Est-ce qu’il y a des hélicoptères ? J’adore les
hélicoptères !”, alors vous devriez vous arranger pour faire apparaître des hélicoptères quelque part dans
votre présentation. Vous pouvez même intégrer au vol les idées du client, en utilisant des concepts établis à
partir des questions précédentes (“Pourrait-il y avoir des rats géants ?”) pour expliquer des choses plus tard
dans la présentation (“Alors, disons que vous entrez dans une pièce pleine de rats géants…”). Plus vous lui
facilitez la tâche pour s’imaginer qu’il s’agit de son jeu, et plus vous serez près d’obtenir son accord sur
votre proposition.

Astuce #12 : Restez en contact


Après votre présentation, les gens vous remercieront et promettront de vous rappeler. Et peutêtre le feront-
ils, mais peut-être aussi ne le feront-ils pas. Cela ne signifie pas forcément qu’ils n’ont pas aimé votre
présentation. Ils peuvent même l’avoir vraiment beaucoup aimée, mais ils se sont peut-être retrouvés pris
par quelque autre affaire plus importante ou plus urgente que la vôtre. Quelques jours après votre réunion,
vous devriez trouver une excuse pour les recontacter par e-mail ou par téléphone (“Vous m’aviez demandé
des détails concernant le gestionnaire de textures, et je voulais juste revenir vers vous à ce sujet”) pour leur
rappeler de manière subtile que vous êtes toujours là, et qu’ils vous doivent un retour. Vous n’avez en
revanche aucune raison de les harceler pour obtenir une réponse ; si vous le faites, vous devriez rapidement
en obtenir une, du genre : “Non merci.” Ils ont probablement besoin de temps pour y réfléchir, de temps
pour en parler en interne, ou de temps pour passer en revue des offres concurrentes. Contentez-vous de les
relancer périodiquement, pas trop souvent, jusqu’à ce que vous obteniez une réponse. Ne cédez pas à la
frustration s’ils ne répondent pas, soyez patient et compréhensif. Il se peut simplement que le temps ne
soit pas encore venu où votre idée leur sera utile. Il n’est pas rare, quand on relance un éditeur six mois
après une présentation, de l’entendre dire : “Hé ! Je suis content que vous me contactiez. Vous vous
souvenez de la présentation que vous avez faite ? Je pense que nous pourrions vouloir en reparler avec
vous. Peut-on se voir la semaine prochaine ?”

Un jeu commence avec une idée, mais il est financé grâce à une présentation. Souvenez-vous-en pour ne
pas oublier de la concevoir aussi bien que vous concevez votre jeu.

Objectif #95 : La présentation

Pour vous assurer que votre présentation est aussi bonne qu’elle devrait l’être, posez-vous ces
questions :

Pourquoi présentez-vous ce jeu à ce client ?

Que pourriez-vous considérer comme “une présentation réussie” ?

Qu’est-ce que les personnes visées par votre présentation ont à y gagner ?

Qu’est-ce que les personnes à qui vous faites votre présentation doivent savoir à propos de
votre jeu ?
29
Le game designer et le client veulent que le jeu
réalise un profit

FIGURE

29.1

L’amour et l’argent
Il est temps de faire face à une douloureuse réalité.

Je sais que vous, personnellement, vous concevez des jeux par amour du médium. S’il n’y avait pas moyen
de gagner de l’argent en faisant de la conception de jeux, vous continueriez sûrement malgré tout d’en faire
comme un hobby. Le mot “amateur” signifie littéralement “celui qui aime”.

Mais l’argent est le moteur de l’industrie du jeu.

Si les jeux n’étaient pas profitables, l’industrie décrépirait et finirait par mourir.

Et dans le monde réel de l’industrie du jeu, il y a de nombreuses personnes qui, si elles apprenaient
aujourd’hui qu’elles pourraient faire 2 % de profit de plus à l’année en vendant des ouvre-boîtes plutôt que
des jeux, changeraient tout de suite de métier et en seraient très fières.

Peut-être voyez-vous ces personnes avec un certain mépris. Mais le devriez-vous réellement ? Les profits
sont nécessaires à l’industrie, et qui est mieux placé que des personnes aimant l’argent pour s’en charger ?
Par exemple, vous, pourriez-vous passer votre journée à vous soucier des questions d’argent ? Vous avez
des jeux à concevoir. Alors pourquoi ne pas laisser les financiers s’occuper de l’argent et les concepteurs de
la conception ? Ainsi, tout le monde pourrait être content dans son petit coin, n’est-ce pas ?

Malheureusement, non. Vous vous souvenez de “la forme suit le financement” ? Eh bien, les décisions
prises par les financiers (“Vous devez réaliser ce jeu avec trois millions d’euros, et pas les cinq que vous
aviez demandés”, “Nous avons décidé que ce jeu en ligne massivement multijoueur doit finalement
marcher avec des micro-transactions, pas une souscription”, “Vous devez inclure de la publicité dans le
jeu”) peuvent avoir un énorme impact sur la conception du jeu. Et l’inverse est également vrai, des
décisions de conception auront un énorme impact sur la profitabilité du jeu. D’une étrange manière, la
conception et la direction tiennent chacune les ficelles contrôlant la destinée de l’autre. À cause de cela, les
financiers viendront vous voir et vous diront comment concevoir votre jeu, parce qu’ils auront peur que
vous ne compreniez pas les retombées de votre conception sur la profitabilité. Et quand il y a un conflit
entre vous deux, qui est selon vous celui dont l’avis prévaut ? N’oubliez jamais la règle d’or : c’est celui qui
a l’argent qui établit les règles.

Pour cette raison, il est très important que vous en compreniez suffisamment à propos du business des jeux
pour que vous puissiez avoir des discussions intelligentes avec les financiers. Cela vous permettra d’avoir
un bien plus grand contrôle créatif. En effet, si vous pouvez expliquer pourquoi votre précieuse fonction
rapportera au final plus d’argent qu’elle n’en aura coûté, dans des termes clairs et convaincants, vous aurez
plus de chances d’arriver à un jeu qui va dans le sens que vous savez être le meilleur.

Vous êtes peut-être en train de penser “Mais je n’y connais rien du tout en business ; toute cette partie sur
les finances va me passer au-dessus de la tête !” Mais vous n’avez pas besoin d’en maîtriser tous les aspects,
vous avez simplement besoin d’en savoir assez pour pouvoir y réfléchir et en parler. C’est plus simple que
d’apprendre les probabilités, que vous semblez avoir plutôt bien comprises. Je suis sûr que vous avez déjà
rencontré quelqu’un avec une maîtrise de gestion et qui, étonnamment, n’avait pas l’air très malin. Alors si
cette personne a pu comprendre tout ça, vous ne devriez pas avoir de gros problème non plus. Et puis
gagner de l’argent ressemble finalement beaucoup à un jeu ; quand vous y réfléchissez de cette façon, cela
peut même devenir assez amusant de s’y mettre.

Ce chapitre ne va pas aller dans le détail du business des jeux – il y a d’autres livres pour cela. Mais nous
parlerons de choses que vous pouvez faire pour faciliter les échanges avec les personnes qui tiennent les
cordons de la bourse qui alimente votre jeu.

Connaissez votre modèle économique


Pour comprendre n’importe quel business, suivez l’argent. Si vous comprenez où l’argent va et pourquoi,
vous comprenez le business. Par exemple, quand un consommateur achète un jeu à 50 € dans le
commerce, ce diagramme montre, en moyenne, où l’argent finit :
FIGURE
29.2

Voir ce genre de diagramme amène à des questions comme :

Q : Qu’est-ce qu’un détenteur de plate-forme ?

R : C’est la société qui crée une certaine console (Sony, Nintendo, Microsoft). Généralement, elle ne
gagne pas d’argent en la vendant (en fait, la plupart du temps, elle perd de l’argent en les vendant à
perte !) mais en “taxant” l’éditeur pour chaque titre produit.

Q : Pourquoi le distributeur garde-t-il autant ?

R : Ce diagramme donne l’impression que le distributeur est un rapiat, mais il ne l’est pas. La
distribution est un business à faible marge où toute économie possible doit être faite pour pouvoir
survivre. C’est juste qu’il revient très cher de faire tourner une boutique.

Q : Pourquoi l’éditeur garde-t-il autant ?

R : Regardez tout ce qu’il doit faire ! Il doit coordonner et négocier avec toutes ces entreprises
différentes et, si quelque chose se passe mal, c’est lui qui perd de l’argent. Si un jeu ne se vend pas, les
développeurs reçoivent malgré tout de l’argent pour avoir réalisé le titre, et les distributeurs
demanderont à l’éditeur de leur racheter leurs invendus. Une des raisons pour lesquelles l’éditeur
prend autant est qu’il doit payer pour les titres qui perdent de l’argent.

Q : Que sont les marges arrière ?

R : À un moment donné, un titre finira par être dévalorisé et vendu à un prix plus bas. Le distributeur
fait absorber une partie de la perte à l’éditeur quand cela arrive. En moyenne, cela représente environ 6
% du prix du titre.

Maintenant, soyez conscient que ces chiffres ne sont que des moyennes. Ce qui arrive réellement est bien
plus complexe. Je suis sûr que vous avez de nombreuses questions à ce propos – c’est ce qui se passe quand
on suit l’argent ; cela soulève des questions : trouvez les réponses et vous comprendrez le modèle
économique.

La vente en magasin n’est pas le seul modèle économique existant. Il en existe beaucoup d’autres : le
téléchargement par Internet, les téléchargements sur console, les jeux sur télé-phone portable, les jeux de
cartes et de plateau, les jeux publicitaires, les souscriptions des jeux en ligne massivement multijoueurs
(MMO), les micro-transactions des MMO, et de nombreux autres. Beaucoup d’entre eux ont eu une
croissance rapide durant les dernières années, en partie parce qu’ils échappaient aux coûts élevés de la
vente en magasin. Et les particularités de chaque modèle économique exercent de puissantes forces sur la
nature des jeux vendus par leur intermédiaire, ce qui explique pourquoi vous devez les comprendre.

Ce n’est vraiment pas difficile. Si un nouveau modèle économique vous laisse perplexe, tout ce que vous
avez à faire est de trouver un financier et de lui demander : “Pourrais-tu me montrer où va l’argent ?”, et
vous saurez rapidement quelles questions poser.

Nombre d’unités vendues


Inévitablement, vous trouverez utile de comparer votre jeu aux autres du même genre et qui sont passés
avant lui. Et vous n’aurez sûrement pas envie de vous retrouver dans une conversation comme la suivante :

Vous : Notre jeu est fantastique ! C’est comme Katamari Damacy, mais dans l’espace !

L’éditeur (avec dédain) : Est-ce que vous savez à combien d’exemplaires s’est venduKatamari Damacy ?

Vous : Euh… Beaucoup !?

Le nombre d’unités vendues équivaut au succès du jeu. Malheureusement, mettre la main sur ces chiffres
peut être difficile. Si vous êtes chanceux, vous pouvez parfois les trouver avec une recherche sur Internet ou
dans un article de magazine. Si vous êtes chez un grand développeur ou éditeur, celui-ci peut avoir accès au
service de suivi du NPD (www.npd.com) pour les états-Unis, ou à celui de GfK (panelsculture.gfk.fr)
pour la France, que vous pourrez alors utiliser pour obtenir les données qui vous intéressent.

Ces données sont vraiment importantes. Le succès passé de jeux ressemblant au vôtre servira de base à un
éditeur pour estimer les probabilités de vente d’un nouveau jeu. Les unités vendues sont l’une de ces dures
réalités contre lesquelles il est difficile d’argumenter.– Alors, si vous parvenez à avoir ces données, utilisez-
les à votre avantage.

Seuil de rentabilité
Une notion que vous avez intérêt à connaître, c’est le “seuil de rentabilité”. C’est-à-dire, le nombre
d’exemplaires du jeu qui doivent être vendus avant que l’éditeur ne récupère l’ar-gent qu’il a investi
dedans. Parce que si vous expliquez fièrement que, d’après les ventes de la concurrence, votre jeu se vendra
sûrement à 200 000 exemplaires, et qu’un calcul rapide montre que l’éditeur ne gagnera rien jusqu’à ce
que 400 000 exemplaires soient écoulés, vous avez un problème. Si vous n’êtes pas sûr de la façon dont un
éditeur particulier calcule son seuil de rentabilité, demandez-lui.

Soyez au courant des meilleures ventes


Essayez ça : faites une liste, maintenant, des dix meilleures ventes de jeux vidéo sur l’année passée.
Ensuite, allez sur Internet et comparez-la à la réalité. Si vous avez fait un sans-faute, beau travail. Si ce n’est
pas le cas, vous devriez penser aux raisons pour lesquelles vous vous êtes trompé. Ne vous êtes-vous pas
rendu compte que les jeux basés sur des films étaient si populaires ? Avez-vous oublié les jeux de sport ?
Pensiez-vous que les jeux portables n’entreraient pas sur cette liste ? étiez-vous parti du principe que les
jeux que vous aimiez le plus étaient des jeux que tout le monde aimait forcément ? Je peux vous garantir
que n’importe quel éditeur à qui vous ferez une présentation sera capable de vous donner le nom de tous
les jeux du top 10 de l’année dernière. Pourquoi ? Parce que l’industrie du jeu est un business qui repose
sur le succès. Les éditeurs gagnent leur argent grâce aux gros succès, et c’est pourquoi ils les étudient très
minutieusement, pour essayer d’en saisir les mécanismes.

Si vous voulez comprendre comment pensent les éditeurs, vous devez analyser les jeux à succès. Une
société, Electronic Entertainment Design and Research (Conception et recherche des loisirs électroniques,
www.eedar.com), amène cette analyse vers de nouveaux sommets en décomposant les jeux fonction par
fonction, puis en effectuant des analyses mathématiques complexes pour chercher à comprendre quelles
fonctions ont le plus contribué au succès financier de chaque titre. À quel point le multijoueur compte-t-il ?
Quelle est l’importance du nombre d’heures de jeu ? Etc. Ainsi, les développeurs et les éditeurs peuvent
tirer parti de ces données pour leurs futurs titres.

Peu importe la manière dont vous le ferez, trouvez des moyens de vous familiariser avec les succès sur votre
marché et auprès de votre public cible et essayez de comprendre pourquoi ils ont réussi. Cela vous aidera à
vous construire une vision commune avec les financiers. Et si vous avez des idées précises quant à la raison
pour laquelle certains concepts de jeux ont généré tellement de profits, je peux vous garantir que les
financiers auront envie d’entendre ce que vous avez à dire.

Apprenez le langage
Chaque spécialité a un jargon, et l’économie des jeux vidéo ne fait pas exception. En réalité, la plus grande
partie est un jargon assez standard à la vente au détail ou à l’e-commerce, avec quelques exceptions. Il n’est
pas très difficile à apprendre ; il est constitué essentiellement de sigles qui sont des raccourcis pour des
concepts simples.

Certains des termes que vous devriez connaître :

UGS (unité de gestion des stocks) ou SKU (Stock-Keeping unit). C’est une référence unitaire
élémentaire pour une boutique. Un jeu peut être décliné en plusieurs UGS, puisque chaque version
pour une console différente en est une, et chaque version localisée (halo 3 en français) en est également
une. Les éditeurs se mesurent eux-mêmes souvent en termes de nombre d’UGS qu’ils peuvent sortir
par an.

CMV (coût des marchandises vendues) ou COGS (Cost Of Goods Sold). C’est le coût unitaire de la
réalisation du jeu.

Les frais de fonctionnement. Combien cela coûte-t-il, mensuellement, de garder votre studio
ouvert ? Les salariés, les cotisations, la location du lieu de travail, etc.

Sell-in vs Sell-through. Quand le distributeur achète des jeux à l’éditeur, ils sont “sell-in”, c’est-à-
dire qu’ils sont vendus au magasin. Mais quand un client achète le jeu, on dit qu’il est “sell-through”.
Puisque l’éditeur doit racheter les titres que le distributeur n’arrive pas à vendre, le nombre de sell-in et
celui de sell-through peuvent être très différents. Si un éditeur vous clame haut et fort qu’un titre s’est
vendu à 1,5 million de copies, alors qu’il n’est sorti que depuis une semaine, vous pouvez souvent le
faire redescendre sur terre en lui posant la question “sell-in ou sell-through ?” À la fin, seuls les “sell-
through” comptent.

VAN (valeur actuelle nette). L’idée est que l’argent que vous avez maintenant dans votre main vaut
plus que l’argent que vous recevrez dans le futur. Donc, si (d’une manière ou d’une autre) j’ai un jeu
qui est assuré de me faire gagner un million d’euros de profits par an pendant cinq ans, il ne vaut pas
en réalité cinq millions d’euros, il vaut moins que ça. Vous pouvez chercher comment faire le calcul,
c’est assez simple. Si vous avez l’intention d’obtenir de l’argent d’un investisseur en capital-risque pour
faire votre jeu, il y aura beau-coup à dire à propos de la VAN. Il en va de même si vous essayez de
convaincre un éditeur de dépenser de l’argent sur une technologie qui pourra être réutilisée dans de
nombreux jeux. Ce qui fait varier le calcul d’une VAN est votre opinion sur la baisse de la valeur de
l’argent au fil du temps. On appelle ce pourcentage le “taux d’escompte”, et il se situe généralement
entre 4 et 10 %. Une astuce à retenir, quand un financier vous presse de connaître la VAN de votre jeu,
est de lui demander “À quel taux d’escompte ?” Généralement, ça les assomme parce qu’ils réalisent
que vous savez peut-être de quoi vous parlez. Si la personne vous donne un nombre, notez-le et dites :
“Je reviendrai vers vous avec le nombre exact.” Puis essayez de calculer votre VAN, ce n’est pas si dur.

Noël. Ça n’a rien à voir avec la naissance de jésus, et tout à voir avec le fait que 75 % de tous les jeux
vendus aux états-Unis le sont durant la période de Noël. Et la situation est tout à fait comparable en
France.

Il y a beaucoup d’autres termes, bien sûr, mais j’ai simplement listé ceux-ci pour vous donner un aperçu. Et
vous avez pu voir qu’ils n’étaient pas si compliqués que ça. Si vous pouvez vous accoutumer à ce genre de
langage et que vous soyez assez courageux pour demander des explications quand vous entendez des
expressions que vous ne connaissez pas, alors les financiers commenceront à vous respecter, parce qu’ils
verront que vous attachez de l’importance à des choses qui comptent pour eux. Et ces choses sont
importantes, sans elles, le game designer ne pourrait pas espérer avoir une carrière, mais uniquement un
hobby. Pour vous aider à vous souvenir de cela, prenez cet objectif.

Objectif #96 : Le profit

Les profits permettent de garder l’industrie du jeu vivante. Posez-vous ces questions pour aider votre jeu
à devenir profitable.

Où est-ce que va l’argent dans le modèle économique de mon jeu ? Pourquoi ?


Combien mon jeu va-t-il coûter à produire, à lancer sur le marché et à distribuer ? Pour-quoi
?

À combien d’exemplaires mon jeu va-t-il se vendre ? Qu’est-ce qui me fait dire ça ?

Combien d’exemplaires devront être vendus avant que mon jeu ne soit rentable ?

Au chapitre suivant, nous parlerons de quelque chose de bien plus important que l’argent.
30
Les jeux transforment leurs joueurs

FIGURE

30.1

Comment les jeux nous changent-ils ?


Les effets à long terme des jeux sur l’esprit du joueur font débat. Certains croient que les jeux n’ont pas
d’effet durable et qu’ils ne serviraient que de distraction temporaire. D’autres croient que la pratique du jeu
peut être dangereuse, incitant les joueurs à la violence ou ruinant leur vie à cause de l’addiction. D’autres
encore pensent que les jeux sont tellement bénéfiques qu’ils deviendront la pierre angulaire de l’éducation
e
du XXI siècle.

La façon dont les jeux nous changent n’est pas une question élémentaire, puisque la réponse transforme la
société alors même que nous parlons, soit pour le meilleur, soit pour le pire.

Les jeux peuvent-ils être bons pour nous ?


Le jeu vient si naturellement aux humains, en leur permettant de prendre du plaisir, que seul quelqu’un
ayant une philosophie vraiment extrême pourrait maintenir que tous les jeux sont néfastes. En effet, de
nombreux effets positifs leur sont souvent attribués.

L’entretien émotionnel
Les jeux sont l’une des nombreuses activités que les gens entreprennent pour essayer de maintenir et de
contrôler leurs humeurs et leurs états émotionnels. Les gens jouent pour :

Se décharger de leur colère et de leur frustration. Les jeux, et en particulier les sports qui
imposent une forte activité physique (football, basket-ball, etc.) ou les jeux vidéo entraînant beaucoup
d’actions rapides et de combats, peuvent avoir un effet cathartique en permettant de “laisser aller les
sentiments” sur quelqu’un, dans le monde sans conséquences du jeu.

Se remonter le moral. Quand une personne est déprimée, des jeux un peu absurdes et avec des
situations amusantes (Cranium, Mario Party) peuvent être une façon de l’éloigner de ses problèmes et
de lui rappeler qu’elle peut toujours s’amuser.

Relativiser. Il y a des moments où les problèmes pèsent lourdement et où de petits soucis


apparaissent comme des catastrophes. Jouer donne un certain recul par rapport aux problèmes du
monde réel, ce qui permet de les voir pour ce qu’ils sont réellement.

Avoir confiance en soi. Quelques échecs dans la vie réelle peuvent susciter l’impression qu’on n’est
bon à rien, ce qui peut naturellement amener au sentiment qu’on ne contrôle rien dans notre vie.
Pratiquer un jeu dans lequel les choix et les actions peuvent conduire à un résultat positif peut donner
un sentiment de maîtrise qui aide à se souvenir qu’on peut réussir et qu’on a un certain contrôle sur sa
destinée.

Se relaxer. Parfois, nous n’arrivons pas à nous détacher de nos problèmes, soit à cause de leur
importance, soit à cause de leur nombre. Les jeux obligent le cerveau à se concentrer sur quelque chose
de complètement déconnecté de nos soucis, nous les faisant oublier pour un moment et nous
permettant ainsi de prendre un “repos émotionnel” bien mérité.

Et s’il est vrai que, parfois, jouer pour ces raisons peut avoir l’effet inverse de celui qu’on recherchait – si le
jeu est tout aussi frustrant que la vie réelle, par exemple –, la plupart du temps, les jeux s’acquittent plutôt
bien de leur tâche. Ils agissent comme des outils aidant à maintenir notre santé émotionnelle.

La connexion sociale
Se connecter socialement avec les autres n’est pas toujours facile à faire. Nous sommes tous occupés par
nos problèmes, que les autres peuvent ne pas comprendre ou dont ils n’ont rien à faire. Les jeux peuvent
agir comme un “pont social”, donnant des raisons d’interagir les uns avec les autres, permettant de voir
comment les autres réagissent face à une variété de situations, amenant des sujets de conversation,
montrant ce que nous avons en commun et créant des mémoires partagées. Cette combinaison de facteurs
rend les jeux particulièrement adaptés pour construire et maintenir des relations avec les personnes
importantes dans notre vie.

De l’exercice
Les jeux, et particulièrement les sports, donnent une raison et une motivation de pratiquer un exercice
physique bon pour notre santé. De récentes études ont montré les bénéfices de santé qu’apporte l’exercice
mental, particulièrement chez les personnes âgées. La nature même des jeux, tournant autour de la
résolution de problèmes, en fait des outils flexibles pour proposer de l’exercice à la fois mental et physique,
sous de nombreuses formes.

Une éducation
Certains pensent que l’éducation est quelque chose de sérieux, mais que les jeux ne le sont pas ; du coup, ils
n’y auraient pas leur place. Mais un regard plus attentif sur notre système d’éducation montre qu’il s’agit
déjà d’un jeu ! On donne aux étudiants (les joueurs) une série de devoirs (des buts) qui doivent être remis
(accomplis) avant la date limite (limite de temps). Ils reçoivent continuellement des notes (des scores) en
retour, alors que les devoirs (les challenges) deviennent de plus en plus difficiles, et ils arrivent à la fin face
à leur examen final (le boss de fin de niveau), qu’ils ne peuvent passer (battre) que s’ils ont maîtrisé toutes
les connaissances du cours (le jeu). Les étudiants (les joueurs) qui ont été particulièrement brillants sont
listés sur le tableau d’honneur (les meilleurs scores).

Pourquoi donc alors l’éducation ne ressemble-t-elle pas plus à un jeu ? Les objectifs de ce livre éclairent ce
point particulièrement. Les méthodes d’éducation traditionnelles présentent un manque de surprises, un
manque de projection, un manque de plaisir, un manque de communauté et une mauvaise courbe
d’intérêt. Quand Marshall McLuhan disait : “Celui qui pense que l’éducation et le divertissement sont
différents ne connaît pas grand-chose à l’un ou l’autre”, c’est de cela qu’il s’agissait. Ce n’est pas
qu’apprendre n’est pas amusant, c’est juste que de nombreuses expériences liées à l’éducation ont été mal
conçues.

Alors pourquoi les jeux vidéo éducatifs n’ont-ils pas trouvé de façon plus significative leur place à l’école ?
Il semble y avoir plusieurs raisons à cela :

Les contraintes de temps. jouer peut prendre un long moment, sans que la durée soit clairement
définie. De nombreux jeux éducatifs représentent des expériences tout simplement trop longues pour
pouvoir se faire dans le cadre d’une classe.

Des rythmes différents. Les jeux sont particulièrement bons pour laisser les joueurs avancer à leur
propre rythme. Dans le cadre d’une école, l’instructeur doit généralement faire avancer l’ensemble de
la classe au même rythme.

1965. Les gens nés avant 1965 n’ont pas grandi en jouant à des jeux vidéo. C’est donc loin d’être une
seconde nature pour eux, quand ce n’est pas, pour certains, complètement étranger. Au moment de
l’écriture de ce livre, le système éducatif est dirigé principalement par des personnes nées avant 1965.

Les bons jeux éducatifs sont difficiles à faire. Il est très dur de créer un jeu qui délivre une leçon
à la fois complète, vérifiable et quantifiable, tout en restant attrayante pour les étudiants. Et cela,
sachant qu’il faut des dizaines de leçons différentes pour chacune des matières étudiées.

En dépit de ces écueils, les jeux peuvent être d’excellents outils éducatifs, sans pour autant se substituer à
un système éducatif complet. Un éducateur avisé emploie le bon outil pour la bonne tâche. Quelles sont
alors les bonnes tâches éducatives pour lesquelles les jeux pour-raient servir d’outil ? Voyons quelques-uns
des domaines dans lesquels les jeux semblent avoir des atouts.

Les faits
L’une des premières utilisations pour les jeux vidéo à laquelle on pense est la transmission d’informations
factuelles et les exercices qui leur sont associés. Cela marche essentiellement parce que c’est monotone et
répétitif d’apprendre des faits (les capitales des pays, les tables de multiplication, les noms de maladies
infectieuses, etc.). Il est donc facile de les intégrer dans un système de jeu donnant des récompenses
supplétives selon les progrès qu’on fait dans l’apprentissage d’informations assez peu intéressantes par
nature. Les jeux vidéo en particulier peuvent utiliser des éléments graphiques qui aident les joueurs à
apprendre ces informations plus facilement. Et, bien qu’un jeu puisse être une amélioration mineure par
rapport à une mémorisation systématique de ces données, à l’heure actuelle, ils permettent rarement plus
que cela.

La résolution de problème
Vous souvenez-vous de notre définition d’un jeu ? une activité de résolution de problèmes, approchée avec
une attitude joueuse. Naturellement, lorsqu’il s’agit de pratiquer la résolution de problèmes, les jeux ont
une chance de briller, particulièrement dans les cas où les étudiants ont besoin de montrer qu’ils peuvent
utiliser des compétences et des techniques variées, de façon intégrée. Pour cette raison, il se pourrait que
des simulations ressemblant à des jeux servent un jour d’examen final dans des secteurs où de multiples
techniques ont besoin d’être combinées dans un cadre réaliste, comme dans la police, les secours, la
géologie, l’architecture, la gestion, etc.

En dehors du travail en classe, il est intéressant de noter qu’une génération entière a été élevée en jouant à
des jeux vidéo très complexes qui requièrent une bonne dose de planification, de stratégie et de patience
pour que le joueur puisse réussir. Certains théorisent sur le fait que, de cela, a résulté une génération
meilleure pour la résolution de problèmes que n’importe quelle autre génération précédente, mais cette
vérité reste encore à démontrer.

Les systèmes de relations


Ce pour quoi les jeux sont indiscutablement la meilleure façon d’apprendre est illustré par un vieux koan
zen :

Hyakujo voulut envoyer un moine ouvrir un nouveau monastère. Il dit à ses disciples que c’est celui qui
répondrait le mieux à sa question qui serait désigné. Plaçant un vase rempli d’eau sur le sol, il demanda :
“Qui peut dire ce que c’est sans citer son nom ?”

Le moine en chef dit : “Personne ne peut appeler cela un sabot de bois.”

Isan, le moine cuisinier, renversa le vase avec son pied et s’en alla.

Hyakujo sourit et dit : “Le moine en chef a perdu.” Et Isan devint le maître du nouveau monastère.

Le moine en chef savait que ses mots ne pourraient pas dire la vérité sur la nature exacte du vase rempli
d’eau, et il essaya donc de ruser en définissant ce qu’il n’était pas. Mais Isan, dont l’éducation tournait plus
autour de la pratique des arts et de la cuisine, savait bien que certaines choses ne peuvent pas être
comprises avec des mots. Elles doivent être démontrées.

Et la démonstration interactive est l’un des domaines dans lesquels les jeux et les simulations excellent.
Les chercheurs dans le domaine éducatif se réfèrent fréquemment à la pyramide de l’apprentissage de
Miller :

FIGURE
30.2

Dans ce modèle, être capable de faire quelque chose est à l’apogée de la connaissance, et l’apprentissage par
le biais des jeux est presque entièrement dédié à la pratique.

Les cours, les lectures et les vidéos ont tous comme point faible leur linéarité, puisqu’un médium linéaire
rend très difficile la transcription d’un système complexe de relations. La seule façon de comprendre un
système complexe de relations est de jouer avec et de ressentir de façon holistique la façon dont toutes les
choses sont connectées entre elles.

Voici une liste de certains systèmes de relations qui sont plus facilement compris par le biais de la
simulation :

le système circulatoire humain ;

les modèles de circulation dans une ville importante ;

un réacteur nucléaire ;

le fonctionnement d’une cellule ;

l’écologie des espèces en danger ;

les courants chauds et froids dans l’atmosphère terrestre.

Il y a une énorme différence de compréhension entre des personnes qui ont lu sur ces sujets et des
personnes qui ont joué avec les simulations correspondantes : les joueurs n’ont pas simplement lu à propos
de ces systèmes de relations complexes, mais ils les ont expérimentés. Et l’une des meilleures façons qu’ils
ont de les expérimenter consiste à tester leurs limites, en poussant la simulation jusqu’à ce qu’elle casse.
Quelle quantité de circulation faut-il avant que le trajet ne devienne plus long que la journée de travail ?
Quelle quantité d’eau le réacteur peut-il se permettre de perdre avant de fondre ? Qu’est-ce qui fera fondre
de manière irréversible les calottes polaires ? Les simulations donnent aux joueurs la permission
d’échouer, ce qui (en plus d’être amusant) est particulièrement éducatif. En effet, l’étudiant ne fait pas que
voir ces échecs, il voit également pourquoi ils sont survenus, ce qui conduit à une compréhension
significative de la façon dont l’ensemble du système fonctionne.

L’une des applications les plus marquantes qu’il m’ait été donné de voir de ce principe se trouve dans le jeu
Peacemaker d’Impact Games. Peacemaker est une simulation du conflit israélo-palestinien, dans laquelle
les joueurs ont le choix de jouer soit le rôle du Premier ministre israélien, soit le rôle du président
palestinien, le but étant d’essayer d’arriver à une situation de paix entre les deux nations. Quand on teste le
jeu avec des natifs de ces deux pays, les joueurs commencent généralement à jouer en pensant qu’il
suffirait que l’“autre côté” fasse preuve d’un peu de bonne volonté pour que le conflit prenne fin. Mais
quand ils changent de camp, ils se rendent rapidement compte que ce n’est pas aussi simple qu’ils le
pensaient : des pressions complexes de chaque côté de la frontière empêchent une résolution rapide du
conflit. Les joueurs cèdent alors rapidement à la curiosité, en commençant généralement par essayer de
déclencher une guerre totale entre les deux nations. Puis ils essaient de s’attaquer à la vraie difficulté :
trouver des techniques qui pourraient instaurer la paix entre Israël et la Palestine.

Des voix s’élèvent systématiquement lorsqu’il s’agit de simuler des sujets aussi sérieux. En effet, ces
simulations ont très peu de chances d’être parfaites. Que se passerait-il, par exemple, si quelqu’un
apprenait une technique valable dans la simulation, mais qui serait catastrophique dans le monde réel ?
C’est pour cette raison que les simulations marchent généralement mieux lorsqu’un professeur est présent
pour pouvoir signaler d’éventuelles contradictions. Il est à noter cependant que les gens ne s’attendent pas
à ce que les simulations soient complètement réalistes, et, souvent, des lacunes peuvent être très
instructives. Elles permettent aux joueurs de se poser la question “Pourquoi cela n’arrive-t-il pas dans le
monde réel ?” Et cette simple question peut les amener à se faire des idées précises sur la façon dont le
monde fonctionne réellement. En d’autres mots, dans certains cas, une simulation imparfaite peut être
plus instructive que si elle n’avait pas de défaut !

De nouvelles idées
Dans le film Un jour sans fin, Bill Murray joue le rôle d’un personnage égoïste et arrogant qui se retrouve
prisonnier d’une boucle temporelle, l’obligeant à revivre le même jour encore et encore jusqu’à ce qu’il le
vive de la bonne façon. Au cours des nombreuses répétitions de cette journée, il apprend à interagir avec les
gens autour de lui, les comprenant alors de mieux en mieux. Cette compréhension le fait graduellement
changer de comportement, jusqu’à ce qu’il finisse par devenir un homme réellement bon. Et quand il arrive
finalement à échapper à cet éternel 2 février, c’est un homme changé.

Ce qui est intéressant dans les simulations de systèmes de relations, c’est qu’elles donnent aux joueurs un
regard neuf. Ils sont capables de voir ces systèmes d’une façon qui leur était auparavant inaccessible. Et
créer un changement de perspective amenant à de nouvelles idées est l’un des points forts des jeux, puisque
les jeux créent de nouvelles réalités, avec de nouvelles règles, et dans lesquelles on endosse le rôle d’un
autre. C’est l’un des pouvoirs des jeux qui commence juste à être exploité pour améliorer la vie des gens. On
dit souvent que les enfants qui grandissent dans des environnements défavorisés tendent à se limiter dans
leur choix de carrière parce qu’ils ne peuvent tout simplement pas s’imaginer réussir dans une carrière
supérieure. Les jeux ne pourraient-ils pas alors être utilisés pour les habituer au succès, au point d’en faire
un but qui leur semble accessible ? Et si les jeux pouvaient aider les gens à comprendre comment échapper
à une relation abusive, à venir à bout d’une addiction, ou encore à être un meilleur bénévole ? Peut-être
commençons-nous juste à gratter la surface de la capacité des jeux à changer nos vies.

La curiosité
Les étudiants qui sont curieux ont un net avantage sur leurs camarades qui ne le sont pas. Les étudiants
curieux sont plus enclins à apprendre des choses par eux-mêmes et plus à même de les retenir puisqu’ils
apprennent volontairement. Dans un certain sens, la curiosité nous fait “posséder” notre apprentissage. Et
la récente explosion des connexions à Internet n’a fait qu’accroître cet avantage d’un bon millier de fois. Un
étudiant curieux peut maintenant apprendre autant qu’il le veut sur à peu près n’importe quel sujet ; toute
l’information disponible concernant tous les sujets connus n’est qu’à un clic ou le sera bientôt. Il y a de
fortes chances qu’une “fracture de la curiosité” commence à apparaître, puisque les personnes curieuses
deviendront rapidement des expertes dans les domaines qui les intéressent, laissant celui qui n’est pas
curieux loin derrière. Il est possible que dans les décennies à venir, un esprit curieux soit la qualité la plus
précieuse que quelqu’un puisse avoir.

De manière assez surprenante, cependant, nous en savons très peu sur la curiosité. Est-ce une particularité
avec laquelle nous sommes nés ou quelque chose que l’on nous apprend ? Et si la curiosité peut être
enseignée, encouragée ou renforcée, cela ne devrait-il pas être une priorité absolue du système éducatif ?
Souvenez-vous de notre définition du jeu au Chapitre 3 : “Une manipulation qui implique de la curiosité.”
Se pourrait-il alors qu’une réorientation de notre système éducatif vers des modèles plus orientés vers le
e
jeu soit la meilleure solution possible pour préparer les enfants à briller au XXI siècle ?

Les jeux peuvent-ils être néfastes ?


Certaines personnes ont peur de tout ce qui est nouveau. Et d’une certaine façon, ça peut paraître
raisonnable : de nombreuses nouveautés sont dangereuses. Les jeux ne sont pas nouveaux bien sûr,
puisqu’ils existent depuis l’aube de l’humanité. Et les jeux traditionnels ont leur propre danger : les sports
peuvent être à l’origine de blessures physiques, les jeux de hasard peuvent mener à la ruine, et une
obsession pour un jeu peut mener à une vie déséquilibrée.

Mais ces dangers ne sont pas nouveaux. Ils sont bien connus, et la société a des méthodes pour les gérer. Ce
qui angoisse les gens, particulièrement les parents, ce sont les dangers potentiels de types de jeux apparus
récemment dans la culture populaire. Les parents sont toujours anxieux quand leurs enfants s’immergent
dans un monde qu’ils n’ont pas connu euxmêmes. En tant que parents, c’est un sentiment dérangeant,
parce que vous n’avez aucune idée de la manière de guider et de protéger convenablement votre enfant.
Deux des aspects qui les interrogent le plus sont la violence et l’addiction.

La violence
Comme nous l’avons déjà évoqué, les jeux et les histoires font souvent la part belle à des thèmes violents,
parce qu’il y est souvent question de conflit, et que la violence est une façon à la fois simple et spectaculaire
de régler un conflit. Mais personne ne s’inquiète véritablement de la violence abstraite qu’il peut y avoir
dans les échecs, le go ou Pac-Man. L’inquiétude vient de la violence qui n’est plus suggérée ou abstraite,
mais bel et bien représentée visuellement. Un groupe de consommateurs dont j’étais chargé essayait de
déterminer à quel moment la mère de famille moyenne estimait qu’un jeu vidéo était “trop violent” pour
ses enfants. Virtua Fighter passait l’épreuve, selon les mères interrogées, mais ce n’était pas le cas de
Mortal Kombat. Quelle était la différence ? Le sang. Ce n’était pas les actions présentes dans le jeu qui
posaient problème (les deux jeux supposaient d’éliminer son adversaire à coups de pied et de poing), mais
plutôt les graphismes sanguinolents de Mortal Kombat qui étaient complètement absents de Virtua
Fighter. Il semble qu’elles avaient l’impression que sans cette débauche d’hémoglobine virtuelle, il
s’agissait juste d’un jeu – simplement imaginaire. Mais le sang rendait le jeu suffisamment réaliste pour
mettre mal à l’aise et, pour les mères interrogées, un jeu qui récompensait un carnage donnait le sentiment
d’être dangereux et pervers.

Mais il y a eu de nombreux jeux ayant soulevé l’inquiétude sans qu’il y ait pour autant la moindre goutte de
sang visible. Le jeu Death Race, en 1974, basé sur le film Death Race 2000, était un jeu de course qui
récompensait les joueurs lorsqu’ils écrasaient des petits piétons animés. Quand des parents en colère
commencèrent à protester contre l’arrivée de ce jeu dans les salles d’arcade locales, l’éditeur essaya de leur
faire croire qu’il ne s’agissait pas de personnes, mais de “gobelins”, mais personne n’y a cru un seul instant,
les dangers d’une conduite dangereuse étant bien trop réels.

Quand nous avons fait le tout premier test dePirates of the Caribbean : Battle for Buccaneer Gold pour
DisneyQuest, nous étions terrifiés. Nous allions faire venir des familles pour y jouer, et leurs réactions
allaient déterminer le futur du projet. Les membres de l’équipe étaient tous plutôt mal à l’aise, parce que le
massacre de Columbine avait eu lieu à peine une semaine plus tôt, et que nous présentions un jeu dans
lequel il fallait tirer au canon, encore et encore, et détruire tout ce qui se présentait à l’écran.

À notre grande surprise, pas une personne ne fit le rapprochement, et toutes les familles s’amusèrent
beaucoup. Personne ne nous fit remarquer que le jeu était trop violent, alors même que nous l’avions
explicitement demandé dans nos entrevues. Ces canons pirates tirant sur des ennemis de dessins animés
étaient tellement éloignés de la réalité qu’il n’y avait pas le moindre souci.

Qu’est-ce qui explique ces différences et ces inconsistances ? Une simple peur : jouer à des jeux contenant
une violence réaliste pourrait désensibiliser à la violence du monde réel les gens qui y jouent ou, pire
encore, leur donner l’impression que celle-ci est amusante et agréable.

À quel point ces préoccupations sont-elles légitimes ? Il est difficile de le dire assurément. Nous savons
qu’il est possible d’être désensibilisé au sang et aux violences visuelles : les docteurs et les infirmières le
sont pour arriver à faire face à leur travail et prendre des décisions rationnelles durant les opérations. Les
soldats et les policiers doivent aller encore plus loin en se désensibilisant à l’idée de blesser ou de tuer
d’autres personnes, pour avoir l’esprit clair dans des situations où ils sont amenés à commettre des actes
violents. Mais ce genre de désensibilisation n’est pas ce dont les parents se soucient – après tout, si les jeux
vidéo permettaient aux joueurs de devenir de meilleurs docteurs ou de meilleurs policiers, il n’y aurait pas
vraiment d’inquiétude à avoir. Non, l’inquiétude concernant la violence dans les jeux est la similarité
apparente qu’il y a entre le joueur et le tueur psychopathe : tous les deux tuent pour le plaisir.

Mais est-ce que les jeux violents provoquent réellement le même genre de désensibilisation que celle des
psychopathes, ou est-ce autre chose ? Comme nous l’avons évoqué, plus quelqu’un joue à un jeu, et plus il
arrive à voir au-delà de l’aspect esthétique de celui-ci (et la violence graphique n’est qu’un choix
esthétique), pour projeter son esprit dans le monde de résolution de problèmes des mécaniques de jeu.
Quand bien même l’avatar serait en train de commettre un massacre à l’écran, le joueur n’a généralement
pas de pensées meurtrières à l’esprit, mais plutôt des pensées liées au perfectionnement de ses
compétences, à la résolution du casse-tête ou à l’accomplissement d’un objectif. Bien que des millions de
personnes jouent à des jeux vidéo ayant une thématique violente, il est très rare d’entendre que l’une d’elles
s’est sentie obligée de reproduire le jeu dans le monde réel. Il semblerait que Monsieur Toutle-monde
arrive parfaitement à différencier le monde imaginaire du monde réel. Et exception faite des individus
ayant déjà des tendances psychotiques violentes, la plupart d’entre nous semblent capables de
compartimenter : nous savons qu’un jeu est juste un jeu.

Mais l’inquiétude n’est pas tant que cela liée aux adultes. Son objet concerne plutôt les enfants et les
adolescents qui sont encore en train de modeler leur image du monde. Sont-ils capables de cloisonner un
jeu violent ? Nous savons qu’ils en sont capables avec certains types de jeux. Gerard jones, dans son livre
Killing Monsters, va même plus loin en établissant qu’un certain degré de violence dans le jeu n’est pas
seulement naturel, mais il est également nécessaire à un développement psychologique sain. Mais il y a
assurément des limites. Il y a certaines images et idées pour lesquelles les enfants ne sont pas prêts, et c’est
pour cela que les systèmes de classement par âge sont absolument nécessaires pour que les parents
puissent prendre des décisions informées sur ce à quoi leurs enfants peuvent jouer.

Donc, les jeux vidéo violents nous changent-ils pour le pire ? La psychologie est une science trop imparfaite
pour pouvoir donner une réponse définitive à la question, et plus particulièrement avec quelque chose
d’aussi nouveau. Jusqu’à présent, ils ne semblent pas avoir endommagé notre conscience collective, mais
en tant que concepteurs, nous devons rester sur nos gardes. Des avancées technologiques rendront
possibles de nouveaux types de jeux, de plus en plus violents, et peut-être qu’un jour, sans même nous en
rendre compte, nous aurons franchi cette ligne invisible dans le gameplay qui change réellement les gens
pour le pire. Personnellement, cela me semble peu probable, mais dire que c’est impossible serait arrogant
et irresponsable.

L’addiction
La seconde plus grande peur que les gens ont à propos des dangers du jeu concerne l’addiction. C’est-à-dire,
jouer tellement que cela interfère ou endommage des choses plus importantes dans la vie, comme l’école,
le travail, la santé et les relations personnelles. Et ce n’est pas une inquiétude touchant à un excès de jeu,
parce que, après tout, trop de quoi que ce soit (exercice, brocolis, vitamine C, oxygène, etc.) peut être
dommageable. Non, c’est la peur de voir une personne incapable d’abandonner un comportement
compulsif, même s’il a nettement des conséquences désastreuses.

Il est vrai que les concepteurs cherchent continuellement à créer des jeux qui arrivent à capturer et à garder
l’esprit des joueurs, des jeux qui donnent envie de continuer à jouer. Lorsque quelqu’un est enthousiaste à
propos d’un nouveau jeu, il n’est pas rare de l’entendre dire, comme un compliment : “Je l’adore ! Il est si
addictif !” Et cela ne signifie pas que le jeu détériore sa vie, mais plutôt qu’il y retourne avec grand plaisir.

Mais il y a des gens qui jouent tant et tant que leur vie s’en trouve dégradée. Les jeux massivement
multijoueurs modernes, avec leurs mondes énormes, leurs obligations sociales et leurs objectifs à plusieurs
années de terme conduisent assurément certaines personnes à avoir des habitudes de jeu
autodestructrices.

Il est à noter que ce type de jeu autodestructeur n’a rien de nouveau. Les jeux d’argent en sont un exemple
de longue date, mais c’est un cas spécial, puisque ce sont les récompenses exogènes, et non endogènes, qui
sont tellement addictives. Mais même sans récompenses monétaires, il y a depuis longtemps des cas de
personnes jouant à des jeux plus qu’ils ne le devraient. Le cas le plus courant concerne les étudiants. Mes
grands-parents parlaient parfois de camarades de classe qui avaient été renvoyés de l’école pour avoir
passé trop de temps à jouer au bridge. Une nouvelle de Stephen King, Cœurs perdus en Atlantide, est une
histoire (basée sur des faits réels) à propos d’étudiants universitaires qui ratent leur scolarité à cause de
leur addiction au jeu de cartes de la dame de pique et qui finissent par échouer en pleine guerre du Vietnam
à cause de cela. Dans les années 1970, l’engouement pour Donjons et Dragons entraîna des résultats
académiques plutôt mauvais, et, à l’heure actuelle, c’est World of Warcraft qui a repris ce rôle de tentation
incontrôlable auprès de nombreux étudiants.

Nicholas Yee a réalisé une étude très intéressante sur les facteurs impliqués dans les “usages
problématiques” des jeux, et dans laquelle il montre que les raisons qui poussent au jeu autodestructeur
sont différentes selon les types de personnes, ou comme il le dit :

Le problème de l’addiction aux jeux de rôle massivement multijoueurs est complexe parce que différents
joueurs sont attirés par différents aspects du jeu, à différents degrés, et peuvent être ou non motivés par
des facteurs externes utilisant le jeu comme un exutoire. Parfois, le jeu attire le joueur à lui, et d’autres
fois ce sont des problèmes de la vie réelle qui poussent le joueur vers le jeu. Très souvent, c’est une
combinaison des deux. Il n’y a pas de moyen universel de traiter l’addiction aux MMORPG, parce qu’il y a
de nombreuses raisons pour lesquelles des joueurs deviennent obsédés ou accros aux MMORPG. Si, vous-
même, vous avez l’impression d’avoir une dépendance à ces jeux et que vos habitudes de jeu vous créent
de réels problèmes dans votre vie de tous les jours, ou que quelqu’un qui vous est proche a ce genre de
problème, songez à faire appel à un professionnel spécialisé dans les problèmes de dépendances.

Il ne fait aucun doute que, pour certaines personnes, ce peut être un réel problème. La question étant :
“Qu’est-ce que les game designers peuvent y faire ?” Il a été suggéré que si les concepteurs ne
construisaient pas des jeux si attrayants, le problème serait réglé. Mais suggérer qu’il est irresponsable
pour des concepteurs de créer des jeux qui sont “trop attirants” revient à dire que l’obésité est la faute des
pâtissiers irresponsables qui persistent à faire des gâteaux “trop délicieux”. Il incombe aux game designers,
qui sont responsables des expériences de jeu qu’ils créent, de trouver des moyens de mettre en place des
structures de jeu pouvant s’adapter à une vie bien équilibrée. Nous ne pouvons pas oublier ça ou prétendre
que c’est le problème de quelqu’un d’autre. C’est notre problème à tous, et le designer Shigeru Miyamoto
en donne un bon exemple en accompagnant fréquemment ses autographes pour les enfants d’un “Quand il
fait beau, jouez dehors.”

Des expériences
Alors, est-ce que les jeux changent les gens ? Nous avons longuement parlé du fait que nous ne concevons
pas réellement des jeux, mais plutôt des expériences. Et ce sont seulement elles, qui peuvent changer les
gens, et parfois de façon inattendue. Pour Toontown Online, nous avons créé un système de discussions
dans lequel les joueurs peuvent communiquer rapidement en sélectionnant des phrases toutes faites dans
un menu. Il nous semblait essentiel que s’établissent des rapports courtois entre les joueurs. Pour les
encourager à jouer de manière coopérative, la plupart des phrases disponibles étaient des phrases de
soutien et d’encouragement (“Merci !”, “Bien joué !”, etc.). Cela contrastait vraiment beaucoup avec les
MMO traditionnels, dans lesquels l’usage est plutôt d’insulter les personnes avec lesquelles vous jouez,
aussi durement que possible. Durant la phase bêta de Toontown Online, nous avons été surpris de recevoir
un e-mail venant d’un joueur en colère contre nous. Il nous expliquait qu’il jouait normalement à Dark
Ages of Camelot et qu’il avait commencé à jouer à côté à Toontown. Cependant, petit à petit, il s’était mis à
jouer de plus en plus à Toontown, et de moins en moins à Dark Ages. Et la raison pour laquelle il était en
colère contre nous était que Toontown avait changé ses habitudes : il s’était aperçu qu’il parlait beaucoup
moins grossièrement et qu’il avait tendance à remercier tous ceux qui l’aidaient. Il était embarrassé (mais
malgré tout reconnaissant) qu’un simple jeu pour enfants ait pu manipuler ses schémas de pensée aussi
facilement.

Vous pourriez penser que changer les habitudes de communication de quelqu’un n’a pas grande
importance – mais si l’on en revient à la question de la violence, réfléchissez un instant à ce qu’elle est
réellement. Pas la violence des films et des jeux, mais la violence du monde réel. Dans celui-ci, la violence
est rarement un moyen d’arriver à ses fins, mais plutôt une forme de communication, une forme dont on se
sert quand toutes les autres ont échoué. C’est une façon désespérée de dire “je vais te montrer à quel point
tu me fais mal !”

Nous commençons tout juste à comprendre comment les jeux peuvent nous changer. Il donc est impératif
que nous en apprenions plus sur la façon dont cela se passe, parce que plus nous en saurons sur le sujet, et
plus nous serons capables d’utiliser les jeux, non pas uniquement comme un loisir, mais surtout comme un
outil précieux permettant d’améliorer la condition humaine. Prenez cet objectif qui vous aidera à vous
souvenir de cette idée importante.

Objectif #97 : La transformation

Les jeux créent des expériences, et les expériences changent les gens. Pour vous assurer que vos
joueurs ne changeront que pour le meilleur, posez-vous ces questions :

Comment mon jeu peut-il changer les joueurs pour le meilleur ?

Comment mon jeu peut-il changer les joueurs pour le pire ?

Mais avez-vous vraiment à vous soucier de la façon dont votre jeu change les joueurs ? Nous verrons cela
au prochain chapitre.
31
Les game designers ont certaines responsabilités

FIGURE

31.1

La petite boîte

La petite boîte reçoit sa première dent

Et sa petite longueur

Sa petite largeur et sa petite vacuité

Et tout ce qu’elle contient


La petite boîte grandit

Et maintenant le placard est dedans

Celui dans lequel elle était auparavant

Et elle grandit, grandit, grandit

Et maintenant elle contient la chambre

Et la maison et la ville et la contrée

Et le monde dans lequel elle était auparavant

La petite boîte se souvient de son enfance

Et à cause de son immense nostalgie

Elle redevient une petite boîte

Il y a maintenant dans la petite boîte

Le monde entier rendu tout petit

On peut facilement le mettre dans sa poche

Facilement le voler facilement le perdre

Prenez soin de la petite boîte

– Vasco Popa

Je suis arrivé à la télévision parce que je la détestais. Et je pensais qu’il y avait un moyen d’utiliser ce
fabuleux instrument pour éduquer ceux qui regarderaient et écouteraient.

– Mister Rogers

Le danger de l’obscurité
Vous devriez vous préparer, en tant que game designer, à ne pas être l’objet de beaucoup de respect. Si vous
arrivez à concevoir des jeux professionnellement, vous pouvez vous attendre à de nombreuses
conversations comme la suivante :

Ami d’un ami : Et qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

Vous : je crée des jeux vidéo.

Ami d’un ami (clairement mal à l’aise) : Oh… commeGrand Theft Auto ?

C’est un peu comme si on demandait à toutes les personnes qui réalisent des films : “Oh… alors tu fais des
films porno ?”

Mais vous ne pouvez pas vraiment en vouloir aux gens. Il y a tant d’histoires épouvan-tables dans le monde
des jeux vidéo, et ce sont bien évidemment celles qui reçoivent le plus d’attention. Petit à petit, la situation
changera sûrement dès lors que les jeux deviendront plus courants. Mais même à ce moment-là, alors
qu’être un game designer sera moins embarrassant, devenir un game designer célèbre, bien connu ou
respecté demeurera difficile. Les scénaristes ont le même problème : les gens se fichent généralement de
savoir qui crée les histoires qu’ils aiment. Les éditeurs, d’ailleurs, s’accommodent très bien de cette
situation, puisqu’un scénariste soudain célèbre deviendrait forcément plus cher. Mais je ne suis pas en
train de me plaindre de cela, je n’en parle que pour pouvoir vous mettre en garde : parce que vous serez
capable de travailler dans une relative obscurité, personne ne viendra vous demander de prendre la
responsabilité de ce que vous créez.

Vous pourriez dire : “Ce n’est pas mon nom sur la boîte, c’est celui de l’éditeur, et ils craignent tellement
d’être poursuivis que je suis sûr qu’ils ne laisseront rien passer qui pourrait nuire à quelqu’un.”

Mais êtes-vous sûr de cela ? Les sociétés font des erreurs en permanence. Et, plus encore, elles n’ont pas de
responsabilité éthique. Elles ont l’obligation de se conformer à la loi, mais au-delà de ça, leur seule et
unique fonction est de générer de l’argent. Et l’éthique n’entre pas en jeu là-dedans puisque, par nature,
une société n’a pas d’âme. Des comptes bancaires, oui, une responsabilité légale, oui, mais pas d’âme, c’est-
à-dire, pas de responsabilité éthique. Celle-ci ne peut revenir qu’à des individus. Et pensez-vous que les
dirigeants des sociétés de jeux prendront ce genre de responsabilité ? Ils le pourraient, mais vous et moi
savons qu’ils ne le feront probablement pas. Non, il n’y a qu’une seule personne qui peut prendre la
responsabilité de la création, et c’est bien évidemment le créateur.

Être responsable
Au Chapitre 30, nous avons parlé de la façon dont les jeux pouvaient être dangereux. Et avec de nouvelles
technologies sur le point d’émerger, il y aura toujours, dans les jeux, de nouveaux risques de blessures
accidentelles. De tous les dangers qu’on peut craindre de trouver dans les jeux, le plus indéniable et le plus
réel, dans le cas de jeux en ligne, est la rencontre fortuite avec des individus dangereux. La plupart des
game designers, quand ils pensent à la façon de sécuriser leur jeu en ligne, cherchent surtout à éviter que
des enfants soient exposés à un langage ordurier. Mais, même si un langage ordurier est inapproprié, cela
n’est pas une question de sécurité. Non, le vrai danger est le fait que les jeux en ligne peuvent servir à des
individus dangereux de moyen de s’en prendre à des innocents. Si vous concevez un jeu nécessitant que
des étrangers se parlent, vous devez savoir à quoi ça peut mener. C’est l’une des rares situations où vos
choix de game designer peuvent avoir des conséquences en termes de vies sauvées ou perdues. Vous
pourriez penser qu’il n’y a qu’un risque sur un million qu’un événement grave survienne dans votre jeu,
mais si c’était le cas et que votre jeu soit si populaire qu’il soit joué par cinq millions de personnes, alors
cet événement arrivera cinq fois.

De nombreux concepteurs partent du principe qu’ils ne peuvent pas être tenus pour responsables de ce qui
arrive dans leur jeu, et ils laissent aux avocats le soin de décider de ce qui est sûr et de ce qui ne l’est pas.
Mais êtes-vous satisfait de laisser votre responsabilité éthique dans les mains d’avocats d’affaires ? Si vous
ne voulez pas prendre vos responsabilités pour les jeux que vous créez, alors vous ne devriez même pas les
concevoir. J’ai travaillé sur un projet où l’équipe était tellement consciente de cela que nous avons
demandé à un de nos artistes de créer une image de ce à quoi ressemblerait la couverture du magazine
Time si un enfant était un jour enlevé à cause d’un défaut de sécurité au niveau des outils de
communication dans notre jeu. Nous n’avons jamais montré cette image en dehors de l’équipe, mais
chacun de nous l’a gravée dans son esprit pour se souvenir de la responsabilité qui était la nôtre.

Votre agenda secret


Il se peut que votre jeu soit réellement sûr et qu’il ne puisse pas faire quelque mal que ce soit. Mais alors
réfléchissez à ceci : serait-il possible de trouver une façon pour qu’il fasse du bien ? Pour que d’une manière
ou d’une autre, il arrive à améliorer la vie des gens ? Si vous pensez cela possible, mais que vous choisissiez
de ne pas le faire, n’est-ce pas, finalement, aussi mal que de faire un jeu qui peut blesser les gens ?

Ne vous méprenez pas, je ne suis pas du genre à vous dire qu’il est de la responsabilité de l’industrie
ludique d’améliorer coûte que coûte l’espèce humaine. La seule responsabilité d’une société qui crée des
jeux vidéo est de gagner de l’argent. Ce n’est que sur vous que repose la responsabilité de faire des jeux qui
feront le bien autour d’eux. Suis-je en train d’insinuer que vous devriez convaincre votre direction que
votre jeu serait meilleur s’il était capable d’améliorer le genre humain ? Sûrement pas. La direction n’en a
rien à faire, son seul travail est de servir sa société, et sa société n’a d’intérêt que pour l’argent.

Ce que je dis, c’est que vous pouvez, si vous le voulez, chercher à concevoir vos jeux pour qu’ils améliorent
la vie des gens, mais que vous devrez probablement le faire en secret. Généralement, cela ne vous
apportera rien de bon de dire à la direction à quel point vous pensez que c’est important d’utiliser cet
extraordinaire médium que sont les jeux pour venir en aide aux gens. Connaissant votre but, elle risque de
penser alors que vos priorités sont contre-productives. Mais elles ne le sont pas. Parce que si vous faites un
jeu qui est vraiment bénéfique aux gens, mais que personne n’y joue (un peu comme la version jeu d’un
smoothie au brocoli), vous n’aurez aidé personne. Vos jeux n’auront une chance de servir l’humanité que
s’ils sont joués par le plus grand nombre. Le truc est d’arriver à imaginer ce que vous pourrez mettre dans
votre jeu qui transformerait vos joueurs pour le meilleur. Peut-être pensez-vous que c’est impossible, et
que les gens n’aiment que ce qui est mauvais pour eux. Mais ce n’est pas vrai. Une chose que les gens
aiment plus que presque tout autre chose est que l’on prenne soin d’eux. Et si vous arrivez, par le biais de
votre jeu, à faire de vos joueurs de meilleures personnes, ils ressentiront, apprécieront (et s’en
souviendront) de ce sentiment particulier qu’on a lorsque quelqu’un s’inquiète de ce que l’on devient.

Le secret caché à la vue de tous


Est-il exagéré de prendre à ce point en considération les effets que les jeux peuvent avoir sur les gens ? Je
ne pense pas. Les jeux ne sont pas des loisirs insignifiants. Les jeux sont un moyen de créer des
expériences, et la vie elle-même n’est composée que de cela. Plus encore, les expériences que les game
designers créent ne sont pas des expériences communes, ce sont des expériences dans lesquelles les gens
vivent leurs rêves et essaient de devenir ce qu’ils ont toujours secrètement rêvé d’être. Les mondes
fantastiques créés pour des enfants deviennent des mythologies modernes, leur servant parfois de points
de repère pour le restant de leurs jours. Nous créons des utopies : des sociétés idéales auxquelles sont
comparées toutes les nations.

Il n’est pas suffisant de penser à la façon dont les jeux influent sur les gens aujourd’hui, nous devons
réfléchir à la façon dont ils les affecteront demain. Vous travaillez et inventez avec le médium qui pourra
englober tous les autres. Le médium dans lequel une personne jeune s’immerge définit sa façon de penser
pour le restant de sa vie. En continuant à inventer et à améliorer le médium des jeux, vous définissez en
même temps le processus de pensée de la prochaine génération. Ce n’est donc pas anodin.

En y réfléchissant, y a-t-il une seule activité humaine qui ne puisse pas être vue comme un jeu et qui, du
coup, puisse bénéficier des principes qui s’appliquent à la conception d’un bon jeu ?

L’anneau
Avez-vous déjà pensé à votre petit doigt ? Le fait qu’il soit étrangement plus petit que tous les autres ? On
pourrait presque croire à un accident, comme une sorte d’appendice atrophié. Mais ça n’en est pas un.
L’auriculaire a une fonction que la plupart d’entre nous ignorent complètement. Il sert à guider la main.
Chaque fois que vous prenez ou que vous posez quelque chose sur une surface, votre auriculaire est là en
premier, ressentant les choses comme une petite antenne et guidant ainsi le reste de la main jusqu’à sa
position.

En 1922, l’université de Toronto demanda à Rudyard Kipling de créer un rituel qui permet-trait aux
ingénieurs diplômés de se souvenir de leur obligation d’aider la société. À la fin de ce rituel solennel, qui est
toujours pratiqué, on donne à l’ingénieur une bague de fer qu’il place sur l’auriculaire de sa main
dominante, lui rappelant ainsi son obligation pour le reste de sa vie.

Un jour, les game designers auront peut-être leur propre rituel d’intronisation, mais vous n’avez pas le
temps d’attendre cela. Votre devoir commence aujourd’hui, dès à présent. Si vous pensez réellement que
les jeux peuvent aider les gens, alors tenez : prenez cette bague. Elle est invisible, comme la mienne, de
cette façon, vous ne pouvez pas la perdre. Si vous acceptez de prendre les responsabilités qui vont avec le
métier de concepteur de jeux, alors vous devriez la porter. Portez-la pour vous souvenir de laisser ces
responsabilités guider votre main. Mais réfléchissez bien avant de mettre cette bague, parce qu’elle ne peut
pas se retirer.

Oh… et si vous y regardez de plus près, vous verrez qu’il y est inscrit ceci :

Objectif #98 : La responsabilité

Pour être à la hauteur de vos obligations en tant que game designer, posez-vous ces questions :

Est-ce que mon jeu aide les gens ? De quelle manière ?


32
Chaque game designer a une motivation

FIGURE

32.1

Le thème le plus profond


Au début de ce livre, nous avons vu que l’écoute était la qualité la plus importante pour un game designer.
Et tout au long du livre, nous avons appris que cette écoute devait se diriger vers votre public, votre jeu,
votre équipe et votre client.

Mais maintenant, il est temps d’évoquer la plus importante forme d’écoute :votre propre écoute. Vous
pourriez penser qu’il est facile de s’écouter soi-même, mais notre subconscient garde de nombreux secrets.
Nous faisons souvent des choses sans réellement savoir pourquoi. Pourquoi, par exemple, la conception de
jeu est-elle si importante pour vous ? Le savez-vous ? Vous pourriez vouloir reporter ce genre
d’introspection à plus tard, mais ce n’est pas possible : la vie est trop courte. En un instant, vous relèverez
la tête pour vous apercevoir que vous n’avez plus le temps. Parce que le temps détruit tout et emporte tout
sur son passage. Comme le corbeau d’Edgar Allan Poe, il se moque de vous, croassant “jamais plus” en
planant dans la nuit. Vous ne pouvez pas l’arrêter. Votre seul espoir est de faire ce travail maintenant,
pendant que vous le pouvez encore. Vous devez filer comme si la mort était à vos trousses, parce que la
mort est à vos trousses. Vite, prenez cet objectif pour ne pas oublier.

Objectif #99 : Le corbeau

Pour vous souvenir de travailler uniquement sur ce qui est important, posez-vous cette question :

Ce jeu vaut-il vraiment le temps que je lui accorde ?

Mais quel est cet important travail ? Comment pourriez-vous le savoir ? C’est pour cela que vous devez
apprendre à vous écouter. Il y a un objectif important caché en vous, et vous devez trouver lequel. Il y a
assurément une raison pour laquelle vous vous donnez tout ce mal à essayer de concevoir des jeux géniaux.
Peut-être est-ce parce que vous pouvez imaginer ce qui devrait pouvoir changer la vie de quelqu’un. Peut-
être est-ce à cause d’un moment fantastique que vous avez vécu et que vous souhaiteriez faire partager au
monde. Peut-être quelque chose d’horrible est arrivé à quelqu’un que vous aimiez, et vous ne voulez pas
que quiconque subisse cela à son tour. Personne ne peut savoir quel est cet objectif sinon vous, et personne
n’a besoin de le savoir à part vous. Nous avons vu combien votre jeu pouvait être plus fort si vous en
connaissiez le thème, mais connaissez-vous votre propre thème ? Vous devez le trouver aussi vite que
possible, parce qu’une fois que vous l’aurez découvert vous subirez un important changement créatif : vos
motivations conscientes et inconscientes seront unies, et votre travail gagnera alors en passion, en
focalisation et en intensité, à un point qu’il ne serait pas possible d’atteindre autrement.

Pour vous aider à trouver votre vraie motivation, prenez cet objectif final.

Objectif #100 : L’objectif secret

Pour vous assurer que vous travaillez dans le sens de votre propre objectif, posez-vous la seule
question qui compte vraiment :

Pourquoi fais-je cela ?


33
Au revoir

FIGURE

33.1

Toutes les bonnes choses...


Mon Dieu ! Regardez l’heure ! J’ai tellement parlé qu’il y aurait de quoi écrire un livre. Merci vraiment
d’être passé, j’adore parler de ces choses-là avec quelqu’un d’aussi intelligent que vous.

Vous avez votre carte ? Votre anneau ? Et tous vos objectifs ? Bien, bien. Non, vraiment, gardez-les, si vous
promettez de les utiliser. Et bonne chance avec le jeu dont vous m’avez parlé, il a l’air vraiment amusant !
Prévenez-moi quand on pourra l’essayer !
Merci encore d’être venu, et mille fois merci de m’avoir écouté.

On garde contact, d’accord ?

Après tout, nous autres les game designers devons nous serrer les coudes.
Notes de fin
Bonjour
Page 3 – Maxwell H. Brock : un personnage du film de Roger Corman,Un baquet de sang (1959).

Page 6 – “Nous pourrions tout aussi bien éviter d'étudier la nature parce qu'elle est vieille.” Henry
David Thoreau, Walden

Chapitre 1 : Le game designer


Page 12 – “Quand une opportunité se présente, vous ne devez jamais penser en termes de possibilité ou
d'impossibilité”. J'ai emprunté cette phrase à C.S. Lewis dans Les Fondements du Christianisme.

Page 12 – “Ils n'ont jamais peur du ridicule”. C'est Cary Evans qui me l'a fait remarquer.

Page 12 – “Animation” signifie “donner la vie”. Merci à Ben Johnson de me l'avoir rappelé !

Page 15 – “Écouter d'un cœur tranquille...” Herman Hesse, Siddhartha (1992).

Chapitre 2 : L'expérience
Page 22 – “Psychologie, Anthropologie, et Design”. J'ai été surpris de constater que cette triade est
également reprise par d'autres sources. George Santayana, dans The Sense of Beauty, en fait une
similaire avec le Psychologue, l'Anthropologiste, et l'Artiste. Marc Prensky, dans Digital Game Based
Learning, parle des trois chemins de la connaissance : “Le chemin analytique, sur lequel les
philosophes réfléchissent, méditent, et comprennent les objets et les événements ; le chemin
empirique, sur lequel les scientifiques manipulent des variables et conduisent des expériences
contrôlées pour valider des principes viables ; et le chemin pragmatique, sur lequel les praticiens
luttent avec des problèmes du monde réel et trouvent des stratégies efficaces pour obtenir des
performances valables”. L'Analytique correspond à l'Anthropologie, l'Empirique à la Psychologie, et le
Pragmatique à la Conception.

Page 25 – “Socrate, par exemple, a observé...” Dans Phédon, de Platon.

Page 27 – “Il était simplement incapable de disséquer ses expériences.” Oui jeff, je parle de toi.

Page 28 – “Battre Heisenberg”. Ben Johnson suggère une autre catégorie d'introspection : cherchez le
moment où vous vous laissez entraîner dans votre propre jeu.

Chapitre 3 : Le jeu
Page 36 – “Je pense que tout le monde sera d'accord avec ça.” En fait, Bernard Mergen n'est pas
quelques pages plus loin...

Page 37 – “Les participants pouvaient recevoir dans la bouche des jets d'eau sucrée...” Berns GS,
McClure SM, Pagnoni G, Montague PR. La prévisibilité modifie la réponse du cerveau humain face à
une récompense. Journal of Neuroscience, 15 avril 2001.

Page 37 – “Jouer se réfère aux activités...” J. Barnard Gilmore,Child's Play (John Wiley & Sons, 1971).

Page 38 – “Jouer définit un mouvement libre dans un cadre plus rigide.” Katie Salen, Eric zimmerman,
Rules of Play (MIT Press, 2004).

Page 38 – “Jouer est tout ce qui est fait spontanément et pour le simple plaisir de jouer.” George
Santayana, The Sense of Beauty (Charles Scribner's Sons, 1896).

Page 38 – “... des jeux compétitifs avec un gagnant et un perdant.” Bernard Mergen,Play and
Playthings (Greenwood Publishing Group, 1983).

Page 38 – “Il est vrai que dans chaque travail...” Richard M. Sherman, Robert B. Sherman, “Un
morceau de sucre”, tiré de Mary Poppins (Walt Disney Pictures, 1964).

Page 39 – “La tâche qu'il doit accomplir...” Mihalyi Csikszentmihalyi,Flow (Harper & Row, 1990).

Page 39 – “Travailler et jouer... deviennent équivalents à la servitude et à la liberté.” George Santayana,


The Sense of Beauty (Charles Scribner's Sons, 1896).

Page 39 – “C'est un principe invariable de tout jeu...” James P. Carse,Finite and Infinite Games
(Ballantine Books, 1986)

Page 41 – “Comme avec jouer, de nombreuses personnes ont déjà essayé de définir le mot jeu”. Dans le
Chapitre 7 de Rules of Play, Salen et zimmermann ont fait une excellente analyse des différentes
définitions qui ont été avancées, et que je ne répéterai pas ici. Sans grande surprise, aucune n'a
réellement permis d'arriver à un consensus.

Page 41 – “Les jeux sont un exercice de contrôle volontaire...” Elliott Avedon et Brian Sutton-Smith,
Study of Games (John Wiley & Sons, 1971).

Page 41 – “[Un jeu est] une structure interactive ayant une signification endogène...” Greg Costikyan, “I
Have No Words, and I Must Design” (version2).

Page 43 – “Un jeu est un système formel, fermé...” Tracy Fullerton, Chris Swain, et Steven Hoffman,
Game Design Workshop (CMP Books, 2004)

Page 43 – “Johan Huizinga l'a appelée “le cercle magique”...” Johan Huizinga,homo Ludens (Rowohlt
Taschenbuch Verla, 1994).

Page 47 – “Toute la vérité concernant le jeu...” Lehman et Witty,Psychology of Play Activities (Ayer Co
Pub, 1976)

Chapitre 4 : Les éléments


Page 50 – “Et alors qu'elle parcourait la pièce du regard pour trouver un nouvel objet...” Et finalement,
elle a réussi à me poser une colle en me demandant en quoi les plumes étaient faites !
Page 54 – “... et plus l'avance des survivants s'accélère” Une note venant de Wikipédia indique que ce
changement de vitesse minime au début et plus dramatique lorsque les ennemis se font plus rares
n'était pas une mécanique de jeu prévue à l'origine – c'était un résultat de la façon dont le jeu avait été
(mal) programmé : comme le programme devait gérer de moins en moins d'aliens, il bouclait de plus
en plus vite. Et ce qui aurait dû être un point à corriger trouva finalement grâce aux yeux des
développeurs, qui décidèrent de garder le principe. Merci à Ben Johnson de me l'avoir indiqué !

Chapitre 5 : Le thème
Page 59 – The Plenitude, Rich Gold (MIT Press, 2007). Tu nous manques Rich !

Page 59 – “Studio Disney VR”. Cette équipe faisait autrefois partie de Walt Disney Imagineering, mais
est maintenant affiliée aux Studios Diney Online.

Page 60 – “Yo ho, yo ho, une vie d'pirate pour moi”.Yo Ho (A Pirates Life For Me) X. Atencio et
George Bruns, 1967.

Page 62 – “Un garçon plein d'esprit avait même suggéré...” Il s'agissait de Greg Wiatroski. Qui d'autre ?

Page 62 – “Un membre de l'équipe...” C'est le terme utilisé chez Disney pour désigner un employé.

Page 64 – “Ce film a profondément touché les publics...” Au point d'amasser 600 millions de dollars de
recettes au box office...

Page 66 – “Est-ce que Super Monkey Ball a un thème résonnant profondément ?” La collecte de
nourriture est instinct primaire chez l'homme, tout comme le vertige...

Chapitre 6 : L'idée
Page 70 – “... mon répertoire était encore limité à deux trucs...” La cascade inversée et la griffe.

Page 73 – “Lesquels ont déjà pris des décisions et dans quelles parties de la tétrade ?“ 1 : Technologie.
“jeu de plateau” et “aimants” ont déjà été décidés. 2 : L'histoire. 3 : L'esthétique. Mais attention : ce jeu
doit donner une sensation de peinture surréaliste, mais cela veut-il dire pour autant qu'il doive y
ressembler ? 4 : Les mécaniques. On pourrait d'abord penser à la technologie, mais peut-être qu'une
amélioration pourrait consister en l'intégration d'une nouvelle technologie.

Page 75 – “Il y a une muse...” Stephen King,Écriture (LGF – Livre de poche, 2003)

Chapitre 7 : L'itération
Page 88 – “Comme bon vous semblera, M. Sulu”. C'est une référence de nerd àStar Trek.

Page 94 – “Même Winston Royce, qui avait écrit le papier...” Winston Royce, Managing the
Development of Large Software Systems: Concepts and Techniques (IEEE Computer Society Press,
1970)

Page 94 – “Barry Boehm présenta un modèle différent...” Barry Boehm, “A Spiral Model of Software
Development and Enhancement” (ACM SIGSOFT Software Engineering Notes, August 1986).
Page 95 – “... de nombreuses variantes de la méthode en spirale.” Avec entre autres la méthode Scrum.

Page 101 – “... faire tout cela extrêmement rapidement !” LeChapitre 7 : Prototyping, dans le livre
Game Design Workshop, par Fullerton, Swain, and Hoffman (CMP Books, 2004), contient
d'excellentes bases pour créer des prototypes de papier.

Page 103 – “Le game designer David jones...” Tiré de son discours au DICE 2001.

Page 107 – “... jamais réellement fini, seulement abandonné.” Paul Valéry disait cela à propos de la
poésie, mais il en va de même pour le game design.

Page 107 – “Le game designer Mark Cerny...” “La Méthode” dont parle Cerny prend en point de
référence les jeux d'action-plateformes. Pour les autres types de jeux, vous devrez vous-même
déterminer ce qui correspond à “deux niveaux publiables”.
www.gamasutra.com/features/slides/cerny/index.htm

Chapitre 8 : Le joueur
Page 114 – Dialogue entre Peter Pan et Wendy : tiré du filmPeter Pan de 2003.

Page 114 – “Raph Koster, dans son livre A Theory of Fun for Game Design...” Raph Koster, A Theory of
Fun (Paraglyph Press, 2005).

Page 115 – “... les hommes ont généralement plus d'aptitude pour le raisonnement spatial...” Hilmar
Nordvik, Benjamin Amponsah, “Gender differences in spatial abilities and spatial ability among
university students in an egalitarian educational system”, Sex Roles: A Journal of Research, juin 1998.

Page 116 – Citation d'Heidi Dangelmeier :www.wired.com/wired/archive5.04/es_girl-games-


pr.html

Page 117 – “Il n'y a pas d'équivalent féminin d'une partie de football improvisée.” Ben Johnson fait une
remarque intéressante : les hommes ont généralement du mal à passer du temps ensemble (sans
femmes) s'il n'y a pas une forme de travail ou de compétition impliquée.

Page 117 – “Les concepteurs du jeu électronique sans filPox (chez Hasbro)...” John Tierney, “Here
Come the Alpha Pups“, New York Times, août 2001.

Page 121 – “La taxinomie des plaisirs ludiques de LeBlanc”. Introduite dans “MDA: A Formal Approach
to Game Design and Game Research” par Robin Hunicke, Marc LeBlanc, et Robert zubek. Elle est
expliquée plus en détail par Greg Costikyan dans “I Have No Words and I Must Design“.

Chapitre 9 : L'esprit du joueur


Page 126 – “Regardez ce problème”. Emprunté à julian jaynes,La naissance de la conscience dans
l'effondrement de l'esprit (Presses Universitaires de France, 1994).

Page 131 – “un sentiment d'engagement total lors d'une activité...”


fr.wikipedia.org/wiki/Flow_%28psychologie%29
Page 131 – Une note de Ben Johnson concernant le flow : certains titres de chez EA Sports créent un
“flow virtuel” en permettant aux avatars de faire des choses surhumaines lorsqu'ils sont dans un état
de “flow”.

Page 138 – “Abraham Maslow écrivit un article...” “A Theory of human Motivation” dans la revue
Psychological Review, n°50.

Page 139 – Une note sur la hiérarchie de Maslow : il est intéressant de noter que la hiérarchie
fonctionne même dans le jeu – ma première priorité est de faire survivre mon personnage, etc.

Chapitre 10 : Les mécaniques du jeu


Page 152 – “... le fait de tenter de deviner les états des attributs privés de votre adversaire”. Imaginez à
quel point le Monopoly serait différent si l'on ne connaissait pas les propriétés de chaque joueur...

Page 152 – “Celia Pearce révèle un autre genre d'information...” Celia Pearce,The Interactive Book
(MacMillan Technical Publishing, 1997).

Page 158 – “... la cause du désamour des aventures textuelles”. Cette idée m'a été suggérée par Phillip
Saltzman, dans une dissertation qu'il a écrite dans le cadre de mon cours de Game Design, à Carnegie
Mellon.

Page 159 – L'analyse des règles de Parlett : David Parlett, Rules OK.
http://www.davpar.com/gamester/rulesOK.html

Page 159 – “Les règles fondationnelles” : zimmerman et Salen les appellent des “règles constitutives”
(Rules of Play). David Parlett préfère le terme “règles fondationnelles”, tout comme moi. “Les règles
tacites” : Steven Sniderman, Unwritten Rules. www.gamepuzzles.com/tlog/tlog2.htm

Page 160 – “Regardez ces règles de tournoi pour jouer àTekken 5...” Règles en vigueur à la Penny
Arcade Expo de 2005.

Page 161 – “... Sid Meier propose une excellente règle générale...” Sid Meier.Three Glorious Failures
(DICE 2001).

Page 176 – “... dans le Monopoly, quelles sont les cases les plus fréquentées ?” Le top 3 des cases les
plus fréquentées sont, dans l'ordre et en prenant l'équivalence à la version américaine du jeu, l'Avenue
Henri-Martin, DéPART, et la Gare du Nord. Maxine Brady. The Monopoly Book (David McKay
Company, 1975). Et n'oubliez pas la Chance et la Caisse de Communauté dans vos simulations !

Page 179 – Le passage concernant Tversky a été trouvé dans “Determining Risks with Statistics – and
with humanity”, William F. Altman, Baltimore Sun, 13 octobre 1985.

Page 180 – “Tversky demanda à des gens d'estimer les probabilités...” Peter L. Bernstein,Plus forts que
les dieux – la remarquable histoire du risque (Flammarion, 1998). Tiré d'une publication de Tversky.

Chapitre 11 : L'équilibre
Page 191 – “Alien vs. Predator”. Merci à James Portnow pour cet exemple inhabituel.

Page 195 – “Michael Mateas relève que...” Michael Mateas,Interactive Drama, Art, and Artificial
Intelligence. Thèse soutenue à Carnie Mellon en 2002, Technical Report CMUCS-02-206, School of
Computer Science, Carnegie Mellon University, Pittsburgh, PA. December 2002.

Chapitre 12 : Les casse-tête


Page 224 – “Le jeune Chris Crawford fit un jour...” Chris Crawford,The Art of Computer Game Design
(Osborne/McGraw Hill, 1984).

Page 225 – “Un casse-tête est amusant, et a une seule bonne réponse.” Qu'est-ce qu'un cassetête ?
Réponse (en anglais) sur www.scottkim.com/thinkinggames/whatisapuzzle/index.html

Chapitre 13 : L'interface
Page 249 – “Juteux” – “Juicy” : c'est l'équipe de recherches de l'Université de Carnegie Mellon – Kyle
Gabler, Kyle Gray, Matt Kucic, et Shalin Shodhan – qui m'a pour la première fois fait découvrir ce
terme.

Chapitre 14 : Les courbes d'intérêt


Page 266 – “... la version 2 de l'expérience de réalité virtuelleAladdin's Magic Carpet...” À l'heure de la
rédaction de cet ouvrage, c'est la version 3 qui est en service à DisneyQuest à Orlando. La version 2 a
été arrêtée en 1997.

Page 267 – “Half Life 2, l'un des jeux les plus encensés...” Score de 96 sur Metacritic –
www.metacritic.com.

Page 267 – “... graphique qui représente le nombre de décès d'un joueur...” Depuiswww.steam-
powered.com/stats/ep1/.

Chapitre 15 : L'histoire
Page 286 – “... réaliser un jeu basé sur Roméo et Juliette...” Je discutais de cette idée avec Chris
Crawford, et il suggéra en plaisantant que peut-être Dieu avait rendu impossible le voyage dans le
temps pour s'assurer que nos décisions auraient du sens. Il m'arrive encore de rester éveillé dans mon
lit en réfléchissant à ça...

Page 286 – “... devra être forcément très astucieuse.” Les MMO n'ont pas de points de sauvegarde – et
par conséquent, pas de voyage dans le temps. Il se peut donc tout à fait que les expériences de jeu les
plus touchantes et/ou dramatiques nous viennent de ce médium.

Page 291 – “Ainsi que Bob Bates le souligne...” Tiré de “Into the Woods: a Practical Guide to the Hero's
journey”. “... comme je contemplais ma carte de l'Île au Trésor...” Robert Louis Stevenson, essais sur
l'art de la fiction (Payot, 2007).

Chapitre 16 : Le contrôle indirect


Page 306 – “Mais alors le directeur artistique eut une idée.” Il s'agissait de Gary Daines.

Page 309 – “Les restaurants utilisent cette méthode tout le temps.” C.S. Areni et D. Kim “The influence
of background music on shopping behavior: Classical versus top-forty music in a wine store“,
Advances in Consumer Research, 1993.

Page 310 – “... 20 € pour jouer à ce jeu une seule fois”. À l'origine, DisneyQuest proposait un modèle de
paiement à l'attraction, avec un paiement par forfait optionnel. Ce dernier finit par s'imposer sur le
long terme.

Page 311 – “Nous avons alors dessiné une carte initiale.” Et c'est le Directeur de l'animation, Bruce
Woodside, qui la dessina.

Page 315 – “Lao Tseu écrivit...” Tiré du Tao Te King.

Chapitre 17 : Les mondes


Page 319 – “... les ventes combinées de tous les produits Pokémon dépassent quinze milliards
d'euros...” www.usatoday.com/money/media/2006-12-11-foxcards-usat_x.htm

Chapitre 18 : Les personnages


Page 335 – “... sous la forme d'une liste de traits de caractère caractérisant le personnage.” David
Freeman est bien connu pour favoriser cette approche, qu'il appelle “le diamant du personnage”.

Page 336 – “Ce diagramme complexe...” Katherine Isbister, Better Game Characters by Design: A
Psychological Approach (Morgan Kaufmann, 2005).

Page 340 – “Clochard : Hé ! Vous allez où ?” Keith johnstone,Impro (Methuen Drama, 1981).

Page 343 – “Nous sommes aussi les seuls animaux à rougir...” Ou à avoir besoin de rougir comme le
souligne Mark Twain. “... et les seuls animaux à pleurer”. Certains assurent que les éléphants pleurent
également.

Chapitre 19 : Les espaces


Page 352 – “Imaginez-vous un après-midi d'hiver...” Christopher Alexander, The Timeless Way of
Building (Oxford University Press, 1980).

Page 355 – “Au cœur des centres les plus profonds...” Christopher Alexander, The Phenomenon of Life
(Center for Environmental Structure, 2004).

Page 361 – “... par les concepteurs de Max Payne...” Aki Maatta, Realistic Level Design for Max Payne
www.gamasutra.com/features/20020508/maatta_01.htm

Page 361 – “... le diable se cache dans les détails.” D'autres disent que c'est Dieu. Honnêtement, je
commence à suspecter qu'ils ne sont qu'un seul et même homme...

Chapitre 20 : L'esthétique
Page 370 – “Les montagnes distantes”. Merci à Ted Elliot pour cette histoire.
www.ugo.com/ugo/html/article/?id#16210&sectionId#88

Chapitre 21 : Les autres joueurs


Page 376 – “Vous pouvez apprendre plus à propos d'un homme en une heure de jeu qu'en dix ans de
conversation.” Cette phrase est fréquemment attribuée à Platon, et il est dit qu'elle fait partie du texte
La République. Mais honnêtement, je n'arrive pas à l'y retrouver.

Chapitre 22 : Les communautés


Page 378 – “Deux psychologues qui ont essayé de mieux comprendre...” D.W. McMillan et D.M. Chavis,
Sense of community: A definition and theory, 1986.

Page 378 – “... la définition succincte de la communauté qu'a la conceptrice Amy jo Kim...” Amy jo Kim,
Community Building on the Web.

Chapitre 23 : L'équipe
Page 394 – “... pensez-y comme à ce qu'il est réellement, un jeu pour un public particulier.” Et c'est
comme cela que vous devriez y penser tout au long du développement !

Page 400 – “Si vous donnez une bonne idée à un groupe médiocre... ”news-
service.stanford.edu/news/2007/february7/pixar-020707.html

Chapitre 25 : Les tests


Page 420 – “... en utilisant une échelle de notation sur cinq points...” Ce genre d'échelle est
généralement appelée “échelle de Likert” (prononcez “Likeurte” si vous voulez donner l'impression de
savoir de quoi vous parlez :.)

Chapitre 26 : La technologie
Page 426 – “... un autre dessin animé mettant en scène Mickey... diffusé six mois plus tôt...” Et pour
s'en convaincre :
fr.wikipedia.org/wiki/Mickey_Mouse#1928_:_Premi.C3.A8res_apparitions_cin.C3.A9
matographiques

Page 429 – “Personne ne sait exactement ce qu'il en est, mais tout le monde dit que c'est formidable”.
“Nobody knows what it's really like, but everyone says it's great“. Tiré d'une chanson des They Might Be
Giants, The Spiraling Shape, qui parle du cycle d'une mode.

Chapitre 27 : Le client
Page 439 – “Firenza, 1498”. Mon histoire préférée concernant Michel-Ange, et qui peut être trouvée
dans l'ouvrage de Robert Greene et Joost Elffers, Power les 48 lois du pouvoir (LEDUC .S, 2009).

Chapitre 28 : La présentation
Page 445 – “... l'organisation vous rendra libre.” Je crois que c'est Alton Brown qui est à l'origine de
cette déclaration.

Chapitre 29 : Le profit
Page 455 – “... quand un consommateur achète un jeu à 50 € dans le commerce...” Les données
d'origines sont tirées de “Game Industry Roles and economics” de Kathy Schoback, dans le livre
Introduction to Game Development, édité par Steve Rabin (Course Technology Inc, 2009).

Chapitre 30 : La transformation
Page 463 – “De récentes études ont montré les bénéfices de santé qu'apporte de l'exercice mental...”
Comme par exemple (en anglais) :
www.jhsph.edu/publichealthnews/articles/2006/rebok_mentalexercise.html

Page 463 – “Certains pensent que l'éducation est quelque chose de sérieux...” Ces personnes sont
généralement rassurées par de la sémantique : alors qu'ils trouvent que des “jeux amusants” sont
inacceptables, ils considèrent souvent les “simulations engageantes” comme des outils précieux – la
même chose, des termes différents...

Page 465 – “Hyakujo voulu envoyer un moine...” Ekai, The Gateless Gate (BiblioBazaar, 2008).

Page 465 – “... la pyramide de l'apprentissage de Miller”. G.E. Miller,The assessment of clinical
skills/competence/performance, Acad Med 1990.

Page 465 – “... un médium linéaire rend très difficile la transcription d'un système complexe de
relations.” écrire ce livre, par exemple, est loin d'avoir été une sinécure !

Page 466 – “Peacemaker d'Impact Games”. www.peacemakergame.com

Page 471 – Les “usages problématiques” : une expression techniquement plus correcte que le terme
“addiction”, qui a une définition médicale particulière.

Page 471 – “Nicholas Yee a réalisé une étude très intéressante...” Nicholas Yee, A
“ riadne —
Understanding MMORPG Addiction“ (2002). www.nickyee.com/hub/addiction/home.html

Chapitre 31 : Les responsabilités


Page 474 – “Mister Rogers”. Pour en apprendre plus sur ce personnage très intéressant, vous pouvez
regarder le DVD (en anglais) Fred Rogers — America's Favorite Neighbor, 2002.

Page 477 – “En 1922, l'Université de Toronto demanda à Rudyard Kipling...”


en.wikipedia.org/wiki/The_Ritual_of_the_Calling_of_an_Engineer (en anglais).
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