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Jamais aucune théorie n'est en accord avec tous les faits auxquels elle s'applique, et

pourtant, ce n'est pas toujours la théorie qui est en défaut. Les faits sont eux-mêmes constitués
par des idéologies plus anciennes, et une rupture entre les faits et les théories peut être la
marque d'un progrès. (...) Pas une seule (théorie) ne s'accorde avec tous les faits connus dans son
domaine. Et cette difficulté n'est pas créée de toutes pièces ou due à des négligences de méthode.
Elle est liée à des expériences et des mesures de la plus haute précision, et tout à fait sûres. Il sera
bon de distinguer deux différentes sortes de discordance entre la théorie et les faits : discordance
numérique et échecs qualitatifs.

Le premier cas nous est très familier : La théorie propose telle prédiction chiffrée, et la
valeur obtenue diffère plus de la prédiction que ne l'autorise la marge d'erreur. C'est d'habitude la
précision des instruments qu'on incrimine ici. Les discordances numériques abondent dans la
science. Elles creusent un " océan d'anomalies # autour de chaque théorie particulière. Ainsi, la
conception copernicienne, à l'époque de Galilée, était incompatible avec des faits si simples et
probants que Galilée a pu la qualifier de " sûrement fausse #. (…)

Le second cas, celui des échecs qualitatifs, est moins familier, mais d'un bien plus grand
intérêt. (…) Les approximations ad hoc dissimulent, et même éliminent totalement les difficultés
qualitatives. Elles donnent de notre science une fausse impression d'excellence. (...) Dans la
plupart des cas, la science moderne est plus opaque, et bien plus trompeuse, que ne l'ont jamais
été ses ancêtres des XVIe et XVIIe siècles.

Pour résumer (…), nous découvrons que les théories ne réussissent pas à reproduire
certains résultats quantitatifs sûrs, et qu'elles sont, à un degré surprenant, qualitativement
incompétentes. La science nous offre des théories d'une grande beauté et très sophistiquées. La
science moderne a développé des structures mathématiques dont la cohérence et la généralité
excèdent tout ce qui a existé jusqu'à présent. Mais pour accomplir ce miracle, il a fallu que toutes
las difficultés existantes soient confinées dans le rapport entre la théorie et les faits, et soient
dissimulées par des approximations ad hoc ou d'autres procédés.

Paul Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, 1975
Trad. Baudouin Jurdant et Agnès Schlumberger, éd. Seuil, 1988
Il est plus que temps d'ajouter la séparation de l'État et de la Science à la séparation
maintenant tout à fait courante de l'Église et de l'État. (…)

[Je dirais] que le premier problème et le plus pressant est de retirer l'éducation des mains
des " éducateurs professionnels #. La contrainte des diplômes, des concours, des examens
réguliers, doit disparaître, et nous devons aussi séparer l'enseignement de la préparation à un
métier particulier. J'admets que dans les affaires, les religions, les professions spéciales telles que
la science ou la prostitution, on puisse avoir le droit de demander que les participants et/ou les
praticiens se conforment à des normes qu'on juge importantes de façon à pouvoir garantir leur
compétence. J'admets aussi que cela implique la nécessité de types spéciaux d'éducation
préparant un homme ou une femme aux " examens # correspondants.

Les normes enseignés ne doivent pas nécessairement être rationnelles ou raisonnables,


quoi que cela veuille dire, même si elles sont habituellement présentées comme telles. Il suffit
qu'elles soient acceptées par les groupes auxquels on veut se joindre, que ce soit par exemple la
Science, ou les Affaires, ou la Religion une et véritable. Après tout, dans une démocratie, la
" raison # a tout autant le droit d'être entendue ou de s'exprimer que la “déraison”, surtout si l'on
considère que la " raison # d'un homme est la folie d'un autre. (…)

Une éducation générale devrait préparer un citoyen à choisir entre les normes, ou à
trouver son chemin dans une société dont les groupes fonctionnent selon des normes diverses,
mais il ne doit sous aucune condition plier son esprit à se conformer aux normes d'un groupe
particulier. On présentera les normes, on les discutera, les enfants seront encouragés à acquérir
une compétence dans les sujets les plus importants, mais seulement comme on acquiert une
compétence dans un jeu, c'est-à-dire sans engagement sérieux et sans enlever à l'esprit sa
capacité de jouer tout aussi bien à d'autres jeux. Ayant été préparé de cette manière, un jeune
pourrait décider de consacrer le reste de sa vie à une profession particulière, et désormais
commencer à la prendre au sérieux. Cet " engagement # serait alors le résultat d'une décision
consciente, basée sur une connaissance assez complète des voies différentes et non sur une
conclusion a priori.

Il s'ensuit, naturellement, que nous devons empêcher les scientifiques de prendre en main
l'éducation, c'est-à-dire d'enseigner comme " fait # et comme " seule véritable méthode # ce qui,
par hasard, se trouve être le mythe du jour. L'accord avec la science, la décision de travailler selon
les canons de la science, devrait être le résultat d'une réflexion et d'un choix, et non pas d'une
manière particulière d'élever les enfants.

Paul Feyerabend, Contre la méthode, Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, 1975
Trad. Baudouin Jurdant et Agnès Schlumberger, éd. Seuil, 1988

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